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I -- Mon lutin.

« Bonne mademoiselle Thérèse, dans quelle agitation je vous trouve !

-- Cela vous étonne ? vous pensez sans doute que quand on a vécu comme moi cinquante ans, on devrait être plus calme ? Eh bien, mon cher monsieur Ervéoux, telle que vous me voyez, je suis furieuse !

-- Je connais vos fureurs. Le cœur luttant contre le caractère, contre les nerfs, contre les habitudes. N'est-ce pas cela ?

-- Vous devinez tout.

-- Presque tout ; c'est le privilège des cheveux blancs ; mais vous allez me dire le reste ?

-- Le reste ? Je vous le donne en mille !

-- Je me garde de chercher.

-- Eh bien, moi qui n'aime que le silence, vivre seule et faire mes quatre volontés, je vais être obligée de recevoir chez moi, tout à l'heure, une petite fille insupportable, bruyante, remuante, agaçante, un vrai garçon ! Comprenez-vous ! Elle va vivre ici, sous mon toit, pendant deux, trois, quatre mois ! J'en deviendrai folle ! Vous pouvez y compter.

-- Mais pourquoi acceptez-vous un pareil embarras ?

-- Accepter ! C'est moi qui l'ai demandé, ce terrible lutin !

-- Ah ! voilà le cœur. C'est probablement pour obliger une amie ?

-- Mais sans doute, c'est pour rétablir la santé de l'enfant, car je l'aime, et voilà ce qui précisément m'est insupportable ; voilà ce qui fait que je vais me gêner pour elle, bien que mon intention formelle ait toujours été de ne me gêner pour personne. Mais que voulez-vous ? Camille est la fille de ma plus intime amie, Mme Castelnau, qui habite Paris. Cette petite a eu la rougeole et par suite un état de malaise qui inquiète sa mère. On ordonne un air vif ; mon amie est retenue chez elle par l'éducation de sa fille aînée ; je lui ai écrit : « Envoie-moi ton lutin. » Et tout a été dit. Voilà son lutin devenu mon lutin à moi ! C'est affreux ! C'est inimaginable ! Elle va me faire maigrir, dessécher sur place ! Tenez, entendez-vous ? Une voiture qui s'arrête, c'est Camille ! Ah ! qu'est-ce que j'ai fait là ! Je me suis mis la corde au cou !

-- Ne vous exagérez rien, bonne mademoiselle ; l'enfance a ses charmes.

-- Oui, quand elle dort. Y pensez-vous ? Des charmes ! Une petite fille de huit ans si pétulante et si diable qu'il a fallu la mettre en pension il y a dix-huit mois ! Elle me tuera !... Bonjour ma petite Camille, te voilà donc ? »

M. Ervéoux croyait rêver, car la porte s'étant ouverte brusquement, une enfant brune, vive, agitée, s'était jetée dans les bras de Mlle Thérèse et celle-ci la serrait, l'embrassait de tout son cœur.

L'aimable vieillard aimait à philosopher en riant. Il se disait donc, tout en regardant la scène : « Quelle nature bizarre est celle de Mlle Delorme ! » Par l'égoïsme de son caractère et de ses habitudes, elle veut échapper à la moindre gêne ; par la bonté de son cœur, elle est digne de connaître et de pratiquer le dévouement. Singulier assemblage !

« Mon cher ami, je vous présente ma petite Camille, qui vient ici pour reprendre des forces et des couleurs.

-- Je vois qu'elle y est la bienvenue », répondit le bon M. Ervéoux d'un ton si aimable que la pétulante Camille alla d'un bond lui présenter son front.

Ainsi, en une seconde, la connaissance fut faite.

Mlle Delorme avait à peine eu le temps de se retourner deux fois que le lutin allait et venait dans le salon, comme pour prendre possession de toutes choses, culbutant sur les tabourets, se frappant aux fauteuils et entraînant après elle le tapis qui couvrait le guéridon.

« Prends garde ! criait Mlle Thérèse à chaque évolution nouvelle, tu vas te faire du mal, tu vas casser quelque chose ! »

Le lutin semblait descendre d'une région tout autre, et obéir à la loi du mouvement perpétuel. Ses petites jambes ne tenaient pas en place ; ses mains voltigeaient d'un objet à l'autre, ses yeux interrogeaient, sa bouche parlait, tout ce petit être se remuait incessamment à la grande stupéfaction de son hôte.

-- Allons, mon enfant, ôte tes gants d'abord, puis ton chapeau ; ensuite tu monteras avec la femme de chambre au premier étage, car nous allons être tout près l'une de l'autre, et je veux que tu connaisses ta chambre »

Camille n'avait jamais compris les d'abord, les puis, les ensuite ; elle faisait tout en même temps ; c'est pourquoi elle se trouva tout à coup au premier étage, sans gants, ni chapeau, pendant que Mlle Delorme courait après elle.

« Me voyez-vous, s'écria Mlle Thérèse en tombant dans un fauteuil, me voyez-vous attelée à ce lutin ?

-- Elle est vive et gentille, d'une physionomie piquante.

-- Piquante ! je voudrais vous y voir ! Une petite espiègle qui a tout l'air de se porter fort bien. On me parlait d'un état de prostration ? où donc la prostration ? je pouvais espérer du moins quelques semaines de bon temps, mais pas du tout ; il faudra subir ces bonds, ces courses au clocher, ce tapage ; et encore j'aurai la bonté de faire tout mon possible pour doubler les forces et augmenter le tapage ! Mon cher, c'est un vrai métier de dupe !

-- À qui vous en prendre ?

-- À moi-même. Aussi, je m'en veux ! Oh ! je m'en veux !... Et pourtant cette pauvre petite ? Puisqu'elle a besoin d'air ?

-- Allons, convenez donc que, au fond, vous êtes enchantée.

-- Enchantée de quoi ? De m'être affublée d'un lutin pour le rendre plus lutin encore ? Non, mon cher ami, cette enfant me causera contrariété sur contrariété ; or, je vous l'ai dit cent fois, les contrariétés me rendent malade.

-- Pourquoi se contrarier de tout ? Pourquoi prendre toujours les choses par le mauvais côté ?

-- C'est ma nature, et je suis trop vieille pour me refondre. J'entends vivre tranquille, sans bruit, sans obstacle, sans contradictions, c'est là ce qui convient à mon tempérament.

-- Le mien s'en arrangerait aussi ; mais soixante-dix années d'existence m'ont soixante-dix fois prouvé que la vie est un tissu de petites misères.

-- Un tissu, un tissu, je n'aime point ces tissus là ! J'entends faire tout au monde pour échapper à la gêne et j'y parviendrai !

-- J'en doute.

-- Vous en doutez ? Eh bien, vous me verrez changer de place, courir d'un lieu à un autre, comme je l'ai toujours fait, jusqu'à ce que j'arrive à vivre à mon aise.

-- Il faut pourtant prendre son parti de ce qu'on ne peut éviter.

-- Prendre mon parti ? Moi ? jamais !

-- Hélas ! on a beau faire, on ne change pas grand-chose au programme de son existence.

-- Pourquoi donc ?

-- Parce que ce sont les autres qui le font en grande partie.

-- J'entends faire le mien moi-même et n'y mettre rien d'ennuyeux. Je lutterai jusqu'à la mort contre les tracas, les localités, les voisinages importuns, les domestiques.

-- Permettez une question ? jusqu'ici vos efforts ont-ils amené un résultat satisfaisant, même sur un seul point ? par exemple, les domestiques ?

-- Non. Depuis vingt ans que je vis seule j'ai eu treize cuisinières et seize femmes de chambre.

-- Vingt-neuf commotions ! Vingt-neuf figures nouvelles !

-- Qu'importe ! Je changerai de domestiques à toutes les Saint-Jean possibles ! Il me faut deux femmes soigneuses, intelligentes, respectueuses, attentives, adroites, laborieuses, sobres, douces, fortes.

-- Et cætera ! vous avez bon goût !

-- Mais certainement.

-- Échapper aux ennuis de ce monde, c'est votre rêve ; mais le remède à nos ennuis est-il réellement hors de nous ? Ne serait-il pas plutôt en nous ?

-- Toujours votre métaphysique ! Peine inutile, mon cher voisin ; ce qui m'ennuie, je le déteste, et ne veux point le supporter. »

On en était là de cette discussion tout amicale lorsque arriva comme un ouragan le lutin. La figure de Mlle Delorme, tout à l'heure contractée, se dérida à l'instant.

« Te voilà, ma petite ? Eh bien, comment trouves-tu ta chambre ?

-- Très gentille.

-- Et la vue, te plaît-elle ?

-- Oh oui, bonne amie, beaucoup. Il y a un grand tuyau, long, long, long, d'où sort une grande flamme : c'est très amusant. »

La figure de Mlle Delorme s'allongea.

« Hélas ! dit-elle, cette malheureuse forge ! C'est précisément ce qui fait que je ne puis plus souffrir ce pays ! Voyons, parle-moi de ta maman, de ta sœur.

-- Maman va bien, et Henriette aussi. »

Ce fut tout ce qu'on put tirer de Camille en fait de renseignements, et, se levant aussitôt du siège sur lequel Mlle Thérèse l'avait fait asseoir, elle se mit à feuilleter des albums de photographie, d'une main si leste que la propriétaire n'eut que le temps de sauter dessus et de les enfermer dans une armoire.

« Mais, ma petite, tu n'as pas l'air bien malade ?

-- Oh non ! Je me porte bien ; seulement je ne dors pas, et je remue toujours. »

Mlle Thérèse baissa les yeux : ce bulletin de santé lui paraissait déconcertant.

Cependant Camille était venue tout gentiment s'asseoir sur ses genoux, pour le plaisir de tourner et retourner sa chaîne de montre. Elle semblait avoir la fièvre dans les doigts.

« Allons, va demander un petit goûter ; tu dois avoir faim.

-- Moi, j'ai faim quand on me donne des confitures, mais je n'ai pas faim quand on me donne de la viande. »

Le lutin s'en alla manger des confitures, et Mlle Thérèse resta abasourdie de ce qu'elle venait d'entendre.

« Une enfant qui ne dort pas et qui remue toujours ! Me voilà dans une jolie situation !

-- Vous lui ferez du bien ; vous lui rendrez le sommeil, l'appétit, et par suite le calme.

-- C'est possible ; mais moi ? moi ? Ah ! j'ai fait une folie, on en fait à tout âge. Sa mère est une si intime amie, pourtant ! Allons, il faut subir mon sort. Et encore, si cette petite fille ne se trouvait pas mieux de son séjour, quel chagrin j'en éprouverais ! Pauvre enfant !

-- Ah ! voilà le cœur ! Toujours la lutte !

-- La lutte, il y a longtemps qu'elle dure ! Depuis mon enfance je me vois poursuivie par une sorte de fatalité. Les ennuis qui m'arrivent n'arrivent à personne. Aussi mes nerfs sont-ils irrités au dernier degré.

-- Peut-être avez-vous éprouvé, toute jeune, quelque malheur subit ?

-- Aucun malheur. Je suis, hélas ! devenue orpheline à un âge où l'on est encore insensible. Une tante, bonne comme une mère, m'a élevée avec soin, et j'ai eu le bonheur de la conserver jusqu'à trente ans.

-- Eh bien, vous n'avez eu qu'à bénir la Providence.

-- Oui, sans doute, la Providence a tracé d'une main miséricordieuse les grandes lignes de mon existence ; et pourtant, je vous l'affirme, chez ma tante, en pension, partout, j'ai toujours énormément souffert de ce dont les autres souffraient fort peu.

-- Vous êtes une de ces natures nerveuses que blesserait le pli d'une feuille de rose. On aurait dû vous fortifier autrefois par l'exercice, le grand air, le gymnase.

-- Ah ! vous me rappelez tous les ennuis de ma jeunesse. Je vois que si j'eusse été votre nièce, j'eusse trouvé en vous un oncle impitoyable.

-- Impitoyable ! »

Sur ce, le lutin rentra dans le salon en sautant, et Mlle Thérèse, bien décidée à rendre service à Mme Castelnau, se montra aimable et indulgente ; mais quelle dose de patience ne lui faudrait-il pas ! Il pleuvait, malheureusement, ce qui ôtait l'immense ressource du jardin. Elle offrit donc à la petite captive quelques jeux tranquilles : un casse-tête, un baguenaudier, un solitaire. Camille s'empara des trois ensemble, pour voir le parti qu'elle en pourrait tirer, et sembla d'abord se concentrer tout entière dans des combinaisons plus ou moins savantes. Les vieux amis, pendant ce temps-là continuaient leur conversation.

« Ah ! vous auriez été un oncle impitoyable ?

-- Oui. J'aurais cherché, par tous les moyens possibles, à développer vos forces physiques, à vous donner ce qu'on appelle du ton, et par conséquent à diminuer en vous l'impressionnabilité nerveuse.

-- Toutes les idées de ma tante ! Mêmes principes, même système ; mais, comme elle, vous auriez eu une adversaire avec qui il aurait fallu compter.

-- Une adversaire de quinze ans n'est pas bien redoutable.

-- Détrompez-vous.

-- Eh quoi ? Vous n'étiez donc pas obéissante ?

-- Je ne l'étais pas du tout.

-- C'est pourquoi vous avez pris l'habitude de vivre sur vous-même et selon vos caprices.

-- Vous employez les mêmes expressions que ma tante. Pauvre tante ! Nous nous aimions bien, et pourtant la petite guerre ne cessait pas. Elle attaquait, je résistais, et c'est ainsi que j'ai gagné cet âge, où le caractère est fait, où l'on est forcé de vous laisser une certaine indépendance.

-- Parvenue à cet âge, chère mademoiselle, je m'étonne que vous ne vous soyez pas décidée à planter votre tente en quelque coin du monde, à faire enfin le bonheur d'une famille ? Douée comme vous l'avez été, vous n'aviez qu'un mot à dire assurément.

-- Toutes ces métaphores polies signifient : Pourquoi ne vous êtes-vous pas mariée, entre vingt et trente ans, comme cela est assez ordinaire ? Pourquoi ? Parce que j'étais, et suis encore, convaincue qu'il faut préférer ses ennuis à ceux des autres. J'ai vu mes cousines et mes amies passer sous le joug, et j'ai juré qu'on ne m'y prendrait pas !

-- Mais pourtant...

-- Non, vraiment, en dépit de la courtoisie française, une femme n'en est pas moins, de par la Bible, soumise à son mari, chargée de tenir la maison, d'élever les enfants, et certes cela n'équivaut pas à une sinécure !

-- Si j'entends bien, c'est pour éviter les embarras des mères de famille que vous ne vous êtes pas mariée ?

-- Tout simplement. Que de soucis les enfants ne donnent-ils pas ! Quelle série de petits tracas, sans parler des grands ! Les faiblesses du jeune âge, les difficultés d'éducation ; plus tard, les carrières des garçons, puis les dots des filles, et puis enfin les maris à trouver ! C'est le moment où l'on en perd la tête ! Vous le voyez, on ne vit que pour les autres.

-- Est-on réellement plus heureux quand on vit pour soi ?

-- Ah ! je n'en sais trop rien.

-- Remarquez, bonne mademoiselle, que dans la famille, ces autres dont vous parlez nous deviennent extrêmement chers. Une mère de famille, quand vous la supposeriez accablée d'épreuves, puise tous les jours un nouveau courage dans le regard de ses enfants.

-- Bah ! de la poésie ! Moi, je fais de la prose, et je vois que ces marmots vous cassent la tête étant petits, et plus encore en grandissant. C'est pour conserver la mienne que je me suis posée bravement en vieille fille dès ma majorité !

-- Quel meurtre ! Et quel meurtre inutile ! Car vous avez grand-peine à supporter vos propres ennuis.

-- C'eût été bien autre chose si je me fusse engagée dans une route où l'on met en commun peines et joies, sachant à l'avance que les peines sont multiples et les joies fort rares.

-- Vous avez beau dire, mademoiselle, il vaut mieux se dévouer à d'autres qu'à soi. Croyez bien que fonder une maison, une famille, partager les chagrins de ces êtres à nous confiés par la Providence, leur être secourable, moralement et matériellement, c'est une bonne et utile manière de passer sa vie.

-- Une vie de fatigues et de déceptions, mon cher monsieur ; une vie où l'on ne s'appartient plus ; où l'on se dépense, où l'on s'use pour arriver quelquefois à trouver bien peu de satisfaction. Tenez, ne me parlez pas de ces attelages à deux ! Je suis trop heureuse d'y avoir échappé.

-- Trop heureuse ? Vous souffrez de tout ? Vous semblez être en proie à une sorte de fièvre.

-- Que voulez-vous, je suis ainsi. Or, la fièvre, vous le savez, donne envie de changer de place.

-- C'est vrai, dit le lutin en jetant au vent tous les fichets du solitaire parce qu'elle désespérait du jeu ; moi, on dit que j'ai souvent la fièvre et je ne puis rester cinq minutes sans changer de place.

-- Ramasse les fichets, ma petite ; ils n'ont pas la fièvre, eux, et ne demandent qu'à rester dans leur boîte. »

Camille, toute gentille au milieu de son étourderie, se mit aussitôt à quatre pattes et ramassa les fichets tout en se mêlant à la conversation des vieux amis.

« Ce que vous dites là me fait de la peine, reprit M. Ervéoux. La fièvre porte à changer de place, et vous pensez encore à quitter le pays ! C'est donc bien vrai ?

-- Hélas, mon cher ami, j'y suis à peu près décidée.

-- Comment se décider à nous faire tant de peine ?

-- Je suis vraiment touchée de vos regrets.

-- Mais vous n'en déménagerez pas moins.

-- Vous allez déménager, bonne amie ? Ah ! quel bonheur ! Ce sera très amusant ! vous m'emmènerez ?

-- Bien entendu.

-- Chère mademoiselle, permettez-moi de vous le dire : je trouve que, à un certain âge, il faut réfléchir longtemps avant de changer de résidence.

-- Avec toutes vos réflexions, si l'on a cinquante ans, on gagne la soixantaine.

-- Ah ! croyez-moi, il y a peu d'avantages à abandonner un lieu pour un autre ; on laisse les anciens tracas, on en retrouve de nouveaux.

-- Eh bien, ce ne sont pas les mêmes ; c'est déjà une amélioration.

-- Bien petite, à mon avis. On se fait à son horizon, à son cercle intime ; on prend des habitudes. Et puis, notre petite ville est si agréablement située !

-- Moi, depuis que cette maudite forge s'est établie à un kilomètre de distance, je ne jouis plus des charmes de la situation ; je vois la forge et sa fumée, voilà tout.

-- Pourquoi ne regarder que le côté qui fume ? Tournez le dos au nord, où est cette forge ; voyez au midi ces coteaux charmants ; à l'occident, ces bois délicieux ; à l'orient, ces lointains, ces champs d'avoine !

-- Un poème ! Vraiment j'admire votre imagination ! Mais à mes yeux, rien, pas même l'avoine, ne compense cette laideur brumeuse qui s'étend au nord ; ces bruits de marteaux, de ferraille, ces ouvriers, noirs de charbon, qu'on rencontre par la ville ; ces flammes qui parfois sortent des hauts fourneaux, comme de chez Vulcain, tout cela me déplaît et je m'en vais.

-- Vous vous en allez ! Que ce mot est triste pour nous qui restons !

-- J'ai moi-même beaucoup de peine, et pour tant la santé avant tout. Cette forge me rend malade.

-- Parce qu'elle vous contrarie. Quelle impressionnabilité ! Où irez-vous pour ne trouver rien de gênant, ni de fâcheux ?

-- Je me promènerai de province en province jusqu'à ce que je rencontre une jolie petite ville, paisible et d'agréable aspect, bien pavée, bien bâtie, sans bruit, sans forge surtout !

-- Dans quel département sera située cette ville ?

-- Je n'en sais rien, peut-être en Seine-et-Marne.

-- Tout lieu a ses inconvénients.

-- Et les inconvénients me feront toujours déménager.

-- C'est si amusant ! s'écria Camille.

-- Amusant, ce n'est pas bien sûr, mais nécessaire. Je suis de plus en plus nerveuse, je dors mal, je ne mange pas ; il faut porter remède à cet état menaçant ; et le vrai remède, c'est de rompre avec ce qui irrite les nerfs.

-- Ah ! Prenez garde de faire fausse route ! si je connaissais la longitude et la latitude d'une ville absolument exempte d'inconvénients, je vous l'indiquerais d'abord, puis je partirais, moi pauvre veuf sans enfants, pour jouir aussi de ce paradis terrestre.

-- Vous plaisantez, et pour parler net vous vous moquez de moi. Je vous le pardonne d'autant plus volontiers qu'il est fort possible que vous ayez raison. Quant à moi, il faut que je remue.

-- Moi aussi ! moi aussi ! » s'écria Camille, en faisant trois sauts qui la conduisirent à la porte-fenêtre ouvrant sur le jardin. Ses amis, tout occupés de la question du moment, ne la virent pas tourner lestement l'espagnolette, et se sauver, sous la pluie, au fond du jardin pour prendre possession de la propriété tout entière.

Le bon M. Ervéoux questionna encore, car les intérêts de sa nerveuse voisine lui tenaient au cœur.

« Puisque vous êtes si lasse de la province, comment n'avez-vous jamais eu l'idée d'aller vivre à Paris ?

-- Pourquoi là plutôt qu'ailleurs ?

-- Parce que, à Paris, on vit comme on veut.

-- Mais cela me conviendrait. C'est du reste ce que m'a dit mon amie, Mme Castelnau ; et c'est peut-être ce qui me décidera plus tard à me réfugier dans ce grand port de tous les naufragés.

-- Si vous voulez, chère mademoiselle, nous tâcherons d'abord de ne pas faire naufrage mais s'il survient quelque sinistre en mer, nous dirigerons nos barques respectives vers les rivages de la vieille Lutèce.

-- C'est convenu ; je trouverai là deux cœurs dévoués, c'est beaucoup. Mon amie m'a souvent dit, dans notre langage familier d'autrefois : « Quand tu te seras lassée d'essayer de nouveaux modes d'existence, viens à Paris ; nous nous verrons sans cesse, ma fille aînée te distraira ; elle est si gaie, mon Henriette ! »

Vraiment je suis touchée de tant de témoignages d'intérêt ; je ne les mérite pas, moi toujours si ennuyée, si irritée, toujours à charge à moi et aux autres ! »

M. Ervéoux corrigea la dureté de ces dernières paroles par une poignée de main des plus cordiales. Il plaignait son insupportable voisine, qu'il aimait extrêmement, tout en riant de ses défauts de caractère, dégénérés en manies.

Mlle Thérèse Delorme, que l'on appelait ordinairement Mlle Thérèse, était effectivement une très bonne personne ; mais demeurant seule, indépendante, et jouissant d'une jolie fortune, elle s'était accoutumée à s'affranchir de toute gêne, à vivre sur elle-même, se regardant souffrir, écoutant ses propres plaintes, et restant étrangère à la vie extérieure, aux inquiétudes et aux souffrances de son prochain. Aucun chagrin vif n'avait passé sur ce cœur, lui laissant une mesure de comparaison pour juger des maux de la vie. Elle prenait les contrariétés pour des peines et les mésaventures pour des malheurs. Pourtant, ceux qui la connaissaient intimement l'aimaient, car il y avait de l'insouciance et même une sorte de naïveté dans la persuasion où elle était de sa propre infortune, et du sort contraire qui la poursuivait.

Tout en causant, Mlle Thérèse se retourna et vit que la porte-fenêtre avait été ouverte.

« Et quoi ? Cette petite fille serait-elle dans le jardin, par ce temps ?... Elle y est. Regardez, la voilà qui court comme un cheval échappé !

-- Effectivement.

-- Mais c'est désespérant ! Quelle nature ! je ne vais plus avoir une heure de repos ; il faudra la veiller comme le lait sur le feu !...

-- Que voulez-vous ? Au bout du compte, le mal n'est pas grand.

-- Le mal est très grand au contraire. Une enfant malade, qui ne vient ici que pour y être soignée, que pour s'y rétablir complètement. La voilà à cheval sur un bâton, elle galope sous la pluie ; elle va s'enrhumer. Insupportable enfant ! Quelle malencontreuse idée j'ai eu là ! Camille ! Camille ! Reviens tout de suite !

-- Mon cheval ne veut pas tourner, cria de loin Camille pour gagner un moment encore.

-- Reviens à l'instant même, répéta Mlle Thérèse en forçant sa voix et donnant très inutilement à sa physionomie une expression courroucée qui fit sourire le voisin. »

Camille était pétulante, mais bonne enfant. Elle affecta de gourmander son cheval, et malgré la nature rétive de l'animal, elle se trouva en une minute devant le perron, puis dans le salon où elle entra à la façon d'un arrosoir trop plein qui laisse des traces partout où il passe.

« Dans quel état te voilà, mon enfant ! mouillée de la tête aux pieds !

-- Bah ! ce n'est que de l'eau, répondit en riant le lutin.

-- Que de l'eau ! Tu vas changer de tout, tu vas boire quelque chose de chaud, tu vas t'envelopper dans mon grand châle, tu vas t'asseoir dans la bergère et tu vas rester tranquille. »

Camille, devant ces tableaux successifs, qui passaient sous ses yeux, fut saisie de frayeur et ne sachant que dire, elle se mit tout simplement à pleurer.

« Qu'est-ce que tu as ? demanda Mlle Thérèse en adoucissant sa voix, où as-tu mal ! dis-le moi.

-- Nulle part, mais je croyais que vous étiez fâchée.

-- Fâchée ? Mais non, ma pauvre petite, je ne suis pas fâchée, je suis inquiète. Je m'en vais sonner la femme de chambre et tu feras tout ce qu'elle te dira.

-- Oh oui, bien sûr, répondit l'aimable lutin, en se jetant naïvement dans les bras de l'amie de sa mère, sans se préoccuper de l'humidité de l'étreinte ; pardon, bonne amie, pardon d'être mouillée ! »

Mariette entra d'un air assez maussade, car elle servait sa maîtresse à contrecœur, elle emmena l'enfant et Mlle Thérèse lui dit tout bas : Dans quel état te voilà mon enfant !

« Ayez bien soin d'elle, car c'est une enfant malade, et sa mère me la confie. »

M. Ervéoux comprit une fois de plus toute la bonté du cœur de Mlle Thérèse et ne prit congé d'elle, un moment après, qu'en lui témoignant de nouveau son regret de la voir songer à quitter la ville où, depuis trois ans, elle essayait de s'habituer à vivre, sans toutefois y parvenir.

II -- Mariette et Florence

Camille, au bout de quelques jours, mangeait déjà de meilleur appétit et sa vieille amie en était charmée ; cependant, on se demandait comment finirait cette cure. À mesure que l'état de l'enfant s'améliorait, l'état de son hôte empirait. Le cœur de Mlle Thérèse se réjouissait évidemment du résultat progressif, mais ses nerfs devenaient de plus en plus irascibles, et comme elle avait grand soin de se contraindre, par bonté, en présence de son lutin, elle passait souvent de l'exaspération nerveuse à une sorte de prostration.

Inquiète de ce nouveau symptôme et résolue à attaquer le mal dans sa cause, elle se dit qu'il fallait mettre à exécution un projet dès longtemps arrêté, c'est-à-dire échapper aux ennuis de la ville qu'elle avait prise en grippe et surtout aux noirceurs de cette exécrable forge dont la seule pensée la jetait dans une impatience journalière. Le bon M. Ervéoux lutta bien doucement, avec toute la délicatesse imaginable ; mais ce fut inutile et le lutin eut la satisfaction de se voir appelé à partager les distractions et les petits embarras d'un changement de résidence, ce dont il fallait se réjouir, car à huit ans, tout remue-ménage est un bénéfice réel.

Mlle Delorme avait des amis un peu partout ; elle écrivit donc à Mme Lescœur, qui habitait Tournan, où elle était née, et lui demanda les renseignements les plus détaillés sur sa ville. La dame, de tout temps enchantée de sa résidence, répondit comme une personne qui jouit de la paix du foyer, des relations de famille et de l'intimité de gens aimables et bons, or il n'en manque pas à Tournan. Mme Lescœur affirma donc avec une bonne foi entière que rien ne valait sa ville natale ; c'était un lieu privilégié, exempt des misères qui fourmillent autre part. En somme, Mlle Thérèse n'avait rien de mieux à faire que d'y transporter ses pénates, pauvres pénates usés à force d'avoir déménagé !

Les choses étant convenues, la maîtresse de maison, en présence de Camille, sonna sa femme de chambre et sa cuisinière, et les avertit qu'elles eussent à faire les préparatifs d'un changement de résidence.

Les figures s'allongèrent toutes deux ensemble de plus d'un centimètre, et ce triste jeu de physionomie fit assez comprendre à la persévérante déménageuse qu'il ne fallait pas compter sur les chambrières ; néanmoins, elle fit semblant de ne l'avoir pas remarqué et les congédia en leur recommandant de se hâter, ce qu'elles ne firent point.

Camille s'étonnait fort de leur désappointement et Mlle Delorme se dit une fois de plus : Comment se peut-il faire que des filles de service tiennent à un lieu plutôt qu'à un autre ? Pourvu que l'une ait son aiguille en main et l'autre sa marmite, n'est-ce pas tout ce qu'il faut ? Les domestiques sont insupportables.

Quant à prendre la fièvre à force de se démener on pouvait être sûr que Mlle Thérèse n'y manquerait pas. Camille allait et venait comme un petit furet et ne s'était jamais tant amusée. L'appétit devenait plus égal, et le charmant lutin reprenait des couleurs.

Mme Lescœur avait été priée de choisir une maison à la convenance de son amie. Entre deux maisons qui se trouvaient à louer, elle choisit naturellement la plus commode, la mieux distribuée et écrivit qu'on pouvait arriver.

Mlle Thérèse, ayant terminé, à la sueur de son front, ses minutieux préparatifs, se mit bravement à la tête de ses trente-deux caisses, malles, ou valises de toutes dimensions, et de son mobilier soigneusement emballé.

À l'exception de Mariette et de Florence, tout ce qui dépendait de Mlle Thérèse avait une grande habitude de changer de place. Comme autrefois les pierres, subissant l'influence de la lyre d'Amphyon, on eût dit que ses meubles venaient les uns après les autres et volontiers se ranger dans le wagon qui les portait à d'autres rives.

Le bon M. Ervéoux, tout triste, malgré son nez retroussé qui lui donnait toujours l'air gai, se multipliait pour être utile à Mlle Thérèse, comme autour de Mme de Sévigné l'excellent homme qu'elle appelait les d'Haqueville, tant il faisait de choses. Mais hélas ! quelle déception ! juste au moment du départ, Mlle Thérèse lui dit avec une agitation nerveuse que les circonstances justifiaient :

« Mon cher monsieur Ervéoux, savez-vous ce qui m'arrive et n'est jamais arrivé à personne ?

-- Rien de nouveau sous le soleil, répondit l'ami avec son grand sérieux, qui impatientait fort sa voisine.

-- Rien de nouveau, excepté cela.

-- Quoi donc ? Comptez du moins sur moi. À quoi puis-je vous être bon ? Mettez-moi, comme on dit, à toute sauce.

-- Il est vrai que vous les rendriez toutes bonnes ; mais vraiment, celle-ci ne vous irait pas.

-- Qui sait ?

-- Impossible.

-- Cela dépasse donc mes moyens ? Alors je m'incline.

-- Ne riez pas ; je ne sais ce que je vais devenir. »

Elle poussa un de ces soupirs longs et bruyants, que ses microscopiques infortunes lui avaient rendus familiers. Le vieil ami soupira comme elle, et s'empressa deux fois davantage. Elle allait et venait d'une pièce à l'autre, bien que toutes fussent vides ; il allait et venait aussi, glanant sur les pas de sa nerveuse amie, mouchoir, sac de voyage, parapluie, trousseau de clefs, tout ce qu'elle laissait échapper de ses mains. Les d'Haqueville ne furent jamais plus occupés.

« Mais enfin ! qu'est-il survenu ? demanda-t-il avec un véritable intérêt, de grâce dites-le moi ? voyons ? qu'y a-t-il ?

-- Ce qu'il y a ? j'en tomberai malade !

-- Mais non, puisque je suis là ! dit le bon voisin avec toute la candeur de l'amitié !

-- Vous avez beau être là, mon cher ami, ma femme de chambre n'y est pas.

-- Comment ?

-- Elle vient de me déclarer qu'elle a trouvé une place qui lui convient, l'impertinente !

-- Quoi ! au moment du départ ? C'est une indignité ! je vous plains ; cependant, croyez-moi, cette fille ne vous étant pas attachée, ainsi que l'événement le prouve, Mme Lescœur vous indiquera facilement une autre fille pour la remplacer.

-- Peut-être ; mais d'ici-là ? ce voyage, cette arrivée, cet emménagement ? croyez-vous donc que tout cela puisse se faire avec ma cuisinière ? une grosse fille qui prend son temps pour se tourner et qui fait tout en mesure ?

-- Patience ! Votre amie vous donnera certainement, par ses gens et par elle-même, un coup de main au débotté.

-- Au débotté ! cela ne suffit pas. J'ai besoin de ma femme de chambre à heure fixe, tous les jours, et vingt fois par jour. Si je ne suis pas servie exactement, je suis malade. Oh ! quelle mauvaise chance me poursuit ! Vous le voyez ? Il faut que cette petite sotte, qui faisait à peu près mon affaire, trouve une place quand je monte en wagon ! Et encore, elle a le front de me dire que c'est une place qui lui convient ! Cela ne me convient pas, à moi !

-- Calmez-vous, chère mademoiselle ; ne vous donnez pas la migraine, je vous en prie. Contentez-vous, pour le présent, de cette grosse fille qui va si bien en mesure ; la mesure, c'est quelque chose.

-- Vous riez ?

-- Non pas ; mais je me figure que, pour l'instant, Florence vous suffira et que, aussitôt arrivée à Tournan, Mme Lescœur vous tirera d'embarras ; attendez d'elle cette marque d'amitié, mais attendez tranquillement.

-- Tranquillement ! Vous ne me connaissez pas ! Cela vous est facile à dire, vous autres hommes, qui ne souffrez pas des vicissitudes du ménage.

-- Voyons ! voyons ! Le ménage d'une personne seule ne peut pas être bien compliqué.

-- Vous croyez cela ? Très compliqué ! Il faut qu'autour de moi tout soit rangé dès le matin ; un grain de poussière m'est odieux, je souffre du moindre retard, j'ai besoin de deux femmes uniquement occupées de me servir, sans compter qu'il m'en faudrait trois pour bien faire.

-- Ah ! je n'aurais jamais pensé que l'existence pût être bouleversée parce qu'on se trouverait pendant quelques jours en dehors de ses habitudes.

-- Vous n'auriez jamais pensé. Vous et moi, cela fait deux.

-- C'est vrai », répondit M. Ervéoux, baissant pavillon, car la voyageuse devenait de plus en plus irritée, à l'idée de n'être suivie et servie que par Florence.

« Je vous avoue qu'il ne me plaît guère d'être flanquée de cette énorme femme, qui n'est bonne qu'à souffler son feu et à manquer ses mirotons.

-- Ah ! elle manque les mirotons ?

-- Toutes les fois qu'elle en trouve l'occasion. C'est une des choses qui me la feraient prendre en grippe. Le miroton, c'est ma marotte !

-- Pauvre demoiselle ! Enfin, que voulez-vous pour le quart d'heure, il n'est pas question de cette innocente marotte. Prenez Florence avec vous en wagon, puisque les circonstances font de ce petit ennui une nécessité.

-- Cela me déplaît.

-- Pour une fois !

-- Une fois, c'est beaucoup.

-- Deux fois seraient pourtant le double.

-- C'est cela ; essayez donc de me faire prendre la chose en riant. Vous n'y parviendrez pas.

-- Je le regrette », répondit le voisin, dont la physionomie, à la fois piquante et placide, indiquait une très grande indépendance des détails de la vie. Il allait peut-être, à ses risques et périls, lancer un mot jovial qui eût achevé de mettre le feu aux étoupes ; mais Mlle Thérèse le laissa seul, par un mouvement subit qui l'entraîna vers la cuisine. Il demeura immobile, au milieu des menus bagages que la voyageuse comptait emporter ; et, n'ayant rien à faire, il se mit à philosopher, comme à son ordinaire, sur l'impressionnabilité de sa regrettée voisine, qui s'en allait à vingt lieues de là, à la poursuite du parfait contentement. »

Au bout de quelques minutes, elle revint, marchant vite, et d'un pas inégal ; les yeux brillants, le visage animé, les lèvres pincées.

« Qu'avez-vous ?

-- Rien.

-- Chère mademoiselle, vous souffrez ?

-- Non.

-- Il vous survient quelque nouvel embarras ? Prenez-moi, du moins, pour confident. S'il est en ma puissance de vous aider, je le ferai si volontiers ! De grâce, qu'avez-vous ?

-- Je n'ai rien. »

Ce mot fut dit d'un ton si tragique, que M. Ervéoux résolut d'aller lui-même à la découverte, entre les frontières de ce royaume dévasté. Il laissa donc à son tour Mlle Thérèse avec ses colis, et la vit s'asseoir, les yeux baissés, sur une caisse, comme pour attendre passivement la fin de sa cruelle destinée.

En chemin, il rencontra la femme de chambre, jeune, alerte et fine, qui s'apprêtait à entrer en place à l'heure même ; cette place qui lui convenait si bien ! Il la regarda d'un air sérieux et avec l'espèce d'autorité que lui donnaient ensemble sa vieillesse et la jeunesse de Mariette.

« Ce que vous faites là n'est pas bien, Mariette. Laisser votre maîtresse dans l'embarras au dernier moment, sans l'avoir prévenue !

-- Sans l'avoir prévenue ? Ah ! par exemple, il ne faut pas me dire ça, monsieur. Toutes les semaines, au moins une fois, depuis que je suis entrée chez mademoiselle, je lui disais que je n'y pouvais plus tenir, et que je cherchais une place. J'en trouve une, je la prends.

-- Heureusement que Florence est là », répondit gravement l'ami de la maison.

Mariette sourit d'un air narquois qui n'était pas de bon augure ; et M. Ervéoux se rendit instinctivement à la cuisine, comme étant, jusqu'à la dernière heure, le domaine de Florence.

Elle était large et point longue ; d'énormes membres, des mains comme des battoirs de blanchisseuse ; un visage absolument rond, soufflé, et inhumainement encadré d'une petite ruche. Quant au mouvement, tout l'air d'une somnambule qui agit à son insu.

M. Ervéoux avait toujours eu envie de rire à la vue de la petite ruche qui entourait cette grosse tête ; mais en ce moment, il était vraiment inquiet de Mlle Thérèse.

« Florence, demanda-t-il, d'un ton fait pour inspirer la confiance, savez-vous ce qu'a Mlle Delorme ? Elle paraît fort souffrante. Que lui est-il arrivé ? Vous devez avoir remarqué son air profondément abattu ? Qu'a-t-elle ? »

La grosse Florence se retourna brusquement, comme un chat à qui l'on vient de marcher sur la queue.

« Ce qu'elle a ? Il faut le lui demander plutôt qu'à moi.

-- On pourrait peut-être lui faire respirer quelque chose ?

-- Respirer quoi ? Il n'y a plus ici que de la poussière ; j'en ai assez avalé depuis huit jours. »

M. Ervéoux vit qu'il avait affaire à forte partie, et qu'on ne pouvait raisonnablement lutter contre une si grosse puissance de si mauvaise humeur.

« Eh bien, Florence, dit-il avec bonté, je suis réellement inquiet de ce voyage, bien qu'il soit court. Vous allez monter en première, auprès de mademoiselle ; je vous la recommande, car elle a vraiment besoin de quelques attentions.

-- Moi, monter en chemin de fer avec mademoiselle ? Plus souvent ! Moi, je quitterais ma ville natale pour aller me faire du mauvais sang là-bas ? n'y a pas de danger !

-- Eh quoi, Florence, auriez-vous cherché une place, comme l'a fait Mariette ?

-- Cherché et trouvé ; j'y entre dans une heure.

-- Est-ce possible ! Ah ! Florence, je n'aurais jamais cru cela de vous ! Faire un si mauvais coup, à la sourdine !

-- Point de sourdine du tout. J'ai dit à mademoiselle que je ne la suivrais pas. Elle n'a pas voulu me croire ; ce n'est pas de ma faute.

-- Mlle Delorme est pourtant bien bonne !

-- Très bonne dans le fond, monsieur ; mais pour nous autres, le fond ne se voit pas ; il y a trop de manies par-dessus. La vie est dure, allez ! Et puisqu'il faut manger le pain des autres, on peut du moins choisir son boulanger.

-- Vous vous trouviez donc bien malheureuse, au service de Mlle Delorme ?

-- Monsieur, telle que vous me voyez, j'en ai maigri ! »

À ce trait, résumant toutes les récriminations imaginables, M. Ervéoux comprit que toute tentative serait vaine, et se retira, de l'air digne et impassible que tout vaincu tâche de prendre en face du vainqueur.

L'ami avait un cœur si compatissant, en dépit de son humeur enjouée, qu'il revint auprès de Mlle Thérèse, tout attendri, et lui dit, de ce ton ferme qui n'admet aucune réplique :

« Je vais aussi à Tournan, nous voyagerons ensemble.

-- Vous allez à Tournan ?

-- Partons ! Partons ! voici la voiture qui vient nous prendre pour nous mener à la gare.

-- Mais...

-- Point de mais, chère mademoiselle ; les objections nous exposeraient à manquer le train. Donnez-moi la main, et veuillez monter en voiture ; puis, ne vous inquiétez de rien, je me charge de tout.

-- Ah ! que l'amitié est une douce chose ! » pensa Mlle Thérèse ; elle n'eut même pas le temps de le dire, tant son compagnon de voyage la pressait pour faire diversion à ses ennuis. Alors, elle sentit en elle un regret pour cette petite ville qui lui avait été hospitalière pendant trois ans ; elle fut au moment de se demander si elle n'aurait pas mieux fait de pactiser avec l'ennemi ? Mais ayant jeté un dernier regard sur la maison qu'elle avait prise en grippe, sur les servantes revêches, sur la terrible forge, qui jetait dans l'air des flots de fumée noire, elle se dit que, au bout du compte, la vie passée dans de pareilles conditions était une vie insupportable.

On monta en wagon. M. Ervéoux profita d'un tête-à-tête pour achever de rasséréner l'esprit de Mlle Thérèse. Il essaya d'adoucir le coup que lui avaient porté les deux chambrières ; mais il n'en était encore qu'au premier point de son discours que la bouillante Camille se mettait en devoir d'attirer toute l'attention de sa vieille amie par ses imprudences, se penchant en dehors de la portière, regardant à droite, à gauche, pour le plaisir, disait-elle, de voir arriver un train.

« Mais, mon enfant, tu vas te faire broyer la tête !

-- Oh ! non, bonne amie, soyez tranquille ; il n'y a pas de danger !

-- Pas de danger ? Que les enfants sont donc insupportables ! Je te dis, moi, qu'on va te broyer la tête.

-- Je me retirerai à temps ; vous verrez.

-- Crois-tu donc que je veuille en faire l'expérience ? Il faut t'asseoir tout de suite. »

Le lutin à peine assis ne savait plus que devenir.

« Mais tu remues comme un télégraphe. Tiens-toi donc tranquille. »

L'admonition tombait à faux. Camille ne savait pas se tenir tranquille. Elle avait un impérieux besoin d'agiter ses bras et ses jambes au grand ennui de ses voisins. Vainement M. Ervéoux lui conseillait-il de regarder le paysage, d'en admirer les lointains ; l'enfant n'était pas encore sensible aux beautés de la nature, et pour être vrai, le parcours n'en offrait guère.

« Ma petite, soupirait Mlle Thérèse, tu me fatigues extrêmement, tu vas achever de me rendre malade. »

Ces paroles, souvent répétées, avaient pour effet immédiat l'immobilité pendant cinq minutes, juste assez pour que la pauvre voyageuse respirât ; mais bientôt la nature reprenait le dessus et le lutin gigotait sur place, ou s'élançait à la portière. Enfin après une demi-heure de cet exercice, Camille, fort heureusement, se sentit bercée par le mouvement du wagon et entra, à la satisfaction de ses deux compagnons de route, dans un profond sommeil.

Délivrée de ses appréhensions, Mlle Delorme reprit ses doléances et M. Ervéoux son discours.

« Comment avez-vous pu compter sur le dévouement de ces deux femmes ?

-- Je les payais si bien ! Il me semble que c'est l'essentiel ?

-- Oui, quand on meurt de faim ; mais ces filles ont des parents ; elles ne sont pas sans ressource, et peuvent, jusqu'à un certain point, choisir une position.

-- La position était excellente ! Me quitter toutes deux à la fois, et sans rien dire !

-- Ne vous avaient-elles pas prévenue ?

-- Elles me prévenaient sans cesse, mais je fais si peu d'attention aux paroles que disent toutes ces filles-là ! Je vois maintenant combien je me suis trompée sur leur compte. Je suis surtout étonnée du procédé de Florence ; car elle était bonne fille, abstraction faite de ses mirotons.

-- Permettez-moi de vous le dire, ma pauvre amie, l'argent, c'est beaucoup, mais ce n'est pas tout. Vous payez largement parce que vous êtes généreuse ; mais peut-être faudrait-il adoucir un peu les angles ?

-- Toujours vos figures de rhétorique ! Celle-ci, par métaphore et par euphémisme, équivaut à : « Vous avez un caractère détestable, et personne ne peut vivre avec vous. » Convenez que c'est cela ?

-- Je n'en conviens pas.

-- Eh bien, j'en conviens, moi. Tenez, mon cher ami, il faut vous l'avouer, car une bonté comme la vôtre mérite toute confiance, ma plus grande difficulté en ce monde, c'est encore de me supporter moi-même. Tout me taquine, tout m'inquiète, tout me porte sur les nerfs.

-- Du calme, beaucoup de résignation, et un peu de philosophie, voilà, avec le tilleul et la fleur d'oranger, ce qui vous aidera à subir les contretemps sans prendre la fièvre.

-- Passe encore pour vos tisanes ; mais comment voulez-vous que je me réforme, à mon âge, au point de devenir calme, résignée, philosophe ? Peut-on changer sa nature ?

-- Non, mais on peut la modifier beaucoup. »

Une dame, qui monta à la première station, interrompit le dialogue, et l'on fit comme si l'on n'avait plus rien à se dire. Alors, Mlle Thérèse eut la liberté de s'appesantir sur sa situation et de se demander ce qu'on pouvait faire en une semblable extrémité. Son compagnon de voyage, enfoncé dans un journal, ne lui adressait plus la parole ; elle se mit donc à broyer du noir tout à son aise. Cependant, comme un coin bleu du ciel rassure le batelier inquiet, ainsi la secourable amitié de M. Ervéoux planait au-dessus de toutes les déceptions, et Mlle Thérèse, qui venait de passer deux nuits sans fermer les yeux, vu les embarras exagérés de son déménagement, finit par tomber comme Camille dans un engourdissement salutaire qui, diminuant de moitié ses sensations, la reposa.

À la gare de Tournan, on trouva Mme Lescœur, les bras ouverts pour recevoir l'amie de toute sa famille.

« Que vous avez donc bien fait de venir, ma bonne Thérèse ! On est si bien à Tournan !

-- Ma chère Émilie, je vous arrive à moitié morte ! »

Mme Lescœur, avant de questionner, fut prise d'une compassion véritable, car elle considérait Mlle Delorme comme une malade, dont il ne fallait toucher qu'avec précaution les membres endoloris.

« Bonne amie, nous vous soignerons, et nous vous guérirons. Ne vous tourmentez de rien. Ma maison est la vôtre, jusqu'à ce que vous puissiez vous installer commodément chez vous, et votre petite Camille est aussi la bien venue.

-- Ne vous l'avais-je pas dit chère Mademoiselle ? L'amitié vous attend ; donc, vous n'avez pas à vous inquiéter outre mesure des difficultés de l'heure présente. »

À ces paroles, Mme Lescœur leva les yeux sur le voyageur, et comprit seulement alors qu'il accompagnait Mlle Thérèse. On échangea un salut, et les deux dames montèrent en voiture pour se rendre sous le toit des Lescœur ; M. Ervéoux se chargeait de tous les petits embarras du moment, secondé habilement par le domestique de Mme Lescœur.

« Qu'y a-t-il donc, ma pauvre Thérèse ? Je vous trouve inquiète, agitée, malheureuse ?

-- Ma chère, je suis dans un état ! Ma femme de chambre m'a plantée là !

-- Ah ? c'est affreux !

-- Et ma cuisinière en a fait autant.

-- Double embarras ! Cette cuisinière, si j'ai bonne mémoire, vous convenait à peu près ?

-- Oui, sous certains points de vue, et à part ses mirotons, qu'elle ne faisait jamais assez cuire !

-- Ne pensez plus qu'aux mirotons mal cuits, et ne regrettez pas cette femme puisqu'elle ne vous a montré aucun attachement. J'ai votre affaire : la sœur de mon domestique ; une femme qui nous est parfaitement connue, puisque Marcel est avec nous depuis vingt ans ; cela doit vous donner confiance ?

-- Fait-elle bien les mirotons ?

-- Je pense que oui ; je l'espère, du moins ; mais, vous savez, ma chère, si l'ensemble vous convenait, il faudrait glisser sur les détails.

-- Glisser ? Je ne glisse sur rien, Émilie.

-- Vous en trouvez-vous mieux servie ? Parlez franchement.

-- Je ne peux pas l'être plus mal ; mais ma nature est ainsi ; je suis minutieuse, exacte jusqu'à l'exagération ; que voulez-vous ? Il me faut harceler, du matin au soir, ces ennuyeuses filles pour tâcher d'en tirer quelque chose. »

On n'eut que le temps de dire le plus pressé, et l'on se trouva devant la porte de Mme Lescœur. Le mari, les enfants, tous étaient là pour souhaiter la bienvenue à la voyageuse, et lui offrir l'hospitalité, avec cette bonhomie et cette grâce qui en doublent le charme.

Néanmoins, Mlle Thérèse ne se dissimulait pas qu'elle avait à Tournan un antagoniste déjà ancien, et dont l'opposition persistante lui avait été un supplice chaque fois que les circonstances avaient mis les champions en présence. Cet antagoniste était M. Lescœur lui-même, excellent au fond, mais caustique et porté à plaisanter de tout, y compris les mésaventures de Mlle Thérèse. M. Ervéoux se bornait à égayer autant que possible sa chère voisine ; mais M. Lescœur riait à l'occasion, et sans se gêner, des doléances dont le thème ne lui paraissait pas sérieux. L'amie d'Émilie arrivait bien décidée à ne pas se laisser marcher sur le pied ; mais comment lutter contre les rieurs ?

Lorsque, assise avec la famille Lescœur devant une table couverte de rafraîchissements, l'infortunée victime du sort essaya de faire passer en ses hôtes aimables une partie de ses émotions, elle trouva dans Mme Lescœur, toujours si douce, une entière sympathie ; mais son mari, de l'air le plus jovial, remit à leur véritable place ce qu'on voulait considérer comme des malheurs, et fut impitoyable, affirmant que le pire serait de se rendre malade pour des tracas de ménage.

« Mais mon cher Lescœur, vous ne connaissez pas mon tempérament.

-- Je vous demande pardon ; votre tempérament, c'est de regarder tous les petits événements de la vie au microscope.

-- Au microscope ?

-- Oui ; de cette façon, les contrariétés deviennent des peines.

-- Ah ! si vous saviez les effets désastreux que produisent sur moi ce que vous appelez des contrariétés !

-- Je le comprends. Il m'est arrivé de regarder au microscope un de ces petits importuns qu'on appelle des cousins ; il m'a presque fait peur !

-- Plaisantez tant que vous voudrez ; ma sensibilité nerveuse est inouïe ! Cette malheureuse forge m'a rendue plus impressionnable que jamais. Jugez de ce que j'éprouve aujourd'hui !

-- N'éprouvez rien, croyez-moi.

-- Est-on libre de sentir ou de ne pas sentir ?

-- On est libre de ne pas s'inquiéter outre mesure, de milles choses qui, franchement, n'en valent pas la peine ; et surtout, quand on a des amis à Tournan.

-- Tenez, vous avez peut-être raison, mais Florence et Mariette m'ont tuée ; je suis morte, tout à fait morte.

-- Bonne occasion pour les oublier.

-- Je ne puis oublier ; j'ai la tête pleine de leurs impertinences, et des tracas de ces derniers jours ! Ce déménagement, ce départ, ces émotions, ces fatigues, ces déceptions !

-- Eh bien, voilà des matériaux en abondance ; profitez-en pour écrire vos mémoires.

-- Si je les écrivais, vous seriez bien étonné !

-- Cette lecture me passionnerait !

-- Ne vous moquez point, je les écrirai quelque jour.

-- Vous me ferez l'honneur de la dédicace ?

-- Oui, comme au plus barbare ! Ainsi, vous ne me plaignez pas ?

-- De quoi voulez-vous que je vous plaigne ? D'errer de ville en ville, pour échapper aux moindres gênes ? D'avoir perdu deux servantes qui ne vous convenaient guère ?

-- Tenez, vous êtes un méchant !

-- Je le crois puisque vous le dites ; mais ma femme est si bonne ! Reposez-vous sur elle, et tout s'arrangera par ses soins, sans vous donner la peine d'être tout à fait morte, comme vous nous l'affirmiez fort agréablement tout à l'heure. »

Émilie, toujours douce et tranquille, prit la défense de Mlle Thérèse, et M. Lescœur se laissa réduire au silence jusqu'à ce que M. Ervéoux fût revenu de la gare. Alors les deux messieurs causèrent ensemble en se promenant, et il est à croire qu'ils s'entendirent à merveille sur les proportions qu'on doit donner aux embarras matériels de ce monde.

« Chère amie, dit Mme Lescœur, si vous êtes un peu reposée, voulez-vous que nous allions voir votre maison ?

-- Volontiers. Vous l'avez choisie ayant la façade au midi, n'est-ce pas, ainsi que je vous en avais priée ?

-- Ma bonne Thérèse, j'ai dû la choisir entre deux seulement. L'une était au nord, et l'autre au couchant ; celle-ci est la vôtre.

-- La façade au couchant ? Ma chère, c'est une exposition détestable !... Enfin, puisqu'il y avait si peu de choix, je n'ai rien à dire.

-- Vous verrez, chère Thérèse, que tous les points cardinaux ont leurs avantages et leurs inconvénients ; il faut n'y pas faire trop attention, croyez-moi ; c'est ma méthode, et je m'en trouve bien.

-- Ah ! Émilie, nous avons deux natures si différentes, deux caractères si opposés ! »

On partit tous ensemble pour aller visiter la maison de Mlle Thérèse, maison située à deux cents pas de celle des Lescœur. Le front de la voyageuse, dès longtemps plissé par de profondes rides, attestait ses appréhensions.

On entra dans la demeure spacieuse et commode où devait vivre Mlle Delorme. Grand salon, avec porte-fenêtre ouvrant sur un gai parterre ; salle à manger pleine de soleil ; trois chambres au premier, armoires, débarras, cuisine bien éclairée ; le tout en bon état et disposé de manière à rendre la vie facile.

Quand on eut visité de la cave au grenier, on se trouva tous réunis au jardin, entre de frais gazons et des massifs de fleurs. Ce fut le moment où la figure de Mlle Thérèse, déjà si longue, prit ce caractère tragique qui lui était, hélas ! devenu familier.

Devant cet air de circonstance, M. Lescœur eut envie de rire, comme à son ordinaire.

« Eh bien, chère demoiselle, demanda-t-il ; de ce ton goguenard qui était antipathique à son interlocutrice, voici la maison, telle qu'elle est ; rien de mieux à Tournan. Voyons maintenant les mais ; ils sont fort nombreux sur la calotte sphérique de notre obscure planète.

-- Vous parlez toujours avec ironie, mon cher Lescœur, et comme si la vie était chose amusante ; c'est pourquoi je ne vous répondrai qu'en termes généraux.

« Avant tout je suis très reconnaissante des soins de mes amis, bien persuadée qu'ils ont tout fait pour le mieux. Cela posé, je dois vous avouer que cette habitation ne répond pas à l'idée que je m'en étais faite.

-- Vous poursuivez l'idéal.

-- L'idéal ! Toujours des plaisanteries ! Je ne poursuis nullement l'idéal ; j'entends passer ma vie commodément, sans gêne, sans bruit, sans fumée noire, sans voisins ennuyeux, sans tracas, et voilà tout.

-- Excusez du peu.

-- Il me paraît excessivement difficile, pour ne pas dire impossible, de s'installer convenablement dans cette maison.

-- Est-ce à cause du couchant ? Prenez garde ! Ne vous brouillez pas avec le soleil !

-- Non, monsieur ; ce n'est pas seulement à cause du couchant, c'est à cause de mille détails que je prévois, et dont je vous fais grâce ! car ce serait très probablement matière à de nouvelles plaisanteries. »

Ceci fut dit d'un ton si sérieux et si triste que le bon M. Ervéoux jeta un regard suppliant à M. Lescœur, comme pour lui demander grâce. L'un était compatissant, malgré sa physionomie gaie et ouverte ; l'autre, ami de vieille date, se moquait incessamment de la façon avec laquelle Mlle Delorme faiblissait sous les petites misères de la vie. Tous deux, au fond, voulaient lui faire du bien ; mais chacun s'y prenait à sa manière.

Le bon M. Ervéoux qui devait le soir même retourner chez lui, n'eut pas la consolation de laisser la voyageuse se reposer sur l'amitié des Lescœur, et il s'en alla tout affligé, redoutant pour elle de nouvelles déceptions. Tout cela finira par Paris, se dit-il.

Avant de se séparer, on passa deux heures ensemble, à esquisser la nouvelle existence de Mlle Thérèse. Elle écoutait impatiemment ; elle avait cet air affairé, préoccupé, qui lui donnait dix ans de plus et témoignait de ses inutiles tourments. La bonne Émilie fit tout ce qu'elle put, et répéta qu'elle mettait sa maison et ses gens à la disposition de son amie. Elle aplanissait toute difficulté ; un esprit moins inquiet, moins minutieux eût certainement recouvré le repos ; il n'y en avait point pour Mlle Thérèse. Il lui fallait un si prodigieux concours de circonstances pour être heureuse, qu'elle se sentait malheureuse partout.

Un mois plus tard, Mme Castelnau recevait à Paris une lettre de Mlle Delorme.

« Ma chère Adrienne,

« Je suis la plus infortunée des mortelles. Je suis presque tentée de croire à la fatalité. Quelquefois je pense, comme les bonnes gens des campagnes, qu'on m'a jeté un sort. Rien ne me réussit. Mme Lescœur est une amie fort dévouée ; son mari lui-même, bien que d'humeur taquine, ce que je ne lui pardonne pas, est aux petits soins pour moi ; nous sommes tout près voisins. Ils m'ont aidée dans mes embarras d'arrivée, avec une amabilité dont je ne saurais trop leur être redevable ; ils m'ont loué une maison, réputée convenable et commode ; ils m'ont trouvé deux femmes de service, qui sont probes et polies ; ils m'ont donné des relations excellentes. Mais à toi le fond du cœur. Je ne me plairai jamais à Tournan, ni dans cette maison, dont la façade est sottement située au couchant, de manière à faire de ma chambre à coucher un four de campagne, où je cuis la nuit entière !

« Je ne puis te raconter mes ennuis ; ce serait trop long ; sache bien que certaines questions de détails me causent assez de malaises d'esprit et de lassitudes physiques pour voiler à mes yeux ce qui, d'autre part, pourrait peut-être, jusqu'à un certain point, me satisfaire.

« Je te le confie, c'est ici ma dernière étape. Je suis bien décidée à aller achever ma pénible existence à Paris, si je ne puis vivre à mon aise à Tournan. Du moins, à Paris, tu me l'as dit cent fois, on vit comme on veut ; c'est mon rêve.

« Plains moi ; tout m'est douleur, inquiétude et tracas. Il m'arrive journellement des choses insupportables, que d'autres supporteraient peut-être, mais qui me font pâlir, maigrir, dessécher ! que veux-tu ? c'est mon tempérament ; les contrariétés me tuent !

« La maison que j'habite et qui ne me va point, est louée pour un an. Je patienterai jusqu'au bout, si ma santé me le permet ; et puis, j'irai me mettre sous ton égide, toi l'amie d'enfance, toi, plus indulgente encore à ma faiblesse que toutes les autres amies.

« THÉRÈSE. »

« P. S. Notre lutin t'écrit elle-même ; c'est pourquoi je ne te parle pas de sa santé qui, du reste, s'améliore sensiblement. »

Ce post-scriptum discret se taisait sur toutes les tribulations nouvelles qu'attirait à la pauvre Mlle Thérèse la présence du cher lutin. Le changement de résidence avait été pour la petite fille un vrai coup de fortune. La maison louée par Mme Lescœur était spacieuse ; on pouvait s'ébattre à son aise dans la cour et dans le jardin ; c'était tout ce qu'il fallait et assurément les points cardinaux inquiétaient fort peu Camille. Donc, elle s'ingéniait à trouver de nouveaux sujets de remuer ; Mlle Thérèse ne vivait plus. Pas un moment de repos : pas même le temps de s'appesantir sur elle-même et de se trouver la plus infortunée des créatures. Elle jetait ses plaintes aux échos de Tournan mais pas assez haut pour qu'ils revinssent à M. Lescœur. On l'entendait murmurer à voix basse et d'un ton tragique.

« Ce lutin abrégera mes jours ! Et pourtant, j'aime tant sa mère ! Et je suis si contente de faire du bien à cette petite ! Ah ! que les enfants sont insupportables ! »

III -- À Tournan.

Camille ne s'était jamais tant amusée ; elle trouvait tout à son goût, et animait la maison de Mlle Thérèse par un entrain à nul autre pareil. Son domicile était le jardin ; elle y passait de longues et bonnes heures à jouer toute seule, faisant autant de bruit que cinq ensemble.

« Tu ne pourrais donc pas t'amuser sans crier ? disait d'un ton lamentable la pauvre Mlle Thérèse.

-- Bonne amie, c'est impossible, parce que, voyez-vous, je joue au cheval échappé. Alors, je suis obligée de galoper, puisque j'ai pris le mors aux dents, et de crier après moi pour m'arrêter, puisqu'il n'y a que moi pour faire la foule qui a peur, qui s'élance, qui finit par barrer le passage.

-- Quelle imagination ! tu représentes, à toi seule, tout le quartier ?

-- Certainement. Ah ! c'est un jeu charmant !

-- Qui me casse la tête ; mais enfin, puisque cela fait ton bonheur, continue, mon enfant. »

Ainsi disait l'hôte, par bonté, par amitié pour Mme Castelnau et pour Camille ; mais au fond, de quelle impatience n'était-elle point saisie, quand le cheval échappé, bravant tout obstacle, jetait la terreur dans l'assistance, et qu'il fallait entendre les pleurs des enfants, les cris des nourrices ! Ah ! quel terrible jeu !

Une chose étonnait singulièrement Camille, c'était que l'on pût ne pas se trouver bien à Tournan ; et pourtant il lui fallait entendre les continuels gémissements de Mlle Thérèse, qui ne parlait que des inconvénients de sa nouvelle résidence et de tout ce qui lui manquait, sans jamais s'occuper d'analyser tout ce qui s'y trouvait de bon et d'agréable. C'est le propre des caractères mal faits.

Cependant, elle avait promis de rester une année entière à Tournan, et elle se l'était promis à elle-même. Malgré cette double promesse, la pauvre locataire aux abois se plaignait à Mme Lescœur de ses profonds ennuis, s'attendrissant sur sa propre personne, avec cette espèce de bonne foi qui la rendait excusable aux yeux de ses bons et anciens amis.

« Émilie, disait-elle, que feriez-vous à ma place ? Essayerez-vous de lutter, de ramer contre le flot ? Dites franchement. Ne voyez-vous pas que Tournan ne répond pas à mes besoins ? Que ma maison, mon jardin, mon jardinier, mes domestiques, tout enfin laisse à désirer ?

-- Nul doute, ma bonne Thérèse ; mais croyez-vous donc que j'aie tout à souhaits, moi qui me trouve relativement heureuse ? Il faut pourtant tâcher de se plier aux circonstances. Plus on s'agite, et plus on souffre.

-- De grâce, point de philosophie, je vous en conjure ! M. Ervéoux s'est chargé, une fois pour toutes, de m'adresser de vive voix, et maintenant par la poste, ces précieuses tirades qui n'ont, je vous l'assure, aucun pouvoir sur mon esprit. Il s'en acquitte à merveille ; mais je ne fais nul progrès, en dépit de mon honorable professeur, et de votre cher mari, qui se moque de moi toutes les fois qu'il y pense.

-- Chère amie, ne prenez pas pour moqueries les tendances rieuses d'un esprit légèrement taquin.

-- Légèrement ? J'aime qu'on appelle les choses par leur nom, m'appuyant sur Boileau ; votre mari se moque de moi d'un bout à l'autre, et je ne lui donne pas précisément tort ; mais on ne se change pas ; il faut me prendre comme je suis.

-- Nous vous prenons comme vous êtes, ma bonne Thérèse ; nous vous aimons, nous voudrions vous voir moins tracassée.

-- Ah ! je le suis plus que jamais ! Enfin, je vous le demande, supporteriez-vous ce que je supporte, tout en me plaignant ? Cette maison au couchant...

-- Toujours ce malheureux couchant !

-- Et sans doute. C'est une exposition qui me fatigue au dernier point.

-- Ma bonne amie, le couchant vous fatigue en été ; le nord vous fatiguerait en hiver. Ne pouvant pas retourner la maison, ne vaudrait-il pas mieux patienter ?

-- Patienter ? C'est en patientant qu'on arrive à l'état nerveux dans lequel vous me voyez. Vous pouvez en juger par mon teint livide et ma maigreur ? Les tracas me tuent ! Vous m'avez donné une petite femme de chambre fort douce, bonne travailleuse, mais trop jeune, c'est presque une enfant !

-- Vous pourrez la former à votre service et, je l'espère, elle s'attachera à vous.

-- Vous croyez ? Vous m'avez aussi donné une cuisinière qui a, j'en conviens, des qualités essentielles : probité, économie, talent suffisant ; mais si je vous faisais descendre aux détails, que de négligences dans son service !

-- Comme la mienne.

-- Que d'inexactitudes ! que d'oublis ! c'est à l'infini ! Et puis enfin, il y a une chose, capitale, à mon point de vue, que je ne puis obtenir.

-- Quoi ? Ursule faiblirait en un point capital ?

-- Oui ?

-- Serait-elle devenue insolente ?

-- Non.

-- Ne trouveriez-vous pas en elle toute la soumission désirable ?

-- Ce n'est pas cela.

-- Mais qu'est-ce donc ?

-- Parions que je le sais, s'écria gaiement M. Lescœur, qui entra tout à coup, elle manque ses mirotons.

-- Précisément. Vous trouvez sans doute que c'est moi qui ai tort de m'arrêter à une vétille ?

-- Point du tout. Étant donné que le miroton entre comme élément constitutif dans votre organisation, vous avez le droit de déplorer, de soupirer, et même de dépérir.

-- Mauvais plaisant ! Vous ne me plaindrez donc jamais ?

-- Je vous plaindrai quand vous m'aurez prouvé que vous êtes malheureuse.

-- Mais je le suis.

-- Ah ! Distinguons.

-- Il n'y a pas à distinguer. J'ai ce qu'on appelle vulgairement du guignon ; ce guignon me poursuit à Tournan. Cette petite ville, qui fait votre bonheur, ne fait pas le mien.

-- Pauvre Tournan !

-- Pauvre Thérèse ! soupira Émilie.

-- Oui, vous avez raison, ma chère ; pauvre Thérèse ! D'abord, ma maison dans son ensemble ne me plaît qu'à moitié.

-- Eh bien, votre maison a été convoitée par deux familles ; et, sans la promptitude d'Émilie, elle nous échappait.

-- Cela m'étonne, car elle est pleine d'inconvénients. L'escalier est beaucoup trop raide.

-- On prend la rampe et l'on descend lentement.

-- Ma cave est petite ; mon bûcher est obscur ; ma cuisine, trop près du salon ; mon salon, mal éclairé ; ma salle à manger, humide : ma chambre mal parquetée ; mon poulailler, mal construit ; et mon jardin finit en pointe, ce à quoi je ne pourrai jamais m'accoutumer !

-- Pourquoi donc ? C'est très original, un jardin qui finit en pointe ! Le remède à ces maux, ce serait d'acheter un terrain et d'y faire bâtir une maison, dont vous donniez vous-même les proportions.

-- Y pensez-vous ? Me lier les mains ? Mais si je me fixais définitivement dans un lieu quelconque, il me prendrait bientôt un désir fou de m'enfuir, pour échapper aux ennuis qui ne manqueraient pas de m'assiéger.

-- Une femme impossible ! Pas moyen d'être quelque chose ; ni locataire, ni propriétaire. »

M. Lescœur en aurait dit bien plus long, car le sujet l'amusait ; mais un pauvre homme vint demander l'aumône. Mlle Thérèse avait le cœur bon, et ne pouvait regarder souffrir un malheureux qui s'offrait à sa vue ; toutefois, il fallait que ces rencontres fussent, ou parussent être, des effets du hasard, car elle ne se mettait pas en peine d'aller au-devant. Elle eût craint de nuire à son propre repos en s'occupant avec suite du malheur des autres. Sa nature, prompte à gémir sur elle-même, la portait à ignorer volontairement les douleurs de ce monde, et en y échappant le plus possible, elle faisait ce que Mme de Staël appelait, en se moquant, des économies d'âme.

Cependant, comme ce pauvre homme se présentait dans un état à fendre le cœur, Mlle Thérèse se sentit émue de pitié. Elle envoya Camille dire à Ursule de lui faire manger une bonne soupe ; de lui donner de la viande, du vin, et de mettre, dans son vieux sac de toile, quelques provisions et des restes de pain.

Le bonhomme mangea de tout son cœur, but de même, dit merci et s'en alla, en marchant très vite, comme réconforté par ce bon repas.

Une demi-heure après, Camille, fort troublée, vint dire que le mendiant était tout simplement un voleur. Pendant qu'Ursule lui mettait des provisions dans son sac, il avait empoché son couteau qu'elle lui avait prêté ; un bon couteau, avec tire-bouchon, acheté à la fête du pays, et payé deux francs cinquante. De plus, en s'en allant, il avait trouvé ouvert le tiroir du buffet, et avait volé une petite cuillère d'argent.

« Comment ! j'ai hébergé un vaurien, un brigand ? s'écria Mlle Thérèse.

-- Hélas oui ! dit Camille.

-- Mes amis, j'ai du malheur ; en conviendrez-vous ? je ne puis même faire l'aumône sans me trouver en face d'un voleur.

-- C'est révoltant, dit Mme Lescœur, et je comprends votre indignation. L'action de cet homme est, à la fois, une bassesse et une ingratitude.

-- Faut-il qu'on se soit aperçu si tard de ce double larcin ! dit M. Lescœur ; j'aurais couru après ce misérable ; mais il a eu soin de monter sur l'impériale de l'omnibus qui passait, et il est je ne sais où.

-- Que voulez-vous ! mon cher ami, je suis faite pour les mésaventures. Tout tourne contre moi, tout absolument !

-- Hélas ! qui donc n'a pas été trompé, volé, au moins une fois dans sa vie ? Ne pouvant y porter remède, il faut tâcher de s'en distraire, et redoubler de prudence.

-- Vous pourriez vous en distraire ; mais moi, je ne le pourrai pas. En voilà pour des mois ! J'aurai toujours ce coquin devant mes yeux.

-- Tant pis ! car il n'a vraiment pas une jolie figure.

-- C'est cela ; essayez encore de me faire rire. Un bandit qui entre dans ma maison, pour achever de me la faire prendre en grippe ! Un monstre que j'installe commodément dans ma cuisine ! Ce sont de ces choses qui n'arrivent qu'à moi.

-- Voyons, chère mademoiselle ; au fond, la perte n'est pas considérable.

-- Matériellement, non ; mais cela ne m'en fait pas moins un mal affreux ! Le couteau d'Ursule, je le remplacerai dès demain ; quant à la petite cuillère, je ne l'oublierai de ma vie !

-- Pensez donc de préférence aux onze autres.

-- Point du tout. C'est la douzième qu'il me fallait ! Je suis furieuse d'avoir été jouée par ce misérable. Il va me faire passer encore une nuit blanche !

-- Quoi ! vous prendrez la peine de ne pas dormir, à cause de cette mystification ?

-- Mais certainement. Je suis ainsi faite ; je ne dors, ni ne mange, quand je reçois une impression pénible. »

On fit de la morale tant et plus, sans parvenir à calmer l'esprit de la pauvre Mlle Thérèse. Pendant ces discours inutiles, une odeur de suie se répandait dans la cour et dans le jardin, pénétrant même dans la maison par les fenêtres entrouvertes. La victime du sort se sentit menacée, et fit part à ses amis de ses craintes. On se lève, on s'informe.

Camille va d'elle-même à la découverte ; elle court, elle galope, comme un vrai petit cheval, échappé pour de bon. Enfin elle revient tout émue, et criant :

« Le feu est à la maison ! »

« Le feu est à la maison ! » s'écria la pauvre demoiselle d'une voix étranglée, qui témoignait d'une terreur sans pareille ; et elle se mit à courir à droite, à gauche, sans raison, sans but, ne sachant plus ce qu'elle faisait.

-- Allons ! ne vous agitez pas tant, disait paisiblement M. Lescœur ; ce n'est rien.

-- Comment ! ce n'est rien !

-- Mais non. Un feu de cheminée dans une maison d'un étage s'éteint facilement.

-- Au feu ! au feu ! au secours ! »

Elle poussait de tels cris que l'on accourut en foule ; et bientôt, la nouvelle volant de bouche en bouche, on crut à un grand incendie, dont chacun d'ailleurs cherchait inutilement à constater les progrès et les désastres.

Ce qui désespérait particulièrement Mlle Thérèse, c'était la pétulance de Camille. Le lutin s'amusait visiblement au milieu de tout ce vacarme. On ne pouvait circuler, en n'importe quel sens, qu'elle ne se trouvât sur le passage avec son petit minois éveillé et sa bouche souriante, car, au fond, elle voyait bien qu'il n'y avait pas là de quoi s'effrayer, et c'était précisément ce qui impatientait sa vieille amie épouvantée.

Il va sans dire que la cheminée de la cuisine ayant été bouchée et quelques seaux d'eau jetés d'en haut, tout rentra dans le calme, excepté la maîtresse de la maison, qui, presque évanouie, murmurait d'un ton plaintif : « Les voleurs ! le feu ! tout à la fois ! Tournan me porte malheur !

-- Voyons, Thérèse, respirez ce vinaigre anglais, disait Émilie le plus doucement possible, et tranquillisez-vous. Tout est fini ; le feu est éteint, les dégâts sont insignifiants ; il n'y a pas là de quoi nuire à votre repos. »

Elle parlait à demi-voix ; mais M. Lescœur, tout en faisant les cent pas dans le salon, ne pouvait s'empêcher de lancer quelques interjections caustiques, et il fallait le regard de sa femme pour l'empêcher de passer des interjections à de piquants discours. C'était à grand-peine qu'il se contentait de dire, en termes généraux, qu'un feu si promptement éteint, et sans aucune conséquence grave, n'était qu'un incident vulgaire et journalier.

Mlle Thérèse ne profita pas moins de la circonstance pour écrire à son amie de Paris une lettre de huit pages, en un style oriental, contenant le récit détaillé de toutes les misères et de toutes les péripéties auxquelles sont vouées les habitants de Tournan. Elle terminait ainsi :

« Dois-je attendre la fin de cette année d'épreuve, ou dois-je quitter brusquement ce malheureux pays, où je ne trouve, à part l'amitié des Lescœur, que déceptions de tous genres ? n'achèverai-je pas de perdre le peu de santé qui me reste, si je lutte trop longtemps contre un ensemble qui m'est antipathique ? D'une part, je suis minée par les contrariétés ; de l'autre, surexcitée par les événements qui se précipitent. Ce qui m'ennuie par-dessus tout, c'est la gaieté intempestive de M. Lescœur ; c'est un homme insupportable, qui n'a pas encore trouvé l'occasion de s'apitoyer sur moi. Il rit sans façon de mes plaintes, et se contente de me dire d'un ton facétieux : « Encore un chapitre à ajouter à vos mémoires. » Ah ! mes mémoires, si je les écrivais, ils n'intéresseraient que toi ! Va ! je suis réellement malheureuse, car les contrariétés agissent sur toute ma personne, et me font mener une vie misérable. Je ne jouis de rien, je souffre de tout ; je t'assure que c'est mourir à petit feu. »

On donnait ensuite des nouvelles du gentil lutin, mais en modérant les expressions, et se taisant sur les griefs principaux. La petite fille contribuait pour une bonne part à fatiguer outre mesure la pauvre Mlle Delorme, mille fois trop bonne pour en convenir avec son amie. Elle disait modestement : « Notre lutin se fortifie de jour en jour, car ses nuits sont calmes et ses journées ne le sont pas. » Mme Castelnau ne devait pas juger, par ces lignes discrètes, des sombres désespoirs et des fureurs rentrées qui compliquaient l'existence de son amie depuis l'apparition de Camille.

L'amie intime répondait avec sa bonté ordinaire, et toute la tendresse possible. Elle engageait à ne rien brusquer, à terminer paisiblement son année de location, à ne venir qu'un peu plus tard à Paris, d'autant plus qu'elle, Mme Castelnau, irait avec sa fille aînée passer l'hiver à Menton, pour accompagner une tante malade.

Peut-être Mlle Thérèse eut-elle un moment le désir de se rendre à d'aussi bonnes raisons ; mais son esprit, indisposé contre Tournan, par le couchant, le voleur, le feu et le jardin en pointe, le fut encore bien davantage par une légère épidémie qui parcourut la ville. C'était fort peu de chose ; quelques jours au lit, un peu d'ennui et beaucoup de tisane, voilà tout. Camille, tout en riant et folâtrant, trouva moyen d'y échapper et se montra encore plus gaie et plus remuante que de coutume ; mais Mlle Thérèse eut de cette épidémie une frayeur soudaine, qui la lui donna sur-le-champ ; et une fois prise de cette fièvre bénigne, elle se mit en devoir de la rendre maligne. L'agitation de ses pensées agit sur son cerveau, annulant l'effet des bienfaisantes infusions qui suffisaient aux autres, et elle fut, par suite, fort malade.

« Vous voyez, disait-elle à ses amies, ce que produisent en moi les influences de ce maudit couchant ? Les autres passent trois jours au lit, et moi, me relèverai-je jamais ! » Elle se releva, mais Tournan avait encore perdu dans son esprit ; c'était, prétendait-elle, une ville malsaine et dangereuse. La convalescence fut longue ; on l'employa à revenir sur le passé et à redouter l'avenir, ce qui rendit le présent insupportable. M. Lescœur riait toujours, réclamant les mémoires, et surtout l'honneur de la dédicace.

« Eh bien, oui, répondit-elle, je les écrirai, et ce volumineux manuscrit sera daté de Paris.

-- De Paris ? Vous voulez donc nous quitter ? » C'était la seconde fois que l'amitié faisait cette question ; mais le ton en était tout différent. Le bon M. Ervéoux avait eu des larmes dans la voix, tandis que M. Lescœur, bon aussi, avait envie de rire, et prenait parti pour Tournan. Tournan, où il eût été si aisé de couler des jours tranquilles ; Tournan, où Mlle Delorme avait été si bien reçue, à cause des amis qui la présentaient !

« Voyons ? qu'irez-vous faire à Paris ?

-- J'y ferai ce qu'y font les autres. On y vit comme on veut.

-- Je vous en défie ; vous voulez trop de choses à la fois. »

On eut beau se disputer, chacun garda sa façon de penser ; et Mlle Thérèse, lassée de la province et aspirant aux charmes de la Capitale du monde, se promit de partir avant la Toussaint, au lieu d'attendre le tardif retour de son amie parisienne. Émilie objecta vainement les difficultés de l'arrivée dans cette immense ville, sans y connaître personne. M. Lescœur, qui représentait la saine raison sous un masque ironique, mit inutilement en œuvre toutes les ressources de son esprit taquin. La demoiselle, avec une force de caractère puisée dans un formidable entêtement répondit :

« Mes bons amis, je vous regrette, mais je pars. »

Mme Castelnau, se disposant à partir aussi, redemanda naturellement sa fille, dont la santé se rétablirait complètement à Menton et permettrait qu'on la remît plus tard en pension, car c'était là seulement que cette nature primitive et bouillante pouvait être domptée.

« Nous allons donc nous quitter, mon lutin ? disait Mlle Thérèse. Cela te fait-il de la peine ?

-- Un peu, mais pas beaucoup, parce qu'on doit bien s'amuser à Menton ! Ah ! comme je vais m'en donner !

-- Tu as donc toujours besoin de courir, de sauter, de faire des folies ?

-- Toujours ! »

Et Camille, pour affirmer sa réponse, enjambait une plate-bande, sautait par-dessus un rosier, et devenait en un moment insupportable à l'esprit tranquille de son hôte, qui ne demandait qu'à faire paisiblement ses préparatifs pour quitter la très dangereuse ville de Tournan.

Au fond, elle n'y regrettait que la douce Émilie, femme placide et bonne, qui se pliait à ses exigences, et compatissait toujours à ses chagrins. M. Lescœur lui était un épouvantail, dans le genre de ceux qu'on met dans les cerisiers pour faire peur aux oiseaux. Elle ne pouvait émettre une idée singulière, pousser une plainte exagérée, sans voir la figure grimaçante du voisin apparaître comme la moquerie incarnée. Il fallait absolument mettre fin à tout cela.

La chose, vue de Tournan, était fort simple. On passait huit jours à l'hôtel, en arrivant à Paris, huit jours consacrés à chercher un appartement dans un quartier retiré. On trouvait cet appartement, bien entendu, et sans difficultés ; puis, faisant venir ses meubles, pour la vingtième fois emballés, on s'installait le mieux possible, et tout était dit.

C'était le plan, mais hélas !...

La petite Camille, dont le parfait bonheur consistait à changer de place, ne voyait pas sans plaisir le projet bien arrêté d'aller avec sa mère et sa sœur passer l'hiver à Menton. Devant cette pensée, sa joie expansive la rendait encore plus bruyante, et Mlle Thérèse n'avait plus qu'à se boucher les oreilles pour trouver tant soit peu de repos.

« Quelle singulière maladie ! soupirait-elle parfois ; enfin, d'où souffres-tu ? pourrais-tu me le dire ?

-- De nulle part quand je m'amuse et de partout quand je m'ennuie.

-- Et de partout quand tu t'ennuies ? En cela, nous nous ressemblons ; mais moi, je ne m'amuse jamais, voilà la différence. »

Camille fut reconduite chez sa mère par Ursule, car Mlle Thérèse, hors le cas de déménagement, avait horreur des voyages. Le lutin se mit à pleurer en embrassant sa vieille amie et se mit à rire aussitôt du plus petit incident, ce qui ôta à la séparation tout aspect mélancolique.

On se promit de se revoir et de bien s'aimer en attendant.

On était sincère des deux côtés.

Quinze jours plus tard, Mme Castelnau recevait à Menton une lettre ainsi conçue :

« Chère amie, je suis à Paris ! Mon arrivée s'est effectuée dans les plus mauvaises conditions. Ursule et Catherine ont consenti à me suivre, et je ne puis pas dire que je sois absolument mécontente de leur service ; mais quelle insuffisance ! ne connaissant point Paris plus que moi, elles ne me sont d'aucune ressource.

« Impossible de te dire les tracas qui m'ont fatiguée, absorbée, depuis mon départ de Tournan ! Huit jours à l'hôtel ! un perpétuel va-et vient ; du bruit le jour et la nuit ! Une table détestable, et des garçons impolis. Le pire est que j'ai vu peu d'écriteaux dans les quartiers retirés et tranquilles ; il m'a fallu chercher autre part. Les circonstances et une trop grande précipitation m'ont menée rue Saint-Martin ; j'ai visité soixante appartements, montant en moyenne quinze cents marches, entre midi et six heures. Une courbature tous les soirs, et des inconvénients dans chaque maison ; Paris en est rempli ! j'ai manqué me sauver à Tournan, mais le terrible Lescœur en eût ri jusqu'à l'année prochaine.

« Pour le moment, je suis aussi mal que possible, ayant pris, de guerre lasse, un appartement qui ne me convient sous aucun rapport ; je ne pouvais rester plus longtemps à l'hôtel, où l'on me volait à plaisir ; mais je ne suis ici que pour me donner le plaisir de chercher une nouvelle demeure, étant bien décidée à ne faire aucune concession. Il me faut un étage peu élevé, une maison de bonne apparence, pas de voisins en face, pas de bruit, pas d'enfants, ni pianos, ni chiens ni chats. Il me faut quantité d'autres choses, j'y mettrai le temps, mais j'y arriverai. Que ne t'ai-je attendue ! je me suis trop pressée de quitter Tournan ; je ne sais rien supporter ; je suis d'une exigence !... mais je m'aperçois que je répète tout ce que disait cet insupportable Lescœur. Au revoir, chère amie, quand tu seras à Paris, je m'y trouverai bien.

« THÉRÈSE. »

P. S. J'embrasse mon lutin.

IV -- Le Baron de Suède.

À peine Camille avait-elle eu quitté Tournan que Mlle Thérèse se désolait de ne plus la voir. En vain M. Lescœur faisait-il observer que le petit lutin était notoirement insupportable. Elle répondait que cette enfant avait des moments charmants, des réparties heureuses, une gaieté franche, un bon petit cœur.

« Ainsi, reprenait M. Lescœur, il est arrêté, chère mademoiselle, que vous ne serez jamais satisfaite. Avec Camille, ou sans Camille, tout va mal et je vous vois également à plaindre, hélas !

-- Et toutefois, vous ne me plaignez pas, cruel ! »

On avait ainsi plaisanté pendant ces dernières semaines passées ensemble ; et, depuis son arrivée à Paris, Mlle Thérèse continuait de gémir sur l'absence de son lutin qui lui cassait si bien la tête. Elle n'avait fait, bien entendu, que changer de tracas, puisque, rêvant une existence exempte de toute gêne, elle ne la trouvait pas à Paris. Dans sa tristesse, elle pensait que le retour de Mme Castelnau serait un baume salutaire qui guérirait ses blessures. Cette ancienne et intime amie avait, en effet, beaucoup d'influence sur son esprit chagrin, et savait ranimer son courage par sa gaieté bienveillante et son empressement à lui être agréable. Et puis, Henriette, sa fille aînée, était une de ces aimables personnes qui n'ont de la jeunesse que la grâce et l'entrain, et dont la raison prématurée charme tous les âges. Mme Castelnau et Henriette vivaient l'une pour l'autre et pour Camille, sans cependant se désintéresser du reste du monde. Ce n'était pas l'égoïsme à deux ou à trois, ce qui se rencontre souvent, c'était une cordialité vraie, qui acceptait l'amitié et la donnait. Bien que le veuvage de Mme Castelnau lui eût fait concentrer sur ses enfants sa plus grande part d'activité, il lui restait toujours du temps pour ses amis et pour les pauvres.

Sous le doux climat de Menton, Mme Castelnau n'avait pas oublié les petits désespoirs de Mlle Delorme ; elle en avait parfois causé avec Henriette et toutes deux s'étaient proposé de rendre supportable l'existence de cette pauvre amie, si la chose était possible. On entrerait jusqu'à un certain point dans sa manière de voir, puis on l'amènerait peu à peu à être moins exigeante, à prendre moins à cœur les misères de la vie.

Le gentil lutin, fort bien rétabli, et deux fois plus tapageur qu'auparavant, serait remis en pension, mais les jours de sortie, on le présenterait à sa vieille amie, pour la réjouir et la distraire sans la fatiguer.

À peine de retour, on fit tout ce qu'on avait projeté. Mlle Delorme avait déjà changé trois fois de demeure ! On s'embrassa tendrement et Camille fut trouvée grandie, embellie, raisonnable même, ce qui ne pouvait durer, vu sa nature pétulante. Quant à la charmante Henriette, c'était une connaissance à renouveler, et ce ne fut pas long. Mlle Delorme, qui ne l'avait pas vue depuis trois ans, la trouva charmante ; elle lui rappelait Mme Castelnau à cet âge. Son aspect aimable, sa physionomie fine et gaie, cet ensemble séduisant fit aussitôt la conquête de Mlle Thérèse, qui aimait la jeunesse et qui, malgré les petits travers de son esprit malade, ne manquait pas non plus de charme et de raison.

Cette conquête était de bon augure, car Mme Castelnau comptait plus sur sa fille que sur elle-même pour réussir dans l'entreprise qu'elle méditait.

La nouvelle habitante de Paris commença par se plaindre fort au long de la capitale du monde, qui n'avait pas le talent de lui plaire.

« Je ne sais vraiment, disait-elle à son amie, quel charme tu trouves dans cette Babylone ! Je n'y ai vu jusqu'ici que de la boue, de la foule, des propriétaires difficultueux, des locataires gênants et des concierges ennuyeux. Ma chère, si je ne te connaissais depuis l'enfance, je prendrais ton appel pour un guet-apens.

-- Et pourquoi ?

-- Tu prétends qu'à Paris on vit comme on veut ; et depuis que j'y suis, j'y vis comme je ne veux pas ; mal logée, mal entourée, contrariée du matin au soir. Me voilà prise d'un malaise pénible et sourd, encore plus pénible et encore plus sourd que celui dont j'ai failli être victime à Tournan, entre le couchant, les voleurs, l'incendie, les épidémies et M. Lescœur.

-- Patience ! patience ! ma bonne Thérèse ; tu prends toujours les choses à l'envers. Je t'assure que Paris même a un endroit.

-- Je n'en sais trop rien. »

Mlle Thérèse se fâchait, tant elle en avait l'habitude ; mais la manière dont elle regardait Henriette laissait deviner que ce jeune et riant visage pourrait bien la réconcilier peu à peu avec la grande famille humaine.

De son côté, la jeune fille observait avec un intérêt tout nouveau ce type étrange qu'elle ne connaissait point : une personne aigrie contre tout, à force d'avoir été occupée d'elle-même, et d'avoir compati à ses propres ennuis. Henriette était bonne comme sa mère ; à elles deux, elles ne pouvaient manquer de faire du bien, quand elles s'y mettaient.

« Ma bonne Thérèse, dit Mme Castelnau, je t'aiderai, quand tu le voudras, à t'installer dans un appartement qui te convienne.

-- Je te remercie, chère amie ; pour le moment, c'est inutile. À peine avais-je eu le malheur d'emménager ici, que déjà je me mettais en campagne pour trouver un lieu de repos, où l'on puisse à son gré veiller ou dormir. J'ai réussi.

-- Ah ! tant mieux !

-- Oui, j'ai réussi, du moins je l'espère ; et, sacrifiant encore une fois le montant d'un trimestre de loyer, je vais m'établir dans une impasse, du côté des Invalides.

-- Une impasse ?

-- Oui, ma chère, c'est une impasse qu'il me faut, parce que, du moins, l'un des bouts est fermé à l'ennuyeuse gente qu'on appelle l'humanité. Tiens, je deviens tout à fait misanthrope.

-- Je m'en aperçois. Enfin, compte sur nous, au fond de ton impasse, si, par hasard, tu n'y trouvais pas le bonheur. »

Mlle Thérèse aimait trop Mme Castelnau pour se fâcher d'une plaisanterie. On se sépara, heureuses de s'être vues, et désirant se revoir. Toutefois, Mme Castelnau, qui habitait près du Luxembourg, fit tristement remarquer à son amie que, vu la distance qui les séparerait, les visites ne pourraient pas être aussi fréquentes qu'on l'aurait désiré.

À peine la patiente Ursule et la rieuse Catherine eurent-elles achevé de ranger toutes choses dans la troisième demeure, qu'il leur fut enjoint de déranger et d'emballer, parce qu'on allait immédiatement procéder à un nouveau déménagement. Les deux femmes étaient assez étonnées de ce mouvement perpétuel, et commençaient à désespérer de goûter le repos. Cependant elles avaient promis à Mme Lescœur, avant de quitter Tournan, de ne pas laisser leur pauvre maîtresse dans l'embarras. Aussi ne songeaient-elles nullement à l'abandonner. Ursule, la bonté en personne, ne s'impatientait jamais. Catherine, dont la jeunesse s'amusait de tout, riait dès que sa sombre maîtresse ne la regardait pas, et échappait ainsi aux ennuis de la situation. D'ailleurs, toutes deux s'attachaient à Mlle Delorme, comme on s'attache à un malade ; et, vraiment, la manière dont elle prenait la vie pouvait bien passer pour une longue et dangereuse maladie.

Le jour approchait où Mlle Thérèse entrerait, tête haute, dans son impasse. Ce jour lui apparaissait de loin comme un triomphe. Elle allait donc vivre sans bruit, sans gêne, sans assujettissements. Elle crut un moment à la félicité sur la terre, tant cette bienheureuse impasse étai calme et déserte.

On commençait à s'occuper du déménagement périodique, qui tenait une si large place dans l'existence de Mlle Thérèse. Au milieu de ces multiples embarras, elle entendit un coup de sonnette, et, ne connaissant personne à Paris, ne fut pas peu surprise de recevoir, de la main de Catherine, une carte des visiteurs, qui venaient, disaient-ils, de la part de Mme Castelnau. Cette carte portait : Baron et baronne de Suède.

« Faites entrer », dit la déménageuse, en rajustant son bonnet.

Un monsieur et une dame, de fort bonne apparence, saluèrent la maîtresse de la maison de l'air le plus courtois. Mise convenable, belles manières, pur langage, tout était bien, et le baron se présentait sous un jour avantageux.

Mlle Thérèse, encore pleine de cette candeur d'âme qu'elle avait promenée de petite ville en petite ville, se sentait disposée à la confiance, en même temps qu'intriguée de la démarche que faisait faire Mme Castelnau à des étrangers, dont le nom était absolument inconnu à la nouvelle arrivée.

Le baron de Suède prit la parole d'un ton ferme, et donna d'abord des nouvelles de Mme Castelnau, qu'il avait vue la veille au soir.

« Puisque vous l'avez vue, demanda naïvement Mlle Thérèse, vous pouvez me dire si elle se ressent de la névralgie qui la faisait souffrir il y a quelques jours ?

-- Non, mademoiselle, fort heureusement, car c'eût été un obstacle au départ.

-- Au départ ?

-- Oui, Mme Castalnau, à l'heure où je vous parle, est déjà partie pour Bruges.

-- Pour Bruges ? je ne m'en doutais pas !

-- Votre amie n'a pas eu le temps de vous en prévenir, et m'a chargé de vous témoigner ses regrets.

-- Mais je ne lui connais à Bruges ni parents ni amis ?

-- Elle a été appelée, par dépêche, auprès d'une dame fort âgée, à qui une parente de feu M. Castelnau a confié un secret, concernant des affaires de famille.

-- Vraiment ? Et il a fallu partir en si grande hâte ?

-- Elle craignait même, hélas ! de ne pas arriver à temps ! »

On parla un moment de Mme Castelnau et de sa fille ; et ces préliminaires furent suivis d'un coup d'œil sur Paris, sur la France, sur la situation politique du moment.

Le baron de Suède causait avec l'aisance d'un homme du monde. La baronne, toute jeune, d'une physionomie langoureuse, ne disait que peu de mots, trahissant son accent américain et l'ignorance à peu près complète de la langue française. M. de Suède, dont les cheveux grisonnaient, avait une manière de dire qui captivait l'attention, et jetait fréquemment sur sa jeune femme un regard inquiet, dont la maîtresse de maison ne laissait pas que d'être étonnée.

Alors commença un verbeux récit, où il fut longuement question d'un voyage d'affaire, entrepris en revenant d'Amérique, et malgré l'état de souffrance de la jeune baronne. Ce voyage avait, hélas ! donné lieu aux plus incroyables et aux plus décevantes aventures. Mari et femme avaient été, le pourrait-on croire, saisis à l'entrée de la nuit par la police, aux environs de Naples, et brutalement jetés en prison ! Ne parlant pas l'italien, et ne se trouvant en rapport qu'avec des gens grossiers ou de mauvaise foi, il avait été impossible au baron de Suède de se faire rendre justice par lui-même, en prouvant qu'il n'était pas le misérable dont on cherchait la trace. Il lui avait fallu recourir à l'ambassade ; mais on l'avait desservi. D'indignes intermédiaires, vils suppôts de fonctionnaires à conscience vénale, avaient empêché sa plainte de parvenir à l'ambassade.

Le malheureux baron avait eu la poignante douleur de voir sa jeune femme près de succomber sous la fatigue et l'émotion ! Il n'avait pu, ô supplice ! lui donner d'autres soins que sa compassion et ses larmes ! Elle avait été toutefois assez sérieusement atteinte pour que sa santé parût à jamais détruite.

Échappés comme par miracle à ce danger, il avait fallu se contenter de recouvrer la liberté. Quant aux bagages, aux papiers, au portefeuille, à l'argent dont on était porteur, on avait dû y renoncer, les infâmes ayant menacé de réincarcérer, sous un vain prétexte, le baron et la baronne, s'ils poursuivaient les réclamations.

« Quoi ! s'écria, en levant les yeux et les mains au ciel, la bonne Mlle Thérèse, vous avez été obligés de tout leur abandonner ?

-- Tout, mademoiselle. On m'y a contraint, répondit M. de Suède, dont la voix s'altérait sous l'accablement de ces durs souvenirs. Ne fallait-il pas préférer à tout la vie de ma pauvre femme, qu'ils auraient tuée à force de mauvais traitements ? J'ai trouvé en elle un courage à la hauteur de son épreuve. Pas un murmure !... »

Ici un sanglot coupa la voix du baron de Suède, et deux larmes coulèrent sur ses joues pâles.

Mlle Thérèse tira son mouchoir, et il y eut une scène de double attendrissement en face de la froide placidité de l'Américaine, qui ne comprenait sans doute pas un mot de ce que disait son mari. Cependant, à la vue de ces larmes, elle jeta un soupir, et regarda le baron avec une expression singulière, que Mlle Thérèse ne put clairement définir.

« Quel sort ! pauvre femme ! reprit l'étranger en se surmontant lui-même. Elle, dont l'adolescence, chez son père, n'avait été qu'un chant de joie. Hélas ! la fièvre jaune lui a ravi ce père adoré, et un effroyable incendie a anéanti la fortune qu'il lui avait laissée, et qui reposait en partie sur l'habitation située aux environs de New-York. Mais le véritable trésor, c'est elle-même, et je me suis considéré comme le plus heureux des hommes quand, il y a six mois à peine, elle a bien voulu confier sa jeunesse à mes quarante ans. Elle était pauvre ; mais je la trouvais assez riche de ses vingt ans, de sa beauté et surtout de ses vertus ! Ah ! que je l'ai vue souffrir en Italie, pendant notre dure captivité ! Enfin, j'ai pu la retirer des mains de ces sbires cruels, et je ne me plains pas, certes ! de l'avoir sauvée en perdant tout le reste.

-- Vous avez tout perdu ?

-- Tout. On ne nous a laissé que nos vêtements.

-- Mais, monsieur, c'est la plus affreuse injustice !

-- Hélas ! que faire contre la force ? Peut-être finirai-je par obtenir, au moyen d'un procès, que l'on fasse droit à mes réclamations ; mais ce sera long, et d'ici là il faut vivre !

-- C'est évident.

-- C'est pourquoi je cherche à travailler, et c'est aussi pourquoi la bonne Mme Castelnau, l'intime amie d'une sœur que j'ai perdue, m'envoie vers vous, mademoiselle.

-- Eh, monsieur, j'arrive à Paris, je n'y connais personne. Comment Mme Caslelnau suppose-t-elle que je puisse être utile à qui que ce soit ?

-- C'est sa bonté pour ma femme et pour moi qui la rend indiscrète ; excusez mon malheur ! Elle a fait pour nous ce qu'elle a pu ; elle allait faire davantage ; mais ce brusque départ dérange les projets qu'elle avait conçus et me laisse désespéré, en face de cette jeune et infortunée victime. Voyez sa pâleur, sa maigreur ! Elle est exténuée ! Élevée dans les délicatesses du confortable américain, elle vient de traverser avec moi la France à pied !

-- À pied ?

-- À pied, oui, mademoiselle. Nous allions d'étape en étape, comme vont les pauvres, souffrant de tout et vivant d'humiliations !... Ma pauvre Betcy !... une fois même, on lui a impitoyablement refusé un abri ! Elle a passé la nuit dans une grange ouverte, sur un tas de paille !... j'ai cru mourir.

-- Pauvre jeune femme !

-- Mademoiselle, je puis vous parler d'elle, sans crainte de blesser sa modestie, puisqu'elle ne m'entend pas. Ce n'est pas du courage qu'il y a dans son âme, c'est de l'héroïsme ! Elle a lutté contre le malheur, corps à corps, avec une force toute virile ; que dis-je ? avec plus de force que moi : car elle ne pleurait pas, et moi je pleurais comme un enfant sur sa misère et sur son abandon !

« -- Arrivée à Paris, elle y serait certainement morte de fatigue et de faim, sans Mme Castelnau. C'est elle qui nous a donné le moyen de louer une petite chambre meublée, dans son quartier, tout près de chez elle. C'est dans cette petite chambre que notre excellente amie est venue la voir, lui apportant elle-même du bouillon, du vin de Malaga ; l'entourant des soins de l'amitié, puisqu'elle retrouvait en elle le souvenir de ma pauvre sœur. Mme Castelnau, avec l'activité que vous lui connaissez, m'a adressé à un avocat de ses amis, qui va prendre en mains mes intérêts, et me diriger dans mes poursuites. Elle m'a aussi cherché du travail. Je puis facilement professer le latin, les mathématiques, le droit, et bien d'autres choses. Je ferai tout au monde pour soutenir une existence qui m'est cent fois plus chère que la mienne.

-- Mme Castelnau a-t-elle réussi dans ses démarches, monsieur ?

-- Elle allait réussir ; mais cette dépêche est venue l'arracher brusquement à son intérieur, à vous, mademoiselle, et à nous, ses amis malheureux ! Dans sa précipitation, elle n'a pu me dire que ces mots, en me donnant votre adresse, et en montant en voiture : « Dites à Mlle Delorme que nous partons pour Bruges, ma fille et moi ; et soyez persuadé, monsieur, que d'ici à mon retour, cette parfaite et généreuse amie trouvera le moyen de vous aider à m'attendre ; vous pouvez compter sur elle, à cause de l'amitié qu'elle a pour moi. » Je vous l'avoue, mademoiselle, il m'en coûtait de me présenter chez vous. Je me disais : Mes malheurs sont de ceux qui se croient difficilement, tant ils sont rares, et tant ils étonnent par leurs cruelles conséquences. Si j'allais passer pour un imposteur !...

-- Ah ! monsieur !

-- Mademoiselle, vous avez la bonté de me croire, parce que Mme Castelnau, notre amie commune, se porte pour garante de la véracité de mes paroles ; mais je vous déclare que si un inconnu venait me dire tout ce que j'ai eu l'honneur de vous raconter, je serais tenté de le prendre par les épaules et de le mettre à la porte. C'est pourquoi j'avais honte de me présenter... Mais cet ange que vous voyez là, cet ange a eu faim !... Oui, il faut vous l'avouer, périsse ce misérable orgueil qui m'empêche de me soumettre aux sévères volontés de Celui qui conduit tout ! Eh bien, mademoiselle, je vous l'avoue, depuis hier matin, nous n'avons pas mangé !

-- Est-ce possible ?

-- Oh ! moi, cela ne fait rien ! Je suis fort, et je sais souffrir, mais elle !... »

Le baron de Suède, cédant à l'émotion, cacha de ses mains son visage baigné de larmes. La jeune femme le regarda et, jugeant qu'il souffrait horriblement, parce qu'il parlait bien sûr de ses maux à elle, son cœur fut subitement remué ; elle se renversa sur le dossier de son fauteuil, comme si le courage allait tout à coup lui manquer ; mais cette faiblesse fut aussitôt réprimée par son mari qui lui tendit la main, et serra vivement la sienne en lui disant quelques mots anglais.

Mlle Thérèse était muette d'étonnement. Que faire en présence d'une pareille détresse ? Comment satisfaire aux impérieuses exigences du moment ? On tire facilement d'affaire un pauvre ouvrier ; mais des personnes de la société, un homme aussi distingué, une femme aussi délicate, étrangère, malade ? Et puis enfin, des amis de Mme Castelnau ?

Elle s'excusa bien humblement, la bonne âme, de ne pas faire tout ce qu'elle aurait voulu, prit l'adresse que lui donna le monsieur, promit d'aller en personne savoir des nouvelles de la jeune femme, et, enveloppant deux pièces de vingt francs dans un morceau de papier, elle glissa son offrande dans la main du baron de Suède ; elle était toute gênée, toute confuse de ce qu'elle faisait là.

L'étranger s'inclina profondément, et baisa la main qui lui était secourable. La jeune Américaine salua d'un air reconnaissant ; un sourire navrant éclaira son joli visage, et tous deux se retirèrent, laissant Mlle Thérèse raisonner à loisir, tout en faisant ses malles, sur les vicissitudes humaines, sur l'instabilité de la fortune, et sur les mésaventures inouïes de ces deux personnages. Elle trouva dans cette méditation beaucoup de patience pour supporter les siennes, de dimensions si différentes, et se mit à espérer plus que jamais le repos dans l'impasse.

Ursule et Catherine étant deux auxiliaires habiles, les préparatifs furent bientôt achevés, et l'on procéda à la translation du mobilier dans le quartier des Invalides. Mlle Thérèse, leste et pressée, voltigeait comme une sylphide entre les déménageurs, surveillant toute chose, se portant à droite, à gauche, selon le besoin, comme un général sur un champ de bataille.

Du milieu de ses caisses, elle se rappela tout à coup son dîner, chose de tout temps fort importante dans son esprit.

« Ursule, aussitôt arrivée dans l'impasse, vous ferez du feu dans la cuisine avant tout, et vous mettrez le pot au feu, puis vous achèterez des côtelettes ; pour légumes, vous aurez...

-- Mais puisque mademoiselle dîne chez Mme Castelnau, il n'y a pas besoin de tant d'affaires un jour de déménagement ? À nous deux Catherine, nous mangerons un peu de charcuterie et un peu de fromage, et tout sera dit. Je ne ferai certainement pas de cuisine.

-- C'est ce qui vous trompe, Ursule. J'entends manger, après mes côtelettes, des carottes au beurre, coupées en rouelles fort minces.

Mlle Thérèse était muette d'étonnement.

-- Mademoiselle ne va donc pas dîner chez Mme Castelnau ?

-- Mme Castelnau a été obligée de partir tout à coup pour Bruges, et m'en a fait prévenir par des amis. »

Ursule fut tout attrapée du contretemps ; et Mlle Thérèse, qui ne prenait jamais aucun souci des complications qu'elle jetait dans la vie, ajouta d'un ton distrait :

« Vous me ferez en plus un petit pot de crème à la vanille, et vous direz à Catherine de bien soigner son dessert ; j'entends que tout se fasse comme de coutume.

-- Bien, mademoiselle. »

Il n'y avait que cela à dire. On compléta la phrase à la cuisine. Les deux femmes firent ensemble leurs observations sur le caractère minutieux et routinier de leur maîtresse ; mais tout cela fut dit sans aigreur, et même sans mauvaise humeur, ce qui n'est pas un petit mérite quand on déménage, même pour aller jouir du bonheur suprême au fond d'une impasse.

On arriva ; on s'installa comme on le peut faire en un jour, et Mlle Thérèse dîna bien tranquillement comme à son ordinaire, car elle avait le soin de transporter avec son mobilier ses habitudes quotidiennes, sans jamais en oublier une seule.

Malgré l'extrême fatigue causée par l'expédition, elle se proposait d'aller, dès le lendemain, voir la pauvre petite baronne qui, avait dit son mari, devait prendre le lit pour quelques jours, sous peine de tomber très sérieusement malade. La maladie et la détresse absolue, c'eût été la mort ! Mlle Thérèse voulait tâcher de remplacer en cette circonstance Mme Castelnau, qui avait eu confiance en son amitié ! Mais si le baron de Suède ne se trouvait pas à l'hôtel, comment converser avec l'Américaine ? La bonne demoiselle regrettait vivement de n'avoir pas profité des leçons d'anglais qu'on lui avait fait donner autrefois. Enfin elle se contenterait, le cas échéant, de parler à la pauvre jeune femme du regard et du geste, ou plutôt du fond du cœur, par un serrement de main ; de lui témoigner de son mieux le véritable intérêt que lui inspirait son affreuse situation.

Entre ces bonnes pensées et les mille embarras du moment, notre emménageuse gagna l'heure du sommeil, et même la devança, car elle était à bout de forces. Aucune remarque n'avait encore été faite sur la nouvelle demeure ; on n'en avait pas eu le temps. La première impression était toute favorable.

L'impasse tant souhaitée ouvrait sur un boulevard paisible, où passaient peu de piétons et encore moins de voitures. On ne voyait en cet endroit ni centre d'industrie, ni magasin bien achalandé, ni café, ni cabaret, ni bureau d'omnibus, rien de ce qui attire la foule. Non, des gens simples, vivant à petit bruit, des couvents silencieux, toutes les chances possibles de n'avoir pas la tête rompue par le tapage du quartier.

À l'intérieur de l'impasse, on jouissait d'un appartement commode, entièrement remis à neuf. De jolis papiers de tenture : des roses jetées à profusion, des gerbes de blé, des bouquets des champs ; des glaces dans chaque pièce, des armoires, tout ce qui contribue à rendre la vie facile. Une vue magnifique : au premier plan, des jardins bien tenus ; puis, dominant comme un roi, le dôme des Invalides sur la droite. À gauche, l'École militaire, les profondeurs du Champ de Mars. Au loin, l'horizon borné par les hauteurs du Trocadéro. En un mot, site ravissant ! La nouvelle locataire, à force de regarder le paysage, se procura des songes heureux, reflétant à la fois les roses du papier et le grandiose du lointain.

Le lendemain, l'heure était avancée quand elle se réveilla, non sans être un peu courbaturée. Sa première pensée fut pour l'impasse ; la seconde pour les infortunés amis de Mme Castelnau. Elle se leva avec empressement, s'habilla en hâte, déjeuna, fit quelques rangements, donna ses ordres à Ursule et à Catherine, et envoya chercher une voiture, ne pouvant pas trop compter sur ses jambes, et d'ailleurs ne connaissant pas Paris.

Elle arrive rue d'Enfer, à l'hôtel désigné par le baron de Suède ; on ne l'y connaît point. Elle insiste ; elle dépeint, en quelques mots discrets, la situation générale : une jeune Américaine, pâle, fatiguée, souffrante. Personne ne peut lui donner le moindre renseignement.

« Je me trompe d'adresse apparemment, se dit-elle ; mais que faire ? La carte de visite, que m'avait laissée le baron de Suède, a été égarée dans le déménagement. Comment arriver maintenant à remplir les intentions de Mme Castelnau ?

Elle revint chez elle tout attristée, et se remit à ranger avec persévérance ; il y en avait pour quinze jours. Une lettre de son amie lui fut présentée ; elle la décacheta et lut ce qui suit :

« Serais-tu indisposée ma chère Thérèse ? j'espère que non. Puisque les circonstances ont dérangé nos projets, tâche donc de venir dîner avec nous un de ces jours, à ton choix ; le plus tôt sera le mieux. Viens sans prévenir ; ne mettons aucune cérémonie dans nos rapports ; c'est le fait de la véritable amitié. Si je ne vais pas te le demander moi-même, c'est que j'ai eu la maladresse de me jeter par terre et que j'ai un peu mal au pied.

« À bientôt,

« ADRIENNE. »

Tout étonnée, Mlle Delorme chercha un encrier, une plume, du papier, toutes choses difficiles à trouver au lendemain d'un déménagement, et, s'installant devant une table, entre une pile de livres et une pile de linge elle répondit avec la plus parfaite bonne foi.

« Te voilà donc déjà revenue de Bruges, ma bonne Adrienne ? J'en suis enchantée, car cette séparation me fût devenue bien pénible en se prolongeant. J'ai fait ce que j'ai pu pour tes pauvres amis : c'est bien peu de chose, mais j'espérais faire mieux, lorsque, ayant été aujourd'hui, malgré tous mes embarras, voir la pauvre petite baronne de Suède, à l'hôtel où je croyais la trouver, j'ai appris qu'on ne le connaissait point. Je m'étais apparemment trompée d'adresse et n'avais aucun moyen de me renseigner, la carte du baron ayant été égarée dans le déménagement. J'en suis désolée ! Mais te voilà de retour à Paris. Nous parlerons ensemble du baron de Suède et de sa malheureuse jeune femme, et tu me diras en quoi je puis t'aider à leur être utile. Leur position est vraiment des plus cruelles, et me touche d'autant plus qu'il s'agit, non pas d'étrangers, mais des amis de ma chère Adrienne.

« J'accepte avec bonheur ton invitation en général, et t'en sais bien bon gré ; mais je suis extrêmement fatiguée, et veux, d'ici à trois ou quatre jours, me coucher de bonne heure. Notre petit dîner sera donc pour la semaine prochaine.

« Soigne bien ton pauvre pied.

« Au revoir,

« THÉRÈSE. »

P. S. Bonjour à mon lutin.

Le lendemain, ce fut l'aimable Henriette qui vint en personne, accompagnée d'une femme de confiance, savoir des nouvelles de l'amie de sa mère, et lui demander de sa part quelques explications sur la lettre qu'elle lui avait écrite.

Henriette, naturellement gaie, était plus que jamais en belle humeur, et riait tout simplement en avouant que ni sa mère, ni elle n'avaient pu comprendre un seul mot de cette lettre.

« Eh quoi, ma petite ? ai-je donc un style assez obscur pour voiler à ce point mes pensées ? Je disais en commençant, si ma mémoire est fidèle. Te voilà donc déjà revenue de Bruges ?

-- De Bruges ? mais pourquoi revenir de Bruges ?

-- Parce que ta mère m'avait fait dire, par le baron de Suède, qu'elle avait été appelée par dépêche à Bruges, pour des affaires de famille :

-- Par dépêche ?

-- Oui, par dépêche. Le baron de Suède, après vous avoir vues toutes deux monter en voiture, lundi soir, est venu mardi dans la matinée me parler de ta mère, qui a été si intimement liée avec sa sœur, à lui. Le malheureux ! il m'a ouvert son cœur ! Ta mère l'avait engagé à avoir confiance en moi, lui avait dit que je la remplacerais pendant sa courte absence ; elle a bien fait. Mais quelle suite d'infortunes ! C'est inouï ! »

Henriette écoutait d'un air malin qui ne laissait supposer aucune velléité de compassion. Quand Mlle Delorme eut cessé de parler, la jeune fille jeta un éclat de rire des plus francs et dit :

« Maman n'a reçu aucune dépêche ni de Bruges, ni d'ailleurs ; elle n'a point quitté Paris, et n'a jamais connu la sœur du prétendu baron de Suède.

-- Comment ? il est venu me trouver de sa part, et c'est elle-même qui lui a donné mon adresse.

-- N'en croyez rien, mademoiselle. Ce sont de ces tours, comme il s'en fait quelquefois à Paris. Un chevalier d'industrie, prenant le nom de baron de Suède, s'est présenté effectivement à la maison, il y a trois jours, au moment où ma mère, qui venait d'essayer une robe, donnait votre adresse à sa couturière, selon votre désir. Ayant dès les premiers mots reconnu le mensonge, maman, qui se sentait entourée de nos trois domestiques, a évincé fort lestement le visiteur, et il aura profité de votre adresse, qu'il avait entendue, pour essayer de vous tromper.

-- De sorte que, de tout ce qu'il m'a débité, il n'y a pas un mot de vrai ?

-- Pas un mot. »

Henriette essaya vainement de faire prendre en riant la nouvelle mésaventure. Mlle Delorme se serait encore consolée des quarante francs perdus ; mais elle avait éprouvé un sincère attendrissement ; c'était son cœur qui se sentait blessé par cette odieuse imposture. Elle jeta un profond soupir et s'écria :

« Tu diras à ta mère qu'une ville où il peut impunément se passer de pareilles choses est une ville maudite ! C'est fini, je déteste Paris. Je n'aurai plus confiance en personne ; je ferai fermer ma porte, je vivrai absolument solitaire. Me voilà tout à fait misanthrope. »

Henriette lutta avec toute la gentillesse possible, ce fut inutilement. Elle quitta Mlle Thérèse, la laissant assise dans son plus large fauteuil, la tête penchée sur la poitrine, les yeux éteints, le visage blême, les lèvres pincées. Pauvre Mlle Thérèse !

V -- L'impasse.

La maison qu'habitait la nouvelle locataire, tout au fond de l'impasse, était séparée des maisons voisines par de petits jardinets, ce qui pouvait faire espérer une certaine indépendance. Cependant, Ursule et Catherine ne tardèrent pas à découvrir quelques inconvénients, destinés à tenir une large place dans l'existence de leur pauvre maîtresse.

Le baron de Suède ayant fait une impression profonde sur l'esprit de Mlle Thérèse, elle s'enferma tout le jour dans ce désagréable souvenir, et ne fut tirée de ses préoccupations que vers les cinq heures du soir, par un cri strident, parti de l'étage supérieur à celui qu'elle occupait.

« À l'assassin ! à l'assassin ! »

Oubliant le baron de Suède et sa femme, elle se précipita sur sa sonnette : un coup pour Ursule, deux coups pour Catherine. Elles accoururent toutes deux ensemble.

« Avez-vous entendu ? il faut aller au secours ! »

Catherine, toujours prête à rire, ne put cette fois retenir un joyeux éclat, pendant qu'Ursule disait tout bas : -- « Voyons, Catherine, tâchez donc de vous tenir, par devant mademoiselle. »

La jeune fille n'en riait pas moins, bien que Mlle Delorme parût hésiter entre la terreur et l'impatience. Tout à coup, la voix enrouée qui venait de crier à l'assassin se mit à chanter.

Cadet Roussel a un habit

Qui est doublé de papier gris.

Mlle Delorme, dont le cœur était excellent, avait eu la pensée de voler au secours ; c'est pourquoi elle avait saisi, comme armes défensives, d'une main son parapluie, de l'autre ses pincettes. Éclairée sur l'incident, elle déposa ses armes, pour entrer dans un étonnement douloureux.

« Hélas ! dit-elle d'une voix sourde, un perroquet dans l'impasse !

-- Mais certainement, mademoiselle, répondit joyeusement Catherine, il est très amusant ! Il parle, il chante, il rit, il jure, c'est trop drôle !

-- Si j'avais pu prévoir un pareil voisinage, je n'aurais pas loué cet appartement. »

Catherine avait du bon sens ; elle se garda de contredire et se contenta d'apprécier, in petto , le petit personnage sur lequel les deux servantes comptaient si bien pour se distraire.

Ainsi que nous l'avons déjà vu, il y avait dans la plus sombre encoignure de la chambre à coucher un énorme fauteuil, profond, capitonné, commode, un vrai petit appartement, où l'on pouvait se reposer, méditer et dormir. Ce fut ce fauteuil que Mlle Thérèse choisit pour se souvenir du faux baron de Suède, regretter ses quarante francs si mal employés, et maudire le perroquet importun. Elle se trouvait bien là, et se promettait d'y revenir toutes les fois que les ennuis de la vie la rejetteraient dans ce marasme qui devenait un état presque habituel.

C'est dans ce fauteuil, si bien approprié à la circonstance que, les pieds sur un tabouret, un petit oreiller sous la tête, Mlle Thérèse entendit avec un serrement de cœur fort pénible, une première gamme, puis une seconde, une troisième et ainsi de suite. La stupeur, jetée dans son esprit par le perroquet, fit place à l'agacement nerveux, et elle vint à penser qu'elle allait continuer à être la plus malheureuse des femmes.

Quoi ! même en ce lieu reculé, elle assisterait, malgré elle, à toute une éducation musicale ? C'était précisément une des misères quotidiennes qui lui avaient déjà fait fuir trois demeures inhospitalières. Faudrait-il donc aller au bout du monde pour échapper à ce tapage en mesure, toléré par la police, et qui reviendrait tous les jours, probablement à la même heure ? La locataire éprouva ce qu'éprouvent les gens pleins d'illusions, quand ils viennent à découvrir la prosaïque vérité. Le silence de l'impasse était un leurre, comme tant d'autres. On allait trouver, pêle-mêle dans cette espèce de sac, dont on occupait le fond, tous les menus tracas qui rendent l'existence ennuyeuse et monotone.

Ces deux découvertes, perroquet au-dessus, et gammes au-dessous, ralentirent singulièrement Mlle Thérèse dans la poursuite de son installation ; et quand, au bout de trois ou quatre jours, elle alla dîner chez Mme Castelnau, on remarqua dans toute sa personne une contenance découragée.

« Voyons ? qu'est-il survenu, Thérèse, depuis l'odieuse mystification du faux baron de Suède ? En quoi mon grand Paris t'a-t-il encore offensée ?

-- Ma chère, je suis désolée ! D'abord, j'ai peur jusque dans mon fauteuil, sachant que des filous peuvent venir, de ta part, m'escroquer de la pitié, des larmes et quarante francs.

-- Ah ! c'est affreux, je te l'accorde ; tu as été indignement jouée ; mais enfin, il faut pourtant tâcher d'oublier ces imposteurs.

-- Tu ne me connais pas. Autrefois, j'oubliais, mais maintenant, je me souviens de tout. Je vois encore, non seulement mes ennuis de Champagne et de Bourgogne, mais les flammes et la fumée de cette abominable forge, dont M. Ervéoux prenait si bien son parti. Je crois sentir l'odeur de la fumée.

-- Ma bonne Thérèse, quelle impressionnabilité !

-- Mais songe donc que ma santé a été minée, détruite par les contradictions de tous genres. Tournan a mis le comble à mes déceptions. Que dis-je ? Le comble, c'est Paris, c'est, il faut bien le dire, l'impasse !

-- Quoi ! Tu n'es pas satisfaite de ta nouvelle résidence ? Cet appartement est pourtant charmant.

-- Charmant et commode ; mais des inconvénients de voisinage, que je me sens incapable de supporter. Un perroquet qui dit mille sottises, et une petite fille qui étudie son piano régulièrement.

-- Ce sont deux ennuis, c'est vrai. Le premier est assez rare ; le second se trouve à peu près partout.

-- Alors, c'est partout que je souffrirai une sorte de martyre. Oui, je le vois, les quartiers, soi-disant solitaires, de la moderne Babylone contiennent encore plus de sources d'ennuis journaliers, que toutes les petites villes où j'ai végété pendant un demi-siècle.

-- Calme-toi, ma bonne amie.

-- C'est impossible. Je suis devenue comme une sensitive. Tout ce qui me touche me blesse ; j'ai les nerfs dans un état !... »

Henriette, toujours gaie et gracieuse, se joignit à sa mère pour essayer de distraire Mlle Thérèse. Elle lui dit mille paroles aimables, prouvant par sa gentillesse que de grandes compensations l'attendaient dans la moderne Babylone. Elle obtint du moins quelques heures de repos, et fit jouir cet esprit malade de toutes les consolations de l'amitié.

Cependant, il fallait bien, malgré soi, subir la douce influence de Mme Castelnau et de sa fille. Ces dames firent à la triste habitante de l'Impasse les propositions les plus aimables, et, sans attendre que le pied malade fût guéri, on convint de lui donner pour cicérone l'aimable Henriette, qui lui indiquerait les plus belles promenades et lui ferait visiter avec intérêt quelques monuments et quelques musées.

Jusque-là, uniquement et consciencieusement occupée de ses tracas, Mlle Thérèse ne s'était permis que le vol du chapon, analysant presque dans les plus petits détails les inconvénients du quartier, et se gardant bien d'en sortir, sinon pour faire la chasse aux écriteaux. Elle fut donc frappée du grandiose de ce que lui montrait Henriette, qui faisait, de la meilleure grâce possible les honneurs de sa ville. Elle ne put s'empêcher d'admirer les Champs-Élysées, les boulevards, la rue de Rivoli ; mais bien vite elle retomba sur les inconvénients : la foule, le bruit, la boue, le danger d'être écrasé par les voitures, etc., etc., et déclara que ces grandes voies lui étaient insupportables, malgré leur élégance ; qu'elle consentait, pour répondre aux avances de l'amitié, à voir une fois les beautés de la capitale, mais qu'elle en resterait là, se bornant aux courses nécessaires.

Le peu de goût de la nouvelle Parisienne pour la vie agitée la rejetait tout naturellement dans l'ombre de l'impasse, c'est-à-dire dans les insipides monologues de Jacquot et dans le rocher de Saint-Malo, que jouait laborieusement la petite fille, comme récréation, après une heure de gammes et d'exercices.

Un jour qu'elle se plaignait à Catherine de la fatigue nerveuse que lui causaient le perroquet et le piano, elle joignait les gestes à la voix pour donner plus de force au discours, portant les mains à sa tête, ou les élevant énergiquement vers le ciel, en témoignage de son indignation. Cette scène se passait dans l'embrasure d'une fenêtre ouverte. Que vit-elle ? Pauvre Mlle Thérèse !... Un singe dans un petit pavillon donnant sur le jardin, un misérable singe, moqueur et insolent, qui l'imitait dans une telle perfection qu'elle se reconnaissait absolument, ce dont elle était fort humiliée.

Catherine ne pouvait pas étouffer ses malencontreuses envies de rire ; c'était le plus fâcheux. Puis, elle avait apporté de son pays une naïveté tout à fait désolante.

« Ne riez pas, Catherine, je vous le défends.

-- Ah ! Il faut m'excuser, c'est plus fort que moi. Il fait de si drôles de grimaces, quand il imite mademoiselle, c'est à s'y tromper !

-- Taisez-vous, Catherine, et allez reprendre votre ouvrage. »

La jeune villageoise, riant de très bon cœur, se retira, non sans jeter encore un coup d'œil sur le singe, qui l'amusait extrêmement.

Mlle Delorme, retournant, la tête basse, à l'encoignure préférée, trouva dans son large fauteuil un refuge contre l'insupportable animal, qui se permettait, non seulement de se moquer d'elle, mais encore de faire rire Catherine aux dépens de sa maîtresse.

Comme le singe avait ajouté à la somme des tracasseries périodiques, Mlle Thérèse, de son côté, crut devoir ajouter quelque chose à ses innocentes consolations. Prenant donc un second oreiller, elle le joignit au premier, et, la tête enfouie dans la plume, elle espéra goûter un peu de repos. Il lui fallut d'abord lutter contre des images importunes. Le baron de Suède revenait à chaque instant, suivi de la langoureuse Américaine ; puis le coupable Jacquot, puis la sotte bête qui, de la fenêtre de son pavillon, venait de se poser en implacable adversaire.

La dormeuse avait bonne volonté ; mais son demi-sommeil, tout empreint des laideurs dont elle cherchait à se détourner, ne la reposait point. Et puis, un cheval piaffait sourdement dans l'écurie d'une maison voisine, et nuisait au calme désiré. Un bruit étrange réveilla complètement Mlle Thérèse, parce qu'il paraissait la menacer de très près. C'était de petits pas, oh ! fort petits ! Un piétinement sur le parquet, vif, pressé, léger, interrompu par des bonds assez lourds, et toute une gymnastique de lilliputiens. La demoiselle retira sa pauvre tête du fond de ses deux oreillers, regarda autour d'elle, et vit, ô misère ! se promenant, furetant tout à son aise, une souris !

« Ursule ! Ursule ! »

Ursule arriva bien lentement, avec sa placide figure, qui défiait toute émotion.

« Ursule, une souris !

-- Où donc, mademoiselle ?

-- Là, dans ce trou, je viens de l'y voir rentrer. Ciel ! quelle horreur !

-- Eh bien, mademoiselle, nous boucherons les trous, et nous mettrons partout des souricières.

-- Mais si les souris ne veulent pas se laisser prendre.

-- Ça pourrait bien être ; elles sont si fines ! Alors nous aurons un chat.

-- Vous prenez cela aussi tranquillement que le reste ; mais moi, je suis si nerveuse ! Je viens d'éprouver une commotion dont je serai longtemps à me remettre. Une souris dans ma chambre ! tout près de mon fauteuil ! Moi qui m'assois dans ce fauteuil pour sommeiller, pour oublier que j'existe, et que l'existence est une ennuyeuse chose.

-- C'est drôle, dit la lente Ursule, moi aussi j'existe, et pourtant je ne m'ennuie pas. Mon ouvrage me tient compagnie ; et puis je pense à tant d'autres qui ne sont pas si heureux que moi.

-- Ursule, vous n'avez pas ma maladie.

-- Non, heureusement pour moi ! C'est-y dommage que mademoiselle se fasse tant de mauvais sang !

-- Pourrait-il en être autrement quand on vit en communauté avec des perroquets, des singes et des souris ?

-- Ah ! des souris ! Dans la maison où j'étais, à Tournan, nous en avons pris une fois dix-sept de file !

-- Ursule, votre sang-froid me fait mal. Comment voulez-vous que je vive dans cette impasse ! Il va falloir déménager.

-- Déménager pour une souris ? Ah ! ça la ferait bien rire, si elle le savait !

-- Ne plaisantez pas, Ursule ; je parle sérieusement, moi. Je ne puis plus rester ici ?

-- C'est bien malheureux, mademoiselle. On est en si bon air ! Une si belle vue ! Ce champ de Mars si grand ! Ce dôme si bien doré ! »

Ursule se garda de mentionner certains locataires de l'impasse, tel que Jacquot et le singe, bien qu'elle les appréciât à plus haute valeur que le dôme des Invalides.

Mlle Thérèse allait poursuivre sa plainte ; mais l'éternel rocher de Saint-Malo vibra de nouveau dans l'impasse, et, d'ailleurs fort émue des hardiesses de la gente souricière, elle quitta son fauteuil et se mit à aller et venir dans son appartement, travaillant sans aucun plaisir à l'œuvre de son installation qu'elle était fréquemment tentée de laisser inachevée.

Ayant quelques renseignements à transmettre à Mme Castelnau, elle lui écrivit une lettre et ajouta ce post-scriptum :

P. S. « Je suis de plus en plus ennuyée de mon impasse. La sotte petite fille ne peut pas sortir du rocher de Saint-Malo ; le perroquet jure comme un charretier ; un singe tout récemment découvert, me fait des grimaces ; et, brochant sur le tout, les souris se promenèrent bras dessus, bras dessous, tout autour de ma chambre. Plains-moi et surtout ne ris pas, car ce qui est ennui aux autres m'est fatigue et douleur. Je mange peu, je dors mal ; j'ai souvent peur de tomber malade à force d'être contrariée. Adieu. »

Mme Castelnau, pouvant enfin marcher, vint voir son amie, et lui fit compliment de sa nouvelle résidence. Sur ce, commencèrent les doléances entrecoupées de profonds soupirs. Il était une heure ; un soleil radieux jetait ses ardeurs dans l'impasse, et le petit jardinet sur lequel donnaient les fenêtres de Mlle Delorme s'illuminait joyeusement. On ne pouvait y faire que six pas en long et douze en large, mais comme un mur fort peu élevé l'entourait, et que d'autres petits jardins faisaient suite, on y respirait sainement. Tout à coup, un gentil marmot, de six ans au plus, entra dans le jardinet par une porte-fenêtre, en criant de la voix la plus provocante :

« Viens donc, Adèle, viens donc ! Tu seras mon cheval ; voilà une corde pour t'atteler, et j'ai mon fouet pour te faire marcher. »

L'invitation était, paraît-il, fort séduisante, car une jolie petite fille, frêle et délicate, vint avec une entière soumission se faire atteler. Elle n'avait de beau que ses traits fins et ses blonds cheveux ; sa robe était laide et usée ; elle avait grandi depuis que cette robe était faite.

On lui passa une corde autour de la taille ; elle se fit rétive, piaffa, voulut mordre même, et son petit cocher la dompta d'une main habile.

Henriette et sa mère trouvèrent la scène fort jolie ; mais Mlle Thérèse, en proie à une indicible émotion, s'écria :

« Des enfants dans l'impasse ? jouant au cheval dans ce petit jardin ? Non certes, cela ne sera pas ! Le propriétaire m'a positivement dit que les locataires du rez-de-chaussée ne jouissaient, comme moi, que de la vue des fleurs, et que jamais je n'entendrais ni bruit, ni surtout jeux d'enfants. Il ne m'a pas avoué qu'il y avait des enfants dans l'impasse ; je n'aurais pas loué. Mais je vais lui écrire, aujourd'hui même, et mettre bon ordre à tout cela. En fait d'enfants, je n'aime que mon lutin. »

Mme Castelnau et sa fille se regardèrent tristement, et comme si, pour une raison mystérieuse, cette résolution leur faisait une véritable peine. Ce regard échappa à l'amie, trop péniblement occupée du joyeux attelage, et, se fâchant à moitié, elle dit :

« Voyons ? Ne suis-je pas dans mon droit ?

-- Oui, certainement.

-- Eh bien, j'en userai, et j'en userai tout de suite. Le propriétaire m'a trompée ; je lui rappellerai sa parole. Est-ce que cela t'étonne ? Est-ce que tu ne me comprends pas ?

-- Je te comprends fort bien, ma pauvre amie ; et pourtant, il est certain que, pour deux enfants peu fortunés, et que, par conséquent, on n'a pas le loisir de faire sortir souvent, ce tout petit coin de terre est une véritable ressource. Regarde-les, ils semblent heureux.

-- C'est possible ; mais moi, quand quelque chose me gêne, je suis malheureuse. Je n'ai jamais pu, à aucune époque de ma vie, supporter les petits enfants.

-- Voyez, mademoiselle, dit la douce Henriette, comme ce jeu les amuse ? Faut-il peu de chose pour leur composer du bonheur ! Le petit cheval galope presque sur lui-même, et n'en est pas moins enchanté. Quant au cocher, il conduit avec adresse et majesté.

-- Tu trouves cela drôle à voir et à entendre ?

-- S'il s'agissait d'une journée entière, cela m'ennuierait ; mais une heure en passant, quand il fait beau...

-- Quand il fait beau ? Pour moi, il ne fait plus beau dès que je suis contrariée. En ce moment, tu vois probablement le soleil radieux, le dôme resplendissant ? Moi, je ne vois plus au monde que ce cocher et ce cheval qui m'agacent et me cassent la tête.

Ah ! je vais leur faire savoir à qui ils ont affaire ! Chacun chez soi, chacun pour soi ! Des enfants qui joueraient sous mes fenêtres ? Par exemple ! Il ne manquerait plus que cela ! »

Les amies n'osèrent insister, car le front de Mlle Thérèse était devenu sombre ; et les profondes rides, depuis longtemps creusées par les soucis et les impatiences, semblaient plus profondes encore.

Mme Castelnau fit tomber la conversation sur différents sujets, essayant de distraire la victime du sort ; ce fut inutilement. La victime s'enfonçait dans un morne silence, tressaillant à chacun des coups de fouet, très inoffensifs pourtant, que le petit garçon donnait à son cheval, en l'excitant de la voix, une voix rieuse et réjouissante s'il en fut.

Mlle Thérèse disait vrai. La figure de ce monde, bien que volumineuse aux yeux de ses habitants, avait disparu à ses yeux. Rien n'existait que l'impasse et ses cruelles déceptions.

« Allons, je te quitte, ma bonne amie, tout attristée de te laisser si contrariée.

-- Où vas-tu ?

-- Faire quelques visites, de ces visites qui sont utiles à soi et aux autres. Henriette m'accompagne presque toujours dans ces occasions ; je veux qu'elle voie de près ce qu'est la vie pour beaucoup de familles, ce que pourrait être la nôtre, si la Providence ne nous avait gratuitement placées et maintenues dans une position aisée.

-- Vraiment, ma chère, je t'admire, et plus encore ta fille, car à son âge, courir les galetas ne doit pas être fort amusant.

-- Ne m'admirez pas, mademoiselle, je m'intéresse tant à ces pauvres familles !

-- Tiens, ma petite, tu es meilleure que moi. Du reste, ce n'est pas te faire un grand compliment puisque je ne vaux rien du tout. En fait de misères, je ne vois que les miennes.

-- Vous vous calomniez, mademoiselle. Votre cœur s'émeut au contraire très facilement des malheurs des autres.

-- Les malheurs des autres ? j'ai peur de les voir. Je fuis les affligés, les malades, les pauvres.

-- Ne vouliez-vous pas aller soigner l'Américaine ?

-- Oh ! ne me parle jamais de ces gens-là ! D'ailleurs, ce que j'ai fait en cette occasion était plutôt entraînement que charité. Je suis très égoïste ; j'ai pris l'habitude de vivre sur moi-même et je suis trop vieille pour changer.

-- Ceci n'est pas bien sûr, dit Mme Castelnau ; on change à tout âge.

-- Non, vraiment, on ne change pas au mien.

-- C'est ce que nous verrons.

-- Tu ne verras rien du tout. À vrai dire, l'école que je viens de faire ne m'a pas donné le goût de plaindre mon prochain, et d'entreprendre des œuvres de miséricorde. »

Mère et fille se mirent à rire encore de la mésaventure, et tout en maudissant pour la centième fois le baron de Suède et son Américaine, Mlle Thérèse finit par sourire elle-même et convenir du tort qu'elle avait de prendre les choses si sérieusement. On se quitta, se promettant de se revoir bientôt.

Depuis l'insolente apparition de la petite souris, le fauteuil dans la sombre encoignure avait perdu la moitié de ses charmes. Ursule, en ménagère prudente, avait installé dans l'ombre une souricière bourrée de farine. La seule vue de cet appareil suffisait pour désenchanter aux yeux de Mlle Thérèse cette jolie chambre à coucher, toute tapissée de gerbes de blé et de branches de roses.

« Je ne pourrai jamais sommeiller ici dans la journée, disait-elle.

-- Tant mieux ! Mademoiselle dormira mieux la nuit.

-- Ursule, je veux abréger mes journées.

-- Tiens, c'est drôle ! Chacun a pourtant peur que sa vie ne soit pas assez longue.

-- Ursule, vous n'y entendez rien.

-- Ça se peut bien, mademoiselle.

-- Je vais m'établir dans l'encoignure de mon salon. Roulez-y mon fauteuil. J'arriverai bien, j'espère, à dormir en plein jour ; ce sera toujours autant de gagné. Ce n'est pas trop demander, je pense ?

-- Non certes, mademoiselle ; il y a bien des gens qui ne se contenteraient pas de ce bonheur-là. Eh bien, tout de même, obtenir un sommeil tranquille sera peut-être une chose très difficile.

-- Sans doute. Dans une impasse où l'on souffre tous les désordres, où il faut être victime des perroquets, des singes, des pianos, des souris, et puis encore des enfants ! Quant aux enfants, j'ai le droit de faire cesser les abus. Dès aujourd'hui je vais écrire au propriétaire, et lui rappeler nos conventions au sujet du petit jardin. Je ne veux pas lui laisser croire que je supporterai ce qui me gêne. »

Elle se mit à écrire effectivement après avoir un moment réfléchi sur la grave question dont il s'agissait, et remplit trois pages de ses doléances.

Mlle Delorme payait un bon loyer, occupant le plus joli appartement de la maison, et le propriétaire eût été fort maladroit en la désobligeant.

Il rappela donc aux locataires du rez-de-chaussée qu'ils n'avaient point la jouissance du jardinet et que si jusqu'alors on avait toléré les jeux des petits enfants, cette tolérance cessait absolument à partir de l'avertissement qu'on recevait.

Le lendemain, le soleil illumina gaiement le petit jardin ; mais le gentil cheval ne fut point attelé, le cocher ne parut point : deux figures d'enfants, bien tristes, étaient collées aux vitres et semblaient dire : Plus d'air, plus de soleil ! Mlle Thérèse, bien loin de comprendre la portée du droit qu'elle avait réclamé, se frottait les mains, disant à Ursule et à Catherine pour la vingtième fois :

« J'arriverai, j'espère, à pouvoir dormir, et abréger ainsi les longs jours de ma pénible existence. »

Au bout de quelques semaines, l'habitante infortunée de l'impasse voulut se rendre dans un quartier fort éloigné, et résolut de faire connaissance avec les omnibus ; car, jusque-là, elle n'avait pas usé de ce mode de locomotion, craignant de se tromper de ligne. Pour plus de sûreté, elle acheta un petit livret, indiquant le point de départ et d'arrivée, ainsi que le parcours. De plus, elle fit l'acquisition d'un plan de Paris, tracé au point de vue des omnibus et des tramways.

Elle étudia consciencieusement le plan et le livret, se pénétra, autant que faire se pouvait, de tous les renseignements imaginables, et, quand elle en eut la tête pleine, se mit hardiment en route, faisant d'abord un bon bout de chemin à pied, avec la ferme intention d'aller ensuite en omnibus à Vaugirard. Mais, hélas ! pour n'avoir pas pris garde aux oreilles des chevaux, tournées par ici et non par là, elle se trouva, comme début encourageant, devant la gare Saint-Lazare, c'est-à-dire à un autre bout de Paris. Là, elle jeta les hauts cris, se plaignant au conducteur, et prenant les voyageurs à témoin de sa vulgaire mésaventure. Il y eut quelques sourires et peu de sympathie... Mlle Thérèse indignée laissa tomber sur la grande ville une de ses malédictions, et reprit l'omnibus de Vaugirard. Elle arriva juste à temps pour manquer l'affaire qui l'avait appelée dans ce quartier.

Au retour, Ursule et Catherine entendirent ses plaintes :

« C'est fini, je n'irai plus jamais en omnibus.

-- C'est pourtant bien commode, mademoiselle ! Pour six sous, ça vous mène...

-- Où vous ne voulez pas aller. Jamais, jamais je ne monterai dans un omnibus.

-- Et pourtant, dit doucement Ursule, puisqu'il y a tant de personnes qui en prennent, et qui viennent à bout de s'y reconnaître, il faut croire que mademoiselle y parviendra.

-- Non, Ursule ; moi, je ne suis pas comme une autre ; une espèce de fatalité me poursuit jusque dans les plus minutieux détails. »

Ursule raisonna si bien, et avec tant de douceur, qu'elle persuada à sa maîtresse de retourner à Vaugirard en omnibus. Elle consulta de nouveau son plan et son livret, fit la plus grande attention à la direction de la voiture et aux avertissements du conducteur, et enfin arriva à bon port. Mais, par suite de ce guignon qui, disait-elle, la poursuivait en tous lieux, et surtout par suite de sa distraction, au moment de descendre d'omnibus, par une pluie torrentielle, plus de parapluie !... Le voisin, très poli d'ailleurs, l'avait emporté.

Crise de désespoir ! Mlle Thérèse, au beau milieu de la rue, ne savait plus à quel saint se vouer. Une dame fort obligeante, qui passait, vint lui offrir un abri sous son parapluie, mais pour un instant seulement, car elle se rendait à Paris et marchait par conséquent en sens contraire.

Pénétrée de reconnaissance, mais subissant les inconvénients d'un parapluie pour deux, Mlle Thérèse s'écria :

« Madame, je vous en prie, dites-moi comment on fait à Paris quand on vous détrousse ainsi, chemin faisant ? J'ai toujours habité de paisibles villes de province, et je n'ai pas la moindre idée de ce qu'il faut faire pour se préserver de ces dangers continuels.

-- Ce qui vous est arrivé, madame, arrive à tout le monde une fois.

-- Vraiment ? c'est donc une ville de bandits ?

-- C'est une ville immense, cosmopolite, où afflue tout ce qu'il y a de pire en province et à l'étranger.

-- Quel gouffre ! Comment y vivre ? Toujours la tête tendue, l'œil ouvert, l'oreille au guet ? Je ne m'y habituerai pas.

-- Tout le monde s'y habitue, madame !

-- Mais, pour aujourd'hui, comment faire ? Je ne suis pas rendue à destination.

-- Si vous le voulez, madame, je vais vous conduire jusqu'à une place de voitures ; vous en prendrez une à l'heure, vous irez où vous devez aller ; la voiture vous attendra et vous ramènera chez vous. À Paris tout s'arrange avec de l'argent.

La proposition fut acceptée, et Mlle Delorme monta en fiacre, remerciant la dame obligeante, et convenant que si Paris renferme une foule de gens de la pire espèce, on y trouve aussi la politesse la plus serviable, et une bonhomie qui aide à se tirer de tous les mauvais pas.

La petite expédition de Vaugirard coûta à Mlle Thérèse, non seulement les regrets sincères que chacun tient en réserve pour un parapluie volé, mais encore six sous d'omnibus, cinq francs de voiture, et seize francs pour l'achat d'un nouveau parapluie.

Elle rentra navrée, raconta son odyssée à Catherine, ôta son chapeau, et, s'armant cette fois d'un troisième oreiller, elle se réfugia dans la sombre encoignure de son salon, où était le grand fauteuil, et chercha l'oubli dans un somme. C'était l'inoffensive vengeance qu'elle avait résolu de tirer de la capitale à chaque nouvelle mésaventure. Mais elle avait compté sans son hôte ! Jacquot était dans ses jours de bavardage, et lançait toutes les cinq minutes les propos les plus incohérents. La petite fille perfectionnait avec fureur son rocher de Saint-Malo, n'attendant que la dernière note pour recommencer la première.

Enfin, l'indiscrète souris, au lieu d'entrer dans la souricière, comme cela eût été si convenable, quitta la chambre à coucher, et traversa tout à coup le salon avec une impertinence achevée.

Mlle Thérèse tressaillit, cria, se leva, sonna, gronda, fit tout ce qu'elle savait faire. L'heure du dîner étant venue, heureusement, ce lui fut une distraction à ses mortels ennuis. Elle se mit à table d'autant plus volontiers qu'on devait ce jour-là, pour la première fois depuis son installation dans l'impasse, lui servir un miroton !

Le pourrait-on croire ? Il y a des gens que le malheur poursuit avec une telle persévérance, un tel acharnement ! Eh bien, oui... Le miroton était manqué !

VI -- Nouvelles émotions.

Pendant que l'on se fatiguait dans l'impasse à vivre sur soi-même, il y avait, dans la demeure de Mme Castelnau, à deux pas du Luxembourg, une paix profonde due à l'acceptation des misères quotidiennes, et à l'habitude qu'on avait de s'intéresser aux autres de manière à donner moins d'importance à ses propres ennuis.

Souvent, la mère et la fille se communiquaient leurs impressions, au sujet de l'amie qu'elles avaient elles-mêmes attifée à Paris, et dont elles constataient les agacements nerveux, les accès de marasme, et les impatiences fiévreuses, toutes choses propres à miner une santé délicate.

« Maman, dit un jour Henriette, Mlle Delorme serait moins triste et moins malade si elle menait une vie plus occupée. Vous devriez lui proposer de se faire, comme vous, dame de charité ?

-- Je le lui ai déjà proposé, mais son esprit est prévenu. C'est par le cœur qu'il faudrait la prendre. Elle t'aime beaucoup, Henriette, et tu pourrais peut-être l'amener à mettre dans son existence autre chose que ce qu'elle y met. J'ai fait un projet, j'ai conçu tout un plan, fort simple d'ailleurs, et, si tu veux y entrer, il n'est pas impossible que tu réussisses. »

Henriette, gaie jusqu'à l'enfantillage, avait un côté très sérieux. Elle causa longuement avec sa mère, entra dans son plan, et se promit de contribuer par tous les moyens à sa portée, à réconcilier Mlle Delorme avec la capitale du monde, avec le genre humain, avec les êtres inférieurs, et par suite avec l'existence.

Ce petit complot, comme tous les autres, s'organisa à la sourdine, et, dans l'impasse, on ne se douta de rien.

Un beau matin, Mlle Thérèse vit arriver son vieil ami M. Ervéoux, avec sa bonne et large figure, et son nez retroussé qui semblait toujours avoir envie de rire. Une affaire l'appelant à Paris pour quelques jours, il s'empressait de venir serrer la main de la nouvelle Parisienne. Il la trouva exaspérée. Ce n'était plus de la mélancolie, c'était de la fureur.

« Eh bien, qu'avez-vous donc, chère mademoiselle ? demanda-t-il tranquillement, je vous trouve fatiguée, pâlie, troublée.

-- Vous me trouvez en colère ; c'est l'état qui chez moi, désormais, succède à la prostration.

-- Y aurait-il par ici de la fumée ? une forge ?

-- Plût au ciel ! Mon cher ami, j'aurais dû rester tout simplement en face de cette forge, dont les inconvénients étaient, au bout du compte, faciles à supporter. Paris est abominable, odieux, pour cent raisons principales !

-- Sans compter les raisons accessoires.

-- Je ne vis plus que de mésaventures ! J'en suis découragée. Mes voisins sont en train de me faire perdre la tête ; ils ne savent plus qu'inventer. Enfin, hier au soir, il a fallu que ceux de l'étage supérieur laissassent ouvert le robinet de leur fontaine ! Et comme, dans cette impasse, les plafonds et les murs sont en carton, ma cuisine a été inondée ; l'eau a gagné la salle à manger, mon plafond ruisselait. Figurez-vous un déluge, un cataclysme, un de ces événements qui n'arrivent qu'aux Parisiens, et dont, par parenthèse, ils sont fort peu émus, car ces gens-là, gênés dès le berceau, ne se tourmentent de rien, et prennent volontiers en riant des choses dont je ne puis même pas supporter la pensée.

-- Pauvre demoiselle ! Toujours de nouveaux ennuis !

-- Ah ! j'aimais encore mieux les anciens. Oui, mon cher monsieur Ervéoux, ma maladie nerveuse est devenue chronique. On me fait mourir à petit feu ! J'ai changé plusieurs fois de maison, de quartier, tout cela pour arriver à me faire attraper, à ne plus manger, à ne plus dormir, et finalement à aller bientôt en bateau dans mon appartement. Ah ! Paris !

-- Paris ne vous plaît pas ?

-- Paris ? c'est une ville inhabitable. Ne venez pas vous y fixer. Malgré tout le plaisir que j'aurais à vous voir ici, je serais désolée de vous y attirer ; Mme Castelnau m'a joué un assez mauvais tour, sans s'en douter.

-- Allons ! allons ! Le robinet du voisin vous a tellement émotionnée que vous ne me parlez pas des compensations de la vie parisienne.

-- Les compensations ? je ne les vois pas. Les distances sont telles que je ne puis les franchir à pied.

-- On prend des omnibus.

-- Qui vous mènent eu sens inverse, si vous n'avez pas le lorgnon à la main. Il pleut à chaque instant dans cette ville maudite.

-- On prend son parapluie.

-- On vous le vole. Oh ! vous ne savez pas ce que c'est ! Mieux vaut la forge, mieux vaut le couchant, le jardin en pointe, etc., etc.

-- Ma pauvre amie, ne trouverez-vous donc pas sous le ciel un lieu à votre convenance ?

-- Non, je suis mal partout. C'est moi qu'il faudrait changer, et il n'est plus temps. Tenez, entendez-vous ce sot personnage ? As-tu déjeuné ? Il va répéter cela dix fois.

-- Ah ! un perroquet ? Oui, c'est fastidieux, mais enfin !

-- Mais enfin ! Il m'impatiente ; et si je le tenais, je lui tordrais le cou !

-- Oh ! comme vous êtes implacable ! Vous si bonne autrefois !

-- Ces Parisiens m'ont poussée à bout. Entendez-vous maintenant ces gammes ?

-- Oui ; j'aime mieux le perroquet.

-- Moi, entre le perroquet et la petite fille, je ne saurais que choisir ; mais ce qui me met hors de moi, c'est un affreux singe qui me fait des grimaces tant et plus.

-- Ah ! ceci est fort drôle !

-- Comment drôle ? Catherine en rit ; mais moi, je m'en fâche.

-- Vous avez tort, permettez-moi de vous le dire.

-- Mais il imite mes mouvements pour se moquer de moi !

-- Ah ! ceci est encore plus drôle.

-- Maudit animal ! Si je le tenais !...

-- Mais vraiment, chère mademoiselle, je vous vois, les circonstances aidant, marcher de crime en crime, et je n'en suis pas peu scandalisé. Vous aviez jadis, me semble-t-il, des sentiments tout autres.

-- Je ne sais si j'ai jamais été bonne, mais en tout cas je ne le suis plus du tout. Le piano, le perroquet, le singe, la petite fille, les omnibus, l'inondation, tout cela m'a singulièrement aigri le caractère ; et encore, j'ai entendu hier, pour la première fois, du côté du boulevard un cornet à piston !

-- Un cornet à piston ? C'est joli quand on en joue bien.

-- Je ne trouve cela joli que quand on n'en joue pas ; j'ai horreur du bruit.

-- En ce cas, vous devez souffrir effectivement dans cette grande ville ?

-- Paris m'est insupportable !

-- Eh bien, il n'est pas impossible que, par suite de l'affaire dont je m'occupe en ce moment, vous me comptiez dans peu au nombre de ses infortunés habitants. Mes petits neveux ont besoin de moi.

-- Tant pis pour vous ! Ah ! ce Paris !...

-- Et pourtant, les étrangers y affluent ?

-- Parce qu'ils ne savent point que l'on n'y peut pas vivre.

-- Mais quand ils en sont partis, ils ne pensent qu'à y revenir ?

-- Parce qu'ils sont à moitié fous.

-- Mais les provinciaux qui s'y établissent s'y trouvent fort bien ?

-- Parce qu'ils le sont tout à fait.

-- Oh ! que vous êtes sévère ! Me voici donc menacé d'être, dans quelque temps, ou malheureux, ou fou ? Quel sort ! »

On plaisanta sur ce ton pendant cinq minutes, et, pour clore les débats, Mlle Delorme fit promettre à M. Ervéoux de dîner chez elle, le jour même, avec Mme Castelnau, la gracieuse Henriette et le cher lutin, car c'était son jour de sortie.

Dans la journée, Mlle Thérèse, ayant à faire quelques achats, prit un tramway que lui indiquaient son livret et son plan. La voilà partie, se consolant de ses ennuis par la perspective de réunir ses amis à sa table, et de leur faire faire connaissance entre eux.

Le tramway longeait paisiblement le boulevard Sébastopol, et la nouvelle Parisienne, assez indifférente aux accidents du parcours, s'abandonnait à une vague rêverie ; on se figure aisément que ses rêves n'étaient point couleur de rose. La vie lui paraissait si dure ! L'énorme véhicule s'arrêta pour laisser monter deux voyageurs, mari et femme. Le baron de Suède et son Américaine !

Mlle Thérèse reçut, de cette double vision, une commotion spontanée qui la porta à baisser les yeux, de peur de rencontrer les regards de ceux qui l'avaient si audacieusement trompée, et à ne plus penser qu'à tenir ferme son parapluie en préservant de tout rapt sa montre, son lorgnon et son porte-monnaie.

Quand il lui fallut descendre de voiture, elle se sentit fort agitée, mais le fut bien davantage lorsqu'elle aperçut le prétendu baron et sa femme descendre derrière elle. Il est à croire que tous deux ne l'avaient nullement reconnue ; mais ayant l'imagination montée, elle se crut poursuivie, et la frayeur la fit entrer précipitamment dans une maison dont elle monta le premier étage, avec cette prestesse que communique la peur.

« Où allez-vous, madame ? lui cria le concierge d'un ton autoritaire, qui demandez-vous ? »

Elle ne sut que répondre, et s'arrêta tout court. Le concierge, vétéran renfrogné, portant une longue barbe grise, renouvela ses deux questions : -- « Où allez-vous ? Qui demandez-vous ? » -- La pauvre demoiselle, stupéfaite, balbutia quelques mots sans suite, de l'air le plus embarrassé du monde.

Le concierge était un fin matois, qui avait vu tout ce qu'on peut voir en fait d'escroqueries parisiennes. Les locataires lui pardonnaient sa brusquerie naturelle, à cause de la sûreté que leur donnait son habile surveillance.

« Allons, voyons ? cria-t-il d'une voix de Stentor, vous ne pouvez pas dire où vous allez, qui vous demandez, et vous montez tout de même ? On ne se faufile pas comme ça dans les maisons ; descendez tout de suite, et n'y revenez pas !

-- Mais c'est que... je voulais seulement...

-- En voilà assez ; je ne vous demande pas le reste. La rue est large, allez y voir ! »

Plus morte que vive, la pauvre Mlle Thérèse redescendit humblement, et sortit le plus vite possible de cette maison si bien gardée. Décidément, ce rustre l'avait prise pour une voleuse, elle, si honnête, si inoffensive ! pendant que le baron de Suède et l'Américaine se promenaient impunément sur le boulevard Sébastopol, cherchant à faire des dupes.

Elle fut tellement déconcertée de l'aventure que, sans continuer sa route, et sans donner suite aux emplettes projetées, elle se jeta dans un tramway qui devait la remettre à peu près dans son quartier. Là, sur ce terrain neutre, la pauvre victime eut le loisir de lancer, du fond de son cœur, de silencieuses, mais terribles imprécations contre Paris, qui recélait dans ses flancs tant de mauvaise foi, d'astuce, d'injures et de vieux concierges à barbe grise. Elle vint à songer avec regret que, dans les simples villes de province où elle avait toujours vécu, on la connaissait assez pour lui rendre, en toute occasion, justice et honneur. Là, elle n'aurait eu qu'un mot à dire pour trouver dix défenseurs ; et à Paris, la ville de tous, elle devenait un point sans nom, sans valeur, comme un autre point. On l'insultait impunément ; et encore cet insulteur était un brave homme, croyant bien faire, et qu'on eût approuvé si l'on eût été témoin de la scène sans avoir connaissance des antécédents.

En rentrant dans l'impasse, Mlle Thérèse éprouva un sentiment de bien-être et de quiétude qui, depuis longtemps, lui était étranger. Le concierge et sa femme la connaissaient du moins, et faisaient cas de sa personnalité ; ils lui adressaient même un petit signe de tête plein de considération. Puis elle allait retrouver Ursule et Catherine, deux bonnes filles qui lui témoignaient de l'attachement ; sauf quelques négligences et quelques envies de rire, on n'avait vraiment rien à leur reprocher. Enfin, elle allait avoir à dîner ses amis, et les présenter les uns aux autres ; est-il plus doux plaisir que celui-là ?

Telles étaient les placides pensées inspirées par l'impasse, où le plus profond silence régnait pour le moment ; mais une fois engagée dans l'escalier fort bien ciré, la bonne Mlle Thérèse marche apparemment sur sa robe, fait un faux pas, puis une chute ; bref, se frappe rudement la tête. Elle crie, on accourt, on la relève. Concierges, femme de chambre, cuisinière, voisin, voisine, tout est là ; on lui témoigne de l'intérêt, on lui offre des soins empressés, et tout finit par une compresse imbibée d'eau sédative, ordonnance d'Ursule, et un bandeau de soie noire posé en diagonale sur le front et sur l'œil droit, à la façon des amours antiques... De là, bien vite, l'encoignure, le grand fauteuil et les trois oreillers ; puis, méditation à perte de vue sur les difficultés du temps, les misères humaines et les escaliers trop bien frottés.

Ce douloureux recueillement durait encore lorsque M. Ervéoux et Mme Castelnau arrivèrent pour dîner. Mme Castelnau était suivie de ses deux filles. Pendant que Mlle Delorme présentait M. Ervéoux à son amie avec une certaine solennité, le gentil lutin se précipita chaleureusement dans les bras de Mlle Delorme dont le bandeau noir annonçait la nouvelle mésaventure.

« Qu'avez-vous, bonne amie ?

-- Attends, ma petite, répondit Mlle Thérèse en se tenant le plus ferme possible sur ses pieds, tu vas me jeter par terre et ce sera la seconde fois d'aujourd'hui.

-- Comment ? vous êtes tombée ?

-- Oui, mon enfant, dans mon escalier, puisqu'il est d'usage, dans ce maudit Paris, de cirer persévéramment toutes les pentes sur lesquelles on est appelé à se casser le cou.

-- Vous vous êtes fait bien mal ?

-- Oui, bien mal, affirma la pauvre demoiselle en s'asseyant, car l'amitié de Camille se trahissait par des caresses tellement nerveuses qu'on en perdait l'équilibre.

-- Fais donc attention, mon enfant, dit à demi-voix Mme Castelnau, tu fatigues Mlle Delorme en te jetant ainsi sur elle.

-- Quand j'aime, je ne peux pas faire autrement, dit en riant le lutin, et sa vieille amie, prise par le cœur, ajouta parlant à la mère :

-- Laisse-la faire ; peu importe la manière ; l'essentiel est de se sentir aimée par son lutin. »

Après avoir raconté dans tous ses détails la triste histoire de la chute et avoir trouvé dans l'amitié une sympathie bien vraie, Mlle Thérèse se laissa distraire par ses hôtes, et l'entretien tomba sur Paris, dont on vanta les beautés en dépit des imprécations lancées périodiquement sur cette capitale par la nouvelle habitante. Plus elle se fâchait, plus Camille riait. La petite fille ne s'était jamais tant amusée, et comme elle retrouvait dans le bon M. Ervéoux un ancien camarade, c'était une partie complète. Mais hélas ! vers les neuf heures, on entendit à l'étage supérieur des allées et venues continuelles ; de plus, des voitures entraient et sortaient ; l'impasse, silencieuse ordinairement à cette heure, semblait animée de la façon la plus intempestive. Une émotion triste et inquiète altéra les traits de la pauvre locataire. Son esprit, porté au noir, croyait d'abord à tout événement fâcheux.

« Que peut-il se passer ? C'est la première fois que j'entends un pareil tapage ! »

Catherine fut appelée, c'était la ressource en toute occurrence. Elle se présenta d'un air guilleret, qui faisait contraste avec l'appréhension visible de sa maîtresse.

« Entendez-vous ce bruit, Catherine ?

-- Mais oui, mademoiselle, répondit gaiement la jeune femme de chambre, qui ne pouvait se corriger de sa naïveté, c'est la soirée.

-- Comment, la soirée ?

-- Mademoiselle, c'est aujourd'hui mardi. La concierge nous a dit que, tous les mardis de l'année, été comme hiver, il y a au-dessus de nous une soirée. La dame était malade ; c'est pourquoi on n'en donnait plus ; mais elle est guérie, et voilà qu'on reprend. On commence à arriver ; on voit les dames descendre de voiture, c'est très amusant !

-- Mais, je n'en reviens pas ! Une soirée tous les mardis ?

-- Oui, mademoiselle, une soirée dansante.

-- Dansante ?... Allez Catherine, c'est bien. »

Mlle Thérèse poussa un de ces soupirs effrayants, autrefois destinés à la forge ; et M. Ervéoux la vit retomber dans la prostration maladive où la jetait naguère la fumée noire s'échappant des hauts fourneaux qu'elle avait maudits.

Vainement les amis voulurent-ils ranimer son courage ; la perspective de cinquante-deux mardis par an la tenait suspendue entre la fureur et le chagrin. Elle ne parlait plus que pour murmurer d'une voix sourde : « Dansante ! dansante ! sur ma tête ! »

On lui fit remarquer que cet ennui très réel pouvait se rencontrer partout.

« Non, non, s'écria-t-elle, c'est une suite de la fatalité qui abrégera mes jours. Mon propriétaire m'a vanté le calme de l'impasse et même du quartier. J'ai ajouté foi à ses paroles, malheureusement ; il m'a demandé de signer un bail de trois ans, je l'ai signé, imprudente que je suis ; je me suis liée par faiblesse, et voilà qu'on va bondir lourdement sur ma pauvre tête jusqu'à minuit, une heure ; que sais-je ? peut-être jusqu'à deux heures, si ces gens-là sont assez lancés pour aborder le cotillon. »

À peine avait-elle achevé sa plainte qu'un premier coup d'archet résonna impitoyablement dans toutes les parties de sa tranquille demeure. Hélas ! pas moyen d'en douter ! On donnait le plus souvent des soirées dansantes, au piano ; mais ce soir, c'était un vrai bal, avec orchestre, prolongement de veille, quadrilles, polkas et cotillon ! Mlle Thérèse en eut envie de pleurer, et la petite Camille ne put s'empêcher de danser sur sa chaise, aux premiers accords de cette musique entraînante.

Les amis, pour atténuer l'effet de la secousse, autant que possible, s'efforcèrent, quoique bien inutilement, de lui faire prendre ce mal en patience.

Camille n'avait jamais été plus follette. Dans son entrain, que cherchait vainement à modérer sa mère, elle sautait sur les genoux de Mlle Delorme, et l'embrassait en lui disant combien elle l'aimait.

« Va, ma petite, soupirait l'habitante de l'impasse, tu feras bien de rester enfant, si tu peux, car on ne s'amuse guère quand on est grand ! Tout va mal, tout est fatigant, lassant, insupportable. Tu vois où j'en suis arrivée, tous tes inconvénients imaginables sont réunis autour de moi !

-- Bonne amie, je veux grandir tout de même ; d'ailleurs, nous n'avons pas du tout les mêmes goûts. Moi, j'aime le bruit, j'aime les perroquets, j'aime les singes...

-- Tu aimes les singes ? Oh ! ne dis jamais cela devant moi ! c'est un animal que je déteste ! »

Camille n'en voulut pas démordre ; elle aimait les singes et prétendait le dire carrément, c'était assez scandaleux ; mais enfin, au lutin, tout était permis, et Mlle Delorme, tout en s'étonnant d'un pareil goût, finit par lui passer encore cet innocent caprice.

Il fallut pourtant se quitter ; on le fit à regret, de part et d'autre, et Mlle Thérèse, décidée d'avance à avoir la migraine cinquante-deux fois par an, se coucha en mesure, bien malgré elle, pendant qu'on exécutait le plus joyeux quadrille au-dessus de sa chambre à coucher, car la jeunesse, dans ses gracieuses évolutions avait envahi l'appartement tout entier. Et tout cela dans l'impasse ! qui l'eût pu croire ? Elle ne ferma pas les yeux, la pauvre Mlle Thérèse ! D'une part, la musique s'opposait à son sommeil ; de l'autre, elle avait besoin de tout son temps pour détester Paris à son aise : elle ne s'en fit pas faute. Se fortifiant dans l'horreur du genre humain, elle s'agitait sous ses turbulentes pensées, et cherchait le moyen de résilier son bail, ou du moins de sous-louer son appartement, car endurer trois ans un semblable martyre, il n'y avait pas à y songer.

Le lendemain de ce jour néfaste, elle resta au lit jusqu'à dix heures tout comme les danseuses, avec cette différence essentielle que celles-ci s'étaient bien amusées, tandis que la pauvre demoiselle s'était ennuyée et s'ennuyait encore. Elle se leva, brisée de la double fatigue de la chute et du bal, la tête pleine des tracas de la veille. Son front n'étant point guéri, le bandeau de soie noire fut encore de rigueur ; et comme elle ne pouvait, à cause de son malaise, s'occuper à rien de sérieux, elle se mit à regarder le paysage.

On sait que de superbes lointains s'offraient à sa vue. Les splendides teintes des feuillages d'automne donnaient aux jardins environnants un aspect enchanteur ; le soleil, frappant l'espace, laissait deviner, dans les profondeurs du Champ de Mars, des escadrons aux cuirasses étincelantes ; ces escadrons voltigeaient légèrement, s'élançant tout à coup vers les masses sombres formées à l'extrémité par l'École Militaire. Le dôme des Invalides, placide témoin de toutes nos gloires, présidait encore à ces jeux guerriers. Tout cela était beau, tout cela avait de la grandeur et pouvait communiquer un certain élan, même à une âme féminine. Mais quand un pauvre être est traqué par un sort fatal, il est vraiment bien à plaindre ! Mlle Thérèse, grâce à son bandeau, ne voyait que d'un œil les scènes de la vie. Ce fut bien assez, et même bien trop, pour apercevoir... Ô honte ! ô humiliation ! son implacable adversaire le singe, qui, poussé par un instinct détestable, et jouissant d'ailleurs dans le pavillon de la liberté qu'on laisse aux animaux domestiques, avait pris, hélas ! un chiffon noir sur la table à ouvrage de sa maîtresse, et se l'était impertinemment campé sur l'œil droit, tout comme Mlle Thérèse.

Elle en fut profondément indignée. Comment ? il fallait, après avoir subi un déluge partiel, la rencontre du baron et de la baronne, la méprise du grossier concierge, la chute dans l'escalier, la compresse d'Ursule, le bandeau, l'orchestre, le cotillon, il fallait encore se voir jouée, moquée, dénigrée publiquement, et par qui !...

Cette injure la piqua au cœur, et elle sentit d'autant plus vivement l'outrage que, lors même qu'elle eût pris le parti énergique de citer l'insulteur devant le juge de paix, celui-ci se fût pâmé de rire, tant était drôle, malgré sa perversité, ce petit personnage à la figure grimaçante. Par moments, il penchait insolemment la tête du côté droit, comme la locataire d'en face, et appuyait son front bandé sur la main qui pendait au bout de son long bras. Il prenait alors une de ces poses désolées qu'on prend lorsqu'on repasse en sa mémoire les mésaventures d'une journée malencontreuse, et d'une nuit plus malencontreuse encore. Tout cela était d'une vérité choquante.

Mlle Thérèse, tout à l'heure languissante, passa instantanément de la prostration à la colère, ce qui dès longtemps lui était familier. La bouche pincée, l'œil gauche lançant des éclairs, elle sentit le besoin de dire à quelqu'un ce qu'elle éprouvait, et de trouver un peu de sympathie. Si la bonne Mme Castelnau avait été là ! Elle avait l'âme pleine de compassion. Mais elle n'y était pas ; on devait se contenter de se plaindre aux deux servantes.

Une émotion nouvelle et bien vive attendait Mlle Thérèse. Ayant ouvert brusquement la porte de la cuisine, dont la fenêtre donnait sur le pavillon, elle vit, à la lueur des éclairs que jetait son œil gauche, la lourde et impassible Ursule, debout, derrière ses vitres, se tenant les côtes, regardant avec délices tous les mouvements du singe, et riant de si bon cœur qu'elle en perdait la respiration. Quant à la jeune et naïve Catherine, à force de rire elle était tombée sur une chaise d'où l'on pouvait encore apercevoir la scène comique qui faisait son bonheur ; et, de peur que ses éclats ne vinssent à percer les murailles, et ne parvinssent aux oreilles de sa maîtresse, elle était en train de fourrer son mouchoir dans sa bouche : c'était un tableau achevé !

Mlle Thérèse eut d'abord la pensée de chasser ignominieusement les deux chambrières, sans même leur accorder de passer la nuit dans la maison ; mais la stupéfaction l'emportant sur la fureur, elle referma la porte en silence, longea comme une ombre funèbre le corridor qui menait au salon, s'achemina lentement vers la sombre encoignure, et s'armant d'un quatrième oreiller, de plus petite dimension que les trois autres, elle s'étendit, littéralement désespérée, dans son grand fauteuil, sans pouvoir toutefois se délivrer de l'importune image du singe. Il lui semblait, même au fond de cette retraite, que le monstre la poursuivait de ses moqueries inconvenantes.

Alors, elle se mit à broyer du noir, à se ressouvenir de tous ses ennuis passés, à analyser ses déceptions présentes, à prévoir ses contrariétés futures ; et, succombant sous le poids accablant de ses misères, elle fut en effet malheureuse.

Le spirituel Xavier de Maistre assure qu'il devint malade, pour avoir pris l'aspect d'un malade, et ses allures, pendant plusieurs jours. Quelque chose d'analogue se passa dans la maison de Mlle Thérèse. De fréquents assauts, soutenus avec des efforts de moins en moins accentués, les obscurités mystérieuses de l'encoignure, la profondeur du fauteuil, le duvet amollissant des oreillers, tout cet ensemble débilitant produisit sur les nerfs de l'infortunée locataire un effet vraiment désastreux.

L'heure de son dîner sonna sans qu'elle voulût se mettre à table. Catherine, qui s'excitait de son mieux au repentir, et baissait les yeux de peur de rire encore, Catherine apporta humblement sur un plateau un léger potage, et se retira, sans avoir obtenu une seule parole. La pauvre fille était désolée d'avoir tant ri, et pourtant, ce singe si coupable l'avait bien amusée, et elle ne pouvait s'empêcher de louer tout bas, avec Ursule, son talent d'imitation.

La nuit passa sur ces graves événements, et l'aurore retrouva Mlle Thérèse en proie à une sorte de malaise qu'elle intitulait fièvre, et qui n'était peut-être qu'une agitation maladive. Ursule avait plusieurs fois calmé ces mouvements fébriles par une infusion de pétales d'oranger, mais le singe avait si fort compromis Ursule elle-même, que la brave fille, toute confuse, n'osait plus rien faire infuser. Le silence digne et sévère de sa maîtresse lui fut tellement pénible qu'elle résolut de lui faire des excuses, afin de pouvoir ensuite la servir utilement, et bien affectueusement.

Sur ce, Ursule se glissa sans bruit jusque dans la chambre à coucher, après avoir ôté son tablier de cuisine, et, s'approchant du lit, à pas de loup :

« Hélas ! dit-elle, d'un ton plein de douceur et de tristesse, voilà donc Mademoiselle tout à fait malade ?

-- Tout à fait malade, répondit-on comme un écho.

-- Mademoiselle se ressent encore de sa chute ?

-- Un peu.

-- Et puis, Mademoiselle a du chagrin à cause de nous ?

-- Beaucoup.

-- Ah ! Il est sûr que ce vilain singe est bien ridicule et bien insupportable ! »

Ici, Ursule sacrifiait par politique les intérêts de son allié. Elle reprit :

« C'est une bête bien ennuyeuse ; et, avec ça, je ne sais pas comment ça se fait, on ne peut pas faire autrement que de rire.

-- Ursule, je pense que vous sentez vous-même l'inconvenance de ce procédé ?

-- Oh ! certainement. Et je prie Mademoiselle de m'excuser. Je conviens que j'ai eu tort, mais c'était plus fort que moi ; et si cet imbécile de singe recommence à imiter Mademoiselle, je ne le regarderai pas, car je serais capable de repartir.

-- En voilà assez, Ursule. »

Ursule vit bien qu'elle avait trop parlé, et comme son excellent cœur cherchait vraiment une réconciliation, elle ajouta en se retirant respectueusement :

« Si Mademoiselle voulait, je lui ferais pour ce soir un joli petit miroton bien cuit, bien mijoté, j'y mettrais tous mes soins. Mademoiselle se régalerait, et ça lui ferait bien du bien pour son œil ! »

L'œil gauche, sans trop comprendre comment l'œil droit pourrait tirer si bon parti d'un miroton, s'ouvrit soudain et couvrit Ursule d'un pardon bien mérité. Celle-ci, tout attendrie, courut à sa cuisine et se mit tout de suite à éplucher des oignons, ce qui doubla l'émotion de la pauvre fille, si bien intentionnée.

Catherine, apprenant la démarche de sa compagne, aurait voulu suivre un si bon exemple ; mais dès que lui revenait en mémoire la pantomime du singe, un nouveau fou-rire se faisait jour à travers les meilleures résolutions, et Ursule lui donna le conseil de se montrer souple, empressée, docile, et de laisser au temps le soin de cicatriser la blessure. Cela valait mieux effectivement que de s'en aller rire au nez de l'offensée, dont le bandeau noir rappelait trop vivement le délicieux sapajou.

En expiation de sa faute, Catherine reçut l'ordre d'acheter la plume la plus fine ; puis on lui fit tailler quatre nouveaux oreillers, dont les proportions, savamment combinées, devaient répondre aux avant-bras, au cou, et au sommet de la tête.

Elle eut à confectionner sans retard, et sans arrêt, ce supplément de matériel. C'était un ouvrage fort ennuyeux ; cette plume fine et légère volait de tous côtés ; Catherine en mangeait même à l'occasion.

Néanmoins, on ne lui laissa point de répit, et Mlle Thérèse, à la tête de ses huit oreillers de toutes grandeurs, put se féliciter de son assortiment et espérer un peu de sommeil en plein jour dans l'encoignure du salon. C'était, lui semblait-il alors, l'unique moyen d'adoucir l'épreuve de la vie.

Dans toute existence, si misérable qu'on la suppose, il y a des moments de détente. Cette détente eut lieu dans l'impasse lorsque Mlle Thérèse, sollicitée par Ursule, et aussi par son estomac, bien qu'elle l'accusât de n'avoir pas faim, prit le parti de se traîner jusque dans sa salle à manger à six heures, et s'assit devant le miroton consciencieusement mijoté, dont la contrition d'Ursule avait déterminé la réussite.

Un fumet d'oignon, vrai parfum pour l'amateur, avait pénétré, à travers les fentes des portes et les trous des serrures, jusqu'aux extrémités de l'appartement, et s'était même répandu dans toute la maison ; Jacquot en avait eu le cerveau troublé, mais d'un trouble aimable et communicatif, qui le portait à éviter les interjections lugubres, les phrases insignifiantes. Il avait besoin de se répandre en joyeusetés ; il toussait, il éternuait, il riait, comme un petit homme bien enrhumé, mais bien content.

De la salle à manger, on n'apercevait pas le terrible pavillon. Mlle Thérèse, supportant Jacquot, grâce au miroton, put donc enfin savourer paisiblement son plat de prédilection.

C'était la première fois qu'Ursule se montrait cordon bleu, sur ce point essentiel.

Et voyez ce que c'est qu'un bon repas ! La malade se trouva sur-le-champ tellement mieux, par l'effet de ce bienheureux miroton, que, au dessert, elle mangea des gâteaux, but un petit verre d'anisette, et enleva son bandeau noir, cause fatale de perturbation.

D'un pas léger, elle retourna, non pas dans l'encoignure, mais dans sa chambre, où, après avoir fait quelques petits arrangements, les bonnes ménagères en ont toujours à faire, elle prit en main un livre amusant, et, grâce à l'auteur, qui heureusement ne parlait pas de singes, oublia pendant plus d'une heure celui du pavillon.

Néanmoins, une pensée pénible lui revenait de temps en temps.

Son cher lutin aimait le singe.

Ceci la blessait, la contrariait au-delà de tout. Comment ? Si Camille eût été témoin de la scène déplorable qui avait eu lieu dans la journée, elle eût ri ? Oui, hélas ! et bien ri ! On pouvait en être persuadé, Mlle Thérèse ne comptait plus sur personne pour prendre le singe au sérieux ; de cela, il ne lui était pas possible de se consoler, et elle murmurait sur un ton à la fois plein de bonhomie et de tristesse : « Mon cher lutin aime les singes ! »

VII -- Les commissions

Il était dans la nature de Mlle Thérèse de courir, sans s'en rendre compte, au-devant des émotions ; c'est pourquoi, ayant promis à la petite Camille d'aller la voir à sa pension, elle y alla le plus tôt possible, et la vit arriver au parloir avec son air mutin, son rire franc, et toute sa malice, car elle était pétrie de malice, et ce n'était pas pour rien qu'on l'appelait le lutin.

« Bonjour, mon lutin chéri ; comment vas-tu ?

-- Très bien, bonne amie, et vous ? »

Mlle Thérèse allait se mettre en devoir de raconter consciencieusement ce qu'elle avait éprouvé, et ce qu'elle éprouvait encore ; mais dès les premiers mots elle s'aperçut que la petite pensionnaire n'écoutait pas. Elle regardait le plafond, tournait la tête à droite, puis à gauche, cherchait à attraper les mouches, faisait enfin tout ce qu'on ne doit pas faire.

« Je crois que tu ne m'écoutes pas, Lutin ?

-- Quoi donc ? s'écria Camille avec une entière bonne foi, car elle avait oublié sa vieille amie et pensait à tout autre chose.

-- Allons, tu es toujours aussi étourdie, mais je te le pardonne, cela tient à tes huit ans.

-- Huit ans et demi, bientôt neuf !

-- M'aimes-tu encore au moins ? Penses-tu à moi quand tu ne me vois pas ?

-- Oui, bonne amie, je pense à vous, à votre perroquet, à votre singe.

-- Qu'est-ce que tu dis là ? Mon perroquet, mon singe ! Ces affreuses bêtes ne sont certes pas à moi, et la preuve, c'est qu'elles vivent.

-- Vous ne les aimez pas ? Que c'est drôle ! Moi, depuis que maman m'a menée chez vous, le jour de la sortie, je n'ai plus qu'un désir, c'est d'y retourner.

-- Vraiment ? Tu m'aimes donc bien, ma petite ? Ah ! que tu me fais plaisir ! Comment, tu voudrais revenir chez moi ? »

Le lutin avait cet âge où l'on dit tout ; de plus, elle aimait à s'amuser. Donc, un peu par enfantillage, un peu par malice, elle répondit sans la moindre hésitation :

« Je voudrais retourner chez vous, bonne amie, pour tâcher de voir le singe. »

L'effet de ces graves paroles ne fut atténué ni par les caresses de Camille, ni par les espiègleries dont elle assaisonna le reste de la visite. Mlle Thérèse était maintenant convaincue que ce maudit sapajou lui devenait un rival, et que désormais son cher lutin viendrait dans l'impasse non seulement pour elle, mais pour lui. Le pire de tout était que rien ne pouvait la détacher de l'enfant dont la turbulence et l'étourderie lui étaient insupportables ; il fallait se résigner à l'aimer quand même.

Mlle Thérèse, qui une heure plus tôt était venue si volontiers voir Camille, s'en alla toute triste. C'était donc vrai ; le lutin aimait le singe ! Rien de plus pénible ne pouvait arriver.

Cependant M. Ervéoux, ce parfait et si patient ami, avait regagné sa petite ville ; mais, en partant, il avait laissé entrevoir que très probablement l'année ne s'achèverait pas sans le ramener à Paris, où il se fixerait définitivement pour surveiller l'éducation de ses petits neveux, devenus orphelins. Cette perspective était très agréable, non seulement à l'habitante infortunée de l'impasse, mais encore à Mme Castelnau qui avait promptement apprécié le charme de son esprit et la bonté de son cœur.

Mlle Thérèse, selon qu'elle s'abandonnait plus ou moins aux fausses consolations de l'encoignure et des huit oreillers, supportait plus ou moins courageusement ses malheurs microscopiques. Toutes les fois qu'elle comparait la vie utile et pleine de Mme Castelnau à la sienne, elle était frappée du contraste ; elle déplorait l'usage insignifiant qu'elle faisait de ses jours ; mais la routine l'emportait. Elle s'était accoutumée à pivoter sur elle-même, à s'écouter gémir, à se défendre contre toute gêne, tout travail, tout ennui ; le pli était pris, et il lui semblait impossible de penser moins à elle et plus à d'autres, bien que son cœur fût très bon.

Un jour, elle reçut une lettre de Mme Lescœur, l'amie si douce et si obligeante qui l'avait attirée amicalement à Tournan, sans avoir réussi à lui rendre la ville supportable. C'était pourtant à Mme Lescœur qu'elle devait Ursule et Catherine ; or, elle reconnaissait, même depuis la fâcheuse aventure du singe, que jamais on ne l'avait mieux et plus fidèlement servie. Un jour donc, Mme Lescœur se rappelant que son amie Thérèse, partant pour la Capitale, s'était mise à sa disposition pour les petites emplettes qu'elle désirerait faire à Paris, lui écrivit une lettre tout affectueuse, suivie d'un court post-scriptum. On recourait discrètement, et pour la première fois, à l'obligeance de la nouvelle Parisienne, lui demandant de faire quelques achats, fort simples sur le papier.

Mlle Thérèse, qui trouvait que Boileau avait dit bien peu sur les embarras de Paris, ne put s'empêcher de soupirer en lisant ce Post-Scriptum. Mais quoi ? Allait-on refuser aux amis Lescœur ce léger service ? On ne l'eût pas osé. C'était impossible comme délicatesse ; et puis le terrible Lescœur, toujours menaçant, eût profité de l'occasion pour suivre l'élan de sa nature taquine, et lancer quelques mordantes plaisanteries, sous le masque de la gaieté. Non, bon gré, mal gré, il fallait s'exécuter, et sans mot dire.

Mlle Thérèse se mit à étudier d'abord le Post-Scriptum avec application, comme jadis sa géographie ; ayant sous les yeux, en guise d'atlas, son plan et son livret. Tant qu'on demeura dans l'impasse, les choses allèrent à peu près bien ; mais lorsque, abandonnant son chez-soi, on se lança, à travers tous les dangers, à la recherche des objets indiqués, on apprit à connaître les âpretés du métier. Mme Lescœur qui, malgré le voisinage, ne venait presque jamais à Paris, donnait des renseignements surannés, ou insuffisants ; des adresses impossibles, toujours au bout du monde, vu la situation du dôme des Invalides. On prenait force omnibus, force tramways, se trompant parfois, pour n'en pas perdre l'habitude, et finissant toujours par arriver, grâce aux indications précises que les Parisiens donnent si facilement et si obligeamment. Mais, hélas ! que de déceptions ! Une fois à destination, il fallait avoir le crève-cœur d'apprendre que le magasin avait été fermé pour cause de décès, ou bien que la maison n'entrant pas dans l'alignement avait été démolie, ou bien encore que la rue elle-même venait d'être supprimée, et s'était perdue dans un boulevard.

Fort étonnée, Mlle Thérèse se fâchait contre le magasin, la rue, le boulevard et le gouvernement ; elle revenait chez elle se reposer soi-disant, mais la petite fille, qui en avait fini avec le rocher de Saint-Malo, déchiffrait, hélas ! présentement : Il pleut, bergère , et Mlle Thérèse, qui croyait détester le rocher, le préférait maintenant de beaucoup aux blancs moutons.

Bref, elle était tout à fait ennuyée des commissions de Mme Lescœur, tout en ne voulant pas se plaindre à elle, et lui écrivant au contraire de la façon la plus propre à lui persuader qu'elle serait charmée de lui être utile. L'amie de Tournan, ne se rendant nullement compte des difficultés, demandait alors qu'on voulût bien joindre à l'envoi telle chose et puis telle autre, qu'on achèterait sans se gêner, quand on passerait par là. Or, Mlle Thérèse ne passait volontiers nulle part ; mais elle n'en convenait pas avec les amis de Tournan. Il lui était pénible de penser que M. Lescœur profiterait de ses aveux pour dire à sa femme : « Allons ! Paris fournira un chapitre de plus aux mémoires de Mlle Thérèse. »

Chaque demande de Mme Lescœur donnait lieu à de profondes méditations. La pauvre commissionnaire pâlissait sur les lignes trop laconiques qui lui indiquaient les proportions, le métrage ou la qualité des articles. Elle trouvait, non sans raison, que rien n'était suffisamment expliqué ; et pourtant, elle ne pouvait pas deviner. Enfin, après avoir interprété de son mieux les pages de son amie qui, par parenthèse, avait une écriture fort jolie, mais illisible, elle partait résignée, cherchait, comparait, marchandait, achetait comme elle pouvait. On envoyait à Tournan. Ce n'était pas cela. Mme Lescœur s'accusait poliment de n'avoir pas donné des indications assez claires ; elle renvoyait l'objet ; il fallait le faire porter au magasin, et se livrer à de nouvelles et plus minutieuses recherches.

Et pendant qu'on s'y livrait, le temps coulait, la semaine passait, le dimanche arrivait, puis le lundi, puis hélas ! le mardi, l'odieux mardi, avec ses accords joyeux et son vacarme cadencé qui amenaient forcément irritation, insomnie, fureur et migraine. Et voilà ce que c'est que Paris ! Venez-y donc, paisibles habitants de nos provinces, qui vous laissez séduire par la renommée de la grande ville !

Quand la pauvre Mlle Thérèse ne savait plus comment faire, elle allait chez Mme Castelnau, et lui demandait de lui prêter Henriette pour quelques heures, ce qui était toujours accordé ; car Mme Castelnau, comme on l'a vu, avait le plus vif désir de faire du bien à son amie, et pensait y arriver surtout par l'entremise de son aimable fille. Henriette aimait Mlle Delorme à cause de la sympathie qui l'unissait dès l'enfance à sa mère. Elle plaignait, sans la comprendre, cette organisation souffrant de tout, et ne prenant les choses qu'à l'envers. Partageant les idées et les projets de Mme Castelnau, la jeune fille dépensait très volontiers, au service de sa vieille amie, l'entrain charmant de ses vingt ans, et c'était avec plaisir qu'elle allait avec elle courir les magasins. Il était convenu que, ces jours-là, toutes deux dînaient en tête-à-tête dans l'impasse, et qu'on reconduisait, le soir, Henriette chez sa mère.

Ces heures passées ensemble aidaient à se connaître ; et, malgré la distance d'âge, les caractères se fondaient. L'une trouvait l'autre moins vieille ; et l'autre s'étonnait du jugement prématuré de sa jeune compagne. Chemin faisant, on ne parlait guère que des emplettes ; mais à table, et surtout après le dîner, on causait de tout ce qui occupait ces deux existences.

Mlle Delorme, frappée du charme répandu par la beauté de l'âme sur toute la personne d'Henriette, se plaisait à l'interroger et écoutait avec intérêt ses réponses. La jeune fille, naturellement expansive, parlait sans réticences, ne se doutant pas qu'elle mettait à jour les pensées les plus élevées, les sentiments les plus délicats, en racontant quelque chose de son histoire intime et de celle de sa mère. Pas d'égoïsme, voilà ce qui apparaissait comme un phénomène aux yeux de l'interlocutrice, pas d'égoïsme dans ces journées occupées, et dont il restait autre chose que la vulgaire satisfaction d'avoir été à son aise et bien servie.

Dans un de ces tête-à-tête s'engagea la conversation suivante :

« Peux-tu me dire, mon enfant, ce qui a rendu ta bonne mère si supérieure aux petites contradictions journalières, dont je souffre continuellement ?

-- Chère mademoiselle, je crois que maman a reçu, de son éducation même, le germe de ce mépris des ennuis, des contrariétés et des menus tracas. Elle m'a souvent raconté que bonne maman ne souffrait pas qu'elle pleurât sur des riens, et s'apitoyât trop longtemps sur ses petites peines d'enfant ou de jeune fille. Puis, quand elle a été en âge de comprendre et de comparer, on lui a fait toucher du doigt le malheur des autres, et, depuis lors, elle a pris l'habitude de se plaindre le moins possible et de ne pas se regarder souffrir.

-- Tout cela, ma chère petite, c'est pour moi de l'hébreu. J'aurais beau ne pas me regarder souffrir, je le sentirais tout de même, puisqu'il s'agit de moi et non pas d'une autre.

-- Maman me conseille pourtant d'adopter sa méthode, et je suis en train de l'étudier sous sa direction.

-- Voyons ? La méthode ? explique-moi ce que tu en sais déjà, mais parle clairement, car j'ai la tête dure sur le point en question.

-- Eh bien, si vous le permettez, je parlerai au moyen d'exemples.

-- Très bien ; c'est ce qui réussit le mieux.

-- Maman a éprouvé, samedi dernier, une vive contrariété.

-- Samedi dernier ? Mais je l'ai vue ce jour-là, et elle ne m'en a pas dit un seul mot.

-- Maman trouve que raconter au long ses ennuis les fait inutilement repasser dans sa mémoire, tout en attristant ses amis.

-- Moi, je voudrais raconter les miens à toute la terre ; c'est une tout autre méthode. Voyons ? Tu dis qu'elle avait été vivement contrariée, ta bonne mère ?

-- Oh oui ! Mais le jour même, une brave femme, envoyée par les sœurs de charité de notre paroisse, est venue lui exposer sa triste situation. « Mon fils unique est au régiment, lui a-t-elle dit. Je ne suis pas veuve, mais mon mari est tombé en paralysie, il y a six mois, bientôt sept ; et moi, à force de rhumatismes, j'ai un bras dont je ne peux presque plus me servir. Nous nous sommes mariés tard ; me voilà déjà vieille et infirme ; mon travail est bien peu de chose. Il faudra donc mourir de faim en face de mon vieux ! Ah ! si François était là ! Lui qui travaille si dur ! On m'a conseillé de faire des démarches, de présenter une demande au ministère ; mais je ne sais pas écrire ; et d'ailleurs, quand même je saurais, à qui donc adresser ma lettre ? Ah ! madame, si vous vouliez ! Vous pourriez peut-être nous sauver la vie !

-- Pauvre femme ! C'est touchant !

-- Maman, qui était en ce moment fort occupée, lui a promis d'aller chez elle, et m'a dit, quand nous nous sommes retrouvées seules : Henriette, comment ne supporterais-je pas cette contrariété qui me trouble ? Vois donc ce que Dieu impose à cette femme ? Je serais coupable si j'osais me plaindre de mon sort.

-- Ah ! quelles bonnes pensées ! Et vous avez été voir ces pauvres gens ?

-- Oui, dès le lendemain. Nous avons trouvé chez eux toutes les preuves de ce qu'avançait cette femme. Le père était étendu dans un vieux fauteuil, pâle, immobile, mal vêtu, l'œil terne et la parole embarrassée. Ses idées même paraissaient un peu confuses ; enfin, juste assez de raison pour comprendre son malheur et dire à chaque instant :

-- Ah ! si François était là !

-- Pauvre bonhomme ! quelle triste position.

-- La femme avait passé toute la matinée à mettre en ordre son petit ménage, bien lentement, bien péniblement, à cause de son bras malade. Dans le moment, elle ourlait des torchons pour un magasin, et comme elle ne peut en faire qu'une douzaine au plus dans sa journée, elle gagne bien juste de quoi ne pas manquer de deux morceaux de pain.

-- Ah ! cela fait mal à entendre !

-- Et encore, aura-t-elle toujours des torchons à ourler ?

-- Mais c'est affreux, ma petite !

-- N'est-ce pas ? Comme il y a des gens malheureux ! Maman a commencé par assurer l'absolu nécessaire, au moins pour quelques jours ; puis elle a promis de faire ce qu'elle pourrait pour obtenir le rappel de François. Si vous aviez vu la joie qu'a jetée l'espérance dans cette pauvre chambre, témoin de tant de misères !

-- Ah ! ce doit être bien doux de faire du bien. Heureux ceux qui savent secourir et consoler ! Moi, je n'y entends rien.

-- En rentrant à la maison, maman ne se souvenait pour ainsi dire plus de ses propres ennuis ; elle les avait comparés à ces souffrances de cœur, à ces santés perdues, à cette inquiétude au sujet du pain quotidien. Henriette, me disait-elle, en m'embrassant, je t'en supplie, ne murmurons jamais ! ce serait un acte d'ingratitude envers la Providence.

-- Elle a raison, parfaitement raison ; mais ces idées-là ne me viennent pas. Je vois toujours au premier plan mes peines, mes tracas, mes agacements ; c'est ce qui m'empêche sans doute d'apercevoir le reste. Alors, ta mère a cherché un moyen d'obliger ces pauvres gens ?

-- Oui, mais ce moyen, elle le cherche encore. C'est très difficile ; il y a une marche à suivre ; et elle ne connaît personne qui puisse la lui indiquer. Et pourtant, elle voudrait bien obtenir, en le motivant, le rappel de François.

-- Je connais un homme, excellent et influent, qui saurait indiquer la marche à suivre ; mais il y a bien longtemps que je ne suis plus en rapport avec lui. Et puis, écrire me fatigue ; et d'ailleurs, je ne trouve le temps de rien faire. Les commissions de Mme Lescœur ont achevé de compliquer ma vie, déjà si pleine de je ne sais trop quoi. »

La jeune fille, formée par sa mère à la pratique de la charité, avait saisi au vol les paroles de Mlle Delorme, et s'était promis de vaincre sa tête paresseuse, en frappant plusieurs fois à la porte de son excellent cœur, qui ne dormait que par habitude. Pour le moment, elle se borna à être gentille, aimable, et à se faire aimer de l'amie de sa mère.

« Tiens, ma bonne Henriette, dit gaiement Mlle Thérèse, comme conclusion de cet entretien, la méthode de ta mère me paraît claire et fort bonne, mais l'application en est difficile et me semble même impossible. S'oublier soi-même pour prendre part aux chagrins de son prochain ? Mais c'est un tour de force ! J'aime bien mon prochain, quand il n'a ni perroquet, ni singe, et qu'il ne fait pas danser ; mais je m'aime infiniment mieux, et je m'occupe par conséquent de moi d'abord.

« Quant à ta bonne mère, elle vaut cent fois mieux que moi, et elle a entre les mains un trésor, tu lui diras de ma part. »

On se quitta le plus tard possible, et Mlle Thérèse, malgré le silence profond de l'impasse, eut de la peine à s'endormir. François revenait sans cesse à son esprit ; elle pensait à ce vieillard paralysé, à cette femme courageuse, qui travaillait plus qu'elle ne pouvait, et n'avançait à rien. Elle s'en voulait de ne pas se mêler activement aux œuvres que faisait son amie. Il est vrai qu'elle avait remis dix francs à Henriette pour le pauvre ménage ; mais l'argent, ce n'est pas tout ; elle sentait bien qu'on peut, et qu'on doit, donner autre chose.

Cependant il fallait en finir avec les commissions de Mme Lescœur. Mlle Thérèse, à travers les petits désespoirs causés par les achats, les erreurs et les oublis, était parvenue à réunir dans l'impasse tous les objets qui devaient partir pour Tournan. Elle avait tant remué, tant travaillé, qu'elle en était lasse. Mme Castelnau l'avait engagée à se servir d'un emballeur, mais elle avait de tout nouveau contact une telle frayeur, par suite de ses mésaventures, qu'elle redouta les maladresses, les négligences et prit elle-même la peine d'acheter une petite caisse, d'y emballer, aussi mal que possible, vu le manque d'habitude, les étoffes, la lingerie et tout ce qu'avait désiré son amie, y compris un tête-à-tête en porcelaine du Japon. Elle fit clouer soigneusement la caisse par Ursule, mit elle-même l'adresse, envoya chercher une voiture, et, comme elle avait la migraine, elle chargea la tranquille Ursule d'aller porter la caisse au chemin de fer de l'Est, ligne de Mulhouse, et non pas ligne de Strasbourg ; distinction importante, que la placide Ursule ne manqua pas d'oublier aussitôt. Arrivée au chemin de fer de l'Est, elle en admira la façade, descendit de voiture, eut affaire à un employé négligent, qui ne vérifia point l'adresse ; bref, la caisse s'en alla le plus loin possible, et l'on n'entendit pas parler d'elle à Tournan.

Point de lettre de Mme Lescœur, accusant réception de l'envoi. Mlle Thérèse, si prompte à se tourmenter, en perdit le peu de sommeil que lui laissaient l'état fiévreux, les migraines nerveuses, les quadrilles et les souris. Elle écrivit pour faire part de son inquiétude, et reçut pour réponse qu'on attendait encore l'envoi.

Nouvelle péripétie ! dans ses perpétuelles agitations, Mlle Thérèse égarait lettres, papiers, notes, acquits ; elle avait donc, bien entendu, perdu le bulletin qu'Ursule lui avait apporté du chemin de fer, et qui eût éclairci la question. Alors, elle retomba dans l'état d'impatience qui, avec l'état de prostration, composait toute son existence. Loin de s'abandonner aux douceurs consolatrices du grand fauteuil, et aux pénombres de l'encoignure, elle se jeta dans un fiacre, et tomba comme une flèche au bureau des réclamations de la ligne de Mulhouse. Après avoir aigrement exigé qu'on feuilletât les registres, en remontant jusqu'au jour de l'envoi, elle acquit la certitude que la caisse n'était pas partie ; on ne l'avait pas vue, nul n'en avait eu connaissance.

« Quelle fatalité ! Voilà bien ma chance ordinaire ! C'est inutilement que je me fatigue, que je me tue pour venir à bout de ces commissions. Non seulement la caisse n'arrive pas, mais elle ne part même point ; elle disparaît, c'est inouï ! Et maintenant, que faire ? à qui recourir ? »

Elle se plaignit, et tous lui déclarèrent que le bulletin perdu lui ôtait tout droit à une réclamation sérieuse.

« C'est ma faute, dit-elle humblement à Mme Castelnau, et je ne veux pas que Mme Lescœur en souffre, elle qui attend depuis si longtemps ces objets, et qui déjà m'a envoyé le montant des dépenses que j'ai faites pour elle. Puisque, en perdant le bulletin, je me suis ôté tout recours, je veux réparer ma négligence et, sans qu'elle puisse s'en douter jamais, refaire en hâte, et à mon compte, toutes ces emplettes. »

Elle demanda, et obtint facilement encore le secours d'Henriette, et comme toutes les écoles possibles avaient été faites une fois, on ne les fit pas deux. Mme Castelnau conseilla de nouveau l'emballeur ; Mlle Thérèse, plus docile, y consentit sans difficulté ; le brave homme, ayant reçu et emballé les objets, alla porter la caisse à la ligne de Mulhouse et tout fut dit.

Cela se fit très simplement. Mme Lescœur reçut la caisse le lendemain. Très reconnaissante envers son amie de tous les soins qu'elle avait pris, par amitié et obligeance, elle ne soupçonna même pas que le contenu de cette petite caisse avait coûté à Mlle Thérèse des jours de fatigue, des nuits d'insomnie, des hélas ! des soupirs, de petites colères, de grands découragements avec encoignure, fauteuil et oreillers, plus quatre cents francs.

Il résulta pourtant de tout cela un grand bien, suivant le dicton populaire : « À quelque chose, malheur est bon. » Ce grand bien pouvait à lui seul compenser les ennuis et les pertes. Mlle Delorme et Henriette avaient conçu, l'une pour l'autre, un véritable attachement, et Mme Castelnau, étudiant en silence ce qui se passait, voyait arriver le moment où elle oserait tenter avec quelque espérance de succès, de réaliser son plan.

À quelques jours de là, Mme Castelnau vint seule dans l'impasse ; elle voulait parler à son amie sans témoin. En traversant la cour, elle entendit la jeune pianiste jouer assez joliment : « Il pleut, bergère », et sourit en se rappelant les lamentations de la pauvre locataire à propos de ce petit morceau. Elle sourit encore en remarquant au haut d'un perchoir, et devant une fenêtre ouverte, le beau perroquet, se carrant avec majesté, et lançant à la cantonade quelques paroles bien senties. Mais le visage de Mme Castelnau s'attrista en passant devant une fenêtre du rez-de-chaussée et, après avoir jeté un regard furtif sur celles de son amie comme pour s'assurer qu'on ne la voyait pas, elle s'arrêta et frappa doucement à la porte.

Une jeune fille de dix-huit ans vint ouvrir ; sa physionomie pensive et intéressante s'éclaira subitement à l'aspect de Mme Castelnau. Deux jeunes enfants très pâles vinrent à elle, reçurent un baiser ; puis la porte se referma, et personne au dehors ne put savoir ce qui se dit, ce qui se fit dans cette visite mystérieuse. Lorsque Mme Castelnau sortit de ce petit appartement, composé de deux chambres et d'une cuisine, ce fut la mère de la jeune fille qui l'accompagna, et à la profonde tristesse peinte sur son visage fatigué, se joignaient l'espérance et la consolation qu'apporte toujours aux malheureux la sympathie du cœur.

Mme Castelnau monta deux étages et se trouva chez son amie. Catherine, en lui ouvrant, lui dit d'un ton qu'elle s'efforçait de rendre sérieux :

« Mademoiselle est bien malade ! Elle a défendu de laisser entrer personne ; mais ça ne fait rien, ajouta-t-elle naïvement, entrez tout de même.

-- Quoi ! Mlle Delorme est très malade ? Est-elle couchée ?

-- Non, madame, mais ça vaut bien autant, dit Catherine, sans pouvoir réprimer un sourire assez peu respectueux, mademoiselle est assise dans l'encoignure du salon, elle a ses huit oreillers !

-- Quel état pénible ! A-t-elle donc passé une mauvaise nuit ?

-- Oh oui ! madame, très mauvaise !

-- Ce n'était pourtant pas hier mardi !

-- Non, madame, mais il est arrivé cette nuit toutes sortes de choses. »

Catherine s'arrêta tout court et toussa de peu de rire.

« Croyez-vous réellement, Catherine, que je ne la dérangerai pas ?

-- Oh ! si madame la dérangeait, ce serait tant mieux. Tant plus elle est dans cette malheureuse encoignure, tant plus elle est malade ! Moi, j'en mourrais ! Entrez donc, madame. »

Elle entra et faillit tomber, vu l'obscurité que d'épais rideaux entretenaient dans le salon, en dépit du soleil.

« Qui est là ? soupira Mlle Thérèse entre ses oreillers.

-- C'est moi, ma pauvre amie, je n'osais pas forcer la consigne ; mais Catherine m'a assuré que tu me recevrais volontiers.

-- Ah ! certainement ! La loi n'est pas faite pour toi.

-- Tu es donc bien souffrante ?

-- Plus que jamais ! Maintenant, c'est fini ! Tous mes maux sont passés à l'état chronique. Je n'ai plus de force, presque plus de vie.

-- Mais qu'est-il arrivé ?

-- Ce qui m'arrive tous les jours. Une suite de tracas, de tiraillements, de déceptions, de contradictions, enfin je suis à bout de patience et je vais prendre le parti le plus sage dans mon état de santé, c'est de ne plus voir personne et de ne plus sortir du tout.

-- Vraiment ? C'est un parti extrême.

-- C'est le seul qui me reste à prendre, mais il faudrait pouvoir sous-louer mon appartement. Cette impasse est inhabitable !

-- Oh ! comme je suis déçue à mon tour, moi qui ne te croyais pas si malade, je venais te demander un service, un grand service !

-- Un service ? À moi ? Ma pauvre amie, ce serait de bien bon cœur ; mais tu vois l'état où m'a réduite cette misérable ville de Paris ? Ah ! ma chère, si je ne t'aimais pas tant, je te reprocherais de m'avoir dit qu'à Paris, on vit comme on veut.

-- Ma bonne Thérèse, il y a du bon à Paris ; il faut savoir s'y prendre.

-- Je m'y prends donc bien mal, car je ne vois que du mauvais. Mes voisins me sont de plus en plus insupportables ; si je leur échappe pendant quelques heures, c'est pour subir mille contrariétés, me perdre en route, moi ou mon parapluie, m'irriter les nerfs, me faire tromper, voler, comme autrefois dans la forêt de Bondy, coudoyer cent mille personnes qui ne se soucient pas de moi ; non, non, je souffre de tout, ma maladie nerveuse s'accentue, je n'ai plus qu'à me retirer du monde, et c'est ce que je vais faire dès que j'aurai trouvé le moyen de me débarrasser de ce loyer de quatre mille francs ; car vraiment, j'ai beau jeter mon argent par la fenêtre pour la Suède et pour les caisses qui disparaissent, je ne puis consentir à perdre quatre mille francs pendant deux ans, ce qui en ferait huit. Trouve-moi donc un locataire.

-- Je n'en connais pas, hélas !

-- Ah ! que la vie m'est lourde !

-- Allons, ne t'attriste pas trop, chère amie. Il me semble que tu es aujourd'hui toute découragée ?

-- Je le suis, c'est vrai. J'ai passé une semaine fort pénible de toutes façons, et la nuit dernière a mis le comble à mes ennuis ; je ne puis plus, et même je ne dois plus désormais, être tranquille un seul instant.

-- Aurais-tu quelque nouveau sujet d'inquiétude ?

-- Ma chère, j'ai tout simplement manqué d'être assassinée, cette nuit.

-- Ciel !

-- On est entré dans mon appartement, dans ma chambre à coucher !...

-- En es-tu sûre ?

-- J'en ai la preuve.

-- Qui est entré ?

-- Ah ! voilà ce que je ne sais pas ; je me creuse en vain la tête. On dit que le concierge est un très honnête homme, et de plus, il est large d'un mètre à peu près, on s'est faufilé avec une adresse inconcevable.

-- Mais faufilé par où ?

-- C'est toute la question ; et cette question me paraît impossible à résoudre. Je ne puis soupçonner Ursule et Catherine qui, malgré leurs petits défauts, sont deux personnes absolument sûres ; je leur ai même parlé assez légèrement de ma mésaventure, de peur de blesser leur susceptibilité, pauvres filles ! En deux mots, voilà comment les choses se sont passées. J'ai entendu, un peu après minuit, un bruit singulier, le bruit d'une main mystérieuse qui froisserait du papier...

-- Tu n'avais pas de veilleuse ?

-- Non, je ne m'en sers jamais. Plus inquiète que je ne puis le dire, j'ai prêté attentivement l'oreille, et j'ai voulu parler ; mais impossible de faire sortir un son de mon gosier ; la peur me paralysait.

-- Ne serait-ce pas...

-- Attends donc ! Tu vas voir. Mourant de peur, je ne respirais plus !

-- Comment, n'as-tu pas sonné ?

-- J'ai sonné. Le croirais-tu ? Ni Ursule, ni Catherine, ne m'ont entendue, bien qu'elles couchent dans l'appartement. C'était, disent-elles, leur premier sommeil.

-- Ah ! je comprends ton inquiétude. Moi, j'aurais pensé que c'était tout simplement une petite...

-- Attends-donc, laisse-moi achever. Après avoir inutilement sonné deux fois, j'ai pris mon parti et j'ai été moi-même chercher du secours, à mes risques et périls.

-- Pauvre Thérèse !

-- Me voilà donc courant, comme la vieille de Lafontaine, pour éveiller mes chambrières, faute d'un coq ! Je les ai fait lever lestement ; et, à nous trois, nous avons visité l'appartement tout entier. Nous n'avons trouvé personne, bien entendu, et Catherine n'a pas perdu l'occasion de me rire au nez, quand je lui ai raconté qu'un être invisible était venu dans ma chambre. À toi, je vais avouer comment a fini cette scène ténébreuse, et tu verras si je n'ai pas ce qu'on appelle du malheur ! On m'a volé un billet de deux cents francs que j'avais laissé, hier au soir, sur mon bureau.

-- On t'a volé deux cents francs ?

-- Oui, oui, positivement. Toujours cette main mystérieuse, dont je t'ai parlé, et dont le souvenir ne me quittera plus.

-- Es-tu bien sûre d'avoir laissé un billet sur ton bureau ?

-- Parfaitement sûre.

-- Mais enfin, un voleur n'entre pas par le trou de la serrure ?

-- Pas chez les autres ; mais il paraît que chez moi tout est possible. Il n'y a pas à raisonner, c'est un fait, un fait certain, mais inexplicable.

-- Rien n'est inexplicable, ma bonne amie. Il y a ici quelque chose qui ne se comprend pas au premier abord, mais que tu finiras par découvrir.

-- Du tout ; c'est une cause mystérieuse ; je n'en saurai jamais plus long. Je dois me résigner, et m'estimer bien heureuse qu'on m'ait laissé la vie sauve. Mais à présent plus de repos pour moi, jusqu'à ce que j'aie quitté cette maison, cette impasse et ce quartier. Conçois-tu un malheur pareil ? Voilà maintenant qu'on s'introduit chez moi sans ouvrir les portes ? C'est inouï ! »

Pendant que Mlle Thérèse racontait, fort émue, cette histoire qui avait tout l'air d'un conte, Mme Castelnau entendit du bruit dans la pièce voisine, qui était la chambre à coucher. Elle fit un signe à son amie, et toutes deux écoutèrent en silence. C'était une seconde apparition des voleurs nocturnes et invisibles.

Mme Castelnau se leva en riant.

« Laisse-moi faire, dit-elle, je suis la police, et je te promets de te mettre sur les traces des brigands. »

Mme Castelnau marcha droit à l'embrasure d'une des fenêtres de la chambre, car le bruit partait de là. Elle se pencha jusqu'à terre, et vit le bord légèrement bleui d'un billet de banque, resté en dehors d'un trou, à peine visible à l'extérieur, mais très profond au dedans, et servant de grenier d'abondance aux recéleuses de profession qui habitaient ce quartier suspect.

« Tiens, voilà le corps du délit, dit-elle en apportant à Mlle Thérèse le petit morceau du billet. Les deux cents francs sont mangés, on peut le dire sans métaphore ; mais du moins, à ce prix, tu achètes la certitude qu'aucun fait mystérieux ne s'est passé dans ta chambre, et que ce sont des souris qui t'ont joué ce mauvais tour. »

Mlle Thérèse, dont la tête s'était fatiguée à chercher la cause de l'événement nocturne, se leva vivement de son fauteuil, secoua ses huit oreillers, se transporta, comme un juge d'instruction, sur le lieu du crime, et, malgré les antécédents, ne put s'empêcher de rire. Son amie, au moyen d'une aiguille à tricoter, fouillait le logis et forçait les coupables à livrer des pièces de conviction plus que suffisantes pour qu'ils encourussent la rigueur des lois.

Mlle Thérèse, tout en déplorant la perte de ses deux cents francs, s'ajoutant aux autres pertes, plaisantait en songeant à toutes les bizarres combinaisons qu'elle avait imaginées pour expliquer le vol nocturne. Les deux amies causèrent un moment ; on convint qu'il fallait d'abord se calmer, et cesser de se croire vouée aux apparitions fantastiques ; puis, qu'il fallait ensuite boucher, le jour même, les trous qui avaient échappé à la vigilance d'Ursule. Quand le sujet fut épuisé, Mme Castelnau reprit : « Allons, tu vas mieux maintenant, et tu pourras, je l'espère, après avoir écouté ma requête consentir à me rendre un signalé service.

-- Bien volontiers, ma bonne amie, si je le puis, répondit Mlle Thérèse, toute ragaillardie en pensant qu'on n'était décidément pas entré par le trou de sa serrure ; de quoi s'agit-il ?

-- Il s'agit d'un trésor que je voudrais te confier pendant une absence.

-- Un trésor ? Ah ! ma chère ! quelle singulière idée ! Un trésor ? Moi si malheureuse ! Si inquiète ! Certain savetier en perdit autrefois ses chansons ; moi, j'en perdrais la tête.

-- Je suis convaincue du contraire. Ne me refuse pas ! Mon trésor, c'est Henriette.

-- Ah oui, c'est un trésor !

-- Je voudrais la remettre entre tes mains, pour une quinzaine de jours, afin de ne pas avoir la moindre préoccupation d'esprit, jusqu'au moment où je viendrais te la redemander. Ne me fais pas de questions ; veux-tu ?

-- Ma chère amie, j'accepte de grand cœur cette marque de confiance ; j'en suis même très fière. Mais tu vas donc t'absenter pour quinze jours ?... Ah ! tu ne veux pas de questions ; je l'avais déjà oublié. Amène-moi ta chère fille, si toutefois elle ne trouve pas ma maison trop triste. Tu sais que je vis beaucoup dans mon encoignure, très souffrante, évitant le bruit, le mouvement. Je ferai néanmoins tout ce que je pourrai pour n'être pas trop ennuyeuse. Mais, dis-moi : Tu me laisseras aussi la garde de mon lutin, car son jour de sortie me revient de plein droit en ton absence ?

-- Assurément.

-- Allons, elle me fera rire, à moins que... Enfin, nous verrons, et nous tâcherons de faire bon ménage.

-- J'en suis persuadée, et je ne doute pas de la réussite. »

On décida que, le lendemain, Mme Castelnau amènerait sa fille, et, le vol nocturne étant expliqué, Mlle Thérèse s'occupa le reste du jour à faire boucher les trous de souris, ouvrage très prosaïque qui reposa singulièrement son cerveau.

VIII -- Vie nouvelle

Le lendemain matin, pendant qu'on préparait la chambre d'Henriette, arriva une lettre de Tournan. Mme Lescœur, fort intriguée, écrivait qu'elle venait de recevoir par le chemin de fer une seconde caisse, toute pareille à la première, contenant les mêmes objets, y compris le tête-à-tête, un peu endommagé parce qu'il avait été mal emballé. Elle demandait l'explication de ce second envoi, qui était pour elle un problème.

« Faut-il avoir du malheur ! pensa Mlle Thérèse : une caisse enregistrée ne part pas ; mais une caisse disparue arrive au bout d'un certain temps à destination ! C'est bien la continuation d'une vie tout exceptionnelle ! Moi qui croyais que les Lescœur ignoreraient toujours cette mésaventure, me voilà obligée de la leur raconter ! Jusqu'ici, je ne leur avais pas parlé des amertumes dont m'abreuvent les Parisiens ; eh bien, je leur dirai tout, et sans tarder. »

Fort en colère contre la caisse, elle se mit aussitôt à son bureau et écrivit avec agitation :

« Je ne puis, ma chère Émilie, vous donner l'explication de ce que vous me demandez sans convenir, pour la première fois, que, depuis mon entrée dans ce maudit Paris, j'ai subi plus de tracas, de contrariétés et de déceptions que dans ma longue vie de province. On dirait que je suis le jouet d'un sort fatal ! Tout est contre moi, j'ai cru trouver à Paris celle heureuse indépendance après laquelle j'ai toujours soupiré. On y vit comme on veut, m'avait-on dit. Rien de plus faux que cet axiome. Figurez-vous une Babylone immense, qui n'a ni foi, ni loi ; point de silence, jamais de calme, ni sur la voie publique, ni dans les maisons, où six étages, plus bruyants les uns que les autres, se font enrager à plaisir ! Des milliers de grosses et lourdes voitures, dont les chevaux hennissent et dont les cochers cornent, encombrent les rues, et vous écrasent à qui mieux mieux. Temps détestable, pluies continuelles, épidémies en permanence, voleurs en plein midi, assassinats tous les soirs, et révolution toujours pendante.

« Chez soi, pianos, cornet à piston, chevaux, chiens, chats, perroquets, singes, souris, locataires, enfin bêtes et gens qui s'entendent pour vous agacer le jour, et vous danser sur la tête la nuit. On ne peut se douter de ce que c'est, quand on n'a habité qu'en passant ce grand égout de toutes les misères humaines. Je suis tellement malade, par suite d'émotions malsaines, que mon état chronique s'est compliqué d'une fièvre d'abord quarte, puis tierce, puis enfin continuelle et accompagnée d'insomnies, de pesanteurs d'estomac, lassitudes dans les membres, névralgies et rhumatismes.

« Ici, on ne peut ni veiller, ni dormir ; on est obligé de se retirer dans le coin le plus obscur de son appartement, pour chercher un peu de repos que souvent même on n'y trouve pas. Je n'aurais pas dû quitter Tournan. Qu'étaient mes ennuis d'hier, comparés à ceux d'aujourd'hui !

« Quant à la caisse, je vais vous dire ce qui s'est passé, et nous n'en parlerons plus. Eh bien, comme j'ai toujours du guignon, cette caisse, dès que je l'ai eu envoyée au chemin de fer, a disparu sans que je pusse en retrouver la trace. Je l'ai naturellement remplacée ; et, comme je désirais que vous, mes chers amis, n'en sussiez jamais rien, il a fallu que les deux caisses vous arrivassent l'une après l'autre, par l'effet de je ne sais quelles combinaisons. Cela ne s'était jamais vu, mais faut-il s'en étonner ? Je ne suis comme personne, et je n'ai pas même le droit de cacher mes mésaventures à votre terrible mari qui est capable de rire encore de celle-ci. Dites-lui que, après un demi-siècle de tracas, je me suis décidée, d'après son conseil, à écrire mes mémoires, et à les lui dédier. Je les lui enverrai dans quelque temps.

« Adieu, je suis plus ennuyée que jamais. Il y a pourtant ici un coin de ciel bleu ; c'est Henriette, la charmante fille de Mme Castelnau ; elle va venir passer une quinzaine sous mon toit, par circonstance, et peut-être me fera-t-elle du bien. En attendant, je vais de ce pas m'étendre dans mon grand fauteuil, car je suis brisée de mes mauvaises nuits faisant suite à mes mauvais jours ; brisée au point de ne pouvoir souffrir la lumière du soleil, et d'avoir absolument besoin de huit oreillers ! Oui, ma chère, huit ! Voilà où j'en suis, de par la capitale, quant à présent. Que me réserve l'avenir ? Adieu. »

Lorsque fut terminée cette épître, la triste habitante de l'impasse, comme tous ceux qui passent en revue leurs misères, se trouva accablée des siennes. C'est pourquoi elle se réfugia dans l'encoignure pour se réconforter ; mais Catherine vint l'avertir que sa couturière renvoyait, par une apprentie, un pardessus qu'elle lui avait donné à rétrécir.

« Si Mademoiselle voulait l'essayer ?

-- Demain, Catherine.

-- Pourquoi pas aujourd'hui, mademoiselle ?

-- Pourquoi pas demain, Catherine ?

-- Mademoiselle, il y a dans l'antichambre une petite fille qui attend, et s'il y avait encore quelque chose à faire, elle remporterait le pardessus.

-- Au fait, vous avez raison. Allons, donnez, puisqu'il n'y a pas moyen d'être un instant tranquille. »

Sur les instances de la jeune femme de chambre, Mlle Delorme essaya le vêtement qu'on avait dû rétrécir ; mais ni les efforts de Catherine, ni ceux de Mlle Thérèse ne purent mener l'œuvre à bonne fin. Les bras n'entraient pas dans les entournures ; Catherine, bon gré, mal gré, voulut boutonner le pardessus, mais une fois le devant ajusté, il arriva par malheur que Mlle Thérèse toussa ; alors le dos craqua, et il fut constaté que ce vêtement, qui deux jours plus tôt passait pour un sac, avait été rétréci au point de ne plus permettre de respirer à son aise.

« Cela ne m'étonne pas, dit Mlle Thérèse ; c'est la suite ; il faut que tout aille de travers, et que je ne puisse même plus tousser sans la permission de ma couturière. Dites à cette petite fille qu'elle remporte ce vêtement, et qu'on ait soin de l'élargir.

-- Mais, mademoiselle, comment donc faire pour que cela ne paraisse pas ? Il s'en faut de deux doigts au moins par devant et deux par derrière.

-- Qu'on en mette cinq et des galons sur toutes les coutures ; et qu'on me laisse tranquille. En voilà assez, Catherine. »

Elle retomba toute déconcertée dans son grand fauteuil, où elle s'ennuya le plus possible jusqu'au retour de Catherine qui, sachant bien faire, apporta, une demi-heure après, une légère infusion destinée à atténuer l'effet du pardessus.

Mlle Thérèse prit le breuvage consolateur, et dit à Catherine de ranger quelques livres, épars sur le guéridon.

Tout en allant et venant, la jeune femme de chambre poussait, non sans dessein, d'énormes soupirs.

« Pourquoi soupirez-vous, Catherine ?

-- Pour rien, mademoiselle.

-- On ne soupire pas pour rien. Qu'avez-vous ?

-- Je n'ai rien, mademoiselle.

-- Mais si, vous avez quelque chose ?

-- C'est que je pensais...

-- À quoi pensiez-vous ?

-- À rien, mademoiselle.

-- Est-ce que cela se peut ? Voyons, répondez ?

-- Mademoiselle, je pensais qu'il y a, sur la terre, du monde bien malheureux !

-- Je le sais, mais ne m'en parlez pas ; j'ai assez de mes ennuis sans m'occuper de ceux des autres.

Mlle Thérèse toussa ; alors le dos craqua.

-- Je ne dis rien, mademoiselle, mais seulement il y a, dans la maison même, de bien tristes choses.

-- Je ne sais pas comment vous vous y prenez, Catherine ; je ne vois rien, moi, et vous voyez tout ; il ne faut pas être si curieuse.

-- Mademoiselle, je vois tout sans le faire exprès, par la fenêtre de l'escalier.

-- Vous n'avez qu'à fermer la fenêtre.

-- Même quand elle est fermée, je vois tout.

-- Vous n'avez qu'à ne pas regarder.

-- Je vois, même sans regarder.

-- Ah ! c'est différent.

-- Ce petit appartement au rez-de-chaussée, mademoiselle sait ?

-- Non.

-- Mais si ; qui donne sur le petit jardin ?

-- Ah, oui !

-- Il y a là une famille bien malheureuse ! Le monsieur, la dame, une grande demoiselle et trois enfants, dont un de dix-huit mois.

-- Eh bien, que voulez-vous que j'y fasse ?

-- Eh ! sans doute, mademoiselle n'y peut rien ; mais c'est seulement pour l'histoire de dire. Les dames, quand elles sortent, sont mises comme mademoiselle, excepté que tout leur sert depuis longtemps, ça se voit. Dame, ce n'est pas du monde comme moi. C'est dans le grand. Le monsieur était dans les ministères ; faut-il qu'il ait de l'esprit ! Il est tombé malade. Pas seulement une bonne pour six personnes !

-- Ce n'est pas commode, assurément.

-- Le monsieur est toujours assis dans un grand fauteuil, comme voilà mademoiselle, avec une couverture sur les genoux et des oreillers de tous les côtés, mais pas tant que mademoiselle. Oh, non ! Ce sont les dames qui font tout dans la maison. Je les vois, par la fenêtre de l'escalier, sans le faire exprès, blanchir, repasser ; faire la cuisine, laver la vaisselle.

-- Pauvres femmes !

-- Ursule a vu la dame au marché. Elle achetait un petit pot-au-feu, dans les bas morceaux, pour tout le monde, et une côtelette pour monsieur. Les enfants sont tenus très proprement ; mais se donne-t-on du mal après eux ! Ah ! quel malheur de tomber si bas, quand on a été en haut ! Vivre là, dans deux chambres et une cuisine, avec un malade et trois petits enfants !

-- Mais comment pouvez-vous savoir tant de détails, Catherine ?

-- Toujours par la fenêtre de l'escalier, sans le faire exprès.

-- Il faut convenir que vous êtes bien habile, quand vous ne le faites pas exprès !

-- Ah ! si j'osais dire à mademoiselle ce que j'ai appris...

-- Encore par la fenêtre de l'escalier ?

-- Oui, mademoiselle. Ah ! je n'ose pas !

-- Voyons, dites toujours, puisque vous avez commencé.

-- Ils sont logés bien petitement, tous les uns sur les autres, comme on dit. Avant notre arrivée, ils étaient beaucoup moins malheureux.

-- Comment cela ?

-- Les deux petits enfants s'amusaient de tout leur cœur dans le jardinet, et l'on y mettait le marmot qui y faisait des cabrioles ; mais depuis que mademoiselle a dit au propriétaire qu'elle déménagerait si elle entendait jouer des enfants, on leur a défendu d'aller dans le jardin ; ils sont presque toujours enfermés, parce que la maman n'a pas le temps de les sortir. Ils fatiguent leur pauvre papa, ou bien ils sont assis, tout tristes, dans un coin, sans oser bouger, de peur d'être grondés.

-- Pauvres enfants ! Pauvres parents !... Catherine, vous parlez beaucoup trop, vous me fatiguez horriblement ; j'ai besoin d'être tranquille.

-- C'est vrai, mademoiselle ; aussi je ne dis plus rien. Seulement, ces pauvres petits, ils sont devenus tout pâles. C'est tout de même grand dommage ! »

Elle sortit du salon, et remarqua en s'en allant que Mlle Delorme, la tête penchée, les yeux baissés, semblait réfléchir sur un tout autre sujet que ses propres misères.

Peu après, entrèrent Mme Castelnau et sa fille. Henriette embrassa bien affectueusement l'amie de sa mère, et lui témoigna tout le plaisir qu'elle avait à lui être confiée pendant une quinzaine de jours.

-- Ma bonne Thérèse, dit Mme Castelnau, je te laisse mon trésor, mais j'ai une supplique à t'adresser.

-- Une supplique ? Laquelle ?

-- C'est peut-être abuser de ton temps, de tes forces ? Je voulais te prier de me remplacer, pendant cette quinzaine, en continuant, ou terminant plusieurs affaires que j'ai commencées.

-- Il s'agit, je pense, d'aider son prochain, car tu ne fais que cela. Ma chère, je n'y entends absolument rien ; je me reconnais incapable. À peine puis-je m'aider moi-même. Comment aurais-je la prétention de m'occuper de Pierre, de Paul et de Jacques ?

-- C'est plus facile que tu ne le crois.

-- Facile pour toi peut-être, mais impossible quand on est, comme moi, malade, tracassée, à bout de force, et préoccupée d'une foule de choses, toutes plus ennuyeuses les unes que les autres.

-- Je comprends, ma bonne amie, que tu sois embarrassée, vu le manque d'habitude.

-- Oh ! très embarrassée ! S'occuper des autres ? Mais comment s'y prend-on ?

-- On écoute, on regarde, on s'intéresse, et l'on fait ce qu'on croit être le plus utile.

-- Chère amie, si tu veux de l'argent pour tes pauvres, je suis toute prête à t'en donner ; je le puis, grâce à Dieu, et j'aime mieux le dépenser ainsi que de le laisser manger par les souris.

-- Ma bonne Thérèse, je te remercie de tes offres, qu'assurément je suis loin de refuser ; mais quand nous ne donnons aux malheureux que de l'argent, eux seuls en profitent, tandis que si nous nous occupons avec intérêt de leurs peines, ils nous rendent à leur tour grand service.

-- Tu crois ? Enfin, tu en sais plus que moi ; je dois baisser pavillon. Néanmoins, je te le répète, je suis incapable de remplir ton rôle, attendu que je ne me suis jamais occupée que de moi.

-- Tu as bon cœur et bonne tête, cela suffit. Quant au savoir-faire que donne l'habitude, ne t'inquiète de rien, je te laisse mon petit lieutenant.

-- Henriette sera mon capitaine, car je ne sais pas le premier mot de ce qu'on prétend me faire faire. Comme je suis attrapée ! Moi qui comptais, pendant cette quinzaine, dormir tant et plus, pour échapper aux misères de la vie ! J'avais, à dessein, perfectionné, comme tu vois, ma petite installation.

-- Allons donc, ma chère, c'est la philosophie des marmottes.

-- Heureuses les marmottes ! Ne l'est pas qui veut.

-- Mieux vaut cent fois agir, travailler, voir souffrir et consoler.

-- Adieu mes oreillers !

-- Il se pourrait bien que ton sommeil du jour fût souvent interrompu, car je dois t'avouer, pour être franche, que je ne trouve pas, du matin au soir, un moment pour dormir, à moins d'être malade. Même, je vois souvent tant de douleurs passer devant moi qu'il m'arrive d'en rêver la nuit.

-- D'en rêver la nuit ? Au secours, mon capitaine !

-- N'ayez pas peur, chère mademoiselle, je vous aiderai de tout mon pouvoir, et vous serez contente de votre petit lieutenant.

-- Tu refuses de passer capitaine ?

-- Je ne veux que servir sous vos ordres.

-- Ah ! que nous allons être occupées ! J'en suis effrayée d'avance.

-- Parce que tu ne sais pas, ma bonne amie, qu'on éprouve une véritable jouissance à aider les autres, à leur donner un peu de son temps, de son expérience ; à partager leurs peines, en les diminuant.

-- Ah ! ma pauvre encoignure !...

-- Ne te tourmente pas, Thérèse ; l'inaction fatigue souvent beaucoup plus que l'action.

-- Tu bouleverses toutes mes idées avec tes axiomes.

-- Voyons, accepte la mission, par amitié pour moi ; il ne s'agit que d'une quinzaine.

-- J'accepte de grand cœur, ayant toute confiance en notre Henriette.

-- Merci, merci ! Tu me rends un bien grand service. Je ne te laisse aucune instruction, Henriette est au fait de tout, elle a bonne mémoire, et bonne volonté. Adieu, je te confie tout ce que j'ai de plus cher. »

Mme Castelnau sortit vivement du salon, et sans donner à son amie le temps de se débarrasser de la couverture de voyage dont elle s'entourait, et de ses huit oreillers. Henriette accompagna sa mère jusqu'à la porte ; elles se parlèrent tout bas et s'embrassèrent, puis la jeune fille revint, aimable et gracieuse, s'asseoir auprès de Mlle Delorme.

« Vraiment, dit celle-ci en riant, j'ai l'air d'un hibou dans ce coin. Puisque j'ai si bonne compagnie, je veux du moins lui faire honneur. Voyons, il faut que j'aie le plaisir de t'installer moi-même dans ta chambre. »

Mlle Thérèse conduisit Henriette dans une pièce contiguë au salon, et dont la fenêtre donnait sur le pavillon. La première pensée de la jeune fille fut d'ouvrir la fenêtre pour jouir de la vue. Mais le terrible singe, toujours en faction, apparut aussitôt et fit des grimaces, ne sachant pas faire autre chose.

« Comme je vais m'amuser, dit tout simplement Henriette. Quel gentil voisin !

-- Ah ! ma petite, ne dis pas cela ! C'est le plus sot animal que la terre ait porté. Quand j'avais un bandeau sur l'œil, il se mettait lui-même un chiffon noir autour de la tête, pour se moquer de moi.

-- Ah ! cela m'aurait fait bien rire !

-- J'en ai manqué pleurer ; vois si nos natures diffèrent ? Eh bien, te plairas-tu dans ta chambre ?

-- Oui, beaucoup. C'est ici que j'écrirai à maman, tous les jours, comme elle me l'a demandé. »

Henriette remarqua avec grâce les attentions dont Mlle Delorme l'avait entourée ; on avait tout prévu, et cette chambre était une aimable solitude, où l'on jouissait à la fois du bien-être au-dedans et d'un panorama magnifique.

Les premiers entretiens roulèrent sur des choses indifférentes, mais bientôt la conversation devint plus intime, et Mlle Delorme, ayant surmonté la répulsion qu'elle éprouvait à penser aux malheurs des autres, dit à sa jeune compagne :

« Catherine m'a fait ce matin une singulière confidence. Elle prétend avoir su sans indiscrétion, par hasard, qu'une famille, habitant le rez-de-chaussée de cette maison, vit dans la gêne la plus étroite. »

Henriette, occupée en ce moment à confectionner une layette pour un des petits protégés de sa mère, regarda Mlle Delorme avec un peu d'hésitation et répondit enfin :

« Hélas ! Catherine a dit vrai, la famille Duval est bien à plaindre, et digne de tout intérêt.

-- Connaîtrais-tu cette famille ?

-- Je n'aurais pas osé vous en parler ; j'aurais craint de manquer aux égards que l'on doit à la pauvreté qui se cache ; mais puisque ce triste secret est venu jusqu'à vous, je vous avouerai que cette famille, tant éprouvée, est une de celles que maman secourt, sans que personne puisse s'en douter.

-- Vraiment ? Comment, il y a si près de moi des gens assez malheureux pour qu'on leur vienne en aide, et assez bien posés pour qu'il faille s'en cacher ?

-- Oui, cette famille mérite beaucoup de considération. Le père et la mère sont extrêmement unis ; ils ont eu l'imprudence de se marier sans ressources suffisantes, et huit enfants leur ayant été donnés, il est facile de comprendre qu'on soit arrivé, malgré de constants efforts, à la pauvreté.

-- Quoi ? ils ont eu huit enfants ?

-- Oui, il ne leur reste que leur fille aînée, charmante personne, très bien élevée et très courageuse, puis trois petits enfants, dont l'un marche à peine seul. Le père a tant travaillé, en dehors de ses occupations ordinaires, qu'il est tombé sérieusement malade ; et, depuis sept ou huit mois, on mène dans cet intérieur la plus douloureuse existence ; toujours inquiets du lendemain, toujours craignant pour la vie menacée du père de famille ; Mlle Clotilde aide sa mère autant qu'elle le peut ; mais elle voudrait gagner un peu d'argent, et, à dix-sept ans, c'est bien difficile.

-- Vraiment, ma chère Henriette, tu me fais entrevoir des choses auxquelles je n'avais jamais pensé. Il peut donc exister, dans notre monde, et tout près de nous, des personnes bien élevées, intéressantes, dont la vie devient problématique, et que la charité doit atteindre, sous le voile de la discrétion ? Tu m'étonnes ; et, de plus, tu me donnes des remords.

-- Des remords ?

-- Oui, des remords, parce que Catherine m'a dit que les enfants, depuis mon arrivée dans cette maison, sont devenus tout pâles.

-- C'est vrai ; ils sont tristes et maussades ; quant au petit William, il se développe bien lentement.

-- Ces pauvres enfants sortent peu ?

-- Presque jamais ; on n'a pas le temps de s'occuper de leurs plaisirs. Le ménage et les soins à donner au malade remplissent toutes les heures.

-- Pauvres petits ! »

Mlle Delorme, étendue dans son grand fauteuil, tomba dans de profondes réflexions. Elle était bonne, en dépit de ses habitudes égoïstes ; son cœur n'avait besoin que d'être touché délicatement pour s'éveiller et compatir.

« Henriette, dit-elle tout bas, ces enfants, c'est moi qui les ai rendus pâles. J'ai exigé qu'ils n'allassent plus dans le petit jardin qu'on leur abandonnait par tolérance, par compassion peut-être ; ils ne respirent plus que l'air malsain d'un appartement trop petit pour tant de monde. Je suis plus tranquille, plus à mon aise ; mais eux ?... ils pâlissent ! »

Henriette regarda l'amie de sa mère, et comprit ce remords vrai qui avait fait monter deux larmes dans ses yeux. Elle s'était accoutumée dès longtemps à vivre en se désintéressant du reste du monde ; mais en la mettant en contact avec le malheur, on devait l'amener à de tout autres sentiments ; Mme Castelnau l'avait bien jugée.

« Demain, dit-elle à Henriette, tu me conduiras chez Mme Duval, et tu seras censée lui faire simplement une visite, comme à une dame de la connaissance de ta mère. Tu causeras avec Mlle Clotilde, et pendant ce temps-là, je parlerai du petit jardin, et je reviendrai sur la décision que j'ai prise. Il faut que ces pauvres enfants respirent, il faut qu'ils remuent, qu'ils s'amusent. Oh ! je m'en veux de les avoir rendus plus malheureux ! Ne l'étaient-ils pas assez déjà ?

Henriette était enchantée de ces commencements, et dès le soir, elle écrivit à sa mère pour lui faire part de ses espérances. Puis, avec la finesse des personnes qui s'occupent d'être utiles par tous les moyens possibles, elle fit tomber la conversation sur la pauvre femme dont le mari paralysé ne pouvait plus rien gagner.

« Tu m'avais déjà parlé de cette femme. Il s'agirait d'obtenir que son fils lui fût rendu, afin de travailler, et de faire vivre ses parents, n'est-ce pas ? Ta mère a-t-elle fait des démarches ?

-- Oui, mais c'est vous, bonne amie, qui devriez les faire, puisque vous connaissez un personnage influent. Oh ! que vous seriez bonne si vous vouliez bien vous charger de cette affaire !

-- Que j'écrive, moi ? Fatiguée comme je le suis.

-- Maman se repose en faisant du bien, dit la jeune fille avec tant de gentillesse qu'elle obtint un baiser et la promesse désirée. »

Mlle Delorme, à la fin de sa journée, était déjà plus contente d'elle-même, car elle avait la ferme intention d'être utile, et de se sacrifier en quelque chose pour que d'autres souffrissent moins. Elle dormit plus paisiblement, et la présence d'Henriette lui revint au réveil comme le plus aimable souvenir.

Aussitôt qu'elle fut habillée, elle entra dans la chambre de la jeune fille et la trouva à l'ouvrage.

« Déjà, mon enfant, ton aiguille à la main ? Mais quelle vigilance !

-- Bonne amie, je suis pressée, très pressée. Maman m'a dit de terminer au plus vite une layette, que nous avons commencée ensemble.

-- Pour qui ?

-- Pour un septième enfant, que de pauvres gens attendent, et qu'ils recevront avec tendresse, bien que ce soit pour eux une surcharge.

-- Un septième enfant ? Il faut que je fasse aussi quelque chose pour lui. Mes mauvais yeux me refusent service, malheureusement.

-- Moi, qui en ai de bons, je me charge de la couture, mais si vouliez, bonne amie. Ah ! si vous vouliez !...

-- Que puis-je faire ? Dispose de moi, mon enfant, je ne demande qu'à te faire plaisir.

-- Eh bien, je vais vous le dire. Si maman était là, j'irais avec elle voir cette pauvre femme, qui est en ce moment terriblement éprouvée. Son mari, un brave et laborieux maçon, a fait une chute et s'est cassé la jambe.

-- Pauvre homme !

-- Il est à l'hôpital, et Louise, sa fille aînée, va le voir, lui donner des nouvelles de la maison, lui porter des oranges, qu'on achète en se privant. Elle revient dire à la mère ce qui s'est passé, et malheureusement la fracture est grave, l'état bien pénible.

-- Mais ce sont des gens fort à plaindre.

-- Oh oui ! c'est pourquoi maman s'intéresse vivement à eux. Ils savent que nous nous occupons de l'enfant qui va venir, et cela suffit pour leur donner du courage. Que serait-ce si cette pauvre femme vous voyait regarder de près sa misère ! Elle en serait bien consolée.

-- Demeure-t-elle bien haut ?

-- Oui, au cinquième, et je dois vous en prévenir, l'escalier est étroit et tortueux.

-- Étroit et tortueux ? Cinq étages ?... Au fait, ta mère le monte, cet escalier. Mon enfant, nous irons chez la femme du maçon. »

Henriette éprouvait une douce joie en voyant que la bonté naturelle de Mlle Delorme l'emportait, en toute circonstance, sur ses habitudes. Même, elle remarquait que l'amie de sa mère donnait moins d'attention aux fastidieux monologues du perroquet, et aux thèmes naïfs que la petite musicienne étudiait avec exactitude et persévérance.

Cependant, il se fit tout à coup un peu d'agitation. On avait sonné, Ursule avait ouvert, et elle introduisait, d'un air de triomphe, le bon M. Ervéoux.

Mlle Thérèse, dès qu'elle l'aperçut, lui dit amicalement :

« Venez-vous habiter Paris ?

-- Oui, chère mademoiselle ; mes petits neveux ont besoin de moi ; il faut bien tâcher d'être bon à quelque chose. Me voici.

-- Quel bonheur de vous revoir ! Où allez-vous demeurer ?

-- Tout près de vous ; dans l'impasse.

-- Dans l'impasse ? Mais je vous en ai fait connaître les nombreux inconvénients.

-- Je les préfère à ceux que je ne connais point ; et puis, je vous verrai souvent ; tous mes petits ennuis seront ainsi plus que compensés. »

Les vieux amis badinèrent un moment, et une heure se passa dans l'entretien le plus aimable.

De temps en temps, Mlle Delorme poussait, par habitude, quelque interjection traditionnelle ; mais aussitôt M. Ervéoux plaisantait finement et refoulait ainsi les plaintes oiseuses.

« Mon cher ami, dit-elle en souriant, il faut que je vous fasse une confidence.

-- Oh ! voyons ? Une confidence, c'est piquant.

-- Vous rappelez-vous que M. Lescœur, cet insupportable ami qui se moque de moi, tout comme vous, et plus que vous...

-- Oh ! je proteste ! Aurais-je jamais été assez hardi pour oser.

-- Oui, faites le bon apôtre, je vous le conseille ! Vous rappelez-vous que, depuis longtemps, il me demandait d'écrire mes mémoires, et de les lui dédier ?

-- Je me souviens de cette plaisanterie.

-- Cette plaisanterie, je l'ai prise au sérieux, et j'ai commencé ces tristes et douloureux mémoires.

-- Vraiment ? Vous allez augmenter vos peines en vous replongeant ainsi dans de pénibles souvenirs.

-- Ce que vous dites là aurait pu être juste avant hier ; mais depuis qu'Henriette partage ma vie, j'ai déjà modifié certaines appréciations, et mes mémoires contiendront peut-être des pages moins sombres. »

La visite de M. Ervéoux se prolongea, et la bonne humeur de Mlle Thérèse ne fit pas défaut. Elle entrait dans une atmosphère tout autre, où l'on respirait plus librement, parce que les limites étaient moins resserrées.

Dans l'après-midi, quand les deux dames se retrouvèrent seules, elles descendirent ensemble chez Mme Duval. Ce fut Mlle Clotilde qui vint ouvrir, et l'on eût pu voir passer sur son front un léger nuage d'inquiétude. La présence d'une étrangère, de celle précisément qui avait rendu l'existence plus pénible, semblait étonner et gêner la jeune fille. Elle éprouvait ce qu'éprouvent toujours les familles tombées, la crainte de voir surprendre dans tous ses détails leur triste secret.

Clotilde fut rassurée par la parole d'Henriette qui, la traitant sur le pied d'une parfaite égalité, lui dit que Mlle Delorme, chez qui elle habitait passagèrement, avait désiré lui procurer le plaisir de voir des amies, et faire elle-même connaissance avec elles.

La jeune fille, grave d'aspect, un peu trop timide, comme toutes celles qui vivent loin du monde, salua Mlle Delorme, et lui présenta un fauteuil. C'était dans cette pièce d'entrée qu'il fallait s'asseoir ; la seconde chambre était celle du malade ; et dans la cuisine s'amusaient, comme ils pouvaient, les deux petits enfants.

« Je vais prévenir maman, dit Clotilde. »

Demeurées seules, les visiteuses se regardèrent sans parler, de peur d'être indiscrètes, car on pouvait tout entendre des pièces adjacentes.

La chambre où elles se trouvaient ressemblait à un garde-meuble. On avait été dans une position meilleure, et, l'espace manquant, il avait fallu entasser les meubles plutôt que de les vendre à vil prix. Tout était propre, et même soigné ; on sentait que deux femmes distinguées s'appliquaient à conserver à leur triste demeure un cachet de bonne compagnie ; mais ce qui aurait dû être réparé ne l'avait pas été. Les fauteuils étaient dans un état de délabrement que Clotilde tentait vainement de dissimuler sous d'élégants ouvrages au crochet, appelés toilettes. Mlle Delorme remarquait avec intérêt ces détails ; c'était la lutte persévérante de la vigilance contre la pauvreté.

Après avoir fait attendre quelques minutes, la jeune fille revint excuser sa mère qui, se trouvant occupée, près de son cher malade, demandait encore un moment. Ce moment était bien sûr destiné à mettre en ordre le costume négligé qui servait à la maîtresse de maison pour faire ce qu'aurait fait une domestique.

Enfin, Mme Duval se présenta. Elle avait cette aisance que donne l'éducation, et aussi cette froide tristesse qu'inspire la présence d'une personne qui pèse sur votre existence, et la rend presque intolérable. Henriette lui tendit affectueusement la main, et la conversation s'engagea sans que Mme Duval laissât se dissiper le nuage qu'elle avait au front. Ses enfants entrouvrirent la porte.

« Allez jouer, dit la mère. »

Il était trop tard : Maurice et Adèle avaient été embrassés par Henriette, qui les avait présentés à Mlle Delorme. Celle-ci fut tristement frappée de leur pâleur et sur le champ elle amena la conversation sur le beau temps, l'air et la liberté, dont les enfants ont un besoin absolu.

La mère répondait avec la dignité d'une personne qui n'a pas le droit de réclamer, mais qui souffre.

Alors Mlle Delorme s'adressa aux enfants eux-mêmes.

« Vous n'allez pas souvent à la promenade ?

-- Maman ne peut pas nous conduire, répondit Maurice sans la moindre timidité, elle est toujours dans la cuisine ou auprès de papa, et Clotide raccommode les affaires de tout le monde toute la journée.

-- Allez, allez, mes enfants, ne vous rendez pas importuns, dit la mère d'un ton bref qui accusait la gêne.

-- Oh ! madame, je vous en prie, laissez-moi causer un instant avec ces chers petits.

-- Autrefois, vous vous amusiez dans ce petit jardin ?

-- Oh oui ! Et notre petit frère grandissait ! Mais il y a là haut une dame...

-- Allez jouer, mes enfants, en voilà assez, allez jouer. »

Maurice tenait à finir sa phrase.

« Il y a là haut une dame qui ne nous aime pas et qui a défendu qu'on nous laisse aller au jardin.

-- Une dame qui ne vous aime pas ? Ah ! c'est qu'elle ne vous connaissait point. Écoutez bien, mes petits amis, je suis cette dame d'en haut. »

Maurice, qui avait mis sa main dans celle de Mlle Delorme, la retira instinctivement. Elle en eut de la peine et dit avec tristesse :

« Vous non plus, vous ne l'aimez pas ? et je le comprends. Mais je demande à madame votre mère de vous faire jouer au jardin ; je reviens absolument sur ce que j'ai dit, et j'ai déjà écrit au propriétaire pour le lui faire savoir. »

Maurice remit familièrement sa main dans celle de Mlle Delorme. La petite Adèle s'appuya sans façon sur son bras, et la mère, perdant tout à coup l'air sombre qui avait frappé la visiteuse, lui dit avec une émotion contenue :

« Mademoiselle, vous étiez dans votre droit, et c'est nous qui avions le tort de profiter d'une tolérance ; mais si vous voulez bien permettre à mes enfants de prendre l'air et de s'amuser, en faisant le moins de bruit possible, nous vous en serons très reconnaissants ! »

Mlle Delorme était touchée du regard ému de cette mère, qui ne pouvait donner à ses enfants ni assez d'air, ni assez d'exercice, ni probablement une nourriture assez abondante. Elle se demandait comment elle avait pu préférer une jouissance à ce qui était pour cette famille une nécessité ? Elle ne connaissait point alors, il est vrai, la position tout exceptionnelle de ses malheureux voisins ; mais avait-elle seulement songé à la connaître ? non, une seule chose l'avait préoccupée : échapper le plus possible à la gêne, et se renfermer dans son égoïsme habituel.

La glace étant rompue, on osa, de part et d'autre, causer avec un peu plus d'abandon ; Henriette était le trait d'union le plus aimable, elle s'efforçait d'animer l'entretien, et témoignait à Clotilde un intérêt affectueux. On parla de la santé de M. Duval ; et sa fille dit que le médecin conseillait les promenades en voiture, l'air pur du matin, un peu de distraction, toutes choses impossibles ! La mère glissait sur les détails ; mais Clotilde, mise à l'aise par Henriette, devenait expansive, et, élevant tout à coup la voix, elle dit avec une ardeur de désir qui n'échappa point à Mlle Delorme :

« Ah ! si je pouvais travailler pour mon père ! »

Ce cri du cœur fut entendu par le malade lui-même ; et, se levant de son fauteuil, il vint saluer les visiteuses avec une exquise politesse, et avec cette réserve naturelle aux hommes de la société, quand ils descendent par ce triste chemin qu'on appelle la pauvreté relative, et qui mène facilement à la pauvreté réelle.

M. Duval avait l'aspect d'un homme usé par un travail excessif, mais il était encore à l'âge où les forces se refont par un peu de bien-être, et surtout par le sourire d'un entourage moins malheureux.

Il remercia Mlle Delorme de ne plus vouloir user de son droit et lui dit que ses petits enfants lui devraient beaucoup. Elle était presque honteuse de la gratitude qu'on lui témoignait, et elle se reprochait d'autant plus d'avoir ajouté, sans le comprendre, une amertume à tant de douleurs.

Avant de se quitter, il fut convenu que les jeunes filles se verraient souvent, pendant le court séjour d'Henriette dans l'impasse, et l'on se sépara, tout étonnés de ce qu'on avait trouvé, les uns dans les autres, de délicatesse et d'urbanité.

Lorsque Mlle Thérèse remonta chez elle, sa première pensée fut la douce jouissance du confortable dont elle se voyait entourée. Tout était gai, spacieux, orné ; tout respirait cette aisance qui éloigne la préoccupation. Ses deux servantes, n'avaient à s'occuper que de lui rendre la vie douce et facile ; chaque chose venait en son temps ; l'argent, ce nerf puissant, ne manquait jamais, et pourtant elle n'avait pas joui de ce bien-être qui lui avait été départi, tandis que, à tant d'autres, étaient échus les épreuves, les soucis mesquins, les mortels ennuis d'une existence tout entière employée à garder au moins des apparences, et à cacher à tous de journalières privations.

« Ne voulez-vous pas vous reposer un peu, bonne amie ? demanda Henriette, vous n'avez pas sommeillé depuis ce matin ?

-- Je dormirai mieux cette nuit. Tiens, ma chère enfant, j'ai le cœur tout remué ; il faut que je fasse quelque chose pour cette intéressante famille. »

Henriette, réjouie jusqu'au fond de l'âme, dit qu'elle voulait écrire à sa mère, et Mlle Delorme répondit :

« Moi aussi, je vais écrire ; car j'ai commencé mes mémoires pour mes amis de Tournan, et j'y veux, aujourd'hui même, ajouter une page, une page d'un tout autre style que les précédentes. »

Avant de prendre congé de la famille Duval, Mlle Delorme avait gracieusement exigé qu'on ouvrît devant elle la porte-fenêtre qui donnait entrée dans le petit jardin.

Donc, pendant qu'elle et sa jeune compagne écrivaient, Maurice et Adèle avaient repris leurs jolis rôles de cocher et de cheval.

Leur père, le front déjà moins sombre, les rappelait à l'ordre de temps en temps pour les empêcher de devenir bruyants, et le petit William, son pouce dans sa bouche, et l'air affairé, se tenait assis sur un tapis en face de bon polichinelle, et grandissait.

IX -- Le petit lutin et le grand diplomate

Pendant que l'aimable Henriette vivait dans l'intimité de Mlle Delorme, il se présenta un jour de sortie pour Camille et l'enfant, ne se doutant pas du plan conçu et exécuté par sa mère et sa sœur, fut bien contente de sortir chez sa vieille amie, au lieu de rester à la pension. Henriette sut encore jouer la comédie et reçut sa jeune sœur à bras ouverts, mais toujours muette sur le but du voyage de sa mère.

Camille était un de ces enfants terribles qui disent tout ce qui leur passe par la tête.

Mlle Thérèse, la voyant, non sans appréhension, sauter sur son canapé, se mettre à cheval sur les chaises, faire tourner mille fois les glands de ses coussins, etc., etc., lui dit avec bonté.

« Mon lutin, viens un peu t'asseoir à côté de moi et causons.

-- De quoi allons-nous parler ?

-- De toi d'abord.

-- Et puis après, ce sera de vous ?

-- Oui, commençons. Dis-moi si tu es sage et si tu travailles bien. »

Le lutin, suivant la mode des petites pensionnaires follettes et indomptables en dit bien long, pour prouver que tout le monde avait tort, excepté elle. Le règlement était absurde, la nourriture détestable, les maîtresses grognons et injustes, les récréations insipides, les classes ennuyeuses, l'étude assommante. Tout était mal, et la petite étourdie souffrait une véritable persécution. Heureusement, les contradictions abondaient dans son discours, et juste au moment où l'on allait s'apitoyer sur son sort, elle partait d'un grand éclat de rire qui corrigeait l'exagération de ses plaintes et les faisait estimer à leur juste et mince valeur.

Quand on eut à peu près épuisé le sujet, Camille changea tout à coup de conversation :

« Voyons ? Bonne amie, parlons de vous ? car il faut bien tenir votre promesse. Vous trouvez-vous mieux à Paris qu'à Tournan ?

-- Beaucoup plus mal, mon enfant.

-- Vous vous trouvez donc mal partout ?

-- Hélas !

-- Pourtant, on est bien dans votre impasse. On y fait du bruit, ce n'est pas triste.

-- On y fait du bruit, c'est là ce qui me tue !

-- Pourquoi donc ? Moi, j'aime le bruit ; mais ce qui me plairait encore plus, ce serait le perroquet... non, non, le singe... Je ne sais pas trop. Oui, au fait, ce serait le singe. Oh ! laissez-moi aller dans la salle à manger afin de lui voir faire ses grimaces ?

-- Laisse donc cet affreux animal ; il n'est pas digne d'attirer ton attention.

-- Oh si ! Je l'aime beaucoup, surtout parce qu'on m'a dit qu'il vous ressemblait.

-- Qu'il me ressemblait ?

-- Oui, quand il mettait un bandeau noir sur son œil. Il ne l'a plus malheureusement ! »

Ces paroles imprudentes, et par trop naïves, causèrent à Mlle Thérèse une secousse morale dont elle ne devait point se remettre avant longtemps. Elle regardait son lutin et demeurait stupéfaite en voyant que les yeux de la joyeuse petite fille ne se baissaient même pas, que son front ne rougissait point, que ses lèvres restaient souriantes, que tout en elle consentait à cet amour coupable pour l'ennemi de Mlle Thérèse.

« Camille, dit-elle en soupirant, tu m'affliges plus que je ne puis le dire ! Toi, mon enfant, toi qui tiens une si grande place dans mon cœur, tu aimes cet abominable singe ?

-- Oh ! il est si gentil ! si drôle, si comique ?

-- Tu devrais dire si impertinent ! Écoute, si tu veux que nous demeurions en bonne intelligence, il faut absolument que tu détestes, comme moi, cette stupide bête.

-- C'est impossible !

-- C'est impossible ? Eh bien, tu me feras de la peine. »

Le lutin, devant l'air sérieux de Mlle Thérèse, fut pris d'un fou rire, dans le genre de ceux que Catherine avait sur la conscience. Pour achever de rendre la situation grave et périlleuse, Camille se sauva dans la salle à manger, s'établit tranquillement au balcon et, ne pouvant prendre au tragique la tristesse de son amie, se mit à faire tout d'abord quelques singeries qui lui étaient familières et auxquelles le petit voisin du pavillon répondit avec un entrain délicieux ! C'était on ne peut plus amusant !

Néanmoins, l'habitante de l'impasse se sentait blessée au cœur. Elle alla donc trouver dans sa chambre la raisonnable Henriette et lui confia ce nouveau sujet de tristesse.

« Pardonnez à ma petite sœur, lui fut-il répondu, elle ne peut croire que vous parliez sérieusement ; et en effet, il est vraiment malheureux de s'affliger pour une si petite contrariété.

-- Le croirais-tu, Henriette, il me semble que j'aime moins mon lutin depuis qu'il aime le singe ! »

Henriette plaida gentiment la cause des coupables et alla trouver sa jeune sœur pour lui adresser quelques doux reproches. Ce fut inutilement. Camille était sous le charme ; elle s'amusait de tout son cœur et le petit scélérat avait fait pour toujours sa conquête.

La journée s'annonçait mal. Mlle Thérèse, dont le front s'était couvert d'un nuage, ne sentait réellement plus pour la petite pensionnaire la même amitié. Sa susceptibilité prenait le dessus. Ce terrible singe se trouvait entre elle et son lutin et troublait leur union. Que faire ? Henriette ne savait trop comment s'y prendre lorsque la plus heureuse circonstance opéra une diversion salutaire.

Le bon M. Ervéoux, ami de Mlle Thérèse, ami de Camille, ami du singe lui-même (mais en secret), avait fait pressentir son arrivée à Paris et l'intention de s'y fixer dans l'intérêt de ses petits-neveux. Cet heureux événement eut lieu précisément ce jour-là, et ce fut l'occasion d'interrompre la querelle. Cependant, le fer était resté dans la plaie et le lutin s'aperçut avec étonnement qu'il était moins aimé.

Un peu après le déjeuner, M. Ervéoux, toujours gai et de bonne humeur, lui et son nez retroussé, se présenta chez Mlle Delorme disant que, ayant formé le projet de prendre un appartement dans l'impasse, il en avait trouvé un dans la maison même.

« Quoi ? dans la maison que j'habite ? mais alors pourquoi ne pas prendre le mien, que je veux quitter à tout prix ?

-- Parce que le vôtre est trop grand, chère mademoiselle ; je viens d'arrêter un entresol qui se trouve vacant, et qui me convient à merveille.

-- Vous croyez peut-être n'y pas entendre les gammes de ma petite voisine ?

-- J'y compte, au contraire ; c'est l'accompagnement obligé de la vie parisienne.

-- Et ce maudit perroquet ? Et cet affreux singe ?

-- Que voulez-vous ? Je tâcherai de vivre en paix avec tout ce monde-là, et vous me consolerez de mes misères par votre bonne amitié.

-- Oh ! je connais votre philosophie ; mais je la vois d'avance faiblir au premier coup d'archet de mes enragés danseurs qui, la nuit du mardi au mercredi, me font chaque semaine perdre la tête.

-- Qui sait ? Un jour viendra peut-être où vous verrez d'un œil fort indulgent ce qui, en ce moment, vous désespère ? Vous ne connaissez pas la puissance d'un quadrille, même sur un esprit chagrin ?

-- Que voulez-vous dire ? Me désignez-vous pour l'avant-deux ? »

Les vieux amis furent pris ensemble d'un fou rire et tout en resta là.

Camille, pour son propre compte, était ravie de voir le bon M. Ervéoux habiter Paris, l'impasse et la maison de Mlle Thérèse. D'abord elle l'aimait parce que tout le monde l'aimait, puis elle n'avait pas tardé à découvrir dans sa pose, sa physionomie, et la modération de ses paroles, une secrète et tendre sympathie pour le singe. Se sentant soutenu par ce grand diplomate, le petit lutin devenait plus hardi ; peu s'en fallait qu'il ne louât hautement les faits et gestes du sapajou. Mlle Thérèse avait l'intuition de l'ensemble et ne trouvait pas même dans la sage Henriette l'écho de sa répulsion pour son mortel ennemi ; cependant, elle n'eut jamais soupçonné l'honnête Ervéoux d'avoir des intelligences dans le camp de son adversaire.

Il s'agissait pour M. Ervéoux de meubler son petit appartement et de s'y installer ; cela se fit aussi simplement que possible, et Mlle Thérèse ne pouvait qu'applaudir, sans trouver place pour plaindre son vieil ami toujours content.

Huit jours plus tard, il était habitué à sa nouvelle demeure, prenant en bloc les avantages et les inconvénients, et exhortant sa chère voisine à en faire autant. Il était du reste frappé du changement qui s'opérait en elle. Ses petites colères, qu'il trouvait fort amusantes, diminuaient en nombre et en fureur ; elle supportait beaucoup plus facilement les imperfections de ses fidèles servantes ; elle en voulait moins au perroquet. Quant au singe, il l'avait blessée à l'endroit le plus vulnérable ; ce qui la faisait enrager, c'était que M. Ervéoux semblait porté à l'indulgence pour ce petit criminel. À part cette faiblesse, M. Ervéoux était un si parfait voisin qu'on ne pouvait lui déclarer la guerre ; il fallait vivre en paix, et même se perfectionner en le regardant.

Ainsi entourée, l'habitante de l'impasse, tout en se réservant la fameuse encoignure pour soupirer à l'occasion, commençait à ne plus faire grand cas de cette sombre installation. Son petit lieutenant, qu'elle nommait son capitaine, ne lui laissait pas le temps de s'appesantir sur elle-même. C'était une de ces organisations riches, dont l'activité a besoin de se déployer dans un cercle quelconque, petit ou grand.

Henriette était fort occupée ; sa mère lui avait donné des travaux d'aiguille à terminer, des lectures intéressantes à faire, et lui avait surtout recommandé de lui écrire longuement et tous les jours. Elle travaillait près de sa vieille amie en causant ; elle écrivait à sa mère pendant que Mlle Delorme continuait ses mémoires ; mais il avait été convenu que, pour le plaisir des deux, Henriette ferait à haute voix ses lectures. Ainsi, Mlle Thérèse découvrait la source inépuisable d'une distraction toute nouvelle. Si, jusque-là, elle n'avait presque jamais lu avec suite, ce n'était pas mépris des jouissances intellectuelles, c'était trouble d'esprit, occupation exagérée des soins matériels, recherche oiseuse du repos, et enfin du sommeil, même le jour, pour échapper aux misères de la vie.

Mme Castelnau avait eu l'adresse de graduer et de varier les lectures ; son amie d'enfance fut encore prise au piège, sans s'en douter, et un jour elle dit à Henriette :

« Je ne sais comment je ferai, quand tu seras partie, pour me passer d'entendre lire ; et, malheureusement, ma vue s'affaiblit chaque année.

-- Il vous faudrait une lectrice, bonne amie, répondit la jeune fille ; votre vie serait beaucoup plus agréable, et vos heures couleraient plus rapidement.

-- Tu as toujours raison, mon petit capitaine, nous verrons cela. »

L'animation que jetait Henriette dans l'intérieur avait modifié sous plusieurs points l'existence trop étroite de Mlle Thérèse. Elle tenait à se rendre agréable à Mme Castelnau ; on faisait de longues promenades, à pied et en voiture ; on ne refusait pas la distraction, et enfin, pour satisfaire le désir de la jeune fille, on allait voir les pauvres gens qui, dans le moment même, intéressaient davantage par leur position difficile.

La femme du maçon, entourée de tous ses enfants, reçut donc la visite des deux dames. Le mari allait mieux ; cependant, il fallait renoncer à travailler d'ici à quelque semaines, et, sans les secours providentiels que recevait la pauvre mère de famille, une misère affreuse eût affligé la mansarde. Mme Castelnau avait assuré le pain ; mais tant d'autres choses sont nécessaires ! Mlle Thérèse vit de près ces besoins de chaque jour, et voulut adoucir l'épreuve. Ce fut un grand soulagement pour la famille du maçon, et un plus grand encore pour la visiteuse, qui admirait la patience de cette femme, surchargée de tracas, entourée d'enfants turbulents, et néanmoins ne s'effrayant pas d'une augmentation de famille. Louise, la fille aînée, avait appris de sa mère à se confier en Dieu ; elle était gaie ; elle aidait de son mieux à soigner les petits frères, et, dans les heures de liberté que lui laissait l'apprentissage, elle faisait à la maison beaucoup de besogne.

De retour dans l'impasse, Mlle Thérèse, causant avec sa jeune compagne, lui disait :

« Vraiment, j'ai honte de mon grand fauteuil et de mes huit oreillers ! De quoi se reposer dans une vie comme la mienne ? Il y a des existences pleines de fatigues et de misères, où l'on ne se repose pas ! »

Cependant, on avait noué des relations avec la famille Duval, et Clotilde était venue plusieurs fois voir Henriette. Mlle Delorme avait pu juger de la parfaite éducation de cette jeune fille et, sans rien dire encore, elle concevait un projet qui devait, en s'effectuant, être utile à elle et à tous.

M. Ervéoux, d'une humeur liante, ayant aperçu les intéressantes voisines, avait, à dessein, saisi l'occasion de rendre service au malade. Tous deux avaient causé de la situation difficile, conséquence naturelle d'une longue réclusion, et le père de famille affirmait que l'espoir était rentré dans son cœur et que la guérison lui paraissait plus prochaine, depuis qu'on avait permis à ses enfants de respirer l'air, en jouant paisiblement dans le jardin. Il les voyait mieux portants ; lui-même y avait gagné des heures de tranquillité. Que de bien naissait d'un peu de gêne supportée par Mlle Delorme ! quand elle y pensait, elle regrettait son égoïsme et s'en voulait des souffrances qu'elle avait dû semer sur son passage, toute sa vie, sans même s'en douter.

À travers ces pensées nouvelles et ces actes si opposés aux précédents, on peut croire facilement qu'il arrivait de petites aventures contrariantes, propres à agacer les nerfs de Mlle Thérèse ; mais à son grand étonnement, elle y devenait moins sensible. Les contrariétés n'atteignaient plus à ses yeux les proportions démesurées qui lui avaient causé tant d'effroi. Elle commençait à prendre son parti des gammes de la petite musicienne, et à cause de cela elle les entendait moins. Le cornet à pistons n'était plus pour elle qu'un accident rare et ne laissant point de trace. Le bavard Jacquot perdait de son importance ; il ne restait d'insupportable dans l'impasse que le singe et la soirée du mardi. L'ami Ervéoux rêvait de réconcilier Mlle Thérèse avec ces deux redoutables ennemis, et il était homme à venir à bout de tout.

Quelques jours après la visite faite à la femme du maçon, Catherine vint avertir qu'une jeune fille demandait à parler à Mlle Delorme, de la part de Mme Castelnau.

« Faites entrer, Catherine. »

Louise entra, alerte et gaie.

« Salut, mademoiselle, je viens vous demander la layette de ma petite sœur qui nous est arrivée ce matin. Maman m'envoie parce que Mme Castelnau lui a dit que c'était vous qui la remplaciez.

-- C'est bien, mon enfant, Mlle Castelnau va vous donner elle-même sa layette, et voici cinq francs pour mettre le pot au feu ; dans deux ou trois jours, vous viendrez chercher du vin, et j'irai moi-même voir votre mère, comme aurait fait Mme Castelnau.

-- Merci bien, mademoiselle, maman sera bien contente.

-- Comment va votre petite sœur ?

-- Comme un petit lapin blanc. Elle est gentille à croquer !

-- Elle vous arrive dans un bien mauvais moment ?

-- Oh ! ça ne fait rien ; on l'a bien reçue tout de même, et nous l'aimons déjà joliment !

-- Vous avez confiance en la Providence ?

-- Pour ça, je crois bien ! Elle qui nourrit les oiseaux, pourquoi donc n'aurait-elle pas soin de ma petite sœur ?

-- Vous avez raison, Louise. »

Henriette fut appelée et elle apporta son travail, terminé depuis peu de jours.

« Ah ! la jolie layette ! Maman va-t-elle avoir du plaisir quand je vas lui étaler sur son lit tous ces petits bonnets et ces brassières, et tout le reste ! Ça va la faire dormir, ça va lui donner de l'appétit ! Et puis, j'irai raconter tout ça à papa ; quel bonheur !

-- Va-t-il mieux, votre pauvre père ?

-- Oh oui ! mademoiselle, beaucoup mieux. Ce qui lui faisait tant de mal à sa jambe, c'était l'inquiétude pour nous autres. « Va ! ma Louise qu'il me disait, c'est fini, je ne guérirai pas ! » Mais quand il a su que Mme Castelnau, une dame de charité, venait à notre secours, il m'a dit : « Allons, mon Louison, ça va mieux, je sens que je vas guérir, et je bâtirai encore des maisons, va ! »

-- Pauvre père ! Il a repris courage ?

-- Oh oui ! mademoiselle. Mais je vous dérange, mesdames, excusez.

-- Adieu, ma chère enfant, dites à votre mère qu'elle s'adresse à moi en l'absence de Mme Castelnau. J'irai la voir.

-- Merci bien, mademoiselle.

-- Que ces pauvres gens ont de patience ! s'écria Mlle Delorme quand la jeune fille se fut retirée.

-- C'est vrai, bonne amie ; maman a toujours été frappée de leur résignation, et du peu qui leur suffit.

-- Tiens, ma chère enfant, ce grand fauteuil dans l'encoignure du salon est ridicule. Je vais dire à Catherine de mettre fin à cette installation. »

Catherine fut appelée. L'ordre que lui donna sa maîtresse la réjouit extrêmement.

« Mais où donc vais-je mettre tous ces oreillers-là, mademoiselle ?

-- Ne vous en inquiétez pas, Catherine ; ils trouveront leur place. Mettez les n'importe où, en attendant. »

Lorsqu'elle alla voir la femme du maçon, Mlle Thérèse remarqua que les oreillers manquaient dans cet intérieur, ou du moins étaient mauvais et insuffisants.

« Voilà, pensa-t-elle, un bon moyen d'arranger les choses. Tant d'oreillers me nuisent plus qu'ils ne me servent ; j'en enverrai deux à ces pauvres gens. »

Mlle Thérèse fut touchée de l'accueil qu'on lui fit.

« Ah ! Mme Castelnau nous avait bien dit que vous aviez un cœur d'or. »

Ces paroles sincères de la femme du maçon humiliaient la visiteuse. Ces bonnes gens ne savaient que ce qu'avait dit Mme Castelnau, et se sentaient à l'aise avec son amie. Tous les enfants la regardaient en souriant. Louise, très fière de sa petite sœur qu'elle tenait dans ses bras, était toute joyeuse, car son père allait mieux, sa mère se voyait secourue, et tout était à l'espérance. L'enfant du pauvre est si prompt à se consoler !

Aussitôt rentrée chez elle, Mlle Thérèse appela Catherine et lui donna l'ordre de porter deux oreillers chez la femme du maçon. Catherine s'acquitta joyeusement de la commission ; il lui semblait, disait-elle naïvement, qu'elle emportait au loin les maladies de sa maîtresse. Celle-ci ne pouvait s'empêcher de constater elle-même une remarquable amélioration dans sa santé.

« C'est singulier, disait-elle à Henriette, j'ai toujours eu peur de m'occuper des autres et les autres me font du bien en me désoccupant de moi-même. »

Cependant, les jours passaient et le temps du retour de Mme Castelnau approchait.

Un soir, Catherine, revenant de faire une commission dans un quartier fort éloigné, dit tout haut, en présence de M. Ervéoux et d'Henriette :

« J'ai rencontré Mme Castelnau. Elle ne m'a pas vue ; mais moi, je l'ai parfaitement reconnue.

-- Ce n'est pas possible », s'écria Mlle Delorme.

Henriette devint tout à coup si embarrassée et si rouge que M. Ervéoux pénétra le mystère de l'amitié. Pour lui, il était certain que Mme Castelnau n'avait pas quitté Paris, et que cette prétendue absence n'était qu'un prétexte pour initier presque forcément Mlle Thérèse aux œuvres de charité. Il le dit même à Henriette, quand il se trouva pour un moment seul avec elle, et la jeune fille en convint.

M. Ervéoux, touché du sentiment qui avait inspiré ce petit stratagème, voulut le jour même faire une visite à Mme Castelnau, mais en secret. Dans cette visite, il lui apprit que le pavillon de l'impasse était à louer, et les deux amis de Mlle Thérèse se mirent à tramer ensemble le plus joli complot. Depuis quelque temps, Mme Castelnau songeait à changer de demeure. Chaque fois qu'elle avait été dans l'impasse, la charmante situation du pavillon l'avait frappée, ainsi que l'étendue de l'horizon et la pureté de l'air. La pensée d'adoucir l'existence de son amie se joignant à ces considérations, elle se décida promptement à louer le pavillon ; et, de peur qu'il ne lui échappât, elle chargea M. Ervéoux de faire les premières démarches, assurant que, dans deux ou trois jours, elle irait elle-même conclure l'affaire.

Il revint triomphant, comme un diplomate qui aurait posé les conditions d'une paix universelle.

Le plan qu'il avait conçu s'élargissait par d'heureuses circonstances, et il ne désespérait pas de faire danser l'aimable Henriette aux terribles mardis des voisins de Mlle Thérèse ; celle-ci serait présente et s'amuserait de tout son cœur, en voyant la joie de la jeune fille.

Cependant, il restait un gros embarras ; mais de celui-là M. Ervéoux n'osait pas parler. Il faut savoir que, en dépit des admonitions répétées de Mlle Thérèse, il s'était de plus en plus épris du petit singe, qui avait eu le tort de mettre un bandeau noir sur son œil, pendant que la pauvre locataire en mettait un sur le sien. Ce crime passait pour irrémissible, et toute admiration pour les grimaces du personnage était considérée comme un autre crime. Et pourtant, il faut bien l'avouer, M. Ervéoux ayant appris que le propriétaire du singe, partant pour un lointain pays, ne voulait pas l'emporter et cherchait à le placer en bonnes mains. M. Ervéoux, hélas ! contrairement à toutes les insinuations de sa vieille amie, se sentait possédé du désir d'acquérir le faiseur de grimaces. Ah ! quel scandale ! comment s'y prendre ?

Les diplomates sont heureusement habitués au mystère, et savent paraître étrangers quand il le faut à toutes combinaisons, dussent-elles les empêcher de dormir. M. Ervéoux avait donc l'air parfaitement innocent, tandis qu'il devenait profondément coupable.

Pour ne pas affliger la bonne Mlle Thérèse, il fut convenu entre tous qu'on ne divulguerait point cet important secret. La cage du singe fut placée à l'entresol, de manière à ne pouvoir pas être aperçue des fenêtres de la demoiselle, sinon en se penchant imprudemment, ce qu'elle ne faisait jamais. Ursule ne parvenait elle-même qu'à grand-peine à jouir de quelques singeries ; il fallait avancer la tête et le haut du corps démesurément ; Ursule, un peu lourde par nature, en fit presque le complet sacrifice ; mais la jeune et rieuse Catherine n'entendait pas se priver d'une pareille distraction. Elle avait donc avisé un petit tabouret, sur lequel, montant, elle parvenait à se pencher en dehors de la fenêtre et à regarder l'acteur comique qui avait fait sa conquête.

Ainsi, peu à peu, et grâce à la diplomatie, qui vaut mieux que le canon, l'impasse changeait de face et sa triste habitante changeait d'aspect. Elle perdait ce regard langoureux qui trahissait le perpétuel ennui de vivre ; elle modérait ces impatiences fiévreuses, nées de si petites causes, et qui donnaient envie de rire aux témoins ; elle arrivait à élargir le cercle de son existence, à avoir besoin de lire, et enfin à faire autour d'elle un peu de bien.

Mlle Thérèse n'avait pas perdu de vue l'affaire du pauvre paralytique, dont le fils ne pouvait plus gagner le pain de ses parents infirmes. Le personnage influent, à qui elle s'était adressée, lui avait donné bonne espérance ; et, à la prière d'Henriette, elle avait été transmettre cette espérance au vieux ménage. Là encore, elle avait vu ce que peut devenir l'existence quand la santé, la force, l'argent, la protection, tout vous manque.

Ce fut avec une joie réelle que, la veille même du jour où Mme Castelnau s'annonçait, Mlle Thérèse alla avec sa jeune compagne apprendre à ces braves gens que les démarches avaient réussi et que leur bon François reviendrait. Des bénédictions tombèrent sur sa tête ! Le vieux père pleura de joie, sans pouvoir exprimer nettement ce qu'il sentait de gratitude ; mais ses larmes le disaient mieux que n'eussent fait ses paroles.

La bonne mère, très expansive au contraire, ne tarissait point en remerciements.

« Ah ! ma chère demoiselle, que je suis donc contente ! Mon bon François ! Son colonel ne veut plus de lui ; quel bonheur ! que le bon Dieu vous récompense de votre bonté ! Mais il m'a déjà exaucée, car la première fois que j'ai été vous parler chez vous, de la part de Mme Castelnau, vous aviez une fameuse maladie ! Ah ! que vous m'avez fait de la peine, assise dans un coin noir, avec huit oreillers ! Ça va donc bien mieux ?

-- Oh oui ! J'ai même fait enlever de cette encoignure sombre le fauteuil et les huit oreillers.

-- Vous ne dormez plus le long du jour ?

-- Non, je n'en ai pas le temps.

-- Eh ben, tant mieux ! C'est comme moi, je n'ai jamais eu le temps d'être malade, excepté deux fois que j'ai manqué mourir, et que je ne suis pas morte. »

Pendant que la pauvre femme parlait, Mlle Thérèse remarquait que le paralytique n'était pas commodément assis, parce qu'il lui manquait des oreillers de dimensions différentes. C'était le moment d'utiliser l'assortiment complet qu'elle s'était procuré.

« Demain, dit-elle au malade, je vous enverrai mes oreillers, car vous en avez besoin, et moi, qui suis en voie de guérison, je ne m'en sers plus. »

Le brave homme remercia Mlle Delorme, et sourit à la pensée du soulagement qu'on allait lui causer. Sa femme prit vivement la parole :

« Ah ! mademoiselle, tous les bonheurs m'arrivent donc à la fois ? Mon garçon, et puis des oreillers ! de la vraie plume ! Mme Castelnau m'avait bien dit que vous étiez bonne ! Ah ! que je suis contente ! j'en pleure quasiment ! »

C'était vrai, la pauvre femme avait des larmes dans les yeux. La visiteuse ne se serait jamais doutée de la satisfaction qu'on éprouve à rendre la vie moins amère aux malheureux. Son cœur s'ouvrait à la charité et se fermait à l'égoïsme. Ainsi s'opérait graduellement la guérison de son esprit inquiet, troublé, irritable.

Henriette jouissait du succès qu'avait obtenu sa mère, et auquel il lui avait été permis de contribuer elle-même. L'intérieur de sa vieille amie changeait de face ; on y respirait plus librement.

M. Ervéoux, enchanté de son entresol, avait donné pour aide à sa vieille bonne un honnête garçon venu tout exprès de son village, et dont l'entrain n'était égalé que par la bonne mine. Jacques avait fait du singe son ami intime, et tous deux s'amusaient beaucoup ensemble.

Ainsi tout allait à souhait dans l'impasse, lorsque Mme Castelnau apparut un matin, venant revendiquer son trésor.

La mère et la fille se jetèrent dans les bras l'une de l'autre, comme si elles ne s'étaient pas vues depuis six mois. Chacune avait fait un véritable sacrifice à l'amitié ; mais ce sacrifice n'avait pas été inutile. Mme Castelnau avait su, jour par jour, ce qui s'était passé et pouvait, à bon droit, s'applaudir d'avoir conçu et réalisé son plan.

Pendant qu'Henriette faisait ses préparatifs de départ, les deux amies demeurèrent ensemble, et Mlle Thérèse, toujours de bonne foi, convint qu'elle avait appris beaucoup de choses en quinze jours.

« Il me semble que je te retrouve mieux portante, ma chère Thérèse ?

-- Beaucoup mieux.

-- Et tes nuits ?

-- Mes nuits sont meilleures.

-- Le sommeil du jour est-il plus calme ?

-- Ma chère Adrienne, mon gentil capitaine ne m'a pas laissé le temps de dormir quand les autres agissent.

-- Ah ! je le vois, nous t'avons accablée de petits tracas, de préoccupations, de soucis. Me pardonneras-tu ?

-- Je ne te pardonne pas, je te remercie. En me confiant Henriette et tes œuvres de charité, tu m'as déchargée de moi-même. Et puis, cette quinzaine a passé comme un jour, grâce à la présence de ton aimable fille.

-- Elle t'a égayée, n'est-ce pas ?

-- Égayée et charmée. Quelle enfant ! C'est un mélange de sérieux et de gaieté. Ah ! que tu as raison de l'appeler ton trésor.

-- Ma bonne Thérèse, je vais te dire au revoir, et te rendre ton temps, ta liberté, ton repos.

-- Ne me rends rien, ma bonne Adrienne ; je veux, avec toi et comme toi, m'occuper des autres et sortir de moi-même.

-- Quoi ? désirerais-tu continuer tes fonctions de dame de charité ?

-- Oui, j'ai perdu de trop longues années à me plaindre et à m'exagérer mes peines ; je veux finir mieux que je n'ai commencé.

-- Dieu en soit béni ! »

Henriette arrivant en ce moment, sa mère et elle prirent congé de leur amie, sans parler encore du pavillon, et l'on se promit de se retrouver tous ensemble, le lendemain, à la table de Mme Castelnau.

X -- Le singe est pardonné, et le lutin aussi.

Que faut-il en ce monde pour modifier l'existence ? Fort peu de chose ; souvent le tour du cadran. C'est pourquoi, lorsque les amis se retrouvèrent ensemble le lendemain, chez Mme Castelnau, on apprit qu'elle avait loué le pavillon de l'impasse, et que, dans peu de semaines, elle y serait installée. Grande joie pour Mlle Delorme qui jusque-là ne s'était point doutée du secret. Mais ce secret si bien gardé la mit sur la voie. « On s'est ligué contre moi, dit-elle gaiement, et pour me faire du bien vous m'avez tous trompée ? »

Le sourire de M. Ervéoux acheva de la convaincre, d'autant qu'elle n'avait pas oublié que Catherine assurait avoir rencontré dans Paris Mme Castelnau.

« Adrienne, conviens-en, cette absence était une feinte ?

-- Pardonne-moi, bonne amie, je te voyais si malheureuse ! j'ai voulu te faire toucher du doigt les plaies réelles de l'existence, afin que tu devinsses moins sensible aux petites misères de la vie.

-- Ainsi toi, ta fille, et M. Ervéoux, vous avez tout simplement joué la comédie ?

-- Oui, tout était joué, excepté la détresse de la femme du maçon, les larmes du paralytique, et de la mère du soldat, les chagrins si poignants, si profonds, de la famille Duval.

-- Ah ! que de choses passaient inaperçues ! tu m'as ouvert les yeux. Le sacrifice momentané d'Henriette a porté la lumière dans mon esprit ; merci, Adrienne. »

Les deux amies d'enfance s'embrassèrent cordialement, et se réjouirent de commencer à marcher ensemble en faisant le bien.

« Ce qui m'a le plus frappée, dit ensuite Mlle Delorme, c'est la position de la famille Duval. Des gens bien élevés, que tu as vus tomber !

-- Oui, que j'ai vus tomber, en se débattant toujours, jusqu'à ce degré où plus rien ne reste, que la dignité pour fermer la bouche, et le courage pour chercher à se relever.

-- Il m'est venu une pensée, reprit Mlle Thérèse, ou plutôt c'est Henriette qui me l'a donnée... Mais vous m'avez habituée aux petits secrets, et je garde le mien. »

On n'avait rien à dire, c'était de bonne guerre. Il fallait se résigner à attendre, puisque tous les secrets finissaient par être divulgués. Toutefois, M. Ervéoux espérait que l'acquisition du singe resterait à jamais dans l'ombre, car il ne se figurait pas comment il échapperait, dans le cas contraire, au courroux amusant de Mlle Thérèse. Convertie sur tous les points, les mardis et le singe demeuraient à son horizon comme deux nuages noirs.

Quelques semaines après, Mme Castelnau et sa fille habitaient le joli pavillon de l'impasse. Mlle Thérèse n'avait qu'à faire un signe à ses amies et l'on se comprenait. Elle jouissait de cette vie presque commune, et la société de ces deux aimables femmes l'encourageait à combattre ses inquiétudes et ses impatiences, car elle ne pouvait réagir qu'à la longue contre les tendances de sa nature, tendances trop longtemps suivies.

Qui fut joyeuse plus que toute autre ? Ce fut Camille ! L'impasse lui paraissait, de tous les lieux du monde, le plus amusant. Elle aimait Mlle Thérèse comme une personne de sa famille et ne s'effrayait nullement de ses moments d'humeur, qui presque toujours aboutissaient à une caresse. Il est vrai que le singe avait été un brandon de discorde, mais on espérait que cette grande et sérieuse querelle s'apaiserait comme tant d'autres. Camille savait que M. Ervéoux possédait ce trésor, et que du pavillon elle en aurait la jouissance les jours de sortie et pendant les vacances. Elle était si contente qu'elle avait grand-peine à dissimuler ses sentiments. Mlle Thérèse, quand elle l'entendait vanter par souvenir les savantes grimaces de son ennemi, ne pouvait s'empêcher d'en vouloir un peu à son cher lutin. « Tu as aimé cette maudite bête, lui disait-elle parfois ? Je ne te le pardonnerai jamais ! Enfin, elle s'en ira au bout du monde, fort heureusement ! » Camille ne répondait mot.

Une chose tourmentait Mlle Thérèse, la taquinait. C'était que, malgré deux ou trois avertissements de sa maîtresse, Catherine qu'elle aimait vraiment, tant elle était bonne fille, Catherine se penchait sans cesse pour regarder par la fenêtre de la cuisine. Regarder où ? Regarder quoi ?... Mlle Thérèse l'avait même entendue parler à voix basse. Ce manque de tenue l'affligeait, et quand elle en avait fait le reproche à la jeune femme de chambre, celle-ci s'était sauvée en éclatant de rire. Les fous rires étaient chez Catherine passés à l'état de maladie.

Pendant que les amis se réjouissaient d'être souvent ensemble, un autre intérieur avait changé de face : c'était celui du rez-de-chaussée. M. Duval avait repris un peu de force, et le voisinage n'y avait pas peu contribué. Mme Castelnan, habile à saisir avec délicatesse toute occasion de se rendre utile, avait amélioré sa situation morale ; et, par conséquent, sa situation physique était devenue moins grave. M. Ervéoux venait de temps en temps causer avec cet homme instruit, éclairé, que la gêne extrême avait progressivement séparé du monde. Henriette apparaissait souvent au milieu de ces cœurs affligés ; elle ramenait le sourire sur les lèvres ; elle caressait les enfants, elle prenait intérêt à leurs jeux. Mais qui donc avait mis sur le front pâli de la mère de famille un peu de sérénité ? C'était Mlle Thérèse.

Un jour, elle était descendue chez Mme Duval et lui avait demandé sa fille comme lectrice. Clotilde avait été bien heureuse et bien reconnaissante de ce choix. Elle montait tous les jours chez Mlle Delorme, qui l'accueillait avec toute la politesse que requérait, de part et d'autre, la bonne éducation. Elle suppléait de son mieux à la faiblesse de vue qui avait motivé ces rapports quotidiens. On lisait ensemble des ouvrages dont l'intérêt n'échappait point à l'esprit cultivé de la jeune fille ; on causait pour se reposer ; quelques heures passaient agréablement, et Clotilde avait la joie, le bonheur, de voir chaque mois un billet de cent francs tomber dans cet intérieur si étroit, si mesquin, où son père souffrait, où sa mère travaillait tant !

Ainsi, par Mlle Thérèse, l'espérance renaissait dans ces cœurs attristés. Elle avait trouvé le moyen de faire beaucoup de bien, tout en se procurant une distraction utile. Sa bonté naturelle la portait à ajouter aux conventions cette grâce qui double le prix de ce qu'on fait. Souvent elle invitait à déjeuner Henriette et Clotilde. Ce jour-là, il y avait un petit régal, des gâteaux, des bonbons, et ce qui restait, on l'envoyait aux jeunes enfants de Mme Duval. Mlle Thérèse avait enfin compris qu'il y a du plaisir à faire plaisir aux autres. Sa lectrice lui témoignait sa gratitude par mille attentions dont elle était vivement touchée ; et la jeune fille lui disait : « Mon père va mieux ; il espère retourner le mois prochain au ministère ; ma mère est moins fatiguée, mes petits frères ne sont plus pâles, et notre cher William grandit. C'est à vous, mademoiselle, que nous devons tout cela ! »

Cependant les mardis étaient toujours bruyants et désagréables à l'habitante de l'impasse. M. Ervéoux avait beau lui promettre qu'un jour elle s'en amuserait, on ne voyait point luire ce jour fortuné, et nul ne prévoyait le moyen que prendrait le vieil ami pour en venir à ses fins. En attendant, Mme Castelnau imagina un dîner intime tous les mardis. Ce fut une idée merveilleuse, qui fit de ce jour détestable un jour désiré.

À sept heures, Mlle Thèrèse venait de son côté et M. Ervéoux du sien. On dînait tous les quatre ensemble et souvent deux ou trois personnes se joignaient aux amis, ce qui augmentait la gaieté. Le soir, on causait, on jouait, Henriette chantait ; quelques heures passaient paisiblement et Mlle Delorme échappait ainsi à une partie de son supplice. Il est vrai qu'en remontant chez elle, entre onze heures et minuit, elle entendait encore ces impitoyables quadrilles et ces valses brillantes ; mais devenue plus patiente par l'apaisement raisonné de ses irritations nerveuses, elle finissait par se résigner à ce vacarme joyeux et, au lieu de maudire danseurs et danseuses, elle se mettait à écrire quelques pages de ses Mémoires. Ces fameux Mémoires, il fallait les envoyer à Tournan, car M. Lescœur était impatient et réclamait en termes ironiques cette marque de confiance depuis si longtemps promise. Une correspondance tout amicale s'était établie entre les Lescœur et la nouvelle Parisienne ; on lui demandait sans cesse de plus amples détails, et on lui racontait, non sans un malin plaisir, les bonheurs de Tournan. L'aimable et paisible ménage se trouvait si bien dans sa petite ville !

Un jour, Mlle Thérèse écrivant à son amie lui dit : « Je suis contrariée, ou plutôt affligée, ma chère Émilie ; vous m'avez donné Catherine, et je vous en ai souvent remerciée, car cette fille n'a vraiment d'autre défaut que de rire d'une mouche qui vole, et je commence à m'y habituer. Mais, hélas ! il va falloir nous quitter, car je ne veux pas à mon service de gens mariés, et Catherine, sans en convenir encore, s'est mis en tête, fort sottement, d'épouser le jeune domestique de M. Ervéoux. C'est un honnête garçon arrivant du fond de son village ; d'une bonne et joyeuse figure, mais plus jeune de cinq ans que Catherine, fort naïf, sans autre talent que sa bonne volonté ; enfin il n'y a dans ce projet d'union rien qui puisse inspirer confiance ; c'est tout simplement une folie que fait cette pauvre fille. Je n'ai pas même la ressource d'essayer, dans son intérêt plus encore que dans le mien, de lui ouvrir les yeux. Dès que je lui parle de mariage, elle se sauve en riant. La petite follette n'en continue pas moins d'interminables conversations par la fenêtre de ma cuisine, qui se trouve au-dessus de l'entresol habité par M. Ervéoux, De plus, elle se penche tellement qu'elle est capable de tomber par la fenêtre avant la noce. »

Le prétendu mariage de Catherine était effectivement une peine pour sa maîtresse. Comment remplacer une fille si douce, si travailleuse et de si bonne humeur ? Mlle Thérèse en avait dit un mot à M. Ervéoux, qui avait tourné la chose en plaisanterie, assurant qu'il ne voulait même pas en parler à son jeune serviteur. Ursule riait tout franchement dès qu'on la mettait sur ce chapitre. Enfin, Mlle Thérèse était la seule personne qui prît au sérieux l'avenir de Catherine ; de cela elle était on ne peut pas plus étonnée.

Cependant M. Ervéoux, toujours poursuivant son idée, continuait d'affirmer à Mlle Thérèse qu'un temps viendrait où elle serait indulgente pour les danseurs du mardi. Il savait, comme on dit, saisir l'occasion par les cheveux. Or, ses petits neveux, pour lesquels son esprit de famille l'avait amené à Paris, faisaient leurs études au collège Stanislas, et parmi leurs camarades se trouvait Valentin, le fils de la dame tant redoutée, qui faisait danser le mardi. Bonne fortune ! M Ervéoux dressa ses batteries et se fit fort d'entrer dans la place.

Il commença par favoriser de tout son pouvoir la liaison entre les enfants, faisant naître des rencontres les jours de sortie, organisant des goûters, où Paul et Henri invitaient Valentin. Celui-ci enchanté racontait verbeusement à sa mère les plaisirs de l'entresol, et surtout les tours d'adresse et les grimaces du singe. Il n'était question que de Paul et d'Henri ; c'était une grande ressource dans l'impasse. M. Ervéoux menait les trois garçons ensemble au pavillon ; car dans le petit jardin dont jouissait Mme Castelnau il y avait une balançoire. Valentin faisait donc connaissance avec Mme Castelnau, avec Henriette, et par suite avec Mlle Delorme qui, charmée de la physionomie joyeuse des trois petits collégiens, portait la condescendance jusqu'à pousser la balançoire. Donc Valentin la prit en amitié, mais il est juste de dire que de tous les habitants de l'impasse celui qu'il préférait, les jours de sortie, et à qui il offrait plus volontiers ses hommages, c'était le singe.

Jusqu'ici, M. Ervéoux ne s'était rendu agréable à la famille de Valentin que d'une façon indirecte ; mais bientôt, il trouva moyen de se montrer obligeant, et d'éviter aux parents de l'enfant une petite corvée. Il proposa donc de reconduire Valentin au collège avec ses neveux, ce qui fut accepté et, à force d'attentions, il s'attira une visite de remerciement du père, et force saluts de la mère.

Les relations étant nouées, son adresse fit le reste, et quand vinrent les vacances, il avait déjà mis en rapport la famille dansante et les dames Castelnau. Il en résulta tout naturellement une invitation générale aux mardis et, bien que Mlle Thérèse fût de mince ressource en pareille circonstance, la politesse exigeait qu'on l'invitât avec ses amis, au lieu de se borner à l'empêcher de dormir. Elle aimait tant Henriette qu'elle se fit un grand plaisir de la voir s'amuser, ce qu'avait prévu le bon M. Ervéoux. Donc un mardi, après avoir dîné chez Mme Castelnau, les amis montèrent tous ensemble chez Mme Villeneuve, mère de Valentin.

En entrant dans le salon, Mlle Thérèse, qui avait tant de fois maudit tout ce monde, ne se souvint plus de ses colères. Tous ces visages étaient gais et ouverts ; on se réunissait sans cérémonie, avec l'intention bien arrêtée de s'amuser. On commençait par jouer du piano et chanter. Henriette fut priée par la maîtresse de maison de se faire entendre ; elle se hâta d'obéir avec grâce, car elle faisait tout très simplement, et Mlle Thérèse fut toute contente du petit succès qu'obtint Henriette. Après le chant, vint la danse. Cette jeunesse, se balançant en mesure, avait l'air si content que Mlle Thérèse se mit aussitôt à considérer les mardis sous un tout autre aspect ; peut-être même n'eût-elle pas trouvé une plainte à jeter aux pauvres locataires, qui n'étaient pas admis à ces aimables réunions.

Valentin, Paul et Henri étaient, comme on le pense, fort enchantés. Ils osaient à peine demander un quadrille à Mlle Castelnau ; ses vingt ans leur faisaient peur, mais elle sut mettre à l'aise ces petits danseurs, et s'égaya beaucoup avec eux. On s'amusait, jeunes et vieux, car le plaisir des parents consiste tout entier dans celui des enfants. Les heures passaient vite, et, sans la pendule, on se fût oublié ; mais les mardis ordinaires ne dégénéraient pas en veilles fatigantes, et quand il fut près de minuit, Mlle Thérèse, de fort bonne humeur, redescendit dans son appartement. Ses nerfs étaient tellement détendus qu'elle ne fit que tressaillir au passage d'une petite souris qui, revenant, elle aussi, d'une soirée quelconque, se disposait à rentrer dans son trou.

Se calmant tous les jours davantage, l'habitante de l'impasse arrivait à ne donner aux misères de la vie que peu d'importance. Le perroquet, tout aussi bavard qu'autrefois, l'agaçait beaucoup moins ; elle convenait que le cornet à pistons était rare et supportable. La petite musicienne faisait des progrès, et ses études devenaient moins fastidieuses. Mais le singe ? Oh ! le singe lui eût été odieux comme par le passé ! Cependant ses maîtres ayant, disait-on, le projet de traverser l'Océan, elle lui souhaitait de loin un bon voyage, et ne doutait pas qu'il n'abordât sur une rive étrangère, pour le plaisir d'un autre continent.

Tout le monde gardait le terrible secret ; on avait même été forcé d'admettre au nombre des conjurés Valentin, Paul et Henri. Mais les complots finissent toujours par se découvrir ; c'était ce qui parfois tourmentait M. Ervéoux. Il ne pouvait d'ailleurs s'empêcher de redouter le bavardage de l'aimable lutin. Un jour ou l'autre, Camille commettrait quelque indiscrétion. Jusqu'ici, elle tenait bon ; mais fallait-il compter sur le silence d'une petite fille de ce caractère ? L'incendie pouvait s'allumer par une parole imprudente ! Et alors que devenir si Mlle Thérèse se fâchait ? On faisait à Camille de beaux discours tendant à lui persuader de se taire, de ne jamais parler du petit animal, que l'on croyait si loin. Elle riait, sautait, mais ne promettait rien et félicitait Catherine de ce qu'en se penchant elle pouvait apercevoir le charmant personnage. Toutes deux s'entendaient à ravir sur ce point et la colonie tout entière tremblait de voir une affaire aussi compromettante aux mains de Camille.

Cependant Henriette, souvent mêlée à la vie de Mlle Thérèse, connaissait les détails de ses occupations, et savait qu'elle avait terminé ses Mémoires, dédiés, selon sa promesse, à M. Lescœur. Un mardi, Henriette demanda gaiement à sa vieille amie de vouloir bien lire à haute voix ses Mémoires, avant de les envoyer à Tournan. « Volontiers, répondit la bonne Mlle Thérèse, j'aurais mauvaise grâce de refuser, car vous avez tous contribué à modifier singulièrement cette œuvre. »

Le mardi suivant, les amis étaient réunis chez Mme Castelnau, tous les quatre de fort bonne humeur ; Henriette, pour ménager les yeux de l'auteur des Mémoires, prit elle-même le manuscrit en main et lut ce qui suit :

« Au plus barbare de mes ennemis.

« Oui, c'est à vous, mon cher et terrible Lescœur, que je dédie ces pages. Vous arracheront-elles quelques larmes ? Je n'ose l'espérer. Elles me seront peut-être un soulagement.

« Vous ne croyez pas aux destinées douloureuses ; et pourtant, je n'ai jamais connu de l'existence que les ennuis. Dès l'enfance, j'ai souffert de mille manières. Les jeux de mes compagnes avaient pour moi peu d'attraits ; je préférais me retirer du bruit et des rires, errer dans les allées obscures, presque toujours seule, et sans prendre aucun souci ni des joies, ni des peines des autres enfants. Ces enfants ne m'aimaient pas. On me traitait de sauvage, on se moquait de mes goûts solitaires, et je devenais plus sauvage encore.

« On crut bien faire en me plaçant dans un excellent pensionnat ; c'était une illusion. J'y souffris cruellement de ce qui n'était pour les autres qu'une gêne. Le règlement imposé me causait une fatigue qui me menait à l'esprit de révolte ; j'étais punie ; les punitions, loin de me réduire, me rendaient ce séjour odieux. Bref, j'ai manqué mon éducation pour avoir été contrariée.

« Il aurait fallu me laisser vivre à ma guise, sans assujettissement, sans méthode, me donnant la faculté de suivre en tout ma volonté. Je fusse devenue douce, patiente et surtout heureuse. On n'a jamais compris ce besoin impérieux d'une nature à part ; c'est pourquoi, j'ai connu tant de douleurs et tant d'ennuis ! J'eusse été moins nerveuse si l'on ne m'eût jamais contrariée. L'obstacle m'irritait ; il aurait donc fallu m'éviter tout obstacle.

« Je vous vois sourire. Vous vous dites. --Pauvre Thérèse ! Comme elle se trompe ! C'est tout le contraire ; il aurait fallu mâter ce caractère singulier, impérieux, insupportable ; combattre cette mélancolie oisive, qui la portait à ne pas jouer avec les autres. Il aurait fallu l'occuper de manière à ne pas lui laisser le temps de vivre sur elle-même. Les jeunes filles se nuisent en s'écoutant, en rêvant à de sottes chimères, en sortant du présent pour courir dans le vague, à la suite d'une imagination indomptée... » Assez, mon cher Lescœur, assez ; vous avez tort, et c'est moi qui ai raison.

« Si je vous racontais, avec les plus minutieux détails, la suite de mon existence, vous seriez peut-être étonné de n'y pas trouver ce qu'on appelle un malheur. Et pourtant, moi je vous affirme que j'ai toujours été malheureuse, parce que j'ai toujours vécu dans des circonstances contraires à mes goûts. Je n'ai jamais eu assez de ce que j'avais dans les mains ; j'ai toujours gémi et trop souvent pleuré. Larmes vaines ! direz-vous. Mais non, puisque je souffrais.

« J'ai interrompu ces Mémoires à peine commencés ; je reprends la plume aujourd'hui, après deux mois de repos. Que s'est-il donc passé ?...

« Je suis trop franche pour ne pas vous le dire. L'amitié s'est attendrie sur mes maux. Ma bonne Adrienne a feint une absence, et m'a confié sa fille et quelques familles malheureuses, dont elle s'occupait dans le moment. Henriette m'a mise en rapport avec ces véritables victimes du malheur ; il m'a fallu me mêler à leurs peines, voir de près tous ces détails que je fuyais jusqu'alors. J'ai accompagné Henriette dans ses visites de charité, et même à l'hôpital, où souffrait un pauvre maçon qui s'était cassé la jambe.

« Pour faire ce que me demandait l'amitié, j'ai dû sortir de moi-même, oublier mes misères, surmonter mes répugnances et, après avoir vu ce que d'autres enduraient, pendant que je me croyais à plaindre, je me suis frappé la poitrine, et j'ai dit : « Mon seul mal, c'est l'égoïsme . C'est parce que j'ai voulu m'occuper de moi seule que les ennuis de la vie me sont devenus d'insupportables souffrances. » Vous-même me l'avez dit quelquefois en riant, mon cher Lescœur, et vous avez bien fait.

« Mes plus anciens souvenirs témoignent de l'exagération donnée, de tout temps, aux contrariétés. Enfant, je pleurais à tout moment ; jeune fille, je me détournais de la vie réelle par la peur que j'avais du devoir et du dévouement. C'est cet égoïsme qui m'a fait redouter la vie utile et sainte à laquelle nous sommes appelées par le mariage ; ce support continuel, cette nécessité de se dépenser pour d'autres, tout cela m'a effrayée. J'ai choisi exprès de vivre pour moi seule, et si j'en ai été punie, c'est justice. Ce fantôme de bonheur que je poursuivais n'était pas digne de mes recherches. J'y renonce, et je veux apprendre à diriger vers un but chrétien mes forces et ma volonté. Sortir de soi, vivre dans la grande famille humaine en s'intéressant aux peines d'autrui, en les consolant, en faisant le bien, voilà le secret de supporter ses propres peines sans en être accablée ; je le reconnais maintenant.

« J'ai commencé à marcher dans cette voie, où me soutiennent ceux qui m'entourent de leur intelligente amitié ; je suis déjà moins triste, moins irritée. Mon temps est employé pour d'autres que pour moi ; les heures sont moins lourdes ; la grande ville, dont j'ai dit tant de mal, m'apparaît sous un tout autre aspect, car c'est un centre d'inépuisable charité. Je veux être, comme Mme Castelnau, l'amie des malheureux, et pendant que je les assisterai, eux m'apprendront à souffrir, à me résigner, à attendre le ciel qui doit être la récompense de l'effort. J'arriverai donc à dire, moi aussi : « À Paris, on vit comme on veut. »

« Vous le voyez, mon cher Lescœur, me voilà convertie, et, bien que novice encore dans la voie de la charité, je vous dis tout simplement, en me rappelant vos gaies réprimandes, vos plaisanteries, vos malices : « Vous aviez raison, et j'avais tort. » Que ce soit donc mon dernier mot ; vous me pardonnerez, vous et ma chère Émilie, toutes les faiblesses dont je conviens moi-même, et vous me garderez bonne et fidèle amitié. »

Les amis accueillirent comme ils le devaient la lecture de ces courts Mémoires, et l'intimité devint plus étroite encore.

Lorsque les Lescœur eurent appris, par ces pages sincères, le changement qui s'était opéré dans l'esprit de Mlle Therèse, ils résolurent de faire un petit séjour à Paris, en dépit de leur humeur casanière, et de complimenter leur amie à son propre foyer. On commença par annoncer cette bonne nouvelle, car l'attente est un premier plaisir ; puis quelques jours après, Mlle Thérèse reçut un billet disant : « Nous arrivons. »

Camille, encore en vacances, sauta de plaisir devant cette bonne nouvelle ; elle avait connu à Tournan ce couple aimable et ne pouvait oublier ni l'extrême bonté de Mme Lescœur, ni la bonhomie rieuse de son mari. C'était particulièrement sur lui qu'elle comptait pour applaudir aux grimaces du singe. Naturellement, le ménage de Tournan ferait connaissance avec Mme Castelnau, et du pavillon il aurait la jouissance des pantomimes tant appréciées. De plus, ou irait certainement voir, chez lui, M. Ervéoux, qu'on avait passagèrement reçu à Tournan deux ans plus tôt, et là, dans ce bienheureux entresol, on verrait de près les tours de force, ou de malice, du petit farceur. Ah ! quel plaisir ! Camille en riait d'avance, et le bon M. Ervéoux lui recommandait de ne pas se laisser aller à l'enthousiasme au point de le trahir lui-même. Se figurait-on l'étonnement de Mlle Thérèse si elle eût appris que son antagoniste vivait, joyeux et choyé, dans l'entresol, sous la protection de l'ami Ervéoux ?

Un matin, le terrible Lescœur, dès longtemps désarmé, se présenta dans l'impasse avec sa femme, aussitôt après le déjeuner ; le revoir fut joyeux et amical. La physionomie de Mlle Thérèse s'était complètement modifiée ; et, le croirait-on ? elle avait perdu des rides ! Son front ne portait plus que la trace des années ; elle devenait calme, sereine, patiente.

« Oh ! je ne suis pas entièrement changée, dit-elle en souriant, ne le croyez pas. La nature reste la même, avec cette différence qu'une fois domptée, elle se soumet à la volonté. Il m'arrive encore de m'étonner, de m'irriter des contrariétés, des déceptions, des tracas ; mais je regarde mes amis qui ont su prendre le bon côté de l'existence, et je me rappelle les véritables douleurs que je découvre tous les jours en exerçant mes fonctions de dame de charité. Ah ! si maintenant je murmurais, que je serais ingrate envers Dieu ! »

En la voyant si franche et si humble, son entourage s'attachait de plus en plus à elle. On l'avait aimée malgré ses défauts ; mais aujourd'hui, on l'aimait bien davantage.

Mme Lescœur avait apporté de Tournan un souvenir qu'elle voulait laisser à son amie en la quittant : c'était un des tête-à-tête en porcelaine du Japon, et l'on imagine aisément que c'était celui qui avait été soigneusement emballé. Mlle Delorme fut touchée de cette attention, mais elle hésitait à accepter. Son amie la décida en lui disant :

« Si je connaissais le gentil capitaine dont vous m'avez parlé dans vos lettres, c'est à lui que, sachant vous faire plaisir, j'offrirais ce tête-à-tête. Acceptez-le, Thérèse, et offrez-le-lui vous-même.

Cela se fit et Henriette, présentée à Mme Lescœur, ne manqua pas de faire sa conquête.

Mlle Delorme et la paisible Émilie causèrent longtemps ensemble.

« Oui, je suis plus heureuse, beaucoup plus. Je ne me plains plus de l'impasse. Au fait, tout est imparfait en ce monde. J'ai pourtant une véritable peine en ce moment, ma chère Émilie, et je veux vous la confier. Vous m'avez donné Ursule et Catherine, deux excellentes filles qui n'ont pas peu contribué à adoucir mon existence, mais je me vois forcée de renvoyer Catherine.

-- Vraiment ? je regrette, ma bonne amie, que cette fille vous ait mécontentée. Assurément, elle ne se doute pas du parti que vous croyez devoir prendre, car elle m'a dit combien elle se trouve heureuse chez vous, ajoutant qu'elle espère bien ne jamais vous quitter.

-- Comment a-t-elle pu tenir un pareil langage ? Ceci est un manque de franchise que je ne puis lui pardonner. Voici ce qui se passe : le mariage dont je vous ai dit un mot, il y a quelque temps, me paraît décidé, et Catherine a l'entêtement de ne pas vouloir en convenir. Or, je l'ai avertie de mes intentions : je ne veux pas de gens mariés à mon service. Si elle se marie, il faut qu'elle cherche une autre condition.

-- C'est tout simple.

-- Savez-vous ce qu'elle me répond ? Elle me jure qu'elle ne se marie pas, et me rit au nez de la façon la plus impertinente.

-- Je comprends votre mécontentement, ma bonne amie.

-- Attendez, je vais la faire venir et lui parler devant vous ; car il faut que tout cela finisse. Ce mariage traîne en longueur et Catherine se donne en spectacle à toute la maison. Je la surprends sans cesse, penchée sur le rebord d'une fenêtre, causant, riant, folâtrant. Cette conduite est ridicule, et je suis tout à fait décidée à renvoyer cette petite entêtée.

Catherine fut appelée et, en présence de sa protectrice, sa maîtresse lui dit positivement de chercher une place.

« Mais, mademoiselle, je ne pense pas le moins du monde à me marier.

-- Vous partirez, Catherine.

-- Mais, mademoiselle...

-- Je vous donne huit jours. »

Devant l'obstination de Catherine, Mme Lescœur s'étonna à son tour, et ne le cacha point.

Aussitôt, blessée au vif par la réprimande de sa protectrice, la pauvre fille éclata en sanglots et laissa échapper ces mots entrecoupés :

« Tant pis pour le secret ! je ne veux pas perdre ma place pour un singe !

-- Que dites-vous, Catherine ?

-- Oui, pour un singe ! »

Mlle Thérèse était si loin de se douter du crime de M. Ervéoux qu'elle répondit gravement :

« Si vous trouvez ce garçon si laid, et s'il vous fait l'effet d'un singe, pourquoi voulez-vous l'épouser ? »

Le comique du quiproquo rendit à Catherine un de ces fous rires qu'elle n'avait jamais pu dompter et elle s'enfuit à la lingerie.

Mme Castelnau ne savait trop que dire. Elle ne pouvait éclairer la question qu'en sacrifiant le faiseur de grimaces et son très coupable protecteur. L'affaire fut racontée par elle à ses filles et ce fut le lutin qui arrangea tout.

On donnait à Camille la permission de monter seule chez Mlle Thérèse ; elle en profita sur l'heure et arriva, plus guillerette que jamais, s'asseyant sur les genoux de Bonne amie, la calmant, l'embrassant, faisant mille gentillesses ; c'était le savant exorde au moyen duquel l'orateur s'emparait de l'auditeur. Quand il se jugea maître du terrain, il se montra hardi et pressant.

« Bonne amie, vous renvoyez Catherine ?

-- Oui.

-- Pourquoi donc ?

-- Parce qu'elle se marie, quoiqu'elle n'en veuille pas convenir, et que je ne puis souffrir à mon service des gens mariés, qui ont les mêmes intérêts et sont toujours du même avis.

-- Qui épouse-t-elle ?

-- Un petit paysan tout jeune et assez sot qui sert M. Ervéoux. Elle cause avec lui toute la journée par la fenêtre, ce qui est fort ridicule ; et, de plus, quand elle parle de lui, elle lui donne sans façon la qualification de singe. »

Camille riait tant qu'elle pouvait.

« Bonne amie, dit-elle, si c'était réellement un singe ?

-- Qu'est-ce que tu dis donc, mon enfant ?

-- Eh bien, je vous le demande, aimeriez-vous mieux perdre Catherine, si bonne, si habile, si gentille, plutôt que d'apprendre qu'elle n'épouse personne, mais s'amuse à regarder un singe ?

-- Ah ! pour le coup, cette fois je serais capable de faire moi-même un compliment au singe.

-- Vous n'en voudriez pas au propriétaire ?

-- Pas le moins du monde !

-- Ni aux lutins qui, par hasard, auraient eux-mêmes grand plaisir à regarder le singe gesticuler ?

-- Je n'en voudrais à personne et je garderais ma Catherine. Mais où veux-tu en venir, mon lutin, avec toutes ces questions ?

-- Bonne amie, je n'ose pas vous le dire. »

On en était là de l'entretien lorsque parut la jeune lectrice qui venait remplir ses fonctions ordinaires. Elle avait dans le regard un éclair de joie.

« Qu'y a-t-il, mademoiselle ? Monsieur votre père va-t-il toujours de mieux en mieux ?

-- Mademoiselle, mon père nous a quittés ce matin pour retourner à son bureau. »

Mlle Thérèse serra affectueusement la main de la jeune fille et se trouva bien heureuse. Elle avait contribué pour une large part à rendre la santé à un père de famille, à relever des esprits découragés, à faire sortir de l'ornière des gens dignes de toute considération.

Afin de pouvoir consacrer à Mme Lescœur un peu plus de temps le jour de l'arrivée, Mlle Delorme rendit la liberté à sa jeune lectrice et Clotilde s'en alla redire à sa mère la douce émotion qu'avait causée le retour de son père à ses occupations.

Mme Lescœur revint à son tour auprès de son amie, et Camille la mit bien vite au fait de sa demi-révélation.

Il s'agissait de prouver maintenant ce qu'elle avait avancé.

« Bonne amie, venez avec moi dans votre cuisine et consentez à vous pencher un peu pour regarder par la fenêtre.

-- Allons, puisqu'il faut toujours obéir à son lutin, j'y consens. »

On se dirigea vers la cuisine et Ursule, voyant les trois dames et l'enfant, se retira par discrétion.

« Penchez-vous, bonne amie.

-- Mais j'ai beau me pencher, je ne vois rien.

-- Montez sur ce tabouret, et regardez à l'entresol ; penchez-vous... encore... encore...

-- Mais tu veux donc que je me jette par la fenêtre pour mieux me prouver la probabilité de tes hypothèses ? »

Camille riait de tout son cœur et Mme Lescœur promettait de tenir Mlle Thérèse par sa robe. Enfin elle se pencha davantage et vit à l'entresol, et précisément chez l'ami Ervéoux, le coupable, le maudit, l'odieux sapajou ! Elle le reconnut, c'était bien lui !

L'étonnement fut si grand que, par un mouvement opposé à tous les précédents, Mlle Thérèse alla tomber sur une chaise, tout au fond de la cuisine. Et Camille riait ! riait !...

Comment faire ? Il fallait se fâcher ou rire aussi. Ce dernier parti prévalut. Donc, un pardon plein de noblesse et de magnanimité tomba sur le singe, sur le lutin, sur le perfide Ervéoux, et Mlle Thérèse demeura tout enchantée de garder Catherine.

La journée ne suffit pas à Camille pour raconter à chaque membre de la petite colonie tous les détails de la négociation. M. Lescœur ne manqua pas de s'associer à sa joie et de faire son compliment à Mlle Thérèse. On s'égaya dans l'impasse jusqu'à l'heure du dîner, chacun de son côté ; mais une fois réunis à la table de Mlle Delorme, il y eut explosion de rires et la maîtresse de maison ne s'en fit pas faute.

S'adressant au nouveau propriétaire du singe, elle lui demanda :

« Qu'avez-vous à dire, grand coupable, vous qui m'avez causé tant d'inquiétude et de préoccupations ?

-- Rien », répondit les yeux baissés le bon M. Ervéoux.

La clémence s'étendant jusqu'à lui, il reprit néanmoins son sang-froid pendant que M. Lescœur osait émettre le désir de voir Mlle Thérèse s'approcher elle-même de la cage du singe.

« Qu'il est barbare ! dit-elle. Eh bien, j'ai résolu de vivre en paix avec toute la création, et je vais demander à M. Ervéoux de vouloir bien, après le dîner, faire monter la cage par son petit domestique afin que je jouisse, moi aussi, des grimaces de son singe. »

Cela se fit au milieu des applaudissements de toute l'assistance.

M. Lescœur fit, à lui tout seul, tant de gestes, de contorsions, que le singe, excité, redoubla d'adresse et se dépassa lui-même. Mme Castelnau et Henriette en riaient aux larmes. Grimace sur grimace, colères, fureurs, rien n'y manqua, et la bonne Mlle Thérèse, oubliant sa querelle, se mit à rire encore plus fort que son lutin.