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I -- Ce qui manquait à M. Coquelicot

« Heureux ?... Vous croyez que je suis heureux, maître Corbin ?

-- Beaucoup d'autres le seraient à votre place.

-- Beaucoup d'autres, c'est possible ; mais moi, Coquelicot, je ne le suis pas.

-- Que vous manque-t-il ? Je sais bien qu'on n'a jamais assez de ce qu'on a et qu'il faudrait toujours un peu plus. C'est une condition de notre pauvre nature mais enfin votre part est assez belle, me semble-t-il, pour que vous ne vous trouviez pas malheureux ?

-- Pas malheureux précisément, mais ennuyé, contrarié, inquiet, irrité, que sais-je ?

-- Voyons, monsieur Coquelicot, analysons ensemble la situation. Par votre habileté, vous avez su découvrir et saisir l'occasion d'acheter, à bas prix, cette magnifique propriété.

-- Magnifique ? Vous voulez dire en ruines !

-- D'accord. On l'avait laissée se détériorer sur tous les points ; les murs étaient dégradés.

-- Dégradés ?... Tombés sur une longueur de cent vingt mètres d'un côté et cent cinquante d'un autre.

-- Admettons : mais ces arbres, dont quelques-uns, peut-être, ont fourni aux anciens druides le gui sacré...

-- Le gui sacré ? Belle avance ! J'ai trouvé de beaux arbres, c'est vrai ; mais ce parc ! Dans quel état me l'a-t-on vendu ? Ces potagers ? Ces allées, dont l'herbe couvrait presque entièrement la trace ?

-- Tout cela pouvait être réparé, et vous l'avez fait admirablement, monsieur Coquelicot. Vous êtes assurément un des plus grands propriétaires de notre vieille Bretagne. La terre de Kérouët est superbe ; vos fermes sont en plein rapport. De quoi vous plaignez-vous ?

-- Vous trouvez que j'ai tort, je vois bien cela.

-- Je ne dis pas que vous avez tort, monsieur Coquelicot ; mais peut-être ne vous rendez-vous pas bien compte de tous les avantages dont vous jouissez.

-- Franchement, je vous l'avoue, je ne jouis pas de grand-chose.

-- C'est fâcheux. Vous êtes entouré de tout le bien-être imaginable ; vous avez même eu l'heureuse chance de trouver ici, il y a dix ans et plus, les anciens serviteurs de la pauvre baronne : de braves gens, qui ne vous volent pas, qui prennent vos intérêts. Cette femme de charge qui conduit tout, sans bruit et avec sagesse, c'est une personne, non seulement sûre, mais fort distinguée.

-- Ne m'en parlez pas ; je n'aime pas les femmes ; et pourtant il faut bien qu'on s'occupe de la lingerie. Tout ce que je demande, c'est qu'elle ne soit pas sur mon chemin, ni elle, ni sa petite fille surtout ! Je déteste les enfants. Ils sont ennuyeux, importuns, gourmands, capricieux, entêtés, bavards, bruyants ; ils ne font et ne disent que des sottises.

-- Ah ! monsieur Coquelicot ! C'est un vieux garçon qui parle ! Vous ne savez pas combien, malgré leurs défauts, nos enfants nous donnent de bonheur.

-- C'est possible. Vous jugez la chose en patriarche, et je la juge en célibataire ; mais revenons à la question : je ne suis environné que de chaumières ; eh bien, sous le chaume, ces paysans bretons sont tous plus heureux que moi.

-- Vraiment ? qui pourrait le croire ? Vous êtes millionnaire, ils sont pauvres...

-- Ils sont pauvres sans s'en douter, il leur faut si peu de chose ! De la farine de blé noir, comme ils appellent le sarrasin, et puis danser aux Pardons ; avec cela, les voilà contents. Les Coquelicot ne sont pas gens à se trouver si facilement satisfaits.

-- Il est évident qu'une autre éducation et un autre milieu rendent cent fois plus exigeants ; mais aussi, la fortune aplanit bien des difficultés. Si vous aimez les voyages, rien ne vous empêche de partir demain pour l'extrême Orient, ou pour les Montagnes Rocheuses, ou pour le cap Horn...

-- Grand merci, mon cher monsieur, je me passe très volontiers du cap Horn et de tout ce qu'on va chercher bien loin, au risque de se casser le cou, si l'on n'a pas l'occasion de se noyer. Sachez que je tiens à mon vieux château breton, à mon parc, à mes bois, à mes plaines, comme vous tenez à votre étude de notaire. »

Maître Corbin sourit. Il tenait bien effectivement à l'étude que lui avait laissée son honorable père, et il ne sentait point le désir de la quitter. Bien décidé à mettre en lumière toutes les raisons qu'avait M. Coquelicot de ne pas se plaindre, il continua :

« Si vous n'avez pas le goût des pérégrinations, libre à vous. Il peut vous être agréable de grouper autour de vous quelques amis ; rien n'est plus simple que de les réunir.

-- Des amis ? On se soucie bien du pauvre vieux Coquelicot ! Je n'ai d'amis que vous et mon curé : cela fait deux, c'est bientôt groupé.

-- Vous êtes, par goût, un peu solitaire, il est vrai.

-- Vous voulez dire un peu sauvage ? dites-le ; ne vous gênez pas. Je déteste le monde, ce qu'on appelle les connaissances, qu'on va visiter sans savoir pourquoi, à qui l'on ne sait que dire, et qui viennent chez vous parce que vous êtes allé chez elles.

-- Admettons qu'il y ait du vide dans ces relations. Pourquoi n'iriez-vous pas à Paris, passer quelques mois d'hiver ?

-- À Paris ? C'est de Paris que je suis parti, saturé d'ennuis, pour me reposer indéfiniment à la campagne.

-- Mais deux ou trois mois seulement ? On se distrait. Deux millions d'hommes qui circulent en tous sens...

-- Je déteste la foule.

-- On entend d'excellente musique.

-- Je suis un peu sourd.

-- On visite les musées.

-- Mes yeux sont très fatigués. Non, non, je ne désire aucune distraction. La meilleure est encore ma partie de billard à nous trois, le dimanche, après le dîner, quand vous voulez bien, vous et mon curé, vous asseoir à ma table.

-- Nous répondons bien volontiers à votre invitation, monsieur Coquelicot. On est si bien dans cette belle salle de billard ! Beau feu, belle lumière, et beau joueur !

-- Oui, on est bien là ; c'est mon lieu de prédilection ; quand je suis, comme en ce moment, dans mon grand fauteuil vert, bien tranquille, en face des armoiries que je me suis données, je suis pour un instant presque heureux. »

M. Corbin ne put s'empêcher de laisser une pointe d'ironie plisser sa lèvre. Sous les lunettes fixes qui semblaient faire partie de sa tête, on aurait pu voir un regard furtif chercher et fuir à l'instant le superbe cartouche entourant les armes parlantes dont M. Coquelicot avait jugé à propos de se doter.

Depuis dix ans, M. Corbin ne s'était pas encore habitué à cette ornementation de la salle de billard ; mais enfin c'était la faiblesse du bonhomme. Pas un descendant des croisés ne pouvait être plus fier de son nom que M. Coquelicot ne l'était du sien. Un jour, il s'était dit que, possesseur d'un bien d'une valeur considérable, et parfait gentilhomme à ses propres yeux, il lui manquait un écusson résumant le passé de sa lignée. Sur ce, il avait lui-même, à la suite de longues réflexions, fait peindre, sur champ d'azur, un beau coquelicot bien rouge au milieu d'une gerbe de blé. Cela lui avait fait un immense plaisir, aussi bien que le cachet sur lequel avaient été gravées ces armes, cachet qu'il ne manquait jamais d'apposer, ne fût-ce que sur un simple billet.

Le notaire avait trop d'esprit pour ne pas être indulgent à l'égard de ce vieillard, dont la bizarrerie était extrême et la vanité ridicule. Il lui passait ses travers et son orgueil de race, se traduisant par une fierté comique ; et il tâchait de garder son sérieux devant les armes parlantes, car le sourire eût été une offense mortelle ; or il importait de ne pas aigrir ce singulier personnage qui, par le fait, était à la tête du pays, et se trouvait, par position, pouvoir être utile à tous.

Ce soir-là, le tête-à-tête tendait à devenir presque intime. M. Coquelicot était triste, rêveur, disposition qui porte à l'abandon. Le notaire, méthodique en toute chose, avait la même mesure de patience ; il écoutait avec résignation, et pour la centième fois, les plaintes du propriétaire mécontent. De part et d'autre, on devait arriver à un épanchement.

« Ah ! monsieur Corbin, s'écria tout à coup le bonhomme, ce qui fait le bonheur, ce n'est pas la fortune, croyez-le bien.

-- Monsieur, on l'a toujours dit, pour la consolation de ceux qui n'en ont pas. Néanmoins la fortune aide puissamment à supporter, à diminuer, parfois à éviter les tracas et vicissitudes de ce monde.

-- Je n'en sais trop rien, mon cher ami ; j'ai le cœur si malade, moi qui vous parle ! Tenez, ce bûcheron qui est à l'entrée de mes bois, je le crois plus favorisé du sort que je ne le suis moi-même.

-- Quoi ! ce pauvre diable de Mathurin, avec ses huit enfants ?

-- Oui, ce pauvre diable, comme vous dites. Je lui porte envie tous les jours.

-- Mais vous ne connaissez donc pas sa pénible existence ? Vous n'avez donc pas remarqué la maigreur, l'épuisement de sa femme ? la pâleur de ses enfants qui végètent ?... Ah ! monsieur Coquelicot, vous ne voudriez pas être injuste ? Eh bien, je comptais précisément recommander ce soir à votre générosité cette pauvre famille.

-- Vraiment ?

-- Oui ; Mathurin travaille d'un bout de l'année à l'autre ; mais les bras d'un homme ne suffisent pas à l'entretien d'une femme et de huit enfants. Un accident, une maladie, et voilà la misère, si le secours ne vient pas de plus haut. En ce moment, Ils sont malheureux, je le sais, et je ne doute pas que vous ne soyez bien aise de connaître leur situation pour l'améliorer.

-- Vous avez raison », répondit gravement le bonhomme en regardant ses armoiries. Il allait dire : « noblesse oblige ! » mais il ne le dit pas.

Maître Corbin, bien qu'il le vît souvent et avec plaisir, le gênait un peu. Il lui semblait que le notaire manquait absolument d'enthousiasme sur le chapitre des aïeux. Il demeurait froid, tandis que le châtelain se passionnait à la seule pensée des ancêtres qu'il ne connaissait que par supposition, et des neveux et arrière-neveux qui lui faisaient entièrement défaut.

C'était vraiment une passion malheureuse que cette recherche incessante touchant la généalogie des Coquelicot. On n'avait pas trouvé grand-chose en remontant plus haut que le grand-père ; mais le patient chercheur enveloppait d'un filial respect tous ces Coquelicot mystérieux, qu'il entrevoyait dans les ombres du passé. Il attribuait à sa naissance toutes ses qualités, bonnes et mauvaises, disant volontiers : « Nous autres, nous sommes comme cela, de temps immémorial !... »

Et le pauvre M. Corbin gardait son sang-froid, c'était tout ce qu'il pouvait faire.

Il s'efforça de ramener la conversation sur Mathurin, ce brave père de famille qui, malgré son courage, succombait sous le fardeau.

« Oui, cet homme est intéressant, il mérite d'être plaint.

-- S'il faut que je le plaigne, dites-moi donc ce qui lui est arrivé.

-- Son fils aîné, un garçon de treize ans, qui commençait à l'aider un peu, s'est cassé la jambe. Il a gardé le lit pendant trois mois ; il a fallu faire des frais ; et, comme je vous le disais tout à l'heure, dès qu'il survient aux pauvres gens un accident, une maladie, les voilà arriérés pour longtemps.

-- Voyons, un coup d'épaule ! Qu'est-ce qu'il faut leur donner pour les remettre à flot ?

-- Monsieur, je pense que quarante ou cinquante francs tombant dans ce ménage y rétabliraient à peu près l'équilibre.

-- À peu près ? Les Coquelicot n'aiment pas les à-peu-près, mon cher monsieur. Nous autres, nous faisons les choses grandement. Je donnerai cent francs ; cela remontera leurs affaires. Qu'en pensez-vous ?

-- Je pense que vous agissez en maître comme le premier et l'unique protecteur de cette population si pauvre. D'ailleurs, voilà dix ans que je constate votre générosité envers les malheureux. Les braves gens vous seront très reconnaissants.

-- Surtout qu'ils ne me le fassent pas dire par leurs enfants ; huit à la file ! Cela me donnerait des malaises nerveux. Je ne puis pas supporter les enfants.

-- Je le sais, monsieur, et eux le savent aussi. Leurs enfants ne viendront pas ; ils se contenteront de vous bénir dans leur chaumière.

-- Qu'ils me bénissent tant qu'ils voudront, c'est à merveille.

-- Franchement, monsieur Coquelicot, est-ce que ce n'est pas bien doux au cœur de pouvoir si facilement rendre le repos à un homme accablé de tracas ? Voyons, direz-vous encore que ce bûcheron est plus heureux que vous ?

-- Oui, je le dis encore.

-- C'est à n'y rien comprendre ! Peut-on vous demander sur quoi vous vous basez ?

-- Écoutez-moi, monsieur Corbin ; chacun tient à sa famille ; moi peut-être plus que personne. Voir se perpétuer ses traditions parmi ceux dont le nom est le vôtre, voilà, selon moi, le premier besoin d'un homme riche et bien posé. Ce bûcheron, il sait à qui il laissera sa hache, sa scie, sa serpe et les autres outils de son métier. Il sent qu'il revivra dans ceux qui lui succéderont. Voilà pourquoi je l'estime heureux, tandis que moi, millionnaire, comme vous dites toujours, je sortirai de ce monde, et bientôt, hélas ! sans laisser après moi un seul Coquelicot !... Je vous confie là le secret de ma peine, de mes profonds ennuis. Ah ! moi aussi, je mérite d'être plaint, et je ne le suis pas.

-- Mon pauvre monsieur Coquelicot, comment avez-vous pu demeurer célibataire ?

-- Je n'aime ni les femmes, ni les enfants, et je n'ai jamais eu envie de voir tourner personne autour de moi. Ce qu'il me faudrait, ce serait de trouver, n'importe où, un Coquelicot. C'est à la race que je tiens, bien plus qu'aux individus. Je ne demanderais pas à le voir, mais à savoir qu'il existe ; que je ne suis pas le dernier de mon nom : c'est si dur !

-- N'avez-vous jamais fait aucune démarche, monsieur, pour éclairer la question ?

-- J'ai bien écrit à droite et à gauche, il y a trois ou quatre ans ; mais cela n'a rien éclairé du tout. Ah ! mon cher Corbin, si vous pouviez me découvrir un membre de ma famille, soit en France, soit au bout du monde !

-- Le bout du monde est un peu loin, monsieur ; quant à faire des recherches sur le territoire français, je me mets à votre disposition. Mais il faudra du temps, de la patience.

-- Sans doute ; néanmoins, en écrivant, de tous les côtés à la fois, aux autorités principales, on arriverait aux maires, qui connaissent tous les noms de leurs localités, n'est-il pas vrai ?

-- Nous ferons ce qui sera possible.

-- C'est cela, mon cher ami ; si vous ne réussissez pas, je mourrai malheureux, mais reconnaissant de vos démarches. »

M. Coquelicot, qui, d'ordinaire, n'était pas démonstratif, tendit vivement la main au notaire et il y eut un moment d'effusion. Le visage ridé du vieillard avait pris une expression qu'on ne lui connaissait pas. Les paroles de M. Corbin lui faisaient concevoir une forte espérance, car il était homme à ne pas lâcher prise ; et le propriétaire, embarrassé de ses richesses, croyait déjà voir une pluie de lettres inondant le sol français, et par suite les préfets, sous-préfets, maires et commissaires de police cherchant sans relâche, et trouvant, bien entendu, un Coquelicot.

M. Corbin, quoique très positif, ne pouvait lutter contre une sorte d'émotion. Jamais mission de ce genre ne lui avait été confiée ; mais le cas était rare et par conséquent revêtait un certain intérêt. Il assura de sa constance le singulier bonhomme et lui promit de consacrer aux démarches convenues six mois, s'il le fallait.

Il était tard ; on se quitta ; et M. Coquelicot ne put s'endormir que longtemps après minuit. Son imagination, calmée sur tous les points par soixante-quinze ans de vie, ne l'était pas sur celui-là. Parmi les fantômes de la nuit, il entrevoyait son héritier, l'homme qui portait son nom, et qui le préserverait de l'oubli, cette incurable plaie des illustrations.

Cet être pressenti, il le caressait de la pensée, il lui prêtait une forme, il le voyait sauver Kérouët d'une vente qui l'eût fait passer en des mains étrangères, et vulgaires peut-être. Il trouvait moins dur de disparaître de la scène du monde depuis qu'il avait l'espoir, presque la certitude, qu'un acteur de son nom continuerait son rôle.

La semaine n'était pas achevée que l'original commençait à s'étonner du résultat tardif des premières démarches. Mais M. Corbin, toujours impassible, lui renouvela ses promesses, et tâcha de lui faire entendre qu'il faudrait du temps pour éveiller les échos d'un bout de la France à l'autre.

M. Coquelicot se résigna donc à l'attente, non sans peine, car il lui prenait parfois des crises de doute qui le désolaient. Si l'on n'allait rien découvrir ? Si les autorités ne donnaient pas aux démarches une attention suffisante ? Si MM. les maires portaient la négligence jusqu'à mettre au panier, sans les lire, les avis concernant la recherche d'un Coquelicot ?

Tout cela trottait dans cette pauvre vieille tête et l'empêchait de dormir. Le bonhomme devenait plus que jamais irascible. L'héritier entrevu dans ses rêves ne paraissait pas ; il en jaunissait, il en maigrissait, il en dépérissait.

II -- Le testament de M. Coquelicot

Depuis qu'il était sérieusement question de trouver un héritier, M. Coquelicot était devenu impatient à l'excès. Il ne se fâchait pas contre M. Corbin, et lui était au contraire fort obligé ; mais il en voulait à toutes les autorités qui ne se pressaient ni de chercher, ni de répondre. Son humeur aigrie s'en prenait tour à tour au cocher, au jardinier à qui il adressait sans cesse des reproches à propos de mille riens. Il est vrai que les braves gens ne s'en tourmentaient guère, mettant tout sur le compte de la bizarrerie du vieux maître.

La personne sur qui le bonhomme eût le plus volontiers fait peser sa mauvaise humeur, c'eût été Mme Sylvain, la femme de charge ; mais elle évitait soigneusement toute rencontre et tout rapport. Habituellement retirée dans la lingerie, elle s'y occupait consciencieusement, et entretenait le plus bel ordre dans tout ce qui était de son ressort. Cette veuve, à l'extérieur digne, au visage calme et triste, aurait certainement triomphé de la sauvagerie du vieillard s'il avait consenti à étudier son caractère noble et désintéressé : mais il la fuyait, parce que, comme il ne cessait de le dire, il détestait les femmes, et surtout les enfants. Or Mme Sylvain, dans son honorable pauvreté, possédait un trésor, la petite Marie-Thérèse, enfant de neuf ans, dont les traits rappelaient ceux de son père, et dont l'âme ingénue s'ouvrait aux sentiments les plus délicats.

De ce trésor, la pauvre mère était presque entièrement privée. La condition absolue de son admission au château de Kérouët avait été qu'elle n'y attirerait pas son enfant, alors âgée de quatre ans seulement. Mme Sylvain, n'ayant personnellement que des ressources insuffisantes, avait dû consentir à cette dure condition dans l'intérêt même de sa fille, qu'elle avait d'abord confiée à une parente âgée, et qu'elle venait de placer dans une maison d'éducation pour y commencer, un peu tardivement, ses études.

La complexion nerveuse de Marie-Thérèse exigeait qu'on lui épargnât la fatigue. Son esprit était donc en retard ; mais son cœur était en avance ; et sa pauvre mère souffrait d'autant plus de la voir très rarement que c'était un grand bonheur d'être aimée par Marie-Thérèse.

M. Coquelicot passait entre ces choses sans même s'en douter. Il se frottait les mains, signe de réussite, en se félicitant de n'avoir jamais aperçu cette petite fille, et ne se reprochait nullement la tristesse de la mère qui, veuve, isolée, malheureuse, n'avait d'autre consolation que son enfant.

Ce n'était point un méchant homme, pourtant ; mais la fortune, en lui souriant, lui avait injustement persuadé que ses goûts et ses répugnances devaient être les seuls mobiles de sa conduite, et que les autres n'avaient qu'à plier sous son autorité.

Pour le moment, M. Coquelicot est assis commodément sur sa terrasse, car l'hiver a fait place au printemps, et le soleil de mai permet de jouir de la campagne dans le milieu du jour.

Que fait-il ? Ses mains indifférentes ont laissé glisser son journal. Est-ce le fréquent sommeil de la sénilité qui vient interrompre le cours de ses impressions politiques ? Non, son regard embrasse vaguement l'horizon ; il ne se fixerait que sur un point. Ce point, il ne le découvre pas encore ; il l'espère, on le cherche, il l'attend. C'est un héritier.

M. Corbin ne se lasse pas de poursuivre l'enquête. Des renseignements lui parviennent de plusieurs départements. Il en fait part à qui de droit ; mais jusqu'ici le propriétaire, s'il reconnaît le nom, ne reconnaît pas les alliances. Ce sont évidemment d'autres familles, absolument étrangères à la sienne. Les individus qui portent son nom et lui sont désignés ne sont pas bons Coquelicot.

La porte-fenêtre qui, du salon, donne accès sur la terrasse, vient de s'ouvrir. L'obligeant M. Corbin ne se fait pas annoncer. Depuis longtemps il a ses entrées ; à plus forte raison depuis qu'on l'attend toujours.

« Vous voilà, mon cher ami ? Vous êtes venu hier, vous venez aujourd'hui. Certes je ne m'en plains pas ! Mais y aurait-il du nouveau ? »

Le notaire, malgré son impassibilité naturelle et acquise, avait laissé éclairer son visage immobile par une lueur de contentement, qui n'échappait pas au maître de céans. Néanmoins il s'assit aussi lentement qu'à l'ordinaire, après avoir mis en sûreté son chapeau et sa canne, s'informa poliment de la santé du vis-à-vis, et finit par où il aurait dû commencer.

« Oui, il y a du nouveau. »

Le propriétaire ne respirait plus. Cette fois, il touchait au port.

« Mon cher Corbin, dites-moi vite ce que vous savez. »

Malheureusement, il n'était pas dans la nature de l'interlocuteur de parler vite, et surtout de parler sans avoir entre les mains un papier, qu'il consultait à chaque instant, de peur qu'une expression imprudente ne tombât de ses lèvres. Il tira donc de sa poche un portefeuille, et de ce portefeuille une lettre, timbrée du point le plus septentrional de la France. Il ouvrit avec précaution cette lettre, et dit :

« Monsieur, il ne faut pas se faire illusion. Mes démarches ont produit, depuis six mois, ce qu'elles devaient produire. Celles qui sont demeurées sans réponse jusqu'à présent n'en recevront pas ; celles qui m'ont valu des renseignements précis vous ont prouvé que nous tombions à faux. La lettre que je tiens est la dernière que nous puissions attendre et elle contient...

-- Un Coquelicot ?

-- Un Coquelicot. »

Le bonhomme fut si content qu'il en manqua pleurer ; mais les alliances lui revinrent en mémoire.

« M. Corbin, vous le savez, ma mère était Avoine ; ma grand-mère paternelle était Grandchamp.

-- Précisément, lisez, monsieur. »

Il fallut mettre ses lunettes, et prendre en mains le message. Le propriétaire de Kérouët eut alors la jouissance de lire Grandchamp, Avoine et enfin Coquelicot.

Il tressaillit ; jamais, depuis qu'il habitait la Bretagne, il n'avait ressenti pareille émotion. Les termes lui manquaient pour exprimer ce qu'il éprouvait ; il ne pouvait que répéter d'un ton pénétré : Avoine ! Grandchamp ! Coquelicot !

« Monsieur, reprit le notaire, qui seul gardait, comme à l'ordinaire, tout son sang-froid, j'ai lieu de croire ma mission terminée. Quelles sont à ce sujet vos instructions ? dois-je écrire ?

-- Gardez-vous en bien ! Mon héritier me tomberait sur le dos ; je ne saurais qu'en faire. Il prétendrait sans doute faire connaissance ; c'est tout ce que je redoute le plus. Que ce monsieur soit brun ou blond, petit ou grand, peu m'importe. Il est Coquelicot, bon Coquelicot, c'est tout ce que je lui demande ; mais surtout, qu'il reste chez lui ! Vous, ayez l'obligeance de m'envoyer, aujourd'hui même, une feuille de papier timbré, afin que je fasse mon testament, comme je l'entends, et sans retard. Je vous le remettrai en mains propres ; il demeurera dans votre étude tout le temps qu'il me reste à vivre ; et, après moi, vous aurez le soin d'écrire à mon héritier, et de lui apprendre qu'il est le maître de Kérouët ; mais à une condition, c'est de ne rien changer à l'état actuel, ni par vente, ni par achat. Le domaine est, je crois, assez vaste, assez beau, pour qu'on s'en contente. Une campagne admirablement boisée, entrecoupée de cours d'eau, à proximité de la ville, et mêlant aux âpres beautés de la Bretagne légendaire les grâces toutes modernes que j'y ai introduites par ce grand parc dessiné à l'anglaise.

-- Assurément, monsieur, ce sera une belle et forte surprise pour votre parent qui, me dit-on, se croit le dernier de sa famille, et ne soupçonne même pas votre existence. C'est un savant, paraît-il.

-- Cela m'est fort égal. Pourvu qu'il ait la science d'entretenir mon bien et de ne pas le morceler, je serai satisfait. Hélas ! s'il n'était pas fidèle au mandat, je ne le saurais pas ! Ah ! mon cher ami, quand nous disparaissons, quel effondrement !

-- C'est évident, répondit M. Corbin qui n'en doutait pas, chacun fait son temps ici-bas ; on ne peut pas être et avoir été. L'essentiel est de mettre en ordre ses affaires, afin de préserver le plus possible son patrimoine ; et puis, il faut ne plus s'en tourmenter, ce serait empoisonner ses dernières années.

-- Vous avez raison, mon cher, vous avez toujours raison. Mais ne pas se tourmenter, c'est plus facile à dire qu'à faire. Vous n'oublierez pas ma feuille de papier timbré, n'est-ce pas ?

-- Non, non, je vous l'enverrai dans une heure. »

Le notaire, voyant que son original de client était pressé, ne prolongea pas sa visite, et le propriétaire lui en sut gré.

Quand il fut seul, il resta sur sa terrasse ensoleillée, et se mit à lorgner dans l'avenir ce beau Kérouët aux mains de son héritier. Il commença par prêter une forme indécise à ce personnage inconnu, presque aérien. Cette absence complète de contours le gênait. Il pensa que ce Coquelicot du Nord devait tenir, non seulement de son père, mais des Avoine et des Grandchamp.

En conséquence, il admit que son héritier, un peu voûté par l'âge et par l'étude, était de haute taille, comme les Avoine, et d'une extrême maigreur. Cependant, comme il participait probablement à la pureté de traits des Grandchamp, son extérieur était revêtu de distinction, et la franche bonhomie des Coquelicot, brochant sur le tout, achevait le portrait en tempérant la fierté naturelle imposée à l'individu par la haute stature et le profil grec.

Ainsi fait, l'héritier posa devant le châtelain et fut l'objet de toutes ses préférences. À lui de préserver de la dégradation ces tourelles qu'on avait si soigneusement réparées ; à lui de faire tailler ces arbres, faucher ces pelouses, entretenir cette superbe allée de cintre ; à lui de continuer à protéger les pauvres habitants d'alentour, car il devait être bienfaisant, ce monsieur, les Avoine l'étaient, les Grandchamp aussi ; il avait de qui tenir.

M. Coquelicot le regardait avec satisfaction. Sa présence lui eût été, il est vrai, insupportable d'autant qu'il aurait pu avoir des habitudes toutes contraires aux siennes ; mais à cette distance, et sous ces reflets d'alliances qui avaient décidé la question, l'héritier était ce qu'il fallait ; il ressemblait à une pâte malléable, dont le bonhomme pouvait faire absolument ce qu'il voulait : c'était très commode.

Cependant, le petit clerc, ambassadeur ordinaire de M. Corbin, n'apportait pas la feuille tant désirée. L'impatience allait saisir le testateur ; mais il se souvint que son dévoué voisin ne faisait pas les choses cinq minutes trop tôt, mais juste à l'heure. Effectivement, au bout de soixante minutes bien comptées, on vit apparaître le petit clerc, et M. Coquelicot, prenant de sa main la feuille timbrée, rentra en hâte dans son cabinet pour donner à ses ardents désirs la forme positive qu'il avait arrêtée.

Une fois assis devant son bureau, le vieillard réfléchit un moment. Il savait parfaitement ce qu'il voulait ; néanmoins il s'agissait de le faire entendre clairement, afin qu'on ne s'y trompât point. L'immobilité morale qu'il prétendait imposer à son héritier ne lui serait-elle pas à charge ?... Non ; les Grandchamp étaient d'humeur tranquille ; les Avoine avaient toujours passé pour avoir l'esprit tant soit peu paresseux ; le dernier des Coquelicot, tout en évitant ce défaut capital, devait se plier facilement à l'unique condition que lui imposât la fortune venant à lui tout à coup ; oui, plus de doute, il serait enchanté, ce savant dont le bagage littéraire était probablement le seul trésor.

Il prit la plume, et d'une main que la volonté rendait ferme, il écrivit deux pages, dont les lignes très rapprochées disaient à l'inconnu, en termes fort précis, qu'il allait être seigneur et maître de Kérouët. Les restrictions du bonhomme remplissaient à peu près les deux pages, et pas un malentendu n'était possible.

Quand M. Coquelicot eut signé son testament, il apposa son cachet armorié, et se reposa de ce long et minutieux travail, tout en espérant que le papier deviendrait poudreux à force de rester dans l'élude de M. Corbin.

Le notaire, par discrétion, attendit d'être appelé au château pour y retourner. Dès le lendemain on l'envoya chercher pour lui donner lecture du testament, qu'il trouva fait en bonne forme et ne prêtant à aucune équivoque. L'idée du testateur était bien un peu bizarre ; mais qu'attendre d'un original de cette force ?

M. Corbin emporta la pièce et tout fut dit. On remarqua que la physionomie du propriétaire avait changé d'aspect ; son esprit chagrin n'errait plus dans le vague ; il était fixé. Auteur de lui, tout se ressentait du calme qu'il éprouvait, par la satisfaction de ses désirs. Il se mit à causer longuement avec son jardinier, lui faisant dessiner, ici et là, des corbeilles de roses, reprenant intérêt à tout et rêvant encore des améliorations et des embellissements.

Comme le testament devait rester secret entre le vieillard et le notaire, on ne savait à quoi attribuer la bonne humeur de M. Coquelicot. Il poussa la bienveillance jusqu'à arrêter un jour Mme Sylvain au passage, à lui demander des nouvelles de la petite Marie-Thérèse, et à lui dire que, si cela lui était agréable, il consentait à ce que l'enfant vînt, aux vacances prochaines, passer huit ou dix jours près de sa mère ; et comme deux larmes d'attendrissement tombèrent soudain des yeux de la veuve, il en fut touché, lui si froid, et ajouta avec bonhomie :

« Qu'elle passe donc ici les vacances tout entières ; cela vaudra mieux pour elle et pour vous. »

Mme Sylvain ne savait que penser d'un pareil changement d'idées. Elle témoigna sa gratitude à celui qui l'avait rendue si malheureuse, sans peut-être s'en apercevoir, et dès lors l'attente remplit sa vie, devenue moins triste.

Le caractère singulier du châtelain avait éloigné à peu près toute relation de voisinage. À peine faisait-il aux alentours quelques rares visites. Il lui sembla que c'était le cas. Il alla donc avec ses chevaux faire une tournée en ville, et son cocher lui-même en fut tout étonné.

Ces visites en attirèrent au château. La cour d'honneur était sillonnée par les roues des carrosses, et l'on eût pu présumer qu'un événement mystérieux modifiait les plans du solitaire. Il était aimable, souriant, et prenait un souverain plaisir à montrer aux étrangers les plus beaux endroits de sa propriété. Surtout il ne manquait pas de les introduire dans la salle de billard, et de diriger leurs regards sur les armes parlantes.

On était trop poli pour faire autre chose qu'admirer, et le vieillard se pavanait tout à son aise.

Mais est-on jamais à l'abri des vicissitudes de ce monde ! Un jour, c'était précisément un jour nébuleux, les heures pesaient lourdement, les nuages s'amoncelaient à l'horizon, on s'attendait à une pluie torrentielle. Elle arriva, et en même temps, sous un grand parapluie, M. Corbin, ne marchant pas plus vite que de coutume, bien que la pluie lui fouettât le visage, en dépit de sa tente de soie.

« Est-ce possible, mon cher Corbin ? Vous ici, par ce temps ?

-- C'était mon devoir.

-- Votre devoir ? Comment pourrait-il y avoir entre vous et moi un devoir qui vous jetât dans la rue quand il survient une pareille trombe ? »

Le valet de chambre s'empressait autour du notaire qui ruisselait, et faisait trace d'arrosoir partout où il passait. On fit ce qu'on put pour adoucir sa position ; mais il paraissait importuné par ces soins officieux, et bientôt il entra gravement dans le cabinet de son client.

« Mon cher ami, ayez la bonté de me dire le sujet de votre visite en un pareil moment, car c'est, non pas seulement l'orage, mais la tempête.

-- Un mot suffira, monsieur, pour vous donner l'explication de ma démarche ; un seul mot...

-- Quel mot ?

-- Coquelicot.

-- Coquelicot ? Quoi ! Il y en a deux ?

-- Oui, monsieur. Voici la lettre qui en fait foi, timbrée de Marseille ; elle renverse tous vos projets. Une fausse direction a causé ce retard ; on se l'est renvoyée de tous les coins de la France ; mais la voilà, cette malheureuse lettre.

-- Quoi ! Avoine ? Grandchamp ?

-- Oui, monsieur ; Avoine, Grandchamp.

-- Les imbéciles ! Ils auraient bien dû, tant qu'à faire, enfouir cette lettre au bureau des rebuts. »

Le visage pâle de M. Coquelicot avait subi une contraction effrayante ; ses petits yeux s'étaient subitement dilatés ; ce qu'il éprouvait était plutôt de la colère que de l'impatience. Modifier ses plans ? Jamais ! Son entêtement était celui de la borne, qui résiste quand même. Il demeura un instant silencieux, puis s'écria :

« S'ils sont deux, tant pis ! Je ne changerai rien à mes dispositions. C'est fait, cela restera ; je ne veux plus en entendre parler.

-- Mais, monsieur, je suppose que...

-- Point de suppositions, je vous prie, je suis maître de mon bien. J'ai deux héritiers, je leur laisserai Kérouët ; mais avec les mêmes clauses, et ils s'y conformeront. J'entends être obéi ! Tout ce que je pourrai faire, c'est de mettre dans mon testament le pluriel au lieu du singulier et de justifier les ratures. »

M. Corbin ouvrit la bouche cinq ou six fois de suite, mais en vain. Son interlocuteur, ayant pris une voix criarde, lui imposait silence en répétant toujours les mêmes paroles ; il n'y avait rien à faire. Le notaire le reconnut et se tut forcément.

« J'avais pourtant rapporté le testament, dit-il enfin, grâce à un accès de toux convulsive du bonhomme.

-- Laissez-le-moi, répondit le propriétaire, non pas pour le refaire, mais pour y ajouter un nom et une *s* partout où besoin sera. »

M. Corbin, résigné, déposa le testament sur le bureau, et bien que le vent soufflât et que la pluie tombât, il choisit de se remettre en route plutôt que de supporter plus longtemps la mauvaise humeur de M. Coquelicot qui, se fâchant pour la première fois contre son propre sang, répétait :

« A-t-on jamais vu ! Je cherchais un homme qui portât mon nom et fût de ma lignée ; et maintenant en voilà deux ! Tant pis ! Ils s'arrangeront comme ils pourront ; mais je ne changerai rien, sauf le singulier. Ils vivront ensemble ; s'ils ne s'accordent pas, c'est leur affaire. »

M. Corbin regagna son gîte, et se mit à tousser à son tour, car il s'était enrhumé, au lieu de décider le client à changer ses dispositions.

De ce jour, M. Coquelicot, fort ennuyé de sa famille, reprit son air renfrogné, sa voix grondeuse, et redoubla sa sauvagerie, au point de se dire malade dès qu'il apercevait de loin sur la route une voiture se dirigeant vers le château. On avait dit devant la bonne humeur : que s'est-il donc passé ? On le dit encore, et personne ne se douta du résultat des recherches faites au nom du millionnaire.

Cependant il ne pouvait raisonnablement revenir sur certaines décisions qu'il avait prises. Les corbeilles de roses embellirent les abords du château ; un kiosque élégant s'éleva, et toutes sortes d'améliorations se produisirent presque spontanément dans la propriété, en vertu des ordres qu'avait donnés le maître quand il croyait n'avoir qu'un héritier.

Les vacances vinrent comme à l'ordinaire réjouir la gent studieuse, et l'on vit Mme Sylvain tendre les bras à la gentille Marie-Thérèse, charmant oiseau de passage, convié, pour la première fois, à chanter sous les bocages de Kérouët.

Elle arrivait toute contente, supposant que rien ne l'entraverait dans la manifestation de sa joie ; cependant, en mère prudente, Mme Sylvain exigea d'elle la plus entière discrétion, car elle avait compris, à certains signes, que le bonhomme subissait, plutôt qu'il n'acceptait, les innovations de tout genre que lui-même avait admises, dans un moment de contentement inexpliqué, suivi de l'irascibilité habituelle.

Maître Corbin ayant été remis en possession du testament, il n'en fut plus question entre lui et le châtelain. Celui-ci évitait toute allusion à ses deux héritiers, et le notaire, bien qu'il fût l'ami du foyer, connaissait trop la ténacité du testateur pour tenter de modifier ses idées. Lui seul appréciant exactement la situation, il appréhendait le temps où il lui faudrait donner au nord et au midi la nouvelle d'un héritage à recueillir, en vertu du plus singulier testament dont lui, notaire, eût jamais entendu parler.

Et M. Coquelicot s'en allait tout doucement par ce sentier où tout homme passe. On lui pardonnait sa bizarrerie parce qu'au fond il était non seulement honnête homme, mais généreux, et persuadé que le devoir du riche est de faire travailler l'ouvrier et de secourir le malade et le pauvre. S'il fatiguait son entourage par ses nombreuses manies, il n'en avait pas conscience, et faisait du bien à sa manière, tout en se fâchant, tout en grondant. On le craignait plus qu'on ne l'aimait et pourtant on n'avait à lui reprocher aucune injustice volontaire.

Mais combien souvent les paysans bretons se demandaient les uns aux autres :

« À qui donc ira ce vieux château ? »

Nulle voix ne répondait, c'était le secret de M. Corbin.

III -- Un héritier

Côme-Pantaléon Coquelicot était, contrairement aux suppositions de l'aîné de la famille, un petit homme assez replet, ne rappelant les Avoine que par la myopie et par une timidité native qui le portait à s'isoler. Quant au profil grec des Grandchamp, il s'était, en sa personne, converti en un gros nez et un menton de galoche.

Évidemment, à aucun âge Pantaléon n'avait dû poser pour la beauté virile ; mais à l'approche de la soixantaine il avait achevé de perdre la touffe de cheveux qui figurait encore au sommet de sa tête, touffe qu'il ramenait d'ailleurs assez heureusement jusqu'à la naissance du front. Au moment où il se présente à nous, il est absolument chauve, assez lourd d'allures et ennemi-juré du mouvement.

De petites circonstances décident souvent de la vocation d'un individu. Côme-Pantaléon, craintif par caractère, peu favorisé de la nature, n'aimant ni le bruit, ni l'animation, et ne voyant pas plus loin que son nez, qui encore n'était pas long, se trouva disposé par ces causes à chercher, non dans les hommes, mais dans les livres, un entourage qui convînt à son esprit studieux et patient.

En conséquence, il s'était livré à l'étude ; et l'amour de l'étude étant devenu chez lui une passion, le Coquelicot du Nord avait tourné en savant, mais en savant exclusif, ne tenant ni aux usages reçus, ni aux modes adoptées par ses contemporains, ni aux satisfactions de la vanité.

Toujours absorbé par les graves pensées que lui inspirait la science, il se moquait des appréciations du vulgaire, et méprisait le qu'en-dira-t-on ? On le voyait passer dans les rues de Dunkerque, avec un paletot luisant, déchiré aux poches, et privé d'une partie de sa doublure. Son chapeau, de quatre années en retard sur les autres chapeaux, était d'un ridicule achevé. Il faisait fi de la toilette et trouvait que tout était bien, pourvu qu'il eût sous son bras quelque bouquin traitant des faits et gestes oubliés depuis trois mille ans, ou des premières notions des peuples anciens sur une foule de procédés, aujourd'hui bien connus.

Le savant, dans sa jeunesse, avait fui la société des jeunes gens, et son existence exceptionnelle l'avait soustrait aux plaisirs de son âge, dont il ne se souciait point. La maturité n'avait fait qu'augmenter cet éloignement de la vie commune ; mais la vieillesse exagérant encore cette disposition, le bon monsieur trouvait fastidieux, irritants, insupportables les habitants de Dunkerque qui, à toute heure, passaient dans les rues où il passait lui-même. Ces gens bien mis, bien portants, causant souvent entre eux, et ne s'intéressant en général qu'aux actualités, lui semblaient ridicules. Il les plaignait ; il en vint à les prendre en grippe, et à souhaiter passionnément le repos de la campagne, le silence des bois, le chant des oiseaux, le doux bourdonnement des insectes et ces senteurs embaumées que nous envoie la nature dans la corolle de ses fleurs.

Au lieu de tout cela, Pantaléon voyait Dunkerque, avec ses vingt-quatre mille habitants et sa population flottante ; avec sa rade magnifique, son port marchand, ses fabriques, son collège, son école navale, ses allées et venues perpétuelles dues à son commerce, à sa situation ; c'était insoutenable. Il en gémissait tous les jours, et ses nerfs s'agaçaient au point de ne plus le laisser travailler sept ou huit heures de suite comme autrefois. Le calme lui manquait. Où le rencontrerait-il ?

Dans les profondeurs de l'étude et les révélations de la science, il avait recueilli assez de lumières, assez de satisfactions intellectuelles, pour que son esprit fût saturé de jouissances ; mais il faut convenir que le bien-être matériel n'avait jamais été son lot.

Jeune étudiant, il avait d'abord habité volontiers à Paris une mansarde, toute peuplée de livres et de papiers sur lesquels il déposait des notes et des observations. Déjeunant et dînant chez un petit traiteur, il n'avait excédé en rien les dépenses les plus modestes ; cependant aucune épargne n'avait pu se faire ; ou plutôt, dès que le jeune savant avait dans son secrétaire quelques économies, on voyait des dictionnaires, des in-folio, des livres de toute grandeur disparaître de la vitrine des libraires ; et le logis étroit du pauvre Pantaléon s'enrichissait de jour en jour aux dépens de son maître.

Les rares amis du savant, le voyant vieillir et s'attrister, lui conseillaient de quitter Dunkerque, de se fixer dans un village, d'habiter une maison isolée et d'y finir tranquillement sa paisible carrière. Il souriait à ce projet et ne répondait pas ; car il ne voulait pas convenir, devant l'amitié, de la pénurie où il se trouvait. Effectivement, s'il pouvait vivre dans les conditions médiocres qui lui suffisaient, il lui aurait été impossible de modifier sa situation et de pourvoir à une installation nouvelle.

Les choses ne devaient donc jamais changer, à moins qu'un événement tout à fait extraordinaire ne se produisît, au moment le plus inattendu, sur le chemin de ce brave Côme-Pantaléon Coquelicot.

Et pourtant !... Ah ! certes ! il ne s'y attendait pas. Un jour qu'il était plongé, depuis deux heures, dans une lecture des plus intéressantes, au détriment de ses yeux fatigués, il reçut une lettre de Bretagne. Écriture absolument inconnue.

« De qui cela peut-il venir ? Je ne connais personne en Bretagne, ni même ce Kérouët que porte le timbre de la poste ; qu'est-ce qui vient me déranger ? moi qui me suis à peu près affranchi de toute correspondance, parce que c'est une perte de temps. »

Pendant ce monologue, Pantaléon déchirait l'enveloppe, bien décidé à ne pas même se donner la peine de répondre, à moins d'urgence. Mais voyez combien nos facultés se modifient, selon l'usage auquel nous les appliquons. Ce savant, si accoutumé à déchiffrer des manuscrits presque indéchiffrables, cet homme d'expérience et d'étude, cet infatigable chercheur, Pantaléon enfin, ne fit d'abord que parcourir le message, n'y comprit rien, en recommença trois fois la lecture, et, en définitive, fut sur le point de le mettre au panier, croyant à une mystification de très mauvais goût.

Il y était question d'un individu nommé Gilles Coquelicot, qui venait de mourir au château de Kérouët, en Morbihan. Ce M. Gilles était cousin éloigné de M. Pantaléon, et le désignait comme héritier, conjointement avec un autre cousin, nommé Leu-Ildefonse Coquelicot.

« Mais. qu'est-ce que cela ? disait Côme en se frottant les yeux pour mieux voir. Je ne connais ni Gilles, ni Leu-Ildefonse,... rien ne me dit que nous soyons cousins. Y a-t-il un de nous trois qui soit fou ? serait-ce moi, par hasard ? »

Il relut encore cette écriture désespérante, vulgairement appelée « pattes de mouche », et demeura convaincu que cette lettre, partant d'une étude de notaire, l'avertissait qu'un héritage lui tombait du ciel, comme tombent, dit-on, les cailles toutes rôties, ce qui n'est pas vrai du tout.

M. Corbin, consciencieux en toute circonstance, était, en outre, fort obligeant. Il avait cru bien faire en entrant dans quelques détails sur le genre de fortune de feu M. Gilles Coquelicot. Le cousin savant recevait commotion sur commotion en relisant ces mots : campagne boisée,... charmilles,... ombrages,... vastes champs,... plaines,... collines, etc., etc. Tout cela voulait dire que, dans ce séjour inconnu, on pouvait enfin trouver l'éloignement des hommes, le silence, la cessation de tout bruit, de toute agitation. Le solitaire en fut tellement ému, qu'il eût souhaité faire part à toute la terre de ce qui lui arrivait.

Il prit son vieux paletot, son vieux chapeau, et s'en alla chez un petit rentier, son voisin, qui s'occupait volontiers des découvertes scientifiques, pourvu qu'elles fussent faites, car ce n'était pas un génie chercheur. Entré d'un air mystérieux, il déplia la lettre et la mit sous les yeux du voisin.

Celui-ci la lut attentivement, non sans pousser quelques exclamations, et dit :

« Mon cher Coquelicot, pendant que vous ne pensiez qu'aux labeurs de l'esprit, la fortune vous cherchait. Soyez donc heureux dans votre vieillesse. Parlez, allez en Bretagne, vous y serez riche...

-- Peu m'importe ; je sais me passer des richesses ; mais je vous avoue que vivre en paix, sous les voûtes silencieuses d'un château gothique ; respirer les parfums des champs ; me sentir délivré du bruit que font les hommes ; pouvoir travailler à mon aise, sans obstacle, sans dérangement, cela me paraît la traduction la plus vraie du bonheur sur la terre. Qu'en pensez-vous, mon cher ?

-- Je pense que nous retournons au temps des fées... Cependant je regrette pour vous qu'un autre Coquelicot partage ces biens. Il se pourrait que certaines nuances de caractère vous empêchassent de marcher de front, et alors...

-- Non, non, ne craignez rien. Je suis homme à m'arranger de tout ; je n'ai besoin de personne, et je compte bien vivre à ma guise, comme vivra à la sienne mon cousin Leu, ou Ildefonse, comme on voudra. Ces deux noms se trouvaient d'ailleurs dans la famille de ma grand-tante Coquelicot, née Avoine.

-- Ainsi, vous ne redoutez pas cet autre héritier ?

-- Pas du tout. J'ai toujours vécu seul ; je continuerai ; et je serai parfaitement content, pourvu que Leu me laisse tranquille.

-- Allons, c'est bien.

-- Il faut convenir que la chose est singulière. Je ne connaissais de Coquelicot que moi ; et voilà qu'il en arrive deux, l'un mort, l'autre vivant ; Gilles qui me laisse sa fortune et Leu qui la partage avec moi. Par exemple, je ne veux pas de casse-tête ; c'est le notaire qui prendra soin de gérer la propriété, Je ne m'entends qu'aux affaires d'autrefois.

-- Vous allez répondre ?

-- Aujourd'hui même. Le notaire attend ma lettre pour m'envoyer une copie du testament. Il a voulu sans doute s'assurer d'abord de mon existence.

-- C'est probable.

-- Mais comment a-t-on pu découvrir un Coquelicot à Dunkerque ? Moi qui tiens si peu de place, qui suis si parfaitement inconnu ! Ah ! quel coup ! J'en suis malade.

-- Ce n'est pas le moment, mon cher. La fortune vous tend les bras, courez vous y jeter. »

Pantaléon rentra chez lui en toute hâte, écrivit quelques lignes à M. Corbin, y joignant son acte de naissance, comme pièce justificative, et sortit une seconde fois pour aller à la poste.

Sa démarche était déjà toute changée. Il commençait à prendre plus d'assurance par l'effet de ce Kérouët qui tombait dans ses mains. Ce n'était pas l'impudence du riche orgueilleux et égoïste. Loin de là, c'était le naïf contentement d'un homme qui enfin va respirer l'air des champs et des bois, et surtout va trouver, dans une antique demeure, un lieu de repos parfait où, entouré d'Assyriens, d'Égyptiens, à l'état de génies peu encombrants, il pourra les interroger à son aise.

Le voisin n'avait pas promis le secret, que d'ailleurs on ne lui avait pas demandé. Il dit donc simplement un mot à l'un, un mot à l'autre, et la nouvelle se répandit comme une traînée de poudre, M. Pantaléon Coquelicot, le petit savant original, héritait d'un château breton. Trois ou quatre personnes le saluèrent la première fois qu'il les rencontra.

Deux jours plus tard, M. Corbin envoyait une copie du testament. L'héritier fut bien un peu surpris en lisant ce que son riche cousin avait si minutieusement élaboré.

« C'était un drôle d'homme que ce Gilles ! se dit-il à lui-même. Mais faut-il s'en étonner ? Les Grandchamp étaient des originaux de la grande espèce ; et parmi les Avoine, j'en ai connu que leur bizarrerie avait rendus maniaques. Il est tout naturel que les Coquelicot s'en ressentent. Au fait, moi aussi, je suis un drôle d'homme, je ne vois personne qui me ressemble. Bah ! qu'a-t-on besoin d'être comme tout le monde ?

Par la lettre qui accompagnait la copie du testament, M. Corbin demandait à l'héritier de fixer lui-même l'époque de son arrivée à Kérouët.

C'était là une grosse question. Il s'agissait de déménager. Cela ne voulait pas dire, comme de coutume, faire passer son ménage d'un lieu dans un autre ; mais retirer de leur vénérable poussière ces volumes qui n'avaient pas remué depuis si longtemps. Le très petit appartement de M. Coquelicot s'était peu à peu transformé en bibliothèque. Il avait fait mettre des planches de bas en haut, tout autour de sa chambre, sauf l'emplacement du lit ; et là il avait peu à peu installé ses précieux et poudreux trésors. Les déplacer, les épousseter, les envoyer en Bretagne, ce n'était pas une petite affaire.

Le pauvre Pantaléon eut un moment de découragement devant cette besogne ; mais, ayant appris des anciens à lutter et à triompher patiemment des obstacles les plus redoutables, il regarda bien en face cette multitude de volumes, et se dit que lui, Pantaléon, par son sang-froid, par sa persévérance, lutterait, sans auxiliaires, sans alliés, contre leur nombre et leur poussière et les transporterait de Dunkerque à Kérouët. Même il ajouta chez moi, tant se prend facilement l'habitude d'être riche.

On a beau avoir du courage, l'âme la mieux trempée a besoin d'être secondée par l'être physique qui lui est uni pour la servir, et qui, parfois, la sert très mal. M. Coquelicot, en entreprenant seul son déménagement, n'avait compté ni avec sa myopie héréditaire, venant des Avoine, ni avec sa fort petite stature, ni avec la faiblesse de son tempérament, usé de bonne heure par l'excès de l'étude et la privation d'air et d'exercice.

Il lui fallait, à chaque instant, monter à l'échelle, changer de place cette échelle, avoir recours à son lorgnon pour relire, du moins en passant, les titres qu'il avait oubliés. Ceci n'était pas une nécessité, mais un plaisir irrésistible. Tout se fatiguait en même temps : les pieds par les échelons, les yeux par le lorgnon, les bras par le plumeau. Mais il arriva quelque chose de pire, et l'on ne s'y attendait pas. C'est que le savant, passé de l'état de chercheur à l'état de déménageur, était, à son insu, invinciblement entraîné vers sa première profession. Il se retrouvait, tout étonné de la chose, assis sur le coin d'une chaise, dans l'embrasure de sa fenêtre, feuilletant un volume, y rencontrant au passage des lignes tellement intéressantes que le plumeau et l'échelle retombaient dans l'inaction et que Côme-Pantaléon, au lieu de déménager, étudiait encore, en dépit de ses bonnes résolutions.

Les affaires n'avancent pas quand on les fait ainsi. Les Assyriens le savaient bien. Côme le savait aussi, mais quand le cœur est pris !... Enfin, il eut la force de se surmonter lui-même, et d'aller demander au petit rentier son ami d'avoir la bonté de venir l'aider. Ce n'était ni pour transporter l'échelle, ni pour faire usage du plumeau, mais seulement pour l'empêcher de feuilleter et de lire. Il vint, le bon monsieur, et la bibliothèque finit par descendre tout entière au milieu de la chambre, entrer dans des caisses, et prendre le chemin de fer, petite vitesse.

Cette grande œuvre achevée, M. Coquelicot avait à se transporter lui-même en Bretagne. Tout homme tient à la ville qu'il a longtemps habitée. Quel ne fut pas l'étonnement de l'héritier quand, au moment de dire à Dunkerque un éternel adieu, il se sentit ému, mais ému jusqu'à jeter sur tout ce qui l'entourait un regard de tristesse. Quand on est troublé, on a besoin de parler à quelqu'un, de trouver pour ainsi dire un déversoir où tombe le trop-plein. C'est pourquoi l'héritier disait à son complaisant voisin :

« Mon cher ami, j'éprouve un sentiment nouveau et pénible. Après trente-cinq ans passés dans cette ville, car je n'avais guère plus de vingt-neuf ans lorsque j'ai quitté Paris et le quartier latin, je me prends à regretter tout ce que j'y laisse : vous d'abord ; et puis cette superbe rade, cette mer du Nord, sillonnée par une si grande quantité de bateaux, cette...

-- Allons, allons, répondit le voisin, qui avait le rare talent de voir les choses comme elles sont, il y a là beaucoup d'imagination, ce qui me surprend de votre part, car vous êtes un homme sérieux. Ne pensez pas à moi ; nous serons toujours amis, de loin comme de près. Quant à cette rade superbe, cette mer du Nord, ces bateaux qui la sillonnent,... avez-vous oublié, mon cher Pantaléon, que vous êtes myope ? »

L'héritier, brusquement replacé dans le positif, répondit modestement :

« Vous avez raison ; je n'ai jamais joui de ces biens que je regrette. Je me suis plaint de tout. Et pourtant, à l'heure du départ, il me semble faire un sacrifice.

-- C'est toujours comme cela. On tient au sol par quelques fils, et l'on souffre quand ces fils se brisent. Ne vous tourmentez pas ; une fois installé dans votre beau Kérouët, vous ne penserez plus guère à nous. »

Pantaléon tendit la main au voisin, et l'assura que l'air des champs et les délices de la retraite ne lui feraient pas perdre la mémoire. Puis il surmonta sa sensibilité intempestive et fit ses malles, ce qui n'était pas un grand travail, car le savant avait toujours traité légèrement la question des vêtements et de la lingerie.

Quand vint le jour fixé, M. Coquelicot crut partir pour les Antipodes. Il était affairé, embarrassé comme un homme qui n'a guère voyagé que des yeux, tenant en main un atlas. Il était venu autrefois de Paris à Dunkerque et n'avait plus bougé, aussi se prépara-t-il au voyage comme à une affaire de haute importance. Son obligeant voisin le conduisit à la gare et lui prit son billet, pensant qu'il ne s'en tirerait pas, car il y avait foule au guichet ; et les contemporains réunis en grand nombre faisaient toujours perdre la tête à ce bon M. Coquelicot. Il eût été capable de prendre un billet pour tomber dans le Finistère, au lieu du Morbihan.

Cela fait, on se dit adieu, et la vapeur emporta l'héritier vers la vieille Armorique. Les premiers instants se passèrent à s'installer, et, comme c'était le soir, le pacifique Pantaléon ne trouva rien de mieux à faire que de dormir.

De quels doux rêves ne fut-il pas bercé ! Tantôt c'était une belle solitude qui s'offrait à lui, avec son silence et sa fraîcheur. Nulle voix humaine n'y pénétrait. On n'entendait, car c'était l'automne, que le bruit des feuilles gémissantes, foulées par les pieds du maître. Tantôt il voyait des plaines sans limites, des ruisseaux limpides, un moulin, une ferme, tout un paysage enchanteur. Puis la scène changeait. Il était assis dans une chambre spacieuse et bien éclairée ; il y avait autour de lui des livres à profusion ; et il apercevait, dans la pénombre, des Assyriens, des Égyptiens, des Pélasges, des Modes, des Perses, des Grecs, des Romains, tous lui racontant un peu de leur histoire. Un des bienfaits de l'héritage était de lui rendre tout facile ; il avait une clef d'or à laquelle rien ne résistait.

Il est vrai qu'à chaque station le voyageur se réveillait au milieu des compagnons de route, des couvertures, des sacs et des paquets ; mais il se rappelait délicieusement son rêve, et fermait les yeux pour en faire un autre.

Ce voyage fut heureux, et l'héritier fatigué, mais fort aise, finit par se trouver en face de la terre antique et seigneuriale de Kérouët, naguère tombée si à propos dans les mains du cousin Gilles.

IV -- L'autre héritier

C'est à Marseille qu'il avait vu le jour, ce que prouvait assez son accent, lequel, au cours d'une longue vie, ne s'était pas modifié. Son œil vif, sa parole brève, ses gestes expressifs, tout en lui accusait cette belle Provence dont il était l'enfant, et cette opulente ville qui l'avait élevé dans ses murs.

Leu-Ildefonse Coquelicot, descendant, par les femmes, des Avoine et des Grandchamp, avait eu une jeunesse tant soit peu orageuse. Son bon cœur était connu et apprécié de tout le monde ; mais il passait pour avoir la tête mal équilibrée. Une imagination de feu nuisait à son jugement. Il prenait tout avec enthousiasme, se passionnait pour ou contre, avant même de savoir exactement ce dont il s'agissait. C'est pourquoi on l'avait vu, dans sa jeunesse, défendre les plus mauvaises causes, lui excellent garçon. Un peu plus tard, il reconnaissait s'être trompé ; et, nature franche autant qu'honnête, il revenait sur ses pas, jetait feu et flamme, et criait plus fort que personne contre le parti qu'il avait d'abord embrassé.

Sa pauvre tête s'était frappée à tous les angles de la politique ; il avait été compromis vingt fois, et sous tous les régimes. Il allait comme un étourneau, une faculté lui manquant, celle qui nous fait penser avant d'agir, ce qu'on appelle raisonner.

Ildefonse Coquelicot avait eu en partage un assez joli patrimoine ; mais, devenu trop tôt maître de sa fortune, il l'avait gaspillée comme un enfant, croyant à toutes les promesses, se mêlant aux affaires les plus hasardées. Toujours au moment de gagner au moins cent mille francs, il avait d'abord perdu ce qui lui venait des Avoine, qui l'avaient avantagé, et peu à peu, acceptant tous les programmes, pourvu qu'ils fussent pompeux, il s'était trouvé réduit à la très petite part que lui avait laissée M. Coquelicot, son père.

Alors il s'était dit avec raison qu'un homme qui a étudié, et qui se donne la peine de travailler, peut toujours trouver moyen de vivre honorablement. Il s'était mis à l'œuvre ; et assurément ce n'était pas l'entrain qui lui avait manqué. Toujours enchanté de la position nouvelle qu'il acceptait dans une administration quelconque, sa satisfaction durait jusqu'au jour où, contrarié dans ses projets, il quittait brusquement la compagnie, dans un accès de colère aveugle, et ne savait plus de quel côté se tourner.

On prétendait qu'il avait essayé de tous les métiers à Lyon, à Bordeaux, à Paris, et qu'il était rentré dans Marseille, n'y rapportant que son accent, qu'il n'avait pas pu perdre en route, comme le reste. Le demi-siècle lui ayant refroidi les idées, au sujet de la recherche d'une carrière, il s'était décidé à ne plus quitter sa ville natale et à y vivre de peu, en attendant les événements. Il était optimiste, le brave Ildefonse, voyant toujours les choses du bon côté, même quand il n'y en avait pas.

Cette disposition, très commode, laissait errer son esprit dans le domaine des suppositions. Il pensait qu'en tournant, la roue de la Fortune pouvait lui être favorable et le serait probablement. Il le disait à ses amis, qui, de lui, prenaient tout en riant.

« Mon bon, tu ne veux pas me croire ; je te dis, moi, tu m'entends ? je te dis qu'un jour ou l'autre je serai riche, très riche.

-- Allons ! comme tu voudras.

-- Tu te moques ; mais tu verras. Dans ce temps-là je t'inviterai, tu viendras chez moi avec tes parents, tes amis, avec tout le monde, et nous chasserons le sanglier.

-- Il y aura donc du sanglier ?

-- Sans doute. Va ! je saurai mener la vie, moi ; tu n'auras jamais imaginé rien de pareil ; on parlera de nos chasses à cent lieues à la ronde !

-- Cela ne m'étonnera pas. »

L'ami de collège à qui s'adressait le plus souvent cette invitation un peu précipitée était un homme rebelle à l'enthousiasme. Demeuré veuf, après s'être marié fort tard, toutes ses affections se concentraient dans un fils, entrant à peine dans sa quatorzième année. Fernand était, pour son père, le commencement et la fin de tout. Le mettre en état d'embrasser une carrière, qui serait presque son unique ressource, c'était la préoccupation constante de M. Lesparre, qui s'inquiétait en pensant qu'il pourrait manquer tout à coup à son enfant. À tous les songes creux dont il recevait la confidence, le pauvre père répondait :

« Je ne sais vraiment, mon cher Ildefonse, où tu vas chercher tout cela. Quant à moi, je ne me figure jamais que la fortune m'arrivera en dormant. Quand je rêve tout éveillé, il me prend une épouvantable frayeur.

-- De quoi as-tu peur, mon cher Lesparre ?

-- J'ai peur de laisser Fernand se débattre tout seul. Ma santé est si profondément menacée !

-- Bah ! tu ne sais ce que tu dis ; d'abord, tu guériras, c'est évident ; et j'en suis sûr.

-- Je n'en suis pas sûr, moi.

-- Eh bien, écoute, je suppose qu'il t'arrive malheur ; je suis là, moi, ton vieux camarade.

-- Je compterais sur ton cœur, mon cher ; mais ta position ne te permettrait pas...

-- Ma position ?... Je viens de te le dire, je serai riche, très riche. Si Fernand reste seul, ce qui ne sera pas, je le prends chez moi, je lui fais terminer son éducation, je lui fais prendre soit le métier des armes, soit un autre à son choix ; et puisqu'il faut, bon gré, mal gré, s'en aller de ce monde, je l'institue mon héritier. Comprends-tu ?

-- Oui, je comprends. Tu as un cœur d'or, mais...

-- Mais quoi ?... Tu te plais à broyer du noir ? tu as grand tort ! Tiens, prête-moi donc quarante francs, veux-tu ? Je n'ai plus le sou, en attendant mon million. »

C'était souvent ainsi que se terminaient les tête-à-tête. M. Lesparre prêtait de petites sommes, que son ami lui rendait le plus tôt possible, et l'amitié ne se refroidissait pas entre ces deux hommes, si dissemblables. Chacun restait ce qu'il était, et trouvait l'autre très extraordinaire.

Leu-Ildefonse, sans cesse aux expédients pour vivre et faire honneur à ses affaires, n'en avait pas moins de fortes espérances, fondées uniquement sur les fantômes d'une imagination que l'âge ne calmait pas. Il avait quelquefois l'air tout joyeux ; il se figurait que la réussite approchait. Comment cela se ferait-il ? On n'en savait rien. Pour s'accrocher à quelque chose, il prenait des billets de loterie chaque fois que s'en présentait l'occasion. Il fallait le voir courant après la liste des numéros gagnants, et cherchant le bonheur avec un trouble, une anxiété ! Comme il ne se donnait jamais le temps de faire les choses posément, il avait eu mainte fois des émotions indicibles. Il trouvait sur la liste un de ses numéros ! Fou de joie, il courait chez M. Lesparre :

« Eh bien, mon cher, que t'avais-je dit ? J'ai gagné. 2266 !...

-- Ah ! Est-ce bien ta série ?

-- La série ? Ah ! sapristi ! Je n'y ai pas pensé ! Au diable les séries ! »

Effectivement, c'était la troisième quand il eût fallu la seconde, et le pauvre Coquelicot du Midi finissait par dire tout simplement :

« Prête-moi donc quarante francs, veux-tu ? »

On en était là lorsque arriva la lettre d'avis de M. Corbin, exactement pareille à celle qu'il avait dirigée sur le Morbihan.

Ildefonse commença par en rire, et pensa un moment que c'était une sorte de poisson d'avril égaré jusqu'en automne. M. Lesparre étant venu le voir, il lui dit : « Lis donc cela. Quelle farce ! »

M. Lesparre lut attentivement, comme c'était sa coutume, et répondit :

« Mon bon ami, il n'y a là rien de risible. C'est la fortune qui frappe à ta porte : tu n'as qu'à lui ouvrir. »

Ildefonse reprit la lettre, remarqua pour la première fois l'en-tête, et relut sérieusement ; mais au bout de quelques lignes, son esprit ardent avait tout compris ; ses mains tremblaient, ses yeux se troublaient, il se sentait devenir riche, très riche, millionnaire.

Alors il se fit en lui une révolution complète. La réalisation de ses rêves manqua lui faire perdre le peu de bon sens qui lui restait.

« Mon cher, je pars pour Kérouët.

-- Un moment. Cette lettre, à laquelle tu dois répondre immédiatement, sera suivie d'une seconde, qui certainement contiendra une copie du testament. D'ici là, tu n'as pas à bouger.

-- Pas à bouger ! tu es bon, toi ! Il faut que je voie par moi-même ce pays, ce château, ces dépendances. Mais vraiment, je ne me doutais pas de ce Gilles ; et je croyais bien être le dernier Coquelicot ! »

Il se remuait, il s'agitait, il se levait, s'assoyait, se relevait encore. M. Lesparre avait peine à l'empêcher de crier par la fenêtre qu'il allait être le plus heureux des hommes.

Son ami étant parvenu à le calmer, il répondit à M. Corbin et prit malgré lui le parti d'attendre vingt-quatre heures, pendant lesquelles il mangea peu et ne dormit point. Sa tête travaillait ; il se représentait Kérouët, il se voyait à la tête de tout, commandant, gouvernant comme un vrai potentat.

Kérouët est loin de Marseille. Vingt-quatre heures ne suffirent pas à l'envoi du testament.

M. Coquelicot était sur le gril ; presque découragé, ce qui, chez lui, se trahissait par une fureur comique, il se fâchait contre tout, même contre le bon Lesparre. Enfin, le facteur apparut. Ildefonse décacheta la lettre, prit connaissance du testament, et fut interdit en constatant tous les pluriels dont la pièce était hérissée.

« Quoi ! je ne serai pas seul maître de Kérouët ?

-- Eh bien, mon cher, vas-tu te plaindre, toi qui n'entrevoyais à l'horizon aucun héritage ? Ce serait preuve d'un caractère mal fait.

-- Mais si ce monsieur allait avoir d'autres goûts que les miens ?

-- Il faut t'y attendre. Tu n'es pas fait sur un modèle très connu.

-- Et pourtant, je veux avoir mes coudées franches. Aussitôt arrivé en Bretagne, je me poserai en individu qui ne se laisse pas marcher sur le pied. Je ferai mes quatre volontés, tant pis pour l'autre !

-- Fort bien. Mais cet autre, pour peu qu'il en fasse autant, te gênera comme tu le gêneras toi-même, et vous vous prendrez aux cheveux.

-- Nous verrons. Deux Coquelicot ! Est-ce possible ! Quelle famille ! je la croyais éteinte ; elle renaît de ses cendres. Enfin, ce Gilles ne faisait rien comme personne, à ce qu'il paraît.

-- Mon cher, c'est le propre des Coquelicot. »

Autant Côme-Pantaléon avait été mystérieux en quittant Dunkerque, autant Leu-Ildefonse fut démonstratif et bavard. Il fit savoir à tous, grands et petits, qu'il allait être, et qu'il était même déjà, seigneur de Kérouët, une demeure antique, gothique, princière, la seule en France aussi belle, aussi vaste, entourée d'autant de fermes, de bois, de forêts même, le tout simples dépendances du château des Coquelicot originaires de la Bretagne, et s'étant passé ce bien, de père en fils, depuis des siècles.

Quand l'héritier méridional avait commencé, il ne s'inquiétait plus de la vérité. Les métaphores et les hyperboles formaient le fond du discours, et il n'avait plus conscience du reste. C'est pourquoi les Marseillais furent amenés à admettre les notions les plus fausses sur l'événement. On en parla beaucoup, et le récit volant de bouche en bouche, la dernière édition fut absolument autre que la première, tant elle s'augmenta de nouvelles figures de rhétorique.

Ildefonse n'avait jamais l'odieuse intention de mentir, c'est-à-dire de parler contre sa pensée. C'était un trop honnête homme ; mais il s'exagérait tellement les choses, qu'il arrivait à penser tout cela, à se monter la tête, à croire de bonne foi à ce qu'il disait, pauvre bonhomme !

Parmi tous ceux qui l'écoutaient et l'entendaient vanter le fond du Morbihan, le plus étonné, le plus admirateur fut le petit Fernand Lesparre. Il ouvrait les yeux bien grands, croyant mieux apprécier ces merveilles !

« Va, mon garçon, lui disait l'héritier, tu viendras avec ton père passer les vacances chez moi. J'organiserai des parties de pêche, des promenades en bateau, des chasses, mais des chasses comme tu n'en as jamais vu, comme tu n'en verras jamais ! Tu m'entends ? »

Le garçon prenait de Kérouët une idée de plus en plus haute, et s'attendait à y passer des vacances tellement amusantes qu'il en raconterait longtemps les distractions à ses camarades. Ces perspectives le réjouissaient d'autant plus qu'il ne sentait d'ardeur que pour le plaisir. Bon et doux, il n'avait qu'un défaut, mais un défaut sérieux entre tous, Fernand était paresseux. Toujours à la queue de sa classe, il s'y trouvait très bien, et ne faisait aucun effort pour se rapprocher de la tête.

On peut se figurer l'ignorance du petit homme ! Elle était proverbiale. On se moquait de lui ; il en était parfois humilié au point de se résigner à travailler ; mais son cerveau avait pris l'habitude de fuir toute application, et Fernand entrecoupait son étude de bâillements, si fréquents et si prolongés, que tout le temps se passait dans cet exercice peu intellectuel.

Le cher enfant, du reste, ne manquait pas d'intelligence ; et ses maîtres affirmaient que, s'il se décidait une bonne fois à piocher en bon écolier, il ferait de rapides progrès et rattraperait le temps perdu.

Ildefonse avait une sincère amitié pour le père de Fernand, et lui voulait tout le bien possible. Comme il se plaisait à bâtir des châteaux en Espagne, il formait déjà le projet de profiter de sa fortune pour rétablir la santé de son ami. Il lui faisait consulter les premiers médecins de France et suivre un traitement si parfaitement adapté à son mal que, en l'espace de trois mois, le malade était métamorphosé au point de n'être pas reconnu. De blême, il devenait coloré ; sa maigreur tournait en embonpoint ; sa faiblesse, en vaillance ; il était intrépide, escaladant les montagnes, ne redoutant nulle fatigue ; enfin un Hercule !

Quand il racontait à son ami ce qui ne se passait encore que dans son imagination, il ne trouvait pas d'écho. M. Lesparre lui répondait avec tristesse :

« Je te sais gré de tes projets, de tes bonnes intentions ; mais il est trop tard, je me sens trop malade.

-- Allons donc ! Laisse-moi faire, et je te donne ma parole que tu enterreras le genre humain ! Tu m'entends ? »

Cependant, il fallait quitter Marseille et prendre congé de ses connaissances. Plus hâbleur que jamais, Ildefonse allait de porte en porte raconter son histoire, la brodant selon son usage, et surtout se gardant bien de dire que le cousin Gilles Coquelicot avait laissé Kérouët à deux héritiers qui devraient vivre ensemble, sans faire acte de propriétaire, sinon pour réparer les murs. Au contraire, il se posait en maître ; sa vanité, puérile jusque dans un âge avancé, lui inspirait un ton de supériorité très amusant et une fierté de poses et d'allures, qui faisait le divertissement des Marseillais.

Il avait donné avis à M. Corbin du jour de son arrivée à Kérouët, en lui déclarant qu'il voulait une entrée seigneuriale ; qu'on eût à prévenir la population, et qu'on prît des mesures pour que ses paysans fussent tous sur pied, et lui rendissent les honneurs.

L'héritier pensait que la lettre à M. Corbin équivalait à un ordre émané du seigneur de Kérouët. Il ne doutait pas d'ailleurs que ces braves Bretons n'élevassent d'eux-mêmes des arcs de triomphe sur son passage, et ne le saluassent de vives acclamations. Oubliant qu'il allait se trouver en face de l'ancien dialecte celtique, il préparait soigneusement une allocution pleine de chaleur et de force, persuadé qu'il ferait un effet saisissant en adressant aux habitants quelques paroles bien senties, évoquant les souvenirs d'un autre âge ; peut-être même croyait-il qu'on viendrait à sa rencontre pour lui offrir le vin d'honneur.

Ah ! qu'il était loin de la réalité, le pauvre Ildefonse ! M. Lesparre le lui disait ; mais il ne pouvait le croire. Lui qui, si souvent, avait crié plus haut que tout autre contre les abus de l'ancien régime et contre les coutumes féodales, il aurait volontiers ressuscité cet ensemble de droits et d'hommages rendus, depuis que lui, Coquelicot, était devenu apte à en profiter.

Il avait commencé par se faire faire trois ou quatre costumes complets, devant être payés sur les premières redevances qu'il toucherait. Ainsi paré, il se tenait beaucoup plus droit, et marchait d'un air digne, se disant à lui-même :

« Nous qui sommes les grands de la terre, nous avons la suprématie sur la foule des petites gens, qui ont mission de nous servir. »

Il pensait aux droits, beaucoup plus qu'aux devoirs. La vanité le poussait ; il lui tardait de faire son entrée dans le Morbihan, car il prévoyait que le département tout entier serait ému à son approche.

La vérité était que, à la lecture de sa lettre pleine d'emphase, M. Corbin, si grave par nature avait été pris d'un fou rire. Autre temps, autres mœurs. La terre de Kérouët avait depuis longtemps changé de maîtres ; elle en changeait encore. L'événement produisait peu de sensation. Chacun se demandait si les héritiers feraient travailler ; c'était à peu près tout. Aucun prestige n'entourait, hélas ! le nom de Coquelicot. Le bonhomme avait toujours, et justement, passé pour un original ; et quoique son bon cœur l'eût souvent bien inspiré, dans les calamités publiques et les malheurs particuliers, on était un peu prévenu contre les héritiers qu'il avait choisis par la seule raison qu'ils étaient de sa famille. La curiosité s'était emparée des paysans, et ils se disaient entre eux :

« Pourvu qu'ils ne soient pas tous deux encore plus drôles que l'autre ! »

La réponse devait être connue dans peu de jours. M. Corbin avait reçu de Dunkerque une lettre lui annonçant la prochaine arrivée du vieux savant ; il en avait donné avis aux gens du château, et l'on avait tout préparé pour le recevoir convenablement. Mme Sylvain, avec la bonne entente qui la caractérisait, s'était occupée de rétablir un ordre parfait dans tous les détails. Les appartements du rez-de-chaussée et du premier avaient été mis en état d'être habités, le choix ayant été, bien entendu, laissé à qui de droit.

Une certaine inquiétude fatiguait l'esprit de l'honorable femme de charge. Elle avait trop de perspicacité pour ne pas prévoir que deux hommes venant des deux bouts de la France, et ne se connaissant point, n'auraient ni les mêmes goûts, ni les mêmes habitudes. On se demandait comment on pourrait vivre en paix soi-même, au milieu des conflits intérieurs qui peut-être allaient survenir.

Firmin et Corentin, l'un cocher, l'autre jardinier, vieux serviteurs de M. Coquelicot, étaient particulièrement intrigués de savoir comment les choses se passeraient. Ils en causaient souvent ensemble, mais sans s'en préoccuper, comme le faisait Mme Sylvain ; car les deux Bas-Bretons avaient pour principe qu'il faut vivre au jour le jour et ne pas se tourmenter du lendemain.

V -- La sourdine

« Ce pauvre M. Gilles Coquelicot ! quel original ça faisait ! D'ailleurs, très brave homme, et incapable de nuire à personne volontairement.

-- Pour sûr ! mais il faut convenir entre nous, cocher et jardinier, que son caractère bizarre l'a fait passer, aux yeux de bien des gens, pour un peu fou, et pourtant il ne l'était pas.

-- Non, certes ! La preuve en est dans le goût merveilleux avec lequel il a restauré ce vieux château breton et ses dépendances. »

L'automne était froid ; on sentait le besoin de se chauffer. Les deux interlocuteurs occupaient les coins de la haute et large cheminée d'une cuisine longue de quinze mètres, mal éclairée par une seule lampe. Firmin, cocher de feu M. Coquelicot, était grand buveur de cidre, mais honnête homme, et attaché au sol comme le lierre au mur. Corentin, jardinier en chef, avait eu la confiance du vieux maître, et l'avait parfaitement secondé dans les améliorations indéfinies qu'il rêvait la nuit, et qu'il exécutait le jour.

Mieux que personne, tous deux avaient été à même de connaître le propriétaire de Kérouët, et de juger sous son vrai jour cet homme singulier, à la fois prodigue et avare selon les circonstances ; très autoritaire en général, et se laissant parfois influencer par le premier venu.

Firmin et Corentin avaient passé ensemble près d'un demi-siècle sans se fâcher, tant ils étaient bons enfants tous les deux. Ils avaient servi l'ancienne propriétaire, pauvre veuve sans conseil, dont l'inexpérience avait laissé péricliter toute chose, et dont la mort avait entraîné la vente forcée de cette belle et grande demeure. M. Coquelicot, très riche, depuis peu l'avait acquise à bon compte, et s'en était épris au point de consacrer dix années et d'énormes capitaux à lui rendre sa gloire extérieure, ternie par l'abandon ou le manque de soins intelligents.

« Vous souvient-il encore, demanda Firmin, de l'état dans lequel était le parc du temps de la pauvre baronne ?

-- Si je m'en souviens ! Un fouillis.

-- Et les écuries ? Ah ! mes pauvres chevaux d'autrefois !

-- Mes serres étaient dans un pire état que vos écuries ; et quant à la dégradation, sous toutes les formes, l'intérieur du château ne le cédait en rien aux communs. Pauvre dame ! on faisait ce qu'on pouvait pour lui prouver qu'elle était trompée, qu'on lui conseillait de mauvais placements, de folles entreprises, au lieu de mettre son argent dans la terre, ce qui donne peu, mais ne vous ruine pas.

-- Que voulez-vous, mon cher ? ce n'est ni son jardinier, ni son cocher qu'elle aurait écoutés. Vous et moi, nous n'étions bons, dans son esprit, qu'à étriller les chevaux et à planter des choux. Enfin, ce que nous avions prévu n'en est pas moins arrivé, malheureusement ! Quelle triste chose que cette vente !

-- Oui. Trop heureux encore d'avoir été maintenus dans nos fonctions par M. Coquelicot, bon homme, au fond, malgré son originalité.

-- Très bon homme assurément. Mais comme il tenait à son nom ! Vous en souvenez-vous ?

-- Ah ! Et à ses armoiries !

-- Ne m'en parlez pas. Il les avait fait peindre sur ma calèche ! J'en avais envie de rire.

-- Quelle drôle d'idée ! Il en avait bien d'autres. Mais comme il ne manquait ni de bon sens, ni d'ordre, il a su faire toutes les réparations nécessaires, et mettre tout sur un bon pied, sans gaspiller son argent, car il laisse, dit-on, une grande fortune.

-- Tant mieux pour les héritiers.

-- Ah ! les héritiers !... »

Firmin et Corentin jetèrent ensemble un si gros éclat de rire que le chien, qui dormait aux pieds du cocher, s'éveilla et se mit à aboyer, croyant bien faire.

« Tais-toi donc, Brutus, tu fais encore plus de vacarme que nous, et sans savoir pourquoi. »

À la voix de Firmin, le chien renonça à toute démonstration et se replongea dans son paisible sommeil, pendant que les causeurs, tout en fumant leur pipe, profitaient du dernier jour de repos qui leur était donné.

« Nous rions, reprit Corentin, parce que tout ce qui se passe est singulier ; mais en attendant, c'est demain qu'arrive un des héritiers, un M. Coquelicot, venant du Nord, et la vie va changer pour nous. Personne ne connaît ce monsieur. Comme il est, il faudra le prendre.

-- Pour sûr ! et sans mot dire. Les maîtres sont les maîtres, et Firmin sera toujours Firmin.

-- C'est inévitable. Tant qu'il n'y aura ici qu'un héritier, on s'en tirera ; mais quand l'autre viendra, comment faire ? Ils ne pourront jamais s'entendre ?

-- Il faut y compter. Bah ! qui vivra verra. »

Firmin aimait ce dicton, qui lui reposait l'esprit, en coupant court à toute prévision. Ses chevaux et sa pipe, c'était assez, et il ne sortait guère de là.

Corentin, souvent rapproché des maîtres par ses travaux de jardinage, s'intéressait davantage à tout ce qui touchait Kérouët. Rien ne le trouvait indifférent. Il avait vivement compati aux chagrins de la baronne ; la vente de ses biens l'avait bouleversé, mais ayant reconnu dans l'acquéreur beaucoup de bonté, sous un masque un peu ridicule, il l'avait servi, non seulement avec fidélité, mais avec cœur. C'est pourquoi il aurait désiré que la paix ne fût pas troublée entre ces vieux murs, et que les successeurs du châtelain pussent sympathiser entre eux.

Le lendemain du jour où le cocher et le jardinier causaient ensemble, M. Corbin se trouva de bonne heure au château, et s'informa des dispositions prises pour recevoir respectueusement l'héritier qui se présentait le premier. Tout était en bon ordre. Mme Sylvain avait tout prévu, et particulièrement le menu du déjeuner. Le cocher attelait pour aller, à cinq kilomètres, chercher M. Coquelicot : le jardinier avait cueilli ses plus belles fleurs d'automne pour orner le salon, la salle à manger et le billard. Chacun avait fait son devoir, et le valet de chambre achevait les derniers rangements.

M. Corbin monta dans la calèche et partit au trot de deux beaux chevaux noirs, pour aller au-devant de l'héritier.

Il put, le premier, constater le peu de rapport existant entre lui et M. Gilles. Timide, par nature et par isolement, il salua le notaire d'un air embarrassé, et ne sut que répondre aux phrases polies que celui-ci lui adressa. Bien loin d'affecter une contenance fière et hautaine, comme faisait parfois le cousin, on remarquait dans tout son extérieur une bonhomie un peu trop sans façon, et qui ne laissait pas soupçonner la capacité réelle qui, jointe à ses efforts, avait fait de lui un patient chercheur, un savant.

M. Corbin, qui n'était point porté à parler inutilement, s'épuisa néanmoins à faire les demandes et les réponses, comme il convenait au seul intermédiaire qu'il y eût entre le testateur et l'héritier.

Les chevaux prenaient facilement le galop, circonstance avantageuse pour le pauvre M. Corbin, car, vraiment, il ne savait plus que dire à ce monsieur qui ne se trouvait en pays de connaissance que quand on parlait des anciens.

L'avenue par laquelle on arrivait au château était admirable. Ses mille nuances de feuilles jaunissantes ajoutaient à la richesse du tableau. M. Corbin, pour se reposer, attira l'attention de M. Coquelicot sur ces beaux arbres.

« Je suis myope et mon lorgnon me fatigue. »

Ce fut l'unique réponse qu'obtint le notaire, et il en fut découragé ; quand on a compté sur la beauté d'un paysage, sur la majesté d'un château ancien, sur le grandiose des proportions et sur la perfection des détails, que faire d'un myope ?

M. Corbin renonça forcément à quantité d'observations intéressantes qu'il avait projeté de faire faire au nouvel arrivant. Celui-ci ne paraissait remarquer avec plaisir que les deux cents mètres qui séparaient le château du village, et l'isolaient de manière à laisser à peu près s'éteindre les bruits de la vie commune. Le silence, c'était le besoin absolu de ce bon M. Pantaléon. Il l'avouait lui-même au notaire qui, désespérant de trouver dans l'autre héritier les mêmes aspirations, pressentait des causes de guerre intestine, et se demandait quelle puissance pourrait intervenir entre les belligérants et les amener à un traité de paix.

Sa mission était d'installer ces messieurs, de leur faire prendre connaissance des affaires de la succession ; mais comme il était fort délicat, et qu'il avait conservé un bon souvenir de l'ancien possesseur, il voulait essayer de mettre d'accord ses successeurs, si opposés qu'ils pussent être.

Le personnel du château s'empressa de venir saluer l'héritier. Mme Sylvain, qui se tenait à part, sur le passage de M. Pantaléon, lui fit une révérence aussi respectueuse que digne ; et le brave homme sentit que c'était le moment opportun pour adresser quelques mots bienveillants à tous ceux qui allaient être en rapport avec lui. Il chercha ce qu'il pourrait bien dire, et ne le trouva point, ce qui doit être une chose extrêmement pénible pour un orateur. Le premier mot ne venant pas, l'héritier avait trop de bon sens pour s'enquérir du second. Il fit de la main droite des signes de bonne entente, et tout fut dit. Les braves gens n'en furent pas moins prévenus en sa faveur, parce que sa bonhomie éloignait toute idée d'exigence ou de dureté.

Mme Sylvain, qui, relativement à la petite Marie-Thérèse, avait surtout besoin de rencontrer de la bonté, se sentit à l'aise. Elle se flatta de l'espoir que sa chère enfant serait bien accueillie, et conserverait la douce liberté que lui avait donnée, si tardivement, feu M. Coquelicot.

M. Corbin fit d'abord entrer le nouveau propriétaire dans la superbe salle à manger, où le déjeuner le mieux ordonné était servi, par les soins de Mme Sylvain ; deux couverts étaient préparés, celui de l'héritier à la place d'honneur, bien entendu.

Le maître d'hôtel présenta successivement des mets, choisis et réconfortants, propres à réparer les forces d'un voyageur fatigué. M. Pantaléon secouait la tête, et son geste, à peine visible, opposait le refus le plus formel aux offres qui lui étaient faites. M. Corbin en témoignant de l'étonnement, le petit vieillard lui répondit, avec une parfaite simplicité :

« Je me porte bien, et je ne veux rien changer à mon régime.

-- Quel est donc votre régime, monsieur ?

-- À midi, deux œufs à la coque, quatre mouillettes et une tasse de thé. »

Ce n'était vraiment pas la peine d'hériter de Kérouët ! Ainsi le pensèrent le notaire et le maître d'hôtel. On s'empressa d'aller dénicher les derniers œufs d'automne, et le bon Pantaléon put du moins déjeuner selon ses goûts modestes.

« Vous êtes surpris, je le vois, dit-il avec beaucoup de douceur ; vous le serez bien davantage quand vous connaîtrez ma manière de vivre.

-- Quelle qu'elle soit, monsieur, il vous sera facile de la suivre.

-- Je n'en sais trop rien. Il me faut, pour être heureux, converser peu avec les modernes et beaucoup avec les anciens.

-- Ceci, monsieur, est d'autant plus aisé que les voisins sont tous plus ou moins éloignés. Ceux-là seuls à qui vous ferez des avances vous rendront vos visites.

-- Des avances ? J'entends bien n'en faire à qui que ce soit. J'irai présenter mes hommages à mon curé, comme tout bon chrétien doit le faire ; et je m'en tiendrai là, espérant, monsieur, que des relations amicales continueront entre le château, le presbytère et l'Étude, comme du temps de mon cousin. »

M. Corbin était touché de la confiance de l'héritier, de cette espèce de naïveté d'un homme évidemment supérieur, et qui se tenait en dehors de toutes les choses de la vie. Mais son embarras allait croissant, quand il se représentait cette tête du Midi, dont les neiges de l'hiver n'avaient pas refroidi le bouillonnement, Ildefonse enfin, qui, dans peu de jours, tomberait tout à coup au milieu de ce calme plat. Comment faire ? Opposition complète. Deux génies absolument contraires ; et M. Corbin au milieu, cherchant à leur faire entendre raison, à mettre du bruit dans le silence du doux Pantaléon et du silence dans le fastueux brouhaha du remuant Ildefonse.

C'était un travail ingrat et difficile ; l'ami de la maison était loin de se le dissimuler. Il faudrait ménager l'un, ménager l'autre, éviter de déplaire, afin de garder un peu d'influence sur chacun. Mais c'était l'œuvre du temps ; il était raisonnable de vivre au jour le jour.

M. Corbin, plein de prévenance, entreprit de montrer au propriétaire les détails de la propriété, puisqu'il renonçait à l'effet d'ensemble, à cause de la myopie. On visita d'abord le rez-de-chaussée, vaste et splendide, que M. Coquelicot avait décoré de beaux tableaux et de bronzes artistiques. La salle de billard fut particulièrement indiquée comme une des plus belles pièces du château.

M. Pantaléon, se croyant dans un musée, tant les panneaux étaient richement ornés, se décida à prendre son lorgnon.

« Qu'est-ce donc que ce coquelicot, d'un rouge éclatant, au milieu de ces épis de blé ?

-- Eh bien, monsieur, ne le reconnaissez-vous pas ?

-- Non, pas du tout ; je n'ai jamais vu cela nulle part.

-- Ce sont, dit sans rire M. Corbin, les armes parlantes de la famille Coquelicot.

-- Allons donc ! C'est une plaisanterie. La famille Coquelicot n'a jamais eu d'armoiries, ce qui ne l'empêchait pas d'être fort bien posée, et fort bien vue dans le Nord.

-- Monsieur votre cousin a lui-même fait peindre ce...

-- Monsieur mon cousin s'est donné là un petit ridicule que je n'accepte pas. Je ferai enlever ce cartouche et cette peinture sans valeur ; on montera le tout au grenier.

-- Permettez-moi, monsieur, de vous rappeler qu'aux termes du testament, les héritiers n'ont, ni l'un ni l'autre, le droit de rien changer à l'état actuel de la demeure, à moins d'absolue nécessité, et du consentement des deux.

-- Ah ! c'est juste ; j'oubliais cette singulière clause, qui nous lie les bras à tous deux. Il était bien original ce pauvre cousin Gilles !

-- Oui, un peu, c'est vrai.

-- Enfin, je n'ai rien à faire qu'à respecter ses volontés ; mais ce coquelicot me contrarie vivement. »

Le front de l'héritier était devenu soucieux : il sentait qu'il n'était pas au bout de ses ennuis, bien qu'il se vît appelé, par un coup de fortune, à une position superbe autant qu'inattendue.

On passa dans les salons ; M. Corbin fit remarquer les tapisseries, les plafonds, les parquets, les meubles, richement sculptés, les lustres, les glaces, etc.

« C'est bon, c'est bon, dit le savant, de toutes ces merveilles, je n'ai nul besoin, et mes yeux sont très fatigués. »

Ce disant, il remit son lorgnon dans sa poche.

C'était une déception pour le cicérone. Il ne fit donc plus que traverser les appartements sans attirer sur chacune des beautés principales les yeux fatigués de M. Pantaléon. La chambre à coucher, destinée, dans son esprit, au premier arrivé, méritait une mention toute particulière. Elle était magnifique ; l'héritier en convint, mais sans enthousiasme. Un cabinet d'étude spacieux et élégant comme un boudoir n'eut pas le privilège de fixer ses préférences. Il avait l'esprit trop sérieux pour se plaire au milieu de ces tentures vieux rose et de ces sièges dorés.

M. Corbin était désolé de ne pouvoir éblouir, même pour un instant, le petit vieillard. Pourtant il avisa une rotonde, faisant partie d'une tourelle exposée au nord, et d'où l'on n'apercevait que les branches d'un vieux sapin. Feu M. Coquelicot paraissait avoir oublié d'embellir cette petite retraite. De simples rideaux blancs, un bureau en acajou, un fauteuil de cuir, deux chaises de paille, et, tout autour, des rayons superposés, sur lesquels on voyait çà et là quelques rares volumes. Telle était la rotonde : Pantaléon en devint fou !

C'était son rêve ! Il soupira de plaisir, et ne vit plus, dans l'antique et superbe demeure, que sa rotonde, lieu fait exprès, disait-il, pour penser, réfléchir, comparer, compulser, écrire, traduire, enfin travailler.

Sa physionomie devint riante. Il était arrivé à trouver la vie possible à Kérouët. Le reste de la propriété serait pour lui un composé d'accessoires, plus ou moins commodes, l'essentiel était sa rotonde. C'est pourquoi il opta pour le rez-de-chaussée ; c'est-à-dire pour la chambre à coucher qui précédait ce lieu de prédilection. Les salons et la salle de billard étaient destinés au cousin Ildefonse. Quant à la salle à manger, elle serait commune à tous deux ; c'était là que Pantaléon jouirait de ses deux œufs à la coque, de ses quatre mouillettes et de sa tasse de thé.

M. Corbin entreprit de faire visiter les appartements du premier.

« C'est inutile, mon cher monsieur, répondit le propriétaire ; je me figure ce que cela doit être, et je suis sujet à l'essoufflement dès que je monte un escalier ; c'est pourquoi je monte le moins possible. D'ailleurs, j'ai tout le temps de parcourir le château ; ne nous pressons pas. »

Effectivement rien ne le pressait, le brave homme ; il marchait à petits pas, se donnant l'innocent plaisir d'une prise de tabac toutes les fois qu'il y pensait. Cependant il ne résista pas à M. Corbin qui lui proposait de monter en voiture, pour juger, sans aucune fatigue, de l'étendue de ses terres.

« Allons ! Je le veux bien, dit-il en souriant. Mais il est bien convenu, n'est-il pas vrai, qu'on m'épargnera le tracas des affaires. Je toucherai les rentes ; mais je ne me mêlerai ni de renouveler les baux, ni de faire droit aux réclamations, plus ou moins justes, des fermiers. Tout cela vous regardera. Monsieur Corbin, la confiance qu'avait en vous mon parent me prouve, jusqu'à l'évidence, que nos intérêts ne pourraient être mieux placés qu'entre vos mains. »

Ces paroles avaient été dites d'une façon si délicate, qu'elles suffisaient à juger l'excellent homme. Le notaire comprit que, de ce côté du moins, on allait vivre en paix ; mais il était inquiet au sujet de ce Méridional, dont il ne connaissait encore que la vanité et l'ostentation.

Firmin, qui se piquait de suivre les traditions du grand genre, vint d'un air solennel jeter gravement ces mots :

« Monsieur est attelé. »

Pantaléon en fut tout étonné, lui qui n'entendait rien à la vie de conventions. « Me prendrait-il pour un cheval ? » se demanda-t-il à lui-même, tout en mettant son chapeau sur sa tête.

On sortit, comme on était entré, par la grande avenue ; et M. Corbin, montrant d'un geste d'immenses plaines, dit :

« Monsieur, tout cela est à vous.

-- À moi et à l'autre. La drôle d'idée qu'a eue là ce pauvre Gilles !

-- Ces champs à perte de vue sont également à vous. »

Pantaléon prit son lorgnon et reconnut qu'il y avait, au bord du chemin, quelques betteraves oubliées. Il crut devoir en témoigner sa satisfaction, par un signe de tête approbatif et une prise de tabac. On passa devant une ferme ensoleillée dont l'aspect était agréable.

« Si vous descendiez de voiture, monsieur, vous feriez plaisir à ces bonnes gens.

-- Vous croyez ? Descendons. »

Le nouveau propriétaire vit s'avancer vers lui la fermière bretonne, suivie de quatre ou cinq petits enfants. Son esprit commençant à se rasseoir, il n'éprouvait plus l'embarras qui l'avait rendu muet à l'arrivée. Il fit donc une caresse au plus jeune des enfants et adressa à leur mère une sorte de compliment sur leur bonne mine, à tous, et sur la tenue extérieure de la ferme. Peine perdue ! La brave femme ne savait pas un mot de français. Tout se passa en révérences. Mais elle alla traire sa meilleure vache, et apporta, d'un air de bonne humeur, deux bols pleins d'un lait excellent.

M. Pantaléon aurait accepté de bon cœur, mais il était dans son régime de ne jamais rien prendre entre ses repas.

Remonté en voiture, après avoir laissé quelques pièces blanches aux enfants, l'héritier aperçut un bois épais, vers lequel on se dirigeait. Les ombrages étaient, dans la création, ce qu'il préférait. Il éprouva donc un plaisir réel à longer ce bois, et voulut descendre encore de voiture, pour entendre le bruit des feuilles d'automne broyées sous ses pas.

« Voilà ce que j'aime, dit-il ; on peut s'isoler ici, c'est ce qu'il me faut. Ce bois est bien loin du château, c'est dommage.

-- Monsieur, vous trouverez, dans votre immense parc, des parties boisées aussi solitaires que ces allées profondes.

-- Oui ; mais ici je serai plus sûr de ne rencontrer personne. »

Décidément Pantaléon n'avait pas les instincts d'un châtelain brillant. Manger peu, être logé mesquinement, ne voir âme qui vive, c'était jusqu'à présent tout ce qu'on savait de lui ; mais M. Corbin, habitué, par le commerce des hommes, à voir plus loin que la surface, pressentait la bonté, la douceur du vieillard, sa générosité envers les petits, et la facilité de rapports qu'on aurait avec lui.

C'était assez pour bien augurer de la vie nouvelle qu'on allait mener au Kérouët. Le brave homme ne ferait pas grand bruit dans le pays ; mais du moins on vivrait en paix. à moins que cet autre Coquelicot, taillé sur un modèle tout différent, ne vînt troubler cette paix par sa turbulence et sa vivacité intempestives.

Pendant que le notaire promenait dans tous les sens le pacifique cousin, il avait dans son portefeuille une lettre emphatique du cohéritier lui annonçant que dans trois jours on aurait à lui faire une réception telle que la demandait sa dignité. C'était un terrible embarras. Après l'arrivée de M. Pantaléon qui faisait tout à la sourdine, comment emboucher la trompette, ainsi que le souhaitait le Marseillais ? Après avoir tâté le terrain, M. Corbin demeurait convaincu que les démonstrations de bon accueil se borneraient à la politesse obligée et au respect que les honnêtes Bretons témoignent en général à ceux que la Providence place au-dessus d'eux.

Il n'avait pas mission d'électriser le village de Kérouët, d'organiser une fête, de faire élever des arcs de triomphe et de lancer des fusées. D'ailleurs ce contraste avec la silencieuse entrée de M. Pantaléon eût été blessant pour celui-ci. Il se décida donc à laisser l'initiative aux paysans, se doutant bien qu'il n'en résulterait que peu de chose, sinon rien du tout.

En rentrant au château, l'héritier remercia amicalement son introducteur, lui demandant de venir souvent le voir, car ajouta-t-il, « c'est le monde que je crains, et c'est l'amitié que je cherche ». Ces deux hommes se serrèrent la main, et vraiment ils n'étaient déjà plus l'un pour l'autre de simples étrangers.

Resté seul, le propriétaire de Kérouët, un peu étourdi d'avoir regardé tant de choses, qu'il n'avait pas vues, sentit le besoin de se reposer. Il entra dans sa chambre, qu'il trouvait trop élégante, encombrée de beautés inutiles. Là il se répéta bien des fois qu'il était chez lui, afin de parvenir à le croire, et finit par se dire que, au bout du compte, il ne prendrait de sa nouvelle existence que ce qu'il voudrait, c'est-à-dire la joie de travailler en silence, et de faire du bien autour de lui.

Rien n'était paisible et de bonne foi comme l'âme de ce savant : elle avait touché familièrement à cent questions élevées, et elle se heurtait aux moindres chocs de la vie pratique ; mais toujours voulant bien faire.

Quand il fut un peu reposé, l'héritier sonna le valet de chambre afin qu'il le conduisît au presbytère, car il regardait comme son premier devoir d'entrer dans l'église d'abord, et ensuite chez le curé.

Reprenant donc son allure lente et indécise, il suivit, avec le domestique, un sentier sur la droite, traversa un potager et se trouva, au moyen d'une petite porte peinte en vert, sur la place de l'église. Ce modeste sanctuaire n'était fermé que pendant la nuit. À toute heure du jour, les hommes simples, mais croyants, qui composaient la population de Kérouët, pouvaient y entrer un instant, avant ou après leurs labeurs ; et de bonnes vieilles y égrenaient dévotement leur chapelet. Le petit vieillard prit de l'eau bénite, fit le signe de la croix, et s'agenouilla un moment. C'était assez pour que le serviteur et les bonnes femmes pussent constater que le maître acceptait comme eux la foi chrétienne et les enseignements de l'Église.

On entra ensuite au presbytère ; et, ayant congédié le serviteur, M. Pantaléon salua le prêtre avec respect et courtoisie. Le curé de Kérouët était un homme de quarante-cinq à cinquante ans, d'humeur gaie, cachant un fond très sérieux sous une enveloppe toute gauloise, ne craignant pas le mot pour rire, et se faisant aimer de tous.

On devait s'entendre, et l'on s'entendit. Le savant trouvait à qui parler, car l'abbé lui laissait voir, à travers les plaisanteries dont il hérissait sa conversation, qu'il savait causer à peu près de tout. La bonhomie du vieillard faisait passer sur les petits ridicules de sa personne, et l'on pouvait d'ailleurs pardonner beaucoup à un homme devenu riche et ne cherchant qu'à répandre son superflu dans le sein des malheureux. Ce premier entretien suffit pour assurer une estime réciproque.

M. Pantaléon était myope, il est vrai ; mais sa myopie s'arrêtait aux contours extérieurs. Quand il ne s'agissait ni de formes ni de limites, il était presbyte. Aussi la physionomie calme et distinguée de Mme Sylvain ne lui avait-elle pas échappé.

Il parla de la femme de charge à M. Corbin et au curé ; tous deux lui apprirent que, dans sa situation effacée, elle n'était nullement à sa place, et que son éducation répondait à ses sentiments élevés. Dès lors, il prit intérêt à elle et à son enfant. La pauvre mère, qui ne vivait que pour Marie-Thérèse, sut gré au vieillard de ses bonnes dispositions, et le remercia avec effusion quand il lui dit :

« Madame Sylvain, je sais qui vous êtes, et je vous désire tout le bien possible. Quant à moi, j'ai hâte de vous traiter comme vous le méritez ; votre petite Marie-Thérèse peut courir librement ici, et s'amuser tant qu'elle voudra ; je le trouverai toujours bon. »

Le bonhomme était bizarre, lui aussi, mais d'une autre façon que feu M. Coquelicot. Il passait son temps à se dissimuler, à ne pas faire de bruit, à tâcher de n'en pas entendre ; et déjà il avait fait du bien. Firmin et Corentin, qui d'abord l'avaient critiqué en riant, s'étaient attachés à lui en trois jours. Ils disaient que, sans en laisser rien paraître, il avait de l'esprit comme quatre, puisqu'il savait contenter tout son monde. Et, à cause de ses allures calmes et silencieuses, ils l'appelaient en tête-à-tête le père la Sourdine.

VI -- La trompette

Le soleil d'automne dorait la campagne, M. Coquelicot (celui du Midi) écoutait les cors qui, pensait-il, devaient résonner dans l'espace. Il se trompait ; point de fanfare, rien qui résonnât autour de Kérouët. Et pourtant, lui, Leu-Ildefonse, s'approchait en possesseur, en seigneur. Tout allait lui être soumis ; sa volonté ferait loi. D'où venait que les arcs de triomphe ne s'élevaient sur aucun point ? Pourquoi ne s'avançait-on pas au-devant de la voiture, bannières déployées ? C'était à n'y rien comprendre.

Sans doute, M. Corbin avait été le saluer à la gare, et Firmin, chapeau bas, les avait fait monter tous deux dans la calèche ; mais c'était un autre homme que le savant de Dunkerque. Ce qui avait suffi à l'un ne suffisait pas à l'autre. La preuve en était dans l'air irrité et la physionomie noblement renfrognée de l'héritier.

Les paysans qui travaillaient dans les champs ôtaient leurs casquettes, ou plutôt leurs grands chapeaux, et saluaient le passage de la voiture. Beau droit du seigneur, vraiment ! L'arrivant avait la tête chaude. Plus de douze lustres n'avaient pas achevé de refroidir sa bouillante cervelle. Il était d'une colère ! ! !...

Vainement M. Corbin s'efforçait-il de lui indiquer de magnifiques points de vue, des lointains admirables, des fonds de toute beauté ; il regardait à peine, ne témoignait rien, et s'enfermait dans un mutisme tout à fait désobligeant. Le notaire aimait mieux les myopes.

Plus on approchait du château, plus le Marseillais s'étonnait. On entra dans la superbe avenue sans qu'on eût seulement tiré quelques coups de fusil en signe d'honneur. Le vieux manoir s'élevait, silencieux et grave, et Ildefonse se demandait si cette magnifique prison de granit n'allait pas être le tombeau de ses joies.

Depuis quelques semaines il avait trouvé, dans l'attente, mille douceurs. Sa vanité s'était complue dans la fumée de l'encens qu'il s'envoyait à lui-même, et il ne s'était pas épargné les félicitations et les coups de chapeau, ayant annoncé à tous qu'il était appelé à de hautes destinées.

Quelle chute ! Son orgueil se révoltait. Point d'émotion, non seulement dans le département, mais dans la commune. Des enfants, en assez grand nombre, montrant leurs gais visages, et s'arrêtant d'un air curieux, parce que le passage de la voiture coïncidait avec la sortie de l'école. C'était à peu près tout.

M. Corbin, toujours pour garder l'équilibre entre les deux successeurs de son client, n'avait pas engagé le personnel à faire plus que pour recevoir M. Pantaléon. C'était le même respect, les mêmes saluts ; et Mme Sylvain, encore à part, un peu plus loin que les gens, faisant la même révérence.

Le Marseillais était beaucoup trop en colère pour répondre poliment à ces braves gens. Comme le timide Côme, il fit aussi un geste de la main ; mais ce geste signifiait en bon français : « Allez-vous-en ! »

Tous le comprirent, et l'impression reçue ne fut pas favorable. On trouva qu'il était fier et qu'il avait la figure maussade. Il est vrai que son costume ne laissait rien à désirer. Le drap le plus fin, la coupe la plus heureuse, les bottines les mieux faites, les gants les plus justes, la barbe la mieux taillée. Un vrai jeune homme ! sauf le visage qui était vieux, et les cheveux qui étaient blancs. En un mot, Leu-Ildefonse manquait par un seul point : il n'avait pas cette physionomie bonne et indulgente qui fait aimer la vieillesse.

EL pourtant, il n'était ni méchant, ni avare, ni brusque : il était Coquelicot, c'est tout dire. Mais sa vanité lui avait, depuis quelque temps, soufflé à l'oreille tant d'hommages, tant de protestations de fidèle servage et d'humble dévouement, qu'il était désappointé au plus haut degré en se voyant l'objet de simples politesses.

L'ancien propriétaire ayant toujours fait preuve d'une simplicité de mœurs extraordinaire, et même d'une sorte de misanthropie, on avait pensé que tous les Coquelicot se ressemblaient ; et d'ailleurs les goûts et les façons d'agir du premier arrivé n'avaient fait que donner corps à cette supposition.

M. Corbin, malgré son sang-froid, trouvait sa mission de plus en plus difficile à remplir. Il était gêné par l'air arrogant que croyait devoir affecter le seigneur de Kérouët, et il se demandait comment il s'y prendrait pour faire exécuter le testament à la lettre par un esprit aussi grincheux.

Il commença par faire une seconde édition, en tout conforme à la première. Seulement, au lieu d'entrer d'abord dans la salle à manger, il imagina de passer par la salle de billard et de montrer avant tout les armoiries.

Le Marseillais n'était pas myope, il s'en fallait. D'un coup d'œil il voyait tout.

Saisi à la vue du cartouche entourant le coquelicot, il entendit à peine M. Corbin dire entre ses dents :

« Les armes parlantes de votre famille.

-- Je les reconnais parfaitement ! s'écria l'héritier d'une voix sonore, qui remplit la salle de billard. Un Coquelicot au milieu d'épis de blé ; c'est bien ça ! malheureusement, j'ai perdu mon cachet : mais il doit y en avoir ici ?

-- Oh ! certainement. Monsieur votre cousin en avait fait faire de plusieurs grandeurs. Il aimait à reproduire ses armes. Du reste, vous avez pu les voir sur les portières de la calèche ?

-- Non, je n'y ai pas fait attention. L'habitude empêche de remarquer ces choses-là. »

On fit à la hâte le tour de la salle de billard ; car le voyageur avait grand-faim, quoique cousin de M. Pantaléon. Rentrés dans la salle à manger, on trouva, parfaitement servi dans la vaisselle plate du défunt, le même déjeuner que celui offert à l'autre héritier quelques jours auparavant.

L'humeur de Leu-Ildefonse s'était adoucie par l'effet des armoiries ; son front s'était rasséréné. M. Corbin, inquiet de la première entrevue des cohéritiers, vit que le moment était pourtant venu.

Le timide Côme ne paraissant pas, il l'envoya prévenir, et, quand il fut arrivé, présenta, l'un à l'autre, avec tout le cérémonial imaginable, ces deux hommes qui ne se convenaient pas.

Le doux Pantaléon tendit la main le premier et essaya de sourire. Le Marseillais, qui n'était certes pas content de voir apparaître ce commensal obligatoire, agit pourtant en homme bien élevé ; il tendit aussi la main, et, à l'extérieur du moins, la bonne entente fut établie.

Côme, fidèle à son régime qui, au fait, lui réussissait, mangea silencieusement ses deux œufs dans son coquetier d'argent, prit ensuite sa tasse de thé, et croisa les mains sur la table comme un homme qui se tient pour entièrement satisfait de son déjeuner.

Pendant ce temps-là, les mets solides, présentés par le maître d'hôtel, allaient se perdre dans le formidable appétit du voyageur. On ne faisait que changer les assiettes et les fourchettes ; c'était un service actif s'il en fut. Pantaléon n'en revenait pas et se disait qu'on était loin du brouet noir des Spartiates.

Après le déjeuner, qui avait achevé de mettre Ildefonse en meilleure humeur, M. Corbin reprit avec courage l'œuvre difficile de plaire au châtelain, et de lui faire connaître le superbe immeuble. Pantaléon saisit ce moment pour se retirer dans sa chambre, car il avait l'habitude de faire sa sieste après chaque repas.

Or fit plus attentivement le tour de la salle de billard ; et le Marseillais, qui avait la prétention d'être fin connaisseur en toute chose, approuva ceci, désapprouva cela, donnant son avis si carrément et d'un ton si impérieux, qu'il y aurait eu de quoi persuader tout autre homme que M. Corbin. Celui-ci, avec sa sagacité ordinaire, avait déjà jugé l'individu, d'abord d'après ses lettres ampoulées, et ensuite d'après le maintien prétentieux et l'air d'assurance qu'il croyait devoir prendre pour affirmer sa suprématie.

Ildefonse daigna trouver les salons à son goût, et dit en passant qu'ils seraient bien juste assez vastes pour réunir son monde au retour des grandes chasses qu'il projetait.

Prévoyant que ce caractère anguleux pourrait se cabrer à la pensée du choix fait par le cousin, le notaire commença par faire remarquer que l'appartement du rez-de-chaussée serait commun, à l'exception de la chambre à coucher et de la rotonde ; et que d'ailleurs celui du premier était composé de trois chambres superbes, d'un cabinet richement décoré, d'une bibliothèque spacieuse et enrichie de tableaux admirables. On avait, du balcon, un vue splendide, une horizon immense. Tous ces considérants décidèrent le haut personnage à ne pas désirer le peu que demandait son compétiteur.

Il monta le grand escalier de pierre, à la rampe artistique, et fut littéralement émerveillé, non seulement de la beauté du paysage, mais de la magnificence de l'appartement. Là il se sentit grandir au moins d'une coudée. Savoir qu'il était le maître ! On pourrait bien dire le maître, car ce pauvre Pantaléon, mangeant ses mouillettes, lui avait fait l'effet d'un zéro placé à sa droite, et décuplant sa valeur personnelle, déjà si élevée !

On monta l'étage supérieur, où l'on trouva dix ou douze chambres d'une grandeur ordinaire : les chambres d'amis. Le châtelain jugea qu'il n'y en avait pas assez, mais enfin on ferait comme on pourrait, au moment des chasses. L'ensemble était assez satisfaisant pour qu'on passât sur bien des choses ; ce fut son avis.

M. Corbin vantait tellement la propriété, qu'il fit naître en son nouveau client le désir de la parcourir le jour même en son entier, bien qu'il eût lieu de se plaindre de la population. On partit en voiture, et le Marseillais vit passer successivement sous ses yeux des hectares de sarrasin, des hectares de pommes de terre, des hectares de bois, des pièces d'eau, juste ce qu'il fallait pour écrire à son ami Lesparre :

« Je ne puis te dire, mon bon, de quoi se compose cet héritage. Figure-toi des centaines de champs, les uns au bout des autres, quantité de fermes, des moulins de tous les côtés, des bois, des forêts, des étangs, des rivières, et mille autres choses que je verrai plus tard. Quant aux habitants, ils ont craint de ne pas faire assez pour me recevoir, et, par cette sotte raison, ils n'ont rien fait du tout. Je me suis facilement passé de leurs démonstrations, sachant qu'ils me sont entièrement dévoués.

« Tu me demanderas peut-être ce que je pense de mon cousin Coquelicot, ici présent. Je n'en pense rien. C'est un drôle de petit bonhomme qui n'est certes pas fait pour mener la vie à grandes guides. Il est court et replet, je m'attends à ce qu'il devienne un jour tout rond. Peu m'importe ; il n'est pas gênant et tient fort peu de place. Adieu.

« ILDEFONSE COQUELICOT.

« P.-S. J'ai retrouvé ici, au berceau de ma famille, nos armoiries que je croyais perdues. »

M. Corbin s'était discrètement retiré après avoir fait tout admirer. Il voulait attendre d'être rappelé afin de ne porter ombrage à personne.

Les héritiers, chacun occupé de son côté à comprendre la situation nouvelle, entendirent tous deux la cloche annonçant le dîner, et arrivèrent ensemble dans la salle à manger, l'un par une porte, l'autre par la porte en face. Ils se saluèrent, prirent place et ne surent plus que dire. On ne connaissait rien des antécédents du vis-à-vis ; et quant au présent, on ne se ressemblait que par les conditions extérieures de l'existence.

M. Pantaléon, enseveli dans l'étude d'un poisson, dont il aurait bien désiré ne pas avaler les arêtes, ne trouvait pas un seul sujet de conversation ; il travaillait consciencieusement, de concert avec son lorgnon, et c'était tout au plus s'il lui restait la faculté d'entendre.

Ildefonse, en homme qui se piquait de savoir vivre, prit pour thème le seul à sa portée : Kérouët. Il parla du château, de son aménagement parfait, de ses alentours, fermes, cours d'eau, bois et garennes ; il énuméra les hectares, vanta la culture, enfin il pérora, avec son emphase habituelle, pendant un quart d'heure, laps de temps qui permit à peu près à son auditeur de ne pas s'étrangler. Quant à répondre, impossible, car il n'avait rien vu, sinon très vaguement. On n'obtint donc de lui que des phrases évasives, et même, le plus souvent, il n'opinait que du bonnet. Cependant il sortit tout à coup de son mutisme pour vanter les charmes de sa rotonde, et proposa au cousin de la lui montrer en sortant de table, ce qu'il fit.

Ildefonse traversa la chambre à coucher, que le bon Côme trouvait trop belle, et quand il fut dans la rotonde, il en regarda, d'un air de pitié, les rideaux blancs, qui n'étaient plus de mode, le bureau de simple acajou et le reste de l'ameublement.

« Comment pouvez-vous trouver quelque plaisir à vous enfermer dans ce cercle étroit, d'où l'élégance est bannie ?

-- Mon cousin, je me plais dans la simplicité.

-- Et moi, je m'y déplais.

-- Et puis, cette petite pièce aura toujours mes préférences parce qu'elle est sourde. Les bruits du dehors y parviennent à peine.

-- Ah ! nous ne nous ressemblons guère ! Il me faut, à moi, du bruit, du mouvement, du tapage. Je hais le silence, l'immobilité. Ce château est magnifique, les dépendances en sont superbes ; mais tout cela est mort. J'entends réveiller les échos ; il faut ici le son des cors de chasse qui se répercute des bas-fonds dans les combles de cette demeure seigneuriale. »

Le pauvre Pantaléon était médusé. Sa rotonde avait beau être sourde, elle ne le serait jamais assez pour échapper à toutes ces répercussions de cors de chasse ! Où se mettre pour étudier le sanscrit ? Où se cacher pour oublier absolument le dix-neuvième siècle, et retourner aux premiers âges du monde ? Il se passionnait tantôt pour une science, tantôt pour une autre. Tout dévoué à la vérité, il la cherchait partout. Depuis quelques mois c'était surtout dans les entrailles de la terre qu'il se plaisait à descendre en esprit, s'aidant des travaux de ses devanciers, y ajoutant ses propres observations, pleines de sagesse, car dès qu'il ne s'agissait pas des temps actuels, des contemporains et de la vie matérielle, Pantaléon se faisait remarquer par sa perspicacité.

Le cousin qui, au contraire, professait une entière indifférence pour le passé, l'invisible et l'inconnu, ne pouvait comprendre le plaisir qui attendait un homme dans la rotonde aux blancs rideaux.

« Mais enfin, demanda-t-il, quand vous serez enfermé là, tout seul, que ferez-vous ?

-- Je n'y serai pas tout seul, répondit le savant. Mes amis viennent à moi par la petite vitesse ; bientôt ils seront ici.

-- Vos amis ? Vous avez fait des invitations ; où les logerez-vous, vos amis ?

-- Sur ces planches que vous voyez.

-- Comment ?

-- Mes amis sont d'un autre temps ; ils vivent pour moi dans leurs œuvres. Ce sont des hébraïsants, des astronomes, des chimistes, des numismates, des géologues. Oh ! dans ce moment-ci, c'est-à-dire depuis sept ou huit mois, je suis plongé dans la géologie. Si vous saviez les admirables secrets que lui arrache l'étude persévérante ! Mais vous connaissez certainement, et mieux que moi peut-être, les découvertes modernes sur l'état primitif de notre planète ?

-- Moi ? je me garde bien de fouiller la terre ! Je me plais dessus et non pas dedans. Je cherche ce qu'elle peut me donner qui me soit agréable, et c'est à sa surface, mon cher cousin, que je le trouve.

-- Sans doute, il y a, sur l'écorce terrestre, des choses appréciables ; mais combien plus d'intérêt dans ces questions d'origine, de formation, dans ces couches superposées, sur lesquelles repose notre sol actuel ; dans ces mondes d'infiniment petits qui servent de base à des cités entières ! Je pourrai vous prêter des auteurs qui vous charmeront.

-- Qui me charmeront ? N'y comptez pas. Je ne me paye pas de si peu ! Je prends la terre comme elle est, et je ne demande à personne comment elle était il y a je ne sais combien de milliers d'années.

-- Quoi ! les conjectures sur les temps antérieurs à l'apparition de l'homme sur la planète ne vous intéresseraient pas ?

-- Non. Je suis ce qu'on appelle un bon vivant, sans souci de la veille, prétendant jouir du présent, et n'ayant jamais trouvé de plaisir dans les livres, surtout dans ceux dont vous me parlez. Votre cousin, pour être franc, ne cherche qu'à profiter des agréments de la vie, depuis son apparition sur la planète. Voilà toute ma science en géologie. »

Le doux Pantaléon sourit à ce discours, comme aux paroles d'un grand enfant. Il était trop discret pour laisser voir le peu de cas qu'il faisait d'un homme aussi léger et aussi ignorant.

« Chacun son goût », répondit-il avec une sorte de résignation, car il prévoyait que le cohéritier ne lui serait d'aucune ressource comme déversoir de ses surprises et de ses admirations, au cours de ses travaux scientifiques.

Alors son cœur affectueux et paisible se tourna vers le petit rentier de Dunkerque, ce complaisant ami qui l'écoutait toujours, et avec intérêt, et qui lui prêtait volontiers une dose de bon sens, quand il en manquait pour la vie pratique. Il se reprocha de ne pas lui avoir encore écrit, et, s'enfermant dans sa rotonde, il prit la plume de l'amitié.

« Je suis bien paresseux, n'est-ce pas, mon bon voisin ? Je vous appelle mon voisin parce que vous le serez toujours, en dépit de la distance. Personne ici ne vous remplacera ; et si je ne savais que mes livres m'arriveront bientôt, je me trouverais bien seul ! Le château est fort grand, et je le crois très beau et très bien meublé du bas en haut. La terre est fort étendue ; c'est, en somme, une magnifique propriété ; mais ce que je puis vous citer comme me plaisant davantage, c'est un bois de sapins au loin dans la campagne, et la délicieuse rotonde de laquelle je vous écris. Le reste, je l'ai peu vu, parce que, comme vous le savez, mon lorgnon me fatigue, et j'aime mieux ménager mes yeux pour lire mes auteurs. Adieu, ou plutôt au revoir. Sachez qu'à Kérouët, comme à Dunkerque, je vous tiens pour mon meilleur ami.

« PANTALÉON COQUELICOT. »

Dans cette première journée passée sous le même toit, les deux cousins furent saisis de la même inquiétude : comment donc faire, les jours suivants, pour fixer le menu ? Le cuisinier le demandait et l'on ne savait que lui répondre. L'un vivait en anachorète ; l'autre aimait la bonne chère et tenait à la variété des mets. Pantaléon ne redoutait qu'une chose, c'était de s'occuper de la vie matérielle. Il disait, parlant par hyperbole, qu'il aimait mieux ne pas manger du tout que de commander son dîner.

De son côté, le Marseillais, gourmet par nature, disait qu'il n'entendait pas s'ennuyer des combinaisons culinaires, qu'il fallait ne lui en parler jamais et le servir selon ses goûts toujours. Le pauvre cuisinier était fort effrayé de l'humeur impérieuse et exigeante qu'affectait le bonhomme, croyant que c'était bon genre ; et désespérant de réussir, il demanda que Mme Sylvain fût posée en intermédiaire, ce qu'on accepta.

Dès lors, la femme de charge se trouva plus en rapport avec les châtelains, et tous deux purent constater ses qualités rares, son activité, sa bonne tête et son esprit de devoir. Il n'y eut, en ces premiers temps, aucune décision prise à son égard ; toutefois l'estime qu'on avait pour elle et les bons résultats de la confiance qu'on lui témoignait faisaient pressentir que sa situation irait en s'améliorant, sous le rapport moral.

Pour le moment, M. Corbin remarquait que l'unique préoccupation du seigneur Ildefonse était de se poser, au château et dans le pays, comme un homme de la plus haute importance, qui sait ce qu'il vaut ; qui a l'habitude d'être toujours et promptement obéi ; qui n'a jamais su attendre, et même à peine désirer. À beau mentir qui vient de loin. Le Marseillais en disait bien long sur son passé. Il avait été tout ce qu'on pouvait être ; son influence était inimaginable ; et même ses concitoyens avaient songé à lui pour la députation ; mais il ne les avait pas laissés faire et, par dégoût de la politique, s'était borné à leur indiquer un candidat qui, du reste, avait réussi. L'âge du repos était arrivé, disait-il, on devait se retirer des combinaisons soit financières, soit diplomatiques, avant d'en être fatigué. Il voulait vivre à la campagne, largement, selon son droit, et donner le ton à toute la Bretagne.

Pour commencer par quelque chose qui frappât l'entourage immédiat, il fit venir le maître d'hôtel et lui dit :

« Rappelez-vous que je déteste la cloche. J'entends ne pas être averti de l'heure des repas par ce bruit vulgaire, bon pour le collège. Désormais, quand vous aurez à m'appeler, vous sonnerez du cor. »

Le maître d'hôtel fit respectueusement observer qu'il n'avait jamais sonné du cor.

« Vous en sonnerez pourtant, reprit le maître avec un ton d'autorité superbe.

-- Mais, monsieur, il n'y a ici que le cocher qui...

-- Eh bien, ce sera le cocher qui m'appellera, jusqu'à ce qu'il vous ait appris à faire votre service. »

Le pauvre diable s'en alla trouver Firmin.

« Dites donc, vous allez me donner des leçons.

-- Des leçons de quoi ?

-- Des leçons de cor de chasse.

-- Tiens ! Pourquoi ça ?

-- Parce que M. Ildefonse n'aime pas la cloche. Et jusqu'à ce que je sache sonner du cor, c'est vous, mon cher Firmin, qui avertirez toutes les fois que le besoin s'en fera sentir.

-- En ce cas, dépêchez-vous d'apprendre. Est-il ennuyeux ce Coquelicot-là !...

-- Ah ! je vous en réponds ! J'aime bien mieux l'autre ! Il faut convenir qu'ils sont tous deux bien singuliers ; cela tient à la famille apparemment ?

-- Faut croire. »

De ce jour, et même en dehors des repas, dès que les circonstances demandaient la présence de M. Ildefonse, le cocher était requis de sonner du cor et s'en acquittait, du reste, à la grande satisfaction du maître. Comme il l'avait souhaité, les échos du vieux manoir s'éveillaient, après avoir dormi si longtemps. Ce n'étaient que fanfares. Le pauvre Pantaléon ne savait plus où se fourrer pour ne pas entendre ce vacarme. La rotonde ne le mettait pas en sûreté ; il allait, venait, errait, cherchant dans tous les coins un écho que ne réveillât pas cet impitoyable sonneur. Hélas ! il n'y en avait point. Tous étaient prêts à répéter l'appel, et le répétaient effectivement, malgré les réclamations du petit vieux qui, de tous les biens du monde, ne demandait que le silence.

Le savant était bon et timide. Il avait toujours peur de gêner ; et comme le cousin ne se gênait jamais, il était aisé de prévoir lequel des deux avait en vue La Fontaine, dans sa fable du pot de terre brisé par le pot de fer.

Le grand personnage voulut, dès le lendemain, commencer à nouer des relations de voisinage. Il s'agissait de monter dans la calèche, aux armes de la famille, et de parcourir quelques kilomètres aux alentours. Firmin attela les beaux chevaux noirs ; mais le maître, étant entré dans l'écurie, en vit deux autres en train de manger du foin.

« Qu'est-ce cela ? Comment ? J'ai quatre chevaux, et vous n'en attelez que deux ? »

Firmin balbutia quelques mots d'excuse ; ce n'était pas la coutume du défunt, alors on ne savait pas si l'on devait...

« S'il plaisait au défunt de vivre petitement, c'était son affaire. Moi, j'entends mettre toutes voiles dehors. Tenez-le-vous pour dit, et sachez qu'il me faut quatre chevaux ; c'est bien le moins, il me semble ? Le seigneur de Kérouët n'est pas le premier venu. »

Le cocher, encore essoufflé d'avoir tant sonné du cor, attela les quatre chevaux, jugeant que son emploi n'était certes pas une sinécure. On partit, et l'apparition du nouveau châtelain dans les environs fit un effet prodigieux. À la sauvagerie de feu M. Coquelicot succédaient les promptes avances d'un des cohéritiers qui arrivait en grande pompe. On le recevait poliment ; mais sa jactance amusait les voisins de campagne, et donnait l'idée de ce qu'il devait être. Dans chaque maison il trouvait moyen de dire qu'il avait recueilli dans l'héritage un véritable trésor : les armes de sa famille, qui avaient été perdues, probablement dans la tempête révolutionnaire, car on n'avait conservé, dans la branche dont lui faisait partie, que les papiers de son aïeul, ayant trait au titre de marquis que portait alors le chef de la lignée.

Comme il finissait par croire tout ce qu'il disait, il répéta si bien cette nouvelle hâblerie qu'il s'en pénétra, et prit dès lors le parti de se faire annoncer partout : « M. le marquis de Coquelicot ». Les mœurs des gentilshommes bretons sont généralement fort simples, ce qui rendait plus amusantes encore les prétentions d'Ildefonse.

Comme, par ses folles exagérations et ses mensonges puérils, il se moquait des autres, les autres ne manquaient pas de se moquer de lui. On lui rendit ses visites : la politesse en faisait une loi ; mais les esprits sérieux lui témoignèrent leur peu de sympathie par une froideur soutenue ; et les esprits rieurs ne perdirent pas une occasion de se divertir à ses dépens. Quant à lui, il se frottait les mains, persuadé de l'effet gigantesque qu'avait produit sur l'élite de la contrée sa valeur personnelle, jointe à son illustration héréditaire.

Il y avait pourtant deux hommes, au château de Kérouët, qui ne se gênaient guère pour se faire mutuellement part de leurs appréciations. C'étaient Firmin et Corentin. Chacun racontait au camarade les excentricités dont il avait été témoin, et l'on riait de bon cœur des esbroufes de ce Coquelicot du Midi, qui était fier et orgueilleux, autant que celui du Nord se montrait humble et naïf. On plaisantait de ses embarras, du bruit qu'il prétendait faire dans toute la Bretagne ; et quand le cocher et le jardinier étaient bien sûrs qu'on ne les entendait pas, ils l'appelaient tout bas : le père la Trompette.

VII -- Deux bons enfants

Enfin, ils étaient arrivés par la voie ferrée, les fidèles amis du savant. Les caisses avaient été déclouées ; il en avait retiré quantité de volumes, qui gisaient sur le parquet de la rotonde ; et, dans une sorte de désespoir, il se demandait comment il viendrait à bout de classer tant de livres précieux et de les retrouver facilement sur les rayons où, serrés les uns contre les autres, ils attendraient la fin de sa laborieuse existence.

Une jolie enfant, d'une dizaine d'années, au front intelligent, à l'œil doux et craintif, jouait sur la pelouse avec un petit chien.

La fenêtre de la rotonde était ouverte. Le vieillard regardait Marie-Thérèse, et elle-même tournait sans cesse la tête vers cette masse de livres, jetés pêle-mêle sur le parquet. L'un et l'autre se ressemblaient par un côté : la bonté. Ils se trouvaient donc à l'aise. Le savant ne fuyait pas la petite fille ; et elle ne se sentait pas intimidée par le regard de M. Pantaléon.

Après avoir placé quelques ouvrages, le petit vieux, tout découragé, tomba dans son fauteuil et demeura immobile. Quel ne fut pas son étonnement lorsque Marie-Thérèse, de sa voix la plus douce, lui dit en s'approchant de la fenêtre de la tourelle :

« Monsieur, voulez-vous que je vous aide à ranger votre bibliothèque ?

-- Certainement, je le veux bien, ma chère enfant, répondit aussitôt le vieillard. Vous êtes bien gentille, et vous me rendrez un véritable service.

-- Je vais dire à maman que je suis dans la rotonde. »

Elle courut, légère comme une gazelle, et M. Pantaléon se dit une fois de plus :

« Cette petite Marie-Thérèse est charmante ! »

Sans doute, il aurait pu appeler le valet de chambre ; mais cet homme était brusque : il avait des mouvements rudes. Il en aurait coûté cher au savant de le mettre en rapport avec ses livres, dont quelques-uns étaient honorés de tous les caractères de la vétusté. L'enfant, au contraire, était calme et mesurée dans ses mouvements. Elle tenait de sa mère une grande délicatesse dans tout ce qu'elle disait ou faisait ; et M. Pantaléon était heureux en pensant qu'elle seule toucherait, de ses mains fines et adroites, les œuvres de prix qu'il avait réunies, en d'autres temps, à force de sacrifices.

Elle entra, leste et souriante, dans la rotonde, fit une petite révérence gentille, et se mit à la disposition du vieillard en disant :

« Que faut-il faire ? »

Il lui donna toutes les indications nécessaires. Elle prit la tâche à cœur, et s'en acquitta avec habileté et persévérance. Le travail dura près de deux heures, et le plus bel ordre s'établit dans la rotonde, paisible sanctuaire de la science.

Pour la remercier d'une manière aimable, le bonhomme, qui ne prenait jamais rien entre ses repas, fit apporter le plus joli goûter qui se pût voir, ce que l'on appelle un goûter breton : du pain beurré et du raisin ; on y joignit du cidre, parce que c'était un régal pour Marie-Thérèse, et des bonbons, blancs, roses, de toutes les couleurs.

Pendant le goûter, on causa, et, comme l'eau suit toujours sa pente, M. Pantaléon fit à la petite fille, sur le ton de la plaisanterie, toutes sortes de questions, pensant que les réponses lui permettraient de juger du degré de culture qu'avait déjà reçu cet esprit à la fois sérieux et naïf.

Hélas ! elle était bien en retard, la jolie enfant, ayant passé plusieurs années chez une parente très bonne, mais qui avait négligé de commencer son éducation au temps voulu ; sa faible constitution avait plus tard exigé de grands ménagements ; bref, elle savait très peu de ce qu'on apprend dans les livres, et le vieillard ne put s'empêcher de jeter un soupir, en songeant aux faits et gestes des anciens, qu'elle paraissait ignorer en grande partie.

« Ce n'est pas ma faute, dit-elle avec candeur ; si j'avais été toujours près de maman, elle m'aurait donné des leçons ; mais M. Coquelicot ne voulait pas de moi.

-- Pas possible !

-- Non ; il n'aimait pas les enfants.

-- Moi, je les aime, ma petite amie, quand ils sont, comme vous, tranquilles et aimables. Mon cousin est de mon avis ; c'est, je crois, le seul point sur lequel nous nous entendions. »

Le goûter fini, on se quitta très bons amis, et Marie-Thérèse, qui avait congé ce jour-là parce que c'était jeudi, retourna sur la pelouse et se remit à jouer.

Toutes les grâces de l'enfance, elle les avait. Rien de vulgaire, ni au physique, ni au moral. On sentait en elle, comme en sa mère, cette distinction transmise par les parents, et qui imprime au front un cachet indélébile.

Telle qu'elle était, Marie-Thérèse faisait le bonheur de sa mère depuis que l'ancien possesseur de Kérouët avait enfin permis qu'elle ne fût pas tristement exilée. Mme Sylvain, qui n'avait à sa disposition qu'une chambre, avait placé près de son lit celui de sa fille, qui passait la journée dans une bonne pension de la ville, et donnait à sa mère l'après-midi du jeudi et le dimanche tout entier.

Les nouveaux propriétaires s'étant montrés tous deux bien disposés à l'égard de Mme Sylvain, elle ne s'opposait plus, par discrétion, aux ébats joyeux de l'enfant ; et, comme on l'a vu, celle-ci s'était enhardie jusqu'à se mettre directement en rapport avec M. Pantaléon, dont la douceur l'attirait.

L'autre héritier lui plaisait pour d'autres raisons. Devant les dix ans de Marie-Thérèse, Ildefonse dépouillait sa majesté, abdiquait sa fière autorité et reprenait cette bonhomie héréditaire qui, au fond, était le caractère distinctif de tous les Coquelicot. Elle n'avait pas peur de lui ; ses excentricités lui donnaient envie de rire ; et elle s'amusait véritablement des grands embarras qu'il faisait, et de la bruyante animation dont il remplissait Kérouët.

Placée entre ces deux pôles opposés, la petite fille, spirituelle et bonne, comprenait parfaitement que toute liaison intime serait impossible entre les vieillards. Elle avait déjà surpris, dans ces premiers jours, le profond ennui que causait, à l'un et à l'autre, le contraste des caractères et des goûts. C'est pourquoi, bon ange de la paix, elle avait résolu, presque instinctivement, d'être entre eux comme un petit morceau de velours, qui adoucît le frottement et empêchât, autant que possible, les froissements et les blessures.

Mme Sylvain, dépositaire de ses naïves pensées, se réjouissait des dispositions de sa fille, et prévoyait que l'enfant, gracieuse et aimable, serait un jour une femme prudente et dévouée.

Cependant le fameux marquis de Coquelicot trouvait qu'on mettait à lui rendre ses visites un empressement douteux. Lui qui rêvait d'organiser des chasses ne voyait poindre à l'horizon aucun chasseur. Tous ceux des environs s'excusaient : l'un était souffrant, l'autre chargé d'affaires. L'entrain manquait absolument. Ildefonse en était fort étonné, lui qui croyait qu'on ferait presque des bassesses pour s'attirer ses bonnes grâces et être invité à ses chasses.

Dans son aigre mécontentement, il prit aussitôt le parti de chasser seul avec son garde, afin que du moins on pût dire aux alentours : « Le marquis est un rude chasseur !... » Hélas ! c'était encore une hâblerie en action ; il n'avait jamais rien tué ; où il passait, le gibier s'estimait heureux. Lièvres et chevreuils, vanneaux, grives, pigeons ramiers, se félicitaient entre eux ; et, si le garde n'avait pas tiré quelques coups de fusil, il eût fallu rentrer au château la gibecière vide. La seule chose que rapportât personnellement le seigneur, c'était une douleur aiguë dans la jambe gauche, où depuis longtemps donnait un rhumatisme brusquement réveillé par la marche et par l'humidité des bois.

Cette circonstance refroidit singulièrement Ildefonse. Il remit à l'année suivante les chasses princières qu'il rêvait, et se contenta de faire sonner du cor, en toute occasion, par son cocher et par le maître d'hôtel qui, mal disposé par la nature, ne put jamais arriver jusqu'au Roi Dagobert.

Pendant que les deux cousins avaient tout le loisir de s'assurer qu'ils ne se convenaient pas, il se passait de tristes scènes à Marseille, et l'on écrivait à M. Ildefonse que son camarade de collège, ce bon Lesparre, qui l'aimait malgré tout, était de plus en plus malade. Enfin, on lui annonça sa mort, ajoutant que le pauvre Fernand se trouvait seul au monde.

Le cœur était bon, si la tête était légère jusque dans le vieil âge. Ildefonse écrivit : « Envoyez-moi l'enfant, je me charge de lui ».

Peu après arriva l'orphelin, bien reconnaissant envers celui qui lui tendait les bras, et bien attristé de la perte de son excellent père. Tout à coup transplanté dans un milieu tout autre, Fernand fut d'abord troublé, comme étourdi du changement. Il savait ce qu'il y avait de bon, de sincèrement affectueux dans l'ami de son père ; mais il n'ignorait pas ses excentricités, ses ridicules, et cette habitude qu'il avait de se griser de paroles, et de raconter comme vrai ce qu'il inventait à mesure et qu'il finissait par croire à peu près.

Le petit garçon avait quatorze ans, il était d'âge à discerner les nuances. Il vit donc, au bout de très peu de jours, qu'il lui faudrait vivre entre deux caractères disparates, et s'efforcer de leur plaire à tous deux, afin de ne pas se rendre importun et indiscret. Son protecteur, qui ne lui voulait que du bien, le mit au collège dans la ville voisine, avec la condition de passer le dimanche au château. Cette vie serait douce ; et c'était, dans son malheur, une grande consolation.

Ayant commencé par demeurer toute une semaine à Kérouët, il fit ample connaissance avec les habitants. Le bon Pantaléon l'étonna d'abord ; mais il ne tarda pas à apprécier cet homme à part, dont la valeur personnelle excusait la singularité. Le savant s'intéressait à tous les écoliers. Il fut donc plein d'aménité pour Fernand, et, tout en souriant, il lui fit cette question :

« Qu'ai-je entendu dire ? Un bruit, qu'ont peut-être répandu les mauvaises langues, est venu jusqu'à moi. Serait-il vrai, non, ce n'est pas possible, serait-il vrai que vous fussiez paresseux ? »

Fernand ne répondit pas ; il devint rouge jusqu'aux oreilles, ce qui équivalait à un bon oui parfaitement accentué ; et, baissant la tête, le pauvre enfant se sentit bien humilié devant ce savant, dont la vie entière avait été remplie par l'étude. Mais le vieillard avait une physionomie si indulgente que l'orphelin se rassura, dit quelques paroles propres à donner meilleure idée de lui-même, et prit intérieurement, pour la centième fois, la résolution de travailler plus qu'aucun autre, et de ne pas perdre un seul moment.

Il fit aussi connaissance avec Mme Sylvain, dont la bonté l'encourageait. Elle était si distinguée, si au-dessus de sa position, que Fernand se demandait pourquoi on l'appelait la femme de charge. Il ne pouvait le comprendre. Elle avait l'extérieur, les qualités et à peu près l'autorité d'une maîtresse de maison. Les domestiques la respectaient, ne se permettant avec elle aucune familiarité de langage. Tout en Mme Sylvain appelait la sympathie ; on ne pouvait la voir et rester indifférent.

Fernand, dont le cœur souffrait, subit promptement cette douce et salutaire influence. Se trouvant en rapport avec elle pour les soins de la vie matérielle, il éprouva un tel sentiment de confiance qu'elle en fut touchée et se promit de mettre dans la vie de cet orphelin, si généreusement secouru, tout ce qu'y pourrait mettre l'élément féminin. Il n'avait plus de mère. Un grand vide s'était fait dans cette âme d'enfant. Mme Sylvain, si bonne, savait que les avantages extérieurs de l'existence, le bien-être, le confortable ne suffisent pas toujours. Elle se tenait là tout près, pour veiller sur Fernand, sur sa santé, sur son moral, sur le développement des idées religieuses qu'il tenait de son père.

Le petit garçon se croyait moins seul depuis qu'il connaissait Mme Sylvain ; mais une douce surprise l'attendait. Quand vint le dimanche, l'aimable Marie-Thérèse se mit à jouer sur la pelouse avec le petit chien, seul compagnon de ses plaisirs. Cette enfant de dix ans, avec son costume simple, mais soigné, et ses belles nattes sur le dos, attira toute son attention. Il avait eu, dans sa première enfance, une petite sœur, aussi nommée Marie-Thérèse. Il se figura qu'il la revoyait, ou du moins que celle-ci devait ressembler à l'autre, tant pleurée par ses parents.

La réserve, naturelle à un enfant bien élevé, l'empêcha seule de se mêler aux jeux sur la pelouse ; mais y ayant été invité par M. Ildefonse et par Mme Sylvain, il s'approcha de Marie-Thérèse ; et, au lieu de jouer, on se plut à causer. On parla d'abord du beau séjour où l'on allait vivre, en se retrouvant chaque dimanche ; puis du collège et de la pension ; des études et des récréations ; et peu à peu on en vint à plus d'intimité, et les bons enfants échangèrent leurs pensées avec simplicité.

« Y a-t-il longtemps que vous avez perdu votre papa ?

-- Il n'y a qu'un mois.

-- Ah ! Comme c'est malheureux de perdre son papa ! Je vous plains ! Moi, j'ai une maman ; vous n'avez personne.

-- J'ai l'ami de mon père, à qui je suis très reconnaissant de ses bontés pour moi ; mais je ne le connais pas beaucoup.

-- Ah ! Il est bien drôle ! Au commencement, il me faisait peur ; mais maman dit qu'il est bien meilleur qu'il ne paraît, et maman dit toujours la vérité. Vous vous appelez Fernand ?

-- Oui.

-- Moi, je m'appelle Marie-Thérèse.

-- J'ai eu une petite sœur qui se nommait comme vous.

-- Vraiment ?

-- Malheureusement, elle est morte à l'âge de quatre ans.

-- Ah ! elle est au ciel ; mais vous, vous n'avez plus de sœur ; c'est triste ! »

Fernand n'osa pas dire qu'il lui semblait en retrouver une dans la douce enfant que la Providence mettait sur son chemin ; mais il le pensa. La candeur de la petite fille était touchante ; on voyait dans son regard la bonté de son cœur, et elle avait l'air d'être faite pour consoler la tristesse et pour guérir toute blessure.

De son côté, Marie-Thérèse s'était prise de compassion à la seule pensée que Fernand était orphelin, et quand elle retourna près de sa mère, elle lui dit, avec ce sourire paisible qui lui était particulier :

« Maman, quel dommage qu'il ne soit pas mon frère ! Je l'aime déjà, parce qu'il a du chagrin.

-- Sois bien bonne pour lui, ma petite ; tâchons de lui rendre les dimanches agréables, afin qu'il se trouve heureux à la maison. M. Ildefonse est, pour lui, d'une générosité admirable ; il lui assure le bienfait de l'éducation, ce qui lui ouvrira une carrière ; mais il est presque toujours absent ; et puis son âge, son caractère, son genre ne peuvent cadrer avec un enfant de quatorze ans.

-- Oui, maman, nous l'amuserons, nous. »

Ainsi ces deux bons enfants se sentaient favorablement disposés l'un pour l'autre ; et l'on pouvait présumer que leur présence serait agréable à chacun, et adoucirait tout ce qui, au moral, était anguleux au vieux château.

M. Ildefonse, quand il voulait bien dépouiller sa fierté ridicule, était un brave homme, accessible à toutes sortes de bons sentiments. Avec Fernand, il ne trouvait pas l'occasion de faire des embarras ; encore moins de vanter son passé et les splendeurs de ses souvenirs de famille. On s'était connu en d'autres temps ; le hâbleur n'aurait pas osé formuler, devant l'écolier, les idées qu'avait développées en son esprit le testament du cousin Gilles.

D'ailleurs le regret bien mérité dont il entourait la mémoire de M. Lesparre, donnait un caractère sérieux et presque paternel à ses relations avec Fernand. Il redevenait simple, il mettait de côté ses hyperboles, et finissait par parler comme tout le monde, oubliant sa grandeur, son omnipotence, et jusqu'à son marquisat, si récemment inventé.

L'orphelin avait bien l'intention de répondre aux bontés de son bienfaiteur ; mais il lui manquait cette force de volonté qui fait surmonter les obstacles, même ceux qui naissent de notre propre nature.

Six semaines au plus s'étaient écoulées, et M. Ildefonse, causant un dimanche avec son jeune protégé, lui disait avec une grande bienveillance :

« Voyons, mon enfant, qu'attends-tu pour te mettre sérieusement au travail ? Tu as toujours été paresseux, je le sais : cependant, j'espérais que le douloureux événement qui te cause une si juste peine aurait produit sur toi une impression assez profonde pour te décider à rompre absolument avec la paresse.

-- Mais, monsieur, je vous assure que je le croyais aussi ; je le voulais ; j'ai même essayé de mieux faire, mais je ne sais pourquoi, dès que j'étudie, il me vient toutes sortes d'idées.

-- Ces idées, ce sont des distractions ; il faut les chasser. Si tu ne le fais pas, tu seras un ignorant, ce que l'on appelle un âne, entends-tu ? »

Il entendait bien ; néanmoins il lui était pénible de dire : oui, monsieur ; c'était consentir à ce caractère d'âne qu'on lui imprimait d'avance.

« Écoule, Fernand, tu désires entrer à Saint-Cyr, n'est-ce pas ?

-- Oh oui ! monsieur.

-- Eh bien, si tu continues, tu n'y entreras pas. Tu seras à seize ans ce que tu es à quatorze. Viendront les examens, tu les manqueras une fois deux fois, bref, la limite d'âge arrivera et tu seras exclu de l'École. »

M. Ildefonse avait tellement raison que notre paresseux ne savait plus que dire. Il regardait le tapis de la bibliothèque, où l'on se tenait en ce moment ; il en comptait les rosaces avec une application digne d'un but plus utile ; et pourtant la voix de son bienfaiteur descendit tout au fond de son bon petit cœur quand elle dit :

« Te laisseras-tu donc montrer le chemin par la petite Marie-Thérèse ? Une enfant qui n'a pas encore dix ans ? Ce serait à toi à lui donner l'exemple. Au lieu de cela, elle fait les plus grands efforts pour réparer le temps qu'elle a si involontairement perdu ; elle contente sa mère et ses maîtresses ; tandis que toi, tu t'abandonnes à ta paresse ; tu n'as pas le courage dont une petite fille fait preuve. »

Cet entretien finit, bien entendu, par les plus belles promesses. Fernand n'y regardait pas ; il en faisait tant qu'on voulait, et de bien bonne foi ; mais promettre et tenir sont deux. Rien n'est plus vrai que ce dicton.

Trop heureux de se trouver du moins d'accord sur un point, les héritiers parlaient quelquefois des enfants. Ils ne comprenaient ni l'un ni l'autre l'antipathie de feu Gilles pour cet âge ingénu, où tout se modifie selon la direction donnée, où l'on peut incliner une jeune plante du côté du soleil pour la développer et lui faire porter des fleurs.

Le doux Pantaléon faisait cause commune avec son cousin pour essayer d'allumer le feu sacré, dont Fernand recevrait peut-être les rayons. S'il aimait l'enfance, il aimait encore plus l'étude, et disait à ce sujet des choses qui jetaient l'écolier dans un profond étonnement.

« Vous ne sauriez croire, mon petit ami, ce qu'a été pour moi l'étude dès mes jeunes années. Elle a été le meilleur et presque le seul de mes plaisirs ; elle m'a tenu lieu de famille, d'entourage, de richesse, de bien-être. Avec elle, je pouvais me passer de tout ; et si la fortune avait du me séparer d'elle, j'eusse préféré rester pauvre et ne pas abandonner l'étude. »

Là-dessus, Fernand pensait à ses thèmes, à ses versions, à ses problèmes, et le langage du savant lui semblait de l'hébreu. C'est qu'effectivement les premiers degrés de la science sont pénibles à franchir, surtout quand on monte lentement.

Marie-Thérèse, toute fâchée de trouver dans son compagnon du dimanche un si gros et si vilain défaut, n'osait en parler à lui-même. Cependant elle mettait sa mère dans toutes ses confidences, et lui avouait qu'elle était bien surprise qu'on pût être paresseux, car depuis qu'elle étudiait, elle y prenait un extrême plaisir.

« Ma petite fille, on a toujours de la peine à comprendre les défauts qu'on n'a pas soi-même ; mais on en a d'autres, et ceux-là ne vous choquent pas. Tu sais bien ce que je te reproche ?

-- Oui, maman ; mais je ne pourrai jamais me corriger de cela.

-- Il ne faut pas dire jamais , parce qu'on peut se corriger de tout, en y mettant de la bonne volonté, du temps, et en prenant les moyens qu'on vous indique.

-- De tout, chère maman, excepté de la peur.

-- Ne t'imagine pas cela, ma fille, et crois plutôt ce que je te dis. Tu as, il est vrai, une nature nerveuse, qui double pour toi les impressions ; mais tu t'y laisses aller sans même essayer de réagir. Tes frayeurs puériles dégénéreront en une faiblesse, qui te rendra malheureuse toute ta vie, sans parler du ridicule dont elle te couvrira.

-- Mais, maman, je vous assure que ce n'est pas ma faute.

-- Si ; il y a de ta faute parce que tu ne cherches pas à te rendre compte des choses qui te semblent effrayantes. Tu es peureuse au point d'en devenir quelquefois malade. Il faut pourtant triompher de cela.

-- Mais, maman, toutes ces idées que j'ai dans la tête, c'est la bonne de ma tante qui me les a données.

-- Je le sais, mon enfant ; ta tante m'a rendu un bien grand service en le prenant chez elle, puisque je ne pouvais pas te garder près de moi ; mais cette Justine, aussi sotte que superstitieuse, t'a fait beaucoup de tort. Il faut maintenant t'affranchir de ces ignorances, de ces croyances populaires, de ces préventions absurdes.

-- Oh ! maman, que c'est difficile !

-- Il faut y arriver pourtant. Si Fernand savait tout cela, il se moquerait de toi : les garçons de cet âge sont moqueurs.

-- Les autres, mais pas lui, maman.

-- Nous verrons.

-- Est-ce que vous lui direz que j'ai peur de tout ?

-- Oui, je le lui dirai, si tu ne veux pas le lui avouer toi-même.

-- Oh ! maman, je vous en prie, laissez-moi faire. C'est demain dimanche ; je lui dirai ce que vous me reprochez, et il ne se moquera pas de moi, j'en suis sûre. »

Le lendemain, Mme Sylvain prit un livre et s'en alla, avec les enfants, au fond du parc. Là ils coururent un moment sous ses yeux, et finirent par s'asseoir sur le gazon pour causer.

« Fernand, dit Marie-Thérèse, je trouve que, tout en jouant, vous avez l'air triste.

-- C'est vrai.

-- Pourquoi ? voulez-vous me le dire, à moi ?

-- C'est parce que mes notes ne sont pas bonnes.

-- Ah ! pourquoi donc ne sont-elles pas bonnes ?

-- Parce que..., parce que je travaille mal.

-- Mais pourquoi travaillez-vous mal ?

-- Parce que...

-- Je vais vous le dire, moi, je le sais. C'est parce que vous êtes paresseux. »

Le bon Fernand ne nia pas le fait : il était trop droit. Il regarda l'enfant avec tristesse et répondit :

« Oui.

-- Vous ne pouvez donc pas vous empêcher d'être paresseux ?

-- Non.

-- Maman dit qu'on peut toujours se corriger ; mais je trouve aussi que c'est très difficile.

-- Vous n'êtes pas paresseuse, vous ; votre maman ne peut pas vous reprocher cela ?

-- Elle me reproche autre chose. Vous ne me demandez pas ce que c'est ?

-- Je n'osais pas, mais j'en avais bien envie.

-- Écoutez, Fernand ; je vais vous le confier, et vous ne le comprendrez peut-être pas, parce que, quand vous serez grand, vous serez un homme. Voilà : j'ai eu une bonne qui m'a raconté des histoires effrayantes, ridicules, absurdes, et moi, je les ai crues, ces histoires, parce que j'aimais bien ma bonne. On dit que tout cela a frappé mon imagination. Je n'en sais rien ; mais j'ai peur de tout ce que je ne comprends pas.

-- Peur ? Mais vous ne courez jamais aucun danger ?

-- C'est vrai ; pourtant je me crois sans cesse menacée. Je tremble dans mille occasions où il paraît qu'il n'y a rien à craindre ; et maman me reproche de ne pas combattre cette disposition, qui me rendra malheureuse et ridicule.

-- Pauvre Marie-Thérèse ! que je vous plains !

-- Ah ! Vous ne vous moquez pas de moi ? j'en étais sûre !

-- Me moquer de vous ? Ce serait bien mal ! Les garçons sont faits pour protéger les petites filles. Si je pouvais calmer vos frayeurs !...

-- Vous le pourriez... si vous le vouliez.

-- Que faudrait-il faire ?

-- Il faudrait devenir savant ; m'expliquer les causes de ce qui m'effraye sans raison, paraît-il... Mais c'est impossible, puisque vous n'aimez pas le travail et que vos notes ne sont pas bonnes.

-- Je ne puis donc vous être bon à rien ?

-- À rien, non ; à moins que vous n'arriviez à me rassurer, à m'éclairer, à m'ôter de l'esprit toutes les folies, toutes les superstitions qui me fatiguent. Oh ! si je vous voyais étudier, faire des progrès en tout, comme j'aurais confiance en vous !

-- Vous auriez confiance en moi ?

-- Oui. Souvent je n'ose dire à personne ce qui me tourmente, pas même à maman, de peur de lui faire de la peine.

-- Marie-Thérèse, je vous promets de travailler ; mais quand je ne serai plus un ignorant, vous me croirez toujours ?

-- Oui, toujours. »

Fernand relevait la tête avec une certaine fierté. La promesse qu'il venait de faire était plus sérieuse que toutes les précédentes. Il sentait l'honneur qu'il y avait à commencer bientôt l'œuvre qu'il continuerait toute sa vie, à redresser, à éclairer, par la rectitude d'un jugement plus fort, des esprits plus faibles et plus timides.

Le livre que lisait Mme Sylvain avait beau être intéressant, elle n'en avait pas moins entendu le naïf entretien des enfants. Leur candeur, leur simplicité, tout la charmait, et elle comprenait que ces deux cœurs si bons étaient certainement destinés à se faire du bien l'un à l'autre, et à concilier autant que possible les Coquelicot du Nord et du Midi, si peu faits pour fleurir dans le même jardin.

VIII -- Chien et chat

Le pauvre monsieur ! Il était dans sa rotonde, le seul point du globe terrestre qui lui parût encore favorable à ses chères et patientes études géologiques. Mais déjà cette rotonde ne répondait plus à ses ardents désirs. Bien que les murs de la tourelle dont elle faisait partie fussent d'une épaisseur raisonnable, les sons, et quels sons ! arrivaient de toute part.

Le bruyant Ildefonse ne désespérait jamais de rien. Optimiste par nature, il poursuivait sa pointe, coûte que coûte, et voyait toujours la réussite à l'horizon. Une de ses idées les plus chères, c'était de parvenir, en dépit des préliminaires fâcheux, à organiser des chasses, dont l'éclat retentirait d'un bout à l'autre de la vieille Bretagne.

Il est vrai que le temps consacré par la loi était passé ; mais les terres du marquis de Coquelicot étaient si étendues qu'on y pouvait s'ériger en Nemrod. Il fallait d'ailleurs préparer, longtemps à l'avance, le matériel exigé. Les cors de chasse et la meute, telles étaient les perpétuelles préoccupations du vaillant Ildefonse.

« Mon maître d'hôtel est un sot, disait-il, c'est tout au plus s'il peut sonner du cor aux heures des repas ; mais je veux donner ce talent à mes Bretons, et je ferai piqueurs tous ceux qui réussiront. »

Enchanté de cette décision, il appela un certain nombre de jeunes paysans, beaux à voir avec leurs cheveux sur le dos, et leur fit donner quelques leçons par Firmin, le cocher, qui était passé maître. Tous réunis dans une cour, que vingt mètres au plus séparaient de la rotonde, ces braves garçons s'amusaient de bon cœur du caprice du maître, et s'évertuaient à produire des sons dont l'harmonie pouvait être discutée. Le plus clair de la besogne était un effroyable tapage, propre à bouleverser toutes les notions que le savant avait recueillies et classées dans sa tête.

Le doux Pantaléon, respectant la liberté d'autrui, trouvait qu'il n'avait rien à dire ; mais il se demandait pourquoi lui-même devait sacrifier entièrement ses goûts à ceux de son remuant cousin. Pauvre savant ! Il lui fallait si peu de ce que donne le monde ! Et ce peu, il ne l'obtenait pas !

Il s'en plaignait sans amertume, mais tristement, à ses deux amis : le curé et M. Corbin.

« Voyez, leur disait-il, dans quelle position je suis ? Retiré dans ma rotonde, entouré de mes livres, j'espère y jouir d'un peu de repos. Voilà les cors de chasse qui me retiennent impitoyablement dans les ennuis du présent, au lieu de me laisser me plonger à mon aise dans les ténèbres du passé. Si ces terribles sonneurs s'en retournent chez eux, après m'avoir inhumainement écorché les oreilles, j'éprouve un soulagement indicible, je me remets à lire, à compulser, à annoter mes remarques. Voilà les chiens qui, renchérissant sur les cors de chasse, s'entendent entre eux pour me déclarer la guerre. Un seul avait aboyé ; un autre lui répond, puis un autre, et bientôt la meute entière me fait presque regretter les Bretons. »

Les deux amis soupiraient, compatissaient au chagrin de l'excellent homme, et constataient une fois de plus la maladresse de feu Gilles Coquelicot, qui avait testé d'une façon si incommode. Que faire ? Les termes du testament étaient formels. Tout ce qu'on pouvait espérer, c'était d'agir, dans une certaine mesure, sur l'esprit des héritiers. Mais qui donc agirait ? L'un suivait, depuis soixante ans, le même sentier, sans se détourner ; tout en lui semblait immuable ; l'autre ne trouvait de jouissance que dans le changement, l'entrain, le tapage.

On crut bien faire en disant quelques mots fort polis à M. Ildefonse. On tâcha de lui faire entendre que l'ancien possesseur de Kérouët avait sans doute supposé que ses deux héritiers pourraient mener à peu près dans cette grande propriété la vie qui leur convenait respectivement. Hélas ! cette observation, bien qu'on eût pris des gants pour la faire, mit le feu aux étoupes.

M. le marquis de Coquelicot n'avait pas imaginé que quelqu'un pût jamais le blâmer en quoi que ce fût. Indigné de l'audace, il entra dans une grande colère et dit, en cinq minutes, tant de paroles, qu'il y aurait eu de quoi occuper une demi-heure. C'est pour le coup que les métaphores et les hyperboles s'accumulaient !

Il eût souhaité, dans ce premier moment de fureur, interdire l'entrée du château aux deux hommes assez hardis pour le désapprouver en face, et lui insinuer quelques modifications dans sa manière d'agir. Cependant il fut détourné de cet acte d'autorité par d'autres considérations. Malgré ses nombreux travers, Ildefonse était trop bon chrétien pour rompre avec son curé. D'autre part, il avait absolument besoin de son notaire, attendu que ne s'étant jamais adonné aux affaires, il n'y entendait rien, et était trop heureux de trouver, dans Kérouët même, un honnête homme en qui l'on pouvait avoir entière confiance.

Que fit-il donc contre ses contradicteurs polis ? Rien. Mais il crut devoir à sa dignité d'accentuer davantage son autorité, de ne plus garder aucun ménagement, de faire voir à tout le Morbihan qu'il n'était pas un homme comme un autre ; que son nom et sa fortune le plaçaient dans une région supérieure, où les volontés étrangères ne sauraient l'atteindre.

Sur ce, double et triple vacarme ; grande augmentation d'orgueilleux embarras ; arrogance inimaginable ; regards insolents ; air de suffisance et profusion de caprices.

Les forces de cette guerre à outrance étaient particulièrement dirigées sur le silencieux cousin. M. Ildefonse le prenait en grippe ; car enfin, pensait-il, si cet original n'était pas ici, Kérouët serait mon bien, à moi seul, et je saurais le régir comme je l'entendrais.

Cependant les jours, en se succédant, ne faisaient qu'ajouter à la mauvaise humeur du bouillant Marseillais. Ennuyé de son commensal, il lui fit une telle moue, et rendit par sa raideur les repas si ennuyeux, que le patient géologue déclara à Mme Sylvain que ses œufs à la coque, quelque légers qu'ils fussent réputés, lui pesaient sur l'estomac. Par conséquent, il prétendait être servi dans sa chambre.

Mme Sylvain donna des ordres le jour même, tout en déplorant l'opposition constante entre ces deux caractères. Depuis lors, le pauvre Pantaléon ne parut plus dans la salle à manger ; et comme il n'avait plus l'occasion de traverser le salon, ni la salle de billard, il demeurait confiné dans sa chambre et sa rotonde, sans jouir en rien du reste du château.

La science, heureusement, le consolait de tout ; mais, par le fait, il était comme emprisonné au milieu du luxe qui l'entourait, et il se demandait en quoi l'héritage lui avait été profitable. Il ne le voyait pas. Qu'avait-il besoin du riche ameublement qui remplissait les salons ? de ces chambres nombreuses dont se composaient les étages supérieurs ? des quatre superbes chevaux qui traînaient son gênant cousin ?

La paix, le silence, les livres, quelques visites d'amitié, c'était tout ce qui excitait ses paisibles désirs ; et il arrivait à penser que tout cela se trouvait mieux encore à Dunkerque qu'à Kérouët.

Son esprit découragé se reportait au temps où, du moins, il ne souffrait que du bruit d'une foule indifférente, et non d'une disposition hostile. Dans ces tristes pensées, il rêvait, le pourrait-on croire ? il rêvait de retourner dans sa ville natale, renonçant à l'héritage dont la condition était de vivre à Kérouët. Le savant avait été vingt fois au moment de disparaître ; et chaque fois il avait été distrait de ses idées noires, et rattaché au sol, par l'apparition de Fernand qui lui témoignait vraiment de l'amitié.

Le paresseux écolier avait promis à Marie-Thérèse de se mettre au travail, et il lui tenait parole. Depuis leur entretien au fond du parc, ses notes étaient beaucoup plus satisfaisantes, et son protecteur, irrité contre tous, était souvent désarmé par les efforts réels de l'élève. Il commençait à espérer qu'il répondrait à ses soins généreux. Fernand, très reconnaissant des bienfaits de M. Ildefonse, ne se sentait pourtant pas tout à fait à l'aise avec lui. Le hâbleur lui semblait par trop original.

D'ailleurs le marquis, toujours affairé, était insaisissable ; et Fernand ne le voyait, le dimanche qu'aux heures des repas, juste le temps de regretter que M. Pantaléon, si doux, si bon, si vrai surtout, ne s'assît plus à la table commune. Le jeune garçon était d'autant plus incliné vers le savant, que les embarras de M. Ildefonse le gênaient un peu. Il comprenait parfaitement qu'il se ridiculisait aux yeux des inférieurs et même aux yeux de tous les voisins de campagne. Fernand n'osait parler de cela à personne, excepté à Marie-Thérèse, si raisonnable, sous son enveloppe naïve.

Plusieurs fois le petit travailleur avait eu l'occasion de s'en vouloir du long retard apporté dans ses études par sa paresse. Marie-Thérèse, qui prenait de lui une haute idée depuis que ses notes étaient meilleures, lui faisait, presque chaque dimanche, des questions, auxquelles il ne pouvait encore répondre. Il fallait bien suivre la classe ; et comme, par sa faute, il était fort en arrière, le cours dont il faisait partie était trop élémentaire pour qu'il donnât à la bonne petite fille la raison de certains effets qui lui causaient une frayeur insensée parce qu'elle en ignorait les causes.

Le doux vieillard, qui étudiait depuis soixante ans, s'intéressait aux progrès de Fernand ; il l'attirait dans sa rotonde, il lui posait, à son tour, des questions, constatait ses efforts et l'encourageait. Peu à peu, la confiance s'établit, la sympathie inspira, d'une part, de la hardiesse ; de l'autre, de la complaisance ; et il fut convenu que, tous les dimanches, les deux amis se donneraient rendez-vous, toujours dans la rotonde, et que le savant se ferait assez humble, assez petit, pour expliquer à l'écolier, en termes très simples, les premiers secrets de la science, les éléments de la physique, et tout ce qui devrait l'aider à répondre aux interrogations de Marie-Thérèse.

Donc, chaque dimanche, Fernand, très fier de l'honneur que lui faisait un homme aussi supérieur, s'en allait frapper à sa porte, et passait avec lui une heure, quelquefois deux ; car le temps lui paraissait court, et le savant, quand il causait science, ne regardait jamais la pendule.

Mme Sylvain voyait avec bonheur les rapports intimes qui s'établissaient entre le vieillard et l'orphelin ; elle s'intéressait à tous les deux ; et comme elle remarquait en même temps l'affectueuse indulgence que M. Ildefonse avait pour sa petite fille, elle espérait que ces deux bons enfants serviraient peut-être de trait d'union entre deux hommes absolument antipathiques par les goûts et les habitudes.

En attendant, la petite guerre allait son train. Pas un jour ne se passait sans que le marquis de Coquelicot ne fît quelque nouvelle excentricité, presque toujours au détriment du cohéritier, qui poussait des soupirs à faire tourner un moulin.

Voulant à tout prix s'entourer d'hôtes aussi bruyants que lui-même, le marquis, à défaut des gentilshommes bretons qui faisaient de très rares apparitions à Kérouët, eut l'idée de lancer des invitations à l'autre bout de la France. Il lui plaisait d'appeler en villégiature les Marseillais, bons vivants, qu'il avait connus et qu'il paraissait avoir complètement oubliés. Ils n'étaient pas aussi élégants qu'il aurait fallu ; mais on s'en arrangerait, et du moins on aurait le prétexte de faire du bruit, de mener joyeuse vie, de se répandre dans cette vieille terre de Kérouët, comme une eau bouillonnante dont la digue est rompue.

Ce qui fut dit fut fait. Le calme et solitaire Pantaléon vit arriver un jour trois Marseillais ; le lendemain, trois autres ; puis enfin, cinq le surlendemain : onze en tout, animés, lestes, joyeux, gesticulant au moins assez, et remplissant le vieux château breton d'un entrain prodigieux, et d'un verbiage dont l'accent méridional semblait doubler la volubilité.

Oh ! pour le coup, le petit vieillard fut pris de frayeur. Comment faire ? Où se mettre ? Le billard et le grand salon étaient abandonnés à ces envahisseurs ; et tout le rez-de-chaussée, ainsi occupé, se terminait par sa chambre et sa rotonde.

Plus de repos ! Les Marseillais ne s'inquiétaient guère du savant. On leur laissait ignorer les conditions singulières du testament de M. Gilles ; ils savaient seulement qu'un très drôle de bonhomme vivait sur place, à l'extrémité du château, plongé dans ses livres et mangeant des œufs à la coque. C'était ainsi que le leur dépeignait l'obligeant cousin ; et eux se contentaient de l'appeler tout bas « vieux toqué ».

Le séjour des Marseillais à Kérouët exigeait un personnel beaucoup plus nombreux. Les domestiques ne pouvaient suffire à pareille besogne. Donc, on leur adjoignit un certain nombre de grands gaillards, tous en livrée, une livrée merveilleuse, dont le clinquant relevait la beauté. Plusieurs étaient tout à fait inconnus, et parmi eux se trouva un voleur. Grand émoi ! Le marquis, pour frapper le coupable, les mit tous à la porte un matin, et la déroute s'ensuivit. Tout périclita, et le marquis, pour activer le service, s'aida uniquement d'une suite de colères.

Firmin et Corentin, les deux colonnes de Kérouët, n'avaient plus le temps de reprendre haleine ; le valet de chambre était épuisé ; le cuisinier, sur les dents ; et le maître d'hôtel, fatigué au point de perdre à peu près complètement la notion du cor de chasse.

Mme Sylvain, plus que jamais surmenée par l'administration d'une si forte maison, avait maigri en quinze jours, dormait peu, mangeait moins encore, et se voyait sans cesse au moment, malgré son grand courage, de déclarer au terrible héritier que la position était insoutenable. Une seule chose la retenait : c'était le sentiment maternel. Sa chère petite fille avait trouvé grâce aux yeux du despote. Il était plein de bonté pour cette enfant. Ne fallait-il pas craindre de l'indisposer ?

« Chère maman, disait Marie-Thérèse en embrassant sa mère avec toute la tendresse de son bon petit cœur, vous allez tomber malade !

-- Si je tombe malade, tu resteras près de moi, mon enfant : tes soins me guériront ; mais, vois-tu, Dieu donne la force aux mères qui travaillent pour leur enfant. J'espère pouvoir résister encore ; et puis, ces Marseillais finiront par retourner chez eux.

-- Maman, M. Pantaléon est devenu tout malheureux ! Il n'a plus un moment de silence ; sa santé s'en ressent. Il ne mange plus, à son déjeuner de midi, qu'un œuf, au lieu de deux !

-- Que veux-tu, ma pauvre petite : un homme qui ne pense qu'à lui, qui est ce qu'on appelle égoïste, fait le malheur de tous ceux qui l'entourent.

-- Mais, maman, comment cela se fait-il ? M. Ildefonse n'est pourtant pas méchant ?

-- Non, il n'est pas méchant ; mais l'orgueil des richesses lui fait perdre ta tête.

-- C'est drôle, car enfin les richesses ne donnent pas le droit d'écraser les autres.

-- Tu as bien raison ; elles ne donnent d'autre droit que d'en jouir modérément, et de faire du bien à ceux qui manquent du nécessaire.

-- Est-ce qu'on ne pourrait pas dire cela à M. Ildefonse ? Il ne le sait peut-être pas.

-- Tout chrétien le sait ; mais il l'a oublié, étourdi qu'il est par le coup de fortune qui l'a subitement porté si haut. Il faut bien se garder de le froisser, ce serait jeter de l'huile sur le feu. Il faut le supporter ; mais il y a quelqu'un qui pourrait, à force de gentillesse, de douceur et de bonté, prendre un peu d'influence sur cet esprit singulier.

-- Qui donc, maman ?

-- Toi, ma fille.

-- Moi ? Moi, si petite ?

-- Oui, l'affection que l'enfance inspire parfois aux vieillards change souvent leur humeur et adoucit leur caractère, quand ils sont, non pas mauvais, mais maniaques et vaniteux. Sois bonne, sois aimable, prévenante, gracieuse ; c'est le rôle d'une petite fille dans toutes les circonstances possibles, et surtout dans celles où nous nous trouvons. »

Marie-Thérèse ne mettait en oubli aucune des paroles de sa mère. Elle s'efforça donc d'être plus gentille que jamais, puisque c'était, lui disait-on, l'unique rôle des petites filles.

Pendant que sa bonne petite tête rêvait de ce qu'elle pourrait faire pour amadouer le récalcitrant marquis, la vieille tête de celui-ci trouvait mille expédients pour faire enrager son monde et particulièrement son cousin. Le château retentissait, jusque bien avant dans la nuit, de cris, de chants, de rires ; et le bon géologue aurait voulu descendre à cent pieds sous terre, pour rencontrer enfin le silence qu'on avait banni de la superbe demeure. Désespéré, il se décida à écrire au petit rentier de Dunkerque :

« Mon cher ami,

« Ne croyez jamais les gens qui vous diront : « La fortune fait le bonheur ». C'est faux. À force de travail et de patience, je m'étais frayé, en ce monde, un sentier obscur ; il me fallait peu ; ce peu, je l'avais.

« Aujourd'hui je manque de ce qui m'est nécessaire, ayant à profusion tout ce dont je n'ai pas besoin. Cet héritage a fait mon malheur. Je maigris tous les jours, et il y a des instants où je tiens ma tête à deux mains pour ne pas devenir fou ! La solitude est un mythe à Kérouët ; le travail y est impossible. Le testament de mon cousin est une utopie ridicule, et je suis, j'ose vous le dire, oui, je suis malheureux.

« Si ce n'était la présence de deux charmants enfants, le petit Lesparre et la petite Sylvain, je mettrais à exécution le projet que j'ai déjà formé plusieurs fois de retourner à Dunkerque, suivi de mes livres, et de m'y réinstaller, avec les modestes ressources qui m'ont suffi pendant si longtemps.

« Plaignez-moi d'être riche ! Et n'oubliez jamais le pauvre héritier,

« CÔME-PANTALÉON COQUELICOT. »

Le petit rentier, qui avait plus de bon sens que de fortune, s'était attendu à cette non-réussite. Toutefois il répondit encore d'une façon évasive, espérant que les caractères, s'étant d'abord choqués brusquement, finiraient par se rapprocher. Il disait, sur ce chapitre, tout ce qu'on pouvait dire de plus raisonnable et de plus encourageant. Le bon vieillard en fut touché et tâcha d'espérer, lui aussi, que son sort s'améliorerait, mais hélas !... Illusion !

Voulait-il prendre l'air, aller en voiture, se reposer dans ce joli bois qui l'avait charmé à son arrivée, il ne trouvait pas un seul cheval à sa disposition : le cousin les avait fait atteler tous les quatre. Avait-il recours à un domestique pour quelque détail de son service personnel, le serviteur était aussitôt appelé, sonné, carillonné par le marquis ou par ses Marseillais. Et le bon vieillard était le premier à lui dire :

« Allez, mon ami, vous ferez cela quand vous en aurez le temps. »

Contrarié du matin au soir, il ne trouvait plus de plaisir qu'aux leçons qu'il donnait à Fernand le dimanche, et aux petites visites que lui faisait quelquefois la douce Marie-Thérèse.

Enfin, tout se termine en ce monde, d'une manière ou d'une autre. Les Marseillais, après cinq semaines de séjour, quittèrent le château. Comme il arrive d'ordinaire, les derniers jours furent les plus brillants. On festoya de plus belle, et tous les plaisirs semblèrent se réunir pour laisser des regrets aux partants. Le marquis s'était surpassé en grandeur, en générosité ; et, pour mieux étaler sa munificence, il avait répandu ses largesses même en dehors du château, et avait à peu près vidé la cave du cousin Gilles.

L'égoïste appelait cela jouir de sa part d'héritage, sans remarquer que le cohéritier ne jouissait de rien. Son orgueil était satisfait ; on parlait de lui dans la contrée ; on disait que pas un châtelain ne recevait ainsi ; mais ce qu'Ildefonse ne soupçonnait pas, on se cachait pour rire, et l'on disait encore : « Il faut qu'il soit fou ! »

Il y avait pourtant, à Kérouët, un homme qui ne riait pas, et dont la position devenait fort difficile : c'était M. Corbin, chargé, non seulement par le testateur, mais par les héritiers de veiller sur les intérêts des deux. Il était évident que le prétendu marquis abusait, et que son tranquille cousin était annihilé. De plus, les fortes rentes que rapportait la propriété risquaient de ne pas suffire aux dépenses inconsidérées d'Ildefonse.

Les caprices du despote constituaient un danger. N'avait-on pas vu des fortunes s'effondrer par les prodigalités d'un homme sans ordre ni mesure ? M. Corbin ne pouvait consciencieusement attendre en silence les événements. Mais comment, d'après l'expérience déjà faite, comment parler, sans redoubler la mauvaise humeur de ce terrible cousin ? L'autre en serait plus malheureux encore.

Le notaire faisait de fréquentes visites au savant pour lui remonter le moral.

« Ah ! monsieur Corbin, disait le vieillard, je connais mieux les hommes d'autrefois que ceux d'à présent ; néanmoins je crois que ce caractère léger, vaniteux et capricieux ne changera jamais. Je n'ai qu'une chose à faire, c'est de renoncer à ma part d'héritage et de retourner à Dunkerque. Ah ! si je pouvais seulement y retrouver vacant le petit appartement que j'occupais ! je reprendrais bien vite mes habitudes, et je finirais ma vie sans tristesse.

-- Non, monsieur, répondait le notaire, ému du chagrin de cet excellent homme, non, monsieur, vous ne devez pas renoncer à vos droits. Encore un peu de temps, un peu de patience !

-- Mais, monsieur Corbin, je suis à bout ! Tenez, hier j'ai cru que j'allais avoir quelques heures de silence ; c'était de ma part une dernière illusion. Je m'étais replongé, avec un bonheur indicible, dans ces belles théories sur lesquelles reposent les travaux des modernes, touchant l'ancienneté de notre globe.

-- Ah ! l'ancienneté de notre globe, c'est toujours, pour vous, une question principale ?

-- Oui, je mourrai probablement sans avoir de certitude absolue ; mais cette question vaut bien la peine d'y consacrer une longue vie, qu'en pensez-vous ? »

M. Corbin, il faut en convenir, n'en pensait pas grand-chose. Il était trop occupé à faciliter les transactions, à dresser des actes civils, à protéger les intérêts de chacun, pour donner beaucoup de temps et de réflexions à ce qui se passait il y a six ou huit mille ans, ou peut-être beaucoup plus.

« J'ai peu étudié ces matières, disait-il, je ne nie pas qu'il y ait un certain intérêt à...

-- Ah ! monsieur Corbin, mille fois plus d'intérêt qu'à étudier les questions actuelles et tout ce qui agite la race humaine de notre âge. Vous n'avez pas idée des sensations qu'on éprouve en remontant aux anciennes périodes, dont nul ne peut apprécier au juste la durée. Et pour ne parler que d'un point, l'origine et la formation de la houille,... avez-vous souvent réfléchi sur ce sujet ?

-- Non ; j'ai si peu de temps à moi.

-- Ah ! votre temps est dévoré par les affaires, les actualités ; je vous plains. Moi, je ne peux pas voir brûler la houille dans ma cheminée sans me promener en esprit dans les vastes et sombres forêts dont cette houille a jadis fait partie.

-- Vraiment ?

-- Oui, je me représente ces dômes de verdure s'effondrant, faisant place à de nouvelles racines, à de nouveaux feuillages, dont on voit encore l'empreinte, et tout cela s'opérant à la faveur des bouleversements qu'a subis la planète avant et depuis l'apparition de l'homme. C'est inouï ! Ces théories sont le résultat de travaux persistants. Je sais bien qu'elles ne s'accordent pas entre elles ; mais ça m'est égal ; je me plais à cette lutte prolongée des penseurs ; je remonte avec eux le courant des siècles, je cherche comme eux à pénétrer les secrets de la nature ; je me plonge dans le mystère d'un passé dont on ne connaîtra jamais les dimensions, si l'on peut ainsi parler. »

M. Corbin, s'intéressant surtout aux couches superposées qui supportent la génération présente, attendait que M. Pantaléon eût fini sa tirade pour reprendre l'entretien où on l'avait laissé ; il saisit le joint pour hasarder ces mots :

« Vous disiez, monsieur, qu'hier...

-- Ah ! c'est vrai ; j'avais oublié. Eh bien, pendant que je me livrais à l'étude avec bonheur, avec passion, voilà que mon cousin, à son âge, imagine d'apprendre lui-même à sonner du cor, et cela presque sous mes fenêtres !

-- Est-ce possible !

-- Très possible. Le voilà qui souffle, qui souffle, sans miséricorde ; et moi, je suis forcé de fermer mes livres, de quitter brusquement mes auteurs, et de remonter à la surface du globe, où tout semble conspirer contre moi ; car dès que ce maudit cor de chasse résonne, toute la meute de mon insupportable cousin entre en rage. Ce sont des aboiements sans fin, qui se terminent par des hurlements,... je vous dis que j'en deviendrai fou ! Nous ne pouvons pas vivre ensemble. Ce n'est pas à notre âge que les caractères se fondent. Nous sommes Coquelicot, c'est vrai ; mais cela ne suffit pas. Nos natures sont dissemblables, nos tendances ne sont pas les mêmes. Ce cousin Gilles n'avait pas le sens commun, en nous condamnant à nous aimer par testament. Autant vaudrait enfermer dans une cage un chien et un chat ; et quel chat ! »

M. Corbin ne savait que dire. Il déplorait la situation, lui qui connaissait la longueur des griffes de ce terrible chat.

IX -- La miniature

Comme il était facile de le prévoir, Mme Sylvain, après le départ des Marseillais, tomba malade, à force d'avoir pensé, combiné, ordonné. La fatigue l'avait vaincue ; on exigea un repos de quelques jours, pendant lesquels la petite Marie-Thérèse demeura près d'elle comme une fidèle et aimante garde-malade.

Le marquis de Coquelicot fut tout étonné d'avoir à constater que toute la maison, essoufflée, rendue, avait un air découragé indiquant l'excès du travail. Il se demanda si, par hasard, il n'était pas libre de faire tout ce qu'il voulait et comme il le voulait ; si les serviteurs n'étaient pas faits pour résister aux fatigues exceptionnelles, résultant de quelques semaines de plaisir.

Il en témoigna son mécontentement aux deux seuls voisins qui vinssent le visiter : le curé et le notaire ; mais il ne trouva point d'écho, et fut obligé de conclure, à part lui, qu'un homme riche dépend, dans une certaine mesure, des inférieurs ; et qu'il ne peut pas les mener tambour battant, comme il le croyait.

Cette leçon lui fut profitable, et plus encore les naïfs entretiens de Marie-Thérèse à qui, par une bizarrerie de plus, il permettait de tout dire. L'enfant ne croyait pas être indiscrète en disant tout ce qu'elle pensait, et comme elle le pensait.

« Eh bien, Marie-Thérèse, avez-vous joui de Kérouët, le jeudi et le dimanche, pendant que le château était si gai, si animé, si bruyant ?

-- Non.

-- Comment, non ? Et pourquoi ?

-- Tout le monde ici souffrait, excepté vous et vos amis. M. Pantaléon a maigri et jauni.

-- Encore jauni ? Comment a-t-il fait ?

-- Vrai, ce n'est pas bien de rendre tout le monde malheureux pour s'amuser. »

Le bonhomme aurait bien voulu se fâcher ; mais impossible. Cette petite fille si gracieuse le désarmait, et en même temps elle lui faisait comprendre ce que d'autres n'auraient pas osé dire.

Il fit quelques réflexions qui, tôt ou lard, devaient porter fruit ; mais, sur le moment, il ne trouva rien de mieux, pour se distraire des déceptions de la vie, que d'acheter un gros perroquet, ayant reçu une excellente éducation, et dont il planta le perchoir sur le perron du château. Son égoïsme presque inconscient, tant il lui était familier, l'empêchait de remarquer que l'illustre bavard au superbe plumage trônait à cinquante centimètres de la tourelle, et juste à la hauteur de la rotonde.

Le sot animal se tut pendant les premiers jours, comme intimidé par les vastes proportions de la demeure des Coquelicot ; mais bientôt il s'habitua, car on se fait à tout, il s'habitua à jouer au grand seigneur, et confia aux échos tout ce qu'il avait appris à travers le monde. Marie-Thérèse ne pouvait s'empêcher d'en rire. Le bel oiseau l'aurait même amusée, si elle n'avait eu la certitude que ce dernier trait achèverait de désoler celui qu'elle appelait tout bas : « le bon Coquelicot ».

M. Pantaléon mettait un certain temps, comme tous les reclus, volontaires ou non, à se rendre compte de ce qui se passait. Ne sortant presque pas, et ne parlant en général qu'aux hommes d'autrefois, il entendait depuis quelques jours ce verbiage et disait à sa petite amie :

« Je ne sais quel est l'individu qui a imaginé de venir bavarder sur le perron ; il me gêne extrêmement. Tout à coup, je ne sais quelle idée lui passe par la tête, le voilà parti, parlant avec volubilité, d'une voix étrange, d'une voix de perroquet. Quelquefois il se met à chanter ; puis, interrompant sa chanson, il recommence à frapper l'air de ses insanités ; et ce qu'il y a de singulier, c'est que personne ne lui répond. Je crois vraiment qu'il parle seul. Savez-vous quel est cet homme, ma petite Marie-Thérèse ? »

L'enfant n'aurait jamais osé dire : c'est encore votre cousin qui ajoute cet ennui à tous ceux que vous avez.

Elle se contenta donc de répondre :

« Monsieur, je n'ai vu personne sur le perron. »

Tandis que le nouvel hôte de Kérouët bavardait, Mme Sylvain, qui pensait à tout, fit appeler chez elle le petit Lesparre, sachant bien que le dimanche lui semblerait long s'il ne voyait pas Marie-Thérèse, retenue près de sa mère.

Fernand monta donc dans l'unique chambre qu'occupait la femme de charge, tout à côté de la superbe lingerie, tenue avec un soin admirable. Il s'assit près de la chaise longue, et causa un moment ; puis Mme Sylvain lui conseilla de prendre place au guéridon, et de s'amuser, avec sa petite amie, à feuilleter des albums contenant des vues pleines d'intérêt, dont beaucoup représentaient des sites africains.

Les enfants s'installèrent volontiers l'un près de l'autre et se communiquèrent à voix basse leurs réflexions, afin de ne pas gêner Mme Sylvain, au cas où elle eût voulu reposer.

Fernand commença par jeter un coup d'œil sur tout ce qui l'entourait. Cette chambre était fort grande, et les meubles s'y trouvaient entassés. On y voyait commode, armoire, secrétaire, buffet, canapé, fauteuils, bureau, tables, jardinières, plusieurs pendules, des candélabres, une suspension et même une vitrine, remplie d'élégants bibelots.

« Que de meubles ! dit Fernand. Il y aurait de quoi garnir tout un appartement !

-- Certainement ; c'est tout cela qu'il y avait à la maison, quand maman était chez elle.

-- Elle était donc chez elle, votre maman ?

-- Oh oui ! avec papa, quand il n'était pas à la guerre.

-- Comment ? Votre père était donc militaire ?

-- Oui. »

Les enfants étaient si discrets que leurs voix troublaient à peine le silence ; et bientôt Mme Sylvain se laissa aller au sommeil.

« Marie-Thérèse, demanda Fernand, vous rappelez-vous encore l'appartement de votre mère ?

-- Oh non ! j'étais trop petite, je n'avais que quatre ans quand mon cher papa est mort en Afrique.

-- En Afrique ? Ah ! il a servi en Afrique ? c'est donc pour cela qu'il y a dans ces albums tant de vues d'Algérie ?

-- Oui.

-- Pourquoi votre maman a-t-elle quitté sa maison ?

-- Parce qu'elle n'avait plus assez d'argent.

-- Ah ! comme c'était malheureux ! Alors elle est venue ici ?

-- Oui, chez M. Coquelicot ; l'autre, le vieux, qui n'aimait pas les enfants.

-- Il n'aimait pas les enfants ?

-- Non. Il n'a consenti à accepter maman qu'à condition qu'on ne me verrait jamais à Kérouët.

-- Quelle dureté ! Comment votre mère a-t-elle pu subir cette condition ?

-- Fernand, elle dit que, quand on est pauvre, on endure tout pour l'amour d'un enfant. Elle m'a confiée à une vieille tante, jusqu'à ce que je pusse être placée dans une bonne pension de Bretagne.

-- Oh ! ma petite Marie-Thérèse, tout cela est bien triste ! Mme Sylvain a dû bien souffrir pendant plusieurs années ?

-- Oui, elle pleurait souvent, elle me l'a dit. Je recevais d'elle de bonnes petites lettres, que ma tante me lisait ; et puis, j'avais emporté de la maison un trésor.

-- Un trésor ?

-- Un trésor qui m'appartenait, qui était à moi ; maman me l'avait donné.

-- Voulez-vous me dire ce que c'est ?

-- C'est une miniature ; le portrait de papa... Tenez, il est là, dans le tiroir du guéridon, je vais vous le montrer. »

Fernand regarda longtemps le portrait. M. Sylvain portait l'uniforme de capitaine de dragons. Ses traits étaient fortement accentués ; et pourtant on retrouvait ceux de Marie-Thérèse dans ce mâle visage. La suave figure de l'enfant semblait l'ombre adoucie de cette physionomie grave et noble.

« C'était tout ce que maman avait de plus cher, reprit l'enfant. Elle en avait fait le sacrifice pour que je pusse un peu connaître papa ; pour qu'il ne me fût pas tout à fait étranger. À mesure que je grandissais, je prenais plus de plaisir à regarder mon trésor ; et à présent il me semble avoir vu papa quand j'étais petite. »

Les yeux de Fernand s'étaient remplis de larmes. Son cœur se gonflait.

« Vous êtes plus heureuse que moi, dit-il, je n'ai pas le portrait de mon père, qui était presque un vieillard. »

En un moment, les deux bons enfants venaient de passer de l'intimité de camaraderie à l'intimité de cœur. Le souvenir de leur père était le lien ; et Fernand désirait savoir davantage, tout en n'osant pas questionner. La chère petite, avec la candeur de son âge, ne demandait qu'à se confier ; et voyant sa mère endormie, elle se mit à parler d'elle.

« Si vous saviez, Fernand, comme elle est bonne !

-- Je le vois bien ; mais il me vient une idée, Marie-Thérèse. Si vous vouliez me répondre ?

-- Je vous dirai n'importe quoi, puisque je vous aime bien.

-- Tenez, je pense que votre maman n'est pas à sa place ici.

-- C'est vrai. C'est uniquement pour me faire donner une bonne éducation qu'elle a consenti à remplir à Kérouët les fonctions de femme de charge.

-- Elle avait pourtant une pension, comme veuve de capitaine ?

-- Une pension qui ne suffisait pas. Il fallait travailler, travailler pour moi, renoncer à sa liberté, à son chez-soi ; elle a fait tout cela, maman, parce qu'elle aime sa petite fille.

-- Ah ! Marie-Thérèse, comme les parents sont bons !

-- Oh oui ! Fernand ; c'est pourquoi il faut espérer que maman vivra toujours !

-- Espérons du moins qu'elle vous restera bien plus longtemps que mon pauvre père ne m'est resté. Ah ! si vous saviez comme il était malade quand il travaillait encore.

-- Il n'avait donc pas beaucoup d'argent non plus ?

-- Il n'avait guère que ses appointements, qui n'étaient pas bien forts.

-- Fernand, quel dommage qu'il faille de l'argent pour vivre tranquille !

-- Oui ; il en faut. Je ne sais pas ce que je serais devenu, moi, sans la générosité de M. Ildefonse.

-- Quand vous serez grand, qu'est-ce que vous ferez ?

-- Je voudrais entrer à Saint-Cyr, être officier, devenir capitaine, comme votre père.

-- Cela se pourra, puisque maintenant vous travaillez bien.

-- C'est vous, Marie-Thérèse, qui m'avez décidé à secouer ma paresse. Maintenant l'étude ne m'ennuie plus.

-- Quel bonheur ! Vous commencez donc à devenir savant ?

-- Savant, pas trop ; mais enfin, je regagne le temps perdu, mes places sont bonnes ; et les leçons particulières que le bon M. Pantaléon veut bien me donner le dimanche me font connaître mille choses que j'ignorais absolument.

-- Ah ! tant mieux ! À présent, quand j'aurai peur, je pourrai compter sur vous, n'est-ce pas ? Vous me direz le pourquoi de tant de choses qui m'effrayent.

-- Je ferai ce que je pourrai ; et à mesure que j'avancerai, je pourrai davantage.

-- Fernand, savez-vous que c'est beau d'être un homme ? On n'a pas peur ; on sait beaucoup ; on commande ; on gouverne ; je trouve que c'est très beau ! Mais il ne faut pas en abuser comme... »

La petite fille s'arrêta tout court. Elle n'osait pas achever sa phrase. Fernand la mit à l'aise.

« Comme M. Ildefonse ? N'est-ce pas ce que vous vouliez dire ? Ne vous gênez pas. Je suis profondément reconnaissant à mon généreux bienfaiteur ; mais cela ne m'empêche pas de voir jusqu'à quel point il abuse de l'autorité, et combien il est injuste envers son cousin. J'en suis désolé, et je me demande qu'est-ce qui pourra le rendre moins égoïste.

-- Maman dit que quand une petite fille est bien, bien gentille, elle obtient tout ce qu'elle veut.

-- En ce cas, Marie-Thérèse, vous pouvez obtenir beaucoup, car vous êtes plus gentille que n'importe qui. »

Le petit Lesparre se laissait dilater le cœur par cette vie de famille, que Mme Sylvain créait autour de lui. Chez M. Ildefonse, il était l'orphelin protégé ; et là, dans cette unique chambre, entre cette femme pleine de distinction et cette enfant, il était l'orphelin consolé . Ce dimanche compterait dans sa vie. Il y avait maintenant plus que les jeux du collège et le confortable du vieux château breton ; il s'y ajoutait les délicatesses de l'amitié, la douceur du foyer féminin.

L'écolier, encore ému de la mort de son père, venait à penser, lui qui n'avait plus de mère, que la veuve du capitaine était une aimable puissance qui veillait sur son âme isolée.

Quant à Marie-Thérèse, la similitude de nom augmentait l'illusion ; elle représentait la petite sœur qu'il avait perdue ; et, tout au fond de lui-même, il l'appelait aussi : « ma sœur ».

Lorsque Fernand sortit de chez Mme Sylvain, il emporta non seulement le souvenir de sa grande bonté, mais celui de la miniature. La position dépendante de cette veuve, si parfaitement distinguée d'éducation et de sentiments, lui paraissait fort pénible ; d'autant qu'il avait compris, par quelques mots de Marie-Thérèse, que la situation précaire de sa mère tenait à l'issue d'un procès, dont elle ne pouvait supporter les frais. D'une part, la noble prestance du capitaine ; de l'autre, la tristesse habituelle de sa veuve, tout lui donnait à penser que la respectable dame était déclassée, et qu'il serait bien doux de reconstituer autour d'elle les éléments de sa condition première.

Le petit Lesparre était un enfant plein de cœur, dont l'intelligence, d'abord paresseuse devant l'étude, embrassait vivement ce qui touchait aux intérêts de ceux qu'il aimait. Il se promit de faire parler la bonne petite fille, toujours sans défiance devant lui ; et de mettre en œuvre tous les moyens à sa portée pour lui être utile, par l'entremise de M. Corbin, homme de bon conseil.

Étant allé, le dimanche suivant, faire une visite au presbytère, il y rencontra précisément le notaire, et, la conversation tombant sur l'aimable enfant qui réjouissait Kérouët, il parla de son père, dont il avait vu le portrait, et des malheurs dont Mme Sylvain avait été probablement la victime. Le curé appuya sa parole, et si l'on pouvait attirer l'attention des héritiers sur cette honorable femme, il ne doutait pas qu'avec le secours puissant de M. Corbin on ne parvînt à débrouiller les affaires délicates qui avaient jeté Mme Sylvain dans la détresse. Mais il fallait de l'argent, beaucoup d'argent. Les pauvres se taisent, c'est pourquoi elle s'était tue, la veuve du capitaine.

En face de M. Ildefonse, personne n'avait son franc parler. Tout en riant, entre soi, de ses boutades, on craignait, en le froissant, d'ajouter à ses bizarreries, à son humeur fantasque, et de rendre son autorité plus pesante.

« Mon enfant, dit le bon prêtre, si quelqu'un peut engager ces messieurs à prendre en considération les épreuves de Mme Sylvain, c'est vous.

-- J'oserai bien parler d'elle à M. Pantaléon ; mais, auprès de mon généreux protecteur, je suis gêné, embarrassé. Sa haute stature, son air fier, son ton autoritaire, tout me rappelle que je ne suis, hélas ! qu'un petit garçon.

-- Quoi ! le champion de Marie-Thérèse se laisserait intimider par si peu de chose ? Pourquoi craindre ? Vous savez que le cœur est bon, en dépit de l'esprit taquin et du caractère despote. Les hommes se brisent contre ces singulières natures ; les enfants, au contraire, ont souvent le privilège de leur faire entendre raison. »

Fernand, tout heureux de la mission qu'on lui confiait, se promit de travailler de mieux en mieux, afin de contenter son bienfaiteur et de le disposer à écouter favorablement sa requête.

Hélas ! pendant que se tramait cet innocent complot, il arriva que M. Pantaléon, ayant eu la rare fantaisie de faire un tour de parc, mit nécessairement le pied sur le perron, et comprit, avec un effroi douloureux, quel était le genre d'individu qui bavardait sans désemparer, et chantait quand il ne savait plus que dire.

Le savant reçut, de la découverte, une commotion vive, et ne choisit pour confidente que la douce Marie-Thérèse. Dire ses peines à cette petite enfant était, pour cet excellent homme, la meilleure des consolations. Elle écoutait gentiment, plaignait le bon Coquelicot, comme elle disait, et cependant trouvait dans sa jolie petite tête une excuse pour amoindrir les torts du cousin.

Ordinairement elle réussissait à calmer son vieil ami. Mais à quelques jours de là, étant entrée tout à coup dans la rotonde, avec la familiarité enfantine qu'on lui permettait, elle trouva le doux vieillard profondément attristé. Assis en face de sa bibliothèque, il regardait d'un œil consterné ses brochures, ses in-folio, ses dictionnaires ; il leur parlait évidemment. Que leur disait-il ? Marie-Thérèse le demanda.

« Ma bonne petite, répondit l'héritier, nous nous aimons bien tous les deux ; mais il va falloir se quitter !

-- Nous quitter ?... Oh non ! Pas vous ! »

Ce mot toucha le savant, dont la science n'avait pas rétréci le cœur ; il tourna vers sa petite amie des yeux émus.

« Je vais faire venir le menuisier, pour prendre les mesures.

-- Les mesures de quoi ?

-- Des caisses dans lesquelles je remettrai mes livres ; car, ma pauvre enfant, je retourne à Dunkerque.

-- Non, non, jamais !

-- Qui donc m'en empêchera ?

-- Moi ! dit-elle follement, en jetant ses deux bras autour du cou du bon vieillard ; je ne veux pas que vous partiez !

-- Je ne puis plus rester.

-- Encore des ennuis ? que vous est-il arrivé de plus ?

-- Vous voulez que je vous le dise ? Le voici. Sachez que ce perroquet, mon ennemi juré, joint la malice à l'ignorance, comme un triple sot qu'il est. Ayant assisté, par malheur, aux leçons de cor de chasse que prend, hélas ! mon bruyant cousin, le voilà qui les met à profit pour son compte ; il répète à satiété les notes que le pauvre Ildefonse s'évertue à attaquer, tant bien que mal ; et le pire est que l'ennuyeux animal a des dispositions et sera bientôt plus fort que le maître d'hôtel, car il en est au Roi Dagobert ! »

Marie-Thérèse consola le géologue, tâcha de le réconcilier avec l'écorce terrestre, témoin de tant de déplorables aventures, et finit par obtenir qu'on n'appellerait pas encore le menuisier.

« Vous êtes chez vous, disait-elle.

-- Il n'y paraît guère, mon enfant.

-- Les choses finiront par s'arranger.

-- Qu'en savez-vous ?

-- J'en suis sûre ! »

Le doux Coquelicot, si habitué pourtant à chercher des arguments très forts pour appuyer ses convictions de savant, se laissa persuader par Marie-Thérèse, tant elle était sage et gentille.

X -- La Saint-Leu

Le marquis de Coquelicot n'était pas toujours de mauvaise humeur. Une circonstance particulière donnait en ce moment à son visage un air de contentement, qui eût certainement étonne les étrangers. Pétri de vanité de la tête aux pieds, il voyait venir de loin le jour de sa fête, et lui souriait comme à une occasion qu'il allait saisir, pour mettre en liesse le village, le département, voire même la Bretagne, s'il y avait moyen.

Il pensait, jour et nuit, à ce qu'il pourrait imaginer pour se fêter. D'abord, il avait renoncé à solenniser son patron saint Ildefonse, qui apparaissait en janvier, au milieu des neiges et des tempêtes. C'eût été du plus mauvais goût ; car, disait-il en se rengorgeant, je ne saurais que faire pour divertir mes paysans.

Donc, il s'était arrêté à l'idée de fêter la Saint-Leu. Il y avait bien eu là encore une difficulté assez sérieuse, car saint Leu se trouve comme associé à saint Gilles, et l'on honore les deux ensemble, le premier jour de septembre. Or Gilles était le nom de l'ancien propriétaire de Kérouët, de l'homme au testament. Fallait-il donc avoir l'air de complimenter son feu cousin ? Non, certes, il ne s'en souciait guère ; car il lui en voulait un peu de lui avoir octroyé un conjoint, bien que celui-ci se trouvât réduit à sa plus simple expression.

Pour sortir d'embarras, le marquis avait consulté. Il lui avait été répondu que l'ancien possesseur, ennemi de toute représentation, profitait de la Saint-Gilles pour ne pas mettre le pied hors de sa chambre. Il défendait qu'on lui offrît des fleurs, et avait autrefois mis à la porte les petits enfants du bûcheron Mathurin, qui lui avaient apporté une grosse galette, faite par leur mère, et bien beurrée.

Devant ces précédents, Leu se sentit à l'aise. Le champ était libre, il résolut de s'y élancer, et de célébrer sa fête de telle façon que les journaux du territoire en parleraient en termes pompeux ; et que les grands journaux parisiens reproduiraient leurs articles.

Vainement le curé lui fit-il observer que les Bretons de Kérouët avaient la coutume de fêter surtout saint Yves, le patron de la paroisse, dont la solennité tombait le 17 mai ; il ne voulut rien entendre, et répondit tout net que, si telle était la coutume, il saurait bien la remplacer par une autre.

« Mais, monsieur, cette coutume remonte à la construction de notre église, qui date de trois cents ans.

-- Qu'est-ce que ça me fait ? Si ma volonté choisit saint Leu, tant pis pour saint Yves. »

Il arrêta, dans sa vieille tête de Coquelicot, qu'on s'amuserait le 1er septembre en son honneur, qu'on chômerait trois jours, et qu'on se griserait bel et bien, ce qui est dans le programme des paysans bretons en fête.

Il s'agissait maintenant d'organiser, sur un plan absolument nouveau, des réjouissances publiques. Et d'abord, le seigneur de Kérouët envoya de tous côtés des invitations aux châtelains des environs. Il voulait un dîner auquel ne pût être comparé aucun autre dîner. On n'aurait jamais vu rien de pareil, et les repas homériques des Marseillais ne seraient que des ombres, auprès de celui-ci.

Hélas ! il était dans la destinée du pauvre Leu-Ildefonse de ne pas réussir dans ce genre d'entreprise. On vit une reproduction de ce qui était arrivé lorsque l'humeur vaniteuse l'avait incliné vers les chasses princières. C'était à qui ne s'empresserait pas de répondre, et l'on finissait par trouver des excuses, plus ou moins plausibles. Toutes les dames étaient consignées par leur médecin ; les maris étaient en voyage, les fils avaient accompagné leurs pères. Bref, il fallait renoncer au dîner colossal, faute de convives. La chute était rude.

Le Coquelicot du Midi, qui n'était pas endurant, fut ému de colère, et jura qu'on ne l'y prendrait plus ; qu'il ne ferait plus désormais aucune avance aux riches propriétaires ; mais qu'il s'enfermerait noblement dans Kérouët, et y répandrait largesses et plaisirs. La fête commencerait la veille. Des tables seraient dressées partout, le cidre coulerait à flots, les danses ne seraient interrompues que par les jeux de toutes sortes, et tout se terminerait par un superbe feu d'artifice, dont les lueurs éclaireraient le parc, les champs et la plaine.

Le projet était beau ; mais voilà que le maire, un brave paysan bas-breton, qui déplaisait fort à M. Ildefonse parce qu'il administrait fort bien la commune depuis douze ans, le maire vint lui-même au château saluer respectueusement le personnage, et lui faire observer que, les moissons étant cette année-là fort en retard, on les compromettrait en détournant pendant trois jours les paysans de leurs travaux.

À ce dernier coup, le seigneur donna tous les signes de la fureur. Il maudit le maire et ses administrés, envoya promener Kérouët, le Morbihan et le reste, dit et redit que ce pays était inhabitable, et termina en se jurant à lui-même qu'il se fêterait tout seul, en s'adjoignant Marie-Thérèse et Fernand.

Ce fut donc aux enfants qu'il fit ses dernières confidences ; et du moins il était sûr de voir ses projets bien accueillis.

Fernand reçut d'abord cette joyeuse nouvelle. Le jour de la Saint-Leu, il ne lui serait demandé aucun travail. Ah ! quelle jouissance ! Il pourrait donc paresser un peu sans fâcher personne et sans se faire gronder par Marie-Thérèse. Le brave écolier avait tenu parole, il piochait ; mais la nature est toujours là, et il faut bien convenir que, quand il lui était permis de ne rien faire, il en était ravi.

Le programme de la fête lui plut singulièrement. Son généreux protecteur lui ferait cadeau d'un joli fusil de chasse, et il s'amuserait toute la matinée dans la campagne, accompagné du garde. Il reviendrait au château ayant tué, bien sûr, deux ou trois lapins, peut-être un ou deux perdreaux. Pourquoi pas ? Fernand, les yeux rayonnant de joie, demanda et obtint la permission de porter du gibier au presbytère, chez M. Corbin, un peu partout.

Après le déjeuner il y aurait, en compagnie du châtelain, promenade au loin et à quatre chevaux. On irait visiter ceci, et puis cela. Marie-Thérèse en serait enchantée. On la verrait, rieuse et contente, raconter à sa mère tous les charmes de l'excursion. Au retour, un excellent goûter serait servi dans la salle à manger : crèmes, gâteaux, friandises de toute espèce. Enfin, entre le goûter et le dîner, on ferait, en bateau, le tour de l'étang, sous la conduite du fidèle Corentin, ancien matelot, homme prudent et adroit autant que dévoué.

Fernand se hâta d'aller transmettre à sa petite amie les paroles de M. Ildefonse. Elle sourit à la fête ; mais quel ne fut pas l'étonnement du petit Lesparre en la voyant se troubler et pâlir, aux dernières paroles qu'il prononça.

« Qu'avez-vous, Marie-Thérèse ?

-- Oh ! Fernand, j'ai peur !

-- Peur ? Comment ? Qu'est-ce qui peut vous effrayer dans ce joyeux projet ?

-- Non, non, jamais !... C'est impossible, c'est plus fort que moi !

-- Mais quoi ? Parlez donc.

-- Cette promenade en bateau !

-- Eh bien, c'est ce qu'il y a de plus amusant.

-- Pour vous peut-être ; mais pour moi !

-- Auriez-vous peur de voir chavirer la barque ?

-- Certainement.

-- Ne craignez rien ; cela ne peut pas arriver d'abord ; et puis, nous serions trois pour vous sauver. Comment est-il possible de redouter ce qui nous est proposé ? Nous serons avec M. Ildefonse et avec Corentin, élevé dans un port de mer, et ayant servi comme matelot.

-- Fernand, je vais vous dire ce qui me fait trembler, puisque vous ne vous moquez jamais de mes frayeurs. C'est qu'un bateau, grand ou petit, s'enfonce dans l'eau. S'il se tenait à sa surface, je n'aurais pas peur.

-- Il ne peut pas ne pas s'enfoncer ; c'est une nécessité, c'est ce qu'on appelle une loi.

-- Sauriez-vous m'expliquer cela ?

-- Je vais essayer. Le bateau est plus léger que l'eau : alors l'eau le soutient. Tout objet est moins lourd dans l'eau qu'il ne le serait dans l'air.

-- Oh ! que c'est drôle !

-- De sorte que, quand un bateau est enfoncé dans l'eau, il perd tellement de son poids que la charge qu'on y met ne fait que remplacer le poids perdu.

-- Mais si la charge était trop lourde ?

-- Ne vous tourmentez pas. Nous ne courrons pas le moindre danger. On peut charger un bateau tant que son poids et le poids de sa charge ne sont pas plus considérables que celui de l'eau déplacée par le fond du bateau. C'est Archimède, un grand savant d'autrefois, qui a établi ce principe ; mais il s'est servi de termes bien plus difficiles et dont je vous ai fait grâce.

-- Vous avez bien fait ; car c'est tout au plus si je comprends quand on ne parle pas comme Archimède. Mais, c'est égal, vous me persuadez ; je vois qu'il n'y a là rien d'effrayant. J'irai en bateau ; nous ferons le tour de l'étang, et je m'amuserai bien.

-- Oh ! ma petite Marie-Thérèse, quel bonheur de vous rassurer !

-- C'est parce que vous devenez instruit.

-- Ah ! quelle douce récompense de mes efforts ! »

Les bons enfants, depuis cet entretien, attendirent impatiemment la Saint-Leu, qui finit par arriver un beau matin, dans un soleil radieux. Quand M. Ildefonse était en belle humeur, il redevenait un homme excellent, dépouillait sa morgue ridicule, et trouvait mille manières d'amuser son monde. Sa colère étant donc passée, au contact des enfants, il sembla retourner de quarante ans en arrière, pour mieux entrer dans les goûts de ses petits amis.

Dès la veille au soir, ils vinrent ensemble souhaiter la fête, car on avait obtenu un congé de vingt-quatre heures. Mme Sylvain avait préparé deux superbes bouquets, que les enfants présentèrent gaiement. Eux seuls étaient à l'aise avec cet original, meilleur au fond qu'on ne le supposait. Ils lui firent un petit compliment à leur façon, et l'héritier parut content.

Sans attendre au lendemain, il donna à Fernand son fusil de chasse, et offrit à Marie-Thérèse une jolie robe de soie. C'était préluder fort agréablement à l'heureuse journée.

Conformément au plan indiqué, Fernand, levé de grand matin, partit, accompagné du garde et le fusil sur l'épaule. Il marchait d'un pas léger, l'œil grand ouvert, content de ce plaisir d'homme, qui lui était procuré par l'ami de son père. Tant que nul habitant des bois ou de la plaine ne se présenta, on avança tout en causant ; mais à la vue du premier lapin qui eut l'imprudence de montrer son nez, le jeune chasseur fut pris d'une émotion telle qu'il oublia à l'instant la théorie du garde, et laissa Jeannot lapin regagner son gîte, sans s'inquiéter d'un coup de fusil, tiré juste du côté où il n'était pas.

Cependant Fernand retrouva son sang-froid pendant que le garde riait ; et pour son coup d'essai il rapporta au château, avec un appétit formidable, un lapin et un perdreau. M. Ildefonse lui en fit compliment, et lui promit que dorénavant la chasse avec le garde serait la récompense de son travail, qui devenait de plus en plus égal et soutenu.

Quand Marie-Thérèse vit revenir le chasseur, elle courut à sa rencontre.

« J'ai tué ! s'écria-t-il.

-- Méchant ! dit-elle de sa voix la plus douce, avez-vous eu bien soin, du moins, de ne pas laisser souffrir ces pauvres bêtes ?

-- Oui ; j'ai pensé à vous, Marie-Thérèse ; et, selon la promesse que je vous avais faite, j'ai pris soin de les achever tout de suite.

-- À la bonne heure ! Sans cela...

-- Sans cela, qu'est-ce que vous auriez fait ?

-- Je vous aurais moins aimé, répondit naïvement la petite fille. Il faut être bon.

-- Oui, Marie-Thérèse, je serai bon. »

M. Ildefonse se rendit, avec son petit compagnon, dans la salle à manger ; et Fernand fut charmé en voyant qu'on avait préparé trois couverts. Du pauvre cousin, il était moins que jamais question ; c'était la place réservée à Marie-Thérèse, qu'on invitait pour la première fois. Il s'en montra fort réjoui, bien qu'au fond il regrettât l'absence de Mme Sylvain elle-même, si bien faite pour prendre part à la table de famille, au lieu de dîner seule dans sa grande chambre si triste.

La tendre mère avait mis tous ses soins à rendre belle son enfant. Sa superbe chevelure flottait sur ses épaules, comme la plus riche des parures. Elle portait sa plus jolie robe ; et quoique l'ensemble de sa toilette fût très simple, la distinction qu'elle tenait de son père et de sa mère lui donnait un très grand charme.

Le déjeuner fut fort agréable, il l'eût été davantage si le doux et bon Pantaléon eût été présent. Les enfants s'étaient tellement attachés à lui que son absence leur était une peine. Toutefois ils se gardèrent de laisser deviner leur pensée, car il importait de ne pas assombrir l'humeur du bizarre Ildefonse.

La promenade en voiture fut des plus amusantes. On alla loin, on vit des sites nouveaux, les uns agrestes, sauvages, les autres riants et gracieux. Les enfants étaient enchantés, et l'héritier se demandait s'il ne trouverait pas lui-même plus de douceur à rendre son entourage heureux qu'à vouloir dominer de très haut, tout s'assujettir, et ne prendre pour règle de conduite que l'amour de son orgueilleuse personnalité.

Il se mit à causer avec les enfants, sur le ton d'une parfaite bonhomie, les interrogea, et apprit de Marie-Thérèse que, dans quelques mois, elle ferait sa première communion. Il s'intéressait au bonheur de cette aimable enfant ; et déjà il lui semblait que priver Kérouët de Marie-Thérèse, ce serait l'attrister, lui ôter une partie de sa vie. Elle ne faisait pas grand bruit ; et pourtant, la trace de ses petits pas se retrouvait dans les allées du parc, à la grande joie de chacun. Le jeudi souriait à tous, parce qu'il laissait à la maison la gracieuse petite fille, qui s'était fait des amis de tous les habitants du château breton.

Cependant le moment était venu de rentrer dans la cour d'honneur, afin d'avoir le loisir de faire le tour de l'étang avant le dîner. C'était l'instant qu'eût si fort redouté la chère petite fille, si les très simples explications de Fernand n'eussent dissipé ses craintes puériles. Ni M. Ildefonse, ni Corentin ne purent se douter qu'elle eût la moindre frayeur. Elle n'en avait plus et s'abandonnait doucement au plaisir de glisser sur l'eau. Le petit Lesparre ayant imaginé de chanter un gai refrain de barcarolle, elle mêla sa voix à la sienne, et sa voix ne trembla pas. L'écolier était bien fier et bien heureux de son triomphe ; mais il était trop délicat pour n'en pas garder le secret.

Après le dîner, on passa dans le grand salon comme aux jours de cérémonie ; on s'amusa quelques moments ; puis, la journée étant finie, on alla se coucher, non sans remercier chaleureusement M. Ildefonse.

Comme la chambre de M. Pantaléon attenait au grand salon, les enfants voulurent lui souhaiter le bonsoir avant de quitter le rez-de-chaussée. Le doux vieillard était assis près d'une lampe, un abat-jour sur les yeux ; il lisait encore ; mais à la vue des enfants qu'il aimait, il leva la tête, leur parla avec une grande bonté, et finit par dire tout bas :

« Dans quelques semaines, nous fêterons la saint Côme. »

Les yeux bleus de Marie-Thérèse n'étaient plus assez éveillés pour prolonger la soirée. On se quitta très bons amis, et souriant à saint Côme, au moins d'aussi bon cœur qu'à saint Leu.

Il était tard. Marie-Thérèse dit à Fernand :

« Vous allez me reconduire chez maman, n'est-ce pas ?

-- Certainement.

-- J'ai tellement peur en passant devant le garde-meuble !

-- De quoi pouvez-vous avoir peur ?

-- Je vais vous le dire ; mais vous ne le répéterez pas, parce que maman me gronderait.

-- Soyez tranquille.

-- Eh bien, il faut d'abord vous apprendre qu'il y avait chez ma tante une chambre où l'on n'entrait jamais.

-- Parce que cela n'était pas nécessaire, apparemment ?

-- Il est vrai que ma tante pouvait s'en dispenser, mais la bonne...

-- Ah ! la fameuse bonne qui vous a farci la tête de contes bleus ?

-- Elle aurait dû y entrer de loin en loin, mais elle se serait plutôt fait tuer sur place !

-- Vraiment ? Que se passait-il donc dans cette chambre mystérieuse ?

-- Ce qui se passe ici, dans le garde-meuble, qui est près de la lingerie.

-- Mais enfin quoi ?

-- Il en sortait, de temps en temps, des bruits, des sons,... des sons très extraordinaires et très effrayants !

-- Ah ! là-dessus, la superstitieuse femme avait sans doute élevé tout un échafaudage de sottises. Voyons ? que disait-elle ?

-- Qu'il y avait dans cette chambre, toujours fermée à double tour, un revenant qui...

-- Qui revenait ? Ah ! l'imbécile ! Elle vous a fait bien du mal !

-- Elle était pourtant bien bonne, je vous l'assure.

-- Raison de plus. Vous l'aimiez, et par conséquent vous étiez portée à ajouter foi à ses paroles. J'admets qu'elle était bonne ; mais laissez-moi vous dire que c'était une bonne bête.

-- Je le croirais, Fernand, si vous pouviez m'expliquer la cause de ce que j'entendais ; mais vous ne le pouvez pas.

-- Je parie que si ! Ce soir, il n'y a rien à faire que de rentrer chez votre maman, et de dormir jusqu'à demain matin ; mais dimanche, je demanderai à M. Ildefonse la permission d'entrer dans le garde-meuble, et vous y viendrez aussi.

-- Oh ! non, Fernand ! Non, pas moi !

-- Eh bien, avec moi vous auriez peur ? Vous me faites injure. Je suis grand, je suis fort, et j'ai quinze ans !

-- Oui, mon petit Fernand, ne vous fâchez pas ; oui, j'ai confiance en vous. Je sais bien que vous me défendriez en cas de danger.

-- À la bonne heure ! Alors, à dimanche.

-- À dimanche. »

Les enfants étaient arrivés à la porte de Mme Sylvain. Marie-Thérèse frappa trois petits coups, et la mère vint ouvrir, et remercier le conducteur.

La petite fille ne put se coucher avant d'avoir raconté tout ce qui s'était passé.

« Je me suis bien amusée, maman, dit-elle pour se résumer ; et M. Pantaléon nous a promis un autre jour de fête dans très peu de temps, le 27 de septembre, à la Saint-Côme. »

La maman remit au lendemain mille petits détails dans lesquels l'enfant aurait voulu entrer ; elle déshabilla sa chère fille, l'embrassa ; Marie-Thérèse fit sa prière et cinq minutes après, elle dormait de tout son cœur.

Les jours passent vite. Le dimanche arriva promptement, et Fernand, animé du désir d'éclairer l'esprit de sa petite amie, demanda et obtint facilement la permission d'aller visiter le garde-meuble.

« Je te ferai donner la clef, dit M. Ildefonse, et tu seras plus avancé que moi, car je n'ai jamais eu l'idée d'entrer dans cette grande pièce à deux fenêtres, dont mon cousin Coquelicot avait fait le réceptacle de toutes ses vieilleries. Je suis peu curieux de ces amas inutiles, et je pense que tout l'ensemble ne vaut pas une pièce de cent sous. Mais il y a des gens qui aiment la poussière et les souris. Si tu en es, tu peux te contenter. »

Fernand était trop discret pour avouer la raison de sa demande, et il aimait trop sa petite compagne pour supporter qu'un sourire moqueur accueillît la confidence. Donc, il laissa croire qu'il avait un goût prononcé pour les souris et la poussière, comme disait M. Ildefonse.

Le dimanche matin, en revenant de la messe, Fernand dit à Marie-Thérèse :

« Voulez-vous entrer avec moi au garde-meuble.

-- Oui... Non... Si !

-- Ah ! si vous n'aviez pas dit *si*, je vous en aurais voulu ! Venez, j'apporte deux bougeoirs, parce que les fenêtres sont fermées. »

Il prit des allumettes chez Mme Sylvain, qui ne pouvait s'empêcher de rire de l'expédition.

« Quelle singulière idée ! Mais il n'y a là rien de curieux. Pas un meuble antique ; pas un objet de valeur. M. Coquelicot, qui n'aimait pas à s'occuper des détails, disait de toute chose, et même d'une vieille chaise cassée : « Portez cela au garde-meuble ». Il y a aussi de vieux instruments de musique du temps de la baronne qui a possédé ce château avant M. Coquelicot. »

Marie-Thérèse fut au moment de dire à sa mère :

« Voulez-vous venir avec nous ? »

Mais elle craignit de froisser son aimable défenseur, et ne dit rien.

Fernand, enchanté d'aller à la découverte, entra le premier dans la grande pièce, dont il laissa la porte ouverte ; celle de Mme Sylvain était restée ouverte aussi.

« Oh ! maman, que c'est grand ! s'écria la petite fille.

-- Oui, c'est grand et encombré. Prends bien garde de déchirer ta robe.

-- J'y ferai bien attention, maman. »

Chacun son bougeoir à la main, ils s'avancèrent jusqu'au fond du garde-meuble, Fernand le premier, bien entendu. Il faut savoir que Marie-Thérèse mourait de peur, sans en avoir l'air. Elle était entrée une seule fois dans le garde-meuble de sa tante et y avait fait trois pas, quatre au plus ; et c'était le même aspect : de vieilles tables, supportant de vieilles commodes, surmontées de vieilles chaises ; et puis, dans une encoignure un vieux piano. De plus, il y avait ici une vieille harpe.

Cependant, il fallait marcher et se taire. Le commandant avait cet air résolu qui ne permet pas aux suivants d'hésiter.

Tout à coup il se retourna vivement et dit :

« Jusqu'ici, Marie-Thérèse, je ne vois pas beaucoup de revenants ; et vous ? »

La petite fille sourit et répondit

« Je crois que c'est toujours la nuit que se passent ces choses extraordinaires ?

-- Oui, la nuit, quand on dort et qu'on rêve, parce que quelque chose pèse sur l'estomac ; c'est ce qu'on appelle des cauchemars. »

Juste au moment où Fernand commençait à réfuter les idées saugrenues de la bonne, voilà qu'un bruit étrange se produit dans un coin obscur, et la petite peureuse se rapproche soudain de son protecteur, qui part d'un éclat de rire.

« Fernand, comment pouvez-vous rire ? »

Elle avait soin de parler tout bas, de peur que on* ne l'entendît, ce terrible on*, sans forme et sans nom, qui est toujours présent devant les poltrons, inguérissables parce qu'ils ne veulent pas s'instruire.

Fernand regarda, à la lueur des deux bougies, le visage de Marie-Thérèse. La pauvre enfant était devenue toute pâle. Il eut grand-pitié d'elle et lui dit avec bonté :

« Je vous ôterai toute frayeur en deux ou trois minutes d'explication ; mais il faut d'abord sortir d'ici ; ce lieu n'est pas propre au professorat. Venez seulement avec moi dans ce coin, d'où le bruit est parti.

-- Oh non ! Fernand, j'ai trop peur. »

Elle pouvait à peine parler, et ses jambes s'étaient soudainement affaiblies.

« Eh bien, j'y vais seul. Regardez-moi toucher, sans qu'il m'en arrive aucun mal, la vieille harpe de la baronne. » Elle le suivit des yeux et le vit effectivement toucher la vieille harpe, sans autre accident qu'un peu de poussière à ses doigts.

« Maintenant, dit-il, allons-nous-en ; éteignons nos bougies ; et, avec la permission de votre maman, asseyons-nous en face de ses fenêtres, sur le banc de bois ; il fait beau, nous causerons, et vous n'aurez plus peur. »

Cela se fit ainsi. Le maître et l'élève prirent place, l'un à côté de l'autre ; des groupes d'asters rendaient cet endroit charmant, et rien n'était plus rassurant que ce beau soleil qui brillait, tout en adoucissant l'éclat de ses rayons.

« Êtes-vous bien là, Marie-Thérèse ?

-- Oui.

-- Il n'y a rien d'effrayant dans le paysage ?

-- Non, Fernand, mais là-haut j'ai pourtant entendu un son bien extraordinaire. Expliquez le-moi. si vous pouvez.

-- C'est très facile. La baronne n'y est pour rien, je vous en réponds ! Écoutez-moi bien.

-- J'écoute.

-- Supposons que nous voulions faire un verre d'eau sucrée. Si nous y mettons trop de sucre, il ne fondra pas tout entier, n'est-ce pas ?

-- Non, bien sûr ; et d'ailleurs, l'eau trop sucrée n'est pas agréable.

-- Pour que ce sucre fonde, il faudrait faire chauffer l'eau.

-- Tiens ! que c'est singulier !

-- Quand un verre d'eau contient autant de sucre qu'il peut en fondre, on dit que l'eau est saturée de sucre. Eh bien, quand l'air est plus ou moins chaud, il peut contenir plus ou moins d'eau, à l'état de vapeur ; et quand il en contient autant que possible, on dit que l'air est saturé de vapeur ; comprenez-vous ?

-- Oui ; l'air, c'est le verre d'eau ; et la vapeur tient lieu de sucre.

-- Bon ! quand l'air est saturé de vapeur, cette vapeur pénètre plus ou moins dans les corps. C'est alors que, souvent, le sol est mouillé ; elle entre dans les boiseries et les meubles, qu'elle gonfle. Si l'air devient plus chaud, et par conséquent plus sec, la vapeur sort des corps où elle était entrée, et produit, en s'en allant, des effets opposés aux premiers effets.

« L'effet produit sur les cordes d'une harpe est parfois de les casser, parce qu'elles étaient devenues trop courtes, trop tendues ; c'est ce qui vient d'arriver. Il se pourrait aussi que certains meubles craquassent avec grand bruit, et il n'y aurait là rien d'étonnant. Il s'agit tout simplement de vapeur d'eau, c'est la même chose que l'humidité.

-- Alors, ce dont j'avais peur, c'était l'humidité ?

-- Précisément. Et c'est là le mystérieux revenant dont s'épouvantait votre bonne.

-- Ah ! c'était bien la peine de me tant effrayer ! Mais, Fernand, vous dites que l'humidité entre dans le garde-meuble ; et pourtant les fenêtres ne sont jamais ouvertes, et la porte est fermée à double tour ?

-- Peu importe. L'humidité pénètre par les moindres fentes des portes et des fenêtres, et même par le trou de la serrure.

-- Ah ! quel bonheur de savoir tout cela !

-- Marie-Thérèse, M. Pantaléon me dit souvent que, si l'on n'était pas ignorant, et si l'on prenait le temps de réfléchir, on n'aurait presque jamais peur ; c'est-à-dire qu'on n'aurait peur que quand la réflexion prouve qu'il y a vraiment lieu de craindre.

-- Oh ! je veux apprendre tout ce que je pourrai ! Mais voyez-vous, quand je serai grande, je serai tout de même une femme, et je crois que les femmes sont toutes un peu peureuses.

-- Si elles ne le sont qu'un peu, c'est notre plaisir, à nous hommes ; nous sommes faits pour protéger les femmes, les rassurer, les éclairer. Si elles étaient trop braves, nous n'aurions plus rien à faire.

-- C'est vrai, dit en riant la bonne petite fille. Devenez bien savant, vous rendrez service à beaucoup de monde ; vous m'avez déjà fait tant de bien !

-- J'en suis très content ; et rien que cela me donnerait envie de travailler. »

XI -- L'amitié

C'était une maison simple et petite, attenant à l'église, et agréablement située, entre un étroit parterre, paré de fleurs d'automne, et un potager soigneusement cultivé.

Le maître était sage et bon, toujours regardant en haut avant de juger les choses d'en bas. Une servante suffisait à tout, parce que le nécessaire seul était demandé. Cette femme, déjà avancée en âge, était encore alerte, comme le sont les villageoises qui ont beaucoup travaillé, dont le visage est ridé et le dos voûté, sans que les forces manquent. On la nommait Catherine ; on ne connaissait son maître que sous le nom de M. le curé, et la maison s'appelait le presbytère.

On y vivait bien en paix. Le prêtre était, dans sa simplicité, à la hauteur de sa mission ; très instruit, bien qu'il parlât sans éloquence, se tenant toujours terre à terre pour être compris de tous. Il était né dans les environs de Kérouët ; c'était le fils d'un bon paysan breton ; et son éducation le rendait apte à s'approcher des riches, comme sa nature le portait à se mêler aux pauvres. On l'aimait ; ceux qui le trouvaient trop rigide prouvaient ainsi qu'ils avaient perdu la foi bretonne, et que des idées subversives les avaient troublés, bien qu'ils ne les comprissent peut-être qu'à demi.

Mais comme il était indulgent à l'enfant et à la jeunesse, le pasteur de Kérouët ! Il ne cherchait à effrayer personne ; c'était dans les pages les plus consolantes de l'Évangile qu'il prenait le plus souvent les textes que son zèle pieux développait.

C'était cet homme, plein de mansuétude et de charité, que la veuve du capitaine Sylvain avait pour guide et pour ami. Lui seul connaissait à fond sa situation ; mais il ne parlait jamais d'elle que par monosyllabes, tant il avait peur d'être indiscret.

Cependant M. Corbin, qui était aussi un homme de bien, lui avait dit que, sollicité par les habitants du château, il avait besoin de causer avec lui, de s'entretenir de différentes choses, relatives, aux intérêts de Mme Sylvain. Ces deux hommes étaient sympathiques aux malheurs de l'honorable femme ; et le notaire voulait décidément s'éclairer des lumières de l'abbé.

M. Corbin, bien qu'entouré d'une famille nombreuse, acceptait de temps en temps le dîner de la cure, qui lui était cordialement offert. C'était le cas ; et Catherine l'attendait depuis cinq heures du matin ; c'est-à-dire que tous ses actes de ménagère avaient été faits sous l'impression de ce mot : « Nous avons du monde aujourd'hui ».

De là, soins tout particuliers donnés à cent détails, que l'invité ne remarquerait pas. On avait lavé à grande eau le corridor ; on avait passé à la peau les couverts de ruolz, ce qu'on appelait, sans tromper personne, l'argenterie ; on avait promené la tête-de-loup dans le pourtour du plafond ; essuyé, battu, essuyé de nouveau quatre fauteuils de velours, seul luxe du salon ; et balayé ! Ah ! balayé la maison du haut en bas ! Catherine, avant de commencer son dîner, était exténuée.

Le maître le regrettait ; mais il n'avait rien à dire ; car la faiblesse de Catherine était un entêtement sans limites. Si l'on avait essayé de modérer son ardeur, elle eût été capable de redoubler d'activité, tout en répétant : « Nous avons du monde aujourd'hui ».

Comme elle aimait beaucoup M. Corbin, elle avait imaginé un bon petit dîner, que son maître avait eu soin d'approuver, sachant que la bonne femme ne faisait cuire à point que ce qu'elle avait mis dans sa tête de servir à ses hôtes. Elle avait tué une poule, qui d'ailleurs ne pondait plus, et l'avait mise au riz ; c'était le premier service ; suivait un carré de veau, puis des épinards, une galette et un joli dessert.

Une nappe bien blanche, les plus fines serviettes, des couteaux bien repassés, tout un ensemble des plus soignés, c'était ainsi que l'entendait la vieille servante qui, au fond, ne cherchait qu'à faire honneur à son maître.

Le curé s'était enfermé dans sa chambre pendant les heures qui précédaient le dîner ; car, en ces circonstances, assez rares heureusement, Catherine était inabordable, et sa mauvaise humeur s'en prenait à son chat et à son curé. Celui-ci, ayant remarqué que le chat se sauvait dans le jardin, ne voulait pas être seul à essuyer le feu, et profitait de ce qu'il avait une porte pour la fermer.

L'exactitude est chose difficile. M. Corbin n'en manquait pas habituellement ; mais ce jour-là, une affaire l'avait retenu, un client l'avait retardé ; bref, l'heure du dîner venait de sonner et personne ne paraissait.

Dans ces cas-là, la fureur de Catherine se détournait volontiers du curé et du chat, pour s'abattre sur l'invité. Elle était donc en train de maudire le notaire, tout en arrosant son rôti, lorsque, enfin, un coup de cloche annonça la tardive arrivée du convive.

La vieille avait d'excellents principes d'éducation. Elle mit donc dans sa ceinture un coin de son tablier blanc, dérida son front soucieux, et s'empressa d'aller ouvrir. M. Corbin ne put se douter des orages qui avaient précédé son entrée. Catherine souriait, d'une façon aussi agréable que possible ; et elle avait repris, pour souhaiter le bonjour, certaine voix de fausset, qui ne lui servait que pour les grandes fêtes et les réceptions.

Elle introduisit M. Corbin dans le salon, et retourna lestement dans sa cuisine, ayant entendu son maître descendre l'escalier. Cependant, comme elle perdait toujours un peu la tête à force de vouloir bien faire, son humeur était encore farouche ; et minet, attiré par le parfum de la rôtissoire, ayant fait une apparition, reçut un coup de torchon soigné.

« Vilaine bête ! » s'écria-t-elle.

Le chat, justement froissé du procédé, sauta par la fenêtre et ne reparut plus. Sa susceptibilité s'expliquait par le contraste ; on l'appelait ordinairement : mon amour.

Deux minutes seulement, le temps de verser dans la soupière un potage fumant, et Catherine, d'un air de triomphe, commença son service. *Sa* salle à manger reluisait de propreté. Quatre mètres carrés, une petite table, un buffet, quatre chaises, deux flambeaux, c'était tout ; mais quel ordre, quel soin de ce qui appartenait au maître ! La fidèle servante, dès que le dîner fut en train, oublia ses rancunes ; le curé fut appelé à jouir de la voix de fausset. L'excellent homme ne s'effrayait jamais de l'humeur courroucée de Catherine ; il savait comment cela finissait, et disait dans le secret de l'intimité : « Elle est insupportable ; mais elle se jetterait dans le feu pour moi ! »

M. Corbin avait pour l'abbé une estime affectueuse, que le temps ne faisait qu'augmenter. Il se trouvait bien dans cette petite maison, si peu confortable en comparaison de la sienne ; et il aimait à causer avec cet homme, simple à l'extérieur, en qui chacun rencontrait précisément ce qu'il lui fallait, tant il y avait en lui, si humble, d'instruction, de lumière et de bonté.

On ne parla pas de Mme Sylvain devant Catherine, bien qu'elle ne répétât jamais qu'à son chat ce qui se disait à table. La conversation tomba naturellement sur les Coquelicot. Leur mutuelle antipathie, leurs bizarreries, leurs excentricités, tout cela faisait partie du domaine public.

« Ah ! les singuliers personnages !

-- Ils sont étonnants, en effet. On dirait, mon cher monsieur, que vous les avez choisis sur la raquette ?

-- Que voulez-vous ? ce n'est pas ma faute. M. Coquelicot appelait, de tous les coins de la France, un héritier de son nom. Le hasard m'en fait trouver deux.

-- Il faut convenir que cette dualité est vraiment malheureuse. Du reste, l'unité eût eu d'autres inconvénients.

-- Des inconvénients de la pire espèce, mon cher curé. Avec l'un, Kérouët devenait le château de la Belle au bois dormant ; on n'y marchait qu'en pantoufles ; on n'osait y parler tout haut, encore moins rire. Avec l'autre, la propriété se perdait en quelques années ; tout s'en allait à la dérive. Un luxe exagéré, des dépenses folles, des caprices ridicules, voilà ce qui eût réduit Kérouët à un état pire encore que celui où l'a laissé la pauvre baronne, qui du moins ne péchait que par imprudence et incapacité. Il y a ici, entre ces deux puissances, une sorte de pondération.

-- Sans doute. On ne change pas les natures, mais elles se modifient par le rapprochement. Si ces messieurs pouvaient ne pas se fuir, ne pas être prévenus l'un contre l'autre, on aurait lieu d'espérer que Kérouët deviendrait une demeure paisible, et même agréable ; mais cette petite guerre incessante fatigue le système nerveux de tous les habitants du château. Maîtres et serviteurs sont las d'une vie de contrainte, dont nul ne prévoit l'issue.

-- Monsieur le curé, j'ose dire que je pressens une fin, un traité de paix. Et vous ?

-- Moi aussi, par moments. Je me dis quelquefois que les deux enfants seront les messagers de la Providence. Ils sont si bons, si aimables qu'ils ont su plaire à ces vieillards. Qui sait si leur affection n'obtiendra pas qu'on se fasse des concessions réciproques !

-- Tout est là. Si par leur influence ils arrivent à rendre les héritiers moins étranges, un peu plus comme tout le monde, Kérouët prendra une face tout autre.

-- Évidemment. Rien n'est plus fâcheux, plus contraire à la charité chrétienne, que d'être pour ainsi dire tout d'une pièce, de s'enfermer dans sa personnalité. Les concessions, voilà la clef de la bonne entente ; n'en point faire est une preuve d'égoïsme.

-- Assurément. Notez bien, mon cher curé, que les héritiers sont de braves gens. Il est vrai que l'un est pétri d'orgueil ; mais cet orgueil, dont les actes sont souvent risibles, est le propre d'un esprit enfant jusque dans le vieil âge, que la fortune a tout d'un coup grisé. L'autre persiste à vouloir vivre avec ce qui n'est plus, ou ce qu'on ne voit pas ; mais c'est un homme si doux, si paisible, la bonté même. Espérons que Fernand, devenu un excellent élève, et Marie-Thérèse, la plus jolie nature qui se puisse rencontrer, viendront à bout de résoudre le problème.

-- Je le souhaite aussi vivement que vous. »

À la poule au riz avaient succédé le rôti, la belle salade du jardin, les épinards ; Catherine avait repris toute sa bonne humeur, uniquement parce que les plats étaient beaucoup plus légers en sortant qu'en entrant. C'était la pierre de touche. Peu lui importait la conversation ; si elle en recueillait quelques bribes, elle ne s'occupait guère de les coudre ensemble. « Ont-ils bien mangé ? Oui. Cela prouve que mon dîner est excellent. » Voilà quelle était, en résumé, la philosophie de Catherine. Donc, elle accueillit poliment son chat quand il vint savoir des nouvelles de son caractère, tout à l'heure si malade.

Voulant réparer plus d'une sottise qu'elle lui avait impertinemment adressée, elle se montra excessivement obligeante, et lui servit tout un dîner sous la table de la cuisine, un peu de tout. Il y avait huit assiettes. Le convive en robe fourrée parut satisfait, et, pour preuve, lécha indéfiniment les assiettes, ne laissant d'autres traces du festin que quelques petits os, entièrement dénudés. Après quoi, il avisa un vieux tabouret, tout à fait propre à faire sa sieste, se roula en cercle, mit son petit minois entre deux pattes et ne dit plus un mot.

On était rentré au salon : Catherine avait apporté le café et un flacon de liqueur. Elle se retira, et les deux amis, dans le doux repos d'une confiance absolue, se mirent à causer plus intimement.

« Eh bien, mon cher abbé, à présent que nous sommes en tête-à-tête, laissez-moi vous parler de Mme Sylvain. Sur la demande de ces deux messieurs, je m'occupe de ses affaires. J'ai donc le droit de savoir ce que vous savez vous-même.

-- En ce cas, mon ami, je suis prêt à vous répondre, et je le regarde comme un devoir. Cette estimable dame, comme vous l'avez toujours pensé, est absolument déclassée en remplissant, au château de Kérouët, les fonctions de femme de charge. Supporter les ennuis de cette position inférieure doit être pour elle une souffrance de tous les jours ; c'est à mes yeux un prodige d'amour maternel.

-- J'en suis, comme vous, convaincu. Savez-vous que le jeune Lesparre a jeté une vive lumière sur la situation un peu mystérieuse de Mme Sylvain ?

-- Non ; je ne le savais pas.

-- Cet enfant, que les aimables exigences de la petite Marie-Thérèse ont sauvé de la paresse, m'a dit, devant M. Ildefonse, avoir vu le portrait de M. Sylvain en tenue militaire.

-- Je sais qu'il était capitaine de dragons et en voie d'avancement lorsque, en Afrique, surpris par les Arabes révoltés, il a été frappé mortellement. Sa veuve ne parle jamais de lui, de son grade, de la croix d'honneur qu'il avait gagnée sur le champ de bataille. Devant ces souvenirs, elle est comme gênée de sa position subalterne. L'ancien propriétaire l'avait froissée, humiliée, sans peut-être s'en bien rendre compte.

-- C'est possible ; il était si peu clairvoyant ! Mais les héritiers l'ont beaucoup relevée, l'ont satisfaite dans ses instincts de mère, et désirent sincèrement, bien qu'ils n'en causent pas ensemble, la rétablir dans les conditions qui sont celles de son milieu.

-- Qui a pu opérer ces changements d'idée ?

-- C'est la naïveté de Marie-Thérèse, son charme naturel, sa grande douceur. C'est aussi le bon sens de Fernand, son vif désir de rendre plus heureuse sa petite compagne du dimanche. Il a tant attiré l'attention de ces messieurs sur la mère et l'enfant, qu'il a éveillé en eux une pointe de curiosité ; et tous deux, séparément, m'ont chargé d'écrire à Marseille.

-- Oui, c'est à Marseille qu'elle a vécu, la pauvre dame, quand elle était heureuse.

-- Enfin, que savez-vous de son passé ? Soyez assez bon pour me le dire.

-- Volontiers ; mais je pense que, sans moi, si vous vous mettez à faire des démarches, vous arriverez à vos fins. Un homme qui a pu trouver deux Coquelicot quand il n'en fallait qu'un !

-- Ne m'en parlez pas ! J'ai dépassé le but ; mais, avant tout, il faut être honnête. N'en indiquer qu'un seul aurait été commettre une injustice envers l'autre.

-- Je le sais bien, et vous avez agi loyalement. À présent, il faut tirer parti des deux, et tâcher de les mettre d'accord, si cela n'est pas impossible.

-- Les enfants en viendront à bout ; laissons-les faire.

-- Vous avez raison. Je crois vraiment qu'ils ont, sans le savoir, une mission à remplir. Pour en revenir au sujet qui nous occupe, je sais que Mme Sylvain, née à Marseille, était fille d'un homme fort estimé, chargé de fonctions administratives rapportant, je crois, plus d'honneur que d'argent. M. Le Blanc avait marié sa fille à un officier digne de toute confiance, et dont l'avenir s'annonçait brillamment.

« Sur ces entrefaites, une caisse de l'État, dont M. Le Blanc avait la responsabilité, fut volée. Le déshonneur allait souiller publiquement cette tête de vieillard. Il n'y eut pas une minute d'hésitation. Père, fille, gendre, tous sacrifièrent le patrimoine de la famille. Du jour au lendemain, ils étaient devenus pauvres.

-- Ah ! quelle catastrophe !

-- On la supporta noblement ; mais les conséquences en devaient peser de plus en plus sur ces infortunés. La petite Marie-Thérèse vint consoler tous ces cœurs ; on l'avait attendue plusieurs années et l'on sentait doublement le bonheur de sa présence. Néanmoins les inquiétudes de l'amour paternel rendirent la position plus pénible. Le grand-père, avec l'expérience de la vieillesse, prévoyait les difficultés matérielles qui croîtraient autour de son enfance. Le chagrin développa en lui un germe de maladie déjà ancien, et Mme Sylvain eut la douleur de le perdre.

-- Pauvre vieillard ! quelle triste fin de vie !

-- Alors, il y eut probablement de pénibles retours sur le passé. L'union contractée avait été imprudente au point de vue pécuniaire. Le capitaine, alors lieutenant, n'avait aucune fortune. L'aisance du beau-père avait permis de commencer le voyage gaiement, et sans souci du lendemain. Mais tout était perdu, hors la dot de la jeune femme, de ce qu'elle pouvait raisonnablement attendre, et cette dot était peu de chose.

-- Ah ! que le capitaine a dû souffrir en partant pour l'Afrique !

-- Sans doute. Il l'avait demandé pourtant. Un long séjour, au début de sa carrière militaire, l'avait familiarisé avec le genre de vie et le climat ; puis il devait résulter de cette absence, plus ou moins prolongée, des avantages réels pour sa femme et son enfant. Il partit ; sa fille avait quatre ans. Vous savez le reste... Un coup de feu en pleine poitrine...

-- C'est affreux !

-- D'autant plus affreux que ces jeunes gens étaient tendrement unis ; et que, outre la douleur du veuvage, la jeune mère restait sans ressources suffisantes.

-- Et avec une enfant de quatre ans ! Le jeune Lesparre, qui a entendu son père parler du capitaine Sylvain, se souvient qu'on avait lieu d'attendre une part de l'héritage d'un cousin. Connaissez-vous cette particularité ?

-- Oui, une grande déception ! Le capitaine avait, dans le Jura, un riche parent, fort âgé, qui s'intéressait à lui et lui avait souvent dit qu'il lui laisserait une partie de sa fortune, c'est-à-dire au moins une centaine de mille francs. Le reste devait retourner à d'autres Sylvain fort riches, mais peu délicats, comme vous allez vous en convaincre. Le parent âgé est mort, ayant fait son testament dans les termes qu'il avait fait pressentir au capitaine, mais ne l'ayant pas signé.

-- Et pourquoi ?

-- À cause d'une folle superstition. Il était de ces esprits faibles qui se figurent que signer son testament porte malheur.

-- Quelle sottise ! Testament nul !

-- Testament nul, et par conséquent fortune à partager entre les collatéraux. Mais, hélas ! d'un côté il y avait des hommes intéressés, avides, sans bonne foi ; de l'autre, la petite Marie-Thérèse.

-- Ah ! je comprends. L'enfant écartée de la succession, ses droits lésés. Des collatéraux à attaquer, un procès à soutenir, et pas d'argent pour oser l'entreprendre ?

-- C'est cela, précisément. C'est alors que, souffrant trop de rester à Marseille sans pouvoir cacher sa détresse, Mme Sylvain, veuve depuis deux mois, a accepté une position qui lui a été indiquée par une famille de sa connaissance, en Bretagne.

-- Et encore, il lui a fallu faire le sacrifice de son enfant !

-- Oui, pauvre femme ! M. Coquelicot s'est montré inexorable sur ce point : ne jamais voir l'enfant, et le moins possible la mère, remplissant les fonctions de femme de charge.

-- Eh bien, mon cher curé, les choses vont changer de face. J'ai écrit à Marseille, Fernand Lesparre m'ayant donné l'adresse de certaines personnes qui ont connu le capitaine. Je suis sur les traces des Sylvain du Jura, on intentera un procès, Marie-Thérèse le gagnera, c'est indubitable, et la bonne Mme Sylvain recouvrera une situation modeste, mais suffisante dans notre Bretagne pour vivre honorablement, sans dépendre de personne.

-- Ah ! mon ami, quel coup de Providence ! Mais qui payera les frais de ce procès ?

-- Chacun de ces messieurs veut les payer en entier ; mais comme, à cette époque, nos chers enfants les auront certainement réconciliés, ils seront de moitié. Pour le moment, je reçois les confidences des deux, se cachant soigneusement l'un de l'autre. Il y aurait parfois de quoi rire. On ne peut imaginer deux natures moins faites pour naviguer ensemble. Aussi, quel malencontreux voyage ne font-ils pas !

-- Je trouve, mon cher Corbin, qu'il faut leur savoir un gré infini de ne pas se prendre aux cheveux.

-- Ah ! le pauvre M. Pantaléon aurait le dessous !

Enfin ce sont deux hommes singuliers ; il paraît que cela tient à la famille Coquelicot, d'après les trois échantillons ; mais ils ont bon cœur, et vous verrez que, grâce à nos deux bons enfants, ils finiront par se faire assez de concessions pour s'entendre, tout en conservant leurs manies respectives.

-- Que Dieu vous aide, mon ami, dans l'œuvre que vous entreprenez, et qui est si digne de votre dévouement !

-- J'ai la certitude de réussir. L'avocat que je choisirai est honorable et habile ; la cause est juste ; ces messieurs sont prêts à fournir les fonds à mesure qu'ils seront nécessaires. Nous irons, s'il le faut, en cour d'appel, nous irons même en cassation, et pour finir nous gagnerons.

-- Je l'espère comme vous ; mais d'ici là, puisque maintenant la condition morale de Mme Sylvain est connue, il me semble qu'on devrait la traiter avec tous les égards possibles.

-- C'est ce que je pense ; et je dois vous dire, à l'honneur de ces messieurs, que déjà ils ont témoigné à Mme Sylvain toute leur considération et lui ont offert de la décharger de tout travail obligatoire, en lui donnant une femme pour s'occuper de la lingerie.

-- Ils ont fort bien agi.

-- Oui ; mais la veuve du capitaine est fière. Tout en acceptant une aide, elle entend garder la direction du travail, jusqu'à l'issue du procès, et ne pas quitter la chambre unique qu'elle occupe avec sa fille.

-- Allons ! chacun se conduit à merveille. »

Il y avait longtemps qu'on avait pris le café et bu la liqueur. La fin de septembre était froide, et l'on jouissait, en ce moment, de l'innocent plaisir de se chauffer. Une vieille souche se consumait lentement, sans éclat, sans flamme ; et, de temps en temps, l'abbé jetait dans l'âtre quelques débris de bois sec pour égayer le petit salon et éclairer tout à coup plus vivement ce rendez-vous de l'amitié.

Catherine vint, sur la pointe du pied, chercher le plateau, et fit disparaître les tasses et les petits verres. Rien ne lui plaisait comme de voir son maître en compagnie. Elle était toujours là, il est vrai, mêlée autant que possible à la vie du pasteur ; même il lui échappait parfois des mots comme ceux-ci : « Nous ne disons jamais la messe avant sept heures ». Néanmoins son bon sens lui permettait de sentir qu'elle était pour peu de chose dans cette existence, et qu'il fallait au caractère élevé de son maître plus de savoir et plus d'intelligence qu'elle n'en avait, la bonne vieille.

Le dîner ayant réussi, Catherine avait retrouvé sa bonne humeur, et pensait avec satisfaction à la surprise qu'elle allait causer à M. Corbin. Il avait eu le bonheur de conserver sa mère, qui demeurait avec lui, comme la bénédiction de son foyer. Cette respectable dame aimait passionnément les fleurs ; la vieille servante le savait et s'était dit :

« Nos chrysanthèmes, nos reines-marguerites, nos dahlias, tout cela est superbe, et digne d'être offert à Mme Corbin. Je m'en vais lui faire un beau bouquet, et son fils le lui portera. »

Une heure avant le dîner, elle avait donc impitoyablement dévasté le petit parterre, et elle avait habilement privé d'air le magnifique bouquet, afin qu'il conservât sa fraîcheur. Lorsqu'elle vit ces messieurs au moment de commencer une partie de piquet, elle se décida à faire une entrée.

Comme il ne s'agissait plus du service, la fidèle Bretonne prit un air aimable et sans cérémonie, qui n'excluait pas le respect ; elle fit au notaire une petite révérence en pliant les deux genoux, et présenta le bouquet, en rappelant le goût de Mme Corbin, mère, pour les fleurs. Il fut sensible à cette attention, et en remercia non seulement la vieille, mais le curé, qui ne s'en doutait seulement pas, mais qui approuva de grand cœur. Catherine lui faisait souvent de ces tours-là ; et il ne manquait jamais de lui dire :

« Vous avez très bien fait ; je n'y aurais pas pensé. »

La partie s'engagea et ne fut pas longue. On avait causé, et l'aiguille de la pendule ayant marché sans s'arrêter, il était temps de retourner chez soi, et de laisser le presbytère retomber dans le silence et l'obscurité.

Il croyait cela, M. Corbin ; mais pendant qu'il traversait le village, Catherine déclarait que son ouvrage n'était pas fini, et qu'elle ne se coucherait point avant d'avoir tout rangé dans les armoires. Inutile de résister. Le maître alluma son bougeoir et gagna sa chambre, fort content de sa soirée et laissant Catherine rincer, récurer, ou fourbir tout ce qu'elle trouvait sous sa main.

En arrivant chez lui, le père de famille offrit à sa mère le bouquet du presbytère, et prit place devant la cheminée entre elle et sa femme. Les enfants étaient couchés. On se mit à causer de Mme Sylvain, et les deux dames prirent un vif intérêt aux malheurs successifs qui l'avaient écrasée.

« Vraiment, dit la vieille mère, il y aurait du bonheur à rendre hommage à cette femme, avant que les démarches aient réussi, afin qu'elle vît bien que c'est elle-même qu'on honore.

-- Je suis de votre avis, ma mère, dit la belle-fille. Puisque Mme Sylvain, quoique dans une position effacée, est tout à fait de notre monde, nous devrions l'attirer, l'inviter ; et si mon mari le permet, j'irai lui demander de venir dîner ici dimanche prochain avec Marie-Thérèse.

-- Très volontiers, ma chère amie, et nous leur adjoindrons Fernand Lesparre, pour égayer la réunion. On pourrait même, prier Mme Sylvain de nous amener les enfants une heure avant le dîner, afin qu'ils pussent s'amuser avec les nôtres.

-- Très bien, reprit la grand-mère, et puisque nous en sommes à dresser la liste de nos invités, je désirerais, pour ma part, que notre curé fût de la partie. »

On accueillit avec empressement la proposition de Mme Corbin, et l'on se sépara en rêvant au dimanche.

Mme Sylvain, vivant à part depuis sept ans, et comme séquestrée, fut extrêmement touchée de l'invitation, et promit de s'y rendre avec sa fille, et d'emmener Fernand, après en avoir obtenu l'autorisation de M. Ildefonse.

Les enfants furent enchantés, et, le dimanche venu, on traversa le village de Kérouët pour se rendre à la demeure de M. Corbin.

Marie-Thérèse avait sa jolie toilette de la Saint-Leu ; et sa mère conservait ce costume entièrement noir qu'elle n'avait pas quitté depuis son veuvage. Fernand n'avait jamais paru si content.

Il sentait toute la délicatesse du procédé des Corbin envers la veuve et la fille du capitaine.

On commença par jouer tous ensemble entre enfants. On était six dans le jardin, c'était une bonne fortune. Marie-Thérèse trouvait dans les deux filles du notaire d'agréables compagnes, un peu plus âgées qu'elle ; et Fernand, à son tour, rencontrait deux bons camarades, que d'ailleurs il connaissait déjà.

Mme Sylvain, qui depuis si longtemps était servie dans son unique chambre, fut sensible non seulement aux égards de l'entourage, mais à l'organisation matérielle du repas, qui lui rappelait ce qu'elle avait toujours vu chez son père d'abord, et ensuite dans sa propre maison.

Ici ce n'était ni l'éclat du luxe, ni la profusion de la richesse ; c'était le confortable d'une table bien ordonnée, le bon choix des mets, l'aisance du service, et cet ensemble de distinction et de bonhomie qui ne se rencontre que dans la bonne compagnie. Une douce gaieté animait les convives. Mme Sylvain elle-même se laissait aller à la confiance, à l'abandon ; et sa petite fille, un peu intimidée d'abord, parce qu'elle ne dînait jamais en ville, finit par se sentir à l'aise dans ce milieu si bienveillant.

On n'osa pas prolonger la soirée, afin de ne pas changer les habitudes de Marie-Thérèse, qui devait retourner le lendemain de bonne heure à sa pension ; mais on ne se quitta qu'en se promettant de se revoir bientôt.

Le petit cavalier offrit poliment son bras à Mme Sylvain, et l'on traversa de nouveau le village, très paisiblement endormi, pour rentrer au château.

XII -- La Saint-Côme

« Eh bien, vous voilà donc en train de semer, Corentin ?

-- Oui ; des épinards et de la laitue de Passion.

-- Dites donc, Corentin, il se passe de drôles de choses ici.

-- Quoi donc ? Je suis toujours dans mon potager, je n'entends parler de rien.

-- Voulez-vous que je vous dise ce que je crois ?

-- Oui, oui ; qu'est-ce qu'il y a ?

-- Il y a que M. Fernand et Mlle Marie-Thérèse sont capables de faire des miracles.

-- Ah ! ça ne m'étonnerait pas.

-- Vous saviez que c'est demain la Saint-Côme ?

-- Pour ça oui. On m'a commandé une corbeille de fleurs pour la table ; un grand dîner apparemment ?

-- Un grand dîner ? Non certes, ça ferait trop de bruit ! M. Pantaléon fait tout à la sourdine, comme dans le monde des souris. Moi, je suis commandé pour le conduire, ainsi que les enfants, dans les bois, parce qu'on est à peu près sûr de n'y trouver personne. Mais ce n'est pas là l'intéressant.

-- Eh bien, dites-moi donc l'intéressant, Firmin, je vous écoute.

-- C'est que M. Pantaléon dînera, contre son ordinaire, dans la salle à manger, au lieu de manger tout seul, comme un hibou.

-- Bah !

-- Oui ; il dînera avec son cousin et les enfants.

-- Ah !

-- Mais ce n'est pas tout. Mme Sylvain est invitée. Elle sera, avec sa petite fille, à la table des maîtres.

-- Eh bien, mon cher Firmin, elle sera à sa place, et puis voilà tout. Cette femme-là n'est pas faite pour vivre dans une lingerie.

-- C'est ce que j'ai toujours pensé. Il paraît que M. Fernand l'a prise en grande amitié, qu'il a parlé d'elle à ces messieurs, et que, de fil en aiguille, sa position, au château, va changer complètement.

-- Vrai ? Tant mieux !

-- Voilà déjà qu'on lui a donné une aide, pour qu'elle ne se fatigue pas.

-- Ah ! la bonne dame ! Ça va lui faire du bien.

-- M. Corbin vient sans cesse lui parler. M'est avis qu'il se mêle de ses affaires, et dame, c'est un fameux homme !

-- Quand il se mêle de quelque chose, il réussit toujours.

-- Il est capable de lui faire retrouver son argent, si elle l'a perdu.

-- Qu'elle en retrouve ou qu'elle n'en retrouve pas, il paraît qu'elle est la veuve d'un capitaine décoré, qui a été tué en Afrique. Enfin c'est une vraie dame.

-- Ça se voit rien qu'à ses manières polies.

-- J'espère qu'en voilà du nouveau !

-- Mais oui, et du bon ; ce n'est pas comme chez le pauvre bûcheron.

-- Ah ! Mathurin ? Ce malheureux ! il ne pourra jamais se relever.

-- Ce n'est pas sûr. J'ai vu M. Fernand qui furetait par là, et puis qui en racontait bien long à Mlle Marie-Thérèse. Je vous dis que ces enfants-là sont capables de faire des miracles.

-- Ils sont assez gentils pour ça !

-- Allons, je vous laisse semer vos épinards et votre laitue de Passion.

-- Moi, je m'en vais à mes chevaux.

-- Demain, vous en attellerez quatre ?

-- Ah ben oui ! Il n'en voulait qu'un ; c'est moi qui lui ai dit que la jument grise avait besoin de marcher, elle aussi.

-- Pauvre bonhomme ! Il lui faut si peu de chose pour être content ! Et dire qu'il est toujours dérangé, contrarié.

-- Ça changera, je vous le dis. »

Le vieux cocher se dirigea vers l'écurie et vit, en passant devant l'appartement de M. Pantaléon, qu'il recevait la visite du notaire. Une conversation assez intime s'était établie entre eux.

« Oui, mon cher monsieur, disait le vieillard, ces enfants sont charmants, et je m'attache à eux chaque jour davantage. Ils ont tous deux un cœur d'or.

-- J'ai eu plusieurs fois, monsieur, l'occasion de m'en apercevoir.

-- Et moi, ces jours-ci, j'en ai fait une nouvelle expérience, vraiment touchante. Vous savez que la famille de Mathurin, le bûcheron, est accablée, ruinée, par l'incendie de la misérable chaumière qui les abritait ?

-- Oui ; je sais, monsieur, que vous les avez tous recueillis dans une grange, au moment du sinistre.

-- Sans doute, c'était bien le moins qu'on pût faire ; mais on ne doit pas en rester là ! Imaginez, monsieur, que, voulant me donner quelques jouissances pour le jour de ma fête, j'avais promis à Fernand un petit cheval et à Marie-Thérèse une montre.

-- Vos jouissances consistent à rendre les autres heureux, monsieur.

-- Ah ! monsieur, c'est si doux !... et cela fait si peu de bruit ! Eh bien, voilà que le lendemain de l'incendie, un dimanche, je reçois deux billets, qui me sont apportés mystérieusement par les enfants. Ces billets, je vais vous les lire :

« Monsieur,

« Vous avez la grande bonté de vouloir me donner un petit cheval. Cette idée me réjouissait ; mais elle ne me réjouit plus, depuis que j'ai vu Mathurin, sa femme et leurs enfants dans la grange, et dans une misère profonde. Ayez pour moi une bonté plus grande encore, je vous en prie, en donnant au pauvre bûcheron la somme que vous destiniez à l'achat du cheval.

« Votre petit ami bien respectueux,

« FERNAND LESPARRE. »

Voici l'autre billet :

« Monsieur,

« J'entends sonner l'heure à l'horloge de la paroisse, et maman a une pendule qui va très bien. Je n'ai donc pas besoin d'une montre. Voulez-vous, s'il vous plaît, ne pas m'en donner une, mais vous servir de l'argent qu'elle aurait coûté pour les petits enfants de Mathurin, qui sont si malheureux ! Je vous aime bien, mais je vous aimerai encore plus !

« Votre petite MARIE-THÉRÈSE. »

M. Corbin n'avait pas interrompu la lecture des billets. Le père de famille sentait vivement la bonté délicate contenue dans ces lignes, et il résuma ses pensées en disant :

« Monsieur, ces deux enfants sont bien dignes de votre affection.

-- Oui ; ils en sont dignes, et je le leur prouverai, répondit avec un sourire fin le savant. Quant à ma fête, j'entends la célébrer avec le genre de pompe qui me convient. Et d'abord, je veux que les enfants soient complètement heureux ce jour-là. Puis, cela va bien vous étonner ; ils ont été si gentils et si adroits, qu'ils ont obtenu de mon cousin et de moi-même d'entrer dans la voie des concessions.

-- Ah ! voilà ce que je désirais depuis longtemps ! Tout s'arrange en ce monde, si l'on consent à se faire mutuellement des concessions.

-- Cette petite Marie-Thérèse a trouvé moyen, je ne sais comment, de me débarrasser de l'affreux perroquet qui m'a rendu si malheureux. Aujourd'hui même, veille de la Saint-Côme, on l'a transporté, lui et son perchoir, au premier, sur le balcon du grand salon ; et le cousin en jouira tout à son aise, pendant que je ne l'entendrai plus.

-- Allons ! tout est pour le mieux.

-- Et Fernand a eu l'esprit de me décider à manger ma côtelette à table, en face de mon cousin !

-- Est-ce possible ? La glace est rompue ?

-- Oui, nous nous sommes fait une visite sur la terrasse, terrain neutre. Les enfants étaient là. Marie-Thérèse nous ayant quittés un moment, nous avons parlé de Mme Sylvain, et, comme sur ce point nous nous entendons, il a été convenu que nous lui rendrons la position morale qui seule lui convient, et que, désormais, elle prendra ses repas avec nous. Il y aura le double avantage de lui témoigner la considération qu'elle mérite, et de mettre entre Ildefonse et moi un trait d'union.

-- Monsieur, je suis charmé de ce que vous m'apprenez, et je bénis la Saint-Côme qui va inaugurer ce changement de vie. De mon côté, je vous dirai qu'une lettre de Marseille, reçue hier, me donne la marche à suivre pour faire rendre justice à Mme Sylvain. Son identité nous est assez prouvée ; ses papiers sont en règle ; l'affaire se poursuivra activement, et je réponds du succès.

-- Attendre le succès pour témoigner les plus grands égards à Mme Sylvain, eût été, je l'avoue, une vive peine pour moi. Nous lui donnons une aide, puisqu'elle ne veut encore accepter que cela ; mais nous lui destinons pour future demeure ce joli pavillon situé à l'entrée du parc, à vingt pas de la maison du jardinier. De là, sans s'occuper directement de la lingerie, et perdant absolument le titre et l'attitude de femme de charge, elle dirigera la maison avec son habileté bien connue.

-- Monsieur, je crois pouvoir vous dire que vos excellentes intentions seront prochainement remplies, d'après les documents que je reçois.

-- Si cela pouvait coïncider avec la première communion de Marie-Thérèse, ce serait un charmant à-propos. En attendant, nous allons fêter la Saint-Côme, et, pour la première fois, je compte m'amuser beaucoup.

-- Croyez-le, monsieur : un peu de distraction est nécessaire à l'homme. Il est dangereux de s'enfermer exclusivement dans les mêmes idées, de trop s'isoler, de trop s'absorber dans le silence d'un travail ardu. On devient malgré soi nerveux, susceptible...

-- Vous ne voulez pas dire insupportable, et vous auriez pourtant raison. Les enfants ne me le disent pas non plus ; mais leur affection me le fait comprendre. »

M. Corbin, fort content de l'entretien, se retira en serrant affectueusement la main du doux vieillard, et lui souhaitant beau temps pour la Saint-Côme.

Les enfants avaient agi spontanément dans le sacrifice de la montre et du cheval ; l'un ignorait ce que l'autre avait fait, mais tous deux furent bien étonnés quand M. Pantaléon leur dit, le matin de la Saint-Côme :

« Mes chers enfants, vous avez voulu vous priver, par un sentiment de charité, du plaisir de recevoir ; mais par là même, vous me priviez du plaisir de donner. Or c'est aujourd'hui ma fête, et j'ai la prétention de m'amuser toute la journée. Ma petite Marie-Thérèse, voici la montre que je vous avais promise. Si mes désirs étaient satisfaits, les aiguilles ne marqueraient que des heures dorées et joyeuses. »

L'enfant accepta la montre avec reconnaissance, mais une teinte de tristesse assombrit son gentil visage : il était évident qu'elle pensait au pauvre bûcheron.

« Maintenant, dit le vieillard, sans paraître s'en apercevoir, dirigeons-nous du côté de l'écurie. »

Firmin rôdait dans la cour. Dès que le maître parut, suivi des enfants, sa figure s'épanouit ; il alla ouvrir l'écurie, y entra seul, et en fit sortir le plus joli petit cheval qu'eût jamais vu Fernand. Celui-ci, au premier instant, rougit de plaisir ; mais tout aussitôt sa physionomie devint sérieuse comme celle de Marie-Thérèse, et l'on vit passer sur son front le souvenir de Mathurin, de sa femme et de ses pauvres enfants.

Cependant il caressa le cheval, pendant que la petite fille regardait sa montre sans avoir besoin de savoir l'heure.

M. Pantaléon, s'adressant à tous deux, leur dit :

« Nous allons, à présent, faire un tour à la grange, voir ces braves gens si malheureux. »

Remarquant l'expression de ces deux charmants visages, il continua :

« Ne croyez pas, mes petits amis, que je veuille ne leur témoigner qu'une compassion stérile. C'est le moment de les aider sans parcimonie. Je serais bien ingrat envers la Providence, si je ne leur donnais pas, de mon superflu, ce qui leur est nécessaire.

-- Ah ! quel bonheur ! s'écrièrent ensemble les enfants.

-- Dès aujourd'hui ils entreront dans la petite maison qu'habitait le marchand de balais, sur la lisière du bois : cette maison se trouve précisément à vendre.

-- Mais, dit Fernand, ils seront trois fois mieux qu'ils n'étaient avant l'incendie.

-- Tant mieux ! Ils ont assez souffert, et avec assez de patience ! Une des meilleures jouissances que procure la fortune, c'est de faire cesser la rigueur du sort envers un honnête homme dont le travail a été l'unique et insuffisante ressource.

-- Mais, monsieur, ils n'ont plus de lits, plus de chaises, plus rien !

-- Non ; mais, vous et Marie-Thérèse, vous irez, avec Mme Sylvain, au garde-meuble, et vous choisirez tout ce qui peut être utile à cette pauvre famille.

-- Ah ! comme je vais m'amuser ! s'écria Marie-Thérèse en faisant un saut de joie.

-- Et moi, donc ! Monsieur, est-ce que vous leur donnez la maison ?

-- Oui ; ils seront chez eux ; je veux les voir contents ; c'est mon bouquet de fête. »

Tout en causant, on était arrivé à la grange. Sur une épaisse couche de paille, les jeunes enfants de Mathurin s'égayaient comme ils pouvaient, avec cette inconscience du malheur qu'ont les enfants du pauvre. Ceux qui avaient déjà atteint l'âge de la réflexion étaient soucieux : le père était sombre, la mère anxieuse. Les braves gens saluèrent M. Pantaléon et les enfants. Ils ne connaissaient pas le vieillard ; personne ne le voyait ; on entendait seulement parler de son originalité et de sa misanthropie. Mais avec quelle douceur il se révélait à ces infortunés ! Son regard, bon et indulgent, chercha d'abord le regard du père, comme pour le défendre ; puis il dit aux enfants :

« Apprenez vous-mêmes à ce brave homme-là ce qui va avoir lieu. »

Alors Marie-Thérèse et Fernand, parlant avec une volubilité ardente, dirent, presque ensemble, et en se coupant la parole à chaque instant :

« Vous allez habiter, dès aujourd'hui, la maison du marchand de balais ; elle est à vous : monsieur vous la donne. Et puis, nous, nous allons choisir dans le garde-meuble tous les objets qui vous sont nécessaires, et puis, vous ne serez plus malheureux. »

Le bûcheron regardait le jeune Lesparre et Marie-Thérèse. Il croyait avoir mal entendu. Sa femme demeura un moment sans parler ; ses larmes venaient avant les paroles, et traduisaient tout ce que son cœur sentait. Enfin, elle joignit les mains, leva les yeux au ciel et s'écria :

« Oh ! quand les riches sont bons, ils ressemblent au bon Dieu !

-- Mes amis, dit le vieillard, je ne suis pas bien alerte ; mais voici mes petits aides de camp. Ils vont s'occuper de vous toute la matinée ; et Corentin ira conduire vos meubles et vous aider à les placer dans votre maison, dont voici la clef. »

En même temps il remit au père de famille la clef du petit domaine qui, aux yeux de ces pauvres incendiés, prenait les proportions d'une vaste et très confortable demeure.

« Allons, mes enfants, dit M. Pantaléon, laissez-moi rentrer tout doucement chez moi et courez au garde-meuble. Corentin attellera le cheval noir à la charrette, et vous accompagnerez le convoi ; mais rappelez-vous qu'il faut être dans la salle à manger à midi ; vous avez trois heures devant vous. De l'exactitude surtout, car nous déjeunons en famille. »

Les aides de camp se trouvèrent presque instantanément au garde-meuble. Ils auraient volontiers tout emporté, si Mme Sylvain, avec sa mesure ordinaire, n'eût fait choix de ce qui était convenable, nécessaire ou utile.

Quand la charrette fut comble, Corentin se mit en marche ; le trajet ne demandait que cinq minutes. La famille de Mathurin suivait Fernand et sa douce compagne. Ceux-ci eurent la joie de voir décharger, et de constater la surprise et le contentement de tout ce monde. Un grand buffet excita une sorte d'enthousiasme bruyant. Puis vinrent une table, un poêle, des chaises, des lits de toute grandeur, une commode, une assez belle armoire, des marmites, des casseroles, on n'en avait jamais tant vu ! La ménagère retrouvait ce sourire confiant qu'elle avait donné quinze ans plus tôt à son installation première, beaucoup moins complète que celle-ci.

Tout cela était si amusant que, sans la jolie montre de Marie-Thérèse, on eût été capable de n'être pas dans la salle à manger à midi. Et pourtant, quel nouveau plaisir on devait trouver là !

Les enfants se hâtèrent de faire leur toilette ; et à midi sonnant, Fernand entrait, avec M. Ildefonse, au lieu du rendez vous. Marie-Thérèse y suivait sa mère, et M. Pantaléon apparaissait lui-même, dans un costume qui ne laissait pas d'avoir quelques prétentions à la mode et à l'élégance. C'était un coup de théâtre !

Les deux Coquelicot se trouvaient en face l'un de l'autre, pour la première fois depuis longtemps. Ils firent chacun quelques pas ; celui du Midi en fit trois, celui du Nord en fit quatre, et tous deux se serrèrent la main. Puis ils saluèrent, avec respect et politesse, l'honorable veuve du capitaine, et l'on se mit gaiement à table. Les enfants étaient tellement contents qu'ils racontèrent, sans en rien passer, l'emménagement du bûcheron.

M. Ildefonse s'amusa beaucoup de leur joie, et comme il avait pris son parti d'être de bonne humeur, il dit en riant :

« Voyez-vous tout ce qu'a fait un héritier du cousin Gilles sans le consentement de l'autre ? Eh bien, puisqu'il en est ainsi, je ferai voir que j'ai des droits égaux. Mme Sylvain aura la bonté de prendre, dans la lingerie, des draps, des serviettes, des torchons, tout ce qui est nécessaire dans un ménage bien ordonné, et voudra bien le faire porter, avant ce soir, dans la maison de Mathurin. Nous avons assez de linge pour nos successeurs. »

On applaudit, et M. Pantaléon fit servir du vin de Champagne pour égayer la petite fête. Lui-même en but un quart de verre. Quel extra !

Après le déjeuner, tout le monde se rendit dans la cour, où Firmin présenta le petit cheval à ceux qui ne le connaissaient pas encore. Cette fois, il était au complet ; bride, selle, rien ne manquait ; et le jeune Lesparre, bien qu'il n'eût pas encore reçu les principes d'équitation, enfourcha lestement le joli animal, et, par instinct masculin, fit le tour de la cour, à la grande joie de Marie-Thérèse qui le regardait trotter.

M. Pantaléon s'était entièrement déridé. On le voyait, pour la première fois, prendre intérêt à ce qui se passait, s'informer de ceci, de cela ; vivre un peu de la vie des modernes. Le cousin en était tout surpris. Mme Sylvain entrevoyait des jours meilleurs ; et les enfants, conciliateurs aimables entre deux natures opposées, témoignaient aux deux héritiers leur vive satisfaction.

Dans le milieu du jour, M. Pantaléon fit atteler, comme il en avait donné l'ordre la veille, et il eut la gracieuseté d'envoyer Marie-Thérèse prier Mme Sylvain d'être de la promenade. Bien plus, il demanda lui-même à M. Ildefonse de se joindre à tous. On prendrait la calèche, et Fernand monterait sur le siège. Le cousin hésita un moment ; mais il savait par les enfants que deux chevaux seulement étaient commandés ; et il trouvait cela un peu trop petit bourgeois, pas assez..., enfin pas assez Coquelicot. Donc, il remercia poliment, prétexta une affaire quelconque, et rentra dans son appartement.

La campagne était belle. On jouissait du soleil dont, à cette époque de l'année, on supporte si volontiers la chaleur. M. Pantaléon trouvait la promenade agréable, et les enfants lui persuadaient facilement que sa retraite austère nuisait à sa santé, et qu'une existence un peu plus au dehors lui donnerait meilleur appétit et par conséquent plus de force. Le vieillard souriait sans contredire, et Mme Sylvain prévoyait que l'excellent homme permettrait à l'amitié de modifier son genre de vie, ce qui serait profitable à lui et aux autres.

Arrivé au joli bois qui l'avait charmé dès le premier jour, M. Pantaléon voulut descendre de voiture et se promener un moment. Il n'était pas marcheur, et cela s'explique par la réclusion qu'il avait toujours préférée à tout. On alla donc seulement jusqu'au rond-point où cinq avenues se rencontraient, ce qui était d'un très bel effet.

Là on fit une halte. Le savant, oubliant ses recherches géologiques, commença par s'asseoir sur l'herbe, chose qu'il n'avait jamais faite, et invita gaiement sa petite société à l'imiter. Il avait eu soin de préparer une surprise et Mme Sylvain était dans le secret. On vit Firmin descendre de son siège, et retirer du coffre une superbe galette, des fruits, tout ce qu'il faut pour faire un bon goûter, cent fois meilleur sur l'herbe que s'il eût été servi dans la plus belle salle à manger.

On se régala de bon cœur ; Mme Sylvain s'en mêla volontiers, et le bon vieillard, en dépit de son ennuyeux régime, alla jusqu'à se permettre un grappillon de raisin bien mûr ; il y avait au moins huit grains !

Quand on eut longtemps respiré l'air sain du bois, on retourna au château ; mais avant d'y rentrer, on alla faire une visite aux nouveaux habitants de la maison du marchand de balais. Quelle joie attendait là tous ces excellents cœurs ! C'était le moment où la mère de famille, après avoir travaillé toute la journée à mettre l'ordre dans son domaine, invitait son mari et ses enfants à prendre place autour de la table. Le doux bienfaiteur avait pensé qu'elle aurait trop à faire, dans ce premier jour, pour soigner tant soit peu le dîner, et il avait imaginé que tout cela finirait par des pommes de terre cuites à l'eau. Maigre festin pour une fête ! Aussi avait-il donné l'ordre au maître d'hôtel de faire porter à la bûcheronne un bon gigot, cuit à point, et une salade tout assaisonnée. On joignit au repas le reste de la galette et de beaux fruits ; c'était excellent !

Fernand et Marie-Thérèse étaient si contents de ce qu'ils voyaient que leurs figures épanouies laissaient deviner tout ce qu'ils pensaient.

« Qu'on est heureux d'être riches ! disait tout bas à Fernand la petite Marie-Thérèse. Nous ne le serons pas ; c'est dommage. »

Ainsi ces bons enfants apprenaient à faire du bien, à y trouver du plaisir. L'exemple qu'ils recevaient le jour de la Saint-Côme devait leur rester comme la meilleure des leçons : quelle joie de voir de braves gens, la veille encore si malheureux, possesseurs d'une maisonnette, d'un mobilier en rapport avec les besoins d'une famille nombreuse, inaugurant gaiement une existence nouvelle et meilleure, que le travail entretiendrait.

On rentra enfin au château, et M. Pantaléon comptait bien tenir bon jusqu'à neuf heures du soir ; mais il avait compté sans son hôte. Le grand air l'avait étourdi ; et malgré tous ses efforts il s'endormit en mangeant sa côtelette. On n'en avait pas moins passé, grâce à sa bonté, une charmante journée. Et puis les pôles s'étaient rapprochés, on commençait à s'entendre, on allait se trouver tous les jours, passer quelques moments ensemble ; beaucoup de préventions tomberaient, grâce à la bienveillance adroite de Mme Sylvain. Le tête-à-tête serait rompu par la présence de cette aimable femme ; et chacun conserverait ses idées, ses manies, sans arriver à l'excès qui irrite.

M. Ildefonse, quand le dormeur fut parti, avoua que lui aussi était content de sa journée. « Le cousin, disait-il, a fait aujourd'hui de grands pas ; je le formerai peu à peu à la dignité, aux belles manières, à tout ce qui doit distinguer un châtelain et surtout un Coquelicot ! »

XIII -- Le pavillon

« Marie-Thérèse, savez-vous les nouvelles ?

-- Non. Qu'y a-t-il donc ?

-- M. Corbin a dit hier à M. Ildefonse que vos affaires vont très bien, et que d'ici à très peu de temps tout s'arrangera.

-- Vraiment ? Tant mieux ! maman sera si contente !

-- Et moi aussi, je serai content. Mme Sylvain consentira enfin à quitter cette unique chambre au nord, qui est froide et triste ; et elle habitera le joli pavillon dont la maison du jardinier est voisine. Là vous serez toutes deux très bien. On est chez soi ; on se sent à l'aise, et pourtant cette jolie résidence n'est pas isolée.

-- Ah ! Fernand, si vous saviez !

-- Quoi donc ? Ne serez-vous pas enchantée de demeurer au pavillon ?

-- Non.

-- Pourquoi ?

-- Je vais vous le dire. C'est que..., c'est que j'aurai peur ; oh ! bien peur !

-- Encore ? je croyais que c'était fini ?

-- Non, ce n'est pas fini. Vos explications m'ont fait beaucoup de bien sur plusieurs points ; mais le pavillon, c'est autre chose. Maman le trouve charmant ; mais moi, j'aimerais cent fois mieux la chambre que vous appelez triste, froide, parce qu'elle est au nord.

-- Laissez-vous voir à votre maman la frayeur que vous inspire le pavillon ?

-- Non, parce qu'elle est mécontente d'avoir une fille aussi peureuse.

-- Encore une fois, de quoi avez-vous peur ? La famille du brave Corentin sera tout près de vous.

-- Oui ; mais sur le toit de cette jolie petite maison qu'on nous destine, il y a un paratonnerre, et moi je sais fort bien que cela attire la foudre.

-- Marie-Thérèse, comment pouvez-vous penser que, voulant vous rendre heureuses toutes deux, on vous offrirait un séjour dangereux ? Au-dessus du château, il y a aussi un paratonnerre ; il y en a même plusieurs.

-- Cela ne m'effraye pas autant. Le château est si grand ! Mais le pavillon est si petit, que, tout l'été, je tremblerai au moindre signe d'orage.

-- Vous ne savez donc pas ce que c'est qu'un paratonnerre ?

-- Oh ! si ! Justine m'a dit que c'était une grande barre de fer pointue qu'on met exprès pour attirer la foudre. Il n'y en avait pas, heureusement, sur la maison de ma tante. S'il y en avait eu un, Justine n'y serait pas restée.

-- La pauvre femme ! que d'idées fausses, quelle ignorance, et comme elle vous a nui !

-- Oh ! c'était sans le savoir, car elle m'aimait bien, et me soignait avec affection.

-- Sans doute, parce qu'elle était bonne, mais il faut convenir que sa tête était bien faible, et que son éducation pratique laissait beaucoup à désirer. Puisque j'ai entrepris de vous guérir de vos puériles frayeurs, je vais remonter dans ma chaire de professeur.

-- Oh oui ! parlez-moi, mon petit savant. M. Pantaléon a dit l'autre jour, à table, que vous faites de très grands progrès dans vos études, que vous avancez à pas de géant.

-- Il a dit cela ? quel bonheur !

-- Et M. Ildefonse a ajouté que, maintenant, il est certain de votre admission à Saint-Cyr, quand le temps sera venu.

-- Il est vrai, Marie-Thérèse, que je travaille de mon mieux, car je sens un grand désir de répondre aux bontés de M. Ildefonse... Et puis, je n'ai pas de fortune ; il faut que je fasse mon chemin tout seul. Je serai militaire, grâce à la protection de mon bienfaiteur ; c'est une noble carrière.

-- Oui, mais...

-- Mais quoi ?

-- Mais qu'on doit avoir peur !

-- Décidément, Marie-Thérèse, vous tremblez toujours. Assurément les hasards de la vie militaire ne sont pas destinés aux femmes ; mais les hommes ont d'autres idées que les femmes, une autre manière de sentir, un courage actif, plutôt que passif. Tenez, je lisais l'autre jour, dans une belle page d'un moraliste chrétien, que Dieu, en donnant la vie à ses premières créatures, a mis la force principale de l'homme dans la tête, et celle de la femme dans le cœur.

-- Eh bien, Fernand, puisque vous avez meilleure tête que moi, servez-vous de votre supériorité, ôtez-moi mes ignorances et mes frayeurs. Aujourd'hui c'est le tour du paratonnerre. Voyons, j'écoute. Mais surtout n'allez pas me dire que rien n'est moins dangereux que l'orage, parce que ce serait abuser de ma crédulité.

-- C'est justement parce que le danger de la foudre existe, que les savants ont cherché à en préserver les hommes. Il faut vous dire d'abord qu'il y a dans tous les corps quelque chose d'invisible, comme la chaleur, qu'on appelle électricité. Certains corps en ont trop, et certains autres n'en ont pas assez. De là, les noms d'électricité positive donné à l'excès d'électricité, et d'électricité négative, donné à l'état contraire.

-- Mon petit professeur, ce ne sera pas long, n'est-ce pas ? Vous savez que ma force principale n'est pas dans la tête ? C'est bien convenu.

-- Oui, c'est bien convenu, et cela fait mon bonheur, parce que je pourrai toujours vous être utile.

-- Toujours ? Mais dans deux ans, quand vous serez à Saint-Cyr, et puis militaire, nous ne nous verrons plus.

-- Oh ! ne dites pas cela ! On a des congés... Voyons, nous disions qu'il y a l'électricité positive et l'électricité négative : deux corps, se trouvant sur ce point dans un état opposé, sont portés à se précipiter l'un vers l'autre.

-- Ah ! je comprends. Celui qui n'a pas assez veut prendre à celui qui a trop ?

-- Précisément. Quand il s'agit de deux nuages qui se rencontrent, électrisés l'un positivement, l'autre négativement, ils se jettent pour ainsi dire l'un sur l'autre, et alors...

-- Alors, ils se fâchent pour de bon et font un bruit terrible ?

-- Oui, un bruit précédé d'un éclair. Maintenant passons au paratonnerre. Son utilité repose sur ce qu'on appelle le pouvoir des pointes. Tous les corps terminés en pointe attirent la foudre : les arbres, les clochers et surtout les tiges métalliques.

-- Donc, les paratonnerres attirent la foudre, et Justine avait raison ?

-- Patience, ma petite Marie-Thérèse. Justine avait tort ; Benjamin Franklin, un savant américain, l'a prouvé, ainsi que M. de Romas, un Français, tous deux vivant au dix-huitième siècle.

-- Mais comment ont-ils pu deviner cela ?

-- La science ne devine pas, elle cherche avec une patience qui surpasse de beaucoup la vôtre, et elle trouve. Elle a donc trouvé, par ces deux hommes, qu'une tige métallique, ou, si vous l'aimez mieux, une barre de fer pointue, attire la foudre, mais la conduit dans la terre.

-- Comment ! Les paratonnerres s'enfoncent donc dans la terre ?

-- Certainement.

-- Moi, je croyais qu'ils n'étaient pas plus longs que ce qu'on en voit sur les toits.

-- Vous saurez maintenant qu'on commence par faire un trou dans le sol, et que là repose l'autre bout du paratonnerre. Comprenez donc l'utilité de cette invention, au lieu d'en avoir peur, comme Justine.

-- Ah ! ma pauvre Justine ! Je vois qu'on ferait un beau volume de toutes les bêtises qu'elle m'a dites. Mais vous me délivrerez de ces idées fausses, de ces frayeurs ridicules. Voilà déjà que je n'ai plus peur du joli pavillon. Je n'en vois plus que la gracieuse architecture, l'élégance et le confortable.

-- Ces messieurs vous aiment beaucoup tous les deux ; et il faut convenir que, malgré leurs caractères bizarres, ils ont bien bon cœur.

-- Assurément. J'en vois tous les jours des preuves nouvelles.

-- Et vous en verrez bientôt une autre dans le soin qu'ils prennent de meubler et d'orner le pavillon de la manière qui soit la plus agréable à votre mère et à vous. Sur ce point, ils sont toujours du même avis ; et d'ailleurs, depuis que Mme Sylvain est mêlée à leur vie intime, ils ne se disputent plus, et vivent en bonne intelligence, à condition qu'ils ne se rencontrent habituellement qu'à table et pour une heure.

-- En effet, c'est plus prudent, car les conversations prolongées amèneraient probablement des orages.

-- Marie-Thérèse, votre chère maman est ici le paratonnerre. C'est elle qui reçoit ce qu'on pourrait appeler l'électricité positive, c'est-à-dire ces irritations, ces jalousies, ces manques d'égards, toutes ces misères qui froissent, qui tourmentent, qui finissent par faire jaillir la flamme dévorante et amener une rupture entre les commensaux.

-- Très bien, mon petit professeur. Continuez la comparaison. Où ma chère maman conduit-elle cette sorte d'électricité si gênante ?

-- Ma petite amie, les savants appellent la terre le grand réservoir commun de l'électricité. Mme Sylvain est la bonté même, elle supporte avec une admirable patience toutes ces misères dont nous parlions tout à l'heure, et les conduit, les fait tomber dans le grand réservoir commun qu'on appelle la charité. »

En ce moment, Mme Sylvain, qui n'était jamais bien loin de sa fille, apparut tout à coup, une lettre à la main.

« Remercions Dieu, ma petite fille, dit-elle avec émotion ; les efforts de M. Corbin, aidés de la générosité de ces messieurs, nous ont fait rendre pleine justice.

-- Quel bonheur ! s'écrièrent ensemble Marie-Thérèse et Fernand.

-- Oui, c'est un événement qui me comble de joie. Il se trouve même que les circonstances tournent en notre faveur. Le parent de ton père voulait lui léguer une centaine de mille francs ; et le partage égal entre les collatéraux te donne, à toi, chère petite héritière, près de deux cent mille francs. »

La bonne mère regardait avec amour l'enfant bien-aimée pour laquelle son cœur avait ressenti tant d'inquiétudes. Elle voyait son avenir assuré, et pouvait lui rendre l'existence indépendante qui devait primitivement être la sienne.

Marie-Thérèse ne comprenait pas trop la valeur de ces deux cent mille francs, mais elle voyait que sa mère était joyeuse, et par conséquent elle l'était aussi. C'est pourquoi elle sauta au cou de sa mère et l'embrassa avec toute la tendresse et toute l'ardeur de ses douze ans.

« Venez, mes enfants, dit Mme Sylvain, je veux montrer la lettre de M. Corbin à ces messieurs, qui d'ailleurs sont déjà instruits de ce qui s'est passé. »

Les enfants suivirent Mme Sylvain, qui se dirigea d'abord vers l'appartement de M. Pantaléon. Le doux vieillard, dès qu'il l'aperçut, lui dit d'un ton affectueux :

« Madame, vous voilà forcée de nous obéir. La nouvelle femme de charge est déjà installée et n'est autre que la personne qu'on vous avait donnée pour aide. Quant à votre demeure, elle est préparée, et, bon gré mal gré, vous y coucherez ce soir. »

Il était tout attendri, le bon M. Coquelicot, et embrassait de tout son cœur la gentille Marie-Thérèse. Seulement il remarquait, avec la finesse d'observation qui lui était familière, que Fernand prenait une faible part à la joie de tous. D'où pouvait naître cet air pensif qui assombrissait la physionomie de l'écolier ? M. Pantaléon, du droit de l'amitié, voulut le savoir.

« Reste ici un moment, lui dit-il, j'ai besoin de te parler. »

Mère et fille montèrent au premier, pour entrer chez M. Ildefonse, si gravement intitulé marquis de Coquelicot. Il reçut les visiteurs avec un entrain, un éclat, une suite de paroles emphatiques, un ensemble tellement bruyant qu'il y avait de quoi étourdir ; mais sous ce verbiage méridional, c'était encore le cœur qui parlait. Il était vraiment heureux de ce qui arrivait, se louait du zèle et de l'adresse de M. Corbin, et comptait absolument pour rien les frais qu'il avait partagés avec son cousin pour assurer le succès de l'affaire.

« Ah ! c'est donc maintenant, madame, et dès aujourd'hui, dit-il, que vous allez rentrer dans la vie qui doit être la vôtre. Nous ne vous demandons qu'une chose, c'est de ne pas abandonner Kérouët, d'y laisser grandir Marie-Thérèse, et de ne pas nous retirer le bonheur de votre société qui, seule, je l'avoue, me rend possible la cohabitation qu'a exigée de nous le singulier cousin Gilles. »

Ces paroles furent accompagnées d'un long et sonore éclat de rire, bien connu de la petite fille, et auquel son rire argentin ne manquait jamais de répondre.

Mme Sylvain était trop délicate pour ne pas reconnaître la générosité des héritiers en continuant sa mission pacifique. Elle acceptait de grand cœur le pavillon, et consentait à garder la haute direction de la maison, afin d'y entretenir la paix et le bon ordre.

Pendant qu'on causait fort gaiement au premier étage, que se passait-il dans la rotonde, entre M. Pantaléon et Fernand ?

Le jeune Lesparre, depuis que Mme Sylvain et sa petite fille s'étaient retirées, laissait mieux voir l'émotion de tristesse qui tout à coup s'était emparée de lui. Son vieil ami le fit asseoir près de son grand fauteuil, et la conversation s'engagea.

« Qu'as-tu, mon cher enfant ? N'es-tu pas bien content de ce qui arrive à Marie-Thérèse ?

-- Oh oui ! monsieur, j'en suis très content, cela doit être, cela est... Mais, seulement...

-- Mais seulement... ? Ose donc parler. Tu n'es pas ordinairement si timide avec moi.

-- Je ne voudrais pas être égoïste, et pourtant je le suis.

-- Toi ? cela m'étonne. Voyons, explique-toi.

-- Eh bien, voilà Marie-Thérèse qui, à vingt et un ans, va jouir d'une jolie fortune ; et moi, je ne serai alors qu'un sous-lieutenant sans autre ressource que ses appointements, et je n'oserai jamais la demander à sa mère. »

Le vieillard, à qui la science avait toujours suffi, trouva dans son cœur une tendre compassion pour ce regard jeté sur l'avenir par cet enfant de seize ans. Il se garda bien de sourire et répondit simplement :

« Fernand, travaille pendant ces neuf ans ; c'est le travail qui fait l'homme et le soldat. Emploie utilement ta jeunesse, et je te dis, moi, que les circonstances t'aideront providentiellement, et que tu oseras demander Marie-Thérèse à sa mère.

-- Vous croyez, monsieur ?

-- J'en suis sûr. Commence par te mettre en état d'être un brave et savant officier. Tu as fait de très grands efforts depuis deux ans ; continue : c'est le travail qui mène à tout. »

Fernand, heureux d'avoir pu confier la pensée qui tourmentait son esprit, remercia M. Pantaléon de ses encouragements et le quitta moins inquiet. À seize ans, les impressions sont fugitives, l'écolier fut facilement distrait ; mais à dater de ce jour il se sentit plus que jamais animé du désir d'étudier et de réussir.

Cependant, des ordres avaient été donnés par les maîtres pour que tout, dans le pavillon, fût disposé et que le jour même Mme Sylvain pût y entrer. Marie-Thérèse regardait les domestiques s'empresser pour mettre la dernière main à l'œuvre. Ce qui la comblait de joie, c'était de voir avec quel respect et quelle affection ces bons serviteurs allaient et venaient pour le service de sa mère, tout heureux eux-mêmes de l'événement qui transformait l'existence de cette bonne et honorable femme. Elle s'était fait aimer, tout en sauvegardant les intérêts des propriétaires. Les inférieurs lui rendaient justice, et Firmin, dans son contentement, répétait :

« Ah ! la bonne dame ! Que le bon Dieu a donc bien fait d'arranger ses affaires ! Elle qui a si bien arrangé celles des autres ! »

Une heure avant le dîner, il fut convenu qu'on irait ensemble au pavillon, et qu'on y installerait Mme Sylvain et sa petite fille. Ce fut un moment très joyeux. Marie-Thérèse courait en avant, entrant la première dans chaque pièce, battant des mains, et revenant raconter d'avance à sa mère les surprises qui l'attendaient.

L'amitié des deux cousins avait pensé à tout, chacun selon la pente de sa nature. On voyait dans un charmant boudoir une bibliothèque composée avec soin et intelligence par M. Pantaléon. Certains rayons contenaient des livres sérieux à l'adresse de Mme Sylvain. Il n'avait même pas pu se priver d'y glisser quelques savants volumes traitant des couches antédiluviennes, des fossiles, etc., etc. Pour Marie-Thérèse, il avait cherché et réuni de jolis ouvrages propres à étendre peu à peu ses connaissances, et d'autres ayant pour but principal de la distraire dans ses jours de congé.

Partout on reconnaissait l'esprit tranquille et doux du vieillard. Il s'était occupé surtout de ce qui peut reposer, favoriser le calme et les labeurs paisibles.

M. Ildefonse, de son côté, avait voulu donner grand air à cette aimable demeure. Il y avait imprimé le cachet de l'élégance moderne, et le salon était une merveille, selon le goût de l'époque. En ce temps, on aimait les glaces, que depuis on a exilées. M. Ildefonse en avait mis du haut en bas. Quant aux tentures, c'était un chef-d'œuvre, ce qui contrastait avec la simplicité de la veuve ; mais elle n'en fut pas moins très sensible à ces attentions généreuses et se promit d'y répondre en se prêtant aussi aux vœux de Marie-Thérèse, qui lui disait gentiment :

« Chère petite mère, maintenant il faudra faire un peu plus de toilette : je suis sûre que cela ne fera pas de peine à papa.

-- Je garderai le noir, avait répondu Mme Sylvain ; mais je te promets de porter un deuil plus élégant pour te faire plaisir, et moins assombrir l'intérieur.

-- Maman, M. Ildefonse vous en saura gré. Quant à M. Pantaléon, il s'occuperait des détails de votre costume, si vous lui représentiez une femme des temps anciens : une Égyptienne, une Grecque, ou tout au moins une Française du XVIIe siècle. Mais une toilette du XIXe ne lui dit rien.

-- L'excellent homme ! Il a une bonté, une délicatesse qui sont de tous les âges du monde. Enfin, tous deux ont de grandes qualités, et il faut leur passer les petites faiblesses de deux caractères excessifs. Le bien se trouve, tu le vois, dans une sage mesure, dans une parfaite modération. Tout ceci doit te servir d'exemple. »

On visita le pavillon de la cave au grenier ; tout était bien ; c'était le confortable élégant de la ville dans un joli cadre campagnard. Au dedans, tout ce qui pouvait flatter les yeux et assurer le bien-être ; au dehors, la parure d'automne que revêt la nature avant de se dépouiller de ses grâces pour s'envelopper des charmes austères de la saison des frimas.

Avant de sortir du pavillon pour se rendre dans la salle à manger du château, Mme Sylvain, qui n'avait jeté qu'un coup d'œil distrait sur sa chambre à coucher, voulut y rentrer à la prière de Marie-Thérèse, qui lui disait :

« Maman, vous n'avez pas assez admiré votre chambre. Retournez-y donc et regardez bien tout. »

Elle se laissa entraîner doucement, et, promenant son regard autour d'elle, la veuve aperçut le portrait du capitaine Sylvain, admirablement encadré, reproduit d'après la jolie miniature que Marie-Thérèse appelait son trésor. La ressemblance était si parfaite que la pauvre femme en versa des larmes de tristesse et de joie mêlées ensemble, car il y a place dans le cœur pour ces deux sentiments contraires. Son regard interrogea celui de sa chère enfant, qui lui dit tout bas :

« Maman, c'est M. Pantaléon qui m'a demandé de lui prêter mon trésor, et voilà ce qu'il a fait faire par un peintre de Paris. »

Son émotion suffit à remercier le respectable vieillard dont la délicatesse lui avait ménagé une si consolante surprise.

Après le dîner, les amis s'empressèrent de venir saluer Mme Sylvain et la féliciter, car M. Corbin avait appris à toute sa famille et au presbytère l'heureuse nouvelle. Ces félicitations étaient d'autant plus sincères qu'on n'avait pas attendu la réussite du procès pour témoigner à la veuve du capitaine la considération qu'elle méritait. Elle avait la satisfaction de penser que les égards de tous s'adressaient non à sa position, mais à elle-même. M. Corbin, en dehors de ses fonctions, était fort gai, et le curé aimait aussi à plaisanter. On s'égaya donc, au grand contentement des enfants, car Fernand et les fils de M. Corbin, tout en voulant parfois jouer à l'homme grave, se reprenaient bien vite à s'amuser de bon cœur.

M. Ildefonse, par une sorte de nécessité provenant de l'habitude, mêla à la joie générale le mouvement et l'animation de sa bruyante personne, pendant que M. Pantaléon, doucement résigné, s'efforçait de supporter les voix, les rires et toutes les remuantes manifestations des modernes.

Ce premier contact avec un noyau d'amis fit sur l'esprit du vieillard une impression qu'il était loin de prévoir. Il se dit que peut-être il eût été préférable de ne pas fuir absolument le genre humain, qui, au fait, avait du bon et méritait qu'on lui donnât quelque attention. De là à échapper à la misanthropie, il n'y avait qu'un pas.

Fernand et Marie-Thérèse le regardaient, non sans étonnement, et se disaient entre eux :

« Il est si bon qu'il finira par s'habituer à vivre avec ses contemporains. »

M. Ildefonse descendait, lui aussi, par degrés de ses hautes prétentions, et tendait à redevenir ce qu'il était réellement, c'est-à-dire un très bon homme. Son égoïsme ayant fléchi, par la douce et aimable influence des enfants, il sentait que les jouissances de l'orgueil ne sont pas les meilleures ; il comprenait qu'il avait souvent abusé de son autorité et que, autour de lui, tous avaient dû en souffrir, particulièrement le pauvre cousin qu'il appelait en riant la momie égyptienne.

M. Corbin remarquait depuis quelque temps le travail qui se faisait dans l'esprit des cohéritiers ; il concevait l'espoir de les voir tous deux, non pas se lier, la chose était impossible, mais vivre en bonne intelligence par l'effet immanquable de la charité chrétienne, qui ne se nourrit que de concessions faites au prochain.

M. Ildefonse, à la fin de la soirée, s'était assis près de M. Corbin pour causer un moment. Aux questions qu'il lui adressait, le notaire, pour se conformer aux désirs de l'original, ne manquait jamais de commencer ses réponses par ces mots : Monsieur le marquis...

« Marquis ! marquis ! dit tout à coup le bonhomme, je ne sais pas trop si c'est bien prouvé, je crois même que non. Appelez-moi donc tout simplement M. Coquelicot ; car, au bout du compte, c'est le seul souvenir de famille dont je sois certain. »

Ces mots furent suivis du formidable éclat de rire dont M. Ildefonse signait tous ses actes de bonhomie, et le notaire se dit : « Voilà déjà le marquisat supprimé ; peu à peu le Marseillais hâbleur, un moment étourdi par un coup de fortune, rentrera dans la voie du bon sens et sera, comme son cousin, un bon et généreux Coquelicot. »

XIV -- Comment cela finit

Le printemps était revenu, apportant toutes les espérances. Le gazon avait reverdi, les premières fleurs s'étaient parées de ces fraîches couleurs que le soleil leur donne chaque année. C'était le réveil de la nature, sous le regard éternellement créateur de la bonne Providence.

Mme Sylvain sortait de la petite église de Kérouët, au milieu d'une foule en habits de fête. Oh ! qu'elle était grande cette solennité ! C'était la fête des enfants, c'était la première communion.

Marie-Thérèse, dans sa parure blanche, charmait les yeux de tous ceux qui l'aimaient. En la voyant dans sa sérénité joyeuse, on pensait aux anges du ciel. Son heureuse mère la ramenait au pavillon, à travers les sentiers fleuris, et elle se reposait de toutes les peines de sa vie en contemplant le doux visage de l'enfant bien-aimée.

Fernand avait à peine osé, pendant ce jour, s'approcher de la communiante. Elle l'intimidait quoiqu'elle fût toujours la même, aussi bonne, aussi gentille ; mais il lui semblait qu'elle avait tant grandi par l'acte qu'elle venait d'accomplir !

M. Pantaléon, lui aussi, revenait de l'église. Son esprit sérieux, son âme silencieuse, tout en lui se trouvait en rapport avec le recueillement qui convenait à la fête ; mais son cousin aurait voulu la terminer dans un branle-bas joyeux qui fît de Kérouët le théâtre de tous les plaisirs campagnards.

Mme Sylvain lui avait représenté qu'elle désirait conserver à ce grand jour son caractère à part, et le bonhomme s'était écrié :

« Dans huit jours je prendrai ma revanche. J'entends que dimanche prochain nos amis intimes soient réunis deux fois à notre table, qu'on s'amuse toute la journée et que le soir il y ait..., ceci est mon secret !

-- Je parie que c'est un feu d'artifice.

-- C'est possible, madame, je ne dis pas non ; mais après le feu d'artifice il y aura..., il y aura... C'est mon secret et celui de mon cousin ; car vraiment, depuis quelque temps, nous nous entendons comme si nous étions faits sur le même patron. »

Non assurément, ils n'étaient pas faits sur le même patron ; et néanmoins, pendant les huit jours qui précédèrent la réunion d'amis, on les vit se chercher sans cesse, se rencontrer, aller jusqu'à s'asseoir sur un banc pour causer ensemble et causer longuement. Ils parlaient avec une animation remarquable et évidemment d'une affaire qui les intéressait fort. Chacun s'en étonnait, excepté M. Corbin qui, avec son air impassible et sa cravate blanche, paraissait être seul dans le secret.

Il venait tous les jours ; il s'enfermait dans la rotonde avec le Coquelicot du Nord, montait un étage pour s'enfermer avec celui du Midi, et finalement conférait avec les deux dans la salle de billard, lieu ordinaire de réunion quand on ne recevait pas d'étrangers. Tout cela intriguait fort les habitants du château.

Marie-Thérèse et Fernand faisaient mille conjectures ; mais inutilement. Jamais secret ne fut mieux gardé.

Toute la famille du notaire était invitée. Sa respectable mère, qui refusait toujours de sortir de chez elle, avait accepté joyeusement. Elle pressentait donc qu'il allait se passer au château de Kérouët quelque chose d'extraordinaire ?

Jamais, de mémoire d'homme, on n'avait vu quelqu'un s'agiter comme s'agitait le bouillant Ildefonse. Le programme de la fête n'était dû qu'à son intervention. Il allait, venait, montait, descendait, traversait les cours, longeait la pièce d'eau, volait au village, se réfugiait au presbytère, et rentrait chez lui, fatigué, mais content. On se demandait ce qui avait pu le rendre si leste à la course, si gai au milieu de tant de petits embarras. On faisait là-dessus cent questions, et pas une réponse.

Cependant les quatre enfants de M. Corbin, sans trop s'inquiéter du pourquoi, se préparaient de fort bonne humeur à la fête, et le printemps se mettait de la partie pour annoncer un de ses plus beaux jours. Les mille nuances du feuillage prêtaient à la campagne un charme tout particulier. Le parc semblait un théâtre magnifiquement disposé pour qu'on y jouât une scène inédite. Tout le monde s'attendait à un événement heureux, sans qu'on imaginât ce que cela pouvait être.

Le samedi, veille de la grande journée, M. Pantaléon donna ordre d'aller au chemin de fer. On devait trouver à la gare un très petit monsieur âgé, de bonne mine et qui se réjouissait aussi d'être invité. Le savant aurait voulu aller lui-même au-devant du voyageur ; mais il était d'humeur si casanière que le grand air lui donnait souvent mal à la tête. Or il désirait faire bonne figure le lendemain et ne commettait pas d'imprudence.

Une heure à peine écoulée, arrivait l'invité de M. Pantaléon, qui n'était autre que le petit rentier de Dunkerque, demeuré si fidèle au souvenir. Son ami avait souhaité de présenter aux habitants de Kérouët celui qu'il intitulait lui-même le champion du bon sens, tant il lui était reconnaissant de l'avoir empêché de devenir plus ou moins fou par excès de travail et de sauvagerie.

Dès que la voiture entra dans l'avenue, M. Pantaléon s'avança pour souhaiter le bonjour à son hôte. Celui-ci était tout étonné du grandiose qu'il avait sous les yeux ; et encore plus de l'extérieur transformé du savant. Il n'avait plus cet air sombre et préoccupé qui le caractérisait à Dunkerque. Ses vêtements, sans être précisément à la mode, n'avaient plus cette coupe antique qui lui donnait l'aspect d'un vétéran du siècle dernier. Il avait perdu cette inexplicable timidité qui, si souvent, lui avait assigné une position inférieure, tandis qu'il ne la méritait pas.

Les deux amis se revirent avec joie ; mais le doux Pantaléon ne fit pas pour cela un pas plus vite que l'autre ; et tout en étant devenu très sociable, il dit avec empressement :

« Mon cher, prenons cette allée, nous serons plus sûrs de ne rencontrer personne. »

M. Ildefonse, cependant, se trouva par hasard sur leur chemin. Il salua de la voix et du geste, assurant le nouvel arrivé du plaisir qu'il avait à faire sa connaissance. Il criait si fort que la meute en fut émue et envoya, comme salve d'honneur, une centaine d'aboiements. Le géologue, qui ne se fâchait plus, se contenta de boucher ses oreilles et entraîna le petit rentier dans sa rotonde.

En tête-à-tête, on se mit à causer.

« C'est donc fait ?

-- C'est fait.

-- À votre gré ?

-- Absolument.

-- Sans hésitation ?

-- Aucune.

-- Tel que vous me l'avez fait pressentir ?

-- Mot pour mot.

-- Vous n'en avez pas de regret ?

-- Pas l'ombre.

-- Qui s'en est douté ?

-- Personne.

-- Quand le saura-t-on ?

-- Demain.

-- Avez-vous bien réfléchi ?

-- Oui.

-- Ne vous repentirez-vous pas ?

-- Non. »

On en était là de ce dialogue quand le son du cor déchira de très près les oreilles de l'invité.

« Qu'est-ce que cela veut dire ?

-- Que le dîner est servi. Mon cousin ne fait rien comme tout le monde. Il a remplacé la cloche par le cor de chasse.

-- Drôle d'idée !

-- C'est vrai.

-- Cela ne vous est pas désagréable ?

-- Si ; mais je commence à m'y accoutumer. Il faut bien se faire des concessions.

-- C'est évident. »

M. Pantaléon fit conduire son ami dans sa chambre, en le prévenant que, dans dix minutes, un nouveau signal indiquerait l'heure de se mettre à table.

M. Ildefonse ne s'en était pas rapporté au savoir de Mme Sylvain ; il avait voulu s'occuper du menu, qu'il fallait soigner, pour faire honneur à l'ami de Dunkerque.

« J'ai tant taquiné mon pauvre cousin, disai-til avec bonhomie, que je lui dois des attentions, et je pense que rien ne lui sera plus agréable que de bien recevoir ce petit monsieur. »

Mme Sylvain jouissait des pensées bienveillantes que chacun lui confiait, relativement à son vis-à-vis. Elle qui n'avait désiré que la paix se voyait satisfaite au-delà de ses souhaits, et elle en était heureuse.

Le lendemain dimanche, de grand matin, tout le monde était sur pied : M. Pantaléon avait totalement renoncé, pour ce jour-là, à l'immobilité et au silence. Cette fois, il sacrifiait sans murmure les anciens aux modernes, et se proposait de penser uniquement à l'heure présente.

Quant au cousin Ildefonse, on ne l'avait jamais vu si actif, parlant aussi haut, et faisant autant de gestes. Il s'occupait des moindres détails de la fête, et se complaisait dans son œuvre, car lui seul avait tout combiné, le savant croyant faire beaucoup en approuvant.

Toute la petite société se réunit d'abord à l'église, et ensuite au château. La respectable mère de M. Corbin s'appuyait sur le bras d'une de ses filles, et paraissait heureuse de se mêler à la joie commune.

On aurait peine à se figurer le bonheur de Fernand et de Marie-Thérèse. Ils voyaient les vieillards se parler amicalement, conserver leur indépendance, tout en admettant que chacun pût avoir ses goûts, ses habitudes, et même ses manies. Cette belle demeure était devenue paisible, grâce à l'esprit de charité qui avait amené les concessions mutuelles.

Le déjeuner, comme on le pense, ne manqua pas d'entrain. M. Ildefonse seul aurait suffi, au besoin, pour égayer tout son monde, et il fallait au bon cousin une bonne dose de patience pour supporter le bruit qu'il faisait, riant aux éclats, frappant des mains, donnant tous les signes extérieurs du parfait contentement.

Après le déjeuner, on se répandit dans le parc, où toutes sortes de plaisirs attendaient les invités. Chacun trouvait le sien. La jeunesse pêchait au bord de l'étang ; puis, bientôt lasse de cet exercice silencieux, se livrait à d'autres amusements. Le grand organisateur de la fête avait tout prévu, tout préparé : jeux divers, promenade en bateau, goûter sous le feuillage. Fernand, bien entendu, avait mis à la disposition de ses deux camarades le petit cheval qu'il tenait de la générosité de M. Pantaléon. Leur faire faire, l'un après l'autre, un tour de parc ne fut pas le moindre des plaisirs.

Les trois dames trouvaient dans le repos en plein air ce qui leur convenait le mieux, et la conversation ne tarissait pas. M. Corbin et le curé y jetaient de l'intérêt, M. Ildefonse des métaphores, et le doux Pantaléon n'y jetait rien du tout ; mais, bien que les entretiens habituels le laissassent froid et comme endormi, son paisible visage portait l'empreinte d'une joie tranquille, dont le petit rentier de Dunkerque avait lieu de s'étonner, après tant de lettres pleines de doléances bien justifiées.

Marie-Thérèse, tout en s'amusant avec ses compagnes, consultait sa belle montre. À un moment convenu, elle se rapprocha de la société, et l'on suivit le pasteur qui se rendait dans la petite église, encore fleurie en souvenir de la première communion.

Il avait été dit qu'on dînerait de bonne heure, afin d'allonger la soirée, sans trop prolonger la veille. Il y avait, comme l'avait prévu Mme Sylvain, un très beau feu d'artifice, pour le plaisir du château et du village. Tous les paysans étaient accourus, joyeux et empressés ; chacun prenait sa part de ce spectacle offert à tous. M. Ildefonse était en si belle humeur qu'il fit ouvrir les grilles et donner à boire à tout ce monde. Il ne savait qu'inventer pour être agréable ; et l'on ne reconnaissait plus cet égoïste qui avait si lourdement pesé sur son entourage, et dont chacun avait eu à se plaindre.

Il voyait se terminer cette belle journée ; mais pour lui, le principal restait à faire. On ne s'expliquait pas cette agitation persistante à laquelle la fatigue n'apportait aucune trêve. Il regardait souvent son cousin, qui ne se départait pas de son calme, et plus souvent encore M. Corbin, dont le visage, en tout temps, ne disait jamais plus que ne voulait dire le notaire. Il y avait dans l'air comme un courant mystérieux, et Mme Sylvain, sans rien pressentir, se rappelait que M. Ildefonse, moitié sérieux, moitié riant, lui avait dit que, après le feu d'artifice, il y aurait..., il avait ajouté : « Ceci est mon secret ». Il n'y avait donc qu'à attendre ; c'est ce qu'on fit jusqu'à ce que la foule des villageois se fût retirée.

Alors, de l'avis de tous, on rentra dans le grand salon, et l'on prit place sur les sièges élégants et commodes qu'avait laissés le cousin Gilles, et dont M. Pantaléon n'avait encore vu que les housses, tant il était peu curieux de ce qui se passait sur l'écorce terrestre.

Cependant lui aussi commençait à s'agiter un peu, contrairement à ses habitudes. Lui aussi semblait avoir quelque chose à dire ; et l'on pouvait être sûr qu'il ne le dirait pas ; car en présence de plus de trois personnes, il n'ouvrait presque jamais la bouche, ou du moins il ne faisait guère usage que de monosyllabes ou d'adverbes, soit affirmatifs, soit négatifs. Que pouvait-il se passer en ce moment dans cette tête si pleine d'axiomes, de théorèmes, et de tout ce que l'étude n'avait cessé de lui proposer depuis si longtemps ? C'était là un problème dont Marie-Thérèse elle-même aurait voulu trouver la solution.

Elle disait à sa mère, tout bas :

« Chère maman, que va-t-il donc arriver ? Il est tard et personne ne s'en va.

-- Je n'en sais pas plus que toi, ma fille.

-- Remarquez-vous, maman, que M. Pantaléon n'a pas envie de dormir, lui qui tombe de sommeil dès qu'il a mangé sa côtelette.

-- C'est vrai ; il est très éveillé, ce bon M. Pantaléon, et ne paraît pas fatigué de sa journée. »

Enfin, on devait pénétrer le mystère. Ce fut M. Ildefonse qui, s'asseyant et s'efforçant de rester immobile, prit la parole.

« Mes amis, nous voulons, mon cousin et moi, vous déclarer ce que nous avons fait d'un commun accord, car si nos goûts ne sont pas les mêmes, nos cœurs sont à l'unisson.

-- À l'unisson, répéta comme un écho le bon Pantaléon, presque disparu dans un fauteuil très profond.

-- Lui et moi, nous avons été tout à coup investis de l'héritage de Gilles Coquelicot, notre parent, ancien possesseur de Kérouët. Transportés par la fortune dans ce magnifique domaine, nous avons été d'abord surpris ; puis, il faut l'avouer, gênés par le singulier testament de notre cousin, qui nous obligeait à vivre ensemble, nous qui avions des goûts et des habitudes opposés absolument.

-- Absolument, dit l'écho.

-- Nous avons critiqué la singulière fantaisie de Gilles Coquelicot, tout en approuvant le désir louable qu'il avait eu de laisser aux parents de son nom ce superbe immeuble et ses dépendances. Après avoir joui pendant deux ans de Kérouët, nous avons éprouvé, comme Gilles, le chagrin de ne pas avoir de successeur, indiqué par le sang, de ne pouvoir penser qu'un autre Coquelicot continuerait ici les traditions de la famille. Il ne s'agissait plus de recourir à l'habileté de M. Corbin, puisque ses démarches avaient prouvé que nous sommes les derniers de la race ; nous étions, Pantaléon et moi, peinés, inquiets, quelquefois désolés.

-- Désolés !

-- Les circonstances se sont groupées autour de nous, changeant de face notre situation. D'abord éloignés l'un de l'autre, nous nous sommes rapprochés, nous avons agité cette grande question de successeur, qui intéresse si vivement celui qui possède, et, en suivant les indications que la Providence elle-même nous donnait, nous avons résolu de faire exactement ce qu'a fait le Coquelicot qui nous a précédés, exactement !

-- Exactement, soupira Pantaléon du fond de son fauteuil.

-- Cela vous étonne peut-être ? » reprit M. Ildefonse, en consultant du regard ses auditeurs.

Tous les visages exprimaient en effet la surprise. Le petit rentier de Dunkerque croyait avoir mal entendu. Quoi ! prendre des dispositions qu'on avait si fortement blâmées ? Cela lui paraissait une bizarrerie digne de couronner toutes les autres.

M. Ildefonse reprit :

« Oui, c'est ainsi. Nous acceptons, ou plutôt nous choisissons la dualité de nos héritiers ; mais si, comme Gilles, nous en voulons deux, nous ne prétendons pas leur lier les mains, leur imposer la contrainte, comme condition de l'héritage. Ils feront ce qu'ils voudront quand nous aurons tous deux disparu. Libre à eux de vendre Kérouët, si cela leur convient, et d'en partager également entre eux la valeur ; à moins que, par je ne sais quel heureux hasard, ne leur vienne un jour l'idée de demeurer ensemble, ce qui ne me semble pas impossible, car il ne faut jurer de rien.

-- De rien, répéta le fauteuil.

-- Nos héritiers, contrairement à ce qui nous avait été imposé, auront le loisir de faire tous les changements qu'ils désireront faire dans la propriété, quand même ce serait de mettre Kérouët sens dessus dessous.

-- Sens dessus dessous.

-- Nos chers héritiers ! Nous n'avons pas été les chercher bien loin. L'un est le dernier rejeton d'une honorable famille ; l'autre est la fille d'un vaillant officier et d'une courageuse femme, qui a su rendre notre cohabitation possible par son intermédiaire délicat. Mes amis, vous les avez nommés ? Ce sont...

-- Marie-Thérèse et Fernand ! » s'écrièrent ensemble les invités. Tous les regards s'étaient tournés vers les futurs possesseurs de Kérouët, et chacun disait intérieurement :

« Non, certes, ils ne vendront pas ! »

De douces larmes tombaient des yeux de la veuve. Elle était pénétrée de reconnaissance et sa pensée émue retournait en Afrique, et cherchait cet époux qui avait été si inquiet de l'avenir de sa petite Marie-Thérèse.

Le jeune Lesparre n'osait exprimer ce qu'il sentait ; il demeurait muet. Les vieillards comprirent son embarras. M. Ildefonse lui tendit les bras, il courut s'y jeter, étonné, confondu, le cœur plein de la plus affectueuse gratitude envers son bienfaiteur et envers celui qui l'avait si habilement aidé à triompher de sa paresse.

Le groupe des amis n'était plus silencieux. Tous s'étaient levés, comme M. Ildefonse, très fatigué de son immobilité d'orateur. On parlait avec animation. M. Corbin, dans le secret depuis longtemps, voyait avec bonheur la solution de cette affaire, où le cœur avait autant de part que la tête. Tous se réjouissaient sincèrement de la décision ; on applaudissait au testament des derniers Coquelicot.

Quant à la petite Marie-Thérèse, sa joie était naïve comme toujours. En écoutant M. Ildefonse parler du projet, elle l'avait compris juste assez pour courir vers les vieillards qui l'aimaient, et les embrasser tous les deux.

À la faveur de l'agitation causée par le départ des amis, Fernand se rapprocha de la petite héritière ; il osait à peine lui parler depuis qu'il avait été question de vendre un jour Kérouët, ou de l'habiter ensemble. Il savait si bien, dès lors, le parti qu'il désirerait prendre.

« Voyez, Fernand, dit-elle, comme tout a changé depuis quelque temps.

-- C'est vrai.

-- Maman se trompait autrefois, quand elle avait peur de l'avenir pour moi, sa petite fille.

-- Marie-Thérèse, dit à demi-voix le jeune Lesparre, n'ayez jamais peur de l'avenir, ni de la vie, entendez-vous ?

-- Oh non ! répondit-elle tout haut dans un petit éclat de son rire perlé, avec vous je n'aurai peur de rien. »