: édition ELTeC Féval, Paul (père) (-) 127952

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TROISIÈME PARTIE -- LA GRANDE FAMILLE
I -- VEILLE

Au premier étage de la magnifique maison que le marquis de Rio-Santo habitait dans Belgrave-Square, se trouvait, contre son appartement privé, une suite de chambres meublées avec ce même luxe prodigue et à la fois de bon goût qui faisait d'Irish-House entier un tout homogène et réellement merveilleux. Ces pièces n'avaient point de destination propre ; néanmoins, elles n'avaient pas toujours été désertes depuis l'arrivée de Rio-Santo en Angleterre, et les bruits de la haute vie de Londres laissaient planer un vague mystère sur leur destination. Nous étonnerions le lecteur si nous mettions sous ses yeux la moitié des hypothèses hasardées par les misses et les ladies du high-life sur ces chambres vides.

La moins hardie de ces suppositions fut émise par l'Honorable Cicely Kemp, fille cadette du comte de Drummon, laquelle dit un soir, en secouant les longues boucles blondes qui jouaient le long de ses joues d'enfant, que Rio-Santo avait là un harem soigneusement colligé dans les cinq parties du monde. L'Honorable Cicely Kemp allait avoir dix-sept ans dans onze mois.

L'idée eut un succès d'estime ; mais elle fut détrônée par la brillante invention de lady Margaret Wawerwemwilwoowie, qui prétendit que le marquis possédait douze chambres de plain-pied, ornées chacune de vingt-quatre portraits de femmes. Ces deux cent quatre-vingt-huit portraits étaient ceux des principales maîtresses de Rio-Santo, suivant lady Wawerwemwilwoowie. On trouva le mot principales sublime.

Quoi qu'il en soit, c'est dans l'une de ces chambres, où nul des nobles amis de Rio-Santo n'avait jamais pénétré, que nous le retrouvons. Cette pièce n'avait aucun rapport avec l'idée que s'en faisaient les imaginations exaltées de nos ladies. On n'y voyait qu'un seul portrait de femme, et il n'y aurait point eu de place pour en mettre vingt-trois autres, car la chambre avait peu d'étendue, et deux grandes glaces qui tranchaient sur les mats reflets d'une tenture de velours sombre en occupaient presque toute la largeur.

Le portrait de femme était suspendu entre deux croisées dont les épais rideaux abaissaient leurs plis jusqu'à terre. Vis-à-vis du portrait, il y avait un lit. Derrière les rideaux du lit, on entendait la stridente respiration d'un être humain aux prises avec la fièvre. Une lampe recouverte d'un abat-jour brûlait sur la table, et sa clarté voilée luttait contre les premiers rayons du jour, qui commençaient à donner de la transparence aux draperies rabattues des fenêtres. Rio-Santo était assis au pied du lit dans un fauteuil.

C'était une belle et douce femme que celle dont le portrait apparaissait vaguement aux lueurs ennemies de la lampe mourante et du jour naissant. Une expression de bonté touchante qui dominait dans sa physionomie n'en excluait ni la noblesse, ni même le piquant. Elle semblait fort jeune et portait le costume des misses du gentry vers l'an 1815. Ses cheveux, d'un brun clair et comme indécis, bouclaient, légers, presque transparents, sur le plus harmonieux front qu'on puisse voir. Ses yeux, sa bouche et son sourire étaient d'un enfant, mais d'un enfant que fait rêver le premier souffle d'amour, et qui va s'éveiller femme. Il y avait de la finesse et de la raison dans l'ingénuité de son regard qui promettait une âme à la fois ferme et douce : tout un charmant ensemble de pureté, de soumission féminine, de franchise et de réflexion.

Un poète se fût, en vérité, pris d'amour pour cette ravissante fille rien qu'à voir son portrait, mais il y avait le costume qui était une date. Quinze ou dix-huit années avaient passé sur la fraîcheur veloutée de ces joues, et peut-être y avait-il à présent des rides à ce front si brillant et si plein.

Chacun a pu rencontrer, en sa vie, de ces fugitives et indéfinissables ressemblances qui frappent vivement à un moment donné pour disparaître ensuite. On les cherche : elles n'existent plus, et l'on pourrait même dire que, plus on les cherche, mieux elles nous échappent.

À coup sûr, si nous avions rassemblé dans la chambre où veillait M. le marquis de Rio-Santo toutes les jeunes femmes qui jouent un rôle dans notre histoire, et qu'un de nos lecteurs, admis dans ce huis-clos, eût pu les comparer l'une après l'autre au portrait récemment décrit, nous voudrions faire la gageure qu'aucune d'elles ne lui eût semblé avoir le moindre rapport avec la peinture.

Mais c'est que Susannah ne souriait guère en l'absence de Brian de Lancester, et nous supposons Brian de Lancester absent. Appelons-le. Dès qu'il paraît, le charmant visage de la belle fille s'éclaire, son œil s'allume, son front rayonne : on dirait qu'une divine auréole vient couronner sa beauté. Cette auréole, c'est le sourire.

Or, maintenant, regardez Susannah souriante et regardez le portrait. N'y a-t-il pas entre ces deux figures de caractères si différents une frappante ressemblance ? Le sourire commun les rapproche ; on dirait deux sœurs à présent. Ce qu'il y a de doucement mélancolique dans le sourire du portrait concorde avec l'arrière-nuance de tristesse que la belle fille garde jusque dans son sourire. La rêverie de l'une est la gaîté de l'autre.

Lorsqu'un souffle de vent faisait monter tout à coup et briller davantage la flamme affaissée de la lampe, l'œil apercevait, au fond de l'alcôve, le masque pâle et amaigri d'un homme. Cet homme ne dormait pas, mais la souffrance qui pesait sur lui l'enchaînait, immobile, à sa couche. Ses yeux s'ouvraient par intervalles, tantôt ardents et rouges dans la profondeur de leurs caves orbites, tantôt morts, sous le plomb d'une paupière laborieusement soulevée. Il eût été fort difficile de distinguer le détail de ses traits ; car outre l'obstacle résultant du milieu obscur où se montrait vaguement cette figure ravagée, une barbe épaisse la couvrait presque entièrement.

Le marquis de Rio-Santo, assis dans un fauteuil à l'endroit où s'ouvraient les rideaux relevés, contemplait le malade avec inquiétude, et semblait être en proie à une fièvre presque aussi intense que la sienne. Il était pâle et réduit à un état complet d'épuisement. Sa physionomie exprimait une amère tristesse.

Sept heures sonnèrent à la pendule d'une chambre voisine. Rio-Santo fit effort pour se retourner et regarda la fenêtre.

-- Encore une nuit de veille après une journée d'oisiveté, murmura-t-il ; cet homme dit vrai : il me tuera !

Une convulsion soudaine du malade agita brusquement les couvertures.

-- Toutes deux ! toutes deux ! cria-t-il d'une voix caverneuse.

-- Toutes deux ! répéta Rio-Santo comme s'il eût cherché à lire sur le visage du malade un commentaire à cette parole ; voilà six jours qu'il répète ces mots sans cesse. Je ne puis deviner quelle est sa pensée.

Il joignit les mains et un découragement plus amer se peignit sur ses traits tout à coup.

-- Oh ! ma pensée, à moi, reprit-il, ma pensée ! Moi qui depuis quinze ans n'avais pas perdu une heure, voilà que je perds six jours au moment où chacun de mes jours pourrait valoir une année ! Pauvre Angus ! Il souffre, -- et il est son frère à elle que tant et de si longues traverses n'ont pu me faire oublier ! Il faut bien que je lui sois en aide moi-même, puisque l'intérêt de ma sûreté éloigne tous les secours de son lit de souffrances. Oh ! ce que je fais est nécessaire ; mais je donnerais un an de vie pour avoir le droit de quitter ce lit pendant vingt-quatre heures !

Il se laissa retomber dans le fauteuil.

-- Mon dieu ! poursuivit-il après quelques secondes de silence et d'une voix que l'émotion faisait trembler, ceux-là sont bien heureux et doivent être bien forts qui, pour accomplir une noble tâche, s'efforcent au grand jour et n'usent que de moyens avouables. Mon but est grand ; mais j'ai failli... et, une fois lancé hors de la droite voie, je me suis laissé dériver au courant de mes passions folles. Je n'ose regarder en arrière dans ma vie. Pour rester fort, il faut que je marche. Et voilà que je m'arrête, mon Dieu ! et voilà qu'un homme tombe en travers de ma route ! Un homme qui est mon frère et dont l'aspect soulève ma conscience : un homme qui connaît de mes secrets ce qu'il faudrait pour me perdre !

-- Je l'ai vu, je l'ai vu ! dit sourdement Angus Mac-Farlane : j'ai vu sa poitrine percée d'un trou rond et rouge... et la voix des rêves m'a dit : C'est le sang de tes veines qui doit le mettre à mort !

Rio-Santo regarda le malade avec un vague effroi.

-- Me mettre à mort, répéta-t-il lentement : ce serait un châtiment terrible que de mourir de ta main, Mac-Farlane ! mais je ne pourrais pas me plaindre.

Ces mots furent suivis d'un long silence. Rio-Santo, le visage caché entre ses deux mains, semblait absorbé par de navrantes pensées. Le jour montait cependant, et la lampe vaincue perdait parmi la lumière du dehors les dernières lueurs de sa flamme expirante.

-- Selle Billy, mon cheval noir, Duncan de Leed ! dit tout à coup le laird d'une voix sonore ; il faut que je passe la rivière aujourd'hui, afin d'aller à Londres, où je tuerai Fergus O'Breane, l'assassin de mon frère Mac-Nab !

Rio-Santo se découvrit le visage et fit un geste de muette résignation.

-- Je vais aller seller votre cheval Billy, Mac-Farlane, répondit-il ; mais Fergus O'Breane est votre frère aussi. Vous n'aurez plus de frère quand vous l'aurez tué.

-- C'est vrai, murmura le laird qui frémit douloureusement sous ses couvertures ; c'est vrai !

Puis il ajouta d'une voix si confuse que Rio-Santo ne put l'entendre :

-- Plus de frère et plus de filles !

Sa tête s'affaissa lourdement sur l'oreiller.

Rio-Santo releva les manches de sa robe de chambre.

-- Il meurtrit mes bras, murmura-t-il : ses ongles ont déchiré ma poitrine ! La fièvre le rend fort. Hier, le souffle me manqua, et je crus que j'allais mourir sous sa furieuse étreinte. Mon Dieu ! pitié ! non pas pour moi, mais pour tant de malheureux qui souffrent et dont je voulais être le sauveur !

-- Rio-Santo ! reprit Angus avec raillerie ; on l'appelle maintenant Rio-Santo ! Je sais, moi, ce que c'est que ce Rio-Santo. C'est Fergus, le bandit de Teviot-Dale, Fergus l'assassin, Fergus, que je ne tue pas, parce que mon cœur est lâche devant un homme que j'ai aimé. Mais je prendrai du courage pour obéir à la voix des rêves. Selle mon cheval, Duncan de Leed !

C'était justement l'indiscret délire d'Angus Mac-Farlane qui rivait le marquis à son chevet. Rio-Santo n'avait point de confident, et nulle oreille indiscrète ne devait entendre ces secrets que divulguait la fièvre.

Angus, après avoir prononcé ces dernières paroles, se retourna sur sa couche comme pour s'endormir. Rio-Santo respira. Mais presque aussitôt un frémissement convulsif s'empara de tous ses membres, tandis que sa pâleur devenait plus livide. Le laird venait de se dresser sur son séant. Rio-Santo s'approcha du lit et serra la ceinture de sa robe, comme s'il se fût préparé à une lutte désespérée.

Le laird, cependant, souriant sous les poils hérissés de sa barbe, arrondit sa main en cornet et fit le geste de boire. Puis il entonna d'une voix joyeuse et retentissante :

Le laird de Killarven
Avait deux filles ;
Jamais n'en vit amant
De plus gentilles
Dans Glen-Girvan.

Il s'arrêta ; ses paupières battirent : il reprit plus lentement :

Le laird un beau matin,
De sa fenêtre,
Vit, dans le bois voisin,
Derrière un hêtre,
Bondir un daim,

Pendant ce second couplet, sa voix s'était assourdie ; ses yeux hagards roulaient, Rio-Santo tremblait.

Angus reprit encore :

Le laird, en bon chasseur,
Suivit sa trace,
Puis sonna son piqueur,
Et dit : En chasse !
De tout son cœur.

Mac-Farlane haletait ; ses mains crispées déchiraient sa couverture ; un voile sanglant descendait sur ses yeux démesurément ouverts. Rio-Santo ramassa ses membres, comme s'il allait bondir en avant attaquer un dangereux ennemi.

II -- AGONIE

La ronde de Killarvan a bien des couplets, et pas une fillette, entre le Tweed et la Clyde, ne serait embarrassée pour vous les chanter tous depuis le premier jusqu'au dernier.

C'est l'histoire naïvement confiée d'un bon gentilhomme de la vallée de Girvan qui part pour la chasse, laissant en son manoir les deux plus jolies filles que jamais vit amant . Il crève son beau cheval rouan, hélas ! et quand il revient au château, les gens de la montagne ont ravagé sa moisson, brûlé ses granges et enlevé ses filles. Les deux plus jolies filles de Glen-Girvan !

Si Rio-Santo eût pu entendre une fois jusqu'au bout la ballade, il aurait deviné sans doute la cause de cette violente douleur qui alimentait sans cesse le délire d'Angus. Mais la fièvre ne laissait jamais au malheureux père le temps d'achever. Au bout de quatre ou cinq couplets, il voyait deux pauvres enfants endormies au fond du bateau de Bob, et il s'élançait pour les secourir.

Lorsqu'il commença le quatrième couplet, sa bouche écumait déjà et tout son corps frémissait. Rio-Santo ne connaissait que trop bien ces redoutables symptômes. Depuis six jours, il soutenait des luttes acharnées contre le laird qui, dans son transport, voulait sauter par la fenêtre, croyant trouver la Tamise derrière.

Le laird entonna d'une voix rauque et qui contrastait grandement avec la naïve bonne humeur des paroles, ce quatrième couplet :

Le laird de Killarvan
Par les bruyères,
Courant comme le vent,
N'épargnait guère
Son cheval rouan.

Ces derniers mots, traînés sur un mode lugubre, furent suivis d'un râle déchirant. Puis le laird rejeta violemment ses couvertures.

Elles sont là ! s'écria-t-il avec explosion ; toutes deux... dans le bateau !

Il voulut s'élancer vers la fenêtre. Une subite étreinte de Rio-Santo le contint. Alors, il poussa un cri terrible ; ses yeux se rougirent jusqu'à paraître pleins de sang, son haleine brûla le visage du marquis. Ce fut une lutte effroyable et comme on en voit seulement dans ces maisons où des malheureux, pour un pauvre salaire, s'exposent aux attaques formidables des fous furieux. Angus frappait, déchirait, mordait. Rio-Santo, ne pouvant rendre coup pour coup, recevait de terribles atteintes. On entendait uniquement le râle du malade et la respiration haletante du marquis.

En un instant, le lit fut inondé de sang. Angus était sur son séant, une jambe hors du lit et l'autre étendue. Il avait un bras autour du cou de Rio-Santo qu'il serrait de toute sa force. Le marquis comprenait que le pied du laird une fois à terre et trouvant un point d'appui, son assaut deviendrait irrésistible. Il réussit à renverser le laird sur l'oreiller ; mais au moment où il reprenait haleine, Angus se redressa, saisit à deux mains sa gorge et l'étrangla en poussant un sauvage cri de triomphe.

L'angoisse de ce moment ne se peut point décrire. Rio-Santo se vit mourir. Avec lui ses desseins vastes et mûrs s'évanouissaient comme des fous rêves. Et comme il n'avait point de confident, rien de lui, rien ne restait en ce monde. C'était une mort complète, plus qu'une mort, c'était un naufrage dans le néant.

À cette heure suprême, il se repentit amèrement d'avoir donné sa vie à un dévouement vulgaire. Sa vie n'était pas à lui. En la jouant, il avait prévariqué. À l'aide de cette intuition perçante et synthétique qui est propre à l'agonie, il vit d'un coup d'œil son œuvre, son œuvre presque achevée ; il la vit magnifique en son ensemble et dans chacune de ses parties ; il la vit ainsi, mais ce n'était plus qu'un songe décevant ! Cette œuvre, il l'avait cachée à tous les yeux ; elle était enfouie en lui-même ; elle n'existait qu'à la condition de sa propre existence.

Angus, lui, riait et pressait plus fort.

Il croyait étrangler le ravisseur de ses filles.

Rio-Santo ferma les yeux de son esprit qui voyaient en arrière trop de choses regrettables, et tâcha de devancer l'apathie de la mort. Mais ce fut en vain. Il aperçut au travers d'un nuage tout ce qu'il avait aimé. Jamais son plan et les détails de son plan ne lui étaient apparus si lucides. La vie ! quelques jours de vie, mon Dieu ! pensait-il. Le but est là, sous ma main, je le touche !

On voit plus belles toujours et plus parfaites les choses qu'on va quitter pour jamais.

Rio-Santo se réfugiait en d'autres souvenirs. Il remonta par la pensée le courant de son existence et s'en alla chercher une mémoire bénie, un souvenir lointain, un amour pur.

Nul ne saurait calculer ce que le cœur de l'homme peut recevoir d'impressions diverses en une seconde, ni ce qu'un cerveau surexcité peut concevoir durant le même espace de temps. La sensibilité du cœur, l'élasticité de l'esprit se multiplient aux instants de crise dans des proportions inconnues, et l'intelligence du lecteur ne doit point s'étonner du travail mental que nous essayons de décrire chez le marquis de Rio-Santo mourant. Il y a un monde de sensations dans une minute d'agonie.

En ce moment où toute chance de salut lui était enlevée, il avait dit, comme nous l'avons vu, un douloureux adieu à ses rêves de grandeur, à ses gigantesques projets politiques. Un visage jeune, portant sa chevelure d'enfant, comme une auréole angélique, rayonna dans sa mémoire. Ce visage était l'original du portrait suspendu entre les deux fenêtres.

Rio-Santo sentit monter dans sa poitrine son dernier soupir. L'idée de cette pure enfant qui consolait son agonie s'alliait sans doute en lui à la pensée du ciel, car le nom de Dieu vint expirer sur sa lèvre. Puis, dans un suprême effort, sa voix étouffée jeta faiblement cet autre nom :

-- Marie !

Angus Mac-Farlane tressaillit et lâcha prise.

-- Mary ! répéta-t-il, qui parle de Mary ?

Rio-Santo ne prononça pas le nom une seconde fois. Il ne respirait plus.

Angus se redressa. Son œil toucha Rio-Santo. Il fit un bond en arrière. Il avait combattu sans regarder.

-- Fergus ! gronda-t-il avec épouvante et colère ; Fergus O'Breane ! Toujours l'image de Fergus mort et tué par moi ! La voix des rêves me le disait cette nuit encore... la voix des rêves, qui est la voix de mon frère Mac-Nab, me disait : -- C'est ton sang, le sang de tes veines qui doit le mettre à mort. Mon Dieu ! ce doit être une horrible chose que de tuer un homme qu'on a aimé... un homme qu'on aime !

Il détourna la tête avec horreur de ce qu'il croyait être une vision. Dans ce mouvement, son regard rencontra le portrait.

-- Mary ! murmura-t-il doucement ; je savais bien que j'avais entendu prononcer le nom de Mary. Elle ne me voit pas, car elle viendrait bien vite embrasser son vieux frère.

Le froid du parquet se fit sentir à ses pieds sans chaussures, et il s'aperçut de sa nudité. Ses traits flétris peignirent tout à coup l'embarras d'un enfant pris en faute par un maître sévère. Il tendit ses bras décharnés vers le portrait et sourit avec flatterie.

-- Mary, ma bonne Mary, dit-il en marchant à reculons vers le lit, ne me gronde pas ; je vais me recoucher. Pourquoi n'a-t-on pas sellé mon cheval noir, Mary ? Je voulais partir pour Londres, afin de rendre visite à mes filles. Et aussi... Mais il ne faut pas que Mary sache cela, se reprit-il en baissant la voix, -- et aussi pour tuer Fergus O'Breane, l'assassin de mon frère Mac-Nab.

Tout en parlant, il marchait. Son pied heurta l'épaule de Rio-Santo, qui gisait sans mouvement sur le tapis. Il poussa un cri d'horreur et demeura tremblant. Puis il passa la main sur son front baigné de sueur.

-- Toujours cette vision ! dit-il ; Dieu le veut !

Il retomba comme une masse inerte sur le lit. Un profond silence régna dans la chambre. Angus dormait. Rio-Santo, cadavre étendu sur le sol, n'avait aucune apparence de vie. Le sanglant soleil des matinées brumeuses de la Tamise jetait sur cette scène une lumière étrange.

Le portrait seul semblait vivre.

Quelques minutes passèrent ainsi.

Au bout de ce temps, si une oreille se fût trouvée ouverte dans la chambre, elle eût saisi un bruit vague, indécis, continu, qui semblait partir par la boiserie située à droite du portrait. C'était quelque chose comme une clé introduite par une main malhabile dans une serrure inconnue. Mais le lambris, de ce côté, n'offrait aucune trace de porte.

Au bout d'une minute, cependant, un panneau s'agita lentement. Derrière ce panneau entrouvert se montra le pâle visage du docteur Moore. Il était plus blême que de coutume et semblait épouvanté de l'indiscrétion audacieuse qu'il venait de commettre. Au moment même où il avançait la tête derrière le panneau, un bruit de pas se fit entendre au dehors vers la partie opposée de la chambre. Le docteur referma doucement la boiserie, manifestant par un hochement de tête significatif le dépit de sa curiosité trompée.

Presque aussitôt après le cavalier Angelo Bembo s'élança dans la chambre, suivi du beau chien Lovely. Lovely bondit jusqu'au panneau qui venait de se refermer et aboya bruyamment ; puis, revenant vers le corps de son maître, il tourna autour de lui en poussant des hurlements plaintifs.

III -- PRÈS D'UN CADAVRE

Le cavalier Angelo Bembo avait pris la tête du marquis et la soutenait sur ses genoux. Il tâtait le cœur, qui ne battait plus ; il touchait le pouls immobile.

-- Signore ! disait-il, ne refusez pas de me répondre ! Vous m'aviez défendu d'approcher de cette partie de la maison, et pourtant je veillais jour et nuit derrière cette porte ; je vous désobéissais... j'ai quitté mon poste pendant quelques minutes ! Par pitié, répondez-moi !

Lovely flairait et gémissait.

Bembo essaya de soulever le corps du marquis, mais son émotion lui enlevait toute force ; il ne put. Alors, il s'étendit de tout son long sur le tapis et ramena la tête de Rio-Santo sur son sein. Lovely se coucha aux pieds de son maître et mit son museau dans les longues soies du tapis.

Bembo aimait le marquis ; il avait foi en lui. Son dévouement, irréfléchi, peut-être, était ardent et entier. Il admirait, il respectait sans mesure Rio-Santo, dont les grands et audacieux projets ne lui étaient pas tout à fait inconnus.

Quant aux ténébreuses machinations qui s'agitaient dans la nuit autour de lui, sa partiale tendresse pour le marquis en faisait deux parts avec un tact admirable. Tout ce qui regardait Rio-Santo était, selon lui, bien fait, non seulement excusable, mais licite. Rio-Santo, à ses yeux, était une véritable puissance belligérante, et, à ce titre, avait droit de stratagème. Le cavalier Bembo se servait de cette clé pour expliquer chacune de ses actions, et cette clé était souveraine.

Mais cette clé s'appliquait à Rio-Santo tout seul. Les autres membres de la mystérieuse association dont Bembo faisait partie sans participer activement à ses menées n'avaient ni les mêmes prétextes qu'on pût alléguer en leur faveur, ni la même excuse à faire valoir. Ils ignoraient les grandes vues du maître ; ils se seraient peut-être opposés de tout leur pouvoir à l'exécution de ses vastes desseins. Entre ses mains, ils étaient des instruments ; son bras vigoureux avait su dompter leur instinct de révolte ; ils le servaient en frémissant, parce qu'ils le savaient fort.

Angelo Bembo méprisait profondément cette armée de malfaiteurs, qui évolue dans la nuit de Londres. Il savait que le marquis de Rio-Santo pouvait d'un geste mettre en mouvement les cent milles membres de cette redoutable famille. Mais ce contact de l'homme qu'il respectait avec cette tourbe infâme pour laquelle, en aucune occasion, il ne prenait la peine de cacher son aversion dédaigneuse, ne le révoltait point.

Une fois Rio-Santo posé en face de l'Angleterre comme un ennemi légitime (et nous pouvons affirmer que cette expression hasardée a du moins le mérite de rendre comme il faut la position du marquis vis-à-vis de l'Angleterre), une fois le droit d'engager la bataille accepté, ce contact de Rio-Santo avec les gens tels que Tyrrel, le docteur Moore et d'autres encore, non pas plus criminels, mais enfoncés plus avant dans la fange, n'avait rien en soi que de normal, suivant les lois éternelles de la guerre. En quel temps les grands capitaines se sont-ils privés du secours d'alliés suspects de brigandages ?

Angelo raisonnait ainsi. Il appartenait à Rio-Santo ; son dévouement n'avait point de bornes. Ni Rio-Santo, ni lui-même n'en connaissaient peut-être la portée.

Depuis ce soir où le marquis avait donné audience au prince Dimitri Tolstoï, ambassadeur de Russie, il était resté enfermé dans Irish-House. La cause de cette réclusion subite et complète n'est point un mystère pour le lecteur. Rio-Santo, en s'éveillant du court sommeil qui l'avait surpris sur le sofa même que venait de quitter le prince, avait trouvé Angus Mac-Farlane sanglant, à demi-mort, étendu à ses pieds. Cette dernière circonstance seule peut avoir besoin d'être brièvement expliquée.

Après la furieuse attaque de Bob-Lantern, qui l'avait lancé au milieu du courant de la Tamise, Angus Mac-Farlane coula comme une masse inerte, incapable de faire effort pour se sauver. Mais ce moment d'atonie fut court. L'instinct du nageur prit le dessus avant même qu'Angus pût se rendre compte de sa situation et quelques mouvements le ramenèrent à la surface.

À ce moment, la barque de Bob glissait silencieusement sur l'eau, virait à bâbord et touchait terre un peu au-dessous de Bridge-Street, au débarcadère privé d'une grande maison d'Upper-Thames-Street.

Ces débarcadères, qui se ressemblent tous et qu'une voûte relie à la rue, ne sont point fort activement surveillés par la police du fleuve. Qui pourrait soupçonner Coventry and Sons ou Redgow and C° de faire la contrebande ? À cause de cette négligence de la police, fondée du reste sur un sentiment louable et profondément gravé au cœur de tout Anglais, le respect dû aux millions, ces mêmes débarcadères servent parfois aux pires usages. Sous la voûte, parmi les voitures de chargement de la maison Coventry et fils se trouvait un fiacre attelé de deux forts chevaux. Ce fiacre attendait Bob et lui avait servi déjà dans la soirée à transporter les deux filles du laird de leur maison de Cornhill à l'hôtel du Roi-George .

-- Ohé ! cria Bob ; M. Pritchard est-il là ?

-- Non, répondirent les chargeurs.

-- Que Dieu le punisse ! gronda Bob ; qui recevra mes balles de coton, alors ?

M. Pritchard était l'un des principaux commis de la maison Coventry.

-- Gee ! (Hue !) cria un chargeur en allongeant un coup de fouet à ses chevaux.

Une lourde voiture se mit en mouvement sur les rails qui servaient à faciliter la montée de la voûte.

Pendant que les lightermen juraient en compagnie des charretiers, et que les fers des chevaux, glissant sur le pavé gluant, lançaient dans les ténèbres de la voûte des gerbes d'étincelles, le cocher du fiacre descendit doucement de son siège, ouvrit la portière et aida Bob-Lantern à opérer le débarquement de ses deux balles de coton. Une fois les deux sœurs dans la voiture, Bob repoussa du pied la barque en pleine eau, enjamba le marchepied et s'étendit sur les coussins en grommelant :

-- On peut dire que j'aurai durement gagné mon pauvre argent ce soir !

« Ohé ! cria-t-il ensuite par la portière, au moment où le fiacre dépassait le seuil de la voûte, vous dires à M. Pritchard que je suis bien son serviteur.

Désormais, Dieu seul pouvait venir en aide aux deux pauvres enfants, Cary et Anna.

Le laird, cependant, nagea vers la rive et prit terre à cent pas au-dessus de la voûte où Bob-Lantern venait de débarquer.

Le laird était venu à Londres pour voir le marquis de Rio-Santo, à qui le liaient d'étroites et secrètes relations. Nous devons dire tout de suite que ses facultés se trouvaient fréquemment, depuis plusieurs années, hors de l'état normal. Il n'était pas fou, mais une idée fixe dominait son cerveau et tyrannisait sa volonté. Il voulait voir Rio-Santo, parce qu'il l'aimait, et parce qu'une invincible force le poussait vers lui, -- pour le tuer. C'était la troisième fois qu'il quittait ainsi l'Écosse à l'insu de ses filles et qu'il venait à Londres depuis l'arrivée du marquis. Il connaissait le chemin de Belgrave-Square, et savait les entrées d'Irish-House.

La route est longue de Temple-Gardens à Pimlico. Il était près de onze heures lorsque le laird, épuisé, mit le pied dans Grosvenor-Place. Il ne tourna point du côté de Belgrave-Square. Sans se rendre compte de son action, il prit le chemin du Lane qui porte le même nom, parce qu'il avait coutume, ainsi que beaucoup d'autres, d'entrer par là dans Irish-House. Au milieu de Belgrave-Lane, en effet, il tourna l'angle d'un petit passage et s'appuya au mur à côté d'une porte fermée.

Au bout de quelques minutes, cette porte s'ouvrit et donna passage à un homme de grande taille, enveloppé dans son manteau. Cet homme, qui sortit en grommelant des paroles de colère et qui oublia de refermer la porte n'était rien moins que Sa Grâce le prince Dimitri Tolstoï, ambassadeur de S. M. l'empereur de toutes les Russies.

Angus Mac-Farlane poussa la porte. Ses vêtements trempés d'eau le glaçaient ; son crâne saignait. Il n'avait plus que le souffle. Il se dirigea néanmoins, sans se tromper, au travers d'un labyrinthe de passages et parvint jusqu'au rez-de-chaussée d'Irish-House, à la porte de ce salon réservé où avait eu lieu l'entrevue du prince et du marquis. Il entra et se traîna, rampant sur le tapis, jusqu'aux pieds de Rio-Santo endormi sur l'ottomane. Là, ses forces l'abandonnèrent et il s'affaissa en murmurant les noms d'Anna et de Clary.

Nous savons le reste.

Depuis ce jour, comme nous l'avons dit, Rio-Santo s'était confiné dans une chambre retirée, située derrière son cabinet de travail. La porte de cette chambre était rigoureusement défendue. Depuis ce jour aussi, le cavalier Angelo Bembo rôdait sans cesse aux alentours de la chambre où était couché le laird. Un soir, enfin, des bruits étranges parvinrent jusqu'à lui. Une voix rauque et monotone se prit à chanter le refrain populaire d'une ballade écossaise. Puis un silence profond se fit. Puis encore Bembo crut entendre un double râle et des gémissements qui se confondaient. Son inquiétude ne connut plus de bornes ; il pesa doucement sur le pêne ; la porte s'entrouvrit.

Bembo crut rêver. Il vit don José aux prises avec une sorte de fantôme, vivant cadavre dont les bras velus faisaient de frénétiques efforts pour l'étrangler. Le premier mouvement du jeune Italien fut de s'élancer au secours du marquis ; mais celui-ci opposait à son fantastique adversaire une force si supérieure que l'issue de cette lutte ne pouvait être douteuse.

Bembo fut ainsi témoin de toutes les luttes entre le malade et Rio-Santo. Dans les intervalles, il voyait celui-ci soigner le fiévreux avec la tendre sollicitude d'un frère. Son esprit s'y perdait. Quel était cet homme ?

Bembo ne se croyait point permis d'entrer plus avant dans ce mystère sans nécessité absolue.

Cependant, Rio-Santo s'affaiblissait chaque jour. Il devenait plus pâle que l'homme de l'alcôve lui-même, et Bembo, dans son attentive sollicitude, voyait venir le moment où ces luttes solitaires sans cesse renouvelées présenteraient un danger réel. Et il attendait, prêt à s'élancer, lorsque son intervention, devenue indispensable, excuserait sa désobéissance aux ordres du marquis.

Il attendait, passant ses journées et bien souvent ses nuits aux environs de la porte fermée. Mais il faut peu de chose pour faire manquer le moment opportun. La meilleure sentinelle peut s'endormir à son poste pendant quelques minutes.

Or, quelques minutes suffisent.

Pour quelques minutes d'oubli, Bembo se trouvait maintenant en présence du cadavre d'un homme pour lequel il eût donné tout son sang.

IV -- LE COIN DU LORD

Il y avait au bout du corridor où le cavalier Angelo Bembo passait à peu près sa vie depuis quelques jours, une fenêtre basse qui s'ouvrait sur une petite cour environnée d'un mur. Au delà de la cour était le passage communiquant avec Belgrave-Lane. Dans Belgrave-Lane, juste en face de la fenêtre basse, s'élevait une maison construite en briques rouges, bronzée par les brouillards de Londres. Cette maison avait dans le quartier une mauvaise réputation. Le marchand de cigares de Grosvenor-Palace racontait volontiers à qui voulait l'entendre qu'elle avait servi longtemps de free and easy *(1) * à un noble lord. On y avait entendu souvent le bruit nocturne des orgies, et parfois, de ses étroites fenêtres, des plaintes de femme étaient tombées jusqu'à l'oreille du passant attardé dans l'allée de Belgrave.

Depuis quelques années, on ne voyait plus guère s'ouvrir les contrevents rembourrés du free and easy que les commères du quartier de Pimlico appelaient le coin du lord ( lord's-corner). Le lord vieillissait, sans doute, et ses fantaisies devenaient de moins en moins fréquentes.

Le lord's-corner était, du reste, admirablement situé pour l'usage que lui prêtait la voix commune. Rien ne dominait ses croisées, qui regardaient en biais une partie des derrières d'Irish-House. De là seulement aurait pu partir un coup d'œil indiscret.

Tout en veillant sur Rio-Santo, le cavalier Angelo Bembo, dans les premiers jours surtout, passait parfois quelques heures dans sa chambre, située à l'étage supérieur. Un matin, c'était le troisième jour, le soleil s'était levé plus pur qu'à l'ordinaire. Bembo, accoudé sur l'appui de sa fenêtre, suivait avec distraction les lignes indécises du profil d'Irish-House, dont le soleil projetait la silhouette élégante de l'autre côté de Belgrave-Lane. Son regard parcourait ainsi, presque à son insu, la façade brunâtre du lord's-corner, qui, frappée d'aplomb par le soleil, empruntait à cette illumination inusitée un air de lugubre fête.

Bembo venait d'assister à l'une de ces luttes silencieuses et terribles que précédait toujours le rauque chant du malade, et que suivaient, pour les deux combattants, quelques heures de repos, fruit d'une lassitude mutuelle. Il était triste : son grand œil noir dont, à ses heures de mélancolique rêverie, la prunelle avait une douceur tendre et presque féminine, se promenait sans voir sur les objets extérieurs.

Tout à coup, sa distraction chagrine fit place à une expression d'étonnement. Le soleil, en pénétrant dans l'une des chambres de lord's-corner , venait de lui montrer une jeune fille étendue dans un fauteuil et dormant. Son premier mouvement fut exclusivement curieux ; puis une nuance d'intérêt attendrit son regard : Angelo Bembo était tout jeune.

Mais ce fut une impression passagère et bien vite étouffée. Que pouvait être la dormeuse, sinon l'une de ces femmes dont la vie est consacrée aux récréations nocturnes de milords du haut parlement, l'une de ces femmes que Leurs Seigneuries se passent de main en main, comme une espèce ayant cours, charmantes incarnations du vice, fleurs brillantes que de nobles caprices fanent avant le temps, et fanées, tombent un jour des somptueux coussins d'un équipage dans la boue noire du ruisseau, -- où nul ne s'avise de les relever. Le cavalier Angelo Bembo détourna la tête.

Mais il y a de ces radieux visages dont l'empreinte reste éternellement sur la pupille, comme celle du soleil, longtemps après que l'œil s'est refermé. Encore une fois, le cavalier Bembo était tout jeune. Involontairement, sa tête se retourna et son regard chercha de nouveau la dormeuse.

Combien elle lui sembla plus belle ! Le soleil l'éclairait en plein, et Bembo pensa que jamais le soleil n'avait éclairé front plus candide ni plus ravissant visage. Deux ou trois fois, elle étendit au-devant d'elle ses petites mains blanches d'un ravissant modèle, comme pour repousser un invisible ennemi. Angelo pensa que parfois des jeunes filles sont violemment enlevées à leurs parents et livrées, pour de l'or, à la merci de quelques débauchés.

La dormeuse s'éveilla en sursaut. Lorsque ses paupières se soulevèrent, ce furent les doux yeux d'Anna Mac-Farlane qui brillèrent à la lumière du soleil. Elle sourit à son réveil, comme font tous les enfants, et mit ses deux mains devant ses yeux, que blessaient les rayons trop ardents de la lumière. Bembo eut un sourire. Jamais il n'avait rien vu de charmant comme ces deux petites mains, s'efforçant de voiler ce jeune et candide visage.

Il y avait deux jours déjà qu'elle s'était éveillée un matin, la pauvre douce enfant, dans cette chambre inconnue, des fenêtres de laquelle on ne voyait rien, sinon la toiture en terrasse d'Irish-House et les branches noires de quelques arbres dépouillés ; il y avait deux jours qu'elle n'avait vu Clary, sa sœur tant aimée, deux jours qu'elle n'avait vu Stephen. La pièce où elle se trouvait était belle, ornée de grandes glaces et de beaux tableaux aux cadres dorés. Son lit avait des tentures de soie, dont les miroitants reflets éblouissaient la vue. Sur les sofas on voyait d'opulentes étoffes de robes, sur la toilette des joyaux de haut prix.

Mais la pauvre Anna ne jetait sur toutes ces précieuses choses que des regards désolés. Elle avait peur. Les femmes qui la servaient lui faisaient frayeur, et lorsque ces femmes étaient absentes, elle s'effrayait davantage encore de sa solitude. La nuit, elle n'osait point s'étendre dans ce vaste lit à colonnes sculptées, dont la ruelle était occupée par une glace. Elle dormait sur le fauteuil où Bembo venait de l'apercevoir. C'était sa couche.

Que les nuits lui semblaient longues ! c'était alors qu'elle frissonnait, la pauvre fille, au moindre bruit du vent frôlant les fenêtres ; c'était alors qu'elle croyait voir, à la lueur vacillante de sa lampe, les boiseries se mouvoir lentement ; les portes closes glisser sur leurs gonds et les rideaux du lit solitaire agiter les plis abondants de leurs draperies.

En s'éveillant, ce matin, elle fut bien joyeuse : le soleil venait ainsi la visiter le matin des beaux jours dans Cornhill ; elle se crut dans sa petite chambre, et se dit qu'elle avait fait un horrible rêve. Cela dura tant que sa main blanche couvrit ses jolis yeux comme un bandeau. Puis le cavalier Angelo Bembo, qui la dévorait du regard, la vit tout à coup tressaillir et se lever avec effroi. Il sentit ses yeux devenir humides.

Depuis ce matin-là, le cavalier Angelo Bembo vint bien souvent s'accouder sur l'appui de la fenêtre basse. Rêveur et poète, et offrant dans sa nature chevaleresque quelques teintes affaiblies du multiple et fier caractère de Rio-Santo lui-même, Bembo n'avait point de bouclier contre ces impressions soudaines qui entrent dans le cœur à l'improviste. Il n'avait point aimé encore selon son âme, et ces liaisons passagères où sa beauté physique et son brillant esprit l'avaient entraîné dans les salons du West-End avaient été pour lui un passe-temps, ou moins que cela : un appendice à sa toilette, un complément de tenue.

Le surlendemain, un matin encore, Bembo vit quelque chose d'étrange. Le jour n'était pas encore bien dégagé des dernières ombres du crépuscule ; Anna dormait. Une porte s'ouvrit au fond de la chambre et deux hommes entrèrent. L'un d'eux tenait un bougeoir ; l'autre, tout enveloppé dans un chaud carrick à fourrures, suivait d'un pas indolent. On juge si Bembo ouvrit de grands yeux.

Le premier des deux nouveaux venus avança doucement et fit un geste de surprise en voyant Anna dans le fauteuil. Il la croyait, sans doute, au lit, et son visage, tandis qu'il se tournait vers son compagnon en souriant obséquieusement, exprimait à peu près ceci :

-- Elle dort ; peu importe que ce soit dans un fauteuil.

L'homme au carrick ne daigna point répondre, et l'autre, qui semblait être quelque chose comme son valet, sinon pis que cela, bien qu'il ne portât pas de livrée, haussa le flambeau pour faire tomber la lumière sur le visage d'Anna endormie.

Bembo ne perdait pas un geste de ces deux hommes, dont l'un s'appelait Gilbert Paterson, et l'autre Godfrey de Lancester, comte de White-Manor.

V -- PAR LA FENÊTRE

Le comte s'était arrêté, immobile, à trois ou quatre pas d'Anna, et promenait lentement son regard éteint autour de la chambre. Quand Gilbert Paterson eut éclairé suffisamment la jeune fille, il abaissa la lampe, et le comte poussa un long soupir en disant :

-- Je voudrais qu'il y eût à chacune de ces fenêtres huit bons barreaux de fer !

-- Oserai-je demander à Votre Seigneurie... ? commença Paterson étonné.

-- Quatre en travers et quatre debout, poursuivit le lord ; et je voudrais, Gilbert, tenir ici, au lieu de cette petite sotte, le fils de mon père qui, par le nom de Dieu ! n'en sortirait pas avant le jour de sa mort !

Le comte prononça ces derniers mots avec une effrayante énergie. Ses yeux mornes s'allumèrent tout à coup pour lancer un éclair sinistre. Paterson secoua la tête.

-- Encore ce diable de Brian ! grommela-t-il.

Le comte était pâle et frissonnait.

-- J'en mourrai, je le sens ! poursuivit-il d'une voix étouffée ; et il sera comte de White-Manor !

Brian était son héritier légal. Le comte se dirigea vers la porte.

-- Mais regardez-la, au moins, milord ! dit Paterson désespéré.

Le comte revint machinalement vers Anna endormie, mit le lorgnon à l'œil et contempla un instant avec la froideur stupide d'un eunuque de cent ans la ravissante enfant qui posait devant lui. Son lorgnon glissa d'un pied charmant à une ceinture mignonne, de la ceinture à la gorge, de la gorge aux cheveux, puis son lorgnon retomba.

-- Une autre fois, maître Gilbert, murmura-t-il avec lassitude.

Le lord et son intendant sortirent.

Angelo Bembo était plus mort que vif. Jamais objet ne lui avait semblé plus hideux que ce lorgnon, il n'y avait plus à en douter, la charmante dormeuse du lord's-corner était là contre son gré ; on la tenait prisonnière ; elle était victime de quelque machination infernale.

Combien elle lui parut plus touchante encore que d'ordinaire, lorsque ce matin-là, dès son réveil, elle se mit à genoux pour faire sa prière de chaque jour ! Bembo, dans sa vie aventureuse et frivole, avait conservé souvenir des enseignements de sa mère. En voyant Anna prosternée, il se sentit joyeux, parce qu'il crut en la protection divine, et il se dit que tout à l'heure quelque bon ange avait veillé sur la jeune fille endormie.

Hélas ! la pauvre recluse avait grand besoin d'un bon ange. White-Manor, de lui-même, n'eût point songé à revenir, mais près de lui était Gilbert Paterson. Grâce à Paterson, ses passions assoupies s'éveillèrent ; il se souvint d'Anna endormie, et ce souvenir charmant le galvanisa. La nuit suivante, il fit atteler et se rendit dans Belgrave-Lane. L'aube commençait à poindre lorsqu'il franchit le seuil du lord's-corner . C'était le matin du jour où nous avons retrouvé le marquis de Rio-Santo assis au chevet d'Angus Mac-Farlane.

Anna venait de s'endormir. Le cavalier Angelo Bembo venait au contraire de s'éveiller ; quittant la natte étendue devant la porte de la chambre d'Angus, où il avait coutume de prendre de temps à autre de courts instants de repos, il mit son œil à la serrure. Le malade était immobile dans son lit et Rio-Santo immobile dans son fauteuil. Rien n'annonçait une crise.

Bembo s'en alla vers la fenêtre. Il était un peu sentinelle aussi de ce côté, car il avait fait dessein de protéger de son mieux la pauvre prisonnière. Le moment était venu. Bembo vit, comme l'autre fois, une porte s'ouvrir au fond de la chambre de la recluse et deux hommes entrer. C'étaient les mêmes hommes : le valet et le maître.

Paterson, sans mot dire, tira les rideaux du lit et releva la couverture. Puis il s'approcha d'Anna endormie comme s'il eût voulu la prendre dans ses bras et l'enlever.

Bembo avait sur le front de grosses gouttes de sueur froide. Mais le comte fit un geste et Paterson sortit après avoir salué respectueusement. Le comte, au lieu de s'avancer vers la jeune fille, se baissa et ramassa un papier qui venait de tomber des couvertures même du lit.

Bembo pressa son front entre ses mains. Un irrésistible mouvement le poussait vers cette maison maudite ou un crime infâme allait s'accomplir, mais l'idée d'abandonner le marquis, ne fût-ce qu'un instant, l'arrêtait. La veille, en effet, il avait cru voir Rio-Santo faiblir dans sa dernière lutte avec le malade. Il revint vers la porte et plaça de nouveau son œil à la serrure. Ceci fut un grand malheur. Si Bembo, en effet, fût demeuré un instant de plus à la fenêtre, il n'eût point abandonné la garde de Rio-Santo.

Voici ce qui se passait dans la chambre du coin du lord . Le comte s'était assis auprès de la table qui supportait la lampe. Il avait placé sur la table le papier tombé du lit et n'y songeait plus déjà. Il contemplait Anna endormie et la trouvait belle.

-- Je voudrais quelqu'un pour m'aimer, pensa-t-il tout haut. Puis il reprit avec amertume : Quelqu'un pour m'aimer ! qui donc m'a aimé jamais ? La seule femme que j'ai aimée, moi, et je l'adorais ! la femme à qui j'avais donné mon nom, mon cœur, tout ! cette femme-là me trompait ! Un jour, penché sur le berceau de l'enfant que j'appelais ma fille, je pus penser qu'un autre ?... Oh ! je chassai la mère, et je chassai l'enfant ! J'eus raison ! Je fis bien ! Aujourd'hui je ferais de même !

Il s'arrêta, et un sourire cruel vint crisper sa lèvre.

-- Il y a seize ans de cela, reprit-il ; j'avais donné l'enfant à un homme sans pitié. Il se sera mis comme un mur d'airain entre la mère et la fille. Tant mieux ! Tant mieux, si elle est morte dans les larmes ! Tant mieux si elle vit encore pour pleurer et souffrir !

Le visage rouge et sanguin de White-Manor exprimait une cruauté sans bornes. Tout à coup son regard s'adoucit en tombant sur Anna qui souriait à un rêve.

-- Allons ! s'écria-t-il en se versant un plein verre de blond sherry, dont Gilbert Paterson avait mis un flacon sur la table. Allons, oublions le passé et le présent pendant une heure. Cette fille est belle... et, par le nom de Dieu, mon frère n'aura pas du moins le pouvoir de me l'enlever !

Il replaça bruyamment le verre sur la table, Anna s'éveilla en sursaut et faillit mourir de frayeur. Mais le comte n'était déjà plus à craindre pour elle. En remettant le verre sur la table, le papier tombé des couvertures du lit avait frappé ses yeux. Il l'ouvrit machinalement et devint plus pâle qu'un linceul. Le papier contenait quelques mots tracés au crayon que nous transcrivons ici :

« Courage, milord mon frère ; je veille sur vos amours. »

« BRIAN DE LANCESTER »

Nous savons que, depuis huit jours, Brian, heureux et subjugué, avait autre chose à faire qu'à tourmenter son frère ; il y avait bien longtemps peut-être que le billet était là. Mais ce ne fut pas ainsi que l'entendit le comte. Il avait de son frère une si mortelle frayeur ! Il crut que ses valets le trahissaient, que Paterson le trahissait, qu'il était entouré de dangers et d'ennemis.

Il appela Paterson d'une voix tonnante, Paterson parut.

-- Approche ici ! dit le comte qui saisit par le goulot son flacon de sherry.

Le flacon était en cristal taillé ; ce pouvait être une arme redoutable, Paterson lut son destin dans l'œil sanglant de son maître. Au lieu d'avancer, il recula vivement. Au moment où il repassait le seuil, le flacon siffla derrière son oreille et vint se briser en mille pièces à quelques pouces de sa tête sur le battant ouvert de la porte.

Anna ferma les yeux. Lorsqu'elle les rouvrit, elle vit l'homme qui l'avait si fort épouvanté étendu sur le parquet et s'agitant en de faibles convulsions. Paterson et son groom essayaient de le soulever pour l'emporter dans la voiture.

Le cavalier Angelo Bembo n'avait rien vu de tout cela. Après avoir reconnu que le marquis et son mystérieux malade reposaient tous les deux, il s'élança vers son appartement, et prit ses pistolets. Puis il descendit rapidement l'escalier. Au moment où il franchissait les dernières marches, il aurait pu entendre la rauque voix d'Angus Mac-Farlane entonnant le premier couplet de ronde du laird de Killarnan.

C'était là un présage certain. La lutte allait commencer. Angelo était dans la rue. Il vit la porte du lord's-corner ouverte. Un carrosse sans armoiries stationnait devant le seuil. Deux valets descendirent le perron, portant dans leurs bras l'homme au carrick bordé de fourrures, qui ne donnait aucun signe de vie.

Un hasard providentiel avait rendu l'intervention de Bembo inutile. Il reprit le chemin de son poste. Son absence avait duré en tout quelques minutes. C'était assez, Rio-Santo avait succombé.

Il y avait un quart d'heure que le cavalier Angelo Bembo était dans la position que nous avons décrite en l'une des pages qui précèdent, portant sur sa poitrine la tête alourdie du marquis. Lovely tressaillit brusquement et aboya. En même temps, Bembo sentit sur le revers de sa main un souffle tiède, mais si faible !

-- Il vit, mon Dieu ! il vit ! pensa le jeune Maltais, mais il lui faudrait des secours. Et comment faire ?

Bembo, même en ce moment suprême, n'osait pas introduire des valets dans un lieu dont Rio-Santo avait défendu l'entrée. Il enleva son maître dans ses bras et franchit le seuil. Une fois dehors, il ferma la porte à double tour. Les valets, appelés, accoururent.

-- Qu'on aille chercher un médecin ! s'écria Bembo.

Les valets répondirent :

-- Le docteur Moore est dans le cabinet de milord.

Le marquis, toujours sans mouvement, fut transporté dans son cabinet.

Le docteur Moore était là en effet.

À la vue de Rio-Santo, qui avait tout l'aspect d'un cadavre, le docteur ne manifesta ni empressement ni surprise. Il se leva et prit le bras du marquis pour lui tâter le pouls.

-- Sortez ! dit-il aux valets qui attendaient, curieux et avides de savoir.

Les valets obéirent.

-- Signore, reprit le docteur en s'adressant à Bembo, j'aime à être seul avec mes malades.

-- Mais, monsieur...

-- Le temps presse... Et je n'opère jamais que quand je suis seul.

-- Au moins me direz-vous, s'écria Bembo, s'il reste quelque espoir ?

-- Je ne vous le dirai pas, signore.

Bembo eut un mouvement de violente colère ; mais il se dirigea vers la porte.

-- Signore ! reprit le docteur au moment où Bembo passait le seuil.

Celui-ci se retourna.

-- Emmenez ce chien, je vous prie, ajouta Moore ; il me gêne.

Bembo saisit Lovely par son collier et l'entraîna malgré la résistance du noble animal, qui regardait tour à tour son maître et le médecin en hurlant plaintivement. On eût dit qu'il se défiait.

La porte se referma sur Bembo. Moore poussa le verrou et se trouva seul en face de Rio-Santo évanoui.

VI -- LE PANNEAU

Le docteur Moore revint s'asseoir auprès de l'ottomane où Rio-Santo gisait sans mouvement. Il souleva la main qui, subitement lâchée, retomba inerte, et rebondit deux fois sur l'élastique coussin. Un sourire étrange, tout plein d'un triomphant orgueil, vint à la lèvre pâle du docteur. Il se leva, croisa ses bras sur sa poitrine et regarda longtemps le marquis sans mot dire.

-- C'est une belle créature ! murmura-t-il enfin ; quand ce cœur bat, il y a bien de la puissance dans ce regard éteint et morne à présent. Combien de fois ne m'a-t-il pas fait baisser les yeux ! Sans lui, je serais le premier. Oui... cet homme me fait obstacle ; sa supériorité m'écrase... voilà qu'aujourd'hui cet homme est à ma merci ! Pour le tuer, je n'aurais qu'à le laisser mourir !

Il sourit, et, pour la seconde fois, son front rayonna un orgueil sinistre. Puis il ajouta durement :

-- Marquis, je te condamne ! Demain les lords de la nuit se réuniront pour choisir un nouveau chef ; Edward, le père de la grande famille, ne sera plus qu'un cadavre. Son Honneur, comme l'appellent les soldats de notre immense armée, aura trois pieds de terre sur le corps. Et que c'est lourd, milord, trois pieds de terre ! ajouta-t-il en ricanant. Oh ! la maison Edward and C° ne mourra pas pour cela ; Votre Seigneurie peut être tranquille. Elle aura toujours son comptoir dans Cornhill, ses milles dépôts dans Londres, et ses invalides dans les purgatoires de White-Chapel et de Saint-Giles. Il y avait un Edward avant vous, milord, il y aura un Edward après vous. Edward, c'est le nom royal, comme autrefois Pharaon, en Égypte. Demain, marquis, ce sera moi qui m'appellerai Edward. Que vous en semble ?

Il mit la main sur le cœur de Rio-Santo, et une ride plissa profondément la peau tendue de son front.

-- Je croyais la strangulation plus complète que cela, reprit-il sans plus prononcer ses paroles, parce qu'il venait de découvrir que Rio-Santo était plein de vie ; il faudra que je le tue, si je veux qu'il meure.

Le docteur tira de sa poche une trousse de maroquin et y choisit une lancette acérée. Il trancha d'un coup de bistouri la manche de la robe de chambre du marquis et fit le geste de piquer sa veine.

-- Il n'en faudra pas davantage ! murmura-t-il.

Mais l'instrument reprit place dans la trousse et le docteur s'assit, la tête entre ses deux mains.

-- J'hésite à le sauver comme j'hésite à le perdre ! pensa-t-il. Sa main est robuste. Qui sait si la mienne saurait tenir les rênes de ce fougueux attelage qui traîne notre fortune ? Et, après tout, le principal n'est-il pas de parvenir ?

La lancette fut tirée une seconde fois de la trousse et soigneusement nettoyée. En touchant le chiffon de drap qui servait à l'essuyer, elle y laissa une trace rougeâtre, comme si elle eût été humectée d'un très violent corrosif.

-- Et son secret, d'ailleurs ! reprit encore Moore, dont l'œil s'alluma au feu d'un avide désir, s'il meurt, qui me dira son secret ! Cet homme ne cherche pas ce que nous cherchons : il vise plus haut ; si haut que mon imagination ne peut même pas rêver ce qu'il tâche d'atteindre. Et il l'atteindra, pourtant, car il n'est point d'obstacle que son talon ne puisse briser. Je veux savoir ce qu'il cherche. Par le ciel ! je connaîtrai sa pensée. Et alors sa vie ne sera-t-elle pas toujours à moi comme elle l'est aujourd'hui ? N'ai-je pas le temps ? Fou que j'étais ! j'allais faire comme ces enfants qui brisent leurs jouets pour savoir ce qu'ils recèlent.

« Le secret d'un mort est trop bien gardé : marquis, nous ajournons votre sentence.

On frappa doucement à la porte du cabinet.

-- Au nom du ciel, monsieur, ayez pitié de mon angoisse, dit à travers la porte la voix du chevalier Bembo ; j'attends !

-- Attendez ! répondit froidement Moore.

-- Un mot par grâce, un seul mot, monsieur !

Le docteur, au lieu de répliquer, cette fois, se dirigea à pas de loup vers la partie du cabinet opposée à la porte derrière laquelle attendait Bembo, et mit une petite clef dans la serrure d'une armoire.

-- J'allais oublier le motif de ma visite, murmura-t-il ; ce sera bien le diable si monsieur le marquis ne peut pas m'attendre encore quelques minutes.

Avant d'aller plus loin, nous croyons opportun de dire au lecteur que l'immense association qui porte à Londres le nom de la Famille , est constituée, à peu de chose près, comme la société qu'elle rançonne. Seulement elle est mieux constituée. Il y a chez elle le public, le gentry et la noblesse, c'est-à-dire le peuple, les chevaliers et le sénat : les hommes, les gentlemen, les lords.

Au-dessus de tout cela est le père, que les hommes appellent Son Honneur ou désignent par un nom propre qui est sujet à changer. En 183., Edward régnait. La famille fit sous son règne de véritables progrès. On vola des diamants de la couronne, on commit des larcins héroïques.

C'était un homme taillé dans de tout autres proportions que ses bien-aimés sujets. Les lords de la nuit, son conseil privé, découvrirent avec stupéfaction un beau jour que leur chef n'était point un voleur.

C'eût été une rumeur étrange dans la Famille , si cette révélation fût descendue des lords aux gentilshommes et des gentilshommes aux simples goujats de l'armée. Mais milords de la nuit avaient une raison de se taire : c'est qu'en définitive ils ne savaient rien. Rio-Santo était pour eux un problème, voilà tout. Ils avaient découvert qu'entre eux et lui se creusait un abîme. Il voyait plus loin qu'eux et plus haut ; leur sordide ambition n'était point son ambition. -- Où marchait-il ?

Évidemment, Rio-Santo s'appuyait sur eux comme sur un bâton de voyage : ils se voyaient être entre ses mains des instruments vulgaires. Quel était le but de sa course ? Nul ne pouvait le savoir, nul ne pouvait seulement s'en douter, car Rio-Santo tenait le sceptre d'une main hautaine, et de lui au premier de ses sujets il y avait tous les degrés de son trône.

Quelques-uns, parmi les patriciens de la Famille , se préoccupaient assez peu de cet état de choses. Ils touchaient de magnifiques dividendes ; leur but était atteint. Mais il y en avait d'autres, et parmi ceux-ci nous devons compter le docteur Moore et l'aveugle Tyrrel, qui n'acceptaient point aussi volontiers le fait accompli. Tyrrel avait été chargé par le marquis de quelques missions secrètes qui avaient bouleversé son intelligence.

L'une de ces missions consistait à remettre cent livres sterling tous les mois à l'Honorable Brian de Lancester, lequel ne faisait à coup sûr point partie de l'association. Tyrrel se creusait la cervelle pour deviner le motif de cette munificence. C'était en vain, et ce devait être en vain toujours, parce que les motifs du marquis étaient trop en dehors du cercle d'idées où gravitait d'ordinaire la pensée de Tyrrel.

Quant au docteur Moore, il avait ses entrées à Irish-House ; il était le médecin de Mary Trevor, et jouait un peu, entre le marquis et son ténébreux sénat, le rôle que nos ministres jouent entre le roi et les chambres. C'était un esprit subtil, audacieux, mais froid dans son audace, patient, hautain et sachant cacher sa hauteur sous l'obéissance, positif à l'excès, rompu au dol, et capable d'entrer jusqu'au cou dans le crime ; mais il devait, comme Tyrrel, chercher les secrets de Rio-Santo dans une sphère trop restreinte ou trop basse.

Quand un vaisseau poind en mer à l'horizon et que le matelot en vigie crie : Navire ! les passagers ouvrent de grands yeux et cherchent à voir. Ils ne voient rien. Le navire approche. Les marins comptent ses mâts déjà et raisonnent sur son allure. Les passagers cherchent encore et ne voient pas davantage. C'est qu'ils cherchent trop bas. Pour voir de loin, il faut regarder dans les nuages.

Depuis six jours, que Rio-Santo ne se montrait point, le désir inquiet de Moore s'était singulièrement accru ; cette absence devait avoir de bien graves motifs et couvrir peut-être d'étranges menées. Le docteur, néanmoins, ne perdit pas tout à fait son temps pendant ces six jours. Introduit dans le cabinet du marquis, il épia, fureta, viola le secret des cartons fermés, et mit ses regards curieux dans plus de paperasses qu'il n'en faudrait pour composer vingt volumes. Mais ces papiers étaient, pour la plupart, écrits en chiffres, dont Moore n'avait point la clé. D'autres étaient couverts de caractères chinois, et le docteur reconnut sur quelques-uns l'idiome vulgaire de l'Afghanistan.

On peut savoir beaucoup de langues et ne point connaître à fond le chinois vulgaire et le patois populaire de Sindhy. Tout ce que Moore put reconnaître dans les nombreux documents parcourus à la hâte, c'est qu'une mystérieuse fermentation était fomentée au sein du Céleste-Empire, et qu'un esprit de révolte avait soufflé dans les montagnes des Afghans.

Était-ce de l'histoire contemporaine ou de l'histoire ancienne ?

Quand il eut fouillé les cartons, il fouilla le cabinet lui-même, espérant découvrir quelque cachette. Du premier coup, il crut avoir trouvé son fait. C'était le matin même de ce jour où recommence notre histoire. Le lecteur peut se souvenir qu'au moment où le cavalier Angelo Bembo, de retour de son expédition chevaleresque, ouvrait la porte pour se précipiter au secours de Rio-Santo, un des lambris de la chambre d'Angus Mac-Farlane, qui venait de s'agiter et de laisser apercevoir le visage curieux du docteur Moore, se referma tout à coup.

Ce panneau donnait dans le cabinet du marquis. En l'ouvrant, Moore croyait avoir découvert une armoire secrète. Ce qu'il vit le frappa vivement, et il n'en eut qu'un plus grand désir de voir mieux et davantage. Ce fut dans la serrure de ce panneau qu'il mit une petite clef, à l'instant où la voix suppliante du cavalier Angelo Bembo vint réclamer une consolante parole pour calmer son inquiétude. Il poussa sans bruit le panneau. La chambre du laird était silencieuse et vide ; on n'entendait même pas la respiration d'Angus Mac-Farlane, étouffée par les épais rideaux du lit.

Moore jeta un dernier regard sur Rio-Santo, toujours immobile, et franchit le seuil.

Le premier objet qui le frappa en entrant fut le portrait suspendu entre les deux fenêtres. À son aspect, un étonnement extrême se peignit sur son visage. Il le contempla, sous divers jours, fermant les yeux un instant pour les rouvrir ensuite et mieux voir. À mesure qu'il regardait ainsi, un reste de doute, demeuré sur sa physionomie, s'évanouissait graduellement.

-- C'est bien elle ! murmura-t-il enfin ; et, sur ma parole, elle était bien faite pour tourner la tête de l'héritier présomptif d'un comte... c'était une ravissante créature ! Mais que fait ici le portrait de la comtesse de White-Manor ?

VII -- LA SAIGNÉE

Le docteur Moore resta quelques secondes devant ce gracieux portrait de femme, vêtue à la mode de 1815, que nous avons décrit en l'un des précédents chapitres.

-- Je n'y comprends rien ! murmura-t-il ensuite ; Rio-Santo n'est ici que depuis un an, et la comtesse de White-Manor... Ma foi, je m'y perds !

Il pirouetta sur le talon et jeta en passant un regard distrait par la fenêtre.

-- Hé ! hé ! hé ! fit-il en riant plus franchement que d'habitude : le hasard est parfois souverainement spirituel ! Si je ne me trompe, voici, de l'autre côté du lac, le free and easy de White-Manor. White-Manor était un fier séducteur, de son temps !... Oh ! oh ! ajouta-t-il, en s'arrêtant tout à coup à deux pas du lit, il y a là un homme !

Il venait d'apercevoir la jambe maigre et velue d'Angus Mac-Farlane, qui sortait à moitié des couvertures. Le docteur était entré dans cette chambre avec une si ferme espérance de découvrir des choses étranges, impossibles à soupçonner, qu'il demeura une minute hésitant et comme saisi d'une puérile frayeur. Quel était l'homme étendu sur ce lit ?

Il souleva le rideau. Angus tournait le dos au jour. Son front touchait la muraille. Moore ne pouvait voir son visage. Un instant, l'instinct de médecin se mit en travers de sa curiosité. Il prit le bras d'Angus et lui tâta le pouls.

-- Fièvre cérébrale ! murmura-t-il ; congestion imminente. Pourquoi m'a-t-on appelé si tard ?

Cette phrase consacrée lui échappa, tant est grande la force de l'habitude. Il l'accueillit au passage par un sourire, et mit un genou sur le lit de façon à coller, lui aussi, sa tête au lambris. Dans cette position, il put voir les traits d'Angus. Son examen dura deux ou trois secondes.

-- Je ne connais pas cet homme ! dit-il avec désappointement. Puis, se ravisant tout à coup, il ajouta : Mais si fait ! C'est cet honnête paysan d'Écosse que Rio-Santo nous amena une fois au conseil. Le laird qui tient notre château de Crewe. Et pourquoi diable Rio-Santo le laisse-t-il mourir là comme un chien ?

Le docteur se releva et secoua la tête.

-- Fou que je suis ! murmura-t-il ; j'ai beau chercher, je ne trouverai point. Le secret de ce marquis d'enfer est dans son cerveau et non point autre part. J'ai rencontré çà et là quelques pages dépareillées du livre de sa conscience. Assez pour être sûr que sa vie ne fut qu'un long mystère ; trop peu pour deviner le premier mot de son secret.

Le laird fit un mouvement et se retourna péniblement sur sa couche.

-- L'eau me brûle ! dit-il tout bas.

-- Cet homme se sauvera tout seul ! murmura le docteur Moore. Demain, il sera en convalescence.

-- Oh ! reprit Angus, le brigand m'échappe ! elles disparaissent... toutes deux ! toutes deux !

Moore mit la main sur son pouls et l'y laissa une minute.

-- Une crise, pensa-t-il, et ce sera fini ! Ces misérables Écossais ont le cerveau si bien fêlé que la fièvre passe à travers les fissures !

-- Selle mon cheval noir, Duncan de Leed ! s'écria le laird dont la voix devint tout à coup retentissante ; je vais me rendre à Londres pour le tuer !

-- Pour tuer qui ? demanda involontairement le docteur.

Angus s'était levé sur son séant et attachait sur lui des yeux effrayants à voir.

-- La voix des rêves ne peut pas mentir, reprit-il lentement. Il me semble que j'ai vu Fergus O'Breane cette nuit. Pourquoi ne l'ai-je pas tué ?

Ses mains se posèrent sur les deux épaules du docteur.

-- Te l'ai-je dit, ami Duncan ? lorsque je l'aperçois par la seconde vue, il a au milieu de la poitrine un trou rond et rouge. Il est assis sur le gazon, au bord d'un chemin, et bien pâle. Alors la voix des rêves perce la nuit et me dit à l'oreille : « C'est ton sang, le sang de tes veines qui vengera Mac-Nab. »

-- Mac-Nab ! répéta le docteur en lui-même ; je connais ce nom... -- Eh ! oui, ce jeune pédant que j'ai trouvé au chevet de Perceval : Stephen Mac-Nab.

-- Qui donc m'a dit qu'il s'appelle maintenant Rio-Santo ? s'écria soudain le laird.

-- Ce n'est pas moi, murmura-t-il, espérant relier par cette réponse les idées fugitives du malade et l'entraîner en de moins obscures révélations.

-- Rio-Santo ! répéta Angus ; selle mon cheval, Duncan de Leed.

-- Et s'il plaît à Votre Honneur, dit le docteur en tâchant d'imiter l'accent et les formules d'Écosse, ce Rio-Santo est donc un assassin ?

Le laird retira ses deux mains avec défiance.

-- Ceux qui disent cela, répondit-il, en ont menti. Que me voulez-vous ?

Il se replongea, tremblant de froid, entre ses couvertures.

-- L'eau me glace ! grommela-t-il en frissonnant.

Puis il entonna d'une voix endormie :

Le laird de Killarvan
Avait deux filles,
Jamais n'en vit amant
D'aussi gentilles
Dans Glen-Girvan...

Moore attendit quelques secondes, cherchant le mot de cette énigme. Tout à coup il sentit la pression d'une main sur son bras, et se retourna vivement, croyant que c'était le cavalier Bembo. Mais à peine eut-il porté son regard sur l'homme dont la main serrait son bras, qu'il poussa un cri de terreur et chancela, prêt à défaillir. L'homme qui le surprenait en flagrant délit d'espionnage, au moment où, désertant le chevet d'un malade, -- d'un mourant ! -- il se livrait à une sorte de visite domiciliaire, inexcusable par tout pays, mais inexcusable surtout dans les mœurs anglaises, où chaque maison habitée est un sanctuaire que la loi elle-même n'a pas le droit de violer, c'était le malade lui-même, le mourant, Rio-Santo en personne.

Le docteur mesura sa situation d'un coup d'œil. Il était sous la main de Rio-Santo. Il le savait.

Rio-Santo portait sur son visage les symptômes manifestes de cette désorganisation partielle du cerveau, dont les effets sont si divers. Moore venait de deviner qu'il était muet. Sa langue demeurait paralysée après le retour à la vie de toutes les autres parties de son corps. Il pensait, mais les muscles de la langue étaient momentanément frappés de mort.

Moore eut l'idée de le tuer.

Rio-Santo le regardait fixement. Il releva la manche de sa robe de chambre, et d'un geste significatif, montrait la veine gonflée de son avant-bras.

-- Vous voulez que je vous saigne, milord ? demanda Moore.

Rio-Santo fit un signe affirmatif.

Le docteur hésita. Tandis qu'il hésitait, il se sentit de nouveau serrer le bras. Cette pression fut lente et persistante. C'était quelque chose comme un ordre donné d'une voix ferme mais sans colère.

Moore tira sa trousse et l'ouvrit.

Au moment où il approchait la lancette du bras de Rio-Santo, celui-ci lui arrêta la main et prit l'instrument qu'il approcha de ses yeux. Le docteur comprit et trembla, car ce geste lui disait que Rio-Santo n'avait rien perdu de sa pantomime, alors qu'il avait essuyé cette même lancette sur son habit dont le drap s'était instantanément rougi.

Il releva, lui aussi, sa manche sans mot dire et se piqua légèrement le bras.

Rio-Santo fit un geste d'approbation. L'instant d'après, de sa veine ouverte s'élança un vigoureux jet de sang.

-- Assez, dit Rio-Santo au bout de quelques secondes.

Le docteur tressaillit violemment au son de cette voix. Il releva son regard attaché sur la saignée avec une véritable terreur. Rio-Santo parlait. Rio-Santo était de nouveau l'homme redoutable devant qui tout pliait.

Moore ferma la saignée et croisa ses bras sur sa poitrine. Il attendit son arrêt.

-- Avancez-moi un fauteuil, dit Rio-Santo.

Moore se hâta d'obéir. Le marquis tomba pesamment sur le coussin et mit sa main sur ses yeux qui, affaiblis par les veilles, la crise et le sang perdu, se blessaient à l'éclat du jour. Il demeura ainsi pendant trois ou quatre minutes. Au bout de ce temps, il redressa la tête. Son front pâle avait recouvré toute sa fière sérénité.

-- Monsieur le docteur, dit-il, je vous remercie d'avoir violé le secret de cette retraite. Grâce à vous, je sais maintenant que ce pauvre malade n'est plus en danger de mort.

Il montrait Angus endormi sur le lit. Moore s'inclina.

-- Je pense que je ne me trompe point, ajouta Rio-Santo. Vous avez dit que son état était désormais sans péril ?

-- Je l'ai dit, milord.

-- Monsieur le docteur, reprit le marquis, je vous remercie d'avoir mis à nu devant moi le fond de votre âme, tandis que je gisais là-bas, mourant. Vous êtes jaloux de moi ; vous voulez mon secret. Ne m'interrompez pas, monsieur, je ne vous veux point de mal. Seulement, votre jalousie est insensée, et mon secret est de ceux qu'on ne devine pas. Il est comme ces pages écrites en langues inconnues que vous avez trouvées dans mon cabinet et que vous avez essayé en vain de déchiffrer ; on aurait beau le tenir dans ses mains, il faudrait encore une clé pour le comprendre, et cette clé, monsieur, Dieu, qui seul la donne, ne l'a point mise en vous.

Il y avait dans ces dernières paroles un mépris sans bornes. L'orgueil de Moore se révolta sourdement au-dedans de lui.

-- Monsieur le docteur, reprit encore Rio-Santo, parlant toujours de cette voix lente qui donnait de la froideur à une louange, mais qui ajoute à l'expression du dédain, je vous remercie enfin et surtout de ne m'avoir pas assassiné.

Moore recula de deux pas. Ce mot le cingla comme un coup de fouet au cœur. Il se crut perdu sans ressources.

Mais Rio-Santo continua :

-- La mort m'eût été cruelle, bien cruelle ! Encore une fois, je ne vous veux point de mal. Mettez ce coussin sous mes pieds, monsieur le docteur.

Moore prit le coussin et le plaça sous les pieds du marquis.

-- Excusez-moi, monsieur le docteur, reprit encore ce dernier, si j'abuse ainsi de votre complaisance. Allez ouvrir la porte extérieure de mon cabinet et dites à Ange... Vous avez parlé bien durement à ce pauvre enfant tout à l'heure, monsieur ! Dites-lui que vous m'avez sauvé la vie. Il vous pardonnera votre insolence. Quelle heure est-il, monsieur le docteur ?

-- Il est dix heures, milord.

-- Le temps est précieux, mais la fatigue m'accable et il me faut au moins une demi-journée de repos. Dites à mes gens, monsieur, d'atteler pour quatre heures. Le cavalier Angelo Bembo m'accompagnera.

Le docteur se dirigea vers la porte.

-- Quand vous aurez fait cela, monsieur le docteur, reprit Rio-Santo au moment où il s'éloignait, vous reviendrez. J'ai quelques questions à vous faire.

Moore rentra dans le cabinet, qu'il traversa pour aller ouvrir la porte extérieure.

-- Eh bien, monsieur, eh bien ? s'écria le cavalier Bembo.

-- La vie de M. le marquis est hors de danger, signore, dit Moore.

-- Hors de danger ! répéta Bembo avec un élan de joie. Je vous avais mal jugé, monsieur le docteur ; vous êtes un savant homme et un digne ami ! Je vous prie d'accepter mes excuses et de me croire tout à vous.

Le docteur s'inclina froidement et toucha la main que Bembo lui tendait, en disant :

-- Sa Seigneurie vous charge de faire atteler pour quatre heures et compte sur vous pour l'accompagner.

Bembo sauta de joie.

-- Sortir ! sortir déjà ! s'écria-t-il ; mais c'est une résurrection ! Ah ! docteur, vous êtes un homme habile !

-- Je l'ai pensé longtemps, répondit Moore en secouant la tête.

Il salua et referma la porte.

Quand il fut revenu dans la chambre du laird, Rio-Santo lui demanda :

-- Pendant ces six jours, s'est-il passé quelque chose parmi vous, monsieur le docteur ?

-- On s'est étonné de votre longue absence, milord, mais vos fidèles n'ont pas eu de peine à faire taire les mécontents. Milord, je ne sais ce que vous pensez de moi, mais je vous le dis du fond du cœur : Bien fous sont ceux qui essayent de vous combattre !

Rio-Santo mit sur lui son regard profond et tranquille.

-- Et vous êtes un homme sage, vous, monsieur le docteur ! prononça-t-il avec simplicité.

-- Chacun, en sa vie, a ses heures de démence, milord. Puisque nous parlons de moi, j'ai été doublement fou tout à l'heure : fou de vouloir vous tuer...

-- Et fou de ne l'avoir point fait, interrompit Rio-Santo.

-- Oui, milord, répondit le docteur.

Rio-Santo se retourna sur son fauteuil.

-- C'est partie remise, dit-il, vous ne me pardonnerez point. Moi, je n'ai pas le temps de m'occuper de vous... J'accepte votre aide comme par le passé.

-- Cette confiance, milord,... commença le docteur Moore, qui sentit un instant l'envie de jouer au repentir.

-- Confiance n'est pas le mot, interrompit don José. Je vous écraserai désormais au moindre soupçon, monsieur.

Le pied de Rio-Santo, repoussant violemment le coussin, tomba sur le tapis que son talon coupa.

-- Milord ! milord ! s'écria Moore avec une émotion hypocrite, en un moment comme celui-ci, une seule parole de bonté m'eût fait votre esclave pour la vie !

L'œil de Rio-Santo ne perdit point son expression de calme supériorité.

-- Un mot encore, dit-il ; comme le hasard peut me livrer une seconde fois à vous, sans défense, je veux vous apprendre un secret. Si vous m'eussiez tué ce matin, ce soir vous auriez dormi sur la porte de Newgate. Il y a longtemps que je vous connais, docteur. Entre vous et l'échafaud il n'y a que ma volonté depuis deux mois.

Moore tremblait, mais il voulut douter.

-- Entre l'échafaud et moi, milord, dit-il en essayant vainement de mettre de la superbe dans son regard, il y a un abîme que toute votre puissance ne saurait point combler.

-- Monsieur, prononça Rio-Santo avec fatigue, parler trop me lasse et j'ai des questions importantes à vous faire. Le lord haut-shérif a entre les mains un paquet cacheté où se trouve votre condamnation. Ne vous étonnez pas : je tiens ainsi plus ou moins tous les lords de la Nuit, vos confrères. Sans cela, monsieur, il me faudrait mille existences !

-- Mais que contient ce paquet ?

-- Choisissez entre tous vos méfaits, docteur. Ce paquet contient la preuve de l'un d'eux ; la preuve irrécusable.

-- Mais pourquoi le haut-shérif ne l'a-t-il pas encore ouvert ?

-- Parce que je ne l'ai pas voulu, répondit Rio-Santo.

Il ferma d'un geste la bouche du docteur, qui allait parler encore, et ajouta :

-- C'en est assez. Laissons cela. Quelles nouvelles de miss Mary Trevor ?

VIII -- CHEZ PERCEVAL

Le docteur Moore fut longtemps avant de répondre à la question de Rio-Santo.

-- Milord, dit-il enfin, je n'ai point de solution certaine à donner à Votre Seigneurie ; hier, j'avais commencé un traitement qui, suivant toute apparence, aurait sauvé miss Mary Trevor ; mais, dans la journée, une crise est survenue, une crise terrible. Je dois essayer sur l' autre , avant de faire subir à miss Trevor un nouveau traitement en rapport avec sa situation nouvelle, et d'autant plus énergique que l'honorable héritière de lord James court un danger réel et prochain.

-- Que s'est-il donc passé, monsieur ? demanda vivement le marquis.

-- Bien des choses, milord ! Frank Perceval se porte mieux que vous et aussi bien que moi. Vous avez été généreux, milord.

-- Monsieur, interrompit Rio-Santo, veuillez revenir au fait, je vous prie.

Moore avait insensiblement repris son assiette.

-- J'oubliais que milord a sommeil, dit-il ; voici le fait : le caractère de la maladie de miss Trevor a changé. Son affection nerveuse arrive à des symptômes si graves, si nouveaux pour mon expérience, que mes premiers essais sur l'autre ne peuvent plus me suffire.

-- Sur l'autre ? répondit Rio-Santo qui entendait ce nom-là pour la deuxième fois sans le comprendre. De qui parlez-vous, monsieur ?

-- D'une ravissante fille, sur ma parole, milord ! répondit Moore avec un étrange enthousiasme ; d'un sujet vivant de la plus rare perfection ! Quelle jeunesse ! quelle vigueur délicate et gracieuse ! quelle beauté de formes, résumant toutes les séductions anatomiques de la femme ! Ah ! ce serait un plaisir sans prix que de mettre le scalpel dans ces chairs élastiques et fermes. Mais Votre Seigneurie n'est pas médecin. Je parle de cette jeune fille, milord, que nous allons tuer pour sauver miss Mary.

Moore prononça ce nous avec une dureté sarcastique. La lèvre de Rio-Santo eut un tressaillement.

-- Elle est jeune et belle ? murmura-t-il.

-- Plus belle et plus jeune que miss Mary, milord.

-- Vous m'aviez promis de ne pas la tuer, monsieur ! s'écria tout à coup le marquis en faisant peser son regard sur l'œil à demi clos du docteur Moore.

Mais cette fois le docteur soutint bravement son regard.

-- Milord, dit-il avec un froid sourire, la jeune fille m'a coûté cent livres : il faut bien qu'elle nous serve à quelque chose.

Rio-Santo recula son fauteuil et détourna ses yeux.

-- Après tout, reprit Moore d'un ton dégagé, Votre Seigneurie est en ceci meilleur juge. Si elle trouve à propos de laisser périr miss Trevor...

Le marquis passa sa main sur son front.

-- Dieu ne peut point pardonner cela ! dit-il d'une voix profondément altérée.

Moore haussa imperceptiblement les épaules.

-- Choisir ! poursuivit Rio-Santo ; choisir entre ma pauvre Mary et cette jeune fille inconnue ! Choisir, quand le choix est un arrêt de mort. Elle était heureuse sans doute...

Sa tête se pencha. Son œil prit une expression vague où se miraient de mélancoliques pensées.

-- Cela arrive dans Londres ! murmura-t-il ; en sortant de Temple-Church où elle avait porté à Dieu sa prière si pure, la pauvre enfant aurait pu rencontrer aussi quelques émissaires de ces horribles étaux où la misère vend à la science des lambeaux de chair humaine ! Par le nom de Dieu ! s'écria-t-il avec violence, savez-vous comment je me vengerai de cela, monsieur !

L'œil de Rio-Santo flamboyait.

-- Entendez-vous ! dit-il en se levant haut et ferme sans garder trace de son récent accablement.

Moore balbutia. Rio-Santo lui saisit le bras.

-- Je ne sais si je l'aime, monsieur, prononça-t-il avec une sorte d'égarement ; mais si c'était elle... Oh ! je vous écraserais !

Le marquis retomba sur son fauteuil. Le bras de Moore s'entourait d'un cercle violâtre à l'endroit où l'avait serré Rio-Santo.

-- Milord, dit Moore avec son implacable raillerie, tout porte à penser que mon sujet n'a rien de commun avec votre maîtresse...

-- Qui vous a dit qu'elle fût ma maîtresse, monsieur ! interrompit brusquement le marquis ; je l'ai vue, une fois, prier Dieu. Une autre fois, j'ai cru l'apercevoir derrière le rideau soulevé de sa fenêtre. Voilà tout. Je donnerais mon sang pour son bonheur !

Moore ne put retenir un geste de pitié.

-- S'il vous plaisait de la voir, milord, demanda-t-il, pour être bien sûr ? Je dois dire à Votre Seigneurie que la petite est déjà bien entamée.

Rio-Santo détourna la tête avec dégoût.

-- Bien changée, si mieux vous aimez, poursuivit le docteur ; j'ai dû l'attaquer par le jeûne absolu et la séquestration dans l'obscurité.

-- Assez ! murmura le marquis, dont une sueur froide inonda les tempes, assez, monsieur ! Ah ! vous avez raison, ce ne peut être elle ! Mais quelle que soit votre victime, pitié pour elle, pitié !

Moore prit le bras du marquis et lui tâta le pouls.

-- Milord, dit-il, vous n'êtes pas en état de supporter de semblables émotions. Demain, ce soir, quand Votre Seigneurie le voudra, je lui dirai ce qui a rapport à Frank Perceval ; à présent, mon devoir est de me retirer.

Moore sortit avec précipitation. À peine avait-il passé le seuil, que la tête alourdie du marquis se renversa sur le dossier de son siège. Il s'endormit profondément. Nous n'attendrons pas son réveil pour faire connaître au lecteur la suite du rapport du docteur Moore ; mais auparavant nous le conduirons, rétrogradant de quelques jours, au chevet de Frank Perceval.

Vingt longs chapitres nous séparent maintenant de ces événements, racontés à la fin de la première partie de notre histoire. C'était, si le lecteur s'en souvient, le surlendemain du bal de Trevor-House ; Perceval, blessé dangereusement, sommeillait sous la garde du bon sir Edmund Makensie. Susannah, dominée par Tyrrel, baisa le front de Perceval endormi au moment même où lord James Trevor mettait le pied dans la chambre. De là, le consentement de Mary, trompée, au mariage avec le marquis de Rio-Santo.

Tout espoir n'était pas perdu cependant. Lady Ophélia était venue ; elle avait parlé. Frank écrivit cette lettre que lord Trevor déchira sous les yeux du fidèle Jack, rompant ainsi violemment toutes relations avec le pauvre Frank. Ici recommence notre récit.

Après avoir écrit sa lettre, Frank resta seul avec Stephen.

-- Jack doit être maintenant bien près de Trevor-House, dit-il au bout de quelques minutes ; dans une demi-heure, il sera de retour.

-- Et toute cette ténébreuse machination s'en ira en fumée ! ajouta Stephen.

Frank lui tendit la main.

-- Ami, que Dieu le veuille ! murmura-t-il, car le bonheur entier de ma vie est là.

Ils parlèrent longtemps, essayant de tromper les heures ; ils parlèrent d'amour. Stephen dit à Frank la scène muette de Temple-Church ; il lui raconta comment le regard de Clary, fixé sur un homme, sur un inconnu, lui avait révélé le secret de son cœur.

Et Frank, faisant un retour sur lui-même, songeait : « C'est bien vrai ! Avant d'être jaloux, je n'avais pas mesuré la profondeur de ma tendresse ! »

On entendit dans l'escalier le pas irrégulier et chancelant du vieux Jack. Stephen alla ouvrir et Jack passa le seuil. Il était pâle, et son honnête visage exprimait un désespoir profond. Frank n'osait l'interroger.

-- J'ai remis la lettre, Votre Honneur, dit Jack.

-- Eh bien ?

Jack secoua sa tête chauve.

-- Perceval est plus noble que Trevor ! prononça-t-il en relevant son front humide avec fierté. Le père de Votre Honneur eût fait châtier cet homme par ses valets... par l'écusson de Perceval ! Cet homme a déchiré la lettre sans la lire.

Frank ferma les yeux en poussant un faible cri...

Stephen ne put retourner que le lendemain à la maison de sa mère, car durant toute la nuit suivante, Frank, brûlé par la fièvre, fut en proie au délire et réclama les soins du jeune médecin.

Il est des heures particulièrement propres à la rêverie, où l'âme insoucieuse se repose avec paresse en un demi-sommeil que bercent des désirs indécis et de nébuleux espoirs. Mais quand la douleur, une douleur intense et formée d'éléments divers, s'empare de vous à ces mêmes heures où la raison engourdie laisse pendre, flottantes, les rênes de l'imagination, l'âme ne sait point combattre et fléchit sous le faix du découragement. La nuit, le désespoir est plus amer, la souffrance plus cuisante ; la nuit, la piqûre empoisonnée du soupçon sait mieux trouver l'endroit vulnérable du cœur. C'est la nuit que viennent ces bouffées d'angoisses qui montent du cœur à la tête et peuvent jeter un vaillant homme en la pensée lâche du suicide.

Stephen était assurément plutôt froid que passionné, mais tout choc dégage son contingent d'électricité : depuis trois jours, le jeune médecin, sans cesse rejeté hors de la voie de positive tranquillité où s'était jusque-là écoulée sa vie, s'échauffait à la lutte et perdait une partie de son flegme, enveloppe des cœurs non éprouvés. Son repos s'était changé en agitation ; l'heureuse apathie où sommeillait naguère sa jeunesse faisait place au trouble de la passion. Il aimait ; il était jaloux ; il souffrait.

Il était minuit environ. Frank, assoupi, respirait avec peine et se plaignait faiblement. Sur une bergère, dans un coin de la chambre, le vieux Jack dormait. Derrière le lit, une veilleuse allumée éclairait vaguement les objets. À sa lumière, on voyait tantôt briller, tantôt se voiler soudainement les nobles émaux du grand écusson de Perceval et le cadre doré du portrait de miss Harriet, la sœur de Frank, morte à la fleur de l'âge, dont le visage mélancolique et pâle, sortant ainsi de l'ombre tout à coup, semblait une apparition.

Stephen avait d'abord donné son esprit tout entier à son ami malade, et suivi avec attention les diverses phases de la fièvre. Puis sa pensée avait glissé, à son insu, des choses présentes aux choses du dehors. Le souvenir de Clary Mac-Farlane était venu emplir son cœur, d'où le danger de Frank l'avait momentanément chassé. Or, par un travail moral, produit naturel de la jalousie, Stephen ne pouvait plus voir sa cousine autrement que dans Temple-Church, préoccupée au milieu de la tranquille dévotion de ses compagnes, et couvrant le magnifique inconnu d'un regard passionné, d'un regard où il y avait tant d'amour que Stephen se fût contenté, pour être bien heureux, d'une faible part de cette muette adoration.

Stephen avait ouvert les yeux ; il veillait, mais dans la demi-obscurité où il se trouvait, les images évoquées passaient devant ses yeux comme un songe. Clary était là, devant lui. À côté de Clary était le beau rêveur de Temple-Church, dont Stephen ignorait le nom, et que nous connaissons sous celui d'Edward. Et la scène qui s'était passée à l'église se reproduisait avec une minutieuse exactitude ; et aujourd'hui comme alors, le premier mouvement de Stephen fut de s'écrier : « J'ai vu ce visage déjà quelque part. »

Il y eut néanmoins une différence : à l'église, Stephen avait mis de côté, sans façon, cette idée. Cette nuit il s'y arrêta. Sa haine avait grandi, et il sentait un vague besoin de donner à sa haine un motif autre que la jalousie. Peu à peu, le souvenir lointain, mais précis, qu'il gardait d'un événement lugubre vint se placer en face des récents souvenirs de Temple-Church. Il compara ces deux souvenirs en présence ; il les rapprocha. Et ce travail fut fait avec une passion si intense, que des gouttes de sueur vinrent sillonner son front.

Perceval, pendant cela, s'agitait sur sa couche ; mais Stephen ne prenait point garde.

L'aversion est, dans ses souvenirs, aussi précise que l'amour ; et Stephen eût pu dessiner de mémoire le beau rêveur de Temple-Church, mais il le voyait maintenant avec d'autres yeux. Edward n'était plus pour lui seulement une connaissance de la veille. Le souvenir de ses traits, si remarquables dans leur mâle beauté, datait désormais des jours de son enfance. Il y avait là deux impressions qui se confondaient, sauf un détail : quelque chose dont Stephen ne pouvait se rendre compte, quinze années séparaient ces deux impressions. La plus récente avait trait à la rencontre de Temple-Church. L'autre se mêlait à un drame sanglant, dont nous avons pu parler vaguement quelquefois dans le cours de ce récit, mais que le lecteur ne connaît point en détail.

-- C'est lui ! se dit Stephen, pour la centième fois peut-être ; c'est bien lui. Ce que je cherche sur son visage, c'est...

-- La cicatrice ! s'écria en ce moment Perceval qui s'agitait dans sa fièvre, n'ai-je pas vu la cicatrice sur son front ?

Stephen s'était levé en sursaut.

-- La cicatrice ! répéta-t-il ; oh ! je m'en souviens.

Sur son front rouge, reprit Frank, elle apparaissait blanche et tranchée...

-- Du sourcil gauche au sommet du front, répéta Perceval.

-- Frank ! s'écria Stephen ; vous le connaissez donc aussi ? Au nom du ciel, de qui parlez-vous ?

Frank ne répondit point. Mac-Nab retomba sur son fauteuil.

Voilà qui est étrange ! murmura-t-il. J'attendrai son réveil.

IX -- LE BUREAU DE M. BISHOP

Frank Perceval dormait toujours, et Stephen Mac-Nab épiait impatiemment son réveil pour avoir l'explication de cette parole échappée à son rêve. Mais cette explication ne devait point avoir lieu tout de suite.

Vers sept heures du matin, on frappa violemment à la porte extérieure de Dudley-House. Le vieux Jack ouvrit et revint aussitôt dire à Mac-Nab qu'une femme le demandait. Stephen descendit au parloir, où il trouva la servante de sa mère.

-- Qu'y a-t-il donc, Bess ? demanda-t-il.

-- Ce qu'il y a, mister Mac-Nab, répondit la pauvre fille, dont Stephen remarqua seulement alors le trouble et l'affliction. Ah ! lord ! ne demandez pas ce qu'il y a. Venez à la maison, plutôt ! Venez bien vite, car la pauvre dame devient folle. C'est à fendre le cœur !

-- Parlez-vous de ma mère ? s'écria Stephen... Au nom de Dieu ! qu'est-il arrivé ?

-- Ah ! lord ! répéta dolemment Betty ; c'est à fendre le cœur ! Les deux pauvres chères filles. On n'en eût point trouvé de pareilles dans la cité, mister Stephen ! Ah ! lord !

Le jeune médecin, au comble de l'inquiétude, saisit le bras de Betty et la somma impérieusement de s'expliquer. Betty mit son mouchoir sur ses yeux en criant :

-- C'est à fendre le cœur ! La pauvre dame devient folle !

Stephen fit ce qu'il aurait dû faire tout d'abord. Il s'élança dans la rue, appela un cab et se fit conduire au galop dans Cornhill.

Dès qu'il fut parti, Betty se ravisa.

-- Stephen, mister Stephen ! cria-t-elle. Écoutez ! je vais tout vous dire !

Mais Stephen était déjà bien loin. Betty essuya ses yeux.

-- Je pense qu'il aurait pu attendre un peu, grommela-t-elle ; et après tout, il était bien naturel de tirer son mouchoir et de pleurer en pareille circonstance. Les petites filles sont maintenant Dieu sait où. Un autre aurait eu envie de savoir ; mais mister Stephen est fier de son latin et de son grec. Grand bien lui fasse, le pauvre jeune monsieur ! Cela ne l'aidera guère à retrouver ses cousines. Oh ! lord ! quand on y songe, voilà un événement !

Bess reprit à son tour le chemin de Cornhill, désolée d'avoir manqué par sa faute l'occasion de conter une lugubre histoire.

L'entrée de Stephen dans la maison de sa mère fut quelque chose de navrant. Bess avait raison. La pauvre mistress Mac-Nab était presque folle. Toute la nuit, elle était restée debout sur la porte ouverte de sa maison, espérant toujours, attendant le retour de ses nièces qui ne devaient point revenir.

À la vue de Stephen, elle retrouva quelque force et put prononcer en pleurant les noms d'Anna et de Clary. Stephen devina. Les paroles de mauvais augure de Betty l'avaient préparé à un malheur. S'il n'eût point deviné, l'aspect des lits vides où n'avaient évidemment point couché les deux sœurs l'aurait mis bien vite sur la voie. Anna et Clary avaient disparu, voilà ce qui était constant. Mistress Mac-Nab elle-même n'en savait pas davantage.

Stephen fut atterré dans ce premier instant. Sa mère vint le serrer dans ses bras et murmura parmi ses larmes :

-- Après Dieu, mon fils, je n'ai d'espoir qu'en vous.

Stephen se raidit à cet appel. Le premier instant de faiblesse passé, il retrouva cette énergie froide qui était au fond de sa nature, et qui est, aux heures de détresse suprême, la qualité la plus précieuse que l'homme puisse trouver en son cœur. Sa tâche allait être de l'espèce la plus rude : il lui faudrait non pas combattre, mais chercher, -- chercher dans l'immensité de Londres ! Il se sentit à la hauteur de sa tâche.

-- Espérez en Dieu, ma mère, répondit-il, et comptez sur moi.

Il s'informa. Mistress Mac-Nab n'était point à la maison lorsque les sœurs avaient été enlevées. Betty, qui s'y trouvait seule en ce moment, craignant les reproches de ses maîtres, altéra les faits et dit que les deux jeunes misses s'étaient enfuies sans rien dire. Personne, selon elle, n'avait pénétré dans la maison.

Un seul espoir restait. Angus Mac-Farlane avait des façons si extraordinaires de se conduire en toute occasion, que mistress Mac-Nab avait pu supposer dès l'abord la possibilité d'un rendez-vous secret donné par lui à ses filles. Stephen partagea un instant cette idée. Si faible que soit une chance, quand elle est seule, il faut bien s'y accrocher ; mais le jeune médecin ne put garder longtemps cette illusion. Le laird, pour bizarre qu'il fût, ne se serait certes point joué ainsi de l'inquiétude de sa sœur en retenant durant une nuit entière les deux jeunes filles. Et puis, nulle apparence ne donnait à penser que le laird fût à Londres.

Stephen sortit pour se rendre chez le commissaire de police de Bishopsgate.

S'il est une plaisanterie internationale facile, c'est celle qui consiste à se moquer de nos badauds et de nos commères. Pour le malheur cosmopolite, la France n'a jamais eu le monopole de ces deux denrées.

À Londres, dans ces quartiers populeux et marchands, où le grand et le petit commerce se mêlent à dose presque égale, il y a une quantité très remarquable de commères. Ainsi est-ce une chose passant toute croyance que la rapidité avec laquelle un événement malheureux s'y apprend, s'y répète, s'y transforme. En deux heures, cinq cents versions du même fait circulent, chaque marchande douée de quelque imagination y ajoute sa variante. Quand l'histoire a fait ainsi le tour du quartier, son héros lui-même ne la reconnaîtrait pas.

Un cab, par exemple, écrase un lascar *(2) * aux environs de Saint-Paul, c'est dans l'ordre. Dans Church-Yard on parle du fait pendant trois minutes ; dans Cheapside le malheureux lascar monte en grade et devient chien de race ; c'est plus sérieux. Écraser un chien de race ! le cocher mérite l'amende, et la Société cynophile, fondée pour la défense générale des intérêts des chiens errants, suivra sans doute cette affaire ; dans Cornhill, le chien de race se mue en enfant de bonne maison ; dans Leadenhall-Street, l'enfant se change en vieille lady puissamment riche.

Ici l'histoire tourne à gauche et passe dans Honnsditch où elle subit une variante nouvelle. Puis elle voyage dans London-Wall et revient à Saint-Paul par Moorgate-street.

Mais il n'est plus question ni du lascar ni du cab, et Church-Yard est fort étonné d'apprendre que le tilbury de lord Chesterfield a écrasé l'honorable John Slip, membre du parlement pour un bourg pourri du comté de Lancastre, qui s'était laissé choir de l' oysters-rooms (salon où l'on mange des huîtres) de Temple-Bar.

Le récit est trop invraisemblable pour qu'on se refuse à y croire.

Lorsque Stephen mit le pied dans la rue, les commères de Cornhill et de Finch-Lane savaient déjà l'enlèvement des deux sœurs et le travestissaient à leur manière.

Comment le savaient-elles ?

Ceci est un profond mystère !... Qui pourrait dire comment mistress Footes savait que son voisin Richard Trim, le marchand de lunettes, portait un corset sous son gilet ? Qui pourrait dire comment mistress Croscairn avait découvert que les belles dents de M. Simpson, le lion du quartier, étaient osavores et sortaient de la fabrique du dentiste voisin ?

Les commères ont des yeux pour percer les murailles et des oreilles pour entendre ce qui ne se dit point.

Et puis il y avait Bess, la servante de mistress Mac-Nab.

Le conciliabule féminin se tenait ce jour-là au coin de Cornhill et de Finch-Lane qui faisait face à la maison carrée. On prenait le thé du matin chez mistress Bloomberry.

Mistress Black savait de source certaine que les deux pauvres chers cœurs s'étaient enfuis pour suivre leurs amants : deux horse-guards, les plus beaux hommes du régiment.

Mistress Bull était désolée de contredire mistress Black, mais chacun savait que les amants des deux jeunes misses étaient des commis de la banque, deux beaux hommes, il n'y avait pas à dire non, mais dont l'un portait perruque et l'autre louchait de l'œil droit.

Mistress Browne ne pouvait laisser passer cela. Les deux pauvres filles avaient été burkées sous sa fenêtre, et sans la pluie qui tombait à torrents, il y aurait eu encore du sang sur le pavé.

C'était une chose étrange, selon mistress Dodd, que toutes les sottises qui se débitaient à propos de la circonstance du monde la plus simple... Ces dames avaient grand tort de murmurer. Il n'y avait point de personnalité dans ce que disaient mistress Dodd ; seulement elle s'étonnait que deux pauvres misses qui avaient « fait une faute » ne pussent aller se noyer dans la Tamise sans mettre tout le quartier en émoi.

Mistress Croscairn avait toujours pensé que mistress Dodd, sa voisine et amie, ne ménageait point assez ses paroles. Elle avait connu bien des femmes en sa vie qui s'étaient repenties avant de mourir de la légèreté de leurs discours... Quant aux jeunes misses de l'autre côté de la rue, si pénible que fût la vérité, il fallait bien la dire : elles s'étaient engagées pour servir de statues vivantes à l'exhibition du Strand. On pouvait aller y voir.

Mistress Crubb, mistress Footes et mistress Bloomberry absorbaient en silence un nombre incalculable de tasses de thé, réservant sans doute leur opinion pour le dessert.

Lorsque Stephen passa sous les fenêtres, les huit dames se levèrent et le suivirent longtemps du regard ; ce fut un nouveau texte à bavardage.

En somme, les huit langues assemblées au coin de Cornhill s'accordèrent à reconnaître que c'était grand dommage de voir un si joli garçon se faire du chagrin pour de pareilles évaporées. Stephen poursuivait son chemin vers Bishopsgate, et tâchait de voir clair dans l'énigme de la disparition des deux sœurs. La première idée qui lui vint fut que l'inconnu de Temple-Church était l'auteur de l'enlèvement. Sa raison regimba tout d'abord contre cette idée ; car, en admettant comme vrais ses soupçons jaloux, c'était Clary qui aimait cet homme et non point cet homme qui aimait Clary. D'ailleurs, pourquoi eût-il enlevé les deux sœurs ?

Assurément ces arguments étaient de ceux qui ne se réfutent point. Cependant, Stephen ne mit point de côté cette idée, parce que les cerveaux les plus raisonnables ont leur recoin ténébreux ou passionné. Stephen, le positif, le sage Stephen y voyait trouble dès que sa jalousie pouvait se mettre pour un peu ou pour beaucoup entre sa vue et l'objet observé.

En second lieu, Stephen se dit que ce pouvait être un enlèvement ordinaire, un enlèvement double, voilà tout... Mais les deux sœurs étaient si pures ! Et il savait si bien tous leurs petits secrets !

Ce pouvait être encore un de ces rapts assez communs à cette époque, commis par quelque pourvoyeur de la pairie...

Enfin, ce pouvait être des gens de la Résurrection.

Stephen frémit de tous ses membres et n'acheva point de formuler cette dernière pensée.

Et néanmoins, il s'avoua qu'elle était la plus probable de toutes.

Quelle que fût du reste la vérité, il pensa que l'œil investigateur de la police pourrait lui être d'un grand secours, et prit espoir de son entrevue avec le commissaire de Bishopsgate-street.

On sait que la cité de Londres est un État dans l'État, ceci à tel point que si la fantaisie prend à Sa Majesté d'entendre l'office de Saint-Paul, elle est obligée d'envoyer demander au lord-maire les clefs de la Cité.

Or, la Cité n'a point de porte.

On apporte lesdites clefs, -- qui sont fausses, si jamais clefs le furent, -- à Sa Majesté, de l'autre côté de Temple-Bar, dans le Strand.

Le roi ou la reine les touche et passe.

Et les merciers de Fleet-street se drapent dans le contentement de leur stupide orgueil. Ne traitent-ils pas de puissance à puissance avec le souverain ou la souveraine des Trois-Royaumes ?

À l'époque où se passe notre récit, les commissaires de police de la Cité relevaient donc immédiatement du lord-maire, et non point de la police générale de Londres, qui a son bureau central à Scotland-Yard. Ce n'étaient pas moins des magistrats fort importants. Leur position était considérable sous tous les rapports et n'emportait point cette quasi-réprobation qui, de l'autre côté du détroit, comme dans beaucoup d'autres pays, s'attache à tout ce qui regarde la police.

À Londres, le bourreau est un gentleman.

Point de préjugés dans cette noble ville.

On n'y conspue que les gens qui ont faim.

Le commissaire reçut Stephen du haut de sa grandeur. Stephen avait attendu préalablement une heure et demie dans l'antichambre. Il exposa sa demande et réclama toute la diligence possible.

-- Assurément, monsieur, répondit le commissaire ; c'est un cas d'urgence. Inscrivez la réclamation de M. Mac-Nab, Robin Cross. Vous êtes prié de revenir dans quinze jours, monsieur.

-- Dans quinze jours ! s'écria Stephen stupéfait ; mais, monsieur...

-- Qu'y a-t-il encore, monsieur Mac-Nab ? Je vous ai dit dans quinze jours. Je suis votre serviteur.

-- Ne pourrait-on... ?

-- Non, monsieur.

-- Je serais prêt à faire tous les sacrifices...

-- Oh !... Causez avec Robin Cross, monsieur, en ce cas. J'ai la tête rompue. Je suis votre serviteur.

Robin Cross s'était levé. C'était une sorte de spectre, long et maigre, dont la figure coupante était prise entre deux touffes ébouriffées de favoris blanchâtres, comme la roue de verre d'une machine électrique entre ses deux coussins. Il fit à Stephen un obséquieux salut et le pria d'entrer avec lui dans un cabinet voisin.

-- Toutes ces recherches nous coûtent un argent fou, voyez-vous, monsieur, lui dit-il ; veuillez donc prendre la peine de vous asseoir. Sont-elles jolies, monsieur, je vous prie ?

-- Qu'importe cela ! répondit brusquement Stephen.

-- Permettez, mon cher monsieur ! Vous nous avez donné leur signalement exact, mais les signalements ne disent rien. Je pourrais vous citer, par exemple, celui du fameux Fergus le Rouge, vous savez, Fergus O'Breane, le bandit de Teviot-Dale, qui ressemble trait pour trait à...

-- Venons au fait ! interrompit Stephen.

Peut-être Stephen ne se fût-il point pressé si fort d'interrompre, s'il eût pu deviner le nom qu'il arrêta sur la lèvre de Robin Cross.

-- À la bonne heure, reprit celui-ci sans s'émouvoir. Je vous demandais si les deux demoiselles sont jolies.

-- Elles sont jolies, monsieur.

-- Hum ! hum ! fit Robin Cross en secouant la tête. Cela vous coûtera une bonne somme.

-- Je suis disposé à ne point marchander, dit Stephen.

-- C'est fort honorable, monsieur. Voyez-vous, si elles étaient laides, la chose se ferait d'elle-même. Au bout de quatre jours, ceux qui les ont enlevées les jetteraient sur le pavé. Nous n'aurions que la peine de les ramasser. Pour dix guinées vous en seriez quitte... et encore ces dix guinées seraient de votre part une générosité, car la loi nous défend de rien exiger. Mais elles sont jolies... très jolies peut-être ?

Stephen leva les yeux au ciel avec impatience. Cet homme le mettait au supplice.

-- Elles sont très jolies, je le vois bien ! reprit Robin Cross avec un douloureux soupir ; ah ! mon cher monsieur, cela vous coûtera cinquante livres.

-- Écoutez, s'écria Stephen qui prit la main du commis et la pressa entre les siennes, dans un de ces moments de détresse où l'on achèterait l'ombre d'un espoir au prix d'une fortune ; vous chercherez, n'est-ce pas ? Vous remuerez Londres entier ?

-- Londres est lourd, mon cher monsieur, grommela Robin Cross.

Stephen ne l'entendit pas et reprit avec une chaleur croissante :

-- Vous les retrouverez, fussent-elles aux mains d'un homme puissant !

Robin Cross fit la grimace.

-- Vous me les rendrez, monsieur, n'est-ce pas ? Moi, je vous donnerai cinquante livres, cent livres, davantage, tout ce que vous voudrez !

La grimace de Robin Cross se changea soudain en un sourire excessivement flatteur.

-- Voilà qui est parler, mon jeune gentleman ! dit-il en serrant à son tour la main de Stephen. Soyez tranquille. Vous serait-il désagréable de nous remettre quelque chose... ce que vous voudrez... pour les premiers frais ?

Stephen mit sur la cheminée quatre ou cinq bank-notes de dix livres.

-- À la bonne heure ! répéta Robin Cross ; vous serez content de nous, mon jeune gentleman !

Stephen descendit, plein d'espoir, l'escalier du bureau de police. Mais une fois dans la rue, l'air frais dissipa l'espèce d'ivresse où il s'était laissé tomber à son insu. Il raisonna froidement. Son espoir s'évanouit.

Et pourtant il fallait agir. En un de ces moments où l'on se répète à soi-même : Il faut agir, il faut agir ! Stephen leva les yeux et lut, au coin d'un pâté de maisons, le nom : Finsbury-Square. Il devint pâle. Ce nom venait de rejeter à travers son esprit une lugubre idée, déjà repoussée avec horreur.

Stephen se savait là auprès d'un repaire de résurrectionnistes. Il était médecin, ses études et les causeries de ses jeunes confères lui avaient appris le chemin de ces magasins de chair humaine, que la police de Londres laissait exister moyennant finances, et que les gens graves appellent « un mal nécessaire ». Il n'ignorait point que le voisinage du grand cimetière des non-conformistes avait attiré aux environs de Finsbury-Square, dans Worship-Street, le plus hardi, le plus redoutable des trafiquants de la mort.

L'angoisse a incessamment soif de certitude, et le malheur qu'on connaît semble moins amer que le malheur qu'on redoute. Stephen Mac-Nab craignait et voulait à la fois ; or, en cette situation de l'âme, plus la crainte est poignante, plus le désir est grand.

Il se trouva bientôt dans Worship-Street, devant une grande maison, dont l'intérieur ressemblait parfaitement à celui des autres maisons ses voisines. Sur la porte, au-dessous du bouton de la sonnette, il y avait une petite plaque de cuivre où on lisait ces mots :

BUREAU DE M. BISHOP.

Stephen mit la main sur le bouton de la sonnette. Son cœur battait comme lorsqu'on va défaillir.

Tandis qu'il hésitait, un homme le contemplait avidement de l'autre côté de la rue.

Cet homme, appuyé contre la grille d'une maison, portait le costume des mendiants de Londres, étrange costume, en tout semblable à celui d'un gentleman, dont il ne diffère que par les souillures et la vétusté ; les lambeaux d'un habit noir flottaient sur ses épaules osseuses et dépourvues de chair. Son pantalon, également noir et rapiécé en mille endroits, se collait, flasque et humide, sur ses jambes d'une effrayante maigreur.

Il avait dû être beau de visage ; du moins ses traits réguliers et ne manquant pas d'une certaine finesse semblaient l'annoncer. Mais la faim ou la maladie, ou toutes les deux à la fois, avaient opéré parmi ces traits de tels ravages que leur ensemble ne pouvait plus inspirer que la pitié. Son front saillant se couronnait d'une masse de cheveux incultes et comme desséchés. Sa barbe était coupée aux ciseaux, partout où la décence anglaise a déclaré shocking de laisser croître le poil. Nous pouvons affirmer ici, en passant, qu'aucune lady ne ferait l'aumône à un pauvre porteur de moustaches. Ses yeux mornes, grossis, égarés, s'ouvraient à fleur de tête entre les cavités de son front déprimé au-dessus du sourcil et de sa joue où saillait seulement la pointe enflammée d'une osseuse pommette. Ces traits n'exprimaient rien, à vrai dire, rien que la misère poussée jusqu'à l'agonie, mais ils exprimaient la méchanceté ou la bassesse moins encore que toute autre chose. Le type irlandais y gardait seulement quelque chose de son astuce naïvement flagorneuse.

Cet homme mourait de faim. Cela est si commun à Londres que nous avons vraiment scrupule d'entretenir le lecteur de pareilles banalités. Mais il faut bien tout dire, et notre livre est fait un peu pour la France, où les gens qui périssent d'inanition peuvent avoir, dit-on, la chance de trouver çà et là un morceau de pain.

Nous n'affirmons point positivement ce dernier fait, de peur de passer parmi les charitables riverains de la Tamise pour un porteur de moustaches.

Notre pauvre homme regardait Stephen avec une singulière expression d'avidité. Manifestement, il avait grand désir d'aborder le jeune médecin ; mais quelque chose le retenait : la détresse est timide à Londres.

Enfin, il quitta doucement la grille où il s'appuyait et traversa la rue à pas de loup. Il arriva auprès de Stephen au moment où ce dernier se déterminait à peser enfin sur le bouton de la sonnette.

-- Votre Honneur, dit-il en tirant faiblement Mac-Nab par le pan de son habit, oh ! Votre Honneur !

Stephen se retourna vivement, honteux d'être surpris en ce lieu.

-- Que voulez-vous ? demanda-t-il.

-- Oh ! Votre Honneur ! répondit le pauvre avec un fort accent irlandais ; ne vous fâchez pas contre moi, je veux seulement vous dire que Mr. Bishop vend trop cher et que vous vous arrangeriez avec moi à moitié meilleur marché.

Stephen se recula involontairement. La pauvreté, parmi ses mille malheurs, a celui d'être toujours facilement accusée. Les paroles de l'Irlandais lui parurent avoir une terrible portée.

-- Est-ce que vous faites le métier de vendre des cadavres ? s'écria-t-il.

-- Voulez-vous en acheter un ? demanda tout bas l'Irlandais au lieu de répondre.

Stephen pensa tout de suite aux deux sœurs.

-- Une jeune fille ? prononça-t-il à travers ses dents convulsivement serrées.

-- Oh ! Votre Honneur ! je ne suis pas un assassin comme Mr. Bishop. Et, quand je dis que Mr. Bishop est un assassin, je me trompe peut-être. Je sais bien qu'on ne doit jamais mal parler des gens riches, mais pour ce qui est de moi, Votre Honneur, il n'y a qu'à me regarder pour voir que je n'aurais pas la force de burker un enfant.

Stephen regarda mieux le pauvre diable et eut pitié de son évidente détresse.

-- Déterrez-vous donc les cadavres que vous vendez ? lui demanda-t-il plus doucement.

-- Oh ! non, Votre Honneur, répondit l'Irlandais ; je suis catholique.

-- Alors, que me proposez-vous ?

-- Un corps qui n'a pas été mal bâti dans son temps, Votre Honneur... un peu maigre, mais sain... quarante ans, cinq pieds six pouces. Dans une heure il peut être à vous. Si vous vouliez l'attendre huit jours, j'aimerais mieux ça, mais ne vous gênez pas.

-- Mais où le prendrez-vous ? balbutia Stephen stupéfait.

-- Oh ! ne vous embarrassez pas de cela, j'ai mon affaire.

-- Il n'est donc pas mort ?

-- Pas tout à fait, dit l'Irlandais en souriant avec tristesse.

-- Vous comptez le tuer ?

-- Il le faudra bien.

-- Mais enfin, malheureux, dit Stephen en frissonnant, quel est ce cadavre ?

-- S'il plaît à Votre Honneur, répliqua l'Irlandais avec une résolution froide, ce cadavre est le mien.

À ce dernier mot, le pauvre chancela et s'assit sur les marches de l'escalier de Bishop. Stephen le considéra avec attention. Il ne découvrit nulle trace d'aliénation mentale ou même de fièvre sur ce visage exténué. Ce comble de la misère humaine lui fit oublier, pour un instant, sa propre souffrance.

-- Comment vous nomme-t-on ? demanda-t-il en cherchant sa bourse.

-- Oh ! Votre Honneur, s'écria joyeusement l'Irlandais ; je vois bien que vous allez m'acheter. Je me nomme Donnor d'Ardagh, et je puis vous conter en deux mots mon histoire. Nous autres, Irlandais, voyez-vous, nous avons la passion de venir à Londres, et Londres nous tue.

En voyant que Stephen l'écoutait, Donnor retrouva pour un instant la volubilité proverbiale des fils de la verte Érin et reprit avec rapidité :

-- Oh ! oui, Votre Honneur, Londres est mauvais pour les gens de l'Irlande. J'y vins, il y a bien longtemps, et je me mariai dans Saint-Giles avec une jolie fille qui m'aimait. Nous étions pauvres, mais nous étions forts tous deux, et nous travaillions tant ! Il y a deux ans, nous vivions tranquilles avec cinq enfants dont les plus grands travaillaient déjà. L'aîné, Patrick, était bien beau et bien robuste : il eût soutenu nos vieux jours, car il avait bon cœur ; mais le roi eut besoin de matelots. Patrick fut pressé et mis sur un navire qui n'est pas revenu. Ma pauvre Nell pleura, tout en travaillant ; puis elle cessa de travailler, parce que son cœur était brisé. Le pain manqua dans notre cellar . Georges, mon second fils, un généreux et doux enfant, Votre Honneur ! eut pitié de sa mère malade et vola un remède chez un marchand de drogues. Georges fut envoyé à Botany-Bay. Nell mourut.

Donnor étouffa un sanglot et poursuivit en haletant :

-- Snail et Loo, que nous avions été obligés d'envoyer aux manufactures pendant la maladie de Nell, devinrent ce qu'on devient dans ces réceptacles empoisonnés. Snail s'est engagé, dit-on, dans la grande Famille . Si vous saviez comme il était gentil et avisé, Votre Honneur ! et Loo, ma jolie Loo ! l'amour de ma pauvre Nell ! Loo est devenue la honte de mon nom. Elle n'a que treize ans, Votre Honneur : c'est Londres qu'il faut accuser et non pas la pauvre fille !

Donnor courba la tête en pleurant, mais sans cesser de parler.

-- Snail et Loo eussent été d'honnêtes cœurs, dit-il encore, mais c'est à l'enfance que Londres s'attaque, et l'enfance ne sait pas. Maintenant Loo se meurt, tuée par le gin et la fatigue de son affreux métier, et Snail croît pour la potence. Oh ! Et ce sont mes enfants ! les enfants de Nell, si pure et si bonne ! Maintenant, Votre Honneur, il me reste une petite fille toute nue, qui couche dans la cendre à la porte de mon ancien cellar . Je suis trop faible pour travailler, et je cherche à vendre mon corps pour deux livres et dix shellings.

-- Mais, malheureux, dit Stephen, quand vous ne serez plus, pensez-vous que votre fille souffrira moins ?

-- Oh ! Votre Honneur, j'ai songé à tout, répondit Donnor avec un sourire d'enfant, un sourire dont aucun mot ne nous semble pouvoir peindre la simplicité sublime ; Brien de Cork, le mercier de Bainbridge-Street, ne demande pas mieux que de prendre la petite fille chez lui, si je trouve deux livres pour le trousseau. Il me resterait encore dix shellings, dont cinq me serviraient à faire mettre une croix sur la tombe de Nell. Avec les cinq autres...

Donnor hésita.

-- Oh ! Votre Honneur, reprit-il avec embarras, je sais bien que ce n'est pas là une pensée de chrétien... et, s'il le faut, je pourrai rabattre ces cinq derniers shellings. Mais il y a si longtemps que je n'ai bu et mangé à ma soif et à ma faim ! Avant de mourir, Votre Honneur, j'aurais voulu m'asseoir à une table comme un homme, manger du pain et boire de l'ale !

Stephen demeura un instant sans voix devant cette suprême expression de la misère. Donnor crut qu'il trouvait ses prétentions exorbitantes.

-- Je renoncerai aux cinq shellings, s'il le faut, continua-t-il avec un soupir. Je puis mourir à jeun comme j'ai vécu. Mais pour les cinq autres... La pauvre Nell n'a pas de croix sur sa tombe. Ah ! Votre Honneur ! si vous marchandez, la petite fille ne saura pas où s'agenouiller pour pleurer sur sa mère !

L'œil de Stephen devint humide ; son sang-froid ne put tenir contre ces dernières paroles.

-- Donnor, dit-il, je suis bien malheureux, moi aussi : on a enlevé dans la maison de ma mère deux jeunes filles que j'aime comme mes sœurs.

-- Ah ! fit l'Irlandais qui jeta un coup d'œil significatif sur l'écriteau de Mr. Bishop.

-- Allez manger et boire, reprit Stephen en lui mettant un souverain dans la main avec sa carte ; allez donner des habits à la petite fille, puis vous reviendrez me voir.

Donnor ne se pressa point d'être reconnaissant. Il savait trop Londres pour supposer un bienfait, et son regard interrogea la physionomie de Stephen avec défiance.

-- Votre Honneur, dit-il après un silence, c'est encore une livre et cinq shellings.

On ne peut exiger qu'un homme, dans la position de Stephen, s'occupe longtemps du malheur d'autrui.

-- Si vous pouvez me servir, je vous paierai, répliqua-t-il brièvement en congédiant l'Irlandais d'un geste. Si vous ne pouvez pas m'être utile, je viendrai à votre secours. Allez, Donnor, et revenez me voir aujourd'hui dans Cornhill.

Donnor s'éloigna, ébahi. L'idée de gagner quelque argent, faible comme il était, autrement qu'en vendant son cadavre, ne pouvait plus entrer dans son intelligence, rompue à cette pensée de mort.

-- Je vais toujours faire de mon mieux pour la petite fille, pensa-t-il.

Mais il ne remercia pas Stephen.

Celui-ci pesa sur le bouton de la sonnette. La porte s'ouvrit. Un valet à livrée rouge introduisit Mac-Nab dans un assez beau parloir, dont les lambris s'ornaient d'une multitude de mauvaises gravures représentant des scènes de sport, des assauts de pugilat et des combats de coqs. Stephen demanda Mr. Bishop.

-- Monsieur est dans son cabinet, répondit le groom. Si monsieur veut me dire son nom, je l'annoncerai.

Stephen se nomma. Le groom sortit et revint aussitôt en disant :

-- Monsieur reçoit.

Stephen monta un étage et se trouva dans le cabinet de Mr. Bishop.

Nous avons décrit ce personnage dans la première partie de notre récit, lors du mémorable duel entre Tom Turnbull et Mich, le beau-frère du petit Snail.

Bishop le burkeur était vêtu d'une robe de chambre de satin, dont les broderies changeantes avaient de rouges et magnifiques reflets. Sur son front se posait de côté un bonnet de forme écossaise, en velours écarlate. Il était à demi-couché sur une ottomane de velours, posée contre la muraille également tendue de velours. L'ottomane, les fauteuils, la tenture et aussi les rideaux demi-fermés des croisées étaient rouges.

Tout ce rouge jetait sur la face du burkeur , couché, une couleur apoplectique effrayante à voir. Auprès de lui, un grand chien d'Écosse, au poil roussâtre, était étendu sur le tapis. L'émail de ses yeux, reflétant le jour ardent de ce réduit étrange, rayonnait une lueur réellement diabolique.

Mr. Bishop était aussi, dans son genre, un eccentric man . Il fumait une longue pipe de Turquie, dont le fourneau à réservoir s'appuyait sur le sol, et envoyait vers le plafond des spirales de vapeur empourprée.

Stephen, en entrant dans cette chambre, eut d'abord une sorte d'éblouissement causé par la couleur insolite qui déteignait sur tous les objets. La première chose qu'il aperçut parmi cet ardent chaos, fut l'œil enflammé du chien d'Écosse, qui gronda sourdement et fit scintiller l'éclair de ses prunelles. Ensuite il distingua les contours d'une face de boule-dogue, coiffée d'un bonnet de velours. C'était le burkeur.

-- Oh ! dit Bishop sans se déranger, c'est vous qu'on appelle Mac-Nab ? Je ne vous connais pas. Que voulez-vous ?

-- Je vous connais, moi, répondit Stephen dont tout le sang-froid était revenu ; et je veux voir vos sujets.

-- Mes sujets ? de par Dieu ! s'écria Bishop avec un gros rire, je suis moi-même un fidèle sujet du roi. Où pensez-vous être, mon camarade, pour me parler de sujets ? Vous êtes si pâle, que tout mon velours ne suffit pas à vous mettre du rouge sur le visage. Je pense que vous n'êtes pas ici pour vous moquer de moi ?

-- Je vous répète, répliqua Stephen, que je viens pour acheter un sujet.

-- Du diable ! gronda Bishop en se levant d'un bond et en saisissant le jeune médecin au collet. Seriez-vous un homme de police, mon camarade ?

Le chien d'Écosse tendit ses jarrets par devant et ramassa ceux de derrière comme s'il allait s'élancer à la gorge de Stephen.

X -- LE CAVEAU

Le mouvement de Bishop le burkeur avait été si soudain, que Stephen n'avait pu se mettre sur la défensive. D'ailleurs, à quoi bon se défendre ? Le sang-froid était la seule arme qui pût vaincre en ce combat inopiné.

-- Je ne suis point un homme de police, répondit-il avec calme ; il y a d'autres marchands que vous dans Londres, mister Bishop, et vos manières ne sont pas faites pour attirer les chalands.

Bishop lâcha prise.

-- Un homme de police eût tremblé sous ma griffe, grommela-t-il. Vous n'êtes pas peureux, mon jeune monsieur ; j'aime les gens comme cela, moi. Mais pourquoi diable venez-vous me parler de sujets ? Je suis un honnête marchand d'ale, de porter, de gin, de whiskey, de tout ce qui peut se boire, enfin. Encore une fois, que voulez-vous ?

Stephen tira son portefeuille et remit sa carte au burkeur.

-- Ah ! ah ! s'écria celui-ci, vous êtes étourdi, pour un homme de la science, mon jeune gentleman. Du diable si vous n'avez pas risqué vos os ! Faites le mort, Turk. On ne vient pas dans mon office, de but en blanc, comme si je vendais des gants de France ou du sucre candi pour les petits enfants. Je pense que vous m'excuserez, monsieur ; un agent de police ressemble beaucoup à un homme. Voulez-vous accepter un grog ?

-- Veuillez m'excuser, reprit Stephen.

Bishop fronça ses gros sourcils et s'étendit de tout son long sur l'ottomane.

-- Non ? reprit-il d'un ton de mauvaise humeur. Je ne voudrais pas vous voir me garder rancune, monsieur Mac-Nab. Sur ma foi, vous en avez été quitte à bon marché, voyez-vous ; et il m'est arrivé plus d'une fois de transformer un espion en un sujet de cinq ou six bonnes guinées.

Bishop prit un flacon de gin posé sur une table au bout de l'ottomane et s'en versa un grand verre. Le bleu pâle du genièvre s'empourpra sous les mille rayons de feu qui partaient de tous les coins de la chambre. Quand le burkeur approcha la liqueur de ses lèvres, on eût juré qu'il allait boire du sang.

-- À votre santé, monsieur Mac-Nab, dit-il ; que puis-je faire pour vous être agréable ?

Stephen, que n'avait pu émouvoir l'étreinte de l'athlétique boucher de chair humaine, se sentit venir la sueur froide à cette question, facile à prévoir, pourtant. Le moment était arrivé. On allait lui ouvrir les portes de ce musée de la mort, où peut-être Anna et Clary...

Stephen chancela et s'appuya au dossier d'un fauteuil.

-- Oh ! sur ma foi, s'écria Bishop en se tenant les côtes, je crois que nous avons mal au cœur, mon jeune gentleman ! Si vous avez déjà le mal de mer, que sera-ce une fois que vous aurez mis le pied dans mon grand salon d'apparat ! Remettez-vous, monsieur Mac-Nab. Que diable ! vous êtes venu pour quelque chose, c'est sûr !

-- Je suis venu pour choisir et pour acheter, dit Stephen.

-- C'est très bien, cela, monsieur Mac-Nab. Et quel genre vous faut-il ? je vous prie ?

-- L'explication serait longue et technique, repartit Stephen. J'aime mieux faire mon choix moi-même.

-- C'est parler en brave garçon. Comment va le cœur ?

-- Je suis prêt à vous suivre.

Bishop cligna de l'œil d'un air de supériorité méprisante.

-- Monsieur Mac-Nab, reprit-il, vous me rappelez le temps où je suais à ruisseaux chaque fois qu'il me fallait passer la nuit au cimetière ; car il faut être valet avant de devenir maître. J'ai manié longtemps la pioche et la pelle, et j'ai besoin d'un verre de ruine-bleue *(3) *, voyez-vous, chaque fois que je pense à cela. Par les nuits d'automne, on voit d'étranges choses dans les cimetières. Mais j'ai mes ouvriers maintenant. Les nuits sont faites pour dormir ou pour boire : je bois ou je dors. Le doyen de Saint-Paul n'en peut dire davantage.

Bishop se leva et mit une forte corde de soie dans le collier de Turk, qu'il attacha solidement à un anneau fixé dans le lambris.

-- Ceci est une mesure de précaution, monsieur Mac-Nab, murmura-t-il. Ce diable de Turk vous détériore un sujet avant qu'on ait le temps de dire zest ! Un bras est bien vite avalé, voyez-vous.

-- Dépêchons, monsieur, je vous prie ! dit Stephen.

-- Que votre volonté soit faite, mon jeune gentleman.

Bishop, ce dogue sauvage revêtu d'un corps d'homme, dont doivent assurément se souvenir les habitués de la cour des sessions, était la personnification la plus complète de la brutalité. Il n'était pas plus méchant qu'un autre, nous a dit le vieux Noll-Brye, porte-clés de Newgate, qui fut chargé spécialement de la garde du terrible burkeur avant sa condamnation ; mais il avait quelque chose en lui qui lui forçait à faire esclandre. Ainsi, Mr. Bishop (Noll-Brye ne parle jamais de ses clients qu'avec les formules de la plus exquise courtoisie), Mr. Bishop enfonçait une porte d'un coup de talon, lorsqu'il lui aurait suffi d'un tour de clé pour arriver au même résultat. Au lieu de déboucher une bouteille, il brisait le goulot.

Bishop, cette fois, n'enfonça point de porte, mais il saisit un bouton de cristal fixé dans le velours du lambris, et un des panneaux glissa, laissant à découvert un trou noir, d'où s'échappa une bouffée d'air humide.

-- Donnez-vous la peine d'entrer ! dit-il avec un éclat de gaieté grossière.

Stephen s'élança résolument vers le trou.

-- Un instant ! s'écria Bishop en le repoussant ; mieux vaut, je crois, jeter un homme de côté que de le laisser se casser le cou. Il n'y a là qu'un trou d'une vingtaine de pieds de profondeur et une échelle.

Stephen le suivit.

-- N'ayez pas peur, murmurait Bishop en descendant. C'est l'échelle de la science, pardieu ! Elle ne garde guère que la docte poussière des bottes de Royal-College ! Mon jeune gentleman, vous êtes venu un bon jour. Cette nuit même on fait la ronde dans les cimetières de l'Est et de Southwark.

Stephen cessa de descendre.

-- N'avez-vous là que des cadavres exhumés ? demanda-t-il.

-- Eh ! eh ! fit Bishop avec une affreuse coquetterie de marchand ; je ne dis ni oui, ni non, monsieur Mac-Nab. Vous allez voir ! La chose en vaut la peine. Et pourtant, on me donne plus de mérite que je n'en ai. Un chat ne peut pas être assassiné la nuit dans Londres sans qu'on m'en fasse honneur. Sur ma foi, ni Grey, ni Melbourne, ni Holland, le neveu de Fox, ni Stanley, ni Peel, ni Graham, le sot conformiste, ni Althorph, ni John Russel, ni même le vieux Wellington n'est aussi connu que moi. Et je ne vois pas quelle différence on peut faire entre la renommée d'un homme et la renommée d'un autre !

Le burkeur faisait tressaillir l'échelle aux convulsions de sa gaieté sinistre.

-- Monsieur Mac-Nab, reprit-il plus sérieusement, on tue quand on a besoin de tuer ; mais on n'assassine pas, comme les cockneys le croient, du soir au matin dans la rue. Diable ! monsieur, la police serait forcée de donner signe de vie à la fin. Son silence coûte assez cher comme cela, monsieur ! Ne croyez-vous pas qu'elle se tait, comme dit ce pitoyable nigaud de commissaire-adjoint de Lambert-Street, M. Robert Plound, esq., « dans l'intérêt combiné de la science et de l'humanité ? » Nous ne devons pas aller trop loin pourtant dans l'intérêt combiné de nos épaules et de notre cou. Nous voici en bas, monsieur.

Stephen souffrait. Il ne parlait point, parce qu'une irrésistible terreur paralysait sa langue. Mr. Bishop ouvrit une porte. Le regard avide du jeune médecin plongea tout à coup dans une grande salle voûtée, de forme oblongue, éclairée par des lampes ; tout autour de cette pièce, des tables de marbre, inclinées, s'alignaient. Les murailles, blanchies à la chaux, renvoyaient, plus blafarde, la pâle lumière des lampes sur des formes humaines couchées, et ressortant avec une extrême énergie sur le marbre noir des tables. Au milieu de la salle, une grande cassolette, où brûlait de l'encens, tamisait ses minces jets de vapeur à travers les mille trous d'un couvercle d'argent.

Le contraste entre ce jour pâle épandant de toutes parts ses blanchâtres rayons et le jour empourpré du cabinet de Bishop était si grand qu'on aurait pu le croire ménagé à dessein. C'était une sorte de coquetterie pour faire valoir cette mort mise à nu, et nette, et parée de commerciales séductions. Une essence sacrilège avait passé sur ces membres glacés, enlevant la sainte poussière des tombes. On avait tiré ces muscles raidis, peigné ces cheveux mêlés, entrouvert ces lèvres d'où le souffle suprême s'était enfui pour jamais.

Cette jeune fille avait pris une pose lascive sur son lit de pierre. On avait déchiré son dernier voile et ses formes de vierge se prostituaient au regard, privées de la nuit tutélaire et chaste où sa mère la croyait endormie. Ce vieillard montrait dans toute sa laideur l'effrayant ravage des années. On n'avait point laissé à cette ruine humaine un lambeau de linceul pour voiler son horreur.

À peine la porte du caveau s'était-elle ouverte que la parole avait expiré sur la lèvre de Bishop. Ce n'était plus le même homme. Il saisit le bras de Stephen. Sa main était froide et tremblait.

-- Tout est blanc ici, murmura-t-il, tout est rouge là-bas. C'est pour oublier.

Il essaya de sourire et poursuivit en ébauchant un blasphème :

-- J'ai oublié la bouteille de gin, voyez-vous, et je ne vaux rien sans gin parmi ce troupeau de coquins morts. Passons vite et choisissez.

Stephen ne se le fit point répéter. Il acheva le tour du caveau avant que Bishop fût seulement à moitié route. Puis il se laissa tomber haletant sur ses deux genoux.

-- Eh bien ! s'écria de loin Bishop, vous ne m'attendez pas ! Ce vieux garçon à barbe blanche a remué. Il remue encore, tenez ! C'est un métier du diable, après tout, monsieur Mac-Nab.

Stephen n'avait garde de répondre ; il était tout entier au bonheur de n'avoir point vu à ce qu'il craignait tant d'y voir. Bishop le rejoignit, en ayant soin de ne regarder ni à droite ni à gauche. Lorsqu'il arriva au seuil, il se hâta de refermer la porte. Cela fait, un bruyant soupir s'échappa de sa poitrine.

-- Ah ! ah ! monsieur Mac-Nab, s'écria-t-il, sans plus garder aucune trace de son trouble ; les drôles ont beau me faire la grimace, ils sont à moi et je les vendrai ! Comment trouvez-vous cela, s'il vous plaît ? Vous avez eu peur, soyez franc ?

-- Non, répondit Stephen.

-- Ni moi non plus, pardieu ! Mais j'avais oublié ma bouteille de gin.

En rentrant dans le salon rouge, Bishop se hâta de réparer son oubli et but coup sur coup deux grands verres.

-- Monsieur Mac-Nab, dit-il ensuite ; je ne changerais pas mon métier contre celui du pape. Avez-vous fait votre choix ?

Stephen répondit brièvement que rien de ce qu'il avait vu ne pouvait servir à ses études du moment.

-- Tant pis, monsieur, tant pis ! J'espère que vous avez été content de mon exhibition ?

Stephen fit un signe affirmatif.

-- Nous nous arrangerons une autre fois, monsieur Mac-Nab. Je suis bien aise d'avoir fait votre connaissance.

Stephen était médecin. Nous tomberions hors du vrai, si nous disions que la vue de cette boutique mortuaire avait fait sur lui une impression comparable à celle qu'eût éprouvée à sa place un homme du monde, doué de la sensibilité la plus ordinaire ; néanmoins, en sortant de chez M. Bishop, il ouvrit sa poitrine avec joie à l'air libre du dehors.

Lorsqu'il revint à la maison de Cornhill, Bess lui dit qu'un homme inconnu l'attendait dans le parloir. Cet homme parlait des deux jeunes filles enlevées.

XI -- L'ENSEIGNE DE SHAKSPEARE

Stephen avait complètement oublié le pauvre Irlandais. En entrant dans le parloir, il reconnut Donnor endormi, et s'arrêta désappointé.

-- Il n'y a que vous ici ? s'écria-t-il.

Donnor s'éveilla en sursaut ; sa main s'appuya tout d'abord sur son estomac.

-- Oh ! murmura-t-il ; j'ai rêvé que je mangeais du pain !

Il aperçut Stephen et tressaillit de la tête aux pieds.

-- Je n'ai pas rêvé, reprit-il ; j'ai mangé le prix de mon sang. Me voilà, Votre Honneur, poursuivit-il avec une tristesse calme. Je suis allé dans Saint-Giles. La petite fille a des habits, et j'ai acheté du pain. J'ai eu tort d'acheter du pain, ajouta-t-il en soupirant, car le pain est bon et donne envie de vivre.

Donnor s'était levé et se tenait debout, les bras croisés, en face de Stephen, qui, harassé de fatigue, venait de se jeter dans un fauteuil.

-- C'est bien, murmura ce dernier, avec distraction. Je verrai à vous employer.

-- Écoutez, Votre Honneur, dit résolument Donnor, pas de retard ! Maintenant que je ne souffre plus, je me sens des idées de vivre. Je n'ai que quarante ans, après tout. Finissons-en.

Le souvenir de ce qui s'était passé revint tout à coup à Stephen.

-- J'ai besoin d'amis vivants, Donnor, dit-il avec un sourire involontaire, et je tâcherai de vous ôter l'envie de vous pendre.

-- Votre Honneur ! Votre Honneur ! s'écria Donnor, dites-moi cela mieux et plus long. Ne voulez-vous donc point de mon corps en échange de votre argent ?

-- Assurément non, mon ami, répliqua doucement Stephen.

-- Oh ! fit Donnor, étouffé par la surprise.

Puis, il poursuivit avec un flot de volubilité sans pareille :

-- J'aurais dû m'en douter. Et ne me l'aviez-vous pas dit déjà dans Worship-Street ? Mais je ne voulais pas vous comprendre, parce que j'ai bien souvent espéré. Mais quand j'ai vu que vous demeuriez dans cette maison, d'où les deux petites demoiselles m'ont bien de fois jeté leur aumône...

-- C'est donc vous qui avez parlé d'elle à ma servante ? interrompit Stephen.

-- C'est moi, Votre Honneur.

-- Vous les reconnaîtriez ?

-- Entre mille, sur mon salut éternel ! J'ai parlé d'elles parce que vous m'avez dit que vous cherchiez deux jeunes filles enlevées... et j'ai eu peur...

-- Ce sont elles que je cherche, Donnor.

-- Ce sont elles ! répéta l'Irlandais en joignant ses maigres mains, ce sont elles, les deux pauvres anges ! Et les avez-vous retrouvées, Votre Honneur ?

Stephen secoua la tête avec tristesse.

-- Oh ! je les retrouverai, moi ! s'écria Donnor en saisissant le bras de Mac-Nab ; je les retrouverai, fussent-elles entre les griffes de ce démon à mille têtes, la Famille !

--* *Merci, Donnor, dit Stephen ; mais qu'espérez-vous ?

-- La petite Loo a bon cœur, répondit l'Irlandais, et Snail est un garçon avisé. Si la Famille est pour quelque chose dans l'enlèvement des deux demoiselles, je le saurai. Au revoir, Votre Honneur, vous aurez bientôt de mes nouvelles.

Donnor descendit de toute la vitesse de ses jarrets sur le trottoir de Cornhill en se dirigeant vers Saint-Paul. Il était toujours bien faible, mais sa figure avait perdu son aspect morne. Il allait le front haut, l'œil assuré.

Il s'arrêta, essoufflé, au bout de Fleet-Street, devant Temple-Bar.

Où le trouver, maintenant, ce méchant enfant de Snail ? pensa-t-il ; Dieu sait où il loge, s'il loge quelque part ! Il y a le public-house de Before-Lane ; mais c'est le soir, aux heures du spectacle. Il y a l'asile du Temple ; mais je n'ai pas le mot : on me refusera la porte. Ah ! il y a le spirit-shop de Shakspeare ! à deux pas d'ici. Mes pauvres jambes ont grand besoin de se reposer.

Donnor reprit sa course, passa sur la gauche de l'église de Saint-Clément et tourna dans Wych-Street où est situé le spirit-shop de Shakspeare, connu dans Londres entier pour être le rendez-vous des voleurs de toute sorte. À cette époque, on voyait encore au-dessus de la devanture, badigeonnée d'éclatantes couleurs, la fameuse enseigne allégorique : un poisson et un oiseau dans un globe de verre.

Nous avons peine à croire que les habitués de Shakspeare eussent besoin de cet avertissement symbolique pour craindre Newgate et la déportation.

Il était alors quatre heures de l'après-midi environ. Le parloir du rookery (repaire) était presque vide. Cependant deux ou trois cases était occupées, et dans l'une d'elles, maître Snail, revêtu du fameux costume de gentleman qu'il avait acheté deux jours auparavant dans Harte-Street, sur l'ordre du bon capitaine Paddy O'Chrane, jouait gravement au whist avec Tom Turnbull et deux autres hommes de la Famille . Tom avait le front bandé à l'aide d'un mouchoir ; mais, du reste, il ne gardait aucune trace de l'affreux combat soutenu par lui à The Pipe and Pot . Le gros Mich, moins heureux ou plus sensible, était entre les mains d'un chirurgien.

Dans une autre case, vis-à-vis d'un miroir suspendu à la muraille, la petite Loo faisait sa toilette pour la promenade du soir. Elle avait disposé en boucles les masses abondantes de ses cheveux blonds, et passait sur ses joues hâves un tampon chargé de vermillon. La pâleur livide de la pauvre enfant perçait son rouge. Chaque fois qu'elle levait les bras au-dessus de sa tête pour arranger sa chevelure, l'effort arrachait à sa poitrine malade un râle plaintif et rauque. Elle s'arrêtait alors et buvait du gin.

L'infortunée présentait à elle seule un tableau complet de la dégradation hâtive où meurt en son germe une partie de la jeunesse pauvre de Londres. Tout cœur honnête se fût empli d'une douleur profonde en voyant cette prêtresse impubère de la Vénus anglaise, usée par les repoussants labeurs de ses nuits d'infamie, combattant l'agonie par l'ivresse, et chantant à travers le râle de ses poumons en feu.

Mais il ne faudrait point ici mêler à la pitié le mépris ou la colère. L'homme qui sent donne une larme à ces tristes enfants que la main du vice a flétris et va tuer ; l'homme qui pense cherche un remède à cette lèpre hideuse et mortelle ; l'homme fort s'indigne et se retourne contre le monstre qui pollue ainsi sa propre race, contre ce peuple pourri jusqu'à la moelle, contre cette capitale, grande prostituée experte à toutes hontes, dont la corruption colossale, mise à nu quelque jour, épouvantera le monde, et qui finira par s'écrouler, abîmée comme Sodome ou Ninive, sous le fardeau trop lourd de son ignominie.

Or, il y avait à Londres en ce temps un homme qui sentait, qui pensait et qui était fort. Cet homme avait un coup d'œil perçant et juste ; il vit l'excès du mal et leva pour le combattre un bras de puissance à renverser un empire. Mais peut-être Dieu veut-il un cœur pur aux ministres de ses vengeances, et cet homme s'était fait bien souvent du crime une arme pour lutter, un moyen pour monter et se grandir à la taille de son gigantesque ennemi...

Pendant que la petite Loo se parait, Snail poursuivait sa partie de whist avec ses trois camarades qui le trichaient.

-- Trois et les honneurs ! dit-il en mêlant les cartes, gagné triple, mon camarde Tom. Qui est-ce qui dirait, en me voyant jouer comme cela vis-à-vis de vous, que vous avez presque tué Mich, mon beau-frère ?

-- Pauvre Mich ! dit de loin Loo ; voilà trois jours qu'il ne m'a battue.

-- Buvez, ma sœur Loo, buvez et ne nous empêchez pas de jouer tranquillement, nous autres hommes !

Le tour commença et s'acheva. On avait beau tricher Snail, il gagnait toujours.

-- Honneurs égaux ! marquez trois points seulement, Tom, dit-il. Ma jolie Madge m'a conté cette nuit une histoire de tous les diables. Elle dit que milords de la nuit ont acheté Saunders l'Éléphant, l'ancien géant du cirque d'Ashley, pour creuser une mine sous le palais du roi.

-- Ce n'est pas sous le palais du roi, répliqua Charlie, le gros waterman, c'est sous les magasins des joyaux de la couronne, dans la Tour.

-- Bonne idée ! s'écria Snail ; ma femme Madge raconte des choses très curieuses là-dessus. Elle dit que Saunders fait autant de besogne à lui seul que douze hommes.

-- Douze hommes comme toi, escargot bavard ! grommela Tom.

-- Comme moi ou comme vous, Turnbull : nous sommes tous deux des gaillards ! Quant à ce Saunders, vous souvenez-vous ? l'an dernier, au cirque d'Ashley, il soulevait un cheval ! C'est Paddy, le capitaine, savez-vous, qui est le cornac de l'éléphant. Je lui demanderai de me faire voir cela.

-- Le fait est que ça doit être joli, dit Charlie.

Loo toussa dans sa case et sa salive se teignit de sang.

-- Je n'ai plus de gin, murmura-t-elle.

Puis elle ajouta en pressant de ses deux mains sa poitrine haletante :

-- Le feu revient. C'est du feu que j'ai là-dedans !

Ce fut à ce moment que la porte du parloir, brusquement ouverte donna passage à Donnor d'Ardagh.

-- Tiens ! tiens ! s'écria Snail sans se déconcerter, voilà le père ! Vous ferez bien d'ôter votre chapeau, Tom Turnbull. Ma sœur Loo, faites la révérence, je vous prie.

XII -- DONNOR

À l'aspect de Donnor d'Ardagh et de son habit noir en lambeaux, le premier mouvement des bandits assemblés dans le parloir fut de rire, mais l'honnête visage du pauvre Irlandais portait en soi quelque chose qui commandait l'intérêt.

-- Ah ! c'est ton père, cela, Snail, dit Tom en touchant son chapeau : diable !

Le gros Charlie et l'autre joueur firent un signe de tête amical.

-- Oui, c'est mon père, s'écria Snail, mon brave homme de père qui vient boire avec nous, pardieu !

Donnor se laissa tomber sur un banc et tâcha d'étancher, avec l'aide de ses deux mains, la sueur de son front.

-- Voulez-vous boire, daddy (papa) ? demanda Snail ; je vous présente ces trois gentlemen qui sont mes amis et mes camarades.

Les trois gentlemen firent trois saluts tels quels.

-- Si ma femme Madge était ici, poursuivit Snail en relevant son col avec une gravité grotesque, je vous la présenterais, daddy.

Donnor regardait son fils avec un muet étonnement. Le ton de Snail avait été, depuis le commencement de cette scène, sans aucun mélange d'irrespectueuse raillerie. Le petit drôle était arrivé à ce point de pouvoir dire toutes ces sottises de la meilleure foi du monde.

-- Je n'ai pas soif, dit enfin l'Irlandais avec effort ; vous avez de beaux habits, Snail.

-- Oui, daddy ; ma toilette est celle de tous les gens comme il faut.

-- Pauvre Nell ! murmura Donnor.

Snail n'entendit pas.

-- Daddy, reprit-il de ce ton de bonne amitié que prendrait un fils honnêtement parvenu en face de son père resté pauvre, vous ne vous soignez pas assez ! Vous êtes maigre comme un paratonnerre ! N'est-ce pas, Tom ?

-- Laissons cela, enfant, dit Donnor avec une gravité pleine de tristesse ; je ne suis point venu ici pour m'occuper de moi. Où donc est votre sœur, Loo ?

-- J'avais engagé Loo à venir vous faire la révérence, comme c'est son devoir. Elle sera ivre, peut-être ; c'est la moindre des choses. Mais où diable est-elle ? ajouta-t-il en parcourant le parloir du regard.

Loo avait disparu.

-- Par exemple, voilà qui n'est pas bien, reprit Snail d'un ton sentencieux. Que diable ! il faut savoir un peu se conduire. Loo ! ma sœur Loo !

-- Assez, Snail, dit l'Irlandais, je vous parlerai seul.

-- Du tout, daddy, Loo est la sœur d'un gentleman et ne doit point agir comme une fille sans aveu. Loo !

On entendit le bruit étouffé d'une toux convulsive.

-- Cette toux est affreuse, murmura Donnor.

-- Avec du gin on la fait taire. Tenez ! je vois le bout de sa robe.

Il s'élança et tira le bras de Loo cachée derrière la cloison d'une case. La pauvre petite pouvait encore avoir honte devant son père qu'elle aimait. Snail la poussa au-devant de Donnor en disant :

-- Faites la révérence au daddy, Loo !

La petite fille, confuse, mit ses deux mains sur ses yeux humides.

-- Père ! oh ! père ! murmura-t-elle en pleurant.

-- Elle ressemblait à Nell pourtant autrefois, pensa Donnor. Nell a bien fait de mourir !

Loo se tenait toujours devant son père, immobile et les yeux couverts de ses mains. Donnor lui mit au front un baiser en levant son regard humide vers le ciel.

-- Que Dieu ait pitié de vous, ma fille, dit-il.

-- Oh ! murmura Loo, je vous aime, daddy... et je pleure quand je pense à vous !

Donnor fit un geste de muet désespoir.

-- Diable, dit le gros Charlie, ça commence à m'ennuyer.

-- Cet habit noir est un vrai rabat-joie, répliqua Tom Turnbull. Mais il a l'air d'un brave homme.

-- Vous me faites pleurer comme un enfant, s'écriait pendant cela Snail, qui, réellement, s'était ému sans trop savoir pourquoi. Un gentleman ne doit pas pleurer, que diable ! Allons, daddy ! allons, Loo ! assez de jérémiades comme cela, et vive la joie !

Un regard de son père lui ferma la bouche.

-- Du diable si on peut rire avec vous, daddy, grommela-t-il.

-- J'ai à vous parler, dit doucement Donnor.

-- Me parler, dad ? répéta Snail. Quelque secret de famille, ajouta-t-il en se tournant vers ses camarades. Je suis le fils aîné, l'héritier présomptif !

-- Faites vos affaires, monsieur Snail, dit gravement Turnbull.

Donnor conduisit ses deux enfants à la case la plus éloignée et s'assit entre eux. Turnbull se prit à mêler les cartes.

-- Le fait est, dit-il avec une sorte de sérieux, que si j'étais le père de deux vermines semblables, je les écraserais l'une contre l'autre, moi !

-- Bah ! grommela Charlie, Loo n'a pas quinze jours à vivre, et Snail ne fera pas longtemps attendre le gibet. Tu perdrais ta peine, Turnbull.

Le pauvre Donnor d'Ardagh avait promis à Stephen plus qu'il ne pouvait tenir, Snail ne savait rien, Loo ne pouvait rien savoir. Snail jura qu'il s'informerait. Trois jours se passèrent ; au bout de ces trois jours, Stephen n'avait encore aucun indice qui pût le mettre sur la trace des deux sœurs.

Donnor, cependant, ne se décourageait point. Il allait, tant que durait le jour, furetant, épiant. Le soir, il rendait compte à Stephen des efforts de sa journée, et s'accusait amèrement de son impuissance. Donnor appartenait à Stephen plus complètement que si le jeune médecin eût accepté le fantastique marché proposé naguère devant la porte de Mr. Bishop, dans Worship-Street.

Stephen luttait avec son énergie calme et le sang-froid de son courage contre l'accablement qui le gagnait. Sa mère gardait le lit, et Mac-Nab partageait le temps que lui laissait l'activité de ses recherches entre le chevet de la vieille dame et le chevet de Frank Perceval. Ce dernier était en voie de convalescence.

Depuis cette nuit de veille qui avait précédé la fatale nouvelle, cette nuit où le monologue de Stephen s'était rencontré d'une façon si extraordinaire avec le rêve de Perceval, le jeune médecin n'avait point eu le temps d'entretenir son ami. Ses visites n'avaient été que de courtes apparitions, où il se hâtait de faire son office de médecin, pour s'échapper aussitôt après et reprendre sa tâche. Il n'avait point cependant oublié son dessein d'interroger Perceval. Loin de là, son désir s'était accru parmi les circonstances funestes où il avait passé, parce que l'enlèvement des deux sœurs se rattachait pour lui, par un lien qu'il ne savait point définir, au sujet de ses sombres méditations durant la nuit de veille.

Le soir de ce troisième jour, il quitta sa mère à la brune, et s'achemina vers Dudley-House, résolu à tenter de découvrir ce qu'il pouvait y avoir de commun entre le rêve de Perceval et ses propres souvenirs.

-- Eh bien ! ami, s'écria Frank en l'apercevant, quelles nouvelles ?

-- Aucune, répondit tristement Stephen.

-- Pauvre Mac-Nab ! que je voudrais être debout pour vous aider dans vos recherches. Pensez-vous que je puisse me lever demain ?

Stephen lui tâta le pouls et l'examina.

-- Peut-être, dit-il ; vous êtes mieux, Perceval ; on ne peut plus craindre de vous faire parler ; et j'ai d'importantes questions à vous faire.

-- Des questions ? répéta Frank étonné ; que pouvez-vous avoir à me demander qui nécessite un début si solennel ?

Stephen essaya de sourire.

-- Mon Dieu ! dit-il, ce que j'ai à vous demander n'est rien moins que solennel. Au contraire, il s'agit d'une circonstance futile et qui emprunte tout son intérêt à un souvenir terrible.

Stephen raconta ici en peu de mots ses sombres méditations, tandis qu'il veillait au chevet de son ami blessé. Il parla de sa jalousie, de l'inconnu de Temple-Church et de la vague ressemblance qui existait entre cet homme et l'assassin de son père.

-- Quelque chose manquait à cette ressemblance, Frank, ajouta-t-il ; quelque chose dont je ne pouvais me rendre compte... et c'est vous qui, en rêvant, avez mis fin à mes incertitudes.

-- Comment cela ? dit Frank, qui avait attentivement écouté.

-- Je cherchais le trait, la chose qui manquait à cet homme pour ressembler parfaitement au meurtrier ; et vous avez prononcé le nom de la chose qui lui manquait.

-- Ah ! fit Perceval.

-- Vous avez dit : la cicatrice...

-- La cicatrice ! répéta Frank, qui pâlit et se souleva à demi.

-- Puis vous avez dépeint cette cicatrice.

-- Ah ! fit encore Perceval, mais cette fois avec une vive émotion, et, dites-moi, ai-je prononcé le nom du marquis de Rio-Santo ?

-- Non, répondit Stephen qui, à son tour, s'étonna ; vous savez donc ce que je veux dire ?

Frank tourna la tête vers le portrait de miss Harriet Perceval qu'éclairaient confusément les derniers rayons du jour.

-- Oui, Stephen, oh ! oui, murmura-t-il, je sais ce que vous voulez dire. Pauvre sœur ! ce rêve me vient souvent... et c'est un horrible rêve !

XIII -- SUR LA GRAND'ROUTE

Le regard que Frank Perceval avait jeté sur le portrait de sa sœur était si douloureux, ses dernières paroles étaient empreintes d'une tristesse si profonde, que Stephen garda un silence embarrassé, craignant d'avoir involontairement ravivé de cuisants souvenirs. Il ne se trompait pas. Sa question venait de rouvrir une blessure cruelle. Frank lui tendit la main et reprit :

-- Vous êtes mon seul ami, Stephen. Elle était jeune... et belle... et heureuse ! Approchez-vous de moi : plus près encore, je veux vous dire pourquoi est morte ma sœur Harriet.

Il s'arrêta et parut un instant absorbé dans ses souvenirs.

-- C'est un récit étrange, poursuivit-il, et tout plein d'aventures qui sembleraient être du domaine de l'imagination. Hélas ! tout y est vrai, pourtant. Parfois, je voudrais douter. Mais mon doute se brise conte le marbre d'une tombe !

C'était il y a deux ans. Harriet, recherchée en mariage par Henry Dutton, lord Sherborne, qu'elle aimait, voulut passer la fin de la saison auprès de notre mère, et nous partîmes pour l'Écosse dans les premiers jours de juillet. Harriet était une noble enfant : nous nous aimions tous deux plus encore que ne s'aiment un frère et une sœur dans la vie commune. Aussi le voyage fût-il charmant. Nous causions de nos amours, de lord Shelborne, de Mary Trevor. Le temps passait vite, et nous n'avions garde de maudire les mauvais chemins des comtés du nord.

Nous franchîmes la frontière. Il faisait un temps magnifique et, lorsque nous entrâmes dans Annan, dix heures du soir sonnaient au clocher de la vieille église.

-- Allons jusqu'à Lochmaben, me dit Harriet.

-- Allons jusqu'à Lochmaben, répondis-je ; nous demanderons à coucher à M. Mac-Farlane, l'oncle de mon ami Mac-Nab.

Les chevaux de notre chaise furent changés et nous nous remîmes en route, conduits par un postillon écossais. D'Annan à Lochmaben, vous savez cela mieux que moi, Stephen, puisque c'est votre lieu de naissance, la route passe incessamment au travers de paysages admirables. Nous regardions, ma sœur et moi, charmés de minute en minute, par des aspects nouveaux, sombres, gracieux ou grandioses, auxquels la blanche lumière de la lune prêtait de fantastiques séductions. Mais nous avancions lentement, parce que les bonnes routes sont rares dans ces contrées pittoresques. Ma montre disait minuit que nous étions encore à plusieurs lieues de Lochmaben. Harriet s'applaudissait de ce retard qui prolongeait les plaisirs de cette belle nuit.

Pauvre sœur ! cette nuit vit son dernier sourire.

Je venais de replacer ma montre dans mon gousset, lorsque notre chaise heurta violemment contre un objet placé en travers de la route. Elle surmonta ce premier obstacle, grâce à l'élan des chevaux, mais ce fut pour retomber lourdement dans une tranchée qui, à vingt pas plus loin, coupait la largeur du chemin. Ni Harriet ni moi ne fûmes blessés. Le postillon défila d'assez bonne grâce une kyrielle de jurons écossais, et maudit les agents-voyers du gouvernement qui, sous prétexte de réparer les routes, creusent de véritables pièges où viennent se prendre les pauvres voyageurs.

Cette tranchée, Stephen, était en effet bien réellement un piège ; mais elle n'avait point été créée par la main des agents du gouvernement. Quant au premier obstacle qui avait commencé le désarroi de notre équipage, c'était tout bonnement un tronc d'arbre, jeté à dessein en travers du chemin. Nous descendîmes. Je fis asseoir sur le gazon Harriet, effrayée, et je voulus visiter la chaise. À mon avis, elle aurait pu marcher encore. Néanmoins, le postillon écossais nous déclara que continuer notre voyage ce serait exposer gratuitement notre vie. Je n'avais nulle raison de me défier de cet homme. Je le crus.

Les nuits sont fraîches de l'autre côté du Solway. Lorsque je revins vers Harriet, elle commença à trembler de froid.

-- Où passerons-nous la nuit, Frank ? me demanda-t-elle.

Je renvoyai la question à notre postillon qui me répondit :

-- Il y a bien le château du laird, de l'autre côté de la montée, Votre Honneur ; mais du diable si Duncan de Leed se dérangerait à cette heure de nuit pour nous ouvrir !

-- Vous étiez si près que cela de Crewe ? interrompit Mac-Nab.

-- Nous étions à un mille tout au plus du château de votre oncle, Stephen. Et encore, lorsque je dis un mille, c'est pour me conformer à la mesure de notre postillon, car je crois, moi, que nous étions beaucoup plus près que cela.

-- Poursuivez, dit Stephen. Je devinerai bien facilement par la suite de votre récit la place où s'arrêta votre chaise. Ne connais-je pas chaque pouce du terrain qui est entre Annan et Crewe ?

Perceval reprit :

-- Et n'y a-t-il aux environs que le château du laird ? demandai-je au postillon ?

J'ignorais alors que celui qu'on appelait le laird fût M. Mac-Farlane.

-- Il y a bien encore la ferme de Leed, au nord du château, répondit le postillon ; mais autant aller jusqu'à Lochmaben !... Je ne vois guère que la maison de Randal...

-- La maison de Randal Graham !... s'écria Stephen.

-- Vous connaissez cette maison, Mac-Nab ? demanda Frank.

-- Si je connais cette maison !... Oh ! oui, je la connais... C'est là que fut assassiné mon père...

-- C'est là que fut déshonorée ma sœur ! prononça Perceval d'une voix profonde et contenue.

Il y eut, entre les deux jeunes gens, un moment de silence douloureux. Frank s'était mis sur son séant et croisait ses deux mains sous sa couverture. Son noble visage pâli par la souffrance avait une expression d'austère tristesse. -- Stephen appuyait sa tête sur sa main.

-- C'est là une étrange coïncidence, dit enfin Perceval.

Puis il ajouta brusquement en levant les yeux sur son ami :

-- Stephen, répondriez-vous de votre oncle Mac-Farlane ?

-- Je ne vous comprends pas !... murmura le jeune médecin étonné.

-- Vous ayez foi en lui, je le vois, reprit Frank... c'est bien... Je vous prie de ne me point demander compte de ma question avant la fin de mon récit... Je crois, j'espère, que quelque clarté pourra jaillir pour tous les deux de cet entretien ; car l'assassin de votre père, Stephen, doit être le bourreau de ma sœur.

-- Je le crois comme vous, répliqua Stephen.

-- La maison de Randal Graham, poursuivit Perceval, est, vous le savez, séparée de la route par un épais bouquet de chênes, et s'élève entre deux monticules boisés, sur la limite des ruines de l'ancienne abbaye de Sainte-Marie-de-Crewe... j'ignore, du reste, dans quelle position le château de votre oncle se trouve par rapport à la maison et aux ruines... jamais je ne suis revenu dans ce lieu funeste.

-- Le château d'Angus Mac-Farlane, répondit Stephen, n'est autre chose que l'ancien corps de logis du couvent de Sainte-Marie. Il s'élève, au delà des ruines, à un demi-mille de la maison de Randal.

-- Ah ! fit Perceval, dont le front se plissa ; -- l'Écossais m'avait menti... Et dites-moi, Stephen, savez-vous ?... Mais vous étiez bien jeune quand vous avez quitté le comté de Dumfries...

-- Je connaissais les ruines comme cette chambre, Frank, et je n'ai rien oublié.

-- Eh bien ! vous pourrez peut-être me répondre... N'entendîtes-vous parler jamais de souterrains... de passages communiquant, à travers les ruines, entre la maison de Randal et le château de Crewe ?

-- Jamais, répondit Stephen.

-- Où communiquent-ils alors ? murmura Frank, comme en se parlant à lui-même.

Il ajouta tout haut :

-- Y a-t-il donc, dans les environs, un autre château que celui de Crewe ?

-- Aucun, à plus de deux lieues à la ronde. Mais, qui vous a parlé de l'existence de ces souterrains ?

-- Je les ai traversés, répliqua Frank : nous reviendrons sur ce sujet. Il était un peu plus de minuit lorsque nous arrivâmes au seuil de la maison de Randal. Ma sœur souffrait et avait peur. Moi-même, je me sentais tourmenté d'une vague inquiétude. Le postillon frappa. Presque aussitôt nous entendîmes battre le briquet à l'intérieur et une voix nous cria : « Qui vive ? »

-- Bien votre serviteur, monsieur Smith, répondit le postillon. C'est un jeune lord et sa lady, dont la chaise s'est brisée au-dessus du Trou de Rook.

-- Et toi, qui es-tu ? demanda la voix.

-- Oh ! moi, je suis le postillon Saunie ; Saunie l'aboyeur, monsieur Smith.

La porte s'ouvrit. M. Smith, personnage dont la figure se cachait presque entièrement sous un vaste garde-vue de soie verte, nous accueillit par un cérémonieux salut.

-- Monsieur, lui dis-je, veuillez accueillir tout d'abord nos remerciements. Sans votre hospitalité...

-- Jeune homme, interrompit M. Smith avec un son de voix de cafard, j'espère que ni vous ni la jeune dame n'êtes dans les lacs de la grande prostituée qui s'assoit sur sept montagnes ?

-- Nous ne sommes pas catholiques, monsieur.

-- Et j'espère que la jeune dame vous appartient chrétiennement, qu'elle est la chair de votre chair ?

-- Cette jeune dame est ma sœur, répondis-je.

-- Ah ! fit M. Smith qui, sous son garde-vue, me parut faire subir à la pauvre Harriet un minutieux examen : Maudlin !

-- Qu'y a-t-il ? cria de loin une voix flûtée.

-- Faites préparer deux chambres séparées, dit M. Smith.

-- Monsieur, voulus-je objecter, ma sœur est faible et souffrante ; je désirerais ne point la quitter.

-- Fi ! jeune homme ! fi ! La nuit est l'heure de puissance du démon tentateur...

-- Quoi ! monsieur, monsieur, m'écriai-je avec indignation et dégoût, oseriez-vous supposer ?...

-- Le cœur humain, jeune homme, déclama M. Smith, est un sépulcre blanchi. La chair est faible... et si vous ne voulez point vous conformer aux règles de ma maison, allez-vous-en coucher au clair de lune.

M. Smith salua gravement et se retira. L'instant d'après, le valet apporta quelques rafraîchissements, auxquels Saunie, notre postillon, fit le plus grand honneur. Harriet et moi, nous touchâmes à peine aux mets qui nous furent présentés.

-- Quel est donc ce M. Smith ? demandai-je à Saunie.

-- Oh ! s'écria-t-il la bouche pleine, c'est le gentleman qui vous a parlé tout à l'heure avec une visière verte sur le nez.

-- J'entends bien, mon brave, mais quel homme est-ce ?

-- Quel homme c'est ? répéta Saunie d'un air innocent ; oh ! c'est un homme comme vous et moi, milord. Je vais me coucher. Soyez tranquille ; demain, la chambre marchera tout aussi bien qu'il le faudra pour vos besoins.

Harriet et moi, nous suivîmes l'exemple de Saunie et nous retirâmes dans nos chambres. Elles étaient contiguës et séparées seulement par une porte close, à travers laquelle nous aurions pu causer. J'entendis Harriet se mettre au lit et sa douce voix me cria bonsoir ! J'étais las. Je me jetai tout habillé sur ma couche et je m'endormis presque aussitôt ; -- mais, vous savez, Stephen, de ce sommeil inquiet, léger, vivant, qui laisse aux organes la faculté de sentir. Ce sommeil est perfide ; on entend et l'on croit rêver.

Ce fut ce qui m'arriva. Ma fenêtre était restée par hasard ouverte. À peine avais-je fermé les yeux qu'un bruit de voix contenues vint tourner autour de mes oreilles.

-- Elle est belle, disait une voix que je crus reconnaître pour celle de M. Smith, bien qu'elle eût dépouillé son accent de cafardise puritaine.

-- Oui, répondait une autre voix, mais ce n'est pas la jeune duchesse de , tandis que dans la chaise de ceux-ci nous n'avons rien trouvé du tout. On ne creuse pas des tranchées pour cela, major, que diable !

-- Eh ! Paulus, mon ami, le chêne et la tranchée ne seront pas perdus, bien que, après tout, le chêne soit trop mince et la tranchée mal faite, puisque la chaise de ce jeune sot est en parfait état ; Leurs Grâces y viendront à leur tour.

-- Je ferai donner un coup de pioche à la tranchée, grommela Paulus.

-- Moi, je vais m'occuper de la jeune dame, dit Smith, ou le major ; Son Honneur aura là un dessert de son goût.

Stephen, j'entendais tout cela, tout et parfaitement. Pas un mot ne m'échappait. Mais je croyais rêver. Et pourtant je raisonnais vaguement ; je me disais que ce rêve était évidemment produit par l'impression défavorable qu'avait faite sur moi Smith. Cette lueur indécise qui éclaire l'esprit en ces moments, Stephen, sert à enraciner l'erreur, de telle sorte que l'action des objets extérieurs, les sons, les odeurs et jusqu'aux attouchements se combinent d'eux-mêmes avec cet état de demi-somnambulisme et viennent en aide au sommeil.

Je n'entendis plus rien, et m'endormis réellement en murmurant : Ce que c'est que les rêves ! Je gage que celui-ci va revenir !

Il revint, Stephen ; ou plutôt le drame affreux dont je venais d'entendre la première scène se poursuivit près de moi.

J'entendis un bruit sourd dans la direction de la chambre d'Harriet, puis des cris étouffés ; puis le silence se fit.

Le silence m'éveilla.

Toutes ces choses que j'avais entendues pendant mon sommeil revinrent à mon esprit et le remplirent d'une vague épouvante. Je sautai hors de mon lit, je m'approchai doucement de la porte d'Harriet, et mis mon oreille à la serrure. Rien ! Qu'attendais-je ? Qu'aurais-je voulu entendre ? Harriet dormait, sans doute. Et cependant ce silence me fit frissonner.

-- Harriet ! prononçai-je doucement.

Rien encore.

-- Harriet ! Harriet ! m'écriai-je.

Toujours le même silence. Alors ma tête et mon cœur s'emplirent de navrantes appréhensions.

-- L'ont-ils assassinée ? me demandai-je, tandis qu'une sueur froide inondait mon front.

Je saisis la barre de fer de la fenêtre et m'en servant comme d'un levier, je jetai la porte d'Harriet en dedans. La lune, pénétrant à travers une croisée sans rideaux, inondait la chambre de ses rayons. Le lit de ma sœur était vide.

XIV -- ROMAN

Je m'élançai vers le lit vide, poursuivit Perceval ; les couvertures étaient chaudes encore. Les ravisseurs ne pouvaient être loin ; mais de quel côté diriger mes recherches ? La chambre où avait couché Harriet avait trois portes : l'une donnait sur ma propre chambre ; la seconde, que je l'avais entendue fermer elle-même à double tour, était restée dans le même état ; la troisième enfin, ouvrait son étroit battant au pied du lit, vis-à-vis de la fenêtre.

Stephen mit sa main sur le bras de Perceval.

-- Je connais cette chambre, dit-il. C'est par cette petite porte, percée au pied du lit, que je vis s'introduire une fois deux hommes, dont l'un portait un masque sur son visage ; l'autre tenait en main un flambeau. Mon père dormait dans le lit où dormit plus tard votre malheureuse sœur.

Stephen tremblait en prononçant ces paroles. Frank et lui étaient là en face l'un de l'autre, pâles tous deux et tous deux sous le coup de la même émotion, poignante et profonde.

-- On m'a conté autrefois l'assassinat de monsieur Perceval, mais on me l'a conté vaguement. Vous m'en direz les détails. Peut-être, pour ces deux crimes, commis au même lieu, n'y a-t-il qu'un seul coupable. Et je vous aime assez pour vous donner partage en ma vengeance.

-- Et vous êtes le seul homme au monde, Frank, répondit Stephen en lui serrant la main, avec qui je puisse consentir à mettre en commun ma haine. Que fîtes-vous après la disparition de votre sœur ?

-- Je demeurai un instant comme anéanti. Ce qui arrivait me semblait être impossible. Je me disais que nos lois ont purgé depuis longtemps les Trois-Royaumes de ces repaires de bandits dont l'audace effrayait nos pères. Je me disais... Un instant j'allai jusqu'à espérer que j'étais fou.

« Ce mouvement de trouble infini qui me rendait incapable de toute détermination dura environ une minute. Au bout de ce temps, je me jetai à corps perdu dans l'espace sombre qui se trouvait au-delà de la petite porte ouverte. En un seul moment, je me serais tué sans doute, car la porte donnait sur un escalier de granit.

-- Ah ! dit Stephen, comme s'il se fût attendu à une autre conclusion.

Puis il ajouta tout aussitôt :

-- Ceci est étrange, Perceval. Derrière la porte dont vous parlez, je n'ai jamais vu, moi, qu'un mur de pierre.

-- Je vous dis ce qui m'arriva, Stephen... et ce n'est pas la première fois du reste qu'on me parle de ce mur de pierre. L'escalier touchait littéralement le seuil.

-- Entre le mur que j'ai vu, vu de mes yeux, répondit Mac-Nab, mur tout rongé de mousse et qui semble aussi vieux que le monde, entre le mur et le seuil, il y a la place de deux hommes. Et je pense que c'était là que s'étaient cachés les meurtriers de mon père.

-- Dieu sait que je n'ai pu me tromper, reprit Perceval ; chacune des circonstances de cette horrible nuit est gravée en traits de sang dans ma mémoire. Lancé ainsi sur cette pente raide et touchant à peine du pied, en passant, quelques degrés au hasard, je vins tomber sur la terre humide d'un souterrain ; je me relevai sans blessure. Une nuit complète m'entourait. Un instant j'eus la pensée de remonter les degrés. Cette cave était peut-être sans issue. L'obscurité s'étendait de toutes parts comme un voile opaque autour de moi.

« Mais au moment où je remettais le pied sur la première marche, je vis un spectacle étrange, à la réalité duquel ma raison se refusa de croire tout d'abord.

« À une distance énorme, qui rapetissait les objets au point de prêter à un homme la taille d'une poupée, je venais d'apercevoir une vive lueur, et autour de cette lueur, distincts et vivement éclairés, quatre ou cinq personnages qui marchaient, portant au milieu d'eux un objet de couleur blanche.

-- Ma sœur ! ma pauvre sœur ! m'écriai-je.

« Car, dès ce moment, je devinai que l'objet blanc porté par ces hommes était ma sœur, ou le cadavre de ma sœur. Il fallait les atteindre à tout prix. La soudaineté de l'apparition à une telle distance prouvait que la route à suivre n'était point directe. Il n'y avait pas deux manières d'expliquer ce fait. J'étais dans des galeries souterraines d'une étendue extraordinaire. La maison de Randal s'élevait sur l'une des extrémités de ces galeries, l'autre aboutissait Dieu savait où. Le groupe, composé de cinq hommes et de ma sœur Harriet, cheminait dans les galeries à la vive lueur des torches. Moi, je n'avais rien pour me diriger. Celui qui conduisait le groupe connaissait sa route, moi, je l'ignorais complètement.

« Mais qu'importait tout cela ! Je pris ma course, les bras en avant, afin de ne me point briser du premier coup le crâne contre quelque saillie des parois inconnues du souterrain. Le sol de la galerie allait en descendant. Ma marche était rapide. Un peu de temps, je crus m'apercevoir que les hommes marchant devant moi grossissaient sensiblement à l'œil. Mon courage redoubla.

Mais à mesure que j'avançais, un bruit lointain et qui d'abord n'avait été qu'un sourd murmure arrivait plus distinct à mon oreille : le bruit d'une chute d'eau tombant d'une considérable hauteur.

-- Le torrent de Blackflood ! murmura Stephen.

-- Je pensais que vous ne connaissiez point ces galeries, Mac-Nab ? dit Perceval qui regarda fixement son ami.

Stephen sourit avec amertume.

-- Frank, dit-il, nous n'avons en ce monde vous que moi, moi que vous pour ami. Ne nous défions pas l'un de l'autre.

-- Pardonnez-moi, Stephen, balbutia Perceval, honteux, mais trop loyal pour dissimuler après coup un involontaire mouvement de doute.

Stephen lui tendit la main.

-- Je ne connais pas les souterrains dont vous parlez, poursuivit-il ; mais, leur existence admise, et je ne doute jamais de ce que vous avancez, Perceval, s'ils sont traversés par le courant d'eau, ce doit être nécessairement le torrent de Blackflood, qui disparaît en effet brusquement sous la roche de Traqhlair, au sud des ruines de Sainte-Marie-de-Crewe.

-- Pardonnez-moi, Stephen, dit encore une fois Perceval. Bientôt un air humide vint frapper mon visage. Le fracas de la chute redoublait. Quelques pas encore et je vis une nappe blanche trancher parmi l'obscurité. J'avançais toujours, malgré la pluie fine et froide qui commençait à me fouetter le visage. J'avançai jusqu'à ce que mes pieds touchassent l'écume phosphorescente du petit lac, creusé par le torrent de Blackflood, comme vous l'appelez. Évidemment ce lac et cette chute étaient cause du détour pris par les gens que je poursuivais, détour qui m'avait caché d'abord la lumière de leurs torches. Moi, je n'avais pas le temps d'aller à droite ou à gauche ; je plongeai dans le torrent.

Le torrent m'emporta d'abord avec une force irrésistible ; mais après une douzaine de brasses, je me trouvai dans les eaux plus tranquilles. Je touchai le bord opposé et je repris ma course.

Le sol montait de ce côté comme il descendait de l'autre. Je courais de toute ma force afin de garder la chaleur à mes membres transis, auxquels se collait le drap alourdi de mon costume de voyage. Le groupe devenait plus distinct ; j'approchais : je le gagnais... Le groupe s'arrêta tout à coup. J'étais alors assez proche pour distinguer au-devant de lui une porte percée dans le mur du souterrain. La porte s'ouvrit. Les torches disparurent.

Ce coup, auquel j'aurais dû m'attendre, me terrassa. J'étais perdu. Je me laissai tomber sur mes genoux, sans force désormais et sans courage. Je me plaignais comme un enfant ; je pleurais comme une femme, et le blasphème, compagnon de toute faiblesse, se pressait sur ma lèvre...

Mais Dieu avait marqué cette nuit pour porter au comble mon martyre, et j'eusse été trop heureux de mourir, perdu dans la nuit de ces galeries.

Au moment où mon désespoir me clouait, inerte, au sol humide du souterrain, j'entendis retentir au loin le pas lourd d'un homme, et une voix s'éleva, qui chantait des couplets montagnards. Je me glissai hors de la voie et me tins debout contre le mur de la galerie. L'homme passa, chantant toujours. C'était Saunie, notre postillon ; je le suivis.

Nous marchâmes quelques minutes. J'estime avoir été en tout une demi-heure dans le souterrain. J'entendis une porte tourner en grinçant sur ses gonds rouillés, et le bruit des pas de Saunie cessa tout à coup. Je me trouvais seul encore et sans guide. Mais quelque chose me semblait luire faiblement en avant de moi. La lueur que j'entrevoyais frappait sur un pan de muraille où se trouvait précisément la porte par où Saunie, et avant lui sans doute les gens qui enlevaient ma sœur, avaient disparu. De l'endroit où j'étais encore, je ne pouvais voir d'où venait la lueur ; mais, en arrivant auprès de la porte, j'aperçus à une grande hauteur un trou qui me montra le ciel étoilé.

Je me trouvais dans une sorte de rond-point dont les aboutissants s'éclairaient vaguement à la lueur qui descendait du trou. C'étaient cinq ou six galeries semblables à celle que je venais de quitter. Aussi larges et sans doutes aussi longues. On pourrait errer bien des jours, si la mort ne se mettait pas en travers du chemin, dans ce ténébreux labyrinthe ! D'en bas, à cette distance, le trou me semblait être recouvert d'une dentelle. Il doit y avoir une grille de fer sur son orifice, et vous le connaissez sans doute, Stephen.

Mac-Nab hésita.

-- Il y a, dit-il enfin, le Greedy-Hole (le trou gourmand), où l'ancien laird de Crewe fit, selon la chronique, jeter vingt mille tombereaux de terre sans pouvoir le combler. J'ai même laissé tomber souvent de gros cailloux sans entendre jamais le bruit de leur chute.

-- Et où est situé ce trou ? demanda Perceval.

-- À cinquante pas en avant du perron de Crewe, répondit le jeune médecin.

De sorte que j'étais sous la cour du château de votre oncle, reprit lentement Perceval ; de sorte que l'espace compris au delà de la porte doit être sous le château lui-même.

-- Je le pense ainsi, murmura Stephen ; qu'y a-t-il donc au-delà de cette porte ?

-- Voici longtemps que je vous aurais confié cette lugubre histoire, ami, reprit Frank au lieu de répondre, si je n'avais au fond du cœur un soupçon terrible et que vient confirmer fatalement depuis une heure chacune de vos paroles. Ne m'interrompez pas. J'ai l'intention de ne vous rien cacher.

Je poussai la porte qui s'ouvrit d'elle-même et se referma aussitôt. Un bruit confus de chants et de rires vint frapper mon oreille.

En tâtonnant dans l'obscurité, je rencontrai une autre porte qui céda comme la première. Un cri de stupéfaction s'échappa de ma poitrine et je fermai les yeux, blessés par l'éclat de mille bougies dont la lumière se mirait aux facettes d'innombrables cristaux.

XV -- ORGIE

L'endroit où je me trouvais ainsi introduit à l'improviste, continua Frank Perceval, était une vaste salle voûtée, dont l'éclairage splendide me frappa surtout à cause de l'obscurité profonde où je tâtonnais naguère.

La salle avait la forme d'une nef.

À la place où se trouve le maître-hôtel d'une église, une estrade s'élevait sur laquelle des musiciens, vêtus de costumes éclatants et d'une magnificence théâtrale, composaient un orchestre complet. Au centre était une vaste table couverte de flacons et de mets recherchés, autour de laquelle s'asseyaient quarante ou cinquante moines, couverts de la robe austère des disciples de Saint-François. Tous avaient de longues barbes qui cachaient les trois quarts de leurs visages.

À côté de chacun de ces faux moines, il y avait une femme, belle et magnifiquement parée, les seins nus, la chevelure parsemée de diamants ou de fleurs. Ces hommes et ces femmes buvaient en riant follement. L'antique chapelle s'emplissait des bruits insensés de l'orgie. C'étaient des rires sans fin, de bruyants baisers, des chants, des blasphèmes.

Je ne vis pas cela tout de suite. Mon premier regard n'aperçut que la lumière. Pendant que j'avais les yeux fermés pour me soustraire à l'éclat blessant de tous ces feux qui miroitaient devant moi, je me sentis saisir par deux bras puissants dont l'étreinte me réduisit tout d'un coup à l'impuissance la plus complète.

L'instant d'après on me jetait, garrotté solidement, sur une pile de coussins entassés contre le mur de la chapelle. Et l'orgie continua.

Mon œil cependant glissait de l'un à l'autre de ces bandits déguisés en religieux. Plusieurs de ces figures ne me semblèrent point inconnues.

Stephen, écoutez ceci :

Depuis lors, j'ai rarement mis le pied dans un salon. Pendant la première année qui suivit cette nuit fatale, je me tins à l'écart ; mon cœur était en deuil. Pendant toute la seconde, j'ai voyagé loin de l'Angleterre. Mais une fois, il y a de cela un peu plus d'un an, je me trouvai face à face, chez le duc de Bucclengh, avec un homme dont le regard me fit tressaillir. J'aurais juré que cet homme était un des faux moines du souterrain de Sainte-Marie-de-Crewe...

-- Eh bien ? dit Stephen.

-- Cet homme était l'un des officiers les plus distingués de notre armée, le colonel sir George Montalt. Et naguère, au bal de lord James Trevor, n'ai-je pas cru reconnaître dans ce marquis de Rio-Santo... Mais vous ne me comprendriez pas maintenant, Stephen, et je continue.

Mon œil avait fait à peu près la moitié du tour de la table, lorsqu'il s'arrêta sur un personnage dont le grand air et l'évidente supériorité captivèrent aussitôt mon attention. Cet homme semblait être le roi de ce peuple ténébreux, l'abbé de ce sacrilège monastère. Jamais je ne vis rien d'aussi beau que cet homme. Il portait une sorte de simarre de soie d'une couleur éclatante, dont les plis amples se drapaient avec majesté. Son visage, comme celui de ses compagnons, était en partie caché par une longue barbe : la sienne était noire, et descendait en flots abondants sur sa poitrine. Ce qu'on voyait de ses traits allait bien avec cette austère parure. Ses yeux, doux et impérieux tour à tour, avaient une puissance surhumaine.

Malgré le sans-gêne de l'orgie, les convives témoignaient à cet homme un respect extraordinaire. Chacun s'inclinait en lui parlant et l'assemblée entière se levait pour porter sa santé. Vers lui se dirigeaient les plus doux sourires de toutes ces belles femmes, et dans ces sourires convergeant vers un but unique, il y avait quelque chose de craintivement adorateur. On appelait cet homme Son Honneur . Il répondait aux hommages de tous avec ce laisser-aller royal, apanage du pouvoir absolu. Son sourire était courtois mais fier, et sa condescendance avait de la hauteur.

Auprès de cet homme, sur le même siège et enlacée dans ses bras, il y avait une femme dont le costume contrastait étrangement avec les toilettes environnantes. Dans ses longs cheveux blonds épars, il n'y avait ni perles, ni diamants, ni fleurs. À ses blanches épaules ne se rattachait point le corsage plissé d'une robe de satin ou de velours. Elle était vêtue d'un peignoir garni d'une ruche de mousseline. Il semblait qu'elle eût quitté sa couche à la hâte pour venir s'asseoir à la fête et présider l'orgie.

Je ne voyais point son visage. Elle appuyait sa tête sur l'épaule de Son Honneur, qui élevait de temps en temps un verre en cristal taillé jusqu'à sa lèvre. Et cette femme buvait à longs traits.

Une douleur aiguë m'avait pris au cœur. Mon sang s'était figé dans mes veines, sous l'étreinte d'une indicible épouvante. Car, dans cette bacchante demi-nue qui trempait sa lèvre au verre d'un bandit et s'abandonnait à ses publiques caresses, j'aurais cru reconnaître ma sœur...

-- Oh ! fit Stephen avec reproche.

-- N'est-ce pas, s'écria Frank dont l'œil grand ouvert brilla d'un fiévreux éclat tout à coup, n'est-ce pas que c'était une insulte à l'angélique pureté de ma pauvre Harriet ? un outrage au sang de Perceval ? une folie, une lâcheté ?

-- C'était au moins une idée que votre trouble seul pouvait enfanter, Perceval, dit Stephen.

-- Oh ! oui..., mon trouble était grand ; mon angoisse aussi. Je fermai les yeux pour les rouvrir, pour regarder encore et regarder mieux. C'étaient bien ses beaux cheveux blonds, mon Dieu ! et la gracieuse courbure de ses épaules. Et puis, ce peignoir de nuit ! ma sœur n'avait-elle pas été arrachée à son sommeil ?

-- Ah ! Frank ! interrompit Stephen.

-- Merci... merci, Mac-Nab ! prononça péniblement Perceval en serrant la main de son ami ; vous êtes un généreux garçon et je vous aime. Oh ! vous défendriez Harriet, vous, contre quiconque oserait l'accuser d'avoir mis son front de vierge sur l'épaule d'un brigand, n'est-ce pas ?

-- Mais vous délirez, ami, s'écria Stephen. Sur l'honneur, je la défendrais, moi qui l'ai connue. Mais quelle bouche assez lâche s'ouvrirait pour l'accuser ?

Frank haletait ; ses yeux s'égaraient.

-- La bouche qui s'ouvrirait pour cela, Stephen, prononça-t-il tout bas avec un calme effrayant, se refermerait pour toujours... car moi seul ai le droit d'accuser la fille de Perceval !

Stephen fut frappé de stupeur et garda le silence. Frank reprit :

-- Tout le reste avait disparu pour moi. Il n'y avait plus dans cette foule que la jeune fille et l'homme qu'on appelait Son Honneur . L'homme à la simarre de soie tenait la jeune fille embrassée, lui souriait passionnément, et l'attirait sur son cœur. La jeune fille répondait à ses caresses.

Vous êtes médecin... Dites-moi, pensez-vous qu'une pauvre enfant, violemment arrachée à sa couche et transportée par des souterrains immenses, inconnus, à la rouge lueur des torches, dans les bras d'hommes à l'effrayant aspect, puisse perdre tout d'un coup la raison et tomber en proie à la plus complète démence ? Répondez, je le veux !

À cette brusque question, Stephen, qui ne comprenait que trop, mais voulait obstinément ne point comprendre, interrogea Frank du regard.

-- N'êtes-vous pas assez habile pour me dire cela, Stephen ? ajouta durement Perceval.

-- Sans doute, répondit enfin Stephen ; l'effroi, la stupeur... on a vu des exemples...

Frank l'interrompit d'un geste, et pressa son front entre ses deux mains.

-- Excusez-moi, Mac-Nab, dit-il, ce souvenir me fait délirer. Qu'ai-je besoin d'avoir l'avis de la science ? Elle ne connaissait point cet homme. Je jure qu'elle ne l'avait jamais vu !

-- C'était donc elle ? murmura Stephen.

Frank bondit sous ses couvertures.

-- Elle ! qui ? s'écria-t-il ; prétendez-vous parler d'Harriet Perceval, monsieur !

Un éclair de fureur brilla dans son œil, et il se dressa sur son séant, en face de Mac-Nab étonné. Mais sa colère tomba comme elle était venue, et il dit encore, tandis qu'une larme roulait lentement sur sa joue pâlie :

-- Mon Dieu ! je l'aimais tant !

Il sanglotait.

-- Et figurez-vous cela, reprit-il d'une voix que ses larmes rendaient presque inintelligible : c'était déchirant ! Vous pleurez, vous aussi ! Mon Dieu ! j'ai vu cela sans mourir ! Ce n'était plus ma sœur, c'était un être privé de raison : la terreur avait broyé son intelligence ; un breuvage perfide avait exalté ses sens. C'était une folle ! c'était une pauvre folle ! Elle mettait ses bras autour du cou de son fiancé ! Elle se croyait à la fête des épousailles et voulait cacher dans le sein de son amant sa pudique rougeur de mariée. Elle eût été si heureuse avec Henry, qui est un si noble cœur ! Oh ! Stephen, comment s'étonner que le réveil l'ait tuée après ce songe horrible !

Mais vous ne savez pas tout. Et c'est assez pleurer, car elle n'est pas vengée.

XVI -- SABBAT

Frank reprit après quelques instants de silencieuse angoisse :

-- Nous sommes une illustre maison, Stephen, et une maison orgueilleuse. L'inflexible honneur des races chevaleresques me fut inoculé dès le berceau, et la honte est plus dure à qui fut élevé dans des pensées d'orgueil.

Ce fut dans l'un de ces moments de silence qui passaient à travers le fracas de la fête. Je vis la jeune fille, dont pas un des mouvements ne m'échappait, lever le verre à la hauteur de ses lèvres, et presque aussitôt une douce voix vint à moi, qui disait : « Henry, mon cher lord, je bois à vous ! »

C'était la voix d'Harriet.

Je poussai un cri, et je m'agitai en efforts désespérés pour rompre mes liens. Cette voix me disait tout, tout ce que je viens de vous dire, Stephen : la présence de ma sœur au bord de l'abîme et sa folie qui lui faisait prendre l'abîme pour un lit de fleurs.

Mes cris furent entendus, malgré le choc des verres et l'éclat des toasts. Un des convives se leva et me fouetta en riant le visage avec sa serviette. Une convulsion de rage me donna la force de rompre un de mes liens, et je roulai à quelques pas des coussins.

-- Voilà un diable de garçon ! dit le moine. Je pense que le plus convenable est de le bâillonner.

Ce disant, il plia sa serviette et la noua solidement sur ma bouche.

-- Milords et gentlemen, dit en ce moment l'un des faux moines que je reconnus pour être M. Smith, le maître de la maison de Randal, nous attendions ce soir une assez jolie aubaine, le jeune duc de et sa lady. Mais tout est bien, puisque nous avons fait une autre capture qui paraît être du goût de Son Honneur.

Un hurrah général accueillit ce discours. On but ; le speech commença. Les harangues étaient faites dans une sorte d'argot dont le sens m'échappait le plus souvent ; néanmoins, je comprenais quelques phrases çà et là, et ces phrases suffirent pour me convaincre que j'avais devant les yeux les membres les plus notables d'une vaste association organisée pour le vol et le meurtre. Son Honneur était le chef suprême de cette association, dont le siège permanent était à Londres, mais qui se ramifiait jusqu'à l'étranger, et dont les souterrains de Sainte-Marie-de-Crewe étaient tout à la fois le lieu de refuge en cas de danger et la maison de plaisance .

-- Et n'avez-vous point essayé de mettre les magistrats sur la trace de cette redoutable bande ? interrompit ici Stephen.

-- Ami, répondit Perceval, je l'ai essayé ; mais M. Mac-Farlane est juge de paix du comté de Dumfries. Il a été chargé de l'enquête et, par deux fois, l'affaire s'est étouffée entre ses mains.

Stephen garda un silence embarrassé.

-- Son Honneur, reprit Frank, vivait à l'étranger depuis plusieurs années et ne faisait que de courtes apparitions en Angleterre. Mais cet état de choses allait cesser, et l'année suivante, Son Honneur devait revenir habiter Londres, afin de mettre à exécution un gigantesque plan de déprédation. De sorte que cet homme doit être maintenant ici, ajouta Perceval en fronçant le sourcil tout à coup.

Stephen tendit l'oreille, mais Frank ne donna point de conclusion à cette brusque sortie.

-- Il me sembla, poursuivit-il, que certains orateurs faisaient allusion, dans leurs speech, à des plans combinés longtemps à l'avance, et l'on but avec enthousiasme à la santé d'un certain Saunders l'Éléphant qui devait, à lui seul, remplir d'or toutes les caisses de la compagnie. Ce nom de Saunders et celui de Fergus furent les seuls qu'on prononça en ma présence.

Le repas auquel j'assistais était le dernier qu'on dût faire en Écosse. Les associés allaient se disperser, emportant les instructions qui avaient été discutées à loisir dans ce ténébreux congrès.

Son Honneur avait répondu brièvement et avec une singulière autorité de paroles aux diverses harangues des orateurs. À la fin du dernier discours, il se leva et salua l'assemblée.

-- Milords et gentlemen, dit-il en souriant, il y a temps pour tout. Nous avons délibéré toute la semaine, et discuté, et combiné. Maintenant réjouissons-nous !

Ce fut un tonnerre d'applaudissements à ébranler les voûtes dix fois séculaires de l'antique chapelle.

-- Fergus ! Fergus pour toujours ! criait-on avec frénésie.

En même temps, sur un geste de Son Honneur, l'orchestre se réveilla, et la nef se remplit d'une brillante harmonie. Quelques couples se levèrent. Un mouvement de valse succéda au prélude. Au bout de cinq minutes, la moitié des convives tourbillonnait autour de la table. Au bout de cinq autres minutes, il ne restait plus sur les sièges que le chef et ma pauvre sœur.

Le reste tournoyait en un cercle sans fin. Mon œil se fatiguait à les suivre. Immobile, je sentais tour à tour sur mon visage le vent parfumé des robes de velours et le frôlement rugueux des frocs de bure. Et la danse allait, pressant à chaque tour sa rotation rapide. Les femmes pâlissaient ; les yeux des hommes devenaient de feu.

Au moment où la valse atteignait le paroxysme de son étourdissante vitesse, le chef se pencha sur la main de ma sœur et y mit un baiser, puis, serrant autour de ses reins, la ceinture de sa simarre, il enleva la pauvre fille dans ses bras. Ce fut alors seulement que je pus voir le visage de ma sœur. Elle souriait ; son sourire me déchirait le cœur.

Son Honneur l'entraîna, docile. Peu à peu les rangs s'éclaircirent autour d'eux. Les autres valseurs, fatigués ou voulant voir, se rangèrent en galerie. Bientôt Harriet et son cavalier restèrent seuls. Je la vois encore, Stephen, passant auprès de moi, heureuse. Je vois encore le gracieux balancement de sa taille qui s'abandonnait au bras de cet homme.

Un murmure admirateur les suivait, car ils étaient beaux tous deux.

Harriet, cependant, perdait le souffle. Elle appuya languissamment son front pâli sur l'épaule de Son Honneur, qui s'arrêta aussitôt pour la déposer, demi-pâmée, sur un large divan. C'était un signal. Un bruit strident se fit tout en haut de la voûte et les mille bougies s'éteignirent à la fois. L'orchestre se tut.

Les cordes qui me liaient m'entrèrent dans la chair, tant fut désespéré l'effort que je tentai pour secourir ma sœur dans ce moment suprême. Je retombai anéanti. Dieu me prit en pitié. Je perdis connaissance.

J'ignore combien de temps dura mon évanouissement. Quand je repris mes sens, l'obscurité durait encore et un profond silence régnait dans la salle. Au bout d'une heure environ, j'entendis du bruit dans la direction des galeries où j'avais erré durant la nuit. La porte par où j'étais entré s'ouvrit et plusieurs hommes entrèrent, tenant en main des torches allumées, qui éclairèrent les suites de l'orgie : moines et femmes dormaient pêle-mêle.

Mes yeux se portèrent avidement vers le divan. Ma sœur était étendue sur les coussins : elle sommeillait. Quant au moine, debout, les bras croisés sur sa poitrine, il semblait absorbé dans de profondes méditations. La lumière des torches le tira de sa rêverie. Son premier regard fut pour ma sœur, qu'il contempla un instant. Il se pencha et lui mit un baiser au front. Puis, se dépouillant de sa simarre de soie, il l'en couvrit comme d'un voile.

Cela fait, il cria d'une voix retentissante :

-- Gentlemen ! debout !

Les hommes se levèrent ; les femmes disparurent comme par enchantement. Il ne resta dans la chapelle que les moines rassemblés en cercle autour de Son Honneur.

-- Milords et gentlemen, dit-il, voici venu l'instant de la séparation. Je suis satisfait de vos œuvres. J'ai bien des choses à faire encore sur le continent ; mais une année me suffira pour cela. Dans un an, je reviendrai. Jusque-là, ayez toujours présentes mes instructions ; n'oubliez rien et obéissez.

Les moines s'inclinèrent à la ronde.

-- Tout est-il prêt ? demanda Son Honneur à l'un des porteurs de torche ?

-- Les voitures attendent sous le château, répondit celui-ci.

-- Allons, messieurs, bonne chance et au revoir !

Il se fit un mouvement général vers la porte ; mais, en ce moment, l'un des moines se dirigea vers le chef et me désigna du doigt en disant :

-- Que faut-il faire de cela ?

Son Honneur laissa tomber sur moi son regard.

-- Le frère de cette pauvre fille ! murmura-t-il.

-- Faut-il ?... poursuivit le moine dont un geste expressif acheva la pensée.

-- Fi ! docteur ! À quoi bon ce meurtre inutile ?

-- Non pas inutile, milord, répondit le docteur en élevant la voix, cet homme peut nous perdre !

-- C'est vrai ! murmura-t-on dans la foule.

Son Honneur réprima un geste de courroux.

-- Milords et gentlemen, dit-il, notre retraite est introuvable. À l'heure qu'il est, l'issue qui a donné entrée à ce jeune homme n'existe plus. J'aime cette jeune fille, qui est sa sœur ; que cette nuit ne soit pour elle qu'un souvenir d'amour...

-- De par le diable ! milord, s'écria une rude voix, mettez-vous de pareilles fadaises en balance avec notre sûreté ?

Vous ne vîtes jamais, Stephen, de transformation plus soudaine et plus terrible que celle qui s'opéra dans la physionomie de Son Honneur. Ses yeux lancèrent un éclair, tandis que les muscles de sa face tressaillaient violemment. Son front s'empourpra tout à coup et, parmi la couche de sang qui le rougissait uniformément, la ligne blanche d'une cicatrice se montra, si nette et si tranchée, qu'on l'aurait crue tracée au pinceau.

-- Du sourcil gauche à la naissance des cheveux ? interrompit Stephen.

-- C'est vrai ! dit Frank, vous vous souvenez de mon rêve ?

-- Je me souviens de ce que j'ai vu, Perceval ! répondit lentement Stephen ; je me souviens de l'assassin de mon père !

XVII -- PACTE ENTRE DEUX HAINES

-- Écoutez, Frank, écoutez à votre tour, poursuivit Stephen ; car il faut que de tout cela il ressorte pour nous une certitude. Vous continuerez après votre récit. Oh ! c'est lui, c'est le même homme qui, à douze années de distance, a mis le deuil dans nos familles. À part ce signe dont la main de Dieu a marqué son front pour le désigner à notre vengeance, c'est bien le même orgueil étrange au milieu de la honte, la même fierté au fond du crime !

J'étais enfant. Mon berceau était placé à un angle de cette chambre de Randal où coucha votre malheureuse sœur. Dans ce même lit, mon père dormait.

La porte par où vous descendîtes dans le souterrain s'ouvrit. Deux hommes masqués parurent.

L'un d'eux déposa sur une table le flambeau qu'il tenait à la main, et vint me mettre un mouchoir sur la bouche. En même temps il se plaça entre moi et le lit, de manière à m'empêcher de voir. Mais il ne s'y prit point adroitement, et mon regard put se glisser entre son bras et son flanc. Je vis tout.

L'autre homme, le plus grand, avait à la main deux poignards ; il marcha droit vers le lit de mon père et l'appela par son nom. Mon père s'éveilla en sursaut. À la vue de cet étranger debout à son chevet, il poussa un cri.

-- Silence, Mac-Nab, dit l'homme masqué, c'est moi !

-- O'Breane ! murmura mon père en courbant la tête ; je m'y attendais ! Je jouais ma vie ; j'ai perdu !

-- Pas encore, Mac-Nab ! Debout ! j'ai apporté deux poignards !

Mon père se leva lentement. Quand il fut debout, celui qu'il nommait O'Breane lui tendit un des poignards. Mon père le prit et se mit en garde.

Le combat fut silencieux et court. Mon père tomba au bout de quelques secondes.

-- Dans une heure je serai vengé ! murmura-t-il.

O'Breane s'était penché pour frapper. Son masque se détacha. Je vis son visage pendant une seconde, Frank, je vis son front rougi par l'ardeur de la lutte, et au milieu de son front une cicatrice blanche en tout semblable à celle que vous avez décrite.

-- L'enfant vous a vu, milord, s'écria l'homme qui me tenait.

En même temps il leva sur moi son couteau ; mais O'Breane, qui avait remis son masque, lui arracha l'arme des mains et se pencha sur mon berceau.

-- Pauvre enfant ! murmura-t-il d'une voix douce et pleine de pitié, Dieu sait que j'aurais voulu épargner ton père. Mais il était sur mon chemin... et il faut que je marche !

Il ouvrit la fenêtre. Son compagnon et lui sautèrent dans la campagne. À mes cris, la maison fut bientôt sur pied, et presque aussitôt des soldats arrivèrent de Dumfries. Ils avaient été appelés par mon père. J'indiquai la petite porte. On l'ouvrit. Derrière était ce mur dont je vous ai parlé ; mur massif et dont la construction remonte évidemment à plusieurs siècles.

-- C'est étrange, murmura Frank ; et cette circonstance, dont je serai forcé de reparler encore à la fin de mon récit, n'est pas un des moindres mystères de ce lieu funeste. Mais il y a en tout ceci quelque chose de plus étrange encore : votre histoire ne ressemble pas seulement à la mienne, elle ressemble aussi à l'histoire de lady Ophélia.

-- Quoi ! voulut s'écrier le jeune médecin.

-- Stephen, interrompit Perceval, je crois savoir le nom de l'homme masqué qui mit à mort votre père, et le nom du brigand qui déshonora ma sœur. Coïncidence extraordinaire ! comme si tout entre nous deux devait être vraisemblable, il vous sauva la vie dans la maison de Randal, et à moi, il me sauva la vie dans la chapelle. Peut-être même m'a-t-il épargné une fois de plus que vous.

-- Ne me direz-vous point son nom ? demanda Stephen.

-- Ami, écoutez ce qui advint de ma sœur. Devant la colère de leur chef, les faux moines reculèrent terrifiés, laissant entre eux et lui un large espace vide.

-- Ce jeune homme vivra, dit-il. Je le veux.

Personne n'osa répondre. Le visage de Son Honneur était redevenu calme. La cicatrice avait disparu.

-- Milords et gentlemen, reprit-il, vous pouvez vous retirer.

L'assemblée entière s'inclina respectueusement en silence. L'instant d'après il ne restait plus dans la chapelle, avec le chef, qu'un seul moine qu'il avait arrêté d'un geste.

-- Docteur, dit-il, versez quelques gouttes d'opium sur les lèvres de cette pauvre fille qui dort là sous ma robe. C'est une belle et douce enfant. Elle doit être bien aimée, et je voudrais... Mais c'est folie de regretter le passé.

Le docteur déboucha une fiole et mouilla les lèvres de ma sœur.

-- Et ce gentleman ? demanda-t-il.

-- Il faut que ce jeune homme s'endorme aussi, docteur.

Le docteur détacha mon bâillon. Son Honneur se promenait lentement le long de la table. Je respirai avec effort.

-- Voulez-vous boire ? me dit le docteur.

Je saisis la fiole et je bus.

-- Qui que vous soyez, m'écriai-je ensuite en m'adressant au chef, je prends la vie que vous me donnez, mais c'est pour me venger. Oh ! vous n'êtes pas si bien masqué que je ne puisse vous reconnaître !

-- Vous l'entendez, milord ? dit le docteur.

-- Je l'entends, monsieur ; mais ceux qui ont voulu se venger de moi sont morts.

Il s'approcha de ma couche à son tour et me regarda en face.

-- Moi aussi, je vous reconnaîtrai, murmura-t-il, et, s'il se peut, je vous épargnerai.

Si cet homme est celui que je crois, Stephen, il a tenu sa promesse ; car lundi dernier, ma vie était entre ses mains.

-- Lundi dernier ? répéta Stephen. Rio-Santo ! je m'y attendais ! Mais je ne l'ai jamais vu, moi, cet homme, et je ne puis savoir... Oh ! il faut que je le trouve ! car vous ne savez pas jusqu'où le hasard a poussé la parité de nos malheurs ! Vous ne connaissez que la ressemblance de nos griefs passés. Eh bien ! le présent aussi nous rapproche ! cet homme qui se met entre vous et miss Trevor, c'est lui qui me ferme le cœur de Clary !

-- Se peut-il !

-- C'est lui qui l'a enlevée, peut-être !

Stephen raconta ici en détail la scène de Temple-Church ; et, à la description qu'il fit du beau rêveur, Frank ne put méconnaître le marquis de Rio-Santo.

-- Oui, dit-il après un silence, vous avez des droits égaux aux miens, et Dieu veut que nous nous vengions ensemble.

Stephen se leva et se dirigea vers la porte.

-- Où allez-vous ? lui demanda Frank.

-- Je vais me battre avec le marquis de Rio-Santo, répondit le jeune médecin, peut-être serai-je plus heureux que vous, sinon vous aurez à venger un frère avec votre sœur.

-- Restez ! s'écria Frank. Voulez-vous donc profiter de ma blessure ? Ah ! Stephen ! voici la première fois que je vous trouve égoïste et injuste !

Il rejeta ses couvertures et mit ses deux pieds sur le tapis d'un geste si rapide, que Stephen ne put songer à le prévenir.

-- Voyez, ami, ajouta-t-il, je suis fort déjà, et je ne vous ferai pas longtemps attendre. Oh ! ma pauvre Harriet ! ajouta-t-il en étendant ses mains jointes vers le portrait de sa sœur, vous aimiez l'honneur, et vous étiez d'Écosse. Jusque sous l'œil de Dieu, vous sourirez au châtiment de cet homme !

Quelques mots achèveront désormais mon récit. Le chef et celui qu'il appelait le docteur se retirèrent. Je demeurai seul avec Harriet endormie. Elle souriait tendrement, et, dans son rêve, elle prononçait le nom aimé d'Henry Dutton. Je m'assis auprès d'elle. Le sommeil me gagnait. Je me sentis perdre connaissance au moment où je mettais un baiser sur son front. Combien de temps restai-je sous le coup du narcotique, je ne saurais le dire au juste, mais il y a loin de Crewe à Dudley-Castle. Et, lorsque je m'éveillai, je me trouvai en vue du château de ma mère. Nous étions dans notre chaise de voyage ; Harriet dormait toujours. La chaise était dételée ; chevaux et postillon avaient disparu.

Ma sœur fut transportée à la maison. Elle s'éveilla. Son premier regard fut pour moi.

-- Frank, dit-elle, je me souviens. Il faudra que je meure.

Depuis ce jour, elle s'éteignit lentement. Un soir, elle nous appela du geste, ma mère et moi auprès de sa chaise longue. Nous nous assîmes à ses côtés. Elle mit ses mains dans les nôtres et se prit à sourire pour la première fois depuis six mois. Puis elle leva ses grands yeux bleus vers le ciel. Ma mère se laissa tomber sur ses genoux et pria. Stephen, Harriet était morte !

Je n'avais pas attendu ce moment pour faire des démarches auprès de la justice, et le lendemain même de mon arrivée à Dudley-Castle, j'avais écrit à votre oncle Mac-Farlane, en sa qualité de magistrat du comté de Dumfries, une lettre détaillée, où toute la partie de notre mystérieuse aventure qui n'avait point trait directement à l'honneur du nom de Perceval, était mise au jour. Votre oncle me répondit une lettre que j'ai le droit d'appeler évasive, pour ne la point qualifier plus sévèrement, où il se défendait d'ouvrir une enquête sur un fait aussi romanesque. J'insistai d'une façon péremptoire.

L'enquête eut lieu. Elle s'ouvrit et se termina dans la maison de Randal Graham, entre les murs de cette chambre où avait couché ma sœur. L'acte fut clos séance tenante, parce que, dès les premières lignes, ma déclaration fut jugée erronée. En effet, l'escalier que je désignais comme m'ayant servi à descendre dans les souterrains n'existait pas. À sa place, derrière la porte, s'élevait un mur de pierres d'une incontestable antiquité. Quant aux souterrains eux-mêmes, vingt témoins déclarèrent qu'ils n'en avaient jamais entendu parler.

-- J'aurais fait comme ces témoins, dit Stephen.

Je vous crois, Mac-Nab ; peut-être suis-je injuste envers M. Mac-Farlane. Mais il n'est pas temps pour nous d'éclaircir cette affaire. Votre dessein est-il de vous battre contre le marquis de Rio-Santo ?

-- Non, répondit Stephen.

Frank eut un mouvement de joie.

-- Et moi, demanda-t-il vivement, pensez-vous que je sois bientôt de force à recommencer ?

-- Vous, Perceval ! dit froidement Stephen ; pas plus que moi, vous ne croiserez désormais le fer avec cet homme. Ne devinez-vous pas maintenant que cette scène diabolique jouée à votre chevet pour tromper James Trevor est une invention de Sa Seigneurie ?

-- Vous penseriez ?... commença Frank.

-- Je pense autre chose encore, s'écria Stephen. Reconnaîtriez-vous ce moine qu'on appelait de Docteur dans les souterrains de Crewe ?

-- Je ne sais ; pourquoi cela ?

-- Mon imagination va trop vite, murmura Stephen au lieu de répondre ; et je ne puis croire après tout, que le docteur Moore... un de nos premiers praticiens... s'en aille boire et danser avec des bandits sous les ruines de Sainte-Marie. Mais la tentative d'assassinat n'en reste pas moins constante ?

-- Vous m'avez parlé de cela, Stephen ; vous m'avez dit qu'on avait voulu m'assassiner ; mais le marquis de Rio-Santo, qui venait d'épargner ma vie...

-- Oh ! tout grand acteur, interrompit Mac-Nab, a des délicatesses dans son jeu. Le marquis est un grand acteur. Donnez-moi votre main ; le pouls est bon. Vous seriez en état de commencer dès ce soir la bataille !

-- Expliquez-vous, Stephen.

-- Je vais sonner Jack. Il est sept heures et demie. Nous serons dans Regent-Street à huit heures.

Jack parut sur le seuil.

-- Habillez votre maître, lui dit Stephen.

Frank, étonné, se laissa faire. Quand le vieux valet lui eut passé son habit, Stephen reprit :

-- Faites approcher une voiture, Jack.

-- Me direz-vous, enfin, quel est votre projet ? demanda Frank.

Stephen lui prit la main et la serra fortement.

-- Ami, dit-il avec une fermeté calme, il faut que vous ayez un entretien particulier avec miss Mary Trevor.

-- Je le voudrais au prix de mon sang, Stephen ; mais...

-- Veuillez m'écouter. Lady Ophélia est jalouse, et nous nous rendons de ce pas chez lady Ophélia.

XVIII -- PETIT COMITÉ

Il y avait ce même soir une petite réception à Trevor-House. Lady Campbell était entourée de sa cour, à laquelle seulement faisaient défaut le marquis de Rio-Santo et le beau cavalier Angelo Bembo. Nous eussions reconnu autour d'elle grand nombre de physionomies : lady Stewart et sa fille, la jolie et gaie Diana, lady Margaret Wawerwemwilwoowie, baronnesse, la blonde Cicely Kemp, sir Paulus Waterfield, lord John Tantivy, le sportman, le vicomte de Lantures-Luces et bien d'autres encore.

La pauvre Mary était bien faible et bien changée. Entre elle et son amie il y avait plein contraste. Miss Stewart était une Galloise au teint légèrement bruni, à l'œil foncé, à la bouche rose, un peu grande et s'épanouissant volontiers en un malin sourire qui la faisait charmante. Ses cheveux châtains avaient de ces reflets cendrés qui semblent particuliers à la beauté britannique, et devant lesquels s'éclipsent les tons si bruyamment admirés des chevelures espagnoles. Ses sourcils étaient noirs, arqués et allaient cacher le bout de leur ligne ténue jusque sous les boucles abondantes de sa coiffure. Ses joues avaient la fossette joyeuse des naïves coquettes de Caernarvon, et, sur l'ovale un peu rond de son visage, ses pommettes trouvaient encore moyen de saillir comme pour témoigner de son origine celtique. Tout cela brillait de gaîté, de jeunesse, de vie et de bonté.

Mary faisait peine à voir auprès d'elle. Il y avait tant de souffrance sur ses traits pâlis, tant de détresse dans son regard éteint ! et ses yeux cernés gardaient la trace de tant de larmes !

Les deux jeunes filles causaient à l'écart. Le reste de l'assemblée entourait le foyer. Lady Campbell tenait les rênes de l'entretien, et l'entretien revenait périodiquement au marquis de Rio-Santo.

-- Je ne l'ai pas vu au Park, le fait est, dit lord John Tantivy.

-- C'est une éclipse totale ! murmura le petit Français Lantures-Luces ; je parle sérieusement.

-- Pour s'exiler ainsi du cercle de milady (sir Paulus salua la sœur de lord Trevor), il faut supposer qu'une indisposition...

-- Du diable ! grommela le sportman.

L'Honorable Cicely Kemp agita gracieusement une incommensurable paire de grappes blondes qui ondoyaient de son front à ses épaules.

-- Monsieur le marquis de Rio-Santo n'est pas malade, dit-elle en pinçant ses jolies lèvres roses, et l'on raconte d'étranges choses sur sa maison de Belgrave-Square.

-- Et que dit-on, mon amour ? demanda vivement lady Margaret.

-- Oh ! madame, répondit l'Honorable Cicely Kemp, qui pinça de plus en plus ses lèvres ; avant d'être mariées, les jeunes filles ne doivent point se montrer trop savantes sur ces sortes de sujets.

Lantures-Luces dit :

-- Miss, vous avez là un ravissant éventail ! Mais ce très cher Rio-Santo n'est pas le seul transfuge. On ne voit plus du tout Brian de Lancester. Quelqu'une de vous, mesdames, a-t-elle entendu parler de ce cher Brian de Lancester ?

-- Pas depuis la fameuse comédie qu'il nous a donnée à Covent-Garden, répondit lady Campbell.

-- À la suite de laquelle, ajouta lady Margaret, le comte de White-Manor a gardé le lit pendant deux jours.

-- On dit qu'il est amoureux, murmura Cicely Kemp, en rougissant immodérément.

-- Shoking ! gronda lady Margaret.

-- Brian a fait mieux que l'algarade de Covent-Garden, reprit le vicomte.

-- Contez-nous cela, monsieur de Lantures-Luces, dit lady Campbell.

-- Mesdames, ce n'est pas du nouveau. Cela date de trois semaines au moins, mais les journaux n'en ont point parlé, que je sache. Voici l'histoire. Ce cher Brian avait dîné ce soir-là au club en tête-à-tête avec le prince Dimitri Tolstoï, ambassadeur de Russie.

-- Que je voudrais être ambassadrice ! pensa l'Honorable Cicely Kemp.

-- Sa Grâce, il faut que vous le sachiez, boit comme un Kosak et a le vin très mélancolique. Sa Grâce soupire au sixième verre de champagne, verse des larmes au douzième, sanglote au dix-huitième et ainsi de suite. Lancester était justement dans ses idées noires. Il fit chorus avec le prince jusqu'au dix-huitième verre inclusivement. Passé ce point, mesdames, Sa Grâce a coutume de briser les assiettes et généralement tout ce qui se trouve sur la table. C'est une fantaisie nationale. Sa Grâce, du reste, solde le dégât le lendemain matin.

Brian désira se borner aux sanglots. De là, discussion et rendez-vous pris pour le lendemain. Le prince se leva pour sortir. Brian le retint.

-- Milord, lui dit-il, je ne connais rien de fastidieux comme un duel à l'épée, si ce n'est un duel au pistolet.

-- Nous pourrions nous battre au sabre, lui répondit l'ambassadeur.

-- Fi donc ! Aimeriez-vous la lance, milord ?

-- Qu'est-ce à dire, monsieur ? s'écria le prince qui se leva furieux.

-- Asseyez-vous milord, et cherchons ensemble un moyen de nous tuer le moins sottement possible.

Sa Grâce se rassit. On apporta du champagne, et l'on but de plus belle. Le prince était ivre. Lancester, lui, boirait la tonne d'Heidelberg sans rien perdre de son sang-froid.

-- Milord, dit-il au bout d'une demi-heure, il faut nous pendre.

-- À la bonne heure ! s'écria le prince, pendons-nous, par saint Nicolas ! Garçon, deux cordes, s'il vous plaît !

-- Pourquoi deux, milord ? c'est un duel, vous savez, il suffira d'une corde. Nous allons jouer à qui de nous pendra l'autre.

-- Et y eut-il quelqu'un de pendu ? demanda l'Honorable Cicely Kemp.

-- Le prince cria : bravo ! reprit Lantures-Luces, Brian et lui étaient désormais les meilleurs amis du monde. On apporta des dés. Brian perdit et fut condamné à être pendu.

Le prince Dimitri Tolstoï ne se possédait plus, tant il ressentait de joie.

Il était minuit environ. Brian et Sa Grâce sortirent du club, bras-dessus, bras-dessous, et se dirigèrent vers Portland-Place.

L'Honorable Cicely Kemp se pencha à l'oreille de lady Margaret.

-- Madame, murmura-t-elle, ex-abrupto , voulez-vous me mener avec vous la prochaine fois que vous irez voir pendre ?

Ce terrible à-propos fit sauter lady Margaret sur son fauteuil.

-- Arrivé dans Portland-Place, devant l'hôtel du comte de White-Manor, poursuivit Lantures-Luces, car vous pensez bien, mesdames, que le comte était pour quelque chose en tout ceci, Brian ôta sa cravate et jeta bas son habit.

-- Allons, prince, dit-il, mettez-moi, s'il vous plaît, la corde au cou.

Le prince ne se fit pas prier. Quelques minutes après, Brian de Lancester se balançait pendu à la barre d'une lanterne à gaz, et Sa Grâce le prince Dimitri Tolstoï se mourait de rire en le regardant.

-- Comment ! s'écria le chœur féminin, les choses allèrent jusque-là ?

Brian tenait la corde à deux mains, et, avant de se lancer dans l'éternité, il maudissait son frère d'une voix retentissante. Sa harangue amenait peu à peu aux fenêtres les gens du quartier, de telle sorte qu'en mourant en pauvre Lancester eût emporté du moins la consolation d'avoir poussé à fond une dernière botte au comte de White-Manor.

-- Allons, Brian, allons, mon ami, disait cependant le prince qui s'était assis sur le trottoir ; lâchez la corde comme un brave garçon ! Ne me faites pas rester là, je m'enrhume !

Brian haranguait toujours, accusant son frère de sa mort et appelant sur lui la malédiction du ciel. Sur ces entrefaites, des policemen passèrent. Les gens qui écoutaient aux fenêtres leur crièrent de secourir ce malheureux qui se pendait. Brian se hâta de lâcher la corde, mais il n'était plus temps. Les policemen le dépendirent, malgré les courageux efforts du prince Dimitri Tolstoï qui perdit deux dents à cette mémorable bataille.

Mais lorsque Brian se fut remis sur pied, les choses changèrent de face.

Vous savez quel terrible homme est ce cher Brian, lorsqu'il se fâche, mesdames ? Eh bien ! il se fâcha tout rouge en voyant qu'on s'était permis de le dépendre. Il y avait quatre policemen. Brian ne fit de chacun d'eux qu'une bouchée et les jeta sur la pavé l'un après l'autre, comme s'ils eussent été des soldats de plomb. Ensuite il salua Sa Grâce, l'ambassadeur de Russie, qui gisait, lui aussi, dans la boue, et s'en alla se coucher.

-- En vérité, miladies, dit lady Campbell, s'il n'y a que monsieur de Lancester pour inventer ces fantastiques eccentricities , convenez qu'il n'y a que le vicomte pour les narrer comme il faut.

-- Et que devint l'ambassadeur de Russie ? demanda la bouche rose de Cicely Kemp.

Certes, lady Campbell avait au plus haut point la science du monde, mais quel est le pilote habile qui n'échoue pas une fois dans sa vie quand la marée et le vent sont contraires ? Lady Campbell n'avait qu'un désir : c'était d'empêcher l'entretien de tomber sur Frank Perceval. On y arriva fatalement, parce que, dans une soirée en petit comité, il faut parler de toutes choses, de toutes.

L'Honorable Cicely Kemp, qui jouait ici le rôle d' enfant terrible , prononça le nom de Frank. Lady Campbell jeta un coup d'œil inquiet vers sa nièce. Le nom de Frank avait produit l'effet redouté. La pauvre Mary penchait sa tête pâlie sur l'épaule de Diana Stewart.

-- Frank est toujours malade, dit Lantures-Luces. Il ne sort pas et il ne reçoit pas.

-- Cher, répliqua Tantivy, il ne vous reçoit pas peut-être, mais il sort.

-- Je viens de le rencontrer dans Regent-Street, à la porte de la comtesse de Derby.

-- Ah ! pensa tout haut lady Campbell ; sa première visite est pour lady Ophélia. Je ne les savais pas si liés.

-- La comtesse de Derby cherche des distractions, dit Cicely Kemp, l'enfant terrible .

Au moment où elle achevait sa phrase, la porte s'ouvrit à deux battants et un valet annonça :

-- Madame la comtesse de Derby !

XIX -- CURIOSITÉS DU CŒUR

Mary Trevor et Diana Stewart s'étaient isolées du cercle principal et s'étaient fait, pour elles seules, une conversation bien différente de celle du gros de l'assemblée.

-- Mary, disait Diana, qui était devenue sérieuse devant la détresse de son amie, ne m'ouvrirez-vous point votre cœur ? Pourquoi donc êtes-vous si pâle ? Pourquoi ne savez-vous plus sourire ?

-- Savais-je donc sourire autrefois ? murmura miss Trevor.

Miss Stewart sentit ses yeux se mouiller de larmes.

-- Chère Mary, dit-elle, vous ne pouvez avoir oublié nos bonnes causeries au château de ma mère, et nos promenades dans les grands bois de Trevor ! Quels beaux rêves d'avenir nous faisions toutes deux !

-- C'étaient des rêves, Diana !

-- Des rêves qu'on peut changer en réalité ! Tout n'est-il donc pas autour de vous comme autrefois ? Voici mon cousin Frank revenu de son voyage...

-- Il ne faut pas me parler de Frank, dit miss Trevor en fronçant légèrement ses délicats sourcils.

-- Pourquoi, Mary ? Ne l'aimeriez-vous plus ?

-- Non.

Mary tourna la tête. Lorsqu'elle regarda de nouveau sa compagne, une sorte de sourire pénible à voir contractait son visage.

-- Vous ne savez donc pas ? reprit-elle ; j'aime le marquis de Rio-Santo.

-- Vous aussi ! s'écria miss Stewart, je ne puis dire combien je suis heureuse de vous voir plaisanter.

-- Je ne plaisante pas, Diana ; je mens.

Miss Stewart perdit son sourire.

-- Vous mentez ? répéta-t-elle sans comprendre.

-- Je souffre ! murmura miss Trevor.

Diana passa son bras autour de la frêle taille de sa compagne.

-- Cela se voit trop, pauvre Mary, répliqua-t-elle en soupirant ; mais votre pensée m'échappe, vos paroles n'ont plus de sens pour moi.

-- Tant mieux, Diana ! c'est que vous êtes heureuse.

-- Je le serais, Mary, si je ne vous voyais pas souffrir. Par pitié pour vous et pour moi, répondez-moi sans détour. N'aimez-vous plus Frank Perceval ?

-- J'épouse le marquis de Rio-Santo, Diana.

-- On me l'avait dit. Je n'y voulais point croire. Pauvre Frank !

Mary aspira fortement l'odeur âcre et subtile de son flacon de sels.

-- J'espère que je mourrai bientôt, dit-elle.

Les bras de miss Stewart retombèrent.

-- Mourir, reprit-elle ; oh ! vous l'aimez encore, Mary ! Un noble cœur comme le vôtre ne change point et n'aime qu'une fois...

-- Écoutez ! interrompit Mary avec un frisson de terreur.

-- Qu'y a-t-il ? demanda miss Stewart.

-- N'entendez-vous pas ?

Diana écouta de toutes ses oreilles et n'entendit rien, si ce n'est la voix flûtée de M. le vicomte de Lantures-Luces, narrant, de l'agréable façon que nous avons rapportée, une eccentricity de Brian de Lancester.

Les nerfs de la pauvre Mary semblaient cependant violemment ébranlés.

-- Oh ! j'entends, moi, dit-elle, et ce bruit me fait peur. C'est une voiture, Diana, qui court sur le pavé de Park-Lane. Si c'était la sienne !

Il y avait une indicible épouvante dans la voix de miss Trevor.

-- La voiture de qui ? demanda Diana.

-- La sienne ! je l'entends de bien loin. Quelque chose de lui absent correspond avec mes pauvres nerfs et les torture. Ma tante dit que je l'aime... et je l'aime peut-être, Diana. N'aimez jamais, vous qui souriez si gaîment, n'aimez jamais, cela fait trop souffrir ! On apprend à pleurer, on devient pâle... et la nuit... oh ! la nuit... Dieu, qui n'a point pitié, vous envoie des rêves !

-- Mais autrefois, Mary, s'écria miss Stewart navrée, quand vous aimiez Frank Perceval, vous ne souffriez pas ainsi !

Une lueur passagère éclaira le front pâle de miss Trevor.

-- Autrefois, murmura-t-elle, quand Frank devait venir, j'étais joyeuse ! j'étais la marche trop lente de l'aiguille sur le cadran de la pendule ! j'étais pressée de le voir, heureuse de sa présence, attentive à sa noble parole, jalouse de chacun de ses regards ! Mais ce n'est pas là de l'amour ! Ma tante m'a longuement expliqué tout cela. L'amour est un supplice, et ce que j'éprouvais pour Frank était un sentiment tout plein d'espoir et de bonheur. C'est le marquis de Rio-Santo que j'aime.

Cette parole, qui semblait une raillerie amère et désespérée, Mary la prononça d'un ton de morne conviction.

Il y eut un instant de silence entre les deux amies. La conversation faisait trêve de l'autre côté du salon. Mary semblait méditer. Un nuage de mélancolie plus amère descendit tout à coup sur son front.

-- Elle est bien belle, Diana, dit-elle, la femme qui m'a pris le cœur de Frank Perceval !

-- Que dites-vous, Mary ! répliqua vivement miss Stewart frappée d'un trait de lumière ; on a dû calomnier le pauvre Frank auprès de vous !

-- J'ai vu, répondit Mary ; elle est bien belle !

-- Et qu'avez-vous pu voir ? s'écria Diana, retrouvant toute sa pétulance. Mais qui donc, dans la maison de James Trevor, est l'ennemi de Frank Perceval !

-- C'est moi, répondit miss Trevor, dont l'œil eut un fugitif éclair de courroux.

-- Vous, Mary ! Comment voulez-vous que je vous croie ! je vous sais si noble et si bonne ! Ah ! tout cela est bien étrange, mon Dieu ! Il y a comme un sort jeté sur vous.

-- Peut-être, Diana, mais qu'importe ? Ne sais-je pas que je mourrai bientôt !

Ce fut en ce moment que la comtesse de Derby, annoncée, entra dans le salon de Trevor.

Jadis, avant l'arrivée de Rio-Santo à Londres, lady Ophélia était fort intimement liée avec lady Campbell. Depuis, sa liaison connue avec le marquis avait naturellement refroidi les rapports entre elle et la tante de Mary. Néanmoins, ces relations n'avaient point cessé, on ne rompt pas volontiers tout à fait dans un certain monde, parce qu'une rupture fait parler toujours. Nous avons vu lady Ophélia au bal de Trevor-House. Mais il était bien rare maintenant que lady Ophélia et lady Campbell se rendissent visite, sans façon pour ainsi dire et les jours réservés aux intimes. Un mur d'étiquette s'était élevé entre elles deux. Elles ne s'aimaient pas.

Au contraire, lady Ophélia avait conservé pour Mary Trevor une sorte d'amitié ou plutôt de tendre compassion. Mary était sa rivale pourtant, mais l'âme véritablement noble de la comtesse de Derby ne pouvait prendre de haine contre ce débile et inoffensif adversaire. Elle devinait que sa véritable rivale n'était point la pauvre enfant, mais lady Campbell, dont l'entêtement était une passion et qui aimait, à en perdre l'esprit, vraiment, pour le compte et à la place de sa nièce.

L'entrée de la comtesse de Derby causa quelque surprise parmi les habitués du salon de Trevor-House. Chacun savait parfaitement les termes où en étaient ensemble la belle visiteuse et la maîtresse de la maison. Lady Campbell se leva souriante et courut à la rencontre de son ancienne amie avec un véritable transport de joie, ce qui donna occasion à lord John Tantivy de grommeler cette judicieuse réflexion :

-- Deux juments se battraient en pareil cas, et voilà celles-ci qui se caressent.

Le mot celles-ci , dans la conscience de lord John, n'impliquait, du reste, aucune comparaison blessante pour la plus belle moitié de l'espèce chevaline.

La comtesse de Derby était très pâle. Ses yeux gardaient quelques traces de fatigue ou peut-être de larmes. Son regard était distrait jusqu'à l'égarement.

-- Je ne vois pas miss Trevor, fit-elle avant de s'asseoir ; serait-elle malade ?

Mary était devant elle.

-- Ah ! reprit lady Ophélia en l'apercevant ; vous êtes bien changée, Mary !

Elle la baisa au front, et, par un geste involontaire, sa main se glissa dans son sein ; mais elle la retira vide et rougit, comme si elle eût été sur le point de faire une mauvaise action.

-- Madame, lui dit Lantures-Luces, n'allez-vous point nous donner des nouvelles de ce cher Frank Perceval ?

Lady Ophélia changea de couleur.

-- Comme vous rougissez, milady ! s'écria l'Honorable Cicely Kemp ; et comme vous pâlissez, maintenant !

-- Frank Perceval, murmura lady Ophélia ; il souffre toujours de sa blessure ; il souffre beaucoup, maintenant !

Mary serra le bras de miss Stewart.

Le reste de la visite fut pénible, malgré les efforts de lady Campbell qui fit preuve, mais en vain, d'admirables ressources de conversation. Évidemment, la comtesse souffrait, et, chose singulière, on eût dit que son malaise était quelque chose comme de la honte ou du remords.

Elle se leva enfin. Après avoir donné la main à lady Campbell et salué lord James, au lieu d'aller vers la porte, elle se dirigea précipitamment vers Mary qui poussa un faible cri.

Miss Cicely Kemp prétendit, malgré les chut ! répétés de lady Margaret, que la comtesse avait tiré de son sein un papier et l'avait jeté sur les genoux de Mary en l'embrassant. Lady Campbell darda un soupçonneux regard de ce côté. Elle ne vit rien. Il est vrai que la blanche main de Diana Stewart s'était prestement avancée puis retirée.

XX -- LE RENDEZ-VOUS

Frank Perceval s'était présenté seul à l'hôtel de la comtesse de Derby. Stephen l'avait attendu dans la voiture.

Il avait fallu bien des prières pour déterminer lady Ophélia. Nous demandons pour elle au lecteur, non point le bénéfice honteux des circonstances atténuantes, mais une franche et complète absolution. Ne savait-elle pas quelle menace pesait sur l'avenir de miss Trevor, et ne connaissait-elle pas les droits de Frank ? Frank fut éloquent parce qu'il souffrait. La comtesse hésita longtemps, puis céda. Elle se décida, elle, la comtesse de Derby, à commettre une action que la loi des convenances punit de mort.

Frank écrivit une lettre. La comtesse fit atteler. Le trouble excessif où nous l'avons vue au moment de remettre à Mary le billet de Perceval doit la condamner ou l'absoudre.

En sortant de Trevor-House, le front de la comtesse ruisselait de sueur. Elle se tapit, effrayée, en un coin de son équipage. Un poids était sur sa poitrine. Il lui semblait que Londres entier allait lire le lendemain sur son visage le crime de lèse-bienséances qu'elle venait de commettre. L'équipage s'arrêtait au perron de Barnwood-House, que la comtesse était encore tout émue.

-- Je ne l'eusse pas fait ! murmura-t-elle en frissonnant ; mais la pauvre enfant était si pâle et semblait tant souffrir !

La lettre de Frank assignait, en termes respectueux, mais fermes, un rendez-vous à miss Trevor, chez miss Diana Stewart, cousine de Frank Perceval. Mary lut et demeura un instant comme absorbée.

-- Pensez-vous qu'un homme puisse aimer deux femmes, Diana ? demanda-t-elle au bout de quelque temps.

-- Ne savez-vous pas, Mary, répliqua étourdiment Diana, que monsieur le marquis de Rio-Santo n'en aime jamais moins de quatre à la fois ?

Une larme roula sur la joue de miss Trevor.

-- Frank est ainsi sans doute, murmura-t-elle en donnant la lettre à miss Stewart. Écoutez, Diana, demain, quand il se rendra chez vous, pour me voir, dites-lui que je suis bien heureuse...

Elle s'interrompit, épuisée. Diana, qui ne comprenait point, jeta un coup d'œil sur la lettre.

-- Quoi ! Mary, s'écria-t-elle, avez-vous bien le courage de refuser ce pauvre Frank, blessé, souffrant ?

-- Souffre-t-il donc autant que moi ? répliqua miss Trevor dont la voix se brisait.

-- Oh ! Mary, pauvre Mary, murmura miss Stewart ; par pitié pour vous, ne repoussez pas la prière de Frank ; venez demain, ne fût-ce que pour lui dire un dernier adieu !

-- Si vous l'aviez vue, Diana, répondit Mary, retrouvant quelque force en un soudain mouvement de jalousie ; si vous saviez combien elle est belle ! Non, oh ! non, je n'irai pas !

Le lendemain, à l'heure fixée, Perceval accourut au rendez-vous. Diana dut lui apprendre la triste nouvelle du refus de Mary. Mais Frank n'eut point le temps d'en manifester son chagrin. À peine Diana finissait-elle de parler, que miss Trevor entra sans se faire annoncer. Elle était habillée de blanc, bien que ce fût le matin et qu'on fût au cœur de l'hiver. Elle traversa le salon de son pas souple et léger d'autrefois et tendit la main à Diana puis à Frank. Puis elle s'assit entre eux, comme elle avait coutume de faire jadis avant le voyage de Perceval.

-- Toute la nuit, j'ai rêvé de vous deux, dit-elle. J'ai pensé que ma chère Diana me croirait un méchant cœur, et j'ai voulu voir Frank... je dirai mon cher Frank aussi, ajouta-t-elle avec un sourire, pour l'assurer que Mary Trevor souhaite toujours son bonheur.

Elle prononça ces paroles d'une voix qu'aucune émotion ne troublait.

-- Venez à mon secours, Frank, reprit-elle. Mon chapeau pèse sur mon front... Merci, Frank, poursuivit-elle lorsque Perceval lui eut obéi. Vous n'avez point oublié l'art de servir les dames, durant votre voyage.

Ses longs cheveux, libres désormais de tout lien, tombèrent en boucles légères sur ses épaules, et encadrèrent de leurs reflets d'or les pâles contours de son visage amaigri. Elle était belle encore, mais sa beauté semblait déjà n'appartenir plus à la terre. On eût dit une de ces blanches vierges que la nuageuse poésie d'Ossian nous montre, perçant la tombe et donnant leur forme impalpable au souffle du vent du nord qui les emporte, faisant flotter au loin leurs tresses blondes et les diaphanes draperies de leurs voiles. Elle regarda tour à tour Perceval et miss Stewart, qui, tous les deux, restaient muets d'étonnement.

-- Vous semblez triste, Diana, dit-elle, et vous, Frank, vous êtes bien changé. Moi, je ne sais si je meurs ou si je deviens folle.

Ces mots tombèrent comme un plomb glacé sur le cœur de Frank, et firent trembler Diana. Mary ne prit point garde à la douloureuse impression qu'elle produisait, et secoua sa jolie tête avec une sorte de coquetterie enfantine.

-- Diana, reprit-elle tout à coup, ne vous souvenez-vous plus ? Quand nous sommes ainsi tous les trois, il vous prend envie d'essayer votre piano. Frank et moi, nous restons seuls alors...

Miss Stewart restait immobile. Mary frappa son petit pied contre le tapis.

-- Eh bien ! s'écria-t-elle.

Diana se leva, mue par une impulsion automatique, et se dirigea vers son piano, qu'elle ouvrit. Mary donna sa main à Perceval, qui la contemplait douloureusement. Les fugitives couleurs que sa récente impatience avait amenées sur sa joue disparurent. Elle courba la tête sur sa poitrine et ne parla plus.

Diana passa machinalement ses doigts sur les touches de son piano. Ce bruit fit sur Mary Trevor l'effet d'une commotion électrique. Elle tressaillit avec violence, releva brusquement sa tête affaissée et retira sa main des mains de Perceval.

-- Oh ! fit-elle avec un long soupir.

Puis, regardant Frank, comme si elle l'apercevait seulement alors pour la première fois, elle s'éloigna de lui et ajouta :

-- Que faites-vous ici, milord ?

-- Mary ! s'écria Frank ; Mary ! au nom de Dieu, ne refusez pas de m'entendre. Je vous aime toujours, Mary ! je n'ai jamais aimé que vous !

Miss Trevor fit un visible effort pour garder le manteau de froideur dont elle s'enveloppait.

-- Milord, dit-elle, pourquoi vous justifier ? C'est donner trop d'importance à un passé qui est déjà bien loin de nous, et que nous sommes en train de renier tous les deux.

-- Tous les deux, Mary ! oh ! non... non, pas moi, du moins ! Ce passé sera toujours mon plus cher souvenir. Mon Dieu ! il est vrai que vous ne m'aimez plus !

-- C'est vrai, milord !

-- Et vous pouvez dire cela sans émotion et sans regrets, Mary ?

-- Je le puis, milord, et je le dois, parce que je suis la fiancée de M. le marquis de Rio-Santo.

XXI -- CONFIDENCE

Le nom du marquis de Rio-Santo, prononcé par la bouche aimée de Mary Trevor, perça le cœur de Frank comme un coup de poignard.

-- Madame, dit-il, je ne parle plus pour moi. Je tâcherai d'oublier comme vous ces chers souvenirs d'amour qui étaient mon plus précieux trésor. Il n'y a plus entre nous de serments, car ceux que vous m'aviez fait, je vous les rends, madame.

Mary écoutait, vaincue déjà au fond du cœur, et retenait à grand peine ses larmes qui demandaient à couler. Miss Stewart, toujours assise à son piano, laissait à l'aventure ses doigts courir sur le clavier.

-- Mais si je n'espère plus, reprit Perceval, j'aime encore, et je n'ai rien fait qui puisse me faire perdre le droit de veiller sur vous et de détourner, autant qu'il est en moi, l'affreux malheur qu'on suspend au-dessus de votre tête.

-- Je ne vous comprends pas, milord, balbutia Mary.

-- Vous avez souffert, souffert horriblement ! et vous souffrez encore...

-- C'est vrai, milord. Depuis que je ne vous aime plus, mes jours sont sans joie et mes nuits se passent dans les larmes. Pourquoi ? Je ne sais. J'aime le marquis de Rio-Santo, qui m'aime. Devrais-je être malheureuse ?

-- Mary ! répéta Frank qui la contemplait, les mains jointes, avec une indicible pitié ; si vous aimiez, vous ne le diriez pas : vous auriez scrupule à me briser ainsi le cœur !

-- Oh ! non, milord, interrompit Mary dont les yeux devinrent humides : elle est plus belle que moi !

-- Vous l'avez donc vue, vous aussi ? demanda Perceval.

-- Je l'ai vue, milord, et je suis devenue la fiancée du marquis de Rio-Santo.

Elle mit sa main sur son front et ferma les yeux.

-- Mais c'est donc par surprise que vous êtes à lui ? s'écria Frank.

-- Qui a dit cela ? demanda Mary en relevant la tête. Toute femme ne doit-elle pas être fière de l'amour du marquis de Rio-Santo ?

-- Madame, dit Perceval, il ne m'est point donné de comprendre ce qui se passe au fond de votre cœur. Quant à ce qui me regarde, je n'ai jamais cessé de vous aimer, et je pourrais me justifier d'un mot.

-- Justifiez-vous, murmura bien bas miss Trevor.

Frank lui prit la main et la baisa.

-- Ils sont bien cruels, ceux qui ont ainsi aveuglé votre cœur loyal et bon, Mary, dit-il ; oh ! oui, je vous ai toujours aimée... je vous aimerai toujours !

-- Mais cette femme, milord ?

-- Je ne la connais pas. Cette femme a joué à mon chevet une perfide et infâme comédie... cette femme était apostée.

-- Mais par qui, Frank ? Mon Dieu ! pourquoi ne puis-je m'empêcher de le croire ?... par qui ?

-- Par celui, sans doute, qui a tenté d'empoisonner ma blessure...

-- Oh ! Frank ! murmura la pauvre enfant avec horreur.

-- Par l'homme qui, seul au monde, avait intérêt à ma mort ou à mon malheur.

-- Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! sanglota Mary, ils ont tenté de vous tuer, Frank, mon noble Frank, et moi qui vous repoussais !

Elle s'interrompit. Son regard devint fixe et morne.

-- Moi qui suis maintenant sa fiancée ! se reprit-elle. Milord, je ne vous crois pas.

-- Pauvre enfant ! murmura Frank dont l'émotion grandissait : qui donc a pu la briser ainsi ! Écoutez-moi, reprit-il tout à coup. Je ne suis venu ici ni pour vous reprocher votre conduite, ni pour justifier la mienne. Je suis venu pour vous arrêter au bord d'un précipice. Il est à Londres une noble femme qui a eu pitié de vous et de moi. Elle m'a dit son secret, afin que je vous sauve. Voulez-vous jurer de ne point révéler ce secret, Mary ?

-- En quoi cela me regarde-t-il, milord ?

-- Il regarde le passé de l'homme qu'on veut vous donner pour époux.

-- Milord, je ne puis rien entendre contre le marquis de Rio-Santo.

-- Vous m'entendrez pourtant, Mary, s'écria Frank ; vous m'entendrez si je vous en prie...

Il passa son bras autour de la taille de miss Trevor dont le front s'éclaira.

-- Vous m'entendrez, reprit Frank avec entraînement, car vous m'aimez encore, malgré eux et malgré vous !

-- C'est bien vrai ! pensa tout haut la pauvre fille. Frank, je vous aimais moins que cela autrefois.

Elle jeta ses deux bras autour du cou de Perceval avec l'abandon gracieux d'un enfant et se prit à le regarder avec un doux sourire.

-- Il ne faut pas vous réjouir et il ne faut pas vous attrister, mon bien-aimé Frank, ajouta-t-elle ; voyez... je n'ai plus de force. Dieu qui est bon m'envoie la mort.

-- Non, vous ne mourrez pas, Mary ! s'écria Frank dont une angoisse navrante vint serrer le cœur ; le bonheur vous rendra la vie. Jurez, Mary, jurez de garder le secret de lady Ophélia.

-- Elle est bonne et souffre, elle aussi, dit Mary ; je le jure.

Frank l'attira sur son sein.

-- Mary, reprit-il à voix basse, vous savez que la comtesse a dû épouser le marquis de Rio-Santo ?

-- Je sais qu'elle l'aime, répondit Mary.

-- Vous vous souvenez peut-être d'un étranger qui vint à Londres en même temps que le marquis. On le nommait le chevalier de Weber.

-- Je m'en souviens, Frank. Au bout de trois mois il partit pour l'Inde.

-- Non, Mary. Le chevalier alla plus loin et ne reviendra pas de son voyage. Le chevalier fut assassiné.

Frank sentit la faible enfant tressaillir entre ses bras.

-- Il était jeune, reprit-il, riche et brillant cavalier. À l'un des bals d'Almach de la saison dernière, il devint éperdument amoureux de la comtesse Ophélia, qui, engagée déjà dans sa liaison avec le marquis, dut repousser les avances de ce nouveau prétendant. Weber ne se rebuta point. Il écrivit à la comtesse une lettre passionnée où il l'adjurait de ne point unir son sort à celui de Rio-Santo. Dans cette lettre, il s'offrait à révéler de vive voix, sur le compte du marquis, des faits tellement graves que la comtesse ne pourrait, sans folie, passer outre au mariage. « Si je ne reçois point de réponse, milady, disait-il en terminant, je me rendrai demain, à onze heures du matin, à votre hôtel. »

« La comtesse ne daigna point faire réponse au premier moment. Le soir venu, cependant, elle se souvint de la dernière phrase et résolut de répondre, afin d'éviter la visite de M. le chevalier de Weber. Pour répondre, il fallait la lettre. La lettre avait disparu. M. le marquis de Rio-Santo, tout seul, avait pénétré dans son boudoir ce jour-là...

Le cœur de Mary battait par soubresauts irréguliers contre la poitrine de Frank. Il eut une vague frayeur et lâcha sa taille pour s'éloigner et la considérer mieux. Mary était bien pâle, voilà tout. Elle ne semblait point souffrir plus qu'à l'ordinaire. Diana Stewart jouait une valse dont la discrète harmonie s'élevait comme une barrière entre son oreille et la confidence de Perceval. Celui-ci reprit :

-- La comtesse passa une nuit inquiète et agitée. Le lendemain, à dix heures, le marquis de Rio-Santo était chez elle. Lady Ophélia ne m'a point raconté le détail de cette entrevue. Tout ce que je sais, c'est que M. de Rio-Santo avait apporté deux épées sous son carrik, et que la comtesse, vaincue par ses impérieuses prières, le laissa seul au salon, après avoir donné ordre d'y introduire M. de Weber.

« Madame, nul ne peut savoir au juste ce qui se passa entre le marquis et le chevalier, car leur entretien n'eut pas de témoins. La comtesse, qui était tombée demi-morte sur un sofa dans la chambre voisine, entendit seulement qu'ils conversaient à voix basse. Le marquis ordonnait ; le chevalier semblait se défendre et prier. Puis il se fit un silence, puis encore la comtesse entendit le grincement de deux épées. Au bout d'une minute, l'un des deux combattant tomba lourdement sur le tapis. La comtesse s'élança ; elle craignait pour M. de Rio-Santo. Mais M. de Rio-Santo, lorsqu'elle ouvrit la porte, se tenait debout, immobile devant le chevalier étendu sans vie sur le carreau... M'écoutez-vous, Mary ?

Frank fit cette brusque question, parce que, depuis quelques secondes, toute la personne de miss Trevor avait pris un aspect étrange. Elle se tenait droite sur son siège ; son sein, agité tout à l'heure, ne battait plus. Ses yeux grands ouverts n'avaient point de regard. Ainsi, habillée de blanc, immobile et n'ayant rien sur ses mains, ni sur son visage aucun de ces tons vivants qui accusent le mouvement du sang dans les veines, elle ressemblait à une charmante statue de marbre. Elle ne répondit point à la question de Frank. Effrayé, celui-ci voulut saisir sa main. Il la trouva glacée. Lorsqu'il lâcha prise, la main, au lieu de retomber brusquement, retourna, par une chute lente, graduée, insensible, à sa position première.

-- Mary ! Mary ! s'écria Frank, qu'avez-vous ? répondez-moi !

Même silence. Même immobilité.

-- Oh ! Diana ! dit Perceval, venez, je vous en conjure ! Mary est morte !

Miss Stewart demeura sans voix à l'aspect de Mary.

-- Morte ! murmura-t-elle enfin ; c'est impossible, elle se tient droite. Voyez ! son dos ne s'appuie pas même au fauteuil. Mary ! Au nom de Dieu, Frank, que lui avez-vous donc fait ?

-- Je lui ai dit ce qu'est Rio-Santo, son fiancé, répondit Perceval. Diana ! ce ne sont pas mes paroles qui l'ont brisée. Le coup est plus ancien que cela. Pauvre douce martyre ! comme on a torturé cruellement son cœur ! Dieu nous la rendra, j'espère. Mais qui donc accuser de ce lent supplice ! quel bourreau assez impitoyable ?...

-- Écoutez ! interrompit Diana ; j'entends du bruit. Il ne faut pas qu'on entre !

Elle s'élança pour défendre la porte, mais il était trop tard ; elle n'arriva que pour se trouver face à face avec lady Campbell.

Mary et Frank ! s'écria celle-ci qui devint pâle de colère ; miss Stewart, la maison de votre mère est-elle donc faite pour de pareils rendez-vous !

-- Ah ! madame ! madame ! s'écria miss Stewart, incapable de contenir plus longtemps la pétulance de sa rancune ; Frank Perceval demandait tout à l'heure quel était le bourreau, l'impitoyable bourreau ! capable d'avoir ainsi torturé jusqu'à la mort cette douce et chère enfant...

-- C'est donc bien elle ! murmura Frank, qui toisa lady Campbell d'un regard de haine.

Celle-ci passa tête levée devant Diana et Frank.

-- Venez, mon enfant, dit-elle ; sortons de cette maison où vous n'auriez pas dû venir.

Comme Mary ne répondait point, elle voulut lui prendre la main, mais, au contact de ses doigts de marbre, elle poussa un cri, et tomba, terrifiée, sur un fauteuil. Frank s'approcha d'elle à pas lents.

-- Je vous l'avais laissée jeune, belle, heureuse, dit-il d'une voix où il y avait des larmes. Et maintenant, la voilà qui se meurt ! Ah ! les hommes ne vous jugeront point, madame. Que Dieu vous pardonne !

XXII -- CATALEPSIE

Lady Campbell ne méritait point les sévères paroles qui furent l'adieu de Perceval. La spirituelle femme avait tué sa nièce de bonne amitié, sans autre intention que de la rendre la plus heureuse marquise du West-End. Elle aimait véritablement Mary plus que toute autre chose au monde, et, à le bien prendre, son engouement pour Rio-Santo n'était qu'un ricochet de sa tendresse pour Mary.

Une fois Frank sorti, elle prit la main de miss Stewart.

-- Ma chère enfant, dit-elle, je sais que vous êtes bonne et vous me pardonnerez ma vivacité de tout à l'heure. Mais, de grâce, ne me cachez rien ! Que s'est-il passé entre eux ?

-- Je l'ignore, madame, répondit Diana. Le plus pressé, je pense, est de porter secours à la pauvre Mary.

-- C'est vrai, mon enfant... c'est vrai, mademoiselle, murmura lady Campbell ; je vais faire transporter ma nièce à Trevor-House.

-- Je crains que vous ne le puissiez pas, madame. En tout cas, il faudrait l'avis d'un médecin. Enverrai-je chercher celui de ma mère ?

-- Non, chère belle. Envoyez chercher M. Moore, 10, Wimpole-Street, c'est M. de Rio-Santo qui nous l'a donné.

Un groom partit aussitôt pour Wimpole-Street. Le docteur Moore occupait la maison contiguë à celle qu'habitait Susannah, sous le nom de la princesse de Longueville. En attendant, lady Campbell et miss Stewart s'empressèrent, sans fruit, autour de Mary, pétrifiée. Ce mal étrange les remplissait de surprise et d'épouvante.

Enfin, le docteur Moore arriva. Ce praticien, que nul membre de Royal Collège ne pourra méconnaître, malgré le nom d'emprunt que nous lui donnons dans ce récit, avait une sûreté de coup d'œil qui était presque passée en proverbe parmi ses confrères. D'un seul regard il reconnut l'état de miss Trevor. Son impassible physionomie n'exprima ni surprise ni inquiétude ; mais, pour un observateur, l'accélération subite de son pas, d'ordinaire si mesuré, eût été une preuve de la gravité des circonstances.

-- Monsieur, s'écria lady Campbell, dites-nous bien ce que nous devons craindre et ce que nous pouvons espérer.

Le docteur recommanda le silence d'un geste. Diana, qui s'était mise à l'écart, dévorait des yeux la muette physionomie de Moore et cherchait à deviner sa pensée ; mais, sur ces traits de bronze, il n'y avait rien d'écrit. Le docteur fit rouler un fauteuil de manière à s'asseoir juste en face de Mary. Cela fait, il se renversa en arrière et la considéra attentivement durant une minute.

-- Milady, je vous prie de faire préparer sur-le-champ des sinapismes, dit-il sans cesser de regarder la malade ; qu'on apporte avec cela un bassin et de l'eau.

Quelque chose se montra seulement alors sur la physionomie du docteur, qui s'éclaira d'intelligence profonde et de curiosité.

-- C'est bien cela ! murmura-t-il avec une sorte de satisfaction.

Lady Campbell et Diana s'embrassèrent, tant ces mots leur donnèrent de joie. On apporta le bassin rempli d'eau. Le docteur tira sa trousse et prit une lancette. Le bras raidi de la pauvre Mary fut bandé. Sa veine ouverte laissa tomber une seule goutte de sang.

-- C'est bien ! dit le docteur.

À peine avait-il lâché le bras de miss Trevor, que ce bras, décrivant une courbe insensible, reprit sa position première.

-- Affection rare, mystérieuse, terrible, murmura Moore comme s'il eût fait une citation ; qui semble porter dans la vie tous les caractères de la mort ; dans la mort, les principales conditions de la vie. C'est bien cela ! De l'éther, miladies, s'il vous plaît.

Il fit avaler à Mary une petite dose d'éther et poursuivit :

-- Remède de vieille femme ! Si cela réussit, il faudra déchirer ses diplômes. Mais l'enfant résiste... bravo ! j'en étais sûr.

-- Il va la sauver, madame, dit miss Stewart en joignant les mains.

-- Oh ! chère belle, répondit lady Campbell ; c'est M. de Rio-Santo qui nous l'a donné.

Une femme de chambre apportait en ce moment les sinapismes. Moore les appliqua, brûlants, sur les pieds délicats et mignons de miss Trevor. Puis il se rassit encore et recommença, le lorgnon à l'œil, son observation.

-- Faites préparer un lit, s'il vous plaît, mesdames, dit-il au bout de quelques minutes ; un lit dur, sans plumes, légèrement incliné. Il y avait bien longtemps que j'avais envie de tomber sur un cas pareil !

Diana et lady Campbell se regardèrent étonnées.

-- Les médecins sont tous ainsi, ma chère enfant, hasarda timidement lady Campbell.

-- Venez ! s'écria Moore à ce moment. Voici des sinapismes qui eussent piqué le cuir d'un taureau ; farine excellente, eau qui brûlait : mes doigts en gardent la trace. Eh bien ! voyez !

-- Ses pieds sont blancs comme de l'albâtre, mon cher monsieur, dit lady Campbell ; est-ce bon signe ?

-- Je le crois bien, milady ! C'est une belle et bonne catalepsie ! affection rare, mystérieuse, terrible ! qui semble porter dans la vie tous les caractères de la mort ; dans la mort, les principales conditions de la vie... C'est la première fois que je vois un cas parfait, depuis vingt-cinq ans que j'exerce !

-- Cet homme est fou, milady ! s'écria miss Stewart effrayée.

Moore tressaillit et baissa les yeux.

-- Madame, dit-il à Diana d'un ton de sévère reproche, ceux qui se dévouent à la science sont sujets à penser tout haut, et, comme leurs pensées sont au-dessus de l'intelligence du vulgaire, ils entendent bien souvent murmurer autour d'eux : Cet homme est fou ! mais ils ne s'en émeuvent point, madame, parce qu'ils savent dédaigner l'outrage et pardonner à l'ignorance.

Diana, la pauvre fille, balbutia des paroles d'excuse, tandis que lady Campbell disait :

-- Ah ! ma chère belle ! comment avez-vous pu mécontenter M. le docteur !

Mary Trevor demeurait immobile et pétrifiée. Il y avait quelque chose de singulièrement effrayant dans l'aspect de cette vivante statue. D'ordinaire, l'idée de la mort est inséparable de l'idée d'affaissement. On se représente une personne morte, couchée, ou tout au moins appuyée. Un mort debout, c'est un spectre, c'est l'épouvantable et le surnaturel.

Mary n'était point debout, mais sa taille redressée gardait une posture qui eût été fatigante pour une femme robuste et en pleine santé. L'un de ses bras pendait le long de son corps ; l'autre, soulevé à quelques pouces de son siège, était resté tendu, bien que le fauteuil de Perceval où ce bras s'appuyait naguère eût été reculé. Sa tête était levée.

N'a pas qui veut une catalepsie. Le lecteur doit donc comprendre la joie du docteur Moore en face de ce cas précieux. C'était un mets nouveau qu'il allait goûter. Sa première amputation ne l'avait pas réjoui davantage !

Deux femmes de chambre soulevèrent Mary et la portèrent sur le lit préparé suivant les ordres du docteur Moore. Celui-ci la coucha lui-même. Il pensait :

-- La jeune fille était depuis longtemps dans un état tout à fait contre nature. Sans cesse elle passait par des alternatives épuisantes de surexcitation et d'atonie. Bref, on lui faisait subir, d'une autre façon, un traitement analogue à celui qui me sert pour cette belle enfant que Bishop m'a vendue cent guinées, et sur laquelle j'expérimente dans Winpole-Street.

Il essaya de fermer les paupières de Mary. Elles cédèrent sans trop de résistance à la pression de son doigt, mais elles se relevèrent lentement.

-- Madame, reprit-il tout haut, j'aurais besoin de savoir de quelle nature est l'événement qui a produit l'évanouissement de miss Trevor.

-- Ce n'est donc qu'un évanouissement, docteur ?

-- La mort est un évanouissement prolongé, madame. J'aurais besoin de savoir la cause...

-- Je l'ignore, monsieur. Et à moins que miss Stewart ne puisse vous le dire...

-- Tout ce que je sais, répondit Diana, c'est qu'elle a causé avec Frank Perceval.

-- A-ah ! fit le docteur, en prolongeant cet élastique monosyllabe.

-- Dès ce matin, quand elle est venue, elle semblait égarée et paraissait en proie à d'étranges idées.

-- Parfaitement, madame. Et n'y avait-il aucun motif à sa venue ?

Diana rougit et se tut.

-- Madame, poursuivit Moore avec autorité, miss Trevor est bien malade.

-- Elle avait reçu une lettre de Frank, dit bien bas Diana.

-- Ah ! fit encore le docteur ; l'Honorable Frank Perceval s'est guéri bien vite ! Je suis pour quelque chose dans cette cure, mesdames. Ainsi, nous ne pouvons savoir ce qui s'est passé entre miss Trevor et lui ?

-- Non, monsieur, répondit Diana.

Moore jeta sur elle son regard observateur, puis il se leva et salua en silence pour prendre congé.

-- Oh ! ne nous quittez pas ainsi, monsieur, s'écria lady Campbell ; dites-nous au moins qu'il y a de l'espoir !

Miss Trevor n'est pas morte, madame, répondit froidement le docteur.

Il mit ses gants avec grand soin et ajouta :

-- Je vais vous envoyer Rowley, mon aide-pharmacien, qui appliquera une ventouse entre les deux épaules. Je reviendrai ce soir.

Le docteur regagna Winpole-Street au galop.

-- Faites descendre Rowley, dit-il au groom qui lui ouvrit la porte de sa maison.

L'aide-chirurgien-pharmacien-assassin se présenta presque aussitôt.

-- Eh bien ! Rowley, demanda le docteur, notre bel oiseau ?

-- Toujours en cage, monsieur, répondit le drôle en ricanant avec une sorte de bonhomie ; et du diable si la petite ne donnerait pas une de ses jambes pour courir à cloche-pied sur l'autre en toute liberté !

-- Elle est toujours à la diète ?

-- Un joli petit morceau de pain d'une demi-once tous les deux jours.

-- Et la chambre est bien noire ?

-- Comme un four. J'en serais mort vingt fois pour une, moi, monsieur.

Moore haussa les épaules.

-- Ah ! reprit Rowley, ce n'est pas l'embarras, elle est bien minée. Ce matin, je l'ai laissée s'endormir tout de bon, au lieu de l'éveiller au bout de dix minutes, heure militaire ! comme c'est convenu. Quand elle a été bien endormie, je suis entré la voir. Elle n'a déjà plus que les os et la peau. Et de l'oppression, monsieur ! et des tressaillements... Ah ! Ah ! c'est une besogne diablement réussie.

Rowley tira sa montre.

-- Ta ta ta ! s'écria-t-il ; elle a eu le temps de dormir treize minutes, cette fois, la petite espiègle ! Quel somme ! Pour sa peine, je vais lui donner du porte-voix.

L'aide empoisonneur sortit à la hâte. L'instant d'après, on entendit une voix tonnante mugir à l'étage supérieur. Un faible cri de femme lui répondit.

XXIII -- TÉNÈBRES

Il y avait maintenant cinq jours que Clary Mac-Farlane était tombée entre les mains de Bob-Lantern, qui l'avait cédée à Bishop le burkeur. Celui-ci l'avait amenée au docteur Moore. Le docteur Moore la tenait depuis lors enfermée dans sa maison de Winpole-Street.

C'est là qu'elle s'était éveillée après le sommeil factice produit par l'eau de M. Bishop, dont l'avenante et débonnaire mistress Gruff avait versé une dose honnête dans le fameux scotch-ale de l'hôtel du Roi-George.

Elle ne se rendit tout d'abord aucun compte de sa situation. Elle crut dormir encore parce qu'une obscurité impénétrable était autour d'elle. Ce fut le souvenir qui acheva de l'éveiller.

-- Mon père ! murmura-t-elle ; j'ai vu mon père...

La scène de la Tamise se présenta aussitôt à son esprit, mais vaguement, confusément, telle enfin que Clary l'avait aperçue pendant la courte trêve où son esprit avait recouvré ses facultés entre son sommeil léthargique et son évanouissement. Une seule chose ressortait sur le fond ténébreux de sa mémoire, c'était la pâle figure d'Angus Mac-Farlane éclairée par les rayons de la lune.

Le souvenir des faits antérieurs fut plus vif et plus complet. Elle se rappela la vaste chambre de l'hôtel du Roi George , sa sœur endormie et l'angoisse de sa propre lutte contre le sommeil. Cette pensée l'accabla.

-- Ma pauvre Anna ! dit-elle en laissant tomber sa tête sur sa poitrine, ils l'auront tuée...

Elle s'interrompit brusquement. Une ombre d'espoir venait de descendre dans son cœur.

-- Anna ! prononça-t-elle tout bas en étendant ses bras à droite et à gauche ; si elle était ici ! Anna !

Ses bras rencontrèrent partout le vide et personne ne répondit.

-- Oh ! pensa-t-elle, combien de temps souffre-t-on ainsi avant de mourir ? Je suis seule ! seule ! et cette nuit brûle mes yeux !

C'est que cette nuit ne ressemblait à rien de ce qu'on a coutume de voir dans la vie commune. Là, il n'est point d'obscurité si profonde que l'œil ne puisse s'y faire à la longue et entrevoir quelque objet dans l'ombre, quelque reflet perdu, quelque lueur. Notre nuit, à nous, donne passage toujours à quelque rayon consolateur. Si la lune manque au ciel, si la brume ou l'orage met un bandeau jaloux sur le regard diamanté des étoiles, il reste dans l'air un mystérieux rayonnement. Le brouillard luit ; l'orage a son flambeau dans la foudre ; il semble que la nature ait horreur de la nuit. L'obscurité complète ne peut être que factice. À cause de cela, elle pèse un poids de plomb sur toute créature vivante.

Clary Mac-Farlane n'était qu'une pauvre enfant, possédant, il est vrai, tout le courage que peuvent avoir son âge et son sexe, mais sans défense contre cette écrasante oppression de la solitude absolue, multipliée par le silence et les ténèbres. Sa tête, alourdie, se pencha sur son escabelle et fut prête à tomber, inerte, sur le sol. Mais il y avait en elle assez de force pour soutenir un temps l'épouvantable lutte, et son martyre devait durer bien des heures. Au lieu de fléchir ainsi tout d'un coup, elle se redressa au souffle intérieur de son énergie native. Son cœur battit. Elle se leva, voulant sonder jusqu'au fond sa détresse, et faire, autant que possible, l'inspection de sa tombe.

Au bout de trois ou quatre pas, sa main tendue rencontra un obstacle. C'était une barrière d'une singulière espèce, cédant sous la pression de la main, mais cédant jusqu'à un certain point seulement, au-delà duquel se trouvait une inébranlable clôture. On eût dit une muraille rembourrée, matelassée du sol au plafond. Clary changea de route. Dans cette direction nouvelle, un obstacle absolument pareil lui barra bientôt le passage. À droite, à gauche, en tous sens, il en fut de même.

Elle était dans une sorte d'énorme boîte, rembourrée partout. Dans quel but ? Clary ne le demanda point, mais lorsqu'enfin sa frayeur, augmentée, arracha de sa poitrine un cri aigu, ce cri n'eut point d'écho et mourut comme un murmure. Ces murs matelassés étaient une précaution contre les bruits du dedans, un rempart contre les bruits du dehors. Grâce à eux, dans ce réduit terrible, le silence était complet comme la nuit.

Elle se tut. Sa cervelle en feu fermenta : elle prit son élan, et, dans un mouvement de délire, elle précipita violemment son corps en avant. Peut-être était-ce une de ces irréfléchies et soudaines tentatives de suicide dont la solitude, mauvaise conseillère, glisse la pensée à l'oreille du désespoir. Mais la tête de Clary rebondit, sans blessure, sur la laine épaisse dont était recouverte la muraille opposée. En cette étrange prison, il n'était même pas possible de mourir tout d'un coup. Il fallait s'éteindre lentement et boire goutte à goutte, depuis les bords jusqu'à la lie, le profond calice du trépas.

Clary, cependant, était tombée sur le sol où s'étendait une abondante litière de paille. Elle demeura un instant sans pensée ; ce fut un répit. Lorsque les nuages de son esprit se dissipèrent lentement, elle se sentit plus calme et capable de prier. Alors, durant quelques minutes, son ardente dévotion réchauffa son pauvre cœur endolori. Elle loua Dieu, la douce martyre, et donna son âme reposée aux austères espoirs de la religion.

Hélas ! le voyageur a beau vouloir prolonger la halte sous les hauts dattiers de l'oasis qui tranche, verte et riante, parmi les immensités du désert, il faut reprendre sa route. L'ombre est si bonne ! l'herbe est si douce ! la fontaine a de si chers murmures ! Il faut partir.

Clary retomba bientôt dans ses navrantes angoisses. Elle passa et repassa vingt fois par les mêmes alternatives de colère, d'abattement, d'espoir. Elle pria ; elle maudit ; elle pleura... Les vingt-quatre heures d'une journée s'écoulèrent.

Elle venait de prier, lorsque la première étreinte de la faim se fit tout à coup sentir. Elle porta la main à son sein. Si un sourire d'ange eût pu éclairer cette obscurité absolue, Clary aurait vu les murs de sa prison, car elle sourit doucement et longuement à cette souffrance nouvelle. Au bout de cette souffrance était la mort. Clary la salua de loin comme une généreuse amie.

À mesure que l'inanition faisait en elle des progrès, ses idées changeaient ; mille pensées confuses vinrent à se mouvoir à la fois dans son cerveau : pensées poignantes et pensées joyeuses tournant pêle-mêle avec une éblouissante rapidité. En même temps, son corps affaibli prit une sensibilité exagérée. Elle eut des tressaillements sans motifs, de folles envies de courir, de se rouler, de danser...

La pauvre enfant était entamée , suivant l'effroyable expression du docteur Moore. Son système nerveux commençait à céder aux sourdes attaques de la faim, de la nuit, du silence. Tout à coup des bouffées de terreur indicible la clouaient, demi-morte, à sa couche ; l'instant d'après, un doux chant venait à sa lèvre ; puis elle se taisait, épouvantée par sa propre voix. Puis encore, sa nuit s'éclairait de fantasques lueurs ; au loin passaient d'étranges visages, des formes livides, des spectres, enveloppés dans de blancs linceuls.

La scène changeait. C'était un bal : de beaux cavaliers, des femmes demi-nues, des parfums, des fleurs, des diamants, des sourires...

Une autre journée se passa. Clary était si faible qu'elle ne pouvait plus se mouvoir sur sa couche. L'idée de Dieu avait fui. Mille pensées impossibles se succédaient dans son cerveau débilité. Sa sœur, son père, Stephen, passaient devant ses yeux, et passaient sans la voir. Elle voulait les appeler, sa voix s'arrêtait dans son gosier.

Puis une autre image se montrait dans le lointain. Clary alors mettait ses deux mains sur ses yeux lassés de pleurer ; des larmes abondantes ruisselaient à travers ses doigts, et sa voix mourante murmurait :

-- Edward ! Edward !

XXIV -- HALLUCINATION

Il y avait dans Londres une faible et malheureuse enfant qui se mourait d'un mal inconnu, et l'on avait pris Clary, forte, exubérante de sève, radieuse de beauté, on l'avait prise pour changer à plaisir sa force en défaillance, sa sève en atonie. On avait jeté la nuit d'une tombe comme un voile impénétrable sur les perfections de son corps ; on pressait son âme entre la solitude et le silence ; on la minait au physique en même temps qu'au moral ; on appauvrissait de propos délibérés sa vaillante nature ; on ruinait scientifiquement son tempérament et son esprit. Cela pour expérimenter ensuite, pour la traiter en cadavre voué aux études médicales.

D'ordinaire les membres de Royal-College essaient leurs remèdes sur des chiens. Le docteur Moore avait désespéré sans doute de rendre une chienne hystérique. Et puis, ce praticien illustre n'en était pas à cela près de tuer une femme en passant.

Nous l'avons entendu expliquer fort paisiblement son système au marquis de Rio-Santo . Il attaquait Clary par la diète et la séquestration absolue dans l'obscurité . Voilà tout, vraiment. Comme ces termes de médecine arrangent les choses ! la diète et la séquestration. Ceci n'est point trop redoutable, n'est-ce pas ? Mon Dieu, non. Seulement, la diète, c'est la famine, et la séquestration, la tombe.

Au bout des deux premiers jours de diète et de séquestration , Clary Mac-Farlane éprouvait des symptômes d'une affection nerveuse fort avancée. Elle ne se rendait plus compte de son état qu'à des intervalles lucides devenant de plus en plus rares. Ces maladies où le système nerveux et le cerveau sont attaqués présentent une série toujours nouvelle et inattendue de phénomènes étranges. Ce sont des souffrances inouïes, mais aussi des voluptés incomparables, des rêves comme l'opium en inspire aux illuminés de l'Orient. On est en enfer pour moitié, pour moitié en paradis, et ce contraste tue.

Clary, étendue sur sa couche de paille, eut, durant sa longue nuit, bien des visions terribles : elle en eut de charmantes, elle en eut où la douleur et la joie se mêlaient. Une fois le sourire la prit, un sourire heureux et tranquille au milieu d'une convulsion. Plus d'une fois les larmes l'avaient prise dans un sourire. Il n'y a point là de transition entre le bien et le mal ; ils se disputent l'un l'autre, en des luttes folles, un dernier débris de vie que précipitent tour à tour vers un dénouement mortel les atteintes de la souffrance et les caresses d'une meurtrière volupté.

Cette fois dont nous parlons, Clary s'était vue tout à coup entre les bras d'Edward qui traversait, au galop d'un magnifique cheval, les rues encombrées de Londres. La foule s'écartait épouvantée. Le cheval volait. Edward, ferme sur sa selle, arrondissait son bras autour de la taille affaissée de Clary. Elle sentait la douce pression de ce bras dont la main s'arrêtait juste sur son cœur. Penchée en arrière, elle regardait Edward, comme on regarde lorsque les yeux se touchent presque, et que les prunelles se choquent en un magnétique contact. Son haleine montait jusqu'à la bouche d'Edward, lui aussi, la regardait et lui souriait. Clary voyait un monde dans ce sourire. C'était à la fois celui d'un maître qui descend jusqu'à aimer, celui d'un chevalier qui adore et qui sert.

Le beau cheval courait toujours. Ses quatre fers bondissaient, élastiques, sur le pavé retentissant. Les brunes maisons de Londres fuyaient comme emportées par un tourbillon.

De temps en temps le bras d'Edward se tendait pour remonter Clary sur la selle. Alors elle se sentait plus près et mieux. Ses yeux humides remerciaient, tandis qu'Edward se penchait en souriant et baisait le bout de ses cheveux. Cette chimère de bonheur agissait si puissamment sur ses sens déçus, que de grosses gouttes de sueur inondaient ses tempes, et que sa poitrine étouffée râlait...

Londres disparaissait dans le lointain. C'étaient maintenant de belles campagnes qui riaient au soleil et déployaient à perte de vue les vastes richesses de leurs horizons. Qu'on est bien pour aimer dans l'espace libre ! Que l'air des solitudes soulève délicieusement un sein oppressé de tendresse ! Que l'amour est plus beau en face des larges splendeurs de la nature, et combien la nature s'embellit sous le regard enchanté de l'amour ! Clary se laissait aller mollement, ou se plongeait avec ardeur dans ce bonheur qui l'entourait de toutes parts. Faible contre ces mortelles délices, elle leur donnait son dernier souffle d'un cœur prodigue. Son regard glissait du noble visage d'Edward aux magnificences du paysage, et revenait, fasciné, se perdre dans le regard de son amant.

Lui précipitait, d'un bras infatigable, la course rapide du beau cheval. Les horizons fuyaient comme naguère les maisons de Londres. Les aspects changeaient. C'étaient tour à tour des monts, des lacs, des forêts, d'opulentes moissons gardées par quelques toits de chaume. C'étaient, au loin, le sombre profil d'une cité, les tours grises d'un vieux château, la ligne d'azur d'un fleuve promenant son cours sinueux par les prairies. Et, sur tout cela, le soleil versait ses flots d'or.

L'amour et le soleil, les deux flambeaux du monde ! On ne meurt pas de joie dans la vie réelle ; mais Clary était en dehors des réalités. Sa détresse comme ses joies dépassaient les bornes humaines. Elle allait mourir de bonheur.

Tout à coup, la course prit fin. Le beau cheval s'arrêta. Clary le rechercha et ne le vit plus. Le soleil abaissait lentement son disque rougi et se cachait derrière une montagne. Clary était assise sur le gazon. Il lui semblait reconnaître le paysage des alentours. Elle regarda mieux. C'était bien la sombre nature de l'Écosse méridionale. C'était son pays, et tous les objets qu'avait aimés son enfance se groupaient autour d'elle ; la maison qu'habitait son père avant d'acheter le château de Crewe, la ferme de Leed, les bois de Sainte-Marie, au milieu desquels s'élevait, solitaire, la petite maison de Randal Grahem, le torrent de Blackflood et les ruines moussues du vieux couvent.

Auprès d'elle, assis également sur le gazon, était toujours Edward, muet comme elle, et parlant uniquement avec ses yeux charmés. Elle mit sa tête sur l'épaule d'Edward. Il y avait à l'entour un repos suave, un calme infini. La brise des soirs passait en silence, toute chargée des frais parfums qu'exhalent les champs au coucher du soleil. La campagne se taisait, recueillie. Les voluptés du jour étaient dépassées. Mieux vaut encore l'indécise clarté des soirs que ces éblouissants rayons du soleil de midi. Mieux vaut le repos que la course. Il faut à l'amour, pour atteindre l'apogée de ses sensuelles douceurs, la paresse et l'ombre. Comme elle aimait ardemment et au-delà de ce que la parole sait peindre ! Elle était pure et ne pouvait rêver que de pures tendresses, mais quel feu inconnu le délire mettait parmi ses virginales pensées ! Elle aimait, elle aimait...

Un tressaillement douloureux vint agiter ses membres : ce n'étaient pas cette fois ses nerfs malades qui l'agitaient ainsi, c'était encore le songe. Elle venait de voir, assise comme elle sur le gazon, de l'autre côté d'Edward, une femme. Son cœur eut froid et saigna. Cette femme, elle ne distinguait point ses traits et apercevait vaguement sa taille, comme une forme indécise, dans l'obscurité croissante de la nuit. Elle se serra contre Edward qui ne répondit point à son étreinte.

Clary, jalouse, atteinte dans son amour sans bornes, regarda de nouveau cette femme, cette ombre, sa rivale. Elle reconnut sa sœur et prononça son nom avec désespoir. Anna se retourna, souriante. Edward regarda l'une, puis l'autre, comme s'il eût hésité, puis, repoussant Clary d'un geste froid, il se mit à genoux aux pieds d'Anna.

Clary, la pauvre fille, poussa une plainte déchirante, et tomba, raide, sur la paille de sa prison.

Le silence le plus complet régna dans sa cellule durant une demi-heure environ. Au bout de ce temps, on aurait pu saisir un faible bruit venant du plafond. En même temps, un rayon de forme conique traversa les ténèbres, mettant en lumière les atomes suspendus dans l'atmosphère épaisse de la prison. Clary se trouva tout à coup illuminée. Elle gisait sur la paille, privée de sentiment. Ces deux jours de torture l'avaient rendue presque méconnaissable. Son noble visage, amaigri par la souffrance et la faim, gardait, en outre, des traces de la convulsion qui l'avait récemment agitée.

Un bourreau n'eût pu contempler sans pitié les effets de ce barbare supplice, exercé sur une créature si belle, si admirable encore dans sa misère ! Mais l'homme qui, d'en haut, dirigeait la lanterne n'eut pas de pitié. Ce n'était pas un bourreau. C'était maître Rowley, l'aide-pharmacien au service du docteur Moore.

Il promena la lueur de la lanterne sur toutes les parties du visage de miss Mac-Farlane, et dit, examen fait :

-- Ta ta ta ta ! après tout, ça ne vaut pas cent guinées ! Mais puisqu'elles sont payées, il ne faut pas les perdre... et je crois que l'enfant a envie de mourir comme cela, sans nous en demander permission. Peuh ! nous avons ressuscité un pendu ; nous empêcherons bien la petite de nous fausser compagnie !

XXV -- L'AIDE-PHARMACIEN

Maître Rowley ferma le guichet par où s'était introduite la lumière de la lanterne, puis il se redressa sur ses pieds et laissa retomber un coin du tapis qui cacha entièrement le trou. Maître Rowley était chez lui, au second étage de la maison du docteur Moore. Sa chambre, comme sa personne, était fort laide à voir. Une multitude innombrable de fioles de toutes tailles, la plupart couvertes de poussière, lui donnaient un aspect tout particulier. Elle exhalait, en outre, un parfum de pharmacopée tellement âcre et saisissant, qu'un homme s'y fût empoisonné par le nez. On ne peut point dire que maître Rowley engraissât positivement dans cette pestilentielle atmosphère. Il était maigre et noueux comme un cep de vigne en hiver ; mais il s'y portait du moins à merveille. Cette infâme odeur de drogues et de préparations diaboliques affectait très agréablement les narines de son nez mince et recourbé ; la vue de toutes ces fioles poudreuses réjouissait son œil gris caché derrière de rondes lunettes en pince. C'était son arsenal et sa bibliothèque ; c'était sa cave, aussi, car maître Rowley mettait son gin dans des bouteilles à médecine.

Il n'y avait chez lui qu'un seul livre, c'étaient les Toxicological Amusements du docteur Venon. Ce volume, dont nos lecteurs ont entendu parler peut-être, sous le titre de Récréations toxicologiques , enseigne à empoisonner les chats, les serins, les taupes, les anguilles et les hommes. Maître Rowley en lisait un chapitre tous les soirs avant de se coucher. Cela l'endormait tout doucement. Ce maigre et jeune coquin était la pharmacie faite homme, le poison incarné.

Il avait été spécialement chargé par Moore de la garde de Clary Mac-Farlane. Le docteur avait fixé lui-même deux jours pour terme à la diète absolue de la captive. Les deux jours étaient écoulés. Rowley avait voulut voir. L'aspect de Clary, gisant évanouie sur la paille de la prison, ne fit sur lui aucune espèce d'impression. Il choisit dans son arsenal une demi-douzaine de fioles et descendit dans le cabinet du docteur. Le docteur était absent. Pour mille motifs, il ne laissait pénétrer jamais âme qui vive en son absence dans le sanctuaire de ses savants et ténébreux travaux ; mais Rowley était une manière de corps sans âme.

Il traversa le cabinet du docteur et ouvrit une porte qui tourna doucement sur ses gonds huilés. Cette porte était rembourrée par derrière et touchait presque une seconde clôture, également recouverte de laine, qui donnait entrée dans la prison de Clary. C'était une pièce fort petite, prise sur l'appartement particulier du docteur, et préparée évidemment pour l'usage auquel on la faisait servir depuis trois jours. Les chapitres qui précèdent suffisent pour en donner une idée au lecteur. La blanche figure de Clary se renversait sur le sol parmi les flots mêlés de sa riche chevelure.

Maître Rowley mit la bougie sur l'escabelle.

-- Bonjour, mon enfant, bonjour, dit-il ; ce sont là de beaux cheveux, ma foi, et de belles dents. Mais cent guinées !... Nous sommes donc en pâmoison ? Hé ! hé ! notre souffle ne ferait pas tourner un moulin, non ! Respirons quelque chose de bon pour nous remettre.

Il flaira l'une après l'autre, avec une évidente satisfaction, toutes ses fioles, et finit par en mettre une, ouverte, sous le nez de Clary. C'était sans doute quelque préparation bien puissante, car Clary poussa tout de suite un gémissement faible et tordit les brins de paille qui s'étaient engagés dans ses doigts.

-- Bien, mon enfant ! murmura maître Rowley qui avait eu la précaution de lui fermer les yeux ; voulez-vous manger un morceau ?

Clary était retombée dans son immobilité.

-- Qui ne dit mot consent, reprit l'aide pharmacien avec une sorte de bonhomie ; et, de fait, vous devez avoir appétit. Tenez, ma fille, voilà du pain.

Le morceau de pain fut mis par lui dans la main de Clary. Puis il plaça de nouveau la fiole sous ses narines. Clary s'agita en faibles tressaillements et ouvrit les yeux. Rowley souffla prestement sa bougie.

-- Ô mon Dieu ! murmura la recluse, j'ai cru que je voyais !

Elle entendit le bruit d'une porte qui se refermait, puis tout rentra dans le silence.

Est-ce encore un rêve ! pensa-t-elle en retombant accablée.

Maître Rowley était remonté dans sa chambre, et avait ouvert le guichet. Il dit bien doucement :

-- Cherchez ma fille : Dieu, qui donne la pâture aux oiseaux, a mis à vos pieds un morceau de pain.

Maître Rowley n'avait pas calculé l'effet de ce coup de théâtre. Pieuse jusqu'à l'exaltation, Clary Mac-Farlane prit au pied de la lettre les paroles de cette voix inconnue qui lui arrivait d'en haut. Elle tâta le sol autour d'elle, afin de trouver ce pain du miracle. Elle le trouva et s'agenouilla pour rendre grâces à la main divine qui lui venait en aide. Puis elle mangea et s'endormit.

Le sommeil de Clary fut long. En s'éveillant, elle se trouva couchée sur un lit, au-dessus duquel se croisaient des rideaux de damas sombre, dans une chambre inconnue qu'éclairait faiblement une lampe à garde-vue, posée sur un guéridon fort éloigné du lit. En face du lit, il y avait une fenêtre dont les carreaux laissaient passer un oblique rayon de lune. Auprès du guéridon, un homme était assis, qui tournait le dos à Clary et feuilletait lentement les pages d'un livre in-quarto.

Clary mit ses deux mains sur sa poitrine, en disant :

-- Mon Dieu ! que je souffre !

L'homme à l'in-quarto fit une corne à son volume, qui était le tome premier des Toxicological amusements , et se retourna vers le lit, montrant la face patibulaire de maître Rowley, l'aide pharmacien.

-- Ah ! diable ! répondit-il ; mon enfant ! nous souffrons ? Eh bien ! nous allons avoir un médecin... et un fameux médecin !

-- Du pain ! murmura Clary.

-- Ta ta ta ta ! fit Rowley ; nous ne donnons pas comme cela du pain à nos malades !

Clary voulut lui demander où elle était, mais elle ne trouva plus de voix. Rowley avait mis sous son bras le volume des Récréations toxicologiques et s'était approché du lit, la lampe à la main. Clary ferma ses yeux accoutumés à l'obscurité. Rowley la contempla un instant.

-- C'est très fort, une jeune fille ! dit-il enfin avec conviction ; c'est excessivement fort !

Les lèvres de Clary devenaient blanches et ses paupières tremblaient.

-- Oh ! oh ! s'écria maître Rowley, voici l'enfant qui va avoir une crise. C'est l'affaire du docteur.

Il déposa la lampe et sortit en se frottant les mains.

XXVI -- RÉVEIL

Nous en avons dit assez pour que le lecteur comprenne ou devine quelle dut être la conduite du docteur Moore auprès du lit de Clary Mac-Farlane. Il ne venait point là pour prêter à l'agonie le secours de sa science ; il venait pour expérimenter, au risque de tuer. Et l'expression dont nous nous servons ici est trop douce ; elle n'accuse pas assez. Pour le docteur, en effet, la mort de Clary n'était point une chance, mais une certitude. Cela est si vrai, qu'il se présenta devant son lit le visage découvert.

Nous n'entrerons point ici dans le détail des expérimentations du docteur Moore. Si nous écrivions exclusivement pour les sporting-gentlewomen et les patronnesses d'Almack, nous ne croirions point devoir nous arrêter pour si peu. N'avons-nous pas vu, en 1827, lors du fameux procès du docteur Cootes-Campbell, accusé d'avoir inoculé à une jeune fille de douze ans, à l'aide d'une lancette, un virus de la plus terrible essence, tout exprès pour combattre le mal et se faire une spécialité, n'avons-nous pas vu le prétoire empli de robes de mousseline et de blanches coiffures !

Mais nous avons la prétention d'être lu surtout en France.

Ce que nous venons de dire du docteur Cootes-Campbell, qui fut du reste honorablement acquitté, pourrait nous dispenser d'appuyer sur la réalité du triste épisode dont nous tâchons en ce moment d'abréger les détails. Mais la chose est si atroce en soi, si en dehors des mœurs d'un peuple civilisé, d'un peuple surtout qui monte sur les toits pour proclamer à son de trompe sa fastueuse philanthropie, qu'elle pourrait soulever au loin quelques incrédulités peut-être. Les faits parlent. Les cas d'expérimentation sur le vif sont innombrables, et les noms de médecins cités pour ce fait devant la Thémis anglaise rempliraient une longue page.

Le docteur Moore passa cette nuit entière au chevet de Clary Mac-Farlane. Au moment où Rowley l'avait appelé, la pauvre enfant était en proie à une furieuse attaque de nerfs. Le docteur déploya auprès d'elle toutes les délicatesses de son expérience consommée. Il n'en fallait pas tant pour la sauver. Moore ne voulait point la sauver. Vers le matin, il regagna son cabinet, où il jeta rapidement quelques notes sur le papier. Clary dormait.

-- Qu'en faut-il faire ? demanda maître Rowley.

-- Il faut déterminer d'autres accidents, répondit le docteur avec réflexion. Cette nuit a été précieuse ; je suis content. Mais je ne connais qu'un côté du mal de miss Trevor.

Il médita pendant quelques minutes et reprit :

-- Faites porter son lit dans la chambre noire, Rowley. Désormais, elle aura perpétuellement besoin de sommeil. De temps en temps, vous ouvrirez le trou et vous l'éveillerez brusquement.

Rowley sortit. À dater de ce moment, Clary fut vouée à ce barbare supplice que les agents de la République française infligèrent, dit-on, dans la prison du Temple, au malheureux fils de Louis de Bourbon. Prise d'un lourd et irrésistible sommeil, elle fut périodiquement éveillée en sursaut par des éclats d'une voix terrible qui tonnait au-dessus de sa tête. Car maître Rowley faisait les choses en conscience. Il s'était muni d'un porte-voix.

Au bout de trois jours, Clary était arrivée à peu près à l'état désiré pour de nouvelles expériences. Mais la maladie de miss Trevor changea tout à fait d'aspect, comme nous l'avons vu. Devant ce mal inconnu, le docteur Moore s'arrêta indécis. Il ne pouvait pas plus le faire naître chez autrui que le combattre chez miss Trevor. Un instant, le docteur cessa de s'occuper de Clary qui lui devenait inutile, et la laissa aux soins de maître Rowley, qui partagea ses loisirs entre elle et les Toxicological amusements.

Nous savons maintenant ce qu'avait voulu dire le docteur Moore en parlant au marquis de Rio-Santo, dans Irish-House, de symptômes nouveaux et d'une crise terrible éprouvée par miss Trevor. Leur conversation et les événements qui la précédèrent avaient lieu le lendemain du jour où Frank Perceval et Diana se rencontrèrent dans la maison de lady Stewart. Il y avait vingt-quatre heures que Mary était en catalepsie.

Ce fut auprès d'elle que se rendit le docteur Moore en quittant le marquis. Nul changement ne s'était opéré dans l'état de miss Trevor depuis sa dernière visite. Diana Stewart et lady Campbell, qui ne la quittaient pas, étaient désespérées. Le docteur, suivant son habitude, ne répondit point à leurs questions, et sortit en ordonnant quelque insignifiant remède, dont il n'attendait lui-même aucun effet. En rentrant dans sa maison de Winpole-Street, il appela Rowley comme la veille, et, comme la veille, il lui demanda des nouvelles de Clary.

-- Ma foi, répondit Rowley, il faut battre le fer pendant qu'il est chaud, et observer la nature vivante tant que dure la vie. La vie s'en va, monsieur ; si vous voulez battre le fer, il faut vous hâter, car il refroidit.

-- Y a-t-il quelque nouveau symptôme ?

-- C'est certain, monsieur, il y a un nouveau symptôme... et demain il y en aura un autre encore. Elle sera morte !

-- Elle vit, n'est-ce pas ? dit Moore.

-- Elle est évanouie. J'étais en train de la faire revenir quand vous m'avez appelé. J'y retourne.

Le docteur lui saisit le bras au moment où il se retirait.

-- Laisse, dit-il à voix basse, et prépare la pile voltaïque... la grande !

Rowley le regarda, étonné. Puis il s'en alla en murmurant :

-- Ta ta ta ta ! que de façons ! On peut bien dire que la petite aura été traitée en cérémonie !

Cependant l'heure à laquelle le marquis de Rio-Santo avait ordonné qu'on l'éveillât venait de sonner. Le cavalier Angelo Bembo se chargea de ce soin, et dut pénétrer pour cela jusque dans la chambre du laird, où Rio-Santo s'était endormi. Celui-ci était toujours sur le fauteuil où nous l'avons laissé. Au premier attouchement de Bembo, il ouvrit les yeux, mais il les referma aussitôt.

-- Déjà ! murmura-t-il avec lassitude ; Ange, ce sommeil m'a brisé.

-- Prenez quelques heures de vrai repos, croyez-moi, milord, dit Bembo, qui contemplait avec une sollicitude filiale tous les traits fatigués du marquis ; demain il sera temps de reprendre votre tâche.

Rio-Santo releva sur lui son regard et sourit avec caresses.

-- Ma tâche ! répéta-t-il doucement ; vous avez le coup d'œil aussi perçant qu'une femme jalouse, Ange. Vous savez tout, quoique vous n'interrogiez jamais. Tant que votre présence est inutile, on ne vous voit point, mais à l'heure du péril vous êtes là.

-- Milord ! dit tristement Bembo, j'avais abandonné mon poste !

-- Je sais que, depuis bien des heures, vous faisiez sentinelle. Noble et tendre cœur que vous êtes, Ange ! Quand je songe à votre dévouement, je crois que Dieu me protège et me garde la victoire.

Bembo était rouge de fierté. Son œil avait quelque chose de ce chevaleresque enthousiasme qu'excite dans l'âme fidèle d'un soldat la louange d'un souverain aimé.

-- Car Dieu vous aime, Bembo, reprit le marquis, dont le sourire se teignit de mélancolie ; je voudrais, au prix de tout mon sang, tenir mon épée de combat d'une main pure comme la vôtre, ami ! c'est alors que je serais fort !

Angelo gardait un respectueux silence. Rio-Santo reprit d'une voix calme et profonde :

-- Mais je suis fort quand même ! Et qu'importe, après tout, si l'œuvre est sainte, la main qui l'exécute ! Ah ! je ne mérite pas les grandes joies du triomphe, je le sais : Moïse avait péché ; Dieu ne permit point qu'il mît le pied sur la terre des promesses... mais il la lui montra de loin le jour de sa mort !

Il joignit les mains d'une ardeur passionnée :

-- Que je meure ! mon Dieu ! oh ! que je meure ! poursuivit-il ; mais, comme Moïse, que je meure dans la victoire ! Mourir ! je veux bien mourir, pourvu que le poids de mon cadavre achève d'écraser l'Angleterre vaincue, et que mon âme, en quittant ce monde, salue avec ivresse le règne naissant de l'Irlande, ma patrie !

Bembo poussa un cri de surprise.

-- L'Irlande ! dit-il, votre patrie ! Signore, signore ! je savais bien, moi, que votre guerre contre l'Anglais était une guerre légitime !

Rio-Santo ramena les longs cils de ses paupières sur l'éclair de son œil, et parut un instant absorbé dans de hautes méditations.

-- Ange, dit-il ensuite si doucement que l'inflexion de sa voix transformait presque le vrai sens de ses paroles, si un autre que vous savait la moitié de ce que vous savez, je le tuerais.

-- Merci, murmura Angelo, merci, milord ! Puissiez-vous m'aimer assez pour me donner ma part du péril !

L'œil du jeune Italien rayonnait. Rio-Santo reprit en souriant :

-- Vous aurez la première place au feu, Ange, mais nous n'en sommes pas là encore. J'ai pensé que vous voudriez bien me tenir aujourd'hui compagnie ?

Angelo s'inclina.

-- Envoyez-moi Ereb, continua le marquis. Je suis bien faible encore, mais il faut réparer le temps perdu.

Dès qu'Angelo fut parti, le marquis parvint à se dresser sur ses pieds et marcha, en chancelant, vers le lit dont les rideaux fermés cachaient Angus Mac-Farlane. Le laird dormait profondément.

-- Pauvre frère ! murmura Rio-Santo ; lui aussi souffre parce qu'il m'a aimé !

Ereb était ce petit nègre que nous avons vu servant de pupitre au bel Edward dans le salon de la maison carrée de Cornhill. Rio-Santo, en rentrant dans son cabinet, l'y trouva immobile.

-- À boire ! dit-il.

Ereb ouvrit une cassette d'où il tira un verre de cristal et un flacon. Il versa de l'eau dans le verre et y mêla deux gouttes du flacon. L'eau se couvrit de bulles frémissantes et devint couleur d'or. Rio-Santo en but une gorgée.

-- C'est bien, reprit-il. Que mon valet de chambre prépare mes habits.

Il s'assit et vida le verre. Quand il se releva, il y avait du sang dans son regard et du sang sous la peau de ses joues. Sa riche taille se redressa d'elle-même. Il marcha d'un pas ferme vers son cabinet de toilette. Et quand, quelques minutes après, il ressortit vêtu avec cette noble élégance dont son nom était devenu le synonyme, vous n'eussiez point reconnu le malade courbé sous la fatigue de sept nuits ; c'était maintenant le roi de cette brillante armée qui évolue dans les salons dorés du West-End ; c'était le cavalier beau par excellence, irrésistible, sans rival ; c'était le héros d'amour, le sultan qui jetait le mouchoir dans Londres à l'aventure, l'idole dont on se disputait les regards.

C'était le demi-dieu, c'était le marquis de Rio-Santo !

Il revivait ; son front rayonnait. Sous l'éclair contenu de son œil, il y avait un monde de promesses et de menaces.

Le cavalier Bembo lui présenta la main pour l'aider à franchir le marche-pied de son équipage, au-devant duquel piaffaient quatre magnifiques chevaux. Rio-Santo le regarda en souriant ; Bembo qui ne l'avait point encore examiné, recula, frappé d'une craintive admiration, tant il vit de force exubérante et de puissance indomptable dans ce corps exténué tout à l'heure.

Rio-Santo monta d'un saut dans sa voiture. Le pavé retentit et se parsema d'étincelles ; puis le noble équipage glissa, gracieux et léger, au ras du sol, autour des arbres dépouillés du square, pour entrer au galop dans la large voie de Grosvenor-Place.

XXVII -- DEUX FEMMES ESCLAVES

L'équipage de monsieur le marquis de Rio-Santo s'arrêta devant Barnwood-House.

-- Ange, dit le marquis avant de descendre. Faites promener la voiture dans la rue, afin qu'on ne la voie point stationner à la porte de lady Ophélia.

La comtesse de Derby était seule vis-à-vis d'un feu mourant. Elle souffrait et se repentait. Sa démarche de la veille était maintenant jugée. Elle avait voulu mettre un obstacle entre Mary Trevor et Rio-Santo, parce que Rio-Santo lui avait dit une fois qu'un échec essuyé par lui auprès de Mary le ramènerait heureux à ses pieds.

Il avait dit cela. Mais Rio-Santo pouvait-il essuyer un échec ?

Lorsque sa femme de chambre annonça le marquis de Rio-Santo, toutes ces sombres idées s'envolèrent. Elle se leva consolée, et fit un pas vers la porte. Mais elle ne fit qu'un pas.

Rio-Santo entra et sentit trembler la main qu'il élevait jusqu'à sa lèvre pour y mettre un baiser. Cette émotion de la comtesse fut contagieuse. Rio-Santo, prit d'un trouble extraordinaire, laissa retomber la main sans la porter à sa bouche, et attacha sur lady Ophélia l'un de ces regards qui soumettent à la question les cœurs faibles ou subjugués. Ophélia avait les yeux baissés, mais, au travers de ses paupières closes, elle sentait ce regard peser lourdement sur elle. Il semblait que sa conscience fût percée d'outre en outre par cet implacable et muet examen.

Le sourcil de Rio-Santo se fronça légèrement. Il vit une larme rouler entre les cils d'Ophélia. Il savait ce qu'il voulait savoir. Il reprit la main de la comtesse, y déposa un froid baiser et se dirigea vers la porte.

-- Oh ! s'écria Ophélia dont les larmes contenues éclatèrent ; ne me quittez pas ainsi !

Rio-Santo s'arrêta. Son regard était tout plein de tendresse et de pitié.

-- Vous vous repentez bien, n'est-ce pas ? dit-il. Oh ! je le crois, madame ; vous voudriez racheter à tout prix votre imprudence...

-- Vous savez donc tout ? murmura la comtesse.

-- Je craignais tout, milady ; je ne savais rien. C'est vous qui venez de vous trahir.

Il s'arrêta, puis reprit avec calme :

-- C'est un grand malheur, madame !

-- Quoi ! s'écria la comtesse désespérée, le danger est-il donc prochain, et votre vie ?...

-- Ma vie ! interrompit Rio-Santo en souriant tristement ; il ne s'agit pas de ma vie, madame. Mais n'était-ce pas assez de M. de Weber ?

La comtesse sentit ses larmes se sécher sur sa joue qui brûla.

-- Oh ! milord ! murmura-t-elle, je crains de vous comprendre !

-- Vous me comprenez, milady.

Ophélia tomba sur ses deux genoux.

-- Grâce, don José ! grâce pour lui ! dit-elle.

Rio-Santo la prit par la main et s'assit auprès d'elle.

-- Ophélia, murmura-t-il, je vous aime autant qu'autrefois, mieux qu'autrefois, et il ne sera pas dit que vous aurez en vain plié le genou devant moi. Mettez-vous à votre secrétaire et prenez une plume, afin d'écrire à l'Honorable Frank Perceval.

La comtesse obéit aussitôt. Rio-Santo vint s'appuyer au dossier de son fauteuil et poursuivit :

-- Écrivez à l'Honorable Frank Perceval que vous l'attendez demain soir dans votre voiture, devant le théâtre de Saint-James, à l'angle de Duke-Street. Demain soir, à neuf heures.

Ophélia écrivit.

-- Et me rendrai-je devant Saint-James-Théâtre ? demanda-t-elle.

-- Votre équipage, milady, mais non pas vous. Ce sera moi qui recevrai Frank Perceval.

Ophélia se retourna vivement et attacha sur Rio-Santo un regard inquiet.

-- Je vous donne ma parole de gentilhomme, acheva le marquis, répondant à ce regard, que la vie de Perceval sera respectée. Mettez l'adresse, car nos heures sont comptées.

Lady Ophélia hésitait encore. Elle se souvenait du chevalier Weber. Pendant qu'elle hésitait, Rio-Santo regarda la pendule, et reprit son chapeau sur un meuble.

-- Madame, dit-il en s'inclinant, vous semblez vouloir réfléchir, réfléchissez. Demain, vous me ferez savoir vos volontés. Je vous ai dit le seul moyen de sauver la vie de l'Honorable Frank Perceval.

Il sortit. En regagnant sa voiture, il se dit :

-- La lettre sera envoyée !

Puis s'adressant au cocher :

-- Cornhill, magasin Falkstone !

L'équipage s'ébranla aussitôt.

-- Ange, reprit Rio-Santo avec de l'émotion dans la voix, vous parliez de péril... le péril est venu.

-- Tant mieux, milord ! s'écria Bembo.

Le marquis secoua lentement la tête.

-- Ah ! dit-il, si je n'avais pas perdu ces six jours ! Mais peut-être d'autres ont-ils travaillé pour moi. Je vais le savoir. Ma correspondance m'attend à la maison de commerce. Ange, ne confiez jamais votre secret à une femme ! Un mot va précipiter le dénouement. Faible ou fort, il me faudra combattre.

-- Je serai près de vous, milord !

-- Je sais que votre vie est à moi, Ange.

Il lui prit la main qu'il tint longuement dans les siennes.

-- Le sort est jeté, murmura-t-il enfin ; que Dieu sauve l'Irlande !

-- Que Dieu sauve l'Irlande ! répéta Bembo.

Le marquis tressaillit à cette voix étrangère qui reproduisait sa pensée. Son regard étincela et couvrit Bembo qui baissa les yeux sous cet extraordinaire éclat. L'équipage s'arrêta au coin de Finch-Lane et de Cornhill. Rio-Santo reprit d'une voix brève et dégagée :

-- Ainsi, Ange, vous voilà devenu mon aide de camp. Je ne vous ai rien dit, mais je vous ai laissé deviner : c'est là aussi de la confiance.

-- Milord, j'attends que vous usiez de moi.

-- Vous n'attendrez pas longtemps. Je vous charge tout d'abord de réunir à la salle de White-Chapel tous les lords de la Nuit, ce soir même. Je m'y rendrai dans deux heures. Il faut que je les trouve assemblés.

-- Vous les trouverez, milord.

-- Il faut aussi qu'à la même heure j'aie des renseignements certains sur l'état de la mine de Prince's-Street. Car nous aurons besoin de monceaux d'or, Bembo.

-- Vous aurez des renseignements précis dans deux heures.

-- À bientôt donc ! dit Rio-Santo qui s'élança hors de la voiture et tourna l'angle de Finch-Lane pour gagner cette petite ruelle boueuse où était l'entrée des magasins Edward and C°. La voiture continua à stationner devant la boutique du bijoutier Falkstone. Bembo sortit par l'autre portière et monta dans un cab.

Ereb, le petit noir, qui avait quitté son siège derrière la voiture en même temps que Rio-Santo mettait pied à terre, tira de son sein une clé qui ouvrit la porte des magasins d'Edward and C°.

-- Va frapper sur le gong du salon du centre, dit Rio-Santo en entrant.

-- Combien de coups ?

-- Un seul.

Rio-Santo pénétra bientôt dans ce salon sans fenêtres, percé de six portes, où nous l'avons vu une fois déjà, sous le nom d'Edward. Le gong n'avait pas encore fini de résonner que l'une des six portes s'ouvrit et donna passage à Fanny Bertram.

Fanny Bertram avait dû être, cinq ou six ans avant l'époque où se passe notre histoire, une créature merveilleusement belle. C'était une créole des Antilles anglaises. Sa jeunesse, passée en une vie d'aventures et de plaisirs, avait laissé sur toute sa personne des traces impuissantes à détruire sa beauté.

Fanny n'aimait plus parce qu'elle avait trop aimé, ou peut-être parce que le dernier homme qu'elle avait aimé lui faisait prendre en mépris ceux qu'elle eût pu aimer encore. Elle s'endormait dans son apathie tropicale, résignée à l'oubli de l'amant qui avait passé dans sa vie comme un météore. Après le bonheur qu'il lui avait jeté en courant, elle ne voulait plus d'autre bonheur.

Lorsqu'elle entra dans le « salon du centre », elle portait à la main une cassette incrustée, où son chiffre se mariait de tous côtés, en de capiteuses arabesques, au chiffre de Rio-Santo.

-- Donnez, Fanny ! s'écria celui-ci en saisissant vivement la cassette ; y a-t-il beaucoup de lettres ?

-- Il y en a beaucoup, répondit la créole, qui s'assit auprès du marquis.

-- Et la clef ?

-- Laissez-moi ouvrir, Edward, votre main tremble.

La main de Rio-Santo tremblait en effet. Dès que Fanny eut fait tourner la clef dans la serrure, il souleva le couvercle et plongea son regard à l'intérieur.

Il y avait une vingtaine de lettres. D'un seul coup d'œil, Rio-Santo découvrit un pli de rude papier, portant le cachet de la poste d'Irlande.

Il laissa échapper un cri de joie et déchira l'enveloppe.

XXVIII -- THE GREAT AGITATOR

Rio-Santo était seul au monde pour connaître Fanny Bertram, qui ne se connaissait point elle-même. C'était la femme qu'il lui fallait pour confidente, en ce sens qu'elle jouait merveilleusement le rôle d'une cassette organisée, d'une cassette dont lui, Rio-Santo, avait la clef. Elle était le centre où venait aboutir de presque tous les points du globe les rayons de sa vaste correspondance. À elle seule étaient adressées toutes ces lettres, grosses d'événements et de hautes intrigues, dont la plus insignifiante eût motivé dix accusations capitales.

En vérité, le métier de don Juan a ses dangers, surtout quand on y joint celui de conspirateur. Mais il a ses bénéfices et ses profits. Ni vous ni moi n'eussions trouvé, pour serrer nos lettres, un meuble aussi admirablement discret que mistress Fanny Bertram.

Rio-Santo, cependant, dévorait sa lettre d'Irlande. À mesure qu'il lisait, son œil brillait davantage et son front s'éclairait de joie.

-- Dix mille ! s'écria-t-il enfin avec un éclat de voix enthousiaste ; dix mille braves et honnêtes cœurs !

Fanny, qui le regardait avec admiration, comme on contemple un tableau aimé, tressaillit à cette sortie soudaine.

-- Voulez-vous donc faire la guerre à quelqu'un, milord ? demanda-t-elle en souriant de sa frayeur.

Elle croyait être bien loin de la vérité.

Rio-Santo ne répondit point. Une pensée nouvelle venait de traverser son cerveau. Son front s'était rembruni tout à coup.

-- Mais cette lettre a dix jours de date ! murmura-t-il ; ces hommes doivent être arrivés...

-- Cette lettre m'est parvenue le jour même où je vous ai compté dix mille livres, dit la créole.

-- Il doit y en avoir une autre.

Rio-Santo vida le coffret. Deux lettres frappèrent aussitôt son regard. L'une de Londres, datée de ce jour même et dont l'adresse était écrite par la même main que la première lettre ouverte, l'autre portant le timbre d'Irlande. L'écriture de cette dernière ne réveilla aucune idée de curiosité dans l'esprit de Rio-Santo. Il décacheta celle de Londres. Cette lettre était comme un corollaire de la première, qui annonçait le départ de dix milles Irlandais dirigés sur Londres par petits pelotons et par diverses routes ; elle avisait le marquis de l'arrivée de cette espèce d'armée. Rio-Santo, à cette heure, avait dans Londres dix mille soldats intrépides et affamés, fougueux et prêts à tout. Il se renversa sur son fauteuil, et Fanny Bertram l'entendit murmurer :

-- Oh !... ces six jours perdus !

Il passa rapidement en revue les autres lettres. Il y en avait de toutes sortes, et beaucoup étaient écrites en idiomes que les savants de Royal-Society auraient eu grand'peine à expliquer. Rio-Santo lut couramment toutes ces missives, et dans chacune d'elles il trouva une nouvelle heureuse pour ses desseins. Tout se succédait à son gré ce jour-là. Chaque point du globe lui envoyait une arme contre son puissant ennemi.

Aussi, lorsqu'il aligna devant lui toutes ces lettres, qui, comme un muet concert, semblaient lui promettre succès et victoire, un immense orgueil descendit dans son cœur. Son fier visage s'illumina d'un reflet de toute-puissance. Il se sentait, comme l'archange rebelle, de force à lutter contre Dieu même.

Rio-Santo se leva et mit toutes les lettres en paquet. Ses doigts frémissaient à leur contact. Il sentait que, entre ses mains, elles étaient comme un faisceau de foudres, dont le choc suffisait à broyer un empire.

Au moment où il se dirigeait vers la porte conduisant aux bureaux d'Edward and C°, la douce voix de Fanny l'arrêta :

-- Milord, disait-elle, vous avez oublié une lettre.

Rio-Santo revint précipitamment.

-- Oublier une lettre d'Irlande ! murmura-t-il en souriant.

Sans s'arrêter à la première page, il chercha tout de suite la signature. À peine l'eut-il déchiffrée, qu'une expression de grave respect se répandit sur sa physionomie. Il se rassit et lut la lettre d'un bout à l'autre, à deux reprises. Voici quel était le contenu de cette lettre :

« Milord,

« Bien que nos opinions diffèrent essentiellement, et quoique nous ayons des idées contraires sur les moyens de rendre à notre chère Irlande le rang qui lui est dû parmi les nations, votre noble dévouement, votre ardent amour de la commune patrie n'ont pu laisser froid l'homme dont tous les jours sont dévoués à l'Irlande, l'homme dont l'unique passion est le bonheur du peuple irlandais.

« Les occasions que j'ai eues de discuter avec Votre Seigneurie m'ont rempli d'admiration pour la profondeur de vos vues, pour la justesse de votre coup d'œil et les ressources de votre audacieux esprit. Assurément, milord, si la guerre effective que Votre Seigneurie prétend déclarer à pouvait avoir une issue favorable, ce serait entre les mains de Votre Seigneurie. Vous avez le génie pour préparer, la vaillance pour exécuter.

« Mais la lutte est trop inégale, milord. Peut-être un jour viendra où les chances se balanceront entre les deux pays. Ce sera lorsque les crimes de l'Angleterre, rendus patents aux yeux mêmes des Anglais, nous donneront des auxiliaires jusque dans les rangs de nos ennemis ; ce sera lorsqu'un long cri de réprobation s'élèvera de tous les coins de l'Europe, et viendra tomber comme un poids accusateur sur ce gouvernement égoïste dont les proconsuls étendent leurs mains avides sur notre patrie. Jusque-là, il faut attendre.

« Milord, vous ne m'avez jamais confié vos desseins, mais, connaissant comme je la connais votre haute intelligence, je ne puis penser autre chose sinon que vous prétendez armer l'étranger contre l'Angleterre. Croyez-vous que ce soit là servir l'Irlande ? J'ose penser que je suis aussi fervent patriote que Votre Seigneurie ; la seule différence qu'il y ait entre nous à cet égard, c'est que, si j'ai beaucoup d'amour pour mon pays, je suis exempt de toute haine systématique. À Dieu ne plaise que je veuille la perte de l'Angleterre, ce grand, ce robuste peuple ! Milord, il n'est pas toujours nécessaire de détruire pour fonder.

« Je veux que l'Irlande soit libre, voilà tout ; vous, milord, vous voulez que l'Irlande, en conquérant sa liberté, mette le pied sur la métropole et la fasse esclave à son tour. Votre Seigneurie a beaucoup de haine.

« Dans la lettre que vous me faites l'honneur de m'adresser, vous me demandez ma coopération et mes conseils. Ma coopération, qu'elle soit puissante, comme vous le dites, ou faible, comme je le crois, ne peut vous être acquise, que si vous suivez la voie légale et pacifique dans laquelle je suis moi-même engagé. L'Irlande a mis en moi sa confiance : je tâche de mon mieux à la mériter ; mais, du jour où vous voudrez être des nôtres, milord, et marcher dans les rangs des soldats du Rappel, je ne serai plus que votre aide de camp ou votre ministre, parce que j'ai foi en vos capacités, et que, dans un génie comme le vôtre, il y a le salut de tout un peuple, son salut et sa gloire !

« Quant au conseil que veut bien me demander Votre Seigneurie, le voici : En notre siècle, la loi est une arme plus tranchante que l'épée. Il faut vaincre selon la loi, avec la loi, par la loi. »

La lettre était signée DANIEL O'CONNEL

Rio-Santo la rejeta, froissée, au fond du coffret.

-- Cet homme est un avocat ! dit-il.

Puis, se reprenant aussitôt, comme s'il se fût reproché ce mouvement :

-- C'est un lumineux esprit, ajouta-t-il, et un grand citoyen ; mais il ne connaît rien de mes ressources. Il ne sait pas que mon armée disperse chez tous les peuples alliés ou ennemis de l'Angleterre ses innombrables bataillons ! Il ne sait pas que j'ai prêché partout, partout ! la croisade contre la Grande-Bretagne ! Attendre, dit-il. Mais j'ai attendu quinze ans. Il ne sait pas cela encore ! Ah ! il dit vrai en un point pourtant : je hais l'Angleterre presque autant que j'aime l'Irlande. Et c'est pour cela que ses voies légales et pacifiques ne me suffisent point ; c'est pour cela que je veux détruire pour édifier ; c'est pour cela qu'il me tarde et que ma volonté est de ne plus attendre !

Quelques minutes après, M. le marquis de Rio-Santo se faisait annoncer dans le salon de Sa Grâce le prince Dimitri Tolstoï, ambassadeur de Russie.

Le Russe venait d'achever sa toilette. Il partait pour la cour. Son costume de feld-maréchal étincelait d'or et de diamants. À la vue de Rio-Santo, il ordonna de rentrer son équipage.

-- Monsieur le marquis, dit-il, l'honneur de votre visite me rend singulièrement joyeux. J'espère que nous allons causer longuement.

-- Nous allons causer très longuement, milord, répondit Rio-Santo.

Le prince conduisit son hôte jusqu'à la magnifique causeuse qui ouvrait près du foyer ses bras de velours. Rio-Santo s'assit ; le prince en fit autant.

-- Monsieur le marquis, reprit ce dernier, notre affaire marche. J'ai suivi en tous points les instructions de Votre Seigneurie, et il ne m'étonnerait pas du tout que d'ici à trois mois...

-- Prince, interrompit doucement Rio-Santo, avec ou sans le secours de Votre Grâce, tout sera fini dans trois jours.

XXIX -- TARTARE

Le prince Dimitri Tolstoï regarda Rio-Santo avec étonnement.

-- Milord, dit-il après un silence, je suis désormais fort acquis à Votre Seigneurie, mais il n'est pas possible que vous ignoriez les lenteurs inhérentes aux négociations diplomatiques.

-- Prince, interrompit Rio-Santo, il me faut une avance. Votre Grâce ne pense-t-elle pas qu'une promesse politique puisse s'escompter comme un effet de commerce ?

-- Si Votre Seigneurie voulait s'expliquer plus clairement...

-- Je vais m'expliquer. Entre complices, on se doit la franchise.

Tolstoï retint un geste de violente dénégation.

-- Complices ou... collaborateurs, milord. Voici le fait : Je voudrais que cette mesure à laquelle Votre Grâce pense pouvoir amener, dans deux ou trois mois, messieurs les ambassadeurs des puissances, fût le sujet de toutes les conversations demain à Royal-Exchange.

-- Quoi, monsieur ! s'écria le prince, un pareil projet colporté à la Bourse !

-- Je le voudrais, milord.

-- Mais Votre Seigneurie ne songe pas au danger de compromettre le nom de l'empereur.

-- Si fait ; le nom de l'empereur doit être prononcé. La chose me paraît absolument indispensable.

-- Pensez-vous que Nicolas pût consentir à l'imprudente démarche que vous me proposez ! s'écria Tolstoï.

-- Non, milord, non, assurément, répondit le marquis avec froideur ; je ne puis penser cela.

Le Russe se leva et repoussa son siège avec violence.

-- Alors, dit-il, lâchant la bride à sa fureur rentrée de l'autre fois et à sa colère actuelle, alors, monsieur, votre proposition est un outrage manifeste !

-- Fi, prince ! prononça gravement Rio-Santo. Votre fidèle dévouement ne peut susciter l'ombre d'un doute. Jamais Sa Majesté n'eut un plus sûr, un plus irréprochable serviteur.

La colère de Tolstoï rentra une fois encore, et une sorte de terreur instinctive se peignit dans son regard.

-- Milord, dit-il en s'asseyant, j'accepte les explications de Votre Seigneurie.

-- Et Votre Grâce tombe d'accord avec moi sur l'objet de ma visite ?

Tolstoï interrogea, d'un rapide regard, la physionomie du marquis.

-- Milord, répondit-il, la lettre de Sa Majesté qui est entre vos mains...

-- Est explicite, songez-y, prince.

-- Pas assez pour autoriser une trahison, milord !

Rio-Santo eut comme un sourire involontaire en répondant :

-- Je conçois que Votre Grâce ait horreur de la pensée même d'une trahison.

-- Qu'est-ce à dire, monsieur ! s'écria Tolstoï.

-- Je conçois, disais-je, que Votre Grâce ait horreur de la pensée même d'une trahison, parce que je crois savoir que la trahison ne lui a point réussi autrefois.

Tolstoï devint blême de rage.

-- Qui vous a dit cela ? demanda-t-il d'une voix étranglée.

-- Personne. Je l'ai su.

-- Comment l'avez-vous su ?

-- C'est une anecdote, milord, répondit Rio-Santo en opposant à la brutale vivacité de Tolstoï l'excès d'une courtoisie cérémonieusement exagérée : je me ferai un plaisir de la conter à Votre Grâce. C'était, autant qu'il m'en souvient, à Pétersbourg, sous le nom de comte Policeni...

-- Policeni ! répéta Tolstoï.

-- J'ai porté comme cela un certain nombre de noms. Il y avait à cette époque un jeune gentilhomme assez bien en cour, le comte Dimitri Spraunskow, lequel, pour une cause ou pour une autre, fut accusé de trahison.

-- Mais il fut jugé, milord, interrompit Tolstoï avec agitation, jugé et absous de cette calomnieuse accusation.

-- Acquitté faute de preuves, milord.

-- La calomnie manque toujours de preuves, monsieur. Et, par saint Nicolas ! le compte Spraunskow, devenu prince Tolstoï, n'en porte pas moins haut la tête pour avoir été faussement accusé autrefois !

-- Chacun porte la tête comme il l'entend, milord. Je disais donc que Votre Grâce fut acquittée faute de preuves.

-- Qu'en prétendez-vous conclure ? demanda superbement Tolstoï.

-- Si Votre Grâce veut bien me le permettre, je prétends poursuivre mon anecdote. En ce même temps, le comte Spraunskow avait pour maîtresse une fort belle Italienne, appelée la signora Palianti...

-- C'est vrai, murmura le Russe.

-- Je ne sais comment cela se fit. Il paraîtrait que la signora Palianti, qu'elle fût ou non du complot, possédait les écritures, -- les états, -- les livres en partie double de la conspiration. Car on en est encore là en Russie : c'est l'enfance de l'art. Oh ! milord ! ce ne serait point, je le gage, le prince Dimitri Tolstoï qui commettrait à présent pareilles étourderies !

-- Monsieur !

-- Le comte Spraunskow, essayant de réparer une étourderie par une maladresse, écrivit à Laura...

-- Mais vous avez donc été son amant, monsieur ? s'écria Tolstoï écumant.

-- Pardieu ! milord, répondit Rio-Santo avec une si parfaite aisance de grand seigneur que la fatuité du mot passa presque inaperçue ; ceci est la moindre des choses, et Votre Grâce ne peut exiger que je m'en souvienne !

-- Infamie ! gronda Tolstoï ; pendant que j'étais captif !

-- Je ne pense pas avoir dit, interrompit Rio-Santo, que la signora eût attendu l'arrestation de Votre Grâce.

Il termina sa phrase par un léger salut, accompagné d'un bienveillant sourire, et poursuivit :

-- La lettre du comte Spraunskow ne fut pas pour la signora toute seule ; de ses mains elle passa dans les miennes.

-- Et vous la lûtes, monsieur ?

-- J'eus cette indiscrétion, milord.

Tolstoï laissa échapper un blasphème et se prit à parcourir le salon à grands pas. Rio-Santo ne semblait point prendre souci de cette furibonde promenade, durant laquelle le prince se donna le plaisir de briser, contre le bronze doré du foyer, une Taglioni de marbre qu'il avait achetée la veille une centaine de livres. Cette exécution lui apporta un sensible soulagement.

-- Monsieur le marquis, dit-il d'un ton qui voulait être très dégagé, je ne sais à quel jeu nous jouons ce soir ; mais, au demeurant, que m'importe tout cela ? Vous ne pensez pas, je suppose, que je sois jaloux encore de la signora Palianti, et, quant à ma lettre, elle vous donne le droit de me regarder comme coupable, voilà tout.

-- Permettez, milord, repartit Rio-Santo, dont la voix devint grave ; Votre Grâce fait erreur : Si c'était tout, mon anecdote serait dépourvue de sel.

-- Qu'y a-t-il encore ? murmura le prince.

-- Il y a que du plus loin que je me souvienne, j'ai toujours été possédé d'une manie. Je vous la recommande, milord, car je m'en suis constamment bien trouvé. Cette manie consiste à saisir toute occasion de pénétrer au fond d'un secret, sans savoir à quoi pourra servir cette connaissance acquise. J'appelle cela ensemencer le hasard... et je ne connais pas de champ aussi fertile que le hasard !

Tolstoï sentait que Rio-Santo avait découvert en lui un point vulnérable, et ne savait où se porter à la parade. Il se tenait debout et les bras croisés devant le marquis, toujours nonchalamment assis dans sa causeuse. Son anxiété croissante se peignait sur son rude visage avec une énergie terrible et plaisante à la fois. Rio-Santo poursuivit d'une voix brève :

-- Je ne veux point vous faire languir davantage, milord. Après avoir lu votre lettre, il me prit fantaisie de voir ces preuves confiées par vous à la Palianti. La signora refusa, puis elle céda. J'eus entre les mains ces fameuses pièces qui m'apprirent que vous étiez affilié aux sociétés secrètes d'Allemagne. Tudieu ! milord, en Russie, vous jouez dans toute la rigueur des règles à ce terrible jeu des conspirations. Rien ne manquait à votre dépôt. On eût dit le dossier de Catilina. Harangues, serments écrits avec du sang, et jusqu'à la classique liste des conjurés !...

-- Et que fit de tous ces chiffons Votre Seigneurie ? demanda Tolstoï qui avait peine à respirer.

-- Je les rendis à la signora, milord.

Une bruyante bouffée d'air s'échappa de la poitrine du prince, qui releva la tête.

-- Ah ! vous les rendîtes à la signora ? dit-il de cette voix contenue qui va devenir menaçante.

-- Mon Dieu, oui, milord.

-- Tous ?

-- Presque tous.

Tolstoï recula comme s'il eût reçu un coup dans la poitrine.

-- Je n'en gardai qu'un, reprit Rio-Santo avec son implacable courtoisie ; le plus petit de tous, trois lignes écrites et signées avec du sang.

-- Le serment ! balbutia Tolstoï anéanti.

-- Précisément, milord. Le chiffon où vous juriez de mettre votre poignard dans la poitrine de Sa Majesté... La jeune Allemagne n'y va pas par quatre chemins.

Le pauvre Tartare se laissa tomber dans un fauteuil.

-- Milord, continua le marquis, je ne pouvais penser alors que le comte Spraunskow deviendrait la fleur des diplomates européens. Ce fut la force de l'habitude qui me poussa. J'ensemençai le hasard. La moisson est venue.

Tolstoï ne répondit pas tout de suite. Au bout de quelques minutes, il fit rouler son fauteuil et s'approcha de Rio-Santo, en disant à voix basse :

-- Vous avez cet écrit, monsieur le marquis ?

-- Ces choses-là se conservent, milord.

L'œil de Tolstoï, brillant tout à coup sous la profonde saillie de ses sourcils, sembla toiser Rio-Santo et mesurer les chances d'une lutte désespérée, Rio-Santo, qui vit parfaitement ce regard, ne bougea pas.

-- Vous l'avez, reprit le prince, sur vous ?

-- Non pas, milord.

Les dents de Tolstoï s'incrustèrent dans l'épaisseur charnue de sa lèvre. Son regard s'éteignit.

-- Non pas ! répéta Rio-Santo en souriant ; Votre Grâce y songe-t-elle ? Je ne connais point de portefeuille assez vaste pour contenir tous ces petits talismans dont j'ai fait ainsi collection durant le cours de ma vie. Votre serment est à sa place.

-- Où ? demanda le prince sans espoir d'obtenir une réponse.

-- À Saint-Pétersbourg, milord.

Tolstoï leva sur Rio-Santo un regard de haine envenimée.

-- Monsieur le marquis, dit-il en lui serrant convulsivement la main, que Dieu vous garde d'être jamais en mon pouvoir comme je suis au vôtre ! Ordonnez ; j'obéirai.

XXX -- MAGASIN DE SODA-WATER

Le marquis de Rio-Santo quitta sa pose paresseuse et changea de ton disant :

-- Vous n'aurez nulle peine à obéir, milord. Le bruit de l'interdit frappé sur les produits anglais se répandra de lui-même à la Bourse. Je me charge de cela. Votre rôle se bornera, lorsque quelque haussiste effaré viendra demander des renseignements à votre hôtel, à nier maladroitement, à répondre de telle façon que vos négations puissent équivaloir à un aveu.

-- Cela suffit, dit le prince. Vous serez satisfait.

-- Le mouvement de baisse sera subit et violent, d'autant plus que d'autres bruits viendront se joindre à cette fatale nouvelle.

-- Ah ! fit le prince que prenait la curiosité diplomatique.

-- Oui, milord. Le gouvernement a reçu aujourd'hui même et ces dernières semaines, un faisceau de dépêches accablantes.

Rio-Santo tira son paquet de lettres et le parcourut tout en poursuivant :

-- Trois établissements de la Compagnie ont été saccagés par les Afghans.

-- Bagatelle ! dit le prince.

-- Permettez. Le Sindhy tout entier a pris les armes, poussé par des agents mystérieux qu'on pense être venus d'Europe.

-- Ah ! fit encore Tolstoï.

-- Le Haut-Canada est en pleine révolte, et les troupes du roi ont eu le dessous dans deux engagements.

-- Oh ! oh ! et d'où vient cette révolte ?

-- Des meneurs... des gens venus d'Europe...

-- Ah ! dit une troisième fois Tolstoï, dont le regard se fit craintif et respectueux.

-- Le céleste empereur, poursuivit Rio-Santo, vient de défendre le commerce de l'opium sur toutes ses côtes, sous peine de mort.

-- Bravo ! s'écria involontairement le Russe ; et qui diable a donné à ce magot une aussi excellente idée ?

-- Des officieux, milord, des gens venus d'Europe.

-- Vous êtes un grand politique, monsieur ! murmura Tolstoï.

-- Autre chose. Les États-Unis soulèvent des prétentions à propos de l'Oregon ; ils parlent d'une guerre et en parlent très haut.

-- Et c'est vous encore ?

-- Milord, c'est Votre Grâce qui m'attribue tout cela. On prétend cependant que les gens venus d'Europe...

Le Russe montra ses longues dents en un gros et franc éclat de rire.

-- Monsieur le marquis, interrompit-il, tous ces gens venus d'Europe m'ont terriblement l'air d'être de vos commis-voyageurs politiques, envoyés là pour ensemencer le hasard.

-- Le mot vous plaît, milord, à ce qu'il paraît ! Ce n'est pas tout. Il s'est formé en Irlande un nombreux parti qui, laissant derrière lui Daniel O'Connel, prétend secouer effectivement le joug et livrer ses droits méconnus aux chances d'une bataille.

-- J'attendais ce dernier trait, dit Tolstoï.

Rio-Santo remit ses lettres dans ses poches.

-- J'oubliais d'informer Votre Grâce, ajouta-t-il, que le crédit de la Compagnie est notablement ébranlé par la fuite simultanée d'une bonne moitié de ses comptables de l'Inde, chez lesquels a surgi comme une épidémie soudaine de banqueroutes.

-- Oh !... oh !... oh !... cria le prince en se frottant les mains, c'est le comble !

-- Non, milord. Le comble, c'est la petite opération de finances dans laquelle vous voulez bien m'aider. La baisse de demain, ou d'après-demain, car un dernier renseignement qui doit fixer la date me fait défaut, aura toutes les allures d'une débâcle : vous le croirez, milord, quand vous saurez que j'ai pour moi des porteurs pour quinze cent mille livres. Or, la Trésorerie n'a pas en caisse plus d'un million de sterling...

-- Il y a la Banque, dit le prince.

-- Milord, à l'heure dont je vous parle, la Banque ne paiera que pour nous.

-- Comment cela ? dit Tolstoï.

Rio-Santo se leva.

-- Milord, répliqua-t-il en saluant pour prendre congé, demain, j'aurai l'honneur de vous faire tenir de mes nouvelles.

Tolstoï reconduisit son hôte jusqu'à la dernière marche de son perron. Il suivit de l'œil la voiture et dans ce regard il n'y avait plus de haine.

Au détour de la rue, l'équipage de Rio-Santo s'arrêta. Le cocher descendit de son siège, et prit à pied le chemin d'Irish-House. Ereb monta sur le siège à sa place, et, sans demander la direction à prendre, lança les quatre chevaux au galop.

Pendant cela, le cavalier Angelo Bembo avait rempli une partie de son office et convoqué les lords de la Nuit. Cela fait, il se dirigea vers Prince's-Street (Bank). À l'angle formé par cette rue et Poultry, vis-à-vis de l'embouchure de Cornhill, il y avait un petit rez-de-chaussée, propre et badigeonné à neuf, qui occupait pour moitié la place tenue maintenant par le beau magasin d'oranges et d'ananas ouvert sur Poultry et Prince's-Street. Ce fut à ce rez-de-chaussée que Bembo s'arrêta.

Tout avait là un aspect honnête, sérieux, placide. C'était évidemment la demeure d'un quaker ou de l'un de ces presbytériens écossais de la vieille roche qui dînent d'un texte d'Évangile. On y faisait seulement, pour soutenir la chair et ne point livrer l'esprit aux suggestions du démon d'oisiveté, un tout petit commerce de soda-water.

Les chalands étaient rares. Mais cela importait peu au saint Jédédiah Smith, qui, insoucieux des petites affaires de ce monde, passait sa vie, comme il le disait, « en les choses de l'esprit, mortifiant la chair et appelant le courroux du Dieu fort sur la grande prostituée qui se couche sur sept collines. »

Bembo était pressé. Il entra précipitamment dans le parloir où M. Smith lisait à haute et nasillarde voix un chapitre de la Bible.

-- Que voulez-vous ? dit ce dernier en interrompant sa lecture, mais sans lever ses yeux protégés par un incommensurable garde-vue de soie verte.

-- Major, répondit Bembo, je suis envoyé par M. Edward pour savoir où en sont les travaux.

-- Parlez plus bas, signore. Les travaux ? Dieu a béni nos efforts, et nous sommes désormais bien près du but.

-- Milord désire une réponse plus précise que cela, dit Bembo.

-- Milord sera satisfait, signore.

Jédédiah tira fortement le cordon d'une sonnette qu'on n'entendit point retentir. Au bout d'une minute, on put ouïr un pas lourd, frappant à intervalles dignes et comptés les planches de l'escalier de l'office.

-- Allons, garçon ! allons ! cria M. Jédédiah Smith.

-- Tonnerre du ciel ! que diable, répondit une voix honnête et vigoureusement timbrée, me voici !

Et le long corps du bon capitaine Paddy sortit de l'escalier de la cave.

-- Je vous ai appelé, reprit M. Smith, pour répondre à ce gentleman.

Paddy se tourna vers Bembo.

-- Et que veut cet honorable gentleman ? demanda-t-il.

Bembo lui répéta en peu de mots la question qu'il avait faite à M. Smith, et M. Smith ajouta :

-- Répondez au gentleman.

-- Que je lui réponde, mort de mes os ! que Dieu me punisse comme un païen ! s'écria le capitaine, je ne demande pas mieux, ou que je sois rôti sans miséricorde durant toute l'éternité !

-- Le livre dit : Tu ne blasphèmeras point, murmura M. Smith par la force de l'habitude.

-- Le livre ne dit rien ; c'est vous qui le faites bavarder. Trou de l'enfer ! je voudrais bien le savoir, ma foi ! que Dieu me foudroie ! à qui cela peut porter préjudice, monsieur ! Quant à ce qui est de la question du gentleman, personne ne pouvait y répondre mieux que moi, j'en fais le serment, si ce n'est cette ignoble masse de chair, d'os, de porter et de gin, le digne Saunder l'Éléphant.

Bembo frappa du pied avec impatience.

-- Oh ! diable ! monsieur ! Dublin n'a pas été bâti en un jour, de par Dieu ! savez-vous qu'il y a loin d'ici à l'enceinte intérieure de la Banque ? Saunder est un stupide scélérat, mais c'est un honnête garçon, il travaille et il boit en conscience.

-- Où en est la mine ?

-- La mine, monsieur ? je pense que vous voulez parler du trou, par Satan ! Il est là sous vos pieds et sous les miens, tempête !

-- Ce gentleman vient de la part de Son Honneur, dit M. Smith.

-- Que le démon couche avec moi ! s'écria Paddy en ôtant respectueusement son chapeau. Le trou est presque percé, monsieur, puisque Son Honneur veut le savoir, et, si la boussole ne ment pas, nous n'avons plus que trois pieds tout au plus pour déboucher comme d'honnêtes garçons dans les caves de la Banque. Et il était temps, pardieu ! car cette pauvre créature de Saunder, le stupide coquin ! ne bat plus que d'une aile. Voilà le neuvième mois qu'il fait la taupe sous terre, et depuis ce temps-là il a avalé plus de ruine bleue qu'il n'en faudrait pour jeter bas dix chrétiens. Dieu puisse-t-il nous damner ! c'est-à-dire nous sauver, vous et moi, gentleman, ainsi que monsieur Smith lui-même ! Mais j'y pense, puisque vous venez de la part de Son Honneur, la consigne n'est pas pour vous, et si vous aviez fantaisie de visiter le trou ?...

Bembo ne put réprimer le premier mouvement de sa curiosité.

-- Ma réponse à milord en sera plus positive, dit-il ; j'accepte votre offre, monsieur.

Paddy O'Chrane redressa sa haute taille, poussa, pour dégager sa gorge, un Dieu me damne ! retentissant qui fit tressaillir M. Smith, et se dirigea, au pas ordinaire, vers le trou, dans lequel ses six pieds disparurent pouce à pouce. Le cavalier Angelo Bembo le suivit. Au bas de ce premier escalier se trouvait un petit magasin d'eau gazeuse, en tout semblable à ceux du commerce sérieux et ordinaire. Le capitaine Paddy traversa cet office sans s'arrêter, et, à l'extrémité opposée, déplaça une vaste tonne qui masquait une porte.

Là commençait le trou percé par Saunder l'Éléphant.

-- De pas Satan ! monsieur, dit le capitaine, excusez-moi si je passe le premier. Je suis chez moi, ou que je souffre comme un misérable pendant toute l'éternité, misère !

XXXI -- SAUNDER L'ÉLÉPHANT

Il y avait au cirque d'Astley un clown nommé Saunder Mass ou Saunder l'Éléphant, qui faisait l'admiration de tous les cokneys de Londres par sa vigueur extraordinaire. Ce Saunder était originaire de Namur, et s'appelait tout bonnement Alexandre. C'était un homme d'une taille colossale, un géant lymphatique, lourd, stupide, une contrefaçon belge de Goliath. On citait de lui des tours de force tout à fait hors ligne : nous avons vu Snail affirmer que Saunder soulevait un cheval. Au printemps de 183., année qui précède l'époque où se passe notre histoire, Saunder disparut. Mais il disparut si bien, si complètement, que nul n'aurait su indiquer sa trace. Ce fut un grave sujet d'étonnement. On en parla dans Southwark et de l'autre côté de l'eau. La Tamise coula pendant trois jours entre deux masses de badauds, s'entretenant de Saunder.

Saunder l'Éléphant, tandis qu'on s'occupait ainsi de lui, passait son temps fort agréablement, en compagnie du capitaine Paddy, festoyant du matin au soir dans la maison du coin de Prince's-Street, qu'on venait de disposer en boutique d'eau gazeuse. Au bout de trois jours, le long festin auquel avait été convié Saunder l'Éléphant prit fin. Le capitaine lui mit en main une pince et divers instruments d'acier, et, dans l'office même, à la place où nous avons trouvé cette vaste tonne déplacée par Paddy, Saunder commença sa besogne.

Il avança fort lentement d'abord, car il lui était interdit de frapper et d'attaquer la terre ou les fondements à l'aide de chocs violents, comme on fait d'ordinaire dans toute fouille. Il devait percer à la sourdine, comme le ver perce le fruit dans lequel il s'introduit ; la force seule de ses bras d'athlète et le poids extraordinaire de son corps devaient venir en aide à la patience du labeur.

Pour bien comprendre l'énormité de l'entreprise à laquelle on employait ainsi un seul homme, il faut savoir qu'il ne s'agissait point de percer un simple boyau où un être humain pût se glisser en rampant. C'était une galerie qu'il fallait à milords de la Nuit, une galerie où l'on pût marcher et courir. Dès le commencement, le capitaine Paddy O'Chrane servait de mètre vivant. Une fois arrivé à la profondeur où elle devait être continuée parallèlement au plan de la rue, la galerie dut être creusée de façon à permettre à Paddy de s'y tenir debout. Cela faisait six bons pieds de hauteur. Quant à la largeur, l'énorme corpulence du géant lui-même en donna naturellement la mesure. Partout où il passait, deux hommes pouvaient le suivre de front.

Une fois les fondations de la maison percées, la besogne marcha un peu plus vite, Saunder avait acquis de l'habitude. Chaque fois que sa houx sans manche et qu'il maniait à deux mains s'enfonçait dans le sol, un gros fragment de terre se détachait et tombait. La nuit, des voitures venaient à la porte du magasin de soda-water et emportaient les déblais, enfermés dans de petites tonnes faciles à soulever, que Paddy montait lui-même du fond du trou.

Saunder ne sortait jamais, bien entendu ; la première condition d'une entreprise de ce genre est un absolu secret. Saunder était là pour remplacer dix hommes dont il faisait la besogne et qu'on n'aurait pu enfermer comme lui sans employer la force. On peut dire qu'il était là de son plein gré, enchaîné dans son trou à peu près comme Renaud dans les poétiques bosquets d'Armide. Seulement Armide manquait. Un énorme pot de grès toujours plein de gin remplaçait cette charmante femme avec avantage. En outre, Paddy O'Chrane, avec son éloquence sentencieuse et lardée de jurons, avait pris sur l'esprit grossier de l' Éléphant un excessif empire. Paddy faisait valoir en termes énergiques le bonheur dont était entouré Saunder. N'avait-il pas un bon lit dans son trou ? ne lui donnait-on pas pour ses repas des tranches de bœuf et du porter en abondance ? Entre ses repas, n'avait-il pas du gin à discrétion et d'excellent tabac de contrebande ? Tout cela, sans parler de l'honneur de trinquer de temps à autre avec un gentleman de l'importance du capitaine Paddy O'Chrane ? L'Éléphant voulait parfois savoir où devait aboutir son travail.

-- Tonnerre du ciel ! répondit alors Paddy avec conviction ; ce que nous trouverons fera ta fortune et la mienne, pesant coquin, mon véritable ami. Tu auras, ou que Dieu nous damne tous les deux ! une maison à trois étages dans Lambeth, et toutes les porteuses à la mer, scélérat stupide, mon camarade, te feront la cour, aussi vrai que tu auras pour mille livres de gin dans ta cave, et pour mille livres de porter, et pour mille livres de wisky, et pour mille livres..., que Satan te berce, mille misères !

Saunder dormait ordinairement huit heures de suite, après quoi, il travaillait sans se faire prier pendant quatre heures. C'était une habitude prise. Désormais, le géant était réglé comme une pendule. La tâche finie, il recommençait son somme. À coup sûr, cette vie n'était point aussi laborieuse que celle qu'il menait jadis au cirque d'Astley, et pourtant, à la longue, elle lui fut fatale. L'abus excessif que Saunder faisait des liqueurs fortes contribua pour sa part à miner lentement son athlétique constitution. Bref, huit mois après l'ouverture de la tranchée, le géant, suivant l'expression du capitaine Paddy, ne battait plus que d'une aile.

Le travail avançait cependant, non pas rapidement, mais toujours, et personne dans Londres n'avait eu vent de cette entreprise extraordinaire. Le succès ne paraissait point douteux. Encore quelques tonnes de terre enlevées, et un large chemin s'ouvrait du coin de Prince's-Street aux caves de la Banque. C'était un vaste boyau de forme cylindrique, étançonné à courts intervalles par des cercles de fer, et percé en certains endroits à plus de quarante pieds au-dessous du pavé de la rue.

Le jour où Paddy O'Chrane introduisit le cavalier Angelo Bembo dans la galerie souterraine, c'en était presque fait. La boussole avait indiqué l'exacte direction à suivre, et Paddy, en pointant un plan de la Banque intérieure, avait reconnu, depuis une quinzaine de jours environ, la nécessité de faire traverser la galerie.

Bembo remonta la galerie avec une extrême surprise. Il ne pouvait croire qu'un homme eût fait tout cela. Tandis qu'il regardait la voûte, nettement arrondie, le capitaine se retourna tout à coup.

-- Chacun aime, sur son âme ! dit-il, donner aux gens les titres qui leur appartiennent. Êtes-vous simple gentleman, monsieur ?

-- Qu'importe cela ? demanda Bembo.

-- Du diable ! moi, je suis capitaine, ou que Dieu me confonde !

-- Moi, je ne suis rien, répondit Bembo.

-- Ah ! ah ! murmura Paddy en touchant son chapeau ; Satan me brûle ! Le pauvre Saunder verra un lord avant de mourir, le pitoyable drôle !

Paddy se remit en marche, en ajoutant philosophiquement :

-- Dieu peut me damner, par Belzébuth et ses cornes ! mais il n'y a qu'un lord pour dire : je ne suis rien !

-- On n'entend point travailler, dit Bembo ; sans doute votre homme dort ou se repose.

-- Mon homme ! répéta Paddy ; sur ma parole la plus sacrée, non ! Il fait plus de bruit en dormant qu'en travaillant... mais Dieu me damne, milord ! et Dieu me damnera ! vous devez commencer à entendre sa musique.

Bembo prêta l'oreille et saisit les sons graves et sourds d'un râle éloigné.

-- C'est sa manière de geindre, reprit le capitaine, faut croire que ça l'amuse. Tenez ! son lit et sa bouteille.

Paddy montrait un enfoncement pratiqué dans la paroi de la galerie, où se trouvait un véritable et bon lit. Quant à la bouteille , c'était une cruche de grès qui pouvait bien contenir six pintes. Au bout de quelques pas, ils commencèrent à monter une pente assez raide, et bientôt le capitaine, s'arrêtant tout à coup, s'effaça contre la muraille.

-- Si Votre Seigneurie, de par l'enfer ! veut se donner la peine de regarder, dit-il, elle verra Saunder l'Éléphant, le plus gros coquin qui soit dans les Trois-Royaumes, et le plus grand aussi, que Dieu nous damne !

Bembo leva les yeux et vit devant lui en effet un massif colosse qui, geignant et soufflant, relevait puis abaissait ses bras en mesure. Il n'avait point entendu le pas des visiteurs et continuait sa besogne. La terre qu'il détachait par énormes fragments, à chaque effort, tombait dans une caisse disposée au-devant de lui et, de temps à autre, il vidait la caisse pleine dans une de ces tonnes dont nous avons parlé. À quelques pas derrière lui, sur une table, il y avait une pendule, une boussole, un niveau et quelques instruments de calcul. C'était la place du capitaine Paddy O'Chrane.

Bembo contempla quelque temps avec une muette surprise cette machine humaine dont tout ce qui l'entourait disait l'extraordinaire puissance. Le géant était à demi-nu. On voyait ses muscles saillir et s'effacer tour à tour, et les athlétiques proportions de son torse ressortaient, dépassant de si loin la mesure humaine que Bembo croyait rêver. Il attendait avec une sorte de curiosité craintive que le géant se retournât, tant il pensait voir de terrible énergie sur le visage porté par un tel corps. Paddy jouissait de son hôte.

-- Eh bien, milord ? dit-il enfin, de par tous les diables ! comment trouvez-vous mon petit Saunder ?

-- C'est inconcevable ! murmura Bembo ; sans bruit, sans choc, il entame le sol...

-- Comme si c'était un pudding, damnation ! n'est-ce pas ? interrompit le capitaine. C'est moi qui l'ai dressé, milord.

Au moment où Paddy achevait ces mots, la petite pendule se prit à sonner onze heures ; l'Éléphant laissa aussitôt tomber son outil et poussa un long soupir de contentement.

-- À la bonne heure, Saunder, s'écria Paddy d'un ton paternel ; vous savez compter, mon fils ; buvez ce verre de gin, triste créature, à la santé de Sa Seigneurie.

Saunder se retourna et Bembo faillit jeter un cri de surprise à la vue de la physionomie débonnaire que montra le géant. Ce n'était qu'un enfant de taille colossale. À l'aspect de Bembo, il porta la main à son front et se prit à sourire innocemment.

-- Il est dressé, dit le capitaine avec une laconique emphase ; que Dieu me punisse ! dressé par moi.

Saunder avala d'un trait l'énorme verre de gin que lui présentait Paddy. Sa figure blafarde et bouffie ne s'anima point.

-- L'avez-vous assez regardé, milord ? demanda le capitaine.

Bembo fit un geste de pitié que Paddy interpréta comme une affirmation.

-- Va te coucher, dit-il, misérable éponge, mon camarade. Dors bien, et que le diable t'emporte !

Saunder se glissa de son mieux entre Bembo et la muraille. L'instant d'après, il ronflait comme un cyclope.

-- Cela ne m'apprend pas où en est la besogne, dit Bembo.

-- Tonnerre du ciel ! dit le capitaine en montrant un petit papier gras couvert de chiffres assez mal alignés ; pour ce qui est du calcul, que diable ! je ne suis pas un aigle. Nous sommes sous les caves, milord, à dix pas du magot.

Comme Bembo n'avait nul moyen de vérifier cette assertion, et que le temps pressait, il retourna sur ses pas, suivi du capitaine qui lui faisait courtoisement la conduite jusqu'à la rue, et il lui souhait cordialement la damnation éternelle.

Bembo remonta dans son cab et se fit mener de toute la vitesse du cheval dans White-Chapel-Road. Arrivé à l'angle d'Osborn-Street, il paya son cocher et descendit pour continuer sa route à pied jusqu'à Baker's-Row. Arrivé là, il frappa à la porte d'une vaste maison qui s'ouvrit aussitôt. Derrière la porte se tenaient deux hommes, sans armes apparentes, mais dont le vigoureux aspect disait suffisamment que, la porte ouverte, il restait encore une barrière à franchir.

-- Qui demandez-vous, gentleman ? dit l'un d'eux.

-- Le conseil de la Famille, répondit Bembo.

-- Qu'êtes-vous ?

-- Lord de la Nuit.

-- Votre Seigneurie est en retard, dit l'autre portier, ou sentinelle. Milords sont assemblés depuis une heure.

Bembo monta rapidement un grand escalier bien éclairé et fut bientôt introduit dans ce spacieux salon où lady Jane B..., au sortir de la cave empestée du purgatoire , avait échangé les vingt mille livres de son royal protecteur contre le diamant de la couronne.

Autour de la large table, couverte d'un tapis vert qui occupait le centre du salon, une vingtaine d'hommes étaient assis. Au milieu de la table, sur un fauteuil plus élevé, ressemblant à peu près à ce trône où s'asseyait dans la chapelle souterraine de Sainte-Marie-de-Crewe le moine à la simarre de soie, siégeait M. le marquis de Rio-Santo.

XXXII -- LE CAVALIER ANGELO BEMBO

Ce n'était pas seulement le trône qui ressemblait au siège du chef des faux moines de Sainte-Marie, il y avait, entre cette grave réunion d'aujourd'hui et l'assemblée des bandits du souterrain écossais d'autres points de ressemblance.

Frank Perceval, introduit subitement dans ce salon brillamment éclairé, eût sans doute reconnu plus d'une physionomie, et, parmi ces voix, plus d'une l'aurait fait tressaillir.

C'étaient, pour le plus grand nombre, des brigands de qualité. Nous les passerons rapidement en vue, gardant le silence sur leur chef, M. le marquis de Rio-Santo, dont l'histoire ne peut être faite en un chapitre.

À sa droite se tenait le docteur Moore, qu'on regardait généralement comme son confident et son ami. Après le docteur Moore, que le lecteur connaît suffisamment, venait un gentleman d'apparence militaire, qui parlait haut dans la discussion et prétendait parfois, mais en vain, tenir tête au marquis. C'était sir George Montalt, colonel du régiment de aussi célèbre pour ses nobles façons que pour ses dettes innombrables. Sir George avait mangé, fort galamment du reste, une fortune d'un demi-million de livres, et ne possédait plus que ses biens substitués, ce qui ne l'empêchait point de jeter l'or par les fenêtres avec une profusion tout à fait chevaleresque. À cette profusion, il fallait un aliment ; sir George s'était fait voleur après avoir été dupe. Ceci est une bien vieille histoire.

Après lui venait le banquier Fauntlevy, qui devait occuper Londres entier peu de mois après et rassembler autour de son échafaud les plus belles fleurs de nos salons fashionables. Fauntlevy était l'ami intime de l'un des frères du roi ; il avait la confiance de tout le West-End et la méritait, car il ne fit pas perdre un farthing à sa noble clientèle. Le commerce seul eut à se plaindre de lui et l'on n'avait rien à craindre de ce brillant larron dès qu'on portait un nom inscrit au Peerage ou même au Baronetage , du Royaume-Uni. C'était un beau jeune homme à la blonde chevelure, au sourire féminin, à la taille élégamment serrée dans un frac noir d'une coupe incomparable. Il était aussi fastueux que sir George, et sa maison de Pimlico faisait honte au palais de Saint-James. Le dossier de son procès contenait quatorze mille faux. Le frère du roi sollicita sa grâce et vint le visiter dans sa prison.

Au delà du banquier fashionable s'asseyait un personnage carré, puissamment barbouillé de tabac et respirant à pleine bouche l'odeur du rhum des Antilles. Ce personnage, à part la faiblesse qu'il avait de s'approprier le bien d'autrui, était un très saint homme. On parlait de lui depuis quelques mois pour être promu au bénéfice vacant de feu le doyen de Westminster. Ce révérend avait nom Peter Boddlesie. Il ne possédait alors qu'un mince bénéfice de deux cents livres, et ses supérieurs, avec lesquels il frayait, touchaient par mois des milliers de guinées. Il fallait bien que le révérend Boddlesie trouvât moyen d'allonger honnêtement sa prébende.

Après le révérend, nous trouvons un Honorable, John Peaton, fils cadet du marquis de . Ici encore, tout aux uns, rien aux autres. John Peaton faisait sa partie à l'occasion, lorsque la Famille avait besoin d'un nobleman pour jouer quelque bout de rôle dans une intrigue ; mais c'était un assez triste acteur. En revanche, il étrillait un cheval mieux que pas un palefrenier, et pouvait avaler vingt-quatre douzaines d'huîtres de suite, pourvu qu'il les accompagnât de six flacons de porto.

Autant l'Honorable John était inutile, autant son voisin se trouvait être indispensable à la société. Ce voisin, homme de quarante ans, regardant les gens de côté, à la dérobée, et doué, depuis le menton jusqu'au sinciput, de la physionomie d'un observateur , n'était rien moins que S. Boyne, esq., intendant du métropolitain-police. Grâce à lui et à l'un des sous-commissaires de la Cité, qui siégeait un peu plus bas, la Famille vivait en paix ou à peu près avec la police.

Assis à côté du magistrat se prélassait un lord. Un véritable lord, portant couronne de vicomte au-dessus de son écusson normand. Que voulez-vous ! On a un nom chevaleresque et une magnifique fortune, mais on a l'esprit faible, sinon vicieux. On regarde autour de soi ; on ne voit, aussi loin que peut se porter la vue, que lords plongés jusqu'au cou dans une orgie sans fin. On est lord : on a le droit de faire comme des lords. On se jette à corps perdu dans leur vie. L'or coule à flots, puis l'or s'épuise et manque. Que faire ? Caton mourait.

Lord Rupert Bel..., vicomte Clé..., n'était pas mort.

À sa gauche, un gentleman rose et propre, portant un nez mince et blanc, de belles lunettes d'or, touchait à peine son fauteuil et se dressait dans toute la rigide tenue de l'étiquette britannique. Ce gentleman était le personnage important de la séance, parce que sa qualité de sous-caissier central de la Banque le mettait à même de fournir tous les renseignements nécessaires pour le grand acte de spoliation que méditait la Famille . Il s'appelait sir William Marlew. Après lui venaient plusieurs employés du gouvernement et un juge.

De l'autre côté de la table se trouvait la partie véritablement militante du conseil de la Famille . Ceux que nous venons de nommer, à l'exception du docteur Moore, payaient plutôt de leur position que de leurs actes, les autres étaient de véritables bandits, agissant, combinant et servant de tête aux cent mille bras de l'association.

Là nous retrouvons le pauvre aveugle, sir Edmund Makensie, M. Smith, dépouillé de son garde-vue vert et de son air cafard, qui n'eût point cadré avec son titre belliqueux de major Borougham ; sir Paulus Waterfield, le docteur Müller, dans la personne duquel nos lecteurs eussent reconnu le bijoutier Falkstone, et deux ou trois autres, audacieux et intelligents coquins qui, comme M. Jédédiah Smith et le docteur Müller, venaient en droite ligne de Botany-Bay.

Lorsque Bembo fut introduit dans la salle, la parole était à William Marlew, sous-caissier central de la Banque.

-- J'affirme, déclamait-il avec gravité, et je crois être, par ma position, à même de parler sur ce point avec une certaine consistance...

-- Écoutez ! écoutez ! murmura lord Rupert qui bâilla, se croyant à la Chambre Haute.

-- Je remercie le noble lord de sa bienveillante interruption, poursuivit le bureaucrate, et je maintiens... Bien plus ! j'avance que les caves de notre administration n'ont jamais contenu autant de matières d'or, monnayées ou non, la Banque n'a pas moins de vingt-cinq millions sterling en caves.

Comme si l'énoncé de cette somme monstrueuse (six cent vingt-cinq millions de francs) eût eu le pouvoir de percer les murailles pour arriver jusqu'à la tourbe impure qui croupissait non loin de là dans le Purgatoire, le tuyau acoustique se prit à vomir un sourd et frémissant murmure, auquel se joignit le murmure avide de l'assemblée.

-- Vingt-cinq millions sterling ! répéta l'aveugle Tyrrel dont les yeux scintillèrent.

-- Et quelle sera la part de chacun de nous ? demanda d'un air tout content le révérend Boddlesie, futur doyen de Westminster.

-- C'est une question d'arithmétique, monsieur, répondit le caissier ; une simple division...

Sir William, interrompit Rio-Santo, veuillez nous dire quelle est la somme, en billets au porteur, que peuvent contenir les coffres de la Banque.

-- Ceci me semble sans intérêt, milord, attendu que les billets ne représentent plus bientôt que des valeurs absentes. Néanmoins, pour satisfaire Votre Seigneurie, je répondrai : le double des valeurs en caves.

-- C'est bien, dit Rio-Santo.

Bembo venait de s'approcher de lui pour lui faire son rapport.

-- Milords, reprit presque aussitôt le marquis, votre juste impatience va être enfin satisfaite. Dans la nuit d'après-demain, nous serons introduits à la Banque.

La gravité de l'assemblée ne put tenir à cette bienheureuse annonce, et un joyeux hurrah fit retentir les lambris de la salle.

-- Il est quelques mesures à prendre, continua Rio-Santo, pour lesquelles, je pense, le conseil me donnera plein pouvoir.

-- Assurément ! assurément ! répondit-on de toutes parts.

-- Sir William aura la bonté de se rendre sur les lieux, poursuivit encore Rio-Santo, pour pointer le plan des caves et donner à nos hommes toutes les indications nécessaires. Sir William indiquera en outre les dépôts de bank-notes, bien qu'il semble dédaigner ce butin.

-- Une fois la Banque ruinée... commença le caissier.

-- C'est juste, monsieur, mais vous ferez ce que je vous demande. Quant aux mesures de précautions, cela regarde messieurs de la police. Je me réserve d'ailleurs de mettre sur pied le ban et l'arrière-ban de la Famille pour faire émeute au besoin sur différents points et occuper la force armée. Ne vous étonnez donc point, milords, si tous nos hommes sont convoqués à la fois.

Le docteur Moore, qui n'avait pas encore prononcé une seule parole, jeta sur le marquis un regard perçant et furtif. L'aveugle et lui échangèrent un imperceptible signe d'intelligence.

Si Moore et Tyrrel soupçonnaient que M. le marquis de Rio-Santo gardait pour lui-même une bonne partie de sa pensée, ils ne se trompaient nullement. Le pillage de la Banque n'était qu'un accessoire de son projet, un détail de son plan. Ces billets au porteur, dont le rose et blond caissier faisait fi, acquéraient pour Rio-Santo une valeur sans prix, par cette circonstance que, entre ses mains, ils devenaient une arme, déterminaient tout d'un coup la banqueroute du premier établissement financier de l'Angleterre.

Quant à la réunion de tous les hommes de la Famille , c'était une autre affaire. Il s'agissait d'une émeute en effet, mais ce n'était pas pour protéger le pillage de la Banque. L'émeute devait porter plus haut et avoir un autre résultat.

Les lords de la Nuit se séparèrent.

Le marquis de Rio-Santo remonta dans son équipage avec le cavalier Angelo Bembo.

Au moment où sa voiture s'arrêtait dans Belgrave-Square, il prit la main de Bembo et la serra fortement.

-- Ange, dit-il, l'heure approche. J'aurais besoin de vous tout entier. S'il est au monde quelqu'un que vous aimiez, pensez à lui cette nuit et demain ; car après ce terme, vous êtes à moi.

Quand Rio-Santo l'eut quitté, Bembo vint s'accouder à l'appui de la fenêtre basse située vis-à-vis du lord's corner . Anna était toujours dans la chambre où nous l'avons vue. Ses yeux rougis avaient dû beaucoup pleurer ; jusque dans le sommeil qui l'avait surprise, elle gardait une attitude épouvantée. Bembo la contempla longtemps en silence.

-- S'il est au monde quelqu'un que j'aime ! murmura-t-il enfin. Oh ! oui ! c'est un amour d'hier, qu'il faudra oublier demain. Mais je l'aime... comme je n'ai point aimé encore et comme je n'aimerai plus jamais !

C'était une de ces rares nuits où l'hiver de Londres revêt le manteau de frimas des contrées polaires. Le givre scintillait aux branches étiolées des arbres qui masquaient les derrières d'Irish-House. La rue était déserte sous la fenêtre.

-- Je n'ai que cette nuit, reprit Bembo, et cette nuit est déjà bien avancée !

Quelques minutes après, la petite porte par où le prince Dimitri Tolstoï avait été introduit dans Irish-House s'ouvrit sans bruit. Et le cavalier Bembo traversa la rue. Aucun son ne troublait le silence absolu de la nuit. Bembo mesura de l'œil la distance qui le séparait de la fenêtre où brûlait la bougie d'Anna, et tâcha de lancer sur le balcon une échelle de soie qu'il avait apportée. Il n'y put point réussir. Heureusement il était agile. Son poignard fiché entre les briques lui servit de marchepied, et, moitié à l'aide de cet appui, moitié par le secours des saillies, il parvint à mettre sa main sur le balcon.

Une fois sur le balcon, il attacha solidement son échelle aux barres de fer ; car, après être monté, il s'agissait de redescendre, et redescendre deux. Anna Mac-Farlane s'éveilla en sursaut. Le poing de Bembo, enveloppé d'un mouchoir, venait de briser l'un des carreaux de la croisée. L'air frais du dehors fit irruption à l'intérieur en même temps que Bembo, et la flamme de la bougie, vivement soufflée, se pencha, n'éclairant plus que vaguement les objets. Anna, qui avait fait d'abord un mouvement pour s'enfuir, s'élança en poussant un cri de joie, et vint tomber entre les bras de Bembo étonné.

-- Stephen ! oh mon cher Stephen ! s'écria-t-elle, Dieu vous envoie enfin à mon secours !

Un douloureux frisson courut par tous les membres de Bembo.

-- J'ai tant prié ! reprit Anna, mon Stephen ! je savais bien que le salut me viendrait de vous !

La flamme de la bougie se redressa. Anna découvrit son erreur. Elle se dégagea, effrayée, et se réfugia en courant à l'autre bout de la chambre. Bembo ne la suivit point. Plus il la voyait charmante dans son effroi, plus son cœur se serrait. Il pensait :

-- Mon Dieu ! que je l'aurais aimée !

Anna, cependant, la pauvre enfant, tomba sur ses genoux en disant :

-- Je vous en prie ! ayez pitié de moi !

Bembo eut pitié en effet.

-- Ne craignez rien, dit-il si doucement qu'Anna se sentit presque ravivée ; ne craignez rien de moi, madame ; ma présence ne doit pas vous causer de frayeur.

Il lui prit la main et la releva en ajoutant avec tristesse :

-- Entre nous deux, ce n'est pas vous qui avez sujet de craindre ou d'implorer.

Anna ne comprit point.

-- Comment êtes-vous ici, monsieur ? demanda-t-elle.

Bembo l'avait presque oublié ; cette question le rendit au sentiment de la réalité, il se souvint du lieu où il était. Le moindre bruit, la moindre résistance de la pauvre recluse, pouvaient renfermer sur elle les portes du lord's corner. Cependant il fallait agir.

-- Madame, dit-il, je suis ici pour vous sauver.

Et, surmontant avec effort une instinctive répugnance, il ajouta, en tâchant de sourire :

-- Ne devinez-vous pas ? je viens de sa part.

-- De sa part ! s'écria miss Mac-Farlane dont le visage exprima tout à coup une confiance sans bornes.

-- De la part de Stephen, dit tout bas le cavalier Bembo.

Anna sauta de joie. Bembo souffrait cruellement ; mais il eut la force d'employer jusqu'au bout son généreux stratagème.

-- Venez ! murmura-t-il ; Stephen vous attend.

Il souleva dans ses bras la jeune fille, qui n'opposa point de résistance, et commença à descendre l'échelle de soie avec précaution. À moitié chemin de la fenêtre au sol, Bembo crut entendre derrière lui, dans la maison de M. le marquis de Rio-Santo, le bruit d'une fenêtre qui s'ouvrait. Il continua de descendre. Quelques marches plus bas, il sentit Anna frémir entre ses bras.

-- Voyez... voyez ! dit-elle avec effroi ; un fantôme qui glisse parmi les branches de ces arbres !

Bembo essaya, mais en vain, de se retourner. Anna regardait toujours le fantôme, qui descendait, lui aussi, le long de l'un des troncs d'arbres plantés derrière Irish-House. Arrivé au niveau du mur de la cour, il s'y cramponna et demeura un instant comme indécis. C'était un homme demi-nu, dont on apercevait les membres étiques aux rayons de la lune. Anna se mourait de peur.

Enfin Bembo mit le pied sur le dernier degré de l'échelle. À ce même instant on entendit la chute d'un corps sur le pavé. C'était le fantôme qui venait de sauter dans la rue. En sorte que nos deux fugitifs et cet homme touchèrent en même temps le sol et se trouvèrent en présence.

Bembo hésita. L'homme s'appuya, épuisé, au mur qu'il venait de franchir, et une voix chevrotante s'éleva dans le silence de la nuit. Cette voix chantait :

Le laird de Killarvan
Avait deux filles ;
Jamais n'en vit amant
D'aussi gentilles
Dans Glen-Girvan...

-- Mon père ! s'écria Anna en se dégageant des bras de Bembo, c'est la voix de mon père !

Angus, c'était bien lui, fit un pas vers sa fille dont il avait reconnu la voix ; mais, presque aussitôt, saisi d'une mystérieuse horreur, il se recula, chancelant.

-- Toujours les ombres de celles qui sont mortes ! murmura-t-il avec détresse.

Et comme Anna voulait mettre ses bras autour de son cou, il la jeta violemment sur le pavé et s'enfuit en criant :

-- Toutes deux ! toutes deux !

Bembo le perdit de vue au détour de Belgrave-Lane. Il reprit dans ses bras Anna évanouie et l'emporta.

Le lendemain, M. le marquis de Rio-Santo trouva vide le lit du laird. Il ne put confier à personne ses inquiétudes, car, de toute cette journée, le cavalier Angelo Bembo ne se montra point à Irish-House.

XXXIII -- ANGE GARDIEN

Jusqu'ici, nos personnages n'ont point perdu de vue le dôme majestueux de Saint-Paul de Londres ; jusqu'ici, notre histoire a tourné dans le cycle étroit d'une semaine. Mais le moment arrive où il nous faudra franchir tout à coup le temps et l'espace, où nous serons forcés de mettre des mois entre les scènes de notre drame, et où notre action prendra la poste pour élire domicile dans les sauvages bruyères de l'Écosse. En attendant, nous avons repris un à un tous nos personnages mis à l'écart dans la deuxième partie de ce récit, où l'attention du lecteur est presque exclusivement portée sur Susannah et Brian de Lancester ; nous avons suivi chacun d'eux dans leurs efforts bons ou méchants, dans leurs sentiments, dans leurs aventures, et le cours naturel de ces diverses actions, convergeant au même but, nous ramène à cette journée où Brian de Lancester creva Ruby, son beau cheval, et affronta le feu des horse-guards pour apporter une fleur aux pieds de Susannah.

Ce fut la veille de ce jour, en effet, que M. le marquis de Rio-Santo fut mis en danger de mort par l'étreinte furieuse de Mac-Farlane ; ce fut ce jour-là même, vers trois heures après minuit, que le cavalier Bembo enleva la plus jeune fille de Mac-Farlane à sa prison du coin du lord.

Il y avait un lien étroit entre le docteur Moore et l'aveugle Tyrrel. Ce dernier avait reçu du docteur un de ces bienfaits qui ne se paient point et lui en gardait une sorte de reconnaissance. Leur intérêt, d'ailleurs, les rapprochait énergiquement : ils voulaient partager la succession du marquis de Rio-Santo. Tous deux demeuraient dans Winpole-Street : Tyrrel, au numéro 9 ; Moore, au numéro 10, leurs maisons se touchaient *(4) *. Leurs maisons, en outre, communiquaient entre elles par un passage secret dont rien ne pouvait faire soupçonner l'existence, par cela même que Moore et Tyrrel s'en servaient pour leurs relations habituelles, de telle sorte qu'on ne les voyait jamais entrer l'un chez l'autre.

Ce fut par cette voie que la maison numéro 9 fut évacuée tandis que Brian de Lancester allait chercher une escouade de police.

Moore était absent et n'avait point paru chez lui de toute la journée. La maison restait à la garde de Rowley. Le passage qui reliait les deux maisons voisines aboutissait, par un court corridor, pris sur la chambre prison, au cabinet même du docteur. Ce fut d'abord là qu'entrèrent les fugitifs du numéro 9. Susannah n'avait point songé à opposer de résistance, parce qu'elle ignorait qu'on la faisait passer ainsi d'une maison dans l'autre.

À peine entré dans le cabinet du docteur, Tyrrel prit à part Mme la duchesse douairière de Gèvres et lui dit :

-- Allez dans White-Chapel-Road, Maudlin, et prévenez que ma maison est au pouvoir de la police.

Mme la duchesse de Gèvres jeta de côté un coup d'œil sur Susannah.

-- La laisserons-nous seule ici ? demanda-t-elle.

-- Un tour de clé, Maudlin, dit l'aveugle en se dirigeant précipitamment vers la porte ; surtout hâtez-vous. Moi, je vais m'occuper de l'amoureux. Il faut que celui-là ait la bouche fermée avant demain matin.

La Française s'approcha de Susannah, qui s'était assise à l'écart.

-- Mon cher amour, lui dit-elle, vous avez été bien imprudente ; mais à tout péché miséricorde. Je vais travailler pour vous et pour lui, afin qu'il n'arrive point de mal de tout ceci.

Avant de sortir, elle se ravisa.

-- Mais vous n'avez pas mangé de la soirée, chère belle, reprit-elle, et je serai longtemps absente.

-- Je n'ai pas faim, dit Susannah.

-- Mon Dieu ! je connais cela, mon amour !... la peine, le désespoir... on n'a pas faim. Mais on mange un blanc de poulet.

Mme la duchesse de Gèvres, qui semblait être aussi à l'aise chez le docteur Moore que dans sa propre maison, sortit et reparut bientôt, suivie d'un domestique porteur d'un plateau. Ce plateau contenait une collation complète. Le groom le déposa sur une table, puis la petite femme se retira définitivement cette fois en disant :

-- Bon appétit, mon cher cœur !

La clef tourna deux fois dans la serrure, en dehors. Susannah était seule. Il y avait une demi-heure à peine que Lancester l'avait quittée. Depuis lors les événements s'étaient succédé avec une telle rapidité, qu'elle n'avait pu voir clair dans le trouble de son intelligence. Elle restait sous le coup de cette terrible frayeur causée par l'apparition de Tyrrel au moment où elle se croyait libre et heureuse. Elle n'en était pas même encore à se demander ce qui allait arriver, ce que ferait Lancester, ce qu'elle avait à espérer ou à craindre.

Elle avait mis sa tête entre ses mains et tâchait à débrouiller le chaos des tumultueuses pensées qui emplissaient son cerveau. La première idée qui lui vint fut une crainte poignante. Elle se souvint des menaces qui avaient toujours Lancester pour objet. Au bout de quelques minutes, de grosses larmes roulèrent dans ses yeux.

-- Mon Dieu ! je l'ai tué ! murmura-t-elle avec accablement.

Un faible gémissement se fit entendre derrière elle, comme un écho de sa plainte désespérée. Susannah n'y prit point garde et tâcha de prier. Tandis qu'elle priait les gémissements redoublèrent. Susannah les entendit et se leva, car, dans son âme noble et toute généreuse, le désespoir lui-même ne pouvait étouffer la pitié. Elle prêta l'oreille attentivement. Les plaintes faiblissaient, puis revenaient plus déchirantes.

Susannah prit la bougie et poussa vivement la porte à laquelle s'adossait son siège. Le lit où gisait Clary défaillante était à dix pas de là. Susannah, étonnée, abaissa vers la patiente son regard plein de commisération. À peine ce regard eût-il rencontré les traits de Clary, que la physionomie de la belle fille exprima une émotion extraordinaire. Son œil devint humide et tendrement inquiet. Puis elle se laissa tomber à genoux. Clary ouvrit ses paupières endolories, parce qu'elle venait de sentir un baiser sur sa main.

-- C'est bien vous, murmura Susannah, c'est bien vous que je cherchais depuis si longtemps !

Un muet étonnement se peignit sur le visage de miss Mac-Farlane.

-- Vous ne vous souvenez plus, reprit Susannah ; le bienfait accordé ne laisse point de traces dans les âmes généreuses. Mais le bienfait reçu ! Oh ! je me souviens, moi, et, dès que j'ai su prier, j'ai prié pour vous et pour cet autre ange qui vous ressemble et qui, sans doute, est votre sœur... pour Clary, la noble fille, et pour Anna, la douce enfant.

-- Qui donc êtes-vous, madame ? demanda Clary.

-- Vous ne savez pas mon nom, et vous ne me l'avez pas demandé, Clary, ce jour où votre bras soutint ma taille, affaissée sur le trottoir de Cornhill, ce jour où vous secourûtes la pauvre fille inconnue qui se mourait de faim.

-- De faim ! répéta Clary en pressant douloureusement sa poitrine. Oh ! moi aussi, je meurs de faim !

Susannah bondit hors de la chambre et revint aussitôt, portant la collation préparée pour elle. Ses yeux mouillés riaient un rire de bonheur. Elle se remit à genoux sur le tapis et aida la pauvre malade à se soulever. Tandis que cette dernière mangeait avidement la belle fille lui souriait, et mettait sur ses mains pâles de caressants baisers de sœur.

Clary se ranimait, réchauffée par cette tendresse.

-- Comme elle avait faim, la pauvre enfant ! disait Susannah. Si vous pouviez voir, Clary, les jolies couleurs qui reviennent à vos joues ! Vous voilà belle comme autrefois, maintenant !

Clary avait les yeux pleins de larmes.

-- Merci ! merci ! murmura-t-elle.

Puis, saisi d'un involontaire et soudain effroi, elle ajouta en frissonnant :

-- Mais vous ne pourrez toujours rester près de moi, madame, et quand vous ne serez plus là, ils me feront encore mourir de faim !

Susannah se redressa d'instinct, comme si elle eût voulu se mettre entre Clary et le danger.

-- Je vous défendrai, dit-elle ; je suis forte comme un homme ! Qu'ils viennent !

Elle s'interrompit parce qu'elle avait vu Clary pâlir tout à coup et fermer les yeux avec effroi. Avant qu'elle pût se retourner pour voir quelle était la cause de cette frayeur subite, une voix sèche et mécontente prononça tout auprès d'elle :

-- Que signifie cela, monsieur ?

Le docteur Moore et Rowley venaient d'entrer.

-- Sir Edmund a passé par la petite porte, répliqua tout bas l'aide-empoisonneur, et il a amené cela... cette lady... avec lui.

Les sourcils de Moore étaient froncés violemment.

-- Ce n'est point la place de cette lady, monsieur, dit-il durement, retirez-vous et priez-la de vous suivre.

-- Monsieur, je ne sortirai pas, répliqua Susannah d'une voix basse et calme.

Le docteur avança jusqu'au lit.

-- Madame, dit-il en faisant effort pour refouler sa colère au-dedans de lui-même, j'ignore et je méprise les puériles formules de ce qu'on nomme la galanterie. Néanmoins, prévoyant un fâcheux dénouement à tout ceci, et voulant l'éviter, je me découvrirai devant vous, madame (il mit le chapeau à la main), je m'inclinerai comme un fat, et j'épuiserai tout mon fonds de courtoisie en vous disant : Je vous prie, madame, je vous supplie de vous retirer sur-le-champ.

Pour que le lecteur comprenne tout d'un coup la situation, il suffira de lui apprendre que le docteur quittait à l'instant même le chevet de miss Trevor, et qu'il revenait en tout hâte pour tenter sur Clary la terrible expérience jusque-là retardée.

Susannah tourna la tête vers Clary.

-- Oh ! ne m'abandonnez pas ! dit la pauvre fille, qui crut voir de l'hésitation dans ce mouvement.

-- Vous abandonner ! s'écria Susannah en l'entourant de ses bras. Clary ! je ne connais point de force qui puisse me séparer de vous !

Le docteur laissa échapper une sourde exclamation.

-- Madame ! dit-il d'une voix tremblante, vous ne me connaissez pas ! Et vous ne savez pas quel crime vous avez commis à mes yeux en pénétrant dans cet appartement !

-- Je sais qu'on a voulu faire périr cette enfant, répondit Susannah sans s'émouvoir, et je veux veiller désormais sur elle.

La porte s'ouvrit encore. Cette fois, ce fut Tyrrel l'Aveugle qui entra. Au lieu de gagner l'intérieur de la chambre, il demeura immobile et froid sur le seuil. Le docteur avait tressailli visiblement à la réponse de Susannah.

-- Ah ! vous savez cela, madame ! murmura-t-il avec un menaçant effroi ; eh bien ! je puis oublier que vous le savez... je puis vous pardonner peut-être de le savoir. Mais sortez ! sur votre vie, sortez !

-- Je ne sortirai pas, répéta la belle fille, et il faudra commencer par me tuer, si vous en voulez à la vie de cette enfant.

Le docteur mit ses deux mains dans les vastes poches de son habit ; son visage, pâle d'ordinaire, avait du sang jusqu'au front et était terrible à voir.

-- Hors d'ici ! dit-il à Rowley avec un éclat de rage ; cette femme l'a voulu !

Aucun des muscles du beau visage de Susannah ne se contracta. Seulement, elle éleva ses yeux vers le ciel, parce qu'elle vit bien qu'elle allait mourir.

Mais Tyrrel l'Aveugle s'était décidé enfin à prendre un rôle dans cette scène. Au moment où Moore, affolé par un de ces paroxysmes de fureur qui prennent surtout les hommes dont la passion se cache sous une enveloppe glacée, s'élançait vers Susannah toujours immobile, le bras robuste de Tyrrel l'arrêta court. Le docteur essaya de se dégager. Ce fut en vain.

-- Quoi ! s'écria-t-il enfin, épuisé par cette lutte d'un moment, tu oses me faire violence, toi !

-- Mon idée est qu'il ne faut pas tuer cette femme, docteur, répondit paisiblement Tyrrel.

-- Et si je le veux, moi !

-- Je tâcherai de vous en empêcher.

-- Pourquoi, misérable, pourquoi ? rugit le docteur avec rage.

Clary était plus morte que vive. Susannah, que la colère de Moore n'avait pu faire trembler, attachait maintenant sur Tyrrel un regard inquiet et craintif. Celui-ci reprit, sans rien perdre de son flegme :

-- Docteur, pour plusieurs raisons. D'abord, cette femme est ma fille.

Susannah éprouva un imperceptible choc et devint plus pâle. Moore recula étonné.

-- Ah ! ah ! miss Suky, poursuivit Tyrrel en la couvrant de ce regard long, perçant et lourd dont la belle fille avait tant de fois parlé à Brian de Lancester ; ne me reconnaissez-vous pas ?

-- Je vous reconnais, monsieur, prononça tout bas Susannah, et pourtant...

-- Pourtant ne signifie rien, miss Suky, avec un savant homme comme M. le docteur. Vous m'avez vu pendre, n'est-ce pas ? Qui sait ? peut-être me verrez-vous pendre encore. Docteur, ajouta Tyrrel en se tournant vers Moore, dont la colère avait pris le change à cette révélation, et qui regardait toujours les deux filles avec une hésitation de mauvais augure ; quand je dis : elle est ma fille... vous m'entendez bien ? Au temps où j'avais nom Ismaïl Spencer, on l'appelait Susannah Spencer, voilà tout... et ce n'est pas précisément pour cela que je me suis mis entre vous deux.

-- Pourquoi donc ? demanda Moore.

-- M. le marquis de Rio-Santo m'a ordonné de veiller sur elle.

-- Ah ! fit le docteur qui baissa la tête, sa vie pourrait être ma condamnation !

Tyrrel s'inclina gravement.

-- Qui se chargera de la réduire au silence ? reprit le docteur. Est-ce vous Ismaïl ?

Tyrrel jeta un oblique et furtif regard sur Susannah qui détournait les yeux.

-- Eh bien ! oui, répondit-il en prenant tout à coup la bonhomie de son rôle de sir Edmund ; je me chargerai de cela, docteur.

QUATRIÈME PARTIE -- LE MARQUIS DE RIO-SANTO
I -- L'ASSASSIN DE LA PRINCESSE

C'était à peu près l'heure où l'Honorable Brian de Lancester, de retour devant le n° 9 de Winpole-Street avec une petite troupe d'hommes de police, reconnaissait que sa courte absence avait suffi pour faire évacuer la maison. La nuit était magnifique. L'humidité de la journée, frappée sur les pavés par un glacial vent du Nord, faisait de chaque rue un étincelant miroir, sur lequel les passants glissaient, trébuchaient et tombaient, à l'ineffable contentement de tous les Snail de la capitale et de l'empire britannique.

Aux abords de Portland-Place, vers le milieu de la rue de Devonshire, il y avait, malgré le froid intense, une foule assez considérable, assemblée devant une porte ouverte. Cette foule était composée d'hommes qui avaient entre eux une sorte de ressemblance, bien que quelques-uns portassent la livrée de la misère, tandis que d'autres étaient revêtus de fort décents costumes. Presque tous avaient sous le bras d'énormes liasses de journaux ; les plus élégants seuls se privaient de cet ornement, mais ils étaient suivis d'un ou de plusieurs grooms, chargés comme des mulets de la même denrée. Sur la porte ouverte, il y avait quatre ou cinq grooms en livrée, occupés incessamment à jeter aux assiégeants des paquets de papiers humides et exhalant cette odeur nauséabonde que Dieu a donné au journal comme il a mis une crécelle au col annelé du serpent à sonnettes.

-- Soixante pour Pleydell et Browne ! disait une voix dans la foule.

-- Soixante pour Pleydell et Browne ! répétait l'un des grooms.

Ces mots couraient de bouche en bouche et arrivaient jusqu'à un buraliste dont on voyait la face fossile, à deux pouces de son registre.

Le buraliste griffonnait quelques mots et répétait d'une voix suraiguë :

-- Soixante pour Pleydell et Browne. Allez !

Un paquet était livré.

-- Quarante pour Gilbert du Strand ! Vingt-cinq pour mistress Dodson ! Deux cents pour Howard et Flower !

Et les feuilles pleuvaient. La vente était superbe.

-- Soixante-quinze pour Prior ! Cinquante pour Goodbridge ! Quatre-vingts pour Samuel Lowther !

Et cent autres noms, et cent autres demandes, si bien que, enfin, une voix sortant des profondeurs du bureau prononça triomphalement ces paroles :

-- Le tirage est épuisé, messieurs.

On voulut protester, mais les deux larges battants de la porte tournèrent prestement sur leurs gonds, et la face jaunie du buraliste disparut à tous les yeux. Ceci se passait à la porte de M. Timothy Overflow, éditeur du journal The Moon (la lune), feuille du soir. La foule assemblée dans la rue était un rush de newsmen ou marchands de journaux.

D'ordinaire, le journal The Moon faisait son apparition dans le silence le plus complet, et n'arrivait chez les newsmen qu'autant que l'on prenait le soin de l'y porter ; mais, ce jour-là, il y avait une nouvelle, une grande nouvelle ! De longtemps curiosité pareille n'avait été excitée. Il ne s'agissait point d'une invention vulgaire, c'était de l'histoire. Il y avait en jeu une personne royale. Un meurtre avait été commis, ou tenté pour le moins, jusque sur la terrasse du château de Kew.

Et sur qui, bon Dieu ! sur une gracieuse et douce enfant, appelée à succéder au trône, sur l'espoir des Trois-Royaumes, sur la princesse Victoria, fille de S. A. R. le duc de Kent, et nièce de Sa Majesté !

Ce fut un terrible désappointement pour ceux des newsmen qui, arrivés trop tard, n'avaient pu se procurer le moindre numéro du Moon . Il se forma immédiatement une sorte de bourse devant la porte de M. Timothy Overflow. De chaque côté de la rue, les curieux affluaient. Le rush des newsmen se trouva bientôt enclavé de toutes parts dans un autre rush plus nombreux et moins bruyant. Les récits les plus contradictoires couraient parmi cette foule bavarde et pressée de savoir.

-- Oh ! mon cher monsieur ! criait la voix aigre et chantante de mistress Burnett, laquelle était là au bras de son capitaine, je vous jure sur mon salut que je suis bien informée. C'était une amazone, montée sur un grand cheval. Elle a tiré sur la chère enfant vingt-sept flèches empoisonnées, monsieur !

-- Pas possible, madame !

-- Pas possible, monsieur ! Eh bien ! les bleus de la garde sont venus, braves beaux garçons, et ils l'ont hachée, elle et son grand cheval, monsieur, menu comme chair à pâté.

-- Et ils ont bien fait, tonnerre du ciel ! Que le diable vous larde ! Tempêtes ! dit le capitaine O'Chrane. Ils ont bien fait, les misérables mangeurs de bœuf du roi !

-- Je vous dis, moi, glapissait une autre voix de femme, que c'est un sauvage de l'exhibition de Regent-Street. Il a frappé la pauvre petite princesse, que Dieu la bénisse ! d'un coup de massue sur la tête.

-- Du tout, riposta une basse-taille, c'est un catholique irlandais, un vil mendiant de l'autre côté du canal !

-- Vous n'y êtes pas ! c'est un gentleman ! On a trouvé son cheval mort au milieu du parc du Régent, un cheval magnifique !

-- Quelles fables on raconte dans Londres ! dit mistress Burnett en haussant les épaules.

L'histoire des vingt-sept flèches empoisonnées lui semblait seule offrir un degré suffisant de vraisemblance.

-- Que Dieu me damne ! cria le capitaine O'Chrane en redressant ses six pieds de manière à dominer la foule. J'offre trois pence pour un journal d'un penny !

Nul ne lui répondit.

Tandis que le rush des vendeurs de journaux s'agitait, un homme prenait l'avance sur ses confrères et vendait force numéros au public. On le voyait se glisser tortueusement dans la foule, donnant au premier venu sans marchander, et à moitié prix, les précieux exemplaires qu'on se disputait si énergiquement. Il semblait pressé surtout de vendre. Une fois la vente faite, sa main vidait l'argent reçu dans une énorme poche, ouverte sur le devant de son habit en lambeaux, et il disparaissait. Quant le paquet de journaux qu'il avait sous le bras était épuisé, il fouillait tantôt à droite tantôt à gauche, dans les poches qui parsemaient son costume délabré, et en retirait toujours une liasse nouvelle.

-- Que voulez-vous, mon excellent monsieur ? disait-il ; que désirez-vous, ma belle dame ? Un Standard ? voilà. Un Evening Post ? tenez. Un Moon ? Joli journal, mon gentleman, tenez ! tenez ! tenez !

-- Par ici, marchand de mensonges, Satan et ses cornes ! cria le capitaine O'Chrane au moment où le négociant en guenilles passait à sa portée.

-- Voilà, gentleman.

-- Par le trou du Tophet ! reprit Paddy étonné, c'est ce vil serpent de Bob, le bon garçon, qui s'est fait newsman, ou Dieu me punisse !

Bob lui tendit un Mail , et reçut un shelling avec injonction de rendre huit pence. Il mit sa main dans sa poche.

-- Et, depuis quand, triste vermine, Bob, de par l'enfer ! mon camarade ?... commença Paddy.

Mais Bob était loin déjà. En un tour de main il avait vendu un Moon à la voix glapissante, et un Standard à la basse-taille. Les heureux possesseurs des feuilles tant désirées s'approchèrent ensemble d'un réverbère pour étancher enfin à longs traits leur curiosité. Mais à peine la lumière du gaz vint-elle frapper sur les feuilles achetées, qu'une multiple exclamation de désappointement se fit entendre.

-- Dieu me damne ! dirent la basse-taille et le capitaine.

-- Ah ! lord ! cria la voix glapissante.

Le Standard de la basse-taille avait huit jours de date. Le Moon de la voix glapissante était du mois dernier, et l' Evening-Mail du bon capitaine rendait un compte exact et détaillé de la bataille de Waterloo.

Bob avait plusieurs des qualités qui font les grands hommes. Il voyait tôt, il exécutait vite. Pour deux couronnes, il avait acheté tout ce vieux papier qu'il venait de revendre dix guinées. Étendez en tous sens cette innocente opération, et vous arriverez à l'un de ces magnifiques coups de filet opérés de temps à autre par la maison politico-commerciale de Saint-Swithin's-Lane *(5) *.

Le commis fossile et jaune de M. Timothy Overflow était un eccentric-man. C'est, avec Lancester et Bishop, le troisième que nous présentons à nos lecteurs. Il détestait les marchands de journaux. Il monta dans sa chambre, située au-dessus du bureau de vente et ouvrit sa fenêtre, tenant à la main le dernier exemplaire du journal La Lune .

Bientôt après, une voix monotone tomba dans la rue, faisant taire à la fois les cris des newsmen et les commérages de la foule. Voici ce qu'elle disait :

« Détails authentiques touchant l'assassinat horrible tenté sur la personne auguste de S. A. R. la princesse Alexandrine-Victoria de Kent, nièce bien-aimée de Sa Majesté le roi Guillaume, notre gracieux souverain. »

-- Qu'est-ce à dire ! s'écria un newsman, n'allez-vous pas lire l'article tout haut, monsieur Switch ?

-- Et pourquoi pas ? ripostèrent dix voix dans la foule.

-- Oui, pourquoi pas ? de par Satan, mille misères ! appuya de loin le capitaine. Écoutez, Dorothy, écoutez, ma chère amie ; ce triste oiseau qui perche là-haut va nous dire la chose tout au long !

Le fossile reprit :

« Ce matin à onze heures trente-cinq minutes, un étranger de grande taille, monté sur un fort cheval alezan, s'est introduit dans le pleasure-ground de Kew, bien que le drapeau royal flottât au-dessus du clocher... »

-- Tempêtes ! murmura Paddy ; voilà qui est intéressant ou que je meure ce soir, malédiction ! Un peu de silence !

-- Allons, monsieur Switch, allons ! disaient les newsmen, la plaisanterie n'est pas mauvaise, mais c'est assez comme cela. N'en lisez pas davantage !

« ... Au-dessus du clocher. Les gardes à pied chargés de veiller sur la terrasse ne l'ont aperçu que lorsqu'il était déjà auprès de la grande serre japonaise. Suivant d'autres versions, c'est la princesse elle-même qui l'aurait découvert au moment où il braquait sur elle le canon d'un pistolet bourré jusqu'à la gueule. »

-- Jusqu'à la gueule ! répéta mistress Burnett, ah ! lord !

-- La paix ! tonnerre du ciel ! Écoutez, Dorothy !

« ... Jusqu'à la gueule ! À la vue de cette arme redoutable, la jeune princesse aurait poussé un cri d'épouvante... »

-- Je crois bien ! pauvre cher trésor !

« ... Et se serait élancée vers le palais en appelant au secours... »

-- Mais, monsieur Switch, c'est une infamie ! crièrent les newsmen. Vous nous avez vendu cela : vous n'avez pas le droit de le donner.

-- De notre vie, nous n'achèterons plus un seul exemplaire de La Lune , monsieur Switch.

-- Et La Lune sera obligée de se coucher, monsieur Switch !

-- Monsieur Switch, ce sera une éclipse de lune !

M. Switch continuait :

« ... Appelant du secours. L'étranger de grande taille parut songer à faire retraite. Il se dirigea rapidement vers le glacis, au pied duquel il avait laissé son cheval... »

Les newsmen indignés avaient vidé la place.

-- Eh bien ! cria la foule ; après ? que devint l'étranger de grande taille ?

Le fossile ferma doucement sa fenêtre et s'en alla.

Au moment où la foule exhalait sa colère en un concert de malédictions, un cab déboucha de Winpole-Street. Celui qui occupait l'intérieur du cab ne se doutait guère qu'il était le héros de ce petit drame et la foule était loin de penser que l' étranger de grande taille fût en ce moment au milieu d'elle.

Le cab tourna dans Portland-Place et s'arrêta devant la demeure du comte de White-Manor. Brian mit pied à terre et franchit les marches de ce perron, d'où le fouet des valets l'avait chassé un jour sur l'ordre de son frère. Il souleva le marteau et heurta fortement.

Le groom qui vint ouvrir recula d'épouvante à son aspect, comme s'il eût aperçu le diable en personne.

-- Veuillez prévenir le comte de White-Manor, dit Brian avec un calme impérieux, que M. de Lancester demande à Sa Seigneurie un instant d'audience.

II -- DROIT D'AÎNESSE

Londres entier connaissait l'inimitié des deux frères. À plus forte raison, un valet de White-Manor ne pouvait l'ignorer. Le groom auquel s'adressait Lancester demeura un instant indécis, tant le fait d'une entrevue entre le comte et son cadet lui semblait chose impossible. Il obéit pourtant. Au bout de quelques secondes, il revint, et Brian fut introduit dans le salon de réception.

Ses idées étaient dans un grand trouble. Ce qui venait de se passer à la maison de Winpole-Street, les révélations de Susannah, sa disparition soudaine, tout cela était trop près de lui encore et ne prenait point dans son intelligence cet aspect clair que donnent aux choses de la mémoire les réflexions de quelques jours. Il savait qu'un ennemi puissant, surtout parce qu'il était insaisissable, lui disputait maintenant Susannah ; il venait chercher auprès de son frère les moyens de combattre et de vaincre ce ténébreux ennemi. C'était là son but. Les moyens à prendre pour arriver à ce résultat lui échappaient encore.

Il y avait bien longtemps que Brian de Lancester n'avait mis le pied dans la maison de ses ancêtres. Il se sentit au cœur un trouble grave et inconnu. Une voix, muette depuis des années, sembla lui désigner ce noble cordon d'austères portraits de famille qui courait autour des lambris, montrant alternativement les fiers visages de ses pères et les traits dignes, hautains et doux de ses aïeules décédées. Brian avait l'âme d'un chevalier sous l'enveloppe d'audacieux scepticisme où il se drapait pour le monde. Il se repentit peut-être. Du moins son front se courba comme s'il eût eu pudeur à soutenir les regards de toutes ces générations assemblées, lui qui se présentait parmi elles avec des pensées hostiles à leur successeur légitime, à l'héritier du nom commun, à l'homme qui portait le titre transmis de père en fils, au chef de la maison, en un mot, dont un cadre vide attendait le portrait à la suite de tous ces portraits vénérés.

Il se souvint que le feu comte de White-Manor avait uni en mourant sa main à celle de son frère. Il se souvint que la dernière parole de sa mère l'avait exhorté à l'amour et au pardon. Sa mère, dont les traits bénis, fixés sur la toile, semblaient encore lui sourire...

Une porte latérale s'ouvrit. Le lord White-Manor parut, appuyé sur le bras de son intendant, Gilbert Paterson. Entre le comte et son cadet il y avait une fort grande différence d'âge. Le vigoureux tempérament de Brian et les excès de White-Manor avaient élargi cette différence au point de la changer en contraste frappant. Brian avait conservé en effet dans l'âge viril quelque chose de cette grâce agile, qui reste généralement l'apanage des jeunes hommes. Il était beau et fort et ardent. White-Manor, au contraire, était vieillard avant d'avoir franchi les limites de l'âge mûr.

Parfois, lorsque la colère réchauffait tout à coup et fondait le sang épaissi qui obstruait ses veines, il retrouvait pour un instant sa vigueur passée ; il pouvait encore briser quelque chose, un homme ou un meuble, dans la fureur sauvage de ses emportements. Mais il payait vite et cher ses éclats insensés. La vie, revenant soudain avec violence dans ce corps usé, le terrassait de son choc formidable. White-Manor tombait alors comme une masse inerte, ou bien son cerveau frappé s'engourdissait en une sorte d'abêtissement.

Son avenir était compris, et il le savait, entre les cornes menaçantes de cet implacable dilemme : l'apoplexie ou la démence.

À l'approche du comte son frère, Brian se leva pour s'incliner cérémonieusement. Le comte lui rendit son salut en tâchant au contraire de fixer sur son visage une expression de cordiale bonhomie. Encore une fois, entre ces deux hommes, les rôles étaient renversés. La crainte était pour le puissant, la sécurité pour le faible.

Les deux frères demeurèrent un instant immobiles en se contemplant en silence. Le visage de Lancester était toujours froid ; celui du comte prenait une apparence de plus en plus soumise, mais on se fût étrangement fourvoyé si l'on eût jugé leurs pensées mutuelles à ces symptômes extérieurs.

Il y avait de la pitié dans le cœur de Lancester. Le comte de White-Manor portait sur sa figure de tristes vestiges de la dernière attaque qui l'avait précipité la nuit de l'avant-veille sur le plancher du lord's-corner , dans la chambre d'Anna Mac-Farlane. Brian ne put constater sans douleur le funeste changement opéré chez son frère. La voix du sang parla. Un instant il fut sur le point de lui tendre les bras.

Dans l'âme du comte, on n'eût trouvé qu'aversion profonde. Lui aussi était péniblement frappé de l'aspect de son frère. Mais qu'il y avait de distance entre sa surprise et celle de Brian ! Il eût voulu trouver ce dernier vieilli comme lui, glacé comme lui, plus que lui ! Et il le revoyait toujours jeune, toujours fort, toujours plein de sève et de vie. C'était bien là un dernier coup digne de tous les autres ! Le persécuteur était là pour jouir de l'agonie de sa victime.

White-Manor haïssait Brian sans rémission. Quiconque connaît les plus vulgaires secrets du cœur humain comprendra l'immensité de cette haine. Brian l'avait attaqué, Brian l'avait vaincu, et Brian était son héritier.

White-Manor rompit le premier le silence.

-- Que voulez-vous de moi, mon frère ? dit-il d'une voix doucereuse que démentait énergiquement l'expression de son visage ; êtes-vous venu voir les progrès du lent supplice que vous me faites subir ? Je suis bien malade, Brian, vous devez être satisfait.

-- Milord, répondit Lancester, je suis peiné de vous trouver malade. Quant à l'accusation que vous portez contre moi d'être cause de votre souffrance, je crois que Votre Seigneurie me prête un pouvoir que je n'ai point.

-- La vipère qui tue, monsieur, est obscure et faible ! Un enfant peut l'écraser du pied.

Brian ne sourcilla pas, et le comte, regrettant aussitôt cette parole échappée à sa colère, balbutia d'un ton d'embarras :

-- Je voulais dire... mais on ne se croit pas obligé, entre frères, de peser scrupuleusement ses expressions.

-- Je suis de votre avis, milord, dit froidement Lancester. Entre frères qui s'aiment on peut tout se dire.

White-Manor fit signe à Gilbert de lui avancer un fauteuil.

-- Veuillez donc être assis, dit-il à Brian. Je vous demanderai, pour moi, la même permission. Maintenant, comme il est trop vrai que nous n'avons point coutume de nous voir fréquemment, je vous prierai encore une fois de me dire le motif de votre visite.

-- Je suis venu pour parler sans témoin à Votre Seigneurie, répondit Lancester en s'asseyant.

White-Manor hésita visiblement. Son regard sembla de nouveau faire comparaison entre la force de son frère et sa propre faiblesse. Un effroi manifeste se peignit sur ses traits flétris.

-- Mon frère, dit-il, Gilbert Paterson ne me quitte jamais.

-- Vous étiez donc là, milord, cette nuit où Gilbert Paterson lança vos valets armés de fouets contre le fils de votre père ?

-- Ce fut une chose très regrettable, Brian, balbutia le comte ; Gilbert fut sévèrement puni...

-- Milord, vous êtes le maître en votre maison, l'interrompit Lancester avec froideur. Mais l'affaire qui m'amène est grave pour moi et pour vous. La présence de ce valet me gêne.

Le comte réfléchit pendant une minute, puis il se leva sans aide et gagna la porte en disant :

-- Suivez-moi, Gilbert. Brian, je suis à vous à l'instant et nous serons seuls.

Quelques secondes après, en effet, le comte reparut, mais, au lieu de revenir s'asseoir en face de Brian, il prit un siège auprès de la table qui tenait le centre du salon, et sur le riche tapis qui la recouvrait, il déposa ostensiblement une paire de pistolets.

-- Ceci vous prouve, Brian, dit-il de ce ton bref et dégagé des gens qui ont pris leur parti, ceci vous prouve que nous allons causer sérieusement et franchement. Je vous écoute.

Brian se prit à sourire de pitié.

-- Ah ! milord, dit-il, don Quichotte donnait des coups de lance aux moulins à vent ! C'était moins fou que de vouloir me combattre avec des pistolets, moi ! Ne comprenez-vous point quelle aubaine ce serait pour moi d'être assassiné par Votre Seigneurie ?

-- Non, monsieur, je ne comprends pas, répondit le comte d'un air sombre. Les morts ne raillent plus.

-- Sur mon honneur, cela vaudrait mieux encore pourtant que de me pendre sous vos fenêtres. Milord, il vous faudra d'autres armes pour soutenir la lutte, si vous repoussez la paix que je viens vous offrir.

-- Quoi ! s'écria le comte dans un premier mouvement d'espoir, vous mettriez fin à votre implacable poursuite, Brian ?

-- Je vous ferai grâce, milord mon frère, répondit celui-ci en abaissant sur White-Manor son regard indifférent et hautain ; je suis las de frapper ainsi sur un frère, las d'accabler un ennemi qui ne sait point se défendre, las enfin d'appeler les dédains du monde sur l'homme qui porte le nom de mon père.

-- Ah ! fit avec défiance White-Manor, à qui la réflexion ramenait ses doutes ; vous avez des façons bien rudes de proposer la paix, monsieur !

-- C'est que vous me semblez avoir atteint les dernières limites de la misère, milord. Je ne suis pas un bourreau, et il me plaît aujourd'hui de mettre un terme à vos tortures.

White-Manor était pourpre. Un instant, la colère monta en flots si abondants vers son cerveau, que sa main s'agita tandis que son regard se tournait vers les pistolets avec convoitise. Brian, lui, pensait sans doute avoir parlé suffisamment, car il avait pris un album dont il feuilletait les pages avec distraction.

La colère de White-Manor vint s'émousser et rebondir en quelque sorte contre ce flegme vainqueur. Les pistolets restèrent sur la table et le comte fit effort pour se recueillir.

-- De sorte que, reprit-il après un silence, vous m'insultez aujourd'hui par un reste d'habitude et pour la dernière fois.

-- Vous vous trompez, milord, répondit Lancester qui éloigna son album pour mieux voir l'effet d'un croquis ; je n'insulte point Votre Seigneurie. Seulement, je mets à nus les tristes extrémités où je la vois réduite.

-- Vous faites, en un mot, comme ces marchands qui déprécient une denrée pour l'avoir à plus bas prix.

-- Pas tout à fait. Le commerce ne me paraît point offrir d'objet de comparaison convenable. Je déprécie, moi, milord, pour avoir un prix meilleur.

-- C'est donc un marché sans vergogne que vous venez me proposer ?

-- C'est une capitulation, milord. Vos ancêtres et les miens tiraient rançon de leurs prisonniers de guerre.

-- Ne raillons plus, monsieur, s'il vous plaît, dit le comte. Je suis très malheureux, il est vrai, par votre fait ; mais vous qui parlez si haut, vous êtes plus que malheureux, vous êtes misérable, et, par le nom de Dieu ! vous agissez en homme sage de venir à moi, pour faire la paix, comme vous dites, et trouver les moyens de rompre après cette triste existence de famine et de dettes qui est la vôtre depuis si longtemps. Seulement, il serait prudent à vous, peut-être, de prier au lieu de menacer.

Brian ferma son album.

-- Milord, répliqua-t-il, il y a un peu de vrai dans tout ceci et beaucoup d'erreurs. Je suis pauvre et ne songe guère à le nier, mais le temps des dettes est passé pour moi ! je n'ai plus de crédit.

-- Et pourtant, vous vivez !

-- Au grand déplaisir de Votre Seigneurie, c'est vrai. Mais je n'emprunte pas : on me fait l'aumône.

-- Quoi ! s'écria White-Manor, en sautant sur son fauteuil, auriez-vous poussé la folie jusque-là ? Auriez-vous oublié le nom que vous portez au point de mendier ?

-- Milord, interrompit Brian, je ferai observer à Votre Seigneurie que la mendicité est sévèrement interdite, même aux frères cadets des membres du haut Parlement, en faveur desquels le bon sens et l'humanité commandaient, selon moi, une exception. Je subis l'aumône et ne la provoque point. Mais ne trouvez-vous pas comme moi que c'est assez de paroles et qu'il faut en venir au fait ? Pour une raison ou pour une autre, je viens vous offrir la paix ; la voulez-vous ?

-- C'est suivant le prix où vous prétendez la mettre.

-- Le prix ? répéta Brian.

Il hésita. Évidemment, cette question le trouvait au dépourvu.

-- Que vous faut-il, monsieur ! demanda encore le comte.

-- Milord, répondit enfin Brian d'une voix lente et grave, je ne sais pas au juste ce qu'il me faut, mais il me faut beaucoup. Il me faut la faculté de puiser à la caisse de Votre Seigneurie, jusqu'à concurrence... de mon bon plaisir, milord !

III -- PITIÉ, MON FRÈRE

Le comte demeura un instant stupéfait : il regarda son frère en face : les traits de Brian, calmes et résolus, donnaient une portée toute sérieuse à sa proposition.

-- Mais c'est toute ma fortune que vous me demandez, monsieur ! s'écria enfin le comte : il est impossible que vous espériez m'amener à cela.

-- Milord, répondit Brian, il se peut que je me borne au quart, à la moitié... on ne sait pas. Il ne faut pas croire que je fasse avec vous de la diplomatie, que je vienne ici avec une arrière-pensée, que j'aie par devers moi, en un mot, quelque moyen vainqueur, à l'aide duquel je puisse éperonner Votre Seigneurie et la faire sauter le fossé en aveugle. Si j'étais homme à ne point dédaigner ces expédients, peut-être pourrais-je en effet engager la bataille sur ce terrain, car je connais votre passé, mon frère, beaucoup plus que vous ne le pensez...

-- Mon passé, monsieur, voulut interrompre le comte, est celui d'un gentilhomme, et c'est en vain que vous essaieriez de m'effrayer par de vagues menaces. Je ne crains point qu'on éclaire ma vie.

-- Si fait, milord, dit Brian, vous le craignez, et vous avez raison de le craindre. Votre Seigneurie eut une femme et une fille. Une femme dont le monde a oublié le honteux martyre, une fille dont, morte ou vivante, l'œil de Dieu tout seul a pu suivre le mystérieux destin.

-- Oseriez-vous supposer !... s'écria le comte.

-- À coup sûr, je ne suppose rien de bon, milord mon frère. Mais brisons là. Ce serait vous faire la partie trop belle que d'entamer la lutte sur ce terrain. Vous êtes riche ; les rieurs passeraient peut-être du côté de Votre Seigneurie. Le monde m'applaudit à condition que je mène ce duel sans grimacer ni perdre mon sang-froid. Je ne suis pas un avocat. Je suis un gladiateur.

White-Manor suivait avec tension et fatigue cet étrange discours. Il attendait une conclusion, une attaque directe, et tâchait de se tenir prêt à la parade. Mais Brian changea brusquement de sujet.

-- On m'a conté aujourd'hui, reprit-il, une histoire bizarre et touchante. Un instant, j'ai cru saisir de singuliers rapprochements entre ces aventures d'une pauvre fille abandonnée et certaines notions que je possède sur l'existence privée de Votre Seigneurie. À Dieu ne plaise ! ajouta-t-il tout à coup avec émotion, qu'il en soit ainsi que je l'ai un moment soupçonné... Avez-vous ici un portrait de Mme la comtesse de White-Manor, Godfrey ?

-- Pourquoi cette question ? demanda le comte qui se troubla.

-- C'est une question de fou, milord, répondit Lancester en souriant ; depuis huit jours, je crois que je redeviens enfant. Il y a un roman dans mon cerveau... Parce que cette jeune fille fut confiée aux mains d'un misérable...

-- Quelle jeune fille ? dit involontairement White-Manor.

Brian regarda son frère en face, et reprit d'un ton froid :

-- Une jeune fille que je cherche, et que Votre Seigneurie va m'aider à retrouver.

-- Monsieur, dit le comte avec mauvaise humeur, ne jugerez-vous point à propos de me parler enfin autrement que par paraboles ?

-- Je vous prie de m'excuser, milord, répliqua Lancester en saluant. Venons au fait, puisque Votre Seigneurie le désire. Il me faut un acte dûment rédigé, qui me permettre de tirer à discrétion sur votre caisse.

White-Manor essaya de railler.

-- Monsieur, dit-il, je vous prie, que prétendez-vous faire de ma fortune ?

-- C'est pour cette jeune fille, milord, répondit Brian le plus simplement du monde.

-- Et vous pensez que je me dépouillerai, moi, pour une inconnue ?

-- J'y compte, milord, positivement.

White-Manor s'agita sur son fauteuil, en proie à une colère qui avait bien son côté comique. La voie seule ouverte pour faire cesser ce conflit ridicule était évidemment de montrer la porte et d'user du droit rigoureux qu'a tout homme de demeurer en repos dans sa maison : mais White-Manor n'avait garde. Au fond de cette situation bizarre, il y avait un élément réel de terreur, et les moyens bourgeois n'étaient point de mise vis-à-vis d'un importun comme Brian de Lancester. Le comte, après tout, malgré son formel dessein de se raidir, ne savait trop s'il ne devrait point plier en définitive. Il ignorait le fond de la pensée de Brian, et se trouvait dans la position d'un homme qui, les mains liées en face d'un ennemi implacable, le verrait tourner autour de lui et sourire, et danser comme font les sauvages autour du bûcher de leurs captifs. Brian pouvait pousser l'audace jusqu'à la folie, mais il y avait de la réflexion dans ses témérités, et si soudains que fussent ces coups de tête, un calcul rapide et profond les devançait toujours.

-- Milord, reprit-il avec ce sans-façon des gens habitués à déverser le ridicule et à ne le point subir, je suis amoureux, amoureux comme on ne l'est qu'une fois en sa vie, amoureux au point de sacrifier tout à mon amour : tout, milord, jusques au but de ma vie entière !

White-Manor ne répondit point, mais son œil éteint eut un éclair. Lancester ne songeait guère à le surveiller. Le souvenir évoqué de son amour tout neuf, mettait de la joie et de la rêverie sur ses traits énergiques. Il souriait à l'image absente de Susannah.

-- Oh ! oui, je l'aime ! murmura-t-il avec un tel élan de passion que White-Manor éleva son lorgnon pour le considérer mieux. Je me suis senti vivre pour la première fois en savourant son premier sourire ; le son de sa voix a fait vibrer une corde muette en un coin ignoré de mon cœur. Elle m'a révélé toutes les joies que l'homme peut espérer ici-bas et que je dédaignais naguère, aveugle et misérable que j'étais ! C'est bien vrai, cela, milord. J'espère, oh ! j'espère ardemment ! J'ai foi en Dieu ; je suis capable de ne plus vous haïr !

-- Aimez-vous donc tant que cela ? dit froidement White-Manor.

-- J'aime davantage, répondit Lancester. J'aime avec réflexion, avec passion. Mais me comprenez-vous ?

Les traits du comte s'épanouirent en une gaîté grossière.

-- Oui, monsieur, oui, répondit-il. Ah ! vous aimez tant que cela, monsieur !

Le ton de White-Manor, hypocritement contenu, changea tout à coup :

-- Et vous venez m'imposer d'insolentes conditions ! reprit-il avec éclat, vous venez, la menace à la bouche, comme un bandit de grande route, me dire : Donne ou je frappe ! Et vous aimez tant que cela ! Savez-vous que j'aurais donné mille guinées à quiconque m'en eût apporté la nouvelle ! Quand on aime tant, monsieur, on a peur de mourir !

Il arma bruyamment ses deux pistolets.

Brian fit un geste de mépris.

-- Milord, dit-il, discuter sur ce ton ne convient point entre gentlemen. Voulez-vous, oui ou non, signer l'obligation que je demande à Votre Seigneurie ?

-- Non, mille fois non ! s'écria le comte. Je vous chasse, monsieur. Et, usant du droit de tout Anglais dont le domicile est violé par un espion ou par un voleur, je vous menace, si vous ne sortez pas à l'instant même, de vous jeter mort sur le carreau.

-- Et moi, je vous mets au défi d'exécuter votre menace, dit Lancester qui croisa ses bras sur sa poitrine et marcha lentement vers son frère en le couvrant d'un regard fixe et froid. Le comte leva ses deux pistolets à la fois. Brian n'était plus qu'à trois pas de lui. Les traits apoplectiques de White-Manor exprimaient un farouche désir de tuer, combattu par la peur.

-- N'avancez pas ! n'avancez pas ! dit-il d'une voix suffoquée.

Brian fit les trois pas, nonobstant cet ordre, et sa main s'appuya, pesante, sur l'épaule de son frère, qui retomba, dompté, dans son fauteuil.

-- Vous allez voir tout à l'heure, milord, dit-il, si j'ai peur de mourir.

Il prit, l'un après l'autre dans les mains de son frère, qui n'opposa aucune résistance, les deux pistolets, et les jeta au loin sur le tapis.

-- Milord, poursuivit-il, vous vous êtes trompé. Cet amour dont vous avez accueilli si joyeusement la nouvelle était le plus grand malheur que vous pussiez redouter. Seul, j'aurais continué à combattre en vous le représentant d'un principe odieux ; mais je ne me serais point hâté. Aujourd'hui, je deviens intraitable. Il ne peut plus y avoir de moi à Votre Seigneurie ni pitié ni trêve. Je veux être riche. Je le veux !

Il y eut un instant de silence après ce mot, prononcé par Brian d'un ton si plein d'autorité que le comte baissa la tête.

-- Ne le faut-il pas, milord ? reprit Lancester au bout de quelques secondes ; comme elle est la meilleure, la plus sainte, ne doit-elle pas être la plus brillante, la plus enviée, la plus heureuse ? Milord, nous sommes les fils d'un même père. Vous avez joui un temps sans partage de la fortune commune : à mon tour désormais !

-- Les lois sont pour moi, bégaya le comte, pris d'une sérieuse épouvante.

-- Milord, entre nous deux les lois n'ont rien à faire. Nous sommes deux frères. L'un de nous est usé par le vice ; les excès de tous genres ont paralysé son corps et son esprit ; c'est un être misérable, sans foi, sans cœur, réprouvé par son passé, supportant avec blasphèmes les restes d'une vie à charge aux autres comme à lui-même : celui-là est pair d'Angleterre. L'autre est jeune, fort, éprouvé, sans reproches ; mais il n'y avait place que pour un seul convive au banquet des privilèges politiques. De quel droit prétendrait-il se révolter ou seulement se plaindre ? La loi le guette ; la loi le rejettera, brisé, dans son néant, s'il essaie de se relever ; la loi étouffera ses cris s'il ouvre la bouche. La loi aura raison, la loi a toujours raison, puisqu'elle est la plus forte, mais je ne connais point de loi qui défende à un Anglais d'ouvrir une fenêtre et de se briser le crâne contre les pavés de la rue.

Le comte regarda son frère d'un air hébété. Celui-ci se dirigea vers la fenêtre.

-- Milord, continua-t-il, derrière cette fenêtre, il y a la foule, entendez-vous ?

Il se faisait en effet grand bruit dans Portland-Place. Une cohue compacte encombrait les trottoirs, s'entretenant de la grande nouvelle du jour, de l'assassinat tenté à Kew sur la personne de S. A. R. la princesse Alexandrine-Victoria de Kent. Lancester mit la main sur le ressort de la croisée.

-- C'est une foule avide et curieuse, milord, reprit-il. Nous n'aurions pu choisir un public plus nombreux pour notre dernière comédie.

-- Au nom du ciel ! que prétendez-vous faire ? demanda le comte.

-- Je vous l'ai dit : il me la faut riche et heureuse. En outre, ce que vous ne savez pas, cette jeune fille aimée jusqu'à l'idolâtrie m'a été enlevée il y a une heure. Votre or, mon or, Godfrey, car depuis quinze ans vous avez mangé votre part du patrimoine de Lancester, mon or m'eût servi à la sauver d'abord, puis à lui créer ici-bas un paradis. Vous me refusez : je vais la venger.

Brian pesa sur le ressort. Le châssis inférieur de la fenêtre monta en grinçant le long de ses rainures, laissant libre une large ouverture, par où le fracas de la rue s'élança dans le salon de White-Manor. Le comte se leva, éperdu. Brian monta sur l'appui de la fenêtre.

-- Comme cette foule est épaisse ! murmura-t-il. Je voudrais gager qu'il y a là plus de mille hommes réunis. Parmi ces mille hommes, pas un n'ignore l'inimitié qui nous sépare. Car j'ai fait ce que j'ai pu pour nous rendre célèbres vous et moi, Godfrey.

-- Vous annonciez le dénouement de cette comédie ! dit White-Manor d'un ton provocant.

Car la menace qui tarde à se réaliser redonne du courage aux cœurs les plus couards.

-- Je vous prie de m'excuser, milord, répondit Lancester ; je cherche ici dessous une petite place pour me briser le crâne et n'en vois point de vide.

Le comte haussa les épaules.

-- Prenez votre temps, dit-il en se rasseyant.

-- Je vous rends grâces. Comme je le disais à Votre Seigneurie, le fait de me voir tomber mort sur le trottoir de Portland-Place n'étonnera aucun de ces braves gens : ils nous connaissent.

-- Qui donc oserait m'accuser d'un meurtre ? prononça dédaigneusement White-Manor.

-- Tout le monde, milord, car le cri de détresse d'un mourant est chose qu'on ne songe point à révoquer en doute...

-- Miséricorde ! s'écria le comte qui comprit tout d'un coup et demeura comme frappé de la foudre ; c'est une infâme perfidie, Brian !

-- N'aviez-vous pas tout à l'heure le ferme vouloir de me brûler la cervelle ? Ce n'est pas même un mensonge. Je n'accolerai aucune épithète outrageante au noble nom de Votre Seigneurie ; je... mais la foule ne s'ouvre pas souvent, milord : il faut profiter du moment. Vous entendrez, comme tout le monde, le mot que je prétends prononcer.

Brian fit un mouvement comme pour s'élancer.

-- Arrêtez ! cria White-Manor ; quel mot ?

-- Je crierai : PITIÉ, MON FRÈRE !

White-Manor tomba sur ses genoux. De grosses gouttes de sueur roulaient le long de ses tempes.

-- Pitié ! prononça-t-il en un râle déchirant ; c'est moi qui vous demande pitié !

IV -- UN REVENANT

White-Manor était vaincu. Nul n'ignorait la haine invétérée et profonde que se portaient les deux frères, et Brian, tombant d'une fenêtre de la maison du comte en criant pitié, devait passer aux yeux de tous pour la victime d'un odieux assassinat. White-Manor dut capituler. Brian referma la croisée avec autant de calme qu'il en avait mis à l'ouvrir, et tendit la main au comte pour l'aider à se relever. Tous deux allèrent vers la table où White-Manor s'assit et traça convulsivement sa signature au bas d'une feuille de papier blanc.

-- Tenez, monsieur, dit-il d'une voix éteinte ; me voici désormais à votre discrétion ; cela vous suffit-il ?

-- Milord, répondit Brian, je préfèrerais que Votre Seigneurie voulût bien écrire au-dessus de son seing une obligation en forme.

White-Manor reprit en frémissant la feuille de papier et se mit à la remplir. Tandis qu'il écrivait, l'une des portes du salon s'ouvrit sans bruit, et Paterson traversa la pièce en ayant soin de décrire une large courbe autour du fauteuil de Lancester. Il arriva auprès de son maître avant que celui-ci l'eût aperçu, et déposa sur la table, devant ses yeux, un petit carré de papier sur lequel il y avait un nom écrit au crayon. Le comte n'eut pas plutôt déchiffré ce nom, qu'il repoussa violemment son fauteuil en arrière, et regarda effaré autour de lui.

-- Les morts reviennent-ils donc ? murmura-t-il avec une sorte d'horreur ; ou ma tête se perd-elle ?

-- Ce gentleman qui a mis son nom sur le papier désire parler sur-le-champ à Votre Seigneurie, dit Gilbert Paterson.

-- Est-il vivant ? balbutia White-Manor, sans se rendre compte de ce qu'il disait.

Paterson crut avoir mal entendu et répéta son message. L'agitation de White-Manor atteignait à son comble.

-- Il faut que je le voie ! dit-il enfin en se levant ; il faut que je le voie tout de suite. Oh ! que Dieu ait pitié de moi ! Mes idées se troublent. J'ai vu mourir cet homme... Brian, excusez-moi. Cet acte, tel qu'il est, vous suffirait amplement pour me tenir sous vos pieds comme un esclave. Mais je vais revenir. Sur mon âme, moi aussi, je me briserai le crâne, mais ce sera pour tout de bon !

Il se dirigea vers la porte d'un pas pressé que n'avaient point pris ses jambes depuis longtemps. Brian resta seul. Il attendit un quart d'heure, puis une demi-heure. La patience n'était point la qualité dominante de Lancester. Pour tuer le temps, il s'approcha de la table afin de lire l'acte commencé. Son regard tomba par aventure sur le papier apporté par Gilbert Paterson, et il lut, écrit au crayon en toutes lettres, le nom d'Ismaïl Spencer.

Sa stupéfaction et son trouble furent presque aussi grands que ceux de son frère. Tous ces vagues soupçons éveillés en lui par le récit de Susannah, se représentèrent soudain à son esprit. Il vit le comte mêlé au drame ténébreux de Goodman's-Fields ; il voulut s'élancer pour se mettre en tiers dans l'entrevue qui avait lieu tout près de lui. Mais il était trop tard déjà. Le comte reparut à ce moment, souriant et l'air presque joyeux.

-- Pardon de vous avoir fait attendre, mon frère, dit-il. Je suis maintenant tout à vous.

Voici ce qui s'était passé. Le comte, en quittant le salon où il laissait Brian, avait la tête aux trois quarts perdue. Il entra dans le parloir l'œil fixe et morne. Tyrrel se mit à rire en le regardant.

-- Eh bien ! White-Manor, dit-il, je pense que vous ne vous attendiez guère à me revoir ?

-- C'est donc bien vous, Spencer ! murmura machinalement le lord.

-- En personne.

White-Manor le parcourut des pieds à la tête d'un regard craintif.

-- Oh ! vous pouvez me regarder tant que vous voudrez, milord, reprit Tyrrel en déployant la large surface de sa poitrine ; c'est bien moi, Ismaïl Spencer, votre serviteur très dévoué, qui, grâces en soient rendues au dieu de Jacob, jouit d'une santé parfaite et se porte aussi solidement qu'âme qui vive.

-- Mais... commença le lord.

-- C'est ce que tout le monde me dit ! interrompit Tyrrel en roulant un fauteuil vers le comte ; mais... mais... mais... Je suis devenu quelque chose comme une bête curieuse depuis que j'ai été pendu. Milord, il n'y a rien d'étonnant dans mon affaire, pourtant. Le docteur Moore vint me voir dans ma prison et me pratiqua au bas de la gorge une petite incision, dont il soutint les parois à l'aide d'un tuyau de plume. On appelle cela d'un nom fort bizarre : la pharyngotomie, je crois. Quand la corde me serra le cou, je respirai par-dessous la corde, au moyen de mon incision. Mais ceci n'est rien, milord, et le docteur fit mieux que cela. Je vous le donne pour un homme habile. L'incision ne pouvait, à la rigueur, empêcher la congestion cérébrale. Moore me dit : Il faudrait que vous eussiez, au moment critique, au moment même, vous entendez bien, et non pas dix minutes auparavant, une forte jouissance, un énergique mouvement de joie. C'était difficile, n'est-ce pas ? Sur la planche même de l'échafaud, en face du cercueil ouvert qui attend votre cadavre, on ne peut guère...

Tyrrel souriait, mais il était pâle.

-- Eh bien ! reprit-il avec cynisme, à force de chercher, nous trouvâmes un moyen, Moore et moi, de narguer la potence et de me rendre heureux, la corde au cou. Il y avait un misérable de par le monde, que j'avais traité en esclave et qui avait fini par me trahir. Roboam, c'était son nom, milord, se repentait amèrement du mal qu'il m'avait fait. J'étais certain que, sur un geste d'appel, il renverserait tout obstacle pour s'approcher de moi. Le docteur me donna un poignard. Au moment suprême j'appelai Roboam qui s'élança vers moi et je le tuai.

Le comte fit un geste d'horreur.

-- Cela établit énergiquement la circulation de mon sang, poursuivit Tyrrel. La trappe bascula ; je fus pendu juste au bon moment. Après tout, ce pauvre diable de Roboam m'a été fort utile, comme vous voyez.

-- Et qu'est-elle devenue ? demanda tout bas le comte avec une sorte de timidité.

-- Elle ? Ah ! milord, l'histoire serait longue et nous entraînerait loin !

-- Vit-elle encore ? interrompit le comte ; un mot, un seul mot !

-- Elle est morte... commença Tyrrel.

Le comte poussa un soupir équivoque, qui pouvait être pris très bien pour un soupir de soulagement.

-- À moins qu'elle ne vive encore, acheva Tyrrel en riant. Parlons raison. Vrai, White-Manor, vous n'êtes plus que l'ombre de vous-même.

-- Je souffre beaucoup, dit le comte d'un air sombre.

-- Cela se voit, milord ; et je voudrais parier que ce diable de Brian...

-- Brian ! répéta le comte dont les traits se contractèrent ; il est là ! il m'attend ! Ah ! Ismaïl ! Ismaïl ! tu viens de prononcer le nom de mon bourreau !

Tyrrel se frotta les mains.

-- Ah ! il est là ! murmura-t-il.

-- Tu es déjà bien avant dans les tristes secrets de ma vie, Ismaïl, reprit le lord, dont la tête se penchait sur sa poitrine avec découragement ; et d'ailleurs, que m'importe de parler ? cet homme m'a vaincu, m'a ruiné...

-- Ruiné ? dit Tyrrel en dressant l'oreille.

-- Il vient de me faire signer un acte infâme ! s'écria White-Manor d'un ton plaintif et presque larmoyant, un acte qui me dépouille et le fait mon héritier de mon vivant.

Tyrrel respira.

-- Tudieu ! milord, murmura-t-il, que vous béniriez Dieu, n'est-ce pas, si votre frère mourait ce soir de mort subite ?

White-Manor cacha sa tête entre ses mains.

-- Non ! non ! non ! dit-il par trois fois, les dents serrées par sa rage qui voulait faire explosion ; c'est un démon d'astuce, Ismaïl ! Mes mains sont liées. J'ai peur de sa mort qui jetterait sur ma tête une accusation d'assassinat !

-- Bah ! fit Tyrrel vous aimerez mieux, peut-être, que Dieu laissât vivre son corps et frappât son esprit de folie !

-- Fou ! Brian, fou ! s'écria le comte en élevant les mains avec ardeur ; oh ! je donnerais la moitié des jours qui me restent !...

-- Lieux communs, White-Manor ! interrompit le juif ; il faut parler mieux et dire en bon anglais : Je donnerais tant de livres sterling.

-- La moitié de ma fortune, Spencer !

-- Banalités ! Fixez un chiffre.

-- Je donnerais... Mais c'est moi qui suis fou de vous écouter, Ismaïl ! Il faut que je retourne vers Brian. Si vous avez quelque chose à me dire, hâtez-vous.

-- J'ai à vous dire, milord, que je vous demande purement et simplement quatre mille livres en bank-notes, comptant.

-- Pourquoi faire ?

-- Pour payer la folie de l'Honorable Brian de Lancester.

Le comte haussa les épaules avec impatience.

-- Milord, dit le juif, ce n'est pas un jeu d'enfant. Faites apporter les bank-notes et je m'expliquerai.

La gravité de Tyrrel fit une certaine impression sur le lord. L'homme qui se noie, d'ailleurs, essaie de s'accrocher au brin d'herbe de la rive. White-Manor agita une sonnette. Paterson parut et reçut ordre d'apporter le portefeuille de son maître.

-- Milord, reprit le juif, lorsqu'il fut de nouveau seul avec le comte et en mettant la main sur les bank-notes étalées devant lui, un homme jouissant de la plénitude de son bon sens peut être enfermé comme fou. Ce point de départ est fécond et vaut, lui seul, les quatre mille livres.

Le front de White-Manor s'était éclairé.

-- C'est vrai, dit-il, mais il faudra du temps.

-- Il faut du temps pour tout, milord, plus ou moins ; ici, nous avons besoin d'une heure.

-- Y pensez-vous ?

-- J'y pense depuis le coucher du soleil, et je fais mieux que d'y penser, j'agis. À l'heure où je vous parle, l'Honorable Brian de Lancester est déjà sur la route de Bedlam...

-- Il est dans mon salon ! interrompit White-Manor qui prit la métaphore au pied de la lettre.

Un sourire de pitié railleuse vint à la lèvre de Tyrrel.

-- C'est peut-être que le salon de Votre Seigneurie, murmura-t-il, est une étape sur le chemin de Bedlam. Toujours est-il que je maintiens mon dire. Milord, veuillez m'écouter : ce matin un maniaque s'est introduit au château royal de Kew et a tiré, dit-on, un coup de pistolet à la jeune princesse Victoria.

Le comte se souvint des voix qui s'étaient élancées en bruyant concert dans son salon, au moment où Lancester avait ouvert la fenêtre, et qui, toutes, dissertaient sur ce fait étrange.

-- J'ai entendu parler de cela, répondit-il, et je crois deviner où vous en voulez venir. Mais comment établir que ce soit Brian ?

-- L'honorable Brian s'est chargé de cela tout seul, milord, interrompit Tyrrel, car c'est lui qui s'est introduit ce matin au château de Kew !

-- Et qui a tiré sur la princesse ?

-- On n'a pas tiré sur la princesse ; mais on a maltraité ses gardes, escaladé les murs de la terrasse, tout cela pour prendre d'assaut la serre japonaise et y cueillir un camélia blanc veiné d'azur.

-- Et vous êtes certain que c'était lui ? dit le comte, dont un fougueux espoir venait galvaniser l'inertie.

-- Parfaitement certain, milord.

White-Manor se leva vivement.

-- Il faut agir ! s'écria-t-il ; le dénoncer, requérir son arrestation !

-- Asseyez-vous, dit Tyrrel. Votre Seigneurie a fait déjà tout ce qu'il fallait faire, et sur sa requête, douze hommes de police attendent à la porte de cet hôtel.

-- Sur ma requête ! balbutia le comte étonné.

-- Ceci est un détail, milord, poursuivit le juif ; le temps pressait, et j'ignorais que Votre Seigneurie fût aussi merveilleusement disposée. Dans le doute, j'ai pris des mesures. Vous savez, White-Manor, que j'imite avec une certaine précision toutes sortes d'écritures. J'ai écrit en votre nom au commissaire de la police métropolitaine ; je lui ai annoncé, avec toute la douleur convenable, que mon bien-aimé frère, l'Honorable Brian de Lancester, était fou et que sa folie venait de mettre en danger une personne royale. En conséquence, et pour éviter d'incalculables malheurs, j'ai demandé main forte.

-- Admirable ! s'écria le comte en se précipitant sur la main de Tyrrel qu'il serra entre les siennes avec un transport. Oh ! je le tiens, cette fois, et, comme lui, je serai sans pitié ! Spencer, mon ami, mon sauveur ! je doublerai la somme, je la triplerai !

-- Je rends grâces à Votre Seigneurie et commence par mettre en poche l'unité, en attendant le double et le triple, dit Tyrrel. Maintenant, allez achever l'acte dont vous parliez tout à l'heure. Dépouillez-vous sans crainte, milord, vous aurez beau jeu contre un pensionnaire de Bedlam, et un pensionnaire au secret ; car je me suis arrangé de façon à ce qu'il soit traité en fou d'importance !

V -- À BEDLAM

Tyrrel prit congé du comte après ces dernières paroles et descendit dans la rue où les policemen s'étaient mêlés à la foule. Devant le perron, un intendant de police et un médecin attendaient dans une voiture fermée. Tyrrel jeta un coup d'œil satisfait sur ces imposants préparatifs. Une chose l'embarrassait pourtant, c'était la foule répandue à profusion dans toute la longueur de Portland-Place. Il importait à son plan que Bedlam fût pour Brian de Lancester un véritable tombeau ; or, il fallait pour cela que son arrestation se fît à petit bruit.

Tyrrel fit quelques pas sur le trottoir, et son regard attentif parcourut en tous sens la cohue bavarde et turbulente. Il avisa bientôt, au-dessus d'un col de crin tissé, l'honnête visage du capitaine O'Chrane, lequel dépassait les crânes vulgaires d'un bon demi-pied. Tyrrel alla droit à lui et glissa quelques mots à son oreille.

-- Tonnerre du ciel ! grommela Paddy avec une mauvaise humeur évidente ; je veux servir de rôt à Belzébut, s'il est possible d'avoir un instant de repos.

Tyrrel s'était éloigné sans attendre la réponse.

-- Que vous a dit cet homme, monsieur O'Chrane ? demanda mistress Burnett, qui se dressa sur ses pointes pour mettre sa tête à la hauteur des breloques du capitaine.

-- Il m'a dit : Satan et ses cornes ! répéta Paddy ; de par le ciel ! madame, il m'a dit : Le temps est froid, monsieur O'Chrane !

Après cette réponse diplomatique, le capitaine, profitant de sa haute taille comme d'un observatoire naturel, promena majestueusement son regard tout autour de lui.

-- Damnation ! grommela-t-il ; je n'aperçois aucun de nos gens.

-- Tonnerre du ciel ! misères ! que Dieu nous damne sans pitié ! dit au-dessous de lui une voix aigre et enfantine, bonjour, capitaine O'Chrane, ou que le diable m'emporte !

La main de Paddy s'abaissa et saisit une frêle épaule qui appartenait au gentleman Snail.

-- Eh bien ! eh bien ! capitaine ! s'écria Snail ; est-ce ainsi qu'on aborde un homme comme il faut, que la foudre m'écrase !

-- La foudre passerait près de toi sans te voir, Snail, pitoyable scamp mon petit ami, répliqua le capitaine ; mais je suis charmé de te trouver là tout justement sous ma main, tempêtes ! Écoute ici.

Snail se haussa ; Paddy se baissa. Ce double mouvement les mit à peu près de niveau.

-- C'est une nouvelle preuve de confiance que nous allons te donner, jeune immondice, mon fils, reprit le capitaine avec importance. Il paraît que milords ont besoin de faire évacuer la rue.

-- Pourquoi ? demanda Snail.

-- Cinq cents blasphèmes ! limaçon maudit, mon fils bien-aimé, ignoble petit drôle, je veux que le choléra me purge si je n'ai envie de te tirer les oreilles jusqu'au sang. Il s'agit d'éloigner d'ici tous ces stupides badauds avec leurs commères, et, pour cela, je ne vois rien de mieux que de répandre le bruit de l'arrestation de ce vil coquin dont parlent les journaux du soir.

-- L'assassin de la princesse ?

-- Précisément, diminutif de scélérat. Il doit y avoir çà et là dans la foule des gens de la Famille . Appelle-les, matou du diable !

Snail se perdit aussitôt dans la foule. L'instant d'après, on entendit plusieurs miaulements retentissants. Un mouvement se fit dans la cohue. On vit quelques hommes la parcourir en divers sens, puis ce cri partit de vingt endroits à la fois.

-- Dans Hay-Market ! On cerne la maison de l'assassin dans Hay-Market !

Il sembla, trois minutes après, qu'un vent d'orage eût passé sur Portland-Place, balayant devant lui cokneys obèses et maigres commères du même coup.

-- Allons donc, monsieur O'Chrane ! allons donc, au nom de Dieu ! dit mistress Burnett ; nous arriverons trop tard, bien sûr, pour voir arrêter le scélérat !

-- Mon cœur, répondit tranquillement Paddy, nous arriverons quand nous pourrons, Satan et sa queue, madame !

Pendant ce temps, le comte de White-Manor avait regagné le salon où l'attendait Brian de Lancester. Comme nous l'avons dit, Brian venait de lire le nom inscrit sur le carré de papier apporté par l'intendant Paterson et en restait encore tout ému. Aux premières paroles de son frère, il répondit brusquement :

-- Vous venez de voir Ismaïl Spencer, milord.

Le comte fut pris hors de garde.

-- Moi, balbutia-t-il ; je... mais l'homme dont vous prononcez le nom est mort depuis un an.

Lancester prit le papier sur la table et le tendit à White-Manor.

-- C'est vrai, murmura ce dernier après un silence et avec embarras ; je viens de voir le juif Ismaïl Spencer.

-- Me sera-t-il permis de demander à Votre Seigneurie, reprit Brian, de quel genre sont ses rapports avec cet homme ?

-- Cela n'est permis à personne, monsieur ! répliqua le comte, ou plutôt... puisque c'est votre plaisir de me courber ce soir à tous vos caprices, je consens à vous dire que je me suis intéressé à un malheureux que le hasard a soustrait aux suites ordinaires du châtiment suprême.

-- Ne m'en dites pas davantage, milord ! interrompit Brian avec une froideur sévère ; pour ajouter foi aux paroles de Votre Seigneurie, il me faudrait oublier son mouvement de surprise à la vue du nom inscrit sur ce papier.

Le comte se mordit la lèvre.

-- Eh ! monsieur ! s'écria-t-il, emporté par un irrésistible élan de colère, vous pourrez adresser vos questions à Ismaïl Spencer lui-même, car vous ne serez pas longtemps sans le voir !

Il hésita et ajouta :

-- Et cela est bien simple, Brian, car il attend dans la rue.

-- Qu'attend-il, milord ? dit Lancester avec défiance.

-- Il attend que notre entrevue soit terminée pour revenir vers moi.

Brian se leva vivement.

-- Milord, dit-il, veuillez mettre le comble à vos bontés en achevant cet acte sur-le-champ. Vous ne sauriez croire combien je suis pressé de me trouver face à face avec cet Ismaïl Spencer.

Le comte n'eut garde de se faire prier. En deux traits de plume il eut parfait le contrat.

-- Mon frère, dit-il avec une résignation assez bien jouée, vous avez peut-être abusé de vos avantages, mais entre nous Dieu jugera.

-- Ainsi soit-il, milord, répondit Lancester qui salua et sortit.

Le comte respira longuement et fit jouer le châssis de cette même fenêtre par où Brian avait voulu s'élancer, tête première, sur les dalles de Portland-Place. Il se pencha vivement et regarda au-dessous de lui. À ce moment même la porte extérieure s'ouvrait et Brian descendait les marches du perron. Au bas du perron se tenait Tyrrel l'Aveugle. Brian le reconnut tout de suite. Il reconnut aussi pour des policemen les hommes qui entouraient la maison de son frère.

-- Voilà qui se trouve à merveille ! dit-il à haute voix. Messieurs, je vous requiers de mettre la main sur cet homme.

En même temps il saisit Tyrrel au collet. L'intendant de police et le médecin mirent la tête à la portière de la voiture.

-- Vous le voyez, dit Tyrrel ; il n'y a pas à s'y tromper. Faites votre devoir.

-- Un moment ! répliqua l'intendant de police ; monsieur, ajouta-t-il en s'adressant à Brian, pour quelle raison requérez-vous l'arrestation de sir Edmund Makensie ?

-- Voyons ce qu'il va répondre ! murmura le médecin.

-- Je suppose, monsieur, dit Brian, que vous avez le droit de m'adresser cette question ?

-- Diable ! grommela le médecin, il n'a pas l'air trop fou !

-- Je suis magistrat, monsieur, repartit l'intendant de police.

-- En ce cas, reprit Lancester, je vous apprendrai, monsieur, que cet homme à qui vous donnez le nom de sir Edmund Makensie n'est autre chose qu'un scélérat du plus bas étage, faisant partie d'une bande de voleurs...

-- Vous voyez ! interrompit Tyrrel.

-- Il est fou ! dit le médecin.

Les policemen se rapprochèrent et serrèrent le cercle autour de Brian.

-- Auriez-vous donc des preuves de ce que vous avancez, monsieur ? demanda le magistrat.

-- Votre devoir, monsieur, est d'arrêter cet homme, répondit Lancester avec calme. Les preuves regardent la justice du royaume et non point les employés de la police.

-- Diable ! diable ! grommela encore le médecin ; après tout, il se peut qu'il ne soit point fou.

-- Et d'ailleurs, reprit Brian, cet homme se trouve naturellement sous le coup de la loi, car il a échappé par ruse ou par hasard à la sanction de la justice humaine. Cet homme a été pendu.

Un éclat de rire de Tyrrel, auquel se joignit bientôt la bruyante hilarité des hommes de police, interrompit brusquement Lancester.

-- Décidément, il est fou ! prononça le médecin.

-- Fou à lier, pour le malheur de notre maison ! cria de sa fenêtre le comte de White-Manor.

-- Faites votre devoir ! dit le magistrat, en se rejetant au fond de sa voiture.

Les policemen s'élancèrent tous à la fois ; mais la voix de White-Manor avait révélé le piège à Brian qui, lâchant le collet de Tyrrel, remonta d'un bond les marches du perron.

C'était un terrible champion que Brian de Lancester. Les premiers policemen qui se présentèrent pour l'attaquer furent lancés jusqu'au bas des marches par le robuste poing de l'excentrique, qui martela leur poitrine comme un fléau de plomb. D'autres montèrent à l'assaut et tombèrent à leur tour, le visage sanglant, l'estomac fêlé. Chaque fois que le poing de Brian quittait la parade, chaque fois que son bras musculeux se tendait avec l'élasticité soudaine d'un ressort de métal, un homme était violemment précipité sur le trottoir et ne se relevait point. Les rangs des assaillants s'éclaircissaient, leur ardeur diminuait. Tyrrel était obligé de les pousser de force, et le médecin répétait en suivant la lutte avec beaucoup d'intérêt :

-- Diable ! diable ! voyez comme il ménage ses coups, le gaillard ! En définitive, je ne serais pas étonné qu'il ne fût pas fou.

Il n'y avait plus que cinq policemen debout au bas des marches, et aucun d'eux n'osait plus se hasarder à attaquer Brian. Tyrrel écumait de rage. White-Manor tremblait à sa fenêtre. Brian boutonna son frac. Il fut évident pour tous qu'il allait s'élancer en avant et faire une trouée. Ce qui restait de policemen valides s'écarta des deux côtés du perron, ne se souciant guère d'affronter le choc. Tyrrel se mit résolument à leur place.

-- Milord mon frère, s'écria en ce moment Lancester qui se tourna vers la fenêtre, le piège était habilement tendu. Vous n'avez pas réussi, mais il n'y a point de votre faute, et je vous jure sur l'honneur que vous n'aurez pas à m'accuser d'ingratitude !

On entendit d'en bas claquer les dents du comte.

-- Place ! continua Lancester qui se prit à descendre lentement les marches du perron, toujours en garde, et contenant du regard les policemen terrifiés. Place, Ismaïl Spencer, ou je vous tue !

Tyrrel ne bougea pas. En ce moment on vit s'ouvrir doucement la porte de la maison de White-Manor. Un homme se coula en rampant le long des degrés du perron. À l'instant où Lancester arrivait en face de Tyrrel et se renversait en arrière pour frapper, cet homme le saisit par les jarrets et le fit trébucher. Les policemen se jetèrent aussitôt sur Brian qui fut garrotté en un clin d'œil.

L'homme qui avait rampé le long des marches se remit alors sur ses jambes et montra, à la lueur des réverbères, la face insolente et basse à la fois de l'intendant Gilbert Paterson.

Le captif, solidement lié, fut hissé dans la voiture, entre le magistrat et le médecin qui, réflexions faites et en dernière analyse, le déclara bien et dûment atteint de folie.

-- À Bedlam ! dit le magistrat.

Une voix étrange descendit de la fenêtre où s'était montré White-Manor, et répéta parmi les convulsions d'un rire insensé :

-- À Bedlam ! à Bedlam !

La voiture partit au galop.

Tyrrel et Paterson rentrèrent ensemble chez le lord et pénétrèrent dans le salon. White-Manor, l'œil hagard, le visage écarlate, s'agitait frénétiquement et répétait sans relâche :

-- À Bedlam ! à Bedlam !

Tyrrel et Paterson s'installèrent chacun dans un fauteuil et se mirent à l'examiner curieusement.

-- À défaut de Brian de Lancester, qui est-ce qui doit succéder à la pairie de White-Manor, s'il vous plaît, monsieur l'intendant ?

-- L'Honorable Algernon Murray d'Invernay-Castle, cousin germain de Sa Seigneurie, répondit Paterson.

-- Eh bien ! monsieur l'intendant, reprit Tyrrel, en échange du bon office que vous venez de me rendre, je vais vous donner un bon conseil. Allez faire un doigt de cour à l'Honorable Algernon Murray d'Invernay-Castle, car Brian de Lancester ne sortira plus de Bedlam, et le comte de White-Manor y entrera demain.

-- Pensez-vous donc qu'il soit tout à fait fou ? demanda l'intendant.

Le comte, avant que Tyrrel pût répondre, poussa un dernier et rauque éclat de rire ; puis il tomba, épuisé, sur le tapis en répétant :

-- À Bedlam ! à Bedlam ! à Bedlam !

VI -- FAMILLE IRLANDAISE

En 181., vingt ans avant l'époque où se passe notre histoire, il y avait à Londres, dans le quartier de Saint-Gilles, une pauvre famille, composée de quatre membres, deux enfants, le père et la mère. Le père avait nom M. Chrétien O'Breane. C'était un gentilhomme irlandais, dont la famille avait tenu jadis une position opulente dans la province de Connaught. Ses biens, comme ceux de tant d'autres, avaient passé entre les mains d'un lord protestant, dont, en ces derniers temps, Chrétien O'Breane avait été le tenancier. Vivant de peu et travaillant beaucoup, il avait suffi jusqu'alors aux besoins de sa famille et donné à son fils une sorte d'éducation, parce que, outre les bénéfices de son exploitation, il possédait encore un petit coin de terre, reste de la fortune de ses aïeux.

Un jour, il prit fantaisie à l'intendant du lord de contester à M. O'Breane le petit coin de terre qui était tout son patrimoine. Il y eut procès. En Irlande, on aurait grand tort de dire que la justice a deux poids et deux mesures ; elle n'a ni poids ni mesures, ou plutôt sa balance, invariablement penchée du côté de l'Angleterre, laisse vide toujours le plateau qui regarde l'Irlande. M. O'Breane fut violemment chassé de la terre qui nourrissait ses enfants.

Au jour où nous écrivons ces lignes, l'Irlande entière s'agite et soumet au monde civilisé ses lamentables griefs. Elle ouvre ses haillons pour montrer à nu les plaies dont l'a couverte la main avide de l'Angleterre. Mais alors l'opprimé courbait le front en silence. Comme M. Chrétien O'Breane avait eu la condamnable insolence de soutenir un procès contre son lord, on ne voulut point renouveler son bail, et, un beau jour, la porte de sa maison se ferma sur lui pour ne point se rouvrir.

Il y a une chose étrange. Tous les malheurs de l'Irlande viennent de Londres, et c'est vers Londres toujours que se tournent les regards de l'Irlandais. Chrétien O'Breane vint à Londres, muni de quelques chétives ressources, et s'établit avec sa femme et ses enfants dans Buckridge-Street, au centre de cette paroisse de Saint-Gilles, dont les misères sont devenues européennes, et qui noircit comme une large tache de boue les quartiers les plus opulents du Londres commercial.

On ferait une comparaison, prétentieuse peut-être, mais à coup sûr juste et pittoresque, en disant que Londres ressemble à une courtisane dont l'orgie aurait troué de toutes parts la robe brodée d'or, et qui par chaque trou, montrerait en passant les horreurs de ses innombrables ulcères. Or, le trou le plus large de cette tunique faux brillantée, celui qui laisse voir la plaie la plus nue, la plus profonde, la plus honteusement gangrenée, s'ouvre sur le sein même de la grande courtisane : Saint-Gilles, la Petite Irlande, comme si ce nom d'Irlande dût s'allier fatalement à tout excès de misère ! est auprès de Soho-Square et de la place de Bedford, contre le riche Holborn et le noble Oxford-Street !

Saint-Gilles *(6) * n'a pas son pareil dans l'univers entier. C'est, qu'on nous passe l'expression, une sorte de phalanstère complet de la misère et du vice, ces deux éléments du crime. Là, toutes les souffrances et toutes les hontes atteignent le degré suprême ; là, l'homme revenu à l'état sauvage, ignorant Dieu, et n'ayant aucune notion du bien et du mal, s'engourdit dans sa fange ou se rue furieusement sur la civilisation qui l'entoure. Là il n'y a entre les deux sexes d'autre distinction que la force. La femme ne s'y prostitue même pas : elle est à qui l'assomme.

En 181., comme aujourd'hui, Saint-Gilles était, par excellence, le quartier des malheureux. Point n'est besoin d'ajouter qu'à ce titre seul il eût mérité le surnom de Petite Irlande ; mais ce surnom, qui n'a rien de métaphorique, lui vient en réalité du grand nombre d'Irlandais qui peuplent ces méphitiques celliers ( cellars) *(7) *. M. O'Breane occupait une petite maison d'apparence un peu moins délabrée que les autres, et son faible pécule suffisait à lui assurer pour longtemps une sorte d'opulence relative. C'était un homme de complexion faible et de caractère ardent. Il avait fondé sur son séjour à Londres tous ses espoirs de salut. Au bout d'un mois, il savait à quoi s'en tenir, et dès lors un découragement profond le saisit. Une seule chose pouvait encore l'émouvoir, c'était la pensée de l'Irlande et l'espérance de repasser un jour le canal de Saint-Georges.

Et il en arrive toujours ainsi. Aussitôt que l'Irlandais est à Londres, il regrette passionnément sa verte Érin ; il rêve d'elle sans cesse ; autant il désirait voir Londres, autant il est empressé de le fuir dès qu'il en a respiré l'atmosphère.

Mistress O'Breane, douce et laborieuse femme, ne voyait que par les yeux de son mari, n'aimait que lui au monde avec ses enfants, et n'avait d'autre volonté que la sienne. Sa fille Elisabeth, gaie, vive, rieuse, légère de tête et peut-être de cœur, était la joie de M. O'Breane dont le front chagrin se déridait seulement aux sourires de la jolie Betsy. Betsy avait seize ans.

Le dernier membre de la famille, dont nous n'avons point parlé encore, était un garçon de dix-huit ans, idolâtré par mistress O'Breane, mais que le chef de la maison n'avait point en très grande estime. On ne peut dire pourtant que Chrétien n'aimât point son fils, car, autant qu'il était en lui, il s'était assidûment occupé de son éducation, mais l'enfant avait une tournure d'esprit étrange, et dont les témérités soudaines effrayaient l'honnête Irlandais qui regrettait parfois amèrement qu'un si beau garçon n'eût point l'esprit fait comme tout le monde. Car, en Irlande comme ailleurs, les parents désirent fort ardemment que leurs enfants aient l'esprit fait comme tout le monde.

Le fils de Chrétien O'Breane se nommait Fergus. Dans Londres entier on n'eût point rencontré une tête plus artistiquement belle sur un corps plus harmonieux. Il avait, à cet âge de dix-huit ans, où la virilité n'arrête point encore le contour des lignes, cette beauté juvénile et sensuelle que le mot formosus décrit d'une manière complète et inimitable. Il avait mieux que cela. Un avenir de vigueur extraordinaire perçait sous la grâce arrondie de ses membres. Les boucles molles et jetées au hasard de ses abondants cheveux cachaient à demi un front royal, tout plein de volonté, de force, de pensée. L'ensemble de ses traits enfin, sculptés si délicatement que les plus charmantes ladies eussent pu en être jalouses, avait, derrière une apparence d'insouciant courage et de rêveuse poésie, une arrière-pression d'intelligence profonde, mêlée à une fierté sans limites.

L'air de Londres, qui pesait si lourdement sur Mr et mistress O'Breane, semblait, au contraire, avoir donné une vie nouvelle à leurs enfants. Betsy travaillait tant que durait le jour devant sa fenêtre, en chantant bien gaiement, et, le soir venu, elle allait porter son ouvrage à l'exploitation de modes de High-Holborn. Jamais on ne l'avait vue si contente. Quant à Fergus, il travaillait, lui aussi, courageusement, lisait à ses heures de repos et gagnait déjà quelque argent dès le second mois de son séjour en Angleterre. Il était, à vrai dire, le seul soutien de la famille. Aussi le plus cher espoir du digne couple était-il, à l'aide de Fergus, d'amasser la somme nécessaire pour retourner en Irlande.

Mais l'argent venait bien lentement. M. O'Breane fut pris à la longue du mal du pays, si mortel pour les Irlandais, et mistress O'Breane, par une mystérieuse affinité, se sentit également dépérir. Il y avait plus de vingt ans que ses joies comme ses souffrances étaient celles de son mari. Fergus, qui avait compris tout de suite, et avec une intelligence bien au-dessus de son âge, les motifs et la portée de cette morne tristesse qui pesait sur la maison paternelle, redoubla d'énergie. Son père eut en ce temps une vague perception de sa valeur, et entrevit le trésor de force et de bonté qu'enfermait le cœur de son fils. Mais il ne fit que l'entrevoir, parce que, tout entier à ses doléances et courbé sous cette égoïste indifférence qui est au fond de la nostalgie, le vieux Chrétien ne donnait plus que peu d'attention aux choses qui n'étaient point lui-même ou la patrie.

Son caractère avait pris une teinte sombre et vindicative. Autrefois, lorsqu'il parlait de l'Angleterre, c'était bien avec l'amertume irlandaise et la haine naturelle à l'opprimé. Mais maintenant, sa rancune contre l'Angleterre s'échappait en plaintes éloquentes, dont l'énergie désespérée allait droit au cœur de Fergus. Fergus écoutait silencieusement. Parfois, il pâlissait tout à coup, et dans son œil, si doux d'ordinaire, un éclair s'allumait.

Betsy restait gaie au milieu de cette tristesse. Chaque jour, elle avançait de quelques minutes l'heure de porter son travail. Depuis plusieurs semaines elle semblait avoir deviné la coquetterie. Ses beaux cheveux se bouclaient maintenant avec grâce autour de ses tempes, et sa robe, autrefois si chastement agrafée, montrait, par négligence peut-être, les blanches promesses d'une gorge de vierge. Chaque soir, avant de partir, elle consultait plus d'une fois le petit miroir suspendu au mur de la chambre commune.

Une fois, Fergus revint après sa tâche achevée et ne trouva point sa sœur de retour. Fergus aimait Betsy passionnément. On attendit. Betsy ne revenait point. Betsy ne devait point revenir.

Ce fut, dans la pauvre maison, une nuit de désespoir et de larmes. Mistress O'Breane étouffait ses gémissements ; Chrétien, dont la fièvre exaltait la colère, se répandait en invectives folles et accusait l'Angleterre de la perte de son enfant. Car le matin approchait. Betsy était perdue. Fergus gardait le silence. Il se tenait à l'écart, pâle, les sourcils froncés, respirant à peine. Lorsque le jour parut, il embrassa sa mère et serra la main de son père.

-- Je vais chercher Betsy, dit-il.

Il resta dehors tout le jour. Le soir, il revint seul, épuisé de lassitude et ne pouvant plus se soutenir. On ne lui fit point de question. Mistress O'Breane joignit ses mains, la pauvre mère, en tombant à genoux. Chrétien se leva sur son séant. Depuis la veille, sa fièvre avait fait d'effrayants progrès. Il y avait des symptômes de mort prochaine sur sa face hâve et déjà décharnée.

-- Ils m'ont tout pris ! s'écria-t-il d'une voix creuse et qui tremblait de haine autant que de fièvre ; tout ! mon pain et mon enfant !

-- Notre enfant ! notre pauvre enfant ! murmura la mère désolée.

Fergus était allé s'asseoir à sa place de la veille, et, comme la veille, il gardait un sombre silence.

-- Les Anglais ! les Anglais ! reprit Chrétien dont la voix devenait rauque, spoliateurs, ravisseurs, assassins !

Sa tête retomba lourdement sur l'oreiller. Une convulsion agita le lit. Puis une voix qui semblait sortir de la tombe fit tressaillir Fergus.

-- Enfant, disait-elle, ton père se meurt ; ta sœur est déshonorée. Debout ! et guerre à l'Angleterre !

Fergus se leva d'instinct à cet ordre étrange. Un profond silence se fit.

Puis des sanglots déchirants éclatèrent. Mistress O'Breane, à demi-folle, essayait de réchauffer les mains de Chrétien qui était mort.

Fergus s'agenouilla et pria.

Mistress O'Breane cessa bientôt de pleurer. Un calme extraordinaire vint éclairer son visage. Elle souleva les couvertures du lit et se coucha auprès de Chrétien. Il y avait vingt ans qu'elle vivait la vie de cet homme, son premier, son unique amour. Au bout d'une heure, Fergus, qui était toujours à genoux et cachait entre ses mains sa tête brûlante, tressaillit de nouveau.

-- Mon enfant bien-aimé, disait mistress O'Breane, d'une voix si affaiblie qu'elle arrivait à l'oreille de Fergus comme un murmure, ton père est mort, ta sœur est déshonorée. Moi, je vais prier pour ta sœur et rejoindre ton père. Adieu.

Fergus poussa un cri déchirant et s'affaissa, écrasé par cette triple douleur. Puis le silence régna encore, un silence mortel, que cette fois nul son ne vint rompre.

VII -- PREMIÈRES AMOURS

Il faisait jour déjà lorsque Fergus O'Breane s'éveilla de son long évanouissement, pour se retrouver seul dans cette chambre commune, silencieuse maintenant, et où, naguère encore, se croisaient trois voix chéries. Une immense douleur étreignit son âme, qui fléchit un instant sous cet épouvantable choc. Mais Fergus possédait en lui une énergie encore ignorée, dont le ressort se raidit d'instinct contre cette première et terrible attaque. Il fut étonné de se trouver vaillant en face de ce navrant malheur. Il se remit à genoux et tâcha de prier ; mais une voix mystique vint tinter à ses oreilles et murmura les dernières paroles de son père mourant :

-- Debout ! et guerre à l'Angleterre !

Il se releva d'un bond, et son œil jeta un brûlant éclair. Ce n'était point là le courroux d'un enfant : c'était la haine d'un homme. Fergus dessina lentement, du front à la poitrine, puis d'une épaule à l'autre, le signe de l'oraison catholique.

-- Mon père, murmura-t-il tête haute et la main tendue, je fais serment de vous obéir.

Dès lors commença pour lui une vie de labeur incessant. Enfant, il se prit corps à corps avec le gigantesque, sinon l'impossible. Il étudia, soutenu par une activité patiente, les rouages de la constitution britannique. Il disséqua le colosse afin de bien voir où était son cœur.

En ce temps, on eût pu le voir bien souvent errer, pensif et la tête inclinée, par les allées tortueuses de Saint-James-Park. Les ladies s'arrêtaient pour regarder ce jeune homme à la beauté mythologique, dont la démarche gracieuse contrastait avec le pas guindé des élégants habitués de la promenade.

Elles admiraient les délicates richesses de sa carnation, ses traits fins et auxquels on eût pu reprocher une douceur presque féminine, si l'arc aquilin de ses fiers sourcils n'eût donné à sa physionomie un caractère tout particulier de virilité hautaine. Nul ne savait son nom. Lui passait, sans voir et toujours seul avec lui-même. Sixte-Quint fit un pauvre métier avant de monter sur le trône papal, et le grand empereur des Français naquit si loin de la pourpre, que l'espoir d'imiter son glorieux exemple passerait par tous pays pour une extravagance. Nous pensons que, à part la quadrature du cercle, rien n'est proprement extravagant sous le soleil. Ceci posé, chacun garde licence de prendre en pitié Fergus O'Breane, rêvant aux moyens d'accomplir le serment fait à son père.

Rien de sa pensée, extravagante ou non, ne transpira au dehors. Son existence s'écoula, pareille à celle de tous les jeunes gens de son âge qui vivent de leur travail ; elle arriva comme toutes les autres à une phase amoureuse et devint un roman. Seulement, ce roman fut le premier chapitre d'une sérieuse histoire.

Fergus n'avait jamais aimé. Jusqu'alors ses mœurs avaient été austères comme sa pensée. Il n'y avait nulle place pour l'amour au milieu de ses préoccupations.

Un soir de printemps, au moment où il tournait l'angle de Short-Gardens, un cabriolet de forme antique, traîné par un fort cheval de labour, vint se heurter contre le trottoir et perdit une de ses roues. Le cheval, effrayé, s'arrêta un instant, puis s'élança de nouveau. Un cri de femme partit du cabriolet à demi renversé. Fergus n'avait point attendu cet appel. Son premier mouvement l'avait porté à la tête du cheval, dont l'élan s'arrêta brusquement sous l'effort de sa main robuste. Car Fergus, qui ne connaissait pas plus ses forces que son cœur, avait, sous sa grâce élégante, la puissance d'un athlète.

À l'instant où le cheval pliait les jarrets et rougissait le mors de son écume sanglante, un homme sauta le trottoir et tendit ses deux bras à l'intérieur du cabriolet.

-- Ne vous effrayez pas, Mary, dit-il avec émotion. Venez vite, chère sœur, car cet enfant ne pourra longtemps contenir le cheval.

Celle qu'on appelait Mary ne répondit point. Le cheval, cependant, comme s'il eût compris le dédain que son maître faisait de l' enfant qui le retenait, redressa les jarrets, et tâcha de bondir en avant. Mais la main de Fergus semblait être de fer, et l'animal dompté courba la tête et demeura immobile.

La porte de la maison formant l'angle de Short-Gardens s'ouvrit, et un groom s'empressa de venir prendre la place de Fergus. Celui-ci se rajusta paisiblement et repris sa route.

-- Sur ma foi ! mon jeune monsieur, s'écria le maître du cabriolet, voilà qui n'est pas agir comme il faut ! Vous voyez bien que ma pauvre petite Mary a perdu connaissance, et que je ne puis courir après vous pour vous remercier !

-- Monsieur, je vous tiens quitte de vos remerciements, répondit de loin Fergus.

-- Oh ! oh ! en est-il ainsi ? Eh bien, vous autres, Anglais, vous êtes faits comme cela, je n'ai rien à dire de plus ; seulement j'aurais voulu serrer la main de l'homme qui a sauvé Mary.

Il y avait dans ces paroles deux choses qui allèrent droit au cœur de Fergus. D'abord, une franchise cordiale, en second lieu, un fort accent écossais. Fergus n'eût point voulu toucher la main d'un Anglais. Il revint sur ses pas, et sourit pour la première fois depuis la mort de son père, en voyant le maître du cabriolet ouvrir ses deux bras et en se sentant embrasser avec chaleur.

-- Gentleman, reprit l'Écossais ; maintenant que je vous tiens, je veux mourir si nous nous séparons sans boire ensemble un verre de vin de France à la santé de qui bon vous semblera. Aidez-moi, je vous prie, à tirer de là ma petite sœur.

Fergus ne pouvait, en conscience, refuser. Ce fut en soutenant pour moitié les pas chancelants de Mary, qu'il entra pour la première fois sous un toit étranger depuis la mort de son père. La jeune fille fut déposée sur un sofa dans le parloir. L'Écossais la baisa tendrement au front et se tourna vers Fergus dont il serra la main.

-- Monsieur, dit-il, nous autres, bons garçons du Tevlot-Dale, nous ne faisons pas souvent de longues phrases. Je suis le fils du fermier de Leed ; j'ai nom Angus Mac-Farlane ; touchez-là, et si aujourd'hui, demain ou plus tard, vous avez besoin d'un ami... Duncan ! apportez du vin et des verres, et faites descendre Mac-Nab !

Angus Mac-Farlane ne ressemblait guère alors au portrait que nous avons fait de lui dans le cours de cette histoire. C'était un beau garçon d'une trentaine d'années, au visage hardi, franc et joyeux. Il avait appelé Mac-Nab, son beau-frère, qui habitait Londres avec lui depuis quelques semaines, afin de faire honneur à son hôte. M. Mac-Nab avait épousé la sœur d'Angus. Nous savons de la propre bouche de Stephen, son fils, les détails de sa fin tragique, dans cette même chambre de la maison de Randal Grahame, où la malheureuse Harriet Perceval devait être plus tard enlevée. M. Mac-Nab pouvait avoir le même âge que son beau-frère. C'était un homme d'aspect intelligent et distingué, mais froid. Ses manières faisaient contraste avec les façons abandonnées et le joyeux sans-gêne d'Angus. L'opinion générale lui donnait, parmi beaucoup d'autres mérites, une haute franchise et une entière loyauté, mais cette franchise était peu communicative. Il remplissait les fonctions d'avocat-plaidant près les cours de justice de Glasgow.

Quant à Mary Mac-Farlane, pour peu que le lecteur se souvienne de certain portrait suspendu entre deux fenêtres dans cette pièce d'Irish-House que nous connaissons sous le nom de « la chambre du laird », nous n'aurons besoin d'aucune description nouvelle. Seulement Mary était encore plus jolie que son portrait. Elle allait avoir seize ans. Fergus était là depuis un quart d'heure et ne l'avait point remarquée encore. M. Mac-Nab venait d'entrer, et sur le récit d'Angus, il avait adressé au jeune étranger de courtoises actions de grâce. Tout semblait être fini. Fergus allait prendre congé, après avoir complaisamment fait raison au toast d'Angus, lorsque Mary quitta le sofa où son frère l'avait déposée. Fergus s'arrêta, comme si une invisible main l'eût cloué au parquet. Mary prit un verre sur le plateau et y versa quelques gouttes de vin.

-- Il faut me faire raison à moi aussi, dit-elle doucement ; je bois à la santé de ceux que vous aimez.

Fergus devint pâle et fut tombé à la renverse si Mac-Farlane ne l'eût soutenu par derrière.

-- Madame ! madame ! murmura-t-il d'une voix que sa douleur soudainement réveillée rendait tremblante ; ceux que j'aimais sont morts... et je n'aimerai plus... c'est-à-dire... je ne sais... peut-être... Je bois à vous, madame !

Il avait saisi sur le plateau un verre qu'il vida d'un trait. Le sang était revenu à sa joue. Ses yeux se baissaient. Sa respiration haletait. M. Mac-Nab fronça le sourcil. Mary devint toute rose. Mac-Farlane éclata de rire.

Fergus leva les yeux sur Mary, et se retira précipitamment.

Fergus aimait. Un instant, un seul, il voulut se raidir contre ce sentiment inconnu qui envahissait à la fois son cœur et sa tête. Mais il ne lui était pas donné, si fort qu'il fût contre toutes autres atteintes, de combattre l'amour. Ce premier mouvement de résistance fut l'instinctive protestation de sa haine un instant oubliée. Puis la vengeance se tut ; la lutte prit fin et Fergus se plongea tout entier dans cette première extase d'amour. Cette nuit fut comme une révélation de sa vie à venir, vie partagée entre d'herculéens labeurs et de sensuelles délices. Il apprit tout d'un coup ces rêveries passionnées, cette victorieuse volonté de procéder qui devaient mettre tant de molles jouissances aux intermèdes de ses batailles. Un seul regard avait allumé ses sens et son cœur.

Le lendemain, dès le matin, Angus Mac-Farlane vint le visiter. Entre eux, l'intimité marcha vite. L'amour alla le même train. Mary, naïve et simple enfant, ne pouvait résister longtemps à ce beau Fergus qui avait en quelque sorte, infuse, la science de la séduction. Elle aima comme elle était aimée, sans réserve. Seulement elle devait aimer plus longtemps.

La maison de Mac-Farlane devint bientôt celle de Fergus. Fergus apprit tous les secrets du loyal Écossais et les motifs de sa présence à Londres. Parmi ses secrets, à lui, Fergus ne confia que son amour.

Plusieurs semaines se passèrent ainsi. Mac-Nab gardait toujours, vis-à-vis d'O'Breane, sa politesse cérémonieuse et froide. À part Fergus, il n'y avait qu'un seul étranger qui fût admis à voir miss Mac-Farlane. C'était un jeune nobleman nommé Godfrey de Lancester, qui attendait la mort de son vieux père pour devenir comte de White-Manor.

VIII -- DUEL ANGLAIS

Angus Mac-Farlane et son beau-frère Mac-Nab étaient à Londres pour soutenir un de ces inextricables procès que l'obscurité proverbiale des lois anglaises soulève sans cesse, et qu'une cour de justice juge tant bien que mal à l'aide de poids multiples et fort divers, parmi lesquels il faut compter d'abord l'équité, puis le hasard, puis les faveurs et les recommandations.

Il s'agissait, dans le procès d'Angus Mac-Farlane, ou plutôt de son père, le fermier de Leed, d'une vaste étendue de terrain contestée par l'un des juges de paix du comté de Dumfries. M. Mac-Farlane dont la famille avait toujours possédé ces terres, qui composaient à peu près toute sa fortune, n'avait garde cependant de céder sans combattre. Le juge de paix était riche et bien appuyé ; Angus et Mac-Nab furent envoyés à Londres afin de suivre activement les intérêts de la famille.

Angus ne voyait qu'une chose à faire : se présenter devant le juge et déduire ses prétentions ; mais Mac-Nab, avocat et rompu aux tortueux procédés de la chicane écossaise, voulut se précautionner d'un appui et engager la lutte d'une manière plus égale. D'anciennes relations de famille lui ouvrirent la maison du vieux comte de White-Manor, lequel était un digne seigneur. Mac-Nab lui fit toucher du doigt la justice de sa cause, et le comte prit l'affaire sous sa haute protection. C'était bien le moins qu'on acceptât en échange l'honneur d'être visité de temps à autre par le fils aîné de Sa Seigneurie.

L'honorable Godfrey avait alors de trente à trente-cinq ans. Sa figure, assez belle, mais rougie par l'habitude des liqueurs fortes autant que par l'effet d'un tempérament sanguin à l'excès, offrait les caractères distinctifs du type saxon, reproduit avec une énergie brutale. L'égoïsme se lisait en grosses lettres sur ses traits écarlates, et la violence perçait sous l'enveloppe compassée que le flegme britannique met uniformément autour de toutes les physionomies. Angus pensait que l'honorable Godfrey était amoureux de sa sœur Mary. Mac-Nab prétendait le contraire. Fergus, lui, avait les sympathies d'Angus et l'amour de Mary.

Les choses ne pouvaient demeurer longtemps ainsi sans qu'on parlât de mariage. Mac-Nab, dès qu'il eut connaissance des prétentions du jeune Irlandais, s'y opposa de tout son pouvoir ; mais Mary jeta en pleurant ses deux jolis bras autour du cou de son frère qui jura que le mariage se ferait. Fergus et Mary furent fiancés.

Il y avait entre Fergus et Godfrey une antipathie naturelle. Ils se rencontraient fort souvent dans la maison d'Angus, mais O'Breane avait l'habitude de céder la place et se retirait aussitôt qu'apparaissait l'héritier du lord. Par ce moyen, un éclat avait été évité. Le lendemain du jour où le mariage avait été résolu, la famille Mac-Farlane devait partir pour l'Écosse où l'appelait momentanément la conduite du procès ; Fergus était seul dans le parloir où il attendait Mac-Farlane. Avant que ce dernier fût arrivé, on introduisit l'honorable Godfrey de Lancester, dont le visage en désordre annonçait une violente colère toute prête à éclater. Fergus, suivant sa coutume, prit son chapeau et se dirigea vers la porte en silence.

-- Dieu me damne ! murmura brutalement Godfrey, ce rustre a du moins le bon esprit de prendre la porte de lui-même !

Fergus s'arrêta et regarda en face M. de Lancester, qui se jeta sur le divan et croisa ses jambes avec une nonchalance affectée.

-- Je pense que c'est de moi que vous parlez, monsieur ? dit Fergus.

-- Cela pourrait bien être, jeune homme, répliqua Godfrey.

Fergus rougit, mais ne perdit point son calme.

-- Monsieur, reprit-il, à la manière dont commence cet entretien, il me semble que mieux vaudrait le continuer au dehors.

-- Allez ! dit Godfrey qui se leva en souriant. Je vous suis.

Fergus passa le premier et M. de Lancester le suivit en effet en boutonnant prestement les revers de son habit. Comme ils entraient dans la rue, Fergus voulut prendre la parole.

-- Plus loin ! dit M. de Lancester, qui tourna l'angle de Short-Gardens et entra dans Belton-Street.

Fergus le suivit à son tour. Godfrey quitta le trottoir et vint se poser au milieu de la rue. C'était à cette époque encore un homme très robuste, et la posture qu'il prit, bien connue dans Londres, où le pugilat est une science populaire aussi bien qu'aristocratique, fit ressortir davantage les vigoureuses proportions de son torse. Il n'y avait dans la rue que de rares passants, affairés.

-- Allons, monsieur, dit Godfrey d'un ton provocant, s'il vous plaît de continuer ici notre entretien, je suis à vos ordres.

-- Il me plaît, monsieur, répliqua Fergus en s'avançant, de vous demander compte de votre brutale insolence.

-- Soit, jeune homme. Vous aimez miss Mac-Farlane. On m'a dit que vous alliez l'épouser.

-- C'est vrai, répondit Fergus.

-- Non pas ! Avant cela, jeune homme, je vous briserai les côtes !

-- Monsieur ! s'écria O'Breane, ma patience se lasse et je vais vous faire repentir...

Il ne put achever, parce qu'un coup de poing du nobleman l'atteignit en pleine poitrine et le jeta violemment à la renverse.

L'Honorable Godfrey de Lancester était le meilleur élève du fameux Holmes, de Covent-Garden, qui tint pendant près d'un quart de siècle le sceptre du ring à Londres, et dont le portrait en pied se voit encore dans tous les public-houses où s'assemblent les boxeurs. Godfrey se remit en garde aussitôt et sourit avec satisfaction. Les passants s'arrêtèrent des deux côtés de la rue, sur le trottoir.

Fergus se releva, étourdi, furieux. Sans calculer son attaque et sans prendre plus de précaution que la première fois, il s'élança de nouveau. Le bras de Godfrey, ramené à la hauteur de l'œil, se déploya. Une seconde fois Fergus roula sur le pavé, où il demeura quelques secondes, immobile et comme anéanti. Il va sans dire que personne ne bougea pour lui porter aide. Seulement, l'assistance augmentait et envahissait déjà la rue.

Le coup était bon. Godfrey, athlète émérite, en frappant un homme tout à fait étranger à l'art du pugilat, abusait assurément de son avantage et faisait aussi positivement acte de lâcheté qu'un soldat armé de toutes pièces qui se servirait de son épée contre un ennemi désarmé, mais, à Londres, nous ne saurions trop le répéter, on ne raisonne point ainsi. Le sens de la générosité y fait défaut à tous. Être le plus fort, voilà l'honneur ; être le plus riche, voilà la gloire.

Le coup était bon , qu'importait le reste ? Godfrey ne mettait point son talon sur la poitrine du vaincu, n'était-ce pas assez de grandeur d'âme ?

Cependant Fergus se releva. Son visage était livide, et, au milieu de cette pâleur, ses yeux rayonnaient un feu sombre. Il ne se rua point comme naguère à la rencontre de son adversaire ; il le mesura un instant du regard et marcha vers lui à pas lents, les bras pendants, le corps et le visage complètement découverts. Un frémissement de curiosité courut dans l'assistance. Chacun s'arrangea pour voir mieux et ne rien perdre du dénouement, car il était évident pour tous que l'athlète allait choisir une partie vulnérable. Il y avait à espérer mort d'homme.

Le regard de Godfrey devint en effet fort attentif, et se darda, perçant, sur le point où la poitrine cède et se creuse en rejoignant l'estomac. Fergus avançait toujours. Godfrey visa et frappa de toute sa force. L'un de ses poings attaqua la poitrine de Fergus, qui rendit un son creux, effrayant à entendre, l'autre toucha la naissance du front, et fit jaillir en gerbes de minces filets de sang.

À la stupéfaction générale, Fergus ne tomba point sous ce double coup. Il ne chancela point ; il ne recula point. Le choc s'émoussa sur sa chair comme s'il eût rencontré l'airain d'une colonne. L'assemblée, dont l'avide intérêt était porté au comble, laissa échapper un sourd murmure en le voyant debout toujours droit et ferme, avec une étoile sanglante au milieu de son front pâle.

Godfrey lui-même s'attendait si bien à le tuer du coup qu'il ne mit point sa prestesse ordinaire à ramener ses poings à la parade. Les deux mains de Fergus, deux tenailles d'acier, se refermèrent sur ses bras qu'elles broyèrent.

Le nobleman pâlit à son tour, car l'haleine de Fergus lui brûlait le visage. Il se vit perdu. La foule faisait silence. On n'entendait que la voix de quelques hommes de police, qui, empêchés par la cohue, tâchaient de percer la barrière humaine formée autour des combattants, et menaçaient en vain de leur baguette plombée.

Fergus semblait grandir dans sa colère. Ses traits doux et charmants avaient pris une sauvage et implacable puissance. Il ramena les bras de Godfrey en arrière et les lâcha tout à coup pour jeter les siens autour des reins du nobleman terrifié, qui se sentit perdre plante. L'assistance vit les traits de M. de Lancester se contracter horriblement, et entendit un sourd craquement. Fergus alors lâcha prise, et Godfrey s'affaissa, inerte sur le sol.

Ceci s'était passé en plein soleil, devant mille témoins.

Un mois après, Fergus O'Breane comparaissait devant le grand jury de la cour des sessions, comme accusé de tentative d'assassinat avec préméditation et guet-apens contre la personne de l'Honorable Godfrey de Lancester, héritier présomptif de la pairie de White-Manor. Fergus était prisonnier depuis lors, parce qu'il n'avait point pu fournir de caution. C'est assurément une belle et noble prérogative du citoyen anglais que l'habeas corpus . Mais pourquoi faut-il qu'en Angleterre l'argent soit la condition fatale de l'exercice de tout droit ? Cet habeas corpus , tant et si justement vanté, profite au riche et laisse le pauvre dans les fers.

Godfrey de White-Manor avait été bien près de succomber aux suites de la terrible étreinte de Fergus. Il appartenait à une famille puissante et il était altéré de vengeance. Autour de son lit de malade un conciliabule se forma : des gens de loi se relayèrent à son chevet ; on s'entendit ; on combina les faits ; on ourdit une trame à laquelle Fergus, seul, malade lui-même dans sa prison, et se croyant fort de son innocence, ne devait point échapper. C'eût été pour lui une consolation bien grande que d'avoir des nouvelles de Mary et d'Angus. Mais il ne s'étonna point trop de leur silence. La famille de Mac-Farlane devait être en Écosse ; sans doute Mary et Angus ignoraient son malheur.

Lorsque Fergus comparut devant le grand jury assemblé dans Old-Bailey, il n'y eut qu'une voix sur son affaire. Il fut renvoyé devant la cour. Ce premier coup le surprit douloureusement, mais ceci n'était, après tout, qu'un préliminaire. Il avait été si brutalement attaqué ; le cas de légitime défense était si manifeste, et tant de témoins avaient assisté à la querelle, qu'une condamnation lui semblait impossible.

Fergus, armé qu'il était contre l'Angleterre, ne connaissait pas encore le tortueux dédale de ses lois ; il ignorait la lèpre du faux témoignage, organisé sur une échelle inconnue partout ailleurs. Lord Holland n'a-t-il pas dit, à l'occasion d'un procès célèbre, qu'entre le tribunal de Ponce Pilate et la cour d'assises il choisirait le juge qui condamna Jésus-Christ ? Godfrey de Lancester et ses conseillers étaient mieux instruits que Fergus. Ils savaient que les cellars de Long-Lane et d'Aldergate-Street sont habités par une population famélique et misérable, dont l'unique industrie est le faux témoignage. Toutes les mesures étaient prises. À l'audience, un bataillon serré d'hommes achetés vint déposer que Fergus avait attaqué le fils du lord traîtreusement et à main armée. Fergus croyait rêver. Il s'agitait sur son banc et criait : Mensonge ! Mes les témoins se succédaient sans relâche et déposaient tous dans les mêmes termes.

Un dernier témoignage vint porter à l'accusé le coup de grâce. L'homme qui l'apporta était une sorte de mendiant, âgé d'une vingtaine d'années, et dont toute la personne présentait le plus repoussant aspect.

Tous les penchants ignobles se lisaient sur cette physionomie dont un sourire hypocrite et bonhomme complétait l'ensemble, faux jusqu'à la perfidie, bas jusqu'à l'abjection.

-- Oh ! Vos Honneurs, dit-il avant qu'on l'interrogeât, mes bons lords. Je jure sur l'Évangile et sur tout, que je sais la vérité. Dieu ait pitié de moi à l'article de la mort ! Vos Honneurs m'ont condamné hier à la déportation pour une pauvre douzaine de foulards qu'on a trouvés dans ma poche. Mais je ne me plains pas, mes bons lords ! La vie est durement chère à Londres. Je connais bien Fergus O'Breane, le scélérat ! Oh ! Vos Honneurs, est-il possible d'avoir l'âme assez noire pour assassiner le fils d'un lord ! d'un lord qui a des millions de livres sterling ! Je le connais, allez ! il demeure dans Saint-Gilles avec son brigand de père ! avec sa mère et sa sœur, une mendiante dont lord Fitz-Allan, que Dieu bénisse Sa Seigneurie ! a fait une belle dame avec des diamants et des cachemires.

Fergus laissa échapper un sourd gémissement.

-- Et bien souvent, poursuivit le témoin, sachant que j'étais un pauvre homme, il m'a proposé plein mon chapeau de couronnes si je voulais donner un coup de couteau au fils du lord.

-- Sur mon salut ! s'écria Fergus, je n'ai jamais parlé à ce malheureux !

-- Oh ! Vos Honneurs, reprit encore le témoin, aussi vrai que mon nom est Bob-Lantern... Il y a bien longtemps qu'il guettait le moment de faire son coup, j'en jure sur la Bible et sur tout, mes lords !

Le jury déclara Fergus coupable à l'unanimité, et l'arrêt qui le condamna à la déportation fut regardé comme un acte de clémence ; car, manifestement, il méritait d'être pendu. Fergus sortit de l'audience, en proie à une sorte de torpeur. De retour dans sa prison, une fièvre violente s'empara de lui. Il perdit le sentiment de son malheur. Quand il s'éveilla de ce long sommeil de son intelligence, plusieurs semaines le séparaient déjà du jour de sa condamnation. Il était en rade de Weymouth, sur le ponton le Cumberland , prison flottante destinée aux déportés sur le point d'être embarqués pour l'Australie.

X -- LES PONTONS

Fergus O'Breane était étendu sur une couchette étroite et inclinée dans une galerie basse d'étage et toute pleine de lits semblables au sien. De distance en distance s'échelonnaient des sentinelles, en costume de matelots, qui portaient le coutelas nu à la main. Le lit de Fergus était placé près d'un sabord, mais il tournait le dos à la lumière et ne pouvait, en ce premier instant lucide, avoir aucune idée du lieu où il se trouvait. La première figure qu'il aperçut à son chevet le fit douter de la réalité de tout ce qu'il voyait. Cette figure était celle de l'odieux mendiant dont le faux témoignage avait déterminé sa condamnation. Fergus cacha son visage entre ses mains et murmura avec fatigue :

-- Peut-être ai-je perdu la raison...

-- Oh ! que non pas, mon joli jeune monsieur, répondit la voix de Bob, vous avez seulement eu une petite fièvre de rien, avec quelque chose comme un peu de délire pendant un mois à six semaines, voilà tout.

Fergus ouvrit les yeux et ne put retenir un mouvement de dégoût en voyant le crasseux visage de Bob-Lantern sourire à quelques pouces du sien. Bob avait déjà dans ce temps des dispositions à devenir philosophe.

Il vit le mouvement, comprit, et ne se fâcha point.

-- Je conçois ça, reprit-il, mon joli garçon, je conçois ça. Ma figure vous donne mal aux nerfs à cause de l'histoire de Old-Court.

-- Old-Court ! répéta machinalement Fergus.

Puis, sa mémoire s'éclairant tout à coup, il poursuivit avec une soudaine violence :

-- C'est toi, misérable ! Je me souviens.

Il essaya de se jeter hors de son lit ; mais Bob, qui s'était levé fort tranquillement, le contint sans grand'peine.

-- Là, là ! dit-il, tenez-vous en repos. Voilà quinze jours que je suis votre garde-malade, et Dieu sait si j'observe comme il faut les ordonnances du jeune docteur Moore, l'aide-chirurgien du ponton.

-- Nous sommes donc sur un ponton ! s'écria Fergus.

-- Sur le plus beau ponton de la rade, mister O'Breane ! Il ne faut pas m'en vouloir, la vie est si durement chère ! Le fils du lord m'avait fait donner une livre.

-- Et c'est pour une livre, malheureux !...

-- Je ne mentais pas tout à fait. J'ai bien connu dans Saint-Gilles M. Chrétien O'Breane, le digne homme, et mistress O'Breane, la sainte dame ! et la petite demoiselle, et vous aussi, mon joli garçon. Tout cela m'a souvent fait l'aumône lorsque je jouais l'épileptique sur le pavé de Bainbridge-Street. Je parie que vous vous souvenez de l'épileptique ?

Fergus était bien faible. Sa récente colère avait suffi à le briser. Il n'écoutait plus guère. Bob-Lantern prit son bras qu'il serra pour éveiller son attention.

-- Mon joli monsieur, poursuivit-il, quand un service ne me coûte rien à rendre, j'oblige volontiers mon prochain. Vous êtes ici sur le Cumberland , à deux lieues de la côte, et sous peu de jours vous serez embarqué sur le bay-ship *(8) *. Une fois là, pas moyen d'en sortir ; mais, tant que nous restons en rade, il y a de la ressource. M'écoutez-vous ?

Fergus fit un signe de tête affirmatif. On entendit au même instant un bruit de pas et de voix à travers le plancher supérieur.

-- Les voilà qui reviennent ! continua Bob. Ma faction est finie et je n'ai que le temps de vous faire la leçon. Vos camarades de chambre ont envie de revoir le pays et craignent le mal de mer. Ils font un trou là, derrière votre couchette. Vous les gênerez si vous n'êtes pas avec eux, et quand on les gêne...

Bob termina sa phrase au moyen d'une pantomime éminemment expressive.

Pour éviter tout désagrément de ce genre, reprit-il, le meilleur moyen est de passer pour un initié ; ce n'est pas difficile ; nous ne nous connaissons pas les uns les autres. Dès qu'on verra que votre tête est revenue, on vous dira, souvenez-vous bien de ceci : Gentleman of the Night ! histoire de savoir si vous êtes des bons. Répondez sans hésiter : Family's son, et dormez sur les deux oreilles.

Une échelle qui communiquait de l'entre-pont au pont se mit en ce moment à osciller sous le poids de nombreux condamnés qui commencèrent à descendre par l'écoutille. Les gardes, qui, en l'absence des condamnés, s'étaient réunis et causaient, reprirent précipitamment leurs postes. Celui qui se plaça le plus près du lit de Fergus était un énorme garçon, énorme en longueur du moins, dont les bras et les jambes sortaient, osseux et maigres, de ses vêtements notablement trop courts. Ce grand garçon avait une fort honnête figure et portait sur tous ses traits l'apparence d'un complet repos d'esprit.

La nuit tombait. Les condamnés se mirent au lit. Quelques minutes après, le commandant, suivi d'un officier et d'un chirurgien, vint faire sa ronde. Le chirurgien était M. Moore, jeune physician de grande espérance. Tel nous l'avons vu après vingt ans écoulés, tel il était alors. Seulement son front se couvrait d'une abondante chevelure. La ronde s'arrêta devant la couchette de Fergus et M. Morre lui tâta le pouls.

-- N'a-t-il point parlé ? demanda-t-il à Bob.

-- S'il n'a point parlé, Votre Honneur ? répondit celui-ci d'un air innocent.

Moore fit signe au grand garçon vêtu d'habits trop courts de s'approcher.

-- Avez-vous entendu parler cet homme ? lui demanda Moore.

-- Cet homme, tonnerre du ciel ! répondit le bon Paddy O'Chrane qui était alors dans toute la force de sa jeunesse ; je n'écoute pas, ou que la foudre me brûle ! ce que peuvent dire ces brigands, les pauvres diables !

-- Cet homme a dû parler, reprit Moore. La crise de ce matin l'a sauvé.

L'officier qui accompagnait le commandant avait éprouvé, à l'aide d'un maillet, les parois du ponton entre chaque couchette. On aurait pu remarquer que M. Moore se plaça dès l'abord à la tête du lit de Fergus et y demeura tout le temps de la visite, masquant ainsi la portion de paroi située entre le lit du malade et celui de son voisin de droite. La ronde s'éloigna et l'officier ne toucha point le bois du ponton à cet endroit, soit par courtoisie pour le docteur, soit parce que l'état de Fergus ne permettait guère de penser à une tentative d'évasion de sa part. On entendit le maillet retentir périodiquement, puis la ronde remonta sur le pont et le silence s'établit.

Cela dura une demi-heure environ. Le vaste dortoir était éclairé par quelques lampes dont la lueur insuffisante laissait tous les objets dans un tremblant demi-jour. Les gardes, au nombre de quatre, se promenaient lentement dans la circonscription livrée à leur surveillance. Fergus ne dormait pas. Il reposait, tout en conservant la conscience de ce qui se passait autour de lui. Au bout de quelques minutes, il entendit un imperceptible bruissement de fers sous les couvertures du lit de son voisin de droite, lequel était un homme vigoureux et de mine résolue. Ce bruit n'avait rien d'extraordinaire en un lieu où plus de cinquante captifs dormaient avec leurs fers aux pieds et aux mains ; cependant il frappa une autre oreille que celle de Fergus, car le long matelot Paddy s'écria avec humeur :

-- Jack, fils de Satan, triste rebut de Newgate, mon ami, que je sois damné si vous n'êtes pas le plus bruyant coquin que je connaisse ! Si vous ne finissez pas, il y aura pour vous vingt-cinq coups d'étrivières, ou que je sois pendu comme vous le serez quelque jour, mon camarade !

Paddy O'Chrane avait prononcé ces paroles à voix haute. Il appuya ses derniers mots d'un geste qui pouvait bien être une menace, mais qui eut pour résultat de faire tomber sur le lit de Jack un objet qui scintilla aux lueurs intermittentes des lampes. Jack saisit prestement cet objet et se laissa glisser sur le plancher. Ses fers restèrent sous sa couverture. Paddy avait repris sa paisible promenade.

Fergus ne bougeait pas. Pendant une heure environ, à dater de ce moment, il entendit derrière lui, à quelques pouces seulement de son oreille, le grincement sourd d'une scie maniée avec d'infinies précautions. Au bout de ce temps, le sifflet du contremaître retentit sur le pont supérieur. Jack regagna vivement son lit et se coula sous ses draps. L'objet brillant qui avait frappé déjà les regards de Fergus scintilla de nouveau sur la laine grise de la couverture. Le mince et long bras du gardien se tendit et l'objet disparut. Au même instant, quatre matelots descendirent par l'écoutille. Ils venaient relever les sentinelles.

-- Tom, mon camarade, tempêtes ! dit Paddy O'Chrane à son successeur, je vous recommande ce dangereux coquin, cornes du diable ! Jack Oliver, nous serons damnés, Tom ! S'il bouge, souvenez-vous que je lui ai promis vingt-cinq coups d'étrivières.

Le lendemain, les choses se passèrent exactement de même. Le jeune docteur Moore servit encore d'écran à la paroi du ponton située à droite du lit de Fergus, durant la visite du commandant, et le maillet de l'officier fit partout son devoir, excepté là. Quand la nuit fut venue, le matelot de garde placé au poste occupé la veille par Paddy O'Chrane se montra aussi peu clairvoyant que ce dernier, car le voisin de gauche de Fergus put exécuter une manœuvre exactement semblable à celle de Jack Oliver. Il passa en rampant sous la couchette d'O'Breane qui feignait de dormir profondément, et pendant plus d'une heure le grincement sourd de la scie se fit entendre à quelques pouces de son oreille. Cela dura plusieurs semaines.

Toutes les nuits, à tour de rôle, Jack et le voisin de gauche, qui avait nom Randal Grahame, se relayaient sous les yeux du gardien pour avancer d'autant le percement de la paroi du ponton. Ce Randal Grahame était un personnage assez remarquable et tranchait énergiquement au milieu de cette armée de scélérats stupides ou infâmes, qui encombrait le ponton depuis la cale jusqu'à la batterie haute. C'était un homme de trente ans, portant sur son visage allongé outre mesure cette pâleur particulière aux gens dont les cheveux sont roux. Il y avait de l'intelligence et surtout de la volonté dans la courbe de son front, autour duquel se bouclaient ses cheveux d'un rouge d'acajou. Randal était un montagnard d'Écosse. Fergus avait remarqué ce condamné en une circonstance fort commune sur les pontons, à bord du bay-ship et même dans la Nouvelle-Galles du Sud : nous voulons parler de la peine du fouet ou des étrivières, infligée aux pensionnaires de S. M. D'ordinaire, lorsque cette punition est infligée, le patient remplit l'air de ses cris et se débat sous le fouet en des convulsions désespérées. Randal, lui, se coucha sur le ventre, comme c'est la coutume, et tendit ses reins nus à l'exécuteur.

L'exécuteur était un lascar à mine sauvage dont le bras musculeux semblait une étude de bronze. Il frappa. Chaque coup laissait une trace bleuâtre sur la peau de Randal qui ne bougeait pas. Le sang coula bientôt. Au cinquantième coup, que le lascar sangla en poussant un sourire de fatigue, les reins de Randal ne présentaient plus qu'une large plaie. Il se releva, prit la lanière dans les mains du lascar et l'examina durant quelques secondes attentivement. Son visage gardait un calme extraordinaire et n'avait point perdu cette pâleur transparente dont Van Dyck a laissé une immortelle et frappante reproduction dans son portrait peint par lui-même.

Depuis ce jour, Fergus avait pris une sorte de sympathie pour cet homme : sympathie tacite aussi bien qu'irraisonnée. Fergus et Randal ne s'étaient jamais parlé.

Un soir, c'était Paddy O'Chrane qui était de faction et c'était au tour de Jack Oliver de travailler. Jack se mit en besogne comme d'habitude dès que le long matelot lui eut jeté l'instrument d'acier que Fergus avait vu scintiller sur les couvertures la première nuit de sa convalescence. Mais Jack ne travailla pas longtemps ce soir-là. Au bout d'une demi-heure à peine, le bruit sourd de la scie cessa tout à coup.

-- Paddy ! Randal ! Roberts ! cria Jack dans un moment de joie folle, le trou est fait.

-- C'est bon ! répondit Randal avec indifférence ; laisse-moi dormir.

-- Jack, misérable coquin ! s'écria Paddy O'Chrane qui déchargea un énorme coup du plat de son couteau sur la couchette vide d'Oliver ; ne peux-tu dormir comme un chrétien, que Dieu me damne !

-- Il a parlé d'un trou... dit l'un des gardiens d'un air soupçonneux.

Paddy déchargea un second coup sur le lit où Jack aurait dû être.

-- Satan nous brûle ! Peter Bridgewell, il a parlé de trou, triste sot, mon ami, je pense que vous pouvez avoir raison. Mais si vous faisiez attention à vous, tonnerre du ciel ! vous verriez que Tom Bence vous a volé votre mouchoir dans votre poche, que je sois pendu et vous aussi !

Jack profita du mouvement que fit Bridgewell en cherchant son mouchoir, pour se couler prestement sous ses couvertures.

Le lendemain, à l'heure de la promenade sur le pont, l'œil le plus exercé n'eût pu saisir aucun signe d'agitation parmi les condamnés. Cependant l'évasion était résolue et fixée à la nuit suivante. Bob-Lantern, qui ne s'était point montré de la semaine, reparut tout à coup ce jour-là.

-- Oh ! mon joli monsieur, dit-il à Fergus, que vous voilà redevenu vaillant ! M. Moore est un habile homme.

Il fit mine de s'éloigner, mais, saisissant un moment où personne ne l'observait, il s'approcha de Fergus et lui glissa rapidement ces paroles :

-- C'est pour cette nuit. Si on ne vous tue pas, vous vous sauverez, et on ne vous tuera pas si vous donnez le mot d'ordre.

Se sauver ! revoir l'Angleterre, Mary ! se trouver à la fois en face de ses amours et de l'adversaire que cherchait son implacable haine ! Fergus alla s'asseoir contre les bastingages et tourna son regard vers la côte, dont les profils bleuâtres se détachaient sur le gris mat du ciel britannique. Depuis quinze jours, toutes ses idées étaient revenues, idées de tendresse et de vengeance. Ces deux préoccupations se combattaient en lui et laissaient son esprit faible encore. Il aimait Mary, autant qu'un homme ardent et jeune et vierge de tout attachement peut aimer une femme, et, plus que jamais, du fond de son cœur, s'élevait, menaçant, le cri de Chrétien O'Breane à l'agonie : Guerre à l'Angleterre !

Toutes ces pensées roulaient dans son cerveau, tandis qu'il regardait la côte. Il ne s'apercevait pas qu'un groupe de déportés s'était formé autour de lui et le séparait des sentinelles échelonnées sur le pont. Ceux qui le serraient de plus près étaient Randal Grahame et Jack Oliver ; celui-ci cachait sous sa chemise un couteau de table aiguisé.

-- Voilà un beau garçon qui n'est pas bavard, dit de loin Tom Bence ; Jack, mon ami, tâche donc de voir un peu de quelle couleur sont ses paroles.

Fergus leva les yeux et tressaillit en se voyant ainsi cerné. Son premier mouvement fut de chercher une issue, mais Randal lui tenait déjà les deux bras par derrière. Il se souvint alors de la dernière recommandation de Bob et eut comme une vague idée de ces paroles prononcées à son chevet par le mendiant le jour où il s'était éveillé de son délire, mais ces paroles lui échappaient d'autant mieux qu'il tâchait davantage à les ressaisir. Jack Oliver se planta devant lui.

-- Si tu bouges, tu es mort, dit-il, en posant la pointe de son couteau sur le cœur de Fergus ; si tu cries, je te tue ! Voyons si tu sais parler en bon Anglais, Gentleman of the Night ?

Fergus hésita, bien que cette demande rafraîchît ses souvenirs et lui mît sa réponse, comme on dit vulgairement, sur le bout de la langue.

-- Allons, Jack ! dit Tom Bence.

Oliver fronça le sourcil, mais, à ce moment même, Fergus se sentit serrer le bras par derrière, et la voix de Randal murmura quelques mots à son oreille.

-- Family's son ! répondit-il aussitôt.

Oliver remit son couteau sous sa chemise.

-- Séparez-vous ; Dieu nous punisse, rebuts de Newgate ! cria de loin le matelot O'Chrane.

Les déportés se dispersèrent. Randal seul demeura appuyé contre le plat-bord, auprès de Fergus. Celui-ci voulut le remercier ; car c'était Randal qui lui avait soufflé la réponse au mot d'ordre. Mais à peine O'Breane eut-il ouvert la bouche, que l'Écossais lui jeta un regard d'indifférence glacée et tourna le dos pour s'éloigner lentement.

La nuit venue, la ronde eut lieu comme à l'ordinaire, et Fergus remarqua que les gardiens étaient cette fois tous les quatre de ceux qui se relayaient d'habitude devant sa couchette et jetaient la scie soit à Oliver, soit à Grahame. Dès que la ronde fut partie, il se passa une scène fort extraordinaire. Quatre déportés quittèrent leurs lits et s'approchèrent des gardiens qui tirèrent eux-mêmes de leurs poches de fortes cordes à l'aide desquelles ils se laissèrent lier solidement.

-- Tonnerre du ciel ! murmurait, pendant qu'on le garrottait, le maigre et digne matelot Paddy, je veux être pendu, et, Satan me brûle ! j'en prends le chemin, tempête ! si la Famille ne nous doit pas de bonnes rentes pour un si beau coup ! Serre plus fort, Jack, fangeux coquin, mon brave compagnon ! Et maintenant, détalez, séquelle ! Il y a un canot qui vous attend à la bouée.

Les quatre gardiens se roulèrent en tous sens sur le plancher, sans doute pour mettre de la poussière à leur uniforme et faire croire à une lutte désespérée, puis l'évasion commença. On retira la partie sciée de la paroi du ponton avec des précautions infinies. Trente condamnés étaient déjà à la mer qu'aucun bruit révélateur ne s'était fait encore. Il ne restait plus dans l'entrepont qu'une dizaine d'hommes, malades ou ne sachant point nager, Randal et Fergus.

-- Allons ! mille misères ! dit O'Chrane, dépêchez-vous ! les cordes m'entrent dans la chair !

Fergus mit sa tête dans l'ouverture. Randal l'arrêta par derrière.

-- Où allez-vous ? demanda-t-il.

Fergus, étonné de cette question, demeura sans réponse.

-- Vous allez chercher, reprit lentement Randal, ce que vous aimez et ce que vous haïssez. Je sais votre histoire, votre amour qui est celui de tout le monde, vos espoirs de haine, qui sont ceux d'un grand homme ou d'un fou.

-- Et comment le savez-vous ? dit Fergus qui ne connaissait nul confident de sa pensée.

-- Vous aviez déjà le délire à Newgate, répondit Randal et j'étais votre compagnon de cachot. Écoutez-moi. Mary Mac-Farlane est la femme de l'Honorable Godfrey de Lancester.

Fergus s'appuya, tremblant, à sa couchette.

-- Dites-vous vrai ? murmura-t-il.

-- Je dis vrai. Je suis du pays de Mac-Farlane, et je connais le noble Angus tout aussi bien que vous. Voilà pour votre amour. Quant à votre haine, il faut des monceaux d'or pour combattre l'Angleterre, et à Londres, où vous devez vous cacher, c'est la misère qui vous attend.

-- N'allez-vous donc point vous sauver vous-même ? demanda Fergus.

-- Non. Il me faut de l'or, à moi aussi. J'ai ma haine qui ressemble à la vôtre comme la raison peut ressembler à la démence. Je hais Londres. Autrefois, nous autres highlanders, nous étions des hommes vaillants, aux proportions héroïques et terribles. Londres a fait de nous des animaux curieux dont les enfants regardent les jambes nues et le plaid bariolé. Je veux être l'homme le plus riche de Londres. C'est là une vengeance.

-- Et où pensez-vous trouver cette fortune ?

Là où fourmillent les hommes résolus, désespérés, avides.

Fergus baissa la tête et devint pensif.

-- Par le trou de l'enfer ! s'écria O'Chrane ; voilà bien les deux plus imbéciles scélérats que je connaisse ! À l'eau ! tonnerre du ciel ! à l'eau, Satan et ses cornes !

Fergus se tourna vers Randal et le regarda fixement.

-- Y a-t-il beaucoup de ces hommes dont vous parlez à Botany-Bay ? demanda-t-il.

-- Beaucoup : des hommes intrépides, patients, intelligents, indomptables. Des hommes qui, disciplinés et conduits par une haute pensée, renverseraient un empire !

Fergus jeta un dernier regard vers la côte d'Angleterre où quelques lumières brillaient dans le lointain, et ferma l'ouverture qui avait donné passage à ses compagnons.

Randal et lui s'étendirent sur leurs couchettes.

X -- BOTANY-BAY

Le bay-ship le Van-Diémen portant à son bord cargaison complète de déportés à destination du port de Sydney, parmi lesquels se trouvaient Fergus O'Breane et Randal Grahame, manœuvrait à la hauteur des îles du Cap-Vert.

Le capitaine du ponton le Cumberland , de Weymouth, n'avait point eu beaucoup de primes à toucher pour les déportés confiés à ses soins. En revanche, Paddy O'Chrane et ses trois compagnons avaient encaissé force coups de garcette, suivant la méthode appliquée encore aujourd'hui envers les libres sujets de Sa Majesté. La punition s'était bornée là, parce que Paddy, faisant usage de son éloquence ordinaire, avait prouvé clair comme le jour que son énergie seule avait empêché Fergus, Randal et ceux qui ne savaient point nager, de se jeter à l'eau.

Quant au jeune docteur Moore, la Famille avait compensé pour lui et au delà les libéralités philanthropiques du gouvernement.

C'est un véritable paradis flottant qu'un bay-ship bon voilier, portant nombreuse compagnie. Ici encore le capitaine et le chirurgien ont une prime pour chaque condamné rendu, sans avaries, aux établissements de l'Australie. En conséquence, ces deux fonctionnaires rivalisent de soins et de tendresses envers les criminels confiés à leur sollicitude. Vous diriez deux excellents pères veillant jour et nuit au bien-être d'une nombreuse famille.

Un des recueils périodiques d'outre-Manche, qui compte des hommes éminents dans toutes les spécialités parmi ses rédacteurs, le London Magazine, donnait, il y a quelques années, des détails d'un intérêt réel sur ces traversées de condamnés. Rien ne leur manquait, en vérité, ou plutôt ils avaient tout à profusion. L'État qui leur faisait ces loisirs n'y allait pas de main morte. Ce que chacun dévorait à chaque repas eût pu suffire à deux ouvriers robustes et pourvus d'un appétit normal.

« Le dimanche, dit la revue précitée, on leur sert à dîner une livre de roastbeef et une livre de plum-pudding ; le lundi, égale quantité de porc au milieu d'une purée de pois. Le vendredi, du bœuf, du riz et du plum-pudding. À la nuit tombante, on verse à chacun d'eux une demi-pinte de vin de Porto... »

Que d'honnêtes gens, bon Dieu ! voudraient avoir un pareil ordinaire.

Le vin de Porto surtout ne mêle-t-il pas une dose d'agréable à l'utile, représenté par le bœuf rôti et la purée de pois ?

Certes, les citoyens d'un pays assez opulent pour convier ses malfaiteurs à de tels festins doivent mener une royale vie, car comment penser que le gouvernement songe à gorger des criminels avant de venir en aide à l'innocence indigente ?

Évidemment, ce serait là un éloquent appel au crime !...

Et les choses vont ainsi pourtant, absolument ainsi. C'est le même pays qui entasse les provisions de toute sorte dans la cale de ses bay-ships et qui laisse périr cinquante mille malheureux dans les caves de Saint-Gilles. Les hommes qui se régalent de plum-pudding sur la route de Botany-Bay et ceux qui meurent de faim, faute de trouver dans les ordures de Londres assez de pelures de pommes de terre, sont Anglais les uns et les autres. Seulement les premiers ont l'inestimable avantage d'avoir commis un crime.

Il y a une chose surprenante, invraisemblable, miraculeuse, c'est qu'il se puisse trouver encore en Angleterre, un homme pauvre et honnête à la fois.

Car il s'en trouve encore çà et là.

Mais la logique finit toujours par vaincre tôt ou tard. Cette exception anormale prendra fin, et les Anglais devront, un jour venant, percer des meurtrières à leurs maisons, pour se défendre contre les honnêtes indigents candidats au paradis de la déportation.

Fergus O'Breane reprenait rapidement ses forces. Une fois la maladie domptée, sa jeune et riche nature réagit et sembla vouloir effacer la trace de ce temps d'arrêt en se développant plus vite et mieux. Fergus sentait chaque jour en lui-même une vigueur nouvelle ; il sentait en même temps son intelligence grandir et sa volonté se rasseoir.

Comme en pleine mer les actions des condamnés sont contrôlées seulement eu égard à la sûreté du navire, il en résulte une liberté presque complète. Fergus et Randal purent donc aisément se rapprocher et nouer entre eux des rapports de tous les jours. Il y avait certes une large distance de Fergus à Randal, qui était en définitive un voleur de grand chemin. Mais Fergus avait découvert sous son esprit inculte et comme dépourvu de la science du bien et du mal, une sorte de hauteur native mêlée à un jugement droit et profondément perspicace. L'Écossais avait en outre une hardiesse de pensée, qui, jointe à la fermeté spartiate que nous lui connaissons, pouvait, en quelque position qu'il se trouvât placé, le sortir des rangs vulgaires et porter sa tête au-dessus de la foule.

Randal, comme on dit vulgairement, n'avait point jusqu'alors trouvé son maître. Tout obstacle avait plié sous la sauvage énergie de sa volonté. Lorsqu'il se rapprocha de Fergus, ce fut par un vague sentiment de pitié. Fergus était beau, et l'on sait quel prestige a la beauté pour les enfants de la nature. De plus, dans les cachots de Newgate, Randal avait reçu les involontaires confidences sans portée précise, puisque le plan de Fergus n'était ni arrêté ni conçu, mais par cela même confidences plus étranges et faites davantage pour frapper l'esprit amant du merveilleux d'un montagnard d'Écosse. Lui aussi, d'ailleurs, avait son idée fixe, qui, sauf l'étendue, ressemblait pour un peu à la pensée de Fergus.

Comme nous l'avons vu, dans leur premier entretien, Randal tint le haut bout. Il était l'homme qui conseillait et venait de rendre un service. Quiconque lui eût demandé, après un mois écoulé depuis lors, pourquoi les rôles avaient changé, pourquoi Fergus avait pris sur lui un entier empire, l'aurait à coup sûr trouvé sans réponse. Randal, après Mary Mac-Farlane, fut le premier qui subit ce charme occulte et irrésistible. Les autres suivirent. Quiconque approcha Fergus O'Breane et n'eut point pour le haïr de ces motifs auxquels, avant tout, les hommes obéissent : l'amour, l'ambition, la vengeance, fut attiré, séduit, subjugué. Quiconque le prit en haine fut vaincu et brisé. Hommes et femmes s'élancèrent vers lui d'une ardeur égale. Il fut dieu pour les unes, roi pour les autres, et de même que l'amour qu'on ressentait pour lui arrivait au délire, de même l'amitié qu'il inspirait s'alliait inévitablement au respect.

Il est un travers commun à tous les vastes esprits contre lesquels Fergus eût échoué peut-être dès l'abord. Ceux qui rêvent de grandes choses ne peuvent s'aviser que de grands moyens ; or, les grands moyens sont souvent hors de portée tout autant que le but. Randal se trouva sur le chemin de Fergus pour lui sauver cet écueil. Il mit son sens pratique parmi les fulminantes théories de ce terrible poète qui rêvait la chute d'un empire comme on rêve un drame ou une tragédie, sans penser qu'ici-bas il faut à toute œuvre un point de départ, et que le symbolique fils de Dédale, Icare, n'eût pas même pu essayer ses ailes de cire s'il ne fût monté au sommet d'une haute tour. Randal Grahame servit en quelque sorte de repoussoir au pénétrant mais trop audacieux génie de Fergus. Il lui montra les problèmes, ce qui fut une occasion de les résoudre.

La traversée fut longue. Durant les heures de promenade sur le pont, Fergus fut initié à la constitution de la Grande Famille londonienne, qui, à part ses cent mille adhérents, se rattache de manière ou d'autre par des liens étroits ou larges à tous les outlaws des Trois-Royaumes. Randal et lui parlèrent aussi de Mary bien souvent, de Mary et d'Angus pour lequel O'Breane se sentait un attachement de frère. Mary avait été enlevée à la ferme de Leed, en Écosse, par l'Honorable Godfrey de Lancester qui l'avait épousée à Gretna-Green.

La perte de Mary était pour Fergus une cruelle souffrance, mais les labeurs de son intelligence lui sauvaient le désespoir. Quant à l'héritier de White-Manor, Fergus, à proprement parler, n'éprouvait point pour lui de haine. On eût dit que sa faculté de haïr était complètement absorbée ailleurs et ne pouvait plus être affectée par ces aversions particulières d'homme à homme qui se taisaient devant le cri implacable et puissant poussé contre l'Angleterre elle-même.

Après une traversée de cinq mois, durant laquelle on n'avait relâché qu'une seule fois sur la côte du Brésil, le bay-ship arriva en vue de Sidney. Dès ce moment, Fergus et Randal avaient arrêté un projet d'évasion, dont l'exécution, indéfiniment remise, devait avoir d'importants résultats. Le canon de Sidney avait annoncé l'entrée en rade du Van-Diémen , et le pavillon d'arrivée était hissé à la pointe de South-Head. La péniche du pilote royal accosta bientôt après le navire et le conduisit jusqu'au milieu du port. Là, plusieurs formalités s'accomplirent, à la suite desquelles le maître du port prit dans son canot le capitaine et le chirurgien pour les conduire à la maison du gouvernement. Le capitaine était à peine parti que cent barques accostèrent le Van-Diémen à force de rames.

Sur ces barques, joyeusement pavoisées, on riait, on chantait, on criait. C'était une immense clameur de bienvenue.

On voyait sur ces barques des hommes, des femmes, des enfants. On eût dit un peuple de l'Arcadie heureuse, mais d'une Arcadie réformée, modernisée et incapable de mourir de fadeur, comme l'ancienne, celle du paganisme, car les habitants de cette Arcadie nouvelle fleuraient le rack beaucoup plus que le parfum du lotus.

Ce n'était plus là l'innocence, candide jusqu'à la niaiserie, des temps anciens, c'était le crime obèse, prospère, qui se reposait et s'engourdissait dans l'abondance : c'était le serpent finissant la sieste et que le travail de la digestion endort ; c'est Newgate transformé tout à coup en paradis terrestre.

Dans cette absence complète de besoins, le but devait être atteint, les mauvais instincts devaient se taire et celui qui avait volé pour manger ou assassiné pour vivre, n'éprouvait plus le besoin de se livrer à ce travail stupide qu'est le vol ou l'assassinat.

Car, nous le répétons, l'immonde égoïsme de l'Angleterre se refusant à faire la moindre chose pour ceux qui souffrent de la faim et détournant la tête quand on l'implore, cède à ceux qui menacent.

Les condamnés sont de deux sortes : les uns font le mal par nécessité, les autres par goût. Le crime a ses pontifes, et la vocation, cette bizarre conseillère, entraîne là comme ailleurs.

Les premiers ne sont plus à craindre tant qu'on leur donnera à manger.

Mais les autres, les fanatiques du mal, ces cœurs artistement pervers qui se plaisent uniquement en des trames diaboliques et nuisent pour nuire, comme un avare amasse pour amasser, ceux-là ne désarment point. Déportés une fois, ils reviennent ! Par où ? Qu'importe ! Ils reviennent plus forts, plus ardents, plus savants dans le crime. Botany-Bay est une université comme Oxford, et Dieu sait que les bacheliers de la première en remontreraient aux docteurs de la seconde. Ils reviennent : la déportation en a fait des démons véritables que nulle barrière n'arrête, que nulle force ne peut saisir et qui vont augmenter le ténébreux sénat des malfaiteurs de Londres.

L'arrivée du bay-ship est toujours un moment de fête pour la colonie. Les anciens complices se reconnaissent et se saluent. On se rappelle mutuellement ses hauts faits, on parle du bon temps. Mais il y avait une autre raison, une raison spéciale pour que le Van-Diémen fût accueilli à merveille. Ce navire, en effet, portait, outre les condamnés, une cargaison entière de femmes que les premières maisons de Sidney avaient commandées à leurs correspondants de Londres *(9) *. Chacun était pressé de voir ces nouvelles venues, et les matelots avaient grand'peine à empêcher les curieux de faire irruption sur le pont.

Le débarquement s'opéra. Les déportés, aussitôt qu'ils eurent pris terre, se rangèrent en bataille et subirent l'inspection du gouverneur. Cela fait, les industriels australiens s'approchèrent et firent leur choix, s'engageant à répondre pour tout condamné employé à leur service. Ceux des arrivants qui ne trouvèrent point de caution furent conduits en prison. Les industriels dont nous avons parlé étaient, bien entendu, des libérés admis aux droits civiques de la Nouvelle-Galles du Sud, après expiration de leur peine, ou même avant, par rescrit du gouverneur ; ou bien encore de simples condamnés, légitimés par un mariage contracté dans la colonie.

À la Nouvelle-Galles du Sud le mariage libère. Voici d'un côté un incorrigible coquin, de l'autre une créature ayant bu toutes les hontes. Tous deux sont aux fers. Ils se marient ensemble : ce seul fait les nettoie. Le coquin devient un honnête gentleman, la créature passe à l'état de lady respectable, et c'est avec considération que les soldats du gouvernement les relèvent, lorsque le rack les couche maritalement dans quelque ruisseau de Sidney.

Fergus et Randal, n'ayant point trouvé de caution à Sidney, furent dirigés tous deux sur Paramatta où, placés chez le même maître, ils continuèrent à jeter les fondements de leur œuvre. Au bout de six mois, le plan, suffisamment mûri, dut recevoir un commencement d'exécution : Randal se maria.

Il y avait à Paramatta une fileuse *(10) * du nom de Maudlin Wolf, dont la vie était tout un roman. On pensait qu'elle était d'origine française, et son acte de condamnation la désignait en effet sous le nom de Madeleine Le Loup, dite la contessa Cantacouzène. À Londres, où elle avait élu sa résidence dès sa première jeunesse, elle avait longtemps été la lionne. Sa beauté n'avait jamais dû être très grande, mais les dandies d'un certain âge gardaient encore un galant souvenir des grâces infinies de sa personne, et soutenaient que, depuis la contessa, il n'y avait point eu à Londres d'aventurière parfaite en tous points. Elle était bien faite et de tournure charmante, quoique sa taille fût beaucoup au-dessous de la moyenne, et possédait, paraîtrait-il, au degré suprême, la science d'attirer à soi les cœurs les plus froids et de délier les cordons des bourses les plus solidement nouées.

Au beau milieu de ses triomphes, impliquée dans la fameuse affaire des diamants de la duchesse du Devonshire, elle fut convaincue de recel et jetée sur un ponton. Ce fut une perte pour la Famille , car Maudlin Wolf, ou la contessa Cantacouzène, était bien la plus adroite femme qu'on pût voir, et le résultat des services qu'elle avait rendus en livrant à l'occasion la caisse de ses opulents protecteurs ne se peut point calculer.

On ne se corrige pas facilement d'une paresse contractée parmi les molles douceurs d'un luxe effréné. À la Nouvelle-Galles du Sud, Maudlin expia bien cruellement sa prospérité passée. Si faible en effet que soit la tâche imposée à tout condamné, cette tâche devenait trop lourde pour les doigts délicats de la comtesse Cantacouzène. Durant les premiers temps de son séjour à Sydney, elle dépensa, pour se soustraire au travail, toutes les finesses de cette diplomatie féminine qui avait assuré son empire à Londres. Elle était jeune et jolie alors, le charme opéra. Quelque gros libéré la couvrit de sa protection intéressée.

Il y avait bien longtemps que Maudlin était dans la colonie.

Les grâces de sa petite personne, grâces mignardes, gentilles, provocantes, mais qui avaient besoin pour plaire de s'allier à la jeunesse en toute sa fleur, diminuèrent insensiblement, puis disparurent. Maudlin comtesse eût encore dominé par l'adresse recherchée de son esprit : à Sydney, par malheur, cette monnaie n'a point cours.

On envoya Maudlin à Paramatta. Premier exil, première chute.

Là, il fallut travailler. Maudlin essaya, puis elle s'enfuit.

Reprise, on la dirigea sur George's-River. Nouvelle révolte et nouvel exil.

Windsor ! noble nom dont l'harmonie royale réveille sans doute un souvenir au cœur des criminels les plus endurcis ! la pauvre Maudlin devait descendre plus d'un degré encore de l'échelle de la misère. Windsor, situé au fond de Broken-Bay, était en ce temps l'établissement le plus éloigné de Sydney, le plus triste et le moins habitable, mais, comme Maudlin y montrait encore des sentiments de révolte, on lui mit un collier de fer au cou et on la descendit dans les mines de Coal-River.

Elle resta un an dans les mines.

Lorsque sa peine fut terminée, ses compagnons ne la reconnurent point : son visage avait pris d'innombrables rides, sa taille était courbée ; elle était vieille.

Cependant, son cœur restait jeune et son esprit remuant, inquiet, actif outre mesure, gardait toute sa vivacité. Elle travailla pour ne point retourner aux mines, mais il y avait au dedans d'elle une rancune profonde contre ses persécuteurs. Elle s'ingénia, elle se remua ; usant de l'astuce singulière qui faisait le fond de son esprit, elle parvint à susciter au gouvernement nombre de tracasseries.

À l'époque où Fergus et Randal arrivèrent à Sydney, Maudlin Wolf était un personnage avec lequel il fallait compter. Elle était très liée avec tous les mécontents, avait la confiance des plus dangereux membres de la Famille déportés, et entretenait des relations occultes avec cette partie indisciplinée de la colonie, qui sera éternellement en guère contre l'autorité. On se disait cela ; on affirmait que Maudlin connaissait parfaitement la retraite de Smith-le-Méthodiste, qui avait tiré un coup de pistolet sur le gouverneur ; on prétendait qu'elle avait plus d'une fois passé les barrières et pris le chemin des Montagnes-Bleues pour porter des avis au tueur de bœufs sauvages Waterfield, le plus terrible bushranger de la forêt des Myrthes. Le gouvernement recueillait ces bruits : mais Maudlin était insaisissable. Ce fut Maudlin Wolf qu'épousa Randal Grahame, pour être libre d'abord, et ensuite pour s'aboucher par son entremise avec Smith, Waterfield et quelques autres aventuriers audacieux dont il lui était important de s'assurer le concours.

XI -- LE ROI LEAR ET LA REINE MAB

Il y avait six hommes réunis autour d'un grand feu qui tenait le centre d'une étroite clairière située au milieu d'un bois, formé d'arbres au tronc énorme, au grêle feuillage. La nuit était sombre et sans lune. L'œil, en suivant la fumeuse spirale qui s'élançait du foyer, n'apercevait, sur le fond noir des ténèbres, que troncs hauts et sveltes, rougis d'un côté par l'éclat de la flamme, et couronnés à leurs cimes d'un bouquet de feuilles étiolées. Devant la flamme, sur deux fourches fichées en terre, un troisième bâton, placé horizontalement, soutenait un kanguroo de la grande espèce, lequel, rôti à demi, envoyait à la ronde les appétissants effluves de son fumet savoureux.

Dans l'ombre, apparaissait vaguement, lorsqu'un souffle d'air faisait la flamme plus vive, le profil écrasé d'une hutte recouverte d'écorce, aux parois de laquelle s'appuyaient deux ou trois de ces fusils aux canons noirs, veinés de sombres rubans d'acier, dont la fabrication anglaise avait seule alors le secret. Les six hommes étaient rangés en demi-cercle. C'étaient d'abord Randal Grahame et Fergus O'Breane, portant chacun autour de leur veste de déportés une ceinture chargée de pistolets.

Après eux venait un jeune homme à mine posée, sérieuse, presque ascétique, qui tournait d'une main la broche improvisée où rôtissait le kanguroo, et de l'autre caressait la reliure, rendue luisante par un long et fréquent usage, d'une petite bible ornée de fermoirs de métal. On l'appelait le major, ou Smith-le-Méthodiste. Sous ce dernier nom, il avait été condamné, pour vol dans une église, à quinze ans de déportation.

L'homme qui s'asseyait sur l'herbe auprès du dévot méthodiste avait une belle figure, entourée d'une épaisse barbe. Il se nommait Waterfield, et avait quitté Sydney pour faire la guerre à ces myriades de bœufs élevés dans les stations de l'intérieur.

Le cinquième personnage était presque un vieillard. Sa physionomie, pensive et légèrement moqueuse, avait quelques rapports avec celle que les lithographes prêtent au diplomate français M. de Talleyrand-Périgord. C'était Ned Braynes, plus connu sous le nom du roi Lear , un coquin hardi, réfléchi, patient, infatigable. Ce nom de roi Lear , qu'il a rendu célèbre dans le calendrier de Newgate, lui venait de son ancien métier *(11) * d'acteur.

Le sixième et dernier enfin était un nègre chauve appelé, pour ce motif, Absalon . Absalon avait un nez horriblement écrasé, d'énormes pommettes et une demi-livre de lèvres. Quand M. Smith oubliait de tourner la broche, Absalon le suppléait.

Ceci avait lieu dans la forêt maigre et clairsemée d'Eagle-River, à cinq ou six milles au sud-est de Paramatta, et à seize milles environ du port de Sydney. Nos six personnages semblaient être impatients et inquiets. On attendait évidemment quelqu'un, et il n'y avait guère que le nègre Absalon qui portât une entière attention à la cuisson du kanguroo.

-- Savez-vous, monsieur Graham, dit tout à coup le tueur de bœufs, que je gagne cent guinées par mois dans la colonie ?

-- Jusqu'à ce que la colonie vous fasse pendre, Paulus ; je sais cela, répondit Randal.

-- Quant à moi, reprit M. Smith, je ne puis affirmer que je fasse ici de brillantes affaires. Mais il s'agit de savoir si, dans cette entreprise, notre conduite sera exempte de péché.

-- Major, vous êtes un saint, dit le roi Lear. Chacun sait cela. Randal, mon ami, je trouve que votre femme tarde bien à venir ! La marée n'attend personne, et nous avons seize milles à faire cette nuit.

-- Sans doute, répondit Randal, mais par la même raison, Maudlin, la pauvre femme, avait seize milles aussi à faire pour venir nous joindre.

Il se fit un instant de silence.

-- Ah çà ! reprit Ned Braynes, je vous connais depuis longtemps, ami Randal, et j'ai confiance en vous. Quant à Waterfield, c'est un solide garçon, et personne ne peut nier que le major soit un bon chrétien. Nous voilà cinq honnêtes compagnons, le cœur sur la main ; car Absalon, prince du sang royal de Congo, n'est point déplacé auprès de gentilshommes de notre importance. Mais quel est le sixième, je vous prie ?

Ceci allait directement à l'adresse de Fergus, qui n'avait point pris la parole encore.

-- Le sixième est notre chef, roi Lear, répondit Randal.

Les quatre déportés considérèrent alors Fergus avec attention et défiance. Absalon lui-même écarquilla l'éblouissant émail de son œil pour le considérer mieux. Fergus rougit. Son émotion était de la honte. Fergus se sentait monter au cœur un dégoût profond en voyant de près les hommes dont il lui fallait se faire des auxiliaires.

-- Ah ! ah ! dit le roi Lear. Ce beau garçon veut être notre chef !

-- Quels sont ses droits ? ajouta Waterfield avec un farouche mouvement d'envie.

-- J'aurais cru, fit observer Smith en saluant Fergus comme eût pu faire un vrai gentleman, que nous eussions été consultés pour le choix de notre chef.

-- Edward Braynes, Paulus Waterfield, et vous major Smith, dit Randal en se levant, nous traitons une affaire sérieuse. Je vous connais tous et je connais ce gentilhomme. Sur ma parole, le meilleur d'entre nous ne lui va pas à la cheville ; voilà mon opinion.

-- Oh ! oh ! gronda Paulus avec colère.

-- Nul ne vous défend, Waterfield, répliqua Randal, de continuer votre commerce durant les douze années qui vous restent à faire.

-- C'est comme cela ? s'écria le tueur de bœufs ; et si je vous dénonçais, moi ?

-- Laissez, dit Fergus en passant devant Randal qui s'apprêtait à répliquer. Que faut-il faire à cet homme pour lui prouver que je vaux mieux que lui ?

Le tueur de bœufs sauta sur ses pieds, écumant de rage.

-- Il faut me montrer que ton sang est plus rouge que le mien, mendiant d'Irlande ! s'écria-t-il. Par le nom du diable ! crois-tu que je ne sache écorcher que les bœufs ?

Il avait violemment tiré de sa gaine le long couteau qui lui servait à dépecer le produit de ses chasses, et s'était jeté sur Fergus avec la rapidité de la pensée. En vain Randal voulut parer cette attaque perfide et soudaine. Le temps lui manqua, et les deux adversaires roulèrent ensemble sur le sol. On les vit un instant se débattre confusément dans l'ombre. Puis l'un d'eux se releva. C'était Fergus O'Breane. Il tenait le couteau de Paulus.

Le visage du jeune Irlandais, animé par l'effort qu'il venait de faire, avait pris cette expression d'irrésistible puissance qui rayonna souvent autour de son front aux heures de danger suprême, comme une auréole surhumaine. Sa riche taille s'était tout à coup redressée ; son œil flamboyait et jetait d'orgueilleux éclairs. Les cinq déportés crurent que c'en était fait de Paulus Waterfield, et ne songèrent même pas à le secourir, tant ils se sentirent en cet instant dominés par la fière supériorité de Fergus ; mais celui-ci, au lieu de frapper, laissa tomber le couteau et croisa ses bras sur sa poitrine.

-- Tu vois bien, dit-il avec calme, que je vaux mieux que toi.

Waterfield se releva, meurtri, ramassa son arme, et sembla comparer mentalement l'élégante délicatesse des formes de Fergus avec ses membres à lui et son torse d'athlète.

-- C'est vrai, dit-il avec une rudesse où se mêlaient à doses égales la franchise et le dépit, n'en parlons plus. Gentleman, vous avez épargné ma vie ; j'y tiens peu ; c'est égal, à l'occasion, vous pouvez compter sur Paulus Waterfield.

À peine ces dernières paroles étaient-elles prononcées qu'un éclat de rire aigu retentit. En même temps, une forme humaine d'une extrême petitesse et d'apparence réellement fantastique se glissa entre Smith et le nègre, et vint s'accroupir auprès du foyer.

-- La reine Mab ! s'écria Edward Braynes.

-- Maudlin ! dirent les autres, subitement rappelés au motif de leur réunion.

Maudlin s'était placée de l'autre côté du foyer, de manière à faire face à l'assemblée. Ses longs cheveux noirs, dénoués par la rapidité d'une course forcée, tombaient épars autour d'elle jusqu'à terre.

-- Bravo ! dit-elle en riant toujours ; Paulus ! à la place du gentleman, je vous aurais abattu comme un bœuf enragé que vous êtes ! Bonsoir, mon vieux roi Lear ; bonsoir, major la Bible ; bonsoir, Randal, mon cher mari. Vous voulez des nouvelles ? c'est bien ; mais je suis essoufflée et il m'est impossible de prononcer un seul mot.

Maudlin Wolf ouvrit une boîte de fer-blanc suspendue à un cordon passé en bandoulière autour de sa taille, et versa sur ses genoux, dans le creux de sa robe, une petite mesure d'avoine qu'elle bluta soigneusement.

-- Voyons, Maudlin, dit Randal. Qu'avez-vous à nous apprendre ?

-- Il y a des petits cailloux dans cette avoine, mon mari, répondit gravement Maudlin. Le marchand qui me l'a vendue est un voleur. Baby !

Elle prononça ce nom doucement et l'accompagna d'un coup de sifflet. Aussitôt après on entendit un bruit dans le fourré. Les lianes qui pendaient à la voûte des grands arbres et venaient s'entrelacer près du sol s'écartèrent pour livrer passage à une charmante petit jument à peine plus grosse qu'un chevreuil, qui bondit sur le gazon, vint fourrer sa gracieuse tête entre les genoux de Maudlin, et se mit à manger l'avoine préparée. Les déportés connaissaient trop l'humeur de Maudlin, que le vieux Braynes, amateur éclairé de Shakspeare, avait surnommé la reine Mab , pour la presser davantage de s'expliquer. Ils prirent patience. Maudlin attendit que Baby eût mangé sa portion d'avoine jusqu'au dernier grain.

-- Couche-toi là, ma gazelle, dit-elle ensuite ; tu as fait quinze milles ce soir et tu en feras peut-être quinze autres...

-- C'est donc pour cette nuit ? interrompit vivement Randal.

-- Mon mari, vous êtes bien pressé, répliqua Maudlin. Votre viande est cuite. Mangez, croyez-moi. Qui sait si vous mangerez désormais du kanguroo dans votre vie ?

Le nègre chauve débrocha lestement le rôt et l'étendit devant lui sur un lit de feuilles. Smith déposa sa Bible pour planter son couteau dans la partie la plus tendre du filet de l'animal : il quitta l'esprit pour la chair. Les autres l'imitèrent. Pendant qu'ils prenaient leur repas, Maudlin s'arrangea commodément sur l'herbe et trouva convenable d'expliquer enfin sa mission. Elle le fit en termes clairs et précis, n'oubliant rien, mettant tout à sa place, et prouvant qu'il eût été difficile de faire choix d'un messager plus intelligent.

-- Maudlin ! s'écria Ned Braynes quand elle eut fini, on ne peut annoncer plus gaillardement une mauvaise nouvelle.

-- Que le diable emporte ce croiseur ! dit Paulus.

-- C'est une affaire manquée ! murmura Randal.

Maudlin avait fixé son regard perçant sur Fergus, qui semblait rêver profondément.

-- Le gentleman n'a pas parlé, dit-elle.

Cette question indirecte fit tressaillir Fergus.

-- Voulez-vous m'obéir ? demanda-t-il brusquement.

-- Oui ! répondit Randal.

Les autres hésitèrent. Maudlin fronça le sourcil et frappa du pied.

-- Pour ce qui est de moi, dit enfin le tueur de bœufs, je n'y ai point de répugnance ; car vous avez bon cœur et bon bras.

-- Je vous obéirai ! dit Smith à son tour.

-- À la garde de Dieu ! s'écria Ned Braynes ; je vous jure foi et hommage pour moi et pour le digne Absalon.

Ils se levèrent et Fergus reprit :

-- Messieurs, il faut que nous soyons sur la côte avant la fin de la nuit.

Six chevaux attendaient, car l'expédition avait été combinée longtemps à l'avance, et c'était seulement l'obstacle imprévu annoncé par Maudlin qui avait amené de l'hésitation. Quelques minutes après, tout le monde était en selle, Maudlin comme les autres. On partit au galop.

La nuit régnait encore lorsqu'ils arrivèrent en vue de la mer. L'endroit du rivage où s'arrêta la cavalcade était complètement désert. Les chevaux furent attachés aux derniers arbres et la petite troupe gagna le bord de l'eau.

-- Le signal ! dit Fergus.

Waterfield emboucha une corne de bœuf et sonna trois notes rauques et régulièrement espacées que les échos de l'intérieur se renvoyèrent l'un à l'autre, et qui s'en allèrent mourir au loin dans les bois. Au même instant une lueur éclatante brilla au large, allumant çà et là les crêtes diamantées des vagues. Ce fut l'affaire d'une seconde. À peine allumé, la lueur s'éteignit.

Les six déportés se couchèrent sur le rivage et attendirent.

XII -- VINGT QUINTAUX DE CHAIR HUMAINE

Il y avait dans le port de Sydney un bay-ship en partance pour l'Angleterre. Les six déportés que nous avons vus rassemblés dans les bois d'Eagle-River avaient fait dessein de s'en emparer. Maudlin, dépêchée à Sydney pour savoir si les conjurés de cette ville avaient pu se procurer une barque et des armes, avait rapporté deux nouvelles au lieu d'une. La barque était prête et armée, mais il y avait en rade un croiseur de Sa Majesté. C'était la corvette La Cérès , de dix-huit canons. Elle venait faire la presse des libérés. Comme nous l'avons dit, les renseignements donnés par Maudlin étaient précis.

Le lieutenant Naper, qui commandait La Cérès , avait, comme cela se pratique généralement en pareil cas sur toutes les côtes de la Nouvelle-Galles méridionale, envoyé demander au gouverneur un certain nombre de condamnés ayant fini leur temps et disposés à passer en Angleterre. Sur le refus du gouverneur, refus prévu à l'avance, car nous ne saurions trop le répéter, la loi, en cette bienheureuse terre d'exil, était infiniment plus protectrice que dans la mère patrie. Dans les Îles Britanniques, il était permis d'appréhender au corps tout citoyen propre au service maritime ; mais là-bas, la marine devait y regarder à deux fois avant de mettre la main sur un voleur ; d'où il suit, naturellement, que le crime était non seulement un bénéfice clair et net, mais encore une condition d'inviolabilité.

Quiconque aimait le doux farniente et n'éprouvait aucune vocation pour la glorieuse vie du matelot anglais devait naître lord ou se faire bandit. Le premier moyen n'étant pas à la portée de tout le monde, chaque trimestre le tribunal d'Old-Court était forcé d'ouvrir une ou deux sessions extraordinaires pour les gens adroits qui commençaient à sentir les avantages du second.

Sur le refus du gouverneur, le lieutenant Naper s'arrangea comme il put. Deux de ses officiers débarquèrent à Sydney et s'abouchèrent avec le surintendant des travaux publics, qui avait la réputation d'être un homme spécial pour le racolage. Le surintendant reçut d'abord une bonne somme d'argent, c'est là le principe de toute cordiale entente, puis il promit trente matelots déterminés pour remplacer les hommes de l'équipage décimé par des corsaires français.

Le mode d'enrôlement devait être le plus simple du monde. Cinq ou six affidés du surintendant seraient employés dans la soirée à faire boire les futurs matelots qu'on voiturerait, ivres-morts, sur la grève, à un demi-mille de Sydney, dans un endroit convenu. Trois notes sonnées sur la trompe serviraient de signal à la corvette qui mettrait incontinent sa chaloupe à la mer. Le reste irait tout seul et les trente bandits s'éveilleraient le lendemain, déchus et réduits à l'état de marins de Sa Majesté.

C'était une trahison ! Forcer, par surprise, des coquins émérites à jouer le rôle d'hommes vaillants et honnêtes ! Mais Londres est loin de Botany-Bay, et la plus tendre mère est impuissante à prévoir les dangers qui menacent ses enfants chéris.

Depuis le départ d'Eagle-River, Fergus O'Breane était silencieux et pensif. À une lieue du rivage, il avait interrogé Maudlin à part durant quelques minutes. En arrivant, le tueur de bœufs avait donné le signal. La lumière aperçue au large venait de La Cérès.

--* *À quelle distance du rivage est mouillée la corvette ? demanda Fergus.

-- Trois ou quatre milles, monsieur, répondit Maudlin.

-- Et le bay-ship ?

-- Il est dans le port, amarré au môle.

-- De façon que, dit le roi Lear, si nous nous emparons du bay-ship, nous serons coulés par la corvette.

-- Et nos gens, demanda encore Fergus à Maudlin, où sont-ils ?

-- À cinq cents pas d'ici, sous la pointe de Cow-Hills.

Fergus réfléchit un instant.

-- Messieurs, dit-il ensuite, le bay-ship est un pauvre bâtiment. Entre lui et la corvette, il n'y a point à hésiter.

Waterfield éclata de rire ; Smith baissa la tête ; le nègre Absalon roula ses gros yeux et le roi Lear fit un geste de surprise. Maudlin, elle, battit des mains en criant bravo.

-- Expliquez-vous, O'Breane, dit Randal d'un air inquiet.

-- Mon avis est que nous devons prendre la corvette La Cérès, répliqua froidement Fergus, au lieu de nous embarrasser de ce bay-ship obèse où nous serions toujours à la merci du premier venu. Randal, je vous prie, allez à Cow-Hill, et ramenez sur-le-champ nos hommes.

Randal obéit sans répondre.

-- Moi, je retourne à mes bœufs, dit Waterfield en se levant.

-- Retournez à vos bœufs, monsieur. Une fois sur la corvette, nous avons dix-huit canons et la mer est à nous.

-- On a vu de ces pirates qui devenaient riches à millions de livres ! soupira M. Smith, mais c'est un métier bien criminel.

Waterfield se rassit et devint attentif.

-- On peut se faire tuer pour des millions de livres, reprit le roi Lear après un silence ; mais il faut des chances. Or, il me semble que tout est contre nous. La corvette doit être servie par deux cent cinquante hommes d'équipage ; elle en demande trente, donc il en reste deux cent vingt.

-- Si elle était vide, repartit Fergus, je n'en voudrais pas, car nous serions incapables de la manœuvrer.

-- Vous avez donc des intelligences à bord ?

-- J'ai des intelligences à bord, répliqua Fergus sans hésiter.

Le vieux Ned le regarda en dessous.

-- C'est possible, après tout, murmura-t-il enfin. Je vous suivrai où vous irez, monsieur O'Breane.

La barque où se trouvaient les conjurés arriva bientôt, sous la conduite de Randal Grahame. Ils étaient au nombre de vingt-huit, et sautèrent sur la grève. C'étaient, pour le plus grand nombre, des hommes grands, vigoureux et d'apparence déterminée. Il y avait parmi eux de simples condamnés ; mais la plupart étaient de ces indomptables et hardis scélérats qu'un premier châtiment n'arrête point, et qu'on tâche en vain d'enfouir dans les froides mines de Coal-River. Ils sont enchaînés, reclus, gardés ; ils vivent à deux cents pieds sous terre ; mais vienne une révolte, une tentative désespérée, vous les voyez surgir comme autant de démons. Le vieux Ned, Paulus et Smith-le-Méthodiste se mêlèrent à eux aussitôt. La nuit était fort noire encore, et pourtant on se reconnut de part et d'autre en un clin d'œil.

-- Bonjour, Tom ! bonjour, Samuel ! Bonjour, Toby, mes garçons ! s'écria le roi Lear. Pardieu ! voici d'honnêtes compagnons !

Fergus avait pris à part Randal Grahame.

-- Vous connaissez ces hommes ? dit-il.

-- Presque tous, répondit Grahame.

-- Peut-on compter sur eux ?

-- C'est selon... si le tour leur plaît.

-- Répondez, Randal ! interrompit Fergus avec gravité. Nous jouons ici notre va-tout sur une seule chance. Sont-ils braves ?

-- Pour cela, oui, braves comme des diables !

-- Faites-les ranger en cercle, dit Fergus. Le temps presse. Il me semble entendre déjà le bruit des rames.

Randal obéit, et Fergus se trouva bientôt au milieu des vingt-huit bandits.

-- Gentlemen, dit-il, vous avez cinq minutes environ pour réfléchir. Voici ce dont il est question. La chaloupe du navire de guerre à l'ancre dans la rade sera ici dans un quart-d'heure. Elle vient chercher trente hommes qu'on doit lui livrer en ce lieu même, trente hommes abrutis par l'ivresse, qu'on embarque comme des sacs de laine ou des futailles. Vous n'êtes que vingt-huit, mais ce nègre que voici et M. Waterfield complèteront le nombre. Voulez-vous passer ainsi à bord de la corvette ?

-- Diable d'idée ! grommela le tueur de bœufs.

-- Pourquoi faire ? demandèrent deux ou trois autres voix.

-- Ah ! ah ! dit le roi Lear, je comprends ; c'est joli !

-- Pour éviter les fatigues de l'abordage, répondit Fergus ; pour arriver d'une fois et sans coup férir jusque sur le pont d'un joli navire, dont alors les dix-huit canons vous tourneront le dos.

Waterfield se frappa le front.

-- Sur ma foi ! s'écria-t-il, je crois que je comprends, moi aussi. Allons, mes braves ! trois hurrahs pour notre commandant ! Voilà un coup qui en vaut la peine !

Fergus arrêta de son mieux l'enthousiasme subit du tueur de bœufs, lequel n'avait plus besoin d'être stimulé. Quelques paroles achevèrent d'expliquer son plan, dont l'audace avait de quoi séduire ses étranges soldats. Sur l'ordre de Fergus, les vingt-huit nouveaux venus, Waterfield et le nègre Absalon s'étendirent sur la table, en désordre, après avoir caché leurs armes sous leurs habits. Fergus, Randal, le roi Lear et Smith cachèrent également leurs armes, mais demeurèrent debout. Maudlin était assise sur un fragment de roc. On entendait maintenant parfaitement le bruit des avirons de la chaloupe qui n'était qu'à une centaine de brasses.

-- Ne bronchez pas ! dit Fergus à voix basse ; il y va de notre vie à tous ! Ici, dans la chaloupe, sur le navire, vous êtes ivres-morts, vous dormez...

-- Ho ! cria-t-on de la chaloupe.

-- Holà ! riposta le roi Lear.

-- Qui êtes-vous ?

-- Dieu me damne ! qui êtes-vous vous-même ?

-- Midshipman de la corvette La Cérès .

-- Nous sommes, nous, reprit le vieux Ned, quatre bons Anglais et la reine Mab, ma femme, tous de la maison de M. Cunning, le surintendant, qui offre ses compliments au lieutenant Naper.

-- Et après ?

-- Et lui envoie ce que vous savez bien, monsieur le midshipman.

La chaloupe était seulement à quelques brasses de la côte. Un dernier et vigoureux coup d'aviron la fit transborder. Peu d'instants après, un canot prit terre à son tour. Le midshipman, un maître et cinq ou six matelots sautèrent sur la grève.

-- Nous ne vous attendions plus cette nuit, dit le jeune officier.

-- Nous sommes en retard, c'est vrai, répliqua Ned, qui, vu son âge, remplissait le rôle d'homme de confiance de l'intendant ; mais ces braves enfants portent bien le rack, voyez-vous, midshipman : il a fallu six heures d'horloge pour les mettre dans cet état.

-- Combien y en a-t-il ?

-- Une vingtaine de quintaux, monsieur, en supposant que chacun d'eux pèse cent cinquante livres.

-- Ah ! Seigneur ! sont-ils ivres ! s'écria en ce moment avec admiration le maître qui venait de les examiner de près ; mister Jones, ajouta-t-il en s'adressant au midshipman, ce sont de beaux gaillards, ma foi !

Le jeune officier prit un air d'importance.

-- Mister Cunning, dit-il, n'aurait pas osé tromper un officier du roi. Embarque !

Le maître prit aussitôt Waterfield par les épaules, tandis que deux matelots saisissaient chacun l'une de ses jambes.

-- Un ! compta le midshipman.

Waterfield tomba lourdement au fond de la chaloupe.

-- À boire ! balbutia-t-il d'une voix embarrassée.

Les matelots éclatèrent de rire.

-- Deux ! -- trois ! -- quatre ! -- cinq ! comptait le midshipman, à mesure qu'un des déportés tombait, jeté au fond de la chaloupe comme un ballot de marchandise. Dépêchez, Sam, mon garçon, le jour va venir.

-- Six, -- sept, -- huit...

-- Ils ont mis de tout, dit le maître ; jusqu'à un moricaud !

Absalon tomba au fond de la barque.

-- Neuf, -- dix, -- onze, reprit le midshipman, -- douze... Monsieur, je pense que vous allez nous suivre à bord. Le lieutenant Naper sera enchanté de vous voir.

-- Sans doute, monsieur, sans doute, répondit Ned ; je vous suivrai avec mes trois camarades et ma femme qui a envie de voir un bâtiment du roi.

-- Diable ! murmura Sam ; les quatre drôles, encore passe ; mais que ferons-nous de la dame ?

Le midshipman lui imposa vivement le silence, et reprit son compte : le compte y était.

-- Sam, dit-il, donnez la main à la dame. Messieurs, montez, je vous prie. Ce sera un voyage de plus, Sam, voilà tout, ajouta-t-il, en s'adressant au maître ; nous garderons les quatre coquins, et nous renverrons la dame.

Sam donna la main à Maudlin Wolf, qui s'embarqua dans le second canot, où étaient déjà les quatre prétendus serviteurs de l'intendant. Les deux embarcations prirent aussitôt le large. Le midshipman, durant tout le voyage, examina ses quatre hôtes avec curiosité. Fergus surtout sembla fixer son attention.

-- Ce beau garçon, lui seul, vaut les trente brutes de la chaloupe, dit-il tout bas à maître Sam ; décidément, le roi a besoin de lui.

L'aube se faisait. La corvette se montrait, dessinant vaguement sur le ciel rose les traits noirs et déliés de ses agrès. On voyait sa mâture inclinée se balancer avec mollesse et lenteur. Sa carène se confondait avec le sombre azur de la mer, où l'aurore, indécise et voilée, ne mettait point encore de reflets. Tout était à bord calme et silence, et ce fut seulement lorsque les deux embarcations entrèrent dans les eaux de la corvette, qu'une voix descendit de la hune et prononça le qui-vive. L'instant d'après on bordait les palans. Les vingt quintaux de chair humaine furent successivement hissés sur le pont, où ils demeurèrent étendus, inertes, et incapables, en apparence, de faire un mouvement. Puis ce fut le tour des quatre envoyés de M. Cunning, que suivit immédiatement la reine Mab.

Le second du bord, vieux loup court et trapu, à l'aspect dur et repoussant, montra sa tête à la grande écoutille et se fit apporter une lanterne pour passer l'inspection des nouveaux venus. Tout en inspectant, il donnait çà et là quelque grand coup de pied aux prétendus ivrognes et leur promettait sous serment qu'ils ne boiraient que de l'eau tout le temps de la croisière.

-- Et qu'est-ce que c'est que ça ? demanda-t-il en désignant Fergus et ses compagnons.

-- Ça, répondit le roi Lear, ce sont des gens à qui vous devez cent livres.

-- Bien, bien ! grommela le second ; pourquoi nous avoir amené ces drôles, monsieur Jones ?

Le midshipman, au lieu de répondre, s'approcha de lui et murmura quelques mots à son oreille.

-- Ah ! ah ! fit le second ; eh ! eh ! Ah ! diable ! Allez chercher le commandant, monsieur Jones.

Il y avait sur le pont une quarantaine de matelots occupés diversement et la plupart sans armes. Le jour grandissait à vue d'œil. Le vieux Ned toucha le bras de Fergus.

-- Eh bien ? dit-il.

Fergus ne répondit pas. Il était pâle. Un léger tremblement agitait sa lèvre.

-- Eh bien ! dit à son tour Randal, attendrez-vous que tout le monde soit sur le pont ?

Fergus ne répondit point encore. Quelque chose d'étrange se passait en lui. Était-ce la crainte ? Non. Mais il fallait attaquer un homme par surprise ; tuer avant d'avoir provoqué. Son bras devenait de plomb. Sa nature était ainsi faite. Fergus, caractère immuable, était alors ce qu'il fut plus tard. Son esprit pouvait grandir, non point son cœur. Quinze ans de luttes sans merci ne devaient point flétrir cette fleur de délicatesse, cet héroïque honneur qui entrait, alliage étrange et adultère, dans ses actions les plus condamnables.

Randal, qui ne pouvait assurément comprendre ce scrupule, lui serra violemment le bras.

-- O'Breane, avez-vous peur ? demanda-t-il.

-- Non, répondit Fergus en cherchant enfin sous ses habits la crosse d'un pistolet, j'ai honte.

En ce moment, les officiers de la corvette montèrent en masse par l'écoutille, et se dirigèrent vers le groupe formé par Fergus et ses trois compagnons.

-- Mettez ces hommes à fond de cale, dit le lieutenant Naper après les avoir examinés ; nos étrivières en feront d'excellents matelots.

Le sang revint aussitôt aux joues de Fergus qui se redressa et arma son pistolet. Il allait avoir à combattre et non plus à égorger.

-- N'avancez pas, sur votre vie ! dit-il au second qui se dirigeait vers lui pour exécuter l'ordre de Naper.

Le jour, incertain encore, ne permit point au second de voir que Fergus était armé. Il continua de marcher sur lui, le sabre levé.

-- Ah ! s'écria Fergus avec un enthousiaste éclat de joie et comme si ses compagnons eussent pu comprendre sa pensée ; ils ont toujours assez de perfidie et de lâcheté en réserve pour motiver l'attaque et faire regretter la pitié. À vous et à moi, Anglais !

Le second de la corvette La Cérès tomba, le front fracassé par une balle. Mais il avait vu le geste de Fergus et avait eu le temps de frapper. Une ligne longue et profonde se dessina en rouge sur le front d'O'Breane, courant du sourcil à la naissance des cheveux, et son visage fut inondé de sang. Un cri formidable répondit à la détonation du pistolet. C'était le signal. Les vingt quintaux de chair humaine bondirent et se ruèrent comme des tigres sur l'équipage. Ce fut un élan furibond, irrésistible. Le sang coula de toutes parts, et dès que le sang eut coulé, ces gens qu'on avait cru ivres d'alcool s'enivrèrent des chaudes vapeurs du carnage.

On ne distinguait plus rien sur le pont. Le jour naissant reculait devant la fumée. Tout se confondait en un mouvement désordonné, incessant, au-dessus duquel planait un concert d'imprécations confuses. Smith tuait et chantait des psaumes ; le roi Lear se battait comme un diable en déclamant des lambeaux de Shakspeare, et le nègre, dont les yeux flamboyaient comme les prunelles d'un chacal, se glissait, égorgeait, puis jetait par-dessus le fracas de la bataille le tonnant cri de guerre de sa race. Maudlin Wolf, subissant l'entraînement commun, saisit un couteau oublié près d'elle, sautilla dans le sang, en poussant des cris aigus, brandit un instant son arme trop lourde, et disparut derrière le nuage de fumée qui entourait les combattants.

XIII -- JURONS ASSORTIS

En comptant les officiers, le nombre des marins anglais attaqués sur le pont de la Cérès était double à peu près de celui des assaillants ; mais la moitié d'entre eux était sans armes. Cependant, la première surprise passée, ils se défendirent vigoureusement. Le lieutenant Naper jeta dans les batteries le cri de « Tout le monde sur le pont ! » Mais ce cri lui-même donna l'éveil aux assaillants qui étaient en ce moment les plus forts. Profitant de leur premier élan, ils rompirent la ligne des marins du roi et parvinrent à fermer les écoutilles. Dès lors, tout espoir de secours était enlevé aux Anglais, qui firent retraite et se formèrent sur le gaillard d'avant, au pied du mât de misaine.

-- Rendez-vous ! cria Fergus, dont la valeur calme et brillante contrastait grandement avec la frénésie de ses compagnons.

Les Anglais répondirent par des injures. Fergus cria : « En avant ! » et s'élança le premier. La mêlée recommença, mais non plus bruyante comme la première fois. Les deux troupes avaient épuisé leurs munitions. On se battait maintenant corps à corps et en silence. Le seul bruit qui se fit entendre encore sur le pont était le grincement de l'acier contre l'acier et la voix aiguë de Maudlin Wolf qui excitait les combattants. L'avantage restait aux assaillants. Bientôt le lieutenant Naper tomba, blessé à mort par Fergus. Ce qui restait d'Anglais mit aussitôt bas les armes.

On vit alors quelque chose d'étrange et de grotesque, la farce après le drame. Un matelot anglais, qui n'avait pu se joindre à temps au gros de ses compagnons, courait le long du plat-bord avec une extrême vitesse, à laquelle aidait la longueur inusitée de ses jambes. Le nègre chauve Absalon lui donnait une chasse très active, en le menaçant du coutelas qui avait dépecé le kanguroo. Ce n'était pas tout. Maudlin Wolf courait les cheveux au vent. Ces trois personnages étaient si occupés, l'un à fuir, les autres à le poursuivre, qu'ils ne s'aperçurent en aucune façon de la cessation des hostilités. Ils couraient, ils couraient, le nègre brandissant son couteau, la reine Mab jappant et le matelot exécutant une foule de passes habiles pour éviter ses acharnés persécuteurs. Et, tout en fuyant, le matelot disait d'une voix grave, entrecoupée pourtant de la perte périodique de son souffle :

-- Je suis des vôtres, Dieu me damne ! nègre stupide, honnête garçon que vous devez être. Je suis un homme de la Famille, madame, virago maudite ! Écoutez, moricaud, Satan et sa queue !

-- Courage, Absalon ! criait Maudlin épuisée.

-- Tonnerre du ciel ! reprenait le matelot qui sentait le nègre sur ses talons. Moricaud, animal sans raison, mon camarade, n'écoutez pas cette furie maudite. Dieu me punisse ! je n'en puis plus !

-- Nous le tenons ! dit Maudlin.

Le matelot fit encore quelques pas et tomba de tout son long en murmurant dévotement :

-- Je recommande mon âme à Dieu, trou de l'enfer ! car je suis un homme mort, que je sois damné sans miséricorde !

Par bonheur pour l'honnête Paddy O'Chrane, il était tombé tout près de Randal Grahame qui le reconnut sur-le-champ à l'invocation pieuse qu'il lançait en mourant vers le ciel. Randal le protégea contre le nègre qui s'était relevé furieux et n'en voulait point démordre. Paddy haletait et enfilait des myriades de blasphèmes d'une voix plaintive et défaillante.

-- Merci, monsieur. Du diable si votre nom me revient ! dit-il en adressant à Randal un regard de cordiale reconnaissance ; il y avait tant de coquins sur le Cumberland , triple misère ! que le diable nous emporte ! les voilà qui foulent aux pieds le pavillon d'Angleterre ! Ah ! les scélérats éhontés, ce sont de dignes cœurs !

Fergus venait en effet de couper la drisse et les couleurs d'Angleterre étaient tombées à ses pieds. Sa physionomie, à cette heure du premier triomphe, était calme et recueillie. L'éclair de ses espoirs intimes rayonnait autour de son front, resplendissant de jeunesse et de beauté. Il mit le pied sur l'écusson écartelé du Royaume-Uni, jeta au loin, dans le vide, un implacable regard de défi et murmura des paroles qui n'arrivèrent point aux oreilles de ses compagnons. Puis, tranchant à l'aide de son poignard le troisième quartier des armes d'Angleterre, où la harpe d'or de l'Irlande se dresse sur champ d'azur, il le serra sur son sein et trempa le reste dans le sang, jusqu'à teindre en rouge le drapeau tout entier.

Cela fait, il hissa lui-même à la corne cet étendard nouveau au milieu des hurrahs frénétiques des vainqueurs. Il faisait grand jour. Environ trente matelots anglais étaient garrottés sur le gaillard d'avant.

Cependant la situation des vainqueurs n'avait rien de bien rassurant. Ils étaient maître du pont, mais, dans les batteries, cent cinquante hommes restaient, cent cinquante ennemis armés. Évidemment la besogne n'était que commencée.

-- Tonnerre du ciel ! s'écria Paddy, que Dieu nous punisse ! m'est-il permis de parler ?

Fergus fit un signe d'affirmation.

-- Eh bien ! trou de l'enfer ! reprit le long matelot en gesticulant avec lenteur et à contresens, je suis Paddy O'Chrane, de Tipperary, en Irlande, de l'autre côté du canal, je le jure sur ma part du paradis, cornes du diable ! J'aurais pu m'enrôler facilement dans les horse-guards, vu ma taille, qui est de six pieds passés sans semelles ; soyez tous réprouvés et moi de même ! Mais j'ai mieux aimé vivre en chrétien, triple blasphème ! que de m'engraisser du bœuf du roi comme un fainéant.

-- Où veut en venir ce drôle ? grommela le roi Lear.

-- Drôle vous-même, vieux Ned, peste incorrigible ! continua Paddy imperturbablement ; je vous connais bien, excellent vieillard, je vous ai donné, il y a trois ans, vingt-cinq coups d'étrivières sur le pont du Cumberland , Dieu puisse-t-il nous damner !

-- Mon ami, ne pouvez-vous faire trêve de vos blasphèmes ? demanda doucement Smith. Le livre a dit...

-- Quel livre, mort de mes os ! J'ai demandé la permission de parler, je pense...

-- Approchez ! interrompit Fergus, et tâchez de répondre brièvement. Y a-t-il sur ce navire d'autres matelots que vous, enrôlés de force ?

Paddy O'Chrane tourna les yeux vers lui et perdit comme par enchantement sa prolixe assurance.

-- Oh ! gentleman, balbutia-t-il, je répondrai de mon mieux à Votre Honneur. Tempêtes ! je n'ai jamais vu de regard pareil. Il y a sur la corvette une cinquantaine de pressés qui danseraient une gigue du meilleur de leur cœur autour de votre drapeau rouge. Et, tenez, ajouta-t-il vivement en se tournant vers l'avant où étaient garrottés les Anglais ; il n'y a pas besoin de chercher bien loin pour en trouver quelqu'un, que Dieu nous damne tous, à l'exception de Votre Honneur ! Voici Sam, le maître d'équipage, que je vous recommande comme le plus incurable de tous les mécréants, le bon garçon ! et Gibby aussi, misères ! et encore Blunt-le-Manchot, un cent de sorcières ! Attendez !

Paddy ramassa le porte-voix du malheureux lieutenant Naper, l'emboucha et cria de toute sa force :

-- Ho ! de la batterie ! Nous sommes tous massacrés jusqu'au dernier ici dessus, que je monte sur l'échafaud ! Ces coquins enragés sont maîtres du pont depuis le guindeau jusqu'à l'habitacle ! Comment vouliez-vous résister à deux cents brigands dont le plus petit à la tête au-dessus de moi, Satan et sa marmite !

Ces dernières paroles furent prononcées d'un ton épouvantable à la fois si emphatique et si naturel que le roi Lear applaudit d'instinct, tandis que les autres éclataient de rire. Paddy ôta sa bouche du porte-voix.

-- Un peu de silence ! grommela-t-il avec mauvaise humeur ; si vous n'êtes pas aussi grand que moi, tonnerre ! vous êtes plus gros, que nous ayons tous affaire au bourreau ! En tout cas, le conte vaut quelque chose, et je pense qu'on me fera second maître, pour le moins.

-- Je m'en rends caution ! s'écria le vieux Ned.

Paddy emboucha de nouveau son porte-voix :

-- Les deux cents bandits parlent de mettre le feu au bâtiment, si vous ne vous rendez pas tout de suite, par le nom de Belzébuth ! Prenez le porte-voix de combat. Il est dans la cabine du lieutenant Naper. Pauvre lieutenant ! triple blasphème ! il a la tête fendue jusqu'au genou, que le diable l'emporte ! Prenez le porte-voix, ouvrez un sabord et criez : Quartier, Dieu nous damne !

Paddy se tut. Presque aussitôt après, un sabord s'ouvrit et le porte-voix résonna.

-- Sont-ce des Français qui sont à bord ? demandait-on d'en bas.

-- Du diable ! répliqua Paddy : fi donc ! ce sont des forbans comme vous et moi, Satan et ses griffes ! Deux cents beaux garçons, misères ! qui sont affreux à faire envie au démon !

-- Nous promet-on la vie sauve ? dit la voix du sabord.

-- Si vous vous dépêchez, damnation !

-- Nous nous rendons : ouvrez l'écoutille, dit la voix.

Les déportés, le coutelas à la main, se rangèrent en silence autour de l'écoutille qui fut ouverte, et se tinrent à portée, sans cependant s'approcher assez près de l'ouverture pour que les marins pussent voir d'en bas leur petit nombre et le genre de leurs armes. On n'apercevait que Paddy. Les deux premiers Anglais parurent à l'écoutille.

-- Stop ! ordonna Paddy.

Puis, dès que les matelots furent liés, il cria :

-- À deux autres !

Deux autres marins vinrent à l'appel et subirent le même traitement. Ces hommes arrivaient terrifiés à l'ouverture. Ils étaient accueillis par le mot : silence ! et ils n'avaient garde de désobéir en voyant sur leur poitrine la lame affilée d'un couteau. Lorsque les derniers furent garrottés, il se trouva sur le pont de la Cérès cent quatre-vingt marins gardés par une trentaine de proscrits.

C'était quelque chose d'étrange que de voir la figure piteuse et désappointée de ces hommes, vaincus par une ruse grossière et d'une simplicité presque puérile. Ils comptaient avec dépit leurs vainqueurs, cherchaient en vain ces mousquets, ces terribles grenades, et maudissaient le bon Paddy O'Chrane de tout leur cœur. Ils avaient tort. Car le choc eût été terrible, entre la troupe de Fergus et les Anglais pourchassés dans leur retraite. Fergus aurait vaincu ; il devait vaincre en des luttes plus inégales encore. Mais combien serait-il resté d'hommes vivants après la bataille sur le pont de la corvette La Cérès ? Et combien de cadavres ?

Fergus, pendant cette scène, s'était tenu à l'écart. Son ardeur était tombée. Le rôle n'était plus à sa lame. Lorsque les prisonniers furent tous rangés le long des bastingages, il vint se placer au pied du grand mât.

-- Nous ne sommes plus d'aucun pays, dit-il en étendant le doigt vers le rouge pavillon dont la brise développait les plis humides encore et alourdis : ce drapeau est le signal de la guerre contre tous. Nous combattrons pour de l'or, parce que l'or vous donnera des jouissances à vous, à moi des armes pour une autre bataille. Je promets à quiconque restera près de moi de le faire riche ou mort. Anglais, y a-t-il parmi vous quelqu'un qui veuille partager notre fortune ? Que ceux-là se lèvent.

Il y eut un instant d'hésitation. Sam, le maître d'équipage, s'ébranla le premier. D'autres le suivirent. Au bout d'une minute, la troupe des prisonniers était partagée par moitié.

-- Préparez la chaloupe et le canot, dit Fergus.

Soixante à quatre-vingts matelots, entassés avec un nombre suffisant de rameurs, et les deux embarcations firent aussitôt force de rames vers la pointe de Cow-Hill.

Lorsqu'elles revinrent, il n'y avait plus de captifs à bord de la Cérès . Toutes les mains étaient libres et travaillaient. Maître Sam tenait le porte-voix et commandait, en vieux marin, les manœuvres de l'appareillage. Le soleil était encore bien bas sur l'horizon lorsque la corvette, couvrant ses vergues de toiles, s'inclina au souffle de la brise de terre. Les marins débarqués avaient eu le temps de gagner Sydney et d'y porter l'étrange nouvelle. Une foule immense se trouvait sur les quais. Au moment où la Cérès vint au vent, l'équipage entier, sauf les canonniers, se réunit au pied du mât d'artimon.

Les gens de Sydney purent distinguer parfaitement un homme d'une riche taille qui saluait, en agitant son chapeau, le pavillon rouge déployé à la brise. Tous les marins se découvrirent à leur tour. Des flocons de fumée coururent autour des flancs balancés de la corvette. L'écho mourant d'un triple hurrah vint alors jusqu'aux oreilles des gens de Sydney et fut suivi d'une bruyante salve d'artillerie.

Vers midi, de la hauteur de South-Head, on apercevait un point blanchâtre semblable à un flocon d'écume. C'était la corvette La Cérès.

XIV -- SUR LA MER

Depuis un an, il y avait dans la mer des Indes un mystérieux navire que nul croiseur n'avait pu approcher. Il voguait sous tous pavillons. Tantôt on voyait au loin flotter à sa corne le lin sans tache du drapeau des rois de France, qui venaient de recouvrer, dans la personne de Louis de Bourbon, le légitime héritage de leurs aïeux ; tantôt le royal-yacht montrait les seize pointes de ses doubles croix rouge et blanche, tranchant sur le canton d'azur du grand pavillon d'Angleterre ; d'autres fois c'étaient les trois couleurs hollandaises, le double écusson accolé d'Espagne, ou les étoiles d'argent des États-Unis d'Amérique, semées sur leur champ azuré. Un petit brick de l'Île-de-France, qui s'était trouvé dans ses eaux durant un ouragan, avait lu, à son couronnement de poupe, sous les sculptures d'un écusson effacé, le nom de la Sournoise .

C'était la corvette La Cérès , à laquelle ses nouveaux propriétaires avaient mis un masque et donné un nom de leur choix.

Il y avait environ dix-huit mois que Fergus O'Breane avait quitté, vainqueur, la rade de Sydney. Cette faculté latente de séduction, nous dirions presque d'enchantement, que déjà nous avions signalée en lui, n'avait point tardé longtemps à agir sur l'équipage hétérogène de la corvette conquise. Au bout de quelques mois, il exerçait à son bord une sorte de pouvoir divin et au-dessus de tout contrôle.

Paddy O'Chrane, passé second maître en récompense de sa belle conduite le jour du combat en rade de Sydney, exprimait à sa manière l'admiration de l'équipage.

-- Voyez-vous, Absalon, misérable chauve, disait-il au nègre devenu son collègue et son ami ; vous pouvez le répéter à qui bon vous semblera, je renie Dieu ! Son Honneur n'est pas un matelot, mais, pelé que vous êtes, je m'entends, soyons damnés tous les deux ! c'est un homme !

Fergus O'Breane ne s'était pas fait pirate pour être pirate. Il avait autre chose en tête qu'un pillage plus ou moins abondant, et chacune de ses actions, durant les quatre années qu'il courut les mers, fut une pierre ajoutée au gigantesque édifice dont il s'était constitué l'architecte. Il mit à profit ses croisières dans l'océan Indien pour visiter tout le littoral. Laissant à Randal Grahame le commandement de la corvette, il passait souvent à bord d'une prise, et faisait de longues excursions dans le golfe du Bengale, dans les mers de la Chine ou de l'Arabie. De cette façon, il inspecta, et patiemment, tous les comptoirs de la Compagnie. Ses études préliminaires lui avaient fait entrevoir de nombreux germes de dissolution, il les toucha au doigt, et put ajouter une batterie nouvelle à son plan de bataille.

En Chine, il vit ce qu'on soupçonnait à peine alors en Europe, d'innombrables vaisseaux de la Compagnie, chargés d'opium, jeter des cargaisons entières de ce poison sur les côtes. Il sut que cet odieux trafic ne rapportait pas moins de quatre millions sterling (cent millions) à l'Angleterre. C'était là encore une arme à tourner contre l'ennemi. Aux embouchures de l'Indus, enfin, il constata une sourde fermentation parmi les peuplades asservies, et devina quelle explosion produirait l'approche de la moindre étincelle dans ces contrées où des centaines de petits princes, brutalement dépossédés, se cachaient ou rongeaient leur frein au service des vainqueurs. Sa colère avait grandi, loin de s'apaiser, et grandissait sans cesse. Partout, sur son chemin, il rencontrait l'Angleterre abusant de sa force et cherchant de l'or dans le sang ou dans la sueur des peuples.

Partout ! pas un pouce de rivages sur ces mers immenses où le nom anglais ne fût abhorré ! Partout le commerce de la Grande-Bretagne était venu, appuyé de canons, imposer ses transactions déloyales. Il semblait que cette partie du globe, ayant démérité du ciel, eût été livrée à la main rapace de l'Angleterre. Partout cette main avait laissé son empreinte : de la misère, des larmes, des ruines !

Fergus contemplait avec joie ces griefs inouïs que Dieu seul pourra compter et punir. Chez lui, l'allégresse étouffait la pitié, car il se réjouissait à voir sa haine si puissamment justifiée, à sentir le tressaillement muet de cinquante millions de cœurs opprimés répondre au cri de sa vengeance.

En quittant les mers de l'Inde, il ne fit que changer de théâtre, pour retrouver, à des intervalles plus éloignés, les mêmes haines comprimées encore, mais prêtes à éclater. Au Cap, les Boërs hollandais ; en Amérique, les deux Canada tout entiers, gémissant sous une lourde oppression, et poussant déjà ces cris de détresse qui devaient trouver bientôt un efficace et noble écho au fond d'un cœur français. Fergus s'aboucha avec les Boërs, parmi lesquels il recruta ses équipages, et passa plus d'un mois dans les deux Canadas.

Ce fut en se rendant du Cap en Amérique qu'il toucha Saint-Hélène. On sait avec quelle ombrageuse rigueur les agents britanniques gardaient ce roc aride qui devait être le tombeau du plus glorieux souverain de notre âge. Hudson-Lowe, que les Français maudissent si bruyamment, n'était que le docile instrument de ses maîtres, et ce n'était pas sur un valet payé pour mal faire qu'eussent dû tomber les bavardes philippiques des poètes et orateurs du continent.

Les rameurs de Fergus l'attendaient sous le môle. Il était parti le matin pour Longwood ; le soleil était près de se coucher lorsqu'il revint. Pendant qu'il regagnait le navire à l'ancre dans la baie, son visage respirait un enthousiasme grave, et son œil gardait encore l'expression recueillie d'un austère et religieux respect. Fergus avait passé quatre heures avec le vaincu de Waterloo, avec ce demi-dieu, dont la taille prend déjà pour nous les colossales proportions des héros antiques ; il avait vu ce géant dompté par la Providence et non point par les hommes ; ce grand monarque, précipité de si haut et précipité si bas que le plus médiocre des capitaines européens, Arthur Wellesley, duc de Wellington, pouvait se faire peindre à cette heure en Achille et donner à Hector terrassé, dans son orgueil grotesque, les traits du captif de Sainte-Hélène ! Fergus avait puisé durant quatre heures aux trésors de l'intelligence la plus vaste qui ait peut-être jamais ébloui le monde.

Que s'était-il passé entre l'obscur pirate et l'homme qui s'asseyait la veille sur le premier trône de l'univers ?...

Par une matinée brumeuse des derniers jours de novembre, un beau brick de commerce, engagé dans le canal Saint-Georges, doubla la pointe nord de l'île de Man, et mit le cap sur l'Écosse. Le vent et la marée le poussaient rapidement vers le Solway, et le soleil montrait encore son disque rougi bien au-dessus de l'horizon, lorsque les ancres du brick allèrent chercher un point d'assise au fond de l'eau, presque en face de Dumfries.

Les matelots se rangèrent sur le pont et mirent chapeau bas, pour faire place à deux hommes qui venaient de monter par l'écoutille. L'un de ces hommes était Fergus, l'autre Randal Grahame.

La chaloupe était à la mer et les attendait. Ils descendirent tous les deux, et aussitôt six rameurs, commandés par Paddy O'Chrane, firent force d'avirons vers la côte. La chaloupe toucha terre. Fergus et Randal sautèrent sur la grève, à une demi-lieue au-delà de Dumfries.

-- Au revoir ! dit Fergus aux matelots ; nous nous retrouverons.

Paddy ouvrit la bouche, mais aucun des jurons qu'il tenait en réserve pour les grandes circonstances ne lui parut propre à peindre son attendrissement, c'est pourquoi il se contenta de soulever son chapeau en murmurant :

-- Monsieur ! Satan et sa femme ! que Dieu vous bénisse, soyons tous damnés !

Fergus fit un geste de la main. Paddy replaça son chapeau. La chaloupe s'éloigna. Nos deux voyageurs s'engagèrent alors dans les terres. Ils étaient vêtus simplement et portaient leurs manteaux sur le bras. Pendant une heure environ ils marchèrent en silence, guidés par la connaissance parfaite que Randal semblait avoir du pays.

Après avoir suivi les mille sinuosités d'un petit sentier qui montait tortueusement de la grève au sommet d'une falaise escarpée, Fergus et Randal s'arrêtèrent. À perte de vue, du côté de l'Irlande, le brick de commerce qui les avait amenés montrait ses hautes voiles rougies par les rayons obliques du couchant. Fergus passa la main sur son front. Son regard se teignit de mélancolie.

-- Encore un peu nous ne le verrons plus, dit-il ; la toile est tombée sur le premier acte de notre drame. Quel sera le second ? Dieu tout seul le sait. Voilà quatre ans que je travaille, Randal.

-- Et depuis deux ans déjà, Fergus, vous êtes assez riche pour mener la vie d'un prince, répliqua Grahame.

Fergus regardait les côtes d'Angleterre, et son œil s'allumait insensiblement, jusqu'à devenir bientôt brûlant de haine et de menace.

-- J'y viendrai ! murmura-t-il ; je mettrai quelque jour le pied sur ton sol maudit ! mais pas avant de t'avoir entourée d'ennemis et de pièges. J'ouvrirai patiemment la tranchée avant de donner l'assaut... que c'est long, mon Dieu ! et qu'il me tarde !

Randal dit :

-- La route est longue pour arriver à Sainte-Marie de Crewe. Si vous m'en croyez, nous nous mettrons en marche.

Fergus tourna incontinent le dos à la mer et le voyage continua. Le pays présentait cet aspect pittoresque et demi-sauvage des campagnes de l'Écosse. Le jour baissait rapidement, allongeant démesurément les ombres et donnant au paysage une physionomie de plus en plus sombre. Randal semblait se reconnaître parfaitement au milieu des mille routes qui se croisaient à chaque pas, Fergus le suivait, perdu dans ses pensées.

-- Mais est-il possible, dit brusquement ce dernier, que personne ne connaisse l'existence de ces souterrains ?

-- Des hommes ont vécu mille ans avant de découvrir la mine d'or qui gisait sous leurs pieds, répondit Randal. De mon temps, je puis vous affirmer que ces caves immenses étaient inconnues et si, au lieu d'aller dans les montagnes, j'étais resté caché là, les juges de Glasgow n'auraient point eu la peine de m'envoyer sur les pontons. Elles ont deux issues qui défieraient l'œil le plus malin. La première donne dans le salon d'apparat du château de Crewe, un noble édifice, ma foi, mais qui tombe en ruines et que vous pourrez acheter pour une misère. La seconde s'ouvre ou plutôt se ferme dans la propre maison qu'habitait mon père et qu'il habite peut-être encore. Cette seconde issue est masquée par un pan de muraille tournant autour d'une poutre qui lui sert de gonds. À voir ce vieux mur, Fergus, les constables réunis des Trois-Royaumes déclareraient que nul passage n'a pu exister là depuis des siècles.

-- Et ces souterrains sont vastes ?

-- Mon père s'y est perdu dix fois en les parcourant pour y chercher les trésors des abbés de Sainte-Marie. C'est grand comme Saint-James-Park.

La nuit était tout à fait noire. Nos voyageurs laissèrent sur leur droite la ville d'Annan, et s'engagèrent dans une route plus large qui servait de grand chemin entre Carlisle et Glasgow. Nos lecteurs connaissent cette route pour y avoir suivi la chaise de poste de Frank Perceval conduite par Saunie l'aboyeur, la nuit où se passèrent ces événements étranges et terribles qui amenèrent la mort de la malheureuse Harriet. Randal s'arrêta précisément à l'endroit où la chaise de poste de Frank se heurta contre un tronc d'arbre posé en travers du chemin.

-- C'est ici, dit-il. La maison de mon père est de l'autre côté du bois.

À leur approche, un chien aboya fortement.

-- Oh ! oh ! murmura l'Écossais, notre vieux Bill est mort, je pense ; ce n'est pas la voix de Bill.

Sa voix tremblait légèrement tandis qu'il parlait ainsi. Quelques pas seulement le séparaient de la maison ; il les franchit d'un saut et mit sa main sur le loquet de la porte.

-- La porte est fermée en dedans, dit-il. Mon père ne fermait jamais notre porte !

Il frappa. Une fenêtre s'entrouvrit.

-- Le vieux Randal Grahame ? demanda l'Écossais d'une voix pleine d'émotion.

-- Voilà deux ans qu'il est mort, répondit-on.

La fenêtre se referma, Randal baissa la tête.

-- J'aurais voulu le faire riche sur ses vieux jours, murmura-t-il ; je suis seul au monde, Fergus, et plus à vous que jamais.

Fergus lui serra la main en prononçant quelques paroles de consolation.

-- Oui, O'Breane, reprit Randal, nous devons tous mourir... mais j'aurais mieux fait de rester auprès de lui. Et c'est Mac-Nab qui a notre maison ! Je l'ai bien reconnu. On dit que c'est un honnête homme, celui-là. Sa fenêtre s'est fermée pourtant sans qu'il ait offert un gîte aux voyageurs.

-- Êtes-vous bien sûr que ce soit M. Mac-Nab ? demanda Fergus.

-- J'en suis sûr... et j'en serai plus sûr tout à l'heure. Allons, Fergus, en marche ! je vais vous conduire à la ferme de Leed, puisque vous voulez voir Mac-Farlane ; et puis je reviendrai dans la maison de mon père.

-- Mac-Nab vous donnera-t-il l'hospitalité ?

-- Je n'aurai pas besoin de demander l'hospitalité à Mac-Nab !

Il se prit à marcher à grands pas dans un taillis parsemé de ruines. Fergus le suivit. Au bout de dix minutes, ils longèrent la muraille d'un parc au milieu duquel s'élevait un vaste édifice que Fergus conjectura être le château de Crewe. Puis ils redescendirent le versant de la colline et arrivèrent à la ferme de Leed. Randal la montra du doigt à Fergus et s'enfuit en courant. La porte de la ferme était ouverte. Fergus entra.

Dans la salle commune, autour d'une table servie, une jeune femme et deux charmantes petites filles prenaient leur repas du soir. Sous le manteau de la cheminée se tenait un homme, la tête cachée entre ses deux mains. Au bruit que fit Fergus en entrant, cet homme se redressa et montra un visage pâli au milieu duquel se mouvaient deux yeux éteints et comme égarés. Fergus alla vers la jeune femme, tandis que les deux petits anges rougissaient et souriaient dans leur effroi enfantin, et demanda M. Angus Mac-Farlane.

L'homme qui était sous le manteau de la cheminée se leva. Fergus ne se souvint point de l'avoir jamais vu.

XV -- UNE RESSEMBLANCE

La jeune femme à qui Fergus O'Breane s'était adressé en entrant dans la ferme de Leed était belle, mais portait sur son visage triste et doux des traces de souffrance. Quant aux deux enfants qui se tenaient à ses côtés, jamais têtes plus angéliques ne tombèrent du gracieux et naïf pinceau de Greuze. La jeune femme répondit à la question de Fergus en désignant son mari qui se tenait à l'écart sous le manteau de la cheminée. Fergus le considéra longtemps avec attention.

-- Y a-t-il donc une autre personne qui porte le nom d'Angus Mac-Farlane ? demanda-t-il.

La jeune femme baissa les yeux avec un pénible sourire. Son mari s'avança lentement vers Fergus.

-- Il n'y a qu'un seul homme pour porter le nom que vous venez de prononcer, monsieur, dit-il d'une voix sombre, et c'est un de trop ! Ceux qui l'ont vu aux jours de son bonheur se retrouvent avec lui face à face et le méconnaissent. Mac-Farlane, lui, reconnaît encore le visage de ses amis, mais il ne sait plus leur nom. Comment vous appelez-vous ?

Fergus prononça son nom. Les traits flétris d'Angus Mac-Farlane s'animèrent d'une sorte de joie.

-- Soyez le bienvenu, O'Breane, dit-il en lui tendant la main ; femme, embrassez votre frère et le mien ; enfants, fêtez l'ami de votre père.

Clary tendit son front en rougissant ; Anna sourit et s'enfuit.

-- Réjouissons-nous ! reprit le fermier ; Amy ! n'y a-t-il plus de vin de France dans les caves de Leed ! Que Duncan aille chercher mon frère Mac-Nab ! Il faut nous réjouir.

Le ton d'Angus contrastait si étrangement avec ces joyeuses paroles, qu'une larme se balança aux paupières d'Amy, tandis qu'elle répondait :

-- Vous aurez du vin de France, Mac-Farlane, et je vais envoyer Duncan chercher notre frère Mac-Nab.

Fergus l'arrêta d'un geste.

-- Angus, dit-il, vous savez que M. Mac-Nab ne m'aime pas.

-- C'est vrai. Pourquoi cela ?

-- Parce qu'il protégeait Godfrey de Lancester autrefois.

-- White-Manor ! s'écria le fermier qui chancela et tomba sur le siège qu'il venait de quitter, comme s'il eût reçu un coup dans la poitrine ; pourquoi me parle-t-on de White-Manor ? Sortez, Amy ! Emmenez les enfants ! Ah ! Fergus O'Breane, je suis aise de vous voir. Nous allons causer de White-Manor.

Mistress Mac-Farlane sortit. Fergus s'approcha du foyer et s'assit auprès de Mac-Farlane.

Angus, durant ces quatre années, avait vieilli de quinze ans. Fergus le contempla un instant avec tristesse et compassion. Angus et lui s'étaient aimés d'instinct ; ce sont ces amitiés-là qui restent.

-- Je croyais vous retrouver heureux, Mac-Farlane, dit-il après un silence.

-- Je suis heureux de vous revoir, frère, répondit le fermier qui semblait avoir repris un peu de calme ; je pleurai des larmes de colère lorsque j'appris votre malheur. Mon noble frère Fergus accusé d'assassinat, condamné pour assassinat ! car je ne sus votre accusation qu'avec le verdict du jury. Et ce fut la faute de Mac-Nab, qui ne vous aimait pas. Embrassons-nous, O'Breane, et dites moi que vous m'aimez comme autrefois.

-- Je suis toujours votre frère, Mac-Farlane, et dans le projet qui occupe ma vie, vous avez votre place et votre rôle.

Angus passa la main sur son front.

-- Des projets ! murmura-t-il. Que vous êtes jeune et beau, Fergus ! Mary vous aimait bien.

-- Je n'osais vous parler de Mary, murmura O'Breane.

-- Versez du vin ! s'écria le fermier ; où est le vin de France ? buvons !

Il s'était levé et avait mis un flacon débouché dans la main de Fergus. Celui-ci trempa ses lèvres dans le verre ; Angus l'acheva d'un trait et reprit :

-- J'irai bientôt, moi aussi, à Botany-Bay.

-- Pourquoi ? demanda Fergus étonné.

-- Parce que je tuerai le comte de White-Manor.

-- Mac-Farlane, dit Fergus, apprenez-moi tout ce qui touche la pauvre Mary. Je devine un malheur.

-- Devinez dix malheurs, O'Breane ! Le bien de la famille nous a été enlevé par un procès inique. Mon père est mort. Ma sœur... Combien de larmes une femme peut verser avant de mourir !

-- Mary n'est-elle pas comtesse de White-Manor ?

-- Je le tuerai ! prononça Angus avec une explosion de haine, oui... Mary est comtesse de White-Manor... elle l'était du moins...

-- Est-elle donc morte ? s'écria Fergus.

-- Elle a un enfant, mon frère ; elle ne peut pas mourir.

-- Mais, au nom de Dieu ! qu'y a-t-il alors ?

-- Buvez, Fergus ! dit Mac-Farlane avec un rire convulsif et amer ; je le tuerai. Mac-Nab avait agi pour le mieux, je pense. Il croyait faire le bonheur de la pauvre Mary... Voilà huit mois maintenant que je reçus une lettre d'elle... vous la lirez, O'Breane. Je n'ai jamais rien aimé en ce monde autant que j'aimais Mary, et c'est pour cela que je voulais la voir votre femme. Ah ! c'eût été un jour heureux que le jour de votre mariage !

Angus se leva et ouvrit une armoire où il prit un portefeuille. Parmi les papiers qui s'y trouvaient, il en choisit un amolli et froissé par de fréquents contacts. Il le déplia d'une main tremblante.

-- L'aimez-vous encore, mon frère ? demanda-t-il brusquement.

-- Je l'aimerai toujours, répondit Fergus.

Mac-Farlane revint vers le foyer.

-- Elle vous aimait bien ! dit-il ; mais pourquoi parler de cela ? Voici sa lettre... sa dernière lettre. Depuis, je suis allé à Londres pour la chercher ; je ne l'ai point trouvée.

Fergus prit la lettre qu'on lui présentait. En plusieurs endroits les caractères étaient à demi effacés par les larmes. Étaient-ce des larmes d'Angus ou de la comtesse de White-Manor ? Voici ce que disait cette lettre :

« Mon cher frère,

« Quand j'ai appris par votre dernier message que votre intention était de venir à Londres pour me consoler, pour me protéger, mon cœur s'est élancé vers vous. Vous m'aimez, vous, Angus, et vous êtes tout seul ici-bas pour m'aimer. Je pense que je retrouverais un peu de joie à vivre près de vous, à sentir autour de moi les murs chéris de la maison de notre père. Mais il m'est défendu d'espérer ce bonheur.

« Le soir même de la réception de votre lettre, j'ai quitté la maison que j'habitais depuis trois mois. Mon bon frère, pardonnez-moi si je vous fuis. Je suis sous le coup d'une menace terrible... Ma pauvre enfant bien-aimée ! si vous saviez !... »

-- Où en êtes-vous, O'Breane ? demanda Angus en ce moment. Vous souvenez-vous combien elle était gaie autrefois ?

Il allongea ses deux mains sur ses genoux et demeura l'œil fixe, la tête penchée sur son épaule. Fergus poursuivit sa lecture.

« Si vous saviez, mon frère ! Vous êtes hardi et généreux ; vous voudriez me défendre. Angus, je vous connais, vous le voudriez... et ce serait un horrible malheur. J'aime mieux souffrir. Je suis heureuse de souffrir. Ne vous fâchez pas contre moi, mon frère ; si je m'éloigne de vous, c'est pour ma fille. La vengeance de milord a été bien cruelle ! Vous savez qu'après la scène honteuse de Smith-Fields il m'a pris ma fille. Mais vous ne savez pas tout, Angus. Hélas ! c'est là un malheur qui ne se devine point. Ma fille est entre les mains d'un scélérat, choisi peut-être pour jeter dans son âme d'ange des germes de honte et de corruption... »

-- Pauvre Mary ! dit Fergus.

-- Où en êtes-vous, O'Breane ?

-- Il faut partir, frère ! à tout prix, il le faut !

-- Je sais où vous en êtes ! murmura Angus en baissant la tête ; lisez encore.

« ... Ma fille est prisonnière, et son geôlier est un monstre de cynisme, qui raille impitoyablement mes larmes et lève sur moi un impôt périodique pour ne point frapper mon enfant ! Moi, je reste à Londres, toujours à la charge de cet homme bienfaisant qui eut pitié de moi lorsque j'avais la corde au cou sur le marché de Smith-Fields. Je reste à Londres parce que je suis plus près de ma fille, parce qu'il me semble que je veille sur elle. Je ne la vois point, hélas ! ce misérable prend mon or et me refuse impitoyablement la grâce d'embrasser mon enfant, ne fût-ce que durant son sommeil. Il obéit à milord, mon mari.

« Je me cache, parce qu'il ne faut pas qu'un œil ami surprenne ma profonde détresse. Nul ne pourrait me voir, et vous moins que tout autre, mon noble Angus, sans essayer de me secourir et de me venger. Me venger ! Me venger ! Oh ! savez-vous, Angus ! ce monstre me l'a dit... et il le ferait, mon Dieu ! À la moindre tentative, il la tuerait !... »

En écrivant ce dernier mot, qui était presque illisible, la main de la comtesse de White-Manor avait tremblé violemment.

Il y avait encore deux ou trois lignes. Fergus continua.

« Et puis, disait la pauvre femme, j'ai un espoir. Cet homme a mis auprès de ma fille un muet et une malheureuse créature, dont le cœur n'est point méchant. Un jour, peut-être, je parviendrai à la gagner, et alors il me sera permis d'entrer dans la chambre de Suky, de l'embrasser, de la serrer dans mes bras. Oh ! que de bonheur, que de bonheur, mon frère... »

Fergus ferma la lettre. Il y avait sur son noble visage une double expression de pitié tendre et de profonde indignation.

-- Il faut la sauver, dit-il.

Mac-Farlane secoua la tête et répondit :

-- Il faut la venger !

Puis il ajouta :

-- O'Breane ! vous ne savez pas tout encore.

-- En effet, dit Fergus, certains mots dans la lettre de votre malheureuse sœur n'ont pas de signification pour moi. Elle parle de la scène honteuse de Smith-Fields...

Angus était plus pâle qu'un mort.

-- Vous voyez bien que ma main tremble trop pour verser le vin, murmura-t-il en essayant de sourire. À boire, mon frère, j'ai soif ! Ah ! ah ! vous voulez savoir ce qui se passa dans Smith-Fields ? Écoutez ! Il y a deux ans et demi, les journaux racontèrent une évasion hardie, exécutée au dépôt de Botany-Bay. Votre nom était parmi ceux des fugitifs. Ma sœur devint enceinte. Quelques temps après, les journaux encore annoncèrent que les évadés de Botany-Bay étaient à Londres depuis longtemps. Pour la seconde fois, votre nom se trouvait dans leurs colonnes.

Un bruit courut ; quelques-uns l'attribuèrent à Brian de Lancester, le frère de Godfrey, qui est tout jeune, mais qui, déjà, fait à son aîné une guerre sans merci. Ceux-là se trompaient : je connais l'Honorable Brian, qui est un noble et généreux cœur. Toujours est-il que ce bruit rappelait vos fiançailles avec ma sœur, et disait... Fergus, sur votre honneur, combien y a-t-il de temps que vous êtes de retour en Angleterre ?

-- Douze heures, répondit Fergus.

-- Ne voyez pas dans mes paroles, frère, poursuivit Angus avec hauteur, l'expression d'un soupçon indigne... Ce bruit disait que vous l'aviez revue. Et White-Manor, le misérable, ouvrait avidement l'oreille à toutes ces calomnies. Il se repentait sans doute, lui, le pair opulent, d'avoir donné son nom à une pauvre fille.

« Voici ce qui arriva. Mary mit au jour un enfant. White-Manor se fit apporter le berceau dans son appartement et le considéra longtemps en silence. Il trouvait que l'enfant vous ressemblait.

-- À moi ! s'écria Fergus étonné.

-- À vous. Mary vous avait tant aimé ! Ceci se passait à White-Manor, dans le Northumberland, tout près d'ici. Mais il y avait bien longtemps que Godfrey nous avait éloignés, Mac-Nab et moi ; nous n'avions plus la permission de visiter notre sœur. Fergus, Mac-Nab est un honnête cœur. Il s'est souvent repenti d'avoir prêté les mains à ce mariage. Mais que disais-je ? Quand je parle de tout cela ma pauvre tête se trouble et il fait nuit dans mon cerveau.

-- La ressemblance, dit Fergus.

-- Oui, oui, interrompit Mac-Farlane ; je me souviens. La ressemblance ! Godfrey ne mit pas le pied dans la chambre de sa femme tant qu'elle garda le lit. Il ne revit point l'enfant et défendit qu'on le montrât à sa mère. Au bout de quinze jours, Mary fit ses relevailles. Elle avait demandé bien des fois avec des larmes son enfant, et ne le voyant point venir, elle le croyait mort, sans doute. Mieux eût valu que l'enfant fût mort.

« Ce jour, Godfrey de Lancester se rendit chez sa femme. Il était suivi de son âme damnée, un vil coquin du nom de Gilbert Paterson, qui portait un berceau entre ses bras. Mary s'élança vers le berceau et voulut soulever le voile dont il était couvert pour dévorer de baisers cette frêle créature qui allait être désormais sa passion, son amour, sa vie. Godfrey la saisit brutalement par le bras et la força de s'arrêter. Gilbert mit le berceau sur une table, au milieu de la chambre.

-- Madame, lui dit White-Manor en arrachant le voile du berceau, cet enfant, qui est le vôtre, n'est pas à moi.

Mary le regarda, stupéfaite.

-- Cet enfant est le fruit d'un crime, poursuivit Godfrey ; voyez, madame, et osez dire qu'il ne lui ressemble pas !

-- À qui ? demanda notre pauvre sœur.

-- À mon assassin, madame, à l'homme que vous avez aimé, à Fergus O'Breane.

-- À Fergus ! répéta Mary dont le front s'éclaira de joie.

Ce fut sa condamnation.

Godfrey reprit :

-- Regardez cet enfant, milady ; regardez-le bien longtemps et de tous vos yeux, car vous le voyez en ce moment pour la dernière fois !

Mary joignit les mains, brisée par ces cruelles paroles.

Elle pleura, elle pria, elle se traîna aux pieds de White-Manor. Celui-ci ne bougeait pas. Il semblait trouver un barbare plaisir à prolonger cette scène déchirante. Enfin, lorsqu'il fut ivre de sanglots, il fit un geste. Gilbert emporta l'enfant.

Mary était sans mouvement sur le plancher. White-Manor la somma rudement de se relever. Elle se releva. Il la poussa devant lui de marche en marche jusque sur le perron du château. Ici se trouvait encore Gilbert Paterson, qui avait à la main une corde de chanvre. Sous le perron, tous les domestiques et tenanciers de White-Manor étaient réunis. Au portail de la cour, il y avait une chaise attelée. Godfrey prit la corde des mains de Paterson, et...

Angus s'arrêta tout à coup et se leva en disant :

-- Oh ! je le tuerai, je le tuerai, Fergus ! par la sainte mémoire de ma mère !

Il tremblait et haletait. Les mots tombaient avec peine à travers ses dents serrées.

-- Et que fit-il ? demanda Fergus, qui tremblait aussi et dont le front se couvrait de sueur.

-- Ah ! s'écria Mac-Farlane avec un gémissement étouffé ; ces Anglais sont lâches et n'ont point de pitié, mon frère. Mary était là, pâle et sans force. Il pesa sur sa main et la fit se mettre à genoux sur la pierre du perron. Puis il passa la corde de chanvre autour de son cou en disant à haute voix : Qui d'entre vous veut acheter cette femme ?

XVI -- VENDRE SA FEMME

Angus Mac-Farlane jeta ces derniers mots avec une explosion de douleur et de colère. O'Breane s'était levé. Son beau visage rendait d'une autre façon les mêmes sentiments que celui du fermier.

-- Je ne le haïssais plus, dit-il, le courroux que je lui gardais s'était perdu dans une colère trop profonde et trop vaste pour ne point absorber tout autre ressentiment. Mais, pour vous, Angus, pour la pauvre Mary, je vois bien que je suis vulnérable encore. Où donc est-il, cet homme ?

Angus répondit d'un ton de sarcasme amer :

-- Vous me demandez où il est ? Vous avez donc oublié les mœurs de nos lords, depuis quatre ans que vous avez quitté l'Angleterre ? Quand ils ont brisé de ce côté du détroit la vie de quelque créature sans défense, ils passent la mer et vont triompher à l'étranger. White-Manor est à Naples, ou à Paris, ou à Vienne. Le chercher serait inutile : je l'attends ! Mary vous avait aimé. C'était là un crime sans pardon. Pour le punir, Godfrey de Lancester, exhumant une lâche et barbare coutume dont l'Angleterre seule, parmi tous les peuples du monde, pouvait concevoir l'ignominieuse idée, Godfrey de Lancester mettait sa femme, lady de White-Manor, aux enchères comme une pièce de bétail.

« Lorsqu'il prononça ces mots : Qui d'entre vous veut acheter cette femme ? les valets et tenanciers firent silence. Mary était adorée de tous. White-Manor répéta sa question avec colère.

« -- Elle est belle, ajouta-t-il, et je la donne pour trois shellings !

« Nul ne répondit encore. Mary, toujours agenouillée, avant les mains jointes et les yeux baissés. Godfrey frappa du pied avec fureur.

« -- Faites place ! s'écria-t-il ; je vais la conduire à un autre marché.

« Il tira la corde. Mary se leva. Les tenanciers se rangèrent en haie, des deux côtés de la cour, mornes et silencieux. Godfrey, tenant notre sœur en laisse, traversa la foule et monta dans sa chaise.

« Deux jours après, on déjeunait somptueusement dans Portland-Place à la maison des comtes de White-Manor. L'assemblée était nombreuse. Vers deux heures après-midi, Godfrey se leva ivre et fit venir Mary. Mary avait une robe de toile blanche et la corde au cou. Et parmi tous ces noblemen qui garnissaient la table de White-Manor, il n'y eut pas un homme pour briser son verre sur le visage infâme de Godfrey de Lancester.

« Godfrey prit la corde et descendit sur le trottoir. Il traversa les rues de Londres, depuis Portland-Place jusqu'au marché aux moutons de Smith-Fields, quatre milles d'Écosse ! tenant sa femme en laisse, sa femme qui pleurait et se mourait. On s'assemblait sur leur passage. C'était un curieux spectacle ; mais parmi les cinquante mille Anglais qui les coudoyèrent sur la route, il ne se trouva pas un homme pour crier infamie et lapider le lâche avec les pavés du chemin ! Londres est fait ainsi : nobles et peuple.

-- Nobles et peuple ! interrompit Fergus avec une énergie d'indignation qu'Angus attribua tout entière à l'impression de son récit ; Londres et l'Angleterre !

-- Lorsqu'ils arrivèrent dans Smith-Fields, reprit Mac-Farlane, il y avait foule autour des barrières. C'était un vendredi, jour de marché des bêtes à cornes et des moutons. Godfrey fit entrer Mary dans l'un des parcs à brebis, qui se trouvait vide, et cria par trois fois : Cette femme est à vendre ! à vendre pour trois shellings !

« Les marchands de bestiaux avaient pitié, car Mary, notre sœur, était bien belle, et des ruisseaux de larmes coulaient sur sa joue pâle. Une voix grave et vibrante perça la foule et fit tressaillir le cœur de Mary dans sa poitrine.

« -- Laissez-moi passer ! disait cette voix ; je vais acheter pour trois shellings milady comtesse de White-Manor.

« Un murmure courut par le marché de Smith-Field, car nul ne savait jusque-là les nobles noms des acteurs de cette scène infâme. Godfrey devint pourpre. Le son de cette voix l'avait frappé comme un soufflet sur la joue. Il sembla chercher au loin avec crainte et colère celui qui avait parlé. Mary ne m'a jamais dit dans ses lettres le nom de cet homme : mais lorsque je suis allé à Londres, la rumeur publique m'a appris ce nom. C'était le jeune Brian de Lancester, frère du comte.

« Il entra dans le parc où se tenait Godfrey et lui arracha des mains la corde qui retenait Mary. Celle-ci, à bout de forces, venait de perdre connaissance. Brian la saisit et la souleva d'une seule main. De l'autre, il fouilla dans sa poche, d'où il retira une poignée de grosses pièces de cuivre qu'il jeta au visage de Godfrey en disant : Voici votre paiement, milord !

« Un immense hurrah emplit la place de Smith-Fields. Godfrey demeura pétrifié. Le choc des lourdes pièces avait laissé sur sa joue pâle et sur son front des taches violâtres.

Fergus, dominé par l'intérêt puissant qu'il portait à ce récit, respira longuement.

-- Que Dieu le bénisse, Mac-Farlane, dit-il, je fais serment de lui payer notre dette quelque jour. Mais que devint Mary après cela ?

-- Mary fut mise dans une voiture. Voilà huit mois que j'ignore sa retraite. Qui fournit à ses besoins ? Brian de Lancester n'est pas riche...

Il se fit un long silence entre les deux interlocuteurs. Fergus semblait méditer. Mac-Farlane suivait le cours d'une sombre rêverie. Ce fut lui qui reprit le premier la parole :

-- Allons ! dit-il avec un éclat de joie forcée, buvez, mon frère Fergus ! Nous sommes ici pour fêter votre bienvenue ! Il y a des gens plus malheureux que nous ! J'ai une bonne femme qui m'aime et deux jolis petits anges qui sourient à mon réveil ! Je bois à votre santé.

Fergus lui prit la main au lieu de répondre au toast, et le regarda fixement.

-- Il y a quatre ans que je travaille seul, dit-il avec lenteur, quatre ans que je donne tous mes instants à la même pensée, sans jamais verser dans un cœur ami le trop plein des doutes qui m'assaillent et des espérances qui me brûlent. Pendant ces quatre ans, j'ai compté sur vous, Mac-Farlane. Je me suis dit, pour prendre du courage : un jour viendra où la solitude de mes laborieuses méditations s'animera, un jour où ma pensée sortira hors de moi pour trouver un écho dans l'esprit de mon frère. Un jour viendra où nous serons deux pour soutenir le fardeau qui pèse sur moi tout seul. J'aurai un confident, un autre moi-même. J'ai nourri cet espoir pendant quatre ans !

-- Et vous avez bien fait O'Breane, s'écria Angus, car, pour vous, je suis prêt à tout.

Fergus secoua la tête et baissa les yeux.

-- J'ai mal fait ! dit-il à voix basse, car, au lieu de l'homme fort sur lequel je comptais, je retrouve un cœur courbé, flétri, sans courage.

Mac-Farlane recula d'un pas et leva sur lui un regard stupéfait.

-- Ai-je bien entendu ! murmura-t-il ; c'est au moment où je vous dis les malheurs dont fut accablée notre maison, que vous me reprochez ma souffrance ! Ah ! Fergus ! Fergus ! Vous m'aviez laissé jeune et robuste ; vous revoyez mon front ridé, mon œil éteint, mes cheveux blanchis avant l'âge. J'ai bien souffert ! Mais, oh ! ce sera le comble de l'amertume si vous, vous que j'ai tant aimé, vous me trouvez à ce point dégradé par le malheur, que je sois désormais indigne de vous comprendre et de vous servir !

Fergus fut ému jusqu'au fond de l'âme, mais il n'en laissa rien paraître.

-- Les cheveux peuvent blanchir avant l'âge, prononça-t-il froidement, le front se rider, le regard s'éteindre, mais le cœur d'un homme ne doit point, si cruelle que soit l'épreuve, se courber sous le sort ou s'engourdir dans le malheur.

-- Et qui vous a dit que mon cœur ait fléchi, Fergus O'Breane ? demanda l'Écossais en redressant brusquement sa haute taille.

-- Si quelqu'un, autre que vous, me l'eût affirmé, répliqua Fergus, j'aurai contraint cet autre, mon genou sur la poitrine, à confesser qu'il avait menti. Mais que penser d'un homme qui n'a plus d'autre but dans la vie que de tuer ? d'un homme qui consent à livrer son sang à la loi pour le sang d'un misérable sans âme et sans foi ? Par le nom de Dieu, frère Angus, votre bras est robuste assez encore, mais le cœur...

-- O'Breane ! O'Breane ! interrompit l'Écossais d'une voix que la colère rendait tremblante déjà, n'ajoutez pas un mot ! Si bien engourdi que soit mon cœur, il ne sait pas entendre patiemment des paroles d'outrage !

-- Bien cela, frère Angus ! s'écria O'Breane en ressaisissant le bras que Mac-Farlane venait de lui arracher brusquement ; voyez ! y a-t-il encore des rides à votre front ? votre œil n'a-t-il pas repris son fier regard d'autrefois ? Voyez, mon frère !

Il avait entraîné Angus devant la glace. Angus se prit à sourire involontairement, mais il dit :

-- Il faut que je tue cet homme, il le faut !

Fergus lâcha aussitôt le bras de l'Écossais et se dirigea vers le foyer, auprès duquel il avait déposé sa casquette de voyage et son manteau.

-- Adieu donc, mon frère, dit-il ; mes heures sont comptées, et je n'ai pas le temps de m'arrêter ici davantage.

Angus demeura un instant comme atterré, puis il se jeta, les bras ouverts, entre la porte et Fergus.

-- O'Breane ! s'écria-t-il, en sanglotant comme un enfant ; ayez pitié de moi ! Il faut bien que je venge ma pauvre sœur ! Ne me quittez pas ainsi. Restez, restez, au nom de Dieu !

-- Frère, dit O'Breane d'un ton solennel, depuis quatre années, je suis entouré d'hommes résolus jusqu'à la témérité, dévoués jusqu'à l'abnégation. À chacun d'eux, je n'ai confié de mon secret que la portion nécessaire à l'exécution de mes ordres. Pour tous, l'ensemble de mes plans est resté un mystère. Je vous attendais. Entre tous, je vous avais choisi. Et moi aussi, je me venge, Mac-Farlane ! et moi aussi, je veux me venger !

Angus tressaillit à ce mot qui flattait sa passion, et ouvrit avidement l'oreille.

-- Je venge ma sœur déshonorée, reprit Fergus, de cette voix éclatante et royale qui courbait toutes les volontés sous la sienne ; je venge mon père assassiné ! Je venge ma mère, ma sainte mère, qui, en fermant les yeux, me laissa seul pour pleurer tout ce que j'avais aimé et respecté. Mary comptera au nombre des victimes dont le cri éveille mon cœur sans cesse et ne lui laisse point de repos. Mary sera vengée comme ma sœur, comme mon père, comme ma mère, et vengée du même coup, car leur bourreau fut le sien.

-- Godfrey de Lancester ! s'écria Mac-Farlane, étonné.

Fergus sourit avec hauteur.

-- Godfrey de Lancester n'est qu'un homme, dit-il.

-- Et ne s'agit-il point d'un homme ? demanda Angus, dont l'étonnement atteignait à son comble.

Mon frère, répliqua O'Breane ; la réponse à votre question est justement mon secret, et ce secret n'est point de ceux qu'on puisse donner en garde à d'autres qu'à un complice.

-- Complice ! répéta Angus, c'est donc un crime ?

-- Mon secret, poursuivit Fergus, porte en soi la foudre. L'homme à qui je le livrerai n'aura point comme vous un poignard, destiné à la poitrine d'un pair d'Angleterre. Il vivra en paix avec la loi ; il sera, s'il se peut, l'organe même de la loi, qui est une arme aussi, une arme et un masque.

-- Je ne vous comprends pas, murmura Angus, qui semblait violemment combattu.

-- Et comme c'était en vous, en vous seul, continua encore Fergus, que je croyais trouver cet homme, je renfermerai en moi mon secret, au risque de briser mon cœur, trop étroit pour le contenir ; dussé-je plier sous le faix, je poursuivrai seul ma tâche commencée, regrettant de m'être bercé longtemps d'un fol espoir et d'avoir compté sur une aide qui devait m'être refusée. Adieu !

Mac-Farlane s'attacha aux vêtements de Fergus.

-- Un mot ! un seul mot ! dit-il ; Mary sera-t-elle vengée ?

-- Vengée et sauvée peut-être, répondit Fergus.

-- O'Breane, prononça lentement l'Écossais, voici devant vous le complice que vous cherchez. S'agit-il d'un crime ? Avec vous, il me plaît d'être coupable.

XVII -- CE QUE FERGUS O'BREANE AVAIT DANS LA TÊTE ET DANS LE CŒUR

Fergus tendit la main à Mac-Farlane, et s'éloigna aussitôt du seuil, qu'il avait été sur le point de franchir.

-- Merci, mon frère, dit-il. Vous allez tout savoir, maintenant, mon histoire, mes travaux, -- mon crime , -- qui est le meurtre d'un empire et le salut du monde. Quand j'aurai parlé, vous me connaîtrez comme je me connais moi-même.

Ils s'assirent tous deux auprès du foyer presque éteint.

Fergus raconta la chute de la famille, et cette scène funèbre de la pauvre maison de Saint-Gilles, où il était resté seul en face de deux cadavres. Lorsque après avoir rappelé les dernières paroles de son père mourant, il s'arrêta pour reprendre haleine, Angus se frappa le front comme si une lumière soudaine eût traversé son front.

-- Vous voulez tuer le roi ! dit-il.

-- Le roi n'est qu'un homme, répliqua Fergus, et Chrétien O'Breane a dit : Guerre à l'Angleterre !

-- L'Angleterre ! répéta l'Écossais ; je veux bien mourir avec vous, Fergus.

-- Mais moi, je ne veux pas mourir ! s'écria ce dernier, dont le front se dressait, rayonnant, dans la demi-obscurité de la vaste salle ; je veux vaincre ! Vous vous hâtez trop de comparer ma faiblesse à la force de mon adversaire. Il y a cinq ans que Chrétien O'Breane est mort. Pendant ces cinq ans, j'ai amassé des armes. J'ai sur mer quatre navires, et, de l'autre côté de l'Océan, des agents actifs qui sapent déjà par leur base plusieurs des arcs-boutants de la puissance anglaise. C'est peu que tout cela ! direz-vous. Vous vous hâtez trop encore, puisqu'il me reste l'avenir. S'il vous plaît de comparer, comparez ce que j'ai tiré du néant à ce que je retirerai de mes ressources actuelles. Suivez par la pensée les termes de cette progression gigantesque, dont la raison est mon inébranlable volonté. Voyez ! au premier échelon, tout en bas, vous trouverez un enfant faible et pauvre ; quelques pas plus loin, l'enfant s'est fait homme et il est fort ; quelques pas encore, l'homme a courbé tout un faisceau d'énergiques volontés sous la sienne ; il a des millions dans ses coffres ; il a dans la tête la science complète de ce qu'il hait et peut désormais frapper à coup sûr.

L'homme en est là. Demain, par un travail occulte, sa pensée rayonnera et trouvera un accès dans la politique européenne. L'homme se transformera ; pour approcher les têtes couronnées, il deviendra grand seigneur. Le grand seigneur amassera en un seul monceau toutes les haines vivaces et légitimes, tous les griefs sanglants suscités par l'avidité insatiable, par l'ambition perfide, par la lâche tyrannie de son ennemi. Sa voix, écoutée, prêchera sourdement une immense croisade. Puis le grand seigneur jettera son or et son velours, il redeviendra un instant l'Irlandais Fergus, afin de trouver le chemin du cœur de l'Irlande. Il la reverra, sa pauvre Irlande ; ses trésors seront employés à soulager d'indicibles détresses, et sa main toujours ouverte pour donner, étendra un doigt quelque jour vers l'orient, et montrera au loin Londres, d'où descend sur la malheureuse Érin le torrent de toutes ses souffrances. Et alors, il répètera le cri de son père à l'agonie : Debout ! et guerre à l'Angleterre !

Fergus prononça ces derniers mots avec un vibrant éclat de voix. Mac-Farlane se leva sans le vouloir, comme s'il eût obéi à un ordre d'en haut ; ses yeux brillaient, sa face flétrie rajeunissait au feu d'une ardeur d'enthousiaste.

Mon frère Fergus, dit-il, mon esprit n'est point de taille à embrasser l'ensemble de vos plans, et sa vue n'est pas assez perçante pour saisir les détails de votre grande idée. Mais mon cœur devine ce que mon esprit ne comprend pas. Je vous dis merci du fond de l'âme.

Fergus avait la tête penchée et semblait se perdre dans une de ces méditations qui prenaient si souvent possession de son esprit. Mac-Farlane le mesurait de l'œil, comme s'il eût voulu découvrir l'invisible principe de domination qui émanait de toute sa personne, et pliait à sa loi les résistances les plus obstinées.

-- Votre haine n'est pas à moi, reprit-il après un silence. Je n'aurais point su la concevoir, et c'est à peine si je puis apprécier les contentements d'une vengeance si au-dessus des vengeances humaines. Votre ennemi est puissant ; les empires rivaux n'osent point lui faire la guerre, et mon jugement se confond à voir les audacieux préliminaires de votre grande bataille. Mais j'épouse votre haine et je crois à votre victoire. Dieu a mis en vous sa force, mon frère, et vous m'apparaissez doué de la vaillance surnaturelle des merveilleux héros de nos poèmes écossais. Parlez, parlez encore ! je vous admire et je vous aime.

-- Les empires tombent, dit Fergus, dont l'esprit suivait la pente de ses réflexions ; les peuples ne meurent point. La main de Dieu seul peut mettre un lac fétide sur le tombeau d'une cité coupable. La vieille Angleterre disparaîtra ; la jeune Angleterre, -- l'Irlande ! -- étendra son sceptre sur Londres régénéré. Nos îles, à la glorieuse histoire, n'apparaîtront plus sur la carte du globe comme une tache de boue empoisonnée, qui s'étend, qui s'étend sans cesse, souillant le monde entier de sa contagieuse corruption. Là où fut Sodome, il y aura un peuple sain, clément dans sa victoire, parce qu'il s'y sentira fort.

-- Mais ce n'est pas de la vengeance ! murmura Mac-Farlane.

-- C'est de la vengeance, répondit Fergus, dont le front se plissa ; la vengeance comme vous l'entendez, Angus, aura le pas sur tout le reste. Avant d'édifier, il nous faudra détruire. Et qui sait si nous verrons le fruit de notre œuvre ? La vie est courte ; notre tâche est lourde ! mon rêve a dépassé le but. Nous en sommes à détruire. L'œuvre de ruine est entamée. J'ai déjà touché, une à une, pour les troubler ou les tarir, les sources où le colosse puise ses principaux éléments d'existence. Un jour viendra où, au grand étonnement de l'Europe, le pacifique empereur de la Chine fermera ses portes aux cargaisons empoisonnées dont la Compagnie des Indes inonde les provinces du Céleste Empire. Puis ce seront les princes dépouillés de l'Indoustan qui demanderont, les armes à la main, la justice longtemps refusée. Ces princes auront des fusils d'Europe, des officier d'Europe ; je leur en fournirai. Au Cap, aux deux Canada, aux États-Unis, partout mes agents sèment pour récolter plus tard. Peut-être attendrons-nous longtemps, dix ans, quinze ans ! que sais-je ? Mais la moisson viendra. En attendant, nous travaillerons. Moi, je ferai en Europe ce que j'ai fait par delà l'Océan, et il me faudra tout d'abord conquérir un nom et des titres, un vrai nom et de vrais titres, car il ne me plaît pas de risquer mon précieux enjeu sur les chances périlleuses qui entourent la vie d'un chevalier d'aventures. J'ai pu être présenté, il y a six mois, à Sa Majesté don Juan de Bragance, empereur du Brésil. Ce prince tourne ses yeux vers l'Europe, et médite, je le sais, de rentrer dans l'héritage de ses pères. J'irai d'abord à sa cour ; je reviendrai avec lui en Portugal, je le servirai ; il me donnera la grandesse. Ceci n'est point une éventualité, Mac-Farlane, il faut que cela soit.

Angus fit un grave signe d'assentiment. Sa rude et simple nature s'inclinait, subjuguée, devant l'intelligence supérieure d'O'Breane. Celui-ci se leva, pris de cette sorte de fièvre qui saisit à coup sûr l'homme dont la tête fermente au choc de grandes pensées, que cet homme soit James Watt, Cromwell ou Milton, qu'il invente une merveilleuse mécanique, qu'il médite la chute d'un trône ou qu'il rêve un chef-d'œuvre.

Le foyer était éteint. La lampe épandait par la vaste salle sa lumière inégale éclairant çà et là les murs nus, le plafond enfumé, les meubles séculaires. Angus était assis sous le manteau de la cheminée, en face du siège vide de Fergus. Il suivait ce dernier du regard, et son regard exprimait une sorte de superstitieux respect, lorsque le visage d'O'Breane sortant tout à coup de l'ombre, recevait les rayons les plus vifs de la lampe et montrait, dans ces ténèbres soudainement illuminées, l'éclat de sa souveraine beauté. Fergus poursuivait le tableau de ses travaux à venir. Sa voix pénétrante et grave, qui semblait être l'organe de la persuasion, s'animait et montait jusqu'à l'enthousiasme.

-- Partout ! s'écria-t-il enfin, partout mon cri de guerre doit trouver un écho ! Est-il, en Europe un coin de terre où le nom anglais ne soit abhorré ? On pardonne au conquérant glorieux le sang versé par son épée ; mais le marchand qui se bat pour mieux vendre, et qui, ses produits à la main, demande à tous la bourse ou la vie ! mais le trafiquant qui cimente avec du sang les fondements de ses comptoirs ! Il n'y a pour celui-là ni pardon ni prestige ! En Portugal, je trouverai l'oppression commerciale organisée dès le règne de Jean IV et la colère accumulée depuis des siècles ; en Espagne, Gibraltar et la trahison de Saint-Domingue ; en Prusse, où l'Anglais n'a guère occasion de piller de l'or, il a volé de la gloire ; j'y trouverai la rancune de cet effronté larcin d'honneur qui a mis sur la tête de Wellington les lauriers de Blücher ; en Russie : il y a des rivalités entre corsaires... je compte sur la Russie ; en Autriche, nous aurons pour nous les vieilles haines, mal recouvertes par un faux-semblant d'entente diplomatique ; dans les Pays-Bas, des haines toutes neuves additionnées avec d'anciennes colères : Saint-James intrigue sourdement et ronge peu à peu les liens qui retiennent la Belgique à la Hollande, afin de pourvoir quelque prince nécessiteux de Saxe-Cobourg ; en France, enfin, quel que soit le drapeau, une aversion instinctive et trop justifiée : la France révolutionnaire pense à Sainte-Hélène, la France royaliste se souvient de Quiberon !

« Le jour où le nom anglais périra sera un jour de fête pour toutes les nations du globe, et Dieu lui-même se réjouira quand mourra l'Angleterre.

Fergus se tut. Mac-Farlane, saisi par le côté merveilleux de cette œuvre, admirait de bonne foi.

-- Oui, Dieu lui-même est avec vous, mon frère, murmura-t-il après un silence et d'un ton de craintif respect. Mais quelle part avez-vous pu garder au pauvre Mac-Farlane dans ces dangers où le fer ne sort point du fourreau ? Je suis bien mal habile aux combats qui ne se mènent point par la force du bras. Ne vous souveniez-vous plus de ce que je suis, lorsque votre bon cœur a eu la pensée de me choisir pour confident, Fergus ? ma tête est faible et l'esprit de vertige s'assoit parfois dans ma cervelle troublée.

-- Je savais que le cœur de mon frère Angus est loyal, répondit O'Breane, autant que sa bouche est discrète.

-- Et ne faut-il pour servir vos projets qu'une bouche discrète et un cœur loyal ?

Fergus hésita un instant.

-- Un cœur loyal, dévoué, prêt à tout, répondit-il enfin.

-- Mon frère, dit Mac-Farlane en posant sa main sur sa poitrine, enseignez-moi donc ce que je dois faire.

Le premier mouvement d'O'Breane à cette réponse qui lui donnait, pour ainsi dire, sans réserve l'homme qu'il aimait, fut de la reconnaissance et de la joie. Puis un nuage passa sur son front et il regarda Angus d'un air indécis, Angus eut un triste sourire.

-- De loin votre amitié vous a trompé, mon frère, murmura-t-il.

-- Mac-Farlane ! interrompit Fergus, votre question m'a fait descendre en moi-même et perdre de vue les lignes brillantes du tableau que je vous traçais tout à l'heure. Ce tableau a son revers. Tout être faible, en face d'un puissant adversaire, l'attaque autrement que de front. Nous sommes faibles, nous combattrons dans l'ombre et nos moyens pour la plupart sont de ceux que l'honneur humain réprouve. Hier, j'étais un pirate ; demain, que serai-je ? J'hésite, mon frère, parce que je vous aime. Si vous étiez comme moi, seul au monde et sans famille, je n'hésiterais pas.

Angus fronça le sourcil.

-- Vous m'avez demandé un cœur dévoué, prêt à tout, dit-il ; je vous ai donné ce cœur. Pourquoi revenir sur ce qui est fait ?

O'Breane lui prit la main et la serra fortement.

-- Je n'hésite plus, mon frère, prononça-t-il avec lenteur et solennité ; écoutez-moi. Quand j'aurai suscité partout des ennemis à l'Angleterre, il faudra que je pénètre au cœur même de sa puissance et que, de ma main, je frappe le premier coup. Il me faut pour cela des intelligences à Londres ; j'en aurai ; mais il me faut aussi l'appui d'une vaste et coupable association, dont vous ignorez l'existence, et qui, dirigée par moi, deviendra une arme empoisonnée. Cette association, nommée la Grande Famille, rayonne de Londres sur les Trois-Royaumes et se compose, dit-on, de plus de cent mille affiliés. Ce sont des voleurs, Mac-Farlane, des assassins, des faussaires. Vous aurez à devenir membre de cette association.

Angus tressaillit, mais il répondit froidement :

-- Je le ferai, mon frère.

-- Ce n'est pas tout. Pour des raisons que vous comprendrez plus tard, il m'importe que vous deveniez maître du château de Crewe...

-- Je suis pauvre, interrompit le fermier.

-- Je suis riche, dit O'Breane ; il m'importe en outre que le maître de Crewe soit un homme considérable dans le pays, à l'abri de tout soupçon, par sa position même... un magistrat...

-- Ceci ne dépend point de moi, mon frère.

-- La Grande Famille y pourvoira.

Angus était pâle et tenait les yeux baissés.

-- Magistrat ! murmura-t-il ; les magistrats font un serment... et mon père était un saint homme.

-- Faut-il vous rendre votre parole, Mac-Farlane ?

-- Je serai brigand et magistrat, mon frère. Le vieux Mac-Farlane est mort. Il ne me verra pas.

-- Songez-y, reprit Fergus, comme s'il eût voulu ôter à Angus tout prétexte de se dédire plus tard ; vous acceptez une position à la fois périlleuse et méprisable selon le monde ; vous serez hors la loi et vous serez l'organe de la loi. Et ici, et là, dévoué, prêt à tout !

Angus passa sa main sur son front baigné de sueur.

-- Avez-vous vu mes filles, Fergus ? demanda-t-il avec égarement ; elles seront bien belles et je les veux bien pures. Anna et Clary ! mes deux chers amours ! elles ne sauront point que leur père est un criminel n'est-ce pas ?

-- Peut-être ! murmura Fergus qui devint pâle à son tour. Frère, oh ! frère ! ma destinée me pousse ! Pardon si je vous ai tenté ! Refusez, refusez !

-- Ma destinée à moi est de suivre la vôtre, dit stoïquement Mac-Farlane. Vous êtes un loyal cœur, Fergus, et vous me montrez du doigt l'abîme. Si je ferme les yeux, c'est de ma propre volonté ! Je serai dévoué, je serai prêt à tout.

Fergus courba le front, comme s'il eût regretté sa victoire.

En ce moment où leur père signait un acte abominable, Anna et Clary dormaient dans le commun berceau. Leur mère les regardait avec un sourire heureux et mélancolique à la fois. Son teint, d'une blancheur diaphane, prenait au-dessous des paupières ce reflet bleuâtre, signe funeste dont la consomption marque à l'avance ses nombreuses victimes, sous le ciel âpre de l'Écosse. Amy Mac-Farlane se sentait mourir lentement. Mais elle se résignait, pieuse et douce, à la volonté de Dieu. Elle espérait pour ses filles, qui seraient belles, bonnes, heureuses. Et, ce soir, on aurait pu l'entendre murmurer, tandis qu'une larme traversait son sourire : « Angus veillera sur elles... »

XVIII -- QUINZE ANS

Il y avait plus de trois heures que Mac-Farlane et Fergus étaient ensemble. Il était environ minuit lorsqu'ils se séparèrent. Angus se retira dans l'intérieur de la ferme, laissant O'Breane dans la salle commune où un lit avait été dressé.

Angus était un de ces hommes faibles en qui le vulgaire voit à coup sûr des hommes forts. Son énergie indisciplinée n'avait point d'assises ; sa volonté vacillait ; son courage était celui du sanglier forcé dans sa bauge. Mais son état ordinaire, qui était une sorte de fièvre sourde et sombre, avait toutes les apparences de ce feu mystérieux qui consume certaines âmes, trop à l'étroit dans le corps qui les recèle.

Fergus aimait Mac-Farlane.

Celui-ci entra, suivant son habitude, dans la chambrette où reposaient ses filles. Amy Mac-Farlane y était encore. Elle s'était endormie, la tête appuyée sur le rebord du berceau, et le bruit pénible à entendre de sa respiration oppressée couvrait le souffle égal et tranquille des deux enfants, qui sommeillaient joue contre joue, confondant, aux creux de l'oreiller, les blonds anneaux de leurs chevelures et leurs sourires jumeaux.

Angus toucha d'un même baiser les deux petites bouches unies ; puis il étendit le bras pour réveiller Amy. Mais son regard tomba sur le visage de la jeune femme, éclairé vivement par la lampe posée auprès d'elle. Amy dormait d'un sommeil de fièvre. Un point ardent tachait la pâleur de sa joue, et la sueur de ses tempes affaissait les mèches amollies de ses cheveux. Ce n'est pas en Écosse qu'on peut ignorer le fatal enseignement de ces symptômes.

Le bras d'Angus resta suspendu. Un frisson poignant lui traversa le cœur. Bien des fois, peut-être, il avait observé la figure de sa femme durant son sommeil ; bien des fois il avait entendu son souffle haletant, vu la nuance menaçante de ses pommettes et la froide sueur de ses tempes. Il avait éprouvé, sans doute alors, un mouvement de crainte et de tristesse. Cette nuit, ce fut de l'épouvante et du désespoir.

Fergus, pendant cela, resté seul dans la salle d'entrée, s'était donné à ses réflexions habituelles. La fatigue du voyage appela le sommeil, qui le surprit au milieu de sa méditation. Les heures passèrent. Son repos fut si profond qu'il ne céda point au bruit que fit la porte extérieure, fermée seulement au loquet, suivant les vieux us écossais, en tournant sur ses gonds rouillés. Un homme entra. La nuit touchait à sa fin. Le nouvel arrivant, qui grelottait de froid, commença par vider d'un seul trait le reste de flacon de vin de France entamé par Angus. Cela fait, il ralluma le feu éteint et s'établit sous le manteau de la cheminée.

Lorsque Fergus s'éveilla, le jour était déjà clair. Il se trouva en face d'un grand feu auprès duquel Randal Grahame fumait paisiblement un cigare rapporté de Cuba en directe ligne.

-- M. Mac-Nab vous a-t-il donc refusé l'hospitalité ? demanda Fergus étonné.

-- M. Mac-Nab, répondit Grahame, ne m'a rien refusé, O'Breane, parce que je ne lui ai rien demandé. Je sais d'autres chemins pour entrer dans la maison de mon père que la porte ou la fenêtre.

-- Tant mieux ! Vous retrouverez également ce souterrain...

-- C'est fait. J'ai traversé le souterrain de Sainte-Marie.

-- Et qu'y avez-vous vu ? demanda vivement Fergus.

-- Ah ! ah ! commandant, s'écria Randal ; tout y est ! de belles salles voûtées pour nos ouvriers, un dortoir à cinquante pieds sous terre, et jusqu'à un courant d'eau, le torrent de Blackflood, pour tourner la roue d'un moulin à papier ! Sur ma foi ! nos bank-notes sont à demi-fabriquées, et je voudrais parier que nous ferions l'Écosse entière, et l'Angleterre, et l'Irlande, avant de trouver un endroit pareil !

-- Et les issues ?

-- Ceci est une autre affaire, répondit Randal ; mais j'aurais plus tôt fait de vous raconter mon voyage. En vous quittant, je suis entré dans la cabane d'un vieux camarade de mon père, Duncan de Leed. Duncan m'a donné un verre d'ale sans me reconnaître ; moi, je lui ai emprunté, sans l'en prévenir, une lanterne et un briquet. Le parc de Crewe a des murs en ruine ; le château ne vaut guère mieux que les murs du parc : on y entre comme chez soi. Je suis arrivé dans le grand salon avant d'avoir trouvé une porte fermée. Je n'ai pas eu de peine à reconnaître le bouton de la porte masquée qui donne sur l'escalier des souterrains, mais j'ai eu de la peine à le faire jouer. Tudieu ! j'ai lieu de croire que depuis quinze ans personne n'a pris ce chemin pour se rendre à notre maison. Le bouton a cédé pourtant ; j'ai allumé ma lanterne et je suis descendu. Dans le souterrain, je me suis orienté à l'aide de mes souvenirs, ravivés par le bruit lointain du torrent de Blackflood, et j'ai mis le pied sur la première marche de l'escalier qui conduit à la maison de Randal. De ce côté, notre secret n'est pas si bien gardé. J'ai trouvé ouvert le pan de muraille qui masque l'entrée en dehors, et je n'ai point eu la peine de le faire virer sur son axe massif.

« J'ai poussé une porte. J'étais dans la chambre où je voulais dire une prière pour le repos éternel du vieux Grahame.

« Mais cette chambre était habitée. Mac-Nab y dormait dans le propre lit de mon père. Dans une petite couchette, un enfant sommeillait. Suivant toutes probabilités, Mac-Nab connaît le souterrain.

-- Ne peut-on l'éloigner ? dit Fergus.

-- J'ai pensé à autre chose. J'avais sur moi mon couteau. Mais j'étais venu pour faire une prière. Je me suis mis à genoux. Au demeurant, Mac-Nab n'a pas pour habitude, je pense, de se promener dans les souterrains, et, s'il lui prend envie de nous espionner, il y a le trou de Blackflood qui, tout en faisant tourner notre moulin, pourra nous débarrasser sans bruit d'un témoin trop curieux.

-- Cherchez un autre moyen, Grahame, répliqua Fergus. Mac-Nab est le frère d'un homme que j'aime.

-- Nous chercherons. Reste le château. Je ne puis devenir propriétaire dans ce pays où le hasard pourrait me faire reconnaître. Il faudrait trouver un homme.

-- Cet homme est trouvé, répondit O'Breane.

-- Ah ! fit Randal en souriant ; il paraît que vous aussi, vous avez travaillé cette nuit ?

Un mois après cet entretien, Angus Mac-Farlane achetait, au grand étonnement de toute la contrée, le château de Crewe et ses dépendances. Cet achat n'épuisa point ses finances, paraîtrait-il, car il fit à l'antique manoir des réparations considérables, et y transporta le domicile de sa famille, laissant la ferme de Leed à Duncan, son ancien serviteur.

Le lecteur sait maintenant, sans que nous ayons besoin d'entrer dans des explications nouvelles, ce qu'étaient ces faux moines rassemblés pour une orgie dans les souterrains de Sainte-Marie de Crewe, cette nuit où la malheureuse Harriet Perceval fut enlevée ; il sait également d'où venait au caissier de la maison carrée, au coin de Cornhill, dans Finch-Lane, cette profusion de billets de banque qui poussa Tom Turnbull et ses compagnons à donner l'assaut au bureau du paisible monsieur Smith. Les souterrains de Sainte-Marie devinrent en effet une fabrique de fausses bank-notes et en même temps un lieu de réunion et d'asile pour les membres les plus considérables de la Famille , que les circonstances forçaient à s'exiler de Londres.

Les choses néanmoins n'allèrent point ainsi tout de suite. Il fallut plusieurs années pour en arriver là, et Randal seul, durant cet intervalle, eut, en son propre nom, des relations avec la Famille de Londres. Fergus voulait non pas se présenter, mais s'imposer à cette mystérieuse puissance. Ce fut seulement lorsqu'il eut conquis, comme nous allons le voir, un nom noble et un titre sonore qu'il entra en communication directe avec la Famille.

Pendant ces années, Fergus mena une vie double. Tantôt il se rendait à quelque cour étrangère, où il suivait patiemment le fil de ses négociations ; tantôt il reparaissait tout à coup en Écosse où la terreur publique lui attribuait, sous le nom de Fergus-le-Rouge, des exploits de brigandage extraordinaires. La terreur publique se trompait.

Le premier voyage de Fergus le conduisit au Brésil. C'était vers l'année 1820, et S. M. l'empereur était sur le point de partir pour le Portugal. Fergus s'était ménagé de longue main dans cette cour de hautes relations, au premier rang desquelles était Léopoldine, archiduchesse d'Autriche, impératrice du Brésil. Fergus avait la science infuse des nobles façons. L'impératrice le couvrit de son auguste protection, et les langues méchantes de la cour eurent occasion de faire remarquer que Fergus était le plus beau cavalier qu'on eût vu jamais au Brésil. Ce fut peut-être à cause de cela, mais ce fut aussi à cause des services réels qu'il rendit à Jean IV, que ce prince l'éleva par une rapide succession de faveurs, au plus haut rang de la noblesse. En 1822, un an après la restauration de la maison de Bragance, Fergus O'Breane, l'orphelin de Saint-Gilles, était grand de Portugal de première classe, grand-croix de l'ordre du Christ et marquis de Rio-Santo dans Paraïba. Fergus était en outre substitué par rescrit royal aux nom et titre d'une famille éteinte, les Alarcaon, de Coïmbre.

De sorte que, quand nous avons entendu annoncer, dans les fiers salons de West-End, don José-Maria Tellès de Alarcaon, marquis de Rio-Santo, ce n'était point là le nom d'un aventurier vulgaire, anobli par la grâce de sa fraude et se pavanant sous un titre dérobé ; c'était un grand seigneur de légitime fabrique, un marquis de par accolade royale, un haut personnage, sur la poitrine duquel brillaient, acquises et méritées, les décorations européennes les plus enviables et les moins prodiguées.

En quittant le Portugal, Fergus revint en Écosse. Ce fut à ce voyage qu'eut lieu le meurtre de Mac-Nab. Pendant le séjour en Écosse du nouveau marquis de Rio-Santo, Mac-Nab découvrit par hasard une partie des mystères des souterrains de Sainte-Marie. Il en avertit Angus. Celui-ci refusa d'agir et se renferma dans le silence, disant seulement à Mac-Nab : Prenez garde !

Mac-Nab était un homme courageux ; il écrivit aux autorités voisines. La nuit suivante, Fergus O'Breane en personne s'introduisit dans la chambre de Mac-Nab. Nous savons par quel chemin. Les souvenirs de Stephen, du reste, étaient assez précis pour que nous n'ayons pas besoin de raconter une seconde fois la scène. Seulement, une prévention bien naturelle le portait à changer les détails du meurtre qui ne fut point un assassinat, mais bien un véritable duel, autant qu'on peut appeler ainsi une lutte où l'un des deux adversaires est mis en demeure de se défendre et n'a point la faculté de refuser le combat.

Or, il y avait, à part la dénonciation récente de Mac-Nab, plus d'une cause de duel entre lui et Fergus. Nous ne prétendons pas excuser ce dernier, mais n'était-ce pas Mac-Nab qui avait introduit Godfrey de Lancester chez Mac-Farlane ? N'était-ce pas Mac-Nab qui était la cause première, bien qu'indirecte, de la déportation de Fergus et du malheureux mariage de Mary ? Mac-Nab avait tellement la conscience de ces griefs, qu'il se sentit perdu au seul aspect de Fergus O'Breane. Il accepta le combat comme une chance suprême. Les armes étaient en sa faveur. C'était le dirk, au maniement duquel les Écossais sont proverbialement habiles. Au premier choc il tomba, en effet, comme nous l'a dit Stephen. Mais O'Breane lui donna le temps de se relever. Une seconde fois il fut terrassé et Fergus le remit en garde sans blessures.

Ce ne fut qu'au troisième assaut qu'il reçut le coup mortel.

Ce meurtre et la mort d'Amy Mac-Farlane, qui arriva peu de temps après, aggravèrent l'humeur sombre du laird et le jetèrent dans un état voisin de la démence. Il se complut dans les lugubres extases de la seconde vue, et sentit grandir en lui un désir irraisonné de vengeance contre O'Breane, meurtrier de son frère, contre O'Breane qu'il appelait le bourreau de sa femme.

Mais il l'accusait seulement lorsqu'il était seul et trop loin pour subir cet empire absolu qu'exerçait sur lui Fergus. Lorsqu'il le revoyait, sa haine s'enfuyait, honteuse, et il se la reprochait comme une trahison. C'était une lutte étrange et permanente qui se livrait en lui entre un fougueux instinct de vengeance et une tendresse dévouée, mêlée d'admiration et de respect.

Fergus, lui, poursuivait ardemment son œuvre. La Russie, l'Autriche, l'Espagne, la France le virent passer tour à tour, occupé d'une pensée unique qu'il cachait sous le brillant manteau de don Juan. Les femmes l'admiraient comme un dieu, et lui s'endormait si souvent aux pieds des femmes, que nul n'aurait pu croire à l'existence d'une pensée implacable derrière ce front couronné de baisers. D'autres fois, il passait la mer et parcourait les rudes campagnes de l'Irlande. Daniel O'Connel l'écoutait un jour et admirait la hauteur de ses vues, tout en réprouvant la forme factieuse de sa pensée, au fond de laquelle il voyait avec effroi la guerre civile. Quinze années s'écoulèrent dans ces labeurs divers et de tous les jours.

Au bout de quinze ans, la tranchée était mûre pour l'assaut. Les établissements de l'Inde, travaillés sourdement, chancelaient sur leur base ; La Chine mettait à mort les marchands d'opium ; les deux Canada se soulevaient à l'envi et répondaient à l'appel de Papineau ; le Cap s'effrayait aux menaces des Boërs hollandais sous les armes ; les Antilles souffraient et tournaient leurs regards vers la France ; le Sindhy enfin poussait son cri de guerre, auquel devait répondre le cri de mort de douze mille soldats anglais. Les États-Unis, d'un autre côté, parlaient haut et présentaient, dans les plis de leur robe républicaine, la paix ou la guerre avec une provocante indifférence. D'un autre côté encore l'Europe menaçait, se plaignait, demandait la révision des traités de commerce machiavéliques qui ouvrent tous les marchés du monde, sans compensation, aux produits surabondants de l'industrie anglaise.

À l'intérieur enfin, un orage terrible grondait en Irlande où les Molly Maguires prononçaient déjà dans leurs meetings nocturnes le terrible nom de FENYAN ; le Pays de Galles refusait l'impôt, préludant ainsi à l'étrange guerre que firent plus tard au fisc les filles de Rebecca ; le chartisme, cette plaie terrible, était constitué, et, jusques aux portes de Londres, la population inquiète des tisserands de soie de Spitael-Fields poussait des cris de haine contre la métropole.

Fergus se dirigea vers Londres. L'instant était venu de frapper le colosse au cœur. Lorsqu'il entra dans la capitale britannique, il n'y eut point assez de fêtes pour le bien recevoir. Il n'eut qu'à se montrer, le brillant lord, pour gagner tous les amours, toutes les admirations, pour devenir l'idole de la gigantesque cité.

Mais le vieil Homère, dans sa divine sagesse, ne nous montre-t-il pas les sujets de Priam prosternés autour du cheval de bois dont les flancs perfides recelaient la ruine d'Ilion ?

XIX -- LE FANTÔME

Nous savons désormais quel était M. le marquis de Rio-Santo, ce qu'il avait fait et sur quels moyens il comptait pour lutter, lui tout seul, contre l'Angleterre.

Il nous reste à dire, avant de reprendre, où nous l'avons laissé, le fil rompu des événements, que Mac-Farlane et Fergus avaient fait tous leurs efforts pour trouver la comtesse de White-Manor et son enfant. Un jour, deux ans avant l'époque où commence notre drame, Mary revint d'elle-même en Écosse. Angus l'interrogea ; elle répondit : « Ma fille est morte ! »

Quant à l'homme qui l'avait recueillie et soutenue, elle ne voulut point s'expliquer, et lorsque Mac-Farlane lui demanda enfin pourquoi elle avait choisi un étranger pour appui :

C'est qu'il me laissait mon secret, répliqua-t-elle. Mais ma fille est morte. Mon geôlier me l'a dit !

-- N'a-t-il pu vous tromper ? hasarda Angus.

-- C'est un homme bien cruel ! Mais il n'y a point d'homme assez cruel pour dire à une mère : Ta fille est morte, quand ce n'est pas la vérité.

Mary ne voulut voir personne, Fergus moins que tout autre. Elle se confina dans une pièce écartée du château de Crewe et passa ses jours à pleurer et à prier. Quand Mac-Farlane, son frère, était pris des accès de son mal, Mary le soignait avec dévouement et douceur ; elle seule pouvait le dompter dans ces moments funestes, car Mac-Farlane avait conservé pour elle une tendresse sans bornes.

Nous rentrons dans notre récit.

Pendant qu'avait lieu l'entrevue de Brian de Lancester avec son aîné, le lord de White-Manor, Frank Perceval et Stephen Mac-Nab étaient réunis chez la mère de ce dernier, dans la maison de Cornhill. Tous deux étaient tristes et abattus. Le premier acte d'hostilité tenté par eux contre Rio-Santo avait été suivi d'un résultat si déplorable, que leur courage faiblissait. Depuis lors, en effet, comme nous le savons, Mary Trevor, prise d'un horrible mal, avait un pied dans la tombe. Cette maladie mettait Rio-Santo à l'abri de toutes attaques. Frank Perceval, lié par le serment fait à lady Ophélia, ne pouvait agir que sur Mary, et Mary était incapable de l'entendre. Stephen, lui, n'avait point fait serment, mais son impuissance n'en était pas moins réelle. À quels magistrats s'adresser ? Comment accuser le marquis d'avoir enlevé Anna et Clary ? Qui accueillerait cette déclaration dénuée de preuves ? Qui croirait ce fait donc Mac-Nab doutait lui-même !

Stephen s'était rendu plusieurs fois dans Belgrave-Square, et avait tenté de joindre M. le marquis de Rio-Santo, déterminé à employer tous les moyens pour lui arracher une explication. Mais ici encore, la route se trouvait barrée dès les premiers pas. La porte d'Irish-House était rigoureusement défendue : Rio-Santo veillait nuit et jour au chevet d'Angus Mac-Farlane.

Les deux amis étaient assis en face l'un de l'autre, auprès de la table de travail de Stephen.

-- J'ai écrit à Lochmaben, disait Stephen. Je ne sais pourquoi je l'ai fait, Frank, car espérer serait folie.

-- C'est un affreux malheur, Mac-Nab, répondait Frank ; qui se fût attendu jamais à cela !

-- Et pas un indice... Rien !

-- Rien ! pas un mouvement ! à peine un souffle !

Frank avait la tête et le cœur pleins de la pensée de miss Trevor, Stephen songeait à Clary. Ils ne s'entendaient plus. Mais ils recommençaient à s'entendre, et retrouvaient tout l'élan de leur bonne amitié d'enfance, dès que le nom détesté de Rio-Santo, prononcé par hasard, venait secouer leur somnolence. La pendule marquait neuf heures moins un quart. Dans un intervalle de silence, un bruit de pourparlers monta du rez-de-chaussée jusqu'à eux et Frank crut entendre prononcer son nom.

-- N'est-ce pas la voix de Jack ? demanda-t-il.

Stephen s'éveilla en sursaut et prêta l'oreille.

-- C'est la voix de Jack, répondit-il. Puissiez-vous avoir d'heureuses nouvelles, Frank !

Perceval était déjà sur l'escalier d'où il ordonnait au vieux serviteur de monter en toute hâte.

-- Bien ! bien ! monsieur, dit en bas la voix aigre-douce de Betty, la servante de mistress Mac-Nab ; M. Stephen m'avait défendu de laisser monter ; mais, puisque ce n'est plus lui qui commande dans la maison de sa mère, je m'en lave les mains après tout. Montez, l'ami.

Jack s'empressa de profiter de la permission.

-- Qu'y a-t-il de nouveau ? s'écria Perceval avec vivacité.

-- Deux lettres, Votre Honneur, répondit le vieux Jack essoufflé.

Frank ouvrit la première venue et rentra dans la chambre de Stephen, où Jack voulut le suivre ; mais à peine le vieux valet eut-il aperçu les squelettes qui ornaient le réduit du jeune docteur, qu'il recula brusquement de plusieurs pas et demeura coi dans un coin du palier. Frank avait parcouru rapidement les six ou huit lignes que renfermait la première lettre, et son émotion n'avait point diminuée.

-- Et après, Jack, et après ? dit-il.

La porte s'était refermée d'elle-même, grâce à un système de poids fort répandu à Londres. Jack n'avait garde d'entendre et tremblait dans son coin. Un incident vint porter son effroi au comble. Quelque chose d'affreux et de sinistre, qui ressemblait à un être humain, glissa auprès de lui en râlant sourdement. C'était un corps long, maigre, efflanqué, surmonté d'une tête hérissée.

Cela passa si près de Jack, qu'il crut sentir sur son visage le souffle d'une haleine ardente, un souffle diabolique, manifestement, et qui ne pouvait appartenir qu'à un fantôme sorti de l'enfer. Jack n'eut pas même la force de crier. Le fantôme glissa et disparut par la porte de la chambre habitée naguère par les deux misses Mac-Farlane.

-- Où êtes-vous, Jack ? cria encore Perceval en ouvrant la porte, cette fois.

La lumière des lampes qui éclairaient la chambre de Stephen, passant par cette issue, éclaira le palier et vint frapper d'aplomb le blême visage du vieil Écossais. Perceval lui saisit le bras.

-- Tu as dû voir quelqu'un ? demanda-t-il.

-- Oh ! oui, Votre Honneur, répondit Jack, qui songeait au fantôme ; j'ai vu...

-- Que t'a-t-on dit ?

-- Sur mon salut, il ne m'a pas parlé, Votre Honneur ! S'il m'avait parlé, je serais mort sur le coup !

-- La lettre est positive, pourtant ! s'écria Frank.

En rouvrant le billet avec vivacité, il lut à voix haute :

« Forcée de ne point quitter le chevet de notre chère malade, je n'ai pas le temps, mon cousin, de vous dire sur quoi se fonde la lueur d'espérance que nous venons de concevoir. Néanmoins, je veux que vous soyez heureux de ce qui nous semble de la joie, en comparaison de notre mortel découragement, et je charge le porteur... »

-- Ah ! Votre Honneur, excusez-moi, interrompit Jack, un peu rassuré par l'immobilité prolongée des squelettes ; je vois bien maintenant qu'il s'agit de Lucy, la femme de chambre de miss Diana Stewart...

Jack s'arrêta et tendit l'oreille. Il avait cru saisir, du côté de la porte, un bruit étrange, semblable à un gémissement sourd.

-- Écoutez ! écoutez ! murmura-t-il ; s'il allait venir !

-- Cet homme est ivre ! dit Mac-Nab avec impatience.

Jack tourna vers le jeune médecin son honnête et candide visage.

-- Non, Votre Honneur, dit-il, je ne suis pas ivre ; mais cette maison n'est pas bonne pour un chrétien... et je ne suis pas un saint pour être exempt de la crainte du démon.

Frank et Stephen se regardèrent.

-- Il faut qu'il lui soit arrivé quelque chose d'extraordinaire, reprit ce dernier.

-- Jack, mon ami, dit Perceval d'un ton presque suppliant, remettez-vous, je vous en conjure ! Vous ne savez pas tout ce que me fait souffrir votre lenteur !

Le vieux valet joignit ses deux mains.

-- Oh ! Perceval ! oh ! Votre Honneur ! s'écria-t-il ; ayez pitié de moi ! Je vais tâcher. Et que m'importe le démon après tout ! ajouta-t-il en quittant son air contrit pour jeter sur les squelettes un regard provocateur. Écoutez ! La femme de chambre de miss Stewart m'a dit en me donnant le billet : La demoiselle a fait un mouvement.

-- Un mouvement ! s'écria Stephen.

Frank le contint d'un geste.

-- Un mouvement, répéta Jack ; mais si faible, que miss Stewart ne sait trop si ses yeux ont mal vu. Ce qui est sûr, c'est que... Dieu ait pitié de nous ! s'interrompit ici le vieux valet en tombant sur un siège ; le démon est derrière cette porte !

Une seconde plainte, plus déchirante et plus lugubre, venait d'arriver aux oreilles de Jack, et cette fois les deux amis l'avaient entendue. Stephen se leva, mais un profond silence se faisait maintenant.

-- Après ! après ! dit Perceval.

-- N'avez-vous pas entendu ? murmura Jack dont tous les membres frissonnaient ; cette voix est-elle la voix d'un homme ?

-- Après, te dis-je, malheureux ! s'écria Frank ; je t'ordonne de parler !

Jack serra convulsivement son front chauve entre ses mains pour rappeler ses idées enfuies, et reprit avec effort :

-- Après, Votre Honneur ? je me souviens. Les yeux de la demoiselle ont changé de direction. Que Dieu me protège ! Quand on a vu ce que j'ai vu ce soir, on doit être bien près de mourir ! Pardonnez-moi, Votre Honneur. Comme le médecin de miss Trevor était absent, on a fait venir un autre docteur, et ce docteur a dit qu'une crise...

Jack n'acheva pas et se laissa choir la face contre terre. Un cri long, douloureux, sauvage, venait de retentir dans la direction de l'escalier.

Frank fit un geste de colère, car rien ne pouvait l'impressionner en ce moment, sinon le retard apporté aux explications de Jack. Stephen, étonné plus que nous ne saurions dire, avait ouvert la porte de sa chambre. Il entendit comme un bruit de sanglots étouffés partant de l'appartement d'Anna et de Clary.

Puis une voix pleine de larmes, une voix d'homme, basse, étouffée, se prit à chanter, avec un accent de douleur infinie, une ballade familière aux oreilles écossaises du jeune médecin. La ballade était ainsi :

Le laird de Killarvan
Avait deux filles ;
Jamais n'en vit amant
De plus gentilles
Dans Glen-Girvan...
XX -- LE LAIRD

Frank avait suivi Stephen. Tous deux entrèrent, tenant chacun à la main un flambeau, dans la chambre occupée naguère par Anna et Clary Mac-Farlane. Ils aperçurent un homme debout entre les deux lits. C'était le laird Angus, vêtu à peine et dont la chemise en lambeaux portait des taches de sang qui semblaient avoir été lavées par une immersion récente. Tout en lui était désordre et souffrance. Ses cheveux se hérissaient autour de son front souillé ; sa barbe, au contraire, trempée d'eau, se collait à sa joue ou retombait en mèches lourdes au-dessous de son menton. Son visage, portant les traces cicatrisées de sa lutte avec Bob-Lantern, avait en outre des marques nouvelles, des contusions et des plaies où le sang n'avait pas eu le temps de sécher. Sa pâleur était extrême et des larmes coulaient lentement de ses yeux dans les creux profonds de ses joues. À la vue des deux amis, il cessa de chanter, et, montrant alternativement les deux lits vides, il dit en s'adressant à Stephen :

-- Toutes deux !

Angus Mac-Farlane avait en ce moment sa raison. Il avait suffi du choc moral produit par la soudaine apparition de Stephen et de Frank pour dissiper les dernières brumes qui flottaient autour de son intelligence ébranlée. Sa fièvre avait pris fin. Mac-Nab demeurait interdit et stupéfait. Perceval n'avait jamais vu Angus Mac-Farlane.

-- J'avais confié mes deux filles à ma sœur, dit le laird après un silence, je viens chercher mes deux filles. Faites venir votre mère, Stephen Mac-Nab.

Stephen fit signe à Frank de s'éloigner, mais ce dernier ne comprit point ou ne voulut pas comprendre. Son regard se fixait obstinément, malgré lui, sur les traits ravagés de cet homme qui se trouvait mêlé, innocent ou coupable, au souvenir de l'attentat odieux commis dans les souterrains de Sainte-Marie de Crewe, sur la personne de la malheureuse Harriet. Car Angus venait d'en dire assez pour que Frank ne pût point le méconnaître.

-- Dites à votre mère, reprit le laird avec calme, qu'il y a plus d'un an que je n'ai embrassé mes deux filles. Clary doit être belle. Anna ressemble toujours à ma pauvre Amy qui est morte, je pense ? Allez, Stephen Mac-Nab, allez, mon neveu ! car je ne puis penser que mes deux filles soient enlevées, perdues, comme je le craignais, lorsque je vous vois tranquille et en repos dans la maison de votre mère.

-- Ma mère souffre, monsieur, répondit Stephen, et vos reproches la tueraient.

-- Ah ! elle souffre ! dit Angus dont la voix se brisa ; souffre-t-elle autant que moi ? Les a-t-elle vues dans le bateau ?...

Angus passa le revers de sa main sur son front ; un éclair de délire brilla de nouveau dans son œil.

-- Et, poursuivit-il en baissant la tête, sa conscience lui crie-t-elle jour et nuit comme à moi : Ceci est un châtiment de Dieu !

Stephen se tourna vivement vers Perceval.

-- Ami, lui dit-il d'une voix brève et ferme, vous ne pouvez rester ici. Vos soupçons, si vous en gardez, ne vous donnent pas le droit d'entendre une confession que le délire va souffler à ce vieillard. Quoi qu'il ait fait, -- eût-il commis un crime ! -- ma maison lui est un inviolable asile.

Une rougeur épaisse monta aux joues de Frank.

-- Je vous demande pardon, Stephen, murmura-t-il ; le trouble où m'a jeté cette lettre... et le souvenir de ma pauvre sœur... Mais je ne prétends point surprendre les secrets de votre parent.

Stephen lui serra la main, tandis qu'il se dirigeait vers la porte. Avant de franchir le seuil, Frank s'arrêta et regarda fixement Mac-Nab.

-- Je vais voir par moi-même, dit-il, si la lueur d'esprit qui me reste a grandi ou s'est déjà évanouie. Croyez-moi, Stephen, le secret de notre vengeance est entre les mains de cet homme. Protégez-le contre tous ; mais, de ces révélations, il me faut la part qui m'appartient, entendez-vous ! Je l'exige.

-- Sur mon honneur, vous saurez tout ce qui regarde miss Harriet, répondit Stephen.

Frank sortit, tenant à la main la lettre de miss Diana Stewart. Quant à la seconde lettre apportée par le vieux Jack, Frank l'avait mise avec distraction dans sa poche et n'y songeait plus. Cette lettre, écrite la veille par lady Ophélia sous la dictée de M. le marquis de Rio-Santo, donnait rendez-vous à Perceval pour neuf heures, devant le théâtre Saint-James. Il était neuf heures et demie.

Frank se jeta dans une voiture de place et se fit conduire à l'hôtel de lady Stewart, afin d'apprendre par lui-même les détails qu'il n'avait pu tirer du vieux Jack.

Stephen, lui, revint vers son oncle qu'il trouva assis au pied du lit d'Anna.

-- Mac-Farlane, dit-il, vous êtes seul avec le fils de votre frère.

Angus se tourna lentement vers lui et l'examina durant quelques secondes en silence.

-- Vous êtes un homme, mon neveu, murmura-t-il ; du moins, vous avez la taille d'un homme. Je ne vous ai jamais regardé. Vous ressemblez à votre père. Mais Mac-Nab, je le jure sur sa mémoire, n'aurait pas abandonné deux pauvres filles confiées à ses soins.

-- Mon oncle ! mon oncle ! interrompit Stephen, la douleur vous rend injuste ! J'aime Anna comme une sœur et Clary plus que moi-même. Mais, au nom du ciel, ne tardez pas davantage, et dites-moi ce qu'elles sont devenues.

-- Ce qu'elles sont devenues ! répéta le laird dont le pâle visage se couvrit de rougeur ; qu'est devenu votre père, mon neveu ?

Angus montra l'énorme cicatrice que le coup d'aviron de Bob avait laissée à son front.

-- Dieu a fait de moi un vieillard avant l'âge, reprit-il ; mes filles étaient là et je n'avais qu'un homme à combattre...

-- Quel homme ? interrompit Stephen.

-- Je le connais peut-être, répondit le laird ; car je connais plus d'un assassin, mon neveu. Mais la fièvre a bouleversé ma mémoire.

Il se fit un silence. Stephen cherchait le moyen d'interroger, sans augmenter le désordre qui régnait dans l'esprit de son oncle ; celui-ci reprit la parole :

-- Je vais retourner chez Fergus, dit-il.

-- Fergus ! répéta mentalement Stephen à qui ce nom remit en mémoire le récit de Perceval et l'orgie des souterrains de Crewe.

Le laird continuait pendant cela :

-- Fergus est tout puissant et il m'aime. J'attendrai pour le tuer qu'il m'ait rendu mes filles... si mes filles ne sont pas mortes... car j'ai revu mon Anna ce matin... et les songes ne me montrent jamais que ceux qui sont morts ou ceux qui vont mourir.

-- Et où l'avez-vous vue ? demanda Stephen.

-- J'avais vu comme cela mon frère Mac-Nab la nuit de sa mort... Tenez ! tenez ! tenez ! prononça-t-il par trois fois en dardant son regard égaré dans le vide ; je vois Fergus... Fergus qui meurt. Ah ! voilà bien des fois déjà que je le vois ainsi !

La fièvre revenait.

-- Taisez-vous, mon neveu, reprit le laird à voix basse et en s'appuyant au lit d'Anna. Mon frère est généreux et grand. Je me souviens à présent qu'il a passé ses jours et nuits à mon chevet naguère : car c'est dans sa maison, tout cela me revient, que j'ai cherché un asile en sortant de la Tamise... la première fois que j'ai manqué périr dans la Tamise. La seconde fois... c'est tout à l'heure. Écoutez, mon neveu, pendant que je vois clair encore dans ma tête : les deux pauvres anges ont été je ne sais comment, il y a huit jours, conduites dans l'hôtellerie du Roi George, Temple-Gardens. Là, je les ai vu jeter comme des balles de laine dans une barque ; j'ai sauté par la fenêtre ; la Tamise était froide... l'homme qui les enlevait m'a vaincu. Ce matin je suis retourné à l'hôtellerie du Roi George et j'ai demandé mes enfants... mes deux filles qu'Amy m'avait confiées en mourant. Ah ! ah ! Gruff et sa femme se sont mis à rire quand j'ai demandé mes enfants... à rire, mon neveu... à rire... à rire ! ! !

Angus s'était redressé de toute la hauteur de sa taille. Sa prunelle enflammée s'arrondissait dans le cercle de ses paupières distendues convulsivement, ses poings étaient fermés et ses dents se touchaient en grinçant.

-- À rire ! ! ! cria-t-il une dernière fois avec un éclat de voix terrible.

Puis, se reprenant à parler tout bas :

-- Nous étions dans la chambre où est le trou, poursuivit-il comme si Stephen eût connu les êtres de l'hôtel du Roi George ; tous trois. Gruff riait, sa femme riait ; moi, j'avais dans les yeux des larmes qui me brûlaient. J'étais à l'endroit où j'avais trouvé le mouchoir brodé de Clary. Gruff jouait avec son couteau pour me faire peur ; la mégère brandissait le tisonnier du foyer. Oh ! mon neveu, n'auriez-vous point fait comme moi ?

-- Qu'avez-vous fait, monsieur ? balbutia Stephen.

Le laird écarta sa chemise et découvrit sa poitrine percée de plusieurs coups de couteau portés d'une main mal assurée ; puis il montra sous ses cheveux, parmi d'anciennes blessures, une blessure toute fraîche. Et il reprit :

-- Ici le couteau, là le tisonnier. Moi, j'ai mis ma main droite dans les cheveux de Gruff, ma main gauche dans les cheveux de sa femme et j'ai choqué leurs deux têtes l'une contre l'autre, comme cela, mon neveu !

Il fit un geste terriblement significatif.

-- J'étais fort, continua-t-il ; les têtes ont craqué. L'homme et la femme n'ont pas poussé un seul cri.

Stephen recula de plusieurs pas.

-- Les auriez-vous tués ! murmura-t-il.

--... Je me suis endormi entre eux deux, mon neveu, dit Angus au lieu de répondre, car j'étais bien las et tout mon corps ne forme qu'une plaie.

-- Je vais vous panser, dit Stephen.

Angus eut un éclat de gaîté insensée.

Oh ! oh ! me panser ! s'écria-t-il ; avez-vous du vin de France, Mac-Nab ? J'étais autrefois un joyeux buveur ! Il me reste assez de sang pour tuer Fergus !

Il s'interrompit et passa sa main sur son front.

-- Et plût à Dieu, reprit-il à voix basse, que mon sang ne figeât dans mes veines avant que j'eusse le temps de le tuer ! Ce soir, quand je me suis éveillé, la lune entrait par la fenêtre ouverte dans la chambre de l'hôtellerie du Roi George ; la lune éclairait à ma droite le visage blême de maître Gruff ; à ma gauche, le front broyé de sa femme.

-- Vous les avez donc tués !

-- Taisez-vous, Mac-Nab. N'avaient-ils pas ri tous deux, quand je leur parlais de mes pauvres filles ! C'était à mon tour de rire, -- et la lune riait avec moi, mon neveu ! -- Ah ! et la lune faisait rire leurs bouches blanches. J'ai eu peur, parce que j'étais couché entre deux damnés !

Angus frissonnait. Mac-Nab l'écoutait, irrésistiblement saisi par ce récit étrange, et gardant un vague espoir d'entendre quelque révélations soudaine.

-- Car ils sont damnés ! poursuivit le laird. J'ai soulevé la trappe par où Clary et Anna furent descendues dans le bateau. Ma tête était en feu. J'ai vu les bras des deux cadavres s'allonger et me saisir... et nous sommes tombés tous les trois dans le fleuve. Le fleuve scintillait. La lune y mettait des paillettes qui dansaient et me rendaient fou. Je nageais, je nageais, -- mais Gruff nageait aussi, et la mégère nageait aussi ; j'étais entre eux ; leurs corps glacés glissaient le long de mon corps. Et d'autres cadavres encore flottaient. Il y avait Anna et Clary, qui effleuraient l'eau, vêtues de longs voiles blancs, et se tenaient embrassées. Et Mac-Nab, -- ton père, enfant ! -- dont le cœur saignait. Et Fergus, mon autre frère, avec ses beaux cheveux noirs autour de son front pâle... Je nageais, je nageais ! Mais le sang du cœur de Fergus rougissait l'eau autour de moi : c'était du sang partout... du sang rouge... une mer de sang. Pitié ! pitié, Fergus !

Angus tomba sur ses genoux et tendit ses bras en avant.

-- Pitié ! murmura-t-il encore avec horreur et désespoir.

Puis, laissant retomber son bras le long de son corps, et fixant sur Stephen ses yeux abêtis il ajouta brusquement :

-- Après ? Voilà ce qui est arrivé. Le démon a mis un crêpe noir sur la lune ; les étincelles et le sang ont disparu à mes regards. Je n'ai plus vu que les formes blêmes des morts, enchâssés dans l'eau noire. Mes jambes et mes bras sont devenus de pierre. Et l'eau s'est refermée au-dessus de ma tête. J'aurais voulu mourir, mais les mariniers de la Tamise m'ont ramené sur le bord. Pourquoi ? c'est que mon sang doit tuer Fergus... Mon frère Fergus que j'aime !

-- Et pourquoi voulez-vous tuer votre frère Fergus, Mac-Farlane ? demanda Stephen doucement.

-- Pourquoi je veux tuer Fergus ! s'écria le laird. Vous n'avez donc jamais revu votre père à l'heure des visions ?

-- Expliquez-vous, monsieur ! dit vivement Stephen.

Angus ne tint compte de cette prière, et, suivant toujours la pente de sa mystique manie, il continua :

-- Moi, je le vois toutes les nuits. Et je sais bien que je le verrai ainsi jusqu'à ce que j'aie tué Fergus O'Breane.

-- O'Breane ! s'écria Stephen en saisissant la main du laird avec violence.

Ce nom était pour lui toute une révélation ; son père l'avait appelé ainsi, la nuit du meurtre, l'homme masqué porteur de deux poignards.

Stephen s'était mis à genoux auprès du laird.

-- Et vous savez où il est, n'est-ce pas ? reprit-il avec une ardeur contenue, vous me direz où se cache cet O'Breane ?

Angus s'étendit sur le tapis et appuya sa tête contre le lit d'Anna.

-- Je suis las, murmura-t-il d'une voix chargée de sommeil.

-- Mac-Farlane ! disait Stephen, un mot, par pitié, un seul mot !

Angus ferma les yeux.

-- C'est un cœur vaillant, dit-il comme en un rêve ; c'est un esprit grand et lumineux. Sa parole entrait dans la nuit de ma pauvre cervelle et l'éclairait comme un rayon de soleil. Je sais tous ses projets... tous ! Il ouvrait pour moi seul le mystérieux trésor de sa conscience. Ses plans sont vastes comme le monde. Qui a prononcé le nom de Fergus O'Breane ? C'est plus qu'un homme. C'est presque un dieu. Maudit soit celui qui l'arrêtera dans sa course !... Écoutez ! la voix des songes parle. Écoutez : le maudit, ce sera toi, Angus ! Ce sera ton sang ! ton sang et ta chair !

XXI -- MAC-NAB

Stephen profita de l'abattement profond où tomba Angus Mac-Farlane après ses dernières paroles pour laver ses plaies et le panser de son mieux. Le laird avait dit vrai, son corps était littéralement couvert de blessures. Lorsque Stephen eut achevé son pansement, il approcha des lèvres d'Angus un flacon de cordial, car sa haine, à demi éclairée, sollicitait ardemment une révélation plus complète, et il voulait rendre au laird la faculté de parler.

Il ne faut pas oublier que Stephen, avant cette entrevue, avait des soupçons que les récentes paroles d'Angus venaient seulement de confirmer, soupçons qui allaient même bien au-delà des demi-révélations du laird, puisqu'ils attaquaient la personne de M. le marquis de Rio-Santo.

-- Mon oncle, dit-il, dès que Angus fut en état de l'entendre, nous allons désormais unir nos efforts pour retrouver mes deux cousines, et j'espère que nous réussirons.

Le laird secoua la tête.

-- Je souffre bien, murmura-t-il. Je les ai vues dans le bateau et je les ai vues en songe... elles sont mortes.

-- Elles vivent, Mac-Farlane ! s'écria Stephen en lui prenant les deux mains ; moi aussi j'ai travaillé pour elles depuis huit jours, et l'accusation que vous portiez contre mon indolence n'était point méritée. J'ai cherché, par moi-même et par d'autres, et si je n'ai point trouvé leur trace, j'ai du moins acquis la preuve...

-- Quelle preuve ? interrompit le laird. Londres est vaste, et qui sait où se peuvent cacher deux cadavres ?

-- J'ai cherché, vous dis-je, répliqua Stephen, j'ai cherché avec l'ardeur patiente d'une mère qui a perdu son enfant. Clary ne doit-elle pas être ma femme ?

Angus quitta sa pose somnolente et regarda fixement le jeune médecin.

-- Mon neveu, répondit-il, je ne vous connais pas. Clary vous aimerait-elle ?

-- Hélas ! monsieur, repartit Stephen, nous n'en sommes pas à discuter les préliminaires du mariage. Clary est une douce et noble fille ; son cœur a des secrets que les événements ne m'ont point donné le temps de pénétrer. Mais revenons au triste sujet qui doit occuper notre attention tout entière. Vos deux filles vivent ; quelque chose au-dedans de moi me le crie. J'en suis sûr.

Angus jeta ses bras autour du cou de Stephen.

-- Merci ! balbutia-t-il les larmes aux yeux. Puissiez-vous dire vrai ! et, si vous dites vrai, que Dieu vous fasse amoureux de toute la joie qui fut refusée au frère de votre mère !

-- Du courage, Mac-Farlane ! reprit Stephen profitant de ce bon mouvement d'émotion ; je sais autre chose encore ; je sais qu'il existait entre Clary et un homme puissant un lien mystérieux...

Un lien mystérieux ! répéta le laird étonné.

-- Quelque chose que ni vous ni moi ne saurions comprendre, poursuivit Stephen, quelque chose de romanesque et d'étrange, qui ne peut jeter l'ombre d'un doute sur la pureté angélique de ma pauvre Clary. Mais cet homme est puissant, vous dis-je, et Clary est bien belle !

-- Et vous pensez que cet homme a enlevé ma fille, mon neveu ? demanda froidement le laird.

-- Je le pense, monsieur.

-- Et Anna ?

Stephen demeura un instant sans réponse, parce qu'il ne pouvait s'attendre, dans l'état où se trouvait Mac-Farlane, à l'inflexible logique de cette objection.

-- Anna... balbutia-t-il enfin.

-- Pensez-vous, monsieur, interrompit brusquement le laird, que cet homme les ait enlevées toutes les deux ?

Stephen hésita encore.

-- Je le pense, monsieur, répondit-il une seconde fois.

Les sourcils d'Angus se froncèrent.

-- Et vous savez le nom de cet homme, monsieur ?

Stephen fit un signe affirmatif. Le laird, qui s'était levé, recula d'un pas et le couvrit d'un regard de mépris.

-- Mac-Farlane était un avocat, dit-il, comme en se parlant à lui-même, mais c'était un brave cœur. Il y avait deux jeunes filles à la garde de votre mère ; ces deux jeunes filles, dont l'une était votre fiancée, ont été enlevées. Vous savez le nom du ravisseur. J'ai beau vous regarder, je ne vois point sur vous de blessure. Mon neveu, vous êtes un lâche.

-- Monsieur, interrompit Stephen avec autorité, il faut m'écouter au lieu de verser sur moi, à l'aveugle, le mépris et l'insulte. À qui donc fait défaut ce courage banal qui consiste à prendre une épée et à jouer sa vie sur la chance d'un duel ? Quant au meurtre sans combat, vous l'avez dit, monsieur, mon père était un brave cœur, et je prétends marcher sur ses traces. Croyez-moi, à Londres et contre certains hommes, le fer est une arme impuissante, à laquelle il faut s'adresser seulement en désespoir de cause, et lorsque tous autres moyens ont échoué. J'ai essayé de lutter, mais je suis faible et cet homme est fort... Vous souriez de pitié, Mac-Farlane. Eh bien ! moi aussi, puisqu'il faut le dire, j'ai songé à l'épée : je suis allé, la colère dans le cœur, frapper aux portes du palais de cet homme. L'entrée m'a été refusée. Je l'ai attendu, assis sur la pierre du seuil, et il n'est point venu. Je lui ai adressé des lettres de défi ; ces lettres sont restées sans réponse.

-- C'est donc un prince ? murmura le laird.

-- J'aimerais mieux que ce fût un prince, répondit Stephen.

-- Mais qui est-ce enfin ? s'écria le laird étonné ; quel est son nom ?

Mac-Nab, avant de répondre, fixa sur son oncle un regard perçant et scrutateur, puis, sans le quitter du regard, il prononça le nom du marquis de Rio-Santo. La face d'Angus devint livide ; ses yeux se baissèrent ; ses lèvres remuèrent convulsivement sans produire aucun son. Stephen respira longuement. Le coup avait porté. Il savait ce qu'il voulait savoir.

Il venait de toucher, non point par hasard, mais par suite d'une tactique mise en œuvre de sang-froid, le point où aboutissaient et se reliaient tous ses soupçons. Le voile à demi déchiré qui s'interposait encore entre Rio-Santo et sa haine achevait brusquement de se rompre. Angus s'était assis, atterré, sur le lit d'Anna. Il répéta deux ou trois fois à voix basse le nom de Rio-Santo, comme s'il eût tâché de faire entrer dans son cerveau une idée toujours rebelle. Puis il joignit ses mains sur ses genoux et pencha sa tête en avant.

-- Cela n'est pas possible ! murmura-t-il ; Fergus déshonorer les filles de Mac-Farlane ! Pourquoi songer plus longtemps à ce mensonge odieux ? Je suis armé pour le tuer ; mais je défends qu'on le calomnie. Par le nom de Dieu ! enfant, si tu n'étais le fils de ma sœur, je t'aurais puni déjà d'avoir accusé faussement devant moi Fergus O'Breane !

-- Je sais tous les égards que je dois à l'assassin de mon père, dit Stephen avec une amertume froide.

-- C'est vrai ! balbutia Angus qui tressaillit comme s'il eût mis le pied sur un serpent.

-- Et je vous ai parlé seulement, poursuivit Stephen, de M. le marquis de Rio-Santo.

-- C'est vrai, dit encore le laird. Je vous prie de m'excuser, mon neveu. Mais, répondez-moi, je vous le demande en grâce. Qui vous fait penser que le marquis de Rio-Santo soit le ravisseur de mes filles ?

-- Je le sais, voilà tout, répliqua Stephen.

Angus posa un doigt sur son front et parut réfléchir profondément.

-- Moi, je vous dis que c'est impossible ! s'écria-t-il au bout de quelques secondes ; je le connais... je le connais ! Mac-Farlane est le seul homme qu'il aime !

-- Mais connaissait-il les filles de Mac-Farlane ? demanda Stephen avec un sourire cruel.

-- Oh ! c'est vrai ! c'est vrai ! dit pour la troisième fois Angus, dont les yeux se mouillèrent. Le tuer, ce n'était rien... mais le haïr !

-- Sur mon honneur, Mac-Farlane, s'écria Stephen s'émouvant enfin, vous le haïrez et ne le tuerez pas. C'est moi seul que ce soin regarde.

-- Taisez-vous, mon neveu... je le tuerai. La voix des rêves ne peut mentir. Quant à concevoir contre lui de la haine, mon cœur est trop habitué à l'aimer. Il y a vingt ans que je l'aime... et pourtant... Oh ! mes enfants ! mes enfants !

Angus se couvrit le visage de ses mains.

-- Mes filles sont belles, reprit-il tout à coup. Ah ! sa vie entière est là pour l'accuser. Ne lui fallut-il pas toujours quelque sourire de vierge pour bercer son insomnie ? Mes filles sont belles ! Ah ! je le hais, je le hais !

Il se leva et se prit à parcourir la chambre à grands pas.

-- Et puis, je me souviens, à présent, dit-il. Cet homme du bateau était des leurs. Je vois sa figure hideuse ; j'ai son nom maudit sur la lèvre. Et Gruff lui-même ! L'hôtel du Roi George était un de leurs repaires. Ma belle Clary ! ma douce Anna ! Stephen ! nous allons nous venger !

Il fit encore une fois le tour de la chambre, puis il vint s'asseoir en face de Mac-Nab. L'expression de sa physionomie avait complètement changé. Malgré ses blessures, malgré le désordre extrême de sa barbe et de ses cheveux, il régnait sur son visage un calme imposant et terrible à la fois.

-- Vous aviez raison, mon neveu, dit-il avec lenteur ; contre monsieur le marquis de Rio-Santo, le fer est une arme dérisoire. C'était bon lorsque je l'aimais. Écoutez-moi. Les magistrats qui n'eussent point accueilli votre accusation accueilleront la mienne, je vous le jure ; car la mienne fera trembler sur son trône Sa Majesté le roi d'Angleterre. Ah ! je sais d'étranges choses, mon neveu... des choses avec lesquelles on peut tuer un homme comme si l'on avait en main la foudre de Dieu ! Avez-vous des amis ?

-- J'en ai un, répondit Stephen.

-- Que le ciel vous le garde, mon neveu ! Avez-vous des serviteurs ?

-- S'il s'agit d'une expédition, je puis me procurer des hommes sûrs et dévoués.

-- Il s'agit d'une expédition, en effet, dit le laird.

-- Alors, reprit Stephen, suivez-moi. Ces préparatifs ne peuvent se faire dans la maison de ma mère, qui souffre et a besoin de repos.

Ils descendirent ensemble l'escalier, et la vieille Betty s'étonna fort en voyant sortir avec Stephen un personnage à figure étrange et à coup sûr effrayante, auquel elle n'avait point ouvert la porte de la rue, car le laird était entré inaperçu dans la maison de sa sœur, sur les pas du valet de Frank. Stephen appela un cab. Une demi-heure après l'oncle et le neveu descendaient au seuil de Dudley-House, la maison de Frank Perceval.

Frank venait de rentrer, le cœur joyeux. Il avait vu miss Diana Stewart et avait appris de sa bouche ce que le vieux Jack n'avait pu parvenir à lui expliquer. Mary revivait. Contre toutes les prévisions de la science, le mal mystérieux et terrible dont elle était frappée semblait céder peu à peu. Le docteur Moore ne l'avait point vue depuis deux jours.

Angus, Stephen et Frank passèrent la majeure partie de la nuit à tenir conseil.

Le lendemain, une vingtaine d'hommes, parmi lesquels était Donnor d'Ardagh, furent introduits à Dudley-House, où ils reçurent de l'argent et des ordres. Vers cinq heures du soir, ces mêmes hommes, armés sous leurs vêtements, vinrent se poster dans Belgrave-Square, divisés par petits groupes, devant la façade d'Irish-House. Stephen et Perceval, enveloppés dans leurs manteaux, attendaient à l'un des angles de la grille du square.

Angus Mac-Farlane venait de les quitter pour franchir le riche perron de l'hôtel de M. le marquis de Rio-Santo.

XXII -- ANNA

La maison du cavalier Angelo Bembo était une habitation mignonne et qui n'avait certes point pris naissance sous la lourde équerre d'un architecte anglais. Peut-être était-ce l'œuvre d'un de ces pauvres exilés d'Italie, vaincus au jeu des conspirations. Bembo l'avait choisie d'instinct et comme on se rapproche d'un ami retrouvé. C'était un souvenir de sa patrie.

Lorsque Angelo ne passait point ses jours auprès du marquis de Rio-Santo dans Irish-House, il se retirait dans un petit salon, meublé avec un goût exquis, et dont les croisées donnaient sur une terrasse, dominant les ombrages de Hyde-Park. Sur la terrasse, dont le dôme en vitrage prêtait quelque force aux pâles rayons du soleil britannique, croissaient de belles fleurs, exilées aussi, et répandant, sous le ciel étranger, les languissants effluves de leurs parfums amoindris.

Ce fut là que le cavalier Angelo Bembo conduisait Anna Mac-Farlane, après l'avoir enlevée du lord's-corner . Telle n'avait point été d'abord l'intention d'Angelo, qui voulait ramener la jeune fille à sa famille ; mais Anna, brisée de fatigue, n'avait pu supporter sans s'évanouir le choc violent, résultat de sa chute contre le pavé de Belgrave-Lane lorsque le laird, dans sa folie, l'avait précipitée loin de lui. Bembo fut obligé de la prendre dans ses bras et de la transporter ainsi dans sa propre demeure. Il ignorait en effet complètement ce qu'était Anna, où elle habitait et quel était le nom de sa famille.

Anna recouvra ses sens au bout de quelques minutes et poussa un long soupir. Bembo était assis à l'autre bout de la chambre ; Anna, étendue sur le lit de jour, ne pouvait l'apercevoir. Elle se leva vivement sur son séant et jeta autour d'elle un regard étonné. Ce n'était point la vue des objets nouveaux dont elle était entourée qui causait cette première surprise ; c'était uniquement le fait de se retrouver couchée, elle qui passait ses nuits depuis huit jours dans un fauteuil, afin de ne point approcher de ce grand lit à rideaux antiques, dont elle avait une si providentielle frayeur.

-- C'est peut-être mon bon ange ! murmura-t-elle ; j'avais bien prié hier au soir. Que les anges sont beaux, et que leur voix est douce !

Elle appuya sa jolie tête souriante sur sa main. Il n'y avait pas en elle l'ombre d'un sentiment de crainte ou de défiance.

-- Je ne rêve pas, reprit-elle en fixant tour à tour ses grands yeux sur les peintures italiennes et sur les draperies des fenêtres ; je n'ai jamais rien vu de tout cela. Il m'a délivrée. Je voudrais le voir pour lui dire merci.

Bembo, qui écoutait avec ravissement, n'eut garde de répondre à cet appel. Les traits d'Anna se voilèrent d'un léger nuage.

-- Je croyais qu'il n'y avait point d'homme aussi beau que Stephen, dit-elle avec une sorte de regret ; je me trompais. Mon Stephen ! qu'il me tarde de le revoir !

À cette occasion inattendue, Bembo poussa un soupir. La voix d'Anna devenait lente et paresseuse ; ses longs cils battaient sa joue, comme si leur poids eût été trop lourd pour sa paupière ; ses yeux perdaient leur éclat et son sourire prenait cette fixité que donne l'imminence du sommeil. Il y avait si longtemps qu'elle n'avait mis la tête sur un coussin, et ses membres mignons, brisés par la fatigue de huit nuits, avaient tant besoin de repos !

-- Je ne dirai pas à Clary que je l'ai pris pour un ange, murmura-t-elle en rougissant légèrement. Oh ! je ne le dirai pas non plus à Stephen ! Je ne sais... Son regard a des feux qui sont doux, mais qui blessent. Stephen ne sait pas regarder ainsi...

Son bras s'affaissa doucement, et sa tête toucha le coussin, tandis qu'elle balbutiait encore :

-- Non ! non ! je ne dirai pas que je l'ai pris pour un ange...

Le coussin se creusa, faisant un cadre de velours au pur et blanc ovale du visage de l'enfant endormie. Bembo attendit quelques minutes. Anna ne parlait plus. On n'entendait que sa respiration égale et douce. L'aube commençait à dessiner au dehors le feuillage des plantes exotiques qui croissaient sur la terrasse. Bembo se leva enfin et traversa la chambre sans bruit. Il était pâle. Il s'arrêta au pied du lit de repos et joignit ses mains avec adoration. Anna dormait. Sa bouche entrouverte montrait deux lignes de pur émail entre lesquelles passait le souffle frais de son haleine. Les belles masses de ses cheveux dénoués se confondaient avec le velours des coussins qui repoussait, comme le fond obscur mis à dessein sous un médaillon d'albâtre, les suaves contours de son corps de vierge.

Bembo se pencha ; sa lèvre effleura ces cheveux ondoyants et doux comme une caresse. Puis il rougit et son front devint triste. Puis encore, il se mit à genoux comme pour demander pardon.

Le jour grandissait et jetait sa lumière croissante sur ce groupe charmant de jeunesse et de candeur, charmant d'amour et de beauté. Les heures passèrent. Le soleil de midi vint frapper le vitrage de la terrasse. Les fleurs ouvrirent leurs corolles assoupies et mirent dans l'air leurs pénétrants parfums. Bembo, lorsqu'il sentit l'odeur des myrtes et des orangers, tressaillit légèrement ; ses traits s'animèrent, ses lèvres eurent un sourire. Ces fleurs et leurs parfums lui parlaient de l'Italie.

Oh ! que d'amour sous ce beau ciel bleu de la Sicile et des Calabres, où l'exil avait conduit son enfance ! que d'amour sur ces rivages dorés de l'Adriatique, la mer fiancée de ses aïeux !

Ce furent de doux rêves, qui durèrent tout le jour, car la jeune fille, engourdie par sa longue fatigue, ne s'éveilla qu'après le coucher du soleil. Lorsqu'elle rouvrit les yeux, tout était autour d'elle comme avant son sommeil. La lampe allumée brûlait sur une table et Bembo ne se montrait point. Elle se leva, ravivée, et rajusta devant une glace les plis froissés de sa robe. La glace lui montra Angelo, assis derrière le lit et immobile. Elle se retourna.

-- Je n'ai pas peur de vous, dit-elle doucement ; je sais que vous êtes bon. Tout le temps que j'ai dormi, je vous ai vu près de moi. C'était bien vous. J'avais beau changer de rêve, vous étiez toujours là.

Elle s'arrêta court et reprit avec une nuance de tristesse :

-- Vous m'avez empêché de rêver à Stephen.

Bembo la contemplait avec ravissement et trouble. C'était de son côté que se trouvait la crainte. Anna demanda :

-- Y a-t-il loin d'ici Cornhill ?

-- C'est dans Cornhill que vous voulez vous rendre ? dit Bembo.

-- Ne le savez-vous pas ? murmura la jeune fille étonnée.

Bembo rougit et garda le silence.

-- Vous m'avez dit, reprit Anna, que vous veniez de la part de mon cousin Stephen.

-- J'ai menti, madame, répondit Bembo dont le regard devint suppliant ; je ne connais pas votre cousin Stephen.

Anna ouvrit de grands yeux, mais son joli visage exprima seulement la surprise sans aucun mélange de frayeur.

-- Vous ne connaissez pas Stephen ! dit-elle, mais moi, me connaissez-vous ?

-- Je ne sais pas votre nom, madame.

-- Je m'appelle Anna. Vous en souviendrez-vous ?

-- Il n'est pas en mon pouvoir de l'oublier ! murmura Bembo qui baissa la tête.

-- Et vous, reprit la jeune fille, dites-moi votre nom, pour que je l'apprenne à Clary et Stephen.

-- Pas à Stephen, dit Bembo.

Il prononça son nom ; la douce voix d'Anna le répéta à plusieurs reprises.

-- Je ne l'oublierai pas ! poursuivit-elle ; il est beau comme...

Elle s'interrompit brusquement et devint rouge depuis le front jusqu'au seins. Puis elle demeura silencieuse. Bembo souffrait. Au bout d'une minute, Anna mit sa main dans celle du jeune cavalier.

-- Reconduisez-moi, dit-elle ; qu'importe que vous veniez de la part de Stephen ou de la part de Dieu ?

Bembo quitta son siège aussitôt.

-- Comme Clary vous aimera ! dit encore Anna tandis qu'ils traversaient le salon pour gagner la porte ; Clary et Stephen ! Vous viendrez souvent nous voir dans Cornhill, n'est-ce pas ?

Bembo secoua la tête.

-- Quoi ! s'écria la jeune fille avec tristesse ; vous ne voulez donc plus me voir ? Vous m'avez délivrée, je le vois bien, parce que vous êtes bon, et comme vous auriez fait pour la première venue.

-- Madame, dit-il, voici toute une semaine que je vis avec vous, que je vis par vous. Je vous ai délivrée parce que je vous aime, et, parce que je vous aime, je vous vois aujourd'hui pour la dernière fois.

-- Vous m'aimez, Angelo ! répéta miss Mac-Farlane avec son charmant sourire ; je suis heureuse que vous m'aimiez.

-- Vous ne me comprenez pas, murmura Bembo.

-- C'est vrai, dit Anna ; je comprends qu'on délivre une personne qu'on aime et qu'on voit souffrir... mais pourquoi l'éviter ?

-- Pour ne plus l'aimer, répondit Angelo.

La figure d'Anna prit un aspect pensif.

-- J'ai peur de vous comprendre maintenant, dit-elle tout bas.

Les yeux d'Anna étaient baissés. Elle tendit encore la main, et répéta d'une voix bien triste :

-- Reconduisez-moi dans Cornhill.

Bembo la fit monter en voiture. De Pimlico jusqu'à Cornhill, Anna ne prononça pas une parole ; mais plus d'une fois Bembo crut l'entendre soupirer douloureusement. Lorsqu'ils arrivèrent devant la porte de mistress Mac-Nab, Bembo descendit de voiture afin d'offrir sa main. Anna sauta résolument sur le trottoir, puis elle s'arrêta indécise.

-- Adieu, madame, dit Bembo.

-- Adieu, murmura la jeune fille.

Bembo crut voir une larme briller dans ses yeux à la lueur des réverbères. Elle hésita encore durant un instant.

-- Adieu ! adieu ! répéta-t-elle ensuite précipitamment.

Elle souleva le marteau de la porte et entra sans se retourner. Bembo était remonté dans la voiture.

Il était environ dix heures, Stephen venait de sortir avec Angus Mac-Farlane pour se rendre chez Frank Perceval, ainsi que nous l'avons dit. Mistress Mac-Nab était seule. Nous n'essaierons pas de peindre la joie de la pauvre dame, mais nous dirons qu'Anna répondit par des larmes aux embrassements de sa tante. Et pourtant elle ne savait point encore le sort de Clary. Pensait-elle au beau cavalier Angelo Bembo, qui l'aimait, qui l'avait sauvée et qu'elle ne pouvait plus revoir ?...

XXIII -- LE CABINET DU DOCTEUR

Tyrrel l'Aveugle et le docteur Moore étaient réunis dans le cabinet de ce dernier. Il était dix heures du matin environ. Moore écrivait à son bureau. Tyrrel prenait le thé auprès de la cheminée. C'était le lendemain des événements racontés aux précédents chapitres.

-- Docteur, dit Tyrrel, vous ne m'avez pas dit votre avis sur mon histoire de Brian de Lancester.

-- C'est fort adroit, répondit Moore avec distraction, vous en vouliez à cet étourdi de Lancester ?

-- Il y avait de quoi, docteur. Si Brian n'était point venu dans Goodman's-Fields, Suky aurait pris pour amant Sa Grâce le prince Dimitri Tolstoï, d'où il suit que je n'aurais point essayé de contrefaire, pour vingt misérables roubles, la signature de Sa Grâce, en sorte que je n'aurais point eu l'occasion d'assommer ce pauvre diable de Roboam, qui n'aurait eu garde de me lier et d'aller chercher le magistrat : conséquence rigoureuse, je n'aurais pas été pendu. Outre cela, j'ai une vieille dent, voyez-vous, contre l'honorable fou. C'est lui qui soutenait de ses deniers la comtesse de White-Manor à Londres, et si elle l'avait cru, j'aurais été forcé bien vite de plier bagage. Mais la sotte femme avait si grande frayeur de moi, que jamais Brian ni personne n'a pu tirer d'elle mon nom ou la retraite de sa fille. Je lui avais dit que je tuerais l'enfant.

-- Je ne savais pas, interrompit Moore, que Brian eût été l'amant de la femme de son frère.

-- Son amant ? s'écria Tyrrel ; Brian est un fou d'espèce chevaleresque. Il ne parlait jamais à la comtesse qu'avec le ton qu'on prend avec une reine.

-- Assez ! dit Moore ; cela m'est égal.

-- À la bonne heure. Quant aux deux jeunes filles, vous m'avez demandé mon plan : le voici. Nous les expédierons toutes deux de compagnie à notre maison de plaisance de Crew, avec Maudlin et deux beaux garçons. Dans un an, elles nous reviendrons formées, sinon... Il sera toujours temps, docteur.

Moore fit un signe d'affirmation indifférente.

-- Ah çà ! reprit Tyrrel, vous ne m'avez pas raconté les détails de votre partie avec M. le marquis de Rio-Santo.

Le front du docteur se plissa tout à coup à cette question.

-- J'ai fait ce que j'ai pu, répondit-il.

-- Et qu'avez-vous pu, docteur ?

-- Rien !

Moore prononça ce mot d'un ton sec, comme s'il eût voulu éloigner tout d'un coup ce sujet d'entretien. Néanmoins, il y revint de lui-même, et ajouta en haussant les épaules :

-- Et après tout, que nous rapporterait la mort de cet homme ?

-- Bien ! bien ! murmura Tyrrel, les raisins sont trop verts. Docteur, poursuivit-il à voix haute, mon avis a toujours été qu'on trouverait difficilement un chef aussi avisé que le marquis. Quant à son secret, nous le lui prendrons bien quelque jour.

-- Son secret ! répéta Moore dont les yeux brillèrent.

Au moment où Tyrrel ouvrait la bouche pour répondre, le front étroit et luisant de maître Rowley se montra sur le seuil. Il traversa tout doucement l'espace qui le séparait de son maître, et mit devant lui une lettre qu'il tenait à la main.

Moore parcourut la lettre et laissa échapper une sourde exclamation de colère.

-- Qu'y a-t-il donc, docteur ? demanda Tyrrel.

-- Il y a que la fatalité s'en mêle ! s'écria Moore. Je ne suis plus rien... pas même un médecin habile, à ce qu'il paraît.

Il reprit la lettre, qui était de lady Campbell, et lut par saccades rapides :

« Monsieur le docteur,

« Vous partagerez, j'en suis convaincue, la joie que nous ressentons. Depuis deux jours que nous sommes privés de l'honneur de vous voir, il s'est passé d'heureuses choses à Stewart-House. Le mal affreux dont ma nièce était frappée a paru céder hier matin. Aussitôt nous avons mandé, à cause de votre absence, le docteur Hartwell, médecin ordinaire de lady Stewart... »

-- Hartwell ! interrompit ici Moore avec un sourire amer ; un empirique ! un ignorant ! un pédant !

-- Un âne, dit froidement Tyrrel ; voyons la fin.

Moore était, assurément, un homme de grande pénétration, mais le dépit lui mettait un voile sur la vue, et il était incapable de saisir ce qu'il y avait de sarcastique dans l'interruption de Tyrrel.

-- Un âne ! répéta-t-il avec toute la bonne foi de la colère ; -- vous avez trouvé le mot, Ismaïl ; -- où en étais-je ?... Cette sotte lettre me met hors de moi, sur ma parole !...

« ... Médecin ordinaire de lady Stewart... »

-- Cela ne prouve pas en faveur du goût de milady, sur ma foi !...

« ... De lady Stewart... M. Hartwell est arrivé sur-le-champ... »

-- Je le crois bien, pardieu !... les gens comme lui sont toujours disponibles !...

« ... Sur-le-champ, et a commencé une série d'applications dont le succès a été complet. Notre chère Marie revit ; Dieu a eu pitié de nous, en faisant de M. Hartwell l'instrument de sa miséricorde !... »

-- C'est-à-dire, s'écria Moore, que ce misérable Hartwell est venu là juste à point pour profiter des effets de mon traitement... Mais il y a un post-scriptum... Je n'ai pas lu le post-scriptum .

« P. S. Vous comprenez, monsieur le docteur, qu'en ces conjonctures il serait désormais inutile de quitter vos importants travaux pour visiter miss Trevor, qui peut se passer de vos soins. »

Moore déchira la lettre avec fureur.

-- Un congé ! s'écria-t-il ; -- un congé en forme !... Craignait-elle donc que je retournasse chez elle après cette lettre impertinente ?... Oh ! cela est fait pour moi, Ismaïl !... Une catalepsie parfaitement caractérisée qui se résout d'elle-même et comme une syncope ordinaire !... C'est un hasard diabolique !

-- Cette miss Trevor est la fiancée de Rio-Santo ? dit Tyrrel.

-- Oui... j'aurais parié dix mille livres qu'elle était perdue ! C'est sa fiancée en effet... Cela fait partie de son grand projet, -- de son secret ; -- il veut acquérir par ce mariage l'éventualité d'une pairie... Pourquoi ?... c'est ce que nous ignorons.

-- C'est ce que nous saurons, docteur, avec de la patience et du temps.

Moore ne répondit point, mais Tyrrel put l'entendre murmurer entre ses dents convulsivement serrées :

-- Une catalepsie qui finit comme une migraine !... Hartwell, le misérable ! qui va se vanter partout d'avoir guéri une catalepsie !...

Il se fit dans la chambre voisine un bruit de pas lourds, et la voix grave de notre honnête ami le capitaine Paddy O'Chrane s'éleva, montée à peu de chose près jusqu'au diapason de l'impatience.

-- Que Dieu me damne ! disait-elle, tête à perruque obtuse, mon digne monsieur, je vous répète pour la sixième fois : Gentleman of the Night !

-- Ta ta ta ta ! répondait le bénin fausset de Rowley.

-- Ta ta ta ta ! tempête !... Ta ta ta ta ! trois millions de blasphèmes ! que veut dire ta ta ta ta, puant coquin que vous êtes, de par Satan, monsieur, et ses cornes, misères ! Soyons pendus tous les deux !... Je vous répète, que l'enfer me brûle ! gentleman of the Night... Laissez-moi passer !

Tyrrel n'eut point de peine à reconnaître cette voix et ce style énergique. Il se levait pour aller à la rencontre du capitaine, lorsqu'un dernier ta ta ta ta, prononcé par Rowley, fut suivi d'un bruit de lutte, parmi lequel s'élevaient çà et là des blasphèmes du choix le plus heureux.

Presque en même temps un violent coup de pied ouvrit à la fois les deux battants de la porte, et Rowley, lancé avec la raideur d'un boulet de canon, vint tomber à plat-ventre au milieu de la chambre, accompagné dans sa chute par le tome Ier des Toxicological Amusements.

Le capitaine Paddy O'Chrane se courba pour ne point heurter son chapeau contre la saillie de la porte et fit gravement son entrée.

-- Que signifie tout ce bruit, monsieur ? demanda Moore en fronçant le sourcil.

-- Que Dieu nous damne tous ! répondit O'Chrane en soulevant son chapeau, j'ai l'honneur de saluer respectueusement Vos Seigneuries. Pour ce qui est du bruit, je ne suis pas homme à faire du bruit, Satan et sa femme, milords !

Rowley demeurait à terre, immobile, aplati, complètement terrifié.

Moore avait tourné le dos.

-- Voyons, capitaine, dit Tyrrel, venons au fait, je vous prie.

-- Venons au fait, milord. Je veux bien avoir affaire à vous, qui êtes un homme sachant vivre, bien que vous ressembliez trait pour trait à un juif que j'ai vu pendre devant Newgate, et qui avait la figure d'un triste coquin, milord. Je suis venu, parce qu'il faut que je parle à un lord de la Nuit, ayant des nouvelles de la plus haute importance à communiquer, que le diable nous emporte ! et que j'ignore, comme tout le monde, où est la maison de Son Honneur.

Paddy remonta son col de crin, et tendit son maigre jarret revêtu d'un fourreau de couleur de chamois.

-- Et quelles sont ces nouvelles ? dit Moore sans se retourner.

-- Que Dieu nous punisse ! répondit O'Chrane. Jédédiah Smith, l'hypocrite coquin, auquel je dois respect comme à mon supérieur, m'envoie vers vous afin que vous sachiez où nous en sommes du trou de Prince's-Street.

-- Et où en sommes-nous ? dit Moore vivement.

Paddy, au lieu de répondre, se baissa tranquillement et saisit par l'épaule le malheureux Rowley, qui se frottait les côtes sur le tapis. Paddy le releva, lui imprima un mouvement de rotation et lui fit passer le seuil du cabinet en un clin d'œil, de telle sorte que Rowley, lorsqu'il s'arrêta, étourdi, au milieu de la chambre voisine, crut voir les quatre murailles tourner autour de lui.

-- Jédédiah Smith, dit paisiblement le capitaine, vous fait savoir, milords, que la besogne est achevée.

Moore se leva et ne prit point la peine de cacher sa joie.

-- Quoi ! s'écria-t-il, la galerie est achevée ?

-- Oui, milords, et il était temps, je vous jure sur ma part du paradis, ou sur toute autre chose moins chanceuse, soyons tous damnés ! le pauvre bon garçon de Saunder est à moitié mort à l'heure où je vous parle.

Tyrrel et Moore se firent donner tous les détails nécessaires. L'Éléphant était parvenu la nuit précédente au niveau des caves, et un coup de pioche donné sans précaution avait jeté en dehors du tunnel une pierre. Le trou produit par la chute de cette pierre communiquait avec l'un des celliers de la Banque. Comme s'il eût attendu ce moment, Saunder était tombé comme une masse devant le trou, haletant et baigné d'une sueur froide. Paddy, qui aimait l'Éléphant comme un gardien de ménagerie aime le lion ou le tigre qu'il est chargé de nourrir, avait essayé de le relever pour le conduire jusqu'à son lit. Peine inutile : pour soulever Saunder, il eût fallu un cric ou une machine à mâter. Tout ce qu'avait pu faire pour lui le charitable Paddy O'Chrane, ç'avait été de mettre à sa portée l'énorme cruche de gin.

Tyrrel et Moore se mirent aussitôt à écrire des lettres sur le bureau.

-- Mon cher garçon, dit Moore, il faut que vous portiez sur-le-champ ce billet dans Belgrave-Square, à M. le marquis de Rio-Santo.

O'Chrane prit la lettre.

-- Je porterai cela où l'on voudra, tonnerre du ciel ! répondit-il, mais où diable Votre Seigneurie a-t-elle appris que je fusse un brave garçon ? J'ai connu de vrais lords, Satan et sa bouteille ! qui m'appelaient tout au long capitaine !

Toute la maison du docteur fut mise en réquisition pour porter à leur adresse des lettres semblables à celle dont on venait de charger Paddy. Rowley lui-même fut dépêché vers S. Boyne, esq., en toute hâte, avec injonction de trouver, coûte que coûte, cet honorable employé de la police métropolitaine. Mme la duchesse de Gèvres reçut mission de se rendre à la Banque pour faire tenir une lettre de Tyrrel à sir William Marlew, le sous-caissier central.

Restés seuls, Moore et Tyrrel rapprochèrent leurs sièges et commencèrent une conversation à voix basse, bien que personne ne fût là pour surprendre le mystère de leurs paroles. Cet entretien fut long. Quand ils se levèrent, Tyrrel dit, en mettant sa main sur le bras du docteur :

-- Quoi qu'il arrive, croyez-moi, laissez-le mener complètement cette affaire. Après, on pourra voir.

-- Mais s'il a le dessein, comme je le crois, objecta Moore, de faire de la Famille et de nous-mêmes les instruments de ses desseins secrets... si tous ces monceaux d'or ne tournaient qu'à son profit ?

-- Si tous ces monceaux d'or tournent à son profit, docteur, répondit en riant Tyrrel, vous avez tout ce qu'il faut pour lui faire rendre gorge. Maintenant, partons vite pour White-Chapel, s'il vous plaît, ou nous arriverons en retard.

Ils sortirent ensemble, Tyrrel ferma derrière lui toutes les portes à double tour.

Quelques secondes après leur départ, la porte qui donnait du cabinet dans la chambre où Clary avait été confinée, et que Tyrrel n'avait point fermée parce qu'elle n'avait aucune communication avec le dehors, s'ouvrit doucement pour livrer passage à Susannah. La belle fille traversa vivement le cabinet et pesa sur le pêne de l'autre porte par où Moore et Tyrrel étaient sortis. Elle secoua la tête en souriant.

Puis elle disparut pour revenir bientôt accompagnée de Clary Mac-Farlane, dont elle soutenait avec une gracieuse et charmante sollicitude la démarche chancelante.

XXIV -- LA CHAÎNE

Clary Mac-Farlane était bien changée. Les traces du long et cruel martyre qu'on lui avait fait subir se voyaient sur son visage pâle et amaigri ; sa taille, naguère si charmante en ses juvéniles proportions, se pliait, affaissée ; elle marchait avec peine et lenteur. Elle était belle encore ainsi pourtant, mais belle de cette beauté qui serre le cœur et fait compassion.

La tristesse éprouvée à l'aspect de Clary se fût changée en attrait irrésistible et délicieux à la vue de Susannah, parce qu'elle était là comme un bon génie veillant sur la faiblesse et la souffrance, parce que son sourire consolateur semblait descendre comme un baume sur la blessure cachée de la malade, parce que chaque fois que Susannah parlait, bien doucement et comme parle une jeune mère penchée sur le berceau de son enfant, la pauvre Clary se prenait à revivre.

-- Voilà que vous marchez toute seule, chère petite sœur, dit-elle en franchissant le seuil du cabinet. Je n'ai presque plus besoin de vous soutenir. Savez-vous, Clary, que nous sommes maîtresses ici toutes deux ? on nous a enfermées ; mais j'espère bien trouver une route qu'ils n'ont point songé à barricader. Asseyez-vous, ma belle Clary, et reprenez haleine.

Miss Mac-Farlane se laissa tomber dans le fauteuil de Tyrrel avec un soupir de lassitude.

-- J'étais à ses côtés, murmura-t-elle, et j'étais bien heureuse, car il m'aimait. Anna est venue. Il s'est mis aux genoux d'Anna. Mon cœur s'est brisé !

Sa bouche se contracta et son œil trembla comme il arrive au moment où les larmes sont près de jaillir.

-- Mais j'aime encore Anna ! poursuivit-elle ; je ne lui dirai pas qu'elle m'a tuée.

La belle fille s'assit auprès d'elle et l'attira sur son cœur.

-- Et vous faites bien de l'aimer, ma chère petite sœur, dit-elle, car elle est bonne comme vous. Pauvre enfant ! Ils ont torturé votre âme, les cruels, encore plus que votre corps. Écoutez-moi, Clary, ma belle Clary, vous allez être libre. Ne songez plus aux tristes visions qui ont tourmenté votre solitude. Tout cela n'est que mensonge, ma sœur.

-- Je l'ai vu ! murmura miss Mac-Farlane en frissonnant.

Puis elle ajouta d'une voix sourde :

-- Je sais une longue histoire. Notre nourrice nous la contait en Écosse. La jeune fille s'appelait Blanche, et le fils du laird avait nom Bertram. Blanche aimait le fils du laird...

Clary s'interrompit et baissa les yeux.

-- Après ? dit Susannah en riant.

-- Après ? répéta Clary qui releva ses paupières et fixa son regard dans le vide ; oh ! chacun sait ce qui arriva. Blanche l'aimait tant qu'elle le tua.

La tête de Clary se pencha sur sa poitrine. Sa main, qui était dans celles de Susannah, devint humide et glacée.

La belle fille redoubla de caresses et de douces consolations. Il y avait en elle une force de persuasion si pénétrante, qu'elle agit à la longue sur le cœur fermé de la pauvre Clary. Le charme opéra. Miss Mac-Farlane, ramenée un instant à la vie, jeta ses deux bras autour du cou de Susannah, et lui dit merci en pleurant. Susannah profita de ce moment lucide.

-- Vous voilà reposée, petite sœur, dit-elle ; ne voulez-vous point venir embrasser Anna ?

-- Anna ! répéta Clary ; qui sait ce qu'elle est devenue, mon Dieu ! Oh ! venez, madame, venez bien vite, et tâchons de la retrouver.

Miss Mac-Farlane s'était levée d'elle-même. Susannah se hâta de la soutenir et lui fit quitter la direction de la porte principale, vers laquelle Clary avait fait déjà quelques pas en chancelant.

-- Nous sommes enfermées de ce côté, dit-elle ; venez, je sais une autre issue.

Susannah, soutenant toujours d'une main Clary Mac-Farlane, mit son doigt sur un bouton de cuivre qui semblait destiné à retenir les plis d'une draperie. Un grincement se fit sous la tenture, et une porte masquée, qui communiquait avec la maison abandonnée du numéro 9 de Winpole-Street, s'ouvrit toute grande.

-- Victoire ! s'écria la belle fille, qui souleva entièrement Clary et la porta sans s'arrêter jusqu'au seuil du numéro 9.

Une demi-heure après, un fiacre s'arrêta dans Cornhill, devant la maison de mistress Mac-Nab. Susannah sauta sur le trottoir et regarda la façade avec des larmes dans les yeux.

-- Oh ! que je l'ai bien souvent cherchée ! murmura-t-elle ; à présent, je n'en oublierai plus le chemin.

Elle frappa. Ce fut Anna qui vint ouvrir. La belle fille la baisa au front avant qu'Anna, étonnée, pût se reconnaître, puis elle lui montra le fiacre.

-- Votre sœur est là-dedans, Anna, dit-elle.

-- Ma sœur ! s'écria la jeune fille en s'élançant au dehors.

Susannah la vit franchir le marchepied du fiacre et mettre sa tête dans le sein de Clary. Elle resta une seconde immobile et les yeux humides, puis elle traversa rapidement Cornhill et monta dans un cab qui partit au galop pour l'hôtel de lady Ophélia, comtesse de Derby. Anna voulut se retourner pour rendre grâce à l'inconnue qui lui ramenait sa sœur. Elle ne vit plus personne sur le seuil. Seulement, une douce voix vint à son oreille parmi le fracas de la rue :

-- Je reviendrai, disait cette voix.

Anna regarda du côté d'où partait le son. Elle vit une tête se pencher à la portière d'un cab au galop, -- une belle tête avec un sourire de madone. Puis la foule se mit entre deux ; les grands omnibus passèrent ; Anna ne vit plus rien.

Ce soir-là, les deux petits lits blancs, qui s'alignaient, jumeaux, au fond de l'alcôve commune, dans la chambrette occupée par les deux sœurs, s'affaissèrent sous leur fardeau accoutumé. Mistress Mac-Nab allait de l'un à l'autre, embrassant Clary, embrassant Anna, et remerciant Dieu avec larmes.

Clary dormait, Anna avait un grand secret qu'elle ne s'avouait point ; -- le savait-elle ?

Tyrrel et le docteur Moore, en quittant Winpole-Street, s'étaient rendus dans White-Chapel-Road, afin d'assister au conseil des lords de la Nuit. La séance fut, comme on le pense, bien remplie. La noble assemblée était en fièvre. On n'y comptait guère que par millions sterling.

Naturellement, le personnage important de la séance était derechef William Marlew, le sous-caissier central de la Banque d'Angleterre. Ce gentleman, dont les talents oratoires et arithmétiques nous sont suffisamment connus, calcula sur ses doigts qu'il faudrait douze cents hommes et trois nuits pour vider les caves de Royal-Exchange. Son calcul fut accepté comme sincère et véritable. Restait à savoir comment on introduirait douze cents hommes à la Banque.

Chacun se tourna vers le chef, M. Edward, comme si sa cervelle infaillible eût dû avoir en réserve des solutions pour toutes les difficultés. Le marquis de Rio-Santo était à son poste, au trône de la présidence, mais il ne prenait point part à la discussion, et s'entretenait fort activement avec sir Paulus, Bembo, Smith, Falkstone et le docteur Muller, qui n'était autre que notre connaissance l'Écossais Randal Grahame. Ces cinq lords étaient la camarilla du marquis, et nous retrouvons parmi eux, sauf le nègre chauve Absalon, qui commandait alors une barque d'observation dans les mers de la Chine, et le joyeux roi Lear, mort plein d'âge et de vertus quelques années auparavant, tous nos conjurés du bois d'Eagle-River, en Australie.

-- Messieurs, dit Rio-Santo, je dois vous prévenir que, usant des pouvoirs à moi conférés par vous naguère, j'ai mis sur pied aujourd'hui le ban et l'arrière-ban de la Famille. Il faut que l'attention des agents du gouvernement soit détournée, et tout est disposé dans Londres pour qu'une émeute formidable éclate au premier signal.

-- Mais les vingt-cinq millions sterling, s'il plaît à Votre Seigneurie ? insinua le révérend Peter Boddlesie, qui ne perdait pas aisément de vue le solide.

Cette interruption ne déplut à personne.

-- Écoutez ! écoutez ! dit lord Rupert.

-- Les vingt-cinq millions sterling seront à nous, monsieur, répondit Rio-Santo. Bien que le temps me presse, je consens à vous faire savoir ce que j'ai réglé à cet égard. Il y aura rush de nos hommes au bout de Prince's-Street et dans Lokbury, dans Cornhill, dans Cheapside et dans King-William-Street, partout enfin aux abords de notre tunnel. Un passage restera ouvert néanmoins dans Threadneedle-Street, au bout duquel nos fourgons attelés en poste devront stationner. Sir William Marlew se tiendra à l'intérieur de la Banque avec ceux des gardiens qui nous appartiennent. Je dois dire à sir William que tout dépend ici de son aplomb et de sa célérité. Il aura sous ses ordres le nombre d'hommes qu'il jugera à propos de fixer, mais je l'invite à ne point dépasser vingt ou trente, parce que la confusion est ici l'obstacle le plus redoutable.

-- Vingt ou trente ! se récria Marlew. Pensez-vous donc, milord, que vingt-cinq millions sterling, qui font six cent vingt-cinq millions, argent de France, et qui, évalués en dollars de l'Union...

-- Je pense, monsieur, interrompit le marquis, que notre tunnel n'est pas aussi large que Regent-Street. Tout retard est fatal dans une entreprise comme la nôtre. J'ai avisé. Vous n'aurez à vous occuper, sir William, que de l'intérieur de la Banque et du transport des objets à l'orifice intérieur de notre galerie.

Rio-Santo cessa de s'adresser au sous-caissier central et se tourna vers le gros de l'assemblée.

-- Voici ce que j'ai décidé, poursuivit-il. Pour éviter les allées et venues dans un boyau étroit, où il faudrait agir et marcher avec un ensemble que nous ne pouvons point attendre de nos hommes, j'ai pensé à établir une double chaîne communiquant des caves de la Banque à Prince's-Street. De cette façon, notre proie, passant de main en main avec rapidité et sans interruption, arrivera bien plus sûrement à sa destination.

-- Hurrah ! cria John Peaton.

-- Je propose de voter, séance tenante, des remerciements au très noble marquis, dit le pair d'Angleterre.

-- Devant le magasin de soda-water, reprit Rio-Santo, au bout de Prince's-Street, se trouvera la tête de nos fourgons, protégée par une cohue de nos hommes. Aussitôt chargé, chaque fourgon prendra le galop par Threadneedle-Street, pour gagner Leaden-Hall, puis White-Chapel-Road, où nous avons, nous aussi, nos caves, messieurs.

-- Et qui sera chargé de surveiller le transport ? demanda Moore.

-- Vous, monsieur, et sir Edmund Makensie, répondit Rio-Santo. Les autres emplois seront à la volonté des gentlemen ici présents, saufs messieurs de la police dont le rôle est tracé. Il serait bon que chacun payât de sa personne et soutînt les groupes.

-- Et, milord, demanda encore le docteur, où sera pendant ce temps Votre Seigneurie ?

-- Là où il y aura du danger, monsieur, répliqua Rio-Santo.

Il se leva. Les lords de la Nuit se séparèrent, laissant seulement au lieu de la réunion Jédédiah Smith, avec ordre d'ouvrir les portes du Purgatoire à la tombée de la nuit, afin que la tourbe amassée là loin du jour fît irruption au dehors et augmentât d'autant, au moment de la crise, le désordre général.

Rio-Santo remonta dans sa voiture avec Bembo et Randal Grahame. Derrière, dans une autre voiture, Falkstone et Paulus Waterfield suivirent la même route, de sorte que les deux équipages arrivèrent en même temps dans Belgrave-Square. Il était alors quatre heures du soir. Les abords d'Irish-House étaient déserts.

Lorsque le marquis et ses trois compagnons entrèrent dans le salon d'Irish-House, il y avait deux hommes assis auprès du foyer. L'un de ces deux hommes, auprès duquel se courbait, caressant et confiant, le beau chien Lovely, était le laird Angus Mac-Farlane. Angus avait la tête penchée sur sa poitrine ; il ne remua point à l'entrée des nouveaux arrivants.

L'autre étranger, au contraire, se leva et salua gravement M. le marquis de Rio-Santo. C'était un homme chargé de vieillesse, à la physionomie ouverte et pensive, au large front, demi-chauve, où la méditation avait creusé de profondes rides. Il y avait en lui du tribun et il y avait de l'apôtre. On n'eût point pu dire si cet énergique visage avait derrière soi l'âme ferme et douce d'un conseiller de paix ou le cœur ardent d'un prédicateur de la guerre. Rio-Santo alla vivement vers lui et toucha sa main avec un mélange de cordialité et de respect.

-- Soyez le bienvenu, monseigneur, dit-il, je vous attendais.

XXV -- AVANT LA BATAILLE

L'étranger salué par le marquis de Rio-Santo du titre de monseigneur répondit à cet accueil à la fois respectueux et cordial par une cordialité pareille et un respect au moins égal. Il y avait sous la fougue énergique de son regard une humilité chrétienne. Le prêtre qui, le premier, souleva l'Europe catholique au moyen âge, pour la précipiter à la conquête du sépulcre saint, devait avoir ce front vaste, courbé sous une pensée d'abnégation pénitente et tout resplendissant pourtant de volonté indomptable. Ceux qui connaissent l'Irlande devineront le nom et le caractère du personnage nouveau que nous mettons en scène. Les autres admettront sur notre parole qu'il avait droit au titre de monseigneur.

Car il nous semblerait téméraire de jeter à la curiosité frivole que notre histoire a pu éveiller le nom d'un homme vivant, placé par ses fonctions d'une nature spéciale dans une sphère tout autre que celle où s'agitent les acteurs mauvais ou bons de notre drame, parmi les événements duquel il ne fera que passer.

-- J'ai vu partir mes pauvres enfants, dit le vieillard en tenant toujours la main du marquis et en le regardant fixement ; je n'ai pas eu le courage de les retenir. Vous les appeliez, milord, et n'êtes-vous pas aussi leur père ?

-- Ils sont dix mille, n'est-ce pas, monseigneur ? demanda Rio-Santo.

-- Ils sont dix mille, milord. Ils espèrent en vous qui leur donnez du pain. J'espère en vous, moi aussi, mais je voudrais avoir l'assurance que votre courage ne vous entraînera point, vous et mes pauvres enfants d'Irlande, à une guerre inégale, dont le monde condamnerait les moyens, et que Dieu lui-même...

-- Monseigneur, attendez à demain, interrompit Rio-Santo avec une certaine émotion dans la voix. Demain, vous saurez tout.

-- Et d'ici à demain, milord ? demanda le vieillard.

Tout en causant à voix basse, ils s'étaient éloignés du foyer autour duquel s'asseyait maintenant le reste des assistants, savoir : Waterfield, Randal et Bembo en un seul groupe, et Angus à l'écart, gardant sa contenance sombre et absorbée. Bembo, lui aussi, était triste et préoccupé. Il passait avec distraction ses doigts effilés dans les longues soies du beau Lovely et ne prêtait nulle attention à ses deux compagnons, qui échangeaient çà et là quelques paroles.

-- Signore, dit enfin Paulus, on prétend que vous en savez plus long que nous sur bien des choses. Pourriez-vous nous apprendre quel est ce monseigneur avec qui s'entretient le marquis ?

Randal avait les yeux fixés sur le laird.

-- La paix ! murmura-t-il en serrant le bras de Paulus. Eh bien ! Mac-Farlane, ajouta-t-il tout haut, qui diable vous a comme cela fêlé le crâne ?

Cette question détourna l'attention de Waterfield. Bembo remarqua seulement alors les blessures sans nombre qui couvraient le crâne et le visage de Mac-Farlane. Celui-ci prit le poker et tisonna le feu.

-- Il y a maintenant quinze ans qu'il vint un soir à la ferme de Leed, murmura-t-il en fixant ses yeux égarés sur Randal ; ce fut une nuit de malheur.

Il laissa retomber sa tête sur sa poitrine.

-- Je veux mourir, dit Randal à voix basse, si ce maniaque n'a pas quelque chose dans la tête. Je le connais. Il médite quelque diable de coup !

-- Que peut-il faire ? dit Paulus en haussant les épaules.

Bembo s'était levé et avait gagné une embrasure donnant sur la place de Belgrave. La terre et les arbres dépouillés du square étaient couverts de neige. Bembo remarqua, non sans surprise, sur ce fond uniformément blanc, plusieurs formes noires, tantôt immobiles, tantôt s'agitant sans changer de place, comme un homme qui piétine. Ces objets, du reste, étaient fort indistincts parce qu'il faisait sombre déjà et que le gaz n'était point allumé encore. Bembo ne put empêcher une vague inquiétude de se glisser au-dedans de lui. Il tourna les yeux vers Rio-Santo afin de lui montrer ces ombres immobiles. Mais le marquis était tout entier à son interlocuteur.

-- Songez-y, milord, disait le vieillard d'une voix solennelle ; l'épée de Dieu doit être sans tache et les voies de la Providence, pour être mystérieuses et détournées souvent, ne côtoient jamais le chemin de l'enfer. Vous êtes puissant et votre cœur a conçu un dessein généreux. Mais que les moyens soient purs autant que le but est grand !... À demain donc, milord ; je compte sur votre promesse ; demain je saurais si mes pauvres enfants peuvent vous donner leurs bras et leurs cœurs, suivre votre route en aveugles et mourir chrétiens en mourant avec vous.

-- Demain, monseigneur, répondit Rio-Santo, je n'aurai plus rien de caché pour Votre Grandeur.

Il reconduisit le vieillard jusqu'à la porte extérieure d'Irish-House, et ceux qui se fussent trouvés à portée l'auraient vu baiser dans l'ombre la main qu'il avait pressée tout à l'heure entre les siennes.

Au moment de repasser le seuil du salon, il s'arrêta et s'appuya pensif au montant de la porte.

-- Il a dit, murmura-t-il, l'épée du Seigneur doit être sans tache...

Il secoua si brusquement la tête, que les anneaux de sa riche chevelure s'agitèrent comme les mèches frissonnantes de la crinière d'un lion. Lorsqu'il rentra dans la chambre, on n'eût point deviné, sous la résolution hautaine brillant dans son regard, qu'un vent d'hésitation venait de passer sur son âme.

-- Mon frère Angus, dit-il au laird en lui tendant la main, je suis bien heureux de vous trouver ici. Vous eussiez manqué à cette réunion, où sont assemblés tous ceux qui ont une portion de mon secret. À vous, mon frère, je vous l'ai donné tout entier, il y a bien longtemps.

-- Il y a quinze ans, prononça Mac-Farlane d'une voix sourde.

En même temps, il répondit avec une vigueur convulsive à la pression de la main du marquis. Randal Grahame hocha la tête d'un air de crainte et de doute.

-- Écoutez-moi, amis, reprit Rio-Santo dont l'œil rayonnait d'audace ; l'heure est venue de ne vous plus rien cacher. Il y a vingt ans que j'ai déclaré, moi tout seul, la guerre à l'Angleterre, au nom de mon père mort et de l'Irlande opprimée. Il y a vingt ans que je frappe sans relâche. Cette nuit, je vais livrer bataille. Je vous ai choisis pour mes lieutenants.

-- Merci, dit Bembo.

Randal et Paulus se rapprochèrent ; le premier s'était donné sciemment au marquis ; l'autre était subjugué. Quant au laird, il croisa ses bras sur sa poitrine et dit froidement :

-- Je suis content d'être venu.

-- Tout est prêt, reprit Rio-Santo. Ne croyez pas aller au combat en victimes dévouées ; la victoire est sûre, plus sûre que si je m'appelais Ferdinand ou Nicolas, et que j'eusse derrière moi les soldats de l'Autriche ou de la Russie. À l'heure où je vous parle, l'Irlande armée attend le signal de la guerre ; le pays de Galles, prêt à se soulever, dissimule la vaste conspiration de ses paysans sous des mascarades grotesques, et fourbit ses armes, tandis qu'on le croit occuper à couvrir de caricatures les murailles neuves des barrières de l'octroi ; Birmingham et les comtés manufacturiers s'agitent sous la charte du peuple ; il y a là cinquante mille soldats qui n'attendent qu'un cri parti de Londres pour serrer leurs rangs et marcher. À Londres... Ah ! c'est à Londres que nous sommes forts ! Aujourd'hui même de fatales rumeurs ont épouvanté la Bourse. L'Angleterre se croit menacée d'un second blocus continental. Il semble que l'esprit de Napoléon, perçant le marbre de sa tombe, ait traversé les mers pour souffler des pensées de guerre à tous les cabinets européens. On a peur ; le commerce se trouble ; les capitaux, ce sang des veines de l'Angleterre, vont cesser de couler ; le colosse va tomber en paralysie. Et c'est à ce moment même qu'une attaque formidable et soudaine va fondre sur lui. Tandis que la Compagnie des Indes est meurtrie encore des coups sans nombre qui l'ont frappée, tandis qu'elle déplore la perte de ses comptoirs, de ses navires et les cent millions annuels que le récent édit de l'empereur de la Chine contre l'opium va enlever de ses coffres, tandis qu'elle enrôle de nouveaux soldats pour soutenir les mille guerres que lui font, séparés ou unis, les rajahs spoliés de l'Indoustan, tandis qu'elle s'épuise, en un mot, à se défendre contre des attaques lointaines, la guerre et le pillage sont à ses portes...

-- Et tout cela, c'est toi qui l'as fait ou qui le feras, n'est-ce pas, mon frère Fergus ? dit le laird.

-- C'est moi, moi tout seul, répondit Rio-Santo dont le regard eut un éclair d'orgueil.

-- Et nous, que faut-il faire ? demanda Bembo qui tremblait d'impatience et d'ardeur.

-- Mon frère Fergus est bien fort ! reprit le laird avant que Rio-Santo pût répondre ; je suis content d'être venu !

Rio-Santo lui prit les mains et les serra contre les siennes. La main du laird trembla ; ses cicatrices se rougirent jusqu'à paraître sur le point de saigner, Rio-Santo poursuivit :

-- La Compagnie, c'est la moitié de l'Angleterre. L'autre moitié, les parties nobles de ce grand corps, le cœur et la tête, le gouvernement en un mot, sont minés avec la même énergie, seront frappés avec la même violence. En ce moment, les Chambres du Parlement sont assemblées ; on s'y tait ; on craint d'apporter à la tribune de mortelles révélations ; whigs et tories, par un tacite accord, laissent de côté le dédale d'embarras et d'obstacles où ce qu'ils nomment la fatalité a poussé l'Angleterre. Ils ne disent pas que Papineaux, l'illustre agitateur de l'Amérique du Nord, préside la Chambre d'assemblée du bas Canada et combat victorieusement leur domination sur une contrée aussi grande que l'Europe. Ils ne disent pas que les États-Unis menacent, et que de tous les points du globe à la fois s'élève une tempête qui marche obscurcissant au loin l'horizon et couvrant déjà ce fier soleil de l'Angleterre agonisante. Oh ! s'ils ne le disent pas, ils le savent. Tout es caduc, usé, vieilli. Point de travail. Des monceaux d'or et pas de pain. Le monstre râle sous ce triple cancer : les pauvres, le chartisme, l'Irlande ! Comme si Dieu eût voulu montrer au monde, par un exemple sensible, que les peuples sont comme les hommes, et que les débauches politiques ont, comme les orgies privées, le châtiment des lèpres honteuses.

« Eh bien ! c'est sur ce corps épuisé que vont tomber, aujourd'hui, nos coups. Comptez avec moi notre armée : Spitael-Fields a dû vomir ce soir, dans Londres, ses milliers de tisserands irrités par la baisse des salaires ; Saint-Gilles a ouvert ses bouges et jeté dehors ses innombrables hôtes, comme une inondation furieuse que nulle digue ne saurait retenir ; l'Irlande nous a envoyé dix milles soldats qui attendent mes ordres ; la Famille enfin, dont je me suis fait le chef, la Famille , dont les membres ne pourraient point se compter, servira mes desseins sans le savoir. Que dites-vous de mon armée ?

-- Je dis que vous êtes grand, milord, répondit Bembo.

-- C'est une vaste combinaison ! ajouta Randal d'un air pensif.

Le laird releva doucement la tête.

-- Oui, murmura-t-il, mon frère Fergus est grand. Je suis content d'être venu !

Rio-Santo, qui avait parlé jusqu'alors avec entraînement et chaleur, se recueillit un instant et reprit d'une voix calme :

-- Voici maintenant vos postes de bataille : Ange, vous allez vous rendre sur-le-champ au coin de Saint-James-Street qui est en ce moment encombré de foule. Il y a là des hommes de la Famille en grand nombre et cinq cents Irlandais armés sous leurs habits. Les chefs ont un mouchoir autour de leur chapeau. Il attendent leur commandant : vous vous ferez reconnaître avec le mot d'ordre qui est Ears, puis vous attendrez, vous rapprochant le plus possible du palais de Buckingham, où est le roi.

-- Et qu'attendrai-je ? demanda Bembo.

-- Vous attendrez qu'un coup de canon vous donne le signal d'attaquer le palais de Sa Majesté.

-- C'est bien, dit Bembo.

-- Vous, Paulus, poursuivit le marquis, vous allez vous rendre dans White-Hall et vous charger à la fois de l'amirauté, de la trésorerie et des horse-guards. Vous trouverez là des chefs subalternes qui vous attendent, et les hommes ne vous manqueront pas.

-- Le mort d'ordre est le même ? dit Paulus.

-- Le même, ainsi que le signal.

-- Ma foi, O'Breane, s'écria l'ancien tueur de bœufs, je me moque de la verte Irlande comme des antipodes, mais je ferai tout ce que vous voudrez.

-- Vous, Randal, poursuivit encore Rio-Santo, vous aurez les deux Chambres du Parlement, et spécialement les ministres que vous ferez prisonniers. Smith et Falkstone, qui sont prévenus, cerneront les bureaux de la Compagnie des Indes et Somerset-House. Les autres établissements du gouvernement auront affaire à nos Irlandais et à l'émeute.

-- Et vous, milord ? demanda Randal.

-- Moi, répondit le marquis, je vous donnerai le signal avec les vieux canons de la Tour de Londres, où je sais les moyens de m'introduire. Mon frère Angus, vous me suivrez partout.

-- Je suis content ! dit le laird.

Rio-Santo regarda la pendule qui marquait huit heures et se leva.

-- Il est temps de nous séparer, messieurs, reprit-il ; au revoir, Ange, mon fils chéri. Au revoir, ami Randal, et vous, mon brave Waterfield, j'espère que nous nous retrouverons bientôt.

-- Puissiez-vous ne pas vous tromper, milord ! murmura Bembo avec émotion.

Il serra la main que lui tendait Rio-Santo ; Randal et Paulus en firent autant, et tous trois sortirent par la porte de derrière qui donnait sur Belgrave-Lane, afin de se mettre à leurs postes. Angus et le marquis restèrent seuls. Ce dernier passa sous ses habits une riche paire de pistolets et glissa dans son sein un court poignard à lame mate et brunâtre, historiée sur ses trois plans jusqu'à la moitié de sa longueur et profondément cannelée de là jusqu'à la pointe. Tandis qu'il était ainsi occupé, le laird, pâle et chancelant sur ses jambes, traversait le salon dans la direction de la fenêtre qu'il ouvrit. Il avait sur le front de grosses gouttes de sueur.

-- Mon frère O'Breane, balbutia-t-il, je vous aime... si vous saviez comme je vous aime !

Le laird se pressait la tête à deux mains et sa voix sanglotait.

-- Qu'avez-vous ? dit le marquis, votre fièvre n'est-elle pas finie ?

-- Ma fièvre ! répéta Angus dont les yeux s'égaraient ; sais-je pourquoi je vous aime ! N'allez pas, je vous en prie, n'allez pas !

Rio-Santo se méprit. Il crut que cette terreur soudaine avait trait aux dangers inhérents à la lutte qu'il était sur le point d'engager. Il marcha vers la fenêtre et voulut prendre la main du laird. Celui-ci, en proie à une émotion insurmontable, se jeta dans ses bras en pleurant. Était-ce un signal convenu ? Les ombres noires s'agitèrent sur la neige, comme s'agitent les soldats rangés en bataille au commandement préparatoire de « Garde à vous ! »

XXVI -- LE DERNIER PAS

À peine Angus Mac-Farlane eut-il touché la joue du marquis de Rio-Santo qu'il se rejeta violemment en arrière. Il y avait de l'horreur sur son visage, et ses yeux, vaguant dans le vide, devenaient égarés de plus en plus.

-- Judas ! Judas ! balbutia-t-il ; j'ai baisé mon frère sur la joue !

Le marquis avait regagné la cheminée et agité une sonnette.

-- Faites atteler sur-le-champ, dit-il au groom qui se présenta, mon tilbury et mon meilleur cheval.

Le valet sortit. Quelques minutes après Rio-Santo descendait le perron d'Irish-House. Au bas du perron il y avait un élégant tilbury attelé d'une jument dont lord John Tantivy fût devenu amoureux fou à la première vue. Le noble animal piaffait, durcissant sous son sabot la neige nouvellement tombée et relevant par brusques secousses sa nerveuse encolure.

-- Montez, Mac-Farlane, dit Rio-Santo.

Le laird demeura immobile. Le long de la grille du square, il se fit un mouvement lent et presque imperceptible parmi les hommes qui attendaient là depuis plus de trois heures. Ils se glissèrent doucement, suivant le trottoir adhérent à la grille, et se trouvèrent bientôt en face du perron d'Irish-House.

Rio-Santo, qui avait fait le tour de l'attelage pour donner une caresse à sa jument favorite, revint en ce moment et prit le bras du laird en disant :

-- Allons ! mon frère, allons !

Mac-Farlane arracha brusquement son bras de l'étreinte du marquis et fit un pas en arrière.

-- Non, non, non ! dit-il par trois fois ; Fergus, ayez pitié de moi ! Remontez ce perron. Rentrez ! Je vais tout vous dire.

Rio-Santo hésita un instant. Mais un incident de ce genre ne pouvait l'arrêter longtemps. Il consulta sa montre et mit le pied sur la marche du tilbury.

-- Restez ou venez, mon frère, dit-il, à votre choix ; mais hâtez-vous de choisir, car mes minutes sont comptées.

Angus jeta un regard à la dérobée et vit les formes noires avancer de tous côtés et se disposer, par une lente manœuvre, de façon à entourer le tilbury. Il s'élança sur le marchepied après Rio-Santo.

-- Eh bien ! oui, dit-il, partons... mais lancez votre cheval au galop... plus vite que le galop !

Rio-Santo saisit les rênes, et levant la tête pour choisir la direction, il aperçut pour la première fois deux ou trois hommes au beau milieu de la chaussée. Alors, il eut une vague idée de soupçon.

-- Mais allez donc, frère, au nom de Dieu ! criait Angus, dont l'émotion semblait croître.

Le marquis avait eu le temps de jeter autour de lui un regard rapide. Il avait vu à droite, à gauche, sur la chaussée, sur les trottoirs, partout enfin, des hommes disséminés qui semblaient attendre.

-- Voilà qui est étrange, murmura-t-il.

Il releva les yeux sur Angus et vit ses traits exprimer une horrible angoisse.

-- Milord, dit en ce moment un groom en descendant précipitamment les marches du perron, ces hommes qui entourent de loin Votre Seigneurie sont armés.

-- Allez ! interrompit Angus, passez-leur sur le corps, mon frère !

Rio-Santo mesura d'un regard le terrain à parcourir et les intervalles laissés libres par ceux qu'on lui désignait comme des ennemis.

-- Clary ! dit-il doucement.

La jument raidit ses jarrets, releva le cul et ramena ses oreilles attentives.

-- Clary ! balbutia le laird en mettant sa main sur son cœur qui défaillait.

Rio-Santo tendit les rênes et reprit à demi-voix :

-- Hop ! Clary !

La jument partit, effleurant la neige.

-- Clary ! Clary ! répéta le laird. Ah ! ah ! J'allais oublier !

Il s'était levé, et arrachant les rênes des mains du marquis, il les tira de toute sa force au point de faire reculer le tilbury déjà lancé au galop, sur le perron d'Irish-House. Les hommes apostés s'ébranlèrent tous à la fois. La voiture se trouva étroitement cernée en un clin d'œil.

-- Fergus, reprit Mac-Farlane d'une voix éclatante, qu'as-tu fait de Clary ? qu'as-tu fait d'Anna ?

Ces plaintes étaient pour Rio-Santo une énigme. Sa première idée fut qu'il était entouré d'hommes de police, et que Smith, ou un autre, l'avait trahi. Il demeurait assis, tranquille en apparence, sur les coussins du tilbury, tandis que Mac-Farlane, debout auprès de lui, gesticulait, l'écume à la bouche, et semblait être en proie à un furibond accès de frénésie. Deux hommes tenaient déjà la bride du cheval.

La lumière des deux lanternes à gaz posées devant le perron d'Irish-House tombait d'aplomb sur Rio-Santo ; Stephen n'eut point de peine à reconnaître en lui le magnifique étranger de Temple-Church. Mais, entre l'homme de Temple-Church et l'assassin de son père, il y avait une différence. Stephen cherchait toujours sur ce noble front la cicatrice gravée si profondément dans ses souvenirs d'enfant. Frank de même. C'était le marquis de Rio-Santo qui était là devant lui ; c'était l'homme détesté, le rival heureux, le tyran impitoyable de la pauvre Mary, mais était-ce aussi le bourreau d'Harriet ?

M. le marquis de Rio-Santo, lui, ne faisait nul effort pour se dégager. Il regardait, d'un air de surprise calme, ces gens inconnus, ameutés autour de sa voiture, et semblait attendre une explication. Mais c'est que le visage de M. le marquis de Rio-Santo savait être un masque discret. Derrière ce calme, résultat d'un effort désespéré, il y avait une terrible angoisse. Dans une heure, toutes les forces réunies de la capitale des Trois-Royaumes n'auraient point suffi peut-être à comprimer son redoutable essor ; maintenant quelques hommes pouvaient lui barrer le chemin.

-- Messieurs, dit-il d'une voix qui vibra au milieu du silence, j'ai nom don José-Maria Tellès de Alarcaon, marquis de Rio-Santo. Je suis grand de Portugal de première classe et chargé d'une mission diplomatique près le gouvernement anglais. Si vous êtes des gentlemen, je vous prie, après cette explication que je ne vous devais pas, de lâcher la tête de mon cheval et de me faire place ; si vous êtes des hommes de police, je vous somme de vider le pavé, vous tenant quittes de toute excuse pour cette insulte brutale et contraire au droit des gens.

Mais Frank et Stephen vinrent se placer l'un à droite, l'autre à gauche du marquis.

-- Il n'y a pas assez longtemps, dit Frank, que M. de Rio-Santo et moi nous sommes vus de près, pour que j'aie besoin de lui décliner mes noms et titres.

Le marquis se pencha pour mieux voir.

-- L'Honorable Frank Perceval ! murmura-t-il.

Frank s'éleva sur la pointe des pieds et prononça tout bas :

-- Le frère d'Harriet Perceval, milord.

-- Et l'amant malheureux de Mary Trevor, ajouta ironiquement le marquis ; je vous déclare, monsieur, que je n'ai point eu l'honneur de connaître milady votre sœur.

-- C'est vrai, dit Frank ; vous l'avez tuée sans la connaître.

Il y avait dans cette parole un accent si profond de haine, que le marquis allait demander des explications lorsqu'il sentit une main se poser sur son bras. Il se retourna et se trouva en face de Stephen.

-- Moi, je suis le fils de Mac-Nab, dit seulement ce dernier.

Rio-Santo tressaillit de la tête aux pieds.

-- Mac-Nab ! mon frère Mac-Nab ! prononça le laird ; sang pour sang ! Je suis content d'avoir fait ce que j'ai fait !

Il y eut un court moment de silence. Le marquis semblait changé en statue. Qui pourrait dire ce qui se passait en cet homme à cette heure suprême ! Il avait remué le monde ! Et maintenant, au dernier pas, un grain de sable le précipitait dans l'abîme !

-- Monsieur, dit Stephen avec froideur, veuillez descendre, s'il vous plaît ; vous comprendrez que toute résistance serait désormais folie, et qu'il vaudra mieux pour vous nous épargner la triste nécessité d'employer la violence.

Mais le laird s'écria :

-- Fi des gens de justice, mon neveu Mac-Nab. Ceux que je hais, je les tue de ma main !

Il se rua sur Rio-Santo, et le saisit à la gorge. Durant un instant, une lutte confuse s'établit. Mac-Nab et Perceval s'élancèrent à la fois pour s'interposer. À ce moment, Rio-Santo, qui venait de dégager sa gorge des étreintes insensées du laird, releva la tête. Un rouge sombre et uniforme, résultat des efforts d'Angus ou de sa colère, avait remplacé la mate pâleur de ses traits ; ses sourcils étaient froncés, et, sur le fond empourpré de son front, une ligne livide, profondément tranchée, courait du sourcil à la naissance des cheveux. Frank et Stephen poussèrent un double cri :

-- La cicatrice !

Mais ce n'était jamais pour peu que Rio-Santo fronçait le sourcil. On avait perdu de vue ses mouvements durant une seconde : une seconde lui suffit. Le laird, violemment renversé, vint tomber dans les bras de Stephen, et une voix impérieuse s'éleva :

-- Lâchez la bride, sur votre vie !

Les deux hommes qui retenaient le cheval n'obéirent point. Deux détonations retentirent coup sur coup.

-- Hop, Clary ! dit le marquis.

La jument docile obéit au frein, libre désormais, car les deux hommes avaient roulé dans la neige. Le tilbury partit comme un trait.

-- Cent guinées à qui l'arrêtera ! cria Stephen désespéré en s'élançant sur les traces de Rio-Santo.

Donnor d'Ardagh brandit un long couteau qu'il tenait à la main.

-- Oh ! Votre Honneur, dit-il, Donnor va l'arrêter pour rien. On pave à l'entrée de Belgrave-Street, et les lords ne remarquent pas ces choses là. Il va être obligé de revenir.

Donnor arriva au coin de Belgrave-Street au moment où le marquis, arrêté par l'obstacle indiqué, revenait au grand galop pour enfiler l'autre côté du square. On le vit se précipiter tête première. La course du tilbury ne se ralentit point. Seulement Donnor, cramponné au brancard, se laissait traîner et ne lâchait point prise, malgré les efforts du marquis. Au bout d'une centaine de pas, Clary broncha.

-- Hop, ma belle ! dit Rio-Santo.

Clary bondit en avant, puis s'abattit, morte.

Donnor se coucha, épuisé dans la neige, en poussant un long cri de victoire. Il était parvenu à mettre son couteau tout entier dans le ventre de la jument.

-- Oh ! Votre Honneur, dit-il à Stephen qui accourait, je n'avais encore rien fait qui vaille pour payer le pain que vous m'avez donné et les habits de la petite fille !

Toujours le grain de sable ! Le plus misérable des Irlandais arrêtait ici le gigantesque vengeur de l'Irlande !

XXVII -- LE POIDS D'UN GRAIN DE SABLE

Rio-Santo avait été lancé rudement sur le sol. Il se releva avant que le gros de ses adversaires fût à portée de le saisir. Il tenait à la main son poignard. Ce furent Stephen et Perceval qui s'élancèrent sur lui les premiers.

-- Quoi ! tous deux en même temps, dit le marquis avec raillerie.

Il avait évité le choc de Frank et tenait le poignard levé sur Stephen. Mais il ne frappa point. Une clameur lointaine se faisait entendre dans la direction de Chapel-Street.

-- Rendez-vous, milord ! dit Stephen, vous voyez bien que toute résistance est inutile.

-- Je vois que vous êtes vingt contre un, messieurs, répondit Rio-Santo. Par tout pays, ce serait lâcheté ; à Londres, c'est prudence d'habitude. Je me rends à l'Honorable Frank Perceval.

Tout en parlant, il prêtait attentivement l'oreille. Le bruit augmentait du côté de Chapel-Street. M. de Rio-Santo avait jeté son poignard, et se tenait, sans armes, entre Stephen et Perceval. Toute la troupe se mit en marche vers Chapel-Street, afin de gagner le bureau de police de Westminster. Le visage du marquis avait perdu son caractère provocant, pour prendre une expression de froideur. Nul n'aurait su deviner en ce moment ce qui se passait au-dedans de lui. Chaque fois qu'une clameur plus sonore arrivait de Grosvenor-Place par Chapel-Street, il pressait le pas involontairement, comme s'il eût voulu devancer la marche de ses gardiens. On arrivait à l'angle de Belgrave-Square. La physionomie du marquis s'éclaira d'une lueur de contentement tôt dissimulé, lorsqu'il se vit dans Chapel-Street que remplissaient déjà les cris de la foule.

-- Hâtons-nous, dit Stephen, ou nous retrouverons le passage obstrué.

-- On dirait une émeute ! ajouta l'un des hommes qui l'accompagnaient.

C'était une émeute en effet. C'était l'aile d'une armée immense qui faisait à cette heure déjà ruisseler par les rues de Londres ses innombrables bataillons. C'étaient les gens de Saint-Gilles, les voleurs de la Famille et les Irlandais qui, suivant une direction donnée, se précipitaient le long des parcs jusqu'à Buckingham-Palace. Une fois à la portée de la foule, dont il était l'âme, Rio-Santo n'avait qu'à prononcer un mot pour être sauvé.

Mais il y avait sur sa route un obstacle vivant, un homme que Dieu semblait avoir choisi entre tous pour doubler l'amertume du calice. Angus Mac-Farlane avait assisté au conseil secret tenu dans le salon d'Irish-House. Il savait, lui aussi, ce qu'était cette foule dont les clameurs arrivaient au marquis comme un présage de salut. Il parla. Stephen et Frank changèrent aussitôt la direction de leur marche, et comme le marquis refusait de faire un pas en sens contraire, on le saisit à bras-le-corps et on l'entraîna.

Dans Belgrave-Street, on trouva des policemen attirés enfin par la double détonation. Rio-Santo fut remis entre leurs mains et arriva au bureau de police de Westminster escorté par tous ceux qui avaient contribué à son arrestation.

Pendant cela, Londres, la ville antipathique aux émeutes, parce que les émeutes font fermer les boutiques, s'effrayait et se repliait au fond de ses noires maisons, comme fait un escargot dans sa coquille, à l'approche du danger. L'émeute grossissait, grossissait. Où allait-elle ? Dans quel but s'armait la foule ? Au profit de qui se faisait la révolution ?

On ne savait. Cette foule n'avait point de drapeau. Elle ne criait ni pour les whigs, ni pour les tories, ni pour les radicaux. C'était une colère terrible d'autant plus qu'elle était mystérieuse, inexplicable.

Buckingham-Palace était cerné, White-Hall et ses abords où sont entassées les administrations publiques étaient pris d'avance, tant le nombre des assaillants éloignait toute idée de résistance. Les membres épouvantés des deux Chambres du Parlement se taisaient pour écouter ce peuple ameuté aux portes, et dont les clameurs désordonnées eussent couvert leur vide éloquence.

Oh ! tout était prévu, tout. Les lieutenants de Rio-Santo attendaient ; -- le canon de la Tour se taisait.

Qui ne connaît les allures de ce monstre sans tête qu'on appelle l'Émeute ? Il passe, renversant devant lui tout obstacle, se fortifiant par le combat, grandissant à chaque goutte de sang qu'il verse, capable d'opérer des miracles, s'il a flairé une fois l'odeur aimée de la mort. Il passe, plein d'ardeur et de joie, pourvu qu'on lui donne des hommes à tuer ou des palais à démolir.

Mais si vous ne jetez rien sur sa route, à quelle curée voulez-vous qu'il s'anime ?

Le signal ne venait pas.

Le monstre avait les pieds dans la neige fondue. On le forçait à rester en place. Il eut froid et il s'ennuya. Or l'ennui tue l'émeute comme le soufre détruit les chenilles.

Vers dix heures du soir, les policemen parcouraient les rues de Londres où le passage de la cohue n'avait laissé qu'un surcroît de boue.

En un seul endroit, l'émeute n'avait point cédé, c'était à l'angle de Prince's-Street et de Poultry. Nous savons que là le moment était fixé. À onze heures on devait entamer le pillage de la Banque. Mais le laird avait eu le temps de parfaire sa déclaration au bureau de police de Westminster. Vers dix heures, par Threadneedle-Street, laissé libre, déboucha un bataillon de gardes à pied, qui prit place tranquillement devant la porte du magasin de soda-water. À minuit, tout dormait dans la ville, sauf une douzaine de maçons occupés à murer aux flambeaux la porte du magasin de soda-water.

Le grain de sable avait tout écrasé, tout. Du plan de Fergus O'Breane, il ne restait rien.

Il était déjà tard lorsque Susannah quitta Clary Mac-Farlane qu'elle venait de sauver, sur le trottoir de Cornhill, devant la maison de mistress Mac-Nab. Elle se fit aussitôt conduire dans Regent-Street, chez la comtesse de Derby. Susannah la trouva couchée sur une chaise longue, pâle, affaissée, et le découragement peint sur le visage. À la vue de la belle fille, Ophélia eut un sourire presque joyeux.

-- Je croyais que vous m'abandonniez, dit-elle, et je suis bien heureuse de vous voir.

Susannah lui prit la main et la serra doucement entre les siennes.

-- Comme vous voilà pâle et changée, chère lady ! répliqua-t-elle ; vous souffrez ?

La comtesse mit la main sur son cœur.

-- Oui, répondit-elle, je souffre. Je vous conterai mes peines, Susannah. Mais vous, que vous est-il arrivé ?

-- Moi, repartit la belle fille en souriant tristement, mes peines sont un secret, et ce secret ne m'appartient pas... Ce sera pour moi un jour heureux, chère lady, que celui où je pourrai vous ouvrir mon cœur, comme je l'ai fait à Brian de Lancester, dont je vais devenir la femme.

La comtesse se souleva sur sa chaise longue et attira Susannah auprès d'elle.

-- Je savais bien que vous m'apportiez une consolation, dit-elle avec une amitié charmante ; ce m'est une chose si douce de vous voir heureuse, Susannah ! Moi qui connais M. de Lancester, je le sais noble et bon, aussi noble que vous avez pu le rêver.

Elle baisa au front Susannah qui se penchait vers elle en rougissant et en souriant.

-- Je viens vous demander un asile, reprit cette dernière ; je n'ai plus de retraite.

-- Quoi ! s'écria étourdiment Ophélia ; Mme la duchesse de Gèvres... ?

Susannah garda le silence.

-- Pardon, poursuivit la comtesse ; je vous remercie d'avoir compris que ma maison est à vous comme je le suis moi-même.

Elle embrassa la belle fille avec un redoublement de tendresse.

-- Je connais toute votre bonté, chère lady, reprit Susannah qui rougit encore et se troubla ; je viens donc vous demander un asile. En outre...

-- En outre ?... répéta doucement la comtesse.

-- Il y a deux jours que je n'ai vu M. Brian de Lancester, acheva la belle fille en relevant la tête comme pour protester contre sa rougeur.

Lady Ophélia se leva vivement pour prendre une sonnette d'or qui se trouvait hors de sa portée.

-- Voyez, Susannah, dit-elle gaiement, vous m'avez guérie. Joan, ajouta-t-elle en s'adressant à sa femme de chambre, qui se présentait à l'appel de la sonnette, apportez-moi ce qu'il faut pour écrire.

Joan mit sur le lit un élégant et léger pupitre de maroquin. La comtesse trempa sa plume dans l'encre.

-- Il faut lui faire une surprise, chère belle, dit-elle tout bas. Je ne veux point lui dire que vous êtes ici, et demain, quand il se présentera...

-- Non, oh ! non, Ophélia, interrompit Susannah. Une nuit est bien longue et il doit me croire entourée de périls.

-- Comme vous prononcez ce mot, Susannah ! Des périls ! mais il y a des périls de toute sorte... Je vais dire à M. de Lancester que vous êtes à l'abri sous mon aile.

Sa plume courut le long de trois ou quatre lignes sur le papier.

-- Joan, reprit-elle en fermant la lettre, il faut que Tom porte sur-le-champ ce billet dans Cliffort-Street, à l'Honorable Brian de Lancester, et qu'il me rende la réponse tout de suite. Je l'attends.

Joan sortit. La belle fille adressa à son amie un regard de reconnaissance. Puis l'entretien continua. La comtesse se sentait réellement soulagée. Il ne faut souvent que le son d'une voix aimée pour dissiper ces lourdes vapeurs que condensent autour de l'âme la solitude et l'abandon. Susannah regardait bien souvent l'aiguille de la pendule.

Enfin, Joan reparut au seuil. Elle avait une lettre à la main.

-- Donnez, dit la comtesse.

Susannah était pâle d'émotion. Joan tendit la lettre à sa maîtresse qui la reconnut pour celle qu'elle venait d'écrire à l'instant et qui n'avait point été décachetée.

-- Que signifie cela ? demanda-t-elle.

-- S'il plaît à Votre Seigneurie, répondit Joan, l'Honorable Brian de Lancester est absent de sa maison depuis trois jours et n'a point donné depuis lors de ses nouvelles.

Susannah chancela et s'appuya tremblante au dos du lit de jour.

XXVIII -- LUNATIC-ASYLUM

Vers deux heures de l'après-midi, le lendemain, M. le vicomte de Lantures-Luces se fit annoncer chez la comtesse de Derby.

Aussitôt que lady Ophélia eut donné l'ordre de l'introduire, M. de Lantures-Luces franchit lestement le seuil.

-- Madame la comtesse, dit-il en violant la main d'Ophélia, veut-elle bien permettre ?

Puis il ajouta, en faisant une brusque évolution du côté de Susannah :

-- Voulez-vous bien permettre, madame la princesse ?

Ces deux mains baisées, il reprit :

-- Belle dame ! voici ce que je me suis dit, je me suis dit : la charmante comtesse se confine en ses salons de Barnwood-House, dont le goût est chose proverbiale ; -- je parle très sérieusement ; -- Sa Seigneurie ne voit rien, n'entend rien, ne sait rien !...

-- Vous apportez des nouvelles, vicomte ?

-- Assurément, belle dame. Tout d'abord, je vous dirai une chose qui ne peut manquer de vous intéresser. Mary Trevor est revenue à la vie.

-- Voici une bonne nouvelle, vicomte, dit Ophélia. Pauvre Mary ! je suis heureuse d'apprendre sa guérison.

-- Belle dame, vous avez un adorable cœur ! Mais là ne s'arrête pas l'histoire. On croyait, et moi tout le premier, qu'elle avait une inclination très prononcée pour ce cher marquis de Rio-Santo. Eh bien ! pas du tout. Elle aime Frank Perceval, un fort charmant garçon, madame, mais qui ne va pas à la cheville du marquis.

-- Ceci est encore une bonne nouvelle, murmura la comtesse.

-- Mais savez-vous, belles dames, que cette catalepsie est un mal éminemment pastoral et poétique, puisqu'elle ramène les jeunes ladies infidèles à leurs premières amours. J'espère que la plaisanterie ne vous semblera point dépasser les bornes des convenances. Mais ce n'est pas là la grande nouvelle. Il s'agit de notre cher Brian de Lancester...

Susannah laissa tomber ses deux bras et devint si parfaitement immobile qu'on eût pu la prendre pour une statue.

-- Qu'est-il donc arrivé ? demanda la comtesse.

-- Je pourrais, sans risque aucun, vous le donner en mille, belle dame, mais voici le fait : il est presque incroyable : Brian est fou.

Susannah tressaillit, mais garda le silence.

-- Y pensez-vous, vicomte ! se récria Ophélia.

-- J'y pense avec un chagrin réel, milady. Ce pauvre Brian a escaladé de vive force, il y a trois jours, la serre japonaise du château de Kew.

-- Pourquoi faire, bon Dieu ?

Susannah respira et mit sa main sur son cœur.

-- Pour conquérir un camélia, belle dame ?

-- Et il n'a point donné d'autre symptôme de folie ? dit Susannah dont le front rayonnait de bonheur et d'orgueil au souvenir du récit de Lancester.

-- Belle dame, répondit Lantures-Luces, vous êtes exigeante ; je suppose que Votre Grâce ne trouvera pas le mot trop fort. Brian aurait, dit-on, essuyé le feu des gardes à cheval et crevé Ruby, un coureur de cinq cents guinées, pour un camélia de six pence. Il me semble...

-- Mais si cette fleur avait pour lui un prix dont vous ne pouvez vous rendre compte, monsieur ?

-- Et qu'est devenu l'Honorable Brian de Lancester, en définitive ? interrompit la comtesse.

-- Je ne saurais vous dire, belle dame, répondit Lantures-Luces, dans quel hôpital de lunatique ( lunatic-asylum ) le gouvernement l'a fait enfermer.

Susannah perdit à ce mot ses brillantes couleurs.

-- Enfermé ! dit-elle, il serait prisonnier ?

-- Oui, milady, la chose, quant à cela, est positivement officielle. Mais le bon de l'histoire, c'est que le même jour, White-Manor, le frère aîné de Brian est tombé fou furieux, lui aussi. Il y a comme cela des épidémies de famille. Tel que vous me voyez, moi, j'ai eu deux petits-neveux, les fils de ma demi-sœur, qui sont morts de la coqueluche à vingt-quatre heures de distance. Je parle sérieusement.

Susannah penchait sa tête sur son sein et n'écoutait plus.

-- Le comte de White-Manor a été transporté tout de suite à Denham-Park, l' asile des fous grands seigneurs. Peut-être Brian y est-il aussi ? Je tâcherai de savoir cela.

Le petit Français se leva. Il était au bout de son recueil, et avait hâte d'aller donner ailleurs une seconde représentation avant l'heure du dîner. Lorsqu'il fut parti, Susannah dit :

-- Il faut que je le cherche ; Ophélia, je crois deviner qu'il est victime de quelque perfide machination. C'était pour moi, cette fleur, chère lady... est-on fou parce qu'on aime ?

-- Vous êtes heureuse, Susannah ! ne put s'empêcher de dire la comtesse.

-- Heureuse ! répéta Susannah ; oh ! oui, bien heureuse d'être aimée ! Mais vous ne savez pas les ennemis redoutables et cruels que cet amour lui a faits ! Il faut que j'aille à son aide.

La comtesse ne trouva point de paroles pour combattre cette résolution, qui eût été la sienne en pareille circonstance. Susannah partit ce jour-là même.

Il n'y a point dans tout l'univers un pays qui puisse rivaliser avec les Îles Britanniques pour la production en fait de folie. Et cela comme pour l'excès de la misère, comme pour la fréquence exagérée des crimes de toute nature, l'Angleterre est évidemment une contrée fertile entre toutes.

Susannah, conduite par l'idée qu'elle ne trouverait point Brian dans Londres, se rendit directement à Wakefield, dans le comté d'York. La maison de Wakefield est l' asile modèle.

Brian n'y était point. Elle se rendit à l'asile d'York ; de là elle gagna Hanwell, situé à huit milles de Londres, sur la route d'Uxbridge.

À Hanwell non plus qu'à York, Susannah ne trouva nul indice qui pût la guider sur la trace de Brian ; elle visita sans plus de succès tous les autres établissements publics et privés, dont la nomenclature tiendrait plusieurs pages.

Une fois pourtant elle crut être au bout de ses recherches. Ce fut dans l'opulente et aristocratique maison de santé fondée à Denham-Park par M. Benjamin Rotch, ancien membre du Parlement. Lorsque Susannah prononça en arrivant le nom de Lancester, on lui répondit qu'en effet un gentleman de ce nom était au château depuis deux jours. Susannah, impatiente, supplia les employés de la maison de l'introduire auprès de ce gentleman. On lui ouvrit la grille d'un jardin ombreux où quelques hommes d'aspect tranquille et distingué se promenaient gravement.

-- Attendez, milady, lui dit-on, le gentleman va venir avec ses gardiens.

La belle fille s'assit sous un berceau et attendit. En attendant, elle ne put s'empêcher d'écouter la conversation de trois ou quatre de ces hommes graves dont le maintien respectable l'avait frappée à son entrée dans le park. L'un d'eux prétendait être Napoléon, l'autre Luther, le troisième la lune et le quatrième une momie d'Égypte, restée depuis deux mille ans dans un parfait état de conservation.

Au bout de quelques minutes, Susannah vit venir à elle un vieillard d'apparence souffreteuse et méchante à la fois, dont les gestes saccadés et le regard stupide peignaient énergiquement la folie. À ses côtés étaient deux gentlemen de tournure éminemment fashionable, qui soutenaient ses pas et le comblaient d'attention toutes filiales. Le vieillard était l'homme qu'attendait Susannah ; les gentlemen étaient des gardiens.

-- Milady désire parler à milord ? dit l'un des deux gentlemen.

-- Non, monsieur, non, répondit Susannah tristement ; je croyais... ceci est le résultat d'une erreur.

Elle saluait pour se retirer, lorsqu'il arriva une chose étrange. Le comte de White-Manor avait tressailli faiblement au son de sa voix.

Au moment où elle s'inclinait, il trompa par un bond subtil la surveillance de ses gardiens et saisit le bras de la belle fille avec une extrême violence. Les gardiens hésitèrent. Le cas était périlleux. Le moindre mouvement pouvait exalter la fureur du comte et mettre la vie de Susannah en danger. Pendant qu'ils se glissaient doucement, essayant de se rapprocher du lord, celui-ci avait penché son visage abruti jusque sur la charmante figure de Susannah et la considérait avidement.

-- Non ! non ! non ! murmura-t-il par trois fois, je ne suis pas le père de l'enfant, madame ! Gilbert ! apporte la corde... la corde de chanvre. L'enfant ressemble au mendiant irlandais !

Il fit mine de saisir un objet que lui présenterait un être invisible, et passa deux ou trois fois sa main fermée autour du cou de Susannah, comme s'il y eût enroulé une corde. Les autres fous, disséminés dans le jardin, commençaient à s'assembler pour examiner curieusement cette scène. Comme chacun d'entre eux était accompagné de plusieurs gardiens, il y avait foule.

-- Voyez ! voyez ! dit le lord, comme elle est restée jeune et belle ! moi, je suis vieux. N'est-ce pas injuste ? Il y a vingt ans qu'elle m'a trahi... qu'importe ! vingt ans après comme le lendemain, la vengeance est bonne. Gentlemen ! qui d'entre vous veut m'acheter cette femme ?

Les deux gardiens de White-Manor le saisirent en ce moment. Lorsqu'il sentit ses bras contenus par une force supérieure, il jeta sur la belle fille un regard envenimé de haine et dit :

-- Tu voudrais bien embrasser ton enfant, n'est-ce pas ? Écoute ! Elle est morte ! elle est morte ! elle est morte !

Il prononça ces derniers mots avec un ricanement pénible, chancela entre les bras de ses gardiens et tomba, foudroyé par une attaque de son mal.

Susannah était restée à la même place, frappée d'une sorte de stupeur. Elle savait que cet homme était un fou ; pourtant, sa vue et ses paroles avaient produit sur elle une impression qu'elle essayait en vain de chasser.

XXIX -- LE CABANON

Susannah fut quelque temps avant de se remettre du choc subi dans les jardins de Denham-Park. Elle avait achevé sa tournée. Lorsqu'elle revint Londres, son absence durait depuis trois jours. Elle commença sans retard de nouvelles recherches. Elle vit Saint-Lukes, Bethnal-Green, etc. Enfin elle visita Bethlem-Hospital (Bedlam). On lui montra des centaines d'insensés, mais on lui déclara que nul ne pouvait être admis à voir les aliénés au secret.

Les aliénés au secret ! Chacun sait que l'Angleterre est un pays très libre. Mais que vous semble cette alliance de mots : aliénés au secret ? Comment traduire ces mots : aliénés au secret, autrement que gens sans esprit, séquestrés sous prétexte de folie ? Une fois mise sur cette voie, l'imagination s'effraie et refuse de se figurer les détails d'un supplice moral que les langues humaines n'ont point de mots pour décrire. Susannah sortit, persuadée que Brian de Lancester était sous les verrous de Bedlam.

Elle ne se trompait point. Lancester avait été conduit à Bedlam sur la requête de son frère, ou plutôt sur la requête signée par Tyrrel. La couleur politique qu'on n'avait point manqué de donner à son arrestation et le mystère qui continua de couvrir, durant les jours suivants, le prétendu acte d'agression contre la jeune héritière de la couronne furent cause qu'on remplît à la lettre les instructions de White-Manor et de Tyrrel. Brian fut traité en criminel d'État qu'on ne veut point juger et dont on veut se défaire, ou tout au moins qu'on veut ensevelir dans l'oubli.

Quand Susannah revint à Barnwood-House, après quatre jours d'absence, lady Ophélia l'embrassa les larmes aux yeux.

-- J'ai fait ce que j'ai pu, chère Susannah, lui dit-elle. Dès qu'il m'a été possible de sortir, j'ai pris des renseignements, et je l'ai trouvé...

-- Où est-il ?

-- À Bedlam. Mais le difficile n'était pas de le trouver. Je n'ose vous dire cela, chère lady, M. de Lantures-Luces ne nous avait point trompées. Il est à Bedlam sous la double accusation de folie et de crime d'État...

-- Mais, interrompit Susannah, on n'aura pas de peine à prouver...

Elle s'arrêta, découragée par un regard d'Ophélia.

-- Tout se fait à la requête du comte de White-Manor, dit cette dernière, et le comte est puissant.

-- Mais le comte est fou ! s'écria Susannah.

-- C'était un faux bruit, assure-t-on.

-- C'était un bruit fondé, milady ! J'ai vu le comte de White-Manor à Denham-Park, et le hasard m'a rendu témoin de l'un de ses effrayants accès.

Ophélia appuya sa jolie tête sur sa main et devint pensive, Susannah la regardait avidement, cherchant une lueur d'espoir sur ces traits délicats et fins, dont la souffrance n'avait pu déranger l'exquise harmonie.

-- Brian est l'héritier de la pairie ! murmura enfin la comtesse.

C'était un anneau détaché de la chaîne de ses réflexions. Elle se leva sans ajouter une seule parole et se mit à son secrétaire pour écrire. Mais à peine eût-elle tracé deux ou trois lignes, qu'elle jeta la plume et repoussa le papier.

-- Non, non, dit-elle ; il faut que je la voie moi-même. Brian est l'héritier de la pairie, et peut-être...

Par pitié, chère lady, interrompit Susannah, donnez-moi ma part de vos espoirs.

Ophélia lui prit les deux mains et la baisa au front en souriant.

-- Vous ne connaissez par encore assez notre monde pour me comprendre, chère belle, répliqua-t-elle avec une sorte de gaîté : l'héritier d'un lord qui se porte bien est un assez mince personnage ; mais quand le lord tombe malade, on compte avec son héritier.

Tout en parlant, elle jetait rapidement sur ses épaules une élégante écharpe et disposait ses cheveux sous son chapeau sans le secours de sa femme de chambre.

-- Lady Jane B..., reprit-elle, m'a refusé son appui ce matin, mais Sa Seigneurie ne savait pas que le comte de White-Manor est fou.

-- Et que peut une femme en tout ceci, Ophélie ?

-- Une femme, chère belle ! lady Jane n'est pas une femme, c'est un whig. Elle a l'oreille du lord président du conseil des ministres et le cœur de S. A. R. Si je puis persuader à lady Jane que M. de Lancester votera avec le cabinet, la victoire est à nous.

-- Oh ! tâchez ! tâchez, chère lady ! s'écria Susannah à qui cette explication n'apprenait rien du tout.

Une minute après, la comtesse s'asseyait sur les moelleux coussins de son équipage. Pendant que ses chevaux allongeaient sur le pavé sourd des larges rues du West-End ce trot choisi, qui est l'orgueil de nos quadrupèdes et de nos sportmen, la charmante lady combinait son plan d'ambassade. Elle savait le monde ; elle était spirituelle et adroite autant que pût l'être jamais fille d'Ève, et elle tenait par un petit coin l'intérêt des gens qu'elle allait solliciter. La pauvre Susannah attendait. Oh ! que cette demi-heure lui sembla longue ! À son retour, lady Ophélia la trouva le visage baigné de larmes.

-- Victoire ! s'écria-t-elle, en se jetant à son cou. La voix d'un lord ne saurait s'acheter trop cher !

Susannah demeura un instant comme étourdie de bonheur. Puis elle pressa la main de lady Ophélia sur sa bouche, ne trouvait point de mots pour exprimer l'élan passionné de sa reconnaissance.

-- Maintenant, c'est à vous d'agir, Susannah, reprit la comtesse en lui rendant gaiement ses caresses ; il faut porter cette lettre au médecin en chef de Bedlam. C'est une prière du premier lord du conseil privé. Une prière de Sa Grâce vaut quelque chose de plus qu'un ordre. C'est la liberté de M. de Lancester.

-- Sa liberté ! répéta Susannah en joignant les mains ; oh ! donnez, donnez bien vite !

Il y avait en ce moment à Bedlam, dans l'un des salons du corps de logis affecté à l'administration, trois graves gentlemen assemblés. L'un d'eux, le docteur Bluntdull, alors médecin en chef de Bedlam, arrivait à la conclusion d'un très long discours, et disait :

-- En cet état, messieurs et chers confrères, la folie de l'honorable gentleman me paraît être prouvée au-delà du nécessaire. Je ne crois pas devoir prendre la peine de résumer l'un après l'autre mes principaux arguments...

-- Non, non, monsieur, interrompirent précipitamment les deux autres gentlemen.

-- Très bien ! alors, en présence de ces symptômes impossibles à méconnaître, je conclus que l'Honorable Brian...

-- Une lettre pressée pour monsieur le docteur, dit en ce moment un gardien qui entrouvrit la porte.

-- Bien ! Je conclus, disais-je...

-- Il y a une lady qui attend la réponse dans le parloir, interrompit encore le gardien.

-- Très bien ! Je conclus, disais-je donc...

-- La lettre porte le sceau du conseil privé, ajouta le gardien qui entra tout à fait.

-- Ah ! ah ! bah ! dit M. Bluntdull ; le sceau du conseil. Vous permettez, messieurs. Je vais conclure à l'instant.

M. Bluntdull ouvrit la lettre et braqua son binocle sur les quatre lignes qu'elle contenait. Tandis qu'il lisait son visage n'exprimait rien du tout. C'était la manière d'être habituelle du visage de ce savant homme.

-- Ah ! ah ! bah ! murmura-t-il quand il eut terminé. Peter, dites à cette lady que je lui offre mes compliments respectueux et que je suis dans une minute aux ordres de Sa Seigneurie... Pour en revenir, messieurs, me fondant sur les motifs énoncés ci-dessus, je conclus à ce que notre rapport déclare que si jamais homme eut le plein et complet usage de toutes ses facultés, c'est le très Honorable Brian de Lancester !

Les deux autres médecins firent un bond sur leurs sièges.

M. Bluntdull se leva.

-- C'est mon avis, prononça-t-il avec emphase en frappant involontairement la lettre ouverte du revers de sa main.

Les deux médecins regardèrent la lettre, puis se regardèrent. C'étaient des praticiens nécessiteux.

-- Je vois, reprit ce dernier, que nous nous entendons à merveille. Rédigez le rapport, messieurs, dans ce sens, je vous prie. Pendant cela, je vais prendre sur moi d'ouvrir les portes de l'hospice à l'Honorable Brian de Lancester qui est sain d'esprit comme vous et moi.

-- Quoi ! si tôt que cela ! murmura l'un des médecins.

-- Monsieur, répondit doctoralement Bluntdull, il n'est jamais trop tôt quand il s'agit de rendre à la société un membre distingué à tous égards et qui fait son plus bel ornement !

Il sortit.

Brian de Lancester était depuis trois jours dans l'un de ces cabanons grillés où l'on enferme les fous furieux, les fous agités , comme cela se dit à Bedlam. Il était littéralement chargé de liens. Chacun de ses membres adhérait étroitement aux parties correspondantes d'un meuble massif et de forme bizarre, qui porte le nom de chaise de force , et qui, avec son poids énorme et son système compliqué de courroies, défierait les forces d'un hercule.

On dit qu'Oxford, l'assassin de la reine Victoria, enfermé par grâce à Bedlam, est devenu fou au bout de deux semaines.

Brian de Lancester était une nature énergique. Sa forte volonté l'avait soutenu durant ces trois jours de tortures. Seulement, l'effort qu'il avait fait pour ne point faiblir dans la lutte se lisait sur son visage amaigri et couvert de pâleur. Susannah lui apparut au sein de sa misère, comme une radieuse vision. Il crut rêver d'abord. Il ne fallut rien moins que la voix positivement terrestre et peu angélique du docteur Bluntdull pour le rappeler au sentiment de la réalité. Le docteur, en effet, ne croyant pouvoir trop faire après la lettre du ministre, avait introduit lui-même Susannah dans la cellule.

-- Votre serviteur, milord, votre serviteur, dit-il : hum ! voici, je pense, une fâcheuse histoire. Après cela, -- n'est-ce pas ? -- hum ! trois fois vingt-quatre heures ne font pas un siècle ?

Lorsque Brian ouvrit les yeux, il vit Susannah agenouillée auprès de lui et qui tâchait en vain de dénouer les courroies de la chaise de force.

-- Ne prenez pas cette peine, milady, poursuivit le docteur ; on va défaire l'appareil.

On défit l'appareil. Brian se mit sur ses pieds et frémit comme un lion captif. Il redressa sa taille ; ses yeux brillèrent ; sa bouche eut un sourire que ni plume ni pinceau ne sauraient retracer.

Puis il prit la main de Susannah qui tenait l'ordre d' exeat et l'entraîna sans mot dire.

-- Ah ! ah ! bah ! grommela M. Bluntdull, il aurait pu me remercier.

La voiture qui portait Susannah et Brian roulait dans la direction du West-End. Brian regardait Susannah en silence et avec des yeux ravis.

-- Merci, dit-il en prenant sa main, sur laquelle il mit un long baiser ; merci, mon ange sauveur !

-- Que vous avez dû souffrir, Brian ! murmura la belle fille ; et c'est moi qui suis la cause...

Lancester fronça le sourcil.

-- C'est vrai, répliqua-t-il à voix basse.

-- Ce sont donc bien eux qui vous ont jeté dans ce cachot ?

-- Ce sont eux... et milord mon frère. Mais me voilà libre, et j'ai un moyen de m'acquitter envers vous, ma Susannah. Il est une chose que votre noble cœur souhaite par-dessus tout en ce monde.

-- Quoi ! dit la belle fille en pâlissant ; sauriez-vous ?

Elle s'arrêta, et balbutia d'une voix à peine intelligible :

-- Ma mère !

Brian souleva sa main qu'il tenait serrée entre les siennes, et lui en ferma la bouche en se jouant. Il souriait et se sentait heureux d'entendre ce mot si tôt venu et qui lui donnait à voir toute la belle âme de Susannah. Mais cette joie passa comme un éclair.

-- Ne m'interrogez pas, répliqua-t-il, et dites-moi quelle retraite a choisie l'homme que vous appelez Tyrrel l'Aveugle ?

-- Oh ! milord, s'écria Susannah tremblante, au nom de Dieu ! n'affrontez plus sa colère !

Sa colère ne peut rien contre moi, milady, et il faut que je le voie.

Susannah hésita.

-- Il faut que je le voie, reprit Brian, sur-le-champ.

Ceci fut dit d'un ton si grave, que la belle fille n'osa plus résister. Elle indiqua la demeure du docteur Moore. Brian mit aussitôt la tête à la portière et ordonna au cocher de se rendre au n° 10 de Winpole-Street.

-- Milady, je vous prie de m'attendre ici, dit-il au moment où la voiture s'arrêtait ; je vais bientôt revenir. Si je ne revenais pas...

Il s'interrompit et reprit presque aussitôt :

-- Veuillez consulter votre montre. Si je ne revenais pas dans une demi-heure, vous vous feriez conduire au bureau de police de High-Street et vous prieriez le magistrat de venir constater un meurtre.

-- Oh ! milord ! milord ! ayez pitié de moi, s'écria Susannah.

Brian ne répondit pas et descendit sur le trottoir ; l'instant d'après, il franchissait désarmé le seuil de la maison du docteur. Ce fut l'aide pharmacien Rowley qui l'introduisit.

-- Dites à maître Tyrrel, ordonna Brian, qu'un gentleman désire lui parler en particulier.

-- Maître Tyrrel, répéta Rowley, maître Tyrrel... connais pas.

-- Maître Spencer, si mieux vous aimez.

-- Je connais beaucoup de Spencer, monsieur. Il y en a un qui s'est établi l'an dernier pharmacien dans Ludgate-Hill... mais...

-- Je suis pressé, monsieur ! interrompit Brian. Quel que soit le nom sous lequel se cache cet homme, Tyrrel, Spencer ou Edmund Makensie, je veux...

-- Et que lui voulez-vous, s'il vous plaît, gentleman ? dit la voix de Tyrrel qui passait en ce moment le seuil.

Brian se retourna. Tyrrel ne l'eut pas plutôt aperçu qu'il recula de trois pas et changea de couleur, en grommelant :

-- Décidément, le diable s'en mêle !

Ceci se rapportait à une série de déboires éprouvés depuis peu par Tyrrel ; la fuite de Susannah et de Clary, la triste issue du complot contre la Banque, etc., etc. Tyrrel était en veine de malheur.

-- Nous avons un long compte à régler ensemble, maître Ismaïl, lui dit Brian.

Le juif chassa Rowley d'un geste.

-- Les comptes les plus longs finissent par se débrouiller, milord, répondit-il, quand on sait s'y prendre comme il faut. Que réclamez-vous de moi ?

-- Je veux savoir le nom du père de Susannah, d'abord.

-- Et ensuite ?

-- Ce nom, d'abord ! prononça impérieusement Lancester.

-- Moi, je vous disais : ensuite ? repartit le juif qui poussa du pied un fauteuil en face de Brian et s'y assit, parce qu'il m'en coûtait d'entamer l'entrevue par un refus. Je ne veux pas vous dire le nom du père de Susannah.

-- Prenez garde, Ismaïl !

Le juif haussa les épaules avec cet air provocant des gens qui veulent tâter le terrain et savoir les ressources de leur adversaire.

-- Eh ! milord, vous vous moquez, dit-il : prendre garde ! Je passe ma vie à prendre garde. La prudence est la première condition du commerce que je fais. Mais vous, n'avez-vous point songé à prendre garde, lorsque vous avez passé le seuil de cette maison ?

-- Si fait, répondit simplement Brian.

Tyrrel attendit durant quelques secondes, espérant que Lancester allait s'expliquer ; mais Lancester garda le silence, ce qui porta le juif à réfléchir.

-- Milord, reprit-il après une pause, vous me demandez là un secret qui est à vendre.

-- Je ne refuse pas de le payer, dit Brian.

-- C'est que vous êtes bien pauvre, milord ! ajouta Tyrrel en souriant ; plus pauvre que vous ne pensez. La main qui s'ouvrait dans l'ombre pour mettre tous les mois cent guinées à votre disposition est aujourd'hui la main d'un pauvre prisonnier.

-- Vous sauriez... ! s'écria vivement Lancester.

-- Ce secret-là n'est pas à vendre, milord, interrompit Tyrrel avec gravité ; donc, continua-t-il, vous voilà nu comme un mendiant. Mais, d'un autre côté, il y a une fortune de prince suspendue au-dessus de votre tête... suspendue par un cheveu. Ne prenez pas la peine de m'interroger avec menace, comme c'est l'intention de Votre Seigneurie : il me plaît de m'expliquer clairement sur ce point. White-Manor est épileptique et fou.

-- Milord mon frère serait fou ! dit Brian dont la voix exprimait une tristesse non feinte.

Tyrrel éclata de rire.

-- On dirait que vous n'avez pas fait de votre mieux pour amener ce résultat ! répliqua-t-il avec raillerie.

Brian courba la tête, non pas sous le sarcasme de ce misérable, mais sous le reproche de sa conscience.

-- Je suis venu, dit-il, pour savoir le nom du père de Susannah ; je le saurai de gré ou de force.

-- Il y a comme cela bien des choses que je voudrais savoir et qu'on ne me dit pas, répliqua froidement Tyrrel ; par exemple, je serais excessivement curieux d'apprendre quelle est la puissante fée qui vous a ouvert les portes de Bedlam ?

Lancester se leva.

-- Maître Ismaïl, dit-il en tâchant de garder son calme, on ne gagne pas deux fois, croyez-moi, la partie que vous avez jouée contre le gibet jadis.

-- C'est mon avis, milord.

-- Je vous donne ma parole de nobleman, reprit Brian, que si vous ne m'apprenez pas le nom du père de Susannah, je me rends chez le magistrat en sortant d'ici, et que...

-- Votre menace pêche par sa base, milord, car il n'est pas très certain que je vous laisse sortir d'ici !

-- Alors, maître Ismaïl, préparez votre antidote contre la corde. J'ai prévu le cas.

Tyrrel couvrit soudainement son visage de ce masque bénin et bonhomme que nous lui avons vu au commencement de ce récit. Ses yeux brillants s'éteignirent et se fixèrent, mornes, dans le vide, comme des yeux d'aveugle.

-- Votre Seigneurie, dit-il humblement, vient de remporter une facile victoire sur un pauvre homme. Qu'elle daigne se rasseoir. Je suis entièrement à ses ordres et prêt à lui apprendre ce qu'elle désire si ardemment savoir.

Brian se rassit.

Tyrrel le regarda un instant d'un air soumis. Puis ses prunelles s'allumèrent graduellement jusqu'à prendre cet éclat réellement diabolique sous lequel tremblait jadis la pauvre Susannah. En même temps sa lèvre mince se relevait en un sourire amer et cruel.

-- C'est vous qui êtes cause que j'ai été pendu, milord, dit-il d'une voix brève et stridente, qui, frappant inopinément à l'oreille de Lancester, donna un tressaillement à ses nerfs. Sans vous, il y a longtemps que je serais riche à millions. Susannah était ma fortune : vous m'avez volé Susannah ! Vous avez pris de triomphantes précautions, je pense, pour vous mettre à l'abri de mon poignard. Eh ! milord, bien fou serais-je si je vous tuais autrement que selon votre fantaisie. Vous venez chercher un nom ; j'ai refusé de vous le dire d'abord, pour jouer avec votre angoisse, pour me railler un peu de cette lutte naïve que l'espoir livre en vous à la crainte. Car ce nom, milord, il y a bien des jours que vous l'avez deviné !

Brian, pâle comme un spectre, avait le front couvert de sueur et haletait.

-- Sur mon honneur, balbutia-t-il, non, je ne puis croire... non !

-- Vous mentez, nobleman, reprit Tyrrel avec une joie hideuse ; ce nom, je n'ai même pas besoin de le prononcer. Votre conscience vous le crie. Eh bien ! vous ne vous trompez pas. Il est son père, milord, elle est sa fille, et vous ne serez jamais son époux !

Brian poussa un gémissement étouffé, puis, se levant avec effort, il se dirigea en chancelant vers la porte, tandis que Tyrrel lui jetait avec un ricanement haineux ces dernières paroles :

-- Il y aurait pourtant moyen d'arranger tout cela, milord ; devenez mon frère en religion. La loi de Moïse bénit ces sortes de mariages.

Brian pressa le pas et s'enfuit. Il ouvrit la portière de la voiture, mais il n'y monta pas. Susannah, qui s'apprêtait à le recevoir, joyeuse, jeta un cri de terreur à la vue de ses traits bouleversés.

-- Milady, murmura-t-il d'une voix brisée ; Susannah ! Allez... je ne puis vous suivre en ce moment. Adieu !

Il fit un signe au cocher qui se penchait pour demander ses ordres. La voiture partit. Brian demeura un instant immobile, cloué au sol ; puis on le vit s'éloigner, jeté tantôt à droite, tantôt à gauche par le flot des passants.

Le soir, Susannah reçut une lettre qui contenait seulement ces mots, avec la signature de Brian :

« Je ne vous verrai plus, Susannah, parce que je vous aime et que je suis le frère de votre père. »

Susannah lut à travers ses larmes, et tomba, navrée, entre les bras de la comtesse.

XXX -- LE VERDICT

Nous laissons passer six semaines et nous nous retrouvons au mois de février 183.. C'est vers cette époque que le Londres aristocratique s'anime. English-Opera-House s'agite et se pare pour recevoir tous ces brillants talents que la France et l'Europe prêtent pendant quelques mois, chaque printemps, à notre sol infécond pour l'art. La SAISON va commencer. La saison , c'est Almack, c'est la cour, ce sont les soirées étouffantes des théâtres, les lectures, les promenades à Hyde-Park, cette foire des équipages, la plus magnifique qui soit au monde ; ce sont les courses, les joutes ruineuses des tripots ; c'est le faste qui lutte contre le spleen, c'est le bruit qui se prend corps à corps avec l'ennui.

La cour d'assises du Middlesex tenait séances depuis une semaine environ dans Old-Bailey. Il était onze heures du matin. Une foule immense se pressait aux abords de la cour de justice ; jamais la curiosité publique n'avait été plus vivement excitée. Les policemen avaient peine à défendre les issues du prétoire, dont les places réservées se vendaient jusqu'à dix livres sterling.

C'est qu'il s'agissait d'un procès de toute beauté. Le brillant, le fameux marquis de Rio-Santo s'asseyait depuis deux jours sur la sellette des criminels.

Tout auprès de la porte d'entrée il y avait une femme vêtue de deuil, dont le visage se cachait derrière un voile noir épais. La foule roulait comme une mer. Vers onze heures et un quart, les constables, soutenus par quelques policemen, ouvrirent un passage à la voiture de l'accusé. M. le marquis de Rio-Santo, portant sur son noble visage un air d'indifférence, descendit au seuil d'Old-Bailey.

En ce moment la femme vêtue de noir souleva son voile et découvrit les traits pâlis de lady Ophélia, comtesse de Derby. Les yeux du marquis se tournèrent vers elle par hasard, et dès qu'il l'eut aperçue l'expression de sa physionomie changea complètement. Tout ce qu'il peut y avoir de plus tendre dans le respect, de plus affectueux dans la reconnaissance vint animer son regard, qui caressa un instant avec amour le front baissé de lady Ophélia.

Ophélia laissa retomber son voile, mais pas assez vite pour cacher un mélancolique sourire, traversé par deux larmes silencieuses qui roulèrent lentement sur sa joue.

M. le marquis de Rio-Santo était devant ses juges. On supposait que cette séance terminerait les débats et amènerait le verdict du jury. Le principal témoin, Angus Mac-Farlane, du château de Crewe, manquait au procès. Toutes les recherches pour le trouver avaient été vaines : on ne savait ce qu'il était devenu. Frank et Mac-Nab étaient là pour le remplacer. Auprès d'eux, témoins bénévoles, s'asseyait Sa Grâce le prince Dimitri Tolstoï, ambassadeur de Russie, dont le témoignage avait plus d'une fois foudroyé Rio-Santo durant le cours des débats.

Au dehors, la foule s'était décimée, mais la plupart des gens qui avaient quitté le pavé n'étaient pas très loin et attendaient dans quelque public-house des environs l'issue du procès et la sortie du condamné, car la condamnation ne soulevait pas l'ombre d'un doute.

La Famille entière était en émoi. Aucun de ses membres, à l'exception du marquis, n'avait été mis en cause, parce que la déposition de Mac-Farlane, faite au bureau de police de Westminster, ne mentionnait que le marquis, tout en promettant des révélations ultérieures et une liste des principaux lords de la Nuit. À dater de cette soirée même, on avait perdu la trace du laird, qu'on supposait avoir été assassiné par la Famille.

Mais le marquis tout seul suffisait bien à occuper l'attention générale. Les hommes de la Famille savaient désormais qu'il était ce chef mystérieux, dirigeant dans l'ombre leurs mouvements et régnant sur eux en monarque absolu. Chacun avait tâché de le voir, chacun l'avait vu, et l'aspect vraiment royal de cet homme étrange avait fait sur tous une profonde impression.

Pendant que le procès suit son cours, nous retrouvons les personnages subalternes de notre drame assemblés dans le spirit-shop de Jack Gibbt, Fleet-Lane, à quelques pas d'Old-Bailey. C'était un bouge dans le genre de la Pipe et le Pot ; seulement il y avait un parloir réservé pour les clercs de sollicitors et les bas-officiers de la justice, qui étaient les gentlemen de l'endroit.

À une table de ce parloir réservé, tout près de la porte du parloir commun, le capitaine Paddy O'Chrane prenait ses douze sous de gin mélangés d'eau froide, sans sucre, avec une idée de citron. Il était seul. Non loin de lui, Snail, Madge, Loo et Mich, dont la figure en triste état gardait les marques du terrible poing de Turnbull, occupaient la première case du parloir commun. À la table suivante, Bob-Lantern et Tempérance partageaient maritalement une cruche de porter. Enfin, dans un coin éloigné, Donnor d'Ardagh prenait son repas du matin. Il était enfoncé dans l'angle de sa case et nul n'avait remarqué sa présence.

On avait parlé d'abord du procès, puis, ce sujet épuisé, on en était revenu au grand événement du pillage manqué de la Banque et aux incidents qui en étaient résultés.

-- C'eût été un fun fameux ! dit Snail ; moi et ma sœur Loo, nous nous étions postés au coin de Poultry. Mais voyez donc comme Loo souffle, la pauvre fille ! Mich, donnez à boire à votre femme, mon beau-frère !

Mich versa un verre de gin, mais la pauvre enfant ne put le porter jusqu'à ses lèvres. Le verre s'échappa de sa main tremblante et se brisa sur le carreau.

-- Signe de mort ! dit Mitchell.

-- Bah ! s'écria Snail ; versez un autre verre, Mich : c'est moi qui paie.

Loo s'était levée, haletante et les deux mains sur sa poitrine qui la brûlait.

-- Voyez, Tempérance, dit paternellement Bob-Lantern à sa femme ; voyez où conduit l'abus des liqueurs fortes, mon trésor.

-- Oh ! mon joli Bob, répondit Tempérance en caressant l'affreux menton du mendiant, je n'ai pas bu ce matin la valeur d'une pauvre pinte de gin !

-- Et après tout, reprit Snail, il se pourrait bien que ce fût signe de mort ; car Son Honneur est dans une mauvaise passe. Mais pour en revenir à moi et à ma sœur Loo, quand les soldats arrivèrent, il y eut des sots qui voulurent les attaquer. Les soldats chargèrent et nous ramenèrent bon train jusqu'au purgatoire de White-Chapel, qui était vide, puisque tous les oiseaux avaient pris leur volée. Joé, qui était de garde, fit jouer le ressort de l'entrée donnant sur le lane ; le mur du rez-de-chaussée s'ouvrit. Nous nous jetâmes dans la salle basse ; les soldats nous suivirent. Ah ! ah ! vous allez voir ! Nous autres qui savions le chemin, nous courûmes à gauche, mais les pauvres diables de soldats s'arrêtèrent dès que la porte se fut refermée derrière eux. Il faisait noir, pardieu ! comme dans un four. Je me mis à marcher tout doucement pour arriver jusqu'au trou de précaution qui est entre la rue et la porte de la salle. Une fois au bord du trou, je dis : Allons, camarades, allons ! Te souviens-tu de cela, ma sœur Loo ?

Loo ouvrit ses yeux éteints et les referma aussitôt sans répondre.

-- Loo est malade, reprit Snail ; ce ne sera rien si on lui donne à boire. Les soldats m'entendirent et s'élancèrent. Ah ! ah ! le trou est profond ! Ceux-là ne diront pas où est situé le Purgatoire !

-- Je veux être bouilli, dit le capitaine, bouilli dans la chaudière de Satan, que diable ! si cet enfant là n'est pas le plus fin de nous tous.

-- Écoutez, ma femme Madge ! s'écria Snail ; écoutez ce qu'on dit de votre homme, un million de blasphèmes !

-- Ça dut mécontenter durement les soldats, fit observer Bob.

-- Oh ! oh ! je souffre, mon Dieu ! râla en ce moment la petite Loo. Ma sainte mère, priez pour moi !

Donnor d'Ardagh, qui était seul dans sa case, tressaillit douloureusement au son de la voix de sa fille et se rapprocha. Snail, de son côté, s'était levé, tenant en main un plein verre de gin.

-- Ouvre la bouche, ma sœur Loo, dit-il.

La petite fille obéit et Snail lui fit boire le gin jusqu'à la dernière goutte.

Loo roula un instant ses yeux enflés subitement et se dressa sur ses pieds comme si elle eût reçu un choc galvanique.

-- À boire encore ! à boire ! cria-t-elle de sa voix enrouée.

Le capitaine Paddy mit sa tête et son long col hors du parloir réservé.

-- Quelqu'un parmi vous, demanda-t-il, abjecte espèce, mes bons garçons, peut-il me dire s'il est vrai que Mr et mistress Gruff aient disparu de l'hôtel du Roi George ?

-- Moi, capitaine, moi, Satan et ses cornes ! répondit Snail ; je puis vous dire cela et bien d'autres choses, pardieu ! Écoutez, vous autres ; il y a une histoire. C'était encore la fameuse nuit. En sortant du Purgatoire, où j'avais mis les soldats dans le trou, je laissai ma sœur Loo s'en aller toute seule à la maison et je pris le bord de l'eau pour me rendre en toute sûreté à l'hôtel du Roi George . Voilà qu'en arrivant au pont de Blackfriars... c'est drôle, vous allez voir... j'aperçois un grand diable de fou qui regardait l'eau par-dessus le parapet en chantant une vieille chanson écossaise. Je m'approchai. Il m'entendit et s'élança sur moi comme un furieux. « Regarde, me dit-il, regarde ! les vois-tu ? Voilà Gruff et sa femme ! Voilà Clary et Anna ! Voilà mon frère Fergus ! » Il me montrait la Tamise où il n'y avait rien du tout.

-- Après, bandit en herbe ? dit le capitaine.

-- Après ? reprit Snail ; du diable ! s'il ne se mit pas à pleurer comme une fontaine. « Morts ! ils sont tous morts ! disait-il ; je les ai tous tués ! » Et au moment où j'y pensais le moins, il me lâcha et s'élança dans la Tamise. Je regardai. Je le vis flotter comme s'il n'eût pu s'enfoncer sous l'eau, car il ne nageait pas. Au bout de quelques secondes, sa voix s'éleva de nouveau et vint jusqu'à moi. Il chantait... attendez ! quelque chose de drôle :

Le laird de Killarvan
Avait deux filles ;
Jamais n'en vit amant
D'aussi gentilles
Dans Glen-Girvan...

« Et d'autres couplets dont je ne me souviens plus. Il chanta longtemps. Puis sa voix s'éteignit et je ne vis plus rien sur l'eau.

-- Mais Gruff, petit-fils de Satan ?

-- Patience, capitaine, tonnerre du ciel ! Quand le fou fut noyé, je poursuivis ma route vers l'hôtel du Roi George. La porte était ouverte. Personne dans la salle basse. En haut... ma foi ! le fou disait peut-être vrai ; il se peut qu'il vît dans la Tamise les corps de Gruff et de sa femme, car, en haut, il y avait du sang et voilà tout.

On entendit à cet instant le bruit de la chute d'un corps sur le carreau. Chacun se retourna vers Loo qu'on avait oubliée. Elle était étendue, baignée de sueur, sur le sol.

-- Je brûle ! murmura-t-elle ; ôtez-moi le feu que j'ai là-dedans !

Elle pressait à deux mains sa maigre poitrine. Donnor d'Ardagh s'était élancé vers elle. Il se mit à genoux.

-- Ce ne sera rien, dad, dit Snail.

-- Le daddy ! prononça faiblement Loo ; Dieu est bon de m'avoir donné la vue de mon père à cette heure... oh ! daddy ! je vous en prie... éloignez ce feu... ce feu que j'ai là-dedans !

-- Buvez, ma sœur Loo, reprit l'intrépide Snail ; ce ne sera rien.

La petite fille secoua la tête et repoussa le verre de gin, à l'inexprimable étonnement de Tempérance, qui fit un geste involontaire pour s'en emparer.

-- Daddy, murmura Loo, cela me fait grand bien de vous voir. Que faut-il dire à ma mère de votre part ? Je vais vers ma bonne mère. Oh ! le feu s'est éteint... Je ne souffre plus.

Elle ferma les yeux. Ses traits hâves et flétris eurent un doux sourire d'enfant qui s'endort.

-- Voilà que c'est passé ! dit Snail.

Donnor, toujours à genoux, se pencha sur le front de Loo immobile et y mit un baiser en pleurant. Puis il joignit les mains comme pour prier. Puis encore il étendit sur Loo sa houppelande de toile.

-- Pourquoi tout cela, daddy ? demanda Snail.

-- Parce qu'elle est morte, enfant, répondit Donnor.

En même temps, il souleva dans ses bras le pauvre petit corps de Loo et sortit à pas précipités. Il y eut dans le public-house un moment de silence lugubre.

-- Voyez, Tempérance ! murmura Bob ; voilà une terrible leçon !

-- Oh ! oui, mon gentil garçon, répondit la grande femme ; et voyez, c'est comme cela que je mourrai si vous ne me donnez pas six pence pour acheter du gin !

-- Ma femme Madge, dit Snail en tâchant de ne point pleurer, je suis un gentleman et ne voudrais pas me comporter comme un enfant... mais je pense qu'il est permis de regretter sa sœur. Ma pauvre Loo ! ma pauvre Loo ! Je ne pleure pas, Madge !

Snail se tourna brusquement vers la muraille, parce qu'une larme mouillait sa paupière et qu'il avait honte. Le silence qui régnait dans le public-house n'avait pas encore pris fin, lorsqu'on entendit au dehors un long et bruyant bourdonnement. Tous les membres de la Famille se levèrent d'un mouvement commun et se dirigèrent vers la porte.

-- C'est le verdict ! se disait-on, c'est le verdict !

-- C'est le verdict ! répéta Tom Turnbull qui entrait en ce moment et repoussa la porte d'un coup de pied qui faillit la mettre en pièces.

-- Et quel est ce verdict, Tom, mon camarade ? demanda Paddy O'Chrane, oubliant de blasphémer dans son empressement.

Les autres gens de la Famille, au lieu de sortir, entourèrent aussitôt Tom Turnbull. Celui-ci se jeta sur un banc et demeura un instant silencieux. Son rude et grossier visage exprimait une profonde émotion.

-- Je ne le connais que d'hier, dit-il enfin avec brusquerie ; mais si, en donnant ma peau, j'espérais le sauver, je la donnerais.

-- Il est condamné ? balbutia le capitaine, ému, lui aussi, pour la première fois depuis bien des années.

-- À mort ! répondit Turnbull.

XXXI -- LE CASSE-COU

Fergus O'Breane, sujet anglais, se disant don José Maria Tellès de Alarcaon, marquis de Rio-Santo, grand de Portugal, etc., avait été déclaré coupable sur la question de l'assassinat de M. James Mac-Nab, esq., avocat près des cours de justice de Glasgow, coupable aussi sur la question de complicité dans une tentative de pillage de la Banque. Quant à la question de haute trahison, le sollicitor de la couronne l'avait préalablement écartée par ordre supérieur. Les États n'aiment point à constater qu'il soit possible de conspirer contre eux.

Fergus O'Breane avait déclaré accepter l'arrêt prononcé d'après la sentence du jury, déclarant en outre avoir commis les actes qui motivaient ce verdict et ne se point repentir de les avoir commis. On avait fixé un bref délai pour son exécution publique, par la corde, devant Newgate, et Londres tout entier se promettait d'assister à cette pendaison fashionable. Mais Fergus O'Breane, à part ses autres dires qui furent jugés hardis, téméraires et subversifs par tout ce qui portait perruque dans les Trois-Royaumes, avait déclaré à haute et intelligible voix, dans l'enceinte même d'Old-Bailey, devant les juges, aldermen, greffiers, avocats, etc., etc., stupéfaits de tant d'audace, qu'il ne serait jamais pendu.

Ceci, du reste, fut regardé comme une pure rodomontade, et les nobles salons du West-End se préparèrent à donner une dernière marque de sympathie au LION, au roi de la mode, en venant le voir pendre.

Il était environ dix heures du soir. C'était le surlendemain de la condamnation de M. le marquis de Rio-Santo. Anna et Clary Mac-Farlane étaient couchées toutes les deux et toutes les deux immobiles. Mais, tandis qu'Anna dormait déjà profondément, on eût pu voir l'œil de Clary, grand ouvert et brillant d'un éclat fiévreux, se fixer avec inquiétude sur le lit de sa sœur, comme pour constater son sommeil.

Après le premier mouvement de joie, causée par le retour inespéré des deux sœurs, tout était redevenu bien triste dans la maison de mistress Mac-Nab ; on n'avait point tardé à s'apercevoir qu'Anna et Clary, quoique différemment affectées, étaient blessées toutes les deux. Anna, enfant douce et naïve naguère, avait maintenant un secret ; mistress Mac-Nab surprenait souvent à ses jolis yeux, autrefois si bien habitués au sourire, des traces de larmes. Quant à Clary, son esprit et son cœur semblaient frappés du même coup funeste. Elle souffrait, la pauvre fille, un mal inconnu, et ses facultés mentales ne voulaient point se rasseoir.

Elle passait de longues heures assise derrière le rideau de sa croisée, regardant sans relâche les fenêtres de la maison carrée, guettant un mouvement des draperies, un signe qui lui annonçât la présence d'Edward. Mais elle n'apercevait rien. Et quand Stephen ou mistress Mac-Nab venait la chercher pour l'enlever aux tristes rêveries de sa solitude, elle les suivait, silencieuse.

Une fois, mistress Mac-Nab monta l'escalier plus vite que d'habitude et lui dit avec cette gaieté que savent prendre les mères auprès de leurs enfants qui souffrent :

-- Venez, Clary, venez, mon enfant, je veux vous montrer le portrait du fameux marquis de Rio-Santo.

Elle avait acheté à sa porte une de ces lithographies plus ou moins ressemblantes, qui se vendent dans Londres à cent mille exemplaires pendant et après chaque procès célèbre.

Du premier coup d'œil, Clary reconnut Edward.

-- Voyez, Clary, dit mistress Mac-Nab ; ce gentleman a voulu tuer le roi, les ministres et tous les membres du Parlement. N'a-t-il pas l'air d'un grand scélérat, mon enfant ?

Clary ne répondit pas.

-- Il est bien beau ! murmura sa sœur ; je ne croyais pas qu'il pût y avoir d'homme aussi beau que cela !

Clary se prit à sourire et lui serra doucement la main. Puis, tout à coup elle eut un frisson et prononça tout bas :

-- Ne met-on point à mort ceux qui veulent tuer le roi ?

-- Oui, oui, ma pauvre fille, répondit mistress Mac-Nab. C'est aujourd'hui même qu'on va juger ce brigand.

-- Où juge-t-on ? demanda Clary.

Il y avait longtemps que Clary n'avait prononcé tant de paroles. Anna et mistress Mac-Nab échangèrent un regard d'espoir.

-- On juge dans Old-Bailey, chère fille, répondit cette dernière.

Clary passa un doigt sur son front.

-- Je sais où est Old-Bailey, dit-elle après un silence ; et, quand on a jugé, où met-on ceux qui vont mourir ?

-- À la prison de Newgate, mon amour.

-- Je sais où est Newgate, dit encore Clary ; voulez-vous me donner ce portrait ?

-- Ce portrait et tout ce que vous voudrez, chère enfant.

Clary saisit aussitôt la lithographie et remonta précipitamment l'escalier de sa chambre.

Le soir dont nous parlons, c'est-à-dire le surlendemain de la condamnation du marquis, Clary avait passé la plus grande partie du jour à sa fenêtre, profitant de tout instant où la tendresse de sa sœur n'épiait point ses mouvements, pour contempler le portrait du marquis.

La brune venue, Clary devint pensive et devança de beaucoup l'heure habituelle de se mettre au lit. Elle pria sa sœur de faire comme elle, et Anna, toujours disposée à suivre les moindres volontés de la malade, se coucha vers neuf heures. À dix heures, elle dormait. Clary retenait son souffle et gardait de son côté une immobilité complète. Mais elle ne dormait pas et ses yeux grands ouverts, comme nous l'avons vu, épiaient le sommeil d'Anna. Au bout de quelques minutes, elle souleva ses couvertures par un mouvement presque insensible et sortit doucement du lit. Elle était tout habillée.

Anna ne s'éveilla point. Clary ouvrit la porte et descendit l'escalier. Elle oublia d'embrasser sa sœur.

Lorsqu'elle arriva au rez-de-chaussée, la vieille Betty veillait encore. Clary se glissa dans le parloir et s'y cacha. Elle attendit patiemment que Betty fût couchée ; puis, lorsqu'elle jugea que la vieille devait être endormie, elle prit la clef de la porte extérieure qu'elle ouvrit, et se trouva seule, à onze heures et demie de la nuit, sur le trottoir désert de Cornhill.

-- Je sais bien où est Newgate ! murmura-t-elle.

À cette même heure, l'honnête et incorruptible porte-clefs, Noll Brye, venait de visiter en personne le cachot où le marquis de Rio-Santo attendait, couché sur la paille, l'exécution de sa sentence. Il va sans dire qu'on prenait à l'égard du noble prisonnier des précautions d'autant plus multipliées qu'il avait manifesté en plein prétoire l'intention d'éviter l'échafaud. Or, l'échafaud ne s'évite, lorsqu'on a passé le seuil de ce lugubre cabanon nommé « la chambre de l'attente », que par le suicide ou l'évasion. L'autorité, qui craignait également l'un et l'autre, avait placé dans le cabanon même où Rio-Santo était aux fers un homme sûr et vigoureux, présenté par le propre intendant du métropolitain-police, S. Boyne, esq. C'est ici ou jamais le cas de dire que trop de précaution nuit. L'homme sûr et vigoureux, cautionné par S. Boyne, esq. était l'Écossais Randal Grahame.

Mais ceux qui connaissent Newgate savent qu'une évasion de la chambre d'attente présente d'énormes difficultés.

-- Êtes-vous prêt, milord ? dit Randal lorsque le pas lourd du vieux Noll Brye eut cessé de se faire entendre au dehors.

-- Je suis prêt, répondit Rio-Santo qui se souleva sur son lit de paille.

Randal s'approcha de la fenêtre donnant sur la rue de Newgate et lança à travers les massifs barreaux de fer une demi-couronne qui rendit un son argentin en tombant sur le pavé. Aussitôt, de l'angle de Giltspur-Street, un miaulement aigu se fit entendre.

-- Ils sont là, dit Grahame. O'Breane, voici le moment de nous séparer. Il est certain que je n'eusse pas fait pour mon père ce que je vais faire pour vous. Si vous ne me revoyez plus, il faudra penser quelquefois au pauvre Randal, O'Breane.

-- J'y penserai comme à un ami cher et dévoué, répondit le marquis avec émotion ; mais pourquoi parler ainsi, Grahame ? Nous nous reverrons certainement.

Randal secoua la tête.

-- Je connais le casse-cou, dit-il ; autant vaudrait se jeter du haut de la tour de Saint-Dustan sur le pavé.

-- Je n'ai jamais vu ce casse-cou, comme vous l'appelez, murmura Rio-Santo ; y a-t-il donc vraiment danger de mort ?

-- Oui et non, O'Breane. Si on avait des ailes, on pourrait s'en tirer comme il faut. C'est un escalier de soixante marches, taillé à pic et au bas duquel s'élève le mur de pierre d'une maison. S'il fallait s'y risquer en plein jour, le cœur manquerait, mais il fait nuit... Allons, Fergus ! à la besogne.

-- Mais, dit encore celui-ci, qui vous force à prendre ce périlleux chemin ?

-- Ma foi, milord, répliqua l'Écossais, vous devez penser que ce n'est pas par choix que je le prends. Les shérifs, voyez-vous, tiennent à Votre Seigneurie comme à la prunelle de leurs yeux. Ils ont établi des postes à toutes les issues. Il y en a dans Ludgate-Hill, dans Fleet-Lane et au bout de Cheapside. Un seul point nous reste ouvert, c'est Skinner-Street et la cour de l'Arbre-Vert, qui sont gardés par des policemen du choix de M. Boyne. Or, une fois dans Green-Arbour-Street, il faut en sortir.

Rio-Santo mit son front entre ses mains et réfléchit durant quelques secondes. Au bout de ce temps, il se leva, laissant sur la paille ses fers limés d'avance, et serra la main de Randal.

-- Merci, dit-il. Pour moi, je n'accepterais pas votre dévouement, mais j'ai entamé le combat, et ma défaite creuserait davantage l'abîme où souffrent mes frères.

-- À la besogne ! répéta Randal ; je vous dirai, moi, que je me moque de vos Irlandais comme du shah de Perse, et que si je donne mon sang pour quelqu'un, c'est pour vous tout seul, O'Breane !

Il déboutonna rapidement son habit et détacha une corde de soie roulée autour de ses reins. Cela fait, il arracha sans effort deux des barreaux de la fenêtre qu'il avait limés lui-même dans la soirée. L'un de ces barreaux, passé en travers de ceux qui restaient, servit à fixer solidement la corde. Randal prit ces diverses mesures avec sang-froid et précision, de même qu'il avait parlé de Green-Arbour et du casse-cou sans emphase, de même encore qu'il avait énoncé son intention de mourir pour Rio-Santo d'un ton simple, dépourvu d'enthousiasme et d'exaltation.

Et pourtant, à moins qu'on ne remonte au gouffre des Curtius ou au saut de Leucate, jamais chance de mort plus certaine n'avait été bravée par un homme avec connaissance de cause et préméditation. Le casse-cou de Green-Arbour-Court présente une rampe effrayante à mesurer de l'œil ; on ne le descend qu'avec lenteur et en prenant des précautions qui n'empêchent pas les accidents de s'y multiplier tous les jours.

Randal prétendait franchir cet escalier à cheval, par une nuit sombre.

Comme il l'avait dit, au bas de l'escalier se dressait et se dresse encore un mur de pierres qui semble placé là pour ôter jusqu'à la plus mince possibilité de tenter avec succès l'entreprise méditée par Randal.

Randal espérait peut-être en revenir , pour employer son style, mais nous devons dire qu'il ne se faisait point illusion et que la perte du temps employé par les policemen à reconnaître son cadavre, au cas où il resterait mort au pied du casse-cou, entrait positivement en ligne de compte dans son calcul, touchant les probabilités de l'évasion du marquis.

Quand la corde de soie fut solidement fixée, Randal se tourna vers le marquis et lui tendit la main.

-- Au revoir, dit-il ; profitez du moment et souvenez-vous de moi.

Il se glissa lestement entre les barreaux et fut à terre en un clin d'œil. La sentinelle de la porte de la Dette entendit le bruit de sa chute et cria : Qui vive ? Au lieu de répondre, Randal prit sa course vers Giltspur-Street. À l'angle de cette rue, un cheval était préparé. Randal sauta en selle.

Alerte ! cria la sentinelle : le condamné s'évade !

L'effet de ce cri fut magique. Les pierres des maisons voisines semblèrent se transformer instantanément en hommes de police. Randal tourna par Skinner-Street, ne poussant son cheval qu'autant qu'il le fallait pour n'être pas atteint, et se gardant bien de le mettre au galop. Le policeman qui faisait sentinelle à l'entrée de Green-Arbour-Court, se laissa choir sur le pavé, en criant miséricorde, comme s'il eût reçu un choc violent. Randal passa, poursuivi de près par tous les surveillants échelonnés autour de Newgate. Arrivé au milieu de la cour, il frappa de ses deux talons le ventre de son cheval. On le vit, à la lueur de l'unique lanterne suspendue au bout de l'obscur passage, partir comme un trait et disparaître au haut du casse-cou.

Les policemen s'arrêtèrent. Ils entendirent le sabot du cheval heurter les premières marches de l'escalier. Puis ce fut un bruit sourd, le roulement d'un corps lancé avec violence sur une rampe âpre. Puis enfin, ce fut un son étouffé, pesant, suivi d'un mortel silence.

Il courut un frisson d'horreur parmi les hommes de police. Après un moment d'hésitation, ils détachèrent la lanterne de la cour et commencèrent à descendre l'escalier avec précaution. Dès les premières marches, ils rencontrèrent des traces de sang. Au bas du casse-cou, dans la ruelle étroite et sans nom qui redescend dans la street, ils trouvèrent un sanglant et informe pêle-mêle. Le cheval avait été littéralement broyé. Mais il n'y avait là que les débris du cheval. Les hommes de police eurent beau chercher, ils ne découvrirent rien qui ressemblât à un cadavre humain. Rien, pas même un lambeau de vêtement.

Ils se regardèrent, désappointés, puis ils battirent les ruelles environnantes, au-dessous du casse-cou. Ils ne songèrent point à battre Green-Arbour-Court lui-même, parce qu'il était réellement peu probable que le prisonnier eût remonté après sa chute les soixante marches du casse-cou.

Pendant cela, Newgate-Street restait complètement désert, et il n'y avait plus dans Old-Bailey que la sentinelle de la porte de la Dette. Quand nous disons désert, nous parlons seulement par rapport aux gens de la police, car il se trouvait aux environs de la prison plusieurs personnes que la fuite de Randal n'avait point éloignées. C'étaient d'abord les hommes de la Famille, cachés dans Giltspur-Street, et le cavalier Bembo, qui tenait par la bride un excellent et vigoureux cheval de selle.

C'était ensuite une jeune femme vêtue de noir qui se tenait immobile à l'angle de Skinner-Street.

Au moment où Randal avait piqué des deux, cette jeune femme venait d'arriver. Elle avait examiné le visage du fugitif à la leur des réverbères, et avait murmuré :

-- Ce n'est pas lui !

Puis son regard, où il y avait de l'égarement, s'était promené le long des murailles noires de la prison.

-- Je savais bien que je trouverais Newgate, murmura-t-elle ; mais comment arriver jusqu'à lui ! Comme ces pierres sont tristes ! Et qu'il doit faire froid derrière ces grands murs !

Clary, c'était elle, serra autour de sa taille, en frissonnant, les plis de son écharpe et ramena son voile sur son visage.

À ce même instant, M. le marquis de Rio-Santo, suivant le même chemin que Randal Grahame, se laissait couler le long de la corde de soie et atteignait le sol sans accident. Aussitôt qu'il eut touché terre, il se glissa vers Giltspur-Street.

-- À vous, signore ! dit une voix sous l'enfoncement d'une porte.

Bembo détacha en toute hâte la bride du cheval et la tendit à Rio-Santo.

-- Qui vive ? cria la sentinelle d'Old-Bailey.

-- En selle, milord ; en selle ! dit Bembo.

Rio-Santo lui ouvrit ses bras et le jeune Italien s'y jeta tout attendri.

-- Qui vive ? dit encore la sentinelle.

Rio-Santo enfourcha son cheval et tourna, au pas, l'angle de Giltspur-Street.

Clary leva son voile et le reconnut. Sans dire une parole, elle s'élança vers lui et s'attacha aux plis de son manteau. L'angle de la rue interceptait la lumière du gaz. Le marquis abaissa son regard sur cette femme vêtue de noir et crut reconnaître la comtesse.

-- Est-ce vous, Ophélia ? murmura-t-il.

-- C'est moi, répondit faiblement Clary.

-- Vous voulez me dire adieu ?

-- Je veux aller où vous allez. Je veux vous suivre toujours... toujours !

Rio-Santo se pencha, puis se releva, entourant de son bras la taille flexible de la pauvre Clary.

Puis, au moment où la sentinelle criait son dernier qui vive, le marquis enfonça ses éperons dans le ventre de son cheval, qui bondit sous son double fardeau et partit comme un trait.

XXXII -- LA VOIX DES RÊVES

Le cheval du marquis de Rio-Santo allait comme le vent. Le voyage se faisait en silence ; mais Clary, forcée de se serrer contre Edward, était heureuse.

C'était son rêve, son beau rêve qu'elle avait fait durant sa captivité chez le docteur Moore.

Où allait-elle ? Ah ! ceci importait peu. Dût Edward la conduire où le fantôme de Bürger conduit la pauvre Léonore, Clary n'eût point cessé de sourire.

On perdit bientôt de vue les maisons de Londres. Au premier village de la route d'Écosse, le marquis descendit de cheval. Une chaise de poste était préparée par les soins de Bembo. Le marquis y monta avec Clary.

Ce fut un étrange voyage. M. le marquis de Rio-Santo n'avait pas tardé à s'apercevoir de sa méprise et aussi de l'état où se trouvait sa belle compagne. Quelques mots de Clary le mirent sur la voie, et il apprit en même temps son nom et sa qualité de sœur d'Anna. Il avait pardonné à Angus. Les filles d'Angus étaient les siennes. Durant toute la route, il traita miss Mac-Farlane comme un père eût traité un enfant chéri.

Rio-Santo se rendait à Sainte-Marie de Crewe, où devaient le rejoindre Waterfield, Smith, Falkstone, Bembo et Randal, si Randal était encore de ce monde. Malgré le tendre intérêt que lui inspirait Clary Mac-Farlane, cette créature si belle et si malheureuse, dont la folie était de l'aimer, Rio-Santo donnait bien souvent son esprit, comme on le pense, aux graves intérêts qu'il avait en main. Infatigable et non vaincu, il combinait de nouveaux plans de bataille et recommençait sur de nouveaux frais cette longue et implacable guerre qu'il avait déclarée à l'Angleterre.

En somme, son plan subsistait. Le fait seul d'avoir recouvré sa liberté le replaçait redoutable et robuste comme devant, en face de son ennemi, étonné encore de son audacieuse attaque.

On franchit la frontière d'Écosse. Là s'arrêtaient les relais ménagés par la Famille . Le marquis fut obligé de monter à cheval de nouveau et de prendre Clary en croupe.

Mars commençait. C'était une de ces journées où le printemps et l'hiver se disputent l'atmosphère incertaine. Le soleil avait jeté dans l'air une chaleur molle et inusitée, sous laquelle les arbres avaient ouvert leurs bourgeons avant l'heure et qui avait relevé les touffes affaissées du gazon, cette riche fourrure de la terre.

La nuit descendait, précédée par une brise tiède qui déroulait au ciel les ondes orageuses de grands nuages gris, épais, changeants et tourmentés par les mystérieux conflits des électricités contraires. Clary subissait énergiquement les effets de cette température anormale. Elle avait d'abord éprouvé une excitation générale, un flot de vie et de bien-être avait coulé dans ses veines, puis la réaction était venue ; sa fine taille s'était affaissée sous le poids d'un malaise invincible.

En un certain moment, Rio-Santo sentit les bras qui l'entouraient faiblir et se relâcher. Il se retourna sur la selle. Clary était pâle comme une statue de marbre et avait les yeux fermés. Il restait alors à peine un demi-mille à faire pour arriver au château de Crewe. Néanmoins, le marquis crut devoir arrêter son cheval et déposer Clary sur le bord du chemin.

La terre était bien froide. Le marquis étendit son manteau sur l'herbe et déboucla la selle de son cheval dont il fit un oreiller à Clary, après avoir eu la précaution d'ôter des fontes ses pistolets qu'il jeta sur le gazon.

Clary demeura d'abord immobile. Puis elle rouvrit les yeux et jeta autour d'elle des regards charmés.

Elle reconnaissait l'Écosse, et ces lieux souvent visités lui rappelaient son enfance ; mais ils lui rappelaient encore un autre souvenir... le rêve, le rêve douloureux où elle avait vu Edward entre elle et sa sœur Anna.

-- Elle n'est pas là aujourd'hui, murmura-t-elle avec une joie inquiète ; dites, Edward... Elle ne doit point venir, n'est-ce pas ?

Rio-Santo comprenait que la pauvre fille était en proie à une sorte de délire, mais il ne savait point ce dont elle voulait parler.

-- Nous sommes seuls, répondit-il, tout près de la maison de votre père, Clary, ma chère enfant.

-- Mon père ! répéta miss Mac-Farlane ; oui, oui, Edward... La ferme de Leed est de l'autre côté de la montagne. C'est là que nous serons bien heureux !

Elle s'arrêta et reprit en baissant la tête :

-- Si ma sœur ne vient pas, comme l'autre fois !

Elle garda le silence durant quelques secondes et appuya son front brûlant sur la main que le marquis lui tendait.

-- L'autre fois ! poursuivit-elle. Oh ! si vous saviez combien j'ai souffert, Edward ! J'avais été heureuse tout le jour, comme aujourd'hui, heureuse de vous voir et d'entendre votre voix, heureuse de m'appuyer sur vous... Que sais-je ? Et la nuit venait comme maintenant. Nous étions ici, je pense. Vous, à la place où vous êtes... moi, à celle où je suis. Mon Dieu ! mon Dieu ! va-t-elle venir encore ?

-- Non, chère enfant, répondit à tout hasard Rio-Santo ; je vous promets qu'elle ne viendra pas.

-- Merci, murmura Clary. Pourrait-elle aimer autant que moi ?

Ce dernier mot expira dans son gosier et fut suivi d'un cri plaintif. Tout son corps tressaillit violemment et ses yeux s'ouvrirent, démesurément distendus par une subite et inexplicable épouvante.

-- Pitié ! pitié ! dit-elle d'un ton bref et saccadé ; la voilà... Pitié ! Ne vous mettez pas à genoux comme l'autre fois. Ne me repoussez pas ainsi, Edward ! Oh ! que vous êtes cruel de m'oublier et de l'aimer !

-- Clary ! ma chère Clary, disait le marquis en essayant de la calmer.

Mais la jeune fille, dominée de plus en plus par son délirant transport, haletait, s'agitait, sanglotait. Le marquis avait peine à contenir ses convulsifs efforts.

-- Vous me repoussez ? reprit-elle d'une voix pleine de larmes déchirantes ; vous lui souriez... vous la serrez contre votre cœur... Ah ! ! ! prenez garde ! C'est ici... c'est ici que Blanche tua Bertram, le fils du laird.

Elle joignit les mains avec angoisse.

-- Elle l'aimait tant ! reprit-elle. Ah ! vous n'avez pas pitié ! vos lèvres touchent les siennes !

Un éclair de fureur scintilla dans son œil. Elle se rejeta soudainement en arrière et sa main rencontra par hasard le canon froid de l'un des pistolets... Son geste fut rapide comme la pensée.

Une détonation se fit dans le silence. M. le marquis de Rio-Santo tomba frappé par la balle en pleine poitrine.

Clary, la pauvre insensée, poussa un cri de terreur et s'enfuit.

La prophétie du laird se trouvait accomplie ; la voix des rêves avait dit vrai : c'était, suivant l'emphase du langage biblique, si fort usité chez les Écossais, le sang de ses veines, la chair de sa chair qui tuait son frère Fergus.

L'horizon n'était pas entièrement éteint encore. M. le marquis de Rio-Santo, immobile et renversé la face tournée vers le ciel, ne poussait pas une plainte. Mais, aux dernières et incertaines lueurs du crépuscule, on aurait pu lire sur ses nobles traits l'expression d'une douleur amère et sans bornes. Il se sentait mourir, et il mourait vaincu.

Le seul homme qu'il eût aimé l'avait trahi. Il tombait sous les coups de la seule femme qu'il eût respectée.

Le voile de la nuit s'épaissit. Bientôt on ne distingua plus ce corps qui se confondait avec la verdure sombre du chemin. Mais lorsque la lune, passant par-dessus la cime des taillis, vint éclairer de nouveau la scène, on vit, à sa blanche lueur, une femme agenouillée auprès de M. de Rio-Santo.

Cette femme priait.

Elle semblait avoir passé depuis longtemps les limites de la jeunesse, et pourtant elle était bien belle encore. Elle ressemblait au portrait que nous vîmes une fois dans la chambre de M. le marquis de Rio-Santo. -- Et Susannah lui ressemblait.

Cette femme était Mary Mac-Farlane, comtesse de White-Manor, qui venait de reconnaître dans le corps étendu sur le gazon Fergus O'Breane, son premier, son unique amour.

Quand elle eut achevé sa prière, elle mit la main sur le cœur de Fergus, et ne le sentit point battre. La lune montait à l'horizon et tombait d'aplomb sur les traits du marquis. Il n'y avait plus de douleur sur ces traits.

Les paupières abaissaient leurs longs cils de soie sur des joues calmes. La ligne des sourcils ne tremblait pas ; la bouche semblait s'être close en un sourire.

Et ce sourire rêveur, heureux, tout plein de mystérieuses joies, qui venait parfois naguère à la lèvre de M. le marquis de Rio-Santo, lorsqu'il isolait sa pensée de la foule et se repliait sur lui-même.

Avait-il, dans sa suprême extase, entrevu la porte du ciel ?

Mary Mac-Farlane se pencha et lui mit au front un baiser de sœur. La lune voguait, nef éclatante, parmi l'azur du firmament ; la brise chantait doucement dans le feuillage. Cette fin était tranquille et belle, entourée des splendeurs de la nuit et des élans purs de la prière.

Mais Mary doutait. Pour elle, Fergus ne pouvait mourir ainsi. Sous la diaphane pâleur de l'astre, il lui semblait qu'elle allait le voir se relever.

Soudain elle poussa un cri.

Il lui semblait qu'un imperceptible soupir venait de sortir des lèvres décolorées du marquis.

Était-ce au retour de la vie ou le suprême adieu de ce puissant lutteur aux choses de ce monde ?

1  Sous-entendu house : maison où l'on est libre et à l'aise (petite maison).

2  Les lascars sont ces pauvres gens qui, enlevés à leur pays par la presse anglaise, frayaient alors, pour un penny, des passages au milieu de l'immonde boue de Londres. En effet, à cette époque bénie, partout où un capitaine avait besoin de matelots, il prenait ainsi des hommes, les pressait selon le terme britannique, quitte à les rejeter, nus, sur le sol anglais au retour. Les lascars furent une des mille variétés de victimes que l'égoïsme anglais fit et fait encore partout sur son passage. On s'en servait, puis on les laissait mourir de faim.

3 Blue ruin, nom populaire du gin.

4  À Londres, comme on sait, les numéros se suivent.

5  Rue où est situé le comptoir Rothschild.

6  Le vieux quartier Saint-Gilles a presque complètement disparu ( Note de la nouvelle édition.)

7  Dans les quartiers pauvres, les caves qui, ailleurs, servent de cuisine et d'office sont habitées par une ou plusieurs familles.

8  Navire qui transporte les condamnés à la Nouvelle-Galles du Sud.

9  Ces commandes se faisaient selon la formule commerciale : « Sur le vu de la présente, il vous plaira nous expédier cinquante femmes d'âges assortis, en bon état d'esprit et de santé, dont passerez les frais en compte, etc. »

10  À Paramatta, les condamnés cardent la laine, la filent, puis la tissent pour confectionner, avec l'étoffe qui en résulte, les habillements des condamnés.

11  Edward Braynes, de Birmingham, assassin du colonel Beries et de sir James Clafton de Clafton-Castle, commissaire du metropolitan-police avait joué la tragédie en province.