: édition ELTeC Rodenbach, Georges (-) 67374

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PREMIÈRE PARTIE -- LE RÊVE
I**

La Grande Place de Bruges, ordinairement déserte, traversée par de rares passants, des enfants pauvres à la dérive, un peu de prêtres ou de béguines, s'imagea soudain de groupes indécis, d'îlots noirs tachant l'étendue grise. Des rassemblements se formaient.

On avait fixé pour le premier lundi d'octobre, à quatre heures, le concours de carillonneurs. La fonction de carillonneur de la ville se trouvait vacante par le décès du vieux Bavon De Vos, qui l'occupa avec honneur durant vingt années. Il y avait lieu d'y pourvoir aujourd'hui, selon la coutume, par un concours public, où le peuple serait, pour ainsi dire, appelé à décider lui-même en acclamant par avance le vainqueur. C'est pourquoi, on avait choisi le lundi, tout travail cessant à midi, ce jour-là de la semaine, qui de la sorte participait encore de la vacance du dimanche. Ainsi, le choix pourrait être vraiment populaire et unanime. N'était-il pas juste que le carillonneur fût élu ainsi ? Le carillon, en effet, est la musique du peuple. Ailleurs, dans les capitales ardentes, c'est le feu d'artifice qui constitue la fête publique, le don féerique dont s'exaltent les âmes. En ces Flandres méditatives, parmi les brumes humides et rebelles aux prestiges du feu, le carillon en tient lieu. C'est un feu d'artifice qu'on écoute. Gerbes, fusées, lueurs, mille étincelles de sons, dont l'air aussi se colore, pour des yeux visionnaires que l'ouïe avertit.

Donc, une foule s'agglomérait. De toutes les rues avoisinantes, la rue aux Laines, la rue Flamande, étaient venues des bandes qui s'annexaient sans cesse aux groupes antérieurs. Le soleil déclinait déjà, par ces journées abrégées du commencement de l'automne. Il en descendit jusque sur la place une lumière ambrée, plus douce d'être finissante. En face, le sombre bâtiment des Halles, son quadrilatère sévère, ses murs mystérieux, comme faits avec des pans de nuit, s'illuminèrent d'une patine chaude.

Quant au beffroi, qui surplombe, plus haut et surgi au-dessus des toits, il pouvait ainsi recevoir encore la pleine clarté du couchant, face à face avec lui. Il en apparaissait, sur la base noire, tout rose et comme fardé. La lumière courait, jouait, coulait. Elle modelait les colonnettes, l'arc ogival des fenêtres, les tourelles ajourées, tous les accidents de la pierre ; puis, ailleurs, ruisselait en nappes agiles, en claires étoffes de drapeaux. Elle en faisait plus mouvementée, et comme fluide, la tour massive qui, d'ordinaire, étage ses blocs obscurs où il y a des ténèbres, du sang, de la lie et de la poussière de siècles... Maintenant le couchant s'y mirait comme dans une eau ; et le cadran, à mi-hauteur, rond et tout en or, avait l'air du soleil lui-même, reflété !

La foule entière tenait les yeux braqués sur ce cadran, attendant l'heure, mais avec calme et presque en silence. Une foule est la somme de la faculté qui prédomine dans chacun. Or, dans chacun d'ici, la part du silence est la plus grande. Et puis on se tait volontiers quand on est dans l'attente.

Pourtant ceux de la ville et des faubourgs étaient accourus, les pauvres comme les riches, pour assister au concours. Les fenêtres étaient garnies de curieux, et aussi les gradins qui flanquent de fins escaliers les pignons de la Grande Place. Celle-ci apparaissait bariolée, joliment frémissante. Le lion en or de l'hôtel de Bouchoute étincelait, tandis que la vieille façade où il s'accroche carrait ses quatre étages, ses briques enluminées.

En face, le Palais du Gouverneur opposait ses lions de pierre, gardiens héraldiques du vieux style flamand, qui avait reconstruit là une belle harmonie de pierres grises, de vitraux glauques et de sveltes pinacles. Sur le palier de l'escalier gothique, se tenaient, couverts d'un dais cramoisi, le Gouverneur de la province, les échevins, en tenue officielle et chamarrures, afin d'honorer cette cérémonie liée aux plus antiques et chers souvenirs de la Flandre.

L'heure du concours approcha.

À coups sonores, le bourdon du beffroi ne cessait pas de sonner. C'était la cloche du Triomphe, celle des deuils, des gloires et des dimanches qui, fondue en 1680, habita là-haut depuis lors et dont le battement, comme celui d'un grand cœur rouge, marqua toutes les pulsations du temps dans les rouages de la tour. Depuis une heure, le bourdon annonçait aux horizons, convoquait. Brusquement les coups se ralentirent, s'espacèrent. Un grand silence. Les aiguilles du cadran qui se cherchent, se fuient tout le jour, s'ouvraient maintenant en compas. Encore une ou deux minutes et l'heure de quatre heures s'accomplissait. Alors, dans le vide du bourdon tu, une aubade indécise, un gazouillis, un éveil de nid chanta, vagues arpèges de mélodie.

La foule écouta ; quelques-uns croyaient que s'ouvrait déjà le concours ; mais ce n'était que le jeu mécanique du carillon, produit par le cylindre de cuivre soulevant les marteaux et qui agit comme dans le système des boîtes à musique. De plus, le carillon obéit aussi à un clavier et c'est ce jeu-ci qu'on allait bientôt entendre, quand les musiciens entreraient en lutte.

En attendant, le carillon joua automatiquement le prélude qui est habituel avant la sonnerie de chaque heure, broderie aérienne, bouquets de sons jetés en adieu au temps qui part. Car n'est-ce pas la raison même du carillon : faire un peu de joie pour atténuer la mélancolie de l'heure qui meurt ensuite ?

Quatre coups venaient de marteler l'horizon, des coups larges, graves, distants l'un de l'autre, irrémédiables, et qui semblaient clouer une croix dans l'air. Quatre heures ! C'était l'heure fixée pour le concours. La foule eut des remous. Une petite impatience se propagea...

Soudain, à la fenêtre à balcon des Halles, non loin de la console sculptée de feuillages et têtes de bélier, où songe la statue de la Vierge, cette même fenêtre où se proclamèrent de tout temps les lois, ordonnances, traités de paix et règlements de la commune, apparut un héraut d'armes vêtu de pourpre qui, dans un porte-voix, clama, déclara ouvert le concours de carillonneurs en la ville de Bruges, eut l'air de vaticiner à l'avenir.

La foule se tut, cargua toutes ses rumeurs.

Quelques-uns seulement savaient des détails : que les carillonneurs de Malines, d'Audenarde, d'Herenthals, étaient inscrits ; d'autres encore, qui peut-être se récuseraient ; sans compter l'imprévu, car on avait le droit de se faire inscrire jusqu'à la dernière minute.

Après la publication, du haut de la fenêtre à balcon, le bourdon sonna précipitamment trois coups, comme trois coups d'angélus. C'était l'annonce de l'entrée en lice d'un concurrent.

Aussitôt, en effet, le carillon s'ébranla, un peu confusément. Ce n'était plus le jeu automatique de tantôt. On sentait maintenant un jeu libre et capricieux, l'intervention d'un homme qui réveille les cloches une à une, les bouscule, les gourmande, les caresse, les conduit devant lui en troupeau. Le départ n'était point maladroit, mais une débandade suivit, une cloche eut l'air de tomber, d'autres s'enfuirent ou se refusèrent.

Un second morceau fut mieux exécuté, mais le choix en était malheureux : c'était un pot-pourri, des airs quelconques cousus ensemble, habit d'arlequin, musique qui avait l'air de faire du trapèze au haut de la tour.

Le peuple n'y comprit rien et resta froid. De rares applaudissements éclatèrent, quand il cessa, firent une minute leur bruit de battoirs au bord de l'eau.

De nouveau, après un intervalle, le bourdon sonna ses trois coups d'angélus. Le second concurrent s'entendit. Il semblait posséder davantage le maniement de l'instrument, mais il essouffla vite les cloches à vouloir leur faire rendre les rugissements de La Marseillaise ou les bibliques mélopées du God save the Queen... Ici encore l'effet fut médiocre ; et le peuple, déçu, commençait à croire qu'on ne remplacerait jamais le vieux Bavon De Vos qui, tant d'années, avait fait sonner le carillon comme il convient.

L'épreuve suivante fut plus pénible. Le concurrent eut la malencontreuse idée de jouer des refrains d'opérettes et de cafés-concerts, d'un mouvement saccadé et preste. Les cloches sautaient, criaient, riaient comme chatouillées, trébuchaient, avaient l'air un peu ivres et folles. On aurait dit qu'elles relevaient leurs jupes de bronze, se déhanchaient en un cancan cynique. Le peuple fut d'abord surpris, puis se fâcha de ce qu'on faisait faire et dire à ses bonnes cloches séculaires. Il eut l'impression d'un sacrilège. Des huées montèrent vers la tour, en belles rafales...

Deux concurrents encore inscrits furent pris de peur alors, et renoncèrent. Le concours décidément avortait. Faudrait-il ajourner la nomination du nouveau carillonneur ? Auparavant, le héraut d'armes fut chargé de comparaître à nouveau et de demander s'il n'y avait plus personne qui désirât concourir.

Dès l'annonce faite, on entendit un cri, tandis qu'un geste s'ébauchait aux premiers rangs de la foule massée devant les Halles... Un instant après, la vieille porte faisait grincer ses gonds : un homme entra.

La foule frémit, s'inquiéta, colporta le bruit d'on ne sait quoi. Personne ne savait quelque chose. Qu'allait-il se passer ? Est-ce que le concours était fini ? On n'allait pas, sans doute, nommer un seul des concurrents entendus. Est-ce qu'un nouveau, par hasard, surgirait ? Chacun s'informait, se haussait, bousculait des voisins, regardait vers la fenêtre à balcon et les plates-formes du beffroi où on ne savait si c'étaient des silhouettes humaines ou des corbeaux qui se déplaçaient.

Bientôt le bourdon sonna encore une fois ses trois coups d'angélus, signe prémonitoire, salve traditionnelle, qui annonçait un nouveau carillonneur.

D'avoir attendu et désespéré, la foule écouta mieux, surtout que les cloches, cette fois, tintant doux, demandaient plus de silence. Cela préluda en sourdine, quelque chose de fondu où on ne distinguait plus des cloches alternant ou se mêlant, mais un concert de bronze unifié, comme très lointain et très âgé. Musique en rêve ! Elle ne venait pas de la tour, mais de bien plus loin, du fond du ciel et du fond des temps. Ce carillonneur-ci avait eu l'idée de jouer des noëls anciens, noëls flamands nés dans la race et qui sont des miroirs où elle se reconnaît. C'était très grave et un peu triste, comme tout ce qui a traversé des siècles. C'était très vieux, et pourtant compris des enfants. C'était très reculé, très vague, comme se passant aux confins du silence, et pourtant recueilli par chacun, descendu dans chacun. Les yeux de beaucoup se brouillèrent, sans qu'on sût si c'était de leurs larmes ou de ces gouttes de son, fines et grises, qui y entraient...

Le peuple entier tressaillit. Taciturne et réfléchi, il avait senti se dérouler dans l'air la trame obscure de son songe et l'aima de rester informulé.

Quand la série des vieux noëls cessa, la foule resta un moment en silence, comme si elle avait reconduit en pensée, dans l'Éternité, les bonnes aïeules que furent les cloches cette fois, venues leur chanter des histoires du passé et des contes embrouillés que chacun peut achever à sa guise...

Puis il y eut un départ de cris, une détente d'émotion, des ramifications de joie qui s'élancèrent, gagnèrent les étages, grimpèrent à la tour comme un lierre noir, vinrent assaillir le nouveau carillonneur.

Celui-ci s'était improvisé concurrent, par hasard, à la dernière minute. Navré de la médiocrité du concours, il monta tout à coup au beffroi, dans la chambre de verre, où il avait parfois visité son ami, le vieux Bavon De Vos. Est-ce lui maintenant qui allait le remplacer ?

Que faire ? Il s'agissait d'exécuter un second morceau. Les noëls, ç'avaient été les petites vieilles des chemins de l'histoire, les béguines à genoux au bord de l'air. Avec elles, le peuple qui attendait là-bas, tout en bas, s'en était retourné aux meilleurs temps de sa gloire, au cimetière de son passé... Il était prêt maintenant à l'héroïsme.

L'homme s'épongea le front, s'assit devant le clavier, troublant comme des orgues d'église, avec des pédales pour les grandes cloches, tandis que les petites sont actionnées par des tiges de fer montant des touches -- sorte de métier à tisser de la musique !

Le carillon recommença à tinter. On entendit le chant du Lion de Flandre, un vieux chant populaire su par tous, anonyme comme la tour elle-même, comme tout ce qui résume une race. Les cloches séculaires rajeunirent, proclamèrent la vaillance et l'immortalité de la Flandre. C'était vraiment l'appel d'un lion dont la gueule, comme celui de l'Écriture, serait toute pleine d'abeilles. Jadis un lion de pierre héraldique surmontait le beffroi. Il sembla qu'il allait revenir avec ce chant aussi vieux que lui, et sortir du beffroi, comme d'un antre. Sur la Grande Place, dans le couchant qui enfiévrait ses derniers feux, le lion en or de l'hôtel de Bouchoute parut étinceler, vivre ; tandis qu'en face les lions de pierre de l'Hôtel provincial agrandirent leur ombre sur la foule. Flandre au lion ! C'était le cri de gloire des gildes et des corporations triomphantes. On le croyait décidément enfoui aux coffres bardés de fer où se conservaient les chartes et privilèges des anciens princes, dans une des salles de la tour... Et maintenant le chant ressuscitait : Flandre au lion ! un chant rythmique comme un peuple qui marche, scandé en mélopée, guerrier et humain à la fois, tel un visage dans une armure...

La foule écouta, haletante. On ne savait même plus si c'était le carillon qui tintait, et par quel miracle les quarante-neuf cloches du beffroi ne faisaient plus qu'un -- chant d'un peuple unanime, où les clochettes argentines, les lourdes cloches oscillantes, les antiques bourdons, apparurent vraiment des enfants, des femmes en mantes, des soldats héroïques, s'en revenant vers la ville qu'on croyait morte. La foule ne s'y trompa point ; et, comme si elle voulait aller au-devant de ce cortège du passé, que le chant incarnait, elle entonna à son tour le noble hymne. Ce fut une contagion sur la Grande Place entière. Chaque bouche chanta. Le chant des hommes alla dans l'air à la rencontre du chant des cloches ; et l'âme de la Flandre plana, comme le soleil entre le ciel et la mer.

Une ivresse d'épopée avait soulevé un moment cette foule taciturne, habituée au silence, résignée à la désuétude de la ville, des canaux inertes, des rues grises, et qui dès longtemps goûtait la mélancolique douceur du renoncement. Pourtant un vieil héroïsme sommeillait dans la race, des étincelles habitaient l'inertie des pierres. Soudain le sang, dans toutes les veines, avait couru plus vite. L'enthousiasme éclata, instantané, universel, vibrant et fou, dès que la musique cessa. Cris, clameurs, mains levées, gestes chavirant au-dessus des têtes, appels, hourvari... Oh ! le merveilleux carillonneur ! Ç'avait été le héros providentiel des romans de chevalerie, arrivé le dernier sous une armure impénétrable, et qui est vainqueur du tournoi. Qui était-il, cet homme inattendu, qui avait surgi à la dernière minute, quand on croyait déjà le concours sans résultat, après la médiocre épreuve des premiers carillonneurs ? Quelques-uns seulement, les plus voisins de la tour, avaient pu l'apercevoir quand il s'engouffra sous la porte... Aucun ne le connaissait et n'avait transmis son identité.

Voici que le héraut d'armes, vêtu de pourpre, reparut à la fenêtre à balcon et, dans son porte-voix sonore, il cria : « Joris Borluut ! » C'était le nom du vainqueur.

Joris Borluut... Le nom tomba, dégringola de la tour sur les premiers rangs des assistants, puis ricocha, vola, s'envola, propagé de proche en proche, de vague en vague, comme une mouette sur la mer.

Quelques minutes après, la porte du bâtiment des Halles s'ouvrit large... C'était le héraut rouge, précédant l'homme dont le nom naissait à ce moment sur chaque bouche. Le héraut écarta la foule, fraya un passage pour conduire le carillonneur victorieux jusqu'à l'escalier du Palais où se tenaient les autorités de la ville qui lui donneraient l'investiture.

Tous reculèrent comme devant quelqu'un de plus grand qu'eux, comme devant l'évêque quand il porte, dans la procession, la relique du Saint-Sang.

Joris Borluut ! Et le nom continuait de voler sur la Grande Place, rebondissant, cogné aux façades, lancé aux fenêtres et jusque sur les pignons, répercuté à l'infini, déjà familier à tous comme s'il s'était écrit de lui-même dans l'air nu.

Cependant le vainqueur, arrivé sur le palier de l'escalier gothique, fut complimenté par le gouverneur, les échevins qui, ratifiant l'unanimité populaire, venaient de signer devant lui sa nomination à l'emploi de carillonneur de la ville. Puis ils lui remirent, comme prix de sa victoire et signe de sa charge, une clé ornementée de ferronnerie et de lourdes arabesques en cuivre, une clé solennelle comme une crosse. C'était la clé du beffroi où désormais il aurait le privilège d'entrer à sa guise comme s'il y habitait ou qu'il en fût le maître.

Or, le vainqueur, en recevant ce pittoresque don, pris soudain de la mélancolie qui suit toute fête, se sentit seul et inquiet d'on ne sait quoi. Ce fut comme s'il venait de prendre en main la clé de son tombeau.

II**

Le soir du concours, Borluut alla, vers neuf heures, chez le vieil antiquaire Van Hulle, son ami, comme il en avait l'habitude chaque lundi. Celui-ci habitait, rue des Corroyeurs-Noirs, une antique demeure à double pignon dont la façade en briques s'historiait, au-dessus de la porte, d'un bas-relief représentant un navire, aux voiles gonflées comme des seins. Ç'avait été autrefois le siège de la corporation des bateliers à Bruges, et la date de 1578, authentique dans un cartouche, affirmait sa noble ancienneté. La porte, les serrures, les vitraux, tout avait été savamment reconstitué selon les vieux styles, tandis que les briques furent mises à nu, rejointoyées à neuf, avec, ça et là, la patine des années laissée intacte sur les pierres. Cette précieuse restauration, c'est Borluut qui l'avait exécutée pour son ami, à ses débuts pour ainsi dire, et sortant à peine de l'académie où il avait fait ses études d'architecte. Ce fut une leçon publique, une leçon de beauté, donnée à ceux qui, possédant de vieilles demeures, les laissaient s'effriter irréparablement ou les démolissaient pour rebâtir de banales maisons modernes.

Van Hulle, lui, s'enorgueillissait de son logis au visage de passé. C'est bien ce qu'il fallait pour ses vieux meubles, ses curiosités anciennes, étant moins antiquaire et marchand que collectionneur, vendant seulement si on lui offrait de gros prix et que cela lui convînt, fantasque et en droit de l'être, puisqu'il possédait du bien. Il vivait là avec ses deux filles, resté veuf depuis longtemps. C'est par hasard et peu à peu qu'il était devenu antiquaire. Au début, il se bornait à aimer, à recueillir les vieilles choses locales : les faïences d'un indigo profond qui servaient de cruches pour la bière ; les armoires de verre abritant quelque Madone de bois colorié, vêtue de soie et de point de Bruges ; les bijoux, colliers, oiseaux de tir à l'arc des gildes du XVe siècle ; les bahuts à panneaux bombés de la renaissance flamande -- toutes les épaves, intactes ou cicatrisées, des récents siècles, tout ce qui venait témoigner dans le présent de la riche patrie ancienne. Mais il avait acheté moins pour revendre et faire le commerce que par amour de la Flandre et de la vieille vie flamande.

Or, les âmes pareilles se reconnaissent vite au milieu de la foule, et s'assemblent. Il n'existe jamais, dans un temps, si exceptionnel qu'on puisse être, une âme, seule de son espèce. Car il faut que tout idéal s'accomplisse, que toute pensée se formule ; c'est pourquoi la Destinée s'assure de plusieurs qui soient d'accord, afin que l'un, à défaut de l'autre, arrive jusqu'à la réalisation. Il y a toujours quelques âmes ensemencées à la fois, pour que fleurisse, en l'une du moins, le lis immanquable.

Le vieil antiquaire était un flamand passionné de sa Flandre ; Borluut aussi, que son art d'architecte avait mené à l'étude et à l'amour de cette Bruges unique, qui apparaissait tout entière un poème de pierre, une châsse enluminée. Borluut s'était voué à elle, à l'embellir, à lui restituer toute sa pureté de style ; dès le début, il comprit ainsi sa vocation et sa mission... Il était donc naturel qu'il eût rencontré Van Hulle et se fût lié avec lui. D'autres bientôt s'étaient joints : Farazyn, un avocat, qui serait le porte-parole de la Cause ; Bartholomeus, un peintre, fervent de l'art flamand ; ainsi le même idéal suscita leur réunion hebdomadaire qui avait lieu maintenant tous les lundis, le soir, chez le vieil antiquaire. Ils venaient là s'entretenir de la Flandre, comme s'il y avait quelque chose de changé ou d'imminent pour elle. C'étaient des souvenirs, des enthousiasmes, des projets. De penser la même chose, il leur semblait posséder ensemble un secret. Ils en avaient une joie et un émoi. C'était comme s'ils avaient conspiré. Exaltation vaine de désœuvrés et de solitaires qui, dans cette vie grise, se donnaient l'illusion de l'Action et de jouer des rôles. Ils se leurraient avec des paroles et des mirages. Pourtant leur patriotisme, d'être naïf, était chaleureux ; ils rêvaient pour la Flandre et pour Bruges, chacun à sa manière, une beauté nouvelle.

Ce soir-là, il y eut grande allégresse chez Van Hulle, à cause du triomphe de Borluut. Ç'avait été un après-midi d'art et de gloire, où la ville sembla renaître, fut celle d'autrefois avec son peuple massé sur la place publique, au pied du beffroi dont l'ombre était assez vaste pour le parquer tout entier. Quand Borluut arriva chez l'antiquaire, ses amis lui pressèrent les mains, l'étreignirent contre leur poitrine dans une effusion silencieuse. Il avait bien mérité de la Flandre ! Car tous avaient compris son intervention inopinée...

-- Oui, fit Borluut, quand j'ai entendu, au carillon, leurs airs modernes et leurs flonflons, j'ai senti un grand chagrin. J'ai tremblé à l'idée qu'on nommât l'un d'eux, qui pourrait ainsi, officiellement, verser du haut du beffroi cette musique vile, en salir nos canaux, nos églises, nos visages. Alors j'eus la pensée instantanément de concourir pour évincer les autres. Je connaissais bien le carillon, ayant parfois joué, les jours où j'allais voir le vieux Bavon De Vos. Et puis, quand on sait toucher les orgues... D'ailleurs, j'ignore presque comment j'ai fait. J'étais fou, inspiré, transporté...

-- Le plus admirable, fit Bartholomeus, ce fut d'avoir joué nos noëls anciens. J'ai eu des larmes aux yeux ; c'était si doux, si doux, si lointain, si lointain... Les hommes doivent réentendre ainsi parfois les chansons de leur nourrice.

Farazyn dit :

-- Le peuple tout entier fut ému, parce que c'était en effet la voix de son passé. Ah ! ce bon peuple de Flandre, quelles énergies sont encore en lui, qui éclateront, sitôt qu'il aura repris conscience de lui-même. La patrie renaîtra, quand de plus en plus elle aura restauré sa langue.

Alors Farazyn s'exalta, développa tout un vaste plan de renaissance et d'autonomie :

-- Il faut qu'en Flandre on parle flamand, non seulement parmi le peuple, mais dans les assemblées, en justice ; que tous les actes, pièces officielles, jugements, noms de rue, monnaies, timbres, que tout soit flamand, puisque nous sommes en Flandre, puisque le français est le parler de France, et que la domination a cessé.

Van Hulle écoutait, sans rien dire, taciturne comme à l'ordinaire ; mais une flamme courte, intermittente, soufrait ses yeux stagnants... Ces projets de branle-bas l'inquiétaient ; il eût préféré un patriotisme plus intime et plus silencieux, un culte pour Bruges comme pour une morte dont un peu d'amis parent le tombeau.

Bartholomeus objecta :

-- Oui, mais comment effacer tous les vainqueurs ?...

-- Aucun ne fut le vainqueur, riposta Farazyn... Qu'on rétablisse ici le flamand, et la race est neuve, intacte, telle qu'au Moyen Âge. L'Espagne elle-même n'a rien pu sur l'esprit. Elle a laissé quelque chose uniquement dans le sang. Sa conquête fut un viol. Il n'en est résulté que des enfants qui, en Flandre, eurent ses cheveux noirs, sa chair ambrée... On en retrouve encore jusqu'aujourd'hui.

Farazyn s'était tourné, en disant cela, vers une des filles de l'antiquaire... Tous sourirent. Barbe, en effet, offrait un de ces types étrangers, violemment brune, avec la bouche rouge comme un piment dans le visage mat, cependant que les yeux étaient demeurés de la race originelle, couleur de l'eau des canaux.

Elle écoutait la discussion, intéressée, un peu fiévreuse, remplissant de bière blonde les pintes de grès ; tandis que, à côté d'elle, sa sœur Godelieve, indifférente, eût-on dit, et l'esprit ailleurs, accompagnait la causerie bruyante du ronronnement de son carreau de dentellière.

Le peintre les avait regardées :

-- Certes, fit-il ; l'une, c'est la Flandre ; l'autre, c'est l'Espagne.

-- Mais elles ont la même âme, riposta Farazyn. Tout le monde en Flandre est pareil. L'Espagne n'a pu atteindre l'âme... Qu'est-ce qu'elle nous a laissé : quelques noms de rues, comme, à Bruges, la rue des Espagnols ; des enseignes de cabaret ; et, çà et là, une Maison Espagnole avec une façade à pignons, des vitres glauques, un perron d'où la mort souvent descendait. Et c'est tout. Bruges est intacte, vous dis-je. Ce n'est pas comme Anvers qui, elle, ne fut pas violée par son vainqueur, mais l'a aimé. Bruges est l'âme flamande intégrale ; Anvers est l'âme flamande occupée par les Espagnols ; Bruges est l'âme flamande restée à l'ombre ; Anvers est l'âme flamande mise au soleil étranger. Anvers dès lors, et maintenant encore, fut plus espagnole que flamande. Son emphase, sa morgue, sa couleur, sa pompe, sont de l'Espagne ; et même ses corbillards, termina-t-il, couverts d'or et comme des châsses.

Tous acquiescèrent, tandis que Farazyn parlait ; il était vraiment la voix de leurs pensées, et il avait, en discourant, un lyrisme contagieux, un grand geste qui semblait chaque fois cueillir quelque chose tout à coup mûr en eux...

-- Il n'y a, du reste, ajouta Bartholomeus, qu'à comparer le génie de leurs peintres : Bruges eut Memling, qui est un ange ; Anvers eut Rubens, qui est un ambassadeur.

-- Et leurs tours donc ! renforça Borluut. Rien ne renseigne plus exactement sur un peuple que ses tours. Il les fait à son image et à sa ressemblance. Or, le clocher de Saint-Sauveur à Bruges est sévère. On dirait une citadelle de Dieu. Il n'a voulu être que de la foi, superposant ses blocs comme des actes de foi. Au contraire, la tour d'Anvers est légère, ajourée, coquette, un peu espagnole aussi, avec sa mantille de pierre dont elle se coiffe sur l'horizon...

Bartholomeus intervint pour faire une réflexion juste :

-- Quoi qu'il en soit de l'Espagne, même à Anvers, qu'elle a viciée en partie, partout en Flandre, de la mer à l'Escaut, il est heureux que l'Espagne soit venue, fût-ce au prix de l'Inquisition, des autodafés, des tenailles, du sang et des larmes qui coulèrent. L'Espagne a gardé la Flandre au catholicisme. Elle l'a sauvée de la Réforme, car, sans elle, la Flandre serait devenue protestante comme la Zélande, la province d'Utrecht, tous les Pays-Bas ; et alors la Flandre n'eût plus été la Flandre !...

-- Soit, dit Farazyn, mais tous les couvents d'aujourd'hui sont un autre péril. Nous avons ici des ordres religieux comme nulle part : des Capucins, des Carmes déchaussés, des Dominicains, des séminaristes, sans compter le clergé séculier ; et tant d'ordres pour les femmes : Béguines, Pauvres Claires, Carmélites, Rédemptoristines, Dames de Saint-André, Sœurs de charité, Petites Sœurs des pauvres, Dames anglaises, Sœurs noires de Béthel... C'est ce qui explique en partie qu'il y ait dans la population dix mille femmes de plus, ce qui n'existe dans aucune ville du monde. Chasteté signifie stérilité ; et ces dix mille religieuses ont pour corollaire nos dix mille indigents que le bureau de bienfaisance entretient. Ce n'est pas ainsi que Bruges surmontera sa déchéance et redeviendra grande.

Borluut intervint. Sa voix était grave. On sentait qu'il croyait d'une façon très chère et très jalouse à ce qu'il commençait de dire :

-- N'est-ce pas ainsi qu'elle est grande ? répliqua-t-il à son ami. Sa beauté est dans le silence ; et sa gloire, de ne plus appartenir qu'à un peu de prêtres et de pauvres, c'est-à-dire à ceux qui sont le plus purs, puisqu'ils ont renoncé. Sa meilleure destinée consiste à être quelque chose qui se survit.

-- Non, riposta Farazyn, il vaudrait mieux lui rendre la vie ; il n'y a que la vie qui vaille ; il faut toujours vouloir la vie et aimer la vie !

Borluut reprit, d'une voix d'apôtre :

-- Ne peut-on pas aimer aussi la mort, aimer la douleur ? La beauté de la douleur est supérieure à la beauté de la vie. C'est la beauté de Bruges. Grande gloire finie ! Dernier sourire immobile ! Tout s'est recueilli alentour : les eaux sont inertes, les maisons sont closes, les cloches chuchotent dans la brume. Voilà le secret de son charme. Pourquoi vouloir qu'elle redevienne comme les autres ? Elle est unique. On marche dans elle comme dans un souvenir...

Tous se turent. Il se faisait tard ; l'évocation émue de Borluut avait touché les âmes. Sa voix venait d'être la cloche qui sonne un accomplissement irréparable. Et, maintenant, dans la chambre, il en survivait comme un sillage, l'écho d'un son qui chemine et ne veut pas cesser. Il semblait que la ville, pour avoir été évoquée, avait fait entrer tout son silence en eux. Même Barbe et Godelieve, se levant pour remplir une dernière fois, de bière blonde, les pintes vides, n'osaient plus faire de bruit, embrumaient leurs pas.

Chacun regagna pensif sa demeure, heureux de la soirée où ils communièrent ensemble, en un même amour de Bruges. Ils avaient parlé de la ville comme d'une religion.

III**

Le surlendemain, dans la matinée, Borluut s'achemina vers le beffroi. C'était les dimanche, mercredi et samedi, en effet, ainsi que les jours de fête, qu'il lui faudrait dorénavant faire entendre le carillon, de onze heures à midi.

Tout en approchant de la tour, il songeait : s'en aller au-dessus de la vie ! N'était-ce pas ce qu'il pourrait faire à présent, ce qu'il ferait dès aujourd'hui en montant là-haut ? Confusément, il avait rêvé depuis longtemps cette vie de vigie, cette solitaire ivresse de gardien de phare, depuis le temps où il allait voir dans la tour le vieux Bavon De Vos. Aussi est-ce pour cela, au fond, qu'il eut tant de hâte à se présenter au concours de carillonneurs. Il se l'avouait maintenant à lui-même : ce ne fut pas uniquement par délicatesse d'art, par tendresse pour la ville et afin d'empêcher que sa beauté de silence et de déréliction fût contaminée par une musique sacrilège. Il avait entrevu aussi, et tout de suite, l'enchantement de posséder, pour ainsi dire à soi, le haut beffroi, d'y pouvoir ascensionner à sa guise, dominer la vie et les hommes, vivre comme au seuil de l'Infini.

Au-dessus de la vie ! Il se répétait la phrase mystérieuse, la phrase fluide qui semblait aussi s'élancer, tenir droite sur elle-même, symboliser par ses syllabes superposées les marches d'un escalier obscur qui s'accumule et troue l'air... Au-dessus de la vie ! À égale distance de Dieu et de la terre... Vivre déjà d'éternité tout en restant humain, pour vibrer, sentir et jouir par ses sens, par sa chair, par ses souvenirs, par l'amour, le désir, l'orgueil, le rêve. La vie, tant de choses tristes, méchantes, impures ; au-dessus, c'est-à-dire un envolement, un trépied, un reposoir magique dans l'air, où tout le mal fondrait, mourrait, comme dans une atmosphère trop pure.

Donc, il allait séjourner ainsi, au bord du ciel, pasteur des cloches ; il allait vivre comme les oiseaux, si loin de la ville et des hommes, de plain-pied avec les nuées...

Quand il eut traversé la cour des Halles, il arriva à la porte des bâtiments intérieurs. La clé qu'on lui avait remise arracha un cri de fer à la serrure, comme si on la forçait avec un glaive et qu'on la blessait. La porte s'était ouverte ; elle se ferma d'elle-même ; on aurait dit qu'elle était habituée au geste invisible des ombres. Aussitôt tout redevint ténébreux, muet, et Borluut commença de monter.

D'abord ses pieds trébuchèrent ; des marches manquèrent sous ses pas, quelques-unes étant irrégulières, entamées comme la margelle d'un puits. Combien de générations avaient coulé là, aussi inlassables que l'eau, et quel piétinement de siècles pour aboutir à cette usure ! L'escalier de pierre tournait en courbes brèves, tortueux, repliant sans cesse sur lui-même ses nœuds de serpent, de maigre vigne. Il montait à l'assaut de la tour comme à l'assaut d'un mur. De temps en temps, une meurtrière, une fente dans la maçonnerie, d'où tombe un jour livide, une fine estafilade qui défigure l'ombre. D'être partielles, les ténèbres déforment tout : on dirait que la muraille bouge, agite des suaires ; une ombre au plafond est une bête accroupie et qui va s'élancer...

La spirale de l'escalier soudain se resserre, tournoie en ruisseau qui se tarit... Pourra-t-on encore passer là-haut, ou va-t-on s'écraser aux parois ? L'obscurité tout à coup augmentait. Borluut avait déjà gravi plus de cent marches, croyait-il. Mais il n'avait pas songé à compter. Maintenant son pas s'était réglé, allait dans un mouvement rythmique, instinctivement raccourci à la mesure des degrés de pierre. Mais à cause de cet enfoncement dans d'opaques ténèbres, un quiproquo de sensations naissait : Borluut ne sut plus dans quel sens il marchait, si c'était en avant ou à reculons, s'il montait ou s'il descendait. En vain, ne se voyant pas, il cherchait à préciser la direction de ses pas. Il lui sembla plutôt qu'il descendait, qu'il cheminait au long d'un escalier souterrain, dans une mine profonde, très loin du jour, parmi des paysages immobiles de houille, et qu'il allait aboutir à une eau...

Borluut, alors, s'arrêta, un peu interloqué par ces fantasmagories de l'obscurité. Mais son ascension sembla continuer. Malgré ses jambes au repos, on aurait dit que l'escalier ondulait, le portait plus loin, et que c'étaient les marches maintenant qui montaient une à une sous ses pieds.

D'abord nul bruit, sauf son propre écho de passant de la tour... À peine, parfois, le dépliement dans le vide d'une chauve-souris, que le pas insolite dérange, et qui frissonne dans ses ailes de velours mou. Mais, vite, tout redevenait muet, autant qu'une tour puisse être jamais muette, assoupir ce vague frémissement, cet éboulement d'on ne sait quoi dans le sablier de l'Éternité qu'elle est, où roule grain à grain la poussière des siècles.

Aux différents étages, Borluut rencontra des salles désertes, nues ; on aurait dit les greniers du silence.

Il montait toujours ; à présent l'escalier s'éclairait ; par des baies, les plates-formes crénelées, l'architecture ajourée, une lumière blanche et vierge arrivait, coulait sur les marches, déferlait en écumes, les soufrait d'un subit éclair.

Borluut se sentit une joie d'armistice, de convalescence, de liberté, après ces cachots et ces limbes. Il se retrouvait lui-même. Il avait cessé d'être identifié avec la nuit, incorporé par elle. Il se voyait enfin. Il éprouva une ivresse d'être, de marcher. Un vent vif, soudain, lui courut sur la peau. À cause du brusque afflux de clarté, il eut la sensation d'un clair de lune sur son visage. Maintenant, il ascensionnait plus vite, comme dans un air subtil où l'effort était plus aisé, la respiration plus souple. Il aurait voulu courir sur l'escalier de pierre... Une fièvre de monter l'avait saisi... On parle souvent de l'attirance du gouffre. Il y a aussi le gouffre d'en haut... Borluut montait encore ; il aurait aimé monter toujours, songeant avec mélancolie que sans doute l'escalier allait finir et que, au bout, au bord de l'air, il aurait encore la nostalgie de continuer plus loin, plus haut.

En ce moment une vaste rumeur affluait, enfilait l'étroit escalier. C'était le vent, toujours gémissant, qui sans cesse montait, descendait les marches. Douleur du vent qui se plaint de la même voix dans les arbres, dans les voiles, dans les tours ! Douleur du vent qui résume toutes les autres ! On retrouve, dans ses cris aigus, ceux des enfants ; dans ses lamentations, le chagrin des femmes ; dans sa fureur, le rauque sanglot de l'homme, qui rebondit et se brise. Le vent, qu'entendait Borluut, demeurait, certes, encore un total ressouvenir de la terre, quoique si vague déjà. Ce n'étaient plus ici qu'un mirage de plaintes, des voix pâlies, des échos de tristesses trop humaines et qui avaient honte. Le vent venait d'en bas ; il n'était si affligé que pour avoir passé dans la ville ; or, les peines qu'il y avait recueillies et qui, là, gémissaient toutes vives, arrivées avec lui à la hauteur de la tour, commençaient à se dissoudre, à se transmuer de douleur en mélancolie et de larmes en pluie...

Borluut songea que c'était bien le symbole de la vie nouvelle où il entrait, cette vie de vigie et de sommet, confusément désirée, conquise par hasard ; et que, pour lui aussi, chaque fois qu'il monterait au beffroi, désormais, les ennuis se fondraient dans son âme, comme les plaintes se fondent dans le vent.

Il montait toujours. Ça et là, s'ouvraient des portes, laissant voir des chambres immenses, des dortoirs aux lourdes solives, où dormaient des cloches. Borluut s'en approcha, dans un vague émoi ; elles ne reposaient pas tout à fait, pas plus que ne reposent complètement les vierges. Des rêves traversaient leur sommeil. On aurait dit qu'elles allaient bouger, s'étirer, vagir comme des somnambules. Rumeur incessante parmi les cloches ! Bruit qui persiste, comme celui de la mer dans les coquillages ! Jamais elles ne se vident toutes. Son qui perle comme une sueur ! Brume de musique à ras du bronze...

Plus loin, plus haut, partout, apparaissaient de nouvelles cloches, alignées, l'air agenouillées, en robes pareilles, vivant dans la tour comme dans un couvent. Il y en avait de grandes, de fluettes, de vieilles au costume fané, de jeunes qui étaient des novices et avaient remplacé quelque ancienne, tous les aspects d'une humanité cloîtrée qui demeure variable sous l'uniformité de la règle. Couvent de cloches, où la plupart, cependant, étaient celles encore de la fondation. C'est en 1743 que ce nouveau carillon de quarante-neuf cloches, remplaçant celui de 1299, avait été fondu par Jacques du Méry et installé dans le beffroi. Mais Borluut se prit à croire que plusieurs cloches originelles avaient survécu, s'étaient mêlées aux nouvelles. En tout cas, le même bronze avait dû servir pour la refonte, et ainsi c'était toujours le vieux métal du XIIIe siècle qui continuait son concert anonyme.

Borluut déjà se familiarisait. Il alla voir de près toutes ces bonnes cloches qui allaient vivre sous son obédience ; il voulut les connaître. Une à une, il les interrogea, les appela par leur nom, fut curieux de leur histoire. Le métal, parfois, avait des patines argentines, les marbrures d'un môle que la marée a battu, un tatouage compliqué, des rouilles de sang et des vert-de-gris comme d'une poussière de résédas. Parmi ces chimies savoureuses, Borluut, çà et là, reconnaissait une date, agrafée comme un bijou ; ou des inscriptions latines qui s'enroulaient ; des noms de parrains et de marraines qui avaient confié leur mémoire à la cloche nouveau-née.

Borluut allait, courait, attiré partout, dans l'émoi et le charme de ces découvertes. Le vent, à ces hauteurs, redoubla, devint tout à coup violent et mugissant, mais avec une voix qui n'était plus que la sienne, où toute comparaison humaine cessait, la voix d'une force et d'un élément, qui n'a de pareille que la voix de la mer.

Borluut sentait qu'il approchait de la plate-forme crénelée du beffroi, où l'escalier aboutit, trouve un relais avant de gagner le sommet de la tour. C'est là, dans un angle de cette plate-forme, que se carrait la cabine du carillonneur, logis éthéré, chambre de verre, s'ouvrant par six larges baies sur l'espace. Il fallut y monter comme à l'assaut. Le vent soufflait, de plus en plus furieux, agressif, lâché tel qu'une écluse, épars en vastes nappes, en rafales traîtres, en masses croulantes, en poids précipités, puis soudain rassemblé, compact comme un mur. Borluut avançait, joyeux de la lutte, comme si le vent, le saccageant, emportant son chapeau, défaisant ses vêtements, voulait le déshabiller de la vie et le porter libre et nu dans l'air salubre du haut lieu...

Enfin il atteignit la petite demeure aérienne. Accueil de l'auberge au sortir du voyage ! Tiédeur et silence ! Borluut la reconnut ; rien n'avait été dérangé depuis le temps où il y venait visiter parfois Bavon De Vos, le vieux maître carillonneur, sans soupçonner qu'il lui succéderait un jour. Aujourd'hui tout se précisait mieux, puisque ce logis étroit était déjà le sien et qu'il allait y passer à son tour bien des heures de l'avenir. Cela l'émut un peu d'y songer... Il allait y vivre au-dessus de la vie ! Et, en effet, il aperçut, par les hautes vitres, l'immense paysage, la ville gisante, tout en bas, au fond, dans un abîme. Il n'osait pas regarder... Un vertige le prendrait... Il fallait habituer ses yeux à voir du bord de l'infini, où il semblait parvenu.

Plus près de lui, il contempla le clavier du carillon, à l'ivoire jauni, les pédales, les tiges de fer articulées, montant des touches vers le battant des cloches, tout le compliqué mécanisme. En face, il découvrit une petite horloge, toute petite, et étrange d'être si petite dans l'immense tour, accomplissant son bruit d'humble vie régulière, ce battement de pouls des choses qui fait envie au cœur humain... Il était curieux de penser que la petite horloge était d'accord avec l'énorme horloge de la tour. Elle vivait tout auprès, comme une souris dans la cage d'un lion.

Or, les aiguilles du petit cadran allaient marquer onze heures. Et aussitôt, Borluut entendit une rumeur, un tumulte de nid dérangé, le bruit d'un jardin que le vent enfle quand l'orage va commencer.

Ce fut une trépidation prolongée, le prélude du carillon qui sonne automatiquement avant l'heure, actionné par un cylindre de cuivre que des trous carrés percent, ajourent comme une dentelle. Borluut, curieux du mécanisme, se précipita dans la chambre où aboutissent, à ce cylindre, tous les fils de communication des cloches. Borluut regarda, étudia. Il lui semblait voir l'anatomie de la tour. Tous les muscles, les nerfs sensitifs étaient à nu. Le beffroi prolongeait en haut, en bas, son vaste corps. Mais ici, se groupaient les organes essentiels, son cœur palpitant, qui était le cœur même de la Flandre, dont le carillonneur comptait, en ce moment, les pulsations parmi les rouages séculaires.

La musique s'exalta, brouillée d'être trop proche. Ce fut joyeux cependant comme une aube. Le son courut sur toutes les octaves comme la lumière sur tous les prés. Une petite cloche eut des grisollements d'alouette ; d'autres ripostèrent par l'éveil de tous les oiseaux, le frisson de toutes les feuilles. Une basse fut le beuglement profond des bœufs... Borluut écoutait, mêlé à ce réveil de campagne, déjà familier avec cette musique pastorale, comme si c'eût été celle de ses bêtes et de son champ. Joie de vivre ! Éternité de la Nature ! Mais l'idylle avait à peine chanté que, résorbant toute la fête du carillon, la grosse cloche tinta, grave, sonnant la mort de l'heure : onze coups, vastes, lents, distants l'un de l'autre, comme pour montrer qu'on se sent seul quand on meurt...

Onze heures. C'était le moment pour Borluut d'inaugurer ses fonctions. Il retourna dans la cabine où était le clavier pour l'autre jeu, et s'y installa. Mais, nouveau, et entré par hasard dans le métier, il n'avait pas eu le temps de préparer d'autres airs. Il s'était donc résolu à jouer encore une fois ses noëls anciens du concours. Il les exécuta avec nuance, avec une émotion et une petite fièvre heureuse au bout des doigts, tout à jouer, maintenant qu'il n'y avait plus autour de lui, comme le soir du concours, un va-et-vient dans la tour... Le vaste silence. Il entendit ses petits noëls cheminer dans l'air, descendre, trébucher aux clochers des églises, marcher sur les toits, entrer dans les maisons. Est-ce qu'on leur faisait encore accueil ? Quelle différence avec l'autre jour, où la foule entière les avait reçus dans son âme, quand ils descendirent ! Rêve inouï que cela fût arrivé ! Cela n'arriverait jamais plus. Est-ce que, du moins, dans ce moment, en jouant, il faisait lever les yeux à quelqu'un vers le ciel ? Envoyait-il une consolation à quelque âme en peine, une mélancolie à un cœur trop heureux et que son bonheur dénonce ?

Jouer ainsi, au-dessus de la foule, c'était réaliser une œuvre d'art. Pourquoi désirer savoir si elle émeut, enthousiasme, ravit, dorlote ? Éclore doit lui suffire. Toujours elle se répand, va ailleurs, accomplit sa destinée dont nous ne savons presque rien. Notre propre gloire nous est toujours extérieure, et elle se passe si loin de nous !

Borluut philosophait ainsi. Il se résigna. Ce n'est pas pour d'autres hommes qu'il jouait. Il avait concouru brusquement à cette fonction de carillonneur, uniquement pour créer de la Beauté, parce que lui seul, à cette minute, se jugea capable d'assurer à la ville un carillon conforme, de charme suranné et de mélancolie comme elle. Ainsi Bruges demeura une harmonie parfaite. Et puisqu'il y contribuait, il créait vraiment de la Beauté. Mais il n'avait pas conquis la tour seulement pour créer de la Beauté. Ce fut aussi et surtout pour lui-même, afin de s'isoler, d'employer noblement les heures, de quitter les hommes et de vivre au-dessus de la vie.

Ainsi, il trouvait sa récompense immédiate.

Borluut se jugea heureux, tressaillit avec les dernières cloches brimbalées, qui étaient ses propres rêves, les urnes murmurantes où se transvasa toute son âme.

IV**

Les villes mortes sont les Basiliques du Silence. Elles ont aussi leurs gargouilles : des êtres singuliers, exaspérés, équivoques, d'un relief figé ; ils tranchent sur la masse grise, qui prend d'eux tout son caractère, son tressaillement de vie immobile. Les uns sont déformés par la solitude ; d'autres sont grimaçants d'une ardeur sans emploi ; ici, des masques de luxure couvée ; là, des faces que le mysticisme sculpte et creuse sans cesse... Gargouilles humaines qui seules intéressent dans cette population monotone.

Le vieil antiquaire Van Hulle était un de ces types étranges, vivant retiré dans son antique maison de la rue des Corroyeurs-Noirs, avec ses deux filles, Barbe et Godelieve. D'abord, il s'était passionné pour la Cause flamande, avait groupé tous les patriotes militants, Bartholomeus, Borluut, Farazyn, qui venaient, chaque lundi, chez lui, s'exciter à des espoirs civiques. Soirs mémorables où ils conspirèrent, mais pour la beauté de Bruges !

Depuis, Van Hulle s'était attiédi. Il recevait encore ses amis, les écoutait parler comme autrefois, remuer des projets vastes, mais sans y participer. Une autre manie l'avait accaparé : il s'était mis à collectionner des horloges. Cela lui arriva de la manière la plus imprévue.

Déjà son métier d'antiquaire l'y prédisposait. Toute sa vie, il avait recherché les bibelots rares, les vieux meubles, les curiosités flamandes ; mais vieilli et las, riche, au surplus, il négligeait ses affaires, ne vendait plus que par occasion à quelque riche amateur étranger qui traversait la ville.

À cette époque, il tomba malade, d'une maladie qui fut longue et suivie d'une convalescence, longue aussi. Lenteur du temps, journées infinissables, subdivisées en tant de minutes qu'il lui fallait compter et pour ainsi dire égrener une à une ! Il s'était senti seul, en proie aux longueurs, aux tristesses de l'heure. Surtout vers le crépuscule qui, dans cette fin d'automne, entrait par les vitres, se posait sur les meubles en tons livides, affligeait les miroirs d'un adieu de lumière...

Van Hulle demandait parfois :

-- Quelle heure est-il ?

-- Cinq heures.

Et il songeait au long laps qu'il lui faudrait encore vivre, avant la nuit, le bon sommeil où l'on dérive et qui abrège les étapes.

Cinq heures ! Et soudain, il entendait, en effet, l'heure sonner au beffroi, à voix grave d'officiant parmi les dernières notes du carillon qui tranquillise ses clochettes d'enfants de chœur. Alors il confrontait l'heure du beffroi avec celle marquée au cadran de sa pendule, une petite pendule Empire, sur la cheminée, à quatre colonnettes de marbre blanc, supportant un bref fronton embelli de bronzes dorés aux cous sinueux de cygnes. Dans son inaction, dans ce vide d'existence et de pensée, le malade prit peu à peu l'habitude de s'occuper de l'heure. Il s'inquiétait de sa pendule comme d'une présence. Il la regardait comme un ami. C'est elle qui lui faisait prendre patience. Elle le distrayait par son jeu d'aiguilles, son bruit de rouages. Elle l'avertissait de l'approche des instants meilleurs, ceux des légers repas. Obsédant cadran ! D'autres malades comptent des yeux, machinalement, les bouquets du papier de tenture, les fleurs des rideaux. Lui faisait des calculs sur la pendule. Il y cherchait la journée de sa guérison qui y était déjà, mais vague entre tant d'autres... Il consultait l'heure, il vérifiait l'heure, car souvent un désaccord apparaissait entre sa pendule et l'horloge de la tour.

Quand Van Hulle fut guéri, il garda cette préoccupation de l' heure exacte. Chaque fois qu'il sortait, il réglait sur le cadran du beffroi sa montre que, durant toute sa maladie, il n'avait plus remontée, contrarié presque, s'il constatait un léger avancement ou un minime retard. Sa vie ponctuelle, ses repas, son coucher, son lever, toujours à heures fixes, s'arrangeaient de ces minuties.

-- Tiens, je retarde de cinq minutes, faisait-il, dépité.

Il prenait soin désormais que sa montre et les horloges de sa demeure fussent toujours d'accord, non seulement la petite pendule Empire aux bronzes en cous de cygnes, mais l'horloge de la cuisine au cadran peint de tulipes rouges que sa vieille servante Pharaïlde consultait pour les occupations du ménage.

Dans ses flâneries de convalescent, un vendredi, jour de marché, qu'il s'attardait parmi les échoppes de la Grande Place, il aperçut par hasard une horloge flamande, un peu bizarre, qui attira son attention. Elle était à demi cachée, presque ensevelie dans le tohu-bohu de vieilleries qui jonchent le pavé.

On vend de tout à ce marché : de la toile, des cotonnades, des objets de fer, des instruments aratoires, des jouets, des antiquités. Pêle-mêle bariolé, comme d'un déménagement de siècles ! Les marchandises sont entassées, semées en désordre sur le sol, toutes couvertes encore de poussière accumulée, comme provenant d'un inventaire, de la maison d'un absent qui fut longtemps close. Tout est vieux, oxydé, rouillé, fané, et serait laid sans le soleil intermittent du Nord qui brusquement y allume des clairs-obscurs, les ors roux de Rembrandt. C'est parmi ces ruines, dans ce cimetière des choses, que Van Hulle découvrit, imprévue épave, cette horloge flamande dont il eut envie aussitôt. Elle se composait d'une longue armoire de chêne aux panneaux sculptés, chaudement patinés par le temps, en glacis et en reflets, et d'un cadran de métal qui était merveilleux : étain et cuivre, ciselés avec imagination, avec délicatesse ; d'abord la date originelle : 1700 et, tout autour, une cosmographie folle où riait un soleil, où s'effilait en gondole un croissant de lune, où des étoiles paissaient avec de petites têtes d'agneaux, s'avançant vers les chiffres des heures, l'air de vouloir les brouter.

Cette antique horloge avait inauguré la manie de Van Hulle ; d'autres horloges et pendules suivirent...

Il en avait acquis dans des ventes, chez des antiquaires et des orfèvres. Sans le préméditer, c'est une vraie collection qu'il avait commencée et dont le souci grandit, l'accapara.

Il n'est d'homme véritablement heureux que l'homme qui a une idée fixe. Elle remplit ses minutes, comble les vides de sa pensée, faufile d'imprévu son ennui, oriente son désœuvrement, vivifie d'un courant brusque et incessant l'eau monotone de l'existence. Van Hulle avait trouvé ce moyen de passionner sa vie, mieux que par les conciliabules de naguère, les conspirations platoniques, tout ce vain entrain pour des revanches de la Flandre, mal définies et si lointaines.

Maintenant, c'étaient pour lui des réalisations immédiates, un plaisir personnel et continu. Au milieu de cette Bruges morose, dans sa destinée de veuf sans incidents où toutes les journées étaient de la même couleur et grises comme l'air de la ville, quel changement soudain que cette vie désormais à l'affût, toujours aux aguets de quelque trouvaille ! Et les bonnes fortunes du collectionneur ! La rencontre imprévue qui va augmenter son trésor ! Van Hulle y apportait déjà une compétence. Il avait étudié, cherché, comparé. Il jugeait, à première vue, de l'époque des horloges. Il diagnostiquait l'âge, triait les authentiques de celles qui sont contrefaites, appréciait la beauté du style, connaissait certaines signatures, les illustrant comme des œuvres d'art. Il posséda bientôt toute une série d'horloges et de pendules variées, rassemblées insensiblement.

Il avait voyagé, pour s'approvisionner, dans des villes voisines. Il suivait les ventes de mobiliers où, parfois, à des mortuaires, on en trouvait de rares, de curieuses, existant immémorialement dans de vieilles familles. Sa collection devint importante. Il en eut de tous genres : des pendules Empire, marbre et bronze, ou bronze doré ; des pendules Louis XV et Louis XVI, aux panneaux chantournés, en bois de rose, avec des incrustations, des marqueteries, des scènes galantes qui en faisaient les boiseries mièvres comme un éventail ; des pendules mythologiques, idylliques, guerrières ; des pendules de biscuit, de pâtes coûteuses et fragiles : Sèvres et Saxe, où l'heure rit dans des fleurs ; des horloges mauresques, normandes ou flamandes, avec des armoires d'acajou ou de chêne, des sonneries sifflantes comme les merles, grinçantes comme des chaînes de puits. Ensuite des curiosités : les clepsydres maritimes dont les gouttes d'eau sont des secondes. Enfin toute la bimbeloterie des petites pendules de console, des montres d'apparat aussi délicates et aussi minutieuses que des bijoux.

Chaque fois qu'il avait fait un achat nouveau, il se hâtait de le ranger dans la vaste pièce du premier étage où était installée sa collection ; et la nouvelle venue, aussitôt, mêlait son bourdonnement d'abeille de métal à celui de toutes ses pareilles, en cette chambre mystérieuse comme la ruche de l'Heure.

Van Hulle était heureux. Il rêvait encore d'autres sortes d'horloges qu'il n'avait pas.

N'est-ce pas la fine volupté du collectionneur que son envie aille à l'infini, ne soit arrêtée par aucune limite, ignore toujours la possession totale qui déçoit par le fait même de sa plénitude ? Ô joie de pouvoir, à l'infini, reculer son désir. Van Hulle passait des journées entières dans son Musée d'horloges. Sa grande inquiétude c'était, lorsqu'il sortait, qu'on pût y pénétrer, sous un prétexte, déranger les poids, frôler les chaînes, briser une de ses acquisitions les plus rares.

Heureusement que sa fille Godelieve faisait bonne garde. Elle seule avait mission d'y veiller, d'enlever la poussière, de ranger avec des doigts que la prudence assagissait, faisait légers comme une aile qui ventile et époussette. D'ailleurs, elle était sa fille préférée. Barbe, l'aînée, avec son teint d'Espagnole, le piment rouge de sa bouche, devenait fantasque et irascible. Pour un rien, elle s'emportait, boudait, s'exaltait en des colères. Il reconnaissait en elle tout le tempérament de sa mère qu'une maladie nerveuse avait tuée jeune encore. Il l'aimait pourtant, car des tendresses succédaient à ses humeurs, des câlineries brusques et sans transition, la détente d'un vent de tempête qui soudain se pacifie, chantonne, caresse les fleurs.

Au contraire, Godelieve, la cadette, l'entourait d'une affection égale, et délicieuse d'être ainsi monotone. C'était la sécurité de quelque chose qui est inaltérable et qui est fixe. Elle lui était complaisante comme un miroir. Il se voyait en elle, car elle lui ressemblait. C'était tout son visage, les mêmes yeux couleur des canaux, ces yeux du Nord où il y a de l'eau ; et aussi le même nez un peu fort, le même front vaste et plat, paroi lisse, mur d'un temple, où rien ne transparaissait, sinon un peu de lumière, des calmes fêtes du cerveau. Mais c'était surtout son âme, la même nature mystique et douce, qu'une rêverie intérieure occupe, casanière et taciturne, comme adonnée à dérouler des écheveaux de pensées, des brumes embrouillées. Ils passaient souvent des heures dans la même chambre, sans se parler, heureux d'être ensemble, heureux du silence. Ils n'avaient pas la sensation d'être distincts l'un de l'autre.

Elle était vraiment sa chair. On aurait dit qu'elle le continuait, qu'elle le prolongeait hors de lui-même. Dès qu'il désirait une chose, elle l'exécutait aussitôt, comme il l'aurait fait lui-même. Il sentait en elle les mains et les pieds de sa volonté. Et c'est vraiment, à la lettre, qu'il voyait par ses yeux.

Vie à l'unisson ! Miracle quotidien, étant deux, de ne faire qu'un ! Aussi le vieil antiquaire tremblait à l'idée que Godelieve, un jour, pût se marier, le quitter ! Ce serait, à coup sûr, un vrai arrachement ; quelque chose de lui qui s'en irait loin de lui. Après quoi, il se retrouverait comme mutilé.

Il y songeait fréquemment, avec déjà une jalousie préventive. Il craignit d'abord qu'un de ces patriotes exaltés qu'il recevait chez lui, le lundi soir, pût s'éprendre de Godelieve. N'était-il pas imprudent de les accueillir ainsi ? Est-ce qu'il n'ouvrait pas lui-même la porte à son malheur ? Joris Borluut était jeune encore, et même Farazyn. Mais ils paraissaient devoir être des célibataires endurcis, comme ce Bartholomeus, le peintre, qui, lui, comme pour mieux s'assurer contre le mariage, était allé habiter l'enclos du Béguinage où il installa son atelier dans un des couvents délaissés. Celui-ci, eût-on dit, avait épousé son art... Or, les autres aussi, n'avaient-ils pas épousé la Ville, tout voués à ce qu'elle fût belle et à la parer comme une femme ? Il n'y avait pas place en eux pour une passion nouvelle. Et le soir, chez lui, ils étaient trop exaltés à mûrir la Cause, à remuer des projets et des espoirs, à ressusciter en eux des drapeaux, pour faire attention à cette petite vierge silencieuse qu'était, à côté d'eux, Godelieve. Le bruit de son carreau de dentellière, rendant un son d'oraisons, n'était point pour contenter ces cœurs tumultueux qui espéraient un nouveau rugissement du Lion de Flandre.

Van Hulle donc se tranquillisa. Godelieve était à l'abri. Elle resterait sienne. Quant à Barbe, avec sa beauté plus violente, sa bouche colorée et qui promet son beau fruit, peut-être bien qu'elle troublerait un jour quelqu'un. Ah ! si elle pouvait se marier, elle ! Comme il consentirait avec joie ! C'en serait fait pour lui des perpétuelles alertes : humeurs fantasques, colères brusques pour des riens, paroles cabrées, crises et désarrois, durant lesquels la maison avait l'air de naufrager.

Van Hulle frémissait à cette espérance : ne plus vivre qu'avec Godelieve ! Seul avec elle, toujours, jusqu'à la fin ! Vie uniformément calme, si pacifiée, si quiète, où elle ne ferait d'autre bruit, dans le silence, que le tic-tac de son cœur monotone, où elle ne serait, parmi le Musée d'horloges, qu'une horloge de plus, une petite horloge humaine, le visage tranquille de l'Heure.

V**

On peut dire que Borluut aimait d'amour la Ville.

Or, nous n'avons qu'un cœur pour toutes nos amours. C'était donc quelque chose comme la tendresse pour une femme, le culte pour une œuvre d'art ou une religion. Il aimait Bruges d'être si belle ; et, tel qu'un amant, il l'aurait aimée davantage d'être plus belle. Sa passion n'avait rien à voir avec ce patriotisme local qui unit ceux d'une cité par des habitudes, des goûts communs, des alliances, un amour-propre de clocher. Lui, au contraire, vivait presque seul, s'isolait, frayait peu avec les habitants, d'esprit lent. Même, dans les rues, il voyait à peine les passants. D'être isolé, il se mit à affectionner les canaux, les arbres éplorés, les ponts en tunnel, les cloches sensibles dans l'air, les vieux murs des vieux quartiers. Les choses l'intéressèrent, à défaut des êtres. La ville devint pour lui personnelle, presque humaine... Il l'aima, avec le désir de l'embellir, de parer sa beauté, une beauté mystérieuse d'être si triste. Et si peu voyante, surtout ! D'autres villes sont ostentatoires ; elles accumulent des palais, des jardins en étages, des monuments géométriquement beaux. Ici, tout est sourdines et nuances. Architecture historiée, façades comme des reliquaires, pignons à gradins, portes et fenêtres trilobées, pinacles couronnés d'épis, moulures, gargouilles, bas-reliefs -- incessantes surprises faisant de la ville comme un multiple paysage de pierre.

C'était un mélange du gothique et de la Renaissance, la transition sinueuse qui soudain étire en lignes souples et fleuries la forme trop rigide et trop nue. On aurait dit qu'un printemps brusque avait germé sur les murs, qu'un rêve les avait transsubstantiés -- il y eut tout à coup sur eux des visages et des bouquets.

Cette floraison des façades se perpétuait jusqu'à maintenant, noircie par le travail des siècles, invétérée mais déjà confuse.

Le temps accomplissait ici son œuvre de délabrement. Une usure triste fanait les guirlandes, rongeait les figures, comme une lèpre. Des fenêtres bouchées étaient des yeux aveugles. Un pignon en ruine, étançonné, se traînait, eût-on dit, sur des béquilles, vers l'Éternité. Un bas-relief se décomposait déjà comme un cadavre. Il fallait intervenir, se hâter, embaumer la mort, panser les sculptures, guérir les fenêtres malades, assister la vieillesse des murs. Borluut s'était senti, d'emblée, cette vocation, entraîné à l'architecture, non pas comme à un métier ni avec la pensée de bâtir, de réussir, de faire fortune. Dès son entrée à l'académie, dans la première fièvre de ses études, il ne songea qu'à une chose : les utiliser pour la ville, uniquement pour elle -- et non pour lui. À quoi servirait d'ambitionner la gloire pour soi, de rêver un grand monument dont on serait le bâtisseur et où on inscrirait son nom pour des siècles ? L'architecture contemporaine est forcément médiocre. Borluut songeait souvent à ce discrédit, à cette décadence de son art, qui se leurre en des archaïsmes et des redites.

Et il concluait toujours de même :

-- La faute n'en est pas aux individus. La faute en est à la foule. C'est la foule qui construit des monuments. Un homme, lui, ne peut qu'édifier des demeures particulières, qui sont alors une fantaisie individuelle, l'expression de son rêve personnel. Au contraire, les cathédrales, les beffrois, les palais, ont été construits par la foule. Ils sont à son image et à sa ressemblance. Mais pour cela il faut que la foule ait une âme collective, vibre tout à coup à l'unisson. C'est le cas pour le Parthénon, qui est l'œuvre d'un peuple unanime dans l'art ; pour les églises, qui sont l'œuvre d'un peuple unanime dans la foi. Alors le monument naît de la terre elle-même ; c'est le peuple, en réalité, qui l'a créé, conçu, fécondé dans le ventre de la terre, et les architectes ne font qu'en accoucher le sol. Aujourd'hui la foule n'existe plus en tant que foule. Elle n'a plus d'unité. Donc, elle ne peut plus engendrer aucun monument. Peut-être une Bourse, pourtant, parce qu'ici elle se retrouverait unanime dans son bas instinct pour l'or ; mais qu'est-ce qu'une architecture, ou tout autre art, qui bâtirait contre l'Idéal ?

En raisonnant ainsi, Borluut en était arrivé tout de suite à conclure qu'il n'y avait rien à vouloir et à réaliser pour soi-même. Mais quel noble but que de se vouer à la ville et, ne pouvant pas la doter d'un chef-d'œuvre impossible, de restaurer les admirables architectures d'autrefois qui foisonnaient ici ! Travail urgent ; ailleurs on avait trop attendu, laissé dépérir des pierres lasses, de vieilles demeures, de nobles palais, pressés de se changer en ruine, qui est pour eux la forme calme du tombeau.

Travail délicat aussi, car le danger est double : celui de ne pas restaurer, de perdre ainsi de précieux vestiges qui sont les blasons d'une ville, l'anoblissement du présent par le passé ; et celui de trop restaurer, rajeunir, remplacer pierre par pierre, au point que la demeure et le monument n'aient plus rien de leur séculaire survie, ne soient plus qu'un simulacre, une copie trompeuse, le masque de cire, substitué, d'une momie, au lieu de son authentique visage, maquillé par les siècles.

Borluut, avant tout, se montra soucieux de conserver le plus possible.

C'est ainsi qu'il avait restauré, pour son début, la façade de Van Hulle, l'antiquaire, sauvegardant la belle patine du temps sur les murs, laissant intactes les sculptures rongées, comme en allées dans la pierre. Un autre les eût fait tailler à neuf. Borluut n'y toucha point. Elles en avaient pris le charme mystérieux de l'inachevé. Il se garda aussi de rien faire gratter ou polir, maintenant partout la vieille allure, les teintes fanées, la rouille, les serrures, les tuiles originelles.

Cette restauration de la maison de Van Hulle avait décidé d'emblée de sa fortune. Tout le monde alla voir, admira le miracle de ce rajeunissement qui restait de la vieillesse, et chacun voulut sauver sa maison de la mort...

Borluut eut à restaurer bientôt toutes les anciennes façades.

Il y en avait d'incomparables, disséminées au long des rues. Quelques-unes perpétuaient jusqu'à nous la mode antique des pignons de bois, dans la rue Cour-de-Gand, dans la rue Courte-de-l'Équerre, authentiques modèles de celles qu'on voit peintes, sur le quai d'un petit port gelé, dans les portraits de Pierre Fourbus qui sont au Musée. D'autres survivaient, d'un temps plus récent, mais non moins pittoresques, avec un pignon pareil, qui met une cornette par-dessus ces aïeules aux airs de béguines et comme agenouillées au bord des canaux... Ornementations, fouillis, ciselures, cartouches, bas-reliefs, surprises innombrables des sculptures, -- et ces tons des façades influencés par le temps et la pluie, avec des roses de soir fané, des bleus de fumée, des gris de brouillard, toute une moisissure savoureuse, un faisandage des briques, des nuances sanguines ou chlorotiques comme d'un teint.

Borluut restaura, ménagea, mit en relief les beaux fragments, boucha les ruines, cicatrisa les éraflures.

Les rues s'égayèrent de ce renouveau des aïeules, des vieilles béguines. C'est Borluut qui les avait affranchies de la mort proche, conservées pour un temps encore long peut-être... Son renom s'en accrut de jour en jour, surtout depuis que les échevins, après son triomphe au concours de carillonneurs, et en reconnaissance de ce qu'on lui devait déjà, l'eurent nommé architecte de la ville. Il fut employé ainsi à des travaux officiels, car ce mouvement de restauration qu'il provoqua se généralisait, s'étendait aux monuments publics.

Après l'Hôtel de Ville et la Maison du greffe, où des polychromies, des ors neufs, avaient comme habillé d'étoffes chatoyantes et de bijoux la nudité des pierres, on avait décidé la restauration de l'hôtel de la Gruuthuus. Borluut se mit à l'œuvre, releva, sur la façade en briques, la balustrade à jour, les lucarnes à crochets et à fleurons, les pignons du XVe siècle avec les armoiries du seigneur de céans qui y avait hébergé le roi d'Angleterre, chassé par ceux de la Rose rouge. Le vieux palais renaissait, sortait de la mort, avait l'air soudain de vivre et de sourire, en ce quartier de Bruges mémorable où il atténuerait, tout contigu, les élancements abrupts de Notre-Dame qui bondit par blocs à l'assaut de l'air, étage ses contreforts, ses plates-formes, ses vaisseaux, ses arcs-boutants comme des ponts-levis sur le ciel. Ce sont, à l'infini, des accumulations de bâtisses, des entassements, des enchevêtrements, d'où la tour soudain jaillit comme un cri.

À côté du farouche édifice, l'hôtel de la Gruuthuus, quand la restauration en serait terminée, mettrait, du moins, l'atténuation d'une vieillesse plus ornée et amène. On attendait avec impatience l'achèvement de ce travail, car maintenant la ville se passionnait pour ses embellissements. Elle avait compris son devoir, et qu'il fallait s'assurer contre la ruine, consolider sa beauté fléchissante. Un sens d'art, soudain, descendit comme une Pentecôte, éclaira toutes les consciences. L'édilité faisait restaurer ses monuments ; les particuliers, leurs demeures ; le clergé, ses églises. Il y a ainsi un avertissement de la destinée, le signe magique, auquel chacun se met à obéir, sans le savoir, sans comprendre. Le mouvement, dans Bruges, avait été unanime. Chacun contribua à créer de la Beauté, collabora à la ville, qui devint ainsi tout entière une œuvre d'art.

Or, dans cet élan bientôt général, seul Borluut, qui en fut l'initiateur, s'attiédissait un peu. C'est depuis l'époque où il avait été élu maître carillonneur, depuis qu'il montait dans la tour. Il se plaisait moins aux restaurations entreprises, à ses recherches dans les plans et les archives. Son jeu du carillon l'intéressait davantage que ses dessins ou ses épures. Il travaillait d'ailleurs moins bien. Quand il redescendait du beffroi, il avait besoin de se reprendre, de vider son ouïe du vent grondant là-haut, qui s'attardait dans ses oreilles comme la mer dans les coquillages. Tout un trouble subsistait en lui. Il entendait mal, cherchait ses mots, s'étonnait de sa propre voix, trébuchait aux pavés. Les passants l'offusquaient. Il continuait à voyager avec les nuages.

Même quand il s'était reconquis, on ne sait quoi demeurait en lui, qui l'influençait, modifiait ses idées et ses vues. Ce qui auparavant venait de le passionner, le trouvait soudain dépris, presque indifférent. Durant un moment, il n'était plus lui-même.

Et c'était, à ces retours de la tour, comme s'il y avait été, un peu, désapprendre à vivre !

VI**

Borluut, quand il montait dans la tour, ne se contentait pas d'y rester le temps nécessaire, l'heure prescrite de carillon. Il s'y attardait volontiers en une lente flânerie. Il découvrit ainsi de nouvelles cloches, les plus grandes, qu'il n'avait pas inspectées lors de ses premières ascensions. D'abord le bourdon, qui était suspendu dans la partie supérieure du beffroi, urne immense, d'une antiquité vénérable, fondue en 1680 par Melchior de Haze et signée de son nom. On en regardait l'intérieur comme un abîme. On avait la sensation d'être au bord d'une falaise qui plonge à pic dans la mer. Il semblait qu'on y aurait noyé un troupeau. Le regard n'en apercevait pas le fond.

Le carillonneur découvrit une autre cloche, vaste aussi, mais qui n'était plus fruste et nue. Le métal en était tout historié ; des bas-reliefs couvraient la robe de bronze comme d'une dentelle verdâtre. Certes, le moule de fonte de celle-ci avait dû être compliqué comme la plaque d'une eau-forte. À distance, Borluut entrevoyait des personnages, des scènes indécises. Mais la cloche surplombait de trop haut pour qu'il pût rien discerner. Pris de curiosité, il s'aida d'une échelle, monta, arriva tout près. Le bronze était une folle orgie, une kermesse ivre et luxurieuse, des satyres et des femmes nues tournoyant autour de la cloche qui, ronde, activait leur mouvement de sarabande...

Par intervalles, des couples avaient culbuté ; ils s'entassaient, corps contre corps, bouche à bouche, toute la chair mêlée, dans la fureur du désir. Le bronze creusait, accusait les détails... Vigne du péché, aux fougueux caprices, qui se nouait, s'élançait, retombait aux parois -- et les seins pillés comme des grappes !

Çà et là, des amants écartés, à un tournant de la cloche, loin de la danse s'affolant plus loin, goûtaient silencieusement leur amour comme un fruit. Ils avaient l'air de se faire l'un à l'autre la découverte de leur chair nue, qui n'était pas mûre encore pour la volupté... À part ces coins d'idylle, le Sexe partout triomphait, hurlant et cynique. Quelle surprise de trouver cette cloche ici, Vase de la Luxure, parmi toutes les autres, ses sœurs, qui se taisaient, sans souvenirs et sans mauvais rêves ! L'étonnement de Borluut redoubla quand, à l'intérieur, il découvrit une inscription latine, disant : « Ill mus ac R mus D. F. de Baillencourt Episc. Antw. me Dei Genitricis Omine et Nomine consecravit Anno 1629 . » C'était, en effet, la cloche dont on lui avait parlé, une cloche d'Anvers qui appartint jadis à l'église de Notre-Dame, et dont on avait fait cadeau à la ville de Bruges. Ainsi la cloche pleine de péché portait le nom de la Vierge ; elle avait dépendu d'une église, sonné les saints offices ! C'était bien dans la manière d'Anvers et de son École d'art...

Joie bestiale de la chair ! On aurait dit, en bronze, l'idéal de Rubens, l'idéal de Jordaens, fixant ces vils moments de la race : explosion de l'instinct, fureur de l'orgie, saison de l'amour, lequel apparaît en Flandre par accès, rare et torride, comme aussi le soleil. Mais cette vision était plus anversoise que flamande. Borluut songea aux virginales imaginations mystiques des artistes de Bruges...

Cette cloche était donc l'Étrangère. Pourtant elle l'attira, l'obséda de visions charnelles. Il y avait des femmes renversées dans le bronze, avec des attitudes provocantes, des inflexions de corps, des clairs de lune d'extase sur le visage... Les unes offraient leur bouche en forme de coupe ; d'autres tendaient leurs cheveux comme un piège. Appels, tentations, débauches plus troublantes d'être confuses, étreintes comme aperçues dans l'obscurité et que l'imagination achève, aggrave. Tout ce qui était sur la cloche, Borluut le sentit tout à coup sur son âme, qui, à son tour, s'imagea de fêtes lascives. Il se mit à évoquer des femmes qu'il avait vues ainsi lui-même ; il se remémora d'anciennes amantes, des nuances de pâmoison ; puis, sans savoir comment, il en arriva à songer aux filles du vieil antiquaire Van Hulle, mais à Barbe seulement. On aurait dit que Godelieve, trop chaste, était une des cloches d'un autre dortoir de la tour, la cloche noire d'une robe de béguine, qui a fait des vœux. Barbe, au contraire, était la cloche de Luxure ; tous les péchés couvraient sa robe ; et, en dessous, il voyait son corps nu ; il imaginait cette peau de soleil qu'elle devait avoir, elle aussi comme étrangère avec son hérédité de l'Espagne...

Louche rêverie où la cloche obscène l'avait entraîné ! Est-ce que décidément il allait aimer Barbe ? En tout cas, il sentit qu'il la désirait violemment. Aussi quand il s'en revint dans la chambre de verre, il chercha le point minime, parmi la ville éparse, où elle vivait, circulait, songeait à lui peut-être. Il s'orienta ; son regard suivit les quais, arriva à la rue des Corroyeurs-Noirs, si mince, imperceptible, d'une étroitesse d'algue, entre les vagues capricieuses des toits. Elle était là sans doute. Et, hanté par elle, le carillonneur redescendit dans la vie...

VII**

Joris Borluut commençait à ne plus voir clair en lui-même. Chaque fois qu'il s'en revenait de la tour, un trouble persistait en lui, durant de longs moments, un désarroi de toutes ses idées, une éclipse de sa volonté. Il se cherchait. Il se sentait à la dérive. Sa tête charriait des nuages. Le carillon survivait, l'accompagnait de sa pluie sonore qui pâlissait tous les autres bruits de la vie... C'est surtout dans les affaires de son cœur que la confusion s'augmentait. Depuis un assez long temps déjà, Borluut s'était aperçu qu'il n'allait pas assidûment, le lundi soir, chez le vieil antiquaire pour l'unique agrément de voir Van Hulle lui-même et Bartholomeus et Farazyn et les autres partisans de la Cause flamande, et pour s'exalter avec eux à de grands espoirs civiques. Il n'y avait pas, dans ce plaisir, que l'amour de la ville. Un autre amour s'insinua... Les deux filles de Van Hulle assistaient à ces soirées, différentes, mais séduisantes l'une et l'autre. De leur présence, une sensation de douceur émanait, s'intercalait invisiblement entre les rudes propos belliqueux. Elles mettaient là comme un sachet dans des drapeaux. Personne n'avait pris garde à elles. Bartholomeus, d'ailleurs, et les autres, paraissaient des célibataires endurcis. Pourtant le charme opéra...

Maintenant Borluut essayait de reconstituer la manigance. C'est très difficile de remonter à la source. Une passion naît comme un fleuve. Ce fut d'abord quelque chose d'imperceptible. Il était plus heureux chaque lundi et dans l'attente du soir. Arrivé à la réunion, il se mettait surtout à parler pour les jeunes filles, tâchant d'être éloquent afin de leur plaire, exprimant l'avis qu'il leur supposait. Il chercha une approbation sur leurs visages. Bientôt, en s'en retournant, dans la pleine nuit, parmi le vide des rues, il se sentit accompagné par elles, resta obsédé en s'endormant et même dans son sommeil. D'autres fois, ayant reconduit ses amis jusque chez eux, il lui arriva de revenir, seul, devant la maison de Van Hulle, attendant, à quelque fenêtre éclairée encore, la silhouette noire, déjà à demi dévêtue, de Godelieve ou de Barbe. Fièvre nocturne ! Station haletante d'une ombre qui cherche à s'identifier avec l'ombre, avec l'obscure façade d'en face, pour surprendre quelque aspect, entrer par avance dans une intimité un peu nuptiale. Borluut guettait, s'en allait, revenait encore. Certains soirs surtout, où il avait cru remarquer un acquiescement à son trouble, une communauté d'émoi avec lui. C'est Godelieve surtout, elle qui semblait plus close dans ses robes, qu'il rêvait de voir sur l'écran du store.

Elle était si hermétique, cette Godelieve ! Certes, elle souriait un peu, quand il se tournait, vers elle, quand il parlait. Mais d'un sourire indéfinissable, dont on ne savait même pas s'il était plus heureux que triste, autant celui du souvenir que de la joie secrète, et peut-être tout simplement un pli qui s'immobilise, une expression héréditaire, l'écho d'un bonheur qu'une de ses aïeules a connu...

D'ailleurs, elle donnait tout entière cette impression d'une douce personne d'autrefois. C'était le type primitif et intact de la Flandre. Puberté blonde comme les Vierges qu'on voit dans les Van Eycks et les Memlings. Des cheveux de miel ; et qui, déroulés, ondulent en frissons calmes. Le front est ogival, monte en arc cintré, paroi d'église, muraille lisse et nue, où les yeux plaquent leurs deux vitraux monochromes.

Joris se sentit d'abord attiré à elle... Maintenant, sans savoir comment, il en était arrivé à rêvasser de Barbe. Sa beauté tragique l'obsédait. Elle avait un teint étrange, comme soufré d'un orage intérieur. Et sa bouche trop rouge lui faisait trouver fades, par moments, les lèvres rosées de Godelieve. Pourtant Godelieve lui avait plu ; elle lui plaisait encore, certes ; c'était une si jolie petite vierge ; et bien flamande, bien selon son idéal de Bruges et son orgueil exclusif de la race. Barbe semblait l'étrangère ; oui ! mais quel arôme et quelle promesse de voluptés montait d'elle ! Voilà pourquoi il s'était dépris de Godelieve. Il ne savait plus maintenant où son cœur en était. C'est la faute du beffroi. C'est depuis le jour où il avait vu la cloche de Luxure. Instantanément, devant tous ces péchés en relief, ces accouplements comme brodés, ces grappes de seins, vendanges pour l'Enfer ! -- il s'était mis à évoquer Barbe, il avait regardé sous la cloche comme s'il regardait sous sa robe. Un grand désir charnel l'assaillit... Et ce désir, né là-haut, l'avait accompagné à terre. Tandis que, en revoyant les deux sœurs, il se trouvait repris par l'émoi initial, reconquis à la grâce ogivale de Godelieve, aussitôt son désir de la tour renaissait, exigeant, tumultueux. Trouble inextricable ! Il semblait que la maison et la tour l'influençaient en sens contraire. Dans la demeure de Van Hulle, il n'aimait que Godelieve, si bien appariée aux vieilles choses, elle-même comme un ancien portrait ; et il songeait au calme qu'elle mettrait dans sa vie, s'il l'épousait, avec cet éternel sourire de mystère qui a l'air de s'immobiliser pour ne rien déranger du silence ! Au contraire, dans le beffroi, il n'aimait que Barbe, tourmenté de désirs, d'une curiosité d'elle et de son amour, sans doute à cause de la cloche obscène, noire alcôve où il s'engouffrait avec elle, la possédait déjà, participait de tous les péchés représentés dans le bronze...

Borluut aurait bien voulu savoir, élucider son cas.

Il ne voyait plus bien clair dans la vie, depuis qu'il montait à la tour. Or, ces alternatives le rendaient très malheureux, au fond. Il cherchait à se ressaisir, à raisonner.

-- Ah ! qu'on est misérable, songeait-il. Que tout est mal arrangé ! Comme ils sont fragiles, les éléments qu'on a de sa destinée ! Et qu'il est difficile de la reconnaître ! On n'en sait qu'un détail, une couleur d'yeux ou de cheveux. Ainsi pour lui, par exemple, depuis toujours il attendait ces yeux couleur de l'eau, que Barbe et Godelieve ont toutes les deux. Il voyait sa destinée venir vers lui avec ces yeux-là. Mais sur quel visage, avec quelle bouche, quelle chevelure, quel corps, quelle âme surtout, faut-il choisir de tels yeux ? Nous ne savons, en somme, que suffisamment pour nous égarer. L'élément connu, qu'on possède par instinct, par vague avertissement, est comme une clé que le sort nous jette. Et on se met à chercher la maison de cette clé, qui serait la maison de son bonheur. Par malheur, la clé ne va pas que sur une seule porte. On cherche... Tâtonnement ! Mains aux ténèbres ! Gestes pour arrêter l'horizon qui passe ! Et puis on entre, au hasard. Le plus souvent, on s'est trompé ; ce n'est pas la maison heureuse. Elle y ressemble un peu. On songe parfois qu'on aurait pu entrer dans une demeure pire. Mais on songe aussi qu'on aurait pu, comme cela arriva sans doute à quelques-uns, pénétrer exactement dans l'unique maison privilégiée, dans la maison de son bonheur. Et la conscience qu'elle existait quelque part suffit à dégoûter de celle où l'on vit... Pourtant, on se résigne, le plus souvent.

Alors, concluait Borluut, puisqu'on ne sait rien, il est inutile de choisir. Et d'ailleurs, c'est la destinée qui fait tout. Notre volonté s'illusionne. Ainsi, quand il s'analysait en dernier ressort, il lui semblait bien que s'il eût été libre il aurait continué à préférer Godelieve ; mais que sa destinée le poussait à désirer Barbe, et que c'est celle-ci, finalement, qu'il épouserait...

VIII**

Ah ! la vanité de nos plans ! Notre vie s'accomplit d'elle-même. Tout ce que nous combinons minutieusement, à la dernière minute nous échappe ou change.

On suivait une grande route dans la forêt des événements, où il fait toujours soir. On entrevoyait une petite lumière, au bout, qu'on croyait la bonne étape. Et, soudain, on bifurque, on prend un sentier de traverse qui conduit à d'autres vitres allumées. Tout arrive différemment. Et presque toujours c'est la Femme qui nous dirige, embrouille nos chemins selon les lignes de sa main. Notre bonheur ou notre malheur est produit ou empêché par son seul caprice, par l'état de ses nerfs, tel matin ou tel soir...

Toute la vie de Joris se joua en une minute. Il se croyait dans une indécision sans issue. Un seul regard de Barbe fit tout, désormais, résolu et irrémédiable. Un lundi soir, jour des réunions hebdomadaires chez le vieil antiquaire, il vint plus tôt. Était-ce distraction, oubli de l'heure réelle, ou l'avait-il prémédité, afin, arrivant le premier, d'être seul, de se trouver davantage dans l'intimité et la familiarité ? Il avait, ce jour-là, plus que jamais rêvé de Barbe, été hanté par elle. C'était comme un avertissement, le pressentiment de quelque chose de décisif qui approche... Quand il eut été introduit dans le vieux salon habituel, il y trouva Barbe qui disposait des verres, des tasses pour le thé. Elle était seule, l'air soucieux. Joris fut un peu gêné d'abord, mais ravi du tête-à-tête. Et, comme pour s'assurer qu'il se prolongerait :

-- Et votre père ?

-- Ah ! il est bien affairé aujourd'hui... Il s'agissait de ranger son Musée d'horloges, où les domestiques ne peuvent jamais entrer. Il s'est enfermé là, toute la journée, avec Godelieve.

-- Et vous ?

-- Oh ! moi, je suis restée seule, comme toujours... Ils n'ont guère besoin de moi...

Barbe eut un gros soupir.

-- Qu'avez-vous ? lui demanda Joris, soudain saisi d'un vague émoi, d'un apitoiement très tendre, à la voir si en peine, refoulant un commencement de larmes.

Elle ne répondait rien, impénétrable.

-- Dites-moi ! qu'est-ce que vous avez ? redemanda Joris, avec une inflexion de voix presque émue.

Alors Barbe avoua avec vivacité, les mots sortant comme par jets, comme les saccades d'une source trop comprimée et colère :

-- J'ai... j'ai ma vie ! Je voudrais changer de vie !

Alors elle raconta sa monotone existence de jeune fille. Son père, prétendait-elle, ne l'aimait pas. Il voua tout son cœur à la cadette, qui lui ressemblait. C'étaient sans cesse des arrangements entre eux, dont elle était exclue. Ils avaient l'un pour l'autre des attentions, des familiarités, des tendresses... Et toujours d'accord... Et toujours ensemble... Ils passaient des journées entières, côte à côte, dans le Musée d'horloges par exemple -- son père travaillant à l'établi, démontant des rouages, tout à sa manie ; Godelieve auprès, à son carreau de dentellière -- et de temps en temps ils se souriaient par-dessus leur ouvrage. Elle, elle n'était pas faite pour ces fadeurs... Voilà pourquoi, ni son père ni sa sœur ne l'aimaient. Elle était chez elle comme une intruse.

Barbe eut de nouveau un commencement de pleurs...

-- Ah ! oui, je voudrais changer de vie, répéta-t-elle.

Joris s'émouvait de la voir si en peine. Elle était belle ainsi, plus belle de la défaite d'elle-même, de ses yeux que des essais de larmes taillaient à facettes.

Joris se sentit troublé profondément. Un immense désir qu'elle fût heureuse et lui dût son bonheur soudain le traversa. Sa bouche, où quelques pleurs avaient roulé, était une fleur mouillée qui souffrait, qui s'offrait...

Bientôt Joris ne vit plus que cette bouche tentante et hantante. Voilà si longtemps qu'il se sentait accompagné par elle, comme si elle avait une vie propre, était une fleur isolée et qu'on pût cueillir à part, dans le jardin de sa chair. Ainsi, on aime toujours pour un détail, pour une nuance. C'est un point de repère qu'on se crée dans le désarroi, dans l'infini de l'amour. Les plus grandes passions tiennent à de si petites causes ! Pourquoi aima-t-on ? À cause d'une couleur de cheveux, d'une intonation de la voix, d'un grain de beauté qui trouble et en suggère d'autres, d'une expression des yeux, d'un dessin des mains, d'une certaine palpitation du nez qui frémit comme s'il était toujours devant la mer. Joris aimait Barbe pour sa bouche qui, en ce moment, tremblait de son chagrin évoqué, était plus vive à cause des larmes récentes, avait l'air d'une fleur dans trop de pluie.

Barbe s'était tue ; elle avait vu le trouble de Joris et que quelque chose vacillait en lui... Elle le regarda alors d'un regard décisif, les deux yeux bien dardés dans les siens, un regard où il y avait de l'acquiescement.

En même temps, la bouche, comme soudain mûre, changée de fleur en fruit, promettait sa belle chair. Joris, sentant s'accomplir en lui l'inéluctable loi, s'était approché d'elle :

-- Vous voudriez changer de vie ? reprit-il, après un silence... Sa voix hésitait, un peu haletante comme d'une course, exactement rythmée selon la mesure de son pouls, selon le battement de son cœur qu'il entendait palpiter à coups distincts.

-- Oh ! oui, fit Barbe, qui ne cessait pas de le regarder.

-- Eh bien ! ce serait facile, continua Joris...

Barbe ne répondit plus ; elle avait baissé les yeux, un peu gênée, anxieuse, comprenant le jeu décisif, la minute où tout se décide. De ce qu'elle fût soudain devenue plus pâle, malgré son teint toujours mat, la bouche parut plus rouge.

Son attitude consentait...

Alors Joris n'y tint plus ; il se sentait incapable de trouver encore d'autres paroles. Soudain, tout contre elle, il lui prit les mains, qu'il maintint le long du corps, et, d'un élan, dans une audace folle, sans savoir pourquoi, trop tenté décidément par cette bouche, il y jeta ses lèvres, en communia, la mangea... Eucharistie de l'amour ! Hostie rouge ! Ne fut-ce pas vraiment une Présence réelle ? À cette minute, il la posséda toute sous les espèces de sa bouche, où elle fut résumée et transsubstantiée !

Quelques instants après, Van Hulle et Godelieve entrèrent ensemble, ayant fini enfin le rangement, le minutieux enlèvement de la poussière dans le Musée d'horloges. Ils ne s'étonnèrent point de trouver Joris avec Barbe. Il était un des familiers de la maison. Van Hulle d'ailleurs demeurait distrait, accaparé encore par ses travaux de la journée, les changements qu'il avait effectués, car, pour un collectionneur, déplacer les objets, c'est presque les renouveler. Il ne s'aperçut de rien, ni Godelieve non plus, qui paraissait toujours regarder plus loin, penser ailleurs. Borluut essaya des propos quelconques. Phrases machinales, mots nuls et qui vont sans but... Ah ! l'effort de réintégrer la vie quand on a plongé, d'un coup, jusqu'au bout de l'amour !...

Borluut eut de suite cette impression : un désarroi étrange, comme il l'éprouvait quand il redescendait du Beffroi ; il trébucha maintenant sur les mots comme il trébuchait sur les pavés. Il se sentait comme on est en revenant de voyage, un peu anormal, avec une impression de solitude en soi-même et d'indéfini. Est-ce qu'entrer dans l'amour est comme entrer dans une tour ?... Mais l'amour avait l'air d'une tour aux marches de lumière. Il lui semblait avoir quitté la vie, être monté très haut, encore une fois au-dessus de la vie. Ascension vertigineuse, escalier gravi à deux pour aller à la recherche de leurs âmes comme à la recherche de cloches... Durant toute la soirée, Borluut demeura épars, désemparé, mélancolique d'être redescendu.

Les jours suivants, la hantise de Barbe continua. Il comprenait maintenant qu'un événement définitif, inoubliable, s'était accompli. Qu'est-ce qu'il avait à tant raisonner, hésiter, s'interroger sur ses sentiments ? C'est la chair qui, brusquement, décide de tout. Une force inconnue le jeta sur la bouche de la jeune fille... Et les avertissements préalables de la Destinée ne lui avaient pas manqué. Car c'est toujours par cette bouche qu'il se sentait obsédé, rafraîchi et brûlé, comme si elle était fleur et flamme à la fois. Tout à coup cette bouche l'avait communié. À présent l'amour était dans cette bouche comme Dieu dans l'hostie. C'était l'irrémédiable. Il n'y avait plus moyen de faire que cela ne fût pas. Ç'avait été le fait d'une seule minute, mais cette minute liait l'Éternité.

Borluut se jugeait dorénavant engagé. Il serait le sacrilège, le profanateur misérable de cette bouche consacrée, s'il la reniait. Il nommait déjà Barbe en lui sa fiancée et sa femme. Nul subterfuge de conscience, pour éluder le devoir, encore qu'aucune parole d'amour décisif, nulle promesse ni nul serment n'eussent été échangés entre elle et lui, le soir du baiser. N'importe ! le baiser, à lui seul, suffisait. Sur la bouche de cire rouge, Joris avait, en posant la sienne, marqué le sceau d'un pacte tacite, mais irrévocable.

D'ailleurs, pas une minute, il ne songea à se dégager. Il était décidé. Il alla trouver le vieil antiquaire :

-- Je viens, mon cher ami, pour une chose grave...

-- Comme vous dites cela ! De quoi s'agit-il ?

Borluut se trouva embarrassé... Il avait combiné un plan de conversation ; en ce moment, il l'oubliait tout.

Il se sentit ému, devint sentimental.

-- Voilà, longtemps déjà que nous sommes amis !

-- Oui, cinq ans, fit Van Hulle, la date est sur ma vieille maison, date de la restauration -- et de notre amitié.

La transition était propice. Borluut s'en empara.

-- Eh bien, voulez-vous que nous soyons mieux amis, plus unis encore ?

Le vieil antiquaire regardait, les yeux béants, ne comprenant pas.

-- Oui, reprit Borluut, vous avez deux filles...

Alors, en une minute, la face de Van Hulle se bouleversa ; une flamme courte courut dans ses yeux.

-- Oh ! non... Parlons d'autre chose, fit-il avec vivacité, et comme en proie à un grand trouble.

-- Comment ? insista Borluut.

Sans le laisser s'expliquer, l'antiquaire continua, de plus en plus exalté :

-- C'est inutile... je vous en prie... D'ailleurs Godelieve n'y songe plus... Godelieve ne se mariera pas... Elle veut rester avec moi... Attendez au moins jusqu'à ce que je sois mort...

Et la figure de Van Hulle se crispait, pleine d'angoisse, d'une désolation infinie.

Sans plus savoir, perdant la tête, comme s'il était seul, il se mit à geindre, à s'épancher tout haut :

-- Cela devait arriver ! C'était inévitable. L'amour est contagieux. Ma bonne Godelieve avait pourtant bien caché qu'elle vous aimait. Moi seul je le savais. Elle ne l'avait avoué qu'à moi, plus encore qu'elle ne se l'était avoué à elle-même. Nous nous disons tout l'un à l'autre. Pourtant elle avait renoncé... Elle avait oublié son amour, pour moi, pour rester auprès de moi, pour ne pas me laisser vieux et tout seul dans la vie, pour ne pas me faire mourir, car je mourrais tout de suite sans elle. Et maintenant, à votre tour, vous l'aimez ; vous me le dites. Elle va le savoir, le voir. Qu'est-ce que je deviendrai, moi ? Je serai seul. Ah ! non, non, laissez-moi Godelieve !

Le vieil antiquaire suppliait, joignait les mains, tout haletant du danger dont il se sentait frôlé, répétant sans cesse le nom de Godelieve, comme l'avare le chiffre d'un trésor qu'il va perdre...

Borluut demeura stupéfait de la révélation et de cette affection paternelle qui s'avouait avec des cris déchirants, une tendresse passionnée. Van Hulle avait parlé si vite, à mots dégorgés comme d'une source qui crève ; il s'était abandonné en un si total désarroi, une si immédiate inconscience de tout, que Borluut n'eut pas le temps ni l'idée de rien intercaler, de ramener la conversation au point exact.

Dans une accalmie, il interrompit Van Hulle, brusquement :

-- Mais c'est Barbe que j'aime ! et c'est elle que je venais vous demander en mariage.

Alors Van Hulle, sauvé du péril où il avait cru soudain périr, s'élança, comme fou, vers Joris, l'étreignit contre sa poitrine, pleurant et riant à la fois, penchant la tête sur l'épaule de son ami, comme sous la surabondance d'un bonheur trop fort et qu'il ne pouvait plus porter. Et il répétait sans cesse les mêmes mots, machinalement, à voix de somnambule :

-- Oh ! oui... oui ! ce n'est pas Godelieve... ce n'est pas Godelieve...

Il reprit un peu de calme. Ainsi donc il s'agissait de Barbe. Quel bonheur ! Certes ! certes, il consentait ; il la lui donnait, avec la plus grande joie.

-- Ah ! qu'elle vous rende heureux ! Vous qui le méritez si bien ! Mais comment aurais-je pu prévoir ?

Van Hulle devint très pensif. Il se tourna de nouveau vers Borluut :

-- Ainsi vous ignoriez donc ? lui demanda-t-il, l'air de croire à peine que ce qui était, était. Vous n'aviez pas deviné que Godelieve vous aimait, l'autre année ? Elle a tant souffert, la pauvre ! Elle s'est sacrifiée pour moi. Maintenant, c'est fini... Mais Barbe, est-ce qu'elle vous aime à son tour, est-ce qu'elle vous l'a dit ?

Borluut acquiesça.

Alors le vieil antiquaire demeura confondu. Comment cela avait-il pu arriver ? Les deux sœurs s'étaient mises, l'une après l'autre, à aimer Borluut... C'était naturel, après tout. Elles voyaient peu de jeunes hommes, dans leur vie casanière d'orphelines. Et Borluut était séduisant, il avait réussi, une belle carrière s'ouvrait devant lui, son nom était populaire. Heureusement, tout finissait bien. Il n'avait été troublé que par Barbe et allait l'épouser. Van Hulle s'inquiéta un peu : pourvu, avec son caractère fantasque et irascible, cet écheveau de nerfs qui soudain se nouait en elle, embrouillait toutes ses idées et tout son cœur, qu'elle ne rendit pas malheureux ce noble Borluut qu'il aimait déjà comme un vrai fils... Mais le scrupule de Van Hulle dura peu : « Cela disparaît avec l'amour, ou passe avec l'âge », conclut-il, vite rasséréné, sauvé de son émoi, exultant, tout à la joie de penser que Godelieve lui restait, plus chère et comme convalescente de cette crainte de la perdre qui l'affola une minute.

-- Surtout, recommanda Van Hulle, n'en parlez jamais à Godelieve -- ni à Barbe non plus. Que ce soit mort en nous ! Que ce soit toujours comme si je ne vous avais rien dit, comme si rien n'avait été...

Borluut ne fit pas attention davantage à la confidence. Toutes les jeunes filles ont ainsi des troubles de cœur sans durée pour ceux qui les approchent. Essais de bonheur, ébauches dans de l'argile avant la grande statue de l'amour qui occupe la vie et s'assoit sur le tombeau. D'ailleurs il était tout entier à Barbe. Il se sentait lié envers elle. D'avoir effleuré ses lèvres, un devoir éternel était né. Sa bouche lui semblait à présent une blessure vive, le point où ils s'étaient joints, où, durant une minute, ils n'avaient fait qu'un, et qui en restait comme saignant, douloureux d'un arrachement.

Il se réjouissait des choses qui s'étaient accomplies. L'obsession d'elle continua. Elle était belle vraiment, si excitante ! Un arôme fort de chair mûre, une fraîcheur comme du jus d'un fruit, lui persistait de sa bouche mangée et bue. Il aspirait à la reprendre, à la posséder toute, enfin...

Maintenant, il se rendait compte. C'est elle, et elle seule, qu'il désira de tout temps, quand un charme encore indéfini l'entraînait chez Van Hulle, auréolait les soirées du lundi, durant la grise semaine monotone, comme d'une attente de clair de lune. Il comprenait tout à fait, depuis la confidence reçue. Jamais il n'avait convoité Godelieve. Il avait, malgré lui, subi aussi un trouble d'elle parce que, secrètement, elle l'aimait et que l'amour influence, est un peu contagieux. Un instant, il s'était trouvé entre les deux sœurs comme entre deux fluides. Ceux-ci agissaient l'un et l'autre sur lui. À ce moment, il ne s'appartint pas. Quand Godelieve abdiqua, il redevint lui-même. Et c'est alors que sa volonté libérée avait choisi Barbe. Il l'aimait ! Il s'exalta à des effusions, à des contemplations, à ces premières rencontres des mains qui sont des attouchements, des endroits minimes où on se possède !

Le mariage était annoncé et prochain.

Joris venait fréquemment dans la demeure de l'antiquaire. Barbe était transfigurée par la joie.

Elle allait enfin changer de vie, être heureuse. Parfois, ils sortaient à deux. Joris la mena au Musée, revoir le grand triptyque de Memling, où est représentée sainte Barbe, sa patronne, parce que dans la main elle tenait une tour. N'était-ce pas l'allégorie d'eux-mêmes ? Souvent il y avait pensé, au commencement de leur amour. La tour, c'était lui, puisqu'il y vivait, puisqu'il en était la musique, c'est-à-dire la présence et la conscience. Tout cela Barbe allait le porter, l'assumer dans sa fine main, comme la sainte Barbe du triptyque soutient dans sa paume un petit clocher en or qui se fie à elle et se briserait si le caprice lui venait de changer son geste.

Joris s'extasia devant le tableau du vieux maître. Il regarda Barbe avec tendresse : « Ma tour est dans ta main, et mon cœur est dans la tour. »

Barbe souriait. Joris lui montra, sur les volets, les donateurs : ce vieux Guillaume Moreel, bourgmestre de Bruges, et son épouse devant Dieu, Barbe de Vlaenderberch, avec tous leurs enfants aux têtes inégales, les cinq fils et les onze filles, rangés, étagés, juxtaposés comme les tuiles sur un toit. Maison du Bonheur, faite avec des visages !

Exemple édifiant des anciennes familles en Flandre !

Borluut devint songeur, se rêva une lignée pareille, qui allait peut-être sortir d'eux, accroître la race.

Ainsi l'amour l'avait restitué à la vie. D'aimer Barbe, il aima moins la ville, et sa désuétude et son silence.

Même quand il monta à la tour, dorénavant, aux heures régulières du carillon, il n'éprouva plus la sensation ancienne de s'élever loin, plus haut, de quitter le monde et de se quitter lui-même, d'ascensionner au-dessus de la vie. Il emmenait la vie, sa vie, avec lui, au sommet... Il ne dérivait plus dans le ciel, avec les nuages... De la plate-forme crénelée du beffroi, il regardait la ville, s'intéressait aux passants, songeait à Barbe, évoquait son teint si mat, son arôme obsédant, sa bouche trop rouge surtout. Là-bas, les toits s'accumulaient, rouges aussi. Il comparait. Les tuiles fanées s'étiolaient en des roses d'ultime crépuscule, en des pourpres de vieille bannière.

Il y avait des rouges fiévreux et des rouges déteints ; des rouges de lumière caillée ; des rouges de rouille et de plaie ; mais tous figés, surannés, posthumes.

C'était comme un cimetière de rouges, au loin, par-dessus la ville grise. Alors Joris cherchait, croyait voir, tout au fond, le seul rouge vivant et en fête de la bouche de Barbe, le piment corrosif qui faisait pâles toutes les tuiles...

IX**

Un jour Borluut eut une grande nouvelle à annoncer à Bartholomeus, une bonne nouvelle et qui remplirait de joie le peintre. Un échevin était venu lui annoncer que le Conseil de la ville avait enfin voté une commande pour son ami, un travail important que celui-ci attendait depuis des années, c'est-à-dire la décoration de l'Hôtel de Ville, une vaste fresque à exécuter dans la salle des séances. C'était, pour lui, la réalisation d'un ancien rêve, l'utilisation des facultés de décorateur qu'il se sentait et souffrait de laisser sans emploi. Il pourrait ainsi libérer au long des murs les beaux cortèges captifs en lui.

Borluut s'achemina vers l'enclos du Béguinage, où Bartholomeus habitait. Ç'avait été un sentimental caprice du peintre de se fixer là, pour bien travailler, dans l'isolement et dans le silence. Le Béguinage de Bruges peu à peu périclitait... Déréliction lente ! Il n'y avait plus maintenant qu'une quinzaine de béguines, troupeau raréfié sans cesse, autour de la Grande-Dame. Elles n'occupaient que quelques-uns des couvents -- aux volets blancs et verts, aux façades couleur de la pluie -- sans qu'on pût distinguer lesquels, ni ceux qui étaient vides, à cause des vitres également miroitantes, et si discrètes, se bornant toutes à réfléchir les ormes du terre-plein, la chapelle d'en face, à être les fidèles miroirs de l'enclos.

Aussi les Hospices, à défaut de béguines, louaient les logis à des laïcs, à quelques vieillards. Bartholomeus avait eu l'idée d'installer là son atelier. C'était un vrai petit cloître que cette demeure aux murs couverts de lait de chaux. Il ne lui fallait guère de grande pièce, puisque, à défaut des travaux de décoration, introuvables jusqu'ici, il s'était résigné et confiné dans des tableaux de chevalet, des toiles intimes, qu'il élaborait lentement, harmonisait, perfectionnait à l'infini, pour la seule joie de l'œuvre. Nulle préoccupation de vente ou désir de plaire. Il avait un peu de rentes, de quoi vivre simplement, et s'en contentait. Ici le travail était fécond. Une lumière juste, une de ces vibrantes lumières du Nord -- où le soleil devient d'argent à travers on ne sait quelle gaze grise -- entrait par les fenêtres. Et tant de solitude, une atmosphère si muette ! Bartholomeus travaillait au bruit de quelques rares cantiques psalmodiés à Laudes par le ponctuel chœur de béguines. Il les surprenait, quand elles rentraient une à une dans leur maisonnette, de l'air dont une brebis rentre au bercail. Il avait étudié et fixé quelques-unes de leurs attitudes, leurs gestes frileux, leur marche gothique, les vols blancs, aux calmes envergures, de leurs cornettes, surtout les plis en tuyaux d'orgue de leurs robes noires. Il avait rêvé être le peintre des béguines, exécuta quelques tableaux inspirés par elles, accumula des dessins, des croquis sans nombre, toujours embusqué derrière ses vitres, les yeux à l'affût. Puis il s'était dépris, trouvant cet art encore trop matériel, trop lié uniquement à la forme à la pure plastique de la vie. Il chercha en lui, s'orienta ailleurs.

Aujourd'hui, la nouvelle de Borluut venait encore une fois bouleverser son idéal, bouleverser sa vie.

-- Eh bien ! tu es content ? demanda son ami, le voyant assez indifférent.

-- J'aurais été heureux, il y a quelques années, répondit le peintre. Maintenant, je songeais à d'autres formules.

-- Mais tu étais doué surtout, disais-tu, pour la fresque. Tu proclamais la décoration le mode suprême de la peinture.

-- Peut-être ; mais il y a de la peinture plus intéressante.

Alors Bartholomeus marcha vers les coins de l'ancien parloir de béguines, aux murs clairs, qui lui servait d'atelier ; il remua des toiles, des œuvres encadrées, qui toutes étaient retournées, choisit, hésita, puis en tira une, qu'il vint poser sur le chevalet.

-- Voilà ! dit-il. Quelques objets dans une lumière particulière ; c'est l'arrangement d'une fenêtre à un crépuscule d'octobre.

Borluut regarda, conquis peu à peu jusqu'à l'émotion. C'était autre chose que de la peinture, et plus. On oubliait les procédés qui, d'ailleurs, se combinaient tous : du fusain, avec des rehauts de couleur, une chimie savante de pastels, de crayons, de poussières et de hachures mystérieuses. Il faisait soir dans le tableau. C'était comme de l'ombre et du silence mis sous verre.

Bartholomeus reprit :

-- J'ai voulu montrer que ces objets sont sensibles, souffrent de la nuit qui vient, se pâment au dernier rayon. Celui-ci, d'ailleurs, vit aussi dans la chambre ; il souffre également ; il lutte contre l'obscurité. Voilà ! C'est la vie des choses, si vous voulez. On dirait, en français, une nature morte. Ce n'est pas cela que j'essaye de faire. Notre flamand dit mieux : la vie silencieuse.

Le peintre présenta une autre œuvre. C'était une figure, pas très grande, une femme hiératique, vêtue d'un costume sans âge qui avait autour d'elle une sveltesse de colonne, des épanouissements de chapiteau.

-- Ceci, dit Bartholomeus, est l'Architecture. Voilà ! Elle fait le geste de mesurer le ciel... C'est pour la tour qui va y monter et qu'elle médite.

-- C'est vraiment admirable, déclara Borluut, grave et exalté. Mais combien peu te comprendront, avec cet art-là !

-- Pourtant, je vais exécuter, dans ce sens, ma décoration pour la ville, dit Bartholomeus. Qu'importe, si on ne comprend pas ! L'essentiel est de faire beau. C'est d'abord, et surtout, pour moi que je travaille. Il faut que je m'approuve, que je me plaise à moi-même. Qu'est-ce que cela fait de plaire aux autres, si on se déplaît à soi ? Ce serait le cas d'un homme infâme qui passerait pour vertueux. En aurait-il moins ses remords ? Le principal pour le contentement intérieur est d'être en état de grâce. Il y a aussi l'état de grâce artistique. Car l'art n'est qu'une sorte de religion. Il faut l'aimer pour lui-même, pour l'ivresse et les consolations qu'il donne, parce que c'est le plus noble moyen d'oublier la vie et de vaincre la mort.

Borluut écoutait le peintre discourir, émotionné par sa voix ample, calme, comme si elle avait parlé d'au-delà des temps. Sa barbe noire s'effilait en buisson raide ; maigre et pâle, il offrait un de ces profils brûlés de fièvre d'un moine en adoration. Tout autour, son atelier, parloir de béguines, avait vraiment l'air d'une cellule. Aucun luxe : sur les murs, rien que quelques morceaux de vieilles chasubles, des bouts d'étoles, par goût des tons fanés, et aussi pour se suggérer des cathédrales âgées, des processions abolies ; puis des reproductions de ces Primitifs flamands, méticuleux et visionnaires, qui étaient ses maîtres ; les retables, les triptyques, de Van Eyck et de Memling, ne figurant que des Annonciations, des Adorations, des Vierges, des Enfants Jésus, des Anges aux ailes d'arc-en-ciel, des Saintes qui jouent de l'orgue ou du psaltérion. Et à cause de ces anciennes soies liturgiques, de ces images mystiques, s'augmentait autour de Bartholomeus cette impression de cellule et d'un art-religion.

-- D'ailleurs, conclut Bartholomeus, j'ai toujours compris l'artiste ainsi, une sorte de prêtre, un prêtre de l'idéal, qui doit aussi faire vœu de pauvreté, de chasteté...

Il ajouta en souriant : « Ne suis-je pas resté célibataire ? »

-- Tu as bien fait, déclara Borluut, qui était devenu tout à coup soucieux.

-- Comment ! tu m'approuves, toi, et tu viens de te marier ?

-- Oui et non.

-- Tu n'es donc pas heureux ?

-- On n'est jamais heureux comme on l'avait cru.

-- C'est-à-dire que tu avais imaginé Barbe un ange et que c'est une femme. Toutes sont plus ou moins fantasques, emportées. Barbe surtout doit l'être. C'est une Espagnole, n'est-ce pas, le reste du vieux sang de la conquête, catholique et violente, avec un esprit de domination, d'inquisition, une certaine volupté à faire souffrir ?... Tu ne l'avais pas soupçonné, toi ? C'était évident, pourtant ; car, même avec son père, si débonnaire, elle ne parvenait pas à s'entendre. Comment regardes-tu donc ? Tu ne vois pas clair dans la vie, alors ? Un moment, j'avais songé à te mettre en garde, mais tu l'aimais déjà...

-- Oui, je l'aimais, et je l'aime encore, fit Borluut ; je l'aime d'une façon étrange, comme il est seulement possible d'aimer ces femmes-là. C'est très difficile à analyser, et très variable. Elle-même est si changeante ! Des élans, des abandons délicieux, une câlinerie de tout un être qui cède, s'enlace, des mots comme des fleurs, une bouche en fête... Puis, pour un rien, une parole mal interprétée, un retard, une remarque bénigne, l'agacement d'un geste, c'est la débâcle. Tout se brouille, visage et idées ; les nerfs se bandent, décochent des mots bêtes, cruels, inconscients peut-être.

Borluut s'arrêta, tout à coup confus, étonné de l'aveu et d'en avoir trop dit. Le matin, il avait eu une nouvelle scène avec Barbe, plus vive que précédemment, et qui l'avait rempli de soucis pour l'avenir. C'était si tôt après leur mariage. Mais peut-être venait-il d'exagérer ? Il avait parlé sous l'influence de l'impression toute récente. En somme, les alertes furent rares, quelques journées de pluie dans les trois mois de vie commune. C'était inévitable, sans doute, et la loi de nature elle-même. Borluut se réconfortait, repris à Barbe, à sa beauté sombre, à sa bouche chère. Il s'était trop plaint d'elle. C'est la faute de Bartholomeus qui l'avait entraîné sur cette pente. D'ailleurs, le peintre s'était toujours montré hostile à Barbe. Peut-être l'avait-elle dédaigné jadis ? Qui sait s'il ne s'était pas un jour amolli et féru d'elle ? Un ressentiment l'égarait. Borluut s'irrita à présent de la façon dont il avait analysé Barbe, le fit son complice pour en médire. Il lui en voulut de la confidence faite, et qui avait été comme subtilisée. Il s'en voulut à lui-même.

Aussi, en s'en retournant vers sa demeure du Dyver, longeant les quais, devant les eaux pacifiques, Borluut sentit s'accroître le regret, le petit remords de ses ennuis divulgués, à voir les nobles cygnes, neige hermétique, qui, captifs des canaux, en proie à la pluie, à la tristesse des cloches, à l'ombre des pignons, ont la pudeur du silence et ne se plaignent, avec une voix presque humaine, que quand ils vont mourir...

X**

Van Hulle, après le mariage de Barbe, avait cessé d'être antiquaire. Il se débarrassa de ses meubles anciens, de ses vieux bibelots, gardant les plus précieux pour lui-même et sa demeure. Il estimait qu'il avait des rentes suffisantes pour s'éviter le dérangement des amateurs, des étrangers de passage, qui entraient chez lui, regardaient, maniaient quelques objets avec ce plaisir du bout des doigts, cette petite volupté des mains de collectionneurs qui sont des tactiles -- et, le plus souvent, sortaient sans rien acheter. Quant à lui, il vieillissait et voulait être tranquille, tout au plus recevoir encore, le lundi soir, Borluut, Bartholomeus et les autres, par une ancienne habitude, car il ne s'intéressait plus à la Cause flamande qu'il jugeait dénaturée et en proie aux politiciens.

Et puis, en secret, il s'était surtout décidé à la retraite pour appartenir tout à son idée fixe, à sa collection qui s'augmentait, se compliquait. Ce n'était plus seulement d'avoir de belles pendules ou des horloges rares que Van Hulle s'inquiétait. Il s'était mis à les aimer autrement que comme des natures mortes. Certes leur aspect extérieur importait, leur architecture, leur mécanisme, leur valeur d'art. Mais, s'il en avait tant rassemblé, c'est avec un autre souci encore, et pour répondre à son étrange préoccupation de l'heure exacte. Il ne lui suffisait pas qu'elles fussent intéressantes. Il s'ennuyait de la différence d'heure qu'elles marquaient. Surtout au moment des sonneries. L'une, très vieille, était détraquée, s'embrouillait dans ce compte de la fuite du temps qu'elle répétait depuis si longtemps. D'autres se trouvaient en retard, petites pendules Empire aux voix d'enfants presque, comme de pendules pas encore adultes. En somme, les pendules et les horloges étaient toujours en désaccord. Elles avaient l'air de courir l'une après l'autre, de s'appeler, de s'être perdues, de se chercher à tous les carrefours variables de l'heure.

Van Hulle était contrarié de ne jamais les voir à l'unisson. Quand on vit ensemble, n'est-il pas meilleur qu'on se ressemble ? Il aurait aimé les voir toutes aller de même, c'est-à-dire penser de même, penser comme lui, marquer, sans plus dévier, une heure homogène dont il leur aurait donné le signal. Mais cet accord était un miracle qui jusqu'ici lui avait paru impossible.

Autant vouloir que tous les galets de la mer, venus des coins opposés de l'horizon et roulés par tant de marées inégales, soient d'un identique volume. Pourtant il essaya. Il s'était fait initier par un horloger, connaissait maintenant les roues, les ressorts, les dents, les clous de diamant, les subtils engrenages, les chaînes, les circuits, tous les nerfs, les muscles, l'anatomie entière de cette bête d'acier et d'or dont le pouls égal marque la vie du temps. Il avait acheté les outils nécessaires, des limes, de fines scies, de minuscules instruments, pour démonter, polir, arranger, corriger, guérir les délicats organismes, si impressionnables. À force d'observation, de patience, de minutie, retardant celle-ci, avançant celle-là, secourant chacune dans le sens de sa faiblesse, peut-être arriverait-il un jour à ce qui était son rêve obsédant, son idée fixe devenue plus précise et maintenant formulée : les voir enfin toutes à l'unisson ; les entendre, ne fût-ce qu'une fois, sonner l'heure en même temps, tandis que l'heure pareille sonnerait au beffroi. Atteindre cet idéal d'avoir unifié l'heure !

La manie de Van Hulle persista. Il ne se décourageait point. Il passait de longues journées dans son Musée d'horloges, tâchant de mettre au même point les cadrans, tout au rêve de l'heure identique, tout au plaisir de ses amusants travaux d'horlogerie. Devant son établi, un verre grossissant dans l'arcade sourcilière, il découvrait le fonctionnement des ressorts, les petites maladies des rouages, les bacilles des fines poussières. Et c'était passionnant pour lui comme des recherches de laboratoire.

Joie d'une idée fixe ! Contentement d'une vie qu'un idéal quelconque absorbe ! Doux piège où descend l'Infini, comme le soleil dans le morceau de miroir que tient la main d'un enfant...

Paix et silence de la demeure qu'un rêve unique emplit ! Van Hulle était heureux, surtout depuis le départ de Barbe, dont les humeurs et les querelles troublaient et déchiraient de cris aigres cette solitude où l'on n'entendait que le cœur régulier des horloges.

Le cœur de Godelieve aussi ; mais il était si calme ! Et si à l'unisson, songeait Van Hulle, avec le sien ! C'est même ce qui l'avait inconsciemment conduit à rêver l'accord des horloges. N'est-ce pas réalisable pour des rouages mécaniques et la vie passive des choses, puisqu'il avait accompli, avec Godelieve, l'accord plus compliqué et mystérieux de deux êtres ?

Même leurs occupations semblaient parallèles. Tandis que lui maniait les fils mystérieux de l'heure, tous les fils d'or intérieurs des horloges, Godelieve, casanière de plus en plus, combinait les fils blancs, non moins ténus et enchevêtrés, de son carreau de dentellière.

Il s'agissait aussi de les unifier, de ramener les fils innombrables à un ensemble strict : le voile de dentelle que, très pieuse maintenant, elle promit à la Madone, enclose dans une armoire de verre, au coin de la rue où ils habitent... Il serait long à finir, mais elle avait le temps, dans son existence vide et un peu d'une vieille fille déjà. Elle accumulait au fur et à mesure : une fleur, des rosaces, un emblème -- fragments épars du voile dédié. N'était-ce pas comme une collection, aussi, de dessins successifs, avant l'aboutissement du voile total ?

Ressemblance ! Identité ! Vie à deux, où l'un était l'autre, ensemble et tour à tour ! L'un disait ce que l'autre pensait. L'un regardait avec les yeux de l'autre. Ils se comprenaient sans se parler. De vivre toujours à deux, ils furent comme des miroirs face à face, qui reflètent les objets l'un dans l'autre. Van Hulle aimait Godelieve d'une affection jalouse. Naguère il souffrit dans son cœur et presque dans sa chair, à la pensée qu'un homme aurait pu l'aimer, l'embrasser. Mais il la chérissait surtout comme la conscience de lui-même, la preuve de sa propre existence. Il lui semblait que, sans elle, il serait un mort.

XI**

Au-dessus de la vie ! Borluut retrouva l'ancienne sensation en montant au beffroi ce jour-là, à l'heure du carillon. Il venait encore d'avoir à subir de nouvelles scènes avec Barbe, pour des vétilles, un emportement brusque, un branle-bas instantané de tous ses nerfs où le visage entier se décomposait. Seule la bouche trop rouge surnageait, plus rouge dans cette colère blanche. Et il en sortait des mots durs, pressés, absurdes, mais qui l'assaillaient comme des cailloux. Chaque fois Borluut demeurait terrifié, le cœur en suspens, devant ce déchaînement qui pouvait d'une minute à l'autre, il le sentait, aboutir au pire... Et il sortait de ces alertes, désemparé, même physiquement las, comme s'il avait lutté contre un élément, contre le vent dans l'obscurité.

Maintenant, en montant dans la tour, puisque c'était son jour réglementaire de carillon, il lui sembla s'éloigner à mesure de ses peines, quitter sa vie. Les événements de la matinée furent tout de suite si loin ! L'espace met le même recul que le temps. Chaque marche de l'escalier obscur créait la distance d'une année. À chacun de ses pas, il délaissa un peu plus son chagrin, immobile comme sa demeure, et diminué avec elle dans l'éloignement, dans la masse déjà confuse de la ville.

Au-dessus de la vie ! Oui, vraiment ! Quelle importance avait à présent sa maison, si minime déjà au bord du Dyver, entraperçue derrière les arbres, mettant un pâle reflet dans le canal, qu'on ne distinguait plus. Barbe aussi faisait une ombre si courte, là-bas, dans la vie. Tout cela était mesquin et vain. Il se vida peu à peu de ses souvenirs, tout le bagage humain qui entravait son ascension.

L'air du haut lieu souffla bientôt par les meurtrières, les fentes de la maçonnerie, les baies ouvertes, où le vent affluait comme l'eau aux arches d'un pont. Borluut se sentit rafraîchi, ventilé par cette large brise qui venait des plages du ciel. Il lui sembla qu'elle balayait en lui des feuilles mortes. Des chemins nouveaux lui apparurent dans son âme, qui s'en allaient ailleurs. Il se découvrit de fraîches clairières. Enfin il s'atteignait lui-même.

Oubli de tout, pour la prise de possession de soi ! Il se retrouvait comme le premier homme au premier jour, à qui rien n'est arrivé. Délice de la métamorphose ! Il la devait à la haute tour, au sommet atteint où la plate-forme crénelée s'offrait, reposoir de l'infini !

De cette hauteur, on ne voyait plus la vie, on ne la comprenait plus ! Oui ! un vertige chaque fois le prenait, un désir de perdre pied, de s'élancer, mais pas vers la terre, vers le gouffre, aux spirales de clochers et de toitures, que la ville approfondissait en dessous. C'est le gouffre d'en haut dont il se sentait l'attirance.

Égarement grandissant !

Tout se brouillait dans ses yeux, dans sa tête, à cause du vent violent, de l'espace illimité et sans relais, des nuages trop approchés et qui pour longtemps continuaient leur voyage en lui. Le délice de hanter les sommets s'expie.

Borluut en eut vaguement conscience tout de suite. Déjà la remarque de Bartholomeus, le jour où il eut le tort de lui faire des confidences sur Barbe, l'avait averti et inquiété sur son cas : « Tu ne vois donc pas clair dans la vie ? »

Aujourd'hui les paroles du peintre lui revinrent, l'obsédèrent comme un appel, comme un remords : Non ! il n'avait pas vu clair ; et c'est pour cela qu'il était triste et malheureux à jamais. Non ! il ne voyait pas clair dans la vie. Il ne devinait rien, ne soupçonnait personne, regardait sans voir, incapable de diagnostiquer, de doser ses paroles, d'ausculter les passants. Borluut songea que c'était la faute de la tour. Chaque fois, quand il en redescendait, rentrait dans la ville, il demeurait épars, la vue et les idées troubles.

C'était comme s'il avait vu la vie du point de vue de l'Éternité. Il continuait à la voir ainsi. Toutes ses misères provinrent de là. Un autre aurait deviné, pénétré le sombre caractère de Barbe, son état maladif, hasard de nerfs auquel pour toujours sa vie était suspendue. Et maintenant encore, un autre s'arrangerait, trouverait le moyen d'en imposer, le ton à prendre, les mots qui apaisent, le regard qui dompte ou calme. Un plus avisé, un plus clairvoyant, s'orienterait dans ce dédale de nerfs.

Lui demeurait désemparé, effaré, malhabile, au surplus, ne sachant que souffrir intérieurement, pleurer sur lui-même, s'en aller seul à la dérive. Du moins, il avait le recours de la tour, où, parmi ses grands désarrois, il ne manquait jamais de monter. C'était son refuge immédiat, l'oubli prompt ; et il courait au sommet porter son cœur en sang, l'y laver dans l'air salubre comme dans la mer.

Ainsi, la tour était à la fois le mal et le remède. Elle le rendait inapte à vivre et elle le guérissait de vivre.

Aujourd'hui, encore une fois, Borluut se sentit tout de suite pacifié, convalescent de la peine récente. La solitude avait des baumes ; les nuées plus proches s'effilaient en charpie.

Arrivé au sommet, il vit la ville, à ses pieds, toute reposée, si quiète. Ah ! quelle leçon de calme ! Il eut honte, devant elle, de son existence agitée. Il abdiqua son misérable amour pour l'amour de la ville. Celui-ci l'envahit de nouveau, le ressaisit tout entier, ainsi qu'aux premiers jours de la propagande flamande. Comme Bruges était toujours belle, vue ainsi de là-haut, avec ses clochers, ses pinacles, ses pignons, dont les gradins sont aussi des marches pour ascensionner dans le rêve, remonter aux beaux temps d'autrefois ! Entre les toits, des canaux éventés de verdures, des rues tranquilles où quelques femmes en mantes cheminent, oscillent comme des cloches de silence. Paix léthargique ! Douceur du renoncement ! Reine en exil et veuve de l'Histoire, qui ne désirait plus, au fond, que sculpter son propre tombeau ! Borluut y avait contribué. Il reprit joie et orgueil, en y pensant ; il chercha, calcula parmi l'amas immémorial de la ville, les antiques demeures, les façades rares auxquelles il rendit pour ainsi dire un visage. Sans lui, la ville serait en ruine, ou répudiée pour une ville jeune.

Il l'avait sauvée par ses restaurations savantes. Ainsi mise au point, elle ne disparaîtrait plus, elle pouvait traverser les siècles. C'est lui qui avait fait ce miracle dont peu se doutaient, même et surtout cette Barbe qui, étant sa femme, aurait dû s'enorgueillir de lui, et l'accablait, par minutes, de si dure et méprisante façon.

Il était un grand artiste, après tout, dans son art : il avait réalisé là une œuvre anonyme et sans gloire mais admirable, si on avait compris. Il fut l'embaumeur de cette ville. Morte, elle se fût décomposée, désagrégée. Il l'avait faite momie, dans les bandelettes de ses eaux inertes, de ses régulières fumées ; avec des dorures, aux façades, de la polychromie, comme de l'or et des onguents aux ongles, à la denture ; et le lis de Memling en travers du cadavre, comme l'ancien lotus sur les vierges d'Égypte.

C'est grâce à lui que Bruges était ainsi triomphante, et belle de sa mort parée. Telle, elle serait éternelle, non moins que les momies elles-mêmes, d'une éternité funéraire qui n'a plus rien de triste, puisque la mort y est devenue œuvre d'art.

Borluut s'exalta ; il plana dans son rêve solitaire. Qu'est-ce que les mécomptes d'amour, les caprices d'une femme, les chagrins que tout à l'heure encore il traînait avec lui, en montant dans la tour ?

-- Tout cela, se dit-il, ne vaut pas la peine...

Il songea qu'il ne fallait pas faire attention à ces choses futiles et temporaires, quand on a entrepris une œuvre comme la sienne, encore à parfaire, mais dont l'avenir parlerait.

L'orgueil l'enivra de son vin rouge. Il se vit grand, dominant la ville, comme si la tour était son juste socle.

À ce moment, l'heure fixée pour le carillon venait de sonner. Borluut s'assit devant le clavier, ébranla les pédales. Aussitôt, la tour chanta. Elle chanta la joie, la fierté de Borluut qui s'était reconquis. Dans le simple roseau, le berger primitif, le premier musicien raconta son bonheur d'aimer, sa peine d'être trahi, son ivresse de vivre, ses deuils, sa peur de l'ombre que les doigts, levés sur les trous, tempéraient d'un peu de lumière insinuée. Dans la flûte de pierre du haut beffroi, ainsi s'interprétait lui-même. Confidence formidable ! Toute son âme était ébruitée. Par l'air qu'il jouait, on pouvait savoir s'il faisait jour ou nuit dans son âme.

Cette fois, ce furent des chants de renouveau, tout un éveil de forêt, un friselis de feuilles après la pluie, le cor et la chasse dans l'aube. Les cloches bondirent, courant l'une après l'autre, s'agglomérant, s'éparpillant, meute nerveuse et multicolore... Borluut, allègre, dominait leur bruit, les mains frémissantes, comme s'il y avait une odeur de proie dans le vent. Il rêva des butins, la conquête de l'avenir ; il se sentit fort et triomphant, et, tandis qu'il plaquait ses mains au clavier, ce fut d'un air de dompteur et comme s'il forçait les dents d'une bête vaincue.

Borluut se retrouva consolé, viril, en allé si loin de sa peine et de lui-même, si changé déjà ! Il se semblait être en voyage, parti après un chagrin ou un désastre qui s'effaçait, s'abolissait en lui. Par minutes, le souvenir renaissait, la pensée qu'il faudrait rentrer dans la maison où il avait souffert. Ah ! si le voyage pouvait durer toujours, et l'oubli avec lui ! Le carillonneur, ces jours-là, même après le jeu des cloches, demeurait longtemps encore dans la tour. Aujourd'hui il s'attarda, arpenta les plates-formes, rêvassa dans la chambre de verre, que les campagnes décoraient de lointaines tapisseries, déambula dans les salles, les dortoirs de cloches. Bonnes cloches fidèles, dociles à l'appel. Il les caressa, les nomma par leur nom. C'étaient des amies, les consolatrices sûres. On leur avait confié sans doute des tristesses, des désenchantements, pires que les siens. Elles furent toujours de bon réconfort, de bon conseil, sachant la vie. Ah ! qu'il était bon de rester près d'elles ! Borluut avait presque oublié le présent ; il était le contemporain des cloches, et le mal dont il avait souffert était arrivé il y a très longtemps, il y a des siècles peut-être...

Mais on ne s'évade jamais tout à fait de soi-même. Après les mirages au fil du songe et du mensonge, la réalité reparaît, et le moindre hasard suffit à la restituer tout entière. C'est le réveil navré, la douleur plus grande -- après le sommeil où on avait revu, vivant, le mort de la veille -- de retrouver, à l'aube, le cadavre irrémédiable, le lit paré, le buis trempant dans l'eau et les cierges qui brûlent.

Borluut aussi avait abjuré tout souvenir, s'apparaissait victorieux, libre, calme comme les cloches et séculaire, eût-on dit, comme elles, quand, en les visitant et les écoutant, il se retrouva devant la cloche de Luxure, pleine de péchés, et qui, à l'origine, l'excita, l'induisit en pensées de volupté, lui suscita la curiosité et l'amour de Barbe. Cette cloche l'avait tenté, contribua à cette passion qui aboutissait si mal. Du coup, ce fut une reprise de la vie, un rappel d'humanité dans l'au-delà où il échappait, se transfigurait, vivait déjà d'Éternité. Maintenant, la cloche trop humaine rompait le charme d'oubli. Il redevint lui-même. Il se retrouva en présence de Barbe. Elle était dans sa vie comme la cloche est dans la tour. Cette robe de bronze, dure et pourtant affolante, était la sienne. Toute la sensualité, l'ivresse charnelle y montait, s'enroulait en gestes équivoques, en baisers inapaisés. Il y avait des femmes sans fin possédées dans le métal de la cloche. Barbe de même lui résumait toutes les femmes. Leurs attitudes multipliées dans ces lascifs bas-reliefs, elle les assumait à elle seule. Perpétuel émerveillement de son désir ! Devant la cloche de Luxure, Borluut comprit qu'il avait cru en vain s'affranchir. La vie le ressaisissait jusqu'au sommet de la tour. Barbe était là, présente et déjà pardonnée. Il sentit qu'il la désirait toujours. C'est à cause de la cloche obscène. Dès l'origine, elle fut la complice de Barbe. Quand il vit la cloche la première fois, il avait pensé tout de suite à Barbe. Il se pencha au bord, regardant, comme on regarderait sous une robe. Il s'était mis à imaginer sa chair, le nu qu'on pourrait entrevoir.

Aujourd'hui la cloche de Luxure recommençait l'emprise. C'était Barbe elle-même en robe de bronze, qui avait monté au beffroi, s'était glissée auprès de lui, le tentait, déjà oublieuse elle-même -- si pas repentante -- des scènes récentes et des blessures d'âme qu'elle avait faites.

N'importe ! Elle rapportait le souvenir des soirs meilleurs, par les images qu'elle offrait sur sa robe ; elle évoquait le couple pâmé qu'ils avaient été et que le bronze copia...

Borluut sentit qu'il était encore en proie à elle. En vain il s'était cru au-dessus de la vie. En vain il se jugeait affranchi, libre enfin et seul. Barbe l'avait suivi, épié, et, en ce moment elle le tentait, le vainquait encore une fois. Barbe était dans la tour, habillée de la cloche. Borluut ne pouvait donc pas l'oublier, oublier la vie.

Et morne, inquiet, il redescendit les marches de l'escalier obscur, où l'écho de son pas donna l'illusion d'un autre pas, voisin et plus léger, comme si la cloche l'accompagnait, comme si Barbe était venue le reprendre et le ramenait maintenant dans la réalité triste.

XII**

Les réunions du lundi soir chez l'antiquaire continuaient, mais comme une vieille habitude, déjà machinale. Les années avaient refroidi l'enthousiasme premier. Où est le temps des paroles enflammées, des projets séditieux ? Ils rêvaient une Flandre quasi autonome, avec un comte local, avec des chartes et des privilèges comme autrefois. Au besoin, ils se seraient affirmés séparatistes. C'est pourquoi ils avaient l'air de conspirateurs, se réunissaient comme s'ils étaient chaque fois à la veille d'une prise d'armes, brandissant les mots comme des épées. Le premier effort avait été d'imposer la langue flamande en Flandre, partout, dans les assemblées, en justice, dans les écoles, et pour tous les papiers, actes notariés, documents publics, état civil, c'est-à-dire d'en faire la langue officielle, au lieu et place du français, enfin proscrit, chassé de la ville, comme déjà au temps de ces fameuses Matines de Bruges où furent égorgés aux portes tous ceux qui prononcèrent avec un accent étranger le difficile mot d'ordre : « Schild en vriend. »

C'est Van Hulle qui avait été l'initiateur de cette remise en honneur de la langue ancestrale, comme moyen de nationalisation. Il avait provoqué des congrès et un vaste pétitionnement. Il fut vraiment le premier apôtre de la Cause, à laquelle s'étaient ralliés dans la suite les Borluut, les Farazyn, les Bartholomeus. Aujourd'hui, l'entrain faiblissait. Aucun des espoirs n'avait abouti, sauf en ce qui concerne l'emploi de la langue. Et maintenant qu'ils avaient obtenu gain de cause sur ce point, ils constataient que rien d'important n'en avait résulté pour Bruges, et que c'était tout au plus comme si on avait changé de cercueil une morte.

Tous jugeaient déjà qu'ils avaient été dupes d'un beau rêve illusoire. On voit souvent, dans les villes grises du Nord, derrière l'écran des vitres, quelques personnes groupées autour de la maigre flamme d'un réchaud où bout la théière. Ainsi ils se réunissaient, le lundi soir, autour de leur projet, devenu aussi une flamme qui vivote avec peine.

Chacun avait arrangé sa propre vie. L'antiquaire, vieilli, désabusé, ne songeait plus à la patrie, tout recroquevillé sur lui-même, accaparé par son Musée d'horloges qui lui suffisait. Bartholomeus se confinait dans son culte mystique de l'art, un peu pareil aux Béguines parmi lesquelles il travaillait, surtout qu'à présent il était pris tout entier par la vaste œuvre de la décoration commandée, cette fresque qui couvrirait tout une salle de l'Hôtel de Ville et qui pouvait lui valoir la gloire.

Seuls Borluut et Farazyn s'obstinaient encore dans l'ancien idéal. Mais Borluut concevait surtout cet idéal dans le sens de la Beauté. Il avait continué à parer la ville, à sauver les vieilles pierres, les façades rares, les riches vestiges. La restauration de la Gruuthuus, qu'il espérait devoir être son chef-d'œuvre, avançait. Ce serait un trésor de pierre, un écrin unique.

Quant à Farazyn, il poursuivait ce rêve d'une renaissance de Bruges, mais dans le sens de la Vie et par l'action. Un lundi soir, il apporta une nouvelle idée.

Avant son arrivée, la conversation chez le vieil antiquaire languissait, se traînait de bouche en bouche, tombait en route dans de grands trous de silence, où on n'entendait que les fuseaux à dentelle de Godelieve, toujours présente pour remplir de bière blonde les pintes de grès. Farazyn arriva, exalté, loquace :

-- Oui ! nous allons fonder une Ligue. Un projet superbe ! C'est la résurrection et la fortune de Bruges. Et nous avons trouvé un titre qui dit tout, sonne comme un clairon : « Bruges-Port-de-Mer ! »

Alors Farazyn développa son plan. Comment n'y avait-on pas songé plus tôt ? Bruges fut puissante quand elle était jointe à la mer. Le Zwyn s'ensabla : la mer se retira. Alors ce fut la ruine et la mort. Mais on ne s'est pas avisé que, maintenant encore, elle n'est distante que de quatre lieues. Les ingénieurs modernes font des miracles. C'est un jeu pour eux de renouveler la communication. On creusera un canal de navigation, des bassins vastes, d'autant plus que, même au XVe siècle, la mer n'arrivait pas jusqu'à Bruges, mais à Damme seulement, puis à l'Écluse. Il exista toujours un canal. Qu'on en rétablisse un, et c'est la ville redevenue un port, par conséquent vivante, fréquentée, riche.

Les autres écoutaient, l'air indifférent, un peu incrédules.

Le vieux Van Hulle, comme s'il sortait d'une rêverie, objecta :

-- Port de mer ? Toutes les villes aujourd'hui ont cette manie.

-- Soit, répondit Farazyn, mais Bruges, du moins, est encore voisine de la mer et fut déjà un port.

Borluut intervint et, dans sa voix, on sentit une petite impatience. Il interrogea :

-- Croyez-vous qu'on recommence un port ou qu'on recommence n'importe quoi ? En histoire, comme en art, l'archaïsme est absurde.

Farazyn ne se laissa pas entamer :

-- Les plans sont déjà déposés. Des combinaisons de financiers sont promises. Et l'État interviendra. Nous réussirons.

-- J'en doute, fit Borluut. Mais, en attendant, vous aurez abîmé la ville, détruit, pour vos installations vaines, ce qui reste de vieux quartiers, de précieuses façades. Ah ! si Bruges comprenait sa vocation !

Borluut esquissa alors cette vocation, telle qu'il la concevait. Mais est-ce que la ville elle-même ne la comprend pas ? Les eaux mortes ont bien renoncé ; les tours allongent assez d'ombre ; les habitants sont suffisamment taciturnes et casaniers.

Il n'y avait qu'à continuer dans ce sens, restaurer les palais et les demeures, isoler les clochers, parer les églises, compliquer la mysticité, agrandir les musées.

-- Voilà la vérité, intervint Bartholomeus, qui sortait toujours de sa froideur en brusques élans. On aurait dit, chaque fois, un jet d'eau d'hiver qui dégèle et soudain vibre, jaillit en long essor.

-- Oui ! Borluut a raison, dit-il. L'art est dans l'air, ici. Il règne sur les vieilles maisons. Il faut le multiplier, recréer les Chambres de Rhétorique, accumuler les spectacles, les ommegancks, les tableaux. Ainsi nos Primitifs flamands, par exemple, c'est ici seulement qu'il faudrait les voir. On ne les comprend bien qu'à Bruges. Imaginez la ville rassemblant son or et son effort pour arriver à acquérir tous les Van Eycks et les Memlings qui sont dans le pays. Voilà un emploi de fonds, Farazyn, si vous en recueillez. Ce sera autrement beau que de creuser un canal et des bassins, remuer de la terre et des pierres. C'est-à-dire que nous posséderions cette divine Adoration de l'Agneau, où les anges sont vêtus de nuées, où il y a, dans l'herbe de l'avant-plan, des fleurettes qui sont un inouï jardin de pierreries ; que nous aurions aussi cet Adam, et surtout cette Ève, que le vieux maître, par un prodige de génie, peignit nue et enceinte, vraiment mère du genre humain. Quel trésor ce serait pour Bruges, unique au monde ! C'est cela qui la ferait belle et parée, et répandrait dans tout l'univers la curiosité d'elle. Voyez déjà ce que le petit musée de l'Hôpital et la châsse de Sainte Ursule attirent, à eux seuls, d'étrangers.

Farazyn, que l'accueil froid et la contradiction rencontrés par son projet avaient contrarié, ne répondit plus rien.

Les autres tombèrent à un silence d'intimité, où ils se sentaient d'accord, rêvant pour Bruges la même destinée : les âmes pieuses vont parfois faire une retraite dans les couvents ; ce serait ici, pour les âmes artistes de partout, une retraite laïque, avec la prédication des cloches et l'exposition des reliques d'un grand passé.

À la suite de cette soirée chez l'antiquaire et du projet : Bruges-Port-de-Mer, annoncé par Farazyn, Borluut eut le désir d'étudier, de savoir en détail comment Bruges fut abandonnée par la mer. Trahison brusque ! Ç'avait été comme un grand amour qui se retire. Et la ville en était restée triste à jamais, comme veuve.

Il compulsa les archives, de vieilles cartes, celle de Marc Gérard et d'autres qui indiquent l'ancien canal de communication ; mais les précédentes manquaient, celles où on aurait vu la mer du Nord proche de la ville, c'est-à-dire à Damme, que baignait la marée. Celle-ci, plus tard, n'arriva plus qu'à L'Écluse ; puis il y eut des ensablements successifs, un recul de la mer, si bien que L'Écluse à son tour resta assise au milieu des terres, répudiée. Très rapidement, en moins d'un siècle, ce déplacement de marée fut complet. Toute la partie appelée le Zwyn, et qui était naguère un bras de mer s'avançant en Flandre, se combla au fur et à mesure. On en pouvait voir le lit, un vaste corridor de sable, qui part de la côte où désormais la mer s'arrête.

Un jour, Borluut alla visiter cette embouchure morte.

Tout était intact, conservait la forme d'autrefois, comme les fosses fermées, dans les cimetières de campagne, gardent la forme du cadavre... Même les dunes s'évasent de chaque côté, cessent de faire face à la mer, se rangent en courbes parallèles comme les berges survivantes d'un cours d'eau aboli. La largeur est immense et certifie encore ce que fut ce bras de mer où les mille sept cents navires de la flotte de Philippe-Auguste évoluaient. Par là, les fins voiliers, les goélettes, les carènes aux poupes peintes, entraient avec la marée, portaient vers la ville les laines d'Angleterre, les pelleteries de Hongrie, les vins de France, les soies et les parfums d'Orient.

L'endroit naguère était prospère et fameux dans tout l'univers. Borluut se ressouvint que Dante lui-même le cita en son Enfer :

Quali i Fiamminghi tra Cazzante e Bruggia,

Temendo 'l flotto che inver lor s'avventa,

Fanno lo schermo, perche 'l mar si fuggia.

(Tels les Flamands entre Cadzand et Bruges, craignant le flot qui s'avance vers eux, élèvent une digue pour échapper aux assauts de la mer.)

C'est au chant XVe où il décrit les sables du septième cercle qu'environne le ruisseau des larmes.

Borluut songea que les canaux des villes d'ici, trahies par la mer, étaient aussi des ruisseaux de larmes, non seulement à Bruges, mais à Damme, mais à L'Écluse qu'il traversa le matin pour arriver, pauvre petite ville morte, où il avait vu un seul bateau dans le bassin, et qui s'illusionne ainsi par un simulacre de port. Quant aux sables du Dante, il les retrouvait également, dans les dunes accumulées. Paysage austère ! Borluut était seul, rien qu'avec du ciel et de l'eau. Nul pas, autre que le sien, n'avait marqué dans cette immense étendue, ce désert blanc qu'était aujourd'hui l'ancien avant-port de Bruges.

Le lieu était d'une désolation infinie, à cause surtout de ces dunes, chaîne de collines inanimées, d'un sable si fin, comme filtré dans le sablier des siècles. Quelques-unes étaient vêtues d'une maigre toison d'herbe, d'un pelage vert et débile qui sans cesse tremblote, comme dans la crainte de la tonte. Pourtant Borluut goûta leur mélancolie. Il avait ces yeux du Nord qui aiment à refléter des choses déjà immobiles. Et, surtout, il vit son image en elles : grand tourment apaisé, tumulte du cœur qui s'est résigné à de sévères lignes monotones.

Il prit conseil de ce grand calme, éprouva mieux la vanité de la vie et de lui-même et de ses peines, devant ces dunes bossuées s'alignant comme d'énormes tombeaux, les tombeaux des villes tuées par l'oubli de la mer. Celle-ci, tout à côté, s'illimitait, cette tragique mer, variable de couleurs comme d'humeurs.

Souvent Borluut l'avait présumée, entr'aperçue, du haut du beffroi de Bruges, quand il y rêvassait, après l'heure du carillon. On ne la distinguait pas précisément, à cause de la brume sans cesse tissée dans l'air, cette gaze grise qui flotte et dont les clochers seuls se dévêtent. Pourtant, au déclin du soleil, on la devinait, au loin, à cause de quelque chose qui se mettait à vibrer, à miroiter au bas du ciel...

Maintenant Borluut la voyait, de près. Et jusqu'au bout d'elle-même, eût-on dit, tant la ligne d'horizon allait à l'infini. Elle était nue. Pas un navire. Elle grondait en mélopée, d'un ton glauque, opaque, uniforme. On sentait que toutes les couleurs étaient en dessous -- mais effacées. Au bord, les premières vagues faisaient un bruit de lavandières, battaient des linges clairs, tout un trousseau de suaires pour les prochaines tempêtes.

Borluut marcha longtemps dans cette solitude qui était comme la fin d'un continent. Plus de traces humaines. De temps en temps une mouette avait un grincement de poulie.

Il se sentait plus allègre, renouvelé par le voyage, libéré de lui-même et de sa médiocre vie, agrandi aux pensées de l'Infini. Or, tandis qu'il s'était longuement attardé, la marée monta, envahit la grève, l'amollissant, trempant d'un déferlement de larmes le cœur aride du sable. La houle arrivait du large, bavait une écume courte, semblait devoir charger plus loin, s'engendrant d'elle-même -- mais elle s'était arrêtée soudain à une limite précise, jamais franchie, une bande de la plage, qu'un amas de coquillages ourlait, marquait d'une frontière de verroteries. Au-delà, un sable dense et qu'on sentait vieux de siècles. Aucune marée ne l'avait plus atteint. Celle d'aujourd'hui s'arrêta aussi, juste à temps. Nul flot ne rafraîchit la sépulture de l'ancien bras de mer, tari et mort sans rémission. Le corridor de sable blanc demeura vide et nu.

Pourtant la ville de L'Écluse était là, très proche, en somme ; on en voyait le clocher, émergeant des arbres que le couchant faisait plus vastes.

N'importe ! la mer désormais s'arrêtait et n'irait pas plus loin. La mer est variable. Elle aime des villes, et puis les quitte, va en baiser d'autres, du côté opposé de l'horizon... Elle est ainsi. Il faut s'en arranger et se résigner. Va-t-on courir après la mer ? Croit-on l'apprivoiser, la ramener ou l'amender comme une amante trop fantasque ?

Borluut sentit mieux sur place l'obscur événement de la ruine de Bruges. Ah ! que ce projet de Bruges-Port-de-Mer lui apparaissait absurde, aujourd'hui, devant le Zwyn, à voir ce que le Passé fut ici, à reconstituer l'ancien drame de la mer. C'est Farazyn sans doute qui, par une voie d'eau artificielle, corrigerait les prodigieux caprices d'un élément, sa volonté sous-marine, sa passion échevelée ?

Quant à Borluut, sa conviction était faite : il avait, ce jour-là, compris l'Histoire, vécu l'Histoire.

XIII**

Un lundi, après la coutumière réunion du soir chez le vieil antiquaire, Farazyn accompagna Borluut dans la direction de sa demeure. Ils s'attardèrent, cheminèrent au hasard, entraînés par le plaisir de causer, d'errer à la dérive au long des quais. Il y avait une légère brume dans l'air qui vêtait de prestiges frêles la ville nocturne. La lune, par minutes, se dégageait toute. Clair-obscur d'argent ! Et quelle féerie de voir soudain la lune regarder la lune dans l'eau !

Borluut et Farazyn, qui étaient déjà d'anciens amis, se sentaient les cœurs très proches, dans cette solitude d'ombre. Ils ranimèrent le passé commun, les longs souvenirs, leur première foi civique dont on avait constaté, ce soir-là, chez Van Hulle, le lent affaiblissement. La réunion d'aujourd'hui fut mélancolique.

On causa peu. Les paroles se traînaient. Il y avait chaque fois entre elles un silence, comme il y en a entre les coups de cloches. Or, si les cloches affligent, c'est moins à cause de leur son triste qu'à cause de ce silence qui suit, un de ces longs silences où le son meurt, tombe dans l'Éternité...

D'ailleurs, les beaux temps de la Cause semblaient révolus. L'antiquaire, qui en fut la première âme, en fièvre et en fête, vieillissait décidément. Il apparaissait désintéressé de la vie extérieure, orienté vers des joies intimes et secrètes. Quant à Bartholomeus, il ne fut des leurs que par rancune, parce que ce mouvement flamand, prenant les allures d'une conjuration, pouvait aussi exprimer son irritation propre d'être une force sans emploi. Maintenant qu'il avait reçu la commande d'une fresque communale, il était pacifié, tout ressaisi par sa joie de l'œuvre et son culte mystique de l'art.

Même Farazyn, prolixe et exalté, ne parlait plus beaucoup, assistait aux réunions chez l'antiquaire plutôt par routine.

-- J'y vais pour voir Godelieve, déclara-t-il à Borluut, en s'en revenant avec lui.

Borluut ne répondit rien.

-- Oui ! elle est charmante à regarder.

Et il se complut à la décrire, à parler de ses cheveux si blonds, de son pensif sourire, du mouvement joli de ses mains jouant avec les fuseaux quand elle faisait de la dentelle ; il l'évoqua toute, textuelle et présente, lumineuse parmi cette ombre nocturne de Bruges où ils déambulaient.

Borluut écoutait, un peu étonné, bientôt stupéfait. Il commença à comprendre. Pourquoi n'avait-il rien deviné, durant ces réunions du lundi où certes maints regards, inflexions de voix, nuances dans l'adieu et le serrement de main auraient dû lui faire soupçonner ce qui maintenant s'avérait. Décidément, il était peu clairvoyant dans la vie. Nulle antenne à sa sensibilité. Il ne voyait rien arriver des choses ! Il ne les savait qu'à la minute du contact immédiat avec elles.

Ainsi donc, le charme gothique de Godelieve avait opéré, sans paroles à coup sûr, ainsi qu'opère le charme d'un paysage. Telle était l'impression, calme et profonde, suscitée par elle. On la regardait comme on regarde l'horizon. À vrai dire, il était étrange que ce charme eût opéré vis-à-vis de Farazyn, d'une nature extérieure et lyrique, aimant la mise en scène de soi, le bruit, la domination.

Est-ce que vraiment l'amour naît des contrastes ? Mais, d'abord, Farazyn aimait-il Godelieve, ou n'éprouvait-il qu'un trouble furtif, une émotion à fleur de cœur pour l'avoir trop regardée ce soir-là, un accident sentimental qui n'aurait pas de suites ?

Pourtant Farazyn avait continué à énumérer sa grâce innombrable ; et il conclut :

-- Ce serait une femme délicieuse !

-- Je crois qu'elle ne se mariera pas, fit Borluut.

-- Pourquoi ?

-- D'abord, parce que son père serait trop triste.

-- Je sais, reprit Farazyn. Il l'adore, la couve pour ainsi dire. Pauvre vieux !

-- Oui ! Personne n'en peut approcher. Elle ne sort jamais sans qu'il l'accompagne. Chez lui, il est toujours à ses côtés. Chacun est comme l'ombre de l'autre.

-- N'importe ! observa Farazyn. Elle doit rêver une autre existence.

Alors, il se démasqua soudain, entra dans des confidences, confia à Borluut que Godelieve lui plaisait infiniment et qu'il songeait à l'épouser. Depuis longtemps, il avait cherché à se déclarer ; mais qu'est-ce que l'aveu du regard, le fluide du visage, l'insistance de la main dans la main ? Faibles signes ! Surtout que Godelieve a toujours l'air absent et regarde ailleurs, avec ses yeux distraits, des yeux qu'il faut sans cesse ramener, renouer à la conversation.

Il avait tenté aussi, pour être plus explicite, de la trouver seule un instant, aux réunions du lundi soir, soit en arrivant avant l'heure, soit en s'attardant le dernier. Mais jamais l'antiquaire ne la quittait, gardien minutieux de son trésor.

Farazyn proposa à Borluut d'être de connivence avec lui. Ce serait agréable pour tous les deux qu'ils fussent liés par des liens de famille, et utile aussi, au point de vue de leur influence et de l'orientation de la Cause. Donc Borluut pourrait, par exemple, inviter Godelieve, un de ces prochains dimanches, à dîner chez lui, seule. Lui-même serait invité aussi, ce jour-là. Et, après le repas, on les laisserait à deux, un moment, comme par hasard.

Un dîner eut lieu, conformément à leur amical complot. Le vieil antiquaire avait bien maugréé ; mais puisqu'il était un peu impotent et valétudinaire, en ces mois de neige et d'hiver âpre, il dut renoncer, cette fois, à accompagner Godelieve. Le repas ne fut point morose. La table rit du rire des argenteries et des cristaux. Chacun semblait avoir guéri sa peine intérieure. Un air de fête circulait. Farazyn parla beaucoup, avec grâce, avec force, une jolie abondance, un flux et un reflux d'idées, ingénieusement combinés pour déferler en vagues câlines vers Godelieve. Il parla de la vie, des combats de l'homme, et de l'amour qui est pour lui la bonne étape, la halte, le relais nécessaire, auberge du sourire et des tendres soins. Barbe aussi s'animait, un peu incrédule sur le bonheur, sur l'importance de la passion. Farazyn s'obstina, plaida, eut des paroles de flammes et de fleurs, toute cette éloquence un peu bariolée et facile qu'il tirait à tout propos de lui, phrases creuses, bulles multicolores, avec lesquelles il jonglait sans fatigue et inépuisablement.

Godelieve demeurait impénétrable.

Quand on eut servi le café, Barbe s'éloigna sous un prétexte. Joris la rejoignit, au bout de quelques minutes.

Quand ils rentrèrent dans la salle à manger, une heure après, le crépuscule envahissait déjà la vaste pièce.

Jours si vite abrégés, en ces hivers du Nord ! Godelieve et Farazyn étaient toujours assis à la même place. Aucun d'eux n'avait bougé. Barbe comprit de suite que nul rapprochement n'avait été possible. Leurs paroles ne s'étaient pas jointes un instant. Ils avaient conversé des deux côtés de la table, comme des deux côtés d'un fleuve qu'on ne traversera pas. Le soir venait, prématuré, à cause des rideaux simplement drapés aux fenêtres. De l'ombre descendit dans la chambre, descendit en eux. Fin du jour et fin de l'amour !...

On ne songea pas à allumer des lampes, comme s'il valait mieux cette demi-obscurité, afin de lui imputer le demi-silence d'une conversation qui suivait un désastre et ne pouvait plus se reprendre.

Bientôt Farazyn se leva, prit congé, l'air un peu confus, désarçonné de cette belle assurance qui sans cesse piaffait.

Dès qu'il fut parti, Barbe s'élança vers Godelieve, l'interpella :

-- Tu as refusé ?

-- Quoi ?

-- Ne fais pas la cachottière ! Tu as refusé. Je m'en doutais !

Godelieve ne parut pas s'émouvoir. Elle répondit de sa voix très douce :

-- Je ne tiens pas à me marier.

Puis elle ajouta, avec une minime nuance de reproche, tout au plus un peu d'ombre, le reflet d'un nuage, sur sa voix de lumière :

-- D'ailleurs, vous auriez mieux fait de me prévenir, de me consulter à l'avance.

Aussitôt Barbe ne déguisa plus son mécontentement.

Godelieve hésita à répondre. Ce n'est qu'au bout d'un moment qu'elle déclara :

-- J'aime mieux rester avec notre père !

Elle avait eu des italiques dans la voix. Barbe, avec son humeur ombrageuse, y vit une ironie ou une attaque. Tout de suite, elle s'irrita.

-- Tu es absurde ! Notre père ! Tu veux insinuer sans doute que toi seule tu l'aimes ? Oui ! de cette façon-là, avec tes fadeurs !

La conversation s'envenimait. Godelieve ne parla plus. Joris essaya d'intervenir, d'intercaler des paroles pacifiantes. Barbe se retourna contre lui :

-- Est-ce que tu vas me donner tort maintenant ? Et c'est toi qui les as invités !

Barbe, nerveuse, se leva, s'assit, arpenta la chambre. Elle parla toute seule, épanchant des plaintes, des griefs, le regret du beau projet avorté, des reproches et des emportements contre Joris, contre Godelieve, qui se taisaient comme s'ils étaient devenus du même avis.

Elle se tourna vers Joris :

-- Mais toi, parle donc ! Persuade-la. Dis-lui aussi qu'elle est déraisonnable !

Peu après, Barbe sortit, faisant claquer la porte, devenue furieuse, laissant dans la chambre un sillage de tempête, le vent de sa jupe qui avait balayé l'air...

Le crépuscule s'était aggravé. Joris et Godelieve se retrouvèrent, doux et meurtris. Ils demeurèrent face à face, sans rien dire. Ils se voyaient à peine. Ils se furent réciproquement une apparition consolante, une ombre muette et qui est déjà comme le souvenir d'elle-même, ce qui subsiste dans les miroirs et dans la mémoire. Après les véhémences de Barbe, tous deux goûtèrent la douceur du silence, un silence comme convalescent et qui ne veut pas qu'on le violente. Ils sentirent que rien ne devait être dit. Dans le silence, les âmes se comprennent.

Joris avait deviné une volonté définitive, des raisons mystérieuses dont il ne faut pas approcher et contre lesquelles les mots ne peuvent rien. À peine une minute, parce que Barbe l'avait voulu, mais si discrètement, il osa conseiller Godelieve, plaider un peu pour son ami évincé.

-- Il vaudrait mieux peut-être vous marier...

Mais Godelieve l'avait arrêté, d'un geste si suppliant, avec un visage si navré :

-- Oh ! ne dites pas cela, vous... surtout vous !...

Ce cri la dévoila toute. Ce fut comme ces éclairs où le fond des vallées apparaît.

Joris connut les régions profondes de son âme. Il comprit ce qu'il avait à peine soupçonné, presque oublié, depuis le temps où l'antiquaire lui avoua étourdiment le trouble de Godelieve.

Il avait cru à un de ces vagues émois, comme en ont toutes les jeunes filles, élan d'un cœur qui se pose au hasard, déploiement d'ailes au bord du nid.

Maintenant, il pressentait qu'elle avait eu pour lui un vrai amour peut-être. Était-ce à cause de cet amour qu'elle demeurait désenchantée, refusait tout nouvel essai de bonheur ? Était-elle de celles qui, après une épreuve unique, jettent la clé de leur cœur dans l'éternité ?

Joris continua à la regarder, sans rien dire, sans plus la voir, perdu dans des songeries, évoquant le charme triste qu'ont les choses non abouties, les projets renoncés, les voyages manqués, tout ce qui pouvait être et n'aura pas été.

XIV**

Le foyer de Borluut devenait de plus en plus morne. Le mystérieux état de nerfs de Barbe empirait. Ses irritations étaient fréquentes et durables maintenant. Encore et toujours, pour des riens, une contrariété de ménage, le bris d'un objet, une contradiction, le moindre malentendu, elle s'emportait, tombait à des colères instantanées, des rafales qui ne laissaient après elles que des feuilles mortes. Mais, au surplus, désormais, la crise persistait, transformée, aboutie à des prostrations, des idées noires, une face livide où des larmes coulaient comme la pluie sur un tombeau. Joris, apitoyé, quoique encore meurtri et le cœur en sang de l'alerte, tentait alors des paroles douces, un baume d'amitié et de réconciliation. Il aventurait une main calmante sur la main, un attouchement vers le visage, essai de fluides ! Barbe le repoussait avec dureté ; et sa bouche, qui semblait un fermoir, se rouvrait soudain pour une explosion de mots violents, une chute nouvelle de cailloux. Joris ne savait plus de quelle façon agir, répondre, pallier ces scènes, d'où il sortait l'âme comme courbaturée. Il avait beau chercher à les éviter ; elles se produisaient d'elles-mêmes. On aurait dit que Barbe avait ses saisons d'humeur, son équinoxe aux retours réguliers. En vain aussi se traçait-il à l'avance un plan de mutisme et d'immédiate concession. Il ne s'en trouvait pas moins, chaque fois, tout dépourvu, incapable de déchiffrer ce grimoire de nerfs.

D'abord il avait cru simplement à un caractère mauvais, une nature irascible et fantasque. Maintenant il ne pouvait pas s'empêcher de supposer qu'il y avait une part d'inconscience dans les accès de Barbe. Il se disait : « Évidemment, c'est une malade... »

Et il songeait aux étranges névroses qui de tous temps ont avili l'humanité, écheveau intérieur qui ligote la volonté et toute l'âme. Fléau empiré en ce siècle, par suite du déclin des races et de l'hérédité accumulée. Pour Barbe, il se rappelait qu'on lui raconta la mort prématurée de sa mère, victime aussi d'un mal obscur.

-- N'importe, disait Borluut, qu'elle soit malade ou simplement méchante, je n'en souffre pas moins ! Et j'en souffre à cause du doute. Où commencent la maladie et la méchanceté ? Jusqu'à quel point est-on conscient ou inconscient ? Si la colère monte d'elle-même, encore choisit-on ses mots. Et ainsi, la haine hésite, alterne avec la pitié. Quoi qu'il en soit, concluait Borluut, elle a fané ma vie.

Il s'attendrissait alors sur lui-même, pleurait sa destinée sans issue, et qui n'avait même pas la douceur de la douleur.

D'autres foyers sont attristés par les maladies ; mais il y a les maladies dolentes et qui font qu'on aime davantage. La femme s'affine de pâleur, s'angélise. C'est doux et triste comme la veille d'un départ. Les rideaux du lit ont des frissons de voiles...

Des états maladifs comme celui de Barbe -- en supposant qu'elle ne fût pas simplement mauvaise -- étaient crispés, hostiles, décourageant les tendres soins, repoussant toute potion calmante, viciant les fleurs qu'on apporte pour compagnes. Ces maladies-là excèdent et font bientôt qu'on se détache.

Joris sentait son amour fini, après tant de ballottements, d'alternatives douloureuses, entre des violences et des retours de tendresse. Flux et reflux qui joua avec sa joie. Enfin il avait retiré son cœur de ces jeux de marée. À présent il se jugeait reconquis, rendu à lui-même, indifférent aux péripéties quotidiennes, rentré seul dans cette dernière chambre de son âme où chacun peut enfin s'atteindre et se posséder soi-même. Une peine lui survivait : c'est de n'avoir pas au moins la compensation des enfants, et qu'il y eût autant de silence dans sa demeure que dans son âme. Ceci aussi était la conséquence sans doute de l'état de Barbe. Pourtant, naguère, il rêvait tant d'avoir un jour une famille nombreuse. Il se rappelait, quand ils furent fiancés, avoir conduit Barbe au Musée devant le grand triptyque de Memling où figure sainte Barbe, sa patronne, et s'être ému devant les donateurs, entourés de leurs onze enfants, famille patriarcale, visages juxtaposés et ressemblants. Lui-même s'était imaginé un foyer comme celui de ce Guillaume Moreel, bourgmestre de Bruges, que Memling avait peint.

Maintenant le beau rêve aboutissait à la femme sans amour et à la maison sans enfants.

Borluut, au surplus, ne voyait guère de monde, peu liant, ennuyé des conversations banales et des fréquentations quelconques. Sa vieille maison, au Dyver, avec sa façade noircie, ses hautes fenêtres à petits carreaux, en des châssis de bois, d'un verre verdâtre, couleur du canal qui est en face, reposait somnolente, close, les stores baissés, comme la demeure d'un absent. À peine sonnait-on ; c'était un fournisseur ou un client. Barbe n'avait aucune amie. La sonnette faisait un bruit bref, comme pour rendre plus sensible et vaste l'immuable tranquillité. Puis aussitôt le corridor redevenait un chemin de silence.

Borluut n'allait même plus aux réunions du lundi soir chez l'antiquaire. C'est une dernière distraction qui lui manqua. Elles avaient cessé d'elles-mêmes pour ainsi dire, chacun espaçant ses présences, renonçant. Bartholomeus s'était cloîtré, afin de se concentrer sur sa fresque en train, pareil de plus en plus aux béguines parmi lesquelles il travaillait. Quant à Farazyn, depuis son aventure de cœur avec Godelieve, il lui était difficile de se retrouver, chaque semaine, toute une soirée, devant elle. D'ailleurs, il s'irrita de son refus, rompit même avec Borluut, lui imputant, à lui et à sa femme, d'avoir plutôt dissuadé la jeune fille. Il y avait eu des indiscrétions, des racontars, des malignités dénaturant l'affaire.

Borluut s'apparut seul.

Alors, détaché de tous, il retrouva, invincible et plus ardent, son amour de la ville. Au fond, il n'avait jamais vécu que pour ce rêve et dans ce rêve. Parer la ville, la faire belle entre toutes les villes ! Même quand il montait au beffroi, s'exténuait au lourd jeu du carillon, c'était pour l'embellir, la couronner de cette couronne de fleurs de fer. Tous ses travaux de reconstitution et de restauration allaient aux mêmes fins, pour que chaque rue eût sa surprise, son blason de pierre, sa façade ornementée comme une chasuble, ses sculptures mouvementées comme une treille. C'est lui qui avait sauvé de la mort tous ces trésors du passé, qui les avait exhumés du plâtre, du mortier, du badigeon, des briques, du vil suaire de l'ignorance. Il les avait ressuscités. C'est donc comme s'il leur avait donné la vie, les avait créés une seconde fois.

Grand effort ! Clairvoyant génie ! On commençait à s'en rendre compte dans le pays. Par une douloureuse ironie de la vie, à mesure que son foyer s'assombrissait, sa situation grandit. Les travaux, les commandes affluèrent. Il retrouva et remit à neuf des centaines de maisons des XVe et XVIe siècles. De plus, il venait d'achever sa reconstitution de la Gruuthuus qu'il considérait comme son chef-d'œuvre. Le vieux palais, quand on le lui livra, était tombé dans la misère. Triste déchéance d'une noble architecture où l'on voyait encore sur la façade les armoiries de Jean d'Aa, seigneur de céans, adoptées par lui en 1340. Le roi d'Angleterre y avait séjourné lors des guerres de la Rose Rouge. Maintenant, l'antique palais avait abouti au pire. Il servit de Monts-de-Piété. Hardes des pauvres parmi ces murs qui semblaient eux-mêmes les hardes des siècles ! Pauvreté dans de la pauvreté, comme des larmes dans la pluie. Borluut avait regardé le palais, ainsi qu'on regarde un mendiant. Comment faire que le mendiant laisse tout à coup choir ses guenilles et apparaisse vêtu de merveilleuses étoffes, de bijoux rares, d'un luxe de prince rentrant dans sa ville ? Comment se décrasser de la souillure des âges ?

Borluut accomplit le miracle. Il galvanisa les ruines.

Il rendit la vue aux fenêtres aveugles, guérit les pignons perclus, fit se dresser les tourelles accroupies. Il ranima les bas-reliefs, rongés par la pluie et le temps, visages en fuite, souvenirs perdus dans la mémoire qui soudain émergent, se précisent. Un renouveau régna : la balustrade à jour se continua sans arrêt ; les fleurons furent printaniers ; les ogives tendirent leur arc neuf.

La restauration de Borluut était achevée. Qu'allait-il advenir du vieux palais reconstitué ? Mais est-ce que les choses ne s'appellent pas ? Il y a des analogies mystérieuses. Un rythme conduit l'Univers. Les destinées s'harmonisent. Quand la maison est bâtie, vient l'hôte qu'elle mérite et qui devait venir. Ainsi quand le palais de la Gruuthuus était un mendiant, las des longs chemins de l'histoire, assis au bord d'un quai de Bruges, il ne connut que les pauvres, ceux qui lui ressemblaient. On en avait fait le Mont-de-Piété.

Au contraire, dès que le Palais, comme touché par un magicien, redevint lui-même, sa destinée changea. À ce moment, mourut une vieille douairière qui légua, pour y être conservée et exposée, une merveilleuse collection de point de Bruges. Le Palais étant maintenant une dentelle de pierre, il fallait qu'il devînt un musée de dentelles. Attirance mystérieuse ! Tout correspond. On se mérite à soi-même ce qui advient. Et les événements s'accomplissent, selon qu'on a fait son âme.

Dans les salles furent disposées les frêles merveilles, brodées à l'aiguille, brodées aux fuseaux. Il y en a qui durent consumer toute une vie. Quelques-unes constituent un vrai tableau : telle cette chasse où l'on voit le chasseur, le chien, les perdreaux ; telle cette Passion signée en 1529 par la sœur de l'évêque de Bruges, qui y disposa le linge de Véronique, le coq de saint Pierre, le soleil, la lune. Et des pièces de rareté unique : la nappe de première communion de Charles-Quint, donnée ensuite par lui à l'église d'Audenarde et transmise ici, avec ses armes dans un coin, la couronne du Saint-Empire posée sur l'Agneau pascal qui en a l'air dominé, écrasé sous ce fardeau, inexorable même pour ce qui est divin.

Partout, le déroulement de ces exquises dentelles, en larges bandes, en rectangles symétriques. Un caprice infini : des fleurs, des palmes, un fouillis de lignes qui sont aussi mystérieuses que les lignes de la main. N'est-ce pas comme un vitrail de linge ? N'est-ce pas comme une géographie de fils, ruisselets, nappes, amas d'eau gelée, ruissellement calme, ici tari et bu, aboutissant au vide, là s'éparpillant en méandres, en petites ondes qui se prennent et se quittent.

C'est la caractéristique du point de Bruges, ces traits intermédiaires qui raccordent les rosaces, les dessins épars. D'autres points sont comme filigranes. Celui de Bruges est une orfèvrerie plus massive, quoique si frêle encore. Jardin blanc ! Marguerites et fougères de gelée, comme nées sur une vitre, et qu'un souffle abolirait.

Dans la précieuse collection, il y en avait qui remontaient jusqu'à l'an 1200. N'était-il pas logique qu'elles aboutissent ici ? Cette délicieuse idée de collectionner des dentelles pouvait-elle surgir ailleurs qu'à Bruges, la Bruges des béguines, des permanentes dentellières, des monuments aux guipures de pierre, où elle fut réalisée en ce nom doux comme une parole d'ange et qui résume la ville entière : « Musée de dentelles » ?

Quand on inaugura le Palais restauré, ce fut un émerveillement qui grandit le renom de Borluut.

Décidément il était le bon génie de la cité, qui la révélait à elle-même, lui mettait au jour d'occultes trésors, qu'elle ignorait.

On l'en récompensa par des honneurs publics. On lui décerna des fêtes, des sérénades.

Un autre honneur lui échut dans le même temps qui le toucha davantage. L'antique Gilde des Archers de Saint-Sébastien l'élut à l'unanimité pour la présider. C'était la plus ancienne société de la ville ; dès 1425, elle recevait du magistrat une rente annuelle de cent livres parisis. Elle avait, d'ailleurs, pris part aux Croisades ; et c'est pourquoi, aujourd'hui encore, dans les cortèges et ommegancks où elle figurait, il y avait de petits nègres, des Turcs, des hommes à cheval coiffés de turbans, pour entourer sa séculaire bannière. La confrérie occupait toujours le même local, ce vieux palais à svelte tourelle, gracieuse comme un corps de vierge, au bout de la rue des Carmes, où elle vint se fixer au XVIe siècle. Tout s'y conservait intact : ce livre des legs funéraires que chaque nouveau membre signait, en allouant des sommes pour sa messe mortuaire, et autres minimes emplois de fonds après décès ; les bijoux donnés par le duc de Glocester et les souverains qui en firent partie, c'est-à-dire des coupes d'honneur, un oiseau et un sceptre en argent ciselé, qui constituent les insignes du roi du tir et du Chef-Homme. Dans la salle d'honneur, s'alignent les portraits de tous ceux qui furent l'un ou l'autre, et tiennent dans la main, peintes, les séculaires argenteries qu'on montre encore dans les écrins. Ces portraits éternisent les plus grands noms de la Flandre, car le Chef-Homme était choisi entre les premiers par la naissance ou l'éclat des services. Breydel, le rude communier, fut Chef-Homme de la Gilde de Saint-Sébastien ; et aussi ce Jan Adornes, chevalier des Croisades, donateur de l'église de Jérusalem dans laquelle vit son image de pierre, par-dessus le sépulcre où il repose. À cause de tant de grands souvenirs, cette fonction constitue une des magistratures honorifiques les plus enviées de la ville. Elle fut offerte spontanément à Borluut que son nom d'abord autorisait -- car il appartenait lui-même à l'antique armorial flamand (un de ses ancêtres fut le héros de la bataille de Gavre) -- mais que surtout ses glorieux travaux et la résurrection de la Gruuthuus désignaient aux suffrages. Élu, il reçut l'investiture selon les rites ; au banquet inaugural figura, comme il le fallait, le traditionnel plat de crêtes de coq, par allusion au tir à l'arc et aux volatiles qu'on fait tomber du mât.

Borluut fut heureux. Il revécut ainsi le passé, fut le contemporain, un moment, de l'ère glorieuse. Il en avait reconstitué le décor. Maintenant il en atteignait l'esprit. L'âme ancienne de la Flandre demeurait dans la Gilde, aux plis fanés de sa bannière, aux lèvres des vieux portraits qui le seconderaient en silence, deviendraient ainsi les zélateurs de la Cause. Borluut connut la joie des réalisations. Il avait bien fait d'aimer la ville, de recréer son passé, de vouloir qu'elle vécût en Beauté, d'en faire une œuvre d'art, et son œuvre d'art. Cet amour pour la ville ne l'avait pas trompé, du moins ; il le sentait réciproque, à cette minute de triomphe...

Qu'étaient-ce dès lors que tous ses minimes ennuis humains, son foyer morne, Barbe irascible, un peu de cris et de querelles, la cendre quotidienne de son âtre ? Au-dessus de la vie ! Il monta dans son rêve comme il montait dans la tour. Son rêve était une tour aussi, du haut de laquelle il voyait la ville et l'aimait de plus en plus, en la regardant dormir, si belle !

XV**

Un jour d'hiver, Borluut posséda tout son idéal, une harmonie culminante, la ville devenue enfin l'œuvre d'art, couleur d'un vieux tableau dans les musées. Neige et or ! Les flocons s'étaient accumulés durant la nuit. Maintenant, tandis qu'il montait au beffroi, le soleil émergea, patina les blancheurs. La ville apparut transfigurée et si pure ! Les cygnes mêmes, au bord des canaux, se trouvaient humiliés. Blancheurs surnaturelles, diaphanes comme celles des seuls lis.

Tout était blanc. Borluut avait toujours éprouvé le charme et pour ainsi dire l'ivresse, la volupté, du blanc. Étant enfant, ses doigts vibraient de manier du linge. Les nappes fraîches du dimanche, les toiles séchant sur les prés dans les blanchisseries autour de la ville, les surplis des prêtres, au long de la Procession, communiquaient à ses yeux un petit tremblement, comme la caresse de quelque chose d'un peu divin.

Aujourd'hui Bruges s'offrait, d'une blancheur unanime. Les vieux toits, parterres rouges, étaient devenus des jardins blancs et en pente. Aux vitres, la gelée avait mis des écrans de dentelle. Les clochers officiaient en camails d'hermine.

Obit d'une vierge ! Deuil blanc, couronnes en perles de givre, et ce doux poêle de la neige ! Il semblait que la ville s'était rapetissée. On l'aurait crue plus grande. C'est à cause de sa toilette de mousseline longue. Elle était morte ainsi. Quoi de plus triste qu'une Première Communiante qui meurt, le jour même, avec sa robe toute neuve ? Petite mariée de la mort... Bruges était celle-là...

Borluut la regardait, roide et immaculée. Quand il fallut, à l'heure coutumière, éveiller le carillon, il trembla, n'osa qu'à peine. Quelle hymne assez chaste, quel motet de béguinage assez fluide, pour moduler une si douce mort ? Il aventura des sourdines, de mols arpèges, des musiques à demi dépliées, un effeuillement d'accords, une chute de plumes sans tache, des pelletées de neige, eût-on dit, sur un cercueil déjà descendu dans de la neige.

Tout fut conforme : le carillon venait comme d'au-delà de la vie, cependant que la ville semblait déjà entrée dans l'Éternité.

XVI**

Barbe était superstitieuse. Avec son teint d'Espagne, cette chair où saignait sa bouche trop rouge, elle avait bien le visage de son âme. Car elle brûlait intérieurement d'une foi, espagnole aussi, religion violente et ténébreuse, pleine d'affres, de blessures de cierges, de peur de la mort. Cent craintes superstitieuses tourmentaient sa vie comme les mailles d'un cilice. Le vendredi de chaque semaine et le treize de chaque mois, elle demeurait en suspens et dans l'attente d'un malheur. Un miroir brisé était le présage d'une agonie. Il est vrai qu'elle eut plusieurs fois la confirmation de ses pressentiments et de ses songes. Peut-être qu'à cause de son étrange névrose, elle était avertie de ce qui allait venir. Ses nerfs communiquaient avec l'invisible. Ils nouaient leurs fils aux deuils en chemin, aux cloches prochaines, aux cœurs consanguins et jusqu'au cœur de Dieu. Télépathie mentale qui va d'âme en âme, comme la télépathie astrale va d'étoile en étoile.

Or elle avait fait une promenade récemment en compagnie de son père qui, toujours sédentaire, eut brusquement ce caprice de sortir avec elle, pris de tendresse et d'affectueux abandon, comme s'il avait eu un remords de la dernière heure, un regret de trop de froideur depuis si longtemps entre sa fille et lui. Ils avaient déambulé longtemps, au hasard, à petits pas, leur marche rythmée, pour ainsi dire, par la cadence des cloches qui, tout cet après-midi, tintèrent sans répit du haut des clochers dispersés. Glas de paroisse pour des obits du lendemain ! À la porte de Saint-Sauveur et aussi sur les murs vétustes de Notre-Dame, Barbe remarqua, comme elle n'en avait jamais tant vu, les grands papiers funéraires, faire-part publics, qu'on affiche selon la coutume, pour annoncer le service comme un spectacle. Et le nom du défunt y éclate, en vedette. Ils avaient aussi rencontré un cercueil porté à bras par les ouvriers d'un menuisier, et qu'on conduisait, apparent et nu, vers quelque demeure mortuaire. Décidément la mort était dans l'air, circulait autour d'eux.

Il fallait un avertissement plus décisif. En arrivant derrière l'Hôpital, ils virent tout à coup, sur le petit pont, un rassemblement. Les hommes criaient, des femmes jetaient les bras au ciel, blanches de stupeur. Ils apprirent qu'on venait d'apercevoir un noyé, un corps qui flottait là-bas, flasque et tuméfié, dans le canal glauque. À cet endroit, l'eau se fonce, abdique tout reflet ; on dirait qu'elle descend toujours. Est-ce que le noyé revenait de cet abîme de silence ? Avait-il vu le fond du canal ?

Il semble qu'ici la mort s'aggrave. C'est une fin pire que la mort. Faut-il avoir touché l'infini de la désespérance pour se jeter dans cette eau-là !

Barbe entraîna son père pour ne point voir l'affreux spectacle du noyé qu'on allait retirer du canal : ils s'éloignèrent rapidement, devenus silencieux, hantés d'images funèbres. Sans doute que l'antiquaire pensa à la mort, à sa mort. Barbe le crut, sans avoir la force de l'en distraire, de trouver des paroles contre ce qui était déjà l'inévitable.

Peu de temps après, une nuit, elle fut réveillée en sursaut. La sonnette de la porte avait retenti, à coups fébriles, accumulés. Barbe songea aussitôt : « C'est un malheur qui sonne ! » En effet, on venait annoncer que le vieil antiquaire était au plus mal : couché et presque endormi, il avait eu une attaque, dénoncée par un grand cri qui traversa la maison. Maintenant, il gisait, inerte.

On ne savait rien. Les médecins n'étaient pas encore venus.

Mots jetés à la hâte par une servante ; et la demeure réveillée, grand désarroi, peurs et sanglots ; et la course à travers la ville endormie, dans cette douce nuit d'été, qui semblait si incompatible avec la mort possible.

Quand Barbe arriva avec Joris, Van Hulle ne les reconnut pas. Il avait les yeux clos ; la tête s'offrait, échouée parmi les oreillers, les écrasant, comme si elle était alourdie de tout le sang charrié au cerveau. De petites lignes violettes tachaient la peau, ces veines de sang qu'octobre met aux feuilles de la vigne. Une respiration rauque dont le bruit rabote le silence. Godelieve se tenait debout, au bord du lit, penchée sur le malade, plus pâle que les draps, semblant lui offrir son souffle ample et toute sa vie qu'elle était prête à donner. Des médecins arrivèrent, car, dans l'affolement, on avait couru chez plusieurs. Ils regardèrent, tâtèrent, indiquèrent de vagues palliatifs, annonçant qu'il était prématuré de se prononcer, qu'ils reviendraient le lendemain, et se retirèrent, graves et indifférents.

Longue nuit, nuit interminable, triste veillée, qui fut plus triste encore à l'heure où le jour vint... Désolation de la lampe quand elle défaillit dans l'aube claire !

Le mal était évident. Van Hulle avait été frappé d'une congestion cérébrale, qu'annonçaient d'ailleurs de certains prodromes, ses rougeurs, des somnolences.

Au retour des médecins, le cas fut déclaré grave, et minimes les chances de salut.

Godelieve était toujours au bord du lit, appliquant les remèdes, luttant, espérant contre l'espoir. Elle était forte de son amour pour son père, ce tendre amour qu'il lui avait rendu par tant de soins et de caresses, une affection unique dont eux seuls avaient su la douceur et les délicieux échanges de chaque minute. Maintenant encore, elle l'appelait, elle se nommait, par les petits noms tendres qu'ils se donnèrent, ces appellations sans aucun sens : noms de bêtes ou de fleurs, monosyllabes, épithètes, abréviations, bégaiements, ces signes conventionnels, ces mots d'ordre de tous ceux qui s'aiment, comme pour se marquer qu'ils sont un autre -- l'un pour l'autre -- que pour le reste des hommes.

Elle le baisait en même temps au visage, sur les mains, promenant ses lèvres, imaginant débusquer le mal et qu'il disparaîtrait quand sa bouche se serait posée partout.

Barbe, au contraire, circulait par la chambre, angoissée, énervée, avec des crises de grands sanglots, puis des prostrations en un fauteuil, où elle semblait regarder très loin, par delà la vie.

Quant à Joris, il n'avait cessé de faire des courses. La nuit, il lui fallut quérir des médecins, puis réveiller un pharmacien, faire préparer les potions. Au matin, il dut se rendre chez le curé de la paroisse pour le prier d'apporter à Van Hulle l'extrême-onction et le viatique.

Ce fut l'heure douloureuse pour la vieille demeure, quand le prêtre entra, vêtu du rochet et de l'étole, muni d'une hostie au fond de la custode, précédé d'un enfant de chœur qui agitait une petite clochette. Les servantes avaient pénétré aussi dans la chambre de leur maître ; la vieille Pharaïlde, qui depuis plus de vingt ans était à son service, pleurait, de grosses larmes roulant, mettant des perles d'eau parmi les grains de son chapelet. Tout le monde s'agenouilla. Godelieve avait disposé un petit autel sur une commode, blanc reposoir ayant, pour nappe, ce voile en dentelle encore inachevé, qu'elle avait fait elle-même pour la Madone de sa rue, sans se douter qu'elle tissait, avec les fils de chaque journée, le voile d'agonie de son père. On y posa le ciboire. Les prières commencèrent, murmurées, confidentielles, vols à peine dépliés, paroles latines à ras du silence. Quand le prêtre oignit le front, les tempes, avec le saint chrême, l'agonisant eut de vagues contractions du visage. Était-ce un reste de sensibilité ? Barbe, qui était tout près, les nerfs tendus à se briser, refléta sur sa face toutes les alternatives, nature impressionnable comme un miroir, et qui vit de reflets.

Cependant l'officiant était allé prendre le ciboire sur le meuble. Il s'approcha du lit, l'hostie entre les doigts. Tous s'inclinèrent. La clochette de l'enfant de chœur à nouveau tinta, bruit aigu, et doux pourtant. Sonnerie frêle, goupillon du son qui aspergea un peu la chambre en prière.

Van Hulle avait eu la bouche dérangée pour le passage de l'hostie. Il sembla à ceux qui étaient le plus proche de son lit que, avant de se fermer, elle émit un vague chuchotement. Barbe apparut effrayée et soudain espérante. Elle prétendit que le père avait voulu parler, qu'elle avait distinctement entendu son cri, quoique vague et à demi submergé. Il avait dit : « Elles ont sonné... »

Balbutiements de l'inconscience, images confuses du délire ! Peut-être aussi qu'il avait senti, par ondes et moires successives, du fond de son enlisement, ce qui se passait à la surface de la vie. La parole attestée par Barbe s'expliquait. De la cérémonie de l'extrême-onction, il ne perçut sans doute que le bruit de la clochette de l'enfant de chœur, par une survivante sensibilité de l'ouïe qui en avait transmis, grâce au fil d'un dernier nerf lucide, la sensation au cerveau. « Elles ont sonné ! » Il avait peut-être entendu le tintement, vibration instinctive du tympan, ultime écho de la vie. Aux confins de la mort, il écouta la clochette sonner...

Mais alors pourquoi ce pluriel ? Barbe sans doute, trop nerveuse, et mirant la mort, s'hallucina d'une phrase qui n'était née qu'en elle.

Toute la journée, le malade râla, parmi la demeure calme. À cause du grand silence religieux, ce silence d'église que la maladie suscite autour d'elle, on entendait les tic-tac enchevêtrés et grinçants du Musée d'horloges. Les balanciers allaient et venaient ; les rouages avaient l'air de moudre le temps ; c'était un bruit continu, un peu éraillé et qui ponctuait. Godelieve s'attendrit en les entendant. Son père les aimait tant ! Avec elle-même, ce furent ses plus sûres, ses plus chères amies. Qu'allaient-elles devenir sans lui ? Barbe, au contraire, s'en agaça ; leur bruit lui tourmentait les nerfs. Elle demanda à Joris de les faire taire, d'arrêter ces grands balanciers qui balançaient aussi son cœur, ces rouages qui déchiraient sans cesse quelque chose en elle.

La maison devint tout à fait muette. On aurait dit qu'elle était déjà morte, avant son maître.

Celui-ci, vers le soir, empira. Son souffle rabota le silence à coups plus espacés, plus profonds. Les petites veines violettes s'élargirent. Toute la face était congestionnée ; la sueur sans cesse sourdait à grosses gouttes qui lui mettaient au front comme une couronne de larmes. Le corps vibrait, par minutes, de grandes secousses. Le vieillard, encore solide, luttait contre la mort ; il avait allongé les jambes, les arc-boutait au pied du lit, pour mieux se défendre.

Tout à coup la bataille sembla finir.

Il y eut une accalmie, une embellie ; les petites veines pâlirent, le visage s'imprégna de sérénité, d'un commencement de sourire, d'une sorte de lumière surnaturelle comme si le front était touché d'un matin inconnu. Pleins de stupeur, les assistants virent le malade bouger, reprendre vie, eût-on dit.

Distinctement, cette fois, et avec un visage de béatitude, de surabondante joie, ils l'entendirent proférer à deux reprises : « Elles ont sonné... Elles ont sonné ! »

Puis se soulevant un peu, il étendit les bras, s'y appuyant, ainsi que dans les canaux de Bruges s'appuie sur ses ailes le cygne qui veut sortir de l'eau quand il va mourir ; et le vieillard trépassa -- comme on s'envole -- tout blanc !

Un moment après, Barbe tomba, raide et livide, en proie à une crise de nerfs. Joris dut l'emporter, l'étendre sur un lit où elle resta longtemps sans force. Quand il rentra dans la chambre mortuaire, il regarda son vieil ami, noble cœur, premier apôtre de la Cause flamande. Il reposait, l'air d'un élu... Si peu humain déjà ! C'était le marbre de lui-même ; un buste copiant ce qu'il avait été, avec la transfiguration de l'art, la beauté d'une matière plus pure. Godelieve lui avait fait sa dernière toilette rapidement, et à peine, pour ne pas le déranger, ni lui faire du mal. Elle priait à genoux, baignée de larmes silencieuses, au pied du lit.

Quand elle vit Joris, elle l'interrogea :

-- Barbe avait raison. Vous avez entendu ses dernières paroles ? Il l'a répété encore : « Elles ont sonné... »

-- Oui ! il aura pensé à ses horloges ; c'était le rêve de sa vie. Il aura cru qu'enfin elles sonnaient ensemble.

Godelieve retomba à sa prière et à ses pleurs, prise de remords d'avoir causé devant le mort, même pour parler de lui...

Il faisait une chaleur accablante à ces six heures d'après-midi de l'été, en cette chambre que l'odeur de l'agonie et des potions affadissait. Il fallait l'aérer. Joris ouvrit la fenêtre qui donnait sur le jardin et sur ceux d'alentour, espaces de cours grises, de pelouses vertes et d'arbres. Borluut regarda sans voir, morne de la mort contemplée, et qui lui avait été un exemple, une leçon comme promulguée du seuil de l'Infini !

« Elles ont sonné ! » Borluut avait compris tout de suite. Le vieillard, mourant, atteignit son rêve ! Il n'avait donc pas espéré, ni voulu, à tort. C'est à force de désirer les choses qu'on se les mérite. L'effort humain n'est pas vain. C'est l'effort qui seul importe, puisqu'il s'accomplit quand il s'achève. Donc il se suffit à lui-même et se consomme en soi.

Ainsi, le vieil antiquaire avait tant souhaité que ses horloges et ses pendules, un jour, fussent à l'unisson.

Il les entendit sonner, en effet, toutes à la fois, la même heure, l'heure de sa mort. C'est que la mort est l'accomplissement du rêve de chacun. On touche, dans l'au-delà, ce qu'on a convoité durant la vie. On est donc soi-même enfin, réalisé !

Borluut tomba en des abîmes de rêverie, songea à lui-même. Il avait aussi vécu jusqu'ici en plein rêve, fervent de la beauté de Bruges, avec ce seul amour et ce seul idéal, qui déjà le consolèrent dans les quotidiens déboires d'un foyer sans bonheur. Il fallait s'en tenir à ce rêve, avec un désir immense et exclusif. Car le rêve, songeait-il, n'est pas même un rêve, mais une réalité anticipée, puisqu'on l'atteint au moment de la mort.

Cependant l'élu reposait ; par la fenêtre ouverte, nul bruit n'entrait. Seules, dans la chambre muette, on entendait quelques mouches qui voletaient, neige noire, musique de deux ailes. Et c'était solennel, ce murmure des petites mouches qui n'avaient été envoyées là, semblait-il, que pour rendre plus sensible le silence dont on n'a la conscience et la mesure que par le bruit, et qui se prouve d'autant plus vaste que le bruit est minime. Ainsi le silence parut plus silencieux, le mort parut plus mort. Les éphémères faisaient comprendre l'éternité.

Et longtemps, machinalement, Joris écouta les bourdonnantes mouches dont l'une, parfois, s'aventurait sur le lit, jusque sur le visage du mort, dont elle n'avait plus peur.

DEUXIÈME PARTIE -- L'AMOUR
I**

Godelieve, après le décès de l'antiquaire, était venue habiter chez sa sœur, dans la maison de Joris. Elle n'avait plus osé rester seule, à cause du mort, à cause des souvenirs du mort.

-- De quoi as-tu peur ? lui demandait-on.

-- De rien et de tout. On croit toujours que les morts ne sont pas tout à fait morts et qu'ils vont revenir.

Godelieve s'effrayait de son ombre, de son propre pas, du moindre bruit insolite. Son image surgie en un miroir venait au-devant d'elle comme un fantôme. Elle avait peur du soir surtout, redevenait comme un enfant, regardait sous son lit, agitait les plis de silence des rideaux. Il lui semblait qu'elle allait à chaque instant heurter un cadavre.

Ah ! ces effrois des lendemains de la mort ! Et le souci du défunt lui-même, un scrupule de lui avoir mal fermé les yeux. Et la petite odeur implacable qui s'obstine, fade et têtue, dans les chambres : sueur d'agonie ou cire consumée.

Godelieve avait dû abandonner la vieille demeure de la rue des Corroyeurs-Noirs, mais pour un moment, crut-elle, le temps de laisser s'évaporer ses souvenirs, les tableaux et les relents funèbres. Maintenant des mois s'étaient écoulés, et l'arrangement provisoire semblait définitif.

Joris aussi avait été impressionné vivement par ces scènes de la mort. Cela arrive toujours quand on y assiste de près et qu'il s'agit de quelque proche. Chacun les rapporte à soi-même. On se voit à son tour gisant et pâle de la dernière pâleur. C'est tout à coup, au milieu du train de la vie, des ambitions, des chagrins, des affaires, la vision de la seule réalité. On confronte ce qu'on est avec ce qu'on sera. Joris, à vrai dire, pensait souvent à la mort. Il lui arrivait, quand il se trouvait devant une glace, de clore presque les yeux et de se regarder, à cause du recul et du pâlissement que donne un miroir, avec déjà le visage simplifié et exsangue qu'il aura, mort !

Pourtant, la fin de Van Hulle l'avait troublé d'un émoi plus grand. Ç'avait été pour lui comme un exemple, une leçon solennelle, au bord de la tombe. Il se rappela, durant des semaines, les visions dernières de l'antiquaire, qui avaient dû enchanter son agonie, et le sourire d'extase sur sa face. Il entendit longtemps son cri suprême : « Elles ont sonné ! » Il avait donc atteint son rêve, à force de l'avoir désiré. Il faut se rendre digne des accomplissements...

Joris demeura songeur, faisant un retour sur lui-même, récapitulant sa vie.

Lui aussi avait vécu en plein rêve. Si on se mérite son rêve à force de renoncer à la vie, il pourrait à son tour se le mériter. Car il avait bien renoncé à la vie pour lui-même. Il s'était tout voué à la ville, extériorisé, transposé en elle. Sans doute qu'il lui serait donné, comme à Van Hulle, de contempler son idéal au moment de la mort.

Mais la minute est brève ! Et la réalisation du rêve, quant à lui, si anonyme ! D'autres, les artistes, les créateurs, doivent se voir, à cet instant, immortels, sacrés d'un laurier qui suffit à rafraîchir sur leur front la sueur de feu. Lui, à cause de son œuvre objective, pourrait seulement, un peu comme l'antiquaire, s'écrier avant de mourir : « La ville est belle... La ville est belle ! », sans jouir d'un orgueil personnel, ni vaincre la mort en sachant son nom déjà projeté dans les siècles. C'est pour cet aboutissement vain qu'il avait renoncé à la vie.

Joris resta, un long temps, troublé, perplexe, hésitant sur sa destinée et sur lui-même. Il avait jusqu'ici suivi un grand chemin monotone, sans s'arrêter, sans regarder aux alentours. Il avait vécu, aimanté par un but unique, un idéal rare, mais tout à coup il se prenait à en douter.

La mort de Van Hulle lui fut une étape où il s'examina lui-même. Ne s'est-il pas mal orienté ? N'y a-t-il pas un meilleur moyen de bonheur et de bonheur immédiat ? N'est-ce pas un leurre, pour voir, une minute, son rêve réalisé, de renoncer à la vie ? Ainsi la leçon de la mort tournait contre elle-même.

Joris trembla de s'être trompé ; il pensa avec angoisse :

-- Tant d'années, déjà, perdues pour le bonheur !

C'était la faute de la tour.

Il avait voulu monter au-dessus de la vie ! Ascensionner dans le rêve !

Or, à la mort de Van Hulle, il connut la certitude, mais aussi l'inanité, des réalisations d'un long rêve ! Peut-être que la vie valait mieux. Il y a des plaisirs plus réels auxquels il ne songea jamais, et qui suffisent à la joie des autres hommes. Van Hulle, comme lui, les avait ignorés et répudiés pour la poursuite d'un but qui n'était qu'en lui-même. La Cause flamande aussi, dont il fut le premier apôtre, apparaissait déjà un beau mensonge. Elle périclitait. Joris prévoyait qu'à son tour il s'y dépenserait en vain. Et quant à son culte pour Bruges, il était inutile comme le culte pour un tombeau.

Vivre ! il fallait vivre ! L'existence est si éphémère ! Certes, c'était le beffroi qui l'avait découragé de la vie et lui donna le goût de la mort. Maintenant, lorsqu'il y entrait, il sentait, à chaque marche gravie, qu'il quittait une nouvelle possibilité de joie. Désormais il monta dans la tour avec un doute. Il lui sembla qu'il avait tort de déserter la vie où quelque chose l'appelait, le retenait avec une voix proche et des promesses mystérieuses. Parmi l'escalier étroit, ses ténèbres et cette humidité de sépulcre, ce fut pour lui comme si, un moment, il cessait d'être, anticipait sa mort. Dans ce temps-là, il ne s'attarda plus au sommet de la tour, après l'office réglementaire du carillon. Quand il en redescendait, il avait l'impression d'être allé mourir un peu.

II**

Godelieve, en se fixant désormais au foyer de Joris, y apporta, non pas encore une embellie, mais une accalmie. Barbe se contint davantage, refréna ses emportements, son humeur sans cesse cabrée, ses irritations continuelles contre son mari, un peu distraite et influencée par la présence de sa sœur. Contagion de la douceur ! Godelieve était tombée là comme un sachet de silence dans la forêt, comme la coupe de Thulé dans la mer. Elle apparaissait si amène, avec son visage ogival, son front lisse et pur comme le mur d'un temple, ses beaux cheveux de miel. Et une voix de la couleur de ses cheveux, que jamais aucune impatience ne fonçait, caractère uniforme et placide, docile à tout, de la docilité des canaux où les ciels et les demeures, en se reflétant, s'immobilisent. Godelieve aussi était un miroir de calme.

La vieille demeure du Dyver, derrière son rideau d'arbres toujours inquiets, se pacifia un peu, s'apaisa en une détente d'armistice, en une vacuité de dimanche. Le charme de Godelieve opérait. Elle allait, de l'un à l'autre, semblait-il, porter des baumes, les guérir, les réconcilier, comme une Sœur de charité entre deux malades.

Avait-elle soupçonné le drame muet du ménage, qu'elle cherchait à éclaircir, à dénouer vers une paix miséricordieuse ? Ou bien n'était-elle qu'elle-même, en exhalant là sa blanche bonté ?

Une aube recommença, en tout cas, dans le foyer de Joris. Celui-ci surtout jouissait de l'imprévue quiétude. Tout paraissait changé. Il se semblait être ailleurs. C'était comme s'il revenait d'un fâcheux voyage et rentrait dans sa maison au printemps. Une indulgence naissait en lui, un amour de la vie et des hommes. Il sortait davantage, n'allait plus, comme autrefois, vers les quais de deuil, les ecclésiastiques quartiers. Il ne fuyait plus les passants, devenu plus sociable, intéressé aux hasards de la rue. Il ne se reconnaissait plus lui-même. Possédait-il des yeux neufs ? Naguère il avait des yeux emplis de choses fanées. C'est la vie tout entière qui s'était fanée dans ses yeux. Et cela à cause de Barbe, cette Barbe colérique et dure, qui l'avait déçu, malmené, désenchanté de tout. La femme est la vitre à travers laquelle on voit la vie.

Voici qu'une nouvelle femme s'interposait. Émoi d'un homme encore jeune, au foyer de qui une femme est entrée !

Borluut se sentait comme dans une maison plus claire, dans un air plus tiède. Les grands yeux de Godelieve semblaient deux nouvelles fenêtres, ouvertes toutes grandes. Il faisait moins triste en cet intérieur longtemps morne. On entendait des voix, sonores comme les voix dans des ruines. À table, durant les repas moins abrégés, on causait maintenant. Joris exposait ses projets, ses ambitions ; Godelieve s'intéressait, attirait Barbe dans la conversation. Parfois elle évoquait la mémoire de son père, à propos d'un détail, d'un mets préféré, d'une victoire de la Cause. Souvenir commun, où tous les trois se rencontraient ! Et, de regretter ensemble, d'avoir aimé ensemble, le vieil antiquaire, ils se sentaient plus proches. C'était comme s'ils se prenaient les mains pour entourer son tombeau.

À mesure que les mois s'écoulèrent, Borluut s'étonna de plus en plus de cette douceur de Godelieve. Jamais rien encore ne l'avait entamée une minute, pas même les impatiences de Barbe qui se tournaient parfois contre elle. Humeur inaltérable, séraphique mansuétude ! Sa voix allait et venait, se dépliait et se repliait ; on aurait dit une grande aile blanche, toujours égale, avec les mêmes mots sans tache, le même arpège de plumes. Il en venait un apaisement, la candeur d'une brise du ciel, on ne sait quoi qui pacifie et lénifie. Borluut comprenait à présent la tendresse du vieux Van Hulle pour Godelieve, son existence claustrale et jalouse auprès d'elle ; il vécut comme avec un ange -- il avait eu son avant-paradis.

Borluut maintenant habitait avec les deux sœurs ; il les comparait : Barbe, catholique et violente ; Godelieve, mystique et douce ; l'une était la greffe espagnole dans la race ; elle était bien d'Espagne, par sa joie de faire souffrir, son corps comme un bûcher, sa bouche comme une blessure ; goût de supplices, d'inquisition et de sang ; l'autre était la figure originelle, le type foncier, l'Ève flamande aux cheveux blonds des Van Eycks et des Memlings. Et cependant elles ne différaient pas trop, malgré tout ; les siècles et l'hérédité avaient atténué le sang étranger. Leurs traits étaient communs, quand on se rappelait le visage de leur père. Toutes deux avaient son nez un peu aquilin, son haut front lisse et calme, et ces yeux, couleur des canaux, de ceux qui vivent au Nord, dans les pays d'eau. Chacune lui ressemblait à sa façon, et ainsi elles se ressemblaient entre elles.

Tout au plus un autre éclairage. C'était la même fleur mise à l'ombre ou mise au soleil, née durant le jour ou née durant la nuit.

Cela avait fait la différence ; et la vie de Borluut se joua !

De voir, en vivant avec toutes les deux, qu'elles se ressemblaient, l'ennui et le chagrin de Joris s'accrurent. Quelle malchance d'avoir choisi, entre ces deux femmes, un peu jumelles, cette Barbe irritable, cruelle et névrosée, qui lui flétrit toute la joie de vivre ! Mais est-ce qu'on n'aime pas toujours ce qui doit faire souffrir ? C'est le secret de la Destinée ; elle ne veut pas qu'on soit heureux, parce que le malheur est la règle et que, en se conquérant la joie, on découragerait de vivre les autres hommes. Notre Volonté soupçonne bien le piège ; elle voudrait nous sauver, faire un autre choix. Mais la Destinée est plus forte, et nous courons embrasser le malheur.

Joris mesurait mieux encore l'irréparable déveine de sa vie, maintenant qu'il s'était rendu compte, en habitant avec Godelieve, de son angélique douceur. Dire qu'il aurait pu vivre parmi cette bonté, cette quiétude, cette tendresse unie, cette voix ouatée, cette âme qui toujours acquiesce ! Il a passé près du bonheur ! Le plus désespérant, c'est qu'il s'en douta, hésita un long moment sur le choix. Joris se rappelait aujourd'hui ses indécisions, sa passion longtemps incertaine. Quand il allait dans la vieille demeure de l'antiquaire, il sentait seulement, par un avertissement de l'instinct, que c'était la maison de son avenir ; mais il n'en savait pas davantage. Il s'enquit, chercha ; son amour mal clairvoyant trébucha entre les deux visages. Ici surtout, ce fut la faute de la tour. Il se souvenait des hantises devant la cloche de Luxure qui, on ne sait pourquoi, lui suscita le désir de Barbe, l'image de son corps, svelte et souple comme celui des femmes pâmées dans les reliefs du bronze. Au sommet de la tour, il voulait Barbe. Quand il était redescendu dans la vie, il aimait Godelieve. Elle aussi l'aimait. Que n'avait-elle parlé, au lieu de Barbe qui s'enhardit, le décida, l'engagea d'un brusque baiser inaliénable ? Décidément la Destinée fit tout. Joris se rendait compte qu'il avait si peu choisi. Mais qui peut choisir ses amours ? Les circonstances nous enveloppent, agissent d'elles-mêmes, nouent des fils dont on ne s'aperçoit que quand les cœurs sont liés.

À quoi tient le bonheur ou le malheur de toute une vie ? Joris comprenait à présent combien l'alternative, pour lui, fut décisive. À choisir Barbe, il avait épousé tout le malheur ; à choisir Godelieve, il aurait épousé tout le bonheur.

Et cela n'avait tenu qu'à une minute, à une seule parole, à un minime détail. Si Godelieve avait fait un signe, proféré un mot, laissé deviner l'ombre de l'amour qui était en elle, tout advenait autrement. Trois existences étaient changées. Et la sienne eût coulé comme une eau heureuse, dans un lit de fleurs. Mais Godelieve n'avait rien dit ; lui-même ne soupçonna rien. C'est Van Hulle qui le lui révéla, dans un grand trouble, lors de sa demande en mariage, quand il crut de prime abord qu'il s'agissait de Godelieve, et s'alarma aussitôt, s'affola à l'idée de la perdre.

Joris aujourd'hui songeait à cet amour de Godelieve ; il se demandait :

-- Comment m'a-t-elle aimé ?

Certes, ce n'était pas un de ces émois passagers, brume légère, brouillard d'aube dans le cœur des jeunes filles, qui bientôt se dissipe. Le trouble, chez elle, avait dû persister. Joris se rappelait, en effet, l'autre scène, plus tard, quand, à la prière de Farazyn, et pour complaire à Barbe, il lui conseilla ce mariage ; aussitôt elle apparut pleine d'angoisse, le visage bouleversé, le geste suppliant : « Ne dites pas cela, vous, surtout vous ! » Elle n'avait rien dit de plus ; il s'était tu, devinant un grand secret mort qu'il ne voulait pas savoir.

À présent, une curiosité le prenait d'éclaircir ce mystère. C'est peut-être à cause de ce seul amour non abouti qu'elle renonça pour toujours. Il y a des cœurs qui ne sont pas faits pour les recommencements. Ayant manqué son mariage avec lui, elle aura abdiqué tout mariage. Et cela sans rancune ni aigreur contre personne ni contre la vie, en toute résignation et douceur, ayant plié en elle son chaste amour comme les mousselines d'une petite mariée qui serait décédée le matin de ses noces.

Joris se désolait à évoquer tout ce passé où il côtoya le bonheur, sans le deviner, sans le saisir ; il s'attendrissait aussi, sur lui-même, sur Godelieve, sur la misère de la vie. Ému, inquiet d'on ne sait quoi, il se demandait encore, comme à voix basse :

-- Maintenant, est-elle tout à fait guérie ?

Elle apparaissait si placide, les yeux ailleurs, moins l'air de marcher que de planer. Et nul trouble dans sa voix posée, dans ses paroles uniformes, donnant l'impression du texte des phylactères dans les tableaux des Primitifs. On cherchait une banderole à ses lèvres. Ses mots ondulaient en silence.

Pourtant Joris remarquait son soin à adoucir Barbe, à tout assumer, à éviter les conflits, à faire de discrets raccords, dès la moindre alerte. Il y fallait une attention subtile et affectueuse. Barbe, toujours ombrageuse, susceptible et hérissée, s'y prêtait peu. Godelieve multipliait son zèle de bonne sœur. Parfois, grâce à elle, il y eut des détentes, un entretien confiant et plus amical. Elle était entre eux comme un canal entre deux quais de pierre. Les quais sont face à face, distants néanmoins, et ne se réuniront jamais, mais l'eau mêle leurs reflets, les confond, semble les joindre.

La vie pour Borluut fut meilleure, grâce à elle. Il passa quelques mois d'apaisement. Pourtant il y eut, un jour, une nouvelle colère violente de Barbe qui, cette fois, ne se laissa pas intimider par Godelieve. La scène commença à propos de vétilles, comme toujours : Joris avait égaré une clé ; on chercha ; Barbe s'énerva, accusa ses négligences, réédita d'anciens griefs, des torts imaginaires, en vint tout de suite aux mots vifs. Voilà que Joris, moins résigné, ce jour-là, ou soutenu par la présence de Godelieve, se rebiffe, reproche à Barbe ses manques d'égards, sa perpétuelle mauvaise humeur. Instantanément ce fut une débâcle. Barbe devint livide, poussa des cris, toute une avalanche de paroles blessantes qui jaillissaient comme des pierres, assaillaient Joris, le meurtrissaient jusqu'au cœur. Quoique furieuse, Barbe dirigeait ses coups. Elle trouvait la place sensible, choisissait les offenses et les allusions les plus pénibles. Le bûcher d'Espagne s'allumait. Joris se sentit dans sa colère comme dans du feu, une grande flamme blanche qui montait et que personne n'aurait pu arrêter. Mais cela n'empêcha pas le détail des autres supplices d'inquisition : un vieux reproche coulé comme du plomb fondu dans ses oreilles ; puis un regard de haine soudaine lui enfonçant une aiguille rouge dans les yeux. Cela dura un long temps. Barbe allait et venait par la chambre, comme une flamme vraiment.

Puis sa colère sauvage céda, tomba, s'étant consumée elle-même, et faute d'aliment. Car Joris vite s'était tu, comprenant qu'il ne fallait pas aggraver la scène qui tout de suite aboutirait au pire, toucherait le drame et la mort.

Godelieve, muette, pleine de stupeur, regardait, se sentant dépourvue devant une crise dont elle n'avait même jamais imaginé les excès. Cependant Barbe, à bout de colère et de nerfs, était sortie, faisant claquer la porte, comme à l'habitude, emplissant l'escalier, les corridors, de ses derniers cris, de son pas saccadé décroissant dans le silence.

Joris, brisé, confus, était allé vers la fenêtre qui donne sur le jardin, appuyant son front aux vitres pour rafraîchir sa fièvre à leur eau froide, y délayer sa peine.

Godelieve l'épiait. Un moment après, comme il s'était retourné, elle vit qu'il avait les yeux pleins de larmes. Douleur de voir pleurer un homme ! Alors, miséricordieuse, plus que sœur, devenue maternelle par la pitié, elle s'approcha de lui, prit ses mains en silence, ne trouvant pas une parole, n'osant pas toucher à cette blessure intime et profonde où le baume du regard devait suffire.

Joris dit, pour expliquer la cruelle scène, excuser :

-- Elle est malade.

-- Oui, fit Godelieve ; mais vous êtes malheureux ?

-- Très malheureux...

Joris pleura. Un sanglot, qu'il ne put retenir, éclata, comme si tout son cœur s'en allait, remontait, voulait venir mourir dans sa bouche... Gémissement de bête et d'enfant qui n'en peut plus, cri qui cesse d'être humain et qui hurle à la mort !

Godelieve sentit se ranimer en elle les vieux souvenirs, tout ce qu'elle croyait tué et mis au tombeau dans son cœur. La poussière oubliée tressaillit, et, songeant à ce qui aurait pu être, elle chuchota :

-- Si Dieu avait voulu !

Et, de voir pleurer Joris, elle pleura aussi.

Muettes consolations ! C'est dans le silence que les âmes enfin s'atteignent l'une l'autre, s'écoutent, se parlent. Elles se disent ce que les lèvres jamais ne disent. C'est déjà pour elles comme si elles étaient dans l'Éternité. Et les promesses qu'elles se font, durant ces minutes, ne cesseront plus.

Godelieve et Joris sentirent que leurs âmes se touchaient. Une communion plus forte que l'amour les unit. Il y eut désormais entre eux un secret, un échange plus sacré que celui des baisers : l'échange des larmes mêlées.

III**

-- Si Dieu avait voulu !

Cette parole de Godelieve, depuis lors, influença Joris, l'obséda, colora l'air devant lui, imagea son sommeil. Plainte du regret inconsolé ! Murmure d'une source qu'on croyait morte ! Cri d'aveu soudain jailli, et qui retentit dans son malheur comme une voix dans un cimetière. La jeune fille avait trahi, d'un coup, le secret de sa vie. Son amour, cru éphémère et de surface, subsistait. Il réapparaissait çà et là comme l'eau des canaux dans la ville.

Joris se rappela les preuves successives : la révélation du vieil antiquaire ; plus tard, la demi-confession de Godelieve, quand lui-même la poussait au mariage ; enfin, maintenant, la phrase échappée, toute décisive, presque instinctive et qui a la sincérité d'un geste.

-- Si Dieu avait voulu !

Elle n'était donc point guérie ? Elle serait inguérissable. Il y a des femmes qui aiment jusqu'à la mort ! Joris comprenait maintenant sa douceur répandue, son zèle au foyer, et cette vigilance à tout pallier, ce regard qui calme, cette voix qui édulcore. Elle était, dans sa maison agitée, une part de bon silence. Elle cherchait à faire heureux chez lui. Peut-être qu'elle n'était venue habiter avec eux que dans ce but, par tendresse continuée pour lui, afin de lui être une protection et un réconfort, comme une sœur du moins, une Sœur de charité qui le panserait chaque fois qu'il serait blessé et en sang. Et dire qu'elle aurait pu être sa femme ! Il ne cessait d'évoquer la possibilité perdue, l'existence enchantée qu'il aurait eue. Lui-même se répétait le soupir nostalgique de Godelieve : « Si Dieu avait voulu ! »

Désormais, quand il ascensionna dans la tour, il n'eut plus l'impression de s'avancer dans la mort. La phrase d'éclaircie l'accompagnait. Elle marcha devant lui, gravissant une à une les marches obscures. Elle le devançait, courait d'une haleine jusqu'au sommet, puis redescendait à sa rencontre, grossie par le vent, haletante d'avoir couru. Joris n'était plus seul. Il montait avec la phrase aimante qui était la voix de Godelieve. Et il répondait à cette voix. Il parlait tout haut, contait ses espoirs, abolissait le passé mauvais, conversait durant des heures avec elle. Maintenant le beffroi ne lui faisait plus peur ; il n'en voulait plus à la tour d'avoir quitté la vie.

Au contraire, il y emmenait la vie avec lui. La voix de Godelieve, c'était Godelieve elle-même. Elle l'avait suivi dans la chambre de verre. Elle était là, tout près de lui, invisible, mais présente et murmurante. Ils se disaient des choses comme on ne s'en dit qu'au sommet des tours et des montagnes, les choses du seuil de l'Infini et que Dieu peut entendre.

C'est pour elle que Joris joua du carillon. Il illustra leur histoire par les cloches. Ce fut comme la rencontre d'un malheur et d'une joie : d'abord une lamentation des basses, le ruissellement des sons graves, une eau noire versée des urnes intarissables, un déluge de bruit disant un désastre et un désespoir sans fin ; puis le vol blanc d'une clochette frêle, essor insistant et grandissant, palpitation argentine d'une venue de colombe qui annonce le salut et l'arc-en-ciel. Toute la vie du carillonneur s'envola de la tour.

Lui-même ne se rendait pas toujours compte de son jeu et que les cloches ébruitaient son âme. Cette fois, pourtant, il fut conscient et s'avoua que Godelieve était la colombe du déluge, la petite cloche blanchissant le désastre. À cause de la phrase qui ne le quittait plus et était montée avec lui, il subit peu à peu le charme. Il n'avait plus hâte de redescendre dans la vie, puisqu'il avait entraîné la vie à sa suite. La voix de Godelieve vivait avec lui, là-haut. Maintenant ils étaient à deux. Joris s'attarda de longues heures, répondant à la voix, escomptant un avenir meilleur. Il ignorait lequel. Pour le moment, il était tout au trouble qu'une parole tendre fût entrée dans sa vie. Mais peu à peu le rêve se précisa. Dans le jeu du carillon, la petite clochette frêle et blanche chanta plus fort, se rapprocha, lui picora le cœur. En même temps le jaillissement des sons graves, l'eau noire des grandes cloches, se raréfièrent, furent bientôt taris. Il n'y eut plus qu'une vaste joie où palpita la colombe de la clochette qui était la phrase de Godelieve devenue son âme elle-même. Oui ! l'âme de Godelieve l'entourait, venait, allait se poser sur lui.

Joris se sentit tout entier entré dans une lumière nouvelle. Illumination, comme une aube, de l'amour qui recommence ! Reprise de la vie, après le déluge qu'on crut final ! Douceur du deuxième amour !

Si chaste et si principalement mental, celui-ci ! Joris pensait à Godelieve, comme il aurait pensé à une sœur partie enfant, qu'on crut morte, et qu'on retrouve, affection supplémentaire et inespérée.

Il l'évoquait toute vigilante, consolatrice, si peu femme vraiment, ange gardien plutôt. Ce deuxième amour, du milieu de la vie, surtout pour ceux qui ont souffert, est si différent de l'autre. Il apparaît comme un asile, une douceur de confiance et d'échange d'âmes. La chair d'abord y a peu de part. Pour Godelieve, Joris n'osait pas l'effleurer d'une pensée qui ne fût tout respect. Elle était si pudique, close en des robes chastes, mystique, pieuse même, d'une foi intime et profonde. Quelle différence avec sa passion d'autrefois pour Barbe ! Ici, dans la tour, il était à même de comparer, car c'est ici, à cause de la cloche de Luxure, qu'il conçut ce violent désir d'elle. Les sens en feu, une fièvre au visage, il avait pensé à cet amour, comme on doit penser à un crime. Dans la cloche obscène, il avait cherché son corps, imaginé son spasme. Maintenant, au contraire, qu'une tendresse immense pour Godelieve l'envahissait, il eut peur de la cloche de Luxure ; il ne s'aventura plus sur la plate-forme supérieure où elle est suspendue, à côté de la cloche qui sonne l'heure ; il la fuit ; il la détesta comme un vase de péchés, comme une image satanique qui aurait sali et avili sa pure vision. Et Godelieve, n'étant pour lui qu'une âme, s'incarna dans la clochette, dont la chanson blanche, en ce temps-là, plana, domina tous les jeux du carillon, musique d'éclaircie et d'embellie, qui, une fois encore, fut le tableau de sa vie.

IV**

Depuis le demi-aveu de Godelieve, son soupir d'élégie, Borluut se sentit envahi par une indicible douceur. Dans le grand désastre de sa vie, quelqu'un avait pitié, quelqu'un l'aimait un peu.

Qu'important dorénavant la dureté de Barbe, les misères, les scènes, les jours sans sécurité, les nuits sans amour ! Godelieve était présente, attentive, aimante, déjà amante peut-être... Oui ! elle s'était toute divulguée dans cette phrase qui désormais vit en lui, s'accroît comme des lettres sur un arbre. Godelieve l'avait aimé, et elle l'aimait encore. Borluut, à cette idée, frémissait de trouble et d'attente. De regret aussi ! Ils avaient tous deux laissé passer le bonheur entre eux sans l'arrêter. Comment furent-ils aveugles ainsi ? Quel mirage avait égaré leurs yeux ? Tout à coup, ils voyaient clair ; ils se voyaient l'un l'autre, comme à jour ! Mais il était trop tard. Le bonheur est de ne faire qu'un, en étant deux. C'était le rêve désormais impossible.

Pourtant Joris s'exalta, rayonna du renouveau qui lui mettait le cœur en fête. Depuis que Godelieve avait parlé, il sentait en lui quelque chose d'imprévu et de délicieux, on ne sait quoi qui n'est pas une musique et qui chante, une clarté qui n'est pas du soleil et qui éclaire. Miracle du printemps de l'amour. Oui ! il recommençait à aimer, car il se sentit soudain un cœur neuf et des yeux neufs. La vie, hier encore, était si vieille, si fanée, si usée d'efforts et de siècles ! Aujourd'hui, elle lui apparaissait nouveau-née, sortie elle aussi d'un déluge, avec des visages vierges, une verdure qui s'inaugure !

L'amour nouveau suscite un Univers nouveau.

Pour Borluut, l'émerveillement se compliquait d'une sensation de convalescence. Qu'on imagine un malade longtemps en proie à des crises et des affres, accablé par le demi-jour, des odeurs fades, la diète, des potions, les pulsations fiévreuses de la veilleuse, tandis qu'il ne pense qu'à mourir ; puis soudain le revirement, la guérison, celle qui fut la garde-malade devenant aussitôt l'amoureuse.

Joris entra ainsi de plain-pied de la mort dans l'amour. Car il aimait.

Ce qui ne fut d'abord qu'un trouble, l'émoi de la présence d'une femme jeune dans sa maison, devint bientôt une obsession, de l'amour déjà, la griserie d'une passion mutuelle.

Car le fait d'habiter avec elle l'illusionnait. Ils vivaient ensemble, tout le jour et la nuit, sous le même toit, comme un couple qui s'est conquis. Il est vrai qu'ils étaient contrariés par la présence de Barbe, mais leurs âmes se parlaient, dans cette union spirituelle qui n'allait qu'à se consoler l'un l'autre et à regretter à deux. Leurs yeux aussi se rencontraient, se touchaient. Ah ! cette caresse des yeux sur les yeux, qui ressemble à celle des lèvres sur les lèvres, et qui est déjà de la volupté !

Quelque chose de charnel naquit entre eux.

Car, à vivre ensemble, ils se dévoilaient sans cesse l'un à l'autre un peu de leur intimité. Godelieve, si foncièrement chaste, ne songeait pas au péril de se montrer en négligé, dans la simplicité d'une robe d'intérieur. Mais, en cette toilette sommaire, elle transparaissait. Joris la voyait mieux au-delà des plis rares, de l'étoffe plus docile. Il y avait moins de voiles entre eux. Parfois aussi ses cheveux, mal coiffés le matin, suggéraient le désordre où sont les cheveux dans l'amour. Ainsi peu à peu Godelieve devenait pour lui comme la femme qu'on a possédée et qui n'a plus rien de secret. C'était le résultat de la vie commune où chaque jour on se divulgue un peu plus.

Joris se rendit compte de l'évolution rapide : d'abord, quand il se sut toujours aimé par Godelieve, il éprouva une affection infiniment reconnaissante pour sa douceur, sa bonne garde autour de lui ; puis ce fut le regret amer du bonheur manqué, l'envie grandissante de réparer la double erreur. Leur volonté, de tout temps, fut de s'aimer. Seule, la destinée les entrava. Qu'ils accomplissent donc leur volonté et qu'ils s'aiment, puisqu'ils s'aiment ! Ils auraient dû être époux et ne l'ont pas été. Ils peuvent encore le devenir.

Et n'est-ce pas comme un repentir de la destinée, ce hasard qui rapprochait le couple sous le même toit, avait l'air de le rendre à sa loi ?

Ils cédèrent : regards furtifs, mains attardées quand elles se rencontraient sur le même objet, tout le manège de se chercher, de se fuir et de se retrouver ! Frôlements, effleurements, attouchements, avec la peur l'un de l'autre, la peur de soi, et surtout la peur du Témoin, cette Barbe tragique, que rien encore n'avertissait. Minutes d'infini, émois brefs, joies qui durent le temps d'une lueur, perles où on boit tout le ciel... Ils goûtèrent longtemps leur amour caché. Il leur semblait même meilleur d'être caché, plus aigu d'être intermittent. Ce ne furent que des mots jetés, cueillis au vol, des demi-baisers, des étreintes de mains entre deux portes -- tout le commencement, tout le meilleur de l'Éternelle Aventure. Et sans dénouement possible ni voulu encore : c'était délicieux, de tout espérer sans rien atteindre, de vivre sans cesse aux aguets de l'instant propice, de moissonner le champ épi par épi.

Leur bonheur était précieux ; c'était comme du bonheur épargné, économisé et devenu déjà un trésor.

Joris se sentait une plénitude. Il ne désirait plus rien, n'ambitionnait plus rien.

Ses travaux languirent. Il négligea de terminer ceux qui étaient en train. Dans son cabinet de travail, les dossiers, les compas, gisaient épars. Et ses plans, ses épures, demeuraient inachevés sur le papier comme des bâtisses à mi-chemin dans l'air. Il ne travaillait plus, n'acceptait pas de nouvelles commandes. Ses restaurations ne l'intéressaient plus. Toutes ces vieilles maisons, ces façades âgées à rajeunir, l'ennuyèrent. C'étaient de maussades aïeules, avec leurs lézardes comme des rides de vieillesse, leurs antiques vitres glauques, tristes comme des yeux qui ont vu mourir. Il ne voulut plus vivre avec le passé. À fréquenter les choses vieilles on se fait le cœur vieux. Lui voulait être jeune, jouir du présent. Et le visage de Godelieve seul l'occupa.

Il s'isola avec ce visage, flâna par la ville, monta dans la tour, se mêla aux passants, désœuvré et heureux. Il n'était plus amer, ne cherchait plus la solitude, aurait voulu avoir des amis, voir des fêtes.

Parfois il allait à la Société de Saint-Sébastien. C'était son devoir de Chef-Homme et il l'avait longtemps négligé. Il fréquenta les tireurs, apprécia leur adresse quand, armés de leurs grands arcs, ils visaient les cibles ou les oiseaux emplumés du grand mât, si minuscules dans le recul et qu'il fallait décrocher d'une flèche sûre. Il se plut dans cet antique et pittoresque local à la tourelle de maçonnerie, chaude et sanguine comme un teint, parmi cette animation de jeux, de franches paroles, de longues libations où la bière flamande coule et mousse. C'était un coin de vie populaire, intact et savoureux, une image coloriée du passé, sauvée par hasard. Borluut s'y rapprocha des hommes, familier et bon. Une popularité lui en vint. Il eut là bientôt une cohorte dévouée, qui l'admirait, qui l'aima.

Durant ses journées inoccupées, Joris retourna voir Bartholomeus, qu'il avait, un moment, délaissé. Incapable de travailler lui-même, obsédé par Godelieve et son amour, il alla s'installer chez le peintre des après-midi entiers, causer art, fumer, rêvasser. Depuis longtemps il n'avait pas vu son ami. Bartholomeus s'était isolé, cloîtré complètement, pour mieux appartenir à son travail, réaliser dans la solitude et le silence total cette longue fresque dont il voulait faire l'œuvre de sa vie, l'aboutissement de son grand rêve de gloire.

-- Eh bien ! où en es-tu ? demanda Joris.

-- J'avance. Toujours des études, des recherches pour certains morceaux... Mais l'ensemble est terminé.

-- Montre-moi.

Borluut faisait mine de se lever, d'aller vers les murs où des toiles s'entassaient, mais retournées, mystérieuses avec la croix de bois du châssis, qui les signait. Aussitôt Bartholomeus, inquiet, s'élançait, les défendait d'un geste frileux. Il n'aimait pas laisser surprendre ses travaux, montrer des toiles inachevées.

-- Laissez ! Tout cela n'est qu'ébauché, à peine indiqué. Mais je sais ce que je veux faire. Voilà ! Je rêverais, puisqu'il s'agit de décorer l'Hôtel de Ville, c'est-à-dire la maison de tous, d'évoquer la ville elle-même dans ce qui est son âme. Il suffit d'en prendre quelques attributs, quelques symboles. Bruges est la grande Ville Grise. C'est cela qu'il faut peindre. Or le gris est du blanc et du noir. Le gris de Bruges aussi. Il faut choisir les noirs et les blancs qui le forment. D'une part -- pour les blancs -- les cygnes et les béguines : les cygnes d'abord, qui formeront un panneau, toute une troupe appareillant au long d'un canal, avec l'un d'eux qui s'effare, s'appuie des ailes sur l'eau, veut en sortir, comme un mourant veut sortir de son lit ; car il se meurt en effet, et chante, pour symboliser la ville qui devient œuvre d'art parce qu'elle est à l'agonie ; puis, pour les blancs encore, les béguines, formant un second panneau, les béguines qui sont aussi des cygnes ; elles déplacent un peu de silence en marchant, comme eux déplacent, en nageant, un peu d'eau ; et je les peindrai, elles, comme elles passent, là-bas, dans le cadre de ma fenêtre, traversant l'enclos après la messe ou les vêpres. D'autre part -- pour les noirs -- les cloches et les mantes, qui formeront deux autres panneaux jumeaux : les cloches, couleur de la nuit, qu'on verra cheminant dans l'air, se rencontrant, se visitant de l'une à l'autre tour, petites vieilles, qui trébuchent dans leurs robes de bronze usées ; puis les mantes, qui sont moins le vêtement des femmes du peuple que des cloches aussi, grandes cloches de drap balancées dans les rues, cloches d'en bas dont le rythme est parallèle à celui des cloches d'en haut. Voilà ! En résumé : blanc des cygnes et des béguines ; noir des cloches et des mantes ; blanc et noir mêlés, c'est-à-dire le gris et la Ville Grise !

Bartholomeus s'était exprimé avec ardeur, les yeux ailleurs, tandis qu'un rayon y brûlait comme le reflet d'un soleil invisible avec lequel il communiquait. Sa belle tête monacale au teint pâle, à la fine barbe noire, évoquait ces peintres des monastères d'Italie qui racontèrent leur rêve sur la blancheur des murs. Bartholomeus avait également ébauché le sien comme dans un cloître, vivant chaste, solitaire, en cet enclos de nonnes, parmi la rumeur des cantiques, les logis au frais badigeon, une lumière paradisiaque où même l'ombre des nuages mettait un jour d'argent. Son génie paraissait compliqué. C'est qu'il était près de l'Infini. Il trouvait naturellement les analogies mystiques, les rapports éternels des choses.

Borluut l'écouta, avec curiosité, avec admiration, raconter les thèmes de sa fresque. Puis, songeant à ce qu'ils avaient de profond et de mystérieusement beau, d'inaccessible aussi pour ceux qui lui en firent la commande, il ne put s'empêcher d'observer :

-- C'est superbe ! Mais qu'est-ce qu'ils vont dire ?

-- Ah ! certes, ils seront étonnés. Déjà ils m'avaient donné des conseils. Ils auraient bien voulu des épisodes de Flandre. De la peinture d'histoire, nécessairement. Toujours leurs Matines brugeoises, et leur Breydel et leur Koninck, et leurs Communiers, -- tout cela qui est devenu un carnaval, le drame aux héros grimés, le magasin des accessoires, la friperie des siècles, et dont vivent nos mauvais peintres, nos mauvais musiciens, fabricateurs de grandes toiles et de cantates. Il faut laisser à l'Action ce qui fut l'Action. Ainsi on ne pourrait faire qu'une œuvre vulgaire avec l'épisode, pourtant sublime, des gildes et corporations, à la bataille des Éperons d'Or, prenant en main de la terre, mangeant cette terre pour laquelle ils vont mourir.

Ce souvenir achemina Joris et Bartholomeus à parler de la Cause flamande pour laquelle ils s'étaient tant passionnés autrefois, du vivant de Van Hulle. Ils confessèrent que l'élan était fini, l'effort avorté.

Le peintre, lui, avait détourné son esprit de la ville et des autres, pour le vouer tout entier à son œuvre qui seule, désormais, lui importait.

Et il parla de son art, ainsi qu'on parle d'un amour.

Il raconta l'obsession de l'idée, survenue comme une rencontre, comme une passion qui envahit ; et l'intimité avec l'idée, les muets entretiens où elle se dévoile ou se refuse ; tantôt expansive, tantôt froide et comme boudeuse. Va-t-on en triompher ? Voilà qu'elle apparaît toute nue sur la toile. Et les caresses du doux pinceau, lentes ou fiévreuses ! Plus de répit ! Même la nuit on en rêve ; on la voit plus belle, adorée par les siècles.

Tandis qu'il parlait, Joris écoutait, confrontait : c'est bien ainsi qu'il aimait Godelieve, éprouvait sa hantise, conversait mentalement avec elle, la retrouvait jusque dans son sommeil. Est-ce que vraiment l'amour de l'art donne les mêmes ivresses que l'amour de la femme ? Joris venait de juger le bonheur du peintre, un bonheur plus uni et plus sûr, plus noble peut-être. Il se sentit une inquiétude, des commencements de remords. Lui aussi, naguère, aima son art, poursuivit une œuvre, grande et durable, rêva la restauration et la résurrection de Bruges. Maintenant, il allait sacrifier l'amour de la ville à l'amour de Godelieve.

Pour la première fois, un doute lui vint, une reprise de lui-même, une hésitation devant l'aventure.

Aussi, en s'en retournant chez lui, il demeura troublé, hésitant, n'osant pas regarder les vieilles façades, les eaux inertes, les couvents clos, tout ce qui conseillait le renoncement à la vie, le culte de la mort. Il se répétait tout bas à lui-même : « Vivre ! il faut vivre ! » Et, à mesure qu'il se rapprocha de sa demeure, le visage de Godelieve réapparut, l'éclaira, triompha, grandit en lui comme la lune dans les canaux.

V**

La névrose de Barbe empira. Elle avait maigri ; son teint était blême. Pour la moindre contrariété : un objet brisé, le départ d'une servante, une remarque faite, elle s'énervait aussitôt, s'emportait. La maison était sans cesse orageuse ; on vivait dans l'attente d'un coup de tonnerre. Il y fallait de la part de Joris et de Godelieve une continuelle surveillance de soi, une patience sans limite et docile à son humeur comme la moisson au vent. Pour Godelieve, c'était facile ; tout enfant, elle fut préparée et se plia à la fougue intraitable de sa sœur ; sa douceur native demeurait égale, unie et sans pli, toujours semblable à elle-même, paix d'une eau gelée que la bise déchaînée, pas plus que la brise, ne dérange et ne ride. Joris se résignait moins à tant de caprices, de sautes de vent, de hasards contradictoires ; et jamais la sécurité ! De plus, l'énervement est contagieux. Lui-même, par moments, se trouvait à bout de contrainte et regimbait, se redressait dans sa fierté d'homme. Mais il n'en menait pas long. Barbe, habituée à ce que personne ne lui résistât, entrait vite dans une rage folle, l'apostrophait, s'avançait vers lui, agressive. Un jour, hors d'elle-même, ivre de fureur, elle cria une horrible menace, d'une voix rauque et qui faisait mal à entendre : « Je te tuerai. »

Joris avait pitié, laissait passer la crise, se sentant au fond de lui infiniment miséricordieux pour ce pauvre être, irresponsable sans doute, lui-même si lointain d'ailleurs, réfugié en lui, dans cet arrière-fond, cette dernière chambre de l'âme, où personne n'entre. C'est là qu'il retrouvait Godelieve, souriant en silence à son amour. Qu'importe le reste ? Barbe, après ces grandes secousses, demeurait brisée, chiffon de chair et de nerfs, voile tombée du mât. Elle gisait, un long temps, inerte et livide, dolente aussi, à cause du mal fourmillant dans tous ses membres : des fils s'étiraient au long de ses jambes, se nouaient aux genoux, conduisaient leur écheveau à sa gorge qui s'en bouchait à l'étouffer.

Elle s'en plaignait à Godelieve :

-- J'ai mal ; j'ai mal !

Et sa voix filait en chanterelle, devenait une voix fêlée, une petite voix qui mue, une voix d'enfant malade et qui crie à l'aide. Elle se recroquevillait sur elle-même, aurait bien voulu se blottir, se réchauffer contre quelqu'un.

-- J'ai si froid aussi !

Alors Godelieve, apitoyée, la dorlotait, l'entourait de châles, promenait ses mains sur elle, et leur contact l'apaisait, l'alanguissait, comme d'un fluide invisible et calmant. Barbe, dès lors, se rendait compte, semblait confuse de ses excès :

-- Je ne pense pas ce que je dis.

Godelieve allait aussitôt en aviser Joris pour le consoler, le panser, le ramener, pour essayer un raccommodement qui aboutirait du moins à la paix, sinon au pardon. Mais il refusait d'un ton triste :

-- Elle m'a trop fait souffrir. Consciente ou non, elle m'a trop lapidé le cœur !

Godelieve tentait d'agir du côté de sa sœur, risquait des gronderies douces :

-- Tu te fais mal et tu fais mal aux autres.

Mais Barbe, mal pacifiée, se cabrait, recommençait ses plaintes et sa colère, se retournait contre Godelieve. Elle prit en animadversion sa sœur aussi, lui imaginant des griefs et des torts, trouvant une intention ou une inflexion blessantes à toutes ses paroles.

-- Je voudrais mourir !

Et on la vit tout à coup ouvrir la fenêtre, comme si elle allait se précipiter dans le vide ; sortir brusquement en posant à peine un chapeau sur sa tête, un manteau sur ses épaules, et se mettre à arpenter les quais, d'un pas précipité, vers les canaux et les étangs de la banlieue, avec l'air de vouloir se jeter à l'eau et de choisir un endroit. Joris, prévenu, s'empressait derrière elle, devenu pâle lui-même comme s'il allait défaillir, le cœur battant à coups d'horloge dans sa poitrine, angoissé, avec la peur du scandale, et aussi une douleur peu à peu née pour cette pauvre Barbe, qu'il croyait ne plus aimer mais ne pouvait supporter d'imaginer morte, tachée du sang d'une chute ou des herbes aquatiques d'Ophélie.

Malgré tout, il se ressouvenait des commencements, la revoyait sous le voile blanc de leurs noces, songeait à l'ancienne bouche trop rouge.

Barbe tomba à des prostrations, des mélancolies sans fin qui facilitèrent la pitié. Ce fut la détente, la période d'abattement après celle de l'exaltation. Elle sembla sortir des ruines. On eût dit qu'elle avait longtemps marché dans la pluie. Quelque chose de fané émanait d'elle. On songeait à un naufrage en la regardant, et qu'elle avait vu la mort.

Elle semblait au regret d'en avoir réchappé, d'être assise dans sa maison.

-- Je vous gêne, disait-elle parfois à Joris. Nous sommes malheureux. Il vaut mieux que je meure.

Joris tressaillait ; elle n'avait pourtant rien pu deviner de son amour pour Godelieve, qui demeurait bien secret et clos au fond de lui. Mais est-ce que l'instinct n'est pas quelquefois visionnaire ? Joris repoussait le propos qui lui faisait peur et qui avait touché une chose à laquelle il ne voulait pas penser.

Au contraire, puisque Barbe semblait malade, il fallait la soulager, la guérir. Il manda un médecin après l'avoir au préalable renseigné. Le cas était clair : anémie et névrose, déclin d'un sang vieux, mal du siècle, qui sévit jusqu'en ces villes reculées. Chez Barbe, il était héréditaire. Comment y remédier ? Plus tard, par l'âge, il s'améliore. En attendant, il s'atténue par quelque cure d'eau, l'air de la montagne qui tonifie et pacifie. Justement Barbe était liée avec des cousines qui habitaient une station thermale, petite ville d'Allemagne, où elle les visita naguère. Il ne lui déplut pas d'y retourner. Mais elle entendit s'en aller seule, sans personne, rompre ainsi un moment avec son existence, couper les liens qui l'attachaient aux siens, perdre tout souvenir de son intérieur, où elle venait de passer des jours si noirs, entrer dans le voyage comme dans une autre vie. N'était-ce pas une des formes de son état maladif que cette irritation contre ses proches, et contre eux de préférence ? Elle ne voulut point d'eux et partit seule, quelques jours après. En vain, Joris avait offert de l'accompagner, et Godelieve surtout, de son côté, avec une insistance qui s'ingénie, louvoie, trouve des raisons spécieuses, promet de se faire menue, câline et si peu encombrante !

C'est que Godelieve craignait, s'épouvantait, de rester seule avec Joris. Barbe, en partant, laisserait entrer le danger. Tant qu'elle fut présente dans la maison, Godelieve se sentait sauvegardée, dans une si douce sécurité. Certes, elle n'avait pas pu se défendre tout à fait d'aimer Joris, puisqu'elle l'aimait depuis toujours, et même de le lui laisser voir. Mais elle songeait sans trop de honte à ces petits bonheurs qu'ils se donnaient ou se cueillaient, pour ainsi dire, à la dérobée, dès qu'ils se trouvaient seuls, et comme par hasard : étreintes rapides, mains qui s'attardent, lèvres si peu appuyées, tout cet amour à peine encore charnel, et qui n'est que pour accoupler les âmes.

Godelieve consentait à ces baisers anodins, qui ne semblaient pas très différents des baisers d'une belle-sœur, et qu'elle aurait pu avouer, sans le trouble intérieur qui lui en venait, le divin retentissement de tout son être, comme si une hostie avec le visage de Joris descendait en elle.

Et puis n'était-ce pas une œuvre pie, un devoir de charité familiale et de pitié humaine, de donner à Joris le réconfort d'un peu de tendresse, la bonne gourde de ses jeunes lèvres dans son foyer aride et en feu ? Non ! Elle n'avait point à rougir de cet amour, dont elle osait parler à Dieu.

Mais aujourd'hui que Barbe était partie, elle soupçonna obscurément que tout changeait : c'était fini, la sécurité, l'intimité innocente, les privautés vénielles, l'amour sans tache qui aurait pu durer jusqu'au bout de leur vie. Ils allaient se trouver seuls, par conséquent libres et tentés jusqu'au pire.

Le soir, à table, en tête à tête pour le souper, une grande gêne fut entre eux. Godelieve avait rougi en prenant place ; elle comprit qu'elle rougirait toujours désormais en présence de Joris. Celui-ci souriait, exultait, étonné et troublé. Est-ce que le hasard avait voulu, pour un moment du moins, rétablir leur destinée ? Dans cette maison qui est leur, ils se trouvaient à deux, bien à deux, sous la lampe, comme deux époux heureux. Cela aurait pu être ; cela était pour l'instant. Soirée d'intimité, quasi conjugale ! Joris s'épancha, raconta son âme. Godelieve écoutait, acquiesçait... Elle avait pris son carreau de dentellière, joua avec les fuseaux, distraite souvent, mais rassurée par le jeu des fils auxquels, longtemps, elle occupa ses mains, dans la crainte que Joris les eût prises...

VI**

L'amour éclata en eux comme un printemps. Il suffit d'un jour de soleil pour rosir tous les pêchers, couvrir de feuilles les vieux murs. Leurs préjugés aussi, leurs craintes, leurs scrupules disparurent instantanément sous une explosion de fleurs, cette montée odorante d'un renouveau. Ils eurent conscience qu'il n'y fallait point résister. C'était enfin la saison due, l'avènement inévitable. C'était le cours régulier de la Nature, leur volonté triomphante, après tant d'épreuves et d'attente. Ils furent le couple longtemps fiancé, séparé par le temps et la mer, qui se mérite et se rejoint. Et il ne fallait point en bénir le hasard. Une manigance plus mystérieuse avait tout agencé : cette névrose grandissante de Barbe, la désunion du ménage, ce départ solitaire qui les laissait à deux, en proie à eux-mêmes. En réalité, la loi de leur vie reprenait son sens, recommençait à couler selon sa pente, après avoir un moment disparu parmi des cailloux et sous terre. Tout ce temps où ils n'avaient pas pu s'y mirer, ce fut comme s'ils s'étaient perdus. Maintenant ils retrouvaient le visage l'un de l'autre au fil de leur vie.

Il semblait que tout le reste fût si court, si inconsistant, si peu réel et déjà tout enfui. Il n'y avait pas deux jours écoulés, depuis le départ de Barbe et leur intimité à deux dans la maison, qu'ils eurent l'impression d'avoir toujours vécu ainsi. Vie conjugale exemplaire ! Couple frémissant, jusqu'au bout, de la première extase ! Entente jumelle et qu'aucune divergence jamais ne diminue ! Joris demeurait émerveillé de la douceur de Godelieve, une humeur angélique, toujours égale à elle-même, comme si son âme était sous verre et que rien, ni la secousse d'aucun nerf, ni aucune parole, ni aucun vent, ni aucune poussière de la vie, ne pouvait l'atteindre et l'influencer.

Ah ! la sécurité d'une telle présence à son foyer, et la bonne lampe immuable qu'un tel amour !

Joris comparait, se souvenait encore par minutes de la flamme folle qu'était Barbe, qui lui fut toujours brûlure ou demi-nuit. Comme il porta la peine de s'être trompé, d'avoir écouté les mauvais conseils de la cloche, d'être si peu clairvoyant en redescendant de la tour !

Il jugeait maintenant, dans le cas où il aurait choisi Godelieve, quelle existence enchantée eût été la sienne. Et cela aurait pu être, cela aurait été, si Barbe, intervenant, n'avait d'un coup, d'un baiser irrémédiable, violenté et ruiné tout leur avenir.

Mais aujourd'hui l'erreur se réparait d'elle-même. Les circonstances devenaient complices. Dieu lui-même semblait les tenter.

C'était l'heure de rétablir leur destinée.

Durant tout le jour, ils jouirent délicieusement de l'illusion que rien n'avait été de ce qui fut. À table, en tête à tête, pas une fois ils n'eurent l'impression d'une place vide et à aucun moment l'absente ne fut entre eux.

Le soir seulement, à l'approche de l'heure du coucher, Joris se troubla, s'enfiévra ; il tomba à des silences où il évoquait, en lui-même Godelieve dans sa chambre, parmi la blancheur des linges déjà intimes. Il se la figurait, en s'aidant des aspects qu'elle eut certains jours de naguère, pas coiffée encore, et en robe d'intérieur, négligé du matin dont elle ne soupçonnait pas l'excitation et la secrète collaboration pour les images futures. Joris se la représentait rose sur l'oreiller avec, tout autour, le ruisseau blond de ses cheveux, des méandres jouant autour de la tête. Il aurait tant voulu la voir dormir.

La soirée se prolongeait. Aucun n'osait donner le signal de se quitter. C'était presque anormal de se quitter. Ils avaient passé la journée à deux, rien qu'à deux, couple extasié, parfaits amants qui se ressemblent, pensent la même chose sans se le dire, vibrent à un tel unisson qu'ils se taisent ensemble pour laisser leurs âmes correspondre. Et cela durait depuis longtemps, depuis toujours, depuis les lointaines années où leurs âmes s'étaient fiancées.

Un soir, Joris fut plus ému, plus tendre. Il avait suivi Godelieve dans le corridor, dans les escaliers, tandis qu'elle s'acheminait vers sa chambre. Au seuil, il atermoya le bonsoir, lui prit les mains, appuya son visage au sien. Il évoquait leur passé : Godelieve l'avait aimé tout de suite et lui, au fond, n'aima jamais qu'elle. Ce fut la faute de la Destinée. Mais la Destinée aujourd'hui cède, les rend l'un à l'autre. Vont-ils maintenant lutter contre eux-mêmes !

Godelieve, si pure qu'elle fût, n'était pas innocente. Elle devina, comprit la tendre supplique de Joris, toute frémissante aussi de ses paroles, de ses caresses, de son émoi, des feux, redevenus juvéniles, de son visage. En même temps, elle s'alarma du grand mystère qu'elle ignorait, intercéda d'une voix déjà changée :

-- Qu'est-ce qui manque à notre bonheur ?

Joris mangeait les mots sur ses lèvres.

Godelieve murmura encore :

-- Ç'aurait été si bon de continuer ainsi.

Joris lui dit :

-- Qui le saura ?

-- Mais Dieu ! répondit brusquement Godelieve.

Au même moment, elle se dégagea, effrayée, soudain reconquise à elle-même. Dieu ! Ce mot avait sonné dans son désarroi, dans le commencement de sa défaite, comme un unique coup de cloche, plus tragique d'être unique. Son visage prit un aspect solennel, se transfigura, éclaira l'ombre. Dans ses yeux une certitude se leva comme une aube. Elle regarda Joris, bien en face, avec sérénité. Elle lui prit les mains, sans plus rien de sensuel, comme si elle touchait seulement des fleurs. Et elle lui dit d'une voix qui avait l'air de prier tout haut :

-- Oui ! nous devons nous appartenir ! Mais pas ainsi. Nous irons d'abord à l'église. Je sens mon amour si avouable que je veux le porter devant Dieu, le faire bénir par Dieu. Dieu nous mariera, veux-tu ? demain soir, à la paroisse... Après cela, je ne serai plus moi... je serai tienne... ta femme.

Le jour suivant, vers six heures, Godelieve s'acheminait vers la cathédrale de Saint-Sauveur. Joris avait préféré cette église-ci, la jugeant plus belle et voulant de la beauté autour de leur amour. Elle entra par une porte latérale, et alla l'attendre, comme il était convenu, dans une des chapelles de l'abside. Sans savoir pourquoi, elle avait peur. Qui aurait deviné ? Qui les aurait soupçonnés en les voyant là ensemble ? N'est-elle pas sa belle-sœur, avec laquelle il n'y a rien d'anormal à sortir, entrer dans une église, prier un peu ? Pourtant, elle avait épié, avec une petite angoisse, les quelques fidèles épars dans les nefs. C'étaient des femmes du peuple, humbles servantes de Dieu, presque ensevelies dans leurs vastes mantes, dont le capuchon s'évase en forme de bénitier. Elles s'identifiaient de plus en plus avec l'ombre commençante. Seuls, les vitraux irradiaient encore. Les rosaces faisaient la roue. C'étaient des paons bleus, d'orgueil immobile. Un vaste silence. On n'entendait que le crépitement de quelques bougies, le craquement intermittent du bois des confessionnaux ou des stalles, cette vague respiration des choses endormies. La polychromie ardente des murs et des colonnes se décolorait. Un crêpe invisible descendait sur tout. Une odeur d'encens fané, de gloire moisie, de poussière des siècles régnait. Les visages des vieux tableaux mouraient. On pensait aux ossements des reliquaires.

Godelieve attendait, un peu en émoi et en mélancolie. Elle s'était agenouillée sur une chaise, s'enveloppa d'un signe de croix, chercha dans son Paroissien la messe pour la bénédiction du mariage. Quand elle l'eut trouvée, elle se signa de nouveau et commença à lire l'Introït, les yeux sur la page, épelant les mots avec un lent remuement des lèvres, pour éviter toute distraction qui aurait été sacrilège. Malgré cela, elle suivait mal le texte, inquiète et troublée, se relevant à tout instant, regardant derrière elle et jusqu'au fond de l'église, au moindre bruit qui retentissait sur les dalles.

Alors elle joignit les mains et, les yeux vers l'autel, elle pria ardemment l'Agneau pascal, tout en or, chargé d'une croix, qui est figuré sur la porte tournante du tabernacle : « Ô mon Dieu ! dites-moi que ce n'est pas trop vous offenser et que vous me pardonnez. J'ai tant souffert, mon Dieu ! Et puis vous n'avez pas défendu d'aimer ! Or, c'est lui que j'aime, que j'ai toujours aimé, à qui je suis fiancée depuis toujours. C'est lui que j'ai choisi devant vous, mon Dieu ! que je choisis pour mon seul et mon éternel époux. S'il n'est pas mon époux devant les hommes, il sera mon époux devant vous. Ô mon Dieu ! dites que vous me pardonnez ! dites que vous me bénissez. Dites que vous allez nous unir, ô mon Dieu, que vous allez nous marier, en recevant mon serment et le sien... »

Brusquement, elle se retourna : un bruit de pas venait vers elle ; quelqu'un s'avançait, dans le crépuscule accru, qui devait être Joris. Elle le voyait avec son âme. Alors, elle eut un frisson et s'apparut à elle-même devenue toute pâle. Son sang déserta le visage, reflua au cœur en une marée rouge et chaude. Elle sentit, dans sa poitrine, une tiédeur, un effleurement comme d'une caresse de bonheur, une rose soudain ouverte et qui mettait là un temps de mai.

L'ombre humaine grandit, entra dans l'ambulatoire, fut bientôt derrière elle, murmurant : « Godelieve » très doucement, au-dessus de son épaule.

-- Joris, c'est toi ? fit-elle, encore un peu inquiète, mal assurée dans son bonheur.

Puis elle lui indiqua une chaise qu'elle avait préparée à côté de la sienne. Et sans plus le regarder, sans rien dire, elle rouvrit son Paroissien et se remit à lire la messe du mariage.

Joris la regarda, gagné par ce mysticisme angélique où elle s'exaltait, transfigurait la faute prochaine. Elle s'avouait devant Dieu, sans remords, avec joie et certitude, comme si elle l'avait vu, du fond de ses mystérieux paradis, acquiesçant et bénissant. Ce n'était pas, pour elle, un simulacre, de quoi se leurrer ou s'absoudre. Elle célébrait ses justes noces. Peut-être qu'elle avait raison au point de vue de l'Éternité. Joris se sentit inondé d'une grande joie. Il s'attendrit de voir qu'elle avait tenu à être bien mise, agrafa de secrets bijoux, tout un luxe caché sous un long manteau, mais qu'elle lui dévoilerait sans doute au retour.

Après un long temps de prière, il la vit qui ôtait ses gants. Il regarda, intrigué. Qu'allait-elle faire ? Alors, elle sortit de sa poche un écrin, en retira des alliances, deux anneaux d'or massif... Religieusement elle en mit un à son doigt, puis, attirant à elle la main de Joris, elle lui glissa l'autre... Et, gardant cette main dans la sienne, en une étreinte chaste comme si un prêtre l'avait couvée de son étole, elle lui demanda avec une voix de la plus confiante tendresse :

-- Tu m'aimeras toujours, n'est-ce pas ?

Leurs alliances se touchèrent, se baisèrent, anneaux rivés d'une chaîne mystique que Dieu venait de bénir et qui les unissait à jamais dans un amour indissoluble -- et légitime !

Godelieve recommença à prier ; elle n'avait plus à défendre leur amour contre le ciel ; l'air en extase maintenant, et de parler avec Dieu de son bonheur.

Parmi les gestes et l'émoi de cet échange d'anneaux, elle n'avait pas pris garde à ses gants qu'elle venait de retirer. Au moment de partir, elle les chercha. Ils étaient tombés à terre. Joris se baissa, les ramassa ; alors il remarqua que leurs chaises reposaient sur une de ces dalles funéraires dont la vieille cathédrale de Saint-Sauveur, en maints endroits, est pavée ; il y avait là, dans cette chapelle, toute une série de tombes plates en laiton et en pierre, quelques-unes avec des effigies noircies, celle du seigneur, celle de la dame, représentées dans les plis immobiles du linceul, avec des grappes de raisin et des attributs évangéliques, tout autour.

Godelieve venait de le découvrir aussi. Une pierre tombale était sous leurs pieds ; on y lisait les dates d'un trépas très ancien, les lettres espacées, incomplètes, d'un nom qui, à son tour, périssait sur la dalle, s'y décomposait, retournait au néant. Funèbres emblèmes ! Comment ne s'en était-elle pas aperçue, en prenant place ici ? Leur amour était né sur la mort.

Pourtant l'impression fâcheuse se dissipa. Leur bonheur était de ceux que même la mort n'assombrit pas, comme le bonheur des amants, le soir, en été, dans les kermesses de village, qui s'écartent de la danse et vont, pour s'aimer, pour se prendre les mains et les lèvres, s'adosser aux murs du cimetière.

Attirance de l'amour et de la mort ! La passion de Joris et de Godelieve n'en fut que plus grave.

Et, ce soir-là, en se possédant, ils crurent mourir un peu l'un de l'autre !

VII**

Dans quel recul immédiat l'amour nous jette ! On est à deux comme dans une île, une île enchantée, où plus rien de l'ancien continent ne préoccupe. On se suffit à soi-même. On rentre dans la vie primitive. Il n'y a plus d'ambition, d'art, d'intérêts, mais une oisiveté triomphante où l'âme, vacante de tout, s'écoute enfin elle-même.

Godelieve se sentit délicieusement heureuse. Nul remords n'était encore né. Elle eut l'impression d'être dans l'amour comme en état de grâce ; et la surabondance de sa joie intérieure lui rappela le temps de sa première communion où, tous les matins suivants, elle continuait aussi à sentir un Dieu vivant en elle. À présent, c'était comme sa première communion d'amour.

Joris, lui, s'emplit des fraîcheurs et des douceurs de la convalescence. Son ancienne existence, les jours noirs, les colères de Barbe, la rancune du bonheur manqué, tout avait disparu, si vague déjà. C'était comme arrivé à un autre, ou dans une autre vie. Il s'étonna de s'être tant passionné, naguère, pour des buts qui lui apparaissaient vains. Qu'est-ce que cet amour pour la Ville, sinon une passion factice et glacée dont il leurra sa solitude ? Ce fut un amour d'hypogée. Et quel danger d'aimer la mort, quand la vie est là, toute simple et si belle ! L'amour est le seul bien. Joris l'avait longtemps méconnu. Il s'était créé une autre raison de vivre et plana, durant des années, dans le rêve, c'est-à-dire dans le mensonge. Il comprit maintenant que ce rêve de la beauté de Bruges était illusoire et décevant. Même réalisé, il ne lui donnerait aucun bonheur réel, et lui laisserait le sentiment des années perdues, de sa vie sacrifiée. Il faut jouir de l'heure, se créer des joies immédiates, mêler son être de chair au soleil, au vent, aux fleurs, et ne pas toujours introniser un Dieu en soi.

Joris vécut désœuvré et heureux. Son amour lui suffisait. Godelieve occupa seule ses journées. Il abandonna ses travaux en train. Des façades languirent, à demi restaurées, attendant son bon vouloir pour dépouiller leurs échafaudages, quitter ces linges et ces langes et surgir guéries du mal d'être vieilles. Ses projets furent négligés, même cette restauration de l'antique bâtiment de l'Académie dont il avait commencé les plans, méditant d'en faire une reconstitution aux grandes lignes sévères qui eût été pour lui un nouveau titre de gloire.

La gloire ? Ah ! la chimérique duperie ! Et comment peut-on, pour ses promesses posthumes, s'empêcher de vivre ?

Joris s'abandonna au hasard des journées. Celles-ci passaient, rapides et enchantées. Est-ce que les nouveaux amants ne sont pas très occupés ? Ils ont une vie intérieure active. Et ils se créent entre eux des rapports compliqués, subtils, minutieux. Ils veulent ne rien ignorer l'un de l'autre, se renseigner réciproquement à toute minute, dire la fleur de chaque pensée qui s'ouvre en eux, l'ombre du moindre nuage qui y passe. Chacun vit à la fois dans deux âmes.

Et ils ont tant à se conter ! Toute leur histoire, celle de leurs jours et de leurs nuits, en remontant jusqu'à la petite enfance, ce qu'ils ont vu, senti, désiré, rêvé, pleuré, aimé -- et aussi leurs songes et leurs cauchemars, tout, sans restriction, en détail, et avec les nuances, car ils sont jaloux du plus lointain passé et du plus minime secret. Nudité sacrée de l'amour ! L'âme aussi ôte ses voiles un à un et se montre toute !

Joris ne rencontra chez Godelieve que de la douceur après de la douceur. Créature adorable qui toujours acquiesce, consent, accompagne, et avec quelles fines clartés d'intelligence !

Joris interrogeait Godelieve :

-- Ainsi tu m'aimas la première ?

-- Oui, tout de suite, dès que tu vins dans la demeure de mon père.

-- Pourquoi ne l'as-tu pas dit ?

-- Pourquoi ne l'as-tu pas vu ?

Ils sentaient tous deux que ce fut leur destinée de ne pas s'atteindre tout de suite. Joris, lui, songeait aussi au beffroi, à la cloche de Luxure, qui le tenta du désir de Barbe, à toute cette mystérieuse conjuration de la tour, d'où il redescendait, chaque fois, désorienté, trébuchant et mal clairvoyant parmi les hommes.

Il dit, comme se parlant à lui-même, mélancolique :

-- Je suis si souvent aveugle dans la vie !

Puis, il demanda à Godelieve :

-- Pourquoi m'as-tu aimé ?

-- Parce que tu avais l'air triste.

Elle se mit alors à lui raconter une histoire de son enfance, un petit amour puéril de la pension, qui lui avait pris aussi par apitoiement. Elle était chez les Ursulines. Il y avait un prêtre qui faisait le cours de religion. Il n'était plus jeune et pas beau, avec son nez large, ses joues plantées d'un poil dur et noir. Mais une tristesse noyait ses yeux ; il avait l'air de porter en lui son cœur comme un grand tombeau. Les pensionnaires le trouvaient laid et se moquaient de lui. Elle, à le voir ainsi antipathique à toutes, prit parti pour lui dans son âme, pria à son intention et, pour le dédommager, se montra exemplaire à ses leçons.

Il était son confesseur ; elle alla se confesser souvent. Or, il l'absolvait avec de tendres paroles, de si doux noms : « Ma chère amie, ma chère petite sœur. » Les jours où elle ne le voyait pas lui parurent vides et longs. Quand il arrivait en classe ou à l'église, elle se sentait devenir rouge, puis toute pâle. Le soir, au dortoir, l'hiver, elle pensait encore à lui et, sur les vitres gelées, écrivait son nom, qui avait l'air d'y naître dans de la dentelle.

N'était-ce pas déjà l'amour ?

Dans le même temps, eut lieu la retraite annuelle, les sermons terrifiants sur le péché et l'Enfer. Elle ne douta pas que c'était pour elle que Dieu s'inquiétait, envoyait le prédicateur aux peintures de soufre et de feu. Car elle se trouvait en état de péché mortel, avait glissé au sacrilège d'aimer un prêtre.

Joris écoutait la curieuse histoire, naïve comme une légende. Il revoyait Godelieve enfant, avec ses cheveux de miel en natte sur le dos, l'air d'une petite victime, dupe de sa douceur et de son besoin de consoler, s'acheminant à quel dénouement ?

-- J'étais terrifiée, continua-t-elle, et, dès le lendemain, j'allai m'agenouiller au confessionnal de celui que j'aimais encore -- car je l'aimais, malgré les anathèmes de la retraite, et malgré Dieu ! même à cette minute suprême où il fallait m'en accuser.

« -- Mon père, j'ai un grand péché sur la conscience que je n'ose pas vous dire.

« -- Pourquoi ? fit-il. À moi, vous pouvez tout avouer.

« -- Non ! c'est surtout à vous que je n'oserais pas.

« -- Dites ! il le faut, reprit-il. Vous ne voulez pas contrister le cœur de Dieu, n'est-ce pas ? ni me contrister moi-même.

« Alors, je n'y tins plus. Il avait une telle mélancolie dans la voix, comme le résumé d'anciennes peines revenues ! Toute rougissante, je lui avouai très vite :

« -- Mon père, c'est que j'aime trop.

« -- Mais Dieu n'a pas défendu d'aimer. Qui aimez-vous trop ? Et comment savez-vous que vous aimez trop ?

« Je m'étais tue. Je n'osais plus.

« Alors il insista habilement, gronda, s'affligea surtout, et seule sa tristesse m'ébranlait, commençait à me décider. Tout à coup, comme arrachant un grand poids de mon cœur que je n'avais plus la force de porter, je lui chuchotai à voix très basse et rapide :

« -- C'est vous que j'aime trop !

« Le prêtre ne sourit pas, demeura une minute silencieux ; et, comme je le regardais, pleine d'angoisse, je vis sur son rude visage un attendrissement, un chagrin infini. Ses yeux regardaient ailleurs, très loin, dans son passé sans doute, où il avait connu l'amour dont mon naïf enfantillage lui avait rappelé le fantôme. On veut oublier... Et une voix d'enfant, qui passe, remémore.

« Il me congédia vite, en me disant de venir moins souvent à confesse. »

Godelieve conclut : « Tu vois ! Il n'y a pas de quoi être jaloux. C'est mon seul amour avant toi. Toi aussi, je t'ai aimé parce que tu avais l'air triste. Mais tu es beau, toi, tu seras grand ! »

Joris souriait, s'attendrissait de la douce histoire et de cette vocation de consolatrice, toute précoce, chez Godelieve. Pour lui, elle fit plus que le consoler ; elle lui abolit toute peine, tout souvenir amer, tout désenchantement. Elle lui rendit l'amour de la vie. Il n'eut plus à regretter qu'à peine la méprise de leurs deux cœurs qui si longtemps se cherchèrent et souffrirent d'être seuls. Ils s'étaient trouvés, et l'avenir s'allongeait devant eux. Tout le passé avait disparu. Dans l'enivrement premier, ils allèrent jusqu'à oublier que l'absence de Barbe serait brève, et qu'elle devait revenir, s'interposer entre eux, mettre sur chacun une ombre froide comme celle de toute une tour. Leur bonheur allait à l'infini ! Ils vivaient comme dans l'Éternité, une Éternité où ils ne seraient qu'à deux !

Cela les mena même à des imprudences, en cette ville provinciale où tout est épié, à des promenades isolées ou tardives, que vite on commenta.

Eux ne soupçonnaient rien.

Le soir, ils aimaient se rendre au Minnewater, le doux étang qui somnole dans la banlieue verte, contigu à l'enclos du Béguinage. N'est-ce pas le Lac d'amour dont la croyance populaire veut que l'eau rende fou d'amour et fasse aimer jusqu'à la mort ? Pourtant nulle sorcière n'y vida des philtres. Aucune contagion de démence n'émana des calmes berges... Quand Joris et Godelieve arrivaient, à la nuit commençante, à peine un vent léger faisait balbutier les peupliers du bord, mais en plaintes sans paroles. Seuls des échos de prières, des ricochets de cloches sur les pignons et sur les toits, aboutissent là.

Alors pourquoi cette eau rend-elle fou d'amour ? Pourquoi fait-elle aimer d'une passion immuable ? Elle surtout en qui ne se mirent que des reflets versatiles, les nuages du Nord toujours en marche. Joris trébuchait de trop de joie. Godelieve souriait aux fines étoiles, à l'eau, aux nénuphars qui y abondent et qu'elle aurait bien voulu emporter.

Ils allaient, presque enlacés, extasiés de la paix du site et de la nuit, sans songer que quelque passant eût pu les voir, tout soupçonner, divulguer leur coupable amour. Ils ne songeaient plus à Barbe, comme s'ils étaient tout à fait maîtres d'eux-mêmes et du destin.

Est-ce que déjà le sortilège du Minnewater opérait, les affolant jusqu'à l'imprudence inutile et la démence d'aimer, qui se rit de l'Univers ?

VIII**

Joris avait fait ce rêve d'emmener Godelieve dans la tour. C'est le penchant de tous les amants de se montrer les lieux où ils vivent. Il faut qu'ils n'ignorent rien l'un de l'autre. Et la présence chère va sacrer le décor. Certes, Godelieve accepta avec joie le projet, non pas tant pour le plaisir de visiter le mystérieux beffroi, ni même pour entendre de plus près le jeu du carillon, voir Joris s'installer au clavier, faire éclore ces nostalgiques fleurs de son dont elle n'avait connu jusqu'ici que l'effeuillement sur elle et sur la ville. C'était surtout parce qu'elle entrerait ainsi un peu plus encore dans la vie de Joris, verrait cette chambre de verre dont il parlait souvent, qu'il appelait la chambre la plus intime de sa vie, et où il avait dû tant penser, regretter, espérer, souffrir sans doute. Il y aurait là, dans l'air enclos, quelque chose de lui qu'elle ne savait pas encore.

Pourtant, elle était tourmentée d'une inquiétude :

-- Si on me voyait ?

Joris lui persuada qu'il était facile d'entrer sans être aperçue ; d'ailleurs il n'y aurait rien d'étrange à ce qu'il lui eût pris la fantaisie de visiter le beffroi et de l'accompagner...

Ils montèrent ensemble. Ce fut tout de suite un grand émoi pour Godelieve, dans ces opaques ténèbres, cette fraîcheur de crypte. Il lui sembla qu'ils partaient mourir à deux. À cause de l'escalier très tournant, elle se buta d'abord contre les parois, faillit trébucher. Joris lui mit en main la corde de l'escalier, un câble rude et solide, servant de rampe, qui la guida. Elle tirait comme sur une ancre, avec l'espoir d'atterrir bientôt là-haut, dans de la lumière.

L'ascension fut longue. Ils traversèrent les larges paliers où s'ouvrent des salles vides, les greniers du silence. Puis il fallait repartir pour une nouvelle étape obscure. Godelieve n'osait pas regarder, ayant peur de tomber, d'être frôlée par des chauves-souris dont elle entendait les vols mous se déplier et se replier. Elle se sentait dans un cauchemar, où les couleurs s'aigrissent, où les formes et les sons correspondent et s'altèrent. Joris lui parlait, essayait de la rassurer, plaisantait pour l'enhardir. Godelieve répondait et marchait comme une somnambule. Elle s'effraya surtout de ne plus voir Joris, identifié avec l'ombre, et de n'avoir plus conscience d'elle-même, de s'être comme perdue.

Il n'y avait plus que leurs deux voix qui survivaient, se cherchaient à tâtons.

Godelieve vit passer, comme aux lueurs d'un orage dans la nuit, des portes mystérieuses, des charpentes aussi tragiques que des gibets, des cloches surplombant, la cloche du Triomphe surtout, solitaire dans son grand dortoir, robe de bronze presque à ras du plancher, froc noir d'un moine damné.

Ils montaient toujours, captifs des marches et de la tour. C'était comme un préau en hauteur, une prison debout. Godelieve n'avait jamais eu si peur, vraiment une terreur panique, un effroi physique et qu'elle ne pouvait dominer. Quand viendrait la délivrance ? Bientôt une clarté naquit tout en haut ; la voix de Joris, devançant Godelieve, parla dans plus de lumière. Alors elle sentit toute une aube éclater sur sa tête. En même temps, un grand vent souffla, balaya sur son visage l'obscurité.

Ils venaient d'aboutir à la plate-forme, dans la chambre de verre, dont les baies vitrées ouvrent sur le paysage circulaire de la ville, l'immense campagne verte des Flandres, la mer du Nord qui, tout au bout, miroite. Dans un coin, s'offrait le clavier du carillon, ivoire jauni, clavecin qui attend...

Godelieve aussitôt s'étonna, s'émerveilla.

-- C'est ici que tu joues ?

-- Oui ! Tout à l'heure, tu entendras.

-- Je suis contente maintenant d'être venue, continua-t-elle. C'est affreux, cet escalier sans fin. Mais ici c'est beau, et c'est bon !

Elle voulut regarder aux horizons. Joris l'attira contre lui, l'embrassa.

-- J'aime de te voir ici. D'ailleurs, ajouta-t-il, tu y étais déjà un peu venue. Tu te rappelles ta phrase au commencement de notre amour : « Si Dieu avait voulu ! », la petite phrase qui décida de tout ? Le lendemain, c'était jour de carillon. En montant, il me sembla que ta petite phrase montait aussi, me précédait sur les marches, courait, revenait. Depuis lors, je n'ai plus été seul. La petite phrase, qui était ta voix, a vécu ici près de moi.

-- Cher adoré ! fit Godelieve. Et elle lui entoura le cou de ses bras.

Elle ajouta :

-- C'est ici aussi que tu as souffert ?

-- Tant souffert ; si tu savais ! répondit Joris. Ma vie a été comme l'ascension noire que nous venons de faire ; mais qui toujours s'acheva dans de la lumière. C'est la tour qui m'a sauvé.

Il raconta alors comment il se réconfortait et s'exaltait en se répétant à lui-même : « Au-dessus de la vie ! », comme s'il s'évadait, quittait ses peines, les dominait vraiment, de si haut qu'elles cessaient d'être visibles et par conséquent d'exister.

-- Vois comme tout est petit, là-bas !

Et il montra à Godelieve la vie éparse, la ville reculée, les belles campagnes en tapisseries. Il lui désigna le Minnewater, le site cher à leurs promenades du soir, qui apparaissait si exigu, si rectiligne. Ce lac était comme un miroir de pauvre, un humble reposoir, avec tous ses nénuphars en ex-voto... Quoi ! c'était là ? L'amour tient si peu de place ?

Il lui indiqua aussi, presque en face d'eux, leur vieille maison du Dyver, noircie et blasonnée derrière le rideau des arbres du quai. Elle était toute réduite, allongeant devant elle une ombre raccourcie, maigre et tourmentée comme un bijou de fer. Pourtant les détails subsistaient.

Ils comptèrent les fenêtres, soudain troublés, se regardant, les yeux incendiés, les lèvres prêtes. Ils venaient de s'arrêter ensemble à la croisée de la chambre inoubliable. Par cette communion permanente des amants, ils avaient tous deux, à la même minute, pensé la même chose. Aussitôt, tous les souvenirs montèrent à la fois d'en bas jusqu'à eux. Les vitres de la chambre nuptiale étincelèrent, transparentes et complices. Ce fut l'évocation brûlante de leur première nuit, de leurs premiers baisers.

Ils tombèrent dans les bras l'un de l'autre. Et il sembla à Godelieve que la ville reculait, diminuait encore, cessait d'être, tandis que, à deux, enlacés, ils montaient plus haut, n'étaient plus dans la tour, se fondaient sous des caresses de vent et de nuées, touchaient le ciel...

Cependant l'heure du carillon était venue. Joris s'installa devant le clavier. Godelieve écouta, d'abord déçue. Rien qu'un concert aigu et strident, qui n'apparaissait si doux, dans les rues de la ville, qu'à cause de la distance. C'est le recul qui fait la nostalgie. Les cloches, au-dessus, s'égosillèrent, maîtrise de village, chantres solfiant au hasard.

Pourtant Joris faisait de son mieux, s'exaltait en l'honneur de Godelieve. Les basses intervinrent, dans les vieux lieds flamands qu'il jouait ; mieux que les soprani des clochettes, qui ne s'angélisent que dans l'éloignement, les grandes cloches chantèrent en nobles mélopées, en bruissements d'orgue et de forêt, qui entraînèrent Godelieve. Elle se donna à ce vaste chant que Joris créait pour elle, et qui était comme le ruissellement de lui-même.

Toute la tour chanta l'amour !

Quelques rares passants sur les places, quelques habitants oisifs dans leurs demeures, firent seuls attention à cette musique rajeunie, à ces fleurs de sons qui tombaient comme plus fraîches sur les toits et dans les rues. Quel printemps imprévu fleurissait là-haut ? Qu'est-ce qu'elles avaient, les vieilles cloches, pour chanter plus vite et comme si une rougeur de fièvre fardait leur bronze noir ?

Quand Joris eut fini, il entraîna Godelieve vers le petit escalier qui conduit à la plate-forme supérieure, quelques marches encore à gravir... Ils montèrent plus haut... Godelieve vit alors les dortoirs des cloches, toutes les cloches alignées, avec leurs inscriptions, leurs dates, leurs armoiries coulées dans le métal. Et les patines diverses du temps : les tons d'eau-forte, les oxydations étranges, la rouille comme un clair-obscur de Rembrandt. Les urnes vibraient encore, toutes frémissantes d'avoir chanté. Une grande cloche surtout attira Godelieve ; elle était plus haute qu'elle-même et suspendue à de massifs madriers. Toute une ornementation en relief la brodait. Godelieve voulut s'approcher. Joris, vivement, la dissuada, l'entraîna.

-- Non ! ne va pas là...

Sa voix avait tremblé d'un subit émoi. C'était la cloche affreuse, la cloche de Luxure, avec tant de corps pâmés et de seins grappillés, le vase plein de péchés, le ciboire offert de l'enfer. Il ne fallait pas que Godelieve en communiât. Ses yeux étaient trop purs pour contempler cette immobile débauche. Et puis la cloche de Luxure fut la cloche de Barbe. Les voluptés de cette robe de bronze furent les voluptés de la robe de Barbe. C'est cette cloche qui le tenta, fut de connivence avec Barbe, causa tout le malheur. Il ne faut pas maintenant que Godelieve en approche.

Joris l'emmena, la conduisit vers une autre cloche, celle qui sonne l'heure, car le grincement des tiges actionnant les battants l'avait averti... Au bout d'un instant, le vaste marteau se releva, puis s'abattit sur le métal sonore. On aurait dit un coup de crosse frappant le silence. Toute l'heure sonna, épiscopale.

Joris et Godelieve écoutèrent, devenus graves. C'était l'heure qui s'accomplissait, irrémédiable, une heure qu'ils ne pourraient jamais oublier ni recommencer, la plus belle heure de leur vie, l'heure culminante de leur amour monte aussi haut que la tour.

Aussi en se retrouvant, pour le retour, parmi les marches rapides -- où déjà la crainte de l'avenir revenait -- ils eurent bien la conscience que c'est du sommet de leur amour qu'ils redescendaient.

IX**

Barbe rentra, après un mois d'absence. Sa santé ne s'était guère améliorée, ni son humeur non plus. Les préparatifs de départ, l'énervement du voyage, tout cela, comme à l'habitude, l'avait remuée de nouveau. Elle apparut encore irritable, hérissée. Son visage était pâle. Joris songea à la bouche trop rouge, maintenant fanée. Il eut la vision d'un avenir qui se rouvrait noir de menaces et d'alarmes.

Mais l'amour de Godelieve compensait tout. Celle-ci avait eu la même impression au retour de sa sœur et la communiqua à Joris :

-- Qu'est-ce que cela fait, puisque je t'ai ? avait-il répondu.

Leur bonheur intact était de ceux que rien n'assombrit. Ils demeuraient encore extasiés l'un de l'autre, se renvoyant leur amour comme le ciel et l'eau se renvoient la lune. Ils en étaient tout éclairés réciproquement. Ceux qui aiment ne s'en doutent pas, mais ils vont, lumineux ! La douleur est la loi ; c'est une livrée sombre que porte toute la foule humaine. Dès qu'un couple est en joie, il est si anormal, il viole la règle avec une telle audace, qu'il apparaît vêtu de clartés, les clartés d'un paradis d'où il revient, et où il s'en retourne. Le bonheur ainsi est voyant.

Il fut impossible que Barbe ne remarquât point le changement qui s'accomplit dans Joris et dans Godelieve. Qu'ils fussent heureux à la fois, c'est qu'ils étaient heureux ensemble. Elle avait observé certains indices, une plus grande intimité entre eux. Auparavant, ils ne se tutoyaient guère ; Joris la tutoya plusieurs fois et se reprit maladroitement. Dans le même moment, Barbe reçut des lettres anonymes, mode infâme, mais très habituelle dans la vie de province, où la médisance, l'envie, la méchanceté poussent comme l'herbe entre les pavés. On la félicitait de son retour ; on la raillait de sa complaisance à laisser sa sœur en tête à tête avec son mari ; on lui citait le lieu et la date de leurs promenades du soir, certifiées sentimentales et suspectes ; on l'avisait même qu'un jour ils étaient entrés ensemble au beffroi.

Rien n'échappe en cette ville inoccupée et sévère, où la curiosité maligne alla jusqu'à inventer ce qu'on appelle un espion, c'est-à-dire un miroir double, fixé sur l'appui extérieur des fenêtres, afin qu'on puisse, même de l'intérieur des maisons, contrôler les rues, surveiller toute allée et venue, capturer, en cette sorte de piège, les sorties, les rencontres, les gestes qui ne se savent pas épiés, les regards où tout se prouve.

Ainsi induite aux soupçons, Barbe demeura effondrée, un peu incrédule aussi, malgré les indices qu'elle-même recueillit. Elle fut atteinte dans son orgueil. Depuis longtemps, elle s'était détachée de Joris, lasse de lui et de tout baiser. Mais son amour-propre se révolta, surtout d'être supplantée et trahie par sa sœur. Elle se refusait encore à y croire. Indécisions ! Admettre, puis repousser ! Trouver évident, puis invraisemblable ! Les deux pôles ! Va-et-vient, comme d'une barque aux flancs opposés d'une vague ! Et le pire, c'est cette oscillation sans fin !

Barbe tâtonnait, supputait les chances, examinait le cas en analysant les deux complices. Certes Godelieve était doucereuse et cette façon d'être s'accommode souvent de fourberies cachées. Barbe se sentit venir une aigreur, une rancune contre sa sœur qui, en tout cas, avait dépassé la familiarité permise pour faire naître ses propres soupçons et ceux dont témoignaient les papiers anonymes.

Godelieve, ne se doutant de rien, fut étonnée des impatiences de Barbe, qui, à présent, se tournaient également contre elle. Jusqu'ici, elle avait été plus épargnée et c'est ce qui lui permettait de pacifier, de s'interposer efficacement. Maintenant, elle-même se trouvait en butte, comme Joris, à l'humeur fantasque qui soufflait en tempête dans la demeure. Mais ils s'en apercevaient peu, s'émouvaient à peine, les yeux ailleurs, leurs deux esprits tout de suite rejoints dès le commencement des scènes. Ils se taisaient vite, ne ripostaient jamais, et muettement s'échangeaient des paroles douces, de l'âme à l'âme.

Rarement ils se trouvèrent seuls -- Barbe vivant aux aguets -- mais il leur suffisait d'un instant pour se prendre les mains et les lèvres, s'étreindre derrière une porte, à un palier de l'escalier. C'était comme du bonheur volé ! Ils se cueillaient l'un à l'autre une joie, comme un fruit, en passant. Et c'était assez pour l'enchantement d'une journée. Ainsi leur grand bonheur se résumait en une minute -- tout un jardin peut se résumer en un bouquet. Minute odorante aussi, et qui embaumait la solitude de leur chambre. Qu'il est violent, l'amour exaspéré par l'attente ! Peut-être que l'amour, comme le bonheur, est dans l'intermittence de lui-même.

D'être séparés, Joris et Godelieve se désirèrent davantage. Plusieurs fois, ils firent coïncider des sorties, se retrouvèrent au dehors. Barbe avait suivi sa sœur, mais trop à distance, et la perdait vite dans le dédale des rues de Bruges, enchevêtrées et tournantes.

Joris et Godelieve souffrirent aussi de ne plus pouvoir assez causer, quoique habitant ensemble. Barbe, maintenant, s'obstinait auprès d'eux, ne se couchait qu'au moment de leur coucher, ne les laissait guère seuls.

Et ils sentaient qu'ils avaient tant à se dire !

-- Si nous nous écrivions ? proposa un jour Godelieve.

Elle avait toujours eu ce besoin d'écrire, de s'épancher sur le papier, de prendre conscience d'elle-même sur cette certitude blanche. Tout enfant déjà, elle adressait des lettres à Jésus, dans le temps où elle était une petite pensionnaire, et se prit de passion pour l'Homme-Dieu dont la statue régnait dans la chapelle, avec un beau visage aux cheveux partagés et de fines mains montrant, en sa poitrine, un Sacré-Cœur enflammé d'amour. Elle lui écrivait, le soir, dans la salle d'étude, et, à la première sortie hebdomadaire des élèves, jetait à la dérobée, dans une boîte aux lettres, sa missive sous enveloppe portant pour adresse : « Monsieur Jésus ». Elle était convaincue que cela lui porterait bonheur, l'aiderait à obtenir ce qu'elle demandait et peut-être parviendrait à son destinataire dans le ciel.

Maintenant, elle transmit à Joris, interminablement, tout ce qu'elle ne pouvait pas lui dire, tout ce qui, sans cesse, par le fait de vivre face à face, montait du fond d'elle pour lui et qu'il lui fallait refouler. Le soir, rentrée dans sa chambre, elle écrivait, jusque tard dans la nuit, parfois. C'était vraiment comme si elle se fût trouvée, alors, seule avec lui. Elle l'avait reconquis. Elle lui parlait sur le papier. Elle ne faisait que répondre à ce qu'il chuchotait derrière son épaule, dans l'obscurité. L'acte même d'écrire est comme un acte d'amour. Il y a contact. Il y a échange, aussi. On ne sait si les mots sortent de l'encre sur la page, ou s'ils naissent de la page elle-même, dans laquelle ils dormaient, et que l'encre ne fasse que les colorer.

Pour elle aussi, tout ce qu'elle transcrivait, en ses lettres interminables, n'était que ce qu'elle lisait dans son âme. Mais qui avait écrit tout cela dans son âme ? Est-ce l'amour de Joris ? Ou bien celui-ci n'avait-il fait que rendre visible ce qui y était depuis toujours ?

Quand elle avait ainsi rempli de longs feuillets, c'était, le lendemain, tout un prudent manège pour trouver Joris seul, un moment, et les lui remettre. Joris répondait. Godelieve écrivait encore, presque quotidiennement.

Un soir, Barbe, que l'insomnie tourmentait, se leva, arpenta la maison, remarqua -- si tard dans la nuit ! -- de la lumière sous la porte de Godelieve. Elle entra et la surprit écrivant, très troublée aussitôt de sa brusque apparition.

Barbe, les jours suivants, demeura perplexe. On n'écrit qu'à un absent. Godelieve n'écrirait pas à Joris puisqu'elle le voit et lui parle sans cesse. Ainsi, ceux qui n'aiment pas ou qui n'aiment plus ne comprennent guère les raffinements, les nuances subtiles et frêles des vrais amants. Joie de nouer entre eux des fils invisibles, afin de se sentir toujours tenus par quelque côté de leur âme ! Bonheur de communier sous les espèces du papier qui se transsubstantie et où le visage aimé vraiment se lève, transparaît dans une blancheur comme celle de l'hostie !

Barbe, hésitante, redoubla d'impatience devant la vérité soupçonnée, qui tour à tour se montrait, se cachait, croisait les chemins, aboutissait à un carrefour, embrouillait l'avenir.

X**

Godelieve, depuis que sa sœur était revenue, commençait à se sentir moins heureuse. Et non seulement parce que sa présence rompit l'intimité, la permanente extase, leur possession sans contrainte. Auparavant, de par les grâces d'état et le don d'illusion des amants, ils avaient pu se croire seuls dans l'univers, oublier ce qui est, recréer la vie selon leur rêve. Maintenant la réalité s'imposait. Ils devaient se cacher, comme d'un crime, de cet amour qu'ils auraient voulu épancher dans la mer et dans l'air. Le cœur du pauvre être humain est une coupe peu profonde, qui déborde du moindre bonheur.

Longtemps ils s'excusèrent à leurs propres yeux en invoquant le tort d'une destinée qui s'égara et enfin s'était rétablie conformément à eux-mêmes. Il n'y avait lieu à aucun scrupule de Godelieve, puisque Barbe, auparavant, lui subtilisa l'amour de Joris. C'est elle-même qui fut sa fiancée première et éternelle. À cause de Barbe, les mariés de Dieu s'étaient longtemps perdus. Comment pouvaient-ils être en faute de s'être retrouvés, d'avoir corrigé l'erreur méchante du sort ?

Godelieve se leurra longtemps par des raisonnements spécieux, une casuistique d'âme, toute personnelle et trop subtile. Pourtant, depuis le retour de Barbe, elle se sentait un peu coupable. Comment croire à la légitimité d'un amour qu'on n'oserait révéler à personne ? Il n'y avait pas à se laisser abuser par des mots. Les mots appellent les mots ; et ils se détruisent les uns par les autres. Oui ! elle fut la première à aimer Joris. Leur Volonté les avait fiancés, avant que la Destinée intervînt, qui, seule, les sépara. C'était juste à dire. Mais on pouvait dire aussi que maintenant elle-même établissait l'adultère au domicile conjugal ; et un adultère qui s'aggrave d'une nuance d'inceste, puisqu'elle aimait le mari de sa sœur, presque son frère...

Misère de la vie et des cœurs ! Godelieve souffrit bientôt de ce qu'elle sentait, quand même, une félonie, la trahison d'une confiance, un amour défendu et qui n'avoue aucun nom. Sa franchise eut honte de la dissimulation quotidienne. Est-ce qu'un amour aussi haut que le leur, monté aussi haut que la tour, pouvait s'accommoder de l'ombre qui le fait comme s'il n'était pas ?

Dans ses lettres du soir, elle confiait à Joris son chagrin d'une telle existence : mensonges, ruses, duplicité souriante, gestes agiles, mots maquillés ; et la perpétuelle surveillance de soi ! Quel désastre, quelle folie de colère, si Barbe, avec son humeur violente et terrible, découvrait leur secret ! Ils s'aimaient, semblait-il, sur un volcan ; ils s'aimaient comme en présence de l'orage.

Godelieve l'écrivait à Joris ; elle le lui disait, en ces brefs dialogues qu'ils échangeaient parfois, quand Barbe était à sa toilette ou s'occupait d'un soin du ménage, les laissant seuls un moment :

-- Partons ensemble ? disait Joris.

Godelieve répondait d'un air triste :

-- Pourquoi ? Nous ne pourrons jamais nous marier.

Catholique, elle savait bien que l'Église ne consent pas à bénir une seconde union. Le mariage chrétien est indissoluble. Et comment parviendrait-elle à vivre, elle pieuse et mystique, dans cet état ? La situation actuelle était différente. C'est Dieu lui-même qui avait béni son mariage avec Joris, dans l'église où ils échangèrent des anneaux. Elle était devenue vraiment sa femme devant Dieu. Ainsi ils ne causaient point de scandale. Cela se passait entre Dieu et eux. Il fallait en rester là. Leur amour ne devait pas être public ; il ne pourrait jamais s'avouer. Même si Joris obtenait le divorce, la loi civile hésiterait, réclamerait des dispenses à cause de la parenté et du quasi-inceste. Le monde, à coup sûr, se révolterait. Il leur faudrait partir, s'exiler loin, c'est-à-dire avoir plus encore la sensation de se cacher et de se renier eux-mêmes.

Godelieve fut malheureuse.

Surtout qu'elle jugeait dangereux, même insensé, de songer à un départ avec Joris, à cause de la ville, loin de laquelle il souffrirait trop. C'était ici le milieu naturel de sa vie et de ses rêves ! Il ne pourrait plus vivre hors de Bruges. Godelieve, certes, se sentait aimée. Mais elle sentait aussi que quelque chose était aimé davantage. L'amour de la ville, pour Joris, était bien au-dessus de son amour de la femme. Il existait la différence entre ces deux amours qu'il y a entre une maison et une tour.

Godelieve devinait que Joris, à peine en allé, souffrirait d'une incurable nostalgie. Le regret de la ville le suivrait. L'ombre des anciens clochers ferait noirs tous ses chemins. Bruges était son œuvre, une œuvre d'art et de gloire qu'il avait à parfaire. Il était impossible d'espérer l'en arracher.

Mais est-ce que les événements ne sont pas maîtres de nos paroles et de nos décisions ? Godelieve tergiversait, discutait, avec elle-même et avec Joris, les aboutissements possibles de leur amour. Tout à coup, dans ce temps-là, elle eut une alerte tragique, qui faillit tout précipiter et changer. C'est la perpétuelle angoisse, et le châtiment peut-être, des passions illicites : la crainte que le péché se fasse chair. Godelieve fut terrifiée. Joris aussi, non moins que navré. Ceci était une ironie, une cruauté surérogatoire de sa destinée : il avait tant désiré des enfants, naguère, au commencement de son mariage avec Barbe, quand il la menait au Musée devant le tableau de sa Patronne par Memling, lui montrait les donateurs, agenouillés parmi leur famille nombreuse, toute en têtes inégales, pressées comme des ex-voto. Il avait rêvé des fils surtout, qui le continueraient en Flandre, selon l'arbre séculaire de son nom. Mais son foyer demeura vide, sans issue sur l'avenir. Il expérimentait maintenant que si, au lieu de Barbe, il avait épousé Godelieve, il aurait conquis vraiment tout le bonheur, c'est-à-dire, outre l'amour dans la douceur, la joie d'une postérité et l'orgueil de se survivre.

Godelieve envisagea l'hypothèse comme la mort. D'abord elle n'irait pas jusqu'au bout. La douleur, la honte, l'épouvante, la tueraient. Elle se rappela le menaçant présage, l'avertissement qu'aurait dû lui être la dalle tumulaire où Joris et elle se rencontrèrent, le soir, dans l'église de Saint-Sauveur, le soir où elle devint sa femme... Ils n'avaient pas pris garde que leurs chaises reposaient sur des effigies funéraires, que leurs pieds effaçaient davantage des noms déjà usés par le pas des siècles. C'est seulement quand les gants de Godelieve furent tombés à terre que, pour les ramasser, leurs mains, parées de la bague nouvelle, leurs mains aveugles et empressées de s'élancer à leur malheur, touchèrent la pierre tumulaire, touchèrent véritablement la mort.

Maintenant le présage s'accomplissait. Godelieve doutait encore ; peut-être qu'elle n'était que malade, faisait erreur et que sa faute n'avait pas vraiment fructifié en elle ; elle espéra ; se repentit, pria, courut s'ensevelir, durant des heures, dans les églises, n'attendit plus que du ciel la fin de son angoisse. Il était possible encore qu'elle se trompât. Mais toujours, tandis qu'elle levait les yeux vers les autels, lui apparaissait une Vierge tenant dans ses bras un enfant. Ce fut une obsession, comme une allégorie inévitable où elle se vit elle-même, portant bientôt son péché devenu chair. Elle finit par attacher un sens superstitieux à ces Madones. Elle se disait, à elle-même : « Si la première que je rencontre en sortant, aujourd'hui, a les mains jointes, c'est la bonne réponse de l'oracle et la preuve que toute ma crainte est fausse. Si, au contraire, la Madone tient un Jésus dans ses bras, c'est la fin de mon espoir et la confirmation certaine de ma propre maternité. »

Godelieve alla revoir la Vierge du coin de la rue des Corroyeurs-Noirs, celle, en son armoire de verre, pour qui elle fit jadis un long voile de dentelle ; hélas ! elle portait un Enfant Jésus ; de même pour la statue de la Vierge, dominant la console à feuillages et têtes de bélier, sur la façade des Halles ; de même pour la Vierge de Michel-Ange, qui est en l'église de Saint-Sauveur. À peine quelques Vierges compensaient les mauvais pressentiments accumulés, offrant des bras vides ; mais, au-dessous, alors, régnait une inscription de reproche : « Je suis l'Immaculée ! » Et la banderole était ondulante comme le glaive de feu de l'archange, au seuil du Paradis fermé !

Godelieve fuyait, consciente de sa chasteté perdue, aussi affligée et effrayée par les statues de reproche que par celles de mauvais présage. Qu'est-ce que le ciel allait décider d'elle ? Ainsi, durant des jours, elle alla consulter les Madones, celles des carrefours, des églises, des pignons, suspendant sa vie à ces hasards.

Elle multiplia les prières, les cires propitiatoires, fit vœu de se rendre à la prochaine procession des Pénitents de Furnes, entama une neuvaine, alla vite se confesser, car Dieu ne voit pas ceux qui sont obscurs à cause d'un trop noir péché. Dans ce temps-là ce fut l'octave du Saint-Sang, la procession de mai où on conduit en grande pompe par la ville, parmi les chœurs blancs des communiantes, les roses effeuillées, les bannières d'or, les moines de tous les Ordres, une goutte unique du Sang de Jésus-Christ, rapportée par les Croisades. Godelieve, toute la semaine, s'exténua de jeûnes, de douleurs, de pénitence, de prières. Le dimanche, dans le grand soleil des rues, quand parut la petite châsse comme un arbuste de pierreries, Godelieve fut prise d'un immense tremblement, d'une immense espérance. Le Saint-Sang avait passé. Elle sentit la blessure de son sexe se rouvrir...

Depuis lors, tout fut changé entre Joris et elle. Dieu l'avait reprise. Est-ce qu'elle n'appartenait pas aussi à Dieu ? Elle céda, par commisération, au désir de Joris, et pour faire son cœur moins triste. Il ne fallait pas plus longtemps contrister le cœur de Dieu. Dieu s'était montré si magnanime. Il la sauva -- et les sauva avec elle -- d'un mal qui aurait été un triple désastre, un amas de ruines autour d'un berceau. Elle devait, en retour, ne plus offenser Dieu ni retomber dans le péché. Elle l'avait promis à son confesseur qui si sagement rétablit l'ordre dans son âme, lui donna des conseils et un nouveau plan de vie.

Joris, lui, continuait à chercher ses mains et ses lèvres, au hasard des rencontres dans l'escalier et les corridors. Godelieve se dérobait, repoussait d'un ferme et doux geste. Il s'obstinait aussi à lui écrire, plus passionné de se sentir si distant en étant si proche, pathétique de toutes les récentes angoisses partagées, du sentiment d'une petite mort d'eux-mêmes dans ce qui, peut-être, n'avait jamais été. Mais elle ne répondait guère ; elle lui glissa tout au plus, parfois, une courte lettre assagie, encourageant son âme, se nommant sa sœur aînée et sa morte, parlant de l'avenir avec l'espoir possible qu'ils se réuniraient un jour, s'il plaisait à Dieu, non plus dans le péché, mais dans la joie et les liens permis.

XI**

L'automne s'aggravait. Un automne de feuilles mortes, un automne de pierres mortes, dans la ville au déclin. Ce fut la grande semaine de la tristesse de Bruges, l'Octave des Trépassés, durant lequel elle s'enveloppe de brumes et de cloches, s'abîme en une mélancolie plus inconsolable...

Il n'y a pas que la commémoration des morts. C'est celle aussi des deuils intimes, des rêves défunts, des espoirs finis, de tout ce qui exista en nous et qui mourut. Joris souffrit de son triste amour qui commençait à être comme s'il n'était plus. Godelieve, de jour en jour, s'était retirée de lui davantage.

Préparée par la terrible alerte, influencée par son confesseur dont elle suivit fidèlement les avis, elle eut vite fait de ne plus retomber dans le péché, qui était aussi le péril. Ah ! la lutte de Joris contre Dieu fut brève. Pourtant il garda la soif et le regret d'elle, de son baiser si différent de celui de Barbe. Elle, on sentait qu'elle se donnait et ne prenait rien. Offrande d'elle-même, afin qu'on fût moins triste ! L'oubli et les baumes étaient en elle. Entre ses bras, on se trouvait comme dans une anse. C'était la fin de la mer et de toute agitation. Voici qu'elle s'était reprise, refusa ses lèvres, puis ses mains, à plus forte raison toute rencontre au dehors, qu'il ne fallait plus espérer.

À peine lui écrivait-elle encore, parfois, mais si calme déjà ! Joris devinait bien qu'elle était vaincue par la peur et la foi, se détachait sans trop de secousses et avec des douceurs calculées. Elle lui disait : « Épurons-nous ! Notre amour sera plus grand d'être chaste, et fortifié par l'attente. » Elle lui parlait, de sainte Thérèse, et de leurs propres noces enfin mystiques. Et, à cause même de ses lettres, brèves et toutes purifiées, il la sentit plus lointaine, réduit à ne plus l'aimer que comme on aime dans l'absence. Or, l'absence, n'est-ce pas la moitié de la mort ?

Godelieve était sa demi-morte. Il la pleura durant l'Octave des Trépassés, quand, monté au beffroi, il sentit plus que jamais, dans cet air gris des novembres du Nord, toute la ville en proie à la mort. De là-haut, elle semblait vide. C'était comme une ville en léthargie. Les canaux s'étalaient, inertes ; et des feuillages, éclaircis par la bise, aux prostrations de saules, y bougeaient comme sur des tombes. Malgré l'éloignement, on distinguait encore aux façades des églises, tout autour des portes, les faire-part funéraires annonçant les obits, les messes de trentaine et d'anniversaire, affiches de la mort !

Mille images de deuil montèrent de la ville jusqu'au sommet de la tour, où Borluut regardait et s'attristait. Son âme, d'ailleurs, était à l'unisson. Il faisait gris aussi dans son âme, un temps morne de Toussaint. Joris se sentit seul. La petite phrase de Godelieve -- qui, naguère, l'accompagna dans la tour, gravit les marches en riant, s'installa, vécut longtemps avec lui -- était morte. Petite phrase câline qui était la voix de Godelieve, et qui, parfois, s'incarna dans une cloche, chanta avec le carillon.

Dans ce temps-là, le carillon était joyeux et Joris, en l'écoutant, s'écoutait lui-même. Il n'entendait même pas les autres cloches en route dans le ciel de Bruges. Maintenant -- est-ce à cause de la saison à l'atmosphère plus sonore, de lui-même sensibilisé par le chagrin, ou de la semaine mortuaire aux sonneries de paroisse plus insistantes ? -- Borluut n'entendit que les autres cloches. Il s'étonna même de ne les avoir jamais qu'à peine remarquées, là-haut, auparavant. Le carillon tintait clair : toute la tour vibrait sous ses doigts, pour ainsi dire, et le chant qui sortait de lui revenait en lui.

Durant ces jours-ci, ce sont les cloches des églises qui l'envahirent. Le carillon, avec sa voix des jours passés, mais si dominée à présent, effacée par d'autres sons, s'obstinait encore un peu aux conseils allègres : « Vivre ! Il faut vivre ! » Mais les tocsins des églises proclamaient la mort, déroulaient des convois dans l'air. C'était le glas de Saint-Sauveur cahoté comme un corbillard ; le bourdon de Notre-Dame drapant par-dessus la ville un catafalque de sons ; les clochettes du Béguinage, elles, menaient le deuil blanc d'un enterrement de vierge ; la cloche de Sainte-Walburge cheminait en des crêpes de veuve. D'autres, plus loin, encore, sortaient des chapelles, des couvents innombrables ; on eût dit un vol d'âmes en peine qui tournoyaient dans le vent, cherchaient leur maison oublieuse, assaillaient le beffroi, venaient baiser son cadran d'or comme une patène.

Borluut lui-même plana dans la mort. Les cloches du carillon s'accordèrent. Leurs jeux aussi furent funèbres. La tour chanta la fin de l'amour, pleura Godelieve. Ce furent des volées lentes et douces, comme si le beffroi n'était qu'une humble église et que ses cloches convoquaient à des absoutes.

Puis le chant s'agrandit. Le carillonneur eut honte de sa douleur intime ; il exalta le clavier aux pensées vastes -- et les grosses cloches intervinrent, entonnèrent le Requiem de Bruges, eurent vite fait de dominer les sons minimes des autres cloches, d'absorber tous les décès obscurs dans cette mort de la ville, qui était plus digne d'occuper les horizons !

XII**

Joris avait cru pouvoir encore reconquérir Godelieve contre sa crainte et contre Dieu. Un jour, il sentit la fin de son espoir imminente : au moment de se séparer pour le coucher, tandis que Barbe les devançait, elle lui glissa furtivement dans la main une enveloppe. Troublé, éperdu de joie, il courut dans sa chambre, croyant lire une nouvelle lettre, après un si long silence qui le navra, une lettre de tendresse et de recommencements. L'enveloppe était vide de tout écrit ; elle contenait une bague seulement, une de ces deux alliances d'or qu'ils échangèrent, un soir, dans l'église, extasiés d'amour mutuel ! « Oh ! ceci est cruel -- et bien inutile », pensa Borluut, comme écrasé, mais plus découragé qu'affligé. Il enfouit la bague dans un tiroir, distrait, méditant cette suprême épreuve, le signe évident cette fois. C'était bien la fin, dernier anneau d'une chaîne brisée et qui ne les unissait plus ! Ici encore, Joris reconnut les avis du confesseur, le conseil de rompre tout à fait, d'éloigner la moindre occasion de péché, même et surtout le petit bijou insidieux qui symbolisa le pacte.

Cependant Barbe, induite aux soupçons, n'avait pas cessé d'être aux aguets. Depuis des semaines, depuis des mois, elle vivait comme braquée, tous les nerfs tendus vers la certitude. Elle avait remarqué que Godelieve écrivait moins. Chaque soir, elle allait épier la lumière sous sa porte. Lorsque Godelieve sortait, elle l'accompagnait ou la suivait. Quant à Joris, elle profitait de ses absences pour fouiller dans ses vêtements, ses meubles. Elle était presque convaincue ; mais il lui fallait la preuve, une preuve qui serait l'évidence enfin, le témoignage irrécusable qu'elle pourrait apporter devant les coupables.

Joris, toujours négligent, avec l'esprit flottant, les yeux épars de celui qui s'en revient de la tour, avait jeté au hasard la bague de Godelieve dans le tiroir où était déjà la sienne. Barbe, durant ses investigations, un jour, vers la tombée de la nuit, trouva les deux bijoux, dans un coin, parmi des paperasses anodines. D'abord elle n'y prit point garde. Ce n'est qu'en voyant une inscription, à l'intérieur des anneaux, qu'elle s'étonna, se mit à lire ; il y avait le nom de chacun d'eux : Joris, Godelieve -- et une date.

La date surtout accusait, car elle coïncidait -- Barbe l'eut vite reconnu -- avec celle de son départ pour la cure, le moment propice où ils restèrent à deux. Il n'y avait plus aucun doute. Barbe tenait la preuve, le témoin muet et sacré. D'être renseignée jusqu'à la certitude, elle devint tout à coup furibonde, s'affola, les nerfs secoués en un branlebas, en un grand frisson de flèches dans un carquois.

Peu après, Joris rentra ; c'était l'heure du souper ; il pénétra dans la salle à manger, où attendait déjà Godelieve. Barbe guettait, du haut de l'escalier, le souffle rauque, la tête bourdonnante, contente de savoir, comme allégée de tant de soupçons, signes, indices, dont elle avait porté le fuyant faisceau durant des mois. Maintenant, tout aboutissait à ces deux anneaux, se résumait en eux et elle les tenait si fort, d'une étreinte si fébrile, qu'elle manquait par moments de les écraser comme des fleurs.

Quand les complices furent ensemble, elle se précipita.

Son entrée fut la foudre.

-- Misérables !

Le cri avait jailli à travers une voix toute changée, une voix haletante comme si elle avait longtemps couru.

Instantanément Godelieve présagea des désastres. Joris regarda, anxieux d'apprendre jusqu'à quel point elle soupçonnait.

Barbe accentua :

-- Oh ! les deux misérables !

Elle se jeta du côté de Joris :

-- Je sais tout !

Et elle lui montra les bagues, toutes petites, humbles, ayant l'air de demander pardon de leur dénonciation, qui grelottaient dans l'écrin tremblant de sa paume.

À ce moment elle ricana, éparpilla le rire glaçant d'une folle.

Puis elle se retourna vers Godelieve :

-- Toi ! va-t'en ! va-t'en ! Je te chasse !

Elle allait la bousculer, la violenter. Joris s'interposa.

Alors la grande colère blanche éclata, fureur d'une mer démontée et qui ne se possède plus, agression de galets et d'épaves, et toute une écume, dont Joris et Godelieve se sentirent blessés, souillés jusqu'à leur âme.

En même temps qu'elle les accablait d'injures, tout à coup elle lança aussi après eux les deux anneaux d'or, comme des projectiles.

-- Tenez ! les voilà, vos bagues !

Sa face apparut une débâcle. On aurait dit un visage qui dégèle.

Et elle répétait sans cesse comme un hoquet, un refrain de désespoir :

-- C'est ignoble ! c'est ignoble !

Joris et Godelieve demeurèrent muets, n'osant pas une parole pour la calmer, atténuer les choses.

Plus excitée encore par leur silence, furieuse que les bagues n'eussent atteint personne, Barbe s'encoléra jusqu'à la démence, saisit, sur le bahut, un vase de vieux delft qu'elle jeta violemment à la tête de Joris. Celui-ci para le coup, mais le vase bleu alla se briser contre la glace qui, d'un trait, se fendit.

Cependant la faïence, en retombant sur la cheminée de marbre, se morcela tout à fait, fit un bruit strident et prolongé, qui affola Barbe davantage. À ce moment, elle s'était vue dans le miroir, la figure comme coupée en deux par la balafre qui s'allongeait d'un bout à l'autre.

Il lui sembla alors que sa tête aussi se fendait et, tout égarée, elle empoigna d'autres objets et les lança encore après les coupables qui se tenaient là, devant elle, effarés et blêmes, cherchant à l'arrêter, à s'abriter, et ne pouvant pas fuir, car elle défendait la porte, hagarde, la bave aux lèvres, enragée, rendue folle par sa douleur, son orgueil, par la blessure de la glace qu'elle croyait sentir sur son visage -- élargie, et plus affreuse de ne pas saigner ! -- par le vacarme de tout ce qu'elle jetait à la fois contre les murs et les vitres, cassant des cristaux, des vases, des flambeaux, les faisant voler par la chambre et retomber en miettes, prise d'on ne sait quelle rage de destruction et quelle frénésie de tout anéantir autour d'elle, puisque dans son cœur il n'y avait plus aussi que des ruines !

Et quand ce grand carnage fut achevé, honteuse et lasse, elle poussa un long cri et partit, en sanglotant, dans les corridors.

Joris et Godelieve restaient seuls.

Ils ne dirent aucune parole. Joris eut l'impression que la vie s'était écroulée sur lui. Il se sentit dans du vide, comme en un séjour profond où sa chute avait tout brisé. Il lui sembla qu'il était tombé du haut de la tour, du haut de leur amour monté aussi haut que la tour. Une sensation d'irréparable lui vint très tristement. Il s'apparut à lui-même au-delà de la vie ; et le drame qu'il venait de vivre eut l'air très lointain, très ancien, comme advenu dans une existence d'autrefois à un homme mort qui lui ressemblait. Cette vieille histoire d'amour avait mal fini, certes. Ce fut la faute de la femme qui avait eu peur, renonça trop vite ; lui non plus n'insista pas assez. Ils avaient attiré le châtiment pour s'être reniés eux-mêmes.

Maintenant, c'était déjà comme un songe, comme si rien n'avait été.

Tout à coup, parmi ses pensées à la débandade, Joris fut ramené à la réalité par Godelieve qui, debout, lui tendait la main, avait l'air de vouloir le quitter.

Joris lui demanda :

-- Qu'allez-vous faire ?

-- Vous voyez bien, répondit Godelieve, d'une voix d'agonie, que je ne peux plus rester ici.

-- Oui, fit Joris, nous partirons.

Et dans le muet désastre, se sentant seul, il voulut se raccrocher à elle, l'attirer contre lui, la ressaisir, à cette minute où toute la vie lui échappait, où il fallait songer à se recommencer un avenir. Godelieve se déroba, plus effrayée de ce qui allait advenir que de ce qui advint. Et, reculée à l'autre bout de la pièce, elle dit d'une voix vague, comme en rêve, comme déjà du bord de l'absence :

-- Vous, Joris, il faut que vous restiez. C'est ici votre vie, votre œuvre et votre gloire !

Puis elle prononça d'un accent raffermi :

-- Moi, je vais me retirer demain au béguinage de Dixmude...

Joris sentit bien que c'était l'irrévocable, et l'exécution brusquée d'un plan qu'elle méditait peut-être depuis un certain temps. C'est moins la découverte de Barbe et sa terrible scène qui les séparaient que leurs volontés déjà disjointes. Ainsi les événements ne sont la cause de rien. Ils ne font que se conformer à nous-mêmes, extérioriser ce qui existait auparavant en nous. Ici, Dieu avait tout commencé. C'est lui qui triomphait.

Godelieve eut le courage de la séparation :

-- Adieu, Joris, fit-elle, une dernière fois ; je prierai Dieu pour nous.

Sa voix avait faibli sur les derniers mots, qui eurent l'air de se décolorer, de défaillir, de se mouiller, comme si des larmes intérieures les avaient atteints.

Elle s'achemina vers la porte et ses pieds remuèrent des débris, toute une ruine qui craqua sous ses pas. À cette minute, elle revit, comme dans un éclair, leur rencontre dans l'église de Saint-Sauveur, le soir nuptial, les anneaux échangés par-dessus la dalle tumulaire. Vraiment leur amour devait mal finir, qui était né sur la mort. Aujourd'hui le mauvais présage se vérifiait.

Alors elle se décida et sortit, sans se retourner, irrémédiablement.

Joris, anéanti, se trouva seul, si seul qu'il lui sembla s'éveiller parmi des tombeaux. Et il songea aux deux femmes, comme à deux mortes, dont il était le veuf.

TROISIÈME PARTIE**

****

**L'ACTION

I**

A u-dessus de la vie ! Joris se raccrocha à ce cri, l'énonça tout haut, l'inscrivit pour ainsi dire dans l'air nu, devant lui. Il se le répéta comme un ordre, comme un appel au secours avec lequel il pouvait se sauver lui-même. Toujours ç'avait été sa devise, l'hosanna du ralliement de soi, la conclusion de ses peines, jaillissant d'entre elles comme l'eau d'entre les rochers.

Certes, après la tragique scène et le départ de Godelieve, il resta désemparé.

Il lui sembla, tous les jours suivants, que la maison était morte. Elle avait sombré dans du silence. Toute l'allée et venue, le bruit des pas et des voix avaient cessé. C'était à présent comme une demeure mortuaire où l'on se tait, où l'on craint de marcher. La pièce dans laquelle s'était passée la querelle finale resta toute en état : le parquet, jonché de débris ; la glace, fendue de la large blessure qui continua à s'approfondir, à balafrer d'un coup mortel cette pâleur de miroir. Personne n'y avait plus pénétré ; elle demeura close, la porte condamnée et fermée à clé. C'était vraiment la chambre du mort, devant laquelle on frissonne, sans oser y rentrer.

Barbe, d'ailleurs, ne quitta plus ses appartements, s'y fit servir les repas, confinée là, solitaire et farouche, dans une grande prostration. La découverte de la preuve, enfin tenue, sa grande colère, ses excès sauvages, la fuite de Godelieve, partie dès le lendemain, à l'aube, sans la revoir, tout cela avait tordu et emmêlé ses nerfs comme les cordages dans une tempête.

Maintenant, une lassitude infinie remplaça l'exaspération aiguë. Elle n'était plus hérissée et colère. Elle se blottissait dans des coins, frileuse comme une bête malade, le sang refroidi. Elle errait dans l'escalier, dans les corridors, livide, la face ravinée de larmes. Parfois encore, quand elle y rencontrait Joris, par hasard, son irritation revenait une seconde, s'exprimait en quelque mot violent, grossier, jeté après lui comme une pierre. Mais elle n'avait plus la force ; elle ne lançait plus qu'une seule pierre, comme si le soir tombait et que sa vengeance fût trop lasse.

Joris, lui, s'isola de son côté, l'évita, n'éprouvant plus que de l'indifférence pour elle. Consciente ou malade, elle l'avait trop fait souffrir, vraiment. Même il ne put se défendre d'une rancune désormais, puisque, impuissante à le rendre heureux, elle venait de briser le cher et dernier amour qui lui fut un baume et un recommencement. Comment se consoler d'être seul encore une fois ? Comment oublier cette Godelieve en allée de sa vie ? Elle l'avait aimé pourtant ; et elle était partie ! C'était irrémédiable. D'abord, il s'enquit d'elle. Personne ne savait le lieu de sa retraite. Peut-être n'était-elle pas entrée au béguinage de Dixmude, comme elle l'avait dit, mais s'installa en quelque autre ville ou bientôt elle l'appellerait. Était-il croyable qu'un amour comme le leur finit si vite et sans cause ? Oui, c'est vrai ; il y avait Dieu entre eux. Depuis l'alarme d'une maternité possible, les avis du confesseur, le péché mis à nu, l'Enfer présagé, Godelieve s'était soudain détachée et reconquise. Mais sans doute que l'absence opérait en elle. Il était impossible que le souvenir du Baiser, en marchant, ne la suivit pas. Et le souvenir redevient vite le désir.

Joris attendit, regretta, espéra des nouvelles et une rechute, un jour, de leur amour. Mais tout était bien consommé. Il le sut par une amie de Godelieve à qui elle écrivit enfin qu'elle s'était faite béguine.

Au-dessus de la vie ! Joris se raffermit, s'exalta, en s'appuyant à ce cri. Il avait été vaincu, entravé deux fois par l'amour. Tous ses chagrins provinrent de là. Barbe d'abord, Godelieve ensuite. Chacune l'avait fait souffrir à sa manière, et, en le faisant souffrir, diminua sa force, son élan contre la vie, sa supériorité sur les autres hommes, son don de création et d'art.

Puissance redoutable ! Pouvoir astral de l'amour ! L'homme est sous l'influence de la femme comme la mer sous la lune. Joris avait souffert de ne plus s'appartenir, d'être en proie à ce quelque chose qui est capricieux, change sans cesse, évolue, sourit, puis s'assombrit en des nuages et des éclipses. Vie en suspens ! Pourquoi ne pas s'affranchir et se posséder enfin ? Qui sait ? Cette souffrance par la femme est peut-être la marque du héros, l'expiation pour tous les êtres sensitifs, exquis et forts, et trop beaux ; la rançon des grands rêves et des grandes dominations, comme s'il fallait, après tant de victoires sur l'art ou sur les hommes, ce rappel de la misère humaine et que le vainqueur fût à son tour vaincu par la femme !

Joris ne voulut pas être vaincu. Il se redressa contre le découragement, le regret lancinant de Godelieve. Après tout, elle l'avait trahi, le délaissa vite, sans faute de sa part, au sommet de la passion, avec cette nuance d'une désertion, puisqu'elle l'abandonna en pleine crise, dans l'incertitude de la défaite et des ruines, face à l'ennemi, car Barbe s'était dressée véhémente et presque armée et le lapidant.

Ah ! l'une valait l'autre. L'excès de la faiblesse lui avait fait mal autant que l'excès de la violence. Aucune des deux n'était digne d'entraver et d'empêcher son avenir. Il se haussa à l'art, aux espoirs commencés, aux nobles buts. L'amour de la femme est fallacieux et vain !

Il s'en retourna à l'amour de la ville. Cet amour-ci, du moins, ne trompait point et ne faisait pas souffrir. Il allait jusqu'à la mort ! Joris se ressouvint, dans ce temps-là, de la fin de Van Hulle et du vieux cri d'extase par qui s'était révélé l'accomplissement, à l'heure de la mort, du rêve fidèle de sa vie : « Elles ont sonné ! » Pour se mériter son idéal, il faut ainsi s'y vouer exclusivement.

Lui avait trahi son amour pour Bruges. Peut-être y avait-il moyen, par le redoublement de son zèle, d'en effacer l'interruption ? Il se remit à l'œuvre avec ardeur. Il avait mieux à faire que de larmoyer sur des caprices de femmes et des amours mortes. Il fallait continuer sa propre destinée, sa vocation et sa mission. Ses travaux furent repris, des façades ressuscitèrent.

Grâce à lui, on recommença à réparer, reconstituer, ressusciter les vieux palais, les anciennes demeures, tout ce qui ennoblit les villes, intercale du rêve dans les rues, met des visages de passé entre les bâtisses neuves. De nouveau, Joris s'exalta pour son œuvre, car la beauté d'une ville est une œuvre d'art à réaliser, où il faut une harmonie, le sens des ensembles, une entente de la ligne et de la couleur. Bruges deviendrait telle ; et lui-même, en récompense, jouirait, au moment de mourir, de toute sa durée, et, projeté avec elle dans les siècles, pourrait s'écrier comme Van Hulle : « Bruges est belle ! Bruges est belle ! » D'ailleurs, ce n'est pas seulement au point de vue d'une œuvre d'art en soi, que la beauté d'une ville importe. Le décor, coloré, mélancolique ou héroïque, fait les citadins à son image. Joris discuta, à ce sujet, un jour, avec Bartholomeus, comme il était allé le visiter pour avoir des nouvelles de ses travaux, la grande fresque encore inachevée, symphonie en gris où il essayait lui-même d'enclore la beauté de Bruges.

Exalté, il développa son idée :

-- « L'esthétique des villes est essentielle. Si tout paysage est un état d'âme, comme on a dit, c'est plus vrai encore pour un paysage de ville. Les âmes des habitants sont conformes à leur cité. Un phénomène d'un genre analogue se produit pour certaines femmes qui, durant la grossesse, s'entourent d'objets harmonieux, de statues calmes, de jardins clairs, de bibelots subtils, afin que l'enfant futur s'en influence et soit beau. De même on ne conçoit pas un génie originaire d'ailleurs que d'une ville magnifique. Gœthe naît à Francfort, cité auguste où le vieux Mein coule parmi des palais vénérables, entre des murs où vit tout l'antique cœur germanique. Hoffmann explique Nuremberg ; son âme voltige sur les pignons comme un gnome sur le cadran historié d'une vieille horloge allemande. En France, il y a Rouen, aux architectures riches et accumulées, avec sa cathédrale comme une oasis de pierre, qui produit Corneille et puis Flaubert, deux purs génies se donnant la main par-dessus les siècles.

Ce sont les belles villes, sans doute, qui font les âmes belles. »

Ainsi Borluut s'était reconquis, agrandi aux pensées vastes et nobles.

Au-dessus de la vie ! Il monta au beffroi, désormais, comme s'il était monté dans son rêve, d'une marche allègre, tout allégé des vains soucis d'amour, des mesquines douleurs intimes, qui avaient trop longtemps alourdi son ascension vers les hauts buts. Il traversa une période héroïque. Le cadran de la tour lui étincela comme un bouclier avec lequel elle se défend contre la nuit. Et le carillon chanta des hymnes altiers ; non plus une musique égouttée, qu'on aurait dite les larmes de celui monté là-haut et qui pleurait sur la ville ; non plus même une musique éboulée, qu'on aurait dite des pelletées de terre précipitées dans la fosse d'un passé mort. Ce fut le concert de la délivrance, le chant mâle et libre de l'homme qui se sent délivré, regarde l'avenir, domine sa destinée comme il domine la ville.

II**

Dans ce temps-là, Joris fut sollicité par l'Action. Jusqu'ici, il s'était tenu éloigné de la vie publique, qui ne l'intéressait pas. C'était une politique locale, médiocre, qui s'en tenait aux lieux communs, à une division factice et ancienne des habitants en deux camps hostiles, se disputant les influences et les emplois. Même les récentes poussées socialistes ne le passionnèrent pas, car c'était à brève échéance le recommencement de la vaine querelle catholique et libérale, le ralliement des anciens partis qui n'auraient fait que changer de nom. Dès le Moyen Âge, il y avait eu, en Flandre, cette lutte entre l'esprit religieux et l'esprit laïc, leurs conflits pour la prépondérance par le dogme ou par la liberté ; et leur antagonisme s'était symbolisé dans l'air même par le Clocher et le Beffroi, la tour religieuse et la tour civile ; celle où se conservait le Mystère dans l'hostie consacrée, celle où se gardaient les chartes et privilèges en un coffre bardé de fer -- toutes deux rivales, montées à hauteur égale, jetant la même ombre sur la ville qui appartenait ainsi pour moitié à chacune. Et elles s'éterniseraient jusqu'à la mort du soleil, indéfectibles, autant que les deux idées qu'elles résumaient, avec leurs briques se superposant à l'infini comme les individus dans un peuple !

Borluut vivait à l'écart, indifférent et un peu dédaigneux. Mais qu'est-ce, quand l'Action va tout à coup recommencer à être la sœur du Rêve ? Ô joie ! Pouvoir agir enfin, lutter, se passionner, connaître l'ivresse de l'apostolat et de la domination sur les hommes. Et cela en faveur d'un idéal ; non pour s'imposer soi-même et sa médiocre vanité, mais pour imposer l'Art et le Beau et mettre dans le temps un peu d'Éternité. Son Rêve était menacé, le grand rêve de sa vie, ce rêve d'une beauté de mystère, pour Bruges, qui serait faite de bruits tus, d'eaux dormantes, de rues inanimées, de cloches ouatées dans l'air, de maisons aux fenêtres long-voilées. Ville, belle d'être morte ! Voici qu'on voulait la faire rentrer de force dans la vie...

Il s'agissait de cet ancien projet de Bruges-Port-de-Mer, qui sembla chimérique au début, quand Farazyn, le premier, aux réunions du lundi soir, chez le vieil antiquaire, en exposa le plan. Peu à peu l'idée avait germé, grandi grâce à un zèle têtu, à une propagande quotidienne. Farazyn s'en était fait une arme de succès, l'outil sûr de sa notoriété. Au barreau il avait réussi, car ce projet le mit en relations avec des hommes politiques, des gens d'affaires. Il lui donna au surplus une attitude de civisme dévoué. Avec sa belle faconde sonore, et parlant toujours la langue rude des ancêtres de Flandre, il évoquait à toute occasion cette Bruges commerçante et marchande qu'il allait refaire, dès le fonctionnement du canal, et les nouveaux bassins remplis de navires, les coffres brugeois remplis d'or. Le mirage n'était point pour déplaire, encore que la population fût somnolente, répugnât à tout effort ; elle écoutait ce tableau d'avenir comme un enfant entend une histoire, s'y distrait à peine, incline au sommeil.

Borluut n'avait plus revu Farazyn depuis longtemps, depuis le fâcheux jour où son ami dîna chez lui avec Godelieve, se heurta au refus de la jeune fille. Après coup, Farazyn se montra fort irrité, tint rancune même à Borluut comme s'il avait été complice de son échec. Dès lors, quand ils se rencontrèrent, Farazyn l'évita, se détourna. Joris apprit dans la suite qu'il tenait maintenant des propos hostiles contre lui. Leur inimitié s'envenima par cette affaire de Bruges-Port-de-Mer, pour laquelle Borluut tout de suite conçut une vive exaltation, s'indigna comme d'un sacrilège, comprenant bien que si le projet était voté et le nouveau port créé, c'en était fait de la beauté de la ville : on abattrait des portes, des maisons précieuses, des quartiers antiques, on tracerait des avenues, des voies ferrées, toute la laideur du commerce et des affaires modernes.

Bruges allait donc se renier elle-même ?

L'ère de la résistance s'ouvrit. Borluut possédait une influence réelle à la confrérie des archers de Saint-Sébastien, depuis qu'on l'y avait élu Chef-Homme. Il y alla plus souvent, se rencontra avec les tireurs, les habitués, toute une classe de petits bourgeois facilement maniables et que la tranquillité de leur existence ne poussait pas aux aventures. Il leur fit comprendre la question ; combien il était chimérique d'espérer le renouvellement d'une prospérité finie ; combien il était criminel, pour un but incertain, de ruiner la beauté authentique de Bruges dont la gloire, dans le monde, commençait.

Il y avait, du reste, ici un argument personnel et qui les décida dans leur hostilité publique contre ce projet de Bruges-Port-de-Mer : leur antique local lui-même se trouvait menacé. D'après les plans déjà produits, les nouveaux bassins, terminant le canal de jonction, seraient creusés précisément dans cette banlieue-là, à la place où s'élèvent les si pittoresques remparts, les deux moulins qui donnent à ce coin un aspect de Hollande, le local de la Gilde couronné par sa tourelle en maçonnerie du XVIe siècle. Ainsi disparaîtrait la glorieuse tourelle, svelte et rose dans l'air comme un corps de vierge, comme la Patronne qui veille sur eux depuis des siècles, et qui tomberait, assassinée par les pioches. Barbarie égale à celle des soldats massacrant Ursule et ses compagnes sur la châsse de l'Hôpital. Les briques séculaires aussi, tout éraflées, allaient saigner par des plaies qui feraient mal à voir.

Borluut essaya également l'opposition par des articles de journaux. Il s'était assuré une feuille locale, y entreprit une campagne suivie et enflammée. Mais ici le résultat fut mince. La presse n'a pas d'action sur l'opinion, encore moins sur les pouvoirs.

Pour cette affaire de Bruges-Port-de-Mer, comme pour les autres affaires, tout se passa dans l'ombre, en conciliabules étroits, en audiences de fonctionnaires, en tactiques de commissions. Des ingénieurs conspiraient avec des financiers et des hommes politiques. Farazyn était l'âme de ces combinaisons. Il en tenait toutes les avenues. Une ligue fut fondée pour être un centre de propagande. On eut soin d'écarter, cette fois, tout esprit de parti. Le président était un échevin de la ville. Farazyn fut nommé secrétaire. Un vaste pétitionnement s'organisa. Les habitants, nonchalants, craintifs au surplus, signèrent tous. Ensuite, des délégations furent reçues par les différents ministres qui acquiescèrent, promirent l'intervention de l'État, une partie des millions nécessaires.

Toute la machine politique intervint, formidable appareil, aux ressorts cachés, aux courroies sans fin, aux volants irrésistibles.

Borluut sentit qu'elle allait happer la beauté de Bruges, et, sous prétexte d'y toucher à peine, la broyer toute avec ses dents de fer.

Borluut s'exaspéra, se multiplia. Il n'était pas sans s'étonner un peu lui-même de son zèle belliqueux. Comment en arriva-t-il à ces attitudes de combat, ces paroles âpres, ces défis, ce continuel branle-bas comme d'un appel aux armes, lui qui était un homme de silence, de passé et de rêve ? Mais est-ce que, précisément, il ne défendait pas son Rêve ? Son Rêve, cette fois, s'était identifié avec l'Action, l'Action passionnante et frénétique, non plus l'Action contre un ennemi ou des adversaires, mais l'Action contre la Foule.

La Foule apparaissait une, par ignorance ou indolence. Il était seul. N'est-ce pas ce combat que livrent tous les hommes supérieurs, d'être soi contre tous ? Il leur faut triompher de l'unanimité, qui d'abord les nie. La beauté de Bruges (dans laquelle il avait une part de collaborateur), était aussi une œuvre d'art, qu'il s'agit d'imposer. Mais par quels moyens ? De quelle manière vaincre une Foule ? Comment aller soi-même de l'un à l'autre, ouvrir de ses seules mains tous les yeux qui sont aveugles ?

Victoires éparpillées !

Un jour, Borluut espéra se rencontrer avec la Foule elle-même. Comme il avait incriminé dans les gazettes ce système d'intrigues obscures et d'une campagne menée en cachette, la ligue de Bruges-Port-de-Mer y répondit en faisant appel à tous, en convoquant une assemblée publique où on communiquerait l'état de la question, les plans adoptés, les crédits nécessaires, les concours promis.

Des affiches flamandes furent placardées, portant ce titre insolite et qui choquait comme un blasphème dans le calme religieux des rues :

« Meeting monstre », ainsi que l'objet de la réunion et les noms des dignitaires de la ligue. Mais ceux-ci savaient bien qu'ils ne s'exposaient à rien, connaissant l'apathie des habitants qui ne se dérangent guère, liraient à peine la bruyante convocation, auraient garde de s'aventurer dans une affaire et une assemblée qu'ils ne connaissaient pas.

Farazyn avait prévu que Borluut tout au plus profiterait de l'occasion. C'est même lui qui eut l'idée de cette réunion publique, comme un piège où son ennemi tomberait. Borluut, en effet, n'hésita pas. Une vaillance l'enfiévra, la joie de la bataille face à face, avec la Foule enfin, et en rase campagne, après trop d'escarmouches, derrière des fourrés et des glacis. Naïf et illusionné, il crut que le peuple de Bruges allait se porter là en masse, et qu'il pourrait le persuader, l'agenouiller devant la beauté évoquée de la ville. Tous les jours précédents, Borluut fut dans une grande agitation. Il avait battu le rappel de ses plus fidèles à la confrérie des archers de Saint-Sébastien, des plus irrités contre une entreprise qui menaçait leur antique local.

Il comptait que tous les membres l'escorteraient, protesteraient avec lui contre les vandales, écraseraient le projet sous les rires et les huées. Est-ce que le ridicule ne sert pas autant que l'indignation ? C'est pourquoi Borluut avait obtenu de son ami Bartholomeus un dessin caricatural. Cela se fit en grand secret, car l'affaire de Bruges-Port-de-Mer était patronnée par les échevins et par la ville. Or, le peintre dépendait d'eux, puisqu'ils lui avaient commandé des fresques pour la salle gothique de l'Hôtel de Ville, qui n'étaient encore ni acceptées ni payées. Pourtant, il frémissait d'indignation aussi, à l'idée qu'on allait changer la ville, y faire du bruit, des démolitions et du nouveau, dans un vil but d'argent. Il consentit, esquissa pour Borluut une satire aux lignes simples, dans le goût populaire, naïve et forte comme une complainte : il y représenta des gens, avec leurs maisons sur le dos, qui se mettaient en marche, couraient après la mer, aperçue tout au fond et en fuite à leur approche, cependant que les maisons se semaient derrière eux pierre à pierre, et que la ville n'était plus que des matériaux.

Le dessin, colorié, fut tiré en affiches, qu'on colla sur les murs, à côté des affiches du meeting de la ligue. C'était la réponse juxtaposée, la lutte sur le même terrain, et qui nulle part ne fait trêve.

Borluut vibrait, traversait une atmosphère héroïque. Combien il méprisait maintenant tous les incidents misérables auxquels il attacha de l'importance : les vexations de Barbe, les regrets de Godelieve, tout cela qui est inférieur, temporaire, minime et vain ! Il n'avait plus le temps de s'écouter lui-même, de souffrir pour des nuances, de s'occuper de son âme. Il vivait comme hors de lui, éparpillé dans l'Action, ainsi que dans un vaste vent qui le mène. C'était fini, la douleur d'être libre et d'être soi ! Il appartenait déjà aux autres. Il devenait la Foule...

Le matin du jour attendu, qui était jour de carillon, il monta au beffroi, s'exalta dans les cloches qui sonnèrent un chant de guerre, la révolte des vieux bourdons qu'on dérange, le charivari des clochettes qu'on menace, toute une coalition des bronzes contre ceux qui voulaient recommencer un port, ramener dans l'air des mâts où leurs volées trébucheraient.

Puis ce fut un hymne d'espérance ; le thème obstiné de la mélancolie de Bruges plana, déroula par-dessus les toits sa musique grise, tout accordée avec le ciel, l'eau et les pierres.

Le soir arriva enfin, Borluut avait compté sur un grand nombre d'archers de Saint-Sébastien. Il n'y en eut que deux qui le rejoignirent. Quand il entra au local du meeting, il constata vite que peu de monde s'était dérangé. Le populaire n'y était pas. Quelques petits commerçants tout au plus, dont on avait battu le rappel et qui dépendaient de l'administration. En revanche, la ligue de Bruges-Port-de-Mer était présente, une trentaine de membres, dont les chefs entouraient une table, couverte de drap vert, où brûlaient de maigres lampes. La salle apparaissait glaciale, avec ses bancs de bois, ses murs crépis à la chaux, son silence d'attente, ses ténèbres mal éclairées où de rares assistants offraient des visages immobiles, rangés comme dans un tableau. Un malaise régnait. C'était une froideur de catacombes où les paroles ont peur d'elles-mêmes, se fanent, meurent en route. On n'entendait qu'un bruit de paperasses froissées, les documents et les rapports, que Farazyn, assis à la table du bureau, compulsait.

Borluut s'était préparé aussi à la lutte, mais il la présagea tout autre. Qu'est-ce que c'est que cette assemblée d'aspect funéraire où quelques ombres entraient, s'asseyaient, ne bougeaient plus, avaient l'air de revenants qui recommencent à mourir ? C'était donc cela le « meeting monstre » annoncé avec fracas.

L'auditoire restait clairsemé. Pourtant, l'heure fixée était dépassée déjà. À peine, de temps en temps, un nouvel arrivant pénétrait, hésitait, s'intimidait, ouatait sa marche, allait s'installer sans bruit au coin d'un banc vide. Rares alluvions ! Le groupe des assistants, toujours restreint, apparaissait une masse silencieuse, confuse aussi. Car aucun n'osait ni ne désirait parler, mais tous fumaient et, à cause de la fumée, s'estompaient en un crépuscule gris. Leurs courtes pipes étaient surmontées d'un couvercle de métal pour contenir le feu, qu'on ne voyait pas. Et c'était plus d'obscurité mêlé à plus de silence. Ils exhalaient une méthodique fumée. On aurait dit la brume sortie d'eux-mêmes, le brouillard de leur cerveau sans pensée.

Est-ce là le peuple que Borluut attendait, voulait combattre, rêvait de convaincre et de vaincre ? Au lieu de lutter contre la Foule, il se battrait contre des fantômes dont Farazyn seul -- son ennemi, dont il sentait déjà les yeux et l'ironie, braqués sur lui -- réglerait l'attaque et le cérémonial.

C'est donc pour un tel assaut qu'il avait combiné son discours, un discours moins technique que lyrique, écrit au point de vue d'un auditoire impressionnable qu'il faut émouvoir pour l'entraîner. Au milieu d'une pareille atmosphère, son discours s'annulerait comme le soleil dans le brouillard. Comment n'avait-il pas prévu qu'il ne pouvait manquer d'en être ainsi ? Encore une fois, il reconnut trop tard qu'il avait été si peu clairvoyant. Il aurait voulu partir maintenant, renoncer. Il n'osa pas, à cause de Farazyn qui, sur l'estrade, regardait de son côté, le défiait.

La séance fut ouverte. Le président prononça une allocution, puis Farazyn lut un long rapport. En passant, il dénonça les mauvais citoyens qui se mettaient en travers d'une œuvre de prospérité et d'intérêt publics ; puis multiplia les documents, les explications, les plans, les chiffres, d'où il résultait que les crédits seraient votés bientôt et qu'ainsi, dans un avenir très proche, on pourrait commencer les travaux et réaliser cette grande œuvre de Bruges-Port-de-Mer.

Farazyn se rassit, infatué et souriant. Quelques membres de la ligue, intéressés dans la combinaison financière de l'affaire, applaudirent. Les assistants restaient somnolents ; leurs visages continuaient à être des visages de portraits. On aurait dit qu'ils regardaient les siècles. Machinalement, ils expiraient de leurs bouches, si peu dérangées, de lentes fumées dans l'air atone. Ascensions éparses ! Chacun collaborait à la trame grise. On ne savait à quoi ils pensaient ni s'ils pensaient à quelque chose. La fumée tissait son voile de plus en plus opaque entre eux et les orateurs.

Aussi, après le rapport de Farazyn, le président parut disposé à lever la séance. Néanmoins, il s'enquit de savoir si quelqu'un désirait présenter quelque observation. Alors Borluut se leva, demanda la parole. Certes, il ne se faisait guère d'illusion sur la vanité de son intervention dans un pareil milieu, et de cette parade qu'il avait imaginée, à l'avance, une bataille. Mais à cause de Farazyn, qui l'épiait, et puisqu'il avait fait tant que de venir, il voulut aller jusqu'au bout.

Il tira le texte de sa harangue, écrite à l'avance, et commença à lire, tremblant un peu, mais ferme d'une conviction qu'on sentait vaillante et profonde. Il mit en doute d'abord les résultats de l'entreprise. Il ne suffit pas de creuser un canal de communication, comme on veut le faire, de relier Bruges artificiellement avec la mer du Nord. En supposant que le canal fonctionne bien sur cette distance de quatre lieues, et puisse livrer passage, sans arrêt, aux gros navires, une ville n'est pas seulement un port parce qu'elle est jointe à la mer. Avoir des bassins, c'est quelque chose ; il faut encore et surtout posséder des maisons de commerce, des débouchés, des comptoirs, des gares, des banques ; il faut être un peuple jeune, actif, riche, fiévreux, hardi. Pour faire le commerce, il faut avoir des commerçants, amener les juifs.

Tout cela, Bruges ne le pourra jamais. Dans ce cas, être un port constitue un simulacre et un vain luxe.

Borluut affirma en s'échauffant :

-- Le but qu'on poursuit ici est chimérique. Certes, Bruges fut un grand port, jadis ! Mais est-ce qu'on ressuscite les ports ? Apprivoise-t-on la mer, et la fait-on revenir aux habitudes qu'elle a quittées ? Est-ce qu'on renouvelle les chemins effacés sur les vagues ?

Tout en parlant, Borluut sentit lui-même la dissonance de son discours avec cet auditoire morne. Il avait supposé la lutte, la contradiction, une assemblée de vraie foule, frémissante, nerveuse, et qu'une parole sincère enivre comme une fontaine de vin. Il reconnut que tous ses mots se délayaient aussitôt, se décoloraient dans cette fumée des pipes, dans ce brouillard qu'on eut dit -- extériorisé et sensible dans l'air -- celui du cerveau même des assistants, qui lui opposaient son indolence, son invincible unanimité grise. Borluut, donc, ne les atteignait pas, ne communiquait pas avec eux. Même matériellement, il en restait séparé, car, à cause de la fumée accrue, il les distinguait à peine, dans un recul, vagues comme ceux qu'on aperçoit dans le rêve ou dans le fond de la mémoire.

Il se dit vite : « À quoi bon ? » Pourtant il se résigna à poursuivre jusqu'au bout, pour ne pas capituler devant Farazyn, qui triomphait, le regardait d'un visage ironique, haineux aussi. Est-ce qu'il n'arrive pas, dans la vie, qu'on agisse uniquement pour un ennemi, afin de lui tenir tête, de le confondre, de l'humilier par un plus bel effort ou une plus difficile victoire ? Sans lui, on renoncerait peut-être ? Avoir un ennemi est une excitation, une force. On espère vaincre en lui l'Univers et tout le mauvais sort.

Donc Borluut ne parla plus que pour Farazyn. Après avoir montré l'absurdité du projet, il évoqua, par contre, la gloire d'être une ville morte, un musée d'art, tout cela qui était la meilleure destinée de Bruges. Sa renommée, comme telle, s'établissait. Des artistes, des archéologues, des princes commençaient à affluer de partout. Quels justes mépris, et comme on rirait, dans le monde, de la savoir déchue d'un si haut rêve, et qu'elle avait renoncé à être une cité de l'idéal, c'est-à-dire quelque chose d'unique, pour se vouer à cette fréquente et mesquine ambition de devenir un port. Il mit en regard, sans nommer l'auteur, le projet de Bartholomeus, l'emploi plus utile des millions avec lesquels on pourrait acheter, rassembler, tous les Primitifs flamands qu'on ne verrait plus qu'à Bruges.

Et il conclut avec force :

-- Bruges, ainsi, deviendrait un but de pèlerinage pour l'élite de l'humanité. On y arriverait, quelques jours de l'an, mais de partout alors, des bouts de l'univers, comme à un tombeau sacré, le tombeau de l'art ; et elle serait la Reine de la Mort ; tandis que, dans ses projets de commerce, elle s'avilit et ne sera bientôt plus que la Défroquée de la Douleur !

Borluut se disposa à se rasseoir. Farazyn, pour couper l'effet de cette péroraison, la clôtura par une exclamation :

-- Raisonnements d'artiste !

Artiste ! C'est bien le mot qu'il fallait là, louange hypocrite, couronne de dérision ! Artiste ! l'épithète d'ironie définitive et qui suffit, dans cette vie provinciale, à disqualifier.

Farazyn le savait bien et frappa juste. Il y eut des sourires contents sur la face de l'échevin qui présidait et des autres promoteurs de l'affaire. Quant aux assistants, altérés d'avoir fumé, las des longues harangues, taciturnes sur les bancs alignés, n'ayant pas compris grand-chose à ces statistiques ou à ces périodes, impatients de regagner leurs demeures closes, ils attendaient.

Personne ne dit plus rien. Après une minute de vaste silence où l'on entendit palpiter les maigres lampes charbonnant, la séance fut levée.

Borluut sortit, mêlé à la petite assemblée qui s'écoulait, muette... Entre les murs du vestibule, c'était une masse sombre, quelque chose d'indéterminé, de machinal, un glissement silencieux, qui bientôt cessa d'être.

Borluut s'en alla au hasard, accompagné des deux archers de Saint-Sébastien qui lui furent fidèles, et qui ne parlaient pas. Il les quitta rapidement, puis s'enfonça dans la Bruges nocturne, seul, avec une volupté d'être seul. Il s'évadait comme d'un cauchemar, d'une entrevue avec des fantômes qui étaient ses ennemis. Tout cela sembla bientôt comme si rien n'avait été ! Puis, le sens de la réalité lui revint.

Il récapitula la soirée, son discours vain, les blêmes silhouettes, le visage hargneux de Farazyn et des chefs de la ligue. Eux seuls avaient l'air de vivre parmi ces effacements. On aurait dit qu'ils siégeaient, formaient un tribunal. Borluut eut l'impression qu'il venait d'entendre condamner la beauté de Bruges -- à mort ! Tout avait été réglé à l'avance. Ce fut un simulacre que cette publicité des débats et l'examen contradictoire. L'arrêt était préparé déjà. Rien ne serait empêché ; et leur Port-de-Mer, ils l'auraient ! Borluut n'y pourrait rien ; il n'avait rien pu, ni convaincu personne. C'était aussi impossible que de vouloir maintenant convaincre le brouillard, qui noyait la ville nocturne, flottait sur l'eau, dissolvait les ponts. Ah ! la Foule ! se battre avec la Foule ! Tout ce qu'il imaginait et qui l'enfiévra ! Évaporation en fumée du feu qu'on a le plus attisé ! Son discours aussi, si enflammé, et dont il espéra tant, s'était achevé comme une fumée de plus dans des fumées !

III**

La guerre était déclarée entre Borluut et les magistrats de la ville qui, la plupart, hommes d'affaires et de spéculations, étaient engagés dans l'entreprise du Port-de-Mer. Borluut les avait dénoncés. Il leur fut dès lors un suspect, presque un traître. Encore un peu on le traitait de mauvais citoyen et d'ennemi public. Les journaux de ses adversaires ne lui ménageaient ni injures ni attaques, à lui et à ses amis. Toutes les petites vexations lâches et occultes commencèrent.

La Société des archers de Saint-Sébastien, dont il était Chef-Homme, touchait annuellement un subside, de quoi acheter quelques pièces d'argenterie pour offrir en prix dans ses concours de tir. L'allocation fut retirée, par vexation vis-à-vis de Borluut, et aussi parce que la Gilde paraissait pactiser avec lui, faire opposition au projet.

Mais ce fut surtout contre Bartholomeus, le peintre, qu'une campagne s'engagea. On le savait lié intimement avec Borluut. Au surplus, on le soupçonnait l'auteur de la caricature sur Bruges-Port-de-Mer, ce dessin satirique où l'on voyait les habitants, avec leurs maisons sur le dos, courir après la mer.

Il venait de terminer enfin ses peintures, la grande fresque qu'on lui avait commandée pour la salle gothique de l'Hôtel de Ville. L'occasion était propice, peut-être, aux représailles.

Le peintre travaillait depuis des années et n'avait jamais voulu montrer à personne, même à Borluut, les quatre panneaux qui constitueraient l'ensemble de l'œuvre. Il les avait exécutés au point de vue du lieu de leur destination, en harmonie avec le style du monument, la couleur des murs et des boiseries, l'inflexion du plafond, le jour sobre qui, à travers les vitraux, règne dans cette salle d'apparat. Il ne fallait donc les voir qu'à leur emplacement définitif.

Bartholomeus les installa et, malgré ses scrupules ordinaires, son éternel mécontentement de lui-même, il fut satisfait, presque surpris, du recul que ses peintures, enchâssées dans les encadrements, avaient pris tout à coup, quelque chose comme un enfoncement dans le rêve et hors des âges.

Borluut les vit, les trouva admirables, s'émotionna, s'enthousiasma.

C'était moins de la peinture qu'une apparition, comme si les murs séculaires étaient à jour et qu'on voyait enfin le rêve que les pierres font.

En somme, Bartholomeus avait trouvé un nouveau mode de décoration murale où les choses apparaissaient à travers une brume, ainsi qu'elles doivent apparaître à un somnambule, ainsi qu'elles subsistent dans la mémoire. Les proportions humaines cessaient. Tout s'accroissait d'un règne. Telles pierres de vieux quais s'étiolaient comme un parterre. Des cloches cheminaient comme de petites vieilles. Les personnages n'avaient plus que des gestes d'éternité, la beauté des gestes inutiles.

Borluut, en sa qualité d'architecte de la ville, avait présidé à leur installation ; il convoqua ensuite la Commission des beaux-arts qui devait en prendre livraison. Il y figurait lui-même avec un échevin, quelques conseillers.

Ce fut, chez ceux-ci, un désappointement, un immense ahurissement.

Ils demandèrent des explications à Bartholomeus, qui se trouvait là.

-- Quel est le sujet de vos peintures ? interrogea l'échevin.

Le peintre les mena au centre de la salle, d'où on jouissait du meilleur éclairage ; et, après une hésitation, s'emballant, comme s'il oubliait tout à coup qu'ils étaient là, il expliqua :

« Voilà ! c'est un ensemble. Une symphonie sur la ville grise, qu'est Bruges. Une symphonie en blanc et noir, par conséquent. Donc des cygnes et des béguines, d'une part ; des cloches et des mantes, de l'autre ; et tout cela raccordé par le paysage circulaire qui continue et qui est l'orchestration. »

Les membres de la Commission se regardèrent, décontenancés, sévères, soupçonnant quelque ironie de la part du peintre qui ne daignait rien leur expliquer et se réfugiait en des formules hermétiques, les nuées de son orgueil. D'ailleurs, ils jugèrent vite que la peinture était bien conforme à ce charabia. Allaient-ils enlaidir et ridiculiser la salle gothique avec ces tableaux incompréhensibles ?

Il fallait voir. L'œuvre pourrait être refusée. Elle n'était pas payée.

Les examinateurs circulèrent, allèrent se poster de l'autre côté, devant le panneau où figuraient des béguines.

Un conseiller ricana :

-- Mais le béguinage n'est pas ainsi du tout.

Bartholomeus jugea inutile de discuter.

Un autre observa encore :

-- Il n'y a pas de perspective...

-- Chez Memling non plus, riposta Borluut qui commençait à ne plus se contenir, s'extasiait précisément à la même minute sur ce joli fond où Bartholomeus avait enfoncé des chemins, aux indolences de fumées, qui s'en vont jusqu'au ciel, comme dans les Primitifs flamands.

À vrai dire, la Commission n'y pouvait rien comprendre ; mais, au surplus, elle était hostile, excitée par l'échevin, le même qui présida naguère le meeting et, à cause de la caricature imputée au peintre, cherchait à le frapper, et Borluut aussi, par ricochet.

Celui-ci accepta la bataille bravement. Devant les réticences, les critiques niaises de la Commission, il proclama son admiration :

-- Ces tableaux sont des chefs-d'œuvre ! On s'en apercevra plus tard. C'est le sort de tout art nouveau de déconcerter d'abord, même de déplaire. Bruges possède un trésor de plus et un grand peintre, dont le nom vivra dans l'avenir.

L'échevin et les conseillers protestèrent contre la leçon qu'on voulait leur donner. Ils avaient leur opinion, aussi légitime, et plus juste peut-être.

-- M. Bartholomeus est votre ami ! Nous, nous sommes libres ! observa un d'eux, d'un ton colère.

La séance allait tourner à la dispute. L'échevin, plus prudent et retors, rompit en déclarant que lui et ses collègues feraient rapport au Conseil ; et tous se retirèrent.

Quelques jours après, le peintre reçut une lettre officielle lui notifiant que la ville, conformément aux conclusions de la Commission, ne pouvait accepter les peintures décoratives de l'Hôtel de Ville que moyennant certains remaniements et transformations, qu'une note détaillée lui ferait connaître ultérieurement.

C'était le coup lâche et prévu. Bartholomeus répondit instantanément qu'il ne toucherait plus à son œuvre, longuement mûrie et définitive ; que la commande lui avait été faite sans condition, qu'il la tenait pour indissoluble et exigible.

Le pire, c'est que le payement n'avait pas été effectué encore. Borluut, indigné, dénonça dans un journal toute l'odieuse et ignare machination. Il menaça l'administration d'un procès de l'artiste où il ne pouvait manquer d'obtenir gain de cause. Quant à Bartholomeus, il s'inquiétait surtout du sort de ses peintures. Volontiers il en eût abandonné le prix. Mais il tenait essentiellement à ce qu'elles demeurassent dans la salle gothique de l'Hôtel de Ville, liées à la destinée du monument illustre, incorporées à lui, pour ainsi dire, comme les images à un cerveau. N'était-ce pas le rêve même de Bruges qu'il avait peint, et ce rêve ne devait-il pas, dès lors, s'éterniser dans la Maison Commune ?

Il songeait surtout à la gloire, à l'avenir. Est-ce qu'on viendrait aussi voir son œuvre dans les siècles prochains, comme on va, à l'Hôpital, en traversant des corridors blancs et des jardins de buis, contempler les Memlings ? Ah ! cet orgueil de durer, de vaincre la mort et le néant, d'être le pain et le vin d'art, de faire communier de soi toute l'Élite future ! Ainsi l'ambitionnait Bartholomeus, prêtre d'un Art-Religion.

Borluut publia un jour, dans ce temps-là, un portrait émouvant de son ami, si désintéressé et si noble, et qui devrait être l'honneur et la parure, le trône et le sceptre, le phare vivant de la ville.

Mais ces dithyrambes et ces menaces ne firent qu'envenimer l'affaire. Le patronage de Borluut fut moins efficace que nuisible, à cause des animosités qu'il avait excitées en prenant une attitude d'opposition dans l'affaire du Port-de-Mer. On fut sur le point de faire enlever, d'office, les peintures. À ce moment, le collège intervint, un peu inquiet du bruit suscité, et n'osant assumer la responsabilité du cas. Il conféra avec l'artiste, essaya des moyens de conciliation.

De guerre lasse, on accepta de part et d'autre l'arbitrage d'une Commission exclusivement composée de peintres, et que chacune des deux parties en cause élirait pour moitié. On convint aussi qu'on choisirait comme président, et afin de s'assurer toute impartialité, un artiste français, célèbre, qui exposa fréquemment en Flandre.

Voici ce qui arriva : quand ces peintres se trouvèrent réunis devant les fresques de Bartholomeus, ce fut un élan unanime, un cri de surprise et d'admiration pour cette œuvre d'une unité si parfaite, dont le symbolisme était clair, en somme, et qui attestait une science, une sûreté de son art, une entente du sens des lignes et de la concordance des tons, vraiment déconcertantes. On était en présence d'un maître, qui faisait honneur à l'art flamand et à la ville de Bruges.

Un rapport fut rédigé dans ce sens et transmis.

Borluut exulta, triompha bruyamment. La campagne avait donc abouti. L'évidence s'était faite. Il accabla d'ironies ceux qui n'avaient pas vu clair, dévoila leur ignorance en même temps que leur bassesse d'âme. Borluut prenait un âcre plaisir à ces luttes. Il jouissait de l'Action.

Il vivait comme dans la flamme et les fumées.

Ce combat pour Bartholomeus n'avait été qu'une escarmouche, victorieuse, celle-ci, après l'autre, celle de la soirée du meeting, qui fut néfaste, elle, sembla une défaite contre un ennemi invisible, à travers la nuit et de la pluie. La guerre continuerait, la guerre contre le Port-de-Mer, la guerre pour l'art et l'idéal, pour la beauté de la ville. Cette beauté de Bruges, encore inachevée, était son œuvre, sa fresque de pierre, qu'il avait à défendre, comme Bartholomeus la sienne, et vis-à-vis des mêmes ennemis.

L'Action ! L'Action ! Ivresse d'être seul et de vaincre ! Peut-être qu'ici encore il triompherait. Mais combien d'obstacles et d'assauts ! Borluut s'en rendait compte et songeait, non sans mélancolie, que les grands hommes ne s'imposent que malgré tout le monde.

IV**

Borluut s'enflammait aux fièvres héroïques de l'Action ! Il fut vite condamné au silence, à la vie stagnante, aux mornes méditations de la défaite.

Irréfléchi et désordonné, il n'avait pas songé qu'il dépendait, en somme, de la ville et des magistrats communaux, contre lesquels il mena campagne, pour s'opposer au port de mer d'abord, et, ensuite, pour défendre son ami Bartholomeus.

On lui fit expier cette double audace. Peu de temps après, un avis du collège l'informa que, à la suite de l'attitude d'hostilité prise par lui contre l'autorité dont il relève, il était démissionné de ses fonctions d'architecte de la ville.

Le coup fut terrible pour Borluut. Peine sans appel et sans issue ! Ah ! ç'avait été bref, le plaisir enivrant de l'Action ! On avait vite fait de l'abattre. Il était tué maintenant ! Et par la plus lâche des vengeances ! On l'atteignait au côté le plus sensible de sa vie. Il aurait dû prévoir, s'abstenir. Mais est-ce qu'il pouvait laisser assassiner son rêve ? Il n'était entré dans l'Action que parce qu'elle se confondait, cette fois, avec le Rêve. Plus que lui-même, c'est son rêve qui était vaincu, le rêve de la beauté de Bruges. Il en fut le gardien fidèle, l'infatigable artisan. Que de travaux en suspens ! Et tant d'autres à entreprendre qui, du coup, se trouvaient compromis, sacrifiés, perdus. Précisément, il venait de soumettre le plan des restaurations de l'Académie, qui eût été un digne pendant de la Gruuthuus. Bien des façades attendaient encore qu'il eût le temps, qu'il vînt avec ses mains minutieuses, des mains de clinique et d'accouchement, les ausculter, les délivrer d'un ange sculpté, d'une gargouille, d'un visage d'enfant. Personne n'avait eu -- et personne n'aurait plus -- son art prudent de restaurer sans renouveler, de seulement étançonner, rejointoyer, dénuder les détails intacts, retrouver sous tout accroissement parasite l'écorce originelle des pierres.

Désormais, on allait abîmer son œuvre. On nommerait, en son remplacement, quelque maçon.

C'est à cause de cela qu'il s'affligea, et non pour la perte pécuniaire, puisqu'il possédait du bien, ni non plus pour l'avantage honorifique. Toujours il avait envisagé la vie de plus haut, et ne regretta dans sa disgrâce que la ruine prochaine de son œuvre, l'immixtion inévitable du mauvais goût, d'un faux archaïsme empressé à détruire cette harmonie grise et rose qu'il avait unifiée tout au long de la ville.

Cette œuvre de la beauté de Bruges, son œuvre, pour laquelle il avait vécu exclusivement, lui subordonnant tout, lui sacrifiant son temps, ses pensées, ses tendresses, ses envies de départ et de fuite quand la vie, à son foyer, devenait trop intolérable, cette œuvre qu'il avait espéré harmoniser et terminer et couronner des dernières guirlandes sculptées qu'il restait à faire éclore, voici qu'on décidait de la lui reprendre. Il n'y avait rien à faire. Mais c'était désolant comme le rapt d'une enfant, enlevée au moment où on allait la parer de sa plus belle robe.

Barbe, elle, se montra très irritée de la démission de Joris ; elle lui fit des reproches acerbes, accusa encore une fois sa légèreté, sa cécité ordinaires. Grief nouveau et incessant contre lui. Elle prétendit même que c'était un déshonneur et qu'il l'atteignait. Elle aurait à subir des ironies, des allusions blessantes à ce sujet. Bouleversée par cet incident, elle traversa encore une fois une période de grande exaltation. Elle ne décolérait pas, relançait Joris, provoquait des scènes à tout prix. Elle l'accablait d'invectives, de reproches interminables. Elle récapitulait en même temps toute l'histoire de Godelieve, la lâche trahison. Son état de santé, parallèlement, empira ; elle eut des attaques de nerfs, tombant tout de son long, la face morte, la bouche resserrée, soudain close et déjà comme une cicatrice, tandis que les jambes ruaient, que les bras battaient l'air. Il semblait alors qu'on eût voulu la crucifier sur quelque croix horizontale, et qu'elle se défendît.

Des cris lugubres, des appels étranglés terminaient la syncope, emplissaient la demeure, fondaient enfin dans une débâcle de larmes et de plaintes. Elle appelait la mort, proclamait en mélopée son ennui de vivre.

Tout le pire recommença : courir soudain vers une fenêtre, l'ouvrir avec frénésie, menacer de s'y jeter ; ou sortir précipitamment, se mettre à arpenter les quais, à longer les canaux, à se regarder dans l'eau du haut des ponts, comme attirée par une image d'elle-même, guérie et si calme, et qui lui montrait ce qu'elle pourrait être, ce qu'elle allait être...

Joris devinait ces tentations de suicide, s'élançait derrière elle. Il tremblait, par peur du scandale d'abord, à cause du vieux nom de bourgeoisie flamande qu'il portait, dont l'hérédité pesait sur lui, et qui aurait pâti, comme d'une propre tache, du sang répandu sur lui ; ensuite, par peur du remords, qu'il présageait lancinant et quotidien, si Barbe s'était tuée. Il avait un de ces cœurs qui vivent en arrière. Certes, il souffrit beaucoup par elle. Il savait, néanmoins, qu'après l'avoir perdue, il s'en retournerait, pour la regretter, jusqu'au plus lointain de son passé, le temps où il l'avait aimée, le temps de la bouche trop rouge.

Pas une minute, il ne voulut s'arrêter à la pensée que ce serait pour lui la délivrance. Chaque fois, il l'écarta avec effroi, comme l'idée d'un crime, comme si lui-même songeait à pousser Barbe par la fenêtre ou dans l'eau.

D'ailleurs, que ferait-il dorénavant, si tout à coup il était libre ? Il n'en serait que plus seul. C'était bon avec l'amour de Godelieve, mais elle aussi l'abandonna.

« Si Dieu avait voulu ! » La petite phrase ancienne rechanta en lui, accourut des horizons de sa mémoire, plana, pleura. Où était Godelieve à cette heure ? Que faisait-elle ? À quoi pensait-elle ? Pourquoi l'avait-elle délaissé ? Maintenant que la ville venait de le disgracier, il aurait pu partir avec elle, tout quitter, recommencer sa vie ailleurs !

Il n'avait supporté les colères de Barbe, son foyer morne ou tumultueux, toute son existence d'angoisse et de chagrin, que par amour pour son œuvre, parce qu'il était lié à elle, n'aurait pas pu vivre autre part, eût senti partout l'atteinte des tours, se sentait incapable de quitter Bruges. Aujourd'hui, c'est Bruges qui le quittait.

Hélas ! Au moment où ils auraient été affranchis, libres de partir, Godelieve n'était plus là.

« Si Dieu avait voulu ! » Joris sentit lui revenir le regret de Godelieve. Il alla rechercher dans la tour la petite phrase d'élégie qui, naguère, montait avec lui, le précédait dans l'escalier, redescendait à sa rencontre, toute hors d'haleine d'avoir couru sur les marches et d'être amoureuse.

Heureusement qu'on ne l'avait pas démis aussi de ses fonctions de carillonneur, non à cause d'un reste de bienveillance ou de reconnaissance pour les services rendus, mais parce que le concours public et l'élection par le peuple, plus que l'investiture par les magistrats, semblaient faire de cette charge un emploi inamovible.

Borluut garda ainsi son asile. C'était fini d'y monter ainsi que dans son rêve, ainsi que dans la tour de son orgueil. Le beffroi lui fut de nouveau le départ, la fuite hors de lui-même, l'ascension, le voyage vers le passé et les souvenirs. Par les baies vitrées, il n'eut plus le courage de regarder la ville, en proie à d'autres. Il s'isola, s'absorba en des réminiscences intimes, revécut les heures de la présence de Godelieve... C'est ici qu'elle s'était assise ; elle avait ri, elle avait tapoté le clavier. Là, il l'avait étreinte -- heure de ciel, reposoir, dont l'odeur de chair blonde semblait encore embaumer à la même place.

Ô Godelieve ! Elle était la seule chose claire de sa sombre vie, la clochette blanche, en laquelle il l'incarna dans ce temps-là, et qui dominait le noir déluge des autres cloches. De nouveau, maintenant que ses jours s'assombrissaient définitivement, seule la clochette blanche surplomba, égaya encore un peu les grandes eaux de sa Tristesse. Il la connaissait bien ; il savait quelle touche il faut frapper pour qu'elle tinte.

Alors, c'était l'âme de Godelieve qui revenait ! Le regret d'elle obséda Joris, un désir nouveau de la revoir, de la reconquérir peut-être. Il ignorait comment il s'était repris à elle, à y penser, à l'évoquer, à prononcer son nom sans savoir pourquoi, ce doux nom de litanies, ce nom dont God, c'est-à-dire Dieu, est la racine et où on dirait que le nom de Dieu s'enjolive.

Il croyait l'avoir presque oubliée.

La hantise recommença, jusqu'à rêver d'elle la nuit. Il y a ainsi des reprises mystérieuses, un retour de sentiments, les anniversaires du cœur. Peut-être aussi un instinct l'avertissait : si Godelieve était malheureuse, mal acclimatée au béguinage et qu'elle songeât à quitter l'Ordre ? Alors, elle allait revenir, et il n'y pensait que parce que déjà elle était en chemin.

V**

Joris n'avait pas oublié le vœu, fait naguère par Godelieve, d'aller en pèlerinage à la Procession des Pénitents de Furnes, si Dieu écartait son épouvante d'une maternité possible. Puisqu'elle avait été exaucée, il est presque certain qu'elle s'y rendrait. Joris n'y tint plus, voulut partir, la retrouver, même lointaine, et si morte pour lui sous le voile et la robe du béguinage. N'importe ! la voir, être vu ! Tout le passé pouvait renaître, leurs yeux se reprendre, leurs vies se ressaisir et s'entr'ailer de nouveau en un seul vol qui ne finirait plus.

C'est le dernier dimanche de juillet que le cortège religieux fait sa sortie annuelle, et cela depuis l'origine, depuis cette année 1650 où les RR. PP. Capucins l'instituèrent. Dans leur église, un soldat originaire de Lorraine, nommé Mannaert, qui tenait garnison à Furnes, vola une hostie consacrée, de complicité avec un de ses camarades. Il brûla ensuite les Saintes-Espèces dans l'espoir de pouvoir, au moyen de leur cendre, ouvrir toutes les sortes de serrures et se rendre invulnérable à la guerre. Mais il ne put se prémunir contre les coups de Dieu. Il fut arrêté et brûlé vif avec son complice, en punition de leur sacrilège, qui se compliquait de manœuvres mystérieuses où les juges reconnurent l'œuvre de satanisme et de magie.

En expiation, les Capucins fondèrent cette procession de la Pénitence, et chargèrent de son organisation la Confrérie de la Sodalité qui, depuis cette date, n'a jamais manqué de la faire sortir chaque année.

Rien n'a changé à travers les âges. C'est le même cérémonial, la même composition de scènes et de groupes, les mêmes trous de cagoules où s'enchâssent les yeux des générations successives, le même texte, tout un poème versifié en flamand rauque et dur, qui se déclame par les rues et occupe les bouches, de siècle en siècle. Borluut n'avait jamais vu l'extraordinaire procession où la vieille Flandre s'atteste tout intacte et se continue.

Il arriva la veille dans la petite ville morte, tout à l'Ouest. Il y venait surtout pour Godelieve, comme s'il allait jouer sa vie, risquer une dernière fois son avenir dans un hasard. Pourtant le décor l'accapara, le détourna un moment de lui-même.

Tout s'unifiait en une harmonie de mélancolies : l'hôtel même où il était descendu portait cette enseigne : « À la Noble Rose », enseigne royale et nostalgique d'une hôtellerie d'autrefois. Dans sa fenêtre ouverte s'encadrait un paysage séculaire : c'étaient le vaisseau, sans clocher, mais arc-bouté et surgi haut, de l'église de Sainte-Walburge ; et le beffroi, octogone et qui s'effile en campanile. Or, entre les deux monuments, évoluait une bande d'innombrables corbeaux, agglomérés, rapprochés l'un de l'autre, presque contigus. Ils ne cessaient pas d'aller du beffroi à l'église et de l'église au beffroi, ne se posant qu'une minute, repartant aussitôt. Leur masse oscillait comme un feuillage au vent. C'était un flux et un reflux incessant, une vague noire dans l'or du soir, qui, sans fin, se reformait, roulait sa volute, se sculptait en ténèbres. Il y avait, dans cette allée et venue, quelque chose d'inexorable et de fatidique. On aurait dit un vol de pensées indignes, environnant l'église et la tour, qui voulaient y entrer et ne seraient jamais accueillies.

Joris rêvassa, se vit lui-même en cette allégorie, et ce qu'il aurait dû être.

Lui, dans son beffroi de Bruges, avait ouvert à l'essaim noir, aux mauvais désirs, aux voluptés. Tous ces corbeaux, circonvenant les tours d'ici, il les portait en lui, déferlement d'ailes, remords criards, va-et-vient d'éternelle incertitude. Quelle leçon lui tombait, à cette heure, de l'église et du beffroi, où les corbeaux ne croassaient qu'au dehors !

Joris sortit, erra par la ville, arriva à Sainte-Walburge par une petite esplanade, une sorte de quinconce, planté de quelques vieux arbres, silencieux et mélancolique comme un enclos de béguines. Aucun bruit n'arrivait. Le site était gris, d'une humidité d'automne éternelle comme si, là, c'était toujours novembre. Les feuilles, aux branches, semblaient ne tenir qu'à peine, être prêtes à partir, toutes pâles à cause de l'ombre, sur elles, de la haute église. Celle-ci carrait sa masse fruste ; il y avait des portes bouchées, des passages aveugles, des maçonneries scellées de cadenas barbares, qu'on n'avait plus ouverts depuis des siècles et qui menaient vers on ne sait quelle crypte ou quelles oubliettes.

Des vitraux verdâtres occupaient les hautes fenêtres en ogive. On aurait dit des pièces d'eau, que plus rien ne fait se plisser, frissonner. Une odeur de moisissure affadissait l'air. De grandes taches roses et vertes, un tatouage vénéneux, toute une polychromie faite de déchéance et de pluie, couvraient les murs extérieurs de l'église. Peut-être qu'un cimetière, jadis, avait existé dans cette herbe. Alors c'étaient les marbrures mêmes de la décomposition qui s'éternisaient là, la chimie de la mort qui avait passé dans les pierres...

L'ennui de vivre planait.

Borluut pénétra dans l'église déjà presque noyée de ténèbres. La même odeur de moisi s'invétérait. Des Madones au visage noir s'effaçaient sur les autels. On aurait dit qu'elles avaient vécu vraiment et furent embaumées en des temps très anciens. De là, cette senteur de momies au long des nefs.

Quelques cierges brûlaient, faisaient saigner l'ombre, ci et là, dans les chapelles, dont des barrières fermaient l'entrée et où s'encombraient les oripeaux, statues, cartels et accessoires de la procession.

Soudain, dans un des bas-côtés, Borluut aperçut les croix qui devaient servir aux pénitents du lendemain. Il y en avait des centaines, appuyées aux murs, accumulées, groupées selon leur dimension et leur poids. Les unes étaient en bois rugueux, comme taillées à la hache, et peintes d'ocre grossier ; les autres plus petites, noires et lisses. Les plus grandes avaient la hauteur et la pesanteur d'un arbre. Borluut essaya vainement de les soulever. Pourtant il viendrait demain, de tous les endroits de la Flandre, des pénitents qui les jugeraient moins lourdes que leurs fautes et seraient capables de les porter à travers les rues, pieds nus et en sueur sous la cagoule. Ainsi, chacun se choisirait une croix à la mesure de son péché.

Joris songea à Godelieve. Il la voyait déjà s'exténuant sous un fardeau, voulu trop lourd, un fardeau double, puisqu'elle entendrait porter leur péché, le péché d'amour qui appartient à deux.

Laquelle de ces croix allait-elle choisir ?

Joris tremblait, s'effarait, de toutes ces croix entassées dans l'ombre, debout ou couchées. C'était, pour elles, la veillée avant la procession dramatique, l'étape du soir. On aurait dit qu'un cimetière avait marché -- et abouti là ! Cela semblait toutes les croix inégales d'un cimetière, ayant quitté les morts qui sont les vivants d'hier pour appartenir un peu aux vivants qui sont les morts de demain. Ce soir seulement, elles étaient vacantes de la foule et se reposaient.

Envahi par trop d'afflux funèbres, Borluut s'enfuit, chercha du bruit, des passants, d'autres images. Il arriva sur la Place, historiée de quelques fines architectures, presque un coin de Bruges, réduit et plus humble, pittoresque néanmoins, avec cette façade d'une ancienne châtellenie et l'Hôtel de Ville, au péristyle ajouré, aux sveltes colonnades. En face, le vieux clocher d'une église, plus émouvant d'être inachevé. Ô beauté des tours interrompues, qui se continuent dans du rêve et que chacun termine en soi !

Malheureusement une foire était installée au centre, des baraques, des toiles peintes, des manèges pleins de verroterie, où meuglent des orgues et des cuivres. Absurde anomalie, consentie par l'autorité, de mêler cette kermesse à la procession et les farces des pitres au drame sacré de la Passion. Ne faudrait-il pas que les pénitents apparussent dans du vide et dans du silence ? Borluut s'offensa ici encore du mauvais goût des modernes qui ne peuvent rien harmoniser. Il se promit bien de voir défiler le cortège ailleurs, dans quelque rue lointaine et muette, où un peu d'herbe entre les pavés serait clémente aux pieds nus de Godelieve.

Le dimanche, à quatre heures, la procession s'ébranla. Les cloches sonnèrent à lentes volées, aux clochers des paroisses. Une rumeur monta de la ville, comme le bruit d'une écluse ouverte quelque part.

Borluut attendait à un carrefour écarté. Il n'y avait là qu'un peu de peuple, espacé et recueilli.

Quant à lui, un grand émoi l'agitait, une angoisse nerveuse qui l'empêchait de tenir en place, et par instants contractait, immobilisait son cœur, comme une bête mystérieuse, captive en lui.

Ainsi la minute venait qui devait venir. Tout arrive si vite, sauf le bonheur ! Il allait revoir Godelieve, mais si changée sans doute, si différente sous la cornette cachant ses cheveux, et déjà comme une autre.

En supposant qu'il pût la découvrir, en effet, et qu'elle s'aperçût de sa présence, comment la reprendre, l'arracher à la volupté de la pénitence, la désenlacer de la Croix qui ouvre aussi des bras ?

Joris n'espérait guère, songeait qu'il n'était venu ici, sans doute, que pour prendre conscience de l'irrémédiable.

Un cri d'or déchira l'air ; il y eut de petits remous dans la foule. La procession s'avança.

Des hérauts, en costumes du Moyen Âge, pourpoint et chaperon, soufflaient dans d'aigres trompettes. Mais tout aussitôt parurent des anges, vision lénifiante, robes roses et bleues, ailes diaprées. Puis des fillettes, aux coiffures naïves, portant des cartels, des écriteaux, des attributs. Les scènes de l'Ancien Testament se succédèrent : l'offrande d'Abraham, Moïse dans le désert, les huit Prophètes, David et ses trois châtiments : la Guerre, la Peste, la Famine, suivis de son Repentir.

Les pénitents qui avaient assumé ces rôles s'en acquittaient avec conscience et ardeur. Ce n'étaient point des salariés, mais des confrères de la Sodalité, des hommes de foi et de zèle, qui, pour le pardon de leurs péchés et l'exaltation de l'Église, acceptaient d'être les comparants de la procession séculaire. Les costumes étaient barbares et bariolés. Des barbes postiches hérissaient les faces déjà enluminées et farouches à cause d'un grossier fard.

La grande originalité de cette procession de Furnes, c'est que les personnages ne se contentent pas de défiler, ils parlent. Il ne s'agit plus ici d'un cortège seulement costumé, de tableaux vivants, d'un Mystère silencieux. C'est l'authentique drame divin qui se joue, moins théâtral que véridique, toute une pantomime réaliste, une déclamation violente et sincère. Les prophètes passent et ils annoncent réellement l'avenir. Les anges ont de vraies voix insexuelles, qui appellent ou qui chantent, si irrésolues, ondulantes comme des banderoles.

L'illusion était complète.

Quand les bergers et les mages s'avancèrent, les uns et les autres cheminaient vraiment vers la crèche ; convaincus, ils conversaient à voix haute, s'interpellaient, engageaient des colloques, discutaient, selon le texte immémorial, rimé jadis par quelque chanoine, et qu'ils récitaient de mémoire.

L'air s'emplit de leurs rumeurs et de leurs clameurs, toute cette mélopée rauque que sont les alexandrins flamands, plus gutturaux encore de passer par des voix populaires.

C'est dans la scène : « Jésus au milieu des docteurs », que la déclamation devint sonore et vraisemblable. Les douze docteurs, vieillards à barbe grise, à mine sourcilleuse, s'exaltaient, gesticulaient et criaient. Le caractère de chacun se précisait, se différenciait. Le troisième docteur apparut inquiet, conciliant aussi. Il dit avec emphase :

L'oraison de Juda ne peut être exaucée,

Avant que soit venu celui qui doit venir.

Le dixième docteur s'avéra orgueilleux :

Ce que je ne vois pas qui le verra jamais ?

Qui, en dehors de moi, cherche ?

D'autres avis montèrent dans l'air. Les vers se déroulèrent, se heurtèrent. Les voix se mêlèrent. Ce fut le bruit d'un débat pathétique qui va pour un peu se changer en dispute. Tous péroraient avec des gestes saccadés, se passionnaient. Tout à coup, Jésus parla, un doux enfant, vêtu d'une tunique de lin, et dont les cheveux étaient blonds comme les blés de Flandre :

Dieu vous donne à entendre et vous demeurez sourds !

Qu'est-ce donc que David et Isaïe enseignent ?

La louange de Dieu guérit les cœurs qui saignent.

Et longtemps, ruissela la fraîche voix. Les docteurs répliquaient, niaient, rétorquaient des arguments, proclamaient leur science infuse et infaillible. Jésus continua. Il était déjà passé, qu'on entendait encore la voix claire côtoyer les basses profondes des docteurs, s'y mêler, en affluent débile.

Par intervalles, entre les groupes de personnages, apparurent, portées à bras ou sur des chars, des Stations en bois sculpté et peint, d'un art inculte, figurant l'Étable ou quelque épisode de la vie de Jésus-Christ ! Œuvres barbares ! Elles étaient barbouillées de couleurs crues où le rouge semblait du sang. On aurait dit que la foule elle-même façonna ces images, d'une foi naïve mais miraculeuse, comme si elles avaient été taillées dans l'arbre de la Croix.

Joris écouta, regarda la procession étrange, qui créait un si extraordinaire recul, abolissait toute l'impression du temps présent et de son identité moderne, le faisait contemporain des grands siècles de foi.

Il s'émut, ne s'appartint plus, se donna aux voix et aux gestes. Surtout quand apparut le groupe de l'Entrée de Jésus à Jérusalem, toute une théorie triomphale et diaphane, les filles de Bethphagé en des voiles de mousseline, caressant l'air de leurs palmes, psalmodiant des Hosanna ! Les rameaux pleuvaient dans ce printemps immatériel. Tout était blanc et vert. On aurait dit qu'un jardin s'avançait. Les Apôtres marchaient sur deux rangs, remerciant la foule à voix retentissante, proclamant le Christ. Celui-ci, parmi les enfants et les vierges, vint, monté sur l'ânesse légendaire. Pure figure auréolée ! Où l'avait-on trouvé, ce comparant visionnaire qui, pour lui-même, était sans doute Jésus, comme il l'était pour tous. Visage tel qu'un ostensoir ! Était-ce un homme du peuple qui avait cette fine beauté, pensive et émaciée ?

On aurait dit qu'une lumière brûlait au-dedans de lui comme dans les veilleuses. Il tenait deux doigts levés, dans l'allure de bénir et, durant tout le cortège, qui dura des heures, il ne modifia pas son geste. Il avait fait ce vœu, disait, autour de Joris, le peuple, qui le connaissait bien. C'était un homme pieux de la ville, et qui, à cause de sa sainteté, portait toujours sur la face cette clarté surnaturelle.

Les autres étapes de la Passion : la Cène, le Jardin des Olives, étaient représentées par les Stations de bois sculpté, qui s'espacèrent, accompagnées sans cesse de pénitents, d'anges, de clercs, qui tous déclamaient, vaticinaient, soufflaient dans des trompes, avertissaient des péripéties prochaines...

Des femmes passèrent, les bras nus, la gorge visible comme des courtisanes, tenant chacune dans les mains des bijoux énormes. Une inscription, offerte par un pénitent, disait : « Femmes portant les bijoux de Marie-Madeleine. »

Joris s'impressionna de la troublante idée, une idée de complainte et d'image populaire.

D'ailleurs tous les attributs, figurant là, évoquaient ainsi, résumaient puissamment, constituaient un raccourci ou une allégorie, attestaient ce sens flamand de comprendre la vie des choses.

Le Portement de la Croix, qui était la scène essentielle de la procession, se prépara aussi par des emblèmes annonciateurs : des anges et des pénitents se succédèrent, portant la lanterne, l'aiguière de Pilate, le linge de Véronique, une éponge, une clepsydre, le voile du temple déchiré, un marteau, trois clous, une couronne d'épines. C'était, par avance, tout l'appareil de la Passion, les instruments du supplice, les signes figuratifs, plus tragiques d'apparaître nus et comme s'ils signifiaient seulement l'arabesque d'une destinée, ce qui la fixe et en subsiste.

Bientôt un violent tumulte éclata. Les trompes sonnèrent plus fort, mêlées à des cris d'impatience et de colère. Des soldats romains aux manteaux écarlates caracolaient. Il y eut un éclair, qui était la lance de Longin. Des juifs suivaient, avec des piques et d'autres armes ; puis les bourreaux, avec des échelles, des torches. Le cortège tumultueux s'encombra. On entendit des apostrophes furibondes. La foule entière prit la parole. Le texte s'encolérait, précipitait les colloques, les onomatopées sauvages. Ce fut un charivari de voix et d'instruments. Le Christ passait, ployait sous le poids de sa lourde croix. Il tomba. Les vociférations s'accrurent. Une fureur qu'on eût dite réelle, gagna les acteurs. Quelques-uns se précipitèrent, bousculèrent le Christ, l'obligèrent à reprendre la croix, aidé par Symon de Cyrène, à continuer la route vers le Calvaire. L'Homme-Dieu blêmit, sua une authentique sueur d'agonie.

Celui qui figurait ainsi le Christ portant la croix n'était pas le même que celui qui avait assumé le rôle du Christ entrant à Jérusalem, mais il lui ressemblait, un peu plus maigre et moins jeune. C'était une raison supplémentaire de s'attendrir en voyant ce Christ avec, au fond, le même visage, mais si vite changé et tant vieilli ! Il faiblissait, inclinait à la troisième chute. Le vacarme recommença et ne connut plus de bornes. Une rage folle emporta les soldats romains et les juifs. Les voix crièrent toute l'injure. En même temps, les instruments s'affolèrent. On eût dit que la tempête elle-même soufflait dans les trompes. Des crécelles de bois s'en mêlèrent, grincèrent comme si elles écrasaient des ossements. Les cornets à bouquin aboyèrent. Des porte-voix sonnèrent des appels lugubres. Hors des trompettes, il coula du vinaigre pour imbiber l'éponge.

À ce moment, les bourreaux intervinrent, rudoyèrent Jésus.

Au bord des trottoirs, les femmes du peuple pleuraient.

Joris aussi était ému par la violence crue, la sincérité du spectacle. Il en avait presque oublié Godelieve, et qu'il n'était venu là en pèlerinage que pour la revoir, fût-ce une minute, dans cette procession où les pénitents, à la suite du Christ, portent aussi des croix.

Voici qu'ils apparurent, fantômes en deuil et humiliés, spectres aux seuls yeux lumineux. C'était tragique : un long convoi d'ombres. Cette fois, tout le silence avait afflué. Plus un bruit ni un cri ! Un silence plus sinistre d'être noir. Il y a le silence blanc des ouvroirs de béguines ; il est doux. Ici, un silence noir qui épouvante, glisse comme de l'eau, est plein d'embûches autant que la nuit. D'abord on ne distinguait qu'un enchevêtrement de croix, tous les bras levés des croix d'un cimetière. Chacune avait son mort.

Des centaines de pénitents et de pénitentes marchaient, tous pieds nus sur le dur pavé, n'ayant que ce rappel d'humanité sous les robes de bure qui les faisaient anonymes et semblables. Pourtant les yeux brillaient, brûlaient dans les trous de la cagoule. C'étaient les feux follets de ce marais de péchés. Seuls quelques visages s'offraient à découvert, ceux des pénitents appartenant à des Ordres religieux, parce qu'il était impossible de revêtir la bure et la cagoule par-dessus leur froc de moine ou leur cornette de religieuse, qu'il ne fallait jamais quitter. D'ailleurs leur pénitence, en étant publique, ne serait que plus édifiante et expiatoire.

Joris chercha, interrogea, fouilla ardemment cette masse confuse, presque uniforme à cause du deuil et des croix. Ses yeux volèrent, voletèrent, butinèrent tous les visages qui se montraient nus. Il n'avait pas assez de ses yeux. Il lui sembla, alors, que ses yeux s'engendraient, se multipliaient, devenaient les yeux innombrables d'une foule, pour tout voir à la fois et trouver Godelieve. Est-ce qu'aucun fluide n'existait plus entre eux qui les ferait se reconnaître, se sentir à distance, s'attirer ?

Tout à coup Joris frissonna. Oui ! Godelieve était là. Mais combien changée, toute pâle, et plus elle-même ! Elle marchait aux derniers rangs, un peu en arrière, à cause d'un pénitent qui avait nécessité un espace vide autour de son pèlerinage ostentatoire, promenant une énorme croix, sous laquelle il défaillait et qu'il traînait comme les ailes d'un moulin !

Godelieve le suivait, aussi exténuée que lui sous une croix moindre, mais qu'elle avait choisie trop lourde. N'était-ce pas la peine du péché double, le poids qu'aurait pesé sa faute, si elle avait fructifié jusqu'au bout ?

Joris, en la revoyant, songea au Vœu, au motif du Vœu. Godelieve allait, pieds nus aussi, résolue quoique ployante, comme si elle voulait marcher ainsi jusqu'à son tombeau, dont elle portait déjà la croix. Vraiment, comme elle était changée ! Est-ce le costume de béguine, cette coiffe stricte enserrant ses cheveux qu'on ne voyait plus ? Joris eut des larmes aux yeux en songeant à la chevelure de miel. Est-ce la mélancolie d'une vie où elle s'était jetée au lendemain d'un désastre et sans vocation peut-être ?

Joris espéra, s'avança, tendit la tête ; encore un peu il tendait les bras, risquait tout, forçait les rangs, entrait la reprendre dans ce cortège de fantômes, l'arrachait de force à la croix où elle se crucifiait elle-même.

Godelieve l'avait vu. Instantanément, elle se détourna. On aurait dit qu'elle avait aperçu le démon. Son visage chavira. Ses yeux furent clos. Elle resta les paupières retombées, l'air d'une morte. Déjà elle était passée. Sa face pâle avait étincelé une minute, comme la lune sur la mer. Puis une vague humaine roula, l'effaça ; d'autres suivirent. Joris continuait à la chercher par-delà les remous. Il garda un espoir. Elle l'avait reconnu. Maintenant elle réfléchissait, se remémorait peut-être, subissait la tentation revenue, sentait dans sa chair les anciennes étreintes, les baisers couvant, l'amour inoubliable. Tout pouvait recommencer. Il fuirait avec elle, n'importe ou, au bout du monde.

Il l'appela tout haut : « Godelieve ! Godelieve ! », comme s'il l'exorcisait de la possession de Dieu, l'envoûtait de son propre amour, et que son nom fût une parole sacramentelle, une formule de toute-puissante magie.

Frémissant, il s'élança pour la retrouver une fois encore, à un autre point de la ville, car la procession suivait un long itinéraire, prolongeait, durant deux heures, ce drame marché et mimé, déclamant le même texte, réitérant les mêmes scènes. Il rattrapa le cortège. Tout récidiva : les Prophètes, Abraham, l'idylle de la Crèche, les Stations coloriées à qui les secousses des porteurs donnaient un air de vivre ; la Dispute des Docteurs, l'Entrée à Jérusalem, le Portement de la Croix. Vision confuse, cauchemar de cris et de fumées. Joris ne distingua plus rien. Il attendait Godelieve.

Elle parut, plus lasse et plus pâle, toujours les yeux clos, ayant peur de le revoir, ne voulant plus le revoir. Maintenant elle tenait sa croix droite devant elle et contre elle ; elle s'en était barricadé tout le corps.

Au même instant, un ange qui précédait la bannière de la Sodalité, cria, d'une voix de Jugement dernier, une longue mélopée :

Hommes ! ne restez pas obstinés dans la faute,

Car, hélas ! le temps fuit, le temps que vous vivez !

Hommes, ç'en est assez, priez et vous sauvez...

C'était comme une annonciation d'au-delà de la vie, un chant versé du bord de l'Éternité, l'avertissement de la mort en chemin. Joris l'entendit, sentit son misérable amour se faner en lui, mourir en lui...

À ce moment, un spectacle de paradis éclata, qui lui fit honte. C'était la procession religieuse dont la procession des pénitents est suivie, et qu'il n'avait pas vue la première fois. Des mousselines blanches frissonnèrent, féerie d'aube après l'orage et les cagoules nocturnes. Vierges, congréganistes, enfants de chœur en robes rouges, lévites, clergé aux dalmatiques d'or qui flambaient comme des vitraux... L'air charria une neige de roses, des guirlandes de chants où il y avait le solfège des soprani, le plain-chant des diacres, déchiffré dans les antiphonaires. Et le dais parut, parmi des porte-flambeaux, des encenseurs qui agitaient leurs urnes d'argent en un cliquetis de chaînettes. Tous les assistants tombèrent à genoux, unis, réconciliés par les rubans bleus de l'encens.

Joris ne s'appartenait plus. Il s'agenouilla aussi, pria, adora, se perdit dans l'acquiescement de la foule, connut une minute toute l'antique foi de la Flandre, oublia Godelieve.

Le soir seulement, quand il réintégra sa chambre d'hôtel, s'apprêtant au départ, il se sentit seul enfin et triste jusqu'à la mort. Les souvenirs du cortège des pénitents lui revinrent. Il n'aurait pas même, lui, le linge de Véronique. Sa destinée était irrémédiable. Il n'avait pas atteint Godelieve. Aucune consolation ne lui viendrait plus. Sa carrière était brisée. Il allait s'en retourner vers son foyer morne. Il vivrait toujours ainsi, entre le regret de Godelieve et l'effroi de Barbe. À ce moment, dans le cadre de la fenêtre ouverte, il revit les innombrables corbeaux volant perpétuellement de l'église au beffroi et du beffroi à l'église, essaim ballotté, flux et reflux d'ailes, vague noire qui se roule sur elle-même, vire dans l'air et toujours recommence. N'était-ce pas l'image de son avenir ? Un va-et-vient de pensées noires, entre deux bonheurs où il n'entrerait plus.

VI**

Dans le beffroi, Borluut retrouva un asile, un domaine de rêve et d'oubli. Il eut à nouveau, toutes les fois qu'il y montait, la sensation de quitter ses chagrins, de se quitter lui-même et de quitter la vie. Le charme ne manquait plus d'opérer. À peine en marche dans l'escalier tournant, il se pacifiait soudain. Dans l'ombre opaque, il ne voyait plus rien de ses blessures intimes. Le vent du large soufflait, descendait à sa rencontre, l'accueillait, lui balayait le visage, l'éveillait à une existence nouvelle, où tout le reste fuyait comme un cauchemar.

Chaque jour, maintenant, il s'isola dans la tour, y passa de longues heures, même quand le service du carillon ne l'y obligeait pas. Ce fut désormais sa vraie demeure, le lieu de son exil volontaire. Quel bonheur qu'on ne lui eût pas supprimé également sa charge de carillonneur ! Il serait mort, de vivre toujours parmi les hommes. Il était si différent d'eux ! Il s'était trop habitué à regarder les choses de plus haut qu'eux et comme on doit les envisager de l'Éternité. Qu'est-ce qu'il imagina donc de vouloir faire régner la Beauté ? Sa ville l'avait en quelque sorte banni pour avoir osé prétendre lui imposer son idéal et ne pas penser comme elle. Aujourd'hui, il était seul.

Mais il goûta dans l'isolement une espèce d'ivresse, une volupté sombre. Est-ce que le beffroi n'était pas seul aussi, au-dessus des demeures ? Le beffroi était plus grand qu'elles, parti plus haut à la conquête de l'air. En y montant, Borluut s'élevait aussi haut ; il devenait lui-même le beffroi, s'en entourait comme d'une armure à sa taille. Solitaires joies de l'orgueil, qui surplombe et regarde au loin !

L'automne revenait, l'automne qui est temps de brouillard en Flandre. Borluut s'en réjouit. C'était plus d'isolement encore dans la tour, de nouveaux rideaux s'épaississant autour de lui et lui cachant la vie, qu'il commençait à abhorrer. Seule, au loin, la Nature éternelle, avec son aspect monotone de plaines, d'arbres et de ciel, l'attirait encore, communiquait avec lui. Quant à la ville, disséminée au pied du beffroi, il ne voulait plus la voir. Il y avait trop souffert. D'ailleurs, il ne la reconnaissait plus, déjà dénaturée par des architectures fausses, des innovations modernes et le péché de sa vanité qui croissait en elle.

Bruges était en proie à d'autres. Elle le quitta, comme Godelieve !

Heureusement que le brouillard d'arrière-saison tombait à présent sur toutes ces amours finies. Borluut s'enfonça dans un double isolement. À la prison de pierre s'ajouta la prison de brume.

Il ne fut plus captif que de l'horizon.

Tout s'unifiait en une abdication de soi, une fusion molle et résignée. Les troupeaux de moutons, fréquents dans la campagne, ne parurent qu'un peu plus de vapeur agglomérée sur un point et qui va se dissoudre. Même le soleil s'anémia, prit la couleur de l'étain, disparut dans des tulles diaphanes. La ville aussi, enveloppée d'une buée, recula, s'amincit, se décolora, cessa d'être. Elle se résuma en quelques fumées, montées des toits invisibles, et qui renoncèrent dans la brume, affluents dociles.

Borluut participa de l'unanime effacement. Les brouillards d'automne et les fumées l'envahirent aussi, tandis qu'il en épiait, du haut du beffroi, les jeux silencieux. Tout s'estompa, s'embruma, s'abolit en lui.

À peine, dans les plaines pâles, des moulins émergeaient, croix noires, ayant l'air d'exorciser la brume qui s'en écartait, reculait, avait peur. Borluut souvent fit voyager ses yeux de moulin en moulin, compta ces croix. Elles lui rappelaient les croix de la procession des pénitents. N'étaient-ce pas les mêmes, dispersées ? Elles jonchaient tout le pays, conduisaient jusqu'à Furnes, qu'on devinait, là-bas, vers l'ouest, près de la mer, qui toujours miroite à la ligne de l'horizon.

Borluut chercha Furnes, il chercha Dixmude aussi ; le visage de Godelieve revint, perça le brouillard...

Pourtant, l'automne s'achevait. Les moulins eux-mêmes pâlirent, s'identifièrent avec la brume. Le rappel des croix noires cessa, et tout souvenir.

Borluut, dans ce temps-là, vécut atone et résorbé, sans regret comme sans espérance, seul, durant des heures entières, dans la chambre de verre du beffroi. Similitudes de l'âme et de la saison ! ne joua plus que des musiques pâles. Ce furent des sourdines, des notes blanches, couleur de la brume elle-même, des sons incolores comme si les cloches étaient d'ouate et s'effeuillaient, une chute lente de flocons et de laine cardée, l'éparpillement, en duvets, de l'oreiller d'un doux enfant qu'on n'a pas eu !

VII**

Ce que Borluut avait prévu arriva. Seule sa direction maintenait une unité, une discipline. Il avait commencé à accomplir ce miracle de l'esthétique d'une ville. Sitôt qu'il fut démissionné, le sacrilège d'art commença. Celui qu'on nomma en son remplacement était un obscur et ignare architecte, qui devint un instrument docile du caprice des échevins.

Borluut sentit que tout son rêve était fini. Ç'en était fait de la beauté de Bruges, telle qu'il la conçut, une et harmonieuse. Chaque jour les dissonances s'accrurent, les profanations, les anachronismes, les vandalismes.

La ville abdiqua.

La mode des restaurations s'était universalisée, mais plus du tout dans le sens où Borluut les avait inaugurées. Au mal de négliger et de laisser dépérir les façades anciennes succéda le mal, non moins grand, de les trop rajeunir, réparer, modifier, orner et refaire. En réalité, on les reconstruisait. C'étaient des bâtisses neuves, la parodie du passé, un fac-similé des vieilles architectures, comme on en voit dans les reconstitutions archaïques, en béton et toiles peintes, des Expositions. Un goût de netteté et de propreté sévit. On voulut des briques bien roses et bien neuves, des châssis de chêne clair, des sculptures évidentes. Il ne fallait pas ces vagues visages -- têtes d'ange, de moine, de démon -- qui surnagent à peine, sont un peu rentrés dans les murs, au long des siècles ; il ne fallait pas davantage cette poussière noire, sévère patine, ou cette enluminure, faisandage des pierres. Les habitants se voulurent des demeures « vraiment remises à neuf ». Manie barbare, parallèle à celle de faire gratter, repeindre, revernir les vieux tableaux.

En même temps, des monuments curieux disparurent dont les propriétaires entendaient tirer meilleur parti ; des quartiers pittoresques furent modifiés. La face d'une ville change si vite ! On démolit, on reconstruisit ; on combla des cours d'eau ; on installa des tramways. Ah ! cette horreur du bruit, des sifflets, de la vapeur et des hoquets, défigurant tout à coup la noblesse du silence !

Unanime profanation ! Sauvagerie utilitaire du temps moderne ! Sans doute que, ici aussi, on allait créer des rues droites, des communications abrégées. Surtout si le projet du port de mer aboutissait, ce serait pire. Déjà, d'après le plan soumis, il était avéré que la Porte d'Ostende disparaîtrait, logis et tour si décoratifs, fermoir savoureux de pierres antiques, qui bouclait la ceinture des remparts. Elle serait sacrifiée à l'alignement vers les nouveaux bassins.

Déjà, en 1862 et en 1863, on avait abattu ainsi la tour de Sainte-Catherine, puis celle de la Bouverie, survivantes des neuf tours qui, à l'origine, montaient la garde, annonçaient, dès le seuil, le règne de l'art. Maintenant c'était la fin. Et Borluut se disait :

-- Elle agonise, la ville du passé, la ville que j'avais faite. Ses beaux murs vont tomber. Tout cela qui fut Elle, moi seul je le conserve et le porte en mon âme. D'Elle, il ne restera bientôt plus que moi ici-bas !

Borluut pleura sur la ville et sur lui-même.

Car d'autres tourments le minaient. Barbe ne cessait pas d'être hérissée, véhémente parfois. Il ne la voyait qu'à peine, aux repas. Elle s'était mise à vivre tout à fait à part. Elle se cantonna à un autre étage de la maison, tout le second étage qu'elle accapara, de façon à être seule et libre. Par moments, elle avait des caprices de sorties, faisait des courses interminables et ne rentrait qu'à la nuit. À d'autres périodes, elle s'enferma chez elle, s'abîma en de longues prostrations, qui finissaient par des crises de larmes, des sanglots aigus.

Joris n'y pouvait rien, se sentant si loin d'elle ! D'ailleurs elle s'était toute reprise. Dès la trahison découverte, elle ne lui appartint jamais plus. Elle éprouva comme une peur, une répulsion physique de lui. Il lui semblait que ce serait elle, désormais, qui, en se donnant, aurait commis l'adultère, comme si Joris avait été davantage à Godelieve qu'à elle. Toute œuvre de chair avait cessé entre eux.

Borluut se résigna à ce quasi-veuvage, à ce célibat recommencé et sans issue. Comment n'y avait-il pas remédié ? Il récapitula les raisons : longtemps, malgré les crises, les brouilles, les scènes, il n'avait pu se défendre d'être lié à Barbe, à son corps désiré, à sa bouche trop rouge ; plus tard, après tant de querelles, tant d'offenses, qui le lassèrent et le déprirent, il aurait pu la quitter, mais jamais Barbe, catholique et violente, n'eût consenti au divorce (il n'aurait trouvé, d'ailleurs, aucun grief légal ) ; plus tard encore, quand il aima Godelieve, ce fut l'occasion de tout rompre, de briser son foyer pour en reconstruire un autre, ailleurs ; mais la ville, à ce moment, le retint, son œuvre de la beauté de Bruges, son poème de pierre, à parfaire, et dont le regret, aussi tenace qu'un remords, partout l'eût suivi ; enfin, disgracié et libre de ce côté, prêt à partir pour n'importe où, il ne put pas ressaisir Godelieve, déjà acquise à Dieu et à l'Éternité.

Ainsi, tout s'était manigancé sans cesse contre lui. Jamais il ne fut maître des événements et de sa volonté. Aujourd'hui il lui paraissait superflu de quitter Barbe. Où irait-il, sinon dans plus de solitude ? Il se sentait incapable de rien recommencer. Il était las. Sa destinée était manquée irrémédiablement.

Ici, du moins, le beffroi lui restait, offrant son inaliénable asile. Plus que jamais, il fréquenta l'escalier en grisaille, la chambre de verre, les greniers du silence, les dortoirs des cloches, bonnes cloches jamais assoupies, sûres confidentes, amies consolatrices.

Seule, la cloche de Luxure, de nouveau, l'enfiévra. Il l'avait presque oubliée. Mais elle le guettait. Elle assaillit sa longue continence. Tentation des seins revus, dardant leurs pointes, toutes durcifiées dans le métal, comme d'un éternel désir ! Et celles des croupes aussi, nerveuses, arquées sous le baiser ! Toute la folie de la chair l'obséda. Il chercha dans le bronze l'orgie exacte, les détails. Il y prit part. Il vécut dans une débauche immobile. Il se rappela l'ancien émoi, quand la cloche obscène lui révéla son amour sensuel pour Barbe. Combien il avait rêvé de son corps, encore inconnu, en regardant sous la cloche comme il aurait regardé sous sa robe ! Cloche pleine de voluptés, qui était la robe de Barbe ! Il y brisa sa vie, à cette robe froide de Barbe, dure comme le bronze, et qui n'offrait aussi que l'apparence de la passion, un simulacre figé de plaisirs qui n'aboutissent pas. Ô maléfices de la cloche de Luxure ! Du moins, la seconde fois, Joris se méfia. Il en eut peur quand il aima Godelieve.

Même il défendit qu'elle en approchât, le jour où elle était montée avec lui dans la tour...

Maintenant qu'il était vacant d'amours, il appartint à toutes les femmes de la cloche. C'est à lui qu'elles s'offrirent. Il vécut dans un tourbillon de bouches et de seins. Son visage se pencha pour mieux voir, approcha du bronze qui, glacé, lui donna la sensation d'une brûlure, comme s'il avait baisé des chairs en feu. Il connut tous les péchés.

Dans ce temps-là, quand il redescendit de la tour, il lui arriva d'errer longtemps par la ville, tard. Un désir de chair l'énervait ; les scènes obscènes de la cloche l'accompagnaient, se réalisaient en images grandies et vivantes. Il s'attarda à des flâneries dans des ruelles équivoques, vers les faubourgs. Il guetta une rencontre inopinée, une fenêtre éclairée, que quelque femme, en mal d'amour, ouvrirait peut-être, tout ce qu'on fait à vingt ans, dans le premier tourment de la sève ! Il suivit des mantes, espéra des étreintes anonymes, la minute des sens, qui contient tout l'oubli...

VIII**

À s'isoler, à fuir sans cesse dans la tour, Borluut ne goûta plus que la mort.

Du haut du beffroi, la ville apparaissait plus morte, c'est-à-dire plus belle. Les passants s'effaçaient. Les bruits cessaient en route. La Grande Place s'allongeait, grise et nue. Les canaux reposaient ; leurs eaux n'allaient nulle part ; ils étaient veufs de tout bateau, inutiles aussi, et semblaient posthumes.

Au long des quais, les demeures étaient closes. On aurait dit que, dans chacune, il y avait un mort.

Impression funéraire, unanime ! Borluut exultait. C'est ainsi qu'il voulut Bruges. Naguère il ne se voua à restaurer, éterniser toutes ses vieilles pierres, qu'avec la conscience et la joie de sculpter son tombeau.

Le carillon lui-même, il l'ambitionna et l'accapara pour mieux célébrer et annoncer la mort de la ville aux horizons. Maintenant encore, quand il jouait, promenant ses mains sur le clavier, il se faisait l'effet à lui-même de cueillir des fleurs, de les arracher, avec de durs efforts, à des tiges résistantes, s'obstinant quand même, complétant sa moisson, saccageant le parterre des cloches, et alors d'effeuiller des corbeilles pleines, des bouquets de son, des guirlandes de fer, sur la ville au cercueil.

Ne fallait-il pas qu'il en fût ainsi ? C'était la beauté de Bruges d'être une morte. Du haut du beffroi, Borluut la voyait tout à fait morte. Il ne voulut plus redescendre. Il l'aima davantage et sans fin. Ce fut désormais pour lui comme une frénésie, comme une dernière volupté. De monter sans cesse au-dessus de la vie, il se mit à jouir de la mort. Danger de s'élever trop haut ! Air irrespirable des sommets ! Châtiment du dédain de la vie ! C'est pour cette raison sans doute, et par un sûr avertissement de l'instinct, qu'il avait cru, quand on lui remit la clé du beffroi, le jour du triomphe, prendre en main la clé de son tombeau.

Dorénavant, quand il s'en revint de la tour, il eut l'impression de sortir de la mort. Quel ennui de revivre ! Et la laideur des visages humains ! L'hostilité des rencontres ! La sottise et les vices affichés !

Le carillonneur de plus en plus erra, désemparé. Il ne sut où aller, n'ayant plus rien à faire, incapable de décider quelque chose ou de vouloir. Il s'ennuyait de la vie reprise, comme Lazare ressuscité et encore engourdi du linceul. Ses pas s'embrouillèrent. Il trébucha aux pavés, comme s'il avait cheminé parmi les accidents de terrain d'un cimetière. C'est que, en effet, descendant de la tour, il continuait à marcher dans la mort.

IX**

Tout à coup, la ville se pavoisa. Des télégrammes étaient arrivés de la capitale, annonçant que la Chambre venait d'adopter enfin le projet de Bruges-Port-de-Mer. Plus d'espoir, plus d'atermoiements possibles. Les millions nécessaires étaient votés. L'œuvre de destruction pouvait commencer.

Aussitôt une allégresse courut par les rues, un air de fête et de dimanche, une joie propagée de la foule, inconsciemment heureuse que le règne de la Beauté allait finir.

Il fallait se réjouir publiquement, remercier le pouvoir par une démonstration imposante. Une affiche signée du bourgmestre et des échevins fut aussitôt placardée, conviant pour le soir toutes les sociétés de la ville à former un vaste cortège avec musiques et flambeaux, en même temps que la population était priée de sortir ses drapeaux et ses lampions.

L'heure du rendez-vous, sur la Grande Place, était huit heures.

Borluut fut avisé qu'il serait de service à partir de la même heure. La cloche du Triomphe, suspendue à un étage inférieur de la tour, sonnerait tout le temps, ne cesserait pas dans l'air sa grande chevauchée héroïque. Le carillon aussi ferait entendre ses sonneries, tout un concert qui devrait durer aussi longtemps que le cortège.

Borluut, d'abord, s'indigna, se désola ; il était vaincu, décidément ; ses efforts, sa longue campagne n'étaient parvenus à rien entraver ; dans ce Parlement où, seule, une étroite politique règne, personne ne parla au nom de l'art ; l'intérêt électoral avait prévalu, et tout se consomma. Bruges, enfin, avait renié sa gloire de ville morte. Et maintenant on exigeait de lui, accablé, des chants, de la joie, une communion avec l'aveugle liesse populaire. Le carillonneur pensa refuser, démissionner plutôt sur-le-champ que de monter au beffroi, s'épuiser au clavier durant des heures, et faire s'égosiller en sons gais ses nobles cloches, tandis que lui, et elles aussi, auraient pris le deuil dans leur âme.

Mais il craignit les reproches de Barbe, redouta le désemparement des lendemains, quand il n'aurait plus le refuge de la tour, les dortoirs de cloches où aller un peu endormir ses peines.

Vers l'heure fixée, il ascensionna au beffroi. C'est la première fois qu'il y montait le soir. Le gardien des Halles lui remit une lanterne, et il se mit à gravir les marches. La sensation était plus étrange encore que durant le jour. Avec la lumière diurne, il s'était si habitué qu'il montait presque machinalement, entraîné, comme dans un tourbillon calme, par l'escalier tournant. Maintenant, avec l'obscurité de la nuit, superposée à l'obscurité de la tour, c'étaient des ténèbres pires. On ne sentait plus, tout au bout, le blanchissement de l'air entré par une meurtrière, par une fente de la maçonnerie. Borluut trébucha, dut s'aider de la corde lisse, qui sert de rampe, et pend, un peu flottante, enroulée au pilier de l'escalier, comme un serpent à un tronc d'arbre. Le feu de la lanterne éclaboussait les murs. On croyait voir çà et là des taches de sang. Des bêtes fuyaient, qui avaient toujours vécu parmi les ténèbres, et imaginaient cette lueur le tonnerre lui-même, entré dans la tour et dans leurs yeux. Toute l'équivoque du clair-obscur régnait. Le carillonneur voyait son ombre le précéder, puis aussitôt le suivre, se déplacer, monter aux murs, s'écraser au plafond concave. Son ombre était folle. Est-ce que lui-même continuait son ascension raisonnable ?

La réalité revint. Tandis qu'il approchait de la plate-forme, ruissela par l'escalier, comme par une écluse, la rumeur d'eau de la foule sur la Place. Le carillonneur se rappela la même rumeur déjà entendue, le jour du concours public, quand il triompha. Ce jour-là, il avait imposé son âme à la foule. Il lui fit comprendre l'art, la mélancolie, le passé, l'héroïsme.

Il la transsubstantia ! Il vécut lui-même en elle. Aujourd'hui, elle allait vivre en lui, lui imposer son âme à son tour, c'est-à-dire son ignorance, sa trivialité, sa cruauté.

La Grande Place était déjà envahie. Le cortège s'organisait, allait se mettre en marche. Tohu-bohu de musiques, de bouquets, de torches, de bannières. Les orphéons, les cercles de sport, les associations politiques, la ligue du Port-de-Mer, toutes les sociétés se succédaient, avec une décoration, une cocarde ou un brassard, quelque emblème collectif pour caractériser chaque groupe. Les inventions les plus baroques florissaient. Les membres du Cercle Saint-Christophe portaient des chapeaux lumineux dont chacun représentait une lettre, de façon à promener un chronogramme de fête. Ceux des sociétés de gymnastes étalaient leurs vareuses aux laideurs de costumes de bain, portaient des cannes, armes ridicules, qu'ils tenaient brandies, et marchaient au pas.

Le Cercle des vélocipédistes suivait, les machines ornées de lanternes vénitiennes, quelques-unes transformées en bateaux pour allégoriser les futurs navires et la prospérité du port. Toute la vulgarité, l'imagination médiocre de la foule éclataient.

Le carillonneur se navra du haut de la tour. Où en était la ville morte ? Une kermesse déshonorait le cimetière. Qu'en disaient les nobles cygnes ? Borluut imagina qu'il n'y en avait plus un seul, sur les eaux plombées des canaux. Ils avaient fui, sans doute, s'étaient réfugiés vers la banlieue, pour ne pas savoir, sauver un peu de silence, pleurer dans le cœur des nénuphars.

Tout à coup Borluut, penché une dernière fois pour voir, pour se rassasier de toute la désolation, fut choqué d'une anomalie plus inconvenante, éprouva une douleur plus personnelle. Il distingua la confrérie des Archers de Saint-Sébastien, représentée par un assez grand nombre de ses membres, et qui humiliait sa vénérable bannière, ses médailles et ses insignes portés par le roi du tir, tout son passé de cinq siècles, dans ces risibles saturnales. Pourtant la Gilde avait longtemps combattu contre le Port-de-Mer. Au surplus, Borluut était encore son Chef-Homme ; et il aurait été décent de ne pas publiquement le désavouer et lui manquer d'égards.

La vieille confrérie, à son tour, abdiquait, reniait le passé et la ville, adhérait au vil idéal.

Borluut en éprouva sa dernière blessure. Désormais, il était bien seul.

Il ne voulut plus rien voir, rien entendre des choses vulgaires qui s'accomplissaient à terre.

Il se jeta vers sa besogne, plongea ses mains au clavier comme à la mer. Il joua. La cloche du Triomphe sonnait déjà. Elle ouvrait la route.

Elle tanguait dans l'air. Toute la flottille des notes du carillon suivit, s'espaça, vola dans le vent et les étoiles.

Le carillonneur joua avec frénésie pour ne plus rien percevoir des scènes de la rue ; il convoqua à son jeu toutes les cloches, les plus grosses qui d'ordinaire n'interviennent que pour ponctuer une mélodie, comme les moulins ponctuent une plaine, jusqu'aux plus petites, les infimes, les enfantines, dont le babil de moineaux fit un nuage de bruit, un concert criard où rien ne s'entendait plus. Vaste orchestre, unisson final ! Le beffroi vibrait, craquait comme si toutes les cloches, trop réveillées des sommeils séculaires, avaient décidé de fuir ailleurs, de quitter leurs solives, les monotones dortoirs, et déjà dégringolaient dans l'escalier de la tour. Le carillonneur s'exaspéra. Il frappa des pieds et des mains le clavier, se pendit aux tiges de fer qui soulèvent les battants, actionna les cloches jusqu'au paroxysme ; et vécut ainsi comme dans une bataille de son bruit contre le bruit d'en bas.

Épuisé, il lui fallut s'arrêter quelques minutes entre deux morceaux. Les cris remontèrent, la rumeur d'eau, l'aigre folie des fanfares. Le Cortège continuait sa course bruyante, promenait ses paillettes, ses sottises, son serpent colorié, sa funèbre gaieté d'Arlequin dans le dédale obscur des rues.

Cela dura plusieurs heures. Le carillonneur ne cessa pas de jouer, résigné, narguant lui-même l'ironique sort de faire chanter des cloches, d'asperger la ville d'airs joyeux, tandis que son rêve avait agonisé en lui aujourd'hui même. Il songea aux comédiens qui, parfois, sont obligés aussi d'amuser, le jour où leur enfant est mort !

Quand il rentra chez lui, tard, Borluut se heurta à un drame. Personne ne s'était couché. Les servantes, encore tout en émoi et tremblantes, erraient comme des folles. Il y avait, dans le vestibule, des pierres, des débris, des éclats de verre. Elles lui racontèrent que, après le cortège, certains groupes avaient continué à circuler par la ville. On les entendait venir, entonnant des chants flamands, excités et un peu ivres déjà. Or, l'un d'eux, en passant devant la maison, se mit à faire retentir des clameurs, des sifflets aigus, mille injures et malédictions. De fortes voix crièrent : « À bas Borluut ! » Ils étaient nombreux et disciplinés ; sans doute qu'ils avaient tout prémédité, obéissaient à un mot d'ordre. En même temps que leurs cris, on perçut tout à coup un bruit strident, le cliquetis clair de toutes les vitres qui se crevaient, tombaient à terre, s'émiettaient. Une nuée de pierres avait volé à la même minute, traversa les carreaux, entra dans toutes les chambres, brisa des objets et des miroirs, sema de débris la demeure.

Borluut regardait, consterné. On aurait dit que la guerre avait passé. La maison semblait en ruines.

Il soupçonna tout de suite une vengeance de Farazyn qui, depuis le refus de Godelieve, depuis surtout l'opposition au Port-de-Mer dont il fut le promoteur, n'avait cessé de lui témoigner une haine militante et acharnée. Ç'avait été facile, cette fois, d'ameuter contre lui quelque groupe populaire, en le représentant comme l'ennemi public, le mauvais citoyen qui faillit faire avorter le projet dont on fêtait aujourd'hui le glorieux vote.

Barbe apparut en tempête, au haut de l'escalier. Joris, pour éviter une scène devant les domestiques, pénétra dans un des salons du rez-de-chaussée. Il y avait des pierres, des éclats de verre, partout. On avait même jeté des ordures. Barbe entra, livide. Sa bouche trop rouge eut l'air d'une blessure, comme si elle avait reçu une pierre au visage et saignait. Elle était échevelée, les cheveux lui battant le dos, en houle irritée.

-- Vois encore ce qui nous arrive. C'est ta faute. Tu t'es conduit comme un fou !

Joris comprit son état, les nerfs en branle, la terrible colère blanche qui menaçait. Il put se contenir, essaya de s'esquiver, de gagner la porte. Elle, plus impatientée encore par son calme, qui n'était que de l'indifférence et du dédain irrévocables, s'élança, le saisit aux bras, lui cria dans la figure :

-- J'en ai assez ! Je te tuerai !

Joris avait déjà entendu une fois l'horrible parole. Excédé, il se dégagea de son étreinte, la repoussa, la rudoya. Alors elle devint folle, hurla. Toutes les injures recommencèrent, la pluie de cailloux. On aurait dit qu'elle voulait maintenant le lapider réellement avec des mots, après que la foule l'eût lapidé en effigie avec des pierres.

Joris gagna sa chambre. Partout, c'était le même aspect de désolation.

Par chacune des fenêtres, des projectiles étaient entrés. Il songea à un spectacle analogue déjà contemplé, se rappela la pièce de l'ancienne querelle, la pièce dont Barbe, quand elle découvrit la trahison de Godelieve, brisa aussi la glace et les meubles, celle où on ne rentra plus et qui demeura en état, comme la chambre du mort... Toutes les pièces, aujourd'hui, étaient pareilles à celle-là. Le mal fut contagieux peut-être. Le mal de l'une appela le mal des autres. Voici qu'elles étaient, toutes, des chambres de morts. Elles étaient toutes mortes. La maison entière était morte.

Borluut aussi voulut mourir.

Il semblait qu'il eût reçu l' ordre des choses. Aussitôt il sentit qu'il était décidé, sans rémission.

La mort elle-même lui avait fait des signes, le relançait chez lui. Les pierres étaient venues à sa rencontre, les pierres homicides. La foule l'avait condamné à mort, enfin ! Il acquiesça, d'un cœur vaillant. Et sans nul délai, surtout ! Il était prêt, et se livrerait dès le lendemain, à l'aube. Il ne voulait plus revoir, dans la lumière du soleil, sa demeure profanée et comme en ruine, tous ses miroirs fendus, se redisant, d'une chambre à l'autre, le mauvais présage ; ni non plus retrouver Barbe, qui avait comblé la mesure de sa méchanceté ou de son détraquement en le violentant, cette fois, parmi les pires offenses et menaces.

En ce moment, il l'entendait, au-dessus de sa tête, à l'étage supérieur, rouler des malles, vider des armoires, recommencer ses projets ou ses simulacres de départ, comme elle en avait l'habitude, après chaque scène.

Joris écouta les bruits à travers le plafond, arpenta sa chambre, s'exalta, se mit à parler tout haut :

-- C'est moi qui partirai le premier, et pour le voyage d'où on ne revient plus ! Je suis las, jusqu'au bout. J'en ai assez. Demain serait encore une journée horrible : de nouvelles scènes avec Barbe ; ou sa fuite, sans savoir où, comme une égarée ; et le désordre étalé, les pierres, ces ignobles souillures partout ; et des ennuis, des formalités de police et de justice ; et, tout autour, le rire sauvage de la ville, quand on apprendra la nouvelle. Non ! je me sens incapable de vivre encore cette journée, à aucun prix ! Je serai mort, auparavant.

Joris raisonnait, était redevenu très calme. Il s'étonna même que sa détermination eût été si nette et si rapide. Sans doute qu'il la couvait dès longtemps. Depuis toutes ces dernières semaines, il jouit trop de la mort, en montant dans la tour. Ce fut comme l'initiation, un pressentiment, l'ombre déjà sur lui du but dont il approchait. Maintenant il allait le toucher. Quelle paix soudaine se fit en lui, dès qu'il se décida ! On possède par avance la destinée qu'on a choisie. On est déjà ce qu'on sera.

Joris entra dans la sérénité de la mort. Il récapitula sa vie. Il se remémora des choses lointaines, des épisodes d'enfance, les caresses de sa mère, quelques détails, ceux qu'on revoit, dans un éclair, à la minute où on meurt et qui résument nos jours. Il songea aussi à Godelieve, unique aube un peu rose ; revécut les doux commencements, leur mariage secret dans l'église.

L'église ! Il revit Dieu tout à coup. Dieu lui apparut, devint son interlocuteur, son témoin, presque son juge. Joris se défendit. Il croyait en Dieu. Mais en un Dieu sublime, non pas le Dieu des simples gens, qui leur défend de se tuer, parce qu'ils le feraient sans discernement, mais un Dieu toute-Intelligence et qui comprendrait. Il adora, s'humilia, retrouva des prières effacées, mosaïque un peu éparse et qu'il rejoignit.

De nouveau il pensa à Godelieve. C'était l'heure de supprimer ses lettres, dernier souvenir, reliques conservées, sachet de consolation gardé jusqu'ici. Il les relut, évoqua le passé, connut l'arrière-goût des baisers, l'odeur fantomale des fleurs séchées, la lie des larmes -- toute cette tristesse incluse des vieilles lettres, dont l'encre est pâlie et semble elle-même retourner au néant. Puis il les déchira, les brûla.

Plus rien ne l'unissait à la vie.

Maintenant, puisqu'il fallait mourir, nul scandale. Une mort invisible surtout, qui fût comme une disparition. Si on pouvait ne pas retrouver son cadavre ! Est-ce que le beffroi n'était pas le plus propice endroit ? Il comprit à présent tout à fait pourquoi, quand on lui en remit la clé, le soir du Concours, il eut la sensation de prendre en main la clé de son tombeau. Son âme savait déjà. Son âme frissonna, à cause du signe qui créait l'irrévocable. Dès cette minute, sans doute, sa destinée fût arrêtée. La tour devenait, par avance, un tombeau, où il aurait à s'agiter quelques jours, avant le grand repos.

Donc mourir là, d'abord ; et puis, un moyen propre... Pas de sang ; ni arme à feu, ni couteau. La corde fait son œuvre en silence et elle est plus sûre. Joris en chercha une, l'examina froidement, éprouva sa solidité, puis la mit en poche, pour s'éviter, le lendemain, à l'aube, une hésitation ou un débat nouveau avec lui-même.

Et, fixé, il attendit l'apparition du jour, paisible et fort, déjà un peu vengé, satisfait de léguer des remords à Barbe, à la ville ; heureux surtout de mourir dans le beffroi qui en allongerait, durant l'avenir, un geste de reproche, une ombre plus sombre -- vraiment l'ombre d'un tombeau ! -- sur la Place grise.

X**

L'aube naquit, hésita, gagna le ciel, verdâtre et triste. Dès qu'il fit clair, Borluut sortit de sa demeure, furtif, afin de n'être point entendu ni entravé, mais ferme dans son idée. Le beffroi s'était tout de suite dressé devant lui, tour implacable qui est visible au bout de toutes les rues. Le beffroi attendait ; il appelait. Borluut ne chercha aucune échappatoire. Il prit même le chemin le plus direct. Il longea un quai, un pont. Bruges reposait. Tout était vide, terne, muet, grelottant encore de la nuit pluvieuse. Mélancolie d'une cité nue, à l'aube ! On songe à une épidémie, où tout le monde a fui. On pense à la mort.

Borluut s'achemina. Il ne s'intéressait plus à rien, pas même à la Ville qu'il avait aimée d'un si vivace amour. Il la traversa, déjà indifférent à elle, comme à un pays qu'on quitte pour toujours. Il ne regarda rien, ni les façades, ni les tours, ni les reflets dans l'eau, ni les vieux toits dénuancés.

N'est-ce pas étrange, qu'on soit si vite dépris de tout ? Comme la vie apparaît vaine, quand on est proche de la mort !

Arrivé au beffroi, il entra dans la tour avec l'aube, livide comme elle. L'escalier frissonna. La lumière descendit au-devant de l'homme qui montait. Et ce fut comme la rencontre, la dernière lutte, de l'ombre et du jour. Borluut ascensionna. À chaque marche gravie, il sembla quitter un peu plus la vie, commencer davantage à mourir. Il ne pensait plus à rien, ni à Barbe, ni à la ville, ni à lui-même. Il ne songeait plus qu'à « l'acte ».

Cependant l'ascension lui parut longue. Un froid glacial régnait. L'odeur moisie des murs empira. Il eut l'impression qu'on a dans un cimetière. On entendait des bruits, des vols aveugles, cognés au plafond. Et aussi un glissement humide de bêtes qui n'errent que la nuit, rentraient vite dans quelque trou obscur. Toute une vie occulte et pullulante rampa, vola, s'englua autour de Borluut, comme si déjà il sentait la mort.

Une peur lui courut sur la peau, réelle comme un attouchement. Sa chair frissonna, tandis que sa pensée demeurait résolue et calme. L'Instinct s'éveilla, protesta, louvoya plutôt, ne mettant en question ni les événements ni les raisons décisives. C'est son adresse de ne discuter que le fait matériel, à accomplir ou à ne pas accomplir, mais uniquement pour des motifs physiques. Ruse habile de l'Instinct qui fait hésiter le désespéré au bord du canal par l'aversion pour l'eau trop froide, et qui, ici, suggérait l'horreur des passages visqueux en route pour le festin du cadavre.

Borluut frémit. Il eut sa minute de défaillance, sa sueur d'agonie du jardin des Olives. Il s'arrêta, dans une grande angoisse. Mais l'escalier tournait rapidement, ne fit pas grâce, n'offrit aucun relais, et l'entraîna aussitôt dans ses spirales brèves. Borluut continua, toujours décidé, mais fléchissant dans sa chair. Encore un peu, il trébuchait. Malgré sa grande habitude des marches qu'il était arrivé à gravir presque machinalement, comme s'il cheminait de plain-pied, il dut s'aider du câble qui sert de rampe et pend autour du pilier de l'escalier, comme un serpent autour d'un arbre. Serpent de la Tentation ! La corde, en effet, le tentait de nouveau, en supposant qu'il eût hésité. Ne l'avait-il pas choisie pour l'instrument de sa mort ? Maintenant, repris à la corde, c'est comme s'il était repris à son idée, quittée un moment et vite ressaisie. Ses mains faiblirent, s'écartèrent... Elles repoussèrent l'affreux contact... Mais l'escalier se creusait en un tourbillon rapide ; l'ombre était dense. Il lui fallut quand même s'aider de la rampe. La corde réapparaissait, s'imposait...

Borluut se reconquit, monta vers l'accomplissement. Ce n'est plus la corde qui l'aidait, qui le menait ; c'est lui qui entraîna la corde, la porta, semble-t-il, au sommet.

Il arriva dans la chambre de verre, jeta des regards distraits sur le clavier, immobile et comme mort, sur l'horloge minuscule, fixée au mur, faisant là son bruit d'humble vie régulière, en accord avec le vaste cadran. Avait-il été lui-même autre chose dans la tour que ce petit battement d'un pouls humain ? Il regarda à peine. Déjà ses yeux étaient occupés ailleurs.

Il venait d'avoir une illumination subite, trouvant enfin les détails de « l'acte », qu'il n'avait pas voulu prévoir, escomptant la dernière minute. C'est en songeant aux cloches, les grandes cloches, qu'il voulait revoir, appeler par leur nom dans les dortoirs, caresser d'un adieu de la main, elles qui furent les amies graves, des puits de consolation, les tombes sûres de ses douleurs.

Si l'une d'elles, maintenant, était la tombe de son corps ? Oui ! il choisirait une des vastes cloches ; il y a un anneau à l'intérieur, tout au fond, où s'attache le battant. C'est là qu'il fixerait la corde, très courte ; ainsi il disparaîtrait tout entier dans le gouffre obscur, où personne ne le découvrirait durant longtemps, ni jamais peut-être. Joie de finir au fond d'une de ces cloches qu'il aima tant !

Laquelle choisirait-il ? Les grandes cloches se trouvaient au dernier étage, à la plate-forme où on accède par un petit escalier final de quelques marches, treize seulement. Il songea au chiffre fatidique au moment où il allait s'y engager. Mais, cette fois, il n'hésita plus, entra résolument dans le nombre qui garde la mort. Il avait hâte. Les grandes cloches apparurent ; elles surplombaient, éternelles inquiètes. Un frémissement sans fin y grondait. Borluut revit la cloche de Luxure. Il la regarda comme son Examen de conscience. Elle avait été le péché des cloches et le péché de sa vie. Pour l'avoir écoutée, il s'était perdu. Il avait cédé à la tentation de la chair, au piège de la femme. Il aima des corps au lieu de n'aimer que la ville. Et, pour avoir trahi son idéal, il n'en verrait pas l'accomplissement, à cette minute où il allait mourir. Il songea à la fin extasiée de Van Hulle. « Elles ont sonné ! » Lui ne verrait pas la beauté de Bruges réalisée, puisqu'il ne l'avait pas poursuivie exclusivement. Ce fut la faute de la cloche obscène, qui toujours l'obséda. En ce moment même, elle l'appelait. Elle voulut le tenter encore, et au pire : la corde est comme une amante ; elle fait la mort elle-même, voluptueuse ; qu'il meure donc parmi sa robe de bronze, mêlé à l'antique orgie...

Borluut eut horreur, se détourna.

La cloche auguste qui sonne l'heure, s'offrait, un peu plus loin, immense, ténébreuse, muet abîme, qui l'absorberait tout. Il sentit que c'était le but, et hâta les préparatifs, calme, pensant à Dieu, minutieux et prompt, bourreau de lui-même.

Et il entra dans la cloche comme la flamme dans l'éteignoir.

Ce jour-là, le lendemain, tous les jours suivants, le carillon tinta, le jeu automatique des hymnes et des heures recommença, tout le concert aérien s'envola, enguirlanda de mélancolie les âmes nobles, les vieux pignons, le cou blanc des cygnes, sans que personne ait senti, parmi la ville ingrate, qu'il y avait désormais -- une Âme dans les cloches.