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I -- Les vieux amis.

« Qui donc a pu inventer ce dicton : « Méfiez-vous d'un dîner d'amis ? »

-- Je n'en sais rien, mon cher Georges, mais j'ai toujours pensé que ce devait être un homme froid et sec. Quant à moi, pourvu que j'aie mes coudées franches, et le cœur à l'aise, je fais le plus grand cas du simple menu de l'amitié, fût-ce le bouilli réchauffé, bien que je donne la préférence, en homme de goût, à cet excellent perdreau. »

Ce dialogue s'engageait à la table de Mme Alban, femme bonne, paisible, demeurée simple au milieu des pompeux embarras d'une grande fortune. En face d'elle était son mari ; à sa droite, l'ami de la maison, l'homme indispensable, que l'on cherchait toujours, quitte à se disputer un peu quand on l'avait trouvé.

M. Lemaire était en train de plaisanter son ami depuis plus de soixante ans, car ils s'étaient fréquentés en nourrice, et selon la tradition généralement reçue, les grimaces et les fureurs du petit Georges Lemaire faisaient pleurer le petit Georges Alban. Ils n'avaient entre eux qu'un seul point de jonction, le même nom de baptême. D'ailleurs, c'étaient en notre dix-neuvième siècle, deux prolongations de ces philosophes anciens, dont l'un prenait tout en riant, et l'autre tout en pleurant. M. Lemaire, au front haut et large, à l'œil fin, au sourire légèrement moqueur, continuait Démocrite, et laissait son intime ami déplorer les temps nouveaux, comme Héraclite les temps anciens.

De cette forte nuance dans la manière de voir, naissaient chaque semaine huit querelles bien comptées, car à la campagne, étant voisins, on se rencontrait tous les jours, et deux fois le dimanche. Mais au fond, ce n'en était pas moins une réelle et parfaite amitié.

Mme Alban, moitié par nature, moitié par imitation, partageait volontiers les idées de son mari ; et tous deux excellents, ne jouissaient de rien, quoique entourés d'avantages qui faisaient envie à plus d'un.

Ce soir-là, M. Lemaire, plus que jamais porté à la causticité, avait entrepris de quereller ses amis. En cela, il croyait leur rendre un véritable service. Sans moi, pensait-il, ces chers Alban seraient capables de fondre. Leur tristesse me porte sur les nerfs ! Allons donc ! il faut les secouer ; je m'en charge.

On arriva au dessert. L'usage du maître de maison était de congédier d'un signe discret les domestiques, afin de pouvoir causer intimement entre la poire et le fromage. C'était le moment que choisissait ordinairement M. Lemaire pour lancer ses brûlots.

« Ah çà, mon cher Alban, fais-moi le plaisir de me dire pourquoi tu parais si fatigué de ne rien faire, si triste de n'avoir pas de chagrins sérieux, si embarrassé de ce que tout te réussit ?

-- Que veux-tu, mon cher Georges, je n'ai pas ton heureux caractère. Je vois la vie tristement.

-- Et tu oses en convenir ? Mais c'est de l'ingratitude ! Comment ? Tandis qu'autour de nous tant de pauvres hères végètent, et mangent leur pain, à la sueur de leur front, toi et moi qui sommes ce qu'on est convenu d'appeler des gens heureux, nous perdrions la bonne humeur que le laboureur conserve en creusant son sillon ? Tiens, ce serait offenser la Providence ; Mme Alban en conviendra, j'en suis sûr, elle qui vaut cent fois mieux que nous deux ensemble.

-- Effectivement, monsieur, je me reproche parfois ma disposition à la tristesse. Mais, d'autre part, pourquoi est-on convenu d'appeler les gens riches des gens heureux ? Je me surprends à envier le sort des humbles paysans qui nous entourent.

-- D'où vient cela, madame ? Nous n'en sommes point, je pense, aux pastorales de Florian ? Voyant de très près la poésie des champs, nous trouvons assurément qu'elle ressemble fort à la prose ?

-- Oh oui ! l'illusion n'est pas possible, mais enfin, ces bonnes gens n'auraient-ils qu'un misérable mobilier, une brouette, une pioche, une faux, savent à qui laisser le peu qu'ils possèdent ; et nous, nous ne le savons pas ! Ce sera bien sûr à des indifférents. Cette idée-là, croyez-le, déprécie tout à fait la fortune, et rend insensible à ses accroissements.

-- Nous y voilà ! Je m'y attendais. Toujours cet interminable regret de ne pas avoir eu d'enfants.

-- Oh ! ne dites jamais cela ! J'ai eu une enfant dès les premiers temps de mon heureux mariage ; une délicieuse petite fille !

-- Mais qui n'a pas vécu.

-- Vous vous trompez ; elle a vécu assez pour être éperdument aimée. Pendant deux années entières, je l'ai vue grandir, embellir, chercher mon regard et mes caresses, pauvre petite !

-- Excusez-moi, madame, de vous avoir rappelé un si triste souvenir.

-- Tiens, Georges, ma pauvre femme, malgré ses soixante ans, a la mémoire du cœur si fidèle que notre petite Henriette lui apparaît encore, telle que Dieu nous l'avait donnée, avec ses beaux cheveux blonds. Tu n'entends rien à tout cela, mais sache-le, je te le dis aussi pour ma part, un millionnaire est un pauvre s'il n'a pas un héritier qu'il aime, qu'il connaisse de longue date, soit fils, soit neveu, soit au moins cousin.

-- Qui t'empêche de t'attacher un enfant par ton affection, par tes bienfaits ?

-- Une fille adoptive ? Cela réussit quelquefois, mais pas toujours.

-- Quelquefois, c'est assez pour tenter l'aventure.

-- À vrai dire, mon bon Georges, puisqu'il n'y a pas de secret entre nous, nous y pensons depuis longtemps, ma femme et moi ; mais nous hésitons encore ; il importe de ne rien précipiter.

-- Je m'en rapporte à toi pour ne pas aller vite. Seulement, permets-moi de te rappeler, avec toute la politesse imaginable, que le temps est venu de prendre un parti. Songe donc ! Douze lustres, surchargés de trois ans, comme aurait dit Boileau.

-- Ne m'en parle pas.

-- Je veux t'en parler, moi !

-- Au fait, tu as raison. Qu'attendrions-nous ? Eh bien, ma bonne Marie, veux-tu que nous nous décidions ce soir même ?

-- Comme tu voudras, mon ami. Je n'ai rien à objecter à ton choix. Aucun enfant ne tiendra ici la place de ma petite Henriette ; mais, du moins, nous saurons où reposer nos yeux dans l'avenir.

-- C'est dit, je me décide. Georges a le privilège de me tirer d'embarras en toute occasion. Voilà, mon cher, de quoi il s'agit.

-- J'écoute.

-- Tu connais la petite Olga Dulac ? cette belle enfant de huit ans, dont le père, déjà veuf, vient d'être tué dans nos dernières guerres ? Un brave et intelligent officier, mais sans fortune.

-- Je connais cette enfant. Elle est fort belle, comme était du reste sa mère ; mais elle n'est pas bonne ; méfie-toi. C'est une nature sèche, personnelle, sans élan, pleine de petits défauts qui pourraient bien grandir avec l'âge.

-- Pourquoi donc ? Non, non, tout cela s'arrange. Tu l'as vue ? Est-elle belle ! Une tête d'ange ! des yeux bleus, taillés en amande ; un beau nez aquilin ; des lèvres découpées au ciseau ; une taille svelte et souple !... une chevelure riche !

-- Quoi encore ? Vraiment, mon cher Alban, je ne te croyais pas artiste et poète. Je le vois, tu sacrifies aux Muses, et la forme est, à tes yeux, chose importante.

-- Oui, je l'avoue.

-- Et vous, madame, partagez-vous sur ce point, comme sur tous les autres, les idées de votre mari ?

-- Pourquoi n'en conviendrais-je point ? La vue de cette belle enfant a fait sur moi la plus douce impression.

-- Me sera-t-il permis d'émettre une opinion contraire à la vôtre, monsieur et madame ?

-- Mon cher, permis ou non, tu ne t'en gênerais pas davantage. D'ailleurs, si ce soir nous étions du même avis, ce serait, il me semble, la première fois. Parle.

-- Eh bien, je ne trouve pas que la beauté soit une si grande puissance, et, à moins qu'elle ne m'apparaisse unie à une âme d'élite, je demeure insensible.

-- Tu te vantes. La beauté prévient toujours favorablement. Dans tous les temps, les foules elles-mêmes ont subi le prestige de la beauté ; l'histoire en fait foi.

-- Les foules peut-être, parce qu'elles ne sont pas appelées à la vie intime, aux rapports journaliers avec la personne dont le charme extérieur les subjugue. Or, comme je ne suis pas une foule, mais un être isolé, je ne voudrais pas, à votre place, adopter la petite Olga.

« Cette enfant a une cousine du même âge, orpheline elle-même, et tout aussi malheureuse. Elle habite chez une parente âgée, très respectable, mais pauvre, qui l'a recueillie plutôt en consultant sa compassion que ses moyens. Cette enfant se nomme Paule. La connaissez-vous ?

-- La petite Paule Valmont ? certainement, nous la connaissons ; elle est fort laide.

-- Fort laide ? Il me semble que non. Elle n'est pas jolie, voilà tout.

-- Pas jolie ; c'est déjà pour les femmes une faute capitale. De plus, je la trouve laide.

-- Laide ? Elle a de beaux yeux noirs ; avec cela, une femme n'est jamais laide.

-- Si vraiment. De beaux yeux, ce n'est pas tout dans un visage.

-- C'est le principal.

-- Paule a le front bas...

-- Le front bas ? ce n'est pas une affaire.

-- Mais si, c'est une affaire, quand on prise la beauté absolue.

-- Bah ! la beauté absolue est le fait de la statuaire. L'expression, c'est tout.

-- Non pas ; les traits avant tout, la pureté des lignes, les distances gardées.

-- Ah ! c'est un compas à la main que tu regardes et que tu admires ? Nous ne nous entendrons jamais.

-- C'est possible. Donc, Paule a le front bas ; elle a le nez retroussé.

-- Le nez retroussé ? cela donne du piquant à la physionomie.

-- Du piquant ? Allons donc ! C'est contraire à toutes les règles. Elle a en outre les lèvres trop fortes.

-- Tant mieux. Signe de bonté, contrairement aux lèvres trop minces qui dénotent parfois la sécheresse.

-- Tu arranges tout cela à ta convenance ; toujours est-il que Paule sera laide.

-- Encore une fois, elle ne sera pas laide ; elle passera inaperçue comme tant d'autres. Bref, c'est une enfant de grande espérance, très droite, d'une extrême sensibilité, d'une application soutenue, et d'un si bon caractère qu'on peut lui faire toutes les observations nécessaires, sans jamais trouver en elle la moindre mauvaise humeur. Je la connais depuis son plus jeune âge, ayant toujours été en rapport avec sa respectable parente, qui lui est fort attachée.

-- Tu diras ce que tu voudras, mon bon Georges ; mais Olga nous a charmés, Marie et moi, et c'est elle que nous allons adopter, et non pas sa cousine Paule... un laideron !

-- Un laideron ? Pourquoi dis-tu cela ?

-- Parce que c'est vrai.

-- Non, ce n'est pas vrai. En tous cas, Paule vaut mieux que la belle Olga, déjà vaine, et sotte par conséquent. Les femmes se dessinent dès l'enfance. Cette petite Paule est bonne pour sa tante, pour sa bonne, pour son oiseau, pour sa poupée et pour son chat ; quand elle sera grande, on pourra compter sur son dévouement.

-- C'est possible ; toutefois, en dépit de Minet si bien traité, je veux la belle Olga pour fille adoptive.

-- Prends-la donc, ton Olga ! Moi je prendrai Paule, non pour ma fille adoptive, puisque j'ai pour héritier mon coquin de neveu, qui est en train de manquer ses examens, les uns après les autres ; mais je veux la faire élever convenablement, lui procurer une bonne et forte instruction, la mettre à même de se suffire honorablement.

-- Parles-tu sérieusement, Georges ?

-- Très sérieusement. Ne faut-il pas faire un peu de bien quand on le peut ? J'ai promis à mon frère de laisser à son fils unique, Léonce, toute ma fortune ; je tiendrai parole et n'aliénerai pas le capital ; mais du moins je mettrai cette intéressante orpheline en état de se créer un avenir par son travail.

-- Allons, c'est l'heure des grandes décisions, reprit à demi voix Mme Alban, tout en faisant les honneurs du dessert ; dès demain, nous pourrons commencer les démarches nécessaires pour l'adoption.

-- Oui. J'entends que cette adoption soit faite selon les termes de la loi, et que l'enfant entre sous notre toit comme unique héritière de nos biens, sauf quelques legs à l'un et à l'autre.

-- Certes, c'est pour elle un beau rêve ! Prends garde de lui tourner la tête par une perspective si différente de celles que des circonstances sévères et des malheurs irréparables ont mises sous ses yeux.

-- Détrompe-toi, Georges ; toutes les perspectives sont ouvertes devant une enfant aussi belle. Elle ne peut manquer, quoi qu'elle fasse, d'arriver à la fortune, au bonheur, de réussir enfin ; d'être épousée par un grand seigneur, par un prince, ou par...

-- Ou par le marquis de Carabas. Tout est possible sur le terrain de la fiction.

-- Ma fiction deviendra une réalité, et comme tout le monde n'est pas aussi philosophe que toi, mon cher, l'enfant qu'on appellera un jour Olga la belle aura certainement une destinée des plus brillantes.

-- Allons, tu t'entends à bâtir des châteaux en Espagne.

-- À l'appui des folies que vous débite mon cher mari, depuis cinq minutes, je vous dirai, monsieur, que la charmante petite fille semble avoir en elle le pressentiment de ses succès futurs. Un jour, elle n'avait pas alors sept ans, j'eus occasion de la faire causer un moment ; les naïvetés de l'enfance m'amusent beaucoup ; je lui posai donc cette question : Dites-moi, Olga, ce que vous voudriez être, si vous pouviez grandir en un jour, et décider de votre sort ? »

L'enfant me jeta un regard d'une hauteur tout à fait plaisante à cet âge, et me répondit bien sérieusement : « Madame, je voudrais être reine. »

-- Comment ! elle vous a dit cela ?

-- Oui, monsieur ; c'est assez singulier, n'est-ce pas ?

-- Je sais quelque chose qui l'est bien davantage.

-- Quoi donc ?

-- C'est que la petite Paule, à la même question que je lui adressais, m'a répondu les mêmes paroles : « Je voudrais être reine. »

Un formidable éclat de rire alla se perdre dans les profondeurs de la salle à manger. M. Alban, si fort épris de la beauté rêvée par Phidias, trouvait l'idée par trop comique.

« Reine ! répétait-il, reine ! ton laideron ! »

M. Lemaire prenait tout en riant, excepté ce vilain mot-là. « Écoute, Alban, dit-il d'un ton bref, si tu tiens à ce que la paix règne entre nous, ne répète jamais cette cruelle épithète.

-- Cela te blesse ?

-- Positivement. L'enfant à qui tu l'appliques me plaît, m'intéresse ; je lui veux du bien, j'ai résolu de m'occuper d'elle. C'est assez, il me semble, pour que tu ne l'accables pas par cette expression injurieuse.

-- Oh ! mon pauvre Georges, tu prends la chose de bien haut ! Ne vas-tu pas enfourcher ton grand cheval de bataille ?

-- La paix ! la paix à tout prix ! sans craindre de forfaire à l'honneur, interrompit Mme Alban. Je vous supplie de mettre bas les armes ! Quoi ! Un bois de jeunes charmes sépare seul notre habitation de la villa des Églantiers, et nous, les bons voisins, les vieux amis, nous nous fâcherions ? Oh ! jamais ! Reprends ton vilain mot, mon bon Georges.

-- Ma chère Marie, je ne puis pourtant pas dire que Paule sera jolie, puisqu'elle sera laide, et qu'elle l'est déjà.

-- Allons, voyons, tu es un peu taquin ce soir, par extraordinaire.

-- Je dis ce qui est.

-- En tous les cas, il ne faut rien préjuger. L'avenir nous est inconnu. D'ailleurs, dix à douze années peuvent changer bien des choses.

-- Oui, madame ; vous avez raison, et votre mari a tort.

-- Mon cher, voilà qui est parler ! Allons, je m'incline. Es-tu satisfait ? Te dois-je quelque réparation ? une indemnité quelconque ?

-- Tu me dois une promesse.

-- Laquelle ?

-- Dans douze ans à pareil jour, le quinze octobre, nous nous réunirons, s'il est possible, soit à ma table, soit à la tienne, nous examinerons la question sans prévention, sans parti pris ; enfin nous plaiderons les causes de nos deux protégées, et Mme Alban décidera qui des deux sera alors la plus digne de ceindre ce diadème de reine que donnent à une femme, dans son cercle intime, l'estime et l'amitié.

-- Promis ! la main dans la main, en présence du juge de paix. Mais vraiment, c'est pour te complaire, pour effacer mes torts, pour obtenir ma grâce, pauvre condamné que je suis, car franchement, il n'est pas nécessaire d'avoir des yeux de lynx pour voir, à la profondeur de douze ans, ce qu'il adviendra de ces deux orphelines. Douze et huit font vingt. Vingt ans ! Ah ! le bel âge ! Olga sera dans tout l'éclat de sa beauté ; mais une beauté étourdissante !

-- C'est possible ; mais l'âme de Paule ! Crois-tu que cette belle âme ne jette pas sur la forme extérieure un reflet qui suffise pour éviter toute vulgarité ? D'ailleurs, remarque-le, la laideur de cette excellente enfant, en admettant qu'elle soit laide (ce que je n'admets pas) n'a point ce cachet de trivialité qui rend déplaisant un visage très irrégulier.

-- Non. Il est certain que l'ensemble est distingué.

-- Très distingué ; et l'éducation parfaite qu'elle reçoit de sa tante et qui sera, je l'espère, continuée, complétée, ne fera qu'ajouter à cette distinction naturelle.

-- Nous saurons cela dans douze ans, le fameux quinze octobre.

-- Le jour de la Sainte-Thérèse. Mais hélas ! soupira la bonne et sensible Mme Alban, fixer à notre âge une date aussi lointaine, cela fait peur ! Serons-nous là tous les trois ?... Je veux l'espérer de la bonté de Dieu !

-- Et nous aussi, madame.

-- Mais vraiment, une chose m'étonne, voisin ; c'est que ces deux enfants, élevées séparément, ne se voyant jamais, aient conçu le même désir, fait le même rêve, rêve qui témoigne de leur ignorance, pauvres petites ! Être reines !

-- Je dois vous avouer, madame, que l'éclat de rire de mon implacable adversaire ayant failli ébranler l'édifice qui nous abrite, je me suis trouvé réduit au silence, ce qui est assurément excusable.

-- Que te restait-il à dire ?

-- L'essentiel.

-- Ah ! Voyons ? Parle, je ne rirai plus.

-- Tu feras bien.

-- Faut-il avoir du malheur ! Tu m'as grondé toute la vie de ce que je ne riais pas assez. Une fois, par aventure, je me mets en train, et tu me grondes bien davantage ! Je ne vais plus savoir que faire.

-- Écoute, sans m'interrompre cette fois, écoute ce que m'a dit la petite Paule. Elle était ce jour-là tout à fait causante, expansive, à propos d'un oiseau, un bouvreuil qu'elle aimait, et dont la cage était de dimensions si étroites qu'elle le jugeait malheureux. Moi, voulant donner une joie à l'enfant, j'avais apporté à l'oiseau une cage de grandeur suffisante, contenant tous ces jolis accessoires destinés à tromper les ennuis des prisonniers.

Paule me sauta au cou, m'embrassa avec effusion, et s'occupa tout aussitôt de transférer le reclus dans sa nouvelle résidence. Je l'aidai dans ces soins charmants. Elle prépara d'abord toute chose à l'intérieur, remplit d'eau bien fraîche la jolie baignoire, et mit tout en œuvre pour préserver l'heureux captif de la faim et de la soif. Même, elle jeta çà et là une guirlande de mouron ; quelques feuilles de salade, que sais-je ? Figurez-vous un bouvreuil, gros financier, dans les délices d'une aimable villégiature.

Lorsque le personnage eut fait son entrée, au bruit de nos applaudissements, et qu'il eut témoigné trouver chaque chose à sa convenance, il se percha sur le plus haut barreau d'une sorte de petite échelle assez ingénieusement imaginée, il aima Paule davantage, et lui chanta de si beaux airs que la petite fille en fut ravie. Elle ne les avait pas encore entendus, me dit-elle ; et sa tante m'assura qu'effectivement l'oiseau était ordinairement taciturne. Alors Paule, toute bonne et sensible, fit tout haut cette réflexion :

« Mais, ces jolis airs, mon bouvreuil ne les savait pas ; c'est donc le bonheur qui les lui a appris ? Ah ! que je voudrais rendre heureux tous ceux qui ne le sont pas ! Je les ferais tous chanter ! »

Moi, souriant à cette idée enfantine, je lui dis alors, ainsi que je vous l'ai déjà raconté : « Paule, si vous étiez grande, et que vous pussiez choisir un sort, que voudriez-vous être ?

-- Je voudrais être reine, répondit-elle, sans aucune hésitation.

-- Pourquoi ?

-- Pour être bien puissante.

-- Mais vous ne savez donc pas encore, mon enfant, qu'il y a eu des reines très malheureuses ?

-- Oh ! je n'en savais rien ! Je croyais que si j'étais reine, je pourrais faire que, ni parmi les hommes, ni parmi les oiseaux, il n'y ait plus de malheureux.

-- Voilà, mot pour mot, la petite conversation que nous avons eue ensemble.

-- Cela prouve qu'elle a le cœur bien bon, dit Mme Alban.

-- N'est-ce pas madame ? Son désir de la royauté n'a, vous le voyez, rien de prétentieux, ni d'ambitieux. Était-ce le cas, mon cher Alban, de lancer un éclat de rire dont les vitres ont tremblé ?

-- Ne me gronde pas, puisque j'ai promis que je ne le ferais plus.

-- C'est juste. Conviens du moins que le moral de l'enfant, dont tu n'as remarqué que la laideur, mérite d'être pris en considération ?

-- Certainement ; je suis loin de le nier, et je comprends tout l'intérêt que t'inspire cette orpheline ; mais la petite Olga est si belle ! En vérité, c'est elle, et toujours elle, que je veux adopter. Elle a des défauts naturels, c'est vrai ; mais ces défauts se modifieront par l'âge, par l'éducation.

-- Oui, si l'éducation est bonne, et absolument en dehors de la vanité ; sinon, souviens-toi de ma prophétie, Olga deviendra une fille orgueilleuse et égoïste.

-- Prophète de malheur !

-- Je pourrais ne pas avoir tort.

-- Mon cher ami, dans douze ans, je me rendrai à l'évidence s'il y a lieu ; mais jusque-là, laisse-moi, sans te fâcher, te dire et te redire que la beauté est la première des puissances, le plus grand moyen d'influence, et que notre Olga sera toujours et partout reine.

-- Ce n'est pas sûr.

-- Tiens, Georges, veux-tu me permettre de te confier ma pensée tout entière ?

-- Oui.

-- Tu ne vas pas t'arracher les cheveux ?

-- Ce serait une imprudence, car il ne m'en reste guère. Parle.

-- Il y a par le monde un bien joli royaume, aux frais ombrages, aux ondes pures.

-- Décidément, il est poète !

-- Ce joli royaume, c'est la villa des Églantiers que tu as faite si belle à voir, si agréable à habiter.

-- Oui, oui, l'héritage de mon coquin de neveu.

-- De ton coquin de neveu, que tu aimes comme un fils.

-- C'est vrai.

-- Et dont tu ne pourrais te passer.

-- C'est encore vrai. Un cœur d'or !

-- Ce cœur d'or, d'ici à dix ou douze ans, sentira parfaitement qu'il est roi dans ta belle demeure. Sais-tu quelle reine il choisira, lui qui n'aura pas ton prosaïsme, aidé de la soixantaine ? Il choisira la belle Olga, notre fille adoptive. Elle lui apportera en dot ce que nous lui donnerons et, après nous, tout ce que nous possédons et ils seront fort heureux.

-- Fort bien ; tous les contes finissent ainsi.

-- Ce n'est pas un conte, c'est une prophétie.

-- C'est un conte, un conte bleu.

-- Je suis sûr de ce que j'avance.

-- J'affirme le contraire.

-- Allons ! Ne vont-ils pas se disputer ? Ah ! quel trouble entre les voisins ! que deviendrait-on s'il n'y avait pas de juge de paix !

-- Vous avez raison, madame, et moi aussi.

-- Qu'as-tu dit ?

-- Rien.

-- C'est moi, messieurs, qui vais terminer la querelle, en vous proposant un toast à la future reine, qu'elle se nomme Olga ou Paule. »

La liqueur fut versée : on trinqua, et les voisins crièrent ensemble à l'élue de l'avenir : Vive la reine !

II -- Paule

C'était une froide soirée de novembre. Mlle Valmont, fatiguée d'une longue et difficile existence, se reposait un moment, après le dîner, dans un de ces bienheureux sommes de contrebande dont font tant de cas les dormeurs.

De tous les penchants, c'est le plus impérieux ; tous les dormeurs en conviennent, et les autres s'en moquent.

Une petite fille de huit ans était installée, elle aussi, de l'autre côté de la cheminée, mais bien éveillée et fort occupée : car elle avait à faire le bonheur de sa vieille tante d'abord, en évitant tout choc et tout bruit, de peur de la réveiller ; puis le bonheur de Mimi, de Roselle et de Minet. Ces trois personnages étaient, en suivant l'ordre des rangs : un bouvreuil, une poupée et un jeune chat. Or, Paule avait si bien l'intention de rendre tout son monde heureux, qu'elle se donnait une peine infinie pour traiter chacun selon ses besoins, ses goûts et ses habitudes. Donc, elle marchait sur la pointe des pieds, en vue de Mlle Valmont et afin de lui laisser au front cet air de béatitude qu'elle avait en dormant, et qui disparaissait au réveil. La bonne petite, dans l'intérêt du bouvreuil, jetait souvent un coup d'œil sur la cage, une cage charmante : c'était la plus jolie pièce de la maison. À cette heure tardive, et à la lueur d'une faible lampe, surmontée d'un abat-jour vert, Mimi ne chantait jamais cependant, comme il ne dormait pas encore, sa petite maîtresse savait lui faire grand plaisir en passant de temps en temps son doigt entre deux barreaux ; le joli bouvreuil becquetait le cher petit doigt pour s'amuser, et il était content.

Roselle, peu exigeante par caractère, trouvait toujours qu'on en faisait assez ; mais la maman de Roselle avait un cœur si tendre qu'après l'avoir comblée de soins tout le jour, elle la déshabillait chaque soir, la berçait, la couchait et même surveillait son prétendu sommeil. Le plus remuant de la société, c'était évidemment Minet. Il tenait beaucoup de place dans la vie de Paule, et s'il la divertissait par ses gentillesses, il recevait d'elle tant de caresses et tant de gâteries, que jamais peut-être on n'avait entendu parler d'un être vivant aussi content de vivre. Cela se traduisait par des jeux sans fin et de superbes ronrons .

Lorsque la petite Paule voyait ainsi son entourage intime bien en paix, elle éprouvait un contentement sans pareil, qui jetait sur sa physionomie un rayon lumineux, comme un reflet de son propre bonheur ; car elle était réellement heureuse, pourvu qu'elle ne sentît aucune souffrance autour d'elle.

Regardez-la. Elle n'est pas jolie, cette enfant ; et pourtant oserait-on dire qu'elle est laide en l'étudiant de près ? Cette bouche, assez mal dessinée, respire la bonhomie ; ce sourire est tellement bon qu'il ne laisse supposer aucune arrière-pensée. L'enfant désire bien faire ; cela se voit jusque dans les attitudes de son corps délicat. Point de charme nettement défini dans cette enveloppe physique, rien de cette grâce native que d'autres reçoivent abondamment ; mais remarquez-vous le caractère humble et bon de ces poses, de ces mouvements, à la fois doux et empressés ? À première vue, on n'admire pas cette enfant ; à peine si l'on tient compte de la forme dont elle est revêtue ; mais on pressent, on devine ce qu'entoure cette forme, on se sent invinciblement entraîné vers l'âme de Paule.

Mlle Valmont, quand elle avait dormi vingt minutes, se réveillait ordinairement souriant à sa nièce, et la couvrant de son regard presque maternel. Ce soir-là, à peine ces deux cœurs qui s'aimaient étaient-ils rentrés en rapport, qu'un coup de sonnette les fit tressaillir. Un coup de sonnette, c'était un petit événement dans cet intérieur si étroit, si en dehors du monde. Un ancien ami de la famille Valmont, M. Lemaire, était à peu près le seul qui vînt quelquefois le soir à ce pauvre foyer, s'asseoir entre la vieillesse et l'enfance. C'était bien lui.

Il entra avec cette bonhomie franche et rieuse qui lui attirait toute sympathie. Mlle Valmont lui tendit affectueusement la main ; la petite Paule avança un fauteuil, s'empara du chapeau qu'elle mit en lieu sûr, et reçut pour sa récompense une caresse amicale. Le vieil ami s'assit d'un air un peu mystérieux : car il avait quelque chose à dire, et désirait un tête-à-tête avec Mlle Valmont. Il commença par s'informer de sa santé, point essentiel entre contemporains du vieux temps ; puis, en diplomate habile, il demanda à Paule des nouvelles du bouvreuil, de Roselle et de Minet. L'enfant fut très flattée, et trouva une fois de plus que l'ami de la maison était le meilleur des hommes ; surtout quand elle le vit prendre délicatement le jeune chat, et lui adresser la parole d'une voix de soprano fort amusante, se servant, le long de la harangue, de ces épithètes que les minets de tous les temps comprennent si bien !

Malgré le plaisir que ressentait Paule à chaque visite de M. Lemaire, elle ne pouvait s'empêcher ce jour-là de regarder marcher l'aiguille de la pendule. Huit heures allaient sonner, et l'on entendait un léger bruit d'assiettes dans une pièce voisine : car c'était sur huit mètres carrés, tout au plus, que se passait, en ses mille détails, l'existence de trois personnes. La troisième était une vieille domestique, la bonne Catherine, dont Paule se plaisait à alléger le fardeau, selon le peu de forces dont on dispose au jeune âge.

M. Lemaire, très observateur, remarquait depuis un moment, sur la physionomie expressive de sa petite amie, deux pensées qui se contrariaient visiblement. Elle se leva enfin, comme cédant avec un grand effort à la plus pressante de ces pensées, et s'approcha de sa tante pour lui glisser dans l'oreille un secret.

« Ma chère enfant, répondit avec bonté Mlle Valmont, je te donne bien volontiers la permission que tu me demandes ; mais comme il n'est pas poli de parler bas en présence de quelqu'un, nous allons dire à M. Lemaire de quoi il s'agit. Parle toi-même. »

Paule se tourna vers le vieil ami, et dit avec une grande simplicité :

« C'est que Catherine a bien mal à la tête, et je lui avais promis tantôt de l'aider à essuyer et à ranger les assiettes, pour qu'elle pût se coucher de bonne heure ; mais comme vous êtes venu nous voir, je n'osais pas m'en aller.

-- Et vous voilà toute contente d'avoir obtenu la permission de me planter là ?

-- Non ; quand vous êtes là, j'aime toujours mieux rester ; mais ma bonne a si mal à la tête !

-- Allez, Paule, allez. C'est fort bien de chercher à soulager votre bonne. Le vieil ami ne vous en veut pas ; au contraire. »

Paule tendit les bras à son ami et se retira, non sans avoir remonté la couverture de Roselle, de peur qu'elle ne s'enrhumât, dit un mot d'amitié au bouvreuil, et attiré le chat dans le lieu de ses prédilections ; car les charmes d'un salon ne sont rien, pour ceux de sa race, au prix des charmes d'une cuisine.

« Que cette enfant est donc bonne ! s'écria M. Lemaire.

-- Vous le voyez, c'est sa nature prise sur le fait. Depuis longtemps sans doute elle aurait désiré rendre service à Catherine ; mais comme je m'étais endormie par hasard, elle se gardait de m'éveiller. Votre entrée lui a fait le plus grand plaisir, mais sans lui faire perdre de vue sa vieille bonne. Je vous l'ai dit souvent : Paule est une enfant de bénédiction ! Et que deviendra-t-elle ? Ah ! ce matin, en rallongeant sa robe de l'année dernière, j'avais le cœur bien gros ! Voir grandir les enfants, c'est une douleur quand on ne peut les sauver ni de l'isolement ni de la pauvreté.

-- Qui sait ? On le pourra peut-être.

-- Non, c'est impossible.

-- Ma bonne amie, permettez-moi de vous dire que vous vous trompez.

-- La preuve ?

-- La preuve, c'est que je suis venu ce soir tout exprès pour vous parler d'elle, moi qui ne rentre à Paris que le plus tard possible.

-- Vous devenez, je le sais, de plus en plus campagnard, et vous êtes assurément fort excusable, car je connais les délices des Églantiers !

-- Sans doute ; on y est bien, et loin du bruit ; c'est pourquoi j'y passe l'été ; mais j'ai des amis à Paris, vous entre autres ; c'est pourquoi j'y passe l'hiver.

-- Je vous remercie de votre amitié et de votre empressement ; mais comment se pourrait-il que ma petite nièce tînt une place dans votre vie ?

-- C'est ainsi pourtant. Vous savez bien que je suis un original. Tout le monde le dit, je finis par le croire. Il m'est venu un beau jour dans l'idée qu'un vieux garçon comme moi n'est bon à rien.

-- Voilà en effet une originalité.

-- Qu'il devrait employer moins inutilement son temps et son argent ; faire en un mot un peu de bien, c'est à-dire rendre service à son prochain, car c'est notre devoir à tous.

-- Mais, mon cher monsieur Lemaire, vous ne faites que cela. N'êtes-vous pas la providence des Églantiers ?

-- Je n'en sais trop rien. Je me suis donc dit l'autre jour : Paule a une âme élevée, pleine de bons désirs ; sa vie sera très difficile : elle doit elle-même tracer son sillon, pauvre petite !

-- Hélas oui ! et bientôt, car le mien s'achève. La laisser seule, et presque sans ressources ! concevez-vous cette douleur, cette inquiétude ? Je commence son éducation ; qui donc la terminera ?

-- Rassurez-vous ; Valmont était mon ami, sa fille ne sera pas abandonnée ; vous pouvez compter sur ma parole : car j'ai résolu de la faire instruire, et de la mettre à même de se suffire lorsqu'elle sera en âge.

-- Ah ! soyez béni pour cette bonne pensée !

-- Je serai son protecteur ; j'aurai toujours les yeux sur elle, tant que Dieu me laissera sur la terre, je vous le promets ; elle m'intéresse plus que je ne puis le dire.

-- Il est vrai qu'elle est bien intéressante ; j'en puis juger mieux que personne.

-- Savez-vous ce qui surtout me plaît en elle ?

-- Non.

-- C'est qu'elle n'est pas jolie.

-- Ah ! en cela vous différez de la foule.

-- Et je m'en fais gloire. Je n'admets point cet engouement que cause tout d'abord le charme des contours. Comment se laisser prendre à l'attrait passager de la forme ? Moi, je serai fier et heureux si je puis contribuer à élever, dans le vrai sens du mot, une femme. Qu'est-ce donc qu'une femme ? Est-ce une forme qui plaise aux yeux ? Non, c'est un être plus faible en tout que l'homme, et qui pourtant sait souffrir, secourir et se dévouer. Voilà l'idée que je conçois de Paule dans l'avenir.

-- C'est aussi celle qui se présente à mon esprit. À travers les ombres de l'enfance, je puis dès à présent apprécier le grand cœur et la belle intelligence de ma nièce ; c'est pourquoi j'ai si souvent l'âme pleine d'angoisses à son sujet ; mais votre projet me repose, je ne veux plus me tourmenter.

-- Vous avez raison ; ce serait manquer à l'amitié. Dès demain, je prétends me mêler à tout ce qui concerne notre petite Paule. Elle est en âge de travailler et elle ne demande pas mieux. Il faut la mettre au niveau des exigences actuelles, afin que, de bonne heure, elle puisse passer ses examens, obtenir ses diplômes et se servir de son instruction et de ses talents. Nous lui donnerons une langue étrangère, c'est de rigueur ; et je connais bon nombre de femmes qui savent mieux la langue du voisin que la leur, ce dont je ne les loue point. Paule doit se livrer à toute étude utile, et son instruction doit être poussée aussi loin que possible. N'êtes-vous pas de mon avis ?

-- Assurément. Il faudrait aimer bien peu ma nièce pour ne pas accepter vos offres avec la plus vive reconnaissance... Mais hélas ! je le vois, et je n'ai rien à dire, vous allez m'enlever cette unique joie de ma vieillesse ; vous la placerez dans quelque brillant pensionnat de Paris, et je ne la verrai plus qu'à de rares intervalles ! Ma chère petite Paule ! que de larmes je verserai sur elle ! Mais soyez tranquille, je saurai les lui cacher ; je ne me poserai pas en obstacle.

-- Voilà bien les femmes ! Je croyais qu'il y avait au moins une exception, et que cette exception, c'était vous ; mais non, toutes, toutes absolument, se laissent emporter par l'imagination, qui leur cause mille soucis inutiles. Comment avez-vous pu supposer que je viendrais vous enlever Paule ?

-- Vous me la laisserez ? Oh ! je n'avais pas bien compris.

-- Comprenez donc maintenant, et sachez que si je vous privais de votre seule joie, je me prendrais pour un barbare. Paule demeurera chez vous. C'est votre droit de la garder, et elle serait malheureuse de vous quitter, pauvre enfant ! Vous serez à la tête de son éducation. Nous nous écrirons souvent, si vous le voulez bien, pour parler de notre élève, et j'enverrai chez vous les meilleurs maîtres, afin que Paule, travaillant d'après leur plan, et sous votre surveillance, fasse de rapides progrès. Ces progrès, vous les récompenserez, je vous le demande en grâce, par des congés passés aux Églantiers. Une heure de voyage, ce n'est pas bien long, et le vieil ami jouira du plaisir de l'enfant.

-- Ah ! que je vais être heureuse !

-- Vous permettrez aussi, dans l'intérêt de Paule, qu'elle soit un peu plus au large ? Il lui faut une chambre de travail, spacieuse et bien éclairée, pour recevoir ses maîtres et maîtresses, et pour étudier son piano ; car on fait tout en cadence à notre époque, et la musique tiendrait dans l'éducation les trois-quarts de la place, si l'on n'y prenait garde.

« En vue de ces nécessités du temps, je vous demande donc l'autorisation de placer notre écolière dans un appartement plus grand. Je me charge de tout, et vous prie seulement de supporter les petits changements nécessaires. Sur ce point je compte sur vous, à cause de votre dévouement pour Paule.

-- Quelle délicatesse de procédés ! je comprends tout, vous êtes un parfait ami.

-- Mais non, je ne suis qu'un original. Eh bien, si les assiettes ont repris leur place accoutumée, ne pourriez-vous pas rappeler Paule ? Il faut qu'elle connaisse la décision prise à son égard. »

Mlle Valmont fit revenir l'enfant, qui d'ailleurs avait terminé sa mission près de la vieille Catherine, et elle lui apprit en quelques mots ce que le bon M. Lemaire voulait faire pour elle. L'enfant fut tellement étonnée qu'elle sembla d'abord ne rien comprendre. Mlle Valmont lui dit :

« Ma bonne petite, tu sais que nous n'avons pas de fortune ; le peu que j'ai est viager, c'est-à-dire meurt avec moi ; je ne pourrai donc te laisser que des souvenirs, et point d'argent. Il faudra travailler. Notre ami veut t'en rendre capable, en te faisant donner une forte instruction.

-- Quand je serai grande, je serai donc institutrice ?

-- Oui, mon enfant.

-- Ah ! quel bonheur ! s'écria Paule, avec cette inconséquence du jeune âge qui ne tient aucun compte du temps, je pourrai vous faire de beaux cadeaux, ma tante ! »

Elle embrassa de tout son cœur M. Lemaire, c'est le remerciement de l'enfance. Ni lui, ni Mlle Valmont, n'osèrent lui faire toucher du regard cette borne si rapprochée, qui marquait la limite d'une existence déjà très avancée. Il semblait à l'enfant que sa vieille tante vivrait longtemps, vivrait toujours. On le lui laissa croire jusqu'à ce que sa raison plus développée lui donnât la lumière et en même temps la force de supporter une pareille séparation. Sa vieille tante, c'était toute sa famille. Elle avait, il est vrai, une jeune cousine nommée Olga ; mais elle ne la connaissait point. Paule n'avait encore reçu que les soins de Mlle Valmont, et ceux de Catherine. Tout son cœur était là, avec sa chaleur native et les épanchements de la plus reconnaissante tendresse.

La soirée s'acheva en causant de l'avenir. Paule ouvrait ses grands yeux noirs, et voyait, en bloc, toutes ces nouveautés qu'on lui faisait pressentir. On allait donc occuper un appartement plus grand, où se trouverait, pour elle, une chambre d'étude ! C'était le point qui la frappait davantage ; et quand, de lassitude, elle s'endormit, Paule créa dans un songe une belle chambre, spacieuse et bien éclairée, selon le vœu de M. Lemaire ; une table ronde recouverte d'un tapis, un beau piano, des livres neufs, des cahiers, des plumes, un bel encrier, tout ce joli matériel qui jette du charme sur les labeurs de l'enfance studieuse.

M. Lemaire, d'un naturel prompt et d'un esprit ponctuel, allait vite en besogne. Dès le lendemain, il s'occupa de réaliser son projet, et quinze jours s'étaient à peine écoulés que Mlle Valmont, sans avoir eu la peine de chercher, se trouvait installée dans sa nouvelle demeure, et voyait commencer sous ses yeux, avec toutes les ressources possibles, l'éducation qui devait être pour Paule, un jour, un honorable moyen d'existence.

Paule attentive écoutait respectueusement les leçons de ses maîtres, et suivait exactement leurs avis. Ce fut là tout son secret pour faire des progrès si rapides que, les arbres verdissant au soleil de mars, le vieil ami demanda avec instance un congé pour l'emmener passer trois jours à la villa des Églantiers.

La villa des Églantiers, c'était, dans la pensée de Paule, un petit paradis terrestre. Elle avait toujours entendu parler de cette magnifique terre, de ce grand et beau château, de cet immense parc, de ces serres, de ces pièces d'eau, de tout ce qui composait la riche habitation de son protecteur. Elle partit donc fort joyeusement avec lui, tout en promettant à Mlle Valmont de lui rapporter des violettes.

L'aspect de la propriété avait un caractère grandiose. Paule en fut d'abord interdite. « Ah ! que c'est beau, dit-elle, c'est comme chez un roi ! »

M. Lemaire se ressouvint des paroles de la petite fille un an plus tôt : « Je voudrais être reine ! » Il la regarda avec un touchant intérêt, et souhaita secrètement qu'un jour elle fût reine de ce royaume aux frontières paisibles. En attendant, il la prit par la main, et la conduisit partout, lui faisant remarquer avec soin la beauté des sites, l'étendue de l'horizon, les nuances diverses des ombrages naissants, les statues, les tableaux, les œuvres d'art qu'il s'était plu à rassembler depuis nombre d'années. La chère petite fut frappée de l'ensemble ; mais, il faut bien en convenir, elle admira par dessus tout un beau faisan doré qui se pavanait d'un air de grand seigneur. M. Lemaire en conclut que la faiblesse de l'âge voilait encore, aux yeux de sa chère protégée, les beautés d'ordre supérieur qu'il lui vantait ; et comme il savait se mettre à la portée de tous, il alla lui-même avec empressement faire sa cour à son faisan doré, mena ensuite Paule à la balançoire, et se conforma avec une bonhomie charmante à ses goûts enfantins.

« Qu'y a-t-il donc, demanda-t-elle, là-bas, derrière ces arbres ?

-- Ces arbres, mon enfant, ce sont de jeunes charmes que j'ai fait planter, il y a peu d'années, pour donner de l'ombre à mon neveu, car tout ce que vous voyez ici appartiendra un jour à mon neveu.

-- Quand donc ?

-- Dieu seul le sait. Je veux dire que je jouis de cette terre, ainsi que ma sœur, qui y vient de temps en temps, mais que mon héritier sera mon neveu, quand je serai mort.

-- Oh ! vous ne mourrez pas ! dit Paule en riant ; je ne veux pas que vous mouriez !

-- Mais je suis déjà vieux, ma petite.

-- Cela ne fait rien. »

Elle pensait ce qu'elle disait. Il lui semblait que les jeunes charmes monteraient bien haut, sans qu'il y eût aucun changement dans la destinée de ceux qu'elle aimait.

« Quant à ces frais gazons que vous apercevez derrière ce petit bois, reprit le vieillard, et qui sont si élégamment coupés par des massifs de fleurs printanières et des groupes d'arbres verts, c'est la propriété de mes bons voisins, M. et Mme Alban, qui, comme vous le savez probablement, viennent d'adopter et de choisir pour héritière votre petite cousine Olga.

-- Oh oui, je le sais ; ma tante me l'a dit.

-- Connaissez-vous Olga Dulac ?

-- Non, je ne l'ai jamais vue ; mais on m'a dit qu'elle est si jolie, si jolie, que tout le monde, en passant, se retourne pour la regarder.

-- Pensez-vous, Paule, que ce soit un grand bonheur d'être belle ?

-- Je n'en sais rien. Moi, je me trouve très heureuse, et pourtant personne ne me regarde.

-- Vous n'y perdez pas grand-chose. Eh bien, voici le moment de faire connaissance avec votre jeune cousine. Elle viendra demain passer l'après-midi aux Églantiers, avec ses parents adoptifs ; vous jouerez ensemble, et j'espère que vous vous amuserez beaucoup. »

La petite fille témoigna une joie mêlée d'un peu de crainte, à la pensée de se trouver le lendemain avec des personnes graves, qu'elle ne connaissait pas, et avec Olga que tout le monde admirait.

Le vieil ami voulait se rendre compte de tout ; il saisit cette ombre et, prenant les deux mains de l'enfant dans une des siennes, il lui dit tout bas :

« Paule, vous êtes ma prisonnière ; je ne vous rendrai la liberté que quand vous aurez répondu à une question.

-- Quoi donc ? je veux bien vous répondre ; je vous dirai tout ce que vous voudrez ; n'importe quoi, parce que je vous aime bien.

-- Paule, que pensez-vous de vous-même ? Êtes-vous belle ? ou êtes-vous laide ?

-- Vraiment, ami, je ne le sais pas ; ma tante ne m'en a jamais parlé. Seulement, quand j'étais petite et que je faisais la méchante, elle et Catherine me répétaient : « Oh ! qu'elle est laide ! » Mais dès que j'étais redevenue sage, je voyais bien qu'on me trouvait gentille. Donc, je ne sais pas trop ce que je suis ; voulez-vous me le dire ?

-- Oui, ma bonne petite, je vous le dirai, mais plus tard, quand il en sera temps. »

Laideur ou beauté, c'était peu de chose dans l'esprit de Paule, et elle croyait, dans toute la bonne foi de ses huit ans, que personne n'attachait grande importance aux qualités ou aux défauts physiques. Elle attendit donc très volontiers cette réponse ajournée, au sujet d'elle-même, et retournant aux charmes du faisan doré, elle oublia bientôt ces quelques minutes de conversation.

Le lendemain, par un temps magnifique, les voisins arrivèrent en se promenant ; très fiers, c'était visible, de présenter à M. Lemaire leur fille adoptive. La rencontre eut lieu au pied du perron ; les vieux amis se saluèrent cordialement. Paule fit très respectueusement la révérence aux étrangers ; et comme on lui avait dit que l'enfant était sa cousine, elle pensa tout naturellement que, entre cousines, on s'embrassait. Elle alla donc, les bras ouverts, trouver Olga ; mais la future héritière, loin de répondre à son élan, la toisa du regard, d'un air de hauteur, et lui dit froidement bonjour. La pauvre Paule en fut toute déconcertée.

Les voisins furent aimables pour la protégée de M. Lemaire : car ils n'auraient pas voulu le désobliger ; mais on sentait qu'ils établissaient entre les deux enfants des points de comparaison, tout à l'avantage d'Olga.

Rien de sottement ridicule comme l'attitude fière et prétentieuse de la fille adoptive des Alban ; elle posait : c'était, il y avait de quoi rire ! c'était une femme de huit ans ! Paule était on ne peut plus étonnée ! Sa jolie cousine lui apparaissait comme une petite personne bien au-dessus d'elle. D'abord le luxe de la toilette d'Olga contrastait avec la mise simple, et un peu surannée, d'une enfant qui ne recevait que les soins de deux femmes âgées. Puis Olga, par le privilège d'une taille élevée, semblait avoir au moins dix ans, et cet avantage extérieur, joint à l'aisance de ses manières, la distançait de la naïve Paule. Celle-ci ne savait trop comment lui parler. Elle ne sentait pas auprès d'elle cette douce égalité de la famille qui met à l'aise. Au contraire, elle était intimidée, comme en présence d'une étrangère d'humeur hautaine.

L'après-midi se passa donc pour elle sans plaisir ; et M. Lemaire, bien qu'il ne pût embrasser les détails, ne comprit que trop combien sa protégée aurait à souffrir. Hélas ! ce jour-là même devait apporter à Paule une douleur intime, une sorte de révélation ; elle en fut toute malheureuse.

Un fermier ayant sollicité de M. Lemaire un moment d'entretien, ils causèrent tous deux à l'écart. Paule, qui depuis un instant s'était trouvée séparée de sa cousine, la vit se rendre avec M. et Mme Alban sous un berceau de lilas, dont la saison hâtive avait déjà fait un lieu charmant et embaumé. Elle était d'une nature timide, et la vie retirée que menait sa tante ne la portait point à surmonter cette timidité. Aussi se demanda-t-elle si elle aurait le courage de pénétrer sous le berceau, et d'y rejoindre sa cousine, ou si plutôt elle ne prendrait pas le parti d'errer toute seule, jusqu'au retour de M. Lemaire, dans les sentiers qui conduisaient aux lilas ? Mais elle était tellement accoutumée à faire ce qui lui paraissait le mieux, le plus aimable, qu'elle se décida, la chère enfant, non sans un grand effort, à regagner les lilas.

Elle approchait du berceau ; ses pas légers ne faisaient aucun bruit sur le sable ; on causait à haute voix, en dépit de Mme Alban, qui essayait en vain de modérer le ton railleur de son mari. Paule, sans prêter l'oreille, ne put s'empêcher d'entendre clairement ces paroles :

« Voyons, ma bonne Marie, tu auras donc toujours peur de ton ombre ? Georges n'est pas là ; il n'y a pas à craindre de lui faire de la peine. Il m'est bien permis, je crois, de le dire entre nous : cette petite Paule est un laideron !

-- Oh ! certes oui ! » répondit Olga, avec un éclat de rire méprisant.

Le trait était entré brusquement, profondément. Paule prit sur la droite une allée sombre, qui se perdait dans un taillis, et, s'asseyant sur un banc, elle se mit à pleurer.

Le vieil ami passant par là, et trouvant l'orpheline tout en larmes, sentit combien il aimait la fille de son ami Valmont.

« Qu'avez-vous, ma chère enfant ? lui dit-il avec une extrême bonté ; se peut-il que chez moi, en congé, vous pleuriez ? Que vous est-il arrivé ?

-- Ah ! je sais maintenant, répondit-elle, je sais !

-- Que savez-vous ?

-- Je les ai entendus, là-bas, sous le berceau.

-- Mais qu'avez-vous donc entendu ? Dites-le-moi tout de suite. Votre père était pour moi un frère ; il ne faut rien me cacher. Parlez, ma chère petite Paule, vous n'avez pas de meilleur ami que moi. »

L'enfant leva sur son protecteur ses grands yeux noirs, si francs, si purs, et dit avec le sentiment profond d'un âge plus avancé :

« Je suis laide ! »

III -- Olga.

Le village de Saint-Aubry, dont faisait partie la superbe villa des Églantiers, était la résidence favorite de M. Alban, non qu'il y trouvât beaucoup de charme, puisque la pente de son esprit le rendait habituellement chagrin ; mais il y avait ses habitudes, et s'y sentait mieux, ou moins mal, qu'en tout autre lieu. Sa femme s'y était attachée en y faisant du bien ; elle avait vu grandir les enfants de Saint-Aubry, et cette population, travailleurs et pauvres gens, la connaissait et l'estimait. Ennemie par nature de toute querelle, et même de la moindre discussion, elle avait souvent pacifié des intérieurs troublés, remis le bon accord dans certains ménages désunis. On l'aimait à cause de sa grande douceur, et on l'appelait volontiers, comme elle s'intitulait elle-même, le juge de paix de Saint-Aubry.

C'était, à n'en pas douter, un excellent ménage. M. Alban ne faisait jamais exprès de contrarier sa femme ; et celle-ci montrait, jusque dans les plus petites circonstances, un dévouement profond à son mari. Cependant, il manquait à tous deux cette sûreté de jugement qui maintient l'équilibre, et qu'on nomme vulgairement le bon sens. Monsieur voyait toute chose à travers un crêpe noir. Madame était indulgente jusqu'à la faiblesse, et il résultait de ces dispositions une incapacité réelle en face du côté pratique de la vie. Aussi, tous deux fuyaient les prosaïques détails de l'existence se déchargeant complètement du fardeau sur une femme de charge, de bonne tête et de grande habileté : Mme Arthémise.

Cette femme astucieuse et adroite était la véritable maîtresse de maison, tout en affectant, à l'égard de M. et de Mme Alban la plus humble déférence et ces formes obséquieuses du langage que Mme de Staël appelait plaisamment des révérences continuées. De nombreux serviteurs étaient aux ordres des Alban, mais toujours par l'intermédiaire de Mme Arthémise, qui évitait aux maîtres tout rapport fastidieux avec les inférieurs. Elle menait si bien sa grande barque que, en vérité, Mme Alban n'avait plus qu'à se reposer, ce qu'elle aimait tout particulièrement.

C'est dans ce milieu qu'apparut un jour, comme une étoile qui se lève au firmament, la belle Olga, adoptée en bonnes formes, et désignée à tous comme la future héritière des Alban.

Olga avait huit ans, mais sa petite tête avait bien davantage. Le contact des enfants avec la vanité les avance sous certains rapports, sans qu'il y ait pour eux le moindre profit. Olga était une petite personne vaine, et faisait le plus grand cas des dons extérieurs qu'elle avait reçus en naissant.

Qu'on juge de ce qui se passa dans cette tête, encore si mal équilibrée, lorsque l'enfant fut choisie pour devenir le point central autour duquel tout graviterait dans la demeure des Alban. D'abord, elle comprit parfaitement que sa jolie figure lui avait seule valu ce sort brillant. Elle entendit bourdonner à ses oreilles des mots flatteurs ; elle vit tous les regards s'arrêter sur elle avec complaisance et, dès lors, il n'y eut plus en elle le moindre doute sur l'influence que peut avoir un beau visage. Livrée à son ignorance, elle arriva, se trompant cruellement, à donner dans son faible esprit la première place à la forme et la seconde au fond.

Le bon M. Alban se montra ravi de la présence d'Olga. C'était un excellent homme ; mais cela ne voulait pas dire qu'il fût en état d'entreprendre une œuvre aussi capitale que celle d'une éducation. La mélancolie un peu maladive qui faisait de lui un disciple d'Héraclite, le portait à éloigner les pensées sérieuses, les vues d'avenir, tout ce qui eût jeté une ombre sur le moment présent. « On a bien le temps de broyer du noir, disait-il, il faut que cette enfant s'amuse ; c'est son bonheur qui fera le mien. »

Olga fut donc transplantée à Saint-Aubry, non pas comme une jeune plante qu'on se propose de cultiver soigneusement, loin de toute influence délétère, et que l'on préparera ainsi à recevoir l'éclat dont elle peut briller sous le soleil d'été. Au contraire, comme une bouture dont s'est épris le jardinier imprudent et qu'il avance par une terre trop chaude, au préjudice de son éphémère existence, Olga fut grandie tout à coup par l'inexpérience et la faiblesse de ses bienfaiteurs. Elle les considéra comme lui étant redevables de la joie qui, par elle, entrait à Saint-Aubry, et, renversant les rôles, elle pensa qu'ils étaient bien heureux de l'avoir trouvée sur la voie où ils cheminaient tristement.

Sans doute, la jeune enfant ne se rendait pas exactement compte de la situation ; elle n'eut même pas su définir clairement ce qui se passait en elle ; mais sa tenue traduisait mieux que ne l'eussent fait ses paroles l'état confus de son esprit. Elle ne faisait rien pour personne, et acceptait, comme chose due, les soins et les attentions dont elle se voyait entourée.

C'est dans cette fâcheuse disposition que la fille adoptive fut confiée à Mme Arthémise : car tout dans cette habitation relevait de cette femme. La maîtresse de maison tenant par-dessus tout à sa tranquillité, le moindre nuage à l'horizon l'eût troublée, et de peur d'en apercevoir, elle n'y regardait jamais. « La paix ! la paix ! je vous en supplie, madame Arthémise ! quand vous voyez que les choses ne vont pas comme elles doivent aller, faites ce que vous jugez convenable, je vous donne carte blanche ; mais, de grâce, ne venez pas me raconter tous ces détails qui me rendraient la vie pesante ! » La femme de charge, à ce langage, avait compris facilement le parti qu'elle pouvait tirer de cette nature paresseuse, bonne jusqu'à la faiblesse, et amie du repos jusqu'à la négligence complète de ses devoirs de maîtresse de maison. Toujours soumise en paroles, toujours louant, flattant, aplanissant les difficultés, éloignant les obstacles, elle avait accepté, comme une bonne fortune, le sommeil moral de Mme Alban ; et ce sommeil durait depuis tant d'années que le réveil semblait impossible.

Olga tomba dans ces filets toujours tendus, et jugea que ses rapports avec la femme de charge seraient tout à fait agréables. De son côté, Mme Arthémise s'était dit : « L'arrivée de cette petite fille n'est qu'une fort ennuyeuse complication ; mais puisque tel est le caprice des maîtres, il faut flatter ce caprice même, et m'en servir pour me rendre doublement indispensable. » Dans cette vue, elle reçut la nouvelle venue avec un empressement aimable et parut enchantée de la posséder au château.

« C'est donc vous, ma belle demoiselle, qui allez donner à nos maîtres un peu de bonheur dans leur vieillesse ? Vous serez tout pour eux, puisque tous leurs biens seront un jour à vous. Nous autres, nous serons trop heureux de vous servir ; quand on est jolie comme vous l'êtes, on est sûre d'avance de réussir toujours et partout. »

Ces paroles flatteuses, si propres à fausser un jugement encore bien peu formé, produisirent sur Olga un effet désastreux. Il y avait dans la lingerie, qui avec ses dépendances composait le domaine particulier de Mme Arthémise, une armoire à glace, réformée pour cause de vétusté, mais qui néanmoins conservait la propriété de refléter Olga. Elle y jeta les yeux et aperçut, avec un vif sentiment de plaisir, l'ensemble de sa petite personne, enveloppée d'un gracieux vêtement de soie rose, premier don de Mme Alban. La femme de charge, remarquant l'expression qui subitement avait illuminé le visage d'Olga, se hâta de la prendre par son faible, et reprit d'un ton mielleux :

« Mademoiselle, vous avez des cheveux de toute beauté ; mais on ne vous a pas jusqu'ici coiffée à votre avantage. Dorénavant, c'est moi seule qui me chargerai de ce soin, et vous serez deux fois plus belle. Vous verrez ce que je ferai de votre chevelure ! Tout le monde en parlera. »

L'enfant, élevée jusque-là par des mains inhabiles ou indifférentes, n'avait aucune défense contre la vanité ; elle fut donc prise au piège, et pensa que cette femme lui portait un vif intérêt. Dès lors, elle la vit avec plaisir, ne se méfia nullement de ses paroles flatteuses, et reçut ses soins avec une satisfaction marquée, ce qui servit encore la femme de charge dans l'esprit de Mme Alban.

Les premiers jours que l'enfant passa à Saint-Aubry furent vraiment des jours de fête. Les amis de la maison accoururent en souriant pour lui souhaiter la bienvenue : car on savait faire plaisir à M. et à Mme Alban ; et, tout en se demandant si cette adoption serait véritablement pour eux une source de consolation et de bonheur, on paraissait n'en pas douter. La beauté de l'enfant frappait tous les yeux ; mais on remarquait aussi la pose fière de sa tête, son air dédaigneux, et surtout son manque de déférence et d'attentions pour son bienveillant entourage.

Hélas ! bien peu de temps s'était écoulé, et déjà un grand mal était fait. Olga, nous l'avons dit, se voyant l'objet de tant de soins, se méprit étrangement. Au lieu de se sentir pénétrée de reconnaissance envers la Providence, et envers ceux dont elle se servait comme intermédiaires, l'enfant se mit elle même sur un piédestal, et crut occuper de droit la première place. Elle était l'héritière : on avait eu l'imprudence de le lui dire, avant qu'elle eût conçu l'idée de ses devoirs actuels et de ses obligations futures. Elle regarda d'un œil fier le présent et l'avenir, l'orpheline si pauvre hier ! Elle compta ses joies, ses espérances ; la tête lui tourna, et elle se dit dans son orgueil puéril : « Je serai reine ! »

M. Alban n'était nullement physionomiste. Sa fille adoptive était belle, il ne voyait que cela, et, ses yeux prévenant son jugement, d'ailleurs si facilement en défaut, il se faisait un amusement des nombreuses imperfections de l'enfant, et de ses tendances égoïstes, qu'il se gardait d'analyser. Il riait de ses défauts, disant : « Tout cela passe en grandissant. » L'éloignement naturel que témoignait Olga pour l'étude faisait tout simplement dire à son protecteur : « Elle est paresseuse ; si elle ne se corrige pas, elle sera toute sa vie une ignorante ; mais qu'importe pour une femme qui est douée de beauté ? »

Mme Alban eût été un peu plus exigeante, car elle n'attachait pas un prix aussi exagéré à la beauté physique ; cependant son excessive indulgence, dégénérant toujours en faiblesse, paralysait ses bonnes résolutions, relativement à l'éducation d'Olga. De temps à autre, elle lui faisait quelques remontrances ; mais dès qu'elle voyait ce joli visage d'enfant défiguré sous les pleurs, il lui prenait de ces ennuis une pitié si tendre, qu'aussitôt elle-même consolait la coupable, l'embrassait, et ne se détournait de cette passagère affliction que quand le sourire était de retour sur les lèvres d'Olga.

On lui donnait des maîtres dont la mission principale était non pas tant de l'instruire que de ne pas la contrarier ; de lui éviter soigneusement toute fatigue, toute application soutenue.

On se figure le retard d'une intelligence ordinaire, qu'aucune force ne pousse en avant. Olga s'enveloppa dans les délices d'une paresse parfaitement consentie, que son trop faible entourage lui pardonnait si facilement.

Une seule personne lui lançait parfois une parole mordante à ce sujet, ou lui posait, d'un air moitié plaisant, moitié sardonique, une question propre à l'embarrasser, vu son excessive ignorance : c'était le voisin de campagne, M. Lemaire. Pour cette raison, Olga le prit en grippe. Aller aux Églantiers n'était pour elle qu'une corvée, à laquelle, malheureusement, on ne pouvait guère échapper. Cette antipathie, née de l'amour-propre froissé, s'étendait jusqu'à Paule, comme étant la protégée de M. Lemaire ; et l'on a vu combien le premier congé de la pauvre enfant avait été assombri par la méprisante indifférence de sa jeune cousine. Celle-ci avait commencé par toiser Paule des pieds à la tête, et d'un air ironique, disant clairement : « Oh ! comme vous êtes mal mise ! » Puis elle l'avait traitée, tout le long du jour, avec une hauteur aussi déplacée que ridicule, lui imposant ses jeux, ses caprices, se réservant toujours le beau rôle, et cherchant à faire peser sur Paule une autorité tout à fait illusoire, mais d'une forme absolue. La chère enfant n'avait opposé qu'une grande douceur et une extrême complaisance.

Telle que nous dépeignons Olga, on ne s'étonnera pas de la voir faire mille petits embarras à Saint-Aubry.

Elle n'avait pas tardé à comprendre l'influence qu'elle pouvait avoir sur ses bienfaiteurs. Si elle ne s'en fût pas rendu compte, Mme Arthémise l'eût suffisamment éclairée sur ce point. La femme de charge s'était dit qu'il fallait, à tout prix, plaire à la jeune héritière, afin de se conserver, à elle et à sa famille, dont elle s'était entourée, une bonne position dans l'avenir. Le soleil levant l'attirait et elle était disposée à tout lui sacrifier. C'est pourquoi elle dit un jour à la fille adoptive :

« Savez-vous bien, ma chère petite demoiselle, que vous n'auriez qu'un mot à dire pour bouleverser la maison ?

-- Vraiment ?

-- C'est comme je vous le dis. Monsieur et Madame ne demandent qu'à connaître vos goûts, afin de les satisfaire.

-- Vous croyez ?

-- J'en suis sûre. »

Ce dialogue avait lieu dans la lingerie, où Mme Arthémise était si parfaitement installée ; et Olga, regardant son image dans l'armoire à glace, se promit de profiter d'un aussi utile avertissement.

« Mes goûts, dit-elle, sont bien différents des goûts de Mme Alban. Elle ne se plaît qu'à la campagne.

-- C'est vrai. Pourvu que Madame se chauffe les pieds en hiver, et s'amuse à cultiver ses roses en été, la voilà contente ; elle n'en demande pas davantage. Mais puisque vous avez d'autres goûts, il faut arriver à les faire adopter à Saint-Aubry. Je me charge de vous servir en cela, comme en tout le reste. Allez ! Mme Arthémise a le bras long ! »

Ceci fut dit avec un sourire fin et un regard caressant, qui donnaient double valeur aux paroles.

« Ce que j'aimerais, répondit l'enfant gâtée, ce serait de voyager, de voir beaucoup de monde, d'entendre beaucoup de bruit et de remuer toujours !

-- En effet, c'est un tout autre programme ! Mais ayez confiance en moi ; je vous dirai comment il faudra vous y prendre pour vivre à votre fantaisie, à mesure que vous grandirez. Mme Alban, voyez-vous, n'aime que la tranquillité ; mais Monsieur sera toujours disposé à faire ce que vous voudrez, si vous êtes aimable et gentille. C'est pour lui surtout qu'il faut être aux petits soins ; et, croyez-moi, vous ne perdrez pas vos peines. Monsieur est très bon, il n'a pas de volonté ; vous ferez de lui tout ce qu'il vous plaira, et comme je prendrai toujours votre parti, il vous accordera tout ce que vous lui demanderez.

-- Mais si Mme Alban n'a pas envie de remuer comme moi ?

-- Eh bien, on la laissera dormir dans son fauteuil, et vous vous amuserez ; vous aurez du plaisir, beaucoup de plaisir ! on vous verra, on vous trouvera belle, plus belle que les autres ; je vous le dis, parce que c'est la vérité. »

Olga était trop jeune, et avait déjà l'esprit trop faussé, pour résister à la flatterie. Elle pensa que la femme de charge lui donnait de bien bons conseils, et se promit de recourir à elle dans toutes les petites difficultés de sa nouvelle existence.

Le temps passa, Olga tint parole ; et, s'habituant à ne chercher en tout que son intérêt et son plaisir, elle prévint M. Alban par mille cajoleries enfantines, et trouva en lui, hélas ! un esclave obéissant qui s'inclina devant ses moindres désirs. Sa femme hasardait inutilement, de loin en loin, quelques réflexions. Un jour même, elle lui dit, au bout de sept ou huit mois :

« J'ai peur, mon bon Georges, que cette belle enfant ne devienne une femme égoïste, ainsi que nous l'a prédit notre voisin.

-- Ma bonne Marie, laisse dire le voisin, et surtout laisse-moi faire comme je l'entends. Cette petite fille m'égaye, elle me fait prendre mes ennuis en patience, et je les oublierai, je crois tout à fait, en m'occupant de ses plaisirs. Vraiment, je ne me reconnais plus ; je reverdis ; mes goûts se transforment. Le croirais-tu ? je deviens un autre ! Même, je me sens pris d'une humeur voyageuse, comme si j'avais du sang anglais dans les veines.

-- Une humeur voyageuse ? Est-ce possible ? On est si bien à Saint-Aubry !

-- Sans doute, on y est bien ; mais enfin c'est toujours le même panorama.

-- Heureusement !

-- Cela me suffisait, mais cela ne me suffit plus ; je te dis que je deviens un autre.

-- C'est regrettable.

-- Je sens la délicatesse du compliment. Vois-tu, ma bonne Marie, il y a dans le caractère de l'homme de singulières modifications. Moi, qu'on appelait improprement un ours, qui passe pour tel aux yeux de mon ami Lemaire, je sens des aspirations nouvelles ; je me surprends à rêver voyages, excursions lointaines. D'abord, je mène Olga à la mer, je la vois se réjouir sur la plage, courir, s'amuser, pêcher, se battre avec les vagues ; puis, le soir, se mêler aux danses des petites Parisiennes élégantes du casino. Ses succès me rendent tout fier !

-- Quel enfantillage !

-- Ma femme, il faut me le passer. Cette adoption m'a rajeuni. Que veux-tu ? C'est un reflet du sentiment paternel. Si nous avions conservé notre pauvre petite Henriette, j'aurais probablement senti ce désir de la voir briller.

-- Pauvre chère enfant ! Moi, je lui aurais appris à aimer Saint-Aubry, à y faire du bien, à s'amuser en cultivant des roses !

-- Eh bien, nous ne nous entendons pas, voilà tout.

-- Oh ! si, mon bon Georges, nous nous entendrons toujours ! j'ai seulement voulu dire que tes idées nouvelles et ton changement de goûts me surprennent.

-- Ma chère amie, mes idées nouvelles se fondent sur la nécessité.

-- Comment cela ?

-- Oui. Mme Arthémise, qui s'y entend, m'a fait remarquer que la petite Olga est souvent pâle, qu'elle a l'appétit inégal, et que notre vie uniforme et sédentaire paraît ne pas être favorable à sa santé.

-- Et pourtant il me semble que l'espace, la liberté, l'air des bois...

-- Non, non, c'est la mer qu'il lui faut, et je compte l'y conduire l'été prochain.

-- C'est décidé ?

-- Absolument. La mer ! c'est si beau ! Nous vivons ici comme des loups, c'est un tort. Mon médecin m'a toujours dit que le changement d'air et la distraction sont les meilleurs préservatifs de la tristesse maladive qui parfois m'accable.

-- Ah ! s'il en est ainsi, Georges, il faut voyager, mon cher ami. Le jour où tu voudras partir, je serai toute prête.

-- Ma bonne Marie, je te reconnais bien là. D'ailleurs, je pense qu'un genre de vie moins sérieux, moins monotone, serait aussi fort bon pour toi.

-- Pour moi ? Ceci par exemple est une illusion. Eh ! qu'y a-t-il autre part que je ne trouve à Saint-Aubry ?

-- Qu'y a-t-il ? Vraiment, tu me divertis ! On dirait que Saint-Aubry, parce qu'il nous vient de ton père, contient les échantillons de toutes les beautés du globe ?

-- Ce qui s'y trouve est bien assez pour moi.

-- Tu n'as pas le caractère aventureux, je le sais.

-- Il s'en faut !

-- Quelles sont ici tes jouissances ? Peux-tu me les énumérer ?

-- Facilement. À Saint-Aubry, qui enferme tous mes souvenirs à dater de mon enfance, je jouis de l'air, du soleil, des ombrages, de l'amitié, des fleurs, de mes beaux rosiers remontants, et surtout, oh ! surtout de la paix.

-- La paix n'est pas tout en ce monde.

-- À peu près tout, du moins pour moi.

-- As-tu, ici, des montagnes à gravir, voyons ?

-- Si j'en avais, j'aurais soin de m'asseoir au pied, comme cela convient à des jambes de soixante ans.

-- Admettons. As-tu la mer ? ses marées, ses beautés, ses superbes trois-mâts, ses barques de pêcheurs ?

-- Non, mais je n'ai pas non plus ses adieux, ses tempêtes, ses navires en détresse !

-- Allons donc ! tu vois tout à travers tes lunettes de bonne femme, Il y a un fait certain, ma chère Marie, c'est que notre manière de vivre à Saint-Aubry, dans la retraite, au milieu d'un cercle d'amis, nous a faits vieux avant le temps. Combien d'autres, à notre âge, vont et viennent d'un bout de la France à l'autre, et passent même à l'étranger une partie de leur temps ?

-- Quelle vie agitée ! Et que font-ils du foyer, des souvenirs, dans ces exils volontaires ? Et puis la paix ? Comment trouver dans cette existence le doux repos de Saint-Aubry ? »

Comme l'excellente femme n'avait jamais saisi les nuances multiples qu'offrait le caractère de Mme Arthémise, elle ne la soupçonna point de réagir sur l'esprit de M. Alban, par les conseils flatteurs qu'elle donnait à Olga et, tout attristée devant le projet d'existence nouvelle, elle dit avec une bonté résignée : « Nous irons où tu voudras, mon cher Georges ; je n'ai aucun goût pour la vie au dehors, mais on doit se faire à tout, et je serais désolée de mettre obstacle à ce qui te paraît agréable.

-- Je savais bien, ma bonne Marie, que je pouvais compter sur toi. Et puis, songe donc à notre satisfaction quand nous verrons notre fille adoptive fêtée de tous côtés, plaisant aux étrangers comme aux amis, jouant, dansant, s'amusant de tout son cœur. J'en jouis d'avance !

-- Mais, mon ami, son éducation, comment donc se fera-t-elle ?

-- Son éducation ? D'abord, on s'instruit en voyageant, c'est un axiome. Et puis, elle travaillera à Saint-Aubry, dans les intervalles de nos pérégrinations. D'ailleurs, vois-tu, une femme vraiment belle, comme le sera Olga, en sait toujours assez. Que peut-on lui demander de plus ?

-- Il me semble pourtant que...

-- Il te semble... Quoi ?... La beauté, c'est la première des puissances !

-- Enfin, tu sais certainement mieux que moi ce qu'il convient de faire.

-- Oui, oui ; repose-toi sur ma vigilance, et sur l'intérêt que je porte à cette enfant ; je saurai penser à tout.

-- Alors, tu me dégages de toute responsabilité ?

-- Absolument.

-- Ah ! tant mieux ! Si je suis obligée de remuer tout le jour, du moins la nuit je dormirai tranquille ! Tu te charges de tout prévoir relativement à Olga. C'est pour moi un très grand soulagement, car je commençais à concevoir quelques inquiétudes.

-- Ne t'inquiète de rien, demeure en paix. »

Madame Alban fut tellement ravie de ces dernières paroles qu'elle appuya sa tête sur le dossier de son grand fauteuil, et savoura délicieusement le bonheur de se chauffer les pieds, en ne pensant à rien de ce qui aurait pu lui causer quelque trouble ou quelque préoccupation.

Ainsi fut résolu à Saint-Aubry, dans le salon bleu, résidence favorite de Mme Alban, le brusque changement d'existence qui devait la transplanter chaque année sur un sol nouveau. Elle jeta deux ou trois soupirs, comme autant d'adieux à la somnolence de sa vie passée ; puis elle parut avoir adopté, avec sa douceur ordinaire, le plan tracé par son vieux Georges qui avait un air de jubilation qu'aurait fort désapprouvé son maître en philosophie.

IV -- Mon coquin de neveu.

« Tu seras donc toujours un sot ?

-- Mais mon oncle...

-- Mais mon neveu... Je te le dis sans façons, c'est être un sot que de ne pas mûrir quand le temps est venu. Lorsque tu n'étais qu'un petit garçon, je t'enfermais dans un cabinet noir à chaque nouvelle sottise ; je te tirais les oreilles, je te mettais au pain sec, que sais-je ? J'avais des inventions excellentes pour lutter contre toi. Tu ne t'en souviens peut-être plus ?

-- Je vous demande pardon, je n'ai rien oublié.

-- Non, rien oublié, excepté mes théories sur la sagesse et sur le bonheur qui en est tôt ou tard la récompense, monsieur mon héritier. Si tu n'avais rien oublié de ce qu'il t'importait de retenir, tu n'en serais pas où tu en es, c'est-à-dire à ne pas prendre la vie au sérieux, malgré tes dix-neuf ans tout à l'heure ! à croire qu'il faut s'amuser, toujours s'amuser ; à craindre de te donner de la peine, à t'éviter toute fatigue de tête ; en un mot à rêver de vivre sans rien faire parce que tu es mon neveu ; parce que j'ai promis à ton père de te faire roi de ce qu'on appelle en riant le royaume des Églantiers.

-- Mais mon oncle...

-- Tais-toi, mon neveu, tu ne sais ce que tu dis.

-- Mais je n'ai rien dit encore.

-- Tu ne sais ce que tu allais dire. Je connais toutes tes raisons ; elles ne valent pas mieux l'une que l'autre. Au fond, tu es un brave garçon, tu n'as pas de fiel dans l'âme, tu serais incapable d'une action mauvaise, réellement consentie ; si je ne savais pas cela, il y a longtemps que je t'aurais jeté par la fenêtre ; mais entends-le, il faut en finir avec ta légèreté, ton étourderie et ta paresse. C'est une des formes de l'enfantillage de caresser du regard un avenir brillant, et de se reposer sur ce qui n'est pas encore. Pour devenir vraiment un homme, ferme les yeux, oublie ces billets de banque que j'amasse pour toi, et qu'une cause étrangère pourrait d'ailleurs détruire, cela s'est vu. Écoute bien, l'avenir n'est pas à toi, Léonce ; et le présent, c'est moi.

-- Mais mon oncle...

-- Un moment. J'entends avoir pour héritier un homme de quelque valeur. Or, les gens légers, étourdis, paresseux, n'en ont aucune. Donc tu travailleras, mon garçon ; tu piocheras, tu te feras une position, tu gagneras de l'argent, s'il te plaît d'en avoir, et tu ne t'autoriseras pas de la perspective d'une grande fortune pour te croiser les bras. Tu t'es imaginé, sur les bancs du collège, que l'hiver à Paris, l'été à la campagne, tu goûterais les douceurs du far niente ? Non pas ; qui compte sans son hôte compte deux fois. Je suis ton hôte, et je te sauvegarderai à tout prix de l'oisiveté. M'as-tu compris ? oui ou non ?

-- Mais mon oncle... »

Le charmant blondin à qui s'adressait cette mercuriale faisait de toutes les figures la plus piteuse. Accoutumé au tour plaisant que M. Lemaire donnait ordinairement à ses paroles il ne l'aurait jamais cru capable de prendre une résolution aussi énergique, et dont les conséquences fussent aussi sévères pour lui, Léonce.

Décidément, on lui coupait les vivres, juste au moment où, après de remarquables efforts, précédés de lenteurs et d'engourdissements encore plus remarquables, il venait d'être reçu bachelier ès-lettres ! À cette heure fortunée où il croyait de bonne foi, vu le futur héritage, n'avoir plus rien à faire en ce monde que de flâner sur les boulevards à Paris, de briller dans les villes d'eaux, et de chasser aux Églantiers, on le replongeait impitoyablement dans l'épaisse atmosphère de l'étude, dans les miasmes malsains d'un travail journalier ! Il faudrait se faire une position ! Une position ! lui qui trouvait la sienne si bonne ! En un instant, on renversait toutes ses idées, et bien que M. Lemaire entremêlât son discours de quelques sourires goguenards, selon son habitude, il était visible que tout cela n'était pas une plaisanterie. Le bachelier le comprenait, il en était morfondu. Et dire qu'il n'avait pu opposer quoi que ce fût à la verte morale de son oncle ? Rien que trois mots : une conjonction, un substantif, mais point de verbe ; enfin pas une idée.

Léonce, assis à côté de M. Lemaire, en face d'un lointain à perte de vue, dont à cette heure il ne sentait guère la poésie, Léonce se demandait ce qu'il devrait tenter au moins contre cette ombre de Louis XIV qui disait fièrement : « Le présent, c'est moi !... » Rien, il ne trouvait pas d'autres mots que les trois auxquels on devait raisonnablement renoncer. Et pourtant son oncle le mettait en demeure de faire savoir s'il avait bien compris. Hélas ! c'était précisément ce oui qui lui coûtait à dire, car cette affirmation ressemblait à une approbation du plan que venait de crayonner M. Lemaire.

Le pauvre neveu oubliait complètement les splendeurs du paysage. Ayant croisé ses jambes, il balançait indéfiniment le pied gauche, et regardait sans désemparer le bout de sa bottine.

« Tu ne réponds rien, mon coquin de neveu ? »

À cette appellation familière qui dénotait toujours, chez M. Lemaire, la plaisanterie unie à la tendresse, Léonce cessa de regarder le bout de sa bottine ; ses yeux rencontrèrent ceux de son oncle, et il fut tout étonné de l'expression admirablement bonne de ce visage aux traits un peu forts, auxquels un franc sourire donnait un air tout à fait rassurant. Le jeune homme fut au moment de croire qu'il s'était mépris sur les dispositions sévères du vieillard ; il ouvrit la bouche pour essayer de traduire ses confuses pensées ; mais n'ayant trouvé cette fois encore aucune phrase assez correcte pour la risquer, il se tut, et bien lui en prit, car M. Lemaire lui donnant un bon coup de poing sur le genou, signe d'entente cordiale, dit d'un ton où perçait plus d'indulgence que de rigidité :

« Enfant, j'ai été jeune aussi, moi, j'ai rêvé comme toi la liberté, le plaisir ; le plaisir sans règle, sans assujettissement, sans devoirs bien définis ; j'ai failli faire fausse route. Sans mon père, qui avait la main ferme, je me préparais des regrets. Si je veux te protéger comme il m'a protégé, il ne faut pas me prendre pour un ennemi. »

Léonce, dominé de très haut par cette volonté qui s'imposait pour lui épargner la douleur, répondit :

« Oui, je vous comprends ; vous êtes pour moi un vrai père.

-- J'en étais sûr ! Tiens, tu es un bon diable ! s'écria M. Lemaire en reprenant son enjouement naturel. Il faut que je te confie mon projet tout entier ; et quoique tu sois encore bien jeune, tu en saisiras l'ensemble, je n'en doute pas. »

Le bachelier écouta plus attentivement que jamais. Il avait toujours reconnu dans le frère de son père tant de sagesse, sous un masque rieur, qu'il croyait facilement à la prudence, à la conduite et à la réalisation du projet.

« Mon cher ami, il est inutile de te cacher ta situation future. Tu seras riche, évidemment très riche. Là n'est pas la question. Ce qui importe, mon enfant, c'est que je puisse penser que tu seras heureux ; sinon, vraiment, je m'en irai de ce monde trop affligé, trop inquiet. Si tu veux me croire, Léonce, tu feras mieux que moi ; et, après une jeunesse laborieuse, tu ne resteras pas vieux garçon. »

Le bachelier bondit, jamais pareille énormité ne s'était posée devant son esprit.

« Ne craignez rien, dit-il avec une convenance parfaite, je ne vous ferai pas ce chagrin-là.

-- Bon ! je vois que je prêche un converti. Je te l'avoue, la fortune n'est qu'un gros embarras, si l'on n'a pas au cœur des affections intimes. Avant de t'avoir désigné pour mon héritier unique, je ne jouissais de rien ; je me faisais l'effet d'être le gérant d'un autre. Je n'ai réellement senti le prix incontestable d'une grande position, qu'en te voyant tous les matins, mon petit, au bout de ma lorgnette. Donc, dans dix ou onze ans, je prétends aller à la noce, si Dieu le permet bien entendu. Tu seras à même de choisir. Tu pourras, si bon te semble, ne pas songer à la fortune, ayant plus qu'il ne faut pour deux. Quand, après mûres réflexions, tu te seras décidé, je vous installerai tous deux ici, aux Églantiers ; vous y jouirez de ce que j'aurai préparé pour vous ; et moi, pauvre vieux, j'irai m'enfermer dans un cadre plus étroit, débarrassé des grands soucis de la propriété, qui sont un jeu pour les jeunes gens, et une surcharge pour les vieillards.

-- Quelle bonté, mon oncle !

-- Non, ce n'est pas de la bonté ; c'est ma manière de sentir, ce qu'on appelle mon originalité. Te voir digne de commander, de conduire, tout remettre en tes mains ; et moi, jouir de ton bonheur et te savoir content, c'est mon idée fixe. »

Léonce voyait le fond de cette belle nature ; il la sentait tellement supérieure à la sienne, si légère encore et si mobile, qu'il rendit aisément les armes, promettant d'achever, de compléter ses études, et d'obéir en tout à son mentor.

« Je te parle de choses bien sérieuses, mon cher enfant, reprit M. Lemaire. À ton âge, on n'a pas encore beaucoup réfléchi aux graves événements de l'existence. Voyons ? Aurais-tu par hasard déjà quelques théories sur le mariage ? Il est bien probable que non, et je ne t'en blâme pas. Si, je suppose, on te mettait à même de fixer ton choix dès à présent, et qu'on te désignât plusieurs jeunes filles, laquelle attirerait ta préférence ? dis moi cela tout simplement.

-- La plus belle. »

Ce fut au tour de M. Lemaire à regarder, non pas le bout de sa bottine, mais de sa botte car il en était resté aux modes d'autrefois. Il balança sa jambe, tout comme avait fait Léonce devant le spectre de sa jeunesse laborieuse, et finalement il lança un retentissant Sapristi ! qu'il tenait toujours en réserve pour les douleurs aiguës. Il lui fallut deux ou trois minutes d'un silence absolu pour se remettre de la commotion, et Léonce, pétrifié passa ces mortelles minutes à chercher, en tiraillant sa moustache naissante, ce qu'il avait pu dire qui fût réputé illogique.

Comme ni l'un ni l'autre ne parlaient, la scène mimique se fut prolongée sans un grand parti que prit M. Lemaire. Il se dressa tout droit, et son neveu, comme s'il eût dépendu du même ressort, se trouva debout devant lui. Mentor fit deux pas en avant ; Télémaque en fit deux aussi, par imitation, et cela pour entendre débiter cette tirade !

« Ah ! vraiment ? Toi aussi tu crois que la beauté physique est une puissance ? la première puissance peut-être. Pauvre fou ! Quelle niaiserie ! Ne peut-il pas se trouver une mauvaise lame dans un étui précieux ? Mais non ! On s'arrête à la forme ! Voilà comme on se forge des chimères, voilà comme on prépare des cataclysmes ! C'est ridicule ! C'est pitoyable ! »

Le neveu ne savait plus où il en était. Lui qui jusque-là avait parlé si peu ! Un mot de lui, un mot bien simple, avait produit cette explosion dans une âme honnête, sensible, tout à l'heure émue d'un sentiment paternel. Le pauvre garçon avait vraiment du malheur. Le peu qu'il disait était, ou frappé d'impuissance, ou traité de niaiserie, de folie et aboutissant au cataclysme. Quel sort ! Il se promit de ne plus ouvrir la bouche, à moins d'avoir reçu au moins trois sommations.

M. Lemaire, comme un cheval emporté qui ne voit devant lui aucun obstacle, galopa quelque peu, se calma et finit par dire à demi-voix :

« Au fait, j'ai été jeune, et j'ai eu, moi aussi, de ces illusions. »

Puis il redevint doux et bon, comme il était un instant plus tôt et demanda d'un air qu'il affectait de rendre indifférent :

« Comment trouves-tu la fille adoptive de nos amis les Alban ? Hein ? C'est une bien belle enfant ; n'est-ce pas ? Olga, à vingt ans, sera une femme superbe. Je pense que si les circonstances s'y prêtaient, tu la ferais volontiers un jour reine des Églantiers ? »

Léonce, depuis l'explosion, n'osait plus parler.

« Hein ? Tu ne réponds pas ? »

Léonce s'enfermait dans un silence prudent, suivant la résolution qu'il avait prise de ne plus dire un mot, sinon après trois sommations.

« Eh bien, jeune homme ? quand donc me répondras-tu ?

-- Quand elle aura vingt ans, mon oncle.

-- Allons, c'est cela ; le jour de la Sainte-Thérèse. »

Léonce ne comprit pas comment cette illustre sainte se trouvait intervenir dans ses affaires, et il se garda bien de demander aucun renseignement ; le moment n'était pas propice. D'ailleurs, l'allée qu'on avait suivie machinalement, donnait entrée dans une serre, et un des jardiniers profita de la rencontre pour parler à son maître. Celui-ci congédia son neveu d'un geste amical, et Léonce se retira, ne sachant trop s'il devait se considérer comme à plaindre ou à envier. Le travail opiniâtre, les examens, la position, c'était assurément, d'après ses penchants, de quoi lui donner la fièvre ; mais d'autre part, ce doux avenir qu'on lui réservait, même avant que son second père eût achevé son existence, c'était un fond de tableau bien joli, et notre bachelier, réduit à parler tout seul, de peur de se voir contredit s'en allait répétant tout bas :

« Oh ! certes oui ! si la petite Olga tient ce qu'elle promet, si elle reste belle, la plus belle partout, moi, je la ferai reine des Églantiers !

À quelque temps de là, M. Lemaire prétendit avoir oublié de demander à Mlle Valmont un renseignement pressé. Il aurait voulu éviter les lenteurs de la poste et avoir ce renseignement le jour même. Léonce qui, par affection bien plus que par convenance, était rempli d'égards pour son oncle, lui offrit naturellement d'aller à Paris, et de se poser comme intermédiaire entre lui et sa vieille amie. On accepta.

Le bachelier partit, emportant un mot sous enveloppe, à l'adresse de Mlle Valmont. Depuis sa sortie du collège, il avait beaucoup entendu parler de cette estimable demoiselle ; il l'avait même rencontrée quelquefois, mais ne s'en était pas même aperçu ; car à cet âge, tout ce qui n'est pas au premier plan de la vie ne frappe point les regards. Il savait que c'était une vieille fille, souffrante, peu fortunée, vivant avec une seule servante, et élevant une nièce fort jeune que M. Lemaire avait prise en grande affection, comme étant la fille d'un intime ami, mort peu d'années auparavant.

Il arriva que Catherine était seule au logis, lorsque Léonce y entra. Comment faire ? Il fallait pourtant rapporter le soir même une réponse aux Églantiers, son oncle paraissait y tenir.

Catherine avait cette aisance que donne l'âge, et qu'autorise l'ancienneté des services rendus. Quand elle apprit du jeune visiteur qu'il était le neveu de M. Lemaire, elle lui fit une révérence si aimable qu'il se crut en pays de connaissance, et accepta la proposition d'attendre le retour de Mlle Valmont, peut-être un quart d'heure, disait Catherine, vingt minutes tout au plus.

Catherine était une de ces petites vieilles qui cachent leur finesse sous les dehors d'une bonhomie parfaite. Elle comprenait, ou devinait beaucoup de choses. Aussitôt qu'elle avait eu connu les intentions généreuses de M. Lemaire, relativement à sa jeune maîtresse, elle s'était dit : « Pauvre cher monsieur ! Comme il aime notre enfant ! Serait-il content si un jour il la voyait installée aux Églantiers, fêtée, choyée, comme une petite reine ! Au fait, pourquoi donc pas ? Si son neveu, qui sera son héritier, connaissait notre petite Paule et savait ce qu'elle vaut, il n'en voudrait jamais une autre, quand même l'autre serait belle comme on l'était du temps des fées ! »

Dans ces sentiments, Catherine éprouva une sorte de trouble affectueux en présence de l'élégant voyageur, et, après avoir constaté que la droiture de son regard et la franchise de son sourire dénotaient un bon enfant, elle s'arrêta à l'idée que rien n'était plus simple, plus naturel et plus probable, que de voir sa chère Paule devenir un jour la nièce de son respectable protecteur.

Afin d'y contribuer selon ses moyens, la bonne femme offrit à Léonce l'hospitalité à la manière antique, interprétant la pensée de Mlle Valmont.

« Quand on vient de la campagne, dit-elle, on a besoin de se rafraîchir ; et si Monsieur me refuse, je serai bien sûr grondée ! »

Le jeune homme se défendit de son mieux, mais il avait encore peu de barbe au menton, et Catherine, avec sa perruque grisé, en valait deux comme lui. Il fallut donc céder.

Elle le fit entrer dans la salle d'étude, sous prétexte qu'il faisait grand froid, et qu'il n'y avait à ce moment de feu que dans cette pièce. Il se défendit encore, et fut de nouveau forcé de baisser pavillon. Il pénétra avec Catherine dans ce lieu, à la fois grave et charmant, qui ressemblait par sa disposition et la simplicité de ses ornements à une retraite où quelque bon génie aurait élu domicile, loin des bruits de la terre et loin de tout mal.

La bonne femme plaça une petite table devant la cheminée, et servit du beurre, des confitures, des fruits ; puis se tenant respectueusement debout, à deux mètres de distance, elle entreprit de prévenir favorablement l'esprit de Léonce en lui faisant apprécier, par quelques détails, le doux caractère de l'enfant, son intelligence prématurée, et ce charme indéfinissable qui rayonnait de son cœur et ravivait tout ce qui l'entourait.

Le jeune homme écoutait, avec cet intérêt qu'on apporte aux situations singulières. Il se trouvait introduit, sans l'avoir cherché, dans le lieu intime où se passait la vie d'une innocente enfant, âgée de neuf ans à peine, et que de tous côtés, on aimait avec tendresse. Il fallait que cette enfant fût bien attachante ; et puis, sa position n'était pas ordinaire. Orpheline, recueillie depuis plusieurs années par l'affectueux dévouement d'une tante, protégée par l'intime ami de son père, et se préparant, dans une solitude laborieuse, à affronter, non pas le monde, ses illusions, ses enchantements, mais toute une vie de travail et de silencieuse abnégation. Léonce était porté à la plaindre d'avance, en songeant à l'existence effacée, assujettie, pénible, qu'elle devrait mener, tandis que naguère sa famille avait occupé un degré assez élevé de l'échelle sociale. Il aurait volontiers philosophé sur ce sujet, lui qui pourtant n'était pas ami des réflexions suivies.

Catherine, dès qu'il eut terminé son léger repas, se mit en devoir d'enlever le matériel de circonstance qu'elle avait introduit dans la salle d'étude, contrairement à l'usage ; et ayant affirmé de nouveau que Mlle Valmont allait revenir, elle se retira discrètement, mais après en avoir dit assez pour piquer la curiosité du voyageur.

Resté seul, il éprouva ce qu'éprouve tout prisonnier : le besoin d'analyser, de chercher, entre les étroites limites de sa cellule, une distraction quelconque. Si l'on se rappelle que Pélisson, le fidèle ami de Fouquet, en était venu, dans sa captivité, à faire grand cas d'une araignée, on ne s'étonnera pas de ce qu'un joli bouvreuil ait attiré l'attention de Léonce. Il commença par le regarder de loin, puis se rapprocha de sa cage, l'admira de près, et remarqua l'ordre qu'on entretenait autour de lui. En se retournant, il conçut la pensée d'une seconde édition de Xavier de Maistre, une imitation de son Voyage autour de ma chambre . Cette fois, ce serait autour de la chambre d'une autre, et cette autre, était une toute jeune enfant.

Chemin faisant, il ne devrait rencontrer malheureusement ni le bon et patient Joannetti, ni la jolie chienne, ni le café, ni les pincettes ; bien moins encore le portrait de Mme de Hautcastel. Non, Léonce trouva tout simplement à côté du bouvreuil, une poupée en robe bleu de ciel, mais absolument fanée. Ce jouet, toujours si cher à l'enfance des femmes, paraissait avoir fini son temps. On devinait que l'illusion tendait à s'évanouir et que cette image de la vie, à peu près reléguée parmi les souvenirs, n'offrait plus à l'élève studieuse un amusement en rapport avec le hâtif développement de son intelligence.

C'était vrai. Roselle était, depuis quelques semaines surtout, fort négligée. Paule n'en voulait point convenir ; car à tout âge, nous aimons à jeter un voile sur nos sentiments éteints. Il était pourtant notoire qu'elle ne s'inquiétait plus des variations de la température, pour cette frêle et jolie personne ; et même on trouvait quelquefois l'infortunée Roselle, le nez sur une table, contre toute règle de maintien.

Ce côté de la chambre étant, paraissait-il, dévolu aux délassements, Léonce vit sur une console un jeu de patience, un baguenaudier, et des images, coloriées par un pinceau fort inhabile encore. Il fit deux pas à droite et rencontra le guéridon sur lequel étaient épars les livres d'étude et les cahiers de Paule. Il se ressouvint alors que son oncle lui avait dit : -- Tu prieras Mlle Valmont de te montrer les devoirs de notre écolière, et tu en prendras une connaissance suffisante pour m'en rendre compte, car je me suis réservé de contrôler le plan d'études, et de suivre de très près les progrès de l'enfant.

Fort de sa mission, et jugeant qu'il n'y avait pas d'indiscrétion à feuilleter ces cahiers laissés ouverts sur la table, Léonce jeta d'abord les yeux sur quelques pages d'une écriture encore mal assurée, mais attestant une grande application. Ces pages contenaient des citations de divers auteurs, copiées selon le désir de la petite fille, et ce travail très soigné semblait destiné tout à la fois au progrès de la calligraphie et au plaisir d'un esprit déjà sensible aux pensées belles ou gracieuses. Paule, le matin même, avait choisi, par un affectueux retour vers son oiseau bien aimé, ces lignes de Chateaubriand, décrivant un nid.

« Nous nous rappelons avoir trouvé un nid de bouvreuil dans un rosier : il ressemblait à une coupe de nacre, contenant quatre perles bleues ; une rose pendait au dessus, tout humide ; le bouvreuil mâle se tenait immobile sur un arbre voisin, comme une fleur de pourpre et d'azur. Ces objets étaient répétés dans l'eau d'un étang, avec l'ombrage d'un noyer qui servait de fond à la scène, et derrière lequel on voyait se lever l'aurore. Dieu nousdonna dans ce tableau une idée des grâces dont il a paré la nature. »

Tout à côté de cette copie, on voyait un cahier de dictées. Les fautes y abondaient ; mais c'étaient des fautes que l'ignorance et la simplicité du jeune âge excusent. Du reste, peu de distractions, point de contresens, rien de ce qui eût accusé une de ces têtes de linotte qu'on trouve pourtant par milliers dans nos parages.

« Cette enfant est pleine de bon sens, se dit Léonce ; à son âge, et même longtemps après, j'étais bien loin d'apporter au travail une aussi consciencieuse attention. »

À la suite de ce Mea culpa , entre quatre murailles, le bachelier prit en main un ouvrage à l'aiguille, une robe d'étoffe commune, destinée à une enfant pauvre de cinq à six ans. L'aiguille de Paule était encore là, piquée par elle ; et ce travail presque achevé, témoignait en plusieurs endroits d'une ferme volonté de bien faire. Elle avait cousu, décousu, recousu ; la tâche avait été laborieuse ; il y avait eu dans cette œuvre, de longue haleine, eu égard à l'âge de l'ouvrière, un effort soutenu. Ce n'était point le travail sans suite d'une main négligente et d'une volonté molle.

« Cette enfant, se dit le jeune héritier, sera vraiment une femme, car elle saura coudre. »

Il revint s'asseoir devant le guéridon, et remarqua seulement alors deux photographies fort bien faites et très simplement encadrées. Mlle Valmont, d'un aspect vénérable, mais dont la physionomie fatiguée attestait l'accablement d'une vie qui touche au terme ; d'autre part, M. Lemaire, avec toute la verdeur de son heureuse vieillesse, et l'expression légèrement ironique qui lui était ordinaire. Ces petits portraits étaient placés de chaque côté du pupitre de Paule ; et au bout de la table se trouvait une jolie statuette de la sainte Vierge. Ces trois objets étaient ceux que devait rencontrer à chaque instant le regard de Paule ; c'était là son paisible horizon pendant les longues heures que déjà elle consacrait au travail, en vue de préparer l'avenir.

Léonce était touché de ce qu'il voyait. Ici, tout respirait le recueillement, l'application, la bonté. On sentait que c'était l'habitation d'une enfant raisonnable.

Il se demandait s'il oserait, en sa qualité d'envoyé de M. Lemaire, regarder l'intérieur du pupitre. Il hésitait... -- Au fait, pensa-t-il, ce n'est qu'une enfant !

Il osa donc et vit d'abord quelques lignes, assez mal écrites, sur un petit papier déjà jauni. Il lut :

« Je veux tâcher d'être toujours bien sage et de me corriger de mes défauts pour que le Bon Dieu m'aime, pour que ma tante soit heureuse et vive bien longtemps, et pour faire plaisir à Monsieur Lemaire qui veut bien me donner des maîtres. »

Ici, c'était le cœur qui avait dicté ; c'était de l'intime. Léonce referma brusquement le pupitre, comme s'il eût craint de mal faire et se dit :

« Cette enfant est vraiment pieuse et vraiment bonne. Oh ! qu'elle est belle, l'âme de Paule ! »

À ce moment, Mlle Valmont rentra ; mais seule. Elle avait laissé la petite Paule jouer avec une amie de son âge. L'entrevue fut toute cordiale. La vieille tante parla naturellement de la chère orpheline, et en termes si délicats et si touchants que le neveu de M. Lemaire, après s'être acquitté de la commission dont il s'était chargé, se retira ne se regardant plus comme étranger dans cet intérieur, dont on lui avait en quelques instants livré les innocents secrets.

De retour aux Églantiers, il trouva son oncle assis au coin du feu. Pour se reposer, disait-il, d'une course dans la campagne, il s'amusait à classer dans un album des photographies d'enfants que depuis longtemps il collectionnait ; garçons et filles, il y en avait tout un bataillon.

En accueillant joyeusement son neveu, M. Lemaire reportait souvent ses yeux sur la photographie d'une petite fille de neuf ans, mise un peu à l'antique, et n'offrant dans sa personne aucune de ces grâces féminines qui plaisent dans le jeune âge ; peut-être la beauté du regard et la candeur du sourire jetaient-elles la lumière sur ce visage enfantin ? Mais la photographie ne rendait pas ces détails, et l'image fort irrégulière quant aux traits, ne disait rien à qui n'avait pas vu le modèle.

« Eh bien, mon neveu, as-tu rencontré la petite Paule ?

-- Non, mon oncle, Mlle Valmont est rentrée seule.

-- Tu as du moins entendu parler d'elle.

-- Oh oui ! par sa tante et par la vieille bonne ; tout ce qu'on m'a dit de cette enfant m'a intéressé.

-- T'a-t-on montré ses travaux, ses petits devoirs, ainsi que je le désirais, afin que tu pusses m'en rendre compte ?

-- Oui, mon oncle j'ai tout examiné. Cette petite fille est, en toute chose, beaucoup plus avancée qu'on ne l'est ordinairement à cet âge. J'ai d'ailleurs appris une foule de détails qui prouvent qu'elle a une belle intelligence, un cœur très bon et un charmant caractère.

-- Ah ! alors que penses-tu de ma petite Paule ? Voyons ? résume-toi en deux mots.

-- Eh bien... c'est un ange.

-- Allons ! c'est fort bien se résumer. Regarde donc ces photographies d'enfants. Comment trouves-tu celle de cette petite fille-là ? Réponds franchement.

-- Eh bien... c'est un laideron. »

V -- On s'instruit en voyageant.

Ainsi que nous l'avons vu, en causant avec les bons habitants de Saint-Aubry, il avait été décidé dans le salon bleu qu'on mènerait une vie errante, selon la fantaisie d'Olga, qu'on la conduirait tous les ans à la mer, aux eaux et même à l'étranger.

On tint parole quand la fille adoptive eut atteint l'âge de douze ans. Cette année-là, dès que le soleil perça de sa chaude lumière les vieux ombrages du parc, M. Alban, qui se plaisait à se croire d'humeur voyageuse, fut pris d'un impétueux désir de voir du pays. Mme Alban, bien entendu, ne sentait rien du tout ; cependant elle fit ses préparatifs de départ avec sa lenteur accoutumée, et aussi avec l'extrême douceur que rien ne troublait jamais.

« Eh bien, mon bon Georges, te voilà content ?

-- Oui, enchanté !

-- Allons, je suis contente aussi par conséquent. Quels sont tes projets ? Où nous mèneras-tu d'abord ? En Bretagne ?

-- Ma bonne Marie, nous allons d'abord à Orléans.

-- Ah !

-- La route est belle, tu verras de jolies points de vue.

-- Aussi jolis qu'à Saint-Aubry ?

-- Ma pauvre femme ! Mais Saint-Aubry n'est qu'un trou, comparé à ces sites ravissants !

-- Un trou ? Mon bon Georges, tu devrais plutôt dire un vase plein de roses.

-- Des roses, c'est vrai, beaucoup de roses ; mais enfin, on s'en lasse !

-- Non pas !

-- Laisse-moi faire ; je te montrerai sur la route mille choses qui te causeront beaucoup de plaisir.

-- Tu crois ?

-- J'en suis certain. Et puis, Orléans est une ville intéressante. Les bords de la Loire sont délicieux !

-- Est-ce une ville bruyante ?

-- Fort paisible, excepté les jours de marché.

-- Nous tâcherons d'y arriver la veille, ou le lendemain, n'est-ce pas ?

-- Décidément, tu as donc bien peur du tapage ?

-- Oh oui !

-- Il faut t'aguerrir puisque te voila devenue la femme d'un touriste. »

Les vieux époux ne purent s'empêcher de rire quand leurs yeux se rencontrèrent. M. Alban, poursuivant sa pointe, reprit le plus gravement qu'il put :

« Tu ne saurais demeurer indifférente aux gloires de ton pays ?

-- Non, assurément.

-- Juge de l'intérêt avec lequel tu visiteras Orléans ! Cette ville est un foyer de souvenirs. Elle vivait avant Jules César ; la preuve, c'est qu'il la détruisit. Rebâtie, saccagée, ruinée, encore relevée, on la retrouve à chaque page de l'histoire. Elle était la seconde ville de nos rois au moyen âge. Enfin, Jeanne d'Arc l'a reprise aux Anglais ; c'est le grand triomphe de cette vieille cité. Ne te semble-t-il pas qu'Orléans vaille la peine que tu te déranges pour lui porter tes hommages ?

-- Mon bon Georges, personne plus que moi ne respecte nos gloires nationales, mais je les admire volontiers de loin, sur les témoignages de l'histoire ; et je ne sens jamais le moindre désir de voir le théâtre des faits.

-- Cela viendra.

-- Je crains fort que cela ne vienne pas.

-- Marie ! Marie ! femme d'un touriste ; cela n'est pas admissible. »

M. et Mme Alban, tout en formant le plus parfait contraste, s'entendaient fort bien, et les apprêts du voyage étaient activés par l'intelligente main de Mme Arthémise, qui voyait tout et qui pensait à tout.

Olga ne se sentait pas d'aise. Comme on ne lui dissimulait pas que c'était uniquement pour elle qu'on quittait Saint-Aubry, elle devenait de plus en plus vaine.

M. Alban, bien qu'il ne se fût pas exactement rendu compte de la froideur d'Olga pour sa cousine, voulut néanmoins que les deux enfants ne demeurassent pas étrangères l'une à l'autre, pendant les fréquentes absences qui les sépareraient ; et il fut arrêté qu'on s'écrirait de loin en loin. Paule vit là une occasion de s'instruire : « Je ferai les questions, dit-elle à sa cousine, et toi les réponses. »

Olga, dont la paresse faisait les plus chères délices, accueillit cette convention par une grimace, et Paule par un sourire. Toutefois, celle-ci n'était pas sans crainte au sujet de la correspondance projetée. Saurait-elle assez bien écrire pour se mettre en rapport avec sa cousine, qu'elle jugeait lui être de beaucoup supérieure ? Cette seule pensée l'intimidait et il fallait les doux encouragements de Mlle Valmont pour lui persuader qu'elle serait à la hauteur de la mission.

On partit pour la Bretagne, et tout le long de la route, les bons parents adoptifs se gênèrent autant que possible pour donner à la petite voyageuse plus de bien-être et de plaisir. Elle recevait du haut de sa grandeur les soins, les prévenances, et ne se gênait en quoi que ce fût.

Les charmes du paysage l'amusèrent un moment ; mais elle s'en lassa bientôt, prit un livre qui l'endormit, puis un crochet qui l'ennuya. Son plus vif plaisir, en voyage, était à table d'hôtes, parce qu'elle y trônait. Toujours vêtue élégamment, et de façon à attirer les regards, elle parlait à haute voix, riait, frappait des mains ; en un mot, elle s'arrangeait de manière à ce qu'on s'occupât d'elle, et trouvait une réelle satisfaction à être remarquée de tous ces étrangers qui, au fond, se moquaient d'elle entre eux, et l'oubliaient dès qu'ils ne la voyaient plus.

On doit aisément se figurer le peu de place qu'occupaient dans cette petite tête les explications intéressantes dont M. Alban jonchait la route. Châteaux, viaducs, ruines, tout passait devant les yeux d'Olga comme des verres de lanterne magique, et le bon M. Alban en était pour ses frais. Apercevait-on, le soir, dans la pénombre, une tour antique, débris d'une demeure féodale ? M. Alban, sans jamais perdre patience, disait à sa fille adoptive quelques mots de ses illustres ou sinistres possesseurs. Olga, qui ne se souciait pas d'orner sa mémoire, demandait bientôt grâce.

« Ah ! papa ! assez ! c'est si ennuyeux, une vieille tour ! Et puis c'est si laid ! »

Elle faisait en ces occasions une moue si capricieuse et prenait un air si dolent que le bon père, se reprochant de troubler son repos, lui pardonnait à l'instant sa paresse d'esprit, remettant à plus tard les progrès qu'elle ferait certainement en jugement et en intelligence. C'était le même jeu toutes les fois que les circonstances du voyage donnaient lieu au développement intellectuel de la vaniteuse et ignorante petite fille.

La bonne Mme Alban soupirait fort inutilement, et disait, à voix basse, que la belle enfant manquerait son éducation ; n'ayant ni le goût de s'instruire par la conversation, ni les leçons d'aucun maître qui exigeât de sa part une application soutenue, car son père adoptif était l'indulgence même. L'excellente femme prêchait dans le désert et Olga, plus ignorante que toutes les petites filles de son âge, ne s'en pavanait pas moins, charmant les yeux par les dons extérieurs qui lui avaient été faits gratuitement, et déplaisant aux personnes sensées par son étourderie, son égoïsme, et le vulgaire sommeil de son intelligence.

Sa cousine Paule, bienveillante par nature, et qui d'ailleurs se croyait en toute chose fort inférieure à Olga, ne pouvait soupçonner qu'elle perdit absolument son temps. Elle croyait au contraire que les aimables leçons de son père adoptif et les mille connaissances qu'on acquiert en voyage devaient la faire journellement progresser. Ce ne fut donc pas sans un peu de timidité que l'humble enfant, sur l'invitation de sa tante, lui écrivit pour la première lois. Mlle Valmont lui avait dit un jour :

« Ma bonne petite, c'est aux voyageurs à donner les premiers de leurs nouvelles ; mais puisque ta cousine a négligé de le faire, je t'engage à la prévenir. Entre parents et entre amis, il ne faut point compter ; resserrons les liens de famille le plus que nous pourrons. Olga, ne l'oublie pas, sera, après moi, ta seule parente.

-- C'est singulier, ma tante, Olga ne me fait pas du tout l'effet d'une cousine ; cela vient peut-être de ce que je sens bien qu'elle ne m'aime pas ?

-- Mon enfant, je ne sais pas qui Olga peut aimer. Elle n'a été occupée jusqu'ici que de sa petite personne qui, effectivement, tient déjà beaucoup de place. Mais il n'en faut pas moins être bonne et aimable pour elle. À défaut d'affection, dont je ne la crois pas encore capable, elle concevra pour toi de l'estime, si tu es toujours sage et studieuse ; et plus tard, si elle est à son tour soumise à quelque épreuve, cette estime deviendra peut-être de l'amitié.

Paule, dont la nature délicate pressentait ce que son jeune âge pouvait ne pas encore comprendre clairement, surmonta bientôt sa répugnance, née de sa timidité ; et, sachant par M. Lemaire que les Alban étaient à Orléans, elle écrivit à sa cousine :

« Je veux être la première qui dise bonjour, ma chère Olga, et j'espère que tu me répondras. Tes lettres seront intéressantes ; mais moi, je n'ai rien de nouveau à te dire. Je suis toujours dans ma chambre d'étude, si gaie, si jolie, où je me trouve si bien ! Ma tante est toujours aussi bonne pour moi, mon tuteur aussi dévoué. Catherine me gâte, comme à l'ordinaire ; et, pour tout dire, mon chat et mon bouvreuil me font passer des moments délicieux ! Je ne parle pas de Roselle ; je t'avoue même que je l'ai donnée à une petite nièce de Catherine, qui va la dorloter comme je l'ai fait moi-même si longtemps.

« Je craindrais de t'ennuyer en te parlant de mes leçons, qui pourtant me plaisent toujours davantage à mesure que j'avance. Il y a une chose que je veux te demander. Ma tante m'a dit que la ville d'Orléans, où tu es pour une huitaine de jours, rappelle aux voyageurs le souvenir de Jeanne D'Arc, une fille des champs, bien bonne, bien courageuse et bien malheureuse ? M. Alban t'a certainement parlé d'elle, en te montrant la ville ? Veux-tu me raconter son histoire, à moi qui n'en suis encore qu'aux Carlovingiens ? Tu me feras le plus grand plaisir, et j'espère que tu ne me refuseras pas. Adieu, ma chère Olga, amuse-toi bien.

« PAULE VALMONT. »

Olga fut tout étonnée de recevoir une lettre de sa cousine ; et tout attrapée en songeant qu'il faudrait lui raconter l'histoire de Jeanne d'Arc, dont elle ne savait pas un mot. M. Alban avait prononcé devant elle ce glorieux nom une vingtaine de fois, l'enveloppant dans un concours de circonstances qui n'avaient nullement captivé l'attention de la petite paresseuse. Quand M. Alban lui parlait, le long du voyage, de choses instructives, elle écoutait d'un air indifférent ou distrait, se gardait de demander aucune explication ce qui eût prolongé le discours, et adhérait par un signe de tête à tout ce qu'elle avait entendu sans comprendre. Le bon père adoptif, patient par nature, pensait qu'il en resterait toujours quelques bribes dans la mémoire de l'enfant et ne se fâchait pas contre l'excessive légèreté d'Olga. D'ailleurs, disait-il à sa femme, elle sera si belle qu'on n'exigera pas d'elle ce qu'on exige des autres.

Après avoir dit tous les matins pendant quinze jours : « Il faut que je réponde à Paule », notre voyageuse enfin s'y décida. C'était pour elle une affaire, et une affaire ennuyeuse. Elle éprouvait une sorte de malaise dès qu'elle se trouvait assise en face d'un encrier. Cependant, elle se mit à l'œuvre, lasse d'entendre dire autour d'elle que ce retard était impardonnable. Elle essaya sept ou huit plumes ; aucune ne savait écrire ; c'est ce qui généralement leur arrive entre les mains inhabiles des paresseuses.

« Ma chère Paule,

« J'ai un peu tardé à te répondre parce que, en voyage, on n'a le temps de rien faire. Je suis très occupée à me promener avec papa, et quelquefois avec Mme Arthémise, qui est bien bonne et bien complaisante pour moi. Je n'apprends pas de leçons, et je ne fais pas de devoirs, parce que cela me fatiguerait. J'aurai bien le temps de travailler l'hiver à Saint-Aubry ! Maman me fait un cadeau dans chacune des villes où nous passons quelques jours. J'ai déjà de très jolies choses que je te montrerai quand tu viendras aux Églantiers.

« Tu me parles d'Orléans ; nous y sommes restés douze jours. Il y a de grandes églises, dont j'ai oublié les noms ; et puis beaucoup de monuments, sur lesquels papa m'a dit bien des choses dont je ne me souviens pas. Il m'a conseillé d'écrire, sur un petit cahier, les principales remarques qu'il me fait faire ; mais cela m'ennuierait trop ! Ce qui m'a bien amusée, ce sont les jolies toilettes des Orléanaises, quand elles se promènent sur la route de Toulouse, qu'on appelle la rue Dauphine. Il y avait un jour une dame, tout en bleu, qui était charmante ; tout le monde la regardait !

« Tu veux absolument que je te parle de Jeanne d'Arc ? Ce n'est pas facile, car j'ai déjà oublié tout ce que papa m'a dit d'elle. Je crois qu'elle vivait sous Charlemagne ; qu'elle s'est battue comme un homme contre... je ne sais plus qui, et que des méchants l'ont brûlée vive ; c'est horrible ! On voit sa statue à cheval sur la place du Martroy. Je n'en sais pas plus long. Tu es bien heureuse d'en être aux Carlovingiens ; moi, je n'ai jamais pu sortir des Mérovingiens ; mais cela ne fait rien ; Mme Arthémise dit que j'en saurai toujours assez. Toi, c'est tout différent ; étudier est pour toi une nécessité. Quand tu sauras l'histoire de Jeanne d'Arc, tu me la raconteras. Adieu, je m'amuse beaucoup.

« OLGA ALBAN. »

Tout le long du voyage, Olga envoya à sa studieuse cousine les mêmes résultats ; on peut juger, par cet échantillon, de l'intérêt de cette correspondance. Il arriva donc que les rôles changèrent ; c'était Paule qui, sans bouger, apprenait à la voyageuse, après avoir étudié, ou causé avec sa tante, que Jeanne d'Arc vivait sous Charles VII, et non sous Charlemagne ; et qu'elle avait triomphé des Anglais à Orléans.

En toute occasion on trouvait en Olga la plus entière indifférence pour ce qui aurait pu intéresser son esprit, sans satisfaire sa vanité, son désir de se produire et de faire de l'effet. Dans sa treizième année, profitant de sa haute taille, et de ses beaux traits fortement accentués, elle dédaignait de s'amuser des choses qui amusent à cet âge. Elle ne jouait plus, et ne parlait qu'avec mépris de sa cousine Paule qui jouait encore de très bon cœur, et qui, à ses heures de récréation, faisait souvent de véritables enfantillages avec quelques jeunes amies. Tout cela était bien au-dessous de la jolie fille adoptive. Elle voulait déjà passer pour une jeune fille ; et pourtant personne ne s'y trompait, bien qu'elle fût prétentieuse à l'excès et qu'elle eût grand soin de composer ses poses, ses gestes, et jusqu'à ses inflexions de voix.

Par bonté, ou plutôt par la plus inconcevable faiblesse, M. et Mme Alban condescendaient à tous les désirs de la petite coquette. On cédait à ses caprices, et elle finissait par penser qu'on était vraiment bien heureux, et même trop heureux, de connaître ses fantaisies, afin de les satisfaire.

Si Olga n'eût pas été douée d'un peu d'esprit naturel et surtout d'un peu de bon sens, elle fût devenue, c'est bien certain, la plus sotte personne qu'on eût pu trouver en cherchant bien. Qu'on se représente en effet une enfant élevée dans l'oisiveté et l'égoïsme, grandissant et parvenant à l'âge de femme, sans avoir aucune idée de ses devoirs et sans avoir compris ce que la société demande d'elle.

Le bon M. Alban, un bandeau sur les yeux, n'en continuait pas moins de dire : Cette petite fera une femme charmante ! Ah ! certes ! mon vieil ami Georges sera bien obligé de la saluer un jour, comme la reine des Églantiers !

Si nous avons vu Olga voyager aussi inutilement à l'âge de douze ans, il ne faudrait pas croire que, les années s'ajoutant aux années, elle eût changé de méthode, afin de réaliser ce dicton si connu : « On s'instruit en voyageant. » Non. D'abord, ce dicton lui paraissait un mot vide de sens. « Comment ? disait-elle, mais on ne voyage que pour s'amuser ! » S'amuser était en effet la seule chose que comprît clairement la voyageuse, et elle avait une véritable antipathie pour ce qui n'est pas, de soi-même, amusant.

Son esprit léger, superficiel, étendait, il est vrai, le cercle de ses appréciations ; mais ces appréciations ne portaient que sur des riens ; elle ne devenait, en voyant d'autres lieux, d'autres sites et d'autres mœurs, ni plus instruite, ni surtout plus raisonnable.

Mme Arthémise, la flatteuse adroite et complaisante, contribuait pour une large part à cette nullité d'éducation. Souvent chargée d'accompagner Olga dans ses excursions, elle n'attirait son attention que sur des babioles, propres à alimenter sa futilité. Elle ne l'entretenait que des avantages extérieurs qui lui assuraient dans l'avenir la considération de la foule ; c'est-à-dire de sa beauté, et de la fortune qu'elle tiendrait de ses parents adoptifs. L'astucieuse femme de charge avait aussi le soin de la tenir en garde contre toute personne qui eût pu mettre dans sa petite cervelle un grain de plomb, chose si utile et par parenthèse si rare.

Rentrait-on à Saint-Aubry pour cinq mois au plus ? Olga, prévenue contre toute direction et tout travail, se plaignait de lourdeurs de tête, qui nécessitaient le repos. M. Alban, croyant voir en perspective une fièvre cérébrale et ses affreux ravages, s'empressait d'ajourner les leçons ; un mois se passait ainsi ; c'était autant de gagné pour la jolie paresseuse. On consacrait le mois suivant à chercher une institutrice modèle qui, devant tout savoir, et surtout la musique et les langues étrangères, était par là même dispensée d'approfondir quoi que ce fût. Quand ce trésor était trouvé, on passait le troisième mois à faire connaissance et à tracer un plan d'études, excellent sans doute, mais qui, se heurtant contre l'inertie de l'élève, aboutissait simplement à force soupirs du côté de l'institutrice, et à force bâillements du côté d'Olga. Ces deux résultats du cours laissaient bien quelque chose à désirer, M. Alban lui-même le trouvait. Cependant, comme on allait bientôt partir, ce n'était plus le temps de songer aux réformes, aux améliorations. On espérait d'ailleurs faire l'année suivante ce qui n'avait pas été fait jusque là.

Telle était la méthode d'éducation qui devait faire d'Olga une fille accomplie, si l'on voulait en croire l'orgueil de la jeune héritière. Comme on changeait tous les ans d'institutrice, aucune n'avait le temps de prendre intérêt à son élève, et chacune d'ailleurs était promptement dégoûtée par cette invincible paresse et la pesanteur d'esprit qui en était la conséquence nécessaire.

M. Lemaire avait une sœur, beaucoup moins âgée que lui, qui avait le goût des excursions lointaines, et retirait de ses voyages utilité et agrément. Elle était un peu raide, au physique et au moral, et comme elle n'éprouvait pas le besoin de s'épancher, son goût pour le silence la faisait passer, aux yeux de la jeunesse, pour froide et sévère. Olga et Paule avaient toutes deux peur de Mme Delville ; c'était peut-être leur seul point de contact. Et pourtant, la sœur de M. Lemaire ne manquait ni de bonté, ni de délicatesse. Elle s'intéressait à tout, et, malgré son défaut d'expansion, elle avait assez vu et remarqué, depuis plusieurs années, pour apprécier les deux cousines à leur juste valeur.

Habitant fort souvent la villa des Églantiers, Mme Delville était en rapports fréquents avec les voisins de son frère ; parfois même, elle voyageait avec la colonie, ce qui n'était pas du goût de la fille adoptive, la dame ressemblant à son frère par le tour caustique qu'elle donnait à ses remarques. Olga l'avait prise en grippe, pour toutes sortes de raisons qui lui paraissaient bonnes.

« Je n'aime pas Mme Delville, disait-elle à M. Alban, au moment où elle entrait dans sa quinzième année.

-- Pourquoi donc, ma petite ?

-- Parce qu'elle fait peu de cas des avantages extérieurs, et qu'elle donne toute son attention à ce qui se voit le moins dans une jeune fille : le caractère, l'instruction, l'ordre, le goût du travail, etc., etc., non, je n'aime pas du tout Mme Delville.

-- Chut ! chut ! si l'on t'entendait, on te prendrait pour une étourdie. »

Le bon monsieur souriait à ces paroles, qui auraient dû l'éclairer, et traitait tout cela d'enfantillages, comptant sur les ans pour perfectionner toute chose. Les ans passaient et fort inutilement ; les défauts d'Olga s'accentuaient au contraire ; le vide de son esprit laissait un libre cours à la vivacité de son imagination, et son ignorance devenait de plus en plus ridicule.

Mme Delville, beaucoup moins indulgente, et beaucoup plus clairvoyante, savait à quoi s'en tenir sur le compte de ces petites personnes pleines de vanité et qui, au fond, ne pensent à rien, ne savent rien, ne comprennent rien, si ce n'est qu'elles sont bien faites, et qu'elles ont un joli minois. Olga en sa présence éprouvait un peu de ce qu'on éprouvait, dit la fable, en présence de la tête de Méduse, cette terrible Gorgone, dont les serpents qui formaient sa chevelure rendaient la physionomie si effrayante, qu'elle changeait en pierres tous ceux qui avaient l'imprudence de la regarder.

Quand la jeune héritière se voyait entourée d'un cercle d'étrangers, elle posait pour l'élégance et le bon goût. Alors, la prétention de ses attitudes et de ses gestes, le port de sa tête, son sourire maniéré, sa parole affectée, tout en elle décelait le puéril désir de se faire remarquer, ce qui est la preuve d'une extrême vulgarité ; mais si Méduse survenait soudain, l'héritière sortait du rôle qu'elle aimait tant à jouer, et rentrait dans sa personnalité, ce qui ne lui convenait point, car la simplicité n'était pas son affaire ; or, Mme Delville se moquait sans pitié des jeunes filles qui cherchent à attirer les regards et à occuper d'elles les indifférents. Elle riait sous cape, et quelquefois même ostensiblement lorsque, causant avec la jeune voyageuse, et lui rappelant à dessein les sites et les monuments qu'elle avait vus, elle la questionnait sans jamais obtenir d'elle une réponse tant soit peu intéressante.

« Olga, vous avez voyagé en Italie ?

-- Oui, madame.

-- Comment trouvez-vous Rome ?

-- Très grande.

-- Qu'y avez-vous remarqué ?

-- Tout et rien.

-- Parlez-moi donc un peu de tout, de préférence, puisque nous pouvons choisir entre les deux ?

-- Oh ! je ne saurais que vous dire, madame ; dans le moment certaines choses me frappent ; mais tout cela est si vite oublié !

-- Ne prenez-vous pas, en route, quelques notes sur ce que vous voyez, de manière à vous rappeler ensuite ce qui vous a étonnée ou charmée ?

-- Oui, j'avais pris quelques notes, mais je ne les ai jamais mises au net ; et d'ailleurs, je n'aurais pas pu les relire.

-- Vous devriez essayer ?

-- Oh ! il y a longtemps qu'elles sont perdues !

-- De souvenir, vous pouvez du moins me parler de Saint-Pierre de Rome ?

-- Saint-Pierre ? C'est très grand.

-- Et très beau, n'est-ce pas ?

-- Très beau.

-- J'ai ouï dire qu'on ne se lasse pas d'y retourner, qu'on y trouve toujours de nouveaux sujets d'admiration ?

-- Oh ! moi, j'ai tout vu en une fois ; je n'aime pas retourner aux mêmes endroits deux jours de suite.

-- Que me direz-vous encore sur Rome, la reine du monde païen et la capitale du monde chrétien ?

-- Que j'y ai eu horriblement chaud.

-- Et encore ?

-- Que ma chambre, à l'hôtel, ne me plaisait pas du tout.

-- Et encore ? ce n'est pas tout, j'espère ?

-- Oh ! c'est le principal.

-- Voyons les accessoires ?

-- Eh bien, il y avait beaucoup d'étrangers dans les églises, dans les musées, les promenades ; des toilettes comme à Paris ; c'est encore là le plus joli ; par moments, je me croyais au bois de Boulogne ! ! !...

-- Ce devait être bien agréable ! »

Mme Delville, ainsi renseignée, avait juste le sang-froid nécessaire pour continuer l'entretien, et y puiser des notions tout à fait remarquables sur les divers points parcourus. Néanmoins, Olga se sentait atteinte dans son amour-propre. D'une part, elle ne pouvait satisfaire en rien la curiosité de Méduse ; de l'autre, elle avait conscience de son infériorité, et se disait tout bas que si sa cousine Paule était à sa place, elle tirerait de ses voyages un tout autre parti. Il est vrai qu'elle avait grand soin d'ajouter pour sa propre consolation : « Au fait, quand on n'est ni belle, ni riche, il faut bien être instruite, et se donner pour cela mille peines ; mais moi ! »...

Le temps marchait ; il marche toujours, même quand on ne fait de lui rien de bon, selon la méthode d'Olga.

M. Lemaire était toujours aussi bien portant. Si les années n'avaient pour ainsi dire point laissé de traces sur cet homme actif et nerveux, il n'en était pas de même dans son cercle intime. La bonne et respectable Mlle Valmont avait reçu sa récompense ; elle s'était endormie sans inquiétude, confiant la fille de son frère à l'ami des Valmont, déjà tuteur de l'enfant ; laissant à Paule son mince héritage, c'est-à-dire des meubles anciens, et quelques portraits de famille, et disant avec une humble résignation : -- « Le travail lui donnera le nécessaire pour passer honorablement en ce monde, et la sagesse pour se préparer à en sortir. »

L'aimante Paule avait versé toutes ses larmes sur la chère protectrice de son enfance, et s'était bien promis de rendre hommage à sa mémoire, surtout en évitant le mal, si léger qu'il pût être. Elle avait écrit à Olga quelques jours après ce triste événement, et la douleur qu'elle ressentait demandant à s'épancher, elle lui avait donné des détails sur ce qui venait de se passer. Olga, alors en Angleterre, avait donc reçu ces lignes dictées par le cœur :

« Hélas ! ma chère Olga, je suis bien malheureuse ! Ma bonne tante est morte, il y a déjà trois jours. Je ne puis te dire combien elle a été bonne pour moi, et jusqu'à la fin ! Je ne sais pas comment sont les mères ; mais je crois bien que c'est comme cela ; elles ne peuvent pas être meilleures. Ma tante ne vivait que pour sa petite Paule. À présent, il me semble que le monde est vide, tant elle y tenait de place à mes yeux !

« Je n'avais jamais vu mourir ; maintenant que je l'ai vu, je ne l'oublierai jamais. C'est tout à la fois bien triste et bien doux ! Elle m'a fait les plus tendres adieux, me recommandant d'être pieuse, bonne, et d'aimer le travail.

« Oh ! que je la regrette ! je voudrais pouvoir la rappeler à la vie, pour mieux lui obéir et pour lui donner plus de satisfaction. Elle était tellement bonne que, avant de mourir, elle a voulu me dire : « -- Tu ne m'as jamais fait de chagrin ! » -- Mon Dieu, que je l'aimais, que je l'aime encore ! Mais elle est seulement partie avant moi : nous nous retrouverons ; c'est ce que me répète mon tuteur. Il est bien bon pour moi ; tout paternel. Il va me mettre au couvent, et il prendra Catherine à son service, afin que je puisse la revoir les jours de congé et pendant les vacances. Tu vois s'il est bon !

« Adieu, ma chère Olga, je t'ai peut-être attristée par cette lettre ; pardonne-le-moi ; j'ai tant de peine que je ne puis parler d'autre chose.

« PAULE VALMONT. »

Olga lut froidement, trouva que, effectivement, cette lettre n'était pas fort amusante, et répondit, au bout d'une dizaine de jours :

« Tu m'as écrit une lettre bien triste, ma chère Paule, et si je ne t'ai pas répondu plus tôt, c'est que j'avais tous les jours des parties de plaisir avec de jeunes anglaises fort élégantes.

« Tu as eu beaucoup de chagrin ; mais il faut te faire une raison, car ta tante était vieille, et ne pouvait pas vivre toujours. Que je te plains d'être mise au couvent par ton tuteur, juste au moment où tu aurais eu tant besoin de te distraire ! Cela doit être un séjour horriblement triste et monotone ; moi, j'y mourrais !

« Enfin, il faut bien que tu travailles, pour pouvoir un jour gagner de l'argent. Tu feras très bien d'aller en Angleterre ; nous y voyons des institutrices françaises qui sont très bien payées. Pour moi, je n'aime pas du tout ce pays ; et comme je serai libre, quand je serai grande, d'aller où je voudrai, j'en profiterai pour aller autre part. Néanmoins, je ne m'ennuie pas, heureusement. Du reste, si je m'ennuyais, on quitterait du jour au lendemain l'Angleterre, bien que mon père y ait retrouvé quelques vieux amis ; tu sais que c'est uniquement pour moi qu'on voyage, ma mère ne trouvant d'intéressant, à la surface du globe terrestre, que Saint-Aubry et la culture des roses ; c'est une véritable manie !

« Adieu, ma chère Paule, je t'embrasse de tout cœur.

« OLGA ALBAN. »

À la réception de cette lettre, Paule trouva une fois de plus que sa cousine était bien froide, bien occupée d'elle-même, et se dit, comme elle se l'était dit souvent : « Nous ne nous comprendrons jamais ! »

Jetons maintenant un coup d'œil sur ce grand carré d'acacias. Une centaine de jeunes filles s'ébattent joyeusement, sous ce paisible ombrage. Une robe de laine noire ; des ceintures oranges, bleues, rouges, ou violettes, c'est l'uniforme du couvent. Elles ont une heure à dépenser dans les surprises d'une gaieté folle qui ne va qu'à leur âge, et dont jamais elles ne retrouveront les élans. Presque toutes prennent la vie où elle en est, comme s'il n'y avait ni passé, ni avenir. L'une d'entre elles a déjà au front une ombre ; c'est à la fois la trace du passé, car elle a perdu une forte affection, et le signe d'une pensée sérieuse qui touche l'avenir.

Paule, au milieu de ses compagnes, se distingue par cette ombre. On ne lui a pas dissimulé la pauvreté attachée à son nom, comme à une proie vivante, pour la torturer, à moins que l'effort de tous les jours, de toute la vie, ne triomphe de cette hâve adversaire.

À peine la récréation est-elle finie, au grand regret des jeunes filles, que Paule, encore enfant par la taille et la timidité, se penche avec ardeur sur ses livres, enfermant dans sa riche mémoire les grands faits de l'histoire des peuples, les noms de tout être qui a marqué par ses gloires, ses vices, ou ses chants. Dans deux ans, Paule se présentera aux premiers examens. Elle souhaite à son tuteur, à son bienfaiteur, la joie de la voir réussir, et poursuivre ses patients travaux, afin de conquérir par l'examen supérieur, le droit d'enseigner.

M. Lemaire, aimant cette enfant pour elle-même, ne laissait pas la moindre illusion se glisser dans son esprit. Sa maison lui était ouverte aux jours de congé, et elle y retrouvait avec bonheur sa vieille Catherine. Pendant les vacances, on se proposait de faire venir Paule aux Églantiers, où elle retrouverait son tuteur et Mme Delville qui y passait ce temps de l'année ; mais l'orpheline saurait bien n'être là qu'un oiseau de passage, qui ne s'arrête que pour se reposer un moment, chanter, puis s'envoler.

Elle ne pressentait pas encore comment se dessinerait, dans les détails, son avenir ; mais les grandes lignes lui en étaient connues. Serait-ce à la France, ou à l'étranger, qu'elle demanderait le pain de chaque jour ? Elle ne le savait pas ; ce qu'elle savait, c'était que le travail l'attendait partout, et le bonheur nulle part.

Paule était bonne et résignée ; cependant, il faut l'avouer, parmi les peines de son enfance, il y en avait une qui ne s'effaçait pas, mais qui, au contraire, prenait corps. Paule n'avait jamais oublié le berceau de lilas, sous lequel, bien involontairement, elle avait entendu prononcer une sentence qui lui paraissait sans appel.

Un jour, seule avec son tuteur, elle osa lui avouer ce tourment d'esprit. M. Lemaire en fut vivement ému et lui répondit avec bonté :

« Ma chère fille, il est vrai, vous n'avez pas reçu en partage la beauté physique ; mais je veux vous apprendre que la beauté morale est tellement supérieure qu'elle peut communiquer aux traits du visage, et à l'ensemble de la personne, un charme auquel n'échappent que les âmes vulgaires. Ce charme, vous l'avez déjà, quoique votre quatorzième année soit à peine achevée. Tout n'est pas dans la forme ; et d'ailleurs, votre manque de beauté ne constitue nullement ce qu'on appelle la laideur.

-- Oh si ! Ils l'ont bien dit ! Je les ai entendus sous les lilas ; je suis laide. »

M. Lemaire, lui non plus, n'avait pas oublié le berceau de lilas, ni la cruelle parole tombée sur le cœur de l'orpheline enfant, et qui devait y peser davantage, à mesure que Paule aurait conscience d'elle-même.

Le vieillard souffrait autant qu'elle ; mais sa peine était une peine irritée. C'était la révolte d'un cœur aimant contre l'injustice. Pouvait-on savoir, quand sa pupille n'avait que huit ans, si la pudeur ne jetterait pas un jour sur son front une grâce touchante ? Si l'expression de sa bonté ne s'étendrait pas sur ses traits irréguliers, comme un voile qui s'interpose entre la lumière et les défauts d'une œuvre imparfaite ?

Il cherchait à encourager Paule, toujours un peu trop portée à se défier d'elle-même.

« Mon enfant, lui dit-il encore, ne croyez pas être mal partagée ; Dieu vous a donné beaucoup. La beauté ne dépend pas de soi, tandis que les dons qui vous ont été départis peuvent doubler par la culture. »

Paule regarda son vieil ami, avec l'abandon d'un cœur sans détour, et dit bien bas :

« Olga a reçu beaucoup plus que moi.

-- Non, mon enfant ; je ne suis pas de votre avis. Son intelligence étant fort ordinaire, et sa paresse n'ayant été combattue par aucune volonté forte, elle frappera les yeux ; mais, à moins qu'elle ne change moralement, les gens sensés ne verront en elle qu'une belle nullité. D'ailleurs, ma bonne petite, quand même Olga vous serait supérieure en tout, je vous crois l'âme trop haute pour vous laisser aller à un sentiment de jalousie ? »

Paule baissa la tête. Elle était trop sincère et trop confiante pour ne pas donner à l'ami des Valmont sa pensée tout entière. Elle avoua que, par instants, la beauté d'Olga, le sort exceptionnel qui lui était échu, la fière attitude que lui donnaient déjà les avantages dont elle jouissait, tout cela lui causait, à elle Paule, une souffrance. « Mais, ajouta la chère enfant, je ne veux pas être jalouse ! Oh non ! jamais ! dans ces moments-là, ce n'est pas moi qui souffre, c'est la méchante Paule, celle que je ne veux pas écouter. »

Le vieillard posa sa main protectrice sur la tête de l'orpheline, et dit en souriant :

« Je ne sais pas trop qui aura lieu d'être jalouse un jour. Sera-ce la belle Olga ? Sera-ce la méchante Paule ? Nous verrons. »

La jeune fille ne comprit pas cette parole du vieillard. Comment pourrait-elle jamais, sans fortune et sans beauté, éveiller la jalousie de la brillante héritière ? c'était une énigme de plus.

VI -- Une belle égoïste.

Les années s'écoulaient. M. Lemaire était toujours aussi dispos, aussi leste. Il se plaisait encore à taquiner l'ami Georges, et à passer pour un original. Grâce à cette réputation si bien établie, il ne se gênait guère et bravait hardiment le sourire de ceux qui le jugeaient sur l'écorce.

De plus en plus touché des vertus et de la douceur de sa pupille, le bon vieillard désirait vivement que sa beauté morale fût appréciée de tous, et prenait tous les moyens pour y parvenir. Or, comme, plein de jours et d'expérience, il avait remarqué que beaucoup de personnes sont portées à l'opposition, il évitait de parler de Paule ; c'était une de ses adresses pour faire réussir ses projets.

À l'égard de ses vieux amis, les Alban, M. Lemaire procédait par l'enjouement et des plaisanteries incessantes, dont il avait le monopole. Observant Olga de très près, il était pleinement convaincu qu'une éducation molle et des plaisirs trop vifs nuisaient à cette belle enfant, et il le prouvait parfois aux voisins, mais en pure perte. M. Alban ne voulait voir que les succès prématurés d'Olga. En vain M. Lemaire faisait-il entrevoir qu'à l'heure de l'épreuve, on ne trouverait en la jeune fille qu'une égoïste. On se bouchait les yeux et les oreilles, et M. Alban disait à demi-voix, d'un ton plaisant :

« Il aura beau faire, l'ami Georges, il n'en sera pas moins forcé de boire à la santé d'Olga ; le jour de la Sainte-Thérèse, car aux Églantiers, comme partout, cette petite fille sera reine ! »

Madame Alban ne prenait jamais part aux débats. Son caractère, doux jusqu'à l'indolence, lui donnait de la moindre discussion un peu d'effroi.

Elle n'eût voulu contrarier, ni contredire personne. Une fois seulement, en parlant d'Olga, déjà remarquée et fêtée, elle avait laissé échapper ces mots :

« Non certes ! Ce n'est pas sous ces dehors brillants, et cette froideur de cœur, que je vois ma pauvre petite Henriette dans mes rêves maternels ! »

Le bon voisin plaignait Mme Alban plus qu'il ne la blâmait, sachant bien qu'il n'y avait, dans ce corps maladif et cet esprit craintif, aucun ressort qui pût réagir contre la faiblesse aveugle de son mari.

Ce qui mettait M. Lemaire en fureur, c'était la sotte fierté avec laquelle l'orgueilleuse Olga traitait sa cousine, quand elles se trouvaient ensemble, les jours de congé, ou pendant les vacances. Elle semblait la regarder, non comme sa propre parente, mais comme une pauvre fille nécessairement destinée à l'obscurité d'un rang inférieur, puisqu'elle n'avait ni beauté, ni argent. Elle lui parlait sans amitié et, par une conséquence de cette indifférence, quand la future héritière faisait quelque cadeau à la future institutrice, celle-ci, après avoir remercié, s'en allait pleurer toute seule, et pensait qu'il était aussi dur de recevoir, dans ces conditions, un objet agréable qu'il eût été dur de s'en passer.

Olga était affermie dans sa mauvaise voie par Mme Arthémise, qui avait pris en grippe la modeste Paule et lui faisait, avec son adresse ordinaire, une sourde opposition, ne voulant même pas convenir que ce doux et calme visage avait été dégagé par l'adolescence des disgrâces réelles qu'on y remarquait dans l'enfance. Cette femme habile avait quelquefois occasion d'accompagner à la promenade les deux jeunes cousines ; poursuivant sa pointe, elle avait trouvé moyen, dans un court tête-à-tête avec Paule, de l'initier au projet de la Sainte-Thérèse, et de lui faire entendre que la belle héritière des Alban serait nécessairement, dans quelques années, la reine des Églantiers.

Elle savait même mettre à profit les circonstances où il lui était possible de rencontrer le neveu de M. Lemaire ; elle le flattait, lui aussi, et disposait son esprit, afin de le prévenir en faveur des idées qu'il importait de voir triompher.

Lorsque Léonce, travaillant assidument pour devenir inspecteur des finances, revenait momentanément chez son oncle, il passait presque tout son temps à Saint-Aubry ; soit qu'on l'y attirât, soit que lui-même trouvât de plus en plus de plaisir dans le cercle rieur et bruyant qui se formait déjà autour d'Olga.

Son extérieur n'était pas celui d'une fille de quinze à seize ans. Elle avait l'air d'une jeune personne en âge de paraître dans le monde ; et la fréquentation des étrangers lui avait donné beaucoup d'assurance. Un joli babil, de l'esprit naturel, et beaucoup d'entrain, voilà ce qui, joint à sa beauté, la faisait remarquer et rechercher par tous les esprits légers, et par ceux qui, sans être légers, voulaient avant tout s'amuser. De ce nombre était Léonce qui s'accoutumait ainsi à entourer Olga, depuis le jeune âge, d'une auréole brillante. Cette auréole lui laisserait-elle plus tard la liberté du choix ? Mme Arthémise espérait que non. Assurément, comparée à sa cousine, la naïve Paule était bien pâle ! Elle ne rayonnait pas.

Pendant que tous cheminaient, les uns en pleine lumière, les autres dans l'ombre, il se faisait entre les natures si dissemblables des deux jeunes filles un échange, dont elles-mêmes ne s'apercevaient pas. Leurs rencontres à la campagne n'étaient agréables ni à l'une, ni à l'autre ; cependant, à force de se rapprocher, elles se regardaient avec plus d'attention.

L'humble Paule tenait sa cousine pour très supérieure à elle. La preuve, c'était, pensait-elle dans son inexpérience, l'ascendant que prenait si facilement Olga sur son entourage, et même sur toute personne qui la voyait pour la première fois. De son côté, l'héritière, malgré le sans-façon avec lequel il lui plaisait de traiter sa parente, ne pouvait s'empêcher de reconnaître en elle tant de bonté, un jugement si droit, une intelligence si cultivée, qu'elle concevait de son caractère une grande estime. Ces sentiments divers jetaient les bases d'une espèce de sympathie d'un genre particulier, qui, sommeillant encore, pouvait se réveiller soudainement devant la souffrance ou devant l'adieu.

M. Lemaire, observateur par caractère, ne laissait passer aucun de ces signes, et les interprétait autrement que les habitants de Saint-Aubry.

De tout cela, que pensait l'héritier de M. Lemaire ? On ne le savait pas, car il ne soufflait mot. Léonce cherchait, comme cela est ordinaire à la jeunesse, à s'amuser en toute occasion ; or, chez les Alban, on s'amusait toujours.

Néanmoins, malgré son empressement, que tout le monde remarquait, il s'abstenait autant que possible de parler d'Olga, même à son oncle, et il ne lui arrivait jamais de laisser seulement entrevoir ce qu'il pensait de la fille adoptive. Ce silence absolu cachait aux yeux de tous un parti-pris ; et comme Léonce parlait encore moins de mademoiselle Valmont qu'il rencontrait seulement de loin en loin, chacun en concluait que, longtemps à l'avance, la reine était choisie.

Mme Delville, en dépit de sa raideur physique et de son manque d'expansion, était, au fond, très dévouée à la protégée de son frère. C'était entre elle et lui un point de jonction ; et dans le secret du tête-à-tête il arrivait parfois qu'on causait sans réticence.

« J'aime bien tes bons voisins, mon cher ami, disait Mme Delville, mais je l'avoue, leur fille adoptive ne me plaît pas.

-- Tu lui préfères ma petite Paule ?

-- Cent fois ! Ah ! quelle distance entre ces deux enfants ! Et combien, avec les années, s'accroît l'intérêt que m'inspire ta pupille !

-- Tu la connais pourtant bien imparfaitement.

-- Assez pour l'apprécier, sois-en convaincu. C'est une nature dévouée en face d'une nature personnelle. Olga sera une femme superbe ; mais... à d'autres les illusions ! je la vois de trop près pour en avoir aucune. Ce sera une de ces femmes, dont le nombre est bien grand, qui ne sont à leur place que dans les salons, au théâtre : en un mot, dans tous les lieux de réunion. Hors de là, on les trouve ennuyées, désœuvrées, ennemies de toute étude, de tout assujettissement et toujours occupées à s'exagérer leurs ennuis, à s'en plaindre, et à compter pour rien tout ce qui n'est pas leur propre individualité.

-- Ah ! ma chère Adélaïde ! Quel tableau ! Est-ce donc ainsi que je dois entrevoir dans mes rêves la reine des Églantiers ? Mais alors, ce n'est plus un rêve ; c'est un cauchemar, et de la pire espèce ! Fiez-vous donc aux apparences ! Ah ! comme ces petites filles gracieuses, aimables, et jouant bien du piano, peuvent nous attraper ! Ainsi, tu le crois, cette jolie Olga n'aime que ses aises, son bien-être et son plaisir ?

-- Oui, c'est le résultat de mes observations. Orgueil, égoïsme et paresse, voilà ce qui se cache sous ce masque charmant. Si Olga se trouve en rapport avec des étrangers, elle se montre sous un jour favorable, et se concilie les esprits par le jeu de sa physionomie, ses manières attrayantes et l'apparente bonhomie de son caractère ; mais moi, je la vois dans l'intimité ; je la surprends dans tous les moments ; je sais ce que dure cette humeur enjouée, facile, que l'on vante si haut ! Tout cela disparaît, dans l'intérieur de la famille, comme disparaît un décor quand la pièce est jouée. La pauvre Mme Alban, trop douce pour se plaindre, est souvent affligée jusqu'à verser des larmes, en trouvant dans cette enfant, qui lui doit tout, une indifférence blessante, une dureté de paroles, une impolitesse...

-- Est-ce possible ?

-- Oui ; c'est possible. Tu ne l'aurais pas supposé ? Pourrait-on deviner en effet que, de ces lèvres souriantes, tombent à certaines heures, et dans le calme du foyer, des mots froids, quelquefois blessants ? C'est affreux !

-- Je te le dis pourtant sans scrupule, mon cher Georges, parce que, comme chef de famille, tu dois savoir toute la vérité. Oui, Mme Alban est positivement malheureuse par sa fille adoptive.

-- Pauvre femme ! Sa générosité méritait d'être récompensée par la reconnaissance ! Vraiment, plus j'y pense, et plus je crains pour l'avenir de mon neveu, si l'enthousiasme, en lui, nuit au bon sens. Un homme est perdu s'il épouse une fille qui a rendu sa mère malheureuse. Et ici, il y a une maternité de choix, d'adoption, qui rend l'ingratitude tout aussi odieuse.

-- Je pense comme toi, mon ami.

-- Cette Olga n'a donc pas de cœur ?

-- Prenons garde, Georges ; il ne faut pas être trop sévère. Le manque de cœur n'est pas absolument prouvé. Si, plus tard, cette enfant gâtée se voit soumise à quelque rude épreuve, la peine éveillera peut-être ce cœur qui n'est qu'endormi, je l'espère. Mais jusqu'ici, Olga est tellement heureuse, on la flatte, on l'adule, on est à ses pieds !

-- Quelle éducation ! Ah ! ce n'est pas ainsi qu'est élevée ma petite Paule ! Tu le sais, elle a toujours été bonne. Dès l'enfance, elle voulait se rendre utile, selon ses forces ; elle soignait sa tante, elle aidait sa bonne. En grandissant, cette bonté native devient du dévouement ; sa grande délicatesse la porte à répondre à mes soins, au-delà de mon attente, et de la façon la plus intelligente et la plus égale. Si je te montrais ses bulletins, tu verrais qu'aucune faculté n'est en souffrance, parce que Paule se dirige par le devoir, et non par le caprice.

-- Je te prie de me les montrer dorénavant, ses bulletins ; rien de ce qui touche cette excellente enfant n'est pour moi sans intérêt.

-- Je sais, ma chère Adélaïde, combien tu l'estimes.

-- Tu peux ajouter combien je l'aime. Moi, je ne suis pas démonstrative ; mais je remarque, je compare, et je sais à quoi m'en tenir.

-- Je te remercie, ma chère amie, de ton amitié pour la fille de mon pauvre Valmont ; j'ose dire qu'elle en est digne. Sa raison prématurée, son esprit de discernement lui font toujours prendre le bon chemin. Je suis vraiment bien content d'elle ! Tout dernièrement, elle a été reçue, avec mention honorable, à l'examen de seize ans.

-- Je comprends ta satisfaction.

-- De plus, ses maîtresses me disent qu'elle est le modèle du pensionnat ; non seulement comme étant toujours attentive et studieuse, mais encore comme étant la plus obéissante, la plus humble, malgré ses succès.

-- C'est fort beau.

-- Oui, c'est beau, d'autant plus que la base de ses efforts courageux, c'est une vraie et solide piété.

-- Georges, tu es amplement récompensé de ce que tu as fait pour cette jeune fille.

-- La pauvre petite ! Elle a fait pour moi davantage, en me donnant la joie de la voir si bien profiter de son éducation. »

Ici, le bon vieillard se frotta les mains, comme il faisait toutes les fois que le souvenir de Sainte-Thérèse traversait son esprit. Sa sœur sourit avec malice, pendant qu'il disait tout bas, comme si on eût pu l'entendre :

« Allons, nous verrons, dans trois ou quatre ans, ce que fera mon coquin de neveu !

-- Mon cher Georges, ce qu'il fera est, hélas ! facile à prévoir..

-- Ah ! le brigand !

-- Mais, mon ami, pourquoi évites-tu de lui faire voir Paule, soit à Paris, soit à la campagne ? Elle grandit, et, chaque année, on constate en elle une transformation favorable. Assurément, elle n'est plus laide, tandis qu'elle l'était dans l'enfance.

-- Non elle n'est plus laide ; ce sera une de ces femmes dont on ne parle pas, agréables sans être jolies ; mais à quoi bon les rencontres ? Laisse-moi faire ; j'ai mon plan.

« Ailleurs, Léonce trouve un charme, un éclat, un brillant, un entrain, qui le séduisent. Comment lutter contre cet entraînement ? Ce que je cherche à lui faire connaître, c'est l'âme de Paule. Je la lui ai montrée quand elle n'avait que neuf ans. Depuis lors, je la lui montre encore par tous les petits faits qui se rattachent à l'existence de cette enfant. Je le tiens au courant de ses études, de ses progrès ; je lui fais estimer son caractère, et nos entretiens sur ce sujet finissent là ; jamais un mot de plus ; pas une allusion ; absolu silence. Et puis, il sait, par les gens du village, que les pauvres l'ont surnommée l' ange des Églantiers.

-- Elle s'occupe des pauvres ?

-- Oui, pendant ses vacances. Ce n'est pas qu'elle puisse leur porter de grands secours, car je mets à sa disposition peu d'argent, de peur qu'elle ne se déshabitue de la pauvreté qui peut-être sera son partage ; mais si tu savais les bonnes paroles qu'elle leur adresse, les soins affectueux qu'elle donne à leurs malades ; les saintes consolations qu'elle prodigue à ceux qui vont mourir ! Ah ! oui, ils ont raison, elle est l'ange des Églantiers ! »

Pendant que M. Lemaire et Mme Delville regardaient Paule grandir, et devenir une élève modèle, Olga grandissait aussi ; et comme, cédant à ses désirs, on avait fait d'elle une femme bien avant l'âge, on commençait à la voir briller dans le monde.

À force de cajoleries, de mots adroits, et même de petites scènes, au besoin, elle avait obtenu de son père adoptif que Saint-Aubry ne fût plus, pour ainsi dire, qu'un pied-à-terre ; c'était à Paris qu'il fallait passer quatre mois d'hiver, après en avoir passé cinq ou six aux bains de mer, ou dans les villes qui servent ordinairement de rendez-vous à la foule compacte des ennuyés. Que devenaient donc les beaux rosiers de Saint-Aubry, dont l'innocente passion de Mme Alban avait su varier les espèces et faire des bosquets si charmants ? Hélas ! les roses s'en étaient allées où va tout ce qui cesse d'être cultivé, protégé, tout ce qui ne se sent plus aimé ! Se fanant sur leurs tiges, elles avaient manqué de soins ; les tiges elles-mêmes avaient souffert ; beaucoup de racines avaient perdu le principe de vie. C'était la tristesse, c'était la mort, dans ce joli coin de terre dont Mme Alban avait dit autrefois : c'est un vase plein de roses !

Cette séparation presque totale de tout ce qui plaisait tant à ses yeux, de tout ce qui encadrait si parfaitement sa nature endormie s'était faite progressivement, sans qu'elle y eût opposé d'autre obstacle que des soupirs et de tendres regrets, bientôt suivis d'un doux acquiescement aux volontés de son cher Georges. Celui-ci s'apercevait à peine du sacrifice de détails que, par faiblesse pour l'enfant, il imposait à la femme au déclin de l'âge. Elle était d'ailleurs si soumise, qu'on se trompait facilement sur le plus ou le moins de répugnance qu'elle éprouvait pour son nouveau genre de vie.

Il était arrivé que cette nature, faible au moral et au physique, n'étant plus comme enclavée dans les habitudes sédentaires qui la soutenaient, s'était affaiblie plus encore et menaçait ruine. De tout temps amie du silence et de la paix, Mme Alban en était venue à souffrir de tout bruit, de tout mouvement, de toute discussion. Bonne toujours, elle s'était immolée par degrés jusqu'à l'oubli de ses goûts les plus chers, et elle avait pris le parti de se taire en toute circonstance, se laissant emporter par le flot, conservant un visage impassible, encore aimable, mais sans expression, et presque sans vie.

On avait fait d'elle une voyageuse ; à présent, on lui donnait le rôle, fatigant et multiple, d'une maîtresse de maison qui doit représenter, recevoir, et courir le monde. Il fallait s'user dans d'incessantes veilles, à l'âge du repos. Elle y consentait, la pauvre femme, comme à tout le reste, sans récriminations, mais avec cette impuissance d'action qu'elle apportait en toute chose. Douceur, inertie, c'étaient là ses attributs. Olga prenait l'initiative, et préparait les décisions qu'était censé donner M. Alban.

On avait loué à Paris un élégant hôtel ; on y donnait de somptueuses fêtes, auxquelles étaient invités tout ce qu'on pouvait réunir d'indifférents aimant la lumière, la gaieté et le bruit. Sur cette scène nouvelle, Olga rayonnante triomphait.

Elle n'avait que dix-sept ans, mais son assurance lui en donnait vingt, et tout le monde sentait que la maîtresse de la maison n'était que l'ombre de cette superbe jeune fille qui imposait ses goûts, ses fantaisies, et se faisait si bien obéir.

Le plus assidu des cavaliers était, bien entendu, Léonce, toutes les fois que ses travaux lui en laissaient le loisir ; car pendant que la fille adoptive était devenue une brillante étoile, lui était devenu inspecteur des finances, et se trouvait souvent éloigné de Paris. Quand il paraissait à l'hôtel, il était reçu avec la plus entière cordialité par M. Alban, avec bonté par sa femme et avec une fierté tant soit peu impertinente par la belle héritière, qui comptait sur lui avec sa présomption et son égoïsme ordinaires.

On se pressait dans les salons, il n'était question que des bals et des concerts que donnait Mme Alban. Ce n'était pas qu'elle fit personnellement de grands frais, car la représentation lui était insupportable. Elle avait adopté un sourire banal qui disait à tous la même chose, tant lui étaient importunes ces foules élégantes qui se rencontraient chez elle.

Cependant, toujours échappant aux détails, M. Alban suivait ponctuellement les caprices de sa fille adoptive. Il lui fallait un théâtre pour faire valoir les dons extérieurs qui la rendaient si orgueilleuse. M. Alban, pour lui complaire, avait mis sa maison sur un tel pied qu'on regardait comme une faveur d'être invité. On était deux ou trois cents à briguer cette faveur ; les amis présentaient leurs amis ; il y avait encombrement à chaque nouvelle réception.

Il était fier, M. Alban, lorsqu'il voyait rayonner Olga. Il écoutait les murmures flatteurs qui couraient entre les portes. Il se disait que bientôt viendrait le temps d'accorder l'héritière au plus digne. Toutefois, cette grave question ne le préoccupait nullement ; il se regardait comme fixé sur ce point. Ne savait-on pas que, en dépit des pronostics de M. Lemaire, les Églantiers attendaient leur reine, et que cette reine ne pouvait être qu'Olga ? Elle-même n'en doutait point, bien qu'aucune démarche n'eût jamais été faite.

Quand on s'étourdit, on peut être heureux ; mais il y a toujours un moment où forcément le calme se fait. M. Alban ne voyait pas l'ennemi s'avancer à pas lents vers sa maison, et la menacer d'un mal sans espoir. Le tourbillon d'une vie agitée l'emportait, et avec lui sa faible et placide compagne. À peine remarquait-il, dans cette frêle organisation, quelques symptômes alarmants : il n'était pas dans sa nature de s'inquiéter et d'approfondir la situation.

Mme Alban, depuis cinq à six mois, semblait s'annihiler davantage, et prendre encore moins d'intérêt à ce qui se passait autour d'elle. Soumise à tous et à toutes, elle devenait craintive, ne témoignait plus ni attrait, ni répulsion. La mémoire lui faisait à chaque instant défaut ; les expressions justes lui échappaient ; elle employait fréquemment des mots impropres. Elle n'était même plus capable de tenir en règle les comptes du ménage, et Mme Arthémise, au lieu d'être son bras droit, la remplaçait aux yeux des domestiques, affectant insolemment de leur faire constater l'incapacité progressive de leur pauvre maîtresse.

Longtemps les choses marchèrent comme d'elles-mêmes ; cependant le mal augmenta. Il y eut un arrêt soudain ; et Mme Alban fut déclarée atteinte d'un mal incurable qui, à la fois, pesait sur le corps et sur la pensée. Aucune violence, aucune révolte ; c'était un accablement silencieux, une paresse d'intelligence allant jusqu'à préférer à tout l'inaction.

Bientôt cette triste nouvelle se répandit ; le monde y fut, comme toujours, assez indifférent ; mais les vieux amis y prirent une part bien vive. M. Alban fut d'abord terrassé. Il était si loin de s'attendre à une pareille épreuve ! Sa surprise fut même une angoisse d'autant plus vive qu'il se reprochait de ne pas avoir compris les annonces d'un mal que peut-être on eût pu conjurer. À l'instant, tout s'immobilisa autour de Mme Alban. La vie bruyante fut brusquement arrêtée ; son mari ne pensait qu'au malheur qui la frappait. Il appelait autour d'elle les plus fameux savants ; mais ce mal, c'était l'inertie physique et morale ; aucun ressort ne pouvait être mis en jeu.

Et Olga ? que disait-elle ? que pensait-elle ? que faisait-elle ? Hélas ! les amis de Paris, et Léonce lui-même, avaient constaté ce fait étrange : Olga se prenait pour la victime. En face de cette bienfaitrice de qui elle avait tant reçu, la jeune fille se plaignait de ses propres fatigues, de ses ennuis, de ses privations. À peine accordait-elle à Mme Alban un peu de compassion ; elle la soignait sans tendresse, car pour cette nature capricieuse la lassitude nerveuse était venue en même temps que l'événement.

Habituée à se regarder comme un centre, Olga ne s'était point préparée de longue date à la vraie vie de la femme, qui est le dévouement dans les circonstances ordinaires, l'abnégation dans les choses de tous les jours. Elle était donc tout étonnée d'être obligée de se dévouer dans une certaine mesure, et de voir que les soins et les sympathies se tournaient naturellement vers la pauvre malade.

M. Alban reconnaissait, trop tard hélas ! que dans l'organisation de son existence, il avait trop donné à la fille adoptive, et trop refoulé les tendances morales et physiques de sa pauvre compagne, qui n'avait jamais eu besoin que de silence, de repos et d'uniformité. Il sentait une douleur profonde devant cette vieillesse attristée, qui ne devait plus avoir aucune jouissance, mais au contraire, subir toutes les dépendances, toutes les privations. Sa peine s'augmentait de la froideur d'Olga.

Était-ce donc un cœur ingrat qui se révélait tout à coup ? Non, c'était l'égoïsme de la vanité dans une jeune fille qui, ayant reçu de Dieu la beauté, aurait voulu rapporter tout à elle, et ne pouvait supporter la tristesse et le malheur d'une autre.

M. Alban était trop bon pour accuser le cœur d'Olga ; il ne convenait pas de ses torts devant les étrangers ; mais seul avec la pauvre malade, il lui arrivait de mêler ses larmes aux siennes et de dire avec elle :

« Pauvre petite Henriette ! si du moins elle était là ! »

Cependant, le peu de dévouement que Mme Alban trouvait dans Olga n'étonnait que les moins clairvoyants. Beaucoup avaient depuis longtemps compris ce caractère léger et personnel.

Le futur héritier de M. Lemaire l'avait-il lui-même compris ? Nul ne le savait. Fidèle à son plan et aussi à la promesse qu'il avait faite à son oncle, il n'avait avec les Alban que des rapports d'homme du monde, rapports tout extérieurs ; et même avec ses amis, il affectait de ne jamais parler de la fille adoptive. Était-il physionomiste, ou ne l'était-il pas ? Se faisait-il illusion, où voyait-il Olga comme elle était réellement ? Mystère ! Mme Delville, sa tante, eût vivement désiré l'éclairer, mais il évitait les tête-à-tête et semblait craindre toute explication. Toujours est-il que Léonce prenait intérêt aux progrès de Mlle Valmont, à ses études, à ses succès, aux éloges que lui donnaient tous ceux qui surveillaient son éducation.

Se trouvant pour quelques jours à Lille, résidence ordinaire de sa tante, il rencontra dans le salon de Mme Delville un noyau de société auquel Mlle Valmont était extrêmement chère. Deux de ses plus aimables compagnes avaient quitté, l'année précédente, le couvent de Paris qu'elle habitait encore ; elles entretenaient avec Paule une correspondance suivie, et leur amitié expansive cherchait toute occasion de faire valoir leur amie. Mme Delville réunissait souvent à sa table quelques intimes. Dans ces paisibles cercles de femmes, travaillant le soir autour d'une lampe, avec une simplicité antique, on ne s'en tenait point aux froides règles de l'étiquette. On causait à cœur ouvert ; on plaisantait, on riait, et l'on traitait cinq minutes seulement les questions les plus opposées : une ombre de philosophie, suivie de chiffons et dentelles ; puis venaient les vicissitudes de ménage, les désespoirs des maîtresses de maison, causés par leurs chambrières : enfin les recettes de conserves et de confitures, etc., etc.

C'est à la faveur de ces aimables bavardages que le nom de Paule se trouvait fréquemment sur les lèvres des deux sœurs. Ce soir-là, elles ne tarissaient pas en louanges sur leur chère compagne : Léonce ne les gênait point, car il était plongé, à deux ou trois mètres de distance, dans une partie de dames, avec un très jeune cousin qu'il voulait amuser, et à qui il montrait patiemment les règles du jeu.

Pendant qu'on causait autour de la table où broderies et crochets s'étaient donné rendez-vous, qu'arrivait-il ? Le maître semblait n'être pas plus fort que l'élève, et ne se tirait pas mieux que lui des circonstances embarrassées. Ses fautes ne venaient-elles point d'une distraction consentie ? c'est probable, car il prêtait l'oreille aux paroles des deux sœurs ; et le petit cousin prenait les dames du grand cousin avec un bonheur insolent, convaincu qu'il faisait de rapides progrès, dès sa première leçon.

Mme Delville semblait prendre le plus vif intérêt à la conversation. Une de ces dames demandait aux deux sœurs :

« Êtes-vous toujours en rapport avec Mlle Valmont ?

-- Oh ! certainement, madame ; nous l'aimons trop pour jamais l'oublier !

-- Et sa cousine ? la connaissez-vous ?

-- Nous l'avons vue quelquefois au parloir du couvent ; elle est fort belle.

-- On la dit peu aimable en famille ?

-- Je ne sais pas si cela est vrai ; Paule ne nous a jamais dit que du bien de sa cousine.

-- Elle est du moins très froide, très peu sensible aux peines de sa famille adoptive, car l'état de la pauvre Mme Alban lui laisse le loisir de se plaindre à chacun de la tristesse qui entoure à présent l'hôtel. On dit même qu'elle finira par décider M. Alban à recevoir comme à l'ordinaire ; c'est elle qui fera les honneurs, et la pauvre vieille sera là, comme un zéro, présidant sans présider, mais servant au triomphe de sa fille adoptive... Oh ! quel profond égoïsme ! »

Le silence accueillit cette amère tirade ; on ne voulait pas accabler Olga, et personne cependant ne pouvait l'approuver.

« Tenez, mes amies, je ne veux plus parler de cette belle Olga ; j'en ai déjà trop dit. Occupons-nous plutôt de la bonne et douce Mlle Valmont. Avez-vous reçu depuis peu une lettre d'elle ?

-- Ce matin même.

-- Oh ! que vous seriez aimable de nous en lire quelques passages ! C'est peut-être une indiscrétion ?

-- Oh non, madame ; cette lettre ne contient point de secrets. »

Tout en disant cela, la plus jeune des deux sœurs regardait du côté de la partie de dames, comme si la présence de Léonce l'intimidait un peu.

« Oh ! je vous en prie, ma chère enfant, dit tout bas Mme Delville, que mon neveu ne vous gène en rien ; vous le voyez absorbé ; rien de captivant comme un damier. Regardez-le, les coudes sur la table, les yeux fixes, le visage impassible ; je parie qu'il est à cent lieues de notre conversation. »

La jeune fille se rassura, ouvrit un agenda dans lequel se trouvait la lettre de son amie, et lut à mi-voix :

« Mes bonnes amies,

« Vous m'avez demandé des nouvelles de la chère demeure où nous avons passé ensemble de si douces années d'étude et de plaisir : que vous dirai-je ? Il n'y a pas grand-chose de nouveau ici. La paix règne entre nos vieux murs ; le devoir accompli y mêle une jouissance calme, dont je sens le prix chaque jour davantage. De nos mères, que vous apprendre ? Leurs jours sont tellement pareils entre eux ! Nous les voyons, aux mêmes heures, venir à nous, aider notre intelligence, et nous faire aimer le bien ; puis elles rentrent dans le secret de leur clôture, et l'autre partie de leur existence se passe entre leur âme et Dieu. C'est une bien belle vie !

« Et pourtant, je ne me sens pas appelée à cette solitude, et bien que je n'aie pas comme vous, mes amies, une famille qui m'attende, je suis disposée à m'éloigner quand le temps sera venu, et à entrer dans la voie sérieuse que mon tuteur, ou plutôt mon second père, m'a si généreusement tracée. Mon cœur déborde de reconnaissance envers M. Lemaire ; je lui dois tout ! Hélas ! sa longue vie me fait peur ; je n'aurai pas le temps de lui témoigner ma gratitude. S'il avait des peines, je voudrais le consoler ; s'il était malade, je voudrais le soigner, au prix de mon repos. Mais il est, au contraire, le soutien de tous. Sa gaieté, son originalité, son excellente constitution l'exemptent des défaillances de la vieillesse, et je ne lui serai jamais bonne à rien, heureusement pour lui !

« Vous savez que la pauvre Mme Alban est toujours dans un état qui la rapproche de l'enfance ? il paraît que son mal est sans remède, et qu'elle perdra tout à fait la mémoire. Que c'est triste !

« Je plains de tout mon cœur ma cousine Olga. Voir ainsi s'effacer sa mère adoptive, c'est affreux ! Mais elle a bien plus de courage que moi ; elle supporte cette terrible épreuve avec assez de sang-froid, et l'on dit même que, à sa prière, on reprendra, cet hiver, les jours de réception à l'hôtel ; c'est sans doute parce qu'on pense que la distraction fera du bien à la pauvre malade. Dieu le veuille ! Il paraît que, depuis quelque temps, elle est presque paralysée ; on la conduit avec peine de son lit à son fauteuil ; on la porte à l'église. Oh ! s'il me fallait voir mon cher tuteur ainsi dépendant et sans force, que de larmes je verserais ! je n'aurais pas d'autre courage que de me dévouer pour lui.

« Au revoir, mes bonnes amies, je vous embrasse du fond de mon cœur,

« PAULE VALMONT. »

-- J'ai gagné ! j'ai gagné ! » s'écria le petit cousin, avec une joie si communicative qu'il y eut dans le cercle féminin, un éclat de rire général.

C'était pourtant vrai ! Le petit bonhomme était maître du terrain ; et M. l'inspecteur des finances, honteux comme un renard qu'une poule aurait pris, selon l'expression de La Fontaine, ne savait que dire pour s'excuser de ses impardonnables distractions, devant la galerie qui se moquait de lui sans ombre de pitié. Quand on eut bien ri, le petit cousin n'en demeura pas moins convaincu que lui, débutant, avait fort bien joué, et Mme Delville pensa, de son côté, que son neveu l'inspecteur avait fort bien écouté.

VII -- Le pavillon.

Si M. Lemaire se trompait dans ses pressentiments, c'était du moins de bien bonne foi. Il ne concevait aucun projet d'embellissement, aux Églantiers, sans que la pensée de sa chère Paule y fût mêlée ; et, tout en ne laissant jamais échapper en sa présence une parole qui pût révéler à l'enfant le secret désir du vieillard, il consultait habituellement son goût dans les aménagements nouveaux qu'il méditait. L'orpheline en était toujours étonnée.

Un matin, elle avait alors dix-huit ans, l'ayant conduite en un charmant endroit du parc, où il avait résolu de faire élever un pavillon, il lui soumit son projet, et lui témoigna l'intention de suivre, dans cette construction toute capricieuse, le plan qu'elle-même aurait jeté sans art sur le papier.

Paule s'intéressait à toute œuvre artistique, et crayonnait d'ailleurs assez facilement. Elle avait du goût, de l'imagination ; elle pouvait donc voir en sa pensée la silhouette du pavillon, et lui donner un corps, pourvu qu'elle consentît à en prendre la peine. Cependant, la timide Paule hésita, et demanda vingt-quatre heures.

« Vingt-quatre heures ? Mais, ma chère enfant, il vous faut dix minutes pour tracer sur le papier quelques grandes lignes. Nous n'avons besoin ni d'équerre, ni de compas. Donnez-moi seulement votre idée ; j'y tiens absolument.

-- Pourquoi y tenir ? demanda-t-elle. Permettez-moi de ne vous répondre que demain, après avoir consulté Olga, avec toute la discrétion possible.

-- Olga ? qu'est-il besoin de mettre en tiers votre cousine, dans cette fort petite affaire ?

-- C'est pourtant son affaire, beaucoup plus que la mienne !

-- Comment cela ?

-- Oh ! ne vous fâchez pas, ami ; je n'ai pas fait exprès d'apprendre ce que vous ne vouliez peut-être pas dire encore ; mais tout le monde le sait, et je le tiens de Mme Arthémise. Olga doit un jour habiter les Églantiers ; ne faut-il donc pas préférer sa pensée à la mienne, et lui préparer, ainsi qu'à vous, une joie de plus en lui demandant, sous forme de plaisanterie, son goût sur le style de cette élégante fantaisie ? »

M. Lemaire devint pensif ; il regarda affectueusement l'enfant dont il était le tuteur et l'ami, puis il lui dit :

« Ainsi, Paule, vous croyez aussi, vous, que le triomphe de la beauté est toujours assuré ?

-- Mais je crois ce que tout le monde croit à Saint-Aubry. D'ailleurs, Olga réunit tous les avantages.

-- Tous les avantages ?... Est-ce bien sûr ?

-- Il me semble qu'elle en réunit du moins beaucoup. La beauté, la fortune, du brillant...

-- Du brillant, oh, oui, au moins assez !

Mais si l'on additionnait ce qui manque ?... Écoutez-moi bien, Paule ; je veux que vous le sachiez : jamais un mot, en ce sens, n'a été dit ni par moi, ni par mon neveu.

-- Vraiment ?

-- Jamais. »

Paule parut beaucoup plus surprise de ces paroles qu'elle ne l'avait été de celles de la femme de charge. Elle s'était accoutumée à l'idée que lui avait adroitement inculquée Mme Arthémise. « Oui, s'était-elle dit souvent, Olga régnera un jour dans cette superbe demeure ; et moi, je serai, là-bas, une pauvre institutrice... mais je dois encore me trouver heureuse, et bien reconnaissante, car je ne pourrais pas obtenir cette position honorable sans la généreuse bonté de mon tuteur. »

Ainsi raisonnait la bonne petite tête de Paule ; et quand son cœur se serrait devant ces deux avenirs, formant un si profond contraste, elle disait à son cœur : « Tais-toi ! le bonheur sera pour Olga ; le travail et la dépendance pour moi ; mais au fond d'une vie pénible, assujettie, il y a peut-être aussi du bonheur, un bonheur qui ne se voit pas : la joie du devoir accompli. »

Après l'aveu de Paule, M. Lemaire reprit :

« Ma chère fille, bien que tout le monde voie comme vous, dans Olga, ma future nièce, je désire avoir dans mon parc un pavillon de votre goût. Sans m'occuper de l'avenir, j'entends que cette petite retraite soit d'abord pour vous un lieu de repos, ou d'études musicales et littéraires, pendant vos vacances.

-- Puisque vous me permettez d'habiter en passant votre propre demeure, pourquoi bâtir exprès pour moi ?

-- Pourquoi ?... parce que je suis un original. Vous le savez ; vous ne devez, par conséquent, vous étonner de rien. Je veux mon pavillon ! J'y mettrai les meubles et les portraits de famille que votre respectable tante vous a laissés, héritage du cœur que rien en ce monde ne remplace. Vous serez là, au milieu de vos souvenirs d'enfance, et tout à fait chez vous. Il faudra donner un nom de votre choix à cette petite résidence. Allons, installez-vous devant cette table ; prenez ce crayon, cette feuille de papier, et esquissez-moi mon pavillon. Quant au style, pure fantaisie ; mais que cette fantaisie soit bien réellement la vôtre.

M. Lemaire laissa sa pupille sous un chêne faisant berceau ; là, se trouvaient une table peinte en vert, une chaise de jardin, du papier et des crayons. Il lui recommanda encore de faire quelque chose de joli, puis il l'abandonna à l'inspiration.

Restée seule, Paule trouva que, effectivement, tout ceci prouvait une grande originalité. À quoi bon, se dit-elle, créer pour moi une retraite, dans un lieu où je ne suis qu'une étrangère, comblée des bienfaits d'un ami de ma famille, et apprenant à gagner ma vie ?

Cependant, elle ne pouvait désobliger celui de qui elle tenait tout. Reposant un moment sa tête dans ses mains, elle rêva.

Son rêve fut celui d'une orpheline qui sait n'avoir aucun foyer. Elle pensa que le gracieux caprice de son vieil ami ne s'étendrait pas à plus de deux ans, car il faudrait alors que l'institutrice commençât sa carrière. Donc, Paule résolut de ne point se considérer elle-même, dans la conception de ce pavillon, mais d'en indiquer les contours et les proportions en vue de ce qui devait se faire dans deux ans.

Les yeux fermés, elle retrouva dans sa mémoire deux images : la future châtelaine, et Léonce que depuis longtemps elle n'avait pas rencontré. Elle le connaissait pourtant ; la bonne et loyale expression de son visage lui était présente. D'ailleurs, ne voyait-elle pas, à Paris et à la campagne, les portraits de Léonce à tous les âges de la vie ? Ici, tout enfant, il jouait avec un chien sur le gazon ; là, debout, en costume de chasse, il partait, le fusil sur l'épaule ; là encore, il avait mûri, et ses traits prononcés rendaient noble une physionomie autrefois rieuse.

Paule, en revoyant en elle ces images, voulut être agréable à ceux qui jouiraient bientôt du pavillon ; et, prenant un crayon, elle fit grossièrement, comme on le peut faire quand on ignore toute règle de l'art, deux esquisses : l'une indiquait la partie extérieure du petit bâtiment ; un hémicycle adossé au massif d'arbres verts ; façade au midi, pourtour à colonnes, à la manière orientale, permettant de jouir à la fois de l'ombre et de l'air libre ; un toit en terrasse, dépassant le pourtour, de manière à former un balcon, soutenu par deux cariatides.

L'esquisse qui donnait idée de l'intérieur représentait une pièce unique, mais vaste. Au fond de l'hémicycle, un piano à queue pour Olga. Du côté droit, une table à ouvrage. Le côté gauche était occupé par une bibliothèque, un chevalet, et tout le matériel d'un peintre, car Mlle Valmont n'ignorait pas que le goût naturel de Léonce le portait vers la peinture, et qu'il n'avait sacrifié, pour un temps, ses penchants artistiques que par soumission aux ordres de son oncle. Sur la cheminée, elle crayonna une pendule antique ; sur la console, sur le guéridon, partout, elle jeta des fleurs ; car, dans sa pensée, il fallait que ce petit coin de la terre fût orné, parfumé, embelli, puisqu'il était destiné à servir un jour de cadre au bonheur.

Alors Paule, appréciant d'instinct cet avenir qui était en ce monde la part de sa cousine, conclut que se retirer du bruit et des indifférents, ce devait être un bien sans pareil, quand on pouvait se reposer sur une affection durable.

Que peut-il y avoir de plus doux, se demanda-t-elle, que la solitude sans l'isolement ?

Elle écrivit donc, au bas de l'esquisse, ce nom qui devait rester à la construction : Solitude . Puis, ayant ainsi achevé ce singulier travail, elle joignit les mains, et une fois de plus renonça dans son cœur à toute pensée jalouse, qui eût pu toucher secrètement au bonheur d'Olga :

« Non, non, mon Dieu., je ne consens à aucune plainte, ce que vous faites est bien fait ! »

Ensuite elle releva la tête, et tressaillit en apercevant M. Lemaire qui, les bras croisés, l'observait entre deux touffes de verdure ; épiant, d'un regard plein de finesse, son émotion passagère et son retour à la sérénité.

« Qu'avez-vous fait, ma fille ? dit le vieillard. Montrez-moi votre esquisse. »

La jeune fille montra les deux plans, qu'il lui fallut expliquer. Sa voix tremblait légèrement, en donnant le détail de ses pensées les plus intimes. Le vieillard prit tout en riant, comme il avait coutume de faire quand il se sentait attendri. Il accepta et loua même la conception du dehors ; mais d'un coup de crayon, bien sec et bien nerveux, il biffa, à l'intérieur, tout l'attirail de peinture, et dit à Paule :

-- Que m'importe l'avenir ? c'est le présent qui m'occupe. Il n'y aura ici que ce qu'il vous paraîtra bon d'y mettre, entendez-le bien. Et puis, comme il est utile et consolant de sentir tout près de soi un être dévoué, je ferai construire derrière l'hémicycle, au milieu de ces arbres verts, une chambre pour votre fidèle Catherine.

Paule voulut encore opposer à ce projet quelques raisons fort justes, tirées du peu de temps qui s'écoulerait entre le moment présent et celui où elle commencerait à utiliser ses études.

« Mon enfant, dit le bon vieillard un peu attristé, ne faites pas de peine à votre meilleur ami ! Il veut vous créer une aimable retraite. Refuseriez-vous d'y venir vous reposer chaque année de vos fatigues, quand vous aurez embrassé l'honorable carrière qu'il vous prépare ?

-- Non certes, je ne refuse pas », répondit Paule avec un sanglot dans la voix ; car elle venait de penser que son bienfaiteur ne pouvait plus avoir que peu d'années à vivre, et qu'alors elle serait toute seule !

« Ma petite enfant vous reviendrez ici toutes les fois que les circonstances vous le permettront ; moi, je vous attendrai toujours.

-- Oh ! que vous êtes bon ! s'écria l'orpheline, je devrais vous appeler mon père !

-- Chère Paule, je remplace auprès de vous mon pauvre Valmont ; c'est lui-même qui m'a choisi pour veiller sur vous. Mais, dites-moi, quand je ne serai plus en ce monde, ne viendrez-vous pas aux Églantiers, puisque vous prévoyez que, par la décision de mon neveu, votre cousine en sera dame et maîtresse ? »

Paule jeta son beau et doux regard dans celui de son seul ami, et, comme une enfant qui a peur, sans savoir précisément de quoi et pourquoi, elle dit tout bas :

« Si vous n'y étiez plus, je n'y reviendrais jamais. »

M. Lemaire ne demanda aucune explication, et s'efforça de distraire Paule en causant avec elle, afin de chasser ces tristes pensées.

Cependant, tandis qu'aux Églantiers protecteur et protégée comptaient, si bien l'un sur l'autre, il y avait à Saint-Aubry la même indifférence dans le cœur d'Olga. À mesure que s'affaissait la pauvre Mme Alban, la femme de charge, devenue plus indispensable encore que par le passé, affectait, par un calcul tout personnel, de mettre la fille adoptive au premier rang. Loin de voiler respectueusement aux yeux des étrangers et des serviteurs l'affaiblissement intellectuel de la malade, elle se faisait un jeu cruel de raconter mille détails qui prouvaient le désordre des idées. Hélas ! elle osait plaisanter, même avec la fille adoptive, sur ces premières absences d'une intelligence atteinte par un mal qui devait aller croissant !

Olga, lassé promptement du spectacle de la douleur sous son propre toit, ne repoussait pas ces discours malséants ; elle-même s'accoutumait, peut-être à son insu, à ne plus compter Mme Alban, à la considérer comme un obstacle, un embarras, un trouble-fête ; à lui échapper autant que possible, comme on échappe à l'air contagieux qui menace l'existence. Quand on vit sur soi, et pour soi, que faire du malheur d'un autre ?

Olga était si légère et si vaine qu'elle ne regardait jamais en elle-même. Si elle y eût découvert l'ingratitude, elle en eût conçu de l'horreur ; mais l'heure où elle devait être broyée par une souffrance salutaire, n'était pas encore sonnée.

M. Alban, forcé d'ouvrir enfin les yeux sur le caractère égoïste de son héritière, était redevenu triste et soucieux comme autrefois. Il regrettait d'avoir sacrifié à l'enfant d'adoption cette femme bonne et maladive que la tendresse de son entourage et la placidité de la campagne eussent peut-être préservée d'une maladie sans espoir.

D'autre part, M. Alban ne perdait pas de vue la Sainte-Thérèse, qui un jour couronnerait ses désirs. Léonce était trop frappé de la beauté d'Olga pour jamais penser à une autre. La chose était certaine. Et l'héritière, qu'en pensait-elle ? Croyait-elle encore aux propos flatteurs de Mme Arthémise ? Oui, assurément, sa vanité y trouvait tant de charmes ! Elle ne doutait point de la facile royauté dont le diadème ceindrait bientôt son front. Elle, ou sa cousine, devait être à vingt ans reine des Églantiers ; la femme de charge l'avait dit en secret ; mais l'orgueilleuse Olga pouvait-elle admettre un instant que l'humble Paule, si effacée, pût lui être jamais comparée ? être belle c'était, dans la pensée d'Olga, régner d'avance et sans contrôle.

Souvent assise, par convenance, auprès du fauteuil de Mme Alban, la fille adoptive s'abandonnait au rêve qui flattait son amour propre ; car l'amour-propre était seul engagé. Qu'elle serait fière, le jour où elle passerait triomphante de Saint-Aubry aux Églantiers ! quelque riches que fussent les Alban, leur fortune n'était point en rapport avec celle de M. Lemaire. Elle serait donc grande dame, comme pas une aux alentours ! Et à Paris ? quel luxe on joindrait au confortable solide de l'hôtel ! quelles fêtes on donnerait ! Et combien on allait parler d'Olga, si belle, dans le monde élégant !

Alors apparaissait, comme un point noir, la paralysie de Mme Alban. La jeune fille avait peur de ce point noir qui passait sur le disque éblouissant de son bonheur ; mais pour se rassurer, elle pensait aussitôt que la malade avait surtout besoin de soins matériels qui ne lui manqueraient pas ; ses domestiques s'entendaient si bien à la soigner. Il suffirait de lui faire une courte visite tous les deux ou trois jours ; ce serait assez ennuyeux ; mais enfin !...

Pendant que les esprits, dans ce petit cercle de société, s'occupaient en sens divers de l'avenir, M. Lemaire y pensait plus que tout autre. Il parlait rarement de la Sainte-Thérèse ; quelquefois cependant, avec sa sœur, ou avec la vieille Catherine.

La chère bonne femme ne tarissait pas quand on la mettait en demeure de dire ce qu'elle pensait de sa jeune et aimable maîtresse. Ses jours de bonheur, c'étaient ceux que Mlle Valmont venait passer aux Églantiers, seule avec son tuteur. Oh ! comme Catherine aimait cette jolie Solitude, construite sur le plan qu'avait tracé Paule !

M. Lemaire avait fait de ce lieu un délicieux séjour. Le mobilier de la vieille tante s'y retrouvait presque tout entier, et les portraits de famille en tapissaient les murailles. Père, aïeul, bisaïeul, tous avaient les yeux fixés sur la studieuse et raisonnable fille, en qui se résumait le passé si honorable des Valmont. Elle ressemblait à la dernière goutte d'huile d'une lampe, dont la lumière va s'éteindre ; humble lueur que nul n'apercevait, qui se perdait inconnue.

Et pourtant, une forte affection préservait Paule de l'oubli ; le vieillard s'était attaché à elle par ses soins, et par la manière dont elle y avait répondu. Arrivée à l'âge où devaient cesser pour elle les exigences du règlement d'un pensionnat, elle travaillait, tantôt dans une chambre que son tuteur lui avait fait donner au couvent, tantôt dans le silence du joli pavillon. C'est là que, le temps ayant passé, elle se disposait à subir l'examen supérieur, qui déciderait de sa carrière.

Lorsque M. Lemaire, assis en face de Paule, lisait son journal, il éprouvait une sorte de béatitude. Ce pavillon lui semblait une espèce de sanctuaire élevé à la vertu, à la bonté, à l'intelligence.

Souvent, lorsque l'orpheline étudiait seule dans la Solitude , elle se disait péniblement que, dans quelques mois, le temps viendrait d'enlever tous ces chers souvenirs, qui étaient des trésors à ses yeux. Où les mettrait-on ? Elle était étrangère partout ; assurément, elle ne demanderait pas à Olga de lui garder, en lieu sûr, ces meubles, ces tableaux. L'héritière des Alban affectait un tel mépris pour tout ce qui manquait de cachet ! « Non, se répondait-elle à elle-même, après la Sainte-Thérèse, je prierai mon tuteur, l'ami de tous les jours, d'enfermer ces souvenirs de ma famille dans quelque chambre du château, loin des appartements somptueux d'Olga ; mais où j'irai, quand ce serait à l'étranger, rien ne m'empêchera d'emporter mon bouvreuil. Pauvre petit ! il tient si peu de place ! il ne gênera personne. »

Cet oiseau avait été en effet le jeu le plus cher à son enfance ; le rendre heureux avait été un de ses plaisirs, sa perte l'avait un moment affligée, c'est pourquoi le bon M. Lemaire, afin que tout ne disparût pas en même temps, avait fait soigneusement empailler le bouvreuil, et Paule le regardait volontiers comme l'ombre de cette jouissance qui avait égayé son jeune âge.

Derrière l'hémicycle, selon le projet de M. Lemaire, Catherine avait sa chambre, chauffée dès l'automne par un bon poêle. Ce poêle la rendait heureuse ; mais pas plus que Minet, devenu vieux, et affligé, disait-elle, de quelques rhumatismes. Elle et lui se chauffaient de tout leur cœur ; c'était d'ailleurs leur principale occupation.

La vieille, quand elle ne se grillait pas les pieds, entretenait dans le pavillon une propreté coquette et minutieuse. Lorsque Paule était là pour quelque temps, Catherine la servait avec amour ; lorsque la jeune fille n'y était pas, elle l'attendait. C'était tout ce qu'on demandait à ses forces affaiblies ; mais le cœur était jeune, et savait garder la mémoire de tout le passé des Valmont. Avec M. Lemaire, elle se laissait aller parfois au plaisir de raconter, et parfois encore, elle énumérait les qualités de Paule et concluait à la louange la plus naïve et aussi la plus sincère.

Un jour, le bon maître s'avisa, pour se distraire sans doute, de comparer Paule et Olga, ce qui eut pour effet de mettre la bonne femme en fureur. Après avoir écrasé sous une foule d'épithètes fâcheuses la jeune héritière, elle finit par s'écrier :

« C'est un cœur froid que rien ne remue, pas même la triste maladie de sa mère adoptive. Oh ! quel dommage que monsieur ne puisse pas avoir une maladie pareille, on verrait ce que c'est que mademoiselle Paule !

-- Qu'entend-je, ma pauvre Catherine ? Vous regrettez que je me porte bien, et vous me souhaitez...

-- Ah ! Seigneur, ce n'est pas ma pensée ! Je veux dire seulement que... on verrait bien quelle est la meilleure des deux ! Mademoiselle voudrait venir tout de suite ici ; elle se mettrait en quatre pour servir monsieur, lui lire son journal, lui jouer du piano, lui chanter des chansons, l'amuser enfin. Mais il n'y a jamais rien à faire chez monsieur ; c'est tout au plus si je peux lui faire avaler tous les ans une tasse de tisane !

-- C'est encore trop.

-- Je n'ai jamais vu une maison comme celle-ci ; on se croirait chez un jeune homme.

-- Bon ! voilà qu'on me gronde à présent parce que je ne sais pas faire le vieux. »

M. Lemaire baissa la tête, sourit avec malice, et un instant après s'enfonça dans la lecture de son journal, moyen qu'il employait toujours pour rompre ses entretiens avec la bonne femme, et les empêcher de s'allonger indéfiniment.

Que se passa-t-il pendant le mois suivant ? Nul ne l'a su. Quelle cause de perturbation put compromettre une santé jusqu'alors si parfaite ? Mystère !... Toujours est-il qu'un matin, Catherine, entrant de bonne heure chez son vieux maître, le trouva étendu par terre sur son tapis. Depuis quand était-il là sans secours ? Il ne paraissait pas pouvoir s'en rendre compte. Catherine jeta un grand cri et fut prise d'une compassion profonde. Il revint à lui.

« Ah ! monsieur ! vite ! vite ! un médecin !

-- Un moment, s'il vous plaît. Pas tant de bruit ! Ce que j'ai est peu de chose.

-- Peu de chose ! tout comme madame Alban !

-- Aucun rapport. C'est une paralysie nerveuse, qui passera comme elle est venue.

-- Comme elle est venue ? Ah ben oui ! Monsieur en a pour le reste de ses jours !

-- Bien obligé, Catherine.

-- Mais, monsieur...

-- Point de mais... Écoutez-moi bien. Je suis malade et prétends me soigner à ma guise, et guérir tout de même. Je suis un homme à plaindre, c'est positif ; mais je ne veux voir personne, pas même un médecin.

-- Comment ?

-- Chut ! pas un mot ! On dira que je suis un drôle de bonhomme, un original, un fou, peu m'importe ! je me suis toujours moqué du qu'en dira-t-on ? Voici mon plan ; écoutez bien, et gardez-vous de me contrarier. Tout à l'heure, avec le secours de deux domestiques que vous irez chercher et qui me relèveront, je me traînerai péniblement jusqu'au pavillon ; c'est là qu'il me convient de subir ma courte maladie ; ce sera court, je connais mon tempérament. Le soir, on me ramènera dans ma chambre, et ainsi tous les jours, jusqu'à complète guérison.

-- Ah ! mon cher monsieur, c'est tout de même bien drôle de ne pas se laisser soigner comme tout le monde !

-- Rien comme tout le monde, c'est ma nature. Allez chercher Jean et Antoine.

-- Comment apprendre à l'office cette triste nouvelle ?

-- Dites-leur : monsieur est bien malade ; tout un côté qui ne marche plus ! Il veut se soigner à sa manière sans voir personne et sans médecin.

-- Qu'est-ce qu'ils vont dire ?

-- Ce qu'ils diront ? « Ah ! qu'est-ce que nous allons faire de lui ? il est si original et si entêté ! » Allez, Catherine, je finis par m'ennuyer par terre. »

Catherine tira son mouchoir de sa poche, car la triste situation de son vieux maître la touchait au plus haut point. Tout en s'essuyant les yeux, elle descendit à la cuisine, appela les serviteurs et leur apprit la fatale nouvelle qui, en un instant, fit le tour de la propriété, puis du village. Chacun était surpris, atterré ! et l'on se répétait l'un à l'autre : « Monsieur dit que c'est nerveux, et qu'il ne veut point qu'on le contrarie. »

On s'empressa d'accourir. Antoine et Jean relevèrent, sans trop de difficulté, le paralytique, dont heureusement tout le côté droit demeurait plein de vie.

« Menez-moi à la Solitude, dit-il d'un ton qui n'admettait pas de réplique. Il me faut du calme, les soins de Catherine, quand je les lui demanderai, et la seule compagnie de Mlle Valmont, qui viendra certainement aussitôt que mon triste état lui sera connu. Qu'aucun de vous ne s'inquiète et qu'on mette sa vigilance à me préserver des importuns. »

Les serviteurs obéissaient comme des automates, très étonnés de la remarquable présence d'esprit que conservait leur maître. Ils l'installèrent de leur mieux sur une chaise longue dans le pavillon, le plaignant de tout leur cœur, et lui promettant de faire bonne garde.

Huit jours se passèrent, huit jours de retraite absolue. Tous les matins, on voyait le pauvre infirme, soutenu par deux domestiques, faire lentement le trajet du château à la Solitude. C'était le moment où jardiniers, palefreniers, filles de basse-cour, cherchaient à se trouver sur son passage. Il les saluait en souriant, les appelant mes enfants, mes amis, et leur disant : « C'est nerveux, croyez-moi, cela passera comme c'est venu. »

Les braves gens se retiraient tout rassurés, car ils trouvaient que monsieur n'avait vraiment pas trop mauvaise mine.

Une fois enfermé dans le pavillon, M. Lemaire se plaisait à recevoir les soins affectueux et intelligents de Paule, qui jetait du charme sur ses longues heures d'immobilité.

Comme la studieuse jeune fille était sur le point de passer son examen supérieur, elle veillait chaque soir, reprenant sur son sommeil le temps qu'elle enlevait à l'étude pour le donner à son cher bienfaiteur. Il avait eu beaucoup de peine à calmer ses premières inquiétudes.

« Ma chère fille, lui avait-il dit, vos soins triompheront de mon mal ; rien ne peut résister à de telles preuves de dévouement et d'affection. Vous vous oubliez vous-même pour moi ! »

Paule s'efforçait de soulager le malade, lui cherchant les positions qu'elle croyait être les meilleures, mettant à l'arrangement de ses oreillers cet art dont le cœur a le secret. Puis, quand elle avait tout fait pour rendre la situation moins pénible, elle refoulait ses tristes pensées et lui proposait une partie de dames ou de dominos, paraissant y prendre elle-même un plaisir très réel. Ensuite, elle ouvrait son piano ; elle jouait, chantait, se dépensait tout entière, jusqu'à ce qu'elle entendît le vieillard lui dire d'une voix faible :

« C'est assez, ma fille, je vous remercie, vous m'avez fait du bien. Il est tard ; allez dormir. »

Alors, Paule prenait congé de son tuteur et, délicate avant tout jusque dans son dévouement, elle feignait d'aller dormir, de n'être nullement surchargée de travail, de ne sentir aucune fatigue.

Léonce, apprenant à Lyon, où il se trouvait alors, l'accident arrivé à son oncle, aurait ardemment désiré accourir près de lui ; mais les difficultés administratives le retenaient, et le dixième jour seulement, il put obtenir un peu de liberté.

Le cœur du jeune homme battait bien fort en approchant des Églantiers. Depuis deux jours, il n'avait point reçu de nouvelles, et l'on pouvait tout craindre d'un état que les efforts de la science ne cherchaient point à combattre, puisque M. Lemaire s'obstinait à laisser agir la nature.

À la vue des masses de verdure qui ombrageaient le château, aux bruits qui décelaient la vie d'une grande et riche habitation, au mouvement des paysans et des serviteurs, Léonce se sentait pris d'une affreuse tristesse. Ce superbe héritage lui inspirait une sorte de répulsion quand il venait à penser que, bientôt peut-être, ces grands biens tomberaient en sa possession, à la condition de perdre ce bien-aimé vieillard en qui il trouvait un père.

Il pressait le pas pour s'enquérir plutôt de ce qu'il lui importait tant de savoir ; et tout à coup, il le ralentissait de peur d'apprendre que le mal s'était aggravé. De loin, il aperçut Catherine et marcha droit à elle. La bonne vieille ne paraissait pas trop inquiète ; son maître avait su lui persuader que la maladie serait de courte durée ; il le disait, elle le croyait sur parole, tant il avait de puissance sur son esprit. Donc, en voyant Catherine, l'héritier tremblant se rassura.

Après avoir échangé quelques mots avec elle, il la suivit jusqu'au pavillon, puisque la bizarrerie du malade avait choisi cette espèce d'ermitage pour demeure pendant le jour.

Léonce n'était jamais entré dans la Solitude, et regardait cette construction, tout artistique, comme une élégante fantaisie de son oncle, se rapportant uniquement à sa pupille. Cependant, guidé par Catherine, il s'engagea dans l'allée de vieux hêtres. Des sons harmonieux s'échappaient du pavillon.

« Qu'est-ce que cela, Catherine ?

-- Monsieur, c'est Mlle Valmont qui joue du piano pour notre cher malade. Il n'y a rien qui lui fasse plus de plaisir que ça ; mais dame, il ne peut pas supporter qu'on interrompe.

-- Je le comprends. Laissez-moi seul, Catherine, je vais attendre ici. »

Léonce alla s'asseoir sur un banc, à peu de distance du pavillon, et Catherine rentra dans sa chambre par la porte de derrière, disant qu'elle allait préparer un tapioca bien léger pour son maître.

Demeuré seul, il put apprécier en connaisseur ce jeu brillant, ferme, et par instants si doux, si pénétrant, qu'on aurait dit qu'il cherchait l'âme du vieillard pour lui faire du bien et la consoler.

« C'est bien réellement pour lui seul, se dit Léonce. C'est la reconnaissance qui inspire ces notes parlantes. »

Un grand silence suivit. Il se levait, dans l'intention d'aller dire à Catherine de prévenir le malade, car la surprise aurait pu lui être funeste ; mais au contraire, il se glissa sans bruit le long du mur et prêta l'oreille.

Mlle Valmont chantait. Sa voix était posée, calme. Elle s'élevait parfois jusqu'à la hardiesse et retombait comme une plainte sur une souffrance ; alors son chant n'était plus qu'une parole intime, entendue seulement du vieillard qu'elle aimait et vénérait.

Paule ayant cessé de chanter, Léonce attendit quelques minutes, afin de laisser le temps d'annoncer son arrivée ; puis il entrouvrit doucement la porte. Son oncle, à demi couché sur sa chaise longue, le haut du corps appuyé sur de larges oreillers, paraissait fatigué, mais non accablé ; son visage n'annonçait aucun trouble, et ses yeux se reposaient, avec une indicible quiétude, dans les yeux de l'aimante et raisonnable enfant qui, agenouillée devant lui, passait et repassait la main sur ses membres immobiles. Tout ce que la bonté peut répandre d'attrait sur le visage humain apparaissait dans la physionomie de Paule. Vêtue d'une simple robe noire, elle avait l'élégance de la distinction.

Léonce alla droit à M. Lemaire, et baisa avec un sanglot cette main droite, en qui restait le sentiment de la vie.

Mlle Valmont ne quitta point l'humble place qu'elle occupait, et continua sa friction.

« Te voilà donc enfin, mon cher enfant ? dit le malade ; ah ! je sais bien que tu n'as pu venir plus tôt ! »

Léonce embrassa cordialement son second père, lui exprima en quelques mots sa tendre sympathie, et pensa seulement alors à saluer respectueusement Mlle Valmont. Elle leva sur lui son œil simple, qui n'avait connu ni la duplicité, ni l'afféterie.

« Vous êtes le bienvenu, dit-elle, car votre oncle parlait de vous sans cesse ! »

Le malade semblait, en présence de son neveu, éprouver un mieux subit, ce dont le jeune homme se réjouit extrêmement. L'oncle était pris d'une envie de remuer que Paule qualifiait d'agitation.

« Allons, calmez-vous, disait-elle en souriant, et de ce ton impérieux que prennent ceux qui nous aiment quand nous souffrons. Calmez-vous, je vous en prie ! Jusqu'ici, nous avons évité la fièvre ; il faut être raisonnable, sinon votre nuit pourrait s'en ressentir.

-- Eh bien, l'entends-tu, mon cher ? Esculape en personne ne m'eût pas mieux soigné ! Mes enfants, à vous deux, vous allez me guérir. C'est singulier ! je me sens mieux ! mais beaucoup mieux ! »

Catherine apporta le potage en question. Le malade eût souhaité faire tout franchement un bon dîner, entre Léonce et Paule. Son neveu l'engagea à se ménager par prudence. Après le potage, il lui persuada qu'un peu d'exercice au grand air lui ferait du bien. M. Lemaire parut le croire, et se montra malade obéissant. On se mit donc en devoir de longer l'allée de hêtres. M. Lemaire donnait à Paule le bras droit, et pesait de tout son poids, du côté gauche, sur Léonce, qui l'encourageait et cherchait à lui conserver bon espoir.

« Ne prends pas tant de peine, mon enfant, pour me rendre le courage ; je n'en ai pas manqué un seul jour.

-- Je connais, mon oncle, votre force morale.

-- Détrompe-toi ; je n'ai aucun mérite, car je savais que le genre de paralysie nerveuse dont je suis atteint ne dure jamais plus de dix à douze jours.

-- Vraiment ?

-- Oui, et c'est aujourd'hui le onzième. Aussi, je me sens étonnamment mieux !

-- Que Dieu en soit béni ! dirent ensemble les deux jeunes gens.

On marcha peu, de peur d'abuser des forces du malade. Rentré dans le pavillon, M. Lemaire, tout ragaillardi, plaisanta sur ses quatre oreillers, et en fit retrancher deux. Paule regretta le savant échafaudage qu'elle avait imaginé pour soutenir la tête du pauvre patient.

On se mit alors à causer de choses et d'autres. À dessein, M. Lemaire engagea la conversation sur un terrain où Paule pouvait intervenir, avec tout le bon sens et toutes les grâces féminines de son esprit.

Vint le moment de songer au repas du soir. Catherine croyait que M. l'Inspecteur se ferait servir dans la salle à manger ; dînant seul, et ayant derrière lui un domestique en habit noir ; mais l'Inspecteur témoigna le désir de ne pas quitter le pavillon, si la chose était possible.

-- La chose est fort possible, mon enfant, répondit l'oncle, puisque ma chère garde-malade dîne tous les jours sur cette table à côté de moi.

-- Vous dînez aussi, mon oncle ?

-- Oh ! je prends très peu de chose, de peur de me faire gronder, car cette méchante Paule est bien sévère !

Léonce insista pour obtenir qu'on mît son couvert.

-- Mais tu seras bien mal, mon enfant ? Tu n'auras pas même tes coudées franches. Et puis, je ne veux pas ici de maître d'hôtel ; et la vieille Catherine ne sert ni vivement, ni élégamment.

M. Lemaire appela Catherine qui accourut, reçut les ordres, et alla prévenir, à l'office, que M. Léonce mangerait au pavillon, et que M. Lemaire demandait un repas fin et copieux. Elle ajouta, non sans un peu de fierté, qu'elle seule servirait.

À sept heures, le couvert était mis ; on s'installa de son mieux, tout à côté de la chaise longue, et cette installation ressemblait beaucoup à une dînette qu'eussent faite deux enfants sous les yeux d'un bon grand-père.

On mangea de fort bon appétit, car les cœurs étaient portés à l'espérance.

Vint le dessert, moment d'abandon à tout banquet de l'amitié.

« Catherine, allez me chercher une bouteille de vin vieux ; j'entends qu'on boive à ma santé. »

Catherine rayonnante partit à l'instant, et revint hors d'haleine ; elle apportait une bouteille et deux verres.

« Seulement deux ? un troisième pour moi ?

-- Mais monsieur...

-- Un troisième, vous dis-je !

-- Mais mon oncle...

-- Tu m'ennuies, mon neveu. »

Sur ce, il se fit verser de son excellent vin ; et aussitôt, par une commune pensée, son neveu et sa pupille tendirent leur verre pour toucher le sien, en disant d'un ton affectueux et gai : « À votre santé ! »

À cet élan si vrai, le bon vieillard fut subitement attendri, et Paule en conçut quelque inquiétude, attribuant cette émotion à la faiblesse ; mais elle se tranquillisa en voyant le paisible sourire qui sortait de cet attendrissement.

Après le dîner, on causa une heure, puis il fut question de se séparer. Déjà Paule avait plusieurs fois regardé la pendule furtivement, car l'heure de sa veille studieuse était sonnée. Chaque soir, M. Lemaire, aidé d'Antoine et de Jean, sortait du pavillon à huit heures, et rentrait au château, la laissant sous la protection toute maternelle de sa vieille bonne. Alors, au lieu de quitter la Solitude, elle y passait quatre heures à travailler, et défendait à Catherine de dire qu'à minuit seulement elle rentrait à son tour au château, pour dormir près de sa fidèle gardienne. La jeune fille avait pâli, et Catherine hâtait de ses vœux la guérison de son vieux maître.

Cette heureuse guérison, le pourra-t-on croire ? arriva le soir même ! Mlle Valmont ayant été parler à Catherine dans la chambre qu'elle occupait derrière l'hémicycle, M. Lemaire profita de ce premier tête-à-tête avec son neveu pour lui adresser à demi voix ces questions :

« Il y avait bien longtemps, n'est-ce pas, que tu n'avais rencontré ma chère petite Paule ?

-- Oui, mon oncle, plus de deux ans.

-- Eh bien ?... la trouves-tu laide ? »

Ce vilain mot tomba si lourdement dans l'oreille de l'Inspecteur qu'il en reçut une secousse, et s'écria :

« Laide ?... Mais je la trouve charmante. »

Le paralytique perdit apparemment la mémoire ; car, se levant tout à coup de sa chaise longue, il jeta son bras droit, puis son bras gauche, autour du cou de l'héritier, qui poussa un cri de surprise.

À ce cri, Paule épouvantée accourut.

« Ciel ! que lui est-il arrivé ?

-- Je ne puis le comprendre.

-- Oh ! prenez garde ! soutenez-le bien ! je vais appeler Catherine ; il faut tâcher de l'étendre sur sa chaise longue.

-- Non vraiment, on ne m'étendra pas, petite méchante !... attendu que je suis guéri !

-- Guéri !

-- Oui, oui, guéri ! en voulez-vous la preuve ? » Le cher oncle, pour affirmer son dire, se mit à faire le télégraphe, remuant à plaisir jambes et bras, et riant de tout son cœur.

Paule, tremblante, craignait une maladie cérébrale. Léonce ne savait que penser. M. Lemaire fut touché de leur émotion.

« N'ayez pas peur, mes bons enfants, dit-il, et laissez-vous persuader par l'évidence. Ce mal était uniquement nerveux ; je l'ai dit au début. Le voilà passé tout à coup, comme il était venu, sans qu'on sache pourquoi, ni comment. C'est un de ces phénomènes que la science constate parfois, sans les expliquer. »

Au bruit qui s'était fait, Catherine n'avait pu rester étrangère à cette scène ; sa sincère affection l'excusait aux yeux de ses maîtres.

« Ah ! mon cher monsieur ! Comment, c'est possible ! Vous voilà guéri !... Et la pauvre madame Alban qui est encore si malade !

-- Ma bonne Catherine, répondit le vieillard en regardant Paule, madame Alban n'a jamais été soignée comme moi !

-- C'est vrai, mon oncle », dit Léonce très gravement.

Une heure après, un profond silence enveloppait le pavillon. On n'avait eu besoin ni d'Antoine, ni de Jean, pour ramener au château l'heureux convalescent ; tous étaient partis ensemble, car la liberté étant rendue à Mlle Valmont, par ce qui venait de se passer ; elle ne voulait pas travailler en secret ce soir-là, se sentant d'ailleurs trop agitée pour appliquer son esprit à l'étude. Arrivés au pied du grand escalier, on s'était séparés, après s'être mutuellement souhaité un repos salutaire, et Léonce était entré dans l'appartement de son oncle, tandis que Paule, suivie de Catherine, montait à sa chambre.

Dès que Léonce se vit seul avec M. Lemaire, et dans le secret de sa chambre à coucher, il le regarda longtemps bien en face, et d'un air interrogateur :

« Eh bien ? qu'y a-t-il, monsieur mon neveu ? »

Léonce, comme autrefois, était toujours mis à l'aise par cette appellation. Il baissa les yeux et sourit.

« Je crois que tu as envie de rire ?

-- Un peu.

-- Pourrait-on en savoir la cause ?

-- Mon oncle, excusez-moi ; je ne puis m'empêcher de penser que... que...

-- Que quoi ? Voyons, parle donc ; je te répondrai. Aurais-tu par hasard quelques doutes sur ma théorie des paralysies nerveuses ?

-- Précisément.

-- Ah ! vraiment ? Tu ne crois peut-être pas que j'aie été malade ?

-- Non, je vous l'avoue, je ne puis plus le croire. »

Le bon vieillard devint tout à coup sérieux.

« Sache-le donc, mon enfant, dit-il, j'ai voulu simplement, à l'aide de ce stratagème, te faire connaître de plus en plus l'âme de Paule, son dévouement, sa bonté, et la grâce touchante qu'elle met dans tout ce qu'elle fait.

« Ailleurs, tu as trouvé une beauté remarquable, et je ne sais quel prestige qui, depuis ton jeune âge, séduit tes yeux et ton imagination. Voici bientôt la Sainte-Thérèse. Paule et Olga vont avoir 20 ans. Tu es parfaitement libre de ton choix, et je trouverai bien ce que tu décideras ; mais fasse le ciel que tu ne te laisses pas mettre un bandeau sur les yeux ; quand on se trompe, on doit horriblement souffrir !

-- Mon oncle, répondit Léonce, devenu sérieux, lui aussi, il est vrai que depuis longtemps la beauté de mademoiselle Olga, son esprit léger, caustique, son entrain, sa gaieté, tout cet ensemble m'a charmé et surtout amusé ; mais il y a une immense distance entre la femme qui nous charme, qui nous amuse , et la femme que nous voudrions épouser. »

L'oncle et le neveu demeurèrent ensemble jusqu'à onze heures, et nul n'entendit un mot de leur conversation.

Deux mois plus tard, Mlle Valmont, après être retournée au couvent pour y achever ses études, était reçue à l'examen supérieur, et obtenait le diplôme qui était depuis onze ans le but de ses courageux labeurs. Elle fut un moment bien joyeuse ; mais sa joie était mêlée de soupirs, comme celle de tout vainqueur dont le triomphe ne peut pas le sauver de l'exil.

À peine la jeune fille avait-elle satisfait aux épreuves, et son sort se trouvait fixé. La supérieure du couvent, où elle était tant aimée, avait trouvé pour elle une maison honorable, où de jeunes enfants recevraient d'elle l'instruction et l'éducation. Tout faisait espérer que cette existence lui serait adoucie par l'extrême délicatesse des rapports ; elle était bien reconnaissante de cette heureuse rencontre. L'idée de retirer d'un travail intellectuel l'argent nécessaire à son entretien, et d'épargner en vue de l'avenir, cette idée grave la rendait elle-même plus grave.

Il fallait se montrer femme par le courage. Paule se prenait à regretter cette existence facile, où elle avait évité jusqu'ici toute responsabilité. Elle songeait aux tendres adieux qui l'attendaient partout. Ce pavillon, chère solitude, image de la maison paternelle ; où elle avait trouvé tout ce qui peut jeter du charme sur l'effort, il faudrait aussi lui dire adieu, voir pleurer Catherine, s'éloigner de ce vieillard qui avait aimé Paule enfant et lui avait tout donné sans rien attendre que la satisfaction de lui avoir fait du bien.

VIII -- La Sainte-Thérèse.

Pendant que Paule se prépare à commencer son utile carrière, sachons ce qui se passe dans l'intérieur des Alban.

La malade s'était pour ainsi dire accoutumée à son infirmité. Les habitudes sédentaires lui coûtaient moins qu'à beaucoup d'autres. Ce à quoi elle ne s'accoutumait pas, c'était à la froideur de sa fille adoptive. Toutefois, elle ne sentait pas non plus cette peine aussi vivement qu'on aurait pu le croire. Il se faisait en cette nature profondément attaquée, et atteignant en outre les limites de l'âge, il se faisait un travail d'affaissement. Tout tendait à s'immobiliser. La mémoire s'était de plus en plus obscurcie, et les sensations de l'âme devenaient fugitives.

Parfois seulement, sa pensée, fidèle aux anciens jours, retournait à la fille bien-aimée qu'elle avait perdue. Sur ce point unique, sa mémoire ne s'était pas voilée. Rien ne s'interposait entre la mère et cette petite enfant. Mme Alban aimait encore, aimait toujours Henriette ; mais par moments, elle croyait à l'absence, et son mari, entrant par pitié dans ce délire maternel, disait comme sa chère malade :

« Elle reviendra ; oui, oui, elle reviendra. »

Un jour, la famille était alors à Dieppe, car la fille adoptive avait voulu prendre des bains de mer, une grande secousse jeta l'alarme dans tous ces esprits.

C'était en septembre ; on s'était attardé à Dieppe par un caprice d'Olga ; néanmoins, la date du retour à Saint-Aubry était fixée. On voulait y être installés avant la mi-octobre, car la Sainte-Thérèse, dont Mme Arthémise avait livré le secret à Olga, ne cessait d'occuper l'imagination de la belle jeune fille. Elle n'avait jamais douté de sa future royauté et, plus le moment approchait, plus elle se croyait sûre d'être élue.

Ce soir-là précisément, elle s'abandonnait au charme de ses illusions, et, au moment de prendre son repos, elle dénouait nonchalamment sa magnifique chevelure, tout en se repaissant du souvenir de ses faciles triomphes. Un feu ardent brillait dans l'âtre ; elle craignit d'être fatiguée la nuit par la chaleur ; moitié distraction, moitié inexpérience, elle remplit d'eau une cuvette et, s'agenouillant devant sa cheminée, jeta hardiment cette eau sur le brasier. Un cri terrible lui échappa. M. Alban, accouru à ce cri, la trouva à demi renversée sur le parquet.

« Qu'as-tu, ma pauvre enfant ?

-- Je suis brûlée ! Un médecin ! »

M. Alban la posa sur le lit et envoya chercher en hâte un médecin. Tous les soins lui furent prodigués ; mais le rejaillissement des cendres rouges avait causé de tels ravages que la pauvre jeune fille fut prise d'une crainte bien justifiée. L'enflure des joues et des paupières devint si forte que ses yeux voilés semblaient s'être éteints sous les larmes. Cette beauté, dont elle avait conçu un impardonnable orgueil, cette beauté avait disparu. Reviendrait-elle ? On l'espérait sans pouvoir en répondre. Il fallait les soins les plus délicats, les plus minutieux, pour lutter contre les morsures du feu.

Malgré la largeur de vie que sa position lui donnait, Olga se sentait isolée dans cette rude épreuve. Le seul cœur vraiment dévoué qui pût lui être secourable, c'était le cœur de son père adoptif ; mais la vigilance continuelle d'une femme bonne et intelligente conjurerait seule le malheur dont elle était menacée, et elle ne se voyait entourée que de femmes de chambre indifférentes.

Dans la douleur, nous savons bien où trouver aide et affection. Olga prononça le nom de sa cousine Valmont et dit :

« Elle est tellement bonne que, si elle me savait malheureuse, elle voudrait venir auprès de moi. »

M. Alban écrivit à M. Lemaire et lui transcrivit les paroles de la pauvre patiente. Dès le lendemain, on vit arriver Paule, accompagnée par une femme de confiance. Elle venait dire à sa cousine, qui si souvent l'avait méprisée, humiliée :

« Me voici ; je te soignerai de mon mieux nuit et jour ; je lutterai, je te défendrai, je te garderai ta beauté ! »

Elle fit comme elle disait. Le mois de septembre s'acheva dans la souffrance ; toutefois, le médecin donnait bon espoir.

Qu'arriva-t-il pendant l'épreuve d'Olga ? Courbée malgré elle sous la main de Dieu, elle se laissa attendrir par la bonté de Paule et lui dit :

« Parle-moi, apprends-moi ce que tu sais et que j'ignore : les choses de l'âme et du ciel, car je me suis éprise du monde et de moi-même. »

Paule fut douce à ce cœur meurtri. Elle oublia toutes les peines que lui avait causées Olga depuis l'enfance ; et, à force de se déverser dans son amie malheureuse, elle la rendit bonne comme elle. Peu à peu, elle l'amena à concevoir ces pensées : « J'ai été orgueilleuse, j'ai mal fait. Mon Dieu, je vous demande pardon de ces vingt ans de vie passés inutilement sur la terre. Je vous promets d'être humble ! »

Paule servait Olga avec la plus grande douceur. L'affection qu'elle témoignait à la malade arrachait à celle-ci tous les secrets de sa présomption.

Une nuit Olga, ayant été reprise d'insomnie, vit Paule se lever de sa couche et s'asseoir auprès d'elle, bien près, pour mieux la consoler. Alors elle devint plus communicative encore, lui rappela que la fête de Sainte-Thérèse approchait à grands pas et lui confia que ce jour avait été, depuis des années, son point de mire, grâce à la coupable indiscrétion de la femme de charge.

« Hélas ! ajouta-t-elle, avec l'accent des cœurs convertis, Dieu a pris soin de me détromper Lui-même. Je n'avais rien qui pût motiver un choix si honorable, rien que ces périssables attraits qu'un accident allait détruire ! Non, je ne mérite pas un sort aussi brillant ; M. Lemaire a raison. La reine des Églantiers, ce sera toi, Paule, toi que si souvent j'ai fait pleurer ! Oui, tu seras la reine et ce sera justice ; moi, je dois être punie, je le serai. »

Paule repoussait tendrement ces confidences pénibles, serrait les mains de sa cousine et se faisait vraiment sa sœur, essayant de lui persuader que le gai diadème des Églantiers ne ceindrait pas d'autre front que le sien.

Toute cette nuit s'écoula dans les pleurs et dans ces doux parlers qui vont d'un cœur à l'autre et tendent à les rendre pareils.

Le lendemain, après un sommeil réparateur, Olga voulut descendre, pour la première fois, près de sa mère adoptive. Elle lui adressa des paroles si amicales que la pauvre dame ne la reconnut pas et demanda qui était cette jeune fille.

« C'est moi, ma mère, votre enfant d'adoption ; moi, qui ne vous quitterai jamais, qui vous servirai comme Paule m'a servie. J'ai bien souffert, et la souffrance m'a tout appris ! Nous allons retourner à Saint-Aubry, et là, nous cultiverons des roses.

Mme Alban, touchante dans son hésitation, reconnaissait difficilement Olga, dont le visage portait les dernières traces d'un mal qui s'éteignait. La pauvre infirme se laissa embrasser par sa fille adoptive, sans se rendre bien compte de ce qui se passait. Ce qu'elle avait bien compris, c'étaient ces derniers mots qu'elle répétait en souriant :

« Nous allons retourner à Saint-Aubry, et là, nous cultiverons des roses.

Dès lors, on ne retrouva plus dans Olga la jeune fille vaine et altière qui semblait n'être au monde que pour s'attirer des hommages. Elle s'efforçait de prouver à M. et à Mme Alban sa gratitude, pour l'insigne bienfait qu'elle avait reçu d'eux. Promenant pour la première fois un regard sévère dans sa conscience, elle disait à sa cousine :

« Comment ai-je pu penser à autre chose qu'à me dévouer à leur vieillesse ? je n'ai vécu que pour moi, et ils m'ont tout sacrifié ! Ah ! j'ai besoin de réparer. Je veux être vraiment et uniquement leur fille adoptive.

De tels sentiments touchaient le cœur de Paule au plus profond ; mais elle se disait que, dans peu de jours, la Sainte-Thérèse divulguerait ce qui n'était pas dit encore, et que M. Lemaire se rendrait d'autant plus volontiers aux vœux de Léonce qu'il apprendrait, par le témoignage de sa pupille, la transformation morale d'Olga.

Cependant, le vieillard attendait chaque jour vainement le retour de ses voisins de campagne ; ils étaient retenus à Dieppe par le besoin de laisser Olga entre les mains habiles du médecin qui l'avait guérie, et qui demandait encore quelques précautions. Paule reçut donc une lettre pressante qui la rappelait aux Églantiers. Il n'y avait là rien d'étonnant de la part de son tuteur, puisqu'on était au 15 octobre, et que sept jours plus tard, il fallait que Mlle Valmont quittât les Églantiers, et commençât sa vie de travail. La personne qui apportait la lettre à Dieppe devait ramener la jeune fille le lendemain.

Les deux cousines ne se séparèrent pas sans émotion. M. Alban voulut donner le bras à Mlle Valmont jusqu'à la gare et, au moment de la faire monter en wagon, il lui dit :

« Je vous remercie, ma chère Paule, nous vous devons le cœur d'Olga. »

Le retour de Paule fut une véritable fête. Les serviteurs vinrent à elle, le front rayonnant, le sourire aux lèvres. Elle ne put en être que fort étonnée. Tous ceux qu'elle rencontrait avaient un air radieux. D'où cela pouvait-il donc venir ? La jeune fille ne se l'expliquait pas ; car enfin, si le son de sa voix apportait quelque douceur aux habitants de la superbe villa, ce n'en était pas moins le chant du cygne ; et celle qui se voyait reçue avec tant de joie ne devait être, six jours plus tard, qu'une exilée !

Mlle Valmont se prêta gracieusement à la fête de l'amitié, embrassa la fidèle Catherine et, après avoir passé une heure dans le salon avec M. Lemaire, s'achemina seule vers l'allée de hêtres, car il lui était tout ensemble doux et triste de rentrer dans sa chère Solitude. Elle avait besoin de s'enfermer un moment dans le pavillon, de revoir ses vieux meubles, et les portraits de ses parents. Tout la faisait penser, même la forme et le plumage du bouvreuil qu'elle avait su rendre heureux. Ce que nous allons quitter grandit toujours à nos yeux. L'adieu, c'est comme un mirage qui rend plus aimables les objets dont nous ne devons plus jouir.

En approchant de l'hémicycle, la jeune fille caressait de son regard aimant ce toit en terrasse, ce pourtour à colonnes légères, ces deux cariatides. Elle fut surprise de voir aux deux côtés de la porte des arbustes en caisse ; autour du balcon, une guirlande de fleurs et de verdure.

« Pourquoi se réjouir ? se demandait-elle. Est-ce vraiment le temps ? Ne suis-je donc pas celle qui s'en va » ?... Et elle ajouta tout bas : Celle qui ne devra plus revenir quand le vieil ami ne sera plus là ? »

Elle ouvrit la porte. Sa main tremblait ; son cœur était ému, de cette émotion des partants qui ont peur de l'absence.

Elle entre, et recule instinctivement à la vue des masses de fleurs d'automne groupées de tous côtés, à l'intérieur.

« Mais qu'y a-t-il donc ? »

Elle avance de nouveau, et constate que tout est changé. Voici bien de ce côté son piano, sa table à ouvrage, sa table d'étude, sa bibliothèque ; mais en face, elle reconnaît tous les objets que deux ans plus tôt, elle avait jetés, au hasard du crayon, dans ce plan que ses doigts inhabiles avaient tracé. Le chevalet de Léonce, ses aquarelles, un trophée de chasse, un fusil, une gibecière, tout ce dont le génie masculin aime à s'entourer.

Elle eut peur, cette enfant qui ne se sentait femme que devant le devoir. Elle fit deux pas en arrière pour se trouver hors du pavillon, car ce lieu, ainsi modifié, n'était plus sa bien-aimée Solitude. Qu'y avait-il sous cette nouvelle bizarrerie du vieillard ? Comme elle se retirait par un sentiment naturel de délicatesse, elle le rencontra lui-même qui riait de sa surprise et de son embarras.

« Pourquoi ne pas entrer, Paule ? N'êtes-vous pas ici chez vous ?

-- Non, ce n'est plus la Solitude.

-- C'est toujours votre domaine. Vous n'êtes nulle part étrangère, car nous vous faisons, ma chère fille, la reine des Églantiers, à cause de cette parole divine : « Bienheureux ceux qui sont doux, parce qu'ils posséderont la terre. »

Paule baissa les yeux et parut interdite.

« Eh bien, reprit M. Lemaire, avec cette bonhomie paternelle qui lui était familière, vous ne répondez pas ?... N'aimez-vous donc plus ces campagnes et votre vieil ami ? »

Elle regarda le vieillard avec une reconnaissance attendrie, mais sans parler.

« Mon enfant, Léonce arrive demain ; que dois-je lui répondre ?

-- Je lui répondrai moi-même devant vous, dit-elle avec une assurance modeste. »

Son sourire était calme, sa voix posée. M. Lemaire, qui ne doutait pas de son consentement, respecta son silence, et comme d'ailleurs Mme Delville venait à eux, il s'approcha d'elle, lui offrit son bras et laissa Paule à ses réflexions.

Elle rentra dans l'hémicycle, et s'assit tout à l'entrée, car ces objets étrangers la gênaient. Là, elle se demanda humblement comment on avait pu la juger plus digne que sa cousine de devenir la nièce de M. Lemaire. Elle n'en trouva qu'une raison : l'affectueux intérêt que lui portait son tuteur. Il avait probablement témoigné à son neveu le désir de cette union ; il avait usé de son influence pour détourner son héritier d'un projet ancien, dont elle-même avait eu connaissance par Mme Arthémise. Le changement qui s'était fait dans les idées de Léonce ne pouvait se baser que sur la faible opinion qu'il avait conçue du moral d'Olga ; il fallait le détromper ; il tardait à Paule de le faire.

La soirée s'acheva sans qu'un seul mot eût été prononcé sur le sujet qui, bien sûr, occupait la pensée de tous les trois. On se sépara vers dix heures.

Le lendemain, après le déjeuner, M. Lemaire dit en se frottant les mains, signe de contentement, qu'il irait lui-même, en voiture, chercher son neveu à la gare. Au fond, à part le motif pénible qui retenait les Alban à Dieppe, il n'était pas fâché que le quinze octobre se passât loin de son ami Georges. Douze ans plus tôt, on avait aisément tourné la chose en plaisanterie, promettant de crier : Vive la reine ! quelle que fût la couleur du drapeau ; mais aujourd'hui, on sentait combien serait dure pour M. Alban la décision prise. M. Lemaire en était fort gêné, et cette gêne se traduisait par le silence. M. Alban, n'ayant plus entendu parler de la Sainte-Thérèse, ni de vive voix, ni par lettres, n'avait que trop bien compris le mot de l'énigme. Il ne s'étonnait point du choix, mais il en souffrait naturellement, et surtout depuis que le cœur de sa fille adoptive s'était enfin réveillé sous la douleur, et au contact de sa cousine.

M. Lemaire, en montant en voiture, avait dit à Paule :

« Ma chère enfant, vous m'attendrez au pavillon. »

Elle s'y était donc rendue, malgré l'impression pénible dont elle ne pouvait se défendre. Là, seule avec ses souvenirs d'enfance, car la vieille Catherine était occupée au château, elle retourna exprès dans les premiers sentiers de sa vie. Ces sentiers d'autrefois, nous les aimons toujours, parce que nous en oublions les aspérités dès que nos pieds n'en sont plus blessés. Elle se répéta avec une volonté ferme, et refoulant des larmes de faiblesse, qu'elle ne s'était attendue qu'au travail, à la pauvreté, à de longues années de dépendance, et que, par conséquent, rien n'était changé dans le plan de son avenir. Il fallait laisser toute chose à sa place, et surtout ne pas s'écouter souffrir, car Paule voulait que Dieu seul entendît sa plainte.

Un bruit de roues sur le sable de la cour détourna brusquement son attention. Elle cessa de réfléchir ; son parti était pris. Elle ne sentait même pas, devant l'acte qu'elle méditait, cette timidité qui souvent paralyse et rend les explications difficiles.

M. Lemaire entra fort gaiement, suivi de Léonce, dont le port manquait d'assurance ; car le silence que Mlle Valmont gardait depuis la veille l'inquiétait.

Vainement M. Lemaire essaya-t-il de donner à la chose un tour plaisant, et d'en finir en deux minutes ; sa pupille ne s'y prêta point. Il fallut donc nécessairement devenir sérieux malgré lui, ce qui, pour le bon M. Lemaire, était toujours une difficulté.

« Voyons, ma petite amie, dit-il avec beaucoup de douceur, vous savez depuis hier ce que j'ai toujours su, moi : que je vous désire pour nièce ? Vous avez voulu ne me répondre qu'aujourd'hui ; parlez. »

Mlle Valmont, si troublée un moment plus tôt, paraissait entièrement maîtresse d'elle-même. Elle commença par témoigner, le plus délicatement possible, à son tuteur sa gratitude, et ne laissa pas douter du prix qu'elle attachait à ce titre de nièce ; mais tout aussitôt, se tournant vers Léonce, de l'air aisé d'une personne qui ne compte pas, et se regarde comme en dehors de la question :

« Je vous en prie, lui dit-elle, ne vous offensez pas de ma réponse et veuillez me laisser parler sans m'interrompre.

Tous deux firent un signe de tête qui les condamnait à l'obéissance passive. Paule reprit, s'adressant à Léonce :

« J'ai confiance en vous ; mais parlons de toute chose avec une grande simplicité, comme des enfants de Dieu qui sont en sa présence, et cherchent à faire ce qui est mieux devant Lui.

« En deux mots : ce n'est pas moi, c'est ma cousine Olga que vous avez toujours désirée pour compagne, bien que vous ne le disiez à personne. Oh ! ne vous troublez pas ; je ne veux pas vous causer la plus petite peine, à vous qui êtes si bon pour moi ! Oui, c'est elle que vous avez désirée ; je le sais, j'en suis sûre. Olga, bien mieux que moi, semble destinée à devenir ce que vous appelez si gracieusement en famille la reine des Églantiers.

« Deux choses doivent avoir modifié vos idées : la crainte de voir disparaître la remarquable beauté d'Olga ; et, en second lieu, certaines préventions justifiées par des apparences. Je veux vous éclairer.

« Quant à sa beauté, Dieu a daigné bénir ceux qui ont soigné Olga et qui l'ont servie. Ma cousine est toujours aussi belle ; ses traits ne se sont pas altérés ; son teint a même repris son éclat. Mais son âme ? Ah ! vous ne l'avez pas connue ! Elle s'était endormie sous la flatterie ; elle s'est réveillée. Vous ne doutez pas de ma parole, n'est-ce pas ? Eh bien, Olga, sous l'épreuve, est devenue humble, pieuse et dévouée ; elle mérite d'être heureuse. Croyez-moi ; personne ne sait ce qui se passe aujourd'hui, dans ce pavillon ; nous n'en parlerons pas ; vous suivrez votre premier attrait, et Dieu nous bénira tous. »

Paule avait cessé de parler, on ne l'avait pas interrompue ; mais ni le vieillard, ni l'héritier n'élevaient maintenant la voix. L'un paraissait douloureusement surpris, en voyant remettre en question le projet qu'il caressait depuis onze ans ; l'autre était embarrassé ; il aurait voulu parler, mais tout le monde sait que, à trois, on ne parle pas. L'oncle fit cesser cette situation pénible pour tous.

« Allons, dit-il, remettons à tantôt nos conclusions. Tu as affaire à Paris, mon cher Léonce ; tu peux partir dans un quart d'heure, ou dans une heure, comme tu voudras, et tu seras revenu pour dîner.

Cela se fit ainsi. Tout le monde en éprouva du soulagement ; mais Léonce voulut ne partir que dans une heure et, s'enfermant dans sa chambre, il écrivit :

« Mon cher oncle,

« Aidez-moi comme toujours ! Il est vrai, j'ai été fasciné par le charme extérieur ; j'ai cru, par inexpérience et par faiblesse, que la première puissance était la beauté ; mais je n'en ai pas moins enduré toutes les tortures de l'indécision. Pourquoi ? Parce que, depuis le jour où, sortant du collège, j'ai entrevu l'âme de Paule , elle a touché cette fibre qui est en nous la plus sensible ; je l'ai estimée ; j'ai conçu une haute idée de son cœur et de son intelligence ; je l'ai jugée bonne, très bonne. Malgré les entraînements de l'âge et des illusions, l'âme de Paule m'a toujours été présente, me gardant du mal comme nous en gardent les anges. J'ai étudié, depuis, ses actes, ses idées, son caractère, et j'ai dit avec mon jugement d'homme, et de l'homme sur le point de contracter le plus sérieux engagement : La première puissance, c'est la bonté.

« Par une exquise délicatesse on a voulu me prouver que la fille adoptive des Alban ressemble aujourd'hui à votre chère pupille ; je le crois, car les anges ne nous trompent pas ; mais entre elles deux, à supposer que la ressemblance soit parfaite, je choisis sans hésiter l'âme de Paule.

« LÉONCE ».

L'héritier passa deux heures à Paris, et ne revint qu'au moment où l'on se mettait à table ; donc, pas un mot ne fut dit.

Cependant, le vieil oncle avait donné au repas de la Sainte-Thérèse un air de fête. Une superbe corbeille de fleurs occupait le milieu de la table. Mme Delville, toute expansive contre son ordinaire avait fait une jolie toilette. Paule, à la prière de son tuteur, s'était parée ; elle avait même pris plaisir à se faire un ornement de sa belle chevelure. Léonce la regarda avec étonnement ; il ne l'avait jamais vue que vêtue sans élégance ; cette parure lui donnait un grand charme. Il n'avait plus peur, car, assurément, M. Lemaire avait fait lire sa lettre à Mlle Valmont. La preuve, c'est qu'elle recevait Léonce avec beaucoup moins d'aisance qu'elle ne l'avait reçu au pavillon.

Le dîner fut gai. Mme Delville, malgré sa froideur d'écorce, s'était toujours intéressée à Paule ; elle se montra causante, aimable, s'applaudissant intérieurement d'avoir contribué à l'estime profonde que son neveu avait conçue pour la raisonnable jeune fille, estime qui l'avait facilement conduit à une sérieuse et durable sympathie.

Rien ne saurait peindre la joie du bon vieillard ; il se frottait les mains entre chaque service et riait de si bon cœur, à propos de tout, que son rire faisait le tour de la table.

On était au dessert lorsqu'un messager apporta, de la gare, une petite caisse fort légère, venant de Dieppe, et adressée à Mlle Valmont. M. Lemaire voulut faire ouvrir cette petite caisse. Paule, fort intriguée par cet envoi, en ce jour et à cette heure, demandait qu'on attendît, assurant que rien ne pressait.

« Rien ne presse ! Cela vous plaît à dire, ma chère enfant ; mais je suis toujours pressé, moi. Jean ! ouvrez, ouvrez. »

Jean obéit, et se retira discrètement, son service étant d'ailleurs terminé.

Alors M. Lemaire retira de la caisse une délicate couronne de roses blanches, faite par Olga. Sur un papier, fixé à l'une des feuilles, elle avait écrit :

« Tu mérites, par ta bonté, toutes les bénédictions de Dieu ! je veux être la première à crier avec ceux qui t'aiment :

« Vive la reine !

-- Vive la reine ! » répéta Léonce.

Paule tenait en mains la couronne ; elle baissa la tête et laissa tomber deux larmes sur les roses d'Olga.

« Vous voyez, dit-elle à Léonce, ce qu'est devenue ma cousine ?

-- C'est vrai, répondit-il, vous l'avez transformée ; c'est pour vous une gloire de plus. »

Alors le vieillard se leva, et, prenant des mains de Paule la couronne de roses blanches, il la posa sur la tête de l'orpheline qu'il aimait comme son enfant. À son tour elle se leva et jeta ses bras au cou de son vieil ami en disant :

« Ah ! c'est aujourd'hui que je dois vous appeler mon père ! »

Tous étaient heureux. Mme Delville embrassa Paule avec l'effusion la plus tendre ; elle jouissait de voir la bonté récompensée, même sur la terre. Tout le monde était attendri ; mais la gaieté naturelle de M. Lemaire se fit bientôt jour ; et comme il tenait en réserve pour tous les événements joyeux quelques bouteilles d'un vin, à lui connu, il s'écria avec toute la bonne humeur imaginable :

« Ne me parlez pas d'une royauté sans libations ; c'est ma faiblesse, tous mes attendrissements finissent par un petit verre, et je m'en suis toujours bien trouvé. »

En famille, on approuva la méthode, et l'on se sentit plus à l'aise.

M. Lemaire avait sonné, non pas un domestique, mais la vieille Catherine qui, bien entendu, avait deviné le secret avant tout le monde. Le bon maître, par une attention du cœur, bien méritée par la fidélité, voulut que la servante des Valmont fût la première à jouir du bonheur de sa jeune maîtresse. L'aimable reine présenta son front couronné à la vieille qui l'aimait si véritablement, et lui offrit elle-même du vin. La pauvre Catherine fut si touchée qu'elle avala de travers, toussa, et faillit étouffer, ce que voyant, elle emporta son verre et son biscuit dans l'office et y annonça que M. Lemaire donnerait une fête aux paysans en l'honneur de la reine des Églantiers, et qu'on danserait. On se promit beaucoup de plaisir, pendant que la vieille, vu la distance d'âge, se disait au contraire :

« À présent que je la vois heureuse, ah ! comme je m'en vas bien dormir ! »

Le soir même, aux quatre coins du village, on savait la grande nouvelle du château. Les paysans aisés s'en réjouirent aussi, car ils aimaient Mlle Valmont. M. Lemaire n'oubliait pas les pauvres. Il voulut répandre dans chaque chaumière assez de bien-être pour qu'on y pût dire : Nous ferons aussi la fête.

Une ombre passait sur le bonheur de la vertueuse orpheline. Elle appréhendait le retour des Alban à Saint-Aubry, tant elle se sentait gênée par la flatteuse préférence dont elle était l'objet. Mais les voisins de campagne vinrent, les bras tendus, féliciter la fiancée, et comme, d'après le prudent conseil de M. Lemaire, aucune avance n'avait jamais été faite à Olga, tout embarras lui fut épargné, elle n'eut même pas à souffrir cette blessure de l'amour-propre qui peut saigner longtemps, malgré le bon vouloir du cœur. Tout à ses devoirs, et désormais au-dessus des sottes prétentions de son orgueil aux hommages de tous, la fille adoptive, toujours belle, avait un grand charme de plus : la modestie. Quand sa cousine le faisait remarquer aux habitants des Églantiers, on ne manquait pas de lui répondre :

« Honneur à vous, Paule, qui lui avez communiqué ce charme ! »

M. Alban, depuis que le cœur d'Olga s'était donné à sa famille d'adoption, avait ouvert enfin les yeux. Il avait compris, bien trop tard, le caractère bas, flatteur, astucieux, de la femme de charge, qui avait été surtout cause de l'égoïsme de l'enfant confiée trop aveuglément à ses soins. Ce réveil amena un revirement complet. Mme Arthémise, dont le faux zèle avait toujours desservi Mme Alban au lieu de la servir, fut mise à la porte et ce fut grande justice.

Un mois après, une fête eut lieu aux Églantiers, très brillante et très bruyante à l'extérieur ; très calme au contraire à l'intérieur, car les vieillards n'aiment point le tapage ; mais on y jouit en paix de tout le bonheur qu'apportait l'heure présente, et de celui que l'espérance, au seuil de la vie, laisse pressentir aux belles âmes. Les amies de Paule, ses plus intimes compagnes d'étude, furent, conviées au château.

Léonce était reconnaissant à tous ceux qui lui avaient fait apprécier Mlle Valmont à sa haute valeur. Dans sa gratitude, délicate et généreuse, il voulut envoyer un secours à chaque pauvre que la jeune fille avait trouvé moyen d'aider pendant les années de son adolescence, alors qu'elle renonçait aux plus simples fantaisies par charité, ce qui lui avait fait donner le surnom d'Ange des Églantiers.

Le jour du mariage, au moment où Paule, sortant de l'église du village, remontait en voiture, entre deux haies de paysans, elle voulut saluer chez elle la bonne Mme Alban, car elle savait, par sa cousine, que la vue d'une jolie toilette de mariée lui serait une aimable distraction. On longea donc les murs contigus des deux parcs, et l'on entra à Saint-Aubry.

Il n'y avait pas à craindre de causer à la pauvre infirme un mouvement de regret, car sa mémoire, absolument troublée, ne lui rendait plus rien des temps derniers. Elle avait oublié et l'adoption et le rendez-vous de la Sainte-Thérèse.

Ses yeux se reposèrent sur Paule, avec beaucoup de douceur ; elle admira et loua sa parure ; la félicita, sans se rendre bien compte de sa situation, et, par l'effet de la sympathie que la nouvelle épouse lui inspirait, elle éprouva le besoin de lui confier sa pensée la plus chère qui, depuis quelques semaines, s'était emparée de son esprit. Elle lui dit donc, en présence de la courageuse Olga :

« Vous êtes heureuse, madame, mais vous ne l'êtes pas plus que moi ! J'avais une fille ; elle était depuis longtemps absente, et je ne la voyais plus. On avait mis à sa place une étrangère qui ne m'aimait pas ; mais cette étrangère est partie, et ma fille est revenue ! La voici, je vous la présente, elle se nomme Henriette. Elle m'a promis de ne jamais s'en aller ; je ne sens plus mon mal ; ma fille est là ! Nous ne quitterons plus Saint-Aubry et nous cultiverons des roses ! »