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I -- Mes aptitudes. -- Un mot qu'il ne fallait pas dire. -- Mon tuteur. -- Ma pupille. -- Lucette. -- Les arrêts. -- Mon assiette à l'envers. -- Le sourire de mon oncle.

Aimez-vous les mathématiques ?... Je parie que non ! Enfin, je puis me tromper. Ce goût utile m'est venu si tard que, jugeant de vous par moi, je me figure que vous bâillez comme je bâillais sur les éléments ennuyeux de cette science si intéressante. C'est pourquoi je n'ai jamais compris Pascal, lui qui les inventait, ces terribles mathématiques, parce qu'on ne voulait pas les lui enseigner. Oh ! que j'aurais voulu être à sa place ! avoir autour de moi des obstacles, beaucoup d'obstacles, pour le seul plaisir de ne pas les vaincre, de ne pas monter au grenier comme Pascal enfant ; encore moins tracer des angles, droits ou obtus, sur la muraille ; toutes choses dont j'avais à cette époque une horreur assez semblable à celle qu'il convient d'avoir de la peste.

Donc, je n'aimais point les sciences exactes, c'est entendu. Le malheur est que je détestais l'étude des langues. Partant, aucun goût pour les verbes, soit latins, soit français ; pour les analyses, logiques ou autres. Mon antipathie pour le purisme était telle que, ayant ouï dire de Boileau qu'il faisait grand cas d'un mot mis à sa place, et grondait à propos d'une voyelle en son chemin heurtée , je n'aimais pas Boileau, et lui en voulais même un peu d'avoir fait l' Art poétique , comme si le vieil Horace n'eût pas déjà pris cette peine.

« Alors, dites-vous, jeune lecteur, il aimait l'histoire ? » Point. Des neuf muses, Clio était peut-être celle qui me déplaisait le plus. Je ne voyais nul profit à tirer du souvenir de ces millions d'hommes, bataillant depuis qu'ils se connaissent pour conquérir ou pour garder un coin de terre, dussent-ils se faire tuer sur place. Depuis, j'ai eu le loisir de changer d'avis, mais pour le moment, j'eusse préféré que le genre humain eût fait moins d'exploits, car il me fallait les mettre dans ma tête, ces exploits, et c'était une grosse affaire que de les ranger dans mon pauvre cerveau, avec leur numéro d'ordre à côté. Le plus souvent, je ne les rangeais point, mais les entassais pêle-mêle, associant volontiers Cyrus à Romulus, ou quelque autre illustration en *us*. Je n'y tenais pas, eux non plus ; mais mon tuteur y tenait, et je conviens qu'il avait raison.

Je vous entends ; vous dites :

« Qu'aimait-il donc, ce garçon-là ? La géographie ? »

Non certes ! moins que l'histoire.

« Quoi donc ? avait-il un penchant décidé pour la littérature ? »

Non, aucun penchant, aucun.

Vous voudriez me faire dire, ami lecteur, que j'étais un franc p... ; mais je ne le dirai point ; et si quelqu'un s'en charge, ce sera vous.

Comme il y avait à cette époque un mot que je ne voulais ni prononcer, ni écrire, je me réfugiais dans les circonlocutions honnêtes, et je disais, finissant par le croire, que je n'avais pas d'aptitudes pour ce qu'on voyait dans ma classe ; même observation pour les classes précédentes, et aussi pour les suivantes. C'est pourquoi il y avait des gens de très bonne foi, incapables de déguiser leur pensée, et de deviner celle des autres, qui disaient d'un air pénétré, parlant bas, et clignant des yeux, que j'étais un imbécile. Cette assertion m'a toujours paru blessante, même, et surtout, quand elle est fondée. Vous allez me jeter à la tête le vieux dicton : « Il n'y a que la vérité qui blesse. » Eh bien, non, tant pis pour le dicton ; vrai, je n'étais pas plus bête qu'un autre, et même j'ai connu bien des autres que je ne valais point dans cet exercice.

Ne jouissant pas, hélas ! des gâteries du foyer paternel, j'avais un tuteur sage, expérimenté ; un tuteur qui, avec ses quarante ans et son impassibilité absolue, avait toutes les qualités requises par sa charge de dévouement. Il la remplissait de son mieux, et je trouvais qu'il y avait du trop dans son mieux. Ces appréciations diverses ne dépendent, comme vous savez, que des lunettes ; mon tuteur et moi, nous ne nous servions pas du même numéro.

Or, ce tuteur était en même temps mon cousin. On se figure aisément qu'un cousin devrait avoir sur le visage un reflet de cette bonté familière qui met à l'aise les petits garçons ?... Ce reflet, il ne l'avait point. Je ne sais quoi d'herculéen dans la stature, la corpulence et la force, éloignait toute supposition de ce genre. Trois gros plis au front, des sourcils noirs se croisant, un nez assez long pour en faire deux, et des lèvres fort minces ; voilà pourquoi je ne riais jamais tout seul quand je pensais à mon cousin.

Ce n'est pas que je me fusse permis de lui adresser intérieurement le plus léger reproche ; il me paraissait au contraire irréprochable, et il l'était. C'est là précisément ce qui me gênait, car en sa présence, je me croyais devant cette inexorable Justice dont on avait pris soin de me faire le portrait dans ma Mythologie, lui mettant en main une balance qui ne penchait ni à droite, ni à gauche. Seulement, au lieu d'une femme, que les anciens avaient imaginée, c'était un homme, donc un être plus grave et plus intimidant que l'image, d'ailleurs assez laide, de ma Mythologie.

Tout ce qu'on a pu vous dire, ou tout ce que vous avez pu lire sur les pétrifications ne signifie rien, comparé à ce que j'éprouvais devant M. Bedlok. Il y a des fontaines, de par le monde, où vous jetez un objet, une pomme, je suppose, et, la vertu pétrifiante agissant, il vous faut revenir la chercher vingt-quatre heures après, ou même beaucoup plus tard, pour la trouver telle que vous l'avez désirée, c'est-à-dire pierre au lieu de pomme puisque c'est votre goût ; mais le regard de mon cousin produisait sur moi un effet si subit que je devenais pierre tout de suite, ce qui n'était pas mon goût.

C'est ce qui doit vous aider à comprendre comment je me sentis incapable de répondre ou de questionner, lorsque mon tuteur étant venu me chercher au collège le lendemain de la distribution des prix, après une année employée à constater mon manque d'aptitudes, m'annonça d'un air impassible que mes dix mois de classe pouvaient compter pour de longues vacances ; et que je trouverais dans sa maison, et jusqu'à la rentrée, du papier, des plumes, de l'encre, mes livres, et lui-même pour professeur !

Non, il n'est fontaine, ni pomme qui puissent donner idée de ce tête-à-tête ! Je serais certainement resté dans cet état de pétrification si le chemin de fer ne se fût trouvé là pour qu'on m'emballât avec mon paquet. Nous étions si attrapés, mon paquet et moi, que mon cousin, paraissant nous confondre, ne nous adressa la parole ni à l'un ni à l'autre pendant le trajet, qui dura bien deux heures.

Enfin nous arrivâmes à Paris. La maison de M. Bedlok était située dans un de ces quartiers tranquilles qu'il affectionnait, et que les Parisiens à la mode et dans le mouvement n'aimaient point. C'était du côté des Invalides. On ne pouvait venir de n'importe où sans l'intermédiaire d'une avenue où l'on ne rencontrait que des gens affairés, à pied ou en voiture ; car de promeneurs, pas question.

De quelque côté qu'on se tournât dans la maison de mon cousin, il fallait voir l'inévitable dôme des Invalides, que depuis j'ai trouvé si beau. À cette époque, je lui en voulais d'être là, parce qu'il me cachait l'espace, les arbres, les charrettes et les militaires.

Le pire est que l'appartement de mon cousin donnait en partie sur la cour, et que précisément dans cette partie se trouvait la chambrette de l'écolier, comme on l'appelait. De cela, je ne prenais point mon parti. Rien à voir, absolument rien que le dôme, la pompe, et une cage où se démenait sans plaisir le serin de la concierge, devenu bête à force de s'ennuyer.

Me voilà entrant dans la maison de M. Bedlok, honteux comme un renard qu'une poule aurait pris... non, c'est citer mal à propos La Fontaine, car il s'en fallait de beaucoup que je fusse le renard !

Mon cousin montait devant moi sans mot dire, et personne ne venait à ma rencontre. C'était là ce qui me frappait le plus ; car, bien que j'affirmasse n'avoir aucune aptitude, on m'aimait par bonté, par compassion peut-être, parce que j'étais bien seul, et que ma famille se composait uniquement des personnes de cette maison.

Il est temps de vous dire, lecteur, que M. Bedlok était le mari d'une femme bonne comme elles devraient être toutes. Cette femme avait un père encore meilleur qu'elle, une mère admirable, une fille un peu plus jeune que moi, et un beau petit garçon encore en robe. Ajoutez deux bons serviteurs bien dévoués, et vous connaitrez à peu près le personnel. Donc, je reprends. Mon cousin, toujours impassible, me conduisit jusqu'à ma chambre, m'y fit entrer, me dit froidement : « Restez ici jusqu'à ce qu'on vous appelle », ferma la porte et s'en alla.

Entre lui et moi, tout se passait à peu près à la muette, et pourtant j'étais écrasé par ce silence. Je n'osais pas ouvrir la bouche, même pour demander des nouvelles de mon oncle que j'aimais extrêmement ; j'étais intimidé, pétrifié... enfin la pomme, toujours la pomme !

Il y avait encore deux heures à passer avant de dîner, et, quoique la porte ne fût pas fermée à clef, pour rien au monde je n'eusse osé sortir de ma retraite, de peur d'irriter mon cousin, qui voulait certainement me punir en me séquestrant ainsi.

J'avais entendu dire qu'autrefois certain officier mis aux arrêts avait imaginé un voyage autour de sa chambre. J'eus la pensée de l'imiter ; mais je ne tardai pas à trouver cet amusement ennuyeux. Pas une idée ne me venait, sinon que je me promenais en long parce qu'il n'y avait pas assez de place en large. Une seule idée, c'est monotone, surtout quand elle ne donne lieu à aucun développement. Je n'en étais pas encore au temps des souvenirs. Les meubles ne me rappelaient absolument rien ; les tableaux... il n'y en avait pas. La glace ne me montrait qu'un sot qui n'avait rien fait de l'année ; je renonçai aussitôt à ce mode de divertissement, et la tristesse me gagnait quand j'entendis frapper deux petits coups à ma porte.

« Entre ! » criai-je de toutes mes forces. J'avais reconnu la touche discrète de Germaine, une enfant de onze ans et demi qui ne me ressemblait pas, car elle était studieuse, raisonnable et sage ; c'était ma cousine pourtant.

« Te voilà donc enfin ! » lui dis-je en l'embrassant avec d'autant plus de plaisir que je ne voyais qu'elle au monde. Tout le reste me semblait mort ou endormi (excepté le serin qui remuait encore un peu).

« Oui, me voilà, dit Germaine, mais sans entrain, et comme attristée par des pensées trop lourdes pour son bon petit cœur. Ah ! que de malheurs, mon ami ! que de malheurs cette année !

-- C'est vrai, répondis-je, mon oncle qui s'est cassé la jambe il y a trois mois, et mes vacances perdues !... Ah ! que le temps va me sembler long ! Travailler toute la journée, dans cette chambre si petite, avec mon cousin si grand ! Tiens, Lucette (je l'appelais ainsi, depuis trois ans, pour m'amuser, et elle m'appelait Perrin), tiens, Lucette, je crois que je vais tomber malade. »

Effectivement, je sentais une sorte de tiraillement de sinistre augure, que je jugeais devoir être un commencement de consomption. Était-ce réellement cela ? ou bien cet état provenait-il de ce que je n'avais pas goûté comme à l'ordinaire, à trois heures, et qu'il en était quatre ?

Germaine écoutait mes paroles avec bonté, mais sans s'appesantir sur ma peine, ni sur ma maladie, tant elle était absorbée par le chagrin que lui causait l'état de mon oncle. Cependant, elle ne pouvait passer sans s'arrêter devant un être à plaindre, fût-ce le plus détestable des écoliers. Je lui remis sous les yeux ma situation critique, relatant sept ou huit mots bien comptés que m'avait dits son père, ma sentence, et ce commencement d'exécution qui faisait de moi le plus infortuné des cousins.

Elle fut bonne, aimable, et me dit pour m'encourager :

« Tu verras, le temps passe vite. Pense que ton malheur n'est rien, comparé à celui de mon cher bon papa.

-- Qu'est-il donc survenu ? demandai-je. Je sais qu'il a fait une chute, et qu'il s'est cassé la jambe, ce qui est bien triste. Mais on m'écrivait qu'il allait de mieux en mieux, et je t'avoue que je n'ai osé demander aucun détail à ton père.

-- Papa ne t'a rien dit ? C'est vrai, quand il est fâché, il ne parle plus du tout. Eh bien, nous sommes désolés ! Bon papa va mieux certainement ; il se lève, et en s'appuyant sur Florent, il s'assoit dans son grand fauteuil ; mais il ne peut pas marcher seul !

-- Pas du tout ?

-- Du tout, du tout ! J'ai peur qu'il ne marche jamais !...

-- Oh ! mon pauvre oncle, m'écriai-je avec une peine bien réelle ; quelle vie ! quoi ! toujours dans ce fauteuil ?

-- C'est si triste, vois-tu, que nous ne pouvons plus le regarder sans avoir envie de pleurer. Bonne maman est si malheureuse qu'on croirait que c'est elle qui s'est cassé la jambe, quoiqu'elle marche toute la journée autour de bon papa. Aujourd'hui, il est tout découragé ! il a eu la fièvre cette nuit ; il s'inquiète, et ne supporte pas le moindre bruit dans sa chambre. C'est peut-être à cause de cela qu'on ne t'a pas fait venir pour lui dire bonjour ?

-- Non, Lucette, non, ce n'est pas à cause de cela ! C'est exprès, je le vois bien, qu'on me reçoit si froidement. Mon cousin veut me punir de ce que... Tu sais que je n'ai d'aptitude pour rien de ce qui se fait au collège ? Ce n'est pas ma faute.

-- Je suis trop petite pour te gronder, Perrin, dit-elle gentiment, et d'ailleurs je t'aime trop ; mais papa, qui a été au collège comme toi, dit que l'application peut remplacer l'aptitude, et que ceux qui ne sont bons à rien ne sont que des par...

-- Tais-toi, Lucette, je t'en prie ! Ne prononce jamais ce mot-là devant moi, ni devant personne !

-- Paress...

-- Chut ! chut ! Il ne faut pas dire ce mot-là.

-- C'est donc mal ? Tout le monde s'en sert pourtant. Enfin, puisque cela te fait tant de peine, je ne m'en servirai plus.

-- Tu feras bien, Lucette. »

Son père l'appela ; elle sortit, et je restai seul avec cent livres de plomb sur la tête ! D'abord, j'avais un véritable chagrin à cause de mon oncle que j'aimais extrêmement, et puis un retour sur moi-même me montrait ma position sous un aspect encore plus triste que tout à l'heure.

« Ainsi, pensais-je, non seulement me voilà aux arrêts comme M. de Maistre, et ne sachant pas voyager autour de ma chambre, mais encore, quand il m'arrivera de ne plus regarder le dôme, la pompe, ou le serin, je tomberai dans une chambre de malade, au milieu de gens affligés. Et ce sont là mes vacances ? Maudits soient les grands hommes ! les rhéteurs ! les académiciens ! les dictionnaires ! les problèmes et le reste ! »

Ne vous scandalisez pas outre mesure, mon cher lecteur ; c'était un sentiment mauvais, injuste ; j'en voulais à tous, au lieu d'en vouloir à moi-même ; disposition aussi éloignée que possible de la contrition parfaite ; je l'avoue, et j'ajoute que loin d'être demeuré dans l'impénitence finale, je suis aujourd'hui grand admirateur de ceux des anciens qui ont été savants et sages, et de ceux des modernes qui les ont imités en les surpassant. Mais à cette époque, j'étais jeune.

C'était comme en la romance de Joseph :

Quatorze ans, au plus je comptais !

Et encore, chacun répétait que pour la taille, l'aspect et le caractère, j'avais douze ans.

L'écolier est impatient par nature ; c'est pourquoi mon chagrin devenait facilement de l'irritation. C'était sur l'admirable bonté de mon oncle que j'avais compté pour adoucir mon sort, et voilà qu'il était malade, inquiet, ne supportant pas le bruit ! Que devenir ?

Dans mon malheur, je commençai par ôter mes gros souliers du collège, et mettre des chaussons ; car je ne savais à quel expédient recourir pour me rendre un peu moins désagréable. Ne pas faire trembler et retentir le parquet sous mes pas me parut utile et placé. Ceci à l'adresse de mon oncle et de ma tante, car c'était tout un par le cœur ; ce que Germaine voulait me faire entendre en disant que ma tante semblait ne pas marcher, quoiqu'elle marchât.

Ayant donc fait l'essentiel à mon point de vue pour ne pas indisposer mon oncle et ma tante, je me demandai ce qu'on pourrait imaginer à l'égard de ma cousine, Mme Bedlok ?

Elle aussi n'était que l'ombre de quelqu'un, et ce quelqu'un avait aux yeux de tous une importance trois fois plus grande que sa personne. C'était le fameux bébé, pesant, rouge, massif, un vrai monument. Du reste, rieur, mutin, têtu, comme il est d'usage quand on se porte bien et qu'on en est encore au bourrelet. On lui passait bien des choses ; il y en avait une pourtant qu'on ne lui pardonnait pas. Monsieur ne marchait point ! Or, il avait cet âge où il est convenu qu'un monsieur doit marcher : vingt mois, ou deux ans, je ne sais plus.

Le bébé, c'était le point vulnérable de ma cousine Bedlok ; je résolus de faire tout au monde pour plaire à ce court et gros personnage, afin de me rendre favorable sa chère maman.

De ma petite cousine, il n'était pas question ; je savais qu'elle serait toujours prête à me rendre service ; ces doux noms de Perrin , de Lucette que nous nous étions donnés l'un à l'autre, en lisant un jour dans le même livre la même histoire, faisaient de notre vie une plaisanterie continuée ; mais une plaisanterie du cœur, toute pleine de charmé. Elle avait tant de grâce, l'aimable petite fille, qu'elle m'en prêtait, à moi qui n'en avais pas l'ombre.

Comme je l'ai dit, il y avait encore dans la maison le domestique de mon oncle, brave et digne serviteur, nommé Florent ; et la nourrice du bébé, large Bourguignonne que l'on gardait comme bonne et cuisinière à la fois.

J'avais aperçu dans une embrasure de fenêtre une vieille ouvrière qui m'était inconnue : lunettes à perpétuité, bonnet de forme antique, robe de cotonnade à ramages ; grande pèlerine noire ; ne levant pas le nez, tirant l'aiguille sans distraction, ne bougeant pas, enfin... l'air empaillé ! Pour finir, on l'appelait mamselle Gothon ! s'autorisant de ce qu'elle se nommait Marguerite. Elle aussi aimait mieux Gothon que Marguerite.

Je ne me méfiais pas de Florent ; c'était un ancien soldat, il devait avoir tâté de la salle de police ; je l'espérais, et je comptais là-dessus pour trouver en lui quelque appui dans les moments difficiles.

La Bourguignonne qui gardait le nom de nourrice, bien que tout le monde fût sevré, était, me semblait-il, trop large, trop carrée, ou si vous voulez trop ronde, pour manquer de compassion ; car j'avais remarqué que les femmes d'une ampleur plus que satisfaisante sont bonnes personnes ; il leur faut du temps pour se tourner ; elles économisent leurs pas, leurs gestes, et aussi leurs impatiences qui les mettraient en nage. Donc, je comptais sur la nourrice pour adoucir au besoin ma captivité.

Tout bien examiné, il n'y avait à redouter au logis que mon tuteur. Eh bien, par le plus étonnant concours de circonstances, ce fut le seul dont je ne cherchai point à mériter les bonnes grâces. Ce n'est pas qu'il n'eût, lui aussi, des côtés vulnérables. On pouvait le subjuguer par une attention soutenue, des devoirs soignés et proprement écrits, des divisions sans faute, des leçons bien sues, des résumés bien faits... Que de côtés vulnérables si vous le comparez à Achille qui n'en avait qu'un ! Encore était-ce le talon, par où il est extrêmement difficile de tenir quelqu'un, même cinq minutes, à cause de la tête qui se trouve mal placée.

Pourquoi ne cherchai-je pas le moyen de toucher mon tuteur, de l'attendrir, de me le rendre propice ? Pourquoi ?... C'est qu'il fallait entre lui et moi des intermédiaires, et que c'était malheureusement toutes ces choses pour lesquelles je manquais d'aptitude.

Toujours est-il que, Germaine ayant quitté ma chambre, je me trouvai bien inquiet. Elle m'avait, il est vrai, laissé un peu de chocolat ; mais au moment où j'allais la prier d'aller me chercher du pain, son père l'avait appelée. Le chocolat avait passé comme une lettre à la poste ; j'étais donc distrait malgré moi des idées pénibles que m'avait transmises Germaine, et je commençais à croire qu'il y avait dans mon état encore plus d'appétit que de consomption.

Au bout d'un quart d'heure, j'entendis les grosses bottes de Florent passer dans le corridor, et, entrouvrant ma porte, je regardai le brave homme sans parler, sans remuer. Lui s'arrêta tout court.

« Comment ! vous voilà ici ? me dit-il. Ma foi, je n'en savais rien. J'étais auprès de Monsieur apparemment quand vous êtes arrivé.

-- Oui, me voilà, mon pauvre Florent ; mais parlez-moi de mon oncle. Il est donc bien malade ?

-- Bien malade, non ; sa santé n'est pas mauvaise, heureusement ; mais il ne marche pas seul, et Dieu sait quand il marchera ! »

Le bon Florent soupira, car il était fort attaché à son maître. Néanmoins, ses paroles me faisaient du bien ; je voyais qu'il n'était pas réellement inquiet, et cela me rassurait sur l'état de mon bon oncle. Étant donc soulagé du côté du cœur, je retombai sur moi-même, ainsi que cela nous est naturel.

« Florent, dis-je, d'un ton à fendre l'âme, je vais bien m'ennuyer pendant deux mois ! Mon cousin est fâché, et il me prive de mes vacances. Je vais travailler dans ma chambre, comme au collège, et c'est lui-même qui me donnera des leçons. »

Au lieu de s'apitoyer, comme j'y comptais si bien, le vieux soldat qui m'avait connu tout enfant partit d'un éclat de rire.

« Ah dame ! dit-il, c'est qu'il faut marcher droit ; M. Bedlok ne plaisante pas ! Il est si travailleur, lui, qu'il n'aime pas les paress...

-- Assez, Florent ! je ne suis pas ce que vous alliez dire. Non, vraiment ; mais je n'ai aucune aptitude pour ce qu'on enseigne au collège.

-- Bah ! laissez donc ! Moi, dans le temps, je croyais aussi que je n'avais pas d'aptitude pour le service militaire, parce que je trouvais les corvées assommantes, l'exercice éreintant et la garde embêtante ; mais on m'a joliment prouvé que j'en avais, de l'aptitude ! Tout ça, voyez-vous, monsieur Anatole, c'est une idée qu'on se met dans la tête, et puis, ça passe.

-- Qu'est-ce qui vous a fait passer cette idée-là, Florent ?

-- La salle de police, donc ! On m'y fourrait pour huit jours, et en sortant de là, je trouvais tout amusant ! Dame ! au régiment, faut filer ! »

J'étais abasourdi des appréciations de Florent. Un Caton en tablier bleu ! Que faire de lui ? Rien du tout.

Alors, quittant ce ton confidentiel que j'avais pris, sans la moindre prévoyance :

« Florent, dis-je avec beaucoup de dignité, apportez-moi, je vous prie, un peu de pain pour goûter ; il est bien tard. »

Florent se hâta d'aller chercher du pain ; mais ce fut la Bourguignonne qui me l'apporta, ayant eu l'attention d'y joindre une soucoupe pleine de confitures. Je fus sensible au procédé, et aussi à la rouge et large figure de la nourrice, qui semblait faite exprès pour être la protectrice des infortunés.

« Bien le bonjour, monsieur Natole (elle n'avait jamais pu dire mon nom) ; vous avez joliment grandi depuis Pâques. Tenez, voilà du pain et de la mirabelle ; elle est délicieuse !

-- Je vous remercie, Prudence, lui dis-je du ton grave qui convenait à ma position, et je suis bien aise de vous retrouver en bonne santé. -- L'huisserie de ma porte ne suffisait pas à encadrer Prudence. -- J'arrive dans une maison bien triste ! et je suis bien triste moi-même !

-- Hélas ! monsieur Natole, tout le monde a ses peines, allez ! Ici, voyez-vous, depuis l'accident de notre pauvre maître, on ne vit plus ! Dire qu'il ne se tient pas sur sa mauvaise jambe depuis qu'elle est rajustée ! Ah ! il en passera de l'eau sous le pont avant qu'il fasse son premier pas tout seul ! Tenez, c'est comme mon gros pâté...

-- Quel pâté, Prudence ?

-- Eh bien, le petit. Il ne bouge pas de place ; où vous le mettez, faut qu'il reste. Ah ! ces gros enfants-là, c'est terrible ! on a bien du mal après eux ; tout ça pour les voir marcher à quatre pattes, jusqu'à ce qu'ils soient grands comme père et mère. »

Je compris qu'il y avait de l'exagération dans le narré de Prudence. Toutefois, ce que je pus saisir entre ses hyperboles, ce fut que tous les rouages de cette maison fonctionnaient autour de deux personnes qui ne marchaient pas.

Cependant, cette excellente femme était si large que je ne pus m'empêcher d'espérer en elle.

« Hélas ! lui dis-je tout en me jetant sur le pain et les confitures, je vois que la maison est bien sérieuse en ce moment !

-- Un vrai tombeau, monsieur Natole. »

J'éprouvai une secousse, car je venais d'énoncer ce jugement avec le secret désir que la nourrice le réfutât. Comme elle abondait dans mon sens, je penchai vers l'opinion contraire ; c'est une des dispositions de ma nature.

« Enfin, ajoutai-je avec une philosophie qui m'étonnait moi-même, mes vacances ne seront pas gaies ; mais je ne suis pas le plus malheureux, puisque mon pauvre oncle est dans de si tristes conditions.

-- Ne m'en parlez pas, monsieur Natole. »

Avez-vous observé, lecteur, que quand on dit d'une chose : Ne m'en parlez pas, c'est qu'on en veut parler tout au long ? En effet, Prudence me raconta toutes les péripéties par où ce cher oncle avait passé : ses souffrances, ses insomnies, son chagrin, et le chagrin de ceux qui l'entouraient. Lui, si bon, si respectable, faisant du bien à tous, et réduit à l'inaction ! Je le plaignais, et j'avouai à Prudence que j'étais peiné de n'avoir pas encore été appelé près de lui.

« Sans doute qu'il repose, me dit-elle ; Monsieur a eu cette nuit un accès de fièvre.

-- Il dort donc en ce moment ?

-- Non, il dormitaille , comme on dit chez nous (on avait des mots chez elle !) et madame n'ose pas remuer de peur de le déranger. »

Ces paroles me causèrent une vive satisfaction ; d'abord à cause de mon oncle qui réparait sa mauvaise nuit, et puis à cause de moi-même. L'isolement dans lequel on me laissait n'était donc pas dû entièrement au mécontentement de mon tuteur. Je respirais un peu plus librement.

« Prudence, dis-je avec abandon, tant était large cette honnête femme, quelles vacances ! Ma chambre est bien petite, et la vue de la cour n'est pas gaie ! »

La Bourguignonne changea d'aspect. Essayant, mais en vain, de prendre l'air sec d'une femme maigre, elle me dit d'un ton leste qui me blessa :

« Dame ! que voulez-vous ? c'est votre faute.

-- Que ma chambre soit petite ?

-- Bah ! bah ! Vous faites le malicieux, mais vous m'entendez bien. Ah ! vous auriez bien dû travailler au collège comme les autres ; ça n'aurait pas fait toutes ces affaires-là. Vous qui êtes un bon enfant, c'est-y dommage que vous soyez si paress...

-- Vous vous trompez, Prudence ; ce qu'il y a en moi, ce n'est pas du tout ce que vous croyez, c'est un manque d'aptitudes.

-- D'ap... quoi ? (Il paraît que ce n'était pas un mot de chez elle.)

-- D'aptitudes ; cela veut dire que je n'ai pas de dispositions pour ce qu'on exige de moi.

-- Laissez donc ! Pas d'envie de vous donner du mal, c'est comme ça qu'on dit chez nous. Écoutez, monsieur Natole, ce n'est pas à moi à vous faire la leçon, puisque je ne suis pas de votre étage ; mais, voyez-vous, nous étions sept à la maison, bon pied, bon œil, et mangeant ferme ! Le père travaillait dans les champs ; moi, j'étais l'aînée, fallait aider au ménage et se trémousser, j'en réponds. Ça ne m'allait pas, j'avais une tête ; je me buttais à ne rien faire de ce que la mère commandait, à barguigner de droite et de gauche. Ma pauvre maman voulait m'élever, comme de juste. Vous dire les coups qu'elle m'a donnés !... non, ça n'est pas possible ! J'en avais des bleus !

-- Mais c'était très méchant !

-- Faut pas dire ça, monsieur Natole ; ma pauvre mère m'a rendu un fameux service ! elle m'a appris à travailler. Si elle ne m'avait pas fichu tant de claques, sans compter les taloches, la digne femme ! je n'aurais jamais pu me tenir en maison, je ne serais bonne à rien, et vos parents ne voudraient pas de moi pour faire leur ouvrage. Au lieu de ça, sans me vanter, j'ai déjà gagné presque autant d'argent que je suis grosse. »

En ceci, Prudence exagérait encore ; il aurait fallu travailler cent ans. Mais au fond, quelle philosophie ! C'était le digne pendant de Florent. Donc, parfait mépris pour mes infortunes ; approbation entière de la méthode adoptée par mon tuteur. Que faire avec des gens qui en sont à estimer la salle de police et à bénir les claques, sans compter les taloches ?

Pendant que je m'interrogeais ainsi, je finissais mes confitures ; c'était encore ce qu'il y avait de mieux dans la situation. La Bourguignonne emporta l'assiette, et je restai tout seul avec une bouchée de pain, dont même je ne voulais plus tant j'étais étonné qu'on fût si peu de mon avis.

On eût dit que la passion du travail faisait mouvoir tous les ressorts entre ces murs. Mon oncle, si vénérable dans sa vigoureuse vieillesse, avait travaillé toute sa vie, ne s'accordant qu'à de rares intervalles un temps de repos pour réparer ses forces et recommencer à travailler.

Ma tante, par sa sagesse, son activité, son savoir-faire, avait doublé les ressources de la famille. L'ensemble de sa conduite me condamnait absolument ; néanmoins, elle avait dans le regard un je ne sais quoi, comme disaient nos pères, qui me rassurait, tout en me désapprouvant. Ce n'était plus, comme dans ma Mythologie, la Justice avec sa raideur désespérante, mais plutôt la Sagesse, Minerve avec son casque, sa lance et son beau profil. Ma tante me faisait honte et ne m'écrasait point.

Mon cousin, homme d'étude s'il en fut, travaillait en marchant, en mangeant, découvrant ceci, perfectionnant cela, toujours cherchant ce qu'il pourrait ajouter à ses connaissances en général et à la chimie en particulier ; car il s'occupait de chimie, mon cousin, oui, de chimie !... Jugez de l'étonnement d'un chimiste profond, se trouvant nez à nez avec moi qui n'étais ni chimiste, ni profond ! On dit que les extrêmes s'accordent. Peut-être ? Mais il est pourtant certain que nous ne nous accordions pas.

Sa femme était la vigilance en personne. S'étant chargée d'élever Germaine à la maison, elle lui donnait des leçons, corrigeait ses devoirs, et soignait le fameux poupon qui ne voulait pas marcher, ce qui compliquait tout. Ma cousine trouvait moyen de se mettre en quatre, -- sans figure de rhétorique ; -- car, faisant ce qu'il fallait à l'égard de Germaine et du bébé, elle était en outre fort attentionnée pour son mari, et donnait du temps à son excellent père : cela fait bien quatre. À vrai dire, elle travaillait toujours, et quand elle n'agissait plus, son cœur ne cessait point de veiller sur ceux qui l'entouraient. C'était une femme de grand mérite, ma cousine Adélaïde, ce qu'on appelle une maîtresse femme.

Ma petite Germaine travaillait aussi de tout son cœur. Elle avait des heures marquées pour chacune de ses leçons, et obéissait à la pendule comme un conscrit au caporal. Elle donnait toute son attention à l'étude, apprenait à coudre et se faisait la petite maman de son frère.

Il n'y avait que le marmot qui me ressemblait ; c'était entre nous deux un courant sympathique. Il ne voulait même pas se donner la peine de mettre ses pieds l'un devant l'autre ! À son âge, j'en devais faire autant.

Quand j'eus constaté que ma présence dans ce milieu équivalait à une note fausse dans une symphonie, il me prit la fantaisie, puisqu'on m'avait installé pour réfléchir, de chercher à me rendre compte des facultés pour lesquelles je pouvais avoir des aptitudes. Je les comptai toutes sur mes doigts, sans que je me décidasse pour aucune.

Pendant que je m'examinais ainsi, le plus consciencieusement possible, un bruit léger vint à mon oreille, mais si léger qu'on eût dit la promenade d'une souris. Je me levai, je regardai, et je vis avec un véritable plaisir qu'effectivement il s'agissait d'une souris. J'aime assez les souris. Et vous ?...

Celle-ci était petite et mince, -- une enfant. -- Elle portait la robe grise, d'uniforme, et trottait sans méfiance, ne connaissant encore à fond ni les hommes, ni les chats.

Une idée lumineuse traversa mon esprit : c'était l'aptitude qui se révélait ! Je me sentais du goût pour l'histoire naturelle ; non que j'eusse la moindre envie de l'étudier dans le savant et éloquent Buffon, mais bien dans mon pupitre ; car il y avait un énorme pupitre dans cette chambre disposée de manière à me servir de donjon. Je m'élançai sur la jeune imprudente ; elle trottina sur place un moment, tout intimidée et perdant la tête. Je la pris sans lui faire de mal, et la priai de vouloir bien entrer dans l'appartement qui semblait fait pour elle, bien plus que pour moi.

D'abord elle ne parut point s'y plaire ; c'était probablement parce qu'il n'y avait pas de fenêtre. Je jugeai à propos de lui procurer tout ce dont je jouissais, si jouissance il y avait !... Ôtant mon encrier, sorte de récipient qui entrait dans une ouverture pratiquée, selon l'usage, à la droite du pupitre, j'eus le loisir de la voir courir comme une petite folle, regarder par la fenêtre, et voir apparemment le dôme, la pompe et le serin. Y trouva-t-elle plus de plaisir que moi ? C'est possible.

De peur qu'elle ne conçût quelque projet d'évasion, je me tenais au guet, les doigts au bord de sa fenêtre, afin de réprimer toute tentative. Je me sentais sur cette jolie petite créature autant de puissance que mon tuteur en avait sur moi ; et en peu d'instants je me figurai à peu près que j'étais aussi un tuteur, moi, et qu'elle était ma pupille.

On ne s'imagine pas ce que c'est que l'aptitude. J'en avais ; j'en avais même beaucoup ! Aussi, je sus prendre tous les moyens pour avancer dans l'histoire naturelle, en multipliant mes observations.

D'abord, fermant la fenêtre, ce qui se faisait en replaçant mon encrier, j'ouvris la porte, laquelle, à cause de sa largeur démesurée, demandait une grande surveillance. Je rangeai l'intérieur, établissant une sorte de promenoir, ou espace libre, pour que l'enfant pût se récréer ; puis je songeai à son goûter ; -- en cela je fis mieux que M. Bedlock. -- La bouchée de pain que j'avais laissée me devint précieuse en cette circonstance ; la petite grignota avec une gentillesse qui ne se peut dire.

Je m'attachais à elle, je ne voulais pas la rendre malheureuse, c'était bien assez de l'avoir faite captive ! C'est pourquoi elle eut à manger et à boire à discrétion. Après avoir vidé ma poudrière, je la remplis d'eau fraîche ; c'était une sorte de citerne facile à entretenir, et très appropriée aux besoins d'un ménage de souris. Comme distraction, elle avait le promenoir, et puis enfin... mes livres de classe.

Ne possédant, quoique chargé de la tutelle, aucun des papiers de famille qui m'auraient éclairé sur les ascendants, je me trouvai dans la nécessité de donner un nom à l'enfant, afin de pouvoir au besoin l'appeler par la fenêtre. Il me sembla que Fitzine n'était pas commun, c'est ce qui fixa mon choix. Je répétai ce nom une vingtaine de fois, sans que ma pupille détournât la tête ; soit que son oreille ne fût pas encore accoutumée à ma voix, soit que la chère petite fût absorbée, plus que je ne l'avais jamais été moi-même, par mon rudiment.

Je vous l'avoue, j'avais absolument oublié ma position, lorsque, au bout de dix minutes, les affaires de la tutelle, qui n'étaient pas compliquées, me laissèrent retomber sur moi-même, et retrouver tous mes ennuis. Sur ces entrefaites, j'entendis les petits pieds de Germaine dans le corridor ; elle passa outre, ce qui me fit beaucoup de peine, et j'entrouvris ma porte :

« C'est toi, Lucette ? Pourquoi ne viens-tu pas me voir ? Est-ce que ton papa te l'a défendu ?

-- Pas tout à fait, mais presque, dit-elle avec une délicieuse moue qu'elle faisait pour moi tout seul, quand elle était un peu fâchée contre le gouvernement.

-- Voyons ! Entre, une seconde !

-- Je n'ose pas.

-- Viens voir, je suis tuteur, à mon tour. »

Frappée du nouvel aspect sous lequel on pouvait m'envisager, elle entra.

J'ouvris la fenêtre (celle de mon pupitre), la lumière éclaira l'intérieur, et ma petite cousine entrevit ma chère pupille, faisant les cent pas dans le promenoir. Comme elle était fort timide, elle disparut au premier détour, et laissa Germaine ébahie.

« Est-elle gentille ! Oh ! Perrin, quel dommage que tu n'aies pas bien travaillé, que tu aies été... ce que tu ne veux pas qu'on dise ! Nous nous serions tant amusés avec ta souris !

-- Avec ma pupille, repris-je, de cet air parfaitement raisonnable qui est propre aux tuteurs, parce qu'ils doivent toujours tenir pour la raison. Vois-tu, ce qui est passé est passé, n'en parlons plus ; mais dis-moi donc ce que tu crois que je pourrais faire pour me tirer de là ? Personne ne m'appelle, personne ne vient me voir, c'est désolant ! Est-ce que mon cousin ne veut pas qu'on me parle ?

-- Écoute, bon papa se repose de sa mauvaise nuit ; et comme il ne remue pas, bonne maman ne remue pas non plus.

-- Ils font donc tous les deux la même chose ?

-- À peu près. Il paraît que c'est comme cela quand on s'aime depuis quarante ans.

-- Ah ! c'est drôle, ça m'ennuierait.

-- Moi aussi ; c'est peut-être parce qu'il y a trop peu de temps que nous nous aimons ?

-- Par exemple ! Je t'aime, Lucette, depuis que tu es au monde ; et toi tu m'aimes depuis que tu as tes premières dents ; c'était moi qui te consolais le mieux, m'a dit ta maman.

-- C'est vrai, Perrin, mais de tout cela, il n'y a que onze ans et demi.

-- Ah ! c'est juste. Nous verrons comment ce sera dans vingt-neuf ans. Mais ta maman ne m'a pas appelé non plus ?

-- Maman est allée faire une promenade en voiture, avec mon petit frère ; elle va rentrer pour dîner, et bien sûr elle te dira bonjour ; mais pas comme à l'ordinaire, mon pauvre Perrin ! cette année, ce sera bien différent, il faut s'y attendre. »

Je voyais de grosses larmes couler le long de ses joues ; elle était si bonne !

Germaine avait un cœur très sensible, et une conscience très délicate, ce qui était pour elle une double source de chagrin. Sans son cœur, elle m'eût dit que je n'étais qu'un franc p... ce mot qu'il ne fallait pas dire. Sans sa conscience, elle m'eût poussé à violer la consigne, et à blâmer la sévérité de son père envers moi. Or, cette cousine de onze ans et demi, c'était comme sa bonne maman la sagesse personnifiée, une Minerve enfant. À peine osait-elle me parler, parce que mon tuteur avait probablement dit :

« Qu'on laisse tout seul dans sa chambre ce vilain petit sot, et qu'il soit forcé de réfléchir ! »

Je me figure qu'il avait dit cela, ou quelque chose d'aussi irrévérencieux.

« Enfin, repris-je, apprends-moi, Lucette, ce qui pourrait adoucir mon sort ; rendre du moins mes vacances supportables.

-- Rien au monde, hélas ! rien sinon ce que tu ne veux pas faire. Papa ne supporte pas qu'on perde son temps. Et puis, tu sais, il a des devoirs à remplir, comme tuteur !

-- Et moi aussi, répondis-je avec une impardonnable légèreté, tout en ouvrant la fenêtre pour montrer à Fitzine que je veillais sur sa chère petite personne.

-- Eh bien, reprit Germaine, de sa voix la plus douce, papa veut absolument que tu repasses, pendant tes vacances, tout ce qu'on a expliqué au collège sans que tu y fisses attention. »

Le brusque étonnement dont je fus saisi fut tel que, à mon insu, je donnai un grand coup de poing sur le pupitre, ce qui dut occasionner à mon élève une sorte de terreur nerveuse.

« Que dis-tu, Lucette ? Faire en deux mois ce que je n'ai pas su faire en dix !

-- Papa assure que c'est possible quand on ne perd pas une minute, et qu'on a un professeur dévoué.

-- Mais je ne pourrai donc pas lever les yeux ?... Et quand je voudrai flâner, bâiller, dormir ?... Non, Lucette, non, je ne puis pas me soumettre, et je ne me soumettrai pas.

-- Il le faudra bien, dit-elle avec une douceur ferme. Tu ne peux résister à papa. D'abord, il est ton maître, il remplace ton père et ta mère ; et puis, vois-tu, personne ne lui résiste, et l'on finit toujours par convenir qu'il a raison. Crois-moi, mon pauvre Perrin, accepte la punition sans humeur ; moi, je l'adoucirai. Tous les soirs, nous jouerons ensemble, et puis je viendrai te voir de temps en temps. Enfin, ajouta-t-elle, avec une grâce féminine que beaucoup n'ont pas à cet âge, quand tu ne me verras pas, tu penseras que je suis là. »

Germaine se sauva sur la pointe des pieds, comme elle était venue ; et je restai si décontenancé, en face des dernières nouvelles, que je perdis de vue les affaires de la souris pour ne penser qu'aux miennes.

Quelques minutes s'étaient à peine écoulées, lorsque j'entendis un grand mouvement au rez-de-chaussée. C'était ma cousine qui rentrait, avec son petit Édouard.

Allait-elle venir m'embrasser, moi arrivé du collège en son absence ? Je l'espérais. Illusion ! Mme Bedlok passa devant ma porte sans me parler. J'en eus le cœur serré, malgré mon étourderie, qui était sans pareille, m'a-t-on dit.

L'arrivée de Mme Bedlok annonçait le dîner. On servit, et je vis entrer mon tuteur, toujours impassible, qui me dit :

« Venez dîner. Ce soir, vous vous coucherez de bonne heure, et demain matin, à sept heures, nous commencerons à travailler ferme ! »

Il avait mis tant d' r* dans son ferme* que ce mot roula longtemps, et me fit l'effet d'un verrou de prison.

Je ne répondis ni oui, ni non, l'un étant inutile, et l'autre impossible. Je suivis mon grand et terrible cousin dans la salle à manger, et, apercevant Mme Bedlok, j'allai lui dire bonjour ; je comptais bien sur un baiser de cette bonne cousine, et sur un autre du gros bébé, qu'on avait assis sur sa chaise haute.

« Non pas, non pas, s'il vous plaît, dit froidement M. Bedlok, on vous embrassera quand vous aurez mérité, monsieur, d'être l'enfant de la maison. Tout le monde travaille ici, et l'on méprise les paresseux. »

Pas moyen cette fois d'éviter ce mot que j'avais en horreur. Je fus couvert de honte, car Florent l'avait entendu. Je compris qu'on se liguait contre moi, et que le juste mécontentement de mon cousin allait jusqu'à interdire tout rapport intime avec le mauvais écolier. Je regardai Germaine, elle pleurait, la pauvre petite ; la punition l'atteignait, tant elle avait de compassion pour moi.

Cependant, avant de m'asseoir, je demandai humblement si je ne pourrais pas du moins aller saluer mon oncle ?

« Après le dîner, nous verrons, répondit M. Bedlok. Votre oncle est plus souffrant, et certes, ce n'est pas votre honteuse paresse qui l'aidera à se rétablir ! »

Écrasé par cet insupportable mot, je n'osai plus ouvrir la bouche.

On servit le potage, et je remarquai, non sans un vif sentiment de reconnaissance, que Mme Bedlok me regardait avec une grande douceur, tout en me présentant mon assiette. Je lui en sus un gré infini, et la remerciai par un sourire bien triste, les yeux attachés sur les siens. Pendant que je faisais cela, j'oubliai l'assiette qui chavira, amenant le potage sur la nappe, sur mon pantalon, sur le parquet, et sur les souliers du bébé !... Quel tableau !

Germaine poussa un petit cri de détresse, et vint à mon secours. On sonna Prudence, car Florent venait d'être appelé auprès du malade. Entre le torchon, la nourrice, la nappe, mon pantalon, et le bébé qui se croyait mort, je perdais la tête. Mon tuteur ne parlait pas ; sa femme assurait avec bonté que ces petits accidents pouvaient arriver à tout le monde. L'entant se désespérait, et la Bourguignonne, sur les indications de Germaine, essuyait tranquillement.

En temps ordinaire, il faut une bonne demi-heure pour se remettre d'une assiette qui se retourne inopinément ; en temps exceptionnels, on ne s'en remet point.

Une pareille bévue ! juste en face de mon tuteur ! C'était me compromettre de plus en plus. Germaine en avait si bien conscience qu'elle cherchait, par tous les moyens dont elle disposait, à attirer l'attention de son père sur elle, afin de la détourner de moi. Dans ses préoccupations, elle renversa la salière sur la table ; je crois vraiment qu'elle le fit exprès.

Cependant, le chimiste demeurait impassible ; j'eusse préféré qu'il me grondât ; son silence me terrifiait. Mais on ne se refait pas, c'était par le silence et l'immobilité que M. Bedlok venait à bout de ses analyses et de ses synthèses ; et j'étais peut-être la substance la plus compliquée qu'il eût encore rencontrée sur le chemin de la science.

Excepté ma petite Germaine, on ne m'adressa pas la parole directement une seule fois ; et je remarquai avec une peine réelle que Mme Bedlok m'offrant des épinards -- ou autre chose, car il y a si longtemps que je ne réponds plus de rien, -- me dit : « Anatole, en voulez-vous ? »

Ceci me sembla un fer aigu, ma cousine Adélaïde m'ayant toujours tutoyé. Je le compris, telle était la froide consigne vis-à-vis de l'écolier aux arrêts, que mon tuteur avait résolu d'écraser sous la désapprobation générale.

Depuis, j'ai su qu'il avait raison.

Le dîner me fit l'effet d'un repas de noce. (Je parle de la longueur.) J'étais au supplice ! Je me demandais comment j'allais me tirer de ce guêpier ? Cette suite d'émotions m'avait, je pense, resserré l'estomac, et puis ce goûter retardé nuisait au dîner ; enfin, je n'avais pas grand appétit. Mais au dessert, lorsque Prudence, d'un air solennel, déposa sur la table une fort belle tarte aux fruits, et que le bébé, qui avait oublié ses souliers, montrait du doigt son plat favori et battait des mains, mon grave cousin me dit, comme s'il eût dit autre chose :

« Vous pouvez aller dans votre chambre. »

Je me levai, sans me faire prier, bien que moralement assommé sous ce dernier coup ; et pendant que je longeais le corridor, j'entendis Germaine qui disait à son père en sanglotant :

« Je ne veux pas de dessert. »

Pauvre chère Lucette ! Comme elle était bonne !

Quand je me retrouvai seul dans ma chambre, je fus pris d'un sentiment mauvais et insupportable : je me mis à détester mon tuteur, à vouloir l'oublier, et à ne plus penser qu'à lui. Ceci, lecteur, est le dernier degré de la misère. Je devenais méchant, au lieu de prendre une bonne résolution qui eût changé pour moi la face de la terre, -- dans le quartier des Invalides.

Ce qui me tira de cet état dangereux, ce fut le doux piétinement de ma pupille. Elle allait et venait sans découragement, sans colère. Quelle leçon pour moi, autorité supérieure ! J'ouvris sa fenêtre ; elle me regarda, je le crus du moins. La vue de cette chère enfant calma mon agitation, et je retournais à des sentiments plus dignes d'un tuteur respectable et respecté.

Enfin, Germaine vint me délivrer.

« Bon papa est mieux ce soir, me dit-elle ; il te demande, viens avec moi. »

Je la suivis. Quand j'aperçus mon oncle sur le lit de camp où il passait ses soirées, pour se reposer de son fauteuil, je fus pris d'une tristesse qui cette fois gênait bien du cœur.

Il me tendit la main, et me dit quelques mots pleins de bonté. Ma tante entra sur ces entrefaites. Elle aussi avait cet âge de l'indulgence, où l'on se plaît à laisser à d'autres le côté tranchant de l'autorité, où l'on excuse facilement, où l'on pardonne toujours. Cependant, elle ne m'embrassa pas non plus, ne me tendit même pas la main, et ne me tutoya point. Donc, c'était véritablement la consigne ; je n'avais qu'à me soumettre.

On me laissa debout, au pied du lit de camp, et bien embarrassé de ma personne.

M'étant trouvé un instant seul avec mon oncle, il me dit sur le ton de bonhomie qui lui était familier :

« Eh bien, mon pauvre garçon, te voilà dans une mauvaise passe. Ton tuteur te punit sévèrement, et il fait bien ; c'est son devoir. Crois-moi, mets-toi franchement au travail, et tu auras encore quelques jours de bons à la fin des vacances ; je te le promets. Du reste, tu viendras tous les jours me faire une visite, et nous causerons. »

Il en était là, lorsque M. Bedlok entrant à pas comptés, mon oncle ajouta d'un air distrait :

« Allons, je suis un peu fatigué, vous pouvez vous retirer, Anatole. » Puis, par habitude, ou peut-être par bonté, il ajouta : « Ah ! je crois que je vais bien dormir ; tâche d'en faire autant, mon petit homme » Et il me regarda en souriant.

Le sourire de mon oncle, c'était dans son visage une lumière ; ce que les marins appellent : Une embellie . Ces cheveux blancs et soyeux, cette pâleur, ce regard fin, cet ensemble à la fois grave et doux, voilà ce que j'aimais par dessus tout dans mon enfance, ce que tout le monde aimait et vénérait avec moi !

Je sortis, me rendant parfaitement compte du changement qu'avait produit, dans le ton et l'attitude du malade, l'entrée subite de M. Bedlok. Cependant, j'entendis entre eux une légère altercation. Mon cousin dit je ne sais quoi tout bas, et mon oncle répondit tout haut :

« Que voulez-vous ? mon cher Hector, je suis mauvais gendarme, j'ai toujours pitié du voleur. Chacun son métier. Faites le tuteur ; moi, je veux faire le vieil oncle. Il me fait peine à voir, ce pauvre petit diable ! »

Ces mots, dits sur le ton d'une douce plaisanterie, furent un baume à mes plaies. Je rencontrai Germaine, qui s'arrangeait de manière à être dans le corridor chaque fois que j'y passais.

« Bonsoir, dit-elle avec sa grande douceur ; va dormir, mon pauvre Perrin, et puis n'aie pas peur ; demain, si tu veux travailler, tout ira bien.

-- Bonsoir, Lucette, répondis-je tristement, mon oncle a été bien bon ; toi aussi, tu es bien bonne ! »

J'ouvris ma porte, j'entrai dans ma chambre, et je me couchai tout malheureux.

II -- Rien que des bêtises. -- Des promesses plein les poches. -- Une larme et un mystère. -- Le cirque dans mon pupitre. -- Ma sottise rayonne. -- Colère de Lucette. -- Pantin et moi. -- La serrure du grenier. -- Franconi.

Le lendemain de ce premier jour de vacances -- terribles vacances ! -- je me levai de bonne heure, et j'écoutai sonner l'horloge qui frappa sept coups. Une seconde s'était à peine écoulée ; mon cousin entra. Il était si grand que ma chambre fut toute pleine de sa présence.

Sur une table ronde, placée devant la fenêtre, j'avais mis, dès la veille au soir, mes livres, papiers, canifs, crayons, enfin tout ce que j'avais d'ennuyeux, excepté l'appartement de ma pupille, car le chagrin ne me rendait pas égoïste, et je ne voulais pas exposer l'avenir de l'enfant. La tutelle, c'était comme un point bleu dans un horizon couvert de nuages épais.

Cette première leçon, qui dura bien deux heures, -- j'en desséchais ! -- fut exclusivement consacrée à me prouver que j'étais un sot, et à m'en faire convenir en additionnant les bêtises que je répondais aux questions, à mesure qu'on me les posait. L'examen porta sur tout ce que j'étais censé avoir étudié pendant l'année scolaire ; et il se trouva au total à peu près autant de sottises que de paroles. J'en étais ennuyé ! C'est affreux d'entendre dire des bêtises deux heures de suite, surtout par soi-même.

Mon cousin avait pris et gardé le sang-froid honnête d'un homme qui rencontre ce qu'il cherche ; par exemple, du charbon chez le charbonnier. Aucune émotion, pas un mouvement, pas d'impatience. Quand, levant les yeux par hasard, j'apercevais forcément le dôme des Invalides, je lui trouvais de la ressemblance avec mon cousin, parce qu'il était énorme et ne remuait pas.

Le laconisme était un des traits distinctifs de M. Bedlock ; je doute que les Spartiates aient poussé plus loin le genre. Il préférait l'immobilité au geste, le geste à la parole. S'agissait-il de discourir, il comptait ses mots, supprimait les épithètes oiseuses, ainsi que le veut l'Aristarque français, les gallicismes fréquents, et a fortiori les pléonasmes, qu'il ne supportait en aucune saison.

Jugez, mon cher lecteur, de ma piteuse figure. Pas moyen de noyer sous un déluge de mots quelques bribes restées dans ma mémoire, sans que je l'eusse fait exprès. Aucune échappatoire ; je n'échappai donc point.

Pour comble de malheur, mon écriture était indigne, et je la lisais moi-même difficilement ; il s'ensuivit que mon tuteur entreprit de la réformer en même temps que mon caractère. Pour cela, il me fit de sa main un exemple en lettres d'un demi-centimètre de haut, qu'il me faudrait, disait-il, écrire chaque matin le long d'une page de trente lignes ! L'exemple, c'était :

Je suis un paresseux.

Je suis un paresseux.

Je suis un paresseux... et toujours comme ça.

Rien de plus humiliant. Je n'étais pas, il est vrai, obligé de signer ; mais à qui cette phrase malencontreuse pouvait-elle convenir ? On ne s'y méprendrait point. Inde irœ , eût dit mon cousin, qui aurait eu raison en latin comme en français.

Lorsqu'il eut été bien convenu entre lui et moi que je n'avais pas le sens commun, mon tuteur me déclara succinctement que si je demeurais dans les dispositions où j'étais, je deviendrais... une huître. Il avait l'habitude d'employer des figures de rhétorique un peu hardies. Je devrais, bien entendu, n'occuper un jour aucune position ; c'est tout simple, une huître ! On se moquerait de moi, on ferait bien, et, les années aidant, je finirais par arriver, dans une vieillesse prématurée, à une sorte de crétinisme.

Or, j'avais entendu parler de ces malheureux crétins qui, bien involontairement, ne sont dignes que de la pitié de tous ; je me voyais déjà dans le lointain tirant la langue. Cela me paraissait outrepasser toutes les bornes du possible ! Moi qui, au collège, étais si fort en tout ce qui ne s'apprend pas dans les livres ; moi que ma petite cousine trouvait -- avant mes malheurs -- si gai, si amusant ; moi que les soins multipliés d'une tutelle n'effrayaient point ! Réellement, M. Bedlok exagérait. De quelque côté que je me tournasse, je me sentais voué aux hyperboles, et je devais me garder de prendre au sérieux ces figures, qui même ne passaient plus dans mon esprit pour ornements.

Pour clore cette première et si pénible séance, il me fut dit que tous les matins, excepté le dimanche, mon cousin prendrait la peine de me consacrer ainsi deux grandes heures, -- à présent, je l'admire, -- qu'il m'expliquerait ce que je n'aurais pas suffisamment compris la veille, qu'il me ferait réciter mes leçons, et corrigerait mes devoirs. Enfin, je vis clairement qu'avec un tel professeur et une telle surveillance, il me fallait renoncer à cette parfaite quiétude de l'intelligence qui m'avait été jusque-là si précieuse !

J'étais pris comme au filet, et point de rat pour ronger une maille ! Car ma petite cousine, dont le cœur eût si bien rongé, obéissait à sa conscience, et par conséquent n'était point une ressource pour un mauvais sujet qui n'avait, disait-on, qu'un défaut, lequel en valait plusieurs autres.

En me quittant, mon tuteur me dit, toujours sur le même ton, que je pouvais, de neuf heures à dix, aller et venir dans la maison ; qu'il me faudrait ensuite travailler seul jusqu'au déjeuner ; qu'après le déjeuner je sortirais pour prendre l'air, et faire de l'exercice, parce que cela est nécessaire à la santé ; et que je devrais fournir dans l'après-midi quatre heures d'un travail excessivement serré, que couperait seulement une demi-heure passée à jouer avec Germaine au goûter.

Ainsi réglée, ma vie me parut un puits noir et profond. Je ne m'avisai d'aucune objection, vu mon état pétrifié, mais je sentis en moi une aspiration nouvelle : la soif du collège, où du moins, quand on était comme moi bon cheval de trompette, on pouvait, moyennant quelques pensums et une réputation abominable, ne rien faire et passer pour un sot. Je m'étais accoutumé à entendre dire de moi toutes sortes de choses fâcheuses, et si l'on m'avait loué, j'aurais cru qu'on parlait d'un autre. Ma réputation était d'ailleurs fondée, établie, sur des bases solides. Je pense que si j'eusse fait des merveilles, on les eût attribuées à mon voisin.

C'est une chose singulière que la réputation, l'avez-vous remarqué ? une espèce d'étendard qui prévient pour vous ou contre vous. Il faut des efforts surhumains pour forcer les gens à vous regarder vous-même, et non votre étendard, et à convenir que vous n'êtes plus ce que vous étiez ; et encore les entêtés, les malveillants et les imbéciles vous reprennent toujours où ils vous ont laissé. Misère humaine !

Lorsque mon tuteur fut sorti de ma chambre, je crus nager en pleine eau. Être où il n'était pas, c'était déjà une bonne fortune. Je respirai à pleins poumons comme si j'allais chanter ; mais je ne chantai point ; c'eût été un trop grand scandale dans le quartier des Invalides ! Je devais recourir à des plaisirs silencieux... donc, la tutelle, puis un tour d'appartement, rencontrer Germaine, tâcher de voir mon oncle, essayer du marmot, au cas où il voudrait rire avec moi.

Je commençai par la tutelle, le devoir avant tout.

La veille au soir, Germaine m'avait apporté mystérieusement quelques provisions pour l'enfant : la moitié d'une amande et des miettes de biscuit. Je remarquai avec intérêt -- il y a tant d'intérêt dans l'histoire naturelle ! -- que ma pupille avait laissé la bouchée de pain pour la moitié d'amande ; le nouveau l'emportait sur l'ancien, l'inconnu sur le connu. C'est, paraît-il, dans le monde des souris comme dans le nôtre. On a soif d'impressions nouvelles ; on se lasse de ce qui plaisait hier. Je fis énormément de réflexions en ce temps à propos de ma pupille, et des traits de ressemblance qu'elle avait avec moi, surtout quand elle se sauvait parce que son tuteur ouvrait la porte de chez elle, comme s'il voulait entrer et s'asseoir. Toute proportion gardée, je lui faisais l'effet d'être son M. Bedlok. Ah ! quel effet !

En sortant de ma chambre, je me dirigeai vers la cuisine, dont Prudence tenait la moitié. Je lui demandai des nouvelles de mon oncle ; elle me dit que la nuit avait été excellente, et qu'il avait pris son café avec plaisir.

« Et la mauvaise jambe ?

-- Dame ! elle ne vaut pas mieux qu'hier. Que voulez-vous ?... C'est égal, quand Florent soutient Monsieur pour le conduire à son fauteuil, il pourrait bien s'appuyer un peu sur sa jambe ; il finirait par oser marcher seul ; mais quand on s'est cassé un membre, on ne veut pas essayer de s'en servir, on devient paresseux...

-- Non, Prudence, oh ! non ! -- je tenais à l'honneur de mon oncle comme au mien. -- Ce n'est pas ce que vous dites, c'est précaution, excès de prévoyance, ou frayeur exagérée. »

Tout en parlant, je regardais la grosse nourrice apprêter notre déjeuner. Tout ce qu'elle faisait était réjouissant, appétissant, et sa carrure lui donnait un air de potentat qui m'amusait. Elle ne prêtait cependant au déjeuner qu'une attention suffisante ; car le bébé, bien qu'il ne fût pas là, occupait à tous les instants du jour une large place dans cette tête bourguignonne.

« Oh ! monsieur Natole, dit-elle avec amitié, en retombant sur le sujet favori, si vous pouviez me faire marcher notre petit, comme ça serait gentil ! hein ?

-- Mais, Prudence, comment voulez-vous que je m'y prenne ? Je ne saurais jamais.

-- Mais si, mais si. On se met à genoux, on lui tend les bras, on fait des rizettes , il vous donne ses menottes, on le soulève, et l'on essaye de l'attirer tout doucement. À force de recommencer, il finit par faire un pas ou deux, c'est toujours autant ; ça le rend plus hardi. Dame ! faut pas le lâcher ; il retombe comme un paquet ; il est si lourd, mon gros pâté ! et puis si paress... »

Je toussai au milieu du mot pour en diminuer de moitié l'horreur, et je répondis à Prudence : « Je veux essayer. »

Effectivement, je voyais là un moyen de faire plaisir à toute la maison. Avancer le petit Édouard, contribuer à lui faire faire son chemin dans le monde, ce serait peut-être une compensation aux méfaits présents et à venir.

Je me hâtai, de peur d'oublier ma théorie, de me rendre au salon, où se prélassait sur un tapis moelleux le gros pâté de Prudence, entouré de quilles, de cartes, de dominos, de tout ce qui plaît aux gens sédentaires. Je me mis à genoux devant lui, et j'eus d'abord recours aux rizettes , puisque tel était le commencement obligé de l'exercice. Le marmot me fit l'honneur de me rire au nez ; c'était pour ma position un grand honneur en effet !

Encouragé par ce début, je tendis les bras, je pris les menottes, enfin la théorie sans manquer un mot. Il se leva comme un château branlant, et daigna faire deux pas avant une culbute. J'étais émerveillé ! On s'y reprit à quatre fois ; même succès, accompagné de rires et de Enco ! enco ! Je compris que j'étais aimé, préféré ; c'était le charme du nouveau ; toujours l'histoire de ma souris, de moi-même, de nous tous ; ample matière à réflexions. Je n'en fis point, étant pressé.

Fier de ma réussite, je me promis de recommencer mes démarches auprès du petit cousin plusieurs fois par jour. Pour le moment, bien qu'il ne se lassât point du jeu, j'en avais grandement assez.

Je vis entrer dans le salon ma consolatrice Germaine. Dès qu'elle m'apercevait, même sans témoin, elle se levait sur les pointes de ses petits pieds, et parlait tout bas, de peur qu'on ne nous séparât davantage, ne me trouvant pas assez puni, pas assez malheureux.

« Courage ! me dit-elle ; le plus ennuyeux, vois-tu, c'est le premier jour.

-- Ah ! Lucette, j'ai grand-peur du second, et encore plus du troisième !

-- Non, dès que tu auras commencé à t'appliquer, papa sera moins sévère ; tu sais combien il est juste ?

-- Je le sais ; mais qu'il est instruit, qu'il est grand, qu'il est sérieux !

-- Qu'as-tu fait ce matin, avec lui ?

-- Il y a eu un examen sur les travaux de l'année.

-- Et qu'as-tu répondu ?

-- Rien que des bêtises, Lucette, deux heures durant !

-- Ah ! mon pauvre Perrin ! ce n'était pas la peine d'avoir tant de professeurs, et tant de livres ! Enfin, ne va pas te décourager. Quand tu trouveras le temps long, pense que le soir vient tous les jours, et que nous jouerons tous les soirs. »

Elle était si bonne que sa voix seule me faisait du bien, me rendait meilleur ; mais il fallait qu'elle parlât souvent, car j'avais en ce temps la mémoire fort courte. Elle le savait ; c'est pourquoi je la retrouvais partout, furetant sur mon passage.

Comme elle n'avait que onze ans et demi, sa sagesse, si fort au-dessus de la mienne, était heureusement doublée d'enfantillage. C'est pourquoi, la bouche encore ouverte pour proférer quelque maxime fondamentale à mon intention, elle changea subitement de texte, et dit bien bas :

« Comment va ta souris ?

-- Elle va bien, répondis-je, articulant à peine, tant je sentais que les affaires de la tutelle ne regardaient personne, sinon moi par devoir, et Germaine par amitié. Je racontai avec une grande sobriété de paroles l'amande, la promenade, la timidité, etc., etc. Mais de grands pas, comme on en ferait avec des bottes de sept lieues, ayant résonné dans le corridor, Germaine se sauva, de peur de compromettre le pauvre prisonnier, et peut-être même ma pupille.

Je pense, à présent, que l'autorité, voulant évidemment que je m'ennuyasse, comptait sur ce joli petit morceau de velours qui ne cesserait de s'interposer entre ses actes et moi, pour adoucir les rigueurs, empêcher les révoltes, le découragement, et rendre utile et salutaire la répression. Mais à cette époque, je devinais peu de chose, et quand je cherchais dans mon bagage scientifique, d'ailleurs fort mince, des caractères bien tranchés auxquels, dans mes moments de loisir, je pusse comparer mon grand cousin, j'hésitais entre l'inflexible Brutus, et l'ogre mangeant les six frères du Petit-Poucet.

Comme j'attendais, pétrifié, que M. Bedlok eût traversé le salon, m'abstenant même de lever les yeux, j'entendis le pas de ma tante. Malgré la consigne, elle ne pouvait se départir d'une grâce majestueuse qui lui était naturelle, et à laquelle les années ne nuisaient point.

« Mon enfant, me dit-elle, votre oncle est mieux ce matin, il est dans son fauteuil ; allez lui souhaiter le bonjour. »

Je remerciai ma tante, en tortillant mes doigts, à cause de ce vous qui me glaçait ; mais je sentais bien qu'elle était pour moi, au fond, et que mes moindres efforts seraient encouragés par elle, par son mari, par tout le monde.

J'entrai chez mon oncle, et je ne puis dire la tristesse qui me saisit lorsque je le vis établi dans ce grand fauteuil, comme s'il n'en dût pas sortir. Sa chevelure blanche encadrait admirablement ce visage qui me souriait toujours. Je le regardais avec un bonheur sans joie que je ne me rappelais pas avoir encore éprouvé. Cela tenait à sa position et à la mienne. Lui aussi était aux arrêts, mais sa peine était bien plus sévère que celle du pauvre petit diable. -- Je m'appelais ainsi depuis mes malheurs. -- Il me fit approcher, et me dit devant Florent, son bon et fidèle serviteur :

« Eh bien, Anatole, avez-vous commencé à travailler sérieusement ? Il en est temps, mon cher ami. »

J'allais répondre je ne sais quoi, -- une bêtise probablement, je ne faisais plus que ça, -- lorsque, Florent étant sorti, il me fut dit d'un ton paternel :

« Ah çà, mon petit homme, tu as travaillé ce matin avec M. Bedlok ?

« Les premiers moments sont durs ; mais écoute-moi : de ton application dépend le plus ou le moins de sévérité que tu trouveras ici. Fais ce que tu pourras ; je t'aiderai, moi, par des conversations, tu verras... »

Cette courte allocution eut pour effet de faire naître en moi un soupçon de bonne volonté pour vaincre l'affreux défaut dont le nom me déplaisait bien plus que la chose.

Mon oncle, l'allocution finie, me fit asseoir près de son fauteuil, et me parla de tout ce qui, à mon âge, pouvait intéresser. Il me dit ensuite quelques mots de lui-même, de son état, et ajouta gaiement :

« Tu ne sais pas, mon petit homme ? on me gronde, moi aussi ; on dit que je suis un paresseux ; on prétend que si je m'efforçais je pourrais marcher seul. On en dit tout autant de mon petit-fils, qui en est encore aux quatre pattes. Nous voilà tous les trois dans le même sac ; il faut pourtant nous en tirer. Tiens, nous allons faire un arrangement à nous deux. Tu travailleras bien, ce qui te sera facile, car tu n'es pas plus bête qu'un autre. -- J'approuvai. -- Et d'ailleurs, tu seras puissamment aidé par le talent vraiment supérieur de M. Bedlok, qui rend toute démonstration claire et intéressante. À force de t'appliquer, tu mériteras de bonnes notes, et tu finiras par obtenir de ton tuteur un Optime , ce sera ton premier pas . Moi, pendant ce temps-là, je tâcherai de faire des merveilles avec Florent, ma troisième jambe, pour arriver à marcher sur deux comme autrefois, et faire aussi mon premier pas.

-- Oh ! mon oncle, répondis-je, pour peu que le gros Édouard se mît le même jour à marcher tout seul, la fête serait complète !

-- Mon cher, reprit-il en riant, nous serions sauvés tous les trois ! et malgré notre mauvaise réputation, on nous ferait des compliments ; M. Bedlok lui-même nous ôterait son chapeau. Tâchons d'en arriver là, veux-tu ? »

Cet accent paternel, ce sourire, cette gaieté qui effaçait la distance entre l'homme plein de jours et d'expérience et l'enfant étourdi, tout cela triompha pour un moment de ma mollesse. Mon oncle touchait cette fibre du cœur qui s'attendrit, et entraîne presque toujours la volonté. Oui, je commençais à vouloir essayer de travailler, de supporter la punition sans révolte. Cet entretien me fit réellement du bien.

Nous parlâmes de choses et d'autres, et je remarquai pour la première fois la robe de chambre et le fauteuil de mon oncle. La robe de chambre était pour ainsi dire doublée de poches : poches à droite, à gauche, en haut, en bas, poches partout. Le cher malade endossait ainsi tous les matins les affaires de la journée ; c'était très commode. Quant au fauteuil, je n'en avais jamais vu de semblable.

« C'est, me dit mon oncle, le résultat de mes inventions ; les prisonniers sont ingénieux. J'étais toujours entouré de deux ou trois petites tables, et quand Florent roulait mon fauteuil plus ou moins près de la fenêtre, c'était tout un déménagement. Aujourd'hui, grâce aux poches dont ta tante a enrichi ma robe de chambre, et à ces tablettes que j'ai fait poser de chaque côté de mon fauteuil, j'ai sous la main tout ce dont j'ai besoin, et vraiment, il n'y a d'aussi commodément installés dans une coquille que moi et les colimaçons. »

Effectivement, le génie des poches ayant présidé aux travaux, les tablettes adaptées au fauteuil étaient divisées en cases, et dans ces cases, il y avait encore des poches, mais en cuir. Dans ce domaine provisoire, la tabatière occupait la place d'honneur, et tout à côté, les lunettes ; c'était une de ces questions de préséance assez difficiles à résoudre, plus difficiles peut-être que celles qu'on agitait sous Louis XIV. Mon oncle ne voyait rien sans ses lunettes, ce qui donnait le pas à celles-ci ; mais comme il déclarait se passer plus volontiers de tout que de sa prise, la tabatière arguait de cette déclaration pour primer. Donc, de par le roi, on les avait mises dans la même poche pour en finir. Dans les autres, bonbonnière, grattoir, plumes, papiers, livres, journaux, revues, et puis des paperasses en quantité ; il aimait les paperasses, mon oncle.

Le cher malade voyant que je regardais son installation avec étonnement, me dit :

« Enfant, tu ne sais pas ce qu'il y a dans mes poches ! Tu le sauras à mesure que tu travailleras. Tous les soirs tu m'apporteras tes notes, c'est convenu avec mon gendre ; si ces notes sont satisfaisantes, je te remettrai, pour t'en servir au besoin, un Bon , une sorte de lettre de change qui te donnera droit à un plaisir quelconque, quand tu auras mérité que la punition soit levée par qui de droit ; cela ne me regarde pas, cela regarde ton tuteur. »

J'étais fort étonné. Voilà qu'au premier jour de ma captivité, on me parlait de liberté, de récompenses, de plaisir. Il me semblait rêver ; et pourtant ce n'était pas un rêve ! J'avais bien vu M. Bedlok, réalité énorme, remplir toute ma chambre ; je l'avais bien entendu me dire que j'étais un sot, un ignorant, un... oui, il me l'avait dit !

En voyant que mon oncle cherchait de tout son pouvoir à m'encourager, mon premier mouvement fut de me jeter dans ses bras pour l'embrasser... Mais lui, bien doucement, oh ! sans la moindre brusquerie, me dit tout bas :

« Pas encore, mon pauvre enfant, pas encore ; il faut te relever dans l'estime de tous. Travaille ! travaille ! rien ne te sera refusé. »

Je fus tenté de le trouver sévère, lui aussi, quoiqu'il me parlât sans aigreur ; mais l'ayant regardé, ce beau et calme vieillard, je vis une larme briller dans ses yeux, et je me mis à pleurer.

Alors Germaine entra dans la chambre ; elle se fit expliquer la cause de mes pleurs, et me consola, car à toutes les heures pénibles de ma vie, elle m'a consolé.

Je me retirai triste, quoique pénétré des bontés de mon oncle, et, à mon grand étonnement, j'entendis qu'il disait à Germaine demeurée près de lui :

« Ma petite fille, sais-tu qu'il faut que nous comptions bien sur ta discrétion pour t'avoir mise dans le secret ? Montre-toi digne de notre confiance. »

Tout cela, c'était pour moi lettre close. Je rentrai dans ma chambre, pleurant encore de ce que mon oncle, même en tête-à-tête, ne m'avait pas laissé le prendre par le cou, et l'embrasser du fond du cœur. Je résolus de ne pas m'entêter à marcher dans le mauvais chemin, et je m'assis avec résignation devant ma table toute couverte de livres et de cahiers, autant de projectiles destinés au bombardement de mon gros défaut. Ah ! quel défaut ! et quel bombardement !

C'était, pour le quart d'heure, une page d'écriture que je devais faire. Or, repoussement invincible ! et pour deux raisons principales, sans compter les accessoires. D'abord il me semblait qu'à mon âge, près de quatorze ans ! on me demandait un travail réellement au-dessous de moi. (Notez, lecteur, pour votre gouverne, que six ans plus tard, le ministre des affaires étrangères m'a forcé d'apprendre à écrire en cinquante leçons.) La première raison était donc une raison de dignité. Puis, j'étais rebuté par ce malencontreux exemple dont j'ai parlé, aveu libellé de ce que je n'avouais pas même en paroles. Ma main se refusait à tracer ce mot détestable !

Pour reculer l'entière exécution, j'écrivis d'abord trente fois de suite : Je suis un par je suis un par cela ne disait trop rien à mes yeux, et je comptais mettre le reste au dernier moment, le plus tard possible, afin de me préserver plus longtemps du spectacle hideux de ce mot. Juste à l'instant où je finissais mon dernier Je suis un par , j'entends l'inflexible Brutus dans le corridor ! Ce fut affreux ! Il ouvrit ma porte d'un air inquisiteur, et vit avec une indignation contenue la manière inusitée dont je faisais ma page d'écriture, sans respect pour les déliés, qui ne pouvaient manquer d'être interrompus et mal faits... M. Bedlok referma la porte et s'éloigna.

Quand mon cousin me parlait, il me faisait rentrer sous terre ; mais quand il ne me parlait pas, c'était pire. J'interprétais alors son silence de la façon la plus inopportune. Cette fois, jugeant le cas des plus graves, je me dis que jamais je n'obtiendrais les notes que devaient payer ces bons mystérieux. Qu'y avait-il donc dans les poches de mon oncle ? Impossible de l'imaginer.

Il me vint à l'idée que, vu mon organisation exceptionnelle, et mon manque d'aptitudes, je n'aurais jamais que de mauvaises notes, et me laissant aller au découragement, ce qui est vulgaire, je me permis de pousser du pied la table ronde, par dépit, par mauvaise humeur. Désespérant de moi comme écolier, je voulus, ô légèreté ! remplir du moins mes obligations comme tuteur. J'ouvris la fenêtre... Elle était là, chère petite ! grignotant les miettes du biscuit de Germaine. Rien de plus gentil que ce minois ! deux oreilles microscopiques, un œil plein d'esprit, le bas du visage remarquablement fin, le maintien d'une personne qui sait vivre. Je jetai les yeux sur le promenoir, et, après avoir donné un coup de balai,-- une plume d'oie, -- ce qui occasionna la fuite précipitée de l'enfant, je me mis à réfléchir sérieusement ; oh ! très sérieusement. Cela vous étonne ?

J'avais vu, aux vacances de Pâques, sur le quai de la Mégisserie, un garçon de mon âge, à peu près, qui faisait faire à des souris toutes sortes de choses, dont elles n'avaient pas eu l'habitude chez leurs parents. D'autre part, j'avais vu, -- je remarquais beaucoup en dehors du collège, -- j'avais vu écrit en grosses lettres sur le mur d'un parloir de carmélites :

Ce que d'autres ont pu, ne le pourras-tu faire ?

Rapprochant ces deux circonstances, je commençai à méditer mon sujet ; je me dis que je devais en effet pouvoir , tout comme un autre, entreprendre et poursuivre avec succès... quoi donc ? L'éducation d'une petite souris.

Oui, tel fut le piteux résultat de ma première méditation. Quelle fausse application ! quel manque de logique ! J'en suis honteux. Pourtant, je sentais bien au fond du cœur qu'il était impardonnable à un prisonnier d'être léger à ce degré, que mon oncle et tous ceux qui m'aimaient s'attendaient à autre chose. C'est à cause de ce sage retour sur moi-même que je me rapprochai de la table ronde, la replaçai convenablement devant la fenêtre, et me mis à écrire trente fois de suite esseux, esseux, esseux, etc., etc.

Après cela, j'ouvris ma grammaire française ; c'était aux premières pages que M. Bedlok me renvoyait, disant que je ne savais pas les premiers principes de ma langue, et que, conséquemment , il fallait les apprendre. Il affectionnait ce mot conséquemment parce que, de la tête aux pieds, il était tout logique, mon tuteur, et passait sa vie à déduire de chaque fait des conséquences aussi justes que possible. C'était désolant pour les écoliers de mon genre ! Sans rien abandonner au hasard, il me donnait à relire attentivement un certain nombre de pages dans un temps déterminé, ayant soin de doubler le nombre de pages ou de diminuer le temps, si le texte était facile, car il savait tenir la balance égale. -- Je vous ai dit qu'il me faisait penser à la justice de ma mythologie.

M. Bedlok professait sur le français des opinions qui n'étaient point les miennes à cette époque, assurant que si on ne l'étudie avec soin dans les classes inférieures, on ne le sait jamais bien, et qu'arrivé au baccalauréat, on est tout étonné d'avoir à lutter contre une difficulté réelle, toujours traitée beaucoup trop cavalièrement dans le cours des études. Même opinion sur la géographie, dont il prétendait, à tort ou à raison, que nombre d'étudiants à moustaches ne savent pas un mot. Disait-il vrai ?

À vous de répondre, si vous avez des moustaches.

Plus je repassais ma grammaire, et plus je trouvais que mon tuteur faisait bien de croire que je l'avais oubliée, à supposer que j'en eusse pris jamais une connaissance suffisante. J'aurais dû convenir sur-le-champ, entre ma souris et moi, que j'étais réellement un petit p... Qui sait ? j'aurais peut-être fini par le penser ; mais comme Florent vint m'avertir que le déjeuner était servi, je ne le pensai point.

Ma cousine Adélaïde fut bienveillante, sans l'ombre de familiarité. Ma tante évita de me parler, sans doute à cause de ce vous qui la gênait ; et le gros Édouard me fit la moue parce qu'il avait cassé son pantin. Il s'en prenait à moi et au pantin, au lieu de s'en prendre à lui-même, puisque c'était sa faute. Enfin, il faisait comme moi.

M. Bedlok, sans se permettre la moindre allusion à ma page d'écriture si gravement compromise, m'annonça une promenade avec lui aussitôt après le déjeuner ; non par plaisir, dit-il, mais par hygiène. Ah ! pauvre moi ! je savais bien que ce n'était pas par plaisir. Une promenade avec un tuteur de cette taille, de ce sang-froid, de cette raison !

Je pris mon chapeau, et suivis sans mot dire celui qui allait me promener , oui, me promener comme on promène un ours, excepté que je ne danserais pas, le nez au vent, les bras ballants, comme ils font tous. Je m'attendais à entrer dans une avenue, et à la longer sans miséricorde, afin de revenir par une autre et de n'avoir rien vu. Mon tuteur choisit un autre chemin, et à force de marcher vite, moi, pendant que ses grandes jambes marchaient lentement, j'arrivai en même temps que lui au Louvre. Sujet d'étonnement ! Je savais que l'entrée du Louvre passe pour un honneur fait à un écolier en vacances. Or, des honneurs à moi ? J'en aurais été à bon droit le premier surpris. Mais je ne tardai pas à reconnaître que la mercuriale continuait.

À peine entrés, nous rencontrâmes -- c'était fait exprès, bien sûr -- la famille Waldeck, des amis de mon tuteur, des savants !... dont les enfants naissaient en épelant, lisaient Perrault à quatre ans, et réfléchissaient à huit ! J'étais bien tombé ! Bon gré, mal gré, me voilà en face des prodiges qui me disent bonjour, et nous nous mettons à marcher ensemble, ne formant qu'un groupe avec les parents et mon terrible cousin.

Quelle heure mortelle ! À chaque pas, on s'arrêtait pour discourir sur un tableau. Où je ne voyais que des personnages et des draperies, on trouvait un sens caché. Oh ! oui, bien caché, car je ne m'en doutais guère ! J'opinais du bonnet, ayant soin de me tenir coi ; -- c'est ce que doit faire tout sot qui n'est pas un imbécile. -- De loin, je répétais à demi-voix les derniers mots de mes nouveaux camarades. Pour l'honneur de ma famille, M. Bedlok me laissa figurer sans encombre dans mon triste rôle d'écho.

Les choses allaient à peu près, lorsqu'on me fit l'honneur de s'adresser à moi, pour expliquer l'idée du peintre dans quelques scènes, fort connues, de la Bible ou de l'histoire des anciens. Je regardai les tableaux en question, du haut en bas, avec une attention démesurée, je les regardai indéfiniment... rien ne vint ; mais rien au monde !

M. et Mme Waldeck feignirent d'attribuer mon silence à la timidité, à une modestie exagérée. Auparavant, j'aimais les gens polis ; mais depuis, j'en suis fou.

Moi qui savais à quoi m'en tenir, je me rendais compte de la situation ; non, je n'étais bon à rien ; j'étais ignorant comme une carpe ; on dit qu'elles sont fort ignorantes, c'est l'opinion commune.

Le moment où l'on sortit du Louvre fut celui de ma délivrance. Je me délectais à voir passer tous ces modernes promeneurs dont personne ne connaissait ni le nom, ni l'histoire. Quel soulagement ! Mais ce fut une autre inquiétude quand mon cousin invita Maurice et Jean à venir nous voir le plus tôt possible. On s'amuserait, disait-il, et lui-même avec nous, -- ô fatalité -- à des jeux instructifs. Des jeux instructifs ! Jamais je n'aurais inventé ces jeux-là. Ce qui fut dit fut fait. Mme Waldeck amena ses enfants le soir même ; quel guet-apens ! Cela s'appelait s'amuser. On proposait sous une forme enjouée des questions, des problèmes ; il fallait deviner, combiner, calculer... J'en perdis la tête sur l'heure, et j'eus honte de moi quand je me vis si étranger à tout ce qui semblait familier aux heureux témoins de ma déconfiture. Et ils n'avaient que juste treize ans ! Décidément on me prouvait encore une fois, et par le témoignage de mes contemporains, ce que je n'aurais jamais pu croire à la simple audition. Mon cher lecteur, vous vous moquez de moi ?... vous faites très bien.

Jean et Maurice avaient des habitudes toutes différentes des miennes. Pour eux, s'installer autour d'un guéridon, feuilleter des revues illustrées, c'était un plaisir. Ils apprenaient ainsi une foule de choses dont je ne me doutais même pas. C'est pourquoi ils s'intéressaient déjà aux grandes découvertes, aux progrès de la science, pendant que moi je bâillais ou j'attrapais les mouches, sans m'occuper le moins du monde des faits et gestes de mes compatriotes, ou autres savants en renom. Je pensais que, sous une forme ou sous une autre, travailler, c'est s'ennuyer. Eux trouvaient que travailler, même en se délassant, c'est un plaisir, un avantage, une jouissance. Différence de méthode. Laquelle des deux est la meilleure ? À vous de le décider.

Ma visite au Louvre et ma première soirée passée avec les Waldeck furent les plus gros projectiles lancés aux premiers jours par mon cousin. Nous n'étions plus en famille. Ma sottise allait rayonner comme un phare aux yeux de tous. C'est dans ces conditions que je vis s'écouler la première semaine de mon casernement. Sans Germaine et ma pupille, la place n'eût pas été tenable. Mais que toutes deux étaient gentilles ! Cousine et souris, vous me fûtes vraiment utiles en ce malheureux temps. Je vous remercie, et les ans, qui font, hélas ! blanchir les cheveux, ne nuiront pas à ma reconnaissance. Entends ce doux serment, Lucette, qui peux encore entrer en communication avec moi ; car de ma pupille, il n'est resté qu'un souvenir ! Mais n'anticipons pas.

Au moment dont je parle, Fitzine en était à sa première leçon de manège ; moi, tuteur, je m'étais fait son professeur : -- M. Bedlok, n° 2.-- Elle ne manquait pas de dispositions, la chère enfant ; mais j'avais une peine incroyable à fixer sa petite tête. Elle eût voulu passer son temps à ne rien faire, ou à faire des riens, ce qui est pareil ; à flâner dans le promenoir, à grignoter sans appétit, à faire le tour de ma grammaire latine, à passer par-dessus mon dictionnaire, toutes choses qui ne mènent à rien. Elle était légère, dissipée, fort inappliquée, un peu p... ; oui, je crois qu'elle l'était. Donc, elle risquait de devenir bête ; et mon devoir était la lutte.

Comme tuteur, je commençai par prendre des mesures d'autorité : je bouchai les issues ; puis, au moyen d'une vieille boîte ronde, dont j'enlevai le couvercle et le fond, je parvins à installer -- toujours dans mon pupitre, -- une sorte de manège, où je menai mon élève, sans robe d'amazone, car ce n'était pas de leçons d'équitation qu'il s'agissait.

Je n'avais pas la prétention de lui apprendre à monter à cheval, oh ! non ; mais bien à faire le cheval ; à aller au pas, au trot, au galop, à franchir des obstacles... enfin tout ce qui se fait au cirque par des chevaux bien dressés. On m'y avait mené plusieurs fois, et j'avais beaucoup observé. -- J'étais si profond observateur ! -- Ma première leçon ne produisit pas grand-chose ; l'élève ne semblait occupée qu'à chercher un moyen de m'échapper ; mais j'avais la main ferme.

Cependant, en dépit des efforts puérils que je faisais pour me tromper moi-même, je n'étais pas heureux, vous le croyez bien ? Les instants donnés à l'enfantillage n'étaient rien, comparés aux longues heures d'une captivité subie, mais non acceptée avec courage, et envie de mieux faire.

Chaque jour, quand j'entrais chez mon oncle, je m'en voulais de ne pas seconder ses vues. Il me demandait tout bas si j'avais bien travaillé, et je lui répondais encore plus bas, seulement par le mouvement de la tête oscillant de droite à gauche, à cause du dicton : « Les murs ont des oreilles. » Il ne me grondait pas, -- se reposant de ce soin sur son gendre, mais tirait d'une poche ou d'une autre quelque chose qui pût convenir à ma situation d'esprit ; souvent une histoire fort courte, et écrite à la main. Ces histoires parlaient toujours d'hommes énergiques qui, par la force de leur volonté, avaient surmonté leur nature, faisant ce qui déplaisait à leurs sens, et assujettissant leur imagination, leurs goûts, leurs caprices à la loi de la raison, au sentiment du devoir, à cette partie supérieure de nous-mêmes qui domine de si haut notre organisation.

Elles étaient fort belles les histoires qui sortaient des poches de mon oncle. Il y était, bien entendu, question de Démosthène qui, par des efforts persistants, et des cailloux dans sa bouche, était parvenu à vaincre ce qui dans sa nature s'opposait à lui-même . Oui, mon oncle trouvait que ces tendances physiques, cette mollesse, cette instabilité, toutes ces choses qui tiennent surtout à l'être inférieur, ce n'est pas nous-mêmes. Il n'appelait nous-mêmes que la volonté toujours libre . Depuis, un génie de notre temps a dit admirablement à ceux qui entravaient son action, quand il essayait de faire du bien : « Vous pouvez enchaîner mes mains ; mes mains, ce n'est pas moi . »

Eh bien, le pourriez-vous croire ? quand j'avais lu tout haut les histoires des poches, je me livrais à l'admiration sincère de mes prédécesseurs. Je disais qu'ils étaient à coup sûr de dignes modèles, je disais comme les poches, et je le pensais réellement. Je rentrais dans ma chambre, je me remettais devant ma table ronde, et je faisais... quoi ? rien, c'est inouï ! Je n'en revenais pas moi-même. Mon cerveau était devenu comme inaccessible aux idées d'un certain ordre. Tout me semblait obscur, ou trop élevé, le dégoût s'ensuivait. Je lisais un passage dix fois ; je le trouvais ennuyeux, très ennuyeux ; mais je ne le comprenais pas.

Mon oncle, à qui j'osai confier cette infirmité surprenante, m'apprit que, à force d'habiter le même appartement que moi, mon cerveau était devenu p... toujours ce mot si peu convenable. Il me dit que je surmonterais certainement cette fâcheuse disposition par la force de ma volonté, et m'expliqua bien clairement que nos facultés nous obéissent, et que c'est à nous de les développer. Cela dépend, disait-il, des moyens à notre portée, mais surtout de nos efforts, d'une résolution énergique, et de la persévérance finale. Il trouvait tout cela dans ses poches, mon oncle.

Cet excellent homme avait une manière de dire si simple que ses paroles me persuadaient. J'approuvais grandement tout ce qui sortait de ses lèvres ou de ses poches ; mais le moyen de se corriger d'une habitude invétérée ? Il fallait réagir d'abord sur cette volonté molle qui ne me portait à rien de sérieux, à rien de suivi. C'était là le plus difficile ; je voulais, mais faiblement, très peu, le moins possible. Les soins de la tutelle et les leçons de manège me trouvaient pourtant toujours bien disposé ; c'était une chose singulière que mon organisation.

Inutile de dire que rien, sinon des histoires et des pastilles pour le rhume,-- j'étais enrhumé, heureusement, -- ne sortait des poches de mon oncle. Pas question de ces Bons qui devaient être des récompenses. Comment faire ? Je lisais les histoires, je croquais les pastilles, et j'attendais sottement que je voulusse bien prendre une forte résolution qui me tirât pour toujours de la caste des huîtres.

Huîtres ! sans Germaine, je serais encore des vôtres ! C'est elle dont l'angélique influence acheva le travail commencé par son père, et continué par son aïeul. Avec ses onze ans et demi, son visage rose et sa voix argentine, elle avait aussi sa logique.

« Vois-tu, Perrin, me dit-elle un soir, d'un ton demi-plaisant, demi-sérieux, je ne suis qu'une petite fille, et toi, tu es un garçon...

-- Oui, Lucette, un garçon c'est plus qu'une fille.

-- Il faut bien le croire, mais c'est très difficile.

-- Pourquoi donc ?

-- Parce que je trouve qu'on ne s'en douterait pas.

-- Comment ? Tu ne peux pas seulement soulever Édouard, et moi, je l'enlève tout de suite.

-- D'abord, tu as deux ans de plus que moi. Mais quand même tu enlèverais un poids de cent livres, bon papa dit que les forces, les muscles, les nerfs, les os, tout cela ne signifie rien. Le moi , c'est ce qui veut. Ton moi , il ne sait rien faire. Quand je me dis : Je veux apprendre ma leçon, je l'apprends, je la sais, je la répète, et j'ai une bonne note. Tu vois bien qu'on dirait qu'une fille, c'est plus qu'un garçon ?

-- Non, non, Lucette, mille fois non. L'homme est le chef de la femme. C'est dans mon histoire sainte, au premier chapitre.

-- Oh ! comme tu sais bien celui-là !

-- Oui, mais je ne sais pas les autres.

-- Eh bien, tu diras tout ce que tu voudras, je ne te reconnaîtrai pour mon chef que si tu fais au moins aussi bien que moi, et même mieux ; car les hommes doivent savoir beaucoup plus que les femmes. Maman, qui répond à tant de questions, me dit cependant très souvent : Demande cela à ton père. Oh ! quand je serai grande, je serais désolée si j'avais un mari ignorant, incapable !

-- Tu serais désolée, Lucette ?

-- Non, au fait, parce que je ne le reconnaîtrais pas pour mon chef, et par conséquent, je ne l'épouserais pas. »

Cette petite colère de ma cousine fit sur moi beaucoup d'impression. Je vis que je ne tenais point mon rang, que je laissais à Germaine le pas sur moi, et que c'était absolument contraire à la Genèse. M'appuyant sur mon orthodoxie, je lui dis d'un ton rude :

« Oui, je suis ton chef, et tu auras beau dire, je le serai toujours, parce que je suis un homme.

-- Quand on n'a pas de volonté, on n'est pas un homme.

-- Qu'importe ? Je te dis que l'homme est le chef de la femme.

-- Alors, deviens-moi supérieur », répondit Germaine en se redressant, et elle me lança un regard qui ressemblait à une insulte jetée, non sur moi, elle était trop bonne ! mais sur mon vilain défaut.

Ayant ainsi parlé, elle s'en alla brusquement, et me laissa tout seul au milieu du corridor où nous jouions. Rien qu'un mur de chaque côté, un coffre à bois, un manteau pendu en face, et trois parapluies. Je demeurai abasourdi. C'était la première fois que je voyais Germaine se fâcher pour tout de bon ; je restai là, les yeux sur la porte qu'elle avait refermée, à demi convaincu qu'effectivement, si je ne changeais de conduite, je ne serais jamais digne d'être le chef de personne.

Le lendemain matin, je la trouvai m'attendant à l'heure où je devais sortir de ma chambre pour ma récréation du matin. Elle avait les yeux rouges.

« Tu as pleuré, Lucette ?

-- Oui.

-- Qui t'a fait pleurer ?

-- Toi.

-- Comment ?

-- J'ai peur que tu ne m'aimes plus à cause de ce que je t'ai dit hier ; et pourtant, ajouta-t-elle avec une tristesse touchante, et pourtant, je le pense encore aujourd'hui !

-- Non, je ne suis pas fâché, au contraire. Tu m'as fait du bien, et je veux devenir un homme, ce que tu appelles un homme. »

Elle m'embrassa de tout son cœur, secoua sa tristesse, et, malgré sa haute sagesse, elle se mit à battre des mains, et à faire des sauts joyeux entre le coffre à bois et les parapluies, répétant d'un air de triomphe : « Tu seras mon chef ! Tu seras mon chef ! »

Depuis lors, elle m'appelait par plaisanterie, ou Perrin, ou mon chef.

Ainsi poussé par tous ceux qui m'aimaient, je devais progresser. Cependant, ma tête ne se fixait pas ; je n'avançais à rien. Ma mémoire, faute d'exercice, était devenue rebelle, quoique mon bon oncle me répétât du ton le plus encourageant :

« Patience, mon ami, efforce-toi, cela viendra ; rien de plus élastique que la mémoire. »

Ses poches disaient tout comme lui.

Prudence, en sa qualité de nourrice, avait son franc parler, et m'adressait sur mon défaut dominant de verbeux discours qui ne m'amusaient point. D'ailleurs, j'aimais moins la grosse Bourguignonne depuis quelques jours. La responsabilité de la tutelle me rendait inquiet ; et je redoutais comme le feu, comme le tonnerre, comme la fin du monde... un chat qui faisait le bonheur de Prudence.

Un chat ! Cela donne le frisson quand on a le cœur pris... par une souris !

La famille de Waldeck était mon cauchemar. Quand ils arrivaient tous les quatre, ma gorge se serrait, je ne savais plus que dire, tant j'avais conscience de mon infériorité. Je passais mon temps à changer de place, à croiser et décroiser mes pieds, à avoir l'air occupé de je ne sais quoi.

Un soir, ils amenèrent une nièce de huit ans, qu'on aurait bien mieux fait d'envoyer se coucher, comme cela eût été si convenable. M. Bedlok voulut jouer avec nous, comme il disait. Il proposa à la fillette de lui faire subir un examen pour rire, avec sucre d'orge et dragées en perspective. Elle accepta sans sourciller, et l'on me chargea, moi pauvre sot, de lui faire des questions élémentaires, ayant soin d'ajouter que si elle se trompait, je devrais la reprendre. Il s'agissait précisément de tous ces principes que j'étais censé connaître et que je ne connaissais point, bien que je fusse en train d'étudier la suite par le même procédé. Je ne savais où me mettre !... J'étais rouge, je mordais mes doigts, je bégayais ; on riait ; c'était une scène ridicule ; et quand, par pitié peut-être, M. Bedlok se mit à interroger en mon lieu et place le phénomène en jupon, la nièce nomma sans se faire prier des capitales, des chefs-lieux, des sous-préfectures, des noms de peuples, de rois, de personnages. On lui fit faire une analyse orale, que sais-je ?... Enfin elle prouva, le plus gentiment du monde, qu'elle faisait usage de sa petite cervelle féminine, tandis que moi, chef, dès la première page de mon histoire sainte, j'avais laissé dans une honteuse inaction ma cervelle masculine.

Pour une raison ou pour une autre, je n'étais parfaitement à mon aise qu'avec le bébé qui avait fini par m'aimer autant que son pantin ; il ne sentait plus la différence. Je profitai de cette conformité entre Pantin et moi pour essayer de hâter la marche d'Édouard. L'attrapant par la tête, je tirais la ficelle, -- c'est du pantin que je parle, -- il jetait ses genoux par-dessus ses oreilles, et l'enfant, riant aux éclats, tendait les bras à l'affreux petit bonhomme ; nous reculions un peu, il avançait d'autant ; nous reculions encore imperceptiblement, et sans s'en douter, croyant jouer avec nous, il faisait seul un pas, puis deux, rarement trois, vu la culbute obligée.

Ce résultat était néanmoins une satisfaction pour nous, Pantin et moi, pour moi surtout. Je ne mis personne dans ma confidence, sinon Germaine, car nous avions deux petits cœurs en un.

Chère Lucette ! Quelquefois elle me disait :

« Oh ! je t'en supplie, Perrin, travaille tant que tu pourras. D'abord, c'est ton devoir, et puis, si tu savais tout ce qu'il y a dans les poches de mon oncle ! »

Alors la curiosité l'emportait pour un moment, et je promettais de travailler comme Pascal et les autres. Cela durait jusqu'à l'heure de mon étude, heure fatale, où tombaient sur moi mille infirmités : lourdeur de tête, inquiétudes dans les jambes, force bâillements, et le reste.

Quand je détaillais à Germaine ces infirmités, elle raisonnait la situation d'un air capable et naïf à la fois. Un jour, elle entama une dissertation hardie sur mes aptitudes ; on sait que c'était toucher le vif.

« Tu trouves, mon pauvre Perrin, dit-elle en finissant, que ta mémoire est mauvaise, que tu as de la peine à comprendre. Sais-tu ce que je pense, moi qui ne suis qu'une fille, et non un chef ? -- Je me redressai. -- Je pense que ta tête est comme la serrure du grenier, elle est rouillée parce qu'on ne s'en sert pas.

-- Qu'est-ce que tu dis, Lucette ?

-- Je dis que un peu d'huile a dérouillé la serrure et qu'elle va bien maintenant.

-- Ne va-t-il pas falloir que je me mette de l'huile dans la tête ? Laisse donc ! Les filles ne connaissent rien à tout cela ! Est-ce que vous apprenez le latin, vous autres ?

-- Mais ta tête, c'est du français ; je la sais par cœur ; je te dirai, si tu veux, tout ce qu'il y a dedans, et ce ne sera pas long !

-- Est-ce ma faute ? Je n'ai pas d'aptitudes.

-- Papa trouve que tu en as, mais que tu ne sais pas travailler, ce qu'on appelle piocher .

-- Tais-toi.

-- Oh ! tu auras beau prendre tes grands airs, je te dirai tout de même que ta tête ressemble à la serrure du grenier. Si tu voulais, je te donnerais bien le moyen de la dérouiller, moi qui ne suis qu'une fille.

-- Voyons, parle !

-- Eh bien, maman, qui n'est qu'une femme, m'a appris que pour combattre son défaut dominant, et tout le monde en a un, -- ceci me mit à l'aise,-- il faut d'abord reconnaître qu'on l'a, ce défaut, et en convenir tout simplement. Moi, par exemple, quand j'étais petite, je voulais tout savoir, tout entendre ; je me mêlais de ce qui ne me regardait pas. Maman m'aidait à me corriger, et m'engageait à répéter souvent en moi-même : « Je suis une petite curieuse. » Je le faisais pour lui obéir, et je trouvais que c'était un défaut très laid. Toi, tu devrais avoir le courage de te dire une bonne fois : « Je suis un paress... »

-- Tais-toi, Lucette, tu me fais l'effet de ma page d'écriture habillée en fille.

-- Non, je ne me tairai pas, parce que je t'aime trop. Vois-tu, Perrin, tu n'as pas cette bonne volonté que le bon Dieu bénit.

-- Mes livres m'assomment !

-- Si tu reconnaissais...

-- Et mes cahiers aussi.

-- Si tu reconnaissais que c'est toi qui as tort, tu verrais.

-- Je sais ce que j'ai à faire.

-- On ne le dirait pas.

-- Un garçon, c'est plus qu'une fille.

-- Mais...

-- C'est dans mon histoire sainte ; et je te répète que je sais ce que j'ai à faire.

-- Alors, fais-le, mon chef ! »

Ce mot me désarma. Elle souriait si gentiment que, tout homme que je suis, je n'eus pas la force de me défendre contre cette grâce féminine pleine de naïveté.

« Tiens, lui dis-je, tu es cent fois meilleure que moi ! »

Puis le sot orgueil qui m'aveuglait revint me prendre à la gorge, et de peur d'avoir l'air de céder à ma petite compagne, je détournai l'entretien pour le reporter sur le cirque.

« Ma souris commence à faire bien le cheval », dis-je tout bas.

Ce mot triompha de la Minerve en robe courte. Elle oublia sa péroraison, et s'avançant vers mon pupitre :

« Ouvre-le, dit-elle avec le sérieux le plus complet, et donne-lui ta leçon devant moi. »

Mon rôle de Franconi m'allant mieux que mon rôle d'écolier, j'y rentrai en un instant. Je replaçai mon cirque au milieu du promenoir ; j'y fis venir non sans peine la mutine souris, et elle commença de tourner en trottant si vite, si vite, que Minerve, remettant à un autre jour ma conversion, éclata de rire.

III -- *L'éloquence des poches. -- Une bride. -- La vérité sur M lle* Gothon. -- La lettre d'une souris. -- J'engage ma parole. -- Qui fera le premier pas ? -- Les Perrins ne valent pas les Lucettes. -- Mon bonnet de coton. -- Ouf ! Aie ! Est-il possible ? -- L'oiseau bleu.

Lecteur, vous travaillez avec courage, persévérance et succès, je veux le croire. Donc, vous ne pouvez pas comprendre ce que j'éprouvais, moi, si peu travailleur, en présence de mon cousin. Je ne m'habituais pas à le voir entrer dans ma chambre. Son laconisme me semblait renfermer une foule d'idées. Ainsi, quand il me disait : « Asseyez-vous là ! » cet impératif, si simple pourtant, contenait en substance : « Je suis ton maître, va ! Je t'écraserai plutôt que de te laisser croupir dans ta paresse. »

Voilà comme je traduisais cet auteur, tant j'étais influencé par l'air du visage, la raideur du corps, le froid mortel du regard, le mouvement à peine sensible des lèvres. Jusqu'à son nez qui s'en mêlait, contrairement à l'usage, car les nez sont de leur nature impassibles. Oui, son nez semblait s'allonger indéfiniment quand il se tournait de mon côté. Enfin, l'ogre.

Cependant, il y avait entre le Petit-Poucet et moi une différence notable ; c'est qu'au lieu de rencontrer dans l'ogre un amateur de chair fraîche, j'étais forcé de convenir que, lorsqu'il se plaçait avec moi sur le terrain des études, M. Bedlok devenait d'une admirable lucidité, m'expliquant avec une rare patience les passages qui me semblaient obscurs, ne craignant pas les redites, prenant la peine de me donner des exemples, de me faciliter le travail par des moyens ingénieux, corrigeant mes devoirs avec une exactitude minutieuse, et me faisant parfaitement comprendre le pourquoi de chaque correction.

C'était lumineux ; j'en avais presque du chagrin. Impossible d'alléguer, comme au collège, l'insuffisance des explications pour un malheureux écolier manquant d'aptitudes.

Par bonheur, j'avais des consolations : ma souris, ma cousine, le bébé ; mais la meilleure était encore une visite quotidienne à mon excellent oncle. Néanmoins, il ne fallait pas songer à faire valoir auprès de lui mon peu de dispositions. Il riait de ces phrases toutes faites que je m'étais habitué à dire en pensant à autre chose ; et, sans me gronder, il attirait mon attention, presque à mon insu, sur les avantages de l'étude, sur l'extension que donne à l'esprit tout effort intellectuel. À l'appui de ses paroles, il me tirait : toujours d'une poche ou d'une autre quelque nouvel argument. C'était le patient Harisson qui se donna la peine de travailler pendant quarante ans pour arriver à faire une certaine montre qu'on avait mise au concours. (J'aurais tout jeté par la fenêtre.) C'étaient les bénédictins entreprenant des ouvrages de longue haleine, si longue, si longue, que cent ans plus tard ces ouvrages n'étaient pas finis, mais simplement continués par les générations monacales qui se succédaient.

On parlait aussi des réformes étonnantes qu'avaient subies certaines natures, entre autres le royal élève du doux Fénelon. Il avait, selon les poches, une pente dangereuse qui ne devait le mener à rien de bon, à faire un prince vicieux peut-être, un homme sans valeur bien sûr. Son esprit d'indépendance, ses emportements, son orgueil et sa légèreté l'auraient perdu sans une forte et sage direction.

Mon oncle avait eu la bonté d'extraire à mon intention, d'un très gros livre, certains passages concernant l'éducation du jeune prince, par exemple, ce passage où il est relaté que, quand le jeune duc de Bourgogne avait sérieusement mécontenté Fénelon, celui-ci donnait à l'entourage immédiat de l'enfant l'ordre de ne plus communiquer avec lui qu'en cas de nécessité absolue et au moyen de signes. Tout se taisait autour du rebelle jusqu'à ce que, rentrant en lui-même en face de la désapprobation générale, il s'humiliât devant l'autorité, reconnût sa faute et la réparât loyalement.

Je finis par penser que mon tuteur pouvait avoir avec Fénelon quelques rapports, ou plutôt un seul : la fermeté. Cette fermeté, il est vrai, n'était point enveloppée de grâce et de douceur comme celle du Cygne de Cambrai, mais bien de justice, de calme, d'une constance remarquable. Quant à la grâce, à la douceur, n'avais-je pas plus que je ne méritais ? Ma tante, qui ne me regardait pas sans tristesse ; ma cousine Adélaïde, qui faisait exprès de me toucher la main sans que cela parût, en me donnant un fruit au dessert. Et puis, quoi de plus indulgent que mon oncle ? quoi de plus gentil que Lucette ?

Je commençai à m'intéresser bien davantage à ma situation quand je vis qu'elle ressemblait à celle du duc de Bourgogne, et je pensai qu'il ne serait pas impossible de faire ce que faisait ce prince, qui mérita d'être loué par un grand seigneur fort caustique, ayant pour habitude de dire du mal de tout le monde, et se nommant, d'après les poches, Saint-Simon. Comme vous voyez, il y avait en moi une velléité de conversion ; mais les choses n'allaient pas vite.

Ma tête était si accoutumée au repos que ce brusque passage de l'inaction au travail l'eût probablement fatiguée, -- je l'espérais un peu ; -- mais mon Fénelon avait prévu le cas, et, de peur que je ne trouvasse dans la Faculté de médecine quelque défenseur, il me faisait marcher tous les jours deux grandes heures pour prévenir les congestions cérébrales que j'aurais pu imaginer.

D'ailleurs, pas moyen de tomber malade, tant j'étais distrait à mes récréations par Germaine et par son petit frère ; qui en était venu à m'aimer de passion ; il me cherchait des yeux, criant : « Ato ! Ato ! » Je ne traversais plus le salon sans qu'il m'appelât pour recommencer le jeu éternel des pantins. Vous savez que nous étions deux ? Il riait aux éclats quand nous jetions nos jambes en l'air ; il se dressait sur ses jambes, à lui, trop faibles pour son gros corps ; il prenait un peu d'assurance, et faisait jusqu'à quatre pas sans donner du nez en terre. C'était un triomphe pour Pantin et pour moi. Nous en étions très fiers, mais, conformément à notre plan, nous n'en parlions à personne.

À force de se voir, on s'aime, ou l'on se déteste ; toujours l'un des deux.

Jean, Maurice et moi, nous étions devenus bons amis. Quoique piocheurs, tous deux comprenaient qu'on ne fût pas fou de ma grammaire et du reste. Ils parlaient raison aux heures de mon cousin, et déraisonnaient à mes heures. Les choses allaient si bien que j'arrivai à leur donner une très grande marque de confiance en leur avouant la tutelle, le cirque, et tout ce qui me consolait en secret de ma captivité.

Les savants éclatèrent de rire, comme des ignorants ; tant il est vrai que, sur certaines questions fondamentales, il suffit d'être contemporains pour s'entendre. Ils se montrèrent admirateurs passionnés de ma pupille, et j'eus le plaisir de lui voir faire devant ces messieurs des tours d'adresse fort bien réussis. Je plaçais dans l'intérieur du manège, et transversalement, un porte-plume que j'avais façonné ad hoc ; Filzine, dans sa course, rencontrait l'obstacle, s'arrêtait court, en mesurait la hauteur, et le franchissait avec une dextérité qui ravissait l'assistance. Eh bien, malgré les joies éphémères nées de cette confidence, je ne vous conseille pas, mon cher lecteur, de m'imiter en cela.

Quand vous serez tuteur, ne divulguez ni les tracas, ni les difficultés, ni les satisfactions morales que vous trouverez dans l'accomplissement de vos devoirs ; j'eus lieu de me repentir d'avoir parlé.

Cependant, les poches de mon oncle, et mon oncle lui-même, m'avaient à peu près décidé à ne pas demeurer un âne. M. Bedlok, multipliant à mon sujet les métaphores, me comparait tantôt à une bête, tantôt à une autre. D'huître, je devenais âne, sans aucune secousse ; puis je passais tortue, marmotte, que sais-je ? C'était une métempsycose rapide et prolongée. Donc, j'avais fait quelques efforts, deux ou trois, lorsque mon Mentor, pour m'encourager apparemment, me donna une bonne note que je montrai le soir même à mon oncle, comme on montre un phénomène ; par exemple une cerise qu'aurait produite un cormier.

Mon bon oncle eut la politesse de s'extasier, et me tira d'une de ses poches un papier cacheté, qu'il me remit en me priant de ne rompre le cachet que dans ma chambre, et quand je serais seul. Il ajouta gravement qu'il ne faudrait demander aucune explication à personne, pas même à Germaine. Du temps et de la persévérance, je devais recevoir la complète intelligence de ce qui me paraîtrait obscur. Tout cela l'était beaucoup effectivement. Ce soir-là, j'abrégeai ma visite ; j'avais hâte de reprendre les arrêts, c'était la première fois.

Cet heureux instant arriva, et, palpitant de curiosité, je brisai délicatement la cire rouge. Stupéfaction ! Je lus ces mots étranges : Bon pour une bride . On avait mis un point, tout finissait bien là ; et je restai bouche béante, à me demander s'il y avait une ombre de sens dans ce que je lisais. Une bride ? Oui, une bride. C'était bien ça, et encore je ne devais recourir à aucune explication. Il existait un secret, c'était clair. J'essayai de surprendre ma petite cousine. La moindre distraction de sa part pouvait me tirer d'embarras. Je la guettai donc au passage et lui dis :

« Lucette, en récompense de ma bonne note, mon oncle me promet une bride. Pourquoi donc faire ! tu le sais ? »

Elle me regarda avec un sang-froid qui me rappelait mon tuteur, et je ne vis sur ce jeune visage ni un sourire, ni une rougeur, rien. J'en fus quitte pour refermer ma porte et mettre mon bonnet de coton, -- dans ce temps-là, on en portait encore ; heureux temps ! -- Depuis cette heure, je conçus une très haute idée du caractère de Germaine. Elle joindra, me disais-je, le calme de son père à la grâce de sa mère. Depuis cette heure aussi, mon admiration pour la Fontaine baissa. Je trouvai qu'il avait eu raison de dire :

Rien ne pèse tant qu'un secret ;

mais qu'il avait eu tort d'ajouter malhonnêtement :

Le porter loin est difficile aux dames.

Voilà, au contraire, que ma jeune cousine, à qui pesait si lourdement tout ce qui pouvait nuire à mon repos, savait me résister, et m'ôtait même par son flegme passager l'envie de la questionner désormais. Les poètes disent beaucoup de choses hasardées, et sacrifient souvent à la rime. Ce fut la conséquence que je tirai de cette malheureuse bride ; les autres conséquences m'échappèrent absolument.

De là vint peut-être un ralentissement visible dans mes efforts presque invisibles. Une bride ! Je n'étais pourtant pas un cheval dans l'esprit de mon oncle, bien que je fusse un âne dans celui de mon cousin. Encore moins cette bride me pouvait-elle servir à modérer les transports de quelque Bucéphale de nos jours. Alexandre, il est vrai, était presque un enfant quand il domptait ce terrible coursier ; mais il était dirigé par Aristote, et non par mon tuteur ! Et puis, il avait devant lui toute la Macédoine qui, bien qu'elle lui parût de beaucoup trop petite, était infiniment plus grande que ma chambre. Hélas ! je ne l'oubliais point, malgré mes promenades classiques après le déjeuner.

M. Bedlok, poursuivant sa pointe, me menait voir des monuments, des statues, des collections d'antiquités, uniquement pour avoir le plaisir de me faire remarquer en sortant, que toutes ces choses ne diraient jamais rien à mon esprit, tant que je m'obstinerais à demeurer dans mon ignorance crasse ; il aimait ce mot technique, que je trouvais, et que je trouve encore, si laid !

Un jour, ayant aperçu du côté de la barrière du Trône, -- au Diable vert ! -- un nid de fourmis qui se croyaient à la campagne parce qu'elles étaient au pied d'un arbre, il n'eut point de repos qu'il ne m'y eût conduit, sous un frivole prétexte, afin de pouvoir me dire après la vérification des travaux : « Elles ne sont point paresseuses. » Cela signifiait que ces fourmis devaient servir de modèles à moi qui étais un âne... ou une carpe, les vendredis.

Mes bonnes intentions s'étant trouvées comme paralysées par cette malheureuse bride, car le cœur n'était point sincèrement converti, M. Bedlok s'en prit à mon oncle. Alors, redoublement de poches ! Il se mit à pleuvoir des anedoctes, des conseils, des exemples. On avait entrepris de me donner du goût pour la science ; on s'avisait de mille moyens destinés à piquer ma curiosité, et qui ne la piquaient point.

Mon oncle, sans se rebuter, avait pitié de mes lenteurs, et s'en allait chercher tout au fond de sa robe de chambre des souvenirs de ses voyages. Il en parlait avec enthousiasme, me racontant les merveilles de la Suède et celles de la Grèce ; me ramenant aux splendeurs de l'Italie, aux beautés de la grotte d'Azur dans l'île de Capri, près de Naples.

« Sais-tu, mon petit, d'où vient ce nom de grotte d'Azur ?

-- Non, mon oncle. »

Régulièrement, quand une phrase commençait par sais-tu, je répondais non, sans écouter le reste, tant j'avais horreur du mensonge.

Alors, mon oncle, me peignait cette grotte, qu'illumine une lumière bleue, et m'expliquait que cette lumière bleue vient de ce que la mer absorbant tous les rayons du spectre solaire, excepté les rayons bleus, ceux-ci pénètrent seuls dans la grotte.

« Comprends-tu, mon petit homme ?

-- Non, mon oncle. »

Vous croyez peut-être qu'il montrait quelque ennui, légitime et bien placé, en voyant que je le regardais sottement, les sourcils très élevés, les yeux très ronds, et la bouche entrouverte ? trois signes particuliers à la carpe, -- Pas du tout. Il se contentait de me dire :

« Vois-tu, mon enfant, à mesure que tu étudieras, tu comprendras une foule de choses dont les ignorants ne se rendent pas compte ; cela t'intéressera beaucoup.

-- Oui, mon oncle. »

Tout en ne faisant pas le quart de ce que j'aurais pu faire, j'avançais pour ainsi dire malgré moi, tant mon professeur me poussait.

Quand je l'avouais à ma petite cousine, elle ne perdait pas l'occasion de me dire :

« Oui, mon cher papa fait tout ce qu'il peut. Que serait-ce si tu faisais, toi aussi, de grands efforts ? Tu deviendrais un savant, peut-être un chimiste comme papa ? »

Cette possibilité me faisait dresser les cheveux sur la tête !

À vrai dire, il fallait ne me parler ni de chimie, ni d'aucune autre science. C'est pourquoi je ne recherchais la conversation de personne dans cette maison, les sujets étant trop difficiles à choisir.

Il y avait quelqu'un qui ne m'avait pas adressé la parole depuis mon arrivée, c'était la vieille ouvrière qu'un moment j'avais jugée devoir être empaillée, mais qui ne l'était point. Je trouvais un malicieux plaisir à regarder Mlle Gothon quand je passais par la lingerie, et je disais tout bas à Germaine :

« Qu'elle est donc laide ! qu'elle me déplaît ! ce bonnet ! cette robe ! ce teint de pain d'épices ! »

Germaine me grondait, bien entendu, c'était sa spécialité. Néanmoins, mon bonheur était de contrefaire la vieille fille, imitant sa façon toute particulière de prendre du tabac, de tousser, et d'ôter ses lunettes. Germaine se fâchait bien fort, mourant d'envie de rire, et, au beau milieu de son petit sermon, elle éclatait.

Voyez comme on a tort de ne pas écouter sa cousine ? Depuis, j'ai su que la vieille fille, comme je l'appelais, avait un cœur d'or, tout pétri d'indulgence, et que ma position l'intéressait au dernier point.

Si je parle de la respectable Mlle Gothon, c'est parce qu'elle se trouva mêlée à un épisode dont j'ai gardé le souvenir, et qui me mit à même d'apprécier son sang-froid, sa finesse et sa bonté.

J'ai dit que je ne valais rien, mais rien du tout. Le lecteur ne sera donc pas étonné d'apprendre que, loin de profiter comme il aurait fallu de la société de Maurice et de Jean, j'étais parvenu, sans me donner beaucoup de peine, à leur communiquer un soupçon de mutinerie, quelque chose d'irrégulier dans le maintien, dans la pose, et même la façon de travailler. J'étais moi-même étonné de la sympathie progressive avec laquelle ces jeunes érudits recevaient mes confidences sur mes ennuis quotidiens. Les rapports d'âge et les fréquentes rencontres établissaient entre nous une de ces liaisons qu'on croit anciennes au bout de trois jours, indissolubles au bout de huit.

Un soir, Maurice, que je préférais parce qu'il était moins travailleur que Jean, -- voyez quelle perversité ! -- un soir, Maurice me trouva trop sévère à l'égard de Fitzine. Il faut expliquer le fait :

Cette chère enfant, qui croyait peut-être aussi manquer d'aptitudes, ne faisait pas de progrès, je ne pouvais l'amener qu'à tourner en rond dans le manège, comme une petite sotte ; tout au plus à sauter par-dessus mon porte-plume, éducation tout ordinaire. J'avais pour elle plus d'amour-propre ; je voulais qu'elle passât dans un cercle, c'est fort joli ; et mademoiselle s'entêtait, à passer à côté ; c'est plus commode. Elle était routinière par mollesse ; ne pas se donner de peine lui paraissait une chose toute simple, et moi, tuteur et professeur, je gémissais de cette disposition absolument vulgaire. Du gémissement, je passai à l'impatience ; de l'impatience à la colère ; de la colère à la fureur ; de la fureur à je ne sais quoi. Bref, je fixai au bout d'un crayon un brin de fil armé de trois nœuds, et je me mis à fouetter d'importance ma souris pour lui faire aimer l'étude -- moyen nouveau. -- Vous me désapprouvez, lecteurs, cela fait honneur à vos sentiments.

Maurice, témoin de ma brutalité, me fit de sanglants reproches que mon irritation n'accepta point. Je lui dis :

« Mêle-toi de tes affaires, et laisse-moi tranquille. »

Nous nous séparâmes brouillés pour toujours. Maurice alla conter le fait à Germaine, qui prit, bien entendu, le parti de ma souris ; et, dans mon cercle intime, je ne fus plus bon qu'à jeter aux chiens.

Cependant, comme nous avions tous besoin les uns des autres, il fallut essayer de nous raccommoder. Pour ce, on tourna la chose en plaisanterie, et l'on eut recours à une correspondance clandestine qui apporta quelques adoucissements à ma position.

Germaine se fit le secrétaire intime de la captive. Elle m'écrivit au nom de cette enfant un petit billet tout drôle et plein de cœur, m'exposant les difficultés qui se rencontrent parfois dans le cours d'une éducation, et réclamant mon indulgence pour des fautes que pouvait peut-être, jusqu'à un certain point, excuser le manque d'aptitude, etc., etc. La malicieuse cousine avait soin de se servir des expressions que j'employais, moi, pour pallier mes fautes. Elle était si fine que, même en jouant, elle me grondait encore.

À ce billet, je répondis quelques lignes d'un style concis, froid, corsé, dont je trouvais des modèles achevés dans mes rapports avec M. Bedlok. Ces lignes rappelaient les devoirs sacrés d'un tuteur envers l'enfant soumis à son autorité, et blâmaient énergiquement les personnes qui contrariaient le plan de réforme sagement adopté. Le pire est que, égaré par cette manie de comparaisons historiques que je puisais dans mes connaissances littéraires, j'eus le malheur de signer ma réponse de ce nom redouté : « L'ogre . »

Maurice, que cet enfantillage amusait, en dépit de son goût pour les sciences, m'écrivit de son côté une sorte de philippique dans le goût de Démosthènes, et dictée par un simulacre de fureur indignée. Traitant le tuteur, sans le nommer, comme le dernier des hommes, et prenant avec exagération le parti de l'enfant, sans accuser le rang, ni le sexe, il disait en termes ampoulés que l'exigence, la sévérité, la dureté même qu'on employait, ne sauraient être assez blâmées ; que le mépris public resterait attaché au nom de l'impitoyable tuteur, et que l'enfant, aux yeux des contemporains, serait classé parmi les nombreuses victimes du plus effroyable despotisme.

Assurément, tout ceci n'était qu'une plaisanterie très pardonnable, puisque nous avions cet âge où le rire est au fond de toute chose ; mais on ne se figure pas combien mon grand cousin était étranger à la plaisanterie, je crois qu'il n'avait jamais eu l'idée de s'amuser, sinon comme il le disait lui-même, en changeant d'occupations. -- Changer d'occupation !... il trouvait cela suffisamment drôle ! Jugez !...

Or, le malheur voulut que Germaine, si prudente pourtant, si mesurée en tout, tombât dans l'escalier sous les yeux de son père, que le coup reçu par une de ses chevilles fit pleurer ses deux yeux, tant on s'aime entre commensaux, que le papa fût inquiet de ces larmes, que la victime fouillât dans sa poche pour prendre son mouchoir, et que nos petits billets qui étaient au fond de la poche remontassent à la surface ! Mon tuteur les prit, reconnut mon écriture, et ses propres phrases stéréotypées, et se scandalisa profondément à l'aspect de ma signature : L'ogre.

Est-ce possible ? quoi ? ce pseudonyme délicat sous lequel se cachait l'écolier !...

Explosion de mécontentement. Sans la cheville, je pense que M. Bedlok eût disputé Germaine ; mais avec la cheville, il se contenta de lui dire qu'elle avait grand tort de prendre mon parti, qu'elle agissait fort mal, puisqu'elle écoutait ceux qui osaient blâmer son père, et même se moquer de lui.

Germaine, malgré sa souffrance, voulut donner des explications, et diminuer la gravité des charges qui pesaient sur moi. Inutile. M. Bedlok avait une faiblesse au milieu de tant de supériorités ; il n'écoutait pas les détails d'une affaire, et ne voyait jamais que le fond. Cette fois, il se trompa sur le fond même, prenant pour ironie insultante, et révolte insigne, ce qui n'était que la peccadille d'un tuteur de souris.

La pauvre Germaine, réduite au silence, se mit à pleurer encore plus fort. Ses larmes étant imputées à sa cheville, son père frottait, frottait tant qu'il pouvait, et Germaine pleurait toujours. Il voulut appeler un médecin ; elle assura que la douleur aiguë était passée depuis longtemps ; mais que c'était à cause de moi qu'elle pleurait. -- « Taisez-vous », -- lui fut-il répondu d'un ton grave.

Le vous , prononcé froidement par M. Bedlok, était la seule punition qu'il eût jamais infligée à sa fille depuis l'heureux jour où elle avait paru en ce monde. Dès son plus bas âge, elle tremblait de tous ses membres quand cet homme calme et sérieux lui disait sans hausser la voix, sans faire un mouvement :

« Vous n'avez pas été sage. »

Il avait sur elle une grande puissance, et à son tour, elle exerçait sur lui, par son extrême douceur, une influence dont il ne savait pas se défendre. C'est sans doute pour cela qu'il aimait mieux ne pas se battre, et dire une bonne fois : « Taisez-vous. »

Germaine attristée ne songea plus à m'excuser, c'était impossible. Elle baissa les yeux, et reconnut humblement qu'elle avait eu tort de lire ou d'écrire de petits billets en cachette de sa maman, parce que, même en jouant, il n'est pas permis à une fille sage de faire ce qui sérieusement serait une très lourde et impardonnable faute.

Mais les choses ne devaient pas en rester là. Mon cousin en quittant Germaine avait lancé cet arrêt :

« Dès aujourd'hui, je visiterai le pupitre d'Anatole, et j'examinerai ses papiers. »

Ce fut un coup de foudre pour ma bonne cousine. Oubliant un moment ce malheureux vous, elle se dit qu'il fallait rendre au prisonnier un dernier service. En effet, il s'agissait pour moi de sauver ou de perdre une tête bien chère, car malgré mes coupables emportements, que je regrettais, j'avais pour Fitzine une affection sincère. Donc, en passant dans le corridor, Germaine me glissa dans l'oreille :

« Ton pupitre sera visité aujourd'hui. »

Les circonstances nous étant contraires, elle n'osa rien ajouter, et je restai dans l'ignorance par rapport à l'affaire des billets. Quant à mon émotion, je n'essayerai pas de la dépeindre.

Mon tuteur ! ma souris !

Ces deux termes rapprochés me semblaient constituer un cataclysme ! Que faire ? à qui confier l'enfant ? Comment la sauver d'une mort fatale ?

M. Bedlok, si peu plaisant de sa nature, ne manquerait pas d'accuser ma pupille de toutes mes négligences. Il fallait, dans ce moment décisif, mettre mon espérance en quelqu'un. Or, j'étais bien embarrassé. Mon oncle ? Oh ! certainement, mon oncle devait comprendre les souris ; il avait l'esprit si élevé, et des vues si larges, à cause de ses voyages ! Mais, Florent rôdant sans cesse autour de son fauteuil, on ne pouvait décemment mettre l'enfant dans une poche, c'eût été l'exposer. D'ailleurs, je n'avais plus beaucoup de sympathie pour Florent depuis qu'il m'avait témoigné de l'estime pour la salle de police.

Prudence ? Ciel ! avec son chat ! Elle me faisait l'effet, quand je pensais à ma captive, d'une de ces Euménides que la fable nous montre toujours prêtes à seconder la vengeance des dieux. Non, pas de confidence.

L'heure des grands périls est aussi l'heure des soudaines inspirations. Il me vint à l'idée que la vieille fille, avec son bonnet à gros plis, devait avoir l'âme très bonne, et capable de s'intéresser à ma souris pour l'amour de moi, ou à moi pour l'amour de ma souris. En tout cas, je la jugeai incapable vu le tabac qu'elle perdait en prisant, de me trahir par esprit d'exactitude et de régularité. Non, bien que ponctuelle dans son devoir, elle devait avoir de l'ampleur dans les vues. Fort de mes appréciations, j'osai entrouvrir bien doucement la porte de la lingerie :

« Bonjour, mademoiselle Gothon, dis-je avec la timidité naturelle à tout individu qui va présenter une requête.

-- Bonjour, mon petit monsieur », me répondit-on agréablement.

Ce visage laid, ridé et couleur de bistre, devint tout autre lorsque, ayant ôté ses grandes lunettes, elle me regarda en souriant. Je me reprochai intérieurement de m'être souvent moqué d'elle, et je m'enhardis, par l'excellente expression de son regard, jusqu'à lui dire avec une extrême volubilité :

« Mon cousin va trouver ma souris ; est-ce que vous voudriez bien la mettre dans votre poche ? »

La respectable Mlle Gothon prit cet air consterné que je prenais moi-même quand on me proposait un problème d'arithmétique. En voyant ses grands sourcils noirs monter au troisième étage, ses petits yeux s'arrondir, et sa bouche s'ouvrir comme un four à l'heure où le boulanger cuit, je me rappelai qu'elle ne soupçonnait même pas l'existence de Fitzine, et les rapports qui s'étaient établis entre l'enfant et moi.

Donc, afin de donner plus de clarté à mon discours, et plus de force à ma démarche, je me crus obligé de raconter sommairement l'histoire. Mlle Gothon me laissa narrer, écoutant avec une convenance parfaite ; et quand j'arrivai à la visite domiciliaire, elle prit le parti -- qui m'étonna -- d'éclater de rire.

Si ce fut un tort, elle le répara noblement ; car sans que j'eusse besoin d'insister sur des choses qui m'étaient pénibles, elle répondit très bas :

« Pauv'petite bête ! Apportez-la moi donc, je m'en vais la mettre dans ma boîte à ouvrage, en ôtant les aiguilles. Elle sera bien en sûreté, et je lui donnerai des bonbons pour le rhume ; j'en ai. »

Je fus touché de cet empressement à sauver une vie menacée. Cette précaution : « en ôtant les aiguilles. » Cette attention : « Des bonbons pour le rhume. » C'était bien délicat.

J'allai chercher l'enfant, et je revins sur la pointe des pieds la remettre aux mains protectrices de la vieille ouvrière.

Alors seulement, quand elle eut installé dans sa grande boîte ma petite souris, elle lui dit avec bonté :

« Allons, faut espérer qu'il ne t'arrivera pas de mal, ma pauv'fille ! » Elle l'appelait sa fille ! J'en avais les larmes aux yeux. « Et puis, faut espérer aussi que ton petit maître apprendra bien sa leçon, et ne fâchera plus son cousin, car il est trop gentil pour être paresseux. »

Le mot était lâché, c'est vrai, mais dit d'une certaine manière qui le faisait passer. D'ailleurs, Mlle Gothon me rendait un trop grand service pour que je manquasse d'accepter la morale qu'elle adressait à ma souris.

Je me retirai aimant la vieille fille, ne la trouvant même plus ni vieille, ni laide, ni ridicule ; mais reconnaissant bien qu'elle était pleine d'indulgence et de compassion pour les souris et pour les gens.

Nous en étions là. Je venais de me sauver dans ma chambre, et de me précipiter sur une règle de trois qui faisait partie du programme, lorsque mon tuteur franchit en quatre pas le corridor, ouvrit ma porte, et, sans proférer une parole, prit dans ses larges mains tous les papiers que contenait mon pupitre, et procéda à l'inventaire.

Il n'y avait d'ailleurs rien de compromettant, à part quelques bonshommes dessinés sans art ; mais j'avais oublié d'ôter le manège !...

M. Bedlok saisit entre le pouce et l'index le cirque tout entier, et dit :

« Qu'est-ce que cela ?

-- Mon cousin, je ne sais pas.

-- Qu'est-ce que cela ?

-- Mon cousin, c'est une vieille boîte.

-- Qu'est-ce que cela ?

-- Mon cousin, c'est un rond. »

Et d'une voix de stentor :

« Qu'est-que cela, vous dis-je ?

-- Mon cousin, c'est parce que... parce que... »

Impossible de trouver le reste.

M. Bedlok referma le pupitre, jeta sur moi un regard froid qui pétrifia le fond même de ma pauvre cervelle, et s'en alla.

Comme il n'avait rien dit, je me mis à me figurer tout ce qu'il avait dû penser.

Pendant ce temps-là, Germaine voyant ma position devenir de plus en plus grave, avait été tout confier à mon oncle qui, malgré ses voyages et ses poches, avait répondu :

« Ma bonne petite, je ne puis pas me mêler de cette affaire-là ; je ne ferais que la compliquer. Puisque tu n'oses pas parler à ton père, écris-lui, conte-lui tout simplement la chose, à ta manière ; tâche de le faire rire, tu en viens à bout quelquefois, et ce n'est pas un petit talent ! »

Rien ne vaut un bon conseil. À l'instant, Germaine se mit à sa table, et écrivit au nom de Fitzine :

« Monsieur et très auguste maître,

« Permettez à la plus petite de toutes les souris de vous dire la vérité.

« Je suis mineure et captive.

« Mon tuteur est Anatole ; le lieu de ma captivité, son pupitre.

« Je n'ai jamais fait de mal à personne ; et la correspondance que vous avez surprise n'est qu'une plaisanterie de trois têtes qui mûriront en vieillissant.

« Ce n'est pas de vous qu'il s'agit. L'effrayant pseudonyme désigne mon tuteur qui, pour faire croire qu'il a toujours raison, emprunte votre propre langage. Il s'agit encore de Maurice qui blâme en mon maître des impatiences que l'on ne voit jamais en vous ; et de Germaine qui, plutôt que de vous déplaire, entrerait volontiers comme moi dans un trou.

« Le cercle de carton est un manège où l'on m'enseigne à faire le cheval, ce qui est extrêmement difficile pour une souris.

« Il n'y a, vous le voyez, ni révolte, ni sourde conspiration, mais seulement beaucoup d'enfantillage. Daignez détourner, de nous quatre, votre indignation, et nous traiter avec toute la clémence qui convient à la grandeur.

« J'ai l'honneur d'être avec un profond respect,

« Monsieur et très auguste maître,

« De Votre Excellence,

« la plus humble servante,

« UNE PETITE SOURIS. »

Sait-on jamais au juste la pensée de ceux qui nous gouvernent ? Ils ne doivent pas tout divulguer, et, partant de ce principe, ils ne disent que peu de chose. M. Bedlok imagina de ne dire rien du tout, ce qui épouvanta Germaine elle-même.

Le refuge était toujours mon oncle. Ma petite cousine alla lui faire part de ses craintes, et comme apparemment il y avait eu un conseil de guerre tenu en haut lieu, on lui répondit, d'un ton jovial, que l'affaire était assoupie, que les explications données au gouvernement par la souris en personne avaient à peu près satisfait les exigences du pouvoir et que le point en litige n'était pas ce que les diplomates appellent un cassus belli . Toutefois, il ajouta que les puissances ne désarmeraient pas, et qu'il fallait user d'une extrême prudence si l'on voulait échapper aux horreurs de l'invasion.

Germaine, sur la voie des confidences, ne s'arrêta plus. Elle osa dire à son cher bon papa qu'elle craignait, et moi aussi, pour les jours de la jeune captive, réfugiée pendant la terreur dans une boîte à ouvrage. -- Elle ne donna ni nom, ni adresse. -- Le bon papa eut envie de rire, et proposa de m'engager solennellement à ne jamais m'occuper de Fitzine aux heures de l'étude, et d'essayer par ce moyen d'obtenir sa réintégration au domicile du tuteur.

Je fus étonné de l'avis. Quoi ? accepterait-on la promesse d'un mauvais écolier comme moi ? d'une tortue ? d'une marmotte ? Précisément, c'est ce qui arriva.

M. Beldok, un peu avant le dîner, entra dans ma chambre, il était suivi de Germaine. Jamais il n'avait eu l'air plus imposant. J'étais interdit ; d'autant que l'heure approchait où Mlle Gothon devait se retirer. Qu'allait devenir sa protégée ?

Non, il ne faut désespérer de rien. M. Beldok, qui avait rencontré les Waldeck, et facilement obtenu de Maurice des éclaircissements, me regarda bien en face et dit : -- Cette souris, où est-elle ?

Je ne sus que répondre, craignant de compromettre la vieille fille. Dans mon embarras, je tiraillai un bouton de ma veste, c'était ma ressource ordinaire, le troisième bouton, toujours le même, si bien que cette fois il me resta dans la main : cela fit une heureuse diversion.

« Pourquoi arrachez-vous ce bouton ? »

Toujours des questions insolubles. J'allais attraper, comme contenance, le quatrième, lorsque ma cousine me donna une petite tape bien à point, ce qui me rappela à l'ordre, mais sans me communiquer la faculté de commencer une phrase quelconque. Dans mes difficultés avec mon inflexible Mentor, c'était le premier mot qui me manquait, et cela m'empêchait de trouver le second, de sorte que je restais là, planté comme un légume.

Ce fut mon tuteur qui rompit le silence.

« Anatole, me dit-il, je pourrais si je voulais, jeter cette souris au chat. -- Je frémis. -- Mais je m'en rapporte à votre bonne foi. Si vous me promettez que ce petit animal ne nuira pas à vos études, je vous donnerai la permission de l'enfermer dans votre pupitre. »

En disant cela, mon tuteur me tendait sa large main, -- ce qu'il ne faisait que trois ou quatre fois par an, -- je vis qu'il consentait pleinement à s'entendre avec moi, et cet acte significatif me releva à mes propres yeux. Peu s'en fallut que je ne me prisse pour le lusitanien Viriathe, traitant seul avec le peuple romain.

Ce ne fut pas sans un mouvement de dignité que je mis ma main dans celle de M. Bedlok, en disant :

« Je vous promets de ne m'amuser avec ma souris qu'à mes récréations.

-- Mon enfant, je compte sur votre parole », répondit mon cousin. Et il me tourna le dos, ce que je sus apprécier à sa valeur.

Ce mon enfant me toucha, et plus encore cette confiance. On croyait bien à mon honneur, quoique je ne fusse bon à rien.

En une minute, je me sentis grandir moralement, et je remerciai sans trop de gaucherie mon cousin qui s'en allait.

Quant à Germaine, elle était si contente que sans sa cheville, encore endolorie, je pense qu'elle eût dansé.

À peine M. Bedlok s'était-il retiré que, à la faveur de ce vague qui précède en famille le moment de se mettre à table, je me faufilai dans la lingerie.

Dès qu'elle m'aperçut, Mlle Gothon ôta ses lunettes et sourit avec bonté.

« Eh bien, demanda-t-elle d'un ton plein d'intérêt, qu'a-t-on décidé ?

-- M. Bedlok veut bien me croire, répondis-je en me redressant, il me laisse ma souris, à condition que je ne m'en occuperai pas en faisant mes devoirs.

-- Comme de juste », reprit la bonne fille, d'un air confit, et en joignant les mains par respect pour la bonne cause : et elle ajouta sous forme de badinerie :

« Allons, je m'en vas vous la rendre cette pauv'petite ; elle est bien gentille, bien intéressante ! »

Je sus d'autant plus gré à Mlle Gothon de cette appréciation que M. Bedlok, en parlant de ma pupille, s'était malheureusement servi d'un mot blessant ; il l'avait appelée animal. Oh ! animal !

La boîte à ouvrage fut entrouverte avec des précautions sans nombre, l'esprit de liberté et d'insubordination étant fort à craindre chez les souris du dix-neuvième siècle.

Fitzine était en train de souper : elle prenait tout simplement un peu de fil, avec un peu de bobine.

J'eus quelque peine à lui persuader que cette boîte n'était qu'un séjour de passage, offert par un cœur hospitalier. Elle glissait entre les pelotons, et n'entendait pas les excellentes raisons que je faisais valoir pour la décider à se laisser prendre. Ce fut la main adroite de l'ouvrière qui parvint à s'emparer de la prisonnière mutine, et, dans l'intérêt de la saine morale, elle lui adressa quelques paroles bien senties :

« Va, ma pauv'fille, rentre chez ton maître, et sois obéissante. Si tu fais ce qu'il te dit, tu t'en trouveras bien. Il en sait plus long que toi. »

Je souriais en l'écoutant. Elle me demanda, avec une bonhomie charmante, si je lui donnais des leçons ?

« Oui, des leçons de manège. »

Un tout petit éclat de rire sortit de cette ruine, illuminée tout à coup par un regard d'excessive indulgence.

« Allons, dit-elle à ma souris, va, ma petite, ne sois pas paresseuse ; et si tu l'as été jusqu'ici, reconnais ta faute, c'est le seul moyen de t'en corriger. »

Le sens de ces mots, dits tout bas entre deux rires, me rappela le conseil de Germaine. Elle aussi disait qu'il fallait se reconnaître coupable, en convenir ; en un mot être humble, et non pas orgueilleux comme on l'est quand on persiste dans une mauvaise route, et qu'on ne plie que sous la force.

Je remerciai l'ouvrière très chaleureusement, et, rentrant dans ma chambre, je fis passer Fitzine par sa fenêtre. Elle se retrouva, avec plaisir je le crois, en face de sa salle à manger, où l'attendait un repas fort bien servi ; et comme Florent m'appelait pour m'en offrir autant, je remis à plus tard mes conversations avec ma pupille.

Au fait, la grande émotion causée par l'affaire de la correspondance n'avait eu aucune suite fâcheuse ; et même il résultait des derniers événements que mes dispositions étaient meilleures que par le passé ; donc, vivent les souris !

Ma petite cousine connaissait déjà le proverbe : « Il faut battre le fer pendant qu'il est chaud. » C'est pourquoi elle résolut de profiter des circonstances pour m'amener à partager toutes ses bonnes petites idées.

Le soir, quand j'allai voir mon oncle, il me parla sans aucun détour de ma pupille, la nommant Fitzine, car Lucette lui avait confié ce doux nom, et ne l'appelant jamais souris, encore moins animal. Son doux et beau visage ne demandait qu'à s'épanouir, et je sentais bien qu'il avait quelque peine à ne pas me serrer dans ses bras, même avant ce fameux Optime qui n'arrivait pas.

Je m'enhardis au point de demander à ce bon oncle s'il faisait, lui aussi, quelques progrès dans le travail qu'il avait entrepris ?

« Ah ! répondit-il gaiement, si tu crois que c'est facile de marcher sur ses jambes, tu te trompes, mon garçon ; mais je fais tout ce que je peux, je m'applique, et mon professeur est content. Applique-toi de ton côté. Allons ! À qui des deux fera plus tôt son premier pas ! »

Ce peu de mots me fit comprendre que les choses avançaient. Effectivement, je trouvais depuis quelques jours que Florent avait cet air empesé, mystérieux, qu'on prend si mal à propos quand on cache quelque chose. Mon oncle le sonnait dès que ma tante sortait pour un instant. Il y avait là évidemment effort, progrès, persistance ; enfin tout ce qui manquait dans ma chambre.

D'autre part, je constatais le goût croissant du gros Édouard pour son très honoré Pantin. Quand je paraissais, il se soulevait tout seul, quitte à se rasseoir sur sa tête, faute d'avoir pris ses mesures.

Ce n'était plus moi qui commençais les rizettes , c'était lui. Il m'aimait au point de venir me trouver à quatre pattes au bout du salon, et pour mon seul mérite, car, ayant de ma personne une idée un peu haute, j'avais fini par trouver qu'un pantin de ma race pouvait bien compter pour deux, et laissant de côté l'autre, qui n'avait pas d'esprit sans sa ficelle, je me présentais seul avec une aisance qui me réussissait.

Les progrès d'Édouard étaient visibles à mes yeux, mais à mes yeux seulement ; car par un nouveau caprice, le gros bébé ne voulait plus marcher qu'avec moi. Il repoussait mère, sœur, nourrice, en criant : « Non, Ato ! Ato ! » Si bien que Prudence affligée avait décidé que l'enfant ne marcherait jamais.

Le soir du fameux jour illustré par les émotions de la tutelle, et après le départ des Waldeck, je vis venir à moi Germaine, au moment où je longeais le corridor pour rentrer dans ma chambre, car il était tard.

Elle avait cet air doux et affectueux qu'elle gardait toujours à son cher prisonnier.

« Perrin, dit-elle, il faut que je te parle, et dès ce soir, maman me l'a permis ; elle me donne un quart d'heure. »

Cet exorde me fit prévoir le corps du discours, qui ne pouvait être qu'une suite, de sentences appropriées à mon état.

« C'est qu'il est bien tard, Lucette.

-- Non, dit-elle, avec un sourire aussi fin que possible, ta montre avance ; à la mienne, il est l'heure de causer avec toi. »

Et le plus gentiment du monde elle s'installa sur une petite chaise, entre moi qui bâillais et ma souris qui dormait.

« Voyons, écoute-moi, mon chef ? »

Ce mot avait la puissance de m'éveiller, tant nous autres hommes savons bien notre histoire sainte, jusqu'au second chapitre ! Je pris donc une chaise, moi aussi, ce qui veut dire en français que l'on consent, puisqu'il le faut, à écouter, et je demandai d'un air distrait : « Qu'y a-t-il de nouveau, Lucette ?

-- Rien de nouveau, dit-elle ; c'est quelque chose qui a onze ans et demi comme moi. Je t'aime bien, tu sais ? Et toi aussi, tu m'aimes bien ? n'est-ce pas ? »

Comme les Perrins ne valent pas les Lucettes, je fis un léger signe d'assentiment, me demandant à moi-même pourquoi il fallait retarder mon sommeil, sous ce prétexte renouvelé des Grecs ? Je t'aime, tu m'aimes, nous nous aimons. c'était un verbe entier ! Elle continua : « Conviens qu'aujourd'hui, papa a été bien bon ?

-- Oui.

-- Eh bien ! mon petit ami, voilà le moment de changer absolument de conduite.

-- Tu crois ?

-- Certainement, et tu le sens bien toi-même. Je voudrais te demander une chose ; promets-moi d'y consentir ?

-- Non, Lucette, non, non. Un homme n'engage jamais sa parole avant de savoir ce dont il s'agit, c'est beaucoup trop grave. »

J'étais devenu extrêmement fier depuis que mon cousin avait traité avec moi.

Elle ne se fâcha point, mais reprit avec une douceur angélique : « Je veux te demander de faire un acte d'humilité, c'est-à-dire de reconnaître que tu es bien réellement ce qu'on appelle un paresseux, et de prier le bon Dieu de t'envoyer sa grâce pour vaincre ton défaut dominant , qui est la paresse. »

Je l'avais laissée parler sans l'interrompre, ce qui passe pour merveille entre gens d'opinions contraires ; mais je me réservais de conserver l'attitude d'un homme fâché, serrant les lèvres, pinçant le nez, et regardant les mouches. Je n'en fis rien, et, à mon grand étonnement, je trouvai, quand elle eut fini, qu'elle avait parfaitement raison.

Alors, dites-vous, la vérité vous apparaissant, et votre cœur se convertissant, vous fîtes votre mea culpa ?

Point du tout.

Honnête lecteur, connaissez mieux les Perrins de mon temps et ceux du vôtre. L'orgueil est en nous comme le poison dans la plante vénéneuse, et il n'est pas facile de s'en débarrasser.

Je répondis sottement que l'humilité, c'était bon pour les saints.

« Et moi, suis-je donc une sainte ? Je ne suis qu'une petite fille, qui ne sait pas grand-chose, à peu près rien ; mais comme j'apprends mon catéchisme, maman m'explique ce que je ne comprends pas, et me dit que, quand on est humble, qu'on reconnaît ses torts, et qu'on demande la grâce, on vient toujours à bout de se corriger.

-- Lucette, tu n'as donc pas envie de dormir, ce soir ?

-- Oh non ! J'ai trop de peine !

-- Tu as de la peine ?

-- Oui, beaucoup.

-- Pourquoi ?

-- Parce que tu veux continuer d'être un paresseux.

-- Oh ! Toujours cet affreux mot !

-- C'est celui-là qu'il faut dire, et non pas un autre. Va ! je t'aime trop pour te tromper. Moi, j'ai aussi mon défaut dominant. Autrefois, c'était la curiosité ; maintenant, c'est l'entêtement. C'est venu tout seul ; je ne m'en doutais pas ; c'est maman qui m'a montré ce gros défaut, et elle m'a dit qu'il fallait me l'avouer à moi-même, et en convenir avec les autres, tout simplement ; puis demander la grâce. C'est pourquoi, dans les moments difficiles, je tâche d'obéir à ma chère petite mère en disant à moi-même : « Je suis une entêtée. » et au bon Dieu : « Faites-moi la grâce de ne plus l'être. »

-- Mais, Lucette, je t'assure qu'il est tard. J'ai une envie de dormir ! !... »

Elle se leva toute triste, ma petite compagne, me tendit la main et me quitta, en disant avec une délicieuse naïveté : « Je t'ennuie ? Eh bien ! tout ce que tu ne voudras pas faire, c'est moi qui le ferai. Bonsoir, Perrin.

-- Bonsoir, Lucette. Oh ! comme il est tard ! »

Ainsi, orgueilleux que j'étais, je la laissai partir sans lui faire voir le fond de mon cœur. Oui, c'était uniquement par orgueil, car il était bien troublé le fond de mon cœur.

Tout contribuait à m'ébranler : les doux avis de mon oncle, la tristesse sympathique de ma tante et de ma cousine Adélaïde ; même la bonté froide de M. Bedlok, qui m'avait tendu la main pour traiter avec mon honneur, dont après une promesse, il ne doutait pas ; cet ensemble de paroles et d'actes faisait sur moi une impression contre laquelle j'essayais vainement de me défendre. La vieille fille, depuis que je la connaissais mieux, m'apparaissait aussi comme une forme de la vérité, et voilà que mon petit ange gardien de la terre, la bonne Lucette, m'apportait la vérité tout entière, me montrant sur la route épineuse la trace de ses pas, à elle, afin que je n'eusse plus qu'à poser mes pieds où elle avait posé les siens.

Oui, Germaine avait aussi un défaut dominant ; mais devant ce défaut, elle devenait humble, et elle priait. Voilà pourquoi elle était en voie de triompher.

Je m'en voulais d'être mauvais, de rester dans l'ornière ; il ne fallait qu'un bon mouvement pour en sortir... Je reculai encore, et remettant à plus tard ce retour complet de la volonté, qui est en nous le commencement de tout bien, je fis une pirouette, j'empoignai vigoureusement mon bonnet de coton, me l'enfonçai presque jusqu'au cou, et pour m'excuser à mes propres yeux, de mon peu de courage, je me répétai deux ou trois fois : -- Nous verrons... plus tard... l'année prochaine. Bah ! au bout du compte, le feu n'est pas à la maison...

Eh bien, si, précisément, il y était, et sans figure de rhétorique. À peine couché, je sentis une odeur de suie qui me parut bientôt assez inquiétante pour m'autoriser à rompre les arrêts.

D'ailleurs, j'entendais dans la cuisine, contiguë à ma chambre, les pas lourds et troublés de la Bourguignonne. J'entrouvris donc ma porte.

« Qu'y a-t-il, Prudence ?

-- Il y a que mon feu s'est rallumé tout seul, que j'avais mis mes torchons à sécher sur la corde, et que... Ah ! monsieur Natole, nous sommes perdus ! Entendez-vous ? dans la cheminée hoû ! hoû !

-- Oui, Prudence. Comment faire ?

-- Dame, je n'en sais rien. Appelez-donc Florent, monsieur Natole ; qu'il fasse monter le concierge ; non, qu'il lui dise d'aller chercher les pompiers ; faites venir M. Bedlok, ne dites rien à votre oncle, rapport à sa jambe ; demandez un drap à madame, prenez garde de réveiller mon petit ! dépêchez-vous, monsieur Natole. » Elle donnait tant d'ordres à la fois que je me faisais l'effet d'un gros de soldats déployés en tirailleurs. J'ôtai d'abord mon bonnet de coton, car j'éprouvais à son endroit cette espèce de honte que le lecteur a probablement sentie, et qui l'a peut-être conduit, ou le conduira un jour, à dormir tête nue.

À part l'impression fébrile, toujours produite par la crainte d'un incendie, je n'étais pas fâché d'avoir le maniement des affaires, et d'occuper un poste important : de marmotte, je passais capitaine, c'est fort beau ! Enfin, je dirigeais le feu.

Vu le danger, il me parut convenable d'aller frapper d'abord à la porte de M. Bedlok, qui m'ouvrit avec un air, un port, un geste, dont rien ne peut donner une idée.

Sans la gravité de ma mission, je fusse demeuré là, tout d'une pièce comme il était lui-même ; mais fort de mon mandat, et des périls au milieu desquels je le remplissais, je ne baissai point les yeux, et dis avec un sang-froid consommé :

« Mon cousin, le feu est à la maison. »

J'avais compté sur un mouvement de plaisir contenu, en me voyant, moi, ébranler par un mot cette forte nature. Enfin, j'allais donc voir ce grand corps se remuer un peu plus lestement que de coutume, ces yeux morts s'animer, cette poitrine d'hercule accuser une émotion... Mon tuteur me répondit à voix basse :

« Bien. »

Je crus qu'il n'avait pas entendu, et répétai plus distinctement.

« Mon cousin, le feu est à la maison.

-- Il faut l'éteindre, dit-il, sans changer de ton, ni de place, ni de couleur ; absolument comme une statue qui parlerait. »

Je me retirai très étonné, et j'allai dans la chambre de Florent qui, s'étant couché plus tôt parce qu'il devait se lever de grand matin, dormait sur ses deux oreilles, et mit du temps à saisir le sens de mon discours. Enfin, il se remua.

Mais Prudence ! Ah ! c'est elle qui se remuait.

Allant trente fois de suite, et sans savoir pourquoi, de la cheminée à la fontaine, de la fontaine au garde-manger, du garde-manger à l'évier, de l'évier au buffet, du buffet à l'office, de l'office à la cheminée, elle faisait par milliers de ces tout petits pas qui n'avancent point, mais satisfont l'esprit en lui laissant croire qu'il se dépêche.

Et puis des interjections ! Aie ! ouff ! allons ! bon ! est-il possible ! Oh ! la ! la ! etc., etc. Elle décrivit tant de courbes dans sa cuisine, que le lendemain on la trouva maigrie !

Germaine vint lestement compliquer la scène de ses jolis cheveux blonds, s'échappant de son bonnet de nuit. Elle était enveloppée d'un peignoir bleu de ciel : je ne l'avais pas encore vue dans cet élégant négligé. Elle avait un peu peur, mais la frayeur illimitée de la Bourguignonne lui rendit aussitôt le calme qu'elle tenait de son père. Sans faire un cri, sans paraître inquiète, elle chercha le moyen de servir à quelque chose, et commença par fermer une double porte qui donnait dans le salon, afin d'empêcher ses grands parents, depuis longtemps couchés, d'entendre le va-et-vient, et les exclamations effrayantes de la nourrice. Ensuite, sur l'avis de sa mère, elle s'installa près du berceau d'Édouard, qui avait imaginé de s'éveiller en pleurant pour que la situation devint intolérable. De sorte que, à travers l'alerte générale, la douce voix de Lucette chantait pour son frère :

Il est tard, et ton ami,

L'oiseau bleu, s'est endormi.

Prudence, voyant que nul n'était à la hauteur du sinistre, prit le parti de ne s'en rapporter qu'à elle-même pour sauver la maison, le quartier, le pays ! Elle ouvrit brusquement la fenêtre, et cria de toutes les forces de ses poumons : Au feu ! au feu ! au feu !

M. Bedlok arriva précisément pour faire chut ! et refermer la fenêtre.

Mais l'effet n'en était pas moins produit. Une étincelle électrique n'eût pas causé sensation plus vive que le cri trois fois répété par la cuisinière. À l'instant, toutes les fenêtres s'ouvrirent, -- il y en avait vingt-sept ; je les ai comptées le lendemain, à tête reposée. -- À chacune apparut une ombre, le nez en l'air et les yeux égarés, cherchant dans le vide les lueurs blafardes, la fumée épaisse, les jets de flamme, les clameurs, le trouble, et tout ce qu'on a coutume d'exiger d'un incendie. Or, rien n'était plus silencieux que le paysage, à part le hoû ! hoû ! que nous seuls entendions.

L'heure étant assez avancée, on voyait, -- il y avait clair de lune heureusement pour l'observateur, -- on voyait, grâce à la différence de mœurs et de caractère de chaque famille et de chaque individu, des silhouettes fort disparates : une vieille dame en costume de surprise, parce que la peur dominait en elle la retenue d'une autre époque ; un monsieur en colère de ce qu'il n'y eût pas d'incendie, quoiqu'on l'empêchât de dormir ; une femme à grande imagination jetant par sa fenêtre toutes les interjections que la nourrice distribuait entre la fontaine et la cheminée ; un garçon, plein de cœur et d'envie de rire, demandant s'il fallait faire la chaîne ; une tante à héritage, faisant son sac et craignant de ne pas se sauver à temps. C'était singulier comme aspect, et, sans que j'osasse en convenir, je m'amusai ce soir-là bien plus que les autres soirs.

Ce qui me permettait cette innocente distraction, c'était l'imperturbable sang-froid de M. Bedlok. Il n'était pas vraisemblable que nous fussions prêts à bouillir, ou à rôtir, en face de cette figure impassible. Je pensais que ces deux cas exceptionnels l'eussent ému quelque peu ; et comme il ne marchait, ni ne parlait qu'avec poids et mesure, j'en concluais facilement que je ne rôtirais point du tout. Sa seule préoccupation évidente était la crainte de réveiller notre bien-aimé malade, et de lui causer une inquiétude que doublerait l'état d'infirmité où, hélas ! il était encore.

De temps en temps il disait à sa femme : « Adélaïde, les portes sont-elles bien fermées ? Votre père ne peut-il rien entendre ? »

Ma cousine Adélaïde affirmait que toutes les précautions étaient prises, et M. Bedlok rentrait dans son silence. Ce silence n'était interrompu que par des mots rares et utiles. C'était le moment ou jamais, de supprimer les épithètes oiseuses, et les membres de phrases non indispensables.

« Du calme. -- Pas de cris.-- Pas de faux mouvements. -- Mouillez un drap.-- Étendez le drap devant la cheminée, tenez ferme, et taisez-vous. »

Dès que l'alarme avait été jetée au camp, par Prudence, le concierge avait fait mine d'aller chercher les pompiers ; M. Bedlok lui avait dit simplement par la fenêtre avec l'accent ferme du commandement : « Ne bougez pas. »

Le brave homme avait été sur l'heure si pleinement convaincu, qu'il en était rentré presque momifié, dans sa loge, dans son fauteuil de paille, et s'était remis à ronfler à son aise, parce que c'était son tour de veiller.

Ennuyé des centaines de petits pas de la Bourguignonne, M. Bedlok l'avait campée au côté droit de la cheminée en face de Florent, et tous deux avaient reçu l'ordre de tenir patiemment le fameux drap mouillé. Ils étaient là se regardant comme deux chiens de faïence, et n'osant rien dire. Prudence souffrait le martyre depuis qu'elle devait se borner à soupirer sur place, mais elle craignait M. Bedlok à peu près autant que le feu, et demeurait immobile, se rappelant sans doute pour se consoler que du moins elle aurait sauvé ces tristes émotions à son chat, en l'autorisant à aller se coucher sur le pied de son lit.

Quant au bon et sage Florent, il avait de mon tuteur une idée si haute et si juste, qu'il lui obéissait passivement, comme une recrue à l'exercice. Doué de beaucoup de bon sens, il sentait que M. Bedlok faisait sans bruit tout ce qu'il fallait faire, et qu'il y avait dans son petit doigt plus d'esprit pratique que dans beaucoup de têtes, fort grosses pourtant. Le brave homme, souriant des terreurs de la nourrice, se félicitait de ce que son cher et vénéré maître dormait tranquille à côté de ce trouble. Oui, Florent, c'était la doublure de mon oncle, son factotum, sa canne, sa jambe, sa poche, tout ; et, comme Mme de Sévigné disait de son fidèle et obligeant ami : Les d'Hacqueville, il aurait pu dire de son utile et dévoué serviteur : Les Florent.

Cependant le feu commençait à baisser le ton, et notre chef se contentait de nous dire de temps à autre : « Laissez brûler. Laissez brûler. »

C'est ce que nous faisions, c'est si facile !... Et j'entendais, de plus en plus faible, la voix argentine de ma petite Lucette qui chantait tout bas, pour son frère :

Il est tard, et ton ami,

L'oiseau bleu, s'est endormi.

Cela dura ainsi quelque temps, puis le feu, voyant qu'il ne gagnait rien à faire Hoû ! Hoû ! en face de M. Bedlok, ne le fit plus et s'éteignit, après avoir admirablement ramoné la cheminée de Prudence.

Un quart d'heure après, nous faisions tous comme l'oiseau bleu.

IV -- Une friture. -- Mon petit ange, à moi. -- Paresseux et taquin. -- Ce que j'admirais dans Lafontaine. -- Ma souris tombe malade. -- Elle va dans une maison de santé. -- Des étriers et des sabots. -- On me met des papillotes. -- La prière de Lucette. Minerve est entêtée. -- La goutte d'eau.

Le lendemain de ce fameux soir où Prudence avait failli nous réduire en cendres, il fut permis à chacun de rester au lit plus tard qu'à l'ordinaire. J'en profitai.

M. Bedlok m'ayant prévenu qu'il ne me donnerait ma leçon que l'après-midi, je résolus de flâner un peu, pour n'en pas perdre l'habitude ; puis de consacrer ma matinée à faire mes devoirs avec beaucoup de soins, car je m'en voulais de mes impardonnables négligences, et les bons conseils me faisaient plus d'impression qu'on ne le supposait. Comme il y avait en moi beaucoup d'orgueil, je ne m'avouais pas même ébranlé, et j'étais à moitié vaincu.

Mon étude du matin fut très sérieuse. Point de souris du tout, et peu de distractions. Mon tuteur fut content et me donna une bonne note.

J'entrai tête levée chez mon oncle, encore tout charmé d'avoir si bien dormi pendant que nous étions au feu . Il prit en mains ma note, sourit en me regardant, et me remit d'un air fin un témoignage de sa haute satisfaction, témoignage tiré bien entendu de ses poches, et tout aussi bien cacheté que le premier.

Je n'osai pas m'enfuir à toutes jambes, bien que ce fût mon désir, et je me contentai d'espérer, tout en causant, que les poches, mieux inspirées cette fois, me promettaient autre chose qu'une bride. En rentrant dans ma chambre, je rompis le cachet et je lus :

Bon pour une friture à pêcher dans la rivière.

Une friture ? je vous demande un peu ! Une friture !... C'était pire que la bride. Je restais là, les bras croisés, et les jambes aussi. C'était tout ce que me permettait le va-et-vient de ma pensée, qui courait de la bride à la friture, sans s'arrêter à rien, faute de comprendre.

Bien que Germaine fût impénétrable, elle ne croyait pas manquer au secret en écoutant les doléances du prisonnier ; je ne m'en privais point.

« Lucette, lui dis-je avec un peu d'humeur, si on me ménage quelque surprise, on aurait dû me le dire dès mon arrivée. Qui sait ? Peut-être cela m'aurait-il décidé à travailler ?

-- Voilà un genre de conversion dont papa ne fait aucun cas. Ce qu'il cherche à vaincre, c'est ton défaut dominant , et il n'a aucune confiance dans un entrain passager.

-- C'est pourtant bon, l'entrain. On fait en huit jours ce qu'on ne ferait pas en quinze.

-- Oui, mais l'entrain ne dure pas ; tandis que si l'on travaille par devoir, on travaille toujours. Tu dois trouver que c'est raisonner juste, toi qui es un homme ?

-- Oui, c'est juste. Ah ! c'est fort ennuyeux d'avoir affaire à des gens qui ont toujours raison. Mais voyons, Lucette, parlons friture ?

-- Je ne puis rien dire, Perrin, puisque cela m'est défendu ; mais je te répète que les poches de mon oncle ont beaucoup d'esprit sans en avoir l'air.

-- Et jusqu'à quand faut-il attendre ?

-- Jusqu'à ce que tu aies prouvé à papa que tu as la volonté de travailler, de réparer le temps perdu. Il ne se soucie pas de ce que tu ferais en quelques semaines par l'espoir d'une récompense ; c'est à peine s'il tolère les petits bavardages des poches. Ce qu'il demande, c'est la résolution prise une bonne fois, sérieusement et chrétiennement, d'en finir avec ta paresse.

-- Chut ! chut !

-- Non, monsieur, vous aurez beau faire chut ! chut ! je parlerai français, et j'aurais dû le faire depuis le commencement des vacances, au lieu de vous obéir. »

Elle relevait sa petite tête, et prenait une mine mutine, qui lui allait à ravir. J'avais encore le dessous ; c'était ainsi chaque fois que nous causions. Donc, je voulus briser ; mais les bons anges ne nous quittent pas quand nous faisons semblant de ne pas les entendre. Lucette non plus ne me quitta point.

« Vois, Perrin, dit-elle, tu as bon cœur et tu n'es pas un sot. »

Je relevai la tête.

« Tu as de très grandes qualités ; maman le disait encore hier. »

Je me tins parfaitement droit.

« Papa en convient lui-même. »

Je me mis tout debout, et je pris la pose hardie qui devait être celle de Viriathe en personne.

« Eh bien, parce que tu ne veux pas combattre ton défaut dominant, qui est la paresse, tu manqueras ton éducation, tu ne pourras pas passer tes examens, tu ne seras pas reçu aux écoles préparatoires, tu n'auras pas de carrière, et tu ne seras bon qu'à fumer et à chasser.

-- Tu as donc appris ça par cœur, Lucette, pour le réciter sans faute ?

-- Je le sais sans l'avoir appris, papa le dit tous les jours.

-- Eh bien, tu vois que j'ai travaillé aujourd'hui, réellement travaillé... avec ma tête.

-- Oui, mais travailleras-tu demain avec ta tête ?

-- Ce n'est pas sûr. Oui, si je suis en train.

-- C'est justement ce que tout le monde blâme en toi.

-- Ce n'est pas ma faute si je ne peux rien faire, à moins d'être en train.

-- En train ? En train ? Quand on n'y est pas, on s'y met.

-- Moi, je ne sais pas m'y mettre.

-- Parce que tu veux travailler tout seul ?

-- Comment, tout seul ?

-- Oui, sans le Bon Dieu. Oh ! c'est bien mal, va, d'ôter le Bon Dieu de tout ce qu'on fait. C'est la mode, à ce qu'il paraît ; mais c'est une mode qui ne durera pas. Bon-papa dit que rien, absolument rien, ni dans une famille, ni dans un pays, ne doit se faire sans Dieu . On aurait beau avoir l'air de réussir, ce serait comme si on voulait bâtir une colonne sans mettre d'abord une grosse pierre pour la soutenir ; tout tomberait.

-- Lucette, tu parles comme un livre !

-- Ne te moque pas de moi, mon petit Perrin, je finirais par me fâcher. »

J'étais taquin, mon très honoré lecteur.

« Taquin, dites-vous ? Quoi ! il était paresseux, et puis encore taquin ? Ah ! »

Je ne chercherai pas à m'excuser, j'aurais trop mauvaise grâce ; mais je me permettrai de vous faire observer que l'esprit taquin sait se mêler à tout. On est paresseux et taquin, étourdi et taquin, frondeur et taquin, ce qui ajoute au mal ; car, pour taquiner, on a soin de se faire beaucoup plus mauvais que l'on n'est aux yeux des personnes qui doivent en souffrir davantage. Et cela se fait sans que l'on manque de cœur, bien qu'on en ait l'air.

Vous êtes étonné, lecteur ?... Moi aussi.

Donc, étant taquin, je me montrais deux fois plus paresseux devant Germaine que devant tout autre. Étant taquin, je ne lui donnais pas la joie de prévoir que je changerais bientôt de conduite, que je commençais à me moquer de moi-même. Non je préférais lui dire :

« En voilà assez, Lucette ; tu as tes idées, et j'ai les miennes. »

Et puis je sifflais, ou je pirouettais en fredonnant quelque pont-neuf.

« Oh ! que c'est une vilaine chose qu'un Perrin ainsi tourné ! Et qu'il mérite peu de devenir un jour le chef, le guide, le conseil, d'une aimante et raisonnable Lucette ! »

Il y avait pourtant un homme qui m'inspirait un si tendre respect que, en sa présence, l'esprit taquin se taisait. C'était mon oncle. Il était si bon, et nous l'aimions tant ! Mes moindres efforts étaient encouragés par son doux regard et par son spirituel sourire. Devant lui, j'étais bien moi-même : un petit sot si vous voulez, mais bon garçon, et promettant de faire tôt ou tard un brave homme. Ce qui est arrivé. Il n'en doutait pas, le cher oncle !

Que de bonté ! Il avait dans ses poches tout ce qu'il fallait à son pauvre petit diable ; il avait même un livre d'arithmétique pareil au mien. Souvent il m'adressait cette question : « As-tu résolu les trois problèmes que t'a posés M. Bedlok ?

-- Non, mon oncle. »

C'était non deux fois sur trois.

« Voyons si à nous deux nous en viendrions à bout ? »

Il ouvrait, au paragraphe indiqué, le livre caché dans une poche, et se donnait la peine de chercher la solution qu'il me faisait chercher à mon tour ; car il ne prétendait pas m'éviter le travail et l'effort, seuls moyens de rendre la tête solide, et capable d'une application soutenue.

Il avait organisé de petits examens pour constater à mes propres yeux quelques progrès, et m'encourager à poursuivre ma route, par la vue de la distance déjà franchie.

Mon oncle avait des attentions qui, je le vois maintenant, étaient l'expression de la tendresse affligée. Il souffrait à cause de moi, par moi, et ne songeait qu'à m'aider de tout son pouvoir à réagir contre ma propre faiblesse. Tout cela, vu la consigne, se faisait avec une ombre de mystère qui donnait du piquant à mille détails, quelquefois à mes problèmes, à moins qu'il ne me fallût chercher le cinquième du quart de la moitié d'un tout ! ! !... assommant !

Personne n'était dans le secret de ces répétitions amicales, sinon moi et les poches. Elles en savaient long, les poches ! Elles me racontaient tout ce qu'elles croyaient utile et stimulant. Il n'était question que de travailleurs opiniâtres, dont le monde admirait les œuvres, et qui avaient fait jaillir sur le genre humain quelques étincelles de la vérité. J'approuvais.

Dans une case reculée, mon indolent cerveau tenait pourtant en réserve le mot de nos aristarques sur le grand fabuliste. J'avais lu des éloges de la Fontaine dans lesquels, soit au commencement, soit au milieu, soit à la fin, on lui applique immanquablement cette désignation :

« Ce spirituel paresseux. »

Quelques-uns ajoutent : « qui flâna toute sa vie. »

L'esprit éveillé de cet homme endormi, qui ne travaillait que sur commande, et quand l'amitié se montrait exigeante, me semblait, à part ma petite querelle à propos du secret, de meilleur aloi que tout autre. Volontiers je me serais cru, moi aussi, doué d'une paresse intelligente qui pouvait me servir à mes heures, et me rendre tout aussi charmant, aux yeux de la postérité, que cet aimable conteur qu'une amie du grand monde appelait si joliment : Mon fablier.

Tout cela vous prouve l'inépuisable sottise de votre serviteur.

Je crois que ma tendance à imiter la Fontaine, précisément en ce qui est détestable, à savoir sa paresse, venait surtout de la délicatesse avec laquelle il a souvent parlé des affaires, des mœurs, et des entreprises de la gent souricière. Comme tuteur je m'intéressais grandement à la race, d'ailleurs ancienne, prudente et agile, dont ma pupille faisait partie. Ceci n'a rien de surprenant.

Hélas ! sait-on jamais où les événements nous conduisent ? Deux jours après notre incendie manqué, je m'aperçus que ma douce captive n'avait plus d'appétit. Une amande restait tout entière sur sa table depuis vingt-quatre heures ; il en était de même de ce qui composait le reste du menu. Elle ne faisait plus qu'apparaître dans le promenoir, quoique, depuis l'autorisation du gouvernement, je tinsse la fenêtre continuellement ouverte au moyen d'un léger grillage qui, remplaçant l'encrier, laissait pénétrer la lumière sans permettre aucune tentative d'évasion. Je ne tardai pas à concevoir de l'inquiétude, car il est naturel aux enfants bien portants d'aimer la promenade et d'avoir bon appétit.

Cependant je sus maîtriser cette inquiétude, et je ne manquai pas à ma parole ; mais déposant dans le bon cœur de Lucette une partie de mes craintes, je la consultai pour savoir ce qu'il y avait à faire.

Elle ne sut que dire, et ne répondit rien.

L'existence de Fitzine n'étant plus un secret, il devenait facile de réunir les opinions sur le traitement à suivre pour conjurer le mal. L'un ordonna du sel, l'autre du sucre ; celui-ci les farineux, celui-là des liquides ; un cinquième des bains tièdes. Je me vis sur le point de désespérer par le seul fait des ordonnances qui toutes s'atténuaient mutuellement ou même se détruisaient.

Dans ces circonstances critiques, je déclarai vouloir recourir directement à une sommité ; et pour cela, j'allai, à mon heure de récréation, prier la vieille ouvrière de se transporter en personne à la prison. Elle se mit solennellement en marche, ne riant pas ; quelle délicatesse ! ses grands ciseaux pendus au côté droit, ses lunettes sur son nez, et la main gauche enfilée comme pour toujours dans une chaussette.

J'entrouvris avec la prudence convenable la grande porte de la prison. L'enfant malade s'était assise, ou à peu près, sur un banc que j'avais tout récemment placé à l'entrée du promenoir, pour ma satisfaction plus encore que pour la sienne. Elle était là, immobile, désœuvrée, et ne pensant, je crois, à rien du tout.

Mlle Gothon, qui n'agissait point à la légère, la regarda attentivement, ne voulant appuyer ses prescriptions que sur des symptômes certains. Ayant rompu le silence, elle surprit chez la malade un geste involontaire qui trahissait l'effroi, et ne tarda pas à constater, hélas ! la lenteur de la marche, l'abattement remarquable du visage, et tous les autres signes caractéristiques de la langueur. La captive un peu troublée avait regagné son appartement, et nous restions là à nous interroger des yeux, et visiblement inquiets.

« Monsieur Anatole, me dit courageusement la vieille fille, pour ce genre de maladie il n'y a qu'un remède.

-- Je suis prêt à tous les sacrifices.

-- Il le faut, car ce remède vous sera très pénible.

-- Parlez, mademoiselle Gothon. »

Je tâchai de me plastronner contre ce qui allait m'être très pénible.

Elle reprit en ôtant ses lunettes, ce qui indiquait la gravité du mal.

« Monsieur Anatole, le remède, c'est la liberté.

-- La liberté ? Par exemple ? Vous voulez que j'ouvre mon pupitre, et que je laisse échapper ma souris ? »

Comme la sommité ordonnait la seule chose que je fusse décidé à ne pas faire, je devins d'un positivisme achevé. Perdant à la fois tout dévouement, toute poésie, toute dignité, je trouvai que la sommité n'y entendait rien, et n'y voyait goutte.

Bien que je ne disse pas ma pensée tout entière, ma physionomie en laissait voir au moins assez ; mais les vrais savants sont patients et consciencieux. Loin de fléchir, sous la désapprobation de l'ignorance et de la personnalité, Mlle Gothon reprit dans l'intérêt de la malade :

« Oui, monsieur, c'est la liberté qu'il faut ; sinon tout est perdu.

-- Comment ? elle en mourra ?

-- Elle en mourra. »

Devant cette évidence, je me sentis de très mauvaise humeur ; et congédiant par un remerciement bref la bonne vieille fille, je la laissai retourner à sa chaussette qu'elle raccommodait depuis la veille, vu l'énormité des trous. C'était à M. Bedlok, il faisait tout en grand.

Me voilà donc au milieu des plus dures perplexités. Que faire ? quel parti prendre ? Je pris celui qui m'arrangeait. Est-ce là ce qu'on appelle du dévouement ! Oh ! non, c'est pur égoïsme.

Cependant je me fis un petit échafaudage de considérations pour excuser, à mes yeux, ma conduite. Je me dis que la liberté est souvent chose dangereuse, et qu'il n'y a rien dont on puisse abuser davantage, même quand on n'est pas du monde des souris. D'autre part, me trouvant à toute heure entre ma parole donnée et les exigences de la maladie, je serais obligé de mesurer mes soins avec parcimonie, de faire attendre le sel, le sucre, les farineux, les bains tièdes, -- j'avais repris les anciennes ordonnances comme étant plus commodes. -- Or, ce n'est pas ainsi qu'on soigne les malades. Je m'avisai donc de demander à Germaine d'emmener Fitzine dans sa chambre, en se munissant d'une autorisation en règle.

Cela se fit, et pour plus de sûreté, ma petite cousine emporta la prison tout entière, après que j'en eus retiré mes livres de classe. Ce nouveau procédé permettait de transformer le donjon en maison de santé, et Germaine, qui n'avait pas traité avec M. Bedlok, pouvait jeter fréquemment un coup d'œil dans l'intérieur par la fenêtre grillée. Moi, trois ou quatre fois par jour, j'irais prendre des nouvelles, et j'attendrais, sans trop de préoccupations, le résultat des soins intelligents de Germaine.

« Comment tout cela a-t-il fini ?

-- Vous le saurez demain. »

Il y a quelque chose qui va vite, dit-on, depuis près de sept mille ans, très vite, très vite, qui court quand nous ne courons pas, et même quand nous dormons. C'est le temps.

Eh bien ! je vous assure que je ne m'en serais jamais douté.

Forcé de travailler, bon gré, mal gré, le temps me paraissait long. Je le disais à mon oncle qui me faisait, à ce propos, de petites leçons de morale, aussi courtes que sensées ; c'était le raccourci qui en doublait la valeur. « Vois-tu, mon petit homme, tu étudies sous l'impulsion de M. Bedlok, dont la puissance d'autorité et le savoir-faire obtiennent pourtant de ton esprit un commencement de fixité ; mais quand tu feras de bon cœur des efforts soutenus, ta petite tête se mettra de la partie, tu t'intéresseras à tes études, tes facultés s'étendront, tu saisiras plus facilement, tu retiendras plus sûrement, et quand l'heure sonnera à l'hôtel des Invalides, tu seras capable de croire que l'horloge avance !

« Oh ! mon oncle, pas possible ! »

Alors s'élançait, des poches, une foule d'histoires, à l'appui de la saine morale : quantité d'enfants studieux, mais maladifs, à qui l'on était obligé d'ôter leurs livres ; des peintres en herbe, qui dessinaient avec du charbon jusque sur les murailles d'une cave, parce qu'on les privait de papier et de crayons. Puis venaient les génies persévérants qui, contrariés, comme Bernard de Palissy, par la moquerie et par la pauvreté, n'en continuaient pas moins leurs recherches, se livrant à ce travail desséchant qui n'avance pas, n'étant point aidé, mais témoigne d'une volonté invincible, prépare à d'autres qui viendront une réussite aisée et donne au pays une richesse ou une gloire de plus.

Ce n'était pas moi qui disais tout cela, c'étaient les poches. Moi, je tournais le troisième bouton de ma veste, que Mlle Gothon avait recousu si solidement qu'il a tenu jusqu'à ma conversion, et encore après.

Ma conversion ? Je me suis donc converti ? Oui, ayez la bonté de me croire. Les huîtres sont au rocher de Cancale et ailleurs, mais il ne faut plus espérer me trouver dans leurs rangs. Je les ai quittées pour toujours, un mercredi, à onze heures moins cinq minutes ; et je pense devoir à mon caractère de déserteur cette frayeur que je sens d'en rencontrer quelques-unes sur mon chemin.

Pour que vous compreniez ma conversion, il faut vous avouer jusqu'au bout mes résistances. Oh ! mes résistances ! l'histoire en serait longue si je n'en passais pas !

Figurez-vous un imbécile qui se noie, à qui l'on tend de tous côtés des perches pour qu'il s'y accroche et regagne la rive, et qui préfère siffler, chanter, ou tirailler, jusqu'à extinction de chaleur naturelle, le troisième bouton de sa veste...

« Oh ! le sot ! dites-vous ?

-- Bien obligé. »

Je me noyais, c'était clair ; et, malgré quelques brassées de temps à autre, qui m'empêchaient de couler tout à fait, je ne me fusse jamais tiré d'affaire sans la bonté de tous, y compris les poches.

Ma petite cousine, qui tenait de M. Bedlok la persévérance finale, mettait une admirable suite dans ses homélies, et comme sa parole, encore peu autorisée, se faisait l'écho de la sagesse de son père, de la vieille expérience de ses grands parents et de la douce piété de sa mère, je recevais par elle la vérité sous une forme si aimable que, à moins d'être un roc, je devais en garder quelque impression. C'est pourquoi je perdais de jour en jour un peu de ma stupide ténacité. Je flânais moins, je travaillais davantage, et j'avais plus souvent de bonnes notes, que les poches récompensaient toujours d'une aussi singulière façon. Un soir, elles me donnèrent en perspective une paire de sabots ; un autre soir, des étriers ! Enfin, c'était à n'y rien comprendre, et pourtant il y avait en tout cela quelque chose de mystérieux qui ne me déplaisait pas.

Germaine, dont le cœur innocent et pieux se préparait à sa première communion, ne cessait de m'attirer dans une route nouvelle. Elle avait mille fois raison, et j'avais mille fois tort.

Désolée de mes retards, elle me dit un soir avec une naïveté charmante, tout en me mettant des papillotes, -- c'était un plaisir qui lui rappelait notre première enfance, et que j'endurais de loin en loin sans trop d'impatience, parce que ce jeu m'endormait aux trois quarts. -- Elle me dit donc :

« Mon petit Perrin, il y a eu avant toi bien d'autres paresseux.

-- Je m'en flatte.

-- Et parmi eux, un grand nombre sont devenus travailleurs.

-- Mon oncle me l'a déjà dit, Lucette.

-- Donc, tu peux devenir travailleur, à ton tour.

-- Non.

-- Pourquoi ?

-- Parce que... je ne sais pas trop.

-- Oh ! Rappelle-toi donc la sentence que nous avons vue écrite en grosses lettres noires sur le mur, dans le parloir des Carmélites.

« Ce que d'autres ont pu, ne le pourras-tu faire ? »

Tu as bien su l'appliquer à tes leçons de manège ? tu n'as donc de volonté que pour des bêtises ? c'est singulier, un homme ! le chef de la femme ! Notre chef, à nous !

Comme elle me tirait un peu les cheveux, et qu'à cause de cela, je ne dormais que d'un œil, je fus au moment de me fâcher ; mais la douceur de sa voix me fit changer d'avis, et je fermai l'autre œil pour essayer de dormir des deux.

Sans se décourager, et tout en continuant ce jeu des papillotes qui l'amusait beaucoup, elle dit d'un ton gracieux :

« Mon chef, tu fais semblant de dormir, mais moi, je veille et je désire que tu te convertisses. Eh bien, je te le répète, puisque tu ne veux pas faire ce qu'il faut, je le ferai pour toi, et dès demain matin, tu verras ? »

Elle mettait la dernière papillote, passant et repassant sa main bien doucement sur ma tête. Ce fut le moment que je choisis, ingrat que j'étais, pour ronfler magnifiquement... je vous dis que c'est affreux !

Le lendemain avec cette constance dont elle ne se départait pas, elle entra dans ma chambre une minute avant l'heure de mon étude. Jamais je ne l'avais vue plus aimable, bien qu'elle fût sérieuse et recueillie comme une sainte, encore enfant. Elle s'approcha de ma table, se mit à genoux tout à côté de moi, et, joignant les mains, elle fit la prière que je négligeais de faire, moi. Douce Germaine ! confondant nos deux âmes, dans un même sentiment, elle s'identifiait à moi, et disait :

« Mon Dieu, nous reconnaissons humblement que nous sommes paresseux, qu'on a bien raison de nous reprocher ce défaut, et de nous en punir. Nous voulons nous en corriger ; pour cela nous vous prions de nous aider vous-même à travailler, et nous savons que vous ne refusez jamais la grâce, quand on vous la demande de bon cœur. »

Elle se releva, me fit un geste d'adieu, et s'en alla.

Cette apparition avait été si prompte et si inattendue que j'en restais encore surpris. Quel charme tranquille dans cette aimable enfant ! Elle m'aimait, elle priait pour moi..., je me sentais humilié devant sa candeur, et le souvenir de ma première communion me revenait avec tout ce qu'il contenait de forces, de conseils, et de justes reproches... Douce Lucette ! quand tu jouais, que tu priais, que tu pleurais, c'étaient les jeux, les prières et les pleurs de mon ange gardien de la terre.

Ce jour-là, je travaillai mieux et même bien, car l'image de ma cousine, calme et recueillie me protégeait contre les distractions naturelles à mon âge, et surtout à ma mollesse de longue date. Mon tuteur fut content, et pour preuve, il déchira le fatal exemple qu'il me faisait copier, d'abord en moyen, puis en fin, depuis le commencement des vacances.

« Anatole, me dit-il, toujours bien froidement, depuis quelque temps vous faites des efforts, aujourd'hui surtout ; vous ne méritez plus d'écrire : je suis un paresseux. »

Ainsi, au moment où, suivant en esprit la prière de ma petite compagne, j'avais fait pour la première fois un acte d'humilité, je me trouvais soulagé de ce qu'il y avait d'irritant dans l'accomplissement de mes devoirs. Je fus frappé de cette coïncidence, et sans l'excessive retenue de mon tuteur, j'eusse certainement dit à haute voix ce que je sentais en moi-même.

Ce fut auprès de mon oncle que je m'épanchai le soir. Je lui racontai la prière de Germaine, et, voyant des larmes monter à ses yeux, j'oubliai la froide défense que tous avaient faite au pauvre prisonnier, et je me rapprochai instinctivement pour embrasser mon oncle. Il avança son bras, sans aucune rudesse, mais avec une nonchalance triste, et dit, comme peiné lui-même autant que moi :

« Non, mon enfant, pas encore, mais bientôt ; oui bientôt, bon courage ! »

Quelqu'un entra, je m'éloignai silencieux, et le cœur gros.

J'avais pourtant bien travaillé, M. Bedlok me l'avait dit. Oui, mais ceux qui me voulaient du bien craignaient, ainsi que me l'a fait comprendre Germaine, ce qu'on appelle l'entrain, et qui ne produit jamais qu'un feu de paille. Ce qu'ils voulaient obtenir, avant de me rendre heureux, c'était le changement radical que fait une volonté bonne et ferme, s'implantant à la place d'une volonté mauvaise, ou d'une volonté molle.

Sous je ne sais quel prétexte, mon oncle me rappela, et pendant que je lui ramassais son étui de lunettes, tombé d'une de ses poches, il me glissa dans l'oreille avec une bonté dont vraiment j'étais encore bien peu digne :

« Oh ! dépêche-toi mon petit, tâche de gagner ton Optime ! j'ai trop envie de t'embrasser, vois-tu ! »

Je rentrai dans ma chambre, pénétré de la tendre indulgence de mon oncle ; et le soir, les Waldeck étant venus en visite, je laissai voir à Jean et à Maurice que je commençais à regretter le temps perdu, et à vouloir les imiter dans leur travail consciencieux.

Si mon esprit n'était pas encore devenu humble, du moins je renonçais à cette morgue, sotte et ridicule, qui se fait un plaisir d'afficher des dispositions hostiles à la raison, au simple bon sens, et aux désirs bien légitimes de ceux qui ont autorité sur nous.

Le lendemain, et encore pendant quelques jours, Germaine revint au moment de mon étude, me donner une bonne pensée et prier près de moi. Je continuai de travailler avec plus de suite, mais non sans une forte répugnance, car la paresse est un engourdissement de l'âme, et, comme l'enseigne le catéchisme, un amour déréglé du repos . Or, quand on s'est reposé trop longtemps, ce n'est pas sans peine qu'on réveille son intelligence et sa volonté.

Quoique je ne fusse pas encore bien décidé à rompre sans retour avec mon indolent passé, je ne me lassais pas d'admirer Germaine combattant le défaut que lui avait signalé sa mère. C'était bien vrai, elle était portée à l'entêtement, ce qui venait sans doute de sa fermeté naturelle. Ce défaut était l'exagération d'une qualité et ne la faisait point descendre du piédestal sur lequel je m'étais plu à l'élever.

Les plus petits détails de notre vie pèsent souvent d'un lourd poids dans la balance où nous mettons d'un côté la sagesse, de l'autre la folie.

Un matin, avant le déjeuner, nous nous trouvions Germaine et moi, chez Mme Bedlok ; on causait, et Germaine demandait à sa mère quelle robe elle devait mettre pour sortir, car le soleil annonçait une belle journée.

« Ma fille, tu me l'as demandé déjà ; je t'ai dit que tu mettrais ta robe verte.

-- Oh ! maman, pourquoi pas la bleue ?

-- Parce que la saison s'avance, que la robe verte sera trop courte au printemps, et qu'il faut par conséquent la finir cet automne.

-- J'aime mieux la bleue.

-- Assez mon enfant, obéis, et tais-toi.

-- La bleue serait bien mieux pour aujourd'hui ?

-- Germaine, ne t'entête pas.

-- Je ne m'entête pas, maman ; je dis seulement que la verte me déplaît, et que la bleue serait...

-- Assez, assez, que de paroles inutiles ! »

Du lieu où j'étais placé, je voyais bien en face ma petite Minerve qui ne représentait plus la sagesse. Elle était tout émue d'une contrariété puérile. Sa physionomie perdait cette grâce native qui la parait à mes yeux, et même je la trouvais presque laide, parce que sur son regard, ordinairement, très pur, une ombre passait, c'était l'ombre du défaut dominant qui, affaibli par bien des efforts, menaçait à ce moment de reprendre son ancienne vigueur. Je m'étonnais devant cette faute, car, ainsi que nous faisons tous, je me passais beaucoup de choses, et me choquais de tout chez mes voisins.

Cependant, Minerve résistait encore, non avec vivacité ou insolence, elle en était incapable ; mais avec cette force d'inertie qu'oppose une borne. Elle tenait en main la fameuse robe bleue, la tournait, la retournait, murmurant d'une voix agitée :

« Moi, je trouve qu'il vaudrait bien mieux mettre la bleue. »

Sa mère la regarda longtemps, et jusqu'au fond de l'âme. Elle ne fut pas infidèle à cet avertissement. Bonne petite ! elle soutint quelques secondes ce regard incisif, puis elle baissa ses deux bras qui tombèrent le long de son corps, et sans détacher ses yeux des yeux qui lui disaient de la part de Dieu, la vérité, elle jeta cette humble exclamation :

« Maman, je suis une entêtée ! »

Ensuite, elle reporta son regard humide sur le beau christ de sa mère, et ce regard, qui devenait une prière, demanda la grâce du moment, grâce aussitôt accordée, car elle plia d'un air soumis sa robe préférée, la remit au porte-manteau, et prit la robe verte en disant avec douceur :

« Tu vois, mon pauvre Perrin, comme elle est mauvaise, ta Lucette ! Ah ! c'est bien mal, ne l'imite pas. »

Ce fut la goutte d'eau qui fit déborder le vase.

« Si ! je t'imiterai, répondis-je, et je lui sautai au cou, me répétant à moi-même la sentence qu'elle m'avait rappelée :

Ce que d'autres ont pu, ne le pourras-tu faire ?

Et mon cœur était converti.

V -- Un malfaiteur. -- On s'introduit dans la chambre de Germaine. -- Des cris ! du sang ! -- Elle perd connaissance. -- Pirouette et chanson. -- Un faux départ. -- Un éteignoir. -- Une triple lumière. -- Sans orgueil. -- Le premier pas. -- Un avant-bras ganté d'une chaussette. -- Comment je cessai d'être tuteur. -- Tout le monde content ! -- Ce que j'ai trouvé tout au fond des poches.

Il y a des natures perverses ; vous en conviendrez, mon cher et patient lecteur ? Si votre jeunesse ne vous permet pas de le savoir par expérience, vous vous en rapportez certainement sur ce point, comme sur beaucoup d'autres, à l'expérience de vos parents, de vos maîtres, à la mienne, au témoignage de la société, dans tous les siècles, et dans tous les pays.

Pourquoi des lois si sévères dans l'ancienne Égypte, à Rome, et en Grèce ? Pourquoi, au moyen âge, tant d'actes de répression, portant encore le cachet de la barbarie antique ? Pourquoi, même au milieu de nous, des prisons, des échafauds ? Parce que de tout temps, comme de nos jours, il y a eu des malfaiteurs, et que l'innocence et la faiblesse ont dû trouver des défenseurs dans de sages lois, et dans ceux qui, par état, sont préposés à l'exécution de ces lois.

Ceci posé, vous ne serez pas étonné d'apprendre que, à l'époque où je me permets de vous transporter avec moi, il y avait dans le quartier des Invalides, alors peu habité, un malfaiteur, aussi fourbe que cruel, qui jusque-là avait trouvé moyen de tromper la vigilance de la police, et de se soustraire à toute peine, du moins à toute peine grave, car il avait fait çà et là certain temps de prison ; qu'est-ce que cela pour un scélérat de cette espèce !

J'avais entendu parler de tentatives nocturnes dans ce quartier solitaire ; et j'avoue que ces longues avenues désertes, ces grands arbres, ces nombreux chantiers, ces hôtels soigneusement fermés, tout cela ne me rassurait qu'à moitié, bien que je n'en convinsse qu'avec moi même.

Non, je n'étais pas toujours parfaitement tranquille ; pourtant, qu'il y avait loin de mes craintes vagues, et encore puériles, à cette connaissance approfondie que donne à tout esprit observateur la lecture suivie des chroniques judiciaires. Les journaux prenant soin de vous raconter par le menu les vols, emprisonnements et assassinats de tous genres, vous savez à quoi vous en tenir, et, une fois la tête convenablement farcie de toutes ces bonnes histoires, vous arrivez très facilement à mourir de peur, et à vous méfier de tout le monde.

Je n'avais point encore lu les chroniques judiciaires, et j'avais gardé par conséquent cette candeur qui n'accorde aux criminels qu'une hardiesse limitée, et une perversité commune.

Et puis, je m'étais tellement perfectionné depuis quelques jours que vraiment mon âme s'ouvrait aux, sentiments doux et confiants, plutôt qu'aux sèches et froides combinaisons de la prudence. J'avais fait tout ce que voulait Germaine, et le résultat outrepassait déjà ses espérances, car mes progrès étaient constatés, et mon tuteur, gardant extérieurement les mesures qu'il avait jugé à propos de prendre, me laissait voir un commencement d'estime qui, de la part d'un tel homme, équivalait à une haute récompense.

Oui, je me convertissais, mais autour de moi, dans ce grand Paris, sentine où viennent aboutir les turpitudes de tous les pays, il existait des natures viciées, pleines de désirs mauvais, et ne cherchant, dans les raffinements de leurs conceptions infernales, que l'assouvissement de leurs détestables instincts ! À ces natures, tout est bon pour le crime : la nuit, le jour ; le silence, le bruit ; la foule, l'isolement ; tout favorise leurs menées sauvages, et je ne m'en doutais pas !

Un jour, oui, c'était en plein jour, vers deux heures et demie, pendant que je traduisais laborieusement je ne sais plus quel auteur, j'entendis sortir Florent, à qui mon oncle venait de donner une commission. C'était le moment où ma cousine Adélaïde emmenait ordinairement le gros Édouard en voiture pour lui faire prendre l'air ; on le conduisait au bois de Boulogne ou autre lieu, et là, il s'asseyait et respirait, s'entêtant à ne pas marcher seul, quoique sachant par principe comment on s'y prend. Ce jour donc, il n'y avait à la maison que mon oncle, encore encadré, hélas ! dans son grand fauteuil à poches ; Germaine, qui travaillait dans sa chambre, et Prudence, qui râpait du chocolat et préparait une crème.

J'entends ouvrir ma porte avec précaution :

-- Monsieur Natole ?

-- Quoi donc, Prudence ?

-- Comment faire ?

-- Je ne sais pas. Qu'y a-t-il ?

-- C'est ma gousse...

-- Votre gousse ? Quelle gousse ?

-- Ma gousse de vanille que j'ai oublié d'acheter. Voilà mon lait sur le feu, et dame, faut que ça bouille ensemble, tout ce monde-là,-- elle ne parlait pas sans figures. -- Madame me recommande toujours de ne pas sortir en même temps que Florent, rapport à la jambe de monsieur, qui pourrait sonner. Mais c'est que ma gousse, c'est joliment pressé !

-- Et Mlle Gothon ?

-- Elle n'est pas venue aujourd'hui, parce qu'elle a une fluxion, c'est comme un fait exprès ! Ces fluxions ! juste au moment où l'on ne s'y attend pas, ça vous tombe dans la joue !

-- C'est vrai, Prudence.

-- Tenez, monsieur Natole, je ne serais pas plus de cinq minutes, si je prenais mes jambes à mon cou ? qu'en pensez-vous ? »

Je n'en pensais rien, n'ayant jamais admis cette manière de prendre ses jambes. Néanmoins, je devinais assez le sens de cette figure, plus hardie que les autres, pour répondre d'un air magistral :

« Prévenez mademoiselle, et si mon oncle sonne, nous irons savoir ce que nous pouvons faire pour lui. Mais surtout, dépêchez-vous, Prudence.

-- Ah ! monsieur Natole, quatre minutes. »

La Bourguignonne alla, selon mon conseil, prévenir ma petite cousine, et je l'entendis affirmer que trois minutes suffiraient ; puis, se sauvant comme si elle eût été poursuivie, elle nous oublia tous pour ne plus penser qu'à cette malheureuse gousse, qui tenait, dans sa large tête, une si énorme place. L'ayant, du reste, regardée pendant qu'elle traversait la cour, je ne lui vis au cou qu'un fichu, et point de jambes. Ces métaphores sont autant de mensonges !

Mais comment osé-je plaisanter ?... Le temps a sans doute affaibli l'impression produite en moi par la lugubre scène que je veux vous raconter. Abandonnons ce ton léger, qui serait une inconvenance ; j'essaye de faire passer sous vos yeux, ô lecteur, le drame palpitant qui jeta la terreur dans ma famille, pendant la courte absence de la nourrice.

Avait-elle laissé la porte de l'appartement ouverte ? C'est probable.

Je continuais à travailler consciencieusement, et, de peur de ne pas entendre mon oncle sonner, j'avais entrebâillé ma porte. Germaine, sans me le dire, en avait fait autant, car nos atomes crochus s'accrochaient si bien, que nous avions souvent la même pensée. Mais avançons... Ah ? quel souvenir !

Il y avait au plus deux minutes que Prudence nous avait quittés ; le silence favorisait l'audition du bruit le plus léger. Il me sembla qu'on entrait, mais avec des précautions infinies ; il y eut un frôlement, un je ne sais quoi, à la porte de Germaine ; cependant, comme elle ne bougeait point, et que d'ailleurs nul individu mal intentionné ne pouvait s'introduire dans le corridor -- je le croyais hélas ! -- sans que je l'aperçusse à la faveur de ma porte entrebâillée, je demeurai immobile, et ne donnai malheureusement aucun signe de présence.

Cette inertie ne fut point coupable, mais bien imprudente ! Quelle responsabilité j'assumais sur ma tête en ne me rendant pas compte sur l'heure de ce frôlement parvenu à mon oreille ! un peu de hardiesse suffit quelquefois pour conjurer les plus affreux malheurs.

Tout à coup un cri aigu part de la chambre de ma petite cousine, mais un cri ! un cri ! comme auparavant, ni depuis, je n'en entendis jamais.

Mon cœur ne fit qu'un bond ! Ah ! je ne craignais plus rien ! Je sentais dans ma jeune poitrine l'énergie d'un homme. Surexcité par le danger qu'elle courait, certain maintenant qu'on s'était faufilé dans le corridor, je ne songeai plus à moi, et comme si je n'eusse pas aussi une vie à défendre, je m'élançai à corps perdu sur les pas du malfaiteur, de l'assassin, de l'infâme, et dans cet instant suprême, ce fut -- ô souvenir d'enfance ! -- ce fut le doux nom de Lucette qui s'échappa de mes lèvres ardentes ; je le répétai trois fois. elle ne répondit point. Non, la compagne du premier âge, la sauvegarde de ma jeunesse, l'amie de tous les instants... elle ne répondit point.

Dans ce redoutable silence, j'eus l'angoisse de me trouver seul à seul avec le monstre, et de lui disputer pour ainsi dire une vie qui m'était bien chère. Ses yeux barbares s'arrêtèrent un moment dans mes yeux, roulant une flamme sombre, image affaiblie de son crime ; puis, par une de ces aberrations dont l'histoire des grands coupables est pleine d'exemples, il se crut menacé, compromis par moi, -- un enfant ! -- et lui, habitué au carnage, armé jusqu'au bout des ongles, lui qui avait tant de moyens de me nuire, de me faire peur, et même de se défaire de moi en me sautant à la gorge, il parut interdit, détourna honteusement sa tête souillée des projets les plus exécrables, et, profitant de ce que les portes étaient restées ouvertes, il s'enfuit, ne laissant de son odieuse présence, d'autre trace que le mal commis, et cette épouvante morne qui s'abat sur notre cœur au contact d'un être sans pitié... Oui, sans pitié ! car des blessures tombaient des gouttes de sang qui maculaient le sol ; ce sang m'inspirait une horreur mêlée de compassion. » Encore une fois je m'écriai : « Lucette ! Lucette ! » Encore une fois elle ne répondit point, celle qui fut le bon ange de ma vie, la gardienne de tous mes jours !

M'inclinant sur le corps ensanglanté, je visitai les blessures... Nul doute qu'elles n'eussent été mortelles si l'assassin eût coupé quelque artère ou eût atteint la région du cœur ; mais heureusement les plus fortes entailles étaient dans les chairs. La pauvre petite ne remuait point ; elle ne paraissait ni rassurée, ni inquiète, j'ai lieu de croire qu'elle avait perdu connaissance.

En apportant encore plus d'attention, je constatai une autre blessure qui m'avait échappé à la première inspection, ainsi que cela peut arriver au meilleur chirurgien ; c'était juste à l'extrémité d'une de ses jolies petites pattes roses... Eh bien ? vous riez ? Pourquoi ?

Avez-vous donc compris qu'il s'agissait de Lucette ?

Mais non ! c'est de ma souris que je parle ; et l'assassin, c'est le chat de Prudence.

Or, la fameuse gousse de vanille ayant été achetée, la nourrice revint, juste au moment où Germaine, qui par précaution avait été voir un instant mon oncle, rentra dans sa chambre, et découvrit le désastre. Elle eut envie de pleurer, car c'était elle qui avait négligé d'assujettir soigneusement le grillage, posé sur la fenêtre de mon pupitre. L'affreux chat s'étant introduit avec l'adresse astucieuse propre à ceux de sa race, avait donc pu écarter ce grillage, fourrer sa méchante patte jusqu'au centre de la maison de santé, et saisir la jeune malade par la taille... de là, le cri aigu.

Lucette fut attristée, et comme en elle la bonté surpassait et surpasse encore tout autre sentiment, elle ne songea bientôt plus au chat, mais uniquement à la souris, dont elle entreprit, avec beaucoup de dévouement, de panser les blessures.

Moi, tout à ma vengeance, je négligeai absolument le soin de ma pupille, et m'occupai de faire ce qui ne lui servait à rien, à savoir : poursuivre le monstre, tâcher de l'attraper, de lui donner des coups de pied, etc., etc., etc. Je vous ai déjà dit que les Perrins ne valent pas les Lucettes.

Depuis l'événement tragique dont il vient d'être question, il y eut, entre la Bourguignonne et moi, une aigreur qui se trahit par un air froid, aussi désespérant d'un côté que de l'autre.

Prudence évitait de me regarder en face, et je ne pouvais l'envisager de profil ! La raison en est bien facile à concevoir. Elle aimait, excusait, caressait le malfaiteur ; et moi, quoiqu'il n'eût pas eu le temps de consommer son crime, je ne lui en avais pas moins voué une haine profonde. Ma colère, contenue hors de la présence du coupable, devenait de l'emportement dès que j'apercevais seulement le bout de sa queue. Prudence eut de tout ceci un chagrin noir, dorlota trois fois plus qu'à l'ordinaire son affreux chat, qu'elle appelait « mon bijou » et me fit une figure d'une aune, sans rien prendre sur la largeur.

En dépit de ces circonstances, la crème au chocolat fut excellente, et je vis avec peine que toutes les personnes de la maison, excepté Lucette et moi, trouvèrent que, au bout du compte, on avait bien fait d'aller chercher cette gousse de vanille qui produisait si bon effet.

Moi, je ne te pardonnais pas, ô gousse !

Mon petit cousin Édouard se montra particulièrement amateur, et comme il avait pour lui tout seul un joli petit pot de crème, il ne se sentait pas d'aise.

Après le dîner, nous eûmes un instant de tête-à-tête, dont je profitai pour faire une répétition. Monsieur savait sa théorie par cœur, et commençait à prendre l'air suffisant de l'écolier qui croit pouvoir se passer de son maître. J'avais fini par mettre Germaine dans ma confidence, afin qu'elle parlât en ma faveur, et certifiât, en temps et lieu, que j'avais donné d'excellentes leçons. Ce soir-là, Édouard fit quatre pas absolument seul, pendant que je le regardais à distance. Néanmoins, voyez la malice de cet âge ! Ayant aperçu sa large nounou, il eut soin de se laisser tomber bien lourdement, et elle de le relever, en disant selon la rubrique :

« Ce gros garçon-là ne marchera jamais, c'est moi qui vous le dis. »

Cette dernière phrase était apposée comme un sceau à toutes les sentences que la nourrice prononçait. J'essayai, pour mon honneur, de donner une vague espérance ; de son côté, la brave femme aurait voulu, par tendresse pour son bébé, croire à un avenir moins sombre, nous allions presque nous entendre ; mais son chat étant venu tourner autour d'elle, pour faire de l'exercice après son dîner, le souvenir du crime se dressa entre elle et moi, et je sortis, fermant brusquement la porte, ce à quoi elle répondit par une moue et un énorme faux pas qui la mena, par-dessus trois tabourets, à se casser le nez contre la muraille... et tout cela, fruits détestables du vanillier, plante jugée inoffensive jusqu'à cette époque, dans le quartier des Invalides, et même partout.

Cette fureur mutuelle, et non dissimulée, dura jusqu'à ce que la pacifique et sensible Mlle Gothon se posât comme arbitre entre nous. Sa fluxion avait été effectivement désastreuse ! La douleur était passée ; mais les suites occasionnaient, dans le visage ridé de la bonne fille, un contraste tout à fait inattendu. Du côté qu'apercevait Prudence, c'était une joue d'anachorète ; de mon côté, un vrai ballon ! J'en étais décontenancé ; et, quels que fussent mes griefs contre la Bourguignonne, je me hâtai de virer de bord pour changer de point de vue, puisqu'il y avait à choisir.

Inutile. Mlle Gothon se détournant un peu, par politesse, je la contemplai forcément de face, et la prodigieuse inégalité des joues me causa une sorte de gêne, car j'ai toujours aimé la symétrie, les parallèles.

Enfin, l'arbitre, paisible et juste, s'enquit de l'affaire, que les parties lui expliquèrent l'une après l'autre, et tout différemment, selon l'usage. La vieille fille était si bonne qu'elle commença par plaindre la souris, c'était la véritable victime ; puis elle nous plaignit, Lucette et moi, parce que nous l'aimions ; enfin, ayant apparemment du temps de reste, elle se mit à plaindre l'odieux Minet ; car, dit-elle en souriant, -- avec mesure de peur de me blesser -- « il faut convenir que, jusqu'ici, le droit de chasser la souris n'avait pas encore été contesté aux chats. »

Au fait, elle avait raison, tellement raison que j'en convins, et que nous nous raccommodâmes, Prudence et moi, sans nous garder rancune. Bien entendu, il fut interdit au chat, sous les peines les plus sévères, de se promener dorénavant aux abords de la maison de santé.

Fitzine guérit de ses blessures, mais sa langueur ne céda ni au changement de lieu, ni aux soins délicats dont elle était l'objet. Cette maladie ne venait, disait-on, que de la captivité. J'étais donc tout aussi méchant que ce vilain chat ?... Oui, disait la nourrice ; seulement comme je la tuais un peu tous les jours, au lieu de la tuer d'un seul coup, je me croyais un saint, et j'appelais Minet un diable.

Germaine eut grand soin de raconter à nos amis Waldeck, dès qu'elle en trouva l'occasion, le crime, mon courage, et toutes les péripéties par où nous avions passé. Je ne leur pardonnerai jamais d'avoir ri... C'est ce qu'ils firent pourtant.

À part ce manque absolu de procédés, auquel je fus sensible, j'avais depuis quelques jours surtout un extrême plaisir à voir Maurice et Jean ; M. Bedlok les invitait sans cesse, et comme ils travaillaient volontiers, bien qu'ils fussent en vacances, on convint que nous nous réunirions de temps à autre, pour travailler ensemble, ce qui nécessairement devait stimuler mon ardeur naissante. L'habitude qu'ils avaient depuis l'enfance d'étudier avec application leur rendait facile ce qui me semblait difficile, et ils se moquaient de moi quand je m'avisais de retomber dans le désespoir, à propos d'un thème ou d'une version.

Il était évident que mon tuteur, dont toutes les paroles étaient comptées et tous les mouvements mesurés, tendait lentement à me rendre ma liberté, cette chère liberté des vacances que tout écolier regarde comme son droit ; mais sans doute il jugeait de très haut la situation, et craignait d'asseoir sa confiance sur des fondements qui manquassent de solidité.

Jugeait-il bien ou mal ? Vous allez en décider vous-même.

Deux jours s'étaient écoulés depuis ce que Germaine appelait ma conversion . Mon oncle, charmé de ce qu'on lui disait de moi, m'accablait de récompenses, toujours futures et incompréhensibles : Bon pour une promenade au clair de lune. -- Bon pour un grand chapeau de paille. -- Bon pour une pioche. -- Bon pour un goûter sur l'herbe. -- Bon pour une cravache , etc., etc. Mon oncle était sans cesse au moment de violer la consigne, et de me prendre par la tête pour m'embrasser à son aise. Ma tante et ma cousine Adélaïde faiblissaient ; je touchais à ma délivrance. C'est pourquoi je commençais à prendre, bien mal à propos, une idée avantageuse de ma personne.

Un paresseux qui cesse d'être paresseux, c'est simplement ce qui doit être ; mais l'orgueil se faufilant partout, qu'il y ait place ou non, il m'arriva de penser que c'était merveille. Je devins enflé, bouffi, comme la grenouille de la Fontaine. Hélas ! elle en creva, la pauvre bête, nous dit son historien.

Comptant pour peu de chose les lumineuses explications de mon tuteur, je n'attribuais ma réussite qu'à mes seuls efforts, et je résistais faiblement à la tentation de me croire un petit phénomène de bon sens, d'application et de persévérance. J'entrevoyais, dans un avenir prochain, ce fameux optime qui devait être mon bâton de maréchal, et me permettre de m'amuser à la fin des vacances. Je saluais de mes désirs ce jour fortuné, dont chaque heure me rapprochait, et j'oubliais, dans ma présomption, que si la paresse est un péché capital, l'orgueil en est un autre, et le plus laid de tous ; bien qu'il soit habile à se grimer, pour avoir ses entrées au château, à la chaumière, et jusque dans l'esprit d'un petit écolier tant renommé pour ses bévues.

Germaine, que sa pieuse et prévoyante mère entretenait dans des idées fort humbles, me disait, avec sa gentillesse habituelle :

« Je trouve, mon chef, que tu comptes trop sur tes propres forces. Maman dit qu'il faut se méfier de soi, s'attendre à rencontrer les mêmes difficultés, les mêmes tentations, parce que, malgré notre bonne volonté, la nature reste ce qu'elle est, et qu'il faut la combattre toute la vie. »

Ce que disait Germaine était plein de sens et de vérité ; mais l'orgueil ayant rempli dans mon esprit le vide laissé par la paresse, je fis une pirouette, et je fredonnai une petite chanson.

C'étaient les deux arguments que je trouvais les plus forts, en ce temps, lorsqu'il s'agissait de réfuter les objections de Germaine, écho de la sagesse. Hélas ! combien de faux penseurs opposent à la vérité de misérables, sophismes qui ne valent pas ma pirouette et ma chanson ? Je n'en étais pas moins un petit sot, c'est entendu ; mais eux ? qu'ils sont grands !

Donc, n'ayant pas accepté la douce morale de ma jeune cousine, je pris un air déterminé, tendant à lui prouver que les avis de sa mère étaient parfaitement appropriés à une petite fille ; mais que moi, un homme ! je devais trouver en mon intelligence et en mon énergie l'assurance nécessaire à l'accomplissement de mon devoir, non seulement à l'heure présente, mais dans toute la suite de ma glorieuse carrière.

Ce fut beau, très beau. On ne sait comment il advint que, juste trois jours après cette magnifique protestation, je me retrouvai, non sans un étonnement marqué, bâillant derechef sur mon latin, sur mon français, sur mon arithmétique, sur ma géographie. enfin, un assortiment complet de bâillements de toute grandeur. Ce qui m'avait paru clair me paraissait obscur ; le nuage se reformait, cachant le rayon de soleil qu'avait jeté sur moi la prière de Lucette. Je recommençais à entendre bourdonner à mes oreilles cette inévitable formule des paresseux : « À quoi sert d'apprendre cela ? À quoi cela m'avancera-t-il ? »

Ainsi disait l'esprit de paresse, rentré en moi à la remorque de l'esprit d'orgueil. Et pour toute réponse, je me détirais. J'ai dû grandir pendant cette recrudescence de sottise ; pauvre moyen ! Se détirer indéfiniment, c'est un besoin qui se fait sentir dès que le cerveau refuse de s'occuper de ses affaires. Les nerfs, les muscles, profitent de l'occasion pour essayer de s'allonger, et n'y parviennent point, car je devrais avoir cent mètres de long, et je ne les ai pas.

Mon oncle eut du chagrin de mes coupables hésitations dans la voie reconnue la meilleure. Il aimait à se servir de leçons indirectes pour réagir contre ma volonté molle et insuffisante ; c'est pourquoi il s'entendit avec M. Bedlok, et me procura la jouissance de me voir en perspective, comme dans un miroir qui aurait reflété l'avenir.

Un certain M. Piger, qui avait cessé d'habiter Paris depuis vingt ans, y était revenu sur ces entrefaites ; et, ne sachant comment passer le temps pendant les huit jours qu'il devait donner à ses affaires, il imagina de venir dormir à la maison. Oui, dormir, je dis bien, car on n'appelle pas veiller cette disposition perpétuelle à l'anéantissement, disposition qui se trahissait en lui par la lourdeur de tête, la lenteur de la parole, la platitude des idées, et je ne sais quel momifiant aspect de somnambule dont j'étais particulièrement frappé.

Tel qu'il était, M. Piger n'en faisait pas moins des visites de deux ou trois heures ; ce qui endormait l'une après l'autre toutes les personnes de la maison, car on se succédait pour entendre les niaiseries du monsieur, afin que mon oncle, son contemporain et ancien camarade de collège, n'en fût pas accablé ; c'était si lourd !...

Je pense que s'il eût enduré tout seul l'obstiné visiteur, mon oncle n'eût jamais marché.

Que faire ? On ne peut pas dire à un importun : « Je n'y suis pas » quand il vous a vu la veille dans votre fauteuil à poches. Et puis, on supporte tant bien que mal ce qui ne dure que huit jours, car ce n'est guère qu'au bout de quinze jours qu'on devient fou quand un monsieur vous ennuie outre mesure. C'est pourquoi mon oncle supportait.

Toutefois, ayant l'esprit pratique, sous son extrême bonhomie, il crut adroit de me faire prendre tous les jours -- comme on prend la quinine, ou autre petite horreur salutaire, -- M. Piger en personne, non dans du pain à chanter, mais enveloppé dans sa brumeuse atmosphère de bêtise. L'ordonnance fut approuvée par mon habile et dévoué Mentor, et l'on m'admit, hélas ! aux visites quotidiennes du somnolent personnage.

Dans mon inexpérience, j'en avais fait un vieux garçon, ne croyant pas que les continents, ancien, nouveau, ou maritime, eussent fourni une épouse assez infortunée pour s'exposer à regarder soixante ans peut-être un visage aussi insignifiant. Je me trompais. L'Europe, la vieille Europe, si féconde en merveilles, avait produit celle-ci. Je me suis laissé dire qu'on l'appelait Mlle Pigra, mais je n'ai jamais pu croire à une pareille coïncidence.

Oui, ce monsieur était marié, et l'on assurait que sa femme, ayant les mêmes idées que lui, -- si cela peut passer pour des idées, -- il n'y avait jamais eu de luttes dans le ménage.

Tant mieux, dites-vous ?

Non, vraiment ; car de cette sympathie fatale, il résultait que M. Piger avait insensiblement passé du rang des lumières éteintes, au rang des éteignoirs. C'était avoir franchi une énorme distance. Une chandelle éteinte n'empêche pas les autres de brûler ; mais un éteignoir ! Quelle ténébreuse influence !

On n'était pas cinq minutes auprès de M. Piger sans croire avoir fait une faction d'une heure. Tout était ennuyeux en lui, même sa perruque ; car au lieu des beaux cheveux blancs dont s'ornait la respectable tête que nous chérissions, on ne voyait sur celle du vieux camarade de collège que des cheveux d'emprunt, systématiquement rangés, et choisis entre tous à cause de leur nuance, d'un roux détestable !

L'attitude du visiteur était intolérable. Représentez-vous un paquet sur une chaise, et encore un paquet qui se tient mal.

Quand M. Piger parlait, ce qui était rare, le son de sa voix vous berçait ; mais tout autrement que les barcarolles, les rames frappant l'onde, et tous ces bruits charmants dont les poètes nous parlent sans se lasser. Pas l'ombre de rapport.

Son esprit inculte et inactif était, bien entendu, quatre fois plus assommant que la perruque, l'attitude et le son de voix ; car, de même qu'une méchante femme est tout ce qu'il y a de plus méchant parce qu'elle sort de son caractère, de même quand l'esprit devient bête, il l'est à n'en plus finir.

Ainsi fait, on posait devant moi ce monsieur comme un Raphaël ou un Murillo. Quelle singulière idée ! C'était pourtant sorti des poches !

« Prends garde, dit doucement mon oncle le lendemain de la première séance, tu trouves mon vieux camarade lourd et ennuyeux ? Il te fait l'effet d'un automate ; mais je t'assure qu'il n'a pas toujours été ainsi. À ton âge, il te ressemblait.

-- Oh ! mon oncle, je vous en prie !

-- Oui, vraiment ; il avait comme toi des tendances... tu sais, certaines tendances... enfin, les mêmes que toi, exactement.

-- Mon oncle, ne dites pas cela !

-- Pourquoi pas ! C'était un bon garçon, je te l'affirme ; et encore aujourd'hui, si j'avoue qu'il ne m'amuse pas, je ne puis lui refuser mon estime, car c'est un parfait honnête homme, j'en suis convaincu.

-- Mon oncle, ne faites pas tant de comparaisons, voulez-vous ?

-- Je ne puis m'en dispenser. Plus j'y pense, plus je retrouve en ma mémoire des traits frappants de ressemblance. Quand il n'avait que quatorze ans, c'était un petit garçon de bonne mine, mince, blond, un peu... dans ton genre.

-- Non, mon oncle.

-- Si, si, si. En dehors des classes, où certes il ne brillait point, nous avions du plaisir à le rencontrer ; c'était ce qu'on appelle... un bon petit diable.

-- Parlez plus bas, mon oncle, je vous en prie.

-- Mon cher, c'est inutile, puisque nous ne sommes que deux. D'ailleurs, je ne dis pas de mal ; et vraiment, je ne pourrais pas en dire sur son compte, ce pauvre Placide ! Ce que je sais, c'est ce que tout le monde voit : il est ignorant, incolore, incapable ; il n'a jamais su rien faire, et c'est à qui se moquera de lui. Si je disais le contraire, je mentirais ; ainsi, crois-moi.

-- Comment, mon oncle, ce monsieur a été comme moi à mon âge ?

-- Oui. Il était fort gentil, ma foi ! Nous ne lui connaissions qu'un défaut : la paresse. »

Mes yeux regardèrent le parquet par un sentiment naturel, et je fus un bon moment sans reprendre mon assurance. Cependant, mon oncle continua :

« Tant que l'enfance a servi de voile à ce grand défaut, on en a ri, malheureusement ! Vers quatorze ans, on a voulu l'aider à s'en corriger, mais il s'y est refusé, le petit coquin ; et quand est venu l'âge de la liberté, il a sottement profité de sa fortune pour se livrer à son unique penchant : la paresse. Se lever tard, promener sa nonchalance sur les boulevards, fumer, s'habiller, aller au théâtre, ne point agir, ne point penser, éviter les tracas, les fatigues, les devoirs, telle était sa vie avant trente ans.

« Toutefois, comme il faut, en ce monde, se donner de la peine pour faire quoi que ce soit, mon paresseux a bientôt renoncé à gérer sa fortune ; ces soins, ces calculs, ces combinaisons, tout cela lui paraissait une fatigue accablante pour son esprit, ami du far niente ; il s'en est rapporté aveuglément à des intermédiaires infidèles, qui ont compromis sa situation, et aujourd'hui, après une longue vie employée à se reposer, -- de je ne sais quoi, -- à manger, à dormir, à jouer, à lire des feuilletons, et à dire des bêtises, ce qui lui prend du temps, le voilà arrivé où tu le vois. Juste assez d'argent pour vivre à l'étroit en province, et juste assez d'esprit pour dormir plus profondément la nuit que le jour.

-- Mais, mon oncle, je ne comprends pas comment la paresse peut jeter un homme dans cet état ?

-- Veux-tu que je te dise pourquoi ? C'est parce que, de même qu'un poison lent abrège la vie, après l'avoir progressivement affaiblie pendant des années, la paresse abrège la vie de l'intelligence, après l'avoir progressivement privée de ses facultés naturelles, qui ont besoin pour se développer d'être exercées constamment, comme celles du corps. Mais je ne veux pas te faire un sermon, sois tranquille, mon petit homme ; je te demande seulement de venir tous les jours passer au moins une demi-heure auprès de M. Piger, cela durera toute la semaine.

-- Une demi-heure ? Toute la semaine ? Mais, mon oncle, je vais dormir sur ma chaise.

-- Tâche de ne pas ronfler, si tu peux ; mais viens prendre ta leçon exactement.

-- Une leçon de quoi ?

-- Une leçon de paresse. La méthode est bonne, puisqu'elle a parfaitement réussi. M. Piger à ton âge était ce que tu es ; pourquoi donc ne pourrais-tu pas être à son âge ce qu'il est aujourd'hui ?

-- Oh ! mon oncle !

-- Il faut être logique, mon cher ami. Tu connais le dicton : « Qui veut la fin veut les moyens. » Si tu as l'intention de remplacer dans la société mon vieux camarade, suis sa méthode ; c'est précisément celle que tu as adoptée... J'entends sonner, voilà ton modèle, reste là. »

En effet, M. Piger entra bien lourdement, comme si la pesanteur de son esprit se communiquait à son corps. C'était de la tête aux pieds, au dehors et au dedans, un tout sans élasticité, quelque chose de figé. Et il y avait eu un temps où il me ressemblait !

Mon modèle me salua amicalement, car il était bon homme ; puis il laissa tomber son chapeau, ensuite sa canne, ses gants ; vint le tour du mouchoir, et quand j'eus tout ramassé, il finit par s'incruster solidement dans un fauteuil, en face de mon oncle.

La conversation s'engagea. Cela se faisait sur le ton d'une psalmodie languissante. Mon oncle s'évertuait à chercher des sujets pour les traiter à deux ; mais rien n'est laborieux comme un dialogue quand le vis-à-vis ne répond que par monosyllabes, ou par une phrase insignifiante. Mon oncle piochait avec une ardeur qui m'édifiait.

« Eh bien, mon vieux, qu'y a-t-il de nouveau aujourd'hui dans ton journal ?

-- Rien.

-- Comment ? Ne traite-t-il point la grande question du moment ?

-- Si fait. Il y en avait ce matin trois colonnes.

-- Eh bien ?

-- Je les ai passées.

-- Bon. La politique ne t'intéresse pas ?

-- Pas du tout.

-- Tu ne lis pas le premier Paris ?

-- Je m'en garderais bien !

-- Tu te tiens du moins au courant de ce qui se passe dans le monde ?

-- Pas davantage.

-- C'est donc pour voir où en est la Bourse que tu te donnes la peine d'acheter un journal ?

-- La Bourse ? ça m'est bien égal.

-- Ah ! quel philosophe ! Lis-tu les articles bibliographiques ?

-- Non.

-- Les comptes-rendus ? les nécrologies ? le cirage nouveau ? les pastilles ?...

-- Je ne lis rien, je parcours... pour tuer le temps.

-- Et tu n'en viens pas à bout, n'est-ce pas ? car c'est le temps qui nous tue, et sans se donner de peine. »

Ce sujet épuisé, mon oncle en chercha bien vite un second qui ne lui réussit pas mieux. Toutes les trois minutes l'entretien tombait, et l'on restait un moment en silence. Pendant ce temps-là, mon oncle piochait encore, et jusqu'à ce qu'il eût fait une trouvaille, M. Piger ne cessait de rouler agréablement entre ses doigts les longs poils de sa barbe jaunâtre, qui, ainsi manipulée depuis un demi-siècle, avait pris l'aspect fourchu d'une barbe de satyre. Cette occupation lui suffisait absolument ; il était content, paisible, son esprit sommeillait ; et lui, M. Piger, passant tout entier dans ses doigts, travaillait sans relâche : doux labeur !...

Quand j'eus contemplé dix minutes l'ennuyeux bonhomme, il me prit, au lieu de l'envie de dormir sur laquelle je comptais, une envie de rire fort inconvenante. Rire au nez d'un modèle, c'est du plus mauvais goût. Je cherchais à me le représenter petit garçon : impossible ! Alors je voulus faire l'expérience contraire. Je me figurai ma personne affublée de onze lustres en plus, et d'une perruque d'un roux fâcheux. Pas moyen ! Devant cette perruque je devenais malade ; donc je la supprimai et m'entourai de ces vêtements amples et de forme antique, de ces allures singulièrement lentes et de cette mollesse universelle qui me faisait trouver, bien malgré moi, de la ressemblance entre M. Piger et des mollusques de forme incertaine que j'avais vus à la marée basse, deux ans plus tôt, à Trouville.

De l'envie de rire, je passai à l'impatience, car ce monsieur n'avait aucun des charmes auxquels mon oncle nous avait habitués ; rien de ce qu'il disait n'était intéressant ; il n'y avait rien à gagner dans sa compagnie, et il fallait être mon oncle et ses poches pour ne pas devenir stupide au contact de ce paresseux personnage.

Je me rappelle à ce propos qu'un homme sortant de chez un ennuyeux disait à son intime ami, en le rencontrant au détour de la rue :

« Est-ce que je n'ai pas l'air trop bête ?

-- Non, pas plus qu'à l'ordinaire.

-- Ah ! tant mieux !

-- Pourquoi me demandez-vous cela ?

-- Parce que je viens d'échanger mes idées contre celles de M. X..., et vraiment, il est si bête, le pauvre homme, que, malgré moi, j'avais peur. »

Je ne sais si mon oncle partageait la frayeur de ce monsieur, mais à coup sûr il ne fut pas atteint par la contagion. Il est vrai qu'il prenait des précautions : après chaque visite, il sonnait, appelant les uns ou les autres ; il causait, riait, questionnait, tout cela pour oublier M. Piger. Je ne le voyais jamais plus aimable que dans ces moments-là. Son esprit se vengeait pour ainsi dire de l'importun, et il m'était impossible de ne pas conclure qu'entre les deux modèles je devais choisir celui-ci. Donc, les livres, l'étude, la suite dans les idées, l'ardeur au travail, la persévérance, toute la théorie des poches.

Ces pauvres poches ! elles redoublèrent de soins pendant les six jours que dura la malencontreuse affaire de M. Piger. Elles me fournissaient des images toutes différentes de la stupide silhouette qui posait devant moi.

C'était un tiraillement singulier.

Mon oncle me disait :

« Regarde dans l'avenir, voilà ce que tu seras : M. Piger bis . »

Et les poches disaient :

« Regarde dans le passé, voilà ce qu'ont été les travailleurs ! »

Alors sortaient de ces bienheureuses poches de petits résumés fort succincts, faits à mon intention. Elles parlaient, je m'en souviens, de Pic de la Mirandole, prodige de mémoire, qui ne fut prodige que parce qu'il voulut la cultiver, cette mémoire. En adoptant mon système d'éducation, il aurait pu devenir un éteignoir au quinzième siècle, comme M. Piger au dix-neuvième.

Au lieu de cela, le studieux fils du seigneur de la Mirandole était poète et orateur à dix ans, -- on n'en exige pas tant du commun des mortels.-- Laissant à ses frères le soin des biens matériels, il demanda aux plus célèbres écoles de France et d'Italie les secrets des sciences connues de son temps ; vivant ensuite dans la retraite pour travailler davantage, et mourant à trente et un ans avec la réputation d'un savant illustre.

Sans doute, cette force de mémoire et d'application eût pu servir plus utilement, et le génie eût été plus pur s'il ne se fût engagé dans une route dangereuse, par la passion des sciences occultes ; mais, à ne considérer que l'effort d'un esprit supérieur, quelle persistance ! quelle volonté !

Et je ne pouvais rien faire avec suite, moi à qui l'on demandait si peu ! C'était toujours la péroraison des poches.

Remontant encore à la fin du quinzième siècle, et s'appuyant sur le seizième, les poches rencontraient Michel-Ange Buonarotti, cette triple lumière qui éclaira le monde par trois rayons : peinture, sculpture, architecture.

À quinze ans, il était supérieur à ses maîtres ; et Laurent de Médicis, dit le Magnifique, le recevait peu après dans son propre palais, et le traitait comme un fils. Ses statues étaient si belles et si parfaites, que certaines furent attribuées, par Raphaël, au ciseau de Praxitèle ou de Phidias.

L'idée chrétienne s'ajoutant au génie antique, Michel-Ange donna à la postérité Notre-Dame de pitié, qu'on voit à Saint-Pierre de Rome ; et cette splendide et colossale basilique lui doit elle-même sa coupole, merveille de l'architecture moderne.

Le nom glorieux de Michel-Ange, trois fois mêlé à l'art chrétien, comme peintre, sculpteur et architecte, n'est-ce pas une de ces harmonies qui saisissent l'âme quand elle écoute les grandes voix du passé ?

Eh bien, mon cher lecteur, vous n'allez peut-être pas le croire, et pourtant les poches l'ont dit, le grand, l'illustre, l'incomparable Michel-Ange aurait pu devenir... marmotte.

Quoi ! Michel-Ange... marmotte ?... C'eût été possible ?...

Très possible, et même très facile. Il lui eût suffi d'employer ma méthode. Par bonheur, il en prit une autre, qui consiste à décupler ses facultés naturelles par la réflexion, l'étude, l'observation, le travail opiniâtre. C'est pourquoi ce grand homme, qui à quarante ans ne se connaissait pas encore tout entier, sentit alors se révéler une troisième forme de son génie ; il devint architecte, et jeta par le monde le grandiose, qui seul convient à la basilique de ce pêcheur à qui il a été dit : Tu es pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église.

Les papes Léon X, Paul III et Jules III honorèrent Michel-Ange comme une des gloires de leur temps ; ses œuvres dans les trois genres sont encore les gloires de notre âge, et nos fils vont à Rome admirer la Sainte Famille, la Guerre de Pise, la fresque de la chapelle Sixtine, le mausolée du pape Jules II, Moïse , toutes ces graves pensées conçues dans le génie d'un homme et enfantées par ses yeux et ses mains. La grandeur de Michel-Ange ne lui a pas été contestée, et aucun de ceux qui l'ont suivi ne s'est senti humilié de dire : « Il est le plus grand ! »

Et Michel-Ange aurait pu n'être qu'un homme comme les autres ? Il aurait pu méconnaître en lui les talents que Dieu ne nous confie qu'en nous laissant la liberté de les faire valoir ou de les enfouir ?

Oui, vous aviez mille fois raison, bon oncle qui avez été la joie de ma jeunesse ! Oui, la paresse est une puissance inerte en apparence, mais qui, en réalité, peut faire, de quelque chose, rien.

J'étais étourdi, oh ! très étourdi ! mais je n'avais pas le cœur froid, et tôt ou tard ceux qui m'aimaient devaient triompher.

Ma bonne petite cousine, profitant de l'ennui que me causaient mes séances obligées en face du fameux modèle, me rencontrait plus souvent que jamais dans le corridor, terrain neutre où se passaient presque tous les préliminaires, avant la paix définitive qui a duré jusqu'à nos jours.

Ce fut donc dans le corridor que cette aimable petite fille me dit :

« Écoute, Perrin, tu as bien travaillé pendant quelques jours, et tu as avancé beaucoup, c'est papa qui l'a dit. Puis, tu t'es relâché, et l'étude recommence à t'ennuyer. Je vais te dire, moi, d'où cela est venu.

-- Tu sais donc tout ?

-- Oui, je sais tout. Tu as cessé de demander au bon Dieu la grâce de bien faire, n'est-ce pas vrai ? »

Qui donc oserait tromper son ange gardien ?

Cette enfant, c'était pour moi l'ombre visible de l'Esprit céleste et invisible qui me garde de la part de Dieu.

« C'est vrai, Lucette, répondis-je, tu devines toujours juste.

-- Parce que je te connais aussi bien que moi. Si tu veux, Perrin, nous n'aurons pas d'orgueil, c'est trop laid ! Nous nous souviendrons que sans la grâce nous ne pourrons jamais vaincre, toi, ta paresse, et moi mon entêtement. Et puis, nous la demanderons du fond du cœur, cette grâce du moment qui aide à comprendre, à lutter, à supporter la gêne, l'ennui, la contrainte. Dis, veux-tu ?

-- Oui, Lucette. »

C'est de ce oui que date la seconde et véritable conversion de mon cœur, enfin devenu humble sous le regard d'une enfant sans orgueil. Oh ! que le oui est une douce chose quand il tombe sur le désir innocent d'une âme d'élite, qui se colle à la vôtre par une indissoluble amitié !

Dès que j'eus consenti à me mettre au travail et à demander sérieusement le secours d'en haut, promis à la bonne volonté, je fus surpris du calme avec lequel je faisais toute chose. Il semblait qu'une main protectrice écartât de moi les difficultés, et quand j'en rencontrais, je trouvais en même temps du courage, quelquefois de l'intérêt, à vaincre l'ennemi.

Cependant M. Piger retourna chez lui ; son chez lui était heureusement le plus loin possible, dans les Pyrénées-Orientales. Et moi, en souvenir de l'ennui qu'il m'avait causé, je m'efforçais de ne pas lui devenir semblable ; vraiment c'était assez d'un !

Mon tuteur, dont la fermeté n'était point de l'entêtement, me prouva par son attitude moins raide et moins sévère qu'il me savait gré de mon application. C'était un homme d'une grande perspicacité. Le temps qu'il gagnait en économisant les paroles inutiles, il l'employait à observer, à réfléchir, à étudier le cœur humain. Son expérience était telle qu'il crut cette fois à ma conversion. Ce n'est pas qu'il pensât que j'en eusse fini avec mes bâillements, mes dégoûts et mon inconstance.

« Chassez le naturel, il revient au galop. » Mais il pressentait que je lutterais courageusement contre ces misères de l'esprit, et que moi, volonté, je triompherais de ces lâchetés insignes qui ne sont pas plus soi que le cheval n'est le cavalier.

Douze jours se passèrent ; je travaillai plus qu'en trois mois au collège, et mes progrès redoublaient mon ardeur. Les bonnes notes pleuvaient ; les Bons pleuvaient aussi, mais toujours grotesques.

Bon pour un tour de jardin.

Bon pour la vendange.

Bon pour dîner sous un berceau de feuillage.

Toutes ces choses me faisaient l'effet d'un conte bleu, car M. Bedlok était l'homme le moins campagnard de la chrétienté ; et mon oncle, qui avait habité Paris près de soixante-dix ans, me paraissait fort peu sensible à l'onde claire des ruisseaux serpentant les prairies, et aux autres beautés champêtres. Ma tante, il est vrai, aimait de passion l'herbe, les sauterelles, et même les grenouilles ; mais c'était une passion malheureuse, car elle tournait depuis plus de cinquante ans autour de la Seine entre le pont Louis XV et le pont des Arts.

Enfin, à part ces Bons incompréhensibles, j'étais fort satisfait de l'aspect de mon entourage ; je voyais les figures se détendre. Tout en ne voulant pas me tutoyer, on se trompait à chaque instant, et ma cousine Adélaïde me disait presque tous les soirs : « Tâchez de travailler demain aussi bien qu'aujourd'hui, veux-tu ? »

D'autre part, j'étais justement intrigué des airs affairés que prenait mon oncle, tout aussi bien que Florent.

Quant à Édouard, il marchait seul, et même avec assez d'assurance, mais selon son caprice, c'est-à-dire uniquement devant son cher Ato . Je lui donnais de l'aplomb, moi qui n'en avais guère ; c'est assez drôle.

En somme, tout allait sur des roulettes. Jean et Maurice m'aidaient de leur exemple et de leur amitié.

Florent, depuis qu'il entendait dire que je travaillais parfaitement, perdait ce ton cavalier qui m'avait choqué dès le premier jour.

Prudence me promettait des crêpes -- je les aime à la folie -- pour le jour de l' Optime ; elle avait demandé tout haut à ma tante la permission de me faire cette surprise . L' Optime , c'était un mythe pour l'excellente femme, elle ne cherchait pas à savoir que ce mot signifie Très bien ; mais elle saisissait le sens par instinct, et jetait le mot difficile dans le sac aux oublis avec Aptitude , et tant d'autres !

La bonne et respectable Mlle Gothon, l'avant-bras régulièrement enfilé dans une chaussette qui semblait inamovible, me regardait avec une grande douceur par-dessous ses drôles de lunettes. Il était visible, à son maintien et à son sourire, qu'elle m'estimait déjà bien au-delà de mes mérites ; et vraiment l'estime de la vieille fille était chose enviable. Je lui avais dès longtemps pardonné, par esprit de justice, cette ordonnance consciencieuse au moyen de laquelle on aurait guéri ma malade sans s'inquiéter de plaire à l'entourage... Hélas ! cette pensée me reporte naturellement à ma douce captive, à mon élève, à ma pupille. Où en était sa santé, dites-vous ?

Je commence par vous remercier, mon honorable lecteur, de cette marque d'intérêt.

Fitzine, guérie de ses blessures, demeurait affaiblie, rêveuse... c'était une langueur bien caractérisée, et quel remède ?

La liberté. Il y avait des jours où sa compatissante garde-malade sollicitait avec instance son élargissement. Moi, médecin en chef, je m'y opposais. Une seule chose ébranlait parfois mes résolutions, c'était, hélas ! l'indifférence dont je sentais les premières atteintes. Oui, je le dis à ma honte ; depuis que Fitzine n'occupait plus ma pensée pendant mes versions et mes thèmes, mes dispositions à son égard étaient tout autres. Je la trouvais -- bien entre nous -- un peu... un peu nulle. Je l'appelais rarement ma pupille ; il me semblait qu'elle était tout bêtement... une souris.

Germaine la soignait de son mieux, pendant que je commençais à l'oublier. Voilà ce que c'est que d'aimer avec égoïsme. Les leçons de manège étant forcément interrompues, par raison de santé, mon amour-propre était peu flatté d'élever une souris, toujours souffrante, qui par la suite ne saurait que ronger et trotter comme tout le monde. C'est pour la troisième fois que je vous le dis, lecteur, les Perrins ne valent pas les Lucettes.

Un jour... c'était un samedi, à six heures du soir, j'avais travaillé vraiment de mon mieux depuis deux semaines, et sans orgueil , demandant avant chaque étude la grâce du moment. M. Bedlok m'avait adressé plusieurs fois la parole, avec une expression de visage de plus en plus adoucie ; il venait de me dire que j'étais en état de suivre ma classe à la rentrée, sans adopter pour dix mois ma place ordinaire à l'extrémité de la queue. Je regardais mon tuteur avec ce sentiment de confiance que donne le devoir accompli. Enfin, il se faisait en moi un secret travail qui me distançait à jamais de toute pomme, poire, bouquet ou nid d'oiseaux, revenant de Saint-Allyre ; je me dépétrifiais . -- La création de ce mot m'est indispensable. -- Je tendais à devenir ce que vous êtes : soumis, studieux et raisonnable.

Comme je viens de vous le dire, il était six heures du soir. M. Bedlok, debout dans ma petite chambre, et touchant presque le plafond, se disposait à me quitter. Il me regarda longtemps ; ce long et profond regard, qui lui était familier, ne me gênait plus. Tout à coup, avec un geste franc, et un sourire d'une extrême bonté, mon tuteur me tendit un papier plié en quatre... puis il sortit à l'instant.

Je restai collé au parquet par l'effet de ce papier plié en quatre ! Enfin je le dépliai, et je lus en gros caractère ce mot si puissant dans ses conséquences :

« Optime . »

Faisant d'abord un saut de joie, je rebondis comme une balle élastique ; puis je courus à la chambre de mon oncle, tenant en main le fameux billet. Pour couper plus court, je traversai rapidement la cuisine, en trébuchant sur la grosse nounou, qui était partout à la fois vu ses dimensions, et m'élançai dans la lingerie comme un fou, ce qui fit tressaillir l'avant-bras, la chaussette et l'aiguille ; cette méchante piqua Mlle Gothon si bonne !

Ouvrant brusquement une petite porte qui donnait dans le salon, je jetai mon cri joyeux : « L'optime ! L'optime ! » Et je fis la culbute par-dessus le bébé qui jouait sur le tapis.

À mon cri, Germaine accourut, comme poussée par un ressort ; puis ma bonne tante, pressant son pas toujours grave ; puis ma cousine Adélaïde et mon tuteur lui-même. La physionomie sévère de M. Bedlok s'illuminait d'une clarté tranquille, et je n'avais plus peur de ses grands sourcils, noirs et croisés. Sans m'arrêter à donner aucune explication, mais tenant toujours élevé le fameux billet, comme un drapeau qui sauve une situation désespérée, je voulus d'abord ouvrir la porte de mon oncle, porte qui était à l'autre bout du salon... Impossible ; quelqu'un tenait la clef à l'intérieur. Je criai de toutes mes forces :

« Mon oncle, dites qu'on me laisse entrer ! Vite ! vite !... mon premier pas ! »

On ne répondit rien, mais on tourna la clef, la porte s'ouvrit ; celui que nous aimions tant vint à nous et me tendit les bras... Je me jetai en pleurant sur ce cœur qui m'avait toujours pardonné ! Il m'embrassa, ce parfait ami de ma jeunesse, et devant son premier pas, à lui, nous perdîmes tous contenance.

Ma bonne tante remercia instinctivement le ciel par ce cri du chrétien : « Mon Dieu !... » puis elle alla vers son mari, lui soutenant encore le bras par habitude, et par un reste de frayeur, mêlé à sa tendresse. Mais lui, se dégageant doucement, nous prouva qu'il avait reconquis son indépendance ; et, tandis que sa fille tout émue l'embrassait, il s'avança vers son gendre, et lui serra cordialement la main.

Ce serrement de main, je ne l'oublierai jamais. M. Bedlok, cet homme que j'avais cru aussi froid que sa froide enveloppe, se troubla, ne sut que dire, et deux larmes tombèrent de ses grands yeux noirs qui ne pouvaient se détacher de son beau-père. Il restait là immobile, et m'étant approché sans crainte, je reçus de lui ce mot :

« Mon cher enfant, nous voilà tous aussi heureux que toi. »

Remué par l'ébranlement de cette nature de fer, j'osai regarder mon cousin avec un sentiment profond de reconnaissance, et pendant que Germaine, sa mère, et sa grand-mère entouraient l'aïeul bien-aimé, M. Bedlok m'attira vers lui. Je tombai dans ses bras comme soudainement éclairé sur la salutaire influence de cet homme inflexible, qui m'avait sauvé du vice honteux de la paresse. Il m'embrassa, et jusqu'aux derniers temps de ma vie je me rappellerai cette étreinte puissante qui me donnait la raison de toutes ces rigueurs dont je n'avais pas jusque-là compris l'utilité. Oui, il m'aimait réellement, il m'aimait trop pour prendre son parti, et me laisser devenir un être nul, inoccupé, sans vigueur, sans enthousiasme, un paresseux ! Il préférait me broyer, me voir souffrir, et essayer de faire de moi un homme ; je l'en bénis.

Quand je me retournai vers mon oncle, notre centre à tous, ce fut bien une autre surprise ! Un cri de bonheur échappait à ma cousine Adélaïde. Le gros Édouard, étonné de voir son bon papa marcher seul, avait oublié ses caprices et, grâce à mes patientes leçons, il s'était levé tout simplement, et venait complimenter grand-père, en le regardant de bas en haut, d'un air mutin, à croquer !

Explosion de Ah ! et de Oh ! On couvrit de baisers le cher petit paresseux. Mon oncle s'assit sur le canapé pour mieux lui faire fête, et le brave Florent, qui avait assisté, non sans attendrissement, à notre joie de famille, et l'avait partagée, alla trouver Prudence pour lui dire :

« Vous croyiez que le petit ne marcherait jamais ? Eh bien, le voilà qui trotte. »

Du droit de la nourrice, droit du cœur, elle ouvrit la porte du salon, et vint tomber pesamment devant son gros pâté, qui profita de ses longues études pour lui échapper en riant aux éclats. Le rire gagna facilement la Bourguignonne, et finit par nous gagner tous. Le premier pas de la vieillesse et le premier pas de l'enfance avaient fait vibrer en nous deux fibres distinctes. Le souvenir attendrit ; l'espérance fait sourire.

Pendant que chacun traduisait à sa manière ce qui se passait en lui, et que Germaine, transportée de joie, faisait manœuvrer son petit frère, on aperçut par l'ouverture de la porte un avant-bras ganté d'une chaussette.

« Entrez, entrez, dit mon oncle avec une rayonnante bonté ; vous êtes de la maison ; il faut que vous jouissiez aussi du premier pas ; nous sommes trois qui le faisons ensemble. »

L'avant-bras et la chaussette entrèrent en saluant, suivis de la bonne Mlle Gothon, qui exprima d'une manière simple et vraie la part qu'elle prenait à notre bonheur. Pauvre vieille fille ! Mon oncle en fut si touché qu'il lui serra la chaussette !

Elle se retira discrètement et alla continuer son éternel ravaudage, le cœur tout occupé de ce qui nous rendait joyeux.

Prudence et Florent restèrent avec nous quelques minutes. Le bon serviteur ne se lassait pas de regarder le maître, qu'il avait si adroitement et si patiemment servi depuis son accident. Tous, nous le remerciions chaleureusement de ses bons soins.

Impossible de peindre cette heure de notre vie. On se pressait autour de mon oncle ; on trahissait tous les petits secrets : les mille essais avec Florent, et mes leçons particulières données à Édouard, dans l'intention de faire plaisir à tout le monde, etc., etc.

Germaine était si contente qu'elle bavardait comme une petite pie. Ce fut elle qui, perdant patience, voulut m'expliquer les Bons ; mon oncle y consentit, et elle m'apprit que, peu avant sa chute, il avait hérité d'une jolie campagne, où les vacances se seraient passées s'il n'eût été indispensable de rester à Paris, afin d'y trouver des secours éclairés pour le malade. On se proposait d'entrer en jouissance aussitôt que le voyage pourrait s'effectuer sans danger. De ce plaisir ajourné, on était convenu de me faire un secret. Mon tuteur, qui avait son plan, se réservait, en me privant de mes vacances, la faculté d'abréger le temps de la punition, mais il n'entendait pas qu'un plaisir vif et inconnu fût le seul mobile de mes efforts.

Les Bons mystérieux n'étaient donc que de petites indiscrétions des poches.

Quand Germaine eut à peu près fini ses révélations, mon oncle me dit de l'air le plus aimable :

« Ah çà, ce n'est pas une gasconnade ; tiens, voilà trois Bons au lieu d'un pour payer l'Optime. »

En même temps, il tira d'une des poches de sa robe de chambre trois enveloppes soigneusement cachetées, contenant chacune un billet. Sur l'un, il avait écrit :

Bon pour quinze jours à la campagne.

Sur le second :

Bon pour une selle.

Sur le troisième :

Bon pour un petit cheval.

J'étais déjà presque fou de bonheur ; jugez de l'effet produit sur mon cerveau par ce troisième billet ! Je le relisais par plaisir tout bas et tout haut.

Ma tante, qui enfin me tutoyait et m'embrassait, voulut bien me raconter elle-même l'histoire de mon petit cheval. Il était noir, fort doux, bien dressé, patient comme il faut l'être avec un écolier. Toutes sortes de bonnes qualités, et point de défaut dominant... l'heureuse bête ! Ma tante, toujours si aimable maîtresse de maison, ajouta paiement que, pour compléter ma joie, elle allait inviter Maurice et Jean, afin qu'ils partageassent mes plaisirs, en les doublant de leur présence. Je lui lus bien reconnaissant de cette bonne pensée.

Tout s'enchaîne en ce monde. Je comprenais maintenant la friture , ce qui signifiait des parties de pêche à nous trois ; les sabots pour les jours de pluie ; la vendange , puisque nous étions dans la saison. L'avenir, un avenir prochain, me paraissait couleur de rose, et je voyais devant moi quinze jours heureux.

Lorsque toutes les mesures de prudence eurent été prises, il fut arrêté, d'après l'avis du docteur qui vint le soir même, que nous partirions le surlendemain, la campagne de mon oncle étant, pour ainsi dire, aux portes de Paris.

Germaine commença le dimanche matin ses préparatifs, et comme elle était remarquablement bonne, elle profita des circonstances pour me dire avec gentillesse :

« Si tu veux, Perrin, comme nous sommes très heureux, nous rendrons la liberté à Fitzine ?

-- Tu as raison, répondis-je, il faut que tout le monde soit content. »

Ce consentement, si facilement donné, aurait pu passer pour magnanimité si mon oncle ne m'avait eu promis un petit cheval, noir, doux, et bien dressé ; mais j'avais peu de mérite. Comment supposer qu'un écuyer de ma force, à qui l'on donnait un cheval, allait perdre son temps à faire singer ce cheval par une souris ? c'eût été ridicule, ma dignité s'y opposait, et je renonçais sans hésiter à mon rôle de professeur. Toutefois, pour n'avoir pas l'air, moi chef, de céder trop promptement mes droits, et pour sauvegarder ma double réputation de gouverneur de forteresse et de directeur de maison de santé, je dis à ma cousine :

« Je trouve, Lucette, que la liberté à la campagne est une bien plus belle chose que la liberté à Paris.

-- Moi aussi.

-- Donc, je prends cette décision : tu annonceras dès aujourd'hui à Fitzine sa délivrance, si cela te convient, je ne t'en empêche pas ; mais je suis résolu à lui assurer pour toujours le bien-être, le grand air et toutes les jouissances de la campagne.

-- Tu as une excellente idée, Perrin ! Nous ferons voyager Fitzine dans une souricière qui est au coin de la cheminée de la cuisine, et qui a la forme d'un petit appartement.

-- Le locataire n'y étrangle donc pas ?

-- Au contraire, on s'y promène de long en large, on regarde par la fenêtre, on s'occupe.

-- Très bien ; c'est entendu. Elle fera le trajet dans ce wagon-souricière, et je lui donnerai la clef des champs aussitôt mon arrivée. »

Ce qui fut dit fut fait. Nous eûmes l'enfantillage d'aller ensemble à la maison de santé, et de causer à travers le grillage avec notre voyageuse, à qui nous fîmes connaître le décret par lequel on lui rendait le gouvernement de sa petite personne.

J'ai ouï dire que les gens d'un esprit méthodique et sérieux se font plus vite qu'on ne le croit à la vie de prison ou à la vie du valétudinaire ; mais la jeune beauté en robe grise n'avait pas l'âge où les illusions s'évanouissent, et d'ailleurs, son esprit était peu cultivé, -- autant que j'en ai pu juger. -- Toujours est-il qu'elle paraissait affaissée sous le poids de la vie, et comme indifférente à ce que nous disions des beaux jours d'automne, des vendanges et autres plaisirs qui l'attendaient.

« Perrin, soupira ma gentille compagne, nous avons attendu trop longtemps ; je la crois bien malade !

-- Raison de plus pour changer d'air.

-- Hélas ! mon pauvre Perrin, je la crois morte ! Regarde, depuis que nous sommes là, elle n'a pas remué. »

En effet, immobile à l'extrémité du promenoir, le visage tourné vers la haute et épaisse muraille qui longeait l'aile droite de l'établissement, Fitzine semblait insensible à nos paroles et à nos gestes.

« Si nous la faisions boire, dit Lucette avec une sollicitude comique, qu'en penses-tu ?

-- Mais tu dis qu'elle est morte ?

-- C'est égal.

-- Comment, c'est égal ?

-- Je veux dire qu'il faut toujours essayer. Attends, je vais la toucher pour voir si elle est froide. Et si elle n'est pas morte, je lui donnerai une pincée de sucre dans trois gouttes d'eau, qu'en dis-tu ?

-- Ce doit être un remède bien énergique », répondis-je en retenant un éclat de rire.

Lucette, qui ne riait pas, entrouvrit la grande porte de la maison de santé, et avança la main, pour tâter le pouls de la mourante... Voilà la mourante qui se retourne, qui se sauve comme une petite folle, traverse la chambre avec la vitesse de l'éclair, et va se fourrer... dans un trou de souris !

Ô souvenirs d'enfance ! C'était la maison paternelle !...

Elle n'a jamais écrit à personne. Ne me demandez donc pas ce qu'elle est devenue, je n'en sais pas plus que vous.

Tout ce que je puis vous dire, c'est que, ce bienheureux dimanche, rien ne fut plus gai que notre dîner en famille. Mon oncle présidait ; ma tante régalait ; tout le monde était en train de rire, et la grosse Prudence eut soin de faire des crêpes dorées, fines, légères, exquises ! Ah ! que c'est joli des crêpes ! N'êtes-vous pas de mon avis ? Si vous n'aimez pas les crêpes, ami lecteur, je les plains ! Mais je vous plains bien davantage !

Le lendemain, lundi, nous partîmes tous, excepté la souris, à neuf heures du matin. On entoura mon oncle des soins les plus intelligents ; et ce très court voyage se fit le plus heureusement du monde. J'avais eu l'attention de réunir dans une valise mes livres d'étude et mes cahiers, car je pensais travailler deux heures par jour comme faisaient Maurice et son frère tout le long des vacances.

En descendant de wagon, je cherche des yeux ma valise parmi les bagages ; je regarde de tous côtés... perdue !

Naguère j'eusse été ravi de la mésaventure ; mais je n'étais plus paresseux, et, bien que mon naturel fût encore porté à la mollesse, cette mollesse, dont je ne voulais plus, osait à peine paraître devant moi, le vrai moi.

C'était M. Bedlok qui dirigeait la caravane ; j'allai donc me plaindre à lui, en le priant de vouloir bien réclamer ma valise, le seul colis dont je me crusse responsable.

M. Bedlok me répondit tout bas :

« Je sais ce que je fais ; amuse-toi, mon enfant. »

J'appris effectivement par Florent que, au moment du départ, mon tuteur, satisfait de ma bonne volonté, avait donné l'ordre de laisser ma valise dans ma chambre, avec ma casquette de collège, pour reprendre le tout ensemble au jour de la rentrée.

Assurément j'eusse travaillé deux heures par jour sans murmure, et bien reconnaissant de la récompense accordée à mes efforts ; néanmoins, quand je vins à comprendre que du matin au soir on s'amuserait, je fus encore plus reconnaissant et encore plus joyeux. Celui qui s'en étonnerait aurait perdu la mémoire. Je m'empressai d'aller remercier M. Bedlok ; il me souhaita beaucoup de plaisir, et me répéta que j'avais fait des progrès réels, que j'étais en bon chemin et qu'il avait confiance en moi. Je me sentis très fier de cette confiance, et lui tendant la main, j'osai lui dire :

« Mon cousin, je vous promets de ne pas cesser un seul jour de combattre mon défaut dominant.

-- Sans orgueil, mon enfant, n'est-ce pas ?

-- Sans orgueil. En ne comptant pas sur moi-même, mais sur la grâce de Dieu.

-- Alors, je crois à ta promesse », répondit M. Bedlok ; et, posant sa large et puissante main sur ma tête de quatorze ans, comme pour faire passer en moi de sa force et de sa constance, il répéta ce mot qu'il avait dit déjà : « Amuse-toi, mon enfant. »

Je m'en allais aimant M. Bedlok, et joyeux comme ce conscrit réformé qui, tout le long du chemin, chantait :

Viv' le Roi !

Viv' le Roi qui n' veut pas d'moi !

Est-ce qu'on peut dépeindre exactement la campagne de mon oncle ? Non. Mieux vaut y renoncer tout de suite que de raconter qu'il y avait de l'eau, de l'herbe, des fleurs, de l'ombre, et mille autres choses qu'on voit partout.

D'où venait donc ce charme, cette douce liberté, cette vie facile, cette bonne humeur générale ?... Cela venait uniquement de ce que c'était la campagne de mon oncle . C'était lui qui communiquait à tous ce contentement dont on profitait volontiers pour changer ses verres de lunettes. Il y avait si longtemps que ma tante voyait en noir ! Ah ! il n'en était plus question. -- « Il marche seul ! » -- L'effet de ce mot était magique, et ma tante reprenait tout bonnement ses anciens verres, lesquels toute sa vie lui avaient laissé voir, tant elle avait l'esprit bien fait, beaucoup plus de blanc que de noir. Chacun l'imita, et, mettant de côté toute préoccupation, on convint entre soi de ne pas faire autre chose, pendant quinze jours, qu'être bien content ! Oh ! la bonne invention !

Mais pourquoi quinze jours ? pourquoi pas trois semaines ? trois mois ? trois ans ?... Hélas ! On assure que les plus habiles n'en viendraient pas à bout. Il faut être déjà d'une certaine force à ce jeu-là, pour s'y livrer quinze jours de suite.

Eh bien, dira-t-on, la campagne de votre oncle ? Comment était-elle située ? Pays plat ? pays montueux ? terrain fertile ou peu productif ? grande culture ? Bois aux alentours ? Du voisinage ? enfin, dites quelque chose.

Me voilà extrêmement embarrassé. Rien de difficile à faire comme les descriptions, topographiques et autres, quand on n'a bien regardé que d'un seul côté ; et c'est aisé à comprendre ; que dire des autres côtés ?

Je me trouve à peu près dans la situation de ce campagnard naïf qui partait, lui, pour la ville. Cette ville était Orléans. Son voisin, plus malin que lui, et qui aimait à rire, lui avait dit :

« Remarquez donc bien la statue de Jeanne d'Arc, vous nous direz enfin comment elle est, car on ne s'entend pas là-dessus ; les uns la voient d'une façon, les autres voient tout le contraire ; je veux m'en rapporter à vous, père Lucas. »

Le bonhomme, fort étranger à cet ordre d'idées, dit à quelqu'un : « Je n'aime pas ces questions sur des œuvres d'art. Moi, je vas tout à la bonne franquette ; quand on me parle foin, je me fais fort de riposter ; mais s'il s'agit d'une estatue , dame ! je n'y suis plus, et à mon retour je n'en saurai pas plus long, ce qui me fera passer pour un imbécile.

-- Vous croyez ?

-- Pour ça ! j'en suis sûr !

-- Mais figurez-vous donc bien, père Lucas, que les trois quarts des gens qui pérorent sur les arts n'en savent guère plus que vous !

-- Vraiment ? Ah ! vous me faites plaisir de me dire ça ! Mais comment donc s'arrangent-ils pour parler de ce qu'ils ne connaissent pas ?

-- Rien de plus facile. On se tient dans les généralités ; on n'affirme rien, de peur de se tromper ; mais on demeure dans le vague, tout en se gardant bien de rester court, ce qui est le pire de tout.

-- Je vous suis bien obligé », répondit le père Lucas, et il partit pour Orléans.

Lorsqu'il revint, le voisin malicieux lui dit du premier coup :

« Eh bien ! vous avez vu Jeanne d'Arc ?

-- Oui.

-- Voyons ! Est-ce une statue équestre, oui ou non ?

-- Équestre ?... dame !... comme ci, comme ça. Équestre... oui... assez. C'est une estatue qu'on regarde beaucoup quand on passe devant ! Oh ! oui ! on la regarde beaucoup ! surtout quand on ne l'a pas encore vue. »

Le voisin dit merci. Il y avait bien de quoi, assurément.

Moi, si je ne puis fournir de renseignements bien précis sur la campagne de mon oncle, les alentours, le terroir, les productions, le voisinage, c'est parce que je ne fixai réellement mon attention que sur un point de vue ; mais aussi quel point de vue ! J'en suis encore réjoui, émerveillé, bien que tout se passe dans le lointain du souvenir.

Quel point de vue délicieux, varié, agréable, mouvant !... Sa crinière était noire, sa queue longue ; il dressait les oreilles au bruit le plus léger, non par la vulgaire émotion de la peur, mais par entrain, et comme pour me dire, ne parlant point français : « Je prends part à tout ce qui se fait, je ne suis étranger à rien. » Il trottait dans la perfection, sans secouer son cavalier, comme font ceux de son espèce qui n'ont pas d'éducation ; toutes ses allures étaient simples, ainsi que cela doit être dans la bonne compagnie. Il ne se fût jamais permis la plus petite inconvenance, ni écart, ni ruade, ni enfin rien de ce qui m'eût si bien jeté par terre.

Ah ! quel point de vue !... il mangeait du sucre toutes les fois qu'on lui en offrait ; c'était une politesse exquise, une douceur, une complaisance ! Il allait partout avec moi. Mon bonheur intime était de le faire entrer jusqu'à mi-corps dans ma chambre, qui se trouvait au rez-de-chaussée ; lui se prêtait à ce caprice avec toute la grâce possible, et venait prendre une bouchée de pain dans ma main, que je tenais bien à plat, de peur que, par un sentiment de confiance illimitée, il ne la mangeât en même temps.

Mon petit cheval ! Voilà comment se résument pour moi ces quinze jours de bonheur. Et pourtant il y eut bien d'autres plaisirs ; mais celui-ci, étant le plus vif, se logea au fond de mon cerveau ; et quand les autres, après un bail plus ou moins long, ont donné congé, celui que j'aimais le mieux est resté.

Que nous étions heureux chez mon oncle ! Figurez-vous une sorte de système solaire : l'astre radieux occupant le centre, ou à peu près, -- nous n'en sommes pas à discuter les ellipses et les foyers, -- et nous tous gravitant, le rire aux lèvres, vers cet astre bienfaisant. Voilà ce qu'était la campagne de mon oncle. Nous tournions autour de ce cher protecteur, recevant de lui nos plaisirs, et le voyant applaudir à nos joyeux ébats. « Amusez-vous, amusez-vous ! » C'était son mot favori... et le nôtre.

Souvent Germaine, mes deux camarades et moi, nous nous présentions à la fois tous les quatre pour lui offrir une épaule comme point d'appui, ou un bras, s'il en trouvait à sa hauteur.

« Toujours des épaules et des bras ! disait-il plaisamment ; je n'ai pas encore rencontré quelqu'un qui m'offrît sa jambe, et pourtant c'est une jambe qu'il me faudrait, car je n'en suis pas aux entrechats !... »

Cependant les forces revenaient graduellement, le bon air donnant de l'appétit, et préparant des nuits calmes. Notre convalescent progressait tous les jours ; et Germaine, sa douce petite-fille, le quittait le moins possible, lui faisant avec une habileté rare toutes ses commissions, car quoiqu'il n'en convînt pas, mon oncle en était à regretter ses poches. Germaine pensait à tout ; et comme on ne lui demandait aucune étude, pendant ces quinze jours, cette bien-aimée enfant s'amusait à faire plaisir à tous ceux qui l'aimaient, pendant que, nous autres, nous leur faisions... du tapage. Ah ! les Perrins !...

L'héritage de mon oncle profitait à toute la famille, et même à ceux dont la vie se trouvait mêlée à la nôtre, car Prudence était si joyeuse de faire la cuisine en face d'une pelouse et d'une corbeille de fleurs, qu'elle aurait inventé, si ma tante l'eût laissée faire, des crêpes tous les jours.

Le bon Florent mettait la main à tout, et jouissait gaiement de notre commode et confortable installation.

La vieille fille, qui nous avait suivis, se trouvait tellement bien de l'héritage de mon oncle, qu'elle imagina quelque chose d'absolument inattendu. Au moment où nous y pensions le moins, où nous croyions même la chose impraticable, elle se mit à rajeunir !... Oui vraiment, elle posa son bonnet plissé un peu plus en arrière, se para d'un fichu blanc, et prétendit que ce grand air, ce lait pur, ces œufs frais, ce feuillage, tout cet ensemble de bonnes choses allait lui faire perdre sa maigreur... et c'était réel. Pauvre bonne fille, si facile à contenter ! elle menait la même vie qu'au quartier des Invalides, -- toujours l'avant-bras dans la chaussette ; -- néanmoins le changement de résidence produisit sur elle l'effet annoncé, et quelques onces, ajoutées à son poids si modeste, en vinrent à éclaircir le bistre de son teint, et à donner à sa tranquille physionomie certain caractère guilleret renouvelé de sa jeunesse. Pauvre habitante d'une mansarde, dans une rue étroite du Gros-Caillou, elle passait son temps à se féliciter, et se disait tout le long du jour, et peut-être la nuit dans ses rêves :

« Je suis à la campagne ! »

Mais, de nous tous, celui qui profita le mieux, après moi, de l'héritage de mon oncle, ce fut mon petit cousin. Depuis qu'il s'était enfin décidé à faire en public son premier pas, il s'en permettait des centaines à l'heure. N'a-t-on pas dit de tout temps qu'il n'y a que le premier qui coûte ? Nous en eûmes la preuve.

Monsieur allait à droite, à gauche, se fâchant quand on lui prenait la main, et se donnant des airs fendants, que démentaient, hélas ! de nombreux patatras ! Pour l'enfant, tout était plaisir nouveau et charmant. Il faisait des bouquets, des tas de sable, des pâtés avec de la terre mouillée, trois choses qui se recommandent d'elles-mêmes aux amateurs. Ce qui l'amusait le plus, malheureusement, c'était d'aller voir passer les poissons dans la petite rivière, -- la rivière aux fritures, -- qui se trouvait juste au bout d'une allée. Maman le défendait... raison de plus ! Petit garçon voulait le faire tout de même ; car son défaut dominant, comme celui de toute sa génération, était l'esprit d'indépendance. Maman se fâchait contre petit garçon, de sorte que le premier pas, qui avait causé tant de bonheur, et fait naître tant d'enthousiasme, fut suivi de milliers d'autres qui engendrèrent les discussions, les résistances, les larmes. Monsieur prétendait ne s'en rapporter qu'à son expérience ; or, comme son expérience avait, je crois, deux ans et demi, c'était juste assez pour aller voir passer les poissons tout au fond de la rivière.

Eh bien, voyez ce que c'est que le défaut dominant ! Édouard étant petit n'a jamais voulu croire que ce fût un danger, c'est tout au plus s'il le croit étant grand... Il est donc grand ?... Eh oui ! puisque mes cheveux grisonnent.

De ces temps, que reste-t-il en moi ? Le plus doux souvenir, la plus profonde reconnaissance pour ceux qui m'ont aimé au point de s'opposer de toutes leurs forces à ma nature paresseuse. Ils m'ont sauvé, moi aussi, d'une allée dangereuse qui m'eût conduit pour le coup à aller voir les poissons au fond de la rivière. Toutes les carpes auraient tenu à honneur de m'adresser la parole ; j'aurais eu le loisir de voir si elles sont réellement plus ignorantes que les autres. Me serais-je ennuyé dans ce monde-là ! Et qui donc m'aurait épousé ? tout au plus une petite anguille, laide et sotte !

Au lieu de ce sort misérable, je suis admis, grâce à la sage fermeté de mes parents, je suis admis dans la société des êtres pensant, agissant ; je fais les plus heureuses rencontres. J'ai fait la vôtre, patient lecteur qui m'inspirez une considération pleine d'estime, parce que vous avez eu la constance de lire jusqu'au bout le récit des bévues d'une carpe, devenu un monsieur. Je vous en fais mon compliment ; cela prouve en votre faveur, car vous êtes persévérant, et, à cause de cela, je serais étonné si vous ne réussissiez pas tôt ou tard, dans vos entreprises. Il me reste à vous remercier d'avoir souri, peut-être, à ces folies déjà si loin de moi.

Si par hasard vous connaissiez quelque jeune étourneau qui fût porté à la paresse, racontez-lui l'histoire fort simple de mes vacances perdues, si utilement employées et si gaiement terminées ; et puis, permettez-moi de vous donner un conseil, c'est le droit du conteur qui vieillit ; quand le poids des ans vous aura fait grand-père, ou vieil oncle, prenez soin d'avoir des poches, beaucoup de poches ! c'est extrêmement commode, pour soi et pour ses voisins.

Tout se trouvait dans celles de mon oncle : la bonté, l'adresse, la patience, l'indulgence, l'amitié, un héritage, un petit cheval ; toutes les surprises imaginables !... Ah oui, certes ! des surprises ! car je n'ai pas tout dit, et je passe le plus intéressant ; mais je n'ai prétendu mettre en scène que ma souris, mon cheval et les poches. Donc, je me tairai. Chères poches !... Ce que vous me gardiez était mille fois plus beau, plus enviable que ce qui m'avait été donné... Ô cœur humain ! Je veux me taire et je bavarde encore, tant je brûle de vous dire ce que j'ai trouvé, douze ans plus tard, au fond des poches, tout au fond des poches, tout au fond, tout au fond... Faut-il ?... À quoi bon ? cela ne vous intéresserait guère. C'est égal ; si vous n'avez pas envie de le savoir, moi j'ai envie de vous le dire, et je n'y tiens plus... Eh bien, j'ai trouvé, au fond des poches de mon oncle... ma femme !

Chut ! elle est là, assise en face de mon bureau, elle me défend de parler d'elle, et je ne veux pas que nous nous fâchions.

Du reste, ce ne serait pas la première fois ; tout bon ménage a ses jours nébuleux. Les nôtres sont rares, et quand il nous arrive de nous disputer cinq minutes, la querelle finit toujours de la même manière : ma femme me regarde d'un œil malin en disant : « Mon chef !... » et moi, désarmé, je réponds invariablement : « Tu as raison, Lucette. »