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I -- Tu t'amuses, je m'ennuie

Quel tapage ! quels cris joyeux ! quels éclats de rire ! C'est la sainte Catherine.

Une soixantaine de pensionnaires sont réunies dans une grande salle ; on saute, on chante, on fait mille folies. La fête a commencé à sept heures du matin, et ce n'est pas fini. Les plaisirs ont été variés ; la respectable Mme Lacroix, paisible reine de ce turbulent royaume, a paru, les mains pleines de jeux, les yeux pleins de promesses. Elle a prononcé un mot qui a fait explosion : Récréation sans cloche ! Cela veut dire qu'on retranche pour un jour tout ce qui rappelle la discipline, la méthode, la régularité, l'assujettissement. On a vu des petites filles, et même des grandes, faire un saut de deux pieds de haut, motivé par cette parole magique : Sans cloche ! La pensionnaire espiègle, il y en a beaucoup, se complaît dans les traditions ; elle sait que de tout temps la cloche étant inexorable, il faut la détester, elle la déteste.

Voyez Léontine, avec ses bonnes joues bien rouges et son franc sourire, elle trépigne de joie. Ne pouvant battre des mains, à cause d'une engelure, elle frappe du pied, ce qui veut dire par extraordinaire : « Oh ! que je suis contente ! »

Blanche Villers, Honorine, Sophie, Angèle, Sidonie, sont en ce moment réunies dans l'embrasure d'une fenêtre : elles causent bruyamment et toutes à la fois ; c'est la mode. Appprochons.

-- Ma chère, j'ai ri ! j'ai ri ! Ah ! la bonne journée ! M'en suis-je donné !... j'ai déchiré ma robe. Tant pis pour elle ! Oh ! que je m'amuse !

-- Moi aussi. J'ai perdu ma jarretière. As-tu un bout de ficelle ?

-- Oui, tiens.

-- Merci.

-- Moi, j'ai trop dansé, j'en ai les pieds enflés.

-- Quel beau goûter nous avons fait !

-- Vive le pâté froid !

-- Ce que j'aime le mieux, c'est la crème.

-- Moi, la galette. Mes voisines ne l'aimaient pas, heureusement.

-- On t'en a passé ?

-- Oui, trois parts.

-- Et la tienne ?

-- Faisait quatre.

Ici profond étonnement qu'on exprime par un éclat de rire, selon la coutume.

-- Et tu n'étouffes pas ?

-- Au contraire.

-- Qu'elle est drôle, cette Blanche ! Elle aime tout : le jeu, l'étude, la galette.

-- C'est vrai, j'aime tout, je suis contente de tout.

-- Tu n'es pas comme ta sœur. S'est-elle amusée, aujourd'hui, Matthéa ?

-- Ce n'est pas sûr. Il lui faut tant de choses pour s'amuser.

-- Je veux le lui demander à elle-même. Viens donc un moment avec nous, ma pauvre Noire.

À ce nom singulier, une jolie jeune fille détourna la tête d'un air ennuyé, et vint sans plaisir se joindre au groupe joyeux. Elle répondait au nom de Matthéa, et au surnom de Noire que lui avaient donné ses compagnes par opposition au nom de Blanche que portait son aimable sœur. Ce n'est pas que Matthéa fût au fond moins bonne que sa sœur ; mais Blanche se contentait de tout, et Matthéa ne se contentait de rien. Elle analysait toute chose pour en bien saisir les inconvénients, ne voyant que les côtés faibles, attendant pour être heureuse que tout allât, non pas à peu près bien, comme c'est l'usage en ce monde, mais parfaitement bien.

Matthéa fut donc interrogée par cet aréopage, moins grave cent fois que celui d'Athènes.

-- Eh bien, es-tu contente, pauvre Noire ?

-- Contente ? contente de quoi ?

-- De la Sainte-Catherine ?

-- Comme à l'ordinaire.

-- Comment ? Tu ne trouves pas cette fête délicieuse ?

-- Non.

-- C'est incroyable ! Pourtant, récréation sans cloche !

-- Ça m'est égal.

-- Un goûter splendide !

-- Je n'y tiens pas.

-- Tu nous ennuies avec tes : je n'y tiens pas, ça m'est égal. C'est impatientant à la fin. Tu ne sens donc rien ?

-- Chacun a son caractère.

-- Il est joli, ton caractère !

-- Je sens plus qu'on ne croit.

-- Oui, tu sens les épines. N'y en aurait-il qu'une dans un bouquet, tu t'en ferais piquer.

-- Que veux-tu ? les choses désagréables me frappent beaucoup plus que les autres, je sais bien que j'ai tort puisque je fais de la peine à Bonne-maman, à ma sœur, à tous ceux qui m'aiment ; je m'en veux moi-même.

-- Alors réforme-toi.

-- C'est trop difficile.

-- Va, si tu restes comme tu es, tu auras une triste existence ; je te plains.

-- Moi ? Je serais heureuse tout comme une autre si... si... si...

-- On laisse les si et les mais , et l'on prend ce qu'on trouve. Tiens, va-t-en, l'ennui se gagne, et nous voulons nous amuser.

Ce gros-sans façon n'était pas du meilleur goût assurément, mais il avait son utilité. Matthéa, quoique blessée dans son amour-propre, se retira convaincue pour la centième fois qu'elle n'avait pas de bon sens.

Un des bienfaits de l'éducation en commun, c'est précisément cette liberté de langage qui met à nu tous les petits travers, sans pitié aucune, et donne en se jouant des leçons dont on se souvient toute la vie. Matthéa était accoutumée à ces leçons journalières, et avait le bon esprit de ne pas s'en fâcher ; elle avouait même que ses compagnes faisaient beaucoup mieux qu'elle, en profitant de mille jouissances dont la privait son malheureux caractère. Tout ce petit monde était philosophe sans le savoir, et sentait qu'il faut se composer du bonheur avec ce qu'on a, au lieu d'attendre ce qu'on n'aura peut-être jamais : c'était aussi l'avis de Blanche.

Rien de plus semblable, au physique, que ces deux sœurs. Elles étaient jumelles, toutes deux blondes, toutes deux petites, délicates comme des fleurs fines épanouies le même jour sur une seule tige. Leur enfance avait été traversée par de fâcheuses circonstances et par de grands malheurs, que la légèreté du jeune âge les avait empêchées de comprendre. De toute leur famille il ne restait qu'une grand-mère dont le cœur, il est vrai, suppléait à tout, et elles n'avaient conservé d'une grande fortune qu'un capital suffisant à peine aux frais de leur éducation, et à la très modeste existence que menait en Anjou leur aïeule.

Filles d'armateur, elles avaient pu se croire appelées aux jouissances d'une vie large, où le confortable leur serait familier, où même les mille fantaisies du luxe ajouteraient au bien-être ces jolis riens dont on pense si facilement ne pas pouvoir se passer. Hélas ! Fortune d'armateur ! La mer avait tout donné ; un jour elle prit tout, et se referma sur un navire qui portait un passé acquis et des promesses d'avenir.

Au moment où nous voyons les jumelles au milieu de leurs compagnes, elles se croient encore en assez bonne position. Les pensionnaires prolongent ordinairement l'enfance le plus longtemps possible, à cause du milieu insouciant dont elles font partie. C'est surtout dans l'appréciation de l'argent qu'elles excellent à ne rien comprendre. On a sa semaine , c'est tout ce qu'il faut. Tant que la semaine ne manque pas, on n'a aucune inquiétude.

Blanche et Matthéa en jugeaient ainsi, mais, par suite de leurs caractères si différents, l'une était ravie tous les dimanches à heure fixe, en recevant cette fameuse semaine qui consistait en une pièce de cinquante centimes, tandis que l'autre déplorait son sort :

« Cinquante centimes, s'écriait Matthéa, que vais-je faire de cinquante centimes ? Autant vaudrait ne rien avoir du tout. »

Pour se fortifier dans ce triste raisonnement, Matthéa avait soin de remarquer parmi ses compagnes celles qui jouissaient d'une jolie fortune, telle que un franc par semaine, et même deux francs. Il y en avait deux auxquelles leurs parents donnaient cinq francs tous les dimanches ! Ces grosses capitalistes empêchaient Matthéa de dormir, non que la bonne petite attachât aucune valeur à l'argent par amour de l'argent, elle avait l'esprit trop large et le cœur trop élevé, mais elle attachait un prix exagéré aux jouissances que l'argent procure. Enfin son caractère se retrouvait là comme ailleurs ; elle ne jouissait pas de ce que la Providence mettait à sa portée, et se fatiguait à regretter les biens qui ne lui étaient pas départis. Elle avait une nature si peu raisonnable, et s'y laissait tellement aller qu'elle en était venue à ne plus voir dans l'éducation en commun que les avantages de l'éducation particulière. Il en était ainsi de tout.

Blanche était trop bonne pour ne pas s'affliger de cette disposition d'esprit qui rendait pénible la jeunesse de sa sœur, et faisait surtout craindre pour son avenir. Toutefois, comme sainte Catherine veut que les jeunes filles soient gaies et s'amusent de tout leur cœur, pour les récompenser de leur sagesse, le groupe dont Blanche faisait partie se mêla au flot des pensionnaires, et toutes ensemble passèrent dans une salle demi-obscure où l'on était attendu par une lanterne magique, plaisir charmant qui nous laisse, à tous, un bon souvenir.

Ce fut d'abord la lampe qui fit mine de ne pas vouloir éclairer ; très amusant ! On se mit à rire. Puis ce fut le soleil qui passa gravement, puis la lune, et l'ogre, et le petit Poucet, et les bottes de sept lieues, etc., etc., etc. Plus l'Ogre paraissait barbare, plus on riait parce qu'il n'était pas là. Une fois, par erreur, les personnages apparurent la tête en bas, les pieds en l'air. Alors soixante éclats de rire, vu la rareté du fait. Il faut ajouter que la complaisante sous-maîtresse, qui à chaque verre nouveau improvisait un discours bien senti, avait eu l'habileté de planter d'anciennes lunettes à cheval sur son nez. Rien que la vue de ces deux verres bien ronds réjouissait l'honorable assistance. Du nez fortement pincé, résultait une voix comique, voix de Polichinelle s'il en fut ! Cette voix ne pouvait dire ni oui, ni non, ni Monsieur, ni Madame, sans causer une émotion.

Matthéa ne riait que du bout des lèvres. Elle se trouvait beaucoup trop grande pour ce genre de récréation. En outre, elle constatait que la salle étant étroite on y avait trop chaud, que la lampe aurait pu être meilleure, le drap blanc mieux tendu, etc, etc. Comme à l'ordinaire, elle demandait plus qu'il ne lui était donné, et ne savait pas tirer parti de ce qui suffisait à tant d'autres.

Après la lanterne magique, on apporta ce qu'on appelait pour rire des rafraîchissements : deux corbeilles remplies de petits pains d'égale grosseur, à la mine dorée, faits tout exprès pour la circonstance, tendres, blonds, gentils à croquer, c'est le cas de le dire. Les pensionnaires se jetèrent dessus comme si les saucissons et les galettes du goûter n'eussent été que des ombres. On distribuait des noix, des pommes, du pain d'épice, le tout arrosé d'une quarantaine de bouteilles d'abondance, innocente boisson qui ne monte pas à la tête. Le plus grand charme de cette frugale collation, c'était de ne pas être obligées de s'asseoir autour d'une énorme table, de se tenir droites et de garder le silence, ce qui est pire que le reste. Les jeunes filles se bousculaient à loisir dans un pêle-mêle du meilleur genre : on n'avait pas la place de passer, et l'on passait tout de même, c'était extrêmement amusant.

Comme tant de voix ensemble faisaient un brouhaha inimaginable, on criait quand on avait quelque chose à dire ; et comme d'autres criaient aussi, c'était à qui crierait plus fort.

Et puis les accidents ! un coup de coude donné, avec ou sans intention, s'en va frapper une petite main dans laquelle est un verre d'abondance. Le verre par terre, bien entendu ; inondation. On en a jusque dans ses manches et jusque dans ses bas ; rire inextinguible !

Cependant Matthéa disait tout bas, avec un peu de dédain, que ce genre de rafraîchissements était au moins singulier ; qu'elle boirait volontiers de l'eau sucrée, du sirop, mais que n'ayant ni l'un, ni l'autre, elle préférait ne pas boire. Là-dessus, Blanche, qui l'écoutait, avalait en triomphe son troisième verre d'abondance, et disait en riant : « Je pense, ma chère sœur, que tu n'as pas assez dansé aujourd'hui ; moi qui me suis secouée toute la journée, je meurs de soif, et je trouve l'abondance meilleure que jamais.

-- Le sirop vaudrait beaucoup mieux, tu en conviendras.

-- Qu'importe, puisque c'est de l'abondance qu'il y a dans mon verre ? je me sers de ce que j'ai, et vivent les pommes !... » Blanche mordit avec enthousiasme dans une jolie pomme rouge toute pareille à ses joues, et s'éloigna d'un bond comme une biche qui fuit le danger, car elle voulait s'amuser et il était clair que Matthéa s'ennuyait.

Tout au fond de la plus grande salle, un autre genre de plaisir se prépare. On a pensé à celui-là quinze jours de suite au moins. Il s'agit de représenter une scène naïve. Un grand paravent, des chaises, une table, des costumes de villageoises, des fleurs, des lumières, beaucoup de bonne volonté dans les actrices, encore plus d'indulgence dans les spectateurs, tel est le programme.

Cinq ou six élèves devaient figurer. Une grande , nommée Thérèse Lacroix, avait fait répéter les rôles, avec une patience admirable ; elle était si bonne, Thérèse, si dévouée dans les petites choses et dans les grandes !

Parmi les personnages, on comptait avec orgueil, l'illustre Mouton, énorme chat qui, vivant depuis quinze ans sous ce toit, avait vu passer sans les compter tant de gaies générations. Il savait son rôle par intuition, c'est-à-dire naturellement, sans étude. Il ne fallait, à vrai dire, que ronfler un peu, se laisser caresser, et croquer un biscuit ; ce n'était pas très difficile à apprendre par cœur, et la bonne bête avait fait dans sa vie plus d'une répétition.

Le public prit place, toute la maison était là. On avait invité quelques anciennes pensionnaires, celles qui, demeurées étrangères aux fortes émotions des véritables théâtres, trouvaient encore du charme à ces représentations enfantines. D'ailleurs, il y avait en réalité deux scènes. On jouissait, non seulement de la petite pièce, mais encore, et bien plus, des attitudes, des physionomies et de l'ensemble. Quel champ d'observation pour un esprit formé !

Madame Lacroix, exacte au rendez-vous, vint occuper la place d'honneur. Elle paraissait uniquement occupée du plaisir de ses enfants ; cependant un œil exercé aurait pu lire sur son visage les signes de la peine et de la surprise. Elle tenait à la main une lettre que venait de lui rendre, après l'avoir lue Madame Céleste, sa première maîtresse. Les deux dames échangèrent un regard navré et se mirent aussitôt à plaisanter avec leur entourage, comme des personnes accoutumées à vivre en représentation. Il s'agissait en ce moment d'avoir, bon gré, mal gré, de la gaieté, de l'entrain ; de ne pas faire perdre aux élèves une seule minute de ce bon temps que la grande Sainte-Catherine leur apporte tous les ans le 25 novembre.

Dans plusieurs circonstances de l'année classique, on avait coutume de jouer ainsi des charades en action, ou quelque petit drame. Thérèse se mettait à la tête du mouvement pour le diriger, et mêlait une grâce charmante à ce dévouement humble et obscur qui est le secret de faire jouir les autres. Quelquefois même, Thérèse était l'auteur ignoré de la pièce. Ce n'était pas Molière, mais on jouait en famille, et l'on comptait sur l'indulgence.

Quand il se trouvait des rôles masculins, on tranchait la difficulté en créant des costumes de fantaisie. S'agissait-il d'un prince, ou même d'un roi ? on le supposait toujours d'un pays assez lointain pour que personne n'imaginât d'aller voir si c'était bien ainsi qu'on y drapait les grands de la terre. On leur faisait une majesté tout asiatique : robe flottante et manches larges. Si par malheur, le bonhomme était français, on l'enrhumait sur le champ afin de lui faire endosser une robe de chambre, et si le rhume et la robe de chambre allaient par trop mal avec la suite des événements, alors on improvisait un rigoureux hiver, et le monsieur, vêtu tout bonnement de sa robe noire de pensionnaire, attachée au-dessus des chevilles à la façon des zouaves, faisait son entrée sous une perruque de chanvre et un grand manteau destiné à cacher le costume viril qu'il n'avait point.

Malgré ces difficultés, plus ou moins mal vaincues, on disait que tout était bien. Le public, ne demandant qu'à s'égayer, suppléait avec bonhomie aux détails négligés, et applaudissait aux contresens. Bien décidé à s'amuser, on s'amusait. Que ne pouvons-nous toujours en faire autant !

II -- Les adieux

Un mois s'était à peine écoulé depuis la Sainte-Catherine, et déjà, par une sombre et pluvieuse matinée, on voyait la tristesse peinte sur ces visages, naguère si joyeux. Blanche et Matthéa quittaient le pensionnat de Mme Lacroix. Toutes deux emportaient bien des regrets, car toutes deux avaient un excellent cœur. Blanche s'était rendue chère à ses maîtresses par sa docilité et son application soutenue, et à ses compagnes par une douce gaieté et la cordialité la plus franche. Matthéa aussi était aimée, quoique plus inégalement. Tantôt on la recherchait, tantôt on la fuyait ; cela dépendait d'une foule de circonstances qui mettaient sous un jour plus ou moins favorable ce qu'elle appelait son caractère malheureux, c'est-à-dire cette pente à ne voir en tout que le côté fâcheux. Plusieurs de ses jeunes compagnes redoutaient ses plaintes continuelles, mêlées souvent d'un peu d'aigreur ; mais l'heure des adieux ressemble à notre dernière heure, l'oubli descend sur nos faiblesses ; on ne se souvient plus des ombres, on se rappelle uniquement la bonté de celui qui s'en va, les douces paroles qui sont tombées de ses lèvres, et à cause de cela, on pleure, on regrette.

Il y avait donc beaucoup de tristesse chez madame Lacroix. Les jumelles partaient ; leurs compagnes, à l'exception de Thérèse, ignoraient le vrai motif du départ, cette ruine complète qui venait tout arrêter : études, liaisons, plaisirs. On les entourait, on les embrassait, on les comblait de ces mille souvenirs qui à cet âge ont tant d'importance, et qui longtemps après conservent tant de prix parce qu'ils rappellent la jeunesse. Léontine apportait un essuie-plumes qu'elle avait su conserver dans un état irréprochable, et l'offrait en disant : « Emportez-le pour l'amour de moi » et les jumelles embrassaient Léontine. Angèle donnait une belle image symbolique, représentant une volière pleine d'oiseaux, et deux jolis bouvreuils voltigeant autour en liberté, mais revenant volontiers vers les oiseaux captifs, et les jumelles embrassaient Angèle. Des baisers, des larmes, voilà ce que nous donnons tous en partant. Blanche et Matthéa allaient de l'une à l'autre, faisant et recevant à toute minute ces doux serments de fidélité que la jeunesse fait de si bonne foi, et qu'elle oublie si facilement.

Une jeune fille était à part dans ce mouvement, c'était Thérèse Lacroix. Par sa haute taille, par ses dix-huit ans, et surtout par son esprit sérieux, elle se distançait de toutes les élèves. Elle aussi aimait les jumelles, cependant elle le disait beaucoup moins que les autres ; elle était moins empressée, moins expansive, moins extérieurement émue. Thérèse devait être la seule qui se souvînt toujours. Si nous repassions dans quelques semaines, nous verrions que ce peuple étourdi ne sent déjà plus le vide, que les demoiselles Villers sont remplacées en tout et partout, mais que Thérèse les regarde chaque jour dans sa propre pensée, comme deux plantes bien enracinées qui tiennent au terrain, quoiqu'on en ait coupé et emporté les fleurs.

Les deux sœurs sentaient parfaitement la nuance. Avec la foule on pouvait rire et même il fallait rire. Avec Thérèse on pouvait pleurer sans qu'elle se détournât. C'est pourquoi Blanche et Matthéa revenaient toujours à elle et ne lui cachaient pas la véritable cause de leur départ. Thérèse connaissait à fond les malheurs de la famille Villers, et se promettait bien de ne jamais perdre de vue ses deux jeunes et intéressantes compagnes.

Ce départ n'était pas adouci, comme il arrive souvent, par les éventualités d'un voyage agréable et l'attente d'un séjour gracieux, embelli par les souvenirs d'enfance. Non, Mesdemoiselles Villers savaient qu'elles n'allaient en Anjou que pour faire avec leur aïeule le plus triste déménagement ; pour emporter l'absolu nécessaire, et abandonner le reste, ainsi que la jolie maison où leurs berceaux avaient été le même jour, à la même heure, dressés l'un près de l'autre avec tant de soin, tant d'amour.

Blanche toujours bonne et aimable faisait, comme on dit, de nécessité vertu. Elle était convaincue que, Dieu conduisant chacun de nous par le chemin qui lui est propre, il fallait se soumettre aux conditions nouvelles de son existence, et tâcher d'en diminuer l'amertume par une longue et patiente énergie.

Matthéa aurait bien voulu imiter sa sœur qu'elle approuvait en tout ; mais son penchant à ne voir que les inconvénients, à ne sentir que les aspérités, lui donnait une tristesse irritée qui devait amener le découragement, la mauvaise humeur, et cette paresse de l'âme qui, comme une huile figée, paralyse les rouages de la machine humaine. Matthéa ne voyait que le fait brut : la ruine, et toutes ses conséquences. Ce qu'elle ne remarquait pas, c'était la tendre et intelligente protection de son aïeule, l'incomparable amitié de sa sœur, sa propre jeunesse, sa santé, ce trésor d'espérance et de joie que toute fille de quinze ans porte en son cœur et communique aux autres.

De cette forte nuance entre les deux caractères, il résultait que Blanche quittait le pensionnat en se disant :

« Je vais aider ma grand-mère ; je suis jeune, je suis gaie, je ferai tout ce que je pourrai, et il y aura encore de beaux jours. »

Matthéa pendant ce temps, se répétait à satiété :

« Si l'on croit que je m'habituerai à une vie étroite et ennuyeuse, on se trompe ; je deviendrai triste comme un bonnet de nuit et ma santé s'en ressentira ; c'est plus fort que moi, et ce n'est pas ma faute puisque j'ai un caractère malheureux. »

Laquelle des deux était la plus à plaindre ? C'était certainement celle qu'on appelait la pauvre Noire. Aussi était-ce de Matthéa que Thérèse se rapprochait le plus souvent. En effet, elle avait besoin, plus que sa sœur, d'être aimée, soutenue.

« Je veux t'écrire, ma chère petite sœur, lui disait Thérèse, et tu me répondras ; tu me diras tout, absolument tout, veux-tu ?

-- Oui, Thérèse, je te dirai tout ; j'en aurai long à te dire ; quelle vie ! à mon âge ! sortir de ce milieu gai, espiègle, léger, et tomber dans une toute petite ville, un bourg, dont ma grand-mère a soin de nous parler en termes doux et choisis, mais qui n'en est pas moins un trou. Quelle existence !

-- Qui sait, Matthéa, qui sait si l'amitié ne t'attend pas aussi là-bas ? Elle va si loin.

-- Je sais qu'il y a dans cette petite ville un vieil ami de ma grand-mère, un excellent homme ; mais il était page sous Louis XVI. Tu te figures sa jeunesse ! On dit qu'il a gardé par souvenir tout son matériel d'autrefois.

-- Quoi ? son costume de page ?

-- Non, heureusement ; mais un ample manteau à sept ou huit collets disposés en étages, des boucles à ses souliers... une tournure ! »

Thérèse ne put retenir un sourire, mais elle reprit avec une grande délicatesse : « Quelquefois, sous ces costumes surannés, on trouve un cœur qui n'a pas changé non plus et, tu le sais, le cœur ne vieillit pas.

-- Ma grand-mère me dit effectivement que M. Salmon est le plus fidèle et le plus obligeant des amis, qu'il sera aux petits soins pour elle et pour nous, que ses conseils, sa longue expérience nous seront fort utiles ; je le crois, mais que veux-tu ? un page à ces distances-là, c'est un vieux bonhomme.

-- Oh ! ma petite Matthéa, je t'en supplie, acceptons ce que Dieu nous donne ; ne nous détournons point pour chercher ce qu'il n'a pas mis sur notre voie. Va, si tu combats ta nature nerveuse et irritée, si tu luttes contre toi-même, tu seras beaucoup moins malheureuse. »

Elle était si douce, Thérèse, si compatissante, qu'on l'écoutait sans l'interrompre. On se serait laissé gronder par elle pour le seul plaisir d'entendre sa voix sympathique essayer de parler au cœur.

Lorsque sonna l'heure du départ, Mme Lacroix serra dans ses bras ses deux élèves qu'elle aurait voulu retenir généreusement si Mme Villers ne s'y était refusée. Toutes les pensionnaires se mirent à pleurer ; on se serra les mains, on s'embrassa cent fois. Thérèse calme et silencieuse attendait à la porte. Elle voulait le dernier regard de ses amies afin de le garder toujours. « Adieu, dit-elle, le cœur bien gros, adieu Blanche, adieu Matthéa, je vous aime comme mes sœurs, écrivez-moi, ne m'oubliez pas.

-- Ah ! comment t'oublier ? » s'écria Blanche.

Thérèse, donnant de sa force à qui était plus faible, retint un moment la main tremblante de Matthéa, et, tout bas, pour elle seule, lui dit avec tendresse : « Ma sœur chérie, pense à moi si tu souffres, je serai toujours avec toi... adieu. »

Matthéa put à peine répondre, elle regarda longtemps son amie, puis elle prit le bras de sa sœur, toutes deux suivirent la personne qui les emmenait et la porte se referma.

III -- Maman Dédé

Une boutique proprette, bien rangée, c'est gentil ; on s'y sent à l'aise. Le travail, l'ordre, l'économie y font régner une aisance modeste ; telle était la boutique de Mme André, au coin de la rue principale d'une bonne petite ville, très proprette aussi, située à une douzaine de lieues de Bordeaux. On y vendait du linge, de la mercerie, des bas, des gants, c'était commode et pas trop cher.

Mme André n'avait rien de commun, rien de vulgaire, ses manières étaient aisées, sa tenue toujours convenable ; elle parlait assez bien sa langue, et ne l'écrivait pas trop mal. C'était en un mot une nature d'élite, comme il s'en trouve à tous les degrés de l'échelle sociale, et l'on pouvait sans mentir dire d'elle que c'était dans sa condition une femme distinguée . Elle n'était plus jeune, il s'en fallait. La soixantaine avait sonné, amenant au rendez-vous beaucoup de misères. La moindre était une indispensable paire de lunettes, et la pire une béquille, car l'honnête marchande avait attrapé, comme elle disait, un coup de pied de cheval négligé, et il lui en restait, après de longues souffrances, une jambe plus courte que l'autre, et une faiblesse qui lui rendait un appui nécessaire.

C'est égal, Mme André n'en était pas moins d'une humeur gracieuse et obligeante, persuadée que tout ce qui est dans l'ordre de la Providence est pour le mieux, et qu'il y a en toute chose un bon côté. Pour voir ce bon côté, elle n'avait pas besoin de lunettes, et pour voir l'autre, elle se gardait bien de les prendre. Ainsi les choses allaient paisiblement ; on gagnait assez pour vivre, et Mme André mettait chaque jour une petite pièce blanche dans un tiroir secret fermant à clef ; une pièce de dix sous quand la vente était bonne ; mais plus souvent une pièce de quatre sous. C'était une réserve, un argent qui dormait, c'est mauvais dans le commerce, que voulez-vous ? Ce petit tiroir, c'était la marotte de Mme André, femme si raisonnable pourtant. Était-elle donc avare ? Oh non ! Bien loin de là. Elle donnait aux pauvres tout ce qu'elle pouvait, et même très généreusement, se gênant volontiers afin que les malheureux fussent moins à plaindre. Cette excellente personne trouvait toujours qu'elle avait assez, et peut-être son peu d'ambition aurait-il nui à ses affaires s'il n'y avait eu dans la boutique le plus fameux diable qui se vît jamais depuis l'enfance de Duguesclin, le gros et bruyant Nicolas, son petit-fils. Elle n'avait que lui, il n'avait qu'elle. Dans le monde entier, c'était un petit monde, et le cœur de Mme André était si chaud que, bien qu'enfermé là, il rayonnait au dehors par la charité.

De son côté, le petit diable chérissait sa bonne maman qu'il appelait par amitié Maman Dédé . Il est vrai que sa nature bouillante ne s'arrangeait pas du calme et de la ponctualité de la chère femme ; aussi la faisait-il enrager depuis son réveil jusqu'à son coucher ; néanmoins quand il lui sautait au cou, quand il lui prenait la tête dans ses petits bras, elle sentait qu'il l'aimait beaucoup ; trop peut-être, car il serrait trop fort.

Mme André n'occupait que le rez-de-chaussée d'une petite maison appartenant à sa famille. Cette maison n'avait qu'un étage, et cet étage était vacant depuis bien des mois. Un jour, on apprit qu'une dame étrangère au pays avait loué les deux chambres, la cuisine et le grenier, avec jouissance du jardin : grand sujet de conversation dans la ville.

Une dame étrangère ? qui cela peut-il être ? Pourquoi vient-elle ici plutôt qu'ailleurs ? On se fit mutuellement ces questions et bien d'autres, et l'on fit aussi les réponses parce qu'il n'en coûtait pas plus. Cela dura huit jours. Le neuvième, il arriva en diligence une dame à peu près de l'âge de Mme André, suivie de deux jeunes filles ressemblant l'une à l'autre par les traits, mais non par l'expression du visage, car l'une paraissait contrainte et irritée, tandis que l'autre, très occupée de tout ce qui se faisait, mettait ses soins à aider sa grand-mère, et mêlait à son empressement une sérénité souriante, annonçant un très heureux caractère.

Quelques meubles fort simples furent apportés le même jour, et les nouvelles habitantes s'établirent dans leur étroite demeure sans bruit, comme font tous ceux qui suivent pas à pas la pente du malheur.

Beaucoup de gens consacrèrent leur soirée à s'occuper de l'événement. Il y eut onze versions principales. Chacun racontait la chose à sa manière. Les femmes à imagination avaient beau jeu puisqu'on ne savait absolument rien ; libre à soi de présumer, de deviner, d'inventer, on ne s'en gêna point.

Une chose surprit beaucoup le voisinage : ces dames étaient sans domestique et n'en cherchaient pas. Dès que les voituriers avaient eu mis en place les trois lits, la commode, le secrétaire, le buffet, quelques fauteuils et quelques chaises, une table, un peu de vaisselle, de batterie de cuisine, et deux énormes caisses, ils avaient reçu leur payement, et on les avait vus s'en aller d'un air assez content parce que le pourboire était bon.

Une langue très bien pendue, qui se trouvait tout exprès devant la porte, eut soin d'adresser la parole à l'un de ces braves garçons pour essayer du moins d'en tirer quelque chose, ce fut laborieux et peu productif.

-- Voilà le noir qui vient.

-- Oui.

-- Vous n'avez pas eu beau temps ?

-- Non.

-- Votre cheval est joliment fatigué !

-- Pauvre bête !

-- Vous venez de loin ?

-- Ah ! loin ou près, dans notre état, on va toujours devant soi.

-- Il n'était pas lourd, le mobilier ?

-- Lourd ou pas lourd, faut que ça arrive.

-- C'est des petites gens ?

-- Vous savez, on prend ce qu'on trouve.

-- D'où donc venez-vous ?

-- De là-bas.

-- C'était la ville, ou la campagne ?

-- Dam, il y avait des arbres, et puis des maisons aussi.

-- C'est du petit monde ?

-- Ma foi, c'en est du bon. Ça ne vous méprise pas, et vous avez pourboire.

La langue bien pendue, désespérant d'arriver à des renseignements précis, y renonça et alla mettre son bonnet de nuit, car elle aimait à se coucher de bonne heure.

Montons ensemble l'escalier : Voyez-vous cette femme respectable dont les cheveux blancs cachent tant d'énergie ? C'est Mme Villers. Elle va et vient, elle range, elle s'installe, c'est hélas ! une tâche facile, elle a sauvé si peu de chose ! Remarquez-le, ce peu atteste une ancienne aisance ; on ouvre les deux caisses contenant le linge, les robes, et certains objets qui n'ont de valeur qu'en famille, mais qu'avec beaucoup d'argent on ne remplacerait pas. Ce sont d'abord trois belles miniatures ; l'une est le portrait de son mari, voici celui de son fils, et ce troisième est celui de sa mère. Chères reliques ! comme on trouvera pour vous la meilleure place, le meilleur jour, afin de rendre palpables des souvenirs si précieux. Dans cet humble intérieur, on ne se croira pas tout-à-fait pauvre tant que vous serez là.

Qu'est-ce encore ? C'est une boucle de cheveux blonds encadrée soigneusement. Ceci sera placé dans l'alcôve de la grand-mère : c'est tout ce qui lui reste de son fils. Quand elle a coupé ces cheveux, il avait quatre ans, et il y a trente-neuf ans qu'ils sont dans ce cadre ; Mme Villers ne les montre pas aux indifférents.

Cette étagère en bois sculpté d'un travail si parfait, c'est encore un reste des anciens jours, et ces jolis riens dont on en couvre les rayons font contraste avec la rigoureuse simplicité de l'appartement ; ne vous étonnez pas, tout est contraste autour de ceux qui descendent ; le plus grand est en eux-mêmes, entre leurs goûts, leurs aptitudes, leurs appréciations, et tout ce qui résulte du rôle nouveau qui leur est assigné.

Mme Villers est entrée courageusement dans ce rôle nouveau, elle n'a pas murmuré ; il fallait descendre, elle est descendue, gardant comme son patrimoine inviolable la dignité de ses pensées et de ses actes ; mais sacrifiant de bonne volonté ce cadre de la vie qui n'est pas nous-mêmes, et auquel nous nous habituons au point de le confondre quelquefois avec ce qui nous est personnel.

Les deux jumelles regardent leur aïeule aller, venir, et font comme elle. (On a reconnu Blanche et Matthéa.) Blanche possède l'instinct de l'amélioration ; comme sa grand-mère, elle tire de ce qu'elle a en main le meilleur parti possible, et trouve un vrai plaisir à s'installer de son mieux. L'année qui vient de s'écouler a mûri son jugement, Mme Villers ne lui a caché aucune des circonstances qui ont changé sa position, et elle a trouvé la jeune fille prête à tout.

Pour Matthéa, il a fallu prendre des précautions ; ne pas tout dire, mêler aux mauvaises nouvelles beaucoup d'adoucissements ; car elle s'est irritée contre le malheur, par suite de sa disposition à s'occuper démesurément des ennuis de la vie, au lieu de les surmonter. Il s'est donc naturellement établi, entre Mme Villers et Blanche, une intimité de pensées bien douce à l'une et à l'autre, et toutes deux s'entendent pour ménager la nature plus vive pourtant, mais au fond moins énergique, de Matthéa.

Voyez cette pauvre enfant marcher en traînant les pieds, aller d'une caisse à l'autre, faisant ce qu'on lui dit de faire, et rien de plus.

Il faut le savoir : traîner les pieds n'est jamais nécessaire dans quelque position que l'on soit, et indique toutes sortes de choses fâcheuses, quand ce n'est point une infirmité, ou une mauvaise habitude d'enfance. Une personne affligée, malheureuse, éprouvée de toutes manières n'est jamais obligée de traîner les pieds. Ceci est le dernier degré de la misère humaine, parce que c'est le signe d'une misère qui a pour siège, non pas les pieds, comme on le pourrait croire, mais la tête. Ce signe extérieur, très alarmant, veut dire : je suis ennuyée, je veux l'être ; ne me dites pas qu'il y a du remède à mon mal, je me complais dans mon découragement, et je ne ferai rien pour en sortir, pas même lever les pieds, ce qui passe pour facile.

Matthéa avait reçu la grande épreuve comme elle avait coutume de recevoir les petites. En pension, elle gémissait tous les jours sur des riens, et, quand il avait fallu apprendre que la ruine de sa famille était à peu près totale, qu'une éducation brillante ne pouvait être continuée, que Mme Villers, pour payer des dettes d'honneur, devait vendre sa jolie maison de campagne, dernier bien de sa famille, y joindre son argenterie, ses bijoux, ne se réserver que l'indispensable, et se retirer dans le plus petit appartement d'une fort petite ville ; quand il avait fallu apprendre ces tristes choses, Matthéa, loin de plier chrétiennement, avait senti augmenter en elle ces instincts d'aigreur, qui, sans altérer la bonté de son âme, rendaient cependant son esprit soucieux, et son caractère irascible.

La grand-mère voyait avec douleur ces dispositions naturelles que la bonne éducation pouvait modifier, que la vertu seule pouvait transformer. Mme Villers était d'une grande patience et savait attendre. Et puis, sa petite Blanche faisait contrepoids.

Voyez-vous comme elle se rend utile, elle a déjà rangé les assiettes, les verres, les salières, la carafe, etc., etc. Dans cette armoire tout est fin, tout est joli, parce que c'est le peu qui reste d' autrefois. Qu'on ne casse rien, la terre de pipe remplacerait la porcelaine, et le verre remplacerait le cristal. Dans un intérieur où la pauvreté entre comme un hôte incommode qu'on n'y devait point attendre, l'harmonie manque : auprès de ce qui est d'aujourd'hui, on voit ce qui est d'hier ; c'est comme en ces terrains que la pioche a bouleversés ; on emporte la terre au loin, mais en laissant ce qu'on appelle des témoins : ce sont des monceaux que l'outil a respectés, et l'œil du passant, scrutant les couches superposées de l'argile, dit : c'était ainsi.

Comme on le pense, Mme Villers était une femme trop bien élevée pour être fière ; elle avait donc cette bonhommie qui se baisse sans s'abaisser, et son premier soin fut de témoigner à Mme André cette bienveillance contenue et polie qui rapproche les distances.

Mme André était tout à fait bonne personne. Elle et sa béquille se trouvaient toujours disposées à rendre service ; seulement on ne s'entendait pas. Mme André voulait aller vite, et sa béquille lentement. La béquille ne disait trop rien, mais la marchande grondait beaucoup son inséparable compagne.

La chère femme trouvait la dame d'en haut bien comme il faut ; son air de distinction n'avait rien de blessant et ne la gênait point. Elle se fit donc un plaisir de l'aider en ces premières heures d'installation. La serrure du grenier était rouillée, elle y mit de l'huile, donna trois coups de poing, un coup de genou, deux coups de pied, et la porte s'ouvrit. Bonne affaire !

Le puits était commun aux deux ménages, et heureusement très peu profond. Mme André offrit en riant de montrer aux jumelles à tirer un seau d'eau de la façon la plus habile et la moins fatigante. Comme Blanche était de bonne humeur toujours, elle prit bravement une leçon, essaya, tira de tout son cœur, et reconnut que la chose était très simple et ne demandait qu'un peu d'habitude. Matthéa, humiliée comme une princesse de l'ancienne Égypte réduite en esclavage, soutint que le puits était profond, le seau d'une lourdeur extraordinaire, et prit de l'ensemble une horreur bien plus profonde que le puits. Mme André, peu versée dans l'observation, se dit à elle-même :

-- C'est apparemment qu'elle est malade, pauvre petite demoiselle, c'est bien dommage !

Cependant l'excellente femme, voyant qu'on ne parlait pas de chercher une aide, offrit avec complaisance de donner toutes les indications nécessaires en ce premier moment. Par la fenêtre ouverte, et toujours au moyen de sa béquille, qui servait à tout, elle montra aux dernières lueurs du jour, le boulanger à vingt-cinq pas ; à trente, le boucher ; tout à côté, la fruitière, qui elle-même touchait à l'épicier. On avait tout sous la main. La voisine le fit remarquer avec un élan d'enthousiasme ; et il faut convenir qu'une petite ville est bien heureuse quand elle a dans son sein un pareil champion. Tout était parfaitement bien, à commencer par l'air qui empêchait de mourir ; puis la situation ne pouvait être meilleure, ni le quartier mieux exposé. Ici l'on vivait de peu ; pas d'ivrognes, pas de voleurs, pas de méchants ; aucun événement fâcheux, sauf un coup de pied de cheval de temps en temps ; car, pour motiver la béquille, elle avait raconté bien au long l'histoire de la jambe.

Ces premiers rapports confirmèrent Mme Villers dans la confiance que lui inspirait le choix de son séjour. Forcée par de complets et irréparables revers de changer absolument de position, elle avait quitté le midi de l'Anjou, qui l'avait vue heureuse, et elle était venue végéter humblement dans une petite ville où personne ne la connaissait, sinon un ancien notaire, ami d'enfance de son mari, et dont elle avait pu apprécier les conseils et l'amitié. À cause de ce bon et aimable vieillard, elle se sentait moins étrangère en ce lieu.

Mme Villers ne regardait pas non plus sans un vif intérêt la voisine que la Providence jetait dans sa solitude pour en diminuer la rigueur. Blanche l'aimait déjà. Matthéa la trouvait sympathique ; mais elle sentait avant tout que ce n'était pas là le voisinage qui leur convenait, et elle disait que parler à ces gens-là , c'était se déclasser.

Il y avait en ce lieu un petit personnage aussi large que long, joufflu, potelé, rieur, qui ressemblait à un petit coin de ciel bleu dans l'horizon assombri. Les trois étrangères avaient été, dès le premier abord, séduites par les grâces enfantines du gros Nicolas. Il avait une si bonne figure, et des yeux si pleins de malice, qu'en vérité ce contraste était charmant. Sa bonne maman disait de lui tout le mal possible, d'un ton qui laissait entrevoir toutes les tendresses de l'aïeule : Nicolas était insupportable, il ne lui laissait de repos ni jour, ni nuit. La pauvre femme ! Si le petit garçon eût manqué un seul jour de la faire suffisamment enrager, elle se fût alarmée, elle l'eût cru malade. Que les parents sont bons !

La nature de ce superbe enfant qui n'avait que cinq ans, mais qui en paraissait sept, était de remuer, d'attaquer, de lutter, de surprendre, de briser, un vrai César en tablier de cotonnade bleue, serrant au cou, et tombant jusqu'au bas de la blouse, plus deux poches pleines de cailloux, de papiers, de chiffons, pleines de tout, sauf le mouchoir qui était toujours perdu. Vrai potentat de ce petit royaume, Nicolas le parcourait mille fois dans un jour, et, contrairement à Jules-César qui était organisateur, il y faisait régner le plus parfait désordre. La pauvre bonne maman s'en plaignait à toutes ses pratiques bien exactement tous les jours, et racontait souvent au petit bonhomme lui-même tout ce qu'elle lui ferait s'il avait le malheur de continuer à tout déranger et à lui casser la tête ; il y en avait long ! Point de confitures, du pain sec, point de jardin, le cabinet noir, et pour finir, le fouet. C'était le code, mais la justice avait en ce lieu-là à peu près les mêmes traits que la miséricorde.

Tandis que les nouvelles arrivées s'installaient, Nicolas, enchanté de ce va-et-vient, commandait hardiment à quatre chaises de paille qui, l'arme au bras, figuraient comme elles pouvaient tout un bataillon. Le général était, comme il convient, à cheval sur un bâton, et le fougueux coursier s'emportait si souvent que le cavalier perdait à chaque instant le chapeau à trois cornes qu'on lui avait fabriqué avec un vieux journal, et qui crânement posé sur sa chevelure blonde, lui allait si bien !

En ce moment, la plus grande des quatre chaises venait de passer tambour-major, et, pour je ne sais plus quelle raison, on attachait sur sa poitrine une décoration bien méritée. Ceci se passait en silence devant tout le bataillon, c'était fort imposant.

Lorsque la voix du célèbre commandant cessait de se faire entendre, la bonne maman s'inquiétait aussitôt pour ses casseroles ou ses pelotons de fil, car dès que le conquérant avait conclu la paix avec les ennemis, il faisait lui tout seul la guerre à Maman Dédé . Or, il était plus redoutable que n'eussent été cent mille hommes de chaises, armées jusqu'aux dents. À la première victoire, Maman Dédé, bien loin de battre en retraite, accourait, criait, tapait, faisait de son mieux. « Quel enfant, s'écriait-elle, faut-il que celui-là me soit tombé au lieu d'un autre ! dire qu'il y en a qui sont si sages, si gentils !... » La chère femme parlait ainsi par habitude, mais le danger passé, elle regardait son gros Nicolas d'un œil aimant qui disait :

« Non, ce n'était pas un autre, c'était bien celui-là qu'il me fallait. »

Matthéa, malgré sa mauvaise humeur, ne put s'empêcher de sourire à l'enfant. Il était si amusant, si gai ! Elle l'aima tout d'abord, et Mme André, qui s'en aperçut, commença le jour même à préférer Matthéa quoiqu'elle eût l'air un peu haut, et qu'elle parût d'une extrême indolence. La brave femme était si peu clairvoyante et si bonne qu'elle rêvait déjà à ce qu'on pourrait bien faire infuser pour l'offrir en tisane à la jeune malade, car, se disait-elle naïvement, il faut avoir bien du mal pour faire cette figure-là pendant que tout le monde en fait une autre !

Mme Villers avait apporté des provisions pour la journée. On mangea en hâte et sans aucuns préparatifs, ainsi que l'exigeait la circonstance ; tout simplement un morceau de viande froide et quelques fruits. Mme André avait en hygiène des principes absolus dont elle ne se départait jamais. Le monde croulant, il lui eût fallu prendre quelque chose de chaud . Sachant que ses voisines ne pouvaient avoir ni bois, ni charbon, elle eut la bonne pensée de faire de la soupe dans le plus grand de ses poêlons, et de leur en offrir tout bonnement trois assiettées. Pensée charmante ! Une soupe au pain, à la purée de haricots, un gros morceau de beurre, du sel, du poivre, une soupe de roi !

Elle bouillait, cette fameuse soupe, Mme André était retenue à la boutique et laborieusement occupée à vendre pour six sous d'aiguilles, c'était très appliquant. Il en fallait trois du numéro 7, trois du six, trois du 5, et le reste du 9. La pratique était d'une minutie désespérante, et d'une égale indécision ; Mme André et ses lunettes y perdaient leur latin. Voilà qu'on entend tout-à-coup : Pch... pch... ch... ch... ch... ch...

« Allons ! qu'est-ce qu'il y a encore ? C'est bien sûr Nicolas qui me fait quelque nouvelle bêtise ! Où est-il ? Ah ! le vilain enfant ! Non, il n'y a pas moyen d'y tenir, pas moyen. Je ne l'envoie à l'école que deux heures parce qu'il est trop petit, mais je m'en vais l'y envoyer toute la journée, et l'attacher sur sa chaise en rentrant...

« Vous ferez bien, répondit lentement la pratique, donnez-m'en donc plutôt trois du 8 ; tenez, je m'en vais vous rendre les trois du 5. » Mme André en suait ! Elle veut en finir avec ses maudites aiguilles, qui font exprès de la piquer, elle entrouvre la porte de sa cuisine. Hélas ! il est là, le brigand ! il est là, monté sur la grande chaise, celle qui vient de passer tambour-major ; il remue la soupe avec une cuillère de bois, versant dans le poêlon tout le contenu d'un pot à eau qui se trouvait là ! Voyez cette figure de jubilation ! le poêlon s'emplit, la soupe augmente, c'est un résultat ; et puis c'est vraiment charmant, verser d'une main, remuer de l'autre.

-- Qu'est-ce que tu fais là, misérable ?

-- Je fais la soupe, maman Dédé. »

Le gros Nicolas essayait sa puissance, il regardait sa grand-mère de son air le plus fin, le plus espiègle. Inutile ! Poursuivre le coupable jusque dans ses derniers retranchements, l'atteindre, le terrasser, lui casser une bonne fois sa béquille sur le dos, voilà ce que maman Dédé croyait qu'elle voulait faire, car, en elle, le premier mouvement était toujours une explosion d'énergie, bien que le second fût tout à fait autre chose.

La chère femme voulut courir, la béquille ne voulut pas ; elle se mit à glisser, à faire sa tête, et Mme André, piétinant sur place, vit le marmot grimper lestement l'escalier, et se jeter dans les bras de Matthéa. La jeune fille, comme cela ne manque jamais, eut pitié du fugitif, et se mit en devoir de le soustraire à la voisine qui montait tout doucement, les verges à la main. Comment faire ? Matthéa était si jolie dans son rôle de suppliante ; le petit malheureux se cachait tout entier dans sa robe ; il pleurait, il était désolé, bien moins à cause de la soupe qu'à cause de lui-même ; il y eut un commencement de lutte ; le pouvoir se montrait absolu, la sentence était juste ; il y avait d'un côté, c'est vrai, des prières et des larmes, mais de l'autre cette soupe ! cette soupe si bonne, faite avec tant de soin, tant de cœur... Bref, la miséricorde l'emporta encore une fois et l'enfant promit d'être sage comme une image. Dès ce moment, il se mit à aimer Matthéa de tout son cœur, et elle l'embrassa comme un vrai poupard dont elle se proposait de tirer parti pour se désennuyer.

Et la soupe ? cette fameuse soupe ? Il fallut la jeter par la fenêtre !

IV -- Jules César et le saucisson

Au nombre des compensations que le ciel réserve aux malheureux, on voit souvent un ami véritable, et d'autant plus sûr que son affection a résisté aux coups de l'adversité.

Dans la jolie petite ville où s'était retirée Mme Villers, vivait un homme de soixante-dix ans à peu près, très grand, gai, bien portant, frais, dispos, plein d'activité, et toujours de bonne humeur. À lui seul, M. Salmon valait un cercle de société en ce sens qu'il avait un côté sérieux et un côté plaisant En outre, il était fort instruit ; on pouvait lui parler de tout, il répondait avec intérêt. Les enfants l'aimaient parce qu'il était bon ; les pauvres, parce qu'il était généreux ; les heureux parce que lui aussi paraissait heureux.

Quelques mois seulement s'étaient écoulés depuis que les jumelles avaient changé de vie, et déjà elles étaient aussi à l'aise avec M. Salmon que si elles l'eussent vu depuis leur enfance.

Animé d'un vif désir de se rendre utile à la famille Villers, il avait voulu continuer, de concert avec la respectable aïeule, l'éducation déjà assez avancée des deux sœurs. On le voyait arriver patiemment trois fois par semaine à heure fixe, comme un professeur. Il apparaissait avec un costume vieilli qu'il ne jugeait pas à propos de rajeunir, ne pouvant, disait-il, rajeunir par la même occasion ni sa chevelure, ni sa figure, deux choses qui avaient passé de mode.

À la première entrevue, Matthéa avait été stupéfaite. Ce qui l'avait le plus frappée, c'était que l'estimable monsieur portât de préférence des bas chinés et des pantalons trop courts. Elle lui trouvait l'air d'un revenant de l'autre siècle, et l'on en était à la moitié de celui-ci. Quand M. Salmon faisait son entrée avec ses bas chinés, sa longue redingote, son col montant jusqu'aux oreilles, et son inévitable parapluie sous le bras, on croyait voir le temps passé se trompant de chemin, mais on s'accoutumait bien vite à cet extérieur singulier. Blanche aimait le vieil ami uniquement, parce qu'il aimait sa grand-mère. Matthéa, malgré son esprit caustique, avait subi le charme, et disait comme tout le monde : Le bon monsieur. Ce nom avait prévalu ; on ne disait M. Salmon qu'en cérémonie ; dans l'habitude de la vie, chacun dans le pays s'en allait répétant : Le bon monsieur a fait ceci ; le bon monsieur a dit cela.

Un jour pourtant, un grand homme avait eu peur en voyant les lunettes fixes de M. Salmon braquées sur sa petite personne ; mais cette frayeur n'avait pas duré. Voici le fait : Or, pour bien saisir, il faut connaître une figure historique qui, à cette époque, fit beaucoup de bruit ; il s'agit du gros Nicolas.

Le petit-fils de Maman Dédé, poussé par ce diablotin qui fit tondre à l'âne de La Fontaine la largeur de sa langue, avait eu la malencontreuse idée de prendre d'assaut un saucisson que le gouvernement avait placé sur le plus haut rayon d'une étagère, au-dessus du buffet de la cuisine. Cet innocent saucisson n'avait en rien provoqué l'attaque, sinon par sa bonne mine ; il était là, sur son assiette, et ne pensait à rien du tout. Mais lorsque les anciens conquérants tournaient leurs armes contre un peuple lointain, c'était surtout par l'amour immodéré de la gloire. César avouait qu'il aurait préféré être le premier dans une bourgade que le second à Rome.

Dans la guerre dont nous parlons, le saucisson n'était qu'un prétexte. Nicolas voulait tout simplement commander, se battre, s'illustrer enfin devant lui-même, et aussi devant ses compagnons d'armes -- toujours les quatre chaises en uniformes. -- Il leur mettait comme à lui des galons et un bonnet de papier, mais sans plumet.

Notre petit homme, bien résolu à la conquête, disposa ses plans avec une sagesse remarquable, et tout le sang-froid d'un général consommé. Il imagina cette fois de mettre les soldats les uns par dessus les autres, tactique absolument nouvelle. Or, la citadelle était haute et par conséquent très redoutable.

Le soldats ne soufflaient mot. Comme ils étaient d'inégale grandeur, on mit le plus fort et le plus large à la base, le tambour-major, un homme superbe ! Les autres furent placés selon la taille. La manœuvre fut extrêmement difficile à exécuter ; il fallait galoper à droite, à gauche, grimper sur le buffet, tirer en tous sens ces bonshommes de paille qui ne s'y prêtaient pas, n'ayant pas la moindre initiative. L'attaque fut néanmoins préparée, et le saucisson ne s'en aperçut pas ; Bonne-maman non plus, c'était le point essentiel. Le commandant était en nage, et, avant de monter à l'assaut, ce grand homme fut obligé de s'asseoir sur un petit tabouret qui faisait partie de la réserve. Une fois reposé, il se leva pour faire des prodiges de valeur. Chacun jouait sa tête. Ce qu'on avait à craindre, ce n'était pas précisément les ennemis qui occupaient le fort, mais plutôt cette puissance invincible qui, veillant constamment sur la patrie, apparaissait au moment le plus inattendu, et fondait sur les assaillants avec une impétuosité effrayante ; ce n'était ni la Russie, ni l'Angleterre, c'était Maman Dédé.

Le plan avait été si secrètement conçu, que la puissance invincible, qui rinçait du linge au puits, était dans une illusion complète, et croyait la citadelle en état de défense.

Quand vint le moment de l'action, le général, avec un geste superbe, harangua ses troupes par un de ces mots qui passent à l'histoire : « -- Holà ! les chaises ! n'allez pas dégringoler pendant que je serai là-haut ! » -- Ce mot bien senti répandit d'autant plus d'enthousiasme parmi les soldats qu'ils n'y comprenaient rien.

Le grand homme franchit les premiers obstacles, et s'élève au-dessus du sol, à l'aide d'une table qui se trouvait là tout exprès. Quel courage ! Son sabre le gêne, il le lance dans l'espace, sa valeur lui suffit. Un de ses souliers tombe du second étage, il ne s'en émeut pas ; le voilà combattant comme jadis les Étoliens, ces redoutables monocrépides, un pied nu, l'autre chaussé. Il se hisse sur les épaules d'un sergent, celui qui défie l'ennemi de plus près. Il se courbe, se redresse, s'allonge, étend son bras, touche le sommet de la citadelle. Voyez le danger de l'indiscipline ! Le sergent, très brave, mais mauvaise tête, fait un mouvement sans avoir reçu d'ordre ; un soldat se laisse entraîner par ce mauvais exemple : c'en est fait ! Le commandant chancelle, le sol manque sous lui ; il se cramponne aux créneaux, quelque chose s'ébranle et vient à lui. Quoi ? le saucisson ?... Non, la citadelle avec ses trois pots de grès, son beurrier, son moutardier, deux verres, une carafe, quatre assiettes, et une petite lampe, enfin avec toutes les munitions. Ô désastre ! Blessé au front d'un coup de moutardier, ruisselant de la noble sueur des combats, de l'eau de la carafe, et de l'huile de la lampe, le général tombe à la renverse, il est lancé dans le vide. La porte s'ouvre, un colosse apparaît, et comme un génie, supérieur aux luttes des Empires, d'une main robuste il attrape au vol le général en chef ; de l'autre, ô prodige ! il soutient la citadelle et la raffermit sur ses bases !

La terreur est au comble ! d'effroi, le saucisson, roulant sur lui même, va se blottir dans le coin le plus reculé, et ne sachant plus que faire de sa gloire tant enviée il mord la poussière. M. Salmon, comme ces divinités que Virgile place entre les Troyens et les Grecs, eut un instant le pouvoir de tout écraser. Il était là, tenant en l'air, par le fond de sa petite culotte, monsieur le généralissime, et se demandant ce qu'on pourrait en faire. C'est de cette situation, fort rare et complètement fausse, que Nicolas eut le loisir de remarquer d'en haut les bas chinés, la redingote longue et le reste. Il prit de l'ensemble une idée qui ne fut pas heureuse, on le comprend.

Cependant, le grand monsieur ayant mis le petit monsieur par terre, celui-ci envisagea les choses d'un autre point de vue. Il jugea que, sans l'intervention étrangère, il se fendait la tête comme la carafe, comme la lampe, car tout ce monde-là était tué. Le pauvre commandant, qui avait perdu toute sa dignité, se mit à se frotter le front en souvenir du coup de moutardier ; puis jetant les yeux sur le champ de bataille jonché de cadavres, il comprit toute l'horreur de sa position, et sachant que pour lui toute chose au monde finissait par Maman Dédé, il pleura comme un petit garçon, et supplia M. Salmon de dire avec lui qu'une autre fois il ne le ferait plus.

Le bon monsieur répondit par quelques paroles tendant à prouver l'injustice de ces attaques contre des peuplades inoffensives, et d'ailleurs soutenues par des alliés redoutables. Il avait dans la voix tant de fermeté, et en même temps une si grande bonté, que l'enfant se laissa convaincre et se mit à l'aimer comme faisait tout le monde.

Au bruit effroyable qu'avait produit l'écroulement de la citadelle, on avait entendu un cri de détresse, puis la béquille qui allait, qui allait comme une jambe de quinze ans. C'était Bonne-maman qui arrivait en poste pour voir sur le carreau ses pots de grès, ses verres, ses assiettes, sa petite lampe, et Jules-César frottant la bosse de son auguste front comme le dernier des bébés.

La bonne femme, brusquement arrachée à son baquet, resta muette de surprise ; mais à la vue de l'huile de la lampe, allant se mêler au beurre frais pour faire une sauce à tant de malheurs accumulés, elle fut prise d'une juste fureur qui manqua de faire explosion. Toutefois, la bosse de l'auguste front la préoccupant encore plus que le reste, il y eut en elle une lutte. « -- Maudit garçon, s'écria-t-elle enfin, tu ne pourras donc jamais rester tranquille sur ta chaise ! Tu mériterais d'avoir le fouet ! Qu'est-ce que tu as au front ? Viens ici. Tu t'es fait mal ? tant mieux, c'est bien fait, c'est le Bon Dieu qui t'a puni d'avoir été désobéissant. Oh ! le vilain ! Fi, que c'est laid ! Venez ici, monsieur, que je voie votre front. »

Monsieur, tout en se frottant les yeux pour se faire une contenance, s'approcha bien lentement. Mme André écarta avec ses deux mains les cheveux blonds, pour voir si cette mauvaise tête n'était pas réellement cassée, et l'on sentait encore beaucoup de tendresse sous l'agitation de cette main irritée.

Aux questions qui lui furent faites, César ne répondit qu'en pleurant et en faisant un gros tampon de son tablier bleu. À mesure que le tampon grossissait, il se sentait moins malheureux parce qu'il le regardait sans interruption, et commençait à s'intéresser au développement de ce chef-d'œuvre ; en outre, il ne voyait plus ni le champ de bataille, ni Maman Dédé. Quand le pauvre tablier y eut passé tout entier, sauf les manches parce qu'il n'y avait pas moyen, le petit garçon se sentit moins à plaindre. M. Salmon, tout en aidant Mme André avec une aimable obligeance à relever les blessés, avait fait une peinture saisissante de l'écroulement de la citadelle, et du danger qu'avait couru le commandant. Il avait même fait constater, non sans intention, que si le moutardier, projectile nouveau et des plus redoutables, avait porté quelques lignes plus bas, le coup eût été mortel ! Il répéta deux fois le mot mortel ; Maman Dédé eut besoin de tout son courage pour ne pas embrasser le marmot, et dans son amour maternel elle trouva encore moyen de le plaindre, lui, et le moutardier aussi.

Néanmoins, l'injustice de l'entreprise et la témérité de l'attaque ayant excité au plus haut point le mécontentement de l'autorité, Mme André profita de ce que le coup mortel s'était trompé de place pour adresser au général ces énergiques paroles : -- Monsieur regardez-moi. -- Nicolas regarda le tampon. -- Et écoutez-moi bien, je ne plaisante pas. Je veux bien ne pas vous donner le fouet, à cause de ce bon monsieur qui me demande votre grâce ; mais vous serez puni par où vous avez péché. Vous m'avez jeté mon beurre par terre, vous aurez du pain sec à votre goûter pendant huit jours ; vous m'avez cassé mon moutardier, vous mangerez votre bouilli sans moutarde pendant quinze jours et je vous mettrai à la raison, et je vous apprendrai à ne pas mettre mes chaises les unes au bout des autres pour grimper dessus. M'avez-vous jamais vu faire une chose pareille ?

-- Non, Bonne maman. -- Il retournait le tampon.

-- Est-ce ridicule ?

-- Oui, Bonne maman.

-- Est-ce que vous ne voyez pas que vous êtes un petit sot ?

-- Si, Bonne maman.

-- Vous êtes insupportable.

-- Oui, Bonne maman. -- Il était dans une de ces situations où il n'y a plus qu'à dire amen.

-- Et laissez-moi votre tablier tranquille.

-- Oui, Bonne maman.

César consentait à tout dans l'espérance d'un traité de paix. Ah ! les traités de paix ! L'histoire en comptait au moins seize cent trente-trois, depuis que Nicolas ne tétait plus.

M. Salmon, lorsqu'il eut fait et dit tout ce qu'il fallait pour préparer les voies de la conciliation, salua Mme André avec cette politesse antique qui sait s'approprier à la condition de chacun, et monta chez Mme Villers, car c'était l'heure de la leçon. Auparavant, il avait eu soin de donner un petit soufflet tout gentil à Nicolas ; celui-ci l'avait regardé d'un air bien reconnaissant.

V -- Le portrait de mon cousin

On ne pouvait vivre longtemps près de Mme André sans l'aimer ; il s'était donc facilement établi entre elle et la famille Villers une entente cordiale qui eût été de l'intimité sans la différence d'éducation. Matthéa elle-même, malgré sa petite moue d'obligation, convenait que la chère voisine était la meilleure des femmes, et que la rencontrer à chaque instant devenait un plaisir au lieu d'être une gêne. Matthéa avait l'esprit juste et le cœur droit. Ceux qui la connaissaient à fond ne doutaient jamais de sa bonté, et lui souhaitaient assez de force morale pour combattre et surmonter la fâcheuse disposition qu'elle avait à se plaindre de tout, et à s'exagérer les ennuis de la vie.

Comme Nicolas, en souvenir de la soupe, avait pris Matthéa en grande amitié, Maman Dédé ne manquait pas de la trouver charmante, à part sa maladie, ainsi qu'elle disait, la brave femme. Chère bonne maman ! elle croyait la maisonnette si jolie, et l'appartement du premier si beau, que difficilement elle arrivait à comprendre comment la jeune fille pouvait s'y déplaire, surtout dans la compagnie de sa grand-mère et de sa sœur. Aussi attribuait-elle à la souffrance l'humeur inégale de la pauvre enfant, lui demandant de semaine en semaine si elle n'avait pas de fièvre. Matthéa devenait rouge, honteuse d'avouer qu'elle se portait bien ; ce que la voisine ne voulait pas croire.

Tout en se creusant la tête pour chercher la fameuse maladie, Mme André attirait souvent l'amie de Nicolas pour le plaisir de parler du général. Un jour, la jeune fille était descendue pour demander à Mme André un renseignement ; celle-ci la retint par quelques paroles affectueuses, et Matthéa lui répondit avec la grâce aimable de son âge. De là, explosion de sentiments, car la bonne femme était démonstrative. Ne sachant plus que faire pour témoigner son abandon, sa confiance elle s'écria :

« Ma chère demoiselle, vous n'avez pas encore vu ma chambre en détail ?

-- Non, c'est vrai, je vous trouve toujours au comptoir.

-- Attendez, je vais vous la montrer. »

Pour qui connaissait bien Mme André, ce mot disait tout. Cette chambre, cette bienheureuse chambre, était un lieu à part. Chef-d'œuvre de propreté, d'arrangement, elle était si belle aux yeux de la maîtresse de la maison qu'en vérité celle-ci ne l'avait jamais montrée aux étrangers qu'avec ce sentiment d'orgueil national, qu'on éprouve en livrant à l'admiration du voyageur les merveilles de son pays.

Matthéa était trop bien élevée pour ne pas répondre avec bienveillance à une politesse du cœur. Maman Dédé commença par chercher sa clef dans sa poche, car pour soustraire la chambre aimée aux incursions des barbares, on la fermait à double tour dès le matin, et l'on n'y rentrait que pour dormir ; c'est un excellent moyen de jouir d'une chambre. Mlle Villers fut frappée du bon ordre qui régnait dans cette pièce étroite et peu éclairée. Deux lits l'un près de l'autre, un grand et un petit ; une commode en noyer, très soigneusement entretenue, et ornée d'un plateau sur lequel se pavanaient de belles tasses qu'on ne touchait que pour les essuyer ; sur la cheminée un globe recouvrant un bouquet de mariée ; deux flambeaux qui ne servaient point ; une table de noyer, cirée à jamais, car on n'y posait rien sans l'avoir d'abord recouverte d'un chiffon protecteur ; un grand fauteuil de paille, et une seule chaise parce qu'on n'aurait pas su où mettre la seconde. Le plus bel ornement de cette chambre, c'étaient les rideaux d'ancienne Perse qui entouraient le grand lit, étalant toutes les grâces de Rébecca à la fontaine ; on la voyait puisant de ses robustes bras l'eau qu'elle allait offrir à Élièzer qui s'approchait, à pas très lents, car il n'arrivait pas depuis bientôt cinquante ans qu'il était parti. L'immobilité des Elièzer, celle du chameau au troisième plan, la hauteur d'un palmier qui couronnait la fontaine, tout cela étonnait et charmait Nicolas depuis son entrée dans ce monde ; il ne s'était point lassé de contempler le paysage trente fois répété dans les rideaux de sa bonne maman. Tous les soirs avant de s'endormir il commençait à compter les Rébecca, les fontaines, les chameaux, les palmiers, mais comme un ronflement venait toujours à travers l'addition, il n'en savait pas encore le nombre. Matthéa eut le bon goût de louer les rideaux, précieux héritage de famille. Elle ne dit rien des tableaux, mais elle eut envie de rire en les regardant. Tous ces cadres entouraient de laides images, dont le rouge et le bleu faisaient un effet criard et détestable. Les sujets étaient heureusement diversifiés : Alexandre le Grand tuait dans un festin son ami Clitus, tout à côté d'un gros mouton caressé par une petite fille ; et Napoléon haranguait l'armée d'Égypte, près du savetier de Lafontaine qui essayait de chanter sans en venir à bout. Au-dessus de la cheminée, un calvaire en partie caché sous la chevelure de Madeleine, tout de rose habillée, près de saint Jean tout en bleu. C'était devant ce tableau ridicule que Nicolas voulait faire sa prière tant il le trouvait beau. À droite de la cheminée une figure de mode, robe à triples volants, doigts roses et bouche en cœur. À gauche une photographie... le regard de Matthéa s'arrêta curieusement sur cette photographie qui représentait un homme habillé comme on l'est dans les grandes villes ; sa figure était sèche, il avait l'œil mort.

« Ah ! vous regardez ce petit tableau ? c'est le portrait de mon cousin.

-- Le portrait de votre cousin ?

-- Oui, un cousin d'Amérique, le fils à ma tante, la mère Drouard, qui ne l'a pas vu depuis vingt ans. Il s'appelle Jacquot. Sa manie, c'était de faire fortune, au lieu de vivre tout bonnement au pays avec sa mère et nous autres. Que voulez-vous ? On ne se fait pas ; il avait quelque chose dans la tête, ce pauvre garçon ! Étant petit, c'était un mauvais drôle : il ne jouait pas, il était toujours tout seul, sombre, maussade ; dame, il était bien ennuyeux, et sa mère ne pouvait pas en jouir. Après avoir bien fait enrager le maître d'école et toute la famille, il a voulu aller au Havre, sous la protection d'un caissier qui je crois ne valait pas grand-chose. La mère pleurait, mais le garçon s'en est allé tout de même. Vous savez, quand on a la tête malade, on se chausse une idée, comme on dit, et puis elle ne s'en va plus. Je le vois encore partant avec sa blouse neuve, ses gros souliers ferrés, un paquet au bout d'un bâton, Il avait dix-huit ans au plus, de l'esprit jusqu'au bout des ongles, sachant lire, écrire et compter comme le maître d'école. Il était rusé ! Ah ! rusé ! Il paraît que ça réussit, car il est devenu un monsieur, comme vous voyez.

-- Depuis vingt ans il n'a pas revu sa mère ! s'écria Matthéa avec un étonnement qui venait tout droit de son cœur.

-- Jamais, mademoiselle. Un beau jour il a quitté le Havre, il est parti pour l'Amérique, un pays à je ne sais combien de millions de lieues d'ici, il faut être fou pour s'en aller si loin !

-- Il écrit souvent à sa mère, sans doute ?

-- Il lui écrit quand il y pense : et c'est bien rare. Il y a deux ans il lui a envoyé son portrait ; il y en avait deux à choisir, elle m'en a donné un, je l'ai mis là ; ce n'est pas que j'y tienne ; quand je le regarde, ça me met en colère. Oh ! quel malheur d'avoir le cœur si dur ! Sa pauvre mère, il ne lui écrit plus !

-- Est-ce possible !

-- Voilà un an qu'elle est sans nouvelles.

-- C'est bien mal à lui.

-- Oh ! oui, c'est bien mal ! La pauvre femme ! Elle a pourtant manqué mourir de chagrin quand il a quitté le pays. Ne sachant ni lire, ni écrire, elle lui disait :

« Va, mon garçon, puisque tu crois qu'on est mieux autre part qu'ici, va-t'en ; tu m'écriras... on me lira tes lettres et je ne pourrai pas te répondre ! je veux que tu emportes une mèche de mes cheveux. Tiens, coupe-les toi-même ; quand tu les verras, tu penseras à moi... Et puis, si le bon Dieu me prend avant que tu reviennes, tu les garderas toujours, tu en auras bien soin... parce que je serai morte. »

-- Pauvre mère !

-- Ah oui pauvre mère ! vous avez bien raison. Ce jour-là, Jacquot, quoiqu'il ne fût pas tendre, avait les larmes aux yeux, et dans le fait, une mère, c'est le meilleur trésor d'un homme en ce monde. Après la mère, ma chère demoiselle, il n'y a plus que le bon Dieu... mère ou bonne maman, car c'est la même chose.

-- Je le sais, et Nicolas aussi.

-- La mère Drouard avait une petite bonne vierge sur la cheminée, entre deux tasses de porcelaine. Comme elle y tenait beaucoup, elle voulut la donner à son garçon :

« Tiens, Jacquot, emporte-la, disait-elle, ça me fera plaisir de ne plus l'avoir parce que je me dirai : c'est lui qui l'a. Ne va pas me la perdre en route ; tu sais... je l'avais étant demoiselle. » Elle en pleurait, ma pauvre tante, parce qu'elle voyait bien que Jacquot avait peur de s'embarrasser d'une chose inutile... ce n'était pas de sa faute, vous savez, quand on a quelque chose dans la tête. Alors elle reprenait :

« Vois, mon bon ami, elle n'est pas bien grosse ; je vais te l'envelopper dans un chiffon bleu que j'ai là : tiens, justement un morceau de ma robe ; ça ne te gênera pas beaucoup, tu verras. Moi, tant que tu auras ma bonne vierge avec toi, je serai tranquille. »

« Alors elle l'a enveloppée, et il l'a prise ; ça c'est fait comme ça. J'en ai encore le cœur gros quand j'y repense.

-- C'est bien triste en effet.

-- Ah ! mademoiselle ! Dire qu'il ne lui a pas écrit depuis un an, qu'il ne parle pas de revenir en France, qu'il a l'air d'abandonner sa mère ! Tenez, je vous avoue qu'hier en apprenant que ma tante avait pleuré, il m'est venu l'idée d'écrire au cousin et de lui parler net.

-- Vous avez très bien fait.

-- N'est-ce pas ? Si ça ne lui convient pas, tant pis. C'est égal, je n'ose plus faire partir ma lettre, à présent qu'elle est écrite. Je m'en vais attendre un peu. S'il donne de ses nouvelles, je ne dirai rien ; je garderai ma lettre pour plus tard, et je l'enverrai quand la mère Drouard aura trop de chagrin ; je n'aurai que la date à changer, car une lettre qui dit qu'on nous aime et qu'on a de la peine, ça va toujours. »

Tel fut l'entretien de Mme André avec Mlle Villers, et tout cela était vrai.

Il y avait dans une grande ville d'Amérique un très petit monsieur venu de France, qui se faisait saluer avec beaucoup de politesse. C'était, pensait la foule, un homme très comme il faut . Cela signifiait bien habillé et bien logé.

Ainsi que l'avait dit Mme André, Jacques Drouard était parti sans argent ; son travail avait été faible, ses bénéfices considérables.

Comment donc avait-il pu réussir ? Il le savait bien, lui, mais ces étrangers au milieu desquels il vivait ne le savaient pas, voilà pourquoi il aimait beaucoup l'Amérique. Chacun se disait : il avait probablement entre les mains un capital qu'il a su faire fructifier. Et là dessus, on ôtait son chapeau parce que M. Drouard passait.

Néanmoins, Jacques ne pouvait pas être heureux puisque sa conscience n'était pas tranquille. Il y avait bien longtemps qu'il était en guerre avec sa conscience ; cela remontait à son jeune âge, car c'est par l'habitude des petites indélicatesses que l'on se prépare aux grandes. Drouard avait fait ainsi. À l'école de son village, il avait d'abord volé pour rire. Ses camarades s'en étant aperçus l'avaient gratifié de quelques calottes, et ils avaient très bien fait. Le maître, justement effrayé de ces vols pour rire, avait puni l'enfant, lui disant que ce jeu était le jeu du diable. Quoique bien averti, Drouard en grandissant avait recommencé ; on n'en avait rien su, mais sa conscience s'était plainte, et lui, il avait bouché ses oreilles quand elle lui avait dit tout bas :

« N'ouvre pas le pupitre de ton camarade ; ne prends pas cette plume, ce crayon, ces billes ; c'est mal, et la preuve, c'est que tu te caches. »

Quand on est entré dans le chemin de l'indélicatesse, on ne dépend plus que des occasions. Tel enfant qui vole un objet de peu de valeur serait bien étonné si on lui disait :

« Dans quinze ou vingt ans, vous serez au bagne. »

Et pourtant cela arrivera très certainement à moins qu'il n'écoute sa conscience, et qu'il ne s'arrête en chemin. S'il ne s'arrête pas, il est perdu. On vole des billes parce qu'on manie des billes. On devient homme, on manie de l'argent, et l'on vole... de l'argent. Cette pensée donne froid.

Quoi ! Ira-t-on forcer un secrétaire ? enfoncer une porte ? Non, il y a plusieurs manières de voler. La plus ordinaire est celle qui n'attire ni les voisins, ni les gendarmes. On vole un peu tous les jours et personne ne s'en doute. On est chargé des affaires d'autrui ; la tentation vient, on la repousse faiblement, au lieu d'en concevoir cette horreur spontanée que ressent une âme honnête devant une pensée coupable. La tentation revient, elle montre à cet employé combien il lui serait facile d'améliorer son sort, sans porter même grand préjudice à celui qui le fait travailler. S'il écoute avec complaisance le langage du diable, c'est un misérable ! c'est un voleur !

Tout voleur mérite d'être pris, renié par sa famille, jugé, condamné, chassé de la société, et couvert de honte.

Si le voleur est enfermé, et que, sous l'œil inflexible de ses gardiens, il expie par une vie amère son coupable passé, ne le méprisez pas, plaignez-le.

Si le voleur occupe dans le monde un rang élevé, si ses actions mauvaises l'ont conduit à la jouissance paisible d'une vie commode et au respect de tous, ne le respectez pas. Il est en abomination devant Dieu.

Pour en revenir à la lettre de Mme André, nous dirons que l'excellente femme, ayant obtenu l'approbation de Mlle Villers, voulut lui faire lire cette lettre, c'était une grande marque de confiance.

« Attendez, ma chère demoiselle, je vais vous en faire lecture... Tiens ! j'ai laissé mes lunettes sur le comptoir, je n'en fais jamais d'autres. Lisez-la donc vous-même. »

Matthéa prit en mains cette fameuse lettre destinée à partir au moment opportun, soit de suite, soit beaucoup plus tard. Elle remarqua l'adresse : À Monsieur Jacquot Drouard, et dit tout simplement :

« Ne vaudrait-il pas mieux l'appeler Jacques ?

-- Non pas, non pas, répondit maman Dédé, avec sa candeur habituelle. Jacques est bien son nom, mais en famille on disait Jacquot, c'est plus amical, ça lui fera plaisir. Quand on est loin du pays, c'est si triste ! »

Ainsi raisonnait la bonne femme, jugeant toujours des autres cœurs par son propre cœur. Quoique le cousin se montrât d'une entière indifférence à son égard, elle ne lui en voulait pas le moins du monde. « Je ne suis pas à sa hauteur, disait-elle, à présent qu'il est devenu un personnage ; du reste, de lui rien ne m'étonne, il a tant d'esprit ; même au pays il avait des inventions ! Auprès de lui, je me trouvais si bête ! »

Quant à son éloignement, et à son peu d'affection pour sa famille, elle s'était fait là-dessus tout un système, et avait établi qu'il était toqué ; même pour le distinguer des autres, elle l'appelait « mon cousin Toqué ». Inutile de lui faire observer que ce mot n'est pas dans le dictionnaire ; elle répondait : « S'il n'y est pas, il faudra l'y mettre, car il est français ; la preuve, c'est que je m'en sers et que je ne suis pas turque. »

Matthéa, voyant que sa remarque au sujet de Jacquot n'avait pas été comprise, se promit de n'en plus faire et se mit à lire :

« Mon cher Jacquot,

« Je ne t'ai jamais écrit parce que je n'avais rien à te dire ; mais aujourd'hui j'ai trop mal au cœur pour ne pas prendre la plume. Je suis bien plus vieille que toi, et j'ai mon franc parler. Je m'en vais te dire tout ce que je pense. Si tu n'as pas toute ta tête, c'est ton cœur qui comprendra.

« Ta mère va sur ses soixante-dix ; elle se casse. Elle a son rhumatisme dans un bras et une effralgie dans la mâchoire. Elle ne manque de rien, c'est vrai ; Dieu merci, elle a de quoi manger, mais elle n'a plus faim parce que tu n'as plus l'air d'être son garçon. Écoute, Jacquot, à force d'être riche et de vivre loin du pays, on oublie peut-être ; mais la mère Drouard, tant plus elle ne te voit pas, tant plus elle t'aime ! Tu es, comme on dit, la prunelle de ses yeux.

« Tu lui écrivais bien rarement, et tu n'en mettais pas long sur le papier ; c'est égal, ça la remontait. Elle disait à tout le monde : Il m'a écrit. À présent qu'elle est sans nouvelles, elle ne peut plus prononcer ton nom sans pleurer. Va ! c'est grand dommage ! Une femme si bonne ! Je ne la vois pas souvent, à cause de mon commerce qui me retient et m'empêche d'aller chez elle ; faire huit lieues n'est pas peu de chose quand on est dans les affaires. Cependant j'ai presque tous les jours de ses nouvelles par l'un ou par l'autre. Ce que je vois de plus clair, c'est qu'elle vieillit et que le chagrin pourrait bien abréger sa vie. Prends garde, si tu n'as plus besoin d'elle, c'est un malheur, mais elle a toujours besoin de toi. Si tu veux me croire, tu laisseras ton Amérique, et tu reviendras dans ton pays pour empêcher que la mère Drouard ne soit bien aise de mourir. Elle dit quelquefois :

« Si Jacquot ne m'aime plus, qu'est-ce que je fais dans ce monde ? Mon Dieu, prenez-moi ! »

« J'ai fini. Tu feras ce que tu voudras. Si je te parle net, c'est que je te crois un brave garçon. Reviens auprès de ta pauvre bonne femme de mère, tu la feras vivre encore dix ans.

« Quant à moi, Nicolas se porte bien et me fait enrager de tout son cœur. Adieu, mon cher Jacquot, je te souhaite une bonne santé, c'est le meilleur des biens.

« Ta cousine pour la vie,

« FLORE DROUARD, femme ANDRÉ. »

VI -- Le vieil ami

Chaque semaine, le mardi, M. Salmon venait prendre place à la table de famille. C'était une dernière joie pour Mme Villers de voir ce vieil ami partager son frugal repas. Cette pauvreté non méritée ne la gênait point entre gens délicats et bien élevés comme elle. Mme Villers avait d'ailleurs cette bonhomie qui naît de la distinction et ne se trouve que là.

Une seule personne dans cet intérieur était contrainte, et pour ainsi dire honteuse ; c'était la pauvre Matthéa qui pas un moment ne cessait de penser au changement de position qu'il lui fallait subir. Jamais elle ne savait profiter des adoucissements que la Providence nous jette avec tant d'à-propos dans nos peines et dans nos ennuis. Matthéa, quand elle se levait de table pour aller chercher l'unique plat de viande, songeait au domestique qui naguère se tenait là, attentif, et répondant au moindre signe. Blanche toujours sereine disait tout bas :

« Ma petite sœur chérie, tout ce que nous faisons n'est pas gai, mais te voir ennuyée, découragée, langoureuse, est encore bien plus triste. Tâchons de nous soumettre, et de tirer de la situation tout le parti possible.

-- Elle est jolie, la situation ! Quand on devrait rouler carrosse, être des premières partout, il faut habiter un nid à rats, et se lever de table pour aller chercher un plat !... Oh ! se lever de table, c'est le type du petit bourgeois ! Aller chercher un plat !

-- Que serait-ce donc, Matthéa, si nous en avions dix ? Nous serions toujours en l'air.

-- Si cela t'amuse, tu peux rire à ton aise.

-- Ne te fâche pas, ma petite sœur, et permets-moi de remarquer les joies qui se trouvent sur mon chemin.

-- Des joies ? Est-ce d'essuyer les assiettes, ou de faire bouillir la soupe ? Les deux sont bien jolis. On a ici le choix de ses plaisirs : balayer les chambres, faire la cuisine, battre les fauteuils avaler une moitié de la poussière et passer le plumeau sur l'autre ; tout cela est fin, spirituel et charmant.

-- Allons, Matthéa, ne te fais pas de toute chose une corvée. Voyons, nous sommes jeunes. Est-ce donc une si grande affaire que d'entretenir ce petit appartement, de préparer nos repas ? C'est notre grand-mère qu'il faut plaindre.

-- Je ne dis pas le contraire.

-- Vois cependant combien elle est courageuse. Ne murmurons pas ; crois-moi, faisons-nous un mérite de ce qui est une nécessité, et consentons à vivre de bon gré dans les conditions qui nous sont imposées.

-- Tiens, Blanche, tu m'impatientes à la fin ; dis une bonne fois que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles, et trotte par là-dessus ; emporte les assiettes, va chercher le balai, piétine, fais un quart de lieue sur place, et commence un poème en six chants intitulé le Paradis sur terre.

-- À la bonne heure ! j'aime quand tu plaisantes au lieu de faire la moue. Eh bien, le croirais-tu ? il m'arrive quelquefois de penser aux femmes et aux filles des héros d'Homère, depuis que ma grand-mère nous a lu deux ou trois chants de l'Odyssée.

-- Ah ! oui, ces touchantes beautés que l'on voit accommodant la moitié d'un veau, frais tué, à je ne sais quelle sauce ? ou bien montant sur un char rempli des tuniques de lin des jeunes chefs leurs frères (en français on dirait du linge sale), qu'elles vont jeter dans des flots d'azur... Tiens, j'aimerais mieux tout simplement dix mille livres de rente que toutes ces pastorales. Sur ce, donne-moi le balai et n'en parlons plus, car la fureur me gagne, en dépit d'Homère et de ses princesses blanchisseuses, au bras d'albâtre... »

Et la pauvre Matthéa frottait, frottait, à emporter le carreau... ou le balai. Mais les seize ans étaient là, et, grâce à ce bel âge, toutes les querelles des deux sœurs finissaient par un éclat de rire et un baiser.

Puisque c'est aujourd'hui mardi, laissons nos gentilles jumelles remettre l'ordre dans le ménage ; ce sera un peu plus long qu'à l'ordinaire car, par habitude et par amitié, on garde pour le mardi quelques élégances échappées au naufrage : des assiettes fines, des verres anciens et travaillés, deux salières en vieux Sèvres, que Mme Villers ne regarde qu'avec une tristesse pleine d'intérêt, parce qu'elle les a vues étant enfant. Elle n'a pas voulu vendre ces objets ; c'eût été peu comme valeur, et c'est beaucoup comme souvenir.

Le mardi, il y a un potage gras, puis un petit rôti. On cherche le goût de l'hôte pour le choix des légumes. Le mardi, il y a du dessert ; les autres jours il manque... mais il faut régaler le vieil ami. Il aime la pâtisserie ; on achète ce jour-là un gâteau ; c'est une petite fête ; il a sa tasse de café. On combine le menu pendant trois jours, afin de faire accorder, chose difficile, le désir de recevoir un ami le mieux possible, et le besoin de pas dépasser par trop le budget quotidien.

Une si aimable prudence veillait aux apprêts du mardi que M. Salmon conservait un reste d'illusion ; il croyait Mme Villers moins pauvre qu'elle ne l'était, et rassuré par la sérénité de cette belle âme, il trouvait en lui-même une inépuisable gaieté qui faisait du bien à tous.

Ce jour-là, cependant, Mme Villers avait résolu de parler à cœur ouvert à son ami. Pendant que les jeunes filles vaquaient aux soins du ménage, M. Salmon s'installa à droite de la cheminée, la grand-mère à gauche, et l'entretien commença par ces mots :

« Pendant que nous sommes seuls, mon cher Monsieur Salmon, il faut que je cause avec vous, Car j'ai besoin non seulement d'affection, mais de conseils. Il me vient souvent dans la pensée que je pourrais bien laisser mes pauvres petites filles toutes seules ; je me fais vieille.

-- Allons donc ! allons donc ! vous êtes toujours jeune, quoique vous en disiez, et même je vous trouve fraîche comme...

-- Comme une rose, n'est-ce pas, quand elle est flétrie ?

-- Non, non, je ne ris pas. Vos cheveux, du moins ceux que je vois sur votre front, ne blanchissent point.

-- Mon ami, c'est un tour, et mon bonnet cache le reste. »

Devant cette évidence, on se mit à rire, comme font les enfants quand ils se reconnaissent sous le rôle qu'ils sont convenus de jouer.

« Écoutez-moi, reprit doucement l'aïeule, de ce ton posé qui est également propre au courage et à la tristesse, je veux vous parler de mes intérêts, et, vous le savez, à notre âge ce sont des intérêts pressés.

-- À notre âge ? vous vous vantez, permettez-moi de vous le dire. Je suis de beaucoup votre aîné.

-- J'ai eu soixante-cinq ans, la semaine dernière.

-- Et j'en aurai soixante-douze la semaine prochaine ; donc, c'est à moi le pompon ! Voyons, parlons raison, nous en étions à vos intérêts, c'est-à-dire aux miens, car c'est tout un.

-- Que vous êtes bon ! Je compte sur vous comme sur moi-même. C'est pourquoi je veux que vous sachiez tout, ce n'est pas gai.

-- Je me le figure, répondit le vieillard, dont l'inaltérable gaieté cachait une sensibilité exquise. Il vous reste très peu de chose, n'est-ce pas ? juste le nécessaire ?

-- Pas même. J'ai devant moi une petite somme fort modique, sur laquelle j'ai prélevé les frais de transport et d'installation. La rente qui doit nous faire vivre ne dépasse pas neuf cent cinquante francs.

-- Neuf cent cinquante francs ! mais c'est épouvantable ! J'étais loin de me douter d'une pareille situation.

-- Cette situation ne m'a été à moi-même clairement définie qu'il y a un mois, lorsque j'ai eu payé la dernière dette d'honneur, que j'avais involontairement contractée, par suite de nos dernières pertes. Tout est en ordre aujourd'hui. J'ai vendu, il y a six semaines, la seule valeur qui me restât : mon argenterie.

-- Quel sacrifice !

-- Oui. Cette argenterie était marquée au chiffre de mon mari... Enfin, je ne dois plus rien.

-- Cette pensée vous console de toutes les privations ! quelle honnêteté ! quelle droiture !

-- Je n'ai aucun mérite. Vous savez qu'il est dit : « Fais comme il t'est montré. » Or, vous avez connu mon mari et mon père...

-- Ah ! quels hommes en effet ! Ils auraient pu prouver à eux deux cette vérité trop méconnue, que le commerce bien conduit, et longtemps continué, peut enrichir dans de justes limites, sans qu'on le déshonore par d'odieuses subtilités.

-- C'est vrai. Mon père, qui avait acquis une fortune suffisante dans le commerce des draps, me répétait quand j'étais enfant ce vieil adage :

Fais ce que dois, advienne que pourra

Mon mari avait les mêmes principes.

-- Ils avaient raison. Et pourtant ils ont réussi parce que leur travail était intelligent, égal et persévérant, et aussi parce que, dans votre famille, les femmes ne dépensaient pas en frivolités, en luxe exagéré, ce que les hommes gagnaient par leur incessante activité. Ce sont les femmes qui font les maisons. Mais votre fils, ce cher et excellent Edmond, était trop confiant ?

-- Beaucoup trop.

-- Il avait pourtant entre les mains une affaire magnifique !

-- Oui, mais il faut un œil perspicace, la connaissance des hommes, une certaine défiance qui n'atteint personne en particulier, mais qui vous met en garde contre tout le monde. Edmond a fait une grande faute en donnant plein pouvoir à M. Cyprien.

-- Oh ! le brigand ! je l'ai vu, avec son air d'assurance et son front qui ne rougissait plus. Comment se fait-il que personne ne se soit aperçu de ses menées ? Ceci m'a toujours étonné et m'étonne encore.

-- Je crois que quelqu'un s'en est aperçu et en a profité pour s'enrichir lui-même, en prêtant les mains aux malversations. Il y avait un jeune homme, sous les ordres de M. Cyprien ; c'était un esprit rusé, intrigant, et plein de la plus sotte vanité. Enfin je puis me tromper, je laisse à Dieu ce douloureux secret...

-- Vous êtes la charité même. Quant à ce diable de Cyprien, après avoir longtemps volé en détail, il a fini par emporter la caisse ?

-- Hélas oui !

-- Et l'on n'a pas pu mettre la main dessus ?

-- Non, malheureusement. Il a échappé à toute poursuite et on ne l'a jamais revu.

-- Le coquin ! Il jouit peut-être en pays étranger d'un bien-être qu'il ne mérite pas, tandis que ses victimes sont ici à végéter. Et ce commis, il fait le monsieur quelque part, probablement ? Ah ! vous auriez le droit de les maudire.

-- Oui, mon ami, mais le soir, en faisant ma prière, comment pourrais-je dire : -- Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés ?

-- Et voilà ce que c'est qu'un cœur chrétien ! Mais permettez-moi de vous dire, ma bonne amie, que vous avez agi avec imprudence en laissant compromettre votre fortune personnelle dans ces malheureuses affaires.

-- Oui, c'est vrai, j'ai manqué de prudence ; mais parmi les débiteurs de mon fils, il y avait de petits rentiers à qui ne restait pas assez pour vivre. J'ai donné une partie de mes biens pour les rembourser, et laisser à mon fils les capitaux qu'exigeaient ses entreprises commerciales.

-- Encore une fois vous avez été imprudente. Les femmes font les affaires avec le cœur, et c'est un tort.

-- J'en conviens. Néanmoins, les bénéfices auraient, je vous l'assure, réparé les pertes. En secourant le chef de famille, j'aidais tout le monde, et c'est pourquoi j'ai cru bien faire. La mort de mon fils est venue m'accabler... Quand je dis m'accabler, je ne murmure pas. Oh non ! c'est Dieu qui mène l'esquif ; nous qui sommes les passagers, nous ne connaissons pas la mer ; laissons-le donc conduire ! »

Les yeux de Mme Villers se remplirent de ces larmes contenues, toujours au bord du cœur quand on souffre de tout. Il y eut un moment de silence, puis l'aïeule reprit d'un ton calme, et comme si elle ne s'était pas interrompue :

« L'associé de mon fils continuait les affaires, sinon avec succès, du moins avec courage ; moi, j'employais mes dernières ressources à faire donner une bonne éducation aux chères orphelines. Leur enfance s'est écoulée sans secousse, et, je le crois, aussi heureusement que possible. Elles passaient les vacances chez moi, en Anjou, dans cette jolie maison de campagne où tout riait à leur jeunesse. Pourquoi les aurais-je attristées ? Elles avaient ignoré presque tous nos malheurs, et la mort de leur père les avait surprises si jeunes qu'elles ne se rappellent pas ses traits. Mon cher Edmond, moi seule je le vois toujours.

-- Vous avez là une excellente miniature.

-- Oui, il a été ainsi telle année, tel jour ; mais cette ressemblance est fugitive. Il n'y a qu'un portrait, voyez-vous, c'est celui qui se fait à la longue dans un cœur qui nous aime. Encore aujourd'hui, je vois mon fils enfant, je le vois grandir, je le vois homme, je le vois à tous les instants où il m'a été donné de l'avoir près de moi... Pauvre cher Edmond, il était si attachant... Enfin, laissons cela ; c'était d'affaires que je voulais parler. »

Encore une fois le cœur consentit à se taire, et Mme Villers reprit :

« Vous savez comment tout a fini ? Je ne vous rappellerai pas la perte de ce vaisseau, qui portait ma dernière espérance. Dès ce moment notre ruine a été complète ; ces coups multipliés nous ont rendues redevables de tous côtés. Acquitter nos dettes au prix des plus grands sacrifices, c'était mon devoir, je l'ai fait. Notre position est parfaitement nette aujourd'hui, mais c'est la pauvreté.

-- C'est affreux ! Il n'est pas possible que vous restiez dans cet état.

-- Non. Quand on est tombé, il faut se relever. Pour moi, le temps et les forces me manquent ; je ne puis qu'économiser, protéger, diriger.

-- C'est beaucoup. Une tête vaut cent bras.

-- Une gêne étroite sera désormais mon partage ; je l'accepte pour moi, mais non pour mes filles. Elles ont l'avenir devant elles, je dois leur préparer une ressource, et, comme vous êtes un homme sensé et pratique, j'ai voulu vous consulter sur les moyens de salut qui nous restent.

-- Vous ne pouvez éloigner les jumelles.

-- Oh non ! Je les veux sous ma garde. Une idée m'est venue. Mme André est une excellente femme.

-- Excellente.

-- Fort estimée dans ce pays.

-- Elle le mérite.

-- Sous une apparence un peu naïve, elle cache, non seulement un cœur loyal, mais une tête bien organisée, beaucoup d'ordre et de prévoyance. J'ai la pensée de lui parler clairement de notre situation, dont elle ne se doute que trop, vu la continuité de nos rapports. Peut-être serait-il possible d'ajouter une branche à son commerce, par exemple un...

En ce moment, Matthéa troublée entra brusquement. Elle était rouge, agitée, contrariée.

-- Grand-mère, voici Mme Holstein qui vient vous faire une visite ! Cette dame qui a une voiture !... qui demeure dans cette belle maison, vous savez.

-- Eh bien, ma chère enfant, pourquoi ce trouble ? Mme Holstein est riche et je suis pauvre. La seule différence est là, c'est la moindre, je te l'ai déjà dit.

Fais entrer.

-- Cette dame cause avec Blanche, qui a le balai à la main, et qui ne se déconcerte pas.

-- Elle a raison. Ce balai prouve que vous êtes de bonnes ménagères, c'est la gloire des femmes. Mme Holstein a trop d'esprit et trop de distinction pour en juger autrement.

La porte s'ouvrit. Blanche, le front serein, le sourire aux lèvres, fit entrer l'étrangère. Celle-ci salua respectueusement Mme Villers, et s'assit dans le fauteuil que lui céda M. Salmon. La jeune fille prit une chaise et resta là tout simplement. La visiteuse, frappée de son aisance modeste et de sa bonhomie gracieuse, se sentit entraînée vers elle par une réelle sympathie.

Matthéa s'était éclipsée. Elle ne voyait qu'une chose : ce malencontreux balai et toutes ses déplorables conséquences. Tout était froissement pour elle ; tout jusqu'à cette démarche bienveillante que faisait la personne la mieux posée de la ville.

Mme Holstein était une femme riche et âgée. On la disait heureuse, mais elle n'était que riche, et souffrait d'un mal cruel : l'isolement. Sans autre parent qu'un jeune cousin du nom de son mari, elle ne voyait avec bonheur que M. Salmon, et, sachant quels étaient les rapports de cet excellent ami avec la famille Villers, elle avait résolu de surprendre dans leur douce intimité le vieil ami et cette femme, honorable à tant de titres, qui se tenait à l'écart.

Mme Villers, par suite de cette timidité que donne le malheur, n'avait fait aucune visite, excepté au Curé et au Maire. Elle fut donc très sensible au procédé délicat de Mme Holstein. Blanche se sentait fière de cet hommage rendu à son aïeule, si digne d'hommages en effet.

Pendant que la conversation s'engage et devient presque intime, ainsi qu'il arrive entre gens bien élevés attirés les uns vers les autres, suivons des yeux la chère Matthéa. Que fait-elle ? Elle achève fiévreusement de ranger ; puis, honteuse de sa mise trop simple, de son appartement trop petit, honteuse de mille choses qui ne devraient pas lui faire honte, puisqu'elles ne sortent pas de son âme, elle se renferme dans la cuisine pour être bien sûre d'échapper aux regards de Mme Holstein, qu'elle trouve indiscrète au dernier point. Là, apportant son pupitre et sa mauvaise humeur, elle achève une lettre à Thérèse, cette bonne et indulgente Thérèse, que nous avons vue l'année dernière à la Sainte-Catherine, se prêtant avec tant de grâce aux jeux de ses compagnes, et faisant les délices de tout le pensionnat : maîtresses et élèves.

Thérèse, par l'effet d'un charme particulier, était recherchée des esprits sérieux et des esprits légers ; elle avait ce qu'il faut aux uns et aux autres : du calme et de la gaieté. Par suite de cet ensemble, les jumelles l'aimaient avec toute la chaleur de leurs seize ans, et il était convenu qu'on lui écrirait de temps en temps, et qu'on lui dirait tout.

À cet âge de la vie, tout signifie rien . On écrit d'une fleur, d'un oiseau, d'une étoffe de gaze ou de soie. Ici, c'était autre chose. Les deux sœurs, une fois hors d'un cercle de turbulentes pensionnaires, et aux prises avec les plus graves difficultés, avaient grandi moralement. Elles avaient perdu en quelques mois ce perpétuel enfantillage qui résulte d'un milieu d'où sont bannis les soins inquiétants. Elles avaient dit par conséquent à Thérèse, dans ces longues lettres que la jeunesse écrit si facilement, tout ce qu'elles sentaient et pressentaient.

Thérèse était au courant de tout ce qui se passait dans le cœur de ses amies. Plus âgée de trois ans, elle avait déjà ce sérieux de la pensée qui tenait à sa nature d'abord, puis à ses rapports continuels avec Mme Lacroix, dont elle était la nièce, ou plutôt la fille adoptive, et qu'elle commençait à aider dans ses honorables fonctions.

Laissons Matthéa achever sa lettre à Thérèse, et puis demain nous la lirons.

VII -- Je suis furieuse

« Il y a longtemps que je ne t'ai écrit, ma bonne Thérèse. Je suis sûre que tu te demandes : qu'est devenue ma petite Matthéa ? Ne va pas croire que ta haute raison me fasse peur ; non, ton cœur est si tendre que je me fie à lui. Tous ces temps-ci j'étais, comme on dit à la pension, d'une humeur de dogue, et j'ai voulu par mon silence t'épargner. Je n'en suis pas moins furieuse aujourd'hui ; mais la fureur étant mon élément, je me décide à ne pas attendre le calme pour t'écrire, ce serait trop long.

« Or, pour me résumer : toute chose m'ennuie, et rien ne m'intéresse. Cela vient, je le sais, de ma faiblesse de volonté, qui lutte sans courage contre un caractère inégal et irrité ; je m'en veux d'être ainsi, je sais que j'ai tort, mais je suis comme paralysée moralement.

« Je te dirai, ma chère, que je porte sur mes épaules cette affreuse jolie petite ville que tu as la politesse de comparer à un doux nid caché sous les feuilles. Ah ! quel nid ! et quelles feuilles ! C'est une belle chose que la rhétorique ; mais, comme on est libre de choisir ses métaphores, j'appelle cela un trou au milieu des bois, dans un pays de loups.

« Ah ! Thérèse, quelle chute, quelle ruine, quel désenchantement ! Si tu voyais notre installation ! Figure-toi deux grandes chambres sans cabinet, incommodes comme elles seules. Par souvenir, celle du fond s'intitule le salon. Cela te représente une énorme pièce carrelée, laide, froide, sans autres ornements que ses quatre fauteuils, ses deux chaises, sa table à ouvrage, et le lit de ma grand-mère par-dessus le marché. Voilà le salon ; comment le trouves-tu ?

« L'autre pièce est, selon les heures, la salle à manger, la salle d'étude, et, en tout temps, l'unique passage pour aller au salon. Toute la scène se passe en paravents : Paravent à droite, derrière lequel est la niche de Blanche, un petit lit de fer, table, chaise, cuvette, et une armoire pour rire. Paravent à gauche, ma niche à moi : lit de fer, pareil à celui de Blanche, aussi étroit que possible ; on s'y retourne sur soi-même, sous peine de tomber à côté ; un seul matelas, un traversin, point d'oreiller, point de rideaux, la plus simple expression du lit ; un bureau trop petit, avec tiroir idem ; une grande et haute caisse toute fière de servir de table, d'armoire et de toilette ; quand on veut prendre un objet au rez-de-chaussée, le premier déménage. Sous le bureau, une chaise qui ne peut tenir que là. Au-dessus, une grande planche qu'on appelle bravement ma bibliothèque, et sur laquelle je pose, à côté de mes livres, ma brosse, mon ouvrage, et tout ce qui ne sait où se mettre.

« En dehors des fameux paravents, et au beau milieu de la pièce, une table ronde où l'on tient quatre, que l'on flanque aux heures des repas d'un meuble ingénieux appelé servaute , qui a la prétention de remplacer les gens . Connais-tu cela ? un meuble en acajou, à hauteur d'appui, trois étages : au premier, le pain et deux trous pour la bouteille et la carafe ; à l'entresol, les assiettes propres ; au rez-de-chaussée, les assiettes sales, qui font leur petit effet. Le tout est imaginé pour se passer de serviteurs. J'aime mieux tout bonnement un domestique en habit noir, comme chez papa, quand j'étais petite.

« Tu dois comprendre qu'après le déjeuner on détale plus vite que les rats de Lafontaine. Mettant finement un grand tapis vert sur la table, deux encriers, du papier et nos buvards, on se trouve dans la salle d'étude ; la servante s'en va dans un coin attendre le dîner, et, nous voilà lisant, écrivant, cultivant avec délices notre imagination et notre mémoire ; il tourne alors de grammaire, d'histoire, etc.

« De tout ce que je viens de te décrire, ma grand-mère paraît ravie. Elle a d'ailleurs le génie des compartiments. Elle a récemment inventé deux cabinets microscopiques, qu'elle tient pour merveilles de l'art moderne ; ces cabinets sont placés de chaque côté de son lit pour embellir le fameux salon. Chère grand-mère ! elle se complaît dans ses créations comme Louis XIV dans son Versailles. Depuis longtemps, elle rêvait ces cabinets pleins d'esprit ; elle est parvenue, non sans peine, à les exécuter, au moyen d'une tringle en fer dont les extrémités crochues s'enfoncent dans un piton aux angles du mur, de chaque côté du lit ; un rideau descend de là-haut jusqu'à terre, et ces chefs-d'œuvre font un effet saisissant. Le lit, pavoisé aux mêmes couleurs, ressort avec grâce entre les deux pavillons ; et derrière les rideaux se blottissent bien humblement : cuvette, pot à eau, cartons, paniers, boîtes... Mystères sur mystères ! Toujours même système : attraper son public et s'attraper soi-même, si on le peut. J'en ris ; mais, au fond, je suis furieuse, toujours furieuse. En être arrivé là ! s'ingénier pour remuer, pour manger, pour dormir. Si j'étais restée molle, comme je l'étais dans mon enfance assurément de fille je devenais marmotte ; ces vexations quotidiennes m'ont réveillée, mais sans profit. Ma grand-mère me gronde tout doucement, bien doucement, et ma très chère sœur me rit au nez sans la plus petite façon. Cette Blanche, elle est si raisonnable que je ne la comprends pas. Elle m'impatiente, tant elle est bonne et tant je me trouve mauvaise.

« À propos, je ne t'ai rien dit de la cuisine, c'est le côté intéressant. Huit pas en long et six en large ; un fourneau à la mode du roi Dagobert ; un évier, quelques planches, une table, une fontaine, et quatre ou cinq casseroles, qui, pendues aux clous, nous regardent tout étonnées de nous voir là ; car c'est nous, et plus souvent pauvre chère grand-mère, hélas ! qui sommes les Jeanneton du lieu. Oui, c'est ainsi : mettre le pot-au-feu, faire griller trois côtelettes, cuire des légumes qui n'en finissent pas, tourner une sauce, voilà ce qui me pend à l'oreille. Me vois-tu ? Il y aurait de quoi s'hébéter, si l'on avait le malheur de s'y accoutumer. Loin de là ; je proteste, et je ne cesse de dire qu'une pareille existence me tue ! c'est odieux ! on piétine, on tripote, on barbote, et pour clore dignement cette série d'exercices, on lave la vaisselle ! Oui, on lave la vaisselle, pour la ranger dans le buffet, l'en retirer le lendemain, la salir de nouveau, la relaver, la renfermer encore, et toujours ainsi jusqu'à la saint Sylvestre. Il y a de quoi devenir chèvre ; j'en deviendrai folle ! Si je conduisais le ménage, je mettrais tout mon monde au pain sec pour simplifier le service ; mais ma grand-mère veut que tout se fasse avec poids et mesure dans l'intérêt de la santé, du bon ordre, etc. Moi, je trouve que, quand on est tombé, c'est fini : rien n'a plus d'intérêt. Il faut avoir en ce monde du temps, de la place et de l'argent ; sinon, comme dit un auteur que ma grand-mère n'aime pas, on bâille sa vie, c'est ce que je suis en train de faire.

« Tu veux avoir quelques détails sur notre éducation si tristement interrompue ? quant aux arts d'agrément, adieu, aucune ressource ici. Adieu mon piano ! la seule étude qui me plût. Quant à l'instruction, M. Salmon, le meilleur des hommes il faut l'avouer, vient patiemment trois fois par semaine nous résumer, fort clairement du reste, Bossuet, Rollin, et d'autres tout aussi sérieux. En littérature, il nous sert les classiques uniquement ; attendu que l'école romantique lui fait dresser les cheveux sur la tête. Boileau le fanatise, c'est pourquoi nous apprenons l'Art poétique d'un bout à l'autre. En géographie, il exige non seulement la topographie, mais encore la lecture de voyages aux pôles et autres lieux, avec ours et autres bêtes. En arithmétique, il nous pose des problèmes dont la solution m'est aussi indifférente que ma première pantoufle. En écriture, il regrette la bâtarde, et fait la moue à mes pattes de mouches, bien qu'elles se croient anglaises.

« M. Salmon nous fait composer sur des sujets sérieux, si sérieux que je ne sais que dire. Exemples : De l'influence du christianisme sur la Société. De l'éducation des femmes à Sparte. Du luxe considéré comme une des causes de la décadence des Romains... Te représentes-tu ta pauvre Noire, en face de sa plume, prenant de l'encre vingt fois de suite, mais pas une idée ? Ce dernier sujet, le luxe, a été victorieusement traité par ma très illustre sœur. À force de regarder les paravents et les cabinets en rideaux, elle a conçu du luxe une prudente horreur, arrivée bien à propos, et elle a dit sur son compte tant de choses fâcheuses que M. Salmon a manqué la couronner de lauriers et de myrtes. Quel beau travail en effet ! Remontant je crois à la fourchette d'Adam, et descendant de fourchette en fourchette, elle a constaté les progrès des nations dans les arts dangereux qui leur ont enlevé la simplicité des premiers temps. Sur ce texte, elle a cité les peuples anciens, et interrogé tous les morts qui n'ont pas répondu grand-chose. Blanche a la tête farcie d'antiquités. Elle a été demander à Cyrus du cresson, à Sparte son brouet noir, tout un menu improvisé, et quel menu ! Puis retombant aux âges où les fils dégénérés des Cincinnatus et des Fabius ont connu la mollesse, aux fins soupers de Lucullus, au Velarium , tout de soie, étendu sur le peuple romain en face des gladiateurs, aux mille faiblesses des vainqueurs du monde, vaincus par le luxe, et l'oisiveté qu'il engendre, Blanche a pris de cette base un sublime élan qui l'a jetée sur les hauteurs de la plus saine des philosophies, la philosophie des paravents ; c'est-à-dire se contenter de peu, voire même de rien, et se tenir pour enchanté parce qu'on n'est pas dans la rue, à mourir de froid et de faim comme l'ermite de la chaussée-d'Antin... Joue-t-on encore à ce jeu qui nous faisait rire ? Ah ! je ne m'amuse plus, et d'ailleurs je ne veux pas m'amuser. M. Salmon est tout étonné de ma manière d'être ; il dit que la jeunesse est toujours le bon temps à cause de la gaieté naturelle à notre âge ; moi, je suis Noire, noire, noire !

« Je sais bien, ma chère amie, qu'il y a le beau chapitre de la résignation, du consentement de l'esprit et du cœur aux épreuves de la vie ; mais je n'en suis pas là. J'admire et je me tais, ou plutôt je ne me tais pas, car je me plains toute la journée. Que veux-tu ? mes yeux se sont accoutumés dès mon enfance à ce beau luxe du haut commerce qui m'est devenu une nécessité. J'ai horreur de tout ce qui sent le petit ménage . Tout ce que nous faisons me déplaît ; que te dirai-je ? On couvre le feu de peur qu'il ne brûle ; on n'allume pas deux bougies à la fois ; on mange du pain rassis parce qu'il en faut moins ; on suspend tous les soirs la boîte au lait à la porte pour que la laitière la remplisse tous les matins... je n'en finirais pas ! Tout cela est petit, tout cela m'est antipathique. Plains moi ; fais comme la bonne Mme André. Jugeant de notre position sociale par la sienne, elle la trouve si satisfaisante qu'elle me croit malade parce que je n'en suis pas satisfaite. Hier, elle m'a conseillé une décoction de je ne sais quelle herbe, on en prend un an et un jour !... Te figures tu ? Avoir la position fâcheuse, et puis l'herbe ! Assez de la position. Blanche prétend que ce qu'il me faut c'est de la racine de patience, je pense qu'elle a raison, mais je n'en prendrai point.

« Si tu savais dans quel trou nous vivons ! Une ville qui n'est pas dans mon atlas ! Et quelle ville ! des maisons blanches, quatre ou cinq rues, une paroisse, une mairie, une école et un marché ! Oh ! le marché, c'est le rendez-vous des dames ; on s'y rencontre, on s'y fait des révérences, c'est le genre. On parle beurre, volaille et fricandeau ; on se passionne pour ces questions palpitantes, c'est grotesque.

« Quant aux visites, elles se font en cérémonie comme celles des mandarins de Chine. Les conversations sont des plus terre-à-terre ; on est étroit, exclusif, arriéré. Il n'y a ici qu'un patron pour les idées comme pour les corsages, et l'on ne pardonne pas à ceux qui se servent d'un autre.

« Ma grand-mère a trop d'esprit et trop d'habitude du monde pour ne pas voir tout cela ; mais, le croirais-tu, elle en rit. Moi je n'en ris pas, cette étroitesse m'est insupportable, et je me console parfaitement de ne voir personne. D'ailleurs, je me trouve trop mal mise pour désirer voir quelqu'un. Dans les petites villes on n'a pas la bonhomie de Paris, il s'en faut. On aime la toilette, on l'exige. Le dimanche pour aller à la grand-messe, on met ce qu'on a de plus beau. Quand vient une fête carillonnée, les dames se parent comme des châsses. Les élégantes, -- cela veut dire cinq ou six femmes qui aiment les couleurs voyantes, -- les élégantes font des efforts surhumains. La physionomie des vêpres n'est pas celle de la grand-messe ; il faut absolument changer soit de robe, soit de chapeau. Le soir, sur le cours (trois rangées d'arbres entre un vieux mur et la rivière) on voit poindre des astres nouveaux. Tant de frais ont pour but de se croiser vingt fois de suite avec les mêmes personnes que l'on salue indéfiniment. Quelle sotte vie ! Serait-il possible que ce fût la mienne !

« Au moment où je termine cette lettre trop longue, je suis un peu plus en colère que de coutume. Tout à l'heure, Mme Holstein, femme très distinguée, a inventé de venir voir ma grand-mère qui n'a fait aucune visite. Si tu savais comme j'ai eu honte quand elle est entrée, Blanche ornée d'un tablier à bavette, achevait de balayer la salle à manger, et moi je faisais mes couteaux ! Blanche est impayable ! elle a fait une révérence modèle, sans le moindre embarras, et, quittant son balai et son tablier, elle s'en est allée faire salon. Moi, vivement contrariée de la démarche, toute bienveillante néanmoins, de Mme Holstein, je suis venue me réfugier dans la cuisine, où je me console en t'écrivant.

« Tu vois où j'en suis arrivée ? tout me contrarie, tout absolument. Il n'y a ici, ma chère, qu'un point gracieux, c'est mon gros Nicolas, le plus réjoui de tous les diablotins. Il passe son temps à fâcher sa bonne maman qui n'en vient pas à bout, tant elle est bonne. On se brouille, et l'on s'embrasse ; c'est une comédie persistante. Ce charmant tapageur m'a prise en amitié ; il m'appelle ma femme , et comme il est à la tête de toute une armée de chaises, cela me fait une belle position.

« Ah ! Thérèse, quand je ris c'est du bout des lèvres. Je suis toute malade sans pouvoir dire ce que j'ai. On assure que la langueur morale amène la langueur physique. Il faudrait réagir, il faudrait... je ne sais quoi.

« Si tu as l'intention de me faire un petit discours plein d'onction, ne t'en prive pas, seulement, je t'en préviens, c'est de l'onction perdue. Si je changeais de milieu, si les circonstances étaient autres, mes idées se modifieraient ; mais dans les conditions où je suis, ne compte pas sur moi. Je te vois levant au ciel tes grands yeux bleus, et disant comme tout le monde d'un ton pénétré : « La pauvre Noire ! elle a pris la vie à l'envers ! » Est-ce ma faute ? Elle était si laide à l'endroit. Adieu, aime-moi malgré ta sagesse et ton grand âge. Blanche m'a chargée de t'embrasser. Entre nous, ma chère jumelle est une perfection ; si je suivais son exemple, tout irait bien ; le courage me manque. Adieu, je t'aime comme si j'étais de bonne humeur.

« TA PAUVRE NOIRE. »

VIII -- Merci, mon Dieu !

« Ma bonne Thérèse, voici ta petite Blanche qui vient causer avec toi, c'est mon plus doux plaisir. Que tu es bonne de m'aimer, uniquement parce que je t'aime. Tu me fais comprendre cette pensée d'un homme de nos jours :

-- « La sympathie ne se refuse qu'à ceux qui ne la demandent pas. »

« Il y a longtemps que je ne t'ai écrit. Tu as peut-être des idées sombres à mon sujet ? tu me crois peut-être malheureuse par suite de notre changement de situation. Je veux te remettre dans le vrai, et te faire dire ce que je dis moi-même.

« Sache d'abord qu'étant devenue pauvre, et très pauvre, il me reste le plus beau, le meilleur des trésors, le cœur de ma grand-mère. Est-on réellement pauvre quand on se sent aimée si tendrement, et dirigée d'une manière si intelligente ? Va, je suis riche, Thérèse ! Il s'est établi entre ma grand-mère et moi une intimité que je n'aurais pas crue possible. Elle voit que, malgré mes seize ans et demi, je la comprends en bien des choses. Elle cause avec moi très sérieusement ; elle me parle de nos tristes affaires, des ressources qui nous restent, et elle m'assure qu'en me regardant elle ne se sent plus malheureuse.

« Je ne t'ai jamais donné beaucoup de détails sur ma nouvelle existence ; aujourd'hui je me sens en train de bavarder.

« La ville où nous nous sommes réfugiées est proprette et gentille. Elle nous donne, du haut de ses collines boisées, un air parfaitement sain ; sa population est honnête et laborieuse. Elle a des ressources matérielles plus que suffisantes à qui doit vivre de peu ; une église où le recueillement est facile, des autorités respectables, enfin ce qu'il faut pour passer tranquillement des jours qui pourraient encore s'appeler des jours heureux, si l'on n'écoutait pas son imagination, la folle du logis, dit sainte Thérèse, ta spirituelle et aimable patronne.

« Je ne sais pas pourquoi on dit tant de mal des petites villes. Je comprends qu'on y souffre quand on est habitué à une vie tout autre, à la vie de Paris surtout ; mais il y a dans une petite ville des habitudes à prendre, des habitudes douces et paisibles. Si l'on se connaît, on se voit souvent ; si l'on s'aime, on a du temps pour se le dire.

« La maison dont nous occupons le premier et unique étage appartient à une femme très estimable nommée Mme André, ou plutôt c'est le patrimoine de sa famille, car elle ne lui appartient pas en propre. Cette maison est assez laide, mais elle trouve encore moyen de faire la coquette parce qu'elle est blanche, et que des rosiers couvrent sa façade. Un jardinet assez gentil tient à l'habitation ; j'y fais soixante pas en long et cinquante-quatre en large ; tu vois qu'il n'est pas grand, mais il y en a tant de plus petits ! Ce jardin, pour rire n'est séparé que par une haie vive de celui de Mme André : chacune a ses plates-bandes, son oseille, son persil, sa salade... On vise à l'utile, ce qui ne m'empêche pas de soigner avec amour de très jolies fleurs réunies en corbeilles. Les poètes ne disent-ils pas qu'ils faut semer de fleurs le chemin de la vie ? ils ont bien raison.

« Ne t'attriste jamais en pensant à ta Blanchette. Songe que j'ai en moi une ressource de tous les instants, c'est cette pente de mon âme à prendre les choses du bon côté ; la chère Matthéa garde l'autre pour elle, malheureusement. Ma grand-mère développe en moi ces tendances en insistant sur des motifs plus élevés. Elle me répète que tout n'est pas perdu quand le confortable manque puisqu'il y a la vie intellectuelle, les jouissances de l'esprit et du cœur, enfin tout ce qui dépend de nous-mêmes plus encore que des circonstances extérieures. Elle n'a pas de peine à me convaincre ; il est en moi d'aimer la vie et d'en être reconnaissante.

« J'apprécie tous les dons de Dieu. J'admire son soleil, j'ouvre les yeux bien grands pour mieux le voir. Je suis sensible à tout, aux feuilles nouvelles, au chant de l'oiseau, au parfum des fleurs, et plus encore mille fois aux sensations de l'âme, au souvenir, à l'amitié. Rien ne me contrarie outre mesure ; je tâche de me distraire des ennuis ; quand une chose ne me va pas, j'en cherche une autre qui m'aille, et je la rencontre presque toujours. Et puis, on n'est pas Française pour rien ; le tour léger de notre esprit a son bon côté, c'est de nous faire souvent toucher du doigt une corde qui vibre mieux en France qu'ailleurs, la distraction . Oh ! le bon remède quand ce n'est pas le fond du cœur qui est atteint. La grande affaire, c'est de ne pas fermer sa porte exprès à cette douce puissance qui vient à nous déguisée, et s'offre sous la forme d'un chant, d'un livre, d'un jeu, d'un travail, d'un rien. Quand nous la repoussons, ce n'est pas bien, car au milieu de nos ennuis, c'est toujours le bon Dieu qui l'envoie.

« Ma grand-mère me fait en riant un petit cours de philosophie approprié à mes seize ans, et je tâche d'en profiter ; je suis déjà pleinement convaincue que toutes nos blessures morales sont plus ou moins douloureuses selon la manière dont nous les acceptons. En vérité, ma chère Thérèse, ce n'est pas moi qui suis à plaindre dans ce bouleversement complet de notre position ; c'est ma grand-mère et Matthéa. L'une souffre de ses souvenirs et des craintes qu'elle a au sujet de notre avenir si incertain ; l'autre a un caractère malheureux, porté au murmure, à l'irritation ; elle sent donc chaque coup d'épingle et s'en fait des coups de poignards.

« Pour moi, il y a toujours du miel dans le calice. Ce lieu n'est pas l'exil puisque nous y avons un ami véritable, M. Salmon. Cet aimable vieillard nous donne d'excellentes leçons : il nous fait voir à fond ce qu'il nous est indispensable de connaître, insistant principalement sur la grammaire et sur l'histoire de France. Tous les mardis, M. Salmon dîne avec nous. C'est une joie, car il est fort gai, et puis, tu sais, on ne se sent pas tout à fait tombé, on a du monde... Je m'amuse beaucoup de ce grand dîner pour rire.

« Quant à l'appartement, il est aussi laid qu'incommode, ce qui n'est pas peu dire, néanmoins ma grand-mère est parvenue à le diviser de telle façon que chacun y trouve sa petite indépendance. J'ai mon chez moi. Que ta brillante imagination ne se mette pas en frais ; mon chez moi se compose de l'absolu nécessaire sur l'espace qu'il faut pour se retourner derrière un paravent. Je te vois rire et je t'approuve ; mais sache que cette étroite solitude a ses moments de repos parfait. Non, il n'est pas de petit chez soi . J'ai le mien ; s'il était tout autre je le préférerais, mais faute de mieux, je le prends tel qu'il est.

« Si tu étais mon petit oiseau, au lieu d'être ma meilleure amie, tu t'envolerais vers nous, tu entrerais par la fenêtre, et tu te promènerais sur tes petites pattes roses dans le salon, qui est bien entendu la chambre de ma grand-mère. Tu y verrais son lit orné de perse bleue, et deux espèces de cabinets, improvisés moyennant une vingtaine de mètres de la même perse. C'est une architecture absolument moderne.

« Oiseau chéri, tu voltigerais dans notre salle d'étude, et l'on te donnerait les miettes de notre pain, car par l'effet d'un changement à vue, la salle à manger se fait tout à coup sur l'emplacement de la salle d'étude. La chambre de Matthéa fait face à la mienne (toujours le système des paravents), et tout est supportable quand on n'y mêle point ce sentiment d'amertume qui rend l'existence si pénible. Le fameux cours de philosophie de ma grand-mère enseigne en principe qu'il faut s'arranger de tout ce qui n'est pas insupportable, et prendre son mal en patience quand on ne peut pas l'éviter. Je ne sais pas si Aristote et les autres ont jamais dit rien de plus sage ; je pense que non.

« Comment passes-tu ton temps ? Voilà ta question, chère Thérèse, je veux y répondre. Je passe mon temps comme le bon Dieu le veut, je fais ce qui est devant moi. Les jours s'écoulent plus vite que je ne voudrais. Je puis avoir des heures de tristesse, mais je ne connais pas l'ennui, tant ma vie est pressée, laborieuse. Tu dois bien penser que le côté prosaïque tient une large place dans notre existence ? Il faut faire son ménage. Une fois en passant ce serait drôle ; tous les jours, c'est ennuyeux, voilà la chose en bon français. Mais, qu'est-ce donc que se servir soi-même ? tant de femmes servent les autres !

« Il y a quelque temps, une indisposition de ma grand-mère nous a obligées de prendre une femme de ménage. Cette femme est la veuve d'un maçon ; elle a cinq enfants, et travaille à la journée, quand elle en trouve l'occasion. Les garçons vont à l'école, la fille de douze ans garde les plus petits, et la mère, après avoir servi les autres tout le jour, s'en va le soir faire le souper de la famille, et veiller au bon ordre de sa pauvre maison ; puis elle couche ses enfants, se repose elle-même, et recommence le lendemain à se fatiguer pour tous, et cela pour arriver simplement à procurer à elle et aux siens le toit du pauvre, de misérables vêtements, et la nourriture la plus commune. Ne serais-je donc pas injuste si je me plaignais ? Dès que je regarde au-dessous de moi, je reconnais que j'appartiens encore aux classes privilégiées ; car il y a bien des degrés dans l'échelle sociale au-dessous de celui où la Providence m'a fait descendre. Non, je ne murmurerai pas.

« Il faut que je te raconte ma journée : le matin, je commence par faire le café ; que ne peux-tu en prendre une tasse ! Ensuite, nous mettons de l'ordre dans l'appartement. Ma grand-mère se charge de préparer le second déjeuner pour nous laisser étudier.

« On déjeune à midi, puis on va au jardin ; j'aime le jardinage, c'est pour moi la plus agréable des récréations. Vers deux heures nous nous remettons au travail jusqu'à cinq. Il faut alors s'occuper du dîner. Je me donne beaucoup de peine, parce que j'ai les mouvements lents ; je fais trois tours pendant que ma sœur en fait six. Elle est en tout plus adroite que moi, et trouve le moyen de terminer chaque exercice par une oraison funèbre, des plus funèbres, sur le passé. Dans ces immortels discours, elle maudit le présent de si bon cœur que, malgré moi, j'en ai envie de rire. Si j'ai le malheur d'éclater, elle tourne à l'indignation ; mais tu la connais, elle est si bonne que nos querelles ne durent jamais plus d'un quart d'heure.

« Un moment délicieux, c'est le soir. Ma grand-mère nous lit de beaux passages des auteurs qu'elle préfère. M. Salmon lui prête des livres, et elle choisit pour nous entre les fleurs, comme fait l'abeille pour la ruche. Je me plais à transcrire les lignes qui ont attiré particulièrement mon attention. La semaine dernière, j'ai copié entre autres, ces pensées de Mme Swetchine, qui traitent du bonheur :

« J'ai souvent pensé que c'était par le cœur qu'on ne s'ennuyait jamais. »

............................................

« Quand la vie nous est triste, c'est nous qui avons tort. Elle n'est triste que jusqu'au jour où elle est belle ; c'est un écheveau très embrouillé, jusqu'au moment où on le prend par le bon bout. »

« Tu vois que cette douce philosophie s'accorde bien avec celle de ma grand-mère : je pense que si ces deux âmes s'étaient rencontrées, elles se seraient aimées comme nous nous aimons... À propos, j'allais oublier de te raconter ce qui nous est arrivé dernièrement.

« Une dame très respectable, Mme Holstein, a voulu donner à notre chère aïeule un témoignage de sa profonde estime, et elle est venue lui faire une visite. Il s'est de suite établi entre ces deux dames une douce liaison, resserrée encore par M. Salmon, qui est notre ami commun. Mme Holstein cause avec ma grand-mère et avec le cher et vénéré vieillard, de notre situation précaire, et cherche avec eux et comme eux le moyen de nous tirer d'embarras.

« Il y a un projet. Nous voilà grandes, il faut en un mot travailler pour vivre. Nos parents avaient acquis une superbe fortune dans le haut commerce ; mais puisque nous sommes ruinées par une suite de désastres, il est nécessaire que nous trouvions dans un humble travail le pain de chaque jour. Ma chère Matthéa ne peut se faire à cette idée. Il est certain que nos rêves d'avenir, nés de nos souvenirs d'enfance, étaient tout autres. Qu'importe ? la nécessité est là. Il faut vivre avec les réalités et non avec les rêves. Le grand commerce a été pour nos parents, le petit commerce sera pour nous. La nuance est forte ; mais ne faut-il pas se soumettre ?

« Notre jeunesse exige que nous restions sous les yeux de ma grand-mère, et d'ailleurs comment se séparer quand on s'aime et qu'on est malheureux ? Ah ! ce serait la misère ! Non, non, grâce à Dieu, nous ne nous quitterons pas.

« Cette pensée de travail n'a rien de déconcertant ; au contraire. Je trouve que la seule chose qui ne puisse être acceptée, c'est la pauvreté sans espérance, qui laisserait tomber notre bonne mère dans une détresse totale.

« Hélas ! la vieillesse arrive à grands pas.

« Il faut aux personnes âgées une vie exempte de tracas ; il leur faut de bon vin, des aliments légers et choisis. Oh ! je sens bien ce qu'il faut à cette aïeule bien-aimée ! Je la vois, en esprit, vieillissant, se lassant de son long voyage ; je l'installe dans un grand fauteuil bien rembourré, bien doux, avec deux petits coussinets à droite et à gauche pour reposer sa tête. Je la mets auprès d'un bon feu, je la dorlote, et, pour que rien ne lui manque, je lui donne une bonne fille de service, qui lui fait de jolis petits plats pour stimuler son appétit et soutenir ainsi ses forces. Tu trouves peut-être que je suis bien enfant, malgré ma réputation ? Je t'avoue que je reprends mon rêve tous les jours, et que cette folie contribue à me donner du courage. Oh ! laisse-moi mon château en Espagne !

« En voici la contrepartie : Dans mes heures de tristesse, je vois en esprit ma grand-mère vieille avant le temps, inquiète de notre sort, manquant de ces soins qui deviennent indispensables dans un âge avancé ; je la vois vivant de privations, arriver plus tôt, hélas ! à cet adieu dont la seule pensée me déchire. Oh ! non, Thérèse ! mille fois non ! je veux travailler. Je suis toute prête ; j'attends que l'on me montre la route qu'il faut prendre, et j'y entrerai de bon cœur.

« Mme André, notre excellente voisine, a, comme je te l'ai dit, un commerce de lingerie et de nouveautés assez restreint ; mais la considération dont elle jouit fait qu'il serait facile d'agrandir le cercle de ses affaires. Travailler de nos mains, faire des modes, la lingerie élégante, puis vendre, par Mme André, dont le local permet une annexe, voilà probablement ce qui se fera. Ces pensées me serrent bien un peu le cœur ; mais, Thérèse, ce grand fauteuil, si bon, si moelleux, ces coussinets charmants, cette tête blanche et vénérable, qui dormira au milieu de ses rêves tranquilles, ce beau feu, ce vin vieux, ces soins assidus... Ah ! Thérèse, je veux travailler.

« En pensant aux bontés de Dieu, à tout ce qu'il me laisse : santé, gaieté, courage, je me sens pleine de reconnaissance. Je suis aimée, entourée, comblée de ces bonheurs de l'âme, qui ne se racontent pas, mais que Dieu mêle à tout ce qui m'est affliction ; ne me plains donc pas ; oh ! prends bien garde ! n'allons pas murmurer, ce serait si mal ! Thérèse, tu m'aimes ? Eh bien, je veux que tu dises avec moi : merci, mon Dieu !

« Ton amie,

« BLANCHE. »

IX -- Le tiroir de maman Dédé

Le temps passait, les deux grand-mères se trouvaient rapprochées, non seulement par ces rapports fréquents que les nécessités du travail et du commerce avaient établis entre elles, mais bien plus par ces ressemblances qui font que certaines âmes, indépendamment des circonstances extérieures de pays, de famille et d'éducation, se reconnaissent entre elles.

Rien de beau comme ces harmonies formées par des cœurs qui se trouvent pareils sur un point. Quand même on ne s'entendrait pas tout à fait sur le reste, on se retrouve sur ce terrain commun, et cela suffit pour s'aimer. Mme Villers et sa voisine ne se faisaient point de visites, mais leurs vies étaient une perpétuelle rencontre, et parler de leurs enfants un perpétuel besoin.

On avait agrandi le magasin en y faisant correspondre, au moyen d'une porte vitrée, un petit coin presque oublié, dans lequel il avait suffi de placer des vitrines, une grande glace, et quelques chaises ; c'était là qu'on étalait les modes sortant des mains élégantes de Mlles Villers.

Ces premiers frais nécessaires à toute installation, qui donc les avait faits ? C'était le bon M. Salmon ; il avait voulu avancer une petite somme destinée, non seulement à couvrir ces premiers frais, mais à recevoir les leçons d'une bonne modiste de Bordeaux. Cela s'était fait sans bruit, sans secousse, comme en suivant une pente naturelle et, en quelques mois, les jeunes filles étaient devenues habiles.

Blanche n'avait point cette adresse prompte qui fait que l'ouvrage fond dans les mains, comme on dit vulgairement ; elle était, ainsi qu'elle l'avouait elle-même, lente en ses mouvements ; mais comme elle s'occupait constamment, et que la tête et le cœur secondaient l'aiguille, elle faisait presque toute la besogne. Quand un chapeau, une coiffure étaient à peu près achevés, Matthéa s'en emparait, tout en faisant une grimace à les faire pleurer s'ils avaient vu clair, et en dix minutes, elle donnait ce qu'on appelle un cachet ; posant le nœud ou la fleur juste à l'endroit où l'œil le désirait. Elle avait des idées, des fantaisies, elle créait.

Devant elle, sur la grande table ronde installée dans la chambre de l'aïeule, on voyait ce beau désordre qui révèle l'artiste. Elle aimait, disait Blanche, le pêle-mêle ; elle avait le génie des fouillis , et c'était vrai. En présence des lignes droites et des arrangements préconçus, Matthéa, de mauvaise humeur, éprouvait ce qu'éprouve le peintre devant une palette bien propre, où chaque teinte reste froidement dans sa petite case, sans produire par des mélanges répétés ces tons chauds, ces tons vagues, ces tons neutres, dont les artistes sont fous.

Cependant la pauvre enfant, comme il est aisé de le croire, trouvait pitoyable d'être là à travailler de ses mains, au lieu de rouler carrosse, ainsi qu'on devait s'y attendre. Que faire ? Il fallait se rendre à l'évidence, vivre sans travailler était devenu impossible. Pour garder ces dehors de convenance, qui nous sont d'impérieux besoins, il fallait gagner de l'argent. Matthéa travaillait donc, mais avec quelle poignante tristesse ! avec quelle perpétuelle révolte !

Bien loin de comparer son sort, comme le faisait Blanche, au sort de ceux qu'elle voyait languir dans l'isolement et la peine, elle ne s'occupait que des heureux de la terre, dont elle s'était crue destinée à faire partie. Elle repassait en sa mémoire les souvenirs élégants de sa pension. C'était Émilienne qui, à seize ans, figurait dans le monde, et à dix-sept ans épousait un millionnaire. C'était Angèle qu'on ne venait chercher qu'en voiture, bien qu'elle demeurât dans une rue voisine. C'était Béatrix qui, à peine rentrée dans sa famille, obtenait de son père, pour ses menus plaisirs, une rente de douze cents francs, plus qu'il n'en restait aux Villers pour vivre à trois, se loger, se vêtir etc., etc. Matthéa, si elle n'avait eu le cœur très bon, serait facilement devenue envieuse et jalouse. La seule idée d'une promenade quotidienne au bois de Boulogne dans une bonne voiture, cette seule idée lui était une souffrance, et elle perdait un temps précieux à mesurer la distance qu'il y avait entre la position qu'occupait naguère sa famille et sa position actuelle.

Blanche au contraire, pieusement résignée, ne songeait qu'à améliorer peu à peu cette position pénible, mais sans aigreur, sans découragement. Elle était reconnaissante envers la Providence, et pensait à ces intérieurs désolés, où de deux âmes, collées pour ainsi dire l'une à l'autre par une indicible amitié, l'une est prise et l'autre laissée. Elle pensait encore à ceux qui se débattent tous les jours, et quelquefois toute la vie, contre la pauvreté réelle.

Manquer de ce qui est en rapport avec ses habitudes, ses goûts, son milieu, c'est très pénible ; mais manquer de ce qui pour tous est l'absolu nécessaire, c'est bien autre chose. Blanche, douée de bon sens et d'un esprit capable de raisonnement, ne se laissait pas aveugler par l'impression du moment, et conservait assez de sang-froid pour regarder au-dessous d'elle, et assez de justice pour reconnaître qu'elle était moins malheureuse que bien d'autres.

Voilà pourquoi lorsque, bien régulièrement de deux à six heures, les jumelles s'occupaient de leurs utiles travaux d'aiguille, il y avait sur leur physionomie une expression toute différente. L'une faisait avec sérénité ce que l'autre faisait avec irritation, et quand Mme Villers les regardait, elle éprouvait deux sentiments contraires. D'une part, une tristesse contenue et mêlée d'espérance ; de l'autre, une peine sèche, mêlée d'effroi. Voir sa fille Matthéa malheureuse, et songer que si elle ne se perfectionnait pas, elle serait toujours malheureuse , c'était pour elle une épreuve plus rude que la pauvreté.

Elle en convenait quelquefois avec la bonne Mme André, parce que cette excellente femme aimait particulièrement Matthéa ; c'était une suite de la préférence qu'avait pour elle le général.

Un soir, les jumelles, plus fatiguées que de coutume, s'étaient couchées de bonne heure, et il y avait longtemps que le fameux conquérant ronflait comme un simple conscrit. Les deux grand-mères, ayant besoin de se parler pour les affaires, Mme Villers descendit sans bruit, un bougeoir à la main, et vint trouver Mme André installée, en face de sa béquille, près du lit de l'immortel César, et occupée à mettre une pièce dont l'importance était incontestable. Dans sa dernière expédition militaire, le grand homme avait couru comme de coutume les plus affreux dangers, trop heureux de sauver sa tête, tout en ayant perdu hélas ! précisément le fond de sa petite culotte !

Ce rendez-vous du soir, c'eût été un joli tableau à faire : une chambre des plus simples, mais d'une admirable propreté ; un beau petit garçon dormant, comme dit Lafontaine, de tout son appétit, et deux femmes respectables, causant avec un affectueux intérêt de leurs affaires, c'est-à-dire de l'avenir des enfants.

Mme André était là tout entière, ne donnant toutefois que la moitié de son attention à l'entretien, ce qui occasionnait quelques coq-à-l'âne, et l'autre moitié à sa pièce qui, n'étant guère plus large que le trou, exigeait une forte dépense de combinaisons. Notez bien que deux minutes ne s'écoulaient pas sans que la chère femme regardât instinctivement le général endormi ; de ceci, il n'avait aucun besoin, mais elle en avait besoin, elle ; le cœur aime à perdre son temps.

Mme Villers n'était pas assise bien carrément dans son fauteuil de paille, comme son vis-à-vis. On sentait à son air souvent distrait qu'une partie de son cœur était restée au haut de l'escalier. Elle savait que les jumelles dormaient, et que les portes et les fenêtres étaient fermées ; cependant, à son insu, elle veillait sur les deux sœurs, et son oreille maternelle écoutait, pour ainsi dire, le silence même.

Chacune étant ainsi préoccupée de ce qu'elle aimait davantage, on parla d'affaires. La vente avait été bonne, et l'on devait faire le lendemain un envoi à Bordeaux.

Bordeaux, c'était la meilleure corde à l'arc. Mme Holstein si délicate, si désireuse de se rendre utile à la famille, avait fait des démarches, et avait été assez heureuse pour nouer des relations entre les demoiselles Villers et une maison de commerce de Bordeaux. C'était un heureux événement, car la petite ville qu'elles habitaient offrait peu de ressources.

On parlait donc de cet envoi et de ce qu'il y avait à faire à cette occasion. Il s'agissait encore d'un compte à régler, et, ainsi qu'il arrive souvent, on manquait de monnaie.

« Attendez, dit Mme André pour en finir, je m'en vais ouvrir le tiroir du petit. »

Aussitôt, la chère femme, appuyée sur sa béquille, traversa la chambre, prit en levant le bras bien au-dessus de sa tête une fort petite clef accrochée à la muraille, et ouvrit mystérieusement un tiroir faisant partie d'un vieux bahut. Ce tiroir, qui pouvait avoir dix centimètres carrés, hauteur, largeur et profondeur, était plein de pièces blanches, de quatre sous, de dix sous ; pas une ne dépassait un franc.

Mme Villers ne put retenir une exclamation de surprise, et l'honnête marchande dit en souriant :

« Ma chère dame, vous voilà bien étonnée, n'est-ce pas ? Ce tiroir, je ne l'ai jamais ouvert devant qui que ce soit. Vous êtes la première à qui je laisse voir ma folie, car c'est une folie !... je n'en conviens pas avec les autres, mais entre bonnes-mamans, on se passe bien des choses. »

Mme Villers reçut cordialement cette demi-confidence, et, sans qu'elle osât interroger, son regard demeurait fixé avec un intérêt réel sur le petit tiroir. La bonne voisine ne le refermait pas ; elle caressait des yeux ce trésor amassé avec tant d'amour, et dans un but si soigneusement caché. Sans la crainte de réveiller le commandant, ce qu'il importait d'éviter pour la tranquillité publique, elle eût passé ses doigts entre ces jolies pièces pour les laisser retomber ; ce bruit métallique charmait son oreille. Enfin, elle se décida à refermer le tiroir, remit la clef à sa place, le plus près possible du plafond, toujours en vue d'une attaque de l'ennemi, et revint achever le raccommodage d'urgence.

Ce qu'on ne veut pas dire à quelqu'un qu'on aime beaucoup, on le lui dit toujours ; c'est inévitable un jour ou l'autre dans le danger du tête à tête. La bonne-maman de Nicolas éprouvait le besoin de mettre Mme Villers dans son secret, bien qu'elle l'eût déjà porté loin, ce secret, en dépit de ceux qui prétendent que cela est difficile aux dames. Elle commença donc par ôter ses indispensables lunettes, ce qui était chez elle le signe de l'abandon, et, laissant pour un moment la fameuse pièce :

« Madame, dit-elle, de ce ton respectueux qu'elle gardait toujours dans ses rapports avec la dame d'en haut, je suis sûre que vous me blâmez d'avoir tant de pièces à ne rien faire dans un petit coin ? pardonnez-leur, et à moi aussi, je vais vous conter notre histoire. »

Il y eut un moment de silence pendant lequel les deux grand-mères se regardèrent avec un intérêt vraiment sympathique, et l'histoire commença :

« J'ai eu un bon mari, madame, mais bon ! bon comme du pain ! on n'en fait plus comme ça ! Il était soldat quand je l'épousai. Au pays, les autres me disaient : Il faut attendre qu'il ait fini son temps ; vous vous marierez tout aussi bien un peu plus tard ; qu'est-ce que ça fait ?

« On me disait là-dessus des choses bien raisonnables ; mais, vous savez, André m'avait déniché des pierrots quand j'étais petite ; je l'aimais à cause des pierrots, à cause de tout, à cause de rien... enfin, il revient chez nous en semestre, nous laissons dire les autres, et nous voilà mari et femme. Dame, nous étions bien contents.

« Jusque là, tout allait à merveille, mais il y avait je ne sais quoi en l'air par le monde. Au lieu de s'expliquer tout bonnement et de se rendre à la raison, voilà qu'on s'entête, chacun de son côté ; bref, on se fait la guerre, et mon André s'en va !

« Ah ! quand j'y pense ! Non, voyez-vous, madame, la guerre, c'est affreux ! Si j'étais roi, je défendrais de se battre parce que ce n'est pas naturel. On est fait pour s'aimer et pour se rendre heureux. Comment, parce que vous n'êtes pas contents, vous allez vous mettre les uns en face des autres pour qu'on tire des coups de canon juste à l'endroit où vous êtes ? ça n'a pas de bon sens ! Et la preuve, c'est que mon pauvre cher André, lui qui n'aurait pas fait de mal à un poulet, lui qui était doux comme un mouton, lui qui n'avait son fusil sur l'épaule que parce qu'il était défendu de le mettre par terre, eh bien, madame, on me l'a tué... et voilà. »

Ici, la veuve s'inclina un instant : tout son cœur retournait au pauvre soldat. Elle soupira deux fois, et quand elle releva la tête, son visage portait l'empreinte du plus affectueux souvenir, et Mme Villers lui serra la main, sans autre réponse que deux larmes tombées ensemble de ces yeux qui savaient pleurer.

« Enfin, reprit Mme André, il me restait un fils, mon cher Baptiste, un bel enfant... le petit lui ressemble. Je l'élevais de mon mieux, je l'envoyais à l'école. À six ans, il lisait déjà dans une civilité ; à dix ans, il savait par cœur son catéchisme ; à douze ans, il comprenait tous les mystères... M. le curé n'en revenait pas !

« Je voulais en faire un serrurier, c'est un bon état... on peut rester avec sa mère. Je l'avais mis en apprentissage, le patron était content ; un bien brave homme ! Tout allait sur des roulettes, je me disais déjà en regardant Baptiste :

« Je le marierai avec la petite boulangère. »

« Ce n'était pas qu'elle eût des écus comme dans la chanson, mais elle était bonne petite fille, travailleuse, et jolie comme un cœur.

« Pendant que mon enfant devenait un beau garçon, grand, brun, robuste, qu'est-ce qui arrive ?... ah madame, un grand malheur, le plus malheureux de tous, après la perte de ceux qu'on aime. Voilà le feu qui prend à la maison ; c'était par un froid comme en Russie, de la glace partout. On vient au secours, on fait ce qu'on peut, mais la flamme a le dessus ; on me sauve mon lit, c'était le lit de ma pauvre mère avec ces beaux rideaux que vous voyez là ; mon bouquet de mariée, mes belles tasses, quelques marchandises, bien peu de chose ! Et puis le reste... brûlé, madame, brûlé ! je suis restée avec ce que j'avais sur le dos, moi et mon garçon, et une paire de gros souliers à lui, que j'avais donnés à recoudre.

« -- Pauvre madame André !

« -- Ah ! c'était dur, mais ce n'était pas le pire ! Baptiste qui avait toujours aimé l'état militaire, et qui était exempté comme fils de veuve, se met dans la tête de se faire remplaçant pour gagner une petite fortune et réparer nos pertes. Il y avait par ici une dame riche qui voulait racheter son fils, c'est bien naturel ! Il va lui parler, l'affaire s'arrange ; bref, j'ai beau répéter cinquante fois que j'aimerais mieux du pain noir avec mon garçon que d'avoir de l'aisance et de le savoir là-bas ; pas moyen de lui faire entendre raison ! Dame, il était têtu par exemple... le pauvre enfant, c'était par bon cœur ! Et puis il aimait la trompette et le tambour, il ne tenait pas de moi. Il a donc fallu le voir partir, le sac sur le dos comme le père. Ah ! madame, que c'est dommage de ne pas commencer la guerre par la paix. On devrait bien proposer çà à la chambre... mais bah ! les hommes ne voient pas les choses comme nous ; il faudrait faire une chambre tout en bonnes-mamans ! Eux autres, ils sont toujours à parler de la gloire. Moi aussi j'aimais la gloire, seulement ma gloire, c'était mon garçon.

« -- Comment ? auriez-vous été deux fois frappée du même malheur ?

« -- Oui, madame, deux fois. Pas de la même façon, mais qu'importe la façon quand ça revient au même ? Ils me l'ont fait partir pour l'Afrique : un pays de bêtes féroces ! Tout est méchant par là : les lions, les bédouins, et le soleil aussi. Ah ! le soleil de là-bas ! qu'il m'a fait de mal ! Quand il a fini son temps, Baptiste me revient avec les fièvres. L'air du pays le remet ; je le crois guéri. Il épouse la petite boulangère ; on riait, on avait du bon temps. Voilà la fièvre qui revient. Mon pauvre garçon ! Le médecin lui donnait de la quinine, sa femme le dorlotait ; moi, je lui faisais de la mauve, de la violette, des quatre fleurs, je lui changeais tous les jours sa tisane, je lui mettais le pot-au-feu, je ne savais qu'inventer ! Mais l'Afrique ! Nous avons beau être vainqueurs, c'est elle qui tue nos enfants ; il est mort... et voilà. »

La chère femme se pencha instinctivement sur le petit lit, et toucha de ses lèvres l'enfant bien aimé. Celui-ci, sans s'éveiller complètement, se retourna et dit d'une voix enrouée : « Maman Dédé. » C'était précisément ce que voulait la veuve du soldat, la mère de Baptiste, un souvenir dans le sommeil ; un retour de ce cœur endormi vers elle qui veillait toujours.

Les deux mères, si pareilles par le cœur, causèrent un instant, comme les mères seules savent causer. Mme André reprit :

« Nicolas n'a pas connu son père, mais son père l'a bien connu, lui ! Pendant sa dernière maladie, il le mangeait des yeux ; il le regardait quelquefois longtemps, bien longtemps, disant à demi-voix, et comme par un mouvement convulsif : « Bijou !... Trésor !... »

-- Pauvre jeune homme !

-- Ah ! Madame, c'était bien dur !

-- Et la petite boulangère ?

-- La petite boulangère, c'était un bijou, elle aussi ; mais à présent vous savez, ce n'est plus comme autrefois, on n'a pas de sang dans les veines. Elle n'était pas malade si vous voulez, mais faible, chétive. Et puis, il faut tout dire ; le mal d'un autre qu'on aime bien, ça se gagne, et quand c'est le cœur qui prend la fièvre, on est perdu. Après la mort de son mari, la petite est devenue pâle, pâle, pâle, elle ne mangeait plus, elle ne dormait plus, et un jour que Nicolas appelait Maman et Bonne-maman, j'ai dit : « c'est moi les deux..., et voilà. »

-- Ah ! la douloureuse histoire ! Pauvre Mme André, que je vous plains !

-- Vous avez bien raison. Mais ce n'est pas tout ça que je voulais vous dire, c'était seulement pour en venir au tiroir. »

Ici l'excellente femme prit un ton moins sérieux ; il ne s'agissait plus du passé, mais d'un avenir plein d'espérance.

« Eh bien, Madame, vous devez le comprendre j'ai pris l'état militaire en haine ; je ne peux plus entendre même le tambour du garde-champêtre sans être de mauvaise humeur. Tout ce que je demande, c'est que mon gros Nicolas soit ce que le bon Dieu voudra, excepté soldat. Mais il faut songer à son avenir. Ce cher petit, je ne le verrai pas grandir et je ne lui laisserai pas grand-chose ; aussi, j'ai mon idée. C'est d'amasser une somme qui puisse, quand je serai morte, acheter un remplaçant si Nicolas tombait à la conscription. J'amasse, j'amasse ; voilà cinq ans déjà, et je ne suis pas au bout.

-- Que de petits sacrifices cachés dans ce tiroir !

-- Oh ! oui, je suis comme les avares, je tondrais sur un œuf comme on dit. Je veux que rien ne pâtisse, par exemple : Il faut ce qu'il faut. On se nourrit comme on doit se nourrir ; toujours quelque chose de chaud... mais sur tout ce qui est caprice, fantaisie, j'économise. J'ai mes manies. D'abord, tous les matins une pièce de quatre sous dans mon tiroir ; c'est peu de chose, et au bout de l'année j'ai mes soixante douze francs. Et puis on a du monde, je régale ma société, c'est tout simple, je fais un extra . J'ai des gâteaux, des sucreries... je dis que je ne me soucie pas d'en prendre, et puis je mets une petite pièce dans mon tiroir. J'achète un parapluie ; j'en trouve un beau, bien à mon goût ; je prends celui d'à côté qui ne me plaît pas, mais qui est moins cher, et je mets une pièce de vingt sous dans mon tiroir !

-- Je vous comprends. Vous vous oubliez en toute circonstance et vous pensez à Nicolas ?

-- Dame, ces vilains enfants ! Que voulez vous ?

-- Eh bien, je vous souhaite de réussir dans vos affaires et de grossir la somme déjà placée.

-- Ah ! je dois vous dire, Madame, que mon tiroir se remplit deux fois plus vite depuis que vous avez bien voulu faire une espèce d'association avec moi.

-- J'en suis heureuse, Mme André, et croyez-moi, tout ira de mieux en mieux, car ma fille Blanche commence à faire, pour son propre compte et pour une maison de commerce de Bordeaux, des ouvrages qui lui sont fort bien payés ; or, vous nous aidez de votre local, de votre temps, il est juste que vous ayez une petite part dans tous nos bénéfices.

-- Oh ! madame, vous arrangez les choses à merveille ; cependant, je ne vois pas en quoi je puis vous aider pour ce qui regarde les affaires avec le patron de Bordeaux ?

-- Comment donc, c'est vous qui serez chargée des emballages et des envois. Un de ces jours nous réglerons nos comptes, et vous vous en trouverez bien. C'est une si bonne travailleuse que ma chère petite Blanche !

-- Ah ! c'est bien vrai. Et Mlle Matthéa ? toujours fatiguée, ennuyée ?

-- Oui, toujours malheureuse.

-- Pauvre chère demoiselle ! ah ! c'est qu'il faut un grand courage pour vivre comme vous vivez, mesdames, quand on a été logée, nourrie, servie, blanchie, chauffée, éclairée, frottée, sans qu'il en coûte rien à ses dix doigts. Que je suis donc heureuse d'avoir toujours tiré le diable par la queue ! »

Là dessus la chère Mme André étouffa un petit éclat de rire de peur d'éveiller le grand homme, et se remit en devoir de forcer la pièce à boucher le trou, bon gré, malgré ; c'était laborieux, on y mit de l'acharnement de part et d'autre ; mais on ne résistait pas longtemps à maman Dédé, et comme le cœur cette fois n'était pour rien dans la situation, elle garda en face de la pièce récalcitrante toute cette puissance qu'elle perdait si vite devant la joyeuse figure de Nicolas ; et le trou se boucha presque malgré lui.

Au moment de remonter chez elle, Mme Villers demanda si réellement personne n'était dans le secret du tiroir ?

« Personne, Madame, vous êtes la première, après Monsieur le curé, bien entendu ; lui, il sait tout. Pensez donc ! André et moi, nous étions sa première noce. Et puis c'est un homme si instruit ! un homme qui... qui... qui aime tant Nicolas ! Quand mon tiroir est plein, je le porte au presbytère, et nous comptons. M. le curé en prend un peu pour les pauvres ; il le faut bien pour que le tiroir reste béni, et puis il place à mesure comme il l'entend, l'argent qui doit servir à acheter un homme quand je n'y serai plus. Tout ça est inscrit sur un grand livre, vous croiriez être chez un notaire. Mais surtout il ne faut pas qu'on se doute de ce que je fais, dans le pays. Ceux qui n'ont pas perdu d'enfants diraient : Elle est folle, la pauvre femme !

-- Je comprends votre projet, ma bonne voisine, et je n'en suis pas étonnée après les grands malheurs dont vous avez été victime. Mais vous sera-t-il possible de détourner les idées de l'enfant ? Il me paraît avoir un goût très prononcé pour l'état militaire.

-- Ne m'en parlez pas. Je fais ce que je peux, et certes j'y prends peine depuis qu'il est au monde. Ce monstre là ! Il me fera mourir avec ses portez arme ! J'ai pourtant joliment travaillé pour l'empêcher d'être brave : mais ce n'est pas tout à fait de sa faute ; que voulez-vous ? il est français, ce pauvre petit.

« J'ai fait de mon mieux. J'ai commencé par l'habiller en fille, une robe avec un pli, et puis des bonnets ruchés. On se moquait de moi à mesure qu'il grandissait, et lui, le coquin, il prenait des bouts de ficelle pour attacher sa robe entre ses jambes et se faire des pantalons comme les zouaves ; il en avait passé par ici, et Nicolas les avait vus malheureusement ; j'avais pourtant fermé la fenêtre et baissé les rideaux !

« Je lui achetais des joujoux délicieux, des poupées à ressorts, habillées tout en tulle, des nourrices qui berçaient leurs petits ; des poêlons pour faire la cuisine... censément ; des fers à repasser, des perles pour se faire des colliers... Pendant ce temps là, lui, le brigand, battait le tambour sur mes casseroles et se faisait une giberne avec ma boîte à ouvrage.

« Il devenait fort comme un turc. On me disait :

« Envoyez-le donc à l'école, il apprendra quelque chose, et vous aurez la paix. »

« Allons, je l'habille en garçon, bien entendu, j'en pleurais ! Ç'a été un grand malheur, Madame ; à peine habillé en garçon, le voilà qui se met à faire la culbute. Et puis pour finir, il va à l'école, et du premier coup, au lieu d'apprendre à lire avec le maître comme je m'y attendais, il apprend à faire l'exercice avec les camarades, j'étais hors de moi.

« Un jour, le voilà qui me revient capitaine, et il me fait tomber toutes mes chaises à la conscription. Faut-il qu'elles aient du malheur !

« Une autre fois, il me supplie de lui faire un chapeau à trois cornes avec un vieux journal ; je ne pouvais pas trop le lui refuser. Voilà que ce malheureux chapeau le fait passer général ! Dame, il y a de l'avancement dans ce corps-là. Et puis, vous savez le reste. Toujours la guerre, pas d'autre jeu ; ni fêtes, ni dimanches. Les trompettes, le canon, sans compter les blessés. Encore hier, j'ai découvert un barreau de moins au côté droit du tambour-major : pauvre homme ! Il faut que je veille à tout. Je suis comme une ville en état de siège. Dire ce que mon pauvre Nicolas a attrapé de blessures depuis qu'il est au service ! Enfin, sans le bon M. Salmon, qui est arrivé là comme mars en carême, je crois qu'il aurait péri à la bataille du saucisson. Quelle bataille, madame, ça faisait frémir.

« Je ne suis jamais tranquille. Vendredi, je cours chez l'épicier ; n'a-t-il pas imaginé de déclarer la guerre à mon jardin ? Il va se planter avec un régiment de chaises vis-à-vis des pommes de terre, qui sont en fleurs, et il prend son arc et ses flèches, encore une invention du diable ! Heureusement que, de toute la troupe, il n'y a que le général qui tire ; autrement c'eût été une boucherie. J'arrive, qu'est-ce que je vois ? mes pommes de terre qui se mouraient de peur. Je dis :

« Mais prends donc garde à ce que tu fais, petit misérable, ce sont des pommes de terre.

-- Non, des Prussiens ! »

« Madame, il est désolant ! désolant ! Ce jour-là, il était rouge comme un coq. Il allait et venait, il tiraillait ses pauvres chaises, qui tombaient sur le nez et ne se relevaient plus ; il était fou de guerre ! pas moyen de lui faire lâcher prise ; il se croyait si bien en face des Prussiens que j'ai été obligée de lui donner le fouet pour lui faire comprendre que c'étaient réellement des pommes de terre. »

Mme Villers ne put s'empêcher de sourire au récit de tant de nobles exploits, terminés par une aussi piteuse aventure ; et, rapprochant ces hauts faits des anciens bonnets ruchés du grand homme, elle se dit que très probablement la tendresse de l'aïeule ne parviendrait pas à lutter contre un telle vocation.

Cependant, lui laissant bonne espérance par quelques souhaits aimables , la dame d'en haut s'approcha du tiroir avec un intérêt qui devenait vraiment de l'amitié. Mme André la regardait toute surprise, et les larmes lui vinrent aux yeux quand elle entendit ces douces paroles, dites gaiement et avec cet accent de bonhomie parfaite, qui appartient surtout aux gens bien élevés :

« Allons, maman Dédé, les affaires vont bien, nous commençons à rouler sur l'or ; je veux mettre aussi ma petite pièce dans le tiroir du remplaçant. »

Et Mme Villers, pour la première fois depuis qu'elle avait connu la pauvreté, eut le bonheur de donner à une personne qu'elle estimait profondément un témoignage d'intérêt et de sympathie. Depuis longtemps elle désirait faire un cadeau à Mme André, en dehors des conditions d'affaires établies entre elles deux ; cette occasion se présentait, elle la saisissait.

Vite, elle remonta l'escalier, pendant que la bonne maman disait merci, et ramassait sa bruyante béquille, qui, en tombant, ainsi que cela se pratiquait cinq ou six fois par jour, venait de réveiller en sursaut le gros et joufflu conquérant. Elle alla, boitillant, jusqu'au bahut. Que vit-elle ? Une pièce d'or de vingt francs ! Jamais, depuis cinq ans, une pareille somme n'était entrée à la fois dans le tiroir du remplaçant. La chère femme en demeurait stupéfaite.

« Maman Dédé, cria l'enfant avec sa grosse voix mal éveillée, mon sabre ?

-- Pourquoi faire ?

-- Pour l'avoir.

-- Tu n'en as pas besoin.

-- Si.

-- Allons, dors.

-- Mon sabre ? maman Dédé ! dis ? je t'en prie ! mon sabre ?

-- Si je te le donne, dormiras-tu ?

-- Oui.

-- Tiens, le voilà, petit sot. Un sabre et un bonnet de coton, ça va joliment mal ensemble !

-- Les Prussiens... »

La voix s'enrouait de plus en plus... Maman Dédé mit dans la main du brave son sabre, qui, par bonheur était un petit bâton, et le foudre de guerre recommença à ronfler de son mieux.

X -- L'ombre du caissier

Sous un ciel enchanté, sur des eaux transparentes, voyez-vous cette masse noirâtre, odieuse dont l'œil se détourne avec horreur ? Ce vieux rocher, honteux de sa destination, ces trois navires amarrés là, sans mâts et sans cordages, ce quatrième flottant sur ses ancres, c'est le bagne ; ce lieu, c'est Toulon ; l'année, c'est 1850.

Voyez-vous cet homme au teint livide, qui travaille avec les terribles compagnons de sa captivité ? C'est là qu'il mange, qu'il dort, qu'il se souvient. Ah ! s'il pouvait oublier ! Quand il baisse les yeux sur sa misère déshonorante, quand il se regarde portant ces gros souliers, ce pantalon jaune, cette ignoble casaque rouge, ce bonnet de laine, ensemble hideux qui effraye les enfants et les hommes, il retourne en esprit aux champs où il a vécu d'abord ; il rentre dans cette humble maison, belle à ses regards, parce que c'était la maison de sa mère, ce chez nous qui donne à l'enfant tous les biens. Il retourne encore sur les rivages d'Amérique où le mensonge l'avait grandi, et puis, quand il revient sur lui-même, il est prêt à mourir de honte.

Maintenant, l'univers tout entier a droit sur lui ; il ne compte plus, c'est un galérien. Pour abri, ces voûtes basses, pesantes ; pour nourriture du pain noir, de la soupe aux fèves, un peu de vin très peu ; pour société quatre mille scélérats ; pour supplice moral, le mépris. Oh ! le mépris, c'est affreux quand on sent qu'on l'a mérité.

Et la nuit, comme il souffre ! quand un coup de canon part du vaisseau-amiral, quand les sentinelles redoublent de vigilance, quand les lourdes grilles se ferment, cet homme est accablé du poids de sa triste existence. C'est l'heure amère par dessus toutes les heures, l'heure du Ramas. Il s'étend, lui et ceux que la justice a déclarés être ses pareils, il s'étend sur des planches, c'est son lit. Un espace étroit lui est accordé. À sa droite, un forçat ; à sa gauche, un forçat. Ces têtes qui ont pensé le mal sont rangées en ligne ; leurs idées feraient peur si les lampes de nuit projetaient leur douteuse lumière jusque dans le cerveau des condamnés. Un gardien passe ; il est rude, il doit l'être. Les galériens portent chacun leur chaîne, dont ce gardien prend le dernier anneau, dans lequel il fait passer une énorme barre de fer, régnant d'un bout à l'autre de la salle, et fixée au sol par de solides crampons cadenassés. Toute tentative de fuite est impossible ; le tranquille sommeil, qui reposerait l'âme et le corps, ne l'est-il pas aussi ?

Cet homme souffre un mal étrange. Il croit voir à ses côtés un homme qu'on croyait mort pourtant. C'est un caissier, on le nommait M. Cyprien ; il avait, bien à tort, la confiance de M. Villers. Ce misérable caissier a achevé de corrompre ce jeune homme, qui, étant enfant, volait des billets. Il était mauvais, sans doute, mais non pas vicié jusqu'à la moelle de l'âme ; ce qui l'a perdu, ce sont les conseils de ce M. Cyprien, avec son air froid, son œil mort et sa tenue irréprochable. Il avait ce jeune homme entre les mains pour le former aux affaires, et voilà ce qu'il en a fait ; il lui a montré tous les jours les traits d'un fripon habile, cultivé, poli, qui se joue d'un honnête homme dont il connaît la loyale imprudence ; il s'est servi de ce commis pour mieux tromper M. Villers, et il a acheté son silence en lui laissant une part de sa fortune mal acquise ; et si, dans l'âme du commis, il est resté une étincelle de sens moral, ce n'est pas au caissier qu'il le doit, c'est à sa vieille mère qui, ne sachant pas lire, disait tous les jours en pensant à son fils :

« Sainte Marie, mère de Dieu, priez pour nous, pauvres pécheurs. »

Oh ! ce M. Cyprien, grâce à ses secrètes infamies, il a été riche, il est devenu un personnage honoré, sinon honorable, ses enfants seront grands sur la terre... mais qu'aura-t-il répondu en paraissant devant notre juge à tous ? qu'aura-t-il répondu quand on lui aura demandé compte de l'âme d'un jeune homme ?... Ô effroi ! ô misère !

Détournons nos yeux, et approchons si nous l'osons de cette barre de fer où sont attachés, si près les uns des autres, les pieds de ces êtres qui ont marché hors du chemin droit ; cet homme que nous remarquions tout à l'heure, il est bien malheureux ; il connaît le remords et pas encore le repentir. Il pense. Il se nourrit de sa douleur, il se dit : Je souffre, il le faut, on le sait, on le veut, c'est ma faute. Il revoit en imagination l'ombre du caissier qui l'a perdu. Il est là, étendu sur ces planches ; il voudrait échapper à cet amas d'hommes, affreux dans leur sommeil de brute, plus affreux dans le blasphème du réveil ; il voudrait échapper à ces miasmes infects que répand dans la salle cette masse humaine dont on a peur. Sa pensée devient de plus en plus haineuse. À qui s'en prendra-t-il ? À la société ? Non, car elle l'écraserait, et elle en a le droit. Aux gardiens ? Non, ils sont ses maîtres ; ils le tutoient, et lui doit saluer. Oh ! que sa vie est dure ! Voyez cette horloge ; quand elle a sonné le lever, le travail, le pain noir, le ramas, c'est fini. Ces heures que tout homme a cherchées, ne fût-ce qu'une fois, l'heure de la bonté, de la douceur, de l'indulgence, celles-là ne sonnent pas à l'horloge du bagne.

Le condamné, quand il repasse en lui-même sa propre histoire, et qu'il songe aux conséquences de sa captivité, se sent prêt à se révolter contre la loi, contre les chefs, contre tout. Qu'il prenne garde. Les coups vont meurtrir sa chair, le cachot s'ouvrira, étroit, obscur, où le corps souffre de l'immobilité et l'esprit de la solitude. Là, l'oisiveté enfante des desseins sinistres pour occuper cet être déchu dont l'impérissable puissance est la liberté des désirs jusqu'au jour où, le regardant au fond du cœur, Dieu lui pardonne ou ne lui pardonne pas selon le plus ou le moins de bonne volonté qu'il trouve en lui.

Pour le commis de M. Villers, le supplice des supplices, c'est l'ombre du caissier, c'est-à-dire le souvenir fiévreux qui lui rend cet homme présent, qui refait pour lui son visage, son regard, sa démarche ; qui lui répète ses perfides conseils. Le caissier, c'est le redoutable compagnon de chaîne à qui sa conscience l'a secrètement accouplé dès son entrée au bagne de Toulon. Ils vivent deux à deux. Drouard ne peut se remuer, ni marcher, sans que cet être, visible à lui seul, ne le touche et ne le gêne. Où aller ? Un seul cœur lui serait ouvert aujourd'hui, le cœur de sa vieille mère... Il ne la reverra pas ; elle touche au terme de la vie.

Oh ! quelle peine ! il ne trouve plus de repos dans aucune pensée de la terre. Va-t-il regarder le ciel ? Non, il croit le ciel fermé : son cœur ulcéré ne crie pas au secours. Plus rien, rien ; toujours l'ombre du caissier qui le regarde en se moquant. Laisse-moi ! c'est toi qui m'as perdu ! Tu me nargues, va-t'en. Une heure, une heure seulement, laisse-moi t'oublier une heure !

Le condamné en proie au tourment de la fièvre se soulève brusquement... Un bruit léger frappe son oreille, le bruit d'un corps qui se glisse à pas lents. Drouard frissonne, il entend le souffle de ce corps qu'il ne voit pas. On s'approche, on avance, une main touche la sienne, il a peur... Un morne désespoir lui rend son énergie d'homme. Se dressant sur sa couche dure et misérable, il étend ses deux bras dans le vide, une lutte affreuse va s'engager entre lui et l'ombre du caissier, redevenue chair palpitante. Une lueur se fait, Drouard se détourne ; la lueur a blessé ses yeux baignés de larmes ardentes. Qu'y a-t-il ? Ce corps ? ce souffle ? cette main ?... Oh ! cette main nue, froide ! Ah ! laissez-moi ! par pitié ! Pourquoi venir ? pourquoi rester là ?

L'ombre, que rien n'émeut, répond :

« Cinq heures.

-- Cinq heures ? Quoi, il compte mes heures ! serait-ce la dernière de ma honteuse existence ? En veut-on finir avec moi ?

-- Cinq heures.

-- Où suis-je donc ?

-- Cinq heures.

-- Au secours !

-- Cinq heures.

-- Ne me touchez pas ! Qui est là ?

-- Moi.

-- Qui, vous ?

-- Cyprien.

-- Cyprien ! horreur ! Non ! non ! pas Cyprien ! »

L'ombre s'approche, plus près, encore plus près... elle se baisse, son front va toucher celui du condamné... Drouard pâle, haletant d'épouvante, s'efforce de regarder en face l'être méchant dont il est le jouet. Ses yeux se fixent avec effroi sur des yeux noirs qui le regardent hardiment... « Ah ! cinq heures ? Bien, je vous remercie, je faisais un mauvais rêve.

-- C'est donc pour ça que m'sieur me repoussait comme si j'avais été le diable ? »

Ces mots furent dits si gaiement, et avec une telle bonhomie, que M. Drouard ne put s'empêcher de sourire à ce brave garçon d'hôtel qui, par une froide matinée de novembre, venait l'éveiller bien exactement comme il lui en avait donné l'ordre. Le temps lui pesait ; il avait des lettres pressées à écrire et voulait quitter Toulon dès qu'une affaire qui l'y avait amené, bien malgré lui, serait terminée. Cette ville lui était odieuse. La veille, par une suite de circonstances dont il n'avait pas été le maître, il lui avait fallu accompagner deux dames étrangères dans une visite qu'elles voulaient faire au bagne ; quelle que fût sa répugnance, il n'avait pas pu refuser ; il avait été forcé de voir de près cet enfer humain où, il le savait, sa place eût été marquée si un secret absolu n'avait enveloppé ses fautes honteuses.

Le pauvre garçon d'hôtel, encore tout étonné de la manière dont il avait été reçu, se mit en devoir de faire du feu.

« Vous vous appelez donc Cyprien ?

-- Oui, m'sieur. M'sieur n'aime pas ce nom-là ?

-- Pourquoi pas ?

-- Parce que m'sieur criait : Non ! non ! pas Cyprien !

-- Ah ! c'était la fin du cauchemar.

-- Les mauvais rêves, ça vient de l'estomac, m'sieur a mangé de la tête de veau hier au soir ?

-- Oui.

-- Ça vient de là ; c'est très lourd, la tête de veau. Allons, le v'là parti.

-- Qui donc ?

-- Le feu.

-- Ah ! bien, je vous remercie.

-- M'sieur n'a besoin de rien ?

-- À sept heures mon chocolat.

-- Bien, m'sieur. »

XI -- La correspondance

« 13 août 1850.

« Tu as bien raison de gronder ta petite Blanche, ma bonne Thérèse ; ses lettres sont rares ; elle a l'air de moins t'aimer et tu as beaucoup de mérite à lui rester si tendrement attachée.

« Cependant, il ne faudrait pas rejeter entièrement mon silence sur ma paresse. Les choses se sont bien compliquées ici ; ma sœur est tout à fait souffrante. Cette vie, qui est pour elle toute de contrainte, la tue. Si elle avait pris les choses autrement, si elle s'était résignée de bonne grâce, la santé n'aurait pas ressenti un si funeste contrecoup des événements qui ont bouleversé notre existence : mais, ne l'ayant pas fait, ne s'étant courbée que par force sous la main de Dieu, le mal a triomphé facilement de son organisation délicate. Cette irritation maladive est devenue son état ordinaire : le calme de ses nuits a cessé, son appétit est inégal ; elle a beaucoup maigri, sa jolie fraîcheur semble s'éteindre ; elle est irascible au dernier point, tout l'impatiente, et vraiment il ne faut pas lui en vouloir, car elle est bien à plaindre.

« Comme ce profond malaise est, à ce qu'il paraît, tout à fait nerveux, l'unique remède serait de changer de lieu et de genre de vie, d'en finir avec cet ordre d'idées où il n'est question que de prévoir, de travailler, d'économiser, de demander au labeur quotidien, non pas des jouissances, mais ce qu'il faut pour assurer le repos de la famille, et préparer notre avenir qui n'a rien de souriant.

« L'état de ma chère jumelle me fait une peine extrême. Elle continue à travailler un peu, parce qu'il le faut ; mais sa langueur augmente visiblement, et tu dois comprendre que nous faisons, ma grand-mère et moi, tout ce que nous pouvons pour la soulager.

« Depuis déjà longtemps, elle ne s'occupe plus du ménage, et le matin, pour la laisser dormir, nous faisons le plus silencieusement possible ce qui doit être fait. Je voudrais avoir deux têtes, quatre bras et quatre jambes ; néanmoins j'y renonce, vu la difficulté. Ce qui me donne ce désir, qui peut te paraître bizarre, c'est la volonté continuelle d'épargner toute fatigue à ma grand-mère. Je trouve qu'elle change, elle a depuis quelque temps de fréquents maux de tête, des étourdissements ; j'espère que ce ne sera rien, mais tu sais, quand on aime beaucoup, on devient peureux.

« Quant à moi, comme chaque chose a son bon côté en ce monde, ce surcroît d'occupations, causé par l'état maladif de ma sœur, m'a rendue plus vive ; je fais les choses plus lestement, et la bonne Mme Holstein m'appelle son papillon blanc. Je ne puis te dire l'affection que me témoigne cette respectable dame. Je t'ai souvent parlé d'elle depuis dix huit mois ; mais cet été, nos rapports sont devenus plus fréquents. D'où peut naître son amitié pour moi ? je ne me l'explique pas. On dirait que plus elle me connaît, plus elle m'aime. C'est bien doux pour moi, et ma grand-mère en est vivement touchée. Une intimité réelle s'est établie entre ces deux dames, et le bon M. Salmon est un trait d'union charmant. Oui, il pourrait y avoir encore ici des moments bien doux, si ce n'était le pénible état de langueur et d'ennui maladif où est tombée Matthéa.

« Tu veux que je te parle affaires ? Tout va bien en ce qui me concerne. Mes relations avec Bordeaux sont excellentes, j'ai pu prendre des ouvrières qui travaillent chez elles ; ce sont des jeunes filles adroites ; leur travail est bon et mes profits réels. On ne se figure pas ce que peut rapporter le commerce qui repose sur la mode, le genre, le goût, le caprice. Si Matthéa n'était pas atteinte de cette maladie nerveuse, nous ferions des affaires d'or, n'ayant aucuns frais de luxe, ni de loyer. Cependant les heures qu'elle me donne me sont bien précieuses, à cause de ce goût exquis qu'elle tient de la nature, et qui est l'essentiel dans notre partie.

« Le croirais-tu, ma bonne amie, j'ai eu la joie de mettre de côté une somme assez ronde pour vivre quelque temps sur mes économies s'il nous arrivait un malheur, si pour une raison ou pour une autre, notre vie laborieuse était interrompue.

« Comme les années passent ! Nous avons dix-huit ans, c'est à peine si je le crois. Le bon M. Salmon a voulu fêter notre jour de naissance. Il est si gai, si amusant, que Matthéa elle-même se laisse distraire par ses visites du soir et par le dîner du mardi.

« Le jour de nos dix-huit ans, il a imaginé une surprise. Dans le plus grand secret, et avec l'aide de Mme André, qui est fort discrète, il a fait construire en toute hâte dans un coin du jardin un joli petit poulailler, résidence princière, où il a installé trois poules de noble race, l'une haute, large et portant huppe, une poule douairière ; les deux autres, gentilles poulettes, encore un peu timides, vu le jeune âge ; l'une est blanche, l'autre noire. Tu sens l'allusion, et Matthéa a trop d'esprit pour s'en fâcher.

« Après le déjeûner, nous allions comme à l'ordinaire respirer un moment au jardin ; Nicolas arrive, sautant d'un air si mutin qu'il semblait avoir perdu de vue ses expéditions militaires. Le cher enfant était si content de ce qui se passait qu'il en étouffait de rire. Prenant la main de Matthéa (sa femme comme tu sais) il l'entraîne, je les suis, et j'aperçois le joli poulailler, les poules, le nid, et deux beaux œufs tout frais pondus ; sur l'un on avait écrit Blanche , sur l'autre Noire .

« M. Salmon, caché derrière un arbre, jouissait du coup d'œil. Ma sœur riait bravement ; elle entend à merveille la plaisanterie et jamais ne cesse entre elle et notre vieil ami ce que nous appelons la petite guerre.

« Enfin, apparaissant tout à coup, l'excellent homme est venu rire avec nous et recevoir nos remerciements. Ma grand-mère assistait de sa fenêtre à cette petite scène, et Mme André retenue par la vente à son comptoir, bouillait, n'ayant d'autre ressource que de répéter pour la millième fois son adage favori : Les affaires avant tout !

« Depuis lors, nos jolies poules, bien poliment, nous ont servi tous les jours deux œufs, quelquefois trois. Quand il n'y en avait qu'un, le déjeuner se passait en révérences, et l'on finissait par se disputer pour savoir qui ne l'aurait pas, car chacune voulait s'immoler. Cette joie a duré jusqu'à la mi-octobre, et maintenant elles se reposent, ces gentilles personnes, et nous leur donnons du pain, du grain, même des compliments, afin de les bien disposer pour la saison prochaine.

« Et voilà, chère Thérèse, comme au milieu de nos graves ennuis, mille choses de détail me font plaisir. Je glane et je trouve qu'en cherchant bien, il reste encore beaucoup de gerbes dans le champ du père de famille.

« Ma chère Thérèse, je voudrais babiller plus longtemps, mais si tu savais ce qu'est ma vie ! je suis en poste, je mange en poste, je t'aime en poste... c'est égal, je t'aime bien, va !

« Adieu, chère sœur d'adoption. Oui, nous sommes trois sœurs : Matthéa est ma jumelle et tu es mon aînée. Tiens, je t'aime plus que jamais, voilà les dernières nouvelles.

« BLANCHE. »

Cette lettre adressée à Paris, au pensionnat de Mme Lacroix fut renvoyée à Toulon où se trouvait Thérèse par une circonstance particulière. Celle-ci, empressée de répondre à son amie, le fit dès le lendemain.

« Toulon.

« Tu es bien étonnée, n'est-ce pas, ma chère Blanche, de recevoir de moi une lettre datée de Toulon ? j'en suis étonnée moi-même. Voici l'explication.

« Ma tante m'a envoyée passer mes vacances chez sa cousine Dubois en Dauphiné. Cette bonne cousine devant aller à Toulon, et moi me trouvant un peu fatiguée des examens qu'il m'a fallu passer, ceux qui m'aiment ont imaginé par bonté d'opposer à ce malaise le voyage de ma cousine, et par suite, une longue trêve à mes études et aux fatigues de l'enseignement.

« La cure est merveilleuse ; je ne suis du reste ni maigre, ni jaune, et je n'inspire nul sentiment de pitié. Tu vois que mon état est satisfaisant ; je voudrais qu'on en pût dire autant de Matthéa qui se mine en pure perte. Un jour, ma tante me disait :

« Ce n'est pas précisément l'énergie qui manque à Matthéa ; elle a souvent prouvé qu'elle est capable d'énergie tout autant qu'une autre à un moment donné ; ce qui lui manque, c'est tout simplement l'amour du devoir quel qu'il soit . Elle devrait adopter pour règle de conduite cette admirable maxime d'une âme très forte, qui avait consacré une longue vie à la pratique d'héroïques vertus : Rien par plaisir, mais tout avec plaisir . »

« Tu me gronderais bien sûr, si je ne te parlais pas de mon beau voyage. Je veux donc te raconter ce qui, parmi mes différentes impressions, m'a le plus fortement émue.

« Sache d'abord que j'ai été reçue à Toulon, avec ma cousine, chez une dame de ses amies, comme si j'avais été l'enfant de la maison. On a eu la bonté de me faire voir quelques personnes, et je suis frappée de la façon toute bienveillante dont les dames de Toulon accueillent les étrangers.

« Je vois souvent depuis que je suis ici un Américain, homme de quarante ans au moins, qui n'est à Toulon que pour affaire et semble fort pressé de s'en aller. On dit qu'il est Français, mais pour moi c'est un Américain parce qu'il a passé de longues années en Amérique, qu'il parle l'anglais mieux que le français ; enfin parce qu'il a un teint d'Amérique, un air d'Amérique, et des idées d'Amérique. On prétend qu'il a fait là bas une assez jolie fortune, mais il n'en a pas l'air plus heureux. Il est sérieux, un peu triste, et paraît fort préoccupé de sa mère qu'il va revoir dans quelques jours, car c'est le but de son voyage en France.

« Des parents de Mme Ortho, l'amie de ma cousine, ont prié ce monsieur de se charger d'une affaire la concernant, c'est ce qui l'a amené à Toulon ; mais il y veut rester le moins longtemps possible. Mme Ortho, à qui il a rendu un grand service en se chargeant de ses intérêts, lui fait mille politesses, et l'a même invité plusieurs fois à dîner avec nous. C'est ainsi que je l'ai connu.

« Sa conversation roulant toujours sur des choses qui nous sont étrangères et sur des pays lointains est par cela même intéressante. Voulant à son tour être poli pour notre hôtesse, il l'est naturellement pour nous qui sommes chez elle, et même il a consenti, sans en avoir la moindre envie, à nous accompagner dans une visite que j'ai vivement désiré de faire au bagne de Toulon. Cela t'étonne peut-être ? que veux-tu ? Pour moi, apprendre ce que je ne sais pas a toujours un attrait, et j'ignorais entièrement ce côté affreux de la société : la juste répression du crime, la juste punition de tous les forfaits. Mon Dieu, que c'est triste à voir !

« J'hésitais entre l'intérêt puissant qui me retenait dans ces mornes demeures, et l'horreur instinctive qui me poussait au dehors.

« Une pensée m'est venue, c'est que beaucoup ont mérité d'être là, d'après les lois, et n'y sont pas. On n'a pas su leur nom, ils ont échappé au châtiment. Oh ! si parmi ces grands coupables, dont Dieu connaît les actes, un seul se trouvait à même de voir de près cette misère, cette abjection, comme il se sentirait écrasé par cette idée : ma place était là.

« Ce monsieur américain, quoiqu'il ait l'air bien froid et tout à fait impassible, a parfaitement compris la double émotion de peur et de pitié que j'ai ressentie pendant ma visite au bagne. Le soir, j'ai eu mal à la tête, et la nuit, j'ai pleuré en rêvant. Lui-même était pâle et fatigué le lendemain. Qui sait ? lui aussi a peut-être fait un mauvais rêve ? mais les hommes ne conviennent pas de ces faiblesses-là.

« Chère Blanche, je te dirai qu'il se passe ici en ce moment une chose inouïe, une chose qui ne s'était pas vue, je crois, depuis saint Vincent de Paul. On fait une mission pour les galériens.

Trente ou quarante religieux entrent chaque jour dans l'enceinte du bagne et y parlent de l'âme et du ciel. Comprends-tu ce qu'il y a de beau, de grand, de magnifique, dans cette parole apportée aux condamnés ? Cela me ravit, me transporte ; on se souviendra ici de l'année 1850.

« Les exercices de la mission sont presque terminés. Tout va bien ; les autorités, qui ont secondé les efforts des missionnaires avec une bienveillance parfaite, ne croyaient pas que les forçats, ces hommes haineux et corrompus, pussent subir aussi volontiers l'heureuse influence de la religion. Demain dimanche, il y aura au bagne une belle cérémonie, une consécration à la sainte Vierge. Un autel est dressé en plein air, on prépare de tous côtés des fleurs et des feux, c'est au milieu de ces fleurs et de ces feux que s'élèvera la statue de celle qu'on a nommée le refuge des pécheurs.

« M. le vice-amiral, toutes les autorités du bagne et de l'arsenal assisteront à la fête. Beaucoup de dames y sont invitées, et nous avons le bonheur d'être de ce nombre, ma cousine et moi. Mme Ortho est souffrante et ne peut venir avec nous ; mais ce monsieur américain consent par politesse à nous accompagner. Il est vraiment dans notre destinée de lui faire faire tout ce qui ne lui plaît pas ; il prend son mal en patience, et s'exécute de bonne grâce.

« Chère amie, je me figure déjà cet autel, ces chants, cette assistance, ces quatre mille criminels, l'écume de la France, à genoux devant la statue de la vierge Marie, osant lever les yeux vers elle sans craindre d'être par trop humiliés... Oh ! elle ne repousse personne, elle ne connaît pas le mépris. Tiens, Blanche, j'ai le cœur tout remué quand je pense à demain. J'avais besoin de te conter tout cela. Tu dis bien vrai, nous sommes trois sœurs. À nous deux, nous nous comprenons à demi-mots, mais prenons garde, n'allons pas froisser la chère Matthéa, pauvre Noire ! Entourons-la plutôt de nos meilleures caresses, traitons-la comme une amie malade ; car ce refus d'accepter la vie telle que Dieu nous la fait, c'est une maladie de l'âme qui fatigue le corps ; mais soignée par toi, on doit guérir.

« Adieu, amie, pense à moi. Je t'embrasse ainsi que Matthéa, et te charge d'offrir mon respect à Mme Villers. J'espère que tes craintes passagères, relativement à sa santé, se dissiperont bientôt ; tu sais les vœux que je forme pour que rien ne trouble la paix de tes affections. »

« Ton amie,

« THÉRÈSE. »

Lorsque Thérèse eut fait partir sa lettre, son cœur, ainsi qu'il arrive quand on s'aime bien, demeura attaché au souvenir de ses amies.

Préoccupée de l'état affligeant où tombait Matthéa, elle se mit à relire les lettres qu'elle avait reçues d'elle. Ces lettres, sous une forme légère, ne contenaient en réalité que des plaintes, des murmures.

Relisons avec Thérèse, et avec la grande indulgence qu'elle y mettait elle-même, ces passages écrits sans amertume réelle, mais avec cette fâcheuse disposition de l'esprit qui porte à ne compter de la vie que les ennuis et les peines.

« 7 septembre 1849.

« Oui, ma chère, nous voilà positivement modistes en chambre, joli résultat. Je te prie de nous adresser tes félicitations très humbles. Nous avons des dispositions, du talent, moi surtout. Je te le dis sans vanité, tu le crois sans peine. Ma grand-mère fait tout ce qu'elle peut pour être enchantée, elle ne l'est pas ; mais il est de rigueur de chanter victoire.

« Ainsi ces années d'enfance si belles, si heureuses, ces premiers souvenirs, cette opulence, ces études commencées à Paris sous une si habile direction et dans un milieu si élégant, ces projets, ces rêves de bonheur, tout cela se tourne en bavolets, rubans, dentelles, etc., etc.

« Blanche m'étonne, on dirait qu'elle a le secret de vivre dans le présent, de se faire à tout. Moi, je ne me fais à rien de ce qui m'ennuie. Te représentes-tu ta pauvre Noire, destinée à une vie si facile, si indépendante, tournant et retournant entre ses doigts des colifichets élégants que d'autres femmes porteront ? Tu me connais assez pour savoir que je n'accepterai jamais de bon cœur cette vie sous cloche, cette vie toute matérielle. En vain ma chère sœur me fait les sermons les plus pathétiques sur le sujet en question, en vain elle prend un air pénétré, un ton convaincu, c'est inutile. Je l'admire, c'est bien la plus parfaite créature que je connaisse après toi ; mais mon organisation est tout autre, et c'est précisément parce qu'une chose est une nécessité qu'elle me déplaît. Depuis quelque temps, mon irritable caractère devient plus irritable encore, c'est un malheur pour mes voisines. Tout m'est à charge, tout me désole, et je déteste tout en bloc.

« Ma grand-mère nous a raconté qu'il y a eu autrefois chez mon père un caissier qui, trompant indignement sa confiance, a décampé en emportant la caisse... le coquin ! Si je le tenais, je lui arracherais les yeux. Les conséquences de cette infamie ont été désastreuses pour nous ; la mort de mon père et nos derniers malheurs ont achevé de nous accabler. Il paraît qu'il y avait près du voleur, et sous sa direction, un commis, un tout jeune homme, très intelligent, qui, sorti de son village où il avait reçu un commencement d'éducation, s'était fait promptement distinguer par son aptitude aux affaires, à tout ce qui est chiffres, à tout ce qui m'est insupportable. (Tu sais qu'à la pension j'étais ordinairement vingtième sur vingt en arithmétique). Ce jeune homme, dont ma grand-mère ne sait même pas le nom, a dû avoir connaissance du vol, et probablement y prendre part. Le fait est qu'il a disparu en même temps que le caissier. Celui-ci est mort au bout de quelques années, à ce qu'on croit.

« Qui sait, ma chère ? peut-être qu'aujourd'hui le commis, enrichi à nos dépens, se promène la tête haute, et se frotte les mains pendant que moi ici, la tête basse, je me frotte les yeux ? Le monstre ! Petite sœur est tellement bonne qu'un jour, après avoir maudit comme moi et avec moi le caissier et son commis, elle a eu peur d'avoir mal fait... Oh ! la bonne âme ! Vrai, il faudra lui creuser un de ces jours une niche dans la muraille, nous la mettrons dedans, et nous écrirons au bas : Ora pro nobis.

« Quand elle me voit en fureur, elle demeure si douce, si gentille, que souvent elle me désarme ; or ce n'est pas un petit mérite. Quand je m'y mets, je suis d'une colère bleue ! Hier, pendant que je faisais un insipide chapeau, qui m'assommait par dessus tous les autres, je m'écrie tout à coup, en me piquant le doigt :

« Dire qu'il faut que je m'ennuie, que je me pique, moi, tandis que ce misérable commis, qui a quitté son village avec un paquet au bout d'un bâton, porte peut-être du drap fin, des bottes vernies, et reste les bras croisés ! c'est trop fort ! »

« Au moment où je dis c'est trop fort, voilà que mon malheureux chapeau, subissant l'influence, fait un saut de cabri et s'en va je ne sais où. Grand étonnement pour le chapeau et pour l'assistance. Blanche se lève d'un air de componction, destiné je pense à expier ma faute ; elle ramasse la victime, qui faisait une figure d'une aune, et me dit tranquillement :

« Pourquoi te fâcher ? si le commis est aujourd'hui un beau monsieur, c'est le cas de dire avec Panard :

On a vu des commis,

Mis

Comme des princes,

Qui sont venus

Nus

De leurs provinces.

15 avril 1850.

« Si Blanche t'écrivait, elle te dirait certainement que nous avons passé une journée délicieuse. Elle te ferait quelque jolie peinture dans un genre où elle excelle : un effet de printemps ! Mais c'est moi qui tiens le pinceau, tu peux t'attendre aux ombres.

« Voici le fait : Mme Holstein, qui est de jour en jour plus intime avec ma grand-mère et plus aimable pour nous, nous a invitées de la manière la plus gracieuse à passer chez elle l'après-midi, dimanche dernier. Nous avons trouvé là mon grand ennemi que j'aime beaucoup -- M. Salmon pour tout dire. Il était plus gai, plus en train que jamais. Mme Holstein n'avait invité personne, excepté un cousin éloigné, du nom de son mari, qui n'a pas de fortune, et qu'elle semble avoir pris en grande amitié.

« On s'est promené dans le jardin qui est fort beau ; on a fait un très joli dîner ; la conversation a été animée, charmante : on y a mis de la bonté, de l'esprit, de la gaieté, tous les assaisonnements possibles. Le soir, on a fait de la musique ; le cousin a chanté, on a battu des mains. Le fait est qu'il est bon musicien et en tout fort agréable ; mais que m'importe, à moi, le cousin, la cousine, le thé, le jardin, le dîner... je n'ai trouvé là qu'une chose : le regret. Toujours et partout, je suis noire . Tout est pour moi un point de comparaison. Il me vaut encore mieux rester seule, à part. Du moins, je ne vois pas le bonheur des autres, bonheur qui devait être le mien.

« L'autre jour, je n'ai joui de rien . Le jardin m'a paru triste et froid. Pas une fleur printanière ne m'a souri. Quelle fleur me sourirait ? Je me détourne instinctivement de ce qui pourrait me détendre l'esprit, me réjouir le cœur. Tiens, je suis faite pour être malheureuse. Tu le vois, puisque pour me distraire et me reposer, il me faut beaucoup plus que ce qui suffit à Blanche. Petite sœur était charmante, gaie, aimable, gracieuse. Un rien l'avait parée. On lui a demandé de jouer du piano : elle a aussitôt cherché dans sa mémoire, la pauvrette, elle qui n'a pas ouvert un piano depuis que nous sommes dans ce trou ; elle y a retrouvé juste ce qu'il fallait pour amuser toutes ces oreilles peu habituées aux grands maîtres. M. Salmon en particulier ne se sentait pas d'aise en écoutant certains pont-neuf qu'elle a eu l'adresse de lui servir, et qui ne manquent pas leur effet.

« M. Gustave Holstein aime au contraire la bonne musique et, qui plus est, il en fait. Comme il y avait sur le piano un duo facile qu'on lui demandait de chanter, et que naturellement il n'en venait pas à bout à lui tout seul, Mme Holstein a prié Blanche de faire preuve de bonne volonté en essayant ce duo. Petite sœur a essayé tout gentiment, avec une simplicité que j'admire, mais dont je ne serais pas capable, et elle s'en est tirée parfaitement, moyennant quelques balourdises dont elle riait la première. La galerie s'est extasiée. Enfin, tout le monde était ravi, et l'on s'est séparé fort désireux de se revoir. Moi seule, j'étais mécontente des autres, parce que j'étais, et suis encore mécontente de moi. Oui, j'ai le caractère mal fait. Ce que m'a procuré cette fête de l'amitié, c'est un ennui plus profond. En souvenir de cette journée, je bâille mieux, plus longtemps, et plus souvent ; voilà le bulletin.

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« 26 juin 1850.

« Chère amie, Mme Holstein nous a encore invitées et nous a fait faire cette fois une excursion, toujours en compagnie du cousin obligé, devenu l'ombre de sa vieille cousine.

« C'était un dimanche, bien entendu. Nous ne respirons et ne bougeons que le dimanche. Rien que cela suffirait pour dépoétiser à mes yeux toute partie de plaisir, si plaisir il y a. On travaille toute la semaine, puis le dimanche on s'habille, on sort ; après la messe on va se promener, on fait des visites. Tout cela me déplaît, c'est comme les maçons !... Enfin.

« Si j'étais une autre, cette course au loin, et en bonne compagnie, aurait pu m'être agréable. Au fait, la campagne est assez belle, le temps était superbe, les sites nouveaux pour moi. Mais le caractère !... Ah ! tout est là, vois-tu ? tout dépend de la manière dont on prend les choses. Je me fais l'effet d'un enfant qui, se servant d'un outil bon et utile en soi, se blesse parce qu'il le tient mal.

« Sais-tu ce que j'ai vu, moi, pendant que ma chère petite Blanche contemplait avec un plaisir très réel ces collines boisées qui nous faisaient une ceinture ? J'ai vu, à travers mes désirs, j'ai vu la mer, les Alpes, la Suisse, l'Italie... Je me disais en regardant tristement autour de moi : -- Qu'est-ce que cela ? Un paysage voisin, de peu d'étendue, n'offrant à mes yeux rien de saisissant, de subit, de grandiose, tandis qu'il y a par le monde des points d'arrêt, où l'homme se sent forcé de faire halte. Ces points d'arrêt, il va les chercher bien loin, à grands frais, et croit n'avoir pas assez payé par l'or, la fatigue, le péril même, la contemplation de ces altitudes, de cette nature riche, hardie, tantôt suave dans ses harmonies, tantôt terrible dans ses horreurs et ses abîmes. Et moi, je suis condamnée à une vie qui peut-être se passera tout entière sur l'étroit espace que pourront mesurer mes pas ? c'est odieux !

« Tu t'étonnes de cette pente de mon esprit ? que veux-tu ? je suis ainsi. Si j'étais abeille, je ne saurais pas faire le miel ; tous les sucs me seraient amers. Cette course champêtre n'a servi qu'à me faire désirer de beaux voyages impossibles. Telle que tu me vois, je me sens en veine de faire le tour du monde. Au lieu de cela, je me regarde dans l'avenir, voltigeant sur place comme une poule qui n'a qu'une aile ; partant le matin et revenant le soir. De merveilles point, si ce n'est dans mon dictionnaire géographique qui me donne la hauteur de chacune, avec la largeur pour que rien n'y manque. Si je m'embarque, c'est dans mes caoutchoucs pour passer le ruisseau, à nous deux mon parapluie ! Tiens ! il y a de quoi se pendre !

« En attendant, je me suis donné beaucoup de peine dimanche, pour avoir une figure passable. Personne ne s'y est trompé, car rien de plus difficile que d'improviser un air charmé. Blanche était gentille à croquer ; contente de ce qui se trouvait là, gaie comme une alouette ; elle a joui de tout sans arrière pensée, sans retour fâcheux, et aujourd'hui elle est encore convaincue qu'elle a passé une journée on ne peut pas plus agéable, et que ce paysage figurerait avec avantage dans les descriptions des poètes de la nature.

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« 8 juillet 1850.

« Ma petite Thérèse, je tourne à la bête féroce ; il me prend des instincts fauves. Les ennuis m'ennuyaient ; à présent, ils me tuent. Je suis en colère contre tout. M. Salmon aura beau faire, il ne me persuadera pas que je m'amuse. Ma vie est sotte, monotone, affreuse. Cette position précaire me pèse ; les contrariétés journalières m'exaspèrent. J'ai pris en grippe mon aiguille, mes rubans et le reste.

« Cependant, comme je sens mon injustice, je me fais violence pour ne dire que la moitié de ce que j'ai sur le cœur ; or si cette moitié paraît lourde à mon entourage, l'autre m'étouffe ; j'en suis malade, et je crains de ne pouvoir le cacher plus longtemps. Je n'ai plus faim et je dors mal. Je sais bien que plus de souplesse sous la main de Dieu rendrait ma tâche moins pénible et plus méritoire, mais... mais... mais...

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« 1er août 1850.

« Rien de nouveau. Assommoir universel ! On se lève de bonne heure, on travaille, on mange, on travaille encore, on se dépêche, et l'on se couche. Jolie existence ! Et l'on appelle cela vivre ? C'est végéter.

« Depuis quelques semaines, je suis moins irascible. Sais-tu pourquoi ? parce que je n'ai plus même l'énergie de m'irriter. Je suis malade, Thérèse, plus malade qu'on ne le croit. Mes idées deviennent sèches, fiévreuses, et tournent dans le même cercle. Non seulement je m'ennuie, mais je me mine. Il me semble que je tombe dans le marasme, dans ce que les Anglais appellent le spleen, un mal qui rend les heures lourdes comme du plomb, les nuits plus tristes que les jours. Je voudrais sortir de cet état ; cela me devient impossible. On dirait que ma volonté rebelle d'abord, puis paresseuse, me refuse aujourd'hui tout effort... Et pourtant, tu n'accuses pas mon cœur, n'est-ce pas ? Oh ! si tu savais comme je me reproche mon manque de courage, et le mauvais usage que je fais des compensations qui me sont données ! Souvent je conviens avec moi-même que je suis une ingrate, que dans ma détresse il me reste infiniment plus qu'à bien d'autres, que ma grand-mère est une sainte, que ma sœur est un ange et que moi seule je ne vaux rien. Je veux essayer de bien faire, mais mon malheureux caractère me surmonte parce que je lui ai laissé prendre un mauvais pli. Blâme-moi, tu feras bien.

Plains-moi aussi, car depuis quelque temps je me sens toute faible et comme en langueur.

« Adieu, je t'aime bien.

« Matthéa. »

XII -- Le changement du cœur

Il y avait eu de mauvais jours à passer sous le toit de la petite maison. La respectable Mme Villers était tombée malade ; ses pauvres enfants avaient tremblé ; mais grâce à Dieu, elle venait d'entrer en convalescence.

Montons l'escalier et soyons indiscrets ; tout est permis quand les choses se passent près de Bordeaux, et qu'on en est si loin.

Elle est encore pâle, la chère Mme Villers. Il faut peu de chose à ce temps de la vie pour jeter sur le front quelques rides de plus, et ces rides ne s'en vont jamais.

Voyez cependant comme, à travers ces ombres, rayonne je ne sais quelle lueur tranquille ? c'est le sentiment délicat de la reconnaissance envers Celui qui compense un mal par un bien. Mme Villers est assise dans un de ces larges fauteuils qui offrent aux convalescents un repos salutaire et les sollicitent au sommeil. Elle paraît affaiblie plutôt que malheureuse. Son œil aimant embrasse une jeune fille, qui travaille à quelques pas, et dont la main se joue entre des touffes de fleurs artificielles. Ces fleurs, ces rubans, c'est le secret de l'aisance que vous voyez ici. Rien de nécessaire n'a manqué à la malade. Blanche a maigri et pâli, mais son travail et son amour suffisent à tout. Elle a lutté contre le mal, et surtout contre cette inquiétude du cœur, angoisse de tous les instants, qui navre et empêche de guérir.

Il n'y a eu dans cet intérieur aucune de ces privations réelles qui, dans la maladie, sont si dures. Les soins ont été intelligents ; on a pris une femme de service, afin que les embarras matériels ne pesassent pas sur l'entourage de l'aïeule, et que ses petites filles pussent, sans un trop grand surcroît de fatigue, se partager les devoirs de la tendresse filiale. La plus forte part était celle de Blanche ; elle ne s'en plaignait pas. Le joug porté volontiers est si léger et si doux. L'ange de la maison, c'était Blanche ; elle qui, toute petite, croyait guérir ceux qu'elle aimait en les embrassant, et qui, devenue grande, a compris qu'on ne les guérit qu'en souffrant avec eux et pour eux. Noble enfant, vous avez pleinement consenti à donner de vous-même, et voilà qu'il y a eu une nuit, belle entre toutes les nuits, où veillant au chevet de Mme Villers, et la croyant assoupie, vous avez vu, à la lueur de votre petite lampe, qu'elle ne dormait pas. Elle vous a regardée de cet œil humide et profond dont autrefois elle couvrait son fils, et elle a dit tout bas pour vous seule :

« Je ne suis pas malheureuse ; tu es là, ma fille, je ne me plains pas, puisque Dieu t'a donnée à ma vieillesse. »

Et deux larmes d'amour sont tombées sur ses joues pâles, et vous êtes venue, et votre visage s'est mouillé de ses larmes, à elle. Comme cette heure secrète restera dans votre mémoire ! comme elle a payé toutes vos peines ! Blanche, vous êtes heureuse !

Dire combien Mme André s'était montrée bonne et serviable pendant la maladie de la dame d'en haut serait chose impossible. Elle avait mis tout son ménage à la disposition des deux sœurs ; et surtout elle avait su soulager la malade par ces soins de détails, qui sans doute ne guérissent pas, mais qui adoucissent beaucoup la souffrance.

Nicolas, lui aussi, avait voulu soigner de son mieux Mme Villers ; et, certes, on pouvait lui en savoir gré, car il avait fait à cette occasion des efforts surhumains. C'était, par exemple, un traitement purement négatif : ne point passer la revue, ne point faire l'exercice, ne point battre le tambour, ne point sonner de la trompette, ne point... ne point... toujours ne point. Bref, le gouvernement s'était arrangé de manière à pacifier le monde en refoulant les instincts belliqueux du conquérant. Celui-ci, employant son grand courage à conclure force traités de paix, séchait sur pied en attendant qu'il pût de nouveau fondre sur le genre humain.

Quelquefois, il demandait à sa grande amie, Matthéa, de le mener faire une petite visite à la malade. La jeune fille, dont l'excellent cœur s'était réveillé dans cette grande épreuve, y consentait volontiers, parce qu'elle savait que la vue réjouissante de ce beau et bon petit garçon égayait sa grand-mère, et d'ailleurs Matthéa elle-même aimait beaucoup Nicolas, et se plaisait à causer avec lui. Il faisait mille indiscrétions, non par malice, mais par ignorance ou par enfantillage, et il avait contribué, sans s'en douter, à donner à sa chère femme des leçons bien dures.

Un jour, il y avait eu entre eux deux ce dialogue :

« Nicolas, comment Mme André trouve-t-elle ma grand-mère ?

-- Elle dit qu'elle irait mieux si vous n'étiez pas là, ou bien si vous étiez une autre.

-- Pourquoi donc ?

-- Parce que c'est vous qui l'avez rendue malade.

-- Moi ?

-- Oui, bonne maman dit ça ; je crois qu'elle se trompe.

-- Je te reconnais bien là, mon général, tu m'aimes tant.

-- Oui, je vous aime plus que tout, tout, tout, excepté maman Dédé, quand elle ne me fouette pas.

-- Tu es bien gentil ; moi aussi je t'aime bien. Dis-moi, Nicolas, comment aurais-je pu rendre ma grand-mère malade ?

-- En l'empêchant de dormir.

-- Pourquoi ne dormait-elle pas ?

-- Parce qu'elle vous voyait toujours ennuyée de tout, et malheureuse.

-- Pourquoi malheureuse ?

-- Parce que vous avez pris la vie à l'envers, sans jamais regarder du bon côté. Il y a donc un envers comme à mon mouchoir de poche ?

-- Hélas ! oui, mon cher Nicolas ! »

L'entretien ayant duré quelque temps sur ce ton, Matthéa avait fini, comme à l'ordinaire, par rire avec l'enfant ; mais un fer ne lui en était pas moins entré dans le cœur, et ce mal salutaire lui avait été un sérieux avertissement ; elle réfléchissait enfin sur son caractère.

Déjà, depuis quelque temps, elle se sentait ébranlée et se jugeait bien plus sévèrement que par le passé. Tout l'avait aidée dans ce travail intérieur : les bons conseils, les bons exemples, mille circonstances en apparence fortuites. Matthéa était trop bonne, et avait trop de justesse dans l'esprit, pour ne pas céder à de fortes et persuasives impulsions. La maladie de Mme Villers avait été une source d'enseignements ; la jeune fille s'efforçant de devenir humble, commença à reconnaître ses torts dans le secret de son cœur. Hélas ! elle le constata, il était très vrai que, faute de combattre sa nature, à la fois molle et irritable, elle était arrivée à cet état où l'on devient un obstacle au lieu d'être un secours, où l'on occupe les autres de soi, au lieu de les servir dans leurs défaillances.

Encore retenue par ces fibres de l'amour-propre qui sont les dernières à se rompre, elle ne convint d'abord de ce qui se passait en elle qu'avec Thérèse, parce que celle-ci vivait au loin. Un jour, analysant son propre cœur, elle lui écrivait :

« 8 septembre 1850.

« Ma chère Thérèse,

« Enfin, ma grand-mère va mieux. Elle se lève, elle mange un peu, elle est moins pâle ; Blanche l'a si bien soignée !... Ah ! Thérèse, comprends-tu ce mot ? Blanche l'a si bien soignée !

« Oui, c'est elle qui lui a fait du bien, et c'est moi qui lui ai fait du mal. J'ai su que ses souffrances et ses insomnies sont venues, en grande partie, de sa tristesse et des inquiétudes que lui ont causées mes irritations, mes révoltes contre la vie. Je vois que chacun en est persuadé. On me fait souvent à ce sujet des observations indirectes, et je sens parfaitement que tout le monde me blâme.

« Que de tristes réflexions je fais sur moi-même ! je reconnais qu'il y a eu jusqu'ici beaucoup de personnalité dans ma manière de prendre les ennuis, les contrariétés, tout ce qui fait l'ensemble de la vie. J'ai été injuste ; je me suis crue réellement malheureuse, parce que je n'ai voulu regarder qu'au-dessus de moi.

« Si, comme Blanche, j'avais consenti à regarder au-dessous, j'aurais vu qu'il y a des milliers et même des millions de femmes obligées de servir les autres, ce qui est beaucoup plus pénible que de se servir soi-même. Il est bien vrai que, malgré tous nos malheurs, nous sommes encore du nombre des privilégiés puisque la providence nous a assigné ce temps, ce pays, ce milieu, ces affections, dont tant d'autres sont privés ; cette possibilité de vivre beaucoup par l'intelligence, de jouir largement des biens de la pensée, ce qui est une jouissance d'un ordre plus élevé que la jouissance des richesses.

« Ma grand-mère m'a souvent fait observer, et je détournais alors mon attention, l'état inférieur et malheureux où vivent les femmes en certaines contrées. Elles y sont brutalement assujetties à l'homme qui les regarde comme des êtres presque matériels, faits uniquement pour le servir ; tandis que nous savons, nous, par Moïse, qu'Adam fut triste parce qu'il était seul, et qu'Ève lui fut donnée de Dieu pour aide et pour compagne, comme elle le reçut de Dieu pour chef et pour protecteur. N'est-ce pas une grande faveur que de connaître son origine et son but ? d'être entourée de ce qui est bien, de ce qui est bon ? d'ignorer complètement le laid, le vice, le mal ? Oh ! Thérèse, je suis une ingrate ! Ingrate envers Dieu et envers ceux qui m'aiment. Je n'ai voulu regarder qu'un point de l'horizon, celui où était le nuage. Je suis blâmée de tous ; ce blâme contribue à m'irriter, et néanmoins, seule avec toi, je conviens que tous ont raison et que moi seule ai tort. Il faudrait avoir le courage d'en convenir tout haut, et de commencer tout de suite une vie nouvelle, plus humble, plus pieuse, plus résignée. Je t'entends me dire cela, de ta voix la plus persuasive. Un peu de patience, j'en viendrai là ; mais si tu savais comme la révolte de l'esprit et la mollesse de l'âme affaiblissent la volonté ! Je ressemble à un paralytique qui, découragé de lui-même, hésite entre son mal et l'effort qu'il faudrait faire pour essayer de le combattre.

« Si j'eusse été ce que je devais être, ma santé eût résisté sans doute à la peine, à la fatigue ; au lieu de cela, mes nerfs ont pris le dessus dans mon organisation délicate ; tout m'est agacement, surcharge ; et quand je cherche, parmi les choses qui m'entourent, une chose à laquelle je m'intéresse, je n'en trouve pas. La langueur morale amène la langueur physique ; on me l'avait toujours dit ; je ne le croyais pas, je le crois maintenant.

« Aide-moi à sortir de cet état de paralysie intérieure, à retrouver mon énergie, à convenir de mes torts. Tout est pour moi reproche secret. Je ne veux pas me soustraire à la grâce qui me poursuit. La bonté de ma grand-mère m'accable ; l'exemple de ma sœur me confond. Je suis dans un état singulier ; je ressemble à un malade qui sent son mal parce qu'il va guérir. Oh oui, je veux guérir ! J'en trouverai la force dans la prière, dans les sacrements, et aussi dans ton amitié. Thérèse, je me repose sur toi, tu m'aideras ; tu es si bonne et tu connais si bien mon cœur ! Va, le fond en est bien changé ; je ne veux plus être ta pauvre Noire.

« Adieu,

« MATTHÉA. »

XIII -- Thérèse l'avait vu pleurer

C'était un autel en plein air ; au-dessus de l'autel, on voyait une grande statue représentant la sainte Vierge. Autour de ce sanctuaire improvisé, la foule des forçats se tenait à genoux, calme, attentive. Au nom de Dieu, les missionnaires avaient fait appel à ce reste de dignité humaine qui demeure dans le coupable, et qui est le point de contact entre lui et le bien.

Les forçats écoutaient, ils regardaient. Ce spectacle, si nouveau pour eux, les élevait de leur misère infâme aux certitudes de la foi. Beaucoup d'entre eux se disaient : Tout n'est donc pas perdu ? Au-dessus de la loi dont la justice m'écrase, il y a une souveraine bonté qui me cherche pour m'absoudre. Tout n'est pas perdu. Après le bagne humblement supporté, il y a le ciel.

Ces voix, qui ne semblaient faites que pour le blasphème et l'injure, chantaient les mêmes paroles que l'enfance naïve chante sous les voûtes de nos temples.

Toutes les autorités, tous les chefs du bagne étaient là, et un certain nombre d'étrangers admis à la cérémonie contemplaient d'un œil étonné d'abord, puis attendri, ces quatre mille hommes voués à la dernière honte et portant des fers odieux.

Au nombre des étrangers était une jeune fille ; son visage sérieux, son attitude recueillie, sa piété vraie, tout la faisait ressembler à ces beaux anges adorateurs que l'art chrétien sculpte aux côtés des tabernacles. Thérèse était tout âme et sentait la grandeur de ce qui se faisait là.

La vue de cet autel, dressé juste à l'endroit où se dresse l'échafaud du bagne quand un misérable a comblé la mesure de ses crimes, et qu'il ne peut plus y avoir de pardon pour lui sur la terre, la vue de cet autel pénétrait Thérèse de ce sentiment profond d'admiration qu'on sent à certaines heures de la vie, et qui suspend toute autre idée. Près d'elle on voyait sa mère, puis celui qu'elle appelait l'Américain , cet homme froid, impassible, qu'elle connaissait à peine, qui l'intéressait et l'étonnait comme une énigme intéresse et étonne.

M. Drouard était au fond gêné, contraint, ému peut-être ; mais qui aurait pu percer cette enveloppe ! À toutes les époques de sa vie, on avait dit de lui : c'est un homme froid. Ce que j'éprouve, pensait Thérèse, il l'éprouve sans doute, mais il n'en voudra pas convenir, quel singulier individu ! La jeune fille s'abandonnait, elle, à son innocente faiblesse, et priait, par ses larmes et par l'intime de son âme, pour cette grande assemblée de coupables.

On offrait le saint sacrifice. Les condamnés courbaient volontairement leurs fronts déshonorés devant le seul être assez grand pour ne pas employer sa force. Il vint, celui qui disait ne pas vouloir achever le roseau demi-brisé, ni écraser la mèche qui fume encore. Thérèse était émue, suppliante, Jacques Drouard souffrait.

C'était vainement qu'il cherchait à détourner sa pensée. Sa pensée se rivait à ce lieu, à cet autel, à cette assistance. Ses souvenirs se pressaient, sombres, tumultueux, dans sa mémoire pleine d'épouvante. Où se cacher ? où enfouir cette partie de son cœur qu'il ne veut pas montrer ? ce moi infâme à ses propres yeux, condamné dès la première heure par ce tribunal secret, incorruptible, que l'homme porte en lui ? La conscience du malheureux s'agite et crie plus fort que jamais ; elle lui montre dans ces rangs d'êtres flétris un espace vide que le hasard a laissé, mais qui n'est réservé, lui semble-t-il, que pour lui. Oui, c'est là qu'il devrait être, et non pas auprès de Thérèse, dont il rencontre parfois l'œil pur, comme dans les airs l'œil de l'oiseau de proie rencontrerait celui d'une colombe.

Thérèse ne se méfie pas, elle n'a pas peur de ce coupable parce qu'il n'est pas enchaîné et hors d'état de nuire. Tout à l'heure, elle lui donnait le bras, elle s'appuyait sur lui pour traverser la foule ; sous sa protection, elle se sentait rassurée. C'est l'éternel honneur de l'homme que toute femme craintive voie en lui un défenseur. Ah ! Thérèse, si vous saviez !... mais vous ne savez pas, voilà pourquoi si le moindre incident vous effrayait, vous vous jetteriez dans les bras de cet inconnu.

Après le saint sacrifice, un des missionnaires adressa la parole à l'assistance. Il regardait les condamnés sans horreur, et même sans frayeur. Il éprouvait pour eux cette sympathie étrange qui n'est point née de la terre, mais de la passion du bien. Sa voix s'étendait de plus en plus ; elle allait chercher pour les soulever, ces masses qui, détournées de leur immobilité sinistre, s'agitaient sous sa main et connaissaient l'espérance. Il leur parlait du ciel qu'ils pouvaient reconquérir par l'acceptation de leurs fers, par le sacrifice de leurs haines ; et comme ce qu'il demandait était dur à entendre, il leur montrait debout, au-dessus de l'autel, cette Vierge immaculée qui guérit toute plaie. Il rappelait le lieu, le temps, l'heure de la maternité de Marie, recevant du Divin crucifié le monde pour son fils, le monde avec ses esprits fourvoyés, avec ses cœurs perdus.

Les forçats écoutaient. Drouard aussi écoutait, et frémissait devant lui-même, car il savait que beaucoup de ces malheureux n'avaient fait que ce qu'il avait fait.

Surpris, haletant, cet homme, venu de si loin pour être puissamment remué, acceptait chaque parole qui tombait, et il se faisait en son âme, avec une effroyable douleur, comme un brisement de ces fibres cachées que le doigt de Dieu touche lui seul, et rompt quand il le veut.

La parole était de plus en plus ardente. On en venait à supplier... qui donc ?... ces hommes terribles, devenus attentifs comme des enfants soumis, on les suppliait de se reconnaître justement punis, de consentir eux-mêmes à la sentence de leur condamnation, de ne pas en vouloir aux témoins qui avaient déposé contre eux, aux juges, à la société, à ceux qui par état, par devoir, les gardaient dans ce triste lieu de captivité, et leur faisaient sentir, douloureusement peut-être, le poids des fers déjà si lourds. S'élevant plus haut, toujours plus haut, le missionnaire les conjurait de consacrer à la vierge Marie leur misérable existence, leurs travaux, leur ignominie surtout. Oh ! l'ignominie acceptée, l'ignominie passant de ses mains virginales aux pieds de Dieu qui l'efface, voilà ce qui purifie... et Drouard se disait : « Qui donc me purifiera, moi ? Où sont mes fers ? Ai-je demandé pardon ? jamais. À qui recourir ? Je suis perdu comme ces hommes, bien plus qu'eux ! ils ont porté la peine de leur faute, moi j'ai levé la tête ; ils ont été humiliés, chassés, méprisés ; moi, j'ai joui. »

Il regardait Thérèse ; son doux visage était baigné de larmes. -- Tout pleure donc ici ? poursuit le malheureux. Et son cœur se serrait affreusement ; il semblait qu'une main qui le touchait lui fît du mal exprès et voulût rester là Tout à coup, ravivant ce qui, même dans l'homme déchu, ne meurt jamais entièrement, le prêtre parla de l'enfance, du village, de la maison, de la famille, de la mère !... de la mère Oh ! ce mot, qu'il résonne loin dans ce désert inconnu qu'on appelle l'homme ! On entendait les sanglots sortir de ces poitrines avilies, et le bruit des larmes qui tombaient rappelait le bruit d'une eau solitaire fécondant un sol jusque-là stérile. Il parlait de la mère, de cette femme unique pour chacun de nous, de cette femme qui pour son fils est le monde entier ; il parlait de ses premiers conseils, de ses premières larmes, de ses baisers maternels qui tant de fois avaient relevé le jeune homme. La tendresse intelligente d'une mère respectée, c'est un bain pour l'âme saignante d'un homme qui a failli, c'est le port où rentre le navire démâté, c'est la patrie où le proscrit revient quand il a fini son temps de douleur.

Drouard savait bien ce que c'est qu'une mère. La sienne, dans sa dignité primitive et dans sa pauvreté, était aussi grande pour lui qu'une reine est grande pour un enfant de roi, car la maternité est, à elle seule, une royauté dans le monde du cœur. Voilà pourquoi la parole chrétienne, jetée avec une incroyable ardeur, entrait dans l'âme malade de l'étranger.

Il remontait de sa mère jusqu'à cette auguste création que Dieu a faite plus grande que tout ce qui n'est pas Lui-même. Et le religieux parlait toujours ; il donnait de son âme, il disait à ces coupables de consacrer à Marie leurs chaînes, ces chaînes ignobles qu'ils traînaient comme un signe d'opprobre et de malédiction. Et l'on entendait parfois un bruit de fers qui, aux mouvements de ces masses, devenait comme une réponse, comme une adhésion de ces chaînes à la supplique du missionnaire. Et ce bruit de fers, Drouard l'entendait aussi, et il était là, sans force, vaincu par cette puissance surhumaine qui, à une heure donnée, vous prend, vous serre, vous courbe, et vous force à crier : Pardon !

Le prêtre se tut, mais la Vierge qu'il avait invoquée au nom de ces pécheurs se pencha vers eux et parla. Ils étaient à genoux. Drouard aussi s'agenouilla comme eux et comme Thérèse qui priait à voix basse. Il voulait s'unir à elle, et dit avec cette bonne volonté qui est le salut de l'homme : -- Ave Maria ... il ne put continuer, ayant oublié la formule de son enfance ; il demeura muet et se ressouvenant de cette statuette demi-brisée qui avait appartenu à sa mère, et qui l'avait suivi, lui, dans ses voyages, il lui semblait que de là venait, comme d'une source à peine visible, cette immense peine qui l'envahissait. Cette peine, c'était le commencement de l'acte parfait du retour de l'homme au bien.

Drouard était là, dans cet état de prostration où l'on ne sent plus de la souffrance que l'élément divin qui soulève. Il s'inclinait, et, pendant que son front s'approchait de la terre, ses pensées touchaient des hauteurs infinies. Il écoutait vaguement les bruits qu'à travers l'espace l'air lui apportait. C'était encore un souvenir d'enfance, et l'étranger répétait en lui-même ces mots d'un chant pieux où le pécheur, après avoir parlé des voix qui l'avaient attiré hors du chemin droit, ajoute :

........................................

« Mais une Vierge, au front pur comme l'onde, m'a dit tout bas : Suis-moi, je mène au ciel. »

Suis moi... suis moi... Je vous suivrai, cria le malheureux Drouard dans les profondeurs de son âme, et le visage caché dans ses mains, les yeux pleins de larmes amères, il connut ce mal souverain qui enfante les saints désirs et les nobles expiations. Non, non, ce n'est plus ce remords sec et inutile qui n'est qu'une sensation humaine ; c'est cet ineffable brisement du cœur qui le fait captif pour toujours, le porte à s'avouer coupable, et à réparer l'injure faite à Dieu, et le tort fait aux hommes ; c'est en un mot le repentir . Oui, il vient de consentir, tout bas, mais à la face du ciel, à la restitution complète de l'or maudit qui l'a perdu. Après avoir connu la fortune et la considération, il redeviendra un homme simple . Il ira se présenter, non pas au tribunal des hommes. Oh ! Dieu ne nous a pas imposé cette expiation, elle eût été affreuse !... mais à ce tribunal intime où, quand le coupable a dit c'est moi et veut réparer ses fautes, le doigt du juge se promène sur la page noire où ses fautes avaient laissé leur empreinte, et les efface... et la page est blanche.

Vous n'avez pas résisté, c'est pourquoi vous serez béni, Drouard. Cherchez le moyen de restituer le bien mal acquis... Rappelez-vous ce nom d'autrefois, ce notaire si parfaitement honorable, qui était le meilleur ami de la famille Villers. Ne craignez rien ; un tiers se mettra entre lui et vous ; ce sera l'envoyé de Celui qui a promis de ne rien écraser. Votre honneur vous sera laissé par pitié. Nul ne saura, hors du sanctuaire, vos tortures d'esprit, vos douleurs et vos larmes. La seule personne qui vous ait vu pleurer, c'est Thérèse, et elle est si bonne qu'elle a pensé que vous pleuriez comme elle, parce que ces hommes, justement châtiés, sont bien malheureux, et qu'il y a quelque chose d'émouvant dans la grande misère de ceux qui nous font peur.

XIV -- Mon oncle Toqué

« L'Amérique, où est-ce donc, Bonne maman ?

-- Très loin d'ici, mon petit homme.

-- Il faut passer la rivière ?

-- Ah ! il en faut passer plus d'une, va ! sans compter la mer.

-- Pourquoi donc avait-il été si loin, mon oncle Toqué ?

-- Faut pas l'appeler comme ça, mon bon ami.

-- Pourquoi ?

-- Parce que ce n'est pas poli.

-- Tu le dis bien, toi ?

-- Moi, c'est différent.

-- Pourquoi ?

-- Parce que je dis ça en plaisantant, et que Jacquot est mon cousin.

-- Qu'est-ce que ça veut donc dire : Toqué ?

-- Rien du tout.

-- Alors, pourquoi n'est-ce pas poli ?

-- Parce que c'est malhonnête.

-- Alors, pourquoi le dis-tu ?

-- En voilà assez, tu m'ennuies.

-- Maman Dédé ! Mon petit maman Dédé, réponds-moi ? Pourquoi donc avait-il été si loin, mon oncle Toqué ?... non, non, pas Toqué, pas Toqué.

-- Pourquoi, pourquoi. Est-ce qu'on peut deviner les Pourquoi et les Parce que des autres ? Il est revenu, tout est dit.

-- C'est donc parce que tu lui as envoyé la lettre qui était toujours dans le tiroir, qu'il est revenu ?

-- Dame, il paraît que oui.

-- Pourquoi donc as-tu mis deux ans à écrire cette lettre ?

-- Je n'ai pas mis deux ans à l'écrire ; je l'ai écrite il y a deux ans, petit sot.

-- Pourquoi ?

-- Parce que ma tante Drouard ne recevait pas de nouvelles de Jacquot. Au moment où j'allais faire partir ma lettre, il en est arrivé une d'Amérique ; alors j'ai dit : je vais garder la mienne, ce sera pour une autre fois. En effet, le cousin s'est remis à ne plus écrire, et la mère Drouard s'est remise à pleurer, alors j'ai envoyé ma lettre, comprends-tu ?

-- Oui. Est-il vrai qu'il est riche, riche, riche ?

-- Non ; nous l'avions cru, mais ce n'est pas vrai. Il va affermer les terres du père Martin, à huit lieues d'ici ; il installera dans la maison d'habitation la mère Drouard, qui se croira dans un palais, et puis il fera valoir.

-- Il fera valoir ? qu'est-ce que ça veut dire ?

-- Eh bien, on cultive, on a ses bœufs, sa charrue, on fait comme faisait le père Martin.

-- Ce n'est pas amusant.

-- Comment ? Il n'y a pas de meilleure vie que celle-là. Vous avez toujours de l'air et du pain ; et si vous ne gagnez pas des millions, du moins vous ne tombez jamais sur la paille.

-- Ah ! l'argent, ça m'est bien égal, mais je n'aimerais pas vivre dans les champs, moi ; j'aimerais bien mieux être soldat !

-- Veux-tu te taire, ou je te mets à la porte. »

Ici, la Bonne maman fit cette figure maussade et renfrognée qui était sa protestation contre l'armée française ; et comme toujours, le gros garçon n'en éprouva qu'une émotion des plus légères.

Depuis quelques jours, il y avait du nouveau en famille. On avait reçu de Toulon une lettre qui annonçait que le cousin d'Amérique allait revenir au pays. La mère Drouard en était restée stupéfaite et ne pouvait plus dormir. « Il me faudra bien du temps, disait-elle, pour me remettre à être heureuse, parce que j'en ai tout-à fait perdu l'habitude. » Enfin il était venu se jeter dans les bras de sa mère et lui avait apporté dix ans de vie. Elle l'avait retrouvé bon, affectueux comme il ne l'avait jamais été ; on sentait qu'un grand changement s'était fait en lui.

Jacques Drouard, quoiqu'il sût se présenter, s'habiller, n'en était pas plus fier, par la raison qu'il avait de l'esprit naturel, et que la fierté est une sottise. Il parlait à tout le monde froidement parce qu'il était d'un caractère impassible, mais très poliment. Une chose faisait beaucoup de plaisir aux voisins, c'est qu'il ne roulait pas sur l'or comme on se l'était figuré ; il allait faire tout simplement un bon cultivateur aisé.

Le lendemain de son arrivée chez sa mère étant un dimanche, il avait tenu à l'accompagner à la messe, non simplement pour lui donner le bras, mais pour son propre compte, disant qu'il ne voulait pas manquer au précepte de la sanctification du dimanche. Grand étonnement pour les penseurs de l'endroit -- qui ne pensaient à rien du tout. -- En le voyant entrer à l'Église, ils avaient ri, croyant faire un acte de supériorité, les pauvres gens ! À la messe, on avait remarqué combien la tenue du nouvel arrivé était sérieuse et recueillie ; on voyait que sa foi était sincère, et les bonnes femmes s'en allaient disant entre elles : -- Mon Dieu, comme on est pieux en Amérique !

Mme André allait à son tour recevoir la visite du cousin d'Outre-mer. Elle l'attendait, elle espérait qu'il passerait deux jours chez elle, et dans son désir de l'honorer, elle avait à cette occasion fait son ménage à fond, tellement à fond qu'elle ne pouvait plus se tenir sur sa jambe, -- sur la bonne, bien entendu, l'autre était presque morte. -- Pas un coin si noir qu'il fût n'avait été négligé. On avait passé les meubles de noyer à l'huile de lin, et frotté, frotté, jusqu'à en perdre la respiration. Quant au reste, rideaux blancs aux fenêtres, deux beaux bouquets de perce-neige sur la cheminée, bon feu, bon petit dîner, fromage à la crème. Ce pauvre Jacquot, il faut bien le régaler ; il y a si longtemps qu'on ne l'a vu. Et puis, c'est la lettre de sa cousine Flore qui l'a décidé à revenir en France, elle lui sait gré de l'avoir écoutée et comprise, bien qu'il eût, comme elle disait toujours, quelque chose dans la tête.

Il était bien arrêté dans l'esprit de la cousine que, aussitôt après le dîner, on présenterait le cousin aux dames d'en haut . Il y avait non seulement de la satisfaction, mais aussi un petit bout de vanité à la seule pensée de cette présentation. Jacquot avait si bien pris les manières du beau monde !

Tout à coup, on entend claquer le fouet du voiturier ; c'était sa façon d'entrer dans la petite ville. Il se croyait obligé à cette politesse envers les voyageurs, après les avoir empilés quatorze au lieu de sept pour faire deux heures de route.

« Tiens, Nicolas, voilà la voiture qui arrive sur la place ; dans deux minutes ton oncle sera ici. Ôte ton tablier, mon petit homme, remets cette chaise en place, relève cette mèche de cheveux qui tombe sur ton front, et tiens-toi droit. »

Nicolas était ce soir-là bien décidé à obéir ; mais comme il se trouvait avoir quatre choses à faire à la fois, il se demandait par laquelle il fallait commencer. Après s'être tenu bien droit une bonne seconde, il releva la fameuse mèche qui retomba tout de suite ; se précipita de tout son cœur sur la chaise, et, au lieu de la mettre à sa place, la promena partout en essayant d'ôter son tablier. Dans son empressement à obéir, chose rare, Nicolas fit un bon gros nœud au cordon qui attachait le tablier à son cou, et tira dessus bien fort pour le dénouer, ce qui le serra un peu plus. Enfin, juste au moment où la chaise en était au beau milieu de sa promenade, et où le malheureux tablier tenait plus que jamais, le petit garçon vit entrer son oncle d'Amérique.

Mme André se jeta à son cou avec une effusion sans pareille, et, bien que le cousin n'eût jamais passé pour démonstratif, il reçut de cet élan un contrecoup qui lui fit embrasser bien amicalement la vieille cousine. Elle était tout attendrie, ne lâchait pas le cou du voyageur et répétait : « Jacquot ! Mon bon Jacquot ! ce cher Jacquot ! »

Vint le tour de l'enfant qui était parvenu à ôter son tablier en cassant le cordon. Jacques Drouard le regarda avec bonté, l'embrassa, et fut frappé de son excellente physionomie et de son air décidé.

« Quelle force, s'écriait-il ! quelle santé ! quel feu dans le regard ! il faudra faire de ce garçon-là un militaire. »

Mme André toussa deux fois pour atténuer cette terrible phrase, et répondit du fond du cœur :

« J'espère bien qu'il sera pâtissier ! »

Nicolas regardait son oncle indéfiniment et pensait que l'Amérique devait être un bien beau pays puisqu'on s'entendait si vite avec ceux qui en arrivaient.

« Voyons, Jacquot, nous allons d'abord nous mettre à table », dit joyeusement Mme André qui courut chercher la soupe pour détendre la situation. Rien ne réussit comme une soupe parce qu'on se brûle et qu'on ne pense qu'à cela.

Quand on fut en état de causer, la bonne cousine s'écria d'un air de triomphe :

« Tu couches ici, bien entendu ? »

Le cousin ne répondant ni oui, ni non, et la voiture s'en retournant à neuf heures, l'aimable hôtesse insista avec une bonhomie charmante et très sincère.

« J'ai un lit qui ne fait rien.

-- Mais... je...

-- Je t'ai mis des draps.

-- Je ne sais pas trop si...

-- Je te passerai la bassinoire.

-- C'est que...

-- Tu auras les pieds chauds.

-- Je pense que...

-- Tu dormiras tant que tu voudras.

-- Non, parce que...

-- Je te porterai ton café dans ton lit demain matin.

Allant ainsi, toujours crescendo , Mme André arriva à ne plus savoir que dire. Jacques paraissait touché de cette cordiale affection, et l'on pouvait aisément prévoir qu'il passerait la nuit sous ce toit hospitalier : mais les natures concentrées glacent les natures expansives ; et maman Dédé, qui trouvait que le cousin d'Amérique faisait beaucoup trop de façons, en aurait pleuré si elle avait eu huit ans au lieu de soixante.

Sans être précisément convenus de rien, on se mit à faire comme si l'on s'entendait sur ce point, et l'on n'en parla plus. La conversation eût pu devenir embarrassante si le petit garçon n'eût été un sujet tout trouvé et fort nouveau. La longue absence, et plus encore le changement de pays, de coutumes, de milieu, causent des dissemblances profondes entre deux esprits sortis de la même souche. Le cousin parla donc beaucoup de Nicolas et à Nicolas.

« Eh bien, mon enfant, te voilà grand ; j'espère que tu sais lire ?

-- Oui, mon oncle Toqué. »

À ce terrible prélude, Mme André, qui aurait voulu être souris pour entrer dans un trou, lança au petit maladroit des yeux tout ronds, mais si ronds, si ronds, qu'il en fut abasourdi, et s'étrangla du premier coup avec une bouchée de pain. Il fallut tousser, boire, étouffer, boire encore, se lever de table, encore tousser, encore boire, et se rasseoir enfin très fatigué de l'exercice. À la faveur de ces incidents, aussi bruyants que rapides, le visiteur n'eut pas le loisir de comprendre au juste la cause première de ce désastre.

Quand le petit neveu eut repris un équilibre suffisant, nouvelle question.

« Sais-tu un peu écrire ?

-- Oui, mon oncle Toq... mon oncle Jacquot. »

Encore deux yeux ronds, mais moins ronds, vu le progrès. L'oncle pensa que l'enfant avait un défaut de prononciation qui, dans les moments difficiles, tournait en infirmité.

Le pauvre petit s'appliquait de toutes ses forces à ne pas dire le mot défendu. Plus il redoutait de le laisser échapper, plus l'accident se reproduisait. Maman Dédé était sur le grill ! En vérité, pensait-elle, ce n'est pas la peine de faire venir quelqu'un d'Amérique pour entendre des choses pareilles !

Elle finit, pour rompre la conversation et faire taire le malheureux bambin, par se mettre à parler sans discontinuer de la dame d'en haut et de ses demoiselles . Il fallait raconter ce qu'elle savait de leur vie au Havre, de leur ancienne situation, de leur ruine, de leur existence actuelle si pénible. On en dit bien long pour occuper le temps. Le cousin ne mangeait plus, il paraissait d'abord étonné, puis inquiet, préoccupé.

On en vint à parler en particulier de Matthéa, et Mme André assura que la jeune fille exerçait une réelle et heureuse influence sur le petit garçon qui hélas ! n'était pas toujours sage, et qu'elle le remettait souvent en bon chemin. « Un jour même, continua la Bonne maman, il y a trois ou quatre mois, Mlle Matthéa lui a écrit une petite lettre qui a fait merveille. Il m'aurait fallu parler trois jours au moins pour obtenir un pareil résultat. Il embrassait ce papier, il le mettait la nuit sous son traversin. Nicolas, montre donc ta lettre à ton oncle ? »

L'enfant apporta la précieuse épître, et l'oncle lut à haute voix.

« Mon cher petit général,

« Je suis toute triste quand je te vois pleurer, car mon bonheur est de t'entendre rire. Veux-tu être sage ? Veux-tu obéir à ta Bonne maman qui te défend de faire du tapage ? Si tu y consens, je te promets deux choses : D'abord, la chère maman Dédé n'aura plus mal à la tête ; ensuite, je t'embrasserai.

« Allons, je compte sur toi. Tu seras bon, et tu ne feras plus jamais de peine à ta bonne maman, ni à ta chère petite femme.

« MATTHÉA VILLERS. »

« Villers ? » répéta froidement Jacques Drouard. La vieille cousine le vit pâlir... Ses lèvres devenaient blanches.

« Qu'as-tu, Jacquot ?

-- Rien.

-- Es-tu malade ?

-- Non.

-- Veux-tu que j'ouvre la fenêtre ?... une goutte de vin pur ?... deux doigts de café noir ?... »

Il pâlissait encore davantage ; ses yeux se vitraient ; il rejeta la tête en arrière... Drouard était évanoui.

XV -- Ne serait-ce pas lui ?

« Ma chère dame, méfiez-vous de la crème. Je ne me consolerai jamais d'en avoir fait manger à mon pauvre cousin. Au bout de cinq minutes, il est devenu blanc comme le col de sa chemise ; un instant après, il n'y avait plus personne. Je lui parlais, je lui mouillais les tempes et le dedans des mains, je lui faisais respirer du vinaigre, c'était comme si je chantais.

-- Il avait perdu connaissance ?

-- Oui, Madame. M'a-t-il fait peur ! Le petit en était tout triste. La crème ne m'a jamais fait de mal, mais il ne faut qu'une fois, je n'en mangerai plus.

-- Est-ce bien réellement la crème qui a rendu votre cousin malade ?

-- Qu'est-ce que ce serait ? Nous avions de la soupe grasse, du veau avec des carottes, c'est très sain. Non, j'ai beau chercher, je ne vois que la crème qui puisse produire un effet pareil. Ah ! j'en ai été bien contrariée ; pour lui d'abord, ce pauvre Jacquot, et puis pour moi, car je me faisais une fête de vous le présenter ; il est si comme il faut !

-- J'aurais vu votre cousin avec grand plaisir, madame André. Mais n'aurait-il pas mieux fait de passer la nuit chez vous ?

-- C'est ce que je lui proposais. Je lui disais :

« Couche-toi, mon bon ami, je te ferai de la mauve... » mais les hommes ! ils ne sont pas commodes à mener. J'avais beau répéter : « couche-toi, tu seras guéri demain et nous monterons chez Mme Villers. » Plus je répétais ma phrase, plus il s'entêtait à reprendre la voiture. À tout ce que je lui disais de raisonnable, vu sa position, il me répondait ni plus haut, ni plus bas, toujours sur le même ton :

« À neuf heures, je reprendrai la voiture. »

Et il l'a fait comme il l'avait dit. Au moment où il partait, je lui ai demandé quand il reviendrait me voir ? Il m'a répondu tout bonnement :

« Je ne reviendrai pas ; une fois à la tête de ma ferme, je ne la quitterai plus. »

Est-ce ridicule ? Je sais bien qu'on a ses bœufs, son cheval, son âne, ses oies ; mais on a aussi sa cousine !... Oh ! non, ce n'est pas aimable. Du reste, je ne lui en veux pas, ce pauvre garçon ! il a quelque chose dans la tête, c'est un malheur pour lui. Il faut éviter de le contrarier. Aussi, j'ai fini par lui répondre :

« Comme tu voudras, mon bon ami, comme tu voudras. »

C'est tout de même une drôle de maladie ! Il faut croire que ça vous prend comme un coup de pistolet. Je lui avais donné à lire la jolie petite lettre que Mlle Matthéa a écrite à Nicolas, un jour qu'il avait mis la maison sens dessus dessous ; il a répété deux fois le dernier mot d'une voix étranglée, puis il s'est trouvé mal.

-- Quel était donc le dernier mot ?

-- Tout bonnement la signature.

-- La signature ?

-- Oui, madame. Il a répété deux fois : Villers !... Villers !... Et puis, son mal est revenu. C'est apparemment la crème ; car du veau et des carottes, c'est si sain ! »

L'aïeule de Matthéa devint sérieuse et pensive. Un nuage troubla la sérénité de son front, un frisson courut dans ses membres, et un souvenir fugitif traversa son esprit comme un éclair. Elle se rappela ce jeune commis, placé autrefois sous les ordres du caissier. « Ne serait-ce pas lui, se dit-elle ?... » Mais son âme religieuse eut peur de ce soupçon, qui n'était appuyé que sur une circonstance, singulière il est vrai, mais non décisive.

Quant à Mme André, ce qu'on ne disait point très carrément n'existait pas pour elle. Donc, elle ne se douta pas plus de l'émotion de Mme Villers que de la véritable cause de l'évanouissement de Jacques ; et, après avoir encore une fois juré haine éternelle à la crème, elle se mit à parler d'autre chose.

Depuis quelque temps, il n'était plus question que de la messe de minuit, et l'on était arrivé, à force d'en parler, au 24 décembre 1850. Tout le monde aurait voulu prendre part à cette joyeuse fête de nuit ; mais la chose était impraticable. Mme Villers, depuis sa maladie, s'enrhumait au moindre froid ; Mme André devait rester auprès du lit de Nicolas ; Matthéa avait besoin de soins et de prudence. Quant au général, il avait eu beau prier, supplier, sa Bonne maman lui avait dit, selon la coutume :

« À ton âge, mon petit homme, on va à la messe de minuit dans la chapelle blanche.

-- Tu m'as dit ça l'année dernière, et je n'y ai pas été.

-- Comment donc ? c'est moi-même qui t'y ai conduit.

-- Mais je n'ai rien vu.

-- Parce que tu dormais, ce n'est pas ma faute. »

Nicolas avait été obligé de prendre son parti ; il le fallait bien.

Blanche ressentait un vrai chagrin de ne pouvoir assister à la messe de minuit, et s'en plaignait sans humeur, sans amertume, avec cette aimable soumission qu'elle apportait en toute circonstance.

Mme Holstein, ayant entendu cette plainte douce et résignée, avait obtenu sans peine de Mme Villers la permission d'emmener à l'église cette chère enfant. Matthéa se trouvait donc, pour la première fois depuis longtemps, seule avec sa grand-mère.

Mme André voulait absolument que ces dames se couchassent, et demandait qu'on se reposât sur elle du soin d'attendre Blanche, et de lui faire prendre une tasse de bouillon bien chaud. Elle insistait si vivement, et il y avait tant de sincérité dans ses paroles, qu'on fit tout ce qu'elle désirait.

« Allons, bonsoir, mesdames, et bonne nuit. Soyez tranquilles, je suis là. »

On pouvait être tranquille, en effet, car rien au monde n'était meilleur et plus fidèle que le cœur de Mme André.

Neuf heures sonnant à l'église, la voisine redescendit tout doucement son escalier, et s'installa au coin de son feu pour la veillée , avec son livre de prières, son tricot, et ses envies de dormir qui tenaient bien plus de place que le reste. Nicolas dormait de tout son cœur ; il en avait encore devant lui pour onze heures, sans dételer !

XVI -- Content de tout, content de Dieu

Pendant que la bonne Mme André veillait -- très bien endormie, -- Mme Villers se coucha, tout en causant avec sa petite-fille. Il y avait longtemps que l'aïeule jouissait du travail de perfectionnement qui se faisait en Matthéa ; mais elles ne se trouvaient jamais en tête à tête, et l'on ne cause bien qu'à deux. Ce soir-là, elles éprouvaient l'une pour l'autre ce doux entraînement qui précède un entretien intime. La jeune fille allait de sa petite retraite au lit de son aïeule, lui rendant mille services affectueux, et ne pouvant se décider à la quitter.

Depuis que nous l'avons vue écrivant à Thérèse, et convenant avec elle de ses torts, Matthéa avait continuellement senti la touche de la grâce qui l'attirait à une vie meilleure, plus chrétienne et plus raisonnable. Dernièrement, elle avait éprouvé un attrait presque irrésistible : un soir, pendant qu'elle réfléchissait sur sa propre misère, sur ses défauts de caractère, et sur l'affliction qu'elle avait causée à son entourage, elle avait jeté les yeux sur une feuille volante, qui servait de marque aux lectures journalières. Cette feuille volante, elle l'avait parcourue vingt fois des yeux du corps, mais c'était l'heure sainte où son âme devait la lire. Elle se recueillait avec la bonne volonté d'une nature intelligente, qui ne peut demeurer bien longtemps en dehors de sa voie. Elle s'attachait non pas à la lettre, mais au sens des paroles qu'un hasard providentiel lui présentait. Ces lignes bénies parlaient de l'état le plus parfait que l'homme puisse atteindre en sa course terrestre. Rien de mystique ; c'était le simple vol du chrétien, qui s'élève facilement au-dessus des nuages, parce qu'il lui est naturel de chercher les sommets.

En lisant, la jeune fille apprit que le grand secret de cette paix de l'âme, de ce bonheur qu'elle peut goûter, même en ses souffrances et ses sacrifices, c'est d'être content de tout, content de Dieu. Ses yeux s'arrêtèrent là : elle relut plusieurs fois ces mots, comme s'il y avait eu là une énigme, et, comme elle avait du cœur et de l'esprit naturel, il lui fut donné de comprendre.

Elle regretta plus vivement que jamais ce long blâme jeté par elle, pauvre petite, sur tout ce que Dieu a fait. Alors la piété filiale et la justice lui firent un devoir, ou plutôt un besoin, de convenir enfin de ses faiblesses avec la personne qui en avait le plus souffert ; toutefois, un peu de concentration naturelle, et peut-être un peu d'amour propre, l'avaient retenue jusqu'ici. Une occasion se présentait ; elle était seule avec sa grand-mère, elle ne résista pas à l'impulsion du moment.

S'approchant du lit, et se penchant avec tendresse, la bonne jeune fille parla de cette touche intime de la grâce qui, pour elle, s'était cachée sous une ligne d'une feuille volante. « Ce simple portrait du vrai chrétien : Content de tout, content de Dieu ; voilà, dit-elle humblement, ce qui a achevé de me faire rentrer en moi même, et ce qui m'a prouvé que je n'ai cessé d'être ingrate envers Dieu et envers vous. »

L'aïeule et l'enfant s'embrassèrent et demeurèrent longtemps l'une près de l'autre. Mme Villers était heureuse. Alors on causa, les âmes se mêlèrent, bien des choses s'expliquèrent, bien des préventions s'évanouirent ; on sentait, de part et d'autre, confiance et sûreté. Matthéa avouait que depuis deux mois elle était beaucoup moins malheureuse, quoique la vie fût la même ; subir et accepter, c'est si différent.

Avant de laisser sa petite fille regagner sa couche, Mme Villers posa sur cette jeune tête ses mains amaigries : « Ma fille Matthéa, dit-elle avec une extrême douceur, souviens-toi de la nuit de Noël ! Plus tu réfléchiras, mieux tu comprendras le système de compensations dont se sert à notre égard la Providence. La vie te sera désormais moins amère parce que tu verras l'expression de la volonté de Dieu dans les circonstances favorables ou défavorables. Allons, va te reposer, très chère fille, et sache que tu m'as consolée de tout. »

Matthéa couvrit de baisers les mains de son aïeule et s'en alla dormir ; mais elle avait le cœur trop ému pour ne pas achever de le déverser dans un absolu silence. À genoux, au pied de son lit, elle demanda pardon pour ses murmures et ses défaillances, et elle dit une fois de plus, avec ce consentement parfait qui est le plus bel hommage de la créature à son Dieu : « Que votre volonté soit faite en la terre comme au ciel. »

XVII -- Ce qu'il y avait dans un soulier

Ce que peut contenir un soulier dépasse l'imagination ; et la preuve, c'est ce que nous a raconté Perrault au sujet du soulier de Cendrillon. Cette bonne et estimable personne y trouva tout simplement le bonheur. Nicolas y trouva, lui, du plaisir, beaucoup de plaisir.

C'était donc la nuit de Noël. Bien que Mme André n'eût fait que se tenir à la porte de la chapelle blanche pour surveiller son cher enfant, elle était néanmoins très fatiguée.

Vers une heure et demie, on entendit le pas des chevaux. « Bon ! voilà la voiture de Mme Holstein, pensa la chère femme, voyons si mon bouillon a bonne mine ? »

Découvrant la marmite, elle laissa échapper ce parfum des petits ménages où, dit-on, s'est conservée la tradition du vrai pot-au-feu. En se retournant, elle prit une brassée de bois sec qu'elle jeta dans l'âtre ; une flamme vive et réjouissante éclaira la chambre ; Rébecca à la fontaine apparut dans toute sa beauté.

Sans laisser le temps de frapper, Mme André s'empressa d'aller ouvrir, et, pour ne pas faire de bruit, faillit se jeter par terre en enfourchant, bien malgré elle, le cheval de bois que le général avait imprudemment laissé en liberté dans le corridor.

M. Salmon descendit de voiture assez lestement, et donna courtoisement la main à Mme Holstein. Celle-ci était un peu fatiguée, vu son grand âge ; elle s'appuyait d'un bras sur le vieil ami, de l'autre sur l'ombre... pas l'ombre du caissier, non, cette ombre délicate, discrète, sur qui depuis quelques mois Mme Holstein jetait souvent un regard presque maternel, en un mot sur M. Gustave.

Le jeune homme en présence de Blanche semblait un peu gêné. Mme André qui aimait à se rendre compte de tout, bien qu'elle tombât toujours à côté, supposa que, à cause de la solennité, il avait mis des souliers neufs.

Tout le monde eut la délicatesse de parler bas afin de ne pas réveiller le général.

« Bonsoir, madame André.

-- Madame, j'ai l'honneur de vous présenter mon respect. Bonsoir, messieurs, bonsoir mademoiselle Blanche.

-- Et beau Noël ! reprit gaiement M. Salmon, toujours en train de rire.

-- Bien honnête, monsieur, à vous pareillement ! Ah ! comme il fait froid.

-- Un froid de loup !

-- Si Madame voulait me faire l'honneur de se chauffer les pieds ?

-- Oh ! le bon feu ! » le bon feu ! s'écria Mme Holstein. Et, avec le sans-façon de bon genre d'une femme distinguée, elle accepta une chaise de paille, toute basse, et présenta à la flamme ses pauvres pieds gelés.

« Ah ! madame, et messieurs, dit Mme André en joignant les mains et en regardant la marmite, si j'osais ?... il sent si bon !

-- Il sent si bon ! » répéta joyeusement Mme Holstein.

La béquille et Mme André s'élancèrent d'un commun accord vers l'étagère ; quatre belles tasses furent apportées, celles qui ne servaient jamais, on les rangea côte à côte sur la cheminée, et l'on procéda à un semblant de réveillon.

Blanche était toute contente ; elle porta elle-même les tasses à chaque personne. Mme André, qui venait de remplir la quatrième, la présenta au jeune homme. La chère maman Dédé était si bien façonnée aux soubresauts que la tasse, fort émue en chemin, fit mine de tomber en avant sur le pantalon de M. Gustave. Celui-ci recula instinctivement ses deux jambes à la fois, moyennant deux bons coups de pied dans le lit du général.

L'immortel se réveilla soudain, et, ayant probablement perdu dans un songe le souvenir de sa gloire, il cria deux fois, mourant de peur :

« Bonne maman ! Bonne maman ! »

Puis se rendormit par la force de l'habitude.

« Voyez-vous, dit Mme André, dans son sommeil, quand c'est la tête qui parle, il crie : Mon sabre ! mon fusil ! mais quand le cœur vient tout seul, il crie : Bonne maman !

-- Ah ! le bel enfant, répétait Mme Holstein ! le bel enfant ! quel âge a-t-il ?

-- Sept ans depuis Notre-Dame d'août. Dame, le voilà grand ; c'est la dernière fois que je lui mets son soulier dans la cheminée. Les enfants sont si rusés au jour d'aujourd'hui !

-- Ah ! puisque je suis ici, dit gracieusement Mme Holstein, il ne sera pas dit que Nicolas ne croquera pas mes pastilles... et la bonbonnière aussi. »

En disant ces mots, la respectable dame remit sa bonbonnière à M. Gustave, qui la déposa dans le petit soulier.

Tout le monde était gai, enjoué ; M. Salmon se tournait, se retournait ; il semblait aussi vouloir attraper quelqu'un. On se souhaita le bonsoir, toujours bien bas comme un secret, et Blanche, avec ce merveilleux instinct que possède la jeunesse féminine, pour deviner ce qu'on ne lui dit pas, remarqua que Mme Holstein et M. Salmon lui faisaient un adieu plus cordial encore que de coutume. Mme Holstein, au lieu d'embrasser la jeune fille comme elle en avait l'habitude, l'attira plus maternellement et la serra dans ses bras. Quant à Gustave, il la salua d'un air embarrassé, presque froid. Mme André pensa tout de suite qu'il avait des cors, et le plaignit du fond de son cœur. Des cors et des souliers neufs ! Pauvre monsieur !

En se retirant, le jeune homme manqua de faire la culbute, -- ce dont il ne se fût pas consolé, -- à propos d'une petite marche qu'il ne voyait pas parce qu'il était distrait. Tout cela était singulier, ainsi que l'expression plus joviale que jamais de M. Salmon, qui ne pouvait même plus dire bonsoir sans rire. Il avait l'air de savoir des choses que personne ne savait encore, et se frottait les mains d'avance !

Blanche, après avoir bien affectueusement remercié Mme André, remonta sans bruit, et se coucha, se redisant vingt fois de suite : -- Il y a quelque chose ? Qu'est-ce que cela peut-être ?

Elle s'endormit et ne s'éveilla qu'à neuf heures, tant Matthéa avait pris de précautions pour ne pas troubler son sommeil. Elles causèrent un moment de ce qui s'était passé la nuit, et Blanche fut heureuse en pensant que Mme Villers avait joui de tout ce qu'il y avait de bon, de tendre, dans le cœur de Matthéa. Depuis longtemps elle voyait les efforts de sa chère jumelle ; le dernier pas qu'elle venait de faire la combla de joie et tout se dit dans un baiser.

Chacune, à la hâte, passa une robe de chambre, car c'était l'heure convenue pour retirer de la cheminée le soulier du petit garçon, et elles voulaient s'amuser de sa surprise.

Vite on descendit chez Mme André. Le général venait de s'éveiller ; jamais sa tête blonde n'avait été plus finement espiègle, et l'on voyait sur ses lèvres ce franc sourire qui lui donnait l'air bon, même au milieu des fureurs de la guerre.

Il y avait dans le soulier beaucoup de choses. La Bonne maman, encore en bonnet de nuit, disait avec malice : -- Je ne sais pas trop ce qui s'est passé cette nuit, mais j'ai entendu bien du bruit.

L'enfant riait aussi, mais n'était plus attrapé. Il était évident qu'à la faveur de ses sept ans et demi, la lumière s'était faite, et que l'Enfant-Jésus ne viendrait plus, de cette manière du moins.

Nicolas retira d'abord du soulier une fort jolie bonbonnière, un vrai bijou. Il ne pouvait en croire ses yeux, et, pendant qu'il la regardait avec admiration, sa Bonne maman inventa de la garder pour la future femme du général... ceci menait un peu loin.

Nicolas, fourrant de nouveau ses petits doigts dans le soulier merveilleux, en retira d'un air de triomphe un petit pistolet, -- Mme André baissa les yeux et toussa. -- Un petit pistolet qui, au moyen d'une ficelle rose et d'un bouchon, tuait tous ceux qui se trouvaient à sa portée. Puis un couteau, un jeu de dominos en miniature, et enfin une petite bourse, un trésor offert à Nicolas pour ses menus plaisirs. Mme André regarda son tiroir d'un œil ravi ; quant à l'heureux propriétaire du trésor, il proposa d'acheter, dès le lendemain, un canon, un clairon, et un tambour neuf ! Quelles emplettes ! l'assistance en frémit.

À ce moment, on apporta une lettre à l'adresse de Mme Villers. Pendant que Nicolas admirait ce que peut contenir un soulier, les jeunes filles allèrent porter cette lettre à leur aïeule, et préparer le déjeuner.

La lettre était de M. Salmon qui annonçait une nouvelle très extraordinaire, et se proposait de venir plus tard causer longuement avec Mme Villers et développer ce qu'il disait à la hâte en quelques lignes.

XVIII -- Comment cela finit

« Excusez madame, il faut que j'ôte mes lunettes... car... les jambes me manquent toutes les deux... Décidément, il faut que je m'assoie. Ne me dites pas tout à la fois s'il vous plaît, je n'en peux plus.

-- Chère madame André, votre cœur est si bon si délicat ! Vous ne pouvez apprendre sans une grande émotion les événements qui changent notre existence. Assoyez-vous et donnez-moi la main.

-- Oh madame ! je n'en reviens pas ! Ce que c'est que la religion, ce que c'est que la confession ! Dire qu'il y a des gens qui s'en moquent !... Une restitution ! c'est admirable ! je n'en reviens pas ! Et vous ne connaissez pas le voleur ?

-- Tout s'est passé dans le plus profond secret.

-- Ça devait être. D'ailleurs, au bout du compte un voleur qui ne vole plus, c'est un brave homme. Le bon Larron est un saint qui en vaut bien un autre... Et tout cela s'est fait par M. Salmon, toujours le bon monsieur ?

-- Oui, il est toujours pour moi l'image de la Providence.

-- Quant à moi, madame, il m'a sauvé la vie à la bataille du saucisson, il y a deux ans. Sans lui, Nicolas serait tombé d'en haut à la renverse ; il serait mort du coup, et moi du contrecoup... Mais comment avez-vous su... Racontez-moi l'affaire, ma chère dame, si je ne suis pas trop indiscrète ?

-- Vous ne pouvez pas l'être, ma bonne voisine, et si je ne vous dis rien, c'est que je ne sais rien, ou du moins fort peu de chose. Un missionnaire, de passage à Toulon, a écrit à M. Salmon une lettre très laconique, par laquelle il lui apprend qu'un étranger le charge d'une importante restitution envers la famille Villers, dont M. Salmon était autrefois le notaire et l'ami. Il ajoute que la somme a été déposée chez M. D\ \*\ banquier fort honorable qui la tient à la disposition de la famille.

-- Voyez-vous ça ? c'est superbe !

-- Aussitôt, M. Salmon a répondu au missionnaire, puis s'est mis en rapport avec le banquier. Notre excellent ami ne m'a pas dit un mot de l'affaire avant d'avoir entre les mains la réponse du banquier, qui rendait pour ainsi dire palpable la somme restituée ; et cette somme, dans laquelle sont compris les intérêts...

-- Il paie les intérêts ? Oh ! le brave coquin ! Mon Dieu que je l'aime !

-- Cette somme se monte à près de trois cent mille francs.

-- Trois cent mille francs ! Oh ! ma bonne dame, allez-vous vous donner du bon temps dans vos vieux jours, vous et vos demoiselles ? Que je suis donc contente ! Mais je n'en reviens pas ! Non vraiment, je n'en reviens pas.

-- C'est bien étonnant en effet.

-- Voyez-vous, madame, c'est le fruit de la mission. On vient de faire une mission à Toulon, pour les galériens ; j'ai lu ça il y a quelques semaines, dans le journal des villes et des campagnes.

-- Oui, une amie de mes filles leur a même écrit à ce sujet une lettre pleine de détails.

-- Ce n'est toujours pas un galérien qui vous rend votre bien, car ils n'ont pas un sou, mais, dame, il devait y avoir bien du monde en l'air pour aller voir ça, et dans le nombre... qui sait ?

-- Sans doute ; il est possible qu'un homme coupable, mais ayant échappé au châtiment, ait reçu de cette mission une impression salutaire qui l'ait conduit au vrai repentir, à la réparation de sa faute... Quel est cet homme ? C'est le secret de Dieu, nous ne le connaîtrons jamais.

-- Peut-être que Jacquot l'a vu sans le savoir, car il était à Toulon en même temps que les missionnaires ; je lui ai fait même quelques questions à ce sujet, mais comme il ne répondait que par oui, ou par non, je me suis dit : en voilà assez. Il faut éviter de le contrarier, d'autant qu'il a dû avoir des ennuis, bien sûr. Qu'est-ce que c'est ? On ne sait pas, puisqu'il ne parle jamais de ses affaires ; ce qu'il y a de certain, c'est qu'il était riche et qu'il ne l'est plus.

Mme André, dans sa candeur, ne fit pas le moindre rapprochement entre Toulon, la mission, Drouard, son évanouissement au nom de Villers, le changement subit de la position du cousin ; tout cela passa inaperçu.

Quant à Mme Villers, elle regarda longtemps la photographie suspendue à la cheminée, et ne douta point qu'un miracle de la grâce n'eût remué ce cœur malade, sous cette enveloppe impassible. Avec toute la délicatesse de sa nature, elle se promit de ne jamais laisser paraître ce soupçon, et n'en convint qu'avec M. Salmon, qui, dès le premier moment, avait eu la même pensée.

Inutile de chercher à peindre la joie des deux sœurs. Blanche ne savait comment exprimer sa reconnaissance. Elle en était toute pénétrée, et demandait à Dieu de combler de bienfaits cet inconnu qui réparait ses fautes si chrétiennement et si noblement.

Matthéa, au milieu de son bonheur, se sentait presque honteuse d'être déjà soulagée du fardeau qu'elle commençait à porter légèrement.

Nicolas, à travers tout cela, continuait ses naïvetés. Ayant entendu parler, sans y comprendre grand chose, de la restitution, de Toulon, d'un inconnu, il disait à sa chère Matthéa : -- C'est peut-être mon oncle Toqué qui vous a rapporté de l'argent ? On dit qu'il en avait beaucoup et qu'il ne lui en reste guère ; moi, je crois que c'est lui.

-- Tais-toi, Nicolas, tais-toi, ne dis jamais cela.

-- Pourquoi ?

-- Parce que ce n'est pas bien.

-- Si je le disais encore ?

-- Tu me ferais de la peine, beaucoup de peine.

-- Alors je ne le dirai plus... Portez arme ! Présentez arme !

La nouvelle de l'heureux événement que nous venons de raconter était contenue dans la lettre qu'avait reçue Mme Villers le jour de Noël. Depuis lors, une seconde lettre était arrivée, tout aussi surprenante que la première ; celle-ci était de Mme Holstein. Laissons Matthéa redire à son amie Thérèse Lacroix ses impressions à ce sujet.

« Ma bonne Thérèse,

« Tu m'as dit quelquefois : Dieu semble n'attendre que la soumission du cœur pour adoucir le breuvage amer qu'il nous donne à boire. Tu disais vrai. J'ai fait de grands efforts sur moi-même, tu le sais. Puis enfin, la nuit de Noël est venue, Blanche a été à la messe de minuit avec Mme Holstein, je me suis trouvée seule avec ma grand-mère, et je lui ai ouvert mon cœur ; elle a été d'une bonté qui ne m'étonne pas, mais qui m'attendrit encore. C'est dans ses bras que j'ai renoncé à cette aigreur qui nous a fait, à toutes trois, tant de mal ! C'est dans ses bras que j'ai promis d'accepter ce que Dieu fera , et comme il le fera . Je me suis résignée à sa volonté pour la manière, pour le temps et pour l'heure. Depuis que j'ai fait cela, sais-tu ce qui est arrivé ? C'est inouï, c'est inimaginable, je crois rêver.

« Blanche t'a écrit il y a deux jours pour te dire que, par la conversion d'un inconnu, une partie de notre fortune nous a été restituée, et que nous allons enfin reprendre le genre de vie qui nous avait été d'abord destiné. Je suis profondément reconnaissante envers Dieu qui m'a fait grâce de la pauvreté et de la fatigue, quoique je ne l'eusse pas mérité, puisque je me suis laissée aller pendant si longtemps au murmure.

« Ce qui nous arrive en ce moment, c'est bien autre chose ; j'ai supplié Blanche de me donner la joie de te le dire, écoute bien.

« Ma grand-mère n'avait encore parlé à personne de la restitution qui nous est faite. M. Salmon désirait vivement que Mme Holstein ne se doutât de rien pendant quelques jours, et paraissait y tenir beaucoup... On apporte une lettre de Mme Holstein... Il faut te dire que depuis quelque temps, nous remarquions la prédilection de cette respectable dame pour Blanche, et nous en étions heureuses ; je dis nous , car, malgré mes défauts de caractère, je n'ai jamais eu l'idée d'être jalouse. Petite sœur vaut mieux que moi ; elle est plus aimée, c'est justice ; son bonheur fera toujours le mien.

« Mais, dis-tu, que pouvait contenir cette lettre ? Le devines-tu ? Peut-être ? Il faut commencer par t'apprendre que depuis quelques semaines, M. Gustave causait plus volontiers avec moi qu'avec ma sœur. Auprès d'elle, il paraissait un peu embarrassé, tandis que moi, il me regardait comme une personne... qui ne compte pas, comme une bonne sœur... comprends-tu maintenant ! Oh ! ma chère Thérèse, quel coup de providence ! Ma grand-mère décachette la lettre ; nous la voyons émue, tremblante, les larmes lui viennent aux yeux, elle regarde le portrait de mon père. En deux mots : Mme Holstein, dans les termes les plus affectueux, demande Blanche pour son jeune parent, M. Gustave Holstein, dont elle fait son unique héritier. Elle termine ainsi :

« Me voici vieille, chère madame ; depuis longtemps toute chose m'est devenue sans charme, hormis les joies de votre si honorable amitié et la fidélité de notre ami M. Salmon. Des circonstances providentielles ont rapproché de moi un jeune cousin de mon mari ; j'ai étudié sérieusement ce cœur, il est loyal. Laissons le jouir, avec votre fille Blanche, de ce bien être qui m'entoure ; je ne leur demanderai qu'une chose, c'est de me délivrer, pendant le peu de jours qui me restent, de ce mal dont j'ai tant souffert : l'isolement.

« À Dieu ne plaise que je veuille vous priver complètement de Blanche ; je sais trop ce qu'elle est pour vous. Je l'ai étudiée, elle aussi ; j'ai reconnu en elle l'amour du devoir, la vraie piété, le dévouement dans les détails. Ah ! quelle dot !

« Voici comment, si vous le permettez, je compte régler nos petites affaires. J'achèterai pour les enfants une maison de campagne, et vous y vivrez tous ensemble pendant la belle saison ; puis les jeunes gens me reviendront, comme les hirondelles qui font deux parts de leur vie, et se souviennent toujours, au lieu où elles arrivent, du lieu qu'elles ont quitté. À cause de mon âge avancé, ma maison sera un peu sérieuse peut-être ; ce sera le Nord, et près de vous le Midi, où l'on fait le nid, où l'on bat des ailes... Vous me la donnez, n'est-ce pas ? Vous voulez bien que je sois fière de lui confier le nom de mon mari ? qui peut honorer mieux ce nom qu'une telle femme ? Qu'entre nous, il ne soit jamais question d'affaires, je vous en prie ; Gustave est assez riche pour deux, je l'adopte pour mon fils et Blanche assurera son bonheur si elle l'accepte pour son mari. Je crois que nos enfants se voient avec plaisir ; j'espère donc que rien ne retardera l'accomplissement de mes vœux. »

-- « Voilà, ma chère Thérèse, ce qui s'est fait. C'est avec le cœur qu'on accepte ce qui est offert par le cœur. Le jour même, ma grand-mère, nous laissant sous la garde de la bonne Mme André s'est rendue seule chez Mme Holstein, et tout s'est dit dans un serrement de main. M. Salmon n'avait exigé le secret sur notre changement de position que pour nous laisser apprécier toute la générosité de Mme Holstein, car il connaissait depuis quelque temps ses intentions. Juge de la joie de ma grand-mère quand il lui a été permis d'ajouter :

« Il est inutile d'acheter une maison de campagne pour l'été ; je prendrai les enfants chez moi, en Anjou, car je vais rentrer en possession de la maison de mon père... » grand étonnement comme tu te l'imagines ! Alors tout s'est expliqué, et l'on a béni Dieu tous ensemble.

« Séance tenante, il a été décidé qu'on se marierait en poste. Les vieillards sont pressés, les jeunes gens se dépêchent volontiers ; donc, on se marie dès la fin de janvier. Pour commencer la série des joies de famille, on a improvisé sur l'heure un dîner qui devait nous réunir tous les six. Il va sans dire que M. Salmon, chez les Holstein et chez les Villers, est toujours au nombre des parents ; que peut-on faire sans lui, le lien entre tous ?

« Il était cinq heures, et le dîner improvisé était à six heures. On vint donc en voiture nous chercher ; M. Gustave accompagnait ces dames son front était rayonnant ; tout ce monde avait le sourire sur les lèvres et la joie dans le cœur. Si tu savais avec quelle affection Mme Holstein a embrassé Blanche ! Et comme petite sœur était rouge et gauche, et gentille tout de même ! Ah ! je comprends bien qu'on l'ait aimée, qu'on l'ait choisie... on a bien fait.

« Nous avons fait en hâte une petite toilette. Il ne s'agissait pas de moi ; j'ai retouché la coiffure de Blanche, je lui ai passé, presque de force, sa plus jolie robe... nous n'en avons que deux... je lui ai mis de jolies manchettes, et un nœud vert d'eau, à moi, qui lui va à ravir ! Dès ce soir-là, les jumelles n'ont plus été pareilles l'une à l'autre ; cela doit être ainsi désormais ; elle est fiancée, elle sera épouse. Je l'aime et j'aime son bonheur, puissé-je y contribuer ! Dorénavant, je n'ai plus qu'un désir, c'est de soigner ma grand-mère, de lui rendre en affection et en dévouement tout ce qu'elle nous a donné, d'être bonne et reconnaissante envers Dieu et envers les hommes.

« Avant de nous emmener pour dîner, Mme Holstein a désiré voir ce que nous appelons en riant la chambre de Blanche. Elle a écarté le paravent, et M. Gustave a reçu de ma grand-mère la permission de jeter aussi un regard sur ce petit nid, toujours si propre et si bien rangé. Je ne puis te peindre l'émotion de Mme Holstein en voyant cette simplicité, cette pauvreté, cet ordre parfait, et en même temps cette distinction qui ressort des moindres détails.

« Apercevant le dé de ma chère petite Blanche, et la longue aiguille enfilée de soie verte dont elle s'était encore servie pour son travail deux jours plus tôt, Mme Holstein s'est tournée vers ma sœur et lui a dit :

« Chère fille adoptive, je vous demande ce dé et cette aiguille enfilée de soie verte, voulez-vous me les abandonner ? »

« Et comme Blanche étonnée remettait ces objets entre ses mains :

« Je te les garde, a dit Mme Holstein à son cher Gustave, ce sont de bien beaux souvenirs d'un temps d'épreuves. »

« M. Gustave a regardé petite sœur avec un profond sentiment de respect, et pour te dire ma pensée tout entière, je crois qu'il l'aime beaucoup, et depuis longtemps. Elle l'a toujours trouvé charmant, et la preuve c'est qu'elle ne parlait jamais de lui ; maintenant qu'on est fiancés, on a fait du chemin en deux jours, c'est à qui sera le plus content. Quant à moi, je puis te dire que j'aurai un gentil beau-frère... Mais revenons à nos moutons. Le dîner chez Mme Holstein a été fort gai. Sans le bon M. Salmon, la situation eût été peut-être un peu gênante à ce premier moment où tant de choses s'étaient faites ; mais avec le vieil ami, tout prend un tour comique, et il nous a fallu mourir de rire au dessert.

« On a parlé de la noce avec une bonhomie charmante, et aussi du bonheur qu'on appelle futur, et qui, je te l'assure, est présent pour tout le monde. C'est à notre vieil ami que nous le devons, ce bonheur ; c'est lui qui, il y a deux ans, a été le lien entre Mme Holstein et nous ; c'est lui qui a fait toutes les démarches à faire au sujet de la restitution ; c'est lui qui a assuré à ma grand-mère le rachat de sa maison d'Anjou, tout se fait par lui.

« Aussitôt après le mariage, ma grand-mère et moi, nous nous réinstallerons en Anjou, dans nos vieux foyers ; est-il rien de plus doux ? Là, nous attendrons les hirondelles, comme dit Mme Holstein, nous les attendrons en leur préparant un nid bien moelleux, fait de bonheur et d'amitié.

« Plus tard, nous reviendrons passer quelques semaines d'automne chez Mme Holstein, revoir le vieil ami, et aussi Mme André si dévouée, si bonne au temps de nos malheurs !... Le temps de nos malheurs, c'était hier ! Comme on oublie vite ! Vois-tu, chère amie, il est si naturel de rentrer dans la position où le ciel nous a fait naître qu'on la reprend en une heure, sans aucun étonnement, comme un vêtement fait sur mesure, et dont on était privé.

« Ce matin, en apprenant les dernières nouvelles, et en comprenant notre prochain départ mon cher petit Nicolas a défoncé son tambour neuf par un gros coup de poing ; puis il m'a dit avec tristesse : « Je ne vous verrai donc plus ? » Je l'ai consolé en lui promettant de revenir tous les ans le voir ; nous avons causé, je lui ai promis de lui donner en partant beaucoup de petites choses qu'il désire, entre autres un beau plumet pour mettre à son chapeau de commandant. Il m'aime de tout son cœur et me disait hier : « Quand je serai grand, je vous écrirai le lendemain de toutes les batailles pour vous dire si je ne suis pas tué. » Je crois en vérité qu'il a la vocation militaire. La pauvre maman Dédé aura beau faire, elle lutte contre plus fort qu'elle.

« Nous allons être fort occupées, mais quelles douces occupations ! Mme André, bien entendu, est chargée de tout ce qui, dans le trousseau de Blanche, concerne son commerce. Cette excellente femme est si éloignée de tout égoïsme qu'elle se réjouit comme nous de ce qui nous arrive, et fait semblant de ne pas nous regretter. « Allons, dit-elle quelquefois, les larmes aux yeux en pensant à la séparation définitive, il faut pourtant que je tâche d'être bien aise puisque vous allez être heureuses. » Ah ! quel beau cœur ! Je le sens aujourd'hui, dans cette petite ville ignorée, que je méprisais, et qui ne m'a fait que du bien, il y a des âmes d'élite, et dans le milieu intime où j'ai vécu, moi seule étais personnelle. J'ai résolu de ne plus l'être, et j'ai commencé, tu le sais, avant cette heure de grâce qui m'a délivrée d'une situation gênante et douloureuse.

« Je te quitte, en t'embrassant pour Blanche et pour moi. M. Gustave te connaît parfaitement. Il t'appelle comme nous la sœur aînée. Nous lui avons raconté ton histoire en trois mots : Elle se nomme Thérèse, elle est bonne, nous l'aimons.

« Adieu, ou plutôt au revoir, car tu viendras au mariage ; ma grand-mère va écrire à Mme Lacroix pour lui demander cette faveur, et je pense que ta tante ne nous la refusera pas, puisque l'on assure, et je le crois sans peine, que sans toi, le mariage ne serait pas valide.

« Ton amie,

« MATTHÉA. »

Vingt ans après, que trouvons-nous en cherchant dans nos souvenirs ?

Tout a changé de face. Les vieux amis se sont rejoints dans ce lieu béni où l'adieu est un mot inconnu. Mme André s'en est allée toute paisible, sachant que la famille Villers avait depuis longtemps complété la somme nécessaire à l'achat d'un remplaçant, si Nicolas tombait au sort.

Matthéa est demeurée bonne et soumise, prenant la vie jour par jour comme Dieu la lui donne, et n'oubliant pas que le vrai chrétien, le long de son voyage, n'est jamais ni tout a fait heureux, ni tout à fait malheureux . Elle a été le soutien, le charme de la vieillesse de l'aïeule ; et, ayant donné ses belles années aux pieux devoirs de la famille, elle n'a pas voulu plus tard se séparer de Blanche, lui disant avec ce rire aimable qui chez elle a remplacé tout signe d'ironie ou d'amertume :

« Petite sœur, je suis née tante : Prête moi tes enfants ; nous les élèverons à nous deux, veux-tu ? »

Blanche et Gustave ont mis un siège en face du foyer, c'est le fauteuil de Tante Matthéa . Huit enfants l'entourent : les adolescents l'aiment parce qu'elle cause avec eux ; les enfants parce qu'elle joue ; les tout petits parce qu'elle a du goût, assure-t-elle, pour pigeon vole et la main chaude . Ainsi tout le monde est heureux près de Tante Matthéa , depuis qu'elle a compris la profondeur de ce mot :

« Être content de tout, content de Dieu . »

Il y a en ce monde des vocations irrésistibles. On prétend qu'un jour, il n'y a même pas bien longtemps, dans la jolie petite ville où s'est passée cette très simple histoire, toutes les fenêtres se sont ouvertes ensemble, et que deux mille paires d'yeux de toute couleur, gris, bruns, noirs, bleus, et même verts, se sont braqués sur un point. Qu'était-ce ? Un aérostat ? Non. Un météore ? Encore moins. C'était, chose rare en ce pays paisible, un régiment qui passait.

On remarquait entre autres un jeune sous-lieutenant de bonne mine, au teint basané, car il avait passé huit ans en Afrique. C'était un volontaire, plein de santé, d'ardeur. Simple soldat, il s'était fait estimer de ses chefs ; caporal, sergent, il s'était distingué par son esprit pratique, sa fidélité à son devoir ; quelques rencontres heureuses avaient mis en lumière ses aptitudes réelles et son courage hors ligne, il était passé sous-lieutenant... Et les bonnes femmes, ouvrant de grands yeux, disaient : « Mais, pas possible !... Allons donc ! Mais, si vraiment ! c'est lui ! c'est Nicolas ! »