: édition ELTeC Féval, Paul (père) (-) 159880

Unpublished draft ELTeC conversion 2021-12-17

ELG, , , . , , . 1843 , , .

Downcoded from CLIGS

French Converted by cligstoeltec script #cf : Initial TEI version.

CINQUIÈME PARTIE -- GUERRE À L'ANGLETERRE
I -- CHACALS CONTRE LÉOPARD

En 1840, Sydney comptait à peine trente mille habitants, soit environ le sixième de la population composée d'Anglais libérés ou de soldats, et le reste de convicts des Trois-Royaumes, libérés ou subissant leur peine *(1) *. Ceci ne veut pas dire toutefois que les Anglais libres n'eussent pas été bien à leur place parmi les condamnés, car il n'en était guère, jusques et y compris le gouverneur, qui n'eût un ou plusieurs crimes sur la conscience. Toute la différence consistait en ce que les uns commettaient leurs crimes sous le couvert et à l'abri des lois, quand les autres étaient les victimes de ces mêmes lois. Cette légère nuance a bien son prix quand il s'agit d'une colonie de la Grande-Bretagne.

Or, les 5,000 Anglais cités plus haut professaient à l'égard des 25,000 convicts, bushrangers ou indigènes, un peu moins d'attachement qu'ils n'en avaient pour leurs propres chiens, et, de leur côté, les relégués n'attendaient qu'une bonne occasion, puisqu'on les traitait en chiens, de dévorer les mollets de leurs maîtres, voire même de leur sauter à la gorge et de les étrangler. Rapports peu cordiaux en somme, mais largement motivés par la cruauté des uns et les antécédents des autres.

Si donc le léopard britannique flottant au-dessus du palais du gouverneur avait les griffes très acérées, la langue sanglante et les dents longues, il n'en effrayait guère plus pour cela les chacals qui rôdaient entre Paramatta et Botany-Bay, dans cette vallée semi-circulaire qu'entouraient les gradins ouest des montagnes Bleues. Le lord gouverneur, on le disait du moins, avait aussi les dents fort longues et la meilleure preuve en était dans la rapidité avec laquelle il se constituait une respectable fortune.

Son exemple, est-il besoin de le dire, était admirablement suivi, car plus on descendait l'échelle des subalternes, plus il y avait de griffes crochues qui s'aiguisaient dans la chair des condamnés. Ceux-ci, il est vrai, avaient pour consolation suprême certains airs funèbres dont les fusils de la garnison faisaient tous les frais.

Cependant, par un beau soir de ladite année, à cette heure crépusculaire où la nuit, dans ces parages, succède vite au jour, on eût dit que tout à coup les appétits avaient changé d'estomacs. Les chacals avaient pris envie de manger le léopard et celui-ci, griffes et dents rentrées, ne se montrait guère moins prudent qu'un chat vulgaire serrant la queue entre les jambes, comme s'il se fût attendu à être houspillé d'importance.

Une animation extraordinaire régnait dans tout Port-Jackson, depuis Pyrmont jusqu'à Rose-Bay, et dans les différents faubourgs de la ville. Là, si l'idiome londonien se faisait entendre de loin en loin, il était dominé par l'accent traînard de l'Écosse et plus encore par le rude langage de l'Irlande. Chose naturelle, à tout prendre, les Irlandais ayant toujours bénéficié dans la plus large mesure de la tyrannie de l'Angleterre, ce qui les mettait à même d'entrer pour les deux tiers dans le contingent des déportés à la Nouvelle-Galles du Sud. Pour l'autre tiers, il n'en était pas à des scrupules de nationalité, ayant rompu depuis longtemps avec les principes de respect dû à l'autorité de Sa Majesté Britannique. De sorte que le tout compact, agrémenté de quelques insulaires et de certains squatters mécontents de leur côté, avait envahi brusquement la ville avec des intentions ignorées de M. le gouverneur, et roulait à travers les rues depuis la tombée de la nuit.

Prévoir est une des conditions essentielles pour bien gouverner. Le gouverneur n'avait rien prévu ; il s'empressa de faire appel à la garnison et de mettre toutes les troupes sur pied. Cramoisi dans son col de crin qui lui serrait la gorge, traînant avec fracas son sabre sur les dalles, il avait beau pester et jurer, s'en prendre à tout le monde de ce que présentait d'insolite cette affluence de gredins envahissant Sydney au mépris de tous les règlements, le fait n'en était pas moins avéré et lui-même moins inquiet.

Des patrouilles se mirent à parcourir les rues, distribuant de-ci de-là des coups de crosse et prêtes à faire feu à la moindre alerte. Mais les gueux glissaient le long des murs, silencieux et sournois, ne proférant ni un cri ni une menace ; ils allaient paisiblement se concentrer sur divers points et ceux qu'on tenta d'interroger ne répondaient rien ou donnèrent de leur présence personnelle un motif évidemment déguisé. Ceci, d'ailleurs, ne les empêchait pas de se glisser, en se croisant, quelques mots à l'oreille.

Jamais on n'avait rien vu de semblable dans la colonie, et lord Randolph Humphray, le gouverneur, en enrageait au milieu de son conseil assemblé en toute hâte. Il en rendait responsables tous ceux qui étaient présents ; il en rendait aussi responsables les chefs de district et les propriétaires ayant charge de forçats employés par eux, les premiers comme les seconds ne devant sous aucun prétexte permettre aux condamnés de venir en ville sans autorisation supérieure. Dans sa colère, il menaçait de faire pendre tous ceux qui, par faiblesse ou trahison, auraient été cause des troubles ou fuiraient devant le danger.

La moitié de la population, il faut le dire à sa louange, avait déjà pris ce dernier parti.

Le commandant de la garnison, tout en faisant moins de bruit, avait peut-être un peu plus d'idées. Il jugea à propos de les faire connaître et prit la parole :

-- Nous avons des canons, dit-il, il faut les bourrer jusqu'à la gueule et s'en servir. Nous avons des soldats qui se rouillent dans l'inaction et ne demandent qu'à se distraire. Un navire de la marine royale, le Calédonien , est mouillé dans le port et nous prêtera main-forte. Le plan est donc très simple : pousser les rebelles vers la mer et les prendre entre deux feux. On tuera les hommes et on noiera les femmes, car il y a aussi des convicts femelles, mille diables !...

Il s'arrêta court : un coup de canon venait de faire trembler les vitres de la salle du conseil. Comme s'il eût servi de signal, on entendit une immense clameur faite de cris, de hurlements, de vociférations poussées par une multitude. Lord Humphray et ceux qui l'entouraient n'osèrent s'entre-regarder parce qu'ils se devinaient pâles. En même temps, des lueurs, projetées des quatre coins de Sydney, embrasèrent l'horizon ; les deux collines qui se font face et sur lesquelles s'étagent les maisons, pour la plupart alors construites en planches, se transformèrent instantanément en brasiers et l'on entendit, avec les sinistres craquements du bois sous la flamme, l'horrible ronflement du fléau qui gagnait de proche en proche. D'autres foyers d'incendie naissaient de tous côtés. Courant à travers les rues, des ombres fantastiques brandissaient une torche d'une main, un poignard de l'autre.

Bientôt la fusillade se mit de la partie, les cris et les imprécations redoublèrent, le chaos devint indescriptible ; et dans cette nuit des tropiques, où règne d'ordinaire un calme chaud et lourd, c'était un lugubre spectacle que celui de ce ciel rouge et de ces démons hurlant à la mort, tantôt violemment éclairés par les reflets de la fournaise, tantôt disparaissant dans un coin sombre, comme s'ils fussent rentrés sous terre.

Les personnages formant l'état-major du gouverneur s'étaient précipités au dehors, pour savoir d'où venait le mot d'ordre et pour tenter d'enrayer l'émeute. Lui seul demeurait là, livide.

C'était un gros homme apoplectique, sans aucune capacité. Il avait beaucoup intrigué pour obtenir le gouvernement de Sydney où l'on s'enrichit vite. Lady Nelly Humphray, une de ces rares beautés dont la race saxonne produit de moins en moins d'exemples, avait surtout intrigué pour lui ; on le prétendait tout au moins. On disait aussi que tous les actes du bonhomme étaient réglés par elle, que toute la politique de la colonie prenait naissance dans son boudoir. Toutes, sauf celles des sévices cependant, car la cruauté paraissait être odieuse à cette femme remarquable, et lorsque le gouverneur ordonnait un châtiment, c'était toujours à l'insu de lady Nelly.

Il est comme cela certains hommes qui, trouvant en de rares occasions le moyen de s'affranchir de la tutelle d'une volonté supérieure, en profitent pour être barbares et lâches.

Lâche !... Lord Humphray l'était plus que jamais à cette heure où des flots de lie humaine, écume de la société, bandits et voleurs de grands chemins, assassins et faussaires, innocents injustement condamnés et, partant, plus assoiffés de vengeance, se précipitaient en torrent et menaçaient déjà son palais et sa vie. Il les entendait venir ; leurs vociférations montaient jusqu'à ses oreilles ; il n'osait pas même s'approcher de la fenêtre pour voir ce qui se passait. Tremblant, inerte, assis devant une table, la tête dans les mains, il ne songeait qu'à sa situation, à sa fortune perdues et à ses jours en danger.

Lady Nelly Humphray parut à l'une des portes. Après l'avoir considéré un instant avec mépris, elle alla lui toucher l'épaule.

Oui, certes, elle était belle lady Nelly, surtout en ce moment où se plissait son front volontaire, où sa poitrine battait avec force sous son léger corsage de surah rose. Mais à la voir hautaine et fière, contemplant avec dédain son mari, on devinait qu'il y avait entre eux un abîme et qu'elle n'avait jamais aimé cet homme.

Lord Humphray, ivrogne et menteur, bas sur jambes et le ventre rond, type dégénéré de la race saxonne et n'ayant d'autre gloire que celle conquise le verre en main, n'avait rien de commun avec cette créature souple et nerveuse qu'était sa femme, fille de petite noblesse que des considérations d'argent et le choix de sa famille avaient poussé dans les bras de ce vil personnage aux instincts bas et sordides. Vainement il avait payé de son titre de lord le sacrifice qu'elle avait fait de sa personne et de sa beauté ; il restait de cent pieds au-dessous d'elle. Il n'avait su conquérir ni son affection ni son estime. C'était par dignité d'elle-même qu'elle en avait fait quelqu'un, qu'elle avait mendié pour lui une faveur dont il n'était pas même digne : celle de commander à des forçats.

-- Eh bien ! milord, dit-elle froidement, savez-vous ce qui se passe ? Si vous le savez, qu'avez-vous fait pour y remédier ?

-- Je ne sais rien, Nell, rien de rien, sinon qu'une révolution a dû éclater dans la ville.

-- Et vous n'en êtes pas certain encore ?...

-- Si, je crois... on dirait que Sydney est en feu... Regardez, Nell, voyez par cette fenêtre...

-- J'ai vu depuis longtemps, reprit-elle en pinçant les lèvres. Parbleu !... monsieur le gouverneur, j'espérais vous voir aller vous enquérir par vous-même, donner les ordres nécessaires ; j'espérais enfin vous voir à la hauteur de la mission à vous confiée par la reine !... Et quand je dis votre mission, je ne parle pas pour vous de devoir, hélas !...

Elle se détourna, comme avec un haut-le-cœur, et venant se placer brusquement devant son mari, elle lui cria à la face :

-- Que faites-vous donc ici, lord Randolph ?

-- Nell, ma chère Nell ! gémit le pusillanime et grotesque bonhomme, ne m'accablez pas... Si je reste, croyez-le bien, c'est pour vous, uniquement pour vous. Me ferez-vous un crime de vouloir vous protéger contre ces brutes, cette tourbe infâme capable de tout contre une femme ?

-- Je me protègerai seule, monsieur, dit la jeune femme avec un air de pitié... Pas tant de grands mots, je vous prie, et puisque vous avez peur...

-- Peur, moi ?... s'exclama lord Humphray. Apprenez, milady, s'il ne vous en souvient, que je suis duc de Naesby, comte de Mortonsmoor et que mes ancêtres...

-- De grâce, interrompit-elle, laissez en paix vos ancêtres, car vous ne leur ressemblez en rien.

Or, si le gouverneur de Sydney ne savait pas garder son impassibilité devant le danger, il était capable de subir une insulte sans la relever. Il courba le front sous celle dont venait de le cingler sa femme, et prenant un faux-fuyant, il essaya par un autre moyen de dissimuler sa couardise sous un audacieux prétexte :

-- Ma place est ici, dit-il, là où flotte le drapeau de l'Angleterre. J'y resterai tant que la violence n'aura pas abattu les couleurs que je suis chargé de faire respecter.

-- Vous ne vous respectez pas vous-même, répliqua lady Nelly ; la violence dont vous parlez n'est pas loin : écoutez.

Avec un imperturbable sang-froid, elle alla s'asseoir à la table que venait de quitter son mari. Les muscles de son visage ne trahissaient aucune angoisse et son oreille attentive se penchait vers les clameurs de mort de plus en plus proches, auxquelles se mêlaient les crépitements de la fusillade et les râles des blessés. Les lueurs de l'incendie inondaient la pièce, se posaient sur le front blanc de la jeune femme, piquaient des paillettes d'or dans les lourdes tresses de ses cheveux blonds. Mais bientôt, en face du danger menaçant, cette inaction pesa à son esprit. Elle songea aux autres femmes de la colonie, épouses des officiers, des fonctionnaires et des marchands, qu'il était de son devoir de grouper autour d'elle, de protéger contre des violences probables et sans doute inévitables.

Et comme une dizaine déjà s'étaient réfugiées au palais du gouvernement, elle les fit appeler, chercha à leur communiquer son propre courage. Elle les exhorta à mourir noblement pour leur pays, si cela devenait nécessaire, mais non sans avoir vendu chèrement leur honneur et leur vie. Elle leur distribua les armes accrochées aux panoplies, haches et sabres d'abordage, kriss malais, lances polynésiennes et dagues de Java, et prenant elle-même un pistolet dans chaque main, après en avoir vérifié l'amorce, elle attendit avec ce calme des âmes d'élite en face de l'heure suprême.

À ce moment un officier, les vêtements en désordre, le sabre dégoûtant de sang, fit irruption dans la salle et marcha droit vers le coin où, ne soufflant mot, le gouverneur s'était tapi.

-- Que Votre Seigneurie, s'écria-t-il, me dise ce qu'il faut faire. Nos soldats sont débordés ; il y a plus de dix mille bandits armés dans la ville et le feu est partout. Les condamnés le propagent avec des torches. Ces forcenés se battent comme des tigres : plus on en tue, plus il semble en surgir du sol. Le trésor vient d'être pillé et ce n'est qu'avec des efforts inouïs que nous avons réussi jusqu'à présent à barrer les rues qui accèdent à ce palais. Dans un quart d'heure nous serons impuissants, car la moitié de nos hommes gisent sur le terrain et le flot des assaillants monte sans cesse. Je viens prendre vos ordres, milord...

Lord Humphray sembla sortir d'un songe ; il était pâle et ses dents claquaient :

-- Mes ordres, balbutia-t-il... Eh bien ! qu'on veille sur nous, sur ces dames... qu'on défende le drapeau... jusqu'à la mort !

L'officier crispa sa main sur la poignée de son épée.

-- N'y a-t-il pas en rade un bâtiment royal ? poursuivit le gouverneur. Que les soldats nous fassent jusqu'au quai un rempart de leur corps... ces dames et moi, nous prendrons une barque et nous gagnerons le navire.

L'officier, cette fois, frappa le parquet du talon de sa botte, tandis que le visage de lady Nelly s'empourprait. Il y avait là dix femmes : sans une plainte, elles se préparaient à mourir et, devant elles, ô honte ! un homme, son mari, suait la peur.

-- Cela s'appelle fuir ! s'écria-t-elle ; cela s'appelle déserter son poste et cela s'appelle aussi être lâche !... Que lord Humphray use de ce moyen, s'il le veut, mais je jure que personne ici ne le suivra.

Le lieutenant était jeune, il était brave. Il n'avait pas eu le temps de jeter un coup d'œil sur l'angle de la pièce où se tenait lady Humphray avec ses compagnes, et le son de cette voix énergique lui fit dresser la tête. En apercevant le groupe résolu et armé dont tous les yeux étaient fixés sur lui, il s'inclina profondément et salua de l'épée.

-- Madame, dit-il, ce sont vos ordres à vous que je réclame. Quels qu'ils soient, nous y obéirons et donnerons jusqu'à la dernière goutte de notre sang pour que vous ayez la vie sauve.

Tournant le dos au gouverneur, il attendit respectueusement que lady Nelly voulût bien lui faire connaître sa volonté :

-- Vous avez entendu mes paroles, dit-il ; la situation est grave, le temps presse. Devons-nous essayer, par un suprême effort, de repousser les rebelles vers la mer, ou préférez-vous que nous nous repliions pour couvrir le palais ? Parlez vite, madame, pendant qu'il en est temps encore.

-- Êtes-vous prêt à mourir, tous ? demanda lady Humphray.

-- S'il en était autrement, je ne serais pas ici, répliqua l'officier.

-- Alors, allez dire à votre major de pousser les révoltés jusqu'au quai et vous-même, en barque ou à la nage, gagnez le Calédonien qui a dû se rapprocher de terre. Et quand vous aurez abordé, monsieur, donnez l'ordre au commandant de balayer le quai à mitraille et de canonner les rues en enfilade. Peut-être les soldats feront-ils quelques victimes parmi les nôtres, mais il faut qu'à tout prix l'émeute soit vaincue... Allez, monsieur ; pour nous, nous saurons défendre notre drapeau et mourir.

Le lieutenant croisa son regard avec celui de cette belle et stoïque jeune femme qui parlait de mourir comme d'autres parlent d'aller au bal. Il y lut une indomptable énergie et un scrupule le prit de réduire à néant d'un seul coup le projet audacieux et désormais impossible que venait de lui soumettre lady Humphray. Il lui vint à l'idée de rester là, de donner sa vie pour cette femme qui, tout à l'heure, serait la proie des bandits, de la leur arracher et de l'emporter au loin, à travers le fer et le feu, ou de succomber en la tenant pressée sur sa poitrine.

Il baissait la tête et ne bougeait plus, les pieds rivés au sol, les tempes battant à se rompre :

-- Eh bien ! qu'attendez-vous, monsieur ? demanda Nelly. Vous l'avez dit vous-même, le temps presse.

L'officier releva son front où perlait une sueur froide.

-- Il est trop tard, madame, dit-il ; les canons du Calédonien sont muets. Le bâtiment est cerné par quatre corvettes armées en guerre et son équipage prisonnier depuis une heure : ces corvettes battent pavillon rouge.

Lady Humphray tressaillit et ses doigts se crispèrent sur la crosse de ses pistolets, un sombre éclair passa dans ses beaux yeux :

-- Alors, s'écria-t-elle, que tout soit rouge à Sydney, le ciel, la terre, et jusqu'aux flots de la rade !... Nous aussi, nous allons pouvoir arborer des pavillons rouges qui seront teints de notre sang et de celui du gouverneur... Allez, monsieur, que Dieu vous garde !... Hurrah pour l'Angleterre !...

II -- UN BAISER DANS LES FLAMMES

L'officier s'élança hors du palais pour aller reprendre son poste de combat. Tandis qu'il descendait les marches du perron, il eut le temps de jeter un regard circulaire sur la vaste place en demi-lune qui s'étendait devant la résidence du gouverneur ; elle était encore à peu près déserte, les rebelles étant occupés à dévaliser les banques, les distilleries et les boutiques de joailliers. De-ci de-là, quelques énergumènes passaient en courant, brandissaient leurs armes, et se hâtaient vers les carrefours où grondait l'émeute victorieuse.

On a vu la révolution échouer à Londres, parce que le chef suprême avait été empêché de faire entendre le signal, parce que le canon de la Tour n'avait pu donner le branle-bas. À Sydney, le canon avait parlé, et les mille voix de la révolte avaient répondu : la foule se vautrait dans le sang. Avait-elle le même chef ? Où était-il à cette heure ? Tout le monde l'ignorait, aucun ne l'avait vu : on savait vaguement qu'il était là et que le signal avait été donné par son ordre.

Cinq hommes et une femme étaient groupés devant le palais, au centre de la place, jouissant en simples spectateurs du terrifiant spectacle que présentait la ville en feu. Ils causaient paisiblement, à voix basse, et leur attitude formait un singulier contraste avec l'agitation ambiante, le vent de carnage et de folie qui soufflait autour d'eux. Il semblait même qu'ils ne fussent pas armés. Leur tranquillité si étrange piqua la curiosité du lieutenant qui vint les frôler en passant. Ils ne parurent même pas l'apercevoir et comme ils n'avaient pas jugé à propos de se taire à son approche, le jeune homme put entendre ces mots :

-- Avant une heure, la ville ne sera plus qu'un monceau de cendres.

Tel était son avis, à lui aussi. Il avait toutefois trop à faire pour interpeller ces inconnus, -- des voyageurs sans doute, peut-être des Anglais avides d'émotions fortes, comme le sont tous les insulaires, -- et il poursuivit sa route. Il voulait rejoindre ses hommes et la tentative n'était pas sans péril ; isolé ainsi et son uniforme le désignant à la fureur des rebelles, il courait chance de ne pas aller loin. Mais il avait l'insouciance de la jeunesse, le flegme britannique, et depuis qu'il avait vu de si près flamboyer les beaux yeux de lady Humphray, il était près à sacrifier sa vie pour retarder, ne fût-ce que d'une minute, le danger qui menaçait la jeune femme.

Pour se frayer un chemin, il lui fallut étendre à ses pieds une dizaine de révoltés. Pataugeant dans le sang, enjambant des cadavres, beau de témérité et d'audace, il avançait quand même. Bientôt il put apercevoir quelques habits rouges. Le nombre de ceux-ci avait diminué pendant son absence et la moitié au moins, restant sans cartouches, s'escrimait à la baïonnette. Ceux qui avaient encore des munitions s'étaient formés sur deux rangs, tiraient sans relâche. Pendant qu'ils rechargeaient leurs armes, des hommes rampaient derrière eux, se relevaient pour bondir et leur plantaient un couteau entre les deux omoplates ; il en était même qui, la crosse à l'épaule, n'avaient pas le temps de faire feu ou qui étaient morts déjà quand une dernière crispation du doigt achevait de presser la détente. La balle allait ricocher sur le sol, à dix pas en avant, ou bien montait en sifflant dans les airs : l'homme tombait tout de son long et sa tunique rouge ne se distinguait plus dans les flaques de sang qui coulaient en rigoles.

Dès le commencement de l'émeute, des artilleurs avaient amené deux canons pour balayer Georges-Street, une rue de plus d'une lieue de longueur qui traverse Sydney. La populace avait tué les artilleurs sur leurs affûts avant qu'ils eussent pu tirer et enclouer les pièces. Dans les distilleries mises au pillage, les convicts avaient défoncé les fûts de tafia, les barriques de gin ; tant qu'il y avait eu une goutte de liquide, on s'était battu à coups de poing pour la boire et beaucoup gisaient qui ne boiraient plus jamais. Les plus ivres étaient devenus les plus dangereux. En brûlant leurs entrailles, l'alcool les transformait en brutes altérées de carnage ; il se passait des atrocités, devant lesquelles eussent reculé les peuplades les plus sauvages de la Polynésie.

La situation était des plus critiques quand le lieutenant put rejoindre son chef et le mettre en quelques mots au courant de ce qu'il avait vu au palais :

-- Le gouverneur est un lâche, dit-il pour conclure ; mais, à tout prix, il faut sauver sa femme.

-- Nous ne la sauverons pas, répondit froidement le major, mais du moins nous allons la défendre. Je n'ai plus que quatre officiers et cent hommes ; nous allons nous replier sur le palais et, si nous réussissons à former un cordon et à tenir un quart d'heure, c'est tout ce que nous aurons pu faire.

Ils se serrèrent la main, donnèrent quelques ordres et la troupe se mit à reculer pas à pas, disputant le terrain à plus de trois mille bandits.

Maintenir ceux-là, c'était bien ; mais des milliers, sous la conduite d'un de leurs chefs qui avait deviné la tactique du major, s'étaient portés en masse et en tout hâte, par des voies détournées, vers la résidence du gouverneur, qu'ils commençaient d'incendier en devançant les habits rouges et en leur coupant la route.

Quand le flot humain se rua sur la place, les personnages mystérieux que nous y avons vus tout à l'heure ne firent pas un mouvement. L'un d'eux ne perdait pas de vue une fenêtre du premier étage où apparaissait de temps en temps la fine silhouette d'une femme.

Le palais, construit en briques, était plus difficile à incendier que les maisons de bois qui avaient flambé comme un feu de paille. Cela n'était pas pour arrêter les convicts : il se mirent à briser les vitres du rez-de-chaussée, approchèrent leurs torches des rideaux, et des flammes jaillirent, projetant dans les appartements de lugubres lueurs.

Les inconnus se rapprochèrent du perron.

Celui qui paraissait être leur chef était grand et mince, de tournure imposante. Il avait de noirs sourcils posés en arc au-dessus de deux yeux pleins de feu, et aussi la moustache et les cheveux noirs. Ce qui frappait surtout en lui, c'était le calme imperturbable du visage, et la volonté nette qu'on devinait sous le front altier. Il parla ; le timbre doux et ferme à la fois de sa voix avait d'étranges inflexions : cet homme avait l'habitude de commander aux autres hommes.

-- Il me faut l'emblème qui flotte au-dessus du palais, dit-il simplement.

Le dernier mot n'était pas prononcé que l'ordre était en voie d'exécution. Avec l'agilité qu'on lui a vu déployer ailleurs, le petit Snail grimpait comme un chat le long d'un tuyau de conduite, et, dès qu'il fut sur le toit, la foule se mit à l'acclamer.

-- Dépêche-toi, lui criait-on, l'enfer est sous tes pieds.

-- Il faut qu'il ait le diable au corps, disaient d'autres ; le toit va s'effondrer tout à l'heure.

Le petit bonhomme fit deux ou trois cabrioles sur la pente glissante, se remit debout et salua. De frénétiques hurrahs répondirent et l'homme qui l'avait envoyé ne daigna pas même lever les yeux.

Snail atteignit la hampe de fer à laquelle était hissé le drapeau du Royaume-Uni et, tirant de toutes ses forces sur la drisse qui se cassa, il fut soudain comme enseveli sous l'immense carré d'étamine arraché au mât de pavillon. Des cris délirants s'élevèrent, mêlés de hurlements : « L'Irlande pour toujours !... Mort à l'Angleterre ! »

Snail n'avait pas fini. Il plia soigneusement l'étoffe, la déposa sur le faîte du toit et mit le pied sur le léopard anglais :

-- J'ai soif ! cria-t-il ; qui me donnera à boire ?

On lui lança un flacon de gin qu'il prit à la volée et vida d'un trait.

La foule trépignait et quand Snail, son drapeau sous le bras, se laissa glisser pour atterrir, cent mains levées se tendirent pour le happer au passage et le porter en triomphe.

-- Paix, mes agneaux, dit-il, j'ai soif encore ; laissez-moi aller boire et je suis à vous dans un instant. Si ce palais était un bol de punch et si ma jolie Madge pouvait le voir flamber, quel plaisir !

Il ricana, des rires se mêlèrent au sien tandis qu'il se glissait dans la foule comme une couleuvre. Quand il remit le drapeau à celui qui lui avait donné l'ordre d'aller le prendre, il ne reçut pas même un remerciement.

-- Son Honneur m'oublie, songea-t-il avec dépit, cela valait au moins vingt guinées. Soit, je le porterai en compte et j'en réclamerai quarante.

Que devenait pendant ce temps lord Humphray ?

Le visage décomposé, les mâchoires claquant comme un jeu de castagnettes, il s'était laissé choir dans un fauteuil et ses genoux s'entrechoquaient entre eux. Tout ce qu'il y avait d'Anglais à Sydney s'était défendu : les commerçants étaient morts sur le seuil de leurs magasins éventrés ; les fonctionnaires, les domestiques s'étaient joints aux soldats et s'étaient fait massacrer avec eux. Le gouverneur seul n'avait point osé sortir de son palais, et seul il avait peur de mourir.

-- Nell ! Nell !... bégayait-il, il faut fuir, mon amour... Il y a peut-être encore des soldats pour nous escorter... fuyons...

-- Eh ! fuyez donc, monsieur ! lui cria sa femme avec un mouvement de rage et de honte... Seriez-vous seulement capable de trouver la porte, tant vous tremblez ?... La voici, partez ; venez que je vous conduise...

-- Oh ! quoi... vous consentiriez donc, Nell, ma femme chérie ?...

Droite et raide, elle alla vers lui, l'aida à se lever, non sans un geste de dégoût, et l'amenant jusqu'à la porte, elle la lui ouvrit toute grande. Un peu de fumée commençait à monter dans la cage de l'escalier, mais le chemin était encore libre ; elle le lui montra.

Il essaya de la saisir par le bras, de l'entraîner avec lui.

-- Venez, Nell, venez vite !

Lady Humphray se redressa comme si elle eût senti l'attouchement d'un reptile et, s'étant dégagée d'un brusque mouvement, rassemblant toutes ses forces, elle prit son mari par les épaules et le poussa vers les marches en lui criant par trois fois :

-- Lâche ! lâche ! lâche !

Elle était un peu pâle en refermant la porte derrière elle. Mais elle était de celles qui se ressaisissent vite et ce fut le front haut, avec une légitime fierté pour l'exécution à laquelle elle venait de procéder, qu'elle revint vers ses compagnes. Alors un autre ordre d'idées vint s'emparer de son esprit : puisqu'il n'y avait plus rien à espérer des hommes, puisque celui qui eût du la défendre jusqu'au dernier soupir venait de faire preuve de la plus honteuse abjection, elle éleva son regard vers le maître de toutes les destinées et tomba à genoux :

-- Prions un instant, mes sœurs, murmura-t-elle, car la mort va venir.

Un souffle, le murmure de la prière, passa sur les lèvres de ces femmes dont plusieurs étaient belles, qui toutes étaient jeunes. Le matin encore, elles croyaient aux joies de l'existence, elles avaient pu lire dans leurs miroirs le doux poème de leurs corps gracieux, de leurs cheveux dénoués, de leur bouche faite pour le sourire et pour le baiser. Elles avaient pu se comparer à des fleurs épanouies sous la divine caresse de l'amour, escompter leur jeunesse, écouter battre leur cœur, tendre leurs bras vers l'avenir et s'écrier : Le bonheur est à nous ! Le matin encore, elles avaient des maris, des pères, des amis qui sans doute gisaient, la poitrine trouée, le front brisé, morts pour leur pays et pour la reine, et qui les avaient envoyées là où elles se trouvaient à cette heure, pour y chercher aide et protection.

L'aube avait paru aussi lumineuse que la veille, le soleil était monté aussi resplendissant à l'horizon ; la journée pour elles avait été aussi remplie que les précédentes de charme et de plaisirs. Et voilà que, le soir venu, s'était épandu sur leurs têtes un linceul souillé de sang et de boue ; voilà que la mort la plus horrible se dressait devant elles sans qu'il leur fût possible de la chasser au loin, même d'exiger d'elle le minimum des souffrances humaines. Si bientôt les bandes sauvages dont la clameur hurlante montait de la rue ne se décidaient pas à les tuer, à abréger leur martyre ; si elles n'avaient pas le courage de tourner leurs armes contre elles-mêmes, elles allaient sentir leurs vêtements prendre feu, leur chair grésiller et leurs membres se tordre ! Déjà, malgré les fenêtres ouvertes, une atmosphère de fournaise envahissait la salle ; la peinture des boiseries faisait entendre des craquements sinistres et l'odeur âcre de la fumée prenait à la gorge. Les malheureuses ne priaient plus, même certaines d'entre elles pleuraient, la poitrine secouée de sanglots convulsifs.

Lady Humphray les entendit et se releva. Ses yeux étaient secs. Lorsqu'elle eut ramassé ses pistolets, elle darda vers le destin, vers la mort dont peut-être elle entrevoyait déjà la lugubre silhouette, un regard chargé de toute l'énergie du désespoir.

Pendant ce temps, le gouverneur avait atteint les marches basses de l'escalier et le perron seul le séparait des assaillants, qui sans doute allaient le mettre à mort dès qu'ils l'apercevraient. Mais quel est l'animal forcé, cerné par la meute, qui n'essaie pas de se défendre jusqu'à l'épuisement suprême, jusqu'au coup de grâce ? La lâcheté engendre parfois une bravoure passagère et le trembleur devient un loup furieux lorsqu'il s'agit de sauver sa carcasse. Lord Humphray, affolé jusque-là, venait de prendre contact avec le danger qui le menaçait de toutes parts : à droite, à gauche, derrière lui, l'incendie ; devant lui, des hommes acharnés contre sa vie. On peut passer à travers des rangs pressés d'ennemis, se perdre dans leur foule et fuir ; on peut faire cela quand on est brave, moins la fuite ; on peu le tenter aussi quand c'est la dernière ressource et qu'on est acculé. Si faible que pût être pour lui l'espoir, lord Randolph eut l'audace d'oser espérer encore.

Il dégaina, franchit en deux bonds les marches du perron et fonça en avant, tête baissée, sans rien regarder, sans rien voir. Il croyait se frayer un chemin avec sa lame qu'il faisait tournoyer en vain, car il n'atteignait personne.

Il se trouva face à face avec cet inconnu au glacial sang-froid dont un simple souhait prononcé à voix basse avait déjà lancé Snail sur la toiture enflammée et fait tomber le pavillon anglais. Cette fois, ses lèvres ne s'entrouvrirent même pas ; d'un regard expressif il se contenta de désigner le fuyard à une sorte de géant qui montait la garde à ses côtés, et dans lequel nous eussions pu reconnaître Tom Turnbull, l'ancien waterman du capitaine Paddy, le vainqueur de Mich au joyeux jeu de la boxe dans le cabaret de La Pipe et le Pot .

Aussitôt le gouverneur sentit deux mains de fer encercler sa gorge, d'où ne put même pas jaillir un cri d'angoisse. Son visage s'injecta de sang, il chancela et se sentit perdu. S'il ne tomba pas d'un bloc sur le sol, c'est que les deux mains qui l'enserraient toujours l'amenèrent progressivement jusqu'à terre. Il râlait. En un instant, il fut désarmé, bâillonné, ligotté, plus grotesque encore ainsi que de coutume, avec son ventre de crapaud et ses jambes grêles.

Les convicts, surtout les femmes, -- et plusieurs d'entre elles étaient ivres, -- dansèrent autour de lui une ronde infernale qu'accompagnaient des menaces de mort. Déjà des poignards se levaient pour frapper, des massues pour assommer, faire jaillir la cervelle de cette tête vide où jamais il n'y avait eu que des pensées mauvaises ou cruelles.

L'inconnu parla une fois encore, promenant son regard d'aigle sur les bandits qui ignoraient son nom et son pouvoir et qui pourtant reculèrent, tant il y avait dans cette voix d'autorité et de domination :

-- Cet homme m'appartient, dit-il en touchant légèrement du bout de sa botte la poitrine de lord Humphray. Qu'il ne lui soit point fait de mal.

Alors les convicts le virent entrer tout seul dans le palais et gravir l'escalier. La fumée le cacha bientôt à leurs regards, il montait toujours ; il s'arrêta à la porte du premier étage et frappa à deux reprises.

Cette porte s'ouvrit ; les canons des deux pistolets apparurent, braqués à hauteur de son front : il ne sourcilla pas. Lady Humphray se dressa devant lui ; dans les regards qu'ils échangèrent il y eut une telle acuité que chacun d'eux parut sonder jusqu'au fond de l'âme de son adversaire.

D'un côté comme de l'autre même courage et même calme, avec seulement un peu plus de pâleur sur le visage de la jeune femme, dont le sein se soulevait avec force sous les plis du corsage.

L'étranger parla le premier.

-- Je ne suis pas armé, madame, dit-il en montrant ses mains vides. Si vous me voyez ici, c'est pour rendre hommage à la noblesse de votre caractère et à votre indomptable courage ; c'est aussi pour que celui-ci ne soit pas dépensé en pure perte. Avez-vous assez de confiance en moi, lady Humphray, pour me suivre sans savoir qui je suis et pourquoi il me plaît de vous arracher à la mort ?

Lady Nelly abaissa le canon de ses pistolets, mais ses yeux restèrent rivés à ceux de son interlocuteur :

-- Parlez, monsieur, répliqua-t-elle ; dites tout ce que vous avez à dire et faites vite. D'abord, où prétendez-vous me conduire ?

-- Encore une chose, madame, qu'il vous faut renoncer à savoir pour l'instant. Là où je vous conduirai, vous serez plus en sûreté qu'à la cour d'Angleterre.

-- Je ne comprends pas, balbutia-t-elle.

-- N'essayez pas de comprendre et faites ce que je dis... Ceci n'est point un ordre, mais une prière, et songez que je vous sauverais malgré vous, si telle était ma volonté.

Cette voix douce et grave troublait profondément la jeune femme. Cependant le mystère dont s'entourait une démarche aussi inattendue laissait place chez elle à une crainte vague dont elle n'était pas maîtresse et que n'eussent point provoquée des menaces. Ses compagnes s'étaient rapprochées d'elle, étonnées, anxieuses ; elles dévoraient des yeux cet homme à l'altière beauté.

La femme est défiante par nature pour ce que, trop souvent, on abusa de sa confiance. Lui cacher quelque chose, c'est la mettre immédiatement en garde. Dans le cas présent, nombreuses furent celles qui, malgré la première impression, malgré l'imminence du péril, songèrent à quelque trahison et cherchèrent à deviner le piège. Il n'avait d'ailleurs pas été question d'elles et lady Nelly était seule en cause. Or, elles la savaient incapable de leur faire défaut en ce moment suprême, aussi l'attention de toutes était-elle comme suspendue à ses lèvres et à celles de l'étranger.

-- À mon tour, madame, de vous dire : hâtez-vous, reprit celui-ci. Chaque minute perdue nous rapproche de la mort...

-- Eh quoi ?... Voudriez-vous donc mourir avec nous ?

-- Ni avec vous, ni sans vous ; je veux vivre, au contraire, et vous protéger. C'est pourquoi je vous répète que le plancher sur lequel nous marchons ne sera bientôt plus que du charbon brûlant et qu'il sera trop tard.

Lady Humphray montra le groupe assemblé derrière elle :

-- Elles ont toutes juré de périr avec moi, s'écria-t-elle avec chaleur ; tant qu'une seule d'entre elles restera en danger, je n'aurai ni le droit ni la volonté de vous suivre. Sauvez-les, monsieur, et laissez-moi : mon devoir est de succomber ici, au poste que mon mari a déserté.

Puis elle ajouta tout bas :

-- S'il a réussi à s'enfuir, que Dieu le maudisse !... s'il est mort, il a expié !

-- Il est vivant, madame. Je le méprise autant que je vous admire. Mais, pour ce qui regarde ces dames, me suis-je donc si mal expliqué que vous ne m'ayez pas compris ? J'ai parlé pour tout le monde. Jamais mon intention ne fut de séparer dans le salut celles qui étaient unies par l'infortune et l'héroïsme.

Sur la terre d'Europe, toutes ces femmes, -- lady Nelly la première, -- se fussent précipitées aux genoux de ce beau cavalier, venu pour les délivrer quand déjà elles étaient sur le seuil de la tombe. Sur ce sol océanien, réceptacle de toutes les écumes sociales vomies par la Grande-Bretagne, en un moment où l'émeute était victorieuse, où Sydney était en ruines, il était permis, surtout à des femmes de chercher le mobile d'un acte chevaleresque et spontané qui dénotait une âme élevée, une loyauté sans bornes, ou la perfidie la plus atroce.

C'est pourquoi elles hésitèrent encore, pourquoi celle qui assumait la lourde tâche de répondre au nom de toutes continua à scruter, dans les yeux du rival ou du sauveur, le secret de ses pensées les plus intimes. Lui ne parut point s'en formaliser. Si les circonstances eussent été moins pressantes, peut-être se fût-il efforcé de la convaincre par de chaudes paroles, de lui imposer, lentement et sûrement, son autorité et son charme. Mais l'heure n'était plus de disserter : il fallait agir et agir vite.

-- Quoi, vous doutez encore, lady Humphray ? s'écria-t-il. Puisqu'il vous faut un gage de ma sincérité, je vais vous le donner à l'instant. C'est pour vous en faire hommage, à vous seule, pour qu'il ne fût ni souillé dans le sang, ni traîné dans la fange, que j'ai fait enlever de sa hampe le drapeau de votre pays... Le voici.

Il le tira de sa poitrine et le tendit à la jeune femme qui le baisa pieusement et le glissa sur son sein. Leurs deux mains s'unirent dans une forte étreinte.

-- De quelle nation êtes-vous donc ? interrogea-t-elle.

-- Je ne suis pas Anglais...

-- Qu'importe, après tout ? reprit la belle insulaire. Nous vous suivrons, monsieur, où qu'il vous plaise de nous conduire.

Cependant, une réaction s'opéra en elle ; ses nerfs tendus depuis plusieurs heures par l'effort surhumain auquel ils avaient été astreints, se détendirent brusquement : elle pâlit, ferma les yeux et s'évanouit.

L'étranger la reçut dans ses bras, la souleva pour l'emporter comme une enfant et fit signe de le suivre à toutes celles qu'il sauvait d'une mort affreuse et certaine. La route était libre : deux minutes plus tard, descendre eût été impossible. Une fumée épaisse et lourde empuantissait l'atmosphère et brûlait les yeux ; les marches de l'escalier craquaient sous les pas rapides et la fournaise était au-dessous.

Une cicatrice, courant du sourcil à la naissance des cheveux, se dessinait nettement sur le front du noble inconnu qui emportait lady Humphray pressée contre sa poitrine. Nul ne pouvait la voir en ce moment, comme nul ne sut jamais qu'il avait mis un baiser sur les lèvres de la belle évanouie.

III -- RUINES FUMANTES

Certaines personnes accusent les romanciers de faire toujours intervenir soit la Providence, soit le hasard, au moment le plus opportun. Elles ne se rendent pas compte que l'imagination ou la fantaisie de l'écrivain n'y sont que pour fort peu de chose, tandis que les événements eux-mêmes naissent et s'enchaînent par la prévoyance des acteurs.

Ainsi, dans notre récit, il peut paraître étrange que le toit, pour s'écrouler, eût attendu qu'il n'y eût plus un être vivant dans le palais du gouvernement. Il semble tout aussi surprenant que, juste au moment où le fier sauveteur posa le pied sur le perron, une demi-douzaine de chevaux tout sellés se trouvèrent là, prêts à être enfourchés.

C'était uniquement la conséquence du sang-froid du marquis de Rio-Santo -- on a déjà reconnu notre héros dans ce personnage mystérieux -- et le résultat des précautions prises par lui. Dans le premier cas, il avait calculé très exactement le temps qu'il lui faudrait pour descendre l'escalier et l'avait jugé suffisant, sans quoi il eût sauvé lady Humphray et ses compagnes par les fenêtres. Quant à la présence des chevaux, tenus jusqu'alors hors de portée, elle faisait partie d'un plan mûri longtemps à l'avance. Ces montures ne tombaient donc pas du ciel et Fergus O'Breane, qui n'agissait jamais sans bien savoir ce qu'il allait faire, avait prévu depuis longtemps qu'il en aurait besoin. C'est là, d'ailleurs, la qualité maîtresse des hommes d'action et des grands génies. Quand Napoléon partait pour une campagne, tout en était combiné d'avance dans son vaste cerveau ; la part réservée à l'imprévu était infime. Or, le marquis de Rio-Santo, nous le savons, avait reçu des leçons de Napoléon.

Ce n'est pas davantage par une fantaisie de la plume qu'on retrouve en Australie M. de Rio-Santo bien vivant longtemps après qu'en Écosse Mary Mac-Farlane avait posé la main sur son cœur et ne l'avait plus senti battre. On verra plus loin qu'il n'y avait eu ni magie, ni miracle et, tout ceci posé, il est temps d'en revenir au récit.

Parmi la foule des convicts, il y eut bien un moment de stupéfaction quand apparut sur le seuil l'inconnu qu'ils avaient vu pénétrer seul dans le palais et qui en ressortait avec, entre ses bras, la femme du gouverneur, puis, derrière eux, toute une théorie de misses et de ladies, effrayées et fort à plaindre peut-être, mais qui, à plus d'un titre, sans parler de leur haute naissance et de leur incomparable orgueil de race, méritaient un châtiment exemplaire pour ces pauvres hères et bandits, vaincus des enfers de Londres, opprobre des Trois-Royaumes.

À vrai dire, ceci rentrait pour le marquis dans le cadre de l'imprévu et, s'il en acceptait la responsabilité, c'était par suite d'une décision toute récente. Toutefois, aux yeux des révoltés, sa conduite prêtait fort à la discussion. Ou bien il était avec l'émeute et, dans ce cas, il eût dû laisser rôtir lady Humphray et les autres ; ou bien il était contre et devait être traité en ennemi. Plusieurs penchaient pour cette dernière solution, arguant de ce fait qu'il était déjà intervenu de façon très suspecte pour arracher le gouverneur à de justes représailles.

Mais si beaucoup le pensaient, il en était peu qui avaient hâte de le dire, ce personnage mystérieux semblant être de ceux avec lesquels il est nuisible de parler trop haut. Quelques-uns pourtant eurent cette audace, réclamèrent la mort de la jeune femme comme ils avaient demandé celle de son mari. Il en fut même un qui osa proposer de dresser un bûcher sur la place et d'y attacher toutes ces ladies qui, par leurs maris, par leurs frères ou par leurs proches, avaient trempé dans la tyrannie et contribué à l'oppression. Celui-là, par hasard, était un Anglais : depuis Jeanne d'Arc, la tradition ne s'est pas perdue de brûler les femmes.

La foule se ruait déjà. Rio-Santo, impassible, la toisa avec mépris. Entre elle et lui, qui faisait de son corps un rempart à ses protégées massées sur les marches du perron, trois hommes se tenaient debout, le pistolet au poing : le cavalier Angelo Bembo, Randal Grahame et plus bas Tom Turnbull. Aux pieds de ce dernier, lord Humphray, couché sur le dos, regardait voltiger dans le ciel les flammèches échappées de son palais embrasé.

Soudain le toit creva ; une immense gerbe d'étincelles éclaira la nuit, projetant d'étranges lueurs sur le visage aviné des convicts, sur le torse nu des nègres mêlés à leur foule et sur le front énergique du marquis, qui tenait toujours lady Humphray toute blanche entre ses bras.

Il pouvait être minuit. Le spectacle était féerique. Des tourbillons de fumée montaient vers la voûte céleste, voilant le scintillement des étoiles ; toute la rade était illuminée par les reflets de l'incendie et, dominant la baie, s'estompaient les noires silhouettes des forts Phillip, Denison, Macquarie et Bradley-Point.

L'attention des rebelles s'était concentrée un instant sur l'écroulement du palais, qui achevait de flamber comme un bol de punch ; mais elle ne tarda pas à se reporter sur les acteurs d'une scène à laquelle ils ne comprenaient rien et qu'on ne daignait pas leur expliquer. Ces hommes étaient-ils leurs ennemis, leurs alliés, ou peut-être leurs chefs ? C'était ce qu'il importait de savoir.

Ils se le demandaient lorsque Snail, disparu depuis un instant, se fit place à travers leurs rangs, traînant derrière lui six chevaux par la bride.

Il n'y avait point de doute que celui-là fût des leurs, puisqu'il avait arraché le drapeau anglais et posé son pied sur l'odieux léopard ; mais pourquoi ces chevaux ? Or, rien n'est versatile et changeant comme les sentiments d'une foule en révolte. Que le moindre soupçon de trahison passe sur elle et la voilà qui fuit ou qui rougit de colère, prête aux pires excès. Celle-ci se persuada que la scène du drapeau n'était qu'une feinte pour le sauver et la meilleure preuve que celui qui s'était fait le défenseur du gouverneur et de sa femme était un traître, c'est qu'il se préparait à fuir. Les révoltés sautèrent alors à la tête des chevaux et formèrent autour du groupe une houle profonde et menaçante.

Le marquis était debout sur le seuil avec son cortège de femmes. Une balle siffla à ses oreilles et s'aplatit sur le mur ; son front, barré de sa cicatrice, ne trahissait en rien sa colère intérieure ; son regard d'aigle planait sur toutes ces faces bestiales, sur ces têtes destinées à obéir aux conceptions de la sienne et qu'il eût courbées sur l'instant, d'un mot ou d'un geste. Il dédaignait pourtant de faire ce geste et de prononcer ce mot, tant il avait de mépris pour ces bandits qui n'étaient que ses instruments pour un but plus haut placé que leur intelligence et aussi que leur violence. Pauvres brutes qui croyaient faire leur jeu et ne jouaient que le sien, qui voulaient lui imposer leur volonté alors qu'ils n'agissaient que par la sienne ! Il lui répugnait, à lui, d'avoir du sang aux mains, mais pour son œuvre il fallait qu'il en fût versé des torrents : c'était le leur qu'il avait choisi pour que ces flots, en roulant, submergeassent l'Angleterre.

Il fit un signe. Tom Turnbull s'élança pour arracher les rênes aux mains qui les tenaient.

-- Place ! cria-t-il, en envoyant son poing dans la figure d'un convict plus forcené que les autres et qui refusait de lâcher prise.

-- Place ! ajouta Randal, en en culbutant deux autres.

Snail était aux anges, ce petit homme adorait voir administrer de maîtres coups de poing.

-- Oh ! oh ! dit-il, voilà de bien jolies caresses, par le diable !... Allons, vous autres, mes chers amis, laissez passer votre maître !

-- Nous n'avons plus de maîtres, rugit un bandit en s'élançant vers Rio-Santo, le poignard haut levé... Plus de maîtres, et moins celui-ci que tous les autres !...

Une rumeur courut, des vociférations éclatèrent. La situation était grave. Les ladies tremblaient de tous leurs membres à la pensée qu'elles allaient être la proie de ces hordes en délire.

La cicatrice apparaissait très nette au front de Rio-Santo, qu'une sourde colère gagnait peu à peu. À la menace du rebelle, il répondit en sortant un pistolet de sa poitrine :

-- Finissons-en, dit-il. Puisque celui-là ne veut plus de maître, qu'il soit fait à sa volonté.

Il ajusta et fit feu : la cervelle jaillit et l'homme tomba. Le marquis s'enleva sur l'étrier, coucha avec précaution lady Humphray en travers de sa selle. Ses compagnons montèrent à cheval, ainsi que la jeune fille qui était avec eux et qui vint se placer à sa gauche. Tom Turnbull avait attaché le gouverneur sur le pommeau de sa selle ; Bembo et les autres encadraient le groupe de ladies.

-- Allons, ordonna à haute voix le cavalier Angelo Bembo, place à Son Honneur, vous autres, et défense à qui que ce soit de suivre.

La meute, hargneuse, mais domptée par cette fière audace, s'écarta d'elle-même et le cortège s'ébranla.

Un convict s'était approché de Snail qui fermait la marche. Il lui glissa à l'oreille :

-- Cinq shellings pour vous, si vous me dites le nom de cet homme.

-- Oh ! oh ! répondit Snail, donnez toujours, graine de pendu !

Il empocha les cinq shellings, et prit un air important :

-- C'est Son Honneur, dit-il, en affectant de baisser la voix... En quel pays êtes-vous né, curieux coquin ?

-- À Kingstown, tout près de Dublin, en Irlande...

-- Eh bien ! tâchez de vous trouver derrière nous, quand nous irons à Dublin ; il y aura des chances alors pour que vous appreniez le nom de Son Honneur...

-- Dieu me damne ! s'écria le convict en se frappant le front ; c'est lui le chef des United-Irishmen !

--* *Dieu vous damnera si c'est son idée, répliqua Snail ; pour ce qui est de ce que vous venez de dire, je n'en sais rien... Adieu, mon compagnon, et soyez discret.

Il n'est rien de tel que de recommander la discrétion à un bavard, si l'on veut le faire parler.

Le cortège n'avait pas fait vingt pas que déjà la nouvelle avait circulé de bouche en bouche et que les murmures s'étaient changés en acclamations. En effet, si tous ces hommes savaient vaguement qu'ils avaient un chef, aucun d'eux ne l'avait vu, ses ordres étant transmis par des lieutenants, et personne ne les discutant jamais. Il courait sur lui de fantastiques légendes ; les condamnés se les racontaient entre eux en les amplifiant encore, quand ils tenaient dans les forêts leurs assemblées secrètes. Aux yeux de certains, Anglais et Écossais, il n'avait d'égal en audace que Lucifer lui-même. Pour les Irlandais crédules et quelque peu mystiques, bien que criminels, il devait être l'exterminateur des Anglais, une sorte de Messie libérateur de l'Irlande. Ils ne cherchaient pas à le connaître, mais ils savaient qu'il existait et ils lui obéiraient en aveugles.

Ceci explique les transports de joie de ceux qui venaient de l'apercevoir un instant et qui avaient eu l'audace de menacer sa vie. À cette heure, ils avaient honte et remords. Pour les empêcher d'aller implorer leur pardon et lui faire escorte, il ne fallait rien moins que la défense expresse qui leur avait été faite de le suivre.

Cependant, la petite troupe avançait péniblement dans les rues jonchées de cadavres, entre la double haie de brasiers fumants qui, naguère, étaient des maisons. Quelques ladies avaient reconnu l'emplacement de la leur et pleuraient ; chacune d'elles cherchait des yeux parmi les morts le corps d'un des siens qu'il ne lui serait pas même permis d'ensevelir. Et, marchant dans le sang, ces jeunes et belles femmes éplorées, s'en allaient vers un problématique, peut-être un dangereux destin, à la remorque de cet inconnu qu'elles devaient bénir et qui était, à leur insu, l'instigateur de leur misère.

L'impression produite par ce cortège était pénible.

On eût cru voir passer un de ces vainqueurs de l'antiquité, au sortir d'une cité conquise, traînant après lui les plus belles des femmes de la ville pour en faire des concubines ou des esclaves. M. de Rio-Santo avait bien l'allure d'un conquérant dont aucune puissance humaine ne peut arrêter l'élan, dont l'indomptable sang-froid se sait à l'abri de toute émotion.

Quand son cheval hésitait devant un monceau de cadavres, le cavalier, pour le lui faire franchir, l'enlevait d'une simple pression de ses genoux nerveux ; si le râle d'un blessé montait jusqu'à lui, il ne l'écoutait pas, ou ne voulait pas l'entendre. Il n'en était plus à compter les morts, à plaindre les victimes : sa pensée allait plus loin, plus haut, vers le but.

Ce but, -- toujours le même, -- qu'il poursuivait depuis tant d'années avec cette âpre volonté de ceux qui ont un grand rôle à remplir, il l'avait une fois touché du doigt. Il avait suffi d'un fou en travers de sa route pour anéantir l'œuvre de la moitié de sa vie. Et, esclave acharné du devoir, il recommençait l'œuvre, l'édifiant sur des bases nouvelles. N'ayant pu porter le coup à la tête, il s'attaquait aux membres, jusqu'à ce que, tout le corps une fois désagrégé, la tête tombât d'elle-même : Sydney était l'un de ces membres, Sydney n'existait plus ! Irait-il jusqu'au bout de sa tâche ? Serait-il assez dépourvu de pitié pour entasser ruines sur ruines, cadavres sur cadavres ?

Lui-même se posait cette question au milieu de cette nuit dont il eût été impossible d'amoindrir la sanglante clarté, et la réponse lui vint de la poitrine de femme dont il sentait la chaleur contre la sienne, de ce cœur qui battait contre son cœur. Les lèvres pâles, les yeux clos de lady Nelly lui disaient :

Non, marquis de Rio-Santo, tu ne seras jamais sans pitié. Tant qu'une femme jeune et belle traversera ta route, tu seras aimé d'elle et tu l'aimeras peut-être. L'amour dominera tout le reste et souvent il te faudra des mois pour réparer ce que tu auras omis de faire dans une heure de plaisir. Reste quand même ce que tu fus toujours, ce que tu es encore : magnanime et chevaleresque, bon quand rien ne t'oblige à être féroce. Que le nombre des baisers donnés aux femmes aimées compense le chiffre des hommes qui seront tombés par ton ordre et pour le succès de ta cause. Quoi que tu fasses, l'amour est plus fort que toi.

De fait, celui qui lui eût dit le matin même qu'il arracherait à la mort la femme du gouverneur anglais, qu'il l'emporterait entre ses bras et qu'il était prêt à lui parler d'amour dès qu'elle rouvrirait ses beaux yeux, l'eût à coup sûr grandement étonné. Cependant il avait fait pis encore : il se retourna, contempla ce troupeau de femmes dont il avait sauvé l'existence pour les beaux yeux d'une seule. Ce coup d'œil jeté en arrière lui montra, sur sa gauche, l'étrange et ravissante créature qui, depuis le premier écueil auquel s'était heurtée sa volonté, vivait auprès de lui en faisant abandon de son être entier, pauvre petit satellite d'un grand astre. Par un retour subit sur l'ensemble de son existence, il les revit toutes, celles qu'il avait attachées à ses pas par des liens de tendresse, celles qu'il avait enchaînées par des liens de passion et aussi de luxure : Mary Mac-Farlane, lady Ophélia, comtesse de Derby, Léopoldine d'Autriche, l'impératrice brésilienne, Fanny Bertram, Harriet Perceval, Clary Mac-Farlane... et tant d'autres !

-- Dieu m'est témoin, se dit-il en lui-même, que j'étais né pour aimer et non pour haïr. Les trois quarts de ma vie sont pourtant faits de haine et je ne suis pas à la moitié de ma tâche...

Il ajouta avec colère :

-- C'est qu'il est dans le monde une nation maudite qu'on nomme l'Angleterre, un pays de souffrance qui s'appelle l'Irlande et des scélérats comme White-Manor !

Un incident vint modifier le cours de ses pensées. Sans cesser tout à fait, la fusillade s'était peu à peu affaiblie et il n'y avait guère prêté attention. Brusquement elle éclata près de lui, dans Saint-Marc street, petite rue transversale qui va du pont tournant à la place de la cathédrale Saint-André. Là, apparurent une cinquantaine d'habits rouges poursuivis par la meute des convicts. Il n'eût point bronché si l'engagement qu'il avait pris de mettre en sûreté lady Humphray et ses compagnes ne lui eût fait un devoir de les soustraire au moindre danger. Il donna l'ordre à Bembo de faire hâter le pas aux ladies.

Les soldats se repliaient en désordre, brûlant leurs dernières cartouches. Ils n'avaient pu atteindre le palais du gouvernement et refoulés, harcelés de toutes parts, ils fuyaient presque. C'était là tout ce qui restait de la garnison de Sydney. Cette débâcle marquait la dernière convulsion de la puissance britannique sur le coin de terre anglanisé par la force.

L'officier, dont tous les efforts pour ramener ses hommes au feu, restaient impuissants, était celui-là même qu'on a vu au palais du gouverneur.

Jadis nous le vîmes à Londres dans le salon de lady Campbell, alors que, sportman émérite, il voyait triompher ses couleurs sur tous les hippodromes. Un jour, dégoûté du turf et pris d'une attaque de spleen comme doit en avoir au moins une fois en sa vie tout Anglais qui se respecte, lord John Tantivy s'était suicidé d'une originale façon : il avait piqué une tête dans les rangs de l'armée en achetant une compagnie.

Quand il aperçut le cortège, un frisson le secoua de la tête aux pieds et il se mit à trépigner de rage. Que faisait là lady Humphray, inerte et pâle, emportée par cet homme entrevu tout à l'heure sur la place et dont il ignorait le nom et la qualité ? Était-elle évanouie, blessée... peut-être morte ? Il vit aussi des femmes en larmes qui suivaient et, garrotté sur la selle de Tom Turnbull, le corps du gouverneur reconnaissable à son uniforme.

Celui-ci lui importait peu. La stupéfiante pusillanimité dont il avait été témoin le lui rendait indifférent. Mais il ne pouvait en être de même pour la courageuse femme emportée dans les serres d'un vautour. Il eut aussi un peu pitié pour les autres, car il avait dansé avec toutes, flirté avec plusieurs. Mais lady Nelly, celle-là, à tout prix, il lui fallait la sauver.

De ses anciennes victoires sur les champs de courses, les seules qu'il eût encore à son actif, lord John avait conservé une certaine fatuité de viveur rarement éconduit et la spontanéité de son mouvement cachait un espoir secret : c'était bien le diable si, arrachant la jeune femme des griffes de son ravisseur, il n'en tirerait pas quelque preuve de reconnaissance ?... C'est ainsi qu'on se bâtit des châteaux en Espagne et que, même vaincu, on escompte une problématique victoire à venir.

N'ayant pas le loisir de donner beaucoup de temps à la réflexion, il fut d'avis qu'entre le gibier d'importance qui se présentait à lui et celui qu'il traquait, -- ou par lequel il était traqué, -- depuis deux heures, il n'y avait pas à hésiter un instant. Il rassembla donc ses hommes et les lança sur la nouvelle piste.

C'était téméraire, si l'on songe que la meute hurlante et dix fois supérieure en nombre des convicts et des bushmen le serrait de près par derrière. En tuant celui qui emportait lady Nelly et en s'emparant de son cheval, il courait chance de faire œuvre plus utile qu'en brisant quelques têtes de rebelles de plus ou de moins. Bien que fat, il était brave et l'amour qu'il croyait ressentir pour la belle captive lui donnait de l'audace.

Dans le temps qu'il mit à parcourir l'espace le séparant de la petite troupe, celle-ci avait disparu à ses yeux. Il ne lui fallut que quelques minutes pour la rejoindre au tournant de la rue et constater, non sans surprise, qu'elle avait modifié ses ordres de marche et pris ses dispositions de combat. Les cinq hommes à cheval avaient fait volte-face et présentaient un front de bataille qui barrait la rue. Chacun d'eux avait une paire de pistolets aux poings, à l'exception de Turnbull et du marquis, dont une seule main était libre et armée. Le dernier avait rabattu sur son visage les bords de son vaste chapeau ; peut-être ne voulait-il pas être reconnu par sir John Tantivy.

Attaquer cinq hommes avec cinquante parut indigne à l'officier ; on lui en doit tenir compte en sa qualité d'Anglais. Il se contenta donc de donner à ses soldats l'ordre de mettre en joue et s'avança à quelques pas de ses adversaires :

-- Qui que vous soyez, leur cria-t-il, je vous somme de jeter vos pistolets à terre et de vous rendre. Le feu des cinquante fusils braqués sur vous n'en laisserait pas un seul debout.

Rio-Santo le toisa :

-- Votre invitation est fort aimable, monsieur, répondit-il. Cependant nous ne ferons rien de ce que vous désirez.

-- Prenez garde, répliqua l'officier en se montrant, vous qui vous servez du corps d'une femme comme d'un bouclier.

-- Qu'à cela ne tienne, monsieur ; en me visant à la tête, lady Humphray ne court aucun danger.

Il se haussa sur ses étriers, de façon à présenter toute sa poitrine aux balles. Un sardonique sourire abaissait le coin de ses lèvres et ce fut avec une profonde expression de dédain qu'il reprit :

-- Sir John Tantivy, je suis heureux d'avoir l'occasion de vous saluer si loin de la métropole. Sa Majesté a fait en vous une bien méritante recrue... Mais je n'ai pas le temps, vraiment, de m'entretenir avec vous aujourd'hui, ce que je ferai volontiers si nous nous rencontrons jamais. Adieu, monsieur, j'aurai le plaisir de présenter vos hommages à lady Humphray.

La foudre tombant sur la tête du lieutenant ne l'eût point paralysé davantage. Quel était cet homme qui venait de l'appeler ainsi par son nom et dont il n'avait pu distinguer le visage ? Il essaya bien de rappeler ses souvenirs, de chercher dans l'allure et le port de tête de l'inconnu quelque chose qui pût le mettre sur la trace, mais celui-ci avait déjà tourné le dos et se disposait à reprendre sa place en tête de la colonne.

Le trouble de sir John Tantivy dura peu. L'instant était décisif, car les convicts allaient prendre à revers sa compagnie et la balayer.

-- Vingt guinées à qui m'abattra cet homme ! s'écria le lieutenant en désignant Rio-Santo.

-- Nos fusils sont vides, répondirent les soldats.

-- J'ai encore une balle, la dernière, murmura l'un d'eux ; mais le sang qui me coule dans les yeux m'empêche de viser.

Il avait, en effet, une large balafre au sommet du front et des filets de sang zébraient sa longue face osseuse. Les vingt guinées ne le tentaient pas, d'ailleurs ; il y avait derrière lui deux mille convicts pour les lui prendre.

Il tendit son fusil à l'officier, celui-ci épaula et ce fut un faible cri, poussé par une voix de femme, qui répondit à la détonation.

-- Misère de moi ! s'écria-t-il avec rage en voyant son ennemi se pencher vivement pour soutenir la jeune fille qui chevauchait à ses côtés ; ce n'est pas lui que j'ai tué !...

Il jeta son arme au moment même où une large lance, lancée par Randal Grahame à la façon mexicaine, venait s'enfoncer, en vibrant, sous son aisselle.

Une écume sanglante moussa à ses lèvres et il s'abattit avec, dans ses yeux déjà vitreux, l'image de lady Nelly qui ne le voyait même pas mourir.

Ainsi prit fin, en sa fleur, la carrière militaire de lord John Tantivy, ex-sportsman.

Aussitôt s'engagea autour de son corps une lutte féroce et corps à corps. Plus les baïonnettes des soldats acculés trouaient de poitrines et plus il s'en présentait qu'elles ne pourraient jamais atteindre. Les coutelas des bushmen travaillaient avec un effrayant entrain et les crosses de leurs carabines déchargées, maniées en façon de massues, résonnaient sur les crânes avec un bruit sourd. Bientôt il n'y eut plus d'habits rouges sur le pavé de George-Street, sauf ceux qui gisaient à terre, râlants ou morts.

En deux heures, Sydney avait changé de maîtres, ou pour mieux dire n'en avait plus, car, au milieu de la ville fumante, au centre de cette agglomération de ruines, la cathédrale Saint-André, alors en construction, dressait seule le squelette géant de son échafaudage intact.

Ainsi l'avait voulu dont José Maria Tellès de Alarcaon, marquis de Rio-Santo, condamné jadis à mort dans Old-Bailey par la cour d'assises du Middlesex. Par cette terrible exécution il venait de prouver à l'Angleterre qu'il était bien vivant et qu'il allait son chemin de haine, de vengeance et d'amour.

IV -- LE BUSH D'EAGLE-RIVER

Déjà l'aube commençait à blanchir l'aride paysage des environs de Sydney quand une caravane s'arrêta à la lisière de la forêt d'Eagle-River, ce redoutable repaire de bushrangers de l'Australie-Heureuse.

C'était chose rare de voir une troupe quelconque s'approcher ainsi de ce dédale où chaque buisson, chaque tronc d'arbre peuvent cacher un canon de fusil ou celer une embuscade. Car là est le domaine exclusif et inviolable de ces terribles bandits réfractaires à toute règle, dédaigneux de tout châtiment, prisonniers de la loi devenus, de par leur volonté, plus libres que les garde-chiourmes dont ils ont secoué le joug. Une fois réfugiés dans le bush, nul n'a plus sur eux de puissance, aucune autorité ne les dirige s'ils ne l'ont librement choisie ; vagabonds et indépendants, ils vont où bon leur semble, du nord au midi, de l'est à l'ouest, parmi la forêt qu'ils ont faite leur. Vivant du produit de leur chasse et terrés comme des renards dans des huttes à ras du sol, ils fument et boivent tout en complotant des expéditions où parleront la lance et la poudre. Le coup a-t-il réussi, ils s'endorment du sommeil du juste, à côté d'une condamnée comme eux, plus vile encore qu'eux, dont ils se débarrasseront dès qu'ils en seront las. Une armée ne se hasarderait pas impunément à les déloger de ce maquis où ils sont à leur aise, bien chez eux, où ils jouissent de la vie.

Chacun est maître chez soi, dit le proverbe. Le bushranger l'est chez lui, dans sa hutte et dans sa forêt. Quand il lui plaît d'en sortir, il sait aussi bien se rendre maître chez les autres. Mais que les autres ne viennent pas chez lui : ils n'auraient pas fait cent pas qu'ils seraient terrassés, dépouillés des pieds à la tête et proprement expédiés dans l'autre monde si l'envie leur venait de protester.

La petite caravane dont nous parlons n'avait apparemment rien à craindre de ce genre, car aucune oreille ne se tendait pour écouter le hululement d'une chouette, l'aboiement prolongé d'un chien ou quelque coup de sifflet, ces milles bruits imperceptibles ou conventionnels qui sont autant de dangereux signaux. Elle se composait de cavaliers suivis de trois voitures de forme primitive, dont chacune portait un étrange chargement.

Dans la première, un gros homme ficelé le visage cramoisi, essayait vainement de distendre les cordes dont ses poignets et ses jambes étaient enserrés. Il paraissait d'ailleurs fort mal à son aise et la faute en était peut-être au voisinage qu'on lui avait donné contre son gré : un personnage couvert de sang, qui pouvait fort bien n'être qu'un blessé, à moins que ce blessé ne fût trépassé en chemin. À califourchon sur le brancard, un petit homme à la face simiesque, dont tous les traits exprimaient la malice, ne cessait de tracasser le prisonnier et de lui décocher des brocards plutôt déplaisants. Il faut bien que jeunesse s'amuse et maître Snail ne s'en faisait point faute aux dépens de lord Humphray. Quant au blessé, vivant ou mort, on saura son nom tout à l'heure. Toutefois Snail, chargé de veiller sur lui, paraissait lui prodiguer autant de soins qu'il avait peu d'égards pour son apoplectique compagnon.

Au fond du second char était étendue une belle jeune fille très pâle dont l'épaule, d'une éblouissante blancheur, émergeait du corsage lacéré. Sa compagne, une délicieuse jeune femme, s'efforçait, avec une visible tendresse, de tamponner, au moyen d'un linge imbibé d'eau, un trou sanglant creusé au-dessus du sein droit de la pauvre enfant. L'une était Clary Mac-Farlane ; la seconde s'appelait lady Nelly Humphray.

Enfin, dans la troisième voiture s'entassaient une dizaine de ladies qui toutes eussent été charmantes si on n'eût vu sur leur visage la trace de graves préoccupations et plus encore de larmes à peine séchées.

Le convoi venait donc de faire halte et les conducteurs des voitures largement rétribués, reçurent, dès qu'elles furent déchargées, l'ordre de retourner chez eux, surtout d'être muets. Ceux-là n'étaient sans doute point initiés aux mystères de la forêt d'Eagle-River et ne devaient pas y pénétrer. La recommandation qui leur fut faite était toutefois assez éloquente pour qu'ils en comprissent l'importance. C'étaient d'ailleurs des vieillards imbus de sagesse ; aussi se retirèrent-ils sans même se permettre de regarder en arrière.

Les petits chevaux australiens sont d'une remarquable docilité. Les six qui avaient servi de monture à nos cavaliers furent donc accouplés deux à deux et employés à transporter les blessés et le prisonnier. Sur les premiers, Clary fut placée avec des précautions infinies ; le marquis la soutenait d'un côté et Bembo de l'autre ; le personnage étranger fit entendre un profond soupir quand Randal et Turnbull le hissèrent en travers des deux autres bêtes et quant à lord Humphray, on l'amarra ni plus ni moins qu'un simple cachalot.

Le cortège ainsi formé, les femmes suivant, put s'enfoncer sous bois, là où il n'y eût point eu de passage pour des véhicules, et le mystère de la forêt s'emplit de mille bruits variés produits par des êtres animés qui n'étaient cependant point des hommes. En effet, les trois quarts des convicts mâles et femelles, hôtes habituels d'Eagle-River, dansaient encore d'effrénées sarabandes sur les ruines fumantes de Sydney et vraisemblablement il ne devait plus rester là que quelques femmes tapies dans leurs huttes recouvertes de feuillage. Ceci d'ailleurs importait peu à nos gens, habituer à se guider en toute aisance dans ce dédale de sentiers et de chausse-trappes. Les Anglaises seules s'étonnaient (elles ne s'effrayaient plus de rien depuis douze heures) de voir bondir un kanguroo, un baudicourt *(2) se glisser dans son terrier, un opossum gris sauter de branche en branche. Des perroquets et des kakatoès aux plumes chatoyantes voltigeaient de-ci de-là ; le rohi-rohi annonçait l'aube naissante et le rire bruyant du oui-oui **(3) * informait ceux qui savent le comprendre que déjà le matin brillait sur les Alpes australiennes.

Après un parcours de près de deux milles, Rio-Santo s'arrêta au milieu d'une clairière où nous l'avons vu déjà, bien longtemps auparavant, quand il était Fergus O'Breane et déporté lui-même. C'était de là, on s'en souvient, qu'était partie l'expédition nocturne après laquelle la Cérès , corvette de la marine royale, était devenue la Sournoise ; c'était là qu'était née la puissance de Rio-Santo et de là que, vaincu, il voulait s'élancer de nouveau, pour terrasser cette fois le léopard anglais.

De même que le soir de la Cérès , une petite femme sautillante et rieuse apparut tout à coup ; son état civil variait suivant les événements et les latitudes et tantôt elle s'appelait la reine Mab, tantôt Maudlin Wolf, comtessa Cantacouzène ou duchesse douairière de Gèvres. Sous tous ces noms, Madeleine le Loup avait l'aspect d'une marionnette vivante, avec énormément de malice au fond de ses petits yeux.

Avec force gestes, battant des mains, pirouettant et gloussant, elle vint se camper devant Randal Grahame et se suspendit à son bras :

-- Est-ce possible, mon mari ? s'écria-t-elle. Toutes ces femmes, pour qui sont-elles ? Dites-le-moi, baby. Je suis jalouse, Randal, et ne saurais tolérer dans ma hutte un harem...

-- Taisez-vous, Maudlin, répliqua Grahame un peu bourru ; allez plutôt préparer un bon lit de feuilles sèches et des couvertures pour Clary Mac-Farlane.

-- Oh ! la pauvre enfant, que peut-elle avoir ? serait-elle malade, blessée ?... Voulez-vous me dire cela, mon cher mari ?

-- Fais taire cette pie, Randal, gronda le marquis. Et toi, Ange, emporte Clary bien doucement. Elle souffre, mais aucun organe essentiel n'est atteint, il me semble. La fièvre va la prendre, que Maudlin veille sur elle. Lady Humphray pourra aller la voir et circuler librement partout où il lui plaira, à la condition de ne pas s'éloigner. Je lui parlerai d'ailleurs à ce sujet.

Il donna encore quelques ordres à son ami et disparut.

Bembo, après avoir confié la blessée aux soins de la reine Mab, assigna à chacun son domaine, c'est-à-dire des huttes souterraines où l'on n'avait accès qu'en détournant les branches et presque en rampant sur les genoux.

Une fois l'entrée franchie, le sol se creusait et l'on y trouvait, non sans surprise, une installation presque confortable, des meubles et des ustensiles, des lits de feuillages recouverts d'étoffes de laine et même quelques menus objets de luxe. Du dehors, rien de tout cela ne se distinguait et il eût même fallu un œil exercé pour découvrir l'existence de ces taupinières où régnait une délicieuse fraîcheur.

Le mieux aménagé de ces réduits avait été réservé à lady Humphray. Un autre fut désigné aux ladies, assez spacieux pour les contenir toutes, et dans un troisième furent introduits lord Humphray et l'étranger, qui n'avait pas encore repris ses sens. Snail enleva le bâillon et les entraves au gouverneur qui s'ébroua un instant comme un chien mouillé.

-- Diable, diable ! murmura-t-il, où sommes-nous ici, l'ami ?

-- Chez le diable, vous l'avez dit, gros homme, ricana Snail.

-- L'insolent m'appelle gros homme !... Ignorez-vous donc qui je suis ?...

-- Vous n'êtes rien et je ne donnerais pas un penny de votre peau. Pour l'instant, il faut faire le mort, tout comme votre voisin, sans quoi je remets le bâillon et les cordes. Il faut aussi ne pas bouger d'ici, car un gentil petit coup de couteau vous arrêterait à la porte...

-- Malédiction ! s'écria lord Randolph, nous sommes ici dans une caverne de bandits.

-- Et vous en êtes le plus gros coquin ! c'est bien ce que je pensais, Votre Seigneurie. Après ceci, si vous ne voulez pas être sage, il faut numéroter vos membres... Savez-vous compter jusqu'à quatre, gros sac à gin ? Car je ne parle pas de votre tête, elle ne vaut rien... Bonsoir à Votre ex-Honneur ! Si votre compagnon remue, prévenez-moi rien qu'en frappant dans vos mains deux fois de suite ; je serai là à portée, pour le cas où vous aurez la curiosité de mettre votre nez plus loin que la lucarne.

Il se glissa prestement au dehors et lord Humphray jeta un regard sur le malheureux étendu à ses pieds. C'était un jeune homme assez grand et de belle allure ; on le devinait du moins en dépit du piteux état où il se trouvait. Ses vêtements étaient en lambeaux, couverts de terre et de sang ; une estafilade en biais lui partageait la figure, depuis le sommet gauche du crâne jusqu'au coin de la lèvre droite ; c'était miracle que l'œil n'eût pas été crevé.

Comment se trouvait-il là et pourquoi M. de Rio-Santo, à la porte de Sydney, avait-il fait ramasser cette épave humaine pour la transporter dans son camp ?

La chose était très simple et s'était faite, à l'instigation de lady Nelly, de la façon suivante :

Au cri poussé par Clary Mac-Farlane, la jeune femme était sortie de son long évanouissement et, passant les mains sur son visage, elle avait essayé de se rendre compte de sa situation. Ses regards étaient tombés aussitôt sur l'homme qui, d'un bras, la maintenait sur sa selle, en soutenant de l'autre une inconnue aussi pâle qu'elle-même.

-- Où suis-je ? murmura-t-elle faiblement.

-- Soyez sans inquiétude, milady, lui répondit le marquis. Je vous avais promis le salut et vous voilà sauvée. Toutes vos amies sont là.

-- Oh ! merci, dit-elle en refermant ses yeux, pas assez tôt cependant pour qu'ils ne se fussent arrêtés longuement sur ceux de Rio-Santo.

Leur expression et ce mot de remerciement si ému et si doucement prononcé le firent tressaillir. Les paupières de lady Nelly se relevèrent de nouveau et celle-ci, se suspendant à l'épaule du cavalier, parvint à s'asseoir en avant de la selle. Ses cheveux et la moustache du marquis se mêlaient ; elle sentait son souffle caresser ses joues et jusqu'à son cou, bien qu'il ne tentât pas de se rapprocher volontairement. Sans en avoir conscience, elle encore si pâle tout à l'heure, se sentit devenir toute rouge. Elle n'éprouvait aucune crainte cependant, mais instinctivement sa pudeur s'alarmait d'être si près de cet homme dont elle ne connaissait que la générosité.

-- Quoi ? s'écria-t-elle avec une certaine émotion à la vue d'un peu de sang sur la main du marquis ; seriez-vous donc blessé, monsieur ?

-- Non, pas moi, mais elle, répondit-il en désignant la jeune fille d'un mouvement de tête. Elle a reçu la balle qui m'était destinée.

-- Elle est bien heureuse, murmura Nelly comme se parlant à elle-même.

Ce qu'elle venait de dire était plus qu'un élan du cœur, presque un aveu. Elle comprit qu'elle avait parlé trop vite et essaya de se reprendre avec d'autant plus d'empressement qu'un sentiment de jalousie dont elle n'était pas maîtresse s'empara d'elle sur-le-champ.

Jalouse de qui ? et de quel droit ? Cela se discute-t-il dans une âme en désordre ?

-- Qui est cette femme ? demanda-t-elle avec brusquerie.

Le marquis comprit, se mit à sourire et répondit :

-- Plus qu'une amie, presque une sœur. Je dirais même le meilleur cœur qu'il soit possible de rencontrer si je n'étais sûr que le vôtre lui est au moins égal.

Leurs poitrines se touchaient. Lady Humphray fit effort pour se reculer sur sa selle. Mais malgré elle ses yeux se trouvèrent à lire dans ceux de Rio-Santo, comme lui-même lisait dans les siens. Elle ne les détourna pas, sans doute parce qu'elle éprouvait comme tant d'autres cette sorte de fascination dont toute femme était troublée quand il la regardait.

C'était dangereux ! Pour y échapper, elle voulut parler encore. Un combat se livrait en elle entre la jalousie et la pitié ; elle eût voulu faire avouer à Rio-Santo qu'il aimait cette jeune fille et, tout en rougissant à la pensée qu'elle devait considérer celle-ci comme une rivale, il lui prenait une folle envie de se dévouer pour elle.

-- Mais vous ne l'aimez donc pas, s'écria-t-elle, pour la laisser en cet état, sans panser sa blessure, sans l'empêcher de souffrir ?

-- Il faut marcher encore, répondit le marquis. Nous n'avons pas de médecin à notre disposition et quand nous serons hors de la ville, dans dix minutes à peine, on empêchera le sang de couler... Et puis, si vous saviez comme elle est forte !

-- Si, vous l'aimez, reprit-elle.

-- Elle m'aime...

-- Alors, prenez-là à ma place, entre vos bras, le plus doucement possible...

-- Est-ce donc à dire...

-- Taisez-vous : je ne vous répondrais pas.

En même temps elle se dégagea et se laissa glisser en bas de cheval. Elle n'eut pas plus tôt posé le pied à terre qu'elle poussa un cri de joie.

-- Vous n'avez pas de médecin, dites-vous ? Regardez celui-là. Il est blessé aussi, mais qu'importe ? Emmenez-le, il soignera votre amie en même temps que lui-même.

En effet, un homme était étendu sur le bord de la chaussée. Il portait l'uniforme des médecins de l'armée britannique et sa poitrine, qui se soulevait avec effort, prouvait cependant qu'il était vivant.

Lady Humphray s'approcha de lui, sentit battre le cœur :

-- Il est surtout étourdi, dit-elle, je ne crois pas sa vie en danger.

-- Le connaissez-vous ? demanda Rio-Santo.

-- Il me semble. Il a dû venir à l'un de mes raouts, mais j'ai oublié son nom. Un chirurgien n'est jamais un ennemi et vous ferez une bonne action en emmenant celui-ci avec vous.

-- Vous avez bon cœur, madame ; qu'il soit fait selon votre désir.

-- Et vous aussi vous êtes bon, très bon, répondit-elle en lui tendant la main.

Le marquis ne regarda pas même le visage du pauvre diable, dont la seule qualité de médecin pouvait l'intéresser. Il donna l'ordre de le hisser sur le cheval de Clary, que lui-même avait prise dans ses bras. Randal et Snail le soutenaient de chaque côté et sa pauvre tête sanglante vacillait sur ses épaules. Lady Nelly suivait à pied. Elle avait retrouvé toute sa vaillance et parcourait les rangs, ranimant le courage de ses compagnes, les embrassant et leur communiquant son espoir. Il lui semblait à elle-même se réveiller d'un affreux cauchemar dont les angoisses étaient encore visibles sur son front pâle. Tout s'évanouissait quand elle levait la tête vers Rio-Santo, le beau cavalier qui les avaient arrachées à la mort et se montrait si affable envers elle. Elle n'était plus animée seulement d'un simple sentiment de gratitude : il y avait autre chose qu'elle ne voulait pas s'avouer. Elle avait confiance et elle était fière ; elle eût peut-être même été joyeuse si, en se retournant vers Sydney, elle n'eût vu les dernières lueurs de l'incendie et songé aux cadavres entassés dans les rues.

Elle avait un autre sujet de tristesse, quand les fluctuations de la marche l'amenaient à proximité de son mari. Elle s'en écartait alors avec un dégoût, car jamais une femme ne pardonne la lâcheté, quand surtout elle en est elle-même atteinte dans sa dignité, dans son honneur et dans son nom.

Plusieurs fois lord Humphray avait aperçu non loin de lui sa gracieuse silhouette et vainement il avait essayé d'articuler quelques sons qui se perdaient dans son bâillon. D'une secousse un peu rude, Turnbull le ramenait à la réalité et la vision s'éloignait.

Il fallait plus de quatre heures pour atteindre la forêt ; Rio-Santo craignait fort qu'après les émotions ressenties, les femmes ne pussent fournir un aussi long parcours. Lady Humphray calma ses craintes.

À un mille environ de Sydney s'élevaient une dizaine de baraques en planches dont presque tous les habitants avaient fui en voyant la ville en flammes. Seuls quelques vieillards étaient restés, estimant sans doute inutile de disputer au sort le peu de jours qui leur restaient à vivre.

En apercevant un rustique chariot sous un hangar, lady Humphray eut une idée de génie :

-- Voilà pour nos blessés, s'écria-t-elle. Si nous pouvons trouver un cheval, que de souffrances nous allons leur épargner.

-- Nous avons nos chevaux, répondit le marquis.

-- Laissez-moi chercher, dit-elle, vous verrez que tout ira bien.

Rio-Santo l'admirait vraiment. Elle s'était montrée à lui depuis quelques heures sous des aspects tels qu'il ne pouvait en être autrement : il l'avait vue sublime de courage, prête à défendre la vie des autres avant la sienne et à mourir les armes à la main. Il avait dû discuter avec elle comme avec un diplomate les bases d'une capitulation qui devait la sauver. Quand, la faiblesse féminine reprenant ses droits, elle s'était évanouie et qu'il l'avait tenue entre ses bras, il avait constaté que sa beauté était supérieure encore à sa vaillance et, depuis un instant, transformée en ange de la charité, elle s'oubliait elle-même pour ne songer qu'à soulager les souffrances et les maux des autres.

Oh ! pourquoi n'était-elle pas Irlandaise ? Comme il l'eût gagnée à sa cause ; comme il eût pétri cette volonté digne de la sienne pour la dresser en face de l'Angleterre et lui dire : Voilà la femme d'un de vos lords ! La lâcheté de son mari en a fait votre ennemie. Constatez par vous-mêmes ce que deviennent les caractères bien trempés à se frotter à votre bassesse, à coudoyer vos vices !

Hélas ! il n'y avait de possible entre eux qu'un peu d'amour ! Et lui, dont la vie était consacrée tout entière à creuser un fleuve de sang entre deux nations rivales, se prenait à rêver de la grande fraternité des peuples et des hommes.

Cependant lady Nelly s'était mise en quête et les vieillards n'avaient point fui à son approche. Qu'avaient-ils à redouter de cette femme élégante et belle qui leur parlait avec douceur ? Elle ne les menaça pas de leur prendre leur bien, mais elle leur donna un peu d'or qu'elle avait sur elle s'ils consentaient à la suivre quelques heures. Ainsi elle avait trouvé trois chariots attelés qui, malgré leur peu de confortable, devaient aider à soulager la douleur des uns et la fatigue des autres.

On a vu comment la caravane était arrivée sans encombre au bush d'Eagle-River et ce qu'étaient devenus les personnages dont elle se composait. Ceux qui n'avaient jamais pénétré dans cette solitude apparente, où régnait pourtant d'ordinaire une activité de fourmilière, eussent pu se croire dans la maigre oasis d'un désert. Sur le sol, des arbres peu élevés, aux troncs énormes ; çà et là des bouquets de verdure parmi lesquels glissaient des animaux et parfois des hommes. Au-dessous, la vie souterraine : des galeries et des carrefours, de vastes pièces où l'on était à l'aise et où l'on pouvait au besoin se défendre : des meurtrières placées à fleur de terre permettant de voir l'ennemi sans être vu de lui, de lui donner la mort sans qu'il sût d'où lui venaient les coups.

Quand le marquis de Rio-Santo se retrouva au fond de son terrier, loin des bruits extérieurs et seul à seul avec ses pensées, il redressa sa taille haute et flexible. Les bras croisés sur sa poitrine, personne ne pouvant l'entendre, il se mit à parler tout haut :

-- La tragédie recommence, le rideau vient de tomber sur le premier tableau : Sydney pour longtemps détruite, les convicts en révolte, prêts à marcher où je les conduirai. Ce sont des bandits, il est vrai, mais des bandits utiles. Quand donc pourrai-je me passer de leur aide, n'avoir autour de moi que des hommes sans reproche et sans peur. J'étais puissant avec la Grande Famille et si les Gentilshommes de la Nuit ont fait parler d'eux, c'est que leur tête obéissait à une idée. Ils ne sont plus à présent que des loups : qu'ils aillent leur chemin, je ne les connais plus. L'avenir est désormais aux Irlandais-Unis et jusqu'alors nous ne sommes que trois : Angelo Bembo, Randal Grahame, et moi, leur chef. D'où viendront les autres, qui seront-ils ? Je n'en sais rien encore ; mais à ceux-là je donnerai des brevets de noblesse autres que les parchemins des pairs d'Angleterre. Ils trouveront de l'or dans leurs coffres et de la valetaille prête à les servir. Ils seront grands par le nombre, plus grands encore par le cœur et, ramassant l'Irlande vaincue, affamée et souillée, ils la remettront debout et désormais inviolable, à la face du monde. Le premier coup est porté à la puissance anglaise, à bientôt le second : aujourd'hui Sydney, demain Melbourne. Albion ! tu pleureras du sang et ta faiblesse ira s'accentuant chaque jour, jusqu'à ce qu'Érin soit régénérée, devenue forte et belle !... Angleterre maudite !... Fergus O'Breane sera ton maître ! Par lui ton drapeau, qui dort aujourd'hui sur la poitrine d'une de tes femmes qu'il aime, sera mis en lambeaux pour panser les plaies de l'Irlande !

V -- THE COBWEB

Ce serait une erreur de croire que la forêt tout entière était creusée de façon à présenter une cité souterraine, comme cela arrive dans les mines de houille du pays de Newcastle, et dans les mines de sel de la Hongrie. Les Bushrangers aiment la vie au soleil et au grand air, leurs cabanes ne sont donc pour eux que des refuges contre une chaleur excessive et contre les intempéries de la saison pluvieuse. Il leur suffit d'y pouvoir se livrer au sommeil, ce qui ne nécessite pas une grande élévation. De plus, comme ils ne tiennent pas à ce qu'on les voie de trop loin, elles sont en général très basses et presque écrasées sur le sol.

Seule la clairière offrait cette particularité, et pas depuis bien longtemps. Avant que Rio-Santo y revînt, elle était exactement semblable au reste du bush et à toutes les autres clairières. Outre sa proximité de Sydney et de la pointe de Cow-Hill, elle avait cet avantage d'être connue du marquis et très familière à Randal Grahame, ainsi qu'à Maudlin Wolf, sa respectable épouse. De là le choix qui en avait été fait.

D'après les ordres de Rio-Santo et sous la surveillance de Randal, les travaux avaient été exécutés avec une rapidité inouïe par une soixantaine de convicts largement payés et qui n'avaient pas boudé à la besogne. Neuf escouades de cinq hommes avaient creusé simultanément chacune une grande chambre suivie d'un couloir de cinq mètres de profondeur, tandis qu'un groupe spécial en creusait une autre de dimensions beaucoup plus vastes et qui se trouvait précisément être le centre vers lequel convergeaient les neuf couloirs, ce qui n'était point du tout un effet du hasard. Malgré l'absence de Saunder l'Éléphant, qui eût pu se charger du travail à lui tout seul, les ouvriers avaient été licenciés au bout de huit jours, leur tâche achevée. Pas un d'eux ne se doutait que chacune des alvéoles construites de leurs mains devait communiquer avec la pièce centrale et tous, au contraire, supposaient que le boyau adjacent était destiné à renfermer des provisions ou à servir de cachette.

Pendant les nuits suivantes, Grahame, Tom Turnbull et Snail avaient parachevé la besogne en mettant bas la mince couche de terre qui barrait les couloirs. Ils avaient ainsi établi la communication avec la chambre centrale. Tout n'avait pas été terminé ainsi. Des allées et venues nocturnes s'étaient établies entre la pointe de Cow-Hill et la clairière. Les ballots déposés par une barque sur la grève avaient successivement pris la route du bush, où l'on avait amené jusqu'à des portes munies de leurs serrures. Le tout provenait de bâtiments qui croisaient depuis quelques jours en haute mer et ne se rapprochaient du rivage que la nuit venue.

On se souvient du fameux salon de forme ronde, privé de fenêtres et accessible par six entrées, qui faisait l'ornement de la non moins fameuse maison Edward and C°, au coin de Cornhill et de Finch-Lane, à Londres. Une singulière analogie régnait entre ce salon et les appartements souterrains d'Eagle-River, le nègre et le gong exceptés. Le premier était occupé ailleurs, le second était resté dans la maison Edward.

Toutefois, le luxe était loin d'être le même et pourtant l'examen de sa chambre, -- si l'on pouvait lui accorder ce nom, -- ne déplut point trop à lady Humphray. C'était loin de ressembler à un palais, mais ce n'était pas davantage un cachot et l'ensemble ne manquait pas de pittoresque. La terre était soutenue par des troncs d'arbres et des branches qui formaient les parois et la voûte ; un lit très épais de feuilles sèches, souvent renouvelées, tenait un des angles. Pour masquer ce qu'elle avait de trop primitif, cette couche était cachée sous de chaudes et molles couvertures. Une table rustique et deux pliants occupaient le milieu de la pièce. Dans un coin, on voyait des ustensiles de toilette et jusqu'à un miroir. Une veilleuse suspendue à la voûte baignait le tout d'une lueur discrète et pleine de charme.

La jeune femme fut néanmoins intriguée par la vue d'une porte basse opposée à l'entrée. Elle essaya de l'ouvrir et, se trouvant en présence d'une forte serrure, elle ne s'en inquiéta pas davantage.

À quelques variantes près, les pièces occupées par Clary Mac-Farlane et par les Anglaises étaient distribuées et meublées de la même façon. Par contre, celle occupée par son compagnon n'avait qu'un lit et une table. Bembo avait la sienne ; une autre était réservée à Randal et à son épouse, la reine Mab ; Tom Turnbull et Snail faisaient chambre commune, quand ils en avaient le temps. Les deux autres n'étaient habitées que par intervalles : c'étaient les chambres d'amis.

Celle du centre servait de domaine à Rio-Santo. Du haut en bas, elle était tendue d'élégantes portières dont l'étoffe masquait complètement les parois. Le lit de feuilles était remplacé par un hamac ; un lustre de fer forgé pendait à la voûte, un tapis recouvrait le sol ; on y voyait des chaises et jusqu'à un fauteuil ; dans un coin, un bahut muni d'une triple serrure et, sur la table, des papiers et des livres épars. On trouvait là, en un mot, non seulement les traces d'un confort relatif, mais encore une sorte d'élégance bien en harmonie avec l'homme qui y habitait.

Derrière les tentures on eût pu compter neuf portes s'ouvrant chacune sur un couloir fermé d'une seconde porte qui donnait directement accès dans les neuf salles que nous avons vues. Un seul homme pouvait passer par là et le marquis avait la seule clef qui pût ouvrir le passage. Il lui était loisible, en se glissant dans le couloir, de voir et d'entendre ce qui se passait dans l'une quelconque des pièces sans qu'on pût soupçonner sa présence.

C'était bien là ce que les Anglais nomment expressivement the cobwel (la toile d'araignée), mais une toile d'araignée tendue de telle sorte que tous les rayons convergeaient au centre et ne communiquaient pas entre eux. Bembo, Grahame, Turnbull et Snail connaissaient forcément la disposition de l'ensemble ; Clary et Maudlin n'en avaient point été instruites.

Harassé, Rio-Santo s'étendit dans son hamac, mais le sommeil ne voulut point venir. Trop de pensées se heurtaient dans son cerveau pour qu'il pût fermer les yeux et s'assoupir, car chaque événement accompli amenait la nécessité de préparer le suivant. Il se leva et alla frapper à la porte de Bembo.

-- Venez, Ange, lui dit-il, en ouvrant le couloir, j'ai besoin de causer avec vous.

Quand le jeune homme se fut assis en face du marquis, celui-ci lui demanda :

-- Quelles nouvelles de Clary ?

-- Elle va beaucoup mieux, milord.

-- J'aurais dû l'empêcher de nous accompagner, poursuivit Rio-Santo comme se parlant à lui-même ; mais elle a su si bien souder sa vie à la mienne que je ne puis lui refuser de me suivre partout. La pauvre enfant m'aime de toutes les forces de son être et les circonstances qui me l'ont donnée ne sont pas de celles qu'on oublie. Non point que son amour m'obsède, mais j'ai peur pour elle, la sentant toujours ainsi entre le danger et moi. Pour avoir failli un jour m'ôter la vie, dans un moment de démence, elle se croit obligée de me donner la sienne. Mieux eût valu peut-être pour elle qu'elle demeurât folle ; elle se serait guérie à la longue et je n'aurais pas la responsabilité de tous les périls qu'elle doit encourir avec moi. Sa tendresse est comme un vêtement que je porte et qui ne me quitte jamais ; jamais non plus elle ne se reprendra ; elle mourra pour moi. Et je ne voudrais pas cela, car Clary est la nièce de Mary Mac-Farlane, la fille de mon pauvre frère Angus.

-- Tout à l'heure elle a ouvert les yeux et demandé où vous étiez, dit Angelo Bembo.

-- Chère enfant ! ce qui lui est arrivé me rend triste et toutes ces choses ne vous intéressent pas, Ange. Vous songez à votre Anna ; je vous la rendrai bientôt, quand nous aurons parcouru toute la voie ouverte devant nous.

-- Je vous y suivrai jusqu'au bout, répondit Bembo, dussé-je ne jamais revoir miss Anna Mac-Farlane, et Dieu sait alors ce que serait ma peine ! Mais nous parlions de sa sœur : lady Humphray désire la visiter : voulez-vous le lui permettre ?

-- Pourquoi pas ? Lady Nelly peut faire ce qu'elle voudra, excepté s'éloigner d'ici, et je ne crois pas qu'elle y songe. Conduisez-la près de Clary : elles ont si peu de temps à se voir.

-- Vos projets sont à vous, milord ; je n'ai pas le droit de savoir ce que signifient vos paroles.

-- Que demain lady Humphray sera loin d'ici, et nous ailleurs. Et que devient ce médecin ?

-- Il a repris connaissance et posé des questions. Snail lui a fait entendre raison. Il prétend que dans deux heures il sera debout si on lui donne les choses nécessaires pour se soigner.

-- Qu'on les lui donne et, dès qu'il pourra se lever, faites-moi prévenir, on le conduira chez miss Clary.

-- Il se croit prisonnier, milord.

-- J'entends qu'il le soit jusqu'à nouvel ordre.

-- C'est bien ; mais j'ai fait éloigner de lui lord Humphray. Cet homme parle trop pour tenir compagnie à un malade.

-- Il parlera moins ce soir, Ange, vous en serez témoin. Allez, mon enfant, et dites à lady Nelly de se rendre auprès de la blessée. Maudlin devra les laisser seules.

Dès que Bembo fut sorti, Rio-Santo se glissa dans le couloir qui donnait accès à la chambre de la jeune fille et, par un interstice ménagé dans ce but, il put la contempler longuement et avec émotion. Elle avait les yeux ouverts : son visage n'exprimait aucune souffrance. Il se souvint de la parole de lady Humphray : Elle est bien heureuse !... C'était vrai : Clary Mac-Farlane remerciait le ciel d'avoir été blessée à la place de Rio-Santo.

La reine Mab disparut aussitôt que Nelly entra.

Celle-ci alla s'agenouiller auprès de Clary, lui prit les mains et lui demanda la faveur de l'embrasser. La blessée se souleva légèrement et tendit son front ; un instant elles se regardèrent, dans l'indécision de ce qui allait naître entre elles : haine de rivales ou profonde amitié.

Puis leurs lèvres se sourirent, leurs mains se pressèrent de nouveau : c'était l'accord de deux grands et nobles cœurs.

-- Comme vous devez souffrir ? murmura la jeune femme.

-- Mais non, puisque je suis gaie. La balle a traversé l'épaule et je ne ressens aucune douleur aiguë. Maudlin connaît les simples de la forêt, et j'espère que grâce à ses soins...

-- Comme vous me rendriez heureuse si vous vouliez accepter les miens !... Je ne vous connais pas, je ne sais qui vous êtes, cependant je voudrais tant faire quelque chose pour vous et pour reconnaître la bonté de celui qui m'a sauvée.

-- Oh ! oui, il est bon, dit Clary comme en extase. Vous aussi, madame, vous êtes bonne, et vous êtes belle, bien belle. C'est pour cela sans doute qu'il n'a pas voulu vous laisser mourir.

-- Parce que vous me trouvez belle, ou parce que je suis bonne ?

-- Oh ! ne craignez rien, répondit Clary avec un sourire. Je ne suis pas jalouse, madame, et dût-il venir me dire à l'instant qu'il vous aime, ma main resterait dans la vôtre. Ni vous, ni moi, ne posséderons jamais son amour exclusif. Toutes celles dont il a touché les lèvres d'un seul de ses baisers resteront jusqu'à la mort fidèles amantes et mourront en prononçant son nom. Ce serait trop de bonheur pour une seule femme de l'avoir à elle tout entier et ce bonheur la tuerait.

-- Vous venez de parler de son nom... quel est-il ? Il ne me l'a pas dit, je ne l'ai pas entendu prononcer autour de moi. Je suis sûre néanmoins qu'il est illustre...

-- Il est grand comme sa bonté, comme son courage, comme son cœur ! Nul ne l'ignore en Angleterre ; mais si vous ne le savez pas, ne me le demandez pas, à moi. Vous ne devez pas le connaître et personne ici ne vous le dira... Qui est-il ?... Il est celui qu'on aime !... Je l'ai aimé longtemps sans savoir ce nom qui vous inquiète, et quand je l'ai appris, il était lui, bien près de la mort, et moi pas loin du bonheur.

-- Gardez donc votre secret, ma chère enfant, et que béni soit le nom qu'il porte : je ne veux pas l'apprendre.

-- Vous aussi, vous êtes près du bonheur, madame. Il ne me servirait à rien de me mettre entre vous deux, puisque votre cœur bat pour lui et que lui-même vous a amenée.

-- Ne me gâtez pas sa noble action, je vous en prie ! s'écria Nelly. Je refuse de croire que de sa part il y ait eu calcul...

-- Vous ne me comprenez pas. Je vous ai dit tout à l'heure : il est celui qu'on aime !... Or, vous l'aimerez et vous l'aimez déjà... Lui ne vous demandera rien. Dussiez-vous vivre dix ans à ses côtés, il ne vous réclamerait jamais le prix de votre salut. Mais ce sont vos bras eux-mêmes qui se tendront vers lui...

-- Jamais, jamais ! s'écria lady Nelly.

Un sourire angélique erra autour des lèvres de Clary.

-- Quelle femme lui résisterait ? murmura-t-elle.

-- Mais songez donc, fit lady Humphray avec emportement et comme pour s'encourager elle-même à la résistance ; songez donc quels remords ce serait pour moi s'il me préférait à vous une seconde. Une telle abnégation ne saurait trouver place dans le cœur d'une femme et je fuirai, je souffrirai plutôt que de vous causer un chagrin.

-- Ne parlez pas de remords, madame. Aimez-le autant, aussi longtemps que vous le pourrez, que ce soit deux jours ou deux ans. Vous n'entamerez pas mon lot, car je lui appartiens non seulement par le cœur, mais par toutes les fibres de mon être, par tous les ressorts de mon intelligence, par tout moi enfin. Je ne dois pas me mettre en travers d'un seul de ses désirs, discuter la moindre de ses volontés. Ce qui est son bonheur est ma joie, ce qui est sa souffrance fait mon martyre. Je l'adore à l'égal d'un Dieu et Dieu est à tous.

Doux blasphème d'amour qui troubla étrangement Nelly et davantage encore Rio-Santo aux écoutes derrière la porte.

Oui, certes, il aimait lady Humphray. Cet amour était né après l'acte de générosité qui l'avait sauvée d'une mort affreuse. Il ne voulait pas lui réclamer le sien en échange ; il attendait qu'elle le lui apportât, non pas demain, ni plus tard : aujourd'hui même. Et Clary, la dévouée, préparait les voies, la lui donnait elle-même. Ce besoin de ne vivre qu'en lui et que pour lui c'était encore et toujours de l'amour.

Jésus n'inspire pas un plus grand amour aux âmes mystiques qui sont des milliers à se le partager, pourtant il suffit à toutes. Clary avait raison : elle l'adorait comme un dieu.

Le marquis n'avait plus rien à entendre : la blessée était hors de danger ; Nelly lui appartiendrait quand il le voudrait. Il se retira dans sa chambre et se mit à songer.

Encore une attelée à son char, et c'était une de celles dont il voulait abaisser la race, détruire le prestige. Combien de temps l'aimerait-il ? Peut-être pas une heure. Que de fois il avait ainsi jeté son cœur aux pieds d'une femme en lui promettant l'avenir et l'avait repris le jour d'après ! Cela ne l'empêchait pas pourtant d'être sincère : il devait l'être avec celle-ci comme avec les autres. Il allait oublier un instant qu'elle était Anglaise, qu'elle était mariée et qu'aucune tache ne souillait sa renommée ; puis il lui dirait : Reprenez votre route, moi la mienne, elles ne conduisent pas au même but. Et jamais elle n'oublierait cette heure de félicité suprême, cette parcelle de son temps, de son devoir, de son génie, qu'il lui aurait donnée en passant, un soir d'émeute et de victoire.

Il songeait. Les moments étaient rares où il pouvait ainsi s'accorder un peu de répit, oublier qu'il lui fallait agir sans relâche, sous peine de retarder l'achèvement de son œuvre. Et ce sentiment de l'action était si développé chez lui qu'il s'assit à sa table et se plongea dans l'étude approfondie de la carte australienne.

À certains moments son front se plissait, sa plume grinçait sur le papier. Il traçait des itinéraires qui franchissaient les Montagnes Bleues, suivaient le cours du Darling ou du Murray ; il griffonnait des indications mystérieuses dont lui seul avait le secret et parfois, brusquement, sa main s'arrêtait crispée sur un point. Si l'on eût pu lire par-dessus son épaule, on eût vu des noms de villes marqués d'une croix rouge : Brisbane, Melbourne, Brighton, Portland, Adélaïde, Perth.

Il travailla longtemps ainsi, avec une tension d'esprit si grande que la fatigue le prit et qu'il s'endormit, la tête entre ses bras.

Pendant son sommeil, il eut un cauchemar terrible. Un homme était auprès de lui, lui avait volé sa carte. Les traits de son visage étaient vagues ; il ressemblait tantôt à l'honorable Frank Perceval, tantôt à Stephen Mac-Nab. Et cet homme connaissait ses secrets, tous ; il montrait du doigt sur la carte tous les points qu'avait marqués Rio-Santo ; il les divulguait, les clamait à la foule : ici, il y a des gisements d'or ; Rio-Santo n'y puisera point ; là est écrite la date à laquelle Melbourne brûlera comme Sydney ; Melbourne restera debout.

L'homme lui posait la main sur l'épaule et lui disait : Tu ne feras rien de tout cela, Rio-Santo, parce que je serai là, toujours, en travers de ta route, te poursuivant de ma haine et de ma vengeance : je suis Stephen Mac-Nab.

Le marquis se réveilla en sursaut et chercha ses pistolets. Quelqu'un était debout auprès de lui et venait de le toucher à l'épaule : c'était le cavalier Bembo.

-- C'est vous, Ange, dit Rio-Santo en reprenant aussitôt son calme. Que me voulez-vous, mon enfant ?

-- C'est moi, milord, dit Bembo. Je suis venu plusieurs fois déjà et je vous ai laissé dormir. Mais il est tard et j'ai craint que votre sommeil involontaire ne se prolongeât trop. Ai-je bien fait de vous réveiller ?

-- Oui, je vous remercie.

Le jeune homme avait eu une autre crainte et se gardait de l'avouer. En voyant le marquis toujours couché sur sa table, il avait tressailli et cherché s'il n'apercevait pas quelque trace de sang. Le mouvement qu'il avait fait pour le toucher avait été machinal.

-- Le médecin est prêt à se rendre chez miss Clary, reprit Bembo.

-- Bien ; conduisez-le vous-même et éloignez pour un instant lady Humphray. J'irai voir la blessée tout à l'heure.

Dès qu'Angelo fut sorti, le marquis pénétra dans le couloir attenant à la chambre de Clary Mac-Farlane et s'y tint immobile.

VI -- ENTRE COUSINS

Dans le conflit sanglant des peuples, la convention de Genève a fait du médecin un non-combattant, l'a revêtu d'un caractère sacré respecté des belligérants. Dans la lutte pour le bonheur et pour la vie, aucune convention ne le distingue du commun des mortels ; il reprend son unité, joue des coudes à travers la grande bataille humaine, suscite des haines, hait lui-même. Il reçoit autant de coups qu'il en donne : tant pis pour lui s'il est le plus faible.

Celui dont nous nous occupons et que lady Humphray avait fait recueillir aux portes de Sydney avait constaté par sa propre expérience que les balles peuvent être aveugles, les couteaux ne rien respecter. Dans l'état d'esprit où il se trouvait, la chose n'avait qu'une importance relative et ne touchait que sa situation officielle, sa qualité de chirurgien dans l'armée royale. Personnellement, en sa qualité d'homme, il allait avoir à livrer un autre combat cent fois plus redoutable et dont sans doute il lui faudrait plus souffrir.

On l'a vu, c'était un homme jeune encore ; son physique avait dû être agréable avant qu'une énorme balafre l'eût défiguré. Ce sont là marques glorieuses, il est vrai, et qui parfois plaisent aux femmes, à la condition de ne pas entraîner la laideur : leur caprice ne va pas jusqu'à aimer ce qui, de beau, est devenu hideux.

À celui-ci, dont la tête entourée de bandelettes le faisait ressembler à un touareg du désert, les yeux seuls restaient visibles, expressifs encore, et la bouche semblait exprimer le dédain de la blessure reçue et de quantité d'autres choses. Le cavalier Bembo, qui l'accompagnait, le traitait avec tous les égards dus à un gentleman doublé d'un homme de science. Les médecins sont partout considérés comme tels, bien que tous n'y aient pas droit.

Le cavalier Angelo Bembo l'entraînait au travers de cette clairière qui servait de toiture au campement souterrain, comme nous le savons.

Il lui avait offert son bras pour le diriger, et dans le but louable de lui éviter tout contact trop brutal avec les racines émergeantes dans lesquelles il eût pu se buter.

Cette jeune fille, disait-il tout en marchant, cherchant à le mettre en quelques mots au courant de ce qu'on attendait de lui ; cette jeune fille a été assez grièvement blessée pour que l'intervention d'un chirurgien soit opportune. Je ne pense pas, toutefois, qu'une opération soit nécessaire, car le projectile n'a pas dû rester dans la plaie. Dans tous les cas, il est heureux, monsieur, que nous vous ayons rencontré sur notre route.

Le docteur n'était pas d'humeur à causer, mais une réponse quelconque s'imposait après les paroles de son interlocuteur. Elle fut aussi peu gracieuse que possible :

-- Vous voulez dire, monsieur, grommela-t-il, qu'on a fait de moi un prisonnier pour m'imposer l'obligation de soigner une inconnue. J'aurais lieu de m'en plaindre et de m'y refuser si au-dessus des considérations d'amour-propre, il n'y avait le devoir.

-- Il ne tient qu'à vous de sauvegarder votre amour-propre en faisant volontiers votre devoir, répondit Angelo. Vous n'aurez pas à vous plaindre de votre séjour ici, je m'en porte garant, si vous voulez bien vous soumettre à la seule obligation de ne pas vous en éloigner.

-- Alors, permettez-moi de vous poser une question : où sommes-nous, ici ?

-- Un peu au-dessous de Paramatta, beaucoup au-dessus de Sydney, dans cette brousse pauvrement fournie d'Eagle-River, à laquelle on a donné le nom prétentieux de forêt... Nous pourrons en discourir après : allons au plus pressé.

-- Est-ce vous le maître ici, monsieur ?

-- Je donne des ordres quelquefois, j'obéis toujours. Vis-à-vis de vous je me bornerai à un conseil : allons sans plus tarder auprès de la blessée.

-- Soit, puisque blessée il y a, répondit le docteur sur un léger ton de persiflage qui déplut à Bembo.

De fait, sa confiance était très limitée. Ces habitations souterraines, ces mystérieuses allées et venues, les paroles équivoques qu'il avait entendu prononcer et la vue du gouverneur de Sydney garrotté et se répandant en invectives, tout cela sentait d'une lieue son repaire de bandits. S'il ne craignait rien, il n'ignorait pas que la forêt était le refuge des bushrangers, ces redoutables aventuriers aux caprices desquels il faut se plier si l'on tient à la vie. La blessée ? parbleu ! ce devait être une des leurs, quelque virago du crime condamnée sans doute pour infanticide, qu'il allait être contraint de guérir. À moins que ce fût une belle et riche jeune fille enlevée à ses parents, servant d'otage peut-être et par cela même dont l'existence était précieuse ? Il y avait tout à attendre de ces gens. Le docteur comprit bientôt que toute résistance serait inutile pour l'instant.

Surveillé comme il l'était, il ne lui fallait même pas songer à espérer pouvoir prendre le large. Son plan était donc de ne point paraître attacher de prix à sa liberté et, la surveillance finissant par se relâcher autour de lui, de profiter de la première occasion favorable qui se présenterait pour s'évader et revenir ensuite avec des troupes afin de saccager ce nid de vautours.

Bien entendu, toutes ces réflexions, il se les faisait intérieurement sans en rien laisser paraître sur son visage.

Avant de l'introduire près de miss Clary, Angelo Bembo avait dû user de diplomatie pour persuader à lady Nelly que sa présence serait inutile pendant la visite du docteur. La chose était malaisée d'ailleurs, Clary ne voulant plus se séparer de sa nouvelle amie. Le confident du marquis eût même échoué complètement dans cette entreprise si un signal particulier n'était venu fort à propos informer la jeune fille que ce désir émanait d'une volonté supérieure. Aussitôt elle pria Nelly de disposer une cuvette pleine d'eau et les choses nécessaires pour un pansement, puis elle dit :

-- Combien vous seriez aimable, chère madame, d'aller me chercher quelques fleurs et de me les apporter dès que le médecin sera parti. J'en ai toujours autour de moi et je n'aime rien tant que sentir leur parfum, admirer leurs pétales. Vous trouverez sans vous écarter des trichilias et des eucalyptus ; cueillez-m'en une gerbe, mon amie.

Trop heureuse de lui être agréable, lady Humphray était sortie avec Bembo et celui-ci s'était empressé d'aller chercher le docteur.

Les deux hommes entrèrent et Clary éprouva une certaine déception à ne point voir Rio-Santo avec eux. Elle avait espéré qu'il viendrait. Aussi ne laissa-t-elle tomber qu'un regard distrait sur le nouvel arrivant, dont les traits, d'ailleurs, disparaissaient aux trois quarts sous l'emmaillotement des compresses.

-- Un peu plus de lumière serait nécessaire ici, dit le docteur. Ne pourrait-on pas me procurer un flambeau ?

-- Cela n'est guère possible, répondit Bembo qui chercha des yeux autour de lui et ne voulait, en aucun cas, laisser Clary seule avec le médecin.

-- On voyait plus clair à Sydney la nuit dernière, dit celui-ci d'un ton sarcastique. Vous y étiez, monsieur, puisque cette jeune dame y a été blessée : serait-il indiscret de vous demander de quel côté ?

-- De celui de la justice, docteur, dit froidement le cavalier. J'ai cependant l'honneur de vous rappeler que vous n'êtes pas ici pour m'interroger.

-- Soit, approchez-moi au moins cette piètre veilleuse.

Le son de voix de cet homme avait fait tressaillir la jeune fille et, bien que tout mouvement lui fût douloureux, elle n'en avait pas moins tourné la tête anxieusement pour chercher à distinguer ses traits. Mais ce fut inutile, elle n'y parvint pas, car les bandelettes de toile dont était emmaillotée sa tête dissimulaient le visage mieux que n'eût pu le faire un masque.

-- Où êtes-vous blessée, madame ? demanda le praticien d'un ton presque rude.

Clary ne répondit pas et Bembo dut y suppléer :

-- À l'épaule, voyez.

Il se pencha, la lumière à la main, éclairant tout le visage de la blessée. Le docteur s'était agenouillé en même temps au bord du lit de feuilles ; il se redressa d'un bond en portant les mains à sa poitrine, tandis qu'un cri s'échappait de ses lèvres :

-- Clary !

Puis, menaçant, il s'écria :

-- Misérable ! que fait ici cette jeune fille ?... Répondez-moi si vous tenez à votre vie.

Les deux hommes se mesuraient du regard, mais l'un était aussi calme que le mouvement de l'autre semblait irraisonné.

-- Que vous importe ? répondit Bembo avec un surprenant sang-froid.

D'habitude le flegme britannique en impose à l'exubérance des Latins. C'est un tort, car l'Anglais met son flegme à toutes les sauces, en accommode aussi bien sa peur que son courage ; dès qu'il se sent supérieur en nombre et en force, il se fait arrogant, l'insulte lui devient aisée. Cette fois les rôles étaient intervertis : l'Italien était calme et l'Anglais ne l'était plus. Il est bon de constater que cet Anglais était un Écossais et qu'on voit bien souvent de plus bizarres anomalies.

Le calme de Bembo lui en imposa donc ; il vit bien qu'il n'avait rien à gagner à montrer les dents et prit un ton plus digne. Aussi bien envisageait-il les circonstances à un point de vue qui n'était pas tout à fait le vrai.

-- J'ai le droit de poser cette question, gentleman, répliqua-t-il, et si je vous en donnais les raisons, vous verriez qu'elles sont justes.

-- Je n'ai aucune raison de douter de votre parole, répondit Bembo. Mais c'est en d'autres temps et à d'autres personnes qu'il vous faudra poser vos questions si l'on vous y autorise. Pour moi, je vous le dis en toute sincérité, c'est tant mieux que vous connaissiez cette jeune fille si le soin que vous apporterez à la guérir doit en être augmenté.

Le docteur ne l'écoutait plus. Toute sa colère s'était évanouie et, s'étant remis à genoux auprès de Clary, il essayait de lui prendre la main qu'elle retirait avec une répulsion non équivoque.

-- Clary, ma chère cousine ! murmurait-il... Ah ! je comprends maintenant cette irrésistible force qui me poussa à prendre du service, à quitter l'Angleterre, où je vous ai tant cherchée, pour venir en Australie où l'on vous a entraînée malgré vous, où vous êtes prisonnière sans doute ; à coup sûr en danger, puisque je vous retrouve blessée. Maudits soient ceux qui vous ont arrachée à mon dévouement et à mon amitié. Maudits soient ceux qui vous ont enlevée à l'amour de mistress Mac-Nab, votre tante, et peut-être ont fait de vous une martyre ! Pourtant je bénis mon sort, puisqu'il va m'être donné de vous sauver... Oui certes, ma belle Clary, je vais faire appel à toute la science, vous prodiguer des soins si assidus que bientôt vous serez debout et que je pourrai vous emporter dans mes bras, retourner avec vous en Angleterre. Voulez-vous me laisser examiner votre plaie, sonder votre blessure ? Il me tarde d'être rassuré moi-même ; je veux écarter toute crainte. Ah ! cousine, ma pauvre cousine, souffrante et brisée, vous m'êtes encore plus chère !

Muette elle l'avait laissé parler, muette elle le laissa faire. Il découvrit l'épaule toute blanche, exerça d'un doigt tremblant de légères pressions pour s'assurer que le projectile n'avait inquiété aucun organe essentiel et débarrassa la plaie, avec des précautions infinies, du sang qui s'était coagulé à la surface. Le contact de cette chair nue l'emplissait d'une émotion tout à la fois douce et poignante ; un désir fou le prenait de poser ses lèvres sur la blessure. Il n'osa pas, à cause de Bembo dont le regard suivait avec attention chacun de ses mouvements ; mais sous les bandelettes qui enveloppaient son front perlait une sueur froide, tandis que son cœur bondissait d'espérance.

-- Dieu soit loué ! il n'y a rien de grave, dit-il enfin avec un grand soupir. Puis, se baissant jusqu'à effleurer le visage de la jeune fille, il lui glissa à l'oreille :

« À minuit je serai ici. Préparez-vous à me suivre, nous fuirons ensemble.

Alors, pour la première fois depuis son entrée, les lèvres de Clary s'entrouvrirent :

-- Fuir ? dit-elle à haute voix et sur un ton de surprise. Pourquoi donc, s'il vous plaît ? Je suis ici de ma propre volonté, ne le saviez-vous pas ?... Vous avez eu tort de venir en Australie, mon cousin ; votre place est à Londres auprès de votre mère.

-- C'était aussi la vôtre, fit le docteur dont les yeux se mouillèrent ; et vous l'avez quittée.

-- Je l'aime bien, mais je ne suis pas sa fille. Quand vous la reverrez, mon cousin, et si vous revoyez Anna, dites-leur que je les embrasse. J'aurai du bonheur à le faire moi-même quand je retournerai à Londres, bientôt peut-être. Dites-leur aussi que je suis bien heureuse ici...

Le jeune docteur eut un mouvement d'humeur, cette résistance le peinait sans atténuer en rien cependant l'amour poussé jusqu'au culte qu'il avait toujours ressenti pour l'aînée des filles d'Angus Mac-Farlane.

-- Vous parlez ainsi parce que vous n'êtes pas seule avec moi, Clary, fit-il toujours à voix contenue. Un joug vous enchaîne et vous n'osez pas dire votre pensée par crainte de vos bourreaux.

-- Des bourreaux ! dites-vous ? Vous vous trompez, Stephen, je n'ai ici que des amis.

Cet homme était, en effet, Stephen Mac-Nab, le plus acharné des ennemis de Rio-Santo, celui dont il avait rêvé le jour même. C'était lui qu'il avait ramassé sur le chemin, à demi tué par les révoltés. Peu s'en était fallu que cet adversaire fût rayé à jamais du nombre de ceux qui encombraient sa route et, par une cruelle ironie du sort, il lui imposait comme une obligation de soigner cette enfant réclamée à tous les échos, aimée par-delà la mort.

Car Stephen l'avait cherchée ainsi qu'il le disait. Il avait interrogé le vieil Angus et celui-ci n'avait pas voulu répondre ; il avait questionné Mary Mac-Farlane, sa tante, et celle-ci était restée muette. Anna ne savait pas où était sa sœur, elle la pleurait. Il n'avait donc rien appris d'elle, sinon qu'elle avait disparue le jour même où M. de Rio-Santo s'était évadé de la prison de Newgate. Aucune coïncidence n'en ressortait pour lui, d'autant plus que le bruit de la mort du fugitif s'était répandu d'abord en Écosse, puis bientôt à Londres. Jamais, il est vrai, on n'avait retrouvé son cadavre et beaucoup disaient qu'il reviendrait : il y avait de cela cinq ans, on ne l'avait pas revu. On n'avait pas revu non plus Clary Mac-Farlane et les vagues de la mer ne l'avaient point rejetée sur la grève du golfe de Solway. C'était donc qu'elle ne s'était point noyée dans un accès de démence, car alors elle était quasi folle ? Pourtant, à l'instar de Susannah, il avait fouillé tous les Lunatic-Asylum, parcouru à pied toute l'Écosse et une partie de l'Angleterre, s'informant dans chaque village, chaque ferme, demandant aux pêcheurs des côtes s'ils n'avaient pas ramené dans leurs filets le corps d'une jeune fille plus belle que toutes les autres, la plus belle du Royaume-Uni après Sa Majesté la Reine. Et quand il avait eu épuisé tous les moyens d'investigation, perdu tout espoir, las, triste, découragé, repoussé par Anna qui ne l'aimait plus et lui reprochait de n'avoir pas su garder sa sœur, il était allé trouver son ami Frank Perceval et lui avait remis une lettre pour sa mère en lui disant : Je pars.

-- Où allez-vous ? lui avait demandé Frank.

-- Je voudrais aller là où l'on peut se faire tuer, avait-il répondu ; mais la paix est partout, les Indes sont florissantes ; il ne me reste que la chance de mourir de la peste ou de la fièvre.

-- Et pourquoi voulez-vous mourir ?

-- Parce que j'ignore où est celle que j'aime et que je ne la reverrai pas. Parce que je n'ai pas pu savourer ma vengeance, que je n'ai pas vu le marquis de Rio-Santo se balancer au bout de sa corde de chanvre après qu'il avait dit : Je ne serai jamais pendu. Où est-il ? où est-elle ? Je n'en sais rien, je ne veux pas le savoir et je veux mourir !

-- Dans leur disparition commune voyez-vous donc quelque rapprochement, ami Stephen ? avait demandé encore l'Honorable Perceval. Vous le savez, vous pouvez tout me confier, puisque nos deux haines sont liées par un pacte dont l'effet ne s'est pas produit.

-- Non, je n'ose supposer semblable déshonneur. Clary n'avait plus sa raison, ou si peu, et Rio-Santo, s'il est vivant, n'est pas homme à s'embarrasser d'une folle. Néanmoins une puissance mystérieuse me pousse, me force à partir ; j'ai dans ma poche un brevet de médecin pour le corps d'Australie et je vais m'embarquer ce soir.

Reproches, conseils ou prières, rien n'avait pu influer sur la décision prise, et, sans dire adieu à sa mère qu'il allait tuer peut-être, il avait pris la route d'Australie.

Mourir !... Il l'avait désiré maintes fois, l'avait cherché, par dévouement et par devoir. Mais ne meurt pas qui veut, hors le suicide. L'occasion ne s'en était présentée à lui qu'une fois : la veille au soir, à Sydney ; et la mort n'avait pas voulu de lui.

Un instant, tout à l'heure, en retrouvant Clary, il l'avait bénie de l'avoir épargné ; il avait cru pouvoir se raccrocher à la vie, mais la jeune fille, en quelques mots, venait de le repousser vers le néant.

-- Est-ce bien vous qui me parlez ainsi, Clary, ma belle Clary ? demanda-t-il avec anxiété et prière. Vous prétendez être heureuse, comme si je ne m'étais pas réservé depuis si longtemps le soin de votre bonheur. Je ne vous l'ai jamais dit, parce que jamais je ne l'ai osé, mais ne lisiez-vous donc pas sur mon visage l'amour respectueux et dévoué dont tout mon être débordait pour vous ?

-- Pardonnez-moi de vous faire souffrir, Stephen ; moi, je ne vous aimais pas. Il ne faut pas m'en vouloir outre mesure : le cœur n'est pas maître de sa destinée et le mien n'allait pas vers vous.

Mac-Nab fronça les sourcils. Il ne songeait plus que maintenant il était laid, affreusement défiguré. Les paroles entendues tintaient pour lui comme un glas ; le calme avec lequel elles tombaient des lèvres de la jeune fille éveillait en lui peu à peu une sourde colère dont il voulait bien l'exclure encore, mais qui, au-dessus d'elle, allait plus loin, vers un ennemi inconnu et mystérieux auquel il n'osait pas assigner un nom, tant il avait peur de tomber juste.

-- Pour qu'il en soit ainsi, s'écria-t-il, il faut qu'un homme soit passé entre nous. Cet homme, je veux le connaître... et le tuer !

Clary se prit à sourire :

-- D'autres ont essayé avant vous et avec vous, Stephen Mac-Nab, dit-elle d'une voix ferme, et ceux-là ont échoué. Aujourd'hui même, entre vous et lui, je suis là.

-- Je n'ai jamais combattu qu'un homme, ma cousine ; celui-là avait assassiné mon père. Le laird Angus, votre père, l'accusa de vous avoir déshonorée, vous et votre sœur Anna ; le laird avait-il raison ? Il était un peu fou et je ne l'ai jamais cru. Celui dont il s'agit en était cependant capable : il en a déshonoré d'autres et tout au moins il vous a torturées. Ce n'est pas de lui que vous voulez parler, je pense, car il serait monstrueux d'aimer qui a tant fait de mal aux vôtres, à vous-même et à la société entière. Il s'appelait Fergus O'Breane, la loi en a fait justice sous le nom de marquis de Rio-Santo. La loi ne l'a pas vaincu, c'est vrai, mais on a dit quand même qu'il est mort : le diable ait son âme ! J'ai cherché à le tuer jadis, j'y suis prêt encore si je le rencontrais vivant. Si je savais que votre cœur eût battu pour lui une seule minute, Clary, je vous égorgerais à l'instant et me tuerais moi-même sur votre cadavre.

La jeune fille ne paraissait aucunement s'émouvoir de ces invectives, et quand bien même Bembo n'eût point été là pour la protéger, -- Bembo qui écoutait tout cela avec impassibilité, comme s'il eût été sourd, -- rien n'eût varié dans ses sentiments, ni dans la franchise avec laquelle elle les exprimait.

-- Je suis libre de mon cœur, dit-elle encore. Tuez-moi donc !... J'ai aimé celui que vous dites !

Stephen serra convulsivement ses poings.

-- Je vous dénie jusqu'au droit de me juger à cet égard, reprit Clary. Si le marquis de Rio-Santo était, à vos yeux, responsable du meurtre de votre père, vous étiez là pour le venger ; s'il a eu des dissentiments avec le mien, cela ne regarde que celui-ci et, pour ce qui me concerne, je sais à quoi m'en tenir.

Le voile se déchira dans l'esprit de Stephen Mac-Nab. L'homme fatal était entre elle et lui ; cet homme contre lequel sa haine était née dans Temple-Church, on s'en souvient, en voyant les regards de sa cousine aller vers lui avec amour. Et ce misérable avait échappé à la mort infamante pour lui voler sa fiancée, la ravir à son pays, aux siens, à lui-même, pour l'entraîner au loin et consommer son déshonneur.

Une colère terrible l'aveugla soudain. Ses poings crispés menaçant le ciel, tendus dans le vide, semblaient vouloir déchirer, broyer l'ennemi :

-- Est-il donc vrai, rugit-il, que ce bandit vit encore alors que l'Angleterre entière le croit mort ?

-- L'Angleterre par elle-même est petite, toute petite sur la surface du globe, murmura Clary. S'il est vivant comme vous le dites, il a, lui, tout le reste du monde pour affirmer son génie et démasquer le monstrueux mensonge de la puissance d'Albion en sapant, comme il le dit, la base d'argile de ce faux colosse.

-- Honte et malédiction sur vous, Clary ! Vous êtes la maîtresse d'un assassin et vous l'aimez !

-- Que vous importe, puisque je ne vous ai jamais aimé vous-même.

Ces derniers mots mirent le comble à la fureur de Mac-Nab :

-- Ne me bravez pas, Clary, s'écria-t-il. Où qu'il soit je le trouverai ; je fouillerai dans sa poitrine, j'arracherai son cœur, s'il en a un, et je l'écraserai sur vos lèvres qui ont bu le déshonneur suprême. Je vengerai d'un seul coup mon père, le vôtre, Frank Perceval dont il a pris la sœur, moi-même et l'Angleterre. Je vous ferai boire son sang et j'y mêlerai le vôtre ; et après cela je ne mourrai pas, car mourir à cause de vous serait une lâcheté. Je vivrai, au contraire ; je serai celui qui a débarrassé le monde d'un être anormal dont l'existence est une calamité !... Oh ! misère que l'humanité ! turpitude que la femme ! Si j'avais un poignard, au lieu de panser votre blessure, je l'élargirais avec ma lame et je la rendrais mortelle ; je criblerais de coups cette poitrine que j'aurais baisée tout à l'heure !... Du moins, j'ai mes mains pour vous étrangler. Oh ! Clary, Clary ! votre chute me fait douter de Dieu et je souffre autant qu'un damné !

Il souffrait en effet.

Son exaspération dépassait toutes limites. Il grinçait des dents et sa blessure, qui s'était rouverte, laissait échapper des filets de sang qui tachaient les linges, coulaient sur son visage. Il arracha tout, apparut dans la hideur de sa face traversée d'un long sillon rouge et sa colère fut du délire. Tel un tigre qui tient sa proie à portée et se croit sûr qu'elle n'échappera pas, il se repaissait d'avance du spectacle de l'agonie de Clary ; il voyait ses mains enserrer son cou frêle ; il entendait déjà le râle qui sortirait de la gorge pressée ; il songeait aux yeux qui se fermeraient, à la tête qui se renverserait en arrière, roulerait inerte et pantelante. Et il frapperait encore, il frapperait...

N'avait-il pas le droit de faire justice de cette malheureuse qui, toute honte bue, martelait son cœur en faisant parade de son ignominie ?

Stephen Mac-Nab n'était plus un homme, mais un fauve. Le sourire de la gazelle étendue à ses pieds, insoucieuse de la menace et du danger, ne faisait qu'irriter sa fureur au lieu de la désarmer : une seconde encore et il allait bondir.

Angelo Bembo tenait la veilleuse d'une main, de l'autre un pistolet qu'il approcha de la tempe de Stephen :

-- Un mot encore, docteur, dit-il, un seul... et je vous brûle la cervelle.

Depuis longtemps Mac-Nab ne songeait plus à lui. Le froid du canon sur sa tempe le fit tressaillir, mais la peur n'y entrait pour rien :

-- Une arme, enfin, cria-t-il... une arme ! Cette fois la victoire est à moi.

D'un coup de poing il envoya rouler la lumière et l'ombre se fit. Une lutte terrible, corps à corps, s'engagea entre les deux hommes. Bembo n'osait pas tirer, de peur que la balle n'allât frapper Clary. Il jeta son pistolet ; les bras, les jambes s'enchevêtrèrent et les doigts crispés cherchaient à s'agripper aux gorges. La blessée essaya de se mettre debout pour aller se mêler au combat, mais elle retomba sans force sur sa couche. Dans les ténèbres épaisses, elle entendait le souffle court et rauque des lutteurs et de la voix encourageait Bembo.

Soudain, dans une baie lumineuse, un homme apparut. Il tenait à la main un candélabre allumé qu'il alla poser sur la table.

Stephen Mac-Nab poussa un rugissement et lâcha son adversaire :

-- Rio-Santo ! s'écria-t-il, les yeux hors de la tête.

-- Lui-même, répondit le marquis en marchant sur lui.

VII -- COUR MARTIALE

M. le marquis de Rio-Santo était pour l'instant sous l'empire d'une colère blanche à cause des insultes qu'il venait d'entendre prodiguer à une femme dont, à défaut de tout autre, il entendait se constituer le protecteur. Il ne se souvenait même pas d'avoir jamais été aussi patient que ce soir et Dieu sait pourtant s'il était des circonstances de sa vie où il avait fait preuve de longanimité.

C'est que Rio-Santo n'aimait pas les matamores. Maître de lui, seul juge de ses actes, quand en son for intérieur il se voyait forcé de prononcer une condamnation, il l'exécutait à l'heure dite et personne n'eût pu l'accuser de forfanteries ridicules. Aussi, dans le couloir où il s'était embusqué, avait-il commencé par sourire de celles de Stephen Mac-Nab tant qu'elles n'avaient visé que lui. Arracher le cœur de la poitrine d'un ennemi, c'est beau à dire mais il faut le faire et le marquis dédaignait de semblables menaces. Non point qu'il déniât au jeune docteur un courage personnel, où qu'il le suspectât de don quichottisme vulgaire ; il le savait apte au contraire à poursuivre jusqu'au bout sa vengeance, à frapper même à l'occasion ; mais, en ce qui le concernait, il faisait fi de cette explosion de colère, inopportune puisqu'il y manquait l'obstacle qui la provoquait.

Par exemple, sans la profonde obscurité du couloir et si quelqu'un eût pu se trouver là pour l'épier, ce quelqu'un aurait remarqué le complet changement d'attitude du marquis dès que les menaces du médecin, devenu une sorte de forcené, avaient été dirigées contre une femme inoffensive et blessée. L'écouteur avait alors froncé les sourcils. Un tel procédé répugnait à l'élévation de son propre caractère. Puis, à mesure que les événements se précipitaient, son front s'était empourpré, démasquant ce terrible stigmate : la cicatrice blanche marquée du sourcil gauche à la racine des cheveux dont la colère marquait involontairement son front les jours de tempête.

Et maintenant il était là, implacable, méprisant, hautain devant le médecin que son apparition avait comme pétrifié.

On sait quelle magnétique puissance la vue de cette trace laissée par une blessure ancienne exerçait sur l'esprit de Mac-Nab. Depuis qu'il l'avait aperçue de son berceau d'enfant, elle avait eu sur sa vie une redoutable influence : il l'avait soupçonnée à Temple-Church ; il y avait accolé un nom après les révélations de Frank Perceval ; il l'avait vue de près, enfin, devant le perron d'Irish-House quand, à la portière du coupé de Rio-Santo, il avait sommé celui-ci de se rendre. Ce soir-là Stephen en gardait mémoire, un poignard s'était levé sur lui, mais ce poignard n'était point retombé.

Aujourd'hui il revoyait la cicatrice, nette et tranchée, au-dessus de deux yeux sombres qui le regardaient fixement. Mais il n'eut point peur, parce qu'il se souvint de ce soir de l'arrestation où Perceval et lui s'étaient précipités sur Rio-Santo pour le tuer, lorsque celui-ci leur disait avec raillerie :

-- Quoi !... tous deux en même temps... et vingt autres derrière vous ? Par tout pays, ce serait lâcheté ; à Londres, c'est prudence d'habitude.

Les acteurs avaient changé de rôle : à son tour, Stephen Mac-Nab allait pouvoir dire :

-- Vous voilà deux contre un seul... et vingt autres derrière vous ! Ce qui était lâcheté à Londres ne le serait-il plus en Australie ?

Les deux adversaires se mesuraient du regard, mais toutefois avec une dignité froide, incompatible avec une violence immédiate.

-- Monsieur, dit le marquis, je n'ai jamais aimé retrouver sur ma route ceux à qui j'ai une fois fait grâce de la vie. Votre ami, l'Honorable Frank Perceval, a daigné s'en souvenir ; je regrette que vous n'ayez pas fait comme lui.

En agissant ainsi, vous avez eu tort vous-même, riposta Mac-Nab. Votre clémence est plus insultante que votre colère, et c'est pourquoi je l'ai méprisée. Moins que jamais d'ailleurs je suis personnellement disposé à en user à votre égard, et je suis prêt à me battre contre vous quand il vous plaira ! Je crois même avoir le droit d'exiger que ce soit tout de suite.

-- Il vous sied de choisir votre heure, dit Rio-Santo ; celle-ci n'est pas la mienne. Vous pouvez vivre, monsieur, car votre vie ne me gêne en rien... encore qu'elle se soit trouvée un peu bien souvent sur mon chemin, comme pour faire obstacle à mes projets... Si encombrant et vindicatif que vous soyez, je veux encore m'efforcer de vous écarter sans brutalité. Votre existence ne m'a jamais paru utile à prendre ; sans cela, peut-être, n'auriez-vous lieu de me l'offrir !

-- Craindriez-vous donc de m'offrir la vôtre, milord ?... Je comprends qu'elle vous soit chère, sinon pour vous, du moins pour vos maîtresses. Réputé invincible, il vous déplairait de tomber sous les coups d'un adversaire, en présence d'une fiancée que vous lui avez volée.

Il souffrait, le malheureux : l'amour, la jalousie, la haine enserraient son cœur. Il se sentait tenaillé, torturé par l'indifférence de Clary à son égard, de Clary dont tout l'être s'élançait vers un rival détesté.

Le marquis comprit si bien la torture lancinante ressentie par son prisonnier qu'il se contenta de répondre avec calme à ses railleries :

-- J'ignorais que vous eussiez été fiancé, monsieur Mac-Nab ! Je ne vous fais pas l'injure de vous dire que j'en doute.

-- Ne jouons pas sur les mots, vous savez bien ce que je veux dire. Il vous plaisait de détruire l'amour ressenti par le fils de votre victime pour sa cousine. C'était dans l'ordre et votre jeu a commencé à Temple-Church, à deux pas de l'hôtel : on prétend que Satan n'entre pas dans les églises !... Vous avez été plus fort que le premier et vous avez déshonoré la seconde ; votre plan avait donc réussi et vous supposiez que tout était bien ainsi, puisque, l'une vous donnant le bonheur réservé à un autre, ce dernier ne pouvait se venger.

La rancune seule pouvait pousser le jeune médecin à parler ainsi, car il savait fort bien, justement depuis la découverte faite par lui à Temple-Church, que Rio-Santo ne pensait guère à Clary, alors que celle-ci se mourait déjà d'amour pour lui.

Il ajouta dans un éclat de voix :

-- Jusqu'à ce jour vous avez pu vous croire inattaquable ; ce soir, l'immunité qui vous couvrait disparaît et la situation change.

-- Erreur, monsieur, fit le marquis du bout des lèvres, il n'est pas en votre pouvoir de la modifier d'un iota. Il serait en mon pouvoir, à moi, de vous prouver que Clary Mac-Farlane ne vous a jamais aimé ; ne vient-elle pas de vous le dire plus éloquemment que je ne puis le faire ? Mais il serait malséant de ma part et le lieu serait mal choisi pour vouloir accabler devant sa parente un homme déjà trop frappé. Aussi, mon jeune monsieur, dois-je me contenter de vous répéter que, votre vie ne m'étant pas utile, demain, à l'aube, la liberté vous sera rendue.

Cette magnanimité déconcertante porta à son paroxysme l'irritation du prisonnier.

-- Gardez votre liberté dont je n'ai que faire et donnez-moi une arme, s'écria-t-il. Je ne veux rien accepter de vous, Fergus O'Breane, et je méprise votre pitié. Nous sommes en face l'un de l'autre dans des circonstances telles qu'il faut que l'un ou l'autre meure ; ici, nul ne nous dérangera et nous avons chacun notre témoin.

« Allons, jeune homme, ajouta-t-il en se tournant vers Bembo, dont cette scène n'avait pu troubler l'impassibilité, des armes, s'il vous plaît, et ne restez pas là à vous demander lequel va mourir. Je souhaite que dans sa justice et dans sa bonté, Dieu nous frappe tous deux, car si cet homme n'est plus digne de vivre, après avoir satisfait ma vengeance, que me servirait de traîner désormais une vie sans espoir et sans but ?

Un gémissement de Clary attira l'attention de tous. Le pistolet jeté par Angelo pendant la lutte était tombé non loin d'elle, mais du côté où elle était blessée. Craignant que Stephen l'aperçût et s'en servît contre Rio-Santo, elle avait essayé de s'en saisir.

Sa main n'atteignait pas jusque-là et, pour y parvenir, il lui fallait se retourner sur sa couche, faire un effort des muscles de l'épaule blessée. Elle le tenta. La douleur fut plus forte et lui arracha un cri.

Mac-Nab s'était retourné. Il aperçut l'arme et se baissa rapidement pour s'en emparer : ses doigts la touchaient déjà, mais il les referma sur le vide. Par un effort surhumain et non sans un hurlement de douleur, Clary était arrivée la première et s'était mise sur son séant. Maintenant le sang remonté à son front et à ses joues, le regard vitreux d'une fixité surprenante, elle avait ses doigts crispés autour de la crosse du pistolet et le tenait dissimulé.

Bembo s'était précipité tout d'abord pour la protéger, mais l'attitude résolue de la jeune fille le fit reculer d'un pas. Le marquis n'avait pas bougé ; son sourire disait assez combien il admirait la vaillance de Clary.

-- Chacun de vous a bien un poignard sous ses vêtements, messieurs les bandits, rugit Mac-Nab à bout de patience. Tout le monde est armé ici, excepté moi ! C'est pourquoi vous n'aviez plus rien à me dire, milord, puisque vous avez contre moi le nombre et la force... Eh ! que dis-je ?... Le nommé Fergus O'Breane, sujet anglais, se disant don José Maria Tellès de Alarcaon, marquis de Rio-Santo et grand de Portugal... C'est bien ainsi, monsieur, que fut proclamé votre verdict dans Old-Bailey ?...

-- C'est possible, continuez.

-- Je continue, soyez tranquille... Je disais donc que le marquis de Rio-Santo, grand de Portugal, jugé et condamné à être pendu à Londres, avait sa façon à lui de condamner les autres. Pourtant, il s'est dérobé par la fuite à la sentence de ses juges, rien ne prouve que j'accepterai la sienne et, dans tous les cas, je ne fuirai pas. Que vous ayez ou non des armes, milord, nous allons nous battre !...

Ce disant, il s'élança sur le marquis, les poings en avant ; celui-ci l'évita par un bond de côté et lui fit face, les bras croisés. Ils étaient à moins de deux pas l'un de l'autre quand une détonation retentit. Clary Mac-Farlane venait de tirer sur Mac-Nab.

Le premier moment de stupeur passé, la fumée dissipée, on vit le jeune médecin toujours debout. Il n'avait pas été atteint.

L'épaule trouée et le bras endolori de la blessée ne lui avaient pas permis de viser juste : la balle n'avait fait qu'effleurer les cheveux et était allée s'enfoncer dans l'un des troncs d'arbres formant la paroi de la salle.

-- Elle est digne de vous, milord, gronda Stephen ; je ne vous la disputerai plus. Gardez-vous cependant de vous croire à l'abri de mes coups, car j'ai toujours à venger le meurtre de mon père.

Rio-Santo fronça les sourcils et chacun sait que ce n'était jamais pour rien.

Quand de nouveau Mac-Nab se jeta sur lui, il le reçut avec ses mains de fer, le fit tournoyer sur lui-même et, lui ramenant les deux bras en arrière, il le maintint ainsi écumant, mais impuissant, et fit un signe à Angelo Bembo.

Celui-ci chercha des yeux un lien ; il n'y avait pas de corde dans la salle, mais Clary Mac-Farlane avait une cordelière à sa robe ; elle la détacha et la tendit à Bembo.

-- Mon pauvre cousin, dit-elle avec compassion, ceci vous sera moins lourd à porter que ne l'eussent été les liens de notre mariage, mais aussi ce sera plus solide. Hier, vous n'étiez pour moi qu'un parent, le compagnon de mon enfance devenu malheureux de sa propre volonté ; de ce fait vous m'étiez indifférent. Aujourd'hui, je vous comprends mieux ; votre amour pour moi vous a rendu exclusif, égoïste ; et pour satisfaire votre passion vous iriez jusqu'à me briser le cœur : c'est mal ! Je regrette mon mouvement de tout à l'heure, mais c'est vous-même qui avez armé mon bras, Stephen, et bien sincèrement je vous plains.

Le malheureux ne répondit rien. Les deux mains attachées derrière le dos, il courbait la tête sous le poids de son impuissance et de la honte subie ; son visage labouré et sanglant exprimait un découragement si profond que Rio-Santo en eut pitié.

-- Dans un instant, monsieur, lui dit-il, on vous débarrassera de ces liens qui blessent votre dignité plus encore que vos poignets. Croyez-moi : vous êtes jeune et la vie est courte ; vous avez le temps de refaire la vôtre ; moi, je ne saurais refaire la mienne. Votre existence s'agite dans l'erreur, la mienne poursuit l'œuvre de justice. Si en vous attaquant à moi, vous croyez satisfaire la vengeance d'un fils, vous vous trompez : je vous ai épargné jusqu'alors parce que, je vous l'affirme sur mon honneur, je n'ai pas assassiné votre père !... Maintenant je crois vous en avoir dit assez et il faudra vous contenter de cette affirmation... Allez.

Sur ce dernier mot, le cavalier Bembo entraîna Stephen Mac-Nab vers la porte de sortie. En la franchissant, celui-ci se retourna et vit Rio-Santo se pencher sur la couche de Clary pour mettre un baiser au front de la blessée. Il la vit aussi passer son bras au cou du marquis et devina plutôt qu'il n'entendit ces paroles de tendresse :

-- Merci pour mon cousin, José ; votre générosité me fait vous aimer davantage... J'aurais tant voulu mourir pour vous !... Dieu ne l'a pas encore permis.

Le cœur de Stephen se serra une dernière fois ; son amour n'était pas mort, oh ! non, mais sa colère était tombée désormais et les paroles prononcées par son adversaire bourdonnaient à ses oreilles comme une obsession :

-- Sur mon honneur, je n'ai pas assassiné votre père !

Quelle était cette énigme ou pourquoi ce mensonge ? Les souvenirs de l'enfance ne trompent point et, dans la nuit terrible, il avait vu son malheureux père tomber sous les coups de cet homme que lui-même ne pouvait vaincre. Son père, il est vrai, n'avait-il pas dit : « Je m'y attendais ! je jouais ma vie : j'ai perdu ! » Fergus O'Breane avait dit aussi au petit enfant que Stephen était alors : « Dieu sait que j'aurais voulu épargner ton père. Mais il était sur mon chemin et il faut que je marche ! »

L'esprit tendu du docteur lui permettait, malgré le temps écoulé, de se rappeler ces paroles avec une surprenante précision.

Fergus O'Breane avait marché jusqu'au pied de l'échafaud : il continuait son chemin quand même.

-- Ne suis-je donc point sur sa route, se demandait-il sans pouvoir trouver de réponse, puisque mon père a disparu pour lui avoir fait obstacle, et qu'il ne veut pas de ma vie ?

Il eût donné volontiers toute la misérable loque humaine qu'il était à cette heure de doute et d'angoisse pour sonder une seconde ce mystère et mourir.

Une demi-heure plus tard, lord Randolph Humphray et Stephen Mac-Nab étaient introduits dans le salon aux neuf portes, habitation personnelle du marquis. L'un et l'autre avaient les mains libres et venaient de s'asseoir sur des fauteuils placés au centre de la salle. En face d'eux et séparés par une table, étaient également assis le marquis de Rio-Santo, le cavalier Angelo Bembo et Randal Grahame.

-- Messieurs, dit le premier, tout capitaine de la marine royale qui rend son bâtiment à l'ennemi, ou le laisse sombrer en mer ; tout gouverneur d'une place qui la laisse prendre ou détruire doit être traduit devant une cour martiale ; cet usage a force de loi en Angleterre et même ailleurs... Lord Humphray, ajouta-t-il en se tournant vers son captif, je pense que vous n'en êtes pas à ignorer cela ?

L'interpellé devint pâle et balbutia :

-- Je connais cette loi, milord, et je m'étonne de vous entendre en parler ici. Les chefs auxquels vous faites allusion ont en effet à se justifier devant leurs pairs quand ils sont redevenus libres, mais je ne sache pas qu'un seul précédent vous autorise, vous, l'ennemi, à vous servir de l'usage invoqué pour juger un prisonnier.

Tout en parlant, la voix de l'ex-gouverneur de Sydney s'était peu à peu raffermie ; les combats de langue, on le devinait, devaient lui être plus familiers que les luttes armées.

-- Pourtant, prononça lentement le marquis, si vous ne redevenez jamais libre ?

-- Vous seul pouvez le savoir, fit l'autre en pâlissant encore davantage.

-- Vous l'avez dit ! Aussi est-ce pour décider si vous avez été victime de votre courage malheureux ou de votre couardise indigne, que je me suis reconnu le droit d'assembler ce tribunal.

-- Le droit ! s'exclama lord Humphray de plus en plus tremblant. De qui tenez-vous ce droit, milord ? Je suis votre prisonnier, je le répète, et votre simulacre de justice ne sera qu'une violence de plus exercée sur un homme mis dans l'impossibilité de se défendre.

On a vu le gouverneur devenir brave pendant quelques minutes et par excès de lâcheté, au moment de sa capture. Il se trouvait à cette heure dans le même état d'esprit et, se voyant perdu, il crut pouvoir racheter un peu sa honte par un semblant de jactance.

-- La décision que vous pouvez prendre, ajouta-t-il, ne prouvera rien, sinon que vous avez pour vous la force dont vous accablez un adversaire malheureux. Votre tribunal n'est reconnu que par vous-mêmes ; ses arrêts peuvent être entachés de partialité ; le seraient-ils même de fausseté que...

Le marquis sourit et demanda :

-- Croyez-vous, milord, en toute sincérité, que les arrêts des tribunaux anglais soient tous justes ?

-- J'en ai la conviction...

-- Une dernière question alors : vîtes-vous juger, il y a cinq ans, dans Old-Bailey, M. le marquis de Rio-Santo ?

-- Certainement, mais entre ce personnage et moi, il ne saurait y avoir aucun point de comparaison. Rio-Santo était un infâme bandit : il fut condamné à être pendu et l'arrêt était juste.

-- Juste ! répéta comme un écho le président de ce tribunal souterrain dont les yeux eurent un éclair. Merci d'avoir parlé selon votre croyance, milord ; c'est ce relaps qui va vous juger !

Cette fois, lord Humphray devint livide. Il prévit sa défense inutile et sa condamnation certaine. Ses deux bras tombèrent le long de son fauteuil et sa prostration fut si complète que Stephen Mac-Nab lui-même, ignorant ce qu'on allait faire à son égard, eut un sourire plein de mépris.

Après s'être recueilli un instant, le marquis commença d'une voix grave :

-- Non seulement, milord, vous n'avez rien fait pour défendre Sydney-Town et Port-Jackson dont vous aviez la garde, mais encore votre indigne poltronnerie sera la plus fâcheuse page de leur histoire. Le premier venu des tribunaux anglais n'oserait point vous comparer au condamné dont nous parlions à l'instant, car celui-là n'a jamais tremblé et la comparaison vous serait défavorable. Aussi devrait-on s'ingénier à trouver pour vous un supplice plus infamant que la corde... J'en appelle à ces messieurs ?

Stephen Mac-Nab fut le premier à approuver de la tête. Il avait été amené là sans savoir ce qui allait s'y passer et, dès l'abord, le voisinage de son ancien chef l'avait écœuré, car il avait été témoin, lui, de sa pusillanimité et le rendait responsable de la destruction de Sydney qu'un commandant un peu énergique eût pu sauver, sinon en totalité, au moins en partie.

-- Si donc, après avoir été jugé par moi, reprit Rio-Santo, je vous renvoyais à Londres en chargeant M. Mac-Nab de transmettre à un tribunal dont vous respectez les arrêts les preuves de votre honte qui sont propres à éclairer vos juges, que croyez-vous qu'il adviendrait pour vous, milord ?

Le gouverneur n'osa pas répondre et Stephen ne protesta pas contre le rôle qu'on prétendait lui faire jouer. L'indignité du personnage était telle que tout honnête homme, fût-ce un adversaire, était forcé de se ranger du côté du justicier.

Le marquis poursuivit :

-- Outre M. Mac-Nab, il ne reste pour témoigner de votre lâcheté qu'une douzaine de femmes, dont la vôtre ; tous les autres sont morts à leur poste d'honneur et la blessure de votre voisin prouve au moins qu'il a fait son devoir. Préférez-vous accepter votre sentence de ce tribunal d'exception que nous composons, ou bien vous entendre accuser à Londres par lady Humphray et par ses compagnes, dont le courage a été aussi admirable que votre conduite ignoble ?

Lord Randolph tomba à genoux :

-- Grâce ! Grâce ! s'écria-t-il les mains jointes, dans l'attitude la plus humiliante. Faites-moi fusiller sur l'heure, mieux vaut encore cela que ce que vous dites.

Entendons-nous, milord, exclama Rio-Santo avec un insultant mépris. Vous oubliez un peu vite, ce me semble, que vous n'êtes pas digne des balles. Oh ! je n'entends pas dire que vous soyez seul dans ce cas. L'Angleterre, pour son malheur et sa punition, compte bon nombre de noblemen qui vous valent... Vous ne sauriez pas même mourir avec pudeur et je veux vous épargner cette honte dernière... Je vous accorde la vie, lord Humphray.

Le malheureux roulait des yeux hagards. C'était pitié que de voir cet homme se traînant à genoux, suppliant, pleurant presque, balbutiant des remerciements.

-- Oh ! ne vous réjouissez pas tant, dit Rio-Santo. Il faudra que cette vie vous pèse et soit plus lourde à votre conscience que la mort ne vous serait cruelle. Je n'ai point de pitié pour vous, mais il est une noble femme dont le malheur est de porter votre nom et sur qui rejaillirait la honte de votre châtiment. Rien n'effacera de son souvenir le spectacle que vous lui avez offert et le crime dont vous êtes coupable. Je veux du moins que, si elle rougit de vous, elle n'ait pas à en rougir devant les autres ; je veux qu'elle puisse passer dans les rues sans qu'on crie derrière elle : C'est la femme d'un scoundrel ! Et c'est pour cela, milord, que je vous fais grâce. Votre sort, cependant, n'est pas tout entier entre mes mains : par dévouement pour lady Humphray, ses compagnes garderont le secret et, moi-même, je m'en porte garant. Mais il est quelqu'un ici qui pourra parler, n'ayant aucune raison pour faire ce que je désire.

Mac-Nab, à qui s'adressaient bien évidemment ces paroles, était profondément troublé. Cette grandeur d'âme lui montrait son ennemi sous un nouveau jour et pourtant la rancune en lui tenait bon. Il comprenait que cet être était double, fait de tendresse et de générosité vis-à-vis des femmes, implacable aux hommes venant heurter ses projets et lui barrer la route. C'était ainsi qu'il avait dû conquérir Clary après tant d'autres, ainsi qu'il voulait conquérir sans doute lady Humphray. La jalousie le mordait au cœur et la pensée lui vint de détruire cet échafaudage, sous lequel il devinait une intrigue d'amour, en refusant de s'associer à un plan conçu dans ce but. Pourtant il voulut voir jusqu'où irait la volonté de son adversaire au cas où il se mettrait au travers de son plan.

-- Moi non plus, dit-il, je ne reconnais pas la légitimité de votre tribunal et si lord Humphray a changé d'opinion à cet égard depuis un instant, rien ne prouve que je doive faire de même. Je reste donc le seul témoin indépendant, puisque vous répondez des autres, milord...

-- Il ne s'agit pas de moi, monsieur, interrompit le marquis avec hauteur ; il s'agit d'une femme dont tout le monde ici, vous le premier, doit admirer la courageuse conduite. Son honneur est entre vos mains. Puisqu'il en est ainsi, je ne vous demande même plus votre parole.

Demain matin, dès l'aube, vous serez libre et vous voguerez vers les Îles Britanniques en compagnie de lord Humphray, de sa femme et des amies de celle-ci. Je vous enjoins seulement de ne pas débarquer à une escale pour revenir ici, où vous ne me trouveriez plus d'ailleurs. Quand vous aurez le pied sur terre anglaise, je ne serai pas là pour vous empêcher de parler : si vous le faites, j'en conclurai que Rio-Santo le bandit, ainsi que vous vous plaisez à le qualifier, avait cru trouver en vous un honnête homme, et qu'il s'était abusé.

Stephen s'inclina et dit :

-- Milord, je vous donne ma parole que jamais lady Humphray n'aura à rougir par ma faute... Je ne dirai rien de ce que j'ai vu ici.

-- Merci, répondit le marquis. Cependant, monsieur, en demeurant bouche close vous dépasseriez le but. Vous pourrez donc, si cela vous plaît, tout en gardant le silence en ce qui touche à la conduite du gouverneur de Sydney, faire connaître à l'Angleterre le nom de celui qui vient d'arracher le pavillon royal sous lequel se courbaient les malheureux déportés à la Nouvelle-Galles du Sud. Vous pourrez dire que vous l'avez vu et qu'avec l'aide de Dieu, il poursuivra inflexiblement son œuvre.

M. de Rio-Santo semblait transfiguré.

Stephen Mac-Nab le regardait et l'admirait.

-- Oh ! murmura-t-il avec un amer sourire et sans savoir qu'il parlait : pourquoi avoir choisi les miens comme victimes ?

Le front toujours auréolé d'inspiration, le marquis répondit :

-- La destinée de tous est écrite au ciel ; ni vous ni moi ne pouvons l'empêcher de s'accomplir. Écartez-vous désormais de ma route, Stephen Mac-Nab, et laissez-moi la poursuivre jusqu'au bout. Vous jugerez alors qui de nous deux avait raison.

VIII -- CELUI QU'ON AIME

La nuit était venue, une de ces belles nuits australiennes toutes chaudes des effluves apportées par le vent du Sud-Est.

Les bushrangers d'Eagle-River dormaient, encore las de la tuerie de la veille.

Quand il n'y avait plus rien eu à piller ou à massacrer à Sydney, ils étaient rentrés par petits groupes et s'étaient terrés dans leurs cabanes. Là, tout le jour durant, ils avaient partagé les dépouilles, souvent le couteau en main : les montres d'or, les doubles guinées, les bijoux ayant appartenu aux maîtres de l'Australie étaient ainsi passés en d'autres mains.

Le partage achevé et les lots mis en lieu sûr, la horde avait été s'accroupir au fond de son repaire pour panser ses blessures et refourbir ses armes ; on eût dit des loups léchant leurs plaies, ou passant leur langue sur leurs crocs sanglants, car longtemps est tiède la gueule qui broya de la chair vivante. Puis la plupart s'étaient endormis, dès le soir venu, sans le plus léger trouble de la conscience : il est ainsi des grâces d'état, même pour les forçats de la Nouvelle-Galles du Sud. Quelques-uns étaient postés en sentinelle, comme chaque nuit, sur la lisière du bush.

Il était plus de minuit.

Dans la petite cité souterraine occupée par Rio-Santo, ses amis et ses prisonniers, deux hommes seulement veillaient encore. Malgré sa douleur, Clary Mac-Farlane s'était assoupie ; le cavalier Angelo Bembo rêvait d'Anna ; les ladies anglaises réparaient par un lourd sommeil leurs fatigues et leurs transes de la veille et lord Humphray, trop heureux d'avoir obtenu la vie sauve, ronflait à poings fermés. Randal Grahame et la reine Mab, Tom Turnbull et Snail dormaient aussi. Il n'y avait donc pour rester éveillés que Stephen Mac-Nab et le marquis de Rio-Santo.

Le premier avait au cœur un peu moins de haine pour le second ; mais les événements de la journée, son entrevue avec Clary, la cour martiale, les souffrances qu'il endurait du fait de sa blessure, mille autres choses encore, suffisaient à le maintenir éveillé malgré sa lassitude. Il n'avait pas dit son dernier mot et cherchait le moyen de le dire.

L'amour et la lutte avaient toujours empêché Rio-Santo de dormir. Or, il était amoureux de lady Humphray depuis exactement vingt-quatre heures et c'était bien longtemps sans le lui faire savoir. Ni remparts ni murailles ne s'élevait pour lui barrer le chemin : il l'eût déjà franchie. Entre son désir et la réalité, il n'y avait que deux portes et lui seul en avait la clef. Pourquoi ne les ouvrait-il pas ?

Derrière elles, il le savait bien, ne se présenterait aucune résistance sérieuse et peut-être était-ce là le secret de son attitude ? Combien n'a-t-on pas vu de capitaines dédaigner d'attaquer une place prise d'avance ? Ici, Clary avait déjà gagné l'adversaire, préparé la capitulation : le vainqueur n'aurait qu'à se présenter, on lui tendrait les bras. Tant de cœurs de femmes n'avaient pas attendu l'assaut pour se rendre à merci que Rio-Santo n'avait pas d'échec à craindre ce soir.

Obstacle ou non, son hésitation venait d'ailleurs. Il n'avait jamais eu de scrupule de prendre une femme et le premier lui venait ce soir. Il est ainsi des circonstances de la vie où l'on trouve mauvais ce qui était bon la veille, où l'on n'agit pas de la même façon dans des cas identiques. Rio-Santo se souvenait de toutes celles qui lui avaient cédé par passion, par persuasion ou par violence. Mettant à part Mary Mac-Farlane dont l'amour chaste demeurait comme une rayonnante vision dans le souvenir de Fergus, il songeait à toutes les autres, pauvres alouettes attirées par son éclat et qui s'étaient données au grand seigneur noble et beau, avec l'abandon d'être fascinés par la magie du miroir. Harriet Perceval s'était trompée d'adresse, c'est vrai ; mais Fanny, dont l'amour avait fait une esclave ; mais la comtesse de Derby, dont la passion avait été si forte que pour le garder elle était descendue jusqu'à le trahir, la malheureuse ! Mais Clary Mac-Farlane, enfin, dont l'amour s'était dévoué au vaincu, alors qu'elle n'avait osé montrer son adoration au vainqueur. Nelly Humphray, elle, était prête à se livrer par reconnaissance et comme par instinct sans lui demander qui il était, sans savoir si, sous sa grandeur d'âme apparente, ne se cachait pas un être vil et débauché dont le seul mérite était le port de tête et la morgue superbe.

Pour cela, il lui faisait l'honneur de la mettre au-dessus de toutes ; et aussi parce qu'il l'avait vue courageuse, fière et douce, capable de mourir sans faiblesse, de renier la lâcheté d'où qu'elle vint et de compatir aux souffrances d'autrui. Elle était belle, certes, mais, pour ce blasé au regard d'aigle, cette perfection physique n'était rien auprès de la fierté romaine qui était en elle et qu'elle lui avait laissé voir. Celle-là possédait une volonté qui forçait son admiration. Elle n'avait jamais dû faiblir, tout portait à le croire, et pourtant elle l'aimerait s'il le lui demandait, sans se soucier du trouble qu'il allait jeter dans sa vie et sans même l'espoir du lendemain.

Ainsi il la jugeait d'autant plus digne de lui et il n'hésita plus. La clef glissa, tourna dans la serrure. Rio-Santo vint coller son œil à la seconde porte et vit que lady Nelly ne dormait pas. Sa tête aux cheveux blonds soyeux était posée sur son bras droit replié avec grâce ; ses yeux doux se fermaient de temps en temps sous l'empire du sommeil et se rouvraient aussitôt pour regarder dans le vide, dans le ciel peut-être, à travers la voûte ; ses lèvres souriaient parfois et parfois aussi sa main se posait sur son cœur pour en arrêter sans doute les battements trop rapides ; tout le corps étendu, svelte et gracieux, moulé sous la cuirasse du corsage ou deviné sous les plis flottants de la jupe, apparaissait idéalement souple et parfait. À quoi songeait lady Humphray, à qui plutôt, sinon au sauveur inopinément surgi la veille, à l'homme bon, généreux et beau, au maître dont elle espérait peut-être la venue ? À qui souriait-elle, sinon à celui qu'on aime , suivant la propre expression de Clary ?

Lui cependant ne faisait aucun bruit, mais on eût dit qu'un fluide allait de lui à elle, l'avertissant de sa présence ; on eût dit qu'elle le sentait et l'entendait venir, car elle se souleva sur un coude, prêta l'oreille et fixa son regard.

La porte tourna doucement sur ses gonds, M. le marquis de Rio-Santo entra.

Lady Humphray se trouva debout pour lui tendre sa main qu'il baisa ; leurs yeux se rencontrèrent et ne se quittèrent plus. Elle n'avait pas rougi, lui ne parlait pas encore et pourtant ils se comprenaient sans rien se dire. De semblables situations durent parfois à peine une minute, à peine une seconde : souvent elles comptent plus dans la vie de certaines personnes que des années dans celle des autres.

-- Encore éveillée, prononça enfin le marquis sans chercher à s'excuser pour son intrusion dans la chambre d'une dame à cette heure et sans être appelé. Pardonnez-moi, madame, de n'avoir pu vous offrir un confortable plus en rapport avec votre rang et votre beauté.

La jeune femme sourit et répondit, toutefois sans aucune ironie :

-- Est-ce donc là, milord, ce qui vous tient aussi éveillé à cette heure ? Vous veillez du moins sur vos hôtes, à ce que je vois, et ceci supplée largement au luxe qui manque.

Puis elle ajouta en souriant toujours :

-- Est-ce le souci de mon repos et de ma sécurité qui vous amène ? Auprès de vous, on ne saurait avoir peur...

-- Sait-on jamais, madame ? murmura Rio-Santo. Un honnête homme se confond parfois si bien avec un bandit. Si je vous affirmais être ce dernier, vous pourriez peut-être ne pas me croire.

Nelly hocha la tête :

-- On reconnaît le premier à sa façon d'agir et à part les usages du cant britannique dont vous me semblez faire très peu de cas, -- c'était la seule allusion à la venue irrégulière de son hôte, -- je crois connaître la vôtre... Pourquoi d'ailleurs éprouver mon sang-froid après l'avoir constaté hier soir ?

-- J'ai fait mieux, je l'ai admiré. Mais si le charme qui se dégageait précisément de votre courage m'avait incité, moi indigne, à m'assurer de votre personne par des moyens généreux en apparence et des plus dangereux en réalité...

-- Je ne vois pas où vous voulez en venir, milord. En vérité, quoi que vous puissiez dire, vous ne serez jamais dangereux pour moi. Le cœur ne trompe pas ; le mien me donne une haute idée de votre loyauté. Vous m'en avez fourni des preuves et j'en ai puisé ailleurs...

-- J'ai mauvaise réputation à Londres, lady Humphray.

-- Que m'importe, si vous vous conduisez en gentleman ici ?

Il était facile de voir que rien ne pouvait ébranler la confiance de la jeune femme, ni atténuer la profondeur de sa reconnaissance. Le marquis s'en rendit bien compte et, la voyant vibrer sous la caresse de sa parole, il devina tout le dévouement emmagasiné dans le cœur de cette délicieuse créature. Il lut dans ses yeux la force d'un sentiment croissant de minute en minute, prêt à jaillir des lèvres au premier choc un peu plus vif. Quand l'air est saturé d'électricité, la moindre étincelle suffit à déterminer la flamme et l'explosion. Entre eux le fluide magnétique s'était condensé et le moindre mot d'amour devait les jeter inévitablement dans les bras l'un de l'autre.

Rio-Santo eut l'idée de le prononcer et dans toute autre circonstance il l'eût fait sans doute. Ce soir, il faisait assez haut sa conquête pour la devoir, non point à une surprise des sens, mais à elle seule, à sa volonté éclairée et libre.

Nelly raisonnait d'une façon, lui d'une autre. Pour la première, s'il n'eût voulu qu'elle, il n'eût sauvé ni son mari, ni ses compagnes. Inconnu d'elle, il songeait qu'elle ne l'aimerait peut-être pas ainsi si elle savait son nom, son passé et le rôle qu'il avait pris à tâche de se donner dans le monde.

Son rôle, il en connaissait la dignité et la hauteur : il n'est point de héros qui ne se rende justice à soi-même. Mais à l'heure actuelle, s'il eût pu, franchissant l'océan, se présenter au bal de Trevor-House, comme il l'avait fait cinq ans auparavant, il n'y eût pas reçu le même accueil de lady Campbell et de ses amies ; incontestablement, Margaret Wawerwemwilwoowie ne se glorifierait plus de prétendre que dans douze chambres de la maison de Belgrave-Square, on pouvait voir deux cent quatre-vingt-huit portraits de principales maîtresses du beau marquis de Rio-Santo. La haute société britannique lui en voulait de sa gloire passée, du danger qu'il lui avait fait courir ; les ladies dont il avait refusé les avances ne lui pardonnaient pas de leur avoir refusé ses faveurs quand il était puissant et l'accablaient depuis que les juges de Middlesex l'avaient voué à l'infamie. Un seul cœur peut-être lui restait fidèle à Londres, celui de lady Ophélia. Et combien il devait saigner, celui-là ! Pour toutes les autres femmes, pour toutes celles qui l'aimeraient encore quand il poserait de nouveau son pied victorieux sur les bords de la Tamise, il n'était plus maintenant qu'un condamné à mort, plus coupable encore d'avoir fui le châtiment.

Condamné à mort !... Ah ! toutes les amoureuses ne se nomment pas Clary. Clary, elle, avait aimé ce titre de honte jusqu'à en faire un titre de gloire ! Lady Humphray pouvait l'envisager d'autre sorte, et dans son indomptable fierté il ne voulait pas se dérober derrière son auréole d'inconnu audacieux et grand. Il ne voulait pas que cette Anglaise pût donner son cœur à un symbole de gloire, mais à lui, à lui Fergus, l'ennemi acharné des Trois-Royaumes. En payant de son amour celui auquel elle devait de vivre, Nelly ne pouvait pas être trompée ; elle ne devait jamais pouvoir se dire, avec un regret mortel : Cet homme était un bandit et je me suis donnée à lui ; j'ai cru satisfaire au devoir sacré de la reconnaissance, à la loi de l'amour, et j'ai bu la honte ! Tout le long de mes jours je devrai traîner ce boulet d'ignominie et me répéter sans cesse : J'ai été la maîtresse d'un condamné à mort !

Si elle ne songeait guère à tout cela, il y songeait pour elle. Vis-à-vis de cette femme loyale, il voulait être d'une loyauté stricte. Il avait dit son nom à Stephen Mac-Nab, à lord Humphray : devait-elle, demain, l'apprendre de leur bouche et rougir de ne l'avoir pas su de la sienne ? Il ne s'agissait point de le lui jeter brutalement, mais, quand elle le saurait, de la laisser maîtresse de ses actes.

-- Depuis quand, madame, avez-vous quitté Londres ? lui demanda-t-il.

-- Il y a cinq ans environ, répondit-elle. Mon mari et moi vînmes à Sydney le jour même où le fameux marquis de Rio-Santo s'évada de la prison de Newgate. Vous souvient-il de ce fait, milord ?

Par une singulière intuition d'amoureuse, elle venait au-devant de son désir. Aussi s'empressa-t-il de reprendre, composant à nouveau le thème déjà développé au cours de la précédente journée :

-- Avez-vous vu juger cet aventurier, lady Humphray ?

-- Non ; mais en était-ce bien un ? Il a, paraît-il, tenu vaillamment tête à la meute et ses ennemis ont été pour lui d'autant plus implacables qu'ils avaient eu de la peine à le réduire. Pour moi, je n'aime pas voir un cerf poursuivi, mordu par les chiens et finalement abattu par toute une bande de chasseurs ; quand il s'agit d'un homme, cela me semble un assassinat. Celui-là s'est bien défendu, mais il était seul contre trop et je me suis abstenue d'aller le voir condamner. Il a pu se sauver, m'a-t-on dit, et j'estime que c'est tant mieux.

-- Vous l'y eussiez aidé, peut-être ?

-- Je ne l'en eusse point empêché. Il a montré trop de noblesse de caractère pour être ce dont on l'accusait. Mais pourquoi me parlez-vous de cet homme, milord ?

Le marquis ne répondit pas à cette question. Il était devenu profondément pensif et il resta silencieux un moment avant de reprendre :

-- Peut-être est-il encore vivant ?

-- Je ne l'ai jamais vu et ne m'en inquiète point. Il me semble pourtant que je n'en aurais pas peur si je le rencontrais sur ma route.

-- Je l'ai connu de façon très intime, dit le marquis, et je vous le donne pour un galant homme. Si, dans quelque temps, dans quelques heures, vous vous trouviez en sa présence, ne le fuyez pas : la justice des hommes a pu l'atteindre, celle de Dieu le protège ; il va droit son chemin parmi les sentiers tortueux tracés par les sociétés déchues.

-- Il faut qu'il soit bien votre ami, dit lady Humphray, pour que vous en parliez de la sorte. Si je venais à le rencontrer, je ne le fuirais pas, milord. Votre témoignage est une garantie indiscutable de son honorabilité, probablement de son innocence.

Après ces paroles, elle espérait quelques confidences. Mais son interlocuteur avait les yeux perdus dans le vague ; il fut plusieurs minutes avant de reprendre :

-- Le marquis de Rio-Santo a le cœur chaud, lady Humphray. S'il lui venait à l'idée de vous aimer et de vous le dire, que feriez-vous ?

-- Je l'en dissuaderais, car je ne saurais, ni ne pourrais répondre à ses avances...

Elle devint toute rouge et, la tête penchée vers la poitrine de celui qui l'interrogeait, elle ajouta :

-- Si vous me demandiez pourquoi, je n'oserais pas vous le dire... Mais vous le devinez peut-être ?

C'était un aveu sans ambages. Rio-Santo en avait trop provoqué dans sa vie pour en négliger le bénéfice, au moment surtout où il acquérait la conviction que son nom ne provoquait chez lady Humphray aucun sentiment de répulsion. Le moment était venu de brûler ses vaisseaux. Il n'y faillit point. Il prit les mains de la jeune femme, l'attira à lui, la fascina de son regard et la caressa de ces paroles douces et captivantes dont il possédait si étonnamment le secret :

-- Et si c'était moi ! demanda-t-il ;... si je vous disais : Milady, vous êtes délicieusement belle et je vous adore ?

Elle le regarda de ses grands yeux bleus et ne répondit rien. L'émotion l'empêchait de parler. Sa poitrine se soulevait en secousses rapides et irrégulières ; involontairement, elle pressait les mains qui tenaient les siennes.

Le marquis reprit :

-- Si je déposais sur votre front, sur vos lèvres, un baiser où passerait toute mon âme, m'aimeriez-vous, lady Nelly ?

-- Je le crois, murmura-t-elle, si bas que, pour entendre ces mots, il fallait être bien près, tout près de sa bouche.

Il y eut un court silence pendant lequel elle défaillit presque, déjà vaincue. Rio-Santo la sentait toute à lui et pourtant un pas énorme restait à franchir. Si près du but, un mot pouvait tout détruire et ce mot, il devait le prononcer à la minute même, sous peine de faillir au devoir imposé à sa conscience. Vis-à-vis d'une autre femme, il se fût abstenu sans doute : devant cette vaillante, il lui fallait être loyal jusqu'au bout, quand bien même ils eussent dû tous deux en souffrir.

Il l'attira tout près de lui, la força à lever la tête, afin de plonger dans son regard et jusqu'au fond de son âme ; et de sa voix chaude et sonore il lui dit :

-- M'aimeriez-vous si notre amour ne devait pas avoir de lendemain ?... Rio-Santo n'a plus le temps d'aimer longuement !... M'aimeriez-vous, Nelly, si j'étais Rio-Santo ?

Il s'était attendu à un tressaillement, à un mouvement de surprise et peut-être de recul : lady Humphray demeura immobile une minute à peine et bientôt son corps souple se rapprocha de celui du marquis, comme la liane s'attache au chêne, comme le faible va au fort :

-- Jadis, murmura-t-elle, on m'avait dit du marquis de Rio-Santo des choses merveilleuses et l'acte de générosité accompli par vous à mon égard était de ceux dont il était coutumier. Quand j'ai demandé votre nom, on m'a répondu : Il est celui qu'on aime !... Celui qu'on aimait à Londres, vous venez de le nommer... Depuis un instant, je n'ai plus de doutes : vous êtes bien l'irrésistible aimant vers lequel va le cœur des femmes... vous êtes celui qu'on aime !... Faites de moi ce qu'il vous plaira...

Une statistique des plus originales démontre formellement que tous les grands guerriers, comme les grands criminels, d'ailleurs, furent aussi de grands amoureux et moissonnèrent sur leur chemin des passions nombreuses. Quelle que soit celle des deux catégories dans laquelle on voudra ranger le marquis, on conviendra avec nous que son tempérament tout à la fois enflammé et volage était bien fait pour lui faire honneur.

Comme on l'a vu souvent, il se donnait à l'amour sans réserve et se reprenait de même. Il avait deux heures à accorder cette nuit et dès demain le temps effacerait pour des années, peut-être pour toujours, cette passion née dans le sang et le feu, fleurie sur les ruines d'une ville en cendres. Que lui importait à lui ? Toutes celles qu'il avait tenues dans ses bras n'avaient pas de rancune pour l'avoir vu partir ; elles gardaient le souvenir de ces courts instants d'affolante ivresse et, si elles en souhaitaient le retour, elles ne le réclamaient jamais comme un droit. Pour elle il en avait négligé ou méprisé d'autres : leur bonheur était assez grand d'avoir été les élues. Marquées de son baiser, elles s'en allaient dans la vie, se coudoyaient parfois, ne se haïssaient jamais.

Comme toutes les autres, lady Humphray partirait, le cœur en joie, le corps tiède encore des caresses reçues, nouvelle perle enchâssée dans le collier d'amour formé au hasard des circonstances et des années par ce virtuose du sentiment et de la chair qu'était le marquis de Rio-Santo.

Si, tout en poursuivant son but, c'est-à-dire l'anéantissement de sa race, le souvenir de ce radieux instant venait à effleurer sa mémoire, du moins l'épargnerait-il toujours elle-même : sa maison serait marquée d'une croix blanche, alors que sur beaucoup de portes on verrait la trace d'une main sanglante. Ainsi serait toujours respecté le principe de l'amour vainqueur parmi les ruines accumulées et les vengeances fatales.

Rio-Santo haïssait l'Angleterre, mais il savait aimer ses femmes, pourvu qu'elles en fussent dignes. Il était prêt à saper la royauté en respectant la reine et, de l'épée qui aurait tué le lord, à défendre sa veuve. Dans un pays où l'on avait pu voir un Godfrey de Lancester, comte de White-Manor, traîner en laisse sa femme au marché aux moutons de Smith-Fields pour la vendre à l'encan au prix de trois schellings, il fallait bien que des hommes se levassent pour punir les brutes et protéger les femmes.

Aux princes de Westminster, aux puissants du Parlement, aux lords oppresseurs et cruels, la haine de Rio-Santo ! À leurs femmes, à leurs filles, il gardait ses baisers. Son cœur et son bras étaient tout entiers à l'Irlande !

Le baiser était ce soir-là pour lady Humphray. Il plaisait à Rio-Santo d'y joindre une parcelle de son cœur. Serrant contre sa poitrine la jeune femme presque évanouie de bonheur, il l'emporta chez lui pour l'ajouter à la liste de celles qu'on appelait ses victimes et qui se glorifiaient d'avoir été ses aimées.

Et lady Nelly put oublier quelques heures qu'elle était l'épouse d'un lâche.

IX -- UN CRABE

Si belle que soit l'œuvre d'amour, la haine rôde à l'entour.

Après avoir vu son ennemi prendre tant de soin de l'honneur du nom porté par lady Humphray, Stephen Mac-Nab avait longuement réfléchi. Il savait du reste que toute femme jeune et jolie passant à portée de ce don Juan tombait infailliblement dans ses lacs. Rien, à son sens, n'était capable d'empêcher cette fatalité de s'accomplir ; le saint amour d'un frère, la tendre et loyale passion d'un fiancé étaient autant d'antidotes impuissants contre le philtre empoisonné inconsciemment versé par ce séducteur. Lui-même n'avait pas pu en guérir sa cousine ; l'honorable Frank Perceval devait à ce venimeux fluide la perte de sa sœur Harriett et il s'en était fallu de peu que miss Mary Trevor y succombât de même.

Entre Rio-Santo et lady Nelly existait déjà un lien puissant ; l'intérêt porté subitement par le premier à la seconde avait motivé un sentiment profond de reconnaissance de la part de celle-ci : c'était un marchepied pour l'amour.

Si courageuse contre les révoltés de Sydney, la jeune femme devait mettre moins d'ardeur à se défendre contre les entreprises du marquis. Stephen n'avait point à protéger sa vertu, il n'y songeait même pas, mais il voulait pouvoir accuser Rio-Santo d'une préméditation perfide, ayant consisté à sauver la femme du gouverneur pour en faire sa maîtresse.

S'il avait donné sa parole de rester muet quant aux événements de la veille, il ne l'avait point engagée pour le reste. Cette nuit, il pensait bien pouvoir se procurer de nouvelles armes contre Rio-Santo et en posséder du même coup contre Nelly Humphray. Pour cela, il lui suffisait de risquer quelque peu sa vie et celle-ci, à son avis, ne valait plus guère la peine d'être ménagée.

Dans ses allées et venues de la journée, il avait pu se rendre compte de l'endroit habité par l'Anglaise. Très probablement la disposition était identique à celle de la pièce où il était lui-même, avec la même meurtrière à ras du sol. Par là, il pourrait entendre si la jeune femme était seule ; au cas où il y aurait quelqu'un avec elle, ce serait Rio-Santo, et la conversation serait intéressante. Une fois sa religion fixée à ce sujet, il tenterait de fuir, de gagner Port-Jackson où quelque point de la côte où il pourrait s'embarquer pour Londres.

Tel était son plan et c'est pourquoi, malgré sa fatigue et la gêne causée par sa blessure, il ne s'était point endormi.

Rampant sur les mains et sur les genoux, il était sorti de sa case. Glissant dans l'herbe courte, retenant son haleine et l'oreille tendue, il avançait lentement en s'orientant de son mieux. Rien ne remuait dans la forêt, sinon quelques chauves-souris dont le vol frôlant apportait un peu de fraîcheur à sa tête. La nuit était plus sombre que de coutume et favorisait son projet : il allait arriver au but.

Ainsi que dans maints endroits les murs ont des oreilles, le bush avait des yeux ouverts. La lune jaillit tout à coup des nuages, inonda de lumière le sommet des arbres et le sol. Alors, tout près de lui, Stephen put apercevoir trois hommes qui le guettaient, sans qu'il en eût eu le moindre soupçon.

Bien qu'en lambeaux, sa tunique écarlate ne laissait pas douter de sa qualité. Les officiers de Sa Majesté britannique ne se hasardaient pas alors isolément dans les bois d'Eagle-River où ils pouvaient compter être traités en ennemis, et parmi les rares audacieux qui en avaient fait l'expérience, peu avaient pu raconter leurs aventures au retour. La présence de celui-ci dans le bush était pour le moins singulière : il compliquait son cas en marchant sur les mains, exercice très admis parmi les convicts, mais pour leur propre compte seulement.

Stephen, se voyant découvert, allait se relever d'un bond et tenir tête aux trois hommes ou s'expliquer avec eux, selon le cas, mais il n'en eut pas le temps, car un coup de talon dans les côtes l'étendit complètement sur l'herbe : c'est ainsi qu'on parle, dans le bush, aux officiers de Sa Majesté.

Il faut croire qu'on y emploie encore un autre langage, car une fois Stephen mis hors d'état de chercher un biais, une voix grommela :

-- Du diable ! coquins damnés, mes chers enfants, quel est ce crabe ? La mer est loin, par Belzébuth !... Avez-vous déjà vu celui-ci dans notre marmite ? Satan et sa mère !

L'homme qui parlait ainsi avait au moins six pieds de long sur six pouces de diamètre. Il était vêtu d'un frac bleu à boutons noirs, d'une culotte de chamois, bouclant sur des bas de filoselle ; si depuis longtemps ses chaussures n'avaient vu le cirage, elles n'en brillaient pas moins, mais par leur largeur surprenante : c'étaient là des pieds anglais qui pouvaient tout aussi bien venir d'Irlande. Les compagnons de cet homme lui donnaient le titre de capitaine et personne n'est surpris de retrouver un lui l'excellent Paddy O'Chrane, amateur forcené de grog sans sucre, mais avec une idée de citron.

L'un de ses compagnons n'avait aucune prétention de rivaliser de pâleur avec la lune. C'était un nègre du plus beau noir, chauve au surplus et les pommettes saillantes. Certaines peuplades sauvages compriment entre des planchettes la tête de leurs nouveau-nés, afin de lui donner une forme en rapport avec la mode de leur pays : chacun entend la beauté à sa manière. Toutefois, les récits des voyageurs ne nous ont point informé si les naturels de l'Australie avaient coutume de s'asseoir sur le nez de leur progéniture. À coup sûr, on s'était assis sur celui du nègre Absalon, -- l'ami de Paddy O'Chrane, -- assis même si fortement qu'il en était resté écrasé pour la vie. Si Absalon ne s'en était jamais plaint, nous n'avons aucune raison pour nous montrer plus difficile que lui.

Le troisième personnage à qui était échu l'honneur d'accompagner Paddy O'Chrane et Absalon, dans cette ronde nocturne, était quelconque. Il n'avait toutefois en rien l'allure d'un clergyman et tout faisait supposer que le pistolet passé à sa ceinture était sa Bible préférée.

Tous les trois, par hasard, venaient de se rencontrer avec Stephen Mac-Nab, non pour son plaisir à lui, mais pour le leur. Ils se divertissaient, en effet, à le voir retourné sur le dos comme un crabe, suivant la pittoresque expression du capitaine. Ces crustacés arrivent parfois à se tirer de cette position et à se remettre sur leurs pattes, ce qui n'était pas permis au major anglais : entre la tentative et la réussite se trouvait toujours l'énorme soulier de Paddy O'Chrane dont la mauvaise humeur avait pour objet son éloignement prolongé de la taverne des Armes de la Couronne, située dans Walter-Street, au quartier de la Tour, où était restée mistress Dorothy Barnett, l'élue de son cœur.

Cela ne l'empêchait pourtant pas de causer beaucoup et de dire des choses plutôt désagréables. Les actes et les discours manquaient donc totalement de charme.

-- Reptile, mon bon ami, grommelait l'excellent capitaine, un officier qui se respecte ne se promène pas ainsi sur les genoux, ventre d'enfer !... Graine du diable ! mon camarade, on vous prendrait volontiers pour un kanguroo ; relevez-vous, scélérat, ou restez assis, ou sur le dos, comme vous voudrez. L'important est de nous dire où vous comptiez aller de ce pas rampant, et de parler sérieusement ; que le diable vous emporte !

Ce verbiage narquois, mélange d'expressions familières et d'invectives, n'était guère du goût de Stephen.

-- Le diable vous emporte vous-même, gronda-t-il ; on ne peut donc faire un pas dans cette satanée forêt sans avoir aussitôt dix espions à ses trousses ?

-- Vous vous trompez, mon gentilhomme, limaçon d'enfer ! répondit O'Chrane : nous ne sommes ici que trois compagnons marchant vent debout et le nez haut. En vous promenant ainsi le visage à ras du sol, vous me faites l'effet d'être l'espion vous-même. Nous vous gênons peut-être ? Tant pis pour vous. De par l'enfer ! si vous cherchiez le chemin de Sydney, il est devant vous, mais vous ne trouveriez plus Sydney. Restez ici, brave gentleman, fripouille royale ! Contez-nous un peu comment vous êtes encore là, quand tous vos pareils ont du plomb au ventre... Dites, mon garçon, espoir de l'Angleterre, plaie de l'Australie !... Damnation ! vous ne seriez pas allé loin, mais je veux savoir où vous alliez.

-- Je n'ai de comptes à rendre à personne, répliqua Stephen d'un ton bourru.

-- Tout beau, monsieur le fanfaron, ricana le capitaine ; on a dû cependant vous en demander quelques-uns, si vous êtes seulement ici depuis ce matin. Tunique de Lucifer, homme rouge, mon ami, parlez franc. Vous avez déjà causé avec quelqu'un et ce serait inutile de le nier : on le voit assez sur votre visage.

-- Oui, j'ai causé la nuit dernière avec les bandits de votre sorte qui ont brûlé Sydney ; vous deviez en être, vous autres ?

-- Que Dieu me punisse ! Je suis capitaine, monsieur, et fussiez-vous lord et pair d'Angleterre, attorney ou coquin, par Belzébuth et ses cornes ! je vous prie de ne pas nous appeler bandits. Ne parlez pas trop haut, vil crabe que vous êtes, si vous ne voulez tâter de la marmite.

Mac-Nab valait un homme ; mais Paddy O'Chrane en valait deux, quelquefois plus. Il allongea le bras pour cueillir Stephen à terre et le piqua debout devant lui, comme une borne.

-- Sur mon âme, vous êtes un peu défiguré, gentleman, lui dit-il avec sérieux, mais c'est là votre affaire. Il ne fait pas bon courir la nuit par les sentiers d'Eagle-River, même en s'aidant de ses mains pour aller plus vite et plus prudemment. Tonnerre du ciel ! il faut rebrousser chemin. Chaudière du diable ! mon camarade, on avait dû pourtant vous offrir l'hospitalité pas bien loin d'ici ? Où donc avez-vous été élevé pour vous en aller ainsi sans dire au moins merci ? Satan me brûle ! vous allez être des nôtres, gentleman ; nous sommes chez nous, ou à peu près, et nous allons vous donner asile pour cette nuit, peut-être pour plusieurs. Ce n'est pas nous d'ailleurs qui déciderons de ceci, vous non plus, jus de mes os !

Stephen, -- et beaucoup eussent raisonné comme lui, -- prenait ces hommes pour des agents de Rio-Santo apostés pour le surveiller. Il ne se trompait qu'à moitié ; on sait que Paddy O'Chrane et ses compagnons étaient à la dévotion du marquis, mais leur présence dans le bush à cette heure n'avait rien à voir avec celle du docteur. Ils arrivaient en droite ligne de l'île Shark où leurs petites affaires les avaient tenus depuis l'avant-veille. Le médecin des habits rouges semblait pour eux d'excellent prise et ils ne s'étaient point fait faute de le cueillir en passant. Lui, d'ailleurs, n'essayait pas de se défendre ; à quoi bon ? il était pris au piège et n'importe lequel de ces gaillards était capable, non seulement de lui tenir tête, mais de l'abattre d'un seul coup.

Avec une prévenance ironique, ils lui offrirent de l'escorter et quelques enjambées le ramenèrent à l'endroit d'où il était parti : il avait mis plus longtemps à l'aller qu'au retour et il en était moins avancé. On le fit entrer dans une cabane qui n'était pas la sienne, mais lui ressemblait de tous points. Cela lui était indifférent, puisque son plan était à vau-l'eau : Rio-Santo et lady Humphray avaient toute licence de s'aimer et de se le dire sans qu'il en fût au moins le témoin auriculaire, et lui-même était plus prisonnier que jamais. Probablement même, en apprenant sa tentative d'évasion ou d'espionnage, serait-il enchanté d'avoir à la lui faire expier ; après lui avoir offert et promis la liberté pour le lendemain, il pourrait fort bien changer d'idée et le garder quelque temps ou toujours. Ceci n'était point pour effrayer Stephen, au contraire ; l'occasion pourrait peut-être bien se présenter d'un tête-à-tête où il lui serait loisible de frapper Rio-Santo et de satisfaire sa vengeance. Pour l'instant, il lui fallait se tenir coi ; il s'assit donc dans un coin et ne bougea plus, dédaignant même de relever les brocards lancés contre lui par Paddy O'Chrane, toujours en veine de discours mordants.

Cela ne dura pas longtemps d'ailleurs. Le capitaine semblait là comme chez lui, en effet ; pour le prouver, il s'étendit de tout son long sur le lit de feuilles sèches et ne tarda pas à ronfler, faisant chorus avec l'un de ses acolytes qui l'avait imité. S'en débarrasser eût été chose assez facile s'ils avaient été seuls ; malheureusement pour Stephen, il y avait là un troisième surveillant, le nègre Absalon, et ce n'était guère possible de savoir si celui-là dormait ou veillait. Il s'était couché en travers de la porte et ne faisait pas un mouvement ; cependant, à la pâle clarté de la veilleuse, on voyait à de rares intervalles se relever la paupière sur un œil blanc aussitôt voilé. À part cet œil et la ligne claire des dents découvertes dans un rictus, entre les grosses lèvres lippues, on eût dit un énorme bloc de charbon. Sur ce bloc, il n'eût pas fait bon mettre le pied, et encore moins la main.

Près de deux heures se passèrent ainsi, dans une tranquillité parfaite. Le prisonnier, invité au sommeil par le ronflement des dormeurs, avait cependant assez de volonté pour n'y pas succomber. La tête dans ses mains, il réfléchissait aux événements passés et essayait de deviner ceux que l'aube apporterait avec elle. Ses pensées n'étaient pas gaies, cela va sans dire, mais il était loin de perdre espoir et courage. Puisque le marquis avait la sottise de ne pas l'écraser pendant qu'il le tenait en son pouvoir, il en profiterait ; et pourtant, ce qui l'inquiétait le plus, c'était cette générosité de son adversaire, persistant à l'épargner malgré tout. En cette heure de méditation revenait toujours ce mystère de l'assassinat que lui, Stephen, prétendait avoir vu, et que Rio-Santo prenait la peine de nier.

Il en était là de ses amères réflexions quand une ombre se glissa et, passant par-dessus le géant noir immobile, vint toucher Paddy O'Chrane à l'épaule :

-- Venez, capitaine, dit Snail, qui ne faisait qu'un avec l'ombre.

Il y a temps pour tout, pour dormir, pour conférer et pour agir. Paddy se leva et s'ébroua comme un terre-neuve qui sort de l'eau :

-- Pardieu, s'écria-t-il, le voilà, gibier de Botany-Bay, mon fils ! Je suis heureux de te voir, dangereuse teigne, enfant béni, et je te suis sur l'heure.

Snail jeta un regard étonné vers Stephen, comme pour demander ce qu'il faisait là :

-- Ne t'inquiète pas, monceau d'ordures, honorable compère, dit le capitaine. Nous l'avons ramassé vers minuit, au clair de lune. Dieu me damne ! il était en train d'écouter pousser l'herbe. Allons écouter souffler le vent, nous autres, veux-tu bien ?

Tous deux sortirent et se rendirent chez le cavalier Angelo Bembo.

-- Eh bien ! capitaine, dit celui-ci ; tout serai prêt ici dans une demi-heure ; l'est-on là-bas ?

-- Les ordres sont donnés gentleman. Dès que la marchandise sera arrimée sur le sabot royal, on y réintègrera l'équipage et vogue la galère. Par Belzébuth, les corvettes feront escorte un bout de chemin. Pendant que nous les tenions, les fidèles coquins de Sa Majesté ont été sages comme des petits pasteurs, mais, Satan et ses cornes, s'ils bronchaient en route, nous avons du canon à bord.

-- Je défends qu'on s'en serve, prononça une voix grave et nette.

Paddy O'Chrane salua ; Snail se fit tout petit et se colla contre le mur.

Rio-Santo fit son entrée dans la chambre d'Angelo ; il avait le front rayonnant. Il venait d'ajouter une nouvelle page à son livre d'amour ; or, celle qui l'avait aidé à l'écrire devait prendre passage sur ce bâtiment que Paddy O'Chrane parlait de couler. On comprend pourquoi le marquis n'était pas du même avis.

En quelques mots, il donna ses ordres et il allait rentrer chez lui quand Paddy songea à lui parler de cet officier surpris aux aguets deux heures auparavant.

-- Dieu me damne ! Votre Honneur, conclut le capitaine après son explication ; ou il cherchait à frapper quelqu'un, ou bien il essayait de fuir, tonnerre et sang !

-- Qu'en faudra-t-il faire ? demanda Bembo.

Rio-Santo sourit, hocha la tête et répondit :

-- Il veut risquer sa vie quand même, moi je ne veux pas de sa vie. Qu'il parte tout à l'heure avec les autres.

Encore une fois il abaissait Stephen Mac-Nab de toute la hauteur de sa propre mansuétude.

X -- LIBERTÉ

Quelques instants plus tard, cette partie du bush, naguère silencieuse comme un tombeau, présentait une animation singulière.

Une caravane venait de se former, composée presque de la même façon que celle sortie de Sydney la veille. Seuls, ceux qui la conduisaient avaient changé. On n'y voyait plus, en effet, ni Rio-Santo, ni le cavalier Bembo, ni Grahame ; ils étaient remplacés par le capitaine Paddy O'Chrane, le nègre Absalon, Tom Turnbull, Snail et quelques autres. Le tout encadrait un convoi d'hommes et de femmes où figuraient lord Humphray et Stephen Mac-Nab, lady Nelly et ses amies.

Ce n'était point un convoi de prisonniers, car ces gens prenaient le chemin de la liberté. L'escorte dont ils étaient entourés n'avait qu'un but, les y conduire sans danger et sûrement.

Rio-Santo avait dit à lady Humphray : « Notre amour n'aura pas de lendemain ! »

Il avait duré deux heures et celle-ci s'en allait, emportant dans son cœur l'inoubliable souvenir dont tant de femmes, à Londres, vivaient depuis des années. Avant de partir, elle avait voulu embrasser Clary Mac-Farlane et celle-ci, sans rien dire, avait lu dans ses yeux le bonheur dont son cœur était plein. Maintenant la jeune femme regardait en arrière, avec regret, avec amour ; elle s'en allait vers l'Angleterre, sa patrie, mais son cœur tout entier restait en ce coin de forêt solitaire où l'aube venue des Montagnes Bleues commençait à piquer ses pâles clartés, moins pâles que Nelly elle-même. Aucune nuit n'y entendrait plus le cri de sa chair et dans quelques instants elle allait s'éloigner, mettre des lieues de mer, des vagues, l'espace infini entre elle et lui : il le voulait ainsi ; elle ne murmurait pas, elle ne pouvait se plaindre, mais elle était triste à en mourir. Elle fixa des yeux une étoile, la dernière qui brillait encore au firmament, et se promit de la reconnaître là-bas, d'élever chaque jour vers elle ses mains jointes, d'en faire la dépositaire de son secret, la messagère de son amour.

Les autres ladies, n'ayant point entrevu leur sauveur de la veille, ce généreux et noble inconnu à qui elles devaient d'être encore vivantes, le cherchaient vainement du regard, au moins pour lui rendre grâces peut-être pour emporter son image dans leur âme si jamais elles ne devaient le revoir.

Mais Rio-Santo ne parut point et la caravane s'ébranla, dans le décor des arbres aux troncs noueux baignant dans les lueurs matinales. Stephen Mac-Nab montra le poing à ces lieux qu'il quittait, d'où il n'avait pu arracher Clary à laquelle, bien à contrecœur, il croyait avoir dit un éternel adieu, où lui-même avait été vaincu par la générosité de son propre ennemi. Lord Humphray, l'indigne gouverneur de Sydney, ne savait pas au juste où on le conduisait ; pourtant sa face de lâche s'épanouissait dans l'espoir d'une liberté prochaine. Sa femme pleurait silencieusement.

On marcha plus d'une heure, doucement, lentement, à cause des femmes ; ceux qui les accompagnaient avaient pour elles des attentions délicates et un très grand respect. Paddy O'Chrane lui-même était muet et ne tracassait plus Mac-Nab de ses discours.

Sur la côte, à Rose-Bay, deux grandes chaloupes attendaient. Le capitaine monta dans l'une avec les ladies, Absalon dans la seconde avec lord Randolph et Stephen. Turnbull, Snail et les autres reprirent le chemin de la forêt.

Les embarcations glissèrent dans le golfe d'où l'on apercevait les ruines encore fumantes de Sydney. Bien des regards se tournèrent alors vers ce point de la côte où le jalon planté par la puissance britannique venait de s'abattre brusquement de si étrange façon, à l'insu du cabinet de Saint-James.

Révolte de convicts ! allait-on s'écrier à Londres. Peut-être ? Les bien inspirés chercheraient plus loin, essaieraient de découvrir les causes. Lord Humphray ne les dévoilerait pas plus que les effets ; lady Humphray resterait muette ; ses compagnes devaient faire comme elle et se contenter de pleurer leurs morts sans chercher à comprendre les mystères de la politique auxquels elles étaient trop peu initiées. Mac-Nab seul emportait le brûlant secret et il avait promis de se taire.

C'est vrai. Mais s'il ne devait rien dire des circonstances qui avaient accompagné la perte de cette florissante colonie ; s'il était de son devoir d'officier de glorifier ses compagnons d'armes, dont les cadavres jonchaient les rues ; si lui-même pouvait prouver que, malgré sa qualité de non-combattant, il avait payé bravement de sa personne et risqué sa vie, il lui restait autre chose à dire sans manquer à sa parole.

Londres et l'Angleterre allaient frémir quand Mac-Nab, seul survivant de la garnison de Sydney, serait en mesure de répondre aux ministres qui l'interrogeraient :

Le marquis de Rio-Santo est là-bas et prétend y être le maître. Je l'ai vu, je l'ai combattu et j'apporte son cartel à la Grande-Bretagne. Relevez-le, Excellences, je suis des vôtres.

Au bruit cadencé des avirons, les deux barques naviguaient de conserve, sans grand souci de se garder d'une attaque possible. La même force dévastatrice qui avait passé sur Sydney semblait avoir rendu toute la baie déserte. On y distinguait à peine quelques rares pirogues montées par des naturels curieux de savoir ce qui s'était passé dans la ville et poussés plus encore par l'espoir de recueillir quelques épaves.

Après avoir côtoyé toute la bande de terre qui va de Rose-Bay à Inner-South Head, les voyageurs commencèrent à se demander avec anxiété si l'on allait prendre la haute mer avec des embarcations aussi fragiles. Le premier à se poser cette question fut Stephen. Dans la disposition d'esprit où il se trouvait vis-à-vis de Rio-Santo, sa méfiance lui faisait craindre d'avoir été joué avec ses compagnons. Partant de ce principe, il lui était facile de supposer qu'on allait les conduire tous dans l'une de ces îles désertes du sud de la Nouvelle-Zélande, à Macquarie ou à Auckland, par exemple, et les y abandonner à leur sort.

Il ne put se tenir de communiquer ses impressions à lord Humphray et celui-ci se remit à trembler. Après la perspective de rentrer à Londres sans avoir à y avouer son déshonneur, la chose ne pouvait être de son goût. La main sur la barre du gouvernail, Absalon les écoutait discourir sur ce sujet et ne pouvait réprimer un sourire narquois dans lequel apparaissaient ses trente-deux dents éclatantes, pointues comme celles d'un loup.

Si les regards des passagers, brusquement arrachés ainsi à la terre australienne, se fussent portés vers la côte, ils eussent rencontré le paysage hardi et pittoresque, les sommets des Montagnes Bleues couverts d'éternelle verdure, un amphithéâtre coupé de pâturages et de rochers à nu, grisâtres, luisants, presque lugubres, au-dessus desquels se dressaient des arbres gigantesques, vétérans de la forêt, dont la tête avait été frappée de la foudre et se dressait mutilée et décharnée vers le ciel. Au contraire, ils erraient vers l'immensité du Pacifique, dont les vagues étincelaient sous les rayons du soleil matinal. Pas une voile ne s'y montrait ; la nappe liquide était morne, uniformément plate et glauque.

Les chaloupes allaient toujours de l'avant.

Soudain, au détour d'Outer North Head, un spectacle imprévu se présenta. Dans une crique entourée de rochers à pic, cinq bâtiments roulaient sur leurs ancres et leur disposition de mouillage était au moins étrange.

Quatre corvettes armées en guerre formaient les quatre angles d'un carré ; elles étaient de couleur sombre et battaient pavillon rouge ; elles n'avaient pas d'écusson, pas de nom et leurs flancs tournés vers le centre présentaient chacun une respectable rangée de gueules de bronze, semblant tenir sous la menace constante d'une bordée envoyée de près et à mitraille, un cinquième navire beaucoup plus grand.

Ce dernier, frégate de haut bord, dont la coque était peinte en blanc, ne portait aucun pavillon à sa corne et semblait une grosse mouche prise dans une toile d'araignée. Ses voiles étaient larguées, mais sur cargues ; à distance on ne pouvait distinguer le léopard anglais peint à son avant et sans connaître la cause de la présence de ce navire en cet endroit, on était certain qu'il n'était pas le maître des corvettes. C'était un prisonnier, enfermé dans un cercle de fer.

Vingt-quatre heures auparavant, on avait parlé de ce navire à Sydney ; lord Humphray avait compté sur lui pour fuir que déjà le bâtiment ne pouvait plus fuir lui-même. Il faut ici préciser le rôle de Paddy O'Chrane et du nègre Absalon.

Rio-Santo -- on le sait -- avait sa flotte à lui et nul n'avait jamais pu la saisir. Tantôt la coque de ses corvettes était noire comme la nuit, tantôt on la voyait rouge sombre, bleu ciel, ou d'un blanc resplendissant. Les pavillons changeaient de même pour franchir les détroits, séjourner dans un port : aux heures de combat, les quatre corvettes hissaient le pavillon rouge. Le capitaine O'Chrane en commandait une, Absalon une autre ; les deux qui restaient étaient confiées à des têtes aussi solides et les équipages étaient à l'épreuve.

Quand fut décidé le sac de Sydney, tous savaient ce qu'ils avaient à faire. Un bâtiment royal se prélassait dans les eaux de la baie : non seulement il ne devait pas en sortir, mais il fallait le capturer d'abord, l'utiliser ensuite s'il en était besoin.

Le commandant de la frégate se croyait bien seul et en sûreté à Port-Jackson. Aussi, dès qu'il vit les premières lueurs de l'incendie s'élever au-dessus de la ville, il fit préparer ses caronades et envoya son midshipman à terre. Celui-ci n'avait pas fait un demi-mille qu'une barque abordait la sienne et qu'il était garrotté avec ses rameurs. Puis les quatre corvettes apparurent, alertes et légères, cernant le bâtiment anglais. En quelques minutes elles furent bord à bord. Le commandant n'eut pas même le temps de se mettre sur la défensive. On l'abordait de quatre côtés à la fois ; des hommes taillés en hercules envahissaient son pont, ligotaient ses officiers, roulaient comme un torrent en balayant tout sur leur passage.

À peine la durée d'un éclair et la frégate de Sa Majesté n'avait plus un défenseur dont les mains fussent libres. Une demi-heure après, tous ceux qui la montaient étaient transbordés sur les corvettes et les récalcitrants mis aux fers. Pas un coup de canon, pas même un coup de fusil n'avaient été tirés ; le nombre des blessés était insignifiant. Mais Sydney n'avait plus de secours à attendre du côté de la mer.

La nuit suivante, Paddy O'Chrane et Absalon avaient quitté leur bord pour se diriger vers Eagle-River et y prendre les ordres de Rio-Santo. Ils n'en revenaient pas seuls, comme on a pu le voir, et Mac-Nab, pour regagner l'Angleterre, n'avait plus besoin d'essayer de fuir.

Les chaloupes abordèrent à l'échelle d'une des corvettes et bientôt les passagers furent réunis sur le pont. Paddy O'Chrane s'y montrait d'un aplomb superbe car la flottille entière lui obéissait d'habitude, parce qu'il représentait le chef suprême, inconnu de la plupart des matelots.

Les craintes de Stephen et de l'ex-gouverneur au sujet de leur sort ne s'étaient point dissipées. Leur inquiétude se doublait au contraire de l'absence de Rio-Santo. Le colosse insolent devenu désormais le maître de leur destinée était loin de leur inspirer confiance et leurs regards se tournaient involontairement vers le bâtiment anglais, sur le pont et sur la dunette duquel aucun être vivant ne se montrait : cette coquille de noix leur représentait la patrie, mais la patrie enchaînée et vaincue. Lady Humphray, accoudée au bastingage, avait les yeux fixés sur les collines où s'étageait la forêt d'Eagle-River et sa pensée s'envolait malgré elle vers ces arbres verts moutonnant à l'horizon. Les matelots rôdaient autour des ladies. C'étaient tous d'anciens convicts, hommes de proie et de luxure dont les yeux luisaient, vite éteints devant l'attitude ferme de Paddy O'Chrane, trait d'union entre eux et la volonté du maître.

Le capitaine s'assit sur une glène de filin lové non loin de l'habitacle. Deux minutes après, le commandant anglais et ses officiers furent amenés devant lui. Depuis longtemps ils n'avaient plus de liens aux mains et, dans leur morgue, ils le toisèrent avec une certaine hauteur. Comme il s'en aperçut, il ordonna de leur rendre leurs armes. Puis il commença un éloquent discours :

-- Du diable ! cria-t-il de cette voix claironnante qui lui appartenait en propre, on devrait vous garder prisonnier deux ans, dix ans peut-être ; mais, de par Dieu, votre présence nous ferait faire un sang noir !... Si l'on vous rend la liberté, ce n'est pas mon affaire, passons. Mais, ou que nous soyons tous damnés ! à part la façon un peu vive dont nous avons fait connaissance, vous n'avez pas eu, je crois, à vous plaindre de nous.

-- Vous avez violé le droit au moyen de la force, répondit sentencieusement le marin de Sa Majesté, et je réserve...

-- Cornes et tripes ! rugit Paddy O'Chrane en se dressant d'un bond, ne réservez rien, de par l'enfer ! car l'Angleterre n'a jamais respecté les droits de personne et vous non plus, je pense, en bon Anglais que vous êtes. Maudit rascal ! mon très respecté gentleman, ce n'est pas de cela qu'il s'agit pour l'instant et, s'il ne tenait qu'à moi, vous deviendriez le premier gibier de Botany-Bay.

Les marins de tous pays, habitués à passer de longues heures de jour et de nuit entre le ciel et l'eau, sont généralement silencieux ; ceux de la Grande-Bretagne ne deviennent loquaces qu'une fois à demi ivres. L'officier auquel s'adressait O'Chrane était un homme de quarante et quelques années, particulièrement connu pour son mutisme et son flegme. Quand il parlait, c'était pour donner des ordres, ou alors le cas était grave. De plus, sous son impassibilité apparente et n'aimant pas à être contredit, il cachait un caractère d'une rare violence : depuis longtemps court le proverbe recommandant de ne jamais se fier à l'eau qui dort.

Les paroles de l'Irlandais et le ton dont elles étaient prononcées eurent le pouvoir de l'exaspérer sur-le-champ. Il fronça les sourcils et fit un pas en avant :

-- Qui que vous soyez, dit-il d'un ton sec et tranchant, vos insultes grossières viennent de trop bas pour pouvoir m'atteindre ; nous ne pouvons traiter que de vainqueur à prisonnier et non d'égal à égal. Je suis un officier de la marine royale et vous êtes un forban, veuillez bien ne pas l'oublier. Vous aviez contre moi le nombre et la force ; vous en avez abusé. Mais vous me devez le respect et je vous interdis de me parler encore sur le ton indigne que vous venez de prendre avec moi.

Paddy éclata d'un rire dans lequel il y avait aussi beaucoup de colère :

-- Satan m'emporte ! s'écria-t-il ; je parle comme il me plaît, surtout aux officiers de la marine royale. Souvent même, j'aime à causer avec eux les armes à la main et, si nous n'avions mieux à faire, je vous en donnerais la preuve. Qui que vous soyez vous-même, je vais vous intimer des ordres et je vous enjoins de les exécuter à la lettre, si vous ne voulez pas que ce soir la marine de Sa Majesté compte un commandant de moins.

Les deux adversaires se dévisageaient, les poings serrés, car l'Anglais avait bondi sous la menace. On crut qu'ils allaient en venir aux mains et un cercle se forma autour d'eux, car l'Angleterre a toujours eu un goût très prononcé pour les pugilats. Ils étaient à peu près d'égale force et, c'eût été un fun au moins aussi remarquable que celui de Mich et de Tom Turnbull à la taverne de The Pipe and Pot. Du moins ils y eussent mis un peu plus de formes et l'assistance eût été mieux choisie : le résultat eût peut-être été le même.

Lady Humphray fit un mouvement pour s'interposer. Il lui répugnait de voir se battre, pour une raison aussi futile, ces hommes chargés des deux parties d'une même mission, puisqu'il incombait à l'un de la renvoyer à Londres avec ses compagnons et à l'autre de les y conduire. Stephen eut sans doute la même pensée, car il prévint la jeune femme et toucha l'épaule du commandant :

-- Laissez, je vous en prie, lui dit-il. Moi-même j'ai toléré ce langage évidemment irrespectueux ; on ne peut exiger mieux de cet homme dont l'éducation a été formellement négligée et ce serait lui faire grand honneur d'y prendre garde. Écoutez plutôt ce qu'il a à vous dire de la part de celui auquel il obéit : la chose en vaut la peine.

-- Cordieu ! s'écria le capitaine, celui-ci au moins parle raisonnablement.

Et il ajouta avec malice :

-- Paddy O'Chrane lui a fait l'honneur de causer avec lui la nuit dernière et cela a laissé des traces dans son esprit. Que Dieu me foudroie s'il n'a raison : écoutez ce que j'ai à vous dire, gentleman, cela vous intéresse autant que beaucoup d'autres.

Il alla se rasseoir sur son paquet de cordages et s'appuya le dos à l'habitacle. Puis, après avoir allumé un excellent cigare, il se croisa les jambes et commença :

-- Tonnerre de Satan ! si vous m'aviez laissé parler, vous sauriez déjà tout ce que je vais vous dire. C'est votre faute et non la mienne ; mais il n'est jamais trop tard pour bien faire. Si je vous ai fait rendre vos armes, ce n'était pas pour vous en servir contre nous, peut-être, ni pour vous donner une allure plus martiale. À mon avis, tout homme armé doit être un homme libre. Sang et boue ! me comprenez-vous, compère ?

-- J'essaie sans y parvenir, répondit en souriant l'officier.

-- Je parle clairement pourtant, et en bon Anglais, qui n'est pas tout à fait ma langue. Par Belzébuth ! Je disais donc : À dater de cet instant, vous cessez d'être prisonnier, monsieur, vous, vos officiers et vos hommes. Cela vous étonne ? moi aussi, mais j'obéis sans discuter et ce n'est pas moi qui en ai décidé, vous pouvez le croire, car alors le choses se seraient peut-être passées autrement.

-- Qui est-ce ?

-- Mort de mes os ! voilà une bouffonne question à laquelle on ne m'a pas chargé de répondre, et dans ces occasions-là, je suis muet comme un cachalot. Je vous préviens donc que vous êtes libres, mais ce n'est pas sans conditions. Il faut y mettre du vôtre ou que le ciel m'écrase !

-- Parlez...

-- Par les cornes de tous les diables ! je ne fais pas autre chose, il me semble. Il s'agit donc avant tout de reprendre le commandement de votre frégate et, ceci fait, de cingler immédiatement vers le cap Horn, de doubler la Terre de Feu, un endroit où l'on doit bien griller, de par l'enfer ! et de gagner l'Angleterre. Commencez-vous à croire, brave compère, à la possibilité de traiter entre nous d'égal à égal ?

Paddy O'Chrane était narquois. Son interlocuteur ne lui répondant pas, il reprit :

-- Vous ne voyez aucune difficulté à retourner là-bas, n'est-ce pas ? Moi non plus. Par la barbe de bouc de Satan ! il y en a une cependant. Vous allez me donner votre parole de regagner Londres sans faire escale nulle part, excepté au Cap, où il vous sera interdit de débarquer aucun passager.

-- J'ai des vivres suffisants, répondit le commandant. Mais je ne puis prévoir le cas d'une avarie ou d'une tempête m'obligeant à relâcher ailleurs.

-- Bien, ricana Paddy ; vous ne voulez pas engager votre parole tout entière... Alors nous vous accompagnerons, mort-Dieu ! Escortés par nos quatre corvettes, la traversée vous semblera plus agréable.

-- Comme il vous plaira, repartit l'officier. Je suivrai ma route sans m'occuper de vous.

-- Il faudra vous occuper surtout de ces ladies et leur assurer le respect et le bien-être. Cornes de Lucifer ! Vous répondez de leur vie.

L'officier s'inclina courtoisement devant les dames et reprit :

-- Après ?

-- Vous débarquerez sur la terre anglaise, et nulle part ailleurs, ces deux gentlemen que Londres sera heureux de revoir. Il y fait moins chaud qu'à Sydney et ce doit être l'avis de milord le gouverneur. Satan me brûle ! c'est là tout ce que j'avais à vous dire de la part de Son Honneur. Personnellement, je n'ai rien à y ajouter. Cependant, si jamais nous sommes vos prisonniers, et c'est peu probable, il est douteux que nous autres, bien que forbans, soyons aussi bien traités par vous. On ne connaît guère la générosité sur les bords de la Tamise, messieurs ; c'est pourquoi nous battons les mers sous pavillon rouge. Que le démon couche avec moi ! Les griffes du léopard ne sont pas encore assez aiguës pour nous arracher le cœur et Paddy O'Chrane, au contraire, a grande envie de mettre sur le gril un morceau de foie de ce féroce animal. Par le diable ! monsieur, je suis capitaine et je suis Irlandais ! Daignez vous en souvenir si nous nous rencontrons encore sur les mers, et cela est possible. En attendant, on va vous reconduire à votre bord ; le vent est bon, nous appareillerons dans une heure. Au revoir, gentlemen, et que Dieu vous damne ou vous sauve, peu m'importe !

Fatigué d'avoir tant et si bien parlé, le capitaine se fit apporter un flacon de ruine bleue et en but une large rasade. Puis il assista, indifférent en apparence, à la libération des matelots anglais stupéfaits de sortir de la cale et de se voir enlever leurs fers.

Quelques instants après, tout l'équipage, comme après un simple sommeil d'un peu plus de vingt-quatre heures, reprenait la manœuvre interrompue, l'officier de service son quart et le commandant son porte-voix. Pour des forbans, ceux-là étaient gens d'assez bonne compagnie, qui les relâchaient ainsi sans rien exiger d'eux et les renvoyaient tout uniment chez eux.

Les passagères étaient du même avis et, bien installées à bord, commençaient déjà à oublier les péripéties émouvantes de l'avant-veille pour songer à la joie de revoir leur pays. Stephen Mac-Nab, lord et lady Humphray, sachant le pourquoi de tout cela, avaient peut-être d'autres idées en tête, mais n'en laissaient rien voir.

Par un soleil resplendissant et un vent frais, les cinq bâtiments levèrent l'ancre et cinglèrent vers le détroit de Bass. L'Australie était encore en vue que déjà se préparait le second acte de la tragédie meurtrière, ayant pour but de transformer ce joyau de l'Angleterre en contrée désolée et sanglante.

XI -- PARLEMENTAIRE

Foin de ceux qui passent leur temps à aimer, n'ont de but et de loi que l'amour. Les bras d'une femme ne doivent jamais être une chaîne au cou de l'amant, mais un collier. L'histoire n'a pas d'exemples de héros attardés dans un lit moelleux, qui ne s'en soient relevés diminués. Dès que Marc-Antoine eût subi le joug de Cléopâtre, il prépara la défaite d'Actium et sa propre honte : s'il ne se fût point donné la mort, il eût pu voir la reine essayer de séduire Octave vainqueur. Louis XIV fit de grandes choses parce qu'il eut autour de lui de grands hommes ; sans eux il eût été sans nul doute ce que furent le Régent et Louis XV. Napoléon et ses généraux aimaient entre deux batailles, bottés et éperonnés, avec leur cheval tout sellé à la porte. Une seule maîtresse avait pu s'emparer d'eux tout entiers, les dominer, en faire sa chose : c'était la gloire ! Elle les trompa à Waterloo et de demi-dieux ils se retrouvèrent être des hommes.

Au moment où le navire qui emportait lady Humphray s'ébranla, laissant un court sillage dans les eaux du Pacifique, le marquis de Rio-Santo avait déjà cessé de songer à elle. Le plus grand amoureux de son siècle considérait l'amour comme un incident, quand tant d'autres font graviter autour de lui leurs actions, leurs espérances et leurs désillusions. Ceux-ci ne font rien et il avait beaucoup à faire.

Une heure après le départ de ceux qu'il rendait si généreusement à la liberté, lui-même était à cheval, suivi de son état-major : Angelo Bembo et Randal Grahame, et de ses troupes : Tom Turnbull et le malin Snail. En tout quatre hommes, dont la principale force venait de celle de leur chef.

Le galop de leurs montures les emportait vers le nord, entre la côte et la ligne des Montagnes Bleues. À cette époque, il y existait fort peu de routes et souvent des sentiers larges et battus à leur point de départ venaient se perdre dans la forêt ou se heurter à un contrefort de la chaîne australienne, devant un rocher à pic.

Rio-Santo ne s'en inquiétait point. Il marchait silencieusement, en tête du groupe et, si le sentier s'effaçait, on le voyait foncer quand même en pleine forêt, sans dire un mot. Il contournait les rochers, s'engageait dans le lit desséché ou boueux des cours d'eau, inclinait tantôt à droite, tantôt à gauche, et faisait sa trouée vers le but.

Angelo Bembo le suivait de près, mais n'osait lui parler ; il était des heures où l'ancien Lord de la Nuit voulait rester seul avec ses pensées et nul ne se fût permis de se mettre en travers. Grahame ne le quittait pas des yeux ; parfois, à un détour, leurs regards se croisaient et leurs énergies se joignaient. En arrière, Tom Turnbull suivait en aveugle et Snail plaisantait.

Dans les fourrés, des têtes apparaissaient : faces de convicts domestiqués ou réfractaires. Les premiers saluaient ces cavaliers d'un air de crainte ; les autres coulaient un regard torve et leur doigt s'immobilisait au moment de presser la détente. Les voyageurs n'avaient ni le costume, ni l'allure des fils d'Albion, soldats ou fonctionnaires ; c'était heureux pour eux, car des Anglais n'eussent point impunément passé par là.

Les nègres tremblants regardaient s'envoler ces fantômes ailés montés sur des chevaux dont les naseaux éjectaient du feu. Les femmes qui revenaient de la pêche ouvraient de grands yeux ahuris et se cachaient le visage avec leurs bras. Leur terreur superstitieuse amusait Snail.

Rio-Santo allait toujours. Quand son cheval trébuchait contre une racine, il le relevait d'une violente secousse sur le mors et d'un coup d'éperon qui faisait jaillir le sang.

Un peu au nord-ouest de Port-Stephens se dresse un nœud de montagnes abruptes où se groupent le mont Liverpool, le mont Wollon et le Sea-View : contrée aride et sauvage, apte plus que toute autre à servir d'asile aux bandits ayant rompus pour toujours avec la société et avec la civilisation. Là est la forêt de Bondy australienne, le maquis impénétrable, la bauge où un sanglier peut tenir tête à n'importe quelle meute humaine, seul ou avec sa harde.

Le sanglier était là, les défenses hors du groin, assis sur ses cuissots et humant le vent. Il s'appelait Brady et longtemps l'Angleterre eut maille à partir avec lui.

Ce n'était qu'un sanglier, mais sa harde était derrière lui. Rio-Santo était à lui seul un lion et possédait quatre hommes déterminés. Leur rencontre ne devait pas être dépourvue d'incidents, ni exempte de dangers.

Le cheval du marquis se cabra tout à coup parce qu'un homme tenait la bride, mais l'homme lâcha prise et roula sur le sol parce que Rio-Santo lui mit une balle dans la tête. À trois cents mètres plus loin apparut une sorte de géant dont la carabine baissée tenait en joue le marquis.

Celui-ci remit tranquillement à sa ceinture son pistolet encore fumant et s'avança :

-- On trouve donc à qui parler ! dit-il. Vous n'avez pas ici l'hospitalité écossaise, il me semble, et je suis pressé de faire reposer mes chevaux. J'ai une demi-heure à vous donner, Brady ; conduisez-nous à votre caverne.

Interpellé par son nom, l'homme releva le canon de son fusil, mais ne bougea pas d'une ligne. Tout danger immédiat n'était pas conjuré, d'ailleurs, car entre les branches il y avait vingt autres canons braqués sur la petite troupe ; le marquis les voyait tous.

Brady était méfiant et pour cause. Un traître s'était naguère glissé dans sa bande ; il l'avait fait pendre. Depuis ce temps, Brady n'aimait pas voir des figures nouvelles, ni causer avec tout le monde. Il était le maître dans sa montagne et ces intrus qui faisaient parler la poudre si vite ne lui revenaient pas. Au surplus, Rio-Santo avait le verbe trop haut pour lui plaire ; si c'eût été un officier anglais, le bandit eût répondu à coups de fusil ; avec celui-ci, il ne lui plut pas d'engager la conversation. Les canons disparurent des broussailles et le géant lui-même sembla rentrer sous terre : devant le marquis, il n'y avait plus que des rochers et des feuilles.

Celui-ci fronça le sourcil ; il avait besoin du bushranger et voulait le forcer à l'écouter. Il poussa son cheval en avant et appela : personne ne lui répondit et il ne vit personne.

Le terrible soleil de midi tombait à pic, si lourd en ces parages qu'il durcit la tête des nègres et permet aux indigènes de Van-Diemen de casser un morceau de bois sur leur front. Les chevaux étaient harassés, leurs flancs battaient comme ceux des chiens de chasse après l'hallali. Rio-Santo s'arrêta dans une clairière et mit pied à terre ; nerveux, les bras croisés, il allait et venait sans dire un mot ; Bembo et Grahame le considéraient avec inquiétude, n'osant pas lui adresser la parole. Les bêtes attachées aux arbres se mirent à brouter les jeunes pousses d'eucalyptus et de curry-jonc et Tom Turnbull, dont le large appétit avait des exigences, se prit à chercher quelque pâture aux alentours.

Il s'éloigna l'espace d'un quart d'heure et ne tarda pas à revenir en poussant par les épaules un naturel terrorisé. Du nègre, il se souciait fort peu, mais celui-ci venait de tuer un kanguroo et Turnbull avait fait coup double : il avait à la fois le gibier et le cuisinier.

Snail battit des mains et chercha trois grosses pierres pour le foyer. Rio-Santo n'interrompit point sa promenade solitaire et se contenta de regarder les préparatifs sans s'y opposer ; Bembo et Grahame causaient à l'écart.

Bientôt l'odeur de la chair grillée se répandit dans la clairière ; le rôti était à point. Ange s'avança vers le marquis et lui offrit une tranche de venaison que celui-ci refusa :

-- Non, dit-il, je n'ai pas faim. Envoyez-moi tout à l'heure l'indigène et Snail, j'aurai besoin d'eux.

Il alla s'asseoir sur une roche et attendit, pensif. Une idée venait de germer dans son cerveau : il lui fallait à tout prix une entrevue avec Brady, mais où était Brady ? Le noir pouvait le savoir ; Snail le lui amena.

-- Sais-tu où est le repaire de Brady, le bushranger ? demanda le marquis.

À ce seul nom, le nègre se mit à trembler ; il jeta autour de lui des regards effrayés et chercha par où il pouvait fuir. Pour l'en empêcher, Snail sortit un pistolet de sa ceinture et cet argument péremptoire produisit son effet : le pauvre diable resta sur place, mais au lieu de répondre, il se mit à claquer des dents.

Le bandit avait plus d'un repaire dans la montagne ; les nègres savaient approximativement où étaient quelques-uns, mais nul d'entre eux n'y avait pénétré ; jamais surtout ils n'eussent consenti à les indiquer à des étrangers, car c'eût été pour eux un arrêt de mort. Le terrible aventurier ne pardonnait jamais ; ceux qui n'étaient pas de connivence avec lui étaient contre lui et ceux qui étaient contre Brady ne risquaient pas de voir leurs cheveux blanchir. Si quelque chose d'eux devenait blanc, c'étaient leurs os : il y en avait pas mal, pendus aux maîtresses branches, qui cliquetaient dans la montagne, le soir, au vent du large.

Si le bandit s'était dérobé l'instant d'avant, croyant peut-être avoir affaire à un ennemi, ou peut-être encore dans le but d'aller préparer plus loin un piège, il fallait l'aller chercher. Rio-Santo méprisait le piège et l'homme, mais le bushranger et sa bande lui étaient nécessaires. Sans cela, il eût longé la côte sans s'occuper de lui ou bien fût allé l'attaquer dans sa bauge, suivant sa coutume. Un obstacle de ce genre n'était pas pour l'arrêter, au contraire, et la tête de Brady valait tout juste un coup de pistolet.

Le nègre seul pouvait dire où le trouver et le nègre ne voulait pas parler ; une poignée d'or parut le tenter sans le décider toutefois. Vainement on lui eût brûlé la plante des pieds avec un fer rouge, vainement on eût appuyé contre sa poitrine le canon de vingt pistolets. En parlant ou en se taisant, il risquait également la mort, aussi préférait-il mécontenter ces inconnus que d'attirer sur lui la terrible vengeance du bandit dont la férocité lui était connue. Sa lourde tête crépue oscillait de droite à gauche dans un mouvement de dénégation où se lisait un entêtement invincible. Snail lui-même y usa toute sa ruse avant de triompher par un argument des plus simples, la confiance.

-- Nous ne voulons aucun mal à Brady, lui dit-il, mais lui faire au contraire des propositions d'alliance. Je m'égarerais si j'allais le trouver seul ; conduis-moi. Il n'aura rien à redouter de nous deux.

Sur cette affirmation et l'appât de l'or aidant, le nègre céda. Muni des instructions du marquis, Snail sauta en selle et partit avec l'indigène dans la direction de Sea-View, qui dresse ses flancs escarpés au-dessus de Port-Marquise et domine une immense étendue d'Océan.

Le succès était hasardeux, l'expédition osée. Pour la tenter, il fallait se présenter en parlementaire, ne disposer d'aucunes forces pouvant effaroucher la susceptibilité de Brady. Autrement une bataille rangée était inévitable ; Rio-Santo ne voulait pas y exposer ses compagnons et son plan était tout autre. Il fallait donc user de la persuasion, c'est pourquoi il avait décidé d'envoyer Snail. En présence de ce moucheron, le bandit ne pouvait avoir aucun sujet de méfiance. Sans nul doute, d'ailleurs, il devait rôder aux alentours et s'empresserait de se rendre à une invitation présentée sous cette forme.

Les choses se fussent probablement passées ainsi trois mois plus tôt. Mais depuis lors le terrible bushranger avait vu se glisser dans sa bande des traîtres soudoyés pour le livrer aux Anglais et, de ce jour, il était devenu intraitable. Cette brute n'admettait aucune explication, à plus forte raison aucune discussion. Souverain maître dans la montagne, il n'en permettait l'accès à aucun étranger et malheur à celui qui enfreignait sa défense. Cet homme sans aucun scrupule de conscience en voulait maintenant à l'humanité entière d'avoir été trompé.

Cette particularité récente était ignorée de Rio-Santo, et plus encore de Snail. Accompagné du nègre, celui-ci s'était engagé dans un sentier abrupt et très étroit où deux cavaliers n'eussent pu passer de front. Le premier glissait autour de lui des regards inquiets et le moindre bruit le faisait tressaillir. Le second n'avait pas coutume de s'émouvoir et se montrait très fier de l'honneur qui lui était échu de servir d'intermédiaire entre deux hommes également célèbres : le marquis de Rio-Santo et Brady le bushranger, la plus belle canaille d'Australie et d'ailleurs, au dire de tous.

De celui-ci qu'avait-il à craindre ? On n'use pas de violence envers un pauvre diable rempli de dispositions pacifiques. Ce qui pouvait donc lui arriver de pire, c'était d'être dévalisé. Or, maître Snail ne redoutait pas même cela. Il avait conscience de ses mérites et songeait :

Entre compagnons de notre sorte, on est toujours assurés de s'entendre. Cet illustre gredin n'attend ni après mon cheval, dont il n'a rien à faire dans ses rochers, ni après mes pistolets, dont les batteries sont excellentes, il est vrai, mais précieuses pour moi seul. Quant à ma bourse, elle est vraiment trop légère pour le tenter et c'est lui-même qui serait volé. Si, comme je l'espère, il me reçoit avec tous les honneurs dus à un personnage de ma condition, nous deviendrons bientôt bons amis : on a toujours à gagner dans la société de certaines gens.

À Londres, Snail était déjà un fieffé coquin. Depuis qu'il avait mis le pied sur la terre australienne, il se sentait une plus large envergure. En rapports plus fréquents avec Rio-Santo, il lui semblait en être rehaussé de cent coudées et peut-être en ce moment enviait-il les lauriers de ce Brady, vers lequel son maître l'envoyait en qualité d'ambassadeur.

Avec toutes ces idées en tête, il chevauchait sans aucun souci. À mesure que la montée devenait plus raide, l'horizon s'élargissait à ses yeux ; il découvrait toute la côte, les villes et les villages échelonnés, la mer à perte de vue et, dans le lointain, les îles de la Polynésie perdues dans la brume. L'air emplissait ses poumons, l'impatience de rencontrer son homme le talonnait ; l'imagination aidant, il se voyait lui-même un grand bandit de l'Australie, maître de toute une contrée et traitant de puissance à puissance avec l'Angleterre. Il n'ambitionnait pas une couronne, ni même d'être prince consort : le titre de premier gredin du monde lui eût plu davantage. Chacun a des aspirations suivant ses goûts et des illusions après lesquelles il faut déchanter. La jeunesse s'y résout difficilement. Le frère de Loo était jeune ; avec des dispositions comme les siennes, on peut tout espérer et il espérait beaucoup, sans songer que tous ses projets reposaient sur des nuages.

Il avait particulièrement tort en ce moment de se laisser aller à de telles divagations, car à toute minute des branches remuaient le long de sa route ; c'était imperceptible, d'ailleurs, et le vent de la mer pouvait bien en être cause. Snail n'avait jamais constaté les effets de la brise de mer sur une montagne habitée par un bandit. C'était une lacune dans son savoir ; elle n'était point de sa faute et pour l'instant il ne songeait pas à le regretter, puisqu'il ne se doutait de rien. Il était un peu dépaysé, le brave Snail. À Londres, il distinguait facilement à vingt pas un quidam embusqué dans l'angle d'une porte ou un policeman au guet derrière un pan de mur. Mais le mont Sea-View est loin de Londres et plus loin encore de présenter une ressemblance topographique avec la grande ville où, jusqu'à présent, s'étaient exercés ses talents. Le monde ne s'est pas fait en un jour et il faut s'habituer à tout : après un séjour de six mois seulement dans la colonie, Snail en remontrerait sans doute à bien d'autres.

L'Australien avait probablement sur les frémissements de la montagne des données plus exactes, mais sa prudence de nègre lui conseillait de rester muet. Tout d'abord il avait marché en avant, puis peu à peu à la hauteur de Snail et, finalement, il était passé derrière le cheval. Ces peuplades noires sont généralement paresseuses et les hommes du littoral peu accoutumés à la marche ; le jeune gredin ne l'ignorait pas, aussi ne s'était-il pas trop préoccupé de savoir si son nègre était devant ou derrière. Le sentier continuait, il n'avait qu'à le suivre, peu lui importait le reste.

N'eût été la chaleur dont il commençait à être incommodé, peut-être fût-il allé longtemps ainsi. Mais il avait soif et n'eût pas été fâché de grignoter quelques baies pour se rafraîchir les lèvres. En Australie, il y a des baies excellentes pour obtenir ce résultat ; d'autres sont des poisons violents : les indigènes les connaissent et savent choisir.

À un moment, Snail voulut questionner son guide à cet égard et fit un demi-tour sur sa selle. À sa grande surprise il n'y avait plus de guide.

L'élève du respectable Paddy O'Chrane n'aimait pas à être joué. Il laissa échapper un juron emprunté au riche vocabulaire de son professeur :

-- Cornes du diable ! grommela-t-il, ce moricaud m'a brûlé la politesse. Que vais-je faire, si tout à l'heure je ne sais plus quel chemin prendre ?... Ah bah ! à la grâce de Dieu ou du démon ! suivant l'expression de ce bon capitaine. Ce sentier conduit bien quelque part et je ne tarderai pas à être au sommet du plateau. Snail, mon ami, allons toujours.

À vrai dire, cette tranquillité d'esprit puisait sa source dans la facilité du voyage. Jusqu'alors aucun danger ne s'était présenté ; aucun autre ne menaçait. Il le pensait du moins et, de plus, n'était pas de ceux qui tremblent sans motifs. Les nuits de Londres sont aptes à former des gaillards déterminés auxquels il ne viendrait jamais à l'idée d'avoir peur en plein jour, quand surtout ils ne sont pas attaqués.

Snail regretta pourtant son nègre, car il s'était déchargé sur lui du soin de veiller au grain. N'en continuant pas moins d'avancer, il pressa les flancs de son cheval, tout en ayant davantage l'œil au guet.

Soudain, un léger froissement à sa droite lui fit tourner la tête ; un autre à gauche lui mit un petit frisson à fleur de peau. Il regarda et ne vit rien, sinon une branche remuant quelque peu ; un oiseau venait de s'y poser sans doute et de s'envoler : les poltrons seuls s'inquiètent d'une branche qui tremble au souffle du vent.

Il entendit cependant autre chose : le bruit d'un fusil qu'on arme avec précaution. C'était imperceptible, toutefois son oreille était familiarisée avec ce son particulier d'un ressort qui se tend d'un petit coup sec.

Snail jugea le moment venu de préparer le compliment par lequel il allait saluer l'honorable Brady, le terrible bushranger des monts Sea-View et Liverpool.

XII -- LE POISON, LA CORDE ET LE PLOMB

Quand, au sommet du Sea-View, on entend autour de soi s'armer des carabines, on ne saurait se défendre d'être prudent. Par précaution, l'ami Snail se mit à caresser la crosse de son pistolet. De sa part, c'était assez crâne de continuer sa route malgré la menace des canons invisibles et cependant tout proches.

Il n'était pas venu si loin pour s'en retourner sans avoir accompli sa mission et, sans compter la réception qui lui eût été faite par Rio-Santo au cas où il eût tourné bride, le danger n'eût pas été moins grand. Une balle reçue dans le dos tue aussi bien qu'au milieu de la poitrine et, pour être juste, il faut dire que Snail ne songeait point à faire demi-tour. Quand le gin est tiré, il faut le boire : précisément le jeune homme avait grand soif.

Plus il approchait du faîte de la montagne, plus aussi les arbres devenaient rares et malingres ; bientôt même ce ne fut plus des arbres, mais des buissons clairsemés. Par contre, des quartiers de roche se dressaient, derrière lesquels eussent pu se cacher plusieurs hommes. Snail avait beau ouvrir les yeux, il n'apercevait âme qui vive ; or, rien n'est vexant comme de se sentir épié par un ennemi invisible contre lequel on ne peut pas se mettre en garde.

On entendait de singuliers bruits sur le mont Sea-View, sans pouvoir dire d'où ils venaient. Les paysans d'Écosse et d'Irlande croient à une infinité de gnomes et d'êtres fantastiques toujours embusqués sur le chemin des chrétiens attardés dans la montagne. Snail se souciait d'eux comme de sa première dent et, d'ailleurs, il faisait grand jour. Eût-il rencontré A'lo A'lo , le dieu du vent, et tout un régiment de hotouas hous, dieux malfaisants qui se plaisent à égarer les voyageurs, à les faire choir, à les pincer ou à leur sauter sur le dos, qu'il leur eût vraisemblablement ri au nez et eût trouvé moyen de leur jouer un tour de sa façon. En fait de légendes, il admettait seulement les légendes héroïques, pourvu que le héros fût un bandit. Ce n'était point toutefois le moment opportun de s'arrêter à ces vétilles, il avait d'autres préoccupations plus sérieuses.

Il s'attendait à la détonation d'une arme à feu ; aussi sa surprise fut-elle grande de percevoir le sifflement du plomb à son oreille avant d'avoir entendu aucun coup de feu. À ceci, cependant, il n'y avait rien de bien surprenant, car les balles étaient au nombre de trois ou quatre et attachées au bout d'une longue corde dont l'extrémité se divisait en autant de cordelettes munies d'un morceau de plomb. Pour tout dire en deux mots, le sifflement était celui d'un lasso lancé d'une main experte et qui venait de s'enrouler autour de la poitrine de Snail, lui serrant les deux bras au buste et paralysant tous ses mouvements.

Ceci lui parut hors de propos ; l'usage d'un pareil instrument est admissible au Mexique ou dans les vastes plaines du Colorado ; il n'avait jamais ouï parler qu'on s'en servît en Australie, et quand bien même l'idée lui fût venue de protester contre cette violation des coutumes locales, il n'en eût pas eu le loisir : une secousse énergique le jeta en bas de sa monture.

La ligne à pêcher est souvent définie de façon fort plaisante : un bâton muni d'un fil et d'une bête à chaque bout. Le lasso lui ressemblerait d'assez près à première vue, mais présente cependant une différence très sensible : s'il y a une bête à l'un des bouts, l'autre est tenu par un individu robuste et très adroit. Or, pour l'instant, Snail occupait l'extrémité réservée à l'animal ; aussitôt à terre, il chercha à voir qui se trouvait à l'autre.

C'était un grand gaillard dont la politesse n'alla pas jusqu'à présenter sa carte de visite. Il avait même l'air fort peu sociable. Tout en s'enroulant en cercle autour de son bras replié et en se rapprochant de sa capture, il laissa voir un visage infiniment rébarbatif et désagréable. Parvenu au bout de son rouleau, il trouva Snail fort occupé à s'agiter comme un ver de terre et se pencha vers lui avec dédain. Sans doute le géant avait espéré mieux de son coup de lasso. À son estime, cet avorton pris au piège était non seulement dépourvu de toute valeur physique, mais offrait moins encore de valeur marchande. Le moindre lord et quelques bank-notes eussent, à coup sûr, mieux fait l'affaire du singulier chasseur.

Cette déception valut à Snail un vigoureux coup de pied dont la prise de possession lui fit grincer des dents : c'était là tout ce qui lui était permis. Toutefois, comme le bandit ne pouvait le traîner ainsi derrière lui, en raison des aspérités du sol et sous peine de le réduire en bouillie, il daigna le saisir d'une main vigoureuse et le remettre sur ses pieds pour le toiser avec une nouvelle expression de curiosité méprisante.

Si petit soit-on, on n'est jamais charmé d'être traité avec un pareil sans-gêne. C'est même le propre des petits hommes de rager plus vite et plus fort que les grands. Une fois sur ses jambes, Snail, à son tour, mesura la longueur du géant.

-- Vous êtes plus grand et paraissez plus fort que moi, l'ami, dit-il ; je ne suis pas ici pour vous chercher chicane à ce sujet. Si j'avais du temps à perdre, nous pourrions peut-être jouer au plus malin et rien ne prouve qu'alors vous auriez le dessus. Mais je suis très pressé et ce n'est pas à vous que j'ai à faire.

-- N'aie pas peur, grommela le bandit avec un ricanement de mauvais augure, tu peux être certain de ne pas languir beaucoup dans la montagne. Pour certains, la nuit y vient bien plus vite qu'ailleurs.

Ces paroles donnèrent à réfléchir au frère de Loo. Il n'était pas pressé de voir venir la nuit sans lendemain. Cependant, comme il fallait pour le démonter autre chose qu'une vraie menace, il reprit avec un imperturbable aplomb :

-- Hé ! compère ! Connaissez-vous l'illustre seigneur Brady, le bushranger ? Je serais assez satisfait d'être mis en sa présence.

-- Que lui veux-tu ? demanda brutalement l'homme.

-- Je le lui dirai à lui-même, si vous n'y voyez pas d'inconvénients. Malgré tout mon respect pour votre carrure, je ne vous trouve pas de qualité pour recevoir mes confidences. Même en me haussant, je n'atteindrais pas à votre oreille et vous ne voudriez pas attendre que je fusse devenu aussi grand que vous.

Par ma foi ! cette infernale vipère de Snail raillait, au moment même où sa vie ne tenait qu'à un fil. La raillerie a parfois du bon et son tranchant, dans la bouche des petits, aboutit parfois là où la flatterie eût échoué. Toutefois, c'est une arme dangereuse à manier et beaucoup, à la place de notre petit homme, eussent hésité à s'en servir dans une situation aussi critique.

Sa faconde ne fut pas du goût du chasseur au lasso, car il eut grande envie de broyer son prisonnier sous son talon. S'il ne le fit pas, c'est qu'il réservait ce plaisir à son chef et ne voulait en aucune façon l'en priver. Ainsi jamais on ne vit un pacha garder pour sa satisfaction personnelle une jeune fille propre à faire les délices du sultan. Un profit quelconque l'en récompense.

Gredins de Constantinople ou gredins de Sea-View, tous ont les mêmes principes. Le bandit voulait présenter à celui qui remplissait les fonctions de sultan, dans la montagne, une proie digne de sa cruauté.

-- Tu vas être satisfait, dit-il d'un ton rogue ; tu verras Brady... Par ma foi, ajouta-t-il en riant à la façon des fauves, tu ne sais guère à quoi tu t'exposes, petit scorpion.

-- À rien, répliqua Snail en persiflant. Il sait parfaitement à cette heure que vous me tenez au bout de votre ficelle et je ne vois pas pourquoi vous vous donnez tant de peine à dissimuler. Si je suis ici, c'est pour voir votre maître ; quand je lui aurai dit le nom du mien, il aura sans doute d'autres dispositions à mon égard. Il a l'envie de me voir, puisque vous m'avez pris ; de mon côté, je serai charmé de le connaître. Conduisez-moi vers lui, l'ami.

Le bandit haussa les épaules avec un sourire de pitié. D'une main il prit la bride du cheval qui n'avait pas bougé plus qu'un terme et de l'autre traîna son captif derrière lui. Celui-ci ne se lassait pas d'admirer la large nuque et le cou de taureau de son adversaire et choisissait l'endroit où il eût eu le plaisir à loger une balle ou à planter son couteau. Par malheur, ses mains liées ne lui permettaient pas de saisir ses armes ; d'ailleurs le moment n'était guère propice pour user de violence. L'ambassadeur de Rio-Santo avait contre lui la force d'abord, le nombre ensuite, car son vainqueur n'était pas seul dans le taillis. La plus élémentaire prudence lui commandait de se tenir tranquille et par là même il venait de se révéler diplomate : souvent les circonstances font les hommes.

Le singulier cortège ne marcha pas plus de dix minutes avant de se trouver à l'entrée d'une grotte naturelle creusée dans un rocher de vingt mètres de hauteur. Pour un nid de bandit, celui-là était des mieux choisis ; Brady en possédait vingt tout aussi bien situés tant sur le Sea-View que sur le Liverpool. Il y a gros à parier qu'il eût refusé d'être propriétaire de tout un quartier de Londres pour ne pas abandonner ses propriétés de la chaîne australienne : chacun préfère ce qui lui rapporte le plus et certaines gens n'aiment pas fréquenter les grandes villes où il existe des tribunaux et des juges.

Le guide de Snail, on l'a vu, n'était pas une moitié d'homme ; toute la bande de Brady se composait de gaillards de même taille ; lui-même les dépassait de la tête. Quand Snail se trouva devant lui, cet ironique petit homme pensa être arrivé au pied de la Tour de Londres.

Le bandit était chez lui, au repos, et s'était mis à l'aise. Il avait déboutonné sa veste de cuir et il accueillit cet avorton de Snail avec un gros rire dont furent secoués à la fois son ventre et son menton. Pour un homme habitué à courir la montagne, Brady jouissait d'une santé des plus florissantes ; il se donnait des allures de Falstaff. D'habitude les bandits sont maigres ; ceux qui possèdent une montagne, voire même deux dans la Nouvelle-Galles du Sud, font sans doute exception à la règle et leur embonpoint ferait honte à la maigreur des fonctionnaires envoyés là-bas par la Grande-Bretagne. Ce fut du moins l'opinion que Snail se fit instantanément, et il jugea, d'après l'exemple qu'il avait sous les yeux, que le métier de brigand de la montagne était un fameux métier.

Brady daigna donc éclater de rire. Pour souligner sa gaîté, il vida même, d'un seul trait, une pinte de gin. Il y en avait devant lui un pot dans lequel eût pu se noyer Snail.

Celui-ci fut débarrassé de son lasso et soulagé de ses pistolets et de son poignard avec une prestesse remarquable. Il est de toutes petites mouches dont l'homme le plus vigoureux ne songe à se défier ; s'il leur plaît de le piquer, l'homme n'a pas vingt-quatre heures à vivre. Les armes de Snail ôtées, la mouche n'avait plus de venin et Brady consentait à la voir voler autour de son nez.

Ce petit jeu commença par un grand salut de l'ambassadeur :

-- Illustre seigneur, dit Snail sur un ton plutôt burlesque, je n'ai pas eu crainte de venir à vous de la part de mon maître...

-- Tu as donc un maître, répondit le bandit ; heureux es-tu ! Moi, je n'en ai pas. Mais, dis-moi : ton maître lui-même en a-t-il un ?

Snail se redressa avec fierté :

-- Il n'en aura jamais, répondit-il. Son nom a fait trembler Londres et la Grande-Bretagne. Dès demain, il fera trembler l'Australie.

-- Le mien a le même pouvoir, ricana le bandit. J'ai le droit de préséance : il ne faut pas deux maîtres en Australie.

Cette effroyable logique troubla Snail une minute, mais il retrouva aussitôt sa superbe :

-- Je ne vous ai pas dit ce nom, s'écria-t-il : -- Si l'Angleterre ne vous atteint pas, c'est sans doute parce qu'elle ne daigne. Vos coups les plus redoutables sont pour elle d'imperceptibles piqûres. Lui fait mieux, il frappe au corps et les blessures faites par lui sont inguérissables... Depuis que vous êtes ici avez-vous seulement mis une ville à sac ?

-- Une ville ?

-- Oui, Sydney, par exemple ?

-- Sydney ? quelle folie !

-- Folie pour vous, seigneur Brady, non pour mon maître, le marquis de Rio-Santo !

Le roi des montagnes avait eu un court tressaillement en apprenant coup sur coup la ruine de Sydney et le nom de celui qui avait pu mettre à sac cette ville considérable. Mais il se reprit vite et, l'entêtement était parmi ses défauts le moindre, il repartit froidement :

-- Je connais ce Rio-Santo, et mon avis reste le même. Lui à Londres, moi ici, cela seul est dans l'ordre, car lorsque deux lions prétendent à la même tanière, ils se battent.

Cette audace exaspéra Snail.

Depuis quand avait-on vu un gredin, puissant peut-être dans sa sphère restreinte, mais vulgaire en somme, se comparer au marquis de Rio-Santo ?

-- Vous battre avec lui, vous ? s'écria-t-il.

-- La lutte est ouverte. Il m'a tué un homme, je lui en tuerai un. Tu m'as évité la peine d'aller chercher celui-là, bien que tu ne vailles pas le quart de celui que j'ai perdu.

Snail commençait à avoir moins confiance. Pourtant, s'étant vu sans sourciller dans des circonstances plus critiques et sa propre réflexion lui revenant à la mémoire : Entre gens de notre sorte, on parvient toujours à s'entendre.

-- Il s'agirait de vous comprendre, seigneur Brady, répliqua-t-il en regimbant ; le marquis veut vous voir ; il vous attend. Ma mission était de vous en avertir et je l'ai remplie ; quant à ce que vous ferez de moi, peu m'importe. Je puis rendre encore des services à sa personne et surtout à sa cause ; celle-ci vaut mieux que la vôtre, et, tout en n'étant pas dans ses secrets, je vous l'affirme. S'il veut vous voir, il vous verra avec ou sans votre assentiment : vingt mille hommes lui obéissent sans connaître aucune des raisons qui le font agir. Je suis un de ceux-là et ne demande pas autre chose. Faites de même, maître Brady, si vous ne voulez pas apprendre à connaître Rio-Santo autrement que par mon intermédiaire.

Le petit Snail était magnifique en ce mouvement de défense et de colère ; peut-être même en eût-il imposé à d'autres qu'au bandit. Il jouait sa vie et commençait à se douter qu'elle était condamnée ; aussi ne voulait-il pas la livrer sans dire au moins le fond de sa pensée.

Le gredin le plus éhonté a parfois de ces élans de bravoure, c'est pourquoi la guillotine a plus de succès que le théâtre.

Mais Brady était une brute ; les piqûres du moucheron agaçaient son épiderme. Cet homme se disait puissant, le maître des maîtres de l'Australie ; mais il n'avait pas la taille des héros du brigandage et, depuis qu'on avait tenté de le trahir, il voyait partout des traîtres.

-- Je gêne Rio-Santo, grommela-t-il, mais à d'autres son piège. Pour régner ici, il faut que j'y sois seul ; tout homme envoyé vers moi avec des promesses m'est suspect. Celui qui a vu le repaire de Brady ne doit pas aller le dire ailleurs... As-tu soif ?

-- J'ai soif, répondit Snail. Donnez-moi de votre gin, seigneur Brady. J'avais une sœur, la pauvre Loo ; elle eût bu dans une soirée la pinte que vous avez devant vous. Elle aimait le gin, le whisky, et elle est morte. Ma femme Madge aimait bien aussi le gin... elle était presque aussi grande que vous...

-- Garde tes histoires, moucheron, interrompit le bandit. Quand nous voulons des femmes, nous allons les chercher à Port-Stephens, et quand elles ont été nos maîtresses, elles ne boivent plus de whisky.

-- Trinquez toujours avec Snail, seigneur Brady, vous n'aurez pas souvent cette occasion de choquer votre verre contre celui d'un gentleman de Londres. Je ne suis pas le premier venu dans Drury-Lane et si vous avez quelque chose de bon au fond de votre cave, réservez-le pour Rio-Santo.

Depuis longtemps le bandit n'avait accordé pareille audience et causé avec un homme dont la seule présence dans la montagne était un arrêt de mort. Ses idées reprirent le cours normal, dès qu'il se mit à regarder Snail de travers, parce que sa décision était irrévocable : partant de ce principe que le marquis était un adversaire, son envoyé devait être un traître. Dans sa cervelle obtuse, la boisson aidant, il avait résolu la mort de celui qu'il tenait, en attendant de supprimer l'autre. Son ventre tressauta, secoué par un rire sardonique :

-- Soit, gentleman de Londres, dit-il, je connais Drury-Lane. Tu veux boire : Brady va t'offrir ce qu'il a de meilleur, comme il l'offrirait à ton maître. Apportez-moi, vous autres, la gourde de Gibraltar.

Un des brigands posa sur la table une bouteille pansue, pleine de liquide rougeâtre.

-- C'est de votre gin à vous que je voudrais boire, murmura Snail.

Le bushranger donna du poing sur la table dont l'assemblage rendit une plainte.

-- Sang de Dieu ! s'écria-t-il, qui te donne le choix ? Brady t'a dit qu'il fallait boire et qui refuse de boire avec Brady ne boit plus jamais avec personne.

-- Bah ! murmura Snail en haussant les épaules ; décidément vous êtes médiocre en tout, seigneur Brady, car vous ne jurez pas moitié aussi bien que mon ami le capitaine Paddy O'Chrane.

Il fallait une fière audace pour exciter encore le roi des montagnes. Snail n'avait pas lu l'histoire des grands hommes et pourtant il se comportait en cet instant mieux que beaucoup d'entre eux : il y avait une sorte d'héroïsme à tenir tête à cette meute de bêtes fauves.

Les bandits s'étaient formés en cercle autour de leur chef ; ils étaient plus de vingt, taillés en hercules, la ceinture hérissée d'armes. Avec de tels hommes on pouvait piller des villes, dompter un peuple et secouer un trône. Ils valaient mieux que leur maître. Snail, infime, et tout petit parmi ces sauvages, tenait pourtant tête au plus féroce d'entre eux.

Il flaira le contenu de la bouteille, mais celle-ci étant clissée de paille, comme tous les flacons des îles, il ne put voir ce qu'elle renfermait. N'ayant pas de verre, il versa quelques gouttes dans le creux de sa main :

-- Ceci n'est pas du gin, dit-il, je ne boirai pas.

Le bandit frappa du pied et regarda Snail de travers :

-- Il faut boire, dit-il.

-- Il faut mourir, répondit Snail. Que m'importe ? Rio-Santo me vengera.

Mettant le goulot à ses lèvres, il vida le flacon sans reprendre haleine. La bouteille et lui roulèrent en même temps sur le sol et Brady se mit à rire, d'un gros rire qui secouait son menton et son ventre. Les bandits jetèrent le corps de Snail dans un coin tandis que leur chef se remettait à boire.

Il but pendant deux heures et s'endormit. Dans le coin où était Snail, on eût pu entendre un soupir suivi de vomissements qu'on s'efforçait d'étouffer. La bande festoyait dans une grotte voisine.

L'envoyé de Rio-Santo avait absorbé plus d'un litre de laudanum. À cette dose, tout poison cesse d'en être un, mais celui qui le prend peut rester plusieurs jours endormi d'un sommeil de plomb. Le frère de Loo avait l'estomac fait autrement que les autres : au bout de deux heures, ce qu'il avait pris lui étant contraire, il le rejeta. Cent bocks de grog chaud eussent passé ; Loo et Madge en buvaient bien davantage.

En se réveillant, Brady vit devant lui Snail dégustant le reste de son gin :

-- Holà, hô ! cria-t-il, lui-même encore dans les fumées de l'ivresse. Serait-ce ton ombre qui se promène ici, moucheron ?

-- Mon corps est mince, répondit Snail, mais il n'a pas la transparence d'une ombre. À la vérité, j'avais soif, seigneur Brady. Il ne reste plus rien dans votre pot de gin et j'attends que vous le fassiez remplir.

Sa poitrine était en feu et réellement il avait soif, une soif horrible qui lui tenaillait les entrailles. Il avait bu à même la pinte de gin et celle-ci s'était tarie sans éteindre son volcan intérieur.

Le colosse semblait médusé ; son sommeil avait été lourd et s'il possédait quelque peu la science du brigandage, celle de la médecine lui était lettre morte. Aussi, pour lui, un homme qui avait bu un litre de poison ne pouvait être vivant et demander encore à boire.

-- Que tu sois substance ou fantôme, dit-il d'une voix épaisse, nous allons le savoir. Un nœud coulant nous le dira. Une corde, vous autres, et que le gentleman envoyé par le marquis de Rio-Santo danse une gigue en plein vent.

-- Buvons à la santé de Rio-Santo, dit Snail. J'ai demandé du gin ; il n'y en a donc plus dans cette taverne d'enfer ? Donnez-m'en un verre, seigneur Brady ; vous allez me pendre : tout à l'heure je vous le rendrai par la langue.

Décidément, ce Snail prenait des proportions extraordinaires, bien qu'il parût une moitié d'homme pour le bushranger. Volontiers celui-ci l'eût engagé dans sa bande si le spectre de la trahison n'eût envahi ses esprits abrutis par l'alcool.

-- Donnez-lui à boire, dit-il, et qu'on le pende.

Snail trinqua avec Brady et leva son verre :

À la santé du marquis de Rio-Santo, s'écria-t-il. Vous le verrez demain matin, illustrissime seigneur du mont Sea-View. Il n'aura point de poison dans son verre, mais des balles dans le canon de ses pistolets ; à moins que vous ne préfériez causer avec lui, et ceci, je vous le conseille. Il n'y a qu'un maître en Australie, c'est le marquis de Rio-Santo ! À sa santé !

-- Pendez-le ! grommela Brady entre ses dents.

Devant la grotte se dressait un arbre maigre aux branches dépouillées ; les bandits passèrent la corde au cou de Snail et l'entraînèrent. Titubant, leur chef sortit pour aller s'asseoir sur un rocher et jouir du spectacle.

La cérémonie fut courte : les pieds du condamné quittèrent le sol et, trois secondes après, il se balançait au vent du large. Le matin, avons-nous dit, il n'en connaissait pas les effets : il pouvait les apprécier à cette heure. Sa langue pendait, mais ne rendait pas le gin, ainsi qu'il l'avait promis.

Brady attendait cela. Las d'attendre, il traita sa victime de hâbleur et s'endormit. Cet homme dormait beaucoup trop, comme sa bande aimait à trop boire quand le chef était ivre ou sommeillait. Dès qu'il eut fermé les yeux, les bandits retournèrent à leurs libations.

Le soleil est chaud dans ces parages, nous croyons l'avoir dit déjà. S'il durcit la tête des nègres, il dessèche le gosier des bushrangers. Il faut à ceux-ci des tonnes pour se désaltérer et, tandis qu'ils boivent, ils ne songent plus aux gens qu'ils ont pendus.

Snail avait le cou long et flexible, la tête menue ; ses oreilles n'étaient point trop développées pour ne pouvoir passer avec la tête dans la boucle d'un nœud coulant ; s'il l'eût fallu, comme un serpent il se fût dépouillé de sa peau et l'eût laissée sécher au soleil.

Il n'en fallut pas tant : la branche commença à ployer, puis se rompit ; le pendu se retrouva les pieds à terre. Ses mains étaient libres : il desserra la corde et resta étourdi cinq bonnes minutes après lesquelles il lui vint l'idée de fuir. Bien lui en eût pris. Mais il était esclave du devoir et songea qu'il n'avait pas encore gagné sa cause. S'il disparaissait, le bandit n'irait pas voir Rio-Santo.

Avec une audace inouïe, il alla frapper sur l'épaule du bushranger :

-- Seigneur Brady, j'ai soif, murmura-t-il. Encore un peu, s'il vous plaît, de ce gin que vous aimez tant et qui vous fait dormir. Nous n'avons pas le même tempérament, paraît-il, car il me réveille ; grâce à lui, je reviens de l'éternité. Un verre encore, mon hôte, et nous irons voir ensemble le marquis de Rio-Santo. On distingue de très loin depuis votre branche ; et je l'ai vu là-bas qui nous attendait.

C'en était trop cette fois pour le cerveau de l'ivrogne. Brady, exaspéré, rejetant toute supposition d'ombres ou de fantômes, se leva pour en finir lui-même, car il n'était pas de ceux qui pardonnent. Devant l'effrayant accès de rage dont suait toute la face convulsée du roi des montagnes, Snail comprit que toute espérance de se tirer sauf de cette aventure devait être désormais abandonnée par lui. Sa dernière heure était venue ; il avait voulu aller trop loin dans la plaisanterie et son adversaire s'arrêtait à certaines limites. Son avant-dernière pensée alla à Rio-Santo ; sa dernière s'envola vers Madge. Il ferma les yeux en sentant s'abattre sur son épaule la lourde main du bushranger.

Celui-ci avait tiré son pistolet, une arme très riche volée jadis à un lord anglais assassiné par lui dans la montagne. Il approcha le canon du front de Snail et pressa la détente.

La détonation retentit dans la grotte, secoua les échos des ravins et se répercuta tout le long des cimes du Sea-View. Le jour commençait à tomber, les bruits portaient loin ; d'en bas le marquis entendit celui-là et plissa son front ; Tom Turnbull baissa la tête et faillit se signer.

La main de Brady avait lâché Snail : celui-ci tomba tout de son long sur le sol. Tout le monde eût juré qu'il était mort car les bandits eurent beau le pousser du pied, il ne remua pas. À voir si peu de sang s'échapper de sa pauvre tête, on eût cru qu'il n'avait plus de sang.

Une heure passa ainsi. Le vent de la mer commença à souffler d'une façon plus âpre sur les cimes du mont Sea-View. Il soufflait aussi sur le front de Snail ; alors Snail se leva. Poison trop violent, branche trop faible, balle tirée de trop près : ce sont choses dont on se sauve. Cette dernière fois, et souvent il en arrive ainsi, la balle avait contourné la boîte osseuse du crâne et n'était pas même restée sous la peau. On voyait deux trous, la chair était décollée : mais la cervelle restait intacte et la cervelle de Snail avait son prix. Fallait-il cette fois la sauver ou la livrer à une nouvelle expérience ? Son propriétaire se le demandait quand Brady parut.

Tuer trois fois un homme et le retrouver toujours plus vivant dépasse les limites de la patience humaine. Le bandit était à bout, d'autant plus qu'il n'était plus ivre.

-- Si la montagne s'écrasait sur toi, dit-il, tu sortirais de dessous, moucheron. Finissons-en.

-- Soit, répondit Snail. Mon maître est plus invulnérable que moi encore et nul ne peut l'empoisonner, ni le pendre, ni le tuer. Seigneur Brady, allez voir mon maître, le marquis de Rio-Santo. Il a peut-être besoin de votre bras et sans doute aussi de ma tête : ne le faisons pas attendre si longtemps.

Le bushranger réfléchit un instant. Puis brusquement il jeta sa carabine sur son dos, en bandoulière, et fit retentir un coup de sifflet. Vingt géants se rangèrent derrière lui.

-- Suivons celui-là, dit-il, il a fait un pacte avec le diable, on ne peut lutter contre l'impossible !

Snail sentait le vent de la mer pénétrer agréablement son estomac brûlé par le laudanum, caresser son cou marqué d'un sillon rouge et sa tête où l'on pouvait voir, au-dessus de chaque oreille, un trou sanguinolent. À ses yeux Brady était le plus redoutable des bandits australiens, mais il estimait quand même qu'il éprouverait un grand plaisir le jour où il lui serait donné de le voir se balancer au bout d'une corde ou tomber sous la balle de son pistolet. Si jamais la succession était à prendre, il avait quelque velléité de se mettre sur les rangs, et qui sait ? peut-être de l'ouvrir ? Les grottes de la montagne sont confortables, le vent du large a son charme : Madge s'y plairait à coup sûr. Quand on a dompté Brady, quand on est redescendu du Sea-View, d'où l'on ne revenait jamais autrefois, on peut espérer d'y remonter et de dire : Je suis ici le maître !

À Londres, on n'est maître de rien. C'est une ville où les gentlemen de la force de Snail n'arrivent pas à se caser honorablement.

XIII -- LA MEUTE DE BRADY

Il n'y a pas lieu de s'étonner de cet arrêt inusité dans la marche en avant de Rio-Santo. Sans aucun doute, il eût pu s'engager dans la montagne, y découvrir le repaire de Brady et imposer sa volonté, comme il le faisait partout. Dans bien des circonstances, le courage est assuré de rester maître en allant droit devant lui, mais parfois le résultat est nul si l'on n'a prévu les conséquences.

En prenant la route de Sea-View, au lieu d'y envoyer Snail, le marquis n'eût pas tardé à y rencontrer le bushranger. Ils fussent entrés en matière les armes à la main et Rio-Santo eût tué Brady. Ce n'était pas là son dessein, car le bandit lui était nécessaire et devait lui servir d'instrument.

Sans s'arrêter aux considérations sur lesquelles s'appuyait la décision du marquis, il est préférable d'en revenir aux événements.

Snail avait la tête lourde : on ne reçoit pas volontiers une balle au front sans en ressentir un peu de migraine. Comme on avait eu l'heureuse idée de lui rendre son cheval, il l'avait enfourché aussitôt, évitant ainsi la fatigue de la marche.

Toutefois, sa langue étant restée intacte parmi tant d'avatars, c'eût été pour lui le plus grand supplice de la laisser au repos.

En chemin, Snail causait, et comme les façons de causer sont variées et ne se ressemblent en rien suivant que la conversation a lieu dans les salons de Trevor-House, par exemple, ou sur les pentes des montagnes australiennes, il devait être curieux d'entendre jaser maître Snail.

Son but n'était point d'user sa salive, mais bien de tirer les vers du nez à son nouvel ami le bushranger. La chose lui parut malaisée tout d'abord et pourtant il y réussit quand même : le tout est de savoir s'y prendre. Ils cheminaient côte à côte ; personne ne se fût douté qu'une demi-heure plus tôt l'un s'était vainement efforcé de faire passer l'autre de vie à trépas.

-- Chacun ses affaires, disait Snail, et vous êtes libre d'arranger les vôtres à votre guise. Pour moi, je n'ai même pas cette peine ; une autre tête pense et mon bras exécute, quand on veut bien le lui permettre. Brady, il vous manque à vous la tête qui pense.

-- Tudieu ! la mienne est pourtant solide, répliqua le bandit légèrement vexé.

Son interlocuteur le regarda de côté, d'un air narquois :

-- Elle est grosse, voulez-vous dire, et présente une trop grande surface aux balles : une calebasse est en général une cible excellente. Prenez ma tête à moi pour ce qu'elle vaut ; cependant je ne la troquerais pas contre la vôtre et j'enragerais de vous la voir si fort malmener tout à l'heure : ceci soit dit sans vous offenser. Celles de vos acolytes sont des outres gonflées et vides : avec la pointe d'une aiguille on en aurait raison. Je suis un avorton à vos yeux, maître Brady ; cependant, si j'en avais le temps et l'envie, avant trois mois vous seriez délogé de votre montagne et je ne donnerais pas deux schellings de votre peau.

L'audace de Snail, on le voit, atteignait maintenant aux dernières limites ; le tout, pour lui, avait été de s'y mettre. Il n'en était plus à une insolence près et, tout au fond de lui-même, gardait à son hôte une sérieuse rancune.

Celui-ci n'aimait pas à recevoir des observations ; il regimbait, coulant des regards farouches vers ce petit singe juché sur son cheval et qui se permettait de lui en faire.

-- Un coup de poignard est vite donné, l'ami, grommela-t-il ; tu sembles oublier vraiment que tu es encore en mon pouvoir. Tous les genres de mort n'ont pas été essayés à ton égard et peut-être réussiraient-ils ?

Snail se gaussa :

-- Vous feriez là, répliqua-t-il, la plus grande bêtise de votre vie ; car ce serait vous couper sous le pied vous-même l'herbe que vous allez pouvoir manger dans un instant. Croyez-moi, rengainez votre lame et tout l'attirail dont vous avez l'habitude de vous servir avec les autres. Rio-Santo et les siens ne sont pas du bois de ceux qui vous craignent ; votre intérêt, pour ne pas dire plus, est de rentrer vos griffes et de faire patte de velours. Vous commencez, je crois, à me comprendre.

Le bandit, en effet, paraissait se décider à modifier son opinion ; il se trouvait à peu près dans la situation d'un ours écoutant les conseils d'un renard. Car malgré tout et toujours, l'intelligence a prise sur les esprits grossiers et lourds : la brutalité du bushranger était forcée de céder le pas à l'astuce du Snail. Le premier regrettait de ne pouvoir s'attacher le second et conclure avec lui un pacte où l'un eût apporté la ruse, l'autre la force. Il songeait aussi, étant donné la sagacité du serviteur, à ce que devait être le maître.

La bande dévalait au long d'un sentier où certes n'eût-il pas fait bon la rencontrer en temps ordinaire. Le jeune gredin riait malgré lui de se voir traînant ainsi à la remorque de sa chétive personne cette meute féroce, aux formidables crocs.

Snail eut pour elle un regard de dédain :

-- C'est très beau pour la parade, cette troupe de colosses, ricana-t-il ; mais quand la proie ne vient pas, aucun d'eux n'est capable de l'aller chercher. Bon an, mal an, vous ne devez pas gagner gros, seigneur Brady ; si vous aviez seulement une cervelle entre vous tous, vous ramasseriez des millions à la pelle.

-- Les temps sont durs, murmura le bushranger : les étrangers s'écartent de la montagne, c'est un fait.

Snail haussa les épaules :

-- Pardieu, je le crois bien, s'écria-t-il, et c'est la preuve de votre sottise. On ne prend jamais deux renards au même piège, l'ami ; vous semblez ne pas savoir le premier mot de votre métier ; c'est pourquoi tout à l'heure, au lieu de chercher à vous débarrasser de moi, à qui vous n'aviez rien à prendre, il fallait me porter en triomphe. J'ai votre laudanum sur le cœur, mais c'est votre tête qu'il a obscurcie. Vos bandits sont des brutes et j'en suis à me demander si vous avez déjà vu un homme. Je vais vous en montrer un, mais attendez seulement de causer dix minutes avec mon maître.

Le jour baissait. Au campement improvisé, Rio-Santo était plus énervé que jamais ; il ne voyait pas revenir son émissaire et depuis la détonation perçue et répercutée par les échos de la montagne, il se demandait s'il devait encore l'attendre. Or, le marquis n'était pas de ceux qu'un Brady peut arrêter dans sa marche et surtout, il n'avait pas coutume de voir refuser ses invitations, ni garder des messagers en otage.

Il ne lui plaisait pas non plus de coucher là, ni de rester sans nouvelles. Bientôt il donna à Turnbull l'ordre de lui amener son cheval. Il y avait encore une heure de jour : c'était assez pour fouiller le Sea-View et pour punir.

Il avait déjà le pied à l'étrier quand un groupe d'homme apparut. Rio-Santo fronça les sourcils et attendit, les bras croisés.

-- Il a fallu du temps, dit-il à Snail bien vite accouru auprès de lui.

On n'est pas resté sans rien faire, Votre Honneur, répondit celui-ci. Il a bien fallu à Brady le temps de m'empoisonner, de me pendre et de me loger une balle dans la tête. Nous sommes redevenus malgré cela bons amis ; c'est un garçon sans rancune.

Rio-Santo et le bandit étaient maintenant en présence : chacun d'eux avait son point d'orgueil. De leur entretien pouvait naître l'entente, le moindre dissentiment provoquer un combat acharné.

Toutefois, il y avait d'un côté un aigle et de l'autre un vautour : le regard du premier commençait déjà à fasciner le second.

-- Je n'aime pas à attendre, dit le marquis sèchement.

-- Et moi moins encore à me déranger, repartit le bushranger avec une certaine fierté. J'ai vingt hommes solidement armés et je ne suis pas venu ici pour recevoir des invectives, ni des ordres.

-- C'est à voir, répliqua le marquis. En tout, mes hommes et moi nous ne sommes ici que cinq. J'espère pourtant me faire comprendre de vous. Dites-moi, pourquoi ce matin, n'avez-vous pas attendu que je vous parle ?

-- Je ne parle que le fusil au poing, grommela Brady. C'est la seule langue usitée entre les Anglais et moi. J'ai douté que vous fussiez Anglais et je me suis retiré.

-- L'excuse me plaît. Au surplus, je n'ai à faire qu'à votre haine pour l'Angleterre. Nous avons cela de commun, rien que cela, et c'est pourquoi j'ai besoin de vous. Mais personne ne doit entendre ce que j'ai à vous dire : venez.

Tous deux allèrent s'asseoir à l'extrémité de la clairière, sur un bloc de rocher, et Snail se mit aussitôt à raconter à Tom Turnbull et à Randal Grahame les émouvantes péripéties qui avaient marqué sa mission. Angelo Bembo l'écoutait avec intérêt, mais ses regards ne se détachaient pas du marquis. Quant aux bandits, groupés dans un coin, ils se passaient à la ronde une gourde de gin et ne perdaient pas de vue leur chef.

Rio-Santo et Brady causaient avec animation :

-- Vous savez qui je suis, disait le premier ; si vous l'ignorez, il vous faudra l'apprendre. Depuis quand êtes-vous allé à Sydney ?

-- Je n'y vais jamais, répondit le bushranger. Il y a là des tribunaux et des troupes...

-- Il n'y en a plus, interrompit Rio-Santo. Mon envoyé a dû vous faire connaître la destruction de cette ville et l'incendie des comptoirs anglais : Sydney a brûlé l'autre nuit, Brisbane brûlera demain ; après, ce sera le tour des autres villes.

-- Qui donc fera cela ?

-- Vous, pour Brisbane. D'autres le feront ailleurs. C'est mon affaire, non la vôtre. Commencez-vous à comprendre pourquoi je voulais vous voir ?

-- Votre dessein est de mettre la Nouvelle-Galles du Sud en feu ?

-- Peut-être ! Regardez cette main, ce n'est pas celle d'un incendiaire ; elle sait tenir une épée et lever le doigt pour la vengeance, c'est tout. La tête qui ordonne n'a rien à voir avec le bras qui agit. Si vous ne me comprenez pas, je n'ai plus rien à vous dire.

Le bandit réfléchit un instant :

-- Souvent la main qui a semé n'est pas celle qui récolte, dit-il. Quelle sera ma part du butin ?

Le marquis eut un haut-le-corps :

-- Tout, répondit-il. J'aurais dû m'attendre à cette question ; elle est logique et pour vous mettre en mouvement l'appât du pillage est utile. Il vous faut le vol et le viol, la promesse de pouvoir éteindre votre torche ou remettre votre poignard dans sa gaine pour emplir vos poches ou assouvir vos passions brutales. Halte-là ! je n'ai point dit tout cela. Je ne serai pas derrière vous pour vous empêcher de dérober un bijou ou un objet précieux et ce serait peine perdue de le tenter ; mais je vous interdis de toucher aux femmes, fussent-elles anglaises, -- et surtout anglaises.

En donnant cet ordre terrible de mettre une ville à feu et à sang, avec la restriction de respecter les femmes, Rio-Santo restait conséquent avec lui-même. Il ne connaissait pas l'élément féminin de Brisbane, ni des autres lieux où devait s'exercer sa vengeance, mais le souvenir de lady Humphray suffisait à protéger toutes ses semblables. Plus loin qu'elle ne l'avait pensé, son amour devait porter des fruits de générosité et de pardon ignorés d'elle-même, rachetant amplement sa faute, la créant bienfaitrice par la seul vertu du baiser échangé.

-- Je puis répondre de moi, murmura Brady, mais pas des autres.

Le marquis frappa du pied :

-- Vos hommes vous obéissent-ils, oui ou non ? s'écria-t-il. Quel chef êtes-vous donc pour ne pas vous sentir capable d'imposer votre volonté ? Tous ceux à qui je commande n'ont jamais discuté mes ordres ; si je me suis trompé à votre endroit, il faut me le dire.

Le bandit s'inclina, maté par cette volonté altière qu'il n'eût pas soupçonnée avant d'en ressentir les effets.

-- Je ne voulais pas croire l'émissaire envoyé par vous, répondit-il, et pourtant il disait vrai. Jusqu'alors, je m'étais considéré comme le maître de la Nouvelle-Galles du Sud et tout le monde tremblait en prononçant mon nom. Je ne vous connaissais pas, monsieur le marquis de Rio-Santo, et ne m'attendais pas à un compétiteur de votre taille.

Le marquis le toisa :

Un compétiteur, dites-vous ? Vous vous trompez à coup sûr : il ne peut être question de compétition entre nous. Êtes-vous prêt à m'obéir ?

-- Oui, répondit le bushranger, quand vous aurez répondu à une dernière question.

-- Parlez...

-- Quand vous n'aurez plus besoin de l'instrument dont vous voulez vous servir, -- car je ne serai qu'un instrument entre vos mains, -- que prétendez-vous en faire ?

Rio-Santo haussa les épaules :

-- Rassurez-vous, dit-il, je ne vous briserai pas. Je vous prends à gage pour une nuit. Vous garderez votre repaire et votre prétendue puissance. Sans doute nous ne nous reverrons jamais, car mon étoile et la vôtre ne gravitent pas dans le même orbe. Vous n'êtes rien pour moi, Brady, peu m'importe que vous restiez bandit, si vous ne pouvez pas vous élever plus haut : à chacun son rôle ici-bas, le vôtre n'a rien de commun avec le mien.

Le roi des montagnes baissa la tête et resta muet un instant : il ne songeait plus à demander à Snail si Rio-Santo avait un maître.

-- Je n'ai que vingt hommes, reprit-il au bout d'un moment. Sera-ce suffisant pour s'emparer de Brisbane ?

-- Prenez-en d'autres, voici de quoi les payer, répliqua le marquis en jetant aux pieds du bushranger une bourse gonflée d'or.

Puis il lui donna pour le lendemain des instructions détaillées et précises, lui traça de point en point tout ce qu'il aurait à faire, insistant encore une fois sur le respect dû aux femmes.

-- À demain donc, lui dit-il pour conclure, et désormais, ici ou à Brisbane, vous m'êtes inconnu. Une fois payés, ceux dont je suis forcé de me servir me deviennent étrangers.

Une heure après, il y avait grande liesse au sommet du Sea-View. La bande de Brady, accoutumée à de minces et peu productives excursions aux alentours, exultait d'aise à la perspective d'une expédition sérieuse. En leur communiquant ses ordres, leur chef avait distribué une toute petite part de l'argent de Rio-Santo et rien ne vaut comme les espèces sonnantes pour mettre des gredins en belle humeur.

Ceux-ci regrettaient presque l'absence de Snail et pas un d'eux à cette heure ne se fût peut-être trouvé pour l'empoisonner ou l'accrocher à une branche ; quant à Rio-Santo, il leur apparaissait comme un demi-dieu auprès duquel pâlissait singulièrement le prestige de Brady le bushranger. L'homme est un animal versatile, toujours prêt, pour l'appât du gain, à adorer ce qu'il brûlait la veille. Si Snail fût revenu leur faire un signe, ils eussent, pour le suivre, abandonné leur chef sans le moindre scrupule.

Rio-Santo et les siens se dirigèrent à cheval vers Brisbane, tandis qu'au sommet de la montagne, les bandits fondaient des balles et lestaient leur estomac, non sans s'humecter largement le gosier.

Brady se frottait les mains avec une satisfaction visible et stimulait son monde. Il était jovial et d'humeur gaie ; une hilarité instinctive secouait sans cesse son menton et son ventre : il voyait la fructueuse nuit prochaine sous une couleur gaie ; dame ! il n'avait pas souvent de pareilles aubaines. Il n'osa point pourtant s'enivrer et, dès que le jour pointa, comme tout bon propriétaire qui s'absente, le bushranger mit le verrou à sa porte.

Sa troupe le suivait avec allégresse par les sentiers rapides dévalant du côté du nord. De temps en temps, le chef s'arrêtait au seuil de quelque cabane tapie au creux d'un rocher ou cachée sous les broussailles. Après quelques mots prononcés à voix basse, il en sortait un homme armé qui allait renforcer la bande. C'était là l'effectif mobile de Brady, des convicts trop peu déterminés pour faire partie de son état-major, mais sur lesquels il pouvait compter en cas de besoin. En temps ordinaire, ils étaient même pour lui une source de bénéfices, car pour vivre dans la limite de ses domaines, il leur fallait payer une redevance.

À l'aube naissante, les vingt étaient cent ; car, non seulement les cabanes s'étaient vidées, mais le bushranger entraînait avec lui tous ceux rencontrés sur sa route : des convicts, qui le suivaient par goût, de pauvres diables et des nègres obligés de le suivre par peur.

Dans certaines parties de l'Australie, s'il est difficile de rencontrer un honnête homme, les coquins y foisonnent. Tout le jour, en suivant les crêtes de New-England Range, Brady recruta des volontaires. Bientôt même il en eut trop et s'arrêta au sommet du mont Mitchell.

Plus on est de fous, plus on rit, dit le proverbe. Mais plus on est de pillards, moins forte est la part de butin pour chacun. Le bushranger y songea ; il ne lui fallait pas plus de deux cents hommes ; il pouvait les choisir. Les plus robustes, les mieux armés, les plus franches canailles en un mot, furent soigneusement rangés à part et mis au courant de ce qu'on attendait d'eux. Tout le monde devait obéir à Brady d'abord, à ceux de sa bande ordinaire ensuite et le nombre voulu fut parfait.

Parmi ceux qu'il renvoya, beaucoup eurent des regrets ; il est toujours dur de se voir retirer de la bouche un morceau dont on s'apprêtait à apprécier la saveur. D'autres, au contraire, ne se firent pas prier ; entraînés presque de force à plusieurs milles de leur demeure, ils ne songeaient même pas à se plaindre du chemin inutilement parcouru : la fréquentation de Brady n'était pas du goût de tout le monde.

Celui-ci ne demandait d'ailleurs l'avis de personne et se contentait de donner le sien ; il était ainsi conçu :

-- Surtout, que je ne retrouve pas un seul d'entre vous sur mes talons tout à l'heure. Vous savez du reste ce que cela veut dire.

Paroles peu éloquentes, on le concède, mais d'un poids considérable dans la circonstance. Ce fut du moins l'opinion de ceux à qui elles étaient adressées, car cinq minutes après le terrain était débarrassé de leur présence et le redoutable bandit du Sea-View pouvait donner ses ordres de façon détaillée et formelle.

XIV -- RESPECT AUX FEMMES

La distance n'est pas très grande du mont Mitchell à Brisbane. En attendant la nuit, la troupe établit son campement sur un des derniers contreforts de la montagne. De ce point culminant, il était aisé de voir la ville sur laquelle la meute de Brady allait bientôt faire descendre la désolation et la mort.

Ceci n'était point fait pour émouvoir aucun de ces gredins peu accoutumés à la sensiblerie, et tout au contraire l'espoir de la prochaine curée mettait chacun d'eux en gaîté. À coup sûr, ils eussent aimé le séjour de ces charmantes cités échelonnées tout le long de la côte, offrant des ressources variées, des plaisirs et une société agréable.

C'était cette société-là même qui les gênait. Il s'y glissait toujours un magistrat de police et des gentlemen dont la principale accusation était de tenir un Banc de justice, où l'on avait la fâcheuse habitude de demander compte aux gens des peccadilles, grosses ou petites, qu'ils pouvaient avoir sur la conscience.

Or, dans ce cas particulier se trouvaient généralement les honorables convicts ayant élu domicile sur les flancs ou au sommet de la chaîne australienne, non point seulement pour y goûter les charmes de la nature, mais en raison surtout des peccadilles qui étaient à leur actif et ne les troublaient pas autrement. De là, entre la montagne et la ville, une froideur de relations tout à fait avantageuse à la seconde, et fort regrettée de la première.

Pour modifier les choses, il fallait une occasion exceptionnelle comme celle qui avait mis nos bandits en route ce jour-là. Aussi ces derniers couvraient-ils amoureusement du regard ces maisons où ils allaient avoir enfin le moyen de pénétrer, le chapeau sur la tête et le fusil au poing.

Certains malheurs, à en croire un dicton populaire, flottent dans l'air. Il est à supposer que celui qui flottait ce soir-là sur Brisbane n'était pas chargé d'une assez grande quantité d'électricité pour inquiéter les esprits à distance, car, gardant une complète ignorance du danger imminent, la ville s'endormit d'un calme profond.

D'ailleurs Brisbane avait une garnison de cent highlanders, tous beaux hommes, gras et replets, vivant bien et n'ayant pas beaucoup de soucis. Le service leur était léger et eux aussi aimaient dormir. Ils s'en reposaient de la sécurité de leur sommeil à la garde de deux malheureuses sentinelles, placées de chaque côté de la porte de la caserne. Mais le beau ciel étoilé des nuits de la Nouvelle-Galles du Sud est éminemment propice aux rêveries des highlanders de Sa Majesté Britannique : les sentinelles rêvaient ce soir-là de leurs montagnes d'Écosse.

Pendant ce temps, par petits groupes, les bandits étaient descendus dans les rues désertes et, prudemment, s'étaient tapis dans les encoignures des portes ou à l'ombre des murs. Trois quarts d'heure avaient suffi pour qu'ils fussent à leur poste, en certains endroits désignés d'avance et où rien ne révélait leur présence.

Quatre d'entre eux seulement, fumant et causant, avec l'air de matelots en goguette, se dirigeaient vers la caserne des highlanders. Ils n'avaient pas d'armes apparentes, aussi les sentinelles, sans défiance, les regardaient-elles venir et songeaient que les matelots sont de bien joyeux drilles pour aimer à courir les rues à une heure où tout le monde dort.

Devant le corps de garde, ils s'arrêtèrent et l'un d'eux s'avança, la main tendue, la bouche souriante :

-- Eh ! pardieu, s'écria-t-il, ne voilà-t-il pas notre bon ami Toby ? Quoi de nouveau à Forfar ? Et le métier de soldat vous est-il toujours aussi agréable ?

Le factionnaire était un grand et gros garçon joufflu, tout jeune et sans expérience. Il ouvrit tant qu'il put ses grands yeux de ruminant et chercha vainement à découvrir le visage de ses interlocuteurs.

-- Vous faites erreur, gentlemen, bégaya-t-il. Je ne m'appelle pas Toby et je ne suis pas de Forfar.

-- Tudieu ! s'écria l'autre, vous êtes bien le neveu de ma vieille cousine Maud ? Ou, que le diable m'emporte ! il faudrait une ressemblance véritablement surprenante.

Le second factionnaire était au contraire un vieux soldat à l'épreuve, ayant traîné son plaid, son dirck et sa claymore un peu partout où flotte le drapeau anglais, et Dieu sait s'il flotte en maints endroits où il ne devait pas être ! Aussi ce court dialogue entre son camarade et ses interlocuteurs lui donna-t-il aussitôt l'idée d'un piège.

-- Retirez-vous, grogna-t-il en se rapprochant lui-même. La nuit, sous les armes, il nous est interdit de causer avec des étrangers.

Les quatre bandits attendaient précisément le moment où les sentinelles seraient côte à côte. Rapides comme l'éclair, ils bondirent, le poignard levé et, sans avoir pu même jeter un cri, les Écossais tombèrent sur le dos, avec de l'écume rouge aux lèvres.

La caserne de Brisbane se composait alors de deux bâtiments distincts : un pour les officiers et leurs familles ; un autre, immense, pour les hommes. Une troisième annexe, bâtie à l'écart, était réservée aux cuisines. Car on sait que l'armée anglaise s'installe toujours avec un confortable inconnu aux troupes des autres nations.

Un coup de sifflet aigu, mais très bref, retentit, et des ombres se glissèrent sans qu'on entendît le bruit de leurs pas. Ils étaient deux cents ou presque, quand Brady en personne ouvrit avec précaution la porte du dortoir où s'alignaient les couchettes des quatre-vingt-dix-huit highlanders endormis. C'était un charmant tableau que celui de ces bons Écossais, douillettement enfouis sous leurs couvertures et ronflant à qui mieux mieux.

Les fusils, munis de leurs baïonnettes, étaient rangés aux râteliers près des cartouchières. La claymore de chaque soldat était allongée sur son traversin, dans le fourreau. Par malheur, tout cet arsenal était d'un piètre secours pour les highlanders de Sa Majesté, dont le sommeil n'était troublé par aucun mauvais rêve : il fait si bon dormir quand deux sentinelles veillent à votre porte ! L'instant d'après, deux bushrangers étaient au pied de chaque couchette.

Fut-ce la tranquillité imperturbable de ces braves gens qui provoqua l'hilarité de Brady ? L'histoire est muette à ce sujet ; mais Brady se mit à rire, d'un rire si formidable, si sonore, que sa panse en eut un tressaillement de tempête et que tous les dormeurs s'éveillèrent à la fois. La situation des soldats ainsi arrachés à leurs rêves était peu folâtre, ils semblèrent le comprendre, car une vague appréhension traversa leurs yeux encore lourds de sommeil. Les moins timorés eurent bien le cerveau illuminé par un éclair de raison, mais on ne leur laissa pas le temps de se mettre en défense. Tandis que l'un des bandits tenait son Écossais à la gorge, l'autre s'occupait à confectionner avec le drap ou la couverture de solides entraves. Dans l'espace de cinq minutes à peine, tous les highlanders eurent les mains liées derrière le dos et, sans qu'on leur eût permis de se vêtir, ils furent poussés dans un angle de la cour et parqués là comme un troupeau de bétail.

La chose avait été faite en silence, mais non toutefois sans réveiller les cinq officiers couchés dans le second bâtiment. Après avoir pris le temps de se vêtir d'une façon assez sommaire, ils apparurent, le pistolet au poing. L'un d'eux même put faire feu et blesser légèrement un des bushrangers. Cinquante au moins de ceux-ci les assaillirent. En quelques secondes, ils furent à leur tour désarmés, ficelés et allèrent rejoindre leurs hommes.

Jamais hardi coup de main n'avait été couronné d'un pareil succès ; Brady en trépignait d'aise. Pour achever son œuvre, il lui fallait toutefois obliger ses prisonniers au silence, les empêcher d'appeler à l'aide, de mettre la ville en émoi. Quelques hommes, le fusil en joue, pouvant suffire à cette besogne, cinquante de ses partisans furent commis à la garde des Écossais, avec ordre de tuer le premier qui élèverait la voix ou profèrerait une menace.

Parmi les highlanders, il n'y avait point de chevalier d'Assas. Chargés de la défense de Brisbane et seuls capables de protéger la ville, ils s'étaient laissés prendre comme des renards au terrier et n'avaient de secours à attendre de personne. Or, le stoïcisme varie suivant les circonstances : on est stoïque par bravade ou par résignation ; eux se résignèrent. Leur mort ne pouvant servir à rien pour l'instant, ils ne jugèrent pas à propos de donner inutilement leur vie. Ils ne s'en demandaient pas moins avec anxiété quel sort leur était réservé. Et, semblables à un troupeau de moutons prêts pour l'abattoir, en tas, pressés, la tête basse, les dents serrées, ils songeaient plus que jamais à leurs montagnes d'Écosse.

Le bushranger, à la tête des cent cinquante hommes restant, envahit la ville plongée dans le sommeil. Combien, à ce moment, rêvaient de grandeurs, de richesses, de bals et d'amour ! Un danger qu'on attend et qu'on voit venir perd la moitié de sa force ; on se résout à le subir ou on résiste ; quand il vous surprend au milieu des ténèbres, en plein rêve, en plein bonheur, le réveil est terrible. Brisbane se réveilla au bruit des portes enfoncées.

Elles volaient en éclat et les habitants apparaissaient à leurs fenêtres, les yeux hagards. Des hommes avaient eu le temps de saisir leurs armes ; ils tirèrent au hasard, dans le tas des assaillants. On leur cria de se rendre ; ils n'entendirent pas : ce fut un malheur pour eux, car ils tombèrent sur leur seuil ensanglanté.

Affolées, demi-nues, les femmes s'élançaient dans la rue, appelant à l'aide. D'autres, au contraire, agenouillées sur le seuil de leur demeure, se tordaient les mains et demandaient grâce. D'autres encore, le regard fixe, voyaient venir la mort et tendaient leur poitrine, en disant : « Tuez-moi tout de suite. » Certaines étaient laides ou vieilles, d'autres délicieusement belles. Des regards lubriques et farouches tombaient sur des épaules nues et sur des seins de vierges.

Rio-Santo avait prévu tout cela et ses ordres avaient été donnés en conséquence. Le bandit les exécutait à la lettre : pistolet au poing, il surveillait sa meute, prêt à brûler la cervelle à quiconque aurait l'audace de les enfreindre. Tant vaut le maître, tant vaut le valet : Brady, sous la coupe de Rio-Santo, était devenu capable de commander aux brutes les plus ignobles et de s'en faire obéir.

Le plan avait été conçu de façon méthodique et ne laissait rien au hasard ; il fallait que chaque chose eût lieu en son temps, que chaque incident se produisît à sa place : le marquis avait tout prévu.

Les femmes et les enfants furent rassemblés dans une maison que la tourbe des brigands ne devait pas franchir ; on donna à celles trouvées dans un costume trop sommaire le temps de se vêtir, d'emporter même des effets pour elles ou pour celles qui n'y avaient point songé. Dans une autre partie de la même maison, ou aux environs, furent groupés les hommes qui n'avaient point fait de résistance ou étaient incapables d'en faire. Là, on dut les garder à vue comme les highlanders dans leur caserne. Détruire la ville, porter un coup à l'Angleterre, tel était le but de Rio-Santo : il n'était pas incompatible avec le respect des individus et des faibles.

S'il avait acquiescé au pillage, c'est parce que la cupidité de la bande employée par lui était un dérivatif au meurtre et à d'autres cruautés. Forcé de faire la part du feu, il l'avait faite large. Partout où les bandits trouvèrent de l'or et de l'argent, ou des objets de valeur, ils s'en emparèrent sans vergogne. Mieux valait, à leur sens, sauver tout cela de l'incendie qui allait s'allumer ; en attendant, ils emplissaient leurs poches, raflaient le contenu des coffrets à bijoux et faisaient main basse sur tout ce qui était transportable et à leur convenance.

Le marquis avait voulu assister à ce sac hardi ; lui et ses quatre gardes du corps se tenaient au centre de la ville, immobiles et muets. Nul n'eût pu les accuser de prendre part aux événements. Comme à Sydney, ils semblaient là de simples spectateurs. Rio-Santo ne voulait pas salir ses mains à de viles besognes ; l'ouvrage des bandits n'était pas le sien.

Une heure durant, l'opération s'accomplit avec la précision d'une manœuvre. Chaque maison fut fouillée, pillée. Au bout de ce temps, après avoir abandonné leur domicile de gré ou de force, tous les habitants de Brisbane étaient massés sur le lieu choisi d'avance. C'est à peine s'il y avait une dizaine de cadavres dans les rues. Les bandits préposés à la garde des prisonniers étaient relevés de quart d'heure en quart d'heure, afin que chacun pût prendre part au pillage. Une armée disciplinée n'eût pas fait mieux, et pour cela il fallait la terreur inspirée par Brady, le bushranger, à ceux qui l'approchaient ou qui même, le connaissaient à peine la veille, savait-on par ouï dire ce dont il était capable. Il fallait surtout la sévérité des ordres donnés préalablement par Rio-Santo.

Soudain, comme à Sydney, des étincelles jaillirent, des gerbes de flammes s'élancèrent vers le ciel, embrasant l'horizon, se reflétant jusque dans la mer. Les habitants consternés poussèrent un long cri d'épouvante en voyant brûler leurs demeures ; des femmes s'évanouirent, les vieillards et les enfants se mirent à hurler : tous étaient persuadés qu'ils allaient mourir.

Le spectacle était terrifiant de ces hommes armés, portant partout l'incendie et la ruine, colosses aux figures grimaçantes se détachant sur un fond rouge de maisons incendiées, et des pauvres êtres sans défense regardant d'un œil affolé et vitreux ce qui était leur propriété et leur bien réduit en cendres, perdu pour eux à tout jamais. Qu'était-ce que cela encore auprès de ce qui les attendait ! Ils se croyaient parqués là en attendant la mort, un massacre épouvantable dont pas un seul ne sortirait vivant. Leur angoisse était inénarrable. Quelques-uns essayèrent de fuir ; il y eut une poussée grâce à laquelle cinq ou six personnes purent s'échapper ; mais le cercle des bandits se resserra et devint plus épais ; devant la ligne des fusils levés sur eux, les malheureux se résignèrent et gémirent.

Parmi ceux qui avaient pu franchir le mur de fer, se trouvait une jeune fille d'une éblouissante beauté, née d'un Anglais et d'une femme australienne. À la régularité de traits de la race anglo-saxonne, elle joignait cette sorte de bravoure faite du mépris de la mort, particulière aux grandes races déchues et maintenant asservies, mais gardant quand même leur fierté sauvage. Elle vint s'abattre folle de douleur aux pieds de Rio-Santo, qu'elle prenait pour un étranger.

-- On va égorger mes sœurs, des innocents, des vieillards ! lui cria-t-elle. Ne pouvez-vous donc rien pour les sauver ?

Le marquis la contempla un instant. Sous le peignoir léger qui dessinait la ligne pure de son corps, on devinait des formes d'une beauté incomparable ; et les grands yeux bleus imploraient profonds, pleins de charité et de foi.

Il la prit par la main, avec respect, comme un père donnant la main à sa fille et lui dit :

-- Venez.

Il la conduisit alors vers la vaste enceinte où, sous la garde des bandits, étaient assemblés ceux des habitants de Brisbane qui n'avaient pu fuir dès le premier moment. À les voir tous deux s'avancer, calmes, beaux, le front haut et le regard assuré, on eût dit une des ces figures allégoriques où dieux et déesses s'en vont de pair, apportant aux mortels paix et la force.

Là, Rio-Santo parla :

-- Cette jeune fille m'est inconnue, dit-il ; elle est venue me demander aide et protection non pour elle, mais pour ses sœurs et pour tous ceux qui sont ici. Sa démarche était inutile, car aucune vie n'est menacée ; il ne sera fait de mal à personne. Vous pourrez aller ailleurs édifier un foyer, reconstruire une demeure. Je vous plains d'avoir établi votre foyer dans l'aire du vautour dont les serres déchirent le cœur de l'Irlande. L'aigle, aujourd'hui s'attaque au carnassier répugnant qui vit du cadavre de ses victimes. Malheur aux petits-fils du vautour, ma mission est de les déchirer unguibus et rostro ! Partout où je passerai désormais, il y aura des pleurs. Puissé-je faire toujours comme ici : ne pas séparer les maris de leurs femmes, les filles de leurs mères, et ne pas jalonner ma route de trop de victimes ! Puissé-je surtout rencontrer des âmes fières et bonnes comme celle-ci, messagères de pitié, gardiennes du courage. Si le père de cette jeune fille est là, qu'il s'avance.

Un homme sortit de la foule, droit et ferme, pas encore un vieillard. De ses lèvres tombèrent des paroles sévères :

-- Son père n'est plus, dit-il, elle a perdu sa mère. Elle est ma nièce et je suis son seul parent. Si vous rêvez de la garder comme trophée de votre conquête, détrompez-vous : elle ne vous appartiendra jamais.

Il tira un poignard caché sous ses vêtements et s'élança pour frapper la jeune fille. Broyé par une main de fer, le bras retomba et le poignard se ficha en terre.

-- N'augmentez pas encore les rigueurs de mon devoir, monsieur, dit Rio-Santo ; il est des heures où il me pèse plus que vous ne pensez. Veuillez me dire qui vous êtes...

Cet homme avait nom William Innes, nobleman du comté de Rochester, et était présentement le premier magistrat de Brisbane.

-- Qui êtes-vous vous-même, répliqua-t-il avec hauteur, qui êtes-vous pour vous arroger le droit d'apporter ici la dévastation et la ruine ? Quel est ce chemin qu'il vous faut suivre, sinon celui du crime ?

Le marquis le regarda sans colère, plutôt avec bienveillance :

-- L'oncle et la nièce sont dignes l'un de l'autre, à ce qu'il me semble, murmura-t-il. Dites-moi, monsieur, avez-vous jamais entendu parler du marquis de Rio-Santo ?

-- Je fus un de ceux qui le jugèrent aux assises du Middlesex.

Un éclair passa dans les yeux du marquis, mais il reprit d'un ton très calme :

-- C'est à merveille. Vous souvenez-vous du libellé de la sentence ?

-- Je m'en souviens ; le voici : « Fergus O'Breane, sujet anglais, se disant don José Maria Tellès de Alarcaon, marquis de Rio-Santo, grand de Portugal, coupable d'assassinat sur la personne de M. James Mac-Nab, esquire, avocat près les cours de justice de Glasgow, coupable de complicité dans une tentative de pillage de la Banque de Londres, sera exécuté par la corde, devant Newgate. »

Puis il ajouta :

-- On n'oublie pas ces choses-là. Si vous y étiez, dites si c'est exact.

-- J'y étais, répliqua Rio-Santo rêveur ; et je vous le garantis, monsieur, la sentence prononcée de jour-là fut une iniquité ! Dieu voit plus loin et plus juste : s'il a permis au criminel supposé de se soustraire à l'injuste sentence, c'est peut-être afin de vous donner le temps de revenir sur votre crime légal. Je suis M. de Rio-Santo, et à mon tour je vais vous juger !

Sir William Innes fit un pas en arrière et son interlocuteur le regarda dans les yeux :

-- Ce jour-là, reprit-il, vous m'avez accusé sans preuves ; vous venez de formuler une autre accusation insultante pour votre nièce et pour moi, et voici ma sentence : Embrassez votre nièce, monsieur, aimez-la autant et plus que si elle était votre fille, et dites-lui que Fergus O'Breane ne se venge jamais ni d'une femme, ni d'un juge, mais d'un peuple. Mon chemin n'est pas celui du crime, il est celui qui mène à la destruction du despotisme anglais. Vous avez cru bien faire jadis en condamnant un homme : cet homme est sûr de bien faire en condamnant une nation. Quand des innocents se trouvent en travers de sa route, il les écarte ou les sauve. Encore une fois, monsieur, voici votre nièce.

Il était noble, grand et beau ; ses yeux resplendissaient de cette flamme divine qu'on y voyait toujours aux heures des grandes actions et les malheureux, qui tout à l'heure croyaient venu pour eux le moment de mourir, étaient suspendus à ses lèvres, d'où tombaient pour eux des paroles de miséricorde, pour d'autres des paroles de haine sous lesquelles ils entrevoyaient quand même une justice plus haute.

Le premier magistrat de Brisbane s'inclina. La jeune fille qui était sa nièce s'agenouilla et baisa la main de Rio-Santo. D'autres, parmi les plus belles, vinrent toucher aussi ses doigts de leurs lèvres.

Même au milieu des ruines qu'il amoncelait, le marquis de Rio-Santo faisait fleurir l'amour.

XV -- DAVID ET GOLIATH

On s'illusionne souvent sur les mérites de certaines gens : témoin ce petit coquin de Snail que personne n'eût cru capable de rancune, alors qu'il en avait à revendre.

L'accueil du bushranger au sommet du Sea-View avait, on en conviendra, manqué pour lui de cordialité. Depuis ce temps, les choses avaient bien semblé s'arranger, sauf quelques boutades du malin garçon ; mais celui-ci avait quand même dans le gosier un revenez-y de laudanum, sans compter le cercle autour de son crâne et sa démangeaison au col. Aussi ne parvenait-il pas à oublier ces péripéties diverses et gardait-il par devers lui une incroyable animosité contre Brady. Or, on le sait, rien ne devient dangereux comme un pygmée en passe de vouloir se venger d'un géant.

Brisbane achevait de brûler et les bandits cherchaient encore à disputer aux flammes ce qui pouvait présenter pour eux un intérêt ou un profit. Leur moisson pourtant avait été abondante et nul d'entre eux ne songeait à réclamer d'autre salaire. Ils avaient garni amplement leurs poches et bu ferme, au hasard des trouvailles solides ou liquides : ils avaient cependant encore soif de gain et de gin, car de tels appétits sont insatiables.

Rio-Santo attendait que tout fût fini, non point pour savourer le spectacle de la ville détruite, mais bien pour assurer son œuvre de générosité et de pardon. Sa confiance en Brady était limitée ; il ne voulait pas, lui parti, que les bandits demeurassent dans la ville ou y revinssent pour mettre les habitants à rançon, ou se livrer peut-être à une épouvantable orgie. Il avait promis la vie sauve à tous, l'honneur intact aux femmes : c'était à lui de sauvegarder le tout.

Assis sur un tertre, le menton dans sa main, il contemplait les dernières lueurs mourant peu à peu et ce qui avait été Brisbane s'endormant sous un manteau de cendres chaudes. Parfois, sous l'action du vent d'est, un jet de flammes piquait dans ses yeux sombres une rapide étincelle et des pensées en foule l'assaillaient. Il voyait devant lui brûler ainsi des cités florissantes, au-dessus desquelles flottait la veille le pavillon anglais ; il voyait des mains suppliantes se tendant vers lui, du sang au seuil des portes. Il voyait, plus haut que les tours de Westminster, plus haut que les nuages, touchant presque le ciel, l'édifice de la puissance britannique ; et lui, à la base, portait la cognée et sapait à coups redoublés, jusqu'à ce que tout s'écroulât avec un bruit énorme qui faisait trembler le monde.

Rio-Santo voyait tout cela dans les flammèches s'envolant vers la mer ; il entendait aussi les gémissements des femmes, et tout ce qu'il y avait en lui d'humanité, de bonté et d'amour planait comme un rêve au-dessus de la réalité lugubre. Aimer, c'était le bonheur ; mais détruire était le devoir. Et devant le devoir, tout fuyait : visions aimées, beautés, générosités, grandeur d'âme, tout s'effaçait sur le fond de l'horizon rouge où se détachait l'image de l'Irlande enchaînée.

Rio-Santo justicier, Rio-Santo vainqueur était dans ses humeurs noires, et ni Bembo ni Grahame n'osaient lui adresser la parole. Il allait pour l'instant son chemin de violence et de brutalité, il n'avait pas besoin de faire appel à leur cœur. Son bras, c'était Snail ; c'étaient les bandits dont il se servait avec dégoût, qu'il haïssait presque. Il les lâchait comme une meute dont Snail était le piqueur, relevant la trace du gibier, mettant les chiens sur la piste et les excitant de la voix. Le marquis réservait Ange Bembo et Randal Grahame pour des choses plus dignes. Cette besogne d'incendiaire l'écœurant, il leur épargnait son propre écœurement.

Il appela Snail :

-- Va chercher Brady, dit-il en étendant le bras vers la cité fumante ; dis-lui de rassembler sa bande et de regagner le Sea-View. Je n'ai plus besoin de lui et je veux qu'il disparaisse d'ici sur-le-champ. Va !

Décidément, depuis la veille Snail possédait la confiance de son maître et s'en montrait fier. Toutefois, ce n'était pas l'unique motif pour lequel il se frottait les mains, car lui aussi avait son plan.

Il se glissa dans les rues désertes, franchit des poutres enflammées, se heurta à des bandits à moitié ivres, sales et repoussants.

Il ne se sentait plus la tête lourde. Une idée venait de germer en son esprit et cette idée le mettait en joie. Avec quel plaisir il eût confié ses desseins à son ami Paddy O'Chrane ; par malheur, celui-ci était loin et bien que l'élève se sentît désormais de force à voler de ses propres ailes, il n'en regrettait pas moins de ne pouvoir associer le bon capitaine à ce qu'il allait faire.

Il trouva le bushranger fort occupé à distribuer à ses vingt hommes, à l'exclusion des autres, les armes des highlanders : c'étaient de belles et bonnes armes de Sheffield. Les coupe-gorge de la montagne n'en avaient pas encore eu de semblables. Il y avait aussi des plaids et des couvertures dont il fait bon se munir pour les affûts nocturnes, et des souliers solidement ferrés, comme en portent les chasseurs d'Écosse. Tout cela était de bonne prise. Certes, abandonner pareille aubaine eût été une inconséquence dont les gredins de la troupe de Brady étaient incapables. Bien plus, songeant avec raison que le soleil du lendemain ramènerait à Brisbane une température de 62 degrés, ils s'emparèrent indistinctement de tous les vêtements laissés par les highlanders sur leurs lits, au moment de la surprise ; il est des cas où, pour échapper à une battue, des costumes de ce genre sont utiles aux brigands. Sa Majesté, d'ailleurs, ne devait-elle pas se hâter de rendre d'autres armes et d'autres vêtements à ses soldats, ce qu'elle oublie généralement de fournir aux brigands du Sea-View.

Comme il ne restait plus rien à prendre à la caserne, Brady donnait l'ordre d'y porter des fascines et de l'incendier, lorsque Snail lui toucha l'épaule. Le bâtiment se mit à flamber aux yeux de ceux qui n'avaient pu y achever leur nuit, et les deux compères s'en allèrent causer à l'écart.

-- Son Honneur est content de vous, dit avec emphase l'ami du capitaine Paddy ; je me permets de vous en informer en son nom. Vos hommes doivent être satisfaits également : ils ont plus gagné en une nuit que vous ne leur donnez en un an dans la montagne.

-- C'est vrai, répliqua le bushranger ; tu es heureux d'avoir un pareil maître, petit bout d'homme.

-- Vous ne m'avez pas toujours dit cela, seigneur Brady.

-- C'est vrai encore ; mais la langue va plus vite que la sagesse et j'ai des excuses à te faire...

-- Si vous le voulez bien, nous parlerons de cela tout à l'heure, repartit Snail en dissimulant une grimace de satisfaction. Pour l'instant, il y a des questions plus urgentes. Il n'est point de fête dont on ne voie la fin, maître Brady : renvoyez vos hommes au mont Mitchell où ils vous attendront ; quand nous aurons causé, vous irez les rejoindre. Pour ce que j'ai à vous offrir, nous n'avons pas besoin de témoins.

Après les compliments de Snail, le bandit eut le tort de prendre ces mots pour une promesse ; il entrevit une seconde bourse pleine d'or, à garder comme l'autre dont il avait à peine distrait quelques guinées.

-- Soit, dit-il, mais tout d'abord qu'allons-nous faire de ces porte-jupes ?

Du doigt il montrait les highlanders et sa question était soulignée d'un geste sinistre.

-- Non, dit Snail en hochant la tête. Ceux-là, comme les autres, ont la vie sauve.

-- Ton maître a des idées qui m'échappent, grommela le bandit. Il se fera des ennemis de ceux qu'il aura épargnés : mon principe à moi est de n'épargner personne.

-- Je le sais, dit Snail sournoisement. C'est aussi le mien, quand il m'est permis de commander : ici j'obéis. Vous n'avez pas peur, je suppose, que ceux-ci vous poursuivent, en chemise et les mains liées, quand par surcroît vous leur avez pris leurs armes ? Abandonnez-les à leur sort, seigneur Brady, ils s'arrangeront à leur façon... Dans un quart d'heure vos hommes devront avoir quitté la ville. Me jurez-vous qu'ils n'y reviendront pas ?

-- Je m'en porte garant, répliqua le bushranger.

Il éprouvait une satisfaction trop vive pour faire une objection. À ses yeux, Snail était un demi quart de dieu, Rio-Santo un dieu entier. Il eût suivi l'un et l'autre, -- ou l'un ou l'autre, si l'on eût voulu de lui. Le roi des montagnes s'était amendé à la façon d'un valet depuis qu'on l'avait laissé prendre part à la curée.

Les highlanders étaient solidement liés. Ils ne furent pas peu surpris cependant de voir leurs ennemis se retirer et leur stupéfaction s'accentua quand Snail vint les saluer avec ironie, et leur dit :

-- Messieurs de l'armée britannique, vous êtes complètement libres. C'est là du moins une façon de parler, car aucun de vous ne pourrait à cette heure me saluer à la mode militaire. Patience ! la mode changera, et puisque vous ne semblez pas tenir outre mesure aux bracelets improvisés dont on a orné vos poignets, servez-vous des longues dents que Dieu, dans sa bonté, a mis à votre disposition, pour rompre vos liens... Maintenant, gentlemen, croyez-moi : une autre fois, ne vous laissez plus surprendre ainsi, car s'il peut être agréable aux nourrices de Londres de voir les jambes nues d'un Écossais, il me paraît burlesque de vous trouver en chemise à une heure où tout bon soldat de Sa Majesté devrait dormir sur les deux oreilles.

L'Australie a décidément du bon : jamais, dans la Cité, le petit Snail n'eût pu tenir pareil discours à cinq officiers et à quatre-vingt-dix-huit hommes d'un régiment d'highlanders.

Tout au moins, leur parlant ainsi en maître, avait-il la pudeur d'employer des formes polies et de leur cacher que lui aussi avait un maître.

Cet acte de forfanterie accompli et le haussant encore dans l'esprit du bushranger, il toucha le bras de celui-ci et lui dit :

-- C'est chose entendue, n'est-ce pas ? Dans un quart d'heure votre bande hors de Brisbane et je vous attends ici.

Quoique ne recevant jamais d'ordres, à son dire de la veille, Brady fut tout heureux d'acquiescer à celui-là, après tant d'autres. Son terrible sifflet retentit en trilles saccadées et derrière lui se groupèrent immédiatement les bandits aux faces bestiales, aux formidables poings. À moitié ivres et chargés de butin, ils laissèrent tomber un regard de regret sur ce qu'ils abandonnaient encore et se décidèrent avec peine à suivre leur chef.

Celui-ci les conduisit hors de la ville, sur le chemin du mont Mitchell, et les mit aux ordres d'un de ses lieutenants, en lequel il avait la plus entière confiance. Pour plus de garantie, il dit en les quittant :

-- Je vous rejoindrai dans un instant et je vous compterai. Si un seul est revenu vers Brisbane, j'en ferai fusiller dix.

Cet argument était péremptoire. Du bushranger à ses coquins et de Rio-Santo au bushranger, il y avait la même distance et la même obéissance passive. Après pareille promesse, aucun des pillards n'aurait eu la velléité de revenir sur ses pas. Snail les vit défiler devant lui avec une satisfaction qu'il eut bien de la peine à contenir.

La colonne ayant pris le chemin du mont Mitchell, Brady revint trouver son ami Snail : ils avaient un égal désir de causer en tête à tête et sans témoins importuns. Le dernier riait sous cape, il n'avait jamais éprouvé de sa vie pareille joie : l'amitié entre deux honnêtes gens est décidément une bien belle chose.

-- Venez, dit-il en pressant le bras du bushranger. Seigneur Brady, je me souviendrai toujours de vous, je vous le promets. Mais on ne sait ni qui vit ni qui meurt. Les hasards de l'existence sont grands : peut-être ne nous reverrons-nous jamais en ce monde ; c'est pourquoi j'ai voulu causer un instant avec vous. Je suis, je vous l'ai dit, un gentleman de Londres, gentleman de la grande famille des voleurs, si vous voulez ; vous, vous êtes le plus fieffé coquin du Sea-View. Avec de pareils titres, on est forcé de s'entendre.

Tout en jasant, il l'entraînait vers un endroit désert, opposé à celui où se trouvait Rio-Santo et là où les lueurs de l'incendie projetaient à peine quelques pourpres reflets. C'était curieux de voir ainsi ce géant et cet atome, passant dans les rues d'une ville que l'un et l'autre avaient contribué à ruiner et n'ayant pas un regard de pitié au spectacle de leur œuvre. Ils avaient, à vrai dire, autre chose à penser et le plus petit, auréolé d'une force supérieure à laquelle obéissait celui-là même qui était la violence et la force, sentait croître en lui une audace proportionnée à la taille de son adversaire.

Ils arrivèrent ainsi à une pauvre cabane trouvée abandonnée par les bandits à laquelle on n'avait pas songé à mettre le feu. Snail s'assit sur le seuil et murmura comme pour lui seul :

-- Si j'étais le maître sur le mont Sea-View, je ferais des prodiges.

Brady prêta l'oreille et répondit :

-- Il est possible d'en faire, petit homme, s'il te plaît que nous soyons deux. Il faudrait signer un pacte : le premier qui le violerait serait forcé de disparaître.

-- C'est que je voudrais être seul, dit Snail. Mais nous parlerons de cela une autre fois. J'ai soif, buvons. Votre gin était bon là-haut, seigneur Brady. Vous n'offrez pas de votre gin à tout le monde et vous m'avez fait boire quelque chose d'horriblement détestable.

-- J'en ai du bon pour mes amis, tout au fond de ma grotte. Viens le goûter, petit, si cela te fait plaisir.

-- Quoi ! s'écria le malin frère de Loo, jouant la stupeur ; auriez-vous oublié votre gourde, seigneur Brady ? Eh bien ! je suis moins mal monté que vous. Ces coquins de Brisbane avaient le palais délicat et, par ma foi, j'ai pu sauver une bouteille de vin qui vaut son pesant d'or. Voulez-vous y goûter ?

Ce disant, il tendit au bushranger une gourde cachée sous ses vêtements et toute remplie d'un liquide rougeâtre impossible à voir à travers la paille qui recouvrait le flacon.

-- Je t'en laisse l'honneur, dit Brady soudain méfiant ; bois le premier.

Snail haussa les épaules.

-- Vous parlez d'un pacte d'alliance entre nous, dit-il, et voilà déjà que vous avez peur. Si je vous suivais, avant deux jours vous auriez tenté de m'empoisonner et vous refusez la première goutte de liqueur que je vous offre. Vous avez la force, maître Brady, mais la tête vous manque, je vous l'ai déjà dit. Il serait facile de vous déloger du Sea-View.

À ce moment, le bandit était en pleine lumière et Snail, au contraire, restait dans l'ombre. Il est des instants où cette situation de deux adversaires, se disant néanmoins amis, a bien son importance.

Snail prit la gourde des mains de Brady et l'éleva au-dessus de sa bouche :

-- À votre santé, dit-il, et au partage de Sea-View.

Mais tout ce qui tombait de la bouteille glissait le long de la maigre poitrine de Snail et ses lèvres restèrent sèches.

-- Où est votre confiance en moi, maître Brady ? s'écria-t-il. Vous avez craint de boire avant votre futur associé, entre gentlemen ce sont là des petitesses... Palsambleu ! la fière liqueur !... à votre tour... Allez-y toutefois à petites gorgées et laissez-en dans la gourde : je n'en retrouverai pas souvent de pareil. Or ma femme Madge aime les liqueurs fortes : je veux qu'elle en boive de celle-ci à mon retour en Angleterre. Buvez, seigneur Brady, je vous arrêterai à temps ; mais, à la vérité, je ne sais pas si ceci est bien du gin ou autre chose.

Le bushranger avait mis le goulot dans sa bouche et lampait. En prononçant ses dernières paroles, Snail posa la main sur le coude haut levé :

-- Assez, dit-il, il en faut laisser pour Madge.

Il reprit brusquement la bouteille au moment où les yeux de Brady se révulsaient. Un bûcheron n'abat pas un chêne d'un seul coup de cognée, et le bandit était plus résistant qu'un chêne. Il tourna vers Snail un regard glauque où passa cependant un éclair de haine, puis son corps de colosse s'abattit. Snail lui posa un pied sur la poitrine et se mit à danser la gigue.

-- Il a bu la dose voulue, fit-il ; s'il se réveille, je ne donnerai pas de gin au bandit du Sea-View.

Il souleva la tête du bushranger, puis la laissa retomber sur le sol où elle rendit un son mat.

-- La calebasse n'a pas même besoin d'une balle, murmura-t-il. Je sais où est la grotte de la montagne et décidément j'y viendrai avec Madge. Nous y ferons des affaires en n'y pendant personne. Celui-ci était une brute ; je le lui ai dit avant-hier. Un gentleman de la Cité a d'autres manières de vivre.

Il jeta la bouteille qui se brisa sur le sol et leva les yeux vers le ciel étoilé :

-- J'ai mon étoile aussi, murmura-t-il. Elle est petite, mais elle brille ; il n'est pas toujours besoin d'être grand pour savoir balayer les obstacles.

Quand il ramena ses yeux devant lui, il fit un formidable bond de côté et nous devons avouer qu'il eut, l'espace d'une seconde, véritablement peur.

Brady s'était redressé ; c'était maintenant un géant horrible à voir, les lèvres convulsées, les yeux hors de l'orbite et la langue pendante.

Il avait les entrailles brûlantes ; le poison, qui ne l'avait pas tué sur le coup, le torturait. Sa bouche écumait et des sons rauques s'exhalaient de sa gorge. Malgré le trouble de son esprit, il avait compris que Snail voulait se venger et formait le dessein de l'écraser. À présent remis de sa première émotion, Snail riait de voir tituber ce colosse.

Le titan leva son bras pour terrasser le pygmée. Le bras s'abattit dans le vide parce que le pygmée avait fait trois pas en arrière et restait là, narquois et triomphant : il était heureux de voir son ennemi souffrir.

-- Seigneur Brady, fit-il, paraît que ma potion était mauvaise ; la vôtre l'était aussi et nous serions quittes si vous ne m'aviez fait subir qu'une épreuve ; par malheur, j'en ai subi trois, sans compter le poignard dont vous m'avez menacé par la suite. Si j'avais une corde, j'essaierais de vous pendre à l'une des poutres de Brisbane ; hélas ! je n'ai pas de corde ; je vous épargnerai donc la seconde épreuve. Le diable sait que cela n'est pas ma faute.

Vainement le bushranger essayait de faire un pas en avant ; sa lourde tête l'emportait et, quand il se relevait, il grinçait des dents : ses formidables mâchoires eussent broyé le crâne de son adversaire.

Celui-ci riait toujours. Dans de telles circonstances, son ricanement était terrible.

-- Seigneur Brady, dit-il, vous connaissez maintenant le marquis de Rio-Santo, mon maître ; il est urgent que vous fassiez aussi connaissance avec son serviteur. Vous avez du bon gin dans votre caverne du Sea-View, du poison dans une bouteille de Trafalgar ; vous avez encore devant votre porte un arbre dont les branches ne sont pas solides et à votre ceinture un pistolet volé. Je suis bon prince, partageons : je vous laisse le gin, la bouteille de Trafalgar et la branche ; mais votre pistolet me fait grande envie, il est moral que je vous l'enlève, le bien volé ne profitant jamais.

L'instant d'avant, le fils de Donnor d'Ardagh avait eu l'idée de s'emparer du pistolet du bushranger ; s'il ne s'était pas pressé de le faire, c'est parce qu'il cherchait son étoile. À présent il était trop tard, sa fanfaronnade venait mal : le bushranger avait son pistolet au poing.

À vrai dire, il eût répugné à Snail d'agir à l'égard du bandit comme celui-ci avait agi avec lui-même : appuyer le canon sur le front et tirer. Cela d'ailleurs ne réussit pas toujours et, pour s'en souvenir, le frère de Loo n'avait qu'à toucher son cuir chevelu au-dessus des oreilles.

De plus, c'eût été trop tôt fini et si l'on connaît le plaisir éprouvé par un chat jouant avec une souris, on peut se faire une idée de ce qui peut arriver en renversant les rôles. La souris tenait le chat et prétendait bien s'en amuser avant de lui donner le coup de grâce.

Le chat écumait de rage, des bourdonnements passaient dans sa tête : la lutte entre la vie et le poison avait, chez cet être formidablement charpenté, une tout autre puissance que dans un corps débile et, pour résister encore, il fallait être Brady.

Le bushranger étendit le bras, résolu à tirer ; il n'appuya pas sur la gâchette, pourtant, parce que sa main n'étant plus sûre, il lui fut impossible de viser. De plus, tirer sur Snail équivalait à essayer de tuer un serpent, tandis que celui-ci avait devant lui une cible sur laquelle eût pu tirer un enfant sans la manquer.

Les deux hommes étaient en face l'un de l'autre, sans témoins. Les reflets mourants de l'incendie éclairaient les yeux vifs de l'un, la face morne et abêtie de l'autre : à première vue, un coup de dent de celui-ci eût pu réduire celui-là à néant. Mais souvent la ruse peut être mise en balance avec la force et l'on a vu des lions tourmentés par des mouches. Il était difficile de prévoir qui des deux auraient le dessus.

Snail n'avait jamais usé ses chaussures sur les bancs de l'école, par conséquent, n'ayant pas appris l'histoire, il ignorait absolument la bataille de Fontenoy et ce qui s'y passa. Toutefois il se piquait de temps en temps, et dans les grandes circonstances, de sentiments chevaleresques, peut-être inspirés par l'exemple de son maître. Aussi, tout en narguant son adversaire, il le salua d'un grand geste et lui dit :

-- Seigneur Brady, vous êtes le plus âgé, le plus grand, j'allais dire le plus sot... À vous l'honneur de tirer le premier.

Un spasme de colère et d'impuissance secoua tout le corps du bandit. Il s'affermit sur ses jambes, visa et fit feu : son projectile siffla aux oreilles de Snail.

Celui-ci se tordit dans un rire convulsif :

-- Maladroit ! s'écria-t-il ; c'est à moi maintenant, et si dur que soit votre crâne, ma balle n'en fera pas le tour. Gare à vous, Brady, votre calebasse va sauter ; vous ne reverrez jamais votre caverne, vous ne boirez plus de gin... Voyons, causons un peu, pour vous donner le temps de vous préparer à faire le grand saut. Je dois, avant de vous dire adieu, vous remercier de l'hospitalité charmante dont vous m'avez gratifié dans la montagne ; le diable va vous rendre cela de ma part, c'est mon banquier. Il ne fait pas bon, voyez-vous, jouer avec un plus petit que soi : vous direz cela à vos amis que vous retrouverez en enfer, puisque vous ne pouvez en informer ceux qui vous attendent sur le mont Mitchell.

-- Assez, vipère, gronda le bushranger à demi fou.

-- Non, ce n'est pas fini, répliqua Snail ; parlons un peu affaires pendant qu'il en est encore temps. Vous avez de l'or dans vos poches : la bourse donnée par le marquis de Rio-Santo et sans doute quelques menus objets de valeur ramassés pendant le pillage. Tout cela va être pour moi et aussi votre beau pistolet dont j'ai si grande envie. Vous me léguez le tout par testament volontaire et verbal. Que c'est admirable à vous ! On n'est pas plus charmant. Ah ! je vous regretterai, seigneur Brady ; nous nous entendions si bien tous deux ! Enfin, l'amitié a de cruelles exigences et grâce à vous je ne serai plus si pauvre quand j'aurai pris ce qu'il y a dans vos poches. On a vu des fortunes commencer ainsi et peut-être, si le cœur lui en dit, pourrai-je bientôt venir m'installer avec Madge au sommet du Sea-View ? Et Madge prononcera bien souvent votre nom dans ses prières. Par malheur, ses prières sont rares, le cher cœur n'ouvre la bouche que pour entonner, et ce qu'elle entonne ce ne sont pas des psaumes !

Ce discours avait été long à entendre, surtout pour un homme aux portes de l'éternité. Par un effort surhumain, le bushranger fondit en avant, les poings serrés, lancé comme un boulet. Une détonation retentit ; le colosse s'arrêta net, tournoya plusieurs fois sur lui-même et tomba comme un chêne frappé par la foudre.

Snail sachant que toutes les balles ne tuent pas, son premier soin fut d'aller vérifier les effets de la sienne. Elle était entrée par l'œil gauche et, traversant toute la boîte crânienne, était sortie derrière la tête. La mort avait été foudroyante.

-- Décidément, se dit-il, mon ami Paddy O'Chrane a raison : le plus court chemin est la ligne droite.

Pour justifier cet axiome, il alla tout droit à la poche de Brady où se trouvait la bourse presque intacte donnée par Rio-Santo ; il la soupesa presque avec religion et murmura :

-- C'eût été dommage de la laisser entre les mains de ce mécréant. L'or de Son Honneur est sacré et doit rester dans son entourage : celui-ci s'était fourvoyé.

Il y avait bien d'autres choses encore dans les poches du bushranger ; une à une elles passèrent dans celles de Snail. Puis il mit à sa ceinture le magnifique pistolet, incrusté de nacre et monté d'argent, volé jadis à un lord ; il y mit aussi deux poignards à lame longue et fine, armes de prix qui n'avaient rien coûté au bandit. Puis il s'agenouilla auprès du cadavre, non point pour une oraison, car Snail ne savait pas plus de prières que d'histoire, mais pour écouter une dernière fois si le cœur avait bien cessé de battre. Deux précautions valent mieux qu'une ; s'il n'avait pu renouveler la dose de poison, rien ne l'empêchait de doubler celle de plomb en cas de besoin, ou d'éprouver la lame des poignards.

Il se releva vite : le bushranger était bien mort, encore mieux dépouillé. Snail n'avait plus rien à faire auprès de lui.

Allègrement et tout en sifflant pour célébrer sa victoire, il s'en vint retrouver le marquis et lui rendre compte de sa mission.

-- Les bandits sont loin, lui dit-il. Je les ai vus prendre le chemin des montagnes et pas un seul n'est resté dans la ville. Brady m'a juré qu'ils ne reviendraient pas.

Puis, entre bas et haut, il ajouta :

-- Lui seul est encore à cette heure dans une rue de Brisbane.

Un regard interrogateur du marquis suffit pour l'obliger à compléter ses explications :

-- Je l'ai trouvé à un bout de la ville, reprit-il, étendu sur le sol avec une balle qui lui a traversé la tête. Il est mort.

Rio-Santo fixa les yeux sur le pistolet dont la crosse scintillait à la ceinture du petit homme. C'était une question. Il le comprit :

-- Nous avions un compte à régler, lui et moi, fit-il lentement ; la chose est faite.

Le marquis lui tourna le dos sans mot dire et Snail se félicita d'être allé au-devant des pensées de son maître.

XVI -- INVITATION

Cinq bâtiments de plaisance, -- on n'en pouvait douter, -- légers et coquets, battant pavillons inconnus, doublèrent le cap Howe, passèrent devant Port-Wilson et arrivèrent en vue de Port-Philippe, en avant de la rade de Melbourne.

La coutume et la règle veulent que des barques aillent reconnaître d'abord les navires demandant l'entrée de la rade ; le capitaine de port est libre alors de l'accorder ou de la refuser.

Dans le premier cas, les arrivants reçoivent alors la visite de la santé , qui signe une franchise s'il n'y a pas de cas de maladie contagieuse. Dans le second et, il faut le dire, ce dernier cas est excessivement rare, puisque presque toujours, à Melbourne, on avait affaire à des sabots de commerce isolés, dont l'Angleterre, dans son propre intérêt, devait favoriser l'initiative, un quartier-maître suffit généralement à cette visite.

Dans la circonstance présente, on jugea qu'un officier n'était pas de trop et le lieutenant du port lui-même se chargea de la reconnaissance. Comme en France, ces fonctions sont confiées d'ordinaire à d'anciens marins retraités et encore valides, vieux loups de mer aux allures de requins, mais dont la grosse voix n'effraye jamais personne.

Les cinq navires n'avaient rien de belliqueux et l'on n'y voyait dépasser la bouche d'un canon sur aucun d'eux. Ils paraissaient tous aménagés avec luxe. L'un, même, plus brillant, semblait un grand yacht de plaisance construit pour quelque prince paresseux, aimant à bercer ses rêveries sur les flots ; ce fut vers celui-là d'abord que se dirigea la baleinière montée par le lieutenant du port et quelques rameurs.

À la coupée, l'officier anglais fut reçu avec les plus grands honneurs.

Le capitaine l'accueillit avec la plus entière bonne grâce, non sans lui présenter deux gentlemen, plus affables encore s'il est possible, qui se tenaient à ses côtés. Les matelots étaient rangés sur le pont. La conversation s'engagea non point sur le ton d'un questionnaire officiel, mais avec urbanité de part et d'autre.

L'Anglais se présenta lui-même le premier, s'introduisit , pour parler comme de l'autre côté du détroit :

-- Sir Edmund Fancett, ancien officier de la marine royale, lieutenant de port à Melbourne.

Puis ce fut au tour de ses hôtes :

-- Le capitaine Paddy O'Chrane, commandant de navire ; le cavalier Angelo Bembo et Son Honneur Randal Grahame, esq. Tous les équipages sont anglais.

Une fois les saluts échangés, le cavalier Bembo se mit à la disposition de son visiteur, après lui avoir offert un verre de délicieux whisky, prévenance très propre à assurer la cordialité des relations.

-- Ce bâtiment, monsieur, lui dit-il, s'appelle The Sullen (la Sournoise), un nom pouvant prêter à équivoque pour ceux qui ignorent les circonstances de son baptême ; ce serait trop long de vous faire connaître les motifs de ce choix singulier. Les autres corvettes sont la Miss Mary, l'Irlande, The revenger (la Vengeance), -- encore un nom qui n'est pas dû au hasard, -- et The Hope (l'Espoir). Tous sont la propriété d'un grand seigneur très bon, très riche et plus puissant que le plus puissant maharajah des Indes. Ses titres sont innombrables, mais son nom ne vous dirait rien ; je vous entretiendrai plus longuement tout à l'heure de sa personne, car vous n'aurez pas, je le crains, le plaisir de le voir.

Et quelle est sa nationalité ? demanda l'officier, curieux.

-- Il est d'origine anglaise, répondit Bembo. C'est la nation au sort de laquelle il s'intéresse le plus vivement. Malgré cela tous les pays sont sa patrie quand il le désire ; mais presque toujours il garde l'incognito ; nous n'avons pas à en discuter les causes. Voulez-vous que nous visitions la Sournoise ?

Le lieutenant s'inclina, laissant comprendre qu'il ne voulait pas pousser plus loin des investigations peut-être indiscrètes, et, dans sa cervelle obtuse, s'ancra une idée impossible à déraciner désormais : le personnage en question devait être un de ces fabuleux princes indiens, un maharajah en voyage. La splendeur de l'Inde a fasciné tant d'Anglais que les intelligences courtes rapportent à elle tout ce qui est vaste et grand en faveur de l'Angleterre.

-- Le prince ne se montrera-t-il pas, demanda-t-il, pendant son séjour dans le port de Melbourne ?

Cette appellation de prince plut à Bembo, qui résolut de s'en servir :

-- Si, répondit-il, vous verrez sans doute le prince demain.

Et il l'entraîna pour lui faire les honneurs de la corvette.

Le pont était d'une méticuleuse propreté. Les voiles, rouges comme celles d'une tartane de l'Adriatique, étaient du plus gracieux effet. Des tentures en velours de même couleur s'accrochaient aux mâts, couraient le long des bastingages ; les cuivres brillaient comme de l'or neuf et sir Edmund Fancett, écarquillant ses gros yeux rouges émerveillés, vit que le pavillon était aussi couleur de sang, d'un rouge sombre : il ne figurait pas sur le tableau universel des couleurs nationales, appendu aux murs de son bureau.

Paralysé qu'il était par l'admiration, cette circonstance ne le mit point en défiance, d'autant plus qu'un autre mystère le laissait perplexe : de l'extérieur, il n'avait vu aucun canon ; à chaque pas, maintenant, il se heurtait à un affût. Angelo Bembo s'attendait à cela et sourit :

-- Je vois ce qui vous étonne, dit-il, c'est pourtant très simple. Ces bâtiments doivent être à deux fins : navires de plaisance en temps ordinaire, navires de guerre quand il en est besoin : le cas s'est présenté déjà. La vie de notre maître est précieuse ; personne ne le sait mieux que le cabinet de Saint-James. Mais, semblable à tous ces Orientaux qui s'ennuient dans leur faste même, il est sujet à des accès de tristesse dont les voyages seuls peuvent le distraire. Non point les voyages ordinaires et banaux, dans les mers sillonnées par des bâtiments de toutes nations, sur les côtes où s'élèvent des capitales ou des grandes villes, mais dans les régions inconnues, à travers des îles sauvages et jusqu'aux approches des pôles. Vous avez sans doute beaucoup navigué, monsieur ? Depuis cinq ans, nous avons vogué plus que vous dans toute votre vie. Dans ces conditions, vous comprenez pourquoi nous avons besoin d'être solidement armés. Si nos canons sont muets presque toujours, il leur est arrivé de faire entendre leur voix contre des tribus nègres hostiles.

-- Je comprends, je comprends, balbutiait le lieutenant en se confondant en salutations. Tous mes compliments, monsieur ; l'ordonnance est irréprochable et ces pièces d'artillerie sont merveilleuses de formes ; elles doivent l'être aussi de précision.

-- Vous avez dit vrai, repartit Bembo ; ce sont des bijoux à longue portée, tout ce qui s'est fabriqué de mieux en Europe depuis quelques années.

-- Un détail m'échappe, murmura Sir Edmund en se grattant l'oreille. S'il n'y a aucune indiscrétion de ma part, puis-je vous demander comment vous faites pour les dissimuler si bien du dehors ?

-- Vous allez le voir, dit le cavalier en riant.

Il posa le doigt sur un bouton et, en quelques secondes, toutes les draperies s'enroulèrent, mues par des cordes glissant sur des poulies. Une double rangée de canons apparut le long de la coque, blindée jusqu'à la ligne de flottaison.

La Sournoise était parée en guerre.

Le lieutenant était ahuri :

-- Et c'est ce simple bouton ? demanda-t-il.

-- Point du tout, répondit Bembo ; le bouton transmet simplement l'ordre et le navire aussitôt change d'aspect. Nous ne pouvons lui conserver celui-ci, puisque nous sommes en pays ami : n'est-ce pas votre avis, monsieur ?

-- Oh ! certainement, s'écria celui-ci avec conviction. Comment allez-vous vous y prendre ?

Son interlocuteur pressa de nouveau sur le bouton, mais cette fois à deux reprises, et les tentures se déroulèrent, donnèrent à nouveau la note gaie de leur chatoiement.

Par une coïncidence très simple, mais qui pouvait paraître étrange aux non-initiés, les quatre autres corvettes avaient reproduit exactement la même manœuvre. Leur consigne était de toujours suivre l'exemple de la Sournoise . Louvoyant à faible distance et ayant vu l'officier anglais monter à bord, elles croyaient à un ordre sérieux, alors qu'il s'agissait d'une simple démonstration.

Ceci tenait du prodige : le lieutenant se demandait s'il n'était pas le jouet d'un songe. Il ne tarissait pas sur l'honneur fait à Melbourne par le puissant prince indien qui consentait à s'arrêter dans son port. Son seul regret était de ne pouvoir présenter à ce personnage ses propres hommages et ceux de l'Angleterre.

Un instant, le cavalier Bembo le laissa seul avec Grahame, et celui-ci lui fit visiter quelques cabines. Ange reparut peu après :

-- Le prince, dit-il, regrette de ne pas vous recevoir. Il est dans ses humeurs noires ; j'ai cru un moment qu'il allait me donner l'ordre de virer de bord, sans entrer dans le port. Je lui ai parlé de votre amabilité et il a changé d'avis ; il en change souvent. Toutefois, il vient de me soumettre un projet dont la réalisation dépendra de vous en grande partie.

-- Parlez, monsieur, mon humble personne est entièrement à vos ordres, s'écria l'officier avec enthousiasme. Il n'est rien que je ne fasse pour être agréable à ce grand seigneur et à vous-même dont le chaleureux accueil me comble d'aise.

Bembo échangea un regard avec Grahame : les choses allaient à souhait.

-- Le prince s'ennuie, je vous l'ai déjà dit, reprit le premier. Il vient de lui surgir une idée et je la crois bonne, à la condition que vous nous y aidiez.

-- Parlez, parlez, j'y souscris d'avance, répéta sir Edmund impatient.

-- Quand vous nous aurez permis d'entrer dans le port..., poursuivit Angelo.

-- La permission est accordée des deux mains, interrompit le pétulant lieutenant. Après ?

-- Nous nous embosserons en rang, étrave contre étambot et face à Melbourne. La chose a son importance, vous allez le voir. Des ponts volants seront jetés d'un navire à l'autre, de façon à les réunir tous, et ce soir...

Il s'arrêta quelques secondes pour voir l'attitude comique de son interlocuteur, et reprit avec une emphase de commande :

-- Ce soir, le prince désire offrir, à bord des cinq corvettes, un lunch suivi de bal à la haute société de Melbourne... Viendra-t-elle ?

Sir Edmund Fancett perdit toute retenue et faillit esquisser un pas de gigue.

-- Je vous en donne ma parole ! s'écria-t-il. Qui donc se permettrait de décliner une si honorable invitation ?

-- Aucune présentation n'a été faite, insista le jeune homme à dessein. Dans les mœurs de Londres, il est, je crois, d'usage...

-- Laissons les mœurs de Londres, nous sommes à Melbourne ! répliqua le bonhomme. On passera sur les usages et les présentations se feront après. Je vais sur-le-champ me rendre chez le gouverneur.

-- Voici justement une lettre pour lui ; voulez-vous avoir l'amabilité de vous en charger ? dit le cavalier. On le prie de vouloir bien honorer la soirée de sa présence et d'amener avec lui tout ce que la ville et Williamstown comptent de gentlemen et de jolies femmes. À ce soir donc, monsieur ; car, je l'espère bien, vous serez des nôtres avec votre famille ?

-- J'ai deux filles, qui n'oublieront jamais cet honneur, répondit sir Fancett, la main sur son cœur. Je ne pensais pas, messieurs, que pareille joie me fût réservée aujourd'hui et je vous remercie de toute mon âme.

-- Votre consigne vous oblige peut-être à visiter les autres corvettes ? interrompit Grahame.

-- À quoi bon ? s'exclama le lieutenant. Les règles varient suivant la qualité des gens. Je suis votre bien humble serviteur. Justement, il n'y a pas de navires dans la rade et vous pouvez choisir votre mouillage ; sans cela je leur en eusse fait assigner un ailleurs.

-- Merci, dit le jeune homme, et à ce soir.

L'officier, après des saluts répétés et obséquieux, se décida enfin à regagner sa baleinière. Il dut distribuer quelques schellings à ses rameurs, car l'embarcation toucha à terre à peine quelques minutes, pour permettre au lieutenant de faire son rapport à son chef, et glissa aussitôt sur les eaux du fleuve, allant vers Melbourne avec une incroyable rapidité.

Derrière elle, The Sullen bondit sur la vague, telle un cheval qu'on éperonne, et franchit la passe. Les quatre autres navires suivirent et vinrent se ranger, deux à tribord et deux à bâbord, l'avant tourné vers le Yarra-Yarra, fleuve sur les rives duquel est bâtie la ville de Melbourne. Le marquis, Angelo Bembo et Grahame prirent aussitôt les premières dispositions pour le bal qui devait avoir lieu le soir. Clary Mac-Farlane, presque remise de sa blessure, reçut pour mission de recevoir les dames et, pour la circonstance, la reine Mab allait redevenir la princesse Cantacouzène. Qui sait à quelle musique Melbourne allait danser la nuit prochaine ?

Avant de poursuivre, revenons à quelques explications relatives à la flottille et à nos personnages.

La Sournoise n'était plus l'ancienne Cérès capturée jadis dans les eaux de Sydney. Celle-ci avait fait place à un bâtiment svelte et gracieux, d'allure plus rapide, qui passait dans les mers comme une mouette et n'en faisait pas moins son office de pieuvre. Baptisé du même nom, il était autrement dangereux que son ancêtre : le capitaine Paddy O'Chrane le commandait en l'absence de Rio-Santo.

On a vu son aménagement luxueux, cette ingénieuse disposition de drisses et de poulies permettant, à un gabier en permanence dans une petite cabine de l'entrepont, de transformer instantanément la corvette en navire de plaisance ou de guerre. Parfois le gabier passait des semaines, les bras croisés, devant sa roue immobile : la Sournoise était alors en tenue de fête. Puis un ordre lui parvenait : de ses deux mains il saisissait une poignée, imprimait à l'appareil un mouvement de rotation et la corvette était en tenue de combat. C'est ainsi qu'on l'a vue à la pointe d'Outer North Head.

Ses quatre sœurs étaient moins luxueuses, mais la disposition principale était la même ; elles se transformaient de la même façon.

Toutes les cinq avaient escorté quelque temps le bâtiment anglais qui ramenait à Londres lord et lady Humphray, Stephen Mac-Nab et les ladies. Brusquement, durant la nuit, elles avaient viré de bord, pris la tenue de gala et navigué à grande distance les unes des autres, comme si elles n'eussent rien eu de commun. Par surcroît, chacune avait arboré un pavillon différent, ce qui les faisait paraître complètement étrangères les unes aux autres.

Seule, la Sournoise avait fait escale à Monreton-Bay pour y embarquer le marquis et les siens. Paddy O'Chrane avait aussitôt remis le commandement à Rio-Santo et s'était montré tout heureux de retrouver son ami Snail et d'écouter ses confidences.

La corvette avait ensuite cinglé vers le Sud et stoppé une fois encore à Broken-Bay. Une barque l'avait accostée aussitôt et deux femmes étaient montées à bord : Clary Mac-Farlane et Maudlin.

Enfin, les cinq bâtiments s'étaient rejoints au cap Howe et avaient arboré le pavillon rouge pour naviguer de conserve jusqu'à l'entrée de la rade de Melbourne.

Voilà donc tous nos personnages réunis et prêts à agir. On va les voir à l'œuvre.

On avait envie de danser ce soir-là sur la flottille du marquis de Rio-Santo.

XVII -- LA FINE FLEUR DE MELBOURNE

Le lieutenant Fancett ne disposait pas pour lui-même des cent voix de la Renommée. Il est à croire cependant que, ce jour-là, elles étaient à ses ordres, car la nouvelle se répandit dans Melbourne comme une traînée de poudre.

Quand l'officier se présenta au palais du gouverneur, il faillit renverser le factionnaire et tout au moins le bouscula d'importance. Il était pressé et jouait de malheur : le gouverneur était à table. Or, à moins d'un cas très grave, on ne dérangeait jamais sir Greenough Gruppe, baronet, quand il était à table.

C'était un très brave homme, ce gouverneur, gentleman accompli, d'intelligence médiocre, aimant surtout la chasse et la bonne chère. Il avait pris ainsi son parti en brave d'un mariage où sa femme avait apporté un respectable sac d'or caché dans un fagot d'épines, un caractère acariâtre, d'énormes dents jaunes et des épaules pointues auxquelles il eût été facile de suspendre un chapeau. Quant aux pieds, ils étaient larges comme la Tamise à son embouchure et longs comme un jour sans pain.

Or, quand un baronet anglais possède, par la faute des circonstances ou par la sienne, une femme dont la laideur dépare même les salons de Londres, -- que ferait-elle à Paris, hélas ? -- sa carrière est toute tracée : il s'expatrie. Les Indes, l'Australie, toutes les colonies anglaises regorgent de cadets de famille et de personnages dont les femmes, très laides, très raides et très sèches, sont à même de représenter superbement Albion.

N'ayant pas de temps à perdre à leur miroir, elles le passent ailleurs et lisent la Bible dont elles ne pratiquent jamais les préceptes. Anguleuses dans tous les sens, elles n'ont qu'un souci : arrondir leur fortune. Ô ironie des antithèses ! Elles font souche de garçons dégingandés qui, grâce aux exercices violents, deviennent plus tard de beaux hommes, et de filles qui deviennent rarement de jolies femmes. Quand on ne sait plus si elles-mêmes ont été laides ou jolies, quand elles ont les cheveux blancs, le teint basané, les crocs ébréchés, quand enfin leur mari a un compte respectable à la Banque d'Angleterre, elles reviennent moisir dans quelque comté de la Grande-Bretagne où elles minaudent avec le jeune pasteur dont elles enrichissent l'église.

Mistress Greenough Gruppe était de ce nombre, à la lignée près. En effet, à la gloire de l'espèce anglo-saxonne, cette respectable personne n'avait jamais pu mettre un enfant au monde ; si elle ne s'en louait pas elle-même, il y avait lieu de l'en féliciter.

Jeune fille, elle avait été rarement invitée à un bal et les plus hardis épouseurs eussent vu deux sacs, de cinq cent mille livres sterling l'un, logés dans les goussets de son corset, à la place où il eût dû y avoir autre chose, qu'ils eussent encore hésité. Pour ne l'avoir pas osé et avoir dansé deux fois avec elle, sir Greenough Gruppe était devenu son mari.

Un mois après la cérémonie nuptiale, -- le temps de quelques ascensions sur les pics de la Suisse et de l'Italie, -- le couple était parti pour Melbourne où madame s'était mise tout de suite à gouverner pour son mari.

Au bout de quelques années, elle avait conquis une grande autorité sur les habitants, mais n'en franchissait pas les limites permises. Dans son intérieur, son despotisme régnait en maître. Sir Greenough Gruppe, n'ayant pu en avoir raison, avait transigé ; moyennant la promesse d'une table bien servie, -- et il y veillait, -- il avait obtenu la paix chez lui. Comme compensation, il laissait à sa femme la haute main sur la maison, les domestiques, la volaille et sur la majeure partie des affaires du gouvernement.

Le lieutenant Fancett insista si fort pour être introduit sur-le-champ que le bruit fait par lui parvint jusqu'aux oreilles de mistress Lucretia Greenough Gruppe.

Elle aussi était à table, mais là comme ailleurs et plus qu'ailleurs, il lui fallait être en désaccord avec son mari. Tandis qu'on apportait à celui-ci des mets recherchés et abondants, on lui servait à elle un œuf à la coque. C'était une protestation muette dont il n'avait cure, sachant qu'une heure avant sa femme avait mangé une livre de rosbif.

S'il avait défendu qu'on le dérangeât quand il était à table, il ne voyait aucun inconvénient à ce qu'on dérangeât sa femme ; même il avait prévu ce cas d'où il tirait un peu de tranquillité entre la poire et le fromage. C'est souvent à ce moment qu'ont lieu les discussions de ménage et bien des maris voudraient qu'on vînt appeler leur femme avant le dessert et le café.

Rien d'étonnant donc à ce que la sèche Lucretia se levât en percevant les gloussements de sir Edmund Fancett. Quand ils se trouvèrent en face l'un de l'autre, celui-ci cessa de crier et l'autre commença à froncer les sourcils.

-- Very, dit-elle, quel est ce tapage ? Est-ce vous, gentleman, qui provoquez ce scandale ?

En d'autres circonstances, le lieutenant de port eût épuisé toutes les formules de salutations, affirmé son dévouement et fait cent révérences. Il se borna à brandir sa lettre et s'écria :

-- Un riche prince indien, un maharajah, est dans le port avec une flotte de cinq navires. Il m'a confié l'honneur de venir vous présenter ses hommages et vous inviter à une fête somptueuse sur la rade. Veuillez lire, madame.

La femme du gouverneur crut le lieutenant devenu fou et regarda autour d'elle pour s'assurer qu'on pourrait lui porter secours en cas de besoin. Puis, affectant une impassibilité en rapport avec l'importance de son rôle, elle brisa le cachet, bien que la lettre fût adressée au gouverneur.

Les formes les plus polies y étaient employées ; on s'excusait de déroger aux principes du cant britannique exigeant la présentation préalable, et l'invitation était présentée de telle sorte qu'il était impossible de la refuser.

Le lieutenant fit un bond désordonné dans l'estime de son interlocutrice. Celle-ci le fit entrer dans un vaste salon, où elle-même alla s'enfouir dans un fauteuil à haut dossier qui ressemblait à un trône, et, tout en l'écoutant, elle tambourinait de ses doigts osseux sur les bras du siège.

Sir Edmund, peu à peu, lui communiqua son enthousiasme :

-- Vous êtes sûr que ce soit un prince ? demanda-t-elle.

-- Absolument sûr...

-- Un maharajah indien ?

-- J'en donnerais ma tête à manger aux requins.

Mistress Greenough Gruppe était songeuse. Pour posséder cinq bâtiments aussi extraordinaires, il fallait être en effet un maharajah. Pour inviter la femme du gouverneur de Melbourne à un lunch suivi de bal, sur le pont de cinq corvettes, et la charger d'amener avec elle tous ceux et toutes celles qu'elle en jugerait dignes, il fallait plus encore : être un grand maharajah.

Mistress Lucretia avait le regret de tous les bals auxquels on ne l'avait pas invitée dans sa jeunesse. Elle avait un regret plus cuisant encore, celui de n'être pas allée aux Indes, où les fortunes anglaises s'arrondissent beaucoup plus vite qu'en Australie, de ce qu'on prend aux Hindous et aux rajahs.

Son grand corps maigre se leva du fauteuil où il reposait avec majesté, et, brandissant la lettre, elle s'écria :

-- J'irai, nous irons toutes, décolletées de façon à faire honneur à l'Angleterre. Merci, monsieur ; si vous désirez de l'avancement, dites-le-moi ce soir. Mais non, mieux vaudra me le dire demain : ce soir, nous aurons autre chose à penser.

Sir Edmund Fancett se retira après cinq saluts consécutifs. Il n'avait jamais entendu dire que la femme du gouverneur fût si accueillante.

Cinq minutes après, tous les employés et gratte-papier des bureaux du gouverneur de Melbourne étaient sur les dents. Les uns étaient occupés à recopier à un nombre considérable d'exemplaires une invitation, -- ou mieux une circulaire, -- signée du gouverneur et rédigée par sa femme, enjoignant à tous les officiers, aux fonctionnaires mariés, commerçants et colons de marque, de se rendre le soir même, à neuf heures, à bord des bâtiments mouillés en rade, en grande tenue de gala, comme pour la fête de la reine, et les femmes décolletées, en toilette de bal.

Une demi-heure plus tard, le canot particulier du gouverneur accostait la Sournoise , apportant en termes très chauds l'acceptation de la colonie entière et les hommages particuliers de sir Greenough Gruppe, baronet, et de milady son épouse.

Le marquis de Rio-Santo lut la lettre, et les titres dont il était gratifié lui firent hausser les épaules. L'enthousiasme du lieutenant avait bien servi son plan, mais tout ce qui frisait le ridicule était particulièrement odieux au marquis. Il lui déplut de voir cette femme, qu'il supposait vieille et sans doute excentrique, lui répondre au lieu et place de son mari, en lâchant la bride à toutes les convenances qui ont tant de poids en Angleterre, n'allait-il pas avoir maille à partir avec elle ?

Il froissa la lettre et la jeta à la mer. Après quoi il alla vérifier par lui-même l'état de ses canons.

Melbourne, située sur le Yarra-Yarra, est la capitale de la colonie Victoria. Elle ne touche pas directement à la mer, mais en est peu distante, et Williamstown ou bourg Williams, qui est en quelque sorte un de ses faubourgs éloignés, plante ses maisons le long du port.

Fondée seulement en 1835, c'était alors une ville neuve où l'on comptait déjà près de cinq mille habitants. Or, sa fondation avait eu lieu suivant les principes adoptés chez tous les peuples qui colonisent et le premier soin du cabinet de Saint-James avait été d'y envoyer un gouverneur, des soldats, des magistrats, un collecteur d'impôts et toute une armée de fonctionnaires subalternes : les colons viennent ensuite.

Les officiers et les fonctionnaires étaient obligés de répondre à l'invitation lancée par Rio-Santo et apostillée par la femme du gouverneur. C'était un assez joli noyau, celui auquel le marquis tenait le plus. Quant aux colons, ils se composaient de commerçants et surtout de chercheurs d'or, attirés en foule depuis quelques années par les riches gisements de la contrée, d'où ils avaient tiré déjà une fortune ou prétendaient en tirer une. C'eût été grand tort d'éplucher leur moralité, car on sait ce que fut alors la fièvre de l'or et chacun d'eux avait au moins deux ou trois assassinats sur la conscience.

On ne cherche pas l'or, en effet, comme on va chercher des cèpes dans la forêt. Quand on a découvert un gisement, le principal est de ne pas aller le conter à son voisin, lequel s'empresserait alors de vous faire disparaître. S'il n'est pas sûr d'y réussir tout seul, ce qui arrive parfois, l' inventeur du filon appelle des camarades à son aide, mais ses camarades le tuent fort souvent, puis ensuite se suppriment entre eux. Le dernier qui reste, quelquefois en très piteux état, devient le maître du placer , amasse une fortune et ne se fait tuer qu'en revenant.

Ainsi va le monde !

Une partie de la société de Melbourne était formée des aventuriers qui avaient eu le bonheur d'échapper à cette fin pitoyable. Après avoir fait monnayer une certaine quantité d'onces d'or, ils étaient devenus de bons et sages propriétaires. De temps en temps seulement, comme un Parisien va en villégiature à la campagne, ils s'en allaient à la découverte d'un nouveau gisement. Ils en revenaient plus riches ou ne revenaient pas du tout et, parfois, ceux qui les avaient remplacés poussaient l'amabilité jusqu'à venir épouser leurs veuves avec les premières économies du défunt.

Voilà pour la partie masculine. Les femmes, on peut le croire, n'étaient pas de souches royale. Certaines avaient lavé la vaisselle dans les tavernes de Londres ou d'ailleurs ; d'autres, ô pudique Albion ! étaient des fleurs du vice autrefois épanouies sur le fumier de la prostitution britannique. Le prestige de l'or leur replâtrait une virginité toute neuve et les laveuses de vaisselle de Londres pouvaient devenir de grandes dames à Melbourne.

Prendre n'importe où et n'importe par quel moyen est un principe anglais. Ces gens prenaient, même en tuant, et jouissaient, par conséquent, de la considération et de la protection de l'Angleterre. Ils y accouraient en foule, si bien que la ville, comptant à peine cinq mille habitants en 1840, en avait onze mille en 1846 et dépassait deux cent mille en 1860. Des honnêtes gens ne se fussent pas groupés aussi vite.

Tout ce monde pourtant marchait sous la férule de Lucretia Greenough Gruppe, et celle-ci avait fort à faire. Ses nationaux lui obéissaient assez bien, mais il y avait des Maltais, des Italiens, des Espagnols, des Français et d'autres encore. La confusion de Babel n'était rien auprès de celle de Melbourne ; aussi, pour mettre tous les administrés d'accord, -- son mari y ayant à peu près renoncé, -- la femme du gouverneur avait-elle besoin d'une certaine dose d'énergie.

Elle ne les traitait pourtant point en douceur, sa rapacité personnelle lui interdisant de donner des fêtes. C'est pourquoi son invitation, affectant les allures d'un ordre, fut-elle accueillie avec enthousiasme. S'il lui en eût coûté un schelling, les Melbournais n'eussent ni lunché ni dansé, et tout le monde bénit ce mystérieux personnage auquel on allait devoir quelques heures de plaisir. On ne doutât point que ce fût un maharajah de féerie et d'aucuns avancèrent, l'imagination aidant, qu'il y avait à bord des éléphants et des tigres en liberté. Les femmes, amoureuses là plus qu'ailleurs d'émotions fortes, sentirent déjà un délicieux frisson courir le long de leurs épaules.

Celles qui jadis avaient déployé pour des matelots ivres tout l'arsenal de leurs séductions se sentirent renaître avec des idées plus hautes. Les anciennes servantes de tavernes s'assurèrent que leurs mains étaient redevenues à peu près blanches ; les magasins d'étoffes furent dévalisés, les rares couturières mises sur les dents, et vers midi on n'eût pas trouvé dans la ville un mètre de soie, l'eût-on couvert d'or.

À la vérité, dans le monde officiel, on s'inquiétait bien un peu de ce coudoiement obligé qui allait avoir lieu entre deux clans absolument distincts : les gens réputés honnêtes, représentant la morgue et la pudibonderie anglaises, et les aventuriers cosmopolites fiers de leur or et surtout arrogants. Le cant allait à coup sûr subir de rudes assauts ; mais le moyen de se récuser devant l'invitation expresse de mistress Lucretia ? Il n'y fallait pas songer et bien vite le parti en fut pris. On n'avait pas tant d'occasions de s'amuser à Melbourne !

Dans cette catégorie, n'en déplaise à nos lecteurs, et en dehors des viragos fanées et hétéroclites, il était possible de composer un splendide bouquet d'une trentaine de jeunes femmes jolies, convenables, et de jeunes filles. C'était assez pour l'état-major de la femme du gouverneur, qui, n'ayant pas à se mettre en avant pour la beauté, pouvait le faire au point de vue de la dignité. Sous son égide devait se lever le ban et l'arrière-ban des gracious beauty de Melbourne.

Dans chaque maison touchée par une invitation, ce fut tout le jour un bavardage insensé, un bruit d'aiguilles courant dans les étoffes ; les miroirs réfléchirent d'horribles et délicieuses images ; il y eut devant eux des étalages anticipés de chairs molles, d'épaules décharnées et de gorges plates. On pavoisa des barques dans la rade et des milliers d'yeux se fixèrent avec curiosité sur les mystérieuses corvettes mouillées côte à côte, prometteuses d'un plaisir délicieux autant qu'inespéré.

Que de rêves, en quelques heures, se firent jour sous les jeunes fronts, à l'abri des chevelures blondes des Anglo-Saxonnes, des torsades noires des filles de sang latin !

Sir Edmund Fancett avait, pour sa part, affolé sa femme et ses deux héritières, longues misses en apparence insignifiantes, mais dans le sang desquelles coulait de la lave. Alcoolique comme beaucoup d'Anglais, leur père leur avait transmis le germe atavique et sa conséquence directe : l'amour du vice caché et sournois.

Elles n'étaient pas seules dans ce cas et beaucoup, fermant les yeux, voyaient les corvettes appareiller tout à coup au milieu de la nuit, sous le ciel étoilé, pour emporter les plus jeunes et les plus jolies femmes ou filles de Melbourne vers les paradis hindous, quelque chose comme un immense et nouvel enlèvement des Sabines.

Les hommes étaient plus calmes et non sans quelque défiance. Mais s'ils eussent essayé de résister à l'effervescence féminine, ou seulement de la tempérer, il y eût eu ce jour-là une révolution à Melbourne.

Les corvettes, elles aussi, se pavoisaient. Un incessant va-et-vient de chaloupes avait lieu entre elles et la ville pour aller chercher des vivres, des fleurs et quantité de choses dont elles revenaient chargées à pleins bords. Les commerçants questionnaient les matelots mais ceux-ci ne répondaient pas ; ils achetaient et payaient largement, c'était tout.

Snail avait été élevé au rang de surintendant des cuisines et Tom Turnbull à celui de cambusier. Randal Grahame les avait prévenus que le lendemain il apurerait leurs comptes : la précaution était utile. Angelo Bembo et Clary Mac-Farlane veillaient à l'ordonnancement artistique de la fête, et la reine Mab sautillait d'un bâtiment à l'autre, sur les ponts volants, donnant des ordres aux matelots ; les hommes éclataient de rire devant cette fée microscopique, ils lui obéissaient quand même. Le capitaine Paddy O'Chrane clamait tous les jurons de son répertoire, invoquait Dieu et le diable, caressait les canons en passant, causait à l'oreille du nègre Absalon et des commandants des autres corvettes.

Rio-Santo, seul, ne paraissait pas parmi ce branle-bas joyeux. Enfermé dans sa chambre, il était l'étincelle qui devait mettre le feu au volcan.

La carte de l'Australie était devant lui, sur sa table ; elle le suivait partout et il la marquait de points rouges ou noirs. Un gros point noir était déjà sur Sydney, un autre sur Brisbane ; il en griffonnait un troisième sur Melbourne. Ces taches d'encre, sautant aux yeux, évoquaient une pensée funèbre, quelque chose comme la fin de ces villes.

Cependant Rio-Santo souriait. Et tout à coup il s'arrêtait de sourire pour songer. L'ancien lord de la nuit, le nouveau chef des Irlandais-Unis avait déjà fait du chemin. Il était toujours grand seigneur, non plus le marquis de Rio-Santo, condamné à mort, mais un maharajah des Indes. Ceci le fit sourire de nouveau. Mais qu'importait le titre ? Qu'importait le nom ? Il redeviendrait un jour Fergus O'Breane, l'Irlandais, et ce jour il le voyait luire ! Encore quelques villes à saccager, quelques fleurs à respirer en passant, puis, tout pour l'Irlande libre ! L'œuvre de ruine avait dû s'arrêter un instant : il la recommençait. Il s'était trop pressé de combattre à découvert et la ténébreuse justice l'avait retardé dans sa marche. Ténèbres contre ténèbres, mystère contre duplicité, silence contre orgueil ! Il reprenait sa route : la vérité ne doit-elle pas jaillir du plus profond d'un puits ?

On allait se demander bientôt à Saint-James : Où est Rio-Santo, qui a ruiné l'Australie ? On mettrait sa tête à prix, sa tête pour laquelle naguère une corde avait été tissée, une corde qui n'avait pas servi. Et lui serait loin : peut-être en Irlande, peut-être à Londres même, là où il faudrait être pour saper et pour écraser la vieille Angleterre, ressusciter une Angleterre neuve dont la tête serait l'Irlande !

Il sourit encore et ce fut au bruit des coups de marteau qui résonnaient au-dessus de lui, car l'agitation dont le bruit se répandait parvenait jusqu'à sa cabine. On ajustait des tentures, on préparait la fête : c'était sa fête à lui, la danse du peuple anglais sur un tonneau de poudre.

« Le peuple danse, il paiera, » disait Mazarin. Rio-Santo disait autrement : « Le peuple anglais danse : il mourra ! »

XVIII -- UN BAL À BORD DE CINQ CORVETTES

Ce soir-là, l'aspect de la rade de Melbourne était impossible à décrire. On se fût cru transporté à Venise, une nuit de fête au Palais des doges.

Des barques pavoisées, amarrées au quai du bas du port, se remplissaient d'officiers, de gentlemen, de ladies et de misses en grande toilette et en grande liesse. Des appels, des éclats de rire, retentissaient de toutes parts. La flamme vacillante des torches jetait des lueurs passagères sur de joyeux visages, sur les bijoux ruisselant aux épaules nues, sur les bras nus chargés de bracelets ; la lune, presque timide devant ces éblouissements, baignait le tout de sa clarté pâle.

Les corvettes, de leur côté, se détachaient superbement sur la ligne sombre de l'horizon barré par la haute mer et par les contreforts montagneux s'avançant de chaque côté du port comme les gigantesques pinces de tenailles entrouvertes. Le long des vergues, des haubans et des bastingages, couraient des rampes de feu ; l'ombre produite par les bâtiments eux-mêmes semblaient un grand trou noir, d'où émergeaient des bouquets d'artifice ; puis un cercle lumineux se formait sur la mer, s'agrandissait ; les reflets dansaient sur les vagues comme des paillettes d'or. C'était un spectacle inoubliable et féerique.

À un signal, plus de cinquante embarcations quittèrent le quai, se groupèrent derrière la plus grande où flottait, à la hampe de l'arrière, le pavillon britannique. Sous un dais de velours vieil or se tenaient debout le gouverneur en grand uniforme, les officiers supérieurs et les principaux fonctionnaires de la colonie. Sur des banquettes également tendues de velours étaient mistress Lucretia, dans une pose étudiée et nonchalante, des jeunes femmes et des jeunes filles parées à merveille et dont les bras étaient chargés de fleurs. Les autres embarcations suivaient, déployées en éventail.

La Sournoise était embossée légèrement en avant des deux corvettes voisines, de façon à permettre l'accès de son échelle de coupée. La femme du gouverneur, aidée par le cavalier Bembo, qui se tenait sur la basse plate-forme de cette échelle pour recevoir les dames, fut la première à poser le pied sur les marches de caillebotis et son mari la suivit. Sur le pont, Randal Grahame les fit asseoir un instant sur un sofa préparé tout exprès, pour donner le temps de monter aux deux cents personnes qui, peu à peu, venaient se ranger derrière les représentants de l'autorité britannique.

Alors seulement le marquis de Rio-Santo parut, ayant à son côté Clary Mac-Farlane et derrière lui les commandants de ses cinq bâtiments.

Cette apparition provoqua une assez vive surprise et peut-être une légère déception. Les femmes s'attendaient à trouver un fastueux Oriental, aux vêtements étincelants d'or et de pierreries. Or, l'homme qui se présentait à elles portait un costume européen strictement élégant et correct, comme on en voit aux gentlemen les plus fashionables de Londres. Mais ses cheveux noirs rejetés en arrière, découvrant un front large et noble, sa fine moustache relevée à l'espagnole, la souplesse et la majesté de sa haute taille, et surtout l'éclat profond de ses yeux en imposèrent immédiatement à tous. Il rayonnait de mâle beauté et de force vive, semblait un Apollon égaré dans les cercles modernes. Un frémissement d'admiration courut parmi l'élément féminin, et les hommes fixèrent leurs regards sur l'arc nettement dessiné des sourcils, qui donnait à tout le visage un air de hauteur fière et de suprême énergie.

Quels que fussent son nom, sa nationalité, sa richesse, celui-là à coup sûr était un maître. Une minute après, il n'y avait personne pour en douter.

Il parla, et le timbre chaud de sa voix, au-dessus du bruit des vagues, produisit le son d'une harpe d'or. Sans incliner sa tête majestueuse, il s'avança vers mistress Greenough Gruppe et son mari, les remercia d'être venus, ainsi que les personnes qui les accompagnaient. Il présenta Clary Mac-Farlane, sans lui donner aucun titre, et rapidement, en bloc, les commandants des corvettes. La comtesse Cantacouzène n'eut pas cet honneur et ne s'en montra pas trop vexée. De lui, Rio-Santo ne dit pas un mot, et ceux qui le connaissaient bien eussent pu voir une fine ironie dans son sourire.

Offrant son bras à mistress Lucretia, tandis que Clary acceptait celui du gouverneur, le marquis fit visiter la Sournoise à ses hôtes. Il parlait l'anglais le plus pur avec une élégance naturelle ; sa conversation était brillante et grave. La femme du gouverneur, en frottant ses anguleuses épaules au bras de son cavalier, sentait dans ce corps voisin du sien une puissance musculaire énorme, une intensité de voix considérable. Elle se sentait auprès d'un homme, dans toute l'acception du terme, et son âme s'emplissait d'orgueil en comparant le moment présent et ceux où d'autres hommes fats, légers, jusqu'aux plus grotesques et aux plus nuls, s'éloignaient d'elle après l'avoir lorgnée d'un air moqueur.

Elle n'avait pas encore dépassé la trentaine. Elle se trouvait à cet âge des aspirations violentes où la femme, en possession de toute sa sève et de toute sa vigueur, regarde haut et loin devant elle. Triomphante au bras de Rio-Santo, celle-ci perdait de sa laideur, l'illusion de sa gorge avait même d'étranges tressaillements.

Mais les hommes en général, -- le marquis à plus forte raison, -- ne deviennent jamais amoureux d'une femme laide et en même temps intelligente. Dépourvue d'esprit, elle est souvent stupidement coquette ; en ayant, elle peut aimer beaucoup elle-même, mais presque jamais être aimée avec passion. L'amour a pour base le désir de posséder un objet rempli de charmes ; si les charmes manquent, il n'y a pas d'amour, aussi quand une femme possède le don de plaire, rien ne la peut mettre en fureur comme d'être appelée laide.

Un jour que deux dames de la cour s'étaient jetées à la face les plus grossières injures, on en fit part au duc de Roquelaure :

-- Se sont-elles appelées laides ? demanda-t-il avant toute autre question.

-- Non, pas cela, mais tant d'autres choses...

-- Le reste ne compte pas, repartit le duc en riant ; je me charge de les réconcilier.

Jamais on n'avait appliqué cette épithète à mistress Lucretia ; toutefois, on lui avait assez souvent fait comprendre combien elle la méritait. Le premier homme qui s'était permis d'agir autrement était son mari, nous l'avons vu. Un autre aujourd'hui se montrait assez chevaleresque pour ne point paraître s'en apercevoir et la traiter en jolie femme ; et celui-là était un prince ! Il y avait de quoi troubler les esprits de l'Anglaise.

Le luxe déployé à bord faisait l'étonnement des visiteurs auxquels rien ne fut caché, excepté la cabine du maître et celle de Clary. Les affûts des canons étaient parés de fleurs, de la poupée à la volée ; ils semblaient bâillonnés par des guirlandes de roses. Ainsi une jolie maîtresse met ses doigts sur les lèvres de son amant, pour empêcher d'en sortir un blasphème contre l'amour.

Les gardes-corps des ponts volants jetés entre chaque navire étaient également garnis de fleurs de muscadier odorant et d'eucalyptus. Les matelots en grande tenue, la hache d'abordage au poing et les pieds nus, formaient la haie, immobiles. Rien ne remuait d'eux, sinon leurs yeux soudain allumés à la vue d'un corsage, ou l'éclair de leur prunelle se croisant avec l'étincelle d'une œillade provocante.

Le couvert avait été dressé, sur le pont de chaque bâtiment, par table de dix personnes. Nul n'eût pu se figurer qu'il fût possible de traiter une quantité aussi considérable de convives. Autour d'énormes et splendides baquets, les services s'alignaient, symétriquement disposés et plus ou moins riches, suivant qu'ils étaient destinés à telle ou telle catégorie de personnes.

Une seule chose laissait peut-être à désirer. Rio-Santo s'en excusa :

-- Parmi mes matelots, dit-il à mistress Greenough Gruppe, se trouvent cinq ou six musiciens et nous disposons d'un piano à bord de la Sournoise . L'orchestre sera donc bien maigre ; à mon grand regret, je ne puis faire mieux.

-- Oh ! ne vous mettez point en peine, protesta-t-elle avec un cliquetis de ses dents jaunes, qui étaient à elles seules tout un orchestre. Un fifre et une cornemuse suffiraient amplement, ajouta-t-elle.

Le marquis sourit et reprit :

-- Personnellement, je ne suis pas musicien. Une seule musique me ravit : c'est le fracas de la tempête, la rafale dans les hautes futaies, le sifflement du vent dans les gorges des montagnes... c'est surtout le grondement du canon par une nuit comme celle-ci.

Sa voix sonore et grave semblait elle-même un écho de celle du bronze. Mistress Lucretia se serra contre lui :

-- Écoutez le canon de loin, puisque ça vous plaît, glapit-elle, mais puisse ma prière vous détourner d'y exposer votre vie si précieuse.

-- Il est beau, madame, s'écria Rio-Santo, se parlant plutôt à lui-même en ce moment, il est beau de combattre pour le droit, pour la justice et pour la liberté !

-- Vous devez être un lion dans le combat ! s'écria-t-elle, enthousiasmée plus que de raison. Heureuses celles qui ont pu vous y voir !

Le marquis fronça les sourcils. Il venait de se laisser aller à suivre ses pensées et à les exprimer devant une femme dont il ne lui plaisait guère d'exalter les sentiments. Il redevint immédiatement impassible et froid.

-- Toutes ces personnes m'étant inconnues, dit-il, vos conseils seront peut-être nécessaires pour assigner à chacun la place qui lui convient ?

-- Je vais m'en charger, si vous le voulez bien, dit-elle vivement, avec le désir de lui être agréable. Je possède une certaine autorité sur la colonie, ajouta-t-elle avec un sourire orgueilleux, et je puis bien l'exercer ce soir en votre nom.

-- Merci, dit le marquis.

En même temps, il appela le cavalier Angelo Bembo et le mit à la disposition de mistress Greenough Gruppe pour l'aider dans sa tâche. Puis, lui-même pria qu'on voulût bien l'excuser quelques minutes et gagna sa cabine où Randal vint le retrouver aussitôt.

La joie de Rio-Santo n'était pas souvent apparente ; mais, ce soir, malgré lui, son front s'éclairait d'une lueur.

La fête est commencée, dit-il. On s'en souviendra à Melbourne. Les échos du bal s'en iront tout à l'heure vers Londres sur les ailes du vent, et quand, à Saint-James, on demandera à ceux-ci qui était le maître de ballet, ils pourront répondre :

« -- C'était le marquis de Rio-Santo ! »

-- Tout est prêt, murmura Grahame.

-- Pas encore, les embarcations qui stationnent autour des corvettes me gênent. Dès qu'on sera à table, dis-leur de retourner au quai et de revenir seulement une heure après minuit. Elles n'auront pas cette peine. Toutefois, les airs que nous allons jouer d'abord sont pour la haute société et non pour la racaille : celle-ci aura le sien plus tard !

Resté seul un instant, il plongea sa tête dans ses mains et réfléchit :

-- Tant pis ! murmura-t-il, le sort en est jeté. L'Australie sera longue à se relever de ses ruines, et j'aurais du moins épargné bien des vies. Ces gens ne sont pas responsables des crimes de l'Angleterre : si elle doit cesser d'être, ils ne cessent pas eux, d'avoir droit à l'existence. Il me suffit de les écarter de ma route ! Allons notre chemin !

Il glissa un poignard dans l'une de ses poches et remonta sur le pont. La distribution des places était presque achevée ; personne ne songeait à contester les listes dressées par la femme du gouverneur. Celui-ci se bornait à des frais d'amabilité envers Clary, dont il comparait la beauté à la laideur de son épouse. Mistress Lucretia n'avait pas le temps de le surveiller, car dans sa tête dansaient bien d'autres idées.

Parmi les matelots, il y avait des Écossais, par conséquent des cornemuses. On entendit tout à coup descendre des hunes des airs graves et monotones, les vieilles légendes patriotiques de l'Écosse et les antiques chants scandinaves, gardés jalousement par la tradition à travers les âges.

À Paris, on soupe après le bal ; à Londres, la maîtresse de maison en use suivant son rang. Un maharajah de l'Inde, égaré dans le port de Melbourne, avait bien le droit d'agir à sa guise et de commencer par là : cela pouvait être dans ses mœurs à lui. La raison, à vrai dire, était autre. Rio-Santo ne voulait pas que ses invités fussent à jeun pour danser.

Le marquis offrit son bras à la femme du gouverneur et l'amena à sa place ; les tables dressées sur le pont de la Sournoise avaient été réservées aux principaux personnages, et, très rapidement, chacun fut installé. Les matelots allaient et venaient pour le service, stylés comme des maîtres d'hôtel de la reine, sous la haute direction de Snail.

-- Ah ! si Madge était là, et ma pauvre sœur Loo ! soupirait celui-ci à l'oreille de Paddy O'Chrane.

Et Paddy répondait :

-- Oui, mon enfant, coquin du diable ! Moi aussi, je voudrais bien avoir à ma droite mistress Dorothy Burnett, le diable m'emporte ! Et, pourtant, il y a de bien jolies femmes ici, petit serpent, abominable matou !

N'ayant pas le temps de s'épancher plus longuement touchant leurs tendresses rétrospectives, leur conversation s'arrêta là.

Le marquis de Rio-Santo, étincelant de verve et plus brillant que jamais, traitait vraiment ses hôtes en grand seigneur. Il buvait bien quand il lui en prenait envie. Et, ce soir-là, il désirait qu'on lui tînt tête. Le champagne, les vins d'Espagne, les liqueurs fortes coulaient à flots : il fallait que les femmes fussent émoustillées pour la danse, que leurs yeux pétillassent comme le vin dans leurs verres. Au bout d'un quart d'heure, plusieurs déjà parlaient haut et des rires s'égrenaient ou fusaient dans le calme du soir.

Le cavalier Angelo Bembo était un aimable garçon, et si, aux yeux de certaines, il semblait moins beau que Rio-Santo, il n'en allumait pas mois les désirs sur son passage. Il allait parmi les groupes, le verre en main, et le choquait à la mode française. Il se penchait, frôlait des nuques et des bras qui se prêtaient à cette caresse passagère et semblaient vouloir la prolonger. Les ex-laveuses de vaisselle se souvenaient de caresses brutales ; les siennes, d'une grande douceur, avaient le piment de l'inconnu. Leurs regards s'attachaient à lui, et l'une d'elles prétendit l'avoir vu déjà une fois à Londres, avec son maître, dans Belgrave-Square. Bembo haussa les épaules. La femme était mûre déjà ; il s'en débarrassa par un compliment :

-- La dernière fois que je fus à Londres, dit-il, vous étiez, madame, encore toute petite. Je ne passai pas dans Belgrave-Square et je n'étais pas avec mon maître.

Il s'en alla choquer son verre ailleurs, excitant tout le monde à boire, même les hommes qui n'avaient pas besoin de ce stimulant. À la table de Paddy O'Chrane, deux matelots ne suffisaient pas à remporter les bouteilles vides. D'un coup d'œil, Rio-Santo embrassait l'ensemble du spectacle. Il était content des convives. Cependant, ce n'était rien encore, le bal allait leur donner soif, et, pendant des heures, on pourrait boire. Un buffet devait rester en permanence à l'avant de chaque navire ; dans les cales il y avait des barriques de vin et des paniers de liqueurs. On danserait la valse française et la valse fait tourner les têtes. Or, quand les têtes tournent, il faut boire : un verre de sherry-brandy aux danseuses, un verre de coktail aux danseurs.

Mais l'orgie n'entrait pas dans les plans du marquis. Il voulait avoir des convives aux idées saines à l'heure où s'achèverait la fête, car le peu qu'il avait à leur dire devait être entendu de tous.

Un certain nombre, officiers ou fonctionnaires en uniforme, étant venus avec leur épée ou leur sabre, on les en avait obligeamment débarrassés avant de se mettre à table, sous le prétexte que ces armes leur seraient un embarras pour luncher et surtout pour danser ; depuis, personne, si ce n'est quelques gens du navire, n'eût pu dire ce qu'elles étaient devenues. Leurs propriétaires ne s'en inquiétaient point : on les leur rendrait au moment du départ, comme cela a lieu dans les salons bien tenus de Londres.

Rio-Santo se leva, porta un toast à mistress Greenough Gruppe et aux dames de Melbourne : sa galanterie eut de formidables échos. Quatre cents bras se levèrent pour acclamer l'amphitryon inconnu, à qui nul ne songeait pourtant à demander son nom, et des quais on entendit une triple salve de hurrahs.

Au début du lunch, quelques curieux avaient pourtant interrogé Paddy O'Chrane, Snail ou des matelots. Les femmes surtout eussent voulu connaître ce nom, car à quoi bon le souvenir d'un homme entrevu dans un tel faste, si l'on ne peut dire : « J'ai soupé à la table d'un prince, j'ai dansé avec un prince et c'était le prince Un Tel, le plus puissant de l'Inde » ?

Mais la consigne était sévère et Paddy O'Chrane, particulièrement harcelé par sa voisine, une Espagnole empâtée et lourde, dont le genou seul était léger, le bon capitaine s'était risqué à répondre :

-- Eh ! tudieu, dame de Satan, mon bien cher cœur, lui-même vous le dira ce soir : c'est sa surprise. Il laissera aux Melbournais un petit souvenir où son nom sera écrit en grosses lettres. Par le diable ! mes enfants, prenez patience, vous saurez qui vous a fait danser.

Cette promesse avait suffi pour calmer les curiosités et l'on avait trop à faire de manger, de boire et de se presser les genoux sous les tables, pour avancer d'une heure l'instant de savoir.

En attendant, on acclamait le héros de la fête. Enfin, Rio-Santo jugea l'effervescence suffisante pour ouvrir le bal. Le festin avait duré une heure ; il fallut cinq minutes pour en faire disparaître les traces matérielles ; en si peu de temps les tables et les bancs furent enlevés comme par enchantement et le pont, rendu libre, attendit le pas des danseurs. Les estomacs seuls, les cerveaux bouillants et les yeux allumés pouvaient garder trace de ce qui venait d'avoir lieu.

Tous les honneurs à mistress Lucretia. Le marquis ouvrit le bal avec elle. Aussi sentait-elle se heurter dans sa tête mille pensées qui jamais n'y étaient venues jusqu'à ce jour. Ils étaient loin les soirs où nul ne l'invitait parce qu'elle était trop laide ; loin tous ceux qui n'avaient pas su la comprendre, n'avaient point vu qu'elle avait un cœur comme les autres et des aspirations semblables. À la vérité, avait-elle eu un cœur avant ce jour ? Elle hésitait à se poser la question et se faisait à elle-même une étrange réponse. Elle était presque sûre d'avoir entendu parler jadis de l'amour sans le connaître... jusqu'à ce soir. Malgré lui, Rio-Santo exerçait son charme et la fascinait. Adieu la respectability, le cant et le rigorisme ; elle avait oublié la Bible ; elle eût renié Dieu, son mari, l'Angleterre, et si son danseur lui eût dit qu'il était Lucifer, elle eût adoré le diable à deux genoux. Semblable à une figure vivante de la danse macabre d'Holbein, elle allait, à demi pâmée, souhaitant que cette nuit durât toujours.

Ah ! si la pauvre femme eût pu lire dans le cœur de Rio-Santo, quelle amère ironie elle y eût trouvée ! Comme elle eût compris l'impossibilité d'allier la beauté à la laideur, d'unir des choses qui se repoussent d'elles-mêmes ! Rio-Santo avait aimé des filles d'Albion, pour la splendeur de leurs corps, leur pardonnant d'être Anglaises. Mais celle-ci, avec son visage osseux, ses dents longues, l'aspect entier de sa personne, représentait trop fidèlement l'image de cette Angleterre dévoratrice, sèche et égoïste, inapte à la tendresse, véritable antithèse de l'amour. Et tandis qu'elle se laissait aller volontairement sur sa poitrine, il songeait à la jouissance de tenir ainsi la Grande-Bretagne, de l'étreindre de toute la force de ses bras puissants et de voir passer sur ses lèvres blêmes le spasme de la mort.

Le marquis quitta mistress Lucretia, alla à d'autres, choisissant les plus belles. Et devant celles-ci, quoi qu'il en eût, l'éternel amoureux qui était en lui, l'irrésistible don Juan reparut. La peau satinée, le parfum capiteux émané de celles qu'il voulait bien élire le prenaient au sens, chatouillaient son épiderme. Il leur parlait de sa voix d'or, leur murmurait un éloge jamais banal, jamais entendu, et toutes, il les sentit au bout d'un instant défaillir dans ses bras. Rien qu'à le frôler, rien qu'à le voir, au contact de sa main touchant la leur, elles lui appartenaient. Dès qu'il les avait quittées, elles le suivaient avec des yeux d'envie, l'inondaient de leurs regards jaloux. Leur gorge brûlait, leur sang bouillonnait ; elles avaient soif et s'en allaient boire, pour revenir bientôt le chercher dans la foule et s'accrocher à ses pas.

Les deux filles de sir Edmund Fancett s'étaient mises tout exprès sur son chemin ; leurs yeux mendiaient la faveur d'être accueillies. L'une après l'autre, il les emporta dans le tourbillon d'une valse, les sentit se lier à lui, des bras et des hanches. Leurs têtes se couchaient sur son épaule, leurs cheveux caressaient sa joue et, quand il les eut fait asseoir, elles ne voulurent plus danser avec personne.

C'était étrange même que les maris, les pères, pour la plupart aventuriers jaloux et féroces, ne prissent point ombrage de cette poussée de passion vers un homme. Lisaient-ils sur son visage une vague expression de dédain, cet air particulier qu'on trouve quelquefois au lion du désert, quand il passe insensible, sultan superbe, au milieu des lionnes amoureuses qui se roulent dans le sable à ses pieds ? Ou bien avaient-ils tous les regards troubles, car ils buvaient encore, ils buvaient toujours ?

Ces femmes n'étant pas des lionnes, le lion passait ; les plus dignes d'entre elles n'étaient pas dignes de lui et s'il éprouvait un certain plaisir à voir toutes ces poitrines dont quelques-unes étaient riches, ces épaules dont beaucoup étaient nacrées, ces nuques élancées, les torsades noires ou blondes, les bouches pâles ou rouges comme du sang, les yeux doux et profonds ou les prunelles d'acier ; s'il savourait l'odeur de ce bouquet gigantesque et vivant s'offrant de lui-même à ses narines délicates, il ne s'en grisait pas plus qu'il ne s'était grisé de champagne.

Le marquis de Rio-Santo ne voulait pas aimer ce soir !

XIX -- LA CHANSON DES BOULETS

Il allait être minuit. Dans l'ivresse de la fête et le tourbillon de la danse, personne n'avait remarqué qu'une chaloupe de la Sournoise avait quitté le bord et s'était dirigée vers la terre à force d'avirons. Elle était montée par Randal Grahame et par six matelots.

Les quais étaient noirs de monde, toute la population s'étant portée sur le bas-port et sur les rivages, pour admirer de loin la ligne étincelante des corvettes illuminées. Des soldats, sous la conduite de quelques sergents, surveillaient les débarcadères pour empêcher les mariniers de louer leurs barques aux nombreux curieux qui auraient voulu aller rôder autour des navires.

Un seul officier de la garnison était resté à terre pour assurer le service. Il le devait à son jeune âge et eût volontiers donné deux ans de solde, peut-être même de vie, pour être à l'heure actuelle avec ses camarades ; jamais il n'avait trouvé le devoir aussi pénible.

Randal alla à lui et lui tendit un pli de la part du gouverneur. Après avoir lu, le jeune homme salua et murmura :

-- Le désir de sir Greenough Gruppe va être exécuté sur-le-champ. Veuillez le remercier pour la part qui va nous être réservée, mais ceux qui sont là-bas sont d'heureux mortels.

Un soupir de regret s'échappa de sa poitrine.

-- En effet, la fête bat son plein, dit Randal en souriant ; on boit ferme et on danse plus encore : on ne s'égaiera pas tant de sitôt à Melbourne. À propos, vos hommes aussi doivent avoir soif, voici pour boire à la santé de mon maître.

Il lui glissa une bourse assez bien garnie et l'officier ne crut pas devoir refuser ; il n'avait pas le droit de priver les soldats de cette aubaine.

-- Merci, dit-il. Vous pouvez assurer M. le gouverneur que, d'ici une demi-heure, tout le monde sera au point fixé.

Grahame rejoignit sa chaloupe, mais ne donna pas l'ordre de pousser au large. Il attendait de voir les effets du commandement qu'il venait de transmettre. Peu de temps après, les quais étaient vides ; sur un mot de l'officier, la foule s'était écoulée comme par enchantement en poussant de bruyantes exclamations de joie. Quand les soldats eux-mêmes l'eurent suivie, laissant le bas-port absolument désert, l'embarcation regagna l'échelle de la Sournoise et Randal remonta à bord. Un coup d'œil échangé avec Rio-Santo mit celui-ci au courant de la situation.

Qu'y avait-il donc dans le pli du gouverneur ? Celui-ci eût été fort empêché à le dire, car si la lettre portait sa signature, la vérité nous force à avouer qu'elle n'était pas de lui. Elle mandait à l'officier de service et aux habitants de Melbourne de se rendre sur-le-champ sur le sommet d'une éminence qui dominait à la fois la ville et la rade, et sur laquelle a été bâtie depuis Torak, résidence du gouverneur.

« Par un sentiment de générosité dont on ne saurait lui être trop reconnaissant, disait la missive, l'illustre visiteur n'a pas voulu limiter à la seule classe privilégiée la jouissance d'un spectacle unique dans les fastes de Melbourne. Il faut que la fête soit pour tous, et ceux qui n'ont pu trouver place sur les corvettes assisteront, depuis le sommet du plateau, à une illumination du port dont le tableau restera longtemps gravé dans leur mémoire. »

La lettre était assez longue et prévoyait tout. L'officier la lut deux ou trois fois à haute voix. L'élan était donné.

Amuser le peuple est chose assez facile, souvent des phrases creuses y suffisent : les politiciens de tous les pays en savent quelque chose. On l'amuse surtout avec le spectacle : le panem et circenses des Romains est de tous les temps. Mangin et Barnum furent aussi adorés des foules que César, Charlemagne et Napoléon.

On offrait des réjouissances gratuites au peuple de Melbourne, qui, même en payant, n'en avait jamais. En moins d'un quart d'heure, la ville était déserte et les maisons vides. Ceux qui restaient étaient bien vieux ou bien malades pour ne pouvoir prendre part à la joie de tous.

Sous Louis XIV, il n'y eut plus de Pyrénées. À l'époque où nous sommes, il n'en existait pas moins des Pyrénées, voire des Alpes australiennes : les Anglais les débaptiseront un de ces jours.

Les premières poussent un de leurs contreforts jusqu'au-dessus de Melbourne : c'est un vaste plateau peu élevé qui s'en va mourir vers la mer et dont les pentes sont admirablement disposées en gradins. On y voit le soleil surgir des vagues, inonder de ses rayons la grande île de Van Diémen et tous les petits îlots émergeant autour de la Tasmanie. On peut compter de là les maisons de la ville, les barques du port, les navires qui s'avancent vers Port-Philippe et ceux qui doublent le cap Schanck.

À minuit, ce soir-là, il y avait sur le plateau presque autant d'êtres humains que de brins d'herbe. Tous regardaient du côté de la rade, vers un point lumineux qui marquait l'emplacement des corvettes, et jamais on n'avait vu foule si peu bruyante. La lune, chose rare dans ces parages, s'était tout à coup voilée de nuages et de rares étoiles scintillaient parmi le dôme céleste. Ce silence observé par près de cinq mille personnes groupées dans les ténèbres avait quelque chose d'imposant, presque de lugubre. Il faisait songer à l'approche d'une catastrophe : depuis un instant les Melbournais réunis là ne riaient plus.

Par contre, on riait toujours à bord des bâtiments de Rio-Santo, mais, là aussi, le rire devait cesser bientôt. Sous un prétexte futile, les danseurs furent refoulés vers l'arrière des navires par une haie de matelots armés, surgis soudain de l'entrepont. En quelques secondes, les ponts volants reliant les corvettes entre elles, furent amenés et les corvettes elles-mêmes semblèrent chasser sur leurs ancres.

Elles firent mieux : par une manœuvre savante et rapide, elles se séparèrent brusquement les unes des autres et se déployèrent en éventail, par bâbord et tribord, la Sournoise toujours au centre.

Parmi les invités, il y eut un moment de stupeur quand on vit les draperies suspendues aux mâts et aux sabords s'enrouler d'elles-mêmes. L'effroi redoubla lorsque des canonniers armés de barres d'anspect s'approchèrent des pièces et les poussèrent en avant de façon à faire passer leur volée par les sabords, puis commencèrent à les pointer. Le gouverneur devint extrêmement pâle. Autour de lui, les officiers, démunis de leurs armes, se mirent à crier à la trahison et tentèrent, avec les poings, de s'ouvrir un chemin à travers le cordon des matelots qui venaient de les acculer.

Ceux-ci, l'arme basse, restèrent inébranlables. On devinait en eux des gens habitués à la lutte et, sous le masque de bonhomie dont ils se couvraient tout à l'heure, on remarquait maintenant des visages farouches. À terre, après avoir mis en sûreté leurs femmes et leurs filles, les officiers anglais eussent peut-être pu organiser une défense ; ici, par malheur, au milieu des femmes affolées, il ne leur restait rien à faire qu'à se soumettre.

-- Par le diable ! cria tout à coup Paddy O'Chrane dont la haute stature dominait toutes les têtes sur la dunette de la Sournoise , ne vous avisez pas de broncher, graine d'aventuriers, riches canailles, mes enfants ! La soirée n'est pas finie, par Belzébuth ! et nous allons, je crois, seulement commencer à rire. De Melbourne, on n'entend pas le son de la cornemuse, aussi allons-nous jouer d'un autre instrument dont le son portera plus loin ou que le diable m'emporte ! Gredins, mes bons amis, écoutez, s'il vous plaît, de toutes vos oreilles et sans rien dire. Vous êtes prisonniers ! Le premier qui se permettra de protester sera glissé tout vivant dans la gueule d'un canon et s'en ira achever sa phrase, s'il le peut, en plein milieu de la ville.

En termes différents, mais tout aussi énergiques, la même déclaration était faite simultanément sur chacun des navires. Absalon, pour sa part, avait terrorisé ceux dont il avait la garde.

Debout à l'avant de la Sournoise , se détachant sur l'horizon et le front barré d'une ligne rouge, le marquis de Rio-Santo étendit le bras vers Melbourne :

-- Pour l'Irlande libre, s'écria-t-il, et périsse l'Angleterre !

Sa voix retentissante, dominant le bruit des vagues, monta comme une malédiction, fit s'entrechoquer les dents de ceux qui l'entendirent. Tout à l'heure les Melbournais étaient ivres de boisson et de plaisir ; un cri d'angoisse s'éleva de leurs deux cents poitrines.

Le bras de Rio-Santo retomba et en même temps retentit dans la nuit, formidable, terrible, un commandement, un seul mot, celui qui déchaîne la vengeance et appelle la mort :

-- Feu ! commanda le marquis.

La coque des navires trembla ; les échos des montagnes tressaillirent, se renvoyèrent de l'un à l'autre, en lugubres roulements, le fracas de tonnerre des pièces d'artillerie.

À la lueur sortie de l'âme des pièces, la plupart des Melbournais étaient devenus livides et sur chaque bâtiment on put voir un étrange spectacle. Les femmes en toilette de bal, tout à l'heure affolées de plaisir et maintenant éperdues, se traînèrent sur le pont, embrassant les genoux des matelots, se cramponnant après leurs maris ou leurs voisins ou tombant évanouies. Les hommes crispèrent leurs poings, échangèrent entre eux des regards où se lisait le désespoir. Impuissants à se défendre, sans aucune possibilité de salut, ils étaient tombés, eux et leurs femmes, à la merci d'un ennemi inconnu qui savait agir indifféremment de force et de ruse. À en juger par ce qu'ils voyaient, le vainqueur devait être impitoyable. Si quelques-uns ne craignaient pas la mort pour eux-mêmes ou pour les leurs, ils redoutaient les supplices dont peut-être elle serait accompagnée.

Ils songeaient à l'or entassé dans leurs coffres, à leurs marchandises, à leur fortune. Le fruit de leurs travaux et de leurs rapines ; tout ce qui pour eux représentait le luxe, la jouissance de l'argent, l'avenir assuré et large, s'effondrait en ce moment sous les boulets lancés par un inconnu.

Les invités des cinq corvettes n'ayant pas été mis au courant du faux magnanime qui avait été envoyé par Rio-Santo, comme un ordre du gouverneur, pour faire évacuer la villes par ses habitants, ne pouvaient savoir qu'il n'y avait plus personne ni dans les rues ni dans les maisons et songeaient avec angoisse à ceux qu'une mort imméritée allait frapper là-bas sans défense, sous une pluie de fer et de feu.

Sous leurs yeux, les canonniers rechargèrent leurs pièces et les pièces crachèrent à nouveau sur Melbourne.

Ils tournèrent avec anxiété leurs regards vers la batterie destinée à défendre le port, car jusque-là cette batterie était restée muette ; mais chose effroyable, incompréhensible, lorsqu'elle se décida à parler, ce fut pour foudroyer la ville, elle aussi : Tom Turnbull était là avec vingt-cinq matelots.

-- Vous êtes à coup sûr un lion dans le combat. Heureuses celles qui ont pu vous y voir ! avait dit quelques heures auparavant mistress Greenough Gruppe à Rio-Santo.

Elle pouvait en juger à cette heure et se trouver pleinement heureuse, car Rio-Santo était beau pour l'instant. En habit de soirée, une fleur à la boutonnière, tête nue et les cheveux au vent, il était là, debout, donnant des ordres brefs ; sa haute et fine silhouette, se découpant sur le fond de la nuit, semblait une statue du dieu de victoire ; à travers le feu et la fumée, on voyait passer dans ses prunelles des reflets d'acier.

C'était comme un chef d'orchestre infernal dont chaque coup d'archet fait vibrer l'âme de ces instruments de bronze qui crachent la mort.

Auprès de lui se montrait le fin profil de Clary, car la fille d'Angus Mac-Farlane ne le quittait jamais dans les moments de danger et le suivait comme dans un rêve, les yeux illuminés d'amour. Certes, le gouverneur ne songeait plus à faire sa cour à ce prince indien, mais mistress Lucretia, qui depuis deux heures à peine connaissait la passion, se voyait forcée de faire, un peu prématurément à son gré, l'apprentissage de la jalousie. Elle contemplait ce groupe merveilleux d'un homme et d'une femme également jeunes, également beaux, associés dans une œuvre de vengeance, se souriant et s'aimant, alors que, par leur volonté, la mort fauchait toute une ville.

Si mistress Lucretia était jalouse, dans son cœur il n'y avait point de haine. Elle eût voulu, non pas être Clary, mais être avec elle, au même titre.

Sir Edmund Fancett avait malgré tout gardé son optimisme et pérorait au milieu d'un groupe :

-- Ceci est encore une surprise, disait-il. Vous en verrez bien d'autres. Ces navires sont endiablés et vous apprendrez tout à l'heure que les canons ont lancé sur Melbourne des bouquets de roses. Le maharajah a voulu vous étonner : il vous mépriserait s'il s'apercevait que vous avez peur.

Ses deux filles ne tremblaient pas. Les yeux fixés sur le marquis, hypnotisées et tout le corps vibrant, elles suivaient chacun de ses mouvements. Elles aussi, tout comme mistress Lucretia, eussent mis le feu aux canons sur un ordre de cet homme.

Rio-Santo n'aimait pas la musique, du moins l'avait-il dit. Celle-ci, pourtant, paraissait le satisfaire. Le sifflement des boulets était douce chanson à son oreille et les boulets n'étaient pas des bouquets de roses, suivant la prétention de sir Fancett.

Les bombes à feu se mirent de la partie.

Les cinq corvettes tiraient sans relâche. À un moment une première flamme se montra au-dessus d'un monument, cela permit de rectifier le tir et bientôt, aux quatre points cardinaux la ville flamba. Le cri d'angoisse de tout à l'heure se changea alors en cri de désespoir et du plateau répondit un long hurlement de détresse, issu de près de cinq mille poitrines. Le marquis de Rio-Santo sourit et d'un regard impérieux il commanda au capitaine Paddy de faire continuer le feu à outrance.

Il voulait que ce fût vite fini et que la population n'eût pas le temps de rentrer en ville.

-- Feu ! feu ! et le feu accomplissait son œuvre de destruction, saccageait, transformait les maisons de bois en brasiers. Les projectiles prenaient les rues en enfilade, trouaient et renversaient tout. On entendait les toits s'effondrer et la rade entière était illuminée. La lune avait bien pu se cacher : on n'avait plus besoin de la lune ! À Melbourne, après minuit, il faisait plus clair qu'à midi dans les rues de Londres.

Une demi-heure après, les canons se turent enfin : Melbourne n'existait plus qu'à l'état de ruines. Les cinq corvettes revinrent se ranger bord à bord, les ponts volants furent jetés de nouveau, les draperies se déroulèrent et les cornemuses, dans les haubans, reprirent leur chant plaintif et monotone.

Beaucoup se demandèrent s'ils n'avaient pas été le jouet d'un cauchemar. Sir Fancett avait peut-être eu raison : ce n'était là qu'une partie de la fête : l'amphitryon avait dû simuler un bombardement de Melbourne ?

Mais les flammes ? Et le bruit des maisons écroulées, et le cri déchirant venu de là-haut, du sommet du plateau ? Tout cela pouvait-il être un rêve ?

La réalité, d'ailleurs, était là, indiscutable : les invités du maharajah étaient maintenant des prisonniers et si l'on n'offrait plus à boire à ceux dont pourtant la gorge était sèche, par contre, ils avaient devant eux des canons de fusils tenus en joue par les matelots.

Quand le feu des pièces cessa, les fusils se relevèrent. Les femmes, affolées et suppliantes jusque-là, devinrent moins craintives et celles qui étaient à genoux se remirent debout. Parmi les hommes, il n'y en avait plus un seul qui fût ivre. Tous, farouches, serraient les poings et grinçaient des dents.

Sur chaque navire, successivement, Rio-Santo passa devant les groupes et pas un cri n'osa s'élever contre lui, tant on le vit hautain et fier, le maître ! Qui était-il donc pour avoir cette audace ? Pourquoi les trois quarts de ceux qu'il venait de ruiner, à qui il réservait peut-être le supplice ou l'esclavage, n'osaient-ils pas même le regarder en face ? La révolte grondait au cœur de tous, mais elle était sans voix devant lui, et celles qui avaient dansé avec le marquis, oubliant qu'elles n'avaient plus, de par sa volonté, ni fortune, ni demeure, ni rien autre chose que leur corps et leur robe de bal, celles-là se surprenaient à espérer l'impossible : être gardées à bord !

Sur un ordre du marquis, tout le monde fut amené, non pas sur le pont de la Sournoise , mais sur celui de la Vengeance . Les hommes étaient sombres, les femmes anxieuses : chacun se demandait si l'on n'allait pas assister à une sorte de jugement sommaire, condamnant en bloc les deux cents personnes présentes à être jetées dans une chaloupe qui serait coulée à pic. On pouvait encore fusiller les hommes et laisser vivre les femmes une heure, une nuit, pour un supplice plus barbare.

Sir Greenough Gruppe, baronet et gouverneur, avait maintenant conscience des responsabilités qu'il avait encourues. Sans examen, sans précautions, il avait accepté une invitation qui cachait un piège et, par sa faute, la capitale de la colonie de Victoria n'existait plus, des milliers de cadavres, il le croyait du moins, jonchaient les rues et l'élite de la population était à la merci du vainqueur. Lui-même allait payer sans doute de sa vie l'imprudence commise et, n'ayant plus rien à perdre, il résolut du moins de tomber dignement, en proclament haut son droit violé, en invoquant contre son ennemi la justice des représailles à exercer par l'Angleterre.

-- Monsieur, dit-il en s'avançant vers Rio-Santo, je suis, vous le savez, le gouverneur pour la Reine...

-- Depuis ce matin, interrompit froidement le marquis, il n'y a plus de gouverneur de Victoria.

-- La confiance de Sa Majesté la Reine, qui m'a fait ici le représentant de l'Angleterre, essaya encore le mari de Lucretia, m'oblige à vous demander compte de votre conduite infâme.

-- Le mépris dans lequel je tiens l'autorité de la Reine, répliqua Rio-Santo, et plus encore mon mépris de l'Angleterre, dictent ma réponse, la voici : Sydney n'existe plus, Brisbane est détruite et Melbourne achève de se consumer. Ce n'est pas fini et nombreux sont vos collègues, représentant comme vous l'Angleterre, qui s'endorment encore gouverneurs pour se réveiller bientôt prisonniers. Vous n'êtes plus rien ici, monsieur, sinon ce que je vous permettrai d'être. Le cabinet de Saint-James est puissant peut-être ? J'en ai déjà eu des preuves, mais il a un pauvre petit ennemi dont la force grandit. Il suffit d'un grain de sable pour faire trébucher un homme et d'un homme pour marquer la fin d'une domination. Hier, vous ne connaissiez pas cet homme et vous supposiez l'Angleterre invulnérable. Elle porte une dague à son flanc et, loin de sortir, l'arme pénètre et s'enfonce chaque jour plus avant : je suis là pour y veiller. La pointe est entre les côtes, elle gagnera bientôt le cœur : les tissus qui maintenant l'en séparent sont bien minces et le moindre faux pas entraînerait la mort immédiate. La Grande-Bretagne fait des faux pas, monsieur ; vous qui la représentez, vous en avez bien fait un cette nuit.

Une sueur froide perlait sur le front du gouverneur et sa femme admirait toujours Rio-Santo. Mais à son admiration se mêlait un vague sentiment de crainte. Si une passion violente et inattendue l'avait aveuglée un instant, elle ne cessait pas d'aimer, mais elle reprenait ses esprits et cherchait le but. Mistress Lucretia était une femme de tête ; elle se souvenait des paroles prononcées devant elle et celles-ci lui revinrent à la mémoire :

[ manquent deux pages, 928 et 929, dans l'édition utilisée ]

(...) nom vous dirait peu ou beaucoup trop. Qu'il vous suffise donc de savoir ceci : je suis l'Irlande opprimée qui redresse la tête !... Que l'oppresseur se garde !... Le lion acculé ne pardonne pas !

Un silence suivit cette révélation et le marquis se retira. C'était la fin de la fête.

XX -- UNE EXÉCUTION

Si l'on vient de voir l'action de Rio-Santo poussée avec une telle vigueur sur le territoire australien, il serait puéril de supposer qu'elle se limitât à cette seule colonie.

L'Angleterre est une hydre aux têtes multiples : en frapper une isolément ne peut conduire à rien, sinon à exaspérer les autres. Réunies en faisceau, ces têtes sont dangereuses et réputées, peut-être bien à tort, comme invulnérables. L'avenir fera justice de cet orgueil, mais il n'en existe pas moins, et l'Europe en doit faire son mea culpa , la France la première.

En effet, la France ne cessa de grandir, d'accroître son prestige et son influence au dehors tant qu'elle fut en guerre avec la Grande-Bretagne, c'est-à-dire pendant quatre cents ans. Du jour où elle désarma contre sa rivale, elle laissa le champ libre à des usurpations constantes d'où sortit la puissance britannique, aux dépens des puissances voisines. Dès qu'Albion met le pied sur un rivage quelconque, sans vergogne et sans droit, elle ne le quitte plus : elle s'y incruste comme la pieuvre sur sa victime, suce son sang et détruit ses habitants. Et si la moindre protestation s'élève, Albion crie à l'usurpation et à la mauvaise foi et souvent en tire prétexte pour de nouvelles spoliations ou pour la recrudescence du massacre.

Tout ce qui est à prendre, elle l'a pris ou le prendra ; tout ce qui appartient aux autres devra lui revenir ; tout ce qu'elle est forcée de leur laisser est considérée par elle comme un vol commis à son préjudice.

Quand deux nations se battent, le bénéfice est pour elle ; en temps de paix, elle pose ses griffes sur quelque point du globe insignifiant en apparence : une forteresse anglaise s'y dresse aussitôt et on s'aperçoit trop tard que de là elle pourra gêner tout le monde. Mais la chose est faite, on s'incline ; Albion s'aiguise les dents et s'en va dévorer un autre morceau de territoire, s'emparer d'un nouveau détroit, de l'embouchure d'un fleuve, d'une île importante.

Au commencement de ce siècle, elle ne possédait pas une pointe de rocher dans la Méditerranée. Elle a pris Malte par la trahison, les îles Ioniennes par la ruse ; l'Égypte et Suez doivent lui appartenir ; jamais plus elle ne quittera la Méditerranée.

Son histoire est une série de crimes. Chaque page est tachée de sang et chaque ligne est le témoignage d'une perfidie. Il semble qu'on lise un acte d'accusation et ce qu'il faut accuser, ce n'est point tout le peuple anglais lui-même, mais son gouvernement : le premier est seulement complice, le second responsable, et celui-ci est fait de cette oligarchie criminelle et féroce, de cette féodalité mercantile dont le mensonge est la loi et la cruauté le moyen.

Napoléon avait vu juste quand il avait conçu le plan du blocus continental et la mise hors la loi de la Grande-Bretagne. Combien de fois, au soir de sa vie, sur le rocher de Sainte-Hélène, dut-il regretter de n'avoir pu accomplir sa tâche ! Car s'il eût réussi, la grande pestiférée, isolée des autres nations et repoussée par elles, se fût pourrie elle-même, gangrenée par ses propres souillures.

Elle avait eu conscience du danger auquel elle avait échappé et s'en vengeait en faisant du grand homme un martyr. Personne ne devait-il donc se lever pour venger Bonaparte et pour accomplir l'œuvre ?

Pendant quatre heures, le marquis de Rio-Santo avait causé, un matin, avec le géant qui se mourait à Longwood et peut-être Napoléon avait-il dit à Rio-Santo comment il fallait s'y prendre pour abattre l'hydre aux cent têtes. Il est telles conversations dont on se souvient toujours et des conseils qui portent leurs fruits ! La cour d'assises de Middlesex avait cru seulement frapper un audacieux, la justice n'avait vu clair qu'à demi. On l'eût bien surprise en lui disant que le poignard du condamné allait vers le cœur même de l'Angleterre et y pénètrerait un jour.

Au cours des débats, dans Old-Bailey, Sa Grâce le prince Dimitri Tolstoï, ambassadeur de Russie, avait lui aussi chargé l'accusé avec véhémence, croyant frapper un homme et ne se souvenant plus des paroles de cet homme.

Pourtant ils avaient eu ensemble d'intéressants entretiens touchant certaines gens venus d'Europe, qui avaient aidé les Afghans à saccager des établissements de la Compagnie des Indes, poussé le Canada à la révolte, fait interdire en Chine le commerce de l'opium, agité les États-Unis et conspiré même en Irlande en dehors du tiède O'Connell.

Telle était la situation cinq ans auparavant, le jour où Rio-Santo disparut de la prison de Newgate. De ce jour, en suivant la ligne politique, voyons un peu ses actes. Son premier soin fut de jeter par-dessus bord ceux des Lords de la Nuit qui ne lui plaisaient plus : les faibles, les raisonneurs, les inutiles et surtout les orgueilleux comme le docteur Moore, sauf à les retrouver ou à les briser plus tard. Il ne garda avec lui que le cavalier Angelo Bembo, Randal Grahame, Tom Turnbull, Snail et la reine Mab. Quinze jours après, le temps de guérir sa blessure et de dresser d'autres batteries, puis il reprit sa route et recommença de rayonner sur le monde.

L'Angleterre avait essayé de lancer son cadavre au bout d'une corde sur une place de Londres, pour montrer ce qu'il en coûte de vouloir toucher à la puissance britannique. Mais l'Angleterre n'avait saisi que du vent et celui-ci s'en était allé souffler plus loin, ouragan insaisissable et terrible. Partout où le léopard anglais devait poser ses griffes sanglantes, il sentait tout à coup se dessécher sa langue sous l'effet d'un courant redoutable qui charriait la vengeance et déchaînait les représailles.

On put voir Rio-Santo tour à tour à Gibraltar, à Malte, à Ceylan. Un soir, il était à Québec, préoccupé et rêveur. Une carte et des papiers étaient étalés devant lui et parmi eux une lettre jaunie qu'il relut. Elle avait été adressée par le capitaine James Crawford au colonel Haldémond, gouverneur du Canada, pendant cette sinistre époque, déjà lointaine, où les troupes anglaises, non contentes de tuer par elles-mêmes, excitaient la férocité des Indiens en leur offrant une prime pour chaque chevelure américaine ; entre les généraux anglais et les chefs des tribus se faisait un commerce régulier de têtes humaines et la lettre du capitaine Crawford accompagnait l'envoi de huit ballots de péricrânes.

Albion pourrait en montrer beaucoup de semblables dans ses annales et si le nom de tous les vampires tels que Crawford et autres n'est point cloué au pilori de l'histoire, c'est qu'il y en eut trop.

Le marquis achevait donc sa lecture et crispait ses poings devant le témoignage de la plus honteuse barbarie et du plus ignoble cynisme, le misérable qui avait écrit ces lignes ayant osé évoquer le nom de Dieu, en mendiant une récompense pour son infamie. On comprend l'état d'esprit dans lequel se trouvait Rio-Santo quand le cavalier Bembo lui apprit que, le soir même, un capitaine anglais avait fait supplicier quatre malheureux Indiens pour un motif des plus futiles.

Le marquis fronça terriblement les sourcils et dit à Angelo Bembo :

-- Dans une heure, il me faut cet homme à un demi-mille au nord de la ville, sur le bord du Saint-Laurent. Va.

À l'heure prescrite, le capitaine était là, ligoté, plus mort que vif, au milieu d'inconnus dont les intentions lui paraissaient pour le moins hostiles. Un pli de terrain ne permettait pas de voir le groupe depuis le Québec et d'ailleurs il faisait nuit noire ; une torche éclairait seulement les visages et la flamme se reflétait dans le fleuve. Rio-Santo s'avança vers l'officier :

Vous n'êtes point à la hauteur de vos devanciers, monsieur, lui dit-il. Aujourd'hui vous avez fait quatre victimes au nom de l'Angleterre ; il leur en fallait à eux des centaines. Pour les venger toutes, votre tête est bien mince ; mais je vais m'en contenter ce soir. Écoutez ce que faisaient ceux dont je vous parle : c'est une page arrachée à l'histoire de votre pays. Le jugement qu'ils eussent mérité sera le vôtre. Lis, Bembo.

Il tendit au cavalier la lettre jaunie et, dans la nuit obscure, la voix d'Angelo s'éleva, dominant le bruit des glaces qui se heurtaient sur les rives du fleuve. Écoutons ce qu'elle disait, pour la honte du peuple Anglais :

« Conformément à la prière des chefs sauvages de Senneka, j'envoie à Votre Excellence, à la garde de Dieu et sous la conduite de James Bloyd, huit ballots de péricrânes, ou chevelures préparées, séchées, garnies de cerceaux, peintes et décorées de toutes les marques triomphales des Indiens.

« Je ne doute pas que Votre Excellence ne juge à propos de donner quelque encouragement ultérieur à ces honnêtes gens.

« Les présents qui me seront consignés pour eux seront distribués, d'après mes soins ordinaires, avec prudence et fidélité.

« Voici la facture et l'explication du contenu des huit ballots dont les Indiens vous demandent de faire hommage en leur nom, à Sa Majesté.

« Signé : JAMES CRAWFORD.

« N° 1. -- Quarante-trois chevelures de soldats du congrès, tués en diverses escarmouches ; elles sont déployées sur des cerceaux noirs ; le devant de la peau est peint en rouge avec une petite tache noire pour indiquer qu'ils ont été tués par des balles.

« N° 2. -- Soixante-deux chevelures de fermiers tués dans leurs maisons. Les cerceaux sont rouges ; la peau peinte en brun et marquée d'une houe. Vous trouverez autour un cercle noir qui démontre qu'ils ont été surpris dans la nuit, et une hache au centre, laquelle signifie qu'ils ont été tués par cette arme.

« N° 3. -- Quatre-vingt-dix-huit chevelures de fermiers, tués dans leurs maisons. Même symbole que leur profession. Le grand cercle blanc et le soleil indiquent qu'ils ont été attaqués en plein jour, le petit pied rouge indique qu'ils se sont défendus et sont morts en combattant pour leur vie et celle de leurs familles.

« N° 4. -- Quatre-vingt-dix-sept péricrânes de fermiers. Les cerceaux verts dénotent qu'ils ont été tués dans les champs ; le soleil désigne également l'heure du combat.

« N° 5. -- Cent deux chevelures de fermiers. Les mêmes symboles suivant les diverses circonstances. Dix-huit seulement marquées avec une petite flamme jaune, pour annoncer qu'ils ont été brûlés vifs après avoir eu les ongles arrachés et subi d'autres tortures. Un des péricrânes désigne un ecclésiastique, par son rabat suspendu au cerceau de sa chevelure. On y remarque soixante-sept têtes grises, ce qui rend le service plus essentiel.

« N° 6. -- Quatre-vingts chevelures de femmes. Les cheveux longs, tressés à la manière des Indiennes, pour dénoter qu'elles étaient mères. Les cerceaux bleus ; la peau fond jaune, avec de petits crapauds rouges, pour représenter d'une manière triomphante les larmes qu'ont répandues les parents. Dix-sept têtes ont les cheveux gris.

« N° 7. -- Cent quatre-vingt-treize chevelures de garçons de différents âges. Petits cerceaux verts ; fond blanchâtre sur la peau avec des larmes rouges au milieu. Des haches, des couteaux, une massue, suivant l'instrument qui les a mis à mort.

« N° 8. -- Deux cent onze chevelures de filles de différents âges. Petits cerceaux jaunes, peau fond blanc, larmes, haches, massues, scalpel.

« N° 9. -- Mélange de toutes les espèces, au nombre de cent vingt-deux, avec une boîte d'écorce de bouleau contenant les péricrânes de vingt-neuf petits enfants de diverses grandeurs. Petits cerceaux blancs, peau de même couleur ; point de larmes, mais seulement un petit couteau noir au milieu, pour désigner qu'ils ont été arrachés du ventre de leurs mères.

« Ces présents furent remis au capitaine Crawford par le grand chef indien Conciogatchie. »

Comment ce chef-d'œuvre de la barbarie anglaise, où l'officier s'était complu dans les détails avec un cynisme révoltant, était-il aux mains de Rio-Santo plus de cinquante ans après que lettres et ballots avaient été saisis dans les bagages du général Burgoygne, lors de la déroute de l'armée royale ? Mystère. Les Américains, paraît-il, conservèrent les têtes, le délicieux cadeau offert à Sa Majesté britannique. Pourraient-ils les montrer encore si quelque jour l'Angleterre venait à leur parler d'alliance ? Il est des reliques dont la diplomatie n'aime pas à s'embrasser.

Le marquis de Rio-Santo possédait la lettre et, pour l'Amérique, se souvenait des œuvres de l'Angleterre. Ce document, d'ailleurs, n'était pas le seul de ses archives et le cabinet de Saint-James les lui eût payées cher.

La terre était couverte de neige, car cette nuit-là, il faisait froid autour de Québec. N'empêche que de grosses gouttes de sueur perlaient sur le front de l'officier anglais. La lecture achevée, il se mit à trembler.

Rio-Santo s'avança vers lui :

-- L'homme qui a écrit cela, dit-il, méritait tous les supplices. Mais la race n'en est pas éteinte : les quatre victimes d'aujourd'hui, j'en suis sûr, ne sont pas les seules que vous ayez sur la conscience. Je ne connais pas votre nom ! c'est celui d'un félon et d'un lâche. Je ne vous dirai pas le mien : l'humanité et la justice me donnent le droit de vous condamner sans appel. Ôtez les liens à cet Anglais digne de sa patrie, de la barbarie de son gouvernement. Les Indiens sont des hommes, monsieur, et leur gloire est de ne pas vouloir être Anglais. Ils ont des frères malheureux en Irlande et, mois qui suis Irlandais, je venge mes frères Indiens.

Il tira un pistolet et fit feu : le capitaine tomba, la tête fracassée. Tom Turnbull fit rouler son cadavre dans le fleuve en le poussant du bout du pied.

-- Ma conscience, murmura Rio-Santo, ne me reprochera jamais d'avoir exécuté cet homme.

Du Canada, le marquis passa aux Indes. Il y avait, là aussi, des descendants et des émules de James Crawford. Sur des ordres secrets, dont le vice-roi s'émut trop tard, des officiers anglais disparurent : on les retrouva le front troué d'une balle. Puis des sectes religieuses levèrent l'étendard de la révolte ; des fakirs parcoururent la montagne, entraînant derrière eux les populations affamées.

Ventre creux n'a pas d'oreilles, dit le proverbe. Cela dépend de la façon de l'entendre. Dans ce magnifique empire des Indes, dont se glorifie tant la couronne d'Angleterre, on meurt de faim plus qu'ailleurs, bien que le Parlement affecte chaque année dans son budget une énorme somme destinée à empêcher la famine. Mensonge comme toujours ! La famine est prévue, voulue, organisée ; quand elle se produit, à époque fixe, le crédit destiné à la faire cesser n'existe plus ; on l'a épuisé en armements ou pour le bien-être des fonctionnaires. Les Hindous demandent du pain : on leur répond avec du plomb et beaucoup n'ont plus faim le lendemain. Les autres écoutent la voix de la révolte et leurs ventres ont des oreilles.

Le marquis de Rio-Santo retrouva là ses commis-voyageurs politiques, envoyés d'Europe pour ensemencer le hasard, suivant l'expression du prince Dimitri Tolstoï. Ils avaient aussi ensemencé la haine contre Albion et quand le marquis quitta Bombay, près de vingt mille affamés, exaltés par les fakirs, se préparaient, dans les Ghattes occidentales, à demander à manger les armes à la main.

Puis Rio-Santo alla ailleurs. L'homme arrêté naguère par un tas de pavés à l'entrée de Belgrave-Street continuait sa route et plus que jamais il était The great agitator . Donnor avait tué Clary, la belle et vaillante jument qui eût pu sauver Rio-Santo et lui permettre d'accomplir son œuvre.

Mais qu'est-ce qu'un cheval qui s'abat, dans l'existence d'un tel homme ? Celui-ci allait lentement mais sûrement son chemin, enfonçant peu à peu son poignard au flanc de la nation abhorrée, de même que celui de l'Irlandais s'était enfoncé au flanc de la jument. Petites causes et grands effets ! Mais qui donc empêchera jamais un libérateur de suivre sa voie, quand celle-ci est le salut d'un peuple édifié sur la mort d'un autre ? Le marquis de Rio-Santo chevauchait la vengeance et sa monture avait des ailes.

Le jour où il aborda en Australie, il avait semé sur tous les points du globe où traîne, sanglant, le drapeau de la Grande-Bretagne, des serments de justice, de haine et d'espoir tout prêts à germer et à porter des fruits. Les noires murailles de la prison de Newgate et la silhouette de la potence dressée pour l'arrêter brusquement dans sa course, lui avaient à peine voilé un instant la splendeur du soleil. De nouveau il le voyait briller, haut dans le ciel, si rouge qu'on l'eût dit teint de sang anglais.

Nous retrouvons Rio-Santo dans sa cabine de la Sournoise, méditant sur les événements passés, préparant les succès futurs auxquels doit le conduire sa politique d'audacieuse justice. Mais avant de le suivre plus loin dans cette voie, peut-être serait-il bon, dans un autre ordre d'idées, de revenir avec lui de cinq ans en arrière pour expliquer comment cet homme que Londres croyait mort était si bien vivant, prêt à relever l'étendard de l'Irlande et à poser à son tour son pied sur le front de l'Angleterre vaincue ?

XXI -- SUR LA LANDE DE CREWE

Revenons de cinq ans en arrière. Il est près de minuit et la lande, à un demi-mille du château de Crewe, en Écosse, est silencieuse, baignée dans la clarté de la lune.

La lande est muette, mais non point déserte. Au bord d'un chemin il y a deux êtres humains : un vivant et un mort.

Le cadavre est celui d'un homme et l'homme, avant de mourir, s'appelait Fergus O'Breane, marquis de Rio-Santo. Est-il donc mort ?

Auprès de lui se tient une femme agenouillée. C'est la comtesse de White-Manor, mais peut-être ne répondait-elle pas à ce nom. Tout au contraire, si l'homme couché à ses pieds prononçait celui de Mary Mac-Farlane, alors sans doute elle tressaillerait jusqu'au profond d'elle-même. Ils se sont aimés, ils furent fiancés : tous deux ont connu la souffrance, le désespoir, la haine ; la vie les a séparés, la vie vient de les rejoindre. Est-ce la vie, puisque l'un d'eux est mort ?

Mary Mac-Farlane a posé la main sur le cœur de Fergus O'Breane ; le cœur ne bat plus. Elle a mis un baiser, non point d'amante, mais de sœur, sur le front de Fergus O'Breane : le front est froid et les yeux ne se sont point ouverts.

Que faire ? Elle prie : la prière réconforte quand la douleur est grande. La pâle lune éclaire son visage plus pâle encore, son visage marqué du sceau de la tristesse. Elle pleure et ses larmes suivent un sillon tracé depuis longtemps. Elle, la plus faible, la plus meurtrie, pourquoi n'est-elle pas étendue de même, au bord du chemin, dans la paix profonde de la mort ? À travers ses larmes, elle contemple la face blême et pourtant si calme de celui qui n'est plus.

La lande est muette, la lande est glacée. Si la comtesse de White-Manor s'en va, qui donc achèvera la veillée funèbre ? Peut-être les Korrigans vont venir ; chacun d'eux aura pris une étoile pour tenir lieu de cierge allumé et, formés en cercle, ils veilleront ? Mais si les Korrigans ne viennent pas, les loups s'approcheront et jamais personne ne pourra dire en montrant un coin de terre : Ici repose le marquis de Rio-Santo !

La comtesse de White-Manor n'a pas peur des Korrigans, pas peur des loups : elle n'a peur de rien. Elle a trop souffert pour craindre quelque chose en ce monde : elle restera.

La terre est froide, le vent âpre : elle ne sent rien, elle prie. Le ciel invoqué ne vient point à son aide. Souvent elle a prié ainsi, ardemment, désespérément : quand son mari la promenait dans les rues de Londres pour la vendre, quand elle réclamait à Dieu sa fille. Elle demande à présent de voir Rio-Santo revivre ou de mourir auprès de lui et Dieu ne l'exaucera pas ! Elle prie quand même, parce qu'elle a la foi !

Son regard s'abaisse sur le visage de Fergus O'Breane, caressé par la clarté lunaire. Ce visage est beau, comme il l'était le jour de leurs fiançailles. Longuement elle le contemple : la bouche n'est point crispée comme celle des cadavres ; au contraire, elle semble sourire. En Écosse, on croit aux anges qui viennent s'agenouiller au chevet du juste. Peut-être le marquis de Rio-Santo voit-il la femme agenouillée auprès de lui et la prend-il pour un ange ? Elle ne croit pas cela, mais elle voit le sourire et ce sourire lui donne du courage, le remplit presque de joie. Peut-on être joyeux auprès d'un mort ?

Mary prend la main de Fergus, sa main froide. Son regard tombe sur la chemise, légèrement teintée de sang un peu plus bas que le cœur. La blessure est là, elle veut la voir et déchire l'étoffe : ce n'est rien, un petit trou rond à l'orifice duquel le sang s'est coagulé presque tout de suite. Le sang n'a pas coulé, car il y avait plus de sang que cela dans le cœur de ce prédestiné !

Les femmes ont parfois des inspirations sublimes. Mary Mac-Farlane eut un long tressaillement et ne désespéra plus de l'aide du ciel. L'homme qui gisait là avait été son premier, son unique amour : elle se refusait à croire que les sources de la vie étaient taries en lui. Elle venait d'entrevoir une chance de le sauver, chance bien faible, qui peut-être nécessiterait un miracle ? Son devoir était d'essayer, de tenter même au-delà de l'impossible.

Qui fût passé dans la lande à cette heure eût pu jouir d'un étrange spectacle. Au-dessus d'un corps étendu, une femme très pâle, et pourtant très belle encore, est penchée, les lèvres collées à la poitrine de l'homme. Elle aspire longuement et sa bouche se remplit de sang qu'elle crache à mesure, du sang tiède encore, qui devient plus pur à chaque éjaculation nouvelle.

Les minutes passent : elle boit toujours le rouge liquide et tout à coup ses yeux s'irradient. Un cri de triomphe jaillit de ses lèvres empourprées traverse la nuit, monte vers le ciel comme un hymne de reconnaissance. L'amour a vaincu la mort : Fergus O'Breane est vivant, arraché au trépas par Mac-Farlane, sa fiancée de jadis !

Quelques secondes de plus, il eût été trop tard ! Maintenant les vaisseaux dégagés ont repris leur jeu, le cœur s'est remis à battre ; sur les lèvres de Rio-Santo le sourire s'est marqué davantage et, lentement, ses paupières abaissées se relèvent. Cependant ses yeux ne voient rien encore ; il sent seulement quelqu'un auprès de lui, la chaleur d'une main contre sa poitrine, des frôlements pareils à ceux que doivent produire les ailes des anges. Il condense sa volonté, cherche à voir, à comprendre : l'effort même le terrasse. Son sang coule à flots maintenant et bouillonne : il sent venir la syncope, songe que tout est fini. Il ne saura pas qui s'est dévoué pour lui : Clary ou une autre, et dans la plus terrible des angoisses, il s'évanouit.

Il n'y a pas de korrigans, pas de loups dans la lande ; mais il y a une femme dont la longue plainte désespérée monte vers le firmament plein d'étoiles. La comtesse de White-Manor croit que Rio-Santo va mourir ; elle tamponne le sang avec son mouchoir, avec sa main, l'arrête et se sent près de défaillir. Mais non ! N'a-t-elle pas juré d'aller jusqu'au bout ! Elle soulève la tête de Fergus O'Breane, se couche auprès de lui et, après mille efforts pour lui desserrer les dents, elle colle sa bouche à la sienne, lui insuffle de l'air dans la poitrine. C'est son âme, sa vie même, qu'elle fait passer en lui et, dans cette lutte héroïque contre la mort, elle va puiser des forces jusqu'en son amour d'autrefois ; elle est prête à se sacrifier elle-même pour que Rio-Santo puisse vivre. Quand enfin il peut de nouveau relever ses paupières, c'est elle qui tombe évanouie auprès de lui.

Sauver la vie à l'un de ses semblables, c'est doubler le prix de la sienne ; la rendre à un être aimé, c'est deux fois vivre. La comtesse de White-Manor a fait cela et c'est elle qui va mourir !

Le froid glacial des nuits d'Écosse la saisira bientôt et nul ne pourra lui porter secours à elle-même, puisque Fergus vient d'expirer. Du moins elle le croit ; avant de perdre connaissance, elle laisse tomber sur lui un dernier regard et le voyant inanimé, ne cherche point à réagir contre la destinée. On les trouvera tous deux au matin, couchés côte à côte, et peut-être quelqu'un ira dire à Godfrey de Lancester, comte de White-Manor :

-- Mary Mac-Farlane, votre femme, n'est plus. Vous avez fait d'elle une martyre ; vous l'avez crucifiée dans son amour, dans sa dignité, dans sa maternité sacrée ! Vous avez abusé de votre puissance, de votre richesse, de votre force, pour vous montrer criminel et lâche. À quoi cela vous a-t-il servi ? Vous n'avez rien empêché de ce qui devait être et l'amour a été plus fort que vous. Votre femme est morte auprès de celui qui avait été son fiancé avant vous. Sous votre nom, elle a connu la douleur et bu la honte ; sous le sien, elle eût connu la tendresse. Le ciel a voulu les réunir à l'heure suprême ; mais malheur à vous, White-Manor ! le temps est venu d'expier !

Sur la lande glissent des ombres : ce sont des grands loups d'Écosse qui rôdent, flairent le vent et rétrécissent peu à peu leur cercle. Ils sont plus de vingt et cherchent pâture : au bord du chemin qui mène à la ferme de Leed, deux corps chauds encore vont servir de pâture aux loups. La lune se voile ; les fauves se rapprochent, rampent, gambadent, tendent leurs jarrets pour le dernier bond à l'extrémité duquel est la proie facile, une proie qui ne se défendra même pas.

Bientôt le jour va venir : des traînées de brouillard courent sur le sol et les lueurs incertaines de l'aube se dessinent du côté des monts. La bande affamée n'a pas de temps à perdre ; elle renifle l'odeur du sang, se rue vers la tache sombre formée des deux corps allongés. Tout à l'heure on ne pourra plus dire que le marquis de Rio-Santo et la comtesse de White-Manor ont expiré côte à côte, car les loups vont les traîner sur la lande, laisser des lambeaux de leur chair aux aspérités des rocs, aux épines des buissons. On ne reconnaîtra plus ces deux visages qui furent beaux et, de la poitrine, les cœurs sanglants seront arrachés.

Une haleine fétide court sur la face de Mary ; des crocs acérés pénètrent dans les bras de Fergus ; les carnassiers hurlent.

Rio-Santo, soudain, se met sur son séant et fouille des yeux l'obscurité. Quelle est cette sarabande d'animaux dont les gueules puantes effleurent son visage ? Qu'est-ce que ces prunelles qui luisent comme des charbons ardents et pourquoi cette femme est-elle couchée auprès de lui sur la terre froide ? Qui est cette femme ?

Oh ! oh ! Rio-Santo revient de loin pourtant, de très loin !... il a côtoyé, -- pendant combien de temps ? il l'ignore, -- les rives éternelles ; il a entrevu les portes qui se referment pour toujours sur les humains ; il a dormi de ce sommeil léthargique, si voisin de la mort qu'il est presque la mort elle-même. Mais Rio-Santo est vivant ; il vient de rouvrir les yeux et peut rassembler ses pensées en désordre. Où était-il, une minute avant ? À la limite extrême du néant où plus rien n'existe. Maintenant il pense, il comprend, il peut juger combien la situation est grave. Les hommes se sont lassés de s'attaquer à lui, parce qu'il était fort. Il est faible en ce moment, il a perdu du sang, il sait à peine où il se trouve ! Et voilà que les animaux eux-mêmes l'assaillent, féroces rôdeurs de nuit qu'un seul regard ferait fuir si le blessé pouvait se mettre debout.

Pour lui, penser c'est agir. L'énergie du fort ne revient-elle pas en même temps que la vie ? Ses yeux se fixent et sa main droite se porte à sa ceinture. Il y sent la crosse d'un pistolet et sourit : là où Rio-Santo peut placer une balle, il est le maître. Pourtant son bras est faible, sa main tremble ; où donc est la volonté qui ordonne aux membres d'obéir ? Un éclair illumine la lande, une détonation retentit et des aboiements, un long hurlement y répondent. On entend une galopade qui s'éloigne et, près du marquis, il ne reste que le cadavre d'un loup et le corps d'une femme.

La clarté s'épand sur le sol et Rio-Santo se penche. À qui appartient ce visage pâle, plus pâle que l'aube ? Ne serait-ce point celui de Clary, la pauvre folle ?

Car il se souvient maintenant de Clary Mac-Farlane et de la légende :

-- C'est ici que Blanche tua Bertram, le fils du laird.

Ici, Clary a voulu tuer Fergus O'Breane. Ici, Clary, par une jalousie insensée et que lui-même ne comprend pas, a voulu tuer celui qu'elle aime. Clary est-elle revenue ? En même temps que sa main se portait à sa poitrine trouée, il a vu fuir la jeune fille. Pourquoi est-elle là, morte ?

L'horizon s'éclaire de plus en plus. Rio-Santo sent son intelligence renaître, ses idées lui revenir. Il soulève le buste de la jeune femme et de ses lèvres, par deux fois, jaillit un nom :

-- Mary ! Mary !

Mary a entendu, mais ses paupières restent baissées. Un soupir s'élève de sa poitrine, sa bouche essaie d'articuler des sons. Elle tend ses bras vers le ciel, des larmes percent quand même à travers les cils, roulent sur les joues et deux noms s'échappent des lèvres pâles :

-- Fergus ! Susannah !

-- Susannah ! s'écrie Rio-Santo ; je vous la rendrai, je vous le jure ! Mary, parlez-moi ; dites-moi pourquoi vous êtes là !... Votre fille est vivante, je la mettrai dans vos bras... Vous avez appelé Fergus et ce n'est pas en vain : je suis Fergus O'Breane !

-- Fergus O'Breane ! murmure-t-elle, les yeux entrouverts. Je me souviens bien de lui. C'était un jeune homme et je le vis à Londres il y a longtemps, bien longtemps ; il nous sauva mon frère Angus et moi, d'une mort certaine à l'angle de Short-Gardens... Nous avons été fiancés, je m'en souviens encore, et nous nous aimions, du moins a-t-on dit qu'il m'aimait. Il est parti, parti pour toujours : il n'était pas là, quand on me vendit pour trois schellings au marché de Smith-Fields !... Mais je ne dois pas parler de Fergus O'Breane !... Je suis la femme de White-Manor !

Souffrir par le corps n'est rien ; les souffrances du cœur sont autrement redoutables. En ce moment, le marquis de Rio-Santo ne sentait pas sa blessure, pourtant il regrettait de vivre.

Non, certes, il n'était point là quand White-Manor vendait sa femme ! S'il eût été présent, Godfrey de Lancester eût été rayé sur-le-champ du nombre des vivants. Depuis lors, il avait fait de grandes choses : il avait été l'égal des princes, le conseil des rois, l'homme omnipotent qui d'un mot eût pu mettre le monde à feu et à sang ; il avait battu en brèche la puissance anglaise ; il avait été le dieu du jour et le lord de la nuit ; il avait vu de près le sommet et senti peser sur ses épaules les ténèbres de la prison de Newgate. Il avait été le vainqueur et le vaincu, celui qui change les destinées d'un peuple et bouleverse celles d'un siècle. Lui, Fergus O'Breane, l'Irlandais, le fils de Chrétien O'Breane, paria de la Petite Irlande , le frère de Betsy, déshonorée par l'infamie anglaise, il avait été le marquis de Rio-Santo, le lion de Londres.

Or, sur la lande de Crewe, à l'heure actuelle, il regrettait le temps où il n'était que Fergus, le fiancé de Mary Mac-Farlane.

Celle-ci avait ouvert les yeux, et elle regardait sans voir. Rio-Santo soupira :

-- Angus ! mon frère Angus, m'a trahi dans un moment de folie et Clary a perdu la raison ! Le malheur est-il donc sur cette maison ? La pauvre Mary me parle et semble ne pas me voir.

Il souleva dans ses bras la comtesse de White-Manor et la baisa au front. Elle lui avait donné ce soir le même baiser ; sans le savoir, il ne faisait que le lui rendre.

On peut ne pas entendre les paroles prononcées autour de soi ; on peut être insensible aux bruits, aux heurts et aux coups : il est bien rare qu'on ne sente pas un baiser, si près qu'on soit des portes de l'éternité. L'acte en lui-même est simple et, seules, les natures affinées en savourent la douceur. Peut-être, grâce aux chercheurs obstinés à la découverte des mystères de la suggestion, de la transmutation de la volonté et de la pensée, peut-être saura-t-on pourquoi le contact des lèvres possède une telle puissance, réveille les affinités existant entre deux êtres et les unit par un lien secret basé sur le jeu des nerfs ?

Sans chercher à en connaître les causes, il suffit de dire que Mary Mac-Farlane tressaillit et reprit complètement ses sens sous le baiser de Rio-Santo. Elle ouvrit tout à fait les yeux, vit celui dont la tête était tout près de la sienne et un trouble immense s'empara d'elle.

Elle n'était plus la jeune fiancée d'autrefois et, bien qu'elle fût toujours restée belle, quoique les traits de son visage fussent demeurés purs, ses cheveux avaient blanchi, la douleur avait mis des rides à son front. Elle rougit en se trouvant dans les bras de Fergus et fit un effort pour se lever, avec un éclair de pudeur courroucée dans le regard.

Lui s'était levé en même temps ; mais il avait trop présumé de ses forces ; il chancela. Elle lui tendit ses bras pour le soutenir et ce seul geste l'empêchait désormais de se dérober à une explication imminente. Il allait questionner : elle devrait répondre et Dieu sait s'il lui en coûterait d'avouer ce qu'elle venait de faire.

-- Mary ! dit doucement le marquis, pourquoi craignez-vous ? Abandonné de tous, blessé et mourant, seul sur cette lande glacée, je vous retrouve auprès de moi, vous qui fûtes toujours présente à ma pensée ! Un instant j'avais cru reconnaître Clary !... Pauvre Clary !... Son inconscience ne me permet pas de l'accuser et je l'absous, puisqu'elle m'a permis de vous revoir. Que s'est-il passé cette nuit ? Je ne puis le savoir : il y a dans ma vie une lacune de quelques heures et vous seule pouvez m'instruire. Parlez, Mary, je vous écoute !

-- Vous êtes faible, répondit-elle, et vous avez besoin de soins immédiats. Je me suis trouvée par hasard sur votre route ; j'en rends grâce au ciel. Une fois, vous avez exposé votre vie pour sauver la mienne et celle de mon frère Angus : je n'ai pas même eu à exposer la mienne. Appuyez-vous sur mon bras ; nous allons gagner ensemble la ferme de Leed et je ferai mander un chirurgien : là devra s'arrêter mon rôle.

Fergus O'Breane la contempla avec tristesse et baissa la tête :

-- Comtesse de White-Manor, murmura-t-il avec une certaine amertume dans la voix, j'espérais autre chose que votre pitié et mieux valait me laisser mourir. Votre frère Angus, naguère, dans Belgrave-Street, m'a payé sa dette de reconnaissance. En vous penchant un instant sur le blessé qui gisait au bord du chemin, vous venez, paraît-il, de me payer la vôtre et vous estimez que nous sommes quittes. Il nous reste donc à nous dire adieu, madame.

À ces dures paroles, Mary Mac-Farlane pâlit affreusement et porta les deux mains à sa poitrine pour comprimer les battements de son cœur.

-- Où voulez-vous aller ? gémit-elle. Votre vie, il y a un instant, ne tenait qu'à un fil.

-- Et c'est vous qui l'avez rattaché ? répondit-il plus durement encore. S'il se rompt de nouveau, je mourrai sans avoir accompli ma destinée. Mais que vous importe tout cela, comtesse de White-Manor ?

Celle-ci se tordait les mains de désespoir :

-- Pourquoi me souffletez-vous de ce nom ? s'écria-t-elle. Si je ne le traînais comme un boulet, je vous dirais : Fergus O'Breane, je suis toujours pour vous Mary Mac-Farlane ! Mais entre nos deux vies, le malheur s'est dressé et vous ignorez ce que le malheur a fait de moi !

Les mains levées vers le ciel, dans une attitude douloureuse et les yeux pleins de larmes, elle reprit :

-- Peut-être savez-vous par qui j'ai souffert : vous ne saurez jamais pour qui ! On vous a dit que j'avais épousé Godfrey de Lancester : nul n'a pu vous dire ce que pèse à mon front ce titre d'épouse d'un lâche et d'un fou ! Un seul pouvait en effacer la honte : c'était le titre de mère ! La mère ne sait pas même où est son enfant, car on lui a volé sa fille. Accusez la comtesse de White-Manor, Fergus ! Faites-lui un crime du nom qu'elle porte ! Votre ressentiment ne sera jamais à hauteur de sa peine. Oh ! si vous saviez...

-- Je sais tout, Mary, et je vous demande pardon, murmura humblement Rio-Santo. Oubliez les paroles que je viens de prononcer et donnez-moi votre main. Allons à la ferme de Leed, allons où vous voudrez et causons en chemin. Je suis faible, il est vrai, mais appuyé à votre bras, je serai fort et je vous dirai des choses qui vous intéressent. Ma pauvre Mary, vous avez bien fait de ne pas me laisser mourir : votre bonheur tient peut-être tout entier dans notre rencontre.

-- Que voulez-vous dire ?

-- Je vous ai parlé tout à l'heure, soupira Fergus, et vous ne m'avez pas entendu. Dites-moi ce que vous avez fait auprès de moi cette nuit, pourquoi je vous ai trouvée évanouie à mes côtés ? Ne me cachez pas votre dévouement, car je suis sûr que vous vous êtes dévouée et je paierai votre confidence d'une révélation qui vous fera oublier toutes vos peines. Voulez-vous seulement avoir confiance en moi ?

Entre eux, l'amour n'avait plus rien à voir. Ils se souvenaient encore qu'il avait existé, mais leurs cœurs à présent se fondaient dans un sentiment de douce et pure amitié. Mary comprit la nécessité de ne rien cacher à Fergus : laissant tomber sa tête sur l'épaule du marquis, elle lui raconta comment elle l'avait trouvé mourant sur le sol, comme elle s'y était prise pour le sauver. Ses larmes coulaient à flots, bienfaisantes, après tant et tant d'amères larmes répandues au long de sa vie douloureuse ; elles coulaient sur les mains de Rio-Santo et celui-ci laissait la comtesse parler et pleurer ; de temps en temps, il effleurait de sa moustache le front chaste et noble de la pauvre femme qui toujours avait été son égide et se trouvait là en ce périlleux moment de son existence.

Quand elle eut achevé, il la pressa contre sa poitrine :

-- Mary ! ma sœur ! lui dit-il, toute ma vie je remercierai Dieu du bonheur qu'il m'accorde en cet instant. Ses desseins sont impénétrables ; mais en mettant sur le même chemin la mère éplorée et le vaincu d'un jour, il leur préparait à tous deux une somme de joie commune et sans égale. Le vaincu y a puisé de nouvelles forces et le grain de sable qui l'avait arrêté une minute a été dissipé par le vent. Fergus O'Breane va reprendre sa route et l'enfant sera rendue à sa mère.

-- Susannah ! Où est Susannah ? s'écria la comtesse de White-Manor.

-- Avant qu'une semaine se soit passée, répondit Rio-Santo, avant que soit fermée la blessure où vous avez bu mon sang, vos lèvres se poseront sur celles de votre fille. Susannah me ressemble, a dit White-Manor ! White-Manor n'était pas fou quand il a prononcé ces paroles et j'estime qu'il avait raison. Le respect et la tendresse que j'ai pour vous, Mary, vous les retrouverez chez votre fille et Godfrey de Lancester ne viendra plus se mettre en travers. N'avais-je pas raison de vous dire : Votre bonheur tient tout entier dans notre rencontre de ce soir ?

Le soleil jaillit à l'horizon, irradia de milliers d'étincelles la lande où, sur chaque brin d'herbe, se piquait une goutte de rosée. Le brouillard s'envola sur l'aile du zéphir matinal et, bien qu'il fît froid dans la campagne, il faisait chaud dans le cœur de Fergus O'Breane et dans celui de Mary Mac-Farlane, comtesse de White-Manor.

Un lien plus solide que celui de l'amour les unissait désormais. Elle essuya ses pleurs, lui se sentit revivre ; elle oublia ses cheveux blancs, ses misères passées, les hontes subies, sa vie brisée ; il ne se souvint plus que la veille on avait dressé pour lui la potence sur une place de Londres et dans une étreinte très pure, très chaste, d'une infinie douceur, ils éprouvèrent la suavité du baiser qu'ils avaient échangé le premier soir de leurs fiançailles.

Et tous deux, lentement, la main dans la main, s'acheminèrent vers la demeure d'Angus Mac-Farlane.

XXII -- LA MORT DU LAIRD

Au seuil de la ferme de Leed, Fergus eut une vision rétrospective. Il était venu là jadis, un soir d'hiver ; il y avait trouvé une jeune femme pâle et souffrante : Amy Mac-Farlane, l'épouse du laird ; il y avait vu deux petites filles couchées dans leur berceau : Anna et Clary. Il y avait rencontré encore le laird lui-même, méconnaissable, assis à l'écart sous le lourd manteau de la cheminée. Et jamais ce tableau ne s'était effacé de sa mémoire.

Depuis lors, les années avaient passé. Amy s'en était allée dormir son dernier sommeil ; les deux créatures, ses filles, étaient devenues belles et, ballottées déjà par la vie, elles avaient subi des épreuves si terribles que toutes deux avaient senti la mort les frôler de son aile et que l'une était folle. Où était le laird ? On ne l'avait point vu au procès d'Old-Bailey. Le destin l'avait-il poussé vers le fond d'un de ces étangs d'Écosse où ceux qui ont trahi leur devoir ou leur parole vont ensevelir leurs remords ?

Quel spectacle attendait aujourd'hui Fergus O'Breane ? La salle commune, déserte sans doute, et les bûches du foyer éteintes ! Involontairement il serra le bras de sa compagne et fronça les sourcils. Son pied s'arrêta un instant sur la marche de pierre sans qu'il osât aller plus loin.

Mary ignorait les événements de Londres et, voyant Fergus hésitant, elle lui dit :

-- Mon frère Angus doit être là ; Clary aussi. Mon pauvre ami, je ne reconnais plus mon frère : il a des moments de délire où votre nom est mêlé ; mais je ne sais pas ce qu'il dit. Clary aussi a l'esprit dérangé ; ne m'a-t-elle pas dit qu'elle avait tiré sur vous pour vous tuer dans la lande de Crewe ? Je suis allée et je vous ai trouvé, mais je suis sûre que la chère enfant n'est pour rien dans le guet-apens qui a failli vous coûter la vie. Qui donc vous a blessé, Fergus ? Ne pouvez-vous me le confier ?

-- J'ai beaucoup d'ennemis, répondit-il en baissant la tête.

-- Alors, voulez-vous que je prépare mon frère et sa fille à vous recevoir ?

-- Laissez, dit Rio-Santo. Leur folie met une barrière entre vos paroles et moi et peut-être l'impression qu'ils vont éprouver à ma vue sera-t-elle salutaire pour eux. Entrons.

Il poussa la porte entrebâillée et son cœur se serra aussitôt. À droite de la cheminée, assis sur un escabeau de bois, Angus Mac-Farlane avait la tête penchée sur la poitrine et les mains étendues sur ses genoux. Son corps décharné semblait achever de se dessécher au feu de l'âtre et, sans l'épaisseur de ses vêtements, on eût vu clair au travers de ses côtes. Il n'entendit rien, ne fit pas un mouvement ; on eût dit qu'il était sans pensée, peut-être sans vie, figé dans un sommeil voisin de l'au-delà.

À deux pas de lui, Clary était accroupie sur le sol, les mains jointes, les cheveux dénoués, traînant jusqu'à terre. Elle avait les joues caves, ses yeux regardaient dans le vide ; de loin en loin, un tremblement convulsif agitait ses membres. Elle non plus n'entendit pas la porte s'ouvrir, ni les pas de ceux qui entraient.

Fergus s'arrêta et, mû par un sentiment de pitié profonde, il contempla un instant ces deux êtres atteints à la source même de l'intelligence, ces deux loques humaines dont la vie était mêlée à la sienne et dont le faible cerveau n'avait pu résister aux heurts de l'action. Sa destinée était-elle donc de porter malheur à ceux qui l'approchaient ? Il avait aimé Mary Mac-Farlane et la vie de Mary était un tissu de douleurs. Clary était folle, si folle qu'elle avait voulu le tuer dans un moment de délire ! Et que dire du laird, dont l'esprit avait sombré au point de trahir son frère ?

Les grandes missions sociales sont mangeuses d'hommes. Ceux qui les veulent accomplir laissent derrière eux des cadavres et dans les foules entraînées à leur remorque, les uns perdent leur vie, les autres plus encore. Si le chef garde sa vaillance de cœur, il va son chemin, sans souci de ceux qui tombent. À peine, de temps en temps, jette-t-il un regard en arrière, un regret à ceux qu'il affectionnait le plus, et il passe. S'il s'arrête, il est perdu, son œuvre est détruite. Ce qu'il doit voir avant tout, malgré tout, c'est le but : tant pis pour ceux qui ne peuvent suivre.

On dit un jour à Napoléon :

-- Vingt mille hommes sont couchés sur le champ de bataille, presque des enfants, la jeunesse de France.

Au galop de son cheval, Napoléon passa parmi les morts, en regarda quelques-uns. Ses généraux purent voir son visage se contracter une seconde : c'était l'hommage rendu à ceux qu'il laissait en arrière. Il ne pouvait faire plus, parce qu'il y avait le but, et il répondit :

-- Bah ! une nuit de Paris réparera tout cela !

Parole amère et cruelle en elle-même, -- souvent reprochée au grand Empereur, -- mais parole juste et vraie. Ne pas aller en avant, c'est reculer ; le conquérant qui s'apitoya a perdu la moitié de sa force et la victoire lui échappe.

Encore ceux-là avaient-ils servi à Napoléon. Les deux êtres devant lesquels s'était arrêté le marquis de Rio-Santo ne l'avaient point servi ; au contraire, ils l'avaient arrêté dans sa route. Rien ne lui eût servi à lui d'avoir de la colère contre eux : c'étaient des faibles, ils expiaient leur faiblesse. Il n'était plus temps de se détourner d'eux et leur destinée était liée à la sienne.

Il alla vers Angus et le toucha à l'épaule. Le laird se leva brusquement, dévisagea Fergus O'Breane et ne le reconnut point :

-- Qui êtes-vous ? grommela-t-il d'un ton rogue. Si vous avez froid, chauffez-vous. Si vous avez faim, regardez dans la huche ; peut-être y reste-t-il du pain ? je n'en sais rien... Il doit y avoir du vin de France dans la cave : allez en chercher. Quand vous aurez mangé et bu, quand vous aurez réchauffé vos membres, allez-vous-en. Angus Mac-Farlane ne saurait causer avec vous.

Ayant ainsi parlé, il retourna s'asseoir et sans doute allait-il retomber dans sa torpeur quand sa sœur lui prit la main :

-- Mon frère, murmura-t-elle, il faut causer au contraire.

-- Ah ! c'est vous, Mary ? répondit le laird. Pourquoi m'amenez-vous cet étranger ?

-- Ce n'est point un étranger, reprit la comtesse de White-Manor. Regardez-le et rassemblez vos souvenirs. Voulez-vous que je vous dise son nom ?

Mac-Farlane haussa les épaules.

-- La ferme de Leed n'est point une hôtellerie, gronda-t-il ; nul n'est tenu d'y dire son nom. Pourquoi voulez-vous m'apprendre celui de cet homme ?

Rio-Santo s'avança tout près du vieillard et lui dit :

-- Angus, mon frère, je vous rappellerai mon nom moi-même, il le faut : je suis Fergus O'Breane !

Mais le laird ricana :

-- Fergus O'Breane est mort, je l'ai étranglé de mes mains dans sa voiture. C'était la prophétie ! Laissez-moi écouter la voix des rêves : elle s'est réalisée et je veux l'entendre encore.

Il tourna le dos à Rio-Santo et se mit à fredonner :

Le laird de Killarvan
Avait deux filles ;
Jamais n'en vît amant
De plus gentilles
Dans Glen-Girvan...

-- Moi aussi, soupira-t-il, j'avais deux filles. Je les ai vues dans le bateau maudit : je ne les ai plus revues depuis !... Fergus O'Breane me les a prises ! Fergus O'Breane a déshonoré le sang de Mac-Farlane !... Eh ! eh ! qui donc vient parler ici de Fergus O'Breane ?

Il se leva, les poings et le visage crispés ; il marcha vers Rio-Santo et le regarda un instant dans les yeux ; mais la flamme de son regard s'éteignit et, laissant retomber ses bras, il gémit :

-- J'ai tué Fergus O'Breane et ceux qui m'ont dit : On a pendu Rio-Santo devant la prison de Newgate en ont menti... Je l'aimais... Les visions ne trompent pas ; il me semble revoir Rio-Santo et peut-être vient-il me dire où sont mes filles ?... Mais la chair de ma chair a dû le mettre à mort et, vous aussi, vous mentez !

Durant cet étrange colloque, Clary n'avait pas fait le moindre mouvement, elle demeurait perdue dans son extase. Après avoir tiré sur Fergus elle s'était enfuie et, comme une bête traquée, était venue s'abattre là, devant l'âtre, sans même apercevoir son père. Depuis ce moment, elle voyait du sang : Les flammes dansant au sommet des bûches lui semblaient autant de gouttes rouges tombant du cœur d'Edward, le bien-aimé tué par elle. Elle n'avait point songé à Anna tant qu'Angus n'avait point entamé la ballade du laird de Killarvan ; mais dès la première strophe, son regard prit une fixité plus étrange. Elle voyait sa sœur sur la poitrine d'Edward et ses mains se tordaient ; elle se redressa, battit l'air de ses bras et, sans Mary qui se précipita pour la contenir, elle fût tombée en se brisant la tête sur le bord du foyer.

La pauvre comtesse de White-Manor ne comprenait rien à cette scène douloureuse qu'il importait cependant de faire cesser. Le marquis de Rio-Santo en voyait aussi l'urgence et, secouant brusquement le bras de Mac-Farlane, il plongea son regard dans celui du laird.

-- Mon frère Angus, s'écria-t-il, laissez là les visions et les rêves ; faites appel à votre volonté et à votre raison. Vous n'avez pas tué Fergus O'Breane et Rio-Santo n'a jamais été pendu à Londres !... Écoutez-moi, je le veux !... J'ai respecté le sang de Mac-Farlane et vous avez auprès de vous Mary, votre sœur, et Clary, votre fille.

Le vieillard tourna son regard vers les deux femmes :

-- Oui, dit-il, Mary est là ; mais celle-ci n'est pas Clary. J'ai vu des filles dans White-Chapel qui traînaient ainsi leurs cheveux sur leurs épaules ; les cheveux de Clary sont relevés sur le sommet de la tête. Où est ma fille Anna ?

Chez mistress Mac-Nab, sa tante.

-- Ce n'est pas vrai ! Je suis allé la chercher là et je ne les y ai pas trouvées. Elles étaient dans le bateau : Gruff et sa femme ne jetteront plus jamais les filles des lairds d'Écosse dans le bateau maudit !

-- Angus ! poursuivit Rio-Santo, rappelez vos souvenirs ; vous m'avez dit un jour : « Ma destinée est de suivre la vôtre ! » La mienne s'accomplit, je ne vous demande plus rien. J'avais fait appel à votre cœur loyal : Interrogez votre conscience et dites qui de nous deux doit accuser l'autre. On a parlé à vos oreilles et la voix de Fergus O'Breane s'est évanouie ; il ne faut écouter ni la voix des rêves, ni la voix des hommes. On vous a dit : Il a déshonoré vos filles ! Vous ne vous êtes plus souvenu que votre pacte vous liait à moi et non à mes adversaires. Et pourtant je vous avais dit un soir, ici même : Mary sera vengée, sauvée peut-être !... J'ai préparé la vengeance et je l'avais menée presque jusqu'au bout. Vos deux filles étaient en dehors de notre vengeance. Quelqu'un a rompu les fils : qui donc a fait cela, mon frère Angus ?

Le laird cacha sa figure dans ses mains. La mémoire semblait peu à peu lui revenir ; il souffrait et son visage, par instants, avait une expression de colère et de honte : colère contre lui-même, honte de ce qu'il avait fait. Le laird était vieux maintenant : ses cheveux s'étaient blanchis, ses épaules s'étaient voûtées, sa peau se collait à ses os et les pommettes étaient saillantes. Dans l'orbite creusée, les yeux avaient une fixité étrange, décelaient la folie aiguë, le désespoir et la rage. Leur expression s'adoucit pourtant quand ils eurent rencontré ceux de Rio-Santo, fixes eux aussi, troublants et dominateurs. Les deux hommes étaient face à face, poitrine contre poitrine ; le marquis scrutait jusqu'au fond de l'âme de son interlocuteur, essayait d'en faire jaillir une flamme : mais le cerveau d'Angus avait de faibles lueurs qui s'éteignaient aussitôt.

Mieux vaudrait parler à une ombre, à un damné qu'à un fou. Cette scène était terrible et pourtant un grand poids dans la vie de Fergus O'Breane. S'il ne parvenait pas à réveiller une seconde cette intelligence troublée, il lui faudrait franchir la porte de cette ferme de Leed et n'y revenir jamais. Angus était au seuil de la tombe : devait-il donc mourir sans recevoir le pardon de celui qu'il avait failli perdre ? Le frère de Mary, le père d'Anna et de Clary devait-il emporter avec lui sa haine insensée, ses rêves de vengeance contre l'adversaire et non l'assassin de Mac-Nab ?

Par instants, le laird semblait comprendre ; il courbait le front et crispait ses doigts sur les épaules de Rio-Santo. Mais tout à coup il reprenait le cours de ses divagations :

-- Selle mon cheval noir, Duncan de Leed, s'écria-t-il. La voix des rêves ne ment jamais : elle vient de loin, je l'entends qui me dit : C'est le sang de ton sang qui doit venger Mac-Nab ! qui le vengera ? Cet homme prétend que je n'ai pas tué Fergus et que Clary est là !... Clary doit tuer Rio-Santo, mon frère que j'aimais !

-- Ma pauvre Mary, murmura le marquis, votre voie douloureuse n'est point parcourue encore. Si la raison revient à votre frère, ne fût-ce qu'une minute, dites-lui que rien n'a pu effacer mon amitié pour lui. La tâche était trop lourde à ses épaules et son esprit a sombré avant l'heure ; j'aurais voulu pourtant qu'il vît le triomphe de la cause dont je lui ai confié le secret. Qu'ai-je à faire ici maintenant ?

Puis il tourna son regard vers Clary :

-- Chère enfant, reprit-il ; elle aussi je la laisse vaincue et je vous la confie. Elle me cherchera quand je ne serai plus là et le remords entrera dans son cœur. Mentez s'il le faut, pour lui prouver qu'elle a rêvé, que rien de ce qu'elle croira avoir fait n'est vrai. Et si jamais devant vous elle prononce le nom d'Edward...

Soudain la jeune fille se dressa et, les yeux vagues, les mains étendues en avant, elle demanda :

-- Qui donc, ici, a parlé d'Edward ? Nous avons galopé ensemble depuis la prison de Newgate et j'ai mis ma tête sur son épaule ; mais il aimait ma sœur Anna.

Un angélique sourire s'épanouissait sur ses lèvres et elle était très belle ainsi, avec les flots de sa chevelure épandus sur ses épaules. Elle était belle de cette beauté tragique des grandes amoureuses, si profondément secouées par la passion que leur raison s'en va.

-- Est-ce vous, Edward ? interrogea-t-elle en regardant le marquis sans le reconnaître.

Celui-ci ne lui répondit pas.

-- Écoutez, reprit-elle : j'ai un moyen de le retrouver entre cent mille et ce moyen, toutes les femmes l'ignorent, même ma sœur Anna. Je vais vous le dire, à vous, car vous avez ses yeux et vous lui ressemblez ; en vous regardant il me semble le voir et votre voix a le timbre de la sienne : je l'ai bien entendu tout à l'heure, quand vous parliez d'Edward...

Elle était très calme et les mots tombaient doucement de ses lèvres. Elle semblait savourer une immense joie intérieure. Elle se rapprocha plus près encore de son interlocuteur :

-- Il y a un secret entre lui et moi, murmura-t-elle, c'est le secret de notre amour. Anna ne l'aime pas : cependant je l'ai vu aux genoux d'Anna. Où et quand ? je n'en sais plus rien. Cependant, je sais bien à quoi je reconnaîtrai Edward.

Comme hallucinée, elle allongea le bras et posa son doigt sur la poitrine de Rio-Santo.

-- La marque est là, dit-elle. Il y a un trou rond, produit par une balle de pistolet. C'est moi qui ai tenu le pistolet et personne autre que moi ne reconnaîtra celui que j'aime. Il y a aussi du sang, je le vois : c'est par là que mon sang à moi est entré dans son cœur.

Doucement, avec des précautions infinies, elle écarta le vêtement et la chemise et poussa un cri déchirant : la blessure béante était là, un peu en dessous du cœur :

-- Edward ! Edward ! gémit Clary en s'abattant dans les bras de Rio-Santo.

Pendant ce temps, Angus Mac-Farlane avait repris sa ballade :

Le laird de Killarvan
Par les bruyères,
Courant comme le vent,
N'épargnait guère
Son cheval rouan.

Il se dressa avec un éclair de rage dans les yeux, car il venait de reconnaître Clary et Fergus enlacés. Ce qu'il avait dit était vrai : Fergus O'Breane avait déshonoré les filles de Mac-Farlane.

-- Selle Billy, mon cheval noir, Duncan de Leed ! rugit-il. Il faut que je tue Fergus, mon frère !

De grosses larmes coulaient maintenant des yeux de Clary, et là où naguère Mary avait mis ses lèvres pour sucer le sang, la pauvre enfant appuyait les siennes. Toute sa raison lui revenait avec l'immensité son ardent amour et la comtesse de White-Manor enviait la folie de sa nièce.

Personne cependant ne prenait garde aux menaces du laird et jamais la démence de celui-ci n'avait été aussi redoutable. Il se précipita sur sa fille, la saisit par les cheveux de ses deux mains robustes et, l'arrachant des bras de Fergus, il l'envoya rouler sur le sol où sa tête se heurta :

Arrière ! arrière ! fille déshonorée de Mac-Farlane ! cria-t-il. Le bandit du Teviot-Dale a corrompu le sang de mes veines et mon cœur est seul à entendre la voix des rêves ! Où est mon poignard, pour le plonger jusqu'à la garde dans la poitrine de Rio-Santo ?

Dans sa main brilla une lame écossaise ; les deux hommes se trouvèrent face à face ; mais autant le visage du laird était bouleversé, autant celui de Fergus était calme.

La comtesse de White-Manor et sa nièce se jetèrent entre eux. Rio-Santo les écarta de la main et se retrouva seul en présence du vieillard :

-- Mon frère Angus, dit-il, ce n'est pas de votre main que je dois mourir !

Il saisit en même temps le bras de Mac-Farlane et lui arracha son poignard qu'il lança dans le foyer.

-- Le feu rougit l'acier, hurla le laird, mais la vengeance attise le feu de ma poitrine. Je vengerai Mac-Nab.

Il s'élança sur Fergus, essaya de l'étreindre de ses bras nerveux et de l'entraîner vers le foyer pour l'y jeter à son tour. Rio-Santo se défendait ; il n'attaquait pas. Sa blessure lui causait une douleur cuisante, mais il n'y songeait point : bien autrement douloureuse était la blessure de son cœur. Avec une profonde tristesse, il se remémorait les luttes soutenues contre cet homme, qu'il nommait son frère, dans la maison de Belgrave-Square, et, plus tard, dans son coupé, le soir où il avait dû se rendre, quand sa seule présence pour mettre le feu au canon de la Tour de Londres eût pu changer l'histoire de l'Angleterre.

Pourquoi toujours cet homme dont il s'était juré de respecter la vie ? Il ne pouvait lui en vouloir ni de sa fièvre, ni de sa trahison, ni de sa folie et, s'il n'avait eu conscience de la hauteur de sa mission, le marquis de Rio-Santo, devant le frère de Mary, le père de Clary, se fût peut-être laissé aller à merci, tant il était las de lutter contre Angus Mac-Farlane.

La situation était atroce, car l'un ne voulait pas vaincre et la démence décuplait les forces de l'autre. Les deux femmes ne pouvaient prendre parti au bénéfice de l'un quelconque des adversaires, tous deux leur étant également chers. Elles assistaient angoissées à la lutte inégale d'un blessé et d'un fou, se demandant qui des deux irait tomber et grésiller sur les bûches du foyer.

Ils s'en approchaient peu à peu, l'idée fixe du vieillard était d'y entraîner Fergus. Mais Clary se jeta entre eux et la cheminée et s'écria :

-- Mon père ! mon père ! si vous le tuez, je me coucherai auprès de lui dans le foyer et la maison de Mac-Farlane sera maudite !

Le vieillard avait les yeux injectés de sang. Il lâcha Rio-Santo, saisit un des chenets et s'élança sur sa fille, brandissant son arme terrible qui tournoya et s'abattit. Avant que le marquis eût pu s'interposer, Clary tomba.

Elle se releva presque aussitôt, au cri poussé par Rio-Santo et par Mary. Sa robe était déchirée et sur son épaule perlaient des gouttes de sang tout le long d'un sillon qui, par miracle, avait à peine entamé la chair.

La colère d'Angus Mac-Farlane tomba soudain ; il devint pâle comme un mort et, les bras en croix, s'abattit sans connaissance sur le sol. La terrible crise était passée, mais l'homme allait mourir. Rio-Santo, Clary et la comtesse s'étaient penchés sur lui, cherchant à le ranimer. Il entrouvrit les yeux, le sourire s'épanouit sur ses lèvres et tout son visage reprit cette expression de bonté qu'il avait autrefois, quand Fergus O'Breane l'avait rencontré pour la première fois à Londres. Son esprit redevint d'une étonnante lucidité et tout à coup, deux grosses larmes jaillirent de ses paupières, roulèrent sur ses joues caves.

-- Pardon, murmura-t-il, pardon ! Approchez-vous tout près de moi, donnez-moi le baiser de paix. Le malheur m'a rendu criminel envers vous, Fergus. Sans m'en rendre compte, je me suis mis en travers de votre route et, parce que votre plan était trop haut pour moi, je ne vous ai point compris. À l'approche de la mort, l'esprit devient plus lucide, je commence seulement à vous comprendre : il est trop tard ! Je suis bien coupable envers vous et pourtant je vous ai bien aimé ! Je vous ai accusé, je vous ai maudit ! M'eussiez-vous appelé votre frère si vous aviez eu sur la conscience ce que vous reprochait ma folie ? Vous appelez tout un peuple à votre tribunal et je vais comparaître à celui de Dieu. Dites-moi qu'en venant m'y rejoindre à votre tour, vous pourrez jurer que vous n'avez pas assassiné Mac-Nab et que vous n'avez pas séduit les filles de Mac-Farlane ! Dites-moi cela, Fergus O'Breane, et pardonnez-moi.

-- Mon pauvre frère Angus ! dit Rio-Santo, je n'ai rien fait de ce dont vous m'avez accusé et je vous pardonne.

Une chaude étreinte unit leurs mains et le marquis se pencha pour embrasser le vieillard.

-- Qu'avez-vous encore à me demander, mon frère ? reprit Rio-Santo. Dussé-je renverser le monde, je le ferai.

Mac-Farlane prit la main de Mary et celle de sa fille, puis les réunissant dans les siennes avec celles de Fergus, il répondit :

-- Protégez-les ; aimez-les ; Ma vie à moi est achevée ; je vous les laisse. Ce que vous ferez d'elles et pour elles sera bien fait et je vous bénirai de là-haut. Aimez aussi ma fille Anna et épargnez mon neveu Stephen Mac-Nab.

Il ajouta :

-- Clary, ma fille, posez encore votre tête sur la poitrine de Fergus O'Breane, que je vous voie ainsi avant de mourir. Obéissez-lui toujours : il fera de grandes choses que je n'ai point comprises.

Ses yeux se fermèrent pendant qu'il serrait toujours les trois mains réunies ; puis il murmura :

-- Selle Billy, mon cheval noir, Duncan de Leed ! Dieu va juger son serviteur.

Après quoi, il poussa un grand soupir : le laird Angus Mac-Farlane avait cessé de vivre.

XXIII -- NUIT D'ÉVASION

Si Angus Mac-Farlane eût attendu cinq minutes pour mourir, il eût pu embrasser sa fille Anna.

En effet, la porte s'ouvrit ; un gentleman s'effaça pour laisser passer une jeune miss qui l'accompagnait : l'un était Angelo Bembo, la seconde Anna Mac-Farlane. Chacune des filles du laird devait quitter Londres avec celui qu'elle aimait : c'était écrit.

On va voir comment la sœur de Clary, à son tour, avait quitté la maison de mistress Mac-Nab, dans Cornhill. Les circonstances de sa fuite, pour être moins dramatiques, ne manquent pas pour cela d'intérêt. Dans tous les cas, le mobile était le même : l'amour. Il n'y a ni portes, ni murs pour retenir les filles amoureuses.

Quand le cavalier Angelo Bembo, après la fuite si bien combinée de Rio-Santo, sentit celui-ci en sûreté, il rôda pendant quelques instants autour de la prison. Il ne lui était pas désagréable de jouir un peu de la déconvenue des policemen ; d'autre part, il ignorait le sort de Randal Grahame et eût été fort aise de lui serrer la main pour ce qu'il venait de faire. Enfin, en troisième lieu, il désirait causer avec certains hommes de la famille cachés dans Giltspur-Street. Tout cela était fort naturel, en somme, et le cavalier était aussi en ce moment d'humeur assez joyeuse : on n'a pas toutes les nuits le spectacle d'une prison aussi redoutable que celle de Newgate, percée à jour comme un vulgaire filet et laissant échapper ses prisonniers.

Le bruit de l'évasion s'était d'ailleurs répandu avec une incroyable rapidité. On s'étonne parfois de voir les corbeaux de toute une contrée se rassembler à tire-d'aile vers un point unique où gît un cadavre et l'on se demande comment ils le savent. Les rôdeurs nocturnes de Londres agissent de même et s'abattent instantanément, comme des corbeaux, là où vient de se passer un fait. Ils aiment d'ailleurs à rôder plus particulièrement autour des prisons, qui furent plus ou moins leur demeure, et cette attirance est connue : ne voit-on pas autour de la potence ou de la guillotine, à l'aube des exécutions, tous ceux qui mériteraient le sort du supplicié ?

Tout ceci est pour dire qu'une foule déguenillée, ou pour mieux parler, une partie de la fripouille londonienne, s'était vite réunie autour de Newgate et commentait l'événement, toute prête à aller en colporter la nouvelle en l'amplifiant à sa façon. Les rôdeurs de nuit sont d'ailleurs de précieux informateurs de presse et d'aucuns émargent à la caisse des grands journaux de longtemps. Toutefois faut-il contrôler leurs dires, certains d'entre eux ayant l'imagination féconde : pour six pence, ils affirmeraient qu'ils ont vu assassiner un prince ; pour un demi-souverain, ils jureraient qu'ils ont vu la reine sortir nuitamment d'un public-house au bras d'un charbonnier et cuver son gin dans le ruisseau. Après tout, ceux qui lancent dans les grandes feuilles britanniques des insinuations malveillantes et fantaisistes contre la France sont payés davantage et ne sont pas plus consciencieux. Les uns portent des haillons, les autres des smokings : toute la différence est là.

Parmi la tourbe réunie ce soir-là autour des murs épais et dans les rues avoisinantes, deux personnages se distinguaient surtout par leur faconde. Postés au-dessus du casse-cou de Green Arbour-Court, ils renseignaient tous les arrivants sur les plus légers détails de l'évasion, distribuaient à qui en voulait un morceau du cadavre du cheval qui gisait au pied des marches, ne se gênaient pas pour manifester leur admiration à l'égard de celui qui avait franchi cette impasse où nul n'eût osé s'engager, et accompagnaient volontiers leurs dithyrambes de mordants sarcasmes à l'adresse de la police. Seuls l'honorable Bob-Lantern et son ami Snail pouvaient se gausser ainsi de l'autorité.

Ceci ne pouvait durer. La police londonienne n'aime pas à être prise en flagrant délit d'incapacité, moins encore à se l'entendre dire. Elle avait pris tant de précautions cette nuit-là que l'évasion du prisonnier était le plus violent camouflet donné à sa perspicacité ordinaire. À quoi avaient servi les postes installés dans Ludgate-Hill, dans Fleet-Lane, au bout de Cheapside, sinon à concentrer un plus grand nombre de policemen qui se regardaient maintenant avec cet air déconfit d'un renard pris au piège ? Or, l'amour-propre blessé est mauvais conseiller et les agents furieux avaient besoin de détendre leurs nerfs sur quelqu'un. Bob-Lantern et Snail semblaient être là tout exprès.

Snail s'en aperçut bien vite et remit dans sa poche le couteau avec lequel il découpait si gentiment des quartiers du cheval pour les distribuer aux pauvres de Londres, ses amis. Toutefois, s'en aller sans rien dire eût été contraire à ses principes. Il s'avança sous le nez de l'intendant du Métropolitan-Police, S. Boyne, esq., et lui tint un petit discours de la plus haute impertinence :

-- Ce cheval était décidément un bête de race, Votre Honneur, dit-il d'un ton narquois. J'en emporte un filet pour ma femme Madge et nous le ferons griller tout à l'heure dans une taverne quelconque, où nous le mangerons à la santé de Votre Honneur. Mais le cheval n'était rien, à ce qu'on dit, auprès de celui qui le montait. Je voudrais bien avoir, à ce sujet, l'avis de sir Boyne, esquire et intendant du très honorable Métropolitan-Police. Si Votre Honneur voulait me dire où est le cavalier, ma femme Madge, j'en suis sûr, mangerait du cheval avec beaucoup plus de plaisir.

Or, S. Boyne, esq., n'aimait pas la plaisanterie, tant comme policier que comme homme. Il fit un signe à ses agents qui se précipitèrent. Malheureusement, il était écrit que, cette nuit-là, ils ne saisiraient que du vent. Quand leurs grosses mains se tendirent en avant, Snail était déjà loin et Bob-Lantern avec lui.

À l'intérieur de la prison, c'était bien un autre remue-ménage. Les punitions pleuvaient dru sur les sentinelles et les gardiens : le vieux Noll Brye, le porte-clés, avait été mis aux fers dans un cachot et chacun accusait son voisin d'avoir laissé échapper le prisonnier. Snail et Bob-Lantern, mis en cellule, n'eussent guère remplacé le gibier envolé et peut-être se fussent-ils envolés de même.

Les deux compères, une fois hors de la poigne des policemen, s'étaient vite arrêtés. À l'angle de Skinner-Street, ils retrouvèrent un groupe dont ils n'hésitèrent pas à s'approcher. C'étaient les gens de la Famille, dont une partie n'avait plus rien à faire là et se dispersa aussitôt. Le noyau qui restait devait dès le matin prendre le chemin de l'Écosse pour y rejoindre Rio-Santo. C'étaient Angelo Bembo, Randal Grahame, le capitaine Paddy O'Chrane, Tom Turnbull et autres, en très petit nombre. Randal était dépositaire des dernières instructions du marquis : il les dit et, au coin de Skinner-Street, il ne resta plus personne.

Le cavalier Bembo, sans savoir pourquoi, s'en alla vers Cornhill. Il s'arrêta devant la porte d'une maison où naguère il avait ramené une jeune fille dont le nom chantait encore à son oreille et dans son cœur.

La maison était sens dessus dessous : du moins en pouvait-on juger ainsi par les lumières passant et repassant sans cesse derrière les fenêtres. Il craignit qu'un malheur y fût arrivé et décida de ne point s'éloigner : peut-être son intervention pouvait-elle être utile à celle qu'il aimait ? Longtemps il demeura ainsi en observation et tout à coup son cœur bondit dans sa poitrine : à une croisée qui venait de s'ouvrir, il reconnut Anna explorant la rue de son regard où se lisait l'angoisse. Du moins, ce n'était pas elle qui était en danger et il fut rassuré à son sujet ; mais il la devina en proie à un grand chagrin. Embusqué dans l'ombre d'une porte, il n'osa point se montrer et résolut d'attendre les événements.

Un homme sortit, Bembo le reconnut aussitôt : c'était Stephen Mac-Nab. Il s'élança dans la rue comme un fou, tourmenté d'une contrariété très vive ; le cavalier le laissa passer. Pourtant Stephen ne devait pas aller loin ; à peine avait-il fait vingt pas que quelqu'un lui barra le passage en s'écriant :

-- Quoi ! Votre Honneur ! ne suis-je donc pas le premier à vous apporter la nouvelle ?

-- De quelle nouvelle parlez-vous ? demanda Mac-Nab, inquiet.

-- Il n'y en a qu'une, repartit Donnor d'Ardagh, l'Irlandais : le marquis de Rio-Santo, qui devait être pendu à l'aube, s'est évadé, il y a une demi-heure, de la prison de Newgate.

Stephen pâlit :

-- Êtes-vous fou, Donnor ? demanda-t-il, et qui vous a fait ce conte ? On ne s'évade pas de Newgate.

-- Il paraît que si, Votre Seigneurie. J'ai vu le cadavre du cheval avec lequel il a franchi le casse-cou de Green Arbour-Court. Le cheval s'est brisé sur les pavés : l'homme a disparu. La chose est vraie comme j'ai droit à ma part du paradis.

Mac-Nab baissa la tête et laissa tomber ses bras le long de son corps :

-- C'est étrange ! murmura-t-il, la disparition de Clary n'aurait-elle pas un rapport avec celle de ce bandit ? Il faut que je le sache.

-- Je suis à vos ordres, dit Donnor d'Ardagh ; usez de moi comme il vous plaira.

-- Venez, dit Mac-Nab. Ma cousine Clary Mac-Farlane a disparu, elle aussi, il y a plus d'une heure. Elle s'était couchée ce soir auprès de sa sœur, et nul ne nous dira où elle est si nous ne la retrouvons pas nous-mêmes.

-- Il y a d'étranges mystères dans Londres, murmura l'Irlandais. Allons.

Les deux hommes s'éloignèrent, mais Bembo avait entendu toute leur conversation. La réflexion de Stephen surtout l'avait frappé : « La disparition de Clary n'aurait-elle pas un rapport avec celle du bandit ? »

Le dernier mot lui avait fait crisper les poings ; toutefois il avait préféré se contenir et maintenant il réfléchissait :

Si la femme en deuil, voilée et dont il n'avait pas vu le visage, n'était pas lady Ophélia, mais Clary Mac-Farlane ?

Il savait, il est vrai, bien peu de choses des secrets de son maître : cependant on ne fréquente pas un tel homme sans apprendre à son contact l'art des déductions. Au bout d'un instant, le cavalier Ange ne douta plus que la femme partie avec Rio-Santo fût la sœur d'Anna.

Que s'était-il donc passé dans la maison de mistress Mac-Nab ?

Anna se réveilla par hasard, sans savoir combien de temps elle avait dormi et, ne trouvant plus Clary auprès d'elle, commença à l'appeler à voix basse. Ne recevant point de réponse, elle se leva et se mit à parcourir sans bruit toutes les pièces où pouvait s'être réfugiée sa sœur. Vaines recherches ! Elle ne tarda pas à s'apercevoir que Clary s'était vêtue d'une robe noire qui manquait à sa garde-robe. Alors elle eut peur, elle alla frapper à la porte de Betty et, dès les premiers mots, celle-ci se mit à pousser des cris de détresse qui réveillèrent toute la maison. Quand bien même Anna l'eût voulu, il n'y avait plus moyen de cacher l'absence de Clary ; d'ailleurs, elle n'y songeait pas, en raison de son chagrin et de son inquiétude. Stephen apparut bientôt et, après de minutieuses investigations, découvrit que la porte de la rue n'était pas fermée à clef. Il fallait en conclure que la jeune fille était sortie d'elle-même et de sa propre volonté. Où était-elle allée à cette heure de nuit et par les rues si dangereuses de Londres ?

Ma pauvre sœur ! gémissait Anna dont le visage était baigné de larmes. Est-elle donc sortie depuis si peu de temps du malheur pour y retomber de nouveau ?

Stephen tremblait de colère. La fatalité était sur la famille Mac-Nab, sur les filles de Mac-Farlane, et la fatalité pour lui, c'était le marquis de Rio-Santo. Il n'avait aucun espoir en partant, cette fois encore, à la recherche de sa cousine. Ce fut bien pis quand Donnor lui apprit l'évasion du marquis : sa liberté, à lui, entraînait la disparition, l'esclavage et peut-être la honte de Clary. D'un regard, il avait pris possession d'elle, jadis, à Temple-Church, et, de ce jour-là, Clary avait été perdue pour Stephen Mac-Nab.

Celui-ci ne voulut point cependant rebrousser chemin, de peur d'apporter le découragement dans la maison ; aussi, en compagnie de Donnor d'Ardagh, s'enfonça-t-il dans la nuit, avec la persuasion que ses recherches seraient infructueuses.

Au bout d'un instant, la porte s'ouvrit de nouveau. La vieille Betty venait à son tour explorer la rue, une lanterne à la main. À son idée, elle allait voir apparaître Clary d'un côté ou de l'autre.

Il n'était plus possible à Bembo de rester dans l'ombre, où la bonne femme le découvrirait aussitôt. Il prit donc le parti de s'avancer et de lui adresser la parole :

-- Qui cherchez-vous ? demanda-t-il. Y a-t-il donc quelqu'un de votre maison attardé à cette heure ? Les rues de Londres ne sont pas sûres...

Betty se rejeta d'abord vivement en arrière. Que faisait là ce personnage aux aguets dans une telle circonstance ? C'était quelque rôdeur de nuit, ou encore un faux Duncan de Leed ? Elle éleva sa lanterne et constata, non sans une vive surprise, la brillante tournure de son interlocuteur. Un gentleman aussi bien mis, correct, poli, et de figure si aimable, ne pouvait être un malfaiteur. La bonne femme était assez loquace et, pour l'instant, éprouvait le besoin de confier son chagrin à quelqu'un, fût-ce un inconnu ; peut-être celui-ci prendrait-il part à sa peine, ou pourrait-il la renseigner sur la disparition de Clary ?

-- Les saints nous abandonnent, milord, gémit-elle en s'essuyant les yeux ; je ne sais vraiment ce qui se passe depuis quelque temps. N'avez-vous pas vu sortir d'ici une jeune fille, il y a un peu plus d'une heure ?

-- Il y a une heure, je n'étais point dans Cornhill, répondit le cavalier.

Adroitement il questionna la servante, obtint bien vite d'elle tout ce qu'il lui importait de connaître, la plaignit et la rassura tour à tour ; finalement, sa conviction s'affermit davantage : il eût juré que la femme mystérieuse de Newgate était Clary Mac-Farlane.

Au même instant, attirée par le bruit des voix, Anna apparut dans l'entrebâillement de la porte. Elle avait ses beaux yeux tout rougis par les larmes et tenait à la main une lumière vacillante dont la clarté tomba en plein sur le visage de Bembo. La jeune fille ne put réprimer un cri, non d'effroi, mais de surprise :

-- Angelo ! s'écria-t-elle.

Puis elle ajouta tout bas :

-- Je me souviens de votre nom, vous l'entendez.

-- Et moi du vôtre, Anna, répondit le jeune homme.

-- Que venez-vous faire ici ? demanda-t-elle.

-- Ce que j'ai fait quand je vous ai tirée du lord's corner : vous servir et servir en même temps votre sœur, puisqu'il est question d'elle.

-- Ma sœur est perdue ! murmura tristement Anna.

-- Ne croyiez-vous point l'être vous-même ? répliqua le cavalier. Vous avez eu confiance en moi et je vous ai ramenée dans Cornhill. Voulez-vous avoir encore la même confiance et je vous conduirai près de votre sœur ?

-- Vous savez donc où elle est ? vous savez qui l'a enlevée ? s'écria la jeune fille avec colère. Si vous êtes de ceux qui me l'ont prise pour la faire souffrir encore comme elle a déjà souffert, allez-vous-en ! Je n'ai plus confiance en vous ni en personne.

Était-ce là Anna, la douce jeune fille, l'enfant au visage pur dont Ange Bembo avait baisé les cheveux dans sa maison de Pimlico ? La douleur l'égarait sans doute pour qu'elle parlât aussi durement.

Le cavalier rendit sa voix encore plus douce, pour lui répondre ; cependant il y perçait quelque amertume :

-- Je ne puis vous dire où nous la trouverions, dit-il ; mais là où elle est, c'est de son plein gré, entre des mains aussi sûres que vous l'étiez entre les miennes. Si vous vouliez me suivre, d'ici deux jours vous seriez avec elle et vous verriez qu'elle est libre. Si vous doutez de ma parole et de ma loyauté, je vais me retirer, madame. Je verrai sans doute miss Clary et je lui dirai que vous n'avez pas voulu venir.

Son regard honnête et tout plein de reproches croisa celui de la jeune fille : celle-ci se sentit défaillir. Bien souvent elle avait rêvé de ce beau et brave jeune homme, à qui elle devait l'honneur, peut-être la vie, et qu'elle n'avait plus espéré revoir ; bien souvent, comme Clary se répétait le nom d'Edward, elle avait répété celui d'Angelo, plus doux que le nom de Stephen ! Aujourd'hui elle le repoussait, elle venait presque de l'accuser ; et lui, profondément blessé, mais soumis et triste, se disposait à s'éloigner, cette fois sans doute pour toujours.

-- Adieu, madame, dit-il, adieu pour jamais, cette fois. Des liens bien fragiles s'étaient noués un jour entre nous, si fragiles que vous venez de les rompre dans une circonstance où pourtant ils eussent pu devenir plus étroits. Vous ne le voulez point ainsi : que votre volonté soit faite ! Mon dévouement à votre personne n'en restera pas moins le même et j'emporterai le souvenir de cet instant, le dernier peut-être où il m'aura été donné de vous voir pour vous entendre dire : « Je n'ai pas confiance en vous ! » Adieu !

Miss Anna devint toute pâle. Quoi ! avait-elle donc dit cela ? Il allait partir sur cet adieu, après ce qu'il avait fait pour elle !... Et il ne reviendrait plus jamais ?

Oui, il s'en allait. Il avait fait trois ou quatre pas déjà : un cinquième, elle s'élança pour l'arrêter.

-- Angelo ! s'écria-t-elle, que vous ai-je fait ?

Elle avait posé ses deux mains sur les épaules du cavalier, dans l'intention de le retenir et, dans ses yeux, il y avait des larmes.

-- Me jurez-vous, demanda-t-elle, que je pourrai revenir ici quand il me plaira ?

-- Si vous en doutez encore, demeurez ici, répondit-il.

-- Non, je n'en doute point, gémit-elle. Ne soyez donc point méchant, vous qui êtes si bon. Tous ces mystères me brouillent la tête comme à Clary, et je ne sais plus ni où est le bien ni où est le mal.

Bembo vit qu'elle était sincère ; il lui tendit la main :

-- Allez vite revêtir un costume de voyage, lui dit-il, et revenez aussitôt. Mes instants sont précieux : plus vite nous partirons, plus tôt vous reverrez votre sœur.

-- Que vais-je dire à ma tante ?

-- Rien. Quant à cette femme, elle répondra qu'un inconnu est venu vous chercher pour vous conduire auprès de miss Clary et que personne n'aura à se préoccuper de votre sort. Dans cinq ou six jours au plus, si vous voulez, Anna, vous serez de retour.

-- As-tu entendu, Betty ? demanda la jeune fille.

-- Vous vous connaissez donc ? marmonna la vieille femme. J'aurais dû m'en douter, à vous voir si beaux tous les deux et si bien faits pour être assortis. Il y a donc encore des honnêtes gens, dans ce pays où ils deviennent si rares ? Que Dieu vous protège, mes enfants, et ramenez-nous l'autre jeune maîtresse, la pauvre miss Clary.

La brave femme avait levé sa lanterne et les dévisageait avec complaisance. Bembo lui glissa deux florins dans la main.

-- Hâtez-vous ! dit-il à miss Anna.

Cinq minutes après, celle-ci, au bras d'Angelo, tournait l'angle de Cornhill. Il était temps : Stephen Mac-Nab rentrait, découragé et les bras ballants.

XXIV -- LA ROUTE DES MENDIANTS

-- Rien ! rien ! gémit Mac-Nab en franchissant le seuil. À quoi bon chercher, d'ailleurs ? À quoi bon battre les rues ? Clary n'y est pas à m'attendre. C'est la seconde fois, je ne puis être plus heureux que la première et je suis las de lutter, las de vivre !

Il aperçut Betty :

-- Où est miss Anna ? demanda-t-il.

Malgré les deux florins, malgré les recommandations qui lui avaient été faites, la vieille servante se mit à trembler.

-- Miss Anna est partie aussi, bégaya-t-elle.

-- Quand ?... Avec qui ?... vociféra Stephen. Pourquoi l'avoir laissée partir ?... Malédiction ! ce cauchemar ne finira donc jamais ?... Les filles de Mac-Farlane ont échappé une fois au vampire ! Le vampire vient de les reprendre !... Clary est perdu ! Ce n'était pas assez d'une, il lui faut les deux... Mes filles sont belles ! disait Angus Mac-Farlane, mon oncle : ne fallut-il pas toujours à Fergus O'Breane quelque sourire de vierge pour bercer son insomnie ?... Clary est belle ! Rio-Santo est en fuite !... Le long du chemin, elle lui chante des rondes d'Écosse et, quand ils s'arrêteront, c'est Clary qui bercera l'insomnie de Fergus !... Et j'aime Clary ! Ma cousine Anna prononce doucement mon nom !... Où sont-elles toutes les deux ?

Il était pâle, s'arrachait les cheveux et donnait libre cours à sa colère. Rien n'est terrible comme la surexcitation d'un homme calme et froid d'habitude. Betty le considérait avec terreur, car jamais elle ne l'avait vu ainsi :

-- Votre Honneur se trompe, osa-t-elle murmurer. Miss Anna est allée retrouver sa sœur ; toutes deux reviendront dans quelques jours.

-- Cette femme est idiote ! hurla Mac-Nab. Si tu n'étais pas depuis si longtemps dans la maison, Bess, je te chasserais !

La servante courba les épaules. Cette menace de la chasser lui paraissait chose tellement impossible qu'elle en tremblait. Cependant elle se hasarda encore à répondre :

-- Moi aussi, je me mettrai à la recherche des jeunes misses, et je les retrouverai. Je suis sûre qu'elles ne jetteraient pas leur vieille Betty à la rue.

Elle songeait qu'elle trouverait aussi un beau cavalier qui aimait miss Anna, et peut-être bien que cette pensée lui donnait du courage.

Pendant ce temps, les jeunes gens se dirigeaient à pas assez lents vers la maison de Pimlico, où demeuraient Bembo et où déjà Anna avait pénétré. Celle-ci s'appuyait avec une certaine fierté au bras de son compagnon, ne songeant plus guère à Stephen Mac-Nab. Du moins, comme on va pouvoir en juger, n'avait-elle pas très grand regret de l'inquiétude qu'elle pouvait lui causer.

-- Ceci, disait-elle de sa douce voix, ressemble fort à un enlèvement...

Mais tout à coup elle s'arrêta et rougit. Un enlèvement suppose des conséquences auxquelles elle n'avait pas réfléchi et sa naïveté même fit sourire le cavalier.

-- Achevez votre pensée, je vous prie ? dit-il en pressant le bras de sa compagne.

-- Que penserait mon cousin Stephen, murmura-t-elle, s'il me voyait en votre compagnie à cette heure de nuit ?

Bembo tressaillit. Ce nom exécré devait-il donc toujours revenir dans leur conversation quand ils seraient ensemble ? Il fronça les sourcils tandis que, devinant au mouvement de son bras combien ce sujet lui était désagréable, elle s'y appuyait plus fort en disant :

-- Il vous déplaît que je vous parle de lui ? Il est pourtant mon cousin, vous le savez bien...

-- Et vous aimez bien votre cousin, miss Anna ?

-- Angelo, reprit-elle, ne m'avez-vous pas dit un jour : « Pour ne plus vous aimer, je m'éloignerai de vous ? »

-- Et je suis revenu, n'est-ce pas ?

Anna baissa les yeux. Il était heureux qu'il fît nuit pour cacher sa rougeur, car les mots qu'elle venait d'entendre avaient coulé délicieusement dans son âme. Elle demanda :

-- Où me conduisez-vous ?

-- Chez moi d'abord, répondit-il. Vous aurez à peine le temps de dormir une heure ou deux. Dès que le jour se lèvera, il nous faudra nous éloigner de Londres.

Qui n'a pas vu Londres la nuit ne sait pas combien d'ombres rôdent au long des murs. Les jeunes gens voyaient à chaque pas se dresser devant eux quelque guenille humaine à peine couverte de vêtements. À quelques-uns de ces hiboux sortis on ne savait d'où, Bembo jetait une pièce de monnaie ; d'autres le dévisageaient à la lueur d'un réverbère, s'inclinaient et disparaissaient. On eût pu les entendre murmurer dans l'ombre : Family's son ! Anna se pressait contre son cavalier, mais à son bras elle n'avait aucune crainte.

Ils continuèrent leur chemin sans plus rien se dire et bientôt ils arrivèrent à la maison italienne dont les croisées donnaient sur les ombrages d'Hyde-Park. Miss Anna retrouva là le lit de jour où elle s'était reposée en sortant du lord's corner . Rien n'y avait été touché depuis : les coussins portaient encore l'empreinte de son corps.

-- Nul n'a pénétré ici après que vous y êtes venue, dit Angelo. Reposez-vous pour vous préparer à la fatigue de la journée prochaine et de la nuit qui suivra, car peut-être vous ne pourrez pas dormir.

-- Et vous, qu'allez-vous faire ? demanda-t-elle.

-- Moi, je n'ai pas le temps de dormir, répondit-il. Dieu sait si je remettrai jamais les pieds dans cette maison !

Il l'aida à s'étendre sur le lit de jour, arrangea soigneusement les oreillers autour d'elle, et lui dit avant de la quitter :

-- Reposez doucement, Anna ; personne ne viendra troubler votre sommeil.

-- On fait de doux rêves ici, murmura-t-elle ; je m'en souviens. Vais-je les retrouver encore ?

Ange lui baisa la main et disparut derrière une portière. Comme il l'avait dit, ce n'était point pour dormir. Il mit des papiers en ordre, en brûla quelques-uns et garnit son gousset d'or. Puis il chercha dans sa garde-robe et revêtit un costume de voyage. Quand il eut fini, il ouvrit sa fenêtre, qui donnait sur la terrasse où de belles fleurs exotiques répandaient leurs parfums. Et il songea que, tout près de lui, une fleur splendide répandait des parfums autrement doux encore. Il ferma sa croisée et pénétra dans le salon où il avait laissé Anna. Anna dormait. Il revit, parmi les coussins de velours, l'ovale si pur et si blanc du visage, et la bouche entrouverte, avec ses deux rangs de perles et d'émail ; il revit la masse des cheveux qui s'étaient dénoués pendant le sommeil, -- sans doute aussi pendant les rêves ? -- et se pencha pour effleurer ces cheveux de ses lèvres.

Jadis, il avait osé cela et, l'ayant fait, il s'était agenouillé, comme pour demander pardon de son audace. Cette fois, il se mit à genoux, non point pour avoir trop osé, mais pour que son visage fût plus près de celui d'Anna quand elle se réveillerait.

Sans doute elle devina sa présence. Elle ouvrit les yeux ; un pur sourire illumina ses traits et, sans aucune fausse honte, elle lui tendit la main.

-- Eh bien ! oui, dit-elle, avec une grâce adorable, les rêves sont revenus ; dans ces rêves, c'est vous, vous seul que j'ai vu !

Où puisa-t-il le courage de se pencher, d'approcher ses lèvres non point des cheveux, mais de la bouche même d'Anna Mac-Farlane ?... Angelo eût été fort empêché de le dire. Ils échangèrent un baiser rapide comme la pensée, et tous deux en rougissant jusqu'à la racine des cheveux ; mais ils sentirent vibrer en eux les cordes intimes qui nouent les âmes et unissent les cœurs. Sans se le dire, sans même le savoir, ils venaient de se fiancer. Au plafond voletaient des petits Amours peints par les exilés italiens : on eût pu les voir s'agiter et se murmurer à l'oreille : « Que faisons-nous dans cette maison ? Elle était endormie ; la voilà qui vient de se réveiller ; préparons nos flèches, mes frères, l'Amour est rentré ici en maître. »

Ainsi parlaient les petits Amours peints par les maîtres exilés venus du pays des Doges, le pays d'Angelo Bembo. Anna sembla comprendre leur langage et voulut leur répondre :

-- Il ferait bon vivre ici ! soupira-t-elle. Pourquoi dites-vous que vous n'y reviendrez peut-être pas ?

-- Si j'y reviens, répondit Angelo, Dieu veuille, Anna, que vous soyez la première à en franchir le seuil et que les portes s'ouvrent toutes grandes devant vous. Il y aurait fête ce jour-là à Pimlico et la plus belle fleur ne serait pas sur la terrasse. Mais parmi les étoiles qui brillent au ciel, il en est qui doivent devenir des soleils : il me faut regarder où le soleil se lèvera.

-- Je ne vous comprends pas, dit la jeune fille.

-- Vous comprendrez plus tard. Êtes-vous prête, Anna, ma bien-aimée ? La voiture nous attend dans la rue.

-- Allons, murmura-t-elle, et soyez un de ces soleils dont vous venez de parler.

Quelques instants après, une chaise de poste les emportait tous deux vers l'Écosse. Anna Mac-Farlane ne savait pas où elle allait et ne s'en souciait guère : le chemin par où le conduisait le cavalier Angelo Bembo n'était-il pas celui du bonheur ?

Tout le long de la route, ils ne purent guère cependant savourer les douceurs d'un tête-à-tête. À peine étaient-ils sortis de Londres qu'ils virent devant eux une troupe de riflemen en uniforme vert sombre, presque noir, et dont ils distinguaient de loin les passepoils et le collet blancs. Les soldats marchaient d'un pas traînant, le fusil sur l'épaule à la manière anglaise, c'est-à-dire la crosse en l'air et le canon en avant. Il fallut parlementer pour les dépasser. Où allait cette compagnie de riflemen ?

Un peu plus loin, ils trouvèrent des horse-guards ; on ne pouvait parcourir deux milles sans rencontrer des fantassins ou des cavaliers en marche. Le Royaume-Uni était-il donc en état de siège ?

Plus loin encore un mendiant vint, en gémissant, s'accrocher à leur portière :

-- Un penny, miss ; un pauvre petit penny, nobleman ? Je n'ai rien mangé depuis trois jours.

La figure qui s'encadrait là était celle d'un jeune homme, presque un gamin ; elle était hâve et blême, avec une expression crapule et maligne. Angelo se pencha pour mettre un schelling dans la main du loqueteux.

Toutes les aumônes n'attendent pas la récompense du ciel et souvent les remerciements des mendiants ont leur portée ; celui qui tendait la main s'appelait Snail et tout bas il murmura à l'oreille de Bembo :

-- On envoie les uniformes à la poursuite de milord. À tout prix il faut arriver avant eux. Nous sommes là !

Les milles succédaient aux milles. Au bord du chemin, un pauvre homme qui paraissait bien las s'était assis. Il s'approcha et demanda à monter sur le siège, auprès du cocher. Il avait les yeux vifs, un regard très franc et très droit ; sa requête était d'ailleurs présentée de façon si digne qu'un refus eût été presque barbare. Avant même que Bembo eût répondu, Anna avait intercédé :

-- Je vous en prie, dit-elle, ce brave homme ne saurait nous gêner en rien.

Angelo fut heureux de ce sentiment charitable exprimé par sa compagne et lui serra doucement la main :

-- Comment résister à votre prière ? dit-il.

À vrai dire, il eût passé outre. L'homme avait nom Randal Grahame. Il remercia Anna et monta sur le siège.

Il y en eut d'autres qui offrirent des bouquets de fleurs à miss Mac-Farlane et chacun d'eux avait un mot secret à dire à Bembo, sans que la jeune fille l'entendît.

Miss Anna avait fait plusieurs fois le chemin de la ferme de Leed à Londres et reconnaissait les sites.

-- Angelo, dit-elle, si vous m'eussiez menée vers des pays inconnus, du côté de Sussex ou de Cornouailles, je n'eusse point été inquiète avec vous. Mais je vois où vous me conduisez et je vous remercie.

-- Pourquoi ? demanda le jeune homme.

-- Non seulement je vais revoir Mary, mais aussi mon père : Angus Mac-Farlane. Je vais revoir l'endroit où je suis née, prier sur la tombe de ma mère, Amy Mac-Farlane. Elle est morte peu de temps après qu'un homme vînt dans notre maison, un homme dont le nom m'est resté dans la mémoire : il s'appelait Fergus O'Breane. J'étais toute petite, mais j'ai gardé aussi le souvenir de son regard : il avait des yeux étranges et profonds, un air à la fois imposant et doux. Il causa longtemps avec mon père dans la salle commune. Comme je faisais semblant de dormir, dans mon berceau placé dans la pièce voisine, j'entendis qu'ils parlaient de grandes choses que je n'étais pas en âge de comprendre. Angelo, savez-vous qui est ce Fergus O'Breane ? On m'a dit qu'on avait jugé dans Old-Bailey un homme de ce nom, qui s'appelait aussi le marquis de Rio-Santo, et qu'on l'avait condamné à mort. L'homme qui est venu chez nous n'était pas de ceux pour qui le bourreau tisse des cordes !

Ange Bembo tressaillit :

-- Vous allez peut-être, dit-il, retrouver le Fergus O'Breane que vous avez connu. La corde n'a jamais enserré et n'enserrera jamais son cou. Celui dont vous parlez aimait beaucoup votre père.

-- Dieu soit loué ! dit-elle. Ce soupçon m'oppressait.

Les chevaux étaient couverts de sueur et Bembo pressait davantage le postillon. Comment des relais étaient-ils préparés d'avance ? Anna ne pouvait le savoir ; mais son compagnon le savait pour elle. La chaise de poste allait à une allure des plus rapides. Maintenant, sous un certain rapport, la campagne était libre, car on ne rencontrait plus de soldats de Sa Majesté. Par contre, il y avait toujours des quémandeurs pour lesquels le cavalier avait la bourse facile. La jeune fille admirait son inlassable générosité.

-- Jamais je ne vis tant de pauvres, dit-elle ingénument à un moment donné. Si cette route ne m'était connue, je croirais qu'elle se nomme la route des mendiants.

Le roulement de la voiture finit par provoquer chez elle le sommeil. Elle essaya longtemps d'y résister, pour ne pas se montrer inconvenante à l'égard de son compagnon ; mais la fatigue étant la plus forte, elle s'endormit sur l'épaule de Bembo. De peur de réveiller la chère enfant, celui-ci n'osait pas faire un mouvement. Cependant, à un moment où elle pesait moins sur son épaule, il put appeler Grahame et, tandis que celui-ci courait auprès de la portière, ils eurent ensemble une conversation des plus intéressantes. Comme on approchait du terme du voyage, Randal ne remonta pas sur le siège et disparut par un sentier qui s'enfonçait sous bois.

Peu après, la voiture s'arrêta et Bembo réveilla la jeune fille. Celle-ci devint pourpre en constatant que sa propre tête reposait sur la poitrine de son ami ; mais plutôt que d'en éprouver une honte ridicule, elle sourit avec bonne grâce et laissa le cavalier baiser les boucles blondes qui se jouaient sur son front.

-- La voiture ne roule plus, il me semble ? dit-elle. Sommes-nous donc arrivés, Angelo ?

Elle se redressa, lissa ses cheveux du bout de ses doigts fins, tapota un peu sa jupe et mit la tête à la portière. À sa grande surprise, elle ne vit pas d'habitation autour d'elle : on était en pleine campagne, à l'orée d'un bois qu'il lui sembla pourtant reconnaître.

-- Pourquoi nous arrêter ici ? questionna-t-elle. Y a-t-il donc quelque obstacle nous empêchant d'aller plus loin ?... ou peut-être un danger ?... Ne me cachez rien ; avec vous, je n'ai pas peur !

-- Ni obstacle, ni danger, répondit le cavalier. Si vous voulez bien descendre, nous ferons à pied le reste du chemin : c'est-à-dire à peine un demi mille ? Cette matinée est délicieuse et cela vous fera du bien de marcher jusqu'à la ferme.

-- Comme il vous plaira, dit Anna avec enthousiasme. Rien ne saurait être plus agréable, en effet, qu'une promenade matinale dans cette ravissante campagne. Si vous saviez, Angelo, comme Londres me pèse, avec ses grandes maisons, ses rues sales et ses brouillards fétides !

Elle sauta lestement à terre et, tandis que son compagnon donnait ses ordres au cocher, -- un affidé de la famille, -- la jeune miss s'amusait, du bout de ses chaussures, à faire tomber les gouttes de rosée suspendues à la pointe des herbes. Celle-là n'était point née pour pleurer ni pour souffrir et, dans ce moment de douce félicité, elle avait oublié déjà le malheur qui l'avait touchée de son aile et ne se doutait pas qu'un autre l'attendait, tout proche.

Elle prit le bras du cavalier. Tous deux se mirent en route, serrés l'un contre l'autre et frissonnants de bonheur. Elle jasait comme un petit oiseau bavard et, dans les buissons, les merles et les fauvettes lui répondaient à l'envi.

Cependant, une pensée sérieuse lui vint à l'esprit :

-- Alors, demanda-t-elle, nous allons revoir Clary dans un instant ? Vous pouvez me l'affirmer ?

-- Je l'espère, répondit Bembo, mais je ne vous affirme rien. Si, contre mes prévisions, elle n'était pas ici, la chaise de poste vous reconduirait à Londres...

-- Avec vous ? interrogea-t-elle.

-- Non, seule, ma chère enfant. Ma vie ne m'appartient pas ; dans quelques minutes, elle sera entre les mains de celui qui peut en disposer jusqu'à la mort.

Une ombre de tristesse voila le pur visage de la jeune fille.

-- La mienne aussi ne m'appartient plus, murmura-t-elle, timide et rougissante. S'il suffisait de mourir pour vous le prouver, Angelo, je suis prête.

-- Pauvre colombe ! répondit Bembo. Dieu garde votre vie, au contraire ! Si jamais elle était menacée et que je ne fusse pas trop loin, appelez-moi. La route est semée d'embûches et je vous protègerai tant que je le pourrai. Ne vous exposez jamais vous-même et n'écoutez pas ceux qui viendraient vous chercher de ma part. Si le bonheur nous attend un jour, je serai là pour vous en apporter la nouvelle. D'ici là, Anna, soyez prudente et soyez forte.

-- J'ai eu confiance en vous, dit-elle, ayez confiance en moi !

La ferme apparut à leurs yeux. Ange Bembo baisa chastement miss Anna sur le front et, quelques secondes après la jeune fille posait le pied sur le seuil de la maison où elle était née.

XXV -- RESPECT AU MORT

Dès le premier coup d'œil, Anna aperçut Clary et, toute prête à courir se jeter dans ses bras, elle s'arrêta brusquement.

Clary, en effet, n'était pas seule. Sa tête reposait sur l'épaule d'un homme dont Anna ne pouvait voir le visage, et Anna crut remarquer qu'elle pleurait. Ses larmes tombaient, abondantes et chaudes, glissaient le long de la chevelure éparse, ou bien encore, s'accrochant à l'extrémité des boucles, semblaient des gouttes de rosée toutes pareilles à celles que l'enfant poussait du pied tout à l'heure. L'aînée des filles de Mac-Farlane symbolisait ainsi l'image d'une vierge douloureuse. Mais qui était celui qui la soutenait ?

Il tourna la tête et il parut bien alors à Anna qu'elle avait vu déjà ce visage ; toutefois, dans son trouble, elle ne put y mettre un nom. Lui, au contraire, la reconnut sur-le-champ et fronça ses sourcils noirs. La présence de sa sœur allait sans doute réveiller en même temps la jalousie et la folie de Clary : l'instant serait mal choisi pour une nouvelle scène de démence et de fureur amoureuse.

Un peu plus loin, il y avait une femme agenouillée. Anna ne voyait que son dos et sa nuque ; elle ne se préoccupa point de savoir qui elle était. Mais celle-ci, s'étant relevée, démasqua tout à coup et sans y prendre garde, un corps étendu à ses pieds. La jeune fille poussa un cri déchirant :

-- Mon père ! mon pauvre père est mort ! gémit-elle en se précipitant avec démence sur le corps du laird Angus qui allait se refroidissant.

Des sanglots qui ne pouvaient sortir commencèrent à secouer sa poitrine. Sa douleur, succédant immédiatement à un bonheur infini, en était plus vive encore. Angelo Bembo vint l'arracher presque de force du cadavre encore tiède de son père et la déposa toute tremblante entre les bras de la comtesse de White-Manor. L'émotion avait été si forte que la pauvre enfant s'évanouit.

Rio-Santo suivait sur le visage de Clary le reflet de ses sentiments intimes. Leurs regards se croisèrent et la pauvre affligée quitta l'épaule de son ami pour contempler sa sœur avec tristesse. Un sourire navré passa sur ses lèvres, mais il n'y eut dans ses yeux aucune expression de colère, ni de haine, comme le marquis, sur la lande, en avait vu passer dans ses prunelles hallucinées.

-- Elle n'est pas bien ainsi, dit-elle ; voulez-vous m'aider à la porter sur un fauteuil ?

Rio-Santo s'avança, mais Clary se récria avec une telle vivacité qu'il n'osa pas insister.

-- Non, pas vous !

Allait-elle donc recommencer ses divagations de la veille ? Il en eut peur, lorsqu'elle ajouta, complétant sa pensée :

-- Vous êtes blessé, je ne veux pas que vous vous fassiez du mal.

Rio-Santo respira et Bembo, encore une fois, prit entre ses bras le cher et léger fardeau qu'il alla déposer sur un siège dans la pièce voisine, dont la porte resta ouverte. Clary eut toutefois la précaution de placer le fauteuil de façon qu'en ouvrant les yeux Anna ne vit point le corps de son père. Quand elle l'eut ainsi installée, elle demanda de l'eau coupée de vinaigre, baigna les tempes de sa sœur, dégrafa son corsage et se mit à lui parler avec douceur, l'embrassant avec effusion.

Sous ses caresses, Anna rouvrit bientôt les yeux. Elle continua de la bercer de paroles tendres, de lui prodiguer ses caresses :

-- Qui donc vous a amenée ici, ma chérie ? Notre père a parlé de vous avant de s'éteindre, il vous a bénie avec nous tous ; il a dit à tous ceux qui l'entouraient : « Aimez-là, protégez-là !... » Les recommandations des morts sont sacrées !... Il y a loin de Londres à la ferme de Leed et tu es arrivée un peu tard, si peu ! ma pauvre sœur ! Mais pourquoi es-tu venue ? Avais-tu donc rêvé qu'Angus Mac-Farlane devait mourir ?

-- Qui m'a amenée ? répondit Anna en désignant Bembo du doigt... C'est lui !... Il m'a dit : « Suivez-moi, ayez confiance en moi, je vous conduirai vers celle que vous cherchez. » Et je suis venue...

-- Qui est-il ? Jamais tu ne m'as parlé de lui : le connaissais-tu donc auparavant :

-- Je le connais depuis le jour où il m'a sauvée des griffes de nos ennemis et m'a ramenée dans notre maison de Cornhill.

-- Pourquoi ne me l'as-tu pas dit ?... Sais-tu son nom ?...

-- Oh ! fit Anna avec reproche ; n'avais-tu pas aussi des secrets pour moi, puisque tu es partie sans me prévenir ? Je puis te dire son nom : il s'appelle Angelo !... C'est mal d'avoir des secrets entre deux sœurs ; ne le crois-tu pas comme moi ?

-- Je le crois. Nous avons eu tort toutes deux de nous cacher ces choses.

Elle l'embrassa. Anna se pencha et lui murmura tout bas à l'oreille :

-- Je veux tout te dire, Clary... Il s'appelle Angelo et... il m'aime !

Les yeux de Clary s'éclairèrent d'une joie très vive :

-- Et toi, l'aimes-tu ? demanda-t-elle.

-- Je l'aime ! répondit Anna.

Le baiser furieux qu'elle reçut de sa sœur lui parut très doux, presqu'autant qu'un baiser d'Angelo Bembo ; mais elle ne pouvait en comprendre toute la portée. Il marquait la fin de la jalousie de Clary ; car, du moment où Anna aimait quelqu'un, ce quelqu'un n'étant pas Rio-Santo, Clary n'avait plus lieu d'être jalouse et la cause même de sa folie cessait.

Bien mieux, Anna aimait l'un des amis de Fergus O'Breane ! Pour se convaincre de cette amitié elle n'eut qu'à tourner la tête. Les deux hommes s'étaient isolés dans un coin de la salle commune, et bien que ne paraissant pas se considérer l'un l'autre comme des égaux, l'attachement respectueux du plus jeune semblait très sérieusement payé par l'affection royale que lui montrait l'autre.

La comtesse de White-Manor restait seule, oubliée dans ce groupement d'êtres jeunes et pleins d'espoir. Dans peu de jours elle aussi espérait bien pouvoir s'isoler dans quelque coin avec sa fille.

Fergus ne lui avait-il pas fait la promesse de la lui rendre ? Elle serrerait les mains de son enfant, elle l'embrasserait encore avec plus de tendresse que Clary n'embrassait sa sœur. En attendant, elle restait agenouillée auprès du corps de son frère Angus et psalmodiait à voix basse les prières des morts.

-- Pourquoi êtes-vous partie, Clary ? demanda miss Anna. Nous vous avons cherchée longtemps dans la maison et tandis que Stephen s'en allait à la découverte dans les rues de Londres, moi, je n'ai pas voulu attendre son retour. Betty n'a pu lui dire où j'allais, puisque je ne le savais pas moi-même. La désolation est à cette heure dans la maison de notre tante Mac-Nab ; ne pourrions-nous lui faire savoir où nous sommes et quand nous serons de retour ?

-- Je ne retournerai jamais habiter la maison de notre tante Mac-Nab, dit Clary.

-- Que va dire Stephen, lui qui t'aimait, Clary ?

-- Pourquoi l'as-tu laissé, Anna, puisque tu l'aimais ?

-- L'aimais-je ?

-- Sans doute, puisque tu souffrais de le voir souffrir.

-- Je ne connaissais pas Angelo, murmura ingénument la jeune fille.

-- Moi, je connaissais Edward depuis longtemps. Te souviens-tu, ma sœur, de l'homme qui, à Temple-Church, mit dans ta bourse de quêteuse une bank-note de dix livres ? C'était Edward ; il était venu là pour moi. Je lui donne ce nom, mais il en a un autre que je te dirai plus tard. Regarde-le et dis-moi s'il mérite d'être aimé mieux que notre cousin Stephen ? Comprends-tu pourquoi je ne retournerai jamais dans Cornhill, car où il me conduira, j'irai ? Cependant il me semble connaître aussi celui qui t'a amenée : il était auprès de Newgate l'autre nuit et tenait un cheval tout prêt pour Edward ; celui-ci l'embrassa. À l'angle de Giltspur-Street, le cheval emportait deux personnes : Edward et moi...

-- Auprès de Newgate, dis-tu ? interrompit Anna. C'est là qu'on avait enfermé ce fameux marquis de Rio-Santo qu'on devait pendre le matin même de ton départ... Notre tante Mac-Nab t'avait donné son portrait : ne trouves-tu pas qu'Edward lui ressemble ?

Clary jeta ses bras autour du cou de sa sœur et lui ferma la bouche avec ses doigts en disant :

-- Tais-toi !

-- J'ai deviné, murmura Anna. Angelo ne m'a-t-il pas dit : Jamais une corde n'enserrera le cou de Fergus O'Breane. Il faudra m'expliquer tout cela, ma sœur : pourquoi tu es partie, la nuit, avec un homme condamné à mort par la justice anglaise ? pourquoi cet homme se trouve être un ami d'Angelo ?... Ma tête s'y perd.

-- Tais-toi ! répéta Clary. Tu sauras tout cela plus tard.

Tout en causant avec Bembo, le marquis ne perdait pas de vue les jeunes filles. Le pli qui un instant avait paru sur son front s'était effacé. Il voyait Clary rayonnante, malgré la douleur causée par la mort de son père, et, s'il ne s'était pas expliqué sur la lande cette jalousie d'une sœur à l'égard de sa sœur, il commençait maintenant à en comprendre toute l'inanité. Les confidences d'Angelo avaient d'ailleurs éclairé son esprit.

-- Ange, disait Rio-Santo, tu sais maintenant qui est celle que tu aimes et, sur le cadavre de Mac-Farlane, tu peux jurer que l'une de ses filles sera ta femme. Que dirai-je à Angus ? J'ai été le fiancé de sa sœur : la voilà, les épaules courbées et les cheveux blancs ! Sa fille Clary s'est attachée à moi comme le lierre s'attache au chêne et son amour a failli causer ma perte. Que ferai-je de Clary ? Les heures passent, les minutes de ma vie ne m'appartiennent pas.

-- Oui, les heures passent, Fergus ! dit un homme qui venait d'entrer. Avant que midi sonne, près de deux mille soldats de Sa Majesté auront cerné la ferme de Leed : il est onze heures !

Rio-Santo embrassa celui qui venait de parler :

-- La ferme de Leed, dit-il, ne sera jamais si dangereuse pour moi que le fut pour vous le casse-cou de Green-Arbour. Dieu soit loué, Randal !... je ne croyais plus vous revoir...

-- Moi non plus, Fergus ! Il y a une Providence pour ceux dont la besogne n'est pas achevée. Puisqu'elle nous a protégés, poursuivons notre route vers le but.

-- J'y songeais, dit O'Breane, et je vous attendais, car Bembo m'avait prévenu de votre arrivée.

Les deux hommes se serrèrent encore les mains avec effusion : c'est la moindre des choses quand l'un a sauvé la vie de l'autre au péril de la sienne. La volonté et l'amitié de ces deux-là étaient de celles que rien n'ébranle.

-- Je suis passé aux souterrains de Crewe, dit Grahame. Les autres y sont déjà : hâtons-nous.

-- Qu'importe le temps ? dit le marquis. Avant deux jours nous y serons assiégés.

-- Paddy O'Chrane vient de partir pour la rade de Solway...

-- C'est bien. Frank Perceval et Stephen Mac-Nab connaissent tous deux les souterrains de Crewe. S'ils n'ont pu dire comment on y pénètre, d'autres ont le moyen d'être moins discrets ; or, nous avons là trois femmes dont les horse-guards ne doivent pas même voir la couleur des cheveux.

-- Qui sont-elles ? demanda Grahame.

-- La sœur et les filles du laird Angus Mac-Farlane.

-- Le laird nous trahira.

-- Le laird est mort, je l'aimais comme un frère !... Que Dieu ait son âme !... Allons, Randal, il y a place dans le Grudy-Hole (le trou gourmand), pour mille horse-guards et autant de riflemen. L'ancien laird de Crewe y fit jeter, sans pouvoir le combler, plus de vingt mille tombereaux de terre. Peut-être allons-nous faire l'appoint avec les uniformes anglais ?...

-- J'ai vérifié les tonneaux de poudre, dit Grahame. Le compte y est, mais il n'y a de vivres que pour vingt-quatre heures.

-- C'est assez pour nous, repartit Rio-Santo. Le Grudy-Hole aura des vivres pour plus longtemps.

Puis il désigna le cadavre de Mac-Farlane :

-- Mettez-le sur son lit, dit-il.

Randal et Bembo saisirent le corps du laird et le portèrent sur sa couche. Il était long, raide et maigre ; ses os craquèrent. La comtesse de White-Manor lui plaça un crucifix dans les mains ; Clary lui glissa un poignard entre les dents et Anna déposa un baiser sur son front. Avant de sortir, tout le monde se signa.

En passant près de l'âtre, Fergus O'Breane ramassa un charbon éteint et ce fut lui qui ferma la porte. Mais, avant de s'éloigner, il écrivit sur les planches :

« Ici, dans sa maison, repose Angus Mac-Farlane, laird d'Écosse, décédé ce matin entre les bras de son ami et de son frère Fergus O'Breane, devenu grand de Portugal sous les titres de don José Maria-Tellès de Alarcaon, marquis de Rio-Santo. Que les officiers de Sa Majesté la reine ne profanent point le cadavre du laird et ne dispersent point ses os ! Je les somme de lui faire donner une sépulture chrétienne, car leurs jours, à eux, sont peut-être comptés et Dieu punirait aussitôt leur sacrilège. »

Il se découvrit une dernière fois devant cette demeure où il avait apporté le pardon suprême au laird qui dormait son éternel sommeil de paix, après tant de jours remplis de folie, tant de nuits hantées de cauchemars. Il n'avait point le temps de donner la sépulture à son corps et laissait ce cadavre cher sous la seule sauvegarde de sa menace inscrite à la porte.

Rio-Santo n'avait jamais menacé en vain. Si sa volonté n'était pas respectée, même par ses ennemis, la vengeance qu'il en tirerait serait éclatante et ferait trembler l'Angleterre entière. Clary, la fille du laird, le savait bien, ainsi que son autre fille Anna, et Mary, sa sœur. Elles ne gémirent point de ne pouvoir ensevelir Angus, et versant un dernier pleur sur le seuil, elles s'en allèrent à la suite de celui dont le regard était sombre, mais le front haut et fier.

Une heure après, il y avait autour de la ferme des habits rouges et des uniformes verts qui se glissaient dans les genêts. Ils étaient deux mille. Ils s'avançaient avec précaution, car ils avaient affaire à Rio-Santo, l'homme qui, dans l'enceinte même d'Old-Bailey, avait déclaré à haute et intelligible voix qu'il ne serait jamais pendu.

Les faits avaient corroborés son dire. On ne l'avait pas pendu et l'on envoyait des soldats pour le prendre. Les soldats n'étaient pas assurés de réussir.

Mais qui donc leur avait dit : Vous trouverez le fugitif en Écosse ; s'il n'est pas à la ferme de Leed, cherchez dans les entrailles de la terre : la terre est creuse. Était-ce l'honorable Frank Perceval ? Était-ce Stephen Mac-Nab ? Non, le premier connut l'évasion que les soldats étaient déjà partis. Le second cherchait Clary et Anna Mac-Farlane. Mais alors ?

Le jugement rendu contre le marquis de Rio-Santo avait désorganisé la Famille . Rio-Santo, d'ailleurs, ne voulait plus la connaître. Les lords et les gentlemen de la Nuit se demandaient qui serait désormais le maître et beaucoup voulaient l'être. Le grand corps mystérieux s'était tronçonné et chaque tronçon paraissait vivre, comme les morceaux d'une anguille qu'on vient de sectionner. Mais la tête manquait et chaque tronçon cherchait une tête.

Il y avait des embryons de tête qui se levaient en sifflant. Certains lords de la Nuit avaient vu avec plaisir les lourdes portes de Newgate se refermer sur Son Honneur ; ils avaient retenu les meilleures places pour le voir prendre : il est toujours agréable de saluer la chute du maître devant lequel on a rampé.

Le docteur Moore, de Royal-Collège, et Tyrrel l'Aveugle s'étaient levés ce matin-là de bonne heure, après avoir mal dormi. Peut-on dormir, quand dans quelques heures on détiendra une puissance capable de faire trembler des trônes ?

Tous deux s'étaient rencontrés sur la place où d'habitude se dresse la potence et n'avaient trouvé que le disque de la lune qui leur riait au nez. L'exécution était remise, sans doute : combien de jours, combien d'heures faudrait-il attendre avant de détenir la suprématie enviée ?

Un bruit était venu à leurs oreilles :

Le cachot de Rio-Santo est vide. Rio-Santo a passé à travers les murs.

Et le prince Dimitri Tolstoï qui, lui aussi, avait sa place d'honneur à l'exécution, était venu leur confirmer la stupéfiante nouvelle :

Rio-Santo a brûlé la politesse à la justice anglaise !

Le docteur Moore ne pouvait voir pendre Rio-Santo ; mais peut-être connaissait-il le moyen de le faire prendre. Sa déception était trop grande pour qu'il ne jugeât pas nécessaire de s'épancher dans le sein de quelqu'un et le chef de la police était tout indiqué pour ce rôle. De très grand matin, on eût pu voir le docteur sortir du cabinet de ce personnage avec lequel il n'avait pas coutume d'avoir des relations suivies.

Voilà comment, une heure après, des horse-guards et des riflemen partaient pour l'Écosse. Leur nombre devait se grossir tout le long de la route et leur chef savait qu'il était possible d'entrer dans les souterrains de Crewe en faisant pivoter tout un pan de mur. Il savait aussi qu'on pouvait ne pas en sortir.

Il avait espéré saisir sa proie avant et trouver le fugitif attardé à la ferme de Leed. Qui donc avait pu dire au colonel Hardson que Rio-Santo s'attardait quelque part ? Rio-Santo, d'ailleurs, était-il bien en Écosse ?

Le cercle de fer se resserrait de plus en plus. Les riflemen rampaient : leurs uniformes se confondaient avec le gazon et, plus loin, les habits rouges, disséminés dans la lande, ressemblaient à des coquelicots mouvants.

Toutes ces précautions étaient bien inutiles. La campagne était silencieuse ; à par les soldats, on ne distinguait pas un être humain aux environs. La ferme se dessinait dans les arbres, aussi muette que si elle eût été abandonnée depuis longtemps.

Cependant, le colonel montra à ses officiers la cheminée qui fumait :

-- Il y a quelqu'un, dit-il ; qui que ce soit, nous le ferons causer.

Il poussa son cheval en avant, arriva à cinq pas de la porte. Il allait lever son sabre et donner l'ordre d'envahir la ferme, comme on monte à l'assaut d'un rempart. Mais il s'arrêta net, les regards fixes, les lèvres pâles ; il lisait ce que le marquis avait écrit pour lui.

Une sourde colère empourpra son visage et bientôt, autour de lui, ses officiers, ses hommes purent lire comme lui.

-- Entrez, ordonna-t-il, et voyez ce qu'il y a là-dedans. Si réellement c'est un mort, je respecterai la maison. S'il y a un seul être vivant, on mettra le feu à la ferme de Leed. Si cet homme nous joue et s'il joue avec la mort, malheur à lui !

Sous la crosse des fusils, la porte tomba. Il eût suffi de la pousser ; c'était là violence bien inutile : la peur se mesure souvent à la rage des assaillants !

La salle commune était vide ; les bûches achevaient de se consumer dans l'âtre. Au milieu du foyer on voyait cependant un poignard rougi à blanc qui semblait une menace. Les plus hardis détournèrent les yeux, frappés qu'ils étaient d'une terreur superstitieuse : ils ne pouvaient se douter que ce poignard avait menacé la poitrine de Rio-Santo.

Ils étaient là plus de cinquante, armés jusqu'aux dents, et pourtant ils avaient peur. Un jeune officier, plus téméraire, ouvrit la porte d'une chambre voisine et s'arrêta sur le seuil :

-- Le mort est là ! dit-il.

Des têtes curieuses et prudentes s'avancèrent ; personne ne parlait. Le laird était étendu sur son lit et le soleil qui pénétrait par la croisée inondait de lumière son front aux tons d'ivoire jauni ; le crucifix brillait entre ses doigts et la lame du poignard scintillait entre ses dents. Ses yeux s'étaient rouverts ; personne n'osait s'avancer vers lui.

Enfin, au bout d'un instant et se serrant les coudes, la cohue envahit la chambre. Un officier toucha la main du laird et retira vivement la sienne :

-- Il est froid, dit-il. Fergus O'Breane avait dit vrai. Respectons ce cadavre.

Quand on en eut rendu compte au colonel Hardson, celui-ci murmura d'un air inquiet :

-- Le marquis de Rio-Santo nous ordonne de donner la sépulture à celui-là. Soit. Mais qui sait où il a préparé la nôtre ?

XXVI -- UNE FABULEUSE HISTOIRE

À la guerre, les Anglais sont froidement cruels ; mais il serait injuste de les accuser d'être pusillanimes. Ils ignorent ces grands élans de bravoure qui précipitent une poignée d'hommes en avant, sur un point réputé imprenable, cette furie française qui transforme nos soldats en lions ; par contre, ils vont au feu comme à la parade, à pas comptés : leurs rangs sont des murs de fer, ils meurent jusqu'au dernier plutôt que de reculer. Ils ne sont pas faits pour les coups de main, les assauts audacieux ; mais, en bataille rangée, la mitraille ne les fait pas sourciller.

Voilà pourquoi le colonel était perplexe. Son ennemi était là ; il venait d'en acquérir la preuve, et le cartel inscrit sur la porte de la ferme était assez significatif. Cet ennemi n'était pas en nombre ; peut-être une dizaine d'hommes, au plus. Mieux eût valu qu'ils fussent quinze cents et attendissent la bataille de pied ferme. Rien n'est ennuyeux et démoralisant comme de combattre un adversaire invisible ; c'est un souci de chaque seconde, incompatible avec le flegme britannique. Un oiseau qui s'envole vous fait tressaillir ; on redoute un embûche derrière chaque arbre, chaque buisson ; une balle siffle, un homme tombe : on ne sait d'où vient la balle ; souvent même il n'est pas possible d'y répondre. C'est pourquoi les guerres de partisans sont si redoutables aux Anglais qui n'y entendent rien.

Le colonel venait de faire buisson creux et s'en montrait fort dépité. Il eût préféré rencontrer Rio-Santo dès le premier moment, voire même accepter un combat singulier, que de jouer non point au plus fort, mais au plus rusé. S'il avait conscience d'être le premier, il était beaucoup moins assuré d'être le second.

Il réunit ses officiers autour de lui, jugeant bon de leur demander conseil.

Le défi porté par Fergus O'Breane, dit-il, est à coup sûr hardi et presque téméraire ; toutefois, il n'a rien d'insultant pour nous. Cet homme sait vivre, messieurs, mais à lui seul il est une puissance et, presque seul, il traite avec nous d'égal à égal. Si nous avions eu à relever des paroles insolentes, notre premier acte eût été de mettre le feu à cette tanière. Il a laissé entre nos mains le cadavre d'un ami qu'il n'a pas eu le temps d'ensevelir. C'est rendre hommage à notre loyauté. Devons-nous passer outre, messieurs, et brûler la maison avec le mort ? Je ne m'arrête pas à la menace déguisée qui termine le défi. Nos jours sont comptés, nous le savons, mais c'est Dieu qui en est le maître et non ce personnage ! Chacun de nous est ici pour mourir ; il en serait ainsi si nous avions devant nous cinq mille hommes. Si quelques-uns tombent, les autres les vengeront. Nous ne saurions toutefois nous venger sur un cadavre de ne point rencontrer notre adversaire face à face ?... Est-ce pas là votre opinion, messieurs ?

Ce colonel avait des sentiments élevés : il y en a quelques-uns seulement de ce genre dans l'armée britannique et lui en était un. Certains officiers trouvèrent bien ses sentiments un peu intempestifs : Rio-Santo était à leurs yeux un bandit contre lequel tous les moyens de coercition et de vengeance étaient bons. S'ils le pensèrent, ils n'osèrent point l'exprimer et l'avis de leur chef fut accepté par tous.

-- Faites relever la pierre qui forme le seuil et creuser une fosse en dessous, ordonna-t-il ; on y déposera le laird. Il était l'ami de Fergus O'Breane, par conséquent notre ennemi. Un ennemi mort n'en est plus un ; nous lui devons la sépulture.

Une équipe de riflemen se mit à l'œuvre et le bloc de pierre formant la première marche fut soulevé ; les hommes creusèrent pendant un quart d'heure.

Quand tout fut prêt, le colonel fit aligner ses troupes et quand le cadavre parut, porté sur des fusils entrecroisés, officiers et soldats présentèrent les armes. Le Révérend qui accompagne chaque corps en expédition prononça les dernières prières, sans savoir si le mort était de son Église. La terre fut rejetée et la lourde pierre retomba sur Angus Mac-Farlane.

Sur cette tombe improvisée ne serait jamais gravé le fameux :

STA, VIATORE, HEROEM, CALCHAS !

( Arrête-toi, voyageur, tu foules aux pieds les cendres d'un héros !)

Le laird Angus Mac-Farlane n'avait jamais été un héros. Pourtant, il eût été de taille à en faire un si la tête avait été solide comme les membres et noble comme le cœur. Son intelligence n'avait pas secondé son désir de voir l'Irlande libre : il avait pactisé un instant avec l'Anglais contre le libérateur de l'Irlande et c'étaient des mains anglaises qui lui donnaient la sépulture ! Peut-être, dans la profondeur de ses desseins, le marquis de Rio-Santo l'avait-il voulu ainsi ?

Les funérailles du laird étaient achevées, le colonel entra dans la maison. Sur une feuille de papier qu'il laissa sur la table, il écrivit ces mots :

« Monsieur,

« Votre volonté a été respectée, je ne veux point dire obéie. Le laird Angus Mac-Farlane, votre ami, repose sous le seuil de sa demeure, les honneurs ont été rendus à sa dépouille ; c'est plus que vous n'en demandiez. Cette concession est l'unique et la dernière que je puisse vous faire. Souvenez-vous, vous qui prétendez que nos jours sont comptés, que vous êtes condamné à mort ! Mon rôle n'est point d'être fossoyeur à vos ordres, mais de faire en sorte que la sentence rendue contre vous soit exécutée. Entre nous, il y a la justice !

« Votre adversaire et votre ennemi,

« Sir John Hardson, colonel de horse-guards. »

En se levant, il vit, lui aussi, le poignard piqué debout dans le foyer. Le manche et la garde étaient en argent massif, la lame en pur acier. Et c'était étrange de voir cette arme environnée d'un cercle de flammes, se tenant droite sur la pointe au milieu des tisons embrasés ! Était-ce un présage ? Bien des gens se fussent signés et peut-être eussent crié au miracle ! Le colonel resta un instant pensif et se demanda si Rio-Santo n'avait pas fait un pacte avec l'enfer.

-- Il me faut cet homme mort ou vif, gronda-t-il en remontant à cheval. Si je ne puis le ramener à Londres, du moins faudra-t-il que les souterrains de Crewe soient son tombeau.

Il tira un plan de ses fontes et l'examina attentivement. Ce plan avait été dessiné par le docteur Moore et représentait une partie es souterrains. À chaque bout il y avait une croix rouge : elles marquaient les deux issues. Chaque trait, chaque point était accompagné d'une courte légende. Comment Rio-Santo avait-il pu se réfugier dans cette souricière ? L'homme qu'on disait si fort en était-il donc réduit à une tactique enfantine ?

Le colonel souriait. Point n'était la peine de se creuser la cervelle pour combiner l'attaque. Il suffisait de diviser ses troupes en trois fractions : aux deux issues, cent riflemen et les horse-guards pour la poursuite, si c'était nécessaire. Les huit cents autres fantassins descendraient avec lui dans le souterrain et prendraient Rio-Santo au piège. Huit cents ! c'était beaucoup !... Peut-être cinquante y suffiraient-ils ? Là seulement était la perplexité de l'officier.

Le pas cadencé des riflemen troublait seul la solitude de cette campagne ; les fers des chevaux résonnaient sur le sol caillouteux. Il n'y avait pas d'autre maison aux alentours que la ferme de Leed, la maison inhabitée de Mac-Nab et le château de Crewe. On a vu que Mac-Farlane était venu jadis habiter le château avec les siens, après l'avoir acheté et fait réparer pour permettre à la Famille d'y tenir ses assises et d'y perpétrer ses orgies. Mais du jour où il avait envoyé ses filles à Londres, il s'était senti trop seul dans cette vaste et mystérieuse habitation où ses nuits étaient hantées de rêves. Il était revenu à la ferme de Leed et maintenant le château était vide.

Les troupes anglaises ne rencontraient personne sur leur chemin, et le seul être vivant qui se présenta enfin à leurs yeux fut une sorte de petit pâtre, occupé à pêcher des grenouilles dans une mare.

-- Que fais-tu là, lui demanda le colonel, et d'où es-tu ?

-- D'où je suis ? répondit le gamin avec effronterie. D'ici et d'ailleurs, Votre Seigneurie. Tout le comté de Dumfries est à moi et je ne couche jamais deux fois de suite dans le même bois ou sur le même champ qui composent mes terres. Le toit de ma maison ne s'écroulera jamais.

Il montra du doigt le ciel et se mit à rire plus fort ; puis il ajouta :

-- Pour l'instant, je cherchais mon déjeuner, milord. Les grenouilles sont un plat succulent, grillées sur les charbons, et j'ai un morceau de pain bis dans le fond de mon bissac.

-- Assez d'histoires, vagabond ! s'écria le colonel. Le château de Crewe est loin d'ici ?

-- Tout près, Votre Seigneurie, tout près. Je le connais ; il y a quelques années, -- j'étais tout petit et je vagabondais déjà, ne vous ne fâchez point, milord, c'est mon métier, comme le vôtre est d'être soldat ! -- il y a quelques années donc, le château était habité par de braves gens : le laird Angus Mac-Farlane et ses filles.

-- Le laird n'y est plus, nous savons cela ; après ?...

-- Après ?... Ce serait trop long à vous dire si vous êtes pressé, gentleman officier. Je ne vais plus jamais au château de Crewe.

-- Il va falloir cependant nous y conduire. Dis ton histoire en marchant.

-- J'aimerais autant ne pas vous la dire, bégaya le pâtre. Je tremble encore rien que d'y penser. Certainement, je vous conduirai jusqu'à la porte et vous me laisserez m'en aller.

-- Veux-tu parler, tête d'enfer ! gronda le colonel.

Le gamin se mit à claquer des dents :

-- Je parlerai, Votre Seigneurie... je... ne me maltraitez pas, je vous en prie. C'est si étrange, ce que j'ai vu dans les souterrains...

-- Tu es entré dans le souterrain ? interrompit vivement l'officier.

-- Comme vous me parlez à cette heure, Votre Honneur !... Je n'y retournerai plus jamais... jamais !...

Il se couvrit le visage de ses mains, comme s'il eût été le jouet d'une effrayante vision.

-- Tu sais alors par où l'on pénètre dans le souterrain ? reprit le colonel.

-- Je le sais trop, milord. Ma curiosité a été bien punie...

-- Enfin, t'expliqueras-tu, chenapan ? s'écria sir John en éperonnant son cheval avec colère. Crois-tu que je vais t'arracher ainsi les mots de ta bouche ? Raconte ton histoire, gredin, si tu ne veux que je te fasse donner les étrivières.

Le jeune vagabond se mit à trembler plus fort ; mais il se décida :

-- C'est facile d'entrer dans les souterrains de Crewe, dit-il. Il n'y a qu'à tourner le bouton d'une porte, dans le grand salon. J'ai fait cela un jour et je m'en suis repenti. Après avoir descendu plus de cent marches, j'ai poussé un cri de joie en voyant de grandes et belles salles voûtées, comme des nefs d'église, toutes remplies de meubles, de tapisseries et d'objets magnifiques. Je ne songeais pas qu'on pouvait me surprendre, me faire payer cher ma curiosité. J'avançais toujours et, plus j'avançais, plus mon admiration augmentait. Je n'osais toucher à rien cependant, mais j'en avais grande envie. Il y a là des trésors qui nous rendraient tous riches, vous, moi et vos soldats, et bien d'autres encore.

Il reprit haleine et poursuivit :

-- Je marchai longtemps ainsi, plus d'un quart d'heure, et je m'engageai dans un couloir étroit où je commençai un peu à avoir peur. Il n'y avait personne cependant et je n'entendais pas le moindre bruit. Je n'osai pas aller plus loin, je revins sur mes pas, jusqu'à la porte par où j'étais entré. Je l'avais laissée se refermer toute seule derrière moi sans y prendre garde : elle ne s'ouvrait pas du dedans. J'étais poltron et j'eus peur, sérieusement peur. J'aurais voulu trouver quelqu'un maintenant, au risque d'être roué de coups. Hélas ! j'étais le seul être vivant dans ce palais souterrain où j'allais mourir de faim, sans doute. Je me suis mis à pleurer.

« Je ne sais pas combien de temps je versai des larmes ; elle formaient un ruisseau à mes pieds. Je me décidai à me lever ; je refis le même chemin ; je repris le même couloir et m'engageai plus avant. J'avais peur que ma lanterne ne s'éteignît ; car, il faut vous le dire, -- j'avais trouvé une lanterne toute préparée sur la première marche et l'avais allumée. J'avançais toujours, mais le couloir n'en finissait pas. J'espérais qu'il me conduirait à la sortie et je reprenais courage. Hélas ! je n'avais pas lieu de me plaindre encore !

Il s'arrêta pour se donner du souffle et le colonel, enchanté, lui dit :

-- Continue. Quand tu auras fini ton histoire, je te donnerai deux schellings et je t'en ferai gagner d'autres.

-- Donnez-les-moi tout de suite, Votre Honneur ! J'aurai plus de cœur pour vous dire le reste.

L'officier s'exécuta en riant ; le gamin les empocha prestement et reprit :

-- J'avais espoir de trouver l'issue et de ne pas mourir de faim au milieu de ces richesses. Je continuai ma route. Mais tout à coup un bruit immense se fit à quelques pas de moi. Comment ne l'avais-je pas entendu avant ? Je n'en sais rien. On eût dit que tous les démons de l'enfer étaient déchaînés et se mettaient à ma poursuite. Je restai d'abord cloué sur place par l'effroi, puis je tournai les talons et je m'enfuis. Mes jambes se dérobaient et il me semblait entendre quelqu'un galoper derrière moi. Ma main était crispée à l'anneau de ma lanterne et j'avais une frayeur atroce que ma lumière ne s'éteignît. Un autre couloir se trouvait devant moi ; je m'y enfonçai et je courus encore plus d'un quart d'heure entre deux murs. J'entendais toujours le bruit terrible derrière moi et mes dents claquaient. Plusieurs fois je faillis tomber. Je n'aurais plus la force de courir ainsi s'il me fallait retourner jamais dans les souterrains de Sainte-Marie de Crewe.

Ce récit troublait encore le pauvre diable, car sa poitrine haletait. Le colonel eut pitié de lui et appela un horse-guard dont la gourde était pleine de gin. Le vagabond y but une large rasade et murmura :

-- Merci ; il y a longtemps que je n'avais bu du gin. Si vous vouliez me donner encore un schelling, milord, je pourrais m'en acheter un peu ce soir à Cretna-Green.

-- Si tu n'es pas brave, au moins tu sais mendier, répliqua l'officier. Voici ton schelling, mais finis ton histoire.

-- Elle ne sera pas longue à présent, Votre Seigneurie. Je finis par trouver un escalier et je le grimpai quatre à quatre. Au sommet de l'escalier, il y avait un mur : j'étais perdu. J'allais m'évanouir et je m'appuyai contre ce mur. Je n'ai jamais rien compris à ce qui se passa : tout un pan se mit à tourner et je me trouvai dans une maison où, par bonheur, il n'y avait personne. J'en sortis en toute hâte et quand je fus dehors, je tombai tout de mon long sur l'herbe, où je restai plus d'une heure sans connaissance. Voilà mon histoire, milord ; elle vaut bien quatre schellings et vous ne m'en avez donné que trois.

-- J'ai mieux que cela à t'offrir, s'écria sir John, si tu veux être un peu moins poltron pendant une heure et nous guider dans le souterrain.

Son interlocuteur fit un geste de terreur :

-- Pour tout l'or du monde, je n'y retournerais pas, répondit-il avec effroi.

-- Triple sot, que peux-tu craindre au milieu de nous tous ? Tu as eu peur de ton ombre, poltron ! Le bruit que tu as entendu est produit par un torrent dont les eaux grondent en se répercutant sous les voûtes.

-- Qui vous a dit cela ? demanda le vagabond méfiant. Vous n'êtes jamais descendu dans le souterrain, puisque vous avez besoin d'un guide... Alors comment savez-vous qu'il y a un torrent ?

-- J'en suis sûr, cela doit te suffire. N'oublie pas que nous pouvons t'obliger par la force à nous conduire. Cependant je ne veux pas user de ce moyen, car peut-être un autre te donnera-t-il plus de courage ? Il y aura pour toi deux couronnes si tu nous montres d'abord où sont les deux issues et si tu descends avec nous.

Le coquin hésita, partagé entre la frayeur et l'appât du gain. Il fallut lui montrer les couronnes et lui en donner d'abord une, après quoi il désigna du doigt la maison de Mac-Nab où se trouvait l'escalier secret.

Sir John envoya aussitôt un détachement de quatre cents hommes occuper la maison et les environs. À l'écart du mendiant, il donna aux officiers des détails précis et des ordres sévères, et, suivi du reste de sa troupe, il se dirigea vers le château de Crewe, qu'on apercevait à deux portées de fusil à peine. En même temps, il reprenait avec son guide sa conversation interrompue, s'estimant fort heureux d'avoir rencontré par hasard ce gamin qui, seul peut-être à dix lieues à la ronde, avait pénétré le secret de ces mystérieux abris enfouis sous la terre, où Rio-Santo était maladroitement venu se terrer.

-- Es-tu sûr, demanda-t-il, de reconnaître celle des portes où est le fameux bouton ?

-- J'irais les yeux fermés, Votre Honneur.

-- Et reconnaîtras-tu les deux couloirs : celui qui mène au torrent et celui de l'escalier ?

-- Je connais mieux les chemins et les sentiers qui sillonnent le comté de Dumfries ; mais je me fais fort de vous guider dans les galeries. Vous n'oublierez pas, milord, que vous me devez encore une couronne ?

-- Sois tranquille ; je te la donnerai, et quelques schellings par-dessus. Je ne marchande pas, tu le vois.

-- S'il ne s'était agi de servir un gentleman aussi généreux, je ne me serais jamais décidé à redescendre là-dedans. C'est une des bouches de l'enfer, Votre Honneur ; j'y risque le salut de mon âme !

Le colonel éclata de rire :

-- En as-tu une, seulement ? s'écria-t-il.

Il était gai, le colonel. Avec un peu d'argent, il évitait ainsi la peine de chercher ; à la tête de ses hommes, il irait tout droit au but, surprendrait sans doute Fergus O'Breane et, devant de telles forces, celui-ci n'essaierait même pas de se défendre. Il songeait déjà à son triomphe quand il ramènerait le prisonnier à Londres.

La roche Tarpéïenne est près du Capitole. Sir John croyait être à la chasse au renard ; il pensait enfermer le gibier au fond de son terrier ; pour son malheur, le gibier était un lion et le chasseur un âne : le renard, lui, était représenté par le petit Snail, qui venait d'empocher doucement une couronne et trois schellings pour amener, tout en s'en défendant, l'expédition dirigée contre Rio-Santo au fond des souterrains de Sainte-Marie de Crewe.

Le pêcheur de grenouilles était de première force pour combiner une histoire et trouver des gobeurs à qui la faire entendre, fussent-ils colonels de horse-guards de Sa Majesté la Reine. Le docteur Moore, avec son plan vague et griffonné à la hâte sur la table du chef de la police, était joué lui-même par ricochet et le marquis de Rio-Santo achevait tranquillement de dîner avec les trois jeunes femmes, Angelo et Randal Grahame.

Tom Turnbull vint se pencher à son oreille et lui murmura deux mots tout bas. Le marquis fit sauter le bouchon d'une bouteille de champagne et versa le vin pétillant dans les coupes :

-- À la mémoire d'Angus Mac-Farlane, dit-il en levant son verre, et au salut de l'Irlande ! Nous ne souperons pas ici ce soir.

Sur le perron du château, le colonel sir John Hardson achevait de donner ses ordres à voix basse à ses officiers. Ses hommes gardaient un silence profond, comme des chasseurs à l'affût. Une partie cernait le château, les autres étaient prêts à pénétrer dans le grand salon à la suite de leur chef.

Snail ne paraissait plus du tout avoir peur. Il ouvrit la marche et vint poser la main sur le bouton de la porte qui tourna aussitôt sur ses gonds. Les souterrains étaient éclairés : Rio-Santo était là ! Le colonel étouffa un cri de joie et tira son épée.

XXVII -- LE GRUDY-HOLE

Le colonel se croyait grand tacticien, ce en quoi il avait absolument tort. De ce qu'il avait fermé les deux issues avec des forces imposantes, voire même exagérées, il ne s'ensuivait pas qu'il allait jouer le rôle d'un furet dans un terrier de lapins. Le brave homme oubliait décidément que la chasse et la guerre sont deux choses absolument distinctes.

Le lecteur s'étonnera de même qu'il eût pu rêver de descendre dans les souterrains avec huit cents hommes. Il faut de la place pour loger tant de monde et le mot de souterrain évoque généralement l'idée de longs boyaux étroits où souvent deux hommes seuls ne peuvent passer de front. On a tort de se figurer qu'il en est ainsi partout et, si l'on s'en souvient bien, Randal Grahame avait dit un jour à Fergus :

Mon père s'est perdu dix fois en parcourant les souterrains pour y chercher les trésors des abbés de Sainte-Marie de Crewe. C'est grand comme Saint-James Park.

Le docteur Moore avait eu soin de le dire en marge de son plan et dès que les riflemen, jusqu'au dernier, eurent dévalé le long de l'escalier, leur chef eut grand plaisir à les aligner comme pour la manœuvre. Une brigade eût pu se masser, en se serrant un peu, rien que dans l'immense vestibule auquel on accédait tout d'abord.

-- Tiens, dit Snail avec une surprise très adroitement simulée, les murs n'étaient point si nus autrefois. Je n'ai point rêvé ; il y avait bien des meubles très riches, des tentures et des glaces ; j'ai vu tout cela, je l'ai touché. Il est vrai que plusieurs années ont passé là-dessus ; à moins que nous trouvions ces choses plus loin ? Auquel cas, Votre Seigneurie, il y aurait lieu de croire qu'on a déménagé.

On n'entendait pas le moindre bruit, sinon, de temps en temps, le choc d'une arme d'un rifleman, auquel son lieutenant faisait immédiatement les gros yeux. Le silence était une des premières conditions du succès et sir John seul s'était donné le droit de causer à voix basse avec son guide.

Celui-ci prêta l'oreille, en ayant bien soin de se tenir à côté du colonel, comme pour y être plus en sûreté :

-- On n'entend rien, murmura-t-il. Peut-être n'y trouverons-nous personne, comme le jour où j'y suis venu ? Ce serait une chance, Votre Honneur.

Son Honneur n'était pas du même avis : il comptait bien au contraire y rencontrer quelqu'un et, dans son impatience, se montrait déjà quelque peu surpris de ne pas trouver Rio-Santo prêt à se défendre.

-- Je vais laisser un poste ici, dit-il. Avançons.

Dix hommes demeurèrent l'arme au pied ; les autres s'avancèrent en amortissant le plus possible le bruit de leurs pas. De distance en distance, des lampes éclairaient les galeries ; elles étaient abondamment pourvues d'huile et l'on pouvait juger par là qu'elles avaient été allumées peu de temps auparavant.

Snail fit un geste. Une grande salle voûtée était entourée de sofas et de sièges. Le milieu était occupé par une immense table à l'extrémité de laquelle on voyait encore deux couverts mis, avec des reliefs de victuailles et des verres demi pleins. Le visage du colonel s'épanouit.

-- Les convives ne sont pas loin, murmura-t-il. Ils n'ont pas même eu le temps d'achever leurs verres. Ils n'étaient que deux : lui et un autre.

-- Qui, lui ? demanda le guide.

-- Ce n'est pas ton affaire, l'ami. Allons plus loin.

Il n'y avait pas d'autre porte que celle qui donnait sur la galerie. C'était donc par là qu'il fallait aller.

Snail, avant de s'éloigner, lampa le reste d'un verre :

-- C'est bon, dit-il ; on boit ici du vin de France ; j'avais besoin de cela pour me donner des forces.

-- Malheureux ! si ce vin était empoisonné ?

Le chenapan feignit de trembler et balbutia :

-- Est-ce que les démons mangent et boivent, Votre Seigneurie ? Si j'avais bu dans le verre d'un démon, je serais pour le moins damné.

À la vérité, ce verre était le sien. Il avait dîné là avec Turnbull avant d'aller se poster vers la mare ; le couvert avait été laissé à dessein.

-- Assez de sornettes, grommela l'officier ; conduis-nous ailleurs.

Ils trouvèrent encore plusieurs pièces dont la porte était ouverte. Dans chacune, un objet quelconque prouvait le passage très récent de plusieurs personnes. Ils y découvrirent même un gant de femme tout parfumé ; pour un peu, il eût été encore chaud.

Ceci laissa sir John rêveur. Il eût préféré de beaucoup ne pas trouver de femmes dans cette affaire ; mais il connaissait la réputation de don Juan attaché à la personne de Rio-Santo, et cet incident ne l'étonna qu'à moitié.

Il est fort désagréable d'arriver au gîte quand le lièvre vient de le quitter. Où était le lièvre ? À présent, on ne trouvait plus de portes ouvertes ; il n'y avait même pas de porte du tout. Les galeries silencieuses s'enfonçaient, larges et profondes, soutenues par des piliers et, malgré les précautions des soldats, leurs pas résonnaient sous les voûtes.

Cette promenade étrange impressionnait très fort les riflemen qui se demandaient si bientôt ils verraient le bout de ces vastes appartements souterrains où personne ne se montrait.

Par contre, maître Snail avait repris toute son assurance et marchait avec une certaine fierté aux côtés de son ami le colonel. Le drôle se permettait même de lui donner des conseils.

À quoi bon laisser des postes échelonnés le long de la route ? Au contraire, il fallait rappeler ceux qu'on avait laissés déjà. S'il y avait du danger, il était en avant, et non derrière : mieux valait disposer de toutes ses forces, car peut-être on allait rencontrer un piège formidable où les huit cents hommes ne seraient pas de trop.

Le chef acquiesçait et se laissait à tout bout de champ soutirer un schelling. À chaque découverte nouvelle, le vagabond quémandait et faisait ressortir ses mérites.

La troupe chemina plus d'une demi-heure ainsi, sans rencontrer âme qui vive. Snail avait plus d'aplomb et parlait maintenant à haute voix ; pourquoi se gêner, puisqu'il n'y avait personne ?

-- Voici le couloir qui mène à l'escalier de la maison Mac-Nab, dit-il ; je le reconnais. Mais c'est inutile de s'y engager ; il se rétrécit à mesure et vos hommes ne pourraient passer qu'un à un. Si vous cherchez quelqu'un, milord, il faut diriger nos investigations ailleurs.

Le colonel fit vérifier l'existence du couloir. Les hommes qu'il envoya trouvèrent le pan de mur ouvert, s'abouchèrent avec ceux qui occupaient la maison et la cernaient au dehors. Snail reçut deux schellings pour son renseignement.

Tout à coup, il s'arrêta net, prêta l'oreille et donna des signes évidents d'inquiétude. Un grondement sourd résonnait à quelque distance ; les échos le répercutaient sous les voûtes.

-- Écoutez, dit-il.

-- C'est le torrent, répondit sir John. Nous allons en avoir le cœur net.

Avec deux cents hommes, il s'engagea résolument dans l'étroit boyau et moins d'un quart d'heure après, il se trouvait au bord d'un cours d'eau souterrain qui bouillonnait et, cent pas plus loin, disparaissait dans un gouffre avec un fracas terrible.

Ce qui l'étonna surtout, ce fut de trouver deux énormes roues, comme celles d'un moulin, tournant rapidement par la force de l'eau. Il y avait en ce lieu plusieurs machines inconnues de tous ceux qui étaient là et dont personne ne put définir le but. Où étaient les ouvriers chargés d'utiliser ces machines ?

On allait de mystère en mystère ; l'impression était de parcourir une ville morte. La vie y avait régné ; on y avait bu, mangé ; des traces de pas étaient encore toutes fraîches sur le sol et des roues motrices continuaient de tourner pour une besogne plus mystérieuse encore.

Tout compte fait, il y avait plus d'une heure que huit cents riflemen, envoyés par le gouvernement anglais pour s'emparer d'un homme, le cherchaient au fond d'un souterrain, se rendaient compte de sa présence et craignaient maintenant de le rencontrer.

Des soldats qui redoutent un ennemi à découvert ne peuvent être que des poltrons et des lâches. Mais pour peu qu'ils soient écossais, c'est-à-dire superstitieux, à défaut de la lâcheté, dont il n'y a pas lieu, Dieu merci ! d'accuser les Écossais, -- ils ne pourront se défendre d'une certaine inquiétude en présence de circonstances qui sortent du naturel et affectent une allure mystérieuse.

Ceux qui avaient pénétré dans la maison de Mac-Farlane avaient vu le poignard dans le foyer et cette histoire, en s'amplifiant, avait eu vite fait de parcourir les rangs. Les funérailles du laird, incompréhensibles pour presque tous, -- à l'exception des officiers, -- avaient frappé l'imagination de la plupart ; or, maintenant qu'ils erraient depuis une heure dans les entrailles du sol, au-dessous d'un château abandonné, parmi d'inextricables dédales et obligés de s'en rapporter à un vagabond rencontré sur le chemin pour se guider à travers cette demeure d'esprits infernaux, invisibles, insaisissables, et pourtant présents, tous les vieux contes d'Angleterre et d'Écosse entendus dans leur enfance leur revenaient à la mémoire. Ils se voyaient condamnés, malgré leur force, malgré leurs armes chargées, à évoluer éternellement dans ces galeries maudites où des roues tournaient toutes seules pour broyer peut-être des vies humaines et les précipiter dans le gouffre au-dessus duquel leurs volants bruissaient, plus rapides que la pensée.

Des murmures commencèrent à sourdre dans cette foule. Par la discipline, par un contact de chaque jour, presque de chaque heure, les chefs militaires sont appelés à connaître l'état d'âme de leurs hommes. Les officiers s'inquiétèrent et le colonel, le premier, vit la situation devenir grave. Que la panique s'en mêlât et tout à l'heure ceux qui connaissaient la seconde issue la montreraient à leurs camarades, s'enfuiraient par la maison de Mac-Nab ; les autres retourneraient sur leurs pas et chercheraient à ressortir par où ils étaient entrés, c'est-à-dire par le salon d'apparat du château. Un seul était content, mais ne le faisait point voir : c'était maître Snail.

Son Honneur le colonel des horse-guards était perplexe ; les choses n'allaient guère à son gré.

-- Es-tu sûr qu'il n'y a que deux issues ? demanda-t-il à son guide.

-- Je le crois, répondit malicieusement celui-ci. Mais vous êtes mieux renseigné que moi, puisque vous m'avez dit : Il y a un torrent dans le souterrain... Moi, je n'en savais rien.

-- C'est vrai, dit sir John, en tirant son plan pour l'examiner ; il n'y a que deux issues ; les voilà. À moins que je n'aie été trompé.

Snail, impassible, l'observait du coin de l'œil :

-- Milord, murmura-t-il, je ne suis qu'un pauvre petit vagabond, mais je vous ai déjà été utile et je puis vous l'être encore. Vous n'avez pas voulu me dire qui vous cherchiez dans les souterrains de Sainte-Marie de Crewe... Serait-ce donc Fergus le Rouge ?

Le colonel sursauta :

-- Qui as-tu dit ? s'écria-t-il.

-- J'ai dit Fergus le Rouge. Il existe des légendes sur son compte en Écosse. Mais ni deux mille soldats, ni dix mille ne pourraient le prendre.

L'officier réfléchit un instant et toisa son interlocuteur avant de se confier à lui :

-- Celui que je cherche, dit-il, s'appelle aussi Fergus : Fergus O'Breane, marquis de Rio-Santo !... As-tu jamais entendu parler de lui ?

-- C'est peut-être le même que Fergus le Rouge ? répliqua Snail ; je n'en sais rien. On vous a donc dit qu'il était ici ?

-- On me l'a dit...

-- Alors, cherchons-le. Si je vous le fais découvrir, si grâce à moi vous entendez sa voix, combien me donnerez-vous de couronnes ?

Le colonel le secoua de ses mains puissantes :

-- Tu sais où il est et tu nous trahis, s'écria-t-il ; je vais te faire passer par les armes.

Snail sourit :

-- Si je savais où il est et si je le connaissais, dit-il, vous me paieriez très cher et je ne serais plus vagabond. Ne nous disputons pas, milord, et cherchons.

Sir John frappa du pied :

-- Où est Rio-Santo ? grommela-t-il. Il faut que je le ramène à Londres vivant ou mort.

Où était Rio-Santo ? Il continuait à boire du champagne avec Angelo Bembo, Randal Grahame, la comtesse de White-Manor et les deux sœurs Mac-Farlane. Avec les deux premiers, il savait ce qui se passait et, quand il se levait de table, c'était pour aller voir ce que devenaient, dans les galeries, les riflemen de Sa Majesté la Reine.

Le docteur Moore n'avait pu indiquer sur son plan ce qu'il ne savait pas. Il ignorait où étaient les appartements particuliers de Rio-Santo dans les souterrains de Crewe et souvent il était passé devant la porte qui y donnait accès sans la voir. C'est que cette porte était un rocher se confondant avec les autres : tout le long des souterrains, la paroi était de même ; il fallait savoir où poser son doigt pour entrer chez Rio-Santo.

On pouvait y rire, y chanter, sans être entendu de personne. Le docteur Moore ignorait encore que, dans les souterrains de Crewe, il y avait deux galeries superposées, du moins sur une partie. On ne peut tout savoir, même quand on a la prétention d'être un jour le maître ! Il y avait tant de choses qu'ignorait le docteur Moore !

Snail s'était réconcilié avec le colonel et celui-ci en avait été pour quelques pièces de monnaie.

Ces souterrains sont vastes comme Londres, dit le coquin ; vous n'avez pas assez d'hommes ici, milord ; ceux qui sont en haut se croisent les bras au soleil et font un métier de paresseux. Je vous l'ai dit : Si vous cherchez Fergus le Rouge, dix mille hommes ne seraient pas de trop. Envoyez chercher les autres.

-- Tu plaisantes, l'ami. Les deux issues dégarnies, il fuira par l'une ou l'autre.

-- Faut-il donc douze cents soldats pour garder deux portes ? C'est donner une piètre idée de ce que vaut chacun, milord. Mais faites comme vous l'entendrez ; je suis votre guide et non votre aide de camp. J'avais toujours cru, cependant, que quand une meute était trop faible, on lui adjoignait d'autres chiens.

Le colonel se tâta :

-- Peut-être as-tu raison ? dit-il ; on laissera cinquante hommes à chaque issue. Qu'on aille chercher le reste.

Vingt minutes se passèrent. Il fallait le temps aux horse-guards de mettre pied à terre et de remettre leur bride à des hommes qui tiendraient les chevaux haut-le-pied. Un flot d'habits rouges et verts s'engouffra dans les profondeurs du sol. Les souterrains de Crewe étaient vastes comme Saint-James Park et n'étaient pas remplis encore ; il y grouillait pourtant plus de dix-huit cents hommes de belles troupes de Sa Majesté la Reine.

Elles avaient pour chef sir John Hardson, colonel de horse-guards. Mais leur véritable chef en ce moment était Snail, le plus bel ornement de The Pipe and Pot , la fine fleur de la canaille londonienne.

Tout à coup, il se frappa le front, toucha le bras du colonel :

-- Si je n'avais été vagabond, j'aurais pu faire un général, dit-il avec emphase. Il y a une chose que Votre Seigneurie n'a pas vue et qui n'est pas marquée sur son plan ; le plan qui est dans ma tête vaut mieux que votre papier. Quand je vous l'aurai dit, j'aurai gagné ma couronne ; car vous me devez encore une couronne, milord, et cela vaut davantage.

-- Parle, alors, et hâte-toi !... Mes hommes s'énervent et moi, je perds patience.

-- Il faut pourtant de la patience à Votre Honneur pour m'écouter ; mais je ne vous ferai pas languir. Tout ce que nous venons de fouiller des souterrains de Crewe n'est qu'une partie ; il doit y avoir ailleurs un repaire, une forteresse. Je n'ai jamais vu de forteresse, milord, mais si j'en construisais une, je voudrais qu'il y eût tout autour des murs en chemin de ronde et des galeries secrètes qui conduiraient au centre même de la place.

-- Ton intelligence m'étonne, l'ami ; le jour où tu voudras être horse-guard, je serai témoin de ton engagement.

-- Je remercie Votre Seigneurie. Au fait, peut-être mon avenir est-il là ; il y a de si étranges choses dans la vie ! En attendant, depuis que nous tournons dans ce labyrinthe, il me semble avoir vu quelque chose qui ressemblerait assez à un chemin de ronde.

-- Parle vite, voici ta couronne, s'écria le colonel. Le repaire est au centre : nous tenons Fergus.

Snail empocha la pièce d'or et sourit :

-- Ne nous pressons pas tant, dit-il ; je crois avoir vu, mais je ne suis pas sûr d'avoir raison.

Il n'entraîna pas moins le colonel vers un couloir circulaire auquel aboutissaient des corridors où quatre hommes pouvaient aisément passer de front. Un examen rapide des lieux permettait de croire, à ne s'y point tromper, que toutes ces galeries convergeaient vers un point central, où sans nul doute s'était réfugié Rio-Santo.

Là, du moins, il se défendrait et qui sait de quels moyens il disposait ? Mais le plan d'attaque était simple et il était unique : après une reconnaissance du chemin de ronde pour savoir combien de voies y aboutissaient, il suffirait de fractionner les forces, dont chaque fraction s'élancerait vers le centre. La disposition même des lieux était, vu le nombre des assaillants, absolument favorable à ceux-ci : Rio-Santo serait pris comme dans une souricière.

Le couloir circulaire eût fait le tour de tout un quartier de Londres. Les soldats s'y glissèrent peu à peu, formant un cordon ininterrompu ; mais ils durent allumer des torches, car là il n'y avait plus de lampes ; c'était une présomption nouvelle qu'on allait y trouver l'adversaire. Les riflemen avaient cessé de maugréer et les horse-guards trouvaient l'aventure plaisante. Le colonel avait calculé le temps qu'il faudrait pour former le cercle de fer et les officiers tenaient leur montre à la main. À la même minute, les dix-huit cents hommes se précipitèrent à l'assaut des couloirs.

Sir John eût pu se retourner ; il n'eût point vu Snail derrière lui. Au signal, celui-ci s'était effacé contre le mur. Quand le flot humain eut passé, il ricana et regagna prestement les galeries éclairées.

-- On va recruter ferme pour les horse-guards et les riflemen, dit-il ; le malheur est que je ne me sente aucune vocation pour le métier des armes.

Chaque couloir avait exactement trois cents mètres de long ; il y en avait douze. Juste au milieu de chacun d'eux, de chaque côté de la paroi, se dressaient deux poteaux entaillés sur toute leur hauteur en forme de cornières. Dans une galerie supérieure, il suffisait de presser un bouton pour faire tomber douze portes de fer capables de résister à n'importe quelle force humaine. Elles glissaient dans les rainures des poteaux et fermaient les douze couloirs.

Les Anglais les avaient dépassées depuis deux minutes à peine qu'elles descendirent derrière eux, leur fermant toute retraite. Ils s'en aperçurent, et les coups de crosse dont ils frappèrent leur masse ne réussirent qu'à éveiller de formidables échos. La plupart d'entre eux devinrent blêmes et laissèrent tomber leurs fusils. Puis un cri de colère monta, effrayant et lugubre, se faisant jour vers le ciel, dont on apercevait, à l'extrémité des couloirs, un coin bleu. Les parois étaient lisses, il n'y avait aucun espoir de s'y accrocher pour regagner la surface du sol. Plus bas, se creusait un gigantesque trou noir.

Tous ceux qui étaient en avant s'étaient arrêtés au bord de l'abîme avec un cri de terreur. Quelques-uns, entraînés par leur course, avaient tournoyé, mais le trou était si profond qu'on n'avait pas même entendu le bruit de leur chute.

Il y avait là dix-huit cents hommes, plus pâles que des cadavres, ayant devant eux un précipice béant, derrière un rempart de fer. Quels supplices leur étaient réservés ? La mort horrible par la faim, qui les ferait se dévorer les uns les autres, jusqu'à ce que le dernier survivant mourût à son tour ! Ou bien l'eau et le feu, qui envahiraient peu à peu ce tombeau gigantesque et le transformerait en charnier ?

C'était un homme qui avait fait cela, un homme qui ne reconnaissait pas la justice anglaise et voulait que l'Angleterre mourût pour faire servir ses cendres à la renaissance de l'Irlande. Il avait eu des juges, il avait eu des geôliers ; le nombre en était trop infime pour l'arrêter dans sa marche. On venait de lui imposer le nombre ; à quoi bon ? Quand deux hommes étaient devant lui, il les abattait ; quand il y en avait deux mille, il ne daignait pas même se montrer à eux et, sur un coin de table où il sablait du champagne de France, il signait leur arrêt de mort.

Quand, naguère, il disposait de la Famille tout entière, la lutte était inégale, mais pour combattre un peuple, du moins avait-il une armée. Aujourd'hui que cette armée lui manquait, ou du moins qu'il ne voulait plus s'en servir, on en envoyait une contre lui ; un peuple se dressait contre un homme, parce qu'il le croyait vaincu. L'homme tout seul, disposant à peine de quatre ou cinq compagnons fidèles, détruisait l'armée et bravait le peuple dont il avait juré la perte. Qui donc, à cette heure, était le condamné à mort, quand la justice anglaise n'avait pas même eu le temps de faire dresser pour lui la potence, que déjà il détenait entre ses mains la vie de deux mille Anglais ?

Les faire souffrir, les laisser expirer dans les angoisses de la faim ? Que non pas. Pas plus cela que leur rendre la liberté ! Autant de moins qui encombreraient sa route et qui étaient venus pour l'arrêter, le traîner au gibet.

Le marquis de Rio-Santo fronça les sourcils et sur son front, où depuis longtemps n'était apparue la cicatrice, elle traça son sillon.

-- Buvons à l'Irlande libre et forte, dit-il, à l'Angleterre abaissée et détruite ! Comtesse de White-Manor, et vous Clary, vous non plus, Anna, ne tremblez pas de ce que vous allez entendre : c'est une faible partie de la puissance anglaise qui va s'effondrer. Le jour de l'écroulement final, le monde entier sera remué.

Il se retourna et posa le feu de son cigare sur une mèche qui se mit à crépiter. Un temps assez long s'écoula dans un silence angoissé : Fergus O'Breane tirait de son cigare des bouffées, les lançant en spirales vers la voûte. Dans les cercles qui se formaient, il lisait l'avenir de l'Irlande.

Soudain, la terre trembla comme si elle se fût entrouverte ; les verres placés sur la table se brisèrent et la comtesse de White-Manor, qui tenait encore le sien, le laissa tomber en poussant un cri d'effroi. Le château de Crewe dut osciller sur sa base et la maison de Mac-Nab s'effondra, écrasant les cinquante soldats qui la remplissaient.

La partie des douze couloirs où les Anglais étaient entassés était minée depuis longtemps, or Randal Grahame avait dit le matin même à Rio-Santo :

-- J'ai visité les tonneaux de poudre : le compte y est.

L'ancien laird de Crewe avait fait jeter vingt mille tombereaux de terre dans le Grudy-Hole , le trou gourmand ; ils y avaient disparu comme une barque au fond de la mer.

En allumant une mèche avec le feu de son cigare, le marquis de Rio-Santo venait de jeter dix-huit cents cadavres anglais dans le Grudy-Hole !... Le gouffre n'était point comblé.

Il est un gouffre plus grand que le Grudy-Hole , que ni Rio-Santo ni d'autres ne sont parvenus encore à combler : c'est celui de la fourberie, de l'injustice, de la cruauté et de l'insatiable rapacité anglaise ! Des temps se lèveront où la puissance britannique, minée comme le trou gourmand du souterrain de Crewe, s'effondrera dans un fracas terrible !... Qui donc y mettra le feu ?... Un pauvre Irlandais martyr, un Hindou affamé... Où le léopard a planté ses griffes, il a coulé du sang, et la terre fécondée de sang fait germer la haine !

Quand l'explosion de la vengeance dont ont soif les peuples opprimés par Albion aura retenti par le monde, le Grudy-Hole anglais sera plein jusqu'au bord et ne pourra plus rien engloutir. Il cessera d'être et, pour la première fois, on pourra planter, là où il aura existé, le drapeau du droit et de la justice !

XXVIII -- LA CHEVAUCHÉE FANTÔME

Tout n'était pas fini cependant, et si dix-huit cents hommes venaient de s'engloutir dans le trou du Grady-Hole, il en restait près de deux cents dont une partie remplissait les salons du château de Crewe, l'autre gardait les chevaux des horse-guards trépassés.

Ces derniers n'avaient plus besoin de montures, car ils chevauchaient déjà sur les ailes de la Mort. Or, on sait que les morts vont vite : les ballades en témoignent. Les vivants seraient capables parfois de leur tenir tête.

Quand l'explosion se produisit et que les murs du château oscillèrent, menaçant de s'écrouler, les riflemen assemblés dans le salon d'apparat et dans les pièces voisines éprouvèrent une commotion si violente qu'ils restèrent d'abord quelques secondes cloués au sol. C'était la première manifestation de la peur : la seconde se traduisit par une fuite en désordre hors du château, c'est-à-dire où il n'y avait plus de toit susceptible de tomber sur leur tête. Tous les êtres humains se conduisent ainsi quand survient une commotion du sol.

Mais si la peur avait pris les hommes, que devait-il en être des chevaux ? En sentant trembler la terre sous leurs sabots, les bêtes paralysées demeurèrent un instant immobiles, -- comme les hommes, -- les oreilles couchées en arrière, les naseaux frémissants, avec un tremblement de tous leurs membres.

Ceci dura l'espace de quelques minutes et soudain monta le hennissement de huit cents chevaux haut le pied. Ce fut un indescriptible chaos et de formidables ruades tuèrent plus de cinquante cavaliers, brisèrent les jarrets des chevaux voisins. On vit les bêtes affolées se disperser en partie, décrire un grand cercle et revenir vers le groupe formé par les horse-guards vivants ou morts et les quelques animaux que leurs cavaliers avaient pu retenir. Ainsi, le soir d'une bataille, on voit errer des coursiers qui, pendant des heures, galopent éperdument, se rassemblent peu à peu, forment bientôt un troupeau fou et viennent tout à coup s'arrêter, les naseaux en sang et les flancs haletants, autour du cadavre d'un des leurs.

Ainsi revinrent les montures des horse-guards. Chacun des survivants en enfourcha une à la hâte ; les riflemen virent là un moyen de salut : se débarrassant de leurs sacs et de leurs armes, ils sautèrent en selle comme ils purent.

Il ne restait plus là qu'un lieutenant, mais le malheureux était devenu subitement fou.

Un homme taillé en hercule s'était posté au bord du chemin et, dans le tas des chevaux emportés qui passaient devant lui, il choisissait. Il s'élançait d'un bond aux naseaux de l'animal, l'arrêtait presque court et l'amenait, vaincu et tremblant, à Snail qui tint bientôt une dizaine de paires de rênes dans ses mains. C'était assez : Tom Turnbull et lui vinrent tranquillement attacher leurs prises dans les écuries du château.

Les Anglais, horse-guards et riflemen, s'étaient groupés en désordre derrière leur officier, mais -- nous venons de le dire -- celui-ci était fou. Le sabre à la main, les yeux hagards, voyant devant lui un ennemi invisible, il brandit sa lame vers le ciel, et, d'une voix rauque, éperdue, il lança ce seul commandement :

-- Au galop, chargez !

Une inébranlable chevauchée commença. Les horse-guards, en tête, labourèrent des éperons les flancs de leurs chevaux ; le sang en jaillissait et laissait sur le sol une traînée rouge. Derrière, venaient les riflemen, cavaliers improvisés, inhabiles à diriger leurs montures, qui se heurtaient les unes aux autres, se débarrassaient bien vite des malheureux qui s'étaient confiés à elles ; des hommes roulaient dans les fossés, étourdis, assommés, broyés et la poitrine défoncée par les sabots furieux, par le poids des chevaux qui tombaient en les écrasant. Et devant, sur les flancs, derrière, six cents bêtes sans cavaliers, les naseaux fumants, la crinière flottante, les étriers battant leur croupe, galopaient en désarroi, dans une course sans nom et sans but.

Le chemin était trop étroit, on le devine ; mais la terrible cavalcade ne connaissait ni routes ni obstacles ; les fossés étaient franchis, les haies traversées, et les murs eux-mêmes n'arrêtaient pas la course échevelée. S'il se présentait un rempart de rocher, les bêtes allaient y donner de la tête, tombaient en tas, avec un hennissement plaintif, et mouraient là, l'encolure tendue, les naseaux sanglants, sur l'herbe verte.

Il faisait jour encore quand la cohue quitta le château de Crewe ; mais la nuit vint : alors la chevauchée fantôme devint quelque chose de diabolique et d'infernal.

Le lieutenant était une sorte de géant. Avec son armée restreinte, recrutée par voie d'engagement, l'Angleterre s'offre le luxe des beaux hommes : certains de nos tambours-majors seraient refusés dans un régiment de life-guards. Les nourrices du Royaume-Uni sont décidément d'heureuses femmes et plus d'une, en cette circonstance, allait avoir à pleurer un ami disparu dans les souterrains d'Écosse.

Pour en revenir au lieutenant, c'était un des plus beaux spécimens de la race anglo-saxonne, entraînée par les exercices athlétiques. Depuis longtemps il s'était débarrassé de son immense bonnet à poils ; le vent du soir caressait son front brûlant sans y apporter l'apaisement et le calme. Dans le crépuscule, sa tunique rouge flamboyait et sa main droite, enfouie dans le gant à crispin, brandissait la lame haute. Debout sur ses étriers, gigantesque, délirant, il semblait hurler à la mort. Il était beau, comme le sont ces fanatiques du combat, ces êtres qui s'enivrent de la flamme et du fer pour s'en aller mourir à la gueule des canons ennemis.

Ses éperons étaient rouges de sang ; son cheval, affolé comme lui, faisait des bonds énormes, se cabrait, retombait sur ses pieds, ruait et soufflait. Parfois, tous deux se détachaient sur la ligne de l'horizon où couraient encore des lueurs blanches et c'était là un spectacle indéfinissable où se mêlaient le sublime et l'horrible.

Ce n'était plus une masse d'hommes et de chevaux, comme on en voit aux jours de victoire et de défaite, courant sus à l'ennemi ou bien fuyant dans une débandade. C'était une véritable chevauchée fantôme. Elle traversait les villages et les villes, se ruait en tourbillon, disparaissait avant qu'on eût pu se rendre compte d'où elle venait, où elle allait. Sur son passage, les paysans se signaient, se cachaient le visage dans leurs mains et nul, le lendemain, n'eût pu leur faire jurer qu'ils avaient vu des cavaliers de l'armée britannique galoper devant eux à une allure vertigineuse. Des fantômes, des ombres, des démons, soit ! mais non pas des soldats de Sa Majesté.

Et le flot roulait vers Londres, faisant trembler le sol. Chaque fois qu'un cheval sans cavalier arrivait à hauteur de celui du lieutenant, celui-ci le frappait d'un grand coup de sabre : l'animal s'abattait sur les genoux. L'officier était le chef : il allait vers l'ennemi, et dans sa démence, l'ennemi était le vent, c'était la nuit ; il menaçait les nuages, les arbres, les maisons, les étoiles : s'il eût rencontré les flots devant lui, il eût menacé la mer.

Peu à peu, sa folie avait gagné les horse-guards qui le suivaient ; des riflemen il n'en était plus question. Malgré la quantité de milles déjà parcourus, l'allure ne pouvait se ralentir, car les éperons étaient plantés dans les flancs rouges, et la colonne laissait sur son passage un sillon écarlate. Il n'y avait pas que les cavaliers qui fussent fous ; la démence avait gagné les coursiers. La crinière hérissée, le chanfrein horizontal, les naseaux en feu, ils semblaient emportés à travers l'espace ainsi que des êtres de la fable, des êtres diaboliques dont on pouvait à peine au passage deviner les formes. Une écume sanguinolente s'échappait de leurs lèvres, arrachées et tuméfiées par les heurts du mors, s'envolait dans le vent ou se plaquait sur les poitrails, sur les croupes, aveuglant des hommes. Parmi ceux-ci, d'aucuns aussi écumaient et tout à coup, dans un choc terrible, un cheval s'abattait avec son cavalier, pour ne plus se relever ni l'un ni l'autre. Leurs membres broyés gisaient sur le chemin, et le reste de la cohue passait par-dessus, les piétinait, poursuivait sa route.

Elle galope toujours, la chevauchée fantôme !... Le nombre de ceux qui la composent diminue d'heure en heure. Au départ, ils étaient deux cents : ils arrivent à n'être plus que soixante, puis une trentaine, puis vingt à peine. Leurs montures harassées, affolées, ne les portent plus, pour ainsi dire ; elles s'abîmeraient sur le chemin, comme les autres, si ceux qui les montent ne s'arc-boutaient sur les rênes, ne les étreignaient sous leurs genoux de fer et ne fouillaient leurs flancs avec l'acier des éperons.

Vingt !... Ils sont vingt !... La campagne se déroule, le jour succède à la nuit, la nuit succède au jour... Ils ne sont plus que quinze, plus que douze !... Ceux qui voudraient savoir d'où viennent les horse-guards n'ont qu'à se diriger en sens inverse : ils trouveront la route jalonnée de cadavres.

Le lieutenant est toujours en tête, brandissant son sabre. Il hurle des commandements, pousse des cris rauques et parfois se met à chanter à tue-tête un couplet qui finit dans un ricanement sauvage. Il ne s'est point trompé de chemin, il suit toujours la route qui mène à Londres !... Mais sait-il où il va, combien de milles il a parcouru déjà, combien il lui en reste à franchir encore ?... que lui importe ? Malheur à celui qui tenterait de l'arrêter dans sa course folle : on n'arrête pas un tourbillon, un cyclone, et prétendre entraver la marche d'un boulet ne serait pas plus insensé.

Combien sont-ils encore ?... Six, cinq, quatre, trois... Trois hommes sur deux cents !... et dans la brume s'estompent les édifices de Londres ; Greenwich et les grandes tours de l'abbaye de Westminster et le dôme de Saint-Paul et des myriades de maisons de briques, cette agglomération gigantesque qu'on ne peut embrasser d'un seul coup d'œil ni des hauteurs de Hampstead ou de Highgate, ni des sommets du Pimrose-Hill.

Ils sont partis deux mille hommes pleins de vie, deux mille beaux soldats de Sa Majesté, avec un millier de superbes chevaux du Yorkshire : tout cela pour ramener un condamné à mort qui n'a pas voulu mourir... Et la mort a cueilli parmi ces deux mille hommes, elle les a fauchés comme des épis de blés, elle n'en a laissé que trois...

Trois !... Au fait, y en a-t-il encore trois ?... Comptons-les bien : un, deux... Où est donc le troisième ?... Là-bas, dans la poussière, étendu sur le dos, les bras en croix, à moitié enseveli sous son cheval agonisant...

Et voilà le second qui tombe !... Oh ! le beau soldat, qui, en revoyant Londres, a laissé broncher sa monture, a songé à son amie !... On ne lui reprochera pas d'avoir fui ; ou, si on le lui reproche, il ne l'entendra pas. Projeté par-dessus l'encolure, il va donner du front contre une pierre et son crâne s'est ouvert : il en a jailli du sang et la cervelle s'est répandue dans la boue... Oh ! le beau horse-guard, qui fait maintenant une tache rouge au milieu du chemin !

Son cheval essaie de se relever, mais il a un genou brisé et, debout un instant sur ses trois jambes qui tremblent, la pauvre bête regarde vers Londres, hennit et retombe. De grosses larmes coulent de ses yeux, puis ses paupières se voilent en même temps que l'écume jaillit des naseaux et que la sangle se rompt sous l'effort prolongé du dernier soupir.

C'est fini, il n'y a plus qu'un cheval, plus qu'un homme des deux mille qui voulurent prendre le marquis de Rio-Santo.

L'homme, le lieutenant géant et fou, est maintenant debout sur sa selle ; il tient l'extrémité des rênes entre ses dents, et son bras immense, levé vers le ciel, brandit une lame dégoûtante de sang... Où sont donc ceux qui le suivaient tout à l'heure ?... Il commandait bien pourtant à des horse-guards ?... Où sont-ils ?... Les lâches ont-ils donc tourné bride ?... Est-il seul à charger contre l'ennemi ?

Il a traversé les faubourgs de Londres et tout s'est enfui devant lui... D'où vient cette apparition lugubre, cet être couvert de maculatures sanglantes, d'écume et de poussière ?... Sa lame tournoie, ses dents mêmes ont lâché les rênes : il vocifère, il hurle !... Il est effrayant, il est terrible... il est sublime aussi !... Sur son passage, il sème la terreur et ceux qui ont à peine eu le temps de l'apercevoir se sauvent en clamant que les Français se sont emparés de Londres.

N'est-on plus en paix avec le continent ?

De plus sensés ont reconnu que c'était un horse-guard, un officier ; mais ils fuient quand même. À quelle terrible bataille a-t-il assisté ?... De quelle tuerie, de quel désastre s'est-il échappé pour rapporter l'épouvante dans la cité ?

Il passe comme un ouragan, comme un démon. Vingt fois, cent fois, on croit que son cheval va se heurter à une maison, s'anéantir contre une borne. Erreur !... l'homme reste debout sur sa selle ; la salive coule au long de ses lèvres et d'une voix rauque, d'une voix horrible, il pousse des hurrahs frénétiques.

Maintenant il est dans la Cité, devant White-Tower (la Tour Blanche). La foule s'écarte, s'enfuit éperdue devant le cavalier fantastique, le cavalier maudit !... Où va-t-il ?... Il n'est plus qu'à cinq pas des marches et son cheval ne pourra les franchir sans se briser.

Un long cri d'angoisse et d'horreur monte de toutes les poitrines des assistants ; les femmes ferment les yeux pour ne point voir ce qui va se passer. Au-dessus de la « Tour Sanglante », où furent assassinés les enfants d'Édouard IV, le disque du soleil couchant se profile tout rouge : il va y avoir du sang au sommet et au pied de la Tour.

Pourquoi, dans sa démence, le lieutenant est-il venu jusque-là pour mourir ? Sait-il donc que les murs de White-Tower furent cimentés avec le sang des animaux, disent les uns, avec du sang humain, affirment certaines légendes ? En cherchant entre les pavés de la cour, devant la porte basse de l'église de Saint-Pierre-aux-Liens, on trouverait peut-être encore des traces suspectes. Sur l'ordre des souverains, il y roula nombre de têtes de leurs rivaux ; on y décapita des courtisans, des femmes légitimes et des maîtresses qui avaient cessé de plaire, on y exécuta aussi de grands hommes, tel Algernon Sidney, condamné par Charles II et qu'aujourd'hui l'Angleterre vénère.

Non, rien de cela n'a guidé le horse-guard. Il est allé où le menait sa folie, où le conduisait le destin. Il en fallait au moins un pour revenir dire à l'Angleterre que deux mille hommes s'étaient brisés contre la puissance de Fergus O'Breane, marquis de Rio-Santo.

À quoi donc servaient les juges du Middlesex, à quoi servaient les murs de Newgate et les troupes de Sa Majesté ?

On avait jugé un homme et cet homme avait dit : Je méprise votre jugement ; vous ne me verrez point pendu. On l'avait enfermé derrière les murailles épaisses de la plus formidable prison de Londres et les murs s'étaient ouverts, incapables de garder leur proie. On avait lancé une armée à sa poursuite et le seul être qui revînt avait vu de telles choses que sa raison était perdue et sa vie après celle des autres !... Demain, l'Angleterre terrifiée saurait que, pour narguer son impuissance, son adversaire avait semé deux mille cadavres sur la route d'Écosse.

La foule pousse un cri d'horreur, avons-nous dit tout à l'heure. Un autre cri, surhumain, indescriptible, monte vers le sommet de la Tour Blanche, de la Tour Sanglante : on dirait qu'il domine la ville.

Le cheval du lieutenant butte aux marches et, dans son élan, en gravit quelques-unes. Il s'abat, roule, se relève et retombe et c'est en vain, dans cette masse écrasée sur les degrés de pierre, qu'on chercherait à reconnaître ce qui fut un cheval et ce qui fut un homme : on ne voit que des lambeaux de chair, qu'un flot pourpre qui coule d'un gradin à l'autre.

Où sont les riflemen, où sont les horse-guards qui s'en allaient naguère, comme en partie de plaisir, où les avait envoyés la trahison du docteur Moore ? Celui-ci les avait vus partir, il attendait leur retour avec impatience et penché sur cette bouillie sanglante qui souillait les marches de White-Tower, il contemplait ce qui était revenu et crispait ses poings avec rage.

Le dernier survivant de l'hécatombe de Crewe et de la chevauchée fantôme ne pouvait pas même répondre au docteur Moore :

-- Le marquis de Rio-Santo est vivant ; si Dieu ne le veut, personne ne pourra le vaincre !

XXIX -- DÉFI

Rio-Santo avait fait une promesse et jamais il n'en faisait qu'il ne pût tenir.

Il avait dit à Mary Mac-Farlane :

-- Je vous rendrai votre fille Susannah.

Or, Susannah était à Londres et, pour que Fergus O'Breane allât l'y chercher, il fallait plus que de l'audace, il fallait du génie. Ni l'un ni l'autre ne lui manquaient.

Il était certain qu'un long frémissement de colère allait secouer l'Angleterre, le gouvernement, la justice et toute la haute société, à la nouvelle du terrifiant désastre subi par les troupes.

On mettrait à prix la tête de Rio-Santo. Or, il plaisait assez au marquis d'aller montrer à Londres qu'entre les épaules et la tête d'un homme, s'il y a place pour une corde, il y a place aussi pour le sort d'un peuple.

Personne autre que lui n'eût tenté cette aventure : il résolut de l'oser après les coups qu'il venait de frapper déjà, ce défi le mettrait en si haute posture que beaucoup hésiteraient à s'attaquer à lui, quand lui-même restait maître d'attaquer tout le monde. Jamais il n'avait craint aucun de ses ennemis et c'était un ami qui l'avait perdu. Parmi ceux qui lui restaient, il n'avait rien à redouter de semblable : alors pourquoi hésiterait-il ?

D'ailleurs, sur la lande de Crewe, Fergus O'Breane avait donné sa parole à une femme et, dans des circonstances telles qu'au lieu de la renier, il eût donné cent fois sa vie pour la sanctionner.

Dans le souterrain, au moment de l'explosion, lady Mary, Clary et Anna poussèrent un cri. Malgré l'éloignement, elles ressentirent la commotion et des verres se brisèrent sur la table. Rio-Santo, impassible, leva le sien et prononça d'un ton calme des paroles qui résonnèrent sous la voûte :

-- Si vous avez l'âme sensible, dit-il, vous pouvez vous agenouiller et prier. Près de deux mille hommes viennent de mourir pour qu'on ne touchât pas un cheveu de votre tête. Des milliers d'autres les suivront à l'heure dite et de ce gigantesque holocauste offert sur l'autel de l'Irlande trop longtemps torturée sortira la vie nouvelle de l'Angleterre et la gloire d'Érin.

Les trois femmes, terrifiées, se prosternèrent et demeurèrent quelques instants en prière. Rio-Santo lampa le contenu de sa coupe et la brisa ; Angelo Bembo et Randal Grahame attendaient ses ordres.

-- Nous ne reviendrons jamais ici, murmura le marquis : il ne faut point que notre vie se passe dans les ténèbres.

La porte s'ouvrit pour laisser passage à Snail :

-- Les chevaux sont prêts, dit-il ; à part eux et les corbeaux dont le vol commence à frôler les créneaux du château de Crewe, il n'y a plus âme qui vive aux alentours... Ah ! Votre Honneur, c'était un beau coup !

-- Allons, dit Rio-Santo.

Quelques instants après, il était à cheval avec Bembo, Grahame et les autres, escortant une voiture où la sœur de Mac-Farlane et ses nièces avaient pris place. C'était celle-là même qui avait amené le marquis et Clary. La petite troupe se dirigea vers la ferme de Leed et plusieurs fois Tom Turnbull dut mettre pied à terre pour repousser quelque corps de soldat échoué en travers de l'étroit chemin.

Rio-Santo vit la terre remuée au seuil de la ferme et pénétra dans la salle commune. Le brasier était éteint, mais, dans le foyer se dressait toujours le poignard à garde d'argent d'Angus Mac-Farlane. La flamme l'avait à peine déformé et noirci : Fergus le glissa dans ses vêtements. Il aperçut la lettre du colonel et la lut : sa volonté avait été respectée, il revint au seuil et s'agenouilla sur la pierre :

-- Adieu, mon frère Angus, murmura-t-il. Que Dieu te pardonne comme je l'ai fait ; qu'il me donne la force d'accomplir une œuvre que tu n'as pas comprise et de garder le legs que tu m'as transmis. Je jure ici de ne jamais cesser d'aimer ta sœur et tes filles, d'être leur espérance, leur soutien. Dors, mon frère Angus, et adieu pour toujours !

Il remonta à cheval et fit un signe. Il paraissait si triste que personne n'osa lui parler. Le cortège se remit en marche, traversa tout le comté de Wigton et poursuivit sa route vers un but inconnu à tous, sauf à celui devant la volonté duquel toute volonté se pliait.

Randal savait bien que des bâtiments : la Sournoise et autres, étaient mouillés dans le golfe de la Clyde et attendaient sous pression ; il savait aussi qu'on allait de ce côté et qu'on s'embarquerait la nuit suivante. Mais la mer est immense et Dieu sait où peuvent aller les navires qui lèvent l'ancre, quand ils ont pour maître Fergus O'Breane !

Le petit groupe marcha nuit et jour ; ce fut la nuit qu'il atteignit la plage. Un homme se promenait sur la grève, tirant de sa pipe de grosses bouffées de fumée :

-- Tudieu ! Sang du diable ! barbe de l'enfer ! grommelait-il, si Dorothy attend mon retour, c'est qu'elle aura de la vertu... Et ce gros robinet à gin aura-t-il la vertu de m'attendre ?... Dieu me damne !... La maîtresse d'un capitaine est bien à plaindre !

Il envoya sa fumée vers le ciel où couraient de gros nuages et tout à coup tressaillit et tendit l'oreille. On entendait des pas de chevaux sur les galets et Paddy O'Chrane ne songeait déjà plus à Dorothy. C'est que Paddy O'Chrane avait autre chose à faire.

Il vit se dessiner tout près de lui la silhouette d'un cavalier et mit sa pipe dans sa poche.

-- Les chaloupes ? lui demanda-t-on.

-- Elles sont là, à deux cents pas. Hâtez-vous.

Il n'en fut pas dit plus long. Le cavalier fit demi-tour ; O'Chrane fit entendre un coup de sifflet et attendit. Cinq minutes après, ce n'était plus Randal qui l'interrogeait, mais bien Rio-Santo en personne.

-- Il est temps, dit Paddy ; depuis ce matin un bâtiment croise dans le golfe et, Dieu nous damne, milord... il paraît se mêler de ce qui ne le regarde pas. Pendant qu'il est allé faire du charbon à Ayr, nous pouvons aller voir ce qui se passe ailleurs.

La brise était molle ; les flots caressaient le rivage. Les voyageuses étaient descendues de voiture et les hommes avaient mis pied à terre, laissant leurs montures à l'abandon.

On n'embarqua que deux chevaux dans la chaloupe et tout le monde monté, celle-ci fit force de rames vers trois gros points noirs qui se balançaient au large. Quand le soleil se leva, le navire anglais se mit à la recherche des trois corvettes embossées la veille au soir dans le golfe de Clyde et qu'on l'avait chargé de surveiller de près. La mer était calme et unie, mais quelques bateaux de pêche allaient seuls en se prélassant sur les flots.

La Sournoise et les bâtiments qui l'accompagnaient s'étaient engagés dans le canal du Nord, avaient franchi le canal Saint-Georges et, doublant le cap Lands'bud, venaient mouiller directement à Brighton, en battant pavillon américain.

Les papiers étaient en règle ; aucune difficulté ne fut soulevée par l'Amirauté et, d'ailleurs, on ne demandait à débarquer là qu'un officier supérieur et son officier d'ordonnance, retour des Indes. Ceci fait, les bâtiments devaient traverser la Manche et gagner Cherbourg.

On eût pu les voir, en effet, virer de bord, cingler vers le sud-ouest ; mais quiconque les eût suivis n'eût pas été peu surpris de les retrouver le lendemain, dans l'estuaire même de la Tamise, sous pavillon français.

À Brighton, ils avaient débarqué deux hommes et deux chevaux, et sitôt débarqués, les deux premiers s'étaient mis en selle, galopant vers Londres. Ils ne portaient, ni l'un ni l'autre, l'uniforme de l'armée des Indes, mais très simplement un costume de gentleman se rendant aux courses d'Epsom.

La route est directe de Brighton à Londres. Ils la parcoururent à une allure très rapide ; quand ils arrivèrent aux faubourgs de la ville, ils se contentèrent de relever le col de leurs manteaux, car il faisait un brouillard intense qui glaçait les moelles. Ils passèrent au petit pas. Peu de temps après, ils étaient confortablement installés devant une cheminée où flambait un bon feu de bois, ceci dans une maison de Belgrave-Square, qui appartenait à ce marquis de Rio-Santo dont tout Londres parlait depuis un mois.

Habiter Irish-House était à coup sûr fort agréable chose et personne n'eût pu comprendre que son propriétaire l'eût quittée si précipitamment, si l'on n'eût su qu'il y avait été contraint par une condamnation à mort.

Il ne s'en portait pas plus mal d'ailleurs. Prenant à peine le temps de réchauffer ses membres engourdis, il se mit à sa table de travail et écrivit une courte lettre qu'il remit à Angelo Bembo en disant :

-- Va vite, Ange. Nous n'avons que la moitié d'une nuit devant nous.

La lettre était adressée à lady Ophélia Barnwood, comtesse de Derby. Le cavalier, à grands pas, s'achemina vers Regent-Street. Il insista pour la remettre lui-même à la comtesse en personne.

En recevant, dans son boudoir, l'annonce de ce message imprévu, lady Ophélia tressaillit sans savoir pourquoi. Qui donc eût pu jurer qu'elle ne l'attendait pas ? Elle attendait bien d'autres choses !...

Pourquoi était-elle aussi pâle, aussi changée ? On eût dit qu'une longue maladie l'avait terrassée et dans son beau visage triste, on ne voyait plus que les yeux, deux grands yeux qui plongeaient dans l'avenir, dans le lointain, et se fermaient parfois sur le passé.

Elle n'était pas seule, il y avait auprès d'elle une jeune fille qui ne la quittait presque jamais. Cette dernière s'efforçait vainement de changer le cours de ses pensées, bien qu'elle fût fort triste elle-même.

-- Lady, chère lady, murmurait-elle, qui donc vous distraira de votre peine si je ne puis y réussir moi-même ? Vous ne m'avez point dit votre secret et je ne veux pas le connaître, car, si ce n'eût été le profaner, vous me l'eussiez confié déjà. Il vous pèse... il est lourd, votre secret, lady !...

La comtesse attira la jeune fille vers elle et l'embrassa :

-- Oui, dit-elle, il me pèse... C'est que mon secret est terrible... Mais où est-il, lui ?... Des milliers d'hommes sont acharnés à sa perte et je ne sais pas... je ne sais rien... Qu'ai-je dit, Susannah ?... Ne prêtez aucune attention à mes paroles... je rêvais !... Je ne sais plus quelle est la limite du rêve et celle de la réalité...

-- Vous souffrez, lady ?...

-- Oh ! oui, je souffre, murmura-t-elle en posant la main sur son cœur. Susannah ! Dieu vous préserve de pareille angoisse !

Puis elle répéta :

-- Je ne sais pas !... Je ne sais rien !...

Ce fut à ce moment que Joan, sa femme de chambre, entra et lui annonça que quelqu'un demandait à lui parler, à elle seule.

-- À moi seule, dit-elle... Vous entendez, Susannah !... Je vous rappellerai tout à l'heure, mon enfant...

La jeune fille lui baisa la main et sortit. Ophélia se coucha dans son fauteuil et prononça très bas des paroles que sa femme de chambre ne put entendre :

-- Ce n'est pas lui... Mais c'est quelqu'un qui vient de sa part !... Je le sens à la façon dont mon cœur bat !... Faites entrer, Joan, et dites que je suis seule.

Le cavalier s'avança, s'inclina devant cette femme qu'il ne reconnaissait plus, tant elle avait maigri ; il tendit sa lettre et la retira :

-- C'est à lady Ophélia, comtesse de Derby, à elle seule que je dois remettre ce message, dit-il.

-- Donnez, s'écria-t-elle en se dressant soudain ; je suis lady Ophélia et je sais qui vous envoie. Donnez vite !

Elle fit sauter le cachet et déchira l'enveloppe. Ses yeux étaient troubles, les lettres dansaient devant eux sans qu'elle pût les déchiffrer. En présence de cette émotion, Bembo comprit qu'il ne s'était point trompé.

La comtesse de Derby fit un grand effort et put enfin lire : « Madame, le marquis de Rio-Santo désire vous voir dans une heure et trouver auprès de vous Susannah. Soyez forte ; préparez-la : c'est de son bonheur qu'il s'agit et non du vôtre. »

Ophélia pâlit davantage encore et retomba sur sa chaise :

-- Mon Dieu ! dit-elle, je ne le verrai qu'un instant et qui sait ce qu'il fera de Susannah ?

Un éclair de jalousie passa dans son regard ; mais elle reprit bien vite possession de ses sens et courut à son bureau où, fébrilement, elle griffonna ces quelques mots à la hâte :

« Milord, votre imprudente témérité me terrifie... Venez, Susannah est là... mais surtout gardez-vous bien... »

Rio-Santo lut ce billet et sourit : cette femme l'aimait toujours. Tout au fond de son âme, il lui en garda une reconnaissance infinie. C'est que le cœur n'a rien à voir avec la justice et que la comtesse de Derby avait mieux jugé que les juges du Middlesex. Le marquis continua d'écrire.

Les lettres s'entassaient devant lui et leur suscription n'était point banale. L'une était adressée à l'Honorable Frank Perceval et disait en substance :

« Monsieur,

« Peut-être me serait-il loisible de vous dire : Renoncez pour jamais à Mary Trevor : elle ne sera pas votre femme, mais la mienne, quand même ?... Peut-être pourrais-je vous dire le contraire : Épousez miss Trevor, je vous la laisse ?... Lors de mon arrestation, vous avez agi de façon assez loyale pour que je pusse me rendre à vous seul et, pour cette raison, il me serait désagréable de vous désespérer... Les deux solutions que je mets en avant vous seraient également pénibles : d'un côté le danger qu'il y aurait pour vous à mépriser ma volonté ; de l'autre, l'incertitude où vous seriez de savoir si, tout en étant votre épouse, Mary Trevor ne conserverait pas quelque tendresse pour le marquis de Rio-Santo. Pour vous, je veux faire mieux : si, dans un an, à cette même date, je n'ai pas conduit miss Trevor à l'autel, vous serez libre de l'y mener vous-même et je vous y aiderai... D'ici là, faites votre cour, si vous le pouvez ; mais ne tentez pas d'abréger ce délai : vous la perdriez, elle , en même temps que vous. »

Cette lettre signée et cachetée, il en écrivit une autre à l'adresse de Stephen Mac-Nab :

« Dans deux jours, disait-il à celui-ci, vous pourrez retrouver à la ferme de Leed votre tante, la comtesse de White-Manor, et sa fille Susannah. Vous y retrouverez aussi votre cousine Anna et peut-être Clary. Le laird Angus, votre oncle, étant mort, je vous enjoins de veiller sur celles qui restent et qui, pendant quelque temps, seront sans appui. Elles ne reviendront pas à Londres, je ne le veux pas, c'est donc à vous à vous rendre auprès d'elles. Vous savez du reste qu'il ne vous sert à rien d'être mon adversaire et qu'obstruer ma route n'est pas un moyen de m'empêcher de passer. »

Il écrivit encore à Brian de Lancester quelques mots empreints d'une excessive courtoisie, le remerciant de ce qu'il avait fait pour Mary Mac-Farlane et pour Susannah. Puis enfin, il rédigea un rapport succinct des faits qui s'étaient passés au château de Crewe et l'adressa au chef de la police, avec prière de le communiquer au docteur Moore.

Ceci fait, il se rendit tranquillement au post-office le plus proche, pour y déposer ses lettres et, avisant un cab, il se fit conduire dans Regent-Street, devant Barnwood-House.

En France, rien n'est plus facile à un homme traqué par la police, que de se cacher à Paris, du moins pendant quelque temps. À Londres, malgré le flair tant vanté des détectives anglais, la chose est encore plus commode s'il est possible.

Le marquis n'avait pas, il est vrai, l'intention d'y séjourner longtemps et de braver inutilement un danger certain. Il avait devant lui un nombre d'heures strictement limité, mais où chaque minute devait jouer son rôle et tenir son emploi.

Quand il descendit à la porte de la comtesse, il consulta sa montre et parut satisfait. En montant lentement les degrés il réfléchit seulement alors à une question très secondaire, mais capable de le perdre sur-le-champ. Il était venu, en effet, très souvent dans cet hôtel dont les valets le connaissaient, depuis le premier jusqu'au dernier. Or, ceux-ci n'ignoraient ni sa condamnation, ni sa fuite, et n'importe lequel d'entre eux pouvait aller révéler sa présence et tirer bon profit de sa délation. Ceci ne l'arrêta point.

Ce fut Joan qui lui ouvrit. La camériste de la comtesse de Derby était entièrement dévouée à sa maîtresse. En apercevant le marquis, elle poussa un cri où il y avait plus de terreur encore que de surprise : un condamné à mort a beau marcher, parler, agir comme tout le monde, il n'en inspire pas moins une vague crainte superstitieuse.

Rio-Santo jeta un coup d'œil autour de lui et ne vit personne autre que Joan.

-- Gentleman of the Night, murmura-t-il.

-- Family's son ! répondit la soubrette.

Le péril était conjuré. Fergus savait bien que cette créature faisait partie de la Famille , puisque lui-même l'avait placée auprès de la comtesse, mais il voulait s'assurer que la Famille subsistait toujours, sinon en haut, du moins parmi les affidés des derniers rangs.

La porte du salon où se tenait lady Ophélia s'ouvrit et celle-ci, toute pâle, se leva. Elle avait toujours à la main la lettre de Rio-Santo dont ses yeux ne pouvaient se détacher ; elle la laissa tomber sur le tapis et s'avança. Une sueur froide coulait le long de son visage amaigri, tout son corps tremblait.

Pourquoi donc tremblait-elle, la belle comtesse de Derby ?... Toutes les portes étaient closes et devant elle se tenait celui qu'elle n'avait plus espéré revoir, celui qu'elle avait aimé, qu'elle aimait toujours, mais que l'Angleterre avait accusé, que la justice avait condamné et flétri.

En lui baisant la main, il la sentit prête à défaillir et son regard profond, ce regard unique et captivant qu'on n'oubliait jamais, s'enfonça jusqu'au fond de l'âme de lady Ophélia.

-- Vous, vous ici ! s'écria-t-elle... Quelle folie ! quelle bravade !... Je vous ai écrit : Venez vite, parce que je n'ai pu résister au désir de vous revoir... mais à présent, je vous dis : Oh ! milord, allez-vous-en, partez, fuyez ; mettez l'océan entre vous et ceux qui vous guettent.

-- Ce n'est pas l'heure encore, répondit Rio-Santo avec douceur.

-- Oh ! milord !... s'écria-t-elle, vous voyez que j'ai souffert, ne me faites pas souffrir davantage encore. Il me suffit aujourd'hui de savoir que vous vivez, mais c'est témérité de votre part d'être venu me le prouver vous-même. Mon cœur se déchirera en vous voyant partir ; hélas ! il le faut !...

Vaines paroles, échappées des lèvres et non du cœur, car en même temps elle nouait ses deux bras autour du cou de Rio-Santo et se laissait aller contre sa poitrine. Ses yeux laissaient tomber des larmes douces et abondantes qui roulaient sur l'épaule du marquis.

-- Où est Susannah ? demanda celui-ci après un court instant pendant lequel il avait cédé lui-même à l'émotion.

La comtesse se dégagea et recula d'un pas :

-- Ce n'est donc pas pour moi que vous êtes venu ? gémit-elle. Milord, j'aurais dû m'en douter : Susannah est si belle... les fleurs que vous avez effeuillées sont si peu de chose auprès de celles qu'il vous reste à cueillir !...

Elle s'affaissa dans un fauteuil ; de gros sanglots secouèrent sa poitrine. Fergus O'Breane s'agenouilla devant elle et lui prit les mains :

-- Vous vous trompez, Ophélia, murmura-t-il. Avez-vous donc cru que les ténèbres de la prison de Newgate pouvaient m'empêcher de continuer ma route ? Dieu soit loué !... Il me reste beaucoup à faire, presque tout, et l'un des premiers actes de ma mission est de rendre la fille de White-Manor à sa mère. Comprenez-vous, milady, pourquoi je suis venu vous la prendre aujourd'hui ? Je vais causer un instant avec elle, je vais l'emmener. Vous, vous la reverrez sans doute ; mais moi... qui sait ?

-- Et si vous veniez à l'aimer ? gémit la comtesse.

-- Je n'ai pas le temps d'aimer, répondit Rio-Santo. Dans deux heures, il faut que j'aie quitté Londres... ne me retardez pas dans ma course, Ophélia.

-- Pour longtemps ? demanda-t-elle.

-- Dieu seul le sait ! repartit le marquis... Si des mois ne suffisent pas, attendez-moi des années. Le jour viendra où je serai de nouveau comme ce soir à vos pieds.

-- Je vous attendrai, dit la comtesse, dussé-je être vieille quand vous reviendrez. Hier, j'aurais voulu mourir ; aujourd'hui, je vous ai revu et je veux vivre.

Elle se pencha pour coller ses lèvres à celles de Rio-Santo :

-- Emportez mon âme avec vous, soupira-t-elle. Moi je n'ai plus qu'en faire si vous n'êtes pas là !

Puis, se levant, elle ouvrit la porte de la pièce voisine et donna l'ordre d'aller chercher Susannah.

XXX -- DERNIER BAISER

Il avait passé de l'eau sous les ponts de la Tamise depuis le jour où Suky, la pauvre servante des Armes de la Couronne , était sortie de cette maison, devant Tyrrel l'Aveugle, pour aller se jeter au fleuve afin de ne plus recevoir des coups de mistress Burnett.

-- Elle est bien belle ! avait dit tout à l'heure la comtesse de Derby.

La fille de White-Manor était plus que belle : c'était une reine, mais une reine qui ignore sa beauté et la majesté de son corps, sans vouloir en entendre parler ; car elle était aussi simple que belle.

On ne passe pas impunément par les avatars dont sa vie à elle était un tissu, sans que le caractère en garde l'empreinte. Susannah avait cru être la fille d'Ismaïl Spencer, le juif pendu devant Newgate, en s'esquivant d'une taverne de matelots ; elle avait été élevée tout à coup au rang de princesse, mais n'était pas plus princesse que fille de juif. Elle avait regretté de n'être ni l'une ni l'autre le jour où l'homme qu'elle aimait lui avait écrit :

« Je ne vous verrai plus, Susannah, parce que je vous aime et que je suis le frère de votre père. »

Depuis que Brian de Lancester lui avait révélé sa naissance, le sourire avait déserté ses lèvres. Son beau front pur était marqué du sceau d'une mélancolie profonde et, n'eût été son affection pour lady Ophélia, peut-être fût-elle retournée, la nuit, vers le banc étroit qui mène tout droit à la Tamise, là où Tyrrel l'aveugle l'avait arrêtée certain soir.

Une autre pensée la retenait, très vague, un espoir presque irréalisable, puisque les années passaient sans rien lui apporter de précis à cet égard. Savoir qui était son père ne lui avait causé aucune joie : seul, le souvenir du baiser donné jadis par celle qui pouvait être sa mère restait gravé dans son cœur. Dans ses nuits souvent sans sommeil, elle s'en rappelait la saveur et volontiers elle eût donné ce qui lui restait de vie pour retrouver un quart d'heure cette sensation délicieuse que fait éprouver le baiser d'une mère.

Pourquoi Brian de Lancester n'avait-il point complété ses révélations ? Pourquoi lui avait-il dit seulement ce qu'elle tenait le moins à savoir ? Elle ne l'avait point revu ; sans doute il ne reviendrait jamais et non seulement sa douleur en était vive, mais elle songeait surtout que lui seul était capable de lui révéler si sa mère était vivante encore, et qu'elle ne pouvait l'interroger à cet égard.

Pauvre petite Suky !... Quand elle entra dans le salon, elle était bien triste et chercha vainement, pour ne point inquiéter son amie, à esquisser un sourire. Ses beaux yeux limpides se posèrent seulement sur l'étranger dont la vue lui causa quelque surprise ; puis elle s'appuya à un meuble et regarda les rosaces du tapis.

Rio-Santo la considéra un instant avec une émotion toujours croissante. C'est qu'elle ressemblait étrangement au portrait qu'il avait de Mary Mac-Farlane quand celle-ci avait le même âge. Ses traits mêmes étaient plus parfaits, son corps plus élancé et plus souple et c'est ainsi qu'il eût rêvé une fille, sa fille... Celle-ci était la fille de White-Manor !

Un pli se creusa entre ses sourcils. Susannah, qui sentait peser sur elle le regard de cet homme, releva le sien au même moment. Elle en éprouva une sorte de malaise ; cet examen silencieux lui fit monter un peu de rougeur au front.

Pourquoi l'avait-on appelée ? Que lui voulait cet étranger ? Elle interrogea des yeux lady Ophélia, mais celle-ci restait muette.

Rio-Santo fit un pas et s'inclina devant la jeune fille :

-- Miss Susannah, dit-il, savez-vous qui est votre père ?

-- Je le sais, répondit-elle ; c'est un méchant homme, m'a-t-on dit... Il est fou, à ce qu'il paraît... Je ne le connais pas et je lui pardonne...

-- Ne pardonnez pas avant de savoir ce qu'il a fait de votre mère, interrompit le marquis.

-- Ma mère !... s'écria-t-elle... Est-ce vous, monsieur, qui parlez de ma mère ?...

-- Je suis venu pour cela, répliqua le marquis. Voulez-vous, mon enfant, me promettre d'être forte, raisonnable, et je vous parlerai de votre mère ?...

Il est des joies qui font mal ; Rio-Santo ne voulait pas aller trop vite dans ses confidences, d'autant plus que la jeune fille était soudain devenue tout pâle. Elle se raidit et murmura :

-- Vous allez me dire qu'elle est morte ?... Mais vous pouvez parler : vous voyez que je suis vaillante...

Comme pour démentir ces paroles, elle porta les deux mains à sa poitrine et étouffa un grand soupir.

-- Je n'ai point dit cela, répondit le marquis. Asseyez-vous sur ce sofa et écoutez-moi.

Il resta debout devant elle et poursuivit :

-- Je n'ai point dit que votre mère fût morte et je ne vous le dirai pas, parce que ce serait un mensonge... Miss Susannah ! aimeriez-vous votre mère s'il vous était donné de la revoir un jour, peut-être bientôt ?

La pauvre enfant se laissa glisser aux genoux de la comtesse de Derby et cacha sa tête dans la robe de son amie. Tout son corps était secoué de sanglots ; le marquis et la comtesse la laissèrent ainsi quelques instants. Tout à coup la jeune fille releva son beau visage baigné de larmes et murmura :

-- Vous me demandez, monsieur, si j'aimerais ma mère ?... Pouvez-vous donc en douter, si vous avez connu la vôtre ?

Fergus O'Breane baissa la tête ; il parut qu'un douloureux souvenir traversait sa mémoire :

-- Oui, dit-il, comme se parlant à lui-même, je l'ai connue et je l'aimais. Elle est morte dans des circonstances qui ont fait ma force ; les petites causes ont souvent de grands effets ; la mort d'une Irlandaise peut quelquefois peser lourd dans la balance d'un peuple.

Soudain il secoua sa chevelure et passa sa main sur son front, comme pour en chasser la vision de sa sœur Betsy disparue, de son père et de sa mère morts dans l'espace d'une heure. Depuis cette époque déjà lointaine, une seule chose avait subsisté et s'était développée en lui : sa haine envers l'Angleterre. Elle était en ce moment plus ardente que jamais et la vue de Susannah, fille de White-Manor, fille de Mary Mac-Farlane la martyre, y aidait puissamment.

-- Susannah, murmura-t-il, avez-vous confiance en moi ?

-- Combien de fois m'a-t-on déjà posé semblable question ? fit-elle avec mélancolie. Je ne sais, mais elle n'est pas nouvelle pour moi. Je n'ai jamais eu confiance qu'en un seul homme, il m'a délaissée et j'ignore où il est... Vous, milord, sais-je qui vous êtes ?...

-- J'aurais pu être votre père, dit Rio-Santo la voix pleine d'amertume. Bien des larmes n'eussent pas coulé, bien des douleurs eussent été évitées.

-- Vous, mon père ? s'écria-t-elle... Mais vous n'êtes pas le comte de White-Manor...

-- Dieu m'en garde ! interrompit Rio-Santo. Bien que celui-là soit votre vrai père, vous pouvez comme moi le maudire. Il est autant, plus peut-être mon ennemi que celui de Brian de Lancester.

-- Et quels sentiments nourrissez-vous à l'égard de celui-ci ? demanda la jeune fille.

-- Je ne le connais pas, répondit le marquis ; je sais seulement qu'il est généreux jusqu'à la folie, brave jusqu'à la plus grande témérité, et j'ai pour lui la plus grande estime.

Le visage de Susannah s'était éclairé ; elle tendit spontanément la main à l'inconnu en disant avec chaleur :

-- En ce cas, j'ai confiance en vous. Où vous me direz d'aller, j'irai ; ce que vous me direz de faire, je le ferai.

-- Même si je vous demandais de quitter lady Ophélia, votre amie ? questionna Rio-Santo avec un sourire.

La jeune fille fit à la comtesse un collier de ses bras et l'embrassa avec effusion. Mais sur un signe de celle-ci, elle répondit :

-- Même cela, milord, et Dieu sait ce qu'il va m'en coûter. Mais me conduirez-vous si loin qu'il ne me sera pas possible de la revoir ?

-- Pas avant plusieurs années, peut-être ?

-- Ne l'éprouvez pas ainsi, interrompit lady Ophélia. Entre sa mère et moi, elle ne saurait hésiter...

La jeune fille se dressa. S'avançant vers Rio-Santo, elle lui posa les deux mains sur les épaules et fouilla du regard ses grands yeux qui la troublèrent :

-- Peut-il donc être vrai, s'écria-t-elle, que grâce à vous je reverrai ma mère ?

-- Je croyais vous l'avoir dit déjà, répliqua Rio-Santo. Ce soir, si vous le voulez, vous serez dans ses bras.

Susannah poussa un cri et tomba évanouie sur le sofa. Le marquis regarda sa montre et dit :

-- Ranimez-la vite, Ophélia. Mes instants sont comptés.

La comtesse leva sur lui un regard mouillé de pleurs :

-- Vous dispensez bonheur et joies aux unes, soupira-t-elle, et vous laissez la tristesse aux autres... José, que votre volonté soit faite !

Il la serra dans ses bras, sentit son beau corps palpiter contre le sien et il eut un regret de partir. Mais la voie était là, ouverte à l'avenir ; il fallait laisser au bord du chemin ceux qui ne pouvaient suivre.

Il écarta de lui la jeune femme et, dans leurs cœurs, il se produisit un déchirement, comme si leurs vies se fussent séparées pour toujours.

Quelques minutes après, Susannah avait repris ses sens et, tandis qu'elle était allée revêtir à la hâte un costume de voyage, le marquis de Rio-Santo et la comtesse de Derby unissaient une dernière fois leurs lèvres dans un baiser où s'ensevelissaient leur secret et leur amour.

À quelque distance de Barnwood-House, à l'angle d'une avenue, deux chevaux sellés étaient gardés par un homme : le cavalier Angelo Bembo.

Quand le marquis s'approcha de lui avec sa compagne, le jeune homme lui glissa quelques mots à l'oreille :

-- Hâtons-nous, milord ; je remarque depuis quelques instants des allées et venues suspectes, deux policemen sont venus m'interroger.

Rio-Santo fouilla rapidement du regard les environs et sauta en selle, en enlevant avec lui Susannah qu'il plaça en travers sur les fontes, comme il avait fait de Clary. Il mit les éperons aux flancs de son cheval et laissa échapper un ricanement auquel répondit un coup de sifflet.

Tout à l'heure, Regent-Street semblait déserte. Au coup de sifflet, des centaines d'ombres se détachèrent des maisons et se précipitèrent au pas de course à la poursuite des cavaliers. Autant eût valu courir après le vent.

Mais voilà que tout à coup ils s'écartèrent, en entendant derrière eux un galop de chevaux. Cette manœuvre avait pour but de faire place à tout un escadron de life-guards qui arrivait trop tard. En les entendant passer sous ses fenêtres, lancés à toute allure, lady Ophélia devint pâle comme une morte et tomba à la renverse. Pour elle, Rio-Santo était perdu !... Elle l'avait retenu dans ses bras dix minutes de plus qu'il n'eût fallu et le baiser qu'ils avaient échangé avait été pour lui aussi fatal que celui donné au Christ par Judas.

Quand Joan la trouva étendue sur le tapis et dès qu'elle l'eût relevée, la comtesse eut une crise de larmes, se tordit les mains, se meurtrit le front, ses lèvres mordues saignaient, elle leur infligeait le châtiment de ce baiser qui allait faire couler le sang de Rio-Santo et peut-être aussi celui de Susannah.

Celle-ci avait témoigné d'abord quelque inquiétude en apercevant la nuée de policemen sortis de terre comme par enchantement, en entendant bientôt les sabots des chevaux qui heurtaient violemment le pavé. À qui en avaient ces gens et pourquoi celui qui l'emportait avec lui, celui dont elle ignorait le nom, semblait-il fuir devant eux ?

Elle leva les yeux sur lui ; son visage était impassible et seul un léger sourire errait sur ses lèvres. Il enserrait délicatement la taille de la jeune fille et de sa main restée libre, guidait sa monture, au tournant des rues, avec une dextérité merveilleuse. Son compagnon était muet et les chevaux semblaient à peine toucher le sol.

Ceci ressemblait fort à un enlèvement, à un rapt. Beaucoup d'hommes déjà avaient convoité sa merveilleuse beauté et l'enfant si merveilleusement élevée par des étrangers, se souvenait avec dégoût du Golden-Club et des vingt mille roubles dont le prince Dimitri Tolstoï avait payé par avance la possession de son corps à Ismaïl Spencer. Mais comment supposer que lady Ophélia eût prêté la main à quelque chose de ce genre ? Comment la croire assez infâme pour l'avoir livrée à un homme en disant : « Vous allez revoir votre mère ? »

Susannah eut honte d'un pareil soupçon et, pour se convaincre qu'il était faux, elle n'eut qu'à regarder une fois encore Rio-Santo. Dans ses yeux elle ne rencontra point cette passion frénétique et violente qu'elle savait avoir allumé dans ceux des autres, mais une expression de tendresse et de bonté qui ne prêtait en rien à l'équivoque.

Il la devina pourtant et sourit :

-- Ne craignez rien, miss Susannah, murmura-t-il. Nous avons de l'avance. Votre mère nous attend et je vous jure qu'ils ne nous empêcheront pas d'arriver jusqu'à elle ; alors ma tâche, en ce qui vous concerne, aura pris fin.

Elle était vaillante, elle n'avait point eu peur ; mais ces paroles douces et respectueuses la réconfortèrent : elle les recueillit avec reconnaissance.

-- Voulez-vous me permettre une question, milord ? demanda-t-elle.

-- Dites, mon enfant, répondit le marquis.

-- Est-ce à vous ou à moi que ces soldats en veulent ? Si c'est à moi, je ne me reconnais pas le droit de vous voir exposer votre vie pour me sauver ; si c'est à vous, je ne puis être qu'un empêchement à votre salut et je vous supplie de me laisser ici.

Rio-Santo très ému répondit :

-- Je pourrais simplement prendre acte de vos sentiments généreux, Susannah, et vous refuser les explications que vous demandez. Ce n'est pas vous qu'on poursuit, mais bien moi ; toutefois on me poursuit parce que j'ai promis à votre mère de vous rendre à sa tendresse et que je suis revenu à Londres uniquement dans ce but. Laissez-moi donc accomplir ma promesse et ne craignez point.

-- Je n'ai jamais entendu qu'un homme me parler ainsi, murmura-t-elle ; c'était Brian de Lancester. Qui que vous soyez, vous êtes généreux et noble, et dussé-je ne point revoir ma mère, si vous deviez mourir pour moi, je mourrais avec vous.

-- Dieu nous garde ! s'écria-t-il en enfonçant plus vigoureusement ses éperons aux flancs de son cheval ; il faut que nous vivions l'un et l'autre, miss Susannah !

Il serait temps de dire comment la police de Scotland-Yard avait été si vite mise au courant de sa présence à Londres et lancée sur sa piste.

Rio-Santo, si adroit d'habitude, avait commis ce soir une grave imprudence. En mettant à la poste sa lettre pour le lord chief-justice, il n'avait point songé que toutes les dépêches adressées à ce magistrat dont les fonctions correspondent à celles de notre garde des sceaux, lui étaient immédiatement transmises autrement que par la voie habituelle ; ou, s'il y avait songé, il avait négligé de s'en inquiéter et s'était cru de force à braver, dans la capitale même, la police des Trois-Royaumes.

Et ce motif était sans doute vrai. Le marquis voulait prendre sa revanche du soir où les policemen, sous la conduite de l'Honorable Frank Perceval et de Stephen Mac-Nab, l'avaient mené au bureau de Westminster.

Toute sa faute avait été de s'attarder un peu trop chez lady Ophélia, mais il n'en avait aucun regret.

Dès que sa présence dans la ville avait été connue du lord chief-justice, celui-ci avait senti ses cheveux se dresser sur sa tête. La lecture du rapport rédigé par Rio-Santo sur les événements de Crewe y avait beaucoup aidé et le haut fonctionnaire n'avait pas achevé sans trembler cette missive où le condamné d'Old-Bailey disait que dix-huit cents hommes étaient enfouis dans le trou du Grudy-Hole et que le reste jonchait la route d'Écosse.

Après un pareil exploit, venir se mettre de soi-même entre les dents du loup, c'était un coup d'audace qui frisait la démence. Or, le lord chief-justice était plus près de la folie que Rio-Santo.

Pris d'un fol accès de rage, il fit parvenir le terrible écrit à l'intendant principal de police avec menace de destitution immédiate s'il ne réussissait pas à s'emparer de l'audacieux condamné.

Avant d'agir, l'intendant principal le tourna et retourna en tout sens, le lut et le relut, craignant une mystification qui le couvrirait de ridicule. D'autre part la menace du lord augmentait la haine envieuse dont débordait déjà son cœur.

Il réfléchit assez longtemps, partagé entre le doute et l'espoir d'une capture dont le retentissement serait immense. Cette dernière alternative l'ayant emporté, il se décida à agir et lança ses plus fins limiers sur la piste. L'un d'eux ayant pu suivre le cavalier Bembo de Belgrave-Square à Regent-Street, l'intendant principal crut l'heure venue pour lui de s'élever encore d'un rang dans l'échelle sociale et de supplanter le lord chief-justice.

Des agents habiles furent apostés autour de Regent-Street, un escadron de life-guards, cantonné à Regents Park, fut mandé en toute hâte et la souricière s'établit.

Or, est-il besoin de rappeler qu'on ne prend jamais deux fois une souris au même piège. L'épaule du marquis de Rio-Santo n'était pas faite pour que la main des policemen vînt s'y abattre si souvent : une fois déjà avait été de trop.

Dans une course vertigineuse à travers les quartiers de Londres, il emportait Susannah qui, se serrant maintenant contre lui en toute confiance, ne cessait de le questionner sur sa mère.

Lorsqu'on est intendant principal d'une police aussi réputée que celle de Londres on donne un peu moins de temps à la réflexion pour agir plus vite.

XXXI -- À LA NAGE

Le marquis était entré à Londres par le sud ; il lui plut d'en sortir par un autre côté ; et sans doute avait-il pour cela ses raisons. Quand il eut dépassé les faubourgs, de huit cents à mille pas, se trouvant sur la route de Woolwich, il se retourna sur sa selle pour bien s'assurer que les life-guards le suivaient. La masse de leurs habits rouges, à la limite des habitations, formait comme un vaste champ de coquelicots.

Cette chasse à l'homme promettait d'être féconde en péripéties émouvantes. Tout d'abord, elle avait présenté, dans les rues de la ville, l'aspect d'un jeu de cache-cache innocent et, plusieurs fois, par de savants crochets, la meute avait failli être dépistée. C'était toutefois perdre un temps précieux, aussi le marquis avait-il bien vite renoncé à cet amusement.

Maintenant qu'on était en rase campagne, ou à peu près, la situation allait changer. En plein jour, elle eût pu paraître dangereuse pour Rio-Santo ; il faut se rendre compte qu'il était à peine deux heures du matin et que les réverbères avaient disparu en même temps que les maisons.

La lune, il est vrai, pouvait les remplacer à l'occasion ; mais elle était précisément cette nuit-là d'humeur très fantasque et, s'il lui plaisait à certains moments de se mirer dans la Tamise, elle en trouvait sans doute les eaux trop remplies d'immondices au sortir de la grande cité et se voilait aussitôt la face. Cet astre a souvent des pudeurs de jeune fille, sans compter tout ce qu'on lui prête encore comme par exemple d'être propice aux amoureux, de se montrer quand il leur prend envie de se regarder dans les yeux et de se cacher dès qu'elle s'aperçoit qu'ils vont rougir ou cesser d'être sages.

Il ne s'agissait point d'amoureux pour l'instant ; cependant la lune est si bonne fille qu'elle étend volontiers sa protection à ceux qui furent amoureux, ou le seront. Rio-Santo étant de ceux-là, devait bénéficier à coup sûr de ces excellentes dispositions de l'astre des nuits.

Grâce à ces alternatives d'ombre et de lumière, il pouvait se rendre compte de l'avance qu'il avait sur ses adversaires, l'augmenter ou la maintenir. La jeune fille, d'ailleurs, l'y aidait avec enthousiasme ; pour lui éviter la peine de se retourner et comme elle-même avait le visage tourné vers l'arrière, elle calculait la distance à chaque éclaircie, avec une sûreté de coup d'œil qui ravissait ses compagnons.

Les life-guards gagnaient cependant du terrain. Ils s'étaient piqués au jeu et leurs chevaux étaient frais. Ceux de nos cavaliers n'avaient que quelques heures de repos après le long trajet fourni de Brighton à Londres ; mais c'étaient de vaillantes bêtes dont le mérite était encore doublé par l'habileté et l'énergie de ceux qui les montaient. Ceux-ci étant sûrs des jarrets de ceux-là, il y avait de fortes raisons de supposer que chacun tiendrait son rôle jusqu'au bout.

Pourtant un groupe d'officiers, supérieurement montés et probablement impatients d'arriver à un prompt résultat, ne tarda pas à se former en avant du gros de la troupe et à le distancer très rapidement. Quand Susannah annonça cette nouvelle à Rio-Santo, celui-ci sourit imperceptiblement et répondit :

-- Il en est toujours ainsi dans une meute : les meilleurs chiens prennent les devants et viennent se faire découdre.

Il tira seulement ses pistolets des fontes, en vérifia l'amorce au clair de lune et en glissa un dans sa poche intérieure de son vêtement.

-- Pensez-vous donc devoir vous en servir ? lui demanda Susannah.

-- J'espère que non, répondit-il ; mais, le cas échéant, ils feront de prompte et sûre besogne.

Il y avait de la police et de la troupe à Woolwich et le plan des officiers était, sinon d'atteindre les fugitifs avant d'y arriver, tout au moins d'être assez près sur leurs talons pour pouvoir ameuter contre eux de nouvelles forces et, en donnant l'éveil, de leur faire barrer le passage. Cette combinaison n'eût pas été si mauvaise avec un autre adversaire que le marquis ; celui-ci la devina comme si l'on eût pris soin de la lui faire connaître au préalable.

Tout d'abord, quand les premières maisons de Woolwich se présentèrent, la lune jugea bon de passer derrière un nuage, si bien que quand elle montra de nouveau sa face ronde et narquoise, les Anglais constatèrent que leurs ennemis avaient déjà pénétré dans la ville.

Or, celle-ci est construite entre la Tamise et la route de Chatham, de façon qu'il n'est point nécessaire de s'attarder aux détours des rues quand on veut poursuivre son chemin du côté de la mer. Il était probable que Rio-Santo n'irait pas, à cette heure indue, saluer le premier magistrat de Woolwich et continuerait de galoper vers l'est. Tel fut, du moins, l'avis de ces messieurs du régiment-royal des life-guards.

Tout d'abord, ils étaient assez déconfits que le plan, si bien conçu par eux, eût échoué de même. Comme ils étaient arrivés trop tard à Londres, ils arrivaient trop tard à Woolwich et, pour n'être pas des carabiniers italiens, ils ne s'en trouvaient guère plus avancés.

Certains d'entre eux en étaient même de fort méchante humeur et ne la cachaient point :

-- Par Dieu ! jurait le grand lieutenant Plashie, ce brigand est capable de s'en être allé coucher dans le meilleur hôtel de la ville et de nous laisser crever nos bêtes sur la route de Chatham !... Par Belzébuth ! mes compagnons, si nous le laissons échapper, on va se gausser de nous dans Regents Park et ailleurs et je ne donnerais pas un penny de notre avancement.

-- Vous a-t-on dit qu'on ne le prendrait pas ? riposta aigrement un capitaine. Si cette main que voilà ne se pose pas avant une heure sur son épaule, je consens à être manchot pour le reste de mes jours.

-- Holà ! hope ! s'écria le fourrier Crawford... Nous perdons notre temps à discourir, je crois. Il serait préférable de fouiller la ville et, s'ils y sont entrés, Dieu me damne ! ils auront bien rencontré quelqu'un qui nous le dira.

Pendant ce colloque, le gros des cavaliers avait rejoint. L'escadron fut divisé en plusieurs groupes qui eurent mission de battre la ville et de s'enquérir auprès des patrouilles de nuit et des postes de police.

Le premier plan n'était pas génial, on l'a vu : celui-ci était enfantin. Décidément messieurs les officiers des life-guards étaient de beaux hommes, mais leur cervelle était vide, ou il s'en fallait de peu. De l'ensemble de leurs investigations, il résulta qu'on n'avait vu passer aucun cavalier sur la route de Chatham et moins encore errer dans la ville au clair de lune.

Les officiers se regardèrent assez piteusement, se demandant s'il ne fallait pas renoncer à la poursuite, et le capitaine eût été bien fâché qu'on lui réclamât le bras dont il faisait si bien le sacrifice quelques instants auparavant.

Ce fut encore le fourrier Crawford qui sauva la situation. Ce diable d'homme était ambitieux et, suivant son idée et le proverbe : Aide-toi, le ciel t'aidera ! il pensait que pour obtenir un grade supérieur, il faut savoir le gagner.

-- Les convenances, s'écria-t-il, ne me permettent pas de dire que nous sommes tous des sots. Quand le gibier est poursuivi, il ne suit pas toujours droit devant lui, or, la route de Chatham va trop droit !... Rien ne l'oblige davantage à se terrer, comme le prétendait tout à l'heure l'honorable lieutenant Flashie... Notre gibier a fait un crochet, messieurs ; je jurerais qu'il prend maintenant son temps sur l'autre rive de la Tamise.

Un hurrah frénétique accueillit cet avis et l'escadron partit au grand galop pour franchir le pont de bois qui existait alors, une sorte de passerelle uniquement réservée aux piétons.

D'habitude, une sentinelle se tenait à l'entrée. Elle y était même cette nuit-là. Seulement les soldats l'y trouvèrent étendue sur le dos, avec un coup de poignard qui lui avait traversé la gorge et l'avait empêché de crier. C'était là un laissez-passer portant la signature du cavalier Angelo Bembo, apostillée par le marquis de Rio-Santo.

Il n'était point besoin d'interroger le malheureux qui respirait encore. En raison du peu de solidité et de largeur du pont, les cavaliers durent s'y engager à la file et à distance. Quand tout l'escadron fut réuni de l'autre côté, -- ce qui avait nécessité un certain temps, -- les chances de rejoindre les fugitifs étaient sensiblement diminuées.

La valeur d'une troupe réside quelquefois dans son amour-propre piqué et c'était précisément le cas. La poursuite reprit avec un acharnement incroyable sur la route de Southend et ce fut une envolée nocturne d'habits rouges et de chevaux couverts d'écume, qui semblaient avoir des ailes.

Cependant, sous le double poids qu'il portait, le cheval de Rio-Santo commençait à fléchir. Celui-ci le sentait las et lui tenait les rênes courtes pour le soutenir. Il n'en fallait pas moins le ménager désormais et ceci devait entrer en ligne de compte dans les moyens à employer, bien que le marquis eût toujours la ressource de prendre la monture de Bembo. Cette dernière extrémité toutefois contrariait ses projets et il ne songeait point encore à y recourir.

Bientôt la bête surmenée se mit à boiter, un de ses fers venant de se détacher. L'allure en fut forcément ralentie, mais Rio-Santo ne s'en inquiéta point, parce qu'il croyait les life-guards lancés à sa poursuite sur l'autre rive.

Tout à coup, il sentit Susannah tressaillir et celle-ci poussa un cri étouffé :

-- Je les entends, dit-elle, ils sont tout proches.

Elle avait dit vrai. Le galop retentissait dans la nuit, pas très loin. Un brouillard épais commençait à glisser sur le fleuve et dans la campagne ; la lune se montra une dernière fois et le marquis put voir ses adversaires à très peu de distance.

Eux aussi l'avaient vu. Ils poussèrent un hurrah. Un dernier effort les rendrait maîtres de leur proie.

Rio-Santo éperonna son cheval et la pauvre bête y répondit par une plainte. Susannah se serra contre son défenseur.

-- Prenez mon cheval, milord, s'écria Bembo ; vous en avez le temps encore.

Le marquis ne répondit rien. Comme les cavaliers n'étaient plus qu'à cent pas, il s'arrêta et leur fit face, un pistolet au poing. Ange Bembo l'imita.

Tous deux, à bonne distance, visèrent et firent feu : deux hommes roulèrent ; l'un avait l'omoplate fracassée : c'était le capitaine qui s'était vanté de poser la main sur l'épaule de Rio-Santo. Une partie de ses désirs venait de s'accomplir : il devait rester manchot.

Deux nouvelles détonations retentirent et deux officiers tombèrent encore. Un hurlement de rage monta des rangs des life-guards.

-- Je vous l'avais bien dit, Susannah, murmura le marquis : les meilleurs chiens sont à bas, laissons aboyer le reste.

Celle qui avait si longtemps passé pour la fille du pendu ne tremblait pas et l'on eût juré qu'elle cherchait à faire à Rio-Santo un rempart de son propre corps.

Tout près de là, la Tamise roulait ses flots limoneux. On l'entendait, mais on ne la voyait pas, car le brouillard s'épaississait de plus en plus.

-- À la Tamise ! ordonna Rio-Santo... Ange, suis-moi, et vous, miss, n'ayez pas peur !...

Il laboura les flancs de son cheval qui se cabra, gémit et, poussé en avant par la pression de deux genoux de fer et la morsure des éperons, quitta le chemin pour s'élancer vers la rive du fleuve. En quelques secondes, le brouillard était devenu si intense que les adversaires ne se distinguaient plus. Des balles sifflaient cependant à l'aventure et passaient sur la tête des fugitifs.

Un aventurier du commun, grisé par son succès, n'eût pas manqué en cette circonstance de lancer quelque bravade, mais Rio-Santo était au-dessus de pareilles mesquineries. Il se contenta de lancer sa monture dans le fleuve et de la diriger à la nage, à travers le brouillard, tandis que des hurlements et des imprécations répondaient au bruit fait par le double floc des chevaux au moment où ils avaient fait le plongeon.

Ce n'était pas chose facile que de traverser la Tamise, en pleine nuit, au-dessous de Woolwich. Pour l'oser, il fallait être le marquis de Rio-Santo.

Il fallait être le diable, plutôt, et c'était l'avis des life-guards, y compris le fourrier Crawford. Tous ils étaient là, rangés au bord du fleuve, et pas un d'eux n'osait y pousser son cheval. Rien que le bruit des flots roulant en tumulte les effrayait et presque tous eussent hésité s'il se fût agi même de sauver la reine.

Il n'y avait pas à le nier : pour eux c'était la défaite, car quatre des leurs gisaient sur le terrain, quatre officiers, comme si l'ennemi avait eu le temps de les choisir.

On ne riait plus parmi la troupe des habits rouges ; les hurrahs de naguère s'étaient changés en cris de colère et de dépit. Il ne restait plus qu'à ramasser les blessés et les morts et à tourner bride. Tête basse, les life-guards reprirent en sens inverse la route parcourue.

Pendant ce temps, Rio-Santo et Bembo coupaient la tamise en biais, dans le sens du courant. Les deux chevaux nageaient côte à côte et Susannah était étendue en travers, -- ainsi l'avait voulu Rio-Santo, -- pour éviter même qu'elle fût trop incommodée par les vagues.

La traversée fut longue et périlleuse. Quand ils atteignirent enfin l'autre rive, les trois fugitifs étaient trempés jusqu'aux os. Mais ils étaient sauvés, ils étaient libres et, dans la première habitation qu'ils rencontrèrent, ils s'arrêtèrent pour faire sécher leurs vêtements. C'était une pauvre cabane et ce fut bonne aubaine pour son propriétaire, auquel le marquis abandonna ses deux chevaux.

Une voiture conduisit les voyageurs jusqu'auprès de Southend, où les attendait une chaloupe. Le jour commençait à pointer quand ils s'y embarquèrent. Susannah était toute tremblante, parce que Rio-Santo venait de lui dire :

-- Ma chère enfant, préparez-vous à revoir votre mère. Dans un quart d'heure vous serez auprès d'elle.

Lui-même éprouvait une grande joie : il venait de mener à bien une entreprise difficile ; il avait une fois de plus bravé l'Angleterre et surtout il avait tenu la promesse faite à Mary Mac-Farlane. Susannah le contemplait, les mains jointes, n'osant lui parler, de crainte que ses paroles fussent trop au-dessous de sa reconnaissance. Elle l'associait dans son affection, dans sa tendresse, à Brian de Lancester et, bien qu'elle ignorât encore son nom, elle en était à se demander si celui-ci n'était pas plus grand encore, plus noble et plus généreux que l'autre.

Sur le pont de la Sournoise , la comtesse de White-Manor attendait avec anxiété. Quand elle entendit le bruit des avirons, elle se pencha sur le bastingage et si, dans la chaloupe, elle n'eût vu que des hommes, peut-être se fût-elle laissée couler dans la mer.

Mais elle aperçut une jeune fille qui lui tendait les bras et poussa un cri de triomphe, un cri d'amour. Au sien se mêlèrent ceux de Clary et d'Anna qui, elles aussi, venaient de la reconnaître et dont le cœur bondissait d'allégresse.

Sur le pont, toutes les quatre se tinrent longtemps embrassées, puis toutes les quatre se vinrent agenouiller aux pieds de Fergus O'Breane et lui baiser les mains. Il les contempla un instant avec émotion et les releva, estimant que cette heure était une des plus belles de sa vie, puisque sur le pont de la Sournoise l'amour régnait en maître : l'amour filial, l'amour d'Angelo Bembo pour Anna Mac-Farlane et celui de Clary pour lui-même.

Mais ce n'était point à l'amour qu'il devait désormais consacrer sa vie. Il reprit aussitôt son rôle de maître et de lutteur. Le bâtiment, toutes voiles dehors, fendit les flots, sortit de l'embouchure de la Tamise et se dirigea vers le nord, vers le rivage d'Écosse où il devait déposer la comtesse de White-Manor, sa fille et ses nièces.

Tandis que les deux autres navires demeuraient au large, la Sournoise vint mouiller à Berwick ; Rio-Santo donna ses instructions aux quatre femmes, les arma contre les embûches qui pourraient leur être tendues et leur fit ses adieux.

Fergus O'Breane n'avait pas souvenir que ceux qui étaient liés à sa destinée lui eussent jamais désobéi, mais Clary Mac-Farlane devait être la première à le faire.

Ma vie est peu de chose, et mon amour est moins encore, dit-elle quand il fallut se séparer. Mais je vous ai donné l'un et l'autre, Edward, et tant qu'une goutte de sang coulera dans mes veines, je resterai auprès de vous, je vous suivrai où vous irez. Faites de moi ce que vous voudrez, votre maîtresse, votre esclave, un tapis pour vos pieds ou une compagne de votre gloire, peu m'importe, pourvu que je sois avec vous, que je vous voie, que je vous aime ! Il faudrait me couper les membres un à un pour m'arracher d'auprès de vous, et tant qu'il resterait un tronçon de mon corps, il vous appartiendrait.

Elle n'avait point de honte à parler ainsi. Pour confirmer ces paroles elle noua ses deux bras autour du cou de Rio-Santo et attendit sa réponse.

Les objections qu'il fit étaient spécieuses, mais lui-même, en les formulant, les jugeait inutiles. Repousser Clary, c'était la rejeter dans la douleur, dans la souffrance, dans la folie peut-être et, si graves que pussent être les conséquences de son acceptation, il la vit nécessaire.

Un mot de Susannah le décida :

-- Je voudrais vous aimer ainsi, dit-elle avec son emportement de jeune fille habituée à des actes de volonté énergique... Je voudrais aimer ainsi et quelqu'un qui en fût aussi digne !

Comme toutes celles qui étaient là savaient le prix de l'amour, elles approuvèrent Clary et un sourire de triomphe illumina le visage de la fille de Mac-Farlane.

Une heure après, les trois corvettes se perdaient dans l'immensité de la mer du Nord, cinglant à toute vitesse vers l'Australie.

Nous y avons retrouvé le marquis de Rio-Santo ; nous l'avons vu démolir ce fleuron de la couronne anglaise et, son œuvre achevée là, prêt à porter ailleurs le poids de sa vengeance et de sa haine. Avec nos lecteurs, nous allons le suivre.

FIN DE LA CINQUIÈME PARTIE

SIXIÈME PARTIE -- LE GRAIN DE SABLE
I -- PAUVRE IRLANDE

Il est une devise que l'Angleterre aurait tort d'adopter : c'est celle d' Anglia victrix !

Des conquêtes qu'elle fit avec son épée, à peu près loyalement, il ne lui est rien resté. Si, au moyen âge, elle dut la tirer pour s'emparer de la moitié de la France, c'est que le caractère et la dignité de la France l'y obligeaient. Encore intervint-il pas mal de traités où elle usa du moyen qui lui est coutumier de prendre en épargnant son sang.

Par contre, il est une autre devise qu'elle peut inscrire en toute sûreté à son diadème, sur le fronton de ses édifices et partout où elle domine, sans que personne songe jamais à lui en contester le droit : c'est celle d' Anglia fallax !

L'Angleterre trompeuse, fausse, menteuse !... Ce sont bien là ses qualités et nul ne saurait les lui dénier. Elle ne conquiert pas : elle escamote ! On peut être certain que si elle met quelques soldats en avant, c'est pour la forme : il y a longtemps que le pays dont elle veut s'emparer est déjà dans son sac, par la seule force de sa diplomatie cauteleuse.

L'Irlande ne fut pas conquise, elle fut volée par l'Angleterre !

Il faudrait la vie de plusieurs hommes et toute une série de volumes pour établir, non pas l'histoire, -- car ce mot est impropre, -- mais le martyrologe de l'Irlande. Il faudrait y condenser tout ce qui est possible de rêver en fait d'ignominie, de cruauté, de mensonge, triturer de la boue avec du sang, descendre au plus profond de la misère humaine, et quand on aurait mis le fer et la flamme au service de la barbarie du plus fort se délectant à opprimer le plus faible, quand on en aurait fait le tableau le plus affreux qu'il soit au pouvoir de l'esprit humain d'imaginer, on aurait dit à peine la moitié de la vérité.

Et tout cela n'a point fait oublier à l'Irlande le culte de la liberté. À chaque instant elle se lève pour la reconquérir, et quand retentit son cri d'indépendance, on n'est point sans trembler à Londres. Albion reprend son rôle de bourreau, noie la révolte dans le sang et fait de nouveaux martyrs au nom desquels se lèveront plus tard d'autres hommes résolus, prêts à triompher ou à mourir.

« Je ne commettrai jamais, s'écrie O'Connel un jour en plein Parlement, le crime de désespérer de mon pays ; et aujourd'hui, après deux cents ans de douleurs, me voilà debout dans cette enceinte, vous répétant les mêmes plaintes, vous demandant la même justice que réclamaient nos pères, mais non plus avec la voix humble et suppliante, mais avec le sentiment de ma force et avec la conviction que l'Irlande désormais saura faire sans vous ce que vous aurez refusé de faire pour elle ; je n'entre pas en compromis avec vous ; je veux les même droits pour nous que pour vous, le même système municipal pour l'Irlande que pour l'Angleterre et l'Écosse ; s'il en est autrement, qu'est-ce qu'une union avec vous ? une union sur des parchemins ! Nous mettrons ces parchemins en pièces, et l'empire sera scindé. »

Et il ajoute encore :

« J'entends chaque jour la voix plaintive de l'Irlande qui me crie : Dois-je toujours attendre et toujours souffrir ?... Si les Communes étaient sourdes à nos prières, alors nous ferions appel à la nation ; et si celle-ci elle-même se laissait aller à d'aveugles prétentions, nous rentrerions dans nos montagnes et nous ne prendrions conseil que de notre énergie, de notre courage et de notre désespoir. »

Paroles vaines que tout cela, dira-t-on ? Non pas. Plusieurs fois déjà la révolution inévitable fut bien près de s'accomplir. En 1782, lors de l'ouverture de la guerre d'Amérique, cent cinquante mille volontaires irlandais se formèrent sous le prétexte de défendre contre une invasion étrangère, et leur premier acte fut d'exiger du gouvernement anglais la liberté du commerce international. Le Parlement céda.

En 1796, cent mille hommes levés par les United Irishmen attendaient une expédition française qui ne put aborder dans la baie de Bantry. Nouvelle rébellion en 1797, nouvelle insurrection à Dublin en 1803. En 1840, à l'époque où se passe ce récit, on vient de voir par les paroles d'O'Connel à la Chambre des Communes l'état d'esprit des Irlandais.

C'est que, dans la verte Érin, la misère des villes et des campagnes est cent fois plus grande que dans n'importe quel pays.

Allez voir à Dublin, du côté de Saint-Patrick, dans le quartier des « Libertés ». Les maisons y suent la pourriture et la crasse, et tout ce qu'on en voit à l'extérieur, tout ce qu'on en devine de l'intérieur vous fait reculer de dégoût. Ici, la boutique à auvent où s'étalent d'infects quartiers de lard rance, où l'odeur du suif vous prend au nez, et des pommes de terre pourries à côté d'un tonneau de mélasse ; là, l'antre d'un fripier, où sont suspendues les guenilles les plus innommables et, personnage plus innommable, plus hideux encore, le fripier lui-même, le banquier des gueux, celui chez qui on vient le samedi soir, pour aller à la messe le dimanche, retirer la paire de souliers qu'on réengagera le lundi. Et, toutes les quatre ou cinq maisons, une taverne, où l'on peut boire du porter, du gin et du whisky jusqu'à ce qu'on soit ivre et qu'on vous jette à la rue, dans le ruisseau boueux.

Oh ! comme l'Angleterre les protège et les encourage, ces public-houses où le peuple Irlandais, hommes et femmes, peut s'abrutir à loisir ! Ceux-là ne sont plus dangereux, qui sont toujours ivres !... Est-ce bien vrai ? quand ils le sont à demi ou quand ils cessent de l'être, leur haine est vive et, qu'ils aillent au meeting ou qu'ils en reviennent, ils passent par le public-house. À ce moment ils ont la tête chaude et, pour faire d'un ivrogne un révolté, il ne suffit que d'un mot.

Que dire du spectacle de la rue à Dublin ?... Des êtres revêtus de loques crasseuses, rongées de vermine ; des femmes hâves, traînant des savates éculées et la tête couverte d'un fantastique chapeau orné de roses ; et des belles filles superbement drapées dans des guenilles, vouées fatalement à la prostitution ; et des gamins qui piaillent, mendient, se battent et se roulent dans l'ordure... Et tout ce peuple bon, cependant, respectueux envers les étrangers, se confondant en formules de politesse... Pauvre peuple de Dublin et des villes d'Irlande !

Et la campagne, en veut-on un exemple ? Il suffit de citer le rapport des commissaires chargés par le Parlement anglais, en 1829, de présenter l'état du peuple :

« Les chaumières où résident les habitants de ces districts sont les plus misérables réduits qu'êtres humains aient jamais habités. Nous en avons visité plusieurs milliers qui se composent en général d'une seule chambre dans laquelle douze, quatorze ou seize personnes croupissent ensemble, où souvent trois ou quatre familles sont confondues pêle-mêle. Le plus grand nombre de ces cloaques est sans cheminée ni fenêtre et l'entrée de quelques uns est si basse qu'on est obligé de se plier en deux pour y pénétrer. La porte n'est autre chose qu'un bloc de pierre et, dans presque tous ces réduits, il est impossible de trouver un meuble ou un fragment de meuble. Les misérables qui les habitent gisent sur le pavé où sont étendues quelques poignées d'une paille fétide ou seulement du sable pris sur le bord de la mer. Ces infortunés ne sont couverts que de lambeaux surchargés de vermine. »

Est-ce à dire que ce soit chez l'Irlandais paresse ou saleté héréditaire ? Pas le moins du monde. Si l'Angleterre ne l'avait fait si misérable qu'elle l'obligeât à descendre si bas, il serait resté fier et libre. Il est pauvre au dernier degré, mais il n'est point dégradé, sinon momentanément, par l'ivrognerie que l'Angleterre propage. Si l'on voit des femmes en quantité, au sortir des tavernes, rouler dans la fange, par contre les superbes filles d'Érin sont de merveilleuses amantes dont le corps vibre, dont le cœur chante et qui seraient dignes d'être aimées et respectées si le sceau de la misère ne marquait leur front, si la faim ne leur tenaillait les entrailles. Tout leur crie : Vends-toi pour avoir du pain ; tes lèvres sont sèches, ta gorge est brûlante : vends ton baiser, vends les splendeurs de ta gorge ; et tu n'auras plus soif, et tu n'auras plus faim !

Elles sont belles comme des reines et, le long des rues, on les voit qui mendient, de leur voix douce et triste. Qu'on vienne à exiger d'elles, pour une légère aumône, le don magnifique de leur beauté, et les voilà qui se livrent : tôt ou tard il faudrait le faire. Quelques années plus tard, on les retrouve déchues, fanées, ivres à la porte d'un public-house, et quand ce sont des Anglais qui les ont souillées, ils ne se détournent même pas et piétinent sur leurs corps.

Mais à quoi bon s'arrêter davantage aux souffrances de ce peuple vaincu, enchaîné et brisé ? À quoi bon sonder la plaie purulente que l'Angleterre entretient et aggrave au flanc de l'Irlande ? Ce ne sont pas des paroles qui la sauveront, mais des actes. Les Fitz-Gérald, les O'Connell, les William O'Brien, ont entretenu la flamme sacrée en souffrant eux-mêmes pour leur patrie et, grâce à eux, les traditions d'honneur et de haine sont restées vivaces dans le cœur de tous.

Quand, en 1848, William Smith O'Brien, traqué et sa tête mise à prix, dut se cacher dans la campagne irlandaise, des centaines de malheureux, grelottant de faim et de fièvre, connurent sa retraite et pas un d'eux ne fut tenté par les cinq cents guinées promises à celui qui le livrerait.

Que ne saurait-on faire avec de pareils hommes quand on sait leur parler, les entraîner ? Pourquoi auraient-ils peur de la mort, la vie leur étant cent fois plus pénible ? S'ils s'en vont, s'ils quittent leur toit, -- quand ils en ont un, -- les leurs ne seront pas plus affamés, pas plus malheureux ; et du moins ont-ils au cœur l'espoir du triomphe, de la justice qui va enfin sonner pour eux et pour leurs frères. Que le libérateur vienne, qu'il se montre et qu'il ne craigne pas de faire trop de victimes pour le salut de la cause !... La lutte entre l'Angleterre et l'Irlande se présente sous deux faces : la famine, et l'Anglais est toujours vainqueur ; ou le combat à main armée, qui ne vas pas sans que beaucoup d'Anglais meurent. Demandez à Paddy ce qu'il aime le mieux : de voir engraisser John à ses dépens, ou de le découdre d'un coup de poignard pour lui faire rendre gorge ?

Or, l'Irlande attendait son libérateur, -- car elle est toujours prête à le suivre, quel qu'il soit, -- et celui-ci allait venir.

En quittant l'Australie, la flottille de Fergus O'Breane se dirigeait à toute vapeur vers les côtes d'Érin, et celui qui la commandait, la tête enfouie dans ses mains, sombre et rêveur, étudiait le moyen de porter le coup décisif grâce auquel sa patrie serait libre et lui-même vengé.

Il sentait le poids énorme de sa mission, supportait les difficultés de sa tâche. La Grande Famille n'existant plus, ou tout au moins n'existant pas à la façon dont il l'entendait, et le succès étant impossible avec la poignée d'hommes dévoués dont il disposait, il allait falloir en faire le moyen d'une coalition nouvelle, rester encore quelque temps dans l'ombre avant d'agir ouvertement et organiser la victoire avant d'en tenter les chances.

Le projet du marquis de Rio-Santo était de ressusciter l'ancienne ligue des United Irishmen , d'en faire une association puissante, rapidement levée, solidement encadrée, prête à agir avec la promptitude de la foudre, avant même que l'Angleterre eût pu se douter de son existence. Pour cela, il ne fallait pas de discours de tribune, il ne fallait point faire appel à l'éloquence d'O'Connell et d'O'Brien. Certes, il avait pour eux la plus haute estime et les savait capables d'entraîner les masses. Mais la prison s'ouvrirait inutilement devant eux et peut-être le perdraient-ils lui-même en même temps.

C'était la lutte à outrance contre Albion et celle-ci ne le ménagerait point. Elle avait barre sur lui par la condamnation à mort qui l'avait frappé ; s'il lui avait plu de la braver en Australie et de crier bien haut qui il était, il lui fallait au contraire, en Irlande, se préparer en silence et n'arborer son étendard que le jour où la victoire serait certaine.

Dans sa cabine de la Sournoise , le marquis de Rio-Santo dressait des listes, celle des futurs United Irishmen. IL y avait des noms si glorieux, si sonores, qu'on eût cru lire l'armorial d'Irlande : Daniel O'Sullivan, Brian Mac-Carthy, Patrick Murphy, Maurice O'Connor, William O'Donoghue, Michael O'Riordan, Owen O'Saughnessy, Brennan, Fitzpatrick, Mac-Murdh'ach et autres. À les entendre prononcer, on eût dit le choc des glaives sur des boucliers d'airain. Et ceux qui les portaient, cependant, n'étaient que de pauvres diables, descendants des thanists (princes ou chefs) ; leurs ancêtres avaient eu jadis la suprématie des clans, quand eux-mêmes à cette heure n'étaient plus que des fermiers, ou moins encore, sur les terres qui avaient appartenu à leurs pères.

La liste était longue ; beaucoup déjà avaient été pressentis par des agents secrets de Fergus O'Breane, et du Slieve-Snaght au mont Carratual, c'est-à-dire du nord au sud de l'Irlande, des hommes maigres et blêmes, dont les yeux étincelaient de lueurs mystérieuses, fourbissaient leurs poignards sur les marches de grès des monastères et des châteaux en ruine.

II -- LE SENTIER DU DAIM

Ainsi que quelques années auparavant, deux hommes avaient débarqué auprès de Dumfries, en Écosse, pour, de là, se diriger par des sentiers abrupts vers le château de Crewe, ainsi les deux mêmes hommes, qu'une barque avait amenés sur la grève de la baie de Kenmare, posèrent le pied sur la terre d'Irlande.

Une autre barque, à quelque distance, amenait cinq ou six personnes, desquelles ils ne se préoccupaient point. Ils se mirent en marche sans parler et seulement quand ils furent parvenus au sommet de la falaise, l'un d'eux se retourna et regarda du côté de la mer.

L'analogie entre ce qui se passait à l'une comme à l'autre époque était frappante, car, de même que la première fois, le personnage dont nous nous occupons passa la main sur son front et contempla longuement un bâtiment, qui virant lof pour lof, hésita un moment avant de trouver sa direction, puis, s'amenant au plus près, sous toute sa toile, presque couché sur les flots par la pesée du vent, il mit le cap sur le large et quitta la baie de Kenmare.

-- Randal, murmura le marquis de Rio-Santo en quittant sa pose méditative et en touchant le bras de son compagnon, une nouvelle ère vient de s'ouvrir. Nous voici au sein même du pays que nous voulons sauver. J'ai donné des ordres pour que nos navires ne reviennent pas avant un mois. Nous n'avons plus rien derrière nous, mais, devant, le devoir et la lutte.

Randal Grahame s'inclina et répondit :

-- Allons, milord, on nous attend.

Ils se mirent en marche sans plus parler et c'était à croire qu'ils connaissaient la route aussi bien que celle de Carlisle à Glasgow.

Ils cheminèrent ainsi pendant plusieurs heures à travers la campagne aride, au milieu de ce sol pauvre où quelques bruyères et des ajoncs épineux trouvent difficilement, parmi les marais de tourbe, la nourriture nécessaire à leur minable verdure. C'est à peine si, de loin en loin, ils découvraient quelques champs de pommes de terre, -- ce pain de l'Irlandais, -- poussées en feuilles et ne donnant qu'une lamentable récolte de tubercules, grâce auxquels le paysan peut encore ne pas mourir de faim.

Ils traversèrent quelques pauvres villages, ou plutôt des groupes de dix à douze cabanons au toit de chaume, blotties dans l'ombre de quelque donjon en ruine, qui jadis avait connu la puissance et la splendeur des Mac-Carthy.

Ils marchèrent ainsi jusqu'à la montagne, dont les cimes affreusement nues, déchiquetées et sauvages, semblaient se dresser devant eux comme une barrière. Ces deux hommes que rien ne pouvait arrêter allaient-ils donc s'accrocher aux aspérités des rocs, tenter l'escalade, franchir ces remparts élevés par la nature, indestructibles et éternels ?

Ils allaient droit devant eux et l'on eût pu croire que la montagne s'était ouverte à leur approche, car, dans l'énorme masse de granit qui s'élevait vers le ciel, un chemin était tracé, une fissure étroite, une de ces déchirures que la superstition populaire, dans un pays moins catholique que l'Irlande, attribue de coutume au glaive d'un géant ou d'un dieu en fureur.

La crevasse était là, devant eux, béante et sombre. Le soleil n'y pénètre presque jamais ; les hommes la fuient et les animaux l'évitent. Les chats-huants seuls s'aventurent dans ses profondeurs, tandis que les aigles dorés restent au sommet ou sont accrochées leurs aires. La nuit, on entend le vol des premiers ; le jour, le silence serait profond et lugubre si des filets d'eau ne descendaient de roc en roc, avec un tintement d'argent, en tapissant la pierre de mousse et de lichens.

En regardant de près, on pouvait distinguer des traces de pas légers sur le sol sablonneux et, signe de convention, de loin en loin, quelqu'un avait cassé une branche au bord du chemin. Le marquis de Rio-Santo s'assit sur un rocher et attendit. Bientôt, suivant la route par laquelle il était venu lui-même, apparurent quelques personnes, isolées ou par groupes de deux et, moins d'un quart d'heure après, il avait autour de lui le cavalier Angelo Bembo, le petit Snail, le géant Tom Turnbull et deux femmes : Clary Mac-Farlane et Maudlin Wolf.

À peine tout ce monde était-il rassemblé qu'un hululement retentit au sommet de la gorge. Snail y répondit et la troupe s'engagea dans le défilé de Keim-an-eigh (le sentier du Daim), l'un des endroits les plus sauvages et les plus sûrs de la mystérieuse et sauvage Irlande.

Keim-an-eigh a son histoire, qui n'est point une légende. Longtemps les descendants des O'Sullivan y tinrent tête aux conquérants saxons. Il y a moins d'un siècle, il servit d'abri à un O'Leary qui n'entendait pas la plaisanterie et n'admettait pas l'affront. C'était à l'époque où il n'était pas permis à un catholique de posséder un cheval qui valût plus de cinq guinées. O'Leary en avait un qu'il avait ramené d'Autriche et qui gagna une course. Le propriétaire du cheval battu jeta cinq guinées à la face de son adversaire, en lui disant :

Tenez, papiste, voilà pour votre cheval !

Les guinées n'étaient pas encore à terre que le provocateur, un protestant de Cork, avait le crâne fracassé. O'Leary bondit en selle et gagna le Keim-an-eigh ; la justice n'eut raison de lui que bien longtemps après. Il repose aujourd'hui dans les ruines désertes du monastère de Kilcrea.

Puis ce fut, en 1822, le capitaine Rock qui tint le défilé ; il en coûta de l'argent et des hommes à l'Angleterre pour débarrasser la montagne des rockites . Elle est encore aujourd'hui le refuge des outlaws (hors la loi), qui y fabriquent du potheen (whisky), sur lequel l'Angleterre serait impuissante à prélever le moindre droit. Aussi les gendarmes saxons ont-ils aussi peu de bonheur avec les Irlandais qui tiennent les défilés de la montagne que les gendarmes de France avec les Corses qui prennent le maquis.

Tel était le lieu redoutable où Fergus O'Breane avait résolu d'établir son quartier général, le centre de ses opérations et le berceau de la nouvelle ligue des United Irishmen .

Bientôt, avec sa suite, il quitta le chemin qui se déroulait au fond de la gorge et prit un sentier sinueux et étroit menant vers les hauteurs. De temps en temps, sous les pas des voyageurs, un caillou roulait, dégringolait la pente, et c'était le seul bruit qui troublât la solitude de ce désert. Le chef était muet, personne derrière lui n'osait parler ; lui seul, d'ailleurs, paraissait égaler en grandeur la majesté de la montagne ; les autres se sentaient petits devant lui et devant elle.

Un nouveau hululement retentit, tout proche. L'homme qui l'avait fait entendre avait jadis guerroyé en Vendée, parmi les chouans. Il était le digne descendant de ces quatre cent cinquante mille Irlandais qui, de 1691 à 1745, vinrent mourir derrière les plis du drapeau français ; de cette vaillante brigade irlandaise qui chargeait à Fontenoy les protestants anglais au cri de : « Souvenez-vous de Limerick, et de la foi saxonne ! » ; de ceux qui combattirent derrière Lauzun, derrière le maréchal de Berwick ; de ceux qui nous léguèrent Mac-Mahon.

C'était un vieillard à cheveux blancs qui s'appelait Daniel Mac-Carthy et qui, de quelque côté qu'il portât ses yeux vers les châteaux en ruine des comtés de Cork et de Kerry, pouvait affirmer qu'un de ses ancêtres y avait vu le jour.

Au bord d'une sorte de terrasse à laquelle on ne pouvait accéder que par la fissure d'un rocher, il attendait, son poignard à la main. En bouchant l'ouverture avec son corps, il pouvait interdire le passage à cent hommes.

-- Je suis Daniel Mac-Carthy, dit-il ; êtes-vous Fergus O'Breane ?

-- Oui, répondit celui-ci.

Soyez le bienvenu, murmura le vieillard, et que Dieu vous conserve, pour la gloire et la liberté de l'Irlande !

Les deux hommes se serrèrent la main et Rio-Santo mit le pied sur la terrasse où les autres le suivirent. Il était désormais chez lui, dans une forteresse imprenable où l'Angleterre ne lui pouvait rien. Il allait transformer la montagne en volcan, en faire jaillir la lave qui s'en irait, franchissant le canal Saint-Georges, rouler vers Londres, incandescente et vengeresse. Il parcourut des yeux l'horizon, tourna son regard vers la grande île maudite et, le bras étendu vers la cité sanguinaire et féroce, les cheveux au vent, gonflant sa poitrine, il cria ce mot que les échos répercutèrent à l'infini :

-- Liberty !

Ce cri-là n'était pas seulement le sien ; c'est celui que poussent tous les Irlandais, celui des bateliers du Long Range qui promènent des touristes anglais. Allez les entendre au pied de l'Eagle-Nest quand ils conversent avec l'écho :

Well, Pat ? How do ? All right ? Do you get on, and have all joy that we can have before we get liberty ?
(Eh bien ! Pat (Patrick), comment cela va-t-il ? Bien ? Les affaires marchent-elles et avez-vous toute la joie dont vous pouvez jouir tant que nous n'aurons pas conquis la liberté ?)

Tout le commencement de la phrase n'est rien ; il n'a qu'un but : amener la fin. Le dernier mot retentit, roule, se répercute, revient et s'en retourne. Les bateliers du Long Range jureraient que les membres du Parlement de Londres l'entendent et tressaillent sur leurs sièges de Westminster.

Les flancs de la montagne, vus dans leur ensemble, paraissent arides, désolés, et de gigantesques murailles de rochers, des blocs énormes, grisâtres, affectant les formes les plus bizarres, se dressent, hérissent ou barrent le plan incliné presque à pic.

Et pourtant, l'œil ne se fatigue pas à regarder ces masses de granit, car tout autour s'étale de la verdure. La terrasse sur laquelle les voyageurs se trouvaient présentait tout particulièrement un aspect ravissant. Dans les interstices des rochers avaient poussé des fougères, des touffes de houx, des saxifrages et des sorbiers dont les baies rouges piquaient une note gaie parmi ce mélange de plantes et d'arbustes.

Daniel Mac-Carthy écarta de la main un rideau de chèvrefeuille qui tapissait tout un pan de rochers, et derrière se montra l'entrée d'une grotte profonde et vaste, capable de donner abri à plus de cinq cents personnes. Le sol était recouvert d'un sable fin, la voûte élevée ne laissait suinter aucune humidité. À certains endroits, des portes grossières, mais solides, isolaient des parties de la grotte, en faisaient des pièces séparées, dont plusieurs étaient éclairées par un jet de lumière se faisant jour par des fissures dans le rocher.

Cette caverne n'était pas la seule ; en suivant un sentier de chèvres qui courait le long de la pente, on trouvait encore cinq ou six autres excavations plus ou moins spacieuses et dont l'entrée était masquée par des lianes ou des bouquets d'arbousiers.

Il n'avait point été besoin d'aménager le tout pour recevoir Rio-Santo et les siens. La chose avait été faite jadis par Arthur O'Leary et par le capitaine Rock, qui y avaient vécu assez longtemps pour y introduire un semblant de confort.

On pourrait s'étonner toutefois que beaucoup d'Irlandais, n'ayant ni feu ni lieu, n'eussent pas songé à venir s'installer là avec leur nichée. L'explication en est toutefois assez simple : en dehors de la difficulté de s'y procurer des vivres, il fallait, pour s'y établir, rompre en visière avec l'humanité et se vouer au métier de bandit, car on était dès lors considéré comme tel par les autorités et les forces locales et, si l'on était pris, exécuté presque sans jugement.

Il ne passait presque jamais personne dans le défilé et le rôle de bandit in partibus , avec toutes ses conséquences sans aucun profit, ne tentait pas même les plus malheureux, qu'une sorte de superstition éloignait d'ailleurs de ce lieu sombre et redoutable.

Depuis les rockites, -- à part quelques êtres pourchassés qui avaient cherché là un abri pendant une nuit ou deux, -- les grottes étaient demeurées inoccupées et intactes. Dans plusieurs, des tables et des bancs rustiques étaient même encore debout, semblant attendre que de nouveaux convives vinssent s'y asseoir, et des débris d'armes rouillées, des ossements blanchis d'hommes et d'animaux gisaient dans les coins.

Celle où pénétra Fergus O'Breane ne contenait aucun de ces vestiges, grâce au vieillard qui, prévenu de son arrivée depuis quelques jours, avait eu soin de mettre les lieux en état de le recevoir.

Le marquis avait entendu parler jadis du Keim-an-eigh et de ses cavernes, et son père, Chrétien O'Breane, qui les connaissait bien, lui en avait fait souvent la description quand, au cours des souffrances endurées dans les taudis de la petite Irlande, il regrettait les beautés de sa délicieuse Érin. Ces récits avaient frappé l'imagination du jeune homme, ils s'étaient gravés dans son souvenir. Aussi, quant vint l'heure de porter son action sur le sol même de l'Irlande, songea-t-il tout de suite à ce sentier du Daim, qui sabre la montagne sur une longueur de plus de deux milles et peut offrir toutes les ressources d'une forteresse.

Il ne le regrettait pas à cette heure et se rendait parfaitement compte de quelle utilité allait être pour lui ce nid d'aigle, jusqu'où ne sauraient jamais s'élever les vautours anglais. De là, il allait rayonner, planer sur l'Irlande, et la vue, dans le lointain, de Londres enfoui dans la brume, stimulerait chaque matin sa vengeance. De tous les comtés environnants, en se glissant par les sentiers ardus, insaisissables, invisibles, et agissant, les vieux chefs de clans, les fermiers évincés, les mécontents, les révoltés, les martyrs viendraient prendre le mot d'ordre, et plus tard, bientôt...

-- Plus tard !... bientôt !...

Le marquis de Rio-Santo répéta tout haut ces deux mots et son regard eut une lueur d'acier.

Randal, murmura-t-il, ceci vaut mieux que nos taupinières d'Australie, mieux même que les souterrains de Crewe. Nous nous sommes élevés en même temps que notre tâche et nous serons si près du ciel que nous pourrons converser avec nos ancêtres, les martyrs irlandais, et leur demander de nous donner la victoire.

Pendant les jours qui avaient précédé, Daniel, aidé de deux hommes sûrs et dévoués, avait apporté dans les grottes les choses les plus indispensables : des hamacs, de la fougère sèche et des couvertures pour les lits ; quelques ustensiles de cuisine et des provisions de bouche. Le cavalier Bembo, avec Maudlin, fut chargé d'assigner à chacun sa place, d'organiser l'installation pour un séjour qui se prolongerait pendant plusieurs semaines, peut-être plusieurs mois.

Dès le soir, à la tombée de la nuit, le désert du Keim-an-eigh commença à prendre vie, comme au beau temps où les rockites se glissaient dans les ténèbres pour des expéditions nocturnes. Des hommes dont le pied ne bronchait point sur les aspérités des rocs sillonnèrent le défilé ; personne n'eût pu les entendre marcher. Ils allaient isolément, s'arrêtaient au moindre bruit. Il n'eût pas fait bon s'attaquer à eux, car chacun d'eux avait un poignard sous ses vêtements.

Qui eût pu les compter eût été stupéfié de leur nombre. Il y avait là des vieillards aux cheveux blancs, des hommes mûrs et quelques jeunes gens ; des fermiers, des pâtres, des pêcheurs ; les uns portaient des vêtements relativement convenables, les autres étaient à peine vêtus, les genoux et les coudes se montrant à nu sous l'étoffe trop usée. Mais tous avaient dans les yeux la lumière et la foi, et ils allaient vers l'étoile, comme jadis les bergers de Nazareth.

En arrivant auprès de la caverne devant laquelle se tenait Daniel Mac-Carthy, chacun d'eux découvrait devant lui son visage, montrait la franchise de son regard. C'était là le seul mot de passe et celui-là suffit dans ce pays, quand on a fait appel à ceux qui veulent revendiquer les libertés de l'Irlande. Nous avons dit déjà que le plus misérable des Irlandais ne trahirait jamais un de ses chefs, quelle que fût la somme offerte. O'Brien ne fut dénoncé que par un Anglais, agent de chemin de fer de Dublin ; or, la vie lui fut rendue si pénible, à ce traître, qu'il essaya de se consoler en buvant et mourut peu après du delirium tremens. Quand on parle de lui aux Dublinois, ils ont un haut-le-corps de dégoût et une flamme de colère dans les yeux.

Tous ceux qui défilaient devant Daniel Mac-Carthy avaient été personnellement et verbalement convoqués par lui, sous le sceau du secret. Il était sûr d'eux comme de lui-même. Quand il les eut tous reconnus au passage, lui-même écarta le rideau de feuillage et pénétra dans la grotte.

Un grand manteau de silence était épandu sur le Keim-an-eigh tout entier et le même silence planait sur la tête des deux cents hommes réunis dans la caverne, debout, la tête nue les plus vieux en avant.

Ils ne connaissaient pas celui qui allait se montrer à eux comme le libérateur. Ils ignoraient quels liens pouvaient exister entre lui et l'homme du même nom, dont ils avaient, -- une faible partie d'entre eux au moins -- appris jadis la condamnation et l'évasion qui avait fait tant de bruit à Londres. C'est que le Parlement et le tribunal, on s'en souvient, avaient présenté alors Fergus O'Breane comme un aventurier et un voleur, en passant sous silence ses visées politiques. Mais on ne se méprend point, dans l'île, quand l'Angleterre condamne un sujet irlandais de marque, et chacun, sous les motifs apparents du jugement, va chercher les causes secrètes et les devine.

Parmi ceux qui étaient là, aucun ne songerait à se retirer si l'homme qui avait mis sa confiance en eux était le condamné d'Old-Bailey. Bien plus, ils lui en feraient un titre de gloire. Ils avaient hâte de le voir, de lui entendre dire ce qu'il réclamait d'eux.

M. le marquis de Rio-Santo s'avança, froid et calme, son beau front relevé, et promena son regard sur l'assistance. Aucun des yeux attachés sur les siens ne se baissa, car aussitôt une sorte de courant magnétique s'établit et, derrière les prunelles ardentes, se fit dans les cerveaux la communion des volontés et des courages. L'un n'eut pas besoin de dire :

-- Je serai le maître qui ordonnera, vous les bras qui exécuterez. Êtes-vous prêts à m'obéir sans discussion et sans contrôle ?

La soumission tacite s'était produite d'elle-même, sans parole et par la seule présence de Rio-Santo. Jamais le pouvoir qu'avait celui-ci d'attacher à son char qui il voulait ne s'était manifesté avec autant de promptitude et d'éclat que ce soir. Car tous ces hommes avaient en même temps tressailli à sa vue ; la flamme de son énergie était passée en eux par le seul canal d'un regard sympathique et ardent dans lequel s'était révélée l'âme de la patrie.

Le marquis releva sa belle tête fière et le charme de sa voix acheva d'impressionner ses auditeurs :

-- Mon nom est Fergus O'Breane, dit-il ; mon père, Chrétien O'Breane, était un gentilhomme de la province de Connaugh.

-- J'ai connu Chrétien O'Breane, murmura un vieillard. Il était digne et probe ; comme beaucoup d'entre nous, il a été victime et il a souffert.

Le marquis considéra avec intérêt celui qui venait de lui répondre et reprit :

-- Il a plus souffert encore que vous ne pensez et ses souffrances furent la cause initiale de ma vengeance. Si quelqu'un de vous veut connaître mon histoire, il faudra se résoudre à l'apprendre par d'autres lèvres que les miennes. Elle tient tout entière entre le jour où mourut mon père et celui où vous m'aurez aidé à planter le drapeau de la Liberté sur le sol de l'Irlande ! J'ai porté la sape et la mine au pied de la tour d'orgueil dans laquelle s'enferme l'infamie anglaise et si, parmi vous, quelqu'un voulait savoir pourquoi don José Maria Tellès de Alarcaon, marquis de Rio-Santo et grand de Portugal, ne s'est point balancé à la potence dressée pour lui jadis devant Newgate, je lui répondrai : C'est que ce soir il me fallait être ici, mes frères, dans cette gorge du Keim-an-eigh, pour vous crier : Debout ! il faut vaincre !... Et, pour vaincre, il faut agir ; pour régénérer la patrie, il faut du sang !... Nous allons lever l'étendard noir et rouge de la révolte ; pour qu'il reste debout, pour que ni le vent, ni les passions, ni les siècles ne puissent l'abattre, il faudra entasser autour de sa hampe les cadavres de nos ennemis et beaucoup des nôtres !... Mes frères qui m'entendez, êtes-vous prêts ?

III -- LES CONJURÉS

Il n'était pas un des hommes présents qui n'eût entendu, dans quelque meeting, les deux grands patriotes Irlandais, O'Connell et O'Brien, revendiquer les libertés de la nation opprimée. Mais tous les meetings ont le même sort, dans ce pays surtout : ils ne produisent que de la prison pour les orateurs. Bien qu'il se plaigne sans cesse de son esclavage, l'Irlandais y est résigné. Il a conscience qu'il ne devrait point en être ainsi et, si on le lui rappelle, l'impression qu'il en ressent sur le moment est très vive. Une heure après il n'y paraît plus ; son effervescence est calmée, tombée à plat, et sa lutte se borne à une résistance passive autant que têtue dont l'Angleterre n'aura jamais raison. Par là même, il n'en sortira point de grandes choses.

Le marquis de Rio-Santo n'était point sans connaître ce côté faible du caractère de ses compatriotes et savait comment y remédier. S'il consentait à se montrer ce soir à ceux qui devraient diriger ensuite le mouvement, s'il leur parlait et se préparait à leur faire connaître ses projets dans leurs grandes lignes, c'est qu'il le jugeait indispensable. Mais dès qu'il aurait déchaîné le tourbillon et soulevé la tempête, les événements seuls leur diraient ce qu'il faisait.

Ce n'était point des phrases qu'il leur apportait, ni des promesses vaines, mais la vie de l'action dès demain, peut-être dès ce soir. Quand il en eut fini des paroles énergiques et violentes par lesquelles il leur transmettait son appel aux armes, tous comprirent que le moment solennel était venu et que chacun d'eux allait jouer sa vie, Fergus O'Breane en tête.

Un grand frisson secoua la chevelure blanche des vieillards, dont les veines étaient remplies de ce sang généreux des thanists, des bubons et des chefs de clans de jadis. Les O'Sullivan, les Murphy, les O'Connor, les O'Leary et tant d'autres, qui portaient des noms glorieux, à présent déchus et inclinés devant l'autorité des landlords et sous le despotisme des capitaines anglais, secouèrent ce lourd sommeil de l'esclavage qui pesait sur leurs têtes abaissées.

-- Je connais vos noms, je sais qui vous êtes tous, reprit le marquis d'une voix éclatante. Tels d'entre vous comptent parmi leurs ancêtres des rois de Munster, des princes de Donegal, d'Autrin et de Limerick. Et vous courbez vos fronts sous la misère ; en voyant vos loques, on se demande si vous êtes des hommes libres, ou bien des voleurs et des mendiants !... Vous vous cachez dans des trous comme des hiboux, vous n'osez plus regarder en haut le soleil qui luit et le vol des aigles dans l'espace. Vous rampez devant vos tyrans et c'est tout juste si vous ne léchez pas la main qui vient de vous frapper au visage.

Sous cette virulente apostrophe, des poings se crispèrent et l'on vit le rouge de la honte monter à certains fronts. C'était ce que voulait Rio-Santo : réveiller la torpeur de ces hommes engourdis par des années d'oppression et de malheur, en faire non pas seulement des braves, mais des lions.

Il s'avança vers un jeune homme très pâle parce que le sang de ses pères venait de se révéler en lui et lui criait qu'il ne faut point tolérer l'insulte, d'où qu'elle vienne. Descendant des comtes de Kildare et maintenant batelier sur les lacs de Killarney, il se sentait pris de colère en présence de cet inconnu qui paraissait les tenir tous pour des pusillanimes et presque des lâches.

Fergus O'Breane l'avait deviné. Lui posant la main sur l'épaule, il plongea dans les yeux de l'Irlandais son regard tranchant et profond :

-- Sais-tu ce que c'est, lui dit-il, que d'aiguiser un poignard et de le plonger dans la poitrine de son ennemi ?... Tu as vingt ans au moins et tu n'as jamais tenu un homme au bout du canon de ton pistolet. Voici le mien, prends-le et tu vas me viser à dix pas : il faut faire tes preuves, si tu veux être quelqu'un parmi ceux qui vont me suivre et redevenir un jour comte de Kildare.

Il tendit son arme au batelier et alla se placer à dix pas, les bras croisés. En ce moment, M. le marquis de Rio-Santo était magnifique d'audace et de fierté.

-- Ne tirez pas, Kildare, s'écrièrent à la fois plusieurs vieillards.

-- Si d'autres que moi prétendent donner des ordres, dit Fergus d'un ton sec, que ceux-là se retirent. Visez au front, jeune homme, et gardez-vous de trembler.

Un silence plein d'angoisse planait sur l'assistance. Rio-Santo se détachait nettement et le sourire aux lèvres, sur la paroi de la grotte. À quelques pas de lui, le cavalier Bembo et Randal Grahame demeuraient impassibles, comme s'ils eussent assisté à un jeu sans danger. Les Irlandais, remplis d'admiration, se demandaient quels étaient ces gens, qui affectaient un si profond mépris de la mort.

Le batelier se raidissait pour dominer son émotion et tout le vieil orgueil de la race dont il était issu remontait en lui ; mais le sang bouillonnait dans son cerveau, des nuages passaient devant ses yeux. Il essaya de viser ; il ne put : le bout de son canon oscillait.

-- Trop à droite, dit le marquis avec un étonnant sang-froid... Assurez votre main... jeune homme, votre arme trace des lacets.

Kildare appuya sur la détente et fit feu : la balle s'aplatit contre le granit et de toutes les poitrines soulagées monta un soupir de délivrance. Fergus n'avait pas fait un mouvement et le projectile, par hasard, était passé pourtant bien près de sa tête.

Soudain le jeune homme s'avança vers lui : il n'était plus pâle et tout son sang, au contraire, lui affluait au visage :

-- Tout ceci ne signifie rien, milord, s'écria-t-il, car l'épreuve a été pour vous et non pour moi. Mon honneur exige maintenant que l'expérience soit tentée en sens inverse et que je serve de cible à mon tour. Si Votre Honneur me refuse cette satisfaction, on repêchera mon cadavre demain matin au bord du lac de Killarvey.

Une noble flamme illuminait son regard et le marquis eut conscience d'avoir rencontré un brave :

-- Votre demande me plaît, dit-il, et ce serait vous faire insulte que de vous opposer un refus... Cependant vous êtes bien jeune pour mourir, mon ami, car je ne manque jamais mon but... Ceci n'est pas dit, croyez-le bien, avec l'intention de vous refuser l'épreuve du feu qu'il est de votre devoir de réclamer. Je vous tiens désormais en assez haute estime pour ne point vous faire cet affront ; et si ma balle, ce qui est probable, doit vous atteindre, avant que cela soit, je reconnais devant tous ici votre vaillance et votre grand cœur... Bon sang ne saurait mentir : vous êtes digne des comtes de Kildare !

Un murmure d'approbation courut dans les rangs parce que beaucoup espéraient que la nouvelle épreuve ne serait point tentée. Rio-Santo en jugeait autrement : ce n'était pas seulement celui-là qu'il voulait éprouver, mais tous les autres avec lui. Si cette mise en scène était quelque peu théâtrale, elle n'en était pas moins opportune en ce qu'elle resterait gravée dans l'esprit de ces hommes à qui il allait avoir beaucoup à demander.

Le batelier était allé se dresser en avant de la paroi, à la place occupée naguère par son adversaire. Comme lui, il s'était croisé les bras et attendait.

-- Il est temps encore de réfléchir, dit froidement le marquis. Si vous avez une vieille mère...

-- Mais visez donc... et tirez ! rugit Kildare.

Rio-Santo sourit :

-- Vous perdez votre sang-froid, dit-il ; vous aurais-je jugé avec trop de précipitation ? Pour être un vrai brave, jeune homme, il faut apprendre à voir venir la mort, non pas celle qui fond sur vous comme la foudre, mais celle, au contraire, qui s'avance lentement et sûrement, celle qu'on sent, qu'on entend, qui vous parle déjà et qui va vous étreindre bientôt...

-- C'est vrai, répondit le jeune homme avec un flegme imperturbable ; et c'est grand dommage, je l'avoue, que la leçon donnée par vous ne doive pas me servir plus tard.

Puis il ajouta, en se tournant vers le cercle de ses compagnons :

-- Vous tous, regardez bien comment il vous faudra mourir pour l'Irlande. Il n'y a qu'un instant, nous ne connaissions pas cet homme et nous savons maintenant que c'est plus qu'un homme : c'est le libérateur de la patrie, attendu depuis si longtemps. Il me demande ma vie : je la lui donne. Que chacun de vous en fasse autant demain et par la suite, quand il le faudra, quand il vous le dira : les derniers survivants verront l'Irlande libre !

Ces paroles vibraient dans le profond silence gardé par tous et nul ne songeait à discuter l'inutilité du meurtre qui allait se commettre. Fergus venait de peser la valeur de cet héroïque adolescent ; il lui assignait d'avance une part dans son amitié, une place dans ses projets. Mais son visage était si impénétrable que personne ne pouvait le deviner, à l'exception peut-être de Randal et de Bembo.

-- Vous l'avez voulu, murmura-t-il. Que votre volonté soit faite et que Dieu vous protège !

Pendant les deux ou trois secondes qu'il employa à viser, on n'eût pas même entendu la respiration des poitrines. Kildare eut le temps de voir le canon exactement dirigé vers son front et ne sourcillas pas : la détonation se répercuta sous la voûte et le chapeau du jeune homme, troué de part en part, s'abattit derrière lui. Il était un peu pâle, mais il souriait.

Alors, Fergus O'Breane marcha vers lui, le prit dans ses bras et l'embrassa :

-- Kildare ! dit-il, vous êtes désormais mon frère et vous verrez la liberté de l'Irlande !... Partout où j'irai, vous serez avec moi et, si je le puis, je vous rendrai votre comté, votre richesse et la gloire de votre nom... J'avais un peu moins que votre âge quand j'ai juré de briser la puissance anglaise ; depuis lors, sachez-le, pas une minute de ma vie n'a été consacrée à un autre but.

-- Je fais aujourd'hui le même serment, murmura Kildare ; je le fais devant Dieu, sur mon poignard. Quoi que vous en ayez dit tout à l'heure, elle était prête cette lame, le seul héritage qui me soit resté de mes pères.

Il avait tiré de ses vêtements une arme magnifique, à poignée ouvragée et ciselée. Alors, l'ayant plantée au milieu de la table dressée au centre de la grotte, afin que la garde parût une croix sur laquelle on pouvait jurer, il étendit la main et prononça son serment :

-- Je jure, dit-il à haute voix et de façon à être entendu de tous, d'obéir désormais à celui que le ciel nous envoie. Je jure de défendre sa vie et de donner la mienne pour le triomphe de sa cause qui sera le salut de l'Irlande !

Alors, les autres s'avancèrent un à un, les vieillards, les hommes faits et les adolescents : les bateliers, les fermiers et ceux qu'on eût pris pour des mendiants ; tous ceux qui portaient un nom illustre et ceux qui voulaient illustrer leur humble nom. Tous ils vinrent, tête nue, étendre la main au-dessus du poignard de Kildare et répéter le serment.

Quand ils eurent défilé jusqu'au dernier, le marquis de Rio-Santo s'avança à son tour :

-- Moi, j'ai juré jadis, dit-il, sur le cadavre de Chrétien O'Breane et sur celui de ma mère !... Dieu m'a-t-il entendu ? Je l'espère, puisqu'il m'a donné jusqu'ici la force de suivre mon destin. D'autres m'y ont aidé et gloire à ceux qui sont restés fidèles à leur parole et à leur foi. Parmi eux, il y eut des ambitieux, des faibles, même des traîtres : j'ai cessé de les connaître et je suis venu parmi vous chercher des vaillants et des frères !

Tous aussitôt s'inclinèrent, et Rio-Santo reprit :

-- L'heure est venue de ressusciter l'antique ligue des United Irishmen . Si nos devanciers se sont arrêtés dans leur marche, s'ils ont succombé sous le nombre, sous la puissance et sous la force, ils nous ont légué le devoir de poursuivre l'œuvre sainte ; il nous ont laissé de celle-ci la partie la plus rude, comme aussi la plus glorieuse !... Devant nous, comme devant eux, nos ennemis se dressent nombreux, puissants et forts : opposons-leur des qualités égales et que l'Irlande entière se lève pour la délivrance !... Ils seront impitoyables et féroces !... Ont-ils donc jamais cessé de l'être ?... Des flots de sang couleront de part et d'autre : la terre d'Érin est inondée du sang de nos martyrs et ce sang crie vengeance !... Ils entasseront ruines sur ruines, brûleront vos maisons, dévasteront vos champs : que reste-t-il donc debout à côté de leurs palais, sinon des huttes de misère, et pousse-t-il quelque chose dans vos champs que les constables ne viennent vous prendre au nom des landlords ?... L'heure a sonné, vous dis-je ; cette nuit est la dernière nuit des ténèbres !... Demain l'aube rouge se lèvera et vous trouvera en route... Allez-vous-en par les comtés semer la révolte du bon droit : abouchez-vous avec ceux qui souffrent, avec ceux qui espèrent ; exigez d'eux le secret et ne poussez pas de clameurs avant que je vous en aie donné l'ordre...

-- Il nous faut des armes, interrompit O'Sullivan. On nous a pris celles que nous possédions, ou nous avons été forcés de les vendre pour acheter du pain.

-- Croyez-vous donc que je vous conduirais au combat comme à une boucherie, les mains vides ? répondit Fergus. Pendant trois nuits, à partir de la prochaine, cinq corvettes qui sont à nous débarqueront des armes sur cinq points différents de la côte irlandaise : à Kenmare, à la pointe Geenore, au cap Loop, dans la baie de Clare et dans celle de Donegal. Vous irez les y chercher, tandis que les highlanders d'Écosse et les riflemen du Sommerset sommeilleront dans leurs casernes de Dublin, de Dundalk, d'Autrim et d'ailleurs, partout où la crosse de leurs fusils va sonner sur notre sol le glas de la puissance anglaise.

À mesure qu'il parlait, le marquis lisait sur le visage de ses interlocuteurs les effets progressifs de l'autorité qu'il prenait sur eux. Jamais ils n'avaient entendu retentir de semblables paroles et les discours d'O'Connell et d'O'Brien étaient loin en arrière. Qui n'a vu l'enthousiasme et la nervosité d'une troupe à laquelle son général vient dire : « On se battra demain au petit jour ! » ne saurait se faire une idée du frémissement qui faisait tressaillir les Irlandais à la voix de leur nouveau chef.

-- Vous avez des fusils, reprit Fergus ; vous aurez de la poudre et des balles... vous aurez aussi de l'or !... Les affres de la misère et de la faim doivent être évitées à ceux qui ont besoin de toutes leurs forces vives pour le combat. Vous achèterez du pain, et ceux qui depuis longtemps ont perdu le goût du roastbeef verront griller devant eux des tranches de viande saignante. Si maigre que soit le bétail en Irlande, il n'ira pas seulement sur les tables anglaises ; nous le paierons à ceux à qui il appartient s'ils sont Irlandais, nous le prendrons aux landlords et aux sujets de Sa Majesté britannique.

Parmi ceux qui l'écoutaient, il y avait des hommes qui, depuis des années, ne connaissaient que le lard rance et la pomme de terre aqueuse et molle poussée dans les marais de tourbe. Les promesses qui leur étaient faites semblaient produire sur eux l'effet d'un rêve ; l'estomac de plusieurs, à l'heure actuelle tiraillé par la faim, leur faisait craindre de voir tout cela s'envoler pour laisser place à la réalité coutumière.

-- Que n'êtes-vous venu plus tôt ? s'écria Daniel Mac-Carthy. Nos bras se sont usés dans l'inaction et beaucoup n'auront plus à vous offrir que leur vieillesse chancelante !

-- Qu'importe ! répondit Fergus O'Breane, si les lions ont enfanté des lionceaux. À vous, vieillards, sera réservée la parole qui entraîne et qui persuade. Glissez-vous dans les chaumières, dans les public-houses ; arrêtez les passants sur la route et dites-leur de vous suivre ; allez chercher vos parents, vos amis, et rassemblez-vous sans donner l'éveil dans les gorges des montagnes, dans les souterrains des vieux monastères. Pendant ce temps, une partie d'entre vous, ceux qui sont agiles et forts, s'en iront chercher les armes sur la côte, les rapporteront à vos repaires ; quand il ne restera plus un seul bras qui ne soit armé, dirigez-vous tous pendant la nuit, par petits groupes, vers le défilé du Keim-an-eigh où je vous attendrai.

-- Y aura-t-il des fusils pour tout le monde ? demanda le vieil O'Sullivan... Nous reviendrons plus de trente mille...

-- Soyez le double et ne craignez rien, repartit le marquis. Ni les fusils ni les munitions ne manqueront et, si ces dernières venaient à faire défaut, on bourrerait les canons de guinées anglaises.

Les assistants n'en pouvaient croire leurs oreilles ; l'or est rare, très rare en Irlande, et l'on y raconte souvent une histoire très vraie, celle d'un agent du fisc venu pour recueillir les impôts et ne recevant ni une pièce d'or, ni même une d'argent, mais dans la nécessité de réquisitionner voitures et camions pour emporter le billon des pauvres fermiers du comté.

Et voilà qu'à ces hommes on parlait de charger leurs fusils avec de l'or, ces guinées à la fois maudites et insaisissables, dont une seule suffit pour faire vivre une famille irlandaise pendant des mois ! Le marquis de Rio-Santo n'était plus pour eux un homme, mais une sorte de demi-dieu, leur apportant non pas seulement la vengeance et la liberté, mais du pain pour eux et pour les leurs.

Quand il avait organisé la Grande Famille, il lui avait bien fallu en faire un tout homogène avec des éléments quelconques. Il s'y était trouvé plus de racaille et de bandits que d'honnêtes gens ; les pontons de Chatham, le pénitencier de Botany-Bay avaient fourni de nombreuses recrues et les gentilshommes de la Nuit étaient aussi bien Anglais et Écossais, qu'Irlandais. On a vu qu'il y avait même des nègres, témoin le géant Absalon.

Longtemps, le marquis de Rio-Santo s'était servi de ces instruments, non sans dégoût toutefois. Il avait obtenu d'eux l'obéissance passive, quelques-uns seulement connaissant son but. Tant qu'on ne peut chevaucher un pur sang, on se contente de ce qu'on trouve. Mais depuis que Fergus O'Breane avait condamné la Famille et celles de ses têtes qui tentaient de lui résister, il sentait sous ses pieds des bases plus solides et sa poitrine s'élargissait.

Aujourd'hui, il s'adressait à ses frères : les Irlandais seuls devaient faire l'Irlande libre. Ils étaient assez nombreux pour triompher, ils avaient au cœur assez de haine et assez d'espoir pour qu'on pût leur demander leur vie sans qu'ils songeassent à la marchander. Une pluie d'or avait seule attaché les autres à son char : ceux-ci accepteraient l'or avec reconnaissance, mais ne le mendieraient jamais. Rassemblés dans la main de leur chef, ils le suivraient partout sans qu'il eût jamais à en soupçonner ni à en surveiller un seul, et les deux cents qui étaient là iraient porter son nom dans la plus humble des chaumières, lui feraient une armée avant huit jours.

De combien de soldats se composerait cette armée ? Il ne s'en préoccupait guère. Quel que fût leur nombre, ils seraient braves, du premier au dernier : c'était à lui de les rendre invincibles.

Pendant près d'une heure, il donna ses instructions aux conjurés, leur indiqua ce qu'ils avaient à faire sur-le-champ. Plus tard, ses lieutenants -- parmi lesquels serait désormais Kildare -- leur transmettraient ses ordres. Mais ils le trouveraient à leur tête les jours de bataille.

Dans la nuit, comme ils étaient venus, les hommes qui n'étaient rien tout à l'heure que de pauvres hères désespérés disparurent par les sentiers rocailleux du Keim-an-eigh. Ils se sentaient tout autres depuis qu'ils étaient devenus des affidés, depuis qu'ils avaient relevé ce nom fameux des United Irishmen que l'Angleterre croyait anéanti, effacé de ses annales sanglantes.

De nouveau il allait luire et resplendir d'un éclat terrible. On allait le voir, scintillant en lettres de flammes sur le drapeau rouge et noir, courir du nord au sud, de l'est à l'ouest de l'Irlande.

Et celui qui tiendrait le drapeau serait le condamné d'Old-Bailey, l'ensevelisseur de Crewe, l'audacieux et insaisissable démembreur de l'Australie. Quel réveil, dans quelques jours, pour le gouvernement et pour le Parlement anglais !

Le marquis de Rio-Santo vint un instant s'asseoir sur un rocher, au bord de la terrasse. Il était pensif, mais il était aussi plus résolu que jamais à la tentative suprême.

Que lui manquait-il pour réussir ? Rien. Il avait la volonté, il avait le courage ; demain, une armée entière lui obéirait aveuglément : il la lancerait à travers l'Irlande comme le flot de lave d'un volcan.

Et il avait de l'or, de l'or anglais, de l'or qui n'entrerait pas dans le Trésor de la Banque, parce que lui, Fergus O'Breane, l'avait arrêté en chemin. Déjà, il en avait rempli les poches des deux cents conjurés, et cet or allait soulager les misères de l'Irlande, faire crouler en même temps la puissance anglaise.

Le marquis de Rio-Santo leva les yeux vers les étoiles et reconnut celle qui le suivait partout : puis il s'en alla dormir.

IV -- DE L'OR

Où le marquis de Rio-Santo avait-il puisé cet or qui devait alimenter la campagne entreprise et dont il faisait largesse ?

S'il s'était plu à terroriser les chercheurs d'or de Melbourne, du moins n'avons-nous point dit qu'il les eût dévalisés. Mais entre la rade de cette ville et l'Irlande, où nous le retrouvons, on peut, quand on est Fergus O'Breane, rencontrer le moyen de s'enrichir.

Après le bombardement de la ville, les cinq corvettes avaient gagné la pleine mer, non point seulement pour prendre le vent ou pour relever les fonds, mais bien pour donner la chasse à un bâtiment royal dont la cargaison allait payer les frais de la danse et remplir les coffres de Rio-Santo.

Ce n'était point un simple navire de commerce, comme on pourrait le croire, mais bel et bien un bâtiment de guerre, solidement armé et spécialement destiné à aller, deux fois par an, chercher en Australie les lingots et pépites revenant au Trésor anglais, pour mieux dire, la part du lion.

Aussitôt arrivé à Londres, cet or était monnayé et déposé dans les caves de la Banque, d'où il sortait à mesure. Rio-Santo, on s'en souvient, avait eu la velléité de le prendre là, tout prêt pour la circulation. S'il n'y avait pas réussi, rien ne l'empêchait de remonter à la source ou de le cueillir au passage.

Pour cela, il nous faut rétrograder quelque peu et revenir très rapidement sur ce qui s'était passé entre l'instant où la flottille avait quitté la rade de Melbourne et celui où elle avait louvoyé le long des côtes d'Irlande.

L'anglais avait sur elle au moins douze heures d'avance et la réputation de ne point s'amuser en route. Il fallait l'atteindre avant qu'il eût doublé le cap de Bonne-Espérance, et livrer un combat en haute mer, et même assez loin de terre pour que personne ne pût dire ce qu'était devenu le navire.

On a toujours prétendu que les gros bâtiments ne valaient rien pour la course et, sans entrer dans des questions ressortissant à l'art naval, il n'en faut pas moins avouer que le Sussex se balançait lourdement sur les eaux et n'avançait pas en proportion de sa grossesse. Peut-être, d'ailleurs, se trouvait-il dans le cas de l'âne portant des reliques et ne jugeait-il pas à propos d'accentuer sa vitesse.

Le capitaine Cork, qui le commandait, était un de ces vieux loups de mer habitués à parcourir la même route depuis des années et qui, comme les cochers d'omnibus, finissent par se persuader que cette route leur appartient. Il lui eût fort déplu, à coup sûr, de trouver un navire dans son sillage et faisant le même chemin que lui, ce qui, après tout, peut se produire, quand même l'un porterait un chargement d'or et l'autre un chargement de charbon.

Au bout de deux journées de marche, ce ne fut pas un navire qu'il aperçut à son arrière, mais bien trois, sans compter deux autres dont la mâture se distinguait tout à fait dans le lointain. Pour lui, d'ailleurs, accoutumé à commander un colosse, ce n'étaient pas même des navires, mais de petits bâtiments négligeables qui avaient grand tort de se risquer en ces parages. Pour un peu, il les eût pris pour des pirogues des naturels d'Amsterdam ou de l'île Saint-Paul, et cela ne l'empêcha point d'aller déjeuner et faire sa sieste, comme doit le faire tout bon capitaine de la marine anglaise.

Sur le pont d'une de ces prétendues pirogues, un homme pensait cependant tout autrement et ne songeait point à faire la sieste. La lorgnette à la main, il suivait la marche du gros navire et souriait dans sa moustache brune. Il s'accouda sur le bastingage et le vent emporta d'ironiques paroles qui s'envolaient de ses lèvres :

-- Avant minuit, murmura-t-il, je serai le maître de cet insolent qui porte un peu de la fortune de l'Angleterre et beaucoup de la mienne.

Le Sussex continua à voguer, la Sournoise de même, mais sans se rapprocher et traînant derrière elle les deux autres coques de noix qui bondissaient sur les vagues. Tous portaient d'ailleurs le pavillon anglais et personne n'eût rien trouvé à redire à leur façon de naviguer en toute liberté dans une mer qui appartient à tout le monde, mais que l'Angleterre croit sienne, comme toutes les mers. Mettez de l'eau dans un sabot : Albion y fera voguer un bateau en papier et dira : le sabot est à moi !... On sait depuis longtemps ce qu'il faut en prendre !...

Le marquis de Rio-Santo avait, -- pour une fois, -- ceci de commun avec l'Angleterre, que l'Océan Indien et l'Atlantique sont à ceux qui savent s'en rendre maîtres à l'instant présent et celui-là même eût été fort mal avisé qui lui eût dit : le Sussex entrera dans l'Atlantique !

La nuit vint. Le capitaine Cork la passa dans une délicieuse quiétude. N'avait-il pas dans sa cale, et jusque dans sa cabine, dans celles de ses officiers, des lingots d'or, de ce bel or vierge dont une partie serait transformée en guinées à l'effigie de la si gracieuse souveraine, l'autre en bijoux merveilleux qui resplendiraient sur les épaules nues des misses et des ladies.

Depuis des années, le brave capitaine véhiculait ainsi sur les flots une grosse part de la fortune de son pays et si l'on eût entassé les lingots et les pépites ramenées par lui à l'embouchure de la Tamise, on eût pu élever une tour d'or massif aussi haute que la Tour de Londres.

C'est une satisfaction pour un homme d'avoir été investi d'une pareille confiance et, quand le capitaine Cork se présentait à l'Amirauté, on le traitait en personnage d'importance. Cela lui vaudrait le titre de baronnet à l'heure de sa retraite, qui devait bientôt sonner.

Dans ces conditions et après une cinquantaine de voyages du même genre qui avaient été menés à bien, malgré ouragans et tempêtes, on comprend que le marin n'avait aucun souci.

Peut-être avait-il tort ? Au matin, il reçut le rapport de ses officiers et put constater lui-même qu'il n'y avait plus aucun bâtiment à l'horizon. La mer était uniformément calme et déserte ; les vagues souples et dociles, caressaient les flancs du Sussex , et le navire allait bonne allure.

Mais c'est souvent au moment où le danger paraît très éloigné et même insoupçonné, qu'il surgit tout à coup.

Dans les parages de l'île Maurice, la vigie signala un bâtiment en détresse qui coupait la route et faisait des signaux de désespoir. À cette époque, peu lointaine cependant, l'Angleterre observait encore sur les mers les règles de l'humanité, bien que ce fût du plus loin possible. On ne pourrait en dire autant à l'heure actuelle et les collisions sont nombreuses en ces temps de vapeur où la vitesse est érigée en principe, où des navires coulent d'autres navires en se rencontrant sur la même route, avec cette circonstance particulière que le navire qui a coulé l'autre est toujours un anglais, lequel s'est enfui sans même porter secours aux naufragés. Qu'Albion ne dise pas le contraire : on a des exemples et des preuves à foison. Et les rapports du bureau Véritas sont là pour servir de preuves. Le capitaine Cork témoigna d'abord de la mauvaise humeur et fit vérifier le pavillon du naufragé. Il le reconnut anglais et sa mauvaise humeur s'accentua. À son avis, il n'était pas permis de se trouver en détresse par une si belle mer. Si le bâtiment eût appartenu à quelque nationalité étrangère, Dieu sait si le bon capitaine s'en fût préoccupé !

Mais la pauvre corvette sombrait. On la voyait s'enfoncer peu à peu et le mieux était de se porter aussitôt à son secours et de recueillir l'équipage, sauf à laisser perdre le bâtiment que le Sussex n'avait point le désir de remorquer.

L'officier anglais allait faire mettre les chaloupes à la mer quand son attention fut attirée sur quatre bâtiments qui, naviguant en sens inverse, accouraient en toute vitesse au secours du naufragé. En moins d'un quart d'heure, tous avaient stoppé dans un rayon excessivement limité dont le Sussex se trouvait presque former le centre et bientôt ils se trouvèrent bord à bord avec lui : le navire en détresse barrait la route.

Le capitaine Cork éprouva la sensation intime qu'une ruse de guerre était employée contre lui et bondit pour donner ses ordres. Mais il était trop tard : le naufragé s'était relevé soudain et une bordée à bout portant, partant à la fois des cinq navires, venait de trouer la coque du Sussex.

Avant qu'officiers et matelots du bâtiment anglais fussent revenus de leur surprise, des hommes, la hache d'abordage au poing, grimpaient le long des bastingages et sautaient sur le pont. Quelques-uns payèrent de leur vie la témérité de leur attaque, mais d'autres les remplaçaient et bientôt le marquis de Rio-Santo, un pistolet à la main, se trouva en face du capitaine anglais :

-- Rendez-vous, lui dit-il, toute résistance de votre part serait inutile.

Cork tira son sabre et fonça droit sur Rio-Santo. Une balle lui brisa le poignet et la lame tomba sur le parquet.

Maintenant, une lutte acharnée se livrait sur le pont. Les marins du Sussex et les abordeurs étaient en nombre égal ; mais les seconds avaient pour eux le bénéfice de leur audacieuse surprise. En moins de cinq minutes, la moitié des Anglais barbotèrent dans la mer et le vaisseau resta au pouvoir des agresseurs, le reste de ses défenseurs étant morts, blessés ou prisonniers.

Tom Turnbull et Paddy O'Chrane tenaient chacun par un bras le capitaine Cork réduit à l'impuissance mais dont les yeux lançaient encore des éclairs de défi à son vainqueur.

Le vieux marin demanda enfin :

-- Qu'allez-vous faire de nous ?

-- Vous couler ! répliqua Rio-Santo sans hésiter.

-- Par ma foi, monsieur, fit le capitaine Cork sans être abandonné par son sang-froid, vous feriez là une impardonnable bêtise... Je ne parle pas pour moi, puisque vous m'avez condamné à l'avance, et que je serais au regret d'être épargné par vous, car pour punir ma stupide confiance, le conseil de l'Amirauté me réserverait un sort encore moins agréable... Mais le bâtiment vaut quelque chose...

-- Il vaut près d'un million de livres, je le sais, défalcation faite de sa carcasse, répondit Fergus O'Breane. Nous sauverons le million et nous coulerons le reste...

-- On ne m'avait point dit qu'il y eût des pirates dans ces parages, fit entre haut et bas le capitaine ; l'Angleterre les retrouvera et saura me venger !...

-- L'Angleterre ne saura même pas en quel point de votre route vous avez disparu et l'or que vous lui portiez servira à sa perte... Il n'y a point de pirates dans ces parages, il y a des vengeurs ! Nul ne pouvait vous prévenir qu'ils seraient sur votre chemin, car vous-même aujourd'hui ne sauriez dire où ils étaient hier, où ils seront demain.

-- Qui êtes-vous ? Il me plairait assez, avant de disparaître, de connaître le nom du forban que vous êtes.

Craignant d'avoir affaire à un ennemi dont la générosité lui vaudrait une mort tout aussi certaine mais moins glorieuse, le capitaine anglais essayait de ce moyen pour l'exaspérer et hâter son propre supplice.

Rio-Santo ne s'y trompa point. Il le toisa un instant du regard et répondit :

-- On a coutume d'être insolent, en Angleterre. Mais le moment est pour vous mal choisi et s'il me plaisait à moi de vous dire mon nom, peut-être trouveriez-vous que c'est imprudent de votre part de trop lever la tête et de m'interroger.

-- Eh ! que m'importe la pudeur ? En suis-je moins votre prisonnier ? En serai-je moins votre victime ? Je veux du moins savoir si je n'ai pas succombé sous les embûches de la France, cette éternelle ennemie de ma nation.

Cet homme tombait dignement et son ennemi lui en sut gré. S'il ne lui était pas permis de l'épargner, du moins voulut-il lui accorder la satisfaction qu'il demandait et lui prouver que son adversaire était de ceux devant lesquels la lutte est impossible :

-- Je suis le marquis de Rio-Santo, répondit-il froidement, et cela doit vous en dire assez, je suppose, si vous avez su ce qui s'est passé à Londres et, dernièrement, à Sydney et à Melbourne.

-- Je l'ai su, répliqua le capitaine Cork. La Banque vous a échappé, vous allez aux sources. S'il n'y avait eu que du plomb dans ma cale, je ne serais pas entre vos mains. Entre les voleurs de grands chemins et vous, il n'y a que la différence de l'audace.

-- Entre eux et moi, monsieur, répondit Fergus O'Breane, il y a une chose que vous oubliez : il y a l'Irlande. L'or que vous emportez irait à ceux qui l'oppriment : il ira à ceux qui la sauveront. Qui vous eût dit que votre cargaison débarquerait à Dublin ?

Cette discussion ne pouvait s'éterniser. Les hommes de Rio-Santo avaient encloué les canons du Sussex et, sous la direction de Randal Grahame avaient commencé le transbordement du précieux métal. Une à une, les lourdes caisses qui le contenaient passaient sur le pont de la Sournoise. Le cavalier Bembo, qui s'était emparé des livres de bord, pointait à la coupée chaque caisse emportée sur le dos des matelots.

Les marins du Sussex , ligotés sur l'avant-pont, poussaient des cris de désespoir qui se perdaient dans le bruit des vagues. Le capitaine Cork s'était, de son côté, adossé à un mât, muet, pâle, les sourcils froncés et oublieux de son poignet brisé, d'où le sang coulait avec abondance. Toute sa vie s'en allait avec ces caisses scellées qui tant de fois avaient fait le chemin avec lui, sous la garde de sa probité, de son honneur, et qu'il eût préféré cent fois voir engloutir au fond de la mer comme les galions d'Espagne.

Le marquis de Rio-Santo s'inclina très bas devant lui, comme on le fait devant ceux qui vont mourir noblement et bravement :

-- Le but que je poursuis, dit-il, me fait une loi de vous sacrifier. D'ailleurs, la vie que j'aurais à vous offrir ne vaut peut-être pas la mort. Voulez-vous que je vous débarque, vous et vos officiers à l'île Maurice ? C'est la dernière chose à laquelle je puis condescendre, étant donné que, suivant mon intérêt, nul ne doit savoir ce qu'est devenu le Sussex.

--* *Ne savez-vous donc pas, répondit-il, que le devoir d'un commandant est de mourir à son bord ? Je m'étonne de tant de scrupules de votre part, vous qui avez enterré deux mille hommes dans les souterrains de Crewe.

Le marquis de Rio-Santo se redressa et son œil étincela d'une flamme rapide :

-- L'Angleterre, s'écria-t-il, a-t-elle jamais compté ses victimes d'Irlande ?... Elle les a tués par le fer, elle les assassine par la faim et n'attend pas même qu'ils soient des hommes, puisqu'elle tarit le lait au sein des mères !... Votre mort et l'or que je viens de vous prendre donneront du lait aux mères d'Irlande !

Fergus O'Breane repassa sur son navire et les cinq corvettes s'écartèrent, laissant le Sussex au centre, immobile et sans personne pour le conduire, puisque tous ses matelots étaient liés. Le drame terrible n'avait pour témoins que le ciel et l'eau, cette eau calme et perfide qui allait engloutir pour jamais, par la volonté d'un seul homme, plus de cent vies humaines.

Sur la flottille de Rio-Santo, les canonniers étaient à leurs pièces, attendant le signal, qui fit cracher aux pièces des flammes et du fer.

Un nuage de fumée glissa sur les vagues, monta vers la voûte céleste, et quand il fut dissipé, les cinq corvettes restaient seules sur la surface liquide. On avait à peine eu le temps d'apercevoir le Sussex , troué en vingt endroits et faisant eau de toutes parts, glissant à jamais de l'avant dans les mystérieuses profondeurs où nul ne viendrait le chercher, parce que nul ne saurait jamais où il s'était enseveli.

Pendant des jours, des semaines, la mer ballotterait les cadavres de ses matelots et de son capitaine, qui viendraient s'échouer sur les côtes de Madagascar ou de la Cafrerie, s'ils n'étaient auparavant dévorés par les requins.

On attendit longtemps le Sussex à Londres. On l'attend peut-être encore. D'aucuns prétendirent que le capitaine Cork avait failli à toute une vie de désintéressement et d'honneur en gagnant, avec son bâtiment chargé d'or, des contrées inconnues. Sa mémoire fut flétrie et jamais personne n'admit qu'il avait fait naufrage, parce que jamais on n'en découvrit aucune trace. Ainsi s'écrit l'histoire.

La légende s'écrit autrement et tous les marins un peu superstitieux vous diront le conte du Grand Hollandais , ce vaisseau-fantôme que nul n'a jamais pu voir et dont parlent tous ceux qui naviguent. Pour les marins anglais, ce vaisseau-fantôme n'est autre que le Sussex qui, parti de Melbourne, il y a bientôt soixante ans, navigue à l'aventure, par beau temps ou tempête, sous la conduite d'un équipage plus que centenaire dont le diable a pris la raison en lui faisant voir beaucoup trop d'or.

Rio-Santo était riche. Qui donc aurait pu le soupçonner d'être pour quelque chose dans la disparition du Sussex ? Eût-on d'ailleurs armé une flotte entière pour le poursuivre et lui reprendre son butin, qu'on ne l'eût point trouvé, ni dans l'Océan Indien, ni dans l'Atlantique. Il était parti pour l'Amérique du Sud avec ses caisses d'or et les avait transformées en monnaie ayant cours, et quand il mit le pied en Irlande, il n'y avait plus dans les coffres de la Sournoise une pièce qui ne fût à l'effigie anglaise et ne pût servir à acheter du pain et des armes pour ses frères d'Irlande.

L'Angleterre allait lui opposer de l'argent et des hommes ; pour lutter il avait l'un et l'autre et les troupes dont il allait disposer ne craignaient pas la mort. Leur vie habituelle était une mort lente, comme progressive ; la faim en avait fait des demi-cadavres où les nerfs seuls conservaient leur force et le cerveau sa vigueur. Quand les loups sont repus, ils restent dans leurs tanières et se lèchent entre eux ; mais le jour où ils ont faim, ils aiguisent leurs crocs et partent en chasse : avant qu'on les ait entendus venir, ils vous ont attaqué.

Le marquis de Rio-Santo venait de montrer aux loups affamés d'Irlande la proie à surprendre et à terrasser. Quelle force les empêcherait de se ruer pour dépecer l'Angleterre ?

V -- APPEL AUX ARMES

Peu de jours après la réunion nocturne provoquée par Rio-Santo, chacun de ses lieutenants se trouvait à la tête d'une véritable armée. Chaque comité avait été avait été joliment travaillé par ses émissaires et, particulièrement dans le comté de Waterford, la récolte d'hommes avait été bonne, grâce à l'influence et à la parole entraînante d'un faux moine qui, sous le nom de Père Mick (Mickaël Mac Coghlan), prêchait la révolte sainte au Purgatoire de Saint-Patrick.

Le 15 août 184., les forces rebelles qui avaient été réunies en différents endroits quittèrent leurs campements respectifs pour marcher vers Dublin. Aux escarmouches, allait succéder la bataille, avant même que le gouvernement de la reine ait songé à prendre aucune mesure pour s'assurer de Fergus O'Breane, les lords de l'Amirauté et du département de la Guerre étant intimement persuadés qu'il n'avait pu avoir l'audace de revenir en Europe et jouissait de son triomphe dans quelque refuge lointain de la Polynésie.

La veille, Angelo Bembo, à la tête d'un millier d'Irlandais, avait taillé en pièces, dans les chemins creux de Dunmor, un bataillon anglais envoyé pour l'arrêter. Fergus O'Breane avait laissé les vainqueurs se reposer quelques heures, puis, vers le milieu de la nuit, l'ordre de marcher en avant fut donné.

On dormait à Dublin comme à Londres, tandis que sur toutes les routes de la verte Érin se glissaient les méandres de deux foules armées.

Dans les comtés de Wexford et de Wicklor, l'insurrection de 1798 a semé les cadavres par milliers. Les morts de cette époque devaient tressaillir en entendant résonner le sol sous les pas de ceux qui avaient relevé le drapeau de l'indépendance tombé de leurs mains défaillantes.

Le Père Mick marchait auprès du cheval du marquis et causait avec lui. Ses yeux brillaient d'un étrange éclat dans les ténèbres. Ce grand vieillard à barbe blanche croyait revivre la lutte effroyable à laquelle il avait été mêlé jadis.

De temps en temps, il étendait le bras, soit à droite, soit à gauche du chemin, et montrait un point fixe.

-- Là-bas, à New-Rose, disait-il, j'étais aux côtés de Bagenal Harwey, notre chef. Nous étions plus de deux mille, mais la moitié au moins n'avaient que des bâtons et des fourches ; au bout de trois heures, les autres n'avaient plus de poudre et le combat dura dix heures. Les mille hommes de troupe royale ne manquaient de rien et leurs décharges faisaient dans nos rangs des trouées énormes. On ne faisait quartier ni d'un côté ni de l'autre. C'est pourquoi de tous ceux qui tombèrent nul ne se releva jamais. Je me souviens que la milice de Dublin ne voulait pas marcher contre nous ; mais son colonel était brave, il s'appelait lord Mountjoy. Il s'élança au plus fort de la mêlée, en s'écriant : « Votre colonel va mourir, à vous de le venger ! » Il fit dix pas et tomba...

Mickaël Mac-Coghlan cessa un instant de parler pour se souvenir :

Lord Mountjoy tomba, reprit-il, mais il tenta de se relever et, dès qu'il fut sur ses pieds, l'épée haute, un jeune homme se jeta sur lui et lui trancha la gorge d'un seul coup... Ce jeune homme n'avait pas vingt ans ; on n'a jamais dit son nom...

-- C'était vous, murmura Rio-Santo.

-- Attendez, je me souviens encore d'autre chose, reprit le Père Mick. Dans une grange de Scullabogue, on avait enfermé trois cents protestants prisonniers. Qui donna l'ordre de les fusiller ? Ce ne fut pas Bagenal Harwey. On en fusilla cinquante, mais cela n'allait pas assez vite ; on incendia la grange. Les Pères Roche et Murphy prirent le commandement, car Harwey ne voulait pas être responsable de ces atrocités. Ce n'est pas lui qui avait donné l'ordre...

-- C'était vous, dit encore Rio-Santo.

L'autre ne répondit pas directement. Il ajouta, la voix un peu oppressée :

Les protestants avaient brûlé mon frère et son enfant. J'ai sauvé les enfants et les femmes.

Une larme perla au bord des cils du vieillard. Il se recueillit quelques minutes et sa voix grave résonna de nouveau dans la nuit :

Chaque jour débarquaient en masse des troupes anglaises, l'espoir s'en allait de nos cœurs. Nos ennemis étaient trop : à leur férocité, nous ne pouvions opposer que d'horribles vengeances. Un matin, sur le pont de Wexford, une centaine de protestants furent promenés, embrochés sur des piques : bien peu d'entre eux étaient morts quand nous les jetâmes dans la Slaney. Une heure après, du haut de leur potence, Bagenal Harwey, le Père Roche et le Père Murphy laissaient tomber un dernier regard sur les eaux qui charriaient des cadavres protestants vers la mer... Et le lendemain matin, quelqu'un avait volé la robe de bure du Père Murphy...

Le marquis abaissa ses regards sur Mac-Coghlan...

-- La robe était-elle à votre taille ? demanda-t-il, songeur.

-- Il y a quarante-deux ans que je la garde, répondit le Père Mick, j'attendais que mon corps prenne l'ampleur nécessaire pour la porter décemment, car les ciseaux d'un tailleur ne pouvaient attaquer cette relique, sans sacrilège... avant-hier soir je l'ai revêtue pour la première fois... certaines parties de cette robe sont durcies comme l'acier d'une cuirasse : c'est par là qu'a saigné le cœur du Père Murphy.

Avec des hommes de cette trempe, Fergus O'Breane pouvait aller loin. Il avait éprouvé le courage de Kildare, il savait ce qu'il pouvait demander à Mac-Carthy.

Tous ceux qui le suivaient étaient solidement armés et les munitions ne pouvaient leur faire défaut. Mais, si meurtrière, si désespérée que dût être la lutte, jamais il ne devait tolérer des atrocités comme celles dont venait de parler le Père Mick.

Carlow était en rumeur. La nuit précédente, on avait entendu galoper les lobsters et nul ne les voyait revenir. Les bruits les plus étranges s'étaient répandus dans la ville ; certains disaient qu'une armée française venait de débarquer pour délivrer l'Irlande du joug anglais : toujours, -- et maintenant encore, -- la Pologne de l'Angleterre a attendu son salut de la France.

Des hurrahs frénétiques accueillirent Fergus O'Breane. Nul ne savait qui était cet homme, mais après quelques paroles échangées et quand ils virent flotter le drapeau rouge et noir, les habitants comprirent que la Ligue des United Irishmen était ressuscitée. Et comme à Kilkenny les Anglais se terrèrent au fond de leurs demeures.

De son côté, Randal Grahame n'était pas inactif dans le nord de l'île. Il avait divisé ses forces en trois groupes qui descendaient de l'Ulster sur Dublin en balayant tout sur leur passage. Dans l'espace de quarante-huit heures, les révoltés avaient massacré la garnison de trois ou quatre villes sans que le lord-lieutenant en sût rien dans sa capitale.

Cet état de chose ne pouvait durer, car le marquis de Rio-Santo n'entendait pas combattre dans l'ombre et frapper dans la nuit. Chef de la Grande Famille , il avait miné dans les ténèbres la puissance anglaise, mais la plupart des hommes qui le suivaient alors n'étaient pas dignes de se battre au grand jour. Maintenant il avait derrière lui ses frères irlandais, les martyrs dont il était si facile de faire des héros.

Ce fut comme un coup de tonnerre à Dublin et à Londres, quand le lord-lieutenant d'Irlande, le lord haut chancelier, le secrétaire en chef pour l'Irlande et le président de la Chambre des communes et de celle des lords, reçurent chacun une missive identique, qui était une menace, et quand la reine elle-même trouva sous sa serviette, en se mettant à table, une lettre qui était une déclaration de guerre.

Toutes ces lettres, écrites de la même main, disaient en substance :

« Les jugements des hommes, appuyés sur le nombre, sur la force, sur le despotisme, ne sont rien et se retournent souvent contre leurs auteurs. Dieu et le destin jugent sans passion, et le verdict atteint non des individus mais des peuples. À ces heures solennelles de l'histoire, un homme surgit, chargé d'exécuter l'arrêt : un arrêt de mort a été rendu contre l'Angleterre, l'homme est là. Victime de la barbarie de Londres, il a réuni autour de lui les victimes : vingt mille sont venues, demain elles seront cent mille et l'Angleterre, qui a écrasé des nations, sera écrasée à son tour. Ceci n'est que justice !

« L'Irlande est debout, l'Irlande a des armes ! L'Angleterre a posé son pied sanglant sur la tête de ses rois, de ses princes, de ses chefs de clans, de ses paysans et de ses femmes. Sur le sol d'Érin, on marche sur des crânes... et les crânes roulent ! Ceux qui s'appuient dessus, perdant l'équilibre, tomberont demain.

« En face de l'Angleterre repue, gorgée de richesses et d'or, pâmée dans la luxure et dans le vin, l'Irlande secoue ses chaînes et, régénérée, se relève. Il est trop tard pour endiguer le torrent, trop tard pour débarquer des troupes, trop tard pour agir et se repentir !

« Où donc sont les juges du Middlesex, qui condamnèrent un Irlandais à être pendu pour avoir voulu dévaliser la Banque de Londres, quand ils savaient bien que cet homme avait un autre but ? Ils n'ont point osé le dire, de crainte d'ébranler le trône : et voilà que le trône chancelle, prêt à s'effondrer demain. Si, dans quarante-huit heures, le cabinet de Londres n'a pas retiré ses troupes de l'île, s'il n'a pas proclamé l'Irlande libre, alors, malheur à l'Angleterre ! »

La lecture de cet ultimatum ne laissa pas d'inquiéter fortement ceux qui le trouvèrent dans leur courrier du matin. Dès les premières lignes, ils purent croire à une bravade et sourirent ; mais force leur fut de lire plus attentivement le reste après avoir jeté sur la signature un coup d'œil effrayé.

Si l'abus des titres, à la suite des noms, fait quelquefois sourire, il n'en fut pas de même dans l'occasion et plus d'une lettre trembla dans la main de celui qui la tenait. Car, uniformément, toutes étaient signées : « Fergus O'Breane, » et en dessous : « Don José Maria Tellès de Alarcaon, marquis de Rio-Santo, grand de Portugal, chef suprême de la Ligue des United Irishmen . »

Le lord-lieutenant de Dublin donna l'ordre aussitôt de mobiliser la milice autour du château et reçut les rapports de police. Il apprit que, durant la nuit, un appel aux armes avait été affiché sur les murs sans qu'on sût par qui. Une effervescence inouïe régnait parmi les habitants ; nombre d'entre eux avaient déjà quitté la ville pour se joindre aux rebelles. De tous les comtés du Leinster et du Connaught arrivaient les mêmes nouvelles, et le fonctionnaire de Sa Majesté britannique fit embarquer sa famille pour Liverpool.

L'affolement n'était pas moins considérable à Londres, où l'on se souvenait encore avec terreur du désastre de Crewe, où l'on maudissait l'auteur introuvable des désastres d'Australie.

Le Parlement fut convoqué d'urgence, en séance secrète. Le secrétaire à la Guerre se fit fort de débarquer dans les quarante-huit heures sur les côtes d'Érin une armée formidable qui réduirait les rebelles à l'impuissance, les écraserait comme on l'avait fait en 1798 et en 1803. Il exigeait seulement un silence complet sur des événements si graves, qu'on agita la question de mettre la principauté de Galles en état de défense et à l'abri d'un coup de main.

Le beau sang-froid, l'immuable flegme britannique n'existaient plus devant la menace du condamné d'Old-Bailey. Quelques lords feignaient encore de croire à une fanfaronnade, mais le gouvernement apprit dans la journée que la garnison de Kilkenny avait été enlevée, celle de Carlow écharpée et que l'Ulster était en feu.

Malgré le secret gardé par les membres du Parlement, tout Londres, à midi, connaissait l'insurrection d'Irlande et savait le nom de celui qui la dirigeait. Les affamés de la Petite-Irlande se dirigeaient par troupeaux vers le canal Saint-Georges et, dans les palais comme dans les tavernes et les réduits les plus obscurs, on discutait les événements.

De grand matin, alors que lady Ophélia dormait encore d'un profond sommeil à Barnwood-House, sa femme de chambre était entrée pour lui remettre sur un plateau d'argent une lettre apportée par un inconnu.

-- Que milady me pardonne, murmura Jane en la réveillant ; le porteur a dit qu'il y avait urgence à donner ce pli à milady.

La belle comtesse de Derby entrouvrit ses yeux lourds de sommeil, prit négligemment l'enveloppe du bout des doigts et regarda la suscription. D'un brusque mouvement, elle rompit le cachet et se mit sur son séant. Ses regards dévoraient les lignes et son visage était tout pâle.

-- Dieu ! s'écria-t-elle. Aurait-il eu l'audace de revenir à Londres !... Il est perdu !

Elle était si troublée qu'elle ne parvenait pas à fixer les caractères de la missive dont les lignes avaient été tracées pour elle dans la caverne de Dunmor par le marquis de Rio-Santo :

« Milady, disait la lettre, des années viennent de s'écouler pendant lesquelles votre souvenir ne s'est pas éloigné de ma mémoire. Quand vous reverrai-je à Londres ? Bientôt. Stephen Mac-Nab a dû parler de moi avec Frank Perceval dans les salons de Trevor-House, et Mary Trevor est guérie. Je serai présent à son mariage avec Frank Perceval... En attendant, le monde assistera au réveil de l'Irlande... Ophélia ! priez pour la cause irlandaise ! »

-- Qui vous a remis cette lettre, Jane ? demanda la comtesse.

-- Un homme qui dit venir d'Irlande.

-- Priez-le de m'attendre et habillez-moi vite.

-- Il est parti, murmura la suivante.

Ophélia acheva rapidement sa toilette et, grâce à ses relations, se présenta dans des maisons où elle apprit bien vite ce que tout le monde savait à Londres depuis une heure.

On n'était pas moins bien instruit à la taverne de The Pipe and Pot, où les débris de la Famille continuaient à se réunir. On y regrettait Snail, Turnbull et surtout le bon capitaine Paddy O'Chrane, qui souvent avait pour les amis des schellings dans ses poches. Mistress Dorothy, en entendant prononcer son nom, essuyait une larme du coin de son tablier.

On était également bien informé chez le docteur Moore :

-- C'était son but, disait celui-ci à Tyrrel l'Aveugle. Par la mort Dieu !... l'Irlande a été le tombeau de bien d'autres et nous n'entendrons plus parler de lui.

Et le soir, à Trevor-House, Mary parlait de Rio-Santo avec miss Diana Stewart, sa cousine :

-- Pourquoi revient-il ? murmurait la pauvre enfant. J'étais si heureuse de l'amour de Frank.

-- Que craignez-vous, Mary ? repartit la jeune fille. Jadis, on pouvait épouser Rio-Santo...

-- Aujourd'hui, comme jadis, il peut m'empêcher d'en épouser un autre... celui que j'aime !... J'ai peur de cet homme, Diana !

Le nom du marquis volait de bouche en bouche ; toutes les classes de la société londonienne étaient remuées de ce que ce nom avait été prononcé.

C'est qu'il n'était pas bien loin, le jour où les hommes disaient de lui :

-- Ce Rio-Santo n'a pas son pareil !

Et où les femmes ajoutaient :

-- Malheur à ses rivaux ! car rien ne lui résiste.

Les sentiments n'étaient pourtant plus les mêmes à son égard. Jadis, il avait régné par la beauté, par la richesse, par le mystère. Le jugement d'Old-Bailey l'avait abattu dans l'opinion publique ; son évasion l'avait relevé. Une légende qui inspirait la terreur l'avait accompagné à Crewe, puis à Sydney. Aujourd'hui qu'on le savait tout près, bravant et menaçant l'Angleterre, il redevenait mystérieux et grand. Peut-être l'eût-on salué bien bas si l'huissier avait ce soir-là même jeté son nom à l'entrée des salons de Trevor-House ?

Fergus O'Breane n'avait point perdu son temps dans la grotte de Dunmor. Il avait écrit à Londres ; il avait écrit aussi en Écosse.

À la ferme de Leed s'était présenté un homme couvert de poussière, qui avait demandé à parler à Mary Mac-Farlane.

-- Ma mère est là, je vais l'appeler, lui répondit une jeune fille resplendissante de beauté et de grâce.

La comtesse de White-Manor parut. L'homme lui tendit une lettre et se retira.

-- Attendez, lui dit-elle, vous devez avoir besoin de vous rafraîchir.

-- Je vous remercie, dit le messager en étendant son bâton vers l'ouest. On m'attend là-bas !

Parmi les choses qu'un Irlandais ne refuse jamais, il en est trois qui priment toutes les autres : un verre de whisky, un combat loyal et le baiser d'une belle fille. Il se trouva que celui-ci avait un combat en perspective : Susannah ne l'eût point embrassé, le whisky l'eût retardé ; il souleva son chapeau et s'enfonça dans la campagne.

Anna était accourue et ce fut entre les deux jeunes filles que la comtesse de White-Manor rompit les cachets. Tout de suite, elle courut à la signature et ses yeux se troublèrent :

-- C'est de Fergus, murmura-t-elle. Dieu lui soit en aide !

Étant trop émue pour lire, elle tendit la lettre à Susannah. Un flot de sang était monté aux joues de celle-ci, mais elle rassembla son courage et lut à haute voix :

« Mes sœurs,

« Dans votre petit coin d'Écosse, vous ignorez ce que fait celui qui vous a quittées pour courir le monde et accomplir son destin. Espérez et ne quittez pas le lieu où vous êtes : c'est là que j'irai vous retrouver bientôt, je l'espère. Je suis tout près de vous ; pourtant, entre vous et moi, il y a la vie d'un peuple. Ayez la patience de m'attendre et priez pour moi sur la tombe de mon frère Angus. »

Anna se mit à pleurer :

-- Il n'y a rien pour moi ? demanda-t-elle à travers ses larmes. Où est Angelo ? où est Clary ?

Susannah l'embrassa et tourna la page :

-- Écoute, petite sœur, répondit-elle ; il y a quelque chose pour la tendresse et pour ton amour.

Deux lignes étaient tracées au verso :

« Clary sera la Jeanne d'Arc de l'Irlande et Ange Bembo se souvient. »

Ainsi Fergus O'Breane avait annoncé à ceux qu'il aimait, comme à ceux qu'il haïssait, sa descente en Irlande. Aux premiers, il n'avait point dit tout ce qu'il pensait faire, les autres l'avaient compris sans qu'il fût besoin de le dire.

En se démasquant, Rio-Santo savait ce qu'il jouait. L'Angleterre mit sa tête à prix. En attendant que les soldats fussent débarqués sur les côtes d'Irlande, le gouvernement envoya un bateau chargé de placards qui furent affichés aussitôt dans les comtés. Ordre y était donné à toutes les autorités anglaises ou irlandaises établies dans l'île d'arrêter, incarcérer et faire conduire à Londres, sous bonne escorte, Fergus O'Breane, marquis de Rio-Santo, rebelle aux lois, traître à la patrie, pour y être pendu haut et court devant Newgate. Une prime de deux mille livres sterling (50.000 francs) était offerte à qui l'arrêterait et le livrerait à la justice anglaise. D'autres primes étaient promises à ceux qui tueraient de leur main lui ou ses principaux compagnons rebelles.

Mais à mesure qu'apparaissaient les affiches, elles étaient lacérées par les habitants des campagnes et des villes et vingt-quatre heures après, enlevé de son palais par ordre de Rio-Santo, le lord-lieutenant d'Irlande était déposé à Liverpool, porteur d'une lettre dans laquelle il était enjoint au gouvernement anglais de distribuer mille livres sterling aux pauvres du quartier irlandais de Londres, faute de quoi les quatre gouverneurs de l'Ulster, du Leinster, du Connaugh et de Munster seraient poignardés dans les trois jours.

Le cabinet britannique dut s'exécuter et personne ne se trouva pour arrêter Rio-Santo.

VI -- LES ÉPAVES

Il était important de ne pas laisser croire à Londres que le gouvernement redoutait Fergus O'Breane : l'orgueil britannique s'y opposait. Il y eut bien une baisse sensible à la Bourse, mais des avis officieux -- en réalité officiels -- furent publiés dans les journaux, disant qu'un aventurier, qui était peut-être un fou, avait tenté de fomenter en Irlande quelques désordres vite réprimés.

Les notes ajoutaient :

« Pour essayer de donner plus de poids à sa ridicule tentative, cet homme a pris le nom d'un bandit qui eut son heure de célébrité dans notre capitale. Nous pouvons affirmer que l'Irlandais O'Breane, susdit marquis de Rio-Santo, après avoir commis il y a peu de temps quelques actes de piraterie sur les côtes australiennes, a fait naufrage voici six mois environ vers l'archipel de Tahiti, où il essayait de se réfugier à l'abri du pavillon français. »

La presse britannique a toujours menti ; elle a même singulièrement progressé en ce sens depuis l'emploi du télégraphe et toujours elle mentira de plus en plus et de mieux en mieux suivant les progrès de la science. À cette époque, on voit qu'elle était déjà de belle force. La note citée plus haut rassurait d'abord l'opinion ; puis elle jetait la suspicion sur le personnage qu'on savait redoutable et le posait en imposteur. En troisième lieu, l'allégation du naufrage laissait toujours la porte ouverte à l'incertitude ; on ne disait pas : Fergus O'Breane est mort, mais Fergus O'Breane a fait naufrage. La franchise anglaise a de ces nuances et les pythonisses n'eurent pas seules le don de parler de façon à ce qu'on pût interpréter leurs paroles dans un sens comme dans l'autre.

Toutefois, le gouvernement de Sa Majesté n'avait garde de mettre ses actes en concordance avec ses paroles, car une quantité de courriers, porteurs d'ordres secrets, furent expédiés dans les comtés riverains du canal de Bristol. Toutes les troupes de ces pays devaient être embarquées en toute hâte, en attendant d'être suivies par d'autres, prises du côté de Warwick et de Leicester. L'Écosse, de son côté, fournirait les forces nécessaires pour écraser l'insurrection dans le nord de l'Irlande. En somme, y compris les garnisons de l'île, c'étaient 80 000 hommes de bonnes troupes qui allaient se trouver en présence des bandes organisées de Rio-Santo. Mais quand des bandes semblables luttent pour leur liberté, pour leur indépendance et pour leur religion, -- on l'a bien vu en Espagne, -- il n'est pas possible de dire d'avance qui sera le vainqueur.

En moins de douze heures, les trois villes de Bristol, de Newport et de Cardiff furent bondées de soldats. Des navires marchands, nolisés pour la circonstance, -- car il ne se trouvait pour l'instant dans le port aucun bâtiment de guerre, -- se préparèrent à transporter ces troupes en Irlande.

Tous les corps de l'armée britannique étaient représentés : infanterie et cavalerie se mêlaient et s'invectivaient même, car il n'est pas d'usage, de l'autre côté du détroit comme de celui-ci, que les deux armes soient toujours parfaitement d'accord.

Ce qu'il y avait de plus curieux, c'est que lanciers, riflemen, hussards, grenadiers et autres, ne savaient pas le moins du monde où on allait les conduire, les officiers supérieurs étant seuls dans le secret. Il y avait, en effet, dans l'armée anglaise, bon nombre d'Irlandais qui eussent témoigné leur peu de joie d'aller se battre contre leurs frères.

Les questions se croisaient donc de toutes parts :

-- Holà ! hé ! John !... que veut dire ceci et pourquoi tant de poudre et de balles pour rifles !

-- Very, Mich !... Je ne comprends rien à ce remue-ménage. Ce n'est pas avec ces sabots qu'on peut nous mener aux Indes.

Un grand horse-guard ricana dans sa moustache blonde :

-- D'où sortez-vous donc, messieurs les gens à pied, pour ignorer que nous allons débarquer la nuit prochaine, ou l'autre au plus tard, sur les côtes de France ?... Goddam ! Paris est une joyeuse ville : nous allons voir les petites femmes.

Sa joie était si grande qu'il voulut esquisser un pas de gigue. Le mal qui peut nous arriver a toujours eu le pouvoir de faire danser de joie les Anglais. Toutefois, celui-ci s'y prit fort mal, à ce qu'il paraît, car il s'empêtra dans son sabre et tomba tout de son long dans la boue.

Les riflemen narguèrent :

-- Holà, Toby !... Est-ce ainsi que vous vous y prendrez pour vous emparer de la terre de France ?

Peut-être eussent-ils moins plaisanté si on leur eût fait connaître ce à quoi on les destinait ? Depuis l'hécatombe du château de Crewe, une certaine légende s'était établie dans l'armée autour du nom de Rio-Santo et beaucoup d'esprits faibles, -- ils ne manquent pas en Angleterre ! -- n'étaient pas loin de croire qu'entre cet homme et Satan, il y avait un lien de parenté assez étroit. L'échec des cavaliers qui l'avaient poursuivi le long de la Tamise avait encore accru cette légende, et ceux qui avaient des amis à Sydney leur avaient vainement écrit sans recevoir de réponse : on avait su bientôt dans les régiments qu'il n'y avait plus d'habits rouges à Sydney, parce que le marquis de Rio-Santo les avait massacrés et qu'il avait brûlé la ville.

Dans l'ignorance où ils étaient de l'adversaire qu'ils allaient avoir à combattre, ils ne déguisaient donc pas leur enthousiasme. Le soldat saxon aime assez la guerre, car, en dehors de la perspective de rester sur le carreau, il y a celle d'avoir toujours quelque chose à prendre.

Dans la baie de Cardiff, trois grands bricks dont l'ordinaire cargaison se composait de charbon du pays, étaient couchés sur le lest, tout prêts pour le transport des troupes. Près de la côte, devant Bristol, il y en avait deux autres. Chacun d'eux pouvait embarquer quinze cents hommes d'infanterie et douze cents de cavalerie ; le voyage devait se renouveler sans relâche pendant plusieurs jours.

L'ordre était donné de débarquer de nuit à Wexford, et vers le soir les cinq bricks, accouplés deux à deux et le cinquième à la suite, cinglèrent au large de Pembrock vers le canal Saint-Georges.

Il faisait une nuit très sombre, le brouillard était intense. Aussi tous les hommes s'étaient-ils enveloppés dans leurs couvertures et s'étaient endormis sur les ponts et dans tous les endroits où on les avait tassés. Seuls, les officiers étaient restés debout, formant des groupes et causant à voix basse.

Malgré la brume, les bâtiments avançaient assez rapidement. Il n'était pas un des capitaines qui n'eût fait cinq cents fois ce parcours.

Ils étaient d'ailleurs fort satisfaits de l'aubaine, qui leur rapporterait plus qu'un chargement de houille, et tout le monde, en somme, était content : eux de la bonne affaire qui venait de leur être offerte, les officiers d'aller se battre et les soldats de voguer vers une destination inconnue.

Les feux des fanaux d'applique semblaient de gros yeux verts et rouges, ouverts dans le brouillard et marquant comme des jalons la place et la largeur des transports. À minuit, ceux-ci entraient dans le canal Saint-Georges ; tout faisait prévoir qu'ils seraient à Wexford bien avant le jour.

Or, tout marin, fût-il Anglais, doit toujours escompter l'imprévu. L'imprévu, cette nuit-là, se manifesta sous une forme tout à fait inattendue.

Par tribord, le brouillard s'éclaira soudain de lueurs rouges. Une détonation formidable, produite par plus de vingt canons, gronda aussitôt après et une pluie de projectiles tomba sur les convoyeurs, en y faisant d'effroyables ravages. Quantité d'hommes passèrent sans s'en apercevoir du sommeil au néant ; les autres, affolés, hurlants, les yeux lourds ou hagards, se mirent à courir sur le pont, se bousculant, s'écrasant, si bien que des grappes humaines tombèrent à la mer.

À la lueur des coups de canon, quelques-uns avaient aperçu, rangés en bataille, quatre frégates. Aucun signe ne pouvait indiquer leur nationalité, les couleurs disparaissant de la corne d'artimon au coucher du soleil.

Les décharges se succédaient avec une rapidité inouïe ; les pauvres sabots de la marine marchande n'avaient pas un canon pour répondre. En vain les soldats avaient saisi leurs armes et tiraient : c'était là jeu d'enfant. Les transports, bientôt éventrés, prirent feu par le haut tandis que l'eau s'engouffrait dans leur cale. Pris entre ces deux éléments et ne pouvant échapper ni à l'un ni à l'autre, les régiments se sentirent perdus et un long hurlement de détresse se répercuta sur les deux côtes irlandaises et anglaises. Deux ou trois bordées furent encore tirées, puis les bricks s'enfoncèrent dans la mer, engloutissant plus de 6 000 hommes, l'avant-garde de l'armée formidable qu'Albion envoyait pour réprimer l'insurrection de l'Irlande et abattre la puissance d'un homme qui lui tenait tête depuis si longtemps.

Il n'y avait pas eu de combat. Du commencement à la fin, l'action avait à peine duré dix minutes, et maintenant la mer s'était refermée silencieuse et comme repue après ce festin monstrueux.

À toute vitesse, les frégates mystérieuses cinglaient vers le nord, par le canal Saint-Georges et la mer d'Irlande. La moitié de leur besogne était faite, il restait à l'achever cette nuit même. Dans trois heures, il fallait que cette flottille fût apostée dans le canal du Nord, attendant le passage de six autres bâtiments qui devaient conduire des troupes écossaises de Wighton à Belfast.

Aucun feu ne pouvait les faire remarquer ; elles glissaient sans bruit sur les eaux. Elles vinrent se ranger au septentrion de l'île de Mau, tapies sous la pointe Ayre, comme des panthères prêtes à bondir. Plus haut, tout près de la baie de Luce, une cinquième frégate était embusquée au cap Galloway.

-- Cornes du diable !... Par Belzébuth ! clamait son capitaine, nous sommes arrivés à temps. Quelle singulière idée a eu milord de nous envoyer déposer les autres dans les Hébrides, comme des huîtres sur leur banc ?... Sang de chien ! s'il n'eût tenu qu'à moi, j'en eusse basculé un chaque seconde le long de la route, par-dessus le bastingage.

On a reconnu sans peine le brave Paddy O'Chrane, capitaine de la Sournoise . Le digne homme ne se consolait pas d'avoir été réduit à convoyer des prisonniers, au lieu de s'en débarrasser comme on allait faire de ceux qu'on attendait. Il n'eût rien tant souhaité que de voir le canal Saint-Georges comblé avec des cadavres anglais.

-- Ventre de païen ! mes amis, s'écria-t-il, nous allons changer de tactique. Ceux qui vont passer là n'y repasseront pas deux fois, ou que la peste me serve de grog !

Comme dans le canal de Bristol, les transports anglais s'avançaient ; leurs feux trouaient le brouillard. Ils portaient une cargaison de près de huit mille hommes : highlanders, Scots-guards, coldstreams et grenadiers, avec un régiment complet de lanciers.

Le comté d'Antrim est si proche de Wighton que ceux-ci ne pouvaient guère ignorer où ils allaient. Toutefois, ils croyaient simplement à la nécessité de renforcer les garnisons d'Érin et cette petite expédition n'était point pour leur déplaire. Fatalistes, comme le sont les Écossais, ils allaient où on les menait, sans demander où ni pourquoi.

Ils ne pensaient guère voguer vers la mort si proche, certains caressaient déjà des rêves de fortune et de gloire, peut-être aussi des rêves d'amour. Il y a de fort belles filles en Irlande et leurs jupes effilochées cachent -- souvent mal -- des corps merveilleux de grâce et de souplesse. Ce qui tente les nourrices et les servantes de Londres, ce sont les jambes nues des highlanders d'Écosse, et ce qui tente les Écossais, ce sont les robustes mollets nus des filles d'Irlande.

Sur le pont d'un des transports, un highlander tirait de sa cornemuse des sons atténués, très doux et pleins de charme, auxquels se berçaient les pensées de ses compagnons et de lui-même. C'était d'ailleurs très étrange, cet air mélancolique dans le brouillard nocturne.

-- Cornes de bouc ! s'écria Paddy O'Chrane après avoir un instant prêté l'oreille, ne dirait-on pas que ces coquins vont au bal ?... Trou de l'enfer ! laissons-les souffler trois minutes encore dans leurs peaux de mouton car, Dieu me damne ! nous avons des instruments qui vont les leur dégonfler. À vos pièces, drôles, mes amis : que le diable vous emporte et les Écossais de même !... Satan et sa marmite ! allons-y !... Feu !

Une bordée terrible de la Sournoise s'abattit sur le pont des convoyeurs, et soudain, dans le lointain, les rivages de l'île de Man parurent s'éclairer, quand les quatre autres frégates tonnèrent à leur tour.

-- Bon, dit Paddy en se frottant les mains, ces coquins damnés, les chers mignons cœurs, sont à leur poste. Encore une volée, mécréants, et la danse sera finie. Mort de mes os ! il y aura pour chacun de vous tout à l'heure une pinte de gin.

Au premier coup de canon, la cornemuse s'était tue et pour cause : un projectile avait emporté la tête du musicien qui s'en était allé achever sa ritournelle dans l'autre monde.

Les malheureux bateaux étaient, dès la première décharge, troués comme des écumoires. Leurs mâts abattus, leurs voiles déchiquetées, s'étaient effondrés sur le pont où grouillaient et hurlaient les soldats. Les cinq premiers sombrèrent et le sixième, moins endommagé, vira de bord et essaya de s'enfuir. Peine perdue ! Un dernier boulet le traversant de bout en bout, en enfilade, réduisit son arrière en miettes : on vit son avant se redresser, comme un cheval qui se cabre, des centaines de bras se levèrent désespérément vers le ciel, et tout s'engloutit dans l'abîme.

Ainsi, dans une seule nuit, dix mille hommes envoyés secrètement par le cabinet de Saint-James étaient morts sans avoir combattu, sans même avoir pu atterrir en Irlande. L'agitateur que l'Angleterre s'efforçait de faire passer pour un bandit vulgaire, avait percé à jour les desseins du Parlement et s'était trouvé là pour frapper un coup irréparable.

Aux premières lueurs du jour, on apprit à Londres la terrifiante nouvelle. Le Parlement s'affola. Il n'était pas possible de cacher le désastre ; d'ailleurs, le peuple l'avait connu avant le gouvernement lui-même : il entrait dans le plan de Rio-Santo que cela fût publié tout de suite, pour terrifier Londres. On n'en était plus au petit jeu des intrigues, des travaux d'approche et des mines poussées sous la Banque. Fergus O'Breane frappait à grands coups, démolissait avec fracas la statue d'argile qu'est la puissance anglaise.

Les membres du gouvernement s'assemblèrent en toute hâte et ce fut un tollé général quand l'un d'eux proposa de faire passer des troupes en Irlande sous la protection de bâtiments de guerre. Le secrétaire à la Marine répondit à cet avis par un haussement d'épaules :

-- Où ferez-vous passer vos navires de guerre ? demanda-t-il. La situation est plus grave que vous ne le pensez, milords. Les épaves coulées à l'entrée du canal Saint-Georges et du canal du Nord, sans interdire complètement l'accès de la mer d'Irlande à la flotte de guerre, rendent tout au moins le passage presque impraticable, et cette mer est désormais un grand lac fermé où nous ne pouvons plus agir. Dois-je vous le dire ? Celui qui a conçu et exécuté ce plan qui nous paralyse a fait acte de génie et mal venu serait l'imprudent qui ne compterait pas avec un pareil adversaire.

Ces sages paroles trouvèrent un écho auprès de quelques-uns. La superbe morgue des autres y vit une reculade ou une capitulation.

-- L'Angleterre n'est pas à la merci d'un aventurier ! s'écria le chancelier de l'Échiquier. Le secrétaire à la Guerre trouvera les moyens d'envoyer, s'il le faut, cinquante mille hommes en Irlande. Le devoir du lord secrétaire à la Marine est de faire capturer les bâtiments rebelles qui viennent de nous infliger un affront sanglant.

Cette attaque directe exigeait une réponse immédiate. Celui qui en avait été l'objet ne la fit pas attendre :

-- Je vous donne pleins pouvoirs, milord chancelier, s'écria-t-il : allez les prendre !

Et se tournant vers les autres, il ajouta :

-- Ces navires sont partout et nulle part. C'est en vain qu'on les chercherait aujourd'hui dans l'Atlantique, ils n'y sont plus. Qui les a vus cette nuit ne les reconnaîtrait pas à cette heure et je ne jurerais pas, milords, qu'au moment où je parle, l'un d'eux ne se trouve pas à l'embouchure de la Tamise.

Messieurs les conseillers de la reine tressaillirent.

-- Je n'ai pas attendu, reprit l'orateur, l'avis du lord chancelier pour faire surveiller ces bâtiments, les poursuivre et les capturer. Personne n'a oublié leur passage à Melbourne et j'ai connu leur apparition aux Indes. Une flotte anglaise les cherche en ce moment dans le Pacifique, par mon ordre même, alors qu'ils sont, je le jurerais, embusqués dans quelque baie anglaise. Nos communications au moyen de grands bâtiments sont coupées avec l'Irlande : essayez encore d'envoyer des troupes sur des navires de commerce ; ceux du marquis de Rio-Santo savent le point exact où ils ont coulé les autres et où ils peuvent passer : ils seront là et la mer, au lieu de dix mille cadavres, en rejettera vingt sur nos côtes.

Ce langage produisit une vive impression sur les assistants. L'homme qui le tenait avait conscience du danger et parlait franchement. C'est une qualité rare dans la politique anglaise et ceux qui la possèdent doivent céder la place.

Le secrétaire en chef pour l'Irlande se leva pour blâmer les paroles précédentes :

-- Il s'agit pour l'instant, s'écria-t-il, de savoir si nous voulons garder ou perdre l'Irlande. Si nous nous inclinons devant l'insurrection, nos discussions sont inutiles. Mais Érin est le joyau de l'Angleterre, elle est un des fleurons de la couronne posée sur la tête de Sa Gracieuse Majesté la Reine. Quand l'Irlande entière devrait être mise à feu, quand la moitié de l'armée anglaise devrait périr, il ne nous appartient pas de permettre que la puissance de la couronne soit entamée.

Au moment où le secrétaire en chef pour l'Irlande achevait ces paroles, on lui remit un pli apporté par un messager inconnu, qui s'était retiré aussitôt. Le haut fonctionnaire jeta les yeux sur le cachet de cire noire et pâlit. En exergue, au-dessus d'une épée et d'une croix en sautoir, il venait de lire trois mots menaçants : Revenge and liberty !

D'une main tremblante il ouvrit la lettre, et ses collègues anxieux, devinant l'objet de son trouble, attendirent la communication de cette pièce. Il la parcourut des yeux et tomba sur son fauteuil, tandis que le chancelier de l'Échiquier la lui arrachait des mains pour la lire à haute voix :

« Milord, disait-elle, votre poste de secrétaire en chef pour l'Irlande vous fait un devoir de vous trouver dans vingt-quatre heures à Dublin pour me rendre la ville et y prononcer la déchéance de la puissance anglaise. Si vous y êtes, vous aurez la vie sauve ; si vous y manquez, j'en conclurai que vous avez eu peur d'y venir. »

Et c'était signé : « FERGUS. »

VI -- MAGGY

En sommant le secrétaire en chef pour l'Irlande de lui rendre la ville de Dublin, Rio-Santo n'anticipait pas beaucoup sur les événements.

Ses troupes en étaient à deux milles. S'il lui eût plu d'y entrer, il eût pu le faire le soir même. Mais les conquérants ont de ces scrupules et Fergus O'Breane eût aimé qu'un lord anglais lui apportât les clefs de la ville.

La seule chose qui pût l'arrêter, c'est qu'il y avait des troupes à Dublin, des troupes qu'il faudrait réduire à néant.

L'élan de la rébellion étant donné dans l'île, la capitale devait en ressentir les premiers effets. Tous ceux qui jusque-là s'étaient agités dans le vide sortirent de chez eux, en sentant un appui tout proche. Les affiches, placardées la veille, mettant à prix la tête de Rio-Santo, avaient été lacérées après avoir produit un effet contraire à celui qu'on était en droit d'espérer d'elles : tout le monde attendait Rio-Santo, non point pour le livrer, mais pour le suivre.

On vit alors ce qui se produit dans les phases terribles de l'histoire, quand les femmes jugent que le moment est venu pour elles d'entrer dans la lutte.

Le bruit se répandit en même temps dans la ville que le sauveur était aux portes, que toutes les garnisons avaient cédé devant lui et que les soldats envoyés de Londres, pour arrêter sa marche, avaient été retrouvés tous, le matin même, à l'état de cadavres, échoués sur les côtes. On ajouta, de plus, que celui qui avait entrepris de délivrer l'Irlande était beau, généreux, et que rien n'était capable de lui résister. On dit que l'étendard rouge et noir, qui le suivait partout, était tenu par une femme et, la légende s'en mêlant, que cette femme et lui-même étaient invulnérables.

Et les femmes de Dublin se levèrent !

-- Dear dirty Dublin ! (ce cher sale Dublin), disait lady Morgan en voyant les belles filles du quartier Saint-Patrick couvertes de leurs loques, les jambes nues au travers d'un jupon troué et un chapeau à fleurs sur la tête : la coquetterie ne perd jamais ses droits ! Mais les belles filles du quartier Saint-Patrick ont un cœur et elles ont une patrie !... Elles traîneront dans la boue le volant décousu de leur jupe, laisseront voir un peu de leur peau sous le maigre caraco dont les boutons craquent ; mais donnez-leur à tenir le drapeau de l'Irlande et dites-leur d'offrir leur sein aux balles anglaises !... Elles sont belles, dans leur pays, sous leurs guenilles, les Irlandaises !... Mais pour leur pays, elles sont sublimes !...

Ce fut dans le quartier des Libertés que s'organisa le mouvement des femmes. Elles envoyèrent tous les hommes valides rejoindre l'armée des rebelles, hors la ville, et sur les murs furent placardées des affiches où il était dit que toute Irlandaise laissant franchir le seuil de sa maison à un homme, fût-il son mari, serait fouettée publiquement.

Alors apparut Maggy O'Quennedy, la plus belle fille de Dublin. Les Anglais avaient mis de l'or à ses pieds pour qu'elle se vendît et des lords l'avaient séquestrée pour la prendre de force. Au dernier moment, elle avait tiré son poignard pour défendre sa chair. Maggy, qui vendait aux étrangers des bouquets de géranium flétris, était restée la vierge de Dublin.

Elle était grande et souple, belle à damner un saint. Ses cheveux d'or se partageaient sur son front, si abondants qu'ils couvraient ses oreilles et qu'elle avait beau les tordre sur sa nuque, ils se dénouaient et tombaient sur ses épaules, glissaient le long de ses reins et balayaient presque la terre derrière elle. Elle n'avait plus de père, plus de mère. Elle était si pauvre qu'elle n'avait presque rien pour se vêtir. Une camisole rouge couvrait son buste, trop étroite pour contenir la poitrine qui saillait sous la chemise déchirée ; une jupe de soie, jadis noire, plaquait sur ses hanches et s'arrêtait à peine au-dessous du genou, laissant voir les jambes nues, les chevilles minces et les pieds déchirés par les ronces et les pierres des chemins. Et malgré cela, Maggy avait un port de reine ; elle était reine quand elle chantait pour récolter un schelling sur les places du quartier des Libertés.

Maggy O'Quennedy entendit parler du salut de l'Irlande et songea que le temps était venu de chanter autre chose que des chansons d'amour. On l'entendit alors, dans les carrefours, entonner des chants de guerre, ressusciter les odes des vieux thanists d'Irlande. Quand elle était sûre de ne pas voir un constable à l'horizon, elle tirait un glaive de sa poitrine superbe et le brandissait en maudissant l'Angleterre.

Le jour où Rio-Santo fut aux portes de Dublin, Maggy ne se soucia plus des constables. Dès l'aube, elle parcourait les rues, réunissait les femmes autour d'elle et prêchait la guerre sainte. Le shériff la fit mettre en état d'arrestation. Le peuple ameuté la délivra. Portée sur les épaules des hommes, elle leur cria :

-- Pourquoi me traînez-vous en triomphe si l'Irlande n'est pas libre ? Allez vers ceux qui poursuivent la bonne cause et laissez-moi faire.

La garnison était sous les armes, les régiments attendaient l'attaque des révoltés ; l'artillerie avait été mise sur pied ; les canons, bourrés jusqu'à la gueule, étaient prêts à vomir le fer et le feu.

On vit alors la chose la plus étrange que l'histoire ait enregistrée. Deux mille femmes se ruèrent à l'assaut des casernes et, devant les pièces chargées, l'une d'elle vint se placer, les seins à découvert :

-- Tirez, si vous l'osez, s'écria-t-elle. Tuez des femmes, des épouses et des mères, des jeunes filles qui n'ont point encore connu le baiser du fiancé. Nous mourons de faim et nos poitrines sont vides : mettez-y du fer ! Ma gorge est pure de toute souillure, jamais des lèvres anglaises ne s'y sont posées : nul n'y a touché avant le bronze de vos canons, ce bronze si froid qui glace ma chair... Je vous vois trembler devant moi, vous des hommes, vous des Anglais !... Allons ! tirez !... C'est si peu de chose pour vous, la vie d'une femme d'Irlande !

Ses cheveux étaient épars sur son dos ; de ses deux mains crispées, elle écartait son vêtement et sa gorge nacrée dont les pointes s'auréolaient d'un halo rose apparaissait aux yeux des soldats.

-- Qu'est-ce que cela ? s'écria un officier. Nous ne nous battrons pas contre les femmes, mais que celles qui les mènent prennent garde.

-- Et c'est là qu'est notre force ! s'écria Maggy. Nous avons un cœur, nous, tandis que vous n'en avez pas : auprès de la nôtre, votre force n'est rien !... À l'instant où je vous parle, vous n'êtes plus les maîtres de la ville.

-- Et qui donc le serait ? ricana l'officier.

-- Qui ?... Nous !... Essayez de sortir de vos casernes, mettez vos fusils en joue : vous aurez devant vous dix mille poitrines de Dublinoises.

C'était vrai : les dix mille Dublinoises étaient là, échevelées, un peu pâles, mais décidées à tout. Leurs groupes en guenilles avaient un aspect des plus pittoresques : à Dublin, d'ailleurs, tout ce qui n'est pas guenilles manque de caractère. Elles cernaient maintenant les horse-guards et les riflemen dans la cour même de leurs casernes ; elles les questionnaient sur leur nationalité et, s'ils étaient Irlandais, les suppliaient de ne pas se battre contre leurs frères, de déposer les armes. D'aucunes, fanatisées, dans un grand élan de patriotisme devant lequel tout s'effaçait, faisaient litière de leur pudeur, offraient la récompense de leurs lèvres à ceux qui les suivraient. Elles essayaient d'ébranler aussi les Écossais, mais, vis-à-vis des Anglais, se montraient hargneuses, insolentes, leur prodiguaient invectives et menaces.

Il était impossible qu'on laissât subsister un pareil état de chose. Le lord-lieutenant -- on l'a vu -- avait été enlevé de son palais, conduit en Angleterre par les rebelles. Les hommes du peuple avaient quitté la ville et dans les quartiers ouvriers, principalement aux Libertés, les femmes étaient descendues dans la rue. L'émeute, la guerre civile grondaient en attendant le vainqueur.

Un ordre fut donné aux riflemen qui, avec l'automatique obéissance de bonnes machines, couchèrent en joue leurs armes. Tout un bataillon était prêt à tirer sur les Irlandaises. Sommation fut faite à ces dernières de se retirer, de rentrer dans leurs demeures.

Maggy était en face de l'officier qui, le sabre haut, avait donné cet ordre. Elle s'avança d'un pas, regarda l'Anglais dans les yeux et, les dents serrées, frémissante, elle lui cria :

-- Ne nous bravez pas, ou malheur à vous ! L'Irlande sera libre ! Vous n'empêcherez pas ce qui doit être !

Elle était étrangement belle ; sa longue chevelure d'or secouée par la brise, elle se dressait menaçante et ses prunelles bleues lançaient des éclairs d'acier. Soudain, elle se dévêtit de sa camisole rouge, de sa jupe noire, et les brandit au bout de son bras :

-- Voilà le drapeau noir et rouge de la révolte, hurla-t-elle. Suivez-moi, mes sœurs !

Elle n'était pas impudique sous la grosse toile de sa chemise qui se plaquait à son corps. On voyait battre avec force sa poitrine. Bien campée sur ses hanches souples, sur ses jambes nerveuses, elle semblait une nouvelle Judith et, de même que celle-ci brandissait la tête d'Holopherne sur les remparts de Béthulie, ainsi Maggy O'Quennedy secouait les loques dont elle avait fait un drapeau.

Une étrange clameur répondit à son cri de défi, fit trembler les murs de la caserne, se répercuta à travers les rues, roula sur le quartier des Libertés, parmi le Black Pool (le marais noir) de l'estuaire de la Liffey, vint mourir dans Saint-Stephen's Grenn, où les bourgeoises et les nobles contemplaient avec terreur, derrière les vitres de leurs fenêtres, cette levée en masse des femmes du peuple de Dublin.

Cependant Maggy s'était lancée en avant, tête haute, menaçant de son poignard le colonel des horse-guards. Les autres s'étaient précipitées sur les soldats, leur arrachaient leurs armes et mettaient elles-mêmes en joue. Ce mouvement avait été rapide comme la pensée. Les hommes, surpris par l'étrangeté de cette attaque, demeuraient stupéfiés. Plus d'un millier de lionnes en furie donnaient l'assaut ; d'autres se ruaient de la rue et grossissaient le nombre ; en quelques secondes, ce fut un flot, un torrent irrésistible, une lutte corps à corps où les combattants étaient muets, se déchiraient avec les ongles. On vit des soldats, -- des Irlandais, ceux-là, -- la gorge serrée par deux mains nerveuses, se rendre, donner leur fusil à une belle fille et sceller avec elle, dans un baiser furieux, un pacte secret.

Très pâles, les officiers n'osaient commander le feu sans un ordre de leur colonel, ordre que celui-ci ne pouvait donner, car il était aux prises avec la terrible Maggy. Pour se dégager, il prit son pistolet, ajusta et fit feu ; sa balle érafla la blanche épaule qui se rougit de sang. La révoltée bondit comme une tigresse en poussant un cri de rage et plongea sa lame jusqu'à la garde dans la poitrine de l'Anglais.

Alors seulement, aux vociférations de haine succédèrent les hurlements de détresse et les râles. Les fusils partaient tout seuls dans la mêlée, tuaient au hasard ; le chaos était indescriptible et les grands hommes rouges tombaient en travers des cadavres des femmes. Les riflemen étaient assaillis, désarmés de même. Dans une autre caserne, la milice avait cédé presque tout de suite.

Au bout d'un quart d'heure, Maggy et une centaine d'héroïnes comme elle s'étaient emparées de cinq canons chargés dont elles avaient tué les servants. Maintenant leur tour était venu de faire des sommations. Un grand nombre de soldats s'étaient rangés de leur côté, soit parce qu'ils n'avaient plus d'armes, soit parce qu'ils l'avaient voulu. Ils n'agissaient pas, mais, les bras croisés sur la poitrine, ils regardaient faire les patriotes irlandaises, leurs sœurs.

Maggy, sa chemise lacérée, son épaule en sang, les yeux fixes et les lèvres écumantes, brandissait toujours son emblème rouge et noir, ses vêtements tout à l'heure tièdes de la chaleur de son corps, maintenant noircis par la poudre.

-- Rendez-vous ! s'écria-t-elle, sublime de courage et d'audace... Il n'y a pas de honte pour vous de vous rendre à des femmes !... Nous sommes plus nombreuses que vous et nous combattons pour la liberté !

Cependant, au cours de cette sorte de trêve, les officiers avaient rassemblé derrière eux tout ce qu'il leur restait d'hommes fidèles, tous sujets britanniques. Ils étaient près de cinq cents encore, pleins de rage, buvant la honte. Bien commandée, leur troupe pouvait se faire jour parmi ce troupeau de furies qui n'étaient après tout que des femmes ; certes, c'était une grande faute de la part de celles-ci de les avoir laissés se grouper ainsi, se compter et reconnaître leur force, mais on n'apprend pas en un jour l'art de faire la guerre.

La mêlée avait cessé, la scène menaçait de changer de tournure. Ces cinq cents hommes étaient autant de sangliers décidés à faire tête à la meute des cinq ou six mille femmes dirigées par Maggy. C'était l'instant de l'hallali.

L'instant était solennel, quand tout à coup un grand tumulte se fit dans Saint-Patrick's Street. Toutes les têtes se tournèrent de ce côté et l'on vit apparaître, entre la double haie de la foule qui se rangeait, un groupe de cavaliers suivis d'une troupe en bon ordre.

En tête marchait un homme fier, le front haut levé et dont le regard s'abaissait parfois avec bonté, avec confiance, sur ce peuple de Dublin, sur ces femmes héroïques qui, sans qu'il les en eût priées, venaient de conquérir pour lui la ville. De le voir si beau, si noble, lui, l'inconnu, le sauveur dont on parlait depuis quelques jours en Irlande et dont elles ignoraient le nom, elles étaient fières de ce qu'elles avaient fait. Elles lui baisaient les genoux au passage, tendaient vers lui leurs mains rouges de sang ou noires de la fumée du combat. Haletantes et ivres d'espoir, elles poussaient des clameurs de triomphe. Le cortège avait peine à se faire jour parmi leur foule.

Leurs acclamations allaient aussi à Clary Mac-Farlane, dont le bras tenait haut et ferme le drapeau de soie rouge et noir. De même elles acclamèrent Ange Bembo et le grand moine Mickaël Mac'Coghlan, qui, tenant à la main son épée nue, l'éleva vers le ciel et clama le terrible cri de guerre qui vola de bouche en bouche, éveilla tous les échos de Dublin : Revenge and liberty !

Cependant le marquis de Rio-Santo arrivait aux portes de la caserne. D'un coup d'œil, il embrassa l'émouvant tableau qui se présentait à ses regards. Il fit un signe. Les hommes à la branche de houx qui le suivaient coururent aussitôt. Lui-même enleva son cheval, le poussa en avant : deux minutes après, il eût été trop tard pour empêcher les Anglais de tirer sur des femmes.

Un rideau humain se dressa entre les deux partis ennemis et les Anglais jugèrent le moment venu de mourir. Du moins leur mort serait-elle utile à l'Angleterre, puisqu'au bout du canon de leurs fusils ils tenaient le chef de l'insurrection.

Un feu de salve retentit, suivi de longs hurlements de douleur et, quand la fumée se fût dissipée, Rio-Santo apparut calme, mais les sourcils froncés, à l'ombre de l'étendard levé par Clary. Et, debout derrière Fergus, ses pieds nus sur la croupe du cheval et brandissant son étendard à elle, ses loques de pourpre et de deuil, au-dessus de la tête de celui que l'Angleterre appelait avec dédain l' Agitateur, Maggy O'Quennedy se dressa.

Le marquis étendit le bras vers la troupe anglaise :

-- Allez, dit-il, et pas de quartier !

Les United Irishmen se ruèrent, acculèrent les soldats. Le massacre fut court. L'épée du Père Mick creusait des sillons terribles et bientôt un monceau de cadavres fut entassé. Il ne s'agissait plus seulement de délivrer l'Irlande, mais de châtier ceux qui, de leurs balles, avaient troué le sein des femmes de Dublin.

VII -- LE CRIME DE GLADY

Ainsi, le gouvernement anglais n'avait rien pu faire encore pour étouffer l'insurrection d'Irlande, que déjà près de vingt mille hommes de ses meilleures troupes avaient succombé, alors que Rio-Santo n'avait pas perdu deux cents des siens. Et l'on tremblait à Londres ; la désunion était au sein du Parlement, dans le conseil de la reine ; la mer d'Irlande était fermée, on ne savait comment envoyer dans l'île une armée pour dompter la révolte ; d'un bout à l'autre d'Érin, les paysans prenaient les armes et les femmes ne se bornaient point à envoyer au combat leurs fils, leurs maris, leurs fiancés : elles se battaient elles-mêmes. Dans presque toutes les villes et dans les campagnes, elles suivaient l'exemple des Dublinoises. Malheur aux soldats anglais qui tombaient entre leurs mains : on en trouvait chaque jour noyés dans les lacs, poignardés dans les rues. Ceux qui, le soir, abordaient une belle fille avec un mot d'amour, gisaient l'instant d'après sur le sol, avec un couteau dans le cœur. Un siècle de misère et de faim se dressait pour le châtiment, et l'orgueil d'Albion s'abaissait sous les coups de la vengeance farouche.

L'Angleterre était frappée dans son œuvre vive ; des bâtiments mystérieux, impossibles à capturer, vrais fantômes des mers, s'emparaient, aujourd'hui sur les côtes, demain à vingt milles en mer, de cargaisons précieuses pour le commerce anglais, et des navires marchands disparaissaient sans qu'on sût où ni comment. L'Australie était ruinée pour longtemps, le Canada s'agitait et il était urgent de renforcer l'armée d'occupation des Indes. Ici, un ioghy fanatique s'était enterré la tête dans le sable en disant : « Quand je me remettrai sur mes pieds, c'est que mes yeux n'auront plus crainte de rencontrer un visage anglais. » Un édit de l'empereur de Chine, rédigé par l'impératrice mère, venait d'interdire l'entrée de l'opium, et deux bâtiments anglais qui en introduisaient avaient été saisis ; leurs officiers subissaient le supplice de la cangue, avec la menace d'être empalés si leur gouvernement protestait.

Malgré cela, dans leur audace, dans leur morgue, MM. les Anglais continuaient à vouloir ignorer Rio-Santo. Ils rééditaient sans cesse, pour se donner du courage, la fable de son naufrage. Leurs journaux persistaient à traiter d'imposteur l'homme qui, sous ce nom, agitait l'Irlande et était en train de l'arracher aux griffes du léopard de Londres.

Cependant le lord secrétaire en chef n'avait pas osé venir à Dublin. Sous peine de lâcheté, il ne pouvait esquiver le défi de Rio-Santo ; mais il préférait choisir son heure et ne pas arriver seul. Dans le plus profond mystère, il put s'embarquer avec mille hommes des life-guards au fond de la baie de Caernarvon et, faisant diligence, arriver sans encombre à Dioghean. Comment Fergus O'Breane n'en fut-il pas informé ? Il y a ainsi de ces lacunes dans les plans d'un homme de génie et son génie précisément consiste à en atténuer l'effet ou à le détruire.

Quoi qu'il en soit, lord Fergurry apprit, le soir même de son débarquement, qu'il lui serait fort malséant de se présenter à Dublin. Dans sa tentative, il jouait sa place d'abord et sûrement aussi sa vie. Or, il tenait beaucoup à sa place et au nombre de mille livres sterling qu'elle lui rapportait et, comme il jouissait d'une réputation d'entêtement considérable, il avait voué au marquis de Rio-Santo une haine féroce où ses intérêts étaient plus en cause que son patriotisme. Il abordait donc en Irlande avec l'idée bien arrêtée que son adversaire ou lui-même -- peut-être tous les deux -- resteraient sur le carreau.

Laissons un peu Fergus O'Breane à Dublin pour parler des exploits de Randal Grahame qui, à la tête d'une autre armée, avait été chargé de conquérir l'Ulster.

Les comtés de Donegal, de Londonderry et d'Antrim sont des plus pittoresques ; ils sont peut-être aussi les plus pauvres. C'est partout un désert de bruyère, presque uniformément violet, avec, çà et là, de rares et maigres champs de lin. À chaque pas, on y est arrêté par quelqu'un de ces petits ruisselets dont l'eau a pris la couleur de la tourbe ; et, dans le lointain, les quelques sommets de la chaîne des Glendowen : le Muckish (dos de cochon), l'Errigal et autres.

Les habitations, dans ce malheureux pays, sont aussi rares que l'argent. Il faut parcourir des milles et encore des milles avant de rencontrer une hutte, et parfois le voyageur étonné tombe sur un château campé au bord d'un lac. Que font là ces châteaux perdus dans la solitude, et qui peut les habiter ?

Qui ?... Un landlord qui fut trop dur ailleurs et qui, craignant la vengeance, vient se faire oublier là pendant une dizaine d'années. Il chasse le grouse, il pêche dans les loughs, moleste ses gens pour s'entretenir la main, et parfois, pour faire trêve à l'ennui qui le ronge, commet quelques actes de cruauté qui attire sur lui la haine et la mort au creux d'un rocher.

C'est à travers ces landes arides et désolées que s'avançait Randal Grahame à la tête de ses partisans. Auprès de lui marchaient le prieur de Devenish avec David O'Sullivan et, derrière eux, dans un vieux car attelé de deux chevaux maigres, se tenait accroupie la reine Mab. L'armée silencieuse suivait, et bien que tous ces hommes fussent accoutumés à parcourir ce pays désert, une vague tristesse planait sur eux, à la pensée que des pauvres diables, leurs frères, vivaient là, terrés comme des renards.

Aucune comparaison n'est plus juste quand il s'agit de décrire les habitations de ces pauvres êtres. Ainsi, non loin de Milford, dans une lande absolument nue, Grahame vit tout à coup surgir du sol, au bord de la route, une enfant de seize à dix-sept ans, en haillons, mais belle comme le jour, au teint fleuri comme la bruyère. Elle sortait d'un trou creusé à l'abri d'un rocher, recouvert de mottes d'herbe et de bruyère sèche ; à première vue, on ne le distinguait pas du sol environnant et, si l'on eût pénétré à l'intérieur par l'étroite ouverture, on eût trouvé pour tout mobilier un lit de feuilles, une cruche de grès fêlée et un foyer fait de trois pierres posées de champ : c'était là le palais de la jeune fée qui venait d'apparaître.

Elle avait entendu des pas sur la route et bientôt, en voyant tant d'hommes armés, avait rentré sa tête embroussaillée. Toutefois, nulle fille d'Ève n'est exempte de curiosité et celle-ci avait risqué un nouveau regard. Ces gens n'étaient pas des Anglais, comme elle l'avait craint tout d'abord ; mais elle avait une autre crainte : ne venaient-ils pas pour venger le crime commis par elle la nuit précédente ?

Un crime ! cette enfant de seize ans ?... Elle n'envisageait pas à ce point de vue, il est vrai, l'acte qu'elle avait commis ; mais, quand même, sa conscience était lourde et la vue d'un prêtre la décida à se montrer au grand jour. À ce prêtre elle pourrait dire son secret, et si cette troupe qui couvrait les chemins, noircissait l'horizon, venait pour la châtier, du moins ne mourrait-elle pas sans avoir reçu l'absolution de son péché.

Elle se dressa donc, un peu inquiète, mais non tremblante, au milieu de la route, et quand le prieur fut auprès d'elle, elle s'agenouilla devant lui, baisa le bas de sa robe et demanda :

-- Qui cherchez-vous, mon Père ?... Si vous devez juger et condamner, que le châtiment ne s'abatte pas sur ceux qui n'ont rien fait : je vous dirai qui est coupable.

Le moine posa sa main sur le front de l'enfant et murmura :

-- Qui êtes-vous et que me dites-vous ?... Je ne comprends pas.

-- Mon nom est Glady Sorley, répondit-elle. Je vis là dans ce trou...

-- Seule ?

-- À huit ans, je n'avais plus ni père ni mère. Le premier a été tué par les gardes du château que vous voyez là-bas, pour avoir abattu une pièce de gibier, un jour que nous avions trop faim, ma mère et moi. Ma mère est morte de faim et de froid trois jours après.

-- Pauvre petite ! murmura Randal avec bienveillance, en caressant la joue de Glady. Combien y a-t-il ainsi de malheureux enfants orphelins par la faute de ces sacsannahs maudits !

À ces mots, la jeune fille releva ses yeux brillants :

-- Vous n'êtes donc pas de ceux qui tuent les pères et les mères des petits enfants d'Irlande ? s'écria-t-elle avec véhémence.

Randal sourit :

-- Nous sommes ceux qui ramèneront la justice dans notre pauvre pays, répondit-il. Mais pourquoi demandez-vous cela ?... Avez-vous donc le désir de venger la mort de vos parents ?... Vous ne le pouvez pas toute seule, ma chère enfant...

Elle se redressa d'un bond ; un éclair passa dans ses yeux. Elle pouvait tout dire à ceux qui venaient au nom de la justice, qui se vantaient de protéger les faibles.

-- Je suis plus forte que vous ne pensez, s'écria-t-elle, et ma vengeance est accomplie... Dieu me pardonne !

-- Que signifient ces paroles ? interrogea le prieur.

-- Mon père, dit Glady en étendant le bras, là-bas, au bord de la lande, il y a un corps, du moins il y était ce matin ; c'est celui du comte de Leitrim.

-- Et qui l'a tué ?

-- Moi... cette nuit... Je me suis défendue et je me suis vengée !

Un flot de sang monta à ses joues :

-- Je ne veux pas arrêter votre marche, reprit-elle ; laissez-moi aller à vos côtés et, si vous me le permettez, je vous dirai mon histoire. À huit ans, j'étais orpheline. Depuis j'ai vécu, j'ai grandi dans ce trou, n'ayant pour toute nourriture que des racines et quelques pommes de terre que me donnaient parfois les passants. Je n'étais pas malheureuse, bien que j'aie pleuré souvent en pensant qu'il y a des enfants qui ont un père et une mère... Il y a quinze jours, je revenais de chercher une cruche d'eau à la rivière quand un homme assez âgé déjà arrêta son car en passant auprès de moi. Son visage paraissait dur et sa voix me fit peur :

« -- Oh ! oh ! dit-il, voilà à coup sûr une belle fille. Comment ces coquins d'Irlandais trouvent-ils le moyen d'avoir des enfants pareils ?

« Je vous répète textuellement ses paroles, continua-t-elle. Je ne sais pas si je suis belle fille ; je n'ai jamais pu le voir que dans l'eau de la rivière, or l'eau est trouble. L'homme dit encore à celui qui l'accompagnait :

« -- Par Saint-Georges ! il me la faut pour cette nuit. Approche ici, la belle, et monte dans mon car . »

« Je me mis à trembler et j'essayai de fuir ; mais l'un des deux inconnus sauta en bas de la voiture, me saisit et m'enleva comme une plume pour me placer à côté de son maître qui fouetta son cheval. J'eus beau crier, me débattre ; mes bras étaient fortement tenus par derrière. Je pensai qu'il était inutile de résister.

« -- C'est bon, dis-je, lâchez-moi et je vous écouterai. Que me voulez-vous ? »

« L'homme ricana et porta ses mains sur ma poitrine ; je sentis son haleine chaude contre ma bouche. Où trouvé-je la force de me lever, de sauter en bas de la voiture ? Je n'en sais rien. Je roulai sur la route et je restai évanouie longtemps, je pense.

« L'inconnu revint le lendemain ; il était seul, en costume de chasse. Je le vis venir de loin ; je me sauvai du côté de Milford. Il lança ses chiens après moi, mais les rappela tout à coup, au moment où ils allaient m'atteindre et me déchirer. Je m'étais jetée dans la rivière, peu profonde en cet endroit, et, quand je fus de l'autre côté, trempée jusqu'aux os, glacée, je continuai de courir ; je ne revins pas cette nuit-là coucher dans ma hutte. Tous les jours, je voyais le monstre rôder autour. Je me cachais dans les bruyères, j'y restais couchée des journées entières et je le voyais aller et venir ; il y entra plusieurs fois, croyant m'y trouver. Hier soir, à la tombée de la nuit, je le vis encore qui s'en retournait en grommelant ; il devait être fort en colère, car à tout instant il fouaillait ses chiens. Je crus que je pourrais rentrer chez moi, dormir un peu, car depuis quinze jours je couchais à la belle étoile et, pour mieux le dépister, j'allai faire un grand détour. Comment avait-il pu le deviner ? Pourquoi était-il revenu sur ses pas ? En tournant l'angle d'un rocher, je me trouvai face à face avec lui.

Pendant ce récit, la poitrine de Glady haletait. La pauvre enfant poursuivit :

-- Il me commanda de le suivre, me menaçant de me faire dévorer par ses chiens si je n'obéissais pas.

« -- Je te tiens enfin, me dit-il, tu ne m'échapperas plus. N'essaie pas de t'enfuir, ou je te casserai une patte avec mon fusil. Assieds-toi là, sur ce rocher, et ne crie pas, si tu tiens à la vie. »

« Il déposa son fusil, me prit par le bras et me força à m'asseoir auprès de lui. Mes dents claquaient.

« -- Petite peste ! Je te fais trop d'honneur ! Tu oublies que tu dois m'obéir, déclara-t-il. Je suis ton maître : le comte de Leitrim. »

« Un brouillard passa devant mes yeux. Quoi ! c'était là le comte de Leitrim, le maudit qui avait fait tuer mon père par ses gardes, qui était cause de la mort de ma mère ! Depuis lors, je ne l'avais jamais vu avant ces quinze jours ; il avait passé de longues années aux Indes, et je compris que la fille, comme les parents, devait être sa victime.

« Comment me révolter ? Comment lui échapper ! Mes tempes bourdonnaient, ma langue était collée à mon palais ; j'étais incapable d'articuler un son et je sentais que j'allais m'évanouir.

« Quelques minutes seulement se passèrent dans cette atroce situation, mais ces minutes furent trop longues. Déjà il avait passé son bras autour de ma taille et m'attirait contre lui. Son regard m'effrayait ; j'avais peur de sa bouche qui riait, de sa barbe qui frôlait mes cheveux ; j'avais honte d'être si près de lui. L'idée me vint de nouer mes deux mains autour de sa gorge et de l'étrangler ; c'eût été folie ! il devait être plus fort que moi et ses chiens l'eussent défendu. J'étais perdue si le ciel ne venait à mon secours sur-le-champ.

« Alors mes yeux tombèrent sur le fusil posé auprès de lui, contre le rocher ; c'était une carabine double, tout armée. Je n'avais jamais tenu dans mes mains une arme de ce genre, mais je me souvenais avoir vu autrefois tirer mon père. Je me dégageai d'un seul bond et je saisis le fusil qui pouvait seul me sauver.

Le prieur et Randal étaient suspendus aux lèvres de la jeune fille. Du regard, ils l'encouragèrent à continuer :

-- Allez, mon enfant, dit le Père ; jusqu'ici, ce que vous avez fait est très bien.

-- Et le reste sera mieux encore, s'écria Grahame. Elle a tué le landlord !

-- Oui, reprit-elle, je l'ai tué !... Comment j'en ai eu la force ? Je ne m'en souviens plus au juste. J'ai appuyé le bout des canons sur la tempe et mes doigts crispés se sont accrochés à quelque chose vers la poignée. Il y a eu deux détonations, presque en même temps, et le comte de Leitrim est tombé, la face contre terre. Ses chiens se sont mis à lécher le sang, moi je me suis enfuie. J'ai regagné ma hutte et je suis tombée sans connaissance sur le sol ; mais toute la nuit j'ai entendu hurler les chiens.

Elle s'arrêta tout à coup, allongea le bras :

-- Écoutez, s'écria-t-elle. Ils sont encore là, je les entends... Le cadavre est toujours à la même place et le landlord va peut-être se lever devant moi, crier vengeance ?

Un tremblement nerveux la secouait : elle était pâle. Randal la prit dans ses bras et la porta auprès de sa femme, dans la voiture :

-- Ne craignez rien, lui dit-il ; pas un landlord ne touchera à un seul de vos cheveux tant que vous serez avec nous.

-- Père ! Père !... s'écria-t-elle, j'ai commis un meurtre, pardonnez-moi !

-- Je n'ai rien à vous pardonner, mon enfant, répondit le prieur... Vous vous êtes vengée, c'était votre droit ; vous avez défendu votre honneur, c'était votre devoir !... Je vous bénis.

Glady Sorley s'évanouit sur les genoux de Maudlin et, cent pas plus loin, on découvrit le cadavre du comte de Leitrim. Ses chiens, autour de lui, hurlaient à la mort !

VIII -- LE VAL-EMPOISONNÉ

Pourquoi ce nom sinistre est-il appliqué à l'entaille profonde creusée dans le massif de Derryveagh ? Nul ne le sait et, si haut qu'on remonte dans l'histoire, on n'en trouve pas la source : du moins en devine-t-on les raisons.

Dans l'ombre violette projetée par l'Errigal, s'ouvre le cul-de-sac du Val-Empoisonné. Il y fait plus sombre que dans le Keim-an-eigh, parce que la nature y est plus sauvage. On n'y trouve ni les chèvrefeuilles, ni les clématites et les églantines, ni même des bouquets d'yeuses ; les ifs funèbres n'y poussent pas et, là où il y a un peu de terre, -- si peu, -- croissent seulement des bruyères malingres et des lichens. Il semble, en entrant dans cette gorge humide, qu'on va en voir surgir le fantôme de la peste et que des milliers de mouches vont vous en transmettre le germe en des piqûres qui deviendront de venimeux bubons.

Qui le croirait ? Ces lieux sont habités ; il s'y trouve même des landlords capables de louer à des malheureux, à raison de cinq francs par hectare, des terres qui ne rapportent rien. Ceux-ci, y récoltant à peine ce qui peut les empêcher de mourir de faim, ne peuvent rien payer au landlord et le résultat est l'éviction avec ses violences.

Si le terrain n'était pas propice à la culture, il l'était du moins à la rébellion, car beaucoup de ceux qui suivaient Randal Grahame étaient des affamés descendus des pentes de l'Errigal.

Les garnisons de Londonderry et de Lifford avaient été prévenues par le gouvernement anglais de l'approche d'une armée rebelle et aussi de l'arrivée de renforts envoyés d'Écosse. Les renforts n'arrivaient pas : on sait pourquoi. Par contre, les rebelles avançaient, couvraient tout le comté de Donegal. Il fallait les arrêter là, utiliser la chaîne de Derryveagh comme un rempart naturel pour fermer l'accès du comté de Londonderry. Le Val-Empoisonné en était la clef : avec deux mille hommes, on pouvait barrer le passage.

Un régiment de foot-guards vint s'y poster, la veille même du jour où Randal devait s'engager dans le défilé. Les soldats couvraient les hauteurs, s'étaient embusqués dans les anfractuosités de rochers et trois pièces de campagne avaient été mises en batterie dans le Val-Empoisonné qu'allait purifier l'odeur de la poudre.

La nuit se passa sans encombre, bien que les sentinelles anglaises trouvassent leur faction trop longue au-dessus de ce gouffre d'où montaient des relents d'humidité et de pourriture. Quand le jour vint et que le soleil dora la cime de l'Errigal, ce fut un soulagement, une détente : les soldats de l'armée britannique se retrouvaient heureux après cette veillée funèbre. Aussi, perdant un peu de leur prudence, s'amusaient-ils à escalader les rochers et à se lancer des appels du haut en bas du val.

Le groupe des officiers s'était installé sur une terrasse et bientôt s'allumèrent des feux pour faire bouillir le thé. On fumait, on causait, sans souci du danger.

À l'heure du déjeuner, le major Brougham, la bouche pleine, racontait une terrible expédition des Indes à laquelle il avait pris part ; ses auditeurs, un cigare aux lèvres, couchés sur l'herbe humide, tout le poids du corps reposant sur leurs coudes, écoutaient l'histoire narrée par le major :

-- Le cadre était le même, disait celui-ci : des montagnes abruptes, un défilé en dessous et des rebelles dont on craignait l'approche. Nous avions hâte de n'en faire qu'une bouchée afin de retourner à nos campements. Un quart d'heure après, les malheureux s'engageaient dans le défilé et, je puis vous l'affirmer, il n'en est pas sorti un seul. Deux ans après, je suis repassé par là et j'ai vu des squelettes suspendus aux rochers, comme ils étaient tombés. Vous vous êtes demandé sans doute quelle était l'étrange amulette suspendue à la chaîne de ma montre : c'est l'ongle d'un chef hindou, rapporté de la vallée de Bhopal. À vous, messieurs, de monter vos bijoux demain avec des ongles irlandais.

Il accentua sa boutade d'un gros rire, auquel d'autres rires répondirent. Les soldats avaient enlevé le couvert, une nappe posée sur le sol et sur la blancheur de laquelle on ne voyait plus maintenant que deux flacons de rhum. Les officiers tenaient leur verre en main et portaient le toast du major.

Soudain, sur la nappe, quelque chose roula, renversant les flacons de rhum. Un grand cri avait accompagné la chute : des éclats de rire y répondirent. Un lieutenant saisit un coin de la nappe et s'écria :

-- Mort de Dieu ! ce doit être un Paddy : renvoyons-le d'où il sort.

Il n'y en avait pas moins eu un moment de panique : la présence d'esprit du lieutenant sauva tout et les quatre coins de la nappe se relevèrent en même temps. Dans le fond il y avait un homme, un paysan irlandais, les yeux hagards, qui se tâtait les membres. Il avait roulé du haut d'un rocher surplombant et c'était grand dommage pour lui qu'il eût atterri précisément au centre de la nappe sur laquelle messieurs les officiers anglais achevaient leur repas.

On connaît la plaisanterie dont Sancho Pança fut victime de la part des muletiers d'Espagne ; elle s'est d'ailleurs conservée chez nous et fait partie des brimades régimentaires. La nappe se tendit et l'Irlandais voltigea dans les airs : ce jeu ne lui déplaisait point ; ceux qui s'en amusaient en furent las avant lui.

On le laissa se remettre sur ses pieds et on l'interrogea.

-- Ne m'en veuillez pas, gentlemen, dit-il d'un ton quelque peu railleur, depuis vingt ans je cours l'Errigal à mon gré et je n'y ai jamais rencontré un soldat. Tout à l'heure, j'ai buté dans vos sentinelles qui m'ont mis en joue et j'ai cherché à m'esquiver par le chemin le plus court. Je crois que je suis allé trop vite, puisque le pied m'a manqué et que j'ai troublé la digestion des honorables officiers de Sa Majesté.

Il jeta un regard de côté et poursuivit :

-- Dieu me damne ! je ne l'aurais pas fait, si j'avais su. J'ai servi jadis dans les riflemen et je prends le ciel à témoin que je n'ai jamais manqué à l'un de mes officiers. Mais les temps changent et personne ne peut répondre de ce qu'il fera si la terre se dérobe sous ses pieds.

-- Où allais-tu ? lui demanda le colonel des foot-guards, qui l'examinait avec attention.

-- Cela, Votre Honneur, je n'en sais rien, répliqua l'homme. J'ai tellement l'habitude de parcourir la montagne que je m'étais habitué à croire qu'elle m'appartenait. Dites-moi seulement quand je pourrai y revenir sans rencontrer des fusils chargés et sans tomber dans les assiettes de gentlemen qui auraient pu s'en fâcher davantage.

L'homme avait un regard ouvert et franc. Sa façon naïve de plaider sa cause fit sourire les officiers. Les plus vieux cependant avaient des doutes et les manifestèrent :

-- Il peut renseigner nos ennemis, opina le major Brougham. Je suis d'avis qu'on le garde jusqu'à demain.

-- Oh ! gardez-moi si vous voulez, répondit l'Irlandais, d'un ton de parfaite indifférence. Vous êtes les maîtres ; libre à vous de m'obliger à rester ou de me dire par où je dois m'en aller. Tous les sentiers me sont bons, puisque j'habite partout et nulle part.

-- Va par là, dit le colonel en montrant le sud-est, et débarrasse-nous de ta présence. Qu'on reconduise ce fatigant bavard en dehors des lignes.

L'Irlandais salua d'un air assez gauche. Deux soldats, l'arme au bras, se placèrent à ses côtés, l'accompagnèrent assez loin en dehors des avant-postes.

Quand il fut hors de leur vue, il se retourna ; un sourire narquois plissait ses lèvres. Il se mit à dévaler à longues enjambées le long de la pente. Bientôt il fut dans la lande, gagna les bords des lacs Dunlewy et Nacung, si proches l'un de l'autre qu'ils semblent en former un seul.

Il côtoya les rives, arriva à l'extrémité opposée et, comme quelqu'un lui barrait tout à coup la route, il tira de la poche intérieure de sa veste une branche de houx qu'il piqua à son chapeau :

-- Revenge and liberty ! murmura-t-il à voix basse.

Et il ajouta plus bas encore :

-- There is good news (il y a de bonnes nouvelles).

Une demi-douzaine de fusils qui le guettaient eurent aussitôt leurs canons abaissés et l'homme reprit sa marche. Après quelques minutes, il se trouva en plein campement des rebelles irlandais. Parmi les groupes qui ne faisaient aucune attention à lui, il se dirigea vers un rocher, au pied duquel plusieurs personnes étaient assises, trois ou quatre hommes et deux femmes.

Randal était au milieu ; il se leva :

-- Eh bien, Dick ? demanda-t-il vivement... Vous voilà sain et sauf : qu'avez-vous vu ?

Randal, O'Sullivan, le prieur de Devenish et celui que l'on venait de nommer Dick eurent entre eux un long entretien, puis ce dernier prit congé des chefs.

Tout le jour l'armée des rebelles resta campée sur le bord des lacs ; tout le jour aussi le régiment anglais passa gaiement son temps dans la montagne. Qui donc avait dit que le nord de l'Irlande était en pleine révolte et que des bandes d'incendiaires menaçaient le comté de Londonderry ? Ce soir-là, les officiers de Sa Majesté jouèrent au whist sur les pentes de l'Errigal et s'endormirent dans la paix et le calme de la nuit.

Un quart d'heure avant minuit, le long des lacs, on entendit des chuchotements, des ombres glissèrent. Une longue colonne se forma, rampa vers la montagne ; la lune voilée ne permit pas de compter les deux mille hommes qui la composaient.

D'ailleurs, elle ne suivait pas la route par où on eût pu l'attendre. Elle s'engageait, au contraire, par des sentiers abrupts, se fractionnait par petits groupes, montait, escaladait sans bruit les rochers et avançait toujours. Elle contournait l'Errigal. L'oreille la plus attentive n'eût pas entendu le froissement des pas sur le sol. À deux heures, elle était à mi-flanc du mont ; à quatre, elle était réunie en arrière de l'éperon qui domine le Val-Empoisonné. Au-dessous, sur la pente, les Anglais dormaient sous la sauvegarde de leurs sentinelles qui surveillaient la vallée, mais non les sommets.

Une lueur apparut soudain sur la crête. On vit se lever une de ces aurores embrumées d'Irlande où les brouillards s'accrochent aux versants des collines, descendent peu à peu, se traînent dans les vallons et s'enfuient vers la mer.

Randal Grahame regarda au-dessous de lui, vers la crevasse emplie de nuages humides, d'où montaient des odeurs méphitiques et malsaines ; et Dick, le bras étendu, murmura à son oreille :

-- Ils sont là-dedans, là-dessous. N'attendons pas que le soleil ait dissipé tout cela... Donnez l'ordre ! Nul ne remontera du sein de ce brouillard.

-- Allez, dit Randal. La nature doit aider les hommes à accomplir ce qui est l'œuvre de justice.

Sous la poussée des Irlandais, des blocs énormes s'ébranlèrent, oscillèrent sur leur base et, dans un tumulte effroyable, broyant et déracinant les pins, roulèrent vers le fond du Val-Empoisonné. On entendit de lugubres plaintes et des échos des Derryveagh enregistrèrent, répétèrent les râles des foot-guards. Ceux-ci avaient beau lever les yeux vers le ciel, serrer dans leurs mains la crosse de leurs fusils ; enfermés dans une atmosphère de brouillards, il ne voyaient pas le ciel, et leurs adversaires, que depuis la veille ils attendaient pour les écraser au fond du défilé, étaient au-dessus de leurs têtes, les broyant eux-mêmes avec des rochers qui balayaient les soldats et les précipitaient, en bouillie, vers le fond de la crevasse.

-- Il ne roule pas seulement des têtes, dit un lieutenant au major Brougham. C'est mieux ici qu'aux Indes et je ne vois pas le moyen d'arracher l'ongle d'un fakir.

Étrange combat que celui-là, entre des adversaires invisibles : les uns planant au-dessus des nuages, dans la lumière et le soleil, précipitant au-dessous d'eux la mort vers des régions noyées de brouillard où des hommes endormis étaient écrasés sous des rocs, ou soudain se sentaient pris dans un tourbillon, entraînés, agonisants, broyés.

Pendant deux heures cela dura ainsi. Des blocs énormes, des quartiers de roc descendaient avec un fracas terrible. L'Erriga semblait trembler sur sa base. Tout au fond du val s'entassaient les débris granitiques ou sanglants. La brume baissait peu à peu et tout à coup, en se dissipant, découvrit sur une terrasse un groupe qui essayait de fuir.

Le major Brougham était en tête. Il ne songeait plus à raconter son histoire des Indes et pourquoi il avait une amulette à la chaîne de sa montre.

Dick, l'Irlandais, qui la veille l'avait entendu se vanter, se prit à sourire. Il se coucha au bord du précipice, ajusta longuement et fit feu : l'officier fit un bond et roula dans le vide.

Le brouillard descendait toujours ; à mesure qu'il se retirait, on voyait un spectacle affreux ; bientôt il fut tout au fond, traîna sur un amoncellement innommable. Par instants, le vent le balayait et, du haut de la montagne, on pouvait apercevoir un chaos où tout se mêlait. Puis un courant le ramenait et le suaire opaque s'épandait sur la vallée de mort, le lugubre passage où les foot-guards de Londonderry gisaient sans sépulture, justifiant une fois de plus ce nom de Val-Empoisonné d'où les hommes s'écartaient avec terreur.

IX -- CLÉMENCE

La consternation régnait à Londres. Les nouvelles, arrivant d'heure en heure, plongeaient la capitale anglaise dans l'anxiété la plus cruelle et -- faut-il l'avouer -- dans la terreur.

Qui donc songeait maintenant à se rire de la puissance du great agitator (grand agitateur), quand à tout instant parvenaient des courriers apportant des témoignages de sa marche triomphale à travers l'Irlande entièrement soulevée ? L'évidence était là : les hommes s'enrôlaient dans l'armée rebelle, les femmes désarmaient les soldats de Sa Majesté, ou offraient intrépidement leurs poitrines aux balles. On écrase la révolte d'un groupe, d'une province ; quand un peuple entier secoue le brandon de la vengeance, rien ne sert d'essayer de le lui arracher des mains si l'on n'est pas en mesure de frapper à la tête et de frapper vite.

La situation était grave. La prise de Dublin vint mettre le comble à l'exaspération des membres du Parlement. L'ennemi était audacieux : on ne pouvait le réduire que par un coup d'audace. Les officiers les plus braves sollicitèrent l'honneur de former un corps spécial, incapable, il est vrai, de lutter contre l'armée rebelle, mais assez habile pour s'emparer de Rio-Santo et le ramener à Londres, mort ou vif.

Le projet fut élaboré dans un certain mystère, et la Reine fut longtemps avant de l'accueillir. Ce n'était point qu'on manquât de volontaires pour cette expédition périlleuse ; le nombre en avait été fixé à deux cents et deux mille se fussent présentés si l'on eût fait appel à eux. Justement, pour cette raison, la souveraine hésitait à sacrifier la fleur même de ses officiers, parmi lesquels se trouvaient des lords, des fils de pairs, l'élite de la jeunesse militaire du pays.

Car on en était là à Saint-James ! Cette guerre n'était point une guerre ordinaire : il ne suffisait pas de mobiliser des troupes, l'adversaire n'en faisait qu'une bouchée ; de donner des ordres aux représentants de la couronne en Irlande, l'ennemi s'en emparait, amenait ces gouverneurs sans aucun dommage sur les côtes anglaises, les montrait impuissants et nuls, ne daignait pas même en faire des prisonniers. Il était tout aussi inutile de songer à la défense des villes : elles allaient au-devant du vainqueur.

Quand on sombre, chaque planche de salut est bonne. La proposition des officiers royaux fut bien accueillie par les ministres et ce fut comme un coup de fouet donné à l'énergie nationale. Le marquis de Rio-Santo n'était plus un bandit, puisque les fils des lords ne croyaient pas déchoir en briguant l'honneur d'aller le capturer pour le ramener au pied de la potence.

On enleva l'adhésion de la Reine et plusieurs durent user de leur influence à la cour pour faire partie de l'expédition. Triés sur le volet, choisis dans les régiments de la garde, jeunes, solides, entreprenants et supérieurement montés, deux cents officiers se préparèrent, dans le secret le plus absolu, à pénétrer en Irlande pour enlever, à la tête de ses troupes, le terrible chef de l'insurrection.

L'homme propose, Dieu dispose ! Fergus O'Breane avait d'ailleurs le soin d'aider toujours aux dispositions de Dieu. Il sut quand les officiers anglais quittèrent Londres, quand ils s'embarquèrent à Dolgelly et quand ils abordèrent à Wicklow. S'il ne les arrêta pas en chemin, c'est qu'il avait résolu de les faire servir à un autre jeu.

C'est à cela qu'il songeait précisément un beau matin, à quelques milles au nord de Dublin, tandis que ses troupes se reposaient.

Il était assis sur un rocher et restait muet comme de coutume. Non loin de lui se tenait un groupe composé d'Angelo Bembo, Clary, Maggy O'Quennedy, le Père Mick et Daniel Mac-Carthy. La rivière la Boyne coulait à leurs pieds, en amont de Trim, et sur les bords verdoyants étaient allumés des milliers de feux autour desquels s'étaient groupés les rebelles. Une dizaine de chevaux, tout sellés, dévoraient un maigre champ d'orge, sous la surveillance de deux hommes qui, d'avance, avaient largement indemnisé le fermier.

Fergus O'Breane regardait vers les côtes de l'Angleterre ; il avait la tête plongée dans ses mains. Ses lèvres, dans un sourire de mépris et de raillerie, se relevaient sous la moustache. Il entendit tout près de lui un bruit de pas et leva les yeux ; deux hommes s'arrêtèrent : Kildare et un inconnu.

Ce dernier était grand, blond et portait le costume irlandais, dépenaillé, presque en loques ; à son chapeau était piquée une grosse tige de houx dont les baies rouges semblaient des gouttes sanglantes parmi les feuilles vertes.

Le marquis dévisagea longtemps l'homme et se prit à sourire :

-- Qu'y a-t-il, Kildare ? demanda-t-il.

-- Voici un des nôtres, répondit celui-ci. Il vient de la part de Randal Grahame vous apporter un message.

D'une main hésitante, l'homme tira une lettre de ses vêtements et la tendit. Fergus la prit et plongea son regard dans celui du messager dont les paupières s'abaissèrent.

-- Savez-vous, milord, dit-il brusquement, ce que vous risquez à faire pareille tentative ?

L'inconnu pâlit soudain et fit un effort sur lui-même pour répondre :

-- Je ne sais ce que veut dire Votre Honneur ? J'ai accompli mon devoir en remettant cette lettre entre vos mains...

Rio-Santo ne décachetait pas la lettre et paraissait ne lui prêter qu'une médiocre importance :

-- Je vous attendais, dit-il. Je pressentais bien que l'un de vous remplirait le devoir dont vous parlez, si périlleux qu'il fût. J'y ai si bien avisé que tout est prêt pour votre exécution.

L'homme ne sourcilla pas ; sa pâleur s'accentua cependant davantage et sa main se porta brusquement vers une poche intérieure de son vêtement. Elle fut arrêtée par le poignet de fer de Kildare. Fergus reprit en souriant :

-- Je serais désolé, monsieur, de vous voir devant moi vous brûler la cervelle... D'autre part, si c'est à moi que vous comptiez faire présent d'une balle, vous risquiez fort de perdre votre poudre ; mon heure n'est pas venue, j'ai encore beaucoup trop à faire.

Il fit un signe et douze hommes vinrent se ranger devant l'inconnu, l'arme haute ; celui-ci croisa ses bras et les regarda avec une certaine fierté. Quand il détachait d'eux ses yeux larges ouverts, c'était pour les reporter sur le marquis qui se décida enfin à rompre le cachet.

Tandis qu'il lisait, une expression narquoise passait sur ses traits :

-- Le piège était enfantin, monsieur, dit-il, car ceci ne ressemble en rien à l'écriture de Randal Grahame. De plus, tout le contenu de cette lettre est faux et je pourrais vous dire, ce que vous ignorez, à quel endroit se trouve Randal en cette minute même et ce qu'il y fait. Pour peu que vous le désiriez, je pourrais ajouter que deux cents officiers anglais, moins un que j'ai devant moi, ont formé le plan ridicule de m'inciter par de fausses nouvelles à aller rejoindre mes troupes qui opèrent dans le Nord et m'attendent à quelques milles d'ici, vers le lac Skillin... Est-il en votre pouvoir de me démentir ?

L'Anglais baissa la tête.

-- Vous avez pénétré dans mon camp à la faveur d'un insigne qui me fait reconnaître des miens, reprit Fergus d'un ton très calme ; cet acte peut être qualifié par vous de ruse et par moi de mensonge. Je consens à reconnaître qu'il est de bonne guerre, vous tenant compte en cela des périls à courir. Dois-je agir de même si je considère qu'un officier de l'armée britannique, un homme qui devrait être de parole et d'honneur, m'apporte une lettre qu'il sait pertinemment être fausse, dans le but de préparer ce qui, dans tous les pays, s'appelle un guet-apens ?

-- J'ai obéi, répondit l'officier, en détournant les yeux ; je n'ai point à discuter les ordres de mes supérieurs.

-- Vous avez fait mieux, gronda Rio-Santo. Vous avez sollicité cette mission comme un honneur ; vous avez voulu me voir en face pour vous targuer plus tard d'avoir été l'instrument de ma perte. L'ambition vous dévore, les galons de lieutenant ne vous suffisent pas ; car vous êtes lieutenant aux horse-guards, à ce qu'il me semble ; ne vous ai-je pas vu, jadis, tout jeune officier, dans les salons de Trevor-House ? On vous a présenté à moi comme le second fils de lord Albourgham, l'un des membres les plus influents du Parlement anglais, et cela me fait peine de vous voir vêtu de ces loques sordides. Jeune homme, avez-vous songé au danger en même temps qu'à la gloire ?

Qu'eût pu répondre l'Anglais ?

-- Vous pouvez faire de moi ce que vous voulez, murmura-t-il d'un ton résigné. Mais épargnez-moi vos sarcasmes. Je saurai mourir en gentleman.

Cet homme avait fait le sacrifice de sa vie. L'heure de l'échéance ayant sonné, il était prêt à payer sans nulle contestation. Sa crânerie plus à Fergus, car il savait rendre hommage à la bravoure, d'où qu'elle vînt. Il examina attentivement le jeune officier, dont l'allure décidée l'intéressait vraiment. Dans ses yeux bleus, il existait une lueur d'énergie ; on y découvrait autre chose que ce regard impassible et froid des Anglo-Saxons, ce regard presque mort, qui s'anime seulement chez quelques belles misses entre quinze et vingt-cinq ans. Rio-Santo était songeur.

-- Écoutez-moi, jeune homme, dit-il avec bienveillance, et répondez en toute franchise à mes questions. Au temps où le marquis de Rio-Santo était accueilli avec joie dans tous les salons de la noblesse, il eut l'honneur d'y rencontrer lady Albourgham, votre mère. Elle n'était déjà plus très jeune, puisque votre frère aîné porte plus de trente ans, à ce qu'il me semble ; mais avec ses cheveux poudrés, son air digne sans morgue hautaine, elle était la vivante image de ces nobles marquises qui illustrèrent le règne du roi de France Louis XIV. Si je ne me trompe, milord, votre mère est Française ?...

L'officier pouvait s'attendre à tout de la part d'un ennemi qui le tenait à sa merci, excepté à l'entendre lui adresser des louanges au sujet de sa mère. Et justement il se trouvait que lady Albourgham, jugeant iniques les coutumes anglaises, donnait en tendresse à ce second fils ce que la loi accordait en fortune à l'aîné. L'amour maternel trouve de ces moyens de compensation : aussi le jeune homme avait-il un culte passionné pour la vaillante femme à laquelle il devait de ne pas connaître l'injustice du sort qui pèse sur les cadets des familles anglaises. Cette invocation, en ce moment, l'émut outre mesure : il se détourna pour cacher son trouble et son regard se porta vers l'est, vers l'endroit où sa mère priait peut-être à cet instant même pour qu'il revînt sain et sauf.

Le marquis lut dans ses pensées et reprit :

-- Il m'importe de ne point faire quartier à ceux de mes ennemis qui sont de nationalité anglaise... Pour vous, une exception doit être faite !

-- Je suis Anglais ! s'écria le lieutenant.

-- Et vous avez du sang de France dans les veines, répliqua Fergus... C'est pour cela que vous êtes venu. Il fallait, parmi vous tous, quelqu'un qui se dévouât froidement, sans supputer les chances qu'il avait de ne point revenir. L'audace nécessaire pour accomplir une pareille mission n'a rien de commun avec l'ivresse du champ de bataille, où tous vos compagnons peuvent vous égaler. Vous n'avez point songé à tout cela, milord ; vous avez réclamé pour vous la tâche, parce que vous êtes le fils de votre mère et que votre mère est Française.

Le marquis le laissa réfléchir pendant un court instant et poursuivit :

-- Lady Albourgham, si elle veut bien se souvenir de moi, quand mon nom est prononcé devant elle, joint ses malédictions à celles des autres. Je ne saurais l'en blâmer, puisqu'elle ne sait pas autre chose que ce qu'on dit de moi à Londres. Mais sa haute figure, devant laquelle je me suis incliné avec respect, est restée gravée dans ma mémoire et de même aujourd'hui, monsieur, je m'incline devant votre mère. Je ne veux pas que lady Albourgham pleure son fils !

Cette fois, l'émotion prit le lieutenant à la gorge, et il s'avança vers Rio-Santo :

-- Dieu m'est témoin, dit-il, qu'en venant ici, j'avais fait le sacrifice de ma vie, dût ma mère en mourir de chagrin. Elle ne m'eût point blâmé d'avoir agi ainsi, car au-dessus des affections humaines, il y a le devoir. J'ai fait le mien et je l'ai mal fait, puisque j'ai combattu avec les armes de la fourberie et du mensonge un adversaire dont la loyauté me fait honte. J'ai arboré la branche de houx pour vous tromper, j'ai revêtu les loques d'un paysan pour endormir votre confiance et j'ai presque réussi, puisque je suis arrivé jusqu'à vous.

-- Enfant, murmura Fergus O'Breane, en lui serrant la main, j'avais donné des ordres !... Vous êtes libre, et je vous prie de rejoindre vos compagnons. Ils m'ont porté un défi, -- dépourvu de franchise, il est vrai, -- mais ce défi, je le relève. Demain, à la pointe du jour, seul, tout seul, je quitterai ce camp ; je me dirigerai vers le nord où l'armée commandée par Randal Grahame a besoin de moi. Je passerai non loin du lac Skillin.

-- Je n'en saurai rien, balbutia l'officier. Il ne m'appartient plus de vous trahir.

-- Il vous appartient, répliqua Rio-Santo, de remplir votre devoir. Souvenez-vous que vous deviez me remettre une lettre et que votre mission a été accomplie. Ce qui vient de se passer ne concerne que nous ; les officiers envoyés pour me capturer ont leur rôle à remplir. J'exige que vous les laissiez faire, car il ne serait point sans honte pour vous et pour eux de laisser passer à travers leurs rangs l'homme qu'ils ont mission de capturer.

Après un instant de réflexion, il ajouta :

-- Un conseil... ne vous acharnez pas à être l'un des premiers qui me poursuivront. Si vous avez un bon cheval, préparez-vous à l'arrêter sur les jarrets quand j'élèverai la main pour vous, pour vous seul et pour votre mère... Voulez-vous présenter à lady Albourgham, quand vous la reverrez, les respects du marquis de Rio-Santo ?

Quand, une demi-heure après, le jeune officier eut franchi les derniers avant-postes de l'armée rebelle, il frappa du pied le sol et posa la main sur son front :

-- Cet homme, murmura-t-il, passe pour un bandit et s'incline devant les cheveux blancs d'une femme que Londres entier respecte. Ma vie, entre ses mains, ne tenait qu'à un fil, un des cils des paupières de ma mère, qui se fût mouillé de larmes si l'on eût rapporté mon cadavre. Je jurerais que celui-là venge sa mère ; aussi jamais mon épée, à moi, ne se lèvera contre lui. Ah ! je donnerais dix ans de ma vie pour ne l'avoir point entendu me parler ainsi de lady Albourgham et pouvoir l'abattre de ma main... Mais, il me l'a dit, j'ai du sang de France dans les veines, et je comprends l'honneur autrement que mes compagnons.

X -- LA JUMENT « FAIRY »

Le jour, en traînant ses premières lueurs floconneuses sur la lande, trouva Fergus O'Breane en selle.

Le marquis montait une bête superbe, du sang le plus pur, souple comme une femme, légère comme un oiseau, plus douce et plus vaillante encore que Clary , la jument dans le flanc de laquelle Donnor d'Ardagh avait jadis planté son couteau.

Il avait acheté celle-ci presque au poids de l'or et ne s'en repentait pas. Elle était de robe entièrement noire, sauf une étoile blanche au milieu du front ; elle était si fine que, sous la peau, on voyait courir le réseau des veines ; ses oreilles étaient courtes et bien plantées, d'une extraordinaire mobilité qui trahissait toutes les impressions reçues ; son regard avait le même éclat qu'on trouvait dans les yeux de Rio-Santo et les naseaux, dont la cavité s'ouvrait toute rouge, frémissaient sans interruption, tandis que la bouche mâchait le mors d'argent. Une longue crinière soyeuse plantée sur l'encolure de cygne s'épandait, flottait comme une chevelure de vierge et les membres étaient si gracieux, si parfaits, que volontiers on y eût cherché des bracelets, ainsi qu'on en voit aux chevilles des sultanes.

Le marquis l'appelait la Fée de la nuit (Fairy of the night !). Il lui parlait sans cesse, caressait son encolure, sa croupe et ses épaules et la noble bête lui répondait par des hennissements, creusait le sol de ses sabots de devant. Cavalier et monture formaient un groupe si splendide, si intimement lié, que pas un sculpteur peut-être ne se fût hasardé à les reproduire en marbre ou en bronze. On s'attendait à tout instant à les voir s'élever ensemble dans l'espace, tels Astolphe, roi des Lombards, et l'hippocampe inventés par l'imagination féconde de l'Arioste en son immortel Orlando furioso.

Fergus O'Breane avait donné ses ordres à ses lieutenants dès la veille au soir. Mais ils étaient là pour le voir partir et Clary surtout se désolait de ne pouvoir le suivre. La jument léchait la main de la jeune fille et celle-ci, les yeux levés, murmurait :

-- Pourquoi ne m'emmenez-vous pas, Edward ? Je suis forte et vaillante, vous le savez ; je serais là pour mettre ma poitrine entre vous et le danger. Vous vous en allez seul au devant du péril quand notre vie à tous vous appartient et que nous sommes prêts à vous servir de rempart. Vous êtes le maître, nul ne songe à discuter vos ordres ; mais, tant que vous ne serez pas de retour, je tremblerai pour vous et pour l'Irlande !... Quand reviendrez-vous, Edward ?

-- Bientôt, répondit-il en tendant à Clary une main que celle-ci pressa sur son cœur avec émotion.

Puis la jeune fille embrassa les naseaux de la jument et dit tout bas :

-- Je compte sur toi : emporte-le loin de ses ennemis et qu'aucun d'eux ne puisse vous atteindre. Que ne puis-je, dans ta poitrine, mettre mon cœur de femme ?

-- Hop, Fairy, ma belle ! s'écria Rio-Santo en enlevant sa bête.

Celle-ci se rassembla sur ses jarrets, bondit et prit son vol : ses sabots effleuraient à peine le sommet des bruyères, glissaient sur la lande parmi les rayons d'or du soleil levant. Clary la suivit longtemps des yeux et, quand elle ne le vit plus dans le lointain, elle se mit à genoux et pria.

Fergus modérait cependant l'allure de son cheval et, docile au mors, celui-ci s'ébrouait, obéissait à la main légère. L'heure n'était pas venue de l'élan, de la vitesse. Tout en gravissant la pente de la chaîne de montagnes qui sépare l'Irlande en deux versants, le marquis de Rio-Santo ne paraissait point se souvenir qu'à quelques milles plus au nord, deux cents officiers anglais étaient apostés pour lui barrer la route. D'un côté se déroulait à ses pieds la verte vallée de la Boyne, que tant de sang versé au temps de Cromwell a rendue fertile, le champ de bataille où Jacques II perdit la partie suprême, dont l'enjeu était la couronne des Stuarts ; de l'autre s'étageaient les plaines marécageuses et solitaires de Longford et de Carrick. D'un coup d'œil d'ensemble, le marquis de Rio-Santo embrassait une grande partie de cette Irlande qu'il allait faire libre, de cette terre abreuvée de sang et de larmes qui était sa patrie. Une douce émotion était en lui ; cette vue comme ces pensées stimulaient son courage ; il se sentait plus de forces à considérer ces campagnes stériles où ses frères mouraient de faim pour gorger d'or les lords de l'île voisine, et une fois de plus il comprit la grandeur de sa tâche, le rôle qu'impose à un homme de sa trempe l'amour de sa patrie opprimée et vaincue.

En descendant la pente opposée, il aperçut devant lui le petit lough Skillin et, tout auprès, un point noir et mobile, un campement de chevaux et d'hommes. Il caressa Fairy de la main, se dressa sur ses étriers et regarda. Du campement on pouvait le voir venir et ceux qui l'attendaient veillaient à coup sûr. Peut-être son approche était-elle déjà signalée, car tout un remue-ménage se produisait sur les bords du lac.

-- Ma bonne jument, dit-il, il y a loin d'ici Antrim ; les chemins que nous allons suivre sont incommodes ; nous rencontrerons des rochers et des fondrières ; mais partout il faudra passer, passer vite.

La jument noire se mit à secouer son encolure et de la plaine, vers elle, monta le hennissement de plusieurs chevaux. Une masse se détacha du bord du lac et Fergus pressa les flancs de sa monture. L'heure avait sonné, la partie était engagée et l'agitateur de l'Irlande, seul, sans autre ressource que les jarrets de Fairy , allait avoir à braver la fleur de la cavalerie anglaise, les officiers de la garde royale envoyés par la Reine et le Parlement pour en finir avec cet homme qui faisait trembler la rouge sangsue britannique.

Une expression de fierté et d'audace passa sur le visage de Rio-Santo, qui piqua droit vers ses ennemis.

-- Il est fou, cria le colonel. Pense-t-il donc, à lui tout seul, franchir notre ligne, traverser nos rangs et nous narguer par derrière ! Holà ! gentlemen, qu'on ne l'endommage pas trop !... Nous allons le prendre vivant... Hurrah pour l'Angleterre !

Il donna rapidement ses ordres. Les deux cents cavaliers se déployèrent en éventail pour cerner le marquis. Parmi eux, il en était un pourtant qui pâlissait en voyant à chaque seconde les distances se rapprocher, à tel point qu'il pouvait distinguer les traits de l'adversaire et voir sourire celui-ci.

Les lames nues étaient levées : cent pas à peine séparaient Fergus O'Breane de ses ennemis. Il n'avait pas même daigné prendre un pistolet dans sa main et galopait impassible vers le danger imminent. Il ne paraissait plus aux Anglais que ce fût là une folie héroïque, mais une volonté arrêtée de se faire prendre, presque un suicide. Troublés malgré eux, ils se regardaient.

Soudain, le cavalier s'immobilisa et le marquis de Rio-Santo, dans un cri de défi et d'insulte lancé de sa voix puissante, jeta comme une menace terrible les trois mots qui planaient sur l'Irlande, arrachaient les paysans à leurs champs, à leurs cabanes, pour en faire des révoltés, au dire des uns, des héros, suivant l'opinion des autres.

Alors donc, à cent pas de distance, le marquis de Rio-Santo, dressé sur ses étriers, la main étendue vers ses adversaires, clama son cri de guerre :

-- Revenge and liberty !

Une clameur monta des rangs anglais, un hurrah de victoire. Les lames scintillèrent, la terre trembla sous un galop furieux : c'était la charge de deux cents hommes contre un seul.

Mais le porteur de cet audacieux défi avait tourné bride et, penché sur sa selle, dévorait l'espace. Pourtant il ne reprenait point le chemin par lequel il était venu, car, faisant brusquement un écart, il se prit à contourner le lough Skillin, avec l'intention évidente de poursuivre sa route vers le nord.

La colère s'empara des Anglais. Ce relaps venait de se jouer d'eux, se fiant aux extraordinaires qualités de sa monture, -- n'était-ce pas de la démence ? -- il s'offrait à une poursuite dont il serait l'enjeu vite atteint.

Décidément, on avait surfait les mérites de Rio-Santo. Pensait-il donc qu'ils étaient venus là avec des chevaux de labour ? Tous supérieurement montés, cavaliers accomplis et solidement armés, ils n'admettaient pas qu'un obstacle pût les arrêter. Et quand bien même vingt, cinquante d'entre eux tomberaient ou seraient forcés de s'arrêter en route, ce qui était inadmissible, n'en resterait-il pas assez pour se saisir de l'imprudent qui fuyait seul, sans un cheval de rechange ?

Ils souriaient d'un air de pitié. Les étriers chaussés jusqu'à la garde, les éperons enfoncés au flanc de leurs bêtes, ils allaient emportés dans un tourbillon de poussière. Devant eux, ils voyaient le cavalier et sa monture glisser sur le sol à une allure si rapide que parfois il disparaissait à leurs yeux ; alors ils se consultaient du regard et l'on en eût surpris plus d'un cherchant dans le ciel la trace perdue.

Mais le marquis de Rio-Santo reparaissait toujours et, plusieurs fois, ils le virent aller au pas, -- ô comble de l'ironie ! -- la bride flottante sur l'encolure de son cheval qui, narquois à sa façon, broutait les feuilles des sauvageons au passage. Incontestablement, l'homme et la bête les narguaient, et, tandis qu'ils restaient très calmes, les entraînant dans une poursuite systématique, eux-mêmes s'échauffaient et se piquaient d'honneur.

Ce n'était pas là une course désordonnée et sans but, un de ces raids qui plaisent tant aux Anglais et aux Irlandais eux-mêmes. Sur cette question, d'ailleurs, ils ne sont pas plus d'accord que sur les autres et tout fils d'Érin vous prouvera que le steeple-chease est originaire d'Irlande. Ce n'est pas pour rien qu'on désigne sous l'appellation de « banquette irlandaise » l'obstacle bien connu, qui se compose d'un mur gazonné entre deux fossés pleins d'eau.

Il ne s'agissait point ici de paddocks appropriés à la circonstance, aussi la course n'en était-elle que plus mouvementée et surtout plus dangereuse.

En effet, Rio-Santo n'allait point au hasard, il paraissait se complaire à franchir lui-même des obstacles pour obliger ses adversaires à en faire autant s'ils désiraient le suivre. Avec une remarquable aisance, il menait un train d'enfer et sa jument noire semblait un fantôme ailé dont les sabots ne touchaient pas le sol.

Fergus ne suivait avec elle aucun chemin tracé : il avait pris à travers la lande. Quand un rocher se présentait, on voyait Fairy le gravir comme une chèvre, apparaître en haut et le cavalier s'arrêter un instant pour regarder ses adversaires impuissants à l'atteindre.

À chaque fois qu'il les narguait ainsi, la colère de ceux-ci redoublait. Ils éperonnaient leurs montures couvertes de sueur et d'écume, brandissaient leurs épées, montraient le poing. La plupart étaient fous de rage, écumaient comme leurs chevaux et, courbés sur l'encolure, passaient comme des cavaliers de légende.

N'eût été la défense expresse du colonel, nombre d'entre eux déjà eussent fait usage de leurs armes à feu, mais celles-ci ne leur offraient d'ailleurs qu'une très problématique chance de succès, étant donnée la distance toujours grandissante qui séparait le marquis de leur peloton.

Plusieurs avaient dû renoncer à la poursuite, leurs bêtes étant fourbues, les tendons claqués : ils formèrent un groupe d'une dizaine qui, la tête basse, rebroussèrent chemin et s'en retournèrent vers Longford. Le marquis les vit s'éloigner avec dépit, car il eût désiré que pas un d'eux n'échappât, à l'exception du lieutenant ; aussi s'empressa-t-il de diminuer son allure pour encourager ceux qui résistaient.

La chasse à l'homme reprit plus vigoureuse, s'il est possible, à travers la plaine. Plus loin que Cavan s'ouvrait la vallée de l'Erne, marécageuse, semée de ruisseaux coulant sur un sol tourbeux et sans consistance ; des obstacles d'un autre genre, mais plus dangereux peut-être, allaient se présenter à chaque pas ; il ne suffirait plus de lutter de vitesse, mais aussi de prudence et d'audace.

Alors seulement la chevauchée prit des proportions épiques et les Anglais s'inquiétèrent en se voyant engagés parmi ces terrains mouvants sur lesquels glissaient les fers des chevaux.

Fergus ne leur parut pas moins inquiet. Ils le voyaient observer à droite et à gauche, hésiter et flotter indécis. Ils reprirent surtout courage en le voyant mettre pied à terre, tâter les membres de son cheval et regarder sous le sabot. À coup sûr, il était arrivé quelque accident imprévu à sa monture et celle-ci ne pouvait aller plus loin. S'il en eût été autrement, il fût remonté en selle, il eût éperonné sa bête désespérément jusqu'à ce qu'elle tombât inanimée.

S'il ne le faisait pas, c'est qu'il n'en attendait plus rien. Il était là, les bras croisés, face à ses ennemis, dans l'attitude du sanglier forcé. La distance entre eux et lui diminuait de seconde en seconde : le bandit allait se laisser prendre.

-- Eh ! eh ! qui donc le disait imprenable ? s'écria le colonel qui tenait la tête. Par Saint-Georges, messieurs, nous le tenons cette fois !

À moins que le sol s'ouvre sous ses pieds et qu'il disparaisse soudain, répliqua un major. On lui a vu faire plus fort que cela et je jurerais qu'il a signé un pacte avec Satan.

On ricana si fort que le major se tut. Derrière lui galopai, très pâle, le fils de lady Albourgham. Il ne quittait pas le marquis du regard et souhaitait que le major eût dit vrai, que la terre s'ouvrît pour le sauver.

-- Hip ! hip ! hurrah ! clamèrent les Anglais à cent cinquante pas de Fergus.

Fergus souriait ! Fairy et lui étaient immobiles comme deux statues.

-- Il doit avoir des pistolets dans ses fontes, songeait le lieutenant ; ce n'est pas un homme à se laisser prendre sans se défendre. Au dernier moment, il brûlera la cervelle au premier qui le touchera.

L'émotion était grande parmi les officiers ; leur cœur battait avec force ; l'imminence de leur victoire mettait dans leurs yeux une flamme joyeuse. La partie était gagnée : l'homme était à bout, la prise aisée, puisqu'ils étaient près de deux cents contre lui tout seul. D'autres eussent eu honte de cette inégalité ; les Anglais en étaient fiers : on leur avait dit si souvent que Rio-Santo à lui seul valait une armée.

-- Surtout, pas de bobo, messieurs, recommanda pour la seconde fois le colonel, escomptant déjà son facile triomphe ; je le veux intact !

Or, de tous les acteurs de cette étrange lutte, un seul était calme : c'était Fergus O'Breane.

Quand il jugea ses ennemis assez enivrés de l'espoir du succès prochain, assez près de lui pour n'avoir plus que cent pas à parcourir et allonger le bras pour le saisir, il sauta en selle sans même mettre le pied à l'étrier.

-- Hop ! ma belle ! dit-il en pressant les flancs de Fairy .

La jument noire fit un bond, s'envola, tandis que s'élevaient derrière elle des clameurs de stupéfaction et des cris de colère. Quelques officiers avaient le pistolet au poing, mais aucun n'osa tirer : le cavalier fantastique était déjà si loin, d'ailleurs, que les balles eussent à peine pu faire le quart de la distance. Le fils de lady Albourgham sentit son cœur se dégonfler soudain ; son admiration pour Rio-Santo venait de doubler encore : il se laissa distancer par ses compagnons et passa dans les derniers rangs.

Peut-être, suivant son honneur de soldat, eût-il dû parler.

Mais c'eût été folie, car l'eût-on écouté ? La colère des officiers avait dégénéré en démence ; les éperons, enfoncés au flanc des chevaux, en ressortaient tout rouges et des coulées de sang arrosaient les herbes.

Maintenant, à cinq cents pas en avant de l'escadron fou, le cavalier fantôme glissait à ras de terre, droit sur sa selle, se retournant de temps en temps pour mesurer la distance qui le séparait de ses adversaires. Il ne suivait plus la ligne droite comme au commencement de la chasse fantastique, maintenant son galop le portait de droite et de gauche en de brusques virevoltes admirablement exécutées, mais tout à fait incompréhensibles pour les poursuivants, qui s'étonnaient, en fonçant toujours tout droit, de le voir si sottement couper l'élan de sa monture. À certains endroits, il semblait même stimuler sa jument de la voix, la soutenir des rênes, l'enlever entre ses jambes comme une plume. La noble bête bondissait comme un cerf, aérienne et légère, car le moindre mouvement d'arrêt, la moindre hésitation l'eussent perdu sans doute, ainsi que celui qu'elle portait.

C'est que le sol avait brusquement changé d'aspect. Partout c'étaient des tourbières mouvantes, des marais pleins de roseaux où le poids d'un homme eût été trop lourd. Fairy venait d'en traverser une large étendue en suivant les sinuosités d'une chaussée invisible, praticable seulement aux cavaliers ayant une longue habitude des bogs . Soudain Rio-Santo fit halte sur un terrain solide pour voir ce qui allait se passer.

L'escadron des officiers anglais, lancé en un galop furieux, incapable de s'arrêter dans un court espace, arrivait au bord du point dangereux. Ivres de rage, les ennemis de Rio-Santo ne regardaient point à leurs pieds et, quand ils le virent immobile de nouveau, en pleine lande, sans qu'ils pussent soupçonner l'obstacle, leur colère s'augmenta de cette nouvelle bravade.

Quoi ! cet homme allait ainsi se jouer d'eux, pendant des milles et des milles, gagner sur eux de l'avance, puis les attendre, les narguer de très près et repartir, confiant dans les jarrets de son cheval ? C'était plus qu'un défi : c'était une insulte et le moment viendrait bien où ils acculeraient Rio-Santo à la mer. À présent, exaltés, dans un état d'énervement facile à comprendre, ils l'eussent poursuivi au bout du monde et chacun était prêt à mourir plutôt que de manquer au serment de ramener à Londres Fergus O'Breane vivant ou mort.

La terre ne s'était point entrouverte pour lui : mais elle commença à manquer sous les sabots des chevaux de ses adversaires. Les officiers formaient un groupe compact, sans ordre : c'était à qui serait en avant derrière le colonel, que la discipline ne permettait pas de dépasser. Celui-ci était d'ailleurs un des mieux montés et, responsable du succès de l'expédition, ne songeait qu'au but et non au danger. Il sentit tout à coup son cheval glisser dans la tourbière, s'enfoncer ; désespérément, il essaya de le relever ; la bête s'enlisa davantage. Alors, l'officier comprit et une sueur d'agonie mouilla ses tempes : il allait mourir, mais il pouvait encore sauver quelques-uns des siens :

-- Halte ! halte ! cria-t-il d'une voix rauque.

Trop tard ! Les premiers rangs étaient poussés par les autres. Ce fut un choc horrible, une mêlée confuse d'hommes et d'animaux qui sombraient comme en pleine mer.

On voyait encore surnager des casaques rouges à hauteur de la poitrine ; quelques secondes après, on ne distinguait plus que la tête, puis un remous noirâtre.

Tout ce corps d'état-major, hurlant, terrifié, essayant vainement de reprendre pied, descendait peu à peu dans la tombe mouvante au-dessus de laquelle était pourtant passé Fergus O'Breane.

Bientôt, la nappe des roseaux, saccagée, secouée par des soubresauts, devint immobile. Deux hommes seulement se retrouvèrent face à face aux deux extrémités de la tourbière.

Comme il l'avait promis, le marquis de Rio-Santo avait élevé le bras et le lieutenant milord Albourgham avait arrêté son cheval sur les jarrets, son cheval dont les pieds de devant plongeaient déjà dans la tourbe, dont les naseaux dilatés par l'épouvante lançaient des jets de vapeur. Il l'avait ramené en arrière et seul il restait sauf de tous ceux qui avaient assumé la tâche de prendre l'imprenable.

Un instant il eut honte de ne pas être mort avec ses compagnons, de revenir seul sans qu'on l'accusât de félonie ou de lâcheté. Le noble visage de sa mère se dessina devant ses yeux, une larme perla au bord de ses paupières ; il contempla le marais maudit à la surface duquel on ne voyait plus rien, que quelques casquettes surnageantes.

Il tira un pistolet de ses fontes et l'approcha de sa tempe :

-- Adieu, ma mère, murmura-t-il ; même pour vous, je n'ai plus le droit de vivre.

Brusquement, une main se posa sur la sienne et fit dévier la balle, qui se perdit en sifflant dans l'espace. Fergus O'Breane était auprès de lui et, cette fois, la Fée de la nuit avait du sang à son flanc. En bonds désordonnés, elle avait franchi de nouveau la tourbière et maintenant tremblait sur ses jarrets.

-- Allez, mon enfant, dit doucement le marquis de Rio-Santo, allez retrouver votre mère. Ce n'est point votre faute si j'ai voulu épargner votre vie, vous la devez un peu à elle et beaucoup à votre courage. Il me plaît d'avoir à Londres des amis qui me jugent et sachent dire qui je suis. Ma tâche n'est pas de celles qu'on remplit sans qu'il y ait des larmes et des deuils ; mais j'ai le devoir de la poursuivre pour qu'il en naisse l'amour entre les hommes et pour que la justice puisse s'exercer parmi mes frères d'Irlande. Ne cherchez pas à me comprendre en ce moment : chacun de nous a fait ce qu'il devait faire. Adieu !

XI -- LE SURVIVANT

Le jeune homme eût voulu serrer la main de Rio-Santo ; il n'en était déjà plus temps, car celui-ci avait fait entendre un léger sifflement, et Fairy , le poil toujours aussi sec que si elle venait de sortir de son écurie, malgré la longue course déjà fournie, galopait maintenant vers le nord.

Mélancolique, vaincu moins par la force que par la générosité, le lieutenant Albourgham reprit le chemin du sud. Le cerveau hanté d'idées noires, il allait au pas de sa monture : sa tristesse était profonde.

La pensée lui vint d'aller retrouver à Cavan les huit ou dix officiers qui, n'ayant pu suivre, avaient échappé à la mort grâce à cette circonstance providentielle. Mais comment leur apprendre l'horrible catastrophe ? Comment leur expliquer pourquoi il revenait seul ? Il ne pourrait le faire sans mentir, sans alléguer que son cheval s'était abattu au bord de la mouvante tourbière, inventer quelque histoire de ce genre. Le mensonge répugnait à sa nature loyale et, d'autre part, il ne pouvait livrer le secret de ce qui s'était passé entre Fergus O'Breane et lui.

Il eut l'idée de passer en dehors de la ville, de gagner Limerick et de s'embarquer pour les Indes, après avoir fait connaître à sa famille qu'il était vivant. Il pesa longuement les conséquences de ce projet et dut l'abandonner : trop de choses s'y opposaient.

-- Si je disparais ainsi, songea-t-il, on en cherchera les raisons. Les miens penseront que j'ai été lâche ; je veux effacer la souillure infligée par moi-même à mon nom. Ce serait frapper ma mère au cœur et la honte la tuerait. Je n'ai, d'ailleurs, à me reprocher aucune infamie. J'ai rencontré en face de moi un adversaire loyal, décidé à épargner ma vie : il me l'a bien fait voir en m'arrachant mon pistolet des mains. J'aurais dû, c'est vrai, prévenir mes compagnons ?... Mais pouvais-je me douter de l'infernale combinaison de cet audacieux et si fier adversaire...

« Quand le gouffre s'est ouvert, avais-je pu le soupçonner plus qu'eux ? Mon cheval y était déjà à moitié engagé et, quand bien même je n'eusse pas obéi au geste de Rio-Santo, l'instinct de la conservation m'eût empêché d'aller plus avant alors que je pouvais encore retenir ma monture.

Sans doute, aucun de ceux qui avaient succombé n'eût eu les mêmes scrupules et tout autre, à sa place, se fût félicité d'avoir échappé à l'hécatombe. Mais il était à moitié Français, ne l'oublions pas, et pour reparaître devant ses pairs, devant lady Albourgham, il fallait que nul ne pût l'accuser de félonie.

Peu à peu, il se rendit compte qu'il n'avait pas besoin de mentir pour expliquer les faits et même en gardant le silence sur ses relations avec le marquis de Rio-Santo. Une seule personne devait les connaître : il s'épancherait dans le sein de celle-ci, sûr que le secret serait fidèlement gardé.

Revenu donc à des idées plus saines, le lieutenant entra dans la ville où il ne tarda pas à retrouver ses compagnons. Chez ceux-ci, au dépit du premier moment, avait succédé une résignation plutôt joyeuse. Tous étant jeunes, la gaîté avait vite repris ses droits. Confiants dans le succès de l'entreprise et persuadés que leurs camarades étaient bien assez nombreux pour s'emparer du fugitif, sans leur concours, ils s'étaient mis flegmatiquement à jouer au whist en attendant le retour du horse staff ramenant le prisonnier.

Quand Albourgham, le front soucieux, fit son entrée dans la pièce qu'ils occupaient, tous se levèrent en poussant des cris de joie.

Mais cette explosion fut de courte durée et fit place à une morne stupeur dès que tombèrent sur leurs crânes, comme une douche glacée, les paroles prononcées par le survivant de la catastrophe.

-- Revenez-vous seul ? demanda quelqu'un.

-- Je reviens seul... nos autres compagnons ne reviendront pas !

Un frisson courut parmi les assistants. Le lieutenant reprit :

-- Vous ne les reverrez jamais !... Personne n'aura à se préoccuper de leur sépulture... Ils ont été ensevelis vivants dans une tourbière... là-bas !

Son bras tendu désignait l'horizon.

Il y eut un mouvement de doute. Un tel désastre passait toute imagination ; aussi un des joueurs, abandonnant les cartes, se leva pour demander :

-- Tous ?...

-- Tous !... fit la voix creuse du jeune lieutenant. Par hasard, mon cheval glissa sous moi, j'eus le temps de le relever, de le rejeter en arrière : il n'y avait plus devant moi que de la boue qui grouillait.

-- Nos frères ont péri sur le chemin de l'honneur, gloire à nos frères ! s'écria le porte-parole de la société.

Lord Albourgham, un peu pâle, murmura :

-- C'est la réflexion que je me suis faite et je désirais si bien faire entrer cette idée dans ma tête que j'avais résolu de l'y loger avec une balle.

Il parlait froidement, de ce ton calme des gens qui ont vu le danger de très près en ayant la force d'âme de le regarder en face. Sur le visage de ses interlocuteurs, il lisait l'impatience de savoir tout, d'entendre autre chose que des paroles hachées, des réponses conséquentes à des questions venant en foule sur leurs lèvres. Toutefois, il voulait leur faire expier cette circonstance de les avoir trouvé attablés à jouer et à boire quand leurs compagnons s'engloutissaient sous les roseaux de la lande.

-- Buvez, Albourgham, lui dit un major en lui tendant un verre plein de stout. Cela vous donnera des forces pour nous faire le récit de ce qui s'est passé. Vous voyez bien que vous nous tenez sur des charbons ardents.

Le lieutenant écarta le verre :

-- Merci, répondit-il, je n'ai pas soif. Il y a deux heures, j'avais la gorge serrée, mes tempes battaient, car le spectacle auquel je viens d'assister est de ceux qui font entrer en démence le cerveau le plus sain : il n'y paraît plus à présent, l'air circule librement dans mes poumons. Voulez-vous savoir, gentlemen, pourquoi je n'ai pas pu me tuer ?

-- Parlez, parlez vite !

-- Je suis à vos ordres : écoutez... Je tirai donc mon pistolet de mes fontes, j'en appuyai le canon contre mon front et je posai le doigt sur la détente... Le coup partit... Je n'avais pas grand mérite à vouloir me brûler la cervelle dans des conditions semblables : chacun de vous, je le suppose, en eût fait autant.

-- Vous avez eu tort de croire qu'on suspecterait votre courage, objecta un capitaine.

-- Or donc, reprit lord Albourgham, le coup partit, mais le canon avait été brusquement relevé et mon arme avait été arrachée de mes mains... Qui croyez-vous donc qui ait fait cela, messieurs ?

Une même pensée vint à l'esprit de plusieurs, mais la chose était si invraisemblable que pas un n'osa la formuler.

-- Devrai-je donc vous le dire, milords ?... De tous ceux qui galopaient vaillamment devant moi l'instant d'avant, il ne restait plus sur la lande marécageuse que deux hommes debout : le marquis de Rio-Santo et moi.

Tous tressaillirent.

-- Et vous l'avez tué ! s'écria le capitaine.

-- À ma place, milord, répliqua vivement celui-ci, vous ne l'eussiez pas fait sans être déloyal. Loin de là, nous avons causé ; j'allais même lui tendre la main quand je me suis aperçu qu'il était déjà loin.

Cette déclaration nette et franche porta à son comble le trouble des officiers. Dès le début, tous avaient pensé que Rio-Santo avait péri au milieu de ses adversaires, serré de si près par eux qu'ils s'étaient ensemble engloutis dans les marais. Non seulement ils apprenaient le contraire, mais cet hommage rendu par le dernier de ses ennemis laissait le champ libre à toutes les conjectures.

-- Quel bandit ! murmura l'un d'eux.

-- Ne parlez pas si vite, coupa dédaigneusement le lieutenant. Personne de vous ne connaît le marquis de Rio-Santo et votre opinion est celle de tout le monde de l'autre côté du canal. C'était la mienne aussi hier, avant que j'eusse, par deux fois, l'occasion de le voir en tête-à-tête et de causer avec lui. Depuis, mon opinion a varié, messieurs ; dois-je m'expliquer plus longuement ?

Plusieurs officiers portèrent leur verre à leurs lèvres pour cacher leur trouble. Le silence était tel qu'on eût entendu voler une mouche.

-- Messieurs, il est des bandits qui se conduisent à la façon des héros et forcent l'admiration. Le marquis de Rio-Santo est de ceux-là !

Un sourd murmure accueillit cette motion.

-- Protestez tant qu'il vous plaira, poursuivit le lieutenant. J'ajouterai que l'agitateur est homme de parole et d'honneur !... Je dirai plus encore, si vous le désirez : jamais l'Angleterre n'aura raison de lui et j'ai grand peur que le contraire soit possible ! Voilà pourquoi je ne l'ai pas tué !

-- On l'a pris une fois, dit le major ; il a été assez habile pour s'échapper dans des conditions peu ordinaires, il est vrai ; qui prouve qu'on ne le prendra pas une deuxième fois ?

Sans le respect dû à la discipline, le jeune homme eût haussé les épaules :

-- Nous étions venus pour cela, il me semble, s'écria-t-il. Et notre tâche avait été jugée peu facile puisque, au lieu d'agir en vrais soldats, au lieu d'aller le chercher au milieu de son armée de rebelles, les plus sages d'entre nous avaient décidé qu'il devait être attiré dans un guet-apens.

-- Guet-apens, non, interrompit le major... Tout au plus une ruse de guerre qu'il est permis de mettre en usage avec les gens de son espèce.

-- Permettez-moi de maintenir le terme que j'ai employé, insista le lieutenant. Je suis autorisé à en parler en connaissance de cause, moi qui fus choisi comme émissaire. On ne trompe pas le marquis, milords, j'en ai eu les preuves : avant d'ouvrir ma lettre, il savait qu'elle contenait un mensonge !... Vous dirai-je tout le reste, ou tout au moins ce qui vous intéresse ?... Il m'affirma qu'il viendrait seul. Je le crus comme il me le disait : il a tenu parole. Nous l'attendions tous et nous étions deux cents contre lui : il ne l'ignorait pas, bien que je ne le lui eusse point dit. Vous l'avez vu à cent pas devant vous ; nous l'avons vu de plus près encore quand vous n'avez plus été là... On dit en Europe, messieurs, que la cavalerie anglaise est bien montée, que les horse-guards, les life-guards et les dragons de Sa Majesté sont des cavaliers émérites... C'est une légende, messieurs, vous pouvez m'en croire... Ceux qui s'avancent ainsi n'ont jamais vu le marquis de Rio-Santo sur sa jument noire. Je parierais que celle-ci marcherait sur cette table sans renverser un seul de vos verres.

Quelqu'un murmura tout bas :

-- Voilà bien des balivernes. Mais il n'est pas surprenant que le spectacle d'un tel désastre ait troublé la raison du lieutenant.

Lord Albourgham avait en ce moment l'ouïe excessivement développée ; il laissa tomber un regard de pitié sur celui qui avait parlé de la sorte et se redressa de toute sa hauteur. Il ne ressemblait plus guère à l'homme qui, en quittant Fergus O'Breane, songeait aux moyens d'expliquer pourquoi il était seul vivant quand tous les autres avaient disparu. Les seuls qui n'avaient pas pris part entièrement à la lutte, qui n'avaient couru aucun danger et s'étaient résignés si facilement, à table, à attendre que leurs camarades eussent fait la besogne, le traitaient maintenant d'insensé et de fou.

C'est qu'ils le savaient chevaleresque à l'excès, prêt à s'enflammer dès qu'il était question de payer de sa personne et de risquer sa vie. Ils n'estimaient pas, dans leur froideur de soldats britanniques, que sa pétulance dût aller jusqu'à vanter un adversaire considéré par eux-mêmes comme un bandit.

Ils saisit cette réflexion jusqu'au fond de leur pensée et, très maître de lui, promenant sur les assistants un regard sardonique, il dit tout à coup :

-- Combien êtes-vous ici ?

-- Onze, répondit le major.

-- Douze en me comptant, repartit lord Albourgham. Pensez-vous, messieurs, que douze hommes déterminés, douze officiers choisis parmi l'élite de l'armée britannique, soient impuissants à capturer le marquis de Rio-Santo ? Ils y risqueront leur vie : c'est convenu, puisque nous sommes ici dans ce but... Êtes-vous prêts à venir avec moi, là-bas, vers le Nord ? C'est de ce côté qu'il est allé, lui, l'homme que vous voulez vaincre, que vous voulez prendre !... Où qu'il soit, il nous faudra le retrouver. Ah ! ce ne sera ni ce soir, ni demain, car il va vite !... Sa jument noire, dont je vous parlais tout à l'heure, n'use guère ses sabots sur le sol ; elle passe au-dessus des tourbières sans que les roseaux se courbent...

Ses compagnons le considéraient maintenant avec une certaine frayeur. Ses paroles pouvaient être d'un halluciné comme d'un convaincu. Dans l'impossibilité où ils se trouvaient de discerner la réalité de l'exagération, ils écoutaient sans mot dire.

-- Vous doutez ? reprit le lieutenant. Pourtant le marquis de Rio-Santo est passé devant nous au-dessus de la tourbière là même où les nôtres se sont enlisés, notre colonel en tête. Il y est passé une seconde fois, et que vous jugiez la chose fantastique ou non, j'engage ma parole qu'après cette seconde traversée, les sabots de son cheval n'étaient pas même humides... J'ai vu cela comme je vous vois...

Il s'arrêta un instant et poursuivit :

-- Je restais seul : il me vit, m'arracha mon pistolet des mains comme j'ai déjà eu l'honneur de vous le dire, et me dit de retourner en Angleterre, auprès de ma mère... Je ne vous ai pas encore expliqué cela, messieurs ; le marquis de Rio-Santo a vu ma mère dans les salons de Londres, et quand je me suis présenté à lui, hier, sous un déguisement, il m'a appelé par mon nom... Je vous le jure à nouveau, on ne trompe pas cet homme !... Quand il m'a dit cela il ignorait l'existence à Cavan de onze officiers qui ont fait le serment de le ramener à Londres mort ou vivant !... Il croyait avoir tout enseveli sous la vase, excepté moi !... Mais puisque nous sommes douze, il se battra volontiers contre nous. Vous n'avez pas le droit de transiger avec votre parole et moi, je vous engage à venir voir M. de Rio-Santo d'aussi près que je l'ai déjà vu moi-même.

-- Nous n'avons pas de chevaux, objecta quelqu'un.

Lord Albourgham tira une poignée d'or de sa poche et la jeta sur la table :

-- Achetons-en, dit-il. Chacun de vous avait bien de quoi jouer tout à l'heure, l'argent qui sert au jeu peut fort bien servir à payer des montures, s'il y manque quelque chose, je paierai... Grâce à Dieu ! le ciel m'a fait presque riche, bien que je sois cadet de famille. Je puiserai dans la bourse de ma mère et, pour avoir une jument comme celle du marquis, j'irais piller la Banque.

Tout en parlant, lord Albourgham avait réfléchi. Ceci valait mieux que la fuite aux Indes, mieux que le retour seul en Angleterre. Une fois encore il se retrouverait face à face avec Fergus O'Breane, avec des compagnons qui seraient les adversaires de cet homme, des adversaires dignes de lui. Prévenus par ses soins du danger à courir, enfermés dans le cercle du devoir et de l'honneur qui devait leur échoir s'ils étaient victorieux, ceux-ci iraient au bout de leur tâche. Quant à lui, il pourrait dire :

-- Devant celui qui m'a épargné trois fois parce que ma mère est Française et que la France est la sœur de l'Irlande, je dépose mon épée !... Il faut qu'une cause soit juste pour être ainsi défendue par un homme traqué par tout un peuple !

XII -- LE LORD ET L'ORPHELINE

Une heure après, les douze officiers montaient à cheval. Quelques-uns avaient pu remettre leurs bêtes sur pied ; les autres s'étaient procurés des montures qui ne présentaient pas, il est vrai, toutes les conditions désirables pour gagner de vitesse le cheval ailé de Rio-Santo, mais pouvaient toutefois fournir un certain nombre de milles avant de tomber sur les genoux.

Il ne serait peut-être pas mensonger de dire qu'il paraissait y avoir de l'entrain du côté des montures beaucoup plus que du côté des cavaliers ?... En effet, la situation avait singulièrement changé depuis le moment où ces messieurs de l'état-major s'étaient mis à jouer d'abord, à écouter ensuite le récit d'événements qu'ils n'avaient pas prévus.

Lord Albourgham n'était pas venu là en trouble-fête. Il avait mis en jeu l'amour-propre national et fait appel à l'honneur de soldat. Par ses réticences, ses allusions, beaucoup aussi par son sang-froid, il avait forcé ses auditeurs à l'écouter et à le suivre. Ses paroles avaient été comme un défi porté à leur bravoure. Ceux qui se trouvaient être de grade supérieur au sien sentaient en eux-mêmes l'obligation de ne pas se montrer inférieurs à lui par les sentiments ; les autres ne pouvaient se dérober. Si l'on estime que douze hommes assumaient à présent la tâche dans laquelle un nombre quinze fois plus grand avait échoué, on comprend quelle devait être la perplexité de ceux-là. Ce n'était plus simplement une aventure, mais la certitude inéluctable d'une fin tragique sans compensation.

Le peloton se mit à galoper vers le nord. Le lieutenant se tenait aux côtés du major et lui faisait le récit détaillé de la chevauchée funèbre.

À un moment, il arrêta son cheval, étendit le bras et murmura :

-- C'est là !

En effet, le sol était foulé et les traces des sabots disparaissaient devant une étendue de boue d'où émergeaient quelques roseaux hachés, déracinés. Dans le milieu se distinguait une saillie presque informe et noire, autour de laquelle tourbillonnaient en bourdonnant des mouches vertes. C'était le corps d'un cheval.

Dans un suprême effort, l'animal avait pu sortir de la tourbe sa tête, son poitrail et ses membres antérieurs. Une de ses jambes, rigide, était tendue vers le ciel. Sa tête n'avait pas eu le temps de retomber : elle s'était figée dans le dernier spasme et, pleine du limon découlant des naseaux, de la bouche, accroché au mors, elle se dressait, fantastique et lugubre. On eût dit un de ces chevaux de bronze, cabrés dans nos fontaines publiques, immergés à moitié et jetant l'eau par les naseaux, par chacun des poils de leur crinière.

Ce corps se soutenait maintenant à la surface du marais grâce à l'enflure du ventre gonflé par les gaz. Et sur une grande étendue de la tourbière sautaient incessamment des bulles d'air comme si cet épais liquide, repu de matières étrangères, entrait en fermentation.

Sur tout cela, à part le bourdonnement des mouches, planait le silence, et pour la dernière fois peut-être lord Albourgham en évoquait l'image avant de l'abandonner à l'éternel oubli. L'Irlande est la pays du monde où l'on risque le plus de heurter du pied ce qui fut jadis un être humain, ce qui eut un nom dans l'histoire. Pays de cimetières, où les tombes sont entassées si près l'une de l'autre que les pierres élevées sur les restes de deux ennemis finissent par se toucher du faîte et s'effriter ensemble ! Et combien reposent en dehors des cimetières !

Les officiers anglais furent secoués d'un frisson devant le tableau qu'évoquait pour eux ce compagnon décidé à les entraîner vers un avenir aussi lugubre.

Il leur fit contourner la tourbière, les emmena dans un galop rapide. Tous le suivaient sans regarder en arrière, sans parler, craignant à chaque instant de voir surgir devant eux Rio-Santo et sa diabolique jument noire.

Ils allèrent ainsi longtemps, plusieurs jours, dépassèrent Monaghan, se dirigèrent vers Armagh. Dans ces villes, ils avaient trouvé des détachements saxons, enfants perdus s'attendant à chaque instant à voir surgir l'armée rebelle, tirant prétexte de leur faiblesse numérique pour se préparer à se replier en toute hâte sur Dublin.

La compagnie de scots-guards qui composait la garnison d'Armagh était sous les armes, assez inquiète. Sur les rives du Lough-Neagh, on voyait depuis la veille errer de forts partis de révoltés, et sur les crêtes, vers l'ouest, se dessinaient les mouvements d'un véritable corps d'armée.

Quand les douze officiers se présentèrent aux portes de la ville, leurs uniformes variés de horses, lifes et dragons-guards apparurent comme la promesse d'un renfort. On crut à l'approche de plusieurs régiments dont ceux-ci étaient les éclaireurs et, tandis que les Écossais reprenaient courage, on voyait rôder autour des arrivants un certain nombre d'Irlandais dont quelques portaient à leur chapeau la branche de houx symbolique.

Lord Albourgham avisa une jeune fille qui s'était glissée tout près de son cheval et le considérait avec une certaine attention. Elle ressemblait à toutes ces filles d'Érin qu'on voit courir nu-pieds sur les chemins, et son corsage mal attaché laissait voir à moitié sa poitrine à peine formée. N'eût été cette branche de houx passée dans une boutonnière, on n'eût pas fait plus attention à elle qu'à toutes les autres. Toutefois, la vivacité de son regard, sa beauté et son air d'intelligence obligeaient les yeux à s'arrêter sur elle.

Le lieutenant, après un court instant d'examen, poussa son cheval à sa rencontre, mit pied à terre et saisit la jeune fille par le bras :

-- Répondez-moi, dit-il brusquement ; où est le marquis de Rio-Santo ?

Sans s'émouvoir, elle le toisa de son beau regard clair et répondit :

-- De qui me parlez-vous et pourquoi vous adressez-vous à moi ?

-- Parce que, si vous ne me dites pas ce que je veux savoir, il suffit que je prononce un mot pour qu'on vous adosse à un mur et qu'on vous fusille.

Elle croisa ses bras, s'avança d'un pas, jusqu'à toucher presque de son front celui du lieutenant et lui dit, d'un ton de défi :

-- Cette action d'éclat ne serait pas la première de ce genre dont pourrait s'enorgueillir un officier de la reine. Agissez selon votre fantaisie, milord ; la vie est courte et les distractions y sont rares, mais écoutez bien ceci pour le rapporter à vos compagnons : l'âge de chacun de nous devrait normalement se compter non de l'heure qui nous sépare de notre naissance, mais de celle qui nous rapproche de notre fin.

-- Ce qui revient à dire, murmura le lieutenant rêveur, que les plus vieux des vivants sont ceux dont la mort est proche.

-- À bon entendeur, salut ! fit la belle fille qui s'esquiva sur ces mots.

Cette scène rapide avait échappé aux autres officiers qui, groupés comme pour tenir conseil, venaient de décider de passer la nuit à Armagh et de se remettre en route le lendemain pour poursuivre Rio-Santo. Leur ardeur se refroidissait un peu, car ils venaient d'apprendre que cinq mille rebelles allaient leur barrer la route. Plus d'un même souhaitait ne pas aller plus loin.

L'hospitalité des scots-guards fut un dérivatif à leur inquiétude : ils l'acceptèrent avec un empressement marqué et chacun, le soir, chercha au fond de son verre le moyen d'échapper à l'avenir.

Lord Albourgham fut le seul à ne pas se mêler à la joie factice de ses compagnons. Il s'esquiva et se mit à chercher à travers la ville la jeune fille rencontrée par lui quelques instants auparavant. Pourquoi ? Il n'en savait rien. La crânerie avec laquelle elle arborait sa branche de houx, l'audace même de ses réponses, beaucoup plus que sa beauté, avaient produit sur le lieutenant une impression assez vive.

Il la vit tout à coup déboucher d'un coin de rue, en compagnie d'un homme à cheval qui éperonna sa monture. Elle-même sentit une main s'abattre sur son épaule et se retourna sans trop de frayeur.

-- Quoi ?... Encore vous ? s'écria-t-elle.

Au lieu de répondre, lord Albourgham demanda, en désignant du doigt le cavalier qui disparaissait :

-- Quel est celui-là ?

Elle éclata de rire :

-- Décidément, répliqua-t-elle ; vous êtes de beaucoup plus curieux que moi, car alors qu'il en était encore temps, la pensée ne m'est pas venue de le lui demander.

-- Que vous disait-il ?

-- Il m'a demandé s'il y avait des Anglais dans la ville et combien ? C'était manière de parler, je pense, car il le savait mieux que moi... Je m'étais trompé de six, paraît-il, même en comptant Votre Honneur... Après tout, cela ne me regarde pas et je vais me coucher... Au revoir, milord !

-- Halte-là ! s'écria l'officier en lui saisissant le poignet. Notre conversation n'est pas finie, la belle. J'ai le désir de connaître les secrets qui se cachent derrière ce petit front embroussaillé.

-- Cet homme, ajouta-t-elle en riant, m'a dit aussi : « Petite, méfie-toi des officiers anglais !... » Il avait raison : lâchez-moi !

Le jeune homme la tenait contre lui. Dans ces yeux rapprochés des siens, il voyait luire des éclats farouches. Tout le corps de la belle fille frémissait, et sa poitrine, mal défendue par le corsage lâche, laissait apercevoir des coins de chair rose. Peut-être qu'un désir se fût allumé chez le lieutenant s'il n'eût songé que cette enfant était prête à la lutte non point seulement pour se défendre elle-même, mais pour une autre raison qu'il devinait :

-- Lâchez-moi ! reprit-elle encore en s'efforçant de se dégager.

Et soudain, la lame d'un poignard brilla dans sa main restée libre. Lord Albourgham la repoussa à deux pas de lui, sans brusquerie, assez seulement pour éviter le coup :

-- Pourquoi me frapperais-tu ? dit-il. Je ne te veux pas de mal. Dis-moi ton nom et ce que tu fais à Armagh...

-- Mon nom ? répondit-elle... Je m'appelle Glady Sorley... En êtes-vous plus avancé de le connaître ?... Ce que je suis venue faire à Armagh ?... Cela vous intéresserait-il par hasard ?... N'insistez pas, croyez-moi, et restons-en là.

Cette petite fille montrait plus que de la bravoure. Seule, sur une place déserte, en présence d'un ennemi qui eût pu vouloir s'attaquer aussi bien à sa vertu qu'à sa vie, elle ne songeait point à avoir peur et bravait presque l'officier.

-- Ne nous disputons point, dit-il ; nous ne parviendrons jamais à nous entendre. Je ne vous veux aucun mal, je vous l'ai dit déjà, et je vous protègerai même au besoin, s'il le faut...

-- Je sais me protéger toute seule, interrompit Glady avec un sourire d'orgueil.

-- Peut-être !... Vous me paraissez très brave. Ne voyez donc en moi ni un ennemi ni même un adversaire... Du moment où je vous ai vue, vous m'avez intéressé ; d'ailleurs, je n'ai jamais brutalisé une femme, Glady Sorley !

Elle le regarda un instant dans les yeux, les bras croisés :

-- Vous m'avez tant posé de questions que je puis bien vous en poser une ; ce sera la seule : êtes-vous Anglais ?

-- Oui, par mon père, répondit-il, mais ma mère est Française. En quoi cela vous importe-t-il ?

-- En ce que, si votre mère n'était pas Française, vous ne respecteriez pas les femmes. Nous pouvons causer un instant, maintenant, à la condition que vous n'insisterez pas pour en apprendre plus long que je ne puis vous dire.

Le jeune homme lui tendit la main :

-- Nous commençons à nous comprendre, dit-il. Vous faites partie de l'armée rebelle, je le sais...

-- Est-ce que je m'en cache ? répondit-elle bravement en montrant sa branche de houx... Avez-vous donc toujours l'intention, milord, de me faire fusiller contre un mur ?

-- Je ne l'ai jamais eue, mon enfant, et je l'ai moins que jamais. Il est cependant une chose que je veux savoir de vous et que vous pouvez me dire : le marquis de Rio-Santo a dû passer par ici il y a deux jours, peut-être hier... Il faut que je sache où il est, où je pourrai le joindre...

-- Seul ?

-- Non.

-- En ami ou en ennemi ?

-- En officier anglais, qui doit faire son devoir. Je ne frapperai pas moi-même le marquis, j'en ai perdu le droit depuis que ma main a serré la sienne. Mais je le désignerai aux autres.

Glady Sorley eut une crispation des lèvres :

-- Et vous vous adressez à moi, s'écria-t-elle, pour vous dire où il est, pour que vous conduisiez ses ennemis contre lui en leur disant : Je vous le livre, tuez-le !...

-- Enfant, dit l'officier, vous savez bien qu'en mettant douze hommes en présence de Rio-Santo, la partie sera surtout désavantageuse pour eux, mais l'honneur sera sauf, et moi seul aurai à répondre au marquis de ce que je n'ai pas suivi ses conseils, qui étaient presque des ordres. Enfant, vous ne pouvez pas savoir ce que je sais et pourquoi je ne puis accepter de lui la vie sans avoir épuisé pour le combattre tous les moyens que commande l'honneur. J'ai décliné sa bienveillance et je vais encourir sa colère : il aurait raison de me reprocher d'agir autrement que je le fais pour l'instant. Seul, je n'eusse pas lutté contre lui plus longtemps, mais je suis solidaire de mes compagnons, et jusqu'au bout, avec eux, je remplirai ma mission. Si je sentais sur mon front le canon de son pistolet, je vous jure que je ne détournerais pas la tête, que je ne me défendrais pas !

Il s'était animé en parlant, et ce tableau était tout au moins étrange, en pleine nuit, sous la clarté de la lune, d'un fils de pair d'Angleterre ouvrant son âme à une pauvre fille d'Irlande, pieds nus, presque en haillons, alors qu'entre eux deux s'élevait la barrière des castes et que, le faible secouant le joug du fort, la révolte grondait d'un bout à l'autre de l'Irlande.

Glady Sorley avait senti ses sentiments se modifier à l'égard de son interlocuteur. Elle ne connaissait le marquis de Rio-Santo que pour en avoir entendu parler par Randal Grahame, O'Sullivan et les autres. Elle savait qu'il était le chef de l'insurrection, le maître ! Elle n'ignorait point qu'il avait rejoint la veille l'armée du Nord, puisqu'elle-même s'était offerte à aller voir ce qui se passait à Armagh, dont on devait s'emparer le lendemain matin. On le voit, ce n'est pas sans raison qu'elle s'était trouvée auprès du cheval du lieutenant et que celui-ci l'avait vue plus tard en compagnie d'un cavalier envoyé par Randal Grahame et attendu par lui avant de donner l'ordre d'envahir la ville.

La petite orpheline du comté de Donegal voulait remplir son rôle, payer de reconnaissance ceux qui l'avaient tirée de sa tanière et soustraite à la justice qu'elle redoutait pour s'être légitimement défendue contre un landlord infâme.

Elle était venue avec la haine des Anglais, ayant au cœur le souvenir des années passées dans un certain terrier, comme une bête, et finalement traquée par un homme et par des chiens, obligée de chercher son salut dans le meurtre.

Devant elle se trouvait un Anglais dont les paroles pleines de franchise déroutaient ses idées, la laissaient plus que songeuse. Toute son hostilité s'était évanouie : elle regardait de ses grands yeux clairs ce jeune homme qui lui parlait d'une voix douce, lui disait des choses qu'elle n'eût jamais pensé entendre de la bouche d'un ennemi. Elle s'était rapprochée de lui : il lui avait pris les mains, il la regardait et elle le trouvait beau.

Ce fut la venue d'un sentiment tout nouveau pour elle qui lui fit comprendre ce qui se passait en son for intérieur, car elle eut soudain honte de ses pieds nus, de son jupon effiloché, devant le luxe de son uniforme à lui, de sa tunique écarlate, des bagues qui brillaient à ses doigts. Et pourtant, malgré la distance de leurs conditions sociales, une affinité les rapprochait : ils se sentaient près l'un de l'autre, plus par l'âme que par le corps. Glady Sorley ignorait l'amour ; mais elle n'eût pas jugé en ce moment qu'elle n'aimait pas lord Albourgham.

Un rayon de la lune inonda leurs visages à tous deux ; ils se comprirent. Ce qui les séparait s'effaça ; le cœur de l'enfant vierge tressaillit. Celui qu'elle avait devant elle n'était point un ennemi acharné de Rio-Santo et de la cause irlandaise ; sa conduite loyale, ses paroles sonnaient franc comme l'or. Il avait été le maître de la faire emprisonner. Il ne l'avait point fait ; il avait daigné causer avec elle, lui dire ses sentiments, étaler ses pensées devant elle et sans se préoccuper de ce qu'il en adviendrait.

La pauvre fille avait écouté, avait jugé sans rien dire. Tout le temps que le lord avait parlé, elle savait pourtant bien que son sort à lui était entre ses mains à elle, que les heures passaient, préparant l'aube sanglante. Durant cet entretien, il n'avait pas prononcé un mot de haine ; il ne l'avait pas traitée elle-même en vaincue. Respectueusement il lui tenait les mains et les doigts de l'orpheline se frôlaient, dans une caresse, aux bagues du fils du lord ; elle sentait en elle un trouble étrange l'envahir et son jeune corps palpiter. Il lui suffisait de retenir ses mains, de fuir à travers les rues désertes et demain cet homme dont elle avait sondé le cœur, mais qui portait l'uniforme abhorré, ne serait plus !

Qui jamais ira plonger au fond du cœur des femmes ? Tout à coup Glady Sorley, elle qui avait tué le comte de Leitrim pour sauver son honneur menacé, pencha sa tête sur la poitrine de lord Albourgham, se blottit entre ses bras et murmura :

-- Je ne sais pas qui vous êtes ; je ne vous ai pas demandé votre nom ; je ne veux pas que vous me le disiez. Jamais aucun homme n'a baisé mon front, ni mis ses lèvres sur les miennes. Eh bien, milord ! je ne connais qu'un seul moyen d'empêcher que demain matin, au lever du jour, vous ayez expié le tort de porter l'uniforme anglais.

Sa voix tremblait ; une rougeur subite était montée à ses joues. Le jeune homme devina chez elle un grand sacrifice, une résolution suprême. Il la pressa contre sa poitrine et lui demanda :

-- Que voulez-vous dire, ma chère enfant ? Ma vie n'est rien si vous devez courir quelque danger. Parlez, dites-moi ce qu'il faut faire.

Elle se serra contre lui plus près encore et murmura d'une voix si faible qu'il l'entendit à peine :

-- Si vous voulez être sauvé, il vous faudra, pour ce qui reste de cette nuit, venir avec moi !

XIII -- DÉVOUEMENT PASSIONNEL

Le don de soi-même fait par une vierge pauvre est une générosité qui ne peut être égalée même par les femmes les plus riches, car pas une d'entre elles ne consentirait à se séparer de la majeure partie de son bien.

La proposition de Glady Sorley paraissait étrange, si l'on songe à son horreur pour le vice, à sa haine pour l'uniforme anglais, à sa qualité de rebelle, en vertu de laquelle elle se trouvait précisément cette nuit même à Armagh.

Depuis le moment où cette petite fille à l'intelligence vive et ouverte, pleine d'initiative et de courage, avait été accueillie par Randal Grahame et le prieur de Devenish, elle avait demandé la faveur de remplir un rôle. Connaissant comme personne les chemins et les sentiers, pouvant se faufiler partout sans se laisser prendre, elle avait obtenu la mission de venir à Armagh savoir quelle était la composition des forces anglaises qui occupaient la ville.

Elle y avait d'ailleurs trouvé autre chose.

En effet, comme elle errait à travers les rues, une branche de houx à son corsage, elle dut se ranger pour faire place à un cavalier qui la dévisageait avec une certaine persistance.

Elle eût bien essayé de s'esquiver, mais l'étranger la tenait sous le feu de son regard et venait d'arrêter son cheval auprès d'elle.

Cet homme l'effrayait un peu : il portait des vêtements sombres qui s'harmonisaient avec la robe de sa monture, une superbe bête toute noire, avec une étoile blanche au front. Il dardait sur elle l'éclair de ses prunelles d'acier. Tout à coup il se pencha, saisit la branche de houx et l'arracha de son corsage.

Glady poussa un cri de colère et essaya de ressaisir l'emblème.

Mais le cavalier était maintenant près d'elle, pied à terre. Il la regardait et souriait.

-- Vous tenez donc bien, demanda-t-il, à ce rameau vert dont les feuilles sont acérées ? Je n'ai jamais entendu dire que les jeunes filles cherchent à s'en parer et le préfèrent à un bouquet de clématite ou de chèvrefeuille...

L'enfant leva les yeux sur lui, fut surprise de son regard doux, de sa voix caressante. Elle le trouva beau, et pourtant une certaine défiance la maintenait en réserve, presque hostile :

-- Le houx est à présent de mode en Irlande, répliqua-t-elle, vous le verrez à plus d'un corsage, pour peu qu'il vous prenne la fantaisie d'aller vous promener dans les comtés du nord.

-- Et pour que vous soyez à la mode, reprit l'étranger, votre amoureux a mis cette branche à votre corsage. Soit, je vais vous la rendre.

Elle fit un geste de dénégation, tandis que lui se penchait vers elle, rattachait de ses mains la branche de houx à sa boutonnière et lui murmurait tout bas à l'oreille :

-- Revenge and liberty !... Qui êtes-vous, petite, et que faites-vous ici ?

À ces mots, Glady devint toute pâle et se redressa tandis qu'il poursuivait :

-- Quand avez-vous quitté Randal Grahame ?... Dites-moi s'il est aux portes de la ville et si je pourrai le voir cette nuit même.

Elle ne sourcilla point. Comme elle ne connaissait pas cet étranger -- et Dieu sait si la terre d'Érin en voyait sortir de tous ses taillis, à cette heure -- ce pouvait être un espion ou un traître. Il ne portait pas d'ailleurs le signe de ralliement et pouvait avoir surpris les mots qu'il venait de prononcer.

-- De qui parlez-vous ? dit-elle sur un ton d'indifférence dont le sens eût échappé à tout autre ! Je ne connais personne de ce nom à Armagh.

-- Assez, mon enfant, fit-il. Vous avez fait tout votre devoir. Si j'insiste, c'est que je connais votre secret et que j'ai le droit de le connaître. Dites-moi ce que je vous demande : je suis le marquis de Rio-Santo.

À ce nom, le nom du chef, du maître suprême, la jeune fille se troubla un instant, bégaya. Mais, en quelques secondes, elle reprit tout son courage et murmura :

-- Venez, je ne suis pas seule ici. Il y a avec moi un vieillard qui vous reconnaîtra, si vous avez dit vrai. Mais on ne ment pas quand il s'agit du salut de l'Irlande !

Elle prit Rio-Santo par la main, le guida à travers les rues étroites vers une maison de modeste apparence où deux hommes étaient attablés et causaient à voix basse. Le marquis attacha sa jument noire au loquet de la porte, précédé de Glady :

-- Qui est cet homme ? Le connaissez-vous ? demanda-t-elle en s'adressant à Daniel O'Sullivan qui se leva aussitôt.

-- Le maître ! murmura celui-ci. Dieu soit loué, je vais donner cette nuit de bonnes nouvelles à Randal.

Quelques instants après, à la suite d'une conversation fort intéressante, à laquelle Glady Sorley avait pris part et où Rio-Santo avait eu pour elle des paroles aimables, le cavalier, enfourchant sa monture, s'était éloigné au galop. On a vu Daniel O'Sullivan quitter de même Glady Sorley à l'entrée de la nuit et disparaître, à cheval, au moment même où lord Albourgham adressait la parole à la jeune fille.

Remettons donc ces deux-ci en présence, le lieutenant et la révoltée, l'homme qui disait : « Je n'ai plus le droit de frapper le marquis de Rio-Santo ! » et la vierge qui ajoutait : « Si vous voulez être sauvé, venez ! »

Comme elle avait guidé Fergus O'Breane, elle tenait par la main l'officier anglais, le dirigeant à travers les rues étroites et obscures. Il était brave et ne s'en inquiétait point, car il sentait tressaillir dans la sienne la petite main de celle qui avait posé un instant sa belle tête sur son épaule. Il la suivait sans scrupule, sans honte et aussi sans crainte, parce qu'il la devinait loyale.

Elle ouvrit la porte, qui ne possédait aucune fermeture défensive, comme toutes les portes d'Irlande. La maison était vide, une pauvre demeure composée de deux pièces : dans la première, une table et des escabeaux ; dans la seconde, un grabat. Elle lui montra un siège et resta debout devant lui :

-- Vous n'avez pas peur ? demanda-t-elle.

-- Moi, pourquoi ? Je me suis confié à vous, je ne crois pas avoir à le regretter. Si j'avais un danger à courir, je le braverais ; si le danger vous menaçait, je suis prêt à vous défendre.

-- J'aurais pu, murmura-t-elle, vous attirer dans un guet-apens, car cette maison est isolée.

Il ne daigna pas jeter un regard d'inquiétude autour de lui, posa son coude sur la table et se mit à considérer la jeune fille. Elle semblait le menacer, mais de son attitude il ne ressortait que plus de franchise. Elle vint s'asseoir auprès de lui et lui demanda :

-- Ne m'avez-vous pas affirmé que votre mère est Française ?

-- C'est vrai...

-- Je n'en doute pas. Quoi que vous fassiez et bien que vous portiez l'uniforme de l'armée anglaise, vous ne serez jamais complètement Anglais. C'est ce dont je voulais m'assurer. À présent, ma conviction est faite. Si vous ne m'aviez pas dit cela tout à l'heure, je ne vous aurais pas amené ici ; et si je vous ai amené, c'est que j'ai d'autres choses à vous apprendre.

Il lui prit la main et la garda dans les siennes tandis qu'elle reprenait :

-- Je ne sais pourquoi l'idée m'est venue de vous sauver la vie. Peut-être est-ce pour avoir entendu parler ainsi du marquis de Rio-Santo ? Je ne sais et ne devrais pas vous parler moi-même ainsi. Mais s'il est certaines personnes dont on s'éloigne, une force invincible vous rapproche des autres... Il y a en ce moment à Armagh plus de vingt officiers anglais desquels je me fusse détournée avec haine et mépris... Demain, ils n'existeront plus et vous seul resterez.

Lord Albourgham se leva d'un bond :

-- Assez, s'écria-t-il ; je ne veux point subir cette épreuve de rester seul quand tous les autres seront morts. Je dois combattre avec mes compagnons, succomber avec eux ! Quelque chose que je ne comprends pas et que vous connaissez se trame contre eux pour l'instant. Sous peine d'être lâche vis-à-vis d'eux, je veux rejoindre mon poste... Adieu !

Glady lui barra le passage :

-- Tout à l'heure, lui dit-elle, à la place où vous êtes, j'ai vu le marquis de Rio-Santo. Ne bravez pas sa colère, n'entravez pas sa marche... Dieu est avec lui !... Laissez agir ceux qui ne le connaissent pas, ceux qui n'ont pas comme vous une mère française !... laissez l'Irlande redevenir libre !

-- Ma mère ! s'écria l'officier en s'arrachant les cheveux. Lui aussi m'a parlé de ma mère !... Est-ce donc une raison pour que j'oublie mon devoir ?

-- C'est une raison, dit-elle, pour que vous ne fouliez pas aux pieds le sentiment de la justice... Écoutez-moi : je ne suis qu'une petite sauvage ; j'ai grandi comme j'ai pu, dans la lande, sans parents, sans appuis ; nul ne m'a appris à penser, à agir, mais je vous défie de me prouver que l'Angleterre puisse justement opprimer l'Irlande, je vous défie de me dire que votre mère approuve l'Angleterre !

-- Eh ! que m'importe ! s'écria l'officier. J'ai prêté serment de fidélité à la reine, je dois obéir à mes chefs. Tant que je n'en serai pas relevé par la mort ou par l'impossibilité matérielle, absolue d'agir, je ne me reconnaîtrai pas le droit de manquer à mon serment.

-- Soit, reprit Glady. Il me plaît de vous voir ainsi. Je vous prie néanmoins de rester. Pour l'instant, vous ne courez aucun danger.

Elle s'était placée devant lui. Il l'écarta du geste. Ce n'était plus le même homme. Le front haut, l'œil largement ouvert, il s'écria :

-- Moi, c'est possible, puisque vous vous êtes mis en tête de me sauver. Je vous en sais gré, croyez-le ; mais je ne saurais accepter votre dévouement si mes camarades ne doivent pas en bénéficier.

La jeune fille l'empêcha de passer :

-- Vos camarades, je ne les connais pas ! Quand le moment sera venu pour eux de se défendre, qu'ils le fassent. Momentanément, et d'ici plusieurs heures, je vous jure qu'ils n'ont rien à craindre. S'ils dorment, laissez-les dormir ; personne ne songe à les égorger durant leur sommeil.

Puis, prenant les mains du jeune homme, le regardant dans les yeux et frôlant contre lui sa poitrine ferme, elle lui dit :

-- Pourquoi voulez-vous provoquer ma haine quand les événements nous ont rapprochés ? Si quelque honte devait rejaillir sur vous, je vous dirais : Allez-vous-en. J'aurais honte moi-même que vous me confondiez avec une fille s'offrant pour vous tendre un piège... Peut-être ne me croyez-vous pas ! Vous vous demandez pourquoi je me suis attachée à vous plus qu'à tout autre, pourquoi je vous ai dit : « Venez chez moi ! » à vous qui ne l'avez pas convoité, quand ma faible main s'est rougie naguère du sang d'un landlord, parce qu'il voulait ce que vous dédaignez ! Celui-là a voulu mettre ses lèvres aux miennes. Son audacieux mouvement de convoitise s'est achevé dans l'autre monde !... Je vous les offre moi-même à cette heure. Prenez-les, milord, elles seront votre sauvegarde. Je vous les donne parce que vous êtes le fils d'une Française et parce que le fils d'une Française peut être l'adversaire du marquis de Rio-Santo, mais non son ennemi !

Dans la chaleur de la discussion, les boutons de son étroit corsage avaient craqué. Ses épaules nacrées, sa douce poitrine apparaissaient maintenant aux yeux du lieutenant. Tout autre à sa place, brutal et sadique, eût entraîné cette belle fille vers l'autel du sacrifice. Lord Albourgham, lui, ne regardait que ses yeux où il lisait un dévouement sans bornes, un courage sans limites, la franchise et la foi.

Durant cette lutte, les heures passaient. La nuit s'était achevée. Les premières lueurs de l'aurore s'accrochaient aux toits de la ville. Glady Sorley eut un sourire de triomphe et retomba tout à coup dans une vague inquiétude. C'était seulement maintenant qu'il lui fallait retenir lord Albourgham, l'empêcher d'aller retrouver ses compagnons. Si elle était heureuse de constater que, trois heures durant, elle avait pu le garder auprès d'elle, elle tremblait à la pensée que, le jour paru, il allait vouloir s'en aller, au moment même où le danger réel commencerait pour lui.

Elle se rapprocha tout contre lui, lui souriant doucement, avec une candide impudeur, et laissa sa tête aller sur son épaule :

-- Vous êtes las, murmura-t-elle, je le vois bien, vos paupières se ferment malgré vous. Je vous en prie, reposez-vous un instant ; je veillerai sur vous et je vous assure que personne n'entrera dans cette maison. Je serai là, tout près ; donnez-moi la preuve de votre confiance en moi. Il fait lourd comme à l'approche d'un orage ; ôtez votre dolman rouge et étendez-vous là. Vous pouvez, si vous le voulez, garder votre pistolet à portée de votre main, quoique cette précaution soit bien inutile, je vous le jure, car je suis seule et resterai seule avec vous ; mais je ne veux pas que vous doutiez de moi... Allons, je suis votre amie, écoutez-moi... Si je ne dois plus vous revoir, jamais, faites-moi la grâce de m'obéir une minute. Si, au contraire, nous devons nous rencontrer un jour encore, je veux que vous gardiez de moi un bon souvenir.

Elle était devenue câline ; ses cheveux frôlaient les moustaches de l'officier et parfois celui-ci sentait la caresse de son haleine. Il ne résistait plus. De ses doigts agiles, elle dégrafait les boutons du vêtement rouge, parfois arrêtée dans sa besogne par un tressaillement dont elle n'était pas maîtresse.

À la vérité, elle aimait lord Albourgham. Pourquoi ? Cela lui était venu brusquement, dans sa soif de dévouement et d'action, tout simplement parce que cet homme lui avait parlé doucement, parce qu'il avait émis devant elle, révoltée et ennemie, des idées particulières et généreuses sur Rio-Santo ; surtout parce qu'il avait une mère française et qu'on n'ôtera pas de l'idée du peuple irlandais que la France est la nation sœur.

C'était du moins étrange, cette égide de sa mère couvrant lord Albourgham vis-à-vis du marquis et vis-à-vis de cette fille du peuple ; cette association de sentiments chez deux adversaires dont l'un était au sommet et l'autre en bas de l'échelle, mais également nobles de cœur et pleins d'une générosité qui coûtait peu à l'un, obligeait l'autre à sacrifier ce qu'elle avait de plus cher.

Il était si peu accoutumé à ces choses, -- tant le caractère anglais se prête difficilement à ces grands élans de sentiment, et l'on ne doit pas oublier qu'il était Anglais par son père, -- qu'il eut une dernière défiance et referma d'un geste brusque son vêtement déboutonné.

Mais Glady ouvrit le sien, lui montra les richesses de sa poitrine, lui noua ses bras autour du cou et agrafa sa bouche brûlante à celle de l'officier :

-- Tu ne veux rien me donner, s'écria-t-elle ; pas même ta confiance !... Moi je me donne sans arrière-pensée et sans réserve parce que je t'aime et que je me suis jurée d'écarter de toi tout danger !... Ne crains rien : reste courageux comme je t'ai vu jusqu'alors et sois homme, puisque pour toi et par toi je veux être femme !... Vois, le soleil va se lever dans une demi-heure, cette demi-heure est à nous ; la retrouverons-nous jamais ?

-- C'est vrai, dit le jeune homme... J'ai eu tort de douter de toi... Viens !

XIV -- LE SANG D'AMOUR

Les deux jeunes gens s'assirent côte à côte sur le bord du lit, -- si l'on peut toutefois donner ce nom au pauvre grabat qui servait de couche au maître de céans. Même dans les villes, c'est chose rare en Irlande qu'un lit bien tenu, parmi la classe ouvrière ; et cela n'a rien d'étonnant si l'on songe aux agglomérations de familles nombreuses dans un espace des plus restreints.

Glady Sorley s'était donc assise auprès de l'officier et, la tête posée sur son épaule, les yeux levés vers lui, elle le contemplait comme en extase.

Il n'y avait rien de vicieux en elle, malgré ses deux bras passés autour du cou du jeune homme... Il était grand ; elle, toute mince et frêle, semblait s'être blottie contre lui comme un oiseau dans un nid. Son apparente impudeur n'était que de la naïveté. Elle avait compris tout ce qu'il y avait d'ignoble et de vil dans les désirs du comte de Leitrim ; en s'offrant à lord Albourgham, elle ne croyait pas faire mal. Maîtresse de sa destinée, n'ayant de comptes à rendre à personne, elle obéissait à un instinct secret, sans le discuter, sans en rougir.

Le lieutenant était profondément touché de ces sentiments qu'il lisait sur son front. Décidé à ne point abuser de cette situation, bien qu'il ne l'eût point cherchée, il voulait éviter également de paraître faire fi de la jeune fille. Il voulait la respecter, mais en lui montrant qu'il n'en attachait pas moins un très grand prix à son action spontanée ; il ne fallait pas, en un mot, qu'elle pût lui reprocher un jour ni d'avoir été brutal, ni de l'avoir méprisée.

Il avait passé un bras autour de la taille flexible de la pauvrette, qu'il sentait palpiter contre lui. De temps en temps, avec une réelle tendresse, il posait ses lèvres chastement sur le front et sur les cheveux. En réalité, il n'eût pas agi autrement dans un flirt avec une jeune miss de Londres, peut-être même avec une fiancée.

Ils demeurèrent d'assez longs instants ainsi, sans parler, mêlant leurs regards, unis dans un amour quasi mystique où il n'y avait aucune place pour l'alliance matérielle. Leurs âmes se joignaient, mais leurs corps ne se désiraient pas, ou du moins si peu qu'ils restaient maîtres d'eux-mêmes.

Jamais peut-être on n'avait vu semblable idylle entre un officier britannique et une enfant d'Érin, entre un lord et une paysanne en guenilles. Le jeune homme songea qu'on en rirait bien dans les salons de la gentry, si ce fait venait à y être connu, mais aucune pensée ne lui vint d'en rougir.

Glady, il faut l'avouer, était absolument ignorante des choses de l'amour. Elle avait offert ses lèvres et découvert sa poitrine par un mouvement naturel chez la femme innocente qui commence à aimer. Elle croyait que l'amour s'arrêtait là, ou à peu près, et maintenant qu'elle était blottie contre son ami, elle n'attendait et n'espérait rien autre chose. Elle eût voulu rester ainsi longtemps, toujours. Son bonheur présent lui semblait si parfait que, dans son innocence, elle s'en voulut de n'avoir pas cherché à connaître plus tôt les joies que procure un amour partagé.

À un moment, sans qu'ils l'eussent cherché, leurs lèvres se touchèrent et malgré eux s'unirent. Le jeune homme éprouva durant quelques secondes un frisson de folie et, saisissant Glady dans ses bras, il but à cette bouche fraîche et rouge le philtre d'amour.

Elle tressaillait, se pâmait presque. Déjà il regrettait ce qu'il venait de faire quand soudain il la sentit se dégager brusquement et, toute frémissante, elle se dressa, l'oreille aux écoutes.

-- Qu'est-ce ? s'écria-t-il en se levant à son tour. Quelqu'un est-il entré dans la maison ?

-- Non, dit-elle avec une profonde inquiétude. Je vous en conjure ! restez là, ne bougez pas.

Mais lord Albourgham ne l'écoutait plus et prêtait l'oreille aux bruits du dehors. On entendait une rumeur confuse, comme des pas d'hommes et des sabots de chevaux. Tout à coup des détonations d'armes à feu retentirent et les bruits se précisèrent.

-- L'ennemi !... gronda l'officier en saisissant vivement son pistolet... Enfin, je vais donc pouvoir me faire tuer avec les autres !

Il essaya de se précipiter au dehors, mais Glady lui barra le passage, s'accrochant désespérément à lui :

-- Trop tard !... fit-elle avec exaltation... La ville est prise ; je savais qu'on allait la prendre, c'est pourquoi je vous ai amené ici... Au nom du ciel ! ne sortez pas de cette maison...

Un éclair étincela dans les prunelles de l'officier qui saisit rudement la jeune fille par le bras et lui dit, avec plus de mépris encore que de colère :

-- Misérable ! vous m'avez tendu un piège ! Vous attendiez qu'on vînt m'égorger dans vos bras !... J'ai cru un instant à votre amour, étais-je assez sot de me laisser berner comme un enfant par une fille menteuse et vile !... Arrière, ou je vous abats comme une chienne.

Il la repoussa violemment. La pauvre enfant manqua défaillir. Chaque mot entrait dans son cœur comme un coup de poignard. Elle se jeta aux pieds de l'officier, lui embrassa les genoux et gémit :

-- Ce n'est pas vrai ! ce n'est pas vrai ! je vous le jure par tous les saints d'Irlande, sur la tête de mon père et de ma mère !... J'ai voulu, je veux vous sauver !... Tuez-moi, si vous le voulez, mais ne quittez pas cette maison ; il y va de votre vie !

Il y avait tant d'angoisse, un tel accent de sincérité dans ses paroles que la colère du jeune homme tomba aussitôt :

-- Je préfère, dit-il, vous croire incapable d'une semblable trahison... Mais laissez-moi !... Les miens se battent et je dois être avec eux...

-- Non, non, n'y allez pas ! fit-elle, suppliante, et les yeux baignés de larmes... Restez auprès de moi, personne ne touchera à un seul de vos cheveux... Le marquis de Rio-Santo est là, avec plusieurs milliers de paysans en armes, ils vous tueraient...

-- Raison de plus pour que j'y aille ! s'écria-t-il.

Elle lui noua ses bras autour du cou en gémissant :

-- Tu ne comprends donc pas que je t'aime, que je ne veux pas te voir mourir ?... Ce n'est pas Rio-Santo que je crains pour toi, puisqu'il épargnera ta vie... J'ai peur des autres ! Ils ne savent rien : ils frappent au hasard, ils ignorent que ta mère est Française et que je t'aime !

Elle était cent fois plus belle encore en ce magnifique élan de dévouement où elle clamait son amour.

Toute frémissante de passion et de crainte, -- car cette nature primitive, en s'éveillant soudain à des sentiments jusqu'alors inconnus d'elle, s'y vouait de corps et de cœur, -- Glady fermait les yeux, croyant voir, tant elle en avait peur, son nouvel ami tomber entre les mains des révoltés et mis à mort par eux. Elle avait l'affolante vision de son corps inerte et sanglant et se voyait essayant de réchauffer, au contact de ses lèvres, les lèvres pâlies du jeune officier.

Très ému lui-même, lord Albourgham serra la pauvre enfant dans ses bras et lui donna, cette fois avec passion, un baiser qui peut-être devait être le dernier.

Puis, la déposant vivement sur le lit et bondissant vers la porte, il l'ouvrit en s'écriant :

-- Adieu !... Tu ne voudrais pas que je sois lâche ; moi, je n'ai pas le droit de l'être...

Alors il se précipita dans la rue, son pistolet d'une main, son épée nue de l'autre. Quand Glady Sorley le rejoignit, au bout de quelques minutes, elle le vit seul, tenant tête à de nombreux adversaires et se battant comme un lion.

Une partie de l'armée de Randal Grahame, sous la conduite de Fergus O'Breane, s'était dirigée de très grand matin sur Armagh et avait envahi la ville.

La garnison n'était pas en état de la défendre. Elle essaya bien de le tenter, mais dut bientôt se replier sur sa caserne, dans le but d'y tenir le plus longtemps possible, pour l'honneur, jusqu'au moment où il serait nécessaire de battre en retraite.

Les officiers, compagnons de lord Albourgham, avaient élu domicile pour la nuit dans une grosse tour carrée dont nous donnerons la disposition tout à l'heure. Cette tour avait été construite plus de trois siècles auparavant par un des grands O'Neill, peut-être Shane l'Orgueilleux, qui édifia d'ailleurs, non loin de là, le château de ce nom, brûlé au commencement du siècle.

Il faut remonter très haut dans l'histoire, -- jusqu'à l'invasion des Scandinaves, -- pour retrouver l'origine de ces O'Neill (proprement princes, chefs de clan ) qui, arrivant un jour sur leurs barques en vue des côtes de l'Ulster, n'attendirent pas d'y avoir mis le pied pour décider lequel d'entre eux en serait le maître suprême. On tomba d'accord de n'en pas contester la propriété à celui qui toucherait le premier le sol.

À peine cette décision était-elle prise que l'un des pirates se trancha la main gauche et la lança sanglante sur le rivage. C'était l'ancêtre des O'Neill, qui continuèrent à s'appeler « les Chevaliers de la Main sanglante ».

Le plus redoutable d'entre eux fut Shan, qui hérissa l'Ulster de donjons, de châteaux et de forteresses, fit assassiner son frère et son neveu et gagna ainsi les bonnes grâces intimes de la reine Elisabeth, laquelle essaya peu après de le faire empoisonner parce qu'il ne voulait plus rester auprès d'elle... Faut-il songer que l'Angleterre nous reproche à tout instant les mœurs de la Régence !

Armagh, commandant le lough Neagh et toute la vallée jusqu'à Antrim, avait trop d'importance pour qu'un O'Neill quelconque n'y eût pas bâti une forteresse. Il n'en subsistait que la vaste tour carrée, dont le faîte avait été rasé, mais dont il restait deux étages où l'on pouvait loger cinquante hommes et autant de chevaux. Les embrasures étaient même garnies de vieux canons qui faisaient sourire les Irlandais. C'est là qu'une vaste salle avait été rapidement aménagée pour les officiers, qui avaient leurs chevaux au-dessous d'eux. Un factionnaire des scotts-guards faisait les cent pas à la porte, ou du moins les avait fait au début de sa faction. Mais il avait senti le sommeil le gagner et s'était appuyé contre le mur pour s'endormir debout.

À l'aube, une brusque secousse le réveilla, en même temps que son fusil lui était arraché des mains. Il n'eut pas même le temps de crier, car deux ou trois hommes solides le bâillonnèrent en un tour de main en liant ses bras derrière son dos. Il eut le bon esprit d'éprouver une certaine satisfaction de n'avoir pas été tout simplement expédié dans l'autre monde et, la prudence lui conseillant de faire le jeu du vainqueur, il ne bougea plus.

Des hommes se glissèrent dans la tour, pas très nombreux : une vingtaine, et tout à coup la porte de la pièce où dormaient les onze officiers anglais tourna sur ses gonds rouillés. Plusieurs se dressèrent effarés, les yeux lourds de sommeil.

Debout sur le seuil, Fergus O'Breane leur dit avec autorité :

-- Rendez-vous, messieurs !

Les officiers étaient étendus tout habillés sur leurs matelas. En une seconde ils furent debout et l'on doit à la vérité de dire qu'ils étaient tous prêts à se défendre, prêts à mourir.

L'un d'eux, un jeune lieutenant, voyant Rio-Santo de profil, en avant de ses hommes, le visa de son pistolet et fit feu. Sa balle effleura la coiffure du marquis. Pas un des muscles de celui-ci ne bougea, il demeura les bras croisés et sourit :

-- Votre main, dit-il, eût été plus sûre, si vous aviez tiré de face et non point de côté, presque par derrière !

Le lieutenant rougit. C'était celui-là même auquel lord Albourgham avait adressé de si dures paroles à Cavan. Précisément il s'avisa que celui-ci était absent :

-- Eh ! eh ! s'écria-t-il... Je ne serais pas surpris que lord Albourgham fût parmi vous, messieurs les révoltés...

Fergus haussa les épaules :

-- Je serais charmé de voir le jeune officier dont vous parlez, fit-il. Si vous voulez me procurer ce plaisir, bien que vous soyez tous mes prisonniers à l'heure actuelle, je vous rends la liberté. Vos chevaux sont en bas, tout sellés. Partez, cherchez-le et ramenez-le-moi. Pas plus qu'à vous, il ne lui sera fait aucun mal.

Tous se regardèrent. Cette proposition était étrange, et la promesse qui leur était faite de les rendre à la liberté l'était plus encore. Ils en cherchaient les motifs sans les trouver, quand pourtant ils étaient si simples. Quel grain de sable représentaient-ils aux yeux de Rio-Santo ? Il ne comprirent pas ce qu'il y avait de mépris et d'insulte dans ses paroles et se souvinrent seulement de ce que le lieutenant leur avait dit : Le marquis de Rio-Santo est un héros : aucun de vous ne le prendra, aucun de vous ne le tuera !... Vous parlez de lui sans le connaître ; quiconque le connaît est désarmé...

D'un geste, le marquis fit former ses hommes sur deux rangs et prononça à l'adresse des officiers, mais sans aucun sarcasme dans la voix :

-- Allez prendre vos chevaux, messieurs les Anglais, et tâchez de vous frayer un passage à travers la ville. Il en est temps encore, car dans un quart d'heure toutes les issues vous seraient barrées.

Le major s'avança vers lui :

-- Monsieur, dit-il, les sourcils froncés, accepter votre proposition serait pour nous une honte. Nous laisserons s'écouler assez de temps pour qu'il ne nous soit pas permis de sauver notre vie aux dépens de notre honneur ! Ici, vous êtes notre maître et vous n'y avez pas grand mérite puisque nous sommes tombés entre vos mains par surprise. Avec votre permission, nous descendrons dans la rue, non pour fuir, mais pour donner la parole aux armes qui décideront entre nous... Vous avez le droit de nous tuer, si vous le pouvez, de nous faire prisonniers, si vous le voulez, vous n'avez pas celui de fouler aux pieds notre dignité d'officiers de Sa Majesté.

-- Soit, répondit Fergus O'Breane. Mais deviez-vous donc laisser avancer il y a un instant que l'un des vôtres, lord Albourgham, vous trahissait à mon profit ?

-- Jusqu'à preuve du contraire, je le crois.

-- Et moi, repartit Rio-Santo, je crois qu'il me ferait sauter la cervelle s'il pouvait le faire tout à l'heure. Allons, messieurs, nous verrons bien.

Il laissa les officiers passer devant lui et ceux-ci trouvèrent au rez-de-chaussée de la tour leurs chevaux sellés. À la porte piaffait la jument noire du marquis. Celui-ci l'enfourcha. Soudain ses sourcils se froncèrent :

-- Regardez, dit-il en étendant le bras et voyez si celui que vous accusiez n'est pas plus brave que vous tous, qui m'obéissez comme des chiens !

Cette sanglante insulte les fit frémir. Mais le tableau qu'ils avaient devant les yeux était si impressionnant que pas un ne songea à se révolter.

À cinquante pas devant eux, lord Albourgham, nu-tête, son dolman déboutonné, luttait seul contre vingt-cinq partisans. Les balles ne l'atteignaient pas et c'est à peine si l'une d'elles, en éraflant sa joue, avait laissé des traces de ce combat où il s'escrimait depuis cinq minutes contre un ennemi aussi supérieur en nombre.

-- Anglais ! gronda le marquis en lâchant ce mot comme on lance une insulte, voyez si votre courage est comparable à celui de ce fils de Française ? Celui-là se battrait contre cent, contre mille, comme il se bat contre plus de vingt... Et vous, messieurs, il m'a suffi de me montrer à vous en nombre égal au vôtre pour que vous ne vous défendiez pas !

Un sourd murmure courut parmi eux. Déjà quelques-uns poussaient leurs chevaux en avant quand ils s'immobilisèrent soudain.

C'est qu'un extraordinaire spectacle venait de se présenter à leurs yeux. Tout à coup, une jeune fille, presque une enfant, les cheveux dénoués, la poitrine nue, brandissant un poignard dans sa main droite, la main gauche étendue du côté des rebelles, surgit en avant de lord Albourgham et les armes s'abaissèrent.

Ses yeux lançaient des flammes. Tout le monde ayant fait silence, elle cria d'une voix qui retentit parmi l'anxiété générale :

-- Arrière ! arrière !... Cet homme m'appartient et je vous défends de le tuer, car je l'aime !...

Elle avait à peine achevé ces mots qu'elle porta vivement la main à sa poitrine et qu'un flot de sang empourpra ses lèvres. Une balle, partie des rangs éloignés, tirée par quelqu'un qui n'avait pas entendu ses paroles, venait de la frapper au sein gauche. Elle pâlit, chancela et s'abattit aux pieds de lord Albourgham.

Un cri de détresse et d'angoisse monta de la gorge de celui-ci. Il lança au loin son épée, saisit Glady Sorley dans ses bras et souleva cette pauvre tête pâlie qui se raidit une seconde pour ne pas retomber inerte.

Cette seconde suffit pour que, dans les yeux à demi clos déjà par la mort, pût passer encore un rayonnement d'immense bonheur. Le jeune homme posa ses lèvres sur la bouche sanglante de l'enfant qui l'avait assez aimé pour lui sacrifier sa vie, de la vierge qu'il avait respectée quelques instants avant et qui s'envolait vers le ciel, morte pour sa patrie et pour son amour.

Elle se raidit dans les bras de l'officier et sa tête retomba en arrière après le dernier spasme. On vit alors des larmes amères et lourdes tomber des yeux du lord sur le visage exsangue de la pauvre paysanne irlandaise et les rebelles, à genoux chapeau bas, formant le cercle, murmurèrent une prière fervente pour leur sœur qui n'était plus.

Le prieur de Devenish traça sur le front pâle, sur la poitrine trouée, le signe de la croix et le marquis de Rio-Santo, à cheval sur sa jument noire, se retourna vers les Anglais :

-- Voilà, s'écria-t-il, comme elles vous aimeraient si vous les respectiez, si vous n'en faisiez pas des victimes ! Malheur à vous, qui avez mis la haine au lieu de l'amour au cœur des femmes d'Irlande !

XV -- DOUBLE LEÇON D'ARMES

Pendant toute la durée de cette scène, le combat s'était trouvé suspendu sans que personne en eût donné l'ordre. Chacun, d'ailleurs, avait conscience que la place était prise ; la garnison, en essayant de s'esquiver vers le sud, s'était heurtée à une ceinture d'united-irishmen qui cernait la ville ; après un court engagement, elle avait capitulé.

N'empêche que la surprise était grande pour les révoltés de voir, rangée derrière M. le marquis de Rio-Santo, une escorte d'habits rouges : lobsters, horse et life-guards, dragoons-guards et autres corps de cavalerie, le tout représenté par une dizaine d'officiers ennemis.

Ils ne semblaient point être prisonniers, d'ailleurs, bien qu'une vingtaine de partisans irlandais les surveillassent de très près, du coin de l'œil. Mais on eût dit que, par la mort de la petite Glady Sorley, un armistice tacite avait été conclu.

Fergus O'Breane s'avança vers lord Albourgham, qui venait de se relever après avoir déposé doucement le cadavre de l'enfant sur le seuil d'une maison, la tête élevée en haut de la marche de pierre. Il lui avait aussi clos les paupières sur ses beaux yeux devenus vitreux et lui avait croisé les mains sur la poitrine : on eût dit qu'elle dormait.

-- Quel hasard vous remet encore sur ma route, milord, demanda le marquis. Je vous avais prié de retourner auprès de votre mère et je comptais sur votre obéissance, non à mes ordres, mais à mon invitation...

Le lieutenant secoua la tête et, fixant ses yeux sur son interlocuteur, il répliqua d'un ton ferme :

-- Monsieur le marquis, vous comprendrez parfaitement qu'il ne m'appartenait pas de fuir la lutte et de me dérober au danger que peuvent courir vos adversaires, quand un certain nombre de mes compagnons pouvaient m'aider encore à remplir mon devoir, tout en faisant le leur. C'est moi qui les ai entraînés à votre poursuite, qui devait se terminer par notre victoire ou par notre mort. Aussi ma surprise est-elle sans égale de vous voir si paisible entre eux et moi, sans que personne ait songé à vous frapper.

« Leurs mains sont libres : ils n'ont pas déchargé leurs pistolets, que je sache, et leurs épées restent au fourreau. Je leur ai dit : « Nous restons douze, le marquis estimera la partie égale et acceptera notre défi... » Je leur ai dit cela, milord, je vous le jure !... Une question : oui ou non, sont-ils vos prisonniers ?

-- Ils sont libres, répondit Fergus, mais cela jusqu'à une certaine limite. Seul devant eux, au milieu de la lande, j'accepterais le combat contre eux tous. Entouré de mes hommes, cela ne m'est pas possible, car il est des fusils qui partiraient tout seuls et l'on pourrait m'accuser d'être déloyal.

Le jeune homme alla ramasser son épée, qu'il avait jetée un instant auparavant pour secourir Glady Sorley, et vint se planter en face du marquis.

-- Soit, s'écria-t-il ; cependant mes paroles ont engagé votre bravoure et la mienne : il nous importe d'en donner des preuves. Veuillez mettre pied à terre et prendre une épée pour vous mesurer avec moi : vous n'avez pas le droit de me refuser ce duel.

On s'était ému parmi le groupe des Anglais. Malgré l'étrangeté de la situation, l'amour-propre britannique se révoltait contre les paroles du lieutenant. Personne, certes, ne songeait plus à l'accuser de faire cause commune avec l'ennemi : on l'avait vu à l'œuvre l'instant d'avant et sa conduite actuelle témoignait d'un courage à toute épreuve. Toutefois, avait-il le monopole du courage quand ses camarades avaient été choisis, comme lui, parmi les officiers les plus braves, quand plusieurs d'entre eux lui étaient supérieurs en grade et pouvaient se réserver le droit de payer de leur personne avant lui ?

Ce fut ce qui arriva. Le major se détacha du groupe, en éperonnant son cheval, et courtoisement, mais d'un ton ferme et avec l'autorité que lui donnaient son âge et son grade, il dit à lord Albourgham :

-- Je vous sais gré d'avoir voulu défendre l'honneur du corps d'état-major de l'armée de la Reine ; chacun de nous l'eût fait ainsi que vous. Mais vous ne contesterez pas que ce rôle m'appartient d'abord avant tous...

Puis se tournant vers Rio-Santo :

-- Quant à vous, monsieur, reprit-il avec courtoisie, j'espère que vous voudrez bien me faire l'honneur d'un combat singulier ?... Je n'ai point à discuter ici vos noms et votre qualité : vous êtes celui que nous cherchons, c'est-à-dire notre ennemi. Mon nom à moi est lord William Folghenout et mes ancêtres l'ont vaillamment porté... S'il vous plaît, mon intention est d'en faire autant.

Le lieutenant fut obligé de s'effacer devant son supérieur. En provoquant le marquis, il n'avait point eu la pensée que celui-ci l'épargnerait encore une fois ; au contraire, par suite des événements et de la mort émouvante de Glady, il était à l'un de ces tournants de la vie où l'on n'attache plus aucun prix à l'existence, où l'on aspire même à en être délivré. Son désir était de faire prendre au combat une tournure si violente que l'un au moins des deux adversaires devrait rester sur le carreau.

Toutes ses combinaisons se trouvèrent dérangées par l'intervention du major. Il dissimula néanmoins son dépit et laissa les deux adversaires face à face.

Ce duel ne déplaisait pas moins à Rio-Santo, qui, étant le maître, eût pu faire saisir le major, comme celui-ci l'eût sans doute fait à sa place.

Cependant, comme il n'était point dans son caractère de se repentir d'une action généreuse, il n'en fit rien, ne voulant pas donner lui-même un démenti à sa parole. Avec sa logique de vainqueur, il jugea néanmoins que lord Albourgham mis à part, c'était peut-être trop s'attarder, pousser trop loin les choses, que d'accorder à l'Anglais cette rencontre à laquelle il n'avait aucun droit, puisqu'il s'était laissé prendre, avec ses officiers, en plein sommeil, dans la tour carrée.

Le duel, d'ailleurs, n'est pas dans les mœurs anglaises qui le réprouvent. Pour faire naître cette provocation, il avait fallu quelqu'un dans les veines duquel coulait un peu de sang latin et qui n'en récoltait pas même le bénéfice.

Un pli barra le front de Fergus. Il descendit de cheval et fit un pas vers lord Albourgham :

-- Prêtez-moi votre épée, lui dit-il, et n'ayez aucun scrupule : je ne veux pas la teindre de sang.

Le jeune homme eut un mouvement de recul, son visage prit une expression d'inquiétude.

-- Mais alors ?... demanda-t-il. Comment ferez-vous pour ne pas le tuer ?

Fergus sourit :

-- Donnez, dit-il, vous faites attendre le major.

Il prit l'arme de la main du lieutenant et, se retournant vers le vieux soldat, le salua de l'épée. Son visage était impassible, presque irritant à force de calme ; au contraire, celui du major anglais avait des contractions nerveuses produites par l'impatience et par la colère.

Un grand cercle se forma autour des deux champions. D'un côté, les officiers anglais, à cheval, un peu pâles ; ailleurs, Randal Grahame, Daniel O'Sullivan et le prieur de Devenish ; et le sextuple cordon des hommes à la branche de houx, appuyés sur le canon de leurs fusils, leurs regards convergeant vers ce chef mystérieux que beaucoup ne connaissaient pas la veille et qui les fascinait par son sang-froid.

Dès qu'on entendit le choc des lames, un frisson courut parmi les groupes. Les deux adversaires, à première vue, paraissaient de même force ; ce qui manquait d'élasticité à l'Anglais était compensé par sa haute taille : on eût dit qu'il n'avait qu'à se fendre pour embrocher son rival et, de fait, il cherchait le moyen d'aller droit au cœur et d'abattre son ennemi du premier coup.

On a proscrit le duel en Angleterre ; on l'a gâché en France par la futilité des motifs qui le provoquent et le ridicule qui le suit la plupart du temps.

Le duel est sublime ou puéril ; il est noble ou tombe dans la comédie. Depuis si longtemps des lâches ou des pusillanimes l'ont prostitué que beaucoup de ceux qui le pratiquent sont des premiers à en rire et songent d'avance au souper fin qui suivra la réconciliation, à l'entrefilet de journal qui leur attribuera le lendemain un courage qu'ils n'ont pas eu. Mensonge et gloriole !... À de rares exceptions près, le duel de nos jours n'a pas d'autre étiquette. C'est pitié que de n'en pas abolir l'usage. Être allé dix fois sur le terrain n'est plus un brevet de courage, mais un brevet d'orgueil. Le canon des pistolets et la pointe des armes blanches ne tracent dans l'air qu'un mot : Réclame ! Le champagne coule au lieu du sang !

Lord Folghenout et le marquis de Rio-Santo étaient gens à se battre suivant les règles et à se tuer de même, mais il se trouva que le chef des Irlandais-Unis n'éprouvait aucunement le besoin de ravir la vie à son adversaire.

En quoi pouvaient le gêner ces douze hommes échappés à l'hécatombe de la tourbière ? Il n'avait qu'un signe à faire pour qu'ils fussent réduits à néant. Son plan était de les vaincre par la générosité et non par la force. L'occasion se présentait de ne les point obliger à s'en aller la tête trop basse et de les forcer à dire plus tard, quand on leur parlerait de lui :

-- Jamais, au grand jamais, cet homme ne fut le bandit que l'on prétend. Il peut donner des leçons de courage et de magnanimité à n'importe lequel des pairs d'Angleterre.

Les deux champions, en garde, avaient croisé le fer et ce furent, en une seconde, des chocs et des étincelles comme aucun des assistants n'en avait jamais vus. Un silence plein d'anxiété planait sur la foule. Le seul visage qui restât calme et froid était celui de Fergus O'Breane.

Soudain, on vit un sourire à ses lèvres tandis que d'un fouetté rapide comme l'éclair il liait l'épée du major. L'officier, surpris, fit un effort pour retenir sa lame qu'il sentait fuir, mais il ne le put, car celle-ci, arrachée brusquement de sa main, décrivit en l'air une sorte de parabole et vint se ficher en terre juste entre les deux adversaires.

L'Anglais, se sentant si facilement désarmé, avait pâli légèrement : son rival était devant lui, les bras croisés, dédaignant même de souligner sa victoire par un sourire.

Lord William, rendu furieux, arracha son arme du sol et se remit de nouveau en garde. On devinait chez lui la volonté bien arrêtée de lutter jusqu'à la mort.

Une seconde fois, on entendit le cliquetis des lames ; une seconde fois, l'épée du major vola dans l'espace, passa par-dessus les officiers anglais à cheval et vint se replanter en terre derrière eux. Un hurrah accueillit cette prouesse. Lord William devint plus pâle. Le marquis de Rio-Santo alla à sa rencontre et dit en lui tendant la main :

-- Épargnez-moi la peine de recommencer encore... Votre honneur est sauf, milord, et, personnellement, je ne me serais jamais permis de mettre en doute votre bravoure. Souvenez-vous seulement que vous avez exigé ce duel ridicule ; souvenez-vous surtout que le marquis de Rio-Santo ne tue jamais ceux dont la vie ne saurait l'arrêter dans sa route... Comme tout à l'heure, vous êtes libres, vous et les vôtres !

Vaincu par la noblesse de ces paroles, le major prit la main tendue et la serra. La conduite de Fergus corroborait les dires de lord Albourgham.

Tout le monde croyait l'incident clos quand un lieutenant des life-guards, -- celui-là même qui avait eu maille à partir, du moins en paroles, avec lord Albourgham, -- vint se planter devant Fergus O'Breane, avec son pistolet au poing :

-- Changeons de tactique, milord, s'écria-t-il. Chacun de nous a un pistolet chargé : le sort va décider qui tirera le premier de nous deux.

Rio-Santo fronça les sourcils :

-- À vous aussi, jeune homme, dit-il, il faut une petite satisfaction d'amour-propre. Soit, je veux bien y faire droit ; mais nous avons autre chose à faire que d'amuser les spectateurs. Cette épreuve sera la dernière et, comme nous n'avons pas de temps à perdre, veuillez prendre distance et tirer le premier.

Ces paroles avaient été prononcées froidement, sans le moindre trouble. Les rangs s'écartèrent pour laisser du champ aux balles, si elles n'atteignaient pas leur but.

Le marquis arma son pistolet et dit à son adversaire :

-- Comptez dix pas, monsieur, puis faites face. Il est bien entendu qu'on doit présenter toute la poitrine et non le côté du corps... Si vous avez quelque message à faire tenir à Londres, chargez-en l'un de vos amis et hâtez-vous.

-- Je le porterai moi-même, répliqua le lieutenant, les lèvres serrées. J'espère même aller dire de vive voix à Sa Majesté la Reine que l'agitateur de l'Irlande est tombé à mes pieds...

-- Enfant, interrompit Rio-Santo... Vous ne savez donc pas que c'est moi qui parlerai un jour à la Reine pour lui dire : l'Irlande est libre et Votre Majesté ne règne plus sur l'Irlande !

Les rebelles acclamèrent ces paroles. D'un geste, leur chef leur imposa le silence.

-- Êtes-vous prêt ? reprit celui-ci.

Les deux mains derrière son dos, le front relevé, son large front autour duquel flottaient ses cheveux noirs, le marquis se tenait debout. Dix pas le séparaient de son antagoniste et son regard sombre était plongé dans celui de l'officier. À cette distance, il était encore si puissant que l'officier eut une hésitation.

-- Allez donc, s'écria le marquis ; et visez juste !

Le lieutenant leva son arme : le moment solennel était venu ; la respiration s'était arrêtée dans la poitrine des spectateurs.

Le tireur prit son temps, ajusta longuement en prenant du sommet du crâne pour descendre son canon jusque dans la direction de la poitrine. Il pressa la détente et mille cris d'angoisse s'élevèrent à la fois.

Fergus O'Breane était debout, souriant. Il toucha légèrement sa manche du bout du doigt et dit à son adversaire :

-- Vous avez endommagé mon habit, monsieur ; pas au bon endroit. Non seulement vous n'avez pas atteint le cœur, mais mon bras est encore là, indemne. À mon tour, s'il vous plaît... je vous ferai grâce d'un plus long discours.

Le lieutenant lui présentait une cible superbe, bien que sa cuirasse protégeât toute sa poitrine.

C'était d'ailleurs un homme magnifique, cet officier ; il portait admirablement le riche uniforme des life-guards : bonnet à poils orné d'une plume blanche, cuirasse étincelante rehaussée par la tunique rouge, les épaulettes, le baudrier et les aiguillettes d'or, les gants à crispin, la culotte blanche et les grandes bottes montant au-dessus du genou. Sa jugulaire soulignait sa moustache blonde, longue et fine, et toute la beauté de la race anglo-saxonne se résumait, se condensait dans ce géant aux yeux bleus, capable d'assommer un cheval d'un coup de poing.

Froidement, il suivait du regard les mouvements du marquis dont le pistolet ne s'était pas encore levé. Tout à coup, il s'écria :

-- Pardon ! les chances ne sont pas égales et ma cuirasse vous gêne. Je vous demande deux minutes pour l'enlever.

Déjà, il en faisait sauter les boucles, quand Fergus l'arrêta d'un geste :

-- Ne prenez pas cette peine, monsieur, il reste assez de place ailleurs, ne fût-ce qu'entre vos deux yeux.

L'officier ne sourcilla point et se tint immobile, tandis que Rio-Santo reprenait :

-- La tenue d'un officier des life-guards doit être irréprochable et je constate chez vous un manquement à la stricte ordonnance. Le bouton qui fixe la plume blanche si coquettement posée sur la gauche de votre bonnet à poils ne me paraît plus tenir que par un fil. Il vous faudra aujourd'hui même faire remplacer ce bouton et, pour que vous n'y manquiez pas, je me permettrai de l'enlever moi-même.

L'ironie de ces paroles fit rougir le lieutenant, ou plutôt il rougit et pâlit tour à tour :

-- Trêve de discours, gronda-t-il, je vous croyais plus pressé.

-- À vos ordres ! fit Fergus.

Sans même prendre le temps de viser, il pressa la détente de son arme.

La fumée ne s'était pas encore dissipée qu'il ajoutait :

-- Profitez de cette leçon, monsieur, et ramassez votre plume qui pourrait se salir dans la poussière.

D'immenses acclamations couvrirent sa voix, car la balle du marquis, sans dévier d'une ligne, bien qu'il eût tiré au jugé, venait d'emporter le bouton qui ne tenait soi-disant qu'à un fil.

Tandis que le lieutenant, la tête basse, retournait vers les siens, Fergus O'Breane fit un pas vers le major et vers lord Albourgham :

-- J'ai tenu et je tiens encore votre vie entre mes mains, leur dit-il, il n'entre pas dans mes idées d'abuser de cette situation et vous savez pourquoi, lord Albourgham, en ce qui vous concerne.

« Quant à vous, major Folghenout, rien ne vous empêche de demeurer mon ennemi. Il est bon toutefois que je vous prie de retourner à Londres. Vous saurez y faire entendre pourquoi Rio-Santo, sans couvrir ses mains d'un sang inutile, réduit à néant les armées qui veulent l'empêcher d'atteindre son but. Douze cents hommes n'eussent pas trouvé grâce devant moi ; que m'importent douze hommes ?... Vous ne comptez pas dans la lutte entreprise entre deux peuples ; c'est pourquoi je n'ai point de haine contre votre personne... J'exige pourtant que vous quittiez l'Irlande, tandis que les portes vous en sont ouvertes encore... Voici un mot de moi, avec ma signature : vous trouverez peut-être sur votre route des Irlandais qui vous barreront le passage : ils vous laisseront aller... Le joug anglais agonise sur cette terre trop longtemps esclave. Allez dire à ceux que vous servez qu'un jour ou l'autre se lèvera l'ère de justice, et que, pour être un honnête homme de ce côté-ci du canal Saint-Georges, il suffit quelquefois de passer pour un bandit de l'autre côté.

XVI -- LA MESSAGÈRE

The great agitator ! C'était bien là, en effet, le titre qui convenait au marquis de Rio-Santo, à ce Fergus O'Breane, ex-lion de Londres, émule de don Juan, conspirateur, condamné à mort, terreur de l'Angleterre et, finalement, le maître de l'Irlande.

Dans ce dernier avatar, il apparaissait encore plus noble, plus vaillant et plus beau. Pour lui, la verte Érin, l'émeraude de l'Atlantique, se rougissait d'un sang dont chaque goutte fécondait la fleur de liberté prête à s'épanouir.

D'un bout à l'autre de son territoire, la grande île était profondément remuée. Des flots humains y roulaient sans relâche, avec des grondements de tempête ; les échos enregistraient des bruits d'armes, des nuées de guerriers et des galops de chevaux. Dans les cimetières, au pied des tours rondes, les tombes s'écroulaient comme si ceux qu'elles recouvraient depuis vingt siècles se fussent, eux aussi, levés brusquement pour combattre. On eût dit que les bruns Firbolgs, les blonds Danaans, les Celtes, les Danois, les Saxons, les Normands avaient secoué tout à coup la poussière de leurs sépulcres pour se retrouver debout, le glaive au poing. À toute heure du jour et de la nuit, de Cork à Londonderry, de Galway à Dublin, semblables aux hordes barbares, redoutables et pressés comme les clans de jadis, défilaient au long des chemins les rebelles dont chaque matin grossissait le nombre.

Un monastère se trouvait-il sur leur route, -- et ils ne manquent pas en Irlande, -- aussitôt les cloches étaient mises en branle et le tocsin sonnait. On savait ce que cela voulait dire : les paysans embrassaient leurs enfants et leurs femmes, quittaient leurs chaumières, les trous qui leur servaient d'habitation, s'armaient à la hâte de ce qui leur tombait sous la main et accouraient à la voix des cloches. Là, ils trouvaient leurs moines, non plus prosternés pour la prière, traînant sur les marches de l'autel leur barbe blanche, mais la tête haute, le pistolet au poing, qui leur criaient :

-- Suivons, mes frères... L'heure a sonné !... Pour Dieu, pour l'Irlande et pour la liberté !

Le nom de Rio-Santo était sur toutes les lèvres ; les mères l'apprenaient aux enfants accrochés à leurs jupes, le murmuraient à l'oreille des nourrissons suspendus à leur sein tari ; les jeunes filles, couchées sur leurs lits de feuilles, le répétaient dans leurs rêves, et les vieilles femmes l'ânonnaient dans leurs prières.

Fergus O'Breane était bien près du but. Les faibles troupes anglaises qu'il n'avait point encore détruites avaient quitté leurs garnisons, s'étaient maladroitement concentrées à Longford, ayant à dos la ligne des lacs formés par le Shannon. Il y avait là cinq mille hommes, attendant avec angoisse des renforts qui ne venaient pas.

Et chaque jour l'étau se resserrait, menaçant de plus en plus de les broyer. L'armée d'Angelo Bembo occupait tout le West-Meath ; celle de Randal Grahame descendait de l'Ulster vers le Leinster, poussait des pointes dans le Connaught. Leur jonction devait s'opérer sur l'emplacement même occupé par les cinq mille hommes de l'armée britannique qui, ne pouvant rentrer sous terre, seraient infailliblement écrasés là.

Non seulement là, mais partout flottait l'étendard rouge et noir. À l'exemple de Maggy O'Quennedy, les femmes transformaient leurs loques en drapeaux. On voyait ceux-ci claquer au vent au faîte des chapelles et sur le toit des châteaux dont les maîtres avaient pris la fuite. La vague humaine qui écumait sur le sol d'Érin allait emporter le dernier barrage.

Clary Mac-Farlane s'inquiétait de ne pas voir revenir le bien-aimé :

-- Je n'ai pas peur pour sa vie, disait-elle à Maggy, devenue sa confidente. Mais chaque heure passée loin de lui me pèse comme un siècle et je voudrais le revoir.

-- Voulez-vous que nous allions à sa rencontre ? dit Maggy... Nous ne sommes que deux femmes ? qu'importe ! je connais tous les chemins et, pour peu que nous ayons de bons chevaux, nous aurons vite fait de le rejoindre.

-- C'est impossible, murmura Clary. Il en serait fâché, peut-être. D'ailleurs ceux qui le remplacent ici ne nous laisseraient pas partir. Mon étendard doit rester au milieu des nôtres et moi seule ait le droit de le porter. Mais je donnerais dix ans de ma vie, Maggy, pour savoir ce qu'il fait et pourquoi il ne revient pas.

-- N'est-ce que cela, ma sœur ? dit l'Irlandaise. Je n'ai pas les mêmes raisons que vous de rester ici, moi ! Vous aurez de ses nouvelles, je vous le promets.

En se tenant par la main, elles s'endormirent ; mais à l'aube, quand Clary se réveilla, elle ne trouva plus sa compagne auprès d'elle.

Elle aperçut le père Mick à quelques pas. Il aiguisait son épée sur un rocher et, de temps en temps, s'arrêtait pour contempler amoureusement sa lame.

La jeune fille s'approcha de lui :

-- Père, demanda-t-elle, ne pourriez-vous me dire où est Maggy O'Quennedy ?

Le vieillard sourit dans sa barbe blanche et, montrant de son grand bras la direction de Cavan, il répondit :

-- Elle est loin déjà.

-- Quoi !... s'écria Clary. Elle est partie ! Quand ?... Avec qui ?

-- Toute seule, donc, à cheval comme un homme... Les filles de chez nous, ma belle demoiselle, peuvent accomplir de semblables exploits et savent se défendre elles-mêmes si le besoin s'en fait sentir...

-- Elle est folle !...

-- Elle est brave !

-- Mais qui lui a permis de partir ?

-- Moi, après avoir consulté le cavalier Angelo Bembo. Elle emporte une lettre de lui pour le Maître. Dieu veuille qu'elle arrive au terme de son voyage !

En effet, dès la pointe du jour, Maggy était allée trouver le père Mickaël et lui avait confié son projet :

-- Ma sœur Clary, lui avait-elle dit, souffre dans son cœur d'être éloignée du Maître. Elle désire savoir ce qu'il fait, je tiens à la satisfaire. Quand elle se réveillera, dites-lui que je suis partie et que je reviendrai bientôt.

Le moine avait protesté tout d'abord. Il s'était heurté bien vite à l'entêtement de la jeune fille :

-- Rien ne m'empêchera, avait dit celle-ci, de faire ce qu'il faut pour apaiser les craintes de mon amie.

-- Et si vous ne revenez pas ?

-- Je reviendrai. Donnez-moi seulement votre bénédiction et laissez-moi aller.

Après quelques pourparlers dans lesquels il avait été nécessaire de faire intervenir le cavalier Bembo, l'Irlandaise avait obtenu gain de cause.

-- Il vous faut des armes, avait dit Angelo. Voici mon pistolet et des balles.

-- J'ai mon poignard...

-- Les deux ne seront pas de trop... Voici, de plus, une lettre qui ne devra, à aucun prix, tomber au pouvoir de l'ennemi.

-- Personne ne la lira que celui à qui elle est destinée.

-- Allez, mon enfant, dit le cavalier en lui baisant la main. Votre entreprise est téméraire, mais j'ai confiance en vous.

Maggy détacha un cheval qu'elle ne prit point la peine de seller : il lui suffisait d'avoir un mors pour le conduire. Elle l'enfourcha à la façon d'un homme et de ses deux pieds nus talonna sa monture qui s'élança vers l'inconnu.

Dans la course rapide, sa longue chevelure dénouée flottait comme une crinière ; sa riche et belle poitrine à demi nue saillait, pointait en avant sous l'étroit corsage ; ses jambes nerveuses enlaçaient les flancs du cheval tandis que sa voix le stimulait. Elle était splendide comme une amazone antique et de toute sa personne se dégageait une inénarrable expression d'audace réfléchie et d'indomptable courage.

À la traversée des villages, on la voyait passer avec une sorte de terreur superstitieuse. Mais ceux qui, dans son galop furieux, avaient le temps d'apercevoir la branche de houx piquée à son corsage la saluaient bien bas et accompagnaient de leurs vœux et d'une courte prière cette fille du peuple dont la jupe claquait au vent, remontée jusqu'aux genoux.

Maggy ne modéra l'allure de sa bête que pour gravir les rampes abruptes de la montagne. L'air lui fouettait le visage, caressait son front moite, et la belle enfant ne sentait ni crainte, ni fatigue. Elle avait hâte d'être au sommet, pour reprendre sa course plus rapide, descendre vers Cavan et gagner de là Monaghan et Armagh.

Comme elle arrivait presque à la crête, à un endroit où le chemin contourne un rocher, elle se heurta à un poste de riflemen établis là pour surveiller la vallée de Cavan, et renforcés d'une demi-douzaine de dragons-guards qui avaient mis pied à terre et fumaient.

À la vue des habits rouges, l'Irlandaise arrêta brusquement son cheval, cherchant à se dissimuler derrière le rocher. Il était trop tard ! Plusieurs l'avaient aperçue ; vingt canons de fusils furent aussitôt braqués sur elle et les cavaliers sautèrent en selle.

Que faire ?... Rebrousser chemin ne présentait qu'une chance de salut très hypothétique. À droite s'élevait un énorme contrefort de calcaire, dressé presque à pic ; à gauche, une sorte de talus en pente raide tombait brusquement dans la vallée, rendait périlleuse la fuite de ce côté. Maggy O'Quennedy fut perplexe durant deux longues minutes, puis son parti fut pris : elle continua de marcher en avant.

Elle était femme, après tout ; les soldats n'auraient peut-être point l'audace de la fouiller. Pour plus de sûreté, elle ne s'était point contentée de cacher sa lettre dans son corsage, mais l'avait glissée sur sa chair, à l'endroit de la taille où le papier se trouvait serré par le cordon de sa jupe. Elle avait son pistolet dans sa poche et son poignard seul était visible, parce qu'elle l'avait passé dans sa ceinture.

Ses lèvres étaient bien quelque peu frémissantes, tandis qu'elle s'avançait ainsi au-devant du danger inévitable. Mais par un violent effort de volonté, elle s'efforça d'imposer le calme à son visage et se trouva aussitôt face à face avec les habits rouges qui barraient la route et l'attendaient avec un sourire narquois.

Elle s'arrêta devant eux, indifférente en apparence, tandis qu'elle cherchait des yeux s'il ne lui serait pas possible d'enlever son cheval et de franchir l'obstacle.

Un jeune capitaine l'arrêta, lui demandant sur un ton assez brutal :

-- Où allez-vous, la fille ?

-- À Monaghan.

-- Quoi faire ?

-- Est-ce qu'on ne peut plus voyager, dit-elle avec audace, sans rendre compte de ses actes à ceux qu'on rencontre sur sa route ?

L'officier la considéra avec colère et répliqua :

-- Non, ma belle ; pas dans cet accoutrement tout au moins et sur un cheval de sang ! Les filles d'Irlande, dont la bourse plate ne peut payer les vêtements, ont-elles donc le moyen de chevaucher des bêtes de prix ? D'ailleurs vous avez un poignard qui prouve de mauvaises intentions, la police des chemins étant assez bien faite sur les terres de Sa Majesté la Reine. De plus, que peut bien signifier cette branche de houx qui se balance à votre corsage ?

Maggy n'avait pas songé à ce signe qui la trahissait. Toutefois, elle ne fit pas un mouvement pour l'enlever et se contenta de sourire avec dédain.

-- Eh ! eh ! ricana le dragon ; il faut aussi des amazones à ce bandit de Rio-Santo... et il les choisit jolies... Tu es sa maîtresse, au moins, la fille ?

-- Je le voudrais, répondit-elle sans rougir.

-- Effrontée !... Si tu l'es jamais, ce dont je doute à présent, tu pourras l'inviter à remplacer tes haillons par une robe un peu moins fripée... On voit ton corps à travers celle-là !

-- Votre Honneur n'a rien autre chose à me dire ? demanda-t-elle.

-- Si, par Dieu !... Tu vas descendre de cheval afin qu'on te fouille... Le spectacle n'en sera pas désagréable pour nous. Ensuite, comme tu parais assez agréablement tournée, peut-être quelqu'un ici te consolera-t-il de ne pas être la maîtresse de Rio-Santo ?

Maggy se mordit les lèvres jusqu'au sang pour s'empêcher de pâlir. Si on la fouillait, elle était perdue, et le papier qu'elle portait sur elle tomberait au pouvoir de l'ennemi. Pour elle-même, elle ne craignait rien : aucun de ces hommes ne l'aurait vivante.

-- Prenez garde, dit-elle, je saurai me défendre !

-- Bah !... dit l'officier avec ironie... La vipère a du venin, à ce qu'il me semble... Nous allons bien voir... Tout d'abord, nous allons essayer de causer. Suivant que les réponses seront bonnes ou mauvaises, on décidera du moyen qu'il faudra employer... Pied à terre, s'il vous plaît, belle enfant !

Elle comprit l'inutilité de résister pour l'instant et obéit sans trop de mauvaise grâce. Les dragons descendirent de cheval à leur tour et, se passant au bras la bride de leurs montures, formèrent un cercle autour de la jeune fille.

-- Alors, tu connais Rio-Santo ? reprit le capitaine.

-- Je l'ai vu de très près quand il a pris Dublin...

-- Tu vas le retrouver ?...

-- Comment le pourrais-je ? j'ignore où il est.

-- Pourquoi es-tu armée d'un poignard ?

-- Parce que les routes d'Irlande, malgré votre croyance, ne sont pas sûres, et qu'une jeune fille est exposée à y faire de fâcheuses rencontres... Ne m'en fournissez-vous pas vous-mêmes la preuve ?

-- Crois-tu donc que les rebelles te respecteraient davantage ?

-- Oui, parce qu'ils sont mes frères...

Elle répondait avec un calme qui en imposait presque aux soldats. Ils avaient cependant trop de morgue pour en convenir et la splendeur de son corps, dessiné sous les haillons, ne pouvait qu'éveiller chez eux des désirs dont leur cynisme n'avait point à se cacher. Ils tournaient à l'entour ; leurs regards traînaient sur l'ouverture du corsage, la naissance de la gorge, la rondeur des hanches et les mollets nus.

Elle n'en avait cure, parce qu'elle les méprisait ! Est-ce que sa pudeur comptait en ce moment où il s'agissait de sauver la lettre de Bembo ? S'en était-elle préoccupée déjà, quand, dans les rues de Dublin, elle s'était dévêtue pour faire de ses guenilles un étendard de révolte ?... Il est certaines circonstances où la femme qui livre aux yeux du public tout ou partie de sa beauté cesse par là même d'être impudique et peut devenir sublime. Avec un dédain suprême, elle bravait par son honnêteté même la concupiscence de cette soldatesque.

L'officier s'était assis auprès d'elle sur un coin de rocher. Il continua à la questionner :

-- Tu sers certainement d'émissaire entre les deux partis de brigands dont l'un est vers Dublin, l'autre dans le nord. Je parierais une année de ma solde que tu portes un message à Rio-Santo ?

-- Je vous ai dit déjà, répliqua Maggy, que j'ignore où se trouve celui dont vous parlez.

-- Tu railles, la belle ! s'écria le capitaine. Est-ce que le dernier des hommes de sa bande n'aurait pas pu te le dire ?... L'agitateur était hier à Armagh ; il y est sans doute encore ; mais tu n'iras pas t'en assurer.

-- Parce que ?... demanda-t-elle d'un ton légèrement frémissant.

-- Parce que nous te garderons ici avec ou sans ton consentement. Quand on a mis la main sur une blanche colombe, on ne la laisse pas s'envoler. On la garde et on en use.

-- Je vous défie bien de le faire ! gronda l'Irlandaise, en se reculant avec dégoût ; car, pour accompagner ce qu'il croyait être une galanterie, l'officier avait essayé de prendre la taille de la jeune fille.

Ce mouvement de répulsion instinctive déchaîna la colère du soudard :

-- C'est bien du temps perdu, s'écria-t-il, que de discourir avec cette femelle... Soit, tu ne veux pas parler : on te fouillera ; si tu as sur toi quelque dépêche, où que tu l'aies mise, on la trouvera.

Maggy demeura impassible.

-- Si tu n'es chargée que d'une communication verbale, reprit l'Anglais, on te fera cracher ton secret. On te pendra par les pieds à quelque branche et la pointe de nos épées chatouillera ton épiderme...

-- On m'avait toujours dit, répliqua-t-elle, que les Anglais étaient des bourreaux... Vos menaces ne m'effraient pas : je n'ai pas peur de mourir...

-- Oh ! sois tranquille, tu ne mourras pas tout de suite. Ce que je viens de te dire ne t'émeut pas : cherchons autre chose... Je vais autoriser mes hommes à prendre du plaisir avec toi... ils sont trente !... Parmi eux se trouvera bien un amoureux assez expert pour te soutirer des aveux !...

Cette menace était plus grave que la précédente. Maggy admettait bien d'être torturée par le fer, le feu, la faim... Mais sa chair frémissait toute à la pensée que ces trente satyres lui lieraient les poignets derrière le dos, la mettraient toute nue sur le sol et... Une sourde révolte gronda en elle et son regard irrité alla frapper comme un soufflet le visage de l'officier dans le cerveau duquel avait pu germer cet infâme projet.

XVII -- LA PHRYNĖ VIERGE

Les Anglais ne sont guère accoutumés à pareille résistance de la part des pauvres petites Irlandaises sur lesquelles ils jettent leur dévolu.

Par le fait, il était étrange de voir la prisonnière si hardie, si sûre d'elle, bravant ses adversaires et les obligeant à se demander jusqu'où elle était capable de leur tenir tête.

C'était beaucoup déjà qu'elle leur eût imposé assez pour qu'ils se fussent résignés à parlementer ainsi depuis un grand quart d'heure sans user de violence avec elle. L'Anglais est patient et flegmatique, dit-on... Pas quand ses sens sont éveillés... Du moment où rien ne l'oblige à garder des ménagements vis-à-vis de la femme qu'il convoite, il devient grossier, brutal, et c'est en vain qu'on chercherait à trouver en lui le moindre sentiment chevaleresque. L'égoïsme est sa loi, aucun scrupule ne l'arrête.

Le capitaine commençait à trouver un peu longs ces préliminaires à une tragédie dont il se réservait le prologue. La résistance contribuait encore à aviver son désir. Toutefois, par sa fierté et son audace, la jeune fille l'impressionnait au point que, devant ses hommes, il voulait au moins conserver une apparence de droit.

-- Je jurerais, dit-il, que vous cachez une lettre sous votre corsage. Mon devoir est de m'en assurer.

Il fit un pas en avant et essaya de plonger sa main sous le vêtement. Ses yeux luisaient...

D'un bond, Maggy se déroba :

-- Je vous défends de me toucher ! s'écria-t-elle. Au fait, à quoi bon ? Comme je vous sais assez vil pour employer la force contre une femme, je veux vous épargner cette lâcheté en me prêtant de bon gré à ce que vous sauriez obtenir quand même par la violence.

-- À la bonne heure ! ricana l'officier ; nous allons, je crois, commencer à nous entendre.

-- Ce que vous voulez, poursuivit-elle en l'interrompant, c'est moins chercher le message que je puis porter, car ce devoir ne vous préoccupe guère, que découvrir mon sein !... Eh bien ! soit... je suis votre captive... Profitez-en, vous ne serez pas toujours le maître ! Mais tenez-vous à distance, vous et les vôtres, car le premier qui s'approcherait de trop près apprendrait comment une Irlandaise sait se défendre.

Maggy O'Quennedy venait de prendre une résolution suprême. Si son visage était pâle de rage, il n'en errait pas moins au coin de ses lèvres un pâlissement sarcastique qui reflétait sans doute quelque pensée intérieure, un projet subit dont elle espérait le salut.

Elle était plus que belle, avec ses cheveux dénoués qui lui faisaient un manteau de jais. Ses yeux lançaient des éclairs, ses narines frémissaient et sa bouche découvrait des dents de jeune louve. Debout au milieu du cercle des habits rouges, elle se dressait, superbe, devant tous ces lâches dont les regards étaient attachés sur elle et la souillaient d'avance.

Soudain, ils la virent arracher son corsage qu'elle jeta loin d'elle. De ses doigts crispés elle déchira sa chemise et son buste splendide apparut sans voiles, tandis que des rangs de ses ennemis montait un cri d'admiration.

La Phryné irlandaise ne songeait point à rougir. Au contraire, elle cambrait sa taille, faisait saillir sa poitrine ferme et, la main sur la garde de son poignard, s'offrait en spectacle à ces hommes enivrés de la voir si splendide.

En se dépouillant ainsi, elle pensait avoir convaincu ses adversaires qu'elle ne dissimulait sur elle aucune lettre. Pour cela, elle avait poussé l'audace à sa dernière limite, oubliant qu'aucun sacrifice ne compte devant l'égoïsme anglais.

-- La lettre n'est pas là, c'est un fait acquis, dit le capitaine. Mais elle peut être ailleurs et je ne veux pas être en reste de concession avec la belle fille qui a bien voulu faire la première.

Quelle pensée machiavélique venait de naître en son cerveau ? Maggy se le demanda avec angoisse.

-- Je pourrais exiger que la prisonnière se dévête entièrement devant nous tous, reprit l'officier sarcastique... Mais non... Je serai bon prince ! Je lui ordonne de me suivre à l'écart et de se déshabiller devant moi, pour moi seul.

Un sourd murmure accueillit ces paroles. Qu'un lion vienne enlever à des tigres la proie qu'ils tiennent entre leurs griffes, et les tigres rugiront. À la vérité, le capitaine n'était pas un lion, puisque ses hommes n'étaient que des chacals. Ceux-ci n'en voyaient pas moins la proie prête à leur échapper, sacrifice d'autant plus pénible qu'ils la croyaient déjà leur.

-- Qui donc oserait protester ici ? s'écria l'officier en frappant du pied avec colère. Ne l'oubliez pas, mes mignons, je brûlerai la cervelle au premier qui élèvera la voix, et je ferai fustiger les autres.

Troublé jusqu'au fond de son être par la beauté de Maggy, il perdait toute mesure. Ce n'était plus l'officier de l'armée royale, mais le mâle jaloux, prêt à disputer à quiconque l'objet de sa fantaisie.

Les dragons échangèrent entre eux un regard où il y avait du dépit et en même temps de la soumission mêlée de rage. Il ne leur était pas permis d'arracher cette femme à leur chef, mais tous espéraient qu'elle allait se révolter.

À leur grande surprise, elle ne protesta pas et se mit à sourire. Il y avait bien dans ses yeux une indéfinissable expression pouvant être attribuée aussi bien à la résignation qu'à la haine ; pourtant, quand le capitaine fit un pas vers elle, elle n'eut aucun geste de défense, ne fit pas un mouvement.

Celui-ci semblait fou de joie. Il s'approcha de la femme irlandaise et l'enveloppa d'un regard de satyre ; elle lui sourit. Il lui prit la taille pour l'entraîner : elle continua de sourire. Les cavaliers qui assistaient à cette scène étaient blêmes de rage impuissante.

En se serrant contre Maggy qu'il emmenait, l'officier sentit quelque chose dans la poche de sa jupe :

-- Qu'est-ce cela ? demanda-t-il, subitement inquiet.

Elle marchait à ses côtés, de façon à traverser le cercle des hommes et des chevaux en passant auprès de la monture de l'officier. Était-ce hasard ou calcul ? On le verra plus loin. Quoi qu'il en soit, la question de l'officier ne parut point la troubler :

-- Ce n'est rien, répondit-elle : un bijou qu'un cavalier m'a donné ce matin. Je ne me souviens pas d'avoir jamais reçu d'autre cadeau de ma vie.

La jalousie mordit l'Anglais au cœur :

-- Ce quelqu'un aurait-il obtenu vos faveurs ? rugit-il.

-- Qu'entendez-vous par là ? fit innocemment la jeune fille. Je ne vous comprends pas.

Ils s'étaient arrêtés une minute durant ce colloque, et si tous deux n'eussent été ennemis, bien que si près l'un de l'autre en ce moment, force eût été d'avouer qu'ils formaient un délicieux groupe.

La question de la petite transporta de joie le capitaine.

Il osa coller ses lèvres sur l'épaule de Maggy, malgré la présence de ses soldats qui crispaient leurs poings.

Il la sentit tressaillir. Il crut que c'était de bonheur. Elle se raidit en un geste de résistance et ses yeux se chargèrent d'éclairs.

Et tandis que sa bouche à lui s'égarait ainsi, elle enfouit sa main dans la poche de sa jupe. À peine l'avait-elle retirée qu'une détonation retentit.

Le capitaine desserra ses bras et tomba la face contre terre.

Quand les dragons surpris voulurent s'élancer au secours de leur officier, il était déjà trop tard, même pour châtier la prisonnière, car elle avait déjà eu le temps de sauter sur le cheval du capitaine et, lui plantant son poignard dans la croupe, elle s'enfuyait vers Cavan en un galop furieux, non sans avoir jeté de toutes ses forces à la face de ses ennemis le cri de guerre des Irlandais-Unis : Revenge and liberty !

Tout autour d'elle, des balles sifflèrent. De loin les riflemen déchargeaient leurs armes sur elle, mais aucune ne l'atteignit, ni elle, ni son cheval. Le premier mouvement des dragons-guards avait été de se précipiter vers leur capitaine, qui, la tête fracassée, ne respirait plus.

Ils éprouvèrent presque un soulagement de penser qu'il s'était attiré lui-même son malheur, en voulant, par égoïsme, garder cette femme pour lui seul. Mais une colère terrible les prit en pensant qu'elle leur échappait à eux-mêmes.

-- Il nous la faut, s'écria l'un d'eux ; elle sera au premier qui la prendra !

Tous sautèrent en selle, et la poursuite la plus désordonnée commença sur la pente de la montagne. Comme un ouragan, cette poignée d'hommes dévalait, les sourcils hors de l'orbite, l'écume aux lèvres. La route serpentait pour descendre dans la plaine ; à chaque tournant, on voyait un cheval emporté, les naseaux fumants, fou comme son cavalier, se heurter contre un rocher ou rouler en bas d'un ravin. L'un et l'autre étaient réduits en bouillie, n'exhalaient pas même une plainte avant de mourir, et la meute diminuait à chaque mille parcouru.

Au loin, Maggy O'Quennedy, couchée sur sa selle, le buste toujours nu puisqu'elle n'avait pas eu le loisir de reprendre son vêtement arraché, semblait une de ces Walkyries scandinaves, d'autant plus dans son cadre que les Scandinaves sont les ancêtres des Irlandais.

Ses longs cheveux flottaient au vent et sa course et le soleil y mettait des paillettes d'or ; chaque goutte de sueur, sur sa peau diaprée, scintillait comme la rosée du matin sur les herbes, et ses seins frémissants aux sursauts du cheval semblaient, sous leur chaude moiteur, les deux ambons brillants d'une cuirasse vivante.

La jeune fille ne tarda pas à s'apercevoir qu'elle était poursuivie, en entendant le galop des chevaux derrière elle. L'indécision première des dragons lui avait donné de l'avance. Mais ceux-ci cherchaient à regagner leur retard, car nous savons qu'ils n'avaient pas seulement pour les stimuler leur qualité d'ennemis. C'était à la femme qu'ils en voulaient, à la proie de leur luxure : il suffisait qu'un seul d'entre eux pût la rejoindre pour qu'elle fût perdue sans retour.

Elle avait, il est vrai, la ressource suprême de se tuer. Par malheur, elle ne s'en reconnaissait pas le droit, puisqu'elle était chargée d'une mission et devait l'accomplir coûte que coûte ! Si elle se laissait atteindre, la lettre de Bembo ne parviendrait pas à Rio-Santo et Clary Mac-Farlane resterait sans nouvelles de Fergus, avec le remords d'avoir causé la perte de son amie. Il fallait donc lutter de vitesse, entraîner les survivants jusqu'aux avant-postes de l'armée rebelle, là où les Anglais seraient forcés de s'arrêter pour ne pas être pris à leur tour.

En se retournant de temps en temps, l'Irlandaise comptait les habits rouges. Elle avait à chaque fois la satisfaction d'en trouver un ou deux de moins, mais il en restait encore cinq, et ceux-ci paraissaient résolus à aller jusqu'au bout. Enfin, l'un d'eux disparut. Hélas ! devant elle, maintenant, c'était la plaine, une plus grande facilité pour elle et pour eux de galoper en ligne droite.

Jusqu'où devrait-elle aller ainsi ? Elle ne comptait pas trouver Rio-Santo à Cavan et, s'il était à Armagh, son cheval aurait-il la force de la porter jusque-là ? Elle le stimulait sans cesse avec son poignard et ce lui était une souffrance horrible de martyriser ainsi la pauvre bête. En même temps qu'elle fouillait dans sa chair, elle le plaignait et le baisait sous la crinière.

Si elle avait choisi le cheval du capitaine, c'était parce qu'elle le croyait meilleur et plus solide. S'était-elle donc trompée ? Une fois dans la plaine, les dragons-guards gagnèrent du terrain : elle les vit bientôt à cinq cents pas derrière elle et les entendit pousser des hurrahs frénétiques.

Elle comprenait fort bien, et sans pour cela avoir besoin de réfléchir beaucoup, qu'elle serait personnellement l'enjeu de cette poursuite beaucoup plus que la missive qu'elle avait mission de remettre au chef de la révolte. À n'en pas douter, le moment venu, ses persécuteurs fouleraient aux pieds leur dernier atome de raison pour se la disputer entre eux.

Ce n'étaient plus des compagnons d'armes, mais des hommes affolés, agissant chacun pour son compte et chacun voulant être le vainqueur.

Ils se disputaient déjà la largeur de la route. Sans que l'un voulût céder à l'autre la longueur d'une encolure, ils galopaient botte à botte, s'excitant mutuellement et se lançant des regards farouches.

Maggy pensa qu'ils pouvaient bien l'atteindre tous ensemble et frémit à cette éventualité. Et comme chaque idée, dans sa tête, donnait naissance à une décision immédiate, elle résolut de diviser ses ennemis, quand bien même elle devrait en courir plus de risques.

Quittant donc la route, elle lança son cheval à travers la lande. Les Anglais poussèrent un cri qui pouvait être aussi bien une exclamation de colère que la joie de la voir aux abois. N'étant plus maintenus dans les limites étroites de la route, l'initiative particulière prit le dessus et chacun s'efforça de distancer les autres.

Le résultat prévu par l'Irlandaise était inévitable. Si la jalousie donnait aux dragons plus d'élan, elle mettait aussi plus de folie dans leur cerveau. Maintenant ils voyaient rouge et l'un d'eux, ayant pu gagner les autres de deux longueurs de cheval, roula brusquement à terre, sa monture ayant eu la clavicule brisée par la balle d'un pistolet anglais.

À partir de cette minute, les trois derniers poursuivants se haïrent davantage et s'épièrent. Ils n'osaient plus se dépasser et se réservaient de s'entretuer au dernier moment.

Maggy espérait toujours qu'il en tomberait encore un, peut-être deux. Elle avait trouvé un pistolet chargé dans les fontes de l'officier et, au cas où elle n'aurait plus à ses trousses qu'un seul homme, elle se sentait de taille à s'en débarrasser.

Tous les trois galopaient de front, à cent cinquante pas d'elle à présent. Soudain son cheval s'arrêta court sur ses jarrets tendus et flaira le vide : elle était perdue !

En effet, la lande cessait brusquement devant une crevasse de dix pieds de haut, au fond de laquelle coulait la rivière d'Erne. Chercher le salut à droite ou à gauche ne pouvait aboutir qu'à retarder le dénouement de quelques minutes. Maggy devint toute pâle et la pensée lui vint de jeter sa lettre dans le gouffre avant de faire tête à ses agresseurs pour lutter contre eux jusqu'à la mort. Ceux-ci, la voyant arrêtée, avaient poussé un cri de triomphe.

Que faire lorsqu'on va mourir, sinon recommander son âme à Dieu ? L'Irlandaise éleva ses yeux vers le ciel et fit une courte prière à Saint-Patrick, le patron d'Érin. Sans doute, celui-ci jugea qu'une aussi ardente patriote, un si vaillant défenseur de la liberté de l'Irlande ne pouvait mourir.

Les Anglais n'étaient plus qu'à vingt pas ; mais ils étaient trois où il n'en fallait qu'un et ils arrêtèrent leur poursuite d'un commun accord pour s'attaquer naturellement à grands coups de sabre. Cette lutte fratricide, en cet instant, démontrait surabondamment la certitude où ils étaient que la proie ne pouvait plus leur échapper désormais.

Soudain un cri strident retentit à leurs oreilles, arrêtant le combat commencé. Ils se retournèrent et leurs yeux ne virent plus que la lande déserte. Enlevant son cheval entre ses jambes nerveuses, Maggy O'Quennedy avait sauté dans l'Erne !

XVIII -- L'ANNEAU DU GÉANT

Le plongeon de Maggy ne lui fut pas fatal ; elle revint bientôt à la surface des eaux de l'Erne, et son cheval un peu remué de sa course par ce bain forcé traversa la rivière sans encombre. Quand ils furent l'un et l'autre sur la rive opposée, la jeune fille respira. Les Anglais qui l'avaient traquée avec tant d'acharnement n'osaient pas la suivre. Ils avaient tenu le sabre au fourreau, la lutte entre eux devenant désormais sans raison, et leurs silhouettes se profilaient immobiles au bord de la crevasse.

La proie leur échappait, mais, comme leurs coups de sabre avaient porté et qu'ils étaient couverts de sang, à présent que leur exaltation était tombée, ils avaient honte de leurs actes.

Toutefois, ils suivaient l'Irlandaise du regard et la virent atterrir de l'autre côté, hors de la portée des balles. Le contact de l'eau glacé avait, avons-nous dit, ranimé le courage de cette dernière et aussi celui de son cheval.

À l'exception des trois dragons séparés d'elle par l'Erne, il n'y avait pas une âme dans la lande. Elle parcourut du regard, pour s'en assurer, toute la plaine autour d'elle et ne vit que le sommet du Cave-Hill découpant sur l'azur du ciel le profil de Napoléon couché. Car la nature, dès l'origine des mondes, a fait cela, de sculpter dans une montagne l'image de celui que l'Angleterre devait martyriser et choisir le lieu où elle a fait le plus de martyrs et où l'on aime le mieux la France ! C'est comme un reproche dressé sans cesse devant le touriste anglais. Le paysan d'Irlande ne manque jamais, avec un coup d'œil ironique, de lui montrer les cimes du Cave-Hill en disant : Regardez le grand empereur qui dort !

Maggy était donc seule. Une préoccupation lui vint ; elle craignit, après le bain forcé qu'elle venait de prendre, que la lettre de Bembo fût détériorée au point d'être devenue illisible. On se souvient qu'elle l'avait cachée à sa taille, serrée par le cordon de sa jupe ; et sa jupe était ruisselante.

Prise d'une inquiétude terrible, elle oublia les dragons-guards qui l'observaient de la rive opposée et, vivement, retira la lettre à peine humide. Elle poussa un grand soupir de satisfaction. Réfléchissant aussitôt qu'elle pouvait rencontrer encore quelque danger, elle pensa à remettre en sûreté la missive. Mais où ? L'eau qui imprégnait son jupon et le plaquait contre son corps aurait finalement raison de l'enveloppe de papier et tout serait perdu.

Toute autre pensée s'envola alors de son esprit et, sans songer que les Anglais la voyaient, elle se dévêtit complètement pour tordre sa jupe et les lambeaux de sa chemise.

Ainsi, elle était belle comme une Diane chasseresse. Son corps superbe, gracieux et souple, se reflétait dans l'eau tourbeuse, sur laquelle il apparaissait comme dans un miroir.

Une triple exclamation, un triple cri plutôt, vint frapper ses oreilles et lui fit relever soudain la tête. À ce spectacle inattendu, les Anglais avaient senti renaître toute la violence de leurs désirs ; leurs yeux leur sortaient des orbites.

Maggy rougit un peu dès qu'elle se rendit compte de l'imprudence qu'elle venait de commettre et se cacha derrière son cheval. Mais il lui vint tout à coup à l'idée de se venger de cela même en bravant les soldats.

Là-haut, sur la montagne, ils avaient traîné leurs regards sur la nudité de son buste ; sans le vouloir, elle leur avait permis d'entrevoir les richesses de son corps entier. Il était trop tard pour sauver sa pudeur. La distance qui les séparait était d'ailleurs assez grande, l'obstacle à franchir trop redoutable pour qu'elle pût craindre le moindre retour offensif. Au surplus, n'était-elle pas une de ces filles du peuple d'Irlande, dont la moitié vont presque telles que la nature les a faites, parce que leurs loques ne peuvent arriver à cacher leur nudité ? Une fille d'Érin qui montre sa poitrine et ses jambes jusqu'aux genoux sous ses haillons a souvent le cœur plus pur qu'une lady étalant ses épaules et ses bras sous les lustres de Westminster-Palace, pour les sentir caressés par les regards des hommes. En bien des circonstances, le nu cesse d'être impudique et reste profondément chaste. Maggy O'Quennedy n'avait plus à rougir d'être vue ainsi.

Les dragons la virent se dresser soudain sur un petit tertre, au-dessus duquel elle émergeait comme une statue sur un piédestal. Son bras s'éleva et sa main, comme un défi suprême, brandissait la lettre destinée à Rio-Santo.

L'un des soldats sembla devenu subitement fou. Son visage s'injecta de sang ; il laissa échapper de sa poitrine un cri rauque et, les éperons enfoncés jusqu'au talon dans le ventre de sa monture, il poussa celle-ci au-dessus de la crevasse, à l'endroit même où Maggy avait sauté.

Toutefois, son cheval, surpris par la brusquerie de l'attaque, se cabra au bord du vide. On le vit tout debout, battre l'air de ses sabots antérieurs et soudain rouler avec son cavalier dans la rivière.

Une gerbe d'eau jaillit. À trois reprises, loin l'un de l'autre, le cheval et le cavalier réapparurent la tête hors de l'eau : puis le gouffre se referma sur eux.

Les deux derniers dragons tournèrent bride et s'enfuirent.

Maggy remit sa jupe, s'efforça, avec ce qui restait de sa chemise, de se couvrir la poitrine et remonta en selle. Elle traversa rapidement Cavan et, non loin d'Armagh, trouva la route barrée par des hommes armés.

Cette fois du moins, elle n'eut pas de crainte, car ceux-là étaient ses frères et portaient à leur chapeau la branche de houx symbolique. Comme elle avait laissé la sienne dans la montagne et que personne de l'armée de Randal Grahame ne la connaissait, elle se demanda si on allait la laisser passer.

Les fusils étaient braqués sur elle, mais elle continua d'avancer, le sourire aux lèvres :

-- Revenge and liberty ! murmura-t-elle quand elle fut tout près... Mes amis, je suis votre sœur...

-- Plus facile à dire qu'à prouver, fit quelqu'un avec défiance. Vous ne portez pas sur vous le signe de ralliement.

Elle sourit et répliqua :

-- Je l'avais ; ce sont des Anglais qui me l'ont pris. Mais j'ai un autre passeport qui vaut cent fois mieux : dites-moi vite où je pourrai trouver le Maître...

-- Qui est le Maître ?... Le connaissez-vous seulement ? gronda un métayer de l'Ulster.

-- Mieux que vous et depuis plus longtemps, mon frère, répondit Maggy... Ne me retardez pas, aidez-moi plutôt à aller vers le marquis de Rio-Santo... Le trouverai-je encore à Armagh pour lui remettre ceci ?

Elle montra sa lettre et cette fois les têtes se découvrirent devant cette belle jeune fille.

-- Pourquoi, aussi, interrogea quelqu'un, montez-vous un cheval harnaché d'une selle de dragon de la Reine ?

-- Parce que j'ai tué son maître, répondit-elle froidement.

-- Nous ne pouvions pas savoir et nous nous excusons. Vous ne trouverez plus le Maître à Armagh, mon enfant, mais dans les environs de Belfast. D'autres vous diront exactement où.

Un vieillard, chef de clan, lui donna sa branche de houx :

-- Prenez ceci, dit-il, afin qu'on ne vous arrête plus, et Dieu protège votre route !... Vous ne rencontrerez maintenant que les nôtres d'ici au but de votre voyage.

Elle repartit au galop, mais elle dut s'arrêter quand même à Armagh pour laisser reposer un instant sa monture et lui donner un peu d'orge. Elle avait faim elle-même. Tout en mangeant sobrement, elle se fit raconter ce qui s'était passé dans la ville.

Il serait trop long de suivre notre Irlandaise pas à pas le long du lough Neagh, jusqu'à Belfast ; ainsi qu'on le lui avait dit, elle rencontra partout des Irlandais-Unis et n'eut plus à redouter aucun danger. Quand elle arriva à Belfast, Rio-Santo n'y était déjà plus. Ce contre-temps la chagrina fort. Elle ne sentait point la fatigue ; ce dont elle avait hâte, c'était d'arriver au terme de sa mission.

-- Vous trouverez le Maître à l'Anneau du Géant, lui fut-il dit à Belfast.

-- Où est-ce ?... Voulez-vous m'y conduire ?...

-- Volontiers, répondit le jeune homme auquel elle s'était adressée. J'ai de bonnes jambes ; je courrai à côté de vous sans trop vous retarder.

-- Non pas, s'écria-t-elle ; il faut aller vite. Montez en croupe et vous me tiendrez devant vous.

Le jeune homme s'appelait David Mac-Coglan. Il était vigoureux, mais très timide avec les femmes. Tout le long du chemin il trembla d'émotion au contact de la jeune fille ; quand les cheveux de Maggy venaient lui caresser le visage, il devenait tout pâle.

Après avoir parcouru quelques milles au nord de Belfast, il arrêta le cheval au pied d'une éminence et dit d'une voix mal assurée :

-- C'est là !... vous n'aurez qu'à gravir la pente.

Il eût souhaité pourtant que cette course durât toujours. Maggy le devina à son trouble. Elle songea qu'il était bien facile à elle de le récompenser de telle façon qu'il s'en souvînt toujours et, lui passant ses deux bras autour du cou, elle l'embrassa avec tendresse. Il ferma les yeux et se laissa glisser en bas du cheval. Tant qu'il put la voir, il resta là, au bord de la route. Quand elle eut disparu, il se mit à pleurer de bonheur.

Qu'est-ce que l'Anneau du Géant ? La légende va nous le dire, car il n'est pas de lieu un peu remarquable en Irlande qui n'ait sa légende.

Les géants, comme de simples mortels dégénérés que nous sommes, n'étaient pas toujours heureux en ménage et mesdames les géantes, ainsi que maintes petites femmes de nos jours, se montraient, paraît-il, très expertes en l'art de rendre la vie dure à leurs époux.

Quels torts eut celle du géant qui nous occupe ?... Cela remonte trop loin dans l'histoire pour qu'il soit possible de les préciser. Peut-être était-elle acariâtre, laide, méchante ?... peut-être simplement volage et légère, car la taille ne fait rien à l'affaire. Toujours est-il que son mari se débarrassa d'elle par un divorce bien en règle, suivant les us et coutumes de l'époque.

Or, comme il n'avait plus besoin d'un anneau qui lui rappelait sans doute de cruels souvenirs, il pensa à le jeter au loin. Toutefois, les anneaux de mariage ayant alors des propriétés qu'ils ont perdues, comme par exemple de revenir d'eux-mêmes au doigt de ceux qui les ont quittés, le brave homme jugea prudent d'enfouir le sien sous un énorme amas de terre qui en conservait néanmoins la forme.

Telle est la fable : la réalité en diffère. L'Anneau du Géant est un cirque de cinq cents mètres de circonférence, circonscrit par un remblai de terre gazonnée ayant une vingtaine de mètres de large et assez élevé pour qu'il y fasse très sombre et que les corbeaux y trouvent une retraite où ils n'aiment pas à être dérangés.

Ce qui en prouve l'origine excessivement ancienne, c'est le cromlech planté en plein centre à l'époque druidique et qui reste debout, comme si le géant lui-même, pétrifié, eût tenu, à travers les siècles, à veiller sur son anneau. Sept travées symétriques accompagnent le monolithe et l'archéologue le moins érudit découvre là d'un seul coup d'œil un de ces monuments mégalithiques des premiers âges de l'humanité.

Il n'y a pas à douter que cette sorte de théâtre ait servi maintes fois de lieue d'assemblée aux plus anciens ancêtres des Irlandais actuels. Souvent les thanists et les brehons durent y être convoqués par les princes et les ards-reighs pour y traiter des affaires du pays et des lois à imposer. Aussi les siècles l'ont respecté et les hommes ont jugé bon de ne pas détruire un des plus antiques jalons de leur histoire.

Maggy O'Quennedy -- nous en avons eu les preuves -- n'était rien moins que poltronne. Cependant, comme toute bonne Irlandaise, elle avait de la superstition ; aussi ne put-elle se défendre d'un vague sentiment d'inquiétude en arrivant dans ce lieu d'aspect presque sinistre, au-dessus duquel croassaient des nuées de corbeaux.

Pourtant, de même que les anciens ards-reighs, c'était là que le marquis de Rio-Santo tenait provisoirement ses assises. Appuyé contre le cromlech, il semblait profondément réfléchir, tandis qu'à quelques pas de lui Randal Grahame, David O'Sullivan, le prieur de Devenish et quelques chefs de clans, dissertaient à voix contenue. Fairy of the night, la jument noire du marquis, broutait le gazon du talus. À l'approche d'un cheval, elle dressa la tête et pointa les oreilles : celui de Maggy se mit à hennir.

Fergus tourna les yeux de ce côté et aperçut la jeune fille. Son visage prit une expression de surprise. Il s'avança d'un pas :

-- Pourquoi êtes-vous ici, Maggy ? demanda-t-il doucement.

Elle sauta lestement à terre, s'approcha respectueusement de lui et lui dit à voix basse :

-- J'ai voulu venir parce que ma sœur Clary est inquiète de vous savoir loin d'elle... Grâce à Dieu ! je pourrai lui rapporter que je vous ai vu et ce que vous me direz pour elle.

-- Brave enfant ! murmura le marquis... Et pour cela seulement, vous avez risqué votre vie ?... Comment se fait-il que vous montiez un cheval des dragons-guards ?

Cette question qu'on lui avait déjà posée la fit sourire :

-- J'ai tué un officier anglais, répondit-elle d'un ton très simple.

Puis elle tira de ses vêtements la lettre de Bembo et la tendit à Fergus.

-- Je l'ai tué, ajouta-t-elle, un peu parce qu'il voulait me violenter et surtout parce qu'il voulait me prendre ceci...

Rio-Santo rompit le cachet et lut rapidement la lettre d'Angelo Bembo.

-- Ange a eu tort de vous laisser partir seule, dit-il. La communication qu'il me fait est importante, mais votre vie ne m'est pas moins précieuse.

-- Ne le blâmez pas, murmura la jeune fille. C'est pour Clary surtout que je suis venue. Je suis partie sans la prévenir pour ne pas l'affecter... Vous voyez que le danger n'était pas si grand, puisque me voilà !

-- Vous êtes digne d'être l'amie de Clary Mac-Farlane et la mienne, dit Rio-Santo en lui tendant sa main qu'elle baisa aussitôt. Racontez-moi votre voyage sans en rien omettre ; je suis certain qu'il vous a fallu beaucoup de courage et j'ai besoin de tout savoir.

Maggy commença son récit. Toutefois, à certains passages, elle baissait la tête et cachait son visage dans ses mains : elle avait cent fois plus de honte à parler de sa nudité au marquis qu'elle n'en avait éprouvé devant les soldats anglais qu'elle méprisait et pour lesquels, à l'heure actuelle, elle sentait se décupler sa haine.

-- Quelle femme, murmurait-elle, n'eût pas été courageuse à ma place ?... Il me fallait remplir ma mission d'abord, sauvegarder ensuite ma vertu... Le temps n'est plus, grâce à vous, où les Anglais maudits pourront impunément s'amuser des filles d'Irlande... À aucun prix, ils ne m'auraient arraché cette lettre et ils n'auraient pu m'avoir vivante !

Le marquis de Rio-Santo rapprocha la conduite de Maggy de celle de Glady Sorley, qui avait tué le comte de Leitrim pour un motif semblable. Il remonta l'échelle des souvenirs et songea à Anna Mac-Farlane convoitée par le vieux Godfrey de Lancester, comte de White-Manor, dans le lords-corner dont Bembo l'avait tirée ; à ce même comte promenant sa femme pour la vendre au marché au bétail de Smith-Fields ; au Golden-Club où Susannah était mise à prix pour vingt mille roubles par le juif Ismaïl Spencer... Il remonta plus loin encore, à sa sœur Betsy disparue un soir et jamais retrouvée !

Souvenirs amers, souvenirs cruels !... Il passa la main sur son front et ses lèvres se crispèrent :

Toujours le Minotaure anglais qui réclame sans cesse de la chair de jeune fille ! murmura-t-il... La débauche, le vice, alimentés par la lâcheté, par la violence !... Les Anglais spoliateurs, ravisseurs, assassins ! ainsi que le criait Chrétien O'Breane, mon père, sur son lit d'agonie !... Cela va cesser, les vierges se défendent ! Enfants d'Irlande, vous pourrez rester pures, enfin !...

Maggy le laissa un instant à ses réflexions qu'elle n'osait pas interrompre. Lui-même avait oublié qu'elle était là.

-- Pourquoi ne me parlez-vous plus ? dit-il tout à coup comme s'il fût sorti d'un rêve. Votre histoire est-elle donc finie ?... Je ne le crois pas... Dites-moi comment vous avez échappé à ces monstres.

Elle reprit son récit et l'acheva. Après le dernier mot, soit par lassitude, soit que la réaction se fît des émotions qu'elle avait supportées, elle sentit sa tête s'alourdir sur ses épaules et chancela. Le marquis de Rio-Santo la soutint dans ses bras et la coucha doucement au pied du cromlech en lui mettant un baiser sur le front. Elle s'endormit sous ce baiser.

-- Laissons-la reposer, dit Fergus O'Breane. Elle a failli être une martyre et deux fois déjà elle a été une héroïne !... Je veux que tout le monde l'aime et la respecte comme si elle était ma sœur !

Aussitôt plusieurs hommes vinrent déposer sur elle des plaids et des couvertures et l'on entendit le rythme régulier de sa respiration qui soulevait légèrement sa poitrine.

Rio-Santo fit un signe à Randal et aux principaux de ses chefs. Tous se retirèrent à l'écart pour ne point troubler le sommeil de la jeune fille.

Le Maître sortit de sa poche la lettre du cavalier Angelo Bembo et la tendit à Randal Grahame :

Que tout le monde dorme la nuit prochaine, ordonna-t-il... Le soleil ne se couchera pas demain sans voir rougir les eaux du Shannon... Il y a là cinq mille Anglais, les derniers qui souillent le sol de notre pays. Nous les écraserons entre nos deux armées et l'Irlande sera libre !

XIX -- LE DESTIN

L'homme propose, mais l'or, ce nouveau dieu, dispose.

Rio-Santo se trompait.

L'Irlande ne devait pas être libre, parce que pour dompter cette invincible, l'Angleterre allait faire donner la trahison. La cavalerie de Saint-George, ainsi qu'on a nommé l'argent grâce auquel la duplicité britannique gagne ses plus brillantes victoires, allait encore faire son œuvre funeste.

Le lendemain, au point du jour, les partisans campés dans le cirque de l'Anneau du Géant, apprirent avec stupeur et désespoir que le marquis de Rio-Santo venait d'être trouvé mort sous sa tente. Une petite écorchure au poignet droit et c'était tout ; il avait suffi d'un ongle criminel, d'un ongle empoisonné au curare pour foudroyer ce titan.

Il nous faut franchir un long espace de temps pour arriver au moment où se calma la tempête soulevée par l'héroïque agitateur.

Les principaux lieutenants de Fergus O'Breane s'étaient bravement fait tuer à la bataille qui avait eu lieu le jour même de sa mort. Angelo Bembo fut un des rares survivants, pour la plus grande joie d'Anna Mac-Farlane qui retrouva son joli sourire le jour où le cavalier se présenta au château de Crewe pour demander et obtenir sa main.

À la suite de la catastrophe de l'Anneau du Géant, la folie mal éteinte de Clary s'était réveillée avec force. Elle fut transportée chez la comtesse de Derby et soignée par elle, et souvent miss Mary Trevor, restée fille, rend visite à la comtesse. Que peuvent se dire ces trois femmes, sinon causer de celui qui a laissé en leur cœur des traces indélébiles ; car elles ont toutes trois essuyé de trop près les terribles rayons de l'astre pour perdre jamais son souvenir.

Au château de Crewe, héritage du laird Angus, où s'était retirée la comtesse de White-Manor avec sa fille Susannah, cette dernière revit une fois Brian de Lancester ; ce fut à l'occasion de la mort du comte, son frère, qui décéda en état de folie, à la maison de santé de Denham-Park. Brian baisa la main de sa nièce, lui notifia sa prise de possession de la pairie et partit sans avoir voulu coucher sous le même toit que Susannah qu'il aimait toujours à n'en pouvoir guérir.

Snail n'a point épousé Madge, et s'est fait policeman pour revenir à la vertu. Mais l'honorable Paddy O'Chrane, ex-capitaine de la Sournoise , a donné son nom à mistress Burnett, et trône, en qualité de mari de la reine, au comptoir des Armes de la Couronne .

Stephen Mac-Nab, n'ayant pu consoler son ami Frank Perceval de son amour malheureux pour miss Trevor, et désespéré lui-même parce qu'il ne peut plus rien attendre de sa cousine Clary, s'est résigné à gagner sa vie en soignant les fous à Bedlam. Le docteur Moore est devenu un de ses premiers clients. Il avait la rage de martyriser les chats.

Le dieu d'Abraham protège toujours Tyrrel l'Aveugle en Ismaïl Spencer qui est banquier dans Thomas-Street.

Il y a quelques temps, messieurs de la Banque imaginèrent de creuser de nouvelles caves pour faire semblant de regorger de lingots. Ces fouilles amenèrent la découverte d'un long souterrain percé sous Prince's-Street et aboutissant à l'angle de Poultry. Dans ce souterrain, il y avait des ossements et une jarre ; le tout intrigua fort les savants.

La Société royale des Antiquaires ne put faire moins que d'opérer une descente en masse dans cette prodigieuse excavation. Les ossements furent examinés ; la jarre fut mesurée, jaugée, dessinée. À l'unanimité, la Royal-Society décida que cette jarre, qui était une amphore, avait servi de carafe à Galgacas, au temps de la tyrannie romaine.

Quant aux ossements, les uns prétendirent qu'ils appartenaient à un individu du genre homme, ce qui prouvait surabondamment l'existence d'une race de géants dans l'île, à une époque indéterminée. -- Les autres affirmèrent reconnaître positivement les restes mortels d'un mastodonte ou éléphant fossile.

Le Times imprima la savante délibération.

-- Tonnerre du ciel ! Dorothy, mon amour, dit le bon capitaine Paddy en lisant ce paragraphe : c'était tout bonnement Saunder et sa bouteille ! Soyons damnés tous les deux !

De temps en temps, lorsque la politique tortueuse du cabinet de Saint-James s'endort et oublie de jeter entre les peuples des semences périodiques de haine, les nations s'entendent ; un murmure de réprobation universelle s'élève ; un nuage sombre s'amoncelle menaçant et obscurcit l'horizon britannique.

C'est l'ouragan qui se cache derrière ce nuage ; et parfois il nous semble que du sein de cet orage va surgir, terrible et fort, et tenant en main la foudre, le génie de la tempête, Fergus l'Irlandais, le champion d'une haine immortelle.

A-t-il suffi de l'ongle venimeux d'un traître pour abattre ce géant qui, seul dans la balance, pesait autant qu'un empire ?...

Dieu a-t-il brisé ce levier puissant comme un instrument vulgaire ?

Peut-être ! -- Peut-être aussi la lave s'amasse-t-elle au cratère du volcan éteint, attendant l'étincelle qui doit rallumer l'incendie.

Peut-être, lorsque l'heure du châtiment aura sonné, reconnaîtra-t-on le combattant infatigable, debout, le pied sur la poitrine de l'Angleterre criant grâce, et agitant, aux acclamations de l'univers, l'étendard relevé de l'Irlande !

FIN

1  C'est en 1841, après la révolte qui fit de Sydney un monceau de ruines, qu'un édit royal dut interdire le transport des forçats à la Nouvelle-Galles du Sud.

2  Baudicourt, sorte d'écureuil sans queue, quatre fois plus gros qu'un rat.

3  Avec le laughing-jackas, le rohi-rohi et le oui-oui, par la régularité de leur chant à des heures déterminées, sont de véritables horloges.