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I -- Deux propriétaires.

« Il arrivera !... Il n'arrivera pas !... »

Ces deux exclamations partent d'un wagon de première classe ; on regarde en riant un petit homme sec, vêtu d'une longue redingote brune usée jusqu'à la corde. Il court de toute la force de ses vieilles jambes, et se démène tant qu'il peut sous trois ou quatre paquets qui compliquent la situation. Le terrible coup de sifflet lui donne une secousse ; un paquet tombe, puis un autre. pendant qu'il se baisse pour les ramasser, le troisième paquet s'en mêle ; c'est à en perdre la tête ; il ne la perd pas, car il tient et serre étroitement dans sa main droite l'affreux sac de voyage qu'il promène depuis trente ans, dit-on, et dont il ne se séparerait pas, le monde croulant.

« En voiture, messieurs, en voiture ! »

Cette voix stridente redouble l'empressement du bonhomme. Il étouffe... qu'importe ! On part. Il lance ses paquets à la volée dans un wagon de troisième , et se lance lui-même, au risque de se casser le cou, mais tenant toujours ferme l'affreux sac de voyage. Assis enfin, il compte ses paquets, tire de sa poche un vieux mouchoir de coton à carreaux, s'essuie le front, et, à demi mort de fatigue, se plonge dans une torpeur qui ne l'empêche pas toutefois de surveiller son matériel.

En première, l'un avait gagné son pari, l'autre l'avait perdu. Cela arrive toujours ainsi ; mais tous les deux riaient, ce qui est assez rare. Dans ce wagon, trois voyageurs installés le plus confortablement possible : un colonel en retraite, beau sous ses cheveux blancs ; sa fille, douce et sympathique, mais, hélas ! privée de la lumière ; et sa petite fille, gracieuse et fraîche comme on l'est à dix-sept ans, et tout occupée d'éviter à sa mère la moindre gêne, la moindre contrariété.

Ces trois personnes paraissent bonnes et aimables. D'où vient que l'embarras du voyageur en retard n'a fait qu'exciter leur hilarité ? C'est qu'il ne mérite point le respect et la considération qu'on doit à la vieillesse.

M. Quartier n'est connu dans le village des Ormes, situé à quelques lieues de Paris, que par sa dureté de cœur et sa rapacité. Quand on parle de lui, on dit l'avare , ou bien le bonhomme aux écus. Il est propriétaire, comme le colonel, mais beaucoup plus riche que lui ; cependant il ne se fût jamais pardonné d'avoir pris une voiture pour aller du fond de Vaugirard à la gare du Nord... Donc on riait, et l'on faisait bien.

Au beau milieu de la route, pluie torrentielle qui fait lever les vitres. On déplore un moment la nécessité de débarquer sous ce déluge.

« Diable de temps ! dit le vieillard.

-- Franchement, mon père, nous aurions mauvaise grâce de nous plaindre. Le brigadier va venir nous chercher ; nous monterons dans une bonne voiture, et nous ferons un feu de joie en arrivant.

-- Tu as raison, ma chère Sidonie, toujours raison. Et qui oserait se plaindre quand tu ne te plains pas ? »

Le colonel échangea un regard avec Émilie, et leurs yeux se reportèrent avec tendresse sur Mme Latour. La chère aveugle était un centre, et autour d'elle rayonnait tout ce qui l'aimait.

Pendant que ces trois voyageurs descendent de wagon et montent en voiture, voyons ce que devient le bonhomme aux écus.

Lui, pour descendre, il attend toujours le dernier moment, quitte à se faire admonester par le chef de train. L'essentiel est de se laisser distancer par les voisins ; or à la campagne, tous sont voisins. L'instinct du petit homme sec est de ne pas être vu. Il a peur des yeux comme un autre a peur des loups. Voyez-le regardant de tous côtés, avant de s'engager dans la route bordée de vieux ormes qui conduit à sa demeure. La voiture du colonel est déjà partie ; tant mieux. Il déteste ces gens-là ! Leur manière noble et grande de jouir de la fortune le choque au plus haut point.

Qu'il a l'air malheureux avec son pantalon trop court, son chapeau ridicule, ses paquets, son vieux sac, et ses souliers jaunes ! Le cachet d'une misère honteuse est empreint sur toute sa personne. Il est pressé d'arriver, car il pleut à verse, et cependant il a laissé partir l'omnibus qui dessert la station ; le conducteur exige des sommes folles ! Six sous par voyageur, et deux sous en plus quand on est porteur de paquets encombrants. Non, non ; à pied, toujours à pied, c'est le plus sûr.

Mais la pluie redouble, le sac est lourd aujourd'hui. Comment faire ? Les forces ne vont-elles pas lui manquer ? Il a si mal déjeuné à Paris ! Ces voyages qu'il renouvelle assez souvent, pour toucher ses intérêts, sont si fatigants ! Cette fois, il se sent accablé...

Au détour du chemin, sous un hangar demi-détruit, une pauvre fille s'offre à ses regards. Elle aussi est épuisée, mais sa misère bien réelle est imméritée. À l'aspect de ce vieillard surchargé de paquets, elle ose s'avancer, sans tendre la main, car elle cherche du travail, et croit en avoir trouvé. Du doigt elle touche les paquets, puis fait semblant de les charger sur son épaule, et de marcher derrière le bonhomme.

« Qu'est-ce que vous voulez ? Hein ?... répondez donc ! Est-ce que vous êtes sourde ? »

La pauvre fille regarde et touche encore les paquets, ouvrant la bouche, montrant sa langue, et indiquant en outre, par des gestes expressifs, qu'un peu de nourriture est l'unique salaire qu'elle demande pour ses services.

« Vous ne répondez pas ? Vous êtes donc muette ? »

L'enfant reste silencieuse ; mais sa pose, son geste, son regard, tout en elle implore la pitié. Ses haillons disent assez qu'elle n'est pas secourue ; sa tristesse, qu'elle n'est pas aimée.

« Sourde, muette, abandonnée ! Quelle chance ! C'est ce qu'il me faut. Point de cancans, et point de gages ! Voilà une servante toute trouvée. »

En même temps, le petit vieux fit à la muette la grimace assez laide qui lui servait de sourire, et, la chargeant de ses paquets, tout en gardant, bien entendu, le sac de voyage, il lui montra au loin trois maisons qui se touchaient, et dont la plus vieille était la sienne.

L'humble fille, trop heureuse de n'être pas repoussée, suivit lestement le vieillard, très disposée à s'attacher à lui et à lui obéir.

Il y avait effectivement bon nombre d'années que M. Quartier cherchait une servante dans des conditions impossibles : travailler ferme, manger peu, et ne gagner presque rien. Pas une ne voulait rester plus de huit jours dans la masure que les paysans nommaient le château des rats ; et depuis déjà longtemps on ne voulait même plus y entrer à l'essai. Quelle trouvaille il venait de faire !

Après une demi-heure de marche, le maître s'arrêta devant sa sombre demeure, et, faisant entrer la suivante dans l'ancienne écurie, qui servait de cuisine, il entra, lui, dans l'ancienne buanderie, qui servait de salle à manger, et y déposa son vieux chapeau. Son premier soin fut de monter, afin de cacher en son lieu le fameux sac ; puis il redescendit dans la cuisine et, ouvrant un vieux buffet, il coupa un morceau de pain qu'il donna à la muette, y ajoutant cinq noix, car il était en veine de générosité ; il eut l'attention de lui montrer ensuite l'eau claire de la fontaine, seule boisson admise au château des rats.

Comme maître et servante ruisselaient, M. Quartier eut la magnanimité de jeter un fagot dans l'âtre ; ceci pouvait passer pour de la grandeur ; la muette le prit du moins pour de la bonté. Elle se figura que son maître était pauvre, mais pas si pauvre qu'elle, et son bon petit cœur lui sut gré du peu qu'il lui donnait. C'était beaucoup pour elle : l'hospitalité.

La fillette, toute ranimée par le feu, se précipita sur le pain et les noix. Elle avait tant souffert de la faim que jamais repas ne lui parut si bon.

Quand elle eut mangé, le bonhomme la fit entrer dans un cabinet demi-obscur, attenant à ce qu'on appelait bravement la cuisine. Sur un mauvais lit de fer, on voyait une paillasse, une vieille couverture grise ; près du lit, une chaise sans dossier.

C'était la chambre de bonne . La muette était si malheureuse qu'elle entra sans répugnance dans ce lieu triste et malsain, et remercia des yeux le vieillard qui la recueillait, et dont elle ne pouvait pénétrer les sordides calculs.

Le maître la mena dans la chambre sale et nue qu'il occupait au premier ; rien n'y était en bon état, sauf les serrures des armoires. M. Quartier mit un balai usé dans les mains de la petite servante, pour lui faire entendre qu'il lui confiait le soin de sa maison. Elle se sentit fière sous les insignes de sa charge, et se hâta de commencer son ouvrage, pendant que le maître faisait une légère collation : un peu de pain et de fromage, c'était le repas ordinaire entre le sou de lait du matin et le dîner du soir. Ce dîner se composait le plus souvent d'une soupe aux légumes, d'une salade et d'une saucisse. La saucisse jouait le rôti.

La muette, quand elle eut balayé, vint se poser devant son maître, les bras baissés ; c'était sa manière de demander du travail. Comme il ne pleuvait plus, M. Quartier lui fit faire le tour du jardin, ce qui la charma ; car, malgré l'état inculte de ce bien, les gazons étaient verts, les arbres magnifiques, et les oiseaux voltigeaient gaiement autour de la jeune fille, qui leur souriait.

Elle remarqua que le jardin n'était séparé de celui d'à côté que par une haie ; mais elle ne vit personne. La maison contiguë paraissait même inhabitée. Le bonhomme lui montra des carrés de choux, puis une bêche, un râteau, une serfouette, un arrosoir, et elle comprit que ce serait à elle d'entretenir le potager. Tout cela ensemble, c'était bien de la fatigue pour une enfant de quinze ans ; mais à quoi n'aurait-elle pas consenti, étant si malheureuse ? C'était là précisément le calcul de l'avare : profiter du malheur d'un autre pour exiger ce qu'on n'eût pas obtenu d'une personne qui n'aurait pas eu peur de mourir de faim.

Pendant que la muette a fait son entrée au château des rats, que s'est-il passé chez le colonel, dont la propriété n'est séparée de celle de l'avare que par la maison inhabitée ? On s'est chauffé d'abord, et chauffé pour de bon , comme disait le grand-père, car mars était froid, et d'anciennes douleurs rhumatismales rendaient le beau vieillard extrêmement frileux.

Tout en se chauffant, on avait causé.

« Eh bien ! comment vous trouvez-vous, mon père ? Notre course à Paris ne vous a-t-elle pas fatigué ?

-- Pas le moins du monde ; prêt à recommencer. Je te dis que je rajeunis tous les ans.

-- Tant mieux ! Puissent ces terribles rhumatismes ne jamais revenir, car vous voir souffrir m'empêche d'être heureuse.

-- Heureuse ?

-- Oui, heureuse. Vous ne voulez pas croire, mon père, que je suis heureuse, autant du moins que je puis l'être. La paix de ces campagnes me va si bien ! Et puis on m'aime tant, on est si bon pour moi ! Je serais bien ingrate envers la Providence si je n'appréciais tout ce qu'Elle m'a laissé, en me privant de la lumière.

-- Ma pauvre Sidonie, tu confonds le bonheur et la résignation. Pour moi, depuis que je te vois dans cet état, je n'ai pas eu un seul jour de bonheur.

-- C'est donc vous qui êtes à plaindre, vous et ma bonne Émilie, qui voudrait me consacrer sa vie, mais dont je ne puis accepter le dévouement.

-- Pauvre petite ! Elle ne vit que par toi ; tu lui es nécessaire, et je ne la vois malheureuse que quand on agite en sa présence la question de son avenir ; nous n'en sommes pas là, elle n'a que dix-sept ans. »

On causait ainsi lorsque Émilie rentra dans l'élégant salon où se trouvaient son grand-père et sa mère.

« D'où viens-tu donc, enfant chérie ?

-- Bon papa, je viens du jardin.

-- Par ce temps ?

-- La pluie a cessé. J'ai été voir si les travaux ont avancé depuis vingt-quatre heures.

-- Ah ! les fameux travaux ? Cela veut dire la tente du bon papa, venue d'Afrique tout exprès pour s'installer sous un saule pleureur ?

-- Précisément ! son temps de guerre est fini ; nous nous en servirons pour jouir de la paix.

-- Eh bien, es-tu contente de ce que l'on a fait ?

-- Très contente. Cette petite retraite vous charmera, maman, j'en suis sûre. Tout le monde y a travaillé : le Brigadier, Ursule et Marinette. L'œuvre est terminée à ma grande satisfaction ; nous serons bien chez nous, et du moins personne ne nous verra.

-- Personne ne nous verra !... C'est donc une bien grande affaire que d'être vue, brodant ou tricotant ?

-- Oui, mon petit bon papa, c'est une très grande affaire. Depuis que la maison d'à côté est vendue, je ne pense qu'à cela.

-- Ce doit être amusant !

-- J'en suis malade.

-- Tu as de la bonté de reste. Et toi, ma bonne Sidonie, en es-tu malade aussi ?

-- Non, mon père ; mais il est certain que, habitués comme nous le sommes à n'avoir pas de voisins, notre liberté se trouve bien gênée par cette haie qui nous laisse à découvert.

-- Franchement, je ne vois pas en quoi cela nous gêne.

-- Ah ! bon papa, détrompez-vous. Pour maman et moi, le charme du jardin est détruit.

-- Détruit ? Comme tu y vas !

-- Oui, détruit.

-- Allons, il faudra faire un mur du côté gauche ; je ne vois pas d'autre moyen de nous tirer de là !

-- Un mur ? Ah ! quel bonheur ! Maman, nous serons à l'abri des regards, nous ferons tout ce qui nous plaira !

-- Ce qui vous plaira, mesdames, ce sera de vous promener en long, puis en large, et de vous reposer quand vous serez fatiguées ; je ne vois pas que ce soit bien compromettant. Néanmoins, si cette jolie haie d'aubépine est pour vous une cause de chagrin, je veux la remplacer par un mur.

-- Vous êtes mille fois bon, mon père, de vous imposer pour nous cette surcharge.

-- Bah ! nous aurons des espaliers ; nous mangerons des pêches, des abricots. Allons, c'est décidé.

-- Nous serons de moitié, mon père.

-- Non, vraiment. Je suis trop heureux de t'avoir sous mon toit, chère fille, ainsi qu'Émilie. Quand on tient des oiseaux captifs, on tâche de leur rendre la cage agréable.

-- Douce captivité, mon père. Que me manque-t-il chez vous, si ce n'est la lumière que rien ici-bas ne peut me rendre ? J'ai votre tendresse, votre protection, les soins de ma fille, la paix, la fraîcheur, et puis, au bout de l'avenue de hêtres, notre petite église. Que me manque-t-il ?

-- Il te manque un mur, et tu l'auras, dit gaiement le colonel, dont la bonne humeur avait résisté aux longues épreuves de soixante-dix ans de vie. Tiens, il vaut mieux tenir que courir, je m'en vais le faire faire tout de suite, ce mur.

-- Mais non, mon père...

-- Si vraiment, madame ma fille. Je veux et j'entends qu'on fasse dire au maître maçon de venir me parler, et que l'ouvrage aille rondement ! Pas accéléré !

-- Bon papa, je crois qu'il faut vous armer de patience.

-- De patience ? Tant pis ! J'en ai si peu que je l'économise. Renouard est-il donc si occupé ?

-- Oui ; un de ses ouvriers a dit au Brigadier qu'aujourd'hui même on entreprend des travaux importants chez un propriétaire, à cinq kilomètres d'ici.

-- Bon ! me voilà renvoyé aux calendes grecques ! Tu vois, Sidonie, que ce n'est pas le bon vouloir qui me manque. La loi a passé, les fonds sont votés, mais on ne peut rien faire sans la truelle.

-- Qu'importe, mon père, ne sais-je pas attendre ? »

Un soupir trahit l'émotion de Mme Latour. Qu'attendait-elle ? La lumière du ciel, car elle n'avait plus l'espoir de revoir jamais le soleil. Émilie soupira, comme si elle eût été l'écho de sa mère.

Le Brigadier étant venu apporter le journal, Mme Latour le félicita, d'une manière aimable et enjouée, d'avoir si bien réussi à dresser la tente sous le saule.

L'excellent homme, qu'on appelait le Brigadier , était le bras droit du colonel qui, l'ayant apprécié en Afrique, se l'était attaché comme factotum, et lui donnait, avec une existence laborieuse et lucrative, cette honnête liberté d'action dont l'habitude de la discipline empêchait l'abus. Le Brigadier n'avait du serviteur que le dévouement et l'activité. Il ne connaissait ni la duplicité ni la méfiance. Aussi ses maîtres le traitaient-ils non seulement sans hauteur, mais avec cette bonhomie simple qui, sans effacer la distance, fait qu'on n'en souffre plus.

On avait en lui une confiance absolue. Le Brigadier savait où Mme Latour mettait les diamants dont elle se parait avant son veuvage, et qu'elle réservait à sa fille. Loin de se cacher de lui, on disait tout haut :

« Il faut que le Brigadier sache où nous enfermons ce que nous avons de précieux, afin qu'il puisse le sauver en cas d'incendie. »

Plusieurs fois on avait fait exprès de lui donner, devant les étrangers, des marques de la plus haute estime, et son cœur loyal avait su comprendre ces délicatesses dont il était digne.

Une chose de peu d'importance avait aussi contribué à attacher à la famille cet homme honnête et utile : on ne l'avait jamais appelé ni Marcel, ni Dupré, bien que ces noms fussent les siens. Le colonel, l'ayant connu comme brigadier, lui avait conservé son grade, ainsi qu'il disait en riant, et tout le monde répétait avec lui : le Brigadier , même Mme Latour, même Émilie, ce qui enchantait le brave homme.

Une seule personne l'appelait quelquefois Marcel, c'était la cuisinière Ursule, en ses jours de mauvaise humeur. Or ces jours-là revenaient plus souvent que les autres qui ne paraissent du moins qu'une fois par semaine. Ursule se croyait en droit de faire la moue au Brigadier quand il pleuvait, qu'il tonnait, ou qu'il gelait ; quand elle était enrhumée, quand elle était pressée ou en retard, et quand elle faisait une friture. Il s'en inquiétait peu, laissait passer la bourrasque, et venait ensuite lui dire d'un air demi-narquois, demi-inquiet :

« Eh bien ! ça va-t-il mieux, Ursule ? »

Elle répondait invariablement :

« Taisez-vous, Brigadier. »

Dès qu'elle avait dit « taisez-vous », il recommençait à parler, car la querelle était finie.

À part ces légers nuages, la paix régnait dans cette maison élégante et spacieuse. La paix, c'était un besoin. Le vieillard en jouissait comme ceux dont la vie n'a été qu'aventures et périls ; sa fille la réclamait à cause de sa cécité ; sa petite-fille au nom de sa jeunesse et d'une timidité un peu sauvage. Marinette, que sa tante Ursule formait assez aigrement au service de Mme Latour, ne demandait aussi qu'à vivre en paix avec tout le monde, sinon avec la tante. Chacun redoutait comme un malheur une nouveauté quelconque. C'est pourquoi on voyait avec tant de déplaisir la vente de la petite propriété contiguë, qui depuis sept ans était inhabitée.

« Des parisiens ! grommelait Ursule, qu'avaient-ils besoin de venir ici, je vous le demande ? Ils pouvaient bien rester chez eux. »

Ursule craignait par-dessus tout le mouvement. L'idée que la terre tourne lui était si antipathique qu'elle s'en tirait en affirmant d'un air capable qu'elle ne tourne point. Aussi ne pouvait-elle supporter les futurs voisins qui devaient nécessairement déranger ses habitudes. C'est pourquoi elle apprit avec transport le projet du colonel ; mais elle aurait désiré qu'on se mît à l'ouvrage le lendemain. Marinette en pensait autant, et l'on répétait à l'office comme au salon :

« Il faudra faire un mur ! Il faudra faire un mur ! »

II -- À propos de persil

On avait emménagé, en dépit des voisins. La famille qui venait d'acheter la maisonnette située entre l'habitation du colonel et la masure de l'avare se composait de quatre personnes : Mme de Verneuil, sa sœur Mlle de Reuilly, beaucoup plus âgée qu'elle, et deux enfants : François et Marie-Aimée.

Mme de Verneuil, qui menait la barque de famille, n'avait qu'une pensée : ramer bien également, sans secousse ; éviter par prudence tout ce qui aurait pu engager une lutte qu'elle ne se sentait pas capable de soutenir, et rendre heureuses les trois personnes qui l'entouraient.

Mlle de Reuilly, d'un caractère plus viril, aurait volontiers supporté la lutte. Ayant élevé sa jeune sœur, et lui ayant servi d'appui dans les premières années de son veuvage, elle représentait dans cet intérieur les vieilles traditions, et les étayait d'une résolution froide et un peu rude, qui n'excluait pas la bonté du cœur. Son esprit positif tenait plus de l'homme que de la femme ; sa faiblesse de santé la condamnait à la retraite, et c'était une des causes de son goût persistant pour la réflexion, la lecture et le travail des mains.

François était un bon petit garçon de dix ans, oui, un bon garçon, bien franc, bien brave ; un peu paresseux par exemple, et assez étourdi. Il venait d'entrer au collège où il était souvent puni... « Dame ! chacun a ses défauts », disait-il tranquillement, sans trop se mettre en peine de se corriger, malgré les sages observations de sa tante, qui exerçait vis-à-vis des enfants les fonctions des censeurs dans l'ancienne Rome.

Marie-Aimée semblait faite tout exprès pour son nom. À première vue on l'aimait, et son petit minois, plus gracieux que fin, plus doux que joli, plaisait mieux que ces visages réguliers sur lesquels la sécheresse est empreinte. Oh ! le beau petit cœur ! qu'il faisait bon y entrer et s'y blottir bien chaudement pour toujours.

Un petit personnage des plus intéressants, et qui se croyait un peu de la famille, c'était Fly *(1) * : Tête noire, pattes feu, queue retroussée ; une distinction parfaite. C'était la joie des enfants, leur amusement ; on ne se passait pas de Fly.

Il faut dire qu'on avait été longtemps à se décider au sujet de la maisonnette appelée sans que personne sût pourquoi, le chalet . Mlle de Reuilly avait opposé une vive résistance disant à sa sœur : « Ma chère Emmeline, cette maison est assez laide et fort mal bâtie ; un bon coup de vent la jettera par terre, c'est entendu ; mais ce qui me paraît insupportable, c'est cette haie ! Oh ! une haie au lieu d'un mur ! c'est intolérable !

-- Il faudra faire un mur, disaient naïvement les enfants. »

Mais la construction d'un mur, à droite et à gauche, était une forte dépense. Cependant, on s'était bien promis de faire des économies en vue de cette construction, afin de prélever le moins possible sur le capital.

Cette convention seule avait pu vaincre l'opposition de Mlle de Reuilly, qui ne voyait dans l'achat du prétendu chalet qu'une imprudence et une folie. Mme de Verneuil, malgré les formes douces et aimables dont elle ne se départait jamais, tenait à son projet de campagne, parce que la santé de sa fille avait besoin de cette liberté des champs qui répare et fortifie. Donc, on avait fait la petite guerre.

« Pourquoi me blâmes-tu ? disait la douce Emmeline.

-- Parce que, répondait la raisonnable Estelle, tu fais une mauvaise acquisition.

-- Mais cette petite propriété n'est pas absolument sans valeur ; on m'assure que j'en puis tirer un rapport de quatre à cinq cents francs, en fruits, légumes, volailles, etc., etc.

-- Avec tous tes et cætera , tu ne feras rien qui vaille. Un rapport ? Tu crois cela, ma pauvre Emmeline ? Mais pour réaliser en nature une valeur de cinq cents francs, tu en dépenseras six cents.

-- Ce n'est pas sûr..

-- Parfaitement sûr. Cela se fait ainsi. On paye son jardinier, on achète du fumier, de jeunes arbres, des outils ; la gelée arrive, les vers blancs, les hannetons et la suite ; on perd la moitié de sa récolte ; la toiture appelle le couvreur, votre cheminée tombe, et l'on se tient pour enchanté si l'on n'a pas dépensé un peu plus qu'on n'a touché. Moi, je vois les choses comme elles sont.

-- Ma bonne Estelle, il me semble qu'il faut tenir compte du grand air, de la promenade, du jardin.

-- C'est vrai ; donc, je te le dis sérieusement, achète, puisque tu es plus frappée des avantages que des inconvénients. Pour moi, tu ne peux douter qu'il ne me soit fort agréable d'emporter sous un berceau mes livres et ma tapisserie, au lieu d'être tout l'été enfermée dans un petit appartement de Paris, en ne me permettant que le vol du chapon. Mais cette haie ! Oh ! cette haie ! je n'en puis supporter l'idée. »

On le voit, dans un camp il y avait plus de sang-froid, plus de tactique ; dans l'autre plus d'entrain et les gros bataillons, car Mme de Verneuil avait pour auxiliaires ardents François, Marie-Aimée, la bonne et paisible Jeannette, et même Fly, à qui sa petite maîtresse avait dit :

« Tu verras, mon chien, nous achèterons une maison de campagne ; tu auras de l'air, un jardin, tout ce que tu aimes, et moi aussi... »

Il avait, disait-on, remué la queue, ce qui valait sa signature.

C'était seulement en vue des vacances que François désirait la maisonnette ; car, étant au collège à Paris, il avait peur de manquer des parloirs pendant l'été ; mais sa maman lui avait promis d'aller le voir toutes les semaines, et de lui amener de temps en temps sa sœur. Ainsi Mme de Verneuil arrangeait tout à l'amiable.

Quand on avait quitté Paris, Marie-Aimée avait dit à François :

« Sois tranquille, mon petit frère, je t'écrirai dans deux ou trois jours et je te dirai tout, tout, tout ! Puis, nous sommes au commencement d'avril ; bientôt viendront les vacances de Pâques, et nous nous amuserons aux Ormes tant que nous pourrons ! »

C'était pour tenir sa promesse que la bonne petite, très raisonnable pour ses treize ans, se mettait en devoir d'écrire de longues lettres bien détaillées au cher écolier, plus jeune qu'elle de deux ans et demi.

« Aux Ormes, 4 avril 1867.

« Mon cher petit frère,

« Nous voilà installées aux Ormes depuis avant-hier. J'ai déjà passé deux nuits dans ma petite chambre qui touche à la tienne. Si tu savais comme on dort bien à la campagne ! Pas un cri, pas un bruit de voiture ; on dirait que tout l'univers est couché. Le matin, c'est autre chose : les coqs chantent, les oiseaux aussi et beaucoup mieux ; les paysans vont aux champs, les enfants à l'école ; le soleil rit à tout le monde ; si tu étais là, vous ririez ensemble.

« Je ne sais pas pourquoi ma tante dit que notre maison lui fait l'effet d'une souricière. Je pense que les souris se feraient prendre exprès, si les souricières étaient faites comme cela.

« Chacun de nous a sa chambre au premier, et il y en a une au second pour Jeannette. La tienne donne sur un chemin vert d'où l'on ne voit rien du tout, mais qui est bien gentil malgré cela. La mienne est un peu de travers, mais cela ne fait rien. J'y monte quelquefois dans la journée, uniquement pour ouvrir la porte, et jouir du coup d'œil qui est ravissant ! Mon lit tout bleu, un papier couvert de roses et de lilas, un petit fauteuil, une chaise, une commode, et ma table pour faire mes devoirs. Au-dessus, et bien au milieu, ta photographie, afin de te voir chaque fois que je lèverai les yeux.

« Notre salon est petit, un peu bas, mais bien frais. La salle à manger est manquée, mais on y mange de si bon appétit ! Tu verras tout cela aux vacances de Pâques. Quel bonheur de sortir et de rentrer dix fois de suite, seulement pour se dire qu'on n'a pas besoin de chapeau !

« Jeannette est ravie de sa cuisine. Je ne te dis rien de Fly, il est comme un fou !

« Les voisins du côté droit ont l'air fort bien. Ma tante dit que c'est indiscret de regarder par-dessus la haie. Elle a raison certainement ; mais se bien conduire sur ce point-là est une chose très difficile, j'en ai le torticolis. Maman ne regarde jamais par-dessus la haie ; elle aussi trouve que ce serait très mal. Ce que je ne comprends pas, c'est que maman, quand elle ne regarde pas, ne voit rien du tout ; tandis que moi, même en ne regardant pas, je vois tout sans le faire exprès. Comment donc faire ? je n'en sais rien.

« Tout le monde espère qu'on va construire un mur à la place de cette ennuyeuse haie ; mais il faut pour cela faire des économies. On dit que tout compte, et que nous-mêmes pouvons travailler au mur en prenant soin de nos vêtements et de nos livres. Ne mords donc plus ta grammaire, et ne tourne pas dans tes doigts ta casquette neuve ; aie bien soin surtout d'y faire mettre un gros 117, afin de pouvoir la retrouver quand tu la perdras.

« Je n'ai pas encore repris mes leçons. Ma tante me donne huit jours pour prendre possession de notre chère petite campagne. Je connais tout ; il n'y a pas un coin du jardin que je n'aie visité vingt fois avec Fly. (Je suis en train de lui montrer à marcher dans les allées comme une personne, c'est très difficile.) Je sais où est l'oseille, où est l'estragon, où est le persil. À propos de persil, il arrive une drôle de chose ; il faut absolument que je te la raconte, mais pas aujourd'hui, car je ne tiens plus sur ma chaise, tant ma lettre est longue. Adieu, j'ai les doigts trop raides.

« Ta sœur,

« MARIE-AIMÉE. »

« Aux Ormes, 6 avril 1867.

« Tu vois que je tiens ma promesse, mon cher petit frère, je viens te raconter l'histoire du persil ; mais pour que tu la comprennes, il faut remonter un peu haut.

« Quand maman a acheté la maison, à la fin de l'automne, elle a pris pour jardinier, parce qu'elle n'en a pas trouvé d'autres, un drôle de petit bonhomme qui s'appelle Robinet. Comme ils sont plusieurs frères, on leur a donné des surnoms, et le nôtre ayant dans son enfance, et encore à présent, la tête dure, a reçu des campagnards le nom de Robinet l'Âne , et paraît y tenir extrêmement. Hier, maman l'a appelé Robinet. « Ah ! madame, lui a-t-il répondu, Robinet, c'est mon frère aîné ; moi, je suis Robinet l'Âne. »

« Mais ce n'est pas de cela que je voulais te parler, c'était de persil. Le jardinier a semé du persil où il a voulu, et c'est justement à côté du persil des voisins ; c'est la haie qui sépare les deux planches. Donc, Jeannette se trouve continuellement nez à nez avec Ursule, la cuisinière des voisins de droite. Avant-hier, en causant, car toutes deux ne se gênent pas pour regarder par-dessus la haie, elles ont découvert qu'elles sont payses !... Depuis ce moment, Jeannette met du persil dans tout ; elle ne fait plus que des sauces vertes.

« Tu comprends, d'après cela, qu'il m'est impossible d'ignorer que le voisin est un colonel en retraite, qu'il a des rhumatismes, que sa fille est aveugle, que sa petite-fille est un modèle de piété filiale. Je ne peux pas ignorer non plus que le colonel a fait seize campagnes, qu'il a été blessé cinq fois, et que sa jambe gauche lui fait mal quand le temps change. Je sais encore, toujours sans le vouloir, que sa fille, Mme Latour, est si bonne que, ne pouvant plus travailler pour les pauvres, elle fait de la charpie qu'elle envoie aux hôpitaux ; que cette dame est musicienne, et charme son père en lui jouant par cœur des airs qu'il aime et qu'elle ne veut pas oublier. Enfin je sais que Mlle Émilie ne demande rien sur la terre que de conduire sa mère, de la servir et de la consoler... Oh ! François, si notre chère maman allait perdre ses beaux grands yeux si doux, si bleus, si bons !... Non, non, je ne veux pas même y penser !

« Nos voisins de droite me sont donc connus. Au fond du jardin, il y a, comme partout, une haie d'aubépine mêlée au buis et à la troène ; après quoi s'étend un pré, cultivé par une pauvre famille qui le loue, dit-on, bien cher et n'en retire pas beaucoup d'argent. Ces braves gens ont deux enfants : Joseph et Joséphine, mais on ne leur permet pas de courir dans le pré ; il faut laisser l'herbe grandir pour en faire du foin. Quand on fauchera, ce sera très amusant.

« Du côté gauche, il y a un grand et beau jardin, attenant à une vilaine maison qui tient à peine debout. Le jardin serait superbe s'il était entretenu ; il y a de beaux arbres et des accidents de terrain ; mais il est comme abandonné, on n'y cultive que des choux, des poireaux, des pommes de terre, etc. Depuis que nous sommes ici, les persiennes de la vilaine maison ne se sont pas ouvertes. On n'entend aucun bruit de ce côté ; on ne parle ni ne chante, c'est comme chez la Belle au bois dormant. Si l'on se réveille d'ici à dimanche, je te le dirai, car j'ai le projet de t'écrire encore ce jour-là avant de me remettre sérieusement à l'étude. Adieu, adieu.

« Ta sœur,

« MARIE-AIMÉE. »

« Dimanche, 8 avril 1867.

« Mon bon petit François,

« Je suis de plus en plus contente à la campagne. Notre jardin est délicieux ! Le berceau de lilas est si joli que les oiseaux y demeurent. Jeannette a attrapé pour moi un chardonneret. Pourquoi l'enfermer ? Il a des ailes ! Moi qui n'en ai pas, j'aime à rester où est maman ; mais lui, il était malheureux. Je lui ai dit : « Va ! va ! pauvre petit, je ne veux pas du chant d'un prisonnier. » Et j'ai ouvert la cage. Il m'a oubliée tout de suite, mais il est si heureux !

« Ce matin, j'ai été à l'église pour la première fois. On dirait qu'elle va tomber, tant elle est vieille. Auprès de notre banc se trouve celui du colonel. Il a une bien belle figure. Sa fille a l'air d'une sainte, et Mlle Émilie, à ce que dit maman, paraît très bien élevée. En sortant de l'église, j'ai eu la maladresse de laisser tomber mon parapluie sur la botte du colonel, qui me l'a rendu en souriant. Ma tante dit que c'est très ridicule de jeter son parapluie sur une botte. Que veux-tu ? Dans le moment, j'en ai été bien fâchée ; à présent que c'est fait, j'en suis bien aise ; c'est toujours un commencement de connaissance.

« Nous avons eu des détails sur la vilaine maison dont les persiennes sont fermées. C'est la demeure d'un vieil avare, qui ne donne jamais rien aux pauvres ; j'ai bien de la peine à le croire.

« Il a pour servante une sourde-muette toute jeune, bien triste et bien jolie. Comme elle va travailler seule au jardin, on ne me défend pas de regarder par-dessus la haie de ce côté. Je lui ai dit bonjour avec la tête ; elle m'a fait la révérence, et puis c'est tout. Pauvre fille ! quand je pense qu'elle n'entend pas ! Je la plains. C'est si doux quand maman me dit : « Bientôt tu verras ton frère. » Elle est bien gentille, la muette. Fly l'a prise en amitié ; il a fait un trou dans la haie, avec son nez, pour aller lui dire bonjour. C'est mal, bien entendu, très mal ! Aussi je ne le dis qu'à toi.

« Maman prépare déjà ta chambre pour les vacances de Pâques ; tu auras des rideaux rouges, un bureau... tu seras installé comme un prince !

« Cette fois, adieu pour tout de bon, car je recommence à travailler avec ma tante demain matin, et tu sais qu'elle ne plaisante pas. Tout le monde va bien, et je t'aime de tout mon cœur.

« Ta sœur,

« MARIE-AIMÉE. »

III -- La muette

Oui, elle a dit vrai, Marie-Aimée, rien de plus intéressant que l'aspect de la muette. Cette jeune inconnue, malheureuse, délaissée, n'a rien de la désinvolture des filles du peuple qui, sur les routes, implorent la pitié. Le silence l'a préservée des contacts vulgaires. Sa beauté maladive, sa pâleur, ses grands yeux étonnés, tout en elle demande sympathie et protection. Il semble que l'intérêt, l'affection, les soins puissent lutter contre sa faiblesse physique. Mais qui l'aimera ? Sa vie est triste et rude sous le commandement du vieillard ; ce n'est pas qu'il veuille la faire souffrir ; mais comme il a laissé son propre cœur s'éteindre, il ne sent plus rien, et tout ce qui dépend de lui souffre sans même qu'il s'en doute.

Elle s'est habituée promptement à sa vie nouvelle, mille fois préférable à celle que lui avait faite l'abandon des siens. Levée avec le jour, la muette commence à travailler, car il faut mettre la main à tout dans la maison de l'avare ; il ne veut ni blanchisseuse, ni jardinier. Il a même conçu le projet de faire faire son pain chez lui. Elle tâche de contenter ce maître bizarre, et son obéissance passive supplée à son inexpérience. La muette ne sort que pour acheter du pain, du lait, quelques provisions, juste le nécessaire. Elle est déjà connue dans le village ; deux fois on lui a donné une pomme qu'elle a croquée en souriant ; c'est son merci, pauvre fille !

À elle le soin de trois poules, maigres et tristes, auxquelles on ne donne point de graine, mais seulement le droit de chasse dans le jardin... Hélas ! le droit de chasse, c'était bon jusqu'alors ; mais la maison voisine, si longtemps fermée, est habitée maintenant. Les poules se sont fait un passage à travers la haie ; il faut donc les parquer dans une cour étroite, et par conséquent les nourrir !... C'est la muette qui a le crève-cœur de refuser à ces pauvres bêtes ce grain qu'elles réclament comme l'ayant si bien gagné. On leur en donne puisqu'il le faut, mais seulement de quoi ne pas mourir. La bonne fille y ajoute souvent, par compassion, les miettes de son pain.

M. Quartier a été stupéfait quand l'achat de la maison contiguë lui a enlevé le meilleur de ses biens : l'isolement. Il donnerait tout au monde -- excepté de l'argent -- pour qu'il y eût un mur entre lui et les voisines. Son humeur méfiante et cachottière a pris le dessus. Il prétend échapper aux regards, aux suppositions. Si l'on allait le soupçonner d'être riche !... Non, il fera tous les sacrifices et se privera même de son jardin, ou du moins il ne s'y promènera que de grand matin ou la nuit. Par la même raison, il n'ouvrira plus ses persiennes et se contentera de deux pièces au rez-de-chaussée, et donnant sur la cour. Du moins il sera chez lui !

Cette loi si dure n'atteint pas la muette. Il faut bien qu'elle aille au jardin puiser de l'eau dans un seau qui fuit depuis deux ans. C'est elle aussi qui, après avoir nettoyé la maison avec un balai qui ne balaye plus, prend la bêche, et s'en va retourner comme elle peut un carré de terre, dans le but d'y semer des haricots, précieuse ressource pour son maître et pour elle.

À la faveur de ses travaux rustiques, elle a fait connaissance avec Jeannette, excellente femme, courte de vues, mais incapable de faire exprès le plus petit mal. Pourquoi donc cette honnête personne avait-elle eu au commencement des préventions contre elle ? Parce qu'elle avait pris son mutisme pour de l'obstination, ne s'en rapportant, comme tous les esprits bornés, qu'aux apparences.

Lui ayant adressé la parole par-dessus la haie , et n'en ayant naturellement reçu aucune réponse, Jeannette avait dit tout net que c'était une petite sotte qui faisait la fière avec son cotillon rapiécé et ses vieux chaussons, et qu'elle ne valait pas seulement qu'on se donnât la peine de la regarder. Ce faux jugement était demeuré dans l'étroit cerveau de l'honnête femme, jusqu'à ce que sa payse, ayant achevé de dire le plus pressé sur la Champagne et sur ses maîtres, trouvât l'occasion de raconter l'histoire du bonhomme aux écus et de sa petite servante.

Jeannette, qui était très bonne, ne se consolait point d'avoir été injuste, aussi disait-elle avec candeur à la pauvre fille elle-même : « Excusez, je ne savais pas que vous étiez muette. » Mais bien vite elle se rappelait qu'elle était sourde, et lui témoignait par des gestes, des sourires et mille petits services rendus, qu'elle l'aimait bien et la plaignait de tout son cœur.

Voyez comme elle travaille avec courage, la petite servante. Ses mains sont laborieuses et son visage pensif s'anime parfois comme si, tout à côté d'elle, était un compagnon de son obscur voyage. Est-elle donc seule au monde, cette belle enfant dont le regard pur s'élève si souvent vers le ciel ? Non ; elle est orpheline il est vrai, pauvre, infirme, à peine comptée sur la terre, mais à l'heure où le souffle de vie lui a été donné, elle a reçu de Dieu un ami, un gardien. Ce gardien, ce n'est pas un être incomplet comme elle, c'est un de ces esprits créés au temps de la lumière, qui voient incessamment la face du Très-Haut. Misère, impuissance d'une part ; intelligence, dévouement de l'autre ; Dieu seul pouvait rapprocher ces deux termes. Il l'a fait en donnant pour gardien l'ange à l'homme.

La muette, quoique son esprit se fût très peu développé en dehors du monde matériel, n'était pas étrangère à la vie intellectuelle et morale. Son enfance avait été un moment confiée à des mains habiles, dans un établissement où l'on élevait de jeunes sourdes-muettes ; mais ayant malheureusement perdu ses protecteurs, elle avait été rendue, toute jeune encore, à des parents éloignés, qui ne l'avaient considérée que comme un gros embarras jusqu'au moment où ils l'avaient abandonnée à la pitié publique.

Le peu d'années passées à l'établissement avaient suffi pour lui donner quelques notions, à l'aide des signes qu'on lui avait enseignés. Elle savait qu'en Dieu tout commence, qu'en Lui tout finira ; qu'il attend l'homme pour le récompenser s'il a été bon, ou s'il s'est repenti d'avoir été mauvais ; pour le punir s'il a été mauvais exprès, dans la plénitude de sa lumière et de sa volonté. Elle savait encore qu'il y a dans le ciel une Reine, et qu'ici nous l'appelons mère. Toutefois, ce qu'elle avait compris beaucoup mieux que tout le reste, grâce à un grand tableau placé dans la classe des plus jeunes élèves, c'était l'enseignement de l'Église par rapport à l'ange gardien.

Le grand tableau représentait un chemin plein de pierres et de ronces. Un ange à demi voilé par ses ailes, symbole de son origine céleste, conduisait dans cette rude voie une toute jeune fille qui le regardait tandis qu'il lui montrait le ciel.

L'enfant avait saisi le sens de ce tableau, car on lui avait expliqué par signes, ainsi qu'à ses jeunes compagnes, que la route épineuse, c'est la vie ; qu'un ange de Dieu conduisait ainsi son âme comme par la main, et qu'il fallait monter, monter toujours, parce qu'on s'en allait au ciel.

Au moment de quitter l'établissement, la muette avait beaucoup pleuré, devinant bien qu'elle allait être malheureuse. Une de ses maîtresses, pour la consoler, lui avait donné en souvenir une image, petite mais très bien faite ; c'était, en miniature, le tableau de la classe.

Unique propriété de l'enfant, cette image devait être son secours dans les plus mauvais jours de sa vie. Lorsque d'indignes parents l'avaient mise à la porte, à l'âge de quatorze ans, lui faisant comprendre par des menaces et par des coups qu'ils ne voulaient plus d'elle, la pauvre fille avait emporté son image entre les plis du fichu qui couvrait sa poitrine ; elle ne pouvait mieux faire. Depuis lors, vivant d'aumônes, sans autre foyer que celui qu'elle obtenait en passant de la charité publique, elle avait conservé son image comme on conserve un trésor ; et quand elle était entrée dans la maison de son étrange protecteur, elle s'était hâtée de la fixer au pied de son lit, afin de l'apercevoir dès son réveil.

Si l'œil d'un observateur eût regardé de près l'image, il eût pu voir au bas un nom écrit en caractères très fins : Miriam . C'était le doux nom de l'enfant, que la donatrice avait tracé en hâte avec la date du départ. La muette ne le connaissait pas, elle ne pouvait ni le lire ni l'entendre, et personne ne l'avait vu pendant les tristes années qui venaient de s'écouler, car personne n'avait aimé la pauvre fille. Le vieux maître ne devait pas non plus le voir ; sans être méchant, il n'était pas assez bon pour descendre jusqu'aux détails de sa mystérieuse existence. Elle servait, elle mangeait, voilà ce qu'il savait d'elle, et il ne se souciait pas d'en savoir davantage. Au fait, qu'est-ce que cela lui aurait rapporté ?

Comme on le pense, la muette ne comprenait à peu près rien aux détails du culte extérieur. Elle était si mal vêtue, si mal chaussée surtout, qu'à peine osait-elle entrer furtivement dans l'église des Ormes, en allant chercher du pain, et encore ne montait-elle jamais plus haut que le bénitier. Trop ignorante pour se rendre compte de ce qui se fait à l'église, elle s'y trouvait bien sans savoir pourquoi, par instinct filial, car elle était la fille du Bon Dieu. La religion si peu éclairée de la muette suffisait cependant à la garder du mal, à la porter au bien. Elle se figurait peu, ou point du tout, ce qui ne se voit ni ne se touche. La plupart de nos idées n'existaient pas pour elle, et même les pensées les plus étranges se croisaient dans son cerveau ; mais n'a-t-on pas chanté la nuit dans Bethléem : « Paix aux hommes de bonne volonté ? » C'est pourquoi la petite servante était bénie, avançant dans sa route pénible, et écoutant, au milieu du silence, la seule voix qu'elle entendît au monde, la voix de l'ange disant tout bas :

« Miriam, suis-moi . »

IV -- Les pleurs de Miriam

Il faisait froid ; le vent du nord rappelait les jours d'hiver, bien que l'on fût au printemps ; et partout, à la campagne, excepté chez l'avare, on se chauffait.

La muette avait travaillé dès le matin au jardin. L'excellente Jeannette, qui, ainsi que nous l'avons vu, s'était faite depuis quelques jours sa protectrice, lui avait donné la veille une vieille capeline, afin qu'elle eût moins froid dans son rôle de jardinière matinale. Elle était toute contente, la pauvre enfant, d'avoir la capeline de Jeannette, car il faisait vraiment froid, et pourtant il fallait s'astreindre à cette heure incommode, puisque le maître voulait être présent, et qu'il se cachait pendant le jour. C'est qu'il s'agissait effectivement d'une affaire majeure : on allait semer des haricots ! Or, le bonhomme, par de petites multiplications, savait bien au juste le nombre de haricots qu'il fallait sacrifier pour ensemencer le carré, et il n'entendait pas qu'on les jetât à tort et à travers. Le plus sûr est de ne s'en rapporter à personne. « Ne t'attends qu'à toi-même », dit le proverbe. M. Quartier, porteur d'un sac de haricots, se tenait donc en faction derrière la muette, lui donnant des haricots, cinq à la fois, et non pas six, à mesure qu'elle avait fait une de ces petites cases que les jardiniers appellent des pots. L'ouvrage était lent, mais du moins on savait ce qu'on faisait. Rien ne vaut l'œil du maître.

Après les haricots, on se mit à trier de vieilles et laides pommes, conservées comme par miracle dans un coin du grenier. Le maître ne les avait pas visitées depuis longtemps, et se le reprochait comme une faute. Il présida à l'opération, et fit faire trois parts. Pommes desséchées pour le maître, pommes gâtées pour la servante, pommes absolument pourries pour les poules, qui, eu égard aux circonstances, furent encore les mieux servies. M. Quartier s'attrista de l'état des fruits, et cette fâcheuse découverte le mit de mauvaise humeur pour toute la journée.

Après le triage des pommes, la muette ayant été chercher au village du pain et deux saucisses (car c'était jour de rôti), s'occupa de préparer le déjeuner, pendant que monsieur essayait de rattacher, tant bien que mal, ses vieilles semelles à ses vieux souliers, car tout cela ne tenait plus ensemble, et pour un empire il n'eût pas acheté d'autres chaussures avant que celles-ci ne l'eussent eu réduit à marcher sur ses bas ; encore prenait-il toujours ses souliers neufs chez un marchand de Paris qui n'en vendait que des vieux , agréablement retapés.

La muette se mit en devoir de préparer le couvert de monsieur. En face de la cuisine se trouvait la buanderie, faisant fonction de salle à manger. Un vieux fauteuil de cuir était installé devant une table de bois blanc. La jeune fille apporta deux assiettes, la meilleure fourchette, et un couteau qui ne coupait guère (l'autre ne coupait pas du tout, et il y en avait que deux). Une carafe d'eau limpide fut posée en triomphe à côté du pain, et tout fut dit. Le service n'était pas compliqué, au château des rats, par les exigences de l'étiquette ni par la variété des sauces.

Le maître avait des principes d'hygiène tout exprès pour sauvegarder la bourse. Il proscrivait généralement les aliments délicats et coûteux, comme indigestes, et le menu d'un homme bien portant devait se composer toujours de ce qui se trouvait dans son jardin. Toutefois les saucisses ne poussaient point comme les haricots. Il était convenu qu'on en achèterait deux fois par semaine ; on les trouvait inévitablement bien petites et trop chères, mais enfin !...

M. Quartier, coiffé de la vilaine casquette qu'il n'ôtait même pas dans la maison, vint s'asseoir dans son grand fauteuil de cuir, pour déjeuner. C'était le repas principal ; la muette apporta en conséquence, sur un plat écorné, la fameuse saucisse, toute pimpante au milieu d'un brillant entourage de persil. Après la saucisse vint une grosse pomme de terre en robe de chambre . Point de beurre ; M. Quartier trouvait que c'était un abus, et que la robe de chambre suffisait. Pour dessert, la plus desséchée des pommes qu'on avait triées le matin ; le tout fortement arrosé de libations d'eau fraîche. Il mangeait tout en calculant, et songeait que la dépense était, hélas ! doublée par la nourriture de la muette ; il se rendait parfaitement compte qu'il déboursait au moment même quatre sous de pain et quatre sous de saucisses, ce qui faisait huit sous ! C'était beaucoup, c'était évidemment trop ; le lendemain on remplacerait le rôti par un œuf à la coque.

Pendant que le bonhomme aux écus raisonne sur l'œuf et la saucisse, transportons-nous à la gare, et voyons deux voyageurs, une mère et son fils, descendre de wagon en vue du village des Ormes, et sous la pluie que fouette un vent froid et malsain. L'un et l'autre ne savent où diriger leurs pas. De grandes plaines se déroulent devant eux, et une longue route bordée de peupliers les sépare de la première ferme. Le jeune homme s'approche du garde-barrière.

« Pourriez-vous m'indiquer la demeure de M. Quartier ? »

Le garde-barrière hoche la tête d'un air goguenard, et dit en souriant :

« C'est au château des rats.

-- Au château ?... »

Le jeune homme croyait avoir mal entendu.

« Au château des rats . Là-bas, là-bas, dans le bout du village ; là où il y a trois maisons qui se touchent ; vous ne voyez pas ? à gauche de la meule ?

-- Ah ! oui, je vois. Laquelle des trois ?

-- Celle qui ne tient plus.

-- Je vous remercie. »

S'il eût été seul, Sévère Bellerive eût certainement repris le chemin de fer. Il savait bien que le vieux cousin était fort riche et ne dépensait rien, mais l'idée d'une maison qui ne tenait plus le jetait néanmoins dans un grand étonnement. Sa mère l'attira doucement vers la route, et tous deux prirent la direction indiquée.

Mme Bellerive accomplissait une sorte de devoir. Son fils avait atteint l'âge de dix-huit ans ; elle craignait de le laisser sans protecteur, car elle était seule à veiller sur lui, et les mères ont le droit d'avoir peur. Le mettre en relation avec cet unique parent, moins égoïste peut-être à l'extrême limite de la vie, lui paraissait une démarche utile, et qui devait être tentée. Elle lui avait écrit, il est vrai, à certaines époques, et il ne lui avait répondu que deux lignes froides et insignifiantes. Mais à présent que son fils est un homme, comment donc pourrait-on ne pas s'intéresser à lui ? Il est si beau, Sévère, sortant de l'adolescence ! son cœur est dans ses yeux, et ce cœur, c'est sa mère qui l'a formé. Oui, le vieux cousin l'accueillera ; elle veut le lui présenter elle-même. Quelle que soit sa manie de thésauriser, il ne peut avoir perdu tout à fait le sentiment de la famille, et ce sentiment va se réveiller devant un jeune homme si digne d'estime et de sympathie.

Ils marchèrent vingt minutes sous la pluie ; Mme Bellerive fermait étroitement son châle ; mais l'humidité la transperçait, et le vent rendait fréquente et saccadée la toux qui depuis déjà longtemps la fatiguait. Enfin ils se trouvèrent tout près de ce que le garde-barrière avait appelé le château des rats.

À l'aspect de cette masure, ils hésitèrent. La toiture n'était même pas entretenue ; les vitres qui faisaient défaut avaient été remplacées par du papier gris ; les murs qui entouraient la cour s'écroulaient. Tout respirait la misère, cette misère honteuse dont l'avare se fait un masque afin de cacher les trésors que la Providence lui a confiés pour un meilleur usage.

Malgré la pluie, Miriam était allée, par bonté de cœur, jeter aux poules les miettes de pain du déjeuner. Elle aperçut, à travers les fentes d'un pan de mur, une dame vêtue simplement, mais avec distinction, donnant le bras à un jeune homme de dix-huit ans. Tous deux semblaient étrangers, et regardaient la maison d'un air indécis. Elle était bonne, Miriam, très bonne. En voyant ces deux personnes dans l'embarras par un si mauvais temps, elle ouvrit la porte et se trouva en face de Mme Bellerive, dont la douce physionomie et l'air souffrant la frappèrent. Tremblante sous la pluie et le vent, elle s'appuyait sur son fils comme si elle eût fait en ce moment un effort suprême, tant son âme paraissait triste et son corps épuisé.

« Est-ce ici que demeure M. Quartier ? » demanda le jeune homme, espérant encore que le garde-barrière s'était trompé.

La pauvre petite attacha sur l'étranger ses grands yeux questionneurs, et les reporta sur Mme Bellerive. La muette si compatissante ne pouvait s'imaginer que son maître ne rendît pas très volontiers service à des passants embarrassés. Elle leur fit donc signe, en souriant, d'entrer jusque sur le palier, à l'abri de la pluie ; ils la suivirent tout étonnés de son silence, et elle ouvrit la porte de la salle basse où le bonhomme venait d'achever son repas.

Celui-ci eut la désagréable surprise de se trouver en face d'une parente qu'il avait toujours eu soin d'éviter, parce qu'elle était la seule qui lui restât, et que son manque de fortune, son veuvage, sa santé chancelante, tout demandait appui et protection ; or il entendait bien ne protéger personne.

Tout d'abord, il prit l'air impassible d'un homme qui ne sait ce qu'on lui veut. Sévère, par l'effet d'une dernière illusion, pensait que ce singulier personnage allait peut-être appeler son maître ; il ne pouvait croire que cet homme fût le parent de sa mère. Mme Bellerive n'avait aucune illusion ; elle le reconnaissait sous cet aspect sordide.

M. Quartier regardait froidement les visiteurs, sans les faire entrer dans la pièce dont il occupait le seuil, et bien décidé à ne se compromettre ni par un mot ni par un geste.

Rien n'était moins encourageant que ce début. Le cousin portait de vieilles lunettes à verres ronds, qui achevaient de rendre ridicule l'ensemble de son anguleuse personne ; le petit homme était si raide, si sec, que la pauvre Mme Bellerive, déjà troublée, comme on l'a vu, ne pouvait articuler une parole. Son fils, la voyant si malheureuse, essaya de rompre le silence.

« Mon cousin ? dit-il, ma mère...

-- Mon cousin ?... Je ne suis pas votre cousin, je n'ai pas de cousin, moi, vous vous trompez.

-- Nous sommes venus, ma mère et moi, pour...

-- Ce n'est pas ici, ce n'est pas ici. Voyez à la porte à côté. Moi, je ne connais personne. »

Sévère se tut. Sa mère, dont la voix tremblait d'émotion, balbutia :

« Mon cousin, vous ne reconnaissez pas Claire Bellerive ?

-- Non, non, vous vous trompez, vous vous trompez.

-- Mon père était votre cousin germain...

-- Cousin germain ?... je n'ai jamais eu de cousin germain.

-- Moi-même, je vous ai vu souvent dans ma jeunesse.

-- Et moi, madame, je ne vous ai jamais vue. »

Sévère pâlissait ; il sentait l'insulte faite à sa mère, bien plus que celle qu'on lui faisait à lui-même. Ses yeux lançaient des éclairs ; il mordait ses lèvres sous l'impression de la colère contenue.

« Mon cousin, reprit encore Mme Bellerive d'une voix plus faible, je vous ai écrit plusieurs fois depuis mon veuvage, et même...

-- Je n'ai pas reçu de lettres, non, non, non.

-- Et même, vous avez eu la bonté de me répondre quelques lignes.

-- Ce n'est pas moi, ce n'est pas moi. »

En disant : Ce n'est pas moi, le petit homme sec verdit, ses yeux vitrés roulèrent sous ses lunettes rondes. Devant l'évidence, de maniaque il devenait méchant.

« Je vous dis que je ne vous connais pas », cria-t-il d'un ton résolu, et, fermant la porte de la salle à manger, il laissa Mme Bellerive et son fils sur le palier. Comme il y avait dans la salle une autre porte donnant sur un escalier intérieur, on l'entendit monter précipitamment et se barricader, pour mettre une barrière insurmontable entre sa famille et lui.

C'était donc fini. Mme Bellerive reconnaissait qu'elle s'était trompée, que le cœur du cousin germain de son père était fermé à toute émotion, à tout intérêt autre que celui de l'argent. Elle regarda tristement son fils, et alors, lui perdit courage. Il entendait dans son âme comme un bruit de tempête. On avait repoussé sa mère ! sa mère qui méritait tant d'estime, tant de respect, tant d'affection ! Les yeux égarés, il maudissait en lui-même l'homme qui n'avait pas ressenti cette compassion momentanée qu'on donne à la faiblesse d'une femme étrangère. Il fut distrait de cette souffrance par une souffrance plus poignante... Elle pleurait.

« Maman, dit-il d'une voix ardente, ne pleurez pas ici, je vous en prie. »

Dans son trouble, il se retourna et aperçut à quelques pas derrière lui la douce figure de la muette, toute baignée de larmes. Elle n'entendait point, mais elle comprenait. Sévère lui sut gré de sa tristesse, et Mme Bellerive, en la voyant si belle sous ses pleurs, l'aima comme on aime une fleur des champs parmi les ronces.

Soit que l'effort eût été trop prolongé, soit que la sympathie de l'enfant l'eût attendrie, Mme Bellerive perdit subitement le peu de force qui lui restait. Le jeune homme sentit s'alourdir le bras de sa mère, il vit ses lèvres blanchir, et, tout effrayé, il regarda la pauvre fille en lui demandant du secours. Elle s'élança vers Mme Bellerive avec la vitesse d'une âme en qui déborde la bonté.

« Soutenez-la, dit Sévère... Avez-vous un peu de vinaigre ? »

Elle toucha du doigt sa langue, puis ses oreilles, comme elle faisait naguère sur le chemin, en implorant la pitié des passants.

« Sourde et muette ! pensa Bellerive, sourde et muette ! Que faire ? »

Mais les cœurs s'entendaient. La pauvre mère s'était adossée à la muraille, sa tête tombait sur l'épaule de son fils, elle était presque inanimée.

La jeune fille jeta sur Sévère son regard intelligent, lui fit signe de prendre sa mère dans ses bras, et elle-même soulevant les pieds de l'étrangère, tous deux ensemble la portèrent sur le misérable lit de Miriam.

Dès qu'elle fut étendue, et qu'on lui eut fait respirer du vinaigre, elle reprit connaissance, et vit encore ces pleurs de la bonté qui tombaient des grands yeux de la muette, comme si c'eût été l'unique langage de son cœur innocent. Elle en fut bien touchée, prit dans ses mains tremblantes cette tête de quinze ans, et la baisa au front. Miriam en fut tout étonnée ; on ne l'avait jamais embrassée... Elle eût voulu se mettre à genoux bien près du lit, seulement pour regarder cette dame et pour l'aimer. Néanmoins, sentant son impuissance, et ne pouvant offrir d'autres secours que son pauvre lit, quelques gouttes de vinaigre et un verre d'eau, l'idée lui vint de courir chez les nouvelles voisines et de ramener Jeannette.

Elle partit, leste comme l'oiseau qui s'envole, et Sévère resta seul en face de sa mère, dans ce réduit demi-obscur. Ils échangèrent à peine quelques paroles, tant ils souffraient de la même douleur. Le jeune homme, en regardant autour de lui, pensait à la muette comme on pense à une énigme dont on cherche le mot. « Faut-il qu'elle soit abandonnée, se dit-il, pour accepter de vivre sous le toit de cet homme ! » Il aperçut au pied du lit, juste à l'endroit que frappait la lumière, la petite image de l'ange montrant le ciel à son âme gardée, et la couvrant de son regard tranquille :

« Pauvre muette ! dit-il à sa mère, ce doit être là son trésor.

-- Oui, sans doute, répondit-elle... Donne-moi le verre, je voudrais boire.

-- Encore cette eau froide ?

-- Oui, mon fils. Trop heureuse d'en avoir trouvé, et de rencontrer cette enfant qui pleure sur moi ! »

Cependant Miriam était entrée en courant dans la maison voisine, et se croisant avec Mme de Verneuil, elle l'avait regardée en joignant les mains ; puis la tirant par sa robe, comme font les enfants, elle l'avait entraînée vers sa triste demeure.

Mme de Verneuil était une de ces femmes spontanées, qui ne raisonnent pas devant le trouble et les larmes, mais commencent par aller voir ce dont il s'agit, pour essayer de secourir.

Elle suivit la jeune fille, entra dans sa pauvre chambre, et vit Mme Bellerive sans force, quoique un peu ranimée par le vinaigre et par l'eau froide. On ne dit pas à Mme de Verneuil la cause réelle de l'évanouissement ; il y a des humiliations qui se supportent, mais ne se racontent pas.

D'après le peu qu'on lui laissa connaître, elle pensa que cette dame s'était évanouie en passant devant la maison de l'avare, qu'elle avait été secourue par la muette, et que le vieux maître s'était soigneusement tenu à l'écart, de peur d'être obligé de mettre un morceau de sucre dans le verre d'eau offert par hospitalité.

On ne pouvait laisser une femme malade dans les conditions où se trouvait Mme Bellerive.

Ses vêtements étaient mouillés, l'eau avait pénétré sa chaussure, et elle avouait que le vent lui avait fait un mal affreux.

Avec la bonhomie d'une femme bien élevée, Mme de Verneuil commença par dire à l'étrangère qu'elle allait l'emmener chez elle, qu'elle y trouverait un bon feu pour sécher ses vêtements et sa chaussure, et qu'on chercherait un moyen pour la faire conduire au chemin de fer.

Sévère se sentit soulagé d'un poids énorme ; Mme de Verneuil était pour lui l'image de la Providence. Donc, soutenant sa mère dans ses bras, et aidé de Mme de Vernenil et de la muette, il conduisit la malade dans la maison voisine, si différente de celle du cousin.

Quand Miriam vit tout le monde s'empresser autour de la dame inconnue, elle en fut bien heureuse, car elle avait eu peur de la voir mourir ! Son front se rasséréna ; son sourire d'enfant contrastait en ce moment avec son regard, humide encore, tant elle avait pleuré. Elle restait là, immobile, à regarder comment on s'y prend pour faire du bien à quelqu'un.

Tout à coup, la colère du vieux maître lui revint en mémoire, et, craignant de l'irriter en restant trop longtemps hors de la maison, elle pensa qu'il fallait s'en aller ; donc, la pauvrette, simple et humble toujours, fit la révérence et s'en alla.

Mme Bellerive la rappela pour l'embrasser encore. Elle aurait voulu lui laisser un souvenir, quelque chose qui ne fût pas de l'argent, car on ne paye pas les pleurs !... Son fils avait la même pensée. Sur ces entrefaites la pluie ayant cessé, un pauvre marchand se hasarda sur le chemin, roulant une voiture à bras, qui contenait tous ces menus objets dont on se sert dans les villages, et d'autres encore se ressentant un peu du luxe des villes. Sévère aperçut un cadre assez joli, propre à recevoir l'image de la pauvre enfant, il l'acheta pour elle, et le lui donna. Un moment elle réfléchit, puis un éclair passa dans ses yeux noirs, et, baisant avec ardeur le petit cadre, elle le cacha sous son tablier, salua M. Bellerive, et s'en retourna, moins occupée peut-être de l'humeur du vieillard que de la joie d'encadrer son image.

Dans son embarras, Mme de Verneuil eut l'idée de recourir au colonel, quoiqu'elle ne le connût point ; et, par un billet que porta Jeannette, elle lui demanda s'il voudrait bien faire conduire au chemin de fer une dame qui venait de s'évanouir en passant sur le chemin.

Le premier mouvement du colonel fut de froncer le sourcil avec humeur ; le second, de mettre à la disposition de la malade le brigadier et le cheval. La mère et le fils, très reconnaissants, montèrent dans la voiture, remerciant avec effusion les bons habitants des Ormes.

Mme de Verneuil, avec une délicatesse extrême, pria le jeune homme de lui donner des nouvelles de sa mère par un mot jeté à la poste ; Sévère promit de le faire et fut très sensible à l'intérêt qu'on témoignait à Mme Bellerive.

Un quart d'heure après, ils étaient en wagon, mornes et silencieux. La mère répétait à chaque instant : « J'ai froid. »

V -- Les vacances de Pâques

Il était là, le bon petit François, jouissant largement de la vie de famille qu'on lui rendait pour dix jours, et du plaisir de voir du nouveau. Sa mère le comblait de caresses et de bonnes paroles. Sa tante, tout en cherchant à l'amuser, avait soin de lui faire remarquer que son bulletin laissait à désirer, et que s'il voulait être plus tard un homme de quelque valeur, il fallait absolument apprendre à se soumettre, à réfléchir, à employer le temps d'une manière utile. Le neveu n'en disconvenait point. Il trouvait que sa tante avait raison, et assurait de très bonne foi que la fin de l'année scolaire serait infiniment meilleure que le commencement.

À vrai dire, une chose préoccupait surtout l'écolier pendant ces courtes vacances : jouir de la campagne. C'était bien naturel, et sa mère lui en facilitait les moyens. On faisait de longues promenades à pied, respirant à pleins poumons l'air vif et sain du printemps ; on admirait les nuances variées et délicates des feuilles nouvelles ; les enfants allaient à la découverte, courant avec Fly devant leur mère, et revenant lui signaler un chemin à droite, entre deux rangées de jeunes trembles ; ou bien une pauvre cabane, devant laquelle étaient assis des enfants qui n'avaient pas l'air heureux.

Mme de Verneuil suivait les pas du frère et de la sœur ; on prenait le sentier favori, on caressait les enfants, on cherchait à leur faire du bien en aidant les parents. Quelquefois on trouvait un petit malheureux pleurant parce qu'on l'avait battu : on entendait encore des paroles de colère, des menaces effrayantes ; qu'était-ce, au fond ? Une pauvre vieille irritée du bruit et de l'agitation de cet enfant, qui ne pouvait comprendre que sa grand-mère outrepassait ses forces, et, tout en travaillant, manquait du nécessaire. Mme de Verneuil entrait, causait avec une simplicité qui mettait à l'aise, et calmait l'irritation de la paysanne en lui promettant quelques secours.

Le lendemain, le but de promenade était de porter à la bonne femme un pot-au-feu, du sucre, un morceau de savon, de quoi faire un tablier à l'enfant ; c'était une faible dépense pour ceux qui donnaient, une grande ressource pour ceux qui recevaient.

François. et Marie-Aimée remarquaient que leur mère et leur tante se regardaient comme obligées de faire du bien, quoique elles ne fussent pas riches. Ils remarquaient encore que, parmi les économies qu'on faisait pour entreprendre le fameux mur, la réserve sur les aumônes n'entrait point en ligne de compte. François disait à sa mère :

« Maman, on ne se ruine donc pas en secourant les pauvres ?

-- Non, mon fils ; l'aisance dans laquelle nous vivons, quoique fort éloignée de ce qu'on appelle la fortune, nous permet d'aider ces bonnes gens de campagne à qui il faut très peu de chose. Quand une maison est montée, même sur le pied le plus modeste, et que l'on y entretient une économie raisonnable, le tribut que l'on prélève pour faire la part des pauvres, ou comme disaient nos pères, la part du bon Dieu , est peu sensible. Un seul caprice coûte plus à satisfaire qu'un peu de bouillon et de vin porté à un malade. Un des avantages de la campagne est précisément de pouvoir se passer de mille inutilités qui, converties en aumônes, et faites, non par ostentation, mais par charité, nous reviennent en bénédictions. »

C'était par cet échange de pensées que Mme de Verneuil formait le cœur de ses enfants. Le frère et la sœur plaisantaient souvent tous deux, se grondant réciproquement des dépenses que leur manque d'ordre et de soin causait à leur mère. Une pierre de moins pour le mur ! se disaient-ils l'un à l'autre. Quand il s'agissait d'une aumône, la douce et sensible Marie-Aimée s'écriait :

« Encore une pierre de moins ; mais cela ne fait rien, celle-là n'aurait pas tenu. »

Ainsi passait le temps que l'on employait bien consciencieusement à s'amuser, sans en laisser perdre un quart-d'heure. Une bonne partie de la journée s'écoulait bien entendu au jardin. Mlle de Reuilly, toujours prête à préparer une joie aux enfants, avait eu soin d'apporter un ballon, des raquettes, un jeu de grâces, des quilles ; mais ces objets demeuraient sa propriété, ce qui leur donnait un brevet de longue vie. Quand François, par étourderie, jouait de la harpe sur les raquettes, ou tirait les plumes du volant, sa sœur accourait :

« Prends garde, c'est à ma tante ! »

Et le petit garçon se rendait à l'avertissement. Ma tante , c'était un peu la tête de Méduse.

On s'amusait depuis quatre jours, et François s'exerçait à lancer sa balle de manière à la faire aller jusque dans les nuages, disait Marie-Aimée. Le brave garçon, pour éviter quelque malheur, s'était planté au beau milieu du jardin, sur une pelouse où l'on pouvait jouer en liberté. C'était de sa part un acte de haute prudence ; mais les nuages étaient si hauts et la balle si mutine que, profitant de ce qu'elle avait été lancée de travers, elle s'en alla, comme une impertinente, tomber précisément sur le journal que lisait en ce moment le colonel, tout en faisant les cent pas dans son allée favorite. Les enfants se regardent ; Marie-Aimée devient rouge comme une cerise, et François du premier coup s'écrie :

« Qu'est-ce que ma tante va dire ? »

Aussitôt le bon colonel, plein d'indulgence pour les faiblesses du jeune âge, ramasse la balle, et se tourne en souriant vers la haie :

« Eh bien, dit-il, c'est donc une déclaration de guerre ? Un bombardement en pleine paix, cela s'est déjà vu, jeune homme, mais on n'a pas rendu les bombes. Je garde celle-ci jusqu'à ce que vous veniez la chercher. »

Sur ce, il s'en retourne chez lui.

Ni François, ni Marie-Aimée n'eurent un seul instant la pensée que le bon voisin fût réellement fâché. Il avait des manières si franches, un ton si cordial, que les enfants se sentaient portés à la confiance en le regardant. Là n'était donc pas la question, mais il fallait aller l'oreille basse, très basse, avouer qu'on avait envoyé la balle presque sur le nez du colonel, ce qui était bien autre chose que de regarder par-dessus la haie.

« Oh ! quel malheur ! quel malheur ! répétait Marie-Aimée ; s'il y avait eu un mur, cela ne serait pas arrivé !

Ce fut elle qui voulut conter l'événement à sa mère, afin de le faire précéder de toutes les atténuations qu'avait jadis employées l'âne de la Fontaine.

« Tâche que ma tante n'entende pas », dit entre ses dents le pauvre François, au moment où sa sœur monta l'escalier.

Le cas fut porté au tribunal de ce juge si doux qu'on appelait maman. Elle regretta le fait, mais dit aussitôt qu'il fallait se garder d'ajouter une impolitesse à cette maladresse insigne, et que François devait répondre à l'instant même à l'aimable invitation du colonel. Au fond, c'était tout ce que désirait notre petit homme. Il partit comme un trait, remettant à plus tard la morale de sa tante qui ne manquerait pas l'occasion de prêcher une fois de plus dans le désert.

Marie-Aimée s'élança à la poursuite de son cher étourdi.

« Qu'est-ce que tu fais donc ? Tu t'en vas comme un fou ? Prends ta casquette neuve, celle-ci ne tient plus ; renoue ton cordon de soulier, lave-toi les mains, et change de mouchoir avec moi parce que le tien est plein de terre. »

L'écolier s'arrêta tout court, se laissa conduire à la fontaine, et fit tant bien que mal tout ce qu'on lui dit de faire ; après quoi il passa ses doigts dans sa chevelure blonde, empoigna la casquette neuve qu'on lui tendait, et se dirigea vers la maison voisine.

On entrait sans sonner, et le petit garçon fut tout déconcerté quand il se vit dans une grande cour, où personne ne se présentait pour le recevoir. Il alla droit à la fenêtre de la cuisine. Ursule préparait une friture ; on dînait ce jour-là plus tôt qu'à l'ordinaire. Ce changement d'heure eût amplement suffi pour aigrir le caractère de la cuisinière, mais comme il y avait en plus une friture, elle cria fort lestement : « Qu'est-ce que vous demandez ?

-- Je voudrais parler au colonel.

-- Eh ben, vous ne vous gênez pas ! À cette heure-ci ? On va dîner, j'ai ma friture sur le feu.

-- C'est lui-même qui m'a dit de venir.

-- Ah ! c'est autre chose », répondit la brave Ursule en changeant de ton ; et tout bas elle ajouta : « Il prend bien son temps, lui aussi ! »

Elle regarda du côté de l'écurie pour tâcher d'apercevoir le brigadier, et du côté de la lingerie pour appeler sa nièce Marinette ; inutile. Elle vit qu'il fallait s'exécuter et retira sa poêle de dessus la flamme.

« Entrez, vous n'avez qu'à lever le loquet. »

François travailla un bon moment, tout en se rappelant le petit chaperon rouge ; enfin, il leva le loquet, et se trouva dans un vestibule sur lequel ouvrait la cuisine.

« De quelle part venez-vous ?

-- Je suis le fils de Mme de Verneuil ; je viens chercher ma balle.

-- Votre balle ?... comment, votre balle ?... Ah ! vous êtes le petit monsieur d'à côté ? Faites excuse, je ne vous reconnaissais pas. Je m'en vais chercher monsieur. »

Le visage d'Ursule s'était éclairé subitement, comme sous un rayon du soleil de la Champagne. François lui rappelait Jeannette ; Jeannette lui rappelait son chez nous ; c'était un enchaînement d'idées couleur de rose, et ce fut avec ses jambes de quinze ans qu'elle s'élança jusqu'au premier étage où était le cabinet de son maître.

François, qui attendait sans cérémonie au pied de l'escalier, eut la contrariété d'entendre :

« Monsieur, c'est le petit blondin d'à côté qui demande sa balle.

-- Ah ! le pauvre petit diable ! faites-le monter. »

Il se consola en pensant qu'à force de grandir et d'étudier, il arriverait à un autre résultat. Jusqu'ici, ce n'était vraiment pas la peine d'avoir pris sa casquette neuve.

Sur l'invitation d'Ursule, François un peu intimidé arriva au premier étage, pendant que la cuisinière se précipitait sur sa friture.

Le cher enfant se trouva au milieu d'une chambre spacieuse, vit le colonel assis devant un bureau, et tout près de lui Mme Latour les bras croisés, dans l'attitude de la réflexion. À quelques pas, et plus près d'une des fenêtres, Émilie achevait une aquarelle.

« Entrez, mon enfant, venez que je vous présente à ces dames... Voilà ce petit drôle dont je vous ai parlé, qui me lance une bombe juste au milieu de mon journal, et à l'endroit le plus intéressant. »

Deux éclats de rire doux et indulgents accueillirent cette présentation, et François, mis à l'aise par la cordialité et l'entrain du vieillard, se crut presque chez lui.

L'aveugle se tourna du côté où elle avait entendu des pas, et dit quelques mots aimables sur les vacances, le jardin, la campagne, pendant qu'Émilie offrait une chaise à François d'un air si gracieux qu'il se prit au bout de cinq minutes pour une ancienne connaissance, et se mit à causer volontiers, ne parlant encore que par réponses, mais espérant bien en venir une autre fois aux questions.

Après beaucoup de plaisanteries, le colonel lui dit qu'il ne se refusait pas à conclure un traité de paix ; mais à la condition que l'entente la plus cordiale régnerait entre les pays limitrophes. Ce mot bienveillant était visiblement dit pour être répété ; les deux dames l'appuyèrent par quelques phrases discrètes, car les paisibles allures des voisines et les rencontres à l'église avaient fait tomber toute prévention. La balle arriva en dernier, comme sanction du traité de paix. François était enchanté. En enfant bien élevé, il se leva promptement pour ne pas devenir importun, et le colonel, le reconduisant lui-même fort courtoisement, lui ouvrit la porte de l'écurie, et lui montra son cheval, lui proposant même de donner l'avoine. Ce dernier trait acheva de gagner le cœur du petit garçon. Il donna l'avoine et sortit de l'écurie, aimant de tout son cœur le cheval et le maître.

Arrivé chez sa mère, il ne savait par où commencer tout ce qu'il voulait dire. Il était si plein de son sujet, si content, si gai, que ce fut à peine si Mlle de Reuilly put lui faire remarquer qu'il est regrettable d'envoyer n'importe quoi au nez de n'importe qui.

« Oui, ma tante.

-- Et que pour éviter cela, on devait ne jamais cesser de faire attention à ne gêner personne.

-- Oui, ma tante. »

La conclusion de cette grosse affaire fut que Mme de Verneuil proposa une première visite aux voisins, ce qui fut accepté à l'unanimité, et fixé au lendemain. François ne se sentait pas de joie à la pensée de revoir, d'abord le cheval, c'était le point sensible, puis la famille aimable qui l'avait si cordialement reçu.

La visite eut lieu ; on causa sans contrainte, et même on ne sentit pas le besoin de recourir aux lieux communs parce que l'on s'entendait sur les bases. Chacun fut content, et François ne put s'empêcher de faire remarquer à sa sœur qu'une balle lancée de travers n'est pas une aussi grande maladresse qu'on veut bien le dire.

À première vue, Mme de Verneuil s'était sentie attirée vers Mme Latour, non seulement par l'intérêt que lui inspirait sa cécité, mais par un charme tranquille répandu sur ce visage sans lumière, et qui semblait refléter la pieuse soumission du cœur.

Mlle de Reuilly, comme son petit neveu qui, malgré son étourderie, avait un côté sérieux, trouvait un vrai plaisir dans la conversation du colonel, et la rondeur de celui-ci avait triomphé de la politesse un peu cérémonieuse qu'elle comptait mettre dans ces rapports naissants. La tante avait arrangé d'avance qu'elle dirait ceci à la première visite, et cela à la seconde ; elle avait compté sans son hôte, car tout fut dit en même temps.

Quant à Marie-Aimée, elle ne pouvait détacher ses yeux de la bonne Émilie, et quelque chose que fît la jeune personne pour mettre la fillette bien à l'aise, l'impression réelle fut un sentiment d'admiration.

Voilà comme je voudrais être plus tard, pensait Marie-Aimée. Elle regardait la coiffure de Mlle Latour, ses mains douces et blanches, ses bagues, sa toilette, aussi fine, aussi soignée que simple et fraîche ; elle remarquait le son doux et modeste de sa voix, et par-dessus tout, la délicatesse de ses manières et de ses mouvements quand elle s'approchait de sa mère pour la guider, ou lui rendre quelque service.

Toute la soirée on parla dans les deux maisons de la connaissance qu'on avait faite, et l'on s'en félicita. Le vieillard surtout voyait avec un certain plaisir se nouer des relations qui donneraient à sa fille quelques jouissances extérieures. Son cœur s'inquiétait pour elle d'une solitude trop sévère ; il trouvait d'ailleurs un certain danger à laisser Émilie concentrer toutes ses facultés sur un point, et quelque beau que lui parût son dévouement filial, il était bien aise qu'une circonstance agréable vînt rompre la monotonie de son existence.

Les vacances de Pâques n'étant que de dix jours, le colonel résolut de mener les choses bon train, afin que l'écolier profitât des plaisirs qui pouvaient lui être offerts. Donc, ce fut en poste qu'on rendit la visite, qu'on invita les enfants à goûter, et qu'on organisa une longue promenade. Comme il était impossible que tout le monde pût entrer dans la voiture, on convint qu'il y aurait deux promenades ; François fut des deux, cela va sans dire. Sa place était sur le siège, à côté du brigadier, qui finit par lui plaire autant que le cheval, parce qu'il le laissait de temps en temps conduire, et qu'il lui expliquait tout ce qui a rapport aux harnais et aux voitures.

Bien que les plaisirs eussent été doublés par les aimables procédés des voisins, il fallut songer à rentrer au collège ; ce fut une peine plus sensible peut-être encore que la première fois parce qu'elle ne se mêlait plus à l'intérêt qu'excite l'inconnu.

Qui fut ébranlé ? Ce fut la pauvre mère. En elle, tout était le fruit de la sagesse et de la réflexion ; mais elle ne s'était pas le moins du monde habituée à vivre sans François. Sa sœur, plus habile à l'éclairer qu'à la consoler, lui disait avec justesse :

« Crois bien, ma chère Emmeline, que le chagrin de François n'est pas comme le tien fondé uniquement sur la tendresse. Non, le plaisir, la nouveauté, la liberté des champs, voire même le cheval du colonel, tous ces éléments entrent dans sa douleur. Une ou deux parties de barres adouciront cette douleur, et la troisième l'emportera.

-- Je l'espère, répondait bien tristement Mme de Verneuil ; mais dans ce moment il a le cœur bien gros. Cela suffit pour que je sois malheureuse. »

Et la tendre mère, avec une faiblesse touchante, laissait couler de grosses larmes, tout en réunissant les objets que son fils devait emporter. Dès que François entrait dans la chambre, elle affectait un air calme et confiant, lui parlait de ses études, lui promettait d'aller le voir au moins tous les quinze jours et de lui mener sa sœur de temps en temps ; lui rappelait que les vacances allaient venir bientôt, et que, au bout du compte, il n'était pas une petite fille. Ce dernier argument était plus fort que tous les autres. François embrassait sa maman, la serrait bien fort, et puisait dans ce regard aimant ces beaux souvenirs que le jeune homme garde de son enfance, et qui sont pour lui des talismans.

À la gare, quand il fallut se quitter, Marie-Aimée fondit en pleurs. Il lui semblait que jamais elle n'avait tant aimé son frère.

« Je t'écrirai, va, n'aie pas peur ! je te dirai bien tout ; tu sauras si les fleurs s'ouvrent, si les légumes que tu as arrosés poussent, si l'on va chez les voisins, tu sauras tout.

-- Merci, petite sœur.

-- Et tu me répondras ? tu ne m'écris jamais !

-- C'est que, vois-tu, ce n'est pas facile ; on ne fait pas ce qu'on veut, il faut toujours apprendre, traduire.

-- Écoute, voilà comment nous allons nous arranger, et ce sera pour la vie : je t'écrirai, et si tu ne me réponds pas, je penserai que tu n'as pas pu, ou bien que cela t'ennuie, mais que tu m'aimes bien tout de même. »

François embrassa la bonne Marie-Aimée du meilleur de son cœur, se reposant tout à son aise sur cette amitié si forte, si peu égoïste, et par là même si puissante.

Fly voulut monter en wagon et aller où allait François.

« Non, reste là, mon chien, dit sa petite maîtresse bien tristement, on ne voudrait pas de toi au collège. Viens avec moi, nous garderons la maison, et nous attendrons les vacances. »

Fly ne dit ni oui, ni non, mais se reposa, lui aussi, sur la bonne Marie-Aimée qui lui avait toujours fait du bien sans demander autre chose qu'une caresse de temps en temps et la fidélité.

Jeannette avait accompagné Mme de Verneuil à la gare pour porter le sac de François, et pour ramener Marie-Aimée. Toutes deux revinrent au logis silencieusement. De temps en temps, Jeannette disait qu'il faisait beau, ou que les champs promettaient une bonne récolte ; mais la pauvre enfant voyait tout d'un autre œil depuis que son frère était parti ; elle trouvait le soleil moins réjouissant, la campagne moins jolie. C'est que notre cœur fait lui-même la plus grande part de sa peine ou de ses plaisirs.

Mlle de Reuilly, bien qu'elle fût avant tout raisonnable , avait le cœur très bon. Elle tendit les bras à sa nièce dès qu'elle l'aperçut...

« Il est parti ! » dit la bonne petite avec un sanglot.

Sa tante la fit asseoir près d'elle, lui serra la main, ce qui lui arrivait rarement, et, après lui avoir expliqué combien l'éducation en commun serait utile à son frère, elle termina en disant d'un ton affectueux :

« Ma chère enfant, je compte sur toi pour être courageuse. Si tu te laissais aller à la tristesse, ta maman à son retour serait doublement affligée. D'ailleurs, nous autres femmes, nous devons prendre de bonne heure l'habitude de nous surmonter en toutes choses, c'est notre devoir ; la vie n'est qu'une suite d'efforts ; mais ces efforts, la plupart du temps ignorés même de notre entourage, Dieu les voit et les bénit. Écoute, veux-tu que je te donne un moyen de t'occuper de ton frère, d'une manière qui lui soit plus profitable que ne le seraient tes pleurs ?

-- Oh oui ! dit Marie-Aimée, trop heureuse de pouvoir servir, même de loin, ce frère chéri, qu'est-ce qu'il faut faire, ma tante ?

-- Tiens, mon enfant, j'ai préparé pour toi une corbeille à ouvrage que je te réservais depuis longtemps. Je l'ai garnie de tout ce qui concerne la tapisserie ; tu y trouveras du canevas sur lequel j'ai dessiné des pantoufles à la mesure du pied de François, et comme j'ai eu soin d'échantillonner, tu n'auras qu'à continuer en suivant les nuances.

-- Oh ! quel bonheur ! que je vous remercie ma tante ! je pourrai emporter cette jolie corbeille quand nous irons travailler sous le saule pleureur, auprès de Mme Latour, comme elle nous l'a demandé ?

-- Précisément, c'est mon intention. »

Marie-Aimée eût voulu commencer tout de suite ces jolies pantoufles, et s'y donner tout entière jusqu'à ce qu'elles fussent finies.

Mlle de Reuilly, inflexible sur le chapitre raison , lui fit observer qu'il ne faut rien faire par caprice, par entrain ; que marcher d'un pas égal est le vrai moyen d'arriver à temps sans sacrifier une chose à l'autre, et que l'empressement, loin de nous être utile, nuit à la perfection de tous nos actes.

Que dire ? La tante avait toujours raison. La nièce ne voyait donc qu'une chose à faire pour vivre avec elle en parfaite intelligence, c'était de devenir extrêmement raisonnable.

VI -- Pour les pauvres s'il vous plaît

François, en retournant au collège, avait laissé les habitants des Ormes bien décidés à jouir réciproquement du voisinage. Le colonel était enchanté d'offrir à sa fille et à sa petite-fille une société qui leur fût agréable, car c'était précisément ce qui manquait aux Ormes, et, à la réserve du vénérable curé, on n'y voyait presque personne. Le bon papa trouvait lui-même un vrai plaisir à faire un tour de parc avec ces dames, et à taquiner Marie-Aimée qui entendait la plaisanterie, parce qu'elle ne manquait ni d'esprit ni de gaieté.

Un jour, on vint à parler ensemble d'un grand malheur arrivé récemment au village. Un pauvre couvreur s'était tué en tombant d'un toit ; il laissait une femme et cinq enfants dans une profonde misère. Mme Latour, bonne par excellence, avait ressenti une peine réelle de cet affreux événement, et même elle avait été, toujours guidée par Émilie, voir cette famille infortunée et lui porter les premiers secours. Toutefois, comme il fallait une somme assez ronde pour payer quelques dettes et pour conserver à ces six personnes le logis pauvre, mais sain, qu'elles occupaient, Mme Latour avait eu la pensée de faire une quête auprès de certains habitants un peu aisés. On lui avait donné par bonté de cœur et aussi par égard pour elle, car on la respectait.

Il y avait une maison dont elle ne s'était pas senti le courage de franchir le seuil : c'était la maison de M. Quartier. Elle le regrettait, car, disait-elle, supposer que ce vieux monsieur, quelque bizarre qu'il fût, ne donnerait rien aux enfants du couvreur, c'était un manque de charité.

Mlle de Reuilly, d'une nature plus entreprenante, offrit de remplir cette périlleuse mission. Le colonel combattit sa résolution, ce qui la rendit inébranlable, et elle décréta que, sans brusquer la chose, elle saisirait la première occasion pour se présenter au Château des Rats.

Cette occasion s'offrit le jour même. La muette avait passé, comme à l'ordinaire, une partie de la matinée au jardin à travailler de tout son cœur. Elle avait entrepris depuis quelques jours d'arracher les mauvaises herbes qui encombraient les allées, et c'était une rude besogne. Le printemps pluvieux rendait la tâche plus difficile encore. Le chiendent, la saponaire, le plantain, tous ces petits entêtés s'entendaient ensemble et repoussaient derrière elle à mesure qu'elle avançait ; elle se donnait pourtant beaucoup de peine, et cette peine était mélangée de satisfaction, car elle ne regardait pas sans fierté les productions de certaines planches qu'elle avait bêchées et ensemencées, entre autres les fameux haricots. Il y avait encore une planche d'épinards, mais une seule, parce que M. Quartier avait entendu dire que les épinards c'est la mort au beurre ! Quant aux mâches, elles poussaient partout à tort et à travers, selon leur coutume ; le maître ne s'en plaignait pas, pourvu que, en les assaisonnant, on y mît très peu d'huile.

Quand la muette eut fini de travailler au jardin, elle se lava les mains, puis se hâta de prendre son aiguille, car il fallait recoudre les poches de monsieur. Oh ! les poches de monsieur, c'était un chapitre important ; mais le bonhomme ne la laissa pas longtemps à cette grave occupation.

Comme il prenait tous les moyens imaginables pour subvenir, sans délier les cordons de sa bourse, aux menus frais de culture qu'exigeaient ses carrés de légumes, il obligeait la petite servante à surveiller le passage des charrettes et à ramasser soigneusement tout ce qui pouvait servir d'engrais. Or, un tombereau venait de longer la maison, laissant tomber un peu de paille sur la route. Le maître voyait tout sous ses lunettes rondes. Vite, il fit signe à la muette de prendre le vieux panier de circonstance et d'aller à la recherche.

La bonne petite n'aimait pas cette partie du service et n'y donnait qu'une attention médiocre ; c'est pourquoi l'avare était lui-même sorti de sa maison, afin de lui indiquer les brins de paille qui auraient pu lui échapper. Il y en avait beaucoup ; au moins la valeur d'une poignée... C'est toujours ça, se disait-il, avec une certaine jouissance. Paris ne s'est pas bâti en un seul jour. -- Il aimait les proverbes.

« Oh ! voyez donc, ma tante ; le vieux monsieur est dehors, dit en riant Marie-Aimée, ce serait peut-être le moment ?

-- Sans aucun doute. Je pars. »

Mlle de Reuilly, profitant du privilège des campagnes, sortit aussitôt sans chapeau, en voisine, et alla saluer l'illustre châtelain qui présidait d'un air capable à l'enlèvement de l'engrais économique.

Pris au dépourvu, il fut obligé de soulever la casquette indispensable, et l'aspect très décidé de son interlocutrice produisit sur sa méfiante personne une secousse à laquelle il ne s'attendait pas. La voisine, à qui rien n'échappait, redoubla d'assurance et lui demanda la permission de lui parler un moment.

Comment faire ? Impossible de se tirer de là. Aussi le bonhomme ne s'en tira-t-il point. Tous deux étaient sur la route, à deux pas de la porte ; il faisait beau, et une espèce de berceau mal taillé laissait apercevoir à l'un des angles de la cour un banc demi-brisé et une chaise boiteuse. En homme galant, car il savait son monde, il offrit la chaise boiteuse à Mlle de Reuilly et s'assit sur le banc brisé. La jeune fille était rentrée, elle aussi, et s'était mise à laver du linge dans la cour, à l'autre angle. Cette fille, c'était comme un point calme dans un horizon nuageux ; la visiteuse la regardait ; l'enfant lui souriait comme pour témoigner de cette parenté du cœur qui l'unissait à tout être bon et bienveillant.

Pleine de finesse, la quêteuse ne se pressa point d'entrer en matière. Elle commença par déplorer la situation générale. On trouve toujours quelque chose de déplorable dans le calendrier ; cette fois, on choisit les pluies qui, détrempant la terre, avaient causé ceci, qui causeraient cela, et finalement compromettaient la récolte, réduisant chacun à vivre de rien ou à peu près. Le monsieur opina du bonnet et trouva que la visiteuse était perspicace.

Celle-ci développa son texte en prouvant que la cherté des vivres augmentait et que les denrées de première nécessité étaient hors de prix. M. Quartier abonda dans ce sens et se trouva presque à son aise avec une femme si bien renseignée. Mlle de Reuilly continua sur ce ton, se gardant de rien dire de ce qu'elle voulait avant de s'être emparé de l'esprit de l'auditeur. Le bonhomme ne se méfia point de la perfidie, et, juste au moment où elle venait de lui promettre du plant de chou (un chou exceptionnel, qui devenait énorme, demeurait tendre et cuisait vite), elle fit arriver, on ne sait comment, l'histoire du pauvre couvreur, de la femme et des cinq enfants. M. Quartier en fut abasourdi !

La voisine, sans se laisser démonter par la stupéfaction de son vis-à-vis, dit un mot de la quête qu'on faisait pour cette famille, et ajouta que tout le monde avait donné, l'un plus, l'autre moins.

« Ils ont bien fait, puisqu'ils le peuvent, dit en soupirant le petit vieillard ; quant à moi, malheureusement ma position ne me permet d'être utile à personne. »

Il soupira encore.

« Hélas ! reprit-il d'un air pénétré tout à fait amusant, ma situation n'est pas ce que l'on croit ! il s'en faut ! Dans les campagnes on fait bien des contes.

-- Bien des contes, c'est vrai, monsieur. Aussi ne faut-il point s'en rapporter aux bruits qui courent.

-- N'est-ce pas ? vous êtes de mon avis ? Croiriez-vous qu'il y a des gens qui pensent et qui disent que je suis riche ?

-- Vraiment ?

-- Oui. Vous l'entendrez dire un jour ou l'autre. On se figure que je remue l'argent à la pelle, et c'est tout au plus si je puis joindre les deux bouts. On me fait ici l'honneur de me prendre pour un Crésus, mais c'est moi qui tiens la queue de la poêle !

-- Oui, monsieur ; donc, c'est vous qui savez au juste ce qu'il en est.

-- Hélas !... Enfin, vous le voyez, je ne puis même pas faire réparer ma maison ; je suis réduit à la plus stricte économie, et encore je dépense... j'ai honte de vous l'avouer... plus que je ne devrais ! »

M. Quartier avait l'air si convaincu de sa propre misère que Mlle de Reuilly eût fini par le plaindre si elle n'eût su, de bonne source, que la détestable passion de l'avarice avait atteint chez lui dans la vieillesse les proportions d'une odieuse manie. Comme contraste, elle regardait la pauvre Miriam lavant ses misérables haillons, afin d'être propre du moins dans son indigence. Sa chevelure était en ordre, sa vieille robe soigneusement raccommodée ; elle faisait ce qu'elle pouvait pour garder cette dignité qui sied à la femme, dans quelque condition qu'elle soit. Mlle de Reuilly se plaisait à la voir, et sentait pour elle ce qu'avait senti le jeune Bellerive, une sorte d'intérêt respectueux, car elle semblait, par sa misère et son infirmité, confiée à tous, par Dieu lui-même.

Cependant, il fallait avancer dans les opérations diplomatiques. On revint délicatement, et presque avec négligence, sur la veuve du couvreur :

« Catherine est bien malheureuse, surchargée, souffrante...

-- C'est bien de sa faute, dit le bonhomme, je la connais. Qu'avait-elle besoin de se marier, je vous le demande ? Elle a bien mal mené sa barque ! D'abord, ce mariage était absurde. Ce garçon n'avait rien, ni elle non plus. Et puis, un couvreur !

-- Il l'a rendue heureuse, dit-on, c'était un honnête homme.

-- Ta, ta, ta... un honnête homme ! Ça ne fait pas bouillir la marmite. Épouser un couvreur ? un état que tout interrompt, la pluie, le vent, la glace, et qui, pour finir, vous jette par terre, de dessus le toit. Elle a fait une sottise.

-- Une imprudence peut-être, mais ces pauvres filles en font toutes autant ; sinon, elles ne se marieraient pas.

-- Tant mieux. Et puis, cette Catherine n'a pas d'ordre, très probablement.

-- Son ménage est pourtant bien tenu ; elle vit très étroitement ; elle ne paye que quatre-vingts francs de loyer.

-- Que quatre-vingts francs !... C'est plus que je ne payais, moi, quand je demeurais à Paris.

-- Vous avez habité Paris, Monsieur ? C'est là que vivre est coûteux ! Que de difficultés de tous genres ! comme service, comme nourriture.

-- Parce qu'on ne sait pas s'arranger. Je savais m'arranger, moi ; c'est pourquoi je ne plains pas le moins du monde les gens qui se mettent dans l'embarras, c'est toujours parce qu'ils l'ont bien voulu. Moi, quand je vivais à Paris, je ne roulais pas sur l'or, bien que je ne fusse pas dans la gêne où vous me voyez aujourd'hui. Eh bien, j'avais trouvé moyen de me loger pour soixante francs dans une rue fort laide ; une chambre de garçon, un lit, une table, et deux chaises ; mon bagage tenait dans ma malle, et n'était point serré.

-- C'était agir avec circonspection. Mais la vie de restaurant, voilà une ruine, Monsieur.

-- Non... quand on sait s'arranger. J'avais pris l'habitude de manger peu, ce qui est fort sain, la plupart de nos maladies venant de plénitude.

-- C'est vrai, Monsieur.

-- Moi, je dînais du côté des Halles, et dans la perfection, pour mes quatorze sous.

-- Eh bien, Monsieur, ce n'était pas cher ; mais il y a tant d'autres dépenses ! L'habillement...

-- On n'a pas besoin d'être mis comme un prince ; botté, ganté, coiffé, rasé... ce sont des bêtises ; ma toilette ne me coûtait à peu près rien.

-- On a des frais de blanchissage...

-- Je lavais presque tout dans ma cuvette.

-- Ah !... Il faut des voitures...

-- J'allais toujours à pied.

-- C'est très économique.

-- À Paris, on vit comme on veut, et à la compagne aussi.

-- J'ai cependant vu à Paris des positions très difficiles. Les familles nombreuses y vivent étroitement. L'éducation des enfants y est extrêmement coûteuse...

-- Et bien inutile ! C'est toujours le sens commun qui manque. On mettra un fils au collège pendant huit ans pour arriver à entrer à Saint-Cyr. Belle carrière !... L'état militaire, c'est un casse-cou ; qu'est-ce que cela rapporte ?

-- Toujours de l'honneur et du pain.

-- Ta, ta, ta... de l'honneur, ça ne remplit pas le gousset.

-- Servir son pays, c'est pourtant une belle chose.

-- Son pays, son pays... tous les pays se valent. Tout cela était bon autrefois ; on en est bien revenu. Il n'y a qu'une chose : Faire de l'argent. Et pour faire de l'argent, on n'a pas besoin de beaucoup d'études. Tenez, j'ai connu un nommé Delvy, un camarade de classe, qui n'avait jamais voulu rien faire ; il passait pour un sot, au collège. Eh bien, mon sot, qui n'avait pas le sou, a fait son chemin mieux que tous les autres ; il a su se faufiler, flairer les bonnes affaires, prendre le joint ; bref, il est arrivé à être deux fois millionnaire.

-- Honnêtement ?

-- Dame, je n'en mettrais pas ma main au feu, mais enfin, il est arrivé. »

Mlle de Reuilly n'était plus dans son rôle. Cette vulgarité de sentiments, cet abaissement du caractère, tout lui causait une répulsion qu'elle avait peine à dissimuler. Néanmoins, étant l'ambassadrice des pauvres, elle tâcha de ne point froisser le bonhomme qui d'ailleurs, en causant avec elle, faisait en sa faveur ce qu'il n'avait fait pour personne depuis longtemps.

Donc, elle reprit d'un ton paisible :

« Sans doute, l'énergie, l'initiative sont les causes ordinaires de la réussite, mais il n'est pas donné à tout le monde de sortir de l'ornière ; beaucoup y restent sans qu'on puisse leur rien reprocher, et je crois que la pauvre Catherine est du nombre. »

M. Quartier souleva la casquette obligée, et se gratta la tête ; c'était un signe de détresse qui lui était familier.

« Il paraît, continua la quêteuse, que c'est une très bonne mère de famille. Vous pourriez d'ailleurs prendre des informations près de M. le curé ?

-- Je ne vois pas le curé, c'est un homme qui ne sait pas vivre. D'un bout de l'année à l'autre, ce sont des réquisitions : l'entretien de l'église, le banc, le pain bénit... que sais-je ?... Cela ne finit pas. J'y ai mis bon ordre ; mes moyens ne me permettent pas d'être dévot... ni de m'occuper des enfants des couvreurs. »

Mlle de Reuilly vit bien qu'il ne fallait pas insister davantage ; et, pleine de mépris pour l'avarice, et de pitié pour l'avare, elle se leva. Quand le voisin sentit qu'il pouvait échapper à la quête, il devint subitement très généreux à sa manière.

« Mademoiselle, dit-il d'une voix flûtée qu'il n'avait pas choisie depuis plus de vingt ans, je ne veux pas qu'il soit dit que vous sortiez de chez moi les mains vides, et puisque cette Catherine vous intéresse, il faut qu'aujourd'hui même je vous remette mon aumône. J'ai de beaux noyers, dont la récolte n'a pas été par trop mauvaise l'an dernier ; je ne mange pas beaucoup de noix, la muette non plus, cela nous fait mal aux dents. (Il disait toujours nous .) Vous allez en emporter un sac, et vous les donnerez de ma part à cette pauvre femme et à ses enfants, en leur recommandant bien de n'en pas manger trop à la fois. »

La quêteuse eut envie de rire, et accepta gracieusement.

« Je vais mettre les noix dans un sac, et la muette vous les portera afin de me rapporter le sac tout de suite ; j'en ai un besoin absolu.

-- Vous pouvez y compter, Monsieur.

-- Allons, je vais avertir la muette. »

Le bonhomme avait pris un air guilleret qu'il ne connaissait pas lui-même. Il allait de la buanderie à la cuisine, avec un empressement inaccoutumé et revenait sous le berceau. Il était évident que la voisine ne lui était pas antipathique. La muette mit les noix dans un vieux sac dont on n'eût pas donné deux sous. Après quoi, le maître, habile à traduire sa pensée par le langage mimique, prit lui-même le sac, le chargea sur son épaule, et se mit à faire semblant de marcher derrière la quêteuse. Il donna ensuite les noix à la muette, dont l'œil intelligent brilla ainsi qu'il arrivait quand elle avait saisi le sens d'un commandement. Elle regarda Mlle de Reuilly, et son maintien sembla dire : « Je suis prête à vous suivre. »

La visiteuse salua M. Quartier qui rentra chez lui. Ce fut alors qu'elle put apercevoir en son entier, par une claire-voie, la propriété que s'était réservée l'avare. Il n'était pas étonnant qu'il ne se trouvât point de murs entre les trois jardins : Ces trois jardins et les habitations qu'ils entouraient avaient été primitivement une seule et grande propriété, appartenant à M. Quartier. Celui-ci avait morcelé son bien, afin d'en retirer un capital qu'il placerait à gros intérêts pour arriver, bien entendu, à boire de l'eau fraîche.

N'ayant pas trouvé l'occasion de vendre le tout au même acquéreur, il s'était retiré dans les communs, et avait fait deux lots du reste de sa terre. La partie boisée se trouvait en face du bâtiment principal, c'était celle qui, après avoir passé de main en main, avait été achetée sept ou huit ans plus tôt par le colonel.

Un petit pavillon, assez mal construit, avait été vendu à la même époque à un original qui ne l'avait ni habité, ni loué, et venait de le céder à Mme de Verneuil. Ceci expliquait l'absence de fortes clôtures dont on ne sentait réellement le besoin que depuis peu de temps, la totalité du bien se trouvant maintenant occupée, et par des personnes étrangères les unes aux autres.

Mlle de Reuilly retourna chez elle, suivie de la douce Miriam pour qui cette commission devenait un grand plaisir. Elle entra tout droit dans la cuisine, et Jeannette l'embrassa. Marie-Aimée demanda la permission de lui offrir une bonne tartine de confitures, régal absolument inconnu au château des rats. Mme de Verneuil descendit tout exprès pour la voir, tant cette jeune fille l'intéressait. Chacun lui témoigna de la bienveillance, de l'amitié même ; elle fut heureuse un instant, et s'en alla en remportant le fameux sac.

VII -- La veilleuse

Pendant que se nouaient les plus aimables relations entre les voisins, il y avait eu à Paris des heures très douloureuses pour Mme Bellerive et pour son fils. Maintenant, le malheur était au comble, et tout avait changé de face.

Onze heures sonnaient à l'horloge des Carmélites. La rue d'Enfer était déserte ; de ce côté, Paris dormait. Au quatrième étage d'une maison sans apparence, une veilleuse éclairait faiblement une triste mansarde, où s'entassaient autant de meubles qu'il en aurait fallu pour garnir un appartement modeste.

Sur une commode on avait posé une table ; sur les chaises, des tableaux ; sur les fauteuils, des livres ; la cheminée était encombrée de flambeaux, de flacons, et d'une quantité de jolis riens. Le lit même était surchargé de matelas, et l'on entrevoyait, à travers cette surabondance incommode, la pauvreté réelle, avec ses âpretés secrètes.

Sévère ne pouvait dormir. Le malheureux jeune homme contemplait à la lueur de la veilleuse un portrait de sa mère, une miniature. À cette époque, elle était jeune fille, et si riante qu'elle semblait défier le chagrin. Sa robe blanche, son collier de perles, une fleur dans ses cheveux, un regard à la fois joyeux et modeste ; tout dans ce portrait rappelait une de ces natures heureuses que la douleur peut atteindre, mais non abattre.

Et le fils de cette femme énergique était là, seul dans cette chambre triste, où tout était souvenir. Cette veilleuse elle-même, combien elle avait été chère à Mme Bellerive ! Sa tranquille lumière avait autrefois éclairé un berceau, montrant à la jeune mère, tantôt le visage paisible de l'enfant, tantôt ses larmes. L'enfant avait disparu sous les traits du jeune homme. La mère avait été rappelée par Celui qui l'avait envoyée commencer sur la terre la mission que lui-même se chargeait d'achever. La veilleuse était seule restée ce qu'elle était d'abord, et semblait une amie qui, sur d'autres rivages, racontait ce qui se passait là-bas, dans ce pays où nul ne retourne, et qu'on appelle l'enfance. Sévère la regardait de ce regard fidèle qui ne veut rien oublier. Il pensait à sa mère, si réellement digne de son respect ; il se rappelait ses soins intelligents, ses réprimandes toujours appuyées sur une parfaite sagesse, et songeait à ce bonheur d'autrefois qui suffisait à son imprévoyance d'enfant.

Quand Mme Bellerive, pour le récompenser, le menait voir manœuvrer au Luxembourg, ou entendre la musique militaire, il n'imaginait pas de joie meilleure. La seule vue des fusils en faisceaux, le son du tambour ou du clairon, ces plaisirs virils avaient incliné ses premières pensées vers la carrière des armes. Fils d'un officier sans fortune, il avait reçu de son père l'héritage des nobles aspirations, des sentiments patriotiques, et la jeune veuve s'était gardée de combattre ces tendances.

L'enfant ne se doutait point alors des inquiétudes de sa mère. Sourire ou ne pas sourire, c'était son moyen d'influence sur son fils ; elle ne se montrait sérieuse que quand il n'avait pas été studieux et raisonnable ; et croyant qu'elle n'avait d'autres peines que les petites espiègleries qu'il se permettait, l'enfant la supposait très heureuse.

En réalité, Mme Bellerive souffrait cet étrange martyre qui consiste en la peine d'un autre. Sa faible santé lui donnait parfois des doutes terribles sur l'avenir de son enfant. Si elle allait lui manquer tout-à-coup ?... Comment pourrait-il terminer ses études et entrer à Saint-Cyr, ainsi qu'il le désirait ? Hélas ! les ressources étaient bien modiques. Cependant, à force d'entente et d'économie, elle se flattait de suffire à tout jusqu'à ce que son fils fût entré en carrière. Si, au contraire, elle lui était enlevée, il restait dans la situation la plus précaire, car le peu dont elle jouissait était viager.

Cette seule pensée la faisait frémir, et elle sentait un vif regret de ne pas voir, autour de son cher enfant, un seul parent qui pût lui être un conseil, un appui, un secours.

C'est par suite de cette peine concentrée, mais cuisante, qu'un jour elle s'était décidée à présenter Sévère à l'unique parent qui leur restât. Nous avons vu comment elle avait été reçue, et l'on se rappelle le froid qui l'avait saisie, et dont n'avaient pu triompher les bons soins de Mme de Verneuil. Hélas ! ce froid pénétrant avait attaqué le principe de la vie. Sévère avait vu souffrir sa mère tout un mois, et pourtant la perte de cette mère bien-aimée avait été pour lui une affreuse surprise !

Et tout était fini. Le jeune homme restait seul dans ce grand Paris ; sans famille, sans protecteur, en face des chers souvenirs de celle qui avait été tout pour lui.

L'incertitude la plus cruelle se joignait à sa désolation ; il se demandait comment il pourrait se servir de ses années d'études, entrer à l'école militaire, s'y maintenir, et s'équiper ? Mme Bellerive n'avait pu faire que de très faibles épargnes, et ces épargnes avaient servi en partie à payer tout ce qui précède et suit nos grandes douleurs. Sévère n'avait aucune dette à acquitter, mais rien non plus à attendre. Il vivait du dernier trimestre qu'avait touché sa pauvre mère, et savait que tout finissait là.

Cependant, sans s'abandonner à un découragement indigne de la femme énergique qui l'avait élevé, il songea à faire ce qui lui paraîtrait le mieux pour se tirer de ce mauvais pas.

Le jeune Bellerive, pour diminuer de beaucoup ses dépenses, loua dans le quartier une mansarde, où il fit transporter les meubles de sa mère, et tout ce qui lui avait appartenu. C'était un mince héritage, mais la vie demeurait dans ces objets qu'elle avait vus et touchés ; car les souvenirs matériels ressemblent aux notes que le voyageur prend en passant, et à l'aide desquelles il refait mentalement le voyage.

C'est là que nous avons trouvé le malheureux Sévère, regardant un soir le portrait de Mme Bellerive à la lueur de la veilleuse. Ce n'était pas le temps des illusions ; quelques pièces d'or lui restaient seulement. Il fallait prendre un parti dans le plus bref délai.

Ah ! si ce parent sans cœur n'eût point repoussé Mme Bellerive, cet affreux malheur ne fût pas arrivé. Sévère ne pouvait penser à cet homme dur et bizarre sans que la colère ne s'emparât de son âme, car il le regardait comme la cause prochaine de la mort de sa mère. C'était devenu une idée fixe. Il se rappelait avec une horreur indicible cette figure sèche, cet air impassible, cette bouche menteuse niant la vérité. « Je ne vous connais point. » Ce mot, qui avait écrasé la pauvre femme, revenait incessamment à la mémoire de son fils. Non, cette pluie, ce vent qui lui avaient fait tant de mal ne l'eussent pas cependant conduite à la mort, si en même temps elle n'eût été frappée d'une humiliation profonde et d'une poignante douleur. Son fils analysait toutes ces choses, et de cette analyse résultait une foule de sentiments aigris contre l'homme qui avait repoussé sa mère. « C'est lui qui l'a tuée ! C'est lui qui l'a tuée ! » se répétait-il à lui-même et comme l'extrême concentration, qui était le fond de sa nature, l'empêchait de communiquer à personne sa pensée intime, cette idée fixe devait nécessairement le conduire à la haine. Oubliant, par excès de tristesse, que le chrétien doit pardonner, il ne pardonnait point, et chaque fois que l'importun souvenir de cet homme fatiguait son esprit, il disait intérieurement avec un mouvement d'horreur : « Je le déteste ! »

Dans les circonstances très difficiles où il se voyait, Bellerive ne trouva d'autre moyen de se tirer d'embarras que de s'engager.

Mais que faire de ce petit héritage si précieux à ses yeux ? Il ne pouvait supporter l'idée de l'abandonner pour toujours. Oh ! que du moins lui reste sa mansarde ! Que fallait-il pour cela ? Un peu d'argent, bien peu, soixante francs par an.

Le jeune homme se décida à vendre tout ce qui lui avait appartenu en propre, et quelques meubles auxquels sa mère avait paru moins attachée. Il réalisa ainsi une somme modique, mais suffisante pour payer le loyer de la mansarde pendant quelques années. Alors le pauvre enfant se trouva moins malheureux. Tout ne lui serait donc pas arraché à la fois ! Il reviendrait par la pensée dans cette humble chambre, et y retrouverait en souvenir ce qui avait pour ainsi dire vécu avec Mme Bellerive : ces tableaux, ces livres, ces fauteuils, cette pendule, cette veilleuse dont il avait vu la lumière pâle et calme, tant qu'il avait dormi, petit enfant, près du lit de sa mère.

Quand il eut ainsi réglé de son mieux ce qui avait rapport à son triste avenir, Sévère se rappela qu'il était coupable d'un oubli, sinon d'une faute. Les circonstances avaient été autour de lui si dures, si graves, qu'il avait négligé d'écrire à la bonne Mme de Verneuil, bien qu'elle lui eût demandé de lui donner des nouvelles de sa mère.

Il y a des temps de la vie où l'homme ne se souvient de rien, surtout dans le jeune âge que la souffrance étonne et paralyse. C'est ce qu'avait éprouvé Sévère pendant la maladie de Mme Bellerive. Plus tard, il avait senti une sorte de frayeur de ce qu'il devait écrire, et avait remis de jour en jour.

Cependant, il ne voulait pas partir sans remplir ce devoir envers une inconnue qui avait été si hospitalière. Mais que dire ? Ce cœur concentré ne savait ni parler, ni écrire, et souffrait horriblement à la pensée de formuler ce dont il ne s'entretenait qu'avec lui-même. La veille de son départ, il écrivit pourtant ce billet laconique :

« Madame,

« Vous avez eu la bonté de désirer savoir des nouvelles de ma pauvre mère... Pardonnez-moi si j'ai tardé jusqu'ici. Hélas ! malgré vos soins, malgré l'obligeance de votre voisin, qui l'a fait conduire en voiture à la gare, ce froid maladif ne l'a pas quittée... Elle a souffert longtemps ; tout est fini... Je suis bien malheureux !

« Recevez, madame, etc., etc.

« SÉVÈRE BELLERIVE. »

VIII -- Quand fera-t-on le mur ?

Le temps s'écoulait ; or, entre bons amis, le temps resserre les liens. C'est pourquoi il était arrivé qu'au bout de la seconde saison de campagne, le colonel, sa fille et sa petite-fille ne pouvaient plus se passer de leur voisinage. On s'aimait, on se le disait, on se le prouvait par ces mille riens qui témoignent d'une bonne affection. C'était un perpétuel échange de procédés délicats, de fleurs choisies, d'abricots et de pêches. De la grande propriété venaient les plus beaux fruits, de la maisonnette sortaient des attentions touchantes : pour Mme Latour, qui trouvait dans Mme de Verneuil une parfaite amie.

De son côté, Mlle de Reuilly philosophait avec le grand-père, et faisait son whist quand l'arrière-saison, ou la goutte, interdisait les promenades du soir. Les deux veuves causaient ensemble, tandis qu'Émilie s'asseyait volontiers à la table de jeu, sachant qu'une jeune personne doit se prêter aux goûts de tous ceux qui l'entourent.

Marie-Aimée n'avait qu'une faiblesse, celle de passer pour une grande personne à la faveur de sa grande taille et malgré son jeune minois. Elle imagina un fameux moyen, ce fut d'apprendre le whist. Son vieil ami s'y prêta, et professa ce grand art avec une patience héroïque. La chère enfant, qui avait dans l'esprit quelque chose de positif, malgré sa candeur et son enfantillage, progressa réellement, et on lui fit l'honneur de lui dire qu'elle valait bien un mort , ce dont elle fut flattée. Le whist et la robe longue, c'étaient deux beaux triomphes remportés sur ce reste d'enfance, qui avait un grand charme aux yeux des autres, et non aux siens.

L'été de l'année 1868 s'était passé paisiblement, apportant à chacun son tribut : à la jeunesse plus de raison et d'instruction, aux parents plus de sérieux, car les cheveux allaient blanchissant. Quant au bon papa, l'affaire était jugée ; tout ce qu'on lui demandait, c'était d'en avoir encore. Mlle de Reuilly grisonnait tranquillement, sans s'en inquiéter. Mme Latour était blanche avant le temps, ce qui, joint à sa cécité, lui donnait l'air respectable. Mme de Verneuil s'avisait parfois de dire que l'épidémie se gagnait ; alors Marie-Aimée la suppliait de garder le secret, et la menaçait en l'embrassant de lui arracher les cheveux ! Émilie, brune, fine, élancée, ne semblait attacher de prix à sa riche chevelure qu'à cause de sa pauvre mère qui, ne pouvant ni voir, ni oublier, touchait souvent les boucles de sa chère enfant.

La petite colonie, divisée en deux camps, mais unie d'affection, ne se trouvait au complet qu'aux vacances de Pâques et au mois de septembre.

Quand François était là, tout changeait d'aspect. Il faisait du bruit, beaucoup de bruit, toujours du bruit ; se dédommageant, disait-il, des longues heures d'immobilité qu'on lui imposait au collège. Décidément, la discipline était pour lui, comme pour tant d'autres, une pierre d'achoppement, et le pauvre garçon choppait tant et plus. Il avait entendu dire aux grands que, pourvu qu'on travaillât et que l'on fit de bonnes études, le reste n'avait aucune importance. L'exactitude, le silence dans les rangs, au dortoir ; la soumission aux chefs, quels qu'ils fussent... Bah ! pourvu qu'on étudie !

« Quand nous serons des hommes, disait d'un grand sérieux François, osera-t-on nous faire taire ? Nous fera-t-on marcher deux par deux, trois par trois ? Nous empêchera-t-on de rire, de chanter quand cela nous plaira ? Non, non, le règlement est absurde ; tous les grands le disent. »

Quand il avait fini son petit discours, Mlle de Reuilly commençait le sien, qui était plus long.

« Mon cher enfant, je te dirai d'abord que, à moins d'être doué de moyens exceptionnels, il est difficile de faire de fortes études quand on est habituellement dissipé. J'ajouterai que si un élève insoumis réussit, il sortira du collège sachant beaucoup de choses, mais ne sachant pas vivre. L'enfant qui n'a pas appris à plier s'étonne à vingt ans de tout ce que la religion et la société exigent de lui ; le plus souvent, cet étonnement le pousse à la révolte et le jette dans une mauvaise voie. »

François écoutait sans broncher jusqu'au bout ; mais ce qui entrait par une oreille ne restait pas dans sa petite tête, et s'enfuyait par la porte en face ; si bien qu'il en était venu à penser que Mlle de Reuilly, étant née très raisonnable, il valait mieux la laisser parler sans l'interrompre, puis s'en aller déraisonner un peu avec le commun des mortels.

Une chose néanmoins le frappait, c'est que le colonel, qui était un homme, et enfin un colonel, disait absolument sur une foule de sujets ce que disait la raisonnable tante. Il professait le même respect pour les principes, les traditions, les sages coutumes ; la même méfiance à l'égard des idées neuves, ou habillées à neuf. François n'en revenait pas ! Tant qu'il pouvait se dire : « Ce sont des idées de ma tante », les choses allaient bien ; mais entendre le colonel prononcer juste les mêmes mots, cela bouleversait toutes ses théories d'écolier, et le jetait dans de grands doutes sur les avantages de l'insurrection.

On jouissait en famille de la bonne impression produite sur les enfants par la société des voisins, et souvent les deux sœurs se félicitaient ensemble de l'acquisition de cette petite campagne.

Mlle de Reuilly en revenait toujours à ses moutons : le jardin était un four, la maison un tas de pierres, le rapport une illusion ; mais elle en prenait son parti, car de tous les côtés ses neveux recevaient des exemples capables de les prémunir contre les faux raisonnements d'une société polie, mais viciée. Le vieillard si viril dans sa pose, dans ses manières, dans son langage, n'était point un libre-penseur, mais un humble chrétien, donnant le premier dans le village l'exemple de la soumission à la loi divine. Parlait-il de son pays ? c'était avec le dévouement d'un loyal serviteur. François l'aurait écouté tout le long du jour, tant les récits de ses campagnes l'intéressaient.

D'autre part, Marie-Aimée, portée à la mollesse comme les natures douces et paisibles, voyait en Mme Latour le modèle de la résignation agissante. La chère aveugle faisait ce qu'elle pouvait pour employer utilement son temps. Son cœur était plein de charité, et elle pensait qu'au lieu même où l'on vit doit s'exercer cette vertu.

L'aimante et sympathique Émilie offrait encore à la fille de Mme de Verneuil un touchant modèle de piété filiale. Dévouée jusqu'à l'oubli d'elle-même, on ne la voyait inquiète et troublée que si l'on agitait en sa présence les questions d'avenir qui la concernaient.

Elle ne demandait qu'à passer inaperçue, à l'âge où il est naturel de chercher à plaire. Toujours occupée, soit à servir sa mère, soit à perfectionner ses études, soit aux soins du ménage, elle acceptait la vie la plus monotone, heureuse de donner sa jeunesse à qui lui avait donné la sienne. Elle croyait ne faire jamais assez pour cette mère chérie qui ne devait plus revoir la lumière de ce monde.

Quelquefois le colonel, toujours porté à plaisanter, lui disait en riant :

« Émilie, ma goutte me laisse un peu de bon temps ; en ce moment, je suis capable de danser à tes noces. Voyons, décide-toi, et je me mets en campagne pour trouver le mari.

-- Bon papa, répondait-elle, vous savez bien que je suis toute décidée. Je veux rester vieille fille. »

Elle ne pouvait s'empêcher de sourire, tant ce mot vieille fille , d'ailleurs si antipathique à la jeunesse féminine, contrastait avec ses nattes noires, sa démarche légère et l'élégance naturelle de ses manières.

Quand elle parlait ainsi, Mme Latour soupirait, car elle n'acceptait pas le sacrifice ; c'était entre elles deux le seul sujet de mésintelligence ; sur tout le reste on s'entendait.

Non seulement la famille du colonel n'offrait aux enfants que de bons et beaux exemples, mais les paysans, dont le pré bornait le jardin, leur faisaient toucher du doigt les âpretés de la misère, et par conséquent, apprécier doublement les avantages de la médiocrité.

Enfin le seul aspect de la maison de l'avare leur donnait une horreur profonde pour le vice qui porte l'homme à faire son Dieu de l'argent ; vice dont le premier effet est de lui glacer le cœur. Ainsi ces chers enfants ne recevaient aux Ormes que des leçons utiles, et Mlle de Reuilly elle-même n'avait pas le courage d'en vouloir à l'architecte qui avait manqué la maison.

Les voisins se trouvaient tous si bien ensemble que, sans en être précisément convenus, on ajournait indéfiniment la construction de ce fameux mur, jugé d'abord indispensable.

À gauche, le vieux propriétaire du château des rats ne paraissait jamais. La muette seule travaillait souvent au jardin, et ces dames, accoutumées à la voir, s'intéressaient vraiment à cette pauvre fille pâle et malheureuse. Lui faire un signe d'amitié ou la régaler d'un beau fruit, c'était devenu un plaisir pour Marie-Aimée ; et la bonne Jeannette lui passait par-dessus la haie les vieilles robes dont elle ne voulait plus ; c'était encore une bonne fortune pour Miriam, à qui l'on ne donnait rien. Jeannette était sa protectrice ; elle se plaisait à l'aider en ce qui dépendait d'elle, et lui faisait comprendre bien des choses par une pantomime de son invention qu'elle perfectionnait chaque année. Elle disait souvent d'un air capable :

« J'ai beaucoup causé avec la muette aujourd'hui. Nous avons parlé du temps, du jardin, des choux, de tout enfin. »

Si l'on ne sentait plus que vaguement le besoin d'élever un mur du côté gauche, on le sentait encore moins lorsqu'au fond du jardin on voyait l'herbe du pré grandir au printemps et se balancer au moindre souffle comme des flots verdâtres. Quel plaisir d'assister à la fenaison ! Quand on avait étendu l'herbe sur le pré, Marie-Aimée passait ses récréations à faner avec Joseph et Joséphine. Le grand air, le soleil, l'exercice, la liberté des mouvements, tout fortifiait sa santé éprouvée par une croissance subite. C'était à cause d'elle surtout qu'on avait acheté la maisonnette, et l'on s'en félicitait, car l'enfant prenait quelque chose de la rusticité des campagnards.

Mlle de Reuilly, qui s'était constituée l'institutrice de sa nièce, ne la trouvait jamais mieux préparée à l'étude que quand elle avait gardé les vaches pendant une heure avec Joséphine. La grosse Normande et la petite Bretonne connaissaient parfaitement la jeune fille, et lui obéissaient assez bien. Elles permettaient qu'on les caressât, qu'on leur fît des mamours , comme disait Joséphine, qui répétait souvent :

« Ah ! dame ! elles sont tout plein amiteuses ; aussi je ne les mène que dans de la bonne herbe ! Faut en avoir joliment soin, un malheur est si vite arrivé ! Maman me dit toujours : « Prends garde, Fifine, quand on tient son bien par la longe, on est ben près de n'avoir qu'une corde ! »

C'était un grand plaisir pour Marie-Aimée que la liberté d'aller dans le pré, et d'y trouver Joséphine et ses vaches. Donc, pas de mur de ce côté, elle l'espérait du moins, et de peur d'y faire penser, elle n'en parlait jamais. Pour tout le monde, le mur était un point non controversé. On devait finir par s'entourer d'une forte clôture, c'était clair, c'était évident. Mais quand ?... un peu plus tard... nous verrons...

Quant à la jolie haie qui séparait le jardin de Mme de Verneuil de celui du colonel, comment oser s'en plaindre ? Elle faisait le bonheur de tout le monde. C'était par-dessus cette haie que François perdait sa balle, que les dames se donnaient rendez-vous pour travailler ensemble sous le saule pleureur, que le bon papa échangeait son journal contre celui de Mlle de Reuilly, ce qui procurait à chacun le double de fâcheuses nouvelles ; c'était encore par-dessus cette haie que les deux Champenoises causaient de la Champagne ; aussi disaient-elles, toutes les fois qu'il était question du singulier projet des maîtres :

« Y a-t-il rien de plus bête qu'un mur ? Ça vous bouche les yeux, et ça vous coupe la parole. »

Un jour que Mlle de Reuilly avait parlé au maçon de ce fameux mur qu'il devrait faire une fois ou l'autre, le maçon avait répondu que le colonel s'y était pris d'avance, et que l'on n'attendait qu'un ordre de lui pour se mettre à l'ouvrage. Les idées s'étaient rencontrées sur le terrain, et pourtant le mur risquait fort de rester en route. Quand on en parlait par hasard, le colonel disait carrément :

« Ne vous en occupez pas, je m'en charge. »

Puis il toussait, d'une toux fausse et inutile qui voulait dire, à ce que prétendait Marie-Aimée :

« Je ne m'en charge point, mais je vous empêche de le faire, c'est l'essentiel. »

IX -- Comment on fait pour se casser la tête

L'œil humain, même l'œil d'une mère, ne porte pas loin. Mme de Verneuil eût été bien inquiète, pendant qu'on se chauffait tranquillement aux Ormes à la mi-novembre 1869, si elle eût pu se douter de ce qui se passait au collège de François, au milieu d'une des récréations des plus animées.

C'était amusant, amusant ! tout ce qu'il y a de plus amusant !

Cela s'appelait une colonne humaine . Rien que le mot charmait tout ce petit monde, amateur de culbutes et de tours de force.

Pour poser les bases de la colonne, on cherchait parmi les camarades ceux qui étaient réputés les plus forts, et qui jouissaient des plus larges épaulés. Il fallait être solide et patient, deux conditions essentielles. Au collège on apprend tout (outre le français, qu'on néglige) ; on apprend la complaisance, la bonne humeur, le support des caractères, et aussi plusieurs manières honnêtes de se casser convenablement la tête.

Ce jour-là, par un beau froid, François était plus en train de jouer que jamais. Malgré sa jeunesse, ses joues roses, ses cheveux blonds, sa taille peu élevée, c'était un vrai petit homme, bien hardi, bien entreprenant, aimant le danger, quand sa maman n'était pas là pour avoir peur.

Quant aux assises de la colonne, il aurait fait assurément une triste pierre ; mais pour couronner l'édifice, que pouvait-on trouver de mieux ?

« Verneuil, viens ici, veux-tu ?

-- Voilà.

-- Monte sur mes épaules.

-- Attends.

-- Un pied par ici, un pied par là. Y es-tu ?

-- Oui.

-- Tiens-toi bien. Un autre. »

Un autre arrive, toujours choisi parmi les minces ; puis un autre... Bref, la colonne humaine se construit ; mais il faut s'y prendre à plusieurs fois, tant les pierres sont remuantes.

Quelle folle entreprise ! Former une base circulaire, épaisse, immobile surtout, et faire ensuite grimper quelques garçons fluets qui, se tenant miraculeusement debout figureraient comme ils pourraient le haut de la colonne, voilà ce dont il était question... c'est fait !

Voyez François de Verneuil ! vraiment il fait très bien au sommet ! Ses pieds légers s'appuient sur deux bonnes épaules ; la souplesse de son corps lui donne confiance ; que craint-il ? Rien... et le voilà par terre.

Quoi ? le sol est-il mouvant ? la base a-t-elle fléchi ? on n'en sait trop rien, et pendant que les pierres se disputent entre elles, on emporte le petit de Verneuil tout en sang à l'infirmerie.

L'infirmier était si bien façonné à ces sortes de choses qu'il ne vit point là une catastrophe, mais un incident. Il prit François dans ses bras, l'étendit sur un lit, lui fit respirer des sels, et quand l'enfant ouvrit les yeux, il vit une grosse figure en train de rire et entendit une forte voix lui dire, du ton le plus encourageant :

« Ce n'est rien que ça ! Bah ! vous en verrez bien d'autres ! »

François avait plus envie de pleurer que de rire ; mais voyant tout le monde si tranquille autour de lui, il se mit en devoir d'assister convenablement à la scène. À la vue du sang qui coulait de sa pauvre petite tête, il eût pensé qu'il était mort, si on ne lui eût dit le contraire. L'infirmier prétendit que, des cent et quelques têtes qu'il avait déjà raccommodées, celle-ci était encore la moins endommagée ! grande consolation pour François, qui n'en pouvait plus. Il se trouvait, disait-on, dans les mieux partagés. Le fait est que deux heures après, à force de compresses et de bonne volonté de part et d'autre, l'infirmier fut requis par le malade de lui donner à manger.

La réponse fut qu'il fallait attendre le médecin, qui ne tarderait pas ; manger peu ou point du tout, ne pas s'agiter, ne pas s'occuper, en un mot rester bien tranquille. La tranquillité, prise à cette dose, était pour François la pire des ordonnances !

L'infirmerie donnait, bien entendu, sur le plus triste paysage qui se pût rencontrer en marchant longtemps ; un grand mur, un tronc d'arbre, la provision de bois, une vieille charrette, et des poules qui boudaient parce qu'elles perdaient leurs plumes. François se sentait plus malade par l'effet soporifique de cette vue. Il prit un jeu de solitaire qu'il pensait aimer beaucoup, et découvrit qu'il ne l'aimait qu'en compagnie. Alors il bâilla pour abréger le temps, et tout à coup se ressouvint qu'il avait dans sa poche de bonnes petites lettres de sa sœur. Il imagina de les relire. Ce n'était pas une occupation. L'infirmier eut le bon esprit de le comprendre. François s'établit dans un grand fauteuil, bien décidé à faire le vieux pour un moment, et, quittant volontiers l'infirmerie pour les Ormes, il lut :

« Aux Ormes, 15 mai 1869.

« Beau temps, mon cher François, le soleil brille, le jardin rit. Maman va bien ; ma tante a eu une fluxion, qui est passée. Ah ! la belle chose que le printemps à la campagne ! Je viens de faire l'enfant comme à huit ans. J'ai couru avec Fly, mais couru à nous fatiguer tous les deux Maman veut que je porte ma dernière robe courte, et comme je ne peux pas venir à bout de l'user, j'en profite pour quitter ce que tu appelles mon air digne , et pour m'amuser beaucoup. Je crois que Fly est comme son maître ; il préfère les robes courtes aux robes longues. Ah ! qu'on est donc bien ici !

« On répète toujours qu'à la campagne il n'y a rien de nouveau ; moi, je trouve que tout est nouveau : c'est une graine qui germe, une rose qui s'entrouvre, une poule qui couve, une corbeille de fleurs que l'on fait devant la maison, tout au bord de la pelouse. À propos de fleurs et de pelouse, j'ai pris hier un papillon sur la haie d'aubépine, et je l'ai ajouté à ta collection ; tu verras comme il est joli !

« Oui, c'est joli un papillon ; mais on en fait l'emblème de la légèreté, et ma tante, quand je suis distraite à l'étude, m'appelle son papillon. Elle dit que rien ne nous nuit comme la légèreté, le manque de suite dans les idées et les occupations ; que nous devons lutter sérieusement contre ce défaut, parce qu'il est particulier à la nation française. Tu sais qu'elle a toujours raison, ma tante ? Il faut donc tâcher de se mettre du plomb dans la tête. Attrape ma petite morale, monsieur mon frère. Vrai, tu n'es pas gentil, François ; tu te fais gronder, tu te fais punir, et cela attriste maman... Allons, je ne veux pas t'en dire davantage, parce que tu serais capable de me demander de quoi je me mêle. Petit ingrat ! je me mêle de t'aimer, voilà tout.

« Adieu, je vais apprendre ma géographie. Ma tante me fait suivre le cours du Danube ; je trouve qu'il est un peu long, le Danube... Adieu.

« Ta sœur chérie,

« MARIE-AIMÉE.

« P. S. Le cheval du colonel est malade, mais le vétérinaire dit que ce ne sera rien. Le colonel se porte à merveille en ce moment... J'aurais bien dû le mettre avant son cheval. Heureusement ma tante ne verra pas ma lettre ! »

« Aux Ormes, 20 juin 1869.

« Tu ne sais pas ce qui est arrivé ? tu ne pourrais jamais le deviner tout seul.

« Imagine-toi que la vilaine maison du vilain monsieur a manqué brûler ; c'eût été un bien petit malheur. Mais comme il ne faut pas vouloir de mal à son prochain, on a été au secours du château des rats . C'est le propriétaire lui-même qui a mis le feu, en brûlant des papiers sans prendre assez de précautions.

« Le colonel a envoyé le brigadier, qui ne se souciait guère, disait-il, de faire le pompier pour sauver une pareille baraque. Maman a envoyé aussi notre paisible jardinier, qui ne se remuait pas plus vite que quand il plante ses choux. Elle l'a chargé de dire au mystérieux voisin que notre maison lui était ouverte, s'il voulait s'y réfugier. Il a fait remercier maman, et n'a pas accepté.

« Pendant que l'on s'occupait d'éteindre le feu, la muette était dans l'épouvante. Maman l'a rassurée en lui prenant les mains, et en la regardant avec ses bons yeux si doux que nous aimons tant ! La pauvre fille a confié à Jeannette un affreux paquet de vieilleries, ses seuls vêtements ; puis elle a donné en garde à maman ce qui paraît être son trésor : une très jolie image encadrée, représentant l'Ange gardien.

« Tu ne peux te figurer la comédie que nous a donnée le voisin. Il ne craignait pas de se montrer, je t'en réponds. Il allait et venait comme un fou, vêtu d'une redingote dont Robinet l'âne n'aurait pas voulu, la tête couverte d'un chapeau de paille comme en portent les brigands italiens dans les tableaux des peintres. Il était ému, irrité.

« On prétend que son avarice le porte à cacher de l'argent dans tous les coins de sa maison, sous les dalles, dans les murs. Si cela est vrai, il y a de quoi mourir de rire, ou plutôt il y de quoi s'indigner, parce que cet argent, ainsi caché, ne fait de bien à personne. Oh ! que c'est vilain d'être avare ! Ce vieux monsieur a le cœur si dur, que voir souffrir les autres ne lui fait aucune peine. Quelle différence entre maman et lui ! Oh ! François, que nous sommes heureux d'être les enfants de cette chère petite mère !

« Dans toute cette affaira, Robinet l'âne a joué comme toujours son rôle de comique sans le savoir. On ne voit jamais s'il dort ou s'il veille. Il accompagnait chaque seau d'eau qu'il versait une grosse vérité telle que : « Il aurait ben mieux valu, ne pas brûler tant de papiers à la fois ; ça aurait ben mieux valu ; oh ! oui, ça aurait ben mieux valu ! » Tout cela dit gravement, à la manière des oracles. Mais je bavarde et Jeannette aperçoit le facteur ; je veux qu'il emporte ma lettre. Adieu.

« Ta sœur,

« MARIE-AIMÉE. »

« Aux Ormes, 20 octobre 1869.

« Il y a bien longtemps que je ne t'ai écrit, mon bon petit François. C'est uniquement par paresse ; mais ma tante assure que, en fait de correspondance, c'est un défaut dont personne n'est exempt, excepté Mme de Sévigné.

« Eh bien, mon bon ami, le temps s'avance, on parle déjà de départ. Je me suis bien amusée ; cependant je t'avoue que j'ai assez de la campagne. Sabots et parapluie, voilà ce qui nous reste, et ce n'est pas beaucoup.

« Nos bons voisins partiront à peu près en même temps que nous, et nous les reverrons souvent à Paris. Comment pourrait-on maintenant se passer les uns des autres ? Mme Latour plaît tant à maman ! J'aime surtout Mlle Émilie, qui joue aux dames avec moi et me montre à faire du filet. Quant au colonel, qui donc ne l'aimerait pas ? Il est si gai, si bon ! Je ne lui reproche qu'une chose : c'est qu'il parle politique trop souvent et trop longtemps. Et puis, quoiqu'il soit d'un caractère gai, il voit tout en noir. Il prétend que nous sommes sur un volcan. -- Je ne m'en serais jamais doutée. -- Il dit que nous allons je ne sais où... Là-dessus, ma tante lui raconte ce qu'elle a lu dans le journal ; une suite de mauvaises nouvelles, jamais de bonnes. Que c'est singulier ! Pourquoi ne fonde-t-on pas un journal pour annoncer les bonnes nouvelles ? Tu devrais bien faire cela, quand tu seras grand.

« Lorsque je m'en irai, j'aurai du chagrin de ne plus voir la muette ; je l'aime plus encore que l'année dernière : elle est si bonne, si intelligente, si dévouée.

« Hier, maman m'a permis de lui donner par-dessus la haie une livre de chocolat ; elle m'a fait sa jolie petite révérence que tu connais, et elle a baisé le chocolat cinq ou six fois de suite ; c'est sa manière de témoigner son plaisir en ces occasions... Oh ! le joli air !... Figure-toi, mon cher, que, au moment où je t'écris, il y a une noce dans le village. On entend les violons jouant toujours le même air depuis le mariage du plus vieux bon papa. Je vais aller à la fenêtre pour voir passer la mariée... Attends.

« Elle est très gentille, brune et toute petite. Elle a trois demoiselles d'honneur, en blanc comme elle, mais portant des ceintures roses ou bleues. Les parents et les amis suivent, se donnant le bras. Les hommes ont quitté la blouse pour la redingote noire ; quelques-uns, parmi les vieux, la remontent par derrière jusqu'en haut du cou ; la casquette a fait place au chapeau tuyau, posé bien en arrière.

« Le temps n'est ni beau, ni chaud ; mais entre deux ondées on fait tout de même le tour du pays, et l'on a l'air enchanté de se mettre en ménage.

« Au fait, pourquoi n'aurait-on pas confiance en l'avenir, puisque c'est Dieu qui le fera ?

« Ce mariage villageois m'intéresse. Après s'être promenés dans tous les sens, on va dîner trois heures de suite, puis danser de bien bon cœur, et enfin dormir, puisque tout en ce monde finit par un bon somme.

« Demain, on ira à la vaisselle. J'ai déjà vu cela l'année dernière. On s'en va deux à deux en demi-toilette, toujours musique en tête, chez le marchand qui vend ici les objets de première nécessité dans un ménage. On est convenu d'avance du choix et du prix, et lorsqu'on entre dans la boutique, chacun y prend le cadeau qu'il offre aux jeunes époux.

« Rien n'est amusant comme de voir passer le cortège : le cousin porte la soupière, la cousine la pelle et les pincettes, sa voisine le soufflet, une autre la marmite, un autre encore la cruche, celui-ci le balai, celui-là le panier, celle-là la passoire, etc., etc., etc. Les plaisants ne perdent pas l'occasion de s'amuser... Tu comprends ?... Oui, mon cher, je l'ai vu, de mes yeux vu, il y en a toujours un qui porte en triomphe... attaché par l'anse au bout d'un bâton... À quoi sert de le dire ? tu l'as déjà deviné, et je te vois rire d'ici.

« Ils sont très gais, les villageois qui se marient ; ils ont bien raison... Ah ! que ces violons me plaisent ! Je danse sur ma chaise. Ils descendent... Les voilà dans le chemin vert. J'aperçois la muette qui se tient comme suspendue aux branches d'un grand pommier pour voir passer la noce. Qu'elle est donc gentille ! Elle n'entend pas ces jolis airs ; je la plains... Ah ! un rayon de soleil ! Tant mieux ! Que le bon Dieu bénisse la mariée... et le marié aussi ! Je ne sais pas pourquoi on remarque si peu le mari... c'est peut-être parce qu'il n'est pas en blanc ?

« Adieu, je t'écrirai après la fête du pays, et ce sera la dernière lettre avant le retour.

« Ta sœur,

« MARIE-AIMÉE. »

« 12 novembre 1869.

« Pends-toi, brave François, c'était hier la Saint-Martin, et tu n'y étais pas !

« Moi qui y étais, je vais te raconter, j'aime les racontages . D'abord, temps magnifique ; ce qu'on appelle l' été de la Saint-Martin . On aurait pu s'y tromper, mais comme il faisait un froid de loup, on ne s'y trompait pas. Depuis huit jours on reconnaissait à l'animation générale que la fête du pays approchait. Les ménagères nettoyaient leurs vitres, blanchissaient leurs rideaux ; les jeunes filles apprêtaient leurs parures.

« À dix heures, messe solennelle ; nombreuse assistance, grandes toilettes, violons et flûtes précédant un magnifique pain bénit, offert par les garçons du village.

« Après la messe, ils ont apporté une brioche au colonel, qui leur a donné, selon l'usage, de quoi contribuer aux frais du bal, car c'est le bal qui est la grande affaire.

« C'était la première fois que maman, sur les instances de nos voisins, consentait à rester ici jusqu'à la fête. Enchantés de nous trouver là, les garçons nous ont honorées aussi d'une brioche et de deux ou trois ritournelles, et s'en sont allés bien contents de ce que maman et ma tante ont joint à leur petit trésor.

« On assure, mais je ne puis le croire, qu'ayant été un jour chez notre malencontreux voisin, à gauche, il a eu le courage de refuser leur brioche, sous prétexte que la pâtisserie lui faisait mal à l'estomac. Ils se gardent donc d'y aller, mais en passant devant le château des rats, ils chantent exprès chacun un air différent, en criant à tue-tête, ce qui fait un affreux charivari.

« Toute la journée, on a entendu, de la maison, ce qu'on appelle la musique des chevaux de bois ; c'est le plus grand plaisir des enfants, et ce plaisir est entouré de tout ce qui peut frapper les yeux et surtout les oreilles. Il y avait aussi un tir pour les hommes, et puis partout, partout, des macarons. Tu sais ? On fait tourner une aiguille qui s'arrête presque toujours trop tôt, ou trop tard. Ou bien, ce qui est beaucoup plus joli, on lance une balle qui s'en va tuer des petits bonshommes tout habillés de rouge, de bleu, de jaune ; quand par bonheur l'individu tombe à la renverse, on mange des macarons. J'ai visé de mon mieux, mais j'ai eu beau lancer une nuée de projectiles, les bonshommes me regardaient sans broncher. Enfin, au dernier coup, j'ai gagné douze macarons... que je te garde ; ce sera pour ton premier parloir.

« Le soir, nous avons été passer une heure sur la place, c'était fort animé ; tout ce monde avait l'air de croire qu'il faisait chaud. Mais aussi quel mouvement dans la salle de bal, que de gestes ! que de pirouettes !

« Une vieille paysanne, à qui ces folies rappelaient son jeune temps, nous disait, en parlant de l'orchestre : « Ces musiciens vous jouent des airs ! des airs ! Ils vous font faire des sauts que vous ne saviez pas ! »

« Tout cela, je t'assure, serait fort amusant à voir et même assez joli, si la malheureuse bouteille n'était mêlée à tout ce qui se dit et se fait. C'est là ce qui rend vulgaires et laides les scènes de la vie rustique. Ma tante dit que Florian n'avait pas vu la Saint-Martin quand il a rêvé ses bergères et surtout ses bergers.

« Je suis très contente, moi, d'avoir assisté à la fête du pays ; cependant, je l'ai trouvée très incomplète, il y manquait... toi, mon chéri.

« Adieu, nous nous portons bien. Je pense que nous retournerons à Paris dans huit jours, juste pour aller t'embrasser au parloir, comme le plus gentil de tous les petits frères.

« Ta sœur,

« MARIE-AIMÉE. »

François venait de relire cette dernière lettre, reçue la veille, lorsqu'il fut interrompu par la visite du médecin, qui ne trouva aucune gravité dans sa situation, et prescrivit seulement quelques jours de repos.

On dit alors au jeune écolier qu'il fallait écrire à sa mère deux lignes en grande hâte, afin que la lettre pût partir le jour même. Surtout on lui recommanda de ne pas l'inquiéter, puisque son état n'offrait aucun symptôme alarmant.

Sur ce, notre étourdi prit la plume :

« Ma chère maman,

« Je viens de me fendre la tête sur le pavé. J'ai manqué perdre tout mon sang. On m'a porté à l'infirmerie, et l'on n'a voulu ni que je mange, ni que je bouge. Ne vous tourmentez pas.

« Adieu, ma chère maman.

« FRANÇOIS DE VERNEUIL. »

« Mais, mon cher enfant, vous n'y pensez pas ?

-- Quoi donc ?

-- Votre maman va prendre le chemin de fer au milieu de la nuit.

-- Vous croyez ?... Attendez.

« Ma chère maman,

« Ne vous tourmentez pas. Je ne suis pas mort du tout, et je vous aime de tout mon cœur, quoique j'aie la tête un peu fêlée, parce que je suis tombé en jouant. Le médecin dit qu'il est content ; l'infirmier aussi. Quant à moi, je le serai demain, parce qu'une bonne nuit arrangera tout. Adieu, ma chère petite mère, j'embrasse tout le monde.

« FRANÇOIS DE VERNEUIL. »

X -- Des épinards

« Robinet !... Il n'entend pas. Dites donc, Robinet... Il est sourd ! Eh ! Robinet l'âne !

-- Qui est-ce qui m'appelle ?

-- C'est moi.

-- Ah ! Bonjour mamselle Jeannette ; ça va bien ?

-- Pas mal, et vous ?

-- Mais comme vous voyez.

-- Dites-moi donc si je ne pourrais pas trouver un plat d'épinards dans ces deux planches nouvelles ?

-- Tout de même, mamselle Jeannette. Vous n'avez qu'à choisir feuille par feuille, vous finirez par faire un plat.

-- Feuille par feuille ! j'en ai pour jusqu'à demain !

-- Que non ! allons donc, il fait si beau ; on fait ça en jouant, ça dissipe.

-- Eh bien, je vais m'y mettre. »

À peine Jeannette s'était-elle dévouée à cette œuvre de patience, que la champenoise vit par-dessus la haie sa payse, un panier au bras, descendre le perron.

« Quelle bonne fortune, se dit-elle ; ah oui, je m'en vais joliment les cueillir feuille par feuille, mes petits épinards, et j'en ferai un fameux plat ! »

Effectivement, se revoir au jardin était pour les payses un très grand plaisir. Il est probable que si l'une eût été Auvergnate et l'autre Bourguignonne, on se fût fait la mine pendant des années, car la vieille Ursule, à part sa probité et son esprit d'exactitude, était bien la personne la plus incommode que l'on pût rencontrer ; mais on ne vivait pas ensemble, et la Champagne arrangeait tout.

Ce jour-là, Ursule faisait une moue qu'on ne connaissait pas encore, bien qu'elle en eût fait voir déjà beaucoup.

« Qu'est-ce que vous avez donc ? » demanda la payse. « Vous avez l'air tout chose.

-- Je ne sais pas l'air que j'ai, mais il faut que je cueille mes haricots verts, car j'ai bien juste le temps de les faire cuire.

-- Vous allez cueillir des haricots ? et moi des épinards. Tant mieux, c'est une occasion de se voir un peu par-dessus la haie . »

Là-dessus, Jeannette prit une feuille ; mais avant d'en prendre une autre, elle se retourna vers la payse :

« Eh ben, Ursule, ça ne va pas ?

-- Dame, avec les nouvelles nouvelles, qu'est-ce que vous voulez qu'on devienne ?

-- Quoi donc ? qu'est-ce qu'il y a ? »

Robinet l'âne enfonça sa bêche, mais ne la retourna point, tout entier suspendu aux lèvres d'Ursule, car il aimait les nouvelles, quoiqu'il ne les comprît jamais du premier coup. Jeannette se releva, et fit deux ou trois pas vers la haie ; Ursule en fit quatre. Chacune était sur son terrain ; comme Mazarin et Louis de Haro dans l'île des Faisans. Hélas ! cette fois, il ne s'agissait point de paix, mais de guerre :

« Vous avez donc entendu dire quelque chose ?

-- Pour ça, il y en a long ! C'est affreux.

-- Ah ! Tant pis ! » murmura le brave homme qui, bon par nature, détestait en bloc tout ce qui était affreux.

« Oui, il y a des nouvelles, hélas ! des nouvelles de la guerre.

-- De la guerre ? Comment, mamselle Ursule, nous sommes donc en guerre ?

-- Vous en êtes là, Robinet ?

-- Non, j'en ai ben entendu parler depuis quinze jours, trois semaines ; mais je pensais qu'on en disait plus qu'il n'y en avait.

-- On n'en dira jamais assez ! Oui, on est en guerre ; mais pas en Afrique, ou en Crimée, ou en Italie. La guerre est ici, nous l'avons sur le dos ; autant dire dans ma cuisine, dans votre jardin. »

Robinet l'âne ouvrit les yeux démesurément On lui faisait comprendre de force ce qu'il entrevoyait bien tranquillement depuis trois semaines. Le bonhomme en fut ébranlé, et, malgré Ursule qui voulait se hâter dans sa narration, il demanda bien lourdement :

« Mais pourquoi donc la guerre ?

-- Est-ce qu'on sait jamais pourquoi ? On l'a, c'est suffisant.

-- Et avec qui donc, la guerre ?

-- Avec les Prussiens.

-- Et qui est-ce qui l'a donc déclarée, la guerre ?

-- C'est nous, et nous n'étions pas prêts.

-- En ce cas-là, dit lentement Robinet l'âne, avec plus de bon sens que plusieurs autres beaucoup plus spirituels que lui, il aurait mieux valu ne pas la déclarer ; ça aurait ben mieux valu ; oh oui ! ça aurait ben mieux valu !

-- Sans doute, Robinet, objecta paisiblement Jeannette, mais puisque c'est fait, c'est fait. Il n'y a plus qu'à tâcher d'en sortir.

-- On n'en sortira point, dit Ursule.

-- Tant pis, mamselle Ursule, vaudrait ben mieux en sortir ; ça vaudrait ben mieux ; oh oui ! ça vaudrait ben mieux. »

Le vieux jardinier cracha dans ses mains pour se disposer à retourner sa bêche, mais il ne la retourna point.

Ursule reprit :

« En attendant, les voilà qui nous arrivent au grand galop.

-- Qui donc ?

-- Eh ! les Prussiens. Ils marchent sur Paris.

-- Sur Paris ! Ah ! ma chère payse, qu'est-ce que nous allons devenir ?

-- Eh ben, s'ils marchent sur Paris, objecta Robinet l'âne, m'est avis qu'on devrait leur barrer le passage ; oui, ça vaudrait mieux ; oh oui ! ça vaudrait beaucoup mieux.

-- Si vous croyez que c'est facile ! d'autant qu'ils sont malins comme tout !

-- Oh ! quant à ça, nous sommes joliment malins aussi, nous autres ! dit Robinet l'âne, d'un air si bête qu'il eût fait rire les Champenoises en temps de paix.

-- Enfin, qu'est-ce qu'on dit donc sur le journal, Ursule ?

-- On dit qu'il faut se décider à rester à la campagne, ou à rentrer dans Paris, parce que dans quelques jours, il ne sera plus temps.

-- Dans le fait, mamselle Ursule, on est ben obligé de se décider. Faut que l'on fasse l'un ou l'autre, parce que, comme de juste, on ne peut pas être dans deux endroits à la fois. »

Quand Robinet l'âne avait dit ainsi quelque grosse vérité, il crachait toujours dans ses mains.

« Il ne s'agit pas d'être dans deux endroits à la fois. Je vous dis qu'il faut prendre un parti parce que, dans quelques jours, on va fermer les portes de Paris.

-- On va fermer les portes ? Ah ! Eh ben, mamselle Ursule, on a raison, parce que, voyez-vous, quand ils arriveront, et qu'ils trouveront les portes fermées, ils s'en iront.

-- Mais non, ils ne s'en iront pas ; ils feront le siège.

-- Ils feront le siège ? Ah ! »

Il cracha dans ses mains, mais ne retourna pas encore sa bêche.

« Ma pauvre payse, comment donc faire ?

-- On n'en sait rien. Il y en a qui disent qu'il faut rentrer dans Paris, que c'est plus sûr.

-- Eh bien, il faut y rentrer.

-- Oui, mais quand une fois on y sera enfermé, il faudra manger ce qu'il y aura ; et quand il n'y aura plus rien, bernique ! »

Jeannette frissonna.

« Le brigadier s'est trouvé plusieurs fois dans des villes assiégées ; savez-vous ce qu'on mangeait, en fait de viande ? Du cheval ! »

Jeannette leva les yeux et les mains au ciel :

« Ma chère, j'aimerais mieux mourir !

-- Moi aussi, dit fièrement Robinet l'âne, à moins que je n'aie pas autre chose à manger.

-- Comment, c'est vrai, Ursule ? Il a mangé du cheval, votre brigadier ?

-- Et du rat. »

Le silence suivit, Jeannette n'ayant plus trouvé d'expression.

« Il faut convenir que notre pays est bien malheureux ! Du cheval !...

-- Du rat !...

-- Vous n'avez pas idée, Jeannette, de ce que le brigadier m'a raconté. Il y a de quoi faire dresser les cheveux sur la tête, surtout quand on est cuisinière. Dans une ville assiégée, on mange des gibelottes de chats, tous les minets y passent !... »

Jeannette essuya ses yeux.

« Des gigots de chien, des côtelettes de mulets, des pieds d'ânes, des pâtés de pierrots, des graines de pois de senteur, du riz en salade, du biscuit de mer dur comme du bois, dont on fait de la soupe en y mettant, au lieu de beurre, de la pommade...

-- Assez, assez, Ursule. J'espère que ces dames vont rester ici ?

-- Elles feront bien ; car Mlle de Reuilly sera bientôt morte si elle se met à ce régime-là.

-- J'aimerais mieux manger mon pain sec !

-- Mais, ma pauvre payse, on manque de farine, à la longue ; alors on met tout le monde à la ration ; et puis quand vient la fin du siège, on commence à balayer tous les greniers...

-- Pour qu'ils soient propres ? demanda Robinet l'âne.

-- Mais non, pour faire du pain avec les balayures.

-- Excusez.

-- Tenez, ma chère Ursule, si je mangeais de ce pain-là, je tomberais malade.

-- Oui, mais si vous n'en mangiez pas, vous tomberiez morte.

-- Ah ! c'est juste. On est bien embarrassé. Vos maîtres resteront-ils à la campagne ?

-- Monsieur restera avec le brigadier et moi ; mais madame et mademoiselle iront à Paris, chez le frère de monsieur.

-- Oh ! Mme Latour aime mieux s'en aller !

-- Oui, comme elle est aveugle, la pauvre dame, ça lui fait quelque chose...

-- De voir les Prussiens, ajouta Robinet l'âne, ah ! je conçois ça.

-- Notre pauvre dame, elle a du chagrin de quitter son père. Il ne bougera pas, lui. D'abord, vous savez dans quel état il est depuis six semaines ? Un accès de goutte comme il n'en avait jamais eu depuis dix ans ! Ensuite il dit qu'il faut garder chacun sa maison, sans quoi on en emporte la moitié, et l'on met le reste à l'envers.

-- Quel malheur, ma pauvre Ursule, de vivre dans un temps pareil ! Ah ! ces dames n'ont pas encore lu le journal, je m'en vas leur raconter ça.

-- C'est inutile, monsieur est allé les voir... À propos, et mes haricots !

-- Et mes épinards ! »

Les Champenoises tombèrent à genoux de chaque côté de la haie, pendant que Robinet l'âne, un peu saisi, retournait sa bêche en ruminant ce qu'il venait d'entendre pour arriver à le bien comprendre.

XI -- Comment on avait passé le temps

Ursule avait eu bien raison de craindre la guerre. Les six mois qui venaient de s'écouler avaient été pénibles pour tous. Il fallait que chacun fût atteint. Les plus heureux étaient ceux qui n'avaient perdu que de l'argent, des meubles, un cheval, une récolte. Tant d'autres s'étaient vu enlever ce qui ne se remplace pas : une affection intime, un père, un fils, un frère. Aux Ormes, on comptait parmi les heureux, bien qu'on eût été rassasié d'ennuis, de vexations, de réquisitions, et de tout ce qu'on peut imaginer de plus fâcheux, sauf la mort et l'incendie.

Le colonel, si souffrant au commencement de la guerre, avait préservé sa demeure des grands désastres, mais s'était vu obligé de se confiner, avec le brigadier et Ursule, dans une aile qui touchait à la maison de Mme de Verneuil. Le reste de sa propriété était occupé par les Allemands, ce dont le brigadier n'avait pas même essayé de prendre son parti.

Rien de plus singulier que le contraste formé par lui et Ursule, mourant de peur d'un bout à l'autre. Plus le brigadier était en colère, plus sa vieille compagne faisait des révérences pour ne pas irriter ses hôtes importuns. Ces révérences exaspéraient le vieux soldat ; c'était un cercle vicieux.

Ursule se piquait d'être polie, et sa politesse effrayée allait jusqu'à la servilité. Marcel était inhospitalier jusqu'à l'entêtement. Il ne voulait entendre aucune raison. Si l'on avait le malheur de lui dire qu'individuellement il se trouvait parmi les étrangers qui l'entouraient des hommes bons, traitables, généreux même, il le niait ; si on le lui prouvait, il devenait furieux.

Quant à Jeannette, comme ceux qu'elle avait rencontrés ne l'avaient ni battue ni tuée, elle les tenait pour charmants, et leur avait une obligation infinie.

Le colonel avait passé tristement ce long temps de douleurs. Navré de ce qu'il apprenait, inquiet de l'avenir, privé des nouvelles de sa fille, il était réellement malheureux, et sa politique, que Marie-Aimée trouvait si noire quelques années plus tôt, était beaucoup plus noire encore. Il constatait le mal sans pouvoir d'aucune façon le conjurer. Pour joindre du moins son grain de sable à l'œuvre de tous, il s'était fait, autant que possible, le protecteur des villageois qui l'entouraient, demandant pour eux l'intervention des chefs, chaque fois que l'abus était par trop criant. Souvent il réussissait ; d'autres fois, il se trouvait en face de ces âmes mauvaises qui, sous tous les climats, profitent du malheur. Alors le noble vieillard se sentait accablé. Il dévorait dans le silence les affronts de son pays, et des larmes de colère tombaient sur ses forces perdues. Oh ! s'il avait pu servir encore la France ! s'il avait pu faire ce que faisaient tant d'autres ! affronter des périls, inutiles peut-être, mais glorieux aux vaincus !

Au lieu de cela, il assistait, muet et impuissant, à cette mutilation de la patrie qu'il avait tant prévue et redoutée. Il avait la douleur de se dire : Voici la tempête, j'ai vu le nuage qui la portait.

Lorsque le colonel ne pouvait plus contenir les sentiments qui bouillonnaient en lui, il causait avec son bon serviteur, dont les cheveux grisonnants lui rappelaient un autre temps et de meilleurs souvenirs.

Le brigadier n'était jamais plus heureux que quand il voyait son maître en rage contre les Prussiens ; il l'écoutait sans l'interrompre, puis, quand on touchait à la fin, il prenait la parole, et tombait à bras raccourcis sur les sujets du roi Guillaume, faisant d'eux une peinture telle que les Ungren , dont on prétend que nos pères ont tiré la fable des ogres, n'étaient près d'eux que petits saints.

Il allait chercher des nouvelles impossibles, vrais contes à dormir debout, et les donnait pour mot d'Évangile. Du fantastique il arrivait hélas ! aux dures réalités qui journellement passaient sous ses yeux, et c'était bien assez pour que maître et serviteur maudissent ensemble l'heure présente, et appelassent par les vœux les plus ardents, exprimés par les paroles les plus énergiques, le moment de la revanche. Marcel ne regrettait qu'une chose, mais il la regrettait bien : c'était de ne pouvoir, quand on en serait là, se rajeunir afin de se servir de son grade de brigadier pour battre autre chose que des fauteuils.

Une autre consolation du colonel aux plus mauvais jours avait été d'appeler souvent auprès de lui le petit François de Verneuil, envoyé du collège chez sa mère au moment de l'investissement de la capitale. Il se faisait un plaisir de causer avec lui de l'armée, de la guerre, des derniers événements. L'enfant était tout yeux et tout oreilles. Il frémissait d'indignation, comme son vieil ami, quand il voyait les progrès des armées étrangères, et le malheur, mêlé d'imprudences et de malentendus qui écrasait les nôtres.

« Si j'étais grand, disait-il du ton d'un petit Romain, si j'étais grand et que je pusse commander, il me semble que je les battrais tous !

-- C'est possible, mon cher enfant, répondait affectueusement le colonel, mais vous êtes petit, il faut donc y renoncer pour le moment. Cependant, vous pouvez déjà servir la France.

-- Moi, je n'ai que treize ans.

-- À treize ans, on peut s'enrôler et servir.

-- Comment ? vous dites cela pour rire ?

-- Non, non. On peut à votre âge s'enrôler dans les bataillons qui se préparent à la guerre, et faire, sans s'en douter, plusieurs années d'exercices militaires. Croyez ce que je vous dis, je suis un vieux soldat ; je sais ce qui contribue le plus au succès des batailles.

-- C'est le canon, c'est tout clair.

-- Le canon y est pour beaucoup assurément ; néanmoins il y a deux choses qui ne font pas tant de bruit, et font souvent plus de besogne.

-- Quoi donc ?

-- Le courage et l' esprit de devoir . Du courage, vous en avez ? Hein ? En avez-vous ?

-- Bien sûr, puisque je suis Français. cependant, j'aime bien quand maman laisse sa porte ouverte la nuit.

-- Enfantillage ! cela passera.

-- Tout de même, on doit avoir peur, quand on est là, en face de l'ennemi !... mais ça ne fait rien, on va toujours.

-- Oui, le vrai courage, François, ne consiste pas dans l'insouciance du danger, ou dans les vapeurs de l'ivresse ; mais dans l'acte de la volonté qui domine de très haut l'effroi du corps et de l'esprit. Vous verrez dans l'histoire qu'un prince du dixième siècle, Garcia le Trembleur, ne pouvait, par l'effet d'un mal nerveux, revêtir son armure sans frémir de la tête aux pieds, et disait : « Mon corps tremble du péril où mon âme va le porter. »

« Oui, François, vous aurez du courage, vous serez brave ; mais le courage ne suffit pas pour bien servir son pays. D'ailleurs, ce n'est pas là ce qui manque à la France. Ce qui lui manque, c'est l' esprit de devoir . Or, le meilleur apprentissage que vous puissiez en faire, c'est de vous soumettre au règlement du collège.

-- Oh ! si vous saviez comme il est ennuyeux !

-- Je m'en rapporte à vous, et à mes souvenirs. Cependant, les hommes se soumettent ; pourquoi donc les enfants seraient-ils toujours en révolte ?

-- Mais c'est assommant d'obéir ! Au collège, les grands n'obéissent que par force, et nous voulons faire comme les grands.

-- Mon enfant, écoutez-moi bien ; vous contribuerez un jour à perdre des batailles, et à abaisser moralement votre pays, au lieu de le relever.

-- Non, non, je ne veux pas ! je ne veux pas !

-- Eh bien ! entendez-le, pour bien commander, il faut savoir obéir. Pour exiger des hommes qu'ils fassent leur devoir, il faut d'abord faire le sien. Si notre pays est dans l'humiliation, c'est parce que presque personne ne fait son devoir. Croyez-moi, enrôlez-vous dans les petits Français de bonne volonté qui apprendront la science du devoir ; et vous contribuerez à régénérer la France.

-- Eh bien, je vous crois parce que vous êtes un militaire. À la rentrée, je m'en vais tâcher de ne pas désobéir tout à fait tant. Oh ! comme ce sera difficile !

-- C'est pourtant nécessaire à la France.

-- Je ne l'aurais jamais cru... allons, il faudra que je m'y mette ! »

C'était par ces entretiens, mêlés de sérieux et d'enjouement, que le vieillard trompait ses ennuis. Une visite quotidienne à ses aimables voisines était le seul plaisir qu'il eût encore. On ne parlait, bien entendu, que de choses déplorables, néanmoins on se trouvait heureux d'en parler ensemble. Puis on causait des chères absentes, c'était un besoin du cœur. Le colonel avait passé de longues années en Afrique, sans s'être habitué à vivre loin des siens. Ne rien savoir de Mme Latour, ni d'Émilie, lui semblait le plus dur entre les duretés du temps. Il n'ignorait pas qu'elles étaient entourées chez son frère de soins et d'amitié ; cependant les rigueurs d'un siège l'effrayaient pour la santé si délicate de sa fille, et tout en ne regrettant pas le parti qu'il avait pris, il en souffrait cruellement.

Mlle de Reuilly, quoique fort triste, et un peu irritée par les multiples ennuis que causait à tous l'envahissement, occupait mieux que jamais ses journées. La rectitude de son esprit ne lui permettait pas d'accepter le décousu, fondé sur le malheur des temps. Elle faisait donc travailler les enfants autant qu'ils le voulaient, et même davantage. François prétendait qu'il étudiait deux fois plus qu'au collège, parce que, disait-il, ma tante voit tout !

Il avait raison, le petit homme. Les paresseux auraient été mal reçus de Mlle de Reuilly, qui ne perdait pas un moment. De plus, comme elle tenait tout autant que le colonel aux bonnes traditions, elle voulait qu'on jouât de tout son cœur aux récréations ; mais qu'on travaillât sérieusement, et non pas en jouant.

Mme de Verneuil, la douceur même, ne cessait de s'affliger des maux qu'elle sentait autour d'elle, et des nouvelles désespérantes qu'elle apprenait. Elle ne trouvait de repos qu'en regardant François, et en songeant qu'il n'était encore qu'un petit garçon. Quand elle entendait le colonel, ou l'enfant lui-même, en appeler dans l'avenir à la fortune de nos armes, elle touchait les cheveux blonds de son cher étourdi, et son regard maternel disait : Ne grandis pas !

Assurément, elle ne se fût jamais permis d'émettre des idées qui eussent affaibli en François le sentiment inné de dévouement au pays ; mais, par une inconséquence dont son titre de mère était la cause et l'excuse, elle ne pouvait supporter la pensée du danger pour son fils. Ennemie en principe de toute vulgarité dans le sentiment, elle disait que l'honneur de l'homme est de défendre sa patrie, que l'indifférence est une honte, et la lâcheté un crime ; mais elle aurait voulu, la pauvre femme, que pas un soldat n'eût de mère !

L'excellente Jeannette partageait la manière de voir de sa maîtresse ; cependant comme elle étendait indéfiniment les exemptions, il se trouvait que, pour défendre son pays, on ne devait avoir ni mère, ni sœur, ni femme, ni fille ; c'est pourquoi Jeannette proposait la paix toutes les fois qu'on parlait de la guerre. Sur le chapitre de la paix à tout prix, elle s'entendait avec Robinet l'Âne, qui disait lourdement après un échec : « Eh ben, puisque nous ne devions pas gagner la bataille, il aurait mieux valu ne pas se battre ; ça aurait ben mieux valu, oh oui ! ça aurait ben mieux valu ! »

S'agissait-il d'une ville rendue après d'héroïques efforts ? le bonhomme jetait cet oracle :

« Eh ben, puisqu'on ne pouvait pas les empêcher d'entrer un jour ou l'autre, il aurait mieux valu les laisser entrer tout de suite ; ça aurait ben mieux valu ; oh oui ! ça aurait ben mieux valu ! »

Quand le malheureux brigadier entendait ces vulgaires sottises, il était sur le point de s'arracher les cheveux, faute de pouvoir arracher ceux de Robinet l'Âne. Mais pourquoi lui en vouloir ? Le surnom qu'il portait fièrement depuis l'enfance, et qu'il avait toujours mérité, devait lui faire pardonner de n'être pas à la hauteur des événements.

Ce qu'il voyait de principal dans le fait de la guerre, c'était que les Prussiens lui avaient perdu sa bêche et cassé des sabots tout neufs. Ceci, il le comprenait fort bien, et le reste fort mal. Un peu plus ou un peu moins de dignité, une carte de France comme ceci ou comme cela, un grand peuple souffrant d'une pression qui l'insulte et le nargue, ces choses étaient beaucoup moins palpables que la bêche perdue et les sabots cassés... et encore ils étaient neufs !

XII -- Au château des rats

Si le seigneur du château des rats passait son temps à thésauriser, à vivre de privations, et à avoir peur de son ombre, on se figure quelles avaient dû être ses angoisses pendant la guerre et pendant l'occupation ! Selon lui, l'occupation était pire que la guerre. Pendant la guerre on se tue, mais ceci regarde les militaires, et au bout du compte, disait-il, c'est leur métier . Mais pendant l'occupation, on perd toutes ses affaires ! quelle différence !

Aussi le pauvre homme avait-il séché sur pied, et comptait-il sécher encore, jusqu'à ce qu'il n'eût plus que la peau et les os. Le seul aspect de sa triste maison avait attiré l'attention des envahisseurs, et, ne trouvant dans ses compatriotes aucun appui moral, il avait dû subir, sans protection et sans adoucissement, l'arbitraire dans toute son injustice et toute sa persistance.

On avait commencé par se demander si l'on pourrait loger des hommes dans cette masure, et l'on avait conclu que c'était très bien pour des chevaux. Donc, l'ancienne buanderie, dont M. Quartier avait imaginé de faire à la fois sa salle à manger et son salon, était devenue, à force de cumuler les emplois, une écurie, comme la cuisine qui lui faisait vis-à-vis. Le maître de céans avait la ressource d'entendre les chevaux hennir et piaffer, car il couchait forcément au-dessus.

Qui était digne de compassion ? c'était la douce et innocente Miriam. De grossiers soldats avaient d'abord pris son mutisme et sa surdité pour de l'entêtement, et l'avaient menacée de la battre. Alors le brigadier était intervenu, achevant, par ses emportements, de perdre la situation.

C'était Mme de Verneuil qui, avec sa grande douceur, avait su résister à ces insolents ; mais pour épargner à la muette toute insulte à l'avenir, elle avait demandé à son maître, lui adressant la parole pour la première fois, de vouloir bien permettre à la pauvre fille de passer les nuits dans sa propre maison, et tout près d'elle. Le vieux monsieur avait fait quelques difficultés, alléguant que... enfin, puisqu'elle était sa servante, elle devait être à ses ordres jour et nuit. En habile intermédiaire, Mme de Verneuil ayant ajouté que la muette prendrait avec Jeannette son repas du matin, cet argument triompha de l'opposition, car un sou de lait et un sou de lait font deux sous de lait, sans compter le pain !

La muette entrait donc tous les soirs sous ce toit protecteur ; elle avait apporté, dans le cabinet où il lui était donné de dormir paisiblement, son ange gardien. Là, du moins, cette chère image était à l'abri de la brutalité, car la maison de Mme de Verneuil était respectée à cause de la bonté de la veuve, et de la fermeté de Mlle de Reuilly, qui eût fait le sapeur à l'occasion. Ces dames avaient remarqué avec grand intérêt le nom de Miriam au bas de l'image, et depuis lors on appelait ainsi la muette quand on parlait d'elle en famille. Marie-Aimée se plaisait à redire ce doux nom, surtout depuis que sa tante lui avait appris que c'était le nom hébreu de la sainte Vierge.

Du matin au soir, M. Quartier allait et venait dans sa cour, dans sa maison, dans son grenier, et même dans son jardin ; car, étant tombé de Charybde en Scylla, et trouvant que Scylla était pire que Charybde, il ne redoutait plus autant son voisinage. Hélas ! le pauvre homme ne se donnait tant de mouvement que pour constater les dégâts, il n'en évitait aucun.

On lui avait mangé ses poules, en dépit de leur maigreur, seule chance de salut qui leur restât. On lui avait volé ses noix, ses poires, et son raisin. Tout cela le révoltait comme tout le monde ; mais ce qui le minait, ce qui mettait réellement ses jours en danger, c'était la mortelle inquiétude que lui causait ce malheureux argent dont il n'avait pas joui, et qu'il gardait comme dans une ménagerie on garde un reptile rare et curieux, auquel il ne faut pas toucher.

M. Quartier savait bien qu'une cachette dans l'épaisseur d'un mur ne signifie rien, quand on a affaire à des chercheurs que l'avidité rend patients. Il avait donc pris soin de retirer ses valeurs de tous les trous mystérieux où elles étaient ensevelies, et les avait semées en cent endroits plus mystérieux encore, n'ayant que la nuit pour témoin et -- comme a dit un poète -- sa malice pour lanterne.

Cependant, l'œil noir et fin de la muette avait suivi, non sans étonnement, ces allées et venues dans l'ombre. Elle s'était demandé ce qui pouvait porter son vieux maître à se promener plutôt qu'à dormir selon la coutume, et d'où venait cette agitation fébrile qu'elle remarquait en lui depuis quelque temps. Ceci se passait bien entendu au moment où l'approche des ennemis se faisait pressentir ; mais la pauvre fille, qui n'avait pas la moindre idée de la guerre, gardait sa placidité. Elle ne conçut de l'inquiétude que lorsqu'elle vit des lignes noires sillonner la plaine. Alors seulement elle comprit qu'un grand malheur tombait sur le village. Jusque-là, elle n'avait pas attribué à la frayeur l'état d'agitation où elle voyait son maître. Elle le croyait malade, et cherchait à lui rendre tous les services qui étaient en son pouvoir ; mais l'irascibilité du vieillard redoublant, elle avait fini par oser à peine se trouver sur son passage quand il n'y avait pas nécessité absolue.

Tant qu'il ne fut question que du danger de la patrie, l'avare prit son parti en brave ; mais quand l'ennemi fut logé dans sa propre maison et eut mangé ses poules, il trouva tout à coup que la France touchait à sa ruine, et jugea que rien au monde ne pourrait jamais la relever. Ce n'était pas à cet homme, dominé par une passion basse, qu'il fallait demander l'espérance. Non, il avait décidé que la France n'existait pour ainsi dire plus, puisqu'on en venait à lui manger ses poules, à son nez, à sa barbe ! C'était une situation comme on n'en avait point vu depuis nos quatorze cents ans de monarchie ; on était perdu, mais perdu sans ressource ; et le bonhomme se fût fâché si l'on eût eu l'impertinence de lui dire que, Dieu aidant, en peu d'années il n'y paraîtrait plus.

Qui le croirait ? Dans sa honteuse misère, M. Quartier craignait encore de passer pour un homme riche. Son chapeau de paille, le même depuis cinq ans, était cependant bien laid ; ses souliers jaunes, suffisamment percés ; sa vieille vareuse trouée au coude, d'une façon beaucoup moins intéressante que le pourpoint d'Henri IV. C'est égal, il avait encore peur, et faisait signe à la muette de fermer la porte quand elle mettait sur le gril les deux fameuses saucisses !...

En tout temps, M. Quartier avait supporté très patiemment les privations ; à présent il se refusait le nécessaire afin d'avoir l'air d'un pauvre, car il pensait, contrairement au proverbe, qu'il vaut toujours mieux faire pitié qu'envie.

Il ne fit ni l'un, ni l'autre : on se moqua de lui, ce fut tout. On jeta dans le feu ses chaises cassées qui croyaient vivre encore quinze ans ; on couvrit un cheval avec sa propre couverture, feignant de se tromper, et le cheval lui-même y fut pris. Le propriétaire allait de ses chaises à sa couverture, regrettant de ne savoir dire qu'en français les inutiles injures dont il accablait les insolents.

De fureur en fureur, M. Quartier devint pâle, jaune, livide. Il ne mangeait plus, les jours de rôti, qu'une demi-saucisse ! La muette pensa avec raison qu'il était fort malade et le plaignit, car elle était vraiment bonne.

Non seulement M. Quartier, bloqué de tous côtés, ne se sentait plus maître chez lui ; non seulement il était dévoré d'inquiétude au sujet de ses valeurs cachées, mais encore, ainsi que cela s'est vu fréquemment dans l'histoire, les divisions intestines achevaient de miner sa puissance.

La masure, dans laquelle il végétait depuis tant d'années, s'était ouverte en maint endroit, sans qu'il se fût jamais mis en peine de la réparer, vu son horreur pour la truelle. Il était donc advenu que, à l'imitation de Rome naissante, cette masure avait servi d'asile à tout ce qui n'en avait point. Beaucoup de rats, se trouvant dans ce cas, s'étaient arrangé des appartements convenables, et tout allait bien.

Quand la maison eut été envahie, une panique épouvantable se répandit en une nuit, et tous les rats quittèrent tumultueusement leurs foyers Qu'on juge de l'embarras du Romulus ! Il eut beau tendre un piège à droite, un piège à gauche, il en aurait fallu partout. On grignotait, on trottait, on rongeait les portes, les caisses et les vieux habits de Monsieur qui ne savait plus à quel rat entendre ! Enfin, il en avait jusque dans sa paillasse !...

Leur impudence était étrange. Chassés, maudits, insultés tous les jours, ils ne voulaient pas lâcher prise, et, pour quelques étourneaux qui se laissaient prendre, il y en avait dix qui descendaient tout exprès pour danser des rondes autour du vieux célibataire ! Entre ses valeurs, les Prussiens et les rats, le bonhomme était toujours sur le point de perdre la tête.

XIII -- Un malheureux

La lutte va finir, et pourtant les derniers combats ont fait de nouvelles victimes.

Un jeune homme est couché sur la terre dure et froide, il est blessé ; les ténèbres l'enveloppent, il attend... qui viendra ? la mort ou le secours ? Son existence dépend du premier qui passera. Il ne souffre plus, c'est l'évanouissement, c'est presque la mort.

Un bruit de pas... on s'approche. Des hommes portant une civière s'arrêtent ; ils relèvent le malheureux, et le conduisent à l'ambulance la plus voisine, tout près du village des Ormes. On ne lui fera pas de mal. Au contraire, on lui fera du bien, car dans leurs conventions étranges, les nations se sont fait des heures de sang et des heures de pitié ; ceux qui le traitaient hier en ennemi l'entourent et le soignent.

Qu'elle fut amère, l'heure où, revenu à lui-même, le blessé comprit son isolement ! Que faire ? Attendre et se taire. Il se demandait, tant il était malheureux, comment il pouvait tenir à la vie. Et pourtant désirer mourir eût été une lâcheté, car sa mère lui avait dit souvent : « Il ne faut pas désirer mourir tant qu'il nous reste à remplir un devoir. »

Où donc était pour lui le devoir ?

Son pays fléchissait. De la main de Dieu trois fléaux étaient tombés sur la France : l'aveuglement, la guerre, la maladie. Les hommes y avaient ajouté la légèreté et cet impardonnable orgueil qui précède l'abaissement des nations, comme celui des individus.

La nuit, pendant que le pauvre sergent souffrait, sa mère apparaissait sous la forme du souvenir. Elle avait cette physionomie tranquille que son fils aimait tant ! Elle venait sans bruit s'asseoir au pied du lit de son cher enfant, le couvrait de son regard maternel, et murmurait pour lui seul ces paroles :

« Sévère, écoute... Si tu les entends dire que la France est perdue, ne les crois pas. Non, ce n'est pas la mort, c'est le châtiment. Elle se relèvera quand, rejetant ses négations, détestant ses blasphèmes, elle travaillera, par chacun de ses fils éclairés , à son amélioration morale, et non pas seulement à l'accroissement de son bien-être matériel. Toi aussi, mon fils, tu peux refaire ton pays. Vois ces basiliques dont nos pères ont couvert le sol ; comment se sont-elles élevées ?... Chacun apportait une pierre. Va, travaille ! travaille ! Ne désespère jamais de ton pays ? Si la France est coupable, repens-toi, car, dans les calices amers, chacun dépose sa goutte de fiel, et doit une expiation. Si elle est malheureuse, ne la laisse pas mourir sous ses larmes ! Ses vrais remparts, ce sont vos courages, vos poitrines ; et s'il vous a été donné, jeunes hommes, la hardiesse au regard et au cœur, c'est parce que vous avez en garde le pays. Espérance ! »

Ainsi la mère, par la puissance du souvenir, retrempait l'âme de son fils.

Celui-ci voulait le bien et savait que le salut d'un peuple vient du ciel ; mais il y avait quelque chose en lui qui arrêtait son élan et s'opposait au bien. Un sentiment mauvais l'avait séparé, depuis quelques années, des traditions pratiques de la vie chrétienne. Ouvrant son cœur à l'aigreur, à l'amertume, à la haine, il avait conservé sans doute la foi de sa mère ; mais cette foi morte, sans soumission aux préceptes, sans recours aux sacrements, ne le rendait-elle pas plus coupable !

Cependant la souffrance dans le corps et dans l'âme venait à lui pour le rapprocher de Dieu ; mais il ne le comprenait pas encore.

Seul au milieu d'étrangers, passant des jours plus tristes que les nuits, Sévère se consumait comme l'huile d'une lampe oubliée. Il ne se plaignait pas. À qui se plaindre ? D'ailleurs, il ne souhaitait rien. C'était la vie qui allait lui manquer. Qu'importe ? Il ne laisserait de vide à aucun foyer. Qu'était-il ? un chiffre dans un grand nombre. On effacerait le chiffre, et tout serait dit.

Plusieurs semaines se passèrent ainsi dans des angoisses déchirantes. Le jeune sergent, bien qu'il fût presque guéri de sa blessure, ne reprenait pas de force. Son amaigrissement était visible, une pâleur livide couvrait ses joues, et ses yeux s'éteignaient sous la tristesse.

Il n'ignorait pas que l'ambulance était voisine du village des Ormes ; mais ce nom ne lui rappelait qu'une suite de douleurs. C'était là qu'elle avait eu froid, sa pauvre mère ! là qu'on l'avait repoussée. C'était encore là que vivait l'homme qu'il détestait.

Mme de Verneuil, il est vrai, avait témoigné le plus touchant intérêt à Mme Bellerive ; mais il y avait de cela plusieurs années. Habitait-elle encore les Ormes ? Se souvenait-elle seulement de lui ? D'ailleurs, sans famille, sans fortune, pouvait-il chercher à se mettre en rapport avec elle ? à s'imposer pour ainsi dire à une étrangère qu'il avait vue pendant une heure ? Non, il fallait souffrir seul, et jusqu'à la fin.

Et pourtant, une douce figure dominait ces tristes images du passé. Sévère n'avait jamais perdu la mémoire de la muette. Cette fille étrange était restée devant lui avec sa candeur, son sourire d'enfant, et ses larmes tombant sur les mains de Mme Bellerive. Il l'avait revue souvent en lui-même pendant les années passées à l'armée d'Afrique ; et, depuis qu'il avait été frappé sur le champ de bataille, il la retrouvait plus souvent encore, dans cette partie du souvenir où les cœurs délicats conservent les impressions profondes.

Comme il avait regardé de près l'image de la pauvre fille, il savait qu'elle se nommait Miriam, et l'appelait ainsi dans sa pensée, convaincu qu'il ne la reverrait jamais.

« Cette enfant me sauverait bien si elle le pouvait, se répétait-il sans cesse. Quel cœur ! Et comme ses yeux sont compatissants ! »

Puis il songeait que la muette n'était pas en position d'être utile à quelqu'un. Il fallait être au plus bas degré de l'échelle pour servir un tel maître ! Le malade reconstruisait par l'imagination la petite chambre de Miriam, ce lit si pauvre où s'était reposée sa mère évanouie, ces murailles nues et froides, et cet ensemble misérable qui servait d'encadrement à la triste existence de la jeune fille.

Sévère, comme tous les infortunés, faisait des châteaux en Espagne. Il se disait qu'il y aurait du bonheur à retirer de cette affreuse masure l'enfant bénie qui avait pleuré sur une inconnue ; on lui ferait une vie douce, tranquille, où de faciles travaux l'occuperaient, sans ajouter la fatigue et l'ennui à toutes les amertumes nées de sa double infirmité... Mais ce n'était pas lui qui jamais soulèverait son fardeau ; il n'était que trop accablé sous le poids de ses dernières épreuves. Dans ces rêves de malade, Miriam lui semblait un génie secourable veillant de loin sur lui. Il se plaisait à croire qu'il était parfois l'objet de sa prière, et que, l'ayant vu inquiet, troublé, elle ne l'oubliait pas. Le cercle de sa vie était si restreint qu'elle devait garder longtemps les émotions de l'âme ; Sévère le pensait et ne se trompait pas.

Depuis que Mme Bellerive était entrée dans son triste réduit, ce réduit s'était transformé à ses yeux ; elle y vivait avec le souvenir de ceux qu'elle avait secourus, et le joli cadre entourant son image, était pour elle une sorte de témoin d'une rencontre qui avait frappé vivement ses yeux et son cœur.

Quand Mme de Verneuil avait eu appris la mort de Mme Bellerive, elle avait tâché de lui faire comprendre par signes qu'il était arrivé un grand malheur aux étrangers, et à force de patience, elle y était parvenue, car la petite servante avait eu des larmes dans les yeux, montrant le ciel, et joignant les mains.

Depuis lors, Miriam plaignait l'inconnu par instinct ; ne sachant pas bien ce que c'est qu'une mère, mais jugeant que ce doit être le meilleur des biens de ce monde. Elle était si loin d'oublier que, quand elle priait son bon ange de l'aider, pauvre fille, elle lui demandait naïvement d'être aussi l'ami de cette âme jeune et triste, qui n'avait plus sa mère !

Le jeune homme, dans sa détresse, était donc moins seul qu'il ne le croyait. S'il avait cessé de prier, lui, une autre faisait sa prière, et lui obtenait ce qu'il ne demandait pas, la grâce du secours, la grâce du pardon. Il ne le savait pas ; et pourtant, quelque chose de pareil l'empêchait d'oublier le pâle visage de l'enfant, et, sans qu'il s'en rendît compte, il espérait en Miriam comme un naufragé espère en un point à peine visible qu'il aperçoit à l'horizon.

Un soir, c'était pendant les sombres jours de la Commune, M. Quartier vint à savoir que, à deux kilomètres des Ormes, et non loin de l'ambulance des Prussiens, on vendait des denrées à prix réduit. Tout calculé, il se trouvait qu'en y envoyant la muette, dont les forces et l'intelligence s'étaient développées depuis quatre ans, il gagnerait au moins deux sous sur une livre de beurre, et le double sur un kilo de lentilles ! !... Il résolut de réaliser ce bénéfice. La muette connaissait le chemin. Toutefois, on eut besoin de force pantomimes pour lui faire entendre la chose ; M. Quartier ne craignait point sa peine ; il se servit pour sa démonstration d'un morceau de beurre, d'une poignée de lentilles, et de quelques sous. Le tout fut combiné de telle sorte, que l'œil fin de la petite servante affirma, par une lueur subite, qu'elle comprenait l'opération ; et le lendemain, par un beau soleil, on la vit prendre le sentier qui coupait la luzerne, et menait du côté de l'ambulance. Seule et jeune, elle risquait d'être insultée ; son vieux maître n'y avait pas même pensé... cela faisait six sous d'économie ; six sous !

Elle partit, la pauvrette, et les violettes des champs s'offraient à son passage comme des amies, pour reposer sa pensée. Elle s'en fit un bouquet qu'elle croyait garder pour elle, mais ces fleurs que sa main cueillait étaient destinées par la Providence à un malheureux.

En passant devant l'ambulance, elle pressait le pas, car il y avait de tous côtés des soldats qui la regardaient, et elle avait une secrète frayeur depuis que, au commencement de l'occupation, l'un d'eux avait voulu la battre. Tout à coup la petite servante aperçut un malade qui, appuyé sur deux béquilles, essayait tristement ses forces tout au bord du chemin. Il était grand et pâle. Ses yeux rencontrèrent ceux de la muette... elle s'arrêta court, et poussa un petit cri aigu, le seul qui, en elle, traduisit la surprise. Sous cet habit, et sous cette pâleur, elle l'avait reconnu. Lui aussi la reconnaissait, bien qu'elle eût grandi, et le doux nom de Miriam s'était échappé de ses lèvres, quoiqu'il sût qu'elle ne pouvait l'entendre.

La pauvre fille demeurait interdite. Ce qu'elle pensait se lisait dans ses yeux innocents : la joie de revoir l'étranger, la peine de le retrouver en cet état, le désir de lui faire du bien, le regret de ne pas le pouvoir.

Oui, c'était tout cela que disaient ses grands yeux et son calme sourire. Son cœur parlait malgré le sens qui lui faisait défaut. Le jeune Bellerive la comprenait si bien qu'il se trouvait déjà moins malheureux. La muette lui montrait des champs lointains, dans la direction des Ormes, et touchant la main du sergent, elle faisait semblant de vouloir l'emmener avec elle ; puis haussant les épaules, elle paraissait se moquer de sa propre impuissance. Enfin elle regardait le ciel ; c'était là qu'elle cherchait toujours ce qui lui manquait sur la terre.

Ne sachant que faire pour le pauvre blessé, Miriam lui donna ses violettes, car c'était tout ce qu'elle avait. Sévère les accepta avec plaisir et gratitude ; puis l'humble fille s'en alla, lui faisant la révérence et lui disant par son franc sourire : « Je reviendrai. »

De retour au logis, la muette saisit la première occasion pour aller trouver Mme de Verneuil, et tâcher de lui faire entendre sa pensée. Ce fut bien long, bien difficile. Ni l'une ni l'autre ne se découragèrent. Enfin, Miriam ayant fait comprendre, au moyen des lentilles vendues au rabais, qu'elle avait passé devant l'ambulance, Mme de Verneuil, s'aidant de son entourage, finit par juger qu'il devait être question d'un malade. Voyant la pauvre petite faire semblant de boiter, s'appuyer sur un bâton, pencher la tête sur l'épaule et prendre un air bien triste, on conclut qu'un blessé avait excité sa compassion, et qu'elle essayait de la faire partager aux autres.

Dès le soir on raconta la chose au colonel, qui répondit tout net : « Ma foi, je n'y comprends rien. Toutes ces pantomimes-là ne me disent pas grand-chose, je vous l'avoue. »

Mais comme l'imagination des femmes est beaucoup plus expéditive que celle des hommes, Mme de Verneuil se figurait que le blessé était français ; Mme Latour affirmait qu'il était intéressant puisqu'il avait frappé la muette ; Émilie assurait qu'il était sans famille et qu'il manquait d'argent ; quant à Marie-Aimée, elle demandait qu'on allât le chercher pour le soigner et le consoler ; la bonne petite offrait sa chambre, et disait du fond de son cœur qu'elle coucherait n'importe où. Les choses allaient si vite que ni le colonel, ni Mlle de Reuilly ne trouvaient le temps de parler raison.

Il fut donc convenu que si la phalange féminine avait deviné juste, on ferait tout simplement ce qu'avait dit Marie-Aimée.

Les femmes avaient beau s'empresser, il était de toute nécessité d'emmener la muette pour qu'elle expliquât sur les lieux sa pensée. Or, il fallait que M. Quartier eût encore besoin de beurre ou de lentilles, et certes les provisions ne s'épuisaient pas facilement au château des rats ! Enfin, heureusement, il tourna de fromage, car le bonhomme avait ouï dire que là-bas, on le vendait presque pour rien , grâce à certaines malversations, à certains trafics fort peu réguliers..., là n'était pas la question ; le fromage était moins cher.

La muette s'en alla donc, cueillant encore des violettes. Le colonel et Mme de Verneuil la rejoignirent par un autre sentier, et l'on arriva devant l'ambulance.

Le sergent Bellerive était toujours là, profitant d'un pâle rayon de soleil ; mais il n'avait pas recouvré de forces ; au contraire, il semblait comme affaissé sous le poids de l'abandon.

Au premier coup d'œil, le colonel dit tout bas à Mme de Yerneuil :

« C'est un Français, mais c'est un homme perdu.

-- Si nous le prenions, répondit-elle, ce malheureux mourrait consolé ! »

Au bruit des pas de ces trois personnes, le sergent releva la tête et vit Miriam. Sa pâleur s'anima, il sourit à la pauvre fille, qui s'en alla tout droit lui donner ses violettes et lui faire la révérence, car elle se croyait toujours la petite servante de tout le monde.

Lorsque Bellerive aperçut Mme de Yerneuil, il lui sembla l'avoir vue déjà ; mais l'impression en était à demi-effacée ; ce qu'il savait c'est qu'elle venait à lui, guidée par Miriam. Quant au colonel, il ne le connaissait point, mais devinait cette nature expansive, pleine de rondeur et de bonté.

La muette se tenait humblement en arrière et les regardait tous, reportant de l'un à l'autre son œil confiant et bon. Le colonel serra la main du jeune homme, avec tout l'intérêt dû à un compatriote entouré d'étrangers.

Mme de Verneuil était immobile, et comme indécise. Cependant, lorsqu'elle vit le triste sourire de Sévère, et qu'elle l'entendit parler, elle se rappela subitement la voyageuse évanouie, et pensa que ce jeune homme devait être son fils. Sans aucun préambule, elle dit avec la résolution des cœurs très dévoués : « Voulez-vous venir chez moi ? nous vous soignerons, et vous serez bientôt rétabli. »

Le sergent ne sut que répondre. Le malheur rend timide. Une larme brilla dans ses yeux tristes, et il la laissa tomber sans détourner son regard de celle qui avait dit :

« Voulez-vous venir chez moi ? »

Le colonel se mit en devoir de faire les démarches nécessaires pour emmener le jeune Français à qui il demanda son nom.

« Sévère Bellerive. »

À ce nom qui confirmait ses souvenirs, Mme de Verneuil lui tendit la main comme à un ami retrouvé, et en deux minutes on dit tout ce qu'il fallait dire. La muette comprenait ce qui se passait ; il semblait qu'elle fût sur le point de parler, tant rayonnait sa douce intelligence.

La demande du colonel fut accueillie sans difficulté. L'ambulance était encombrée, un air méphitique y régnait. On convint de tout, et le soir même, le colonel revint seul en voiture chercher le jeune sergent.

Aux Ormes, il y avait eu un commencement de dispute. Mme de Verneuil tenait à donner l'hospitalité au jeune Bellerive ; le colonel objectait que les soins du brigadier lui seraient utiles ; Mme Latour voulait du moins lui tenir compagnie. Après quelques débats, il avait été arrêté que l'habitation du colonel, étant encore occupée par les Allemands, le blessé entrerait chez Mme de Verneuil ; que Mlle de Reuilly, si dévouée sous son apparente froideur, lui céderait sa chambre, et que tout le monde le servirait, ayant recours au brigadier si le malade réclamait les forces d'un homme.

En quelques heures, tout fut organisé.

Le soir, le fils de Mme Bellerive se voyait entouré, non plus d'étrangers, mais d'amis. La douce Miriam, heureuse d'avoir été encore une fois l'instrument de la Providence, s'endormait plus calme et plus soumise que jamais. On se rappelle que depuis l'occupation, elle rentrait chaque soir chez Mme de Verneuil pour passer la nuit. C'est à cette circonstance qu'elle dut de servir le malade, et de lui être souvent une consolation par le seul aspect de son doux et calme visage.

Cette enfant, c'était comme une étoile dans la sombre vie de Sévère ; il ne l'avait jamais perdue de vue, et sentait bien qu'à sa lumière il ne pouvait plus s'égarer. Miriam, c'était une âme dans un corps infirme, et cette âme ressemblait aux anges.

XIV -- Encore des épinards

« Ah ! j'espère qu'en voilà ! Qui aurait pu se douter de ça ? Hein, mon pauvre Robinet ?

-- Je m'en doutais ben, moi.

-- Vous avez donc fièrement d'esprit, sans que ça paraisse ?

-- Dame, faut croire ; on disait pourtant que non.

-- Comment ? vous vous en doutiez ?

-- Non seulement je m'en doutais, mais j'en étais sûr. Il n'y a rien qui donne comme l'épinard, surtout quand il pleut.

-- Ah ! vous parlez des épinards ? Moi, je parlais des événements.

-- Des événements ? Quels événements ?

-- Quels événements ! Ne dirait-on pas que vous venez de la lune ?

-- De la lune ! Comment de la lune ?

-- Voyons, n'y a-t-il pas eu assez d'événements, depuis sept ou huit mois ?

-- Ah ! les événements ! Bon ! bon ! j'y suis. C'est que je n'y étais pas ; excusez, mamselle Jeannette. Ah ! oui, en effet, je crois ben qu'il y en a eu, des événements !

-- C'est incroyable ! Quelquefois il me semble que j'ai fait un mauvais rêve.

-- Ah non ! ce n'est pas un rêve, malheureusement. Il aurait ben mieux valu faire un mauvais rêve ; oh oui ! ça aurait ben mieux valu !

-- Pour ça, c'est clair. Mais c'est qu'on était joliment éveillé avec toutes leurs canonnades.

-- Ah dame ! le canon, ça fait du tapage. Ah oui ! ça fait ben du tapage.

-- Je me rappelle que j'étais là, l'année dernière, au mois de septembre, tout comme aujourd'hui, à cueillir des épinards. Vous, vous bêchiez, et Ursule était de l'autre côté de la haie On parlait de la guerre ; ce n'était encore que le commencement. Depuis ce temps-là, en a-t-on vu de toutes les couleurs ! Ah ! certes, on ne se doutait pas de tout ce qui nous pendait à l'oreille !

-- À l'oreille, répéta Robinet l'Âne, en y mettant un point final, car il ne voulait pas demander l'explication de toutes les métaphores de Jeannette.

-- Et voilà, mon pauvre Robinet, que, juste au moment où l'on commençait à respirer, un tas de brigands se mettent à faire les cent coups dans Paris. Ah ! si je les tenais !

-- Et moi aussi !

-- Voyez-vous ? cette Commune, c'est pire que tout.

-- Pire que tout, c'est vrai, mamselle Jeannette. M'est avis qu'on devrait tâcher d'éviter ces choses-là ; ça vaudrait ben mieux. Ah oui ! ça vaudrait ben mieux.

-- Sans doute. Enfin, heureusement que personne de nous ne s'est trouvé dans Paris. Mme Latour et sa demoiselle étaient revenues ; on a passé son temps comme à l'ordinaire, sauf l'inquiétude. Nos enfants apprenaient leurs leçons ; moi, je faisais mon ouvrage, et ces dames soignent le pauvre militaire.

-- Un militaire ? Il y a donc un militaire dans la famille ?

-- Vous savez bien, Robinet, ce pauvre blessé français qui se mourait à l'ambulance, et que Mme de Verneuil a pris chez elle ?

-- Ah ! le sergent ? Bon ! bon ! j'y suis. Je n'y étais pas. Eh ben, va-t-il mieux ?

-- Dame, il va mieux en ce que... il devrait être mort, et il ne l'est pas.

-- Eh ben, c'est déjà une bonne chose, mamselle Jeannette. Ça prouve qu'il guérira peut-être ; tandis que s'il était mort, ça prouverait qu'il n'y aurait plus de remède.

-- Je le sais bien. Cependant, je crois que le médecin n'en répond pas. Il n'allait pas mal, la fièvre l'avait quitté ; on lui avait rendu ses béquilles, on était content. Il descend pour la première fois au jardin, c'était mercredi... attendez... Qu'est-ce que je dis donc ? c'était jeudi, car la muette était là qui étendait sa petite lessive. Il descend au jardin, il se promène un moment dans l'allée du milieu, il aperçoit M. Quartier... Pan ! le voilà qui se trouve mal ! Faut croire que c'est le grand air.

-- Ah ! ce pauvre monsieur ! Voyez-vous, mamselle Jeannette, une autre fois il ne faudra pas lui laisser prendre l'air du tout, du tout, ça vaudra ben mieux. Oh oui ! ça vaudra ben mieux !

-- On ne peut cependant pas l'étouffer.

-- Je ne vous dis pas, mamselle Jeannette ; mais quand on se trouve mal, voyez-vous, ça n'est jamais une bonne chose.

-- Je le pense bien. Enfin, nous n'en sommes pas à le faire sortir. La fièvre est revenue, le médecin dit que c'est une rechute, et qu'il faut les plus grandes précautions.

-- Une rechute ? Comment ? est-ce que sa jambe se recasse ?

-- Mais non ; sa jambe est presque guérie. C'est la maladie qui revient : une fièvre de cheval !

-- De cheval ? Ah ! tant pis ! si c'est de cheval, c'est un grand malheur pour un homme ! »

Robinet l'Âne roulait dans sa tête quelque nouvelle bêtise pour la servir à Jeannette, lorsqu'elle reprit :

« Le pauvre jeune homme, il était si content, l'autre jour, d'aller un peu respirer !

-- Oui, mais il aurait ben mieux valu ne pas respirer. Il paraît que c'est très mauvais, le bon air.

-- Allons donc ! vous plaisantez, Robinet ?

-- Non, non, je ne plaisante pas, mamselle Jeannette, c'est très malsain, à ce qu'on dit.

-- Ah ! on dit tant de bêtises ! Moi, je crois que ce n'est pas l'air qui a fait du mal à ce pauvre monsieur ; c'est plutôt le chagrin. Il a l'air triste ! triste !... comme un bonnet de nuit...

-- Comme un ?...

-- Bonnet de nuit », répéta Jeannette.

Robinet l'Âne demeura coi. Il ne comprenait jamais quand on parlait clairement, à plus forte raison quand Jeannette se lançait dans les fleurs de rhétorique à son usage.

« Mamselle Jeannette, pourquoi dites-vous qu'un bonnet de nuit... » La pluie qui survint, et fit partir les interlocuteurs, empêcha d'entendre le reste. On n'y perdit pas grand-chose.

XV -- L'aveu du sergent

Ceux qui croyaient le jeune Bellerive plus malade ne se trompaient pas. La convalescence s'était subitement arrêtée, et l'on redoutait une crise.

Assurément les soins ne lui avaient pas manqué. Il en avait été comblé. Le bon colonel s'était attaché à lui d'une façon toute particulière. La nature expansive de cet aimable vieillard, triomphant de la nature concentrée du jeune homme, celui-ci avait fini par causer librement, et laisser voir tout ce qu'il y avait d'élevé dans son caractère. Il en était résulté une sincère estime du côté du vieillard, qui se plaisait à reconnaître dans son jeune ami les sentiments de bravoure et de patriotisme qu'il aurait voulu rencontrer partout.

Le brigadier, toujours furieux, ne se calmait qu'en maudissant les Prussiens. Ce qu'il aimait en M. Bellerive, c'est qu'on pouvait parler sur ce chapitre sans être interrompu, et surtout assaisonner ses récits de tous les gros jurons qu'il avait fallu rayer du dictionnaire depuis qu'on était au service de Mme Latour.

Chacun avait rempli de son mieux les devoirs de l'hospitalité. Mme de Verneuil s'entendait à tourner autour d'un malade sans faire de bruit, à lui ménager des adoucissements, à lui trouver des positions meilleures. Mlle de Reuilly était la ressource dans les difficultés ; rien ne l'embarrassait ; elle avait moins de charme que sa sœur, mais plus de tête. On s'en rapportait souvent à son jugement et à son expérience. Sévère l'appelait le docteur de Reuilly.

Mme Latour, si bonne, si maternelle, remplissait admirablement le rôle de consolatrice ; elle allait presque tous les jours passer une heure près du malade, et il avait pour elle un sentiment de confiance qu'il ne sentait pour personne. Émilie venait quelquefois conduire où chercher sa mère. Elle était sérieuse, un peu froide ; néanmoins sa froideur accusait, non la sécheresse, mais la timidité. Sévère osait à peine lui adresser la parole ; c'était la seule habitante des Ormes avec laquelle il ne se sentît pas parfaitement à l'aise.

Une gentille personne qui le mettait bien à l'aise, c'était Marie-Aimée. Elle n'avait de l'adolescence que la taille svelte et gracieuse, mais c'était encore une enfant par le caractère, la gaieté, la naïveté. Aussi s'était-elle constituée, comme elle disait, « garde-malade pour rire ». Aux heures où Mme de Verneuil était dans la chambre du blessé, elle arrivait quelquefois suivie de l'indispensable Fly, et lui faisait faire l'exercice et autres gentillesses. Bellerive se laissait volontiers distraire par l'aimable enfant ; il jouait avec son petit chien, et Marie-Aimée n'était jamais plus contente que quand elle pouvait dire le soir :

« Maman, avez-vous vu comme il a ri ? Fly lui a fait du bien. »

Ainsi, tous ces bons cœurs payaient leur tribut, et s'entendaient à exercer l'hospitalité de la manière la plus large et la plus vraie.

Hélas ! tout avait changé d'aspect. Depuis quelques jours, le malade ne se levait plus. Le médecin s'étonnait devant des symptômes inattendus. Sévère était silencieux, agité, inquiet ; Mlle de Reuilly avait passé une partie de la nuit près de sa triste couche. L'œil ardent, les lèvres brûlantes, il redevenait malheureux, comme aux plus mauvais jours. On ne savait à quoi attribuer cette rechute, bien que Marie-Aimée répétât, sans comprendre elle-même la portée de ses paroles :

« C'est depuis que M. Bellerive a vu M. Quartier par-dessus la haie qu'il est retombé malade. »

Mme de Verneuil commençait à s'effrayer. Toute la journée se passa dans l'inquiétude. Le colonel était péniblement préoccupé de ce jeune homme, qu'on n'appelait plus un étranger. Il avait même dit à sa fille qu'on se faisait illusion ; mais que le docteur considérait le jeune sergent comme un homme en danger.

Mme Latour, si compatissante, souffrait de ne pouvoir le secourir comme les autres le faisaient, par des soins matériels ; mais en réalité elle lui avait été très utile jusqu'alors par ses entretiens pleins d'intérêt et d'amitié. Depuis la grave rechute qui mettait en question l'existence du jeune militaire, Mme Latour redoublait de sollicitude.

Ce soir-là, toute remuée de ce que lui avait dit son père, elle se fit conduire au chevet du malade. La parole était ferme, la tête encore libre ; mais on craignait un transport. Soulevé sur sa couche, il regardait cette femme, d'un aspect touchant, s'approcher les paupières baissées, les bras étendus, comme une victime soumise au sacrifice. La voir était toujours pour lui une consolation ; en ce moment, il semblait que ce fût un besoin.

« Vous souffrez davantage, mon cher enfant ? dit-elle avec cette bonhomie que lui donnaient son âge et sa maternité.

-- Oui, je souffre, madame. Oh ! je suis bien malade. »

Mme Latour comprit, à l'inflexion de voix, qu'il y avait dans cette âme concentrée découragement, désolation. Ce fut assez pour que cette femme excellente devînt plus affectueuse. Il n'a pas de mère, se disait-elle sans cesse ; en être là, et n'avoir pas de mère !

L'heure était venue d'éclairer le jeune chrétien. Le tromper, c'eût été trahir les lois de l'hospitalité. Se rapprochant du lit, par instinct maternel, Mme Latour se mit à parler tout bas, comme on parle à l'enfant d'une douleur prochaine qu'on ne peut lui éviter, mais qu'on veut adoucir.

À peine avait-elle laissé échapper quelques demi-mots, à travers toutes les circonlocutions de la prudence, le sergent l'interrompit :

« Il faut mourir, madame ; voilà ce que vous voulez me faire entendre ? Vous ne m'étonnez point, et je vous remercie. J'aime la vérité. »

Mme Latour souffrait de ne pas voir ce jeune visage, de ne pouvoir rien lire sur ces traits altérés. Elle cherchait la main du sergent ; elle avait besoin de la serrer en ce moment si dur. Ce fut lui qui, voyant son mouvement, mit sa main dans la sienne et jeta un douloureux soupir. Mme Latour lui rappelait sa mère ; il le lui dit avec cette confiance expansive que l'approche du terme donne toujours. Alors fondit la glace. Le jeune homme, touché des soins dont il était l'objet, ouvrit enfin son cœur, et raconta en très peu de mots son histoire.

Mme Latour, bonne et affectueuse, écoutait attentivement, donnant au malheureux ce que ses yeux pouvaient encore donner : des larmes. Puis à la douleur, elle opposait des espérances appuyées sur la foi du chrétien, car elle sentait-que Mme Bellerive avait fait passer dans l'âme de son fils la foi antique, que la mollesse de notre époque n'avait pas ébranlée. Elle entrevoyait une barrière, un obstacle ; c'est pourquoi elle parlait doucement, délicatement, touchant à peine, et pourtant sondant la plaie.

Ce fut alors que Sévère, humble et vrai dans cet épanchement suprême, avoua qu'une passion mauvaise était entrée en lui ; qu'il avait lutté faiblement, et que, s'étant laissé vaincre, il avait abandonné depuis longtemps le côté pratique de sa foi. Un parent sans cœur, après avoir refusé tout appui, toute protection à sa pauvre mère, l'avait enfin reniée, lui disant : Je ne vous connais pas . Il l'avait inhumainement repoussée, elle s'était évanouie, elle avait eu froid, elle était mortel... Cet homme, c'était M. Quartier. Sévère le méprisait, le détestait ! Son souvenir lui était odieux !

Dernièrement, lorsque, échappé à la mort sur le champ de bataille, il avait appris, en reprenant ses sens, qu'on l'avait porté à l'ambulance qui touchait les Ormes, sa haine s'était rallumée. Cependant, il avait surmonté sa passion, en se voyant l'objet des soins de Mme de Verneuil et de son entourage ; mais le jour où, pour la première fois, il avait essayé d'aller jusqu'au fond du jardin, un homme hideux à voir avait paru tout à coup de l'autre côté de la haie. C'était lui !... De là son évanouissement, et le retour de la fièvre. D'un côté de la haie, la charité sous ses formes les plus délicates ; de l'autre côte, l'avarice, l'oubli du sang, la dureté. C'en était trop ; la plaie s'était rouverte, elle saignait comme au premier jour ; il haïssait cet homme !... donc, il n'était plus chrétien.

L'aveugle avait reçu de Dieu un don qu'il partage avec les mères ; elle ne s'étonnait point, et, sans connaître les passions véhémentes, elle devinait ces détours obscurs par où l'âme du jeune homme s'écarte de son but.

« Mon cher enfant, dit-elle d'une voix que la bonté la plus vraie rendait insinuante, ce que vous me dites me fait vous aimer davantage et vous plaindre. Oui, je l'avoue, votre inimitié se fonde sur une froideur bien coupable et bien irritante. Assurément je n'ai rien à dire pour excuser cet homme que vous haïssez, mais, écoutez-moi ; nous autres, chrétiens, nous sommes les enfants des saints, et les saints ne haïssent pas. L'Écriture nous dit de l'Homme-Dieu, notre modèle : « Il était maudit, Il ne maudissait point. »

Sévère soupira. Mme Latour lui rendait la pensée qu'il avait lui-même si souvent ; mais la nature avait pris trop d'empire sur l'esprit pour que la victoire ne fût pas achetée par cette hésitation de l'âme que les chrétiens appellent le combat.

« Non, je ne lui pardonne pas, disait le jeune militaire en s'agitant sur sa couche. Ma mère ! ma mère ! Il me l'a tuée ! Non, je ne lui pardonne pas. »

Il se tordait. Des gouttes de sueur perlaient sur son front. Il souffrait le mal que souffre le pécheur qui consent à l'offense.

« Vous ne pardonnez pas, mon ami ?

-- Non.

-- Vous ne pardonnez pas ?... Et si cette nuit, Dieu allait vous redemander votre âme ? Prenez garde, ô mon fils ! »

Sévère tressaillit. Elle avait dit mon fils, comme disait Mme Bellerive. Et puis, la nuit tombait ; on avait fermé les volets, allumé la veilleuse. Cette veilleuse lui rappelait celle qui avait éclairé son berceau, et plus tard ses angoisses d'orphelin. Il s'attendrissait.

On frappa à la porte.

« Qui est là ? demanda Mme Latour.

-- C'est moi, je viens vous chercher, maman.

-- Entre, Émilie.

Émilie avait souvent accompagné sa mère dans sa pieuse mission ; elle ne redoutait pas l'aspect de la souffrance. Elle avait vu dans l'étranger un homme à plaindre, et s'était intéressée à lui. Aujourd'hui, il était aux yeux de tous un homme en danger, elle sentait donc pour lui un intérêt d'un ordre beaucoup plus élevé, un de ces sentiments qui unissent les âmes par les sommets.

« Viens, ma chère fille, dit Mme Latour, approche-toi ; M. Bellerive se sent plus malade ce soir ; nous allons prier près de lui, et avec lui. Il doit y avoir dans cette chambre un crucifix ? dis-moi où il se trouve.

-- Il est au pied du lit, maman, en face de vous. »

L'aveugle s'agenouilla, les mains appuyées sur le lit ; sa fille était près d'elle.

Sévère, troublé jusqu'au fond de son être, entrevoyait l'ombre de ces deux femmes qui se ressemblaient. L'une baissait ses yeux tristes pour jamais ; l'autre attachait son regard simple et religieux sur le Christ en croix, à peine éclairé par la veilleuse.

« Émilie, tu vas dire « Notre Père... »

Émilie commença : « Notre Père, qui êtes aux cieux... » et, quand elle fut à ces mots : -- Pardonnez-nous nos offenses, comme nous... »

-- Arrête..., dit gravement Mme Latour. Recueillons-nous, ma fille. Oh ! prenons bien-garde ! Voyons s'il n'y a pas en notre âme une goutte d'amertume, car le pardon que nous accordons est la mesure de celui que nous demandons pour nous-mêmes. »

Il y eut un moment de solennel silence. On n'entendait que la respiration inégale de l'homme qui ne pardonnait point. Émilie étonnée regardait dans son cœur, et n'y voyait aucun sentiment amer. Mme Latour était impassible, elle attendait.

Cette scène muette se passait presque dans l'ombre. Tout à coup, un sanglot tomba dans les ténèbres. Sévère chercha sur le lit la main secourable de Mme Latour, la serra de toutes les forces qui lui restaient, et dit, comme épuisé par le combat :

« Mademoiselle Émilie, continuez la prière.

-- « Pardonnez-nous nos offenses, reprit la jeune fille, et le chrétien dit tout haut avec elle : « Comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. »

La prière étant finie, le malade dit à Mme Latour :

« Amenez-moi un prêtre ; qui sait s'il sera temps demain ?

Émilie frissonna ; elle n'avait jamais vu ces grands drames de la vie ; mais, élevée à une forte école, elle se garda de détourner son âme, de peur de souffrir.

Mme Latour et ses amis consultés, pensèrent que l'on pouvait laisser reposer quelques heures le sergent, et remettre sans danger au lendemain les pieux devoirs qu'il avait à remplir. Cependant, on ne voulait pas qu'il demeurât seul, bien qu'il affirmât n'avoir besoin de personne. Mme de Verneuil et sa sœur insistèrent ; mais, comme elles étaient toutes deux fatiguées, il les supplia de se coucher. La muette vint, comme tous les soirs, saluer M. Bellerive, et lui offrir ses services du fond de son bon petit cœur. Ce soir-là, il lui fit signe de la main qu'il les acceptait volontiers, et elle en fut toute contente, car elle croyait réellement devoir beaucoup à M. Bellerive, parce que sa mère l'avait embrassée, et que lui, il avait encadré sa belle image. Pauvre enfant ! nature candide ! elle méritait d'être heureuse.

Lorsqu'elle fut seule avec le sergent, celui-ci la fit asseoir et se reposa de ses émotions en regardant ce visage pâle, ces grands yeux calmes, cette bouche silencieuse qui, même dans le sourire, semblait triste de ne pouvoir traduire ce que le cœur disait. Cette enfant de bénédiction ne pouvait deviner ce qu'éprouvait le militaire, mais elle le trouvait bien malade, et participait vivement à l'inquiétude de tous. Il le voyait, il en était touché, et n'avait d'autre moyen de le lui prouver que de la laisser veiller près de lui pendant cette triste nuit, qui pouvait être la dernière.

Miriam fit tout ce qu'elle put pour apaiser les mouvements nerveux du malade, et appeler le sommeil. Elle frictionna lentement et pesamment ses membres qui, d'abord agités sous sa main, finirent par s'engourdir. Tout ce qu'elle donnait de bien-être, elle se l'ôtait à elle-même. La fatigue du jour rendait plus dure la fatigue de la nuit ; la petite servante en était accablée, ses yeux se fermaient malgré elle, et pourtant elle frottait toujours ces pauvres membres amaigris par la fièvre.

Dieu, qui la voyait et l'aimait, endormit le sergent sous cette friction bienfaisante. Miriam passait et repassait sa main de plus en plus lentement, enfin elle s'arrêta. M. Bellerive était entré dans ce repos salutaire qu'avait appelé la pauvre fille, en épuisant ses propres forces.

Alors, la muette s'assit sur un tabouret près du lit, et elle-même s'assoupit un moment ; mais son âme veillait encore, car de peur d'oublier tout à fait, elle faisait exprès de ne pas prendre une position commode, et la gêne la forçant à rouvrir les yeux, la laissait surveiller, en fidèle gardienne, le sommeil du malade. Elle était bonne, Miriam, bonne parce que le mal ne l'avait pas touchée, et qu'elle ne savait rien de la terre que souffrir et se dévouer.

Après quelques heures de calme, le jeune homme se sentit renouvelé.

Tout avait été convenu la veille au soir ; donc, le respectable curé des Ormes entrait dans la maison dès le matin. Les deux familles s'étaient réunies. Sévère, absous, résigné, demanda qu'on allât chercher M. Quartier ; il voulait à la dernière heure lui serrer la main... Mlle de Reuilly se chargea de cette délicate mission. Elle se rendit chez M. Quartier qui, à cette heure matinale, allait et venait dans sa cour.

En entendant prononcer le nom de Sévère Bellerive, son parent, il fut étonné et troublé, car il ne savait pas jusque-là qui était le Français soigné chez Mme de Verneuil. Il balbutia, s'excusa sur son âge, qui demandait des ménagements et non des émotions ; bref, il refusa, disant que d'ailleurs il ne connaissait point ce jeune parent dont la mère avait fait un sot mariage...

Au moment où Mlle de Reuilly se retira, le vieux monsieur la pria de renvoyer tout de suite la muette. Il lui fut répondu que, le déjeuner étant retardé d'une demi-heure, on le priait d'attendre un peu ; cet argument triompha.

Mlle de Reuilly revint près de Sévère. Le colonel, sérieux et triste, se tenait debout ; Mme de Verneuil servait le malade, Mme Latour et sa fille priaient ; Marie-Aimée pleurait comme s'il se fût agi d'un frère, et la douce Miriam, immobile comme la statue du silence, regardait chacun l'un après l'autre, pour savoir ce qu'elle avait à faire, elle, la petite servante de tous.

Le prêtre accomplit sa mission consolatrice et parla de Dieu en termes qui le faisaient aimer. Sévère écoutait religieusement ; c'était au plus profond de son âme qu'il était redevenu chrétien. Les divins mystères s'accomplirent, puis on se sépara. Le jeune homme remerciait l'assistance ; ses yeux allaient de l'un à l'autre, s'arrêtant plus volontiers sur Mme Latour, qui lui rappelait sa mère, et sur l'angélique Miriam, dont la tristesse le touchait.

Elle s'éloigna la dernière, se retournant deux fois pour attacher sur le mourant son regard profond. Elle rentrait dans la maison du vieux maître, mais son cœur, débordant de pitié, restait près de M. Bellerive, parce qu'il souffrait. Tout le jour, en travaillant, elle pria son ange, si beau, si pur, si bon gardien, d'aller chercher en Dieu un peu de vie pour l'étranger malheureux.

L'espérance naissait de sa prière naïve ; l'esprit doux et paisible qu'elle invoquait lui donnait des pensées nouvelles ; la pauvre enfant, acceptant d'être malheureuse, rêvait pour un autre la vie et le bonheur. Elle n'en voulait point douter, et son cœur très innocent écoutait la seule voix qu'elle entendît en ce monde ; la voix de l'ange disant tout bas :

« Miriam, crois-moi . »

XVI -- Émilie

Les pressentiments de la douce Miriam s'étaient réalisés. Le sergent Bellerive, après une longue convalescence, avait quitté les Ormes, emportant les meilleurs souvenirs et la reconnaissance la plus vraie.

Les deux familles amies étaient encore à la campagne, quoique la saison fût avancée. Mme Latour et sa fille causaient ensemble au coin du feu dans leur joli boudoir. Émilie était sérieuse et visiblement contrariée ; un étranger eût pensé que, de ces deux femmes, elle était la plus malheureuse. Mme Latour conservait son admirable sérénité.

« De quoi me plaindrais-je, disait-elle, n'es-tu pas ma lumière ?

-- S'il en est ainsi, maman, pourquoi me faire de la peine ?

-- Je te fais de la peine, chère fille ?

-- Oh oui, beaucoup ! Laissez-moi du moins répondre à mon grand-père, et ne vous mettez pas contre moi.

-- Contre toi ! ma bonne amie, si tu étais à ma place, tu dirais ce que je dis. Mon père trouve un parti superbe...

-- Un parti superbe... Ah ! qu'on me laisse donc vous servir, vous conduire, être votre société, votre secrétaire, votre lectrice, votre amie, vos yeux... oui vos yeux ! Voilà ce que je veux être. Pourquoi me tourmenter ? Je ne suis pas une enfant, j'ai vingt-deux ans, je sais ce que je fais.

-- Non, Émilie, je ne puis accepter un pareil sacrifice, j'en souffrirais tous les jours.

-- Maman !... »

Ce fut tout ce que put dire Émilie, et sa mère qui ne voyait pas ce visage, encore gracieux sous les larmes, devina pourtant qu'elle pleurait.

On entendit les bottes du colonel. La jeune fille se leva lestement et se mit au piano, jouant sur le rythme le plus vif un des airs que préférait le vieillard.

Il y avait une chose en ce monde dont le colonel avait peur, et qu'il fallait éviter de lui laisser voir : les larmes de ceux qu'il aimait. C'était sa faiblesse, et le chagrin qu'il éprouvait alors se tournait parfois en un peu d'irritation.

« Eh bien, ma petite belle, te voilà au piano ? À la bonne heure ! J'aime à t'entendre jouer tes jolies valses, surtout celle-ci. Comment l'appelles-tu ?

-- La valse des fleurs.

-- Ah ! voilà un joli nom ! C'est une belle chose que la musique ; cela chasse les idées noires, et nous en avons grand besoin, tous tant que nous sommes, surtout depuis que ces diables de Prussiens se mêlent de nos affaires. Enfin ! cela n'aura qu'un temps ! qui vivra verra. »

Le colonel se frotta les mains, comme il faisait quand il regardait dans sa longue vue l'avenir de son pays. Il était de ceux qui croient fermement que la France sortira de son matérialisme, de ses négations, de son indifférence, et que Dieu, même quand il l'humilie, lui tend toujours la main et lui dit, comme Il disait en Israël : « Ma fille, levez-vous ! »

Émilie, sur la demande qui lui fut faite, joua ce que son grand-père aimait : Indiana, la Silencieuse, le Torrent.

-- C'est à merveille, mon enfant. Tu me fais un véritable plaisir en te remettant au piano. Tu semblais l'avoir abandonné. Je sais bien que les airs qu'on nous a joués n'étaient pas très dansants ; mais gardons-nous, quoique les temps soient durs, de nous laisser abattre par les événements. Au contraire, efforçons-nous, chacun dans notre cercle, de refaire les mailles rompues. Tout le monde peut et doit y mettre la main. S'il est vrai de dire que le découragement se communique, il n'est pas moins vrai de dire que l'espérance et la confiance se communiquent aussi.

-- Vous nous encouragez toujours, mon père.

-- C'est tout mon désir, ma chère Sidonie. Il faut maintenant se rasseoir ; réparer ses pertes matérielles qui sont notables, et surtout travailler à réédifier la France morale. Les femmes contribuent pour une large part à relever les courages quand, au lieu d'amollir les défenseurs par des plaintes, elles refont pour eux le foyer, où l'homme se retrempe, et sent mieux le prix de ce qu'il doit garder : sa foi, son pays, sa maison... »

Le colonel s'animait, Mme Latour l'écoutait attentivement, Émilie, qui avait repris sa tapisserie, dévidait de la laine, et tenait ses yeux attachés sur ceux de son grand-père.

« Ma petite, reprit-il, d'un ton moins sérieux, je connais de jeunes françaises qui donnent en ce moment de grands exemples de courage, et de confiance en l'avenir de leur pays.

-- Que font-elles, bon papa ?

-- Elles se marient. »

Émilie laissa tomber son peloton de laine, cessa de dévider, et dit gravement :

« Bon papa, je vous en supplie, ne parlons jamais de cela.

-- Tiens ! moi qui venais précisément pour en parler encore.

-- Non, je vous l'ai dit cent fois depuis quatre ans, je veux rester avec ma mère.

-- Qui sait si l'on n'accepterait pas tes conditions ?

-- Quand même on les accepterait, je ne veux pas imposer à maman la présence d'un inconnu, qui pourrait ne pas lui plaire, ne pas être pour elle un fils aimant, dévoué.

-- Qu'en sais-tu ? Pourquoi préjuger ? La famille dont on me parle est parfaitement posée en Anjou. Il me semble que tu es bien difficile. Un état de maison, un équipage, une vie non seulement large, mais opulente.

-- Trouverais-je, au milieu de ces grands biens, qui ne sont souvent que de grands embarras, du temps pour remplir ma première mission ? »

Mme Latour soupira.

Le colonel laissa tomber la conversation, et reprit un moment après :

« Je viens de recevoir une lettre du brave sergent Bellerive...

-- Comment va-t-il, interrompit vivement Mme Latour ? que dit-il ? où est-il ? que fait-il ?

-- Tu m'en demandes beaucoup pour une fois, ma bonne Sidonie. Il est toujours au dépôt, et sent encore un peu de faiblesse, ce qui n'a rien de surprenant, après six mois de maladie. Du reste, plein de courage, d'énergie, de sentiments chrétiens et patriotiques, et bien reconnaissant des soins qui lui ont été donnés avec tant de constance et d'affection.

-- Ah ! la belle âme, mon père !

-- Oui, ma chère Sidonie ; s'il y avait en France beaucoup d'hommes de cette trempe, nous ne serions pas où nous en sommes.

-- En effet, il est rare de trouver dans un jeune homme tant de loyauté, de fidélité aux nobles traditions, tant de philosophie chrétienne.

-- Je suis de ton avis, son sort est rude et il ne faiblit pas. Cela prouve qu'il y a encore des âmes fortement trempées, et dignes de fixer le choix le plus délicat. Pourquoi ne veux-tu pas, Émilie, qu'à force de chercher, j'arrive à en rencontrer une ? Qui sait même si je ne l'ai pas sous la main ?

-- Encore l'Anjou, bon papa ? Je vous ai prié de ne plus m'en parler.

-- Mais enfin, si quelque fée m'indiquait du bout de sa baguette un cœur d'élite, un jugement sain, un esprit cultivé ? Si la fée me prouvait que ta mère, au lieu d'un enfant, en aurait deux ?

-- Mon père, nous ne sommes plus au temps des fées.

-- Je crois que si. Mais enfin, si la fée m'indiquait un trésor ?

-- Les trésors sont rares.

-- Si je te disais, moi bon papa, que Monsieur... Comment dirai-je ?... Monsieur Trois Étoiles est précisément le fils qu'il faudrait à ta mère ? te déciderais-tu ?

-- Peut-être.

-- Rien qu'un peut-être ? Ce n'est pas beaucoup.

-- C'est bien assez, je pense.

-- Pour Trois Étoiles, oui. Mais si c'était l'Anjou ?

-- Peut-être.

-- Et si c'était Sévère ? »

Émilie ramassa son peloton de laine, et se mit à pelotonner, pelotonner, mais si vite que le bout de l'écheveau arriva tout de suite.

Le bon papa toussa et se frotta les main.

XVII -- Remords et repentir

« 8 août 1872.

« Mon cher François,

« Je t'ai promis de te mettre au courant de tout ce qui se passerait aux Ormes, et je veux tenir ma promesse, car il est arrivé ici de bien grandes choses. Tu te rappelles sans doute que notre bizarre voisin, M. Quartier, ne s'est jamais relevé de l'accablement produit en lui par les émotions de la guerre ? Ce n'est pas que les malheurs de notre pays aient jamais remué ce cœur si froid. Non ; ce qu'il appelait la France, c'était ce qui ne regardait que lui : ses billets de banque, ses vieux meubles et sa vieille maison,

« On dit que c'est précisément à cause de cette étroitesse de vues qu'il n'a pas pu surmonter le chagrin. Les Prussiens lui ont soustrait de l'argent qu'il avait enfoui je ne sais où ; cette perte, jointe à la destruction de beaucoup d'objets sans valeur auxquels il tenait extrêmement, a ruiné le peu de santé qui lui restait.

« Vers l'automne 1871, il s'est trouvé plus malade, comme tu l'as entendu dire par maman qui plaignait la chère Miriam surchargée de fatigue. M. Quartier aurait peut-être pu à cette époque conjurer le mal en se procurant des soins, mais l'avarice l'a empêché d'appeler un médecin. Pendant l'hiver, le mal est devenu sérieux, et lorsque nous sommes revenues ici, au printemps, la muette nous a fait comprendre que son maître ne pouvait pas dormir et ne mangeait presque plus. Toi-même, quand tu l'as aperçu aux vacances de Pâques, tu lui as trouvé l'apparence d'un squelette. Ces derniers mois, il marchait appuyé sur Miriam.

« Un jour que ma tante faisait les cent pas dans notre allée de jeunes chênes, elle l'a vu dans son jardin, car il est bien moins sauvage depuis la guerre, et elle a osé lui demander de ses nouvelles par-dessus la haie . Elle est très hardie ma tante depuis le fameux sac de noix qui nous a tant fait rire ! Non seulement le voisin ne s'est pas éloigné, mais il s'est détourné avec empressement pour répondre à ma tante. Le colonel prétend qu'il n'y a rien au monde qu'une haie ne sache faire.

« Depuis une quinzaine de jours, on ne voyait plus M. Quartier sous ses beaux arbres, et, quand on demandait à la muette des nouvelles, elle regardait le ciel et poussait de grands soupirs. Le croirais-tu, François ? cette chère Miriam aime réellement ce vieux maître, si dur pourtant, mais qui lui a donné un abri et du pain.

« Tout le monde ici se préoccupait de l'isolement du vieillard et de l'insuffisance de la muette en de pareilles circonstances ; mais personne ne se sentait le courage d'offrir au malade les services de bon voisinage qu'on est ordinairement si heureux de se rendre mutuellement.

« Enfin ma tante a dit résolument qu'elle tenterait une seconde visite ; tu sais que la première remonte à 1867. Le jour même, elle s'est présentée en voisine chez M. Quartier. Notre Miriam a pris un air joyeux en la voyant. Il semblait que la Providence entrât dans cette maison condamnée. Afin de motiver sa visite, ma tante avait apporté de belles oranges pour le malade, qui se refuse tout adoucissement.

« Miriam a fait entrer ma tante dans la pièce basse et humide qui fait face à la cuisine ; là se trouvait le maître. Il parut un moment troublé, regardant la visiteuse, cherchant à lire sur sa physionomie pourquoi elle lui apportait des oranges, pourquoi elle venait lui demander de ses nouvelles, quel intérêt pouvait avoir provoqué sa démarche ?

« Ma tante ne se découragea point. Tu connais son sang-froid ? Elle fit quelques questions bienveillantes, auxquelles le voisin ne répondit que par monosyllabes, mais il fut poli. On retrouve, dit-on, sous le ridicule dont il se couvre, l'homme cultivé, et même l'homme de bonne compagnie. Il s'exprime en termes choisis quand il le veut ; enfin, sous le masque hideux de l'avare, on reconnaît encore le parent de Mme Bellerive, dont notre cher blessé nous a dit de si douces choses.

« Tu ne peux te faire idée du dénuement dans lequel vit ce malade de soixante-dix-sept ans. Point de confortable, rien de commode ; le strict nécessaire, ou plutôt ce que les plus pauvres paysans appellent le strict nécessaire. Partout l'économie outrée, la gêne, le calcul. Il paraît que l'avarice atteint dans la vieillesse un degré dont on n'a plus conscience, parce qu'à la passion s'ajoute la manie ; notre voisin en est là depuis longtemps.

« De peur d'indisposer cet esprit inquiet, ma tante a fait une très courte visite ; mais, à peine revenue à la maison, elle a envoyé chez M. Quartier la chaise longue qu'elle donnait l'année dernière à M. Bellerive pour s'étendre et se reposer.

« Quelques jours après, elle est retournée chez le pauvre vieillard, lui apportant des pastilles merveilleuses pour calmer la toux ; il en a paru fort content, et même touché, répétant plusieurs fois qu'elle était bien bonne pour lui, que la chaise longue lui donnait un soulagement réel. Depuis lors, ma tante est retournée souvent près du malade, et l'a vivement engagé à appeler un médecin. Sur ce point, elle a été battue. M. Quartier a répondu qu'il n'avait jamais connu d'autre ordonnance que la diète et l'eau fraîche, et qu'il n'en voulait point d'autre.

« Cependant, M. Quartier s'affaiblissait de jour en jour. Aux maux que lui apportaient le grand âge et la faiblesse, se joignait un mal affreux, épouvantable : le remords.

« La muette, plus douce et plus intéressante que jamais, veillait son pauvre maître, quoiqu'elle fût fatiguée à l'excès. Il ne voulait que ses soins, et se soumettait à elle, absolument comme un enfant. On aurait dit que le dévouement donnait l'ouïe et la parole à cette pauvre fille. Elle faisait seule tout ce qu'il y avait à faire, et l'intelligence qui naît de la bonté de son cœur, n'avait jamais été plus vive.

« Une nuit, elle vint, tout effrayée, appeler Jeannette à son secours, et peu après ce fut Jeannette qui vint à son tour chercher ma tante, lui disant que le bonhomme aux écus se démenait comme un diable dans un bénitier (je te cite ses propres expressions) et qu'elle mourait de peur, parce qu'il lui faisait l'effet d'un homme qui perd la tête.

« Ma tante, oubliant sa fatigue habituelle, fit recoucher la peureuse Jeannette, et se rendit chez la chère petite Miriam qui est, comme tu le sais, l'enfant de la maison, et pour ainsi dire le lien de notre petite colonie, car tout se fait par elle, et, sans parler jamais, elle semble répéter en action tout ce que le bon Dieu dit là-haut.

« Ma tante, en arrivant, a trouvé le vieillard dans un état digne de pitié. Il était blême ; ses petits yeux vifs lançaient des feux, il disait des mots entrecoupés... « Maudit !... perdu !... c'est fini !... »

« Ma tante lui parla ; il ne la reconnut pas d'abord, et lui demanda : « Où sont-ils ? Où sont-ils ? les voilà, ces pauvres, ces enfants, ces malades ; ils me menacent ! Et cette femme ? Claire Bellerive ! Elle est morte !... Sévère, Sévère, ne me tue pas !... »

« L'hallucination se mêlait aux ardeurs de la fièvre. Dans l'angle du mur, il croyait voir M. Bellerive lui reprocher la mort de sa mère. « Sevère ! Sévère ! criait-il, va-t'en ! »

« C'était terrible. Ma tante en frémissait ; Miriam était toute tremblante. Elle ne comprenait rien à cette scène, sinon que le vieux maître allait mourir, et qu'il était bien malheureux.

« L'air de la chambre ayant été renouvelé, et des compresses d'eau froide posées successivement sur le front, cette affreuse hallucination a passé. Le vieillard s'est calmé, et ma tante a pu se faire reconnaître et faire accepter ses soins.

« Elle sentait parfaitement d'où venait le trouble du cerveau. Toute une vie perdue, voilà le fantôme qui égarait son imagination, et sous ce fantôme il y avait de bien tristes réalités. Ma tante a dit quelques mots pleins de compassion et de bonté, puis elle a osé parler du ciel. Alors le malheureux a répondu d'une voix sourde : « Trop tard ! »

« Il n'a dit que ce mot, puis a fait signe qu'il voulait du silence.

« Ma tante est sortie de la chambre ; puis la muette est venue la joindre sur le palier, exprimant énergiquement son désir de le voir entouré des secours qu'on avait apportés à M. Bellerive quand on le croyait très près de sa fin. Elle ne se rend pas compte de ce qu'est un sacrement, puisqu'elle ne sait à peu près rien ; mais elle veut tout ce qui est bien, tout ce qui est bon. Imitant donc les mouvements du prêtre auprès d'un malade, elle se faisait parfaitement entendre. Ma tante répondait par des signes négatifs, et indiquait, en montrant de loin le vieillard, et en se frappant le front, qu'il ne voulait pas faire ce qu'avait fait M. Bellerive.

« Alors Miriam a pleuré, pauvre petite ! c'était touchant de voir cette fille si malheureuse avoir tant de chagrin pour un homme qui ne l'aimait pas et la traitait simplement comme on traite un animal utile.

« Mais vois ce que c'est qu'une âme très innocente. Notre chère Miriam a eu la pensée de demander à Dieu ce qui paraissait impossible ; et, pour cela, elle a eu recours au seul intermédiaire qu'elle comprenne réellement. Ayant été chercher dans son réduit sa jolie image encadrée, elle l'a suspendue à un clou au chevet du vieux maître, de manière à ce que la lumière la frappât ; puis elle s'est mise à prier, et Dieu l'a exaucée ; je crois vraiment qu'elle est l'ange visible de tous ceux qu'il lui donne en garde..

« Mon bon frère, vois-tu, on ne prie pas assez les anges. Écoute : Le vieillard, après avoir longtemps, bien longtemps, regardé l'image, se tourna vers notre Miriam, et saisit son bras comme s'il voulait s'accrocher à elle de peur d'être englouti. La petite servante ne savait ce qu'il voulait ; mais lui, tout à coup, s'adressant à ma tante, cria d'une voix étranglée : « Un prêtre ! »

« Ma tante étonnée regarda la muette, joignit les mains, puis montra en s'approchant de la fenêtre l'avenue de hêtres qui conduit à l'église. Elle comprend, sort précipitamment de la chambre, s'en va toute seule dans les ténèbres, et revient, amenant ce dernier ami qui porte la dernière espérance.

« Voilà ce qui s'est fait, mon cher François, ce qui s'est fait comme toujours par l'angélique Miriam. Nous en sommes tous surpris... Mais je t'ai écrit une lettre longue comme trois ou quatre ; il faut que je te quitte en t'embrassant. Voici les vacances qui approchent. Quel bonheur de se revoir ! Adieu, à bientôt.

« Ta sœur,

« MARIE-AIMÉE. »

Les choses s'étaient passées comme l'avait écrit Marie-Aimée à son frère ; mais elle n'avait pas tout dit.

Lorsque la muette était revenue du presbytère, suivie du ministre de Dieu, elle l'avait introduit dans la misérable chambre du maître, puis était retournée dans une pièce contiguë et s'était jetée dans les bras de Mlle de Reuilly comme pour chercher un refuge dans son malheur.

Mlle de Reuilly, très froide dans la vie habituelle, se montrait pleine de cœur dans les circonstances graves ; les larmes lui vinrent aux yeux ; elle serra la pauvre enfant contre sa poitrine, pour lui donner à entendre que si le toit du vieillard lui manquait, elle ne se verrait point abandonnée. Miriam fut un peu soulagée, et se mit en devoir de préparer en hâte un petit autel portatif, comme elle en avait vu préparer un dans la chambre de M. Bellerive.

Elle se servit pour cela d'une vieille table de noyer, dont trois pieds étaient solides et le quatrième ne tenait plus. Le tout fut dissimulé sous un drap blanc de sa dernière lessive, et la muette posa sur la table deux flambeaux de cuivre et deux chandelles, car il n'y avait pas de bougie chez l'avare. Comme elle aimait beaucoup les fleurs ; elle en avait toujours quelques-unes dans un verre d'eau. Ce verre d'eau contenant quatre roses fut placé entre les deux flambeaux ; et la précieuse image, unique symbole chrétien qu'il y eût dans la maison, fut posée en avant, légèrement appuyée sur le bord du verre, et entourée des roses de Miriam.

Dès que le Pasteur eut ouvert la porte et rappelé les deux femmes qui devaient l'assister, la muette transporta dans la chambre du vieux maître, et plaça sous ses yeux, le petit autel ainsi paré. Il en parut attendri et remercia du regard la pauvre servante. On procéda à l'administration, et l'ouvrier de la dernière heure fut admis, comme les autres, aux grâces préparées pour ceux qui les demandent. Miriam, pieuse et recueillie, regardait sans comprendre, avec cette bonne foi qui est beaucoup plus que l'intelligence devant Celui qui voit le fond des cœurs.

Quand le prêtre se fut retiré, la muette alla lui éclairer jusqu'à la porte de la cour avec une petite lanterne qu'elle tenait à la main, puis elle entra dans la cuisine, et fit chauffer un peu de tisane.

Mlle de Reuilly était demeurée seule près de M. Quartier dont le visage était calme. On retrouvait le chrétien, pécheur, mais repentant, sous cette chétive enveloppe si près de se dissoudre. Il était devenu humble, demandant à Mlle de Reuilly ce qu'il pourrait faire pour réparer ses longues injustices. Les textes écrasants de l'Écriture lui revenaient en mémoire, il voulait faire l'aumône et le voulait sincèrement. Certaines conventions avaient même été faites entre le curé et lui ; néanmoins, il désirait aller au-delà, et s'adressait à Mlle de Reuilly qui connaissait à fond la commune des Ormes.

Effectivement, elle lui signala, en très peu de mots, les besoins généraux du pays. Le vieillard soupira deux fois, comme ayant l'âme navrée, et regarda longtemps à gauche, du côté où se trouvait le petit autel. Mlle de Reuilly parla, encore aussi succinctement, d'une famille ruinée tout récemment par l'incendie ; ils étaient quatre, recueillis par une pauvre voisine, couchant sur la paille, et n'ayant d'autres vêtements que ceux qu'ils portaient à l'heure du sinistre. Le vieillard soupira encore deux fois, comme accablé sous un sentiment pénible, et regarda longtemps à gauche, du côté du petit autel ; son visage prenait une empreinte d'inquiétude dont Mlle de Reuilly était frappée. Hélas ! la passion de l'avarice avait été glorieusement vaincue par la grâce et par le repentir ; mais la manie ne l'était point.

« Mademoiselle, dit-il d'une voix très faible et sur le ton de la prière, voulez-vous me permettre de vous demander un service ?

-- Très volontiers, monsieur ; disposez de moi, je vous en prie ; je serai trop heureuse de vous servir d'interprète et d'intermédiaire pour tout ce que vous jugerez à propos de faire.

-- Nous avons bien assez d'une chandelle ; faites-moi le plaisir de souffler l'autre. »

Mlle de Reuilly, qui s'attendait à servir de canal pour répandre sur le village des Ormes d'abondantes aumônes, de nombreux bienfaits... souffla la chandelle.

Cette chandelle étant éteinte, le vieux monsieur entra dans le calme, et le reste de la nuit se passa sans trop de souffrances.

Le lendemain, les voisins s'empressèrent, par compassion pour le malade et par intérêt pour Miriam, à se rendre utiles au château des rats.

Cependant personne n'entra dans la chambre du mourant, excepté Mlle de Reuilly avec qui il était familiarisé, le vénérable pasteur des Ormes, et le notaire que M. Quartier avait fait appeler. Quand tout fut réglé, au temporel comme au spirituel, la paix rentra sous ce toit désolé.

Mlle de Reuilly entoura le vieillard de tous les soins que demandait sa situation, et rendit moins pesant le fardeau de la douce Miriam qui, laissée à elle-même, fût morte de fatigue sans se plaindre, sans résister, comme un bon chien qui tombe aux pieds d'un maître dur, mais aimé pourtant.

Dans les courts intervalles d'un sommeil qui n'était plus un repos, M. Quartier adressait à Mlle de Reuilly quelques questions relatives aux dispositions intimes qu'il voulait prendre pour soulager les pauvres. Il était convenu d'une somme à verser par les mains du curé des Ormes dans la caisse des indigents ; mais il ne voulait pas s'en tenir là, et prétendait réparer plus largement ses torts. Alors son interlocutrice osa parler très délicatement de la douce et angélique créature qui, depuis cinq ans, travaillait sans relâche.

« Elle n'a jamais manqué de rien chez moi, répondit le vieux maître, elle a toujours été nourrie comme moi, défrayée de tout... cependant, comme elle est orpheline et infirme, je veux lui donner... il soupira... une pièce de vingt francs !... Quant à ces pauvres gens incendiés, je crois, d'après ce que vous me dites, qu'ils sont fort à plaindre...

-- Oh ! oui, monsieur !

-- Eh bien, donnez-leur de ma part... il soupira... un pot au feu ! »

XVIII -- La promenade

C'était un dimanche d'automne, quelques semaines après la mort de M. Quartier. Il y avait pour tous un peu de liberté, même pour les serviteurs qui avaient bien gagné, par six jours de travail, quelques heures de loisir.

En sortant de la grand-messe, les Champenoises s'étaient dit l'une à l'autre :

« Si nous faisions un tour de promenade ? »

Et toutes deux avaient répondu oui. On s'entend si bien en Champagne !

Le Brigadier, toujours plaisant malgré son fond de colère contre les Prussiens, s'était invité tout seul et comptait bien être de la partie. C'était au tour de Marinette à garder la maison, et elle avait le cœur un peu gros, mais enfin, elle était raisonnable. Les Champenoises avaient fait un peu de toilette, et jusque dans le vieux beau bonnet d'Ursule, on voyait ce qu'on appelle en termes d'art de l'intention .

Le Brigadier avait remarqué, depuis qu'il servait le colonel, qu'un homme qui sait vivre ne donne pas le bras, ou plutôt les bras à deux femmes. Il avait donc courtoisement ôté sa casquette, en s'inclinant vers Mlle Jeannette, qui s'était appuyée sur son bras, non sans un peu de fierté. Ursule, in petto , trouvait l'usage des campagnes bien mieux inventé que celui du beau monde ; mais comme elle ne faisait rien frire, elle était de très bonne humeur.

En traversant le village, on passa devant la maison de Robinet l'Âne, au moment où il arrivait du fond de son jardin dans une demi-tenue, car le brave homme achevait volontiers son interminable toilette du dimanche en causant avec sa femme, où elle se trouvait. Ce jour-là, elle avait imaginé une pause sous le berceau de vigne, bien que les feuilles fussent tombées ; elle se reposait sur son banc, et le mari revenait dans les entractes de sa toilette, pour le seul plaisir de s'entendre dire :

« Mais dépêche-toi donc, Robinet l'Âne ; vas-tu t'habiller jusqu'à demain ? »

Le jardinier était fait à cette voix grondeuse, dont il éprouvait même le besoin. Pour l'instant, il en était à hisser son pantalon neuf jusque sous les aisselles, au moyen de bretelles fortes, et neuves aussi ; c'était son innocente manie ; il hissait, hissait, jusqu'à ce qu'il fût matériellement impossible de hisser davantage.

Le Brigadier l'aperçut, remplissant cet office, et lui cria par manière de plaisanterie :

« Eh bien ? on va au bois, et vous n'y allez pas ?

-- Mais si, mais si, j'y vas », répondit Robinet l'Âne, comprenant cette fois plus vite qu'il n'aurait fallu, car Ursule dit tout bas au Brigadier :

« Vous avez fait là un beau coup ! il va nous ennuyer tout le long du chemin.

-- Mais non, mais non, il nous fera rire ; il est si bête, ce pauvre cher homme ! »

Jeannette, toujours un peu timide malgré ses cinquante-cinq ans, pensa qu'il était mieux de ne blâmer personne. D'ailleurs, elle aimait bien Robinet l'Âne, parce que la bonté de ce brave homme la charmait.

On pénétra sous le berceau pour tenter d'entraîner au bois Mme Robinet ; celle-ci opposait une demi-douzaine de bonnes raisons, dont la meilleure était une crampe dans le mollet. Son époux reparut, tout essoufflé, s'étant dépêché outre mesure pour ne pas faire attendre les dames, car il était Français et entendait la galanterie. Il offrit son bras à Mlle Ursule, tout en reculant le pied droit. Ursule fut assez contente d'avoir, elle aussi, un cavalier, bien que celui-ci ne valût pas l'autre.

On prit congé de Mme Robinet, qui demeura sous le berceau avec son mollet et sa crampe, et l'on s'achemina vers les bois, tout en regardant à droite et à gauche. Un beau carré de navets ! On s'extasia. Des betteraves grosses comme la tête ! On se pâma. Un champ déjà labouré ; on parla légumes, semailles et récolte jusqu'à la lisière du bois.

Rien n'est beau comme l'automne. Ce grand peintre, au coloris vif et hardi, jette les tons riches et chauds de sa palette sur les derniers feuillages, et mêle l'or au rubis. Là, un reste de verdure lutte contre les premières atteintes du froid ; là encore, des ifs sombres se font rois pour la saison d'hiver, n'ayant qu'une parure et la gardant toujours. Partout des feuilles mortes ne sachant que gémir sous les pas de l'homme, ou s'enfuir si le vent du nord vient à elles, comme le messager d'une nouvelle que l'on redoute. L'automne, c'est une barque allant de l'une à l'autre rive, du soleil aux frimas ; nous accoutumant par degré à la privation. Du passé, l'automne garde encore quelques fleurs et des feuilles jaunies ; de l'avenir, il emprunte ce qui nous prépare à l'effort : des ombres et du vent.

Il faut bien se mettre dans la tête que ces tons chauds, ces lueurs, ces feuilles, mortes ou vives, ces ifs, ces gémissements et le reste, tout cela ne pesait pas une once dans l'esprit de nos quatre promeneurs. Le Brigadier avait dit une fois pour toutes :

« Allons, nous voilà en automne ; après cela, viendra l'hiver ; il faut prendre le temps comme il vient, et monter la garde tout de même. »

Ursule remarquait simplement qu'il faisait meilleur au soleil qu'à l'ombre.

Jeannette avait adopté pour refrain qu'elle aurait bien mieux fait de prendre sa capeline au lieu de son bonnet, parce que c'est par les oreilles qu'on attrape de bonnes fluxions.

Robinet l'Âne ne parlait guère en compagnie, par discrétion, et aussi parce qu'il ne savait que dire. Cependant il s'était hasardé à confier tout bas à Mlle Ursule ses impressions sur l'automne, tant célébré par les poètes !

« Ces feuilles mortes, disait-il, ça fait un bruit sous vos souliers ! un bruit qui vous embête ! »

Chemin faisant, on se mit à causer des Ormes, et de ce qui s'y était passé ; de la mort du voisin, du voyage de l'héritier.

« C'est tout de même diablement drôle, dit le Brigadier, qu'on s'amuse à ne pas jouir de ce qu'on a ! Si j'avais de quoi, ce ne serait fichtre pas moi qui vivrais comme vivait le bonhomme aux écus !

-- Brigadier, il ne faut plus l'appeler comme ça. Il est mort en bon chrétien. À tout péché, miséricorde.

-- Vous avez raison, Ursule. Au fait, il a fait ce qu'il a pu, et quoiqu'il n'ait pas été le premier à la tranchée, il est capable d'avoir gagné ses épaulettes là-haut.

-- Là-haut, répéta Robinet l'âne comme un écho, et sans comprendre.

-- C'est égal, il y a de drôles de choses ! Ce vieil avare...

-- Ce vieux monsieur.

-- Vous avez raison, Ursule. Ce vieux monsieur se trouve avoir pour unique héritier le brave sergent Bellerive, décoré sur le champ de bataille à cause de sa belle conduite, et que nous avons soigné l'année dernière aux Ormes !

-- Le fait est que ça ne se voit pas souvent, objecta Jeannette.

-- N'est-ce pas ? c'est tout à fait comme dans les livres ?

-- Tout à fait, certifia Robinet l'Âne, qui n'avait jamais pu apprendre à lire.

-- Ce bon monsieur Bellerive ! Il méritait bien tous les bonheurs possibles, dit Jeannette s'enhardissant un peu. Une patience, une douceur ! un vrai mouton ! Je lui disais quelquefois, pendant sa convalescence :

« Allons, mon cher monsieur, vous avez assez mangé ; faut être raisonnable.

Il me répondait :

« Eh bien, restons-en là, ma bonne Jeannette. »

Et là-dessus, je remportais la moitié de sa cervelle.

« De sa cervelle, affirma Robinet l'Âne, de plus en plus étonné.

-- Oui, nous avons vu de singulières choses, depuis cette diable de guerre, sans compter ce que nous verrons encore !

-- Oh oui, le mariage, hasarda Robinet l'Âne, avec un sourire demi-fin, demi-niais, qui ne lui était pas familier.

-- Comment ? quel mariage ?

-- Le mariage de votre demoiselle avec l'héritier.

-- Il n'en est pas question.

-- Tout le monde en parlait ce matin chez la boulangère.

-- Font-ils des cancans, chez la boulangère ! Mademoiselle ne veut pas quitter sa maman, rapport à ses yeux.

-- Qu'est-ce qu'ils ont donc, ses yeux ?

-- Ils ont... ils ont qu'ils ne voient pas clair.

-- Ah ! c'est juste. Je n'y étais plus. »

Le Brigadier, sachant tout le temps qu'il fallait au camarade pour se remettre à la conversation quand il n'y était plus, se tourna vers Jeannette :

« Voyez-vous, dit-il, Mademoiselle n'épousera jamais un militaire parce qu'il l'emmènerait à droite et à gauche, et Madame serait trop malheureuse.

-- C'est vrai, Brigadier ; mais qui sait si M. Bellerive ne renoncerait pas à son état pour épouser une demoiselle si comme il faut ?

-- Pour ça, non ! Vous ne le connaissez pas, vous autres, femmes ! Vous dites que c'est un mouton ? Sapristi ! quel mouton ! Moi, je vous jure qu'il est Français avant tout, et qu'il veut être libre de se battre quand viendra la revanche.

-- La revanche ? Ah ! ne dites pas ça !

-- Comment, Mademoiselle Jeannette ? vous croyez que tout en restera là ? Vous n'êtes donc pas une bonne Française ?

-- Si vraiment, et même Champenoise. Mais si l'on pouvait ne pas se faire de mal !

-- Voilà bien les femmes ! Eh, saprelotte, laissez faire les hommes, et mettez-leur le pot au feu quand ils reviendront. »

Jeannette, commençant à rentrer sous terre, se promit de ne plus lutter contre les idées belliqueuses du vieux soldat.

-- Moi, je vous dis, reprit Marcel, d'un ton un peu radouci, que le sergent Bellerive est un brave. Et je m'y connais ! Ah ! ce n'est pas lui qui prendra son parti ! Il ne dira rien tant qu'il n'y aura rien à dire ; mais vienne l'occasion, il vaudra quatre hommes ! Je parie qu'il aimerait mieux tout sacrifier que de ne pas pouvoir tirer un coup de fusil. Ces hommes-là ne se marient pas.

-- À moins, dit Ursule, qu'ils ne trouvent une femme dans leurs idées.

-- Il n'y en a guère, soupira Jeannette, encore un peu tremblante du saprelotte du Brigadier.

-- Il n'en faudrait qu'une, dit Ursule. Et moi, je me dis souvent, à moi-même, que quand on se convient, il ne faut pas se fuir. D'ailleurs, j'ai remarqué que les bruits qui courent finissent souvent par être vrais.

-- Ah ! reprit Robinet l'Âne, on disait bien chez la boulangère que ce jeune monsieur n'aurait pas voulu demander Mlle Latour quand il n'avait pas d'argent ; mais qu'étant devenu riche, il n'a fait ni une, ni deux.

-- Allons, qui vivra verra. Mais, sapristi ! ce n'est pas un homme à mettre au coin du feu, s'il arrive une affaire qui en vaille la peine.

-- Hélas ! balbutia la timide Jeannette, c'est pourtant une bien belle chose que la paix et le coin du feu ! »

Le Brigadier fut au moment de lancer un gros juron de l'armée d'Afrique, mais se rappelant le respect dû aux dames, il se contenta encore, bien malgré lui, d'un honnête saprelotte.

Tout à coup, Robinet l'Âne, qui ne perdait pas la carte, fit observer très judicieusement que lorsqu'on entreprend une promenade, il ne suffit pas d'aller jusqu'au bout, mais qu'il faut revenir.

Sur ce, Jeannette annonça qu'elle était hors d'haleine ; et Ursule, qu'elle avait mal au pied.

Le Brigadier se dit pour la centième fois qu'on ne peut rien faire avec des femmes, parce qu'elles sont à moitié mortes dès qu'elles changent de place ; mais comme il avait de l'usage, il revint aussitôt sur ses pas, ramenant les deux payses à vêpres, et de là aux fourneaux, car, tout en foulant les feuilles mortes qu'a chantées Millevoye, ces deux têtes rêvaient, l'une gibelotte et l'autre fricandeau.

XIX -- La longue-vue du colonel

C'est une très bonne chose qu'une longue-vue, surtout quand on a soin de la diriger sur des objets de riant aspect. Le colonel en avait une excellente, qui lui avait rendu les plus grands services ; et c'était à elle, en partie, qu'il devait cette bonne humeur, cette fraîcheur d'idées qui faisaient de lui le meilleur des grands-pères.

Affligé pour toujours dans sa malheureuse fille, il se tournait vers sa petite-fille, et voulait absolument préparer pour elle des jours tranquilles et doux ; ce que Mme de Sévigné appelait si joliment : composer du bonheur.

Pour parvenir à ce résultat, il commençait, même longtemps avant la mort de M. Quartier, par mettre la lorgnette à son point. Cela se faisait ordinairement quand il était seul dans son fumoir, l'été, aux Ormes ; ou bien au coin de son feu, l'hiver, à Paris. En ces moments-là, il avait vu depuis cinq ans, et très distinctement, au bout de sa lorgnette, Mme Latour entourée de deux jeunes époux empressés à la servir, à la guider, à lui adoucir l'existence. Tout s'arrangeait à l'amiable : Émilie cessait de résister aux vœux du bon papa, car il avait trouvé pour sa mère, non seulement un guide respectueux et dévoué, mais le meilleur des fils. On vivait aux Ormes (toujours dans la lorgnette), pendant la belle saison, tous à côté les uns des autres, n'ayant pour témoins de ce bonheur intime que les voisins qui maintenant faisaient, pour ainsi dire, partie de la famille.

Cette perspective était des plus jolies, et quand, à l'horizon, le bon papa entrevoyait des nuages, il trouvait que sa longue-vue n'était plus au point.

Ce jeu de l'amour paternel durait depuis que le vieillard connaissait le beau caractère du jeune Bellerive ; néanmoins, il regrettait que ce brave enfant fût absolument privé de fortune, car les positions étant par trop inégales. Sévère, par une fierté bien naturelle, n'aurait jamais fait une avance ; et, de l'existence d'Émilie, naissait probablement cette réserve gênée et gênante qu'il apportait dans ses relations avec le bon colonel.

Il ne lui écrivait que quand il en était sommé par quelques lignes bien cordiales venant de son respectable ami ; et même, dans ses réponses, on sentait qu'il n'avait pas ses coudées franches.

En dehors de la lorgnette, que s'était-il donc passé par rapport au jeune Français, si maternellement soigné chez Mme de Verneuil ?

Il avait continué son chemin, avec ce profond sentiment du devoir qui ne le quittait pas ; mais sa santé affaiblie l'avait retenu longtemps au dépôt ; et là, il avait eu le loisir de refaire souvent par l'imagination la route pénible où il lui avait fallu passer depuis la mort de sa mère.

Alors il revoyait, comme dans un brouillard, son départ pour l'Afrique, son arrivée, son isolement moral au milieu de ses braves compagnons, dont la plupart n'avaient pas reçu la même éducation que lui. Il se rappelait ses pensées navrantes, l'effroi qu'il avait eu de ce long avenir se déroulant, triste, décoloré, sans famille, sans affection intime. On l'avait rappelé en France pour la guerre, et il avait eu le courage et l'occasion de s'y distinguer. Son grade et sa croix en étaient les preuves. Puis était venue cette nuit d'affreux abandon où blessé, demi-mort, on l'avait enfin porté à l'ambulance prussienne.

Oh ! quel instant que celui où, quelques semaines plus tard, lui était apparue l'angélique Miriam ! Par l'instinct du cœur, qui surpasse la parole et l'intelligence, elle avait tout combiné, et l'avait rendu, lui, l'objet du dévouement de deux familles. C'était à elle qu'il devait la secourable amitié du colonel, la compassion amicale de Mme de Verneuil et de sa sœur, la sollicitude toute maternelle de Mme Latour. Il lui devait bien plus, car au milieu des circonstances que cette pauvre fille avait fait naître, il était revenu à Dieu, à la pratique de sa loi.

Comme il se rappelait vivement cette heure ! Il revoyait en lui-même Émilie, toujours sérieuse et froide, mais si distinguée, si fine, si délicate en tout ; il la revoyait agenouillée près de sa mère et disant : « Notre Père, qui êtes aux cieux. » Que cette image était restée calme et pénétrante dans l'esprit du jeune sergent ! Il se plaisait à la regarder dans ses songes, pensant que la vie lui eût été douce s'il eût pu offrir une position à une telle femme. D'autre part, Émilie aurait-elle compris, accepté ce sentiment profond du pays qui le porterait à le défendre au jour du danger ? Non. Émilie ne connaissait encore que le dévouement filial, l'amour du foyer. Elle exigerait certainement de son mari le sacrifice des nobles aspirations que Sévère sentait... D'ailleurs, à quoi bon ? N'était-il pas voué au malheur ? Ainsi finissaient les rêveries du jeune Bellerive, et il essayait, mais inutilement, d'effacer de sa mémoire le souvenir de Mlle Latour.

C'était ainsi que vivait le jeune militaire depuis qu'il avait quitté les Ormes ; mais tout avait changé de face, et il venait d'y être rappelé par la mort du vieux cousin, par le testament, par l'héritage.

Ces circonstances si imprévues avaient fait de sa vie deux parts distinctes, et, après avoir connu le malheur, il voyait s'ouvrir devant lui un avenir facile.

Au seuil de cet avenir, sa première pensée avait été pour sa mère, pensée de regret ; la seconde, pour Émilie, pensée d'espérance.

Il songeait aussi à Miriam, dont le sort se trouvait pour ainsi dire entre ses mains, et qu'il voulait rendre aussi heureuse qu'elle pouvait l'être. Toutes ces idées se croisaient dans son cerveau, non sans lui causer une sorte d'étourdissement. Néanmoins, il avait résolu de se tenir en garde contre les tentations vulgaires de paresse et d'oisiveté, de rester lui-même en changeant de milieu, et de garder, en face de la liberté d'action, sa force de caractère.

Or, sous cette enveloppe, à peu près impassible, bouillonnait une ardeur qu'on ne soupçonnait point. L'horizon du jeune homme reculant chaque année par l'étude, la réflexion, l'expérience, tout le ramenait aux mêmes idées ; idées antiques, oubliées des masses, mais inoculées en lui par le souffle maternel. Ces idées avaient encore sur son esprit plus de puissance depuis que, sous l'influence de Mme Latour, il s'était surmonté lui-même ; il avait fait des pas de géant.

Servir son pays volontairement, dans un temps de crise, lui paraissait désormais un devoir pour lui, homme jeune, et devenu indépendant, ce à l'héritage qu'il venait de faire. Les chaînes de la famille lui semblaient imposer des limites étroites au dévouement dont il se sentait capable, et, n'ayant pas de liens, il avait la pensée de n'en point nouer jusqu'à ce que fussent vidées les grandes questions du moment.

La patrie avant tout, se disait-il, ajoutant que la fortune, venant à lui, le portait plus encore à prendre une part active à la défense de cette grande affligée. Sévère n'avait rien oublié, et croyait entendre comme au jour de sa blessure ces graves paroles, écho des paroles de sa mère :

« Si tu les entends dire que la France est perdue, ne les crois pas ! Non, ce n'est pas la mort, c'est le châtiment. Elle se relèvera. »

Souvent, il est vrai, ces pensées étaient suivies d'autres pensées. Les scènes imposantes qui s'étaient passées aux Ormes ne pouvaient non plus s'oublier. C'était près de Mme Latour qu'il avait sacrifié sa haine, et Dieu l'en avait récompensé depuis par un signalé bienfait. Lorsque Émilie avait eu achevé l'Oraison dominicale, elle s'était rapprochée du malade, parce qu'il ne comptait plus en ce monde, puis s'était effacée doucement, quand le sentiment de la vie avait repris possession de Sévère. Il y avait eu dans ces rapports suprêmes quelque chose de touchant qui ne devait point glisser sur une âme formée par Mme Bellerive. Le jeune défenseur osait à peine s'arrêter à ces beaux souvenirs. Émilie était belle, dévouée, intelligente ; mais le pays était là, le pays souffrait, le pays attendait !

Oui, tout cela était ainsi, et pourtant, au bout de la lorgnette du bon papa, se dessinait, plus distinctement que jamais, l'heureux couple qui devait entourer Mme Latour de soins et d'affection. Le colonel, qui sentait naguère ne pas devoir lutter contre la fierté naturelle de son jeune ami, se demandait maintenant quel pouvait être l'obstacle à ses vœux. Serait-il possible qu'Émilie ne plût pas à Sévère ? Il ne le pouvait croire. Depuis que le colonel avait vu Émilie dévider, en quelques secondes, un écheveau de laine d'énorme grosseur, il savait, à n'en pas douter, qu'elle accepterait volontiers Bellerive pour époux, à la seule condition qu'ils vivraient tous deux près de Mme Latour ; mais, au point où l'on en était, le cœur seul pouvait imposer des conditions, car les positions étaient égales. Cependant personne ne disait mot, et il n'était question de mariage que chez la boulangère.

Sévère était l'héritier unique du cousin de sa mère, et le colonel, son meilleur ami depuis longtemps, l'aidait à recueillir les éléments épars d'une fortune considérable. Les anciens du pays savaient bien que M. Quartier possédait autrefois, dans toute son étendue, la propriété appelée les Ormes, tels bois, telles fermes, tels moulins ; mais ils ignoraient, du moins en partie, que, habile à saisir toute occasion favorable, et toujours aux aguets, il avait, depuis nombre d'années, entassé intérêts sur intérêts, ne jouant qu'à coup sûr, tournant les difficultés, flairant d'une lieue les bonnes affaires, ne livrant rien au hasard, s'usant dans les combinaisons et les calculs sans fin.

La vieillesse était venue, il est vrai, couper court aux démarches, aux agitations, aux tentatives ; mais, ne dépensant à peu près rien et plaçant toujours, M. Quartier, même en ces derniers temps, avait accru de beaucoup son capital. L'héritier se trouvait donc dans une position superbe.

Lorsque Bellerive était entré pour la troisième fois dans le village des Ormes, il avait été saisi par les souvenirs les plus opposés. Il se voyait encore, donnant le bras à sa mère, et frappant inutilement à la porte d'un parent, dont le cœur n'entendait plus ; mais prompt à échapper aux dures pensées, il se rappelait avec un vif sentiment de gratitude les soins généreux qui lui avaient été prodigués dans ce même village, et enfin se demandait s'il ne rêvait pas en y rentrant sous le nom d'héritier.

Cependant, une ombre se mêlait au sentiment bien naturel de satisfaction qu'il éprouvait. Sans doute, il avait dans le bon colonel un ami éclairé, un conseiller sûr, mais ses manières n'étaient plus aussi cordiales qu'au temps où, pauvre blessé, on l'appelait dans le cercle intime des voisins, l'enfant de la maison . Le ton du vieillard n'était plus ce ton ouvert, un peu jovial, qui régnait dans ses lettres avant la mort du vieux cousin ; on eût dit que le colonel était moins à l'aise avec celui dont il s'était fait naguère le protecteur.

Mme Latour n'avait plus le même élan, la même bonhomie ; elle aussi était gênée. Émilie, bonne toujours, était distraite et ne semblait occupée que de sa mère. Marie-Aimée, n'ayant plus rien gardé de son enfance prolongée, était devenue timide et ne jouait plus avec Fly. Mme de Verneuil, amie et confidente de Mme Latour, paraissait elle-même changée. Sévère se demandait s'il n'y avait pas lieu de regretter ce que lui enlevait son titre d'héritier.

Avec deux personnes seulement, il se retrouvait dans les mêmes conditions qu'au temps de ses malheurs ; c'était Mlle de Reuilly et Miriam. Près de la première, il causait avec assez d'abandon, parce qu'elle était moins intéressée que tout autre aux questions d'avenir qui, au fond, le tourmentaient. Avec la muette, il n'éprouvait aucune gêne, et se sentait heureux de lui préparer un sort tranquille en retour de tout ce qui lui était venu par son entremise. Pour le moment, Mlle de Reuilly, la retirant de la triste masure, l'avait prise auprès d'elle et cherchait à refaire sa santé délabrée. Elle transmettait à son protecteur les inquiétudes du médecin consulté : il fallait des soins, du repos, de l'amitié ; la muette trouvait tout cela sous le toit des deux sœurs.

Comme les affaires de la succession demandaient la présence de Sévère, tantôt à Paris, tantôt à la campagne, on lui avait offert encore une fois l'hospitalité chez Mme de Verneuil, quoique dans des conditions bien différentes.

En ce monde, on ne fait rien tout seul, en dehors des lorgnettes ; c'est pourquoi le colonel avait chargé les aimables voisines de sonder adroitement les intentions du jeune Bellerive. Aurait-il le désir de se créer un intérieur ? Et, dans ce cas, accepterait-il volontiers celui de la chère aveugle qu'il paraissait aimer ? Que de questions à faire indirectement au jeune héritier ! C'était précisément son titre d'héritier qui rendait les négociations délicates ; car, bien qu'Émilie, malgré la simplicité dont elle s'entourait, fût ce qu'on appelle un bon parti, sa position, matériellement parlant, était peut-être moins brillante à présent que celle de Sévère.

Mme de Verneuil ne savait agir que par élan. Sa sœur, plus habile diplomate, accepta la mission et se fit un plaisir de tâter le terrain. Ce n'était pas chose facile, en face d'une nature aussi concentrée que celle de Bellerive. Il parlait peu de lui-même et de ce qui le concernait ; ce n'était pas en courant qu'on pouvait voir le fond de sa pensée. Mlle de Reuilly fut obligée de louvoyer pendant que le cher bon papa, n'ayant affaire qu'à sa lorgnette, s'étonnait des lenteurs de la diplomatie.

Un jour, la lumière se fit. Mlle de Reuilly, après avoir dit tout ce qui n'était pas la chose principale, laissa voir clairement à Sévère que le désir du colonel était d'assurer le sort de sa fille et de sa petite-fille, par le choix d'un gendre qui consentirait à vivre sous le toit commun ; et que, bien avant l'héritage, il avait souvent jeté les yeux sur lui, qu'il aimait et estimait. Quelle ne fut pas sa surprise en le voyant rester silencieux, quoique visiblement ému ! Il ne parlait jamais d'Émilie, et souffrait quand on lui parlait d'elle. Mlle de Reuilly était trop raisonnable pour lire au fond de ce cœur. Elle reçut de lui quelques réponses embarrassées, attestant sa reconnaissance pour l'estime et l'affection qu'on voulait bien lui accorder ; puis il balbutia quelques mots sans suite, et sa langue se glaça encore une fois sous cette concentration qui était le propre de sa nature. De tout ceci, Mlle de Reuilly en tira cette conclusion que le jeune héritier avait d'autres vues, d'autres projets d'avenir, et qu'enfin Émilie ne lui plaisait pas.

La gentille Marie-Aimée devinait, comme on le sait, les pensées du colonel à mesure qu'il toussait et se frottait les mains ; elle avait donc savamment, et depuis longtemps, interprété ses inflexions de voix, ses demi-mots, ses réticences. Elle aussi regardait dans la longue-vue du vieil ami, car il la lui prêtait souvent, sans s'en douter. Ce qu'elle voyait, c'était que le vœu secret de tous était de marier Émilie et Sévère, et comme elle avait les yeux plus jeunes, elle apercevait de très loin ce que les autres n'entrevoyaient pas encore, c'est que Sévère, malgré son silence et son apparente froideur, le désirait plus que tout le monde. Cependant, personne ne parlant, les choses pouvaient ne pas finir, et Marie-Aimée trouvait cela fort singulier.

Qui donc fut le trait d'union ? Ce fut, comme toujours, l'enfant bénie qui, recevant tout des autres, leur rendait le centuple. La muette, simple et sans arrière-pensée, devinait les choses du cœur mieux que celles de l'esprit. Depuis la mort du malheureux vieillard, qu'elle avait sincèrement pleuré, elle comprenait que M. Bellerive était actuellement le maître de la masure et du grand jardin, et aussi son protecteur, à elle, pauvre petite servante. Le voyant sans cesse mêlé à la famille du colonel, Miriam ne doutait pas qu'il aimât comme un fils Mme Latour, et qu'il fût tout décidé à épouser Émilie, puisqu'elle était bonne et charmante.

Cet enchaînement d'idées la portait à considérer déjà Mlle Latour comme sa maîtresse, et à la saluer d'une façon plus respectueuse que toute autre personne. Souvent elle lui portait quelques-unes de ses fleurs préférées ; un jour même elle lui avait offert un beau bouquet de reines-marguerites, ce dernier trésor de l'automne. Émilie acceptait ces dons naïfs avec son plus aimable sourire, sachant qu'elle rendait heureuse la douce et sympathique orpheline, et ne s'arrêtait pas à chercher quelle pouvait être son intention cachée, ou même si en elle avait une.

La muette avait un superbe fuchsia, qu'elle cultivait avec succès. Ce fuchsia, c'était sa passion ; elle n'en détachait pas une fleur, et mettait sa gloire à le faire admirer.

Un jour, le colonel, donnant le bras à Mme Latour, se promenait avec Sévère, pendant qu'Émilie s'occupait dans son intérieur de ses devoirs de maîtresse de maison. En passant devant la muette, qui arrosait sa fleur chérie, on s'arrêta, moitié parce que cette plante était vraiment belle, moitié pour faire plaisir à la douce Miriam qui, paisible et gracieuse sous le vêtement de deuil que lui avait donné son nouveau maître, semblait elle-même une fleur d'automne. Le colonel toucha l'arbuste, parut en remarquer la grâce, et Sévère, se tournant avec intention vers la muette, lui fit compliment du regard et de la main. La jeune fille en conçut une joie vive ; son œil jeta cet éclair de surprise qui parfois illuminait son visage, et elle résolut de lui prouver la reconnaissance qu'elle avait de ses bontés par le sacrifice de ses charmantes fleurs.

Quand Miriam laissait parler son cœur si délicat, elle voulait être seule. Le silence ne consistait point pour elle dans l'absence du bruit, qu'elle ne connaissait pas, mais dans l'absence de tout regard, étranger à ce qu'elle allait faire. Elle laissa donc les promeneurs s'éloigner en causant.

Mme Latour racontait qu'autrefois elle aimait particulièrement les fuchsias et que, au temps où Émilie était enfant, il lui arrivait souvent, pour la récompenser de sa sagesse, de mêler à sa chevelure ces fleurs rouges dont elle tressait une couronne.

« Je m'en souviens, dit le bon papa. Elle se plaisait à ce jeu, et nous disait ces jours-là : « Je suis la reine des Ormes ! »

-- Elle l'est encore », dit Sévère, puis il s'arrêta court, et comme embarrassé. Ensuite, il détourna la conversation.

Peu après, on se sépara. Mme Latour et son père rentrèrent au salon. Sévère, en les quittant, s'achemina vers la chambre qu'il occupait chez Mme de Verneuil, et se trouva passer une seconde fois devant Miriam. Elle l'attendait, la pauvrette, toujours bien humble et bien timide, tenant à la main la plus jolie de ses fleurs. Elle la lui présenta, levant avec respect ses grands yeux qui parlaient, et lui demandant par son geste de vouloir bien mettre cette fleur à sa boutonnière, ce qu'il fit à l'instant, avec la grâce aisée du protecteur intelligent et bon.

Quand la muette vit M. Bellerive accepter son hommage avec plaisir, elle n'eut plus qu'une pensée : offrir à Mlle Latour le reste de ses fleurs, et, par ce complet sacrifice, leur prouver à tous deux combien elle tenait à plaire à des maîtres si bons, toujours unis dans son cœur dévoué.

Sur le champ, elle fit une couronne et la porta à Émilie, alors seule dans son boudoir. La belle jeune fille sourit aux fleurs qui lui rappelaient son enfance, et, par bonté, laissa la muette poser la couronne entre les touffes noires de sa riche chevelure ; puis, l'ayant remerciée par des gestes expressifs, elle s'amusa, contre son ordinaire, à faire l'enfant comme autrefois. Entrant gaiement dans le salon, et laissant la porte ouverte, elle dit à son grand-père et à Mme Latour :

« Voyez ce qu'a fait Miriam ? Je suis la reine des Ormes ! »

Au moment où, s'approchant de sa mère, elle lui prenait la main pour lui faire toucher la couronne de fuchsia, Sévère arrivait inopinément, venant de la part de Mlle de Reuilly apporter un journal, et signaler quelque fait intéressant. Il entendit le cri joyeux d'Émilie et avant qu'on l'eût aperçu, elle lui apparut sous un nouvel aspect. Se croyant seule, elle embrassait affectueusement sa mère, couvrant ce front bien-aimé des grappes rouges qui ruisselaient de son beau diadème.

Le bon papa regardait dans la glace. Ce n'était pas cette jolie scène de famille qui l'occupait ; il voyait se refléter dans la glace la porte ouverte, et Sévère qui, étonné, interdit, n'osait plus entrer. Le jeune homme portait à sa boutonnière des fleurs semblables à celles dont se trouvait parée la reine. Il était évident, aux yeux du colonel, que Miriam avait été la messagère du bonheur. Le rêve allait donc s'accomplir. Un sourire de félicité entrouvrit les lèvres du respectable vieillard ; et, tandis qu'Émilie, toute confuse d'avoir fait l'enfant devant un étranger, saisissait un prétexte pour disparaître, le colonel, reprenant avec le jeune héritier son ancienne cordialité, lui tendit la main, et serrant la sienne avec l'élan d'une forte amitié :

« Vous voulez donc qu'elle soit reine ? » dit-il à demi-voix.

Sévère se troubla. Il ne savait que penser de ces fleurs sympathiques que tous deux tenaient de Miriam, la douce intermédiaire de la Providence.

« Allons, allons, reprit le colonel en riant, je vous laisse avec ma fille ; on ne cause bien qu'à deux, jamais à trois... Le bon papa reviendra. »

Il sortit, et Mme Latour se trouva seule, pour la première fois depuis bien longtemps, avec celui qui lui avait dit, au temps de l'épreuve :

« Vous me rappelez ma mère ! »

Les explications prolongées ne valent rien ; celle-ci fut courte et bonne. Mme Latour, à qui le feu faisait mal, s'était retirée dans l'embrasure d'une fenêtre. Or, rien n'est bon comme une embrasure de fenêtre pour vous faire dire tout ce que vous avez dans le cœur.

Confiante comme on l'est quand on estime et qu'on aime, Mme Latour n'eut qu'un mot à dire pour faire cesser la longue hésitation qui gênait les rapports entre tous ces voisins, si heureux d'être ensemble.

Sévère, interrogé, dit qu'il était absolument étranger à la démarche de Miriam, mais il avoua qu'elle avait rencontré sa pensée, que nulle femme plus qu'Émilie ne lui paraissait digne d'être la reine d'un foyer nouveau ; son dévouement filial, sa réserve, ses vertus d'intérieur, tout faisait d'elle une femme à part ; il l'appréciait comme elle méritait d'être appréciée... Mais la France !... la France malade, minée, il lui devait le secours volontaire de son bras si l'étranger la menaçait encore ; et Émilie ne consentirait point, au jour même du péril, à le laisser partir... Donc, bien que l'héritage du vieux cousin l'eût rendu plus hardi peut-être, il avait craint, en contractant un nouveau lien, de se mettre dans la nécessité de manquer à ce qu'il croyait un devoir. Dieu, Patrie, Famille , c'était la devise de sa mère et la sienne. Que devait-il faire maintenant ? C'était à Mme Latour de trancher la question.

Le jeune homme regardait ce doux et obscur visage. Il se sentait porté à une confiance absolue.

Plus que jamais, cette admirable femme lui rappelait Mme Bellerive.

« Sévère, mon cher enfant, vous ne connaissez pas Émilie, dit-elle d'une voix pénétrante qui allait au fond de ce cœur loyal. Sa devise est la vôtre : Dieu, Patrie, Famille. La nature, l'éducation, la retraite, ont fait d'elle une femme forte , j'ose le dire. Elle serait incapable d'affaiblir, dans son époux, les sentiments patriotiques dont elle ferait sa propre gloire. Son grand-père lui a communiqué la virilité d'esprit qui retrempe l'âme d'une femme, et la tient en garde contre notre faiblesse. Elle hait la guerre, mais elle hait plus encore le mal moral, l'hérésie, le renversement des principes, l'abaissement des caractères, et tout ce qui, sans exposer les corps , expose les intelligences.

« Le croiriez-vous ? elle n'a pas frissonné devant l'acte d'une femme de nos jours, dont le mari, avec l'élite de notre jeunesse, venait d'être tué en défendant la plus noble et la plus abandonnée des causes ; cette femme tenait dans ses bras son dernier enfant, et, dans l'excitation de la douleur humaine, soumise à une idée plus haute, elle dit :

« Et toi aussi, mon fils, tu seras soldat ! »

« Peu de femmes ont compris ce mot, digne des anciens. Émilie ne s'en est pas étonnée. »

Sévère écoutait religieusement. Quand l'aveugle eut cessé de parler, il lui baisa la main avec le tendre respect d'un bon fils. La question était résolue, il osait maintenant demander Émilie à sa mère.

Le colonel, rentré sans bruit, s'était rapproché à pas de loup de l'embrasure de la fenêtre. Trouvant les préliminaires suffisants, il ne put s'empêcher de jeter quelques mots en l'air ; c'en fut assez pour rompre l'entretien. On convint que le soir même Émilie serait consultée. En attendant, le bon papa ne manqua pas l'occasion de revoir, au bout de sa lorgnette, les jeunes époux se promenant avec Mme Latour sous les ombrages des Ormes.

Le soir, Émilie, consultée, remercia Dieu et Miriam, qu'il avait envoyée, et les petites fleurs qu'elle fit sécher pour les garder toujours.

XX -- La lanterne sourde

Grande fut la joie des chères voisines en apprenant ce qui s'était fait. Sévère, par un sentiment de délicatesse, ne leur avait rien dit de la douce royauté d'Émilie, ni de l'entretien qu'il avait eu avec Mme Latour. Donc, tout fut surprise ; mais à travers cette surprise, personne ne s'étonnait que du retard ; il y avait si longtemps que dans l'esprit de chacun les fiançailles étaient faites.

Miriam reçut de Jeannette, à force de pantomimes savantes, cette grande confidence, et ne s'en étonna pas non plus. D'ailleurs forcément étrangère aux détails, elle ne sut point que le sacrifice de ses jolies fleurs avait été la cause du bonheur de tous. Il était dans sa destinée de préparer sans le savoir l'avenir de ceux qu'elle aimait, et cela se faisait en suivant simplement les doux instincts de son cœur. Aussi devenait-elle de plus en plus chère à la petite colonie. On s'attristait de sa pâleur, et de ce que, au lieu de réparer ses forces, depuis qu'elle menait une vie facile, elle semblait affaiblie pour toujours.

Mlle de Reuilly ne se pardonnait pas d'avoir échoué dans ses négociations diplomatiques, et plaisantait le jeune héritier sur les tourments bien inutiles qu'il avait endurés, par suite de sa concentration.

Trop positive pour hésiter entre deux pensées contradictoires, elle lui répétait que s'il se fût expliqué tout d'abord, il eût su à quoi s'en tenir. Et c'était précisément là ce que redoutait le bon Sévère. Savoir à quoi s'en tenir, c'est être réduit à sacrifier une des deux idées, et quand toutes deux sont chères, on souffre. Mme de Verneuil comprenait les hésitations de son jeune ami, beaucoup mieux que sa sœur.

Bientôt, on décida que le mariage se ferait à Paris pendant l'hiver ; ce devrait être une fête de famille. Qui fut joyeuse ? ce fut l'aimable fille de Mme de Verneuil. Son admiration d'enfant pour Mlle Latour s'était changée en une intimité de tous les instants ; elle l'aimait comme une sœur aînée, beaucoup plus raisonnable qu'elle, et la pensée de voir son sort fixé à Paris et aux Ormes la charmait. Émilie serait heureuse et ne quitterait pas ses amies ; on se verrait souvent l'hiver, et tous les jours l'été. Marie Aimée sautait de joie comme à treize ans, ayant même gardé de ce temps cette physionomie naïve qui avait fait à première vue, et pour toujours, la conquête du bon colonel.

Lorsqu'il fut question de retourner tous ensemble à Paris, le bon papa fit ses réserves, disant qu'il reviendrait souvent à la campagne passer quelques jours parce qu'il avait des travaux à faire faire. Il offrait à Mme de Verneuil, par la même occasion, de surveiller certaines réparations que nécessitait la maisonnette. (Vrai tas de pierre, continuait à dire Mlle de Reuilly, qui avait de plus en plus raison.)

On comprenait à merveille que M. Bellerive voulût faire abattre la triste masure habitée si longtemps par M. Quartier ; mais ce qu'on ne comprenait pas, c'étaient les sourires malins que le charmant vieillard échangeait avec Sévère dès qu'il était question de ces travaux. Ils s'entendaient tous deux, même en ne parlant pas ; Marie-Aimée, malgré sa finesse, ne savait que penser.

Aux Ormes, on s'entretenait sans cesse de l'heureuse union. Les parents songeaient comme toujours à embellir le nid, à le rendre plus doux. Les jeunes gens de leur côté faisaient aussi des projets. Sévère proposait à Émilie, afin de réparer généreusement les omissions du pauvre cousin, de construire une maison d'école à la place du bâtiment provisoire affecté à cette destination. On ne mesurerait aux sœurs et aux enfants ni l'air, ni l'espace ; on mettrait dans chaque pièce un bon poêle, des sièges convenables, quelques tableaux bien faits. On rendrait l'accès de l'école facile aux plus pauvres enfants, et l'on ne manquerait pas d'y envoyer la bonne petite Joséphine, dont les parents, si malheureux jusque-là, allaient enfin trouver un propriétaire raisonnable.

On parlait en famille de la manière dont on meublerait, à Paris et aux Ormes, l'appartement du jeune ménage. Chacun donnait son avis. Le colonel engageait sa petite fille à choisir pour Paris tel style, pour la campagne tel autre. On discutait aussi la chambre de Sévère. Émilie penchait pour les tapisseries anciennes, les trophées, les sièges antiques ; elle désirait que la chambre de son mari portât ce cachet artistique dont notre époque est jalouse. Mme Latour partageait ses vues, et s'étonnait du silence de son futur gendre.

« Ne pensez-vous pas comme nous ? » dit-elle.

Directement interpellé, le jeune homme se rapprocha de Mme Latour pour lui répondre à demi-voix, car dans la transmission des choses de l'âme, nous voulons le moins de bruit possible. Il dit alors qu'il était prêt à ratifier son choix, et celui de Mlle Latour, en tout ce qui concernait l'ameublement, à la réserve de sa chambre à la campagne, dont il ferait une image du passé...

On se rappelle que, au moment de s'engager, Sévère ayant réalisé une somme, par la vente de ce qui lui devenait inutile, s'était fait une douce obligation de payer chaque année les soixante francs de la mansarde rue d'Enfer, afin de conserver les objets auxquels avait tenu particulièrement sa pauvre mère. Quelque faibles que fussent ses ressources, il n'avait jamais manqué à cet engagement pris avec lui-même.

Émilie fut attendrie devant cet affectueux respect, qui liait encore Sévère à son foyer d'autrefois.

« Moi aussi, dit-elle à Mme Latour, j'aimerai ce mobilier si précieusement conservé ; nous l'emporterons à la campagne, ce sera le nôtre . »

Mme Latour sourit aux paroles de sa fille, et bénit une fois de plus la Providence, car elle se disait au fond de son cœur maternel qu'il faisait bon être aimé par Sévère, et qu'un tel fils ne pouvait être qu'un bon mari.

Ainsi les voisins, de plus en plus liés, se connaissaient à fond, et comptaient si bien les uns sur les autres que la fille de Mme de Verneuil prétendait qu'à force de s'aimer on devenait parents. Elle disait vrai, la charmante fille ; l'amitié, c'est la parenté du cœur.

Tous, jusqu'aux serviteurs, se réjouissaient de ce qui faisait le bonheur du bon vieillard et de ses enfants. Néanmoins, il fallut quelques semaines pour qu'Ursule s'habituât aux idées nouvelles. L'excellente femme avait une si parfaite horreur du changement qu'elle aurait préféré que chacun restât toujours dans la même position. Puis elle avait mis dans sa tête qu'un mari doit avoir dix ans de plus que sa femme ; c'était un compte tout fait qui la satisfaisait extrêmement. Sa payse avait beau lui répéter que M. Bellerive n'était pas un étourdi comme tant d'autres, que le malheur l'avait mûri ; qu'à vingt-cinq ans il avait le sérieux d'un homme de trente ans. Ursule répondait, avec ce parti-pris qui fait le fond des caractères entêtés :

« Je ne vous dis pas, Jeannette, je ne vous dis pas ; mais voyez-vous, c'est égal, quand un mari n'a pas dix ans de plus que sa femme, c'est un grand malheur ! »

À part cette difficulté, les choses allaient bien. La gentille nièce Marinette qui, malgré sa bonne volonté, ne partageait pas les idées de sa tante, se réjouissait fort à la pensée d'une noce dans la maison, des allées et venues, des toilettes, etc. Contrairement à tante Ursule, elle aimait le mouvement comme cela est si naturel au jeune âge.

D'ailleurs, rien ne changeait pour Marinette qui resterait attachée au service de Mme Latour. La muette serait pour toujours auprès de Mme Bellerive ; mais ses occupations faciles lui laisseraient une douce liberté. On savait ce qu'on lui devait. La maison du colonel allait devenir la sienne ; son malheur et sa fidélité faisaient d'elle un enfant de plus.

Le Brigadier était si content qu'il ne jurait plus, même en tête à tête avec M. Bellerive ; c'était une sorte de trêve, et l'excellent homme attendait pour se remettre en colère contre les Prussiens que les jeunes gens fussent mariés.

Quant à Robinet l'Âne, il approuvait tout. Seulement Jeannette perdait son temps à lui expliquer que la chose s'était arrangée tout à coup, en une heure.

« Oh ! que non ! disait-il, il y a longtemps qu'on en parlait chez la boulangère.

-- Mais, mon pauvre Robinet, on parlait sans savoir.

-- Oh ! que non, mamselle Jeannette ! La boulangère sait bien ce qu'elle dit, allez.

-- Enfin, elle ne pouvait pas en savoir plus long que nos maîtres, n'est-ce pas ?

-- Oh ! que si, mamselle Jeannette. Elle a de l'esprit jusqu'au bout des ongles, la boulangère, jusqu'au bout des ongles, oh ! oui, jusqu'au bout des ongles ! »

Jeannette y renonça.

Cependant on faisait les préparatifs de départ. La muette voyait les serviteurs descendre du grenier les caisses de voyage. Elle voyait aussi le maître-maçon parler au colonel et à M. Bellerive. Tous trois allaient et venaient dans la triste demeure où elle avait passé quelques années si dures, et le bon sens lui indiquait qu'il ne pouvait être question que de démolir.

Elle fut prise alors d'une inquiétude que son visage trahissait. Souvent on la voyait errer, l'œil pensif, dans la petite cour, dans la masure, dans le jardin. Quel était le sujet de son agitation ? nouveau mystère.

Il lui arrivait de regarder M. Bellerive longtemps, et d'un regard profond ; elle lui montrait de loin le puits du vieux maître, indiquait sous les grands arbres un sentier, un caveau sombre, long, étroit, dans lequel M. Quartier enfermait de vieux outils de jardinage. Sévère n'entendait rien à cette pantomime, et son air impassible contristait la muette. Il sentait qu'une idée persistante fatiguait son cerveau, et que cette idée devait le concerner.

Comme, entre voisins, on parlait tout haut, il fit part de cette inquiétude à son entourage ; on s'étonna de l'agitation croissante de la muette, et l'on convint qu'il fallait en cette circonstance obéir minutieusement à ses moindres signes, car elle avait donné jusqu'ici trop de preuves de sens pour qu'elle en pût manquer dans ces conjonctures.

Marie-Aimée disait en riant :

« Qui sait ? peut-être va-t-on trouver des trésors dans quelque coin.

-- C'est impossible, répondait le colonel, nous avons regardé partout. »

D'après l'avis général, dès le soir Sévère fit exprès de se trouver sur le chemin de la muette, au moment où elle allait, selon son habitude, fermer les volets d'une pièce du rez-de-chaussée donnant du côté de la masure. Il était tard, il n'y avait pas de lune, et les ténèbres étaient épaisses. Miriam avait à la main une petite lanterne qu'elle prenait volontiers le soir, car elle était peureuse. Croyant rencontrer par hasard M. Bellerive, elle alla droit à lui, étendit encore son bras du côté de l'habitation abandonnée et parut vouloir se diriger vers la haie. Il étendit son bras comme elle, et fit quelques pas dans la direction indiquée. Le visage de Miriam changea subitement d'expression. Prenant à pleine main le manteau dont s'enveloppait Sévère, elle l'entraîna vers une certaine partie de la haie qu'à dessein on avait coupée, afin de laisser un libre passage du jardin de Mme de Verneuil au jardin de l'héritier. Celui-ci suivait la muette, à la lueur pâle et triste de la lanterne sourde. Il ne savait où il allait, mais cette humble fille avait été si souvent pour lui l'image aimable de la Providence, qu'il se laissait guider par elle, sûr qu'il ne lui arriverait aucun mal.

Miriam se détourna promptement des allées battues, et prit sur la gauche un sentier où croissaient de mauvaises herbes qui le recouvraient en partie. En suivant les détours de ce sentier, on se trouva devant la porte du caveau sombre. Elle tira péniblement le verrou que la rouille rongeait, et poussant rudement la porte, dont les planches demi-pourries laissaient dans le bas une étroite ouverture, elle pénétra dans le caveau noir et profond.

Un chat abandonné avait fait de ce lieu sa demeure ; il y passait la nuit sur une brassée de paille, et comme ses instincts de chasseur l'avaient bien servi, on voyait çà et là des ossements, des carcasses, des plumes encore sanglantes, c'était hideux. Le chat effrayé lança de ses yeux deux éclairs, dont le feu fit disparaître la lueur blafarde de la lanterne, et par un bond surprenant, il s'enfuit entre les jambes de Sévère, interdit lui-même par cette muette apparition.

La jeune fille, un moment épouvantée, s'était jetée instinctivement sur son protecteur. Aussitôt rassurée par son geste, et par la mâle expression de son visage, elle poussa du pied les débris sanglants, alla droit au fond du caveau, et commença. une pantomime inconnue. Elle imitait le vieux maître dans sa démarche lente, penchait la tête sur l'épaule d'un air fatigué, et allait d'un bout à l'autre du caveau comme une insensée ; puis s'arrêtant, elle posa la lanterne par terre, prit une pioche, et fit semblant de piocher dans l'angle gauche, d'où venait de bondir le chat sauvage.

Sévère la regardait tout étonné, cherchant ce qui pouvait l'agiter ainsi, à cette heure, et dans ces conditions de solitude, de ténèbres et de mystère. Un moment il craignit que la malheureuse ne fût atteinte de folie ; mais sous le regard froid et observateur de M. Bellerive, elle redevint si humble, si timide, si angélique, qu'il n'hésita plus à soumettre son jugement. Que risquait-il ? n'était-ce pas la douce enfant qui avait secouru sa mère, et senti pour lui-même tant de compassion ? n'était-ce pas celle par qui tous les biens lui étaient venus, même la belle et sage compagne qui lui avait été promise ?

Il obéit, et prit la pioche que lui tendait Miriam ; celle-ci redevint souriante. Sévère se mit à piocher dans l'angle gauche, tout en se demandant ce qu'elle pouvait imaginer, car elle n'avait jamais paru comprendre que le vieux maître fût avare. Néanmoins, il était certain qu'un doute existait dans l'esprit ému de la petite servante, et que, au moment de quitter les Ormes, et en présence des ouvriers qui allaient mettre le marteau sur la pauvre masure, elle avait voulu confier à l'héritier, et à lui seulement, ce doute qui la fatiguait.

Sévère piochait... De temps en temps, il consultait du regard l'étrange fille qui, à ce moment, commandait. Elle faisait signe tantôt de continuer, tantôt de cesser ; et il obéissait.

Enfin elle avisa un vieux fût percé, qu'elle avait toujours vu dans un coin ; elle indiqua impérativement qu'il fallait le changer de place. L'héritier obéit encore ; le fût demi-pourri s'effondra, et l'on vit que la terre avait été remuée en cet endroit, tandis que partout ailleurs elle s'était durcie. Il piocha, piocha... Un bruit sec frappe son oreille, il se baisse, porte la main, et Miriam, inclinant la lanterne, projette la lueur sur l'orifice d'un vieux pot de grès. Sévère croit rêver... Le travail étant achevé, l'héritier soulève avec effort le vase que l'or rendait pesant. Miriam est calme, comme ayant rempli sa mission ; mais sa tristesse dit assez qu'elle comprend enfin qu'on aurait pu ne pas souffrir sous le toit du vieux maître !

M. Bellerive regagne avec Miriam la maison de Mme de Verneuil, portant dans ses bras cette part d'héritage dont, sans la muette, les vers de terre auraient seuls connu l'existence.

En passant près du puits, elle étendit encore la main ; c'était une indication, Sévère lui fit signe qu'il comprenait.

Rentrés sous le toit des amies, ils trouvèrent qu'on se tourmentait de leur absence prolongée ; on fit venir au salon la chère muette, on la combla de sourires, on serra ses mains ; les dames embrassèrent, c'était ce qu'elle entendait le mieux dans le langage du cœur. Puis elle s'en alla dormir dans sa chambrette, tout près de Mlle de Reuilly, tranquille comme l'enfant qui a fait son devoir, et ne demande en récompense que de savoir ses supérieurs contents.

Le lendemain, grande émotion entre les voisins. On recommença les fouilles. Miriam ayant vu que son doute s'était converti en réalité, mena son maître dans tous les endroits où elle savait que rôdait le vieux M. Quartier. Ici, on trouvait de l'or ; là, de l'argent ; là, des billets de banque. La passion du vieillard avait atteint des limites qu'on ne soupçonnait point. On découvrit, en diverses cachettes, des sommes énormes ; le tout montait à plus de douze cent mille francs. Émilie en fut attristée ; les positions n'étaient plus égales, il s'en fallait de beaucoup. Sévère aurait pu choisir une compagne entre les filles des millionnaires. Lui ne vit en tout cela qu'une chose, c'est qu'il fallait répandre à pleines mains, par la charité, une grande partie de cet or entassé par la passion, et que ces abondantes aumônes, qui dureraient toute la vie, ne pouvaient passer par de plus dignes mains que celles de Mlle Latour.

XXI -- La voix qu'entendait Miriam

« Paris, 20 février 1873.

« Mon cher François,

« Puisque malheureusement on n'a pas voulu permettre que tu fusses des nôtres, je n'attendrai pas le jour du parloir pour te dire que tout s'est très bien passé, et que le mariage de nos bons amis a eu lieu hier à Saint-Roch, à midi.

« On ne peut rien imaginer de plus calme que le visage de Mme Latour. Il semble que devant elle s'ouvre une nouvelle existence ; elle n'avait qu'une fille, elle a maintenant une fille et un fils.

« Un cœur aussi noble que celui de M. Bellerive devait être la récompense du dévouement filial, poussé dans Émilie à ses dernières limites. Ah ! le beau cœur ! Tu l'as dit toi-même ; quand on l'entend parler de la France, on se sent Français jusqu'au fond de l'âme. Il est si brave ! Il ne craint rien vraiment, rien que le mal qui offense Dieu. Au-dessus de tout respect humain, il met son courage non seulement à affronter la mort dans un péril passager, mais aussi à affronter le sourire de ceux qui se moquent de tout.

« Mon cher, le bon colonel est fou de joie ; nous le trouvons rajeuni. Il t'aime beaucoup, notre vieil ami ; hier encore, il a parlé de toi, disant que tu es le type du petit Français, et que tu n'as besoin que d'un peu de plomb dans la tête pour devenir un excellent modèle.

« Maman sourit aux paroles de notre cher bon papa. (Tu sais que nous l'appelons tous ainsi.) Elle dit que rien n'est plus propre à former en toi le vrai Français, tel qu'il doit être, que l'entourage des Ormes.

« Nous trouvons un grand plaisir à aller voir Mme Latour, et à lui tenir compagnie, car le cher bon papa est toujours en route. Il prend un intérêt vraiment extraordinaire aux travaux qu'il fait faire aux Ormes, de concert avec M. Bellerive. Que sont donc ces grands travaux ? Il se fâche pour rire quand nous le lui demandons ; c'est pourquoi nous ne lui en parlons plus. Tout est secrets, mystères, entre lui et son gendre. Tous deux, comme autrefois les augures, ne peuvent plus se regarder sans rire.

« Le mariage d'Émilie a été une simple et douce fête de famille, à laquelle tu m'as manqué beaucoup, car j'ai beau être grande, vois-tu, j'ai besoin de mon François tout autant que quand j'étais petite ! Il y a eu un fort beau dîner, et le soir on a fait de très bonne musique. Je n'ai jamais vu le colonel si joyeux ; je crois que, de peur d'apprendre quelque fâcheuse nouvelle, il n'avait pas lu son journal ! C'est lui qui m'a engagée à t'écrire tout de suite, me disant : « Vous allez conter tout cela à notre cher étourneau... » Mon cher, ce ne peut être que toi.

« Vrai, il faudra que tu mûrisses, que tu prennes du poids ; je voudrais te voir tout en plomb pour faire mentir ceux qui te croient si léger. Et puis, vois-tu, j'entends dire partout qu'il faut régénérer la France, et je compte sur toi et sur tes camarades, car c'est vous qui serez, dans peu, ministres, généraux, et même bons papas...

« Je t'en prie, mon petit frère, deviens comme M. Bellerive : chrétien, brave et studieux. Moi je veux tâcher d'être comme Émilie. Oh ! si je pouvais réunir ce qu'elle réunit : Douceur et fermeté. Les femmes n'occupent pas de charges dans l'État, Dieu ne les a pas faites pour cela ; mais elles peuvent aussi contribuer à relever moralement la France, en se perfectionnant, et en donnant à leurs enfants une bonne éducation. J'ai lu dernièrement cette parole qui m'a frappée. « Élever un garçon, c'est élever un garçon ; mais élever une fille, c'est élever une famille.

« Adieu, adieu, nous irons te voir dans trois jours. je t'embrasse

« Ta sœur,

« MARIE-AIMÉE. »

Marie-Aimée avait dit à François que tout le monde était heureux ; rien de plus vrai. Une personne entre autres jouissait dans ce cercle intime : C'était Miriam, dont l'horizon étroit ne donnait place qu'aux vicissitudes de ceux qu'elle aimait. En ce moment, rien ne la troublait ; elle les voyait tous contents, et tous lui témoignaient une bonté qui tenait plus de l'amitié que de la protection.

Mme Bellerive se l'était attachée spécialement, beaucoup moins pour recevoir d'elle de légers services, que pour être à même de veiller sur cette santé chancelante que l'on espérait fortifier. La muette avait à Paris une petite chambre assez coquette, tout près de la jeune femme, et passait son temps à aider Marinette ; mais sans fatigue et sans assujettissement. Tout ce qu'on lui demandait, c'était de se reposer, de se refaire, de vivre enfin. Sévère et Émilie, malgré leur jeunesse, la regardaient comme leur enfant. Son infirmité la laissait en effet toujours petite aux yeux des autres ; elle savait si peu du monde et de la vie, elle était forcément si ignorante !

Souvent M. et Mme Bellerive parlaient ensemble de la muette, et formaient un projet bien digne de deux époux chrétiens ; mettre la jeune fille en rapport avec les professeurs habiles qui instruisent à Paris les sourds-muets ; lui faire apprendre le langage des signes, de manière à ce qu'elle pût, chaque hiver, suivre les instructions que l'on fait avec tant de zèle à Saint-Roch, le dimanche, aux fidèles frappés de cette infirmité. C'était leur rêve et c'était un beau rêve.

Sans doute, son innocence et sa bonne foi suffisaient devant Dieu, la bonté même. Cependant, si, du milieu de son silence, Miriam arrivait à lui rendre l'hommage d'un esprit moins inculte, le bienfait ne retomberait-il pas en bénédiction sur les jeunes époux ? Ils le pensaient, et tous approuvaient leur projet.

Mlle de Reuilly, qui s'intéressait d'une façon toute particulière à la muette, s'efforçait de seconder les vues de ses nouveaux maîtres ; néanmoins, elle ne leur cachait pas qu'il faudrait du temps pour rétablir la santé de la pauvre enfant. Jusque-là ne valait-il pas mieux éviter à son cerveau toute fatigue un peu suivie ? L'orpheline avait pâti dans son enfance, pâti dans sa jeunesse ; on ne l'avait pas aimée, et, dit-on, les maladies au cœur, telle que celle dont on avait reconnu le germe dans sa frêle enveloppe, veulent distraction et affection.

Il arrivait en famille qu'on se demandait si l'on conserverait longtemps sons son toit le trésor dont le jeune ménage s'était fait le gardien. Et pourtant, ce n'était plus l'heure de ses épreuves. Elle était chérie de tous, et semblait ne rien désirer de plus que ce qu'on lui donnait. C'était à qui lui ferait de petits cadeaux pour la rendre joyeuse. Sa mise était d'une simplicité gracieuse. Elle se promenait souvent, on la menait voir ce qui dans Paris pouvait lui causer surprise et plaisir. La nuit, elle reposait dans sa petite chambre sous des rideaux blancs, tout à côté de Mme Bellerive, et vraiment elle devait être heureuse. Il semblait que, toujours près de ses protecteurs, nul danger ne pût l'atteindre, chère Miriam !... Son doux visage était cependant plus pâle, son sourire devenait étrange et rare ; elle ressemblait à sa jolie image, non plus à l'enfant, mais à l'ange.

Sévère éprouvait devant cette fille un religieux respect, ce que l'on éprouve devant une allégorie pieuse dont on ne comprend pas bien le sens, et qui ne sera expliquée que plus tard, et dans un autre lieu.

Un jour, elle ne se leva point. Émilie s'étonna, et craignit qu'elle ne fût plus souffrante. Sans rien dire, elle entra dans sa chambre et vit ce que Dieu avait fait.

Sans attendre que la fleur du ciel eût reçu une part plus abondante de soleil et de rosée, Dieu l'avait cueillie, puis emportée.

Miriam avait touché sans témoin cette rive où l'âme se repose du fini, par la vision de l'infini. La pauvre enfant avait probablement senti dans son être physique une secousse affreuse ; mais ne pouvant appeler à son secours aucune créature, elle avait pris dans sa main son petit tableau, et l'avait appuyé sur sa poitrine, et voilà comme elle s'en était allée.

« Sévère, dit tout bas Émilie, viens vite, oh ! viens vite ! »

Sévère entra et regarda... Atterré, stupéfait, il se mit à genoux près de l'humble fille, laissa couler ses larmes, et ne trouva rien à dire.

Qui eût osé demander à Dieu pourquoi il faisait grâce à la silencieuse enfant de la fin du pèlerinage ? Elle avait marché dans la douleur, et la bonté souveraine avait rapproché la patrie pour que la course fût moins longue. Nul ne s'était douté de ce secret ; mais elle avait senti l'approche tranquille de la main divine. La pauvre petite servante avait compris la seule voix qu'elle entendit en ce monde, la voix de l'ange, disant tout bas :

« Miriam, viens avec moi . »

XXII -- Faudra-t-il faire un mur ?

On ne chercha point à se distraire du doux et affectueux souvenir de Miriam. Son départ était pour tous une tristesse sans amertume, une tristesse qu'on aimait. La petite société des Ormes, alors réunie à Paris, se plaisait à s'entretenir de la silencieuse fille, et malgré les larmes versées sur elle, on sentait qu'elle n'était pas partie tout entière, et que l'exemple de sa douce vertu, de son obscur dévouement, vivrait toujours en ceux qui l'avaient connue.

Elle avait fait si peu de bruit sur la terre, et occupé si peu d'espace, que, en dehors d'un cercle très restreint, on ne sut ni si elle était morte, ni même si elle avait vécu.

Émilie, fidèle à la mémoire de la Muette, voulut rattacher à cette innocente fille une œuvre de peinture qui survécût même à ceux qui l'avaient tant aimée. L'impression faite autrefois sur cet esprit inculte par le grand et beau tableau qu'elle avait vu dans une classe, étant enfant, donna à Mme Bellerive la pensée de copier, en étendant de beaucoup les proportions, l'image de Miriam, et d'en faire don à la nouvelle école qu'on allait bâtir aux Ormes.

S'aidant des conseils d'un bon maître, elle prit sa palette, ses pinceaux, et parvint à donner à ce visage d'ange, qu'un peintre avait rêvé, quelque chose de l'expression calme et triste qu'avait le visage de la muette, sa pâleur, ses grands yeux, son sourire paisible et bon. On avait envie de suivre l'ange, on sentait qu'il menait bien au ciel. Par un sentiment de tendresse, mêlée d'une profonde estime, la jeune épouse se plut à lui mettre en main la devise de Sévère, qui doit être celle de toute âme élevée : Dieu, Patrie, Famille.

Quant à l'image elle-même, Sévère l'avait réclamée en s'agenouillant le premier près de la petite servante endormie. C'était son héritage intime, le trésor que lui laissait la pauvre fille, il ne s'en serait pas départi, car ce trésor avait été celui d'un cœur, bien pur, et lui rappelait le malheur, le dévouement et la reconnaissance.

Peu à peu, on s'était habitué à ne pas se quitter. Mme de Verneuil, même à Paris, voyait presque tous les jours son amie, et la chère aveugle ne cessait de lui parler de son bonheur. Souvent on se réunissait le soir, et l'on faisait des projets de campagne, car ce premier été passé tous ensemble aux Ormes promettait d'heureux instants. Aussi était-il souvent question des travaux qu'on avait entrepris. Ces travaux avançaient-ils ? Seraient-ils bientôt terminés ? Le grand-père chuchotait souvent avec M. Bellerive, et Marie-Aimée se doutait, à la manière dont il se frottait les mains, qu'il cachait son jeu et préparait quelque grande surprise.

Mme de Verneuil et Mlle de Reuilly avaient depuis longtemps mis en réserve les quelques milliers de francs destinés à clore leur propriété, et à faire à la maisonnette des réparations nécessaires. Le vieil ami avait proposé, comme on l'a vu, de les aider de son expérience pour diriger les ouvriers, ce qu'elles avaient accepté avec reconnaissance, et il leur avait été dit cent fois : Laissez-moi faire, je m'y entends, je me charge de tout.

On était donc bien convenu de ce qu'il y avait à dire, tout avait été expliqué ; mais le colonel ne parlait jamais des travaux, et n'aimait pas qu'on le questionnât.

Quand Mme de Verneuil se proposait d'aller voir par elle-même ce qui se passait, on lui suscitait mille obstacles. S'il pleuvait, les chemins étaient impraticables. S'il ne pleuvait pas, on inventait autre chose ; et quand le parfait ami ne savait plus que dire, il imaginait d'avoir l'air fâché de ce qu'on ne s'en rapportait pas à lui, quoiqu'il fit de son mieux.

Tous les secrets de l'aïeul et de Sévère furent connus en cinq minutes.

Robinet l'Âne étant venu apporter quelques provisions, Marie-Aimée lui demanda s'il n'y avait rien de nouveau aux Ormes.

« Rien que votre chalet, mademoiselle, répondit-il, et il sera bientôt fini, du train qu'il va...

-- Comment ? Que dites-vous ?

-- Ah ! mademoiselle le sait mieux que moi. Madame a joliment bien fait de changer de propriété, elle aura de beaux arbres, à présent. »

Marie-Aimée demeura interdite, et se hâta d'aller conter la chose à sa mère. Le soir même, dans une réunion de famille, Mme de Verneuil entreprit de dévoiler le mystère de l'amitié, et l'on finit par tout avouer dans un moment d'intimité.

M. Bellerive, devant habiter la spacieuse et confortable maison de son beau-père, avait eu la pensée de construire un simple et joli chalet pour Mme de Verneuil qui, avec sa sœur, lui avait en réalité sauvé la vie par ses soins dévoués. Ce chalet, vraiment digne de son nom par sa construction pittoresque, s'élevait gracieux et coquet sur les fondements du château des rats, et attenait à cette partie de la propriété si agréablement boisée. C'était un changement à vue, le coup de baguette d'une fée, et cette fée se nommait la Reconnaissance.

Voilà ce que le colonel avait appelé des réparations dont il se chargeait.

Tant d'amitié, tant de délicatesse touchèrent profondément les deux sœurs. De part et d'autre, on ne savait comment exprimer ce qu'on éprouvait. Marie-Aimée n'eut pas le courage de se coucher avant d'écrire à son frère l'étonnante et charmante nouvelle.

« Vois donc, lui disait-elle en terminant, comme tout s'enchaîne depuis quelque temps pour nous rendre heureux ! Oh ! mon petit frère, ne soyons pas ingrats ! C'est la Providence qui conduit tout, il faut la remercier. »

François exprima carrément à sa sœur ses sentiments dans une réponse qui ne se fit point attendre.

« Ma chère Marie-Aimée,

« Sais-tu que ta lettre me fait l'effet d'un conte de Perrault ? Il n'y manque rien, pas même le Prince Charmant , car M. Bellerive joue ce rôle.

« Je dis comme toi que la Providence a tout conduit, et qu'il s'est passé bien des choses heureuses pour nous pendant que nous avons grandi ; mais tu conviendras pourtant que si autrefois ma balle n'avait pas été percer de part en part le journal du colonel, les affaires auraient pu ne pas si bien marcher. Donc, les étourneaux servent à quelque chose. Tiens, je plaisante, mais c'est égal, depuis la guerre, je suis devenu beaucoup plus sérieux dans le fond . Tout ce que j'ai vu aux Ormes m'a profité. Je veux être comme M. Bellerive parce que c'est un vrai Français , je veux faire mon devoir.

« Au diable le respect humain ! Comme dit le colonel, quand on a peur, on n'est pas un homme... et puis, cette chère maman ! Il faut la rendre heureuse, elle n'a plus papa !

« Adieu, Minette, embrasse maman et ma tante pour moi, et aime-moi tant que tu pourras.

« Ton frère,

« François de VERNEUIL. »

Peu après, François de Verneuil se trouvait échappé de sa cage pour un jour, et passait ce jour en famille, dans le sens le plus étendu du mot, c'est-à-dire au milieu de la colonie des Ormes, encore à Paris pour quelques semaines.

On parlait du prochain départ, des mystères dévoilés. Les cœurs s'épanchaient, et, tout en ne perdant pas le doux souvenir de Miriam, on était tout à l'espérance, et l'on se sentait prêts à supporter vaillamment les épreuves de l'avenir, en s'appuyant sur l'amitié.

Tout à coup, au moment où François allait se séparer de tous pour rentrer au collège, le vieillard, plus aimé, plus respecté que jamais, prit un air sérieux et presque solennel, et s'adressant à Mme Latour et au groupe affectueux qui l'entourait, il dit d'une voix imposante :

« Ma chère Sidonie, et vous tous mes amis et mes enfants, l'heure est venue de prendre une décision.

-- Qu'y a-t-il donc, mon père ?

-- Ma chère fille, j'ai les mains liées par une promesse, déjà ancienne, faite à toi d'abord, à Émilie ensuite ; puis à Mme de Verneuil, à Mlle de Reuilly, à Marie-Aimée, à François, et même à nos bons serviteurs. Or, rien au monde ne peut délier un homme de sa parole, sinon ceux-là même qui l'ont reçue. Écoutez tous et répondez. Il s'agit de cette haie d'aubépine si gênante, si indiscrète, et que, tous de concert, vous avez déclarée insuffisante entre voisins.

-- Eh bien ? dites-le franchement, que vous semble-t-il de cette haie, aujourd'hui ? Voyons ? Faudra-t-il faire un mur ? »

Tous s'écrièrent : Non, non ! Pas de mur ! Pas de mur entre les cœurs qui s'aiment !...

1  Mouche. Prononcez Flaille.