La Maison roulante : édition ELTeC Stolz, Madame de [Fanny de Bégon] (1820-1898) 48410

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I -- Adalbert était heureux.

Rien de plus joli que la demeure où s'écoulait l'enfance du petit Adalbert ; c'était la campagne de la Normandie avec ses haies, ses buissons, ses grands prés, ses champs dorés, tous ses parfums, toutes ses fleurs.

Ces trésors, Adalbert les partageait avec les enfants du canton, car Dieu a mis pour tous du bonheur dans la plaine ; mais ce dont le petit garçon jouissait seulement avec ses frères et sa sœur, c'était une grande et belle maison dont les fenêtres donnaient sur une jolie pelouse, où l'on admirait deux corbeilles de roses, les plus délicieuses qu'on pût voir. Il y avait de tous côtés des arbres verts, des peupliers, des hêtres, des chênes, des ormes, entre lesquels couraient tantôt des allées capricieuses, tantôt de l'eau bien claire où se plaisaient de beaux poissons.

Au fond du parc était un labyrinthe formé de lilas et de clématite, où l'on se perdait pour de bon, tant il y avait de détours. Ce labyrinthe semblait avoir été fait tout exprès pour jouer à cache-cache, et Adalbert s'y amusait de tout son cœur à chercher ses frères, Eugène et Frédéric, ou sa sœur Camille.

À cinquante pas du château, on voyait sur une pièce d'eau une barque coquette peinte des plus riantes couleurs. Cette barque était le point de mire de tout ce petit monde. Une promenade sur l'eau, au clair de lune, voilà quel était le plus désiré des divertissements à Valneige. Cela venait sans doute de ce que les enfants n'obtenaient cette faveur qu'après l'avoir gagnée par des bons points, des très bien , et des parfaitement bien à n'en plus finir. Il n'y a pas de meilleur plaisir que celui dont l'accomplissement du devoir est la cause.

Tout près de la pièce d'eau, il y avait une grande et belle ferme appartenant aux parents d'Adalbert : une douzaine de vaches dans une longue étable, plus un taureau qui faisait peur, tout en vous regardant avec des yeux bien doux.

Plus loin une grande écurie occupée car sept ou huit chevaux de labour, hauts et robustes. En face, quatre cents moutons se serrant les uns contre les autres, vivant heureux, tranquilles comme des moutons ! Dans la cour, dans l'écurie, dans les étables, sur le fumier, sous les hangars, partout, des poules, des poulets, des coqs, des oies, des canards, tout un peuple de petits êtres voltigeant, pondant, se baignant, se battant, et se moquant du monde avec un sans-façon incroyable.

La mère Barru était la reine de ce paisible empire, autrement dit la fermière ; elle avait bonne tête, et sa belle humeur ne cessait qu'en deux occasions : quand un garçon de ferme se grisait, et quand une poule perdait ses œufs au loin. Dans ces deux cas, jugés pendables, le garçon et la poule étaient grondés pendant toute la saison ; s'il y avait récidive, on mettait à la porte le garçon, et dans la marmite la poule.

On peut se figurer combien douces étaient les premières années d'Adalbert, s'écoulant entre les jeux et de faciles travaux, sous les yeux d'un bon père et d'une bonne mère. Eugène et Frédéric, tous deux plus âgés que lui, allaient partir pour le collège au grand désespoir d'Adalbert qui les aimait beaucoup, tout en se disputant avec eux le plus souvent possible. Les grands , comme on disait à Valneige savaient qu'on ne doit jamais abuser de sa force, et comme ils eussent certainement terrassé Adalbert, si petit et si mince, ces bons enfants consentaient, suivant le conseil de leur excellente mère, à céder dans ces rencontres journalières où l'on se cherche querelle, à propos d'une bille ou d'une toupie.

Quant à la bonne Camille, c'était la douceur même, et, quoiqu'elle eût près de quatorze ans, elle voulait bien jouer souvent aux dames avec son petit frère qui, sans doute à cause de ses huit ans, confondait plus d'une fois ses pions avec ceux de son adversaire. Camille avait l'extrême patience de sa mère, et le caractère sérieux de son père. M. et Mme de Valneige, lui donnant un très grand témoignage de confiance, avaient permis qu'elle s'occupât de la première éducation d'Adalbert, qui l'appelait volontiers petite maman . La chère enfant, à la faveur des verbes et des dictées, l'appelait quelquefois, elle, mon fils , en prenant un air très grave qui faisait rire aux larmes M. de Valneige.

Tout était réglé à la campagne, les heures des repas, celles de l'étude, et celles des récréations. Comme la régularité en tout est une excellente chose, il y avait au château deux horloges : une sonnante et une vivante . La première était suspendue au fond du vestibule ; la seconde montait et descendait l'escalier trente ou quarante fois par jour ; elle entrait dans les chambres, allait, venait, trottait, grondait, elle savait tout, et voyait tout. Ah ! quelle horloge ! On l'appelait Rosette. Ce joli petit nom lui avait été donné sans doute par une marraine qui pensait que sa filleule ne vieillirait pas ; néanmoins, comme il y avait de cela soixante-dix ans, la filleule avait des rides, les mains maigres et les joues creuses. C'était une toute petite bonne femme bien leste, un peu roide, mais très bonne et toute dévouée à la famille et à la maison. Il y avait si longtemps qu'elle était là, que personne ne se figurait Valneige sans Rosette, ou Rosette hors de Valneige. La vieille bonne avait gardé ses cotillons courts d'autrefois, ses bonnets plats par devant et plissés par derrière, son grand fichu blanc à fleurs rouges ; enfin ce qu'elle appelait le costume de chez nous.

Rosette avait un esprit exact jusqu'à la minutie ; elle reconnaissait l'heure au chant du coq, à l'ombre des arbres, au cri des oiseaux, à des tiraillements d'estomac qu'elle avait à certains moments, et à des inquiétudes dans les jambes qui lui prenaient un peu plus tard. De là, une incroyable sévérité dans l'observance de toute règle établie. Si Rosette eût mené le monde, on aurait fini par se plaindre tant il eût marché droit, tout comme on se plaint tant il marche de travers.

À cause de cet esprit rigide, on avait surnommé la vieille Rosette l'horloge vivante de Valneige, et vraiment on aurait pu à la rigueur se passer de l'autre horloge qui ne savait que sonner comme une vraie machine qu'elle était. Un coup d'œil de Rosette envoyait au travail tous les petits paresseux qui flânaient dans l'escalier à l'heure des leçons ; un geste faisait accourir les plus mutins du fond du parc ; enfin, dans les circonstances qui en valaient la peine, sa voix impérative forçait chacun à rentrer dans le devoir, quel que pût être l'entraînement présent. Au lieu de dire : l'horloge va sonner ; on disait : Rosette va passer ; et le régiment défilait l'arme au bras, sans souffler mot.

M. et Mme de Valneige trouvaient fort bonne cette surveillance qui rendait la leur plus facile, et les enfants eux-mêmes, tout en craignant un peu les airs fâchés que la vieille savait prendre, l'aimaient néanmoins parce qu'elle était juste, parce qu'elle faisait les confitures, et parce que c'était encore elle qui se prêtait le mieux à leurs innocents caprices, pourvu que ces caprices ne s'avisassent pas de naître avant telle heure, ou après telle autre. Le cadran avant tout.

II -- Adalbert avait un grand défaut.

Adalbert était un bon enfant aux yeux vifs, au sourire fin, bien pris dans sa petite taille, souple comme une gazelle, adroit, léger à la course, et capable de toutes les gentillesses possibles. Sa figure était heureuse, c'est-à-dire qu'elle avait, quand il était sage, cette aimable et fraîche expression qui prévient les étrangers en faveur d'un enfant.

On était bon pour lui, on se faisait une joie de lui procurer du plaisir, et pourtant, quand on le connaissait bien, on voyait qu'il avait un défaut, un très grand défaut... Il était désobéissant !

Au lieu de se rappeler que toutes les personnes qui l'entouraient savaient beaucoup plus que lui, il se posait en connaisseur, et prétendait qu'il pouvait sans inconvénient faire telle ou telle chose défendue.

Évidemment il se trompait, car lors même qu'il n'en résulte aucun dommage apparent, le mal de la désobéissance est réel, et vaut la peine d'être redouté à cause des grands malheurs qui le suivent ordinairement.

Avez-vous jamais vu un petit garçon qui fuit les regards de ses parents ? qui va dans tel endroit précisément parce qu'il ne faut pas y aller ? qui touche à ceci, à cela, uniquement parce qu'on le lui défend ? qui semble ne pouvoir bien s'amuser qu'aux heures destinées au travail ? qui parle pour le plaisir de bavarder au beau milieu du silence ? qui ne sait qu'inventer pour se soustraire au règlement ? Si vous connaissez un petit garçon qui ressemble à ce portrait, vous pouvez vous dire : -- Voilà comme était Adalbert. -- Pauvre Adalbert ! je vais vous apprendre ses terribles aventures ; oui terribles, car mes cheveux se dressent sur ma tête quand je pense aux dangers qu'a courus cet enfant pour avoir pris l'habitude de la désobéissance.

Il y avait pourtant, dira-t-on, beaucoup de plaisirs à Valneige ? Oui, il y en avait beaucoup sans chercher à s'en procurer par la désobéissance. On pouvait courir en liberté tout autour de la maison et dans les allées adjacentes, et dans le petit bois. Les enfants, quand ils s'y mettaient, avaient bientôt fait une lieue. Il y avait un gymnase où le corps s'exerçait à devenir souple et adroit ; on grimpait à l'échelle de corde, on se balançait, on s'amusait enfin, et Adalbert avait un goût particulier pour ce genre de plaisir.

Mais c'était surtout quand de petits amis se joignaient à eux que les enfants se divertissaient. Tout le monde connaît ces parties-là : on met en commun sa bonne humeur, ses inventions, son espièglerie, cela fait un gros tas, et chacun y puise sans nuire à personne. On arrive par ce moyen à de nouveaux résultats.

À Valneige, on aimait ces réunions d'enfants, et comme le voisinage le permettait, on voyait accourir le jeudi dans l'après-midi, trois ou quatre lutins qui ne demandaient pas mieux que de s'amuser. On faisait alors mille et une gambades, un bruit à assourdir la commune, et toutes sortes de choses très innocentes, mais fort ennuyeuses pour le public. Le jeudi, Rosette regrettait son pays, son village, et jusqu'à son berceau, car elle passait ses dernières années à gémir sur le malheur de s'être attachée du fond de l'âme à ces vilains enfants, disait-elle, qui la faisaient tant enrager, et qu'elle n'aurait pas voulu quitter pour un empire.

Rosette éprouvait, comme cela nous arrive souvent, deux sensations opposées. D'une part, le besoin de se dévouer ; de l'autre, le besoin de déplorer son dévouement du matin au soir. Quand un de ses petits chéris avait du chagrin, s'il tombait, par exemple, et se cassait un peu le nez, la vieille pleurait tout en le raccommodant de son mieux, puis elle en voulait à ce nez de ce qu'il était tombé, et de ce qu'il s'était fait mal, parce que c'était lui faire mal aussi, à elle.

« Ah ! répétait-elle souvent, quel malheur d'avoir connu ces enfants-là ! J'avais bien besoin vraiment, quand mon maître est mort, de rester avec son fils pour faire du mauvais sang ! J'aurais pu, avec ce que j'avais, m'en aller tranquillement chez nous, avoir ma petite maison, mon petit jardin, mes poules, mon chat et mes aises. Au lieu de ça, il a fallu rester là ! Pourquoi faire, je vous le demande ? Ah ! c'est bien fini, il est temps que je me repose ; j'ai des parents là-bas, ils voudraient bien m'avoir. Mon parti est pris, je l'ai dit à monsieur, et sitôt la fonte des neiges, je prends la voiture et je m'en vas. »

Elle disait cela en hiver, mais quand la neige était fondue, si quelque malin lui demandait :

« Eh bien ! Rosette, quand partez-vous ? »

Elle répondait, selon la circonstance :

« Ah ! comment voulez-vous ? Frédéric a trop mal aux dents ! Faut que je lui mette tous les soirs du coton dans l'oreille avec de l'huile d'amandes douces que je lui fais chauffer, ce pauvre petit !... ou bien : -- Soyez tranquille, je ne me ferais pas prier pour m'en aller si seulement mes deux grands étaient au collège, mais tant qu'ils seront là... ou bien : -- Ah ! dès que je verrai mam'selle Camille se tenir bien droite, je ferai mes paquets, mais j'ai trop peur que sa taille tourne... ou bien : -- Sitôt que ce petit coquin d'Adalbert ne sera plus désobéissant, je m'en irai, mais d'ici là, faut que je le veille comme du lait sur le feu. »

Elle disait ainsi, la pauvre vieille, et la neige fondait, les feuilles poussaient, jaunissaient, tombaient, et Rosette était toujours là, attachée par le lien le plus fort qu'il y ait au monde : une ancienne et véritable affection.

Le jeudi, cela arrivait cinquante-deux fois par an, le jeudi Rosette croyait qu'elle n'aimait plus du tout Valneige, mais du tout, du tout ! Pourquoi ? Parce que les heures n'étaient pas distribuées comme à l'ordinaire, et qu'il était bien convenu qu'on jouait depuis midi jusqu'au dîner. Or, le jeu est une occasion excellente pour déchirer son pantalon et le reste, briser toutes sortes de choses, et se casser le cou. Voilà pourquoi la brave femme passait tout le mercredi à se dire :

« Quel dommage que ce soit demain jeudi ! »

Pour nous, qui ne gardons pas les enfants, nous pouvons convenir que ces parties étaient fort amusantes. Mme de Valneige mettait à la disposition de la jeunesse tout ce qu'elle avait de raquettes, de volants, de toupies, de ballons, de quilles, de cerceaux, plus un jeu de tonneau, et je ne sais quoi encore. On commençait à midi ces joyeux ébats, et la bonne mère apparaissait de temps en temps, comme une puissance protectrice qui cause tout le bien possible, et garde de tout mal. Elle disait d'un air grave et doux :

« Allons, amusez-vous, faites tout ce qui vous plaira, je ne vous demande qu'une chose, obéissez, mes bons enfants.

-- N'ayez pas peur, chère maman, disait avec un gros éclat de rire le bon Eugène, à la mine éveillée, aux joues rouges, au franc sourire, voyez-vous, nous nous amusons si bien que nous n'aurions même pas le temps de penser à désobéir. »

Sur ce, Eugène prenait le mors aux dents quand il était cheval, et faisait claquer son fouet quand il était cocher. Son heureuse mère avait à peine jeté sur lui un regard confiant qu'il était déjà loin. Quant à Frédéric, l'espèce de gravité qui lui était naturelle, même en jouant, rassurait Mme de Valneige. Mais il y avait un petit monsieur, blondin et fort gentil qui ne répondait jamais au doux avertissement de sa mère ; il se nommait bien entendu Adalbert, et on le surnommait le désobéissant !

Quand on attaquait par un mot son défaut capital, il prenait un air distrait, cherchait à attraper une mouche, s'arrangeant de manière à entendre le moins possible ce qu'on disait, et pourtant le comprenant fort bien.

Obéissez, mes enfants. Cela voulait dire : N'allez point jouer au bord de l'eau et surtout, gardez-vous de jamais toucher à la barque ! Je veux qu'on n'entre dans l'écurie qu'accompagné de Philippe, qu'on ne se mette jamais derrière les chevaux parce qu'ils pourraient lancer un coup de pied, qu'on ne s'avise point de monter sur un cheval, à moins que Philippe n'ait le temps et la complaisance de se prêter à ce jeu. Qu'on n'imagine pas de se pencher sur le bord d'un puits, ni de franchir la grille qui sépare la cour de la route, ni de courir au loin pendant la promenade, ni de s'aventurer trop près d'un moulin à vent, etc., etc., etc.

Adalbert savait par cœur ces défenses, et bien d'autres. Dès qu'il entendait sa mère résumer le tout par ces simples mots : Obéissez, mes enfants, il aurait voulu boucher ses oreilles de peur de comprendre une fois de plus tout ce qu'il ne fallait pas faire, car c'était justement ce dont il avait le plus envie, et nous verrons bientôt ce qu'il en arriva.

III -- Adalbert avait désobéi.

Quels que soient les charmes de la vie quotidienne, c'est pour nous une grande jouissance de rompre la monotonie, même dans nos plaisirs. Qu'on juge des transports de bonheur qui éclatèrent en famille lorsque M. de Valneige déclara un beau matin, pendant le déjeuner, qu'il allait mettre à exécution un charmant projet formé depuis longtemps, et tour à tour accepté, combattu, retardé. Ce projet réunissait toutes les conditions qui flattent le désir, car non seulement il était charmant, mais il se faisait attendre, et depuis un an notre petit monde en parlait tout haut et tout bas, disant : Quand donc ferons-nous le grand voyage ? quand verrons-nous Paris, Strasbourg, Vienne, Prague ? des lacs, des montagnes ?... À cette seule pensée, on sautait sur sa chaise, même en achevant sa page d'écriture, ce qui ne manquait pas d'y faire un très regrettable pâté.

Eh bien oui, c'était décidé, on partait pour l'Allemagne ; on allait voyager lentement, sans fatigue, n'ayant d'autre but que de s'instruire sans livres et de s'amuser. Il est vrai que Mme de Valneige, qui désirait particulièrement ce voyage, avait un but secret ; elle était inquiète de la santé de son mari, et les médecins jugeaient que le remède le plus actif était le changement de lieu et d'habitudes ; on espérait combattre ainsi une sorte de mélancolie nerveuse qui tourmentait M. de Valneige, et qui de temps en temps était accompagnée de quelques accès de fièvre. Son excellente femme cachait soigneusement son inquiétude pour ne pas augmenter le mal. Quant aux enfants, comme leur père n'était pas couché, et s'habillait comme tout le monde, ils trouvaient qu'il se portait à merveille.

Lorsque la décision fut connue, on battit des mains aux paroles du bon père de famille, et quand il eut dit : -- Nous partons dans huit jours ; -- on lui sauta au cou.

Huit jours après, toute la famille était en route ; le fidèle Gervais, domestique de confiance, suivait les voyageurs et tout le monde était enchanté, excepté la vieille Rosette qui avait versé beaucoup de larmes en voyant partir ses quatre enfants, comme elle les appelait. Dès qu'ils n'étaient plus sous ses yeux, elle les croyait perdus... pauvre vieille ! si elle avait pu prévoir... mais non, ne disons rien.

On demeura dix jours à Paris. Les enfants admirèrent surtout les promenades. La différence des âges et des connaissances acquises se faisait sentir dans la diversité de leurs appréciations. Par exemple, en face du palais des Tuileries, Adalbert ne donnait qu'un coup d'œil au monument historique, et cent coups d'œil aux petits poissons rouges qui nagent dans les bassins, et aux cygnes majestueux dont la race a vu se passer tant d'événements, sans savoir pour cela son histoire de France. Il fut aussi très frappé de la longueur des Champs-Élysées, de la foule, des voitures ; mais ce qui le frappait davantage, et d'une façon désagréable, c'était l'obligation qu'on lui imposait de donner la main. Ceci lui parut insupportable, et nuisit considérablement dans son esprit aux splendeurs de la capitale. Lui, si libre à Valneige, n'était-il donc venu à Paris que pour y être traité comme une petite fille ? Fi donc ! un homme ! Hélas ! le pauvre enfant, s'il avait pu se douter... mais non, il n'est pas encore temps.

Après avoir vu de Paris ce qui peut surtout plaire à des enfants, M. de Valneige prit le chemin de fer de l'Est, et, tout en s'arrêtant aux stations intéressantes, on finit par arriver à Strasbourg où l'on vit avec admiration la cathédrale, ce chef-d'œuvre qui atteste le développement successif de l'architecture gothique, depuis son origine dérivée du plein cintre, jusqu'au fini qui se remarque dans la nef principale.

La grande horloge astronomique, dont les heures sont marquées par des statues qui vont et viennent, étonna et charma nos jeunes voyageurs, bien plus que le transept et la façade. Quant au petit Adalbert, en dépit des savants architectes, en dépit même de Vauban et de sa citadelle pentagone, il ne vit dans Strasbourg qu'une chose : le coq qui chante sur la tourelle latérale au moment où midi sonne à l'horloge merveilleuse, et où tous les apôtres apparaissent ensemble.

Dire que c'est un coq pour rire et qu'il chante tout de même ! c'est un peu fort !

Le petit garçon fut donc ravi, non précisément de Strasbourg, mais du coq qui pour lui remplissait Strasbourg. Cependant, cette belle et majestueuse ville avait, elle aussi, un très grand inconvénient... il fallait donner la main !

On partit pour Vienne, et l'on s'arrêta le long de la route, comme on avait fait de Paris à Strasbourg. M. de Valneige ayant résolu de séjourner au moins huit jours dans la capitale de l'Autriche, on eut le temps de voir beaucoup de choses, et de se promener à loisir dans la grande allée du Prater et ailleurs. Les enfants ne se lassaient point d'admirer ce qu'on appelle le Prater sauvage, et qui n'est en partie qu'une forêt antique où paissent des cerfs et des chevreuils. Ces beaux animaux, joignant les avantages de la vie domestique aux charmes de la liberté, entendent chaque soir le son du cor, et se rendent près de la maison de plaisance, où les attend une distribution de fourrage. Eugène et Frédéric trouvaient l'idée parfaite, et ils avaient raison.

Le père de famille mena ses fils à l'arsenal, et leur fit visiter les différents ateliers où se fabriquent les armes. Ils y passèrent trois heures et décidèrent en sortant qu'ils se prépareraient pour Saint-Cyr.

Mme de Valneige ayant témoigné le désir de parcourir les environs de Vienne, en longeant par le chemin de fer la rive droite du Danube, toute la colonie s'ébranla. On vit d'abord Schonbrunn, château de plaisance impérial, achevé sous Marie-Thérèse. Dans ce château, on remarqua la chambre où Napoléon signa le traité de Schonbrunn en 1809, et où mourut vingt-trois ans plus tard, par l'instabilité des choses humaines, son fils le duc de Reichstadt. Adalbert, vu sa grande jeunesse, fut moins frappé de ce contraste historique que des trente-deux statues de marbre qui ornent le parterre des palmiers, de l'obélisque, de la belle fontaine qui a donné son nom au château, et surtout du lion, du tigre, et autres animaux qu'on voit dans la ménagerie.

Le château de Luxembourg fut aussi visité. Ce qu'Adalbert remarqua le plus, en fait de souvenirs autrichiens, ce fut les vieilles carpes dorées qu'il aperçut dans l'étang lorsqu'on revint du château à la gare ; il leur donna du pain qu'elles daignèrent accepter comme l'avaient fait les petits poissons rouges des Tuileries. On voit qu'Adalbert avait des succès, non seulement en France, mais en Autriche.

Les huit jours passés à Vienne s'étant écoulés rapidement, on s'achemina vers Prague, toujours en s'arrêtant aux grandes stations. Adalbert quitta Vienne sans chagrin, il trouvait qu'il y avait dans la capitale de l'Autriche quelque chose de fort ennuyeux, un véritable et très grand inconvénient... il fallait donner la main ! On ne peut se figurer quel était l'esprit d'indépendance de ce petit bonhomme. Obéir était pour lui un supplice. Pauvre, pauvre Adalbert !...

On se réjouissait fort d'entrer en Bohême. Ce nom, disait Camille, avait quelque chose de bien étranger, d'intéressant, et même d'un peu effrayant ; il lui semblait qu'il ne devait y avoir dans ce pays que ce qu'on appelle des diseuses de bonne aventure.

M. de Valneige, qui ne perdait pas une occasion d'instruire ses enfants, leur fit en quelques mots l'historique de ce plateau élevé, qui est comme enfermé dans une ceinture de montagnes, et sillonné lui-même par des rameaux de ces montagnes.

Il leur apprit à ne pas confondre les Bohèmes et les Bohémiens.

Les Bohèmes sont les habitants du pays, qui mènent notre vie à tous. Les Bohémiens forment un peuple à part qui a conservé les traits caractéristiques d'une peuplade vagabonde qu'on vit au quinzième siècle se répandre en Europe, et particulièrement en Bohême, en Hongrie, en Italie, en France et en Espagne ; il y a de ces tribus nomades dans tous ces pays ; le nom change, mais les mœurs ne changent pas. En France on les appelle Bohémiens ; en Espagne Gitanos ; en Italie Zingari , en Angleterre Gypsies.

Ce peuple offre un très singulier spectacle au milieu de notre vieux monde. Méprisé, pourchassé, pendant trois cents ans, et néanmoins toujours debout, toujours errant, dérobant sur son passage, et disant la bonne aventure. On conçoit que, précisément à cause de leurs habitudes étranges, ils se marient entre eux. Ainsi se perpétue cette race indépendante, redoutée non sans raison, et vivant au milieu de la foule sans se mêler à elle, si ce n'est pour lui débiter des folies et des mensonges, l'amuser un moment, et en tirer le peu qu'il faut pour subvenir à des besoins très restreints.

En certains endroits néanmoins, les Bohémiens ne sont pas errants ; ceux qu'en Espagne on nomme Gitanos habitent des quartiers séparés dans Cordoue et dans Séville ; mais partout ils parlent la même langue ; cette langue est douce, harmonieuse, et dérive du slave.

Ce qu'il y a de remarquable, c'est le respect profond que ces hommes indépendants ont pour leur propre chef. Leur entêtement, leur obstination tombe devant l'autorité de celui d'entre eux qui les commande, et il faut convenir qu'en cela du moins, ils font mieux que nous. On fait remonter leur origine aux anciens Perses qui vinrent s'établir en Égypte lorsque Cambyse, l'indigne fils de Cyrus, s'empara de cette belle contrée ; on sait que ce fut au moyen des chiens et des chats qu'il mit en tête de son armée, et sur lesquels les Égyptiens n'osèrent lancer leurs flèches parce que, à leurs yeux, ces animaux étaient sacrés. À l'appui de cette opinion sur l'origine de ce peuple singulier, la physionomie belle et expressive de la plupart des Bohémiens rappelle le type persan. Certains chants anciens, qui se sont perpétués dans cette race, donnent aussi à penser que l'Égypte les a vus jadis, entre autres une sorte de complainte dans laquelle ils célèbrent les beautés du Nil, et lui envoient de plaintifs regrets.

Les Bohémiens ont en général les membres nerveux et bien faits, et sont doués d'une grande souplesse de corps. Leurs femmes ont la taille mince, flexible, les mouvements gracieux, et, il faut le dire à leur louange, chez elles a persisté, à travers leur demi-sauvagerie, un respect admirable pour leur honneur : elles sont remarquables surtout en Espagne, par la sévérité de leurs mœurs.

Voilà donc nos voyageurs en Bohême. Prague les enchanta par ses maisons disposées en terrasse, soit dans la plaine, soit sur les collines, par son palais royal, ses tours, ses tourelles, ses clochetons, et par les hauteurs qui dominent les deux rives de la Moldau. Cet aspect est en effet très frappant, et quand on est en face de ces beautés, on se sent réellement bien loin de la Seine, ce qui charme toujours les Français en voyage, bien qu'ils reviennent au pays avec une joie sans pareille.

Adalbert était particulièrement ravi de ne rien comprendre en passant auprès des promeneurs qui faisaient entre eux la conversation. Plus de la moitié parlaient bohème, et les autres allemand.

« Je suis content, disait le petit homme, moitié riant, moitié sérieux, je suis content parce que je voyage à l'étranger !

-- Raison de plus pour donner la main », répondait Camille qui, par instinct féminin, partageait la perpétuelle inquiétude de sa mère au sujet du petit désobéissant. Elle avait beau dire, il ne l'écoutait guère, et il fallait un ordre bien positif de son père ou de sa mère pour le forcer à donner la main ; encore s'échappait-il très souvent pour voir ceci ou cela, et ces méfaits causaient une sorte de petite guerre dans laquelle les armes n'étaient pas toujours courtoises.

La vue du pont à seize arches jeté sur la Moldau excita l'attention de nos voyageurs. En effet, avec ses tours antiques, ses statues en pierre, et ses sanglants souvenirs, il ressemble à un vieux guerrier qui a bien défendu son drapeau. Comment ne pas rendre hommage en passant à la statue en bronze de ce noble patron de la Bohême, généreux martyr du secret inviolable de la confession ? On a pris soin d'indiquer à tous les siècles l'endroit précis où le prêtre, pour ne pas perdre son âme, consentit à perdre son corps plutôt que de manquer au profond secret du sacrement. Il fut noyé dans la Moldau, par l'ordre barbare de l'empereur Wenceslas. Les chrétiens de son temps l'admirèrent, et ceux d'aujourd'hui s'en vont encore chaque année par milliers, au jour anniversaire de son supplice, regarder en ce lieu la Moldau qui parle et parlera toujours de saint Jean Népomucène.

On remarqua le quartier occupé par la noblesse bohème, et toute cette partie de la ville que borne au nord le palais archiépiscopal. Puis on alla voir la cathédrale. M. de Valneige. qui avait visité quelques années plus tôt celle de Cologne, trouva une grande analogie entre ces deux monuments qui remontent d'ailleurs l'un et l'autre au quatorzième siècle. La cathédrale de Prague est beaucoup plus vaste ; aussi M. de Valneige disait-il en riant que les deux temples lui faisaient l'effet de deux jumeaux, dont l'un a grandi plus que l'autre.

La pieuse mère de famille ne manqua pas de faire agenouiller son dernier enfant devant les reliques de saint Adalbert qui se trouvent dans la petite chapelle octogone de l'avant-cour. Pauvre femme ! pendant que l'enfant distrait, comme on l'est à cet âge, regardait à droite et à gauche, elle, inclinée sur sa tête blonde, priait avec une ferveur émue, comme si elle eût pressenti le malheur qui allait la frapper...

Dans la nef de la cathédrale, on admira le mausolée royal, en marbre et albâtre, qui date de la fin du seizième siècle, et sous lequel sont venus se coucher tour à tour les grands de la terre.

Un boulet suspendu par une chaîne à un pilier, et tombé dans cette église pendant la guerre de Sept ans, excita l'attention d'Eugène et de Frédéric, et même celle de leur hardi petit frère. Camille saisit l'occasion pour dire une fois de plus qu'elle détestait la guerre, que c'était une chose abominable ; et le tendre regard de sa mère rencontra tout aussitôt le sien. En face des souvenirs belliqueux, il est naturel à l'homme de penser à la gloire, mais la femme pense à la souffrance ; c'est que leur mission n'est pas la même : l'un est là pour défendre ; l'autre, pour consoler.

Dès le premier jour, la famille parcourut la ville de Prague de manière à en prendre une idée générale, se promettant de s'y reposer au moins une semaine, après quoi on penserait au retour. La saison s'avançait, le froid venait, les jours étaient courts, il fallait regagner le pays, et dans le pays le foyer, ce trésor du riche et du pauvre.

Vers le soir, M. de Valneige, seul avec ses fils (car ces dames tombaient de fatigue), fit une excursion au faubourg de Carolinenthal, au nord-est de Prague. Ce lieu est le centre d'une grande activité industrielle. C'était l'heure où des masses ; d'ouvriers sortent des fabriques : le spectacle de cette population laborieuse remplissant des rues alignées et bien bâties était curieux à observer ; M. de Valneige le faisait remarquer aux deux aînés, et Adalbert pendant ce temps-là regardait, comme font tous les enfants, les incidents de la route : un cheval qui tombe, un chien qu'on fouette, etc., etc. Quand sa mère et sa sœur n'étaient pas là, il avait un peu plus de liberté ; son père ne pensait pas toujours à lui faire donner la main, bien que ce fût posé en principe depuis qu'on était en voyage. Quant à ses frères, ils avouaient tout bas que ce principe plein de sagesse devait être bien ennuyeux, et par suite, ils étaient fort coulants sur cet article de la loi.

Adalbert, ce soir-là, était plus que jamais tenté de désobéir ; il céda à la tentation et demeura exprès en arrière pendant que son père avait une distraction, et montrait à ses fils une vaste caserne qui peut contenir un régiment tout entier.

Il y avait en cet endroit un marchand d'oiseaux, c'était trois fois plus amusant que la caserne ; Adalbert s'arrêta :

« Sont-ils jolis ! oh ! ce rouge ! Et ce vert ! oh ! la belle queue ! »

Malheureusement, deux charmants petits oiseaux venaient de se déclarer la guerre ; notre futur militaire, sans avoir étudié la question politique du moment, prit le plus vif intérêt à l'action. L'un portait une huppe, l'autre n'en portait pas ; ils paraissaient de forces égales, et comme aucune puissance étrangère n'intervenait, l'affaire pouvait durer longtemps et coûter la vie à l'un des combattants, peut-être à tous les deux. C'était plus qu'il n'en fallait pour charmer notre petit officier ; il se déclara intérieurement pour la huppe, et se mit à juger gravement les coups de bec qui pleuvaient sur le champ de bataille. La huppe fut un moment victorieuse, mais n'ayant pas su garder la défensive, elle devint la victime d'une retraite simulée, et eut littéralement le dessous, car elle tomba, pauvre huppe, sur le sable fin qui garnissait le sol de la cage, et Adalbert se rappelant tout à coup, en face de cette gloire déchue, qu'il était resté seul en arrière, s'éloigna précipitamment du lieu de la tentation.

Mais l'oiseleur occupait l'entrée d'un carrefour ; quelle rue prendre ? L'enfant s'engage dans celle de droite et, n'apercevant pas de suite son père et ses frères, il revient sur ses pas et entre dans une rue voisine, mais sans plus de succès. Alors il veut s'adresser aux passants, leur demander son chemin. Comment faire ? Arrivé seulement le matin, il n'a rien remarqué, et ne se souvient même pas du nom bien difficile que porte son hôtel. Dans cet embarras, il interroge les ouvriers des fabriques qui, plus heureux que lui, retournent à leur maison ; ces braves gens ne le comprennent pas. Il se rappelle avec une inquiétude réelle qu'il est en pays étranger, tout à fait étranger ! Son cœur se serre, il a envie de pleurer et ne pleure pas ; il marche, marche, jusqu'à ce qu'enfin, brisé de fatigue, il rencontre un homme d'une haute stature qui le regarde très attentivement, s'approche, et lui parle bas en mauvais français. Cet homme écoute sa réponse, et l'on voit le petit garçon arrêter sur lui son regard confiant, et mettre sa main dans celle de l'inconnu qui l'emmène vite, vite, vite.

Pendant ce temps-là, M. de Valneige, en proie à une inconcevable agitation, parcourait les rues adjacentes ; il n'aurait pas tardé à retrouver Adalbert, si celui-ci ne se fût pas engagé sans le savoir dans une direction tout opposée. Le malheureux père allait, venait, cherchait. Ses enfants le secondaient avec une anxiété facile à comprendre. M. de Valneige savait peu d'allemand, juste assez pour les nécessités prévues de tout voyage ; mais quelle difficulté pour parler d'autre chose, pour échanger vivement ces demi-mots qui pourraient indiquer la trace d'un enfant perdu ! À force d'être inquiet, il éprouva le besoin de croire que son fils avait su se faire reconduire à l'hôtel, et qu'il y était tranquillement entre sa mère et sa sœur. On s'achemina donc vers l'hôtel, marchant à grands pas et en silence.

Une fois arrivé, M. de Valneige n'osait pas monter l'escalier ; il ne savait comment se présenter devant sa femme. Elle se leva toute droite quand son mari pâle et défait entrouvrit la porte de sa chambre, et, comprenant la question avant qu'elle ne lui eût été faite, elle répondit avec l'accent d'un désespoir subit : « Il est perdu ! »

Il y a des moments de la vie qui ne peuvent se décrire. Il faut être père, il faut être mère, pour se représenter la douleur profonde, immense, causée par la disparition d'un enfant que Dieu n'a pas ôté lui-même du foyer de famille. Du moins, ceux qui le voient mourir savent où le chercher par le souvenir ; toute la peine est pour eux, mais lui ne peut plus souffrir, ses parents le savent bien, et leurs larmes ne sont point sans consolation ; mais perdu ! et perdu sur la terre ! sur la terre où il y a du mal et des méchants, oh ! c'est affreux !

Sans se laisser abattre un seul instant, M. de Valneige, accompagné de Gervais, recommença à parcourir la ville ; il était en proie à une sorte de fièvre qui l'empêchait de sentir aucune fatigue, et le bon Gervais poussait de grands soupirs en pensant à ce pauvre petit qu'il avait vu naître !

M. de Valneige se hâta de faire sa déclaration aux autorités. Oh ! comme ce malheureux père avait le cœur serré quand il dépeignait les signes extérieurs qui pouvaient faire reconnaître son fils : il était blond, le teint blanc et rose, une fossette au bas de la joue gauche, le menton légèrement fendu, les yeux bruns et vifs, une voix argentine comme celle d'une petite fille, ce qui contrastait avec ses mouvements d'une hardiesse toute masculine. Son aspect était tout au plus celui d'un enfant de sept ans, bien qu'il en eût près de huit. Il portait un costume de drap bleu foncé et un col plat qu'au moment de sortir il avait taché d'encre, une petite tache à peine visible sur le devant, du côté gauche. À son cou était suspendue, depuis son baptême, une médaille en or, représentant la sainte Vierge, les bras ouverts et la tête inclinée. C'était sa mère qui la lui avait donnée en demandant à la Reine du ciel de le garder du péché toute sa vie, et, s'il se pouvait, de la mort tant que sa mère serait au monde ! Pauvre femme ! hélas ! il était perdu, son petit bien-aimé, son dernier fils ! Peut-être, oh ! peut-être emmené par des hommes durs qui lui feraient partager leur vie misérable, qui battraient son pauvre petit corps, et qui essaieraient de tuer son âme innocente par leurs mauvais exemples et leurs blasphèmes !... À cette pensée qui se représentait sans cesse, la mère se sentait défaillir. Elle eût préféré le voir périr sous ses yeux que livré à des gens infâmes qui feraient de son enfance un long martyre, et peut-être le conduiraient lui-même au vice.

Hélas ! M. de Valneige profondément découragé revint à l'hôtel ; personne n'avait vu l'enfant ; aucun renseignement n'avait pu être donné ; c'était le mystère le plus obscur, et l'on ne savait que dire. On allait employer tous les moyens possibles pour retrouver la trace du passage d'Adalbert ; mais pour les malheureux parents, il n'y avait plus qu'à attendre. Attendre quand on aime un enfant bien plus que soi-même, attendre sans savoir s'il respire encore, s'il souffre, s'il appelle, attendre dans ces conditions, c'est mourir tous les jours !

Une semaine passa, une autre, encore une autre ; un mois, deux mois, trois mois, rien. Aucun indice, aucune espérance prochaine. Il fallut retourner en France, après avoir établi toutes les facilités possibles pour correspondre avec Prague ; mais tout le monde était convaincu que le petit garçon avait été emmené au loin, et que sa rencontre ne pouvait être l'effet que d'un hasard providentiel.

Le printemps reparut, Valneige reprit sa beauté, sa fraîcheur, les oiseaux chantèrent, tout se ranima dans la campagne, et trois cœurs bien malheureux ne voulurent en rien jouir de tout ce bonheur. Une vieille femme s'agitait, inquiète, troublée, irascible, accusant chacun de négligence, et s'accusant elle-même de n'avoir pu prévoir et empêcher le mal ; c'était la pauvre Rosette, qui en avait maigri ! Un homme était devenu grave et morne ; il n'avait plus d'entrain ; la mélancolie maladive à laquelle il était porté devenait son état habituel ; ses affaires étaient négligées, ses rêves d'avenir abandonnés, on craignait que sa santé déjà si menacée ne s'altérât profondément ; c'était le père. Une femme allait et venait posément, faisant ce qu'il y avait à faire pour son mari, pour ses enfants, pour sa maison, pour les pauvres ; mais son cœur était fermé à la joie ; tout en elle pleurait, tout jusqu'au bienveillant sourire dont elle accompagnait ses actes pour en cacher la tristesse. Cette femme se surmontait par une énergie toute chrétienne, elle ne négligeait pas le plus léger devoir. Depuis l'heure de son réveil jusqu'à celle de son repos, sa vie n'était qu'une prière ardente. En pensant, en agissant, en marchant, elle appelait ! Elle appelait son pauvre enfant par toutes les aspirations de son cœur, par son courage, par son dévouement, par sa charité envers les malheureux, par toutes les puissances de son être. Et la nuit, elle appelait plus fort, et ses larmes coulaient avec une amère espérance sur son fils ; et au pied de l'autel, quand elle était seule auprès de Dieu, elle ne pouvait plus étouffer ses sanglots, et elle disait uniquement, sachant bien que le Seigneur comprendrait :

« Mon Dieu ! Adalbert ! »

IV -- Adalbert était bien loin.

Tout fait événement au village, même une poule qui imite le chant du coq, et que l'on se hâte de tuer parce qu'on se figure qu'elle porterait malheur. On peut juger de ce qu'avait produit à Valneige la disparition du jeune Adalbert.

Il n'était question que de cette triste aventure, et chacun se livrait à des suppositions sans fin. Il y avait même du merveilleux dans les suppositions des bonnes gens, car les bonnes gens sont crédules et superstitieux.

Un jour, une femme vint trouver Rosette pour lui dire :

« Mam'selle Rosette, écoutez, votre petit n'est pas perdu. »

À ce mot, la vieille bonne releva ses lunettes jusqu'au milieu du front, c'était pour elle un moyen de voir plus clair. En vain lui aurait-on conseillé de les enfermer dans un tiroir, elle s'en serait bien gardée. Depuis quinze ans, au moins, elle avait des lunettes, et les mettait sur son nez à poste fixe dès le matin. Dans le courant du jour, elle s'en servait pour aller au jardin, pour monter et descendre l'escalier ; mais quand il s'agissait de faire attention, de distinguer positivement les couleurs ou les physionomies, vite les lunettes grimpaient au milieu du front. La chère femme paraissait y tenir à peu près comme à ses yeux.

La mère Godinette prit un siège parce que le discours promettait d'être long.

On l'appelait Godinette par la raison que son mari s'appelait Godin. On avait dans ce pays la singulière habitude de féminiser tous les noms.

On disait par exemple le père Galet, la mère Galette ; le père Cotel, la mère Cotelette ; le père Cani, la mère Caniche ; et comme l'esprit humain se porte naturellement à la raillerie, les malins faisaient en sorte d'ajouter toujours ce qu'il fallait pour donner du piquant. Du père Jaquart, on avait fait tout bonnement la mère Jacasse ; du père Lane, la mère l'Anesse ; du père Lasseau, la mère la Sotte, etc., etc., etc.

Pour cette fois, il s'agissait de la mère Godinette. (Entre soi on disait simplement mère Godiche.)

« Eh ben, mam'selle Rosette, je m'en vas vous dire une chose que je n'ai dite à personne. »

Tous les discours de Godinette, qui parlait fort lentement, commençaient de même, et l'on savait à quoi s'en tenir sur sa discrétion. Quand la bonne femme ne disait pas ses affaires à tout le monde, cela prouvait qu'elle était seule.

« Écoutez, mam'selle Rosette, voilà ce qui m'est arrivé, â moi qui vous parle. J'ai rêvé la nuit dernière. D'abord, faut vous dire que j'avais mal dans les jambes, mais mal comme il n'est pas possible. Ça me tenait, ma chère, dans les deux mollets ! oh ! Écoutez... c'était... des chiens qui me mangeaient, quoi ! J'étais là qui me retournais dans mon lit comme une crêpe dans une poêle, et je frottais, et je frottais... faut toujours frotter, voyez-vous, quand on a mal dans les jambes : des fois c'est le sang qui s'arrête. Qu'est-ce que vous faites, vous, mam'selle Rosette, quand vous avez mal dans les jambes ?

-- Eh ben, je frotte. Et après ? voyons l'histoire !

-- Voilà : Pendant que je me retournais, je me dis : quelle heure donc qu'il est ? Il doit être tard, que je m'en vas. Je suis sûre qu'il est plus de minuit, censément ; je ne savais pas l'heure qu'il était, moi ; quand on ne sait pas, vous savez, on tâtonne comme on dit. Voilà que j'entends sonner l'heure à la paroisse. Je compte sur mes doigts : Un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, nuit, neuf, dix...

-- Onze, douze, ajouta précipitamment Rosette qui était sur le gril.

-- Justement, dix, onze, douze. Tiens, vous aviez deviné ça, vous ; elle a de l'esprit jusqu'au bout des ongles !

-- Et après ? vous disiez que notre petit...

-- Attendez donc, mam'selle Rosette, faut pas aller plus vite que les violons.

-- C'est qu'ils vont bien doucement, les violons ! et alors ?

-- Alors, quand j'ai vu qu'il n'était que minuit, je me suis dit : Ah ben, par exemple, je croyais qu'il était plus tard que ça ! La nuit, c'est fait pour dormir, faut que je dorme. Tant pis pour mes jambes ! Je me suis donné une peine pour me rendormir, une peine ! J'ouvrais les yeux, puis je les fermais, et je les rouvrais, et puis je toussais, et je me mouchais, et puis je crachais, et je me frottais, ça n'en finissait plus !

-- Vous dites que...

-- Je dis que ça n'en finissait plus.

-- Oui, mais notre petit ?

-- Attendez donc ! Enfin je me rendors !

-- Ah ! tant mieux !

-- À peine endormie, je me réveille.

-- Ah ! tant pis ! Et ensuite ?

-- Ensuite, je me remets à tâcher de me rendormir, je me tourne, je me retourne, j'ouvre les yeux, je les referme, je tousse, je crache, je me mouche, je me frotte...

-- Et enfin ?

-- Enfin je me rendors, et je rêve que je me promène dans un beau jardin, où il y avait un grand bassin, mais grand, grand comme il n'est pas possible ! Censément, vous savez, dans les rêves, n'est-ce pas ?

-- Oui, oui. Et après, mère Godinette ?

-- Après ? Eh ben, il était long, ce bassin, mais long, long comme d'ici à la croix du chemin. Qu'est-ce que je dis donc ? Comme d'ici, voyons... comme d'ici au... au...

-- Au bout du monde. Allons, mère Godinette ?...

-- C'est ça ! Elle a toujours la réplique ! Alors, j'aperçois à côté du bassin un renard, je me dis : Tiens, un renard ? Oui, c'est bien un renard. Et en même temps je vois votre petit qui avait sur la tête un panier, vous savez ces paniers dans lesquels on met...

-- Oui, oui, je vois ça d'ici.

-- Vous voyez ça d'ici, n'est-ce pas ? On y met... on y met...

-- On y met tout ce qu'on veut.

-- Vous avez raison dans le fait, du moment que c'est un panier, on y met ce qu'on veut. D'ailleurs, au bout du compte, ça ne fait rien à mon histoire.

-- Dans ce cas, passons-le donc, voulez-vous ? et alors ?...

-- Alors il aperçoit le renard, il a peur, son panier tombe, et le voilà qui se jette dans le bassin la tête la première...

-- Pauvre petit !

-- Comment, pauvre petit ? C'est le panier.

-- Ah ! bon ! C'est que vous disiez la tête la première !

-- C'était pour de rire. Voilà le renard qui vient à moi en traînant la patte, pauvre bête ! Je me dis : Tiens, il aura eu la patte cassée par des chasseurs... Ah ! à propos de chasseurs, vous ne savez pas ?

-- Quoi donc ?

-- On dit qu'il y a deux chasseurs qui s'en revenaient l'autre soir par les bois ; ils ont rencontré un chien perdu qui s'est battu avec leurs chiens, et qui les a mordus.

-- Pauvres bêtes !

-- Mais, qu'est-ce que vous dites donc, mam'selle Rosette ? C'est des gens que je parle.

-- Alors, pauvres gens !

-- Et il a mordu les chiens aussi.

-- Eh bien, pauvres bêtes et pauvres gens !... Et notre petit ?

-- Attendez donc. Alors ils ont vu dans le noir une grosse boule jaune, comme une petite lune, qui filait tant qu'elle pouvait dans le ciel ; on appelle ça un métore... métélore... je ne sais comment, le nom ne fait rien à la chose.

-- Heureusement, mais quel rapport y a-t-il entre la boule et notre cher petit ?

-- Quel rapport ? C'est tout clair. Ça prouve qu'on le retrouvera. Une boule jaune qui file dans le ciel, ça n'est pas pour des prunes ! Et puis, écoutez donc, ça n'est pas fini : comme il marchait à reculons, voilà que le renard...

-- Comment ? Encore le renard ? C'est donc votre rêve que vous reprenez ?

-- Mais, bien sûr ; le renard, c'est pour de rire.

-- Et la rage ?

-- C'est pour de bon.

-- Ah ! tant pis !

-- Alors le renard...

-- Tenez, faites-moi le plaisir de laisser le renard où il est ; parlons plutôt de mon pauvre cher petit blondin. Dites-moi ce que vous savez de lui...

-- De lui ? Eh ! je ne sais rien de lui. Que voulez-vous que j'en sache, moi ? Puisqu'on l'a perdu en Allemagne ! Mais, c'est égal, on a beau dire que c'est loin, quand on voit des signes dans le ciel, on peut être sûr que l'enfant n'est pas perdu. »

On en était là de cette insipide conversation, lorsque M. de Valneige vint à passer. Toujours sombre et inquiet, l'air affairé de la mère Godinette le frappa, et la fidèle Rosette, remarquant sa préoccupation, crut devoir lui répéter les paroles de la bonne femme, en passant l'insomnie, l'horloge, les jambes et le renard. Le maître répondit tristement qu'il n'y avait, hélas ! aucune relation entre ce météore et le pauvre enfant perdu, que le fait dont il était question n'avait rien de prodigieux, étant dû à un phénomène atmosphérique fort connu, et sur lequel on avait tort d'appuyer de vaines superstitions.

Godinette, un peu piquée, mais nullement convaincue, tira sa révérence, et s'en alla conter à d'autres son rêve et sa boule jaune. Quant à la bonne Rosette, voyant l'entretien terminé, elle fit tranquillement redescendre ses bienheureuses lunettes sur son nez et reprit son éternel tricot.

V -- Adalbert savait enfin où peut mener la désobéissance.

Pendant que la famille de Valneige était dans la stupeur et la consternation, pendant qu'on le cherchait de tous côtés, à Prague et aux environs, où était ce cher petit Adalbert ?

Personne ne le savait, sinon l'être infâme qui l'avait enlevé à l'amour de ses parents. Habitué à désobéir, l'enfant ne pouvait manquer d'arriver tôt ou tard à quelque grand malheur. Le jour de sa disparition, il avait désobéi huit fois ! et comme on ne s'en était pas aperçu, il n'avait pas été puni. Dieu voit tout ce que les pères et mères ne voient pas ; ce fut Lui qui se chargea de punir à la fois, par un châtiment terrible, toutes les désobéissances que le petit garçon avait commises depuis qu'il se rendait compte de ses actions ; or, il avait eu de bonne heure beaucoup de raison.

Voici comment les choses s'étaient passées :

Nous avons perdu de vue Adalbert au moment où un homme d'une cinquantaine d'années, enveloppé d'un manteau de grosse laine, l'emmenait, vite, vite, vite... Cet homme avait, il est vrai, une figure peu avenante, et le regard sombre, mais il parlait un peu français, et, dans sa cruelle détresse, l'enfant, qui ne croyait pas au mal, le suivit en silence. Il marcha longtemps, si longtemps que ses pauvres petites jambes fléchissaient, et que tout à coup, découragé par la fatigue, la peur, la faim, et par le morne sang-froid de son conducteur, il se mit à fondre en larmes.

« Tu pleures ? » dit l'étranger d'un ton de fausse bonhomie, et, lui répétant qu'il savait où étaient ses parents, et qu'ils allaient les retrouver, l'homme brun, dont un énorme chapeau cachait presque entièrement l'énorme tête, le fit entrer dans un bouge à demi-obscur où il lui dit de se reposer un instant. L'enfant mourait de faim et de soif ; l'inconnu le fit manger et boire, boire, boire, si bien que, sous les yeux du perfide, le cher petit se sentit accablé comme par un poids insoutenable ; ses yeux se fermaient, il n'avait plus peur, une sorte d'indifférence et presque de bien-être avait remplacé toute émotion douloureuse... enfin, il s'endormit profondément ; c'était ce qu'avait préparé l'homme au grand chapeau, qui, prenant dans ses bras sa pauvre petite victime, se dirigea d'un pas précipité vers la gare, et quitta la ville ayant soin d'envelopper Adalbert du gros manteau de laine, afin qu'il passât pour un enfant malade.

Depuis lors, qu'arriva-t-il ? Où alla-t-on ?... l'enfant dormait. Quand il sortit de cette espèce de léthargie, il se trouva dans un pays de montagnes, ne reçut aucune réponse à ses questions, et vit passer dans l'ombre des hommes qui ressemblaient à son conducteur. La frayeur le glaçait ; après mille détours il aperçut une grande voiture, une sorte de maison roulante, ayant fenêtres et persiennes ; l'homme brun donna un grand coup dans la porte, et dit quelques mots dans la langue particulière aux Bohémiens, puis, d'une main de fer, il saisit le petit Français, l'enleva, et un vilain garçon ayant ouvert en ricanant, Adalbert se trouva au milieu d'un étroit corridor sur lequel donnaient de misérables réduits, qu'on appelait des chambres.

Une femme très âgée, laide, noire et sèche, lui adressant la parole en mauvais français, lui parla comme on parle ordinairement aux chiens. Il ne comprit pas bien ; seulement il lui prit un violent désir de redescendre les marches qu'il venait de monter pour entrer dans la voiture ; mais la porte s'était refermée. Le petit imprudent regarda la vieille femme, et lui dit d'un ton impérieux :

« Ouvrez-moi !

-- Non, non, non, répondit la terrible vieille, quand on est monté, c'est pour toujours.

-- Pour toujours ? » répéta Adalbert avec indignation, et, comprenant l'horreur de ce qui se passait, il leva les bras et jeta de grands cris !

Une main sale, hideuse, décrépite, se colla sur sa bouche pendant que d'affreux blasphèmes sortaient des lèvres de cette furie.

Le jeune enfant frémit, ne sut que penser ; c'était comme l'entier bouleversement de sa vie, et, moitié terreur, moitié surprise, il perdit connaissance.

Quand ses yeux se fermèrent, la main sale et méchante qui l'avait forcé au silence se détacha de ses lèvres ; mais, comme si cette main avait résolu de le faire souffrir, elle alla prendre une potée d'eau bien froide et la lui jeta à la figure. Le cher petit rouvrit ses yeux, regarda autour de lui comme pour chercher sa mère, rassembla ses souvenirs, et se mit à pleurer à chaudes larmes, disant bien humblement :

« Madame, laissez-moi retourner chez maman, s'il vous plaît ! »

Un éclat de rire formidable accueillit cette prière d'enfant, et, joignant l'ironie à la dureté, la vieille Praxède s'écria :

« Va-t'en chez ta maman, va, cours ! mais cours donc ! »

Le prisonnier vit bien que tout était fini, que le crime était accompli et qu'on l'avait volé !

La vieille mégère, qui avait l'air d'une méchante fée, était la belle-mère de l'homme au grand chapeau, la grand-mère, non de Gella, la fille du maître, mais de son frère Karik, et le soi-disant Mentor de deux pauvres enfants, Natchès et Tilly, l'un petit garçon et l'autre petite fille, tombés comme Adalbert entre les mains des brigands.

Le chagrin du captif fut si profond qu'il cessa de se plaindre et devint horriblement malheureux. Sa nature morale étant très forte, sa douleur fut bientôt du désespoir, et lui inspira la ferme volonté de s'enfuir tôt ou tard.

Il avait une incroyable énergie, et, quoique son corps fût maigre et petit, il se sentait capable de surmonter beaucoup d'obstacles. Pour le moment, il n'y avait rien à dire et rien à faire.

« Tu es malade, couche-toi », dit brusquement la vieille Praxède, en montrant au nouveau venu un tas de chiffons et de vieux habits dans le coin de son affreuse chambre. Il ne se le fit pas répéter deux fois, jugeant avec raison qu'il n'y avait plus qu'à plier. Comme on ne lui donnait point de couvertures, il ne se déshabilla pas, et s'étendit sur les chiffons, ayant soin de ramener sur ses pieds quelques vieux pans d'habits pour se garantir du froid, et de mettre sa main sous sa joue afin de ne point appuyer son visage sur ces haillons.

Une fois couché, il ferma les yeux, ne fit aucun mouvement, et bientôt on le crut endormi. Il ne put comprendre un seul mot de ce qui se disait, car les Bohémiens entre eux ne parlaient que leur dialecte ; cependant il crut voir que Gella témoignait de la bienveillance pour lui, et qu'elle cherchait à apaiser la colère de la grand-mère. Quand la jeune fille parlait haut, elle avait un son de voix que l'habitude de crier en plein air rendait dur ; et en général, elle avait les allures masculines. Adalbert, qui de temps en temps entrouvrait un œil, pouvait voir cet ensemble saisissant.

Gella avait vingt ans, elle était belle, même sous ses pauvres vêtements, mais d'une beauté un peu sauvage ; une taille élevée, souple comme un roseau, de beaux mouvements, un visage brûlé par le soleil, des cheveux noirs avec des reflets bleuâtres ; une bouche assez mal dessinée, mais franche, et très bonne dans le sourire ; des yeux calmes dans la paix, hardis dans la résistance ; beaucoup de force dans le corps et dans la volonté.

Elle était fille de l'homme au large chapeau et d'une première femme, morte aussitôt après la naissance de son enfant. Le Bohémien, contrairement aux coutumes de sa race, l'avait épousée par caprice quoiqu'elle ne fût pas bohémienne, mais une pauvre fille de Lyon. Elle était orpheline et dans la misère ; cette misère et l'inexpérience de ses seize ans l'avaient poussée à accepter cette étrange union ; une sœur aînée, tout en la blâmant, s'intéressait à l'enfant née de cet imprudent mariage, et donnait de loin en loin un souvenir à Gella.

Telle qu'était cette brune et robuste tille, sa vue produisit sur le prisonnier une impression de crainte mêlée de confiance. Cette parole brève, ces yeux si noirs, ces épais sourcils, tout cela l'intimidait ; et pourtant, ces beaux bras devaient connaître la pitié ; il était impossible qu'un enfant malheureux s'y jetât sans que la jeune fille le serrât sur son cœur, car enfin elle devait avoir un cœur.

Adalbert avait tant besoin de le croire qu'il s'excitait lui-même à l'espérance, et se répétait : -- Un jour je lui dirai que je veux m'en aller, et elle consentira à me laisser m'échapper. Si elle n'y consent pas, je me sauverai bien tout seul !...

Puis il se rappelait ses courses dans Prague, et la difficulté de se tirer d'embarras quand on ne sait où aller, et qu'on ne parle pas la langue de tout le monde. Cette première journée se passa donc dans une morne douleur. Ce mauvais vin lui avait fait tant de mal qu'il ne voulut pas manger. Le soir, il entendit la vieille dire aux enfants de se coucher, et s'étonna intérieurement de ce que Karik, qui n'avait pas plus de quatorze ans, refusait d'obéir ; un bon soufflet l'y décida. Adalbert fut humilié de retrouver son vilain défaut dans un méchant gamin si mal élevé. Quant aux deux autres, ils arrivèrent, soumis comme des agneaux, et firent avec empressement tout ce que commanda Praxède ; mais le petit de Valneige remarqua que ni la vieille, ni Gella ne disaient comme Rosette.

« Allons, mes enfants, mettez-vous à genoux, et faites votre prière.

-- Non, pensa-t-il, non, personne ici ne prie le bon Dieu ; c'est sans doute parce qu'on ne le connaît pas. »

Pendant que Natchès et Tilly se couchaient, l'un dans l'étroite cabine qu'il partageait avec Karik, et l'autre au pied du lit de Praxède, Adalbert songea qu'il n'avait pas fait sa prière du soir, lui qui connaissait le bon Dieu. Cependant sa terreur était si grande que jamais il n'osa se mettre à genoux. Dans son cœur il y eut un grand attendrissement ; tout son pauvre petit être se prosterna par ses désirs devant ce divin protecteur qui veille sur nous, et, au lieu de commencer sa prière par les paroles ordinaires, le cher enfant ne trouva que ces mots qu'il répéta tout bas, tout bas, pour qu'on ne les entendît qu'au ciel : -- Pardon, mon Dieu ! pardon d'avoir désobéi !

Ah ! comme il était malheureux ! seul, séparé de sa famille, ne sachant ce qu'on allait faire de lui ; ayant peur de l'homme brutal, de la vieille femme, de Karik qui avait l'air méchant, et du vieux chien qui avait des crocs énormes.

Cependant la nuit s'avançait : la fatigue et le chagrin alourdissaient ses paupières, il s'endormit, et rêva que Philippe, le cocher, lui faisait faire le tour du parc de Valneige en tilbury parce qu'il avait été sage ; que sa maman l'avait embrassé deux fois, et que Rosette lui avait raccommodé la bride de son cheval à bascule avec une bonne ficelle neuve ; puis la scène changeait brusquement, il était assis devant une table, il buvait, et tout tournait ; mais tout à coup, son père venait à lui ! On le voit, Adalbert, même en dormant, avait encore de l'espérance.

VI -- Adalbert se demandait si Gella avait un cœur.

Le lendemain du jour fatal, un air vif et sain soufflait sur la Bohême, et donnait à tous vigueur et entrain. Quand Adalbert se réveilla, il fut d'abord effrayé, puis se rappelant ce qui s'était passé, il se figura que ce temps de misère ne serait pas long, et que bientôt il sortirait de cette maudite voiture.

Ce n'était nullement un enfant gâté ; il avait été élevé sans mollesse, et avait contracté par conséquent des habitudes énergiques. Il mangeait de tout, il supportait le froid sans se plaindre, savait se gêner, attendre, et avait un grand courage. Lorsqu'à Valneige il lui arrivait de se faire du mal, il ne pleurait qu'à la dernière extrémité parce que son père, quand il le voyait pleurer pour des riens, ne manquait jamais de lui dire : -- Qu'as-tu, ma petite fille ?

Ce seul mot valait un long discours, et lui rappelait qu'il était comme il disait un homme !

Notre petit ami, ayant donc en lui la force de caractère et l'énergie physique que donne une bonne éducation, se garda bien du découragement qui ne mène à rien, et ne sert qu'à rendre les maux insupportables. D'ailleurs, il avait toutes les illusions du jeune âge, et il lui semblait impossible qu'il fût malheureux longtemps.

Comme il ne pouvait être encore qu'un embarras, ainsi que le disait la vieille Bohémienne, on le laissa tranquille tant qu'il voulut ; mais lui, qui s'était réveillé de bonne heure, faisait semblant de dormir et ne bougeait point, gagnant ainsi du temps, et apercevant à la dérobée quelques scènes d'intérieur.

La vieille Praxède semblait n'avoir plus qu'un souffle de vie, mais ce qui lui restait de force se mêlait à une agitation nerveuse qui la tourmentait, elle et les autres. Aigrie par la fatigue, la misère, et les incommodités de l'âge, elle était le vrai tyran de la troupe. Praxède en voulait à tout le monde. Elle s'en prenait à son gendre qu'elle appelait l'homme de fer , et qu'elle détestait ; à Gella qui n'avait pour elle aucun respect ; à son petit-fils Karik qui lui résistait en jurant déjà comme son père. Quand tous avaient crié plus fort qu'elle, et lui avaient prouvé qu'ils la considéraient bien plus comme une servante que comme une mère, elle allait s'en prendre au chien, au hideux Wolf.

Wolf, habitué aux coups et aux duretés de tout genre, ne se laissait jamais intimider. À chaque menace de la vieille, il répondait par un grognement, et peu s'en fallait qu'il ne la mordît quand elle lui lançait un coup de pied. Elle le respectait donc jusqu'à un certain point, parce qu'elle était forcée de le craindre.

Mais il y avait dans cet étroit logis deux êtres qu'elle ne craignait point, car ils étaient sans défense, et c'était sur eux que se rejetait ordinairement sa mauvaise humeur. La pauvre Tilly était si pâle, si souffreteuse, qu'on n'osait trop la battre, de peur qu'elle ne tombât malade, et qu'il ne fallût la soigner. Praxède se contentait de lui par1er brutalement, comme on ne devrait pas parler à un animal. Elle exigeait de cette enfant de huit ans une attention continuelle pour obéir au moindre geste. Quand la pauvre petite avait manqué de vigilance ou de promptitude, elle mangeait moins, c'était hélas ! sa punition.

Quant à Natchès, c'était un vrai souffre-douleur. Ce bel enfant de dix ans, dont la robuste nature avait triomphé des mauvais traitements, menait une vie digne de pitié. Praxède surtout ne cessait de lui faire sentir qu'il n'était rien, rien qu'un gagne-pain. Sa douceur naturelle, devenue de l'inertie par l'asservissement, ne la désarmait point, et souvent l'irritait. Il était battu pour la moindre négligence, battu pour avoir répondu, et battu pour n'avoir rien dit.

Adalbert, de son lit de chiffons, assista à l'une de ces injustes querelles qu'on lui faisait à propos de tout.

La veille il avait eu le malheur de casser une écuelle écornée dans laquelle, depuis des années, on donnait la soupe au chien. C'était plus qu'il n'en fallait pour que la vieille entrât en fureur, car elle aimait ses pots par-dessus tout. Elle appela Natchès d'une voix aigre, et lui dit :

« C'est toi qui as cassé mon écuelle ?

-- Oui, dit l'enfant, qui n'avait même pas l'idée de mentir, c'est moi, mais je ne l'ai pas fait exprès !

-- Il ne manquerait plus que ça ! s'écria la vieille femme, rouge de colère ; ah ! tu vas me la payer, sois tranquille ! Canaille ! Propre à rien ! Vipère ! »

En même temps une grêle de coups tomba sur le petit malheureux. Praxède, à défaut de forces vitales, avait une puissance nerveuse que la fureur redoublait, et l'agilité de ses méchantes mains ne se pouvait comparer. Les mouvements souples et adroits du jeune garçon parvenaient heureusement à éviter la plupart des coups ; mais, voyant cela, la mégère prit une corde pour l'atteindre plus sûrement.

Alors la pâle et maladive Tilly se jeta sur le pauvre enfant qu'elle appelait son frère, à cause de leur malheur commun.

« Pardon ! pardon ! cria-t-elle, oh ! ne lui faites pas de mail »

Mais la vieille, comme si elle n'entendait pas cette supplication déchirante, frappait tout à son aise pour venger son écuelle Et Gella ? Gella mettait de l'ordre dans le ménage, tout en surveillant la soupe du matin, dans l'espèce de cuisine microscopique ménagée au dehors dans un coude de l'escalier.

Comment ! Gella, la jeune fille, Gella n'accourait pas au secours de Natchès ? Non, ces affreuses scènes revenaient si souvent qu'elle s'y était habituée, et n'intervenait que dans les cas exceptionnels. Son cœur s'était endurci en vivant avec des esprits mauvais, et, bien qu'il y eût en elle une bonté native que prouvait son sourire, elle n'était que rarement émue.

Qui donc parlera en faveur de Natchès ? L'homme à la main de fer fume sa pipe en silence ; l'affreux Karik ricane ; Gella ne dit mot, et la douce Tilly pleure et supplie sans rien obtenir. Qui défendra la victime ? Ce sera Adalbert, en qui sont gravées en caractères ineffaçables les traditions de famille, la justice et la pitié. Il se lève hardiment, se jette sur l'enfant, et recevant à sa place quelques coups, il crie de toutes ses forces :

« Vous n'avez pas le droit de lui faire du mal, et Dieu vous punira ! »

Si Adalbert n'eût pas été au premier jour de son triste exil, nul doute qu'il se fût repenti de sa noble hardiesse ; mais au début, le courage entreprenant de l'enfant volé jeta dans l'étonnement ces esprits grossiers. L'homme de fer lança en l'air un tourbillon de fumée, et, par un épouvantable éclat de rire, désarma sa belle-mère. L'éclat de rire fut suivi des lourdes plaisanteries de Karik et de quelques bonnes paroles de Gella, qui n'était pas fâchée de voir Natchès en liberté, bien qu'elle n'attachât pas une grande importance à tout cela.

Un mot jeté par Adalbert avait produit le plus singulier effet : il avait dit : « Dieu vous punira ! »

« Où est-il donc, ton bon Dieu ? demanda l'homme au grand chapeau, en s'adressant pour la première fois à Adalbert.

-- Il est partout, dit fièrement le petit de Valneige que l'indignation excitait.

-- Ah ! ah ! pas mauvais ! N'est-il pas aussi dans ma voiture ?

-- Oui, dit l'enfant, il y est, et il voit tout. »

Honteux de sa hardiesse, Adalbert baissa les yeux, et aperçut la bonne Tilly assise par terre et regardant avec compassion le pauvre Natchès, qu'elle aimait davantage depuis qu'on l'avait battu.

Le maître se tournant vers notre petit ami lui dit sans colère :

« Écoute, mon garçon, c'est bon pour une fois, mais ne t'y frotte pas. Quand la mère tape dur, faut la laisser faire, ça la regarde. »

Ces mots firent penser à Adalbert que, dans les détails de la vie commune, cet homme était peut-être moins méchant que la vieille.

Ce qui l'étonnait le plus, c'était la froideur de Gella que des cris de souffrance n'avaient pas fait pleurer. Il se rappelait les larmes de sa sœur Camille, larmes tombées sur un chien de la maison qu'on croyait enragé, et qu'il avait fallu tuer. Elle s'était résignée à l'ordre de son père, mais ce jour-là, Camille qui avait entendu les cris de la pauvre bête n'avait pas pu dîner ! Il se rappelait encore que sa mère, voyant un petit paysan blessé par un outil dont il s'était imprudemment servi, avait pansé l'enfant comme si c'eût été le sien, disant, toute pâle d'émotion : « J'en suis malade ! »

Donc, c'est naturel d'avoir de la peine en voyant souffrir, quand on a un cœur, pensait Adalbert. Pourquoi Gella n'était-elle pas malheureuse lorsqu'on frappait Natchès ? C'est peut-être qu'à force de voir du mal, le cœur s'en va ?

Quand se fut apaisé le courroux de la grand- mère, elle songea qu'il était temps de mettre au pas le nouveau venu, et de lui donner un nom et des habits, ce qui voulait dire un sobriquet et de misérables haillons. Elle ne s'occupait de lui qu'avec un ennui visible, ne cessant de dire à son gendre qu'il aurait bien pu le laisser où il était, car il lui faisait l'effet de n'être bon à rien.

« Pas sûr », répondit l'homme de fer en balançant sa tête chevelue sur ses larges épaules. Dans cette pose qu'il prenait souvent, il ressemblait aux statues d'Hercule se reposant de ses travaux. Comme il ne parlait presque jamais, sa présence n'ajoutait rien aux contestations ; il semblait au contraire que devant lui on fût moins irrité les uns contre les autres dans cette maudite voiture.

Le fait est que l'Hercule était craint de tous, sinon respecté ; on l'appelait le père, et plus souvent le maître ; sa parole faisait loi, parce qu'il représentait une autorité absolue ; mais il avait dans les détails cette largeur qui accompagne souvent la certitude d'être obéi. Il ne parlait pas sans nécessité, toutefois sa volonté s'imposait comme la borne s'impose ; on ne pouvait ni passer outre, ni la faire reculer. Sombre roi de ce triste séjour, il y commandait par sa seule présence, et il est probable que s'il eût jamais employé sa force, doublée par sa colère, il eût tout écrasé.

Aussi la vieille, pour ne pas le mécontenter, se mit en devoir, tout en grondant comme à l'ordinaire, de faire prendre au pauvre Adalbert les vêtements qui désormais devaient être les siens. Elle chercha dans les vieux habits de Karik et de Natchès, et trouva un pantalon trop court et un par-dessus trop long, c'était selon elle un habillement complet.

« Allons, cria-t-elle bien aigrement, arrive ici, polisson. Faut pourtant lui donner un nom : voyons, comment t'appelleras-tu ?

-- Je m'appellerai toujours Adalbert de Valneige, dit l'enfant en relevant la tête.

-- Ta, ta, ta, vas-tu te taire ? Si jamais tu t'avises de répéter ce nom-là, je te coupe en morceaux, je te pile dans un mortier, et je te donne à manger au chien !... »

Adalbert sentit peut-être moins l'horreur de cette menace que la méchanceté de ces deux petits yeux gris s'attachant sur les siens avec une expression étrange. Ses bras tombèrent le long de son corps, et, dans l'attitude d'une impuissance absolue, il entendit la vieille femme lui crier dans l'oreille :

« Tu t'appelleras Moustapha.

-- Oui, madame, répondit humblement Adalbert.

-- Et moi, tu m'appelleras bonne maman. »

À ce dernier mot, tout le sang du jeune de Valneige bouillonna. Il avait connu sa bonne maman, la mère de sa mère, si bonne, si respectable, qui s'était endormie un soir pour se réveiller au ciel, lui avait-on dit, et il fallait donner son nom à une infâme créature ?

« Non ! s'écria-t-il avec horreur.

-- Qu'est-ce que tu dis ?

-- Je dis non ! »

Aussitôt un rude soufflet tomba sur la joue du prisonnier, puis un autre, et, par la violence du coup, il perdit l'équilibre et alla rouler aux pieds de Gella qui lui dit tout bas :

« Ici, il ne faut jamais dire non, mon petit. »

Quand elle parlait bas, la jeune fille avait dans la voix quelque chose de sympathique. Adalbert le sentit, et se remit à espérer en elle, surtout lorsque, le relevant et lui couvrant la tête de ses belles mains brunes, elle dit souriante et gracieuse :

« Allons, bonne maman, il ne le fera plus.

-- Taut mieux pour lui, répondit Praxède, qui commença l'affreuse toilette de l'enfant, lui ôtant ses vêtements simples, mais fins et soignés, qui eussent pu faire connaître son origine.

Le petit malheureux regardait sa veste de drap gros bleu, son pantalon pareil. Il regardait aussi son col taché d'encre ; c'était en se battant pour rire avec Eugène qu'il avait fait ce petit malheur Il se vit dépouillé de tout ce qu'il portait ; il lui fallut revêtir une des grosses chemises de Natchès, et puis ce vilain pantalon trop court, et puis ce paletot sale et ridicule qui lui donnait l'air d'un vieux qui n'a pas grandi.

Quand cette vilaine toilette fut achevée, Praxède passa de grands ciseaux dans la chevelure blonde et soyeuse qu'aimait tant Mme de Valneige. Adalbert tressaillit ; mais, par un heureux caprice, le maître fit signe de ne pas couper ces cheveux qui bouclaient naturellement, et contribuaient à donner à l'enfant une beauté touchante. Cependant, comme ce petit minois était trop distingué pour son rôle, on mit autour du front d'Adalbert un vilain ruban d'or rougi, et tout aussitôt il perdit cette grâce native qui avait fait si longtemps le légitime orgueil de sa mère.

Karik, le fils de l'Hercule, était méchant par instinct et par éducation ; il alla donc chercher le miroir devant lequel se parait sa grande sœur aux jours de représentations, quand elle dansait pendant que son père l'accompagnait, que Karik frappait de grands coups sur sa grosse caisse et que Natchès agitait son chapeau chinois.

Adalbert, apercevant ce miroir, sentit douloureusement le procédé du jeune saltimbanque. Voyant que le captif souffrait sous son hideux costume, il voulait qu'il pût savourer l'humiliation en contemplant son image défigurée.

Tilly sentit aussi l'outrage, malgré son enfance. Quand le miroir passa près d'elle, la bonne petite envoya dessus et furtivement sa chaude haleine pour le rendre trouble, au moins en un endroit. Adalbert comprit la bonté de cet acte, et regarda amicalement Tilly qui n'osait souffler mot et ne bougeait point. Mais Gella en trois pas fut près de son méchant frère, lui arracha brusquement des mains son miroir et alla le remettre à sa place.

Adalbert lui sut gré de cette délicatesse, au milieu de sa grossièreté masculine et populaire ; il se tourna vers elle avec un sentiment d'espérance, et se dit une fois de plus :

« C'est elle, oui c'est elle qui me délivrera ! »

Une chose l'affligea ; ce fut de voir la vieille Praxède couper avec ses grands ciseaux le linge et les habits qu'elle venait de lui ôter. C'était sans doute pour qu'il ne restât pas dans la voiture un seul objet qui pût éveiller des soupçons. Il avait mis instinctivement dans sa poche un vilain bouton cousu par Rosette à la poche de son pantalon de drap bleu, au moment où l'on quittait Valneige ; dans sa précipitation, n'en ayant pas trouvé un qui allât bien, la bonne femme avait mis celui-ci qui allait mal et qui était resté, ainsi qu'il arrive souvent de ce qui n'est que provisoire. Par ce même instinct d'exilé, il ramassa le petit morceau de son col qu'il avait taché d'encre en jouant avec son frère. Dans sa douleur enfantine, c'étaient pour lui deux images du passé dont il se faisait deux trésors.

Ah ! comme il appréciait maintenant tous les bonheurs de Valneige : une famille, une maison, le confortable en tout, sans parler de la politesse, du savoir-vivre. Ici, tout était grossier !

Un moment bien pénible fut celui où il fallut pour la première fois manger la soupe des brigands. Le prisonnier mourait de faim ; on se rappelle qu'il n'avait pas dîné la veille ; son estomac criait, et quand la vieille lui apporta une soupe aux pommes de terre dans une assiette fêlée, il éprouva en même temps un dégoût profond et un irrésistible besoin de nourriture. Il prit donc cette soupe qui, au fait, n'était pas trop mauvaise, et qui du moins devait être substantielle, car une cuiller de fer plantée au beau milieu s'y tenait debout.

Tout en déjeunant, il lui semblait voir la salle à manger du château ; quatre assiettes de porcelaine bien blanches posées sur la belle table d'acajou, Rosette servant la soupe des enfants. La chère maman passait pour aller donner ses ordres ; voyant la porte entrouverte, elle disait gaiement : « Bon appétit ! » et l'on riait ; et lui, Adalbert, courait à elle pour l'embrasser ; mais Rosette gardant son caractère exact lui criait : « Voulez-vous bien rester-là, petit barbouillé, est-ce qu'on se lève de table avant d'avoir fini ? ce n'est pas l'heure d'embrasser, c'est l'heure de manger sa soupe. »

En présence de ce tableau que lui offrait son imagination, Adalbert sentait des larmes monter jusqu'à ses yeux, et pourtant il ne voulait pas pleurer, mais être fort, courageux, et parvenir à se sauver, c'était son unique pensée.

Tilly voyant que sa tristesse redoublait crut qu'il n'avait pas assez mangé, et lui présenta gentiment son assiette, disant d'un ton familier :

« Si tu voulais finir ma soupe ? moi, quand je ne mange pas assez, ça ne fait rien.

-- Comment ? dit Adalbert éloignant l'assiette avec un geste de reconnaissance, quand on ne mange pas assez, ça fait pourtant bien mal.

-- Oh ! moi, j'ai toujours mal.

-- Où donc ?

-- Partout.

Tels furent les premiers mots que ces deux enfants échangèrent à la dérobée, et le petit garçon plein d'illusion se disait :

« Pauvre petite, quel dommage de ne pouvoir l'emmener avec moi quand je m'échapperai ! »

Après la soupe du matin commençait le travail. Qu'était donc le travail dans la maison roulante ?

Le travail, c'était tout exercice qui peut rendre le corps flexible. Le maître rangeait en ligne Karik, Natchès et Tilly, et l'on faisait des jetés, des battements, des passes, des culbutes, etc. L'Hercule posait sur ses robustes épaules les jolis petits pieds de Tilly et marchait, la portant comme en triomphe. Il fallait qu'elle se tînt droite, que sa taille conservât sa souplesse, et qu'elle s'étudiât à sourire en envoyant des baisers. Depuis longtemps Tilly n'avait plus peur, tant le maître était fort et adroit ; ce qui lui paraissait difficile dans cet exercice, c'était uniquement de sourire et d'avoir l'air heureux.

Le bon Natchès était parvenu à l'idéal de la souplesse et de la grâce. Il avait été battu tant de fois depuis sa petite enfance, qu'il prévenait les ordres du maître, s'appliquant de tout son cœur et faisant merveille. Cet enfant était beau et plein de santé, mais le moral avait fléchi ; son regard avait quelque chose de servile, et quand il obéissait au moindre signe, il ressemblait au chien de chasse qui arrive se traînant, bien humble, et trop heureux de n'être pas frappé. Adalbert le plaignait, non pas tant de son malheur que de ne pas sentir la misère de son sort. La nature énergique du petit de Valneige ne comprenait pas cette nature faible et tout à fait domptée.

Quand au laid et méchant Karik, il s'exerçait à son rude métier en imitant son père dans ses poses herculéennes, ses regards sombres et ses ignobles jurements. D'un caractère léger, il y ajoutait de triviales plaisanteries qu'il se répétait à lui-même, et s'étudiait en vain à rendre fines.

On assurait qu'il avait de l'avenir, on en ferait quelque chose ! Son extérieur ne se prêtant point aux rôles gracieux, il se proposait de viser à la force. On espérait lui voir faire, comme son père, le tour d'une place publique, portant entre ses dents un pavé entouré d'une corde ; le cou enflé, les veines prêtes à se rompre, le visage ruisselant ; c'était à ce genre d'exploits que se destinait le jeune garçon. Comme délassement, il se tordait les membres de la façon la plus grotesque, se jetant en arrière et enlevant une chaise avec dextérité, avalant des pierres, mangeant du feu... que sais-je ? Adalbert n'en revenait pas !

Néanmoins, il n'avait qu'une pensée, tout en regardant la troupe travailler, c'était de trouver un moyen de s'échapper. Comment faire ? Quelquefois il songeait à implorer Gella ; mais la connaissait-il assez ? Si elle allait se moquer de lui ou rapporter ses paroles au chef, et redoubler par conséquent sa méfiance ? Non, impossible de s'arrêter à cette idée. Chaque fois que lui revenait la pensée de fuir, il se rappelait que la fuite était impraticable et dangereuse dans un pays dont il ne connaissait pas la langue. Il en vint à ajourner forcément l'exécution de son projet, car on parlait de quitter les montagnes et de voyager lentement dans la direction du Rhin ; or ce Rhin c'était pour lui une espérance ; il savait que, même bien avant d'y arriver, il trouverait beaucoup d'hommes qui parleraient français. Le pauvre enfant devenu tout à coup craintif, soumis, patient, ne parla donc à personne et se résigna à attendre pour ne pas manquer son coup.

VII -- Adalbert écoutait la pendule sonner dans les ténèbres.

Lorsque les bohémiens se remirent en route après avoir passé bien longtemps dans les montagnes, Adalbert vit avec effroi qu'il était l'objet d'une surveillance inquiète et perpétuelle. Le maître, la vieille, le méchant Karik, et même la bonne Gella, voilà les espions dont il était nuit et jour entouré. Plus terrible qu'eux tous, le vieux chien hargneux le regardait avec des yeux flamboyants, et semblait ne devoir faire de lui qu'une bouchée s'il tentait de se sauver. Décidément le moment n'était pas venu, mais quand donc viendrait-il ? On s'arrêtait partout ; on rampait aux abords des villes, le plus souvent sans y entrer, à moins qu'il n'y eût quelque fête populaire ; le pauvre petit français figurait, hélas ! dans ces fêtes ! Quant à la vieille bohémienne, hideuse créature, elle s'en allait disant la bonne aventure tout le long du chemin, à qui voulait l'entendre, et regardant attentivement le dedans de la main des gens superstitieux à qui elle débitait d'absurdes mensonges, dont elle riait aux éclats quand elle se retrouvait en famille. Adalbert, quoiqu'il vît depuis un an tout ce manège, ne s'y habituait pas, il était indigné de cette conduite et avait cette mégère en horreur.

Son chagrin augmentait quelquefois parce qu'il s'y mêlait une secrète frayeur de ne jamais trouver le moyen de mettre son projet à exécution. On avait beau traverser des pays où le prisonnier pouvait se faire comprendre, à quoi cela lui servait-il puisqu'il était gardé à vue ?

Cependant, on parlait toujours du Rhin, et il était question de s'arrêter un moment dans le midi de l'Alsace, après quoi on s'acheminerait peut-être du côté de Lyon, où Gella reverrait sa tante, honnête femme qui, en souvenir de sa sœur, morte si jeune et si malheureuse, aimait la pauvre bohémienne et lui voulait du bien. Ces mots qu'Adalbert saisissait au hasard, et que Gella lui répétait volontiers, rendaient du courage au prisonnier, et, gardant pour lui seul son secret, il se promettait de saisir avidement la première occasion favorable.

Une fois le Rhin franchi, le petit garçon respira un peu plus librement ; il ne doutait pas de sa prochaine délivrance, et il lui tardait de savoir où l'on allait tout d'abord s'arrêter. Il vit avec une profonde joie que l'on faisait une halte dès le premier soir en face d'une petite ville dont il ne savait pas le nom. Une ville, une foule, autant de sujets d'espérer. Se sauver de là, c'était son unique pensée ; quant à ce qui suivrait, il était convaincu qu'aucune situation ne pouvait être pire que sa situation actuelle.

Quand la nuit fut tombée, les ménagères songèrent à renouveler les provisions. C'était ordinairement Gella qui, un panier au bras, allait acheter le peu qu'il fallait, ou du moins le peu qu'on était en mesure de se procurer ; car l'Hercule mangeait et buvait aux cabarets qu'il rencontrait sur la route, employant au service de son vigoureux estomac une bonne partie de l'argent que gagnait la troupe, et ne laissant aux autres qu'une bien maigre chère. Des haricots, des choux, des nouilles, des pommes de terre, c'était le menu ordinaire ; un pot au feu, c'était l'extra.

Comme la plainte devenait impossible devant le despotisme du maître, chacun se contentait de maudire tout bas cette force puissante qui gouvernait sans bonté.

Le soir de ce jour-là, l'Hercule déclara qu'il avait affaire à la ville, et qu'il y suivrait Gella et les enfants, tandis que Praxède, avec son petit-fils et le hideux Wolf, garderaient la maison.

Adalbert, se voyant de la partie, sentit redoubler son espoir. Il regardait de loin la ville et ses rues tortueuses, et il pensait à la possibilité de s'enfuir.

« C'est si grand et je suis si petit ! On ne me verra pas. Et puis les rues sont si mal éclairées ! »

Accoutumé à la prudence, l'Hercule fit signe à Gella de prendre la main du nouvel arrivé ; il se doutait bien que cet esprit courageux et hardi ne plierait que par la force, et rêverait toujours la fuite.

Gella prit donc la main du petit garçon. Quant au paisible Natchès, il était si bien mâté que son asservissement lui paraissait une nécessité, et que l'idée de s'en affranchir ne lui venait même pas. Il marchait en toute liberté à la clarté de la lune, courant devant Tilly qui ne courait jamais, tant elle était faible et maladive. Sa langueur et sa jeunesse lui cachaient sans doute en partie la honte et la misère de sa position ; cependant quand elle rencontrait dans ses rares promenades une petite fille bien habillée, à qui l'on parlait doucement, elle se trouvait tout à coup bien malheureuse.

On partit, et, sans que le maître eût dit un seul mot en chemin, on entra dans la ville. Là, il y eut séparation : l'Hercule prit la droite et Gella, avec les trois enfants, prit la gauche, pendant que son père lui disait d'un ton qui, pour elle, était l'expression d'un pouvoir absolu :

« Attention au moutard, c'est toi qui m'en répondras, gare à toi !... »

Et il fit un geste menaçant.

« Oui, mon père », dit Gella en baissant les yeux.

Cette fille, demi-sauvage, élevée sur les tréteaux des foires, ne baissait les yeux que devant son père. Elle le craignait, et cette crainte entretenait une sorte de bon accord entre eux parce qu'elle obéissait en aveugle. Il le savait et la conduisait du geste. Il résultait de ce système d'intimidation que la jeune fille ne s'était jamais écartée de ce qui pour elle était le devoir. Nature honnête, elle eût été supérieure si toute éducation ne lui eût manqué. Sans réflexion, sans principes arrêtés, elle marchait droit, redoutant par-dessus tout la colère de son père, que l'obéissance passive laissait inoffensif et silencieux.

C'est pourquoi on ne voyait pas Gella flâner dans les rues. Elle travaillait toujours, soit au ménage, soit à la couture, soit aux exercices qui entretenaient en elle la souplesse et la légèreté. Si son cœur était froid, il ne fallait pas s'en étonner ; rien jamais ne l'avait développé ; elle ne voyait que du mal, et sans doute le bon Dieu avait grand-pitié de ses ignorances.

Adalbert, bien qu'il ne sût rien analyser, pressentait tout cela vaguement, et en voyant sa petite main enfermée toute entière dans la grande main brune de Gella, il n'éprouvait aucune répugnance, mais plutôt un sentiment qui ressemblait à la confiance mêlée d'un peu de doute.

Voici une boulangerie : on entre, on achète deux grands pains dont se chargent Natchès et Tilly ; puis on passe chez le charcutier, et Gella fait mettre dans son panier ce qui ne coûte pas cher ; c'est toujours la condition de ses achats, car elle ne connaît pas l'aisance.

De là, il faut aller chercher du charbon.

On s'engage dans des rues étroites, tortueuses, et, voyant dans l'ombre ce pêle-mêle d'hommes, de femmes et d'enfants, Adalbert se demande si le moment n'est pas venu de faire une tentative ? Gella ne lui tient plus la main, elle entre la première chez le charbonnier, les enfants la suivent. Notre petit ami regarde furtivement à droite, à gauche ; il hésite, son cœur bat bien fort, c'est fini, son parti est pris, il va se sauver... quel chemin choisir ? S'il allait être rencontré par l'Hercule ? cette seule idée le fait frémir. Et pourtant, qu'attend-il ? quelle occasion meilleure peut se présenter ? c'est une ville, c'est le soir, c'est du bruit, c'est la foule... Sauvons-nous !

Adalbert tourne du côté droit au hasard, marchant le long des murailles, et croyant que tout le monde le regarde ; puis s'encourageant lui-même par ce commencement de réussite, il va, il va, sans savoir ce qu'il fait, si ce n'est qu'il échappe à l'homme silencieux, à la vieille Praxède, au méchant Karik et au chien hargneux.

À force de marcher sans autre but que de fuir, ses jambes se fatiguent, il se dit avec effroi : « Où suis-je ? où vais-je ? » L'inquiétude se mêle en son esprit au désir fiévreux de s'éloigner de la maison roulante. Ô misère ! il s'aperçoit que dans sa course insensée, il est revenu sur ses pas, et le voilà encore une fois sur la place qu'il a traversée tout à l'heure pour aller chez le boulanger ! que faire ?

Il regarde de tous côtés avec une telle anxiété que les passants, si indifférents qu'ils soient, lisent sur son visage. Une brave marchande de pommes l'arrête, et lui dit avec bonté :

« Tu cherches ton chemin, mon petit homme ?

-- Non.

-- Comment non ? Tu en as pourtant joliment l'air ? Où vas-tu comme ça ?

-- Là-bas.

-- Où donc, là-bas ? du côté du charbonnier ?

-- Non, non, non !

-- Mais tu étais tout à l'heure à sa porte ? dis ? hein ? parle donc ?

-- Oui... Non !

-- Comment t'appelles-tu ?

-- Adalbert... non, non !

-- Ah ! tu ne sais ce que tu dis !... Voyez donc, madame Dubois, ce petit avec son paletot fait pour un autre, et son clinquant dans les cheveux ? Ça ne serait-il pas lui qu'on cherche par là ?

-- Possible. Il a tout l'air d'un vagabond ; qu'il soit ce qu'il voudra, je ne m'en mêle pas ; je n'aime pas la canaille, moi.

-- Ma foi tant pis. Ce serait un pauvre chien que, s'il était perdu, je voudrais lui faire retrouver son maître ; moi je suis comme ça. »

En même temps, moitié parce qu'elle avait bon cœur, et moitié parce qu'elle aimait les émotions, l'honnête marchande de pommes prit la main d'Adalbert pour le mener du côté du charbonnier. L'enfant résistait, au grand étonnement de la brave femme qui lui répétait en cherchant à l'entraîner :

« Mais viens donc, petit sot ! Puisque je te dis que ta grande sœur te cherche, et que ton papa court après toi d'un autre côté ; tiens, le vois-tu ? il vient par ici. »

Adalbert vit en effet l'Hercule qui marchait à grands pas, roulant ses yeux sombres ; il semblait demander un point d'appui pour sa colère. Une indicible frayeur s'empara du petit malheureux ; il eut un moment d'incertitude, ne sachant s'il allait tomber là comme paralysé devant son persécuteur, ou s'il tenterait de recouvrer sa liberté. L'énergie de sa nature l'emporta. Échappant à la marchande, il s'élança dans la rue qui faisait face, et courut de toutes ses forces, jusqu'à ce qu'il se sentît au moment de perdre haleine.

Après cette rue, il en trouva une autre, puis encore une, et dans le lointain il aperçut la plaine, c'était donc l'extrémité de la petite ville ; s'il pouvait courir encore il gagnerait la campagne, et se blottirait dans quelque coin.

Adalbert fait un suprême effort dans la direction de la plaine... Qui voit-il accourir par une rue transversale ? Gella, pâle, inquiète et courant après lui. La tête de l'enfant se trouble, il lui vient en esprit d'aller se jeter à ses pieds, de la supplier de le laisser s'échapper... « Mais, se dit-il, si elle a vraiment le cœur dur, je suis perdu ! Et puis elle doit être bien fâchée contre moi ! Il faut la fuir. »

L'excès du désespoir lui rend des forces, il va comme une flèche, ne voit rien, n'entend rien ; on dirait qu'il ne lui reste que la puissance de disparaître, et de se soustraire au plus affreux malheur.

Gella, elle aussi, est agile ; elle va l'atteindre ; ses pieds légers dévorent l'espace.

Mais voici la campagne, l'enfant aperçoit une maison isolée ; il frappera à la porte, il criera, et l'on aura pitié de sa détresse, et l'on voudra bien le cacher.

Il arrive, se jette sur la porte, frappe, sonne, appelle ; personne ne répond, tout semble mort ici ; les volets sont fermés, le silence est absolu. Le malheureux Adalbert entend le souffle de Gella, et le bruit de ses pas qui se pressent avec une vitesse cruelle. Enfin, la voilà... Il fait le tour du bâtiment, un soupirail est devant lui ; il y a donc là une cave, un bûcher, quelque chose enfin qui n'est pas la maison roulante. Et puis, si Gella le ramène, prisonnier fugitif, ne va-t-il pas être assommé par l'Hercule, ou par la vieille, ou par Karik, ou par tous les trois, et mordu par le chien ?... mieux vaut le soupirail ! C'est l'inconnu, et l'inconnu est plein d'espérance !

Il passe la tête, puis les bras, prend en main une barre de fer qui coupe en deux parties l'ouverture, et se retourne avec l'adresse que donne toujours une situation désespérée. En ce moment, Gella d'un pas lent et attentif commence à faire le tour de la maison déserte. Il se laisse glisser, ivre de peur, le long de la muraille, et va tomber sur je ne sais quoi dont le poids de son corps fait sortir, avec un bruit qu'il ne reconnaît pas, un nuage de poussière. Où est-il ? le pauvre enfant n'en sait rien, mais il entend le frôlement d'une robe contre la barre de fer du soupirail ; Gella s'est arrêtée là, elle appelle, elle écoute, elle parle :

« Petit, es-tu là ? réponds-moi, dis-moi si tu es là ? »

Plus mort que vif, Adalbert est muet, il attend même pour respirer que la jeune fille épuisée, haletante, se soit éloignée, perdant peut-être la trace du fugitif.

Quand le silence est rétabli, l'enfant souffre du silence même, et maintenant que Gella ne le poursuit plus, il voudrait entendre encore le bruit de ses pas ; mais aucun son ne parvient à son oreille, si ce n'est huit coups frappés lentement au-dessus de sa tête par le marteau d'une pendule, qu'un homme sans doute a montée avant de quitter la maison. Elle a donc été habitée, ou du moins visitée, il n'y a pas longtemps cette maison ? Mais quand y reviendra-t-on ? Et lui, comment sortira-t-il de là ? Cette idée ne lui était pas venue quand Gella respirait si près de lui ; à présent il comprend son malheur, et ce malheur l'épouvante.

En proie à cette nouvelle terreur, il revient à l'idée que, bien sûr, Gella serait bonne, et qu'elle sentirait son cœur en voyant un enfant ainsi abandonné. Ne lui avait-elle pas donné souvent la preuve de sa bonté naturelle ? Oui, il aurait dû se fier à elle, et peut-être qu'il est encore temps ? Il crie, il appelle !

« Gella ! Gella ! »

Mais en écoutant, il entend crier et l'on répète deux fois :

« Gella ! Gella ! »

Cette voix qui dit ce qu'il a dit, et ressemble à la sienne, le fait frissonner ; ses cheveux se mouillent de sueur, ses jambes fléchissent, ses dents claquent ; mais il se rappelle tout à coup qu'il y a à Valneige un écho dans le parc, près de la glacière, et que son papa se moquait de lui quand il avait peur de l'écho, puisque ce n'est point un être invisible, mais un bruit renvoyé par un cause toute naturelle.

Revenu de sa frayeur, il retombe à demi couché et se résigne à attendre.

« Que huit heures ! se dit-il, qu'il faudra de temps avant que le jour ne revienne ! Et puis quand le jour reviendra, comment sortirai-je de ce trou ? »

Il n'osait pas remuer, craignant de rencontrer quelque obstacle sur le sol, ou des objets qui auraient pu le blesser. Le sommeil ne venait pas suspendre son inquiétude ; au contraire, il était agité, ses yeux s'ouvraient bien grands, et dans sa tête se croisaient, ce soir-là, plus d'idées qu'il n'en passait ordinairement en un jour.

La lueur de la lune ne descendait pas jusqu'au fond de ce caveau ; un angle était seul éclairé, et dans l'angle, Adalbert voyait quelque chose de noir, long deux fois comme sa main tout au plus, mais suivi d'un trait noir qui, collé pour ainsi dire à la muraille, s'inclinait cependant quelquefois, soit à droite, soit à gauche.

« Qu'est-ce que cela ! » se demandait Adalbert.

Ses yeux inquiets ne quittaient pas l'objet mystérieux, et il ne pouvait imaginer ce qu'il y avait dans l'angle. Cette nouvelle préoccupation se joignait aux autres. Quelle nuit ! L'enfant était seul, dans les ténèbres, sans avoir seulement mesuré de ses pas sa prison, se disant :

« Quand j'aurai faim, qui donc me donnera du pain ? »

Quelquefois il pensait que jamais plus il n'aurait faim, parce qu'il était trop malheureux.

Neuf heures sonnèrent au milieu de cette grande tristesse. Comme il se tournait d'un autre côté pour se reposer de sa situation incommode, sur cette espèce de lit poudreux, il aperçut par le soupirail un petit coin du ciel avec une belle étoile qui semblait n'être là que pour lui. Il la vit cette étoile, avec une véritable reconnaissance ; c'était quelque chose de doux pour un enfant abandonné, et comme enterré tout vivant ; et puis cette vue lui donnait des pensées plus calmes que les pensées de la terre. Il se disait naïvement :

« C'est le bon Dieu tout seul qui a fait cette étoile, et comme il sait tout d'avance, il savait en la faisant qu'un pauvre petit garçon la verrait par un soupirail, quand il aurait eu perdu son papa, sa maman, et tout le monde. »

Ce souvenir, mêlé à l'attendrissement que lui causait la belle et solitaire étoile, lui fit verser des larmes dont il ne connaissait pas encore la douceur, et qui déchargèrent sa poitrine oppressée. Il se sentait une créature bénie qui, pour être à huit pieds sous terre, n'en était pas moins présente aux yeux du Créateur. Tout en versant, malgré lui, des pleurs qui le soulageaient réellement, il disait au bon Dieu les mots les plus doux, les plus confiants ; ce fut sa prière du soir, et quand il l'eut finie, il continua de regarder l'étoile, et, malgré le froid qui le gagnait, malgré la peine qui remplissait son cœur, il aurait peut-être pu s'endormir en face de ce petit coin de ciel bleu, s'il n'avait été comme forcé de tourner à chaque instant les yeux vers l'angle pour surveiller l'objet noir qui était toujours là, et dont l'extrémité remuait de temps en temps, laissant au prisonnier un doute qui lui était insupportable.

La pendule sonna dix heures. Il semblait à l'enfant qu'il y avait déjà bien longtemps qu'il vivait dans ce souterrain, et vraiment, sans l'étoile, il se serait découragé ; mais elle était là, toute belle et brillante, comme un joyau tombé pour lui de la main du grand Roi, et Adalbert lui disait :

« Reste là, ma belle étoile, oh ! reste là, ne t'en vas pas, ne me laisse pas tout seul ! Tu es mon étoile, à moi ; et comme les savants donnent des noms à tout ce qui brille là-haut, moi qui ne suis pas savant, je te donne un nom, le meilleur que je sache, je t'appelle, comme maman, Adilie , parce que tu me fais du bien. Tant que je te verrai, j'aurai du courage ; et puis quand je serai sorti d'ici, et que j'aurai retrouvé mes parents, je te chercherai encore, et tu verras, je te regarderai toute ma vie ! »

Tout en parlant à sa nouvelle amie, il se tourne vers l'angle de la muraille par un mouvement qui était devenu convulsif, que voit-il ?... l'objet mystérieux avait changé de place, il avait marché et marchait encore : il venait du côté de l'enfant Plus de doute, c'était un gros rat noir, un de ceux dont à Valneige les chats avaient peur, un de ceux que Gervais s'efforçait de prendre au piège disant que ces bêtes-là mordaient.

Adalbert ne vit plus son étoile, ni le ciel bleu, ni ses belles pensées d'espérance, mais uniquement le gros rat noir qui venait dans l'ombre comme un traître, et sans que le prisonnier pût se défendre puisqu'il n'osait bouger, ne sachant de quoi il était entouré. Nouvel effroi ! La peine du petit de Valneige n'était plus une peine attendrissante et qui élevait son âme si bien formée par de bons parents, c'était une horreur instinctive pour une bête dangereuse, et il fallait passer ainsi toute la nuit, et la pendule sonna dans les ténèbres onze heures.

VIII -- *Adalbert occupait la pensée de M me* Tourtebonne.

Il y a des gens qui veulent toujours savoir comment finit ce qu'ils ont vu commencer. De ce nombre était l'honnête marchande que nous avons entendue questionner Adalbert. Elle était restée plantée devant sa voiture à bras, suivant des yeux aussi loin que possible le petit coureur.

Mme Tourtebonne, c'était son nom, éprouvait un besoin continuel d'expansion ; elle disait à chacun ce qu'elle pensait, et comme son occupation unique était de rouler sa voiture dans tous les quartiers, elle avait pour confidente intime la ville entière. Peu importait qu'on lui répondît ou qu'on ne lui répondît pas ; l'essentiel était de communiquer ses pensées ; aussi arrivait-il constamment à Mme Tourtebonne d'achever à la bouchère l'histoire dont l'épicière distraite avait eu les premiers mots. La chère femme était connue de tous, et appréciée parce qu'elle était obligeante, comme le sont en général les personnes qui aiment à se mêler de beaucoup de choses. Elle ne craignait pas de se donner de la peine pour les autres, et, certainement, s'il avait fallu pour rendre un service parler trois heures de suite, elle en eût parlé quatre.

Comme il y avait quarante-deux ans qu'elle tournait dans la ville, elle en savait par cœur les rues, les maisons et les habitants ; c'était à peu près comme un dictionnaire qu'on n'a qu'à feuilleter pour y trouver son mot avec les indications désirées. Mme Tourtebonne était si bien au courant de ce qui se passait, grâce à son commerce et à sa perspicacité, qu'elle avait été appelée plusieurs fois en témoignage devant la justice. Ces jours-là avaient été des jours de triomphe pour l'excellente femme ; sa mémoire était si fidèle, ses remarques si minutieuses, sa parole si facile, que véritablement, elle avait jeté une grande lumière sur les affaires dont il s'agissait. Aussi, les gens qui ne marchaient pas droit l'évitaient-ils comme le feu ; on se cachait d'elle pour faire du mal comme on se cache de tout instrument de publicité.

Pour en revenir à ce qui nous intéresse, aussitôt que Mme Tourtebonne eut eu perdu les traces d'Adalbert, elle se retourna pour le dire à quelqu'un, et ne vit que le gros Baptiste, personnage lourd, épais, impropre à la conversation. C'est égal, il n'y avait que lui sur le pas de sa porte, et comme il ne vendait pour le moment ni hareng ni fromage, double parfum commercial dont il s'occupait, on pouvait sans indiscrétion lui faire écouter, bon gré, mal gré, ce qu'on voulait.

« A-t-on jamais vu chose pareille ? Un petit bonhomme que j'allais remettre dans son chemin, et qui me file entre les doigts ! qu'en dites-vous, monsieur Baptiste ? »

Le lourd Baptiste, qui n'en disait rien, parce que ce n'était ni du hareng, ni du fromage, fit hum ! bien fort et d'une voix enrouée. C'était une manière honnête de se tirer de toutes les affaires qui ne concernaient point son double commerce.

M. Baptiste ne s'intéressait absolument qu'à la vente et à sa pipe, qui était pour lui le symbole d'une immortelle tranquillité. Se déranger d'un pas, regarder ce qui se passe, chercher à tirer des conséquences d'un fait, tout cela lui paraissait un inutile accroissement de besogne ; aussi tenait-il bien peu de place dans la ville de cinq mille âmes qu'il habitait, où les commères en particulier le considéraient comme un zéro.

Mme Tourtebonne était pourtant de force à donner de la valeur à un zéro si elle le précédait, c'est-à-dire si elle parvenait à l'adapter à un sujet choisi par elle. Ce fameux hum que le bonhomme mettait à toute sauce ne la satisfit nullement, et elle reprit d'un ton pressant :

« Vous l'avez vu, n'est-ce pas, monsieur Baptiste, ce petit nigaud qui regardait à droite et à gauche, et à qui j'ai parlé ? vous l'avez vu ? dites ? »

Comme le hum n'était pas un vain son chez M. Baptiste, et que n'employant guère que cela il savait très bien s'en servir, ce fut encore sa réponse, mais cette fois accompagné d'un signe de tête affirmatif. Le tout ensemble faisait oui autant que possible, car M. Baptiste ne disait jamais carrément oui, étant originaire d'un canton de la Normandie où les traditions s'étaient conservées intactes depuis le célèbre Rollon. Lorsqu'il s'agissait de la vente, il fallait bien donner à la pratique autre chose que des hum ! On faisait alors usage de circonlocutions habiles, d'interjections expressives, mais jamais n'arrivait le oui compromettant. C'était inévitablement : dame !... ça dépend !... pourquoi pas ?... qu'en pensez-vous ?... allons donc !... tout de même.

LA PRATIQUE.

Sont-ils frais vos harengs ?

LE MARCHAND.

Je vous le demande ?

LA PRATIQUE.

Sont-ce bien ceux qu'on vous a apportés ce matin ?

LE MARCHAND.

Lesquels donc que ça serait ?

LA PRATIQUE.

Ce sont vos plus frais, n'est-ce pas ?

LE MARCHAND.

Croyez-vous que je vous offrirais de la mauvaise marchandise ? voyons ?

LA PRATIQUE.

Eh bien, donnez-m'en six.

LE MARCHAND.

Voilà, et du bon ! À présent, il nous faut du fromage, pas vrai ?

LA PRATIQUE.

Je ne m'en soucie guère.

LE MARCHAND.

C'est pourtant bon et digestif ! Celui qui ne mange point de fromage a des pesanteurs.

LA PRATIQUE.

Vous croyez ?

LE MARCHAND.

La preuve, c'est que je n'en ai jamais, moi qui suis dans le fromage depuis que je me connais ; ainsi...

LA PRATIQUE.

Eh bien, donnez-m'en un peu, pas beaucoup.

LE MARCHAND.

Ce que vous voudrez.

LA PRATIQUE.

Pas de celui-ci ; il est très fort, n'est-ce pas ?

LE MARCHAND.

Excellent !

LA PRATIQUE.

Celui-là doit être meilleur ?

LE MARCHAND.

Parfait !

LA PRATIQUE.

Lequel vais-je prendre ?

LE MARCHAND.

Prenez-les tous les deux.

LA PRATIQUE.

Oh ! non, il ne m'en faut qu'un, et encore c'est trop.

LE MARCHAND.

On le coupe en deux, ça fait qu'on n'en voit que la moitié.

LA PRATIQUE.

Celui-ci me paraît plus gras ?

LE MARCHAND.

Il l'est...

LA PRATIQUE.

Et l'autre ?

LE MARCHAND.

L'autre aussi.

LA PRATIQUE.

Se conservera-t-il ?

LE MARCHAND.

Vous m'en direz des nouvelles.

LA PRATIQUE.

Vous en répondez ?

LE MARCHAND.

Si vous ne le trouvez pas bon, rapportez-le moi.

Ainsi le gros Baptiste avait réponse à tout, et la pratique, se lassant toujours la première, achetait harengs et fromage, qui, il faut le dire, avaient toutes les qualités voulues, puisqu'on ne leur demande pas de sentir bon.

Tel était M. Baptiste, ne parlant volontiers que pour ses affaires, et silencieux sur tout le reste. De là le hum. Mais quand Mme Tourtebonne vous tenait, on n'en était pas quitte à si bon marché ; aussi continua-t-elle, avec une vive émotion, et dans l'intérêt de la morale :

« Vraiment, il n'y a plus d'enfants ! conçoit-on ça ? Un marmot qui ne vous répond pas quand on cherche à lui rendre service ? Ah ! si le papa était venu par ici, je lui aurais fait mon compliment. Faut être poli, et quand le monde vous parle, faut pas lui tourner le dos. »

Ces mots furent dits juste au moment où M. Baptiste avait déjà fait un demi-tour à gauche pour rentrer dans sa boutique ; il s'en fit donc l'application, et la politesse française, que les Normands ont adoptée comme les autres, le cloua malgré lui sur le pas de sa porte.

« Mais peut-on imaginer une chose pareille : un enfant qui cherche son chemin devrait être content qu'on quitte la pomme pour s'occuper de lui. Pas du tout ! Pendant que je lui montre la rue Verte, voilà-t-il pas qu'il enfile la rue Bleue ?... Après ça, dame, faut tout dire, il y a des parents qui battent les enfants comme plâtre, ça ne les attache pas à la maison. Avec les enfants, faut ce qu'il faut, mais faut pas les assommer. Ce pauvre petit, il est peut-être malheureux comme les pierres. Tout à l'heure il était à la porte du charbonnier avec sa grande sœur et deux autres enfants, un petit garçon et une petite fille. Les avez-vous vus, monsieur Baptiste ? »

Quoique la question fût directe, le marchand de fromage s'en tira encore cette fois avec ce hum ! qu'il préférait à tout, et fit en même temps trois signes de tête de haut en bas, ce qui valait à oui, oui, oui.

« Ah ! vous les avez vus ! Eh bien ! voulez-vous que je vous dise ? moi, je n'ai pas bonne opinion de ce monde-là. La petite est toute maigrelette, elle a une mine de papier mâché ; le garçon est un gros joufflu, mais il a l'air bête comme tout ; c'est qu'on l'aura trop battu. La grande fille a l'air d'un tambour-major ; elle est belle, mais elle me fait l'effet d'une danseuse de foire, avec son jupon court, et ses cheveux mal peignés. Ce pauvre petit, c'est peut-être un enfant volé ? Dame, ça s'est vu. Avec ça qu'il est gentil malgré ses vilains habits. Ah ! s'il est à eux, il n'a toujours pas d'air de famille. Il est blond, mince, il a des petits poignets de mauviette, la peau fine et blanche, on dirait d'un enfant qui a été élevé dans le grand... Tenez, tenez, monsieur Baptiste, voilà le papa... faut l'appeler.

-- Eh ! dites-donc, là-bas ! par ici ! C'est-y pas votre petit que vous cherchez, avec un bandeau doré dans les cheveux ? »

L'Hercule à cette voix se détourna et fit trois pas du côté de la marchande, pendant que celle-ci continuait :

« J'ai bien vu qu'il cherchait son monde, j'ai voulu l'arrêter ; ah ben oui ! c'est comme le chien de Jean de Nivelle qui s'enfuit quand on l'appelle. Faut pourtant que vous le retrouviez. Écoutez, si c'est un gamin qui veut faire sa tête, je m'en vas vous donner un moyen de remettre la main dessus. Je connais ce quartier-ci, et les autres ; il y a, à vingt pas, un commissaire de police qui a toujours du monde à envoyer de droite et de gauche ; je m'en vas vous y conduire, vous lui direz votre affaire, et il vous fera retrouver le petit. »

À peine cette brave femme avait-elle achevé sa phrase, que l'Hercule, jusqu'alors impassible comme à son ordinaire, roula ses yeux sombres, et, assurant qu'il apercevait son enfant dans la direction de l'église, il s'élança soi-disant à sa poursuite et disparut.

On ne saurait se représenter l'ébahissement de Mme Tourtebonne ; elle resta les bras pendants, en face de sa reinette du Canada, regardant avec ses yeux perçants l'Hercule qui ne poursuivait rien du tout, car elle ne distinguait au clair de lune que trois enfants dont les noms lui étaient familiers.

Elle fut trop heureuse d'avoir, faute de mieux, M. Baptiste pour lui dire :

« Voyez-vous ça ? c'est un enfant volé ! D'abord cet homme-là a la figure du diable ; et puis, avez-vous remarqué ses yeux quand je lui ai parlé du commissaire de police ?

-- Hum !

-- Ce pauvre enfant ! c'est qu'il serait joli comme un amour une fois repeigné, et habillé comme tout le monde ; ah ! qu'il me fait pitié ! pauvre petit chérubin ! La preuve qu'il y a quelque chose là-dessous, c'est que quand je lui ai demandé son nom, il m'a répondu Adalbert, et puis, vite, il a dit comme s'il avait peur : Non, non, non ! Un enfant ordinaire dit tout à la bonne franquette, et ne cache pas son nom. Qu'en pensez-vous, monsieur Baptiste, vous qui avez eu un garçon, votre pauvre petit Auguste ? »

À ce nom d'Auguste, le marchand parut sortir de sa léthargie, et répondit à Mme Tourtebonne :

« Je pense comme vous que c'est un enfant volé. »

M. Baptiste vivait dans une sorte de somnolence par rapport aux choses de ce monde, sauf son commerce. Il y avait néanmoins un coin de son cœur qui ne sommeillait pas : celui où se conservait, dans sa grâce enfantine, l'image de son petit Auguste, qu'il avait vu mourir à peu près à l'âge que venait d'atteindre le jeune de Valneige. On n'évoquait jamais en vain ce souvenir, et, en mémoire d'Auguste, le tranquille Baptiste sortait toujours de son assoupissement.

« Eh bien ! voyons, dit la marchande, quoi faire ? moi, d'abord, je ne peux pas rester comme ça, je ne dormirais pas ma suffisance. Pensez donc qu'à l'heure qu'il est, il y a de pauvres parents qui cherchent leur petit garçon qu'on leur a pris, et que moi je serais là, devant ma pomme, sans faire un pas pour qu'on le retrouve ! non, ça n'est pas possible. Moi, voyez-vous, je n'ai jamais eu d'enfants, malheureusement pour moi ; mais je les aime, les enfants, je leur veux du bien. Ah ! si j'en avais eu ! comme j'en aurais pris soin ! je crois que je les aurais tous pendus à mon cou de peur de les perdre. »

Mme Tourtebonne, en disant ces mots, et toute remuée à la pensée d'Adalbert, se mit à pleurer comme elle faisait de temps en temps, sur les enfants qu'elle n'avait jamais eus. Puis, ayant tiré de sa poche un grand mouchoir à carreaux, elle s'essuya les yeux, et se remit à sourire. Tout était vrai dans la bonne femme, mais les impressions se succédaient rapidement.

« Voilà qu'il est tard, dit-elle, il faut pourtant aller se coucher. Si nous faisions auparavant une déclaration à la police ? Dites, qu'en pensez-vous, monsieur Baptiste ? vous qui aimiez tant votre pauvre petit Auguste ? hein ! si l'on vous l'avait pris ?

-- Allons chez le commissaire, répondit le brave homme, que l'émotion de la marchande, jointe à ses propres souvenirs, éveillait presque tout à fait ; laissez-moi seulement fermer mes volets, et je suis à vous. »

Les volets fermés, le marchand remisa pour un moment la petite voiture de Mme Tourtebonne dans sa cour, salua, demanda excuse, et offrit courtoisement son bras à sa plus ancienne connaissance ; c'était ainsi qu'on l'appelait, car dans la ville de G\ \*\ , elle était en effet la plus ancienne connaissance de presque tous ceux qui la voyaient passer depuis quarante-deux ans. Son cœur chaud, sa parole vive, ses manières aimables lui avaient concilié cette espèce d'affection qui se base sur un fond d'estime, et sur la longue habitude de sentir quelqu'un tourner autour de soi. Quand on voit une personne tous les jours, il faut nécessairement l'aimer un peu, ou la prendre en grippe ; et nul n'avait garde de prendre en grippe cette bonne figure bien rouge, entourée d'un bonnet bien blanc, et qui souriait à toute la ville comme à une amie d'enfance.

Les pauvres, et surtout les petits mendiants, la rencontraient avec grand plaisir parce qu'au lieu de laisser ses fruits se gâter, elle les donnait le long du chemin quand elle n'avait pas pu les vendre, et elle disait :

« Tiens, mon petit, prends cette pomme, elle est à moitié pourrie ; si j'étais riche, je t'en donnerais de la bonne, mais tu ôteras le mauvais, et ça ira encore. »

Et quand le pauvre enfant disait merci, elle répondait :

« De rien, mon bichon, ça me fait plaisir de te la voir croquer. »

On arriva chez le commissaire de police. Mme Tourtebonne parla longtemps pour ne pas dire grand-chose, et M. Baptiste dit tout en quatre mots et quelques hum !

M. le commissaire enregistra la déclaration, et fit espérer que ces dépositions pourraient aider tôt ou tard le malheureux enfant à retrouver sa famille.

M. Baptiste et Mme Tourtebonne se retirèrent bras dessus, bras dessous, comme ils étaient venus, et pour clore cette soirée d'émotion, la petite voiture se remit en marche jusqu'au logis de l'excellente femme, qui demeurait précisément dans une des dernières maisons de la ville, du côté où Adalbert avait gagné la plaine.

Comme elle avait non seulement le cœur bon, mais l'esprit inventif, elle ne s'endormit que fort tard, tant elle roula de projets dans sa tête, bien décidée à ne pas perdre de vue cette affaire, et à employer toute sa finesse et toute sa perspicacité au service de l'enfant perdu.

Pendant ce temps-là, notre petit ami était, comme nous l'avons vu, dans un souterrain, et comptait bien tristement les heures de sa captivité.

IX -- Adalbert avait faim.

Nous avons laissé le fils de M. de Valneige en proie à une vive agitation dans sa ténébreuse solitude. Cette agitation dura plusieurs heures. Tantôt il croyait que le gros rat était tout près de lui, tantôt il lui semblait le sentir grimper le long de son corps. Son imagination lui créait mille souffrances qui n'existaient pas.

Il fut distrait de cet état pénible par une autre préoccupation qui, en le détournant de la vilaine bête, le rejeta dans de nouvelles perplexités.

Il entendait à quelques pas le bruit d'un ouvrier qui travaillait le bois. C'était comme si un menuisier entreprenait de faire un trou à une porte. Il grattait, perçait, raclait, tout cela vite, vite, comme s'il était pressé, puis cessait tout à coup, se reposant apparemment ; mais alors c'était une immobilité absolue, un silence complet ; on n'entendait même pas l'ouvrier respirer.

Quand Adalbert eut conçu l'idée qu'il y avait un homme tout près de la porte, en dehors et dans l'obscurité, il éprouva un trouble extrême. D'un côté, il pensait que cet homme serait son sauveur, et le ferait sortir de la cave ; de l'autre, il se voyait à la merci d'un étranger qui pouvait être encore un méchant, un voleur d'enfants !

Il y avait des moments où le petit garçon voulait appeler ; il ouvrait la bouche pour dire :

« Monsieur le menuisier, voulez-vous venir à mon secours, s'il vous plaît ? »

Mais chaque fois la voix lui manquait, comme dans un mauvais rêve. Devant cette étrange inquiétude, il avait oublié le rat, ne songeant plus qu'à l'ouvrier.

Adalbert s'étonnait d'autant plus en présence de ce travailleur mystérieux, que plusieurs fois chez son père, il avait vu des menuisiers faire différents ouvrages, mais qu'ils ne s'arrêtaient pas ainsi à tout instant. Et puis, cet individu travaillait sans voir clair. Encore une chose bien étonnante !

Si Adalbert eût été un garçon peureux, ce qui est une grande honte quand on est destiné à s'appeler un homme, à conduire, à gouverner, il fût probablement devenu malade de frayeur ; mais son père lui avait dit bien des fois, et lui avait même prouvé, que les bruits qu'on ne peut pas s'expliquer au premier abord sont presque toujours produits par une cause fort simple. M. de Valneige avait eu soin d'éclairer l'esprit de ses enfants depuis qu'ils avaient commencé à montrer quelque discernement.

Adalbert, bien que fort étourdi, avait compris les leçons pratiques données chaque fois que les circonstances s'y prêtaient. Il s'en trouvait bien dans sa cruelle position, car, au milieu de ses angoisses, il ne cessait pas d'être aussi raisonnable que le permettait son âge.

Quand l'ouvrier eut travaillé pendant un certain temps, il se reposa tout à fait, soit qu'il fût extrêmement fatigué, soit qu'il eût terminé ce singulier ouvrage. Tout bruit cessa, mais on n'entendit point les pas d'un homme qui s'éloigne.

L'enfant accablé d'émotions successives, brisé par son inquiétude même, finit par éprouver dans son corps cette lourdeur qui précède le sommeil, et dans son esprit cet apaisement que suit l'oubli. Ceci dura jusqu'au moment où la pendule sonna deux heures. Depuis, il n'entendit plus rien, il s'était endormi.

Le sommeil est l'ami des malheureux ; Dieu nous l'a préparé comme le plus puissant contrepoids à nos maux : c'est dans cette espèce de bain rafraîchissant que nos pensées se reposent, que nos craintes se dissipent, que notre volonté reprend le calme et la force qui lui sont nécessaires pour nous conduire ; mais si le sommeil est doux à celui qui souffre, combien amer est son réveil ! Il avait oublié, et toutes les sensations pénibles lui sont rendues une à une. Le silence autour de lui, et en lui-même, a fait disparaître, il est vrai, les fantômes de l'imagination : mais la réalité est là, et le cœur recommence à souffrir.

Quand Adalbert s'éveilla, les premières lueurs du jour descendaient à peine dans le souterrain il ne pouvait encore rien distinguer de ce qui l'entourait, mais ses souvenirs lui revenaient douloureusement, et il regrettait de ne pouvoir dormir toujours.

Ses pensées étaient si tristes qu'il ne savait comment leur échapper. Parmi les images qui lui apparaissaient, il en choisit une pour se reposer des autres ; il se représentait, comme s'il la voyait devant lui, sa pauvre chère maman, et la regardait réellement dans son cœur, car la tendresse qu'il avait pour elle ne lui laissait pas oublier le moindre détail.

Il voyait en lui même jusqu'à l'alliance qu'elle portait, et qui avait toujours été une des grandes joies d'Adalbert. Cette alliance offrait cela de particulier que, étant un peu plus large que ces sortes de bagues ne le sont d'ordinaire, Mme de Valneige s'était plu à faire graver dans l'intérieur les initiales de ses enfants par ordre de naissance. Quand Adalbert était petit, et qu'il avait été bien sage, il obtenait de sa maman la faveur d'ouvrir lui-même l'alliance et d'y regarder la lettre A qui représentait son nom. Avant même de savoir son alphabet sans faute, le petit garçon, quand la fameuse bague s'entrouvrait, ne manquait jamais de s'écrier :

« Ça c'est un C, ça veut dire Camille ; ça c'est un E, ça veut dire Eugène ; ça c'est une F, ça veut dire Frédéric, et ça c'est un A, ça veut dire Adalbert ! »

Quand il en arrivait là, il se donnait deux ou trois petits coups sur la poitrine pour s'assurer que c'était bien lui ; puis il battait des mains, et sa maman l'embrassait ; cela finissait toujours ainsi.

Cette bague jouait un grand rôle dans l'éducation maternelle du jeune enfant, et même un jour qu'il avait commis une énorme faute, c'est-à-dire qu'il avait dit non quand il pensait oui , qu'il avait en un mot menti, Mme de Valneige lui avait déclaré en le regardant très sévèrement, que si jamais pareille chose lui arrivait encore, elle enverrait sa bague chez le bijoutier pour qu'il effaçât la lettre A. Et le bon petit enfant n'avait jamais menti depuis ce jour-là.

Lorsque, dans ce triste caveau, le prisonnier cessait de penser à sa maman, il ne trouvait en son esprit que des sujets de crainte. Ce reste de ténèbres l'empêchait de suivre les mouvements du gros rat noir. Et puis, il se demandait avec anxiété où en était l'ouvrier mystérieux ? S'il s'était endormi là tout près, ou bien s'il était parti ? Non, aucune porte ne s'était ouverte, et Adalbert ne pouvait douter que, excepté le balancier de la pendule, tout dans cette maison fût immobile.

Il évitait de penser au menuisier, mais alors revenait l'Hercule. Oh ! quel effroi ! s'il fallait le revoir, être repris par ses larges mains qui l'auraient broyé en le touchant ! Le petit garçon tremblait à cette seule idée. Et la vieille ? oh ! la vieille, elle lui faisait encore plus peur ; l'impression qu'elle produisait sur son cerveau fatigué, et sur ses nerfs malades, était à peu près la même que l'impression produite par le gros vilain rat qui s'agitait dans l'ombre.

Et Gella ? ah ! Gella ! elle aurait été bonne peut-être ! Pourquoi l'enfant n'avait-il pas répondu quand elle avait dit si doucement :

« Petit, es-tu là ? »

Il le regrettait, et pourtant elle aurait probablement voulu le ramener dans la maison roulante, et alors que serait-il arrivé ? L'Hercule l'aurait-il battu comme un pauvre chien ? ou bien, dans sa fureur, ne l'aurait-il pas tué ? Cet homme, par sa haute taille, par ses yeux sombres, et par son silence à peu près continuel, avait imprimé dans l'esprit de son prisonnier une crainte indicible. Quand il parvenait à ne plus penser à lui, c'était pour s'interroger lui-même, pour se demander comment il sortirait de sa tombe, ou si plutôt il n'y mourrait pas, tout seul, et loin de ses bons parents ?

Cependant le jour croissait ; Adalbert put enfin prendre connaissance de sa triste demeure. Comme il n'avait pas eu dans sa première enfance la tête troublée par des contes effrayants et absurdes, il ne s'imaginait pas être dans un lieu bien caché, visité de loin en loin par quelque fée malfaisante, ou quelque monstre hideux. Non, il se croyait tout simplement tombé dans une cave ou dans un bûcher, comme la cave et le bûcher de son père, et c'était cela effectivement ; il était dans un sous-sol qui faisait à la fois l'office des deux.

La maison isolée dans laquelle il se trouvait, par suite de sa déplorable aventure, était une maison de peu d'importance, assez coquette dans sa simplicité, très chère à ses maîtres ; on le voyait au soin avec lequel étaient entretenues ses persiennes vertes, ses murailles blanches, et jusqu'aux moindres détails. Un seul caveau, large et sain, servait de cave, de bûcher, de charbonnier et de débarras. Les yeux du captif, dès qu'ils se furent accoutumés au demi-jour, rencontrèrent des bûches de toute grosseur, et quelques centaines de bouteilles vides, bien en ordre sur deux rangées de lattes. D'autre part, de vieux outils de jardinage, des planches, un tonneau, une cage brisée. Il vit aussi l'espèce de lit sur lequel il avait passé la nuit : c'était de la poussière de charbon, mêlée de quelques menus morceaux, reste de la provision que sans doute on avait coutume de mettre dans ce coin, juste au-dessous du soupirail. Les mains du petit garçon en étaient toutes noires, son visage et ses cheveux devaient en être couverts.

« Tant mieux, pensa-t-il, si je puis me sauver, et que je rencontre le méchant homme, il me prendra pour un petit nègre, et me laissera passer. »

Plein de cette idée, il imagina de se noircir pour tout de bon, et, ramassant à pleines mains cette poussière de charbon, il s'en frotta la figure, ayant soin de repasser vingt fois sur les sourcils, et de poudrer ses cheveux blonds jusqu'à la racine, après avoir rejeté loin de lui l'affreux bandeau doré dont on avait entouré sa tête.

Ah ! si la bonne vieille Rosette l'avait vu dans ce piteux état, elle n'aurait jamais pu reconnaître son cher blondin ; c'est tout au plus si Mme de Valneige, par instinct maternel, aurait senti que c'était là son petit bien-aimé, son dernier fils, son Benjamin !

Quand Adalbert eut terminé cet affreux barbouillage, il eut horreur de lui-même. À la honte de ses misérables vêtements, il venait de joindre volontairement une couche de noir qui le défigurait ; cependant c'était un bon moyen de passer inaperçu.

S'il avait pu glisser le tonneau au-dessous du soupirail et le couvrir de quelques planches, peut-être se serait-il hissé à grand-peine jusqu'à l'ouverture ; mais impossible de remuer ce malheureux tonneau ; Adalbert était plus adroit et plus souple qu'il n'était fort, et ce tonneau semblait tenir au sol.

Comment faire ? Les heures du matin s'écoulèrent dans mille essais infructueux, sans qu'il pût concevoir la moindre espérance de réussite.

Un des supplices du pauvre enfant, c'était ce froid de novembre qui descendait par le soupirail et glaçait surtout ses pieds, immobiles depuis si longtemps. On l'avait heureusement habitué à Valneige à supporter les rigueurs de l'hiver. Quand il se plaignait du froid, au lieu de lui dire : « Chauffe-toi », on lui disait : « Va courir, et surtout ne t'avise pas de pleurer, parce que les hommes ne pleurent point pour des bêtises. »

L'enfant savait donc faire toutes sortes d'exercices propres à rétablir la circulation du sang, et par conséquent à rappeler la chaleur. Il se dit que c'était le cas d'employer ses petits talents.

Tout seul dans ce caveau et loin de tout secours humain, car l'ouvrier ne donnait plus signe de vie, Adalbert éprouvait un sentiment de reconnaissance envers ses parents, et envers tous ceux qui l'avaient entouré de soins virils, raisonnables avant tout. Rien n'avait amolli en son esprit les instincts masculins. « Ah ! si j'avais été élevé comme une fille, se disait-il, que deviendrais-je aujourd'hui ? »

À force de s'agiter par ces mouvements gymnastiques dont il avait la bonne habitude, Adalbert sentit une douce chaleur assouplir ses membres, et n'eut plus de ce côté aucune inquiétude.

Ce calme lui donna le loisir de songer davantage au menuisier. Était-il là ? n'était-il pas là ?

Le prisonnier regardait du côté de la porte, il collait son œil contre le trou de la serrure : inutile. Les ténèbres étaient épaisses au dehors, et l'enfant se hâtait de revenir sous le soupirail parce que l'air, la lumière, la liberté, tout était là. Le soupirail lui semblait le seul intermédiaire possible entre lui et le monde.

Cependant, le solitaire était parvenu à voir assez distinctement ce qui l'entourait. Il remarqua donc au bas de la porte une entaille toute fraîche, de forme demi-circulaire, et sur le sol une poudre jaunâtre qui n'était autre que le bois réduit en poussière par un travail persévérant. L'enfant, dont l'esprit n'était point paresseux, savait mettre à profit ses souvenirs. Peu de temps avant le voyage, la cuisinière de Valneige avait parlé des dégâts causés par les rats ; il avait fallu boucher certaines cavités, réparer en certains endroits la boiserie endommagée par la dent incisive de ces animaux rongeurs, et Jeanneton s'était écriée :

« Les vilaines bêtes ! ne dirait-on pas qu'un menuisier a passé par là ! »

Et Gervais, qui couchait de ce côté de la maison, quoique au second étage, avait ajouté :

« En vérité, si cette nuit je n'avais pas su que c'était un rat qui rongeait le bois, au lieu d'aller se fourrer dans le piège que je lui avais tendu, j'aurais juré que c'était un ouvrier qui travaillait. »

Adalbert appliqua à la circonstance ces divers souvenirs, et, rapprochant les faits, il vint à conclure positivement que le prétendu menuisier avait passé la nuit dans l'angle de la cave, et n'était autre que le rat qui, effectivement, avait disparu de l'angle avant que ne commençât le bruit. Ce fut pour l'esprit malade du jeune enfant un soulagement réel ; mais ce soulagement même lui permit de songer davantage à un autre genre de misère, plus grave que les autres et cent fois plus menaçant.

Qu'était ce donc ?

L'enfant bâillait à chaque instant ; ce n'était pas le besoin de sommeil qui causait ces bâillements répétés. Il sentait un malaise étrange ; il lui semblait qu'on lui serrait la tête en pressant les tempes, et son estomac, qui avait eu le temps d'oublier la grosse soupe des Bohémiens, demandait impérieusement le pain du jour.

Chaque instant augmentait cette souffrance, et la pendule qui sonnait là-haut avait l'air de compter les heures de vie qui restaient au jeune de Valneige. Les plus dures pensées s'offraient à lui. Comme il était assez avancé dans ses études pour un enfant de son âge, il avait lu des aventures de voyageurs jetés dans quelque île déserte où l'on ne savait que devenir. Cependant, il y avait toujours deux ou trois cocotiers dont on mangeait le fruit, un oiseau sauvage que l'on faisait griller tant bien que mal, ou du moins un rocher dont on détachait quelques huîtres ; mais dans ce caveau, rien, rien que du charbon, du bois, des bouteilles vides ; il fallait sortir de là à tout prix, ou bien y mourir dans les tortures de la faim.

À mesure que s'écoulait ce triste jour, la tête du prisonnier s'affaiblissait, et, malgré lui, son courage l'abandonnait. Il n'osait plus marcher, ayant remarqué que son mal d'estomac devenait plus insupportable quand il remuait. Blotti au pied du tonneau contre lequel il appuyait sa pauvre tête, et regardant le soupirail, il espérait encore, car il n'était pas complètement abandonné, il le savait bien. Dieu le voyait, et, pour répondre à ses prières naïves, il lui envoyait de temps en temps des pensées douces et secourables, comme tout ce qui nous vient du ciel.

Le captif se rappelait avoir appris par cœur la belle histoire de Joseph que la Providence avait retiré d'une citerne, où ses méchants frères l'avaient jeté ; il se disait :

« Joseph était presque aussi malheureux que moi, et pensait à Jacob comme je pense à papa ; mais lui, du moins, il n'avait pas quitté Rachel !... Il a dû avoir bien peur, et pourtant il est sorti de la citerne. Et moi aussi je sortirai de ce caveau. N'est-ce pas, mon Dieu, vous m'enverrez quelqu'un ! je suis un second petit Joseph, ayez pitié de moi ! »

Ainsi l'espoir renaissait dans son cœur, et puis un quart d'heure après une tristesse profonde l'accablait. Alors lui revenaient tous les souvenirs de Valneige ; ces souvenirs le déchiraient. Il semblait que tout fût perdu, et versant des larmes amères sur sa désobéissance, il disait tout bas, comme si l'on eût pu l'entendre :

« Pardon papa ! pardon maman ! pardon tout le monde ! »

Une idée poignante lui vint au milieu de cette affreuse détresse ; il se souvint que ce jour-là même, à sept heures du soir, il aurait neuf ans. C'était le 3 novembre l'anniversaire de sa naissance, et dans ces occasions il y avait à Valneige une petite fête. Comme un enfant de plus avait été une joie, chaque fois que Dieu l'avait envoyé, on l'en remerciait tous les ans par un redoublement de tendresse entre les membres de la famille, par de bons baisers, de petits cadeaux, et un régal que préparait Jeanneton avec beaucoup de mystère, et auquel Rosette joignait quelques pâtisseries de sa façon.

M. de Valneige était ces jours-là plus gai que de coutume, jouant avec ses enfants, fermant les yeux sur de légères infractions au règlement. Si par malheur il apercevait quelque chose de fâcheux, il se tournait de l'autre côté pour ne pas voir, et n'être pas obligé de punir.

Quant à la douce et patiente Adilie, elle n'avait qu'à faire ce qu'elle faisait tous les jours pour que sa seule présence donnât du bonheur à chacun ; et nul doute que si elle eût manqué au rendez-vous, tous se fussent écriés :

« Où donc est la fête ? maman n'est pas là. »

« Que va-t-on faire à la maison, se demandait Adalbert en soupirant ? Personne ne dira tout haut : C'est aujourd'hui qu'il a neuf ans. -- Mais tout le monde le pensera. Il n'y aura pas de jeux ; papa restera dans son fauteuil à lire le journal, et peut-être qu'à dîner il dira : « Eh bien, Adilie, tu ne manges donc pas ? » Mais il ne demandera pas à maman pourquoi. Il saura bien que c'est à cause de son pauvre petit. Oh ! quel malheur ! mon Dieu, quel malheur ! »

Le pauvre garçon était tristement distrait de ces tourments de l'âme par une de ces inquiétudes puériles qui, à tout âge, fatiguent et absorbent. Il y avait le long de la muraille des bêtes noires, laides et minces, pourvues d'une quantité de pattes. Elles allaient et venaient en tous sens, rentrant dans de petites cavités, d'où elles ressortaient bientôt. Adalbert les surveillait du coin de l'œil, ayant également horreur de les voir, et de les écraser. Une énorme araignée occupait le coin de droite ; mais elle travaillait si activement à son métier de filandière que l'enfant n'y faisait pas grande attention ; c'étaient les bêtes noires qui le tracassaient.

Quoique la vie dans ce caveau fût affreuse, surtout dans les souffrances de la faim, Adalbert aurait voulu en un sens retenir les heures, car il voyait avec un effroi progressif la nuit revenir. La pendule avait sonné quatre heures ; il y avait encore sur la route et dans la campagne une lumière pâlissante, mais dans le souterrain le jour allait s'éteindre, et avec lui cette vive espérance que le soleil donne au malheureux, et que la nuit lui retire en ajoutant à ses peines les vagues tristesses de l'obscurité. Alors le pauvre enfant pensa que tout était fini pour lui, et que ce neuvième anniversaire de sa naissance serait aussi son dernier jour. Ses forces diminuaient, sa tête était pesante, tout son corps devenait lourd et paresseux, comme s'il allait dormir son dernier sommeil. Quelques lueurs éclairaient encore le mur qui faisait face au soupirail. Adalbert voyait le jour finir, et il ne croyait pas le voir revenir jamais.

Par un profond sentiment de tendresse, il eut l'idée de prendre un morceau de charbon pour écrire sur le mur les noms de tous ceux qu'il aimait. Il se leva péniblement, et d'une main que la faiblesse et l'émotion rendaient tremblante, il écrivit : Papa, maman, Camille, etc., etc., de brûlantes larmes s'échappaient de ses yeux à chaque mot qui lui rappelait la famille. Il se repentait du fond de son cœur, non seulement de sa dernière désobéissance, mais de toutes celles qu'il avait commises depuis des années ; non seulement de celles que ses parents avaient punies, mais aussi de celles, bien plus nombreuses, que Dieu seul avait vues.

Dans son repentir, le petit malheureux se mit à genoux, et, le cœur brisé de peine, il écrivit en grosses lettres :

« On m'a volé parce que j'ai désobéi, c'est ma faute ! »

Alors le jour s'éteignit tout à fait, et Adalbert alla de nouveau se blottir sur sa planche, le dos appuyé au tonneau. Un silence mortel lui laissait entendre le bruit inégal de son souffle, et jusqu'au moindre de ses mouvements.

Un peu plus tard, la pluie commença de tomber au dehors, et le vent fit gémir les trembles qui bordaient ce chemin désert. L'enfant, presque évanoui de faim, de peine et de misère, ferma les yeux, et croyant que ce qu'il sentait devait s'appeler mourir, il baissa sa pauvre petite tête, et dit tout bas : Maman !

X -- Adalbert hésitait.

Il y avait longtemps que le fils de Mme de Valneige n'avait remué, et il croyait réellement ses forces épuisées. La pendule venait de sonner huit heures. Comme le ciel était tout noir et que la tempête agitait la nature, l'étoile ne revint pas, cette étoile que la veille il avait nommée Adilie ; il était donc là sans consolation, attendant, sans savoir même ce qu'il attendait.

Tout-à-coup, il entend des pas, puis le frôlement d'une robe sur la barre de fer qui traversait le soupirail, puis une voix très douce qui disait tout bas :

« Petit, es-tu là ? »

Son cœur battit violemment ; il se leva tout droit, étonné de la force que lui rendait l'émotion ; mais bientôt il crut avoir rêvé, car il n'entendait plus rien.

Plein d'une inexprimable anxiété, il écoute... On répète tout bas :

« Petit, es-tu là ?

-- Oui, oui ! je suis là, cria Adalbert, ôtez-moi d'ici ! ôtez-moi d'ici ! »

Le prisonnier venait de reconnaître la voix de Gella, voix si bonne et si douce quand elle parlait bas et amicalement. La jeune fille s'était penchée sur le soupirail ; une très faible clarté permettait de voir d'en bas sa tête, sans qu'on pût distinguer autre chose qu'une masse noire.

« Écoute, dit-elle, j'ai apporté une échelle de corde ; je vais l'attacher à la barre de fer, et tu monteras. Une fois en haut, je t'aiderai à sortir. »

En même temps, Gella agissait, et Adalbert voyait vaguement quelque chose glisser le long de la muraille. Il n'était pas trop effrayé de ce mode de sauvetage parce que, à Valneige, il s'était livré plus d'une fois à cet exercice gymnastique.

Ses doigts en tâtonnant pouvaient déjà saisir l'échelle de corde, lorsqu'il y eut, entre lui et la fille du saltimbanque, un dialogue qui peignait la lutte affreuse des terreurs de l'esprit contre les aspirations de la vie et de l'espérance.

« Mademoiselle Gella, si je monte, est-ce que vous me ramènerez dans la maison roulante ?

-- Oui.

-- J'aime mieux rester.

-- Mais, mon pauvre petit, tu vas mourir de faim !

-- Est-ce que ça fait bien mal ?

-- Oh oui ! bien mal !

-- C'est égal, j'aime mieux mourir. »

Tout en répondant : j'aime mieux mourir, le malheureux touchait instinctivement l'échelle de corde, seul lien qu'il y eût entre lui et le monde.

« Allons, viens donc, viens donc ; le père a dit qu'il ne te battrait pas.

-- Il n'est donc pas en colère ?

-- Si, mais c'est contre moi. Viens, viens vite ; tu mourrais cette nuit, et les bêtes noires te mangeraient. »

À ce mot de bêtes noires, l'enfant ressentit une telle horreur qu'il saisit des deux mains l'échelle de corde. Cependant il avait d'autre part une si grande frayeur de la vie qu'on allait lui faire que, tentant un dernier effort, il alla se mettre à genoux, tout en larmes, en face du soupirail, à l'endroit où la jeune fille pouvait peut-être l'apercevoir, et, tendant les bras vers elle, comme si elle eût été la Providence, il la supplia !

« Oh ! mademoiselle Gella, si je remonte, laissez-moi m'échapper dans la plaine ! Peut-être qu'on me prendra pour un petit voleur, et qu'on me mettra en prison, alors je mangerai. Mais je vous en conjure, ne m'emmenez pas ! Oh ! ne m'emmenez pas ! laissez-moi m'échapper !

-- C'est impossible, mon pauvre enfant !

-- Mais si ! vous verrez que c'est possible ! Oh ! ne dites pas non ; je vous en supplie pour l'amour de Dieu ! »

Adalbert se ressouvint qu'on ne connaissait pas Dieu dans la maison roulante. Alors il dit bien tendrement :

« Ayez pitié de moi, au nom de ceux que vous aimez ! »

Et comme elle ne répondait rien, il demanda :

« Est-ce que vous n'avez jamais rien aimé ?

-- Ma foi non, dit brusquement Gella, puis elle ajouta d'une voix pleine de caresses : mais je t'aime à présent, toi, mon pauvre petit ; je me suis laissé battre pour obtenir la promesse qu'on ne te ferait pas de mal.

-- Vous m'aimez ? »

Aussitôt l'enfant cessa de pleurer ; mettant le pied sur l'échelon il monta, et quand il sentit les puissantes mains de Gella toucher sa tête, il respira plus librement, et lui aussi aima la pauvre fille.

Avec l'adresse la plus intelligente, elle aida les mouvements de l'enfant qui, s'appuyant des mains sur la barre de fer, et des pieds sur l'échelle de corde, parvint, non sans beaucoup d'efforts, à sortir du caveau.

Quand il se vit debout sur le sol, sa première pensée fut de se jeter dans les bras de cette fille en haillons qui venait de lui sauver la vie.

« Eh bien, dit-elle, tu n'as plus peur de moi à présent ?

-- Oh, non !

-- Pourquoi avais-tu peur ?

-- C'est parce que je ne savais pas trop si vous aviez un cœur », dit naïvement Adalbert.

Gella, après un grand soupir, répondit :

« Ah dame ! dans notre métier, on ne sait guère si l'on en a, ou si l'on n'en a pas. C'est l'état qui veut ça ; mais ne crains rien, va ! Prenons ce chemin de traverse. Peux-tu marcher vite ?

-- Oh non ! j'ai trop faim !

-- C'est vrai, je n'y pensais plus. Tiens, voilà la moitié de mon pain que j'ai gardée pour toi, mange. »

Adalbert se jeta sur le pain qu'on lui présentait. Le fils de M. de Valneige était trop heureux de manger les restes d'une pauvre danseuse de foire. D'ailleurs, ce pain n'était déjà plus le pain de la misère, c'était le pain de l'amitié.

Quand on fut en plein champ, Gella vit que les jambes d'Adalbert fléchissaient. L'âme de cette fille s'était révélée à elle-même dans le sentiment de la pitié ; elle songea qu'étant grande et forte, autant que son protégé était petit et délicat, elle pouvait lui épargner la fatigue extrême de la route dans l'état d'épuisement où il se trouvait.

En ce moment, le vent s'apaisait, le ciel s'éclaircissait, et elle vit que le petit garçon était tout noir.

« Qu'as-tu, Moustapha ? »

Il lui expliqua ce qu'il avait fait. Elle ne s'en étonna point ; le désir d'échapper à son père, à la grand-mère, à leur genre de vie, lui paraissait bien naturel. Elle fit monter l'enfant sur son dos, et, passant un de ses pieds sous chacun de ses robustes bras, elle s'achemina vers un groupe de jeunes chênes près desquels stationnait la voiture. La distance était assez longue, le chemin complètement désert ; ils se mirent à causer avec cet abandon qui naît tout à coup des situations extrêmes.

« Je me doutais bien que tu étais dans cette cave. Pourquoi ne m'as-tu pas répondu hier au soir quand je t'ai appelé ? Tu me croyais donc bien méchante ?

-- Je ne savais que penser. Quand on battait Natchès, vous ne disiez rien.

-- Ah dame ! ça arrive si souvent qu'on n'y fait plus attention. Et, puis, il est si bête, ce pauvre garçon ! il s'attire des coups qu'un autre saurait éviter. À présent que j'y pense, il est certain qu'il n'est pas heureux. Mais, vois-tu, quand on a été soi-même élevée à force de coups, on ne prend pas garde aux autres.

-- Il a l'air bon, Natchès.

-- Dis donc qu'il a l'air bête. Il ne comprend rien, si ce n'est pas une culbute. Il devient plus sot à mesure qu'il grandit.

-- Mademoiselle Gella, c'est peut-être parce que personne ne l'aime ?

-- C'est bien possible, je n'y avais jamais pensé. Toi, écoute, appelle-moi Gella tout court ; tu sais bien que je t'aime ?

-- Oh oui ! puisque vous vous êtes laissé battre pour moi ! quelle bonté ! Mais dites-moi donc ce qui est arrivé quand on a vu que j'étais parti ?

-- Voilà : le père est rentré furieux. Il m'a dit que je répondais de toi, Moustapha.

-- Oh, Gella ! voulez-vous me faire bien plaisir ?

-- Oui, quoi donc ?

-- Ne m'appelez jamais de ce vilain nom-là quand nous sommes seuls ; dites comme on disait à la maison : Adalbert.

-- Oh ! mon enfant, qu'est-ce tu me demandes là ? c'est impossible !

-- Eh bien, appelez-moi comme tout à l'heure quand vous disiez tout bas : Petit , es-tu là ?

-- Je le veux bien. Je te disais donc que le père était furieux. Il s'est mis à te chercher par la ville ; une femme l'a arrêté, et lui a parlé du commissaire de police. Alors il a dit qu'il t'apercevait et il s'est sauvé. Quand nous nous sommes rejoints, lui et moi, et sans t'avoir retrouvé, il est tombé sur moi, et m'a donné des coups ! oh ! mais des coups ! si bien que moi, qui ai toujours eu peur de lui, je me suis mise en colère et je lui ai tenu tête.

-- Comment ! vous avez osé ?

-- Oui, je me sentais hors de moi. Je lui ai dit que j'étais bien aise de t'avoir perdu parce qu'on était trop malheureux avec lui, et j'ai ajouté : « Je sais où il est, mais je n'irai pas le chercher de peur que tu ne l'assommes. S'il parle, tant pis pour toi. »

Il a recommencé à jurer, à me battre...

« Pauvre Gella, tout ça pour moi !

-- Et j'ai fini par lui crier : « Eh bien, non, tu ne l'auras pas ; à moins que tu me promettes de ne pas le frapper, si je te le ramène ? »

« Je ne sais comment ce mot l'a calmé à l'instant, il a cessé de me battre, et il m'a dit : « Va me le chercher, je ne le toucherai pas, et je défendrai à la mère de le corriger. »

-- Oh ! bonne Gella ! que je vous remercie ! Mais vous saviez donc que j'étais dans cette cave ?

-- J'en étais sûre. J'avais de la peine, mais de la peine, comme je n'en ai jamais eu pour personne ! Je me disais : si je le laisse là-dedans, quelle triste mort ! et si je le ramène, quelle triste vie !

-- Gella, puisque vous m'aimez, pourquoi ne voudriez-vous pas me laisser m'échapper dans la plaine ?

-- Oh ! mon pauvre petit ! Toute la ville est en émoi, à cause d'un enfant perdu. Si tu t'échappais, on te ferait des questions, on mettrait mon père en prison, et avant d'y aller, il me tuerait, moi, et tu en serais cause. Est-ce que tu voudrais me faire du mal ?

-- Non, non, bonne Gella, je serai sage », dit affectueusement Adalbert, que la reconnaissance attachait déjà à son étrange protectrice.

Il ne disait plus rien, mais regardait de loin une lanterne qui jetait sa lueur blafarde sur les jeunes chênes, c'était la lanterne de la voiture.

Quand on fut à cent pas, Gella déposa l'enfant et le prit par la main, il ne songeait plus à fuir Que l'Hercule allât en prison, et que lui, Adalbert, en fût cause, cela lui paraissait un bien petit malheur ; mais exciter la vengeance d'un homme tel que celui-là, et livrer à sa terrible colère Gella qui le sauvait ? quelle ingratitude ! Il marchait tout doucement près d'elle, faisant deux pas pendant qu'elle en faisait un.

Lorsqu'on fut arrivé, il se mit à trembler ; la bonne fille lui serra la main et il se rassura. Gella, c'était une puissance.

Reprenant par nature, et aussi par calcul, ses rudes allures, elle dit brusquement :

« Tiens, le voilà, ton moutard. Allons, Moustapha, monte, et dépêche-toi. »

Tous dormaient, hormis l'homme à la main de fer qui ne dit pas un mot. L'enfant mourant de peur rentra dans la voiture, Gella le suivit, et la porte de la maison roulante se referma.

Adalbert osait à peine respirer.

Alors eut lieu une scène affreuse, indescriptible. La colère du bohémien, excitée par le manque de surveillance de Gella, s'était accrue d'heure en heure ; elle éclata. Il avait promis de ne pas battre le fugitif, et il tint parole, mais sa fureur se reporta tout entière sur sa fille. À cause d'elle, on était forcé de changer, pour le moment, d'itinéraire, de repasser le Rhin afin de laisser s'assoupir les bruits qui ne manqueraient pas de courir dans la ville. Des paroles sombres et entrecoupées sortirent d'abord de ses lèvres contractées par la violence, puis l'Hercule jeta sur Gella un long regard qu'elle ne connaissait que trop bien, et qui ressemblait à celui du tigre en face de sa proie. Quelques mots imprudents qu'elle prononça achevèrent de l'irriter, il tomba sur la malheureuse et l'assomma !

Adalbert la voyait sans défense, renversée dans l'étroit corridor, gémissant, demandant grâce !... Inutile ! son père, hors de lui, semblait avoir oublié qu'elle était sa fille, et vouloir en finir avec elle. Le pauvre petit garçon était là, étendant ses bras vers la victime, recevant quelquefois à sa place coups de pieds et coups de poings, et personne ne bougeait dans la maison roulante, si ce n'est la bonne Tilly qui, couverte seulement de sa petite chemise, arriva en pleurant, les mains jointes, comme un ange du bon Dieu qui serait venu de sa part défendre une âme contre un démon. Quand elle parut, Adalbert pensa qu'on allait la tuer, mais la Providence qui l'avait envoyée lui prêta sa puissance. L'Hercule, dont la colère s'était déchargée, la regarda avec un sentiment de honte ; jetant le plus terrible de ses blasphèmes, il sortit et alla s'asseoir sur le devant de la voiture. Quelques minutes après, deux ou trois coups de fouet appliqués au cheval mirent la maison roulante en marche, il fallait à la hâte repasser le Rhin.

Gella, toute pâle et presque évanouie, demeura étendue entre Adalbert et la petite Tilly ; celle-ci, brusquement rappelée par la vieille, s'empressa d'obéir. Quant au captif, il resta près de celle qui avait dit : « Je t'aime », et crut qu'elle allait mourir, parce que son sang coulait, pauvre fille, et que ses cheveux d'ébène en étaient rougis.

« Tu vois, lui dit-elle tout bas, les yeux toujours fermés, si tu t'en vas encore quand je répondrai de toi, il me tuera tout à fait ! »

En ce moment, devant Gella et devant Dieu, le petit malheureux oublia son pays, sa famille, et lui-même ; il ne vit plus que ce sang qui coulait à cause de lui, et, grandissant tout à coup par le double sentiment d'une pitié profonde et d'une égale gratitude, il se jeta aux pieds de la pauvre fille et fit ce serment : « Ô Gella ! je vous jure que jamais plus je ne m'enfuirai quand vous répondrez de moi, je vous en donne ma parole d'honneur !... »

Gella rouvrit ses grands yeux, pleins des larmes les plus amères que l'on puisse verser en ce monde, elle les reposa dans les yeux aimants du petit de Valneige, et répondit ce seul mot :

« Je te crois. »

L'enfant la régarda toute la nuit souffrir. Il lava lui-même son visage meurtri, ses cheveux ensanglantés ; il ne savait qu'imaginer pour lui faire du bien, et puis il disait tout bas, tout bas : « Du courage ! il y a un ciel ! »

Le lendemain, quand il revit l'Hercule, Adalbert se sentit comme écrasé par son serment ; il était non seulement le prisonnier de cet homme barbare, mais encore, et bien davantage, le prisonnier de l'amitié reconnaissante.

XI -- Adalbert avait écrit son nom sur la muraille.

Rien de plus simplement coquet que cette maison blanche dont on a enfin ouvert les persiennes au retour de la belle saison. Voyez comme la famille qui l'habite est heureuse de la revoir. C'est comme un nid sous une touffe de feuilles, loin du bruit, et loin des méchants. Ce n'est pas la richesse, ce n'est pas la pauvreté ; on y peut vivre paisible, sans se mettre en peine de paraître. Heureux ceux qui se contentent de peu !

De ce nombre étaient les tranquilles possesseurs de cette maisonnette. Ils avaient été jeunes comme tout le monde, et ils ne l'étaient plus, encore comme tout le monde. En eux, le goût de la campagne était naturel. M. et Mme Deschamps avaient passé leurs premières années de mariage à se dire en se promenant, bon gré, mal gré ; dans les rues d'une grande ville : « Quand nos enfants seront mariés, nous irons planter nos choux ! »

Or, les enfants n'en étaient qu'à la bouillie et au bourrelet. Il fallut gémir trente ans.

On ne vit jamais époux mieux assortis. Le désir réciproque de se rendre heureux avait fondu les nuances au point que Monsieur, qui détestait la crème au chocolat, avait fini par en manger. Bien plus, Madame, qui avait de l'éloignement pour les chiens, supportait volontiers le brave Tom que son mari aimait.

M. et Mme Deschamps donnaient l'hiver à leurs filles mariées, vivant de leur vie, et les aidant de leurs soins, de leurs conseils et de leur amour. L'été venu, ils faisaient dix lieues en diligence pour se retirer dans la maison qu'un parent leur avait léguée, avec un bosquet plein d'ombre, un parterre plein de fleurs, un petit étang plein de poissons, et partout du soleil, des parfums, la campagne enfin, ce qu'ils rêvaient jadis tout éveillés. L'isolement de ce lieu en était le plus grand charme. Il fallait faire au moins deux cents pas pour entendre dire du mal de quelqu'un.

Tout s'aimait dans cette maison, à commencer par les maîtres. Ils étaient servis par une femme estimable nommée Sophie, qui justifiait son nom par la prudence, l'ordre et l'économie qu'elle apportait en toute chose. On n'aurait pas su dire si elle était cuisinière, femme de chambre, fille de basse-cour, ou femme de charge. C'était selon les heures et les circonstances. Pour se tirer d'affaire, on l'appelait la bonne.

Son mari, l'honnête Julien, était avant tout jardinier, puis frotteur, domestique, en un mot factotum. Le personnel de la maison s'arrêtait là : deux bons ménages en tout.

Quant au reste, il y avait donc Tom, excellent au fond, plus de cœur que de tête ; des talents ordinaires, mais une fidélité à toute épreuve, et une sobriété ! Comme sous ce toit l'on vivait deux à deux et de bon accord, Tom, ne voyant aucun être à peu près semblable à lui, avait fini, comme pis aller, par aimer le chat. Celui-ci d'ailleurs recommandable sous tous les rapports, bien élevé, ne griffant point, ayant horreur du vol, suivant sa tranquille maîtresse dans les allées de son jardin, et s'arrêtant par amitié autant de fois qu'elle s'arrêtait, ce qui causait à la chère dame une sorte d'attendrissement perpétuel.

Comme on avait résolu d'être heureux, en tirant de la vie tout le parti possible, Sophie, qui aimait la gent plumée, avait sur la fenêtre de sa cuisine un pierrot sans prétention, mais bon enfant, qui lui faisait la révérence. Cependant, comme on avait remarqué qu'il prenait des airs ennuyés, contrairement à l'usage de la maison, on lui avait acheté une cage plus grande où l'on avait eu soin de mettre un second pierrot, et tous deux, depuis ce jour-là, étaient enchantés l'un de l'autre.

Dans la petite basse-cour, quelques poules et un coq pour égayer l'habitation. Tous les matins, des œufs frais que l'on mangeait à la coque, et suivis d'une tasse de thé. Madame avait adopté cette coutume anglaise, parce que Monsieur la trouvait bonne.

Une grande préoccupation, c'était le soin de l'étang. Le nom, il faut en convenir, était pompeux, mais enfin on se le passait pour ne pas dire la mare. Il y avait là un puissant intérêt pour Mme Deschamps. Son cher Raymond avait une passion, la moins bougeante de toutes les passions, mais aussi la plus persévérante. C'est peut-être de ce côté qu'eût soufflé le vent de la discorde, s'il eût osé ; non que la bonne et affectueuse Sidonie prétendît contrarier les goûts de son mari, loin de là ! mais il faisait de telles imprudences !

Les jours de pluie, il fallait le voir, quatre heures durant, les pieds dans l'herbe mouillée, le bras tendu comme une enseigne de boutique, la ligne pendante et immobile comme une ligne à vendre ; le tout pour prendre une toute petite friture.

« Je sais bien, disait Mme Deschamps, qu'il est couvert de son gros manteau, que je lui ai mis, sans le lui dire, des semelles de liège dans ses souliers, et qu'il a ses sabots. Je sais bien qu'on ne lui voit ni les yeux, ni les oreilles, mais seulement bien peu le nez ; c'est égal, je préférerais, quand il pleut, le savoir à la maison, occupé à lire, à écrire, ou bien à faire ses boîtes. »

Il faut dire que M. Deschamps, pour se reposer des lassitudes sans fin de la bureaucratie, s'amusait à divers ouvrages de menuiserie ; il avait converti une chambre du rez-de-chaussée en atelier, et sa femme s'était empressée d'y mettre des rideaux verts pour que le jour fût doux, et un petit poêle en vue de l'arrière-saison. Elle aimait entendre son Raymond raboter ; il ne souffrait dans son cher atelier ni du soleil, qui aurait pu lui faire mal à la tête, ni de l'humidité, si pernicieuse pour sa gorge ! Elle eût désiré, les jours de pluie, le mettre tout bonnement sous clef dans ce lieu bien clos, donnant sur le jardin, et où l'on aurait bien fabriqué, sans être dérangé, cinquante boîtes de suite pour les mettre les unes dans les autres, et faire le bonheur des petits-fils et des neveux.

Mais fait-on entendre raison aux amateurs de pêche ? Comme il est de principe que les poissons, contrairement à nous, se promènent volontiers quand il pleut, M. Deschamps s'armait de pied en cape dès que le ciel était tout noir. Par complaisance pour sa femme, il consentait à la vérité à s'emmitoufler d'importance ; cache-nez, foulard, mentonnière, et casquette pour couronner l'édifice ; mais encore s'arrangeait-il de manière à planter cette casquette sur l'oreille, afin d'avoir l'air de dire :

« Je m'en moque ! Ne suis-je pas le maître de me faire tremper comme une soupe si cela m'arrange ? »

Mme Deschamps, dans l'intérêt de la paix, ne faisait jamais qu'une sommation respectueuse, après laquelle on abandonnait le mari à son malheureux sort ; mais en passant devant la cuisine, elle regardait Sophie, de cet air de connivence qu'ont entre eux les affiliés d'une même corporation. Sophie, dans ces cas-là, ne manquait jamais de faire une mine piteuse, et de dire en pensant à Julien :

« Tenez, madame, ne me parlez pas des hommes ; il n'y a pas pire qu'eux ! »

Là-dessus, elle rêvait en épluchant ses carottes à ce qu'elle pourrait donner à son mari pour ses étrennes ou pour sa fête, pendant que Mme Deschamps étalait sur le lit de l'enragé pêcheur du linge blanc, de bonnes chaussettes, et des vêtements bien chauds, afin qu'il pût changer de tout en rentrant. Elle avait remarqué que ce cher Raymond, comme tous les Raymonds imaginables, prenait plus volontiers les choses qu'on lui mettait dans la main que celles qu'il aurait fallu chercher dans une armoire ; elle prévoyait donc jusqu'au mouchoir de poche.

Vous pensez peut-être que cette excellente dame maudissait l'étang qui portait ombre à son bonheur ? Non, c'eût été une de ces oppositions vulgaires qu'on voit partout, et qui tiennent autant d'un esprit taquin que d'un cœur dévoué. Mme Deschamps faisait nettoyer les abords de ce lieu enchanté ; elle y avait elle-même planté un saule pleureur, haut comme elle tout au plus, qui en peu d'années, à force de soins, était venu à bout de grandir, de grossir et de pleurer comme les autres en jetant sa jolie image dans l'eau, ce qui faisait un délicieux effet de paysage.

Tous les jours, après le dîner, on voyait Mme Deschamps se diriger vers la pièce d'eau, et appeler d'une voix caressante les heureux habitants de ces ondes. Ce n'était pas qu'ils lui plussent, avec leur air bête et leurs yeux de poisson ; mais enfin c'était le plaisir de son mari, sa distraction, innocente s'il en fut ! C'est pourquoi elle jetait invariablement dans l'eau, à la même heure, les miettes de sa table, y joignant, par largeur de vues, un petit morceau de pain coupé tout exprès. Il en résultait que les poissons, sans trop savoir le fond des choses, fuyaient Monsieur qui les cherchait toujours, et venaient au-devant de Madame qui ne les aimait pas du tout.

On peut juger, d'après cet aperçu, si la vie était douce et facile dans cette modeste habitation qu'on appelait la Maison blanche, parce qu'effectivement sa blancheur se détachait dans l'isolement sur le fond vert des prés, et sur les diverses teintes des peupliers et des trembles. À vrai dire, il y avait si longtemps que les gens du pays l'appelaient ainsi que si l'on avait eu la lugubre fantaisie de la faire peindre en noir des quatre côtés, il est probable qu'on eût continué de dire, la Maison blanche.

Le corps se reposait, et l'âme était à l'aise entre ces murs, si rapprochés pourtant, et sous les ombrages de ce petit domaine. Un enfant, petit-fils ou petit-neveu, venait souvent égayer l'intérieur. On voyait courir avec Tom dans les allées du parterre, et dans celles du potager, tantôt François, tantôt Victor, tantôt Geneviève, ou une autre. On n'en invitait qu'un, c'était juste la mesure pour apporter de la vie, de l'entrain. Deux à la fois cassaient la tête à tout ce monde si tranquille entre les choux et les petits pois.

Ah ! le potager ! quel lieu de délices ! Aidé de Julien, M. Deschamps retournait la terre à plaisir et s'en trouvait aussi bien que les fils du laboureur de La Fontaine ; les poireaux étaient beaux, les épinards superbes ; les radis venaient partout, pourvu qu'on en semât, et les mâches poussaient même où l'on n'en semait pas. Il n'était pas grand, ce potager : deux allées en croix, cent pas en tout sens, et les petits neveux pouvaient dire comme dans la chanson :

Il y a quat' carrés

Dans l'jardin d'ma tante...

La joie des deux ménages était en grande partie dans le potager. Monsieur dirigeait et partageait la besogne avec Julien, ayant soin bien entendu de laisser la plus grosse part au voisin ; madame arrachait les mauvaises herbes avant qu'elles ne fussent à peu près sorties de terre ; et Sophie coupait tout ce qu'elle pouvait, et le mettait dans ses casseroles. Ainsi chacun se trouvait content à bon marché.

On conçoit que les heureux propriétaires vissent chaque année revenir le mois de mai avec un plaisir sensible. Cette année-là, Mme Deschamps avait empaqueté et poivré ses vêtements d'hiver avec un empressement qui sentait encore la jeunesse. C'est que le cœur reste jeune bien longtemps lorsqu'il n'est point balloté par la tempête, mais solidement amarré à quelque rive bien paisible. Mme Deschamps savait qu'à la campagne son mari se portait mieux, et que recevant assez souvent la visite de ses filles, il n'enviait rien à son séjour d'hiver. D'ailleurs il avait des amis dans la petite ville voisine, et pouvait assez souvent leur offrir un bon dîner et la petite partie, ou bien aller lui-même avec sa femme s'égayer chez eux. L'heureuse Sidonie, à cause de ce bien-être, dans lequel chaque année son mari se plongeait, faisait ses préparatifs de départ avec plaisir.

La gentille maisonnette n'était point abandonnée pendant la mauvaise saison. Un jardinier venait en temps voulu préparer les quatre carrés, semer des pommes de terre hâtives, appelées quarantaines, et tout ce qui pouvait être utile au ménage dès l'arrivée.

M. Deschamps se donnait deux ou trois fois le plaisir de revenir lui-même indiquer à ce jardinier ce qu'il y avait à faire, et jetait en même temps un coup d'œil sur la propriété en général. Il visitait ces jours-là sa maison avec un soin presque paternel, et s'arrêtait avec complaisance dans le joli salon que sa femme aimait tant.

Arrivé là, il ne manquait jamais de remonter la pendule. Cette pendule était le trésor de Mme Deschamps ; son mari la lui avait offerte la première année de leur mariage, ce qui la lui rendait chère, non seulement comme objet d'art, mais encore comme souvenir. Son timbre sonore et pur résonnait par toute la maison, et jusque dans la cave. Elle représentait la noble mère des Gracques préparant dans ses fils de hardis Romains pleins d'audace et de fougue. Le choix de ce beau groupe de bronze était significatif. Nul doute que l'excellente femme n'eût assez de valeur morale pour préparer aussi à la patrie des défenseurs tout comme a fait Cornélie, la Romaine ; mais, n'ayant eu que des filles, elle en avait fait tout simplement trois mères de famille bien dévouées à leur mari et à leurs enfants. Toutes ensemble faisaient assurément bien moins de bruit qu'un héros, mais elles valaient tout autant, et leur mère disait qu'elles valaient trois fois plus.

On était au vingt-deux mars, jour choisi cette année-là pour la réinstallation ; chacun débarquait comme à l'ordinaire de très bonne humeur. Mais que de choses à faire un jour d'arrivée ! On se partageait la besogne, et d'un commun accord, on abandonnait à Julien toutes les toiles d'araignée ; il y en avait beaucoup. Armé d'une tête de loup, il partait pour l'expédition, et, comme autrefois Attila, renversait tout sur son passage, avec cette différence qu'il faisait place à la civilisation, représentée par Sophie.

Celle-ci, dans un costume de circonstance, suivait son mari à une distance très respectueuse, et quand elle était sûre que le conquérant avait tout tué, elle arrivait avec son balai, son torchon, et ne s'en allait qu'après avoir mis tout en ordre, mais à la grosse, comme les fondateurs d'empire qui comptent sur leurs successeurs.

Effectivement, venait en troisième la maîtresse de la maison, d'un air calme et serein, image d'une puissance bien assise qui, sans empressement, améliore tout ce qu'elle touche. Dans un négligé que la coquetterie conjugale empêchait d'être jamais disgracieux, la bonne Sidonie se mettait en devoir d'essuyer les étagères, les vases, les porcelaines, d'épousseter les objets fragiles, et surtout la pendule. En vérité, quand Julien, puis Sophie, puis madame, avaient successivement passé dans le salon, l'heureux maître ne pouvait s'empêcher de dire, d'un air de béatitude :

« Qu'on est donc bien ici ! »

Sa femme avait alors conquis son bâton de maréchal, car elle n'imaginait rien de plus réjouissant que la joie de son Raymond.

Lorsqu'on eut achevé, en ce premier jour, l'indispensable en fait de nettoyage, Sophie qui ne perdait pas la carte, songea à son dîner ; et pour faire au plus vite un feu brillant dans la cheminée de la cuisine, elle se dirigea vers la cave, une chandelle à la main, pensant y prendre un peu de menu bois, et deux ou trois grosses bûches. Elle descend, elle entre, que voit-elle ?... Une planche au pied du tonneau ; le peu de charbon qui restait, épars de tous côtés, et, à dix pas en avant, un ruban doré dont les extrémités étaient nouées.

En apercevant ces signes du passage d'un individu dans cette cave si bien fermée, Sophie éprouva un sentiment de frayeur bien naturel. Toutefois, comme elle tenait à ce que son mari n'eût pas lieu de se moquer d'elle, la cuisinière voyant qu'il n'y avait, au bout du compte, pas un chat dans la cave, s'arma d'un courage invincible, et appela d'une voix assez calme Julien et ses maîtres pour leur montrer sa découverte.

Les hommes s'étonnèrent ; quant à Mme Deschamps, une de ses faiblesses étant d'avoir peur de son ombre, elle profita de cette occasion. Tous les quatre convinrent que la chose était fort extraordinaire. Alors commença le chapitre des suppositions ; il fut long et intéressant. Quand on ne sut plus que dire, il fallut remonter, d'autant que tout cela ne faisait pas le dîner. En se retournant, Mme Deschamps remarqua des mots écrits au charbon sur la muraille. Il est dit dans l'histoire que le roi Balthazar fut saisi d'épouvante en voyant une main mystérieuse tracer sur la muraille de la salle du festin trois mots qu'il ne pouvait lire. La pauvre Sidonie eut au moins l'esprit aussi troublé en lisant ces noms jetés dans le souterrain comme des exclamations déchirantes : Papa ! Maman ! Camille ! Eugène ! Frédéric ! Rosette ! Valneige !

M. Deschamps lui-même devint sombre, et Julien, qui avait été soldat, ne put s'empêcher de lancer deux ou trois gros mots qu'on lui passait dans les grandes occasions. Quant à la cuisinière, toute sa philosophie l'abandonna, elle fit un énorme signe de croix, disant sans la moindre façon que le diable avait passé par sa cave, et que jamais elle n'y mettrait les pieds.

« Voyons, dit avec fermeté le maître de la maison, réfléchissez, Sophie, avant d'avoir peur, c'est la dernière chose à faire. Quelqu'un est venu ici, ce n'est pas douteux ; mais le diable s'en prend aux âmes, et non aux bouteilles vides ; et il n'écrit pas sur les murs des noms qui attestent d'innocents souvenirs de famille. »

Sophie respira un peu plus largement, car elle avait pour M. Deschamps un véritable respect, fondé sur la sagesse de son jugement, dès qu'il ne s'agissait pas de la pêche. Comme c'était elle qui tenait le chandelier, elle l'éleva, puis le baissa, pour achever les découvertes, et indiqua du doigt quelques mots qu'on n'avait pas aperçus.

« Encore de l'écriture ! Oh ! lisez, lisez, ma chère dame ! »

La dame lut avec une profonde émotion.

« On m'a volé parce que j'ai désobéi, c'est ma faute ! »

Plus bas il y avait encore :

« Je m'appelle Adalbert de Valneige... ce soir, j'aurai neuf ans... j'ai faim ! »

Il faut être mère pour comprendre ce qu'éprouva la bonne Mme Deschamps. Un enfant avait été enfermé dans cette cave, seul, abandonné, il y avait pleuré, il y avait eu faim.

Elle ramassa le bandeau doré, et dit avec l'expression d'une tristesse profonde :

« Oh ! mon Dieu ! quand je pense que cet enfant a une mère ! »

En s'entendant elle-même formuler cette idée, l'excellente femme ne put retenir un sanglot. Son mari lui prit la main :

« Allons, allons, calme-toi, ma bonne amie, ne te fais pas trop de peine. J'irai, dès demain, chez le commissaire de police, on viendra dresser procès-verbal, et, Dieu aidant, nous parviendrons peut-être à retrouver les traces de ce petit malheureux.

-- Mon cher Raymond, je garde le bandeau, je le montrerai s'il le faut, mais je ne veux pas m'en dessaisir.

-- Pourquoi ?

-- Parce que, vois-tu, quand on aura rendu cet enfant à sa mère, moi je lui enverrai le bandeau ; elle le conservera toute sa vie, la pauvre femme ! ce sera un souvenir.

-- Pas trop gai, objecta Sophie.

-- Ah ! Sophie ! Vous n'avez jamais eu d'enfants !... Elle aussi dira comme tout le monde que ce bandeau est triste à voir, mais quand elle sera toute seule, elle le regardera, elle le touchera. Oh ! je sais bien, moi, tout ce qu'elle éprouvera. »

Pendant qu'on remontait tous ensemble, l'amour maternel se réveilla si vivement dans le cœur de la bonne Sidonie qu'elle fut prise d'une inquiétude réelle au sujet de sa petite fille Geneviève qui, à la promenade, s'en allait toujours un peu trop loin de ses parents ou de sa bonne, emportée qu'elle était par son cerceau.

« Il faudra que j'écrive demain matin à sa maman, s'écria-t-elle ; grand Dieu ! si l'on allait emmener cette petite ! »

Ainsi chacun se trouva dans le vestibule avec une idée différente, mais les quatre idées naissaient du même fond. M. Deschamps, en homme pratique et consciencieux, roulait dans sa tête le commissaire, une enquête, des agents de police, une circulaire, quelques lignes dans les journaux, et pour finir deux ou trois articles du Code.

Mme Deschamps pensait à la douleur de la pauvre maman d'Adalbert, et appréhendait une douleur pareille pour elle et pour ses filles.

Sophie, fort consolée au fond parce que le diable n'était pas venu dans sa cave, se proposait de raconter le fait pendant toute la saison, et de faire lire les mots mystérieux à toutes ses connaissances ; elle pensait en outre que les oignons qu'elle comptait mettre dans son roux ne seraient pas assez cuits, parce que l'aventure l'avait mise en retard.

Julien qui avait l'esprit exact, et qui, dans une autre position sociale, eût été bon mathématicien, se demandait comment diable s'y était pris le petit garçon pour sortir par le soupirail ? Entrer se comprenait encore, mais sortir ! il conclut à la nécessité d'avoir été aidé par quelqu'un. De plus, comme il était soigneux, il maudissait un vilain rat qui avait rongé la porte de la cave, et, tout en pensant à Adalbert, il songeait aussi à boucher ce trou, et à se procurer dans un court délai de la mort aux rats.

XII -- Adalbert était le sujet de tous les entretiens.

« Ah ! vous voilà donc revenus enfin ?

-- Oui, et nous ramenons le beau temps.

-- Ce n'est pas dommage ? quel hiver ! A-t-il plu ! j'en avais les jambes raides, à force de piétiner dans le mouillé !

-- Je le comprends.

-- Que voulez-vous, madame Julien, quand on est dans les quatre saisons, faut prendre le temps comme il vient.

-- Avez-vous bien vendu, au moins ?

-- Dame, vous savez, la pomme, c'est toujours de la pomme. Tant qu'il y en a, vous faites vos affaires. Quant à la violette, elle n'a guère donné ; mais c'est à présent que ça ne va plus !

-- Pourquoi donc ?

-- Parce que la pomme de terre hâtive est en retard.

-- Ah ! la paresseuse !

-- Dame oui. Ah ! tout ça, c'est de la petite misère ; mais il y en a de bien grandes en ce monde, madame Julien !

-- Ah ! pour ça oui, madame Tourtebonne ! »

Ce dialogue avait lieu devant la maison blanche. Les deux femmes étaient debout à côté de la voiture à bras. Elles se revoyaient comme tous les ans avec grand plaisir ; c'était une distraction de se retrouver deux fois par semaine, toujours à la même place. Cette fois, et dès la première rencontre, on ne se séparait pas. On avait évidemment quelque chose à se dire, et peut-être bien que c'était la même chose. Chacune tâchait de faire venir son histoire. La pomme de terre hâtive, qui ne se hâtait pas, ne se prêtant point aux confidences, ce fut Sophie qui commença en revenant sur la première idée, faute d'une seconde.

« Mais oui, nous voilà revenus... ça ne me fait pas de peine ; j'aime la campagne. Il n'y a qu'un ennui ici, c'est l'isolement.

-- Vous n'y pensez pas, madame Julien ! à deux cents pas d'une jolie petite ville !

-- Précisément. Si nous étions à dix pas, on s'en trouverait mieux.

-- Mais vous me faites rire, madame Julien. Vous n'étiez cependant pas peureuse ?

-- Je ne l'étais pas, je le suis devenue.

-- Excusez, la raison vient en grandissant. Voyons, comment voulez-vous qu'on entre ici ? une maison qui ferme comme une citadelle !

-- On y est entré, cependant.

-- Par le trou de la serrure ?

-- Non, par le soupirail de la cave.

-- Allons donc ! vous plaisantez ; je n'y pourrais pas seulement passer ma jambe. »

Il faut savoir que Mme Tourtebonne était large, plus que la coutume ne le permet, et à peu près toute ronde, en sorte que, pour qu'elle passât une de ses jambes par un soupirail quelconque, il aurait fallu faire le soupirail exprès. Accoutumée à cette ampleur, elle ne soupçonnait même pas les gens qui se faufilent, et les craintes de Sophie lui paraissaient dénuées de fondement ; ce que voyant la cuisinière, elle ajouta :

« Vous ne me croyez pas ? Eh bien venez-y voir. »

Sur ce, on fit entrer dans la cour la petite voiture à bras, et Mme Julien, allumant sa chandelle, conduisit à la cave Mme Tourtebonne.

« Sont-ils heureux, disait la grosse bonne femme en éclatant de rire, sont-ils heureux ceux qui passent par votre soupirail ! Moi, c'est à peine si je passe par votre escalier ! Comme il est étroit ! ça n'a pas de bon sens ! Et la porte ? Mais à quoi donc pensait-il, l'architecte ? »

Tout en tâtonnant de son mieux, car la chandelle n'éclairait guère, Mme Tourtebonne se trouva dans la cave. Une fois sur le terrain, Sophie raconta, sans en passer, la scène du jour de l'arrivée ; sa frayeur, les planches, le diable, et le bandeau doré ; ce qu'avait dit monsieur, ce qu'avait dit madame, ce qu'avait dit Julien ; et la marchande, quand son esprit eut été suffisamment préparé à une grande commotion, fut invitée à se tourner vers la muraille, et à lire elle-même les mots tracés au charbon.

Quand elle en fut à ceux-ci :

« Je m'appelle Adalbert... »

Elle s'arrêta tout court, et s'écria :

« C'est lui, ma chère, c'est lui ! Pauvre petit, cher amour ! Voyez un peu ce que c'est ! Dirait-on pas ! Ah ! Seigneur ! T'y possible !... »

L'émotion fut si soudaine que Mme Tourtebonne recula de trois pas, et faillit tomber sur les bouteilles vides.

« Prenez garde ! » dit Sophie.

À ce mot qui révélait un danger, la bonne femme se précipita en sens inverse, et mit ses deux énormes pieds dans la poussière de charbon qui, n'ayant jamais plié sous un pareil poids, rebondit jusque sur le tablier blanc de la marchande. Elle, si propre, si soigneuse, ne s'en mit pas en peine, et répéta tant de fois : « C'est lui ! c'est lui ! » que Sophie crut qu'elle perdait la tête. Elle vit bientôt qu'il n'en était rien ; sa vieille connaissance tira son mouchoir de sa poche, et, tout en s'essuyant les yeux, car elle était fort attendrie, elle raconta comment cet hiver, en novembre, un joli petit blondin, d'une apparence frêle et délicate, lui avait filé entre les doigts ; c'était son expression favorite. En dix minutes, Sophie sut tout ce qu'on pouvait savoir, y compris les regards sombres du prétendu père, son horreur pour le commissaire de police, les mots arrachés à M. Baptiste, qui avait été témoin, et leur commune déclaration faite le soir même.

Si la charrette pleine de marchandises n'avait pas été là-haut, et si un beau carré de veau sur le feu n'avait pas réclamé les soins de la cuisinière, on ne sait pas combien de temps les deux femmes auraient pu rester dans la cave. Mme Tourtebonne ne tarissait pas en suppositions ; son imagination, aidant son cœur chaleureux, entourait l'enfant de chimères ; elle en était venue à l'aimer au point que, entre intimes, elle disait volontiers : Mon petit garçon.

Sophie ayant prévenu ses maîtres, ils interrogèrent Mme Tourtebonne avec le plus vif intérêt. Celle-ci, trop heureuse de voir l'affaire en bonnes mains, dit tout ce qu'elle savait, et même davantage. M. Deschamps vit dans ses discours, bien qu'il n'en acceptât que la moitié, des indices dont on pourrait peut-être tirer parti. Mme Deschamps sentit redoubler son espoir, car, depuis la découverte, elle n'avait jamais cessé de rêver au jour qui réunirait l'enfant et sa mère. Bien plus, elle finissait par y rêver sans dormir, c'était un moyen d'arranger elle-même des circonstances commodes pour arriver avec plus de facilité au dénouement.

Le croirait-on ? malgré ses cinquante-cinq ans, et son glorieux titre de grand-mère, la bonne Sidonie se laissait envahir par une foule d'idées, de projets, de châteaux en Espagne, dont l'enfant de la cave, comme disait Sophie, faisait tous les frais. De tout cela, elle disait peu de chose à son mari, car il eût bien sûr plaisanté sa femme ; or, le cœur a ses enfantillages, et il n'aime pas que la raison d'un autre en fasse justice. M. Deschamps, si bon mari, n'entendait absolument rien aux rêveries, aux suppositions, et aux commentaires. Dès qu'il se trouvait autre part qu'au bord de son étang un jour de pluie, il était positif au dernier point ; c'est pourquoi il appréciait Julien qui faisait tout avec méthode.

De temps en temps, le bon monsieur se plaignait, sans aucune aigreur, de ce qu'on parlait un peu trop souvent d'Adalbert, et si sa femme s'en attristait, il lui faisait observer qu'une seule de ses démarches, à lui, faite en temps et lieu, avancerait plus les affaires que tous les discours et tous les soupirs imaginables ; ce à quoi la bonne Sidonie n'ayant rien à répondre tirait son aiguille, et parlait d'autre chose.

XIII -- Adalbert avait déjà passé dix-huit mois dans la maison roulante.

Le cher petit exilé de Valneige grandissait loin du toit paternel. L'habitude, en adoucissant ce que sa nouvelle existence avait de trop rude, lui apportait une sorte de soulagement physique, mais son esprit et son cœur se révoltaient.

Cependant, il ne perdait ni l'espoir, ni le courage, et n'oubliait pas que son père avait répété plusieurs fois devant lui que la seule chose qui rende un homme moins fort que le malheur, c'est le découragement.

« Moi, pensait-il, je suis un homme comme papa, excepté l'âge et la taille ; il faut que j'aie du courage ! »

Le cher enfant, au milieu de ces étrangers, vivait de ses souvenirs de famille, et son jugement, que l'infortune avait mûri, lui faisait mieux comprendre tout ce qu'il avait vu de bon et d'excellent chez son père.

Il ne trouvait aucun plaisir dans la compagnie du bon Natchès, en qui ne restait que l'intelligence nécessaire pour obéir, et qui était par le fait moins malheureux qu'il ne paraissait l'être, parce qu'il ne sentait en rien l'horreur de sa situation.

Adalbert éprouvait un touchant intérêt pour la petite Tilly, si faible et si souffrante. Toussant presque en toute saison, la délicatesse de sa poitrine eût éveillé la sollicitude d'une mère ; mais Tilly ne savait même pas ce que c'est qu'une mère. Comme elle était jolie, adroite et douce, on n'avait presque jamais de reproches à lui faire ; cependant, cette vieille harpie qui menait le ménage trouvait encore des prétextes aux querelles. S'il se préparait une parade, et que la pauvre enfant eût mauvaise mine, elle était grondée. Aussi mettait-elle tous ses soins à cacher les progrès de ce qu'elle appelait son rhume. Ce rhume était un malaise général, souvent accompagné d'un peu de fièvre, et elle était quelquefois prête à pleurer sans savoir précisément pourquoi. C'est alors qu'elle disait tristement à Adalbert, toujours si bon pour sa faiblesse :

« J'ai mal partout, mais, moi, ça ne fait rien. »

Les deux enfants causaient rarement. Depuis son escapade, Adalbert était surveillé de près, non seulement pour éviter un second essai de fuite, mais de peur que sa parole hardie ne trahît l'irritation que faisait naître en lui son esclavage. Cependant il apprit de cette intéressante malade qu'il ne lui restait aucun souvenir de sa première enfance, et que la maison roulante était la seule habitation qu'elle connût. Bien que n'ayant jamais vu d'autre intérieur que celui des saltimbanques, elle repoussait d'instinct tout ce qui s'y disait et s'y faisait. On sentait à son aspect que son origine était tout autre, et elle-même le sentait si bien qu'elle évitait le plus possible de rien demander à la vieille Praxède, tant il lui était pénible de l'appeler Bonne maman. Cette chère petite fut tout étonnée quand elle vit dans le jeune de Valneige un cœur doux, mais énergique, un esprit qui savait plier sans servilité. Dans leurs rares entretiens, elle apprit de lui qu'elle avait une âme, et qu'il y a un ciel.

« Crois-tu que j'irai dans le ciel, demandait-elle naïvement ?

-- Oui, tu iras parce que maman dit qu'on y va bien sûr, quand on a bonne volonté, qu'on ne fait pas de mal exprès, et qu'on aime le bon Dieu de tout son cœur.

-- Si je ne l'aimais pas, vois-tu, c'est que je ne le connaissais pas ; mais, dis-moi, crois-tu que ce soit dans bien longtemps, bien longtemps que j'irai dans le ciel ?

-- On ne sait pas ces choses-là d'avance.

-- Moi, je pense que ce sera bientôt, à cause de mon rhume. Quand je tousse, j'ai mal dans le dos ; c'est peut-être mourir qui vient, et puis le ciel.

-- Peut-être. Je ne m'y connais pas. »

Ainsi le pauvre petit prisonnier donnait à la jeune malade la lumière qu'il avait reçue de ses parents, et quand elle voulait lui témoigner son affectueuse reconnaissance, elle cherchait un instant de solitude, et répétait tout bas, bien bas, à son petit ami son véritable nom :

« Adalbert ! Adalbert ! »

C'était pour l'exilé un grand bonheur.

Quant à la brusque fille de l'Hercule, chaque jour qui s'écoulait l'attachait davantage à son protégé ; et, bien que le ton qu'elle avait en lui parlant fut toujours bref et rude, il ne pouvait douter de sa bonté, et s'efforçait de lui témoigner sa gratitude en lui rendant mille petits services.

Quand, de loin en loin, les travaux du ménage ambulant, ou les commissions, isolaient un moment ces deux membres de la troupe, Gella cessait d'être rude, et devenait bonne. Alors, elle aussi trouvait dans son cœur qui se développait des pensées délicates, et une sollicitude qui avait quelque chose du sentiment maternel. En retour, elle recevait plus encore qu'elle ne donnait ; elle grandissait moralement, et apprenait comme Tilly qu'elle avait une âme et qu'il y a un ciel. Dans l'enfant naïve, il n'y avait pas d'obstacle à la vérité ; mais dans la brune fille des Bohémiens, il y avait combat, et souvent elle disait :

« Tiens, petit, je ne comprends pas grand-chose à tout ça, je n'ai jamais appris qu'à travailler pour manger et boire ; j'ai la tête dure. Et puis, qu'est-ce que je suis, moi ? rien du tout ; je vis sans savoir pourquoi, ni comment. Va ! il ne m'aime pas, ton bon Dieu ! »

Adalbert répondait :

« Maman disait pourtant qu'il aime tout le monde. Est-ce que vous n'êtes pas tout le monde ? Oh ! bonne Gella, il vous connaît ; il sait tous les noms, et il voit toutes les figures. »

Le bon petit garçon avait dans l'âme tant de sincérité, et dans la voix tant de caresses, que la pauvre fille était souvent à demi-persuadée, et que sa misère morale l'humiliait en présence de l'enfant captif.

Une chose, depuis quelque temps, étonnait singulièrement Adalbert, c'était le désir que Gella lui témoignait de savoir écrire, ou du moins écrire certains mots, toujours les mêmes. Ces mots ne paraissaient avoir entre eux aucune liaison, et pourtant Gella avait certainement une idée sérieuse qu'elle cachait avec le plus grand soin. Souvent, quand elle se trouvait seule avec le prisonnier, elle prenait un bâton, et traçait grossièrement sur la terre les lettres dont il lui donnait le modèle.

« Mais pourquoi toujours les mêmes mots ? demandait le petit professeur.

-- Tais-toi, mon maître, répondait en riant Gella. Voyons, fais-moi des o*, des a , ce qu'il faut pour que j'écrive père... vous... je...* etc., etc., j'ai mes raisons. »

L'enfant, sans y rien comprendre, traçait ces mots sur la terre du chemin avec un petit bâton ; puis l'élève essayait de copier, et l'instituteur disait que c'était fort mal, et effaçait tout, en marchant dessus. Ces leçons mystérieuses étaient presque des récréations pour le pauvre enfant de Valneige.

En échange, Adalbert apprenait de Gella beaucoup de choses. C'était elle qui lui faisait faire tous les jours ce qu'on appelait ses exercices ; c'est-à-dire des mouvements mesurés, des jetés, des pliés, des battements, tout ce qui peut assouplir le corps. L'enfant avait une extrême facilité à comprendre, à exécuter ; c'était un garçon d'espérance, disait le maître en envoyant bien haut la fumée de sa grosse pipe, ce qui chez lui indiquait le parfait contentement. Ces dispositions naturelles, jointes à l'attention qu'il mettait à satisfaire Gella, le firent avancer promptement dans la seule étude qu'on exigeât de lui, et bientôt il fut en état de figurer avec avantage dans les parades, aux grandes foires et aux fêtes de village. C'était un triste métier ! Être habillé en sauteur de corde, faire des gambades, danser la polka, se trémousser jusqu'à l'extrême fatigue ; puis aller présenter la sébile à deux cents personnes pour avoir quelques sous. Voilà pourtant ce que devait faire l'enfant du château, et quand il avait figuré, son cœur était gros, il avait envie de pleurer. Son costume, quoique très gracieux, l'humiliait, et les applaudissements de tout ce peuple lui faisaient honte.

Il avait été élevé dans des idées tout autres ; ses parents avaient pour principe qu'un enfant ne doit jamais occuper de lui les étrangers ; que la bonne éducation consiste à répondre quand on est interrogé, sans adresser le premier la parole ; à ne point se faire remarquer, à ne pas faire valoir ses petits talents, à moins qu'on n'y soit positivement autorisé. Voilà quel était le système adopté à Valneige, et, malgré son étourderie, ces excellents principes avaient imprimé des traces profondes dans l'esprit d'Adalbert. C'est pourquoi il lui avait été très pénible de monter sur les planches devant un public grossier dont il devenait le jouet.

Natchès, au contraire, ne semblait jamais plus content que les jours de grandes foires. Il était réellement bien aise de se voir habillé en paillasse, et, comme il s'acquittait fort bien de ses culbutes et de ses grimaces, le maître lui témoignait ordinairement sa satisfaction par quelque présent, tel que un grand bonhomme en pain d'épice, ou un gros chausson aux pommes ; les dons de sa munificence n'allaient jamais plus loin, et Natchès en était très reconnaissant. Ne pas être battu lui paraissait déjà une si heureuse chance que le moindre cadeau, joint à cette faveur, devenait inappréciable. Pauvre esprit, borné par nature, rétréci encore par la compression, il ressemblait assez à une machine perfectionnée, et rien ne révélait plus en lui la vie intellectuelle. La seule chose qui rompît parfois la monotonie de son esclavage, c'était de sa part des actes d'entêtement qui étonnaient toute la troupe, et se terminaient bien entendu par des coups. Ces actes étaient une nouvelle preuve de son peu d'intelligence, car on sait que l'entêtement est le défaut des ânes.

On ne peut se figurer l'agitation, l'empressement des saltimbanques un jour de grande parade. L'Hercule ôtait enfin sa vieille redingote roussâtre, et revêtait un juste-au-corps couleur de chair, et un costume de fantaisie qui probablement ne ressemblait guère à celui d'Hercule. Quand il avait démêlé et rejeté en arrière son épaisse chevelure, et que ses habits collants dessinaient les formes colossales de son corps, l'homme à la main de fer ne manquait pas d'une sorte de beauté sauvage. Cette beauté toutefois n'était nullement sympathique ; c'était celle de ces lions superbes qu'on admire, à condition qu'une bonne grille de fer les tient à distance.

Quant à Karik, il s'affublait du costume le plus grotesque et n'y perdait rien. Le jeune garçon, une fois lancé, trouvait dans son humeur triviale quantité de grosses plaisanteries, plus sottes les unes que les autres, qui obtenaient de la foule de longs éclats de rire. Le petit de Valneige finissait lui-même par rire quelquefois, non pas des bons mots de Karik, auxquels son esprit innocent ne comprenait rien, mais du spectacle de tant de figures hébétées qui, la bouche ouverte, applaudissaient aux énormes sottises qu'on leur débitait, et donnait un sou par-dessus le marché.

La petite Tilly était extrêmement jolie quand elle devait figurer. La tête couronnée de roses, les bras ornés de bracelets, le cou entouré de perles, un corsage décolleté, une jupe blanche et or, très courte, des bas couleur de chair, des petits souliers bleu de ciel, telle était sa parure. Elle avait beaucoup de distinction naturelle, et, la délicatesse de sa complexion ajoutant encore du charme à l'ensemble, le maître était ravi quand il la voyait danser la polka avec Adalbert, pendant que Karik et Natchès faisaient une épouvantable musique qui n'était que du vacarme bien en mesure.

La fin de toute représentation, le plus beau du programme, c'était la danse de Gella. Quand elle apparaissait dans son costume de velours noir soutaché d'argent, qu'elle saluait le public, et qu'avec de beaux mouvements des bras, elle attirait la foule et la massait autour du théâtre, Adalbert ne manquait jamais de tomber dans un étonnement voisin de l'admiration. Les cheveux noirs de Gella, entremêlés de fleurs de grenadiers, encadraient son visage brun ; ses yeux animés lançaient des éclairs ; elle avait quelque chose d'imposant dans toute sa personne, et une extrême bonté dans le sourire. Son aspect était alors celui d'une belle Espagnole, et on l'intitulait aux jours de fêtes populaires : Gella, l'Andalouse. Elle savait jouer habilement des castagnettes, et dansait à ravir la cachoucha, au grand ébahissement des spectateurs qui l'applaudissaient de la voix et du geste ; quelquefois même, on lui jetait des fleurs. Adalbert la contemplait avec une affectueuse surprise, mêlée d'un peu de honte. Comme il l'aimait à cause de la bonté qu'elle lui témoignait, il aurait voulu la voir toujours occupée de travaux d'aiguille ou de ménage, plutôt que de servir ainsi à l'amusement d'une populace grossière qui ne la respectait pas.

L'enfant remarquait d'ailleurs avec grand plaisir que, s'il arrivait à Gella d'avoir eu ce qu'on appelait un succès, elle n'en paraissait pas plus heureuse. Au contraire, une insurmontable fatigue alourdissait ses membres ; elle devenait maussade, et souvent, après avoir repris ses vêtements de pauvre fille, elle disait à Adalbert :

« Moi, vois-tu, mon petit, je me démène, c'est le métier qui veut ça ; mais si tu crois que je m'amuse, tu te trompes. J'aimerais bien mieux être comme tant d'autres femmes, qui vivent tout bonnement dans une maison, sans être toujours à rouler d'un côté et d'un autre, pour faire des grâces à un tas de badauds qui sont plus bêtes que des choux ! »

Quand elle avait ainsi exprimé de nobles pensées dans son langage trivial, la fille de l'Hercule poussait un grand soupir ; Adalbert lui savait gré de ces pensées et de ce soupir, et, à la reconnaissance affectueuse qu'il avait pour elle, se mêlait une véritable estime.

XIV -- Adalbert eût été le quatorzième.

Les oiseaux chantaient toujours sous les ombrages embaumés de Valneige ; eux seuls n'étaient point attristés, parce qu'ils n'avaient pas connu Adalbert.

C'était un lieu charmant que ce Valneige. La nature avait revêtu les teintes variées du printemps. L'eau courait sans se presser, ni s'attarder. Un beau soleil dorait la campagne, et les génisses gambadaient dans les prés, joyeuses de voir leurs mères, et de respirer une calme fraîcheur.

À la ferme, tout s'agitait dans les mille détails d'une grande exploitation. On allait et venait, on labourait, on semait ; c'était encore le travail et l'espérance en la récolte prochaine qu'on préparait de loin. L'année devait être bonne, et l'on était content ; mais au château, quelle distance entre la joie paisible d'autrefois, et la vie anxieuse et triste qu'on y menait à présent.

Ces dix-huit mois avaient tout changé ; les garçons étaient au collège, et Camille devenait une jeune fille, et la fidèle compagne de sa mère. En ce moment, la fin des vacances de Pâques trouvait réunis tous les membres de la famille pour quelques jours encore. On avait cherché à rendre ce temps aussi bon que possible, afin qu'Eugène et Frédéric jouissent à leur aise de la maison paternelle, et qu'ils en emportassent de doux souvenirs. Mme de Valneige savait bien que les enfants ne supportent pas le chagrin ; qu'à leur âge, l'esprit est trop mobile, le cœur trop peu formé pour n'avoir pas un besoin réel de distraction. Elle s'était donc appliquée à leur procurer tous les divertissements que l'on peut trouver à la campagne ; des parties à pied et en voiture, des goûters sur l'herbe ! On avait installé un tir dans le parc pour s'exercer et concourir ; oui, c'était un concours, et il y avait un prix. À ce prix se joignait le charme très grand du mystère. Personne, excepté Mme de Valneige, n'avait vu l'objet en question ; on n'en savait ni le nom, ni la forme, et l'on passait son temps à se dire :

« Mais qu'est-ce que cela peut être ?... »

M. de Valneige admirait le courage de sa femme, qui semblait quelquefois avoir l'air d'oublier afin que les écoliers en vacances pussent s'amuser sans arrière-pensée. Il avait aussi bonne intention que la douce et patiente Adilie ; mais, depuis la disparition de son fils, sa santé chancelante paralysait ses efforts, et, malgré lui, l'inquiétude l'accablait. Il avait écrit quantité de lettres, fait de nombreux voyages ; tout aboutissait à un doute mortel. Tombé dans une sorte de marasme, il parlait peu, aimait à être seul, et ne prononçait jamais le nom chéri d'Adalbert. Les autres, par respect pour sa douleur concentrée, évitaient aussi de prononcer ce nom, excepté la vieille Rosette, qui n'y pouvait pas tenir, et parlait tant qu'elle pouvait du petit bien-aimé. Même étant seule, la bonne femme murmurait, tout en tricotant ce bas qui semblait ne jamais finir :

« Tout de même ! Dire que si ce vilain petit blondin avait voulu être obéissant, tout ça ne serait pas arrivé ! Un enfant ne connaît pas le danger, c'est l'obéissance qui le garde de tout mal. »

Pendant que les cœurs dévoués à l'exilé souffraient ces tourments, les vacances allaient leur train. Rien ne les arrête ; il n'y avait plus que deux jours, et puis il fallait que Frédéric et Eugène rentrassent au collège. Tout en n'en parlant guère, ils y pensaient beaucoup. Ce n'était pas qu'ils redoutassent la vie de collège, comme ces vilains petits paresseux qui seraient bien aises de passer le temps à ne rien faire ; au contraire, ils voulaient devenir des hommes, et se livraient volontiers à tous les exercices d'intelligence que la société exige de ceux qui doivent la gouverner un jour. Ils sentaient aussi ce qu'il y a de bon dans le frottement des caractères, dans le sans-façon des rapports qu'établissent entre camarades le rapprochement des âges et la vie commune. Enfin, ils se consolaient des ennuis du collège par les bonnes bousculades des récréations, dont les charmes sont bien connus, malgré les noirs et les bleus qui s'ensuivent.

Plus que deux jours ! Il s'agissait d'en profiter. On était plus souvent auprès de sa mère, on la regardait davantage, comme pour emporter son image plus distincte dans cette mémoire du cœur qui suit en classe l'enfant affectueux.

« Voyons, dit Mme de Valneige au déjeuner, le moment est venu de décerner au vainqueur du tir le prix mystérieux.

-- Quel bonheur ! s'écrièrent les enfants, et même Camille, par amour fraternel.

-- Je ne veux pas attendre le dernier jour. Quoiqu'on sache partir de bonne humeur, comme de braves garçons, je sens qu'au fond le cœur est trop serré pour jouir franchement de quelque chose.

-- Vous avez bien raison, chère maman ! »

Frédéric et son frère entourèrent de leurs bras la bonne Adilie, et, quand elle se vit ainsi leur prisonnière, elle leur dit avec le plus aimable sourire :

« C'est demain au dîner, au dessert, que je donnerai les prix.

-- Comment les prix ?

-- Oui, les prix. Vous n'êtes que deux, vous avez admirablement lutté, et avec une adresse souvent égale. Votre père a fait le relevé des coups ; l'un de vous a l'avantage, mais l'autre le suit de si près que, en vérité, je ne puis le laisser partir sans un témoignage honorable. Il y aura donc un premier prix, et un second prix, et des camarades, et un bon dîner, et du vin de Champagne !... »

Ici, ce furent des battements de mains, et des cris de joie. Une petite fête à Valneige ! Depuis dix-huit mois, c'était la première fois que Frédéric et Eugène voyaient se préparer un plaisir qui ressemblât à ceux d'autrefois. On s'amusait, mais toujours entre enfants. Il était question pour le lendemain d'invitations. Cela voulait dire trois bons amis du voisinage : Paul, Édouard et Christian. Ces trois-là étaient les plus intimes, et de fameux garçons ! Ils riaient toujours, c'est un grand point ! ces petits messieurs n'avaient encore compris parfaitement qu'un seul mot parmi ceux qui nous viennent des anciens : « À demain les affaires sérieuses ! »

Ils allaient donc venir, et leurs parents aussi ; il y aurait un grand dîner ! Le mot grand voulait dire en cette circonstance beaucoup de personnes s'aimant bien, autour d'une table couverte de mets excellents. Quant à l'étiquette, à la froideur, et aux autres attributs des vrais grands dîners, il n'en était pas question à Valneige, où l'on avait, comme disait Rosette, le cœur sur la main.

Le lendemain, il se passa mille scènes bruyantes et joyeuses dans le parc. Les voisins de campagne avaient envoyé dès le matin Paul, Édouard et Christian. On était cinq, plus qu'il n'en fallait pour faire les cent coups ! Au début, Rosette essaya d'intervenir pour faire ses petites recommandations, et prévenir les contusions et les dégâts. Autant aurait valu haranguer les Vandales quand ils s'abattaient sur une contrée. Rosette le comprit et mit dans sa retraite une certaine dignité. Elle se fit de l'arrière-cuisine une sorte de retranchement, d'où l'on ne voyait pas l'ennemi, ce qui pouvait conduire peut-être à l'oublier. Prenant en main le fameux tricot obligé, elle commença à tricoter avec fureur et sans désemparer.

Les garçons mirent Philippe à contribution pour faciliter leurs plaisirs et, comme le maître avait donné le mot au cocher, celui-ci fut d'une complaisance à toute épreuve. Il laissa atteler le cheval noir, et permit qu'on fît le tour du parc ayant pour cocher Frédéric, pour laquais Eugène, et trois messieurs dans la voiture.

D'autres inventions succédèrent à celle-ci. Philippe fut bon enfant, et il organisa une promenade en barque, bonheur suprême ! à la condition que les petits jeunes gens lui accorderaient assez d'autorité pour qu'il les empêchât d'aller au fond de la rivière. Ces plaisirs, interrompus seulement par un beau goûter, menèrent les enfants jusqu'à cinq heures. Alors arrivèrent en voitures les parents des trois camarades. M. et Mme de Valneige les reçurent avec cordialité, et à six heures on entra dans la salle à manger au nombre de treize personnes. Le dîner fut élégamment servi ; les domestiques étaient contents de revoir un peu d'entrain au château.

Tout se passa gaiement. Il y eut un moment toutefois où Mme de Valneige ne put surmonter son émotion. Édouard s'écria tout à coup :

« Tiens ! c'est drôle, nous sommes treize ; il y a des personnes qui ont peur d'être treize à table.

-- Elles ont tort, répondit Paul en riant, car on y est fort bien, ma foi ! »

M. de Valneige, qui ne laissait jamais passer une occasion d'éclairer l'esprit de sa jeune famille, dit un mot sur cette faiblesse.

« Mais, papa, demanda Eugène, d'où peut venir une pareille superstition ?

-- Il est probable, mon enfant, qu'elle remonte à la Cène du jeudi Saint où, sur treize personnes assemblées, se trouva un traître qui causa la mort du Juste par excellence. Il se peut que, par un double sentiment de respect pour la Divinité et de pieuse horreur pour Judas, on ait évité aux premiers âges chrétiens de se réjouir dans un festin composé de treize convives ; mais ce qui depuis longtemps a remplacé ce sentiment naïf et religieux, c'est une folle croyance qui semble faire dépendre d'un nombre la vie d'un homme, comme si Dieu n'attendait pas pour rappeler chacun de nous l'heure qu'il a lui-même marquée. Chez beaucoup de personnes, il est vrai, ce préjugé n'est qu'une imitation, un vieux souvenir de nourrice, une faiblesse inexplicable ; il faut leur éviter un froissement, comme on évite aux gens nerveux une frayeur que l'on sait être sans fondement. Du reste, si nous n'y avons attaché aujourd'hui aucune importance, c'est que pas un de nous ne redoute ce fameux nombre de treize, qui fait effectivement plus de bruit que de mal. »

Un signe d'assentiment répondit aux paroles de M. de Valneige, et il ajouta avec grâce :

« Quant à ma femme, autant elle est docile en ses croyances religieuses, autant je la trouve esprit fort au sujet des superstitions populaires. N'est-ce pas, Adilie ? Convenez que vous avez à peine remarqué notre nombre treize ?

-- Vous vous trompez, mon ami, c'est la première fois que je le remarque.

-- Et pourquoi, je vous prie ? »

Mme de Valneige, si calme toujours, se troubla ; une larme brilla dans ses yeux, elle ne regarda point son mari, et jeta comme malgré elle cette réponse :

« Parce qu'il eût été le quatorzième ! »

Un profond soupir accueillit ce mot, et le malheureux père tomba dans un morne silence. La mère était désolée d'avoir laissé échapper dans cette circonstance la continuelle pensée de son cœur ; mais elle ne pouvait reprendre cette parole, l'effet était produit ; et, sans les enfants qui hasardèrent quelques mots étrangers au sujet, le repas eût été triste jusqu'à la fin. C'était surtout la fin qui intéressait la jeunesse ; on grillait d'être au dessert.

Le voilà ! Les assiettes de fruits, les gâteaux, les bonbons font le tour de la table, puis d'un surtout garni de fleurs par les mains de Camille, Mme de Valneige retire son premier prix adjugé à Frédéric. C'est une boîte contenant une jolie montre d'argent, avec la chaîne et la clef, c'est sa première montre !

Nous nous souvenons tous de l'impression produite par notre première montre, chacun fait la même chose en cette occasion. On la regarde des deux côtés, on la touche, on l'ouvre, on la ferme et l'on écoute. Ces cinq mouvements sont inévitables : Frédéric les fit l'un après l'autre, comme tout le monde. Ce qui le charmait, c'était d'emporter sa montre au collège ! et de la monter tous les soirs. Une montre au collège ! quel sort ! Ah ! ce n'est pas pour rien qu'il y a des horlogers !

Quand Frédéric eut joui tout à son aise et remercié sa maman, on s'occupa du second prix, car Eugène trouvait les préliminaires un peu longs. Ce second prix était un porte-monnaie bien solide, et fort joliment garni de pièces blanches. Eugène, avec un entrain sans pareil, se mit en devoir de les compter : il se trompa trois fois, tant sont vives les émotions des capitalistes. Les voisins virent plus clair dans la caisse, et il fut reconnu qu'Eugène était à la tête de vingt francs !

On prit une part sincère à la joie de ces bons enfants, et leur père lui-même sortit du sérieux où il était retombé. Tout à coup, pendant qu'une conversation assez animée retenait à table ce cercle intime, quoique nombreux, voilà que la vieille Rosette se précipite dans la salle à manger, sous l'empire d'une pensée qui lui fait oublier toute cérémonie.

« Excusez, monsieur, dit-elle vivement, le facteur est venu tantôt, et il a laissé une lettre pour monsieur, qui était sur le buffet dans un petit coin, entre la lampe et le bocal de cornichons. Faut croire qu'il avait bu un coup, c'est bien ridicule pour un facteur ! Elle a si mauvaise tournure ! Ça ne serait-il pas quelqu'un comme moi qui nous donnerait des nouvelles du petit ? »

M. de Valneige, très frappé du trouble de la vieille bonne, prit de ses mains une lettre mal pliée, écrite sur de gros papier avec une espèce d'encre rouge à peine lisible, pas d'ordre, pas d'orthographe.

Mme de Valneige était immobile, les convives attendaient dans l'anxiété, et Rosette restait là, la bouche ouverte.

M. de Valneige lut à haute voix :

Vot peti va bien ces moi que jsui la file de lomme qui la si voum doné vot parol donor que voun frè padmala mon père jvoul frè ravoir.

réponde posrestante

a M. XXX.

a Nantua

XV -- Adaldert savait maintenant pourquoi Gella écrivait sur le sable.

Un jour, dans la matinée, on avait envoyé Gella faire une commission à la ville, c'était près de Nantua qu'on campait en ce moment. Le petit Moustapha accompagnait la jeune ménagère pour l'aider à rapporter les provisions. La seule joie qu'il eût dans sa vie, c'était de loin en loin une course avec la bonne Gella. Ce jour-là, au retour, et pendant qu'il marchait à côté d'elle, sa protectrice lui dit :

« Tiens, prenons ce chemin détourné d'où l'on ne voit pas la voiture ; nous allons nous asseoir un instant, j'ai quelque chose à te dire.

-- Quoi donc, bonne Gella ?

-- Ah dame ! Il y a de grandes affaires. Tu vas d'abord me promettre de ne pas dire un mot de notre conversation.

-- Ah ! Gella, n'ayez donc pas peur ! Pourquoi vous méfier ? Voudrais-je vous faire du mal ? Et ne voyez-vous pas que, depuis six mois, je n'ai pas essayé de vous échapper, de peur que votre père ne se mette en fureur contre vous.

-- Tu es un bon enfant, je le sais bien. Écoute : tu ne peux pas vivre comme ça, il faut en finir. J'ai trop de chagrin quand je pense que tu as un papa, une maman, une maison, et que tu pourrais être si heureux.

-- Moi aussi j'ai bien du chagrin, mais comment donc faire, puisque je vous aime ? Je m'en irais bien, allez, si je ne craignais pas de vous faire battre, et peut-être pire encore !

-- Eh bien, tout s'arrangera, je vais te dire mon secret.

-- Un secret ?

-- Oui, un grand secret. J'ai écrit à ton père.

-- À mon père ? Pourquoi ?

-- Pour lui demander quelque chose. Te souviens-tu qu'un soir je t'ai dit : « Mon petit, sais-tu bien réellement ce que c'est qu'une parole d'honneur ?

-- Oui, je m'en souviens. Je vous ai répondu que c'était très mal de donner sa parole d'honneur et de ne pas la tenir ; qu'un jour, à Valneige, papa avait grondé Frédéric parce qu'il m'avait donné sa parole d'honneur de ne pas tricher en jouant aux billes, et qu'il avait triché tout de même. Papa était très fâché, il disait à mon frère : On voit bien que tu ne sais pas ce que c'est qu'une parole d'honneur : quand un honnête homme a donné la sienne, il est engagé de la manière la plus sacrée. Si étant grand, il t'arrivait de manquer à ta parole, je ne voudrais plus de toi pour mon fils. D'ici là, réponds oui ou non, cela suffit.

-- Je reconnais l'histoire que tu m'as racontée. Je me suis dit ce jour-là : « Puisqu'on élève si bien les enfants à Valneige, c'est du bon monde ; quand on dit oui, c'est oui ; quand on dit non, c'est non.

-- Oh oui ! à la maison c'est comme cela. Personne ne ment. Mais dites-moi, qu'est-ce que vous avez donc pu écrire à Papa ? »

Gella eut un reste d'hésitation, puis elle regarda l'enfant avec une grande bonté et d'un ton grave, elle répondit :

« Je lui ai demandé sa parole d'honneur de ne pas faire de mal à mon père ; il me l'a donnée, et alors, dans une seconde lettre, je lui ai indiqué les fêtes où nous irons, afin qu'il tâche de te guetter quand tu feras le tour des sous.

-- Comment ! vous avez fait cela ?

-- Oui, tu m'as remué le cœur avec tout ce que tu m'as dit de ta maman qui ne fait que du bien, de cette église où ta grande sœur, tout en blanc, a fait sa première communion. Vois-tu, quelquefois la nuit je pleurais et je me disais : Malheureuse, vas-tu laisser cet innocent dans un monde où il ne verra que du mal, tandis que par un mot, tu pourrais le sauver ?

-- Que vous êtes bonne ! Oh ! Gella ! je reverrai donc mes parents ?

-- Oui, tu les reverras, mon petit.

-- Mais vous, comment ferez-vous pour n'être pas tuée ? Vous disiez...

-- Oh ! moi, je ne risque rien si l'on te reprend dans un moment où tu ne me sois pas confié, dans une foule par exemple, un jour de représentation. C'est égal, ce que j'ai fait, c'est parce que j'ai confiance en toi et en la parole de M. de Valneige. Vois-tu, un père est toujours un père. Le mien est dur ; c'est vrai, il ne me rend pas heureuse, mais tout de même, s'il aime quelqu'un sur la terre, c'est moi.

-- Vraiment, dit Adalbert en ouvrant de grands yeux, car il ne pouvait comprendre comment faisait cet homme pour aimer quelqu'un.

-- Cela t'étonne ? Et pourtant, il y a quatre ans j'ai été malade, bien malade, il était comme fou, et un jour, tu ne le croirais pas, assis auprès de mon lit, il a pleuré.

-- Ce n'est pas pour rire que vous dites ça !

-- Non, c'est la vérité. Il y a beaucoup d'hommes qui sont de même dans notre monde. On est mauvais, mais on a un coin qui est bon. Je me disais : Si j'avertis ce monsieur, quand il reprendra son enfant, il fera arrêter mon père, on le jugera, on le condamnera, on l'enverra au bagne tout seul, bien malheureux, et c'est moi qui en serai cause, j'en mourrai ! Il m'a bien souvent battue, c'est vrai, mais c'est cependant lui qui m'a donné à manger quand j'étais petite et qui m'a sauvée des méchants, et puis enfin, c'est mon père ! Mais à présent que j'ai la parole d'honneur de M. de Valneige, je ne crains plus rien.

-- Oh ! non, ne craignez rien ! Mon père ne peut vous tromper. Oh ! que je suis content ! Je ne sais rien dire, j'étouffe.

-- Pauvre enfant, je pourrai donc te faire du bien ! Tu m'as rendu assez de services ; sans toi, je ne saurais pas qu'il y a un ciel, personne ne me l'avait dit. Ton Dieu, on ne m'en avait jamais parlé.

-- À présent que vous le connaissez, Gella, vous pouvez le servir.

-- Comment veux-tu que je le serve ici ? Enfin, c'est peut-être le servir que de me séparer de toi pour toujours ? Quand tu seras heureux tu m'oublieras !

-- Jamais, dit l'enfant en regardant la pauvre fille, je parlerai de vous à maman, et elle vous aimera, elle aussi.

-- Merci, mon petit, merci ! Ah ! quand tu seras parti, mon Dieu ! mon Dieu !... »

En parlant, Gella contemplait le ciel, comme si elle commençait à comprendre les choses d'en haut, et le petit garçon surprit deux grosses larmes qui coulaient le long de ses joues. C'était la première fois qu'elle pleurait en sa présence. Devant l'ébranlement de cette nature si rude et si forte, il se sentit profondément attendri. Tous deux étaient assis sur un tertre de verdure, au milieu d'une grande plaine où tout était repos et silence. L'enfant pensait à son papa, à sa maman, à ses frères et sœurs, il était si ému qu'il ne trouvait plus rien à dire. Elle aussi aurait voulu parler ; mais ne sachant comment s'exprimer, elle osa pour la première fois prononcer, en face du ciel et loin des hommes, le nom du prisonnier, et répéta deux fois tout bas comme la petite Tilly :

« Adalbert ! Adalbert !

-- Oh ! quel bonheur ! vous avez dit mon nom !

-- Cher enfant, bientôt ce sera ta mère qui te le dira.

-- Bientôt ?

-- Je l'espère. J'ai fait tout ce que j'ai pu, c'est à tes parents à faire le reste.

-- Mais comment donc êtes-vous parvenue à écrire ? je ne vois dans la voiture ni plumes ni encre.

-- Dame, ce n'était pas facile. J'ai commencé par garder soigneusement un morceau de papier blanc, dans lequel une marchande avait enveloppé du ruban rouge pour mon corsage de velours noir ; et puis j'ai taillé en pointe un petit morceau de bois pour faire une plume ; mais pour avoir de l'encre, je ne savais comment m'y prendre. L'encre, ça fait des taches, on se serait aperçu de quelque chose. J'ai trouvé que le meilleur moyen, c'était de me couper un peu le doigt, et d'écrire avec mon sang.

-- Ma pauvre Gella ! ça vous a fait du mal !

-- Ma foi, tant pis ! J'ai écrit comme j'ai pu, tout de travers bien entendu, mais ton père a pu lire puisqu'il m'a répondu dès le lendemain.

-- Oh ! montrez-moi sa lettre ? seulement l'écriture ?

-- Tu dois bien penser que je l'ai brûlée !

-- Ah c'est vrai ! Si on l'avait trouvée, quel malheur ! Mais comment, donc a-t-il fait pour mettre votre adresse ?

-- C'était un grand embarras. Je savais que mon père allait quelquefois chercher des lettres poste restante, et que souvent ces lettres ne portaient point son nom, mais des signes convenus ; j'ai pris ce moyen et il a réussi. Ah ! pour aller chercher la réponse au bureau de Nantua, que de difficultés ! enfin c'est fait. Il n'y a plus qu'à attendre.

-- Quand je retournerai à Valneige, comme je serai obéissant !

-- Tu feras bien. Tes parents ne te donnaient que de bons conseils, il faut les suivre. Tu diras bien à ta maman que je t'ai toujours parlé raison. Ah ! ne va pas leur laisser croire que je suis une mauvaise fille !

-- Soyez tranquille ! »

Comme le temps passait, Gella se remit en marche et hâta le pas. Quand elle approcha, ainsi que son petit compagnon, de la maison roulante, elle entendit une grande dispute entre l'Hercule et son fils qui, exagérant les principes reçus, avait par trop menti, par trop volé, en ouvrant furtivement le tiroir où son père mettait son argent ; la querelle était vive ; les jurements, les blasphèmes, les coups, rien n'y manquait.

En montant dans la voiture, Adalbert fut pris d'une sorte de désespoir. Son sort lui paraissait plus affreux en face des douces images que de prochaines espérances lui avaient rendues. De peur de se trouver mêlé à cette ignoble scène, il alla s'asseoir sans dire un mot sur un mauvais escabeau près de la porte, et Gella, qui commençait à devenir bonne pour tous, s'efforça de calmer son père et d'éloigner la vieille Praxède, qui se plaisait à l'irriter par ses paroles piquantes.

Lorsqu'il ne s'agissait pas d'un mécontentement excité par sa fille elle-même, l'Hercule lui laissait parfois assez de puissance pour pacifier l'intérieur. Cette fille était le rayon de soleil qui seul apparaissait dans ce désert moral où tout ce monde s'agitait. Son père, il est vrai, eût été capable de tout dans un moment de colère, mais pourtant il l'aimait à sa manière, comme elle le disait, et sa belle Andalouse, ainsi qu'il l'appelait dans ses rares instants de bonne humeur, était le bon génie de ce cœur à demi barbare.

XVI -- Adalbert était là.

Un temps admirable ! Pas question de pluie : un beau jour de printemps.

Blondine, gentille Alsacienne de treize à quatorze ans, avait terminé sa toilette et mis beaucoup de pommade. Elle triomphait, faisant sonner dans sa poche sa petite fortune de quinze sous, et attendant au seuil de sa maisonnette que les bons amis la prissent en passant, comme ils en étaient convenus. Ces bons amis étaient Mme Tourtebonne et M. Baptiste ; ils allaient à la foire de M...

L'heure s'avançait. La petite fille n'était pas sans inquiétude sur ce plaisir si longtemps attendu. Cependant, Mme Tourtebonne, à qui ses parents la confiaient, était l'exactitude personnifiée. Il fallait qu'elle eût été retardée par une circonstance indépendante de sa volonté. Effectivement, voici ce qui était arrivé.

Il faut savoir d'abord que la foire de M... tenait une large place dans la tête de Mme Tourtebonne. Depuis quarante-cinq ans et plus, elle ne se rappelait pas l'avoir manquée. Elle faisait des affaires toute l'année, mais cette foire, qui durait trois jours, la trouvait immanquablement dans une disposition d'esprit toute joviale. Elle entendait s'amuser, et, par le fait, elle s'amusait beaucoup. C'était une de ces bonnes natures qu'un rien distrait, qui rient parce qu'on rit, qui sont contentes parce qu'on est content.

Tous les ans, elle s'arrangeait avec quelques voisins pour aller de compagnie et en voiture, car le lieu de la fête était éloigné de dix kilomètres. Cette année, elle avait un excellent moyen de transport : la carriole de M. Baptiste. On était bien secoué par exemple, et la vieille Manon ne manquait pas une occasion de faire un faux pas, mais enfin on arrivait. Le brave homme, qui n'avait rien de plaisant, allait tout bonnement à la foire dans l'intérêt de ses fromages et de ses harengs, comptant rencontrer quelques gros fermiers avec lesquels on pourrait se mettre en rapport. Cette année, hélas ! il y allait surtout parce qu'il avait depuis trois semaines des rages de dent qui l'empêchaient de dormir, et qu'on assurait qu'un certain arracheur de dents, bien connu à la foire de M..., les arrachait sans douleur. Ce mot a un pouvoir magique sur les esprits campagnards ; mais le brave homme, qui certes n'avait rien pris de l'élégance des villes, avait néanmoins perdu un peu de sa candeur native au contact des citadins. C'est pourquoi il ne croyait qu'à moitié au prodigieux talent dont on lui parlait.

À cause de cette demi-incrédulité, il retardait de minute en minute, trouvant toujours qu'il était trop tôt pour atteler, que sa montre avançait, qu'il fallait laisser manger la jument, et puis qu'elle devait avoir soif... Enfin, que voulez-vous ? Les autres allaient s'amuser, et lui, au bout du compte, il allait chez le dentiste ; or, nous savons bien tous qu'on n'est jamais pressé.

Blondine, après deux heures d'attente, crut entendre le trot inégal de la vieille Manon. Vite, elle embrasse sa bonne maman et la voilà dans la carriole.

« Nous voici donc partis ! quel bonheur ! ah ! que je suis contente ! Va-t-on s'amuser ! »

Blondine en était là de ses élans joyeux, lorsqu'elle imagina de regarder M. Baptiste en face. Ce ne fut pas sans peine qu'elle retint un éclat de rire. Cette rage de dents, juste au moment où l'on allait en finir, tentait un suprême effort, et menaçait d'une grosse fluxion. Le malheureux bonhomme, pour conjurer tant de maux réunis, s'était appliqué sur la joue droite un énorme paquet de ouate, retenu par un mouchoir bleu en mentonnière. De plus, il s'était serré la tête au moyen d'un second mouchoir rouge, recouvert d'un bonnet de coton blanc, sur lequel s'arrondissait en manière de turban un ample foulard lie de vin ; et, bien que cet échafaudage eût atteint une hauteur raisonnable, l'honnête Baptiste avait attrapé par habitude sa grosse casquette de loutre, et l'avait campée par-dessus tout cela. Jugez de l'effet !

Blondine n'en pouvait pas revenir ! Elle regardait sa vieille amie, Mme Tourtebonne, qui mettait elle-même tous ses soins à ne pas perdre son sérieux, quoique son bon cœur s'attristât des vives souffrances du pauvre compagnon de route. Comme les petits coups de fouet inoffensifs qu'il fallait donner à Manon, toutes les deux minutes, occasionnaient au patient de légères secousses, qui augmentaient son mal, l'excellente femme prit sous sa propre responsabilité la bête et ses faux pas, et les rênes en main elle commença le manège voulu : « Hi ! Hi donc ! allons Manon ! » Ces excitations à la marche accompagnées d'un continuel mouvement du bras étaient absolument nécessaires pour que Manon ne s'arrêtât pas tout court ; elle était paisible avant tout, et n'aimait pas changer de place.

Quant à son maître, il était absorbé par sa rage de dents, et cela se conçoit ; rien n'est plus absorbant.

Il s'est trouvé jadis des philosophes qui ont nié la douleur. Oh ! croyez bien qu'ils avaient de bonnes dents ! M. Baptiste avait beaucoup trop de bon sens pour ressembler à ces messieurs ; aussi ne niait-il pas le moins du monde la douleur. Au contraire, il ne laissait pas passer cinq minutes sans faire « Ouff ! » ou bien « Aie ! » quelque chose enfin qui attestât la présence de l'ennemi. Comme il était par nature extrêmement laconique, il n'en disait pas plus, mais ce qui se voyait de sa figure disait le reste. Il ne ressortait de l'échafaudage, ouate, foulard et compagnie, qu'une joue qui paraissait plus morte que vive, un œil presque éteint, un demi-nez sans expression, et un coin de la bouche qui s'abaissait d'un air piteux, symbole d'une tristesse éternelle. Plus question de cette bienheureuse pipe, qui avec le fromage et son confrère le hareng faisait le charme de cette tranquille existence ; enfin plus rien dans l'univers que ces tiraillements, ces élancements !... Ah ! pauvre homme !

Blondine, malgré ses envies de rire, avait un bon petit cœur et plaignait beaucoup M. Baptiste. Quant à la voisine, elle aurait volontiers pris la moitié de ce terrible mal pour soulager d'autant le voisin. Elle le lui dit neuf ou dix fois ; mais comme la chose était impossible, le brave homme saluait par politesse, et gardait pour lui sa rage tout entière.

On arrive en plein champ de foire. Blondine ouvrait les yeux trois fois plus qu'à l'ordinaire. La bonne petite passait une grande partie de son temps au beau milieu d'un pré, gardant les vaches de sa bonne maman ; sa vie était douce, mais un peu monotone. Donc elle appréciait vivement le plaisir, et ce champ de foire était si beau ! si beau ! On y faisait tant de bruit ! le bruit, c'est la base de toutes les joies populaires, on était servi. Les chevaux, les bœufs, les vaches, les moutons, les chèvres, les porcs, tout cela hennissait, mugissait, bêlait et grognait sans vouloir se taire. Les chiens aboyaient sur tous les tons, et les coqs, faisant le premier dessus, lançaient à chaque instant de longs et magnifiques koquéricot !... Ces animaux semblaient s'être donné le mot pour casser la tête à la foule, qui, pour ne pas perdre sa supériorité, criait plus fort que tous ensemble. Ah ! c'était bien beau, bien beau !

Par ici, un charlatan appelant le monde entier pour le délivrer de ses cors ; par là, une somnambule voyant plus clair que personne, de près, de loin, à volonté ; sans lunettes, et même avec un bandeau sur les yeux. À droite, des chiens savants faisant l'exercice d'un air attrapé ; à gauche, des singes donnant envie de rire aux humains, en les imitant de leur mieux. À chaque pas, une buvette en plein air, toujours entourée d'amateurs, vraie tentation pour M. Baptiste en temps ordinaire : un verre de vin ne nuit jamais ; il le savait, et, pour suivre le dicton, il en buvait un très souvent ; mais aujourd'hui ! Oh ! Ouff ! Aie !..

Parmi tous ces plaisirs, toutes ces distractions, au-dessus de tous ces bruits, il y avait quelque chose qui occupait constamment l'esprit de la jeune Blondine ; c'était le tumultueux appel des divers bateleurs qui se donnaient rendez-vous en ce lieu. Cette année, il y en avait plus encore que de coutume, et la gentille fillette écoutait avec une joie naïve ces admirables et ronflants boumm ! boumm ! mille fois répétés par la grosse caisse, et signifiant : Venez, hâtez-vous, on va commencer !

Il avait été bien convenu qu'on prendrait place au premier rang afin de voir, sans en rien perdre, les jeux, les danses et les culbutes. Blondine se promettait un plaisir des plus vifs ; mais il fallait se contenter de ce qui était sur son chemin, car M. Baptiste, au milieu des merveilles du jour, ne voyait bien entendu que sa rage de dents ; tout le monde en est là.

Mme Tourtebonne, en femme de bon conseil, disait : « Mon cher monsieur Baptiste, si vous vouliez me croire, nous chercherions tout de suite la voiture peinte en rouge, avec un tambour par devant, une trompette par derrière et des drapeaux aux quatre coins. Une fois la chose faite, vous n'y penserez plus, et vous pourrez du moins avoir un peu de bon temps ; qu'en dites-vous ? »

Le bonhomme se gardait de désapprouver sa voisine ; elle avait tellement raison ! Il ne faisait donc que répondre : Hum ! d'un certain ton qui voulait dire : Amen ! Néanmoins, il s'arrangeait de manière à voir le plus tard possible cette maudite voiture peinte en rouge, qui se voyait de partout quand on n'avait pas mal aux dents. Si l'on disait : « Tenez, la voilà ! » il éprouvait à l'instant un souverain plaisir à faire tirer des macarons à Blondine, et se pâmait d'aise un moment après devant un lapin albinos, ou quelque illustre ventriloque.

Blondine était impitoyable ; elle savait qu'on ne se regarderait comme installés à la foire qu'après l'opération faite. Donc elle ne pensait qu'à cela, et plongeait du regard dans cette masse remuante qui couvrait la campagne. Quand on cherche, on trouve ; un moment arriva où il fut impossible de ne pas apercevoir à vingt pas la voiture rouge avec son cercle de badauds, la plupart ornés d'une mentonnière et d'un visage en compote, comme si c'eût été le costume de rigueur pour être admis aux réceptions.

Le quart de joue qui se voyait encore dans le visage du brave homme devint terreux au lieu de jaune.

« Allons, il le faut, monsieur Baptiste, et d'ailleurs, vous êtes un homme. »

Ces mots prononcés avec fermeté par Mme Tourtebonne rendirent au patient toute son énergie, et, avec l'entrain de commande d'un poltron révolté, il s'avança vers la voiture et attendit son tour. Dès lors la fameuse dent cessa de le faire souffrir, et il eut la pensée de s'en retourner comme il était venu ; mais il s'était trop engagé, le point d'honneur le retint.

Bien que le charlatan ne cessât de déclarer avec emphase qu'il arrachait sans douleur, on ne sortait de ses mains que la figure bouleversée, les larmes aux yeux ou le murmure aux lèvres. Évidemment, tout ce monde trouvait qu'il y avait eu douleur, mais le programme n'en avait pas moins raison, et la clientèle seule était en faute. L'un avait remué la tête, l'autre le pied ; celui-ci était mal disposé, celui-là avait eu le tort de manger un quart d'heure avant l'opération ; ceux-ci avaient depuis longtemps les gencives malades, et tous les autres avaient les dents barrées. Ces justifications, que n'acceptait jamais le dernier client, laissaient néanmoins au suivant un reste d'espérance.

M. Baptiste monta dans la voiture, il y eut un moment de silence. L'opérateur célèbre, mis comme un prince d'un pays inconnu, chapeau à plumes, manchettes retroussées, s'abstint cette fois de paroles oiseuses, et, d'un air superbe, s'apprêta à tirer de toutes ses forces ce qui opposerait résistance ; c'était le secret de son art. M. Baptiste fut bientôt fixé sur le genre du talent. Il ressentit l'impression ordinaire en pareil cas. Vous n'avez pas un mot à dire ; votre dent arrive parce qu'il le faut, et il vous semble que la tête vient aussi.

Le tambour et la trompette s'unirent spontanément pour apprendre au monde que M. Baptiste était le plus heureux des mortels ; et en effet on n'avait pas entendu le cri perçant du bonhomme, mais seulement un rrrrrran ! rataplan ! plan ! plan ! plus la fanfare, plus un orgue de barbarie qui, à dix pas de là, jouait depuis l'aurore le Galop de Gustave . M. Baptiste paya et descendit vite, vite, tant l'opérateur était pressé.

La dent était partie ; sur ce point on s'entendait, mais partie sans douleur, non. M. Baptiste, enclin à l'indulgence, pensa qu'il avait probablement remué sans s'en apercevoir. Il ne dit pas un mot, ne proféra pas une plainte, mais, d'un air pénétré, il se consola de cette déception en crachant tout le long du chemin : c'était la seule chose qu'il y eût à faire.

Cependant l'émotion, la secousse, et le galop de Gustave par-dessus, tout cela finissait par l'étourdir, et Mme Tourtebonne le fit asseoir, en femme prudente qu'elle était.

Blondine, à cause de ses petits quatorze ans, fut tout étonnée. Elle avait cru réellement que, l'affaire terminée, le bon voisin passerait à l'état d'un homme enchanté, et même que l'échafaudage n'étant plus nécessaire, on le retirerait. Comme elle se trompait ! M. Baptiste y ajouta son mouchoir de poche qu'il tint persévéramment sur sa bouche, et déclara qu'il avait en plus un mal de tête fou.

Quel désappointement ! Blondine eut un moment la frayeur de remonter dans la carriole ; il n'en fut rien heureusement ! Le brave marchand de fromage s'installa chez un petit restaurant de circonstance, établi pour trois jours sous une tente grise, et là, au lieu de se livrer à la consommation, se livra pour le même prix aux ennuis d'un profond malaise.

Quoique d'une apparence très froide, l'excellent homme n'était point égoïste ; il exigea donc que ses compagnes de voyage fissent comme s'il n'était pas là. Blondine trouva l'idée parfaite ; mais Mme Tourtebonne se promit de ne prendre que ce qu'on appelle le vol du chapon, et de revenir souvent demander au bonhomme où il en était, quitte à partir au beau milieu du jour si le mal devenait insupportable.

Blondine se résigna et fit avec sa digne conductrice deux cents pas en une heure, tant il y avait de choses à admirer.

Tout en s'extasiant sur ceci et sur cela, la chère petite s'écria :

« Ah ! ce que je voudrais voir, ce sont les saltimbanques ; je le désire par-dessus tout.

-- Et moi aussi, mon enfant.

-- Ah ! je sais bien pourquoi. Vous pensez à votre petit garçon ?

-- Justement. Depuis ce matin je ne pense qu'à lui, et cette nuit j'ai rêvé de ce pauvre petit malheureux, cher amour !

-- Est-ce que vous pourriez le reconnaître ?

-- Oui, je le reconnaîtrais si je le voyais de près. Un petit blondin qui a l'air d'un prince, et qui s'appelle Adalbert. Pauvre ange ! dire qu'il a sa mère ! Oh ! c'est affreux ! Si j'avais eu des enfants, et qu'un malheur pareil me fût arrivé, j'en serais devenue folle. »

Ici, au grand étonnement de Blondine, Mme Tourtebonne s'attendrit à la pensée de cette petite famille qu'elle aurait pu avoir, et qu'elle n'avait pas eue.

La conversation roulant sur Adalbert ne pouvait pas languir ; toutes deux répétaient :

« Il est peut-être là ! qui sait ? »

Tout à coup, au milieu de la foule, on aperçoit les bons amis, Julien et sa femme, que leurs excellents maîtres avaient envoyés à la fête pour qu'ils s'amusassent un peu. Cette rencontre fut un coup de théâtre ; on se promit de ne pas se quitter ; et le brave Baptiste, heureux de voir que ces dames avaient un cavalier, et fatigué du tintamarre universel qui charmait Blondine, profita de la circonstance pour battre en retraite. Julien s'était assuré un moyen de transport pour le retour ; il fut donc convenu qu'on partirait tous les quatre ensemble, et l'on commença à jouir tranquillement, pendant que M. Baptiste se sauvait avec l'intention d'oublier dans un bon petit somme ce monsieur qui faisait tant de mal en arrachant les dents sans douleur.

On se donna du plaisir, beaucoup de plaisir. Blondine dépensa ses quinze sous. Elle acheta de la galette et en offrit poliment à la société, but du coco deux fois, gagna à la loterie et du premier coup un coquetier, donna un sou à un aveugle, la bonne petite, et en garda deux pour faire la généreuse quand viendrait l'heure fortunée du spectacle.

Cette heure vint. On fut saturé de tours d'adresse, de danses, de pantomimes. Blondine sautillait d'aise, mais sous sa joie perçait une continuelle préoccupation. Dans chaque petit bateleur, elle aurait voulu retrouver Adalbert. Mme Tourtebonne et Sophie ne cessaient pas non plus de penser à l'enfant de la cave , mais la jeune paysanne, avec l'enthousiasme de son âge, ne doutait pas de sa présence, et il lui paraissait impossible qu'il ne fût pas là. Ces quatre personnes avaient au fond la même idée. Sophie eût donné beaucoup pour amener à sa chère maîtresse l'enfant dont elle ne cessait de déplorer le sort. Mme Tourtebonne se figurait la joie qu'éprouverait la pauvre maman de l'enfant de la cave lorsqu'on lui rendrait le cher petit ; Blondine désirait ardemment un événement, une aventure, une émotion : c'eût été non seulement très heureux pour tous, mais encore très amusant pour elle ; le grave Julien, ami zélé de la justice, et ponctuel avant tout, ne voyait, lui, qu'une chose, c'était de désigner aux gendarmes la troupe infâme, et de faire mettre la main dessus afin que les brigands payassent par la honte et la prison le crime commis ; c'était du reste l'avis de son maître.

Mus par ces sentiments divers, on passa de longues heures à piétiner sur le champ de foire. Une belle journée favorisait les promeneurs, mais pourtant certains connaisseurs avaient des idées noires et s'en allaient répétant :

« Nous aurons de l'eau ! »

Blondine trouvait que c'était très mal de dire cela, et d'ailleurs personne ne faisait attention à de pareils discours.

Cependant le jour baissa, on songea à rentrer chez soi ; Blondine eut beau soupirer, il fallut regagner la ville et pour cela prendre le chemin qui menait à la voiture. De gros nuages noirs devenaient menaçants et des gens mal intentionnés sentaient déjà des gouttes d'eau. À cinquante pas, on apercevait la voiture, Julien s'écria vivement :

« Ah ! voilà l'Andalouse ! elle vaut la peine d'être vue ! Dix minutes de plus ou de moins, ce n'est pas une affaire. »

Blondine trouva que Julien avait raison.

« Voyez comme elle est belle ! ajouta le mari de Sophie.

-- Et elle danse joliment bien, avec ses fleurs de grenadier dans ses cheveux », répondit Mme Tourtebonne, qui n'en revenait pas, et s'écriait à tout instant : « Ah ! s'il me fallait me démener comme ça, je tomberais par terre, bien sûr ! »

Tout le monde était émerveillé ; l'Espagnole était superbe à voir, on lui criait : « bis ! bis ! » La pauvre fille saluait, dansait, et saluait encore. Au moment où, épuisée, elle allait se retirer, un jeune enfant habillé en sauteur de corde fendit la foule, une sébile à la main ; comme si l'on avait donné le signal du départ, cette masse compacte s'ébranla. Chacun fit un demi-tour à gauche ou à droite, pour ne pas perdre son sou, et conserver sa dignité aux yeux du voisin.

Le mouvement instantané de la foule avait, il est vrai, plusieurs causes : la danse était finie, Gella avait disparu, la nuit venait, et une grosse pluie jetait le mécontentement et le désordre partout. On courait, on se poussait, on se culbutait ; les gens heureux ouvraient leurs parapluies, les autres mettaient primitivement leur mouchoir de poche sur leur tête. C'était une scène de trouble, de confusion, de cris, de mauvaise humeur, dont rien ne peut donner idée.

L'enfant blond et charmant continuait péniblement sa maigre recette. Il arrive près de Blondine qui le couvait des yeux depuis longtemps. La petite Alsacienne, toute à son idée, le prend tout bonnement par le bras, et lui dit d'un ton absolu :

« N'est-ce pas qu'on t'a volé, et que tu t'appelles Adalbert ? »

L'enfant ne parut nullement étonné, il regarda Blondine avec un profond sentiment de confiance, et dit « oui ».

« Je te reconnais ! je te reconnais ! » s'écria Mme Tourtebonne, et elle ouvrit ses bras. Le pauvre petit s'y jeta sans hésiter ; il semblait comprendre toute la bonté de ce cœur. En même temps, la pluie tombait à flots, le tumulte était au comble, et l'on aperçut vaguement, dans le désordre, qu'augmentait l'obscurité croissante, un petit bateleur que trois ou quatre personnes entraînaient précipitamment vers la grande route.

L'enfant mettait déjà le pied dans la voiture, lorsque Julien dit aux femmes :

« Partez sans moi. je veux parler aux gendarmes, l'affaire n'en restera pas là.

-- Laisse donc les gendarmes, et viens avec nous, Julien ; puisque voilà le petit, c'est tout ce qu'il nous faut.

-- Non pas ! non pas ! La prison n'est pas pour les chiens. »

Julien disparut.

En même temps, une femme en costume de paysanne, belle, pâle et tremblante, se jeta du côté de la voiture en criant d'une voix déchirante :

« Est-ce toi ? »

Sophie effrayée couvrit la tête de l'enfant de son grand châle, et sa voisine dit au conducteur :

« Partons ! Partons ! »

Le cheval, prit le trot, et la malheureuse femme s'adossant à un arbre se laissa tomber sur la terre et perdit connaissance.

XVII -- Adalbert retournait dans la cave.

On ne peut se figurer la joie de Mme Deschamps lorsqu'on lui amena en triomphe le petit garçon, qui reconnut parfaitement l'aspect de la maison blanche. Elle croyait retrouver un de ses petits enfants, et lui témoignait par ses caresses, vraiment maternelles, un intérêt si affectueux qu'Adalbert se sentit bientôt à l'aise avec elle. Depuis longtemps il ne voyait que grossièreté autour de lui ; qu'on juge de ce qu'il éprouvait en parcourant la maison blanche si proprette, si gentille, et qui enfin ne roulait pas !

Blondine et sa grosse bonne amie ne le quittèrent qu'en lui promettant de revenir le voir, promesse qu'il accepta de grand cœur, car il sentait pour elles une bien juste et bien vive reconnaissance.

M. Deschamps, homme positif, avait opposé au premier enthousiasme une certaine incrédulité ; mais le doute ne pouvait subsister devant les réponses si naturelles que faisait le petit garçon aux questions les plus adroitement posées.

Sophie aurait désiré le conduire d'abord à la cave. Son maître n'y consentit qu'après l'avoir interrogé. Adalbert parla du charbon avec lequel il avait écrit son nom et les noms de chacun des membres de sa famille ; du bandeau doré qu'il avait jeté par terre ; il sut dire ce qu'il y avait dans la cave ; il indiqua la place qu'occupaient les bouteilles vides, celle du tonneau et celle des planches. Il parla aussi des bêtes noires, et du rat qui avait percé la porte. Ce qu'on remarqua surtout, ce fut le tressaillement du jeune enfant la première fois qu'il entendit sonner la pendule du salon dont il reconnut le timbre.

Lorsque Sophie, escortée de ses bons maîtres, l'eut fait descendre dans la cave, il regarda de tous côtés avec tristesse, et ses yeux s'arrêtèrent longtemps sur le soupirail. Là, il raconta l'histoire de l'étoile et celle de Gella en ce qui pouvait se dire.

Une demi-heure avait passé dans ces premières émotions. M. Deschamps, qui savait par Adalbert l'adresse de ses parents, se disposait déjà à écrire à son père afin que la lettre partît le lendemain matin, lorsque sa femme pensa que son cher petit protégé devait avoir faim. Il eut beau dire que tout le long du voyage, Blondine lui avait fait manger de la galette, des noix et des pommes, la chère dame trouva qu'il tombait d'inanition.

Comme Julien, tout à ses poursuites, n'était pas encore rentré, et que Sophie, mouillée jusqu'aux os, avait été changer de vêtements, Mme Deschamps voulut préparer elle-même le repas de l'enfant. Il y avait à l'office de la viande froide, des confitures, des fruits ; mais, par instinct maternel, elle imagina un potage bien chaud et un œuf à la coque pondu dans la journée, que l'on ferait suivre d'une tranche de veau froid et de toutes sortes de bonnes choses. C'était pour elle une joie de faire chauffer ce bouillon, et cette eau pour cuire un œuf ; elle était empressée, souriante, active. Après chaque mouvement que nécessitaient ces soins de ménagère, l'excellente femme rentrait au salon une seconde, seulement pour dire une trentième fois :

« Oh ! mon cher enfant, comme votre mère va être heureuse ! »

Adalbert prit avec plaisir un potage et un œuf, mais ne put manger rien de plus. Ce qui le charmait surtout, c'était sa petite installation, sa serviette blanche, son joli couteau, son couvert d'argent. Il y avait si longtemps qu'il vivait au milieu de gens misérables que tout lui était jouissance. Comme on lui faisait sans cesse de nouvelles questions, il répondait à toutes avec volubilité, et racontait, non sans un plaisir infini, tout ce qu'on disait et faisait à Valneige. À mesure qu'il parlait il lui semblait que la maison roulante se perdait dans le lointain, qu'il avait fait un mauvais rêve, et qu'il connaissait depuis longtemps les maîtres de la Maison blanche . Quelquefois cependant il soupirait et s'écriait :

« Ah ! Gella ! bonne Gella !

-- Vous l'aimez donc réellement, cette pauvre fille, demanda M. Deschamps ?

-- Eh ! comment ne l'aimerais-je pas ? Elle a été si bonne ! si bonne ! »

Les yeux d'Adalbert se remplirent de larmes au souvenir de Gella, et il se mit à la regretter, comme une fleur qu'on a laissée parmi des ronces. Il pensait aussi avec tristesse à la bonne petite Tilly, et même à Natchès, qui était à demi abruti, mais si soumis, si inoffensif.

Quelle que fût la confiance que lui inspiraient ses hôtes, le petit garçon ne disait pas tout ce qu'il pensait. Il évitait de parler longuement de Gella, craignant toujours de lui faire du tort, et de trahir indirectement son secret. Il comprenait que, personne autour de lui ne connaissant sa famille, il devait sa liberté aux bons cœurs que la Providence avait placés sur son chemin, mais que tout s'était fait en dehors des prévisions de Gella. Celle-ci, au contraire, ne devait pas douter que la disparition du jeune bateleur n'eût été le fruit de ses démarches ; et en effet, cela paraissait être, mais ce n'était pas.

L'heure s'avançant. Mme Deschamps voulut faire dormir son petit ami, et prépara elle-même sa couche. C'était un lit canapé placé dans sa propre chambre, et qui servait à ses petits enfants, quand ils venaient, l'un après l'autre, égayer la Maison blanche.

Avant de se coucher, le petit de Valneige demanda à M. Deschamps la permission d'écrire une ligne au bas de la lettre qu'on allait envoyer à son père.

« Je lui écrirai demain pour de bon, dit le cher enfant, mais je voudrais qu'il vit plus tôt mon écriture. »

On trouva la pensée délicate, et l'enfant, qui depuis près de deux ans n'avait pas tenu une plume, traça tout de travers ces mots :

« Mes chers parents,

« C'est moi ; je vous aime de tout mon cœur.

« Votre fils ADALBERT. »

Aussitôt après, il monta dans la chambre de Mme Deschamps. Elle avait mis à dessein en évidence le bandeau doré trouvé dans la cave ; Adalbert l'aperçut, et par un sentiment de répugnance invincible, il le saisit brusquement et le jeta au bout de la chambre. Son affectueuse protectrice courut à lui, les bras ouverts, et l'embrassa comme pour réparer et effacer cette souffrance.

Le petit garçon fit alors sa prière qu'il n'avait pas oubliée, et il sentit du bonheur en se voyant à genoux devant un christ d'ivoire pareil à celui qu'il avait toujours vu à Valneige, dans la chambre de sa maman. Il se coucha et dormit, chose presque incroyable, jusqu'à onze heures du matin ! On respecta ce long et bienfaisant sommeil après de si vives émotions. Mme Deschamps ne voulut même pas qu'on ouvrît les persiennes ; elle sortit bien doucement de sa chambre, et passa dans celle de son mari, qui causait avec Julien revenu au milieu de la nuit.

Le bruit de ces voix qui se croisaient avec vivacité éveilla enfin le dormeur, et il eut le chagrin d'entendre, sans même prêter l'oreille, une partie de la conversation.

Julien, d'un ton rude et inflexible, parlait, non sans jurer un peu, vu la circonstance, de gendarmes, de fuite, de poursuites ; il racontait l'indignation de la foule, les malédictions lancées par toutes les mères au chef de la troupe. Enfin, ce qu'Adalbert put comprendre, c'est qu'on avait arrêté une vieille femme, l'Andalouse , et deux jeunes enfants, et que tous les quatre étaient en prison. Quant au chef, il avait pris la fuite ainsi que son fils, mais on avait donné des ordres, et l'on espérait prendre les brigands tôt ou tard.

Adalbert se mit à pleurer à chaudes larmes, d'autant que Julien ajoutait avec assez d'indifférence que l'Andalouse, pour défendre son père et favoriser sa fuite, s'était exposée sur des planches mal jointes, et qu'en tombant elle s'était blessée.

Une chose attristait Adalbert par-dessus tout. Il avait un cœur loyal et délicat ; il se disait :

« Cette pauvre Gella a eu confiance en papa à cause de sa parole d'honneur. Maintenant qu'elle est en prison, et que l'Hercule est poursuivi, elle va croire que nous l'avons trompée, que moi je suis un ingrat, et que mon père ne tient pas sa parole. Ah ! quel malheur ! mon Dieu, quel malheur ! »

Lorsque Mme Deschamps vit la douleur d'Adalbert, elle eut quelque peine à la comprendre, cependant elle essaya de le consoler. M. Deschamps intervint, et répéta plusieurs fois très sérieusement que la jeune fille étant sous la puissance de son père, et n'ayant d'ailleurs cherché qu'à adoucir le sort du prisonnier, il ne lui serait fait aucun mal, et qu'on la mettrait certainement en liberté dès que le chef de la troupe serait pris et jugé ; car pour ce misérable, ajoutait M. Deschamps, il ne mérite absolument aucun intérêt.

Ces paroles ne calmèrent qu'à demi l'inquiétude de l'enfant, et personne autour de lui ne concevait comment et pourquoi il s'occupait de l'Hercule, de cet homme qui l'avait rudement arraché à l'amour de sa famille. Julien pensait et disait tout bonnement que le petit avait le cerveau malade.

Ce fut bien autre chose quand Mme Tourtebonne, roulant sa voiture, vint dans l'après-midi savoir des nouvelles de l'enfant de la cave. À peine si elle le reconnut tant le changeaient les vêtements convenables que Mme Deschamps lui avait fait prendre. Quand on lui eut dit que son protégé avait le cœur bien gros, et qu'elle connut la cause de ce vif chagrin, la bonne femme s'écria :

« Mais, mon cher petit monsieur, vous ne seriez donc pas content si vous voyiez ce coquin-là condamné aux galères pour jusqu'à la fin de ses jours ?

-- Oh ! non !

-- Excusez ! Vous avez de la bonté de reste. La demoiselle, passe encore puisqu'elle est bonne fille ; la vieille, elle a fait son temps ; mais le chef ? c'est un monstre, et si j'étais dans le gouvernement au lieu d'être dans la pomme, je ferais couper la tête à tous les voleurs d'enfants. »

Ces mots firent frissonner Adalbert, mais il se rassura en pensant que la brave femme était bien réellement dans la pomme.

Pour combattre cette tristesse inattendue, l'excellente Mme Deschamps emmena Adalbert au jardin. Un regard qu'il jeta sur l'étang lui fit présumer que la pêche serait pour lui une distraction. Elle en parla aussitôt à son mari, qui organisa la plus jolie petite partie de pêche qu'on pût voir. Il donna sa meilleure ligne à son hôte, lui montrant avec bonhomie toutes les finesses de l'art, il l'amena, par un bonheur inouï, à un véritable succès. Chaque petit maladroit qui se laissait prendre causait au pêcheur un plaisir tel que sa tête fatiguée de pensées pénibles se reposait visiblement. Des heures s'écoulèrent dans cet utile délassement, et le mal de tête dont le petit garçon s'était plaint étant complètement passé, il demanda du papier, une plume, de l'encre et se mit à écrire :

« Mon cher papa et ma chère maman,

« Je ne sais presque plus écrire, juste assez pour vous dire que je vous aime par-dessus tout, et que j'ai bien envie de vous revoir et de vous embrasser, ainsi que ma sœur et mes frères. J'ai tant de choses à vous dire que je ne vous dirai rien du tout, ce serait trop long. Ah ! qu'il y a longtemps que je ne vous ai vus ! Je suis chez un monsieur très bon et un dame très bonne, je couche dans la chambre de cette dame. Elle m'a donné un pantalon comme tout le monde, avec une veste pareille. Son mari m'a fait pêcher et j'ai pris cinq poissons ; on les fera frire. Ah ! quel bonheur quand je vous embrasserai ! Quel malheur d'avoir désobéi ! Tout ce qui m'est arrivé, c'est par ma faute ; j'avais mérité d'être puni, mais si vous saviez comme j'ai été malheureux ! Gella était bien bonne ; je l'aime bien. Mon cher papa, empêchez qu'on lui fasse du mal, et qu'on mette son père en prison. Elle a mal au pied ! Il y a ici des personnes qui veulent faire condamner son père. Oh ! venez vite, je vous en supplie, à cause de ce que vous savez, et qu'on ne peut dire. Je n'ose pas vous parler de cela parce que c'est un secret, et j'ai peur que ce soit mal de mettre les secrets à la poste. Ce monsieur et cette dame savaient que j'étais tombé dans leur cave, il y a bientôt six mois. Je vous raconterai tout, mais ma petite maman va pleurer, bien sûr. Il y a de bien drôles de choses : De bonnes personnes qui ne me connaissaient pas m'aimaient beaucoup tout de même. C'est une petite fille qui m'a tiré par le bras en me disant mon nom, quand je faisais le tour avec ma sébile. J'ai cru qu'elle était envoyée par vous, je suis venu tout de suite ; il pleuvait, j'étais tout étourdi. On m'a poussé, poussé jusqu'à la voiture. Il y a une femme qui a crié :

« Est-ce toi ? »

« Elle avait votre voix, ma chère petite mère, mais c'était une paysanne. Enfin me voilà sauvé, et tout autrement que je ne croyais. Je pense que c'est le bon Dieu qui a arrangé cela puisqu'il arrange tout. Oh ! comme je vous aime !

« Adieu, cher papa et chère maman, je suis très bien ici, mais je voudrais bien m'en aller pour retourner à la maison. J'embrasse bien fort, bien fort Camille, Eugène et Frédéric. Oh ! comme nous allons être heureux ! J'embrasse aussi Rosette, que je n'ai jamais oubliée. J'aime tout le monde à Valneige, dites-le à Philippe, à Gervais, et aux autres.

« Ah ! comme je serai content quand je vous reverrai ! Mais tâchez qu'on ne mette pas ce vilain homme en prison, afin que Gella ne soit pas malheureuse à cause de moi.

« Votre petit ADALBERT. »

M. Deschamps cacheta la lettre de l'enfant devant lui et sans la lire, puis il envoya Julien à la poste.

En traversant la petite ville, celui-ci rencontra Mme Tourtebonne, car elle tournait tant et si bien qu'on la rencontrait toujours. La brave femme ne manqua pas de lui parler d'Adalbert, et comme Julien souhaitait vivement que la justice eût son cours, elle s'unit à lui pour hâter de ses vœux le moment où, appelée en témoignage, ainsi que le lourd Baptiste, elle pourrait enfin dire devant les juges tout ce qu'elle savait.

Une chose lui était fort désagréable, c'est que M. Baptiste avait une fluxion, et que cette fluxion l'absorbait à ce point qu'il lui restait à peine assez d'entrain pour nuancer ses fameux hum ! La seule idée de figurer dans un procès lui faisait avancer de deux doigts sa mentonnière, en sorte que le visage tendait encore une fois à disparaître comme il avait fait la veille. Ami du repos en tout temps, l'honnête homme en devenait fanatique en présence de cette malencontreuse fluxion ; et quand sa vieille connaissance le poussait à l'action, il lui répondait par un effort suprême :

« Puisque le petit est retrouvé, c'est tout ce qu'il faut.

-- Non pas, non pas », répliquait Mme Tourtebonne en roulant sa voiture.

En même temps, une autre scène se passait dans un autre lieu. Gella en prison se tordait les mains de désespoir. Elle qui n'avait fait que du bien au petit de Valneige, elle qui avait favorisé sa fuite en se remettant à la foi jurée, elle se croyait perdue par l'enfant même qu'elle avait tant aimé, et dans son étonnement et sa douleur, elle s'écriait :

« Que t'avais-je donc fait pour me tromper ainsi ? Ah ! ce n'est pas là ce que tu m'as appris ! Tu disais que ton Dieu ordonnait de rendre le bien pour le mal, et vous tous, gens de Valneige, vous me rendez le mal pour le bien ! Ton père m'avait donné par écrit sa parole d'honneur. J'aurais bien dû ne pas y croire ; j'y ai cru parce que tu m'avais dit que, chez toi, on ne mentait jamais ; et tu as menti, et vous m'avez tous trompée ! Ils feront condamner mon père ! c'est moi qui en serai cause, j'en mourrai de chagrin, et c'est toi qui m'auras tuée ; toi, Adalbert ! »

Ainsi se lamentait la triste Gella, qui, blessée au pied, inquiète, menacée de tous les malheurs à la fois, ne doutait point que le petit Français n'eût été repris par ses parents et d'après les renseignements donnés par elle.

Hélas ! Gella n'était pas la seule à plaindre. La veille au soir, des campagnards, quittant la fête au milieu de la confusion causée par une pluie torrentielle, avaient vu au pied d'un arbre une paysanne évanouie. Elle était grande et pâle, ses mains blanches contrastaient avec la simplicité rustique de son costume. Un homme, qui n'était certainement ni son mari, ni son frère, s'efforçait de la faire revenir à elle-même ; il ne lui parlait pas avec le sans-façon ordinaire à sa classe, mais semblait éprouver pour elle un profond sentiment de respect. Pourquoi ? et quelle était cette femme ?

XVIII -- Adalbert n'était pas un ingrat.

Dix jours écoulés avaient changé bien des choses. La vieille Praxède, qui depuis longtemps semblait ne tenir à la vie que par un souffle, mais un souffle méchant, la vieille Praxède avait été emportée par la secousse, et sa disparition de ce monde ne laissait pas de vide. Les deux enfants, Natchès et Tilly, dont Adalbert avait raconté les tristes aventures, se voyaient recueillis provisoirement par les bons habitants de la Maison blanche. Tilly toussait à chaque instant, et tous éprouvaient pour cette jeune enfant une compassion sympathique.

Des démarches secrètes, mais actives, ayant été faites, on avait tout à coup cessé de poursuivre l'Hercule ; et la bonne Gella, transportée de la prison à l'hospice, était couchée dans un lit bien blanc, et entourée des soins que demandait sa blessure. Son front s'était rasséréné ; elle savait maintenant que la délivrance du prisonnier s'était faite par une voie providentielle. Elle connaissait et s'expliquait cet enchaînement de détails qui avaient préparé la liberté d'Adalbert ; et, rassurée sur l'avenir, elle ne disait plus : ils m'ont trompée !

Mais que s'était-il passé à Valneige ? Le père n'était-il pas parti en hâte dès qu'il avait eu reçu la lettre de M. Deschamps ? Non.

La mère, du moins, n'avait-elle pas écrit pour témoigner sa reconnaissance ? Non. Cependant, on avait reçu une réponse de Valneige, mais elle était de Camille, et ainsi conçue :

« Monsieur,

« Je vous écris de la part de mon père, malade depuis un mois, et réduit par la fièvre à la plus extrême faiblesse. Votre lettre le guérira bien sûr, car c'est le chagrin qui lui fait du mal depuis que nous avons perdu mon petit frère. Maman serait partie de suite si elle avait été ici ; mais une affaire très grave l'a obligée de quitter mon père, et d'entreprendre un long voyage, suivie d'un de nos domestiques. Je lui ai écrit ce matin, et j'ai mis dans ma lettre la vôtre, monsieur, qui lui dira tout. Pauvre mère, qu'elle va être heureuse après avoir versé tant de larmes ! Elle sera chez vous dans peu de jours, et vous pourrez vous dire que vous avez rendu la vie à mon père, comblé de joie ma chère maman, et donné le bonheur à toute une famille.

« Mon père me charge de vous faire savoir, monsieur, que mon petit frère lui parlant dans sa lettre d'une fille, nommée Gella, qu'on a arrêtée, et qui a toujours été très bonne pour lui, nous désirons tous qu'elle ne soit point inquiétée puisque en effet ce n'est pas elle qui a fait le mal, et qu'au contraire elle a rendu le sort de mon frère beaucoup moins dur. À cause de cela, mon père veut qu'on ne lui fasse aucun chagrin et que cette fille, étant malade, soit portée à l'hospice. Un de nos amis, magistrat demeurant dans nos environs, a écrit aujourd'hui même aux autorités sous la dictée de mon père, pour demander de ne pas donner de suite à l'affaire en ce qui concerne Gella.

« Veuillez, monsieur, exprimer à Mme Deschamps ce que nous voudrions lui dire nous-mêmes, et la remercier de ses soins maternels qui font oublier à notre bon Adalbert ce qu'il a souffert au milieu des méchants.

« Recevez, monsieur, l'assurance de mon profond respect,

« CAMILLE DE VALNEIGE. »

Sous la même enveloppe, il y avait un billet cacheté à l'adresse de l'enfant.

« Cher petit bien-aimé, je t'aime ! je t'aime ! Maman est partie, il y a huit jours, habillée en paysanne, et accompagnée par notre fidèle Gervais. Elle comptait suivre toutes les foires indiquées par \ \*\ . Cette chère maman était certainement là avant-hier ; mais de loin, et dans le tumulte, elle ne t'aura pas aperçu, ou ne t'aura pas reconnu.

« Papa est bien malade ; cependant il commence à guérir depuis hier. Oh ! si tu l'avais vu ! Il m'a demandé vingt fois la lettre de M. Deschamps, dans laquelle tu avais écrit une ligne et signé ton nom ; il relisait toujours cette ligne, et pleurait, tout comme maman aurait pleuré si elle avait été là.

« Ne te tourmente pas, tout s'arrangera. On ne fera de mal à personne, et l'on tâchera de faire du bien à cette bonne fille.

« Je t'embrasse vingt fois, quarante fois ! je vais écrire à Eugène et à Frédéric, qui sont au collège. Notre vieille Rosette est folle de joie, tout le monde t'aime et te désire. Ah ! quel bonheur quand tu seras là, à côté de moi, dans notre Valneige, au milieu de nous tous.

« Ta sœur, CAMILLE. »

Adalbert fut on ne peut pas plus joyeux en lisant cette lettre ; mais il se garda bien de la montrer. Il ne fallait pas qu'on sût que sa mère, déguisée en paysanne, le cherchait dans les foires, et sur les indications de quelqu'un. C'eût été trahir le secret de Gella, c'eût été manquer à la parole d'honneur demandée et donnée ; or il est impossible de manquer à sa parole sans se déshonorer. Le bon petit garçon fit preuve d'une grande prudence, et ceux qui l'entouraient pensèrent qu'un sentiment généreux, en dehors de toute promesse, portait la famille de Valneige à pardonner à cause de Gella, si bonne pour l'enfant, et si à plaindre d'être la fille d'un brigand.

Comme on peut se le figurer, ces sentiments généreux, dont on ne connaissait pas le vrai motif, causèrent un certain étonnement. Mme Tourtebonne fut au moment de se mettre en colère. M. Deschamps assurait qu'il n'aurait pas poussé si loin les égards, et que, tout en protégeant Gella, comme elle méritait d'être protégée, il aurait fait poursuivre son père jusqu'aux frontières ; Julien ajoutait jusqu'au bout du monde.

Mme Deschamps prenait facilement son parti, et ne pensait qu'à amuser l'enfant, à soigner ses beaux cheveux que sa maman aimait, à faire préparer les viandes qu'il préférait, de bons potages, de bonnes côtelettes, tout ce qui pouvait le fortifier. Elle causait souvent avec lui, et lui faisait lire tout haut de jolies petites histoires dans lesquelles une morale très pure se cachait sous l'enfantillage des mots. Enfin, c'était une mère, gardant avec amour le fils d'une autre mère.

Quant à Sophie, elle ne voyait qu'une chose : L'enfant de la cave était maigre et très pâle ; elle prétendait le rendre gras et rouge ; et, persuadée que l'art culinaire est un médecin fort savant, elle inventait de petits plats tout gentils pour Adalbert, afin qu'il mangeât plus volontiers, et qu'il engraissât sur-le-champ. Comme on n'avait que quatre ou cinq jours pour cette grosse besogne, elle le poussait vivement à la consommation, épiçait un peu ses sauces pour exciter son appétit, et lui offrait entre les repas une demi-douzaine de jolis goûters.

Adalbert, privé de tout depuis bien longtemps, fut sensible à la tentation, et, suivant les insinuations de Sophie, il mangea à peu près toute la journée pour achever d'oublier les éternelles nouilles de la maison roulante. Cependant, il se ressouvint des bonnes et belles traditions de Valneige : « Un enfant bien élevé , lui avait-on dit cent fois, ne doit jamais manger entre ses repas ; c'est de la gourmandise, et la gourmandise rend l'homme matériel, c'est-à-dire favorise en lui les instincts de la bête. »

Donc, le troisième jour, Adalbert dit à Mme Julien qu'il la remerciait de ses attentions, mais qu'ayant si bien mangé depuis qu'il était dans la Maison blanche, il ne se rappelait plus du tout les soupes de la vieille Praxède, et qu'il ne voulait plus faire que quatre repas comme chez sa maman.

« Mais votre maman n'est pas là ?

-- C'est égal ; manger sans nécessité entre mes repas, ce serait lui désobéir, et jamais, jamais, je ne désobéirai plus à mes parents. »

Sophie fut obligée de convenir que le cher enfant était bien raisonnable, et de changer son système. Cependant elle vit avec une véritable joie, et un peu de vanité, que le petit garçon reprenait à vue d'œil, que ses yeux s'animaient, que son teint était meilleur. Ce que le bonheur et la liberté avaient fait en grande partie, Sophie eut soin de l'attribuer tout entier à ses sauces ; ainsi tout le monde fut content.

Il y avait six jours qu'Adalbert vivait sous ce toit, si affectueusement hospitalier, lorsqu'une dame, d'un aspect grave et distingué, et suivie de son domestique, frappa à la porte de la maison blanche. Julien ouvrit, mais avant qu'il eût eu le temps de lui adresser la parole, elle courut vers l'enfant qui jouait dans la cour avec Tom, et le serra étroitement dans ses bras maternels. Tout le monde accourut, l'émotion fut vive. M. Deschamps lui-même se troubla, et Julien dit tout bas à Gervais, qui pleurait de joie.

« Ma foi, j'en suis tout tremblant ! Ça vous remue plus que le canon de Sébastopol ! »

Après ce premier instant de surprise, on entra au salon et, par une exquise sensibilité, Mme Deschamps dit à son mari : « Laissons-la seule avec lui. »

Tous deux sortirent du salon et fermèrent la porte.

Alors seulement, Mme de Valneige comprit toute l'étendue de son bonheur. Elle ne parlait pas, mais regardait son fils en plongeant ses yeux jusqu'au fond de son âme. Elle semblait, pauvre femme, reprendre possession de ce petit être qu'elle avait reçu de Dieu même. Elle prenait ses mains et les enfermait dans les siennes comme pour affirmer ses droits, et rétablir cette douce chaîne qu'impose entre nous la captivité du cœur. Oh ! les belles larmes qui tombaient de ses yeux ! Son fils était là ! il l'aimait !

La vie reprenait tous ses charmes. Mme de Valneige défiait le malheur. Son mari ne souffrait que par l'absence d'Adalbert ; donc, sa présence allait le guérir. Oh ! que de joies ensemble ! Elle restait là, étonnée, pensive, émue... ce fut le moment que choisit le bon cœur de Sophie, pour proposer une jolie petite omelette de deux œufs, pondus depuis une heure ? Ou bien des biscuits, du vin sucré ? Quelque chose enfin ? Sophie n'avait qu'une peur dans les grandes émotions de l'âme, c'était de voir son monde mourir d'inanition. Mme de Valneige, comme on le pense, n'avait pas la plus légère envie de manger une omelette ; elle refusa du ton le plus gracieux, et l'offre de Sophie l'ayant brusquement rejetée en dehors de son extase maternelle, elle demanda où était Mme Deschamps ?

Celle-ci descendit de sa chambre pendant que la cuisinière, pour se consoler de sa fausse démarche, offrait un verre de vin au bon et fidèle Gervais. Elle ne faisait en cela que suivre les habitudes de la maison. Mme Deschamps ne pouvait recevoir quelqu'un sans lui offrir, comme nos pères, le pain et le vin de l'hospitalité. Seulement, elle comprenait infiniment trop les sensations délicates pour y mêler une omelette ou autre chose.

Il est inutile d'expliquer le genre de rapports qui s'établit entre les deux mères. Il leur semblait qu'elles se reconnaissaient. C'est qu'en effet, les âmes élevées se reconnaissent entre elles, et demeurent liées les unes aux autres, indépendamment de la distance. Mme de Valneige parlait à sa nouvelle amie ce langage du cœur, que le cœur comprend, et Mme Deschamps répondait avec cette douce liberté qui naît d'une sympathie subite. Pour elle, l'étrangère était uniquement la mère de l'enfant perdu, de l'enfant qui, pendant six jours, avait trouvé sous ce toit ce que demande cet âge : des soins, des jeux, de la tendresse.

Lorsque M. Deschamps vint, avec une politesse parfaite, se joindre au trio, la conversation tourna au positif. On parla du passé et de l'avenir, car les deux mères n'avaient vu que le présent. Alors commencèrent les questions : trois ou quatre pour une réponse. La châtelaine s'informa de tous ceux qui avaient contribué à sauver son fils. On lui nomma Mme Tourtebonne, Blondine et les autres. Tout fut dit et redit, la mère était insatiable, et se faisait raconter à chaque instant la même chose. Que de larmes elle versa sur ces vingt-quatre heures passées dans la cave, entre la vie et la mort ! Elle voulut descendre dans ce lieu qui avait failli devenir un tombeau ; on la vit lire avec effroi les mots écrits sur la muraille. Le soir, elle témoigna vivement le désir de descendre encore, et là, seule dans le caveau avec son petit Adalbert, elle se plaça, par une de ces naïvetés du cœur dont il est capable en tout temps, parce que lui reste toujours jeune, elle se plaça de manière à voir par le soupirail la belle étoile qui avait consolé l'enfant, et qu'il appelait Adilie.

« Maman, chère maman, disait le petit garçon, embrassant les mains bien-aimées de sa mère, il faudra la chercher dans le ciel pour que mon papa la connaisse et qu'il l'aime, lui aussi.

-- Oui, mon fils, répondait gravement Mme de Valneige, ton père l'aimera. Ni lui, ni moi, n'oublierons jamais ce qui t'a été doux, ce qui t'a fait du bien. »

Et, comme la tendre mère, entre les murs de ce souterrain, regardait son fils avec un amour indicible, l'enfant, par une inquiétude délicate, dit timidement :

« Est-ce que papa n'est plus du tout fâché ?

-- Fâché de quoi ?

-- De ce que j'ai désobéi. Est-ce qu'il ne m'en veut pas ?

-- Qui t'en voudrait, mon pauvre petit ? N'as-tu pas été assez puni ? Ton père n'attend que toi pour guérir. Il t'aime et voilà tout. »

Alors, Adalbert se jeta dans les bras que lui tendait sa maman, et, soumis pour toujours, à force de souffrance, il fit dans ce lieu sombre ce doux serment :

« Je vous promets que jamais plus, je ne vous désobéirai ! »

La mère et l'enfant, tout enveloppés de bonheur et de tendresse, restaient là, debout dans cette cave, et s'y trouvaient bien. Ce silence, ces ombres, tout les isolait ; sans s'en rendre compte, ils demeuraient immobiles, parce que ni l'un, ni l'autre, ne voulait dire le premier : « Partons. » Le petit garçon, attendri par l'attendrissement de sa mère, balbutia tout bas, comme si cette solitude n'était pas encore assez profonde pour entendre un secret :

« Et Gella, maman ? Gella qui a voulu me sauver ?

-- J'irai la voir demain à l'hôpital.

-- Oh ! quel bonheur ! »

L'heure s'avançait, on ne veillait pas dans la Maison blanche ; le couvre-feu sonnait à la pendule du salon. Mme de Valneige compta neuf coups, et frémit en écoutant ce bruit qu'avait entendu Adalbert pendant son agonie douloureuse.

On remonta, et bientôt, chacun, le bougeoir à la main, gagna le lieu de son repos.

L'étrangère fut conduite, par la maîtresse de la maison, dans la chambre d'amis, chambre petite, mais proprette, commode, et chaude, comme sont les nids que l'amitié prépare à l'oiseau de passage. Elle remarqua avec émotion qu'on avait transporté dans cette pièce le lit canapé. Mme Deschamps, si délicate en tout, avait voulu que la mère vît son enfant dormir.

Le lendemain, Mme de Valneige, non sans exciter autour d'elle un peu d'étonnement, demanda quel était le chemin de l'hôpital, disant qu'elle voulait voir cette bonne fille qui avait souvent consolé Adalbert. On le lui indiqua, elle partit seule avec son fils.

En l'apercevant, Gella fut écrasée par sa misère, par son malheur, par le souvenir du crime de son père. Sa belle tête, encadrée de ses cheveux noirs en désordre, révélait assez l'humiliation de son âme inculte et comme abandonnée.

L'enfant, plein de confiance, l'embrassa comme la seule amie qu'il eût eue sur la terre pendant son dur exil ; et la grande dame lui prit les mains dans les siennes pour effacer la distance, et payer le cœur avec le cœur. Puis elle s'assit près du lit, et parla bien longtemps tout bas, tout bas ; la jeune fille répondait encore plus bas, et, à la fin de l'entretien, Adalbert eut peine à entendre ces derniers mots que des sanglots enveloppaient :

« Non, madame, non, je ne suis pas digne de tant de bontés ! Du travail à Valneige ! des vêtements, du pain, votre toit ! Et voir tous les jours M. Adalbert ! Oh ! c'eût été trop d'honneur pour moi ! Mon père n'a que moi dans le monde pour le soigner s'il était malade, et lui donner du pain s'il en manquait ; voilà qu'il se fait vieux. Mon frère ne restera pas avec lui, parce que ce n'est que la force qui le retient ; il n'aurait donc personne ? Laissez-moi ma misère, madame, je travaillerai, non plus comme auparavant, car le médecin dit que je serai boiteuse, mais j'ai l'habitude de coudre, et je ne manque pas de courage. J'irai rejoindre mon père, je sais où le trouver ; il a bien des torts, c'est vrai, envers vous, envers tout le monde et même envers moi, mais enfin, que voulez-vous, madame, c'est mon père ! »

Mme de Valneige étonnée se disait une fois de plus :

« Gardons-nous de mépriser personne ; il y a partout de belles âmes. »

Elle parla, et dit ce que n'avait pu dire le petit Adalbert, sur l'âme et sur le ciel. Tout devenait possible en ces jours de retraite absolue. Gella était pour longtemps à l'hôpital ; l'aumônier l'instruirait, et là, dans ce lit blanc, qui, pour elle était le berceau d'une nouvelle existence, elle ferait sa première communion, et s'unirait, pauvre fille des grands chemins, à ce Dieu de qui l'enfant avait dit :

« Il connaît tous les noms et toutes les figures. »

Oh ! comme elle serait récompensée de ses efforts, et comme déjà elle se sentait vraiment bénie, quand Mme de Valneige, posant sa main sur le front brûlant de la malade, disait :

« Soyez donc pour votre père un ange gardien ; moi, je veux être pour vous toute ma vie l'image de la Providence. En quelque lieu que vous soyez, ma fille, souvenez-vous de moi ; en quelque détresse que vous vous trouviez, adressez-vous à moi. Je vous aime, et je vous bénis. »

Gella suivit des yeux la mère et l'enfant, lorsque tous deux la quittèrent, et, quand Adalbert se retourna pour la voir encore, elle dit, le cœur plein de reconnaissance :

« Merci du bien que tu m'as fait ! »

XIX -- Adalbert était obéissant.

Jamais repas plus joyeux ! On était quinze à table. Tout le monde causait, riait, c'était un entrain, un appétit ! Eugène et Frédéric étaient venus passer deux jours à Valneige, par grande faveur, à cause de l'heureux événement qui ramenait au foyer le repos, la santé, l'allégresse. La vieille Rosette disait que son cher Blondin avait autrefois emporté tout cela dans ses poches, et qu'il n'avait eu qu'à paraître pour chasser le mal et les ennuis.

Effectivement, M. de Valneige n'avait plus ni fièvre, ni insomnie ; il était pâle et faible, mais son fils lui rendait peu à peu des forces et de la vie. On lui conseillait de voyager, et l'on avait déjà commencé les préparatifs du départ. En attendant, les anciens amis et les jeunes camarades se divertissaient ensemble, et le vin de Champagne égayait les esprits et favorisait l'expansion.

Christian et ses frères se rappelaient ce dîner, où Adalbert eût été le quatorzième, et comparait la gaieté présente à l'inquiétude qui alors pesait sur chacun.

Oui, Adalbert eût été le quatorzième, et pourtant on était quinze à table. Il y avait auprès de Camille une enfant d'une beauté maladive, dont le regard doux et caressant disait encore, dans les intervalles d'une toux saccadée :

« C'est peut-être mourir qui vient, et puis le ciel. »

On a reconnu Tilly, la petite amie d'Adalbert. Mme de Valneige avait reçu les aveux de Gella ; ce que cette fille n'aurait pas dit à la justice, elle l'avait dit à l'amitié. Tilly était réellement une enfant volée, et volée dès le plus bas âge, dans un jardin public. On n'avait aucune connaissance de sa famille, elle était perdue pour toujours , et ce toujours ne pouvait être long. La poitrine délicate de cette aimable petite fille avait manqué de soins. Les savants consultés avaient dit :

« Pas d'avenir ! »

Et M. et Mme de Valneige avaient répondu :

« Pas d'isolement ! pas d'angoisses ! pas de froideur ! »

La paix, des visages amis, tous les trésors de l'espérance chrétienne, voilà ce qu'on voulait donner à la petite malade, en échange de sa compatissante affection pour ce frère d'infortune, à qui elle avait dit au premier jour de sa captivité :

« Veux-tu ma soupe ? Moi, quand je ne mange pas assez, ça ne fait rien. »

Quant au bon gros Natchès, volé aussi bien que Tilly, tout en lui, au physique et au moral, affirmait la basse origine que lui assignait Gella. Il était resté chez M. Deschamps, ne se plaisant qu'à la cuisine, tombant en extase devant un miroton, ou une sauce blanche. On riait de sa bêtise, qui le laissait s'acquitter assez bien de certaines fonctions purement matérielles. Sa docilité servile en faisant un instrument commode entre les mains de Julien et de Sophie ; il leur fut donné pour aide, puisant de l'eau, épluchant les légumes, balayant la cour, arrosant, peignant le chien. Il faisait en général tout ce qu'il y avait de plus ennuyeux, dont il se tenait pour enchanté, entremêlant à la besogne quelques culbutes fort jolies, et racontant les plus sottes histoires qui commençaient toujours ainsi :

« Quand j'étais paillasse... »

Il se trouvait heureux. Que fallait-il à ce garçon ? Un lit, du pain, de la bonté ; il trouvait tout cela dans la Maison blanche, et recevait en plus cette lumière suffisante aux esprits grossiers pour servir le Maître juste qui ne demande compte à l'homme que du peu qui lui a été confié.

On n'avait oublié personne, mais il fallait un certain temps pour étudier la position de chacun, et témoigner sa reconnaissance de la manière la plus utile. Enfin le jour du départ arriva. Selon le désir de tous, en s'acheminant vers le Rhin, on devait s'arrêter à la Maison blanche et s'y reposer chez les hôtes aimables du petit Adalbert. Cette halte réjouissait tout le monde. Il fut convenu que ceux des domestiques qui suivaient la famille partiraient deux jours plus tard, et l'on offrit à Rosette de s'épargner les fatigues d'un long voyage à l'entrée de l'hiver ; elle fit la sourde oreille, et, bien que le retour d'Adalbert fût le moment qu'elle avait choisi pour s'en aller dans son pays, il se trouva qu'elle ne pouvait plus s'en aller qu'avec son petit blondin. On la laissa faire, et elle commença ses paquets. Ce ne fut pas long : une petite malle, et trois bonnets dans un vieux carton.

« N'oublie pas mon cadeau surtout, lui criait Adalbert en sautant autour d'elle.

-- Il n'y a pas de danger ! J'y tiens comme à mes yeux ; c'est pourquoi je l'ai pendu à mon cou.

-- À ton cou ? montre-le moi. »

L'enfant vit une toute petite boîte fixée par un ruban au cou de Rosette ; cette boîte contenait le bouton et la tache d'encre qu'il avait rapportés de l'exil ! Adalbert embrassa sa vieille bonne de tout son cœur.

On partit joyeusement au nombre de cinq, car Tilly s'en allait aussi avec ses protecteurs respirer un air bienfaisant. Au bout de quelques heures, on s'arrêta pour dîner et l'on s'oublia, ainsi qu'il arrive souvent. Comme on était fort en retard, il y eut du trouble, de l'incertitude ; M. de Valneige ne retrouva pas son wagon et dit à son fils :

« Montons n'importe où, nous rejoindrons ta mère à la prochaine station. »

Adalbert distrait monta au hasard, et par étourderie, ce fut en troisième. On criait : En voiture ! en voiture ! On fermait les portières, on partait. Le père se jeta précipitamment dans le compartiment où était son fils, tout en disant à voix basse :

« Nous sommes bien mal, mais c'est pour un quart d'heure. »

Au fond du wagon, il y avait des voyageurs qui paraissaient fatigués ; un, entre autres, sommeillait. Sa haute stature, ses énormes membres, ses traits accentués, tout attirait sur lui l'attention. Adalbert le regarda... M. de Valneige vit son enfant pâlir.

« Qu'as-tu donc ? demanda-t-il.

-- Rien.

-- Es-tu malade ?

-- Non, papa. »

Le père s'inquiéta, fit tout bas quelques questions, et son fils répondit, glacé par une terreur soudaine :

« C'est l'homme ! »

Il y eut un soulèvement d'horreur dans l'âme de M. de Valneige. Il était là devant le bourreau de son fils. Le hasard le livrait à la juste vengeance d'un père qui pouvait le faire prendre, juger, condamner ; il avait des témoins, des preuves : le bouton, la tache d'encre, le bandeau, les mots écrits dans la cave, la déposition de Baptiste et de la marchande ; Julien, Sophie, Blondine, tout lui revenait en mémoire, tout le poussait à poursuivre ; mais il avait aussi dans son portefeuille une lettre de la pauvre Gella, qui se fiait à sa parole. Sans doute ses prévisions ne s'étaient pas réalisées ; mais elle avait donné des indications en échange d'une promesse. M. de Valneige regarda cet homme, et, tremblant sous le poids de cette promesse sacrée, éternelle, il dit à Adalbert :

« Ô mon fils ! qu'il te souvienne qu'une parole d'honneur est un serment qu'un homme ne peut violer sous aucun prétexte, et dans aucune circonstance . »

En même temps, M. de Valneige, encore convalescent, ferma les yeux ; ce fut à son tour de pâlir ; ses lèvres devinrent toutes blanches, et Adalbert jeta un cri. L'évanouissement ne dura qu'un instant ; de bonnes voisines baissèrent les vitres pour donner de l'air au malade. Tous les voyageurs le regardèrent, lui et son enfant. Cette grande émotion passa. À la première station le père et son fils descendirent. L'homme de fer descendit aussi, et ne remonta point.

Après avoir longuement parlé de ce sombre incident, dans le wagon de famille, on arriva à la Maison blanche.

Tout sens dessus dessous ! les lits dédoublés, les petits plats dans les grands ! Du mouvement, de la joie partout, et, dans la cuisine, un coup de feu, car Sophie s'était surpassée.

Les nouveaux amis firent connaissance avec un intérêt plein de bienveillance et d'amitié. Adalbert se jeta au cou de Mme Deschamps, qui l'embrassa comme un de ses petits-fils. On causa, on se promena, on se reposa, on se répéta vingt fois la même idée, en variant les termes ; cette idée de chacun était : Je suis content.

L'heure du dîner venue, on mangea comme quinze, bien qu'on ne fût que sept ; puis, après le repas, Adalbert et Tilly jouèrent avec le bon Natchès, qui, loin de souffrir de son infériorité, leur disait avec un air de parfait contentement :

« Quand j'étais paillasse, je ne me croyais pas malheureux, mais à présent je vois bien que je l'étais joliment ! Il n'y a qu'une chose que je regrette, c'est de ne plus faire de tours dans les foires. Dame ! ça par exemple, c'était bien amusant, quand j'étais paillasse ! »

On se coucha : matelas par ici, matelas par là. La bonne Mme Deschamps avait trouvé moyen de tout arranger ; on était un peu comme autrefois les Israélites sous la tente, mais quelle douce tente que celle de l'amitié ! On dormit parfaitement et l'on s'éveilla dispos.

Le lendemain matin, Mme de Valneige voulut aller voir Gella à l'hôpital, et elle emmena Adalbert. Ô Providence ! La pauvre fille allait dans une heure faire sa première communion. La grande dame eut le bonheur d'être là, tout près du lit, comme une mère, et le cher enfant se mit à genoux, et Gella éclairée, purifiée, connut enfin le Dieu d'Adalbert, ce Dieu dont il est écrit qu'il aime l'ouvrage de ses mains.

La malade allait être en état de se mettre en voyage, et de rejoindre son père. Au moment de lui dire adieu, Adalbert lui raconta la scène du wagon. Un éclair tomba des grands yeux de Gella dans le doux regard de l'enfant :

« Petit, dit-elle tout bas, comme autrefois, tu diras à ton père que maintenant je crois à l'honneur, et que pour tâcher de m'acquitter, je prierai pour toi tous les jours : je n'ai que cela, moi, je te le donne. »

Comme elle vit que Mme de Valneige écoutait, elle eut honte de tutoyer l'enfant, et ajouta :

« Pardonnez-moi, monsieur Adalbert, si j'ose encore vous dire *tu*, c'est la dernière fois ! Nous ne nous verrons plus sur la terre... »

Et Gella fondit en larmes. Mme de Valneige lui répondit :

« Ne pleurez pas, ma fille, quelque chose me dit que nous nous retrouverons ; soyez honnête, soyez chrétienne, Dieu sera avec vous. Je ne sais ce que vous allez devenir ; mais, puisque votre infirmité vous empêchera désormais de mener une vie nomade, je veux vous aider à travailler, soit comme ouvrière, soit en fondant un petit commerce. Acceptez cet argent, qui payera votre voyage, et vous permettra de commencer quelque chose, et d'attendre le gain. »

En même temps, elle remit à Gella un billet de cinq cents francs. La malade regardait ce billet dans sa main, et ne pouvait y croire.

« Madame, dit-elle, vous m'accablez !... Mais je ne puis accepter cet argent. Il est vrai que cette somme me sauverait, que je gagnerais facilement ma vie à Lyon, près de ma tante, et que mon père, me voyant commencer un petit commerce, renoncerait peut-être à son genre de vie qui, maintenant, le fatigue ; mais que voulez-vous que je lui réponde quand il me demandera d'où me viennent ces cinq cents francs ? Il faut qu'il ne se doute de rien.

-- Vous lui répondrez qu'une dame qui vous a vue à l'hôpital s'est intéressée à vous parce que vous êtes malheureuse, et qu'elle veut vous aider dans votre laborieuse existence.

-- Mais s'il veut savoir votre nom ?

-- Vous lui direz qu'on m'appelle... une dame de charité.

-- Oh oui ! Et la charité même ! Je ne savais pas qu'en ce monde on pût trouver tant de bonté. Depuis mon enfance, je n'ai vu que du mal. Maintenant, à cause de vous, madame, je crois à la charité ! »

Gella baisait les mains de sa protectrice, et levait sur elle des yeux reconnaissants.

Tout à coup, par un sentiment profond de gratitude et de pitié, Mme de Valneige lui dit :

« Je vous remercie, Gella, de n'avoir rien ajouté au malheur de mon fils, et d'avoir voulu me le rendre. Il faut qu'il y ait entre nous un lien ; ce que je vais vous donner, vous le garderez toute la vie. »

Elle coupa une boucle des beaux cheveux blonds d'Adalbert, et les confia pour toujours à cette malheureuse.

Elle dit humblement :

« Je n'en suis pas digne ! Oh ! merci ! merci ! madame. »

Puis elle resta comme affaissée sous la surprise et l'attendrissement, et, l'heure ayant sonné, Gella demeura seule avec ses souvenirs, écoutant, le cœur navré, le bruit des derniers pas du petit Adalbert...

Mme de Valneige, après avoir accompli ce pieux pèlerinage, revint à la Maison blanche, et son mari lui sut gré de ce qu'elle avait dit et fait.

Dans la journée, on se promena dans les environs. Le but de la promenade était de voir les braves gens qui avaient pris une part si active à la délivrance d'Adalbert.

On trouva dans sa maisonnette, et sous les yeux de sa grand-mère, la jolie petite Blondine, dont l'enfantine hardiesse avait été directement la cause du bonheur de tous. Elle reçut un baiser de l'heureuse mère, puis, comme M. de Valneige avait préparé de loin les choses, il arriva que, séance tenante, la vieille grand-mère, dont l'unique héritière était Blondine, devint propriétaire de sa maisonnette, car elle n'était que locataire. Cela fit dans le pays un effet si prodigieux que l'on commença sur l'heure à la saluer avec une considération parfaite, et que le grand Lucas se promit bien de faire danser la petite à la fête du pays, quoiqu'elle n'eût pas la taille, et que personne encore ne la regardât comme une demoiselle.

Le tranquille Baptiste, que ces émotions réveillèrent un peu, fut mis en rapport avec les habitants de Valneige, et l'on arrêta qu'il ferait des envois de fromages et de harengs d'un bout de l'année à l'autre, soit au château, soit au village, soit à la ferme. De plus, on lui fit cadeau d'un élixir admirable qui calmerait les rages de dents qu'aurait bientôt le bonhomme, hélas !

Quant à Mme Tourtebonne, il fallut renoncer à la trouver chez elle. On lui donna rendez-vous à la Maison blanche, et les heureux parents d'Adalbert, en assurant à sa vieillesse une petite aisance, la dispensèrent de rouler désormais sa voiture.

Sa reconnaissance s'exprima chaleureuse­ment ; elle en entremêlait les expressions de vifs et durs reproches adressés à elle-même, car elle ne se pardonnait pas d'avoir dit au conducteur : « Partons ! partons ! » quand une paysanne, pâle et tremblante, avait crié : « Est-ce toi ? » On l'a compris, c'était bien réellement Mme de Valneige, cherchant mystérieusement son fils, et se glissant au plus épais de la foule à la faveur de son déguisement. La brave marchande s'en allait répétant :

« C'est moi qui ai retardé votre bonheur, madame, quel malheur !... »

Un moment après, elle pensait à sa petite rente, et devenait radieuse, disant à Sophie :

« J'espère que je vas me donner du plaisir, et passer mon temps à ne rien faire ! »

Qu'en résulta-t-il ? la bonne femme se donna effectivement du plaisir ; mais, l'habitude contractée étant une seconde nature, il se trouva que, pour elle, le plus grand de tous les plaisirs était... de rouler sa voiture. Elle ne s'en doutait pas, et l'apprit par l'ennui profond qui la saisit dès qu'elle interrompit sa vie active. Aussi, en femme de bon sens, se remit-elle à rouler, et tout fut pour le mieux dans le meilleur des mondes. Seulement elle évitait la pluie, la neige et le grand vent ; puis, au lieu de donner en aumône des pommes à demi-gâtées, elle en donnait de belles et de bonnes, c'était sa manière de jouir.

Ainsi, la délivrance d'Adalbert fut un bonheur pour tout le monde. On ne quitta la Maison blanche qu'après avoir fait des largesses aux serviteurs. On ne savait que donner à Natchès, il n'appréciait que ce qui se mange ; il eut un grand sac de bonbons.

La famille de Valneige, après quelques mois de voyage, passa l'hiver dans le midi, et l'on retourna au printemps à Valneige attendre les amis, car on s'était bien promis que ces douces relations se renoueraient tous les ans par quelques semaines d'une vie commune.

Que de fois les deux mères se rappelèrent ensemble, et tout exprès, ce temps de misère et de tristesse qu'avait traversé l'enfant bien-aimé. Que de fois, comme l'avait prévu Mme Deschamps, son amie prit en mains ce bandeau doré qu'elle gardait comme le témoin des mauvais jours !

Adalbert a grandi dans l'obéissance. Aujourd'hui qu'il est devenu un homme, il obéit encore ; il obéit aux commandements de Dieu, aux lois de son pays, aux conseils et aux désirs de ses parents. Il sera père de famille un jour, et dira, comme on lui disait :

« Obéissez, mes enfants. »

Nous vous le disons à tous, jeunes lecteurs. Il est bon, utile, nécessaire d'obéir. Puissiez-vous l'apprendre au foyer de famille, et non comme Adalbert sous les coups du malheur !