L'oeil-de-chat : édition ELTeC Boisgobey, Fortuné Du (-) 159240

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Ebooks libres et gratuits, 2011 , , . , , . 1888 , , .

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I

Le jour venait de se lever, blafard et triste.

Paris -- le Paris qui travaille -- s'éveillait.

Les ouvriers descendaient des hauteurs de Montmartre, la pipe à la bouche et le pain sous le bras. Les petites couturières trottinaient vers l'atelier où elles vont pousser l'aiguille jusqu'à la nuit pour gagner quelques sous.

C'est l'heure où les viveurs à outrance rentrent chez eux.

Un fiacre montait lentement la rue du Rocher, un de ces affreux fiacres, attelés d'une rosse poussive, qu'on trouve, sur le tard, à la porte des cercles et des restaurants fréquentés par les soupeurs.

Au fond de ce véhicule délabré, qui sonnait la ferraille, un jeune homme sommeillait, en mâchonnant un cigare éteint : un grand garçon, très brun, engoncé dans un paletot dont il avait relevé le collet pour cacher sa cravate blanche, car il était en tenue de soirée et, à ses traits fatigués, on voyait bien qu'il ne s'était pas couché.

Il avait baissé une des glaces de la voiture, probablement parce qu'il éprouvait le besoin de respirer l'air frais du matin, après avoir veillé longtemps dans un lieu empesté par la fumée du tabac, et quand il entrouvrait les yeux, secoué par un cahot, il regardait vaguement les passants qui filaient sur les trottoirs.

Et il lui arrivait d'envier le sort de ces esclaves du labeur que la nécessité de gagner leur pain quotidien forçait à courir les rues dès l'aube ; il lui arrivait de souhaiter d'être à leur place, lui, le riche désœuvré, déjà las de vivre sans but.

Il faut dire tout de suite que ces aspirations à une existence régulière lui venaient à la suite d'une grosse perte de jeu et qu'il ne pensait pas sérieusement à se convertir.

À vingt-cinq ans on n'y songe guère, quand on a quarante mille francs de rente, un nom sonore, des relations brillantes, des succès dans tous les mondes et une santé de fer.

C'était le cas de Maxime de Chalandrey qui était entré, à sa majorité, en possession de cette jolie fortune et qui la menait grand train. Il l'avait même déjà fortement écornée, et son oncle maternel lui prédisait qu'il finirait sur la paille.

Mais cet oncle, ancien chef d'escadron, n'avait pas donné l'exemple, car après une jeunesse orageuse, et une carrière agitée, il en était presque réduit pour subsister, à sa pension de retraite.

Et d'ailleurs, Maxime envisageait sans effroi l'avenir que ce philosophe chevronné lui montrait, pour tâcher de le ramener dans la voie de la sagesse.

Maxime était d'une race de soldats. Quand il aurait mangé son bien, il lui resterait la ressource de s'engager dans l'armée et la chance d'y faire son chemin.

Il avait été volontaire au 7e cuirassiers et il aurait certainement suivi une carrière militaire, s'il eût été pauvre, car elle lui plaisait.

Il devait à l'opulent héritage de ses parents d'avoir manqué sa vocation.

En attendant que cette vocation lui revînt, il passait son temps à s'amuser en jetant l'argent par les fenêtres, et il habitait, rue de Naples, un petit hôtel, acheté très bon marché à une demoiselle tombée en déconfiture.

Il ne lui manquait, pour être heureux, qu'un bonheur qui ne se vend pas et qu'on ne trouve pas toujours quand on le cherche : il lui manquait d'aimer une femme digne d'être aimée. Il en avait assez d'éparpiller ses tendresses et il se sentait mûr pour une grande passion.

Ce matin-là, particulièrement, il avait les idées tournées au sentimental, comme cela lui arrivait assez souvent lorsque le baccarat l'avait maltraité.

Il rêvait d'une liaison où son cœur se mettrait de la partie, et il n'espérait certes pas la nouer, en rentrant au logis à sept heures du matin, après une nuit blanche.

Il avait fini par se réveiller tout à fait, et il mit la tête à la portière pour jeter son cigare.

Le fiacre allait au pas et rasait de très près le trottoir. Maxime, en se penchant hors de la voiture, se trouva presque bec à bec avec un monsieur qui descendait la rue, ses deux mains dans les poches de son pardessus, et qui s'écria :

-- Tiens !... Chalandrey !

-- Lucien Croze !

Les deux exclamations partirent en même temps et le dialogue s'engagea d'autant plus facilement que le cocher s'empressa d'arrêter son malheureux cheval qui ne demandait qu'à se reposer.

-- En voilà une rencontre ! reprit le passant, planté devant la portière. Qu'es-tu devenu depuis le temps où nous étions de la même chambrée à la caserne ?

-- Je ne suis rien devenu du tout. Et toi ?

-- Moi, je suis caissier dans une maison de banque.

-- Gagnes-tu beaucoup d'argent ?

-- J'en gagne assez pour me suffire largement et pour aider ma sœur qui travaille de son côté. Elle peint sur porcelaine.

-- Comment ! tu as une sœur ?... tu ne m'as jamais parlé d'elle !...

-- Parce que, quand nous étions cuirassiers, elle était encore au couvent... c'était une fillette. Maintenant, c'est une grande demoiselle.

-- Te ressemble-t-elle ?

-- Oui, en beau.

-- Alors, elle doit être charmante.

Lucien se mit à rire de ce compliment, très mérité, car il était fort bien de sa personne : aussi blond que Maxime était brun, avec des traits plus réguliers et une physionomie plus avenante.

-- Elle n'est pas mal, dit-il gaiement, et elle a d'autres qualités : elle est bonne et intelligente.

-- Et elle n'est pas encore mariée ?

-- Oh ! il n'y a pas de temps perdu ; elle vient d'avoir dix-neuf ans. Et puis, elle est difficile, et elle a le droit de l'être, quoiqu'elle n'ait qu'une toute petite dot.

-- Bah ! la fortune ne fait pas le bonheur.

-- Non, mais elle n'y nuit pas et je te fais mon compliment d'être riche... car tu l'es...

-- Moins que tu ne penses... et je suis en pleine déveine. Je viens de perdre quinze cents louis au baccarat.

-- Comment ! tu joues !...

-- Tant que je peux !... et ça ne me réussit pas.

-- Au fait, je me souviens que pendant que nous faisions notre volontariat à Meaux, tu fréquentais un café où les jeunes bourgeois de l'endroit se réunissaient pour cartonner.

-- Oui... et la partie n'était pas chère. Si je m'en étais tenu à celle-là, j'aurais beaucoup de billets de mille que je n'ai plus... Parlons d'autre chose. Tu as été mon meilleur camarade au régiment, et puisque je t'ai retrouvé, j'espère que nous nous reverrons. Je demeure à deux pas d'ici... rue de Naples, 29... Quand viendras-tu déjeuner avec moi ?

-- Je ne suis libre que le dimanche...

-- Eh ! bien, je t'attendrai à midi, dimanche prochain.

-- C'est que... j'ai promis à Odette de la mener, ce jour-là, à Sèvres...

-- Qui ça, Odette ?... ta maîtresse ?

-- Je n'ai pas de maîtresse. Odette, c'est ma sœur. Nous devons aller visiter ensemble le musée et la manufacture...

-- Ah ! oui, les vases... les assiettes... les vieilles porcelaines... Je n'y entends rien, mais je m'imagine que c'est très curieux.

» Eh bien ! tu iras après déjeuner... et je me sens capable d'y aller avec toi, si tu veux bien me présenter à mademoiselle Odette.

-- Je lui en parlerai, mais...

-- Bon ! c'est convenu !... à dimanche !... et avant de me quitter, donne-moi ton adresse.

-- 15, rue des Dames.

-- À Batignolles... nous sommes presque voisins. Je te préviens que, si tu n'es pas arrivé à midi, j'irai te chercher.

-- Je ne te promets rien et je me sauve. Il faut que je sois à mon bureau avant neuf heures et il y a loin d'ici à la rue des Petites-Écuries.

Ayant dit, Lucien Croze serra la main de son ancien camarade et reprit le pas accéléré.

Maxime allait crier à son cocher de marcher, lorsqu'une femme sortit tout à coup de la porte d'une maison devant laquelle ce cocher s'était arrêté, franchit rapidement le trottoir, ouvrit la portière et se jeta dans la voiture.

Maxime eut à peine le temps de se reculer pour lui faire place. Il n'avait pas vu son visage, parce qu'elle était voilée jusqu'au menton, mais à sa taille, il avait deviné qu'elle était jeune et il ne songea pas une seconde à la repousser ni même à lui demander pourquoi elle envahissait ainsi son fiacre.

Il flairait une bonne fortune. L'imprévu l'attirait et il était toujours prêt à s'embarquer dans une aventure.

Bientôt, il ne douta plus d'en avoir rencontré une, car l'inconnue lui dit, en se blottissant derrière lui :

-- Baissez le store de votre côté.

Il comprit qu'elle voulait se dérober aux yeux de quelqu'un qui la guettait et, en rabattant le store, il aperçut en effet, planté sur le trottoir opposé, un homme qu'il n'eut pas le temps d'examiner, car le cocher, sans attendre l'ordre d'avancer, fouetta sa rosse qui, par miracle, partit au grand trot.

-- Je vous en prie, monsieur, regardez si on nous suit, reprit la dame, d'une voix étouffée.

Maxime se retourna, appliqua son œil au trou percé dans le dossier du fiacre et, à travers la vitre qui fermait ce sabord d'arrière, il vit que l'homme était toujours à la même place.

-- Non, madame, dit-il.

-- Merci ! vous m'avez sauvée.

Maxime avait bonne envie de demander : « sauvée de quoi ? », mais il s'en garda bien, de peur d'effaroucher la dame.

L'aventure commençait bien et elle aurait pu tourner court s'il avait essayé de la brusquer.

Il attendit donc que l'inconnue s'expliquât, mais il ne se priva pas de l'examiner.

Élégamment vêtue de noir et encapuchonnée d'une pelisse garnie de fourrure, elle avait tout à fait l'air d'une femme du meilleur monde, et le soin qu'elle prenait de cacher sa figure prouvait surabondamment qu'elle craignait d'être reconnue plus tard, par son sauveur, qui, lui aussi, était du monde et qui aurait pu la rencontrer dans un salon.

Il fallait pourtant que Maxime sût où elle voulait aller et comme elle ne se pressait pas de parler, il commençait à croire qu'elle se laisserait conduire chez lui ; -- et l'idée de l'y amener lui souriait fort.

La maison d'où elle était sortie se trouvait entre la rue de Vienne et la rue de Madrid.

Arrivé au coin de la rue de Naples, le fiacre tourna et s'arrêta bientôt devant l'hôtel où demeurait Chalandrey.

-- Non... non... pas ici ! s'écria la dame.

-- Pourquoi pas ? demanda doucement Maxime. Cet hôtel est à moi. Je l'occupe seul. Vous y serez en sûreté.

-- Je le crois... mais... on m'attend. Je vous prie, monsieur, de dire à ce cocher de me conduire boulevard Bessières.

-- Aux fortifications !... Diable ! Je doute que son cheval puisse nous traîner jusque-là. Vous feriez mieux d'entrer chez moi. J'enverrai mon valet de chambre chercher une autre voiture...

-- Chercher une autre voiture ?... Non, ce serait trop long... faites ce que je vous demande, je vous en supplie.

-- Vous me permettrez du moins de vous accompagner ?

-- Oui, si vous l'exigez.

-- Alors, je vais essayer de décider cet homme à marcher, mais je ne réponds pas que nous ne resterons pas en route.

» À quel endroit du boulevard Bessières voulez-vous aller ?

-- Je vous le dirai quand nous y serons, mais, faites vite.

Maxime descendit et promit vingt francs au cocher qui jura d'arriver, dût sa bête en crever. Et, pendant ce colloque, Maxime put constater que la rue de Naples était déserte.

Personne n'avait suivi la voiture. Il y remonta vivement et il s'aperçut que la dame avait profité de son absence pour se masquer, en mettant un loup , comme au bal de l'Opéra.

L'aventure se corsait et Maxime de Chalandrey n'était pas au bout de ses étonnements, car il ne pouvait pas prévoir qu'elle allait se terminer par une tragédie.

Le fiacre roulait déjà vers le boulevard des Batignolles qu'il faut traverser pour arriver au chemin de ronde des fortifications qu'on a décoré de noms de maréchaux du premier Empire -- Berthier, Bessières, Ney et bien d'autres.

Chalandrey fréquentait peu ces parages reculés et il se demandait ce que la dame allait faire, à pareille heure, dans un quartier si excentrique.

Elle s'abstint de le lui dire, mais elle essaya de lui expliquer pourquoi et comment elle s'était adressée à lui.

-- Monsieur, commença-t-elle, d'un air assez dégagé, au moment où j'allais sortir, je me suis aperçue qu'on m'épiait et je n'ai pas franchi la porte. Votre voiture s'est arrêtée précisément devant l'allée où je me tenais cachée. Alors, l'idée m'est venue que vous pourriez me tirer de l'embarras où je me trouvais. J'ai attendu que votre ami qui causait avec vous fût parti et j'ai pris d'assaut ce fiacre où vous avez consenti à me recevoir. J'ai été bien inspirée, puisque j'ai eu affaire à un galant homme.

-- Merci du compliment, madame, répliqua Maxime. Vous n'avez confiance en moi qu'à moitié, puisque vous venez de vous masquer pour m'empêcher de voir votre visage. Je n'en suis pas moins flatté de l'honneur que vous me faites et je reste à vos ordres.

-- Je vous en sais un gré infini...

-- Mais vous espérez bien que nos relations en resteront là.

-- Qu'en savez-vous ?

-- Je voudrais croire le contraire... et, à tout hasard, je vais vous dire mon nom... sans vous demander le vôtre. Je m'appelle Maxime de Chalandrey. Vous venez de voir l'hôtel que j'habite et qui m'appartient. Je ne suis pas marié et je n'ai pas de maîtresse. Je suis donc complètement libre.

-- Moi pas.

-- C'est-à-dire, je suppose, que vous dépendez de ce monsieur qui vous guettait tout à l'heure sur le trottoir de la rue du Rocher.

-- Vous l'avez remarqué ?

-- Parbleu !... j'ai même deviné que c'est un jaloux. Vous ne seriez pas femme si vous n'aviez pas envie de le tromper pour le punir de vous espionner... et si vous vous y décidez, vous pouvez bien me donner la préférence.

Ce fut dit si gaiement que la dame se laissa aller à sourire, et en dépit du masque, Maxime vit qu'elle avait des dents adorables.

-- Une déclaration ! s'écria-t-elle. Si je vous prenais au mot et que je fusse vieille et laide, vous seriez bien attrapé.

-- Je suis sûr que vous êtes charmante.

-- Monsieur mon sauveur, vous n'êtes pas sérieux. Que penseriez-vous de moi si je me jetais à votre tête ?

-- Je penserais que je ne vous déplais pas.

-- Je veux que vous ayez meilleure opinion de moi. Il se peut que vous me plaisiez... vous voyez que je suis franche... Il se peut aussi que je vous revoie. Seulement, je prétends choisir mon heure... et si jamais nous nous rencontrons, je veux que vous ne me reconnaissiez pas.

» Notre voyage à deux va finir. Oubliez-le.

-- Je vous promets de n'en parler à personne, mais l'oublier !... diable !... il faudrait que j'eusse bien peu de mémoire.

-- Vous n'y penserez plus dans un mois. Plus tard, si nous nous retrouvions dans le monde, si vous vous avisiez de me faire la cour et s'il me convenait de me laisser faire, je m'y prendrais de telle sorte que vous ne vous douteriez pas de m'avoir vue.

-- Bon ! pensa Maxime, voilà une illusion que je ne chercherai pas à lui enlever.

Et il répondit en riant :

-- J'accepte l'espérance que vous voulez bien me laisser. Je suis forcé de m'en contenter, mais la moindre réalité ferait beaucoup mieux mon affaire.

-- Écoutez-moi, dit vivement la dame. Il m'a fallu peu de temps pour vous juger et maintenant je suis certaine que je n'ai pas eu tort de me fier à votre loyauté et à votre discrétion. J'ai contracté vis-à-vis de vous une dette de reconnaissance et je vous jure que je la paierai. Quand et comment ? Je n'en sais rien, mais je la paierai.

» Ne m'en demandez pas davantage. Je ne pourrais pas vous répondre.

» Peu importe du reste qui je suis et pourquoi j'ai eu recours à vous, puisque je sais qui vous êtes. Je vous ai prié d'oublier, mais je n'oublierai pas, moi.

» Comptez sur l'avenir.

-- J'y compte, madame, et je vous obéirai. Je ne vous questionnerai plus et je tâcherai de ne me souvenir de rien.

-- Promettez-moi aussi de ne pas me suivre, quand je descendrai de cette voiture.

-- Quoi ! vous voulez que je vous abandonne sur un boulevard désert ?

-- Je l'exige.

-- Mais il fait un brouillard à couper au couteau ! Le moins qu'il puisse vous arriver, c'est de vous égarer dans ces ténèbres.

-- Ne craignez pas cela. Je connais mon chemin.

-- Et si on vous attaque ?

-- Je me défendrai. J'ai un revolver sur moi et je sais m'en servir. Mais on ne m'attaquera pas. Ce quartier vaut mieux que sa réputation. La nuit, je ne m'y risquerais pas volontiers ; le jour, il n'y a aucun danger.

» Nous approchons du boulevard Bessières. Dès que nous y serons, je vous quitterai et, si vous tenez à me revoir, plus tard, vous resterez dans ce fiacre... il vous ramènera chez vous.

-- Je m'y résignerai, puisqu'il le faut, sous peine de perdre la seule chance qui me reste de vous retrouver.

» Avouez que je suis obéissant et que j'aurai bien mérité la récompense promise.

-- Quand je promets, je tiens.

-- Mais... j'y pense... si le monsieur de la rue du Rocher s'était avisé de vous attendre à l'endroit où vous allez ?... Il n'aurait pas eu de peine à prendre une voiture marchant mieux que celle-ci et il a bien pu arriver avant nous.

-- Ne cherchez pas à m'effrayer. L'homme dont vous parlez ne peut savoir où je vais... et si, par impossible, il l'avait deviné... Eh ! bien, ma destinée s'accomplirait.

-- Est-ce à dire qu'il vous tuerait ?

-- Non... et, je vous le répète, je ne puis rien vous apprendre. Faites-moi donc la grâce de ne plus m'adresser une seule question.

-- Pas avant que vous m'ayez accordé une faveur.

-- Laquelle ?

-- Permettez-moi de vous baiser la main.

-- Qu'à cela ne tienne, répondit sans hésiter la dame.

Et elle offrit le bout de ses doigts, gantés de noir, à Chalandrey, qui s'écria :

-- Oh ! non !... pas ainsi !... Ce serait comme si j'embrassais votre masque, au lieu d'embrasser votre figure.

-- Vous êtes bien exigeant, dit en souriant l'inconnue.

Et elle ôta son gant.

La main était ravissante ; blanche et fine ; une main de reine.

Maxime y colla ses lèvres et la dame le laissa faire, mais comme le baiser se prolongeait un peu trop, elle retira doucement sa main et elle se reganta.

Ce n'était pas seulement pour le plaisir de caresser une peau satinée que Maxime avait réclamé. Il espérait la revoir un jour ou l'autre, cette main qu'on lui abandonnait de si bonne grâce, et ne pas la confondre avec une autre.

C'était là une prétention quelque peu hasardée, mais Maxime ne doutait de rien, et, du reste, il avait été servi à souhait, car la dame portait au petit doigt une bague très facile à reconnaître : un anneau d'or dont le chaton était formé par une pierre assez rare qu'on appelle un œil-de-chat et qui passe pour être un heureux talisman -- tout au contraire de l'opale, qui a la réputation de porter malheur.

Après avoir passé devant l'église de Sainte-Marie des Batignolles et remonté jusqu'au bout la longue avenue de Clichy, le fiacre était arrivé au chemin de ronde.

À gauche, c'était le boulevard Berthier qui commence à la porte de Courcelles ; à droite, le boulevard Bessières qui va jusqu'à la porte de Saint-Ouen. En face, il y avait la porte de Clichy et, un peu plus loin, une caserne inoccupée.

Les employés de l'octroi se tenaient dans l'intérieur du poste. Chalandrey frappa aux carreaux de la voiture. Le cocher arrêta son cheval qui n'en pouvait plus, et l'inconnue s'empressa de descendre.

Maxime en fit autant et lui dit :

-- Je ne puis vraiment pas vous laisser là. Je vais vous suivre de loin... de très loin.

-- Est-ce ainsi que vous tenez votre parole ? demanda la dame.

-- Je vous ai promis de ne pas chercher à savoir qui vous êtes, mais je ne me suis pas engagé à ne pas me tenir à portée de vous protéger jusqu'à ce que vous soyez en sûreté. Or, tant que vous marcherez sur ce boulevard, vous serez à la merci du premier venu. Masquée comme vous l'êtes, vous avez l'air d'une femme qui sort du bal de l'Opéra. Il n'en faut pas plus pour qu'on vous insulte. Aimez-vous mieux être suivie par un rôdeur de barrières que par moi ? Songez donc que si je voulais pénétrer vos secrets, ce serait bien facile. Je ne sais pas où vous allez, mais je sais d'où vous venez. Je vous ai vue sortir d'une maison de la rue du Rocher que je reconnaîtrais parfaitement et il ne tiendrait qu'à moi de m'y renseigner.

La dame hésitait.

-- Songez donc aussi, reprit Maxime, que j'aurais pu faire semblant de m'en aller dans ce fiacre et en descendre pour vous suivre sans vous le dire. Vous ne vous en seriez pas aperçue.

-- Eh ! bien, dit-elle brusquement, faites comme il vous plaira ; adieu, monsieur !

Et, sans laisser à son sauveur trop zélé le temps de lui répondre, elle s'enfuit par le boulevard Bessières.

Maxime, sûr de la rattraper, mit un louis dans la main du cocher et enfila, lui aussi, le chemin de ronde.

La dame était déjà loin, mais non pas hors de vue, car elle n'avait guère qu'une vingtaine de pas d'avance et le brouillard commençait à se dissiper.

Elle marchait rapidement et sans se retourner sur le rebord de cette voie, bordée d'un côté par les fortifications, et de l'autre par des clôtures en planches derrière lesquelles s'étendaient sans doute des terrains vagues.

Où pouvait-elle aller dans ce quartier inhabité ? Maxime se le demandait, lorsqu'elle disparut tout à coup.

Évidemment, elle ne s'était pas enfoncée dans une trappe. Le boulevard Bessières n'est pas machiné comme un théâtre de féeries.

Pour savoir à quoi s'en tenir, Maxime se mit à courir et arriva à l'endroit où l'inconnue s'était éclipsée comme un fantôme.

Il y avait là un rentrant, une sorte de pan coupé dans la palissade que la dame longeait au moment où elle était devenue invisible, mais cette palissade ne présentait aucune solution de continuité et elle était trop élevée pour qu'un homme pût l'escalader en quelques minutes ; une femme encore moins.

Où était passée la mystérieuse personne que Maxime surveillait à distance ? Impossible de le deviner.

Encore s'il avait pu regarder pardessus la clôture ou au travers, mais elle avait bien deux mètres de hauteur et les planches qui la formaient étaient comme soudées les unes aux autres.

Il s'expliquait maintenant pourquoi l'inconnue n'avait pas persisté à lui défendre de la suivre.

Elle connaissait un moyen de se dérober et elle comptait bien qu'il ne saurait jamais où elle s'était cachée.

Et Maxime ne pouvait pas songer à prendre des informations, car il n'y avait pas là une seule maison, pas même une de ces baraques où des cabaretiers de banlieue vendent du vin bleu aux ivrognes errants.

En se retournant vers les talus gazonnés de l'enceinte fortifiée, il avisa à l'entrée d'un bastion, une butte en terre qui avait servi de magasin à poudre pendant le siège. Il pensa que du sommet de cette éminence artificielle, il dominerait les terrains que lui masquait la palissade ; l'idée lui vint d'y grimper, et il la mit à exécution sans perdre une minute.

Il fut payé de ses peines.

Le brouillard s'était levé tout à fait et, du haut de ce monticule, Maxime de Chalandrey eut une vue très étendue, mais pas très gaie, car au-delà des fortifications il y a l'ancien cimetière des Batignolles, et en deçà, du côté de l'Est, c'est le quartier des Épinettes -- un dédale de ruelles qui s'entrecroisent et de masures, habitées surtout par des chiffonniers.

Il n'était pas monté là pour contempler ce vilain paysage et il ne regarda que l'enclos où la dame avait dû s'introduire, par un procédé qu'il ne devinait pas.

Il n'aperçut point la dame, mais il vit, isolée au milieu d'un champ inculte, une maison qui n'avait pas mauvaise apparence.

C'était un pavillon carré, à un seul étage, et cela ressemblait à une de ces villas en miniature, que les bourgeois aisés se font construire dans la banlieue pour venir s'y reposer le dimanche.

Il y manquait le jardinet traditionnel et ce singulier logis semblait avoir poussé comme un champignon parmi les orties.

Pas une fleur, pas un arbre aux alentours ; rien que de l'herbe desséchée et des plantes parasites.

Et plus loin, l'horizon était bordé par des murs. Si l'inconnue était entrée dans ce pavillon, qu'y venait-elle faire ?

Il ne paraissait pas qu'elle y demeurât, car, à toutes les fenêtres les persiennes étaient closes, mais si elle y demeurait, elle n'y avait certainement pas couché cette nuit-là, puisque Maxime de Chalandrey l'avait vue, sortant, au petit jour, d'une maison de la rue du Rocher.

Et elle était si pressée d'arriver qu'elle devait courir à un rendez-vous.

Ce pavillon perdu dans un quartier désert pouvait bien servir à abriter des amoureux obligés de se cacher. Seulement, si l'homme qui, tout à l'heure, guettait l'inconnue, était son mari, comment se faisait-il qu'il s'y prît si mal pour la surprendre ?

Se planter juste devant la porte d'une femme qu'on veut surveiller, c'est par trop naïf, et ce jaloux malavisé en avait été pour ses peines, puisqu'elle s'était dérobée à son espionnage.

Que craignait-elle donc et pourquoi tenait-elle tant à empêcher celui qu'elle appelait son sauveur de savoir où elle allait ?

Maxime, lancé dans le vaste champ des hypothèses, n'en trouva pas une seule qui le satisfît et resta en face d'un mystère irritant qu'il résolut de percer à tout prix.

La raison lui conseillait de ne pas pousser plus loin cette bizarre aventure et de rentrer tranquillement chez lui, sans plus se préoccuper de la dame qu'il avait voiturée, mais il fut pris d'une fièvre de curiosité à laquelle il ne put pas résister.

Il se dit qu'il devait y avoir un moyen d'arriver jusqu'au pavillon et il se décida à descendre de son observatoire pour examiner avec plus de soin la clôture qui lui avait paru d'abord constituer un obstacle infranchissable.

Il revint donc à l'angle rentrant où la femme masquée avait disparu, et en y regardant de très près, il finit par apercevoir, faisant saillie sur une des planches de la palissade, une espèce de gros clou à tête ronde.

L'idée lui vint aussitôt d'appuyer dessus avec son pouce, comme on presse le bouton d'une sonnette électrique et aussitôt, s'entrebâilla sans bruit une porte étroite, dont les charnières placées à l'intérieur, étaient complètement invisible du dehors.

Il fallait connaître le secret pour entrer.

La dame le connaissait certainement et Maxime l'avait trouvé, par hasard.

Il n'hésita pas une seconde à profiter de sa découverte.

Il se glissa par l'ouverture où deux personnes n'auraient pas pu passer de front, et repoussa derrière lui la barrière mobile qui se referma silencieusement.

C'était une imprudence, car en procédant ainsi, il risquait de s'emprisonner et il s'avisa un peu tard de s'assurer qu'il ne s'était pas mis dans l'impossibilité de sortir de cet enclos suspect.

Heureusement, il constata, en le faisant jouer de nouveau, que le mécanisme fonctionnait des deux côtés de la palissade.

Il avait donc une retraite assurée, pour le cas où un danger imprévu l'obligerait à fuir.

Il ne s'agissait plus que d'aborder le pavillon qui s'élevait à cinquante mètres de la porte secrète et qu'il n'avait encore vu que de haut et de loin.

C'est une construction étrange qui n'appartenait à aucun ordre d'architecture. Il y entrait de la pierre, de la brique et du bois. Cela tenait tout à la fois de la villa suburbaine et du chalet suisse, car le premier et unique étage était entouré extérieurement d'une galerie en sapin vernie qui paraissait avoir été ajoutée après l'achèvement de la bâtisse et qui faisait un effet ridicule.

À coup sûr, le propriétaire de cet immeuble baroque n'était pas un homme de goût.

Au rez-de-chaussée, du côté de la barrière par laquelle Maxime était entré, il n'y avait pas de porte, probablement parce que la façade principale se trouvait du côté opposé.

La maison avait tout l'air d'être inoccupée, car il n'en sortait aucun bruit, et même abandonnée, car les murs s'effritaient et la galerie de bois se déjetait.

Maxime commençait à croire qu'il s'était trompé et que, si l'inconnue était entrée dans l'enclos, elle n'avait fait que le traverser pour gagner quelque autre logis, situé plus loin que ce château de la Belle au Bois Dormant.

Il y avait vraiment peu d'apparence qu'elle fût sortie de son domicile, en se cachant, pour venir passer sa matinée dans un pareil lieu. Des conspirateurs ou des faux-monnayeurs auraient pu s'y abriter, mais qu'une femme jeune et élégante y fût attendue, c'était par trop invraisemblable, et peu s'en fallût que Maxime ne rebroussât chemin.

Toutes réflexions faites, il résolut de compléter la reconnaissance du terrain, avant d'abandonner l'entreprise.

Il commença naturellement par faire le tour du pavillon, et il n'eût pas plus tôt dépassé l'angle du mur de soubassement qu'il aperçut une échelle appliquée contre la galerie du premier étage.

Il ne supposa pas que la dame s'en fût servie pour s'introduire dans cette boîte de pierre, mais il pensa que rien ne l'empêchait, lui, de prendre cette voie malaisée, s'il n'en trouvait pas une autre plus commode.

Et il n'en trouva point.

Il y avait bien une porte, mais cette porte était close. L'inconnue avait dû entrer par là, retirer la clé, après s'en être servie pour ouvrir et s'enfermer en dedans.

De ce côté, le terrain était entouré de hautes murailles. Donc, elle n'avait pas pu en sortir.

Après avoir achevé son exploration, il revint à l'échelle, y grimpa, enjamba sans peine la balustrade et prit pied sur le balcon de bois.

Le plus fort n'était pas fait, car les fenêtres avaient des volets pleins et les murs n'étaient pas de verre. Maxime ne pouvait pas voir ce qui se passait dans l'intérieur du pavillon. Mais, en suivant la galerie, il finit par découvrir une porte vitrée qui était entrouverte.

Il n'eut qu'à la pousser et il se trouva dans un couloir obscur qui semblait s'étendre à droite et à gauche.

Il prit à droite et, en avançant avec précaution, il s'aperçut qu'il marchait sur un tapis assez épais pour amortir complètement le bruit de ses pas.

Enhardi par ce début, il avança encore ; bientôt il entendit des voix : une voix d'homme forte et sonore, alternant avec une voix douce, la voix de la femme qu'il cherchait.

Il ne pouvait pas encore saisir les paroles, mais il pouvait déjà constater que ce colloque n'était pas un duo d'amoureux.

L'homme parlait d'un ton de menace ; la femme répondait d'un ton suppliant.

Et, certes, ils ne se doutaient pas qu'on les écoutait, car le diapason de leur entretien s'élevait de plus en plus.

Ils n'étaient séparés de Maxime que par une portière en tapisserie qu'il n'aurait eu qu'à soulever pour se trouver face à face avec eux. Il se contenta de prêter l'oreille, ce qui n'était pas le fait d'un gentleman. La situation, il est vrai, excusait un peu son indiscrétion, et il était assez naturel qu'il tînt à savoir à qui il avait affaire.

Il s'approcha donc presque jusqu'à toucher la tapisserie, et, ainsi posté, il ne perdit plus un mot du dialogue.

-- Si tu n'as que des conseils à m'offrir, dit l'homme, ce n'était pas la peine de me donner rendez-vous ici et de m'y faire poser.

-- Bon ! je suis fixé, pensa Chalandrey. Il la tutoie. Donc, il est ou il a été son amant.

-- Je n'ai pas pu venir plus tôt, répondit la femme ; j'étais surveillée, et si tu savais tout ce qu'il m'a fallu faire pour arriver jusqu'ici !...

-- Ça ne me regarde pas. Quand je t'ai écrit que j'étais à Paris, c'est toi qui as voulu me voir et qui as fixé l'heure et le lieu de l'entrevue. Ça m'allait, parce que je croyais que tu y serais avant moi. Je connaissais le truc pour entrer par le boulevard Bessières, mais tu savais bien que je n'avais pas de clé de la porte du pavillon. Et comme je n'ai trouvé personne, j'en aurais été réduit à battre la semelle sur l'herbe, si je n'avais pas découvert une échelle qui m'a servi à grimper jusqu'à la galerie...

-- Je te répète que ce n'est pas ma faute et que...

-- Je n'ai pas besoin de tes explications. Je t'ai attendue au moins trois-quarts d'heure, et j'allais partir, comme j'étais venu, par la porte vitrée. Mais te voilà et je te pardonnerais d'être en retard, si tu consentais à faire ce que je te demande.

-- Tu ne peux pas rester à Paris.

-- Mais, si... en faisant peau neuve... pour cela, il ne me faut que de l'argent... et tu en as.

-- Je ne refuse pas de t'en donner, si tu veux quitter la France et me promettre de n'y jamais revenir.

-- Tu as donc bien peur que je ne dérange ta vie !

-- C'est pour toi que j'ai peur. Quand on a un passé comme le tien, le pavé de Paris n'est pas tenable. Faut-il que je te le rappelle, ce passé ?

-- Inutile... je le connais... et personne que toi ne s'en souvient. On prétend que les voyages forment la jeunesse, mais ils changent diablement la figure des gens. Voilà sept ans que je roule ma bosse dans les cinq parties du monde. Mes camarades d'autrefois ne me reconnaîtraient plus.

-- Je t'ai bien reconnu, moi.

-- Parce que je t'avais écrit que je venais d'arriver à Paris. Si je ne t'avais pas prévenue, tu aurais passé à côté de moi dans la rue, sans tourner la tête.

-- Non... tu as des yeux qu'on ne peut pas oublier. Mais à quoi bon discuter là-dessus ? Ma résolution est prise. Si tu restes à Paris, ce sera contre ma volonté et s'il t'arrive malheur, je ne pourrai plus rien pour toi. Mais, si tu te décides à partir immédiatement, je suis prête à t'aider.

-- M'aider ?... Comment ?

-- En te remettant trente mille francs qui te permettront d'entreprendre en Amérique un commerce quelconque et en te servant là-bas une pension de six mille francs.

-- À la bonne heure ! c'est parlé cela !

-- Alors, tu acceptes ?

-- Je me tâte. J'aimerais mieux la moitié de la somme et la pension... en France.

-- En France, rien. Je te l'ai déjà dit.

-- Tu les as apportés, les trente mille ?

-- Oui... et je me contenterai de ta parole. Si tu y manquais, je supprimerais ta pension... et si jamais tu te réclamais de moi, je te renierais.

Il y eut un silence et Maxime, dont la curiosité de plus en plus surexcitée n'était qu'à demi satisfaite, Maxime se rapprocha encore de la tapisserie.

Il en avait assez d'écouter cette conversation qui ne lui avait rien appris de positif.

Il voulait maintenant voir les causeurs.

Le rideau, le lourd et épais rideau de tapisserie n'adhérait pas exactement à la cloison qui l'encastrait, et en l'écartant un peu, il put regarder par l'interstice.

Le colloque se tenait dans une grande salle qu'éclairait très imparfaitement le jour tombant d'en haut, à travers un plafond vitré.

Le pavillon qui, du dehors, paraissait avoir deux étages n'en avait qu'un dont le centre formait ce que les anglais appellent un hall.

Cette vaste pièce n'était meublée que d'une longue table recouverte d'un tapis vert et entourée de fauteuils garnis de cuir. On eût dit qu'elle avait été aménagée pour y réunir les administrateurs de quelque grande administration financière.

L'inconnue et l'homme qu'elle était venue trouver là causaient près de la table ; la femme tournant le dos et l'homme montrant les trois quarts d'un visage barbu dont Maxime ne distinguait pas bien les traits, à la lumière terne d'une matinée brumeuse.

Cet homme était grand et taillé en force.

Maxime le vit prendre des mains de la femme un paquet de billets de banque et le fourrer prestement dans sa poche.

-- Maintenant, pars, dit la dame. Va t'embarquer au Havre et écris-moi, dès que tu seras arrivé à New-York.

-- Je n'y manquerai pas, répliqua l'homme et je te quitte.

» Par où veux-tu que je sorte d'ici ?

-- Par la galerie. Quand tu seras au bas de l'échelle, aie soin de l'enlever et de la remettre à l'endroit où tu l'as prise. Moi je sortirai par la porte du rez-de-chaussée... dans dix minutes... quand tu seras déjà loin.

-- Alors... adieu ?

-- Oui, adieu pour toujours.

-- Toujours, c'est bien long... mais puisqu'il le faut !... Merci, tout de même !... Merci de ce que tu as fait pour moi.

Et sans ajouter un seul mot, sans serrer la main de celle qui venait de le payer si largement, l'homme se dirigea vers une porte qui devait donner dans le couloir où Maxime s'était glissé.

Ce couloir avait deux branches. Maxime avait pris celle de droite ; l'homme passait par l'autre. Ils ne pouvaient pas se rencontrer et Maxime n'avait pas la moindre envie de courir après lui.

Maxime se demandait si, maintenant que l'inconnue était seule, il allait l'aborder avant qu'elle partît.

Il s'y serait peut-être décidé, si la scène à laquelle il venait d'assister, n'eût refroidi son ardeur.

Il avait vu la femme pour laquelle il s'était passionné donner de l'argent à un individu qui devait avoir été son amant. À quelle catégorie sociale appartenait donc cet étrange couple ? Maxime soupçonnait que l'homme était un malfaiteur traqué par la police et que la dame ne valait pas beaucoup mieux. Ses illusions s'envolaient à tire d'ailes. Il ne tenait pas à se mêler des affaires de ces gens-là. Il se dit qu'il ferait sagement de laisser l'inconnue déguerpir, de décamper lui-même, un quart d'heure après, et de tâcher d'oublier cette sotte aventure.

Il resta donc embusqué derrière la tapisserie.

La dame non plus ne bougeait pas et elle lui tournait le dos.

Les dix minutes annoncées s'écoulèrent sans qu'elle fît un mouvement ; mais quand elles furent passées, elle s'achemina lentement vers le fond de la salle.

Maxime qui la suivait des yeux, la vit ouvrir une porte, s'arrêter tout à coup, en prêtant l'oreille, reculer vivement, traverser le hall, en diagonale, et finalement disparaître par une autre porte, une porte latérale qu'elle referma sur elle.

Elle avait sans doute entendu dans l'escalier un bruit qui l'inquiétait. Quelqu'un arrivait par là, quelqu'un qu'elle ne voulait pas rencontrer.

La situation se compliquait et, pour l'imprudent Chalandrey, c'était le vrai moment de filer. La curiosité le retint à son poste d'observation.

Bientôt, il vit entrer un homme, puis un autre puis un autre encore. Il en compta sept : toute une bande dont l'aspect n'avait rien de bien effrayant.

Ils étaient tous convenablement vêtus et Maxime fut tenté de croire qu'ils venaient tenir là une de ces séances maçonniques où les bourgeois se plaisent à s'entourer de mystère pour débiter solennellement des banalités humanitaires.

Impossible de les prendre pour des conspirateurs. Ils causaient gaiement et, certes, ils ne se doutaient pas qu'on les observait, car ils parlaient très haut.

Ils ne tardèrent pas à se ranger autour de la table et à prendre place sur des fauteuils comme des gens qui s'apprêtent à délibérer.

Maxime ne devinait pas à quoi tendait ce singulier conciliabule et il attendait avec impatience qu'un des compagnons qui siégeait prît la parole.

Il n'attendit pas longtemps.

-- Cher président, dit un jeune, un blond assez élégant dont la physionomie ne manquait pas de distinction, vous nous avez convoqués pour une heure si matinale que, de peur de manquer au rendez-vous, je ne me suis pas couché et je ne vous cacherai pas qu'il me tarde d'aller me mettre au lit. Vous seriez bien aimable de m'apprendre tout de suite de quoi il s'agit.

» De choses graves, je suppose, puisque vous avez voulu qu'on se réunît dans le local parfaitement sûr, mais peu confortable, dont nous ne sous servons que dans les grandes occasions.

-- Oui, de choses très graves, répondit le président, un beau vieillard à la barbe blanche.

» Un de nos associés nous trahit.

-- Oh !...

-- J'en ai la preuve. Ce misérable cherche à nous vendre à la police. J'ai vu la lettre qu'il a écrite. Il demande cinquante mille francs pour nous livrer tous... moins de dix mille francs par tête, ce n'est pas cher. Heureusement, j'ai à la préfecture des amis qui m'ont averti.

» Je vous ai appelés pour vous demander quel châtiment mérite cet homme.

-- La mort ! répondirent des voix.

-- C'est mon avis, reprit le vénérable chef. Est-ce aussi le vôtre, mon cher Jules ?

-- Absolument, répliqua sans hésiter l'interpellé. Seulement, il ne sera peut-être pas facile d'appliquer la peine.

-- Très facile, au contraire. Nous pouvons même l'appliquer séance tenante. Le traître est ici.

-- Nommez-le ! cria le chœur.

-- Le voilà ! dit le vieux, en désignant du doigt le joli jeune homme blond. Voulez-vous que je vous montre sa lettre ?

-- C'est inutile. Nous la connaissons.

L'accusé changea de visage et, au lieu d'essayer de se justifier, il fit un mouvement pour se lever.

Sans doute, il se sentait perdu et il voulait fuir.

Son voisin de gauche, un colosse, le prit à bras-le-corps et le maintint sur son fauteuil, pendant que le voisin de droite lui passait autour du cou le nœud coulant d'une corde qu'il avait cachée sous son paletot.

Ce fut fait en un clin d'œil.

Le coup évidemment était préparé à l'avance et le simulacre d'interrogatoire n'avait eu d'autre but que de détourner l'attention du malheureux dont la mort était résolue.

Condamné sans jugement et exécuté sans avoir eu le temps de se mettre en défense, il râlait déjà.

-- Ne le lâche pas, mais ne serre pas trop fort, dit au bourreau improvisé l'abominable vieux qui présidait cette assemblée d'assassins. J'aurai tout à l'heure quelque chose à lui demander.

» Et maintenant, messieurs, que nous le tenons, que ferons-nous de sa carcasse, quand nous l'aurons expédié ? Moi, je propose de l'enterrer dans le souterrain. Personne ne viendra l'y chercher, puisque personne n'y passe que nous.

-- Pourquoi l'enterrer ? Ce serait beaucoup trop long, dit un des juges. Nous n'avons qu'à planter un clou dans le mur du souterrain et l'y accrocher. Si jamais on l'y trouvait, on croirait qu'il s'est pendu. Il restera là, pour l'exemple.

-- Diable ! ricana un autre, ce sera bien désagréable de côtoyer ce cadavre en décomposition, quand nous viendrons tenir conseil ici.

-- Bah ! nous y venons tout au plus deux fois par an.

» C'est égal, je persiste à croire qu'il vaut mieux l'enterrer. Ce sera plus sûr, il va disparaître du monde où il vit et il faut que nul ne sache ce qu'il est devenu. Du reste, on l'oubliera vite, car il n'a pas beaucoup d'amis.

-- Eh ! bien, qu'on l'enterre, mais finissons-en, conclut l'homme qui tenait la corde.

Le patient suffoquait, mais il n'avait pas perdu connaissance et il devait entendre ses meurtriers discuter froidement la question de savoir ce qu'ils feraient de son corps.

Maxime croyait rêver. Il entendait, lui aussi, et il voyait les six bandits groupés autour de leur victime, comme des vautours qui se préparent à déchiqueter un mort.

Cette scène, renouvelée des séances des Francs-Juges du moyen âge, assemblés pour punir un faux frère, confondait sa raison.

Il lui semblait assister à la représentation d'un vieux mélodrame de l'Ambigu, et il se prenait à espérer que cette parodie sinistre allait cesser tout à coup, comme cesse un cauchemar.

Il ne tenait qu'à lui d'y mettre fin, en se montrant, mais son intervention lui coûterait probablement la vie, car des scélérats qui étranglaient si lestement un des leurs ne se feraient aucun scrupule de se débarrasser, par le même procédé, d'un témoin du crime.

Ils seraient six contre un, et Chalandrey n'avait pas sur lui le moindre revolver, pas même un couteau de poche.

La partie serait trop inégale.

Et d'ailleurs, il se souciait médiocrement de risquer sa peau pour secourir un gredin qui ne valait sans doute pas mieux que ses bourreaux.

Tous ces messieurs devaient s'être associés pour diriger une œuvre de malfaisance.

Quelle œuvre ? Maxime ne pouvait pas le deviner, car ils n'avaient rien dit qui le mît sur la voie, et pour le moment, il ne se préoccupait guère de connaître leur secret. Il pensait à s'esquiver par la galerie extérieure et à courir au poste le plus voisin pour avertir les sergents de ville.

Il allait s'y décider, lorsque le président dit :

-- Relâche un peu le nœud coulant. Je veux qu'il puisse répondre à une question que je vais lui poser.

L'ordre fut exécuté immédiatement, mais le condamné profita de cet instant de répit pour crier de toutes ses forces :

-- Au secours !... À l'assassin !

La peur l'affolait, car il n'avait pas de secours à attendre.

Et cependant, un cri répondit à cet appel désespéré, un cri qui semblait sortir de la cloison.

Les meurtriers se tournèrent de ce côté ; l'étrangleur donna un tour de corde qui étouffa aussitôt la voix de l'étranglé et le chef de la bande courut à la petite porte derrière laquelle Maxime avait vu disparaître l'inconnue.

Absorbé par le spectacle qu'il avait sous les yeux, Maxime avait momentanément oublié qu'elle était là, mais il comprit vite ce qui allait se passer et il faut lui rendre cette justice qu'il ne pensa plus à fuir.

Il ne pouvait pas laisser égorger une femme et il se jura de la sauver ou de périr avec elle.

Encore fallait-il voir ce que ces brigands allaient faire de leur prisonnière et choisir pour les attaquer le moment psychologique.

Il se promettait déjà de leur tomber dessus en criant : « À moi, les camarades ! » comme s'il y avait eu derrière lui une escouade d'agents de police, et il espérait que les coquins se laisseraient prendre à cette ruse et ne songeraient qu'à décamper.

L'homme à la barbe blanche reparut, traînant par le bras la pauvre inconnue qui se soutenait à peine ; il la poussa contre la table et il lui dit, en lui mettant le poing sous le nez :

-- Qu'est-ce que tu fais ici, toi ?

Et comme la malheureuse ne répondait pas, le vieux coquin reprit, en la secouant rudement :

-- Tu y es venue pour nous espionner.

-- Non, balbutia-t-elle, je vous jure que non. J'y suis venue parce que j'y avais donné rendez-vous à... à quelqu'un.

-- À ton amant, parbleu !... où est-il ?

-- Je ne l'ai pas vu... et lasse de l'attendre, j'allais partir, quand j'ai entendu des pas dans l'escalier... j'ai eu peur et je me suis cachée dans ce cabinet.

-- Comment es-tu entrée dans la maison ?

-- Par la porte du rez-de-chaussée.

-- Tu avais donc la clé ?... et tu connaissais donc le secret pour ouvrir la palissade ?

-- Oui... ce pavillon a appartenu autrefois à mon père.

-- À ton père !... très bien !... maintenant, je sais qui tu es... et je veux bien croire que tu ne travailles pas pour la police. Mais ça ne te sauvera pas. Tu nous as vus et tu pourrais nous reconnaître. Tu vas mourir.

-- Eh ! bien, tuez-moi.

Maxime, prêt à entrer en scène, regardait de tous ses yeux.

La dame n'avait plus son masque, mais il faisait si peu clair dans cette vaste salle qu'il ne la voyait pas beaucoup mieux que pendant leur voyage en fiacre.

À la grise lumière tamisée par le vitrage du plafond, les objets et les personnes lui apparaissaient comme à travers un brouillard.

Il n'était pas sûr de pouvoir reconnaître, s'il les rencontrait plus tard, les acteurs de ce drame, mais il admirait le courage de la prisonnière et il commençait à espérer qu'elle se tirerait, sans lui, de la terrible situation où elle se trouvait.

-- Tu mériterais que je te prisse au mot, dit le féroce vieillard ; et du reste, tu ne perdras rien pour attendre... mais tu vas d'abord me remettre la clé dont tu t'es servie.

-- La voici, murmura la pauvre femme.

-- Bon ! maintenant, réponds. Ce n'est pas la première fois que tu viens ici ?

-- Non... j'y venais autrefois avec mon père quand la maison était à lui.

-- Alors, tu en connais la disposition intérieure ?

-- Je ne connais que la salle où nous sommes et le cabinet où je me suis cachée... je n'ai jamais vu les pièces qui sont au rez-de-chaussée.

-- Et tu es toujours arrivée par le même chemin ?

-- Toujours. Mon père me l'avait montré.

-- Sais-tu pourquoi il a fait bâtir ce pavillon ?

-- Non. Il l'a vendu, un an avant sa mort, et je n'ai jamais su non plus à qui il l'a vendu ; mais je savais qu'il n'était pas habité et je pensais n'y rencontrer personne.

-- J'en suis convaincu ; mais l'homme que tu attendais le connaît aussi, le pavillon.

-- Il le connaît si peu qu'il n'a pas su le trouver.

-- C'est-à-dire qu'il t'a fait poser ; mais il peut se présenter d'une minute à l'autre. Donc, il faut en finir.

» Tu vois ce gredin qui a la corde au cou... c'est un traître que nous allons pendre. Eh ! bien, on va t'en faire autant. Tu as surpris nos secrets. Si nous te laissions vivre, tu nous dénoncerais.

-- Non... j'ignore qui vous êtes... et si je vous dénonçais, je me perdrais.

-- Es-tu prête à jurer de te taire ?

-- Oui, et je tiendrai mon serment. Il m'en coûterait trop cher d'y manquer.

-- Qu'en dites-vous, messieurs ?

Les bandits se consultèrent et l'un d'eux répondit :

-- Il n'y a que les morts qui ne parlent pas. Expédions-la. C'est plus sûr.

-- Soit !... mais je vous préviens qu'il n'en sera pas de la disparition de cette femme comme de la disparition de cette canaille de Jules. Elle est riche et elle a dans le vrai monde des amis qui la chercheront.

-- Qu'en sais-tu ?

-- J'ai connu son père et quelques-uns d'entre vous l'ont connu aussi. Elle a hérité de lui.

-- Tout ça ne l'empêchera pas de nous signaler à la police, si nous la laissons partir.

-- Non, car si elle racontait ce qu'elle a vu ici, on lui demanderait ce qu'elle y faisait et elle serait obligée d'avouer qu'elle attendait son amant.

-- Tu répètes ce qu'elle vient de nous dire. Et moi, je te répète ce que tu as dit tout à l'heure : finissons-en.

La malheureuse écoutait, impassible, les scélérats qui discutaient sa vie ou sa mort.

L'homme qu'ils avaient condamné était toujours assis dans le fauteuil où on l'avait poussé et celui qui lui avait passé la corde autour du cou n'avait qu'un mouvement à faire pour achever de l'étrangler.

Maxime attendit, haletant d'émotion et plus que jamais résolu à se jeter en avant, si ces atroces coquins se décidaient à tuer sa protégée.

Deux contenaient le traître. Le président prit les quatre autres à part et se mit à conférer avec eux.

Il parut qu'ils s'étaient promptement accordés, car la délibération ne fut pas longue.

Le vieux s'approcha du bourreau et de son acolyte, leur parla tout bas, puis, revenant à la femme, il lui dit :

-- Suivez-moi, madame. Je vais vous conduire hors d'ici.

Elle le regarda, tout étonnée de ce changement de ton et de cette invite à la liberté.

-- Oh ! n'ayez pas peur, reprit-il. Vous allez sortir, car, dans un instant, nous serons sûrs que vous ne parlerez pas.

Que signifiait cette promesse énigmatique et l'espèce de restriction qui l'accompagnait ?

La femme hésitait ; mais à quoi lui eût-il servi de refuser d'obéir ?

Elle se laissa emmener par ce président des assassins qui, en passant avec elle derrière le fauteuil où agonisait le condamné, saisit tout à coup les deux mains de la prisonnière, les ouvrit de force, y mit la corde, les referma dessus et la contraignit à tirer violemment, pendant que ses complices pesaient sur les épaules du patient.

Il n'en fallait pas tant pour qu'il rendît l'âme, car il était déjà à demi mort.

Cette secousse l'acheva.

L'inconnue poussa un cri d'horreur ; elle se débattit, mais les doigts de fer de l'horrible vieux l'empêchèrent de lâcher prise, jusqu'à ce que la victime eût expiré.

Maxime commençait à comprendre.

-- Maintenant, ricana le chef de la bande, te voilà notre complice. Tu nous as aidé à étrangler ce traître. Je ne crains plus que tu bavardes. D'ailleurs, tu seras surveillée. Rentre chez toi, et vis comme tu voudras, pourvu que tu ne donnes plus rendez-vous à tes amants dans cette maison. Tu n'entendras jamais parler de nous, mais nous saurons tout ce que tu feras. Une démarche imprudente, un propos suspect et tu mourras.

» Oh ! nous n'irons pas te tuer à domicile, mais il t'arrivera des accidents.

» Je ne t'en dis pas davantage. À bon entendeur, salut !

» À présent, viens !... Je vais t'ouvrir la porte du rez-de-chaussée et te lâcher dans l'enclos. Tu sortiras comme tu es entrée, par le boulevard Bessières.

» Oublie ce chemin : oublie ce que tu as vu, et ne recommence plus, si tu tiens à la vie.

Sur cette conclusion menaçante, il prit la dame par le bras et il l'entraîna vers le fond de la salle, en disant à ses dignes associés :

-- Enlevez ce cadavre, vous autres ! je vais vous attendre au bas de l'escalier.

Ainsi fut fait. Le président disparut avec la malheureuse qu'il emmenait, et les six coquins s'empressèrent d'exécuter les ordres de leur chef.

Ils s'attelèrent tous à la corde, probablement pour qu'il ne fût pas dit qu'un seul avait refusé de mettre la main à la besogne, et ils traînèrent le corps du supplicié hors de la salle du supplice.

Maxime vit de loin la porte se refermer sur ce sinistre cortège et il entendit le bruit des deux tours de clé qu'ils donnèrent à la serrure.

Ils partaient pour ne plus revenir, ce n'était pas douteux, et ils allaient enterrer ou pendre le mort dans la cave.

Mais quel sort réservaient-ils à la femme qui n'était pas encore tirée de leurs griffes ? Et s'ils lui rendaient la liberté, par où allaient-ils passer pour sortir définitivement du pavillon ?

Existait-il donc une communication souterraine entre ce pavillon et une maison située au delà du mur qui bornait l'enclos ?

Maxime était tenté de le croire, mais il n'eut garde d'aller s'en assurer.

C'était un vrai miracle que ces brigands ne se fussent pas aperçus de sa présence, et courir après eux c'eût été, comme on dit, tenter le diable.

Maxime se hâta de rentrer dans le couloir et de se glisser jusqu'à la porte vitrée qui donnait sur la galerie.

De là, il eut la joie de voir sa protégée traverser, seule, le champ qui s'étendait entre le pavillon et la palissade.

Le président avait tenu sa parole. Elle était libre.

Elle fit jouer le ressort caché dans les planches de la barrière, et elle disparut.

Maxime aspirait à en faire autant et il n'était pas certain de s'en tirer à si bon compte, car les bandits qui l'avaient épargnée veillaient peut-être, embusqués dans quelque coin.

Il attendit cinq minutes, mais il ne pouvait pas rester là et il se décida à tenter l'aventure, en rampant le long de la galerie, jusqu'à l'échelle dont il s'était servi pour y grimper.

Il avait oublié que la dame avait recommandé à l'homme du rendez-vous de l'enlever, après s'en être servi pour descendre.

L'homme n'y avait pas manqué. L'échelle n'y était plus.

Heureusement, un saut de quatre mètres en profondeur n'était pas pour effrayer un garçon jeune et leste qui avait fait beaucoup de gymnastique.

Maxime enjamba délibérément la balustrade, s'y accrocha avec les deux mains et se laissa couler en pliant les genoux.

Le choc fut rude et il roula sur l'herbe, mais il se releva aussitôt et il se mit à courir à toutes jambes jusqu'à la palissade. Il y arriva vite et tout en appuyant sur le bouton qu'il avait remarqué en entrant, il tourna la tête pour voir si on le poursuivait.

Il lui suffit d'un coup d'œil pour s'assurer qu'il n'y avait personne derrière lui, ni même dans l'enclos.

Les étrangleurs étaient rentrés sous terre.

Une seconde après, il se trouva hors de leurs atteintes et, en prenant pied sur le macadam du boulevard, il respira enfin, aussi content qu'un naufragé qui aborde au rivage après avoir longtemps nagé sans espoir.

Il se sentait renaître. Il lui semblait que le chemin de ronde avait un aspect plus gai, que le ciel était plus bleu, et il savourait le bonheur de rentrer dans sa vie de Parisien insoucieux qui ne pense qu'à ses plaisirs.

Sa joie, à vrai dire, n'était pas sans mélange, car il se demandait, avec une certaine inquiétude, s'il avait le droit de s'en tenir là, au lieu d'aller immédiatement raconter au commissaire du quartier l'histoire de sa matinée.

Toutes réflexions faites, il crut pouvoir s'en dispenser, sous prétexte qu'il ne devait pas s'exposer à compromettre une femme qui n'avait à se reprocher qu'une imprudence.

Après tout, les affaires des bandits du pavillon ne le regardaient pas et ce n'était pas son métier de les signaler à la police qui n'avait pas su les découvrir.

Maxime avait horreur des complications, à ce point qu'il s'efforçait déjà d'oublier la scène tragique à laquelle il venait d'assister, malgré lui.

La belle inconnue l'intéressait davantage, mais pas assez pour qu'il se mît en campagne à seule fin de la retrouver.

Au surplus, il tombait de fatigue et il lui tardait d'aller se coucher pour se reposer de tant d'émotions.

Aussi arrêta-t-il au passage le premier fiacre qu'il rencontra et se fit-il ramener chez lui, rue de Naples, sans trop se préoccuper des suites de son aventure, et surtout sans prévoir qu'elle en aurait de fort inattendues.

Une idylle finit quelquefois par un drame, mais il arrive aussi qu'un drame finit par une idylle.

II

-- Voilà un joli sauterne, ou je ne m'y connais pas, s'écria le commandant Pierre d'Argental, en posant sur la nappe le verre qu'il venait de vider, à petites gorgées, en fin gourmet qu'il était.

-- Alors, revenez-y, mon oncle, répondit gaiement Maxime de Chalandrey.

-- Je ne te demande pas l'adresse de ton fournisseur, attendu que je ne suis plus assez riche pour lui en acheter, mais je déclare qu'on n'en sert pas de pareil à la table du cercle où je dîne... pour mes péchés.

-- Voulez-vous que je vous en envoie une pièce ?

-- Merci ! Je n'ai plus de cave. Et d'ailleurs, j'aime mieux en boire avec toi. Décidément, j'ai bien fait de venir te demander à déjeuner, ce matin. Je m'étais levé de mauvaise humeur et me voilà tout ragaillardi.

-- Et pourquoi, diable ! étiez-vous triste, mon cher oncle ? Ça ne vous arrive pas souvent.

-- Non, c'est vrai. Mais... que veux-tu ?... il y a des jours où j'ai des idées noires.

-- Vous !... un philosophe !...

-- Un philosophe de l'école de Diogène... et je me figure que Diogène s'ennuyait dans son tonneau quand le soleil ne luisait pas... s'il avait fait beau aujourd'hui, j'aurais monté la jument que tu as achetée dernièrement au tattersall... mais il fait un temps gris qui me met la mort dans l'âme. Et puis... si tu crois que c'est gai de vivre comme je vis !... J'ai soixante ans, mon cher, et j'en suis réduit à la portion congrue. Quand je ne dîne pas en ville, je dîne à mon cercle, par économie. Les femmes ne m'amusent plus, les hommes m'ennuient... Bref, si je ne t'avais pas, je crois que je me ferais sauter le caisson.

-- Mais vous m'avez... et vous m'aurez longtemps, car je n'ai pas la moindre envie de prendre congé de l'existence.

-- Tu te trouves donc heureux comme tu es ?

-- Pas complètement heureux, mais le bonheur parfait n'est pas de ce monde. Il faut se faire une moyenne et je suis content de ma part.

-- Et tu comptes mener la même vie jusqu'à ce que tu n'aies plus le sou ?

-- Ma foi ! oui.

-- Alors tu finiras comme moi... vieux garçon ruiné...

-- Que voulez-vous que j'y fasse, si c'est ma destinée ?

-- Je veux... parbleu ! je veux que tu te maries.

Maxime éclata de rire si franchement que l'oncle fit chorus et se versa un plein verre de sauterne que, cette fois, il avala d'un seul trait.

Ce dialogue se tenait dans la salle à manger du petit hôtel de la rue de Naples, et, le déjeuner tirant à sa fin, Maxime avait renvoyé son valet de chambre qui servait à table ; il était resté en tête à tête avec le commandant, et, au moment où il s'y attendait le moins, après beaucoup de joyeux propos, la conversation avait tout à coup tourné au sérieux, à son grand étonnement.

L'oncle Pierre n'aimait pas les sermons et son neveu n'en revenait pas de l'entendre prêcher ainsi.

Cet oncle aimable était un grand vieillard, sec, mince et droit comme un parapluie. Il n'avait pas perdu ni un cheveu, ni une dent et, n'eût été sa moustache blanche, on aurait pu le prendre pour un jeune homme.

On voyait bien qu'il se souvenait d'avoir été un superbe officier, car il soignait sa personne et sa tenue, comme au temps où il plaisait aux dames, et il n'était pas prouvé qu'il ne fît pas encore des conquêtes.

Il avait vraiment grand air, avec son port de tête un peu hautain et sa taille cambrée dans une redingote noire, agrémentée de la rosette d'officier de la Légion d'honneur.

Et, quoi qu'il en dît, il menait une existence agréable, reçu, recherché et fêté dans le meilleur monde, écouté à son cercle comme un oracle, aimé des débutants, qui le consultaient volontiers sur leurs affaires de cœur et chéri de son neveu qu'il traitait en camarade.

Aussi était-il resté gai comme un sous-lieutenant et il ne lui arrivait guère de regretter tout haut la petite fortune qu'il avait jetée aux quatre vents du plaisir.

Sur quelle herbe avait-il marché en venant déjeuner chez le fils unique de sa sœur regrettée ? Chalandrey se le demandait et commençait à soupçonner qu'il y avait anguille sous roche ; mais il se garda bien de le pousser dans la voie des aveux. Il aimait mieux, comme on dit, le voir venir, sachant bien que ce vieux soldat allait toujours droit au but, quand il avait en tête un projet.

-- T'imagines-tu que je plaisante ? dit ce brave oncle, après avoir bu ; ou bien, est-ce l'idée de te marier qui te fait pouffer de rire ?

-- Non ; mais j'avais si peu prévu que vous poseriez, ce matin, au dessert, la question conjugale...

-- C'est le moment ou jamais. Où en es-tu de ton capital ?

-- J'en ai encore pour cinq ans... au moins.

-- C'est-à-dire qu'à trente ans, tu auras tout mangé. Moi, j'y ai mis plus de temps et j'étais beaucoup moins riche que toi. Mais je ne te blâme pas d'aller si vite. Quand on est décidé à se ruiner, il vaut mieux se ruiner de bonne heure, parce qu'on peut encore se refaire.

» Du moins, c'était possible autrefois... on s'engageait et on avait la guerre de Crimée... la guerre d'Italie... le Mexique. Maintenant, tu mettrais sept ans à décrocher l'épaulette et tu serais retraité capitaine. Je rêve pour toi d'un autre avenir.

» Je rêve de te voir épouser une femme riche et charmante, qui te donnera de beaux enfants que je ferai sauter sur mes genoux, en attendant que je leur apprenne à monter à cheval.

-- Je ne vous vois pas très bien dans ce rôle-là. Et puis, je ne me sens pas encore mûr pour le mariage.

-- Tu n'es donc pas las de courir les drôlesses ?

-- Mais, si. J'en ai par-dessus la tête.

-- Eh ! bien, alors ?...

-- Ah ! voilà !... avec ces demoiselles, on est libre de s'en aller quand on veut... en réglant la note... C'est beaucoup plus facile que de divorcer.

-- Oh ! si tu te maries avec l'arrière-pensée de divorcer, un jour ou l'autre, autant vaut rester garçon.

-- C'est bien mon avis.

-- Tu en changerais, si tu trouvais la femme qu'il te faut.

-- En auriez-vous, par hasard, une à me proposer ?

-- Justement.

-- Bon ! je m'en doutais en vous écoutant discourir sur les inconvénients du célibat. Eh ! bien, mon cher oncle, ne vous arrêtez pas en si beau chemin. Nommez-moi celle qui doit faire mon bonheur.

» Seulement, je vous préviens que, si je la connais, je n'en voudrai pas.

-- Et pourquoi ?

-- Parce que, de toutes celles que je vois dans le monde où je vais, il n'y en a pas une qui me convienne.

-- Tu ne la connais pas. Elle ne fréquente pas les mêmes salons que toi.

-- Où la rencontrez-vous donc ?

-- Chez elle. J'y ai mes grandes entrées et avant-hier encore, j'y ai passé la soirée. Elle reçoit beaucoup et rien que des gens de très bonne compagnie. Elle ne sait même pas que tu existes ; je ne lui ai jamais parlé de toi.

-- Et vous vous imaginez qu'elle m'épouserait ?

-- Parfaitement... si tu lui plaisais... et il ne tient qu'à toi d'essayer de lui plaire, car je te présenterai quand tu voudras.

-- Elle est donc bien pressée de se marier ?

-- Pas du tout. Elle est, au contraire, très difficile... et elle a le droit de l'être, d'abord parce qu'elle est très riche... et ensuite parce qu'elle est très belle, très intelligente et très bonne.

-- Autant de raisons pour qu'elle m'éconduisît, si je m'avisais de poser ma candidature. Mais cette personne si avantagée n'est pas une jeune fille, je suppose ?

-- Non. Elle est veuve depuis trois ans et elle n'a été mariée que six mois.

-- Quel âge a-t-elle ?

-- À peu près le même âge que toi. Ce serait le seul mauvais côté de ce mariage..., mais il y aurait tant de compensations... cent cinquante mille francs de rente, un cœur d'or, une figure charmante, un caractère excellent...

-- Trop de qualités pour une femme seule, dit ironiquement Maxime. Quoi ! pas un pauvre petit défaut ?

-- Si !... elle a la manie de la bienfaisance. C'est une passionnée de charité. Elle passe une partie de son temps à courir la ville pour assister les indigents... elle va soigner les malades à domicile.

-- Diable ! je ne serais pas d'humeur à l'y aider. Mais si on n'a pas autre chose à lui reprocher...

-- Il y a... l'origine de sa fortune. Son père l'a faite, cette fortune, on ne sait trop comment. Il spéculait sur les vins, sur les huiles... il spéculait sur tout... et il n'avait pas très bonne renommée. J'ai toujours pensé que c'était là ce qui avait poussé sa fille à se jeter dans les bonnes œuvres. Elle veut racheter les torts de ce père peu scrupuleux, la chère comtesse.

-- Ah ! elle est comtesse ?

-- Oui, puisqu'elle est la veuve du comte de Pommeuse, un seigneur ruiné qui l'avait épousée pour ses écus et qui ne songeait qu'à la gruger.

-- Attendez donc !... mais je l'ai, sinon connu, du moins entrevu, Pommeuse... c'était un triste sire... ne s'est-il pas tué en tombant de cheval au bois de Boulogne ?

-- Oui, fort heureusement pour sa femme. Et pourtant, elle lui a fait l'honneur de le pleurer. Elle a porté son deuil, deux ans. C'est seulement cet hiver qu'elle s'est décidée à recevoir.

» Maintenant, mon cher, te voilà renseigné et quand tu l'auras vue, tu conviendras que ma veuve est une merveille.

-- La vue n'en coûte rien, dit gaiement Maxime ; et puisque vous tenez tant à me la montrer...

-- Ce soir, si tu veux. C'est son jour. Dîne au cercle, je viendrai t'y prendre vers neuf heures et je te conduirai chez elle... avenue Marceau... un hôtel superbe...

-- Comme vous voudrez, mon cher oncle... mais si nous passions au fumoir ? Le café nous y attend et j'ai reçu, dernièrement, de la Havane, des partagas dont vous me direz des nouvelles.

Le commandant se leva et suivit son neveu, qui le conduisit dans un petit salon, meublé à l'orientale, où il passait volontiers une heure à fumer, après son déjeuner.

Ils allumèrent leurs cigares et Maxime, après avoir versé le café, s'établit dans un fauteuil, pendant que l'oncle se promenait à grands pas pour se dégourdir les jambes, après une longue station à table.

Il ne tarda guère à s'arrêter devant un portrait qui représentait un jeune homme en uniforme d'officier des guides.

-- C'est étonnant comme tu te mets à lui ressembler, dit-il. Quand tu étais enfant, tu ressemblais à ma pauvre sœur, que tu n'as jamais vue, puisqu'elle est morte en te mettant au monde. À présent, tu me rappelles ton père ; tu as sa voix, ses gestes... et beaucoup de son caractère. Tu n'en peux pas juger, car tu ne l'as guère connu.

-- J'avais quinze ans, lorsque je l'ai perdu, et j'étais, depuis deux ans, au collège, en Angleterre.

-- C'est moi qui t'ai ramené en France pour conduire le deuil.

-- Je m'en souviens... je me vois encore, marchant à côté de vous derrière le cercueil. Nous pleurions tous les deux.

-- Oui... je l'aimais bien, quoique nous n'ayons pas toujours vécu en bonne intelligence, murmura le commandant.

Puis, tout à coup :

-- Tu n'as jamais su comment il est mort ? demanda-t-il.

-- Je sais qu'il est mort subitement, répondit Maxime, tout étonné de cette question. Vous m'avez toujours dit qu'il avait succombé à la rupture d'un anévrisme.

-- Oui, murmura le commandant, je t'ai dit cela, mais...

-- Vous m'avez même dit qu'il était tombé, foudroyé, en se promenant, à Vincennes.

-- Je ne pouvais pas te dire autre chose... tu n'étais qu'un enfant. On a trouvé, en effet, son corps dans le bois de Vincennes... et, comme il avait sur lui des cartes de visite avec son nom et son adresse, le commissaire de police a bien voulu ne pas l'envoyer à la Morgue.

-- À la Morgue ! répéta douloureusement Maxime.

-- C'est la règle en pareil cas. Mais on a ouvert une enquête, comme on le fait toujours, quand il y a eu mort violente...

-- Ou accidentelle.

-- Il ne s'agissait pas d'un accident.

-- Quoi ! mon père se serait suicidé !

-- Certainement, non.

-- Ah ! je comprends !... il a été tué en duel.

-- Peut-être.

-- Comment, peut-être ?... Et pourquoi m'avez-vous caché la cause de sa mort ?

-- Parce que, je te le répète, tu étais trop jeune. Je me réservais de te l'apprendre plus tard... et je n'en ai rien fait... pour des motifs que je t'exposerai, tout à l'heure.

» Maintenant que dix ans ont passé sur ce malheur, je puis bien te dire la vérité que peu de personnes ont connue, lors de la catastrophe.

» Oui, il est plus que probable que ton père a été tué en duel. Il a reçu un coup de pointe en plein cœur et il avait mis habit bas pour se battre.

» Dans la clairière où il gisait sur l'herbe, on n'a pas retrouvé les armes dont les adversaires s'étaient servis ; mais l'examen de la blessure n'a laissé aucun doute. C'est une épée de combat qui lui a troué la poitrine.

-- Le nom de son meurtrier ? s'écria Maxime, très ému.

-- Voilà ce qu'on n'a jamais su... pas plus qu'on n'a su la cause de ce duel, ni les noms des témoins, si tant est qu'il y ait eu des témoins.

-- S'il n'y en a pas eu, ce duel a été un assassinat.

-- C'est ce qui n'a pas été prouvé, et la justice n'a pas donné suite à l'affaire. Malheureusement, ton père en avait eu beaucoup... affaires d'honneur, affaires de femmes... il allait sur le terrain pour un oui ou pour un non et ses bonnes fortunes lui avaient fait des ennemis... On a supposé qu'il avait dû subir les conditions d'un mari offensé qui aura exigé une rencontre sans témoins.

» Tout cela était très difficile à t'expliquer, tu en conviendras, mon cher Maxime.

-- J'en conviens... mais il y a longtemps que j'ai l'âge de raison.

-- D'accord. Seulement, je n'osais pas aborder ce pénible sujet... et j'en suis à me demander pourquoi je viens de m'y décider tout à coup, après déjeuner.

» Est-ce l'effet de ton sauterne ?... non, je n'en ai bu que deux bouteilles. C'est plutôt parce que je ne dois plus avoir de secrets pour un neveu qui a atteint sa grande majorité et que je me suis mis en tête de marier bientôt.

» Et puis... je te connais... si je t'avais conté trop tôt cette tragique histoire, tu aurais pensé immédiatement à venger ton père, et tu aurais perdu ton temps à chercher le coupable. Maintenant, il y a prescription et tu ne seras pas assez fou pour te lancer dans une chasse qui n'aboutirait à rien.

-- Non... mais si jamais le hasard me mettait face à face avec cet homme, je lui ferais payer cher le coup d'épée qui a tué mon père.

-- Tu n'aurais pas tort, et c'est la grâce que je te souhaite. J'espère que tu ne m'en veux pas de t'avoir révélé ce triste secret. Il pesait sur ma conscience et, depuis que je t'ai renseigné, je me sens soulagé.

» À présent, parlons de choses moins lugubres. Nous irons, ce soir, chez la comtesse de Pommeuse ; mais que comptes-tu faire de ta journée ?

-- Je n'en sais trop rien. J'éprouve le besoin de me distraire et je n'ai pas le cœur à m'amuser. Je me contenterai probablement de prendre l'air en marchant, sans but, à travers Paris. C'est le remède que j'emploie toujours, quand je me sens déséquilibré.

-- Pas mauvais, le remède. J'en use aussi quelquefois. Promène-toi, mon garçon ; ça te fera du bien. Seulement, n'oublie pas de rentrer pour t'habiller, avant dîner. Après, tu n'aurais pas le temps, puisque je viendrai te chercher à neuf heures.

-- Soyez tranquille ; je serai prêt. Mon valet de chambre m'apportera au cercle de quoi faire ma toilette... comme tous les soirs.

-- C'est juste. J'oubliais que tu es toujours en habit, à partir de sept heures. Moi, je me mets en grande tenue, quand je ne peux pas m'en dispenser. Je m'y mettrai, ce soir, et en attendant, je vais faire un tour du côté des fortifications.

-- Voilà un singulier but de promenade !

-- Mon cher, j'ai une amie qui habite le quartier des Épinettes. Elle loge dans une cité dont tu n'as certainement jamais entendu parler... la cité du Bastion... entre le chemin de fer de ceinture et le boulevard Bessières.

À cette indication fort inattendue, Maxime dressa l'oreille et se demanda un instant si son oncle allait lui parler de l'affaire du pavillon.

Mais M. d'Argental ajouta, en riant :

-- Ne t'imagine pas que je vais courir le guilledou à la barrière ; l'amie en question est la ci-devant cantinière de mon ancien régiment, le 3e chasseurs d'Afrique. Elle a fait avec moi la campagne de Crimée et elle tient maintenant un gargot à l'enseigne du Lapin qui saute , il y avait la mère d'Azof... ça me rajeunit quand je pense à nos bêtes de calembours d'autrefois.

-- Ils sont assez drôles, murmura le neveu, rassuré sur les intentions de son oncle, mais assez surpris d'apprendre que cet oncle fréquentait un quartier où la plus étrange aventure l'avait entraîné, tout récemment, lui, Maxime de Chalandrey, qui n'allait jamais plus loin que le boulevard des Batignolles.

Après quelques autres propos militaires, le bon commandant prit congé, et Maxime le vit partir sans trop de regret, car il lui tardait d'être seul pour donner audience aux pensées qui se pressaient dans son esprit.

Depuis quelques jours, il avait déjà beaucoup réfléchi à l'histoire qui lui était arrivée et il persistait dans la résolution de la garder pour lui, sans chercher à pénétrer les mystères du pavillon où il avait vu étrangler un homme.

Il éprouvait bien quelques remords de se taire, mais il en était presque arrivé à se persuader que ces gens, y compris la dame masquée, avaient joué devant lui une tragi-comédie, dont il n'apercevait pas le but et qui ne l'intéressait pas personnellement.

Il n'avait rien lu dans les journaux qui se rapportât à cette affaire et il cherchait à l'oublier, lorsque le commandant était venu lui parler d'un drame qui le touchait de plus près.

Un clou chasse l'autre, dit le proverbe et, maintenant, Maxime pensait beaucoup plus à la fin lamentable de son père qu'à la belle inconnue.

Il n'avait pas eu le temps de l'aimer, ce père, mais il en avait gardé pieusement le souvenir et le récit de sa mort l'avait profondément ému.

Il aurait donné volontiers tout ce qui lui restait de fortune pour découvrir le meurtrier, non pas pour le dénoncer à la justice, mais pour lui appliquer la peine du talion, en le tuant d'un coup d'épée.

Malheureusement, il ne pouvait guère se flatter d'arriver à satisfaire sa juste vengeance et son oncle ne paraissait pas disposé à l'y aider.

Pour le moment, Maxime n'avait rien de mieux à faire que d'aller se promener, afin de se rafraîchir les idées, en attendant que sonnât l'heure de la présentation à cette comtesse de Pommeuse, tant prônée par l'ancien chef d'escadron.

Chalandrey se défiait quelque peu des appréciations enthousiastes de ce vieux soldat, mais il ne lui déplaisait pas de les contrôler en se laissant conduire chez la belle veuve de l'avenue Marceau.

Il pouvait bien faire cette concession à un excellent homme qui l'aimait beaucoup, et d'ailleurs, il ne risquait pas grand'chose, car il avait assez vécu pour ne s'enflammer qu'à bon escient.

Ce n'était guère qu'à ses moments perdus qu'il songeait à se marier, mais il n'y répugnait pas absolument, car la vie de garçon commençait à lui peser.

Du reste, Maxime n'avait de parti pris sur rien. Sa devise était : « Tout finit toujours par s'arranger », et, en conséquence, il se laissait aller au cours des événements, de sorte que c'était le hasard qui gouvernait son existence.

Ce système l'avait déjà mené loin et devait le mener plus loin encore, pour peu qu'il continuât à le mettre en pratique.

Par extraordinaire, s'étant levé de bonne heure, ce jour-là, il était déjà habillé et, après avoir donné à son valet de chambre ses ordres pour le soir, il s'empressa de sortir.

On était à la fin de l'hiver et il faisait un temps superbe, un de ces temps clairs qui poussent hors de leurs logis les Parisiens désœuvrés.

Sans trop savoir où il irait flâner, Maxime commença par descendre la rue du Rocher.

Il n'était point d'humeur à s'en aller revoir le quartier excentrique vers lequel son oncle se dirigeait, en ce moment, et comme il ne cherchait qu'à se distraire, il s'achemina instinctivement vers le boulevard des Italiens, sauf à pousser, après, jusqu'aux Champs-Élysées où il était sûr de voir passer de brillants équipages.

Il se sentait heureux de vivre et il oubliait peu à peu les tristes confidences du commandant qui l'avaient pourtant fortement remué.

Depuis son aventure du pavillon, il n'était guère sorti qu'en voiture, et il prenait plaisir à marcher sur les pavés secs en respirant à pleins poumons l'air vif d'une journée printanière.

Maxime de Chalandrey était ainsi fait que les impressions les plus vives ne le troublaient jamais longtemps.

Et, du reste, pourquoi se serait-il complu à méditer sur la mort tragique de son père, puisqu'il n'espérait pas le venger ?

Il pensait encore moins à la rencontre qu'il avait faite, trois jours auparavant, dans cette même rue du Rocher ; mais elle lui revint en mémoire, lorsqu'il reconnut la maison d'où la dame voilée était sortie et il s'arrêta un instant pour examiner le point de départ d'une série d'événements bizarres.

Elle avait l'apparence la plus bourgeoise du monde, cette maison, et pas du tout l'air mystérieux.

Quatre étages, quatre fenêtres à chaque étage ; deux boutiques au rez-de-chaussée, une porte à deux battants dont l'un était ouvert, un corridor assez large au fond duquel on apercevait les premières marches d'un escalier.

Était-ce là le domicile de la dame ? Maxime en doutait, et il n'était pas à même de s'en informer.

Demander des renseignements au concierge sur une personne dont il ignorait le nom et dont il n'avait pas vu le visage, c'eût été perdre sa peine.

Il reconnut aussi le mur contre lequel il avait entrevu un homme adossé et il remarqua que ce mur soutenait la terrasse d'un jardin qui dominait la rue.

Puis, il se souvint tout à coup de sa rencontre avec son ancien camarade Lucien Croze et il se reprocha d'avoir totalement oublié ce brave garçon.

-- Je l'ai invité à déjeuner pour demain dimanche, murmura-t-il ; c'est fort heureux que j'y aie pensé aujourd'hui... Il me semble même qu'il a été question d'une promenade à Sèvres et à Saint-Cloud, en compagnie de sa sœur... Eh ! bien, au fait, pourquoi pas ?... Ce sera champêtre et vertueux... ça me changera et ça m'amusera peut-être mieux que la soirée de madame de Pommeuse.

» Elle ne me dit rien qui vaille, cette comtesse.

Épouser une veuve, ce n'était pas précisément ce que rêvait Maxime de Chalandrey et si, pour en finir avec la vie qu'il menait, il se décidait à passer par la porte solennelle du mariage, une jeune fille aurait beaucoup mieux fait son affaire.

Il se serait même contenté d'une liaison sérieuse avec une femme digne d'être aimée. Quoi qu'il en eût dit à son oncle, ce moyen terme correspondait à ses aspirations secrètes et il ne désespérait pas de rencontrer, par hasard, ce qu'il cherchait sans empressement.

Il ne s'attarda point devant la maison qui venait de lui rappeler une aventure bien plus imprévue que la rencontre souhaitée, et il continua sa promenade hygiénique sans se demander où le mènerait la prolongation de cet exercice.

Il arriva bientôt au boulevard, et là, au lieu de se diriger vers les Champs-Élysées, comme il y avait songé un instant, il s'engagea dans l'avenue de l'Opéra, à la suite d'une personne agréablement tournée qui venait de prendre ce chemin.

Maxime n'avait pas le projet de l'aborder, mais quand on ne sait où on va, il est amusant de se laisser conduire par une femme qui ne s'aperçoit pas qu'on la suit.

Et celle-là ne paraissait pas s'en douter.

Elle filait, sans se retourner, de ce pas vif et décidé auquel on reconnaît les Parisiennes de race.

L'Anglaise avance résolument, comme un grenadier qui monte à l'assaut. L'Américaine court. La provinciale hésite et s'arrête pour consulter le commissionnaire du coin qui lui indique la première à gauche et la troisième à droite. La Parisienne seule sait marcher.

Maxime ne pouvait pas s'y tromper et il était fort expert en l'art de suivre une femme sans la compromettre. C'est toute une stratégie. Il y a deux écueils à éviter : si on suit de trop loin, on risque de perdre la piste ; si on suit de trop près, on risque d'effaroucher la dame.

L'abordage est encore plus difficile, et il y a bien des façons de s'y prendre, sans compter celles qu'on ne peut employer qu'avec les promeneuses de bonne volonté.

Mais Maxime, ce jour-là, suivait pour le plaisir de suivre et d'examiner une jolie allure féminine, comme il se serait plu à regarder trotter un beau cheval bien dressé.

La taille était fine, la toilette élégante.

Un vrai régal pour les yeux d'un connaisseur.

Maxime n'en demandait pas davantage. Pour voir la figure de cette nouvelle inconnue, il n'aurait eu qu'à accélérer le pas jusqu'à ce qu'il l'eût dépassée, mais il aimait autant ne pas se presser, de peur d'une déception.

Il n'était pas impossible, après tout, qu'elle fût laide et il tenait à conserver ses illusions le plus longtemps possible.

Du reste, il pensait qu'elle finirait bien par s'arrêter devant la vitrine d'une boutique et qu'il pourrait, en passant, la dévisager d'un coup d'œil.

Il se contenta donc de lâcher la bride à son imagination et de se figurer qu'il suivait une duchesse adorablement belle.

Cette fois, il n'avait pas à redouter que la poursuite se terminât par un drame. L'avenue de l'Opéra ne ressemble pas du tout au boulevard Bessières, et on n'y voit que de majestueuses maisons gardées par d'imposants concierges, des immeubles respectables où il ne se tient pas de conciliabules de bandits et où on n'étrangle personne.

Il y a bien, dans les rues adjacentes, de vieilles bâtisses qui ont échappé à la pioche des démolisseurs, lors du percement de la nouvelle avenue. Il est resté, à droite et à gauche de cette large voie, des tronçons de l'ancien quartier de la butte Saint-Roch, qui a toujours été mal habité.

Mais Maxime ne pouvait pas supposer que la dame allait s'engager dans une de ces ruelles. Les pieds mignons qui foulaient si allègrement l'asphalte du large trottoir de l'avenue n'étaient pas faits pour aller se meurtrir sur les pavés inégaux de ces chemins étroits.

Aussi fût-il assez étonné de la voir tourner tout à coup par la rue Saint-Roch qui ne paie pas de mine, et peu s'en fallut qu'il n'abandonnât la chasse.

Il suivit pourtant, toujours poussé par le désir de savoir où allait cette élégante marcheuse.

Aux Tuileries, peut-être, où le beau temps attire toujours beaucoup de monde ; et si elle s'asseyait dans le jardin, il pourrait la voir tout à son aise et même trouver l'occasion de lui parler.

Il en fut pour ses peines.

Arrivée à la hauteur de l'église, elle s'arrêta brusquement et se retourna pour s'assurer que personne n'était à ses trousses.

Elle aperçut Maxime qui s'était beaucoup rapproché, et elle s'éclipsa. Il entendit tinter la sonnette d'une barrière à claire-voie, et il comprit qu'elle s'était jetée dans une allée.

Ce fut si vite fait qu'il put à peine entrevoir sa figure, à demi cachée par une voilette.

Il avança vivement et il se trouva devant un corridor sombre, dont une clôture mobile barrait l'entrée, mais la dame avait déjà disparu dans les profondeurs de ce couloir.

Peu disposé à l'y poursuivre, il recula jusqu'au milieu de la rue et, en levant les yeux, il constata que celle qu'il prenait pour une grande dame s'était réfugiée dans une maison borgne.

Façade vermoulue, fenêtres sans persiennes, toit déjeté : tout cela sentait la misère et le vice.

-- Parbleu ! dit-il entre ses dents, je n'ai pas de chance avec les inconnues ! L'autre jour, j'en ai protégé une qui m'a entraîné dans un coupe-gorge ; celle-ci vient d'entrer dans un bouge. Au diable les rencontres ! Je me priverai désormais de ces divertissements-là !... et cette fois, je ne pousserai pas plus loin l'aventure.

» C'est dommage !... elle m'amusait et, autant que j'ai pu en juger, cette fille était jolie.

» Mon oncle se moquerait de moi, s'il me voyait contemplant, tout penaud, l'entrée de ce taudis. Il prendrait prétexte de ma déconvenue pour me vanter encore le mariage et ses agréments. Il procèderait par comparaison et il aurait beau jeu, car j'aime à croire que sa belle veuve ne court pas les rues de Paris, à pied, toute seule, comme une bourgeoise dévoyée.

» Mais il aurait beau dire. Je ne serai jamais qu'un fantaisiste.

Sur cette conclusion, peu rassurante pour son avenir, Maxime se remit en route, non sans avoir donné un dernier coup d'œil à l'allée noire qui devait aboutir à un escalier fangeux conduisant à des logements garnis.

Il suivit la rue Saint-Roch jusqu'au bout et il éprouva une certaine satisfaction à déboucher dans la rue de Rivoli, tout ensoleillée.

Il la remonta, toujours sans dessein arrêté, jusqu'aux guichets de la place du Carrousel et là, l'idée lui vint d'entrer au musée du Louvre pour compléter cette promenade au hasard.

Il avait deux heures à perdre avant de se rabattre sur le cercle, où il comptait, avant d'y dîner, tâter un peu la veine qui lui tournait le dos depuis quelques jours. Autant valait employer ces deux heures à passer en revue des chefs-d'œuvre.

Maxime n'était pas aussi connaisseur en tableaux qu'en femmes, mais s'il n'avait pas un goût passionné pour la peinture, il aurait pu dire : « Je ne la crains pas », comme le roi Charles X, à qui on demandait s'il aimait la musique.

Maxime appréciait toutes les belles choses ; il admirait les grands peintres du seizième siècle. Il sentait la musique de Mozart et il savait par cœur beaucoup de vers.

Il lui était même arrivé quelquefois d'en faire, mais il s'en cachait comme d'un ridicule, car il vivait dans un monde où il est de mode de mépriser les lettres et les lettrés.

En ce moment, du reste, il n'avait pas l'esprit tourné à la poésie, et depuis sa mésaventure de la rue Saint-Roch, il s'était repris à réfléchir à sa situation qui ne pouvait pas manquer de s'embarrasser de plus en plus, s'il continuait à manger son fonds avec son revenu.

Il s'apercevait aussi que tout commençait à l'ennuyer et qu'en changeant d'existence, il n'aurait rien à regretter, pas même sa liberté dont il faisait un si sot usage.

Il se disait cela en montant l'escalier du musée, mais ses velléités de conversion n'étaient jamais de longue durée, et il fut bientôt distrait par le spectacle que présentait le salon carré qui précède la grande galerie.

Les visiteurs n'y étaient pas nombreux : des étrangers circulant, le livret à la main, et quelques flâneurs, venus là pour tuer le temps, comme ils seraient allés voir juger des prévenus en police correctionnelle.

En revanche, les copistes foisonnaient. Ce n'était, de tous côtés, que chevalets dressés devant les tableaux illustres.

Il y en avait trois devant l'Antiope du Corrège et quatre devant l'Assomption de Murillo.

Et les pinceaux allaient, maniés activement par des artistes des deux sexes : rapins fourbus exécutant une commande obtenue à grand'peine ; demoiselles hors d'âge copiant des anges et des vierges et, par ci par là, quelques fillettes travaillant pour apprendre, sous la surveillance de mères attentives.

Les femmes étaient là en majorité, -- surtout des vieilles, -- cachant sous de longs sarreaux leurs robes élimées : pauvres diablesses, réduites à gagner leur pain en barbouillant, pour les revendre à des brocanteurs juifs, des toiles achetées à crédit.

Les ateliers sont gais, mais tout ce monde était triste. On ne causait pas ; on peinait à la besogne et, du haut de leur cadre, les magnifiques seigneurs vénitiens des noces de Cana semblaient prendre en pitié ces parias de l'art qui cherchaient à imiter, pour vivre, l'inimitable Véronèse.

Pas un frais minois parmi ces travailleurs à la tâche. Maxime n'en put découvrir un seul et, comme cet encombrement le gênait pour regarder les tableaux, il passa dans la galerie.

Les chevalets y étaient plus rares et il poussa tout d'abord jusqu'à la travée des maîtres Flamands qu'il aimait presque autant que les maîtres Vénitiens.

Là se dressaient des échafaudages devant les immenses toiles où Rubens a représenté allégoriquement le mariage de Marie de Médicis, et des copistes, grimpés sur des échelles, s'escrimaient à les reproduire, en forçant les couleurs.

Ces travaux gigantesques n'intéressaient pas beaucoup plus Maxime que ceux des peintres en bâtiments et il allait passer outre lorsqu'il avisa, assise sur un tabouret, près de l'embrasure d'une fenêtre donnant sur le quai, une jeune fille occupée à copier un portrait placé sur la cimaise, un portrait de femme où on reconnaissait à première vue la main du maître Anversois.

Maxime eut comme un éblouissement, et ce n'était pas le portrait qu'il regardait, c'était l'artiste.

Elle était adorable avec ses cheveux blond-cendré, ses yeux bruns et son teint dont la blancheur semblait avoir été dorée avec un rayon du soleil.

Cette merveille de beauté n'avait certainement pas vingt ans, et Maxime, cloué sur place par l'admiration, se plaça de façon à la contempler, sans trop se faire remarquer.

Il lui était arrivé de s'enflammer à première vue pour une femme, mais jamais au point d'en perdre la tête.

Cette fois, c'était le coup de foudre, et il se disait :

-- La voilà, celle que j'aimerai !

C'était aller un peu vite, et l'oncle d'Argental n'aurait pas manqué de hausser les épaules s'il eût entendu son neveu dire tout haut ce qu'il pensait tout bas.

On se trompe souvent lorsqu'on juge sur l'apparence. Maxime ne savait pas du tout si cette admirable jeune fille était honnête, et il était permis d'en douter, car une demoiselle bien élevée ne va guère sans sa mère, ou du moins sans une femme plus âgée qu'elle, et celle-là était venue, seule, peindre dans cette galerie publique, où les oisifs pouvaient la regarder sous le nez et lui tenir des propos inconvenants.

Il fallait qu'elle eût été accoutumée de bonne heure à se protéger elle-même, à moins qu'elle n'eût déjà jeté son bonnet par-dessus les moulins, supposition que démentaient son attitude et l'air de son visage.

On aurait pu lui appliquer les qualificatifs employés par La Bruyère, l'immortel auteur des Caractères : « si jeune, si belle et si sérieuse. »

Elle travaillait avec tant d'ardeur qu'elle ne s'était pas encore aperçue que Maxime la dévorait des yeux.

Il ne se gênait pourtant pas beaucoup pour la regarder et il mourait d'envie de lui adresser la parole, mais il ne savait comment s'y prendre.

C'était bien la première fois de sa vie qu'une femme l'intimidait, et il n'avait pas son pareil pour engager adroitement une conversation avec une inconnue.

La circonstance s'y prêtait d'ailleurs et les entrées en matière ne manquaient pas : un éloge murmuré discrètement ; une phrase enthousiaste à propos de l'éclatant coloris de Rubens. Maxime n'avait que l'embarras du choix.

Maxime hésitait pourtant. Les peintres, perchés à quelques pas de là, le gênaient.

Il s'était approché sournoisement et il tournait autour du chevalet de la jeune fille, comme un papillon de nuit tourne autour d'une lampe, dont la flamme finit par lui brûler les ailes.

Elle ne tarda guère à remarquer ce manège et sans y mettre d'affectation, elle se leva pour aller causer avec un artiste à barbe grise, qui venait de descendre de son échelle et qu'elle paraissait traiter en camarade.

Maxime en était presque jaloux, mais il eut une idée. Ce qu'on n'ose pas dire, on ose l'écrire et il avait en poche un carnet qui ne lui servait guère qu'à marquer ses différences de jeu.

Rien ne l'empêchait de profiter de l'occasion pour rédiger un billet doux et le déposer sur le tabouret vacant où elle le trouverait en reprenant sa place.

Comment le rédiger, ce billet ? une proposition trop directe aurait tout gâté et il aurait eu honte de tourner un compliment banal.

Il s'avisa tout à coup de le mettre en vers, ce compliment, et pour l'improviser, il s'enfonça dans l'embrasure de la fenêtre, où tout en faisant semblant de regarder la Seine, il traça au crayon, sans trop tâtonner, ces huit lignes pensées et rimées à la diable :

Rubens, le grand Rubens, dont la main magistrale

A peint cette Flamande à la beauté royale,

S'il eût vu vos grands yeux et si fiers et si doux,

Pour modèle en son temps, n'aurait choisi que vous.

L'art, depuis deux cents ans, vous eût faite immortelle.

Mais je ne pourrais plus vous adorer, ma belle...

Quand le cœur ne bat plus, à quoi sert de charmer ?

Mieux vaut être vivants et se laisser aimer.

Quand ce fut écrit, il relut ses vers et il n'en fut pas mécontent. Ils n'étaient pas bons, mais en fait de poésie, les femmes ne sont pas difficiles, pourvu que le poète leur plaise.

Et Maxime avait beaucoup de raisons de croire qu'il leur plaisait.

Il fallait maintenant que le message arrivât à son adresse. L'auteur du madrigal détacha la feuille de son carnet, la plia en quatre, passa d'un air indifférent devant le chevalet et plaça le billet sur la planchette qui supportait la toile.

La destinataire n'y vit rien. Elle était occupée à causer de l'autre côté de la galerie et elle tournait le dos à son tableau.

Maxime n'avait plus qu'à attendre l'effet de sa déclaration en vers de douze syllabes.

Il pensait bien que, après l'avoir lue, la charmante blonde n'allait pas venir lui demander des explications, mais il comptait qu'il arriverait de deux choses l'une : ou payant d'audace, elle se remettrait au travail, comme si de rien n'était ; ou bien, au contraire, elle plierait bagage pour couper court aux tentatives galantes d'un inconnu.

Et, dans les deux cas, il comptait l'aborder, ou sur place, ou à la sortie du musée.

Ce serait beaucoup moins embarrassant, car il n'y a que le premier pas qui coûte et le premier pas était fait.

Maxime, en attendant le moment propice, s'éloigna un peu, se planta devant un des immenses Rubens et feignit de s'absorber dans la contemplation des plantureuses néréides qui nagent autour du vaisseau de la reine Marie de Médicis débarquant à Marseille.

Il surveillait du coin de l'œil la jeune fille, afin de surprendre sur son visage l'impression que produirait la lecture du billet rimé.

La mine était chargée ; il voulait la voir éclater.

Il fut servi à souhait.

À peine assise, la demoiselle blonde aperçut le papier, le déplia, le lut, rougit, releva la tête, et ses yeux rencontrèrent ceux de Maxime qui lui lançait des regards passionnés.

L'effet fut immédiat.

Elle quitta encore une fois la place qu'elle venait de reprendre, ôta vivement son tablier de travail, mit son chapeau et fit signe au peintre grisonnant qui était remonté sur son échelle et qui s'empressa d'en descendre.

Maxime n'entendit pas ce qu'ils se dirent, mais il les vit s'acheminer côte à côte vers le salon carré.

Évidemment, la jeune fille s'en allait pour ne plus revenir, ce jour-là, et par prudence elle se faisait escorter jusqu'à la sortie du musée par un homme assez âgé pour lui servir de chaperon.

La question était tranchée. Maxime s'était adressé à une vertu farouche qui n'entendait pas qu'on lui fît la cour.

Il aurait pu la suivre, mais il n'osa pas de peur de devenir ridicule.

Que lui aurait-il dit, après cette première attaque manquée ? Il s'y était mal pris, parce qu'il l'avait mal jugée. C'était un siège à refaire ; un siège qui nécessiterait de longs travaux d'approche. Mais la tranchée était ouverte et l'assaillant ne renonçait pas à l'espoir de venir à bout de la défense.

Sa déclaration était un peu vive, mais la poésie autorise bien des licences, et après tout, elle ne contenait rien d'offensant.

La jeune fille d'ailleurs n'avait pas déchiré le billet et il était permis de supposer qu'elle le garderait.

Il s'agissait pour Maxime de se faire pardonner un début trop brusque, en se montrant désormais plus respectueux.

Elle reviendrait certainement au Louvre, le lendemain, puisque sa copie n'était pas achevée. Il ne tenait qu'à lui de revenir aussi, de revenir tous les jours, en se contentant de l'admirer d'un peu loin, jusqu'à ce qu'il crût pouvoir se permettre de la saluer discrètement, comme on salue une personne qu'on rencontre souvent au même endroit.

Tant d'assiduité et tant de réserve finiraient sans doute par la toucher avec le temps, il en arriverait peut-être à se faire écouter d'elle.

Il comptait bien aussi se renseigner en attendant.

Les gardiens du musée devaient la connaître et son nom était probablement inscrit au secrétariat de la direction qui délivre les permis de copier.

Et une fois fixé sur la situation personnelle de la jeune artiste, Maxime pourrait pousser les choses plus loin.

Il n'aurait certes pas pris la peine de combiner des plans pour la revoir, s'il n'avait songé qu'à s'embarquer dans une amourette sans conséquence. Mais il sentait qu'il n'oublierait jamais cette figure de jeune fille, alors même qu'il ne la reverrait plus.

Et il comptait bien la revoir dans cette galerie où son avenir venait de se décider, à cette place où elle avait laissé son petit bagage d'artiste, sa toile, sa palette, sa boîte à couleurs et son tabouret.

Pour le moment, il n'avait plus rien à faire là, puisqu'elle était partie, et il s'en alla aussi.

À la porte du salon carré, il se croisa avec le peintre qui s'en revenait tout seul, après l'avoir accompagnée, et il lui sembla que ce rapin hors d'âge le regardait d'un air goguenard.

-- Pourvu qu'elle ne lui ait pas montré mes vers, se dit Maxime en hâtant le pas afin de ne pas céder à la tentation de lui demander des explications.

Une fois qu'il fut hors du Louvre, il jugea qu'il avait assez marché et il arrêta un fiacre pour se faire conduire à son cercle où il pourrait rêver à la blonde enfant qui occupait toutes ses pensées.

Ce cercle, situé près de l'Opéra, n'était pas le plus aristocratique de Paris. On y recevait d'emblée des gens qu'on aurait criblé de boules noires, s'ils avaient tenté de se faire admettre au Jockey-Club ou à l'Union.

Il comptait plusieurs centaines de membres et, dans le nombre, il s'en trouvait quelques-uns d'une honorabilité contestable.

Mais c'était un des plus vivants et un de ceux où on jouait le plus cher.

Maxime qui s'y plaisait, à cause des fortes parties, en était quitte pour y trier ses compagnies. Il y rencontrait beaucoup de gens auxquels il n'adressait jamais la parole et dont il ne savait même pas le nom. Mais il y voyait aussi des hommes très bien posés dans le monde et des clubmen très en vue, attirés là, comme Maxime de Chalandrey, par le gros jeu.

Quand il y arriva, ce n'était pas encore l'heure où sévit le baccarat, quoiqu'il commençât assez souvent avant le dîner, pour reprendre plus vigoureusement vers minuit.

Il ne vit que des joueurs de whist, attablés au fond du grand salon, et quelques causeurs groupés autour de la cheminée.

Chalandrey s'établit, près d'eux, dans un vaste fauteuil à dossier renversé et ferma les yeux pour mieux évoquer l'image de la jeune fille du Louvre.

Malheureusement, il ne pouvait pas fermer ses oreilles et il entendait les propos qui se croisaient autour de lui.

Ces messieurs parlaient des nouvelles du jour et surtout des scandales récents. Ils faisaient bon marché de la réputation des femmes et ils traitaient les plus hauts placées comme de simples horizontales.

Ils ne ménageaient pas non plus les hommes. À les en croire, personne n'était honnête.

Maxime, accoutumé à ces dénigrements, n'y prêtait pas grande attention, sachant bien que la médisance et même la calomnie défraient la plupart des conversations parisiennes ; mais il n'était pas fâché de constater que, au lieu d'avoir une maîtresse dans le grand monde, mieux vaudrait aimer une ouvrière, dont les oisifs des clubs ne disaient jamais de mal, par l'excellente raison qu'ils ne la connaissaient pas.

-- Messieurs, dit tout à coup un grand garçon, très répandu et toujours très bien informé, je vais vous en apprendre une raide...

-- Est-elle plus raide que l'histoire de la petite baronne, demanda en riant un boursier, qui avait la spécialité de raconter les fredaines des femmes titrées.

-- La mienne n'est pas du même genre, mais elle va vous plonger dans la stupéfaction. Avez-vous lu dans les journaux un fait divers où il est question d'un cadavre qu'on a ramassé dans le fossé des fortifications, près de la porte de Clichy ?

Chalandrey, à ces mots, leva la tête et écouta avec plus d'attention.

-- Eh ! bien, ricana le boursier, ça arrive tous les jours, ces choses-là, et si c'est là votre fameuse nouvelle...

-- Attendez un peu, dit le jeune homme bien informé. Ce cadavre est celui d'un monsieur qu'on a étranglé... à telles enseignes qu'il avait encore au cou la corde qui a servi à le pendre.

-- À moins qu'il ne se soit pendu lui-même.

-- On a la preuve du contraire. Il s'agit d'un beau crime. Le mort était élégamment vêtu et, comme on n'a trouvé sur lui ni cartes de visites, ni lettres, ni papiers d'aucune sorte, on l'a porté à la Morgue.

-- Naturellement !... Je persiste à déclarer qu'elle n'est pas curieuse du tout, votre histoire.

-- Laissez-moi l'achever. Aujourd'hui j'ai déjeuné chez un ami qui a le tort de demeurer dans l'île Saint-Louis. J'y suis allé à pied et, en passant devant la Morgue, j'ai eu l'idée d'y entrer.

-- Bon ! et après ?

-- Le monsieur y était, couché sur une dalle... et je l'ai reconnu.

-- Ah ! bah !

-- Parfaitement... et si vous y allez, vous le reconnaîtrez aussi, car vous l'avez vu, ici, au cercle.

-- Pas possible !

-- C'est comme je vous le dis. Il n'y venait pas très souvent, mais il s'y montrait quelquefois.

-- Comment s'appelle-t-il ?

-- Je n'ai jamais su son nom et très probablement vous ne le savez pas non plus. Nous sommes six cents membres de notre club des Moucherons et, pour ma part, je n'en connais pas cent... mais je vais vous décrire celui-là : un blond, qui avait un teint de papier mâché et d'assez bonnes façons... avec un air en dessous, tout à fait déplaisant.

-- Est-ce qu'il jouait ?

-- Je ne l'ai jamais vu tenir les cartes ; mais il parlait assez souvent, à l'écarté, et quand il taillait le baccarat, il se tenait volontiers derrière le banquier. On lui a même fait à ce sujet des observations qu'il a très bien prises.

-- Oui... maintenant j'ai une vague idée de ce personnage... Il m'a toujours semblé suspect.

-- Qui diable l'avait présenté ?

-- Je me le demande... Le gérant doit le savoir... et du reste, ça m'est bien égal.

-- Alors, vous n'avez pas fait votre déclaration au greffe de la Morgue ?

-- Pas si bête. Je ne me mêle jamais de ce qui ne me regarde pas... et je n'ai aucune envie de m'attirer des tracasseries. Ma tranquillité avant tout.

-- Je comprends ça... mais cependant, s'il y a eu crime et si on ouvre une instruction, vous serez interrogé.

-- Pourquoi, moi... plutôt que vous ou n'importe quel membre du cercle ? C'est l'affaire de la police de découvrir que cet individu en était, du cercle... et de rechercher les gens qu'il y connaissait. Moi, je ne lui ai jamais parlé. Il est probable d'ailleurs que ce n'est qu'un coquin de moins et que l'enquête n'aboutira pas.

-- Étonnant de philosophie, ce Goudal ! -- Le narrateur s'appelait Goudal. -- Il parle d'un assassinat nouveau, comme il parlerait des débuts d'une chanteuse de café-concert !

-- Eh ! mon cher, s'il fallait s'émotionner à propos d'histoires pareilles, on en tomberait malade. Et puis, qu'est-ce que ça me fait que cet homme ait été des nôtres ?... quel est donc le cercle où il n'y a pas des messieurs qui sortent on ne sait d'où ? Et vous imaginez-vous qu'ici, il n'y en a pas d'autres que celui-là ? Notre comité reçoit à tort et à travers et il n'y a pas de jour où je n'aperçoive au jeu des figures nouvelles. Nous ne sommes pas une réunion fermée ; oh ! non !... on entre chez nous un peu comme au moulin. C'est même ce qui fait que la partie est si belle. Quand les pontes sont écœurés d'avoir trop perdu, il en arrive d'autres.

-- Et avec ce va-et-vient perpétuel, on n'est jamais sûr de ne pas être volé.

-- Un petit mal pour un grand bien. C'est à nous d'ouvrir l'œil sur les messieurs qui trichent. Et si nous étions moins nombreux, vous n'auriez pas pour six francs des dîners que vous paieriez un louis au restaurant.

-- Le fait est que la cagnotte a dû fortement s'engraisser, hier. Il y avait là un étranger qui a mis cinq cents louis en banque et qui en a emporté quatre mille.

-- Un nouveau venu ?

-- Oui... un Américain, m'a-t-on dit. Il parle pourtant le français comme un Parisien pur sang. Mais il a la tête d'un homme qui a fait la traite des nègres... à moins qu'il n'ait été pirate.

» C'est un rude veinard. Il abattait à tous les coups.

-- Elle ne durera pas toujours, sa veine.

-- Vous pourrez la suivre. Il a annoncé qu'il reviendrait, ce soir. Je crois même qu'il dînera ici.

Maxime ne perdait pas un mot de cette conversation qui avait déjà changé d'objet et il se préoccupait surtout des propos du commencement.

Ce cadavre, ramassé près de la porte de Clichy, devait être celui du malheureux à la mort duquel il avait assisté, caché derrière un rideau.

Les assassins qui projetaient de l'enterrer ou de le laisser accroché au mur d'un souterrain s'étaient ravisés, puisqu'ils l'avaient jeté dans le fossé des fortifications ; mais le crime avait été consommé et Maxime ne pouvait plus se figurer que ces scélérats s'en étaient tenus à un simulacre de pendaison destiné à effrayer la femme qu'ils avaient surprise dans le pavillon.

Et il se trouvait que l'individu jugé, condamné et exécuté sommairement faisait partie du cercle des Moucherons.

Maxime ne se souvenait pas de l'y avoir jamais vu, mais ce Goudal n'avait aucun intérêt à mentir en cette affaire, et Maxime se disait que la police arriverait certainement à découvrir le nom du mort, ses antécédents, ses relations ; qu'elle finirait par mettre la main sur ces coquins, affiliés à une œuvre de malfaisance dont il ne connaissait pas le but précis ; peut-être même sur la femme à laquelle ils avaient fait grâce.

Mais il se flattait encore que lui, Chalandrey, ne serait pas inquiété.

Personne ne l'avait vu entrer dans l'enclos palissadé ; personne ne l'en avait vu sortir. La belle inconnue elle-même ne se doutait pas qu'il était là, lorsque le président des assassins l'avait forcée à tirer sur la corde pour achever le patient ; et l'eût-elle su, elle se serait bien gardée de parler à qui que ce fût d'une aventure où elle avait joué un triste rôle.

Chalandrey n'avait donc rien à craindre et pourtant il n'était pas rassuré. Il se sentait entouré d'ennemis invisibles, à peu près comme l'Angelo, tyran de Padoue, du drame de Victor Hugo.

Ce cercle, où il était si assidu, comptait peut-être parmi ses membres d'autres associés de la même bande et il suffisait, pour éveiller leurs soupçons, qu'il laissât échapper devant eux une parole imprudente.

Il allait être forcé de s'observer, lui, l'indépendant et insoucieux garçon à qui toute contrainte était insupportable.

Aussi pensait-il sérieusement à changer d'existence : à cesser de fréquenter ce club équivoque et à se consacrer tout entier à ses nouvelles amours.

Au lieu de chercher à percer des mystères qui ne le touchaient pas directement, ne ferait-il pas mieux de s'enquérir de la blonde aux yeux noirs et de s'efforcer de lui plaire, sauf à se rabattre, s'il n'y parvenait pas, sur la veuve accomplie dont le commandant d'Argental lui ventait les mérites.

Pendant qu'il se montait la tête sur les avantages d'un prochain retour à une vie moins décousue, un monsieur entra dans le salon, flanqué de deux autres que Maxime avait souvent vus au jeu.

Ce monsieur qu'il ne connaissait pas était un homme de quarante à quarante-cinq ans, solidement bâti et portant barbiche au menton, -- sans moustache, -- à la mode américaine : une vraie figure de Yankee, osseuse, anguleuse et tannée par le soleil.

-- Parbleu ! dit à demi-voix Goudal, le proverbe a raison : quand on parle du loup... voici le grand vainqueur qui a raflé cette nuit trois mille cinq cents louis. Je vous avais annoncé qu'il reviendrait. Vous voyez qu'il ne perd pas de temps. Il est à peine cinq heures...

-- Et il s'en va tout droit au salon rouge pour y poser une banque, acheva le boursier.

-- Il y trouvera à qui parler. Il y a là-bas des gens qui le guettent pour tâcher de se rattraper.

-- Et qui vont encore se faire tondre. Cet Atkins ne peut pas perdre.

-- Vous croyez donc qu'il triche ?

-- Je n'en sais rien... mais avez-vous remarqué sa physionomie ? Il a des yeux d'oiseau de proie...

-- Et des mains crochues. Je ne me frotterai pas à ce gaillard-là. Le piquet est moins dangereux. Allons faire un Rubicon, à dix sous le point. Nous ne nous ruinerons pas.

-- Ça va !

Les deux interlocuteurs, étant tombés d'accord, allèrent prendre possession d'une table vacante, à l'autre bout du salon, et les désœuvrés qui les écoutaient se dispersèrent.

Chalandrey resta seul assis près de la cheminée et se mit à réfléchir, mais ses réflexions n'avaient déjà plus le même objet. Il pensait maintenant à cette partie qu'allait engager un étranger cousu d'or, et il se disait que l'occasion était belle pour se refaire de ses récents désastres. Le démon du jeu le ressaisissait peu à peu et, au lieu de se demander si ce citoyen des États-Unis n'était pas un filou, comme semblaient le croire ces messieurs, il songeait à lui enlever son bénéfice de la veille, tout en se promettant de ne plus revenir si souvent au cercle où on faisait en une nuit des différences de quatre-vingt mille francs.

Il n'avait sur lui qu'une somme insignifiante et il lui importait peu de la risquer et même de la perdre sur une pareille chance.

Et puis, ce serait si beau de tomber cet hercule du baccarat qui avait tombé tout le monde.

Le désir de gagner se compliquait d'une question d'amour-propre.

C'est le cas de presque tous les joueurs. Ils en arrivent facilement à se persuader qu'ils doivent leurs succès à leur intelligence et que la fortune n'est pas si aveugle qu'on le pense. Mais quand ils perdent, c'est toujours elle qui a tort.

Chalandrey hésita pourtant avant de tenter l'aventure.

La douce image de la jeune fille du musée passait et repassait devant ses yeux, mais ce n'était qu'un rêve -- un souvenir et une espérance -- tandis que la réalité était à sa portée. Il n'avait qu'à passer d'un salon dans un autre pour se trouver sur le champ de bataille où il se flattait de vaincre.

Il pouvait bien tout au moins se donner le plaisir d'observer l'ennemi, sauf à s'abstenir de l'attaquer, si ses manœuvres lui paraissaient suspectes.

Pour s'affermir dans son imprudente résolution, il alluma un cigare ; après quoi, il se dirigea vers le lieu réservé aux adorateurs du hasard.

Il y trouva une douzaine de joueurs, rangés sur des chaises, à droite et à gauche de M. Atkins qui tenait les cartes, mais la partie n'était pas encore très animée. Les pontes, étrillés la veille, attaquaient mollement et le banquier avait l'air dédaigneux d'un millionnaire qu'on a dérangé pour une affaire sans importance.

Il était bien tel que Goudal l'avait décrit ; seulement, ses yeux d'oiseau de proie étaient superbes, et s'il eût porté toute sa barbe, au lieu de cet unique bouquet de poils sous la lèvre inférieure, il aurait pu prétendre en belle tête , comme on disait au dix-huitième siècle.

Assurément, Chalandrey le voyait là pour la première fois, et cependant lorsque ce gentleman d'outre-mer demanda si le jeu était fait, Chalandrey se figura qu'il avait déjà entendu quelque part cette voix de basse profonde.

C'était une voix forte et bien timbrée, une voix de chantre au lutrin ; comme on en entend dans les églises, et M. Atkins articulait nettement, au lieu de parler du nez, comme beaucoup d'Américains.

Il n'avait pas d'accent ou, s'il en avait un, c'eût été plutôt l'accent parisien, caractérisé par le grasseyement, mais pas très marqué.

Où et dans quelles circonstances cet organe mâle et sonore avait-il déjà résonné à ses oreilles ? Chalandrey ne s'en souvenait pas et comme il était bien sûr de n'avoir jamais vu ce personnage transatlantique, il finit par croire qu'il se trompait.

Les jeux étaient faits et le banquier allait donner les cartes, lorsque Chalandrey, qui se tenait debout, faute de siège pour s'asseoir, avança le bras pour placer deux billets de cent francs sur le tableau de droite.

Ce mouvement fit que M. Atkins aperçut le nouveau venu et au lieu de détacher la première carte du talon, il se mit à le regarder fixement.

Cela ne dura qu'un instant, mais il y eut un temps d'arrêt qui étonna un peu les pontes, accoutumées depuis deux jours à voir ce banquier modèle tailler avec une régularité et une impassibilité extraordinaires.

Chalandrey, encore plus surpris que les autres, se demanda pourquoi M. Atkins le dévisageait ainsi et ne trouva point l'explication de cette singularité.

Cet homme avait l'air de chercher à le reconnaître, absolument comme, lui, Chalandrey cherchait tout à l'heure à se rappeler où il avait déjà entendu le son de sa voix.

Les cartes furent données et les deux tableaux gagnèrent.

Pendant que le croupier payait, Atkins dit tout bas quelques mots à un employé du cercle qui lui répondit assez haut pour que Chalandrey devinât qu'il était question de lui.

Évidemment, Atkins avait demandé son nom et cet employé venait de le lui apprendre.

Pourquoi l'Américain se renseignait-il ainsi sur un joueur qui débutait par un coup de dix louis assez insignifiant ?

Ce n'était certes pas pour s'enquérir de sa solvabilité, puisqu'il jouait argent sur table. Était-ce donc que ce joueur ressemblait à quelqu'un qu'il avait connu autrefois ?

Maxime s'en tint à cette dernière supposition et se promit d'éclaircir ses doutes après la partie qui commençait bien pour lui, puisqu'il venait de gagner.

Il prenait ce bénéfice pour un présage favorable et il résolut de mener grand train la chance qui semblait se dessiner.

Les autres pontes, qui l'avaient souvent vu à l'œuvre, savaient qu'il était sans égal pour pousser un paroli jusqu'à ses plus extrêmes limites et ils s'attendaient à une lutte émouvante, car l'Américain était de force à se défendre, et lui aussi, il avait fait ses preuves en tenant la veille, des bancos énormes.

Maxime voyait tous les yeux braqués sur lui et il n'en fallait pas tant pour surexciter sa vanité de joueur hardi.

Atkins, qui ne savait pas encore à quel audacieux il allait avoir affaire, jeta nonchalamment ses cartes dans la corbeille que des perdants facétieux ont surnommée : le cimetière des illusions. Puis, d'un coup d'œil dédaigneux, il évalua les mises laissées sur le tapis.

Celle de Chalandrey était la plus forte et elle n'était que de vingt louis ; mais les petits ruisseaux font les grandes rivières et, au sixième coup, l'heureux Chalandrey, qui n'avait rien retiré de ses gains répétés, eut devant lui une masse de six cents quarante louis.

-- Vous faites moitié, n'est-ce pas ? lui demanda Atkins qui commençait à se préoccuper un peu plus de ce nouvel adversaire.

-- Je fais tout, répliqua sans broncher Maxime.

Et comme le banquier semblait hésiter :

-- Si vous ne tenez pas le coup, je prendrai la banque.

-- Pas encore, monsieur, dit ironiquement Atkins. Je tiens tout ce que vous voudrez.

Et après avoir donné lentement les cartes, il releva les siennes et il abattit neuf.

Les six cent quarante louis de Chalandrey s'en retournèrent en Amérique. Il s'était trop pressé de prendre des airs de triomphateur ; son château en Espagne s'écroulait, et le redoutable banquier n'était nullement disposé à lui céder la place.

Maxime, par le fait, ne perdait que sa première mise de deux cents francs, mais le revers qu'il venait de subir l'avait piqué au vif et il n'était déjà plus de sang-froid.

Maintenant, pour réparer cette perte insignifiante, il aurait risqué tout ce qu'il possédait.

Trois billets de mille francs qu'il avait dans son portefeuille y passèrent.

Il demanda cinq cents louis en jetons et comme il jouissait d'un bon crédit à la caisse du cercle, le garçon de jeu s'empressa de les lui apporter.

Les cinq cents louis s'envolèrent ; puis cinq cents autres.

La veine se prononçait pour le banquier, une veine formidable et d'autant plus dure à supporter qu'elle succédait tout à coup à une veine en sens contraire.

On eût dit que la fortune avait voulu tendre un piège aux joueurs en les laissant gagner, d'abord, pour les exciter à augmenter leur jeu.

Ce n'était plus un combat, c'était une déroute.

Quand les pontes abattaient huit, le banquier abattait neuf. Quand il avait le triste point de un, les pontes avaient baccarat. Au tirage, il leur donnait des bûches et il amenait, pour lui, des quatre sur des cinq.

Le râteau du croupier raflait régulièrement les enjeux sur les deux tableaux. On ne gagnait pas un coup sur dix.

La taille finit avant que la chance tournât et Maxime, décavé, allait s'adresser de nouveau au garçon de jeu, lorsque M. Atkins, après avoir compté et empoché son bénéfice, se leva en disant :

-- À un autre, messieurs ! Qui veut prendre la banque ?

Maxime en grillait d'envie, mais au point où était montée la partie, il aurait fallu exposer une grosse somme et il avait déjà perdu tout ce que le règlement du cercle lui permettait d'émettre de jetons remboursables dans les vingt-quatre heures.

Force lui fut donc de ronger son frein.

Les autres joueurs n'étaient pas moins mécontents. Il y eut des murmures. Des mots malsonnants bourdonnèrent aux oreilles de l'Américain qui ne parut pas s'émouvoir. Il usait de son droit en quittant la partie et peu lui importait qu'on lui reprochât de faire Charlemagne.

Il s'était remis à regarder Maxime de Chalandrey, mais, cette fois, il le regardait à la dérobée.

Maxime s'en aperçut et le sang lui monta au visage. Il n'avait pas sujet d'être de bonne humeur et il n'aspirait qu'à chercher querelle à l'homme qui venait de lui gagner si lestement une grosse somme et qui semblait le narguer en le regardant avec une persistance inconvenante.

Il se contint cependant, parce que le moment eût été mal choisi pour demander une explication.

S'il eût apostrophé ce Yankee, on aurait cru à une rancune de joueur malheureux et c'était justement ce qu'il ne voulait pas.

Pour se calmer, il sortit brusquement de la salle de jeu et il rentra dans le paisible salon où il avait laissé les amateurs de whist à cent sous la fiche, et de piquet à dix sous le point.

Il comptait sur l'influence des milieux et il ne se trompait pas tout à fait, car sa colère tomba comme par enchantement. Il se dit que M. Atkins était probablement un aventurier et qu'en le provoquant, il lui ferait beaucoup trop d'honneur.

Chalandrey prit moins facilement son parti de la perte qu'il venait de subir. Elle n'était pas énorme, mais elle succédait à tant d'autres qu'elle lui était très sensible : d'autant plus qu'il n'avait pas chez lui la somme nécessaire pour retirer ses jetons et qu'il allait être forcé de vendre des valeurs, car en fait d'immeubles, il ne possédait que son petit hôtel de la rue de Naples.

Et pour peu qu'il continuât à diminuer ainsi son capital, la ruine totale ne pouvait pas manquer d'arriver à brève échéance.

Après ce nouvel accroc à sa fortune, c'eût été le cas de mettre à profit les conseils de son oncle, en poussant sa pointe auprès de la riche veuve du comte de Pommeuse, mais il y était si peu disposé qu'il regrettait de s'être engagé à passer la soirée chez elle.

Il ne pouvait plus s'en dédire, puisque le commandant devait venir le prendre, à neuf heures, pour l'y conduire, mais il se promettait de ne pas s'y éterniser, ce soir-là, et de n'y plus reparaître.

La blonde aux yeux noirs qu'il avait vue au Louvre l'occupait tout entier et il s'imaginait que désormais les autres femmes lui paraîtraient laides.

En attendant qu'il fût mis à cette épreuve, il s'agissait de s'occuper, sans jouer, jusqu'à l'heure du dîner, et sans quitter le cercle.

On vint l'avertir que son valet de chambre était arrivé, et il allait monter, pour s'habiller, dans un des cabinets de toilette du club, lorsque M. Atkins sortit du salon rouge et le salua, en passant.

Cette politesse inattendue irrita Maxime encore plus qu'elle ne le surprit et peu s'en fallut qu'il n'y répondît en tournant le dos à ce monsieur.

Son étonnement devint de la stupéfaction, quand il vit l'Américain s'arrêter, se retourner et venir à lui, le sourire aux lèvres.

Maxime se préparait à le recevoir fort mal, mais comment se fâcher contre un homme qui vous aborde par ces phrases onctueuses :

-- Ce soir, monsieur, vous avez vraiment joué de malheur et j'espère qu'à notre prochaine rencontre la chance vous reviendra. Nous sommes destinés à nous revoir souvent, car vous êtes le seul adversaire sérieux que j'aie trouvé ici... Il est vrai que je ne fais partie de ce Cercle que depuis deux jours... mais je n'aurais certainement jamais affaire nulle part à un plus beau joueur.

Ce compliment, débité sur le ton le plus courtois, désarçonna Chalandrey, qui répliqua assez rudement :

-- Vous êtes vraiment trop bon de me plaindre. Je vous ai vu, ce soir, pour la première fois et vous ne me connaissez pas, je suppose.

-- Non, monsieur... à mon grand regret... mais...

-- Pourquoi donc m'avez-vous regardé avec tant d'attention, quand je suis arrivé à la partie ?

-- Si je vous répondais qu'on regarde plus volontiers une figure sympathique...

-- Je croirais que vous vous moquez de moi, et si je croyais cela...

-- Vous auriez tort, monsieur. La vérité est que vous ressemblez beaucoup à un de mes amis d'autrefois... un ami qui n'est plus de ce monde... Vous lui ressemblez à ce point que, pour savoir si vous n'étiez pas son fils, j'ai demandé votre nom à mon voisin de table.

-- Eh ! bien, vous le savez, maintenant, mon nom.

-- Oui, monsieur, et j'ai vu que je me trompais. Mon ami s'appelait Caxton... il était de Chicago...

-- Je n'imaginais pas qu'on pût me prendre pour un citoyen de Chicago, dit dédaigneusement Maxime ; mais nous en resterons là, si vous le voulez bien.

-- Comme il vous plaira, monsieur, répliqua l'Américain.

Et il passa son chemin.

Chalandrey le suivit des yeux jusqu'à la porte du salon et se persuada de plus en plus qu'il avait déjà vu cet homme quelque part.

-- Lui aussi devait me connaître de vue, se disait-il, et cette prétendue méprise n'est qu'un prétexte qu'il a mis en avant pour s'excuser d'avoir demandé mon nom à un croupier. Je raconterai ce soir cette ridicule histoire à mon oncle et je le prierai de m'aider à découvrir d'où sort ce personnage.

III

À Paris, sans compter le demi-monde qui comprend autant de sous-genres que l'autre, ce qu'on appelle le monde se compose de beaucoup d'éléments disparates.

Il y avait, autrefois, autant de mondes que de quartiers.

L'aristocratie de naissance boudait au faubourg Saint-Germain ; l'aristocratie financière brillait au faubourg Saint-Honoré ; le haut commerce tenait le faubourg Poissonnière ; la vieille bourgeoisie se cantonnait au Marais.

Toutes ces catégories se sont mêlées peu à peu et il s'en est formé de nouvelles qui habitent de préférence les parages de la place de l'Étoile.

La colonie étrangère y domine, et les larges avenues qui aboutissent au rond-point de l'Arc-de-Triomphe sont bordées d'hôtels où on reçoit encore, quoique, par le temps qui court, on n'y donne pas souvent de ces grandes fêtes qui attiraient jadis un tout-Paris, disparu depuis la guerre.

Celui de la comtesse de Pommeuse s'élevait à l'angle de l'avenue Marceau et de la rue Galilée.

Il n'était pas très grand, mais il faisait très bonne figure avec sa façade ornementée, sa cour précédée d'une grille dorée et son jardin planté de grands arbres.

Il lui venait de son père, qui l'avait fait bâtir, vers 1860, sur des terrains achetés à bon compte avant la transformation de ce coin de Paris.

Ce père, grand spéculateur en tous genres, avait toujours eu la main heureuse, et la comtesse lui devait une grosse fortune dont elle faisait très bon usage.

Le mariage n'ayant été dans sa vie qu'un accident, pour ainsi dire, elle avait été accoutumée de bonne heure à se gouverner elle-même et, depuis trois ans qu'elle était veuve, elle avait su se former une société amusante, sans se lancer dans la mauvaise compagnie et sans donner prise à la médisance.

Elle ne recevait que des gens aimables et bien élevés. Peu de femmes, et toutes triées sur le volet : quelques anciennes amies de pension, veuves comme elle et d'une conduite irréprochable.

En fait d'hommes, une élite : des financiers, des artistes et même des savants pas trop ennuyeux.

Son salon était un terrain neutre, où ne dominait aucune influence exclusive.

Il y a des soirées de jeu, des soirées littéraires, des soirées musicales, des soirées politiques.

Chez madame de Pommeuse, on causait de tout, mais on n'y pérorait jamais ; on n'y faisait pas de lectures, et, si on chantait parfois, c'était au piano.

À moins pourtant qu'elle n'offrît à ses amis un concert ou un bal.

Cela lui arrivait trois ou quatre fois par an, et dans ces occasions exceptionnelles, elle étendait le cercle de ses invitations, sans les prodiguer toutefois, car elle tenait avant tout à ne pas faire parler d'elle.

Et elle y avait réussi ; les journaux ne citaient jamais son nom, et les demoiselles à la mode ne la connaissaient pas.

Comment, sans se répandre, avait-elle réussi à grouper autour d'elle des gens distingués ? Bien fin qui l'aurait pu dire. On pouvait discuter là-dessus comme on discute sur la création du monde, dont nous voyons l'effet sans en voir clairement les causes. Mais personne ne contestait que sa maison fût recherchée entre toutes et les plus difficiles briguaient l'honneur d'y être admis.

Le commandant Pierre d'Argental y avait été présenté par un général en retraite, qui était resté très mondain et qui ne se cachait pas trop d'aspirer à la main de l'opulente veuve, quoiqu'il eût dépassé la soixantaine.

C'était même cette ridicule prétention qui avait suggéré à l'ex-chef d'escadron l'idée de faire épouser la comtesse par Maxime de Chalandrey.

Maxime ne comptait pas de glorieux états de services dans l'armée, mais Maxime avait toutes ses dents et tous ses cheveux. Maxime était fait pour plaire à une jeune femme intelligente ; et, puisqu'il ne refusait pas de tenter l'aventure, l'oncle Pierre n'avait pas perdu de temps pour offrir à son neveu cette planche de salut.

À neuf heures, il était venu chercher Maxime au cercle, et il l'avait trouvé en tenue de combat, c'est-à-dire habillé de noir et cravaté de blanc, mais sombre et préoccupé, comme un homme qui vient de passer par beaucoup d'émotions désagréables.

Il ne lui avait pas demandé pourquoi il avait l'air si renfrogné et Maxime n'était pas d'humeur à le lui apprendre, car il redoutait les sermons, et il avait fait d'avance le sacrifice de sa soirée, résigné qu'il était à subir la présentation, sauf à déclarer ensuite que la dame de l'avenue Marceau ne valait pas le sacrifice qu'il ferait en renonçant au célibat.

L'oncle et le neveu n'échangèrent pas dix paroles pendant le trajet qu'ils firent en fiacre, et ce fut seulement à la porte de l'hôtel, que le commandant dit à Chalandrey :

-- Mon cher, tu t'es laissé amener ici d'aussi mauvaise grâce qu'un chien qu'on fouette, mais j'espère que tu ne me feras pas l'affront de rester maussade, lorsque je t'aurai mis en présence de la comtesse.

-- Pour qui me prenez-vous, mon oncle ? répondit Maxime ; je ne m'engage pas à tomber amoureux d'elle, mais je vous promets d'être poli.

-- Poli, ce n'est pas assez... et je compte sur l'effet de ses beaux yeux... ils t'inspireront.

-- Je ne demande pas mieux.

Ils montèrent côte à côte le grand escalier, tout tapissé de fleurs, et ils entrèrent de front sans qu'on les annonçât, dans un salon où ils trouvèrent une vingtaine de personnes appartenant aux deux sexes.

Les hommes s'empressaient autour de madame de Pommeuse, qui leur offrait du thé et qui, en apercevant M. d'Argental, les quitta aussitôt pour venir à sa rencontre.

Maxime resta ébloui de sa beauté. Elle était pâle et brune comme la nuit, et elle avait des yeux à tomber à genoux devant.

Grande avec cela et marchant bien.

Le commandant ne l'avait pas trop vantée.

-- Madame, lui dit-il militairement, je ne suis qu'un vieux soldat et je manque à tous les usages en vous amenant, sans autorisation préalable, mon neveu, Maxime de Chalandrey, que j'ai l'honneur de vous présenter... un garnement qui se convertira peut-être, si vous voulez bien lui permettre de revenir chez vous.

Maxime ne s'attendait guère à être introduit de la sorte, et il donnait son oncle à tous les diables, mais son embarras n'était rien au prix de l'émotion que trahissait le visage de madame de Pommeuse.

Elle était si troublée qu'au lieu de répondre avec la bonne grâce aisée d'une grande mondaine, elle balbutia une phrase inintelligible.

-- Est-ce que vous le connaissiez déjà ? demanda en riant M. d'Argental. J'en serais bien étonné, car il ne va que dans le mauvais monde.

Maxime ne comprenait rien à l'effet qu'il produisait, et il était presque tenté de croire qu'il avait rencontré quelque part cette admirable femme.

Elle se remit très vite, et elle répondit galamment :

-- Vous ne vous trompez pas, cher monsieur. J'ai déjà vu aujourd'hui M. de Chalandrey. Il ne s'en souvient pas, et c'est tout naturel, car il ne m'a pas parlé ; je ne l'ai pas regardé et c'est tout au plus s'il a pu apercevoir un instant ma figure.

L'oncle se posa en point d'interrogation.

-- Monsieur m'a suivie, reprit en riant la comtesse.

-- Dans la rue !... il en est bien capable, s'écria le commandant.

-- Mon Dieu, oui. M. de Chalandrey m'a suivie jusqu'à la porte d'une maison de la rue Saint-Roch, mais je m'empresse de proclamer qu'il s'est abstenu d'y entrer avec moi... et j'ajoute que je ne lui en veux pas du tout. Il aurait pu m'aborder, et il s'est tenu tout le temps à distance respectueuse.

Maxime tombait de son haut, mais il retrouva bientôt l'aplomb qu'il avait perdu un instant.

-- Pardonnez-moi, madame, dit-il d'un ton assez dégagé ; et ne vous en prenez qu'à l'élégance de votre personne. Elle m'a tellement frappé que je vous aurais suivie au bout du monde... mais vous me rendrez cette justice, que j'y ai mis de la discrétion.

-- Je viens de le déclarer hautement... et je suis très flattée de l'honneur que vous m'avez fait, mais vous avez dû mal penser de moi, en me voyant disparaître au fond d'une allée noire ; c'est pourquoi je tiens à vous apprendre que j'allais chez un de mes pauvres... car j'ai des pauvres, monsieur... j'en ai même beaucoup... et je passe une partie de mon temps à les visiter.

-- Il le sait, s'écria le commandant. Je le lui ai dit, chère madame... avec tout le bien que je pense de vous. Ne lui tenez pas rigueur pour son étourderie, mais grondez-le bien fort, pendant que j'irai serrer la main au général Bourgas, que j'aperçois là-bas à une table de whist.

Et l'oncle s'éloigna, enchanté de laisser son neveu en tête à tête avec la comtesse.

Chalandrey n'était pas fâché de rester seul près de la veuve qui abordait si franchement les questions délicates, et de reprendre un entretien où les banalités d'usage n'avaient plus rien à faire.

Il ne doutait pas de ce que disait madame de Pommeuse, mais il s'étonnait de sa hardiesse. Rien n'obligeait cette comtesse à raconter à M. d'Argental que le jeune homme qu'il lui présentait l'avait suivie, comme il aurait suivi la première jolie fille venue.

Maxime s'étonnait aussi qu'elle l'eût reconnu à première vue, et il s'étonnait encore plus, qu'elle eût tout d'abord perdu contenance en se trouvant face à face avec le héros d'une petite aventure dont elle n'avait pas à rougir.

Il commençait même à penser qu'elle avait mis en avant cette rencontre insignifiante pour expliquer -- assez maladroitement -- une émotion qui avait une cause plus sérieuse.

-- Je compte sur votre indulgence, reprit-il, et je vous promets de ne plus recommencer.

-- Si vous recommenciez, dit-elle en souriant, je ne chercherais plus à vous éviter. Je viendrais à vous et je vous avertirais charitablement que je suis chez moi, tous les samedis, et que, pour causer, on y est beaucoup mieux que dans la rue.

-- Alors, vous me permettez de revenir ?

-- Non seulement je vous le permets, mais je vous en prie. Votre oncle est un de mes bons amis, et je lui sais gré de vous avoir amené. Ce soir, vous entendrez chanter une jeune fille charmante, qui a beaucoup de talent, et j'espère que vous ne vous ennuierez pas. Samedi prochain, Coquelin, de la Comédie-Française, nous dira un monologue.

Maxime n'écoutait plus madame de Pommeuse. Il regardait une bague qu'elle portait au petit doigt.

-- Bon ! dit gaiement la comtesse, voilà que vous vous ennuyez déjà, car vous n'êtes plus du tout à la conversation ; me ferez-vous la grâce de m'apprendre à quoi vous pensez pendant que je m'évertue à vous vanter les charmes de mes soirées ?

» Est-ce ma main qui vous donne des distractions ?

-- Non, répondit Maxime en regardant fixement madame de Pommeuse ; c'est votre bague.

-- Vous manquez une bonne occasion de me faire un compliment... mais je ne les aime pas et on m'a dit assez souvent que j'avais une jolie main.

-- Une main adorable... mais... cette bague ?

-- Eh bien, elle a pour chaton un œil de chat. C'est une pierre assez rare. J'y tiens beaucoup, parce qu'elle me vient de mon père. Elle passe aussi pour porter bonheur... je ne m'en suis pas encore aperçue... mais n'en avez-vous donc jamais vu une pareille... L'œil de chat est pourtant très à la mode.

La comtesse parlait vite et elle affectait de plaisanter, mais sa voix s'altérait et elle changeait de visage.

Maxime comprenait maintenant pourquoi elle s'était troublée, lorsque son oncle l'avait présenté. Tous ses souvenirs d'une dramatique aventure lui revenaient à la fois ; il reconnaissait la voix qu'il avait entendue, il reconnaissait la main qu'il avait baisée et il s'étonnait de n'avoir pas deviné plus tôt que madame de Pommeuse et la dame masquée du voyage en fiacre n'étaient qu'une seule et même personne.

Elle l'avait reconnu tout de suite, elle, et il fallait qu'elle eût une grande puissance sur elle-même pour avoir repris si vite son sang-froid.

Mais, depuis qu'il était question de la bague, elle perdait évidemment la tête, et il ne tenait qu'à Maxime de lui faire confesser la vérité.

Il eut pitié d'elle et il lui dit doucement :

-- J'en ai vu une toute semblable et une main aussi belle que la vôtre... dans des circonstances que je n'ai pas oubliées... et que je n'oublierai jamais.

-- Pas plus que je ne les oublierai, dit vivement la comtesse. À quoi bon feindre ?... À quoi bon mentir ? Oui, c'était moi. Et maintenant que je sais qui vous êtes, je me reproche d'avoir tant tardé à vous remercier du service que vous m'avez rendu.

-- Comment ! elle avoue ! se disait Maxime, stupéfait.

-- Votre conduite a été celle d'un galant homme et je me dois à moi-même de vous expliquer la mienne... autant que je puis le faire, sans trahir des secrets qui ne m'appartiennent pas.

-- Bon ! pensa Maxime. Le serment qu'elle a prêté sur le cadavre du pendu. Quel aplomb !

-- Quand je me suis jetée dans la voiture où vous étiez, je venais de passer la nuit, près d'une malade... une malheureuse femme à laquelle je m'intéresse tout particulièrement. Si vous me faisiez l'injure d'en douter, il ne tiendrait qu'à vous de vous en assurer en allant la voir dans cette maison de la rue du Rocher... elle demeure au cinquième étage et elle s'appelle Julie Granger.

-- À Dieu ne plaise que j'en doute, madame... et je n'ai nul besoin d'en savoir davantage.

-- Mais, moi, je veux que vous sachiez tout... du moins, tout ce que je puis vous dire en ce moment. Un jour viendra, je l'espère, où je n'aurai plus rien à vous cacher. Maintenant, je dois me taire sur l'homme qui m'espionnait. Vous ne pouvez plus supposer que c'était mon mari, puisque vous savez que je suis veuve. Faites-moi l'honneur de croire que ce n'était pas mon amant.

-- Parbleu ! non, répondit mentalement Maxime ; c'est l'autre qui est ou qui a été l'amant... celui qui a empoché les trente mille francs.

-- Cet homme possède un secret qui me met presque à sa merci... Un secret dont je n'ai pas à rougir personnellement... mais le sort de quelqu'un qui me touche de près est entre ses mains... et s'il avait su où j'allais, il n'aurait pas épargné ce... cette personne.

» Grâce à vous, j'ai pu lui échapper... et bientôt je n'aurai plus rien à craindre ni pour moi ni pour un autre.

-- Je vous jure, madame, que je ne vous demande rien de tout cela.

-- J'ai fini. Vous m'avez menée où je voulais aller et vous avez eu la loyauté de ne pas me suivre. Je vous en suis profondément reconnaissante et je ne puis mieux faire que de vous promettre de compléter plus tard le récit de ma triste aventure.

Maxime se rappela tout à coup qu'elle ne pouvait pas se douter qu'il avait assisté aux scènes du pavillon, et il s'expliqua enfin qu'elle n'eût pas nié le reste.

Il ne songea pas un seul instant à lui déclarer qu'il en savait beaucoup plus long qu'elle ne voulait lui en apprendre. Il eut même la délicatesse de feindre d'accepter comme vraie cette confession tronquée, mais il se promit d'en faire son profit, c'est-à-dire de ne plus prétendre à la main d'une femme qui avait tant de secrets à garder.

Et l'idée lui vint de lui rendre un dernier service en lui signalant, pour la mettre sur ses gardes, la découverte du cadavre ramassé dans le fossé des fortifications.

Il était bon qu'elle fût avertie que la police allait peut-être mettre la main sur les assassins qui avaient fait d'elle leur complice.

-- Madame, lui dit-il, je suis très flatté de la confiance que vous m'accordez, mais vous attachez vraiment trop d'importance à une histoire très simple. Je ne me souvenais presque plus de notre voyage au boulevard Bessières ; demain, je ne m'en souviendrai plus du tout. J'avoue cependant que, ce matin, j'étais inquiet. Je venais de lire dans un journal qu'on a trouvé près de la porte de Clichy, le corps d'un malheureux qui a été étranglé... et je me suis demandé ce qu'il était advenu de vous qui m'aviez quitté justement devant cette porte, pour vous lancer toute seule sur un chemin désert. Mais me voilà rassuré, puisque je vous revois.

-- Un homme étranglé ! balbutia la comtesse, tout émue.

-- Mon Dieu, oui. Il paraît qu'il avait encore la corde au cou. Joli quartier que celui-là !

-- Et... on ne sait pas où ce crime a été commis ?...

-- Non ; jusqu'à présent on ne connaît pas le nom de la victime. Le cadavre est exposé à la Morgue. On l'y reconnaîtra peut-être. Mais... pardon de vous entretenir de choses lugubres, et de vous retenir si longtemps... je dois faire des jaloux, car je m'aperçois qu'on nous regarde.

-- Vous avez raison, monsieur, dit madame de Pommeuse ; mes amies me réclament, et le commandant manœuvre pour se rapprocher de nous. Permettez-moi donc de vous quitter... pas pour longtemps, je l'espère.

Et la comtesse ajouta en souriant à demi :

-- Ne dites pas trop de mal de moi à votre oncle.

Maxime s'inclina, sans répondre, et la laissa rejoindre ses invités groupés autour de la table où le thé était servi.

M. d'Argental n'attendait que ce moment pour interroger son neveu qu'il n'avait pas perdu de vue un seul instant.

-- Eh ! bien ? lui demanda-t-il en lui prenant le bras pour l'entraîner dans un coin du salon, il me semble que tout a très bien marché, pour une première entrevue. Un grand quart d'heure de tête-à-tête avec la belle des belles !... tu n'as pas à te plaindre.

-- Et je ne me plains pas.

-- Bon ! mais comment la trouves-tu ?

-- Charmante.

-- Et tu lui as plu, j'ai vu ça tout de suite. Alors, ça ira très vite. C'est donc vrai que tu l'as suivie, aujourd'hui, sans la connaître ?... Tu as été joliment bien inspiré. Rien ne flatte l'amour-propre des femmes comme de faire une conquête dans la rue... surtout la conquête d'un garçon tourné comme tu l'es... et respectueux, par dessus le marché. Tu vois ce qu'on gagne à se comporter convenablement... si tu lui avais adressé des galanteries à la hussarde, tu aurais gâté ton affaire...

-- Qui sait ? interrompit en riant le sceptique neveu.

-- Oh ! toi, tu ne crois pas à la vertu des femmes.

-- Vous n'y croyez pas beaucoup plus que moi, mon cher oncle.

-- Je crois à la parfaite honnêteté de madame de Pommeuse. Celle-là, tu peux l'épouser, les yeux fermés... et il me paraît que le mariage est en bon train. Si tu m'en crois, tu ne laisseras pas traîner l'affaire. Le hasard t'a servi à souhait. Profite de l'excellente impression que tu as produite et pousse ta pointe vivement.

» Je me chargerai de faire la demande quand tu voudras. Tâche que ce soit bientôt.

-- Oh ! rien ne presse.

-- Comment, rien ne presse !... attendras-tu pour te présenter que tu sois complètement ruiné ?... ça ne tardera guère du reste, si tu continues à te flanquer des culottes de trente mille francs... deux en moins d'une semaine, c'est trop, mon bonhomme, et il est grand temps d'arrêter les frais, en épousant la comtesse.

Maxime avait bonne envie de répondre : je ne l'épouserai jamais, mais il aurait fallu expliquer pourquoi et il ne voulait pas raconter au commandant son aventure avec la dame. Il avait pitié d'elle et pour rien au monde, il n'aurait trahi la confiance qu'elle avait mise en lui.

-- Nous verrons cela, répondit-il évasivement.

-- C'est tout vu ! s'écria l'oncle. Tu n'as pas d'autre moyen de te tirer d'affaire et tu ne retrouveras jamais une pareille occasion. Madame de Pommeuse, je te le répète, a cent cinquante mille francs de rente ; tu conviens toi-même qu'elle est charmante, et cependant tu me fais l'effet de manquer d'enthousiasme.

» Qu'as-tu à dire contre elle ?

-- Absolument rien. Mais, en vérité, vous allez trop vite. Je ne peux pas me jeter à sa tête et je ne suppose pas qu'elle va se jeter à la mienne. Elle m'a engagé à revenir chez elle ; je reviendrai et quand nous nous connaîtrons mieux...

-- Prends garde de te laisser couper l'herbe sous le pied. Elle est très demandée, mon cher ; et il y a ici de jolis messieurs qui lui font une cour très serrée. J'en vois même un que je ne connaissais pas encore... ce grand blond qui cause avec elle, là-bas.

L'oncle et le neveu s'étaient cantonnés dans l'embrasure d'une fenêtre, et, depuis qu'ils s'y tenaient, ils n'avaient pas fait attention à ce qui se passait à l'autre bout du vaste salon, ni aux personnages qui arrivaient.

Des groupes s'étaient formés. Les amis de la comtesse entouraient une nouvelle venue, et la comtesse avait entamé une conversation avec un jeune homme qui, lui aussi, venait d'entrer.

-- Ce grand blond ! s'écria Maxime ; mais je le connais... c'est Lucien Croze.

-- Qui ça, Lucien Croze ? demanda le commandant.

-- Un ancien camarade à moi... Nous avons fait notre volontariat ensemble. Du diable si je me doutais qu'il fréquentait chez des comtesses !

-- Et il y est très bien accueilli, ma foi !... on jurerait que celle-ci lui fait les yeux doux. Un rival, mon cher !... et un rival dangereux, car il est très beau garçon.

-- Sans compter que madame de Pommeuse, étant brune, doit aimer les blonds... en vertu de la loi des contrastes.

-- Et tu en prends gaiement ton parti !... Je commence à croire que tu mourras célibataire... et ruiné... ça te regarde, mon petit... comme on fait son lit, on se couche... et si tu finis sur un grabat, ce ne sera pas faute d'avoir été averti. J'en ai assez de te prêcher et je vais faire un whist avec le général.

Chalandrey ne chercha point à retenir son oncle qui lui posait des questions embarrassantes. Il aimait bien mieux s'aboucher avec son ami, Lucien, et lui demander comment il connaissait la comtesse.

Justement, Lucien venait de quitter madame de Pommeuse et c'était le vrai moment de l'aborder.

Les deux amis se rencontrèrent au milieu du salon, assez loin des femmes qui s'étaient rapprochées du piano et des whisteurs, relégués dans un coin.

Lucien tout surpris, s'écria :

-- Toi, ici, mon vieux Maxime !... Oh ! que je suis content !

-- Et moi donc ! répondit Chalandrey, en lui serrant énergiquement la main.

-- Tu ne peux pas l'être autant que moi. C'est la première fois que j'y viens et ce qui m'étonne le plus, c'est de m'y voir... tandis que toi qui es un habitué...

-- Pas du tout, avant ce soir, je n'y avais jamais mis les pieds.

-- Mais tu es dans ton monde... et je ne suis qu'un pauvre diable d'employé.

-- On ne s'en douterait pas, cher ami. Tu portes à merveille l'habit noir et la cravate blanche. Je crois même que tu as donné dans l'œil à la comtesse.

-- Quelle femme adorable ! Elle m'a fait un accueil !...

-- Que tu mérites bien... Mais tu la connaissais déjà, je suppose ?

-- Non, j'ai été invité par raccroc. Ma sœur chante quelquefois dans les salons... pas pour rien hélas !... nous n'avons pas de fortune et elle est obligée d'utiliser son talent...

-- Je croyais qu'elle faisait de la peinture.

-- Elle est musicienne aussi et elle a une voix superbe. Elle aurait de grands succès au théâtre, mais elle n'a jamais voulu y entrer, parce qu'elle est avant tout honnête fille. Elle se contente de chanter dans des concerts et encore... à condition que je sois là. Elle exige qu'on m'invite... et je me laisse inviter.

» Du reste, nous n'allons que là où il nous plaît d'aller. Mais je ne regrette pas d'avoir accepté les offres de madame de Pommeuse, puisque je t'ai trouvé chez elle.

-- Alors, elle est ici, ta sœur ?

-- Naturellement... et toutes ces dames lui font fête... Tu l'entendras tout à l'heure.

-- J'espère bien que tu vas me présenter à elle.

-- Très volontiers. Je lui ai parlé de notre rencontre matinale dans la rue du Rocher. Elle désire beaucoup te connaître... et je lui avais annoncé ta visite...

-- Pour demain. C'est dit... notre déjeuner tient toujours... et après, nous irons voir la manufacture de Sèvres... je suis bien allé aujourd'hui au musée du Louvre.

-- Je crains que, demain, Odette ne soit pas disposée à entreprendre une longue promenade... la soirée de madame de Pommeuse finira sans doute assez tard et ma sœur sera fatiguée. Moi, j'ai des comptes à vérifier pour mon patron et mon dimanche y passera.

-- Alors, nous remettrons à huitaine le déjeuner et la partie. Mais présente-moi tout de suite.

-- Je ne demande pas mieux. Odette est là-bas, fort entourée. Rapprochons-nous, et dès qu'elle sera un peu plus seule, nous l'aborderons.

Ils se dirigèrent ensemble vers le piano, que les invités de la comtesse leur masquaient. Ils y arrivèrent au moment où ces dames rompaient le cercle, et Maxime pensa tomber de son haut en se trouvant tout à coup face à face avec la jeune fille qu'il avait vue, ce jour-là, copiant un portrait de Rubens dans les galeries du bord de l'eau.

-- Ma chère Odette, dit aussitôt Lucien, voici mon ami, Maxime de Chalandrey...

Odette rougit et fronça le sourcil, en reconnaissant le galant malavisé qui s'était permis de lui écrire une déclaration.

-- Qu'as-tu donc ? lui demanda son frère.

Maxime eut l'esprit de comprendre que c'était à lui d'éclaircir la situation.

-- Mon cher Lucien, dit-il gaiement, j'ai fait une sottise tantôt et je te prie d'intercéder pour moi.

-- Comment ?... que signifie ?...

-- J'ai rencontré mademoiselle au Louvre... sa beauté m'a tellement frappé que, n'osant pas lui adresser la parole, je me suis conduit comme un collégien... tu sais qu'au régiment, j'avais déjà la manie de rimailler...

-- Quoi !... c'était toi ! interrompit Lucien en riant.

-- Mademoiselle t'a donc raconté cette ridicule histoire ?

-- Mais, oui... et elle m'a montré tes vers... qui ne sont pas trop mauvais... autant que je suis capable d'en juger. Ton crime n'est pas bien gros et je suis sûr que ma sœur ne t'en veut pas du tout.

La physionomie d'Odette disait assez qu'elle avait déjà pardonné. Elle tendit la main à l'ami de son frère avec une bonne grâce parfaite et un air de franchise qui charma Chalandrey.

Une sotte se serait fâchée, une prude lui aurait fait froide mine. Odette prenait la chose gaiement.

-- Je suis bien sûr que celle-là n'a pas de secrets, si dit Maxime en pensant à ceux de madame de Pommeuse, qui n'était pas loin.

Elle causait avec une vieille dame et elle la quitta pour venir rejoindre les trois jeunes gens qu'elle n'avait pas cessé d'observer du coin de l'œil.

-- Vous vous connaissez donc ? leur demanda-t-elle en souriant.

-- Lucien Croze et moi, oui, madame, et depuis longtemps, répondit Chalandrey. Mais je n'avais pas l'honneur de connaître mademoiselle.

-- Eh bien ! la connaissance est faite... et j'en profite pour vous demander un service. Êtes-vous musicien ?

-- Un peu.

-- L'êtes-vous assez pour remplacer l'accompagnateur que j'avais commandé et qui me fait faux bond.

-- J'essaierai... mais je ne réponds de rien.

-- Nous excuserons les notes fausses, et nous tâcherons de n'entendre que la voix de mademoiselle Croze.

-- Alors, je me risque.

-- Les partitions sont sur le piano. Mademoiselle choisira. Venez, monsieur, ajouta la comtesse en s'adressant à Lucien. Je prétends vous garder près de moi pendant que mademoiselle votre sœur chantera.

Et elle emmena le jeune caissier tout fier de s'asseoir à côté de madame de Pommeuse, qui l'avait littéralement subjugué.

Maxime, ravi de rester en tête à tête avec Odette, ne perdit pas de temps pour la conduire au piano.

Il bénissait la comtesse et il la soupçonnait de chercher à accaparer Lucien, mais il ne lui en voulait pas pour cela, car il sentait bien qu'il ne pourrait jamais aimer que la blonde aux yeux noirs, quoiqu'eût pu dire l'oncle d'Argental.

Il s'agissait de profiter des instants d'isolement pour déclarer sa flamme à mademoiselle Croze, non plus en vers, comme au Louvre, mais à mots couverts, discrètement, timidement pour commencer. Il était destiné à la revoir souvent et il n'avait plus besoin de brusquer les choses. Il lui suffisait qu'elle comprît, ce soir-là, qu'il l'aimait.

La situation se prêtait assez mal à ses projets. La jeune fille était venue là pour chanter. Il fallait qu'elle chantât, et il n'est pas commode d'intercaler des déclarations entre les vocalises d'un air qu'on accompagne.

Mais il y a les préparatifs et Maxime ne se fit pas faute de les prolonger.

-- Qu'allez-vous nous dire, mademoiselle ? demanda-t-il en remuant les partitions.

-- J'avais l'intention de commencer par un morceau de Don Juan de Mozart... celui que chante Zerline, au premier acte... Mais l'accompagnement est assez difficile et je crains...

-- Que je ne m'en acquitte fort mal. Rassurez-vous, mademoiselle. Je raffole de Mozart et je sais par cœur tout l'opéra de Don Juan.

Maxime se vantait, assurément. Il était si bien doué qu'il pouvait déchiffrer à première vue n'importe quelle musique, mais il allait plus souvent à l'Opéra pour le ballet que pour entendre les œuvres des maîtres.

Et il avait, sans le savoir, touché la corde sensible de la jeune fille qui s'écria :

-- Je suis heureuse que vous aimiez Mozart. Moi, je l'adore depuis que je suis au monde.

-- Donc, nous sympathisons, mademoiselle, puisque nous avons les mêmes goûts... J'aime aussi Rubens...

-- Je le sais... il vous a inspiré des vers...

-- Ne vous moquez pas de moi, je vous en supplie... j'avais perdu la tête... C'est l'effet du coup de foudre...

-- Mais vous voilà remis, j'espère.

-- Remis, oh ! non... Seulement, je sais maintenant que vous êtes la sœur de mon ami Lucien, et je...

-- Les amis de mon frère sont les miens... Mais je m'aperçois qu'on nous attend... Si nous commencions ?

-- Pardonnez-moi, mademoiselle... Je cherche cette partition et je ne la trouve pas.

-- Vous l'avez sous la main, dit-elle en riant.

-- C'est vrai... Je ne sais ce que je fais.

-- Est-ce toujours la suite du coup de foudre ?

-- Je n'en guérirai jamais, murmura Maxime en regardant passionnément la jeune fille.

Il était temps que ces préliminaires prissent fin. On commençait à chuchoter dans le salon : les femmes sous leurs éventails et les hommes en se parlant à l'oreille.

Les joueurs de whist avaient suspendu poliment leur partie et Maxime remarqua que son oncle s'agitait beaucoup sur sa chaise.

-- Il me fait les gros yeux, parce qu'il s'aperçoit que je préfère la demoiselle à la veuve, pensa l'indocile neveu du commandant. Ça m'est parfaitement égal.

Il plaqua des accords et Odette attaqua son air avec un brio incomparable.

Elle avait un vrai talent de prima donna et il n'aurait tenu qu'à elle de gagner beaucoup d'argent à la scène. Sa voix aurait rempli n'importe quelle scène de théâtre et on voyait bien qu'elle ne la donnait pas toute entière, mais cette voix de cristal avait peut-être encore plus de charme dans le salon de la comtesse.

Quand elle eut fini, ce fut une explosion de bravos, absolument comme à l'Opéra.

Maxime n'avait pas trop mal accompagné et la chanteuse l'en complimenta tout bas. Mais il ne fallait plus songer à reprendre la douce causerie. Les invités, mis en goût, demandaient un autre morceau et la jeune fille ne se fit pas prier pour les satisfaire. Elle en dit quatre, choisis dans les œuvres des maîtres, et elle termina par un air ancien, une vieille romance de Martini qu'elle chanta délicieusement.

Cette fois, ce fut de l'enthousiasme. Quelques femmes sentimentales pleuraient, attendries par la romance. Madame de Pommeuse, qui ne pleurait pas, se leva et vint embrasser Odette, toute confuse de son succès.

La comtesse s'empara d'elle, la fit asseoir à la place que Lucien venait de quitter et se mit à la féliciter, en lui tenant les deux mains, pendant que ses amies entonnaient en chœur les louanges de la jeune artiste.

Maxime n'avait rien à faire là ; il s'était déclaré et il était sûr qu'Odette l'avait compris.

Il ne lui restait plus qu'à dire au frère ce qu'il pensait de la sœur et à lui demander quand il pourrait la revoir.

Lucien Croze s'était réfugié tout au fond du salon après une longue séance auprès de madame de Pommeuse, et savourait à l'écart le bonheur qu'il venait de goûter. La comtesse avait fondu la glace du caractère de ce garçon froid et réservé. Il n'était plus le même homme. Ses yeux brillaient ; sa figure rayonnait.

Maxime, qui s'y connaissait, comprit tout de suite.

-- Lui aussi, murmura-t-il ; lui aussi, il a reçu son coup de foudre. Mais celle qui l'a foudroyé me paraît bien calme. Décidément, c'est une femme très forte. L'explication qu'elle vient d'avoir avec moi l'a troublée un instant, mais c'est déjà passé. Elle rit avec ses amis comme si elle n'avait rien à craindre des bandits qui l'ont surprise dans le pavillon, ni de la police qui cherche les assassins du pendu, ni du joli monsieur qui lui a extorqué trente mille francs, ni du mystérieux personnage qui la surveille. Cette veuve est une énigme dont je ne me charge pas de trouver le mot... Et mon brave oncle la prend pour une fleur d'innocence et un parangon de vertu !... je ne le désillusionnerai pas, mais je n'en ferai qu'à ma tête.

Ce monologue fut interrompu par Lucien qui vint à la rencontre de Chalandrey et qui l'aborda en lui disant avec feu :

-- Ah ! mon ami, quelle femme !

-- La comtesse ? répliqua en riant Maxime. Elle est adorable... et je te fais mon compliment, car je suis certain que tu lui as beaucoup plu.

-- J'en doute... et je regrette de l'avoir vue.

-- Pourquoi donc ?

-- Parce que j'ai peur de tomber amoureux d'elle.

-- Et quand cela t'arriverait ?...

-- Je serais malheureux toute ma vie. Elle est comtesse, elle est riche et je ne suis qu'un pauvre diable.

-- L'amour rapproche les distances.

-- Jamais madame de Pommeuse ne consentirait à m'épouser ?

-- Ah ! s'il te faut le mariage ?

-- Veux-tu dire qu'elle consentirait à être ma maîtresse ?

-- Qui sait ?

-- Ce que je sais, c'est que je ne voudrais pas être son amant.

-- Peste ! Tu es bien difficile.

-- Non, je suis raisonnable. Une liaison avec une femme bouleverserait toute mon existence, et je n'ai pas le droit de disposer de moi. Je ne m'appartiens pas... j'ai charge d'âmes.

-- Comment ?... charge d'âmes ?

-- Mais, oui ; j'ai Odette. Tu ne comprends pas, parce que tu n'as pas de sœur, parce que tu as de la fortune et parce que tu n'as jamais eu à penser qu'à toi. Mais... laisse-moi te raconter mon histoire. Au régiment, je ne t'en ai jamais parlé et tu as pu croire que j'étais, comme toi, un fils de famille. Mon père vivait encore, après avoir honorablement servi dans l'armée, il était retraité capitaine et il occupait dans une compagnie d'assurance un emploi très bien rétribué. Ma mère était morte depuis longtemps. Je l'ai à peine connue et Odette ne l'a pas connue du tout. Quand nous avons perdu notre père, elle était encore en pension. Il nous laissait, en tout et pour tout, soixante mille francs, péniblement économisés sur son traitement... à peine de quoi vivre... à deux. C'est alors qu'il m'a fallu, comme on dit maintenant, combattre pour la vie, et je me suis tiré d'affaire, à force de persévérance et d'énergie.

-- Tu n'en as que plus de mérite.

-- Oh ! ma chère petite sœur m'a vaillamment secondé. Elle est arrivée très vite à se suffire à elle-même, pendant que je faisais mon chemin dans une maison de banque. Aujourd'hui, nous n'avons plus à redouter la misère, mais c'est à condition d'être toujours sur la brèche.

-- Que deviendrions-nous, si je perdais ma place ?... Et je la perdrais infailliblement, si...

-- Si tu t'amourachais d'une cocotte... parce que tu pourrais te laisser aller à faire des dépenses folles... Mais quand tu deviendrais le préféré de madame de Pommeuse...

-- Ce serait bien pis. Je ne penserais plus qu'à elle... Je lui consacrerais tout mon temps... et puis, j'ai là-dessus des idées très arrêtées. Je ne veux pas donner prise à la calomnie.

-- Tu pousses trop loin le scrupule. Personne ne t'accuserait d'exploiter la situation. Ton passé répond pour toi.

-- N'importe. Ce serait déjà trop qu'on me soupçonnât.

-- Mais, mon cher, si tu épousais la comtesse, on dirait que tu l'épouses pour son argent.

-- Aussi je ne l'épouserai-je pas.

-- Alors, tu es résigné d'avance à végéter dans la médiocrité jusqu'à la fin de tes jours ?

-- Oui, plutôt que de manquer à mes principes.

-- C'est très beau les principes... mais tu les exagères. À ce compte-là, on ne se marierait qu'entre égaux... et le monde finirait. Alors, tu trouverais mauvais que ta sœur s'unît à un homme plus riche qu'elle ?

-- Ma sœur fera ce qu'elle voudra. Je la connais assez pour être sûr qu'elle ne se trompera pas quand elle choisira un mari. Je crois, du reste, qu'elle n'y songe guère. Nous vivons heureux... et elle est aussi contente de son sort que je le suis du mien...

-- Jusqu'au jour où une inclination viendra déranger votre bonheur... négatif... car il est le fait de privations, votre bonheur.

-- Tu te trompes, mon cher Maxime. Il ne nous manque rien et nous ne souhaitons rien tant que de rester comme nous sommes.

-- Alors, je déclare que je vous admire... elle surtout... mais enfin, si l'un de vous deux se mariait à son gré, je suppose que l'autre ne s'en fâcherait pas.

-- Non, certes, car nous sentons de même et nous voyons de même. Qui plaît à l'un plaît à l'autre.

-- Alors, je me félicite d'être ton ami.

-- Veux-tu dire que tu aspires à plaire à ma sœur ?

-- J'en serais très fier et je te prie de croire à la pureté absolue de mes intentions. Elle ne me connaît pas encore pour que je me permette des les lui déclarer... il me suffit qu'elle ne me défende pas d'espérer.

-- Parles-tu sérieusement ? demanda Lucien Croze, en regardant son ami dans le blanc des yeux.

-- Ce serait m'offenser que d'en douter. Oh ! je sais bien qu'il me faudra faire mes preuves. Je les ferai... si tu veux me prendre à l'essai.

-- Comment l'entends-tu ?

-- J'entends que, toi et moi, nous renouerons notre bonne camaraderie d'autrefois... que nous nous verrons le plus souvent possible, que tu m'autoriseras à tâcher de me faire agréer par mademoiselle Odette... et que, si j'y parvenais, tu ne t'opposerais pas à notre mariage, sous prétexte que j'ai encore un peu de fortune... qui ne durera pas longtemps si je suis condamné à rester garçon.

Lucien, le sage Lucien, ne savait que répondre à une ouverture si inattendue.

-- La preuve que je suis de bonne foi, reprit Maxime de Chalandrey, c'est que je vais, dès ce soir, parler de mes projets à mon oncle. Je ne te cacherai pas qu'il s'était mis en tête de me faire épouser madame de Pommeuse. Mais je suis comme toi, je ne veux pas me marier pour de l'argent. Et si je n'ai pas le bonheur de plaire à mademoiselle Odette, je ne me marierai pas du tout... Je mangerai ce qui me reste... Je le mangerai pour m'étourdir... et après je m'engagerai.

» Tiens ! le voilà qui vient à nous, mon oncle. Veux-tu que je lui dise tout cela devant toi ?... après t'avoir présenté, bien entendu.

-- Non... non, je t'en prie. Dieu sait ce qu'il penserait de moi ! Odette me fait signe de revenir près d'elle. Je te laisse avec lui.

Lucien s'esquiva pour aller rejoindre sa sœur, que la comtesse n'avait pas quittée, et le commandant aborda son neveu par ces mots :

-- Est-ce que tu deviens fou ? Tu causes avec ton concurrent, au lieu de faire ta cour à la comtesse ! Et tu réserves toutes tes amabilités pour une chanteuse à gages ! Elle est jolie, cette petite, et je conçois qu'elle t'ait donné dans l'œil ; mais tu prends mal ton temps pour lui dire des douceurs. La comtesse doit être furieuse contre toi.

-- Je ne crois pas... mais quand elle le serait... je m'en consolerais.

-- Alors tu ne tiens pas à l'épouser ?

-- Oh ! pas du tout. Et je suis convaincu qu'elle ne songe pas à m'offrir sa main.

-- Te l'offrir, non... mais te l'accorder ?...

-- Pas davantage et je ne la lui demanderai pas. J'ai d'autres visées. Je suis amoureux.

-- Depuis quand ?... et de qui, bon Dieu !

-- Depuis ce soir. J'aime mademoiselle Odette Croze, sœur de mon ami Lucien et fille d'un brave soldat.

-- Cette marchande de roulades ?

-- Oui, mon cher oncle ; c'est elle que j'épouserai... si tant est que je me marie, car je ne suis pas certain qu'elle voudra de moi.

-- Et tu oses me dire cela en face ?

-- Je n'ai rien de caché pour vous et je n'ai jamais su mentir. Mais de quoi vous plaignez-vous ? Je renonce à la vie de garçon que vous me reprochiez de mener. Me voilà converti à vos idées... et je ne fais que suivre vos conseils...

-- Je ne t'ai jamais conseillé de prendre une femme qui n'a pas le sou.

-- Il me reste assez de fortune pour deux.

-- Décidément, je crois que tu te moques de moi.

-- Dieu m'en garde, mon cher oncle. Je n'ai jamais été si sérieux. Je viens de me jurer à moi-même de ne plus toucher une carte.

-- Serment de joueur, serment d'ivrogne.

-- Vous verrez. Je vais commencer une vie nouvelle... à telles enseignes que, un de ces jours, je donnerai ma démission du cercle.

-- Tout ça pour les beaux yeux d'une péronnelle !

-- Quand vous la connaîtrez, vous ne parlerez pas d'elle sur ce ton-là.

-- J'espère bien ne jamais la connaître.

-- Même quand elle sera votre nièce.

-- Jamais, te dis-je. Je ne suis pas ton père et, par conséquent, je n'ai pas le droit de t'empêcher de faire une sottise, mais il ne sera pas dit que je m'y associerai, en continuant à te voir, après ce beau mariage. Je ne mettrai plus les pieds chez toi... et je te trouve si bête que je ne regretterai que ton Sauterne.

Cette boutade fit rire Maxime et dérida un peu le commandant qui reprit sur un ton moins vif :

-- Mon cher, j'ai tort de m'emporter. Tu es libre, après tout, de te gouverner à ta guise. Mais mon devoir était de t'avertir que tu te prépares un triste avenir... plus triste que si tu restais célibataire et ruiné. On supporte la ruine, quand on est bien trempé. On ne supporte pas la gêne en ménage... or, ce sera la gêne, pour toi qui es habitué à dépenser sans compter. Et si tu as des enfants, ils seront obligés de travailler pour vivre.

» Maintenant, j'ai dit et je vais retrouver cet excellent général Bourgas qui réussira peut-être auprès de la comtesse, puisque tu lui laisses le champ libre.

-- Grand bien lui fasse !... quant à mon ménage, ne vous inquiétez pas... il ira tout seul et vous viendrez dîner chez nous.

Cette fois, le commandant, au lieu de répondre, se mit à chantonner, sur un air connu :

Gai ! gai ! marions-nous, mettons-nous dans la misère.

-- Une misère dorée, mon cher oncle ; car...

Gai ! gai ! marions-nous, mettons-nous la corde au cou.

Maxime, désespérant d'en tirer autre chose que ce refrain populaire, tourna le dos à M. d'Argental qui le planta là.

Il ne faut quelquefois qu'un mot pour réveiller un souvenir et l'amoureux d'Odette se mit à répéter tout bas :

-- Oui... la corde au cou... comme le pendu qu'on a trouvé dans le fossé des fortifications... c'est madame de Pommeuse qui l'a tirée cette corde-là... et quand il n'y aurait que cette aventure pour m'empêcher de l'épouser... si je lui parlais maintenant, je crois que je lui dirais que j'ai tout vu... J'aime mieux aller me coucher.

IV

Le lendemain de la soirée de madame de Pommeuse, Maxime de Chalandrey s'était demandé, en se levant, ce qu'il allait faire de ce dimanche qu'il aurait bien voulu passer avec son ami et surtout avec la sœur de son ami.

C'était malheureusement une partie manquée, puisque le jeune caissier devait être retenu toute la journée à son bureau.

Maxime n'aurait pas osé se présenter, sans lui, rue des Dames.

Il avait pu, la veille, au musée, risquer un billet doux, alors qu'il prenait mademoiselle Croze pour une artiste émancipée, mais maintenant qu'il la connaissait, il n'était plus tenté d'user avec elle de procédés cavaliers.

Et c'était la meilleure preuve qu'il l'aimait sérieusement, car l'amour vrai ne va pas sans le respect, et jusqu'à ce jour, Maxime n'avait guère respecté que les vieilles femmes et les femmes laides.

Il avait déclaré ses intentions au frère et obtenu la permission de venir faire sa cour à mademoiselle Odette, mais pour profiter de cette permission, il lui fallait attendre que Lucien pût assister au moins à la première visite. Et comme Lucien n'était libre qu'une fois par semaine, l'entrevue se trouvait retardée de huit jours, au grand chagrin de l'amoureux Maxime.

Il n'était pas homme à en prendre son parti et il espérait bien inventer un moyen d'abréger ce délai, mais il avait beaucoup d'autres sujets de préoccupation.

Depuis la veille, sa vie était orientée autrement. Il avait, comme Saint-Paul, trouvé son chemin de Damas, et il ne songeait plus qu'à faire son salut en se mariant -- pas selon le vœu de son oncle -- mais très légitimement.

Il ne s'agissait de rien moins que d'une réforme radicale : renoncer au jeu, aux drôlesses, aux joyeux soupers : en un mot, mettre bas ce qu'on appelait autrefois l'équipage du diable.

Il y était très décidé. Seulement, il ne dépendait pas de lui de biffer instantanément de son souvenir des événements récents et son aventure avec la comtesse n'était pas sortie de sa mémoire.

Il se défiait de madame de Pommeuse, mais il ne pouvait pas s'empêcher de la plaindre et il lui savait gré d'avoir si bien accueilli Odette.

Il aurait voulu la préserver des dangers qui la menaçaient ; il aurait voulu aussi connaître le véritable but du voyage qu'elle avait fait avec lui de la rue du Rocher au boulevard Bessières.

Et il souhaitait ardemment qu'elle n'eût rien à se reprocher, car il ne doutait pas que Lucien Croze ne fût aussi épris d'elle qu'il l'était, lui, Chalandrey, de la sœur de Lucien.

Or, les demi-confidences de la dame ne le rassuraient guère, et les propos qu'il avait entendus au cercle le rassuraient encore moins.

Ce pendu était-il, comme tout semblait l'indiquer, l'homme qu'il avait vu étrangler ?

Et le corps serait-il reconnu ?

S'il l'était, la police parviendrait sans doute à découvrir les assassins. Et si on les arrêtait, ils dénonceraient peut-être la comtesse comme leur complice, ne fût-ce que pour le plaisir d'être jugés en bonne compagnie.

Dans ce cas, Chalandrey, seul témoin oculaire du crime, ne pourrait pas se tenir à l'écart. Sa conscience lui commanderait d'intervenir pour raconter ce qu'il avait vu et pour déclarer, sous la foi du serment, que ces misérables avaient forcé madame de Pommeuse à mettre la main à leur sinistre besogne.

Et les conséquences de cette intervention obligatoire l'effrayaient. Quand on ne pense qu'à filer le parfait amour, c'est une triste perspective que celle de se trouver mêlé malgré soi à un procès criminel.

Maxime en vint bientôt à se dire qu'il ferait bien d'avoir le plus tôt possible une explication complète avec la comtesse.

Les journaux du matin commençaient à s'occuper beaucoup de cette affaire, dont quelques-uns seulement avaient dit un mot, la veille. Les reporters s'évertuaient maintenant à la grossir et à la dramatiser. Les uns parlaient de la découverte d'un souterrain qui aurait servi de repaire à une association de malfaiteurs. Les autres annonçaient que le mort appartenait aux classes dirigeantes et qu'il avait été victime d'une vengeance politique. Tous en étaient encore aux conjectures, mais ils faisaient de leur mieux pour surexciter la curiosité du public, et ils devaient y avoir pleinement réussi.

Le meurtre de la porte de Clichy était peut-être un meurtre vulgaire, peut-être même un simple suicide. Ces messieurs étaient en train d'en faire un crime célèbre.

Le prêtre vit de l'autel, disait-on jadis. Il en vit fort mal sous la République, mais les reporters vivent très bien des faits divers, et ils allaient largement exploiter celui-là.

Chalandrey n'avait donc pas de temps à perdre pour confesser à fond la comtesse et pour s'entendre avec elle sur la conduite qu'il devait tenir, s'il arrivait qu'elle fût compromise.

Rien ne l'empêchait d'aller la voir, tout exprès, et il comptait bien qu'elle ne refuserait pas de le recevoir en tête-à-tête, car une veuve de vingt-cinq ans n'est pas tenue d'être aussi réservée qu'une jeune fille.

Mais, avant de se présenter chez elle, il jugea qu'il ferait sagement de se renseigner un peu plus et l'idée lui vint d'aller regarder le cadavre, afin de s'assurer que c'était bien celui de l'individu exécuté sous ses yeux par une demi-douzaine de scélérats qu'il ne se faisait pas fort de reconnaître, s'il les rencontrait, tant il les avait mal vus.

Il irait de là chez madame de Pommeuse et, après sa visite à la Morgue, il serait armé de toutes pièces pour aborder la grave question.

Il prit une voiture et il se fit conduire au coin du quai et de la rue du Cloître-Notre-Dame.

En descendant de son fiacre, il fut assez surpris de voir qu'il y avait foule à la porte de la halle aux refroidis, comme disent, en leur langage imagé, les voyous de Paris.

La Morgue a ses habitués comme le théâtre de l'Ambigu et les débuts d'un sujet remarquable n'y passent jamais inaperçus.

Or, les feuilles à un sou avaient si bien travaillé que le populaire s'était porté en masse à l'exposition qu'elles annonçaient.

On faisait queue pour y entrer et les visiteurs n'étaient pas tous des ouvriers en rupture d'atelier ou des grisettes en quête d'émotions fortes.

Les blouses et les bonnets de linge étaient en majorité, mais il y avait aussi des redingotes noires et des chapeaux à plumes.

Chalandrey n'avait jamais pénétré dans ce sinistre édifice qui occupe la pointe orientale de la Cité, et il ne savait pas du tout comment il était aménagé intérieurement.

Du dehors, on n'aperçoit qu'un mur, élevé là pour épargner aux passants trop impressionnables la vue du vitrage derrière lequel sont exposés les corps.

Aux deux bouts de ce mur, on a aménagé deux passages, l'un pour l'entrée, l'autre pour la sortie.

On entre à droite, on passe devant la cloison de verre et on sort à gauche ; à la file, comme au guichet d'un théâtre.

Seulement, le spectacle est gratuit.

Maxime ne se décida pas sans quelque répugnance à faire comme les autres, mais il n'était pas venu là pour reculer au dernier moment et il suivit le monde comme un simple badaud.

Les curieux qui l'entouraient ne se doutaient guère qu'il était en mesure de fournir des renseignements utiles aux policiers, apostés là, comme toujours, quand il y a présomption de crime, et les sergents de ville qui réglaient le défilé ne s'étonnaient pas du tout de voir un monsieur bien mis au milieu de cette foule.

En entrant dans la salle largement éclairée, il put lire sur les parois en stuc poli les inscriptions qui invitent les gens à faire au greffe leur déclaration de reconnaissance, s'il y a lieu, et qui les avertissent que cette déclaration ne leur occasionnera pas de frais.

Mais il était décidé à ne pas mettre à profit cet avis engageant.

Il lui suffisait d'avertir la comtesse au cas où il reconnaîtrait le mort.

On avançait lentement, mais on avançait, et il aperçut bientôt des loques suspendues à la muraille, tristes épaves de la misère échouées là avec les malheureux qui les avaient portées avant d'en finir avec la vie.

Il y avait, ce jour-là, trois noyés, hideux, gonflés, verdâtres, mais ils étaient relégués au fond de la salle mortuaire, probablement parce qu'on n'espérait guère que leurs restes informes seraient reconnus.

De même que, sur un théâtre, les figurants se tiennent à l'arrière-plan ; de même, à la Morgue, on place au dernier rang les morts sans importance.

La première rangée des dalles de marbre est réservée aux morts de distinction, comme le devant de la scène est réservé aux acteurs aimés du public.

Celui que cherchait Maxime occupait la place d'honneur. Par une intelligente dérogation au règlement, on ne l'avait pas déshabillé. On lui avait même laissé la corde au cou.

Et Maxime reconnut aussitôt, non pas les traits défigurés, par la mort, mais le costume de l'homme qu'il avait vu dans le pavillon.

C'était bien le grand blond correctement vêtu que ses complices avaient condamné et exécuté sous ses yeux.

Ses bourreaux ne l'avaient pas tué pour le voler, car sa chaîne de montre s'étalait encore sur son gilet et il portait au petit doigt de la main gauche une bague que Chalandrey n'avait pas remarquée pendant la scène du meurtre, mais qui attira aussitôt son attention.

Le chaton de cette bague était un œil-de-chat.

Il n'y avait pas moyen de s'y tromper, car les employés de la Morgue avaient placé la main bien en évidence, sur la poitrine, en pleine lumière.

La comtesse aussi portait un œil-de-chat et cette bizarre coïncidence frappa beaucoup Maxime, quoiqu'elle fût probablement l'effet d'un hasard.

Si l'œil-de-chat était un signe de ralliement adopté par une bande de coquins, assurément madame de Pommeuse, qu'ils avaient menacée de mort, parce qu'elle les avait surpris en flagrant délit d'assassinat, n'était pas affiliée à cette criminelle association.

Maxime, qui avait tout vu, ne pouvait pas la soupçonner d'être d'accord avec eux ; il se promit pourtant de lui signaler le fait, s'il en arrivait à s'expliquer avec elle, à fond, sur sa terrible aventure.

Du reste, il n'eut pas le temps d'examiner longtemps le cadavre anonyme, car les gardiens de service ne permettaient pas aux curieux de stationner devant le vitrage. Il fallait regarder vite, passer et sortir, toujours à la file.

Ainsi fit Maxime et sans regret. Il avait vu ce qu'il voulait voir et il lui tardait d'être dehors.

On avançait assez lentement, car l'issue n'est pas large, et les gens qui s'en allaient formaient une ligne parallèle à celle des gens qui entraient de l'autre côté de la salle.

Chalandrey remarqua dans la foule, marchant en sens inverse de lui, une femme dont la toilette assez élégante contrastait avec celle des autres visiteurs qui la serraient de près, de si près que tout à coup elle se retourna, probablement pour se plaindre qu'on la poussait.

Elle avait relevé à demi sa voilette, et, du premier coup d'œil, Chalandrey la reconnut.

C'était la comtesse.

-- Elle ici ! murmura Maxime ; il paraît que nous avons eu tous les deux la même idée... et il se trouve que nous sommes venus à la même heure... Parbleu ! voilà un heureux hasard. Je n'ai plus besoin d'aller la voir, avenue Marceau, et je ne trouverai jamais une meilleure occasion de m'expliquer avec elle... mon entrée en matière est toute trouvée. Je vais lui demander ce qu'elle vient faire à la Morgue. Il faudra bien qu'elle me réponde... par un mensonge probablement... mais je ne la laisserai pas s'enferrer et j'aborderai carrément la grosse question.

C'était fort bien imaginé, mais Maxime ne pouvait pas songer à interpeller madame de Pommeuse dans la salle d'exposition et cela pour plusieurs raisons : d'abord, parce que les agents qui surveillaient le défilé ne lui auraient pas permis de quitter sa place à la queue : ensuite et surtout, parce qu'il redoutait d'attirer leur attention sur lui et sur la comtesse qui ne manquerait pas de perdre contenance en le voyant apparaître.

Pour lui parler, il fallait commencer par sortir.

Il se contenta donc de la regarder de loin et il s'aperçut qu'elle avait pâli subitement et qu'elle s'agitait beaucoup, tournant la tête à tout instant, comme si elle eût cherché à se dégager de la foule qui la pressait et à s'enfuir. Ce n'était pas seulement l'émotion bien naturelle qu'elle devait éprouver en approchant de la vitrine aux cadavres qui la troublait ainsi.

Un incident avait dû se produire.

Lui avait-on tenu un propos grossier ? quelque malotru s'était-il permis de la serrer de trop près ? On pouvait le croire, car elle était fort mal entourée. Immédiatement derrière elle, venaient un compagnon maçon tout couvert de plâtre, une grosse commère qui avait tout l'air d'une dame de la halle, un vilain individu coiffé d'une casquette de soie qui pouvait bien être un Alphonse de barrière, et un vieillard qu'on aurait pu prendre pour un petit bourgeois du quartier.

-- Pauvre comtesse ! murmura Chalandrey ; dans quel monde s'est-elle fourvoyée ! voilà où mènent les mauvais chemins !... je ne peux vraiment pas la plaindre, mais j'aurai tout à l'heure avec elle une conversation intéressante.

Il aurait bien voulu rester, pour voir comment elle allait se tenir en passant devant le mort, mais la file où il se trouvait encastré le poussait toujours et bientôt il se trouva dehors.

Il s'agissait maintenant de guetter la sortie de madame de Pommeuse et ce n'était pas difficile.

En face de la Morgue, de l'autre côté du quai dont elle est séparée par une grille, s'étend une étroite promenade plantée de maigres arbres et assombrie par les hauts contreforts de l'église qui la dominent.

Les gavroches de la cité y prennent volontiers leurs ébats et les bonnes y viennent garder les enfants, tout en causant avec des militaires.

C'était dimanche et les allées de cette espèce de jardin public regorgeaient de monde.

Chalandrey, sans y entrer, s'adossa à la grille et attendit que la comtesse parût.

Il s'était placé de façon à ne pas la manquer au passage et elle ne tarda guère à déboucher sur le large perron de la Morgue, en même temps que beaucoup d'autres curieux qui se dispersèrent dans toutes les directions.

Chalandrey pensait qu'elle devait avoir laissé, dans quelque rue du voisinage, la voiture qui l'avait amenée et il se préparait à la suivre, jusqu'à ce qu'il pût l'accoster à l'écart.

Il n'eut pas cette peine.

Elle descendit précipitamment les marches de l'escalier, traversa la chaussée, non sans se retourner plus d'une fois, comme une femme qui craint d'être suivie et prit pied sur le trottoir qui borde la grille du square Notre-Dame.

Elle tomba, pour ainsi dire, dans les bras de Maxime qui n'avait pas bougé et qui se félicitait d'avoir si bien choisi son poste d'observation.

Il s'attendait à la voir perdre contenance en se trouvant tout à coup face à face avec lui, mais il s'aperçut que c'était déjà fait, car le visage bouleversé de la comtesse disait assez qu'elle se mourait de peur.

Autre symptôme significatif : au lieu de chercher à l'éviter ou même de paraître surprise de le rencontrer là, elle s'accrocha à son bras et elle lui dit d'une voix étouffée :

-- Venez... emmenez-moi... ne me quittez pas.

C'était presque la répétition de la scène qui s'était passée, quelques jours auparavant, rue du Rocher.

Chalandrey ne se fit pas prier pour la faire entrer avec lui dans le jardin public et il l'entraîna, sans lui dire un seul mot, jusqu'à l'autre bout des allées.

Il sentait le bras de la pauvre femme trembler sous le sien et comprenant qu'elle n'aurait pas la force d'aller plus loin, il la fit asseoir sur un banc qui se trouvait libre.

-- Remettez-vous, Madame, commença-t-il, en prenant place à côté d'elle. Vous n'avez rien à craindre, puisque je suis là. Mais je m'explique votre émotion... après cet horrible et répugnant spectacle...

-- Vous savez donc d'où je sors ? murmura-t-elle.

-- Je suis entré à la Morgue un instant avant vous et je vous ai aperçue dans la salle. Je vous avouerai même que je suis resté devant la porte pour vous attendre. J'avais le pressentiment que je pourrais vous être utile... et je ne me trompais pas.

-- Non... je vous remercie... ce ne sera rien, je me sens déjà mieux... mais j'ai été si effrayée...

-- On le serait à moins... et en vérité, je m'étonne que vous ayez eu le courage d'entrer là.

-- J'ai été bien punie de ma curiosité... et j'en rougis maintenant. Que voulez-vous ! je suis femme et quand mon imagination s'exalte, je ne sais plus ce que je fais. Vous m'avez troublé l'esprit, hier soir, en me parlant de ce crime étrange... je n'ai pas su résister au désir qui m'a pris de voir...

-- Le pendu et la corde. Moi aussi, j'ai voulu voir... et je ne regrette pas d'avoir vu. Cet homme a été assassiné, je n'en doute pas. Mais savez-vous ce qui m'a surtout frappé ?... un détail que vous n'avez sans doute pas remarqué... il porte au doigt une bague toute pareille à la vôtre.

-- Comment ?

-- Mon Dieu, oui. Elle a pour chaton un œil-de-chat. Et si on la lui a laissée, c'est qu'on suppose sans doute qu'elle servira à le faire reconnaître... comme je vous ai reconnue hier, en regardant votre main...

-- Ma bague me vient de mon père... ne vous l'ai-je pas dit ?

-- Oh ! personne ne vous soupçonnera de vous être entendue avec cet homme, parce que votre bague ressemble à la sienne, s'écria Maxime, en affectant de rire. Mais je tenais à vous signaler le fait. Par le temps où nous vivons, il faut s'attendre à tout. Les journaux parleront des bijoux qu'on a trouvés sur le mort... sa montre, sa chaîne, ses boutons de manchettes et cet œil-de-chat qui est une pierre assez rare... et il pourrait arriver qu'une des personnes que vous recevez habituellement vous plaisantât sur cette coïncidence...

Et comme la comtesse baissait les yeux sans répondre :

-- Que serait-ce donc, reprit Chalandrey, si on savait que lundi dernier, vous êtes allée boulevard Bessières... tout près du fossé où on a relevé le cadavre ? Je ne vous ai pas demandé ce que vous alliez faire là et je n'ai parlé à qui que ce soit de notre voyage en fiacre... mais, après m'avoir quitté devant la porte de Clichy, vous avez peut-être rencontré des gens qui vous ont remarquée... dans ce quartier perdu, à neuf heures du matin, une femme vêtue comme vous l'étiez ne passe pas inaperçue...

-- Où voulez-vous en venir ? interrompit madame de Pommeuse, en relevant la tête.

-- À vous montrer les conséquences possibles de votre aventure de l'autre jour. Si, ce qu'à Dieu ne plaise, quelqu'un vous avait vue -- et reconnue -- vous seriez infailliblement interrogée, car la police va remuer ciel et terre pour éclaircir cette mystérieuse affaire. On parle d'une vaste association de malfaiteurs... de la découverte d'un souterrain... tous les agents sont sur pied... on cherche... on s'informe de tous les côtés... on recueille les moindres indices... et on finira probablement par trouver une piste... Si je vous disais que, hier, un monsieur qui venait de la Morgue affirmait devant moi que le mort faisait partie de notre cercle...

-- Que me fait cela ? balbutia la comtesse. Et pourquoi prenez-vous à tâche de m'effrayer ?

-- Pas de vous effrayer, mais de vous renseigner. Je vous répète, chère madame, que si... par un de ces hasards qui déconcertent toutes les prévisions... vous étiez mise en cause, on vous demanderait d'expliquer votre promenade matinale aux fortifications. On vous mettrait en demeure d'indiquer la maison où vous êtes entrée... et de maisons, il n'y en a pas sur ce boulevard inhabité... il n'y a que des murs... ou des palissades qui enclosent des terrains vagues...

-- Qu'en savez-vous ?

-- J'ai vu.

-- Vous m'avez donc suivie ?

Maxime hésita un instant. Mais il fallait en finir, et il répondit :

-- Pourquoi vous cacherais-je plus longtemps que je n'ai pas pu me résigner à vous laisser vous aventurer seule sur ce chemin mal fréquenté ? Oui, je vous ai suivie de loin... non pour vous épier, mais pour rester à portée de vous défendre, si on vous attaquait.

-- Et vous m'avez vue ?

-- Je vous ai vue... disparaître tout à coup... et j'ai deviné que vous aviez ouvert une porte cachée dans une clôture en planches qui bordait le trottoir où vous marchiez.

-- C'est vrai. Le terrain qu'elle protège a appartenu autrefois à mon père...

-- Et le pavillon aussi.

-- Le... pavillon ? répéta la comtesse qui pâlissait à vue d'œil.

-- Oui... on ne l'aperçoit pas du boulevard, mais je suis monté sur une butte artificielle qu'on a élevée pendant le siège, à l'entrée d'un bastion.

-- Vous ne direz pas cette fois que c'était pour me protéger. Avouez donc que vous m'avez épiée.

-- Soit !... j'ai eu tort... et cependant...

-- Eh ! bien, oui, j'allais à ce pavillon... où je suis venue souvent dans mon enfance et dont j'avais gardé la clé, quoique mon père l'ait vendu avant de mourir. Allez-vous me demander pourquoi j'y venais ?

-- Non, madame. Je veux seulement vous dire que la police saura que votre père l'avait fait bâtir et que si le crime dont elle cherche les auteurs a été commis là, elle ne manquera pas de s'occuper de vous. Et si elle apprenait que vous y êtes entrée, lundi dernier... ou seulement que vous êtes entrée aujourd'hui à la Morgue...

-- Vous seul pourriez le lui apprendre.

-- Êtes-vous bien sûre de cela ?

La comtesse se tut et Chalandrey reprit doucement :

-- Pourquoi vous méfier de moi, madame ? Je vous jure que c'est un ami qui vous parle... et que je ne trahirai pas vos secrets...

-- Vous les connaissez donc ?

-- Supposez que je les connais... je suis prêt à vous défendre envers et contre tous, car je sais mieux que personne que vous n'êtes pas coupable...

Madame de Pommeuse regarda Maxime en face et lut dans ses yeux qu'il en savait plus long qu'elle ne pensait.

-- Ainsi, murmura-t-elle, vous avez vu...

-- Tout, répliqua laconiquement Chalandrey.

-- Ah ! je suis perdue ! sanglota la comtesse, en cachant son visage dans ses mains.

-- Non,... vous êtes sauvée au contraire, si vous voulez bien m'accepter pour allié... et si vous ne me cachez rien...

-- Je vais tout vous dire.

-- Enfin ! pensa Maxime, la voilà donc au point où je voulais l'amener. Elle en arrive aux aveux... nous allons voir si elle va dire toute la vérité.

-- Oui, je suis entrée dans ce pavillon, repris la comtesse d'une voix entrecoupée. C'est là que m'attendait... un homme que je voulais... que je devais sauver d'un grand danger... l'entrevue a été courte... il est parti le premier et j'allais sortir quelques instants après lui de cette maison maudite, lorsque j'ai entendu des pas dans l'escalier... j'ai eu à peine le temps de me réfugier dans un cabinet où je me suis cachée... et de là, j'ai assisté à une scène épouvantable...

-- Comment, assisté ? Vous aviez fermé la porte.

-- Oui, mais j'écoutais... et je regardais à travers la serrure... Le cœur me manque pour vous dire ce que j'ai vu... ils étaient sept... assis autour d'une table, au centre d'une vaste salle... l'un d'eux, le plus jeune, était ce malheureux dont on a trouvé le cadavre dans le fossé des fortifications... les autres se sont jetés sur lui tout à coup... l'émotion m'a arraché un cri... leur chef est accouru... il m'a trouvée plus morte que vive et il m'a traînée de force dans la salle où leur victime râlait déjà... ils lui avaient passé une corde autour du cou... alors, ils ont délibéré sur ce qu'ils allaient faire de moi... j'avais surpris leurs secrets... je devais mourir... ils m'ont interrogée... ils m'ont demandé pourquoi j'étais venue là... je ne sais plus ce que je leur ai répondu, mais le chef leur a parlé tout bas et ils ont décidé qu'on ne me tuerait pas, si je voulais promettre de me taire...

-- Et vous avez juré ?

-- Oui.

-- Sur le cadavre ?

-- Je ne m'en souviens plus... j'avais complètement perdu le sentiment de ce qui se passait autour de moi... Je ne me souviens que de leurs menaces. Ils m'ont annoncé qu'ils me surveilleraient et que si je disais un seul mot, je périrais...

-- Vous surveiller ! Ils savent donc qui vous êtes ?

-- Ils savent que je suis la fille de l'ancien propriétaire du terrain et de la maison... j'ai dû le leur dire pour leur expliquer comment j'étais entrée.

-- Et sans doute, ils connaissaient le nom de votre père. Ils n'auront eu aucune peine à découvrir que sa fille est maintenant la veuve du comte de Pommeuse...

-- Et je suis à la merci de ces misérables. Aussi, je ne vis plus. Hier, chez moi, je faisais bonne contenance... mais si mes invités avaient pu deviner ce qui se passait en moi... j'avais sans cesse devant les yeux cette affreuse scène... et je me défie maintenant de tous ceux qui m'approchent... à chaque figure nouvelle que je vois, je me demande en tremblant si ce n'est pas celle d'un affilié à la bande des assassins...

-- Oh ! interrompit Maxime en regardant fixement la comtesse, ils sont bien sûrs que vous ne les dénoncerez pas. Ils ont pris leurs précautions, en vous forçant à leur donner une garantie...

-- Que voulez-vous dire ?... balbutia madame de Pommeuse.

-- Ne savez-vous pas que j'ai tout vu ?

-- Comment donc avez-vous pu ?...

-- J'étais caché derrière une tapisserie qui masque l'entrée d'un couloir où j'étais entré après avoir grimpé sur la galerie avec une échelle...

-- Et vous avez laissé ces scélérats étrangler ce malheureux !

-- Qui ne valait pas mieux que ses bourreaux. Si je m'étais montré, je ne l'aurais pas tiré de leurs griffes et j'aurais eu le même sort que lui. Mais je vous prie de croire que j'aurais de bon cœur donné ma vie pour vous défendre. J'étais prêt à me jeter sur eux quand j'ai compris qu'ils n'allaient pas vous tuer... après vous avoir contrainte à participer matériellement au crime... vous n'en êtes pas plus coupable pour cela, puisque vous n'avez cédé qu'à la violence... je serais là pour l'affirmer, si par impossible ils osaient vous accuser de les avoir aidés... mais ils croient que la crainte d'être compromise dans une accusation criminelle vous empêchera de parler... et ils ne feront rien contre vous...

-- Si je vous disais que, tout à l'heure, au moment où j'allais arriver devant ce sinistre vitrage...

-- Eh ! bien ?...

-- Une voix a murmuré à mon oreille ces mots : « Si tu ne te tais pas, gare à toi ! »

-- Je m'explique maintenant pourquoi vous vous êtes retournée. Je vous observais de loin et j'ai remarqué le mouvement que vous avez fait.

-- Oui... je me suis retournée et je n'ai vu derrière moi que des visages inconnus. J'étais pourtant certaine d'avoir bien entendu. J'aurais voulu fuir ; je n'en ai pas eu la force... et quand je me suis trouvée devant le cadavre, j'ai failli m'évanouir... alors, la même voix m'a dit : « Pas de bêtises, la petite mère ! Si tu te trouvais mal, on te porterait au greffe et on te demanderait pourquoi tu as tourné de l'œil. » Cette fois, je n'ai plus osé me retourner... J'ai cru à une hallucination... il me semblait qu'elle venait de l'autre monde, cette voix basse et sifflante...

-- C'était probablement celle de quelque lugubre farceur qui s'est amusé à vous faire peur.

-- Non... la menace était sérieuse... et je suis sortie terrifiée. Je ne pensais plus qu'à fuir et je m'imaginais qu'on me suivait... mais j'ai regardé derrière moi et je n'ai vu personne.

-- Je regardais aussi et je n'ai vu que des gens qui ne s'occupaient pas de vous. Voilà dix minutes que nous causons sur ce banc. Si quelqu'un rôdait autour de nous, je m'en serais aperçu.

-- N'importe... je ne suis pas rassurée...

-- Je conçois cela... et vous me permettrez de vous dire que vous avez commis une grave imprudence en venant à la Morgue. Je ne m'en plains pas, puisque j'y ai gagné de pouvoir m'entendre avec vous. Maintenant, je l'espère, nous n'aurons plus de secrets l'un pour l'autre... et nous chercherons ensemble un moyen de vous préserver de la vengeance de ces bandits. Si nous connaissions le but de leur association, nous aurions déjà un point de départ, mais j'avoue que je ne m'en doute pas. Il faudrait d'abord savoir à qui votre père a vendu sa propriété.

-- C'est ce que je demanderai à son notaire qui est resté le mien. Il ne refusera pas de me montrer l'acte de vente.

-- Oserai-je vous demander, moi, d'où vous est venue l'idée de choisir ce pavillon pour vous y rencontrer avec quelqu'un ?...

-- Ce n'est pas moi qui ai fixé le lieu du rendez-vous, dit vivement la comtesse ; c'est...

-- L'homme qui y est arrivé avant vous.

-- Vous l'avez vu ?

-- Fort mal, car il faisait très sombre dans cette salle... mais j'ai entendu la conversation que vous avez eue avec lui... ou du moins la fin de cette conversation, car elle touchait à son terme, lorsque je me suis placé derrière la tapisserie.

-- Et de ce que vous avez entendu, vous avez conclu que...

-- Que vous vous intéressiez à cet homme et qu'il avait de graves motifs pour se cacher. Ces motifs, je n'ai pas cherché à les deviner. Vous les connaissez puisque vous lui avez remis de l'argent pour le décider à quitter la France et à aller s'établir en Amérique.

-- Qu'avez-vous dû penser de moi ? murmura madame de Pommeuse.

-- J'ai pensé que cet homme vous tenait de près... ils vous tutoie et vous le tutoyez.

-- Et vous vous êtes dit que j'étais ou que j'avais été sa maîtresse ?

Maxime s'abstint de répondre.

-- Oh ! je ne vous en veux pas. Vous ne pouviez pas deviner la vérité... et qui sait si vous allez me croire quand je vous l'aurai dite ?...

-- Je croirai tout ce qu'il vous plaira que je croie.

-- Même si je vous dis que vous avez vu... mon frère.

-- Votre frère ? répéta Maxime, très étonné et médiocrement convaincu.

Son oncle, en lui conseillant d'épouser la comtesse, ne lui avait pas parlé de l'existence de ce frère et s'il l'avait connue, il n'aurait pas manqué d'avertir Maxime que madame de Pommeuse n'avait pas été seule à recueillir l'opulente succession de son père.

-- Oui, reprit-elle, mon frère, qui a été toute sa vie le fléau de ses proches, mon frère qui a dû fuir à l'étranger et qui, après sept ans d'aventures que j'ignore et que je veux ignorer, a eu l'audace de revenir en France.

» Pensez-vous que j'inventerais cette histoire, si elle n'était pas vraie ? mon père a tout fait pour la cacher... Mon mari l'a sue, mais mon mari est mort. Croyez-vous que pour me disculper d'un soupçon qui a pu germer dans votre esprit, j'étalerais à vos yeux une plaie imaginaire ?

-- Non, madame, non ; et je vous jure que...

-- Hélas ! elle n'est que trop réelle. Je n'avais point oublié mon malheureux frère, quoique je fusse bien jeune quand ses fautes l'ont obligé à s'expatrier... il a quinze ans de plus que moi... mais comme depuis longtemps, je n'avais eu de lui aucune nouvelle, je pensais qu'il était mort... lorsque j'ai reçu une lettre par laquelle il m'annonçait son arrivée à Paris et son intention d'y rester. Il était logé dans un garni de la banlieue et il me sommait de venir l'y voir et de lui apporter de l'argent ; il me menaçait, si j'y manquais, de se présenter chez moi et d'y faire une scène. C'eût été sa perte et un scandale effroyable. Je ne voulais ni le recevoir, ni me compromettre en allant le trouver dans un bouge. C'est alors que j'ai eu la malheureuse idée de lui donner rendez-vous, le lendemain matin, à huit heures, au pavillon du boulevard Bessières. Il le connaissait pour y être venu souvent autrefois et il n'avait pas dû oublier le moyen d'ouvrir la barrière. Moi, je savais, par mon homme d'affaires, que la maison n'était pas habitée et j'en avais conservé la clé. Je comptais donc que personne ne viendrait déranger l'entrevue que j'étais forcée d'accepter.

» Mon frère est arrivé avant moi. Il m'a reproché de l'avoir fait attendre et il m'a déclaré de nouveau qu'il voulait habiter Paris, sous un faux nom et y vivre... à mes frais. J'ai refusé énergiquement de lui donner de l'argent, à moins qu'il ne s'engageât à retourner en Amérique... la discussion a été longue, et enfin... Mais à quoi bon vous raconter ce qui s'est passé ?... vous étiez là, et puisque vous avez tout vu, vous ayez dû aussi tout entendre.

-- Oui... tout... même le chiffre de la somme que vous lui avez remise... en échange d'une promesse qu'il pourrait bien ne pas tenir. Vous êtes-vous assurée qu'il est parti ?

-- Non, et je suis fermement résolue à ne plus m'occuper de lui. Mais si jamais vous le rencontriez dans Paris...

-- Je ne pourrais pas vous avertir, car je ne le reconnaîtrais pas... pas plus que je ne reconnaîtrais les étrangleurs... pas plus que je n'aurais reconnu leur victime, si je l'avais revue ailleurs que sur une dalle de la Morgue, la corde passée autour du cou... pas plus que je ne reconnaîtrais l'homme qui vous guettait dans la rue du Rocher.

Maxime avait réservé pour la fin cette allusion au seul incident mystérieux que la comtesse ne lui eût pas encore expliqué. Et il ne manqua point l'effet qu'il espérait produire en le lui rappelant tout à coup, car elle se troubla visiblement.

-- C'est cet homme qui est la cause de tout, reprit Chalandrey, en souriant à demi. Si la crainte d'être vue par lui ne vous avait pas retenue un certain temps dans l'allée de cette maison, vous seriez arrivée beaucoup plus tôt au pavillon... et vous en seriez sortie avant l'apparition de ces bandits.

-- C'est vrai.

-- Et je ne vous aurais peut-être jamais vue. Je ne peux pas lui en vouloir.

-- Mais vous vous demandez pourquoi je me cachais de lui, moi qui ne dépends de personne ?

-- Je puis me demander cela, mais je ne me permettrai pas de vous le demander, à vous, madame. Vos secrets sont à vous et si j'en ai pénétré quelques-uns, c'est par hasard.

-- Celui-là n'a pas la même gravité que ceux que vous connaissez déjà... et je tiens trop à votre estime pour m'abstenir de vous le confier. Cet homme n'a sur moi aucune autorité. Il n'est ni mon parent, ni mon ami. Il ne m'inspire aucune sympathie. Et cependant, je suis obligée de compter avec lui. Il a été mêlé à tous les événements de ma vie.

L'histoire du frère ignoré, revenant tout à coup de l'étranger avait fort étonné Chalandrey, mais il y croyait. Il se demandait maintenant ce que la comtesse allait lui raconter à propos d'un autre personnage mystérieux et il se sentait un peu mieux disposé à ajouter foi au nouveau récit qu'elle allait entamer.

C'était une raison de plus pour l'écouter avec attention.

-- Monsieur, commença madame de Pommeuse, vous disiez tout à l'heure que, si vous rencontriez cet homme, vous ne le reconnaîtriez pas. Vous disiez vrai... j'en ai eu la preuve, hier soir, car il était dans mon salon et vous ne l'avez pas remarqué.

-- Comment est-il ?

-- Son signalement ne vous apprendra rien.

-- Dites toujours.

-- Il est grand et maigre... il ne porte ni barbe, ni moustaches... rien que des favoris coupés au niveau de l'oreille... il a une tête d'Espagnol, comme on en voit dans les tableaux de Goya...

-- Quel âge ?

-- Cinquante à soixante ans... plus près de soixante.

-- C'est bien cela. Je me souviens maintenant d'avoir aperçu chez vous le personnage que vous me dépeignez. Il se tenait à l'écart et il m'a semblé qu'il me regardait beaucoup.

-- Vous ne vous êtes pas trompé. Il regarde et il observe toutes les personnes qui viennent chez moi pour la première fois. Il a beaucoup regardé aussi M. Lucien Croze et sa charmante sœur.

-- Il s'est donc constitué le surveillant de votre salon ?

-- Il me surveille moi-même.

-- Oserai-je vous demander de quel droit ?

-- Il n'en a aucun et il ne s'est jamais permis de m'adresser une observation. Mais il voit tout et il sait tout.

-- Comme le solitaire de feu le vicomte d'Arlincourt, dit ironiquement Chalandrey.

Cette plaisanterie blessa la comtesse qui répliqua d'un ton sec :

-- Si vous doutez de ce que je vous dis, il est tout à fait inutile que je continue.

-- Je ne doute pas, madame ; je m'informe... et je vous supplie de croire que vous avez en moi un véritable ami. Avant de vous rencontrer, je n'avais jamais rien pris au sérieux. Pardonnez-moi le mot qui vient de m'échapper... et achevez de me renseigner.

-- Cet homme s'appelle Jean Tévenec. Il a été l'ami intime et l'associé de mon père. Il m'a vue naître...

-- Oh ! alors, je comprends que vous ayez pour lui des égards.

-- Et il a toujours vécu en bonne intelligence avec mon mari. Jusqu'au jour où je suis devenue veuve, je n'ai jamais eu qu'à me louer de lui.

-- Mais, depuis ?...

-- Depuis, je n'ai eu qu'à m'en plaindre. Il a pris avec moi des airs que je n'ai pas voulu supporter... je le lui ai dit, mais... je ne pouvais pas me brouiller avec lui...

-- Pourquoi ?

-- Parce qu'il dispose d'une partie de mes revenus... et surtout parce qu'il connaît mieux que moi les affaires de mon père qui lui a laissé, par testament, la gérance exclusive de diverses entreprises dans lesquelles ils étaient intéressés tous les deux. Il en touche les bénéfices, à charge de les partager avec moi.

-- Quelles entreprises ?

-- Je ne l'ai jamais su et je renoncerais volontiers à y participer... indirectement... mais je n'ai jamais osé lui rompre en visière en lui fermant ma porte. J'ai peur de lui. Je me figure qu'il possède des secrets dont il pourrait se servir contre moi... quand il n'y aurait que le triste passé de mon malheureux frère... il le connaît à fond... et il est toujours si bien informé que je suis tentée de croire qu'il a une police à lui... ou qu'il a le don de seconde vue, car il devine mes intentions.

» Ainsi, l'autre jour, après avoir écrit à mon frère que je l'attendrais, le lendemain matin, au pavillon du boulevard Bessières, je suis allée veiller, rue du Rocher, une brave femme qui a été ma nourrice, et qui est fort malade... Julie Granger... je vous ai déjà dit son nom... et Jean Tévenec la connaît parfaitement. Mes domestiques auraient pu s'étonner de me voir sortir au petit jour de mon hôtel de l'avenue Marceau. Je m'étais donc arrangée pour passer la nuit au chevet de Julie et je me proposais de courir, en sortant de chez elle, au rendez-vous que j'avais donné. Quel n'a pas été mon étonnement de voir M. Tévenec montant la garde devant la porte, de l'autre côté de la rue !

» Vous savez comment je lui ai échappé...

-- Alors, vous pensez que si je ne m'étais pas trouvé là, tout à point pour vous emmener en voiture, il vous aurait suivie ?

-- J'en suis certaine... et je suis certaine aussi que, s'il avait vu mon frère, il l'aurait fait arrêter. Il le hait.

-- Mais je suppose qu'il ne vous hait pas, vous, madame. Quel intérêt a-t-il donc à vous nuire en dénonçant le fils de votre père ?

-- Il veut tout simplement m'empêcher de me remarier... et pour cela tous les moyens lui seront bons.

-- Est-ce qu'il compte hériter de vous ?

-- Non. Il est amoureux de moi.

-- À l'âge qu'il a !

-- Il y a dix ans qu'il cherche à m'épouser. Il se flattait autrefois, quand j'étais encore en pension, que mon père me l'imposerait pour mari... et il ne lui a jamais pardonné d'avoir accordé ma main à un autre. Il a rongé son frein, tant que M. de Pommeuse a vécu, mais depuis que je suis veuve, il s'est déclaré.

-- Vraiment ?... Il a osé...

-- Oui, il a osé me dire qu'il m'aimait. Il ne me l'a dit qu'une fois, parce que je lui ai répondu de façon à lui ôter l'envie de recommencer, mais il n'a pas renoncé à l'espoir de m'épouser... malgré moi. Il compte qu'un jour viendra où, lassée du veuvage, je songerai à lui, faute de trouver mieux. Et pour arriver à ses fins, il n'hésiterait pas à me susciter des embarras qui éloigneraient de moi tous les prétendants...

-- Diable ! voilà un vilain monsieur ! alors, il se réjouirait qu'il arrivât malheur à votre frère parce que le déshonneur d'une condamnation qui frapperait votre frère rejaillirait sur vous ?

-- Vous l'avez dit. Comprenez-vous maintenant toute la valeur du service que vous m'avez rendu en m'aidant à lui échapper ?

-- Que serait-ce donc s'il savait ce qui s'est passé, là-bas, dans ce pavillon maudit ?...

-- Je serais perdue, sans rémission. Il me mettrait en demeure de choisir... et si je refusais d'être à lui, il se tournerait contre moi.

-- Vous auriez tout au moins un défenseur.

-- Vous, monsieur. Oui je sais que je puis compter sur vous, mais...

-- Je n'aurais pas qualité pour vous défendre, puisque je ne suis pas votre mari. Qu'importe ?... Je vous défendrais, quand même. Seulement... un mari vaudrait mieux.

Et comme la comtesse l'interrogeait des yeux pour savoir où il voulait en venir :

-- Si je vous disais, reprit Maxime, que je connais un brave garçon qui vous aime et qui serait digne de vous ?...

-- Celui-là, je le plaindrais, murmura madame de Pommeuse. Je ne lui apporterais que des chagrins et des inquiétudes. Mais de qui parlez-vous ?

-- Si vous ne l'avez pas deviné, il est inutile que je vous le dise. Ce que je puis vous avouer, c'est que moi j'aspire ardemment à épouser une jeune fille que j'ai vue, pour la première fois, hier.

-- Odette ! s'écria la comtesse. Vous l'épouseriez !

-- Avec joie, si elle voulait de moi.

-- Vous savez qu'elle n'a aucune fortune.

-- Raison de plus. Mon oncle rêvait pour moi un mariage d'argent. J'ai, sur ce point, des idées tout opposées aux siennes. Une femme plus riche que moi me ferait peur.

Chalandrey savait bien ce qu'il faisait en lançant cette profession de foi. C'était une façon détournée de s'excuser de ne pas se poser en prétendant à la main de la comtesse qui avant cette explication en plein air, aurait pu se tromper sur ses intentions. Il avait tenu à lui déclarer nettement qu'il aimait mademoiselle Croze et il vit bientôt qu'elle l'approuvait sans aucune arrière-pensée.

-- Vous ne pouviez pas me faire un plus grand plaisir, dit-elle chaleureusement. Mademoiselle Croze me plaît beaucoup. Il ne tiendra qu'à elle de devenir mon amie.

-- Le frère vaut la sœur, répliqua Maxime, et vous aurez en eux des alliés sûrs. Pourquoi ne formerions-nous pas, à nous quatre, une ligue contre vos ennemis, qui sont les miens ? Je réponds de Lucien comme de moi-même... il se jetterait au feu pour vous.

Madame de Pommeuse s'abstint de répondre à cette ouverture prématurée et Chalandrey comprit qu'il allait trop vite.

Aussi s'empressa-t-il de rentrer dans la question.

-- Madame, reprit-il, après un silence, je vous remercie de m'avoir accordée votre confiance. Je tâcherai de vous prouver que je la mérite... et pour commencer, je me mets entièrement à vos ordres. Je suis plus à même que vous de surveiller la marche que suivra cette affaire et je vous tiendrai au courant des incidents qui pourront survenir. Votre rôle, à vous, c'est de vous abstenir désormais de toute démarche imprudente.

-- Je tremble qu'il ne soit trop tard, murmura la comtesse. Cet avertissement que j'ai reçu dans la salle de la Morgue, sans que j'aie pu découvrir de qui il me venait, me prouve que je suis épiée et que ces misérables sont puissants et tenaces. Ils ne se montrent pas et je sens qu'ils rôdent autour de moi. Je suis peut-être condamnée à vivre, comme le dernier empereur de Russie, sous la menace perpétuelle d'ennemis invisibles. Ils se glisseront jusque chez moi et je ne pourrai plus faire un pas, ni dire un mot sans qu'ils le sachent.

-- Votre imagination va trop loin... je suppose, d'ailleurs, que vous êtes sûre de vos gens.

-- Autant qu'on peut être sûre de serviteurs qu'on a toujours bien traités. Mais M. Tévenec, qui a ses entrées dans ma maison, les connaît mieux que je ne les connais.

-- Est-ce que vous le croyez capable de faire cause commune avec les bandits du pavillon ?

-- Je ne dis pas cela, et cependant...

-- Au fait !... il est bien possible qu'il les connaisse, au moins de nom, car il sait à qui votre père a vendu sa propriété et ces coquins avaient l'air d'être là chez eux. Si la police découvre que le crime a été commis dans le pavillon, M. Tévenec, qui a été l'associé de l'ancien propriétaire, sera peut-être interrogé. Mais que vous importe ? Vous l'avez si bien dépisté qu'il ne se doute pas que vous y êtes allée, l'autre jour.

-- Je l'espère, mais ce n'est pas seulement pour moi que j'ai peur. Les scélérats qui m'en veulent s'en prendront aussi à mes amis. Il suffirait qu'ils vous vissent causant avec moi sur ce banc... ils devineraient que je vous ai raconté mon aventure et que vous êtes disposé à me défendre. Il n'en faudrait pas davantage pour qu'ils cherchassent à se défaire aussi de vous.

-- Vous les voyez partout, dit en souriant Maxime. Moi, je n'aperçois que des bonnes d'enfant, des soldats et des gamins qui jouent au cerceau ou à la toupie.

La comtesse, moins rassurée que son chevalier, regardait du côté de la grille devant laquelle passaient les gens qui sortaient de la Morgue, car le défilé des curieux n'avait pas cessé.

Tout à coup, Chalandrey la vit pâlir.

-- Qu'avez-vous, madame ? lui demanda-t-il.

Elle ne put que balbutier :

-- Là-bas... cet homme qui se promène...

-- Eh ! bien !...

-- Il était derrière moi, au moment où on m'a parlé tout bas... pour me menacer...

-- En effet, il me semble le reconnaître pour l'avoir vu dans la salle... mais rien ne prouve que ce soit lui. Vous étiez entourée et suivie de plusieurs individus qui ne payaient pas plus de mine que celui-là.

» Il me paraît d'ailleurs, qu'il ne s'occupe guère de nous.

L'individu que la comtesse signalait à maxime fumait tranquillement sa pipe, en dehors de la grille. C'était un vieillard, assez pauvrement vêtu, que Maxime n'aurait certes pas remarqué si madame de Pommeuse ne le lui eût pas montré, et qu'il n'était pas absolument sûr d'avoir déjà vu faisant queue dans la salle d'exposition.

-- Il nous observe, murmura la comtesse.

-- S'il nous observe, il cache bien son jeu, répondit en souriant Chalandrey. Depuis que je le regarde, il n'a pas tourné une seule fois la tête de notre côté.

» Et alors même qu'il nous surveillerait, nous n'aurions rien à craindre, ici.

-- Ici, non... mais il va vous suivre, quand vous m'aurez quittée... il verra où vous demeurez...

-- Je me charge de le dépister... et du reste, si je m'apercevais qu'il me file , comme disent les policiers, je ne me gênerais pas pour lui demander ce qu'il me veut. Vous, madame, vous allez, je suppose, prendre une voiture pour rentrer chez vous...

-- Oh ! ce n'est pas à moi qu'il s'attachera... il doit me connaître... vous, il ne vous connaît pas et il voudrait bien savoir qui vous êtes... il fera tout pour en venir à ses fins.

-- Vous croyez donc sérieusement qu'il est de la bande ? Je suis pourtant certain de ne pas l'avoir vu dans le pavillon.

-- Je ne crois pas l'y avoir vu non plus... mais rien ne prouve qu'il n'y était pas... et d'ailleurs, il espionne peut-être pour le compte des assassins.

-- Votre imagination va trop loin, chère madame... et en vérité, je ne puis pas admettre qu'il existe à Paris une association de bandits organisée comme une sorte de Franc-Maçonnerie du crime. Les scélérats que nous avons surpris n'ont pas les bras si longs... et je persiste à penser que, vous et moi, nous pouvons dormir en paix.

» Seulement, ajouta Chalandrey, après une courte pause, je suis d'avis que vous ferez sagement de les laisser en repos. C'est l'affaire de la police de les découvrir et vous n'êtes pas tenue de les dénoncer.

» Moi-même, qui ne renonce pas à faire une enquête discrète sur cette sinistre aventure, je n'ai pas le projet de les livrer, si je parviens à les trouver. Je ne le ferais que si, par impossible, vous étiez compromise... alors, j'interviendrais pour déclarer que vous avez été leur victime et non pas leur complice... Cela n'arrivera pas, si vous restez tranquille.

» Il est fâcheux que vous soyez venue à la Morgue, mais vous n'y reviendrez plus, et la menace qui vous a si fort effrayée ne sera pas suivie d'effet.

» Tenez ! l'homme que vous soupçonniez de nous surveiller s'en va fumer sa pipe ailleurs.

C'était vrai. Le petit vieux qui se promenait devant la grille s'éloignait à pas lents et il ne tarda guère à se confondre dans la foule des passants.

-- Vous voilà rassurée, j'espère ? demanda Maxime.

-- Pas complètement, murmura la comtesse ; mais je me sens remise de l'émotion qui m'a bouleversée... je puis marcher maintenant... et je vais, comme vous me le conseillez, rentrer chez moi.

-- À pied ?

-- Non... je trouverai un fiacre. Mais je vous prie de ne pas m'accompagner. Il y a une station de voitures tout près d'ici.

-- Comme il vous plaira, madame. Puis-je savoir quand je vous reverrai ?

-- Mais... samedi prochain, chez moi. Mademoiselle Croze y sera. Elle me l'a promis.

-- Et son frère l'accompagnera, répondit Chalandrey, qui avait compris l'intention de madame de Pommeuse.

Elle lui parlait de la sœur ; il ripostait en lui parlant du frère. Ils s'étaient devinés réciproquement et cet échange d'allusions à une absente et à un absent équivalait presque à un engagement de s'entraider à tâcher de se faire aimer : Maxime d'Odette et la comtesse de Lucien.

-- Il est bien entendu, reprit-elle, que vous me trouverez toujours prête à vous recevoir, si vous aviez quelque chose de nouveau à m'apprendre. À dater de ce jour, ma maison vous est ouverte.

-- Quoi qu'en puisse dire M. Tévenec ? interrogea Maxime en souriant à demi.

-- Et quoi qu'il en puisse penser, car il ne se permettrait pas de m'adresser une observation. Du reste, il ne vient chez moi que pour des affaires d'intérêt... je vous ai dit qu'il gère une portion de ma fortune... il a assez souvent des comptes à me rendre et des fonds à me remettre sur les revenus qu'il touche, en vertu d'une disposition particulière du testament de mon père.

Chalandrey ne comprenait pas très bien ces arrangements et ne devinait pas de quels revenus il s'agissait, mais il ne lui convenait pas de s'en enquérir. Il se contenta de penser :

-- Si Lucien l'épouse, il fera bien de tirer au clair la situation et de se débarrasser de cet administrateur amoureux. À sa place, moi, je commencerais par là... et c'est le conseil que je lui donnerai.

-- Je renoncerais à l'argent qu'il encaisse pour moi plutôt que de tolérer qu'il s'ingérât de diriger ma conduite et de contrôler mes préférences, ajouta madame de Pommeuse.

Cette fière déclaration plut à Chalandrey qui ne songea plus qu'à clore une entrevue qu'il se reprochait d'avoir trop prolongée.

Après tout, l'endroit n'était pas sûr et sans croire à la présence des espions dont la comtesse se figurait être entourée, Maxime ne se dissimulait pas que le hasard pouvait amener là des gens de son cercle ou des habitués du salon de madame de Pommeuse. Les uns et les autres s'étonneraient de les voir causer intimement sur un banc du square Notre-Dame et ne se priveraient pas de gloser sur ce tête-à-tête en plein vent.

Il sentait d'ailleurs qu'il tardait à la comtesse de se réfugier chez elle, après de si rudes secousses, et lui-même souhaitait de regagner son logis pour se reposer et pour réfléchir.

Il prit donc congé en termes affectueux et il la laissa partir seule, comme il l'avait promis.

Il la vit passer l'entrée de la grille, tourner à gauche et filer vers la place du parvis où il la perdit de vue.

-- Personne ne l'a suivie, dit-il en se parlant à lui-même ; la voilà tirée d'affaire. Il faut qu'elle ait le diable au corps pour être venue à la Morgue, au lieu de rester tranquillement au coin de son feu. Cette comtesse est étonnante. Si je n'avais pas assisté à la scène du pavillon, je serais certainement tenté de croire qu'elle n'a pas la conscience nette... mais la pauvre femme n'a rien à se reprocher que des imprudences et elle pourrait bien les expier cruellement... ces bandits sauront la retrouver et, à l'en croire, ils viennent de lui donner un premier avertissement, dans l'intérieur de ce vilain monument... à moins qu'elle n'ait rêvé les menaces qu'elle s'imagine avoir entendues... ça ne m'étonnerait pas beaucoup, car ce petit vieux qu'elle m'a montré ne s'occupait ni d'elle ni de moi. Il a disparu et maintenant il doit être loin.

Ce monologue dura jusqu'à ce que Chalandrey fût sorti du square et prit fin quand il s'engagea sur le Quai aux Fleurs.

De tous les chemins qu'il pouvait suivre pour s'éloigner de la Morgue, c'était le moins encombré et il avait hâte de sortir de la foule.

Il marchait la tête basse, distrait par les idées qui se pressaient dans son cerveau et il faillit se heurter contre une voiture arrêtée près du parapet, une de ces carrioles dont se servent les bouchers pour transporter les viandes. Il la touchait presque lorsqu'il l'aperçut, et il se jeta vivement de côté pour éviter le choc, sans même lever les yeux sur ce véhicule à quatre roues, surmonté d'une impériale d'où pendaient des rideaux de cuir.

Ce prompt écart le porta au milieu de la chaussée sur laquelle il se remit à cheminer, toujours absorbé dans des méditations profondes.

Il était écrit sans doute que ces méditations seraient troublées plus d'une fois, car presque aussitôt, il vit venir droit sur lui un coupé de maître, lancé à fond de train.

Naturellement, il se rangea pour lui faire place, mais au moment où il obliquait à droite, la carriole qu'il avait dépassée arriva, en sens inverse du coupé, avec le fracas et la rapidité de la foudre.

Le garçon boucher assis sur la banquette du devant avait tout à coup fouetté son cheval, un énorme percheron plein de feu qui était parti comme un trait.

Chalandrey n'eut que tout juste le temps de sauter sur le trottoir. Encore fût-il atteint à l'épaule gauche par un des brancards qui le lança contre le parapet du quai.

Il s'en fallut d'une seconde qu'il ne fût renversé, piétiné par l'animal et écrasé sous les roues.

Étourdi par la violence du coup, il ferma les yeux un instant. Quand il les rouvrit, la carriole était déjà loin, mais il vit parfaitement à l'arrière un homme, debout, qui le regardait et qu'il reconnut tout de suite.

Cet homme c'était le bon vieillard, signalé par la comtesse, le bourgeois innocent qui, cinq minutes auparavant, fumait sa pipe en flânant le long de la grille.

-- Arrêtez-le ! cria Maxime, à pleine voix, en gesticulant, pour avertir les gens de barrer le passage au gredin qui avait failli le tuer net et qui continuait de fouailler son cheval à tour de bras.

Mais Maxime en fut pour ses cris. Il ne se trouva pas sur le quai un homme assez courageux pour se jeter à la traverse. Les passants s'écartaient et les sergents de ville brillaient par leur absence.

La carriole enfila le pont d'Arcole et passa sur la rive droite où nul ne s'avisa de la poursuivre, et Chalandrey moins que tout autre, car il était hors d'état de courir.

Il resta appuyé au parapet, tâtant de la main droite son épaule gauche et se demandant si elle n'était pas démise.

Il venait de l'échapper belle et il devait s'estimer heureux d'en être quitte pour une forte contusion, mais il comprenait parfaitement que le conducteur avait fait de son mieux pour le tuer, et il devinait pourquoi.

Il voyait encore la figure grimaçante du petit vieux qui se tenait caché tout au fond de la carriole et qui avait évidemment donné à ce drôle l'ordre de lancer son cheval au moment précis où Chalandrey, pris entre deux voitures roulant en sens contraire, n'avait plus de place pour se garer.

Le coup avait été prémédité et c'était une véritable tentative d'assassinat.

Décidément, la comtesse avait raison de se défier du fumeur à barbe grise.

Ce coquin était un agent des assassins du pavillon. Ils avaient juré de se défaire des amis auxquels madame de Pommeuse avait pu raconter son aventure et ils commençaient par celui qu'ils venaient de surprendre causant avec elle à la porte de la Morgue.

La guerre était déclarée et ils ne s'en tiendraient pas là.

Pendant que Maxime se disait tout cela, accouraient deux messieurs bien mis qui avaient vu de loin l'accident. Ils s'empressèrent autour de lui, et ils lui offrirent de le reconduire à domicile, proposition qu'il s'empressa de décliner, car maintenant il se défiait de tout le monde. Mais il ne put pas empêcher l'un de ces obligeants inconnus d'appeler un fiacre qui passait et de l'aider à y monter, après qu'il eût donné son adresse au cocher. C'était encore une faute, car ils purent entendre parfaitement qu'il allait rue de Naples, 29, mais on ne s'avise jamais de tout et pour le moment, il ne pensait qu'à rentrer le plus tôt possible, car le choc, sans le blesser sérieusement, l'avait étourdi, à ce point qu'il avait quelque peine à coordonner ses idées et qu'il ne songeait qu'à aller se mettre au lit.

Il ne se dissimulait pas que les ennemis de la comtesse étaient devenus les siens et il s'attendait à avoir maille à partir avec eux, mais il était décidé à employer les grands moyens pour se défendre et il se réjouissait de penser que madame de Pommeuse courrait de grands dangers.

Quant à Odette Croze, elle n'avait rien à redouter de ces bandits qui devaient ignorer qu'elle existait.

On croit volontiers ce qu'on désire, surtout quand on est amoureux.

V

Après une longue nuit de repos absolu, Maxime de Chalandrey, complètement remis, fut réveillé le lendemain de sa malencontreuse expédition à la Morgue par son oncle qu'il n'avait pas revu depuis la soirée de madame de Pommeuse.

Le dimanche, M. d'Argental passait régulièrement la matinée à régaler au café d'anciens camarades de régiment et l'après-midi à présider des assauts dans la salle d'escrime du cercle.

Ces jours-là, il ne paraissait jamais à l'hôtel de la rue de Naples.

Il avait donc renvoyé au lundi l'explication complémentaire qu'il voulait avoir avec son neveu.

Elle fut chaude, car il n'avait pas encore pu digérer la conduite de Maxime qui, au lieu de faire sa cour à la riche veuve du comte de Pommeuse, s'était occupé tout le temps d'une virtuose au cachet.

Il lui adressa encore une fois des reproches bien sentis, et Maxime le prit de très haut, au lieu de chercher à s'excuser. Il aurait eu d'excellentes raisons à faire valoir pour se justifier de ne pas rechercher la main de la comtesse, mais il était trop galant homme pour les mettre en avant et il se borna à déclarer nettement que cette dame, en dépit de sa grosse fortune et de son éclatante beauté, n'était pas la femme qu'il rêvait, tandis que mademoiselle Croze l'avait charmé, ravi, subjugué.

Comme l'avant-veille, il ajouta qu'il entendait rester maître de son choix et que n'étant pas pressé de renoncer au célibat, il ne se marierait qu'à bon escient.

Sur quoi, l'ex-chef d'escadron pensa qu'il aurait tort de heurter de front les idées d'un garçon accoutumé à n'en faire jamais qu'à sa tête.

Mieux valait filer doux et attendre que Maxime revînt d'une fantaisie sans conséquence.

L'oncle, dans le salon de l'avenue Marceau, lui avait déjà dit tout ce qu'il avait à lui dire à ce sujet et il eût été maladroit d'insister.

Il coupa donc court à un entretien pénible et à des remontrances inutiles.

Il y coupa court en proposant à son neveu une distraction tout à fait inattendue.

-- N'en parlons plus, conclut-il brusquement. Tu es assez grand pour te gouverner toi-même. Et puis, l'amour, c'est comme la confiance... ça ne se commande pas. Place ton cœur où tu voudras. Je ne me mêlerai plus de te donner des conseils. Mais, ce matin, tu vas me faire le plaisir de venir déjeuner avec moi. C'est à mon tour de t'inviter.

-- Diable ! murmura Chalandrey, je n'ai guère envie de sortir. Je suis éreinté.

-- Bon ! je devine... tu as encore joué et tu t'es couché au petit jour. Eh bien, après une nuit passée devant un tapis vert, tu dois éprouver le besoin de marcher.

-- J'ai assez marché hier.

-- Parions que tu as encore suivi des femmes. Tu ne fais que ça. N'importe ! Une bonne promenade te remettra d'aplomb et t'ouvrira l'appétit. Lève-toi, habille-toi et en route !... ou je me fâche sérieusement, cette fois.

-- Où voulez-vous donc me mener, mon cher oncle ?

-- Pas au Café anglais.

-- Je m'en doute, mais ne puis-je savoir ?...

-- Je te promets que tu mangeras dans la perfection. Ça doit te suffire. Je tiens à te laisser le plaisir de la surprise.

-- Quel terrible homme vous êtes !... enfin !... je ne veux pas vous contrarier, grommela Maxime, en sautant au bas du lit.

Et il se mit à sa toilette pendant que son oncle allumait un cigare.

-- Est-ce loin d'ici, cet établissement inédit où on fait de si bonne cuisine ? reprit le neveu qui manquait décidément d'enthousiasme.

-- Pas beaucoup plus loin que le boulevard des Italiens... seulement, c'est dans un quartier où tu n'as jamais mis les pieds. Tu vas faire un véritable voyage de découvertes... et tu me remercieras après.

Chalandrey donnait à tous les diables cette lubie du commandant, mais après lui avoir rompu en visière sur la grosse question du mariage, il tenait à ne pas le contrarier en lui refusant le plaisir de déjeuner avec lui, fût-ce, comme il s'y attendait un peu, dans quelque cabaret excentrique.

Il s'habilla donc le plus vite qu'il put, ce qui n'était pas beaucoup dire, car il y mettait ordinairement une heure et demie.

Les ablutions à l'anglaise ne lui prirent, ce jour-là, que vingt minutes et le reste à peu près autant.

Du reste l'oncle d'Argental ne paraissait pas très pressé. Il était allé s'étendre sur un divan au fond du cabinet de toilette, et il fumait sans dire un mot.

Maxime, résigné à subir la corvée que le commandant lui imposait, se disait, pour se consoler, qu'elle prendrait fin d'assez bonne heure et se proposait de se transporter, après ce déjeuner forcé, rue des Petites-Écuries où il trouverait Lucien Croze à son bureau. Il comptait le prier de le mener rue des Dames quand il aurait terminé son travail de la journée et de le remettre en présence de sa sœur, sans attendre jusqu'au prochain dimanche.

-- Y sommes-nous ? demanda M. d'Argental, quand il vit que son neveu était prêt. Oui ? Eh ! bien, alors, filons au pas accéléré. Je me suis levé à six heures et je n'ai avalé qu'une tasse de café. J'ai l'estomac dans les talons.

Maxime aurait volontiers pris un fiacre, mais il comprit qu'il n'y fallait pas songer et il suivit docilement le commandant qui le conduisit, par le boulevard des Batignolles, à la place où on a érigé une statue au maréchal Moncey.

C'était précisément par là que Maxime était passé en voiture, quelques jours auparavant, avec madame de Pommeuse qu'il prenait alors pour une aventurière, et ce souvenir lui revint à l'esprit quand il vit son oncle s'engager dans l'avenue de Clichy.

-- Est-ce que vous me menez déjeuner à la barrière ? lui demanda-t-il en riant.

-- Pas tout à fait, répondit le commandant, mais pas très loin du chemin de ronde. Mon restaurant ne paie pas de mine, mais à bon vin pas d'enseigne et j'espère que tu n'as pas de préjugés.

Cette explication n'éclairait pas Maxime, mais il s'abstint d'insister, car il lui était assez indifférent de faire un mauvais déjeuner.

Elle est très longue, l'avenue de Clichy, et elle n'a pas partout le même aspect.

Au commencement, elle est bordée des deux côtés de cafés où se rassemblent les artistes qui ont leurs ateliers dans le quartier, de débits où les ouvriers viennent se mettre le gosier en couleur, de restaurants où les bourgeois des Batignolles dînent en famille.

Plus loin s'embranchent sur la voie principale une foule de ruelles, d'impasses et de cités où logent des légions d'industriels de toutes catégories.

On s'aperçoit tout de suite qu'on est déjà très loin du Paris élégant et que les populations cantonnées dans ces parages n'ont rien de commun avec les paisibles citadins des arrondissements du centre.

Tout à coup, le commandant prit, à droite, un de ces chemins étroits et mal pavés et Maxime se dit :

-- C'est heureux ! j'ai cru un instant que nous allions à la porte de Clichy et au boulevard Bessières... mais, si je devine où il me mène, je veux être pendu.

La plaque municipale placée sur la maison d'angle portait en lettres blanches les mots : rue Pouchet, et Maxime ne fut pas mieux informé après les avoir lus.

Où aboutissait cette venelle sordide ? Impossible de le deviner.

-- Nous approchons, dit d'un air goguenard l'oncle d'Argental. Qu'est-ce que tu dis de ces jolies bâtisses ? c'est original, hein ?

-- Beaucoup trop, grommela Maxime. Je préfère la rue de Rivoli.

-- Bah ! pour une fois !... et puis je te montre du nouveau et tu n'es pas content. Tu es vraiment trop difficile.

-- Je commence à croire, mon cher oncle, que vous vous moquez de moi, pour me punir de n'être pas tombé amoureux de madame de Pommeuse.

-- Tu le mériterais... mais rassure-toi... la promenade que je t'ai fait faire touche à son terme et le déjeuner n'est pas loin. Tu l'auras bien gagné et il est temps que je t'apprenne où je te conduis... et pourquoi je t'y conduis.

» Je commence par le : pourquoi. Tu vis chez toi comme un prince, et tu dois en avoir assez de boire des grands vins et de manger des plats fins. À ce jeu-là, on finit par se blaser le palais et il m'a passé par la tête de te faire goûter une cuisine de bivouac... rien que pour m'assurer que tu pourrais faire campagne sans te plaindre de la qualité des vivres. L'essai ne te sera pas inutile, puisque tu n'auras bientôt plus d'autre ressource que celle de servir ton pays, en qualité de cavalier de deuxième classe. Il est bon que tu aies un avant-goût des fricots de cantine...

-- Merci bien ! s'écria gaiement Chalandrey. J'entrevois ce qui m'attend et je suis prêt à tous les sacrifices.

-- C'est une idée qui m'est venue en déjeunant chez toi, samedi, et comme, en te quittant, je suis allé voir ma vieille amie, la mère Caspienne, je lui ai commandé un joli repas pour ce matin... et il ne sera pas si mauvais que tu crois, car elle a dû se mettre en quatre pour me contenter. Tu auras par-dessus le marché le plaisir de la contempler et je te jure qu'elle en vaut la peine.

-- Alors, c'est votre ancienne cantinière qui va nous traiter. J'aurais dû m'en douter... et je ne vous en veux pas du tout. C'est égal !... elle a choisi pour s'établir un drôle de quartier et les gens qui se nourrissent chez elle ne doivent pas appartenir aux classes dirigeantes.

-- Des chiffonniers, mon cher, des sergents de ville et des employés de l'octroi. Oh ! la société n'est pas mêlée et les escrocs du grand monde ne fréquentent pas la maison. J'aime mieux ça. Du reste, nous ne serons pas confondus avec les habitués. On nous a réservé un cabinet.

-- Ma foi ! J'en suis fâché. J'aurais voulu les voir.

-- Tu les verras. Nous ne serons séparés de la salle commune que par un vitrage. Maintenant, nous allons tourner à gauche, par le passage des Épinettes.

-- Il est joli, le passage. Et cette voûte qui l'enjambe...

-- C'est celle du chemin de fer de ceinture. Après, nous allons entrer dans la cité du Bastion... un nom militaire qui doit plaire à une ancienne cantinière de Crimée... Son établissement est au bout.

Elle avait vraiment du caractère, la cité du Bastion. On n'y voyait que des baraques faites, les unes avec des planches vermoulues, les autres avec des moellons volés dans des maisons en démolition : de vraies huttes de sauvages, construites par des civilisés, car il y en avait quelques-unes pour lesquelles on n'avait employé d'autres matériaux que des boîtes à sardines, bourrées de terre, empilées symétriquement et cimentées avec du plâtre.

Il ne paraissait pas que, pour le moment, elles fussent habitées. Les nomades qui y couchent se répandent dès le matin dans Paris, pour y chercher leur pâture et ne rentrent au gîte que la nuit, absolument comme les oiseaux de proie.

Mais, au delà de ces constructions fantaisistes, s'élevait une maison, une vraie maison à un étage, avec de vraies portes, de vraies fenêtres et une façade peinte en jaune devant laquelle pendait une enseigne en fer blanc.

-- C'est là, dit le commandant, et j'aperçois la mère Caspienne sur son seuil. Il paraît que nous sommes en retard, car elle regarde si elle ne voit rien venir, comme sœur Anne, dans le conte de Barbe-Bleue. Elle s'est fait un abat-jour avec ses mains... Ah ! elle nous a aperçus, car elle rentre précipitamment pour courir à ses casseroles.

-- Prépare-toi. Je vais te présenter. Tâche de ne pas lui rire au nez.

Chalandrey ne songeait guère à se moquer de la vieille protégée de son oncle. Il voyait, au bout de la cité bien nommée, un bastion et une butte en terre qu'il lui semblait reconnaître.

Était-ce là le boulevard Bessières ? Il n'osa pas questionner son oncle, mais il resta convaincu que le cabaret de la mère Caspienne ne devait pas être bien loin de l'enclos où il était entré, un matin, par le chemin de ronde.

Assurément, le commandant n'avait pas mis de malice à amener là son neveu, car il ne pouvait pas se douter qu'un crime avait été commis tout récemment dans le pavillon, mais Maxime trouvait que le hasard arrange quelquefois singulièrement les choses, et il ne regrettait pas trop d'être venu, car la cantinière devait avoir eu vent de cette histoire d'un cadavre ramassé, tout près de chez elle, dans le fossé des fortifications.

Pressé d'arriver, l'oncle Pierre hâtait le pas et la vieille reparut sur le pas de sa porte, juste au moment où les déjeuneurs qu'elle attendait allaient entrer.

Maxime resta confondu d'étonnement en se trouvant tout à coup nez à nez avec elle. Il n'avait rien rêvé qui approchât de la réalité.

Cette femme était un phénomène.

Grosse et ronde comme une tour, haute en couleur et moustachue comme un grenadier, telle était Virginie Crochard, dite la mère Caspienne, et beaucoup plus connue sous ce sobriquet que sous son nom de famille.

Elle aurait certainement pu s'exhiber dans les foires, comme femme colosse, et on se demandait en la voyant comment elle avait jamais pu porter le costume pimpant et écourté des cantinières.

Il est vrai qu'elle avait dû considérablement engraisser depuis la guerre de Crimée.

Elle était restée alerte, en dépit de son embonpoint et de ses soixante ans sonnés et elle portait crânement le petit chapeau ciré qui jurait avec le reste de sa tenue fort peu militaire.

Elle avait l'œil vif, le geste prompt et la langue déliée. Avec cela, toujours gaie, toujours contente de tout et ne boudant jamais à l'ouvrage. La Madame Grégoire du chansonnier Béranger, aux mœurs près, car depuis la mort de son époux, on ne lui avait pas connu d'amoureux et elle ne tolérait pas les orgies dans son cabaret du Lapin qui saute.

Bien notée à la police qui a toujours l'œil sur les établissements de ce genre, adorée de ses pratiques et respectée dans son quartier des Épinettes où on ne respecte pas grand chose, la mère Caspienne jouissait encore de la considération qui s'attache à la richesse, car elle passait pour posséder de fortes économies.

-- Salut, mon commandant ! dit-elle en exécutant comme un vieux troupier le salut réglementaire -- la main droite levée à la hauteur de la tempe, l'autre main sur la couture de la jupe, et les deux talons sur la même ligne.

-- Bonjour, maman, répondit Pierre d'Argental. Nous sommes en retard pour l'appel... Au régiment, ça m'aurait valu deux jours de consigne... mais ça m'arrive quelquefois depuis qu'on m'a fendu l'oreille...

-- Il n'y a pas de mal, mon commandant. Seulement, quand j'ai vu mon horloge marquer midi, j'ai eu envie de sonner la soupe... j'ai encore la trompette de mon pauvre défunt et j'en joue assez proprement.

-- C'est la faute de mon neveu que voici...

-- Monsieur est officier ?

-- Non, mais il le sera et son père l'était... sans compter son oncle, ici présent. C'est dans notre sang, l'épaulette... seulement, elle se fait quelquefois attendre, et ce garçon se dépêche de manger son bien avant de s'engager. Mais, pour le moment, simple péquin, mon neveu Maxime.

-- Ça n'y fait rien, mon commandant ; monsieur rattrapera le temps perdu et l'uniforme lui ira comme un gant.

-- Je le sais bien, mais il ne s'agit pas de ça. Nous crevons de faim, maman, et le déjeuner doit être prêt.

-- Les huîtres sont sur la table, mon commandant.

-- Des huîtres... au Lapin qui saute !... . Il y a donc des écaillères par ici.

-- Ce matin, j'ai été exprès à la halle.

-- Au fait, tu trouvais bien le moyen de nous en faire manger devant Sébastopol. Tu as toujours été une femme de ressource.

-- Je m'en flatte, mon commandant. Faites-moi l'honneur d'entrer dans ma cambuse... avec monsieur.

L'oncle et le neveu suivirent la mère Caspienne, qui leur fit traverser une salle, où il n'y avait pour le moment que deux douaniers buvant chopine, et les introduisit dans un cabinet, ou plutôt dans une espèce de cage vitrée où le couvert était mis, sur une nappe très blanche.

-- Quel luxe ! s'écria l'oncle. On voit bien que tu fais de bonnes affaires ici.

-- J'en ferais de meilleures, si le loyer n'était pas si cher, et si le gérant n'était pas si dur au pauvre monde. En voilà un qui n'attache pas ses chiens avec des saucisses ! Il n'a jamais voulu me signer un bail, et il m'augmente tous les ans, ce Tévenec de malheur.

-- Tévenec !... Il me semble que je connais ce nom-là.

Maxime aussi le connaissait pour l'avoir entendu prononcer, la veille, par madame de Pommeuse, et il se demandait si l'homme d'affaires, amoureux de la comtesse, et le gérant que maudissait la mère Caspienne, n'étaient qu'un seul et même individu.

Le commandant, lui, n'avait gardé qu'un souvenir assez vague du personnage qu'il rencontrait quelquefois dans le salon de l'avenue Marceau, et il n'avait pas les même raisons que son neveu, pour se préoccuper de savoir de qui se plaignait la cantinière.

-- Ah ! le vilain bonhomme ! reprit-elle, il a l'air d'un riz-pain-sel. Heureusement qu'il ne vient pas souvent traîner ses guêtres par ici. Je ne le vois que les jours de terme.

-- Il représente sans doute le propriétaire ? demanda Chalandrey.

-- Je ne l'ai jamais vu, le propriétaire, et les quittances sont au nom de ce Tévenec. Et puis, ça m'est bien égal de payer à l'un ou à l'autre. Si je n'avais pas d'autres ennuis, ça ne serait rien.

-- Tu as des ennuis, maman ! s'écria gaiement M. d'Argental. On ne le dirait pas. Tu es fraîche comme une rose... je crois bien que tu rajeunis, parole d'honneur !

-- Vous êtes bien bon, mon commandant ; mais je n'en suis pas moins rudement embêtée depuis deux jours.

-- Et pourquoi, Virginie ?

-- Parce que j'ai la rousse sur le dos.

-- Comment, la rousse ?

-- Eh ! oui... la police... rapport à ce particulier qu'on a trouvé mort dans le fossé des fortifications.

-- Quel particulier ? qu'est-ce que tu me chantes là ?

-- On ne parle que de ça dans tout Paris. Vous ne lisez donc pas les journaux !

-- Pas souvent. La politique m'assomme.

-- Il ne s'agit pas de politique. Il s'agit d'un homme qu'on a étranglé... et ils disent qu'on lui a fait passer le goût du pain tout près d'ici.

-- Qu'est-ce que ça peut te faire ?

-- Rien du tout, vu que je ne me suis jamais occupée de ce qui se passait chez le voisin. Mais ils sont venus hier... des juges, des commissaires, des agents... tout le tremblement, quoi !... et ils ont découvert un souterrain qui va depuis ma cave jusque dans la plaine Saint-Denis ; je veux que le diable me brûle si je m'en doutais. Ça n'empêche pas qu'ils ont visité ma cambuse du haut en bas... ils n'ont rien trouvé de suspect, c'est vrai, mais le chef des roussins m'a signifié de me tenir à la disposition de la justice... je vas être surveillée, c'est sûr... il viendra tous les jours des agents rôder chez moi... et mes pratiques décanilleront. Ça s'est su dans le quartier et vous voyez... en fait de consommateurs, aujourd'hui, je n'ai que des gabelous qui se paient un litre pour deux.

-- Bah ! dans trois jours, on ne parlera plus de cette vilaine histoire... et moi, j'en ai déjà assez de l'écouter. Qu'est-ce que tu vas nous donner ? Voyons le menu.

-- Une matelote d'anguilles, dont vous me direz des nouvelles, une omelette aux oignons et une gibelotte... la renommée de la maison... et pour arroser tout ça, du vin de Saumur qui n'a pas son pareil pour boire avec les huîtres.

En toute occasion, Maxime aurait fait la grimace à ce programme culinaire, mais il ne songeait qu'à cette descente de police et à Tévenec, qui ne pouvait être que l'homme d'affaires de la comtesse.

Le commandant, au contraire, avait à peine écouté les propos de l'ex-cantinière, et il n'y attachait aucune importance.

-- Va soigner la matelote, pendant que nous expédierons les quatre douzaines, lui cria-t-il en se mettant à table.

Chalandrey fit comme son oncle, et la mère Caspienne courut à sa cuisine.

-- Excellentes ! s'écria Pierre d'Argental, après avoir avalé coup sur coup deux ou trois Cancales. On n'en sert pas de pareilles dans les grands restaurants que tu fréquentes.

» Et voilà un joli Saumur qui me rappelle le temps que j'ai passé à l'École de cavalerie, ajouta-t-il après avoir vidé son verre. Ça ne vaut pas ton Sauterne, mais c'est plus gai.

Et comme Maxime ne répondait pas, il lui demanda :

-- Qu'est-ce que tu as donc ce matin, avec tes airs à porter le diable en terre ?... Je t'ai toujours vu gai comme un pinson, même après une grosse culotte au baccarat.

-- Je n'ai pas joué, cette nuit, murmura Chalandrey.

-- Alors, c'est l'amour qui te rend mélancolique ?... c'est drôle, moi, ça ne m'a jamais fait cet effet-là... et il fut un temps où tu le prenais gaiement, l'amour... Il paraît que maintenant tu aimes pour le bon motif.

-- Allez-vous pas m'en blâmer ?... vous qui, avant-hier, me prêchiez le mariage.

-- Pas le mariage avec une coureuse de cachet...

-- Mon oncle !...

-- Bon ! je viens de te blesser au vif... j'en suis fâché et ça ne m'arrivera plus... mais je ne te cacherai pas que tu m'inquiètes, car je vois que tu es bien pincé.

» N'en parlons plus, et à ta santé !...

Chalandrey se décida à trinquer avec son oncle et, comme il avait grand'faim, il se mit à attaquer les huîtres. Le nom de Tévenec ne lui sortait pas de l'esprit et il enrageait de ne pas pouvoir interroger la mère Caspienne sur cette descente de police qui n'intéressait guère le commandant, mais qui avait eu pour objet la recherche des auteurs d'un crime que lui, Maxime, il avait vu commettre, un crime auquel madame de Pommeuse avait pris part, contrainte et forcée, madame de Pommeuse de qui cet énigmatique Tévenec gérait les intérêts.

Pour rien au monde, Chalandrey n'aurait voulu questionner, en présence de son oncle, la cantinière qui en savait très probablement plus long qu'elle n'en avait dit, et qui aurait peut-être fini, en bavardant, par mettre M. d'Argental sur la voie.

Il aurait suffi pour cela qu'elle parlât de l'ancien propriétaire, représenté par Tévenec, car ce propriétaire était le père de la comtesse.

Du reste, la mère Caspienne n'était pas revenue de la cuisine où elle était allée surveiller sa matelote et l'oncle ne songeait qu'à absorber sa troisième douzaine.

Dans la salle commune, séparée du cabinet par un vitrage, il n'y avait plus personne. Les deux employés de l'octroi étaient partis, après avoir vidé leur litre à seize.

-- C'est pourtant vrai, dit le commandant. Les pratiques, ce matin, ne me font pas l'effet d'arriver en colonne serrée, et la dernière fois que je suis venu, le cabaret était plein. Faut-il que ces Parisiens soient bêtes !... dès que la police met son nez quelque part, ils se sauvent comme si les agents avaient la peste... et s'ils pouvaient les assommer, ils ne s'en priveraient pas. Moi, je les aime, les agents... d'abord, ils ont tous servi dans l'armée... et puis, sans eux, les coquins mangeraient les honnêtes gens.

Chalandrey était bien de cet avis, mais il ne disait mot.

-- Ah ! reprit l'oncle. Virginie va être contente. Voilà un consommateur.

En effet, un homme venait d'entrer dans la salle, et au lieu d'appeler pour se faire servir, il semblait chercher des yeux la maîtresse de l'établissement, absente.

C'était un grand gaillard, taillé en force, qui n'était certes ni un malandrin, ni un ouvrier. Avec sa redingote noire, boutonnée jusqu'au menton, et son chapeau haut de forme à larges bords, il avait plutôt l'air d'un officier habillé en bourgeois.

-- C'est drôle, dit entre ses dents M. d'Argental, il me semble que je connais cette tête-là... où diable l'ai-je déjà vue ?... je crois bien que c'est dans un des régiments où j'ai servi... au 7e cuirassiers probablement... il a la taille réglementaire... et il ressemble beaucoup à un sous-officier d'un des derniers escadrons que j'ai commandés... la moustache a fortement grisonné, mais les traits n'ont pas changé...

» Parbleu ! il faut que j'en aie le cœur net... tant pis, si je me trompe.

Et il appela de sa plus belle voix de commandement :

-- Cabardos !

L'homme leva la tête, et s'avança vivement jusqu'à la porte du cabinet.

-- C'est bien lui ! reprit l'oncle. Entre donc, mon brave ! Est-ce que tu ne me reconnais pas ?... J'ai été ton capitaine...

-- M. d'Argental !... il me semblait bien vous remettre, mais...

-- Tu ne t'attendais pas à me rencontrer ici... pas plus que je m'attendais à t'y voir. Tu vas déjeuner avec nous.

-- Ce serait bien de l'honneur pour moi, mon capitaine, mais...

-- Appelle-moi : commandant. J'ai eu de l'avancement depuis que tu as quitté le service. Mets-toi à table... nous allons causer du vieux temps.

À ce moment, apparut la mère Caspienne, apportant la matelote qu'elle faillit laisser tomber, lorsqu'elle vit l'homme que M. d'Argental invitait à s'asseoir.

Les quatre personnages que le hasard avait rassemblés là, formaient tableau, comme on dit au théâtre : la mère Caspienne, effarée, le ci-devant maréchal de logis, embarrassé de sa contenance, l'oncle, charmé de cette rencontre et le neveu, ébahi de l'attitude des trois autres.

-- Allons, reprit le commandant, ne fais pas de façons, mon vieux Cabardos. Je ne suis plus ton supérieur, puisqu'on nous a fendu l'oreille à tous les deux et ça me rajeunira de déjeuner avec un camarade d'autrefois. Tu arrives après les huîtres, mais ça n'y fait rien.

» Virginie, un couvert de plus !

Virginie, en posant sur la table le plat qu'elle apportait, trouva le moyen de dire à l'oreille de M. d'Argental :

-- Méfiance, mon commandant ! C'en est un.

-- Un quoi ! demanda tout haut d'Argental qui était discret comme un coup de canon.

La cabaretière se dispensa de lui répondre et s'empressa de retourner à ses fourneaux. Mais Cabardos prit la parole.

-- Mon officier, dit-il, j'aime mieux vous dire la vérité. En quittant l'armée, j'ai accepté un emploi à la Préfecture de police...

-- Eh ! bien, où est le mal ? Il n'y a pas de sots métiers.

-- Il n'y a que de sottes gens, je le sais bien. Mais j'appartiens maintenant au service de la sûreté et si on vous voyait déjeunant avec moi...

-- C'est ça qui me serait égal ! Je n'ai pas de préjugés... je le disais tout à l'heure à ce jeune homme, qui n'en a pas non plus. Ainsi, fais-moi l'amitié de t'asseoir et de trinquer avec nous.

-- Merci, mon commandant. J'ai déjeuné avant de venir...

-- Ça ne t'empêchera pas de prendre le café.

-- Ça ne serait pas de refus, mon commandant, si je n'étais pas de service aujourd'hui.

-- Comment ! ici ?... ah ! oui, je me souviens... Virginie nous a conté qu'on a tué quelqu'un tout près de son établissement... alors, on t'a envoyé chez elle pour la surveiller...

-- Non, mon commandant... mais, comme je suis déjà venu hier, avec mes chefs, elle m'a reconnu tout de suite... et elle sait que j'en suis !...

-- De la police ?... Et après ?... ça n'empêche pas que tu aies été un bon soldat... tu avais des notes superbes... pas un jour de punition...

-- Ni au régiment, ni depuis que j'ai eu mon congé. Il faut ça pour devenir brigadier de la sûreté.

-- Donc, je ne me compromets pas en t'invitant. Assieds-toi et aide-nous à sécher notre troisième fiole.

Et Pierre d'Argental, interpellant la mère Caspienne, qui montrait le bout de son nez à la porte de sa cuisine, lui cria :

-- Voyons, maman, pas tant de manières ! Tu es une brave femme et tu n'as rien à craindre de la police. Cabardos n'a pas honte d'en être, après avoir été mon maréchal des logis. Apporte-lui un verre et ne joue plus à cache-cache avec nous.

L'ex-cantinière obéit en rechignant un peu et le brigadier lui dit :

-- N'ayez pas peur. Ce n'est pas à vous que j'en ai. Nous savons bien que vous n'êtes pas de la bande et que ce n'est pas votre faute s'il existe une communication entre votre cambuse et la plaine Saint-Denis.

-- Si je m'en doutais, je veux qu'elle me tombe sur la tête, ma cambuse, dit avec conviction Virginie Crochard. Et, aussi vrai que je suis une honnête femme, ma cave ne m'a jamais servi qu'à serrer du bois, du charbon et des barriques de vin.

-- Elle a servi à d'autres usages, avant l'époque où vous l'avez louée, mais on ne vous accuse pas.

-- Jour de Dieu ! je l'espère bien. Ça me fait déjà assez de tort qu'on ait tout visité chez moi. Mes pratiques me lâchent et si ça continue, il ne me restera plus qu'à fermer boutique.

-- N'ayez pas peur. L'enquête sera terminée d'ici deux ou trois jours.

-- Que le bon Dieu vous entende !... Je m'en vas voir à mon omelette.

Le commandant s'empressa de verser à boire à son invité qui, cette fois, ne se fit plus prier pour trinquer et Maxime se prêta de bonne grâce à la fantaisie de son oncle.

Maxime n'était pas du tout fâché de trouver cette occasion inespérée de se renseigner sur l'affaire du pendu et d'apprendre où en étaient les recherches de la police. Seulement, lui qui n'avait pas osé interroger la mère Caspienne, il osait encore moins interroger Cabardos, brigadier de la sûreté, de peur de se compromettre et surtout de compromettre la comtesse.

Mais il arriva que M. d'Argental fût pris du désir de faire parler son ancien subordonné sur un sujet beaucoup plus intéressant pour le neveu que pour l'oncle et aborda carrément la question en disant :

-- Qu'est-ce que c'est que cette histoire d'un crime et d'un souterrain dont Virginie vient de nous rebattre les oreilles ?

-- L'histoire est vraie, mon commandant, répondit le brigadier ; on a ramassé, il y a trois jours, dans le fossé des fortifications, un cadavre qui avait une corde passée autour du cou. On a cru d'abord que cet homme s'était pendu, mais les médecins de la Préfecture ont affirmé qu'il avait été étranglé. On a envoyé le corps à la Morgue et il y est encore. Personne ne l'a reconnu et l'enquête n'aurait peut-être jamais abouti, si on n'avait pas, le lendemain, découvert, en dehors de l'enceinte fortifiée, à cent mètres du revers du fossé, sous un hangar abandonné, l'entrée d'une galerie souterraine.

-- Je ne vois pas quel rapport il peut y avoir entre ces deux trouvailles... un cadavre... une galerie...

-- On suppose que l'homme a été tué dans une maison qui communique avec ce souterrain et que le corps a été traîné, d'abord jusqu'au hangar, et ensuite, depuis le hangar jusqu'au talus extérieur, d'où on l'a jeté dans le fossé.

» Il faut vous dire, mon commandant, que la semaine dernière, on avait reçu à la Préfecture une lettre anonyme dénonçant une vaste association de fraudeurs qui, disait le dénonciateur, se servait, pour introduire des alcools dans Paris, sans payer les droits, d'un passage souterrain dont l'entrée devait être dans la plaine, entre la porte de Clichy et la porte de Saint-Ouen. Elle y était, en effet, et on est descendu dans le souterrain, par un escalier qui n'a pas moins de quatre-vingt marches.

-- Et on y a trouvé... quoi ?

-- Des futailles vides qui avaient contenu de l'eau-de-vie, et qui pourrissaient là depuis longtemps.

-- Alors, les fraudeurs n'opèrent plus ?

-- On pense qu'ils ont dû transporter leur industrie sur un autre point de l'enceinte de Paris, mais que la galerie leur a encore servi assez récemment... Et savez-vous, mon commandant, où elle aboutit ?... dans la cave de ce cabaret, après avoir passé sous les fortifications, sous le chemin de ronde, sous un vaste terrain, et sous un grand mur auquel est adossée la maison où nous sommes en ce moment.

-- Diable ! quels perceurs que ces voleurs de droits d'octroi ! Il faut qu'ils aient réalisé de fameux bénéfices pour couvrir les frais d'un pareil travail.

-- Ils ont dû faire tous de grosses fortunes, puisqu'ils ont cessé, depuis plusieurs années, d'utiliser le souterrain. Mais il est certain que c'est ici qu'ils amenaient les barriques. Dans ce temps-là, il n'y avait pas de cabaret. C'est la mère Caspienne qui a été la première locataire, et qui a ouvert une gargote à l'enseigne du Lapin qui saute.

-- Il s'agirait de savoir de qui elle a loué.

-- On le saura.

-- Nous le savons. Elle vient de nous dire qu'elle payait ses loyers à un certain Tévenec.

-- Ce monsieur n'est que le représentant du propriétaire décédé. Il va être interrogé aujourd'hui et il est probable qu'on n'en tirera pas grand'chose. Du reste, on ne cherche pas les fraudeurs, qui n'opèrent plus dans ce quartier. On cherche les assassins de l'homme étranglé et on ne les trouve pas... du moins, jusqu'à présent. Le mort n'a même pas été reconnu et on en est encore aux conjectures.

» Mais j'ai la conviction que les deux affaires se tiennent et, cette conviction, j'espère la faire partager à mes chefs.

-- Commence par me la faire partager à moi, mon vieux Cabardos. C'est très curieux ce que tu me racontes là.

-- Eh ! bien, mon commandant, supposez que l'association s'est transformée et que ces gens-là, au lieu de continuer à frauder l'octroi soient restés unis pour mal faire... dans un autre genre... nous avons eu, il y a quarante ans, la bande des habits noirs...

-- J'étais encore à Saint-Cyr, mais je m'en souviens... des messieurs reçus dans le grand monde, qui profitaient de leurs belles relations pour prendre les empreintes des serrures...

-- Justement. Ils avaient organisé le vol et établi un comité directeur, qui centralisait les affaires.

-- Et ils ont fini par être pincés. Tu crois donc qu'ils ont eu des successeurs ?

-- Comment n'en auraient-ils pas eu ?... l'idée était excellente, et les voleurs ne sont pas bêtes. Ils l'ont reprise et ils l'ont développée. C'était indiqué. Paris a beaucoup changé depuis quarante ans. Les cercles, par exemple, ne sont plus ce qu'ils étaient autrefois. On y joue un jeu d'enfer et on y triche, que c'est une bénédiction. On n'a pas inventé le chantage... il existait déjà... mais on l'a perfectionné.

-- Ça, c'est vrai.

-- Eh ! bien, mon commandant, puisque vous en convenez, vous pouvez admettre qu'il s'est trouvé des malins pour monter, sur une grande échelle, une société ayant pour but l'exploitation des imbéciles... plus productive cent fois que celle des mines d'or qu'on découvre tous les matins... dans les journaux.

-- Je l'admets, dit gaiement Pierre d'Argental ; et j'attends ta conclusion.

-- Je conclus que cette société existe, qu'elle a des affiliés partout... dans les salons les mieux fréquentés, dans le haut commerce, dans les clubs aristocratiques, et même dans la petite bourgeoisie... que ses chefs, étrangers, en apparence, les uns aux autres, se réunissent à certaines époques, dans des lieux connus d'eux seuls...

-- Comme jadis les carbonari . Elle est très drôle, ton idée. Et tu t'imagines qu'en découvrant ce fameux souterrain, on a mis la main sur le siège de la société.

-- J'ai mes raisons pour n'en pas douter... et je prétends que l'homme étranglé en était, qu'il a été exécuté par ses complices, probablement parce qu'il les avait dénoncés... la lettre anonyme qu'on a reçue à la Préfecture devait être de lui... cette lettre ne parlait que de la fraude, mais son auteur se réservait sans doute de compléter sa dénonciation.

-- C'est un roman que tu nous racontes là, mon cher.

-- Mes chefs n'y croient pas plus que vous, mon commandant. Mais... qui vivra verra. Je suis sur une piste et si c'est la bonne, mon avancement est assuré. Je ne moisirai pas brigadier de la sûreté et vous me verrez, un jour ou l'autre, commissaire de police. J'aurai l'écharpe... dans mon nouveau métier, c'est comme qui dirait l'épaulette.

-- Je te la souhaite, mon vieux Cabardos. Elle n'aura jamais été mieux portée. Je ne devine pas comment tu t'y prendras pour la décrocher, mais tu viens de me faire passer un bon moment... et tu devrais bien nous dire clairement où en est cette curieuse affaire... tu peux parler devant mon neveu... je te réponds de sa discrétion.

-- Ah ! monsieur est votre neveu.

-- Fils unique de ma sœur, j'ai oublié de te le dire. Et il a fait son volontariat au 7e cuirassiers où tu as jadis servi sous mes ordres.

-- Oh ! alors, je ne risque rien de vous raconter le reste, ni même de vous montrer l'endroit où le crime a été commis... si, toutefois, ça vous amuse.

-- Énormément. Où faut-il aller ?

-- Tout près d'ici, mon commandant.

-- Bon ! tu vas nous y conduire dès que nous aurons fini de déjeuner.

Maxime le savait bien que c'était tout près, et il ne disait mot parce qu'il craignait de laisser échapper une parole imprudente, mais il écoutait avec une attention passionnée les confidences du brigadier qui n'avait pas de secrets pour son ancien capitaine et il attendait impatiemment la suite.

Sur la table, l'omelette avait remplacé la matelote d'anguille et à l'omelette avait succédé la gibelotte, puis le fromage, servis par la mère Caspienne qui persistait à regarder de travers l'ex-maréchal des logis.

On en était au café, fortement appuyé d'une eau-de-vie trop jeune, que fêtaient seuls M. d'Argental et Cabardos.

-- Mon chef ne viendra qu'à trois heures, reprit l'obligeant brigadier. Avant qu'il arrive, j'ai tout le temps de vous faire visiter le pavillon.

-- Quel pavillon ? demanda brusquement Pierre d'Argental.

-- Vous verrez, mon commandant, répondit Cabardos, en prenant l'air mystérieux d'un homme qui tient à réserver ses effets. Et quand vous aurez vu, vous reconnaîtrez, j'en suis sûr, que je ne me trompe pas et que la bande dont je viens de vous parler a passé par là.

» La vieille ne s'en doute guère.

-- Nous ne l'emmenons pas avec nous ?

-- Certainement, non. Et même, après l'expédition, je vous prierai de ne rien lui dire.

-- Sois tranquille ; je serai muet comme un poisson. Mais il me semble qu'il est temps de nous mettre en marche.

-- Le plus tôt sera le mieux, mon commandant... et, si vous le permettez, je vais vous montrer le chemin.

-- Laisse-moi seulement régler la note du déjeuner.

-- Ce n'est pas la peine. Nous repasserons par ici.

-- Alors, en route, monsieur mon neveu ! dit l'oncle.

Maxime était prêt à entrer en campagne, quoiqu'il redoutât un peu les suites de ce voyage d'exploration qui pouvait aboutir à des découvertes fâcheuses pour la comtesse et pour lui.

Il se disait, pour s'encourager, que l'incertitude est le pire de tous les maux et que le meilleur moyen d'éclaircir les mystères qui le préoccupaient, c'était de suivre le brigadier de la sûreté.

L'oncle y allait de tout cœur, comme il serait allé à la charge, en tête de son escadron.

Cabardos les conduisit tous les deux à la cuisine, et dit à Virginie qu'il trouva lavant les assiettes :

-- Nous allons faire un tour dans une de vos caves. Servez vos pratiques, s'il en vient, et ne vous occupez plus de nous.

La cabaretière regarda d'un air effaré M. d'Argental qui lui cria, pour la rassurer :

-- N'aie pas peur, maman ! Cabardos ne te veut que du bien et nous serons bientôt de retour. En attendant, prépare la carte à payer.

Le brigadier alla tout droit à une porte qu'il ouvrit, fit passer devant lui le commandant et son neveu, et descendit après eux, par un escalier tournant.

Elle était assez vaste et très bien éclairée par des soupiraux, prenant jour sur la cité du Bastion, cette cave qui avait servi jadis d'entrepôt aux fraudeurs et que la mère Caspienne n'utilisait pas, quoi qu'elle en eût dit à ces messieurs. Elle serrait dans une autre, plus petite, ses provisions de liquide et de combustible.

La grande avait été découverte, la veille, par les agents de police qui, après avoir décloué la porte condamnée depuis longtemps, l'avaient refermée, du côté de la cuisine, avec un cadenas qu'ils y avaient posé.

Cabardos, ayant dans sa poche une clef de ce cadenas, n'eut qu'à l'enlever et à le remettre du côté de l'escalier en l'accrochant à deux pitons plantés là par ses camarades en prévision d'une excursion nouvelle par le même chemin.

-- Maintenant, dit-il en se frottant les mains, nous sommes sûrs que les habitués du Lapin qui saute ne viendront pas nous déranger, mais nous ne sommes pas au bout de notre voyage.

Et il ajouta :

-- Vous voyez ce trou. C'est par là qu'il nous faut passer. Il y fait noir comme dans un four, mais nous avons ici de quoi nous éclairer.

Le chemin qu'il leur montrait était une ouverture pratiquée dans le sol de la cave et garnie d'une large échelle dont on n'apercevait que le bout.

-- Comment, diable ! les fraudeurs s'y prenaient-ils pour hisser leurs barriques jusqu'ici ? demanda M. d'Argental.

-- Ils ne les hissaient pas, mon commandant. Ils les vidaient avec une pompe qui aspirait l'alcool et qui le versait dans les réservoirs que vous voyez, répondit le brigadier, en indiquant du doigt d'immenses caisses en tôle rangées le long du mur de la cave.

-- Je ne la vois pas, la pompe.

-- Ils l'auront vendue, quand leur association s'est dissoute.

L'explication était admissible et les réservoirs étaient là pour attester que les contrebandiers avaient opéré autrefois dans ce local.

Cabardos était en train de préparer le luminaire pour la descente. Les agents avaient laissé la veille, au bord du trou, trois lanternes munies de bougies et une boîte d'allumettes. Il n'eut qu'à éclairer ces fanaux, à en remettre un à chacun de ces messieurs et à s'armer du troisième.

-- Mon commandant, dit-il en riant, vous me permettrez, cette fois, de passer le premier.

Et il mit le pied sur l'échelle.

Pierre d'Argental commençait à penser qu'il s'embarquait là dans une expédition ridicule, mais il n'était plus temps de reculer et il suivit, sans murmurer, son ancien subordonné.

Chalandrey, lui, serait descendu volontiers jusque dans les entrailles de la terre pour lever les doutes qui lui restaient et il ne se fit pas prier pour prendre la même voie que son oncle.

Ils arrivèrent en bas, tous les trois, sans accident.

-- Comment ! s'écria le commandant ; mais il est à fleur de terre, ton souterrain. Tu parlais d'un escalier de quatre-vingts marches.

-- Il est à l'autre bout du souterrain, dans la plaine, l'escalier de quatre-vingts marches, répondit Cabardos. Il a bien fallu creuser jusqu'à cette profondeur pour passer sous le fossé des fortifications, mais au-delà du fossé, la galerie remonte en pente douce et de ce côté-ci, elle n'est plus qu'à une vingtaine de pieds en contrebas du sol.

» Nous avons trouvé aussi, là-bas, sous le hangar, les restes d'un appareil destiné à descendre les futailles.

-- Bon ! mais tu ne nous a pas amenés dans le royaume des taupes pour nous expliquer les trucs de ces coquins.

» Où vas-tu nous conduire ?

-- Vous allez voir, mon commandant, et vous ne regretterez pas votre peine.

Ayant dit, le brigadier marcha en tête du petit groupe et s'arrêta après avoir fait environ deux cents pas.

-- Nous voilà arrivés, dit-il.

-- Allons donc ! tu ne me feras pas accroire que nous avons déjà passé sous l'enceinte fortifiée. Je vois bien que la galerie va beaucoup plus loin.

-- C'est vrai, mon commandant ; mais vous ne tenez pas, je suppose, à admirer l'escalier de quatre-vingts marches !... Non. Eh ! bien, nous sommes ici sous le pavillon.

-- Ah ! oui, le fameux pavillon ! parlons-en un peu.

-- Je vais vous le faire visiter de fond en comble. Mais, d'abord, veuillez remarquer ceci, dit Cabardos, en élevant au-dessus de sa tête la lanterne qu'il tenait à la main.

-- Quoi ? ce bout de corde qui pend le long de la muraille ?

-- Justement. Vous voyez qu'il est attaché à un clou et qu'il a été coupé net.

-- Oui... et après ?

-- Le reste est au cou de l'homme qu'on a exposé à la Morgue. Ils ont commencé par l'accrocher là, et il y est resté deux ou trois jours, affirment les médecins qui ont examiné le corps. Puis, ils se sont ravisés... peut-être parce que l'odeur de ce cadavre les incommodait... Ils ont coupé la corde, en ayant soin d'en laisser assez pour pouvoir le traîner... et ils l'ont traîné en effet jusqu'à l'escalier, sous le hangar... jusqu'en haut... nous avons ramassé sur les marches deux boutons de sa redingote... finalement, comme je vous l'ai déjà dit, ils l'ont charrié à travers la plaine jusqu'au fossé où ils l'ont jeté.

» Maintenant, je vais vous montrer la place où ils l'ont étranglé. Il faut grimper...

-- Encore une échelle !

-- La dernière, mon commandant... et elle n'a que trente échelons. Si vous voulez bien me suivre...

L'ascension s'effectua, comme s'était effectuée la descente, dans le même ordre et sans encombre.

-- À la bonne heure ! dit d'Argental. Ici, on y voit un peu plus clair. Nous voilà dans un corridor.

-- Au rez-de-chaussée du pavillon, mon commandant. C'est moi qui ai levé, hier, la trappe par laquelle nous venons de passer. Messieurs les étrangleurs l'avaient remise en place, après s'en être servis pour descendre leur mort dans le souterrain.

-- Et cette porte que je commence à distinguer, au bout du corridor ?

-- Elle donne sur des terrains vagues que vous verrez de là-haut. Après les constatations, mon chef l'a fermée en dehors avec la clé qui était en dedans et il a emporté cette clé. Moi, j'étais d'avis de laisser les choses en l'état, de rabattre la trappe et d'établir une souricière... deux ou trois agents postés dans l'enclos ou au premier étage... pour le cas où les assassins reviendraient ici... cas peu probable, j'en conviens, car ils doivent être sur leurs gardes.

» Voici, messieurs, le grand escalier. Nous n'avons plus besoin de lanternes et je vous engage à déposer les vôtres.

Maxime constatait avec un certain étonnement que Cabardos avait deviné comment les meurtriers s'étaient débarrassés du corps de leur victime, mais il doutait encore que la perspicacité de cet ancien maréchal des logis allât jusqu'à reconstituer la scène du meurtre.

Il fut bientôt obligé de convenir qu'un cuirassier solide peut devenir un policier de premier ordre.

-- Que dites-vous maintenant de ce local ? demanda Cabardos, en s'effaçant pour laisser ces messieurs pénétrer dans la grande salle que Maxime connaissait bien.

-- On jurerait qu'il a été aménagé pour servir aux réunions d'un conseil d'administration, s'écria le commandant. Ces fauteuils rangés autour d'une longue table... et le jour qui tombe d'en haut par un vitrage !... quel est l'original qui a pu habiter ici ?

-- Personne, j'en suis convaincu. Ce pavillon n'a jamais été que le siège social d'une compagnie de malfaiteurs.

-- Dont celui qui l'a fait construire était le chef, alors ?

-- Probablement, mais ce qu'il y a de sûr, c'est que ces gens-là s'y sont rassemblés, il n'y a pas longtemps, et que la séance a été orageuse.

» Voyez plutôt ce fauteuil renversé... nous l'avons trouvé par terre et nous l'avons laissé comme il était.

-- Tu supposes donc que ces aimables gredins se sont pris aux cheveux, pendant la délibération du conseil ?

-- Je suppose qu'ils se sont jetés sur l'un des leurs, qui aura renversé, en se débattant, le fauteuil sur lequel il était assis et que, pour en finir avec lui, ils l'ont étranglé, sans autre forme de procès.

-- C'est à croire qu'il assistait à l'opération, pensait Maxime, émerveillé de tant de sagacité.

-- C'est possible, dit M. d'Argental, mais quand même tu aurais deviné, tu ne serais pas beaucoup plus avancé. Le grand point, c'est de les retrouver... et ce ne sera pas facile.

-- Oh ! Il ne faut qu'un hasard et j'ai déjà un indice. Ils doivent se reconnaître entre eux à quelque signe apparent, et le mort porte une bague avec une pierre assez rare.

-- L'œil-de-chat, se dit Maxime.

-- Si je voyais la pareille au doigt de quelqu'un...

-- Je ne te conseillerais pas d'arrêter ce quelqu'un, car tu risquerais fort de te tromper... et si tu n'as pas d'autres données plus sûres que celle-là...

-- Pas encore, mon commandant, mais ça viendra. Mon chef a reçu ce matin une déposition assez importante et, à trois heures, il amènera ici ce témoin.

-- Par le souterrain ? demanda en souriant Pierre d'Argental.

-- Non... par le boulevard Bessières.

-- Où prends-tu le boulevard Bessières ?

-- Au bout de l'enclos au milieu duquel se trouve ce pavillon. On peut y arriver de ce côté-là, quand on connaît le secret pour ouvrir la barrière.

-- Quelle barrière ?

-- Je vais vous la montrer, mon commandant. On la voit du balcon où je vais vous conduire. Mais pour en revenir au témoin, je puis vous dire que, grâce à lui, nous savons que, dans l'affaire, il y a une femme.

-- Une femme ! répéta Maxime, profondément troublé.

-- Ça t'étonne ? ricana l'oncle. Il y en a toujours une.

-- Celle-là, reprit Cabardos, est venue ici, le jour où on suppose que le crime a été commis. Elle y est venue en fiacre et le cocher qui l'y a conduite s'est présenté ce matin à la Préfecture. Il avait lu les journaux et en les lisant, il s'est rappelé avoir chargé un monsieur et une dame qui sont descendus à la porte de Clichy.

-- Ça ne prouve pas que ce monsieur et cette dame sont entrés dans ce pavillon.

-- Non, mais du haut de son siège, il les a suivis des yeux. Il a vu la femme filer toute seule par le boulevard Bessières et l'homme lui emboîter le pas, à distance. La femme a disparu tout à coup. Alors, l'homme est monté sur une butte de terre qui se trouve à l'entrée d'un bastion. Il en est descendu, un instant après ; il a traversé le boulevard et il a disparu aussi... juste à la hauteur de la porte cachée dans la palissade qui enclôt le terrain où nous sommes.

-- L'indication est vague, mais le cocher sait sans doute où ces voyageurs suspects l'ont pris.

-- Parfaitement. Le monsieur l'a pris sur le boulevard des Italiens, près de la place de l'Opéra, et la dame est montée rue du Rocher... Le monsieur l'a ramassée en route et s'est fait mener, avec elle, rue de Naples.

-- Tiens ! rue de Naples ! dit en riant d'Argental, rue de Naples !... entends-tu, Maxime ?

Maxime n'entendait que trop, mais il n'avait garde de répondre à son oncle.

-- Là, continua le brigadier, l'homme est descendu et a essayé de décider la femme à en faire autant, mais elle s'y est refusée et, après des pourparlers à la portière du fiacre, l'homme est remonté en disant au cocher de les conduire à la porte de Clichy.

Chalandrey reconnaissait sa propre histoire et il envisageait les conséquences que pouvait avoir la malencontreuse intervention de ce témoin imprévu.

Aussi commençait-il à regretter d'être venu là et songeait-il à fausser compagnie, le plus tôt possible, au trop sagace policier. Mais il cherchait, sans le trouver, un prétexte pour disparaître.

Son oncle, au contraire, ne demandait qu'à se renseigner plus amplement.

-- Eh bien ! dit-il à l'ex-maréchal des logis, ton chef n'a qu'à interroger le monsieur. Il n'aura pas de peine à le découvrir. Ce galant chevalier doit demeurer rue de Naples. Le cocher reconnaîtra bien la maison.

-- C'est déjà fait, je pense. Maintenant, mon commandant, si vous voulez vous rendre compte de l'emplacement qu'occupe ce pavillon, venez avec moi.

Cabardos conduisit l'oncle et le neveu sur la galerie extérieure, cette galerie suspendue par laquelle Maxime de Chalandrey était venu, le matin du crime, s'embusquer dans le couloir obscur, derrière un rideau de tapisserie.

-- Jolie vue ! dit ironiquement l'oncle. Voici les fortifications.

-- Et la butte sur laquelle l'homme a grimpé.

-- Drôle de baraque, plantée comme une quille au milieu d'un champ !... et tu dis qu'on peut y arriver par le chemin de ronde ?

-- Oui, mon commandant, quand on connaît le secret pour ouvrir la barrière. Mon chef viendra par là. C'est plus commode et plus court que de passer par le souterrain. Mais ma consigne, à moi, était de m'assurer d'abord, qu'il n'y avait rien de nouveau au Lapin qui saute ... et ça s'est joliment bien trouvé, puisque j'ai eu la chance de vous y rencontrer.

» Seulement, l'heure avance...

-- Et tu ne tiens pas à être surpris par ton supérieur, en compagnie de deux particuliers qui n'ont rien à faire ici. Je comprends ça, mon vieux, et nous allons nous replier en bon ordre sur le cabaret de Virginie...

» Ah ! diable !... il n'est que temps !... cet homme que j'aperçois là-bas...

-- Mon chef !... je suis pincé.

-- Filons vite, alors.

-- Inutile, mon commandant ! il nous a vus... et si je me sauvais, ce serait bien pis. Je vous prie, au contraire, de rester, messieurs. Je n'ai plus qu'un moyen de me tirer d'affaire, c'est de dire la vérité à M. Pigache. Il me pardonnera de vous avoir amenés, quand il saura qui vous êtes et j'espère que vous me soutiendrez.

-- Ça, tu peux y compter. C'est moi qui suis le grand coupable et je dois le déclarer franchement. Par où va-t-il entrer dans la maison, ton monsieur Pigache ?

-- Par la porte du corridor. Il a la clé.

-- Eh ! bien, allons à sa rencontre.

Maxime était déjà rentré dans la salle et il aurait voulu fuir beaucoup plus loin, car l'arrivée inattendue de ce policier supérieur ne lui présageait rien de bon et il maudissait son oncle qui aurait, selon lui, beaucoup mieux fait de laisser Cabardos s'expliquer tout seul avec son chef. Mais Maxime ne pouvait plus se dérober et il se résigna à descendre avec les autres dans le corridor du rez-de-chaussée.

Ils n'attendirent pas longtemps. La clé tourna extérieurement dans la serrure de la porte qui s'ouvrit et livra passage à un monsieur, vêtu de noir, d'un aspect assez rébarbatif.

Ce personnage avait la physionomie rogue d'un magistrat pénétré de l'importance de ses fonctions et le regard inquisiteur d'un policier émérite.

Il s'arrêta sur le seuil, et d'un geste impérieux, il appela le brigadier pris en faute, mais ce fut le commandant qui s'avança et prit la parole.

-- Monsieur, dit-il, sans aucun embarras, je suis M. Pierre d'Argental, chef d'escadrons en retraite et monsieur que voici est mon neveu. Vous devez être fort étonné de nous trouver ici. Permettez-moi de vous expliquer comment et pourquoi nous y sommes entrés.

-- Je vous prie d'abord d'en sortir, interrompit M. Pigache. Je suis dans l'exercice de mes fonctions de sous-chef de la sûreté et votre présence me gêne pour les remplir.

-- Elle ne vous gênera pas longtemps, mais vous allez me faire le plaisir de m'écouter. Votre brigadier Cabardos a été sous-officier sous mes ordres dans mon ancien régiment. Je viens de le rencontrer au cabaret de Virginie Crambard. Il y était pour son service et moi, j'y déjeunais avec mon neveu.

-- Au Lapin qui saute !... un officier supérieur !

-- Virginie a été cantinière au 3e chasseurs d'Afrique au temps où j'y étais sous-lieutenant. Je la connais depuis la guerre de Crimée, c'est-à-dire depuis plus de trente ans, et je l'estime fort. Cabardos, que j'estime encore plus qu'elle, a bien voulu satisfaire une fantaisie qui m'est venue... il a consenti à me conduire ici, par le souterrain.

-- Il a eu grand tort, monsieur, et il sera puni.

-- S'il l'est, j'irai demander à M. le préfet de police de lever la punition. Il ne refusera pas cette grâce à un vieux soldat qui a gagné, en servant son pays, la croix d'officier de la Légion d'honneur.

» Ce sera bien la première fois de ma vie que je solliciterai quelque chose. Mais en intercédant pour ce brave garçon, je ne ferai que mon devoir, car c'est sur mes instances qu'il a manqué à sa consigne.

-- Permettez-moi de vous dire, monsieur, répondit M. Pigache, que vous, un ancien militaire, vous deviez moins que tout autre vous mêler d'une affaire criminelle qui ne vous touche pas personnellement.

-- J'ai cédé à un mouvement de curiosité, très déplacé, j'en conviens, et je demande à supporter seul les conséquences d'une fantaisie que je me reproche.

-- Je vous demande, moi, d'être discret. La justice a le plus grand intérêt à ce que l'instruction reste secrète. Nous sommes sur la piste des coupables et Cabardos, qui est un bon serviteur, a toute ma confiance. Il cesserait de la mériter si, par sa faute, certains faits venaient à être connus du public.

-- Je vous donne ma parole de garder le silence absolu, et je réponds de la discrétion de mon neveu comme de la mienne. Je ne vois pas trop d'ailleurs ce que nous pourrions dire, car nous ne savons que ce que tout le monde sait par les journaux.

Tout en dialoguant ainsi, les deux interlocuteurs étaient sortis du corridor ; les deux personnages muets avaient fait de même et le colloque se poursuivait en plein air, à une centaine de pas du mur qui masquait le cabaret de la mère Caspienne.

-- Je vous crois, monsieur, dit poliment le sous-chef de la sûreté. Et maintenant, je ne vous retiens plus. J'ai à diriger ici certaines opérations...

-- Auxquelles nous ne pouvons pas assister, acheva le commandant. Je comprends cela et nous allons partir. Je me demande seulement par où nous allons passer pour sortir.

-- Vous ne tenez pas, je suppose, à reprendre le chemin que vous avez suivi pour entrer ?

-- Le souterrain et les échelles ?... non, ma foi !... c'est trop malaisé... pour moi surtout qui n'ai plus vingt-cinq ans, comme mon neveu. J'aurais cependant voulu régler la note de mon déjeuner, mais, si vous n'y voyez pas d'inconvénient, Cabardos dira à Virginie de me l'envoyer à domicile. Elle sait où je demeure.

-- Cela suffit, monsieur. Votre commission sera faite. Mais, d'abord, Cabardos va vous accompagner et vous ouvrir la porte qui donne sur le boulevard Bessières.

» Mes agents m'attendent de l'autre côté du pavillon. Je vais aller avec vous jusque-là.

Maxime commençait à se remettre des angoisses par lesquelles il venait de passer depuis le moment où, du haut de la galerie, il avait vu paraître dans l'enclos l'homme que le brigadier s'était empressé de signaler comme étant le sous-chef de la sûreté.

Le cocher de fiacre et sa déposition lui trottaient par la cervelle. Il se disait que cet homme avait peut-être déjà conduit M. Pigache, rue de Naples, 29, et tant qu'avait duré l'entretien du commandant avec ce redoutable fonctionnaire, il ne s'était pas flatté de se tirer sans accroc du guêpier où M. d'Argental l'avait fourré, bien involontairement.

Maintenant que le policier venait de congédier l'oncle et le neveu sans songer à leur demander leurs adresses, Maxime commençait à respirer.

Il n'était pourtant pas délivré de toute inquiétude, car il pensait qu'on finirait bien par savoir le nom du monsieur qui habitait le petit hôtel de la rue de Naples et qu'on le confronterait avec ce maudit cocher qui le reconnaîtrait sans doute.

Mais il se disait qu'avant que se produisît ce fâcheux incident, il aurait le temps de préparer ses réponses à l'interrogatoire qu'on ne manquerait pas de lui faire subir.

Il suivit donc volontiers M. Pigache qui s'était acheminé vers l'angle du pavillon et qui s'arrêta, dès qu'il l'eut dépassé.

Là, se tenaient deux agents, beaucoup moins bien habillés que Cabardos et derrière eux, un homme engoncé dans un manteau à triple collet et coiffé d'un chapeau mou dont les larges bords rabattus lui cachaient les yeux.

C'est la tenue ordinaire des cochers maraudeurs et Maxime eut froid dans le dos.

Il allait être obligé de passer devant cet individu qui ne le regardait pas encore, mais qui, en le voyant de plus près, ne manquerait pas de le dévisager et il se disait :

-- Si c'est lui, je suis pris.

Dès qu'ils aperçurent M. Pigache, les deux agents saluèrent militairement et l'homme, après avoir ôté son chapeau, présenta les armes avec un fouet qu'il tenait à la main.

-- Tiens ! s'écria M. d'Argental, un cocher ! celui qui, l'autre jour, a conduit ici une dame.

-- Comment savez-vous cela ? demanda vivement le policier.

-- Cabardos nous a raconté cette histoire, répondit le commandant, qui n'y entendait pas malice.

Le pauvre brigadier fit assez triste mine. Il s'attendait à être rabroué par son chef pour avoir bavardé.

Chalandrey aurait voulu être à cent pieds sous terre, car il s'apercevait que l'homme au carrick l'examinait avec une attention marquée.

Presque aussitôt la bombe éclata.

-- Ah ! ben ! s'écria le cocher, c'est pas la peine de le chercher, puisque vous le tenez. Le v'là donc arrêté tout de même.

-- Qui ça ? interrogea M. Pigache.

-- Le bourgeois que j'ai amené aux fortifications, pardine !... je le reconnais bien... et il me reconnaît aussi, allez, mon commissaire !

-- Comment ! s'écria le sous-chef de la sûreté, vous prétendez que c'est monsieur ! vous devez vous tromper.

-- Non, mon commissaire, je ne me trompe pas, répondit nettement le cocher ; et la preuve... regardez la tête qu'il fait.

Chalandrey avait pâli en reconnaissant cet homme et il se troublait de plus en plus.

-- Qu'as-tu donc ? lui demanda son oncle, stupéfait de le voir changer de visage.

-- Répondez, monsieur ! dit sévèrement Pigache.

Le pauvre Maxime n'était pas sur un lit de roses.

Certes, il n'avait rien de bien grave à se reprocher et il aurait pu dire toute la vérité sans trop se compromettre, car son plus grand tort était d'avoir tant tardé à la dire.

Peut-être n'aurait-on pas cru au récit complet et sincère qu'il aurait fait de son étrange aventure, mais l'enquête qu'on n'aurait pas manqué d'ouvrir sur ses antécédents et sur la vie qu'il menait aurait démontré jusqu'à l'évidence, qu'il n'était pas affilié à la bande qui tenait ses assises dans le pavillon et qu'il n'avait pas pris part au crime commis sous ses yeux.

Il en eût été quitte pour de gros désagréments et pour une verte semonce du juge d'instruction qui le blâmerait, avec raison, de ne pas avoir dénoncé immédiatement les assassins.

Seulement, il lui aurait fallu, pour ne rien omettre, signaler la présence de la comtesse de Pommeuse et le rôle qu'elle avait joué dans cette lugubre affaire ; c'est-à-dire perdre une femme qui ne lui avait jamais fait de mal et qui était aimée de Lucien Croze.

Oui, la perdre, car les magistrats qui l'interrogeraient n'accepteraient pas, sans les contrôler, les explications dont Maxime s'était contenté, et le moins qu'il pût arriver à cette comtesse imprudente, c'était d'être arrêtée et détenue, jusqu'à plus ample informé, sans compter qu'on lui parlerait non seulement de l'origine problématique de la fortune de son père, mais encore de ce frère qui se cachait pour la voir, de ce frère qui avait depuis longtemps un dossier à la Préfecture de police.

Ces réflexions, Maxime les fit en moins de temps qu'il n'en faut pour les écrire et sa résolution fut vite prise.

Il se décida, non pas à mentir, mais à en dire le moins possible : à avouer ce qu'il ne pouvait pas nier et à taire le reste.

-- J'ai, en effet, pris ce cocher l'autre jour, en sortant de mon cercle, commença-t-il d'un air dégagé, et ce cocher m'a conduit à la porte de Clichy.

-- Avec une femme, acheva le policier.

-- Oui, avec une femme que je n'avais jamais vue auparavant et que je n'ai jamais revue depuis. Le fiacre où j'étais allait au pas en montant la rue du Rocher. Cette femme s'y est jetée, sans m'en demander la permission et m'a suppliée de l'emmener.

» J'ai cru avoir affaire à une chercheuse d'aventures et je me suis fait mener avec elle rue de Naples, 29... c'est là que je demeure... mais elle a refusé d'entrer chez moi et, bon gré mal gré, j'ai dû l'accompagner jusqu'au bout de l'avenue de Clichy. Là, elle est descendue et elle s'est lancée sur le boulevard Bessières, en me défendant de la suivre. J'aurais dû m'en abstenir, mais j'étais curieux de savoir où elle allait et, après avoir payé le cocher, je l'ai suivie de loin. Elle a disparu tout à coup et, n'y comprenant rien, je suis monté sur une butte en terre qui se trouve à l'entrée d'un bastion. Je voulais voir si je l'apercevrais.

-- Bon ! et après ?

-- Après, je suis descendu de mon observatoire et j'ai repris le chemin de ronde jusqu'à la porte de Saint-Ouen. Là, j'ai arrêté un autre fiacre qui passait et je suis rentré chez moi.

-- Pourquoi ne m'as-tu pas dit un mot de cette singulière rencontre ? demanda l'oncle d'Argental.

-- Parce que je n'y attachais aucune importance. Et, même maintenant, je ne comprends pas encore que monsieur s'en préoccupe, car il ne me semble pas qu'elle ait le moindre rapport avec ce qui s'est passé dans ce pavillon... si tant est qu'il s'y soit passé quelque chose. Qu'il ait servi autrefois à des fraudeurs, c'est probable, d'après ce que je viens de voir ; qu'on y ait tout récemment étranglé un homme, c'est possible... mais quel jour et à quelle heure, c'est ce qu'on ne sait pas encore... pas plus qu'on ne sait si cette femme est entrée ici.

» J'avais totalement oublié l'incident que vous me rappelez... oublié à ce point qu'il ne m'est pas revenu à la mémoire, lorsque Cabardos, ici présent, nous en a parlé avant l'arrivée de monsieur.

» Il est vrai, qu'à ce moment, je ne me doutais pas que le boulevard où j'ai perdu de vue la femme en question se trouve là-bas, derrière la palissade qui enclôt le terrain où nous sommes.

» Mais je persiste à croire qu'elle a poussé plus loin et qu'elle allait tout bonnement rejoindre un amant qui lui avait donné rendez-vous dans quelque maison isolée de ce quartier.

-- Vous pouvez du moins nous donner le signalement de cette personne, dit le sous-chef de la sûreté.

-- Non, car elle était voilée jusqu'aux dents et j'ai à peine entrevu son visage. Tout ce que je puis affirmer, c'est que, à en juger d'après sa tournure et d'après sa toilette, elle est jeune et elle appartient au monde élégant.

-- Mais, pendant le long trajet que vous avez fait avec elle en voiture, elle vous a parlé, sans doute. Que vous a-t-elle dit ?

-- Qu'elle était surveillée par un mari jaloux et que, pour lui échapper, elle s'était réfugiée dans le fiacre où je me trouvais. Naturellement, j'ai essayé de lui faire la cour. J'ai compris tout de suite que je perdais mon temps. Elle n'a même pas voulu me promettre qu'un jour ou l'autre, elle viendrait me remercier du service que je lui rendais, et j'ai dû me résigner à la laisser partir, sans avoir pu en tirer quoi que ce soit.

» Je m'en suis consolé très vite, car, après tout, je ne suis pas sûr qu'elle soit jolie.

-- Mais enfin, Monsieur, si nous parvenions à la retrouver et si on vous la montrait, vous la reconnaîtriez ?

-- Oui... à son costume, en admettant qu'elle n'en ait pas changé depuis l'autre jour, et peut-être à sa voix, mais je vous répète qu'elle portait une voilette très épaisse qui cachait sa figure.

-- Et tu n'as pas pu obtenir qu'elle la relevât, cette voilette opaque ? dit en goguenardant l'oncle d'Argental. À ta place, moi, j'aurais été moins discret.

Maxime le regarda de travers. L'observation lui semblait intempestive, mais elle eut ce bon effet que le sous-chef de la sûreté ne soupçonna plus le commandant d'être de connivence avec son neveu.

Le cocher écoutait, sans desserrer les dents, les explications de Maxime qui n'était pas absolument rassuré, car il se demandait si cet homme n'en savait pas plus long qu'il n'en avait dit, et s'il n'allait pas compléter sa première déposition en déclarant qu'il avait vu la dame ouvrir la porte de l'enclos, et le monsieur passer par le même chemin, quelques minutes après.

Pigache eut sans doute la même pensée, car il demanda brusquement à ce témoin silencieux :

-- Qu'est-ce que vous dites de ça, vous ?

Et le témoin répondit sans hésiter :

-- Je dis que ça a bien pu se passer comme vous le raconte mon bourgeois de l'autre matin... et j'ajoute que je n'ai pas à me plaindre de lui, car avant de me renvoyer, il m'a donné vingt francs. Je voudrais charger tous les jours des pratiques aussi généreuses... et j'aurais été bien fâché de lui faire arriver de la peine. Si j'ai été raconter l'histoire au commissaire, c'est que les camarades m'avaient monté la tête. Ils me disaient que je serais médaillé si je faisais arrêter les assassins. Mais je vois bien, à présent, que je m'étais mis le doigt dans l'œil et que le bourgeois n'en est pas, ni la bourgeoise non plus. C'est vrai qu'elle se cachait, car je n'ai pas tant seulement aperçu le bout de son nez... Dame, ça se comprend, elle allait faire ses farces... il n'y a pas de mal à ça... faut bien que jeunesse s'amuse.

-- C'est bon ! interrompit M. Pigache. Vous pouvez vous en aller. Je vous ferai appeler, si j'ai encore besoin de vous.

» Escortez-le jusqu'à la barrière, ajouta le sous-chef de la sûreté, en s'adressant à ses deux agents.

Le cocher les suivit, après avoir salué la compagnie, et particulièrement Chalandrey, en souvenir du royal pourboire dont Chalandrey l'avait gratifié.

-- Maintenant, messieurs, reprit M. Pigache, je ne juge pas nécessaire de vous garder ici. Je sais qui vous êtes et vous voudrez bien vous tenir à la disposition du magistrat instructeur, s'il croit devoir vous entendre.

-- Je ne vois pas ce que je pourrais lui dire, grommela le commandant.

-- Vous pourrez certifier l'honorabilité de votre neveu.

-- Est-ce que vous la mettez en doute ? demanda vivement Maxime.

-- Non, monsieur... quoique votre attitude, à un certain moment, m'ait beaucoup surpris. Vous avez perdu contenance, quand vous vous êtes trouvé en présence de ce cocher...

-- On la perdrait à moins. Je prévoyais qu'il allait me reconnaître et que vous alliez me soupçonner.

-- Je ne vous soupçonne plus... et la preuve, c'est que je vous laisse libre... à charge de vous présenter à ma première réquisition. Mais je vous engage, dans votre intérêt, à garder le silence sur notre rencontre, à ne plus vous montrer au cabaret de la femme Crochard, et à oublier le chemin par lequel vous êtes venus, messieurs.

Cette recommandation, au pluriel, s'adressait aussi à l'oncle d'Argental, qui la prit en assez mauvaise part.

Il lui semblait indécent qu'un policier se permît de lui donner un avis, qui avait tout l'air d'un ordre, et peu s'en fallut qu'il ne se fâchât tout rouge. Mais il lui tardait d'être seul avec son neveu pour lui laver la tête et il se résigna à ronger son frein.

-- Vous voyez d'ici la sortie, ajouta M. Pigache, en montrant la barrière que les deux agents venaient d'ouvrir pour mettre dehors le cocher. Cabardos va vous y conduire.

Ces messieurs partirent, précédés par le brigadier, lequel se garda bien de leur adresser la parole, de peur d'encourir de nouveaux reproches de son chef, qui ne les perdait pas de vue.

Avant de passer la porte où se tenaient les agents, M. d'Argental, sans appeler à lui son ancien maréchal des logis, dit assez haut pour qu'il l'entendît :

-- Ne te retourne pas, mon vieux. On nous regarde. Viens me voir, demain, rue du Helder, 7. Tu m'apporteras la note de Virginie, et si, malgré ce qu'il m'a promis, cet animal s'avisait de te faire casser de ton grade, tu peux compter que je ne te laisserai pas sur le pavé. Je te caserai comme garde général chez un de mes amis, qui a, en Normandie, une terre superbe, infestée de braconniers.

Cabardos remercia, sans tourner la tête, et fit signe aux agents de ne pas refermer la barrière que le commandant et son neveu passèrent sans mot dire et qui fut close aussitôt qu'ils l'eurent passée.

-- Que le diable t'emporte ! s'écria l'oncle en traversant le chemin de ronde. Ne pouvais-tu me parler de cette sotte histoire de fiacre, avant de t'embarquer avec moi dans une expédition qui forcément devait mal finir ?

-- Je n'y ai pas songé, murmura Maxime, plus résolu que jamais à ne pas confier au commandant le secret de la comtesse.

-- Il fallait y songer, morbleu ! Que tu t'amuses à conduire aux fortifications une coureuse ramassée dans la rue, ça te regarde et je n'ai rien à y voir ; mais que tu n'aies pas prévu ce qui vient de nous arriver, en vérité, c'est trop fort !... Cabardos, pendant le déjeuner, a dit, devant toi, qu'il attendait le sous-chef de la sûreté. Comment n'as-tu pas eu l'idée que cette femme était de la bande qu'on cherche ?... car elle en est, j'en suis convaincu. Il fallait, à ce moment-là, raconter ton aventure à Cabardos, ou refuser la partie qu'il nous proposait.

» Te voilà, maintenant, dans une jolie situation ! Le Pigache t'a laissé partir, parce qu'il te repincera quand il voudra. Mais tu peux t'attendre à être surveillé de près. On va te filer , du matin au soir et du soir au matin.

-- Filé par la police et écrasé par les assassins, c'est trop, pensait Maxime, qui se rappelait l'accident du Quai aux Fleurs.

-- Tu te tais !... réponds-moi donc, s'écria le commandant, agacé de voir que son neveu recevait, sans dire un mot, cette averse de reproches assez mérités.

-- Et que voulez-vous que je vous réponde ? murmura Maxime, en haussant les épaules. Le mal est fait, et je crois, comme vous, que ces gens-là vont me surveiller. Je n'y puis rien, et je n'ai rien à craindre d'eux, attendu que je n'ai rien à me reprocher. Ils en seront pour leurs peines.

-- Alors, tu prends gaiement ton parti d'avoir sans cesse des espions à tes trousses ?

-- Je pense que vous exagérez, et que la police se bornera à prendre des renseignements sur moi et sur la vie que je mène. Mais enfin, si on me file, je me laisserai filer . Ça m'amusera.

-- Reste à savoir si ça amusera les personnes que tu vois habituellement... tes amis, par exemple... tes maîtresses... on les espionnera aussi...

-- Je n'ai pas de maîtresses... ni d'amis intimes.

-- On saura que tu es reçu chez madame de Pommeuse.

-- Je m'abstiendrai d'y retourner.

-- Alors, décidément, tu renonces à lui faire la cour ?

-- Je vous l'ai déjà dit, mon cher oncle... et vous déclarez vous-même que, si je continuais à fréquenter son salon, je lui ferais du tort, puisque j'attirerais sur elle l'attention de la police.

Pris par ses propres paroles l'oncle se mordit les lèvres. Il sentait la force de l'argument, et il s'apercevait trop tard qu'il venait d'indiquer à Maxime un prétexte pour cesser ses visites à l'hôtel de l'avenue Marceau.

Il essaya de réparer cette bévue, en disant d'un ton dégagé :

-- Oh ! la comtesse occupe dans le monde une situation qui la met au-dessus de tout soupçon.

-- Raison de plus, pour que j'évite de la compromettre, répliqua Maxime.

-- Comme tu voudras, après tout. Je renonce à te marier, mon cher... et même à me mêler de tes affaires. Sois prudent, c'est tout ce que je te demande. Tu me trouveras toujours prêt à t'aider à sortir d'un mauvais pas.

» Et sur ce, je te quitte. Il me tarde de rentrer chez moi, et je t'engage à ne pas flâner sur ce boulevard qui ne t'a pas porté bonheur.

Ayant dit, Pierre d'Argental prit le pas accéléré, plantant là son neveu, sans lui serrer la main.

Évidemment, il partait fâché, et Maxime aurait mal pris son temps s'il eût essayé de le retenir.

Maxime savait bien que la brouille ne serait pas de longue durée et Maxime avait autre chose en tête que de rentrer en grâce auprès de son oncle. Il éprouvait le besoin de se recueillir et d'examiner de sang-froid les conséquences des incidents variés qui venaient de se succéder depuis qu'il était entré dans le cabaret de la mère Caspienne.

L'entrée en scène de ce malencontreux cocher avait fortement compliqué la situation, déjà très tendue, et Chalandrey n'était plus le maître de rester en dehors de l'instruction judiciaire qui allait suivre son cours.

Chalandrey devait s'attendre à être interrogé de nouveau.

Il était bien résolu à s'en tenir à ce qu'il venait de dire à M. Pigache, mais il ne se dissimulait pas que, d'un moment à l'autre, madame de Pommeuse pouvait être mise en cause. Il ne fallait pour cela qu'un hasard, et le hasard avait joué un si grand rôle dans cette affaire bizarre, que la pauvre comtesse était à la merci d'un incident ou d'un propos ; sans compter que la justice ne manquerait pas de découvrir que son père avait été l'ami et l'associé de ce Tévenec, qui continuait à toucher les loyers du cabaret, lequel n'était plus qu'une dépendance du fameux pavillon.

Alors, la comtesse serait obligée d'expliquer ses relations avec ce personnage, et de là, à être forcée de reconnaître que son père avait fait sa fortune en fraudant l'octroi de la ville de Paris, il n'y avait qu'un pas.

L'histoire du frère, condamné jadis par contumace, pouvait aussi revenir sur l'eau.

Tévenec, compromis personnellement, ne se priverait peut-être pas d'en parler, car il n'aurait plus de ménagements à garder.

Il était même capable de dénoncer les gredins qui avaient fait partie de l'ancienne association de contrebandiers, devenue plus tard une bande de brigands et ceux-là, une fois pris, ne se gêneraient pas pour se venger en déclarant que la fille de leur ancien chef les avait aidés à se débarrasser d'un traître.

Mais il ne dépendait pas de Maxime de conjurer les dangers qui menaçaient l'imprudente veuve et le plus grand service qu'il pût lui rendre, c'était de se tenir coi, jusqu'à ce qu'un événement le contraignît à intervenir pour la défendre.

Et ce plan, imposé par les circonstances, s'accordait parfaitement avec son désir de ne plus s'occuper que de la charmante jeune fille qu'il aimait.

Car il l'aimait sincèrement, sérieusement, comme il n'avait jamais aimé.

Née d'une rencontre fortuite, cette passion qui n'aurait pu être qu'un feu de paille, s'était condensée, cristallisée, comme a dit Stendhal, le grand analyste de l'amour.

Elle remplissait si bien le cœur de l'insouciant Chalandrey qu'il n'y restait plus de place pour d'autres sentiments.

Aussi, après avoir réfléchi un instant aux périls que courait la comtesse et qu'il courait lui-même, ne pensait-il déjà plus qu'à revoir Odette Croze.

Il regrettait même d'avoir tant tardé, et il n'avait pas tort, car mal lui en avait pris d'avoir, pour être agréable à son oncle, différé la visite qu'il se proposait de faire au frère, avant de se présenter chez la sœur.

Si, au lieu de se laisser entraîner au Lapin qui saute, il était allé tout droit chercher Lucien Croze à son bureau, il aurait évité de tomber sous la coupe du policier Pigache, qui ne se serait jamais douté qu'il existait, et il ne se serait pas trouvé en présence du cocher révélateur.

Mais il était encore temps de se transporter à la maison de banque de la rue des Petites-Écuries, puisque Lucien Croze n'en sortait qu'à cinq heures.

Maxime n'avait même pas besoin de se presser pour arriver avant la fermeture de la caisse et il décida de faire le trajet à pied.

Il était payé pour se défier des fiacres.

Le commandant s'était dirigé vers la porte de Clichy ; son neveu prit du côté opposé et descendit dans Paris par des rues où il ne passait pas souvent.

Tout chemin mène à Rome et Chalandrey trouva, sans s'égarer, la maison qu'il cherchait.

Elle formait le coin de la rue Hauteville et elle avait fort belle apparence, avec ses deux corps de logis posés en équerre et précédés d'une cour protégée par une grille ; une cour qu'il fallait traverser pour aller dans les bureaux, situés à gauche en entrant, comme l'indiquait une inscription placée au-dessus de la porte principale d'un long bâtiment à deux étages.

Des gens allaient et venaient dans cette cour, et Maxime y croisa un monsieur qu'il ne reconnut pas tout d'abord, mais qui, en passant près de lui, le regarda comme un homme affairé ne regarde pas le premier venu. Ce coup d'œil rapide et inquisiteur réveilla les souvenirs de Maxime, qui se retourna vivement.

L'homme était déjà loin, mais Maxime était sûr de son fait.

-- C'est ce Tévenec ! dit-il entre ses dents ; que diable est-il venu faire chez le patron de Lucien ?... Toucher de l'argent, sans doute... et peut-être de l'argent pour madame de Pommeuse... singulière coïncidence !... s'il a eu affaire au caissier, il a dû le reconnaître pour l'avoir vu à la soirée de la comtesse et voilà maintenant qu'il me rencontre à la porte... il doit penser que je viens voir mon ami... et comme il ne nous porte pas dans son cœur, je ne serais pas très étonné qu'il songeât à nous jouer un mauvais tour... Bah ! je ne le crains pas, car bientôt la police aura l'œil sur lui et s'il s'avisait de chercher à nous nuire, il pourrait lui en cuire.

» C'est égal !... je vais dire à Lucien de se tenir sur ses gardes.

» Eh ! parbleu ! le voilà, Lucien !

En effet, Lucien sortait, et les deux camarades se trouvèrent face à face.

-- J'arrive à point, s'écria Maxime. Une minute plus tard et je t'aurais manqué... je croyais que ta caisse ne fermait qu'à cinq heures et je ne me dépêchais pas... mais qu'as-tu donc ?... tu es pâle et tu as les yeux rouges comme si tu avais pleuré...

-- Viens ! murmura Lucien. Ne restons pas ici.

Et il entraîna, dans la rue Hauteville, Chalandrey, qui reprit :

-- Est-ce qu'il t'es arrivé un malheur ?

-- Le plus grand de tous ceux que je pouvais redouter, répondit tristement le jeune caissier.

-- J'espère qu'il ne s'agit pas de ta sœur...

-- Il t'atteint aussi... mon patron vient de me congédier.

Maxime respira. Les amoureux sont égoïstes.

-- Ah ! tu m'as fait peur, dit-il. J'avais cru que mademoiselle Odette...

-- Autant vaudrait pour elle que je fusse mort. Comment vivra-t-elle, maintenant que j'ai perdu ma place ?

-- Tu en trouveras une autre. Je t'y aiderai. Raconte-moi d'abord ce qui s'est passé. Pourquoi cet homme t'a-t-il renvoyé ?

-- Je n'en sais rien. Il m'a fait appeler dans son cabinet et il m'a demandé la clé de la caisse, en m'annonçant qu'il allait, ce soir, procéder à une vérification de ma comptabilité, et que dès ce moment, je ne faisais plus partie de sa maison. Je lui ai demandé ce qu'il avait à me reprocher... de quoi il m'accusait... il m'a répondu que je devais m'estimer trop heureux d'en être quitte à si bon marché. C'était comme s'il m'eût accusé de l'avoir volé. Je me suis emporté. Alors il m'a sommé de sortir...

-- Tu n'as vu personne chez lui ? interrompit Maxime.

-- Non... nous étions seuls, répondit Lucien, un peu étonné. Pourquoi me demandes-tu cela ?

-- Parce que je crois deviner d'où part le coup. Y a-t-il, parmi les clients de la maison, un monsieur Tévenec ?

-- Nous avons un compte courant à ce nom-là... un compte assez important... mais je n'ai jamais vu le titulaire. Quand il a des fonds à retirer ou à verser, il s'adresse directement à mon patron.

-- Eh ! bien, il est venu ici aujourd'hui et il en est sorti un instant avant toi... je l'ai rencontré dans la cour.

-- Et tu supposes que c'est lui qui m'a fait renvoyer ?... un homme que je ne connais pas et qui ne me connaît pas !

-- Il te connaît. Il était avant-hier à la soirée de madame de Pommeuse et il s'est aperçu qu'elle t'accueillait fort bien. Or, il est amoureux d'elle... ou du moins il prétend l'épouser. Comprends-tu maintenant qu'il cherche à te faire du mal ?

-- Je m'étonne qu'il y ait réussi. Il faudrait qu'il eût une grande influence sur mon patron, qui ne prend jamais conseil de personne et qui est très jaloux de son autorité.

-- Comment s'appelle-t-il ce banquier ?

-- Sylvain Maubert. Il est fort riche et il n'a pas d'associés.

-- Il en a peut-être sans que tu le saches. Mais que j'aie deviné ou non, tu n'en est pas moins victime d'une injustice abominable.

-- Et me voilà sur le pavé. Quelle nouvelle à annoncer à Odette ! Elle m'attend, et je ne sais si j'aurai le courage de rentrer à la maison.

-- Je vais t'y accompagner.

-- Quoi ! tu veux !...

-- Tu m'as promis de me présenter définitivement. C'est le vrai moment de tenir ta promesse. Nous serons deux pour la réconforter.

Lucien hésitait. Les deux amis étaient arrivés au boulevard Bonne-Nouvelle. Maxime, pour en finir, arrêta une voiture qui passait, y poussa Lucien et y monta, après avoir donné au cocher l'adresse qu'il n'avait pas oubliée.

Le voyage ne fut pas gai. Lucien prenait sa disgrâce au tragique et Maxime regrettait de lui avoir parlé de M. Tévenec.

Mais Maxime était décidé à brûler ses vaisseaux, dès ce jour-là, c'est-à-dire à demander à mademoiselle Croze si elle l'acceptait comme fiancé, en attendant qu'elle consentît à l'épouser. Il mettait une espèce de coquetterie à faire cette grave démarche à l'instant où il venait d'apprendre que Lucien avait perdu sa situation.

Le frère et la sœur habitaient, rue des Dames, une maisonnette entre cour et jardin ; une cour étroite comme un trottoir et un jardin minuscule.

-- Suis-moi, dit Lucien. Odette doit être là-haut, dans son atelier.

Elle y était en effet, assise devant un chevalet et fort occupée à dessiner sur une toile qu'elle essaya de cacher, quand elle aperçut Maxime.

Elle s'était placée de façon à masquer le dessin qu'elle achevait, mais elle eut beau faire, Maxime le vit et n'eut pas de peine à reconnaître, du premier coup d'œil, son propre portrait.

Ce n'était encore qu'une esquisse tracée au fusain sur une toile et la ressemblance était déjà frappante, quoique mademoiselle Croze eût travaillé sans avoir le modèle sous les yeux.

Dessiner de mémoire et attraper la ressemblance, c'est un miracle que l'amour seul peut expliquer, et Odette qui venait d'exécuter ce tour de force ne songeait guère à en tirer vanité, car elle rougissait d'avoir été surprise à l'œuvre par l'homme dont elle venait de reproduire les traits, profondément gravés dans son souvenir.

Son trouble équivalait presque à un aveu et Maxime ne perdit pas de temps pour exprimer ce qu'il ressentait.

-- Vous ne m'aviez donc pas oublié ? dit-il avec émotion.

-- Non, balbutia la jeune fille, et l'idée m'est venue de voir si je me rappellerais assez votre visage pour en fixer les lignes.

» C'est un essai que j'ai voulu tenter... et qui n'a pas trop bien réussi... j'allais effacer ce croquis, lorsque vous êtes entré.

-- Je m'y oppose, mademoiselle, et je vous supplie d'achever avec votre pinceau ce que vous avez commencé avec votre crayon. Je poserai tant que vous voudrez.

Odette, interloquée, cherchait une réponse, et n'en trouvant pas qui la satisfît, elle regarda son frère pour le consulter des yeux.

Alors seulement, elle remarqua son air désolé et elle eut le pressentiment d'un malheur.

Lucien ne lui laissa pas le temps de l'interroger.

-- Je t'apporte une bien mauvaise nouvelle, dit-il avec effort ; si mauvaise que, sans notre ami qui m'a encouragé, je n'aurais pas osé rentrer à la maison.

-- Ah ! mon Dieu !... tu m'effraies, murmura mademoiselle Croze, pâlissant, après avoir rougi. Qu'est-il donc arrivé ?

-- J'ai perdu mon emploi. M. Maubert m'a renvoyé.

-- N'est-ce que cela ! s'écria, presque joyeusement, Odette.

-- Là ! dit Maxime, je savais bien que ta sœur se désolerait moins que toi d'un accident très réparable.

-- C'est pour elle que je me désole.

-- Pour moi ! tu as tort, Lucien. La pauvreté ne me ferait pas peur... Mais nous ne sommes pas pauvres... tu retrouveras une place et en attendant que tu l'aies trouvée, je gagnerai de l'argent pour nous deux.

» Je serai même très fière de suffire toute seule aux besoins du ménage, ajouta Odette en essayant de sourire.

-- Tu ne me demandes pas pourquoi mon patron m'a chassé... oui, chassé comme on chasse un domestique infidèle, dit Lucien avec amertume. Je vais te l'apprendre, et quand tu sauras qu'il a osé m'accuser d'indélicatesse...

-- Toi ! ah ! c'est indigne !... cet homme est un misérable... Tu aurais dû le souffleter...

-- Je regrette de ne l'avoir pas fait... J'étais abasourdi... je m'attendais si peu à être traité de la sorte que j'ai perdu la tête et que je n'ai pas pensé à le sommer de préciser... car il ne s'est pas expliqué nettement sur les actes qu'il m'impute.

-- Tu l'aurais fort embarrassé, dit Maxime. Il voulait se défaire de toi. Il a pris le premier prétexte venu.

-- Et pourquoi voulait-il se défaire de mon frère ? interrogea la jeune fille.

-- Pour être agréable à un vilain monsieur qui déteste Lucien et qui ne nous veut aucun bien à vous et à moi, mademoiselle. Ce drôle ne s'en tiendra pas là, croyez-le. Il nous hait tous les trois et, pour nous nuire, tous les moyens lui seront bons.

-- Serait-ce lui qui m'a écrit ce matin une lettre anonyme ?

-- Si cette lettre contenait des menaces ou des calomnies contre moi, elle est de lui, n'en doutez pas, mademoiselle. Voulez-vous me la montrer ?

-- Je l'ai brûlée...

-- Mais vous l'avez lue.

-- Oui, je la sais presque par cœur. Il y avait à peu près ceci : Défiez-vous du beau brun qui fait semblant de vous rechercher pour le bon motif. C'est pour cacher son jeu. Il est le...

-- Dites le mot, mademoiselle.

-- Il est l'amant de la comtesse de Pommeuse et il s'entend avec elle pour vous tromper. Si vous les laissez faire, ils vous perdront de réputation et vous aurez servi de paravent à leurs amours.

-- Maintenant, je suis fixé. La lettre est de lui.

-- Qui, lui ?

-- Un M. Tévenec que vous avez pu voir avant-hier soir, chez madame de Pommeuse, et qui aspire à l'épouser. Comprenez-vous ?

-- Pas très bien.

-- Je le gêne, vous le gênez et Lucien le gêne encore plus, parce qu'il sait que Lucien plaît beaucoup à la comtesse. Il prévoit que nous nous soutiendrons et il cherche à nous brouiller.

-- Il n'y réussira pas, dit vivement Odette.

-- Non, car il dépend de vous, mademoiselle, de mettre fin à une situation fausse.

-- Comment l'entendez-vous, monsieur ?

-- De la façon la plus simple. Je vous aime, mademoiselle, et j'ai l'honneur de vous demander votre main.

Odette tressaillit, mais elle ne répondit pas et Maxime reprit :

-- Je sais qu'en m'adressant directement à vous, je manque à tous les usages, mais votre frère m'entend et je le prends à témoin de la sincérité de mes intentions. Il me connaît de longue date et il sait que je suis incapable de feindre un sentiment que je n'éprouverais pas.

Et comme Lucien, aussi troublé que sa sœur, ne se pressait pas de formuler l'attestation que sollicitait son ami :

-- J'ajoute, continua Maxime, que je me soumets d'avance à toutes les conditions qu'il vous plaira de me poser... et en même temps, je me confesse... j'ai mené jusqu'à ce jour une vie qui ne devait pas me conduire au mariage. Il m'a suffi de vous voir pour renoncer à cette existence, mais je comprends que vous exigiez des preuves de ma conversion. Je m'engage donc dès à présent, irrévocablement, et en retour, je ne vous demande que de me prendre à l'essai.

Le mot pouvait avoir deux sens, et Maxime, qui s'en aperçut, s'empressa de l'expliquer.

-- Je veux dire que j'attendrai votre réponse aussi longtemps que vous voudrez, pourvu que vous me permettiez de venir souvent ici et d'espérer que vous ne me repousserez pas quand vous me connaîtrez mieux.

» Je demande à faire mon stage, conclut gaiement Maxime ; mon stage dût-il durer sept ans.

-- Ce serait trop long, dit Odette en riant.

-- Vous avez commencé mon portrait... pourquoi ne continueriez-vous pas à y travailler, jusqu'à ce que vous soyez complètement édifiée sur mon caractère et sur la fermeté de mes résolutions ?... Vous en serez quitte pour ne pas vous presser, si la conviction ne vous vient pas vite... ou pour le laisser là, si vous vous apercevez que mes défauts l'emportent sur mes qualités... en admettant que j'aie des qualités.

-- Tu en as au moins une, s'écria Lucien ; celle d'être fidèle à tes amis dans le malheur.

-- J'accepte le compliment, mais je n'ai pas grand mérite à me mettre à ton service, car moi aussi, j'ai besoin d'un ami qui me soutienne. Tes ennemis sont les miens et l'union fait la force. Nous gagnerons tous les deux à nous allier contre eux.

-- Quoi ! ce M. Tévenec...

-- M'en veut autant qu'il t'en veut... et en partie pour le même motif. Il a cru d'abord que j'allais faire la cour à madame de Pommeuse, et comme il s'est constitué son garde du corps, il exècre tous ceux qui pourraient s'occuper d'elle... il les calomnie à tort et à travers, quand ce ne serait que pour le plaisir de leur faire du mal. Il reconnaîtra bientôt qu'il s'est trompé en ce qui me concerne, mais il ne renoncera pas à l'espoir de me nuire... et il s'en prendra même à ta sœur. Unissons-nous pour la défendre, mon cher Lucien, conclut Chalandrey en tendant la main au frère qui la serra cordialement.

La sœur avança la sienne et Maxime y mit un baiser plus respectueux et plus tendre que le baiser qu'il avait mis huit jours auparavant sur la main de la comtesse.

Le pacte était scellé. Il ne s'agissait plus que de s'entendre sur les moyens de défense et Chalandrey éprouvait beaucoup d'embarras à exposer à ses alliés son plan de campagne ; d'autant plus d'embarras que ce plan n'était pas encore bien arrêté dans sa tête et qu'il lui fallait parer à des dangers de plus d'une sorte.

Tévenec, c'était l'ennemi commun et il venait d'ouvrir les hostilités en faisant destituer Lucien Croze.

Contre celui-là, l'alliance était indiquée, car il ne s'en tiendrait pas à ce premier acte de méchanceté et il ne tarderait guère à attaquer aussi Maxime de Chalandrey qu'il voulait évincer du salon de l'avenue Marceau.

Mais Maxime avait à faire face à d'autres adversaires, plus redoutables que cet homme ; à la police d'abord qui, sans aucun doute, allait le surveiller et surtout aux assassins qui voulaient évidemment le supprimer.

Ils avaient déjà essayé sur le quai aux Fleurs.

Et sa situation avait cela de particulier que les gens qui lui avaient déclaré la guerre allaient agir séparément.

C'était comme s'il avait eu à combattre trois corps d'armée opérant chacun pour son compte et dans un but différent.

Tévenec, amoureux de la comtesse, voulait se débarrasser de ses concurrents.

La police faisait son métier en cherchant les auteurs du crime commis dans le pavillon.

Les vrais coupables tenaient à se mettre à l'abri d'une dénonciation ou d'une indiscrétion. Et, comme il n'y a que les morts qui ne parlent pas, ils avaient juré de se défaire de la comtesse et de Maxime qu'ils soupçonnaient d'avoir reçu dans le square de Notre-Dame les confidences de madame de Pommeuse.

De ceux-là et des policiers, Lucien Croze et sa sœur n'avaient rien à craindre, jusqu'à présent. Donc il était inutile de leur signaler des dangers qui ne menaçaient que Maxime de Chalandrey.

Mieux valait qu'il ne leur en dît mot et qu'il tînt tête tout seul à des ennemis qui en définitive luttaient les uns contre les autres, puisque la police ne pourchassait encore que les assassins et que les assassins cherchaient avant tout à la dépister.

-- Tu es le meilleur et le plus généreux des amis, murmura Lucien, qui avait les larmes aux yeux.

-- Nous nous verrons donc ici tous les jours, reprit Maxime, si mademoiselle Odette le permet. Ne faut-il pas qu'elle achève mon portrait ?

-- Ce sera trop vite fait, dit en souriant la jeune fille.

-- Me défendrez-vous de venir quand il sera terminé ?

-- Vous savez bien que non.

-- Oh ! alors, je vous donnerai des séances de quatre heures. Lucien y assistera et nous emploierons le reste de nos journées à préparer nos moyens de défense. Je commencerai par me renseigner à fond sur ce coquin de Tévenec. Je saurai d'où lui vient l'influence qu'il a sur M. Maubert qui a renvoyé votre frère sans motif et que je soupçonne d'avoir été mêlé à de très vilaines affaires, car son conseiller Tévenec m'est très suspect.

-- À quoi bon ? murmura la jeune fille. Le mal est fait maintenant et, au lieu de guerroyer contre ces gens-là, mieux vaut, je crois, que Lucien cherche une place.

C'était la raison même qui parlait par la bouche de mademoiselle Croze, et Maxime comprit un peu tard que le moment était mal choisi pour lui exposer des projets dont le succès problématique la touchait beaucoup moins que la situation présente de son frère.

Ce frère était sur le pavé et il fallait avant tout qu'il retrouvât l'équivalent de ce qu'il venait de perdre, c'est-à-dire une occupation productive.

Il n'y avait pas encore péril en la demeure, puisque Lucien et Odette avaient hérité de leur père un petit capital, mais les économies qu'ils avaient pu faire sur leurs modestes revenus ne les mèneraient pas bien loin.

Les braves enfants étaient trop fiers pour accepter les avances que Chalandrey leur aurait offertes de bon cœur et même pour compter sur le double mariage qui les aurait tirés d'embarras. Et Chalandrey, sous peine de les froisser, ne pouvait pas faire allusion à ses espérances matrimoniales et aux intentions de madame de Pommeuse, toute disposée à épouser Lucien.

-- C'est vrai, mademoiselle, dit-il, et cette place, je la chercherai pour lui.

L'entretien ne roula plus que sur ce sujet pratique et quand il prit fin, Maxime, qui emportait l'assurance d'être reçu tous les jours à l'atelier de la rue des Dames, partit plein de joie, mais non pas délivré d'inquiétude, car il se disait encore :

-- Pourvu, mon Dieu ! que je n'attire pas sur eux la haine de mes ennemis !

VI

L'hôtel de Pommeuse n'était pas très vaste, mais, au fond du jardin, la comtesse avait, depuis son veuvage, fait construire une serre qui était une vraie merveille.

Elle y avait rassemblé toutes les plantes des tropiques, et elles y poussaient si vigoureusement qu'on aurait pu s'y croire dans une forêt vierge.

On y marchait sur le sable le plus fin et on pouvait s'y asseoir sur des sièges confortables.

Au milieu des verdures, un jet d'eau jaillissait d'une vasque de marbre blanc et un ruisseau bordé de mousse courait à travers les arbustes.

C'était dans ce palais vitré que madame de Pommeuse se tenait de préférence lorsqu'elle ne recevait pas et il lui arrivait d'y rester des journées entières, même en hiver, car un excellent calorifère y entretenait constamment une température printanière et le soleil, dès qu'il lui plaisait de se montrer, l'illuminait de ses rayons.

Il brillait ce jour-là ; le soleil et les fleurs étaient en fête, mais la comtesse ne regardait ni le ciel bleu, ni les camélias blancs. Elle errait tristement par les allées et ne paraissait pas goûter le charme d'une douce matinée de mars.

C'était le surlendemain de sa visite à la Morgue et elle n'avait pas encore eu le temps de se remettre complètement des émotions de ce malencontreux voyage à la maison des morts.

Elle en était pourtant revenue sans accident et, à peine rentrée, elle avait donné à ses gens l'ordre de n'admettre personne, de sorte qu'elle venait de passer quarante-huit heures dans la solitude la plus absolue.

Cette réclusion volontaire était un événement dans sa vie, car elle aimait beaucoup à sortir, plutôt à pied qu'en voiture, et plutôt pour aller voir ses pauvres que pour rendre des visites ou pour se montrer au Bois.

Mais sa dernière promenade lui avait si mal réussi et si fort donné à réfléchir qu'il ne lui tardait pas de reprendre ses habitudes et que le temps ne lui avait pas paru long.

Elle l'avait employé à se recueillir, à faire son examen de conscience et à consulter son cœur.

Elle sentait que jusqu'alors elle n'avait pas vécu, que le passé n'était plus qu'un rêve et que des résolutions qu'elle allait prendre dépendait l'avenir de son existence, brusquement bouleversée par une catastrophe.

Madame de Pommeuse n'avait que vingt-cinq ans et, par conséquent, son histoire n'était pas longue.

Elle s'appelait Grelin, du nom de son père, Octavie Grelin, et ce nom très plébéien, elle l'avait porté jusqu'à son mariage ; mais elle était vraiment née pour être comtesse, car la distinction de ses sentiments égalait la distinction de sa personne.

Elle méritait certainement d'épouser un seigneur aussi titré et mieux posé que ce comte de Pommeuse, gentilhomme authentique, mais ruiné et quelque peu déconsidéré par ses pairs -- un déclassé de l'aristocratie.

C'était son père qui l'avait mariée, presque au sortir d'un pensionnat, où elle avait passé tristement son enfance et toute sa jeunesse.

Ce père l'y laissait pour des raisons qu'elle n'avait jamais bien connues. Il allait l'y chercher le dimanche et, à l'époque des vacances, il la menait aux bains de mer dans un trou de la côte normande, où ils ne voyaient absolument personne.

Aussi ne s'était-elle pas fait prier pour consentir à devenir la femme d'un monsieur de bonne façon qui ne lui inspirait ni sympathie, ni antipathie.

Le seul homme qu'elle eût un peu connu avant de se marier, c'était son frère, Jules Grelin, qui avait quinze ans de plus qu'elle et qui vivait en fort mauvais termes avec leur père.

Jules Grelin, après avoir dissipé l'héritage de sa mère, escomptait celui de son père en faisant des dettes scandaleuses, et se conduisait de telle sorte qu'il devait forcément mal finir, mais sa jeune sœur ne savait rien de tout cela et comme il lui témoignait beaucoup d'affection, elle s'était attachée à lui... plus qu'elle n'aurait dû, peut-être.

Puis, il avait disparu tout à coup et le père Grelin avait défendu à sa fille de jamais lui parler de cet affreux garnement.

Octavie n'avait su que plus tard la vérité, qui était que ce frère indigne s'était enfui pour se soustraire aux effets d'une condamnation à dix ans de travaux forcés, prononcée contre lui par contumace. Elle l'avait sue, à la mort de son père, décédé subitement, quinze jours après le mariage avec le comte de Pommeuse ; de son père qui avait laissé un testament par lequel il déclarait, avec preuves à l'appui, que Jules ayant mangé, par anticipation, la part qui lui revenait, n'avait plus aucun droit à la succession paternelle.

L'exécuteur testamentaire était Jean Tévenec qui s'était entendu avec M. de Pommeuse pour assurer l'exécution des volontés du testateur, mais depuis son veuvage, Octavie avait reçu, plusieurs fois, des demandes de secours de son frère et lui avait fait passer de l'argent à l'étranger.

Les demandes avaient cessé un an avant que le fugitif lui annonçât brusquement son retour à Paris.

Il résultait de tout cela que la pauvre comtesse n'avait jamais connu que les amertumes de la vie.

Fille délaissée, sœur exploitée, épouse négligée et veuve recherchée par des prétendants qui ne visaient que son argent, elle en était encore à chercher un homme qui l'aimât comme elle voulait être aimée.

Cet homme, elle croyait l'avoir trouvé. Cet homme, c'était Lucien Croze, qu'elle connaissait à peine.

Elle aussi, elle avait reçu le coup de foudre.

Et elle croyait avoir trouvé en même temps un ami à toute épreuve en la personne de Maxime de Chalandrey, que le hasard avait mis en possession d'un secret terrible, qui approuvait son inclination pour Lucien, et qui s'offrait à la protéger non seulement contre la police, mais aussi contre les bandits du pavillon.

Malheureusement, elle n'était pas délivrée de Jean Tévenec et elle ne se dissimulait pas qu'elle aurait tôt ou tard à compter avec ce personnage, ne fût-ce que pour connaître au juste la situation financière que lui avaient faite, à elle, le testament de son père et la mort de son mari.

Octavie n'entendait absolument rien à ce qu'on appelle les affaires et, depuis que M. de Pommeuse n'était plus de ce monde, elle laissait ce Tévenec administrer, presque sans contrôle, la fortune qu'elle avait héritée de M. Grelin.

Tévenec lui soumettait bien, tous les trois mois, comme aurait pu le faire un intendant, un relevé des sommes encaissées par lui, relevé qu'elle se gardait bien d'examiner et dont elle était incapable de vérifier l'exactitude.

Elle savait que l'héritage de son père consistait presque entièrement en valeurs mobilières dont il ne tenait qu'à elle de toucher les revenus, puisque ses titres étaient déposés chez un notaire qu'elle aurait pu aller voir et qu'elle ne voyait jamais.

Cette négligence avait pour excuse un sentiment très avouable.

La comtesse se défiait de l'origine de la fortune amassée par son père, et elle ne tenait pas à éclaircir les doutes qui la tourmentaient souvent.

Mais elle comprenait maintenant qu'il lui faudrait en venir là pour se débarrasser de la surveillance de l'équivoque associé de feu Grelin, et elle y était résolue depuis son funeste voyage au boulevard Bessières.

Elle se proposait d'avoir prochainement une explication avec M. Tévenec et de lui déclarer qu'elle entendait désormais administrer elle-même ses biens.

Elle était majeure, elle était veuve et cet homme n'avait sur elle aucune autorité légale. Il ne pouvait donc pas prétendre à conserver malgré elle une gestion dont il s'était emparé sans la consulter.

Octavie voulait, d'ailleurs, y mettre des ménagements et surtout éviter de le blesser en le sommant de lui rendre des comptes. Elle était disposée à accepter les faits accomplis, pourvu que Tévenec se démît de l'espèce de tutelle qu'il exerçait par tolérance.

Il y avait à vider avec lui une question délicate, celle des bénéfices qu'il encaissait pour elle dans diverses entreprises où le père Grelin était intéressé de son vivant, et sur la nature desquelles sa fille n'était pas renseignée, mais elle était décidée à simplifier, en renonçant purement et simplement à toucher sa part, les arrangements à intervenir.

Elle avait hâte que ce fut fait, mais elle ne songeait pas à aller chez lui pour en finir, et elle ne se souciait pas de lui écrire pour lui demander une entrevue. Elle préférait qu'il vînt chez elle et entamer la grande explication après un entretien préparatoire.

M. Tévenec ne restait jamais bien longtemps sans se présenter à l'hôtel de l'avenue Marceau et il ne s'y était pas montré depuis la dernière soirée du samedi. Il ne tarderait certainement pas à y reparaître et la comtesse s'étonnait presque de ne pas l'avoir revu, car il devait être pressé de lui dire ce qu'il pensait des nouveaux invités qu'il avait aperçus dans le salon, l'avant-veille.

Et elle se promettait de couper court à ses propos, s'il s'avisait de parler mal de Lucien Croze ou de Maxime de Chalandrey.

Mais madame de Pommeuse avait bien d'autres soucis, et de plus graves, que celui de se débarrasser des obsessions de M. Tévenec. Elle ignorait, bien entendu, tout ce qui s'était passé la veille, au pavillon du boulevard Bessières, et elle se demandait ce qu'il était advenu de Maxime, après leur longue causerie sur un banc du square Notre-Dame.

Elle le croyait aussi exposé qu'elle-même qui vivait dans des transes perpétuelles, depuis qu'un inconnu l'avait menacée de mort dans la salle de la Morgue.

Maxime viendrait-il avant la fin de la semaine, comme elle l'y avait engagé ? Elle se le demandait et elle souhaitait qu'il se tînt coi et qu'il eût l'idée de lui écrire pour lui donner des nouvelles.

Elle s'inquiétait moins de Lucien Croze, parce qu'elle pensait qu'il n'avait rien à craindre de la bande des étrangleurs, mais elle ne cessait pas de penser à lui. Elle n'était pas très sûre de lui avoir plu, quoique Maxime de Chalandrey affirmât que son ami était amoureux fou d'elle, mais elle ne pouvait pas courir après le seul homme qu'elle aurait voulu pour mari.

Et elle n'avait personne à qui confier ses douleurs, ses espérances et ses craintes.

C'est le sort des riches d'être entourés d'indifférents. La comtesse n'avait d'intimité avec aucune des femmes qu'elle recevait et ses domestiques n'étaient à son service que depuis son mariage.

Julie Granger, sa vieille nourrice, qui l'avait élevée pendant sa première enfance et qui aurait pu être une confidente sûre, achevait de vivre dans un petit logement de la rue du Rocher.

Octavie était seule, bien seule, au milieu de ce monde où elle faisait si brillante figure et qu'elle aspirait à quitter pour vivre selon son cœur, pour goûter enfin les joies légitimes d'un amour partagé.

Absorbée par de tristes réflexions, elle venait de s'asseoir au fond de la serre, lorsqu'elle entendit marcher dans le jardin.

Le sable d'une allée craquait sous un pas lourd qui n'était certainement pas celui d'une femme.

Qui pouvait venir la troubler dans ce coin où elle s'était réfugiée ? Elle avait interdit la porte de son hôtel ; ses gens avaient ordre de ne la déranger sous aucun prétexte, et, à moins d'événement grave, ils ne se seraient pas permis de manquer à la consigne, car la comtesse n'avait fait d'exception pour personne.

Elle pensa que ce pas était celui d'un valet de pied qui lui apportait une lettre et, son imagination aidant, elle se figura que cette lettre était de Maxime.

Elle le crut si bien qu'elle se leva pour aller au devant du messager, et elle resta confondue en se trouvant tout à coup face à face avec M. Tévenec qui venait d'entrer dans la serre.

Correctement vêtu de noir, comme toujours, il tenait sous son bras un gros portefeuille bourré de papiers, et cet accessoire lui donnait tout à fait l'air d'un avocat qui vient soumettre à une cliente les pièces d'un procès.

Madame de Pommeuse n'attendait pas sa visite, mais il arrivait à point puisqu'elle avait hâte d'en finir avec lui, et elle se prépara à profiter de l'occasion pour aborder le sujet difficile.

L'air de son visage la frappa tout d'abord.

Habituellement, il tâchait d'être gracieux et il se tenait avec elle sur un pied de familiarité affectueuse qui lui permettait de traiter presque gaiement les questions d'affaires.

Elle lui disait : Monsieur, à cause de la différence d'âge, mais il l'appelait : Octavie tout court ; ou bien : ma chère enfant. Il l'avait tutoyée autrefois, et c'était seulement lorsqu'elle s'était mariée qu'il avait renoncé à lui parler comme s'il eût été son père ou son oncle.

Ce jour-là, il avait une vraie figure de juge d'instruction, grave, renfrognée, presque menaçante, et ce changement de physionomie n'avait pas dû lui coûter beaucoup d'efforts, car il était né rogue et déplaisant.

Il salua cérémonieusement la comtesse et il commença par la traiter de : Madame, en s'excusant d'avoir forcé la consigne pour arriver jusqu'à elle.

Très surprise de ce début, madame de Pommeuse jugea bon de ne pas demander le pourquoi de ces façons insolites, car elles devaient faciliter l'explication qu'elle souhaitait.

-- Je sais, dit-il, que vous avez défendu votre porte et je m'en réjouis, car j'ai à vous entretenir de choses très importantes et très particulières. Ce sera long, mais il y a urgence et je compte que vous voudrez bien m'accorder le temps dont j'ai besoin pour vous exposer la situation... une situation toute nouvelle et qui mérite toute votre attention.

-- Je suis prête à vous entendre, murmura la comtesse, que ce préambule inquiétait déjà.

-- Alors, je vous prierai de vous asseoir et de me permettre d'en faire autant. On ne peut pas traiter debout des questions sérieuses.

Il y avait, à quelques pas de l'endroit où ils s'étaient rencontrés, des sièges rustiques et une table sur laquelle Tévenec posa son portefeuille, après avoir pris place en face de la comtesse.

-- Qu'avez-vous donc à me dire ? demanda-t-elle.

-- Vous le saurez tout à l'heure, répondit Tévenec ; vous le saurez... si vous voulez bien m'écouter jusqu'au bout, car pour me faire comprendre, je vais être obligé de remonter un peu loin dans le passé. Mais, soyez tranquille, madame, j'arriverai à conclure.

Ce ton de plus en plus solennel et ce langage entortillé ne rassurèrent pas madame de Pommeuse.

-- Parlez, monsieur, dit-elle froidement.

-- Je commence par le commencement, reprit Tévenec en affectant de sourire. Vous me connaissez depuis votre première enfance et nous ne nous sommes jamais perdus de vue. J'allais vous chercher le dimanche au pensionnat et, plus tard, j'ai assisté à votre mariage. J'étais intimement lié avec votre père et c'est à moi qu'il vous a recommandée en mourant. Après lui, j'ai continué à gérer vos affaires, même du vivant de votre mari.

-- Tout cela est vrai. Où voulez-vous en venir ?

-- Vous êtes-vous jamais demandé pourquoi je me dévouais à vos intérêts ?

-- Vous avez pris soin de me l'apprendre aussitôt que j'ai été veuve.

-- Vous voulez dire que j'aspirais à vous épouser. Je ne le nie pas. Je conviens même que je vous aimais depuis longtemps, lorsque je me suis permis de vous demander votre main. Vous me l'avez refusée et j'ai continué à vous servir avec le même zèle... et la même abnégation.

-- J'en conviens et je vous en sais gré, mais...

-- Je n'ai pas eu grand mérite à vous rester fidèle. J'étais profondément attaché à vous et je savais qu'en me retirant je vous aurais jetée dans de terribles embarras.

-- Qu'entendez-vous par là ?

-- J'entends que vous étiez incapable d'administrer, sans moi, votre fortune... plus incapable encore que ne l'était ce pauvre Pommeuse qui vous aurait ruinée, s'il avait vécu quelques années de plus... et qui n'a jamais fait que dépenser, sans compter, les revenus que je percevais pour vous.

-- Est-ce pour me parler de lui que vous êtes venu ? interrompit la comtesse, impatientée.

-- Non, répliqua sèchement Tévenec ; c'est pour vous annoncer que je me démets de mes fonctions.

Octavie ne s'attendait guère à cette déclaration. L'homme dont elle voulait se débarrasser allait au-devant d'un désir qu'elle hésitait encore à exprimer. Tout était donc pour le mieux et, cependant, elle se défiait. Il devait avoir une arrière-pensée.

-- Oui, continua-t-il, j'en ai assez de faire l'intendant et, comme j'ai la prétention d'avoir géré honnêtement, je viens vous rendre mes comptes.

-- Je ne vous les demande pas.

-- Non, mais je tiens à les régler, séance tenante. Depuis que vous vous êtes mariée... sous le régime dotal... vous avez touché chaque année, environ cent cinquante mille francs qui ont passé par mes mains. Savez-vous de quoi se compose ce beau revenu ?

-- C'est le produit des capitaux que m'a laissés mon père, et que vous avez fait fructifier avec intelligence, je me plais à le reconnaître.

-- Votre père vous a laissé l'hôtel que vous habitez et qui ne vous rapporte rien, plus deux inscriptions de trente mille francs de rente chacune, sur l'État, en trois pour cent, déposées chez maître Boussac, votre notaire, ainsi que cent quarante obligations de la ville de Paris, qui représentent en tout une centaine de mille francs. J'estime donc que, de ce chef, votre revenu ne dépasse pas soixante-cinq à soixante-dix mille francs.

» Votre hôtel en vaut tout au plus quatre cent mille et constitue pour vous une charge assez lourde, à cause des frais d'entretien et de réparation.

-- Comment donc se fait-il que je reçoive annuellement, par vos mains, plus de cent cinquante mille francs ?

-- C'est ce que je vous expliquerai tout à l'heure.

-- Vous m'avez dit, autrefois, que mon père était intéressé dans des entreprises... industrielles, je crois...

-- Oui, industrielles, répéta ironiquement Tévenec. Revenons, s'il vous plaît, à votre fortune... consolidée. Celle-là est très facile à administrer, puisqu'il ne s'agit que d'encaisser des arrérages et des coupons. Votre notaire s'en chargera. Vous toucherez, vous vendrez ou vous achèterez des titres, sans que j'aie besoin d'intervenir. Je ne suis pas votre tuteur et vous n'êtes plus en puissance de mari. Je puis donc vous rendre la procuration générale que vous m'aviez donnée, et je l'ai apportée pour vous la remettre.

» Quant aux participations qui constituent à peu près les deux tiers de votre revenu, vous étonneriez beaucoup maître Boussac, si vous lui en parliez, car votre père n'en a pas fait mention dans son testament.

-- Je n'ai jamais compris pourquoi.

-- Parce qu'il ne le pouvait pas, répondit Tévenec, en appuyant sur chaque mot. Et puis, c'était inutile. Il avait en moi une confiance absolue. J'ai été vingt ans son associé et il ne me cachait rien, parce que mon intérêt lui répondait de ma discrétion. Nous faisions des affaires de compte à demi et, après sa mort, j'ai continué ces mêmes affaires. Il a cru que le mieux était de me laisser percevoir ma part et la sienne, qui allait devenir la vôtre, puisque vous étiez son unique héritière.

-- Unique ! pensa la comtesse. Il sait bien que non.

-- Il n'aurait tenu qu'à moi de garder le tout, puisque nous n'avions pas de convention écrite, mais il savait que j'étais incapable d'abuser de la situation. Vous aussi, madame, vous avez bien voulu vous en rapporter à moi et vous me rendrez cette justice que j'ai toujours fidèlement rempli mon mandat.

» Je puis bien ajouter que j'ai eu quelque mérite à me charger de cette mission, car, au moment où votre père me l'imposait, vous veniez d'épouser ce Pommeuse et votre père savait parfaitement que ce mariage me désolait.

» Il avait, comme tant d'autres, la manie des grandeurs, ce pauvre Grelin. Il voulait, à toute force, que sa fille fût au moins comtesse et il ne s'est pas montré difficile sur le choix d'un gendre... car entre nous, madame, votre mari ne valait pas cher.

-- Passons, je vous prie, dit Octavie, blessée d'entendre parler ainsi d'un homme qu'elle n'avait jamais aimé, mais dont elle portait encore le nom.

-- Il est mort, six mois après, reprit imperturbablement Tévenec ; que Dieu lui fasse paix ! Mais il est bon que vous sachiez qu'il n'ignorait pas l'origine de la fortune dont il jouissait sans scrupules et qu'il connaissait très bien la situation que votre père m'avait faite... il savait que la majeure partie de vos revenus passait par mes mains et il s'accommodait de cet arrangement... il me témoignait même beaucoup d'égards, ce fier gentilhomme, et nous vivions dans les meilleurs termes.

» J'avoue cependant que je ne l'ai pas regretté... ni vous non plus, je suppose.

-- Assez, monsieur ! interrompit la comtesse, indignée ; mes sentiments ne vous regardent pas et je vous prie de revenir à l'objet de votre visite.

-- J'y arrive. Après votre veuvage, je suis resté ce que j'étais... votre adorateur respectueux et votre intendant dévoué. J'espérais que tant d'abnégation finirait par vous toucher. Je n'ai pas tardé à comprendre que je me trompais et cependant j'ai continué à vous servir en soignant vos intérêts et en veillant sur vous, discrètement.

-- J'ai cru m'apercevoir, en effet, que vous vous êtes occupé de moi beaucoup plus qu'il ne convenait.

-- C'était mon devoir de tâcher de vous empêcher de vous compromettre. Je doute d'y avoir réussi, mais quoi qu'il en soit, je renonce à vous donner des conseils que vous ne suivriez pas et à m'inquiéter de votre conduite. Je renonce en même temps à gérer vos biens. Désormais, votre notaire me remplacera, je vous l'ai déjà dit. Seulement, il ne pourra pas vous représenter auprès des associés de votre père dans ces entreprises qui produisent de si beaux bénéfices. Maître Boussac ne les connaît pas, ceux-là. Il n'y a que moi qui les connais. Et puisque je me retire, je devrais vous laisser les chercher. Mais je puis aussi vous mettre en rapport avec eux.

» Si je ne l'ai pas fait jusqu'à présent, c'est que je ne savais pas s'il vous conviendrait de prendre la suite des affaires de feu Grelin.

» Vous êtes-vous jamais demandé comment il a fait fortune, votre père ?

-- Par son travail... dans le commerce, balbutia la comtesse.

-- Quel commerce ?... Vous ne vous en doutez pas. Eh ! bien, je vais vous l'apprendre.

Madame de Pommeuse tressaillit. Elle pressentait qu'elle allait entendre de fâcheuses révélations mais il lui importait de savoir enfin à quoi s'en tenir sur l'origine de la fortune de son père, et elle se résigna sans trop de peine à écouter M. Tévenec, qui reprit froidement :

-- Il était parti de très bas, ce cher Grelin, et dans sa jeunesse, il a fait toutes sortes de métiers qui ne l'ont pas enrichi. Il aurait végété toute sa vie, s'il n'avait pas eu une de ces idées qui, du jour au lendemain, font d'un pauvre diable un millionnaire. Il se dit que la ville exploitait le pauvre monde, en faisant payer des droits d'octroi exorbitants ; que des fraudeurs intelligents gagneraient gros, s'ils trouvaient moyen de s'affranchir de ce tribut injuste et qu'ils feraient en même temps une œuvre philanthropique, puisqu'ils pourraient livrer aux consommateurs des marchandises à prix réduits.

» Il trouva des capitalistes disposés à avancer les fonds nécessaires pour creuser un souterrain qui permettrait d'introduire dans Paris, sans acquitter la taxe, des denrées lourdement imposées... des alcools par exemple.

» Les travaux furent exécutés, l'entreprise prospéra et l'association réalisa des bénéfices énormes auxquels Grelin, inventeur du système, participa largement.

» C'est à son invention que vous devez d'être riche.

-- Si je croyais cela...

-- Croyez-le, madame. Tout ce que vous possédez vous vient de cette idée lumineuse, qui germa, un beau jour, dans la cervelle de votre père et qui fut mise en pratique avec une habileté sans égale. Les précautions avaient été si bien prises que la société a fonctionné vingt ans, sans accident. Quelques mois avant la mort de votre père, elle s'est transformée. Les opérations ont été transportées sur un autre point de l'enceinte, et elles ont un peu changé d'objet ; mais elles n'en sont que plus fructueuses. J'y suis doublement intéressé, puisque je touche, en même temps que ma part de fondateur, la part de votre père, qui vous revient... soit : à peu près cent quatre-vingt mille francs par an, pour nous deux.

-- Et vous ne m'avez pas dit que cet argent provenait d'une source impure ?

-- À quoi bon ? l'argent n'a pas d'odeur. Et puis, il aurait fallu vous dire que la fortune dont vous jouissez n'a pas été mieux acquise que ne l'est ce supplément que je vous apporte à la fin de chaque trimestre.

-- Je n'en veux plus.

-- Très bien ! Alors, vous renoncez à la participation. C'est votre droit. Je garderai tout. Seulement, pour être logique, vous devriez renoncer aussi à l'héritage de votre père. Si j'étais à votre place, je vendrais mes rentes et mes obligations, j'en distribuerais le produit aux pauvres et je donnerais mon hôtel à l'Assistance publique, à charge d'en faire un hôpital.

» Vous mettriez ainsi votre conscience en repos. Encore, auriez-vous le remords de ne pas pouvoir restituer les sommes que vous avez dépensées depuis que vous avez recueilli la succession de cet excellent Grelin qui ne prévoyait guère l'usage que vous feriez des fruits de son industrie.

-- Trêve de railleries, monsieur, dit brusquement la comtesse. Je ferai ce qu'il me plaira de faire et j'accepte la rupture que vous me proposez. Vous avez pris un cruel plaisir à me donner des détails que je ne vous demandais pas. Restons-en là.

-- Je tenais à vous renseigner, pour vous montrer que mes prétentions n'étaient pas si extravagantes... et que la fille de M. Grelin, enrichi par la fraude, ne peut guère épouser maintenant qu'un ancien associé de son père... à moins qu'elle ne rencontre encore une fois un noble taré, comme l'était M. de Pommeuse. Je n'insiste pas et je ne vous importunerai plus de mes visites ; mais, puisque nous ne devons plus nous revoir, permettez-moi, avant de vous quitter, de vous donner quelques avis utiles.

» Vous n'avez pas oublié, je suppose, que vous avez un frère ?

Octavie pâlit et Tévenec reprit, en la regardant, comme on dit, dans le blanc des yeux :

-- Oui, un frère qui a été condamné, par contumace, à dix ans de travaux forcés et que, probablement, vous ne tenez pas à revoir, car il vous gênerait beaucoup, s'il s'avisait de reparaître...

-- Il y a plusieurs années qu'il a quitté la France et il se gardera bien d'y revenir...

-- Vous vous trompez. Il est à Paris.

-- Qu'en savez-vous ? demanda vivement Octavie.

-- J'ai ma police et la présence de ce chenapan m'a été signalée. Il paraît même qu'il a de l'argent et qu'il mène joyeuse vie. Il se propose sans doute de rester en France, mais il se fera pincer tout de même, et, dans ce cas, il pourrait bien se réclamer de vous. Il ne dépend pas de vous de l'en empêcher. Seulement, je vous conseille de vous abstenir de toute démarche imprudente. Il est très capable de vous écrire, avant qu'on ne l'arrête, et de chercher à vous voir. Vous ferez sagement de ne pas lui répondre.

-- Je m'en garderai bien, murmura la comtesse, très troublée.

-- Vous n'auriez pas à craindre qu'il réclamât sa part d'héritage. Il y a renoncé par un acte qui est déposé chez votre notaire, un acte que votre père lui a fait signer et par lequel il reconnaît avoir reçu en avancement d'hoirie tout ce qui pouvait lui revenir dans la succession. Mais il chercherait à vous compromettre... il vous ferait chanter.

» Il a su bien des choses, avant que Grelin l'eût chassé... et s'il était pris, il ne se priverait pas de dénoncer les anciens associés de son père... moi en tête, car il n'a jamais pu me souffrir.

» Vous voilà avertie et j'espère que vous serez prudente.

» Maintenant, j'ai à vous parler du terrain que votre père avait acheté près de la porte de Clichy et du pavillon qu'il y avait fait bâtir.

» Vous vous en souvenez de ce pavillon ?

-- Mon père m'y a amenée quelquefois lorsque j'étais enfant, mais je n'y suis jamais retournée depuis ce temps-là. Il me semble d'ailleurs qu'il l'a vendu avant de mourir.

-- Vendu ou cédé, peu importe. Ne m'avez-vous pas dit un jour qu'il vous en avait laissé la clé ?

-- C'est vrai... mais je ne m'en suis pas servie.

-- Tant mieux !... et si vous l'avez encore, vous ferez bien de la jeter dans la Seine, la première fois que vous passerez sur un pont. Je vais vous dire pourquoi.

-- Je... je ne sais ce qu'elle est devenue.

-- Savez-vous ce qui vient de s'y passer, dans ce pavillon ?... On y a assassiné un homme... oui, un homme dont le cadavre est en ce moment exposé à la Morgue... les journaux ne parlent que de cela.

-- Je les lis si peu.

-- Oh ! on ne vous accusera pas ; mais on pourrait bien vous interroger, car la justice saura, si elle ne le sait déjà, que le pavillon a appartenu à votre père.

-- Il ne m'a jamais appartenu, à moi... je le dirai...

-- Vous ferez bien. Malheureusement, on découvrira peut-être aussi que les fraudeurs dont je vous ai parlé y avaient établi le centre de leurs opérations. Ils l'ont abandonné depuis longtemps. Mais on pourrait bien soupçonner feu Grelin d'avoir fait partie de la bande. Vous jurerez que vous n'en avez jamais rien su et on vous croira.

-- Et si on vous interrogeait, vous ?

-- Moi, j'ai ma réponse toute prête. Je déclarerai que je n'étais pas associé à toutes les affaires de Grelin, et que s'il en a fait de véreuses, il ne m'a pas mis dans la confidence. Il ne tiendrait qu'à vous de me démentir, mais je suis bien sûr que vous ne ferez pas cela.

» En un mot, je me charge de me défendre, et j'ai tenu à vous mettre sur vos gardes. C'est avant de prendre congé de vous définitivement... car si j'ai bien compris vos intentions, vous êtes décidée à ne plus profiter des bénéfices que j'encaissais pour vous.

-- Absolument décidée.

-- Je ne chercherai pas à vous faire revenir sur cette vertueuse résolution. Libre à vous de répudier même la succession de votre père. Moi, j'ai le droit de compter sur votre discrétion. Vos amis ne me verront plus chez vous. S'ils s'enquéraient des causes de ma disparition, vous l'expliquerez comme il vous plaira, pourvu que vous ne leur disiez pas la vérité.

-- Je ne pourrais pas la leur dire sans me nuire à moi-même, car je serais obligée d'avouer en même temps que j'ai vécu des sommes que vous me remettiez, sans m'inquiéter de leur provenance.

-- C'est bien ce que j'ai calculé, avant de vous faire des confidences dangereuses.

» Voici, madame, votre procuration, conclut M. Tévenec en tirant de son portefeuille un papier timbré qu'il plaça sur la table. Brûlez-la et oubliez-moi.

La comtesse attendait qu'il se levât. Elle étouffait d'émotion contenue et il lui tardait de clore ce pénible entretien.

Mais Tévenec n'avait pas achevé. Il gardait pour la fin un trait empoisonné et il se préparait à le décrocher avant de partir.

-- Il est entendu, ajouta-t-il, que nous resterons désormais étrangers l'un à l'autre... à moins cependant que vous ne changiez d'avis... il y a le vers que répétait François Ier :

Souvent femme varie.

-- Faites-moi grâce de vos citations, dit Octavie, outrée de tant d'impudence.

-- Si cela arrivait, vous me trouveriez toujours disposé à vous aider de mes conseils... désintéressés. Vous m'avez guéri de mes aspirations matrimoniales. Il me serait pénible cependant de vous voir épouser un homme indigne de vous et je crains fort que vous ne choisissiez très mal.

La comtesse se leva brusquement pour couper court à des propos qu'elle ne voulait pas entendre. Tévenec fit comme elle, mit son portefeuille sous son bras et reprit, sans s'émouvoir :

-- Samedi dernier, j'ai vu chez vous de nouvelles figures et j'ai cru m'apercevoir qu'elles ne vous étaient pas indifférentes. Ce vieux soudard, qui vous a été présenté par le général Bourgas, vous a amené un neveu qu'il a et qui ne vaut pas beaucoup mieux que votre premier mari.

-- Je vous défends de parler ainsi de M. de Chalandrey, s'écria madame de Pommeuse.

-- Oh ! vous ne m'empêcherez pas de vous dire ce que je pense de ce monsieur. C'est un mauvais garnement qui s'est ruiné avec les filles et qui voudrait se refaire avec votre argent. Il m'a paru que vous le trouviez à votre goût. Mon de voir est de vous crier : casse-cou !

-- Sortez, monsieur !

-- C'est ce que je vais faire quand j'aurai vidé mon sac. Le Chalandrey en question est un intrigant. Mais ce n'est rien auprès de l'autre...

Et comme la comtesse ne paraissait pas comprendre :

-- Je parle de ce bellâtre qui conduit sa sœur dans les salons où elle chante au cachet, et qui devrait rester dans l'antichambre. Il vous dévorait des yeux et il vous disait des fadeurs que vous écoutiez avec un plaisir infini. Savez-vous ce qu'il a fait, ce joli blond ? Non... vous ne vous en doutez pas ?... Eh ! bien, je vais vous le dire, car il est bon que vous soyez édifiée sur son compte.

» Il était caissier dans une maison de banque et il abusait de la confiance de son patron qui, hier, a découvert ses malversations et l'a chassé, séance tenante.

-- Vous mentez ! s'écria madame de Pommeuse ; ce jeune homme est incapable de commettre une indélicatesse.

-- Vous le connaissez donc bien pour répondre de sa probité ? ricana Tévenec. Je croyais que vous l'aviez vu pour la première fois, samedi dernier.

-- Je connais sa sœur, et je sais que leur père était un honnête homme.

-- Et vous vous dites : tel père, tel fils. Vous avez pourtant d'excellentes raisons de penser que le proverbe est faux, car vous ne ressemblez guère à feu Grelin.

» D'ailleurs, les faits sont là... je vous répète que ce Croze a été chassé, hier, par M. Sylvain Maubert, banquier, rue des Petites-Écuries, qui avait eu le tort de lui confier sa caisse et qui s'est aperçu que ce joli monsieur le volait. Je puis l'affirmer... j'y étais...

-- Comment ?... vous y étiez ?...

-- Mon Dieu, oui. J'ai un compte courant chez Maubert, qui est un de mes plus anciens amis et je suis allé le voir, hier, pour retirer des fonds. Je l'ai trouvé dans un état d'agitation indescriptible. Il venait de signifier à ce drôle qu'il le congédiait et comme c'est un brave homme, il était encore tout ému de la scène qui s'était passée dans son cabinet. Du reste, il ne poursuivra pas. Il se contentera d'envoyer M. Croze se faire pendre ailleurs. Il a bien de la bonté. Moi, j'aurais porté plainte.

-- Oh ! je n'en doute pas, dit amèrement la comtesse. Et pourtant, vous qui avez fait fortune par des moyens inavouables, vous devriez être indulgent pour les fautes des autres.

-- Je vous rétorque l'argument. Ce n'est pas à vous de me reprocher d'avoir fraudé l'octroi, puisque depuis que vous êtes au monde, vous vivez des bénéfices de cette opération... irrégulière. Et puis, frauder la ville de Paris, ce n'est pas voler et votre préféré a bel et bien volé son patron.

-- Assez, monsieur !... Je ne sais pas si M. Croze est coupable, mais il ne me convient pas de vous entendre davantage.

-- En d'autres termes, vous me mettez à la porte. Très bien ! je m'en vais et je ne reviendrai plus. Vous voilà livrée à vous-même. Tâchez de bien mener votre barque... Je vous ai signalé les écueils... Si vous naufragez, rappelez-vous que je vous ai avertie.

Sur cette conclusion, M. Tévenec prit son chapeau et tourna les talons, sans ajouter un seul mot ; pas même une simple formule de politesse.

La rupture était complète et définitive. Madame de Pommeuse, qui l'avait désirée, ne la regrettait pas, mais elle restait sous le coup des révélations que ce misérable ne lui avait pas ménagées.

Tout l'accablait à la fois. Elle venait d'apprendre en même temps que son père avait été un malhonnête homme, qu'elle courait grand risque d'être appelée et interrogée par le juge qui instruisait l'affaire du pavillon et que Lucien Croze avait commis un honteux abus de confiance.

Et de ces trois malheurs, c'était le dernier qui l'affectait le plus.

Elle soupçonnait depuis longtemps que l'origine de la fortune paternelle n'était pas irréprochable. Les aveux de l'ancien associé de M. Grelin n'avaient fait que changer ses soupçons en certitude. Elle s'y attendait.

Elle avait prévu aussi qu'elle pourrait être citée par le juge d'instruction, non pas à propos du crime -- de ce côté, elle se croyait à l'abri, -- mais pour renseigner la justice sur le propriétaire actuel du pavillon, et elle était prête à répondre qu'elle ne savait pas à qui son père l'avait vendu.

Mais elle ne s'attendait pas à apprendre que Lucien était un voleur, ce Lucien qui avait touché son cœur et qu'elle aurait voulu épouser.

Elle se refusait encore à croire qu'il se fût déshonoré pour de l'argent, ce fier garçon qui n'osait pas prétendre à la main d'une femme plus riche que lui.

Cependant, Tévenec précisait le fait, et si mal intentionné qu'il fût, il n'aurait pas osé inventer une histoire dont l'exactitude était facile à vérifier.

Restait à savoir si l'accusation était fondée et la comtesse en doutait.

Ce banquier, ami intime du susdit Tévenec, lui était suspect. Ils avaient pu s'entendre tous les deux pour perdre Lucien Croze dans l'esprit de madame de Pommeuse. Mais comment prouver cela ? Comment réhabiliter leur victime ? Il reste toujours quelque chose d'une calomnie, a écrit Beaumarchais qui connaissait bien les hommes, et la pauvre Octavie désespérait de relever jamais la réputation ternie du frère d'Odette, sa chère protégée.

Un autre danger la menaçait. Son frère, à elle, était encore à Paris, affirmait l'affreux Tévenec, ce frère qui lui avait juré de quitter la France, immédiatement, avec la somme qu'elle lui avait remise ; ce frère, cause première des terribles embarras dont le point de départ était le rendez-vous donné au pavillon du boulevard Bessières.

Que faisait-il dans une ville où il pouvait être arrêté, d'un instant à l'autre ? Allait-il reparaître chez sa sœur et tenter encore une fois de lui soutirer de l'argent ?

La comtesse devait s'attendre à tout de la part de ce déclassé sans honneur et sans foi.

S'il tombait entre les mains de la police qui n'avait point oublié ses anciens méfaits, il était homme à trahir le secret des coupables agissements de son père qu'il avait tout au moins connus, s'il n'y avait pas pris part, et à déshonorer sa sœur, par contrecoup.

Et ces catastrophes suspendues sur sa tête, madame de Pommeuse ne pouvait rien pour les prévenir.

Chercher son frère, c'eût été s'exposer à les précipiter, en mettant sur la trace de ce malheureux les gens intéressés à la surveiller, à épier ses démarches, et ceux-là étaient en nombre. Il y avait les policiers et il y avait les assassins.

Elle ne pouvait qu'attendre les événements et se résigner d'avance à les subir. Aussi ne s'arrêta-t-elle pas longtemps à envisager ce côté inquiétant de sa situation.

La comtesse avait à prendre un parti sur des questions encore plus graves, et elle le prit sur-le-champ.

Elle venait de sacrifier, sans hésiter, la plus grosse partie de ses revenus, tirés d'une source impure. Il ne lui en coûterait pas beaucoup plus de renoncer à jouir d'une fortune mal acquise et elle résolut de ne pas la garder.

C'était peut-être pousser trop loin le scrupule, mais dans le cœur de cette fille d'un malandrin parvenu, il n'y avait que de nobles sentiments. Pour elle, l'argent n'était rien et l'honneur était tout.

Tévenec raillait, quand il lui conseillait d'abandonner aux pauvres tout ce qu'elle possédait. Elle avait pris au sérieux cet avis ironique et elle était décidée à le suivre.

Ce généreux projet n'était pas très facile à exécuter.

On lègue, en mourant, sa fortune aux hôpitaux et nul ne s'en étonne, mais on ne se dépouille guère, de son vivant, que pour entrer en religion et, hormis ce cas assez rare, c'est un acte que le monde prend volontiers pour un acte de folie.

Or, madame de Pommeuse ne songeait point à se jeter dans un couvent pour y finir ses jours. Elle était croyante, mais elle n'était pas encore assez détachée de la terre pour ne plus penser qu'au ciel.

Comment pourrait-elle motiver l'étrange résolution de passer subitement de son hôtel à une mansarde, de fermer son salon, de renvoyer ses domestiques et de vivre comme une indigente.

On ne manquerait pas d'expliquer par des suppositions malveillantes ce brusque changement d'existence. Elle aurait beau dire qu'elle était ruinée, personne ne la croirait, car tout le monde savait qu'elle ne jouait pas à la Bourse et qu'elle ne faisait pas de dépenses exagérées. Et faute de comprendre, on finirait par imaginer qu'elle avait quelque vice caché -- une liaison par exemple, avec un homme de bas étage qui l'exploitait.

Et elle devrait encore s'estimer trop heureuse si on ne découvrait pas la triste vérité, qui était que l'héritage de son père pesait sur sa conscience.

Le moment eût été d'ailleurs très mal choisi pour mettre en pratique ses idées de renoncement.

Depuis la découverte d'un cadavre dans le fossé des fortifications, la police cherchait les assassins. Elle ne tarderait pas à apprendre, si elle ne le savait déjà, que le pavillon où on supposait que le crime avait été commis appartenait autrefois au père de madame de Pommeuse et la disparition soudaine de cette comtesse ne manquerait pas d'attirer son attention. C'est son état d'être curieuse et d'avoir l'œil à tout. Elle se demanderait pourquoi cette étoile du grand monde s'éclipsait tout à coup et elle arriverait peut-être à découvrir la cause secrète de ce phénomène assez rare sur l'horizon parisien.

Mieux valait donc différer le sacrifice : attendre pour l'accomplir que la procédure criminelle eût pris fin, soit par la condamnation des coupables, soit par une ordonnance de non-lieu, et que le silence se fût fait sur cette affaire.

Ce ne serait probablement pas très long, car la marée de l'oubli monte vite à Paris, et dans un an comme dans six mois, il serait encore temps pour l'héroïque Octavie de se vouer à la solitude et à la pauvreté.

Elle n'aurait pas beaucoup plus de reproches à se faire pour avoir continué à vivre de la même vie, jusqu'au jour où elle pourrait se retirer sans trop d'éclat, après avoir préparé la transition en restreignant peu à peu ses relations.

Sans se l'avouer à elle-même, elle rêvait encore de se marier, à ce moment-là, avec Lucien Croze, qui l'avait trouvée trop riche et qui ne refuserait peut-être pas d'épouser une femme aussi pauvre que lui ; mais avant que ce rêve devînt une réalité, il fallait d'abord qu'elle eût la certitude que Lucien était innocent. Et le meilleur moyen de s'en assurer, c'était de le lui demander à lui-même.

La démarche serait hardie, mais la comtesse n'en était plus à se préoccuper des convenances.

Dans les grandes crises de la vie, quand on a du cœur, on va droit au but.

Elle aimait Lucien ; elle ne pouvait pas le condamner sans l'entendre ou du moins sans interroger sa sœur, qui devait savoir à quoi s'en tenir. Et rien ne s'opposait à ce qu'elle allât voir cette sœur qu'elle recevait chez elle.

Odette habitait avec son frère, mais elle ne refuserait pas d'accorder à sa protectrice un entretien particulier et elle lui dirait certainement la vérité.

Madame de Pommeuse ne s'attarda point à réfléchir. Elle monta au premier étage et s'habilla sans l'aide de sa femme de chambre, rapidement, simplement et tout en noir, comme elle l'était le matin où Maxime de Chalandrey l'avait recueillie rue du Rocher.

C'était la tenue qu'elle avait adoptée pour ses tournées de charité, et elle n'oublia pas la voilette épaisse qui, en masquant son visage, l'abritait contre l'indiscrétion des passants.

La comtesse aimait à se cacher pour faire le bien, et lorsqu'elle allait voir ses pauvres, c'était toujours à pied ou en voiture de place, tout au rebours de certaines grandes dames qui font stationner leur équipage devant la porte d'un logis misérable, à seule fin que personne n'ignore leurs charités.

Et, ce jour-là, pour se transporter chez mademoiselle Croze, Octavie n'eut garde de déroger à ses habitudes. Elle sortit presque furtivement de son hôtel et marcha jusqu'à la place de l'Étoile, où elle prit un fiacre à la station.

Pour aller de l'entrée de l'avenue des Champs-Élysées à la rue des Dames, à Batignolles, on peut suivre des chemins différents.

Le cocher qui conduisait madame de Pommeuse passa par l'avenue de Friedland, la rue de Monceau, la rue de Lisbonne, remonta un instant le boulevard Malesherbes et enfila la rue de Naples.

Cet itinéraire n'était pas le plus direct, mais il y a des cochers fantaisistes.

La rue de Naples rappela à la comtesse le souvenir de sa première aventure et dès qu'elle aperçut la maison où demeurait Maxime, l'idée lui vint de demander si M. de Chalandrey était chez lui, et s'il y était, de le voir avant de voir Odette.

Elle avait du bon cette idée, car Maxime de Chalandrey était peut-être informé de la mésaventure de son ami, et, s'il la connaissait, il pourrait renseigner préalablement madame de Pommeuse, qui avait réfléchi en route et qui commençait à s'effrayer un peu de la visite qu'elle allait faire rue des Dames.

Elle se disait que si, par impossible, Lucien était coupable, mieux vaudrait éviter une pénible entrevue avec sa sœur, et que si, au contraire, comme elle l'espérait bien, l'affreux Tévenec avait menti, Maxime ne refuserait pas de venir avec elle chez Odette.

La comtesse n'avait pas revu Maxime depuis qu'ils avaient échangé des confidences devant la Morgue, mais elle comptait absolument sur lui et elle n'éprouvait plus aucun embarras à se risquer seule dans cette garçonnière où quelques jours auparavant, un matin, elle avait énergiquement refusé d'entrer.

C'est que la situation n'était plus la même. Les femmes comme Octavie ne redoutent le tête-à-tête qu'avec l'homme qu'elles aiment et qui les aime. Maxime, amoureux d'Odette, ne lui faisait plus peur.

Elle fit arrêter le cocher et elle descendit.

La rue de Naples est peu fréquentée et on n'y voit guère que des maisons bourgeoises ou des habitations particulières.

Il y avait cependant, faisant vis-à-vis à l'hôtel de Chalandrey, un café borgne -- un cafeton, comme on dit en Provence ; un caboulot , disent les Parisiens -- un de ces établissements mixtes, moitié cabarets, moitié restaurants, où on sert à manger aux consommateurs peu difficiles, et à boire à tout venant.

Derrière la devanture vitrée, figurait, en guise d'enseigne, un saladier plein de pruneaux cuits dans un jus douteux et, à travers les vitres dépourvues de rideaux, on pouvait voir deux hommes de piètre mine attablés à une partie de dominos.

Du même côté de la rue, un peu plus loin, stationnait un fiacre attelé de deux chevaux qui mangeaient tranquillement leur avoine, en l'absence du cocher, lequel était probablement allé se rafraîchir, en attendant le retour d'un monsieur en visite.

La comtesse n'ayant aucune raison de se méfier des habitués du bouge, sonna hardiment à la porte de l'hôtel.

Le valet de chambre qui vint lui ouvrir lui dit que son maître n'y était pas. Il ajouta même que M. de Chalandrey ne rentrerait qu'à l'heure du dîner, s'il rentrait.

Madame de Pommeuse, qui connaissait bien les domestiques, vit tout de suite que celui-là disait la vérité. Il n'aurait pas répondu si nettement, s'il eût menti pour obéir à un ordre donné par Maxime.

Elle n'insista pas et elle remonta en voiture sans remarquer qu'un des joueurs de dominos était sorti de la salle du café et se tenait planté sur le trottoir, le nez au vent et la pipe aux dents.

Il était sans doute écrit que la comtesse ne franchirait jamais le seuil de l'hôtel de Chalandrey et il ne lui restait plus qu'à se remettre en route.

Elle se consola de sa déconvenue en se disant qu'après tout, elle pouvait se passer de son aide pour aborder mademoiselle Croze qu'elle espérait bien trouver seule.

Lucien, congédié la veille par son patron, devait être en quête d'une autre place et sans doute courait la ville pour en trouver une. Madame de Pommeuse aurait tout le temps de confesser la sœur, avant que le frère revînt de ce voyage à la recherche d'un emploi.

La rue des Dames n'est pas loin de la rue de Naples et le trajet prit bientôt fin.

En descendant de son fiacre, Octavie fut un peu surprise de voir entr'ouverte la porte de la maisonnette dont sa protégée lui avait indiqué le numéro.

Odette n'avait à son service qu'une bonne et quand cette bonne n'était pas là, Odette, n'ayant rien à craindre des voleurs, ne s'enfermait pas, afin d'éviter d'être obligée de descendre si on sonnait.

Octavie entra, traversa un corridor qui aboutissait au jardin où il n'y avait personne, puis, revenant sur ses pas, elle monta l'escalier, jusqu'au deuxième étage.

Là, elle crut entendre la voix de mademoiselle Croze et après avoir relevé le coin d'une portière en tapisserie, elle la vit assise au fond de son atelier, devant un chevalet, à côté duquel posait un monsieur dont elle n'apercevait que le dos.

La comtesse pensa que la jeune fille travaillait à un portrait commandé, et comme elle ne tenait pas à se rencontrer avec un étranger, elle allait se retirer quand Odette l'aperçut et s'exclama. Le modèle se retourna vivement et le modèle, c'était Maxime de Chalandrey.

La comtesse ne s'attendait guère à le trouver là, mais elle n'en fut pas fâchée, puisqu'elle le cherchait. Mieux valait même que l'explication eût lieu en présence de la sœur de Lucien.

Le hasard avait donc bien arrangé les choses et tout le monde était content, car Odette et Maxime ne souhaitaient rien tant que de mettre madame de Pommeuse au courant de leur nouvelle situation d'amoureux déclarés.

Ce fut, pendant les premiers instants de cette heureuse réunion, un concert de félicitations réciproques.

La parole revenait de droit à Maxime pour annoncer ses récentes fiançailles ; seulement, il ne savait par où commencer, et, pendant qu'il préparait son exorde, la comtesse, en les voyant si joyeux, se laissait aller à croire qu'il n'y avait pas un mot de vrai dans cette malveillante histoire racontée par M. Tévenec.

Maxime se décida enfin à lancer ex abrupto la grande nouvelle. Il prit à témoin de la sincérité des serments qu'il avait échangés, Odette, qui lui donna chaleureusement la réplique, et il termina en remerciant la comtesse de leur avoir porté bonheur.

La pauvre Octavie n'était guère en situation de porter bonheur à quelqu'un, à moins que ce ne fût par un effet de la loi des contrastes, et les larmes lui vinrent aux yeux en pensant aux chagrins qui l'accablaient.

Elle eut pourtant le courage d'embrasser Odette qui rayonnait de joie, parce qu'elle voyait bien maintenant que la lettre anonyme qu'elle avait reçue calomniait Maxime en l'accusant de faire la cour à madame de Pommeuse.

S'il avait eu l'intention de l'épouser ou même d'en faire sa maîtresse, il n'aurait pas profité avec tant d'empressement de la première occasion qui s'était présentée de lui annoncer qu'il venait de se fiancer à mademoiselle Croze.

La comtesse était moins sûre que sa protégée de se marier à son gré, et le moment était venu pour elle d'aborder la question qui l'amenait rue des Dames.

-- Votre frère doit être bien heureux, dit-elle pour en arriver par une voie détournée à savoir ce qu'elle n'osait pas demander de but en blanc.

La figure d'Odette se rembrunit et elle répondit en secouant la tête :

-- Il le serait complètement, s'il n'avait pas perdu sa place.

-- C'est donc vrai ! murmura la comtesse. Le banquier qui l'employait l'a renvoyé.

-- Vous savez cela ! s'écria Chalandrey.

-- On vient de me l'apprendre.

-- Qui donc a pu ?...

-- Pourquoi vous cacherais-je que c'est M. Tévenec ?

-- J'aurais dû m'en douter. Ah ! le misérable !... que vous a-t-il dit ?

-- J'ose à peine vous le répéter.

-- Je le devine, moi ! ce qu'il vous a dit... Il vous a dit que ce Sylvain Maubert, son digne ami, accusait Lucien d'avoir détourné des fonds de la caisse... c'est un infâme mensonge... Lucien a eu tort de ne pas souffleter cet homme... mais je m'en charge. Quant au sieur Tévenec...

-- Je viens de rompre toutes mes relations avec lui, interrompit madame de Pommeuse.

-- Permettez-moi, madame, de vous dire qu'il était temps. Ce drôle aurait fini par vous compromettre. Ici, je ne puis m'expliquer davantage, mais si vous voulez bien me faire l'honneur de me recevoir demain chez vous...

Maxime n'acheva pas sa phrase. Lucien Croze entrait dans l'atelier et n'en pouvait croire ses yeux en voyant la comtesse, la main appuyée sur l'épaule d'Odette qui pleurait, et Chalandrey gesticulant avec animation.

L'arrivée de Lucien complétait le tableau.

Il était très pâle et il salua gauchement madame de Pommeuse, presque aussi gênée que lui.

Évidemment, il se demandait pourquoi elle était venue et il se doutait qu'elle avait entendu parler de sa mésaventure.

Maxime se chargea de le renseigner.

-- Eh ! bien, lui demanda-t-il brusquement. As-tu trouvé ?

-- Rien, murmura Lucien. J'ai été éconduit partout... parce que partout on m'a posé la même question. On veut savoir pour quel motif j'ai quitté la maison de banque où je travaillais depuis si longtemps.

-- À ta place, moi je l'aurais dit... et j'aurais ajouté que M. Maubert est un coquin qui t'a renvoyé pour être agréable à un autre coquin avec lequel il doit brasser des affaires véreuses. Tu devrais le mettre au défi de porter plainte contre toi... il s'en gardera bien, car il lui faudrait prouver que tu as pris de l'argent dans la caisse et il n'y parviendrait pas. Ne m'as-tu pas dit qu'il était seul quand il l'a vérifié ?

-- Oui... il en avait la clé et il connaissait le mot. Il a prétendu qu'il manquait vingt mille francs.

-- S'ils manquaient, c'est qu'il les a pris. Il s'est volé lui-même... ou plutôt il a fait semblant de se voler.

» Vous entendez madame ? demanda tout à coup Maxime en s'adressant à la comtesse.

-- Parfaitement, dit-elle d'un ton ferme.

-- Et vous ne croyez plus à l'indigne accusation que cet homme a osé porter contre notre ami ?

-- Je n'y ai jamais cru... et maintenant je suis certaine que cette accusation est fausse.

En parlant ainsi, madame de Pommeuse tendit sa main à Lucien qui, n'osant pas la baiser, la serra avec effusion.

-- Moi aussi, reprit-elle, j'ai été calomniée et je comprends combien vous devez souffrir. Laissez-moi vous jurer que vous n'avez rien perdu de mon estime... ni de mon amitié.

Ses regards disaient assez qu'elle employait le mot : amitié, pour un autre, plus expressif et plus tendre, qu'elle avait sur les lèvres.

Et elle ajouta :

-- Voulez-vous que nous nous unissions contre vos ennemis, qui sont aussi les miens... les ennemis de votre sœur, les ennemis de M. Chalandrey ?

Lucien n'eut pas le temps de répondre. La bonne, qui venait de rentrer à la maison, écarta le rideau et dit d'un air effaré :

-- Mademoiselle, il y a en bas un homme... non, un monsieur qui demande à voir M. de Chalandrey. Je lui ai répondu que je ne connaissais pas ce nom-là... que c'était ici chez M. Croze... Il veut monter tout de même...

-- Dites-lui de vous remettre sa carte ; interrompit Maxime, ou plutôt... non... j'y vais...

-- Il prétend aussi qu'il est arrivé ici une dame et qu'il a besoin de lui parler... une dame en noir...

Ce signalement ne pouvait s'appliquer qu'à la comtesse. Elle pâlit : Chalandrey fronça le sourcil ; le frère et la sœur échangèrent un regard inquiet.

-- Et j'ai bien vu qu'il ne s'en ira pas sans monter, reprit la bonne ; à moins que monsieur et madame ne descendent. Il attend dans le vestibule... et il n'est pas seul... il en a amené un autre... mais celui-là n'est pas un monsieur...

-- Ah ! décidément, il faut en finir, s'écria Maxime, et puisque cet individu a affaire à moi, c'est à moi de le mettre à la porte.

-- N'y allez pas, supplia mademoiselle Croze, qui voyait déjà son fiancé aux prises avec des malfaiteurs.

-- Ce n'est plus la peine, dit la servante ; j'entends leurs pas dans l'escalier.

-- Nous serons deux pour les recevoir, appuya Lucien Croze en se rapprochant de son ami qui avait fait quelques pas vers la porte.

Odette et la comtesse ne bougèrent pas, mais elles se serrèrent l'une contre l'autre. Elles avaient le pressentiment qu'un danger les menaçait. La comtesse surtout.

La bonne, médiocrement rassurée, battit en retraite. En sortant à reculons, elle tomba presque dans les bras d'un homme qui arrivait, et qui lui fit une telle peur qu'elle s'enfuit en le bousculant et ne s'arrêta qu'au bas de l'escalier.

L'homme qui avait reçu le choc se remit d'aplomb, s'avança, après avoir laissé retomber le rideau de tapisserie, et Chalandrey reconnut la malplaisante figure de M. Pigache.

Ni Lucien Croze, ni sa sœur, ni la comtesse n'avaient jamais vu le sous-chef de la sûreté et l'apparition de ce personnage les effraya moins qu'elle ne les étonna.

Maxime éclata :

-- Que venez-vous faire ici, Monsieur ? demanda-t-il du ton le plus agressif. Vos fonctions vous donnent peut-être le droit de me surveiller. Elles ne vous donnent pas le droit d'entrer de force chez mes amis... Ces dames n'ont rien à démêler avec vous.

-- En êtes-vous bien sûr ? répliqua froidement Pigache.

-- Qu'osez-vous dire ?

-- Ne le prenez pas de si haut et veuillez m'écouter. C'est à vous que je m'adresse et je vous somme de me répondre, au lieu de m'interpeller comme vous le faites.

» Pour commencer, nommez-moi les personnes présentes.

Chalandrey ne pouvait pas refuser.

-- Voici M. Lucien Croze, dit-il rageusement ; mademoiselle est sa sœur, artiste peintre... vous voyez qu'elle fait mon portrait.

Le policier ne broncha pas. Évidemment, il n'avait pas reçu de plainte contre le jeune caissier de M. Maubert.

Il reprit en regardant Octavie qui commençait à perdre contenance :

-- Et madame ?

-- Madame est la comtesse de Pommeuse.

Ce nom aristocratique ne parut pas intimider M. Pigache qui tira de la poche de sa redingote un carnet et se mit à le feuilleter rapidement.

-- Avenue Marceau, dit-il, après avoir trouvé la note qu'il cherchait. Madame est veuve.

-- Allez-vous lui faire subir un interrogatoire ? s'écria Maxime, furieux.

-- Je viens la prier de me renseigner sur des faits qui n'ont pas été suffisamment éclaircis, hier, quand je vous ai interrogé. Depuis combien de temps connaissez-vous madame ?

-- Depuis... depuis toujours... Madame de Pommeuse a un salon... elle me fait l'honneur de m'y recevoir...

-- Alors, vous la connaissiez déjà, lorsque vous l'avez rencontrée l'autre jour. Hier, vous m'avez dit le contraire.

-- Je ne comprends pas. De quelle rencontre parlez-vous ?

-- De celle que vous avez faite, rue du Rocher, un matin où vous passiez en voiture. Vous ne l'avez pas oubliée, je suppose, ni les suites qu'elle a eues.

-- Rue... du Rocher ? je comprends de moins en moins.

La comtesse se sentait mourir. Elle comprenait très bien et elle se figurait que Maxime avait tout raconté à ce policier.

Maxime qui comprenait aussi, quoiqu'il fît l'étonné, regrettait amèrement de ne pas l'avoir informée de ce qui s'était passé la veille, au pavillon ; car il voyait bien que M. Pigache allait la questionner et qu'en lui répondant, elle allait lui en dire plus qu'il n'en savait.

Odette s'étonnait que son fiancé ne lui eût pas parlé de cette rencontre et le souvenir de la lettre anonyme lui revenait à l'esprit.

Lucien était le seul qui ne comprît rien du tout à ce qu'il entendait. Il n'avait jamais vu le sous-chef de la sûreté et il ignorait complètement les aventures de son ami Chalandrey. Il se rappelait bien l'avoir trouvé par hasard, après l'avoir longtemps perdu de vue, dans cette rue du Rocher, dont il était question, mais ce souvenir ne l'éclairait pas sur la situation.

M. Pigache ne tarda pas à le renseigner.

-- Vous n'allez pas, je suppose, nier aujourd'hui ce que vous avez avoué hier, dit-il sévèrement.

Maxime baissa la tête. Il s'apercevait qu'il s'était enferré, et il ne savait comment se tirer de là.

-- Vous avez avoué devant témoins, reprit le policier, et notamment devant M. d'Argental, votre oncle. Seulement, vous n'avez pas dit toute la vérité. J'ai accepté votre déposition pour ce qu'elle valait et je vous ai laissé partir, parce que je me réservais d'en contrôler l'exactitude... par les moyens dont je dispose.

-- C'est-à-dire en me faisant espionner.

-- Je vous invite dans votre intérêt à prendre un autre ton. Mon devoir est de vous soumettre à une surveillance et je n'y ai pas manqué. J'ai placé des agents devant la porte de l'hôtel que vous habitez, rue de Naples afin de savoir qui vous receviez. Ils ont vu arriver madame, ils l'ont suivie jusqu'ici et ils sont venus m'avertir qu'elle y était.

» Vous voyez que je joue cartes sur table.

-- Que vos agents m'aient suivi, moi, je me l'expliquerais, mais suivre madame, par ce seul motif qu'elle est venue me voir !... c'est trop fort, s'écria Chalandrey ?

-- Pas pour ce seul motif, répondit froidement Pigache. C'est madame que vous avez accompagnée en voiture jusqu'à la porte de Clichy... madame que vous avez affirmé ne pas connaître et que vous déclarez maintenant avoir toujours connue... toujours !... c'est le mot dont vous venez de vous servir.

-- J'ai dit ce que j'ai voulu... mais je vous répète que ce n'est pas elle qui est montée dans le fiacre où j'étais, dit Maxime avec impatience.

Il n'avait rien trouvé de mieux que de persister à mentir et il ne s'apercevait pas que la comtesse était tout près de défaillir.

-- Regardez donc madame, ricana le policier. Elle ne serait pas si troublée si elle n'avait pas fait le voyage avec vous.

» Il vous en coûte de la compromettre... je conçois cela... et pour vous mettre à l'aise, je vais l'interroger.

» Parlez, madame. N'est-il pas vrai que l'autre jour, vous aviez prié M. de Chalandrey de vous voiturer jusqu'aux fortifications ?

Madame de Pommeuse n'aurait peut-être pas hésité à répondre affirmativement, si elle eût su jusqu'à quel point le sous-chef de la sûreté était informé.

Elle devinait à peu près que, dans des circonstances qu'elle ne connaissait pas, Maxime avait été forcé de convenir qu'une femme lui avait demandé de la conduire au boulevard Bessières. Mais Maxime n'avait-il dit que cela ? Elle en doutait ; et dans le doute, elle préférait se taire, surtout en présence de Lucien Croze et de sa sœur.

Elle maudissait la fatalité qui avait amené le policier dans cette maison où elle ne pouvait pas lui répondre franchement, sans mettre en défiance l'homme qu'elle aimait.

-- Non, monsieur, balbutia-t-elle ; ce n'est pas moi.

-- Alors, décidément, vous aussi, vous niez l'évidence ? dit M. Pigache. Vous avez grand tort, madame, et je vais vous montrer que vous avez tort.

Puis, élevant la voix, il appela :

-- Piquet ! entrez, mon brave !

L'appel fut entendu. Une grosse main souleva la portière en tapisserie et un homme entra, le chapeau à la main, un homme que Chalandrey reconnut tout de suite et que la comtesse se rappela avoir vu, un quart d'heure auparavant, sur le trottoir de la rue de Naples.

Cet homme, c'était le cocher qui, la veille, à l'angle du pavillon, s'était trouvé nez à nez avec le voyageur qu'il avait pris sur le boulevard, tout près de la place de l'Opéra.

-- Racontez-nous comment vous êtes ici, lui dit Pigache.

-- Pour lors, commença le nommé Piquet, j'étais en faction, depuis ce matin, dans le café qui est en face de la maison de monsieur, quand j'ai vu madame débarquer devant la porte. Je ne pouvais pas me tromper, vu qu'elle est habillée comme l'autre fois. J'avais là une voiture à deux canassons qui mangeaient l'avoine. Je n'ai pris que le temps de les brider... votre agent m'a aidé...

-- Et vous êtes arrivés tous les deux rue des Dames. Là mon agent, qui avait mes instructions, vous a commandé de rester sur votre siège, pendant qu'il venait me chercher au commissariat du quartier Monceau. Vous avez bien manœuvré et j'en ferai mon rapport à l'administration.

-- Merci, mon commissaire... C'est égal ! J'aurais voulu que ça durât plus longtemps... Rien à faire que d'ouvrir l'œil et ma journée payée au maximum !... ça m'allait, c'te position-là, et si j'avais été un pas grand chose, j'aurais pas fait semblant de reconnaître la dame... mais on a de la conscience ou on n'en a pas... et j'en ai, moi, je m'en vante.

-- Alors, vous êtes certain que c'est madame qui est descendue de votre fiacre sur le chemin de ronde ? Vous m'avez cependant dit, hier, que vous n'aviez pas vu sa figure.

-- Ça c'est vrai. Mais j'ai bien remarqué sa taille, sa tournure et sa toilette... et je lèverais la main que c'est elle.

-- Que dites-vous de cela, madame ? demanda Pigache en regardant fixement la comtesse qui se soutenait à peine.

Maxime jugea que le moment était venu d'intervenir pour empêcher la pauvre femme de se perdre tout à fait.

-- N'interrogez pas madame de Pommeuse, dit-il vivement. Je vais vous répondre pour elle... et je commence par convenir que c'est à elle que j'ai rendu service, l'autre jour...

-- L'aveu est un peu tardif.

-- Je le lui ai rendu sans la connaître... C'est seulement quelques jours après que j'ai su à qui j'avais eu à faire...

-- Mais vous le saviez déjà lorsque je vous ai questionné, hier ?

-- Oui, monsieur, et j'ai affirmé le contraire. Il est des cas où le devoir d'un galant homme est de mentir. Je me serais coupé la langue plutôt que de compromettre madame de Pommeuse qui avait eu confiance en moi, puisque, un peu plus tard, à une soirée qu'elle donnait, elle m'a remercié de l'avoir accompagnée dans ce voyage... rien ne l'obligeait à me faire cette confidence et elle s'en serait bien gardée, si elle avait eu quelque chose à se reprocher... Mais madame de Pommeuse est aussi étrangère que moi au crime du pavillon.

-- Alors, rien ne l'empêche de m'apprendre ce qu'elle allait faire dans ce quartier excentrique à huit heures du matin.

-- Rien ne l'y force. Je ne le lui ai pas demandé, répliqua Maxime, qui s'obstinait à répondre pour la comtesse, et qui ne répondait pas très habilement.

-- Vous, monsieur, vous n'êtes pas commissaire de police, et j'admets que vous respectiez les secrets d'une femme. Je ne suis pas tenu à la même réserve. Mon devoir, à moi, c'est de m'enquérir et je fais mon devoir en invitant madame à s'expliquer nettement.

La comtesse, qui pâlissait de plus en plus, se tut.

-- Est-ce la présence de ce cocher qui vous gêne ? demanda M. Pigache. Je n'ai plus besoin de lui, puisqu'il vous a reconnue.

» Sortez, Piquet, et allez m'attendre dans la rue.

Piquet ne se fit pas prier pour disparaître. Il aimait beaucoup mieux fumer sa pipe en plein air que d'assister à un interrogatoire qui ne l'intéressait pas du tout.

-- Maintenant, reprit le sous-chef de la sûreté, vous pouvez parler, madame. Vous êtes ici chez des amis et vous savez par expérience que M. de Chalandrey est le plus discret des hommes. Vous n'avez donc rien à craindre en disant la vérité... et j'ajoute, pour vous mettre à l'aise, qu'il me semble peu probable que vous ayez participé au crime dont je cherche les auteurs.

» Mais vous comprenez vous-même que, si vous persistiez à garder le silence, je finirais par vous soupçonner.

-- Vous pourriez tout aussi bien me soupçonner, interrompit Chalandrey ; moi aussi, je suis allé, le jour du crime, au boulevard Bessières.

-- Ce n'est pas du tout la même chose. Vous n'y seriez pas allé, si madame ne vous avait pas proposé de l'y conduire. Et, si elle s'est adressée à vous qu'elle ne connaissait pas, à ce moment-là, c'est qu'elle avait un intérêt majeur à s'y rendre... à heure fixe... et j'en conclus naturellement que quelqu'un l'y attendait.

» Vous-même, monsieur, vous m'avez dit, hier, que vous aviez pensé que la personne qui vous avait quitté, à la porte de Clichy, en vous défendant de la suivre, allait à un rendez-vous.

-- Je n'ai pas dit cela ! s'écria Maxime, d'autant plus vexé que c'était vrai.

-- Pardon ! reprit M. Pigache, sans s'émouvoir, vous l'avez dit, devant témoins... devant votre oncle, qui l'attesterait, au besoin. Vous avez même précisé en ajoutant que cette dame allait sans doute à un rendez-vous donné par un amant.

-- Vous m'assommiez de questions. J'y ai coupé court en vous répondant la première bêtise qui m'a passé par la tête.

-- Mais, non. C'était l'explication la plus naturelle du voyage matinal de madame... et si madame veut bien la confirmer, je m'en rapporterai volontiers à sa déclaration... à condition toutefois qu'elle me fournira des preuves à l'appui... c'est-à-dire qu'elle me désignera la maison où elle est entrée et qu'elle me nommera la personne qu'elle allait voir... je serai obligé de vérifier si c'est exact, mais l'enquête sera faite discrètement... et il ne s'ensuivra aucun scandale.

La comtesse faisait peine à voir. Pour elle, c'était bien le comble du malheur d'être interrogée et pressée de la sorte en présence de Lucien Croze. Il allait croire qu'elle avait un amant et pour détourner d'elle cette honte, elle n'avait qu'à dire la vérité. Mais la dire, c'était non seulement avouer qu'elle avait vu commettre le crime, mais encore signaler la présence à Paris de son frère, condamné par contumace.

Et ce dernier danger l'effrayait plus que tout le reste. Le passé se dressait devant elle. Elle croyait déjà entendre les magistrats lui reprocher l'origine de sa fortune et lui jeter à la face les méfaits de son père. Lucien, qui ne savait pas encore qu'elle allait renoncer à cette fortune mal acquise, Lucien ne voudrait plus d'elle, quand il saurait l'histoire de cette famille Grelin dont elle était, pour son malheur.

Peu s'en fallût pourtant qu'elle n'avouât tout, au risque de mettre dans un mauvais cas Maxime de Chalandrey qui se trouverait, comme elle, convaincu de faux témoignage, si elle avouait.

Elle lisait sur la figure de Lucien les soupçons qui le torturaient et elle aurait voulu lui crier : Non, je n'ai pas d'amant. Je n'aime et n'ai jamais aimé que toi. Écoute mes aveux et quand tu les auras entendus, tu me jugeras.

Mais elle eut l'heureuse idée de regarder Maxime dont les yeux semblaient lui dire : N'avouez pas. Je me charge de rassurer Lucien.

Cette scène muette fut interrompue par M. Pigache qui prit la parole avec une douceur inattendue.

-- Madame, dit-il, je comprends qu'il vous en coûte beaucoup de répondre à la question que je viens de vous poser... trop brutalement peut-être... et je veux bien ne pas insister. J'admets que vous avez de bonnes raisons pour vous taire. J'admets même que vous n'êtes absolument pour rien dans l'affaire criminelle qui m'occupe. Vous admettrez bien aussi que je dois vous demander certains renseignements dont j'ai besoin.

-- Parlez, monsieur, murmura madame de Pommeuse, très étonnée de ce changement de ton.

-- C'est votre père, n'est-ce pas, qui a fait bâtir le pavillon où le crime a été commis ?

-- Oui... avant ma naissance, je crois... et il ne l'a jamais habité, que je sache.

-- Cependant, vous y êtes allée... avec lui ?

-- Il m'y a menée quelquefois, lorsque j'étais enfant.

-- Mais il ne vous en a pas transmis la propriété ?

-- Non, monsieur. Il l'a vendu, avant sa mort.

-- À qui l'a-t-il vendu ?

-- Je ne l'ai jamais su.

-- Votre père ne vous l'a pas dit ?

-- Mon père ne me parlait jamais de ses affaires.

-- De sorte que vous ignorez de quelle nature elles étaient.

-- Complètement.

-- C'est extraordinaire. Il a laissé une fortune considérable... dont vous ne connaissez pas l'origine...

-- Il l'avait gagnée dans le commerce.

-- Vous avez été mariée ?

-- Oui, monsieur, et je suis veuve depuis trois ans.

-- Votre mari, le comte de Pommeuse, est mort par accident.

-- D'une chute de cheval... au bois de Boulogne.

-- Et vous étiez mariée sous le régime dotal : sa mort n'a rien changé à votre situation.

Maxime, qui écoutait de toutes ses oreilles, se demandait où Pigache voulait en venir avec toutes ces questions, qui n'avaient qu'un rapport indirect avec le sujet principal de l'interrogatoire, et Maxime soupçonnait le policier émérite de préparer quelque coup inattendu.

Il ne se trompait pas, car le sous-chef de la sûreté reprit d'un air assez indifférent :

-- Vous n'êtes pas l'unique héritière de M. Grelin, négociant... vous avez un frère...

-- Il la tient ! pensa Maxime.

-- J'en avais un, balbutia la comtesse. Il a quitté la France...

-- Mais vous l'avez connu.

-- Oui... autrefois... et je ne sais pas ce qu'il est devenu.

-- Alors, depuis plusieurs années, vous ne l'avez pas revu ?

-- Non, monsieur.

-- Très bien ! Je n'insiste pas. Les fautes sont personnelles et vous n'êtes pas responsable de celles qu'il a commises. Si je vous ai parlé de lui, c'est que, étant donnés ses antécédents, je pouvais supposer qu'il n'était pas étranger à l'affaire du pavillon... Je m'étais figuré que votre promenade matinale de l'autre jour n'avait pour but que d'aller voir ce frère... qui vous aurait écrit.

-- Il a deviné, pensa Maxime.

-- Mais, s'il en était ainsi, vous en conviendriez sans difficulté, car je ne vous reprocherais pas de vous être rendue à l'appel de ce malheureux.

-- Bon ! se dit Chalandrey, voilà le piège. Il espère qu'elle va avouer, et, quand ce sera fait, il la mènera grand train.

-- Vous vous taisez, continua M. Pigache ; c'est que vous ne l'avez pas vu. Donc, de deux choses l'une : ou vous êtes entrée dans l'ancienne propriété de votre père ; ou vous êtes allée rejoindre quelqu'un qui vous attendait... et dans ce dernier cas, vous feriez bien de vous confesser à moi... oh ! pas ici !... ce serait trop pénible pour vous... à la Préfecture, dans mon cabinet... je suis discret par état, et vous ne risqueriez rien de me confier votre secret... je n'en abuserais pas, et dès que je saurais à quoi m'en tenir, je vous laisserais en repos, car je n'aurais plus de motif pour m'occuper de vous.

Cette nouvelle invite aux aveux cachait évidemment, comme les précédentes, une arrière-pensée, mais elle avait cela de rassurant, qu'elle exprimait l'intention du policier de ne pas insister pour obtenir ces aveux, séance tenante.

Chalandrey avait cru, un instant, que la pauvre comtesse ne rentrerait pas chez elle, ce soir-là, et que lui-même, il pourrait bien aller coucher au dépôt de la Préfecture.

Maintenant, il ne craignait plus ce fâcheux dénouement d'une fatale entrevue et c'était beaucoup que de gagner du temps.

Avant qu'on interrogeât, derechef, madame de Pommeuse, il pourrait la voir et s'entendre avec elle ; la mettre au courant de la situation et lui expliquer comment, lorsque le cocher l'avait reconnu, dans l'enclos du boulevard Bessières, il s'était trouvé forcé de dire une partie de la vérité, mais rien qu'une partie. Il la mettrait ainsi en garde contre les embûches que la police ne manquerait pas de lui tendre.

Il pourrait aussi rassurer Odette, qui devait douter de son fiancé, depuis qu'elle assistait à cette scène où il semblait jouer un rôle équivoque.

La comtesse, plus morte que vive, persistait à ne plus souffler mot, et, désespérant sans doute de rien tirer d'elle pour le moment, le sous-chef de la sûreté reprit d'un ton dégagé :

-- Du reste, madame, jusqu'à preuve du contraire, je ne vous accuse pas d'avoir trempé dans l'abominable assassinat dont je recherche les auteurs. Je me renseigne, voilà tout, et je me renseignerai encore. Quand je tiendrai les coupables, je vous mettrai en leur présence et nous verrons bien s'ils vous reconnaissent.

La perspective de cette confrontation n'était pas pour rassurer madame de Pommeuse, et elle ne put s'empêcher de frissonner à la seule pensée de se retrouver face à face avec les scélérats qui avaient tenu sa vie entre leurs mains et qui l'avaient épargnée, après avoir fait d'elle leur complice.

Maxime, s'il eût été soumis à la même épreuve, n'aurait eu rien à craindre. Il avait vu les assassins, mais les assassins ne l'avaient pas vu et n'auraient pas pu le reconnaître.

Et il ne s'effrayait pas trop de ce danger pour la comtesse, car il se persuadait de plus en plus que la police ne les trouverait jamais, ces bandits insaisissables qui se rassemblaient à certains jours pour commettre ou pour préparer des crimes et qui disparaissaient ensuite comme des fantômes.

-- Je puis donc vous laisser libre, madame, continua M. Pigache. Je tenais absolument à vous interroger. C'est fait et je sais maintenant sur vous ce que je voulais savoir. Le reste me regarde. L'enquête va se poursuivre. Elle est en très bonne voie, et je suis en mesure d'affirmer que tout s'éclaircira très prochainement.

» En attendant, je me permets de vous donner un conseil. Ne dirigez plus vos promenades du côté de la porte de Clichy. Une femme comme vous ne peut que se compromettre en fréquentant ce quartier mal habité.

Le policier souligna d'un sourire ironique cette recommandation assez superflue et, s'adressant à Maxime :

-- À vous, monsieur, je n'ai rien à dire, et je veux bien oublier que vous avez fait, hier, une déposition inexacte. Je vous engage seulement à être prudent. Trop parler nuit ; trop se taire nuit aussi quelquefois. Il faut trouver un moyen terme.

Sur cette conclusion, le sous-chef de la sûreté salua très brièvement l'assistance et se retira.

Ce n'était pas une fausse sortie, car le bruit de ses pas se perdit bientôt dans l'escalier. On entendit bientôt la porte de la rue se refermer sur lui, et le roulement d'une voiture qui s'éloignait, probablement celle que conduisait le cocher Piquet.

Les espions, grands ou petits, décampaient, et, certes, personne n'avait prévu que la désagréable visite du sieur Pigache finirait ainsi.

Après avoir intimidé et menacé tout le monde, il était devenu subitement tout sucre et tout miel. Il semblait qu'il fût venu causer amicalement avec des gens qu'il n'avait jamais soupçonnés.

Et pourtant, il laissait derrière lui l'inquiétude et la défiance qu'il avait adroitement semées.

Maxime y voyait plus clair que les autres et ce brusque revirement ne lui disait rien de bon. Il devinait que Pigache croyait les tenir tous et emportait la certitude de remettre la main sur eux, dès qu'il lui plairait.

Les pêcheurs à la ligne savent qu'il faut laisser filer le poisson qui commence à mordre à l'hameçon, et le ferrer , comme ils disent, en donnant un coup sec, aussitôt qu'il est pris, de façon à ne plus pouvoir se dégager.

Pigache faisait comme les pêcheurs : il laissait filer, en attendant qu'il ferrât.

Madame de Pommeuse n'était plus en état de raisonner, mais elle se sentait perdue, et aux craintes qui l'oppressaient s'ajoutait la douleur de voir que Lucien doutait d'elle.

Odette aussi, doutait ; elle doutait de son fiancé, engagé avec la comtesse dans une mystérieuse aventure.

Le frère et la sœur attendaient une explication et ils étaient trop fiers pour la demander.

Maxime comprit, le premier, qu'il fallait avant tout mettre fin à une situation navrante.

-- Venez, madame, dit-il à la comtesse, en prenant son chapeau.

Elle le suivit machinalement, et Maxime dit tout bas à Lucien qui les reconduisait :

-- Fais-moi crédit d'un jour. Demain, je t'expliquerai tout.

VII

La fin de l'hiver est une fête pour les Parisiens, à quelque catégorie sociale qu'ils appartiennent.

Les pauvres se réjouissent de n'avoir plus froid ; les ménages modestes se réjouissent de ne plus dépenser d'argent pour se chauffer ; les riches s'empressent d'aller prendre le soleil, -- tomar el sol, comme on dit à Madrid.

À vrai dire, il arrive assez souvent que le printemps fait faux bond, mais il y a toujours, au mois de mars, quelques belles journées, et les heureux de ce monde en profitent pour courir aux Champs-Élysées et au Bois.

Les équipages roulent, les cavaliers se donnent carrière, et les promeneurs à pied arpentent allègrement les bas-côtés de la grande avenue, voire même, s'ils sont bons marcheurs, les allées qui bordent les lacs.

On se croirait reporté à cinquante ans en arrière, alors que, pendant la semaine sainte, le traditionnel défilé de Longchamp rassemblait entre la place de la Concorde et l'Arc-de-Triomphe, le tout Paris de ce temps-là.

Maintenant, c'est Longchamp toutes les fois qu'il fait beau.

Et le lendemain de la scène à cinq ou six personnages, qui s'était jouée, rue des Dames, il faisait un temps superbe.

Maxime de Chalandrey avait, la veille reconduit chez elle madame de Pommeuse, et on croira sans peine, qu'ils avaient eu, en route, une conversation intéressante.

Après s'être contenus en présence du terrible Pigache, ils pouvaient enfin parler à cœur ouvert et se dire tout ce que Lucien et sa sœur ne devaient pas entendre.

Avant de leur exposer les dessous de la situation, Maxime et la comtesse éprouvaient le besoin de se concerter, car ni l'un ni l'autre ne voulait rester sous le coups d'accusations qui menaçaient de troubler profondément leurs amours.

Lucien croyait peut-être que madame de Pommeuse avait un amant ; Odette soupçonnait peut-être que madame de Pommeuse était ou avait été la maîtresse de Maxime.

Le seul moyen de les détromper, c'était de leur confesser toute la vérité -- aveu pénible surtout pour la comtesse, qui serait obligée de montrer à l'homme qu'elle aimait des plaies de famille qu'elle aurait voulu lui cacher.

Chalandrey, en partant, avait promis à Lucien de lui expliquer le mystère du voyage matinal au boulevard Bessières, et il comptait tenir sa promesse.

Encore fallait-il que madame de Pommeuse l'autorisât à révéler l'existence de ce frère qui lui avait coûté si cher.

Quant à la sinistre aventure du pavillon, Lucien n'en avait aucune idée. Pourquoi Maxime lui en aurait-il parlé ? La comtesse avait compris que c'était inutile et, d'un commun accord, ils avaient décidé que Maxime se bornerait à raconter à Lucien Croze que l'imprudente Octavie était allée voir son frère, rentré à Paris malgré elle, et lui avait donné de l'argent pour qu'il s'éloignât encore une fois de la France, où il pouvait être arrêté d'un moment à l'autre.

Mais il avait été convenu aussi que Maxime n'en dirait pas davantage.

Madame de Pommeuse, par la même occasion, l'avait consulté sur le projet qu'elle avait formé de donner toute sa fortune à des œuvres de bienfaisance et Maxime avait été d'avis que le moment serait très mal choisi pour accomplir ce sacrifice qui ne manquerait pas d'attirer l'attention du monde. Il s'était évertué à la convaincre qu'elle devait au contraire continuer son train de vie, ne fût-ce que pour déjouer les suppositions malveillantes. Et il l'avait convertie à ses idées, sans trop de peine.

Ils s'étaient séparés en se promettant réciproquement de se soutenir, quoi qu'il advînt, mais de se voir le moins possible, afin de dérouter les espions qui allaient les surveiller, ce n'était pas douteux.

Plus de visites de Maxime à l'hôtel de l'avenue Marceau ; plus d'excursions imprudentes.

Si de nouveaux incidents les mettaient dans la nécessité de s'aboucher, ils se rencontreraient au Bois, comme par hasard : Maxime à cheval et la comtesse en voiture. Ils échangeraient là quelques mots et ce serait tout, sauf à prendre, en passant, rendez-vous ailleurs, s'il y avait lieu de conférer plus longuement.

Chalandrey, après avoir accompagné madame de Pommeuse, s'était fait conduire au cercle où il avait dîné et il était allé finir sa soirée au théâtre ; à l'Opéra, où on donnait Don Juan et où il avait pensé tout le temps aux airs chantés par Odette à la dernière soirée de la comtesse.

Il espérait presque y rencontrer son oncle qui y venait quelquefois, les soirs où on jouait du Mozart, mais M. d'Argental ne s'y était pas montré. Évidemment, le commandant boudait.

Après l'incident de l'enclos, qui avait suivi le déjeuner chez la mère Caspienne, le commandant était parti fâché, et quand cela lui arrivait, il disparaissait jusqu'à ce que sa mauvaise humeur fût passée.

Maxime ne l'avait pas vu non plus, le lendemain, quoique le temps fût propice à une longue chevauchée. L'ancien chef d'escadron, qui ne manquait guère les occasions de monter les chevaux de son neveu, n'avait point paru à l'hôtel de la rue de Naples, et Maxime s'était décidé, sans regret, à monter seul.

M. d'Argental l'aurait gêné pour aborder la comtesse, s'il la rencontrait.

Maxime était donc sorti, vers trois heures, sur une jument baie qu'il avait achetée récemment et il s'était dirigé, au pas, vers le Bois, par les boulevards extérieurs.

L'équitation est un exercice hygiénique et agréable qui rafraîchit les idées et favorise les réflexions ; surtout l'équitation aux allures tranquilles.

Chalandrey rêvait donc à loisir aux événements de la veille, aux dangers qui le menaçaient, aux espérances qui lui restaient et il ne prit le trot qu'à la place de l'Étoile pour ne le quitter qu'à la pointe du premier lac.

Là, il fut accosté par un cavalier, par ce Goudal, membre de son cercle et viveur bien informé, qui lui avait donné naguère la première nouvelle de la découverte d'un cadavre dans le fossé des fortifications.

Goudal était un amateur de chevaux et un habitué du Bois. On le voyait cavalcader tous les matins dans l'allée des Poteaux et il revenait souvent, l'après-midi, passer en revue les demi-mondaines qu'il connaissait toutes.

Chalandrey n'était pas très lié avec ce joyeux garçon ; mais il le trouvait assez amusant et quand il voulait savoir à quoi s'en tenir sur une femme à la mode, il s'adressait volontiers à lui, comme il aurait consulté un dictionnaire ou un répertoire.

Ce jour-là, il ne songeait guère à prendre des informations sur les demoiselles qui passaient, mais il se souvenait de celles que Goudal lui avait fournies spontanément sur l'homme exposé à la Morgue et il ne désespérait pas d'en tirer des renseignements complémentaires.

-- Vous avez là une jolie bête, lui dit Goudal. Je crois que mon cheval la battrait au trot, mais elle a du sang. Voulez-vous que nous les essayions dans l'allée de Longchamp... un simple match de dix louis... à seule fin de ne pas perdre l'habitude de parler.

-- Volontiers... après que nous aurons fait le tour des lacs, répondit Chalandrey, qui se promettait de perdre en route ce compagnon par trop sans gêne.

-- C'est entendu, mon cher. Je tiens autant que vous à inspecter les jolies femmes et aujourd'hui, il en pleut... même des femmes du monde... Je viens d'en rencontrer une qui, comme beauté, rendrait des points à toutes les horizontales en vogue... la comtesse de Pommeuse.

» Vous la connaissez, je crois, cette comtesse ?

-- Très peu. Mon oncle m'a présenté chez elle, mais je n'y ai plus remis les pieds.

-- Moi, je ne la connais que de vue, mais j'ai beaucoup vu Pommeuse avant qu'il ne l'épousât. Elle a eu de la chance de le perdre, car c'était un triste sire.

Goudal, visiblement, ne demandait qu'à bavarder sur la comtesse, mais il n'aurait rien appris de nouveau à Chalandrey qui s'empressa de changer de conversation.

-- Expliquez-moi donc ce qui se passe à notre cercle, dit-il. J'y ai dîné hier et nous n'étions que cinq ou six à la grande table. J'ai eu pour voisins deux vieux bonzes dont je ne sais même pas les noms et qui n'ont ouvert la bouche que pour manger. Le maître d'hôtel avait l'air lugubre et je n'ai trouvé personne à qui causer dans le grand salon, en prenant mon café.

» Aussi, je me suis sauvé.

-- Alors, vous ne savez pas la grande nouvelle ?

-- Pas du tout. Est-ce qu'on va nous supprimer par ordonnance de police ?

-- Ça pourrait bien arriver, mais nous n'en sommes pas encore là. Voici l'histoire. Vous vous souvenez que j'avais reconnu à la Morgue, l'individu qu'on a étranglé ; je l'avais reconnu pour avoir été des nôtres, mais je m'étais bien gardé de signaler le fait à la justice. D'autres, moins prudents que moi, sont allés déclarer au préfet de police que cet homme était un certain Soulas, une espèce d'aigrefin qui sortait on ne sait d'où, qui vivait on ne sait de quoi et qu'on soupçonne maintenant avoir été assassiné par une bande de coquins dont il faisait partie.

» Je vous laisse à penser si, depuis cette jolie découverte, le Cercle est en odeur de sainteté. Il est déjà question de le faire fermer, sous prétexte qu'on y reçoit tout le monde, comme dans un tripot. Et le fait est que c'est raide d'avoir admis un filou... et même pis qu'un filou, s'il est vrai que ce Soulas était affilié à une société de malfaiteurs.

-- On doit savoir qui l'a présenté chez nous. Il faut deux parrains.

-- Le comité s'est contenté d'un, et ce qu'il y a de plus fort, c'est que ce parrain unique est un monsieur qui est du cercle depuis sa fondation, mais qui n'y vient jamais et qui n'est connu ni de vous, ni de moi, ni de bien d'autres. Il est vrai qu'il a ce qu'on appelle de la surface . Il est riche et bien posé dans le monde des affaires.

-- Alors, comment a-t-il pu patronner un homme taré ?

-- Il dit, paraît-il, que cet homme lui avait été recommandé par un de ses amis de province et que n'ayant pas de motif pour le soupçonner d'être un mal vivant, il n'a pas cru se compromettre en l'autorisant à le prendre pour répondant. Il croyait qu'il s'agissait d'une simple formalité, et il n'y attachait aucune importance. Il décline toute responsabilité.

-- Voilà un étrange personnage. Et ceux qui l'ont interrogé se sont contentés de cette explication ?

-- Je n'en sais rien. Tout cela s'est passé hier et mes nouvelles s'arrêtent là. Mais je suis à peu près décidé à donner ma démission du club et je vous engage à en faire autant.

-- Je n'y manquerai pas et j'avertirai mon oncle qui, lui aussi, s'est fourvoyé là.

-- Je me demande pourquoi, car il ne joue pas, votre oncle, et c'est la grosse partie qui nous attirait, nous autres. Ce que nous avons dû être volés !

-- Fortement, je n'en doute pas. Et je ne tiens pas à l'être encore. Ce Soulas n'était probablement pas le seul à exercer ses talents chez nous...

-- Non, car il ne tenait jamais les cartes. Il devait avoir des associés auxquels il faisait des signes... et ceux-là ne sont pas pris. Mais qu'on ait admis un brigand comme celui qui est mort de la main de ses complices, c'est trop fort, ma parole d'honneur !

-- Ce qui est plus fort encore, c'est qu'il ait trouvé pour le présenter un homme honorable.

-- Honorable... jusqu'à preuve du contraire. Je ne la garantirais pas, son honorabilité. D'abord, c'est un financier, un manieur d'argent, et tous ces gens-là sont sujets à caution.

-- Comment se nomme-t-il ?

-- Sylvain Maubert. Il est banquier, et connu comme le loup blanc dans le quartier qu'il habite.

-- Sylvain Maubert ! répéta Chalandrey, en tressaillant sur sa selle.

-- Oui, mon cher, dit Goudal. Est-ce que vous le connaissez ?

-- Moi ?... pas du tout.

-- C'est singulier... à votre air, j'avais cru...

-- Que j'étais en relations avec ce monsieur... vous vous êtes trompé. Je ne vois pas le monde de la finance et je n'en suis pas encore à avoir affaire aux usuriers.

» La vérité est que j'ai déjà entendu prononcer ce nom-là... je ne me rappelle plus par qui, ni dans quelles circonstances...

-- Oh ! je pense bien que vous n'êtes pas l'ami de ce personnage, car il me semble, à moi, très compromis.

-- Quoi ! vous pensez qu'il était de la même bande que l'escroc qu'on a étranglé ?

-- Ça ne m'étonnerait pas. Mais je n'ai pas entendu dire, jusqu'à présent, que la justice le soupçonnât. Il est couvert par sa situation de notable commerçant.

-- Cependant, on l'a interrogé, puisque vous savez ce qu'il a répondu.

-- Oui... notre comité s'est ému. Deux de ces messieurs sont allés voir Maubert... et il leur a fourni des explications... qui n'expliquent rien. On en est là. On va décider aujourd'hui si on le rayera de la liste des membres du club. C'est s'y prendre un peu tard et il faudrait en rayer bien d'autres pour que l'épuration fût complète. D'ailleurs, l'expulsion de ce maltôtier ne sauverait probablement pas le cercle.

» C'est pourquoi je vais faire comme les rats qui déménagent quand ils sentent que la maison va crouler.

Maxime ne jugea pas nécessaire d'exprimer de nouveau son intention de se retirer aussi et la conversation tomba momentanément.

Maxime se demandait s'il devait se réjouir de ce qu'il venait d'apprendre.

Assurément, il était fort aise de savoir que ce Maubert, accusateur de Lucien Croze, était un homme suspect au premier chef ; mais, d'un autre côté, il redoutait des découvertes préjudiciables à madame de Pommeuse, car elle ne devait pas souhaiter qu'on arrêtât les assassins du pavillon qui, s'ils étaient pris, pourraient la mettre en cause, ne fût-ce que pour se venger d'elle qu'ils soupçonnaient de les avoir dénoncés.

Il se demandait aussi quel rôle avait joué dans tout cela M. Tévenec, ami de l'équivoque banquier de la rue des Petites-Écuries et représentant du propriétaire actuel de l'immeuble du boulevard Bessières, dont il touchait les loyers, affirmait Virginie Crochard, la cabaretière.

Et il entrevoyait des complications inquiétantes, non seulement pour lui et pour la comtesse, mais aussi pour ses amis de la rue des Dames.

M. Pigache avait l'œil sur eux et M. Pigache tenait dans ses mains de policier tous les fils de cette enquête à plusieurs faces. Rien n'empêchait qu'un beau jour, Lucien et sa sœur se trouvassent compromis, ou tout au moins appelés à témoigner en justice dans un procès criminel dont ils ne connaissaient pas le premier mot.

-- Tenez, mon cher, reprit Goudal, je viens de rencontrer un des nôtres qui a poussé, ces jours-ci, comme un champignon, et qui ne me paraît pas valoir beaucoup mieux que le Soulas en question.

-- Qui donc ? demanda Chalandrey.

-- Atkins, cet Américain qui gagne toujours. D'où sort-il, celui-là ? Personne ne s'en est informé et vous verrez qu'on s'apercevra, un de ces jours, que c'est un filou.

-- Le fait est qu'il a une veine insolente. L'autre jour, il m'a enlevé plus de mille louis, en moins d'une heure.

-- Et vous dites qu'il est ici ?

-- Parfaitement. Il monte un cheval noir qui a dû lui coûter très cher, car ce monsieur ne se refuse rien. Et ce qui me ferait croire qu'il n'est pas Américain, c'est qu'il monte selon les principes de la vieille école française et non en casse-cou, comme les autres Yankees.

-- Il doit, tout au moins, avoir habité Paris, quand il était jeune, car l'équitation raisonnée est un art qu'on n'apprend pas de l'autre côté de l'Atlantique.

-- Quoiqu'il en soit, je me défie de ce monsieur. Il est trop liant. Tout à l'heure, si je m'étais laissé faire, il ne m'aurait pas lâché, et je ne tiens pas du tout à me montrer avec lui au bois de Boulogne, où tout le monde me connaît. Aussi, l'ai-je reçu fraîchement. Il a compris et il a piqué des deux. Mais il n'a pas repris le chemin de Paris et nous le rencontrerons très probablement.

Tout en causant, Chalandrey et Goudal avaient fait du chemin. Ils avançaient maintenant, au milieu des voitures qui encombraient l'allée circulaire, et ils croisaient à chaque instant des demoiselles couchées plutôt qu'assises dans des victorias fringantes.

Chalandrey ne les regardait guère, mais Goudal leur souriait en passant, et tout à coup, il s'écria :

-- Tiens ! Blanche Porée ! J'ai deux mots à lui dire et... on ne sait pas ce qui peut arriver. Excusez-moi si je vous quitte. Bonne promenade, mon cher !

Et il poussa son cheval à travers les équipages.

Maxime ne chercha point à le retenir. Il s'estimait heureux de reprendre sa liberté, car il ne désespérait pas d'apercevoir la comtesse et il lui tardait de lui communiquer les nouvelles qu'il venait d'apprendre.

Ce fut le commandant qu'il aperçut, monté sur un hack emprunté à l'écurie de son neveu, un cheval difficile qu'il travaillait consciencieusement, au milieu de cette cohue roulante. Il lui faisait exécuter des changements de jambe et des pas de côté, absolument comme s'il eût été au manège, mais il ne paraissait pas qu'il produisît l'effet qu'il attendait, car les femmes riaient de cette fantasia mal placée et les cochers se garaient, de peur d'attraper des coups de pied.

Il avisa Maxime et s'empressa de couper la file pour venir se placer à côté de lui.

Maxime se serait bien passé de cet honneur, mais il fit, comme on dit, bonne mine à mauvais jeu et il accueillit son oncle par un salut de bienvenue.

-- Vous n'êtes donc pas fâché contre moi, lui dit-il en souriant.

-- Je devrais l'être, après toutes les sottises que tu as faites, répondit M. d'Argental, mais je n'ai pas de rancune et la preuve c'est que je viens de chez toi et que, ne t'ayant pas trouvé, j'ai donné à ton groom l'ordre de me seller ce carcan qui t'appartient. Tu devrais me remercier, car il aurait grand besoin d'être enfourché souvent par un vieux cavalier comme moi. Il n'a plus de bouche, depuis que tu le laisses monter par un jockey.

» Maintenant, parlons d'autre chose. As-tu revu la comtesse ?

Cette question, posée à brûle-pourpoint, déconcerta Maxime qui aurait bien dû la prévoir et qui ne savait comment y répondre, car il était plus résolu que jamais à ne pas mettre son oncle au courant des affaires de madame de Pommeuse.

À tout hasard, il se décida à mentir. Il ne faisait pas autre chose depuis quelques jours et la nécessité où il se trouvait à chaque instant de dire le contraire de la vérité n'était pas le moindre châtiment de ses imprudences et de ses fautes.

-- Pas encore, dit-il, mais je n'ai pas de parti pris et je la reverrai certainement. J'attends qu'il se présente une occasion de l'assurer que, si je ne me mets pas sur les rangs pour l'épouser, je n'en reste pas moins son très dévoué serviteur.

-- Comme tu voudras. J'ai renoncé à te convertir. Où en es-tu avec la police ?

-- Mais... toujours au même point.

-- Alors, elle te laisse tranquille ?

-- Oui, jusqu'à présent... et je commence à espérer qu'elle ne s'occupera plus de moi.

-- Je crois que tu te flattes, mais qu'y faire ?... le vin est tiré, il faut le boire... et en ce qui me concerne, je suis résigné d'avance à être encore tracassé, puisque j'ai eu la mauvaise chance de me trouver là quand ce cocher t'a reconnu. Je m'en moque. Ils ne me feront pas dire ce que je ne sais pas.

» Et de la dame voilée qui t'a mis dans ce joli pétrin, tu n'as pas de nouvelles ?

-- Aucune, répondit Chalandrey.

Un mensonge de plus ne lui coûtait guère et il savait bien que son oncle était à cent lieues de se douter que la dame en question s'appelait la comtesse de Pommeuse.

-- Alors, tout va bien, dit le commandant. Comment se porte la petite chanteuse qui t'a donné dans l'œil, l'autre soir, avenue Marceau ?

-- Décidément, mon cher oncle, répliqua Maxime agacé, vous faites concurrence à ce Pigache qui nous a si fort tourmentés, avant-hier.

» D'où vous vient cette rage de m'interroger sur tout et à tout propos ?

-- Ne te fâche pas. C'est fini. Et du reste... je ne me trompe pas... c'est bien le grand coupé bleu de madame de Pommeuse qui vient à nous... Je veux lui présenter mes hommages, et j'espère bien que tu ne vas pas me fausser compagnie. Voici l'occasion de rentrer en grâce que tu cherchais.

Maxime ne demandait, en effet, qu'à rencontrer la comtesse, mais il aurait voulu lui parler sans témoins, et la présence de son oncle allait le gêner beaucoup.

Il fallut bien en passer par là et se porter avec M. d'Argental à la rencontre du coupé ; seulement, il eut soin de se placer près de la portière de droite, pendant que le commandant occupait l'autre.

Ils avaient fait volter leurs chevaux et, ainsi escortée, la comtesse avait l'air de rentrer à Paris, comme une reine, entre deux écuyers de service.

Elle n'avait vu d'abord que Chalandrey et elle s'était penchée aussitôt pour entamer avec lui une conversation intéressante, mais l'oncle s'était montré du côté opposé et elle avait dû arrêter son premier mouvement pour faire face à ce respectable survenant.

Sur quoi, l'ex-chef d'escadron, toujours galant, à l'ancienne mode, se lança dans des compliments à perte de vue sur la beauté de la jeune veuve, sur l'élégance de sa toilette et sur la tenue de son équipage.

Madame de Pommeuse était obligée de lui répondre poliment et il s'écoula cinq longues minutes avant que Maxime pût placer un mot.

À l'attitude de la comtesse et aux coups d'œil qu'elle lui lançait à la dérobée, il devinait qu'elle avait quelque chose d'important à lui dire et il maudissait son oncle qui était venu fort mal à propos se mettre en tiers dans cette entrevue fortuite et qui ne faisait pas mine de vouloir détaler.

-- Messieurs, dit Octavie, en souriant, vous êtes fort aimables de me faire cortège, mais au milieu de cet enchevêtrement de voitures, je tremble pour les jambes de vos chevaux.

Ce discours qui s'adressait aux deux cavaliers, n'était à autre fin que de décider M. d'Argental à prendre les devants, mais il ne comprit pas l'avertissement.

-- Ne craignez rien, chère madame, dit-il, j'en ai vu bien d'autres, quand je commandais mon escadron. Il m'est arrivé plus d'une fois d'être obligé de manœuvrer à travers des caissons d'artillerie.

Cette vanterie ne porta pas bonheur à l'ancien cuirassier. Un cocher maladroit, qui conduisait à fond de train la victoria d'une donzelle à chignon jaune, accrocha avec une de ses roues le genou gauche de Pierre d'Argental et faillit le désarçonner.

L'oncle se remit d'aplomb sur sa selle, tourna bride, et se lança au galop à la poursuite de ce drôle qu'il voulait cravacher.

Maxime et la comtesse se préoccupèrent peu de l'accident et de la scène qui allait s'en suivre.

Ils étaient seuls, enfin, et la comtesse en profita pour dire à son ami :

-- Mon frère est à Paris. Je viens de le rencontrer.

-- Votre frère ! répéta Maxime : mais ce n'est pas possible ! S'il était resté à Paris, il n'oserait pas se montrer.

-- Je l'ai vu, vous dis-je, murmura la comtesse.

-- Où donc ?

-- Ici... au bois de Boulogne... il est venu à cheval et il a passé tout près de moi. Je l'ai parfaitement reconnu, quoiqu'il ne porte plus toute sa barbe, comme il la portait le jour où vous l'avez vu dans le pavillon.

-- Vous avez pu vous tromper.

-- Non, je suis certaine que c'est lui.

-- Alors, il a dû vous reconnaître ?

-- Je le crois.

-- Et il ne vous a pas parlé ?

-- Non... fort heureusement. Mais ce qu'il n'a pas fait aujourd'hui, il peut le faire demain... et alors...

-- Voulez-vous me permettre de vous donner un conseil ?

-- Oui, certes... N'êtes-vous pas le seul ami qui me reste ?

-- Le seul, non. Lucien Croze se jetterait au feu pour vous. Mais Lucien ne peut vous être d'aucune utilité dans la circonstance, puisqu'il ignore l'existence de ce malheureux.

» Je voudrais qu'il l'ignorât toujours et je crains... que votre frère soit arrêté, jugé et condamné de nouveau, après l'avoir déjà été par contumace. Cette fois, ce serait bien pis, car son procès aurait un retentissement énorme...

-- Je serais perdue...

-- Ce n'est pas mon avis, car vous pourriez enfin dire toute la vérité... et Lucien ne vous soupçonnerait plus d'être allée à un rendez-vous donné par un amant. Quant à l'opinion du monde...

-- Au point où j'en suis, je pourrais la braver, mais je l'aimais, ce frère indigne... avant qu'il se fût déshonoré... et le voir assis sur le banc des criminels !... témoigner contre lui !...

-- Ce ne serait pas témoigner contre lui que d'avouer que vous l'avez vu et que vous lui avez remis de l'argent pour qu'il pût quitter la France. Quelle est donc la femme qui, en pareil cas, n'aurait pas fait comme vous ? Personne ne vous blâmerait.

-- Quoi ! vous me conseillez de le dénoncer !

-- Non. Mieux vaudrait cent fois qu'il consentît à retourner en Amérique, comme il vous l'a promis. Mais tout indique qu'il n'y songe pas. Il aura employé vos trente mille francs à faire peau neuve, et, tant qu'ils dureront, il mènera joyeuse vie. Il croit que la police l'a oublié.

-- Tévenec, son pire ennemi, sait qu'il est à Paris. Il me l'a dit...

-- Mais il ne le dira pas à d'autres, car il est fort compromis lui-même... ou il le sera... d'après ce que je viens d'apprendre. Mon oncle va nous rejoindre d'un instant à l'autre... je n'aurais pas le temps de vous raconter ce que je sais sur les accointances de ce Tévenec... ce sera pour notre prochaine rencontre... et je reviens à votre frère. S'il se fait prendre, et c'est fort à craindre, il aura peut-être l'audace de se réclamer de vous... et, dans tous les cas, le juge qui instruira son affaire, saura que vous êtes sa sœur... vous serez interrogée, et si cela arrive, vous n'aurez pas d'autre parti à prendre que de dire franchement ce qui s'est passé... c'est le conseil que je vous donne et si vous êtes décidée à le suivre, je puis, dès à présent, expliquer à Lucien Croze pourquoi vous êtes allée au boulevard Bessières.

-- Il ne vous croira pas.

-- Je me charge de le convaincre.

-- Lui direz-vous aussi que j'ai assisté à un meurtre épouvantable ?... Lui direz-vous que les assassins m'ont forcée à les aider ?

-- Non... c'est inutile. Mais si jamais la justice vous mettait en cause, je vous conseillerais de ne rien lui cacher... et si on vous confrontait avec un des bandits du pavillon, vous n'auriez rien de mieux à faire que de le reconnaître et de m'appeler en témoignage, s'il s'avisait de vous accuser de complicité.

» Je dirais ce que j'ai vu... et ce serait pour moi un véritable soulagement, car je suis las de dissimuler et de mentir à tout propos.

» J'aime, moi aussi... j'aime mademoiselle Croze, et je suis sûr qu'elle me soupçonne de la tromper... comme vous soupçonne Lucien. Je voudrais que la lumière se fît pour tout le monde... et si vous vouliez connaître le fond de ma pensée, je vous dirais que je me suis déjà demandé, plus d'une fois, si nous ne ferions pas mieux d'aller au devant du danger.

-- Comment l'entendez-vous ?

-- J'entends que nous devrions, vous et moi, nous présenter ensemble devant le juge d'instruction et lui raconter spontanément notre aventure, en nous mettant à sa disposition pour la suite du procès. Il nous saurait gré de notre franchise et il n'aurait garde de chercher à vous compromettre.

-- S'il ne s'agissait que de moi, je n'hésiterais peut-être pas à tenter cette démarche, mais elle équivaudrait à livrer mon malheureux frère, puisque je ne pourrais pas dire la vérité, sans signaler sa présence à Paris. On l'arrêterait... il irait au bagne...

-- Il y aurait un moyen de vous épargner cette douleur. Si je savais où le trouver, je le forcerais bien à partir... et une fois hors de France rien ne nous empêcherait plus d'agir.

» Mais où le prendre ?... J'ignore ce qu'il fait à Paris. Il a dû changer de nom... et le diable sait où il loge. Ma seule chance, c'est de le rencontrer... et cela peut m'arriver, puisqu'il ose se montrer au Bois...

-- Si vous le rencontriez, vous ne le reconnaîtriez pas.

-- Oh ! que si !... et je l'aborderais carrément. Vous m'y autorisez, je pense ?

-- Oui, et cependant...

-- Je lui dirais son fait et je l'avertirais que s'il ne décampe pas de Paris, il sera infailliblement pris. J'ajouterais que...

-- Voici votre oncle, dit vivement la comtesse.

Pour causer avec madame de Pommeuse, Chalandrey, monté sur un grand cheval, était obligé de se pencher, et il n'avait pas vu arriver le commandant qui, ayant fini par rattraper le coupé, louvoyait à travers les voitures, afin de reprendre sa place à la portière de droite.

Il arrivait encore rouge de colère, et son arrivée coupait court à l'entretien, au moment le plus intéressant.

-- Le drôle m'a fait courir, dit-il en agitant sa cravache, mais je l'ai corrigé, comme il le méritait, et tout le monde m'a donné raison.

-- C'est fort heureux, car vous auriez pu vous faire mettre au poste, murmura Maxime, qui n'aurait pas été fâché que son oncle ne revînt plus.

-- J'aurais bien voulu voir ça ! s'écria M. d'Argental. Un gredin qui m'a presque déboîté le genou ! J'ai appelé un garde du bois et quand il a su qui j'étais, il a pris le nom et l'adresse de ce maroufle, pour lui dresser procès-verbal. Ce qu'il y a eu d'amusant, c'est que la donzelle qui était dans la victoria me faisait les yeux doux, pendant ce temps-là. Elle avait l'air de me dire : maintenant que vous savez où je demeure, venez donc me voir... je vous ferai des excuses.

Le commandant put croire que cette appréciation assez leste avait choqué la comtesse, car elle lui dit d'un ton bref :

-- Mon cher commandant, la conclusion que je tire de votre aventure, c'est que, au milieu de cette foule, il pourrait vous arriver d'autres accidents, si vous continuiez à m'escorter. Il faut d'ailleurs que je rentre chez moi. Faites-moi donc le plaisir de dire à mon cocher de rentrer à Paris.

» Au revoir, messieurs !

M. d'Argental, un peu interloqué, exécuta l'ordre qu'il venait de recevoir et le coupé fila vers l'avenue du Bois de Boulogne, avant que Chalandrey eût le temps de dire un mot de plus à madame de Pommeuse.

L'oncle et le neveu se retrouvèrent côte à côte et ne songèrent plus ni l'un ni l'autre à suivre la voiture qui emportait la comtesse.

L'oncle n'avait pas encore digéré sa colère et maugréait de plus belle contre le maladroit qui l'avait accroché. Le neveu ne pensait qu'à l'explication que le retour du commandant venait d'interrompre et se demandait s'il avait converti à ses idées hardies la pauvre femme qu'il aurait voulu préserver des périls de toute sorte qui la menaçaient.

La réapparition du frère compliquait terriblement la situation et Maxime persistait à croire que madame de Pommeuse n'échapperait à une catastrophe qu'en séparant sa cause de celle de ce misérable.

Seulement, il aurait voulu d'abord la débarrasser de lui, en le forçant à partir et il ne savait comment s'y prendre dans ce Paris, qui est la ville du monde où les coquins ont le plus de facilités pour se cacher.

On n'arrête guère, c'est connu, que ceux qui sont assez bêtes pour n'y pas rester, après avoir commis un gros crime.

Ceux-là vont se faire pincer à Marseille ou à Constantine et c'est leur faute.

À plus forte raison, un contumace condamné depuis sept ans, peut-il impunément habiter Paris, où on oublie les absents au bout de six mois.

Ainsi s'expliquait l'audace de ce frère qui ne craignait pas de se montrer au Bois, à l'heure où le beau monde s'y promène, et qui d'ailleurs ignorait le danger qu'avait couru sa sœur, après son unique entrevue avec elle, puisqu'il était sorti du pavillon, avant que la bande y entrât.

Peut-être eût-il été moins hardi, s'il avait su que madame de Pommeuse, née Grelin, comme lui, pouvait d'un jour à l'autre, se trouver impliquée dans une affaire criminelle et mise en demeure d'expliquer pourquoi elle était venue au boulevard Bessières.

-- Eh ! bien, demanda le commandant, un peu calmé, as-tu profité de mon absence pour faire ta paix avec la comtesse ?

-- Nous n'avons jamais été brouillés, je vous l'ai déjà dit, mon cher oncle, répondit Maxime, et vous avez pu voir tout à l'heure qu'elle ne m'a pas mal accueilli...

-- Parce que j'étais là... mais je parierais bien qu'elle t'en veut. Elle ne serait pas femme si elle te pardonnait d'avoir, dans son salon et sous ses yeux, fait la cour à cette chanteuse, au lieu de t'occuper d'elle.

-- Vous vous trompez absolument. Madame de Pommeuse ne m'en veut pas du tout. Je crois même qu'elle me sait très bon gré de ne pas m'être mis sur les rangs pour l'épouser. Elle a bien assez d'adorateurs, sans que j'aille grossir ce troupeau de prétendants.

» Et je vous ferai remarquer que vous m'aviez promis de ne plus revenir sur ce sujet.

-- C'est juste. J'ai tort. Et aussi bien, cela ne sert à rien, puisque tu es incurable. Du reste, j'en ai assez de travailler ton alezan qui me casse les bras, à force de tirer dessus. Je vais lui rendre la main et le ramener chez toi, au galop de charge. Ça lui fera du bien.

» Rentres-tu à Paris avec moi ?

Maxime ne répondit pas. Il était occupé à regarder un cavalier qui venait en sens inverse, au pas, de l'autre côté de l'allée et qui ne pouvait pas tarder à les croiser, à distance, car il y avait entre eux et lui, deux files de voitures.

Il les croisa en effet et il salua, en passant, comme on ne salue guère, à cheval, les gens qu'on connaît. Au lieu de leur faire un signe de la main, il souleva son chapeau et s'inclina sur sa selle, comme il aurait pu le faire pour une femme.

-- Voilà un monsieur bien poli, dit M. d'Argental. Est-ce à nous que s'adresse ce salut à la française ?

-- Probablement, répondit d'assez mauvaise grâce Maxime de Chalandrey.

-- Alors, dit l'oncle, c'est à toi seul qu'est dédié ce coup de chapeau, car je ne connais pas du tout ce monsieur... et je regrette de ne pas le connaître ; il monte un cheval superbe et il le monte très bien... ça ne court pas les rues ce talent-là... sans compter qu'on ne salue plus maintenant que du bout des doigts... cet homme a conservé les vieilles traditions qui sont les bonnes.

» Qui est-ce ?

-- Un membre de notre cercle. Vous avez pu l'y voir.

-- Je n'en ai pas souvenir. Et pourtant il me semble que sa figure ne m'est pas tout à fait inconnue. Je l'ai peut-être rencontré, autrefois, dans le monde.

» Mais, toi, tu le connais ?

-- Oh ! fort peu. Il n'y a pas longtemps qu'il fait partie du cercle. Et je me demande pourquoi il m'a salué... à moins que ce ne soit parce qu'il m'a gagné quinze cents louis, l'autre jour.

-- Ce n'était pas une raison pour ne pas lui rendre sa politesse... J'ai failli la lui rendre, moi... il faut toujours rendre un salut.

-- Toujours, non. Il y a de par le monde des gens que ni vous ni moi ne saluerions, sous aucun prétexte.

-- Est-ce à dire que celui-là est de cette catégorie ?

-- Je n'en sais rien... Mais je sais qu'il me déplaît... c'est un étranger et je me défie toujours des étrangers... de plus, ce monsieur tourne autour de moi... je le trouve trop liant et je veux le couper , comme disent les Anglais. J'ai fait exprès de ne pas le saluer et j'espère qu'il ne recommencera plus à m'ôter son chapeau, quand je le rencontrerai.

-- Au fait !... tu as peut-être raison... il est assez mal composé, notre cercle...

-- Encore plus mal que vous ne pensez... si mal que je compte donner ma démission un de ces jours.

-- Ce n'est pas moi qui te détournerai de ce projet. Moins tu auras d'occasions de jouer, mieux cela vaudra. Et je ferai probablement comme toi, car je ne sais pas pourquoi je me suis mis de ce tripot, moi qui ne cultive pas le baccarat.

» Je ne regrette que la table... et encore !... il y a des jours où le dîner n'est pas bon.

» À propos, comment s'appelle-t-il, ce monsieur si poli ?

-- Atkins, je crois. C'est un Américain.

-- Il en a assez l'air.

-- Un Américain très francisé. Il parle notre langue comme s'il était né à Paris... c'est même un des motifs qui me l'ont rendu suspect.

-- Tu es trop soupçonneux... mais après tout, la prudence est la mère de la sûreté, et dans ce pêle-mêle de Paris, on ne sait jamais à qui on a à faire... coupe donc M. Atkins, puisqu'il te déplaît, et s'il s'avisait de te chercher noise, à propos du salut que tu ne lui as pas rendu, propose lui carrément la botte... On dit que, là-bas, ils se battent à la carabine ou au revolver... tu lui offriras le choix entre l'épée et le sabre... il faudra bien qu'il accepte... et je te servirai de témoin... ça me rajeunira de dix ans... car je n'ai pas été sur le terrain depuis que j'ai quitté le service.

-- Je ne demanderais pas mieux que de vous faire ce plaisir, mon cher oncle, dit en souriant Maxime, mais je crois bien que M. Atkins ne me fournira pas l'occasion de vous être agréable. Il est trop insinuant pour être friand de la lame.

-- Ne t'y fie pas, grommela l'oncle en hochant la tête. Ton pauvre père a reçu une fois un bon coup de pointe d'un mari qui avait l'air aussi doux qu'un mouton... et, entre nous, ton père ne l'avait pas volé... j'y étais... et sans moi qui ai arrêté le combat, il lui serait peut-être arrivé pis, car le mouton était devenu enragé, et voulait à toute force continuer.

-- Que n'étiez-vous là aussi, lorsqu'il s'est battu au bois de Vincennes ! dit Maxime, subitement assombri par le souvenir que le commandant évoquait mal à propos.

-- Il ne s'est pas battu ; il a été assassiné et tu me rappelles que je n'ai pas vengé sa mort. Ah ! si je savais où est le traître qui l'a tué, j'aurais plus vite fait de régler son compte que le sieur Pigache de mettre la main sur les assassins du pavillon. Mais il y a dix ans que le malheur est arrivé et je n'espère plus découvrir ce misérable... il faudrait un miracle.

-- Et Dieu n'en fait plus, dit amèrement Maxime.

-- Bah ! qui sait ?... J'espère toujours, et il m'arrive encore de temps en temps de m'informer auprès des anciens amis de ton père... malheureusement, ils n'en ont jamais su plus long que moi... et je me demande quelquefois si je ne devrais pas m'adresser aux magistrats qui se sont jadis occupés de cette affaire... il doit rester des traces de l'instruction qui n'a pas abouti et dont je n'ai pas connu tous les détails... peut-être, si on voulait me communiquer les pièces...

» Mais je t'attriste, mon cher garçon, et en voilà assez sur ce triste sujet. Un temps de galop nous le fera oublier.

» Nous voici à la pointe du lac. Veux-tu que nous filions ensemble sur Paris, à grande vitesse ?

-- Non... je préfère rester encore une heure au Bois. J'ai un mal de tête fou, et le grand air me fait du bien. Je vais pousser jusqu'à Madrid.

-- Comme il te plaira. Moi, je vais remettre ton cheval à ton groom et lui donner quelques avis sur la façon de le monter. Je descendrai ensuite au café du Helder où j'ai donné rendez-vous à un vieux camarade. Si je ne te revois pas, ce soir, j'irai te demander à déjeuner demain matin.

Ayant dit, le commandant donna de l'éperon et disparut dans un tourbillon de poussière soulevé par les voitures qui continuaient à arriver en masse.

Chalandrey tourna bride, très satisfait d'être seul et très désireux de sortir de la foule.

Quoiqu'il en eût dit à son oncle, il ne tenait pas plus à aller à Madrid qu'ailleurs, et cependant, il prit la route latérale qui conduit à ce restaurant, très fréquenté pendant la belle saison. Il la prit, sauf à changer de direction, s'il rencontrait trop de monde.

Il allait au pas, absorbé dans ses réflexions qui n'étaient pas gaies et cherchant à coordonner ses idées que de nouveaux incidents venaient d'embrouiller.

Depuis son premier voyage aux fortifications, la situation où le hasard l'avait jeté ne faisait que se compliquer de plus en plus.

Chaque jour était marqué par un événement. Maxime avait commencé par reconnaître en la personne de la comtesse de Pommeuse la femme qu'il avait accompagnée au boulevard Bessières et retrouvée, un instant après, aux prises avec les assassins.

Ensuite, étaient venues les confidences de la dame, incomplètes d'abord, puis, achevées sur un banc du square Notre-Dame, et suivies d'un accident de voiture qui avait failli coûter la vie au confident.

Après, il y avait eu le déjeuner chez la mère Caspienne, la visite du souterrain et l'interrogatoire du sous-chef de la sûreté, qui avait recommencé le lendemain dans la maisonnette de la rue des Dames, plus serré cette fois et beaucoup plus inquiétant, parce que Lucien Croze et sa sœur avaient à en redouter les suites.

Et enfin Chalandrey avait appris de la bouche de la comtesse que ce frère, qui était la cause première de tous ces malheurs, n'avait pas quitté Paris.

Comment faire face aux dangers qui le menaçaient de tous les côtés, lui et les personnes qui lui étaient chères ?

La police, les assassins et le frère maudit, c'était trop d'ennemis à combattre à la fois.

Ah ! l'oncle d'Argental avait bien pris son temps pour lui rappeler la mort tragique d'un père tué dans un duel déloyal ! Il n'en fallait pas tant pour que le pauvre Maxime perdît la tête, et il n'avait pas tort de vouloir en finir, par un coup désespéré, avec des embarras inextricables.

Plus il y pensait et plus il s'affermissait dans cette idée qu'il n'y avait qu'un moyen d'en sortir et que ce moyen, c'était de tout avouer à la justice.

Il ne lui restait qu'à faire accepter à la comtesse cette dure, mais salutaire nécessité de dire la vérité, quoi qu'il pût advenir d'un frère tout à fait indigne de l'intérêt qu'elle lui portait et même de sa pitié.

Et il ne souhaitait rien tant que de le rencontrer au Bois où sa sœur venait de le voir, car il se faisait fort de le reconnaître, bien qu'il ne l'eût regardé que d'assez loin et, par un jour douteux, dans la grande salle du pavillon.

Il se proposait de l'aborder en l'appelant par son nom et de lui faire peur, afin de le décider à mettre l'Océan Atlantique entre lui et la police française qui avait eu vent de sa présence à Paris.

Et au cas où ce chenapan prétexterait qu'il ne lui restait plus assez d'argent pour s'embarquer, Maxime comptait lui en offrir, à condition qu'il se laisserait accompagner jusqu'au Havre et que la somme lui serait remise seulement sur le pont du paquebot, au moment du départ.

Le bien intentionné neveu de Pierre d'Argental combinait ces beaux plans sur la route de Madrid, sans songer qu'en s'écartant ainsi des allées fréquentées, il diminuait ses chances de rejoindre l'homme qu'il cherchait.

Il s'en allait rêvant tristement et laissant flotter les rênes, absolument comme Hippolyte dans le fameux récit de Théramène, et pas plus que ce jeune héros, fils de Thésée, il ne prévoyait que sa promenade se terminerait par un accident.

Il passait, sans les voir, à côté des gens qui cheminaient à pied, et il ne remarquait pas un homme en blouse qui le précédait de quelques pas, un vieil ouvrier à barbe grise, de l'aspect le plus inoffensif.

Maxime, tout en chevauchant, mâchonnait un cigare que son oncle lui avait offert avant de le quitter et qu'il oubliait d'allumer.

Au moment où il arrivait à l'allée de Longchamp, que traverse la route de Madrid, l'homme qui marchait devant lui s'arrêta tout à coup, tira de sa poche une pierre à fusil, un morceau d'amadou et se mit à battre le briquet, dans l'intention évidente de fumer une courte pipe qu'il tenait entre ses dents.

-- Voulez-vous du feu, mon bourgeois ? demanda-t-il en voyant que le cigare de Chalandrey ne brûlait pas.

Ce vieux avait une bonne figure. Maxime, subitement tiré de sa rêverie, ne voulut pas le désobliger.

-- Volontiers, mon brave, dit-il en arrêtant son cheval.

-- À la bonne heure ! vous n'êtes pas fier, grommela le bonhomme ; ça me fait plaisir de vous donner du feu. Seulement, baissez-vous un peu que je vous allume.

Maxime, pour ne pas faire les choses à demi, se pencha sur sa selle et appliqua le bout de son cigare contre l'amadou collé sur la pierre à fusil que l'ouvrier lui présentait, à bout de bras.

-- Là ! s'écria ce complaisant vieillard, ça y est, mon bourgeois. L'amadou brûle en plein air et il n'empeste pas comme les allumettes de la régie, pas vrai ?

-- Merci, mon ami.

-- Vous avez tout de même une jolie bête entre les jambes... je m'y connais un peu... je suis maréchal ferrant, de mon état, reprit le vieux en caressant, de la main, qui tenait la pierre à fusil, l'encolure et la tête de la jument.

Tout à coup, la pauvre bête se cabra si brusquement qu'elle faillit jeter bas son cavalier. Il tint bon, mais elle se lança, en hennissant de douleur, dans l'allée de Longchamp et Maxime essaya en vain de la retenir.

-- Ah ! le gredin ! dit-il entre ses dents, il lui a jeté de l'amadou dans l'oreille... rien ne l'arrêtera et si elle ne manque pas des quatre pieds, elle va me casser la tête contre un arbre... c'est une nouvelle édition du tour de la carriole sur le Quai aux Fleurs... mais, cette fois, je n'en reviendrai pas... ils en ont fini avec moi, les assassins.

Maxime ne s'exagérait pas le danger, car il y avait bien trois chances contre une pour que cette course effrénée se terminât par une catastrophe.

Un cheval qui s'emballe , parce qu'il a eu peur ou parce que son cavalier l'a attaqué trop brusquement, finit toujours par s'arrêter, quand il est à bout de vent.

Il ne s'agit pour celui qui le monte que de conserver son assiette et de tenir de la main et des jambes, afin d'empêcher la bête de s'abattre ou de se jeter contre un obstacle.

Et Maxime était mieux que personne en état d'appliquer ce principe d'équitation qu'il connaissait fort bien, car à sept ans son père l'avait mis en selle et il avait, pour ainsi dire, passé sa vie à cheval.

Mais la jument n'était pas seulement emballée, elle était affolée par la douleur ; l'amadou tombé tout au fond de l'oreille continuait à brûler. Elle ne cessait de hennir et de bondir, sans ralentir le galop effréné qu'elle avait pris.

Tout autre que Chalandrey eût été désarçonné dix fois, mais il tenait ferme, à force de souplesse, de vigueur et de sang-froid.

L'allée de Longchamp est très large, très longue, et du côté de Saint-Cloud, elle aboutit à un vaste rond-point.

C'était une chance heureuse que d'avoir de l'espace devant soi et Chalandrey n'avait pas perdu tout espoir d'éviter un accident grave ; d'autant que cette route n'était pas encombrée, comme la route des lacs. Il n'avait pas encore rencontré une seule voiture et il n'apercevait dans le lointain que deux ou trois fiacres roulant au pas et quelques cavaliers isolés. Donc, pas de chocs à craindre, pour le moment, car les piétons qui cheminaient sur les bas-côtés, s'empressaient de se garer, en voyant arriver ce tourbillon furieux.

-- Du moins, je n'écraserai personne, se disait le dernier des Chalandrey ; mais je crois bien que je vais me casser la tête... Il était écrit que ce serait ma fin... seulement j'aurais préféré me la casser d'un coup de pistolet... et le plus tard possible.

Ce neveu d'un brave soldat était un gars bien trempé, et quoiqu'il se rendît très exactement compte du danger qu'il courait, il était resté complètement maître de lui.

On a dit souvent que l'homme qu'on mène à l'échafaud pense beaucoup plus pendant les dernières secondes de son existence qu'il ne penserait pendant toute une journée, s'il était sûr de vivre.

Ce phénomène se produisit chez Maxime, emporté par son cheval.

La lucidité et la mémoire lui étaient revenues. Il se souvenait du passé et il prévoyait l'avenir. Toute sa vie d'autrefois lui apparaissait avec une netteté extraordinaire et il apercevait clairement toutes les conséquences de sa mort imminente.

Il se rappelait son enfance et sa jeunesse : les années de collège, les nuits joyeuses et les nuits funestes, les soupers et le jeu ; des figures de maîtresses oubliées passaient devant ses yeux.

Il évoquait aussi le fier visage de la comtesse et la chaste image d'Odette.

Et il pensait :

-- Elles seront plus à plaindre que moi. J'ai vécu, moi, bien vécu... sans souffrances et sans soucis. Je m'en vais au bon moment. Je n'aurai connu ni la vieillesse, ni la pauvreté. Mais, elles !

» Madame de Pommeuse est entourée de scélérats qui ont juré sa perte et de fades adorateurs qui ne visent que sa fortune. Après moi, elle n'aura plus d'autre ami véritable que Lucien Croze... et Lucien, attaqué lui-même, n'est pas en état de la défendre... d'ailleurs, ceux qui l'ont déjà calomnié parviendront sans doute à la brouiller avec lui... Elle ne l'épousera jamais. Ce mariage qui la sauverait, Tévenec trouvera bien un moyen de l'empêcher... Et la pauvre comtesse, seule contre tant d'ennemis acharnés, succombera comme une biche forcée par une meute. Ce sera une curée... ils la dévoreront... et j'étais sûr de l'arracher à leurs crocs, car j'allais la débarrasser de son frère et je l'aurais décidée à suivre le bon conseil que je lui ai donné d'aller spontanément raconter son aventure au juge d'instruction.

» Et Odette !... son frère lui reste, mais son frère n'est pas suffisamment armé pour les batailles de la vie. Ses persécuteurs auront facilement raison de lui. Il sera mis à l'index partout. De quoi vivra-t-il ?... ne se fera-t-il pas soldat, laissant Odette sans appui, et presque sans autres ressources que le produit de son travail ?...

» Encore si j'avais songé à écrire mon testament pour lui laisser ce qui me reste de ma fortune !... mais, non... c'est mon oncle qui héritera de moi... il n'y aura que lui qui gagnera quelque chose à ma mort... et en ce monde, j'aurai porté malheur à tous ceux que j'aimais.

Maxime Chalandrey mit beaucoup moins de temps à penser tout cela qu'il n'en faut pour l'écrire.

La jument, toujours folle de douleur, n'avait pas ralenti son train. Elle passait comme un boulet de canon devant de rares promeneurs, effarés. Quelques-uns avaient la généreuse velléité de l'arrêter, en lui sautant aux naseaux, mais l'essai était trop périlleux et personne n'osa le tenter.

À ce galop vertigineux, elle avait déjà traversé l'allée de la reine Marguerite qui rencontre l'allée de Longchamp, non loin du pré Catelan, et elle arrivait à un carrefour où s'embranchent plusieurs routes.

À droite de ce rond-point, c'est le champ de courses de Longchamp, à gauche, c'est la grande cascade, tout près de laquelle il y a un café-restaurant très fréquenté, quand il fait beau.

Maxime, toujours lucide, apercevait déjà des gens attablés en plein air et un cavalier, monté sur un cheval noir, un cavalier qui, sans quitter la selle, avalait le contenu d'une chope de bière apportée sur un plateau, par un garçon.

Et Maxime avait de si bons yeux qu'il reconnut de très loin ce buveur à cheval.

C'était l'Américain du cercle, cet Atkins qui l'avait salué près du lac, avec tant de politesse.

En le voyant là, Maxime fut pris d'une colère indicible. Il était résigné à se rompre le cou, mais il enrageait de penser que ce personnage antipathique allait peut-être assister à sa chute.

Un homme emporté par sa monture est toujours ridicule et le moins qu'il pût arriver à Maxime, c'était de passer devant M. Atkins, lequel ne se priverait certainement pas de rire de sa situation.

Et les consommateurs feraient chorus. C'est la règle en pareil cas et lorsque le cavalier emballé tombe, les spectateurs de l'accident commencent par se tordre avant de l'aider à se relever, s'il n'a pas la tête ou les jambes cassées.

Exaspéré par l'idée de servir de risée à des imbéciles et à un Yankee suspect, Chalandrey commit une faute équestre, la première depuis que son cheval avait gagné à la main.

Il s'était borné jusqu'alors à le maintenir, la tête droite, et grâce à ce système, il avait pu éviter un accident, mais à ce moment, il fit un violent effort pour changer de direction et lancer la jument sur le champ de courses où elle aurait pu se donner carrière.

L'effet de cette saccade fut désastreux.

Brusquement privée de l'appui du mors, la jument manqua des quatre pieds et Chalandrey, projeté en avant, alla tomber, la tête la première, sur le macadam du carrefour.

Alors, ce fut fini de rire pour les sots qui se tenaient les côtes en voyant un monsieur galoper plus vite qu'il n'aurait voulu. Ils se précipitèrent tous à la fois pour lui porter secours, maintenant qu'il n'était plus temps.

M. Atkins, lui-même, s'empressa de mettre pied à terre et de courir comme les autres.

Le cheval, en s'abattant, s'était tué raide, et il ne paraissait pas que le cavalier eût eu meilleure fortune.

Il était resté étendu sur le ventre, les bras en croix, les jambes écartées et il ne bougeait pas plus qu'un cadavre.

L'Américain, arrivé bon premier dans cette course au blessé, s'agenouilla près du corps et le retourna sur le dos.

Chalandrey avait les yeux fermés et ne donnait aucun signe de vie. Un mince filet de sang coulait sur son front et on pouvait croire que, dans cette terrible chute, il s'était brisé le crâne.

-- Il est mort ! criait-on de tous côtés.

M. Atkins se pencha sur son visage, lui mit la main sur la poitrine et déclara qu'il respirait encore.

Les gens qui l'entouraient le prirent pour un médecin, quoiqu'il n'en eût pas l'air, et il ne jugea pas à propos de les tirer d'erreur. Il s'empressa même de diagnostiquer et de pronostiquer magistralement, comme aurait pu le faire un véritable docteur. Il parla de fracture à la base du crâne, de commotion cérébrale, d'état comateux, et après avoir défilé un long chapelet de termes scientifiques, il prononça qu'il n'y avait rien à faire sur place et qu'il fallait, sans perdre un instant, ramener le blessé à son domicile.

Il ajouta qu'il le connaissait, qu'il savait son adresse et qu'il se chargeait de le reconduire chez lui.

Il ne s'agissait que de trouver un fiacre et il s'en présenta un qui rentrait à vide, après avoir conduit des bourgeois à Saint-Cloud.

Les airs d'autorité imposent toujours aux foules et parmi les assistants, personne ne songea à s'enquérir du droit que pouvait avoir M. Atkins à s'emparer ainsi d'un homme privé de connaissance, ni même à lui demander son nom.

Quatre messieurs de bonne volonté hissèrent le pauvre Chalandrey dans le fiacre et l'y couchèrent sur une banquette.

Atkins remit son cheval à la garde du maître du restaurant de la cascade et monta dans la voiture après avoir dit au cocher d'aller rue de Naples, 29.

Tout cela fut fait si vite que les gens attirés par l'accident n'y virent, comme on dit, que du feu.

Chalandrey restait entre les mains et à la merci d'un homme qu'il avait refusé de saluer, une demi-heure auparavant, et, pendant ce temps-là, l'oncle d'Argental galopait vers Paris sans se douter que son neveu était en danger de mort.

La comtesse s'en doutait encore moins, car elle ignorait l'existence de cet Américain qui ramenait Maxime et que le commandant avait remarqué, avant de piquer des deux.

Si le malheureux Chalandrey eût été en état de raisonner, il se serait demandé pourquoi M. Atkins prenait tant de peine, mais il ne voyait ni n'entendait rien. On aurait pu le jeter dans la Seine, sans qu'il s'en aperçût. Chalandrey n'était plus qu'une masse inerte. La vie matérielle persistait ; le cerveau ne pensait plus.

Du reste, M. Atkins n'avait certainement pas formé le noir dessein de supprimer, ni même d'enlever et de séquestrer l'homme qu'il secourait avec tant de zèle ; et la preuve c'est qu'il le conduisait rue de Naples.

Comment connaissait-il son adresse ? Peut-être l'avait-il demandée au cercle, après la partie de baccarat où Maxime était resté son débiteur.

Toujours est-il que, pendant le trajet, qui fut long, il eut grand soin de lui et qu'en arrivant à destination, il aida le valet de chambre à le transporter sur son lit.

Maxime n'avait pas encore ouvert les yeux, mais il respirait plus régulièrement et le sang remontait à ses joues pâles.

-- M. de Chalandrey a fait une chute de cheval au Bois de Boulogne, dit l'Américain. Je veillerai sur lui pendant que vous irez chercher son médecin ordinaire.

Le domestique, croyant avoir affaire à un ami de son maître, s'empressa d'exécuter l'ordre qu'il venait de recevoir, et Atkins resta seul avec le blessé.

S'il avait eu de mauvaises intentions, c'eût été le moment d'agir.

On a vu, dit-on, de hardis coquins profiter d'une occasion pareille pour dévaliser un appartement.

Mais un monsieur qui fait au jeu des gains de cent mille francs n'a pas besoin de forcer les tiroirs et celui-là n'y songea guère.

Il est vrai qu'il ne songeait pas non plus à donner des soins au malheureux Maxime, ni à le tirer de la torpeur où il était toujours plongé.

On aurait pu croire qu'il était venu là pour faire l'inventaire du mobilier, car il se mit à tourner autour de la chambre, en examinant de près les tableaux accrochés aux murs et les objets d'art : médaillons, statuettes et autres qui garnissaient les étagères.

Sans doute, il ne trouva pas ce qu'il cherchait, car il passa dans la salle à manger où il avisa un portrait qui absorba bientôt toute son attention.

Ce portrait, c'était celui de M. de Chalandrey, le père, en grand uniforme de capitaine des guides de la garde impériale.

Atkins le regarda longtemps et quand il l'eut assez vu, il descendit lestement l'escalier et sortit de la maison sans s'inquiéter du blessé qu'il avait pris la peine de ramener.

Atkins savait maintenant ce qu'il voulait savoir.

I

Une semaine s'est écoulée, une semaine que Maxime de Chalandrey a passée dans son lit.

Il est resté quinze heures sans connaissance, et quand il est revenu à lui, le délire l'a pris et l'a tenu quatre jours.

Enfin, il est sauvé. Il est même sur pied et en état de répondre aux questions de son oncle, qui ne l'a pas quitté, depuis le lendemain de l'accident.

Ils causent ensemble, devant la cheminée du fumoir, et c'est la première fois que le commandant interroge son neveu, car le médecin, qui avait défendu au blessé de parler, vient seulement de lever l'interdiction.

-- Alors, dit M. d'Argental, tu ne te rappelles de rien ?

-- Rien... à partir du moment où je suis tombé... et je n'ai gardé qu'un souvenir très vague de ce qui s'est passé auparavant.

-- C'est l'effet ordinaire des chutes sur la tête, m'a déclaré ce brave docteur Morin qui t'a si bien soigné. La commotion au cerveau a pour résultat immédiat la perte totale de la mémoire... qui revient du reste plus tard.

-- Elle revient déjà un peu et je crois qu'elle reviendrait tout à fait, si vous m'aidiez à la retrouver.

-- Essayons. Quand je t'ai quitté pour rentrer à Paris, nous étions à la pointe du lac, du côté de l'avenue du Bois de Boulogne.

-- De cela, je me souviens très bien. Je me souviens aussi que vous m'avez dit, avant de me quitter : Je viendrai demain matin te demander à déjeuner.

-- Je suis venu, parbleu !... à midi, heure militaire... et tu ne m'as pas reconnu... Ah ! Je l'ai secoué comme il le méritait, ton imbécile de valet de chambre qui n'a pas eu l'idée si simple de m'envoyer chercher, lorsqu'on t'a rapporté chez toi !... mais, peu importe, te voilà tiré d'affaire.

Maintenant, voyons ! qu'as-tu fait après notre séparation ? tu m'as dit que tu allais pousser une pointe jusqu'au restaurant de Madrid... le diable m'emporte si j'ai deviné pourquoi, par exemple !

-- C'était mon intention, je m'en souviens aussi... et j'ai pris le chemin de Madrid... mais j'ai dû changer d'avis en route.

-- Assurément, puisque ta jument s'est abattue, tout près du restaurant de la Cascade... mais comment s'est-elle abattue ?... Elle avait des jambes excellentes, cette bête, et tu montes proprement... c'est moi qui t'ai donné tes premières leçons... Il est vrai que, depuis quelques années, tu t'es gâté la main, en fréquentant les Anglais.

-- Je crois bien que mon cheval s'est emballé.

-- Moi, j'en suis sûr. Des gens attablés au café t'ont vu arriver à fond de train et passer par dessus la tête de ton pur-sang qui a manqué tout à coup des quatre pieds et qui s'est tué net. Ce que je ne comprends pas, c'est que tu n'aies pas pu l'arrêter, car tu sais très bien ce qu'il faut faire en pareil cas. Et puis, pourquoi s'est-il emballé ? Est-ce qu'il a eu peur de quelque chose ?

-- Je ne crois pas. Il n'était pas ombrageux... et comme le chemin de fer de ceinture passe fort loin de l'allée où je me promenais, ce n'est pas le sifflet de la locomotive qui l'a effrayé.

-- Alors, c'est bien ce que je pensais... On lui a coulé une balle de plomb dans le cornet de l'oreille.

-- Quelle idée ! murmura Maxime, pensif.

-- Celui qui l'a eue ne prendra pas un brevet d'invention... d'autres l'ont eue avant lui et ça s'est fait plus d'une fois. C'est un excellent moyen de se débarrasser du cheval et du cavalier... généralement, ils se tuent tous les deux, l'un portant l'autre.

» Et c'est ce qui a failli t'arriver.

Chalandrey passa sa main sur son front, comme un homme qui cherche à rassembler ses idées.

-- Pendant que tu chevauchais sur la route de Madrid, as-tu été abordé par quelqu'un ?

-- Il me semble que : non... et pourtant... attendez donc !... oui... je me rappelle maintenant... j'allais au pas... un homme en blouse, qui marchait devant moi, s'est rangé pour me laisser le chemin libre et pour allumer sa pipe... j'avais à la bouche un cigare que je ne songeais guère à fumer... Cet homme m'a offert du feu... j'ai accepté... je me suis penché sur ma selle... il m'a tendu son briquet...

-- Et il a laissé tomber un morceau d'amadou enflammé dans l'oreille de ta jument.

-- Un morceau d'amadou !... oui, je me souviens maintenant.

-- C'est encore plus sûr que la balle de plomb... le cheval, en secouant la tête, peut rejeter la balle, tandis que l'amadou... quand il y est, il y reste. La bête devient folle de douleur et elle court jusqu'à ce qu'elle crève.

-- Oui... cela s'est passé ainsi... je me demande comment j'ai pu oublier cette scène... à présent, je revois la figure du vieil ouvrier...

-- Un sinistre farceur, ton ouvrier !... À moins qu'il n'ait prémédité de se défaire de toi.

-- En doutez-vous ?... Moi, j'ai compris, dès le premier moment.

-- Ah ! ça, tu as donc des ennemis bien féroces ?

-- Si j'en ai !... Ah ! je crois bien !

-- Quel intérêt avait cet homme à t'envoyer à la mort ?

-- On l'a payé pour cela.

-- Qui l'a payé ? Tu ne vas pas, je suppose, me répondre que c'est la police qui t'en veut.

-- Les assassins aussi m'en veulent... les assassins du pavillon... ils doivent savoir que j'y suis entré avec vous et que nous nous y sommes abouchés avec M. Pigache, sous-chef de la sûreté.

-- Alors, je n'aurais qu'à bien me tenir, puisque j'y étais ; mais comment diable ! le sauraient-ils ? tu te figures donc qu'ils ont des accointances avec les agents de la sûreté ?

-- Non, mais...

-- Ton idée est absurde, mon garçon. Ces gens-là ne s'occupent pas de nous... Ils ne songent qu'à se cacher.

Il n'aurait tenu qu'à Chalandrey de démontrer que les bandits du pavillon avaient juré de le supprimer, car cette tentative de meurtre n'était pas la première. Il lui aurait suffi de raconter à son oncle l'accident du quai aux fleurs ; mais l'oncle ne se serait pas contenté de ce récit ; il aurait voulu remonter de l'effet à la cause et son neveu ne pouvait pas lui dire que la persécution avait commencé le jour où les espions de la bande l'avaient vu, dans le square Notre-Dame, recevoir les confidences de la comtesse qui les avait surpris en flagrant délit d'assassinat.

Mieux valait se taire que de chercher à détromper le commandant qui reprit, en haussant les épaules :

-- Tu as eu tout bonnement affaire à un maladroit qui, sans le vouloir, a manqué de te faire rompre le cou.

Maxime ne contesta pas cette conclusion. L'histoire de l'amadou dans l'oreille du cheval avait réveillé sa mémoire et d'autres souvenirs lui revenaient, des souvenirs encore confus qu'il s'efforçait de débrouiller.

-- Vous dites que je suis tombé près de la cascade ? demanda-t-il en hésitant.

-- Oui, mon cher Max, répondit le commandant, et ta chute a eu de nombreux spectateurs.

-- Comment savez-vous cela ?

-- J'y suis allé le lendemain, à ce restaurant de la Cascade, et j'ai questionné le maître de l'établissement. Il m'a raconté que tu es arrivé ventre à terre, par l'allée de Longchamp et que, au rond-point, tout près du champ de courses, tu as essayé de jeter ta jument à droite. C'est à ce moment qu'elle s'est abattue. J'aurais voulu l'examiner, mais elle n'y était plus. Les gardes du bois l'avaient déjà fait enlever. La selle et la bride étaient restées au café, pour le cas où on viendrait les réclamer. J'ai dit que j'étais ton oncle ; je me suis nommé et le harnachement complet a été rapporté ici, deux jours après.

-- Qui donc m'y a ramené, moi ?

-- Ah ! voilà !... Un monsieur se trouvait là, un monsieur qui est médecin, à ce qu'il paraît, et qui connaissait ton adresse. On t'a mis dans un fiacre et il s'est chargé de te reconduire, rue de Naples... Il t'y a en effet reconduit... Il a même poussé la complaisance jusqu'à aider ton valet de chambre à te monter au premier étage, à te déshabiller et à te coucher dans ton lit.

-- Alors, il a dû dire qui il était ?

-- Pas du tout. Il a, d'autorité, envoyé ton domestique chercher cet excellent docteur Morin, lequel, comme tu sais, demeure à deux pas d'ici, et François, prenant le monsieur pour un de tes amis, s'est empressé de lui obéir.

» Quand il est revenu, une demi-heure après, avec le docteur, il n'a plus trouvé personne.

» Ton sauveur t'avait planté là.

-- Comment ! il était parti !

-- Sans tambours ni trompettes, mon cher, et on ne l'a plus revu. Je m'empresse d'ajouter qu'il n'a rien volé chez toi.

-- Qu'y venait-il faire alors ?

-- Je n'en sais rien du tout. C'est peut-être un philanthrope modeste qui aime à secourir ses semblables, mais qui tient à les secourir incognito. Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'il n'est pas médecin, comme on l'avait cru, là-bas, car il n'a pas pris la peine d'examiner ta blessure et encore moins de la panser... le docteur Morin t'a trouvé comme ce monsieur t'avait laissé.

-- Quel espèce d'homme est-ce ?

-- François, qui l'a vu et qui lui a parlé, dit que c'est un gaillard solide, et qui n'a pas l'air commode... très bien habillé d'ailleurs.

-- Mais... sa figure ?

-- N'a rien de particulier... c'est du moins l'avis de ton valet de chambre. Est-ce que tu penses le connaître ?

-- Je pense à quelqu'un que j'ai vu là avant ma chute...

-- Ce monsieur était venu à la cascade à cheval...

-- C'est bien cela.

» Pour te conduire en fiacre, il a laissé son cheval au restaurant, et il est revenu le chercher dans la soirée. Mais il n'a pas dit qui il était, ni où il demeurait. Aussi, ai-je bien peur de ne jamais trouver le mot de cette énigme... car c'est une énigme que la conduite de ce personnage.

» Je m'étais demandé d'abord s'il n'y avait pas là-dessous une affaire de femme... Si l'individu ne s'était pas introduit ici dans le but de fouiller les tiroirs et d'y chercher des lettres d'une de tes anciennes...

-- Il aurait perdu son temps. J'ai tout brûlé.

-- Tu as bien fait. Il ne faut jamais conserver ces correspondances-là ; mais, ton domestique affirme qu'on n'a ouvert aucun de tes meubles... Il a retrouvé les clés dans tes poches... Donc, tu n'as rien à craindre pour la suite... à moins que cet homme n'ait pris les empreintes des serrures et qu'il ne se propose de revenir.

» C'est ainsi que procédait jadis cette bande des habits noirs, dont Cabardos, l'autre jour, nous racontait les exploits.

Maxime se demanda un instant si son oncle n'avait pas deviné et si ce monsieur n'était pas un émissaire des brigands du pavillon qui l'auraient envoyé faire une perquisition dans son appartement. Il ne s'arrêta point à cette idée. Il en avait une autre plus vraisemblable et il y revint, mais il jugea inutile de l'exposer au commandant.

-- Que nous importe ! dit-il en jouant l'indifférence. Ce singulier mystère s'éclaircira quelque jour. Parlons d'autre chose.

-- Est-on venu me voir depuis mon accident ?

-- Qui ça ?... des gens du cercle ?... Ils ne songent guère à toi, mon pauvre Max, et tu pourrais bien mourir sans qu'ils se dérangeassent.

-- Oh ! je les en dispense... Mais... madame de Pommeuse ?...

-- Madame de Pommeuse ?... Pourquoi serait-elle venue ?... avant ton accident, elle ne t'a jamais fait de visites, que je sache.

-- Elle aurait pu du moins envoyer prendre de mes nouvelles.

-- Elle n'y aurait pas manqué, si elle avait appris que tu as failli te rompre le cou.

-- Quoi ! vous ne lui avez pas dit...

-- Je ne l'ai pas vue... et je n'ai pas eu le temps de lui écrire... depuis que je veille à ton chevet, j'ai eu autre chose à faire que d'avertir tes connaissances. Mais, puisque tu es décidé à ne pas l'épouser, d'où vient que tu te préoccupes tant d'elle ?

-- Je ne veux pas l'épouser, c'est vrai, et elle n'y songe pas non plus, mais elle est restée en excellents termes avec moi... vous avez bien vu qu'elle m'a parfaitement reçu, lorsque je l'ai abordée au bois. Et quand elle saura ce qui m'est arrivé, après l'avoir quittée, Dieu sait ce qu'elle pensera de vous qui ne l'avez pas prévenue que j'étais entre la vie et la mort.

-- Elle pensera ce qu'elle voudra. Elle ne m'intéresse plus autant, depuis qu'il n'est plus question de ton mariage avec elle.

Maxime s'abstint d'insister. Il ne lui déplaisait pas que son oncle cessât de fréquenter le salon de l'avenue Marceau, car son oncle, qui ne connaissait pas les dessous de la situation, n'aurait pu que le gêner, s'il eût continué à voir souvent la comtesse.

Maxime, d'ailleurs, avait un autre souci ; il songeait à Odette.

Maxime se demandait avec angoisse ce qu'était devenue la jeune fille qu'il aimait éperdument et qu'il n'avait pas revue depuis la pénible scène de l'atelier de la rue des Dames.

Il l'avait laissée sous le coup des menaces à peine déguisées de ce Pigache qui suspectait et menaçait tout le monde.

Elle attendait encore les explications que Maxime avait promises à Lucien, avant de quitter le frère et la sœur pour reconduire la comtesse, car depuis ce départ précipité, Maxime, hors d'état de bouger ni d'écrire, ne leur avait plus donné signe de vie.

Odette devait croire qu'il l'abandonnait et que l'auteur de la lettre anonyme qu'elle avait reçue ne le calomniait pas en l'accusant de se moquer d'elle.

Maxime ne pouvait pas confier ses angoisses au commandant qui désapprouvait fort les nouvelles amours de son neveu et qui n'aurait pas manqué de fulminer contre la petite chanteuse au cachet, comme il l'appelait, en son irrévérencieux langage de soldat.

-- Alors, il n'est venu personne, dit tristement Chalandrey.

L'oncle d'Argental ne se pressa pas de répondre. Il lui en coûtait sans doute de dire la vérité, mais il ne voulait pas mentir et il finit par grommeler :

-- Il est venu ce garçon dont tu t'es entiché parce qu'il a fait son volontariat dans le même régiment que toi... ce bellâtre qui tourne autour de la comtesse...

-- Lucien Croze !

-- Oui, Lucien Croze. Il a sonné à la porte de l'hôtel, le lendemain de ton accident et il a demandé à te voir. Ton domestique, par mon ordre, lui a répondu que tu ne pouvais pas le recevoir.

-- Sans lui dire que j'étais blessé ?

-- À quoi bon ?... Il aurait insisté, ou bien il serait revenu, et le docteur avait expressément interdit les visites.

-- Mais c'est indigne ce que vous avez fait là !

-- Ménage tes expressions, je te prie ! Je suis ton oncle...

-- Je le sais... mais me brouiller avec mon meilleur ami, en le renvoyant, sans lui donner d'explication !...

-- Ton meilleur ami !... tu me la bailles belle !... Un monsieur que tu as rencontré dans la rue, il y a une quinzaine de jours, après l'avoir perdu de vue pendant sept ans !... Avoue donc plutôt que sa sœur t'a tourné la tête.

-- Je ne m'en cache pas et je suis résolu à l'épouser, vous le savez bien.

-- Libre à toi, je te l'ai déjà dit, le jour où tu t'es affolé d'elle, chez madame de Pommeuse. Épouse, mon garçon !... je m'en lave les mains, mais je ne suis pas tenu de favoriser ce beau mariage... et, si j'y ai nui en fermant la porte au frère, tant mieux pour toi !... tu me maudis maintenant, tu m'en sauras gré plus tard.

-- Jamais !... et je vais réparer le mal que vous avez fait..., à bonne intention, j'aime à le croire... J'irai aujourd'hui même voir mademoiselle Croze.

-- Tu veux sortir, dans l'état où tu es !

-- Je me ferais porter chez elle sur un brancard, si je ne pouvais pas y aller en voiture.

-- Décidément, tu es fou, mon pauvre Max... fou à lier... épouser une demoiselle qui va en ville...

-- Comment ?... qu'osez-vous dire ?

-- Elle accompagnait son frère quand il s'est présenté ici, j'ai oublié de te l'apprendre... aller trouver son amoureux, à domicile, il paraît que ça se fait dans le monde où elle vit.

Maxime pâlit de colère, mais il se contint.

Et il se dit que si Odette était venue, c'est qu'il se passait des choses graves, car Odette, quoi qu'en pût penser M. d'Argental, savait fort bien qu'il n'est pas convenable qu'une demoiselle aille chez un jeune homme, même quand ce jeune homme est son fiancé.

Avait-elle eu, de nouveau, maille à partir avec ce terrible policier qui ne s'était pas clairement expliqué sur les moyens d'action qu'il comptait employer, mais qui cherchait partout les assassins du pavillon et leurs complices ?

Il tardait à Chalandrey de le savoir et il se promettait de se transporter, rue des Dames, aussitôt qu'il serait délivré de la compagnie de son oncle.

Malheureusement, le commandant ne faisait pas mine de lever le siège. Après avoir été le garde-malade de son neveu, il paraissait avoir l'intention de se constituer son garde du corps, et Maxime ne pouvait guère le mettre à la porte.

Maxime, en attendant que M. d'Argental se décidât à partir, pensait à ce monsieur qui l'avait ramené en fiacre, après sa chute sur l'hippodrome de Longchamp, et qui, ensuite, s'était empressé de disparaître comme un voleur, pendant l'absence du valet de chambre.

Plus il y pensait, plus il se persuadait que cet étrange sauveteur était l'homme qu'il avait aperçu, monté sur un cheval noir, devant le restaurant de la Cascade, -- l'Américain du cercle -- et moins il s'expliquait la conduite de ce personnage.

M. Atkins, qu'il avait publiquement refusé de saluer, ne pouvait lui vouloir aucun bien et il devait avoir eu, pour le secourir, des raisons particulières que Chalandrey ne pouvait pas deviner.

-- Je t'ai fait de la peine, je le vois, reprit le commandant, et je le regrette, mais c'était mon devoir de te dire ce que je pense, au risque de t'affliger. Je n'y reviendrai plus.

» Permets-moi seulement de te rappeler la triste fin de ton père... mort assassiné.

-- Je ne l'ai pas oubliée et je ne l'oublierai jamais... mais je ne vois pas quel rapport il y a...

-- Entre cette mort tragique et ta situation présente. Eh ! bien, prends la peine de réfléchir et tu reconnaîtras que la catastrophe qui a terminé son existence est pour toi une leçon... un avertissement. Ton père avait le même caractère... et les mêmes défauts que toi. Il ne m'écoutait pas quand je lui donnais de sages avis. Il n'écoutait personne. Il n'écoutait que ses passions et elles l'ont mené loin. À force de courir les aventures galantes, il y a laissé sa peau. C'est l'épée d'un mari qui lui a troué la poitrine.

-- Qu'en savez-vous ?

-- Je ne suis pas en mesure de l'affirmer, mais je n'en doute pas... et je suis sûr que les femmes portent malheur aux Chalandrey... Exemple : celle que tu as rencontrée rue du Rocher et que tu as conduite aux fortifications.

» Tu ne nieras pas qu'elle ne t'ait jeté dans de terribles embarras, cette donzelle masquée.

-- Est-ce une raison pour que mon mariage avec une honnête jeune fille m'attire d'autres mésaventures ?

-- Ce n'est pas une raison..., c'est une chance... ou si tu veux, une superstition de ma part.

-- Cette chance, je l'aurais courue tout aussi bien en épousant madame de Pommeuse, répliqua vivement Maxime, qui aurait pu fournir beaucoup de preuves à l'appui de ce qu'il disait, mais que l'intérêt de la comtesse condamnait à se taire.

M. d'Argental regardait le portrait du brave officier qui avait été son beau-frère et semblait le prendre à témoin de l'utilité des conseils qu'il donnait à Maxime.

-- Si quelqu'un doutait que tu sois le fils de ton père, murmura-t-il, tu n'aurais qu'à lui montrer cette toile. C'est toi, trait pour trait. Et si l'homme qui l'a tué te rencontrait, il croirait que les morts reviennent... car à quarante-cinq ans qu'il avait quand il a été frappé, mon pauvre ami paraissait aussi jeune que tu l'es maintenant.

-- Que ne puis-je reconnaître le meurtrier comme il me reconnaîtrait, dit entre ses dents Maxime. Je lui ferais payer cher le crime qu'il a commis.

-- Et je t'y aiderais... mais il n'est probablement plus de ce monde... Si les traîtres vivaient longtemps, ce serait que Dieu n'est pas juste.

-- Dieu a pu l'épargner pour que j'aie un jour la joie de venger mon père.

-- Malheureusement, alors même qu'il vivrait, tu ne le trouverais pas. Je l'ai assez cherché jadis et j'y ai perdu mes peines.

» Après dix ans d'impunité, il ne viendra pas se dénoncer... et même, s'il sait que tu existes, il évitera soigneusement de te rencontrer.

-- Et s'il ne le sait pas ?

-- Il prendra probablement moins de précautions pour se cacher, mais tu le trouverais sur ton chemin que tu n'en serais pas plus avancé, car, en le voyant, tu ne devinerais pas que c'est lui. Son crime n'est pas écrit sur sa figure. Tu l'as peut-être déjà coudoyé, sans te douter que tu passais à côté du meurtrier de ton père.

-- Non... vous venez de me dire qu'il me reconnaîtrait à la ressemblance... il se troublerait et son trouble le trahirait certainement...

-- Oui, s'il se rappelait le visage de celui qu'il a tué ; mais, au bout de dix ans, il a pu l'oublier.

Maxime cessa tout à coup de discuter. Son front se plissa, ses yeux se fermèrent à demi, sa bouche se contracta et ces signes de contention d'esprit étonnèrent son oncle qui lui demanda :

-- À quoi penses-tu ?

Et comme Maxime hésitait à répondre, l'oncle reprit :

-- Aurais-tu surpris sur la physionomie de quelqu'un le trouble caractéristique dont tu parlais tout à l'heure.

-- Le trouble ?... non... mais tout récemment, j'ai été frappé de la persistance avec laquelle un homme me regardait... un homme que je n'avais jamais vu...

-- Un passant ?

-- Non... un membre de notre cercle. Il tenait la banque au baccarat. Aussitôt que je me suis approché de la table, il s'est mis à me dévisager comme on dévisage un ami... ou un ennemi... qu'on retrouve après une longue absence et qu'on n'est pas sûr de bien reconnaître.

» Il y avait là vingt personnes qui l'ont remarqué.

-- Et tu ne lui as pas demandé raison de cette impertinence ?

-- Si ; après la partie, mais j'ai commencé par jouer contre lui et il m'a gagné la forte somme. Il ne me connaissait pas, car je l'ai fort bien vu, demander mon nom à un de ses voisins de table. Et il a fait mieux. Il a levé la banque en emportant un gros bénéfice et, dans le salon rouge, il a eu l'audace de m'aborder pour m'adresser des compliments de condoléance.

-- C'était du plus mauvais goût et j'espère que tu l'as relevé vertement.

-- Je lui ai demandé pourquoi il s'était permis de me regarder fixement. Il m'a répondu, sans s'émouvoir, qu'il m'avait pris pour un monsieur Caxton, de Chicago.

-- Eh ! bien, mais... c'est peut-être vrai... quoique tu n'aies pas du tout l'air d'un Yankee.

-- Je m'étais promis de vous raconter cet incident, chez madame de Pommeuse où nous avons passé la soirée... et puis, j'ai oublié... à ce moment-là, je n'y attachais pas beaucoup d'importance.

-- Il me paraît assez insignifiant. T'es-tu informé de ce qu'est ce personnage ?

-- On m'a dit qu'il s'appelle Atkins et qu'il est Américain.

-- Atkins !... mais... n'est-ce pas le monsieur que tu as refusé de saluer au Bois de Boulogne ?

-- Justement.

-- Et parce que ce citoyen des États-Unis t'a examiné au cercle avec trop d'attention, tu te figures qu'il t'a reconnu à ta ressemblance avec ton père ! Tu as trop d'imagination, mon cher.

-- C'est une idée qui m'est venue tout à l'heure.

-- Elle n'a pas le sens commun, ton idée.

-- Vous changerez d'avis quand je vous aurai dit que c'est cet homme qui m'a ramené ici, après ma chute.

-- Quoi ! le monsieur qui est descendu de cheval pour te relever et t'emballer dans un fiacre...

-- C'était lui, j'en suis certain. Avant de tomber, je l'ai vu sur un grand cheval noir, arrêté près du restaurant.

-- Comment savait-il que tu demeurais rue de Naples ?

-- Après la partie de baccarat, il a demandé mon adresse au cercle et on la lui a donnée.

-- Et il s'est dérangé pour te ramener chez toi depuis l'hippodrome de Longchamp ?... Dans quel but, je te prie ?

-- Je vais vous le dire.

-- Tu me feras plaisir, car je ne m'en doute pas ; à moins que ce ne soit pour te voler... et ton valet de chambre affirme qu'on n'a rien pris chez toi.

-- Supposez que M. Atkins, le soir où il m'a vu pour la première fois, au cercle, ait été frappé de ma ressemblance avec un monsieur qu'il a connu jadis et qu'il se soit demandé si ce monsieur était mon père.

-- Eh bien, il n'est pas resté longtemps dans l'incertitude, puisque, pendant la partie, on lui a dit ton nom.

-- Supposez que mon nom ne l'ait pas renseigné.

-- Voilà bien des suppositions ! Où veux-tu en venir ?

-- À établir qu'il tenait à être fixé sur un point qui l'intéressait vivement.

-- Quel point ?... Je comprends de moins en moins.

-- Sur le point de savoir si je suis le fils de l'officier qu'il a tué, il y a dix ans.

-- Comment peux-tu croire que c'est cet étranger qui s'est battu avec ton père ?

-- Pourquoi ne serait-ce pas lui ?

-- Prends donc la peine de raisonner, mon cher Max. Si c'était lui, il aurait su à quoi s'en tenir sur ta filiation, aussitôt qu'il a su que tu t'appelais Chalandrey. Il n'y en a pas des masses de Chalandrey... Il n'y a plus que toi.

-- Rien ne prouve qu'il ait su autrefois le nom de mon père. Ils se sont battus sans témoins... ils ont bien pu se prendre de querelle, sans se connaître... et se battre immédiatement.

-- Allons donc !... ça ne se passe plus comme ça, depuis le temps où les gentilshommes dégainaient dans la rue... ou plutôt depuis qu'on ne porte plus l'épée au côté.

-- Il n'est jamais difficile de se procurer des épées ou des fleurets. Mon père avait certainement des amis parmi les officiers qui tenaient garnison à Vincennes. Il aura emprunté des armes à l'un d'eux.

-- Alors, il aurait prié celui-là de l'assister sur le terrain. Et dans tous les cas, on aurait su à qui il s'était adressé. Or, l'enquête a été longue, minutieuse... on s'est renseigné de tous les côtés... et s'il avait eu recours à un camarade, ce camarade l'aurait dit.

-- Il a peut-être craint de se compromettre. Et d'ailleurs, il y a une autre explication. Rien n'empêche que les armes appartinssent à son adversaire qui habitait Vincennes et qui sera allé les chercher chez lui, aussitôt après la querelle que, d'un commun accord, ils voulaient vider, séance tenante.

-- C'est bien invraisemblable.

-- Je ne trouve pas. Mon père était très vif et très peu endurant, vous me l'avez dit cent fois.

-- Vif comme la poudre et susceptible en diable. Je l'ai vu une fois, dans un café, camper un soufflet à un monsieur qui le regardait de travers.

-- Il a bien pu traiter de la même façon l'homme avec lequel il s'est battu.

-- La scène aurait fait du bruit et on aurait, sans peine, retrouvé le souffleté.

-- Oui, si le soufflet avait été donné publiquement. Mais si la querelle s'est engagée en plein air... dans un sentier du bois, par exemple... un sentier où personne ne passait en ce moment... Je la vois, la scène... mon père, pour un motif quelconque, gifle un monsieur qui lui demande une réparation immédiate et sur place...

-- Il est certain que Chalandrey ne la lui aurait pas refusée. Le côté romanesque de la rencontre l'aurait même séduit, mais...

-- Eh ! bien, l'offensé lui aura dit : je loge à deux pas, j'ai des épées chez moi et je vous somme de m'attendre ici. Croyez-vous que mon père aurait quitté le terrain ?

-- Non. Il était friand de la lame et n'aurait eu garde de manquer une si belle occasion de battre le fer. Il aurait plutôt attendu son adversaire toute la journée.

-- Donc, vous devez admettre que les choses ont pu se passer comme je le suppose.

-- Oui, c'est possible, à la rigueur. Mais avant de s'aligner avec le premier venu, ton père lui aurait demandé son nom et il aurait commencé par lui dire le sien.

-- Pourquoi donc ?... Ils étaient furieux et ils n'avaient pas besoin de formalités pour s'entrégorger.

-- Tu as réponse à tout et je n'entreprendrai pas de te convaincre que tu te trompes ; mais tu ne me persuaderas pas que ton explication est la bonne. Nous raisonnons tous les deux sur des hypothèses... c'est perdre notre temps et nos paroles.

» Arrive à conclure.

-- Ma conclusion est très nette. Atkins, en me voyant au cercle, a cru revoir mon père. Il s'est informé de mon nom qui ne lui a rien appris. Alors, il a essayé de se lier avec moi, parce qu'il pensait que plus tard, je le renseignerais sur la mort de mon père. Je l'ai coupé , vous le savez ; j'ai même refusé de lui rendre son salut et il a compris qu'il ne parviendrait pas à nouer avec moi des relations suivies.

-- Tu oublies qu'il aurait pu apprendre par d'autres comment ton père est mort.

-- Par qui ?... il n'y a pas un membre du cercle qui le sache. Et cet Américain ne connaît personne à Paris.

-- Ce n'est cependant pas la première fois qu'il y vient, si, comme tu le prétends, il s'y est battu en duel autrefois.

-- Il se peut même qu'il y ait été élevé, car il parle admirablement le français... Mais autrefois, pas plus que maintenant, il ne voyait le monde où a vécu mon père. Cet homme n'est qu'un aventurier.

-- Je le crois, mais achève tes déductions qui me paraissent se compliquer beaucoup.

-- Je vous disais donc qu'il voulait à tout prix savoir si j'étais vraiment le fils de son adversaire du bois de Vincennes. Une occasion s'est présentée de s'introduire chez moi. Il en a profité...

-- Supposes-tu aussi que c'est lui qui a fait emballer ton cheval, dans l'espoir de te ramasser et de te rapporter à ton domicile ? demanda en goguenardant M. d'Argental.

-- Non, ce n'est pas de lui que part le coup... J'ai dit : une occasion. Le hasard a tout fait. Atkins s'est trouvé là quand je suis tombé... et vous savez comment il a manœuvré.

-- Oui, il s'est donné pour médecin et une fois entré ici, il s'est arrangé pour y rester seul. Mais, encore un coup, quel intérêt avait-il à faire tout cela ?

-- Il comptait s'éclairer en visitant mon hôtel du haut en bas. Le tout était de s'y introduire et d'y avoir ses coudées franches... il y a réussi en éloignant mon domestique... et il a trouvé ce qu'il cherchait.

-- Quoi donc ? demanda l'oncle, ahuri... Tu m'embrouilles tellement avec tes conjectures que je perds le fil de mes idées.

-- Il y a trouvé ce portrait, répondit Maxime, en montrant le cadre accroché à la muraille, à droite de la cheminée.

-- Le portrait de ton père !

-- La ressemblance avec moi est si frappante que le meurtrier ne doute plus que je sois le fils de sa victime.

-- Mais, morbleu ! il ne pouvait pas savoir qu'il était ici, ce portrait.

-- Il n'en était pas sûr, mais il le supposait... on a toujours chez soi un portrait de son père... et il a suffi qu'il le supposât pour qu'il se décidât à tenter l'aventure.

-- Je ne vois pas trop ce qu'il y a gagné. À quoi ont abouti toutes ses combinaisons ? À lui procurer la certitude que tu es le fils d'un officier, puisque ton père s'était fait peindre en uniforme de capitaine aux guides. J'admets, si tu veux, qu'il a reconnu son ancien adversaire. Et après ?... que va-t-il faire ?... Penses-tu qu'il se propose d'exterminer toute la race des Chalandrey et qu'il va te chercher noise pour te forcer à accepter une rencontre où il te tuerait, comme il a tué ton père... sans témoins ?

-- Je ne sais pas ce qu'il fera, mais je sais fort bien ce que je ferai, moi.

-- Et que feras-tu ?

-- Je le provoquerai, et je me battrai avec lui.

-- Sous quel prétexte ?

-- Le prétexte est tout trouvé. Il s'est permis d'entrer chez moi... de s'y installer... de fureter partout... je lui demanderai raison de ces procédés...

-- As-tu seulement la preuve que c'est lui qui est venu ici ?

-- Je l'aurai... dussé-je le mettre en présence de François, que j'amènerai au cercle et qui le reconnaîtra.

-- Soit !... que t'en reviendra-t-il ? Cet Américain dira qu'il t'a rendu service en te ramenant à ton domicile après t'avoir assisté, il est parti parce qu'il a pensé qu'il ne pouvait plus t'être utile. Tout le monde te donnera tort.

-- Eh ! bien, j'emploierai les grand moyens...

-- Les voies de fait. Tu le soufflèteras... et tu te mettras encore plus dans ton tort. Envisage donc la situation telle qu'elle est. De deux choses l'une : ou Atkins n'a jamais connu ton père et alors tu n'as contre lui aucun grief sérieux ; ou, au contraire, il l'a assassiné... tué en traître, ce qui revient au même... et dans ce cas, ton devoir de fils est de le dénoncer à la justice. On ne se bat pas avec un assassin.

Ce raisonnement, sous forme de dilemme, parut faire impression sur Maxime qui se mit à lisser sa moustache -- signe d'indécision bien connu -- et l'oncle, profitant de l'effet produit, corsa son argumentation.

-- Si tu lui faisais cet honneur, reprit-il, ce serait comme si tu reconnaissais qu'il est digne de croiser le fer avec un galant homme et tu ne pourrais plus déposer plainte contre lui. Je crois d'ailleurs que, si tu le dénonçais, on ne le poursuivrait pas, fût-il cent fois coupable, car l'affaire du duel sans témoins est vieille de plus de dix ans, et il y a prescription. Mais on l'expulserait de France, par ordonnance de police. Ce serait toujours ça.

-- Oui, s'il est étranger... et j'en doute fort.

-- Je me charge de vérifier le fait. Cabardos m'y aidera.

-- Cabardos ? interrogea Maxime, qui n'avait pas la mémoire des noms.

-- Le brigadier de la sûreté... mon ancien maréchal des logis... il m'est tout dévoué et de plus, il est mon obligé, car je crois bien que, sans moi, son chef l'aurait cassé de son grade. Je le prierai de se renseigner discrètement sur cet Américain... il en a les moyens, puisqu'il est de la police... et il ne me refusera pas ce bon office. Lorsque je connaîtrai le résultat de ses recherches, nous verrons ce que nous aurons à faire pour nous débarrasser de M. Atkins.

Maxime allait sans doute élever de nouvelles objections, mais François, son domestique, entra sans qu'il l'eût sonné, et Maxime, revenant à son idée fixe, lui demanda brusquement :

-- Tu le reconnaîtrais, n'est-ce pas, ce monsieur qui m'a ramené ?

-- Oui, monsieur, répondit sans hésiter le valet de chambre, qui était jeune et intelligent.

-- Et tu crois qu'il a rôdé dans l'hôtel, pendant que tu étais allé chercher le docteur Morin ?

-- Je suis sûr qu'il est entré ici dans le fumoir, car il y a renversé une chaise et déplacé un fauteuil... celui qui est là, à droite, près de la cheminée... Je me suis aperçu en revenant qu'il n'était plus au même endroit, et ce n'est pas monsieur qui y a touché, puisque monsieur était sur son lit, sans connaissance.

-- Il l'a dérangé pour regarder le portrait de plus près, dit Maxime en s'adressant à son oncle.

-- Monsieur, reprit François, il y a en bas une personne qui désire parler à M. d'Argental.

-- À moi ! s'écria le commandant. Comment sait-elle que je suis ici ?... une personne ?... tu veux dire une femme ?...

-- Oui, monsieur.

-- La comtesse, peut-être, pensa Maxime.

-- Elle vient pour une affaire très importante et elle dit qu'elle est certaine que M. d'Argental la recevra.

-- Elle a de l'aplomb, celle-là. Dans tous les cas, je ne la recevrai pas ici.

-- Il serait bon de savoir qui c'est, dit Chalandrey.

-- Eh ! bien, je vais y aller voir, grommela l'oncle ; mais, toi, François, tu aurais dû lui demander son nom.

-- Je le lui ai demandé, monsieur. Elle s'appelle madame Crochard.

Ce nom de Crochard n'apprenait rien à Chalandrey qui l'avait complètement oublié, comme il avait oublié celui de Cabardos, brigadier de la sûreté ; mais le commandant savait fort bien qu'il s'agissait de son ancienne cantinière, plus connue sous le pseudonyme de la mère Caspienne.

Et il changea immédiatement d'avis, car il comprit que la brave femme apportait des nouvelles qui devaient intéresser Maxime.

-- C'est bon ! fais-la monter, dit-il au valet de chambre.

Et dès que François fut sorti :

-- Mon cher Max, voilà des renseignements qui nous arrivent.

-- Sur quoi ? sur Atkins ?

-- Au diable ton Atkins !... sur le crime du pavillon, parbleu !

-- Comment ! cette femme...

-- C'est la cabaretière du Lapin qui saute , et pour qu'elle vienne me relancer chez toi, il faut qu'il se soit passé là-bas des événements. Oui, mon petit, c'est la mère Caspienne qui va fouler le tapis de ton fumoir. Je parie que tu te figurais que c'était madame de Pommeuse qui me demandait.

-- Sa visite m'aurait moins surpris que celle de madame Crochard.

-- Et probablement elle aurait été moins utile, car la pauvre comtesse n'a rien à t'apprendre, tandis que Virginie...

La porte s'ouvrit et l'ex-cantinière entra, en exécutant le salut militaire.

-- Bonjour, mon commandant, dit-elle de sa grosse voix enrouée. Faut pas m'en vouloir d'avoir forcé la consigne.

» Le larbin ne voulait pas me laisser monter. Monsieur m'excusera quand il saura pourquoi je viens.

-- Laisse-nous, dit Chalandrey à son domestique.

-- Comment diable ! as-tu deviné que tu me trouverais chez mon neveu ? demanda M. d'Argental.

-- Je ne l'ai pas deviné. Je suis allée d'abord chez vous, rue du Helder. Là on m'a dit que monsieur était malade et que depuis huit jours, vous ne le quittiez pas. On m'a donné l'adresse et me v'là. Mais il y a une trotte depuis la cité du Bastion et je n'en peux plus.

-- Assieds-toi.

La mère Caspienne ne se fit pas prier. Elle se laissa tomber dans un fauteuil qui gémit sous son poids et elle se mit à souffler comme une baleine échouée.

-- Il y a du nouveau, là-bas, hein ? lui demanda M. d'Argental.

-- Il y a qu'on vient de me mettre à la porte, répondit tristement la cabaretière.

-- Comment cela ?

-- La police a fait fermer ma cambuse.

-- Et pourquoi ?

-- Sous prétexte que je reçois toute sorte de monde... moi ! une médaillée de Crimée !... moi qui n'ai jamais servi à boire qu'à des pratiques connues dans le quartier et qui n'ai jamais souffert un pochard dans mon établissement !... Vous êtes là pour le dire, mon commandant... et monsieur aussi, puisqu'il y est venu avec vous.

-- J'atteste que le jour où nous avons déjeuné chez toi, tout y était paisible.

-- Eh ! bien, c'était tous les jours comme ça..., et la police le sait bien, car depuis que je tiens le Lapin qui saute, je n'ai pas eu de contravention. C'est un prétexte qu'ils ont pris pour se débarrasser de moi.

-- Tu les gênais donc ?

-- Faut croire... à cause de la souricière...

-- Qu'est-ce que c'est que ça, la souricière ?

-- Un mot qu'ils ont inventé... ils ont mis des agents partout, dans le pavillon, dans le souterrain, dans le cabaret, et ils se figurent que les assassins viendront se prendre au piège. Sont-ils bêtes, ces roussins !

-- C'est Cabardos qui a eu cette idée-là. Il nous en a parlé l'autre jour, en nous conduisant à travers tes caves. Alors, ces messieurs se figurent que tu éventerais la mèche, si les étrangleurs montraient leur nez aux alentours du pavillon ?

-- Comme si je les connaissais, les étrangleurs !... Il y avait p't-être des années qu'ils faisaient leur sabbat dans l'enclos et je ne m'en suis jamais doutée, vu que pour y entrer, ils ne passaient pas par ma cuisine. Mais... vous savez... quant on veut tuer son chien, on dit qu'il a la gale.

» Si je vous disais, mon commandant, qu'ils m'ont cherché des raisons parce que je n'ai pas pu leur donner l'adresse du particulier qui touche les loyers.

-- Et pourquoi ne la leur as-tu pas donnée ?

-- Parce que je ne la connais pas. Il venait chercher tous les trimestres l'argent du terme et je l'ai toujours payé rubis sur l'ongle... mais il ne m'a jamais dit où il demeurait.

-- Bon !... mais il signait les quittances.

-- Naturellement.

-- Alors, tu sais son nom.

-- Oui, mon commandant. Il s'appelle Tévenec... à moins qu'il n'ait fait des faux... toutes les quittances sont signées de ce nom-là... je croyais vous l'avoir dit le jour où vous êtes venu déjeuner.

-- Possible... je l'avais oublié.

-- Moi pas, dit à demi-voix Chalandrey qui écoutait avec un intérêt passionné les explications de la mère Caspienne.

De M. Tévenec à madame de Pommeuse, il n'y avait pas loin et Maxime sentait que l'orage s'amassait sur la tête de la malheureuse comtesse.

-- Et le commissaire les a confisquées, les quittances, reprit Virginie Crochard.

-- Alors, il soupçonne ce gérant d'avoir fait partie de la bande, murmura l'oncle, beaucoup moins informé que son neveu.

-- Ça me fait cet effet-là. Eh ben ! s'il veut voir Tévenec, il n'a qu'à venir le jour du prochain terme, le 15 avril. En attendant, cherche, mon bonhomme !... mais c'est pas sûr que tu trouveras.

-- Non, puisque jusqu'à présent, la police en est toujours au même point. On n'a rien découvert de nouveau, hein ?

-- On dit dans le quartier qu'ils ont pincé des messieurs de la haute... des gros bonnets... des capitalisses , comme ils les appellent. Mais c'est des bêtises et j'en crois pas un mot... d'abord ça serait sus des journaux. Il y a aussi un gabelou de la porte de Clichy qui m'a conté hier qu'on allait faire comme qui dirait une répétition générale de l'affaire... amener au pavillon les rupins qu'ils ont pincés... et les mettre en face d'un individu qui les a dénoncés... et qui les reconnaîtra, si on les lui montre.

-- Est-ce que la comtesse aurait suivi le conseil que je lui ai donné ? se demanda Maxime, de plus en plus attentif.

-- Et à ce que prétend le gabelou, ça serait la raison pourquoi on m'a chassée de mon débit et on a clos les volets. Les chefs de la rousse ne veulent pas être dérangés par mes pratiques.

-- C'est très possible, dit le commandant. Et si c'est ainsi, quand la confrontation aura eu lieu, on te rendra la permission qu'on t'a retirée provisoirement.

-- Et d'ici là, qu'est-ce que je deviendrai ? s'écria Virginie. On ne m'a pas seulement laissé le temps d'emporter mes hardes et mon mobilier est sous les scellés. Hier soir, à la tombée de la nuit, ils sont arrivés, trois ; ils m'ont montré un ordre du commissaire et puis : Allons ! la vieille !... houste !... décanille ! Ah ! ils n'y mettent pas de cérémonie !... ça ne se passerait pas autrement dans le pays des Cosaques... et dire que nous sommes à Paris !

-- Le fait est que le procédé est raide. Il faut que je m'abouche avec Cabardos, pour savoir où ils en sont. Il n'était pas de cette belle expédition, Cabardos ?

-- Non, mon commandant, et j'en suis bien aise, car il a servi sous vos ordres et je n'aurais pas pu m'empêcher de lui dire des sottises. Mais, avec tout ça, me v'là sur le pavé et j'aurais couché à la belle étoile, si je n'avais pas gardé l'habitude que j'ai prise en Crimée de porter mon argent dans une ceinture, entre ma chemise et ma peau.

» Enfin, j'ai trouvé une chambre dans un garni de la rue des Épinettes, et ce matin, j'ai pensé tout de suite à venir vous raconter la chose, mon commandant.

-- Tu as bien fait, sacrebleu ! et je te remercie, car tout ce que tu viens de nous dire nous intéresse beaucoup, mon neveu et moi... mon neveu surtout. Et ne t'inquiète pas, maman Caspienne ; je te soutiendrai, si on te tracasse. Les anciens de Sébastopol sont toujours là. Mon neveu Chalandrey n'y était pas à Sébastopol, mais tu peux compter sur lui tout de même.

-- C'est bien de la bonté de sa part.

-- Maintenant, quand tu voudras me voir, tu n'auras plus besoin de venir ici. Maxime est tiré d'affaire et il peut se passer de garde-malade. Je vais reprendre mes habitudes. Tu me trouveras tous les soirs, de cinq à six, devant le café du Helder... avec des vieux camarades de Crimée qui te connaissent presque tous et qui prennent là leur absinthe.

» Si ça te gêne de t'asseoir à côté de nous, à cause de ton chapeau ciré, tu n'auras qu'à me faire signe en passant sur le boulevard. Je viendrai te parler... quand bien même je serais l'invité d'un général.

-- Merci, mon commandant, dit en se levant Virginie Crochard. Et, vous savez... ils m'ont consignée à la porte de ma boîte, mais ils n'ont pas le droit de m'empêcher de flâner dans le quartier et d'écouter les on-dit. Dès qu'il y aura du nouveau, j'arriverai au rapport.

-- Très bien. Et si j'avais à te parler, où faudrait-il aller te chercher ?

-- Rue des Épinettes, le premier garni à gauche, en arrivant par l'avenue de Clichy, comme la dernière fois.

-- Salut, mon commandant... et toute la compagnie !

Ayant dit, la mère Caspienne fit demi-tour avec la précision d'un soldat à l'exercice, et sortit au pas ordinaire.

-- Eh bien ! qu'en dis-tu ? demanda l'oncle. Ça marche là-bas. On tient la bande et la justice va travailler les côtes à tous ces coquins. J'en suis ravi, parce que maintenant elle va te laisser en repos. Tu ne seras plus filé .

Maxime n'en était pas très convaincu. Maxime était très content qu'on arrêtât les assassins, mais il redoutait le contrecoup de l'arrestation, moins pour lui que pour madame de Pommeuse que ces scélérats pourraient bien dénoncer.

Et, d'ailleurs, ils n'étaient probablement pas tous pris, et les affiliés qui battaient encore le pavé de Paris recommenceraient leurs tentatives contre sa personne à lui.

Les deux premières avaient échoué ; la troisième pouvait réussir, et quoi qu'en dît le commandant, Maxime ne se sentait pas complètement rassuré.

-- Rien ne t'empêchera plus de te donner du bon temps, continua M. d'Argental. Oublie toutes ces vilaines histoires, mon garçon, et puisque tu ne veux pas de madame de Pommeuse, amuse-toi tant que tu pourras, maintenant que te voilà guéri. Si tu pouvais oublier aussi ta dulcinée du solfège, je bénirais l'accident qui t'a cloué chez toi pendant huit jours.

Maxime ne crut pas devoir relever l'épithète malséante que son oncle venait d'appliquer à mademoiselle Croze ; Maxime se contenta de répliquer :

-- Il y a une chose que je n'oublierai pas, quoi qu'il arrive... c'est que le sang de mon père crie vengeance.

-- Je ne l'oublierai pas non plus, s'écria d'Argental, et si tu me laisses faire, sans t'en mêler, je te promets que tu l'auras, ta vengeance. Là-dessus, mon petit, je te laisse au coin de ton feu. J'éprouve une forte envie de marcher pour me dégourdir les jambes ; toi, tu n'es pas encore en état de sortir. Ce sera, j'espère, pour demain. Tu me donneras le bras et nous descendrons ensemble sur le boulevard.

» Aujourd'hui, je vais y descendre sans toi, à seule fin de montrer ma figure à de vieux amis qui ne m'ont pas vu depuis la semaine dernière, et qui doivent croire que j'ai pris ma feuille de route pour l'autre monde.

Le commandant qui, au fond, adorait son neveu, l'embrassa sur les deux joues, et s'en alla en faisant le moulinet avec sa canne.

Maxime n'attendait que le départ de son oncle pour courir à la rue des Dames d'abord, et ensuite à l'avenue Marceau. Il lui tardait de rentrer en grâce auprès d'Odette et de savoir où en était la comtesse avec ses ennemis.

Pierre d'Argental avait d'autres desseins qu'il s'était abstenu d'exposer au fils de sa sœur, mais l'heure n'était pas venue de les mettre à exécution et avant de se transporter au cercle, il tenait à boire frais, en plein air.

C'était un type tout particulier que cet ancien chef d'escadron. Il tenait tout à la fois du gentilhomme et du soudard.

Les Argental étaient de la plus vieille noblesse. Ils avaient figuré aux Croisades et, sous Louis XIV, ils avaient, haut la main, fait leurs preuves pour monter dans les carrosses du roi.

Malheureusement, la Révolution les avait ruinés à fond et, à la rentrée des émigrés, le père du commandant s'était estimé très heureux de servir en qualité de sous-lieutenant dans les armées de l 'usurpateur, c'est-à-dire de Napoléon Ier.

Il y avait fait son chemin et, en 1814, le gouvernement de la Restauration l'avait confirmé dans le grade de colonel qu'il avait gagné à la pointe de son épée.

Il était même passé général, vers 1820, et cinq ans après, à la veille de prendre sa retraite, il s'était marié avec une jeune demoiselle très noble et très pauvre qui lui avait donné un fils et une fille.

Le fils avait suivi la carrière militaire et la fille, moins bien dotée par ses parents que par la nature, avait épousé, sur le tard, un M. de Chalandrey, aussi bien né qu'elle et beaucoup plus riche, car sa fortune patrimoniale représentait à peu près cinquante mille francs de rente.

Ce Chalandrey avait eu une jeunesse orageuse et n'avait pas donné à sa femme, morte en couches, tout le bonheur qu'elle attendait de lui. Engagé volontaire à vingt-cinq ans, il était devenu, en dépit de ses fredaines, officier dans la garde, et il avait mal fini, tué en duel par un inconnu suspect, et laissant à son fils Maxime ses défauts, ses qualités et un héritage pas trop écorné.

Pierre d'Argental, son beau-frère, avait conservé de sa première éducation d'excellentes façons et le goût de la bonne compagnie, mais la vie de soldat qu'il avait menée pendant vingt ans avait laissé son empreinte sur ce descendant des preux du moyen âge.

Il ne recherchait pas le monde aristocratique, mais il ne le craignait pas et il y faisait encore bonne figure ; seulement, il se trouvait plus à son aise avec de vieux troupiers comme lui. Il allait volontiers chez les anciens amis de son père, et même chez la comtesse de Pommeuse qui, cependant, ne datait pas des croisades, mais il allait aussi au café, et l'heure de l'absinthe comptait dans son existence à deux faces.

Son neveu, qu'il aimait tendrement, occupait le reste. Il lui consacrait tout le temps qu'il ne donnait pas à ses visites mondaines ou à ses camarades et s'il le prêchait souvent, c'était à peu près pour la forme, car au fond il ne le blâmait pas de jeter sa jeunesse à tous les vents du plaisir et il se sentait revivre en lui.

Il avait craint de le perdre, après ce funeste accident de cheval, et maintenant que Maxime était sauvé, le reste lui importait médiocrement.

Que Maxime épousât ou n'épousât pas une jeune fille sans dot, il s'en souciait peu, pourvu que Maxime restât son ami ; et rassuré sur ce point, il pouvait, en toute liberté d'esprit, s'en aller prendre son divertissement favori, qui consistait à s'asseoir, sur le boulevard des Italiens, au café du Helder.

C'est presque une institution que ce café où, de temps immémorial, se réunissent les officiers de terre et de mer.

Ils y viennent des cinq parties du monde, et ceux qui arrivent du Tonkin ou de la Nouvelle-Calédonie y retrouvent des camarades de promotion, fraîchement débarqués de l'Algérie, du Sénégal ou de la Guyane.

On y réclame à tout instant l' Annuaire, et on y vit longtemps le célèbre Félix, un simple garçon qui était dans le secret des dieux -- ou des ministres de la guerre -- et qui annonçait les avancements, avant qu'ils fussent insérés au Moniteur de l'armée.

Félix n'y est plus, mais l'Annuaire y est toujours et il ne traîne pas sur les tables. Il est toujours en main et toujours demandé.

Le commandant, ce jour-là, arriva au café avant l'heure accoutumée, et il n'y vit personne à qui parler. Ses vieux amis n'étaient pas encore à leur poste, c'est-à-dire aux tables qu'ils occupaient quotidiennement, à droite, contre la devanture. Mais le commandant savait bien qu'ils viendraient. Il s'installa, en attendant, et il se mit à préparer avec tous les soins voulus la mixture verte qu'on lui servit.

Pierre d'Argental, vétéran des guerres du dernier Empire, possédait à fond l'art difficile de battre l'absinthe, c'est-à-dire d'y verser de l'eau à petits coups, pour obtenir un mélange progressif, et c'est une opération délicate qui exige une attention particulière.

Pendant qu'il s'y livrait consciencieusement, d'autres consommateurs s'établissaient dans son voisinage ; des messieurs qu'il ne connaissait point et qui ne l'intéressaient pas, parce qu'il voyait à leurs figures qu'ils n'appartenaient pas à l'armée.

Les péquins aussi fréquentent le Helder. C'était même un des chagrins du commandant, qui aurait voulu que la terrasse de l'établissement fût exclusivement réservée aux militaires en activité ou en retraite.

Tout au plus aurait-il toléré que les bourgeois s'établissent dans les profondeurs du café, pour y jouer aux dominos.

Mais il lui fallait bien souffrir ce qu'il ne pouvait empêcher et il se consolait en s'abstenant de regarder ces intrus.

Cette fois, il en était entouré. Il y en avait devant lui -- pas immédiatement à côté, car on réservait trois tables au commandant et à sa société, et pour le moment, il occupait seul celle du milieu.

Mais deux messieurs, placés un peu en avant, lui masquaient presque le boulevard et il les donnait à tous les diables, parce qu'il aimait ses aises.

Ces gens qui venaient de s'asseoir, sans prendre garde à lui, causaient entre eux avec animation et les rangées de chaises étaient si rapprochées les unes des autres que d'Argental entendait tout ce qu'ils disaient. Seulement, il n'y comprenait rien, car ils parlaient anglais.

Et le commandant, qui exécrait tous les étrangers, s'agaçait de ce gazouillement inintelligible pour lui. Peu s'en fallût qu'il ne déménageât, mais comme il tenait à son coin préféré, il resta et, un peu plus tard, il ne regretta pas d'être resté.

Il s'était repris à réfléchir aux nouvelles apportées par la mère Caspienne et à l'entretien qu'il venait d'avoir avec son neveu, et, plus il réfléchissait, plus il se persuadait que les susdites nouvelles n'étaient pas inquiétantes et que les idées de Maxime sur M. Atkins n'étaient que des chimères.

La conduite de cet Américain était étrange, mais rien ne prouvait qu'il eût tué jadis le capitaine de Chalandrey, et M. d'Argental se promettait bien d'empêcher Maxime de se lancer à l'aveuglette dans une querelle où il aurait tous les torts.

Cependant, M. d'Argental voulait savoir à quoi s'en tenir sur la personnalité et sur les antécédents du Yankee suspect.

Il comptait se renseigner par l'intermédiaire de Cabardos et aussi par lui-même, au cercle, où il se proposait de dîner, ce soir-là, dût-il pour en venir à ses fins aborder Atkins et le questionner adroitement.

Il ne se flattait pas de le reconnaître, n'ayant fait que l'apercevoir de loin au bois de Boulogne, mais on le lui désignerait et il trouverait bien un moyen d'entrer en conversation avec lui.

Pour le moment, il n'avait rien de mieux à faire que de tuer le temps et il s'ennuyait de ne pas voir arriver ses camarades qui aimaient autant que lui à deviser de leurs anciennes campagnes de guerre, de l'avenir de l'armée française et de la revanche, qu'ils souhaitaient tous avec une ardeur juvénile.

Il se reprochait de ne pas leur avoir donné signe de vie depuis quelques jours et il se demandait si, faute de le rencontrer au Helder, ils n'avaient pas changé de café -- supposition invraisemblable, s'il en fut, car les vieux troupiers tiennent à leurs habitudes.

Enfin, ils n'arrivaient pas et l'oncle d'Argental en était réduit à entendre, malgré lui, le jargon exotique des deux individus derrière lesquels il était placé.

-- Parlons français, veux-tu ? dit l'un des deux à son interlocuteur. L'anglais m'est aussi familier qu'à toi, mais au bout de cinq minutes, j'en ai assez.

-- Comme tu voudras, répondit l'autre. Je te disais donc que j'ai été bien content de te rencontrer, en débarquant à Paris... d'autant plus que je ne m'y attendais guère. Je t'avais laissé à Chicago dans une situation...

-- Peu brillante, c'est vrai... mais j'ai trouvé une veine là-bas... des actions d'une mine au Colorado que j'avais eues à peu près pour rien et qui ont monté tout d'un coup. Alors, comme je ne m'amusais guère à Chicago, j'ai eu l'idée de venir faire un tour en France. Pour se retremper, mon cher, il n'y a encore que Paris.

-- Oui, quand on a de l'argent dans sa poche...

-- J'en ai. Mes affaires vont de mieux en mieux.

-- Et quand on ne craint pas d'y être inquiété.

-- Oh ! de ce côté-là, je suis bien tranquille. Je n'y connais plus personne et tout le monde m'y a oublié.

-- Même les camarades d'autrefois ?

-- Ils sont loin, ceux-là. La bande joyeuse s'est dispersée. Les uns sont morts, les autres ont sombré et il n'en est plus question. Toi seul as surnagé, et ce n'est pas toi qui me tracasseras, puisque nous menions la même vie.

-- Une vie de Polichinelle, ça, c'est vrai. Moi, je m'en suis encore assez bien tiré, et j'ai fait ma pelote en Amérique, mais... il me semblait qu'avant de partir pour ce pays-là, tu avais eu... des désagréments.

-- C'est fini... je n'y pense plus... j'ai fait peau neuve.

-- Est-ce que tu comptes te fixer à Paris ?

-- Ma foi, oui !... et toi ?

-- Oh ! moi, j'ai des intérêts à surveiller aux États-Unis et j'y retournerai le mois prochain. Mais j'espère que d'ici là, nous nous verrons souvent. Où loges-tu ?

-- Provisoirement, au Grand-Hôtel.

-- Tiens ! c'est drôle... j'y suis descendu aussi... je ne me doutais pas que nous demeurions sous le même toit.

-- Ni moi non plus... et jamais l'idée ne me serait venue de demander si M. Caxton de Chicago habitait l'hôtel... car je suppose que tu t'appelles toujours Caxton ?

L'interpellé répondit en anglais et la conversation continua un instant dans cette langue, dont M. d'Argental ne comprenait pas un mot.

Le dialogue qu'il venait d'écouter ne l'avait pas beaucoup intéressé, mais le nom de Caxton éveilla son attention. Il se rappelait très bien que son neveu l'avait prononcé devant lui, en lui racontant que M. Atkins, pour s'excuser de l'avoir dévisagé au cercle, prétendait l'avoir pris pour un de ses amis de Chicago.

Or, le Caxton, assis devant le café du Helder, ne ressemblait pas du tout à Maxime, et si c'était de celui-là que M. Atkins avait parlé, M. Atkins avait menti, car il était impossible de confondre un homme gros, blond et trapu avec Chalandrey, qui était grand, mince et brun.

Le commandant commençait donc à se demander si l'autre causeur n'était pas ce même Atkins qu'il cherchait à rencontrer et que le hasard aurait amené là tout à point.

-- Te souviens-tu de nos parties de campagne ? reprit, en français, Caxton. En avons-nous fait des farces, à Joinville-le-Pont et à Vincennes !

À ce mot de : Vincennes, Pierre d'Argental dressa les oreilles comme un cheval d'escadron qui entend la trompette.

-- J'ai des raisons pour m'en souvenir, répondit l'autre Américain. Si ne n'y ai pas laissé ma peau, ce n'est pas faute d'avoir fait tout ce qu'il fallait pour ça. Nous n'y allions jamais sans nous cogner avec des canotiers ou avec des soldats.

-- Mais nous écopions rarement, dit Caxton, en riant.

-- Écoper ! pensa le commandant, c'est de l'argot parisien et voilà un Américain qui me fait l'effet d'avoir passé sa jeunesse de ce côté-ci de l'Océan Atlantique.

-- Ça n'empêche pas qu'elles ont mal fini pour moi, nos caravanes dans la banlieue, reprit le premier Yankee.

-- Comment, mal fini ?... tu as ramassé deux ou trois duels... mais tu ne les craignais pas, dans ce temps-là, les duels, et tu t'en es toujours bien tiré.

-- Pas si bien que tu crois. Écoute un peu ce qui m'est arrivé, une fois.

Pour le coup, l'oncle se dit que cet homme devait être M. Atkins et que Maxime n'avait pas tort de l'accuser d'avoir tué son père. Un hasard providentiel avait ramené le meurtrier à la portée des oreilles attentives du beau-frère de sa victime, et M. d'Argental bénissait déjà le doigt de Dieu.

Il attendait avec impatience le récit annoncé, mais, par malheur, le récit fut fait en anglais.

Le narrateur prenait ses précautions pour que ses confidences ne fussent pas recueillies par ses voisins, sachant bien que peu de Français connaissent les langues étrangères.

Jamais le commandant n'avait tant regretté d'avoir fait des études incomplètes, car il était véritablement au supplice. Il devinait, aux gestes et aux intonations, que cet homme racontait une querelle et le duel qui s'en était suivi. Il en était convaincu et il ne comprenait pas les paroles qui auraient changé sa conviction en certitude, s'il les eût comprises.

Et ce supplice dura longtemps, car les deux causeurs ne se pressèrent pas de reprendre l'autre idiome, que tous les deux cependant possédaient parfaitement.

Sans doute, ils échangeaient des souvenirs intimes qui les intéressaient tous les deux, car Caxton donnait vivement la réplique à son ami.

Et M. d'Argental se trouvait dans la situation irritante d'un lecteur de romans, alléché par le début d'un feuilleton qu'on a coupé dans le journal à l'endroit le plus palpitant.

Pour se dédommager, il s'efforçait de voir la figure des deux personnages qui lui tournaient le dos et il n'apercevait que des profils perdus.

Il lui semblait bien reconnaître la taille et l'encolure du cavalier que Chalandrey avait refusé de saluer à la pointe du lac, mais il n'en était pas sûr et il enrageait de tout son cœur.

Quand ils s'en iront, je les suivrai, grommelait-il sous son épaisse moustache.

Il en était là lorsqu'il avisa, planté sur le large trottoir du boulevard, un monsieur qui lui envoyait des bonjours avec la main et qui se décida bientôt à venir à lui, en dérangeant les chaises.

Ce monsieur, crânement campé sur ses longues jambes et portant le chapeau incliné sur l'oreille, était un des aspirants à la main de madame de Pommeuse, le général Bourgas, qui avait jadis introduit son ancien subordonné d'Argental dans le salon de l'avenue Marceau.

-- Bonjour, mon cher d'Argental, cria ce vieux guerrier, de sa grosse voix de commandement.

Il parlait si haut que tous les consommateurs assis devant le café levèrent la tête ; mais il n'y en eut qu'un qui se retourna pour voir à qui s'adressait cette bruyante salutation et, celui-là, c'était l'ami de M. Caxton.

Ce mouvement fut aussitôt suivi d'un appel au garçon pour payer les deux bitters que lui et son compatriote américain venaient d'avaler.

Ils allaient évidemment lever le siège et l'oncle d'Argental maudissait l'arrivée du général qui allait l'empêcher de les suivre.

-- C'est décidément Atkins, se disait le commandant, et il décampe parce qu'il a entendu mon nom. Je saurai bien le retrouver ; mais que le diable emporte Bourgas !

-- Que devenez-vous donc ? lui demanda le général ; on ne vous voit plus... et j'ai un tas de choses à vous dire. Offrez-moi un vermouth.

L'ex-chef d'escadron s'empressa de héler le garçon qui venait de recevoir l'argent du présumé Atkins et qui se précipita pour prendre la commande.

Les deux étrangers, ou soi-disant tels, filaient déjà sur le boulevard, vers la Madeleine.

-- Mon cher, commença M. Bourgas, après s'être attablé à côté du commandant, où en êtes-vous avec la comtesse ?

-- C'est à vous qu'il faut demander cela, répondit d'Argental.

-- Oh ! moi, je ne suis plus sur les rangs. Votre neveu aura le champ libre.

-- Il n'en profitera pas, car il a renoncé à lui plaire. J'avais eu l'idée de le marier à madame de Pommeuse, parce que je pensais que vous ne vous occupiez pas sérieusement d'elle.

-- Mais si !... c'était très sérieux. J'ai encore bon pied, bon œil, et depuis qu'elle est veuve, je l'ai demandée en mariage, trois fois. Seulement, j'ai fini par faire comme votre neveu. Je me suis retiré.

-- Puis-je vous demander pourquoi, mon cher général ?

-- D'abord, parce que, l'autre samedi, j'ai vu chez elle des choses qui m'ont donné à réfléchir. Elle a flirté toute la soirée avec un blondin qui me déplaît souverainement.

-- Et à moi, donc !

-- J'ai compris qu'elle en tient pour ce blanc-bec, et il ne me convient pas d'avoir pour rival un gamin. Il me convient encore moins d'épouser une femme qui s'enflamme si facilement pour les jeunes.

-- À votre âge, ce serait peut-être imprudent, mais je pense que vous exagérez un peu. Madame de Pommeuse est une honnête femme.

-- Je le croyais ; mais depuis quelques jours, il court sur elle des bruits...

-- Quels bruits ? demanda vivement d'Argental, qui ignorait toujours les récentes aventures de la comtesse.

-- Les uns disent qu'elle est complètement ruinée. Cela m'étonnerait, car je n'imagine pas comment elle aurait dissipé sa fortune en vivant comme elle vit. Mais d'autres prétendent qu'elle va se trouver compromise dans de très fâcheuses affaires.

-- Quelles affaires ?

-- On ne précise pas. On raconte tout bas que son père s'est enrichi en fraudant l'octroi, qu'elle a continué ce joli commerce et qu'elle aura bientôt maille à partir avec la justice.

-- Allons donc !... c'est absurde. Madame de Pommeuse n'est pas responsable des méfaits de ce père... qui ne valait pas cher, je le crois.

-- Vous oubliez qu'elle a hérité de lui... Il ne m'est pas démontré qu'on ne pourrait pas la forcer à restituer des biens mal acquis. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'elle est devenue tout à coup complètement invisible. Éclipse totale, mon cher.

-- Bah !... je l'ai rencontrée, l'autre jour, au Bois.

-- Bon ! mais elle n'a pas reçu, avant-hier. Adieu, les samedis ! le salon de l'avenue Marceau est clos.

-- Vous m'étonnez prodigieusement.

-- Allez-y voir, si vous doutez de ce que je vous dis. Finie, la musique !... aussi bien, on en faisait trop et je ne la regrette pas. Je vais me lancer dans la colonie étrangère... on y trouve des veuves américaines qui ont des millions de dollars et qui ne demandent qu'à convoler avec un général français, bien conservé. Je chercherai dans ce monde-là et je n'aurai pas de peine à y trouver mieux que la comtesse.

-- C'est la grâce que je vous souhaite, mon général.

-- Et vous-même, mon cher, vous vous y caserez très bien, si le cœur vous en dit. Vous êtes plus jeune que moi et pas plus déjeté. Nous sommes tous les deux de glorieux débris et les femmes les apprécient, les glorieux débris.

-- J'aime autant ne pas tenter l'aventure, dit le commandant, qui avait en tête bien d'autres soucis que celui de plaire à des citoyennes de la libre Amérique.

Le commandant pensait à la comtesse qui, si Bourgas disait vrai, devait avoir grand besoin de l'appui de tous ses amis et à ce soi-disant étranger qui lui semblait maintenant plus que suspect. Il lui tardait d'aller se mettre aux ordres de madame de Pommeuse et d'entrer en campagne contre M. Atkins. Mais il lui fallait d'abord se débarrasser de la compagnie du général, lequel ne paraissait pas pressé de lever la séance.

-- Vous savez l'anglais ? lui demanda-t-il tout à coup.

-- Assez pour faire ma cour à une Américaine, répondit Bourgas en se rengorgeant. J'ai été dans ma jeunesse attaché militaire à l'ambassade de Londres.

-- Alors, je regrette bien que vous ne soyez pas venu plus tôt vous asseoir au Helder. Il y avait là tout à l'heure deux individus qui parlaient alternativement anglais et français.

-- Ceux qui sont partis au moment où je suis arrivé ?

-- Précisément. Leur conversation m'intriguait et j'en ai perdu la moitié.

-- Il y en a un des deux que, depuis quelques jours, je rencontre tous les matins à cheval dans l'allée des Poteaux. Je l'ai remarqué parce qu'il monte à merveille...

-- Un cheval noir, n'est-ce pas ?

-- Oui... un demi-sang qui a des actions superbes. J'ai cru que ce monsieur était un écuyer de quelque manège. On ne voit que ça au Bois, maintenant. Mais en quoi vous intéresse-t-il ?

-- Il me semble l'avoir vu à Paris, il y a une dizaine d'années et, au cercle des Moucherons où on l'a reçu tout dernièrement, il se fait passer pour un Américain, récemment débarqué.

-- Ça vous étonne ? Les cercles sont remplis d'aventuriers, vous le savez bien.

M. d'Argental n'avait pas pris le bon moyen pour se délivrer de la présence du brave général. Il aurait assurément mieux fait de laisser tomber la conversation ; mais il était tellement plein de son sujet qu'il se laissait aller malgré lui à chercher des renseignements au hasard.

Et il reprit, après un court silence :

-- Vous avez connu mon beau-frère ?

-- Chalandrey !... Ah ! je crois bien que je l'ai connu. C'était un brillant officier... un peu braque... un peu coureur... Mais brave comme son sabre. Encore un que les femmes ont mis à mal...

-- Comment, les femmes ?

-- Eh ! oui, ce duel où il est resté sur le carreau, c'était pour une femme.

-- On ne sait pas. Il s'est battu sans témoins.

-- Dans le bois de Vincennes, parbleu ! Eh bien ! je puis vous affirmer qu'il avait une maîtresse de ce côté-là. J'y allais assez souvent à Vincennes, dans le temps, et je l'ai vu plus d'une fois se promenant avec elle... Il aura eu affaire au mari ou à un rival.

-- La justice a cherché le meurtrier et ne l'a pas trouvé.

-- C'est regrettable, mais que voulez-vous, mon cher ! Chalandrey était querelleur comme pas un et je ne serais pas surpris qu'il eût provoqué son adversaire.

-- Vous n'avez pas su qui était cette maîtresse ?

-- Non, ma foi ! Pourquoi me demandez-vous cela ?

-- Mais... parce que, si on la connaissait, on arriverait par elle à connaître l'homme qui a tué mon malheureux beau-frère... ou plutôt qui l'a assassiné... car un duel sans témoins est un assassinat... Et, cet homme, je crois être sur sa trace.

-- Que feriez-vous, si vous le retrouviez, demanda le général. Est-ce que vous le dénonceriez à la justice ? Il faudrait alors fournir la preuve que le duel a été déloyal.

-- Et, après dix ans, ce serait très difficile, je le sais, dit le commandant ; mais je pourrais du moins me donner le plaisir de lui loger quatre pouces de fer dans la poitrine.

-- Peste ! mon cher, vous avez la rancune tenace. Moi, à votre place, je laisserais cet homme tranquille... Car, après tout, ce serait à votre neveu de venger son père.

-- Oui, mais mon neveu pourrait se faire embrocher et, à l'âge qu'il a, ce serait dommage, tandis que ma vieille peau ne vaut pas cher. D'ailleurs, je tire beaucoup mieux que Maxime.

-- Bon ! mais de quoi lui demanderez-vous réparation à ce monsieur que vous ne connaissez pas encore et qui, lui, ne vous connaît pas du tout ?

» Pas de l'ancienne affaire de Vincennes, je suppose. Il vous rirait au nez.

-- Je trouverai un prétexte pour le souffleter. Il faudra bien qu'il se batte... et vous me servirez de témoin.

-- Je ne dis pas non... si vous étiez sûr d'avoir affaire à l'individu qui a tué ce pauvre Chalandrey que j'aimais bien, malgré ses défauts. Mais c'est ce qu'il faudrait d'abord me démontrer... et quels indices avez-vous contre celui que vous soupçonnez ?

-- Des indices de toute sorte. Ainsi, je viens d'apprendre qu'à l'époque du duel, il allait très souvent à Vincennes.

-- La belle raison !... moi aussi, j'y allais très souvent, je vous l'ai déjà dit. Je me rappelle même que, dans ce temps-là, le pays était infesté de mauvais garnements qui faisaient les cent coups... au bal d'Idalie et ailleurs. Ils insultaient les femmes et ils cherchaient dispute aux soldats... si bien que le bal a fini par être consigné aux militaires de la garnison. C'est peut-être un de ces drôles qui a attaqué votre beau-frère. Mais la bande a dû se disperser... et puis, cherchez dans le tas !... Ils étaient une vingtaine, à ce qu'on disait.

Le général ne se doutait pas qu'en cherchant à décourager son vieux camarade, il ne faisait que confirmer les soupçons qui venaient de germer dans la tête de cet oncle entêté.

Le soi-disant Atkins avait rappelé tout à l'heure au soi-disant Caxton les débauches auxquelles ils se livraient jadis, dans la banlieue, et M. d'Argental en concluait que ces deux prétendus Américains faisaient autrefois partie de la vilaine société dont le brave Bourgas racontait les exploits suburbains.

Et Bourgas, qui ne s'arrêtait plus quand il avait commencé à égrener le long chapelet de ses souvenirs, Bourgas reprit :

-- Ce qu'il y a de curieux, c'est que ces chenapans avaient un chef... un gredin qu'ils appelaient le capitaine Henri...

-- Comment ! un officier ?

-- Eh ! non... capitaine de brigands... c'était lui qui dirigeait les expéditions quand il s'agissait de rosser les agents ou d'enlever les bonnes amies des militaires.

-- Henri !... ce n'est pas un nom... il devait en avoir un autre... un nom de famille.

-- Peut-être bien... mais on ne l'appelait pas autrement. On disait qu'il était riche et je le croirais volontiers, car il dépensait beaucoup d'argent dans les cafés, dans les bastringues et autres mauvais lieux de l'endroit.

-- Comment était-il de sa personne ?

-- Je ne l'ai jamais vu, mais des camarades m'ont dit qu'il était très beau garçon. Il y avait des femmes qui couraient après lui. Il était la terreur des maris de Vincennes.

-- Et... la fin de l'histoire ?

-- Je ne l'ai pas sue. Je commandais alors un régiment à Versailles... le 9e chasseurs. On m'a envoyé commander à Lunéville une brigade de cavalerie... c'est là qu'on m'a fendu l'oreille et, quand je suis revenu manger ma retraite à Paris, vous pensez bien, mon cher, que je ne me suis pas enquis de ce qu'étaient devenus les malandrins de Vincennes. C'est vous qui, en me parlant du duel de Chalandrey, m'avez remis en tête ce vieux souvenir. Mais je parierais bien qu'on ne l'a pas oublié dans le pays. Vous pourriez vous y renseigner.

-- C'est ce que je ferai. Et je ne comprends pas que l'enquête de la justice n'ait pas signalé ces gens-là.

-- Le fait est que l'un d'eux... le chef peut-être... a bien pu en découdre avec Chalandrey, à propos de cette maîtresse qu'il promenait volontiers dans le bois. Elle était très jolie, et, là-bas, personne ne la connaissait.

» Mais, croyez-moi, mon cher ; ne vous occupez plus de cette vieille affaire... On ne gagne jamais rien à remuer les cendres... Suivez mon exemple... Mon mariage avec la comtesse est manqué... J'en suis tout consolé et je ne m'occuperai plus jamais d'elle.

» Sur ce, mon vieux camarade, je vous laisse payer mon vermouth et je file. On m'attend aux Champs-Élysées chez un marchand de chevaux qui voudrait bien m'enrosser et qui n'y réussira pas, parce que je suis plus malin que lui.

Ayant dit, le général Bourgas octroya une énergique poignée de mains au commandant, se leva et se dirigea vers la Madeleine... comme M. Atkins.

L'oncle ne le retint pas et ne perdit pas de temps à réfléchir aux propos que lui avait tenus ce vieux guerrier.

L'heure n'était pas venue d'aller dîner au cercle, comme il en avait l'intention, mais rien ne l'empêchait de courir à l'avenue Marceau.

Les dangers que courait madame de Pommeuse ne le laissaient pas indifférent, quoiqu'il ne songeât plus à elle pour son neveu, et avant de se mettre à ses ordres, il voulait voir le fond des choses, car le général ne s'était expliqué que très vaguement sur les accusations qu'on portait contre la pauvre comtesse.

Le commandant savait bien que le père Grelin ne valait pas grand chose, mais il se demandait comment sa fille, acceptée depuis longtemps par le meilleur monde, avait pu se trouver compromise du jour au lendemain.

Ses camarades décidément n'arrivaient pas à l'absinthe, et il était écrit qu'il ne les verrait pas ce jour-là.

Il jeta sur la table le prix des deux apéritifs et il sauta dans un fiacre qui stationnait devant le café.

Vingt minutes après, il débarquait à la porte de l'hôtel de madame de Pommeuse et il demandait à la voir. Le valet de pied, qui vint au coup de sonnette, lui répondit que madame la comtesse était sortie et, à l'air embarrassé de ce domestique, le commandant crut deviner qu'il mentait, par ordre de sa maîtresse.

-- Remettez-lui ma carte ; je suis certain qu'elle me recevra, dit-il en cherchant dans son portefeuille.

-- J'ai l'honneur de répéter à monsieur que madame n'y est pas...

-- Voyons... vous me connaissez bien... je suis M. d'Argental.

Si le commandant insistait, c'est que l'attitude du valet lui semblait singulière, car il n'y avait pas lieu de s'étonner que la comtesse n'attendît pas sa visite ce jour-là, et il était tout naturel qu'elle fût allée se promener au Bois de Boulogne, en voiture, ou visiter ses pauvres.

Ce colloque se tenait à la grille entrebâillée, et à travers les barreaux, Pierre d'Argental entrevoyait une femme habillée de noir, qui avait tout l'air d'écouter le dialogue.

Cette femme s'avança tout à coup et dit au visiteur :

-- Entrez, monsieur !

Le valet de pied qui barrait le passage s'effaça aussitôt et le commandant ne se fit pas prier pour pénétrer dans la cour de l'hôtel.

Il n'avait jamais vu au service de la comtesse cette personne qui prenait sur elle de lever la consigne et il se demandait à qui il avait affaire.

Elle était très modestement vêtue et il la prit tout d'abord pour une femme de charge, mais il s'aperçut bientôt qu'elle était vieille, cassée, déjetée et qu'elle marchait péniblement en s'appuyant sur une canne. On eût dit qu'elle sortait d'un hôpital d'incurables.

-- Monsieur, reprit-elle d'une voix faible, madame n'est pas ici, mais je sais que vous êtes de ses amis et je voudrais bien vous parler.

-- Parlez, ma brave femme, dit d'Argental, de plus en plus intrigué.

-- Pas ici... nous serons mieux dans le jardin.

La vieille traversa la cour, clopin-clopant, et ne s'arrêta qu'à la porte de cette serre où quelques jours auparavant, la comtesse avait reçu l'affreux Tévenec.

Là, elle s'assit sur un banc rustique et le commandant, qui l'avait suivie, y prit place à côté d'elle.

-- Qu'avez-vous donc à me dire ? demanda-t-il, doucement.

-- Il faut que vous sachiez qui je suis. Je m'appelle Julie Granger. J'ai vu naître madame de Pommeuse et je l'ai nourrie de mon lait. Je ne vis que de ses bienfaits, depuis bien des années, et je me jetterais au feu pour elle.

-- Je n'en doute pas, mais... vous n'êtes plus à son service.

-- Non, monsieur. Je suis malade et il y avait trois mois que je ne m'étais pas levée de mon lit... mais Octavie venait me voir, presque tous les jours... Excusez-moi de l'appeler par son petit nom comme je l'appelais autrefois, quand elle était enfant... je n'ai jamais pu m'en déshabituer.

-- Alors vous n'habitiez pas son hôtel ?

-- Je demeure rue du Rocher, dans un petit appartement qu'elle a loué et meublé pour moi.

-- Rue du Rocher, murmura M. d'Argental, qui se souvenait vaguement d'avoir entendu, dans ces derniers temps, citer le nom de cette rue-là.

-- Octavie m'a encore monté, avant-hier, mes quatre étages, et elle m'a parlé de vous, comme elle le fait souvent, car elle vous aime beaucoup...

-- C'est bien de l'honneur pour moi, interrompit le commandant que ces préambules commençaient à impatienter ; mais... vous aurait-elle chargée de me dire quelque chose de particulier ?

-- Hélas ! non, monsieur... elle était très surprise de ne pas vous avoir vu depuis plusieurs jours, mais elle ne pouvait pas se douter que moi, je vous verrais aujourd'hui, puisque vous ne saviez seulement pas que j'existais, et puisque je ne quittais plus ma chambre. Il a fallu pour m'amener ici un événement... qui m'a bouleversée...

-- Qu'est-il donc arrivé ? demanda vivement d'Argental. Un accident à la comtesse ?

-- Je n'en sais rien encore, mais c'est fort à craindre... et je suis dans une inquiétude mortelle...

-- Expliquez-vous, sacrebleu !

-- Ce matin, la femme de chambre de madame de Pommeuse est venue chez moi, rue du Rocher, chercher sa maîtresse. Elle croyait l'y trouver, et quand je lui ai dit que je ne l'avais pas vue, elle m'a raconté ce qui s'est passé hier soir. Un commissionnaire s'est présenté ici, à l'hôtel, en disant que c'était moi qui l'envoyais... que j'avais eu une attaque et que je voulais voir ma bienfaitrice avant de mourir.

-- Et la comtesse a cru cela ?

-- Malheureusement, oui, et elle a si bon cœur qu'elle n'a même pas pris le temps de faire atteler son coupé... elle est sortie précipitamment... elle est montée dans une voiture de place qui s'est trouvée là... et elle n'est pas rentrée. Ses domestiques supposaient qu'elle avait passé la nuit près de moi... comme il y a quinze jours... cette fois, ils se trompaient... elle n'est pas venue chez moi.

-- Et, depuis qu'elle est partie, elle n'a pas donné de ses nouvelles ?

-- À personne, monsieur. Jugez de mon désespoir.

-- Bah ! dit d'Argental, d'un ton dégagé, elle va rentrer.

Il pensait :

-- Ah ! elle découche, cette chère comtesse !

Le commandant croyait peu à la vertu des femmes.

Il avait cru longtemps à celle de madame de Pommeuse, mais sa foi n'était pas inébranlable, et, pour qu'il soupçonnât la comtesse, il avait suffi d'un incident difficile à expliquer.

Il se disait déjà que, décidée à passer la nuit dehors et tenant à sauver les apparences, elle avait pris le prétexte d'aller veiller sa nourrice malade.

L'envoi du commissionnaire qui prétendait venir de la part de Julie Granger devait être une comédie arrangée à l'avance et, la preuve, c'est qu'elle s'était bien gardée de sortir dans son coupé.

Elle n'avait pas prévu que sa femme de chambre irait la demander, le lendemain matin, rue du Rocher, et elle se trouvait prise au piège tendu à ses gens.

Et il n'était pas autrement fâché de cette découverte. Maxime avait renoncé à épouser madame de Pommeuse ; elle était veuve et aux yeux de M. d'Argental, qui ne se piquait pas de sévérité sur le chapitre des mœurs, elle avait bien le droit d'avoir un amant.

Il trouvait que le général Bourgas l'avait mieux jugée que lui et que son neveu Chalandrey l'avait échappé belle en retirant sa candidature à la main de l'opulente héritière de feu Grelin.

Cet amant qu'il attribuait si légèrement à la comtesse était-il Lucien Croze, le blondin qui déplaisait si fort au général ? Peu importait à Pierre d'Argental, lequel, du reste, penchait à croire qu'elle s'était pourvue ailleurs, depuis que Maxime avait cessé de la voir.

Il se tenait pour édifié sur le fond de la question et il ne songeait déjà plus qu'à se remettre à la poursuite de l'Américain, vrai ou faux, avec lequel il avait un compte à régler.

Il regrettait même d'avoir perdu, en se transportant à l'avenue Marceau, un temps qu'il aurait pu mieux employer au cercle où il espérait rencontrer M. Atkins.

Pendant qu'il se préparait à lever la séance, Julie Granger pleurait à chaudes larmes et la douleur de cette pauvre créature le toucha.

-- Ne vous désolez pas, lui dit-il. Votre bienfaitrice n'est pas morte, que diable ! Elle va reparaître et tout s'expliquera. Elle assiste d'autres personnes que vous, vous le savez bien... elle aura passé la nuit et la journée au chevet d'une autre malade.

-- Si je pouvais le croire !... Mais non... c'est de ma part qu'on est venu la chercher... le valet de pied peut vous le dire, lui qui a reçu le commissionnaire... et c'était un mensonge, puisque je n'ai envoyé personne.

-- C'est juste... mais pourquoi ce mensonge ?... Serait-ce une farce qu'on a voulu faire à madame de Pommeuse ?... J'ai peine à le croire. Nous ne sommes pas encore au 1er avril.

-- On l'a attirée dans un guet-apens.

-- Ho ! ho ! dit le commandant, ce serait grave... et jusqu'à preuve du contraire, j'en douterai très fort. Dans quel but lui aurait-on joué ce mauvais tour ?

» Serait-ce pour la voler ?

-- Non... ils l'auraient relâchée, après.

-- Vous ne supposez pas cependant qu'on l'a assassinée.

-- Je n'en sais rien, murmura la vieille nourrice, en secouant tristement la tête.

-- Madame de Pommeuse a donc des ennemis ?

-- Elle en a au moins un.

-- Vraiment ?... nommez-le moi.

-- Il s'appelle Jean Tévenec.

-- Tévenec !... il me semble que je connais ça.

-- Vous avez dû le voir aux soirées du samedi... C'est l'ancien associé de feu son père... et son homme d'affaires à elle.

-- Bon ! je sais... un monsieur sec et noir qui a l'air d'un croque-mort.

-- C'est lui.

-- Et pourquoi est-il son ennemi ?

-- Parce qu'elle n'a pas voulu l'épouser. Il la hait mortellement et il hait tous ceux qu'elle aime.

-- Comment se fait-il alors qu'elle lui ait confié tous ses intérêts ?

-- C'est son père qui le lui a imposé. Du reste, depuis quelques jours, il lui a rendu ses comptes et il n'est plus son intendant. Elle me l'a dit, avant-hier. Mais il n'a pas renoncé à la persécuter. Elle a de lui une peur effroyable. Depuis des années, il la surveille, il l'espionne. Elle ne peut pas faire un pas sans l'avoir sur ses talons, et elle a toujours eu le pressentiment qu'il lui arriverait malheur, par cet homme-là.

-- Diable ! voilà qui est plus sérieux, murmura le commandant ; M. Tévenec est évidemment un gredin... et je lui dirais volontiers deux mots. Où loge-t-il ?

-- Je ne sais pas et je crois que la comtesse ne le sait pas non plus. Il a des allures mystérieuses... il cache tout ce qu'il fait.

Ici, M. d'Argental se souvint tout à coup que la mère Caspienne avait parlé devant lui de ce Tévenec qui venait toucher les loyers du cabaret et dont personne ne connaissait l'adresse.

Ce rapprochement lui donna à réfléchir et il aperçut des côtés de la situation de la comtesse qui ne s'étaient jamais présentés à son esprit.

Il se promit d'en conférer avec son neveu, pour s'éclairer ; en attendant, il reprit l'entretien avec la vieille qui probablement n'avait pas encore vidé son sac.

-- Alors, lui demanda-t-il, vous croyez que ce Tévenec est capable d'avoir enlevé et séquestré madame de Pommeuse ?

-- Oh ! très capable ! répondit Julie Granger. Seulement, je ne peux pas jurer que c'est lui. Octavie a tout le monde contre elle, du moment.

-- Comment cela ?

-- Si je vous disais pourquoi sa femme de chambre est venue, ce matin, la chercher rue du Rocher ?

-- Mais... parce qu'elle était inquiète de ne pas la voir rentrer, je suppose.

-- Non... ce n'était pas la première fois que ça arrivait... Octavie a passé d'autres nuits chez moi et Justine ne s'en est pas autrement tourmentée. Si Justine s'est dérangée ce matin, c'est qu'on a apporté à sa maîtresse un papier...

-- Quel papier ?

-- Un papier qui venait du Palais de Justice. Une citation d'un juge d'instruction, à comparaître dans son cabinet, demain matin, à dix heures.

» Justine n'y a rien compris... ni moi non plus... mais elle a pensé que c'était pressé... et elle est accourue chez moi pour remettre la citation à la comtesse... qui ne l'a pas reçue et qui ne la recevra peut-être jamais... Ah ! ce n'est pas elle qu'ils devraient citer !... c'est le brigand qui l'a enlevée.

Pierre d'Argental hocha la tête. Il se rappelait les propos du général Bourgas et il croyait maintenant que ces propos n'étaient pas aussi en l'air qu'il l'avait pensé.

Évidemment, il se passait des choses étranges et la comtesse se trouvait en mauvaise posture.

Le commandant, qui lui aurait pardonné d'avoir un amant, se demandait s'il devait la défendre contre la justice, dans une affaire où il ne voyait pas clair, car l'idée ne lui était pas encore venue que madame de Pommeuse pût être inquiétée pour les mêmes raisons que Maxime.

-- J'ai voulu vous voir pour vous consulter, reprit la vieille ; me conseillez-vous d'y aller, moi, chez ce juge, et de lui dire que si la comtesse ne s'est pas rendue au Palais, c'est qu'elle a disparu.

-- Gardez-vous en bien ! s'écria d'Argental. On vous demanderait des explications que vous ne pourriez pas fournir, puisque vous ignorez ce que madame de Pommeuse est devenue... et Dieu sait ce qu'on supposerait...

-- Mais on la chercherait, du moins... on mettrait la police en campagne... et si ma pauvre maîtresse est tombée entre les mains de ces bandits, on la sauverait peut-être... tandis que si on attend, ils auront le temps de se débarrasser d'elle.

-- S'ils avaient l'intention de la tuer, ce serait déjà fait, ma brave femme. Et si, comme je l'espère encore, son absence a une toute autre cause qu'un enlèvement, vous la compromettriez en parlant trop tôt.

-- Et si la justice envoyait ici des gendarmes pour la prendre ?... ils ne plaisantent pas les juges, quand on n'obéit pas à leurs papiers.

-- Madame de Pommeuse n'est évidemment citée que comme témoin... et si elle ne comparaissait pas, elle en serait quitte pour une amende. Donc, nous n'avons pas besoin de nous presser. Laissez-moi agir et comptez qu'il n'arrivera rien de fâcheux.

» Vous allez rester ici, n'est-ce pas ?

-- Oui, car je n'ai pas perdu toute espérance de revoir ma chère bienfaitrice et, si elle revient, je veux être là pour la recevoir.

-- Alors, vous lui direz que vous m'avez vu, que je m'occupe d'elle et que je reviendrai demain savoir si elle est rentrée. Je vous quitte en vous recommandant de ne rien dire, si on vous interroge. Vous n'êtes pas censée savoir que madame de Pommeuse a reçu une citation.

Ayant dit, le commandant se leva, sans attendre la réponse de Julie Granger, rentra dans la cour où il ne trouva plus le valet de pied, sortit et remonta dans son fiacre, après avoir dit au cocher de le conduire rue de Naples.

L'oncle d'Argental éprouvait le besoin de conférer d'abord avec son neveu, avant de rien entreprendre, car il pensait que Maxime devait en savoir plus long que lui sur la comtesse, et il ne voulait pas agir sans lui avoir préalablement demandé son avis.

Une grosse déception l'attendait, à l'hôtel de Chalandrey : Maxime qu'il avait laissé souffrant et mal en train, Maxime était sorti à pied, sans dire à son domestique où il allait.

Où le chercher ? Le commandant n'en avait aucune idée. Il avait oublié Odette Croze et il ignorait qu'elle demeurait avec son frère, rue des Dames, presque dans le voisinage de la rue de Naples. Il aurait donc perdu ses peines en courant après son neveu et il se contenta de dire à François, le valet de chambre, qu'il reviendrait dans la soirée.

Pour se consoler de cette première déconvenue, il se fit mener au cercle où il pensait rencontrer M. Atkins ou, du moins, trouver à qui parler de ce personnage.

Il tombait mal. Le cercle était désert. Une belle journée de printemps avait attiré, hors de Paris, les habitués d'avant-dîner, et ils n'étaient pas revenus de leur promenade au Bois et aux Champs-Élysées.

Goudal lui-même, Goudal, un des plus fidèles causeurs de cinq à sept, Goudal était resté en partie fine, au pavillon d'Armenonville.

Le baccarat chômait, et au salon rouge, où se rassemblaient ordinairement les colporteurs de nouvelles, il n'y avait que des joueurs de whist, fort mal informés, qui ne pensaient qu'aux impasses et aux renonces .

M. d'Argental en fut réduit à dîner avec des gens qu'il ne connaissait pas et qu'il n'avait garde d'interroger sur le problématique Américain du Helder.

En sortant de table, il se mit à lire consciencieusement les journaux, dans l'espoir d'y trouver, aux faits divers, des informations inédites sur le crime du pavillon, et, n'y trouvant rien de pareil, il se décida, vers dix heures, à reprendre, à pied cette fois, le chemin de la rue de Naples.

Maxime n'était pas encore de retour.

On eût dit que tous ceux que cherchait le commandant s'étaient donné le mot pour disparaître.

-- Que le diable les emporte tous ! grommela-t-il, en guise de conclusion. Ils se débrouilleront bien sans moi. Je ne veux plus me mêler de leurs affaires et je vais me coucher.

Il ne se doutait pas qu'au moment même où il renonçait ainsi à les aider, le dénouement du drame approchait.

II

À l'heure même où le commandant apprenait de la bouche de Julie Granger l'étrange disparition de madame de Pommeuse, la disparue subissait une terrible épreuve.

Et si le commandant avait eu le pouvoir magique de voir à travers l'espace et à travers les murailles, il aurait bien regretté d'avoir soupçonné la malheureuse comtesse de courir le guilledou, sous prétexte d'aller visiter à domicile les indigents et les malades.

Très probablement même, il aurait reconnu que c'était un peu sa faute, à lui, si elle se trouvait dans une situation épouvantable, et il se serait amèrement reproché d'être resté près de huit jours sans lui donner signe de vie.

Cette coupable négligence avait eu pour effet de la rendre plus nerveuse, plus accessible à toutes les impressions et, partant, plus facile à entraîner dans un piège.

Ne recevant aucune nouvelle de Maxime de Chalandrey, et ne sachant pas qu'il était entre la vie et la mort, Octavie de Pommeuse s'était crue abandonnée de tous ses amis, même de Lucien Croze et de sa sœur dont elle n'avait plus entendu parler, depuis la funeste scène où M. Pigache avait tenu le premier rôle, et qui s'était jouée dans l'atelier de la rue des Dames.

Elle n'était pas allée les voir, de peur d'attirer sur eux l'attention de la police, mais elle comptait que la chère Odette viendrait chez elle, ou que, du moins, elle lui écrirait. Elle comptait aussi sur la promesse de Chalandrey qui s'était engagé à expliquer à Lucien le véritable but du voyage qu'elle avait fait, un matin, aux fortifications.

Elle avait même autorisé Maxime à parler de ce frère dont elle aurait voulu cacher le retour en France et qu'elle était allée retrouver dans le pavillon du boulevard Bessières.

Elle se flattait qu'après avoir reçu de son ancien camarade de volontariat cette confidence délicate, Lucien Croze ne l'accuserait plus d'avoir un amant et trouverait un moyen de lui faire savoir que ses sentiments pour elle n'avaient pas changé.

Toutes ces espérances reposaient sur Maxime qui, seul, était à même de réparer le mal produit par les interrogatoires du sous-chef de la sûreté.

Et rien de ce que la comtesse attendait n'était arrivé. De ce silence qui se prolongeait et de l'abandon où elle vivait depuis quelques jours, elle avait conclu que Lucien, n'ayant pas voulu croire aux affirmations de son ami Maxime, avait renoncé à la défendre.

Et elle était tombée dans un profond découragement qui allait jusqu'au dégoût de la vie.

Elle songeait très sérieusement à se dépouiller de tous ses biens et à s'enfermer dans un cloître.

Elle en était là, lorsque, la veille du jour où allait venir Pierre d'Argental qui l'aurait rassurée, rien qu'en lui apprenant l'accident arrivé à son neveu, un commissionnaire s'était présenté à l'hôtel de l'avenue Marceau, de la part de Julie Granger qu'il disait être mourante.

Madame de Pommeuse l'avait interrogé elle-même, et cet homme lui avait raconté qu'il était envoyé par la concierge de la rue du Rocher, qu'il était venu en fiacre et que ce fiacre attendait à la porte pour emmener madame la comtesse.

Octavie avait saisi avec empressement cette occasion de faire encore œuvre charitable avant de quitter le monde. Elle était fort attachée à sa vieille nourrice et, puisque cette brave femme allait mourir, Octavie tenait à adoucir par sa présence les derniers moments de la moribonde.

Elle avait à peine pris le temps de s'habiller pour sortir et, après avoir dit à sa femme de chambre où elle allait, elle s'était précipitée hors de son hôtel.

La nuit tombait et l'avenue Marceau était déserte.

Le fiacre annoncé attendait à dix pas de la grille. Le commissionnaire l'y conduisit et l'y fit entrer, après lui avoir dit qu'il monterait sur le siège.

À peine eut-il refermé la portière que la comtesse se trouva dans une obscurité complète.

La voiture avait des glaces de bois et au même instant, les chevaux qui la traînaient partirent à fond de train.

La comtesse effrayée essaya d'ouvrir et elle n'y parvint pas. Les portières étaient verrouillées en dehors, comme l'étaient jadis les premiers wagons qui roulèrent sur les lignes ferrées.

Elle appela au secours, en criant de toutes ses forces, elle frappa du poing contre les parois de cette prison mouvante. Elle ne réussit pas à se faire entendre. La voiture, intérieurement, était matelassée d'un cuir épais qui amortissait le bruit des coups et étouffait les cris.

Et cet étrange véhicule filait toujours avec une rapidité vertigineuse, sans cahots, sans secousses, comme un traîneau file sur la neige durcie.

Où s'arrêterait-il ? Madame de Pommeuse ne le devinait pas, mais elle comprenait qu'elle était perdue sans rémission et elle se demandait dans quelles mains elle était tombée.

Assurément, ce n'était pas la police qui la faisait enlever, comme on enlevait jadis les seigneurs qu'une lettre de cachet jetait à la Bastille.

Au temps où nous vivons, la police emploie d'autres procédés pour arrêter les gens.

Le coup devait partir des assassins du pavillon.

Ils la surveillaient étroitement -- elle en avait eu la preuve à la Morgue ; -- ils étaient donc au courant de toutes ses démarches, ils avaient constaté qu'elle avait des amis, qu'elle les voyait souvent et ils ne se fiaient plus du tout à sa discrétion. Alors ils s'étaient dit que le plus sûr était de la supprimer pour l'empêcher de parler. Il n'y a que les morts qui ne bavardent pas, avait dit devant elle l'affreux vieillard qui présidait le conciliabule de ces bandits. Ils l'avaient épargnée, mais ils s'étaient ravisés et ils allaient en finir avec elle, comme ils en avaient sans doute déjà fini avec Maxime de Chalandrey.

La comtesse s'expliquait maintenant pourquoi son plus ferme défenseur n'était pas venu la voir, depuis quelques jours, et elle tremblait que Lucien Croze n'eût subi le même sort.

Qu'allaient faire d'elle ces scélérats ? La tuer sans doute. Mais où la conduisaient-ils ?

Le fiacre roulait toujours et le train s'accélérait de plus en plus, comme il arrive quand une voiture descend une côte.

Madame de Pommeuse en conclut que le fiacre descendait vers la Seine.

L'avenue Marceau aboutit au pont de l'Alma et, au départ, les chevaux avaient été lancés dans cette direction. S'ils avaient tourné brusquement, elle s'en serait aperçue, et ils filaient à la même allure égale et rapide.

Les brigands qui la tenaient se proposaient-ils donc de la jeter à la rivière avec une pierre au cou ? C'était peu probable, car l'heure ne se prêtait pas à une expédition de ce genre, dans des parages si fréquentés.

D'autre part, ils ne la menaient certainement pas au boulevard Bessières où ils opéraient avant que la justice se fût mêlée de leurs affaires. Ils avaient dû abandonner ce local où ils n'étaient plus en sûreté pour perpétrer leurs œuvres de malfaisance.

Tout à coup une idée surgit dans le cerveau de madame de Pommeuse.

Tévenec, l'affreux Tévenec, l'avait quittée, quelques jours auparavant, en lui signifiant qu'il ne s'occuperait plus d'elle et elle l'avait laissé partir, trop heureuse d'être débarrassée de lui ; mais Tévenec était sujet à caution.

Rien ne prouvait qu'il n'avait pas organisé ce guet-apens pour la contraindre à l'épouser.

La séquestrer jusqu'à ce qu'elle consentît à l'accepter pour mari, la violenter même, cet homme en était très capable, et le sort qu'il lui réservait semblait à la comtesse plus horrible que la mort.

Elle méditait déjà de se tuer plutôt que de lui céder, mais on ne se tue pas comme on veut.

On allait peut-être l'enfermer dans une chambre close et capitonnée où elle n'aurait même pas la ressource de se jeter par la fenêtre ou de se briser la tête contre les murs.

Elle comprit bientôt qu'il ne lui servirait à rien de se perdre en conjectures et elle mit toute son attention à deviner quel chemin on lui avait fait prendre.

Pour s'en rendre compte, elle n'avait à son service que les sensations vagues que lui donnait le mouvement de la voiture qui l'emportait.

La vue est un sens, faute duquel les autres sens sont d'une médiocre utilité. Or, dans cette boîte roulante, elle n'y voyait pas plus qu'on n'y voit à mille pieds sous terre, et elle n'entendait pas beaucoup mieux.

Un instant, elle eut l'intuition que le fiacre passait sur un pont.

Le bruit que faisaient les roues n'était plus tout à fait le même.

Mais cette impression dura peu.

Le roulement redevint sourd, avec des soubresauts intermittents.

En même temps, elle perçut le son prolongé et mélancolique d'une trompe d'avertissement.

La comtesse pensa qu'elle suivait un boulevard, sillonné par une ligne de tramway, et que les soubresauts se produisaient lorsque le fiacre, obligé de se ranger, franchissait les rails.

Quel boulevard ? Probablement un de ceux qui, sur la rive gauche, font le pendant des boulevards du Nord, ouverts il y a quelque trente-cinq ans, sur l'emplacement de l'ancien mur d'enceinte, démoli en 1861.

Elle chercha à se rappeler où ils aboutissaient et elle n'y réussit que très imparfaitement, car la topographie de ces régions excentriques lui était beaucoup moins familière que celle du quartier des Épinettes.

Peu importait d'ailleurs, puisque la mort ou le déshonneur, pire que la mort, l'attendaient au bout du voyage.

Décidément, les fiacres lui portaient malheur.

La comtesse n'avait plus la notion du temps. Les bruits extérieurs n'arrivaient plus jusqu'à elle, l'air respirable commençait à lui manquer et elle étouffait dans cette voiture hermétiquement fermée.

Combien d'heures devait durer ce supplice ? Elle ne pouvait pas le prévoir et rien n'annonçait qu'il dût finir bientôt.

On la conduisait peut-être hors de Paris, dans quelque château encore plus isolé et surtout plus inaccessible que le pavillon du boulevard Bessières.

Et si on l'amenait au-delà de l'enceinte fortifiée, elle franchirait la barrière sans s'en apercevoir, puisque les employés de l'octroi n'arrêtent pour les visiter que les voitures qui entrent en ville.

Maintenant, elle ne roulait plus sur le macadam uni des grandes voies nouvelles, ni même sur les pavés arrondis des vieilles rues.

Elle sursautait sur le sol inégal et caillouteux d'un chemin mal entretenu, comme il en existe encore dans certaines communes de la banlieue.

Les chevaux trottaient moins vite, non seulement à cause des cahots et des achoppements, mais aussi parce que le terrain allait en montant.

Sans doute, on approchait du terme de ce voyage inquiétant.

La comtesse n'en douta plus, quand elle sentit que le fiacre, après avoir tourné lentement, roulait sur une terre molle où les roues s'enfonçaient.

On devait traverser un champ, et les champs sont rares dans l'intérieur de Paris.

On était donc en pleine campagne, et, selon toute apparence, le dénouement de cette étrange aventure n'allait plus se faire attendre.

Tout à coup, l'attelage s'arrêta et madame de Pommeuse sentit le balancement que le cocher imprimait à la voiture en descendant de son siège.

Presque aussitôt, un léger craquement et une bouffée de vent frais apprirent à madame de Pommeuse qu'une des portières venait d'être ouverte du dehors.

Elle fut très étonnée de ne pas apercevoir le plus petit coin du ciel, elle qui croyait que le fiacre s'était arrêté au milieu d'un champ.

L'obscurité était toujours aussi profonde et certainement ce fiacre maudit se trouvait sous une voûte ou du moins dans un lieu clos et couvert, car il n'est nuit si noire qui, en plein air, ne donne un peu de clarté.

-- Venez !... nous sommes arrivés, dit une voix rude.

En même temps, une grosse main se posait sur le bras de la comtesse et l'attirait hors de la voiture, sans qu'elle essayât de résister.

Elle n'appela même pas. À quoi lui eût-il servi de crier ? Elle pensait que sa dernière heure allait sonner, et à l'approche de la mort, elle élevait son âme à Dieu.

Elle se sentit enlevée et ses pieds touchèrent le sol avant qu'elle pût se rendre compte de ce qui se passait.

La main la tenait toujours et la voix reprit :

-- Prenez garde. Il y a des marches à monter.

Cet avertissement la délivra d'une crainte qui, depuis un instant, s'était emparée de son esprit.

Sans savoir pourquoi, elle s'imaginait qu'on allait la faire descendre dans un caveau où on la laisserait mourir de faim et voilà qu'au contraire on l'invitait à monter.

Elle obéit, en se demandant si ses ennemis inconnus se proposaient de la reléguer au haut d'une tour, comme en usaient jadis, avec les princesses persécutées, les enchanteurs félons.

Ces procédés d'un autre âge ont passé de mode et les tours sont infiniment plus rares qu'au temps de la chevalerie.

La comtesse, qui savait cela, ne s'arrêta guère à cette idée par trop fantastique, mais elle ne parvint pas à deviner où on la menait.

L'escalier, d'ailleurs, était large et l'ascension n'avait rien de pénible, car les marches que madame de Pommeuse franchissait, une à une, étaient recouvertes d'un tapis qu'elle sentait sous ses pieds.

Elle n'avait pas assez de sang-froid pour les compter, mais il y en avait beaucoup et on la faisait monter si vite qu'elle commençait à perdre haleine, lorsque l'homme s'arrêta, ouvrit une porte et poussa par les épaules sa prisonnière qui resta éblouie par des clartés aveuglantes.

Elle entendit cette porte se refermer sur elle, puis grincer une clé dans une serrure, puis, plus rien.

Tout cela s'était fait si rapidement, qu'elle ne comprenait pas encore ce qui lui arrivait.

Quand elle regarda autour d'elle, madame de Pommeuse vit qu'elle était à l'entrée d'un salon inondé de lumière et luxueusement meublé.

Une lampe allumée pendait du plafond ; vingt bougies brûlaient dans des candélabres.

Il y avait des sièges de toutes espèces, des fauteuils, des poufs, des divans et même un lit de repos garni de coussins moelleux qui invitaient au sommeil.

À coup sûr, rien ne ressemblait moins à une prison que ce local illuminé, et pourtant elle n'était pas libre d'en sortir, puisqu'on venait de l'y enfermer.

Elle chercha les fenêtres et elle en aperçut deux qui se faisaient vis-à-vis, deux fenêtres protégées par d'épais rideaux de soie.

Elle y courut pour s'assurer qu'elles n'étaient pas grillées, et en écartant les rideaux de la plus rapprochée, elle constata qu'elle n'était pas munie extérieurement de barreaux destinés à empêcher une évasion.

C'était une honnête fenêtre, haute, large, avec de grands carreaux d'un seul morceau, et une espagnolette dorée, une fenêtre comme on en voit dans les appartements riches.

Tout était riche dans cette pièce où on venait de loger la comtesse, sans lui en demander la permission.

Ce n'était cependant pas pour son agrément qu'on l'y avait jetée, puisqu'on l'y enfermait pour l'empêcher d'en sortir.

Elle n'avait pas d'autre issue que la porte par laquelle madame de Pommeuse était entrée malgré elle.

Il s'agissait de savoir si une évasion par la fenêtre était praticable. La comtesse ouvrit et se pencha en dehors pour regarder.

Il n'y avait pas de lune, mais il n'y avait pas non plus de nuages au ciel et, à la pâle clarté qui tombait des étoiles, la prisonnière vit qu'elle se trouvait au troisième étage d'une maison située au milieu d'un parc planté de grands arbres, au-delà desquels s'élevait sans doute un mur qu'on n'apercevait pas.

Impossible de se sauver par là, à moins d'avoir des ailes ou de posséder une échelle.

Encore aurait-il fallu que cette échelle fût d'une longueur inusitée, car, autant que la comtesse pouvait en juger dans la demi-obscurité d'une nuit de printemps, il y avait bien dix mètres entre la fenêtre et le sol du parc.

Autour, au dedans et au dehors, le silence était complet. Il ne faisait pas un souffle de vent et il n'y avait pas encore de feuilles aux arbres. On n'entendait même pas le bruissement des branches frémissant sous la brise, ni ce roulement lointain des voitures qui ne cesse jamais à Paris.

Madame de Pommeuse conclut qu'elle n'était plus dans la ville et qu'elle ne pouvait pas compter sur les passants pour la délivrer.

S'il en eût été autrement, les gens qui l'avaient fait enlever auraient aussi fait condamner la fenêtre.

Elle la referma et elle rentra dans le salon, où elle se laissa tomber sur une chaise longue qui semblait disposée tout exprès pour qu'on pût y dormir.

La comtesse n'en avait guère envie, quoiqu'elle fût brisée, moins par la fatigue que par les émotions du voyage.

Elle se demandait encore une fois ce qu'on allait faire d'elle, et elle penchait à croire qu'on ne l'avait pas amenée là pour l'assassiner.

Il eût été plus simple de la tuer en route.

Et l'organisateur de ce guet-apens ne s'en tiendrait certainement pas à un enlèvement qui n'aurait d'autre effet que de mettre en émoi les domestiques et les amis de madame de Pommeuse.

Il allait se montrer et s'expliquer, proposer peut-être à sa prisonnière quelque honteux marché, ou même tenter de lui faire violence.

Et il lui tardait qu'il parût, car un danger inconnu est plus effrayant qu'un danger qu'on voit en face, et l'incertitude est le pire de tous les maux.

L'imagination de madame de Pommeuse s'exaltait de plus en plus ; sa raison se troublait. Elle croyait voir des fantômes passer devant ses yeux.

Tantôt, c'était la sinistre bande du pavillon qui lui apparaissait, comme elle l'avait vue dans la grande salle, vitrée par en haut, et elle croyait entendre encore les appels désespérés du malheureux qu'on étranglait.

Tantôt c'était Tévenec, sombre et cauteleux, son portefeuille sous le bras, qu'elle se figurait apercevoir, se glissant, à travers les meubles, et s'asseyant près d'elle, comme il l'avait fait dans la serre, pour lui poser des conditions.

Elle avait beau fermer les yeux, ces affreuses visions ne cessaient pas de l'obséder et elle commençait à craindre de devenir folle.

Ses idées s'obscurcirent ; son cerveau s'assoupit et elle tomba peu à peu dans un sommeil étrange ; un sommeil entrecoupé de réveils passagers et hanté par des rêves effrayants, un sommeil comme en ont des fiévreux que le délire agite.

Sa dernière pensée lucide fut de se demander si on ne lui avait pas fait avaler un narcotique excitant, du hachich, par exemple, ou quelque drogue du même genre ; de celles qui procurent au patient des hallucinations plus pénibles qu'agréables, quoiqu'on en dise.

Puis, elle perdit tout à fait le sentiment de l'existence et elle resta complètement à la merci des misérables qui l'avaient séquestrée.

Ils n'abusèrent pas de la situation, car au moment où elle se réveilla, elle se retrouva comme elle était quand elle s'était affaissée sur la chaise longue.

De son assoupissement maladif il ne lui restait qu'une forte migraine.

Rien n'avait été dérangé dans le salon. Les bougies achevaient de se consumer, la lampe suspendue au plafond s'était éteinte, et le jour commençait à filtrer par l'interstice des rideaux qui masquaient les fenêtres.

Madame de Pommeuse courut à celle qu'elle avait ouverte et refermée avant de s'endormir.

Elle regarda -- cette fois, à travers les vitres, car elle n'osait pas se montrer au dehors -- et elle put mieux se rendre compte de l'emplacement qu'occupait la maison.

Elle était bien au milieu d'un parc, ou d'un très grand jardin, et entourée d'arbres séculaires.

Mais, au-dessus des arbres, la comtesse aperçut une éminence plantée qui lui rappela les collines artificielles des Buttes-Chaumont, transformées en square, sous le dernier Empire.

Elle distinguait sur ce sommet des arbustes et des allées, évidemment tracées de main d'homme.

C'était sans doute une promenade publique et tout indiquait maintenant que la maison se trouvait en dedans des fortifications, car en dehors de l'enceinte, les jardins créés par l'édilité parisienne sont rares.

De murs, on n'en voyait point. Les arbres les cachaient, mais il devait en exister un qui mettait la maison à l'abri des incursions des passants.

Probablement même, une rue séparait le parc privé et le parc municipal. Mais la distance n'était pas si grande qu'on ne pût échanger des signaux de la fenêtre à la butte.

Pour le moment, sur cette butte, il n'y avait personne, et la comtesse fit sagement de ne pas ouvrir la croisée.

Sa prison était peut-être gardée et, en avançant la tête, elle se serait exposée à recevoir, sinon un coup de fusil, du moins un avertissement menaçant.

Elle se contenta de regarder longuement ce qu'elle pouvait voir sans se découvrir.

Il serait toujours temps de recourir à la télégraphie aérienne quand elle verrait paraître des promeneurs sur la colline.

Et le dénouement de cette incarcération provisoire ne pouvait pas tarder beaucoup.

On ne l'avait évidemment pas amenée là pour l'y laisser mourir d'ennui, d'inquiétude... et d'inanition.

À vrai dire, elle avait déjà faim et elle n'aurait pas pu supporter longtemps un jeûne absolu.

Mais elle ne songeait qu'à la scène qu'elle prévoyait et elle se préparait à tenir tête à ses persécuteurs, quels qu'ils fussent.

Elle était restée le front collé contre les carreaux, épiant, comme sœur Anne, dans le conte de Barbe-Bleue, l'apparition d'un sauveur, et ne voyant, toujours comme sœur Anne, que le soleil qui dorait la butte et la poussière soulevée par le vent matinal.

Un bruit la fit tressaillir.

La porte s'ouvrait.

Madame de Pommeuse se retourna vivement, pour faire face à l'ennemi ; car ce ne pouvait être qu'un ennemi qui allait entrer par cette porte qu'elle voyait tourner lentement sur ses gonds, sans que personne se montrât.

Mais elle ne s'éloigna pas de la fenêtre, et pour cause.

Cette fenêtre, c'était peut-être le salut, si elle était forcée de choisir entre le suicide et le déshonneur ; le salut par la mort, suprême ressource des désespérés.

Elle ne bougea pas et elle attendit, les bras croisés, la tête haute, dans la fière attitude d'un brave qu'on va fusiller et qui se prépare à commander le feu.

Elle vit entrer un homme qu'elle ne connaissait pas et dont l'aspect la rassura un peu ; un homme, jeune encore, qui n'avait pas du tout l'air d'un bandit.

Il était très convenablement habillé et sa physionomie douce prévenait tout d'abord en sa faveur.

Il commença par fermer la porte derrière lui et par y mettre le verrou ; -- il y avait un verrou que la comtesse n'avait pas remarqué et qui aurait pu lui servir à se protéger contre un envahisseur mal intentionné.

Ce personnage avenant ôta aussitôt son chapeau, s'inclina courtoisement, et de très loin, devant madame de Pommeuse, après quoi il s'abstint d'avancer, comme s'il eût voulu marquer, par cette attitude réservée, qu'il n'avait aucun projet hostile.

-- Qui êtes-vous ? et que me voulez-vous ? lui demanda la comtesse, enhardie par ses allures discrètes.

-- Mon nom ne vous apprendrait rien, répondit d'un ton doux ce visiteur inattendu ; mais je puis vous dire que je suis envoyé par une personne qui s'intéresse beaucoup à vous...

-- Et qui m'a attirée dans un piège infâme, interrompit Octavie. Que ne vient-il donc lui-même, ce misérable que je hais et que je méprise !

-- Ne le condamnez pas sans m'entendre. Il m'a chargé de vous expliquer sa conduite, et je vous jure, madame, qu'il ne pouvait agir autrement qu'il ne l'a fait.

-- Assez, monsieur ! cet homme est un scélérat. Je n'ai pas d'autre réponse à donner à son ambassadeur... et vous pouvez la lui porter de ma part.

-- Vous feriez mieux, permettez-moi de vous le dire, d'écouter sa justification et de vous entendre avec lui.

-- Jamais !

-- Si je vous prenais au mot, madame, il vous en coûterait cher.

-- Est-ce à dire que je paierais de ma vie ma résolution de ne pas entrer en pourparlers avec celui qui vous envoie ?... Je le sais et je suis prête à mourir. Je vous épargnerai même la peine de me tuer, car si vous faites un pas de plus, je me jetterai par la fenêtre.

-- À Dieu ne plaise, madame ! nous pouvons très bien causer à distance. Je vous demanderai seulement l'autorisation de m'asseoir... et j'espère que vous voudrez bien en faire autant, lorsque vous serez certaine que je ne vous veux pas de mal.

La comtesse se tut et l'équivoque messager prit place sur un fauteuil, à mi-chemin de la porte à l'embrasure de la fenêtre où la prisonnière resta prudemment cantonnée.

-- Partez de ce principe que vous auriez tort de ne pas me parler franchement, reprit l'homme. Je sais tout.

-- Tout quoi ?... je ne comprends pas, répondit sèchement madame de Pommeuse.

-- Vous allez comprendre. Je sais que, de son vivant, votre père était le chef d'une association de contrebandiers qui ne se bornaient pas à frauder l'octroi. Je sais que la fortune dont vous jouissez n'a pas d'autre origine que les méfaits de cette bande.

-- Ma fortune ?... je suis prête à y renoncer... Vous devez le savoir, si, comme je n'en doute pas, vous venez de la part de...

-- Peu importe ! je suis bien informé, vous ne le nierez pas. Et ce n'est pas tout. Je sais aussi qu'un hasard... regrettable... vous a mise à la merci des complices de feu M. Grelin.

La comtesse tressaillit. Elle ne s'attendait pas à ce coup.

-- Faut-il que je précise ?... que je vous raconte la scène qui s'est passée dans le pavillon du boulevard Bessières et que je vous rappelle le rôle que vous y avez joué ?... Non, ce serait vous affliger inutilement. Je me contenterai de vous montrer à quels dangers vous êtes exposée.

» Les gens qui vous ont épargnée n'ont pas cessé de vous surveiller et ils regrettent maintenant de vous avoir fait grâce ; ils ont juré votre mort...

-- Et c'est vous, je suppose, qu'ils ont chargé de les débarrasser de moi.

-- Laissez-moi achever, je vous prie. Ceux-là sont moins à craindre pour vous que la justice. Elle est sur leurs traces et elle soupçonne que vous les avez aidés à commettre un crime. À l'heure qu'il est, ils sont peut-être arrêtés et vous n'auriez pas tardé à l'être aussi, si vous étiez restée dans votre hôtel de l'avenue Marceau. Au moment où je vous parle, on y apporte une citation à comparaître devant le juge d'instruction... une citation qui ne vous touchera pas, puisque vous avez quitté votre domicile, hier soir.

-- Allez-vous tenter de me persuader que le rapt odieux dont j'ai été la victime avait pour but de m'éviter le désagrément d'être interrogée par un magistrat ? Ce serait trop d'impudence !

-- Vous êtes libre de ne pas me croire, mais je vous affirme qu'il s'est trouvé un homme qui a pris à tâche de vous sauver. Je ne le ferai pas meilleur qu'il n'est. Il peut arriver qu'il soit compromis, lui aussi dans cette fâcheuse affaire, car il a été l'ami et le confident de votre père...

-- Nommez-le donc !... il s'appelle Tévenec !

-- Supposez que c'est lui. Il vous veut du bien vous n'en doutez pas.

-- C'est ma fortune qu'il veut.

-- Il n'aurait tenu qu'à lui de se l'approprier et il l'a toujours fidèlement gérée. Vous devriez lui en savoir gré et vous êtes injuste envers lui.

» Mais il vous a pardonné de l'avoir méconnu et maltraité et il a toujours pour vous un profond attachement. Lorsqu'il s'est senti menacé, il a dû songer à se mettre en sûreté. Il y est maintenant. La justice ne peut plus rien contre lui, mais elle peut tout contre vous. Et c'est alors qu'il n'a plus rien à craindre et que vous, au contraire, vous pouvez être arrêtée d'un instant à l'autre... c'est alors qu'il a résolu de faire encore une tentative pour vous sauver.

-- Et il n'a rien trouvé de mieux que de me tendre un abominable guet-apens... de me faire enlever et amener ici de force !...

-- Il tenait à vous offrir une dernière fois de vous tirer du mauvais pas où vous vous trouvez et il ne pouvait plus se présenter chez vous... pour plusieurs raisons.

» D'abord, vous l'en avez chassé.

-- Il est venu me proposer... un arrangement... que je ne pouvais ni ne voulais accepter... il est parti en m'annonçant qu'il ne reviendrait plus et je ne l'ai pas retenu.

-- Alors, vous êtes bien décidée à ne pas l'épouser ?

-- J'aimerais mieux mourir.

-- Consentiriez-vous du moins à quitter Paris, avec lui ?

-- Jamais. Pourquoi fuirais-je ? Je n'ai rien à me reprocher ?... Qu'il parte, s'il se sent coupable. Moi, je resterai.

-- Si vous restez, vous serez arrêtée.

-- Je prouverai que je suis innocente.

-- Ce sera difficile. Vous êtes la fille de M. Grelin... et la justice sait maintenant que votre père a été le premier organisateur d'une association qui a commencé par la fraude et qui a fini par l'assassinat. Elle sait aussi que vous étiez au pavillon du boulevard Bessières, le jour où on y a exécuté un traître.

-- J'expliquerai pourquoi j'y étais venue.

-- Alors, vous livrerez votre frère... il ne se justifiera pas, lui... il est déjà condamné.

La comtesse ne répondit pas. Le coup avait porté. Et l'ambassadeur de M. Tévenec profita de l'effet qu'il venait de produire, pour renouveler ses instances.

-- Comprenez bien la situation, dit-il. Vous n'avez pas été touchée par la citation et avant que le juge la convertisse en mandat d'amener, la journée s'écoulera. Il voudra savoir pourquoi vous n'avez pas comparu. Il enverra chez vous. On interrogera vos gens qui diront que vous êtes sortie pour aller chez Julie Granger, rue du Rocher, où vous n'avez pas paru.

» Tout cela prendra du temps. Vous pouvez donc disposer de vingt-quatre heures... au moins.

» Il ne tient qu'à vous d'utiliser ce répit pour vous mettre à l'abri. Une voiture vous conduira, ce matin, chez maître Boussac, votre notaire, qui vous remettra vos obligations et vos titres de rente. Vous irez de là au chemin de fer du Nord... et demain, vous serez en Angleterre.

-- Avec M. Tévenec ? demanda ironiquement la comtesse.

-- Vous l'y retrouverez, mais vous ne serez pas forcée de vivre avec lui. L'avis qu'il vous donne, par ma bouche, est désintéressé. Il veut vous sauver, voilà tout. Et quand vous serez en sûreté, vous ferez ce que vous voudrez de votre personne et de votre fortune.

» Mais, je vous le répète, madame, vous n'avez pas un moment à perdre. Décidez-vous.

-- Et... si je refuse de suivre le conseil de M. Tévenec, qu'arrivera-t-il de moi ?

-- Je viens de vous le dire. Vous serez arrêtée.

-- Chez moi ?...

-- Chez vous... ou ailleurs.

-- Dans cette maison, par exemple ?

-- Peut-être. Elle a été signalée à la police.

-- Vous comptez donc m'y laisser, si je ne consens pas à vous suivre ?

-- Je ne suis pas chargé de vous en tirer, malgré vous... mais il ne tient qu'à vous d'en sortir avec moi, immédiatement.

-- Alors, ouvrez-moi toutes les portes. Je suis prête...

-- À m'accompagner chez le notaire ? Rien n'est plus facile. Une voiture m'attend en bas.

-- Je n'y monterai pas et je rentrerai chez moi... à pied.

-- Je vois que nous ne nous entendons pas. Vous n'avez que deux partis à prendre : ou me suivre, ou rester ici... jusqu'à ce qu'on vienne vous y chercher.

-- Vous savez bien que personne ne viendra.

-- Pourquoi donc ?... Cette maison n'est pas au bout du monde... et elle n'est pas non plus inaccessible. Elle a des portes et des fenêtres. Elle n'est plus habitée, mais elle l'était encore avant-hier. Vos amis, s'il vous en reste, auraient quelque peine à la trouver... d'autres la trouveront.

-- D'autres ? répéta la comtesse. Que voulez-vous dire ?

-- Vous le verrez bientôt. Je n'ai rien à ajouter et je vais vous quitter. Ma mission est terminée. J'aurais pu la remplir hier soir, mais j'ai préféré vous laisser le temps de réfléchir. La nuit ne vous a pas porté conseil, à ce que je vois. Il est donc inutile que j'insiste davantage.

» S'il vous arrive malheur, ne vous en prenez qu'à vous-même.

Sur cette conclusion menaçante, l'envoyé extraordinaire et plénipotentiaire se leva, s'inclina profondément devant madame de Pommeuse, abasourdie, recula jusqu'à la porte, tira le verrou qu'il avait poussé en arrivant et sortit sans bruit.

La comtesse entendit la clé tourner en dehors dans la serrure. On l'enfermait encore une fois.

Elle était prisonnière comme avant la visite de l'étrange représentant de M. Tévenec, et tout annonçait que ce délégué d'un coquin ne reparaîtrait plus.

Elle en était encore à chercher pourquoi il était venu. Les discours entortillés qu'il lui avait tenus ne l'avaient pas éclairée sur ses véritables intentions.

Elle comprenait bien que Tévenec aurait voulu l'entraîner hors de France, afin de pouvoir disposer d'elle, à sa fantaisie, lorsqu'il l'aurait éloignée de ses défenseurs. Mais pourquoi ne s'était-il pas présenté lui-même, au lieu d'employer un intermédiaire ? Et quel sort réservait-il à la pauvre femme dont il s'était emparé par la ruse et par la force ?

Il aurait eu beau jeu pour la violenter et il ne l'avait pas fait. Donc, il avait d'autres desseins, encore plus noirs, et la comtesse devait s'attendre à tout.

Quel plan machiavélique avait-il conçu et que signifiaient les menaces énigmatiques de son messager ?

Madame de Pommeuse n'y comprenait rien et se demandait qui était cet ambassadeur de l'affreux Tévenec. Son ami ? non ; Tévenec n'avait pas d'amis. Son domestique ? non plus. Cet homme n'avait ni la mine ni le langage d'un valet. Son complice, ce n'était pas douteux, mais quel lien l'unissait à l'ancien associé de feu Grelin ?

Autant de questions que la comtesse n'était pas en état de résoudre et qui, d'ailleurs, la touchaient moins que sa situation présente.

Le grand problème, c'était de sortir de cette maison où on l'avait amenée, malgré elle, et où l'agent mystérieux du non moins mystérieux Tévenec venait de l'enfermer, sans lui dire clairement ce qu'on allait faire d'elle.

Allait-on l'y laisser mourir de faim, ou viendrait-on l'y étrangler, la nuit, pendant qu'elle dormirait, comme on avait étranglé le condamné du pavillon ?

Madame de Pommeuse ne tenait plus à la vie, mais mourir pour mourir, elle préférait se tuer en tentant une évasion périlleuse.

Elle ouvrit la fenêtre, au risque de recevoir un coup de fusil tiré par quelque bandit subalterne, embusqué dans le parc, et elle se mit à examiner avec plus de soin les abords de sa prison.

Elle ne vit au-dessous d'elle que des arbres dont la cime ne s'élevait pas jusqu'à l'étage où on l'avait reléguée.

Trente à quarante pieds au-dessus du sol constituaient un premier obstacle infranchissable.

Impossible de fuir en sautant de cette hauteur, comme Maxime avait sauté de la galerie extérieure du chalet du boulevard Bessières.

Il aurait fallu une échelle et la comtesse n'avait même pas la ressource d'en improviser une avec ses draps, attachés bout à bout, car il n'y avait pas de lit dans la pièce où elle avait couché.

Elle ne pouvait donc attendre son salut que d'un secours venu du dehors, et personne ne pouvait approcher d'une maison entourée de hauts murs dont elle apercevait maintenant la crête à travers les branches des grands arbres.

Au-delà de cette clôture de maçonnerie, il devait y avoir une rue, mais comment avertir les gens qui passaient par là ?

La comtesse aurait eu beau crier ; ils n'auraient pas entendu ses cris.

L'homme au masque de fer, enfermé au château-fort de l'île Sainte-Marguerite, lança, dit-on, à travers les barreaux de son cachot, une assiette d'étain sur laquelle il avait gravé, avec la pointe d'un couteau, son nom et l'histoire de ses malheurs.

Mais, n'ayant à sa disposition ni assiettes d'étain, ni projectiles d'aucune sorte, madame de Pommeuse ne pouvait pas user de ce procédé pour appeler à son aide les passants de bonne volonté.

Probablement, d'ailleurs, ils ne se seraient pas détournés de leur chemin s'ils avaient vu tomber à leurs pieds une pierre, et madame de Pommeuse ne pouvait leur jeter qu'un tabouret ou les pincettes de la cheminée.

Le tabouret trop léger et les pincettes trop lourdes ne seraient pas arrivés à leur destination.

Restait la télégraphie aérienne, c'est-à-dire les signaux adressés à quelque promeneur matinal qui aurait eu l'idée de grimper sur la butte dont le sommet s'élevait au-dessus et assez loin du mur d'enceinte de ce parc étrange.

Et encore ce promeneur comprendrait-il ce que la prisonnière attendait de lui ?

Elles sont rares, à Paris, les femmes qu'on retient de force, et celles qui se mettent à la fenêtre pour appeler les gens ne méritent pas qu'on se dérange pour leur venir en aide.

Et puis, alors même que le promeneur comprendrait, il y regarderait sans doute à deux fois avant de chercher à s'introduire dans une maison close, une maison de bonne apparence, qui n'avait pas l'air d'être une geôle ou un coupe-gorge.

Il prendrait peut-être la recluse pour une folle, et les gesticulations désespérées de la pauvre comtesse ne produiraient pas d'autre résultat que de mettre en fuite ce passant providentiel.

Tout au plus se déciderait-il à avertir un sergent de ville qu'il y avait là tout près une femme en détresse, et les sergents de ville n'ont pas coutume d'abandonner, même momentanément, leur service, à la première réquisition d'un simple particulier.

Si ce particulier venait lui-même voir de quoi il s'agissait, comment pénètrerait-il dans le parc ? Il devait exister une porte extérieure, mais cette porte devait être fermée à clé.

Et si, par impossible, elle ne l'était pas ; si ce généreux mortel arrivait jusque sous la fenêtre, à portée d'entendre ce que lui dirait la prisonnière, ne serait-il pas appréhendé au corps par des agents de l'organisateur du guet-apens ?

Rien ne prouvait que la maison ne fût pas gardée par des surveillants invisibles.

L'envoyé officiel de M. Tévenec était parti et il devait être loin -- la comtesse avait cru entendre rouler, sur le pavé de la rue prochaine, la voiture qui emmenait cet astucieux coquin, -- mais, selon toute apparence, il n'était pas venu seul et il avait laissé en sentinelle quelques-uns de ses acolytes.

Il avait à peu près affirmé le contraire, puisqu'il avait dit que la maison était signalée à la police et que madame de Pommeuse courait le risque d'y être arrêtée.

Si c'eût été vrai, il n'aurait pas exposé ses complices à être ramassés, du même coup de filet, par les agents de la sûreté qui viendraient fouiller cette succursale du pavillon de la porte de Clichy.

Mais la comtesse ne croyait pas à cette affirmation d'un homme qui cherchait à l'effrayer pour la décider à la suivre.

La comtesse n'était pas de force à deviner le secret des infernales combinaisons de M. Tévenec qui, faute de pouvoir la dépouiller de tout son avoir, voulait au moins se venger d'elle en la compromettant dans l'affaire de l'assassinat.

Et les conjectures auxquelles se laissait aller la pauvre femme ne pouvaient pas la tirer de peine.

Elle ne comptait plus que sur l'aide de Dieu et elle en était à se demander si elle méritait encore que Dieu intervînt en sa faveur.

Elle se reprochait amèrement l'imprudence qu'elle avait commise en se fiant à un soi-disant commissionnaire qui se présentait de la part de Julie Granger ; elle se reprochait d'être restée huit jours sans donner signe de vie à Maxime de Chalandrey ; elle se reprochait surtout d'avoir involontairement attiré l'attention de M. Pigache, sous-chef de la sûreté, sur Lucien Croze qui n'en pouvait mais.

Elle sentait bien qu'elle l'aimait, ce frère de la malheureuse Odette, compromise aussi peut-être ; elle se demandait ce qu'ils devaient penser d'elle, et elle était obligée de s'avouer à elle-même qu'elle n'aurait pas dû agir avec cet amoureux discret et délicat, comme agissent les femmes du monde avec ceux qui aspirent ouvertement à les épouser.

Elle aurait dû faire les premiers pas et elle s'apercevait trop tard que pour avoir été trop réservée, elle avait passé à côté du bonheur.

Regrets superflus dans la terrible situation où elle se trouvait ! Mais tout en regrettant ses erreurs -- assez excusables, au fond -- elle ne perdait pas de vue la butte où elle espérait vaguement que le sauveur allait apparaître.

Le jour, maintenant, l'éclairait en plein cette butte, et permettait à la comtesse de mieux se rendre compte de l'emplacement qu'elle occupait.

Elle s'élevait à cent mètres, à peu près, de la fenêtre qui servait d'observatoire à la prisonnière et elle avait tout l'air de faire partie d'un jardin ou tout au moins d'un square, comme on en voit maintenant dans presque tous les quartiers de Paris.

Un square accidenté, car du côté qui faisait face à la maison, cette colline était presque coupée à pic. Elle devait être plus accessible du côté opposé, et même sur la pente abrupte, elle était couverte d'arbustes plantés symétriquement et entretenus avec soin.

En regardant avec attention, madame de Pommeuse finit par découvrir, sur le haut de ce monticule, un banc, un de ces bancs à claire-voie et à dossier renversé que l'édilité parisienne a multipliés pour la commodité des passants, sur les promenades publiques.

Robinson Crusoé, dans son île, fut plus surpris que charmé d'apercevoir, marquée sur le sable, l'empreinte des pas d'un homme.

En constatant au sommet du monticule l'existence de ce banc peint en vert, la comtesse éprouva une satisfaction à laquelle ne se mêlait aucune inquiétude.

Un banc est fait pour s'asseoir et celui-là était si bien placé, qu'il y avait des chances pour qu'un flâneur vînt s'y chauffer au soleil, et jouir de la vue qui, de ce point culminant, devait être, sinon très agréable, du moins très étendue.

Seulement, l'heure n'était pas celle où les promeneurs abondent, dans les quartiers éloignés du centre.

Le matin, les ouvriers sont à l'atelier et leurs femmes vaquent aux occupations du ménage.

Ce n'est guère que l'après-midi qu'elles sortent pour mener leurs marmots courir par les allées des jardins gratuitement ouverts à tous.

Et la comtesse, convaincue qu'on l'avait menée très loin du boulevard des Italiens, n'espérait pas voir arriver un beau monsieur ou une belle dame.

Les mondains et les mondaines n'entreprennent pas de si longues excursions, surtout avant midi.

Et du reste, madame de Pommeuse aimait autant ne pas avoir affaire à ceux-là, sachant bien que les pauvres gens sont plus secourables que les riches qui craignent presque toujours de se compromettre en intervenant.

Elle ne voyait rien venir et le temps s'écoulait.

Elle entendit sonner onze heures à une horloge qu'elle ne pouvait pas voir, mais qui devait être celle d'une église, d'un hôpital ou d'une prison, -- les trois édifices publics qu'on rencontre le plus souvent dans les faubourgs de Paris.

Ce bruit était le premier qui fût arrivé jusqu'à elle depuis le départ du représentant de M. Tévenec.

Et le silence l'oppressait. Il lui semblait qu'elle était retranchée du monde des vivants et que le son d'une voix humaine ne frapperait plus jamais ses oreilles.

Quand cesserait ce supplice de la solitude absolue, si dur à supporter pour une prisonnière ?

Il n'y avait pas de raison pour qu'il prît fin et le découragement gagnait peu à peu la comtesse.

Il lui prenait des envies de se coucher sur la chaise longue où elle avait passé une si mauvaise nuit, de fermer les yeux et d'attendre la mort, comme faisaient les Romains qui, pour ne pas la voir venir, se cachaient le visage avec les plis de leur toge.

Avant de se résoudre à prendre ce parti désespéré, elle regarda encore une fois le ciel bleu et la colline verdoyante.

Ô bonheur ! un homme se montra tout à coup, un homme qui avait escaladé la butte par le revers opposé.

Cet homme était trop loin d'elle pour qu'elle pût distinguer ses traits, mais sa silhouette se détachait très nettement sur le ciel clair et elle vit tout de suite qu'il était grand et mince.

Elle vit aussi que ce n'était pas un ouvrier.

Il portait un long pardessus et un chapeau haut de forme.

Il ne venait assurément pas là pour admirer le paysage, car il marchait la tête basse.

Était-ce un poète cherchant une rime qui lui échappait ? À son allure méditative, la comtesse fut tentée de le croire, et elle déplora d'être si mal tombée.

Les poètes sont des rêveurs qui chantent la nature, mais qui se préoccupent fort peu de ce qui se passe autour d'eux.

Celui-là pouvait fort bien passer sans apercevoir la pauvre séquestrée qui cherchait à attirer son attention.

Le hasard d'une promenade l'avait sans doute conduit sur cette cime, et s'il y était venu sans but déterminé, il ne s'y arrêterait pas longtemps.

Les naufragés de la Méduse , mourant de faim et de soif sur leur radeau, virent poindre à l'horizon un navire qui aurait pu les sauver et qui s'éloigne, au lieu de leur porter secours.

Pareille déception menaçait madame de Pommeuse.

Elle avait beau agiter son mouchoir, comme le nègre du célèbre tableau de Géricault agite un lambeau d'étoffe, l'inconnu planté sur le sommet de la butte ne levait pas les yeux et ne se doutait pas qu'une femme malheureuse l'observait.

Du reste, il ne paraissait pas qu'il fût pressé de partir et après quelques minutes d'immobilité, il se laissa tomber plutôt qu'il ne s'assit, sur le banc municipal.

La comtesse se reprit à espérer.

Mais l'homme se tenait dans une attitude qui ne lui permettait pas de voir la fenêtre où elle se démenait.

Le haut du corps courbé, les coudes appuyés sur les genoux, les yeux fichés en terre, il ne bougeait plus, absorbé qu'il était sans doute par de tristes pensées, car il n'y a guère que les affligés qui réfléchissent si profondément.

Madame de Pommeuse eut alors l'idée que ce promeneur solitaire était un désespéré qui fuyait la compagnie des hommes et qui se réfugiait dans ce lieu désert pour broyer du noir tout à son aise.

Et cette idée ne la chagrina point.

Elle se dit encore une fois que les êtres persécutés par le sort sont, plus que les heureux de ce monde, accessibles à la pitié et que ce désolé ne refuserait pas de lui venir en aide.

Encore aurait-il fallu qu'il l'aperçût et il se cachait le visage avec ses deux mains.

Que n'eût-elle pas donné pour avoir à sa disposition un moyen de se faire entendre de lui : un porte-voix ou une arme à feu !

Elle passa un quart-d'heure dans de cruelles angoisses.

Mais le rêveur obstiné se redressa tout à coup, se leva brusquement, s'avança jusqu'au bord de la pente et tira de la poche de son pardessus un objet qui brillait au soleil.

La comtesse crut deviner que cet objet métallique était un revolver et que l'étrange promeneur était monté là pour se casser la tête, sans témoins.

Elle n'en douta plus, lorsqu'elle le vit jeter bas son chapeau et approcher de son front le canon du pistolet.

Elle jeta un cri qui se perdit dans l'espace, mais, avant de presser la détente, l'inconnu se mit à regarder à droite et à gauche, pour s'assurer que personne n'allait déranger son suicide et il aperçut enfin la prisonnière gesticulant à la fenêtre du troisième étage.

Son premier mouvement fut de cacher son arme et de partir pour aller se tuer plus loin.

Mais il comprit sans doute que les gestes de cette femme étaient des signaux de détresse et qu'ils s'adressaient à lui, car il resta, peut-être tout simplement par curiosité, quoiqu'il n'y ait guère de place pour ce sentiment dans l'âme d'un homme qui va mourir.

Il se fit un abat-jour avec sa main et il regarda avec une attention qui parut de bon augure à la comtesse.

Il s'agissait maintenant pour elle de lui faire comprendre ce qu'elle attendait de lui.

Agiter un mouchoir ne suffisait plus. Il fallait recourir à une mimique plus expressive et plus claire, une mimique de mélodrame qu'elle aurait trouvée ridicule en toute autre circonstance.

Inspirée par la situation, elle joignit les mains, les éleva au-dessus de sa tête, se pencha en avant et garda quelques instants cette attitude de suppliante.

Crier eût été inutile et dangereux, car le promeneur n'aurait pas entendu les cris et d'autres auraient pu les entendre : des valets de Tévenec apostés sous la fenêtre.

Madame de Pommeuse en était réduite à la pantomime.

Elle avait commencé par exprimer qu'elle était malheureuse et qu'elle implorait du secours ; elle compléta l'explication en arrondissant son bras étendu et en le ramenant à elle à plusieurs reprises.

C'est le geste usité dans tous les pays pour appeler quelqu'un et tout le monde en comprend la signification.

L'inconnu répondit en appuyant un doigt sur sa poitrine, ce qui voulait dire évidemment :

-- Est-ce à moi que vous vous adressez ?

-- Oui, oui, c'est à vous. Venez, je vous en prie, venez vite ! exprima la comtesse en hochant la tête pour affirmer, et en joignant de nouveau les mains pour implorer.

L'homme hésita un instant ; et son hésitation était assez naturelle, car en admettant qu'il eut le désir de se rendre à cet appel, il devait être très embarrassé.

Le langage des gestes est forcément assez borné et madame de Pommeuse ne pouvait pas, par des mouvements et par des attitudes, expliquer comment il fallait s'y prendre pour arriver jusqu'à elle.

C'était d'autant plus impossible qu'elle n'en savait rien elle-même.

Amenée, la nuit, dans une voiture fermée, elle n'avait pas pu se rendre compte de la position qu'occupait la maison, par rapport à l'éminence où se tenait le sauveur attendu.

Il était beaucoup mieux placé qu'elle pour trouver le chemin qu'il fallait suivre pour aller de la colline au mur du parc.

Allait-il se décider à tenter l'aventure ? La prisonnière en désespérait presque, lorsqu'elle le vit ramasser son chapeau qu'il avait jeté, l'enfoncer sur sa tête et faire un signe qui voulait dire évidemment :

-- Je viens à vous.

Presque aussitôt, il fit volte-face et il disparut derrière un massif d'arbustes.

Sans doute, il descendait le revers de la butte qu'il avait escaladé en arrivant et il allait chercher une route qui pût le conduire à la maison mystérieuse.

La comtesse suffoquait de joie. Et pourtant que d'obstacles encore entre elle et ce généreux inconnu ! N'allait-il pas se heurter à une porte fermée ? et dans ce cas, se donnerait-il la peine d'aller au plus prochain poste de police raconter ce qu'il venait de voir et réclamer l'assistance du commissaire ou de ses agents ?

C'était douteux et la séquestrée se dit bientôt qu'elle se hâtait trop de remercier la Providence de lui avoir envoyé un défenseur, car toute la bonne volonté de ce défenseur pouvait n'aboutir à aucun résultat utile.

Et elle se trouvait maintenant condamnée à l'inaction. Plus de télégraphie possible, puisque l'homme avait disparu. Elle n'avait plus qu'à attendre et à prier Dieu de protéger le généreux inconnu qui avait le courage d'essayer de la délivrer.

Elle resta à la fenêtre, afin de pouvoir l'appeler, à haute voix, s'il reparaissait, après avoir réussi à s'introduire dans le parc.

Elle se pencha même en dehors, plus qu'elle n'avait osé le faire jusqu'à ce moment.

Elle voulait s'assurer que la maison n'était pas gardée et que le défenseur qu'elle attendait n'allait pas tomber dans une embuscade.

Elle ne vit personne sous les arbres et elle se rassura un peu, quoique l'essai ne fût pas concluant.

Le parc était vaste et, s'il était gardé, ceux qui le gardaient pouvaient s'être postés d'un autre côté.

Elle ne se contenta pas de regarder ; elle écouta, dans l'espérance d'entendre frapper à la porte extérieure, et avec l'intention, si elle entendait, de crier de toutes ses forces, pour encourager celui qui arrivait à son secours.

Il s'écoula ainsi un temps qu'elle ne songea guère à évaluer, mais qui lui parut bien long.

Enfin, en se penchant encore, elle entrevit au bout de l'allée qu'elle dominait de son troisième étage, un homme qu'elle crut reconnaître, mais qu'elle n'eut pas le loisir d'examiner, car il ne fit que traverser l'allée, sans lever la tête et il disparut derrière l'angle de la maison.

Était-ce le sauveur ? Elle n'en était pas absolument certaine, quoique tout semblât l'indiquer.

Un homme vu en raccourci, de haut en bas, à vol d'oiseau, pour ainsi dire, ne ressemble guère à un homme vu de loin, en pied, se profilant sur l'horizon.

La comtesse, cette fois, n'avait aperçu que le fond de son chapeau, puisqu'il n'avait pas eu l'idée de regarder en l'air.

Il avait sans doute trouvée ouverte la porte percée dans le mur du parc et il était allé tout droit à la porte de la maison, qui était peut-être ouverte aussi.

Mais, d'autre part, comment se faisait-il que l'envoyé de M. Tévenec, en se retirant, n'eût pas pris la précaution de fermer à clé toutes les issues par lesquelles madame de Pommeuse aurait pu fuir.

Il avait bien fermé celle du salon, où elle était. Pourquoi n'aurait-il pas fermé les autres ?

L'homme qui venait d'entrer si facilement était-il aussi un complice de Tévenec et n'était-il pas chargé d'achever la besogne en étranglant sans bruit la comtesse, comme les muets du sérail étranglent, dit-on, les sultanes infidèles.

La comtesse se posa cette question et ses terreurs la reprirent.

Elle était à la merci d'un bourreau, puisqu'elle ne pouvait s'échapper qu'en sautant par la fenêtre.

Elle tenait à se ménager du moins cette suprême ressource, et elle resta où elle était, prêtant l'oreille aux moindres bruits.

Bientôt, il lui sembla entendre un bruit de pas dans l'escalier, un pas hésitant, car le bruit cessait par intervalles.

On eût dit que le survenant ne savait pas très bien où il allait.

Cette idée releva un peu le courage de madame de Pommeuse, qui se préparait déjà à mourir.

Elle se dit qu'un assassin n'aurait pas tergiversé de la sorte avant d'accomplir sa sinistre besogne, car ceux qui l'envoyaient avaient dû lui donner des instructions précises et lui indiquer le troisième étage.

Les pas se rapprochaient ; ils s'arrêtèrent sur le palier, et un instant après, on frappa à la porte, assez timidement.

Singulière précaution que prenait là l'exécuteur d'un arrêt rendu par des scélérats.

La comtesse n'eut garde de répondre.

Alors, la clé, laissée en dehors, grinça dans la serrure, et la porte s'ouvrit lentement.

Le sort de la prisonnière allait se décider.

Était-ce la mort ou le salut que lui apportait l'homme qui entrait ?

La comtesse attendit, tremblante, mais résignée.

L'homme se montra, de face cette fois et en pleine lumière.

-- Vous ! s'écria-t-elle. C'est vous ?...

Une exclamation toute pareille lui répondit.

L'homme, c'était Lucien Croze et il venait de reconnaître madame de Pommeuse.

Peu s'en fallut qu'elle ne se jetât à son cou, et, sans aucun doute, il se serait laissé embrasser, mais elle se contint et elle lui dit d'une voix entrecoupée :

-- Dieu a fait un miracle en vous envoyant ici.

-- J'y suis venu parce que vous m'avez appelé, balbutia-t-il. Je ne vous avais pas reconnue...

-- Et vous êtes venu quand même au secours d'une femme dont vous ignoriez le nom !

-- Il suffisait qu'elle fût en péril.

-- Oui, vous êtes bon, vous êtes généreux... je vous devrais l'honneur et la vie.

-- La vie ?... quoi ! vous étiez menacée de...

-- J'ai été attirée dans un piège... je vous dirai tout à l'heure ce qui m'est arrivé... dites-moi comment vous avez pu arriver jusqu'ici.

-- Très facilement, madame. J'ai trouvé toutes les issues ouvertes... excepté celle de ce salon et on y avait laissé la clé dans la serrure... je n'ai eu qu'à la tourner.

-- Et... vous n'avez rencontré personne ?

-- Non, personne. Je me demandais si je m'étais trompé, car cette maison me semblait abandonnée... et du haut de la butte, j'avais aperçu une femme à la fenêtre... je commençais même à croire que cette femme, en me faisant des signaux, avait voulu me mystifier...

-- Où sommes-nous ici ? interrompit madame de Pommeuse.

-- Quoi ! vous l'ignorez ?

-- J'ai été amenée, hier soir, dans une voiture à glaces de bois, et je ne sais pas quel chemin elle a pris... j'y étais montée avenue Marceau, à vingt pas de chez moi.

-- On vous a conduite à l'autre bout de Paris, tout près des fortifications... entre la porte d'Auteuil et la porte de Gentilly... dans un quartier à peu près désert...

-- Et ce jardin où je vous ai vu ?...

-- C'est le parc de Montsouris. Cette maison est bâtie de l'autre côté d'une rue qui borde le parc et qui s'appelle la rue Gazan... je viens de lire le nom de la rue en la traversant... la maison et l'enclos planté qui l'entoure sont à l'angle du boulevard Jourdan.

Ce nom impressionna un peu la comtesse.

Décidément, les maréchaux du premier empire ne lui portaient pas bonheur.

Après le boulevard Bessières, le boulevard Jourdan.

Mais cette dernière aventure sur un chemin de ronde paraissait maintenant devoir mieux finir que celle du pavillon.

-- Oserai-je, madame, vous demander à qui appartient cette immense propriété ? interrogea à son tour Lucien Croze.

-- Je n'en sais rien, répondit madame de Pommeuse. Comment le saurais-je, puisque je ne connais pas les misérables qui m'y ont conduite de force ?

-- Que voulaient-ils donc faire de vous ?

-- M'y laisser mourir, je suppose... et sans vous, j'y serais morte..., car personne ne serait venu m'y chercher... mes domestiques ignorent où je suis.

L'explication était très incomplète et cependant Lucien s'abstint d'insister.

La comtesse devina qu'il la soupçonnait de ne pas dire la vérité ; elle pensa que ce n'était pas encore le moment de la dire tout entière, et elle reprit vivement :

-- Mais, vous, monsieur, comment vous trouviez-vous dans ce quartier... si éloigné du vôtre ?

-- J'y suis venu voir le directeur d'une tannerie qui devait me prendre comme caissier ; quand je me suis présenté, la place était donnée.

-- Et, alors ?...

-- Alors, je suis entré machinalement dans ce parc de Montsouris... pour me reposer... j'étais las... j'étais découragé...

-- Vous y êtes entré pour vous tuer.

-- Me tuer ?... répéta en rougissant Lucien ; non, madame... je vous jure que non.

-- Ne niez pas. Je vous ai vu... prendre un revolver... le diriger contre votre front... heureusement, vous n'avez pas tiré.

-- Parce que je me suis aperçu à ce moment-là que vous me regardiez... et je ne regrette pas de m'être arrêté puisque j'ai pu vous délivrer.

-- Pourquoi vouliez-vous mourir ?

Lucien ne répondit pas.

-- Ce n'est pas, je suppose, parce que vous avez perdu l'emploi que vous occupiez chez ce banquier, reprit madame de Pommeuse, en regardant le frère d'Odette.

-- J'avais oublié que vous saviez cela, murmura tristement Lucien.

-- Oui, je le sais... et je sais aussi que cet homme vous a indignement calomnié...

-- En m'accusant de l'avoir volé... c'est une infamie qu'il a commise, mais la calomnie a fait son chemin... je m'en aperçois tous les jours... On ne veut de moi nulle part... Ce matin encore, on m'a fait comprendre qu'un caissier renvoyé n'a plus rien à attendre... Cette dernière humiliation m'a désespéré... La mesure était comble... Je ne me suis plus senti le courage de supporter la vie.

-- Comment n'avez-vous pas pensé que vous aviez une sœur... et une amie, ajouta la comtesse en tendant la main à son sauveur.

Lucien pâlit, mais il ne la prit pas, cette main qu'il aurait dû baiser avec transport.

Cette fois, madame de Pommeuse comprit tout à fait. Elle n'avait revu ni le frère, ni la sœur, depuis le jour funeste où le sous-chef de la sûreté l'avait interrogée devant eux, dans l'atelier de la rue des Dames. Maxime de Chalandrey lui avait promis de leur apprendre pourquoi elle était allée au boulevard Bessières. Elle devinait maintenant que Maxime n'avait pas tenu sa promesse et que Lucien en était encore à croire qu'elle avait un amant.

L'erreur où Maxime l'avait laissé expliquait son attitude présente et peut-être aussi son dégoût de la vie.

Il voulait se tuer, parce qu'il aimait madame de Pommeuse, qui était la maîtresse d'un autre.

Les larmes vinrent aux yeux de la comtesse.

Comment détromper cet homme qu'elle adorait, comment se justifier dans cette maison où il venait de la trouver et où il pouvait croire qu'un nouveau rendez-vous l'avait amenée ?

Elle n'essaya même pas. Il lui en aurait trop coûté de parler de Tévenec, ancien associé de son père dans des œuvres de malfaisance.

Il lui en aurait plus coûté encore de parler de son frère, condamné par contumace.

Et la place eût été mal choisie pour raconter l'histoire de sa vie.

Elle ne s'était déjà que trop attardée dans ce repaire où on l'avait attirée et où ceux qui lui avaient tendu ce piège pouvaient reparaître d'un instant à l'autre.

-- Je vais la voir, votre sœur, reprit-elle avec émotion. Vous allez m'accompagner chez elle. Dois-je lui dire que vous êtes résolu à mourir ?

-- Non... je vous en supplie...

-- Eh ! bien, jurez-moi que vous ne vous tuerez pas.

Il y eut un silence.

Lucien ne se pressait pas de prêter le serment qu'exigeait de lui la comtesse.

-- Ne me forcez pas à briser le cœur d'une pauvre enfant qui n'a rien à se reprocher, elle, insista madame de Pommeuse.

-- Soit ! répondit enfin Lucien Croze ; je vivrai pour Odette.

Il est des inflexions de voix qui soulignent un mot et lui donnent une signification particulière.

En appuyant sur le mot « elle », la comtesse semblait dire : « votre sœur est irréprochable ; moi je ne le suis pas. »

En ajoutant à sa réponse les deux mots : « pour Odette » Lucien sous-entendait évidemment : « mais ce n'est pas à cause de vous que je consens à vivre. »

Chacun d'eux comprit et se tut.

La situation eût été embarrassante, si elle eût été moins tendue. Mais ils avaient tous deux la même pensée qui était de sortir de la maison le plus tôt possible et, par un accord tacite, ils coupèrent court à un dialogue qui menaçait de dégénérer en discussion pénible.

Ce fut Lucien qui parla le premier.

-- Madame, dit-il en s'efforçant de comprimer son émotion, je suppose qu'il vous tarde de rentrer chez vous. Je ne vous propose pas de vous y accompagner, mais vous me permettrez, je l'espère, de partir d'ici avec vous, et de ne pas vous quitter jusqu'à ce que vous ayez trouvé une voiture.

-- J'allais vous le demander, murmura la comtesse. J'avoue que je n'oserais pas sortir seule. Je m'imagine... à tort peut-être... que cette maison n'est pas aussi abandonnée qu'elle en a l'air... qu'on me guette et que, si je tentais de fuir, je serais attaquée.

-- Près de vous, je n'aurai plus cette crainte.

-- Crainte mal fondée, je vous l'affirme. Si la maison était gardée, on ne m'aurait pas laissé passer... je n'aurais même pas pu y entrer, tandis que j'ai trouvé ouvertes toutes les portes... excepté celle de ce salon qu'on avait fermée en dehors... sans retirer la clef.

-- Je ne m'explique pas plus que vous ce défaut de précaution... à moins que ce ne soit une ruse... dont je n'aperçois pas le but. Ce qui me ferait croire que cette négligence apparente cache un nouveau piège, c'est que, deux heures avant vous, un homme est entré ici et m'a offert de m'emmener.

-- Ah ! un homme ?

-- Oui, un homme que je ne connais pas et qui m'a proposé de me mettre en liberté à certaines conditions que j'ai refusé d'accepter... et il devait savoir d'avance que je ne m'y soumettrais pas. Pourquoi a-t-il joué cette comédie ? Je ne peux pas le deviner ; mais, certainement, il a un plan et c'est avec intention qu'en me quittant il n'a pas fait ce qu'il fallait pour empêcher qu'on entrât ici.

-- Quoi qu'il en soit, je pense qu'il est temps de partir, puisque le chemin est libre.

-- Je suis prête à vous suivre.

-- Alors, venez, madame.

Au lieu d'avancer, madame de Pommeuse se rapprocha de la fenêtre qui était restée ouverte.

-- C'est singulier, murmura-t-elle, j'ai cru entendre marcher et parler dans le parc.

-- Vous vous trompez, sans doute, dit froidement Lucien ; mais je vais m'assurer qu'il n'y a personne.

Et il arriva à la fenêtre avant la comtesse.

Il regarda et, à son grand étonnement, il vit quatre individus, assez mal habillés, qui suivaient l'allée qu'il avait traversée en arrivant.

Ces gens rasaient le mur et ils allaient, non pas côte à côte, mais à la file indienne.

Madame de Pommeuse, qui avait vite rejoint Lucien Croze, les vit aussi et en regardant d'un autre côté, elle en aperçut quatre ou cinq autres qui dépassèrent presque aussitôt l'angle de la maison et disparurent.

Elle se retira vivement de la croisée, et Lucien se retira aussi.

-- Les voilà ! murmura-t-elle. Ils se sont partagés en deux groupes... les uns vont faire le guet en bas, pendant que les autres nous égorgeront ici...

Lucien commençait à le croire, mais il ne perdit point la tête.

Il courut à la porte et poussa le verrou, comme l'avait fait l'envoyé de M. Tévenec.

-- Maintenant, ils n'entreront pas sans ma permission, dit-il résolument... et s'ils enfoncent cette porte, ils passeront sur mon corps avant de porter la main sur vous.

» Je les recevrai à coup de revolver, ajouta Lucien Croze en tirant de sa poche l'arme dont il avait failli se servir pour se brûler la cervelle.

Il était superbe, ainsi, faisant face à la porte, le revolver au poing.

Le danger l'avait transfiguré. Sa physionomie douce et calme avait pris une expression d'énergie presque sauvage. Ses yeux étincelaient et menaçaient, ses yeux bleus dont le regard était si tendre.

-- Je mourrai avec vous, s'écria la comtesse, en se serrant contre lui.

Ils faisaient tableau , comme on dit au théâtre.

Autour d'eux le silence était profond.

Sans doute, les scélérats qui venaient pour en finir avec la comtesse ne voulaient agir qu'à coup sûr, et, avant de monter, ils prenaient leurs mesures pour qu'on ne vînt pas déranger leurs opérations.

Ils cernaient la maison et ils plaçaient des sentinelles à toutes les portes.

Lucien aurait pu s'étonner que ces gens eussent l'audace de se rassembler ainsi pour commettre, en plein jour, un crime qu'un seul homme aurait perpétré facilement, la nuit, en se glissant près de madame de Pommeuse endormie.

C'était bon dans les premières années du Directoire où les brigands opéraient en bande et ouvertement.

En cet heureux temps, on égorgea un beau soir quinze personnes, maîtres et domestiques, au château de Choisy-le-Roi, dans la banlieue de Paris.

Mais ces expéditions sont impossibles en l'an de grâce 1887 ; et, par le temps qui court, les brigands n'opèrent plus qu'individuellement.

Ni Lucien ni la comtesse n'avaient fait cette réflexion si simple. Ils étaient tous les deux dans un état d'esprit qui ne leur permettait pas de raisonner. Et ce n'était pas la peur qui les troublait, puisqu'ils étaient résignés à mourir ; c'était la douleur de se quitter pour toujours sans s'être dit qu'ils s'aimaient.

-- J'ai une grâce à vous demander, dit la comtesse d'un ton saccadé.

-- Une grâce ! vous !

-- Oui... je voudrais... vous m'avez soupçonnée et le temps me manque pour vous prouver que je n'ai rien à me reprocher... les minutes qui nous restent à vivre sont comptées... je voudrais entendre de votre bouche un mot... non pas de pardon... je n'ai rien à me faire pardonner... je voudrais être sûre que vous ne me croyez plus coupable... il me serait trop cruel de quitter la vie sans emporter la certitude que vous me croyez encore digne de vous... de votre amour, ajouta madame de Pommeuse, en appuyant son front sur l'épaule de Lucien, qui s'écria :

-- Vous m'aimez donc ?

-- Ne l'aviez-vous pas deviné ?

-- Non... et l'eussé-je deviné, je ne vous aurais jamais dit que je vous aimais... je puis vous le dire maintenant, puisque nous allons mourir ensemble... oui, je vous aime depuis le jour où je vous ai vue pour la première fois... j'étais fou... j'ai tout fait pour arracher de mon cœur cet amour insensé... c'est parce que je désespérais d'y parvenir que je voulais me tuer.

-- Je le savais... quand je vous ai vu approcher de votre front le canon de ce revolver, j'ai compris et j'aurais voulu vous crier : vivez !... vivez pour moi qui mourrais de douleur, si je perdais le seul homme que j'aie aimé.

Lucien n'y tint plus. Il ouvrit ses bras à Octavie de Pommeuse et la serra contre son cœur. Ils échangèrent un baiser -- le premier -- et ils oublièrent un instant que le monde existait, et que la mort approchait.

Cet aveu in-extremis n'avait pas coûté à la pauvre comtesse. Elle se croyait perdue et elle ne songeait guère à l'avenir.

Lucien non plus. Il goûtait enfin le bonheur d'être aimé. Que lui importait de mourir dans un pareil moment ?

C'était la situation du quatrième acte des Huguenots et il aurait pu chanter comme Raoul à Valentine :

Vienne la mort, puisqu'à tes pieds je puis l'attendre.

Mais la mort ne venait pas et, attendu que le sublime confine quelquefois au ridicule, les deux amants n'allaient peut-être pas tarder à s'apercevoir qu'ils dramatisaient un peu trop leur aventure et que leur cas différait sensiblement de celui que Meyerbeer a mis en musique.

Il y manquait, jusqu'à présent, les massacreurs, et la scène n'avait aucune analogie avec celles qui se jouèrent à Paris, la nuit de la Saint-Barthélemy.

Ils n'entendaient ni coups de fusil, ni cris de détresse. Il leur sembla pourtant qu'on montait l'escalier. Des bruits arrivèrent jusqu'à eux ; un bruit de pas et d'autres bruits moins distincts : des rumeurs confuses, comme il s'en dégage d'une troupe en marche.

-- Ils viennent, dit Octavie.

Et elle essaya de se placer entre la porte et Lucien.

Il l'écarta doucement et, armant son revolver, il se prépara à recevoir l'ennemi.

Bientôt, les bruits s'accentuèrent. Les pas s'étaient arrêtés sur l'escalier. Maintenant on entendait des voix ; une surtout qui dominait les autres, une voix de commandement.

Ces singuliers assassins procédaient régulièrement ; presque militairement, puisqu'ils obéissaient aux ordres d'un chef.

Ce chef était-il Tévenec ? madame de Pommeuse ne le crut pas un seul instant. Tévenec n'était pas homme à diriger en personne un coup de force.

Les voix se turent ; la clé restée à l'extérieur tourna dans la serrure et on essaya d'ouvrir.

La porte, assujettie en dedans par un gros verrou, plia sous la poussée, mais elle résista, car elle était solide et même à coups de pied ou à coups de bûche, on ne l'aurait pas enfoncée facilement.

Si le salon avait eu une autre issue, les amants auraient eu tout le temps de fuir.

Mais ils étaient pris dans une souricière, et la fuite était aussi impossible que la résistance.

Lucien, prêt à faire feu, s'attendait à voir bientôt s'abattre ou voler en éclats la porte protectrice, enfoncée ou brisée par les assaillants.

Rien de pareil n'arriva.

Une voix s'éleva, la voix du chef qui cria :

-- Ouvrez, au nom de la loi !

C'est la formule consacrée qu'emploient les magistrats, dans l'exercice de leurs fonctions, pour se faire livrer l'entrée d'un domicile particulier.

Et cette formule, les amants ne s'attendaient guère à l'entendre dans un pareil moment.

Comment des brigands osaient-ils s'en servir ? Faisaient-ils comme le loup du conte de Perrault, ce loup qui cherchait à imiter la voix de la mère-grand pour croquer le petit Chaperon-Rouge ?

-- N'ouvrez pas... c'est une ruse de ces misérables, dit tout bas la comtesse.

Lucien hésitait. Il se disait :

-- À quoi bon prolonger une situation désespérée ? Mieux vaut tenter une sortie que d'attendre l'assaut, puisque je ne suis pas en mesure de le repousser ; seul contre dix peut-être, je ne pourrais pas me défendre, s'ils se jettent sur moi... tandis que, si je me précipitais dans l'escalier, après avoir ouvert brusquement cette porte, j'aurais quelque chance d'échapper... et une fois que je serais dans la rue, ils n'oseraient pas m'y poursuivre.

Lucien oubliait que madame de Pommeuse ne pourrait pas fuir, mais cet instant d'oubli fut très court.

-- Non, murmura-t-il, je mourrai avec elle.

Il la regarda et il lut dans ses yeux qu'elle ne faiblissait pas.

Alors, il conçut un projet hardi dont l'exécution ne lui parut pas absolument impraticable.

Ce projet consistait à livrer passage aux bandits après s'être placé de façon à être caché par le battant de la porte quand ils l'ouvriraient. Ils entreraient tous à la fois et il tirerait, comme on dit, dans le tas. Ils n'étaient peut-être pas si nombreux qu'il le croyait et son revolver était à six coups. Lucien pouvait espérer d'abattre ces bandits les uns après les autres, avant qu'ils eussent le temps de se retourner contre lui.

Mais il fallait d'abord mettre la comtesse à l'abri du premier choc.

Il la prit par le bras, l'attira dans un angle du salon et lui dit à l'oreille :

-- Ne bougez pas et laissez-moi faire.

Puis, revenant à la porte, il mettait la main sur le verrou, lorsque la voix, la terrible voix cria encore une fois :

-- Ouvrez au nom de la loi !... ou je vais faire enfoncer la porte !... j'en ai le droit... je suis porteur d'un mandat d'amener.

Madame de Pommeuse tressaillit. Il lui semblait la reconnaître, cette voix, pour l'avoir déjà entendue dans une circonstance qu'elle ne pouvait pas oublier.

-- C'est bien, entrez ! dit très haut Lucien, en tirant le verrou.

En même temps, il levait son revolver à hauteur d'homme ; il n'avait plus qu'à presser la détente pour tuer le premier qui se montrerait.

Mais il était écrit qu'il ne tuerait personne ce jour-là.

Madame de Pommeuse lui saisit le bras et le coup ne partit pas, fort heureusement, car si la comtesse n'eût pas arrêté Lucien, il se serait mis sur la conscience un meurtre inutile et il lui en aurait coûté cher.

L'homme qui entra, l'homme dont elle avait reconnu la voix de basse profonde, c'était le sous-chef de la sûreté, c'était M. Pigache qui l'avait interrogée, rue des Dames, en présence de Lucien, d'Odette et de Maxime.

Et pour que nul n'ignorât sa qualité, M. Pigache portait, sous son pardessus ouvert, une écharpe tricolore, insigne de sa fonction.

Lucien, qui le reconnut, n'en pouvait croire ses yeux et il se sentait tout honteux de s'être si lourdement trompé, en prenant pour des vérités des chimères enfantées par l'imagination de la comtesse.

Il s'attendait à être attaqué par des bandits et il se trouvait subitement face à face avec un haut policier qui le tenait déjà pour un suspect, depuis leur première et unique entrevue dans l'atelier d'Odette.

Lucien ne se réjouissait pas de ce changement à vue, et il aurait presque autant aimé avoir à faire à une escouade de coquins qu'à ce commissaire, froid et sagace, qui se présentait au nom de la loi avec quatre agents prêts à lui prêter main forte.

Madame de Pommeuse n'était assurément pas fâchée d'avoir évité le sort que lui réservaient ses pires ennemis, Tévenec et ses complices, mais elle n'était pas non plus très rassurée.

Et le plus étonné des trois, c'était encore M. Pigache, car il ne s'attendait guère à trouver dans la maison de la rue de Gazan ses anciennes connaissances de la rue des Dames.

-- Que faites-vous ici, madame ? demanda-t-il d'un ton qui n'annonçait rien de bon.

-- On m'y a attirée, balbutia la comtesse, et on m'y a enfermée. J'y étais prisonnière. Vous venez de me délivrer.

-- Prisonnière ! allons donc !... toutes les portes étaient ouvertes... excepté celle-ci que vous aviez barricadée en dedans.

-- Pourquoi donc avez-vous tant tardé à m'ouvrir ?

-- Parce que je croyais qu'on venait m'assassiner.

-- Oh ! oh ! voilà du nouveau, ricana M. Pigache.

» Et qui donc, s'il vous plaît, veut vous assassiner ?

-- Les misérables qui m'ont amenée ici... après m'avoir tendu un piège infernal.

-- Je ne sais pas ce que c'est qu'un piège infernal... Ce sont là des mots vagues... expliquez-vous nettement.

-- Hier, à la tombée de la nuit, un commissionnaire s'est présenté chez moi, avenue Marceau. Il venait, disait-il, de la part d'une pauvre femme qui a été ma nourrice et qui habite rue du Rocher... elle était mourante et elle voulait me voir, affirmait cet homme... je l'ai suivi... il m'a fait monter dans une voiture, et il m'y a enfermée... les portières étaient cadenassées, les glaces étaient de bois... je n'ai rien vu pendant le trajet... on m'a fait descendre sous une voûte et monter un escalier... puis on m'a poussée dans ce salon et on m'y a laissée...

-- Vous avez beaucoup d'imagination, madame, dit ironiquement le sous-chef de la sûreté. Vous pourriez écrire des romans d'aventures.

-- Ce n'est pas un roman que je vous raconte, monsieur, c'est la vérité.

-- Alors, on vous a enlevée... pour le plaisir de vous enlever, puisqu'on ne vous a fait aucun mal.

-- On m'en aurait fait si vous n'étiez pas venu.

-- Ah ! oui... les assassins que vous attendiez tout à l'heure.

Le ton railleur que prenait M. Pigache indiquait assez qu'il ne croyait pas un mot du récit de la comtesse.

Elle ne se sentait pas le courage d'essayer de le convaincre.

-- Alors, reprit M. Pigache, vous ne savez pas du tout où vous êtes, ici ?

-- Je sais que je suis tout près du parc de Montsouris.

-- Comment le savez-vous, s'il est vrai que vous n'ayez pas pu vous rendre compte du chemin que vous avez parcouru depuis l'avenue Marceau ?

-- De cette fenêtre on le voit, ce parc.

-- On voit... une butte... mais on n'y a pas mis d'écriteau. Je m'étonne que vous ayez deviné le nom...

-- Je ne l'ai pas deviné... c'est monsieur qui me l'a appris.

-- Ah !... très bien !... j'interrogerai monsieur tout à l'heure. En attendant, veuillez répondre à une autre question.

» Savez-vous à qui appartient la maison où vous êtes en ce moment, et où vous prétendez qu'on vous a séquestrée.

-- Je l'ignore absolument.

-- C'est singulier. J'aurais cru...

-- Quoi donc, monsieur ? demanda la comtesse que cet interrogatoire plein de réticences commençait à impatienter.

-- Je vous répondrai quand j'aurai interrogé monsieur, dit d'un air rogue le sous-chef de la sûreté.

Puis, s'adressant à Lucien :

-- Vous êtes M. Croze et vous habitez avec votre sœur, rue des Dames, 15, à Batignolles... c'est là que je vous ai vu, il y a huit jours.

-- Oui, monsieur.

-- Vous avez été caissier chez M. Sylvain Maubert, banquier, rue des Petites-Écuries ?

-- Oui, monsieur.

-- Pourquoi ne l'êtes-vous plus ?

-- Parce que M. Maubert m'a congédié en m'accusant d'un détournement que je n'ai pas commis... il le sait fort bien... et la preuve, c'est qu'il n'a pas osé porter plainte. M. Maubert voulait à tout prix se débarrasser de moi et, pour en venir à ses fins, il n'a pas reculé devant une mauvaise action.

Ce fut dit d'un ton si ferme et si net que M. Pigache, impressionné, s'abstint d'insister.

-- Je n'ai pas à m'occuper de la conduite de ce monsieur, dit-il après un court silence. S'il vous a calomnié, c'est vous qui auriez le droit de porter plainte, mais, je vous le répète, je n'ai pas qualité pour le juger.

» Ce que je veux savoir, c'est pourquoi vous êtes ici. Vous n'y êtes pas venu avec madame, je suppose ?

-- Non, monsieur. J'y suis venu seul et de mon plein gré.

-- À la bonne heure !... vous n'inventez pas d'histoires, vous... alors, on ne vous a pas enlevé, vous aussi ?

-- Non, monsieur, répliqua vivement Lucien. Mais madame vous a dit la vérité, comme je vais vous la dire.

-- Dites-la.

-- Je cherche un emploi, depuis que M. Maubert m'a renvoyé injustement. On m'en avait indiqué un dans le quartier des Gobelins.

» Je me suis présenté, ce matin... inutilement... et en revenant à pied, je suis entré dans le parc de Montsouris, pour me reposer. Je suis monté sur la butte qu'on voit d'ici, je me suis assis sur un banc et en regardant autour de moi, j'ai aperçu à la fenêtre du salon où nous sommes une femme qui m'appelait en agitant un mouchoir.

-- Bon ! vous avez dû la reconnaître ?

-- Non, j'étais trop loin... mais j'ai compris qu'elle demandait du secours et je suis venu immédiatement. Avant de descendre, j'avais bien remarqué la maison et cependant j'ai eu quelque peine à la retrouver, parce qu'elle est entourée d'arbres et de murs qui la cachent aux passants de la rue Gazan.

-- Oui, le propriétaire avait ses raisons pour la masquer. Continuez, monsieur. Comment êtes-vous entré ?

-- Par une petite porte qui donne sur la rue.

-- Elle n'était donc pas fermée ?

-- Pas à clé, non, monsieur. Je n'ai eu qu'à tourner le bouton.

» Je me suis trouvé dans une cour plantée que j'ai traversée pour gagner le perron de la maison. Là, il y a, comme vous savez, une autre porte qui n'était pas plus fermée que l'autre. Je suis entré, très étonné de ne rencontrer aucun domestique, et j'ai monté l'escalier. J'avais calculé que la fenêtre d'où on m'avait fait des signaux devait être au troisième étage... Je ne m'étais pas trompé.

-- Et sans doute la porte de ce salon était ouverte... comme les deux autres ?

-- Non, monsieur. Elle était fermée en dehors, mais on avait laissé la clé. J'ai frappé... on ne m'a pas répondu.

-- Mais madame n'a pas mis le verrou ?

-- Non. Elle m'avait appelé de la fenêtre et elle savait qu'elle n'avait rien à craindre de l'homme qui arrivait à son secours.

-- D'autant qu'elle vous avait reconnu de loin, je pense...

-- Pas plus que je ne l'avais reconnue... elle a été aussi surprise de me voir que je l'ai été de la trouver là.

-- Et vous vous êtes expliqués. Que vous a-t-elle dit ?

-- Exactement ce qu'elle vient de vous dire. Elle a été amenée ici malgré elle ; on l'y a enfermée et elle aurait pu y mourir de faim, si le hasard ne m'y eût amené... un hasard providentiel, puisque j'ai pu la délivrer.

-- Comment, la délivrer !... vous êtes restés ici, tous les deux, au lieu de vous hâter de fuir, et votre premier soin a été de mettre le verrou !... vous craigniez sans doute d'être dérangés.

-- Non, monsieur, répondit en rougissant madame de Pommeuse ; je craignais d'être attaquée...

-- Ah ! oui... par les gens qui vous ont enlevée... je n'y pensais plus à ces singuliers bandits qui n'hésitent pas à commettre un rapt... crime prévu par le code pénal... et cela, pour l'unique plaisir de vous faire une niche en vous infligeant vingt-quatre heures d'arrêts forcés... et même moins, puisqu'il n'est pas encore midi et que vous êtes arrivée seulement hier soir, à la nuit tombante.

-- Ils avaient d'autres desseins...

-- Lesquels ? Ils ne vous ont ni tuée, ni volée, ni violentée. Que prétendaient-ils donc faire de vous ?

-- Je ne sais.

-- Supposez-vous qu'ils avaient formé le projet de vous extorquer une signature dont ils se seraient servis pour se procurer de l'argent... ou pour vous dépouiller de votre fortune ?

Cette fois, M. Pigache avait touché juste et il ne s'en doutait pas, car en ce moment, il plaidait, comme on dit, le faux pour savoir le vrai.

Pour le renseigner sur les intentions réelles de ses persécuteurs, madame de Pommeuse n'aurait eu qu'à lui raconter la visite de l'envoyé de M. Tévenec, mais cette visite se rattachait à une situation qu'elle tenait à laisser dans l'ombre.

Elle s'était abstenue d'en parler à Lucien Croze, pendant qu'elle était seule avec lui. À plus forte raison, n'en voulait-elle pas parler à ce policier inquisiteur qui évidemment cherchait à la prendre en faute et qui en savait peut-être plus long qu'il n'en disait.

Elle résolut même d'essayer de couper court à des questions multipliées qui la mettaient sur des épines.

-- Monsieur, dit-elle, j'ai répondu comme j'ai pu à tout ce que vous m'avez demandé. Ne m'en demandez pas davantage. Vous ne pouvez pas exiger de moi que je vous apprenne ce que j'ignore moi-même. Les misérables qui m'ont amenée ici n'ont pas fait cela sans motif, mais ils ne m'ont pas confié leurs projets et je ne les ai pas pénétrés.

» Vous serez sans doute plus habile que moi. Vous parviendrez à arrêter ces lâches coquins et vous leur arracherez leurs secrets.

» C'est mon plus cher désir... mais je ne puis rien pour vous seconder.

-- Et monsieur ne peut rien non plus, n'est-ce pas ?

-- Monsieur a été mêlé accidentellement à cette malheureuse affaire... il en sait encore moins que moi.

-- Il sait cependant que vous avez été impliquée dans une autre affaire... beaucoup plus grave que celle-ci... puisqu'il était là quand vous avez été reconnue, chez lui, par le cocher de fiacre qui vous avait conduite au boulevard Bessières.

-- C'est vrai,... mais quel rapport y a-t-il entre cette histoire, déjà vieille de huit jours, et l'enlèvement dont j'ai été victime ?

Madame de Pommeuse payait d'audace en répondant de la sorte, mais elle n'avait pas pu s'empêcher de pâlir en entendant cette allusion à la scène qui lui avait fait perdre pour un temps la confiance de Lucien.

Elle tremblait que M. Pigache n'allât plus loin et que, mieux renseigné depuis sa première entrevue avec elle, il n'entrât dans de nouveaux détails sur le voyage aux fortifications et sur le crime du pavillon.

Il ne se pressait pas de continuer et la comtesse eut l'intuition qu'il se préparait à frapper un grand coup.

Depuis le commencement de cet entretien à trois, les agents, qui étaient entrés dans le salon avec Pigache, se tenaient à distance respectueuse de leur chef et ne se permettaient pas de prendre part à la conversation, mais ils avaient des oreilles et ils ne perdaient pas un mot du dialogue.

-- Sortez, vous autres, leur dit M. Pigache, mais restez sur le palier. Je vous appellerai quand j'aurai besoin de vous.

Ils obéirent comme un seul homme et dès qu'ils furent dehors, le policier dit à madame de Pommeuse :

-- Vous ne vous doutez pas de ce que je viens faire ici ?

-- Non, monsieur, je vois bien que vos fonctions vous y ont appelé... mais j'ignore pourquoi.

-- Pour l'affaire du boulevard Bessières.

-- Comment !... à l'autre extrémité de Paris !

-- Mon Dieu, oui... et c'est bien simple. Je ne vous apprends pas que les assassins du pavillon font partie d'une bande parfaitement organisée... tous les journaux l'ont dit et répété à satiété...

-- J'ai lu cela, en effet...

-- Les journaux ont parlé aussi de la galerie souterraine dont ces coquins se servaient autrefois pour frauder l'octroi de Paris. Mais ils n'ont pas dit qu'ils avaient depuis longtemps abandonné l'usage de ce chemin et qu'ils en avaient creusé un autre sous les fortifications entre la porte d'Arcueil et la porte de Gentilly.

» À la Préfecture, nous supposions qu'il existait, mais nous n'en étions pas sûrs et nous ne savions pas où il se trouvait.

» Nous le savons depuis une heure. Il aboutit sous cette maison. Quelques-uns des agents que j'ai amenés sont occupés en ce moment à en déblayer l'entrée. Moi, j'espérais surprendre ici un des gros bonnets de la bande... je n'y ai trouvé que vous, madame... et vous, monsieur.

-- Vous ne nous soupçonnez pas, j'espère, de faire la fraude, dit la comtesse en s'efforçant de sourire.

-- Non, madame. Seulement, je tiens à vous apprendre le nom du propriétaire de cette succursale du pavillon de la porte de Clichy.

» Cet homme s'appelle Jean Tévenec.

La comtesse tressaillit, mais elle fit assez bonne contenance. Elle s'attendait à cette déclaration et elle était presque préparée à y répondre, quoiqu'il lui en coûtât beaucoup de parler de ses affaires de famille devant Lucien Croze.

-- Vous devez le connaître ? demanda le policier.

-- Oui, monsieur, répondit-elle sans hésiter.

-- Eh ! bien, je ne vous en fais pas mon compliment. C'est un coquin de la pire espèce.

-- C'est aussi mon pire ennemi.

-- Vraiment ?... comment se fait-il donc que je vous trouve dans sa maison ?

-- Je vous ai déjà dit que je n'y suis pas venue de mon plein gré.

-- Alors, vous supposez que c'est lui qui vous a fait enlever, pour vous y amener ?

-- Je n'en doute pas.

-- Voilà qui est inexplicable. Si c'était lui, il se serait montré.

-- Je ne comprends pas plus que vous pourquoi il n'a pas paru, mais je vous répète que je ne l'ai pas vu.

-- Ni lui, ni personne ? interrogea le sous-chef de la sûreté en regardant fixement madame de Pommeuse.

La question était posée de telle sorte que, pour y répondre, la comtesse n'avait d'autre alternative que de mentir ou de raconter son entrevue avec le messager de Tévenec, qu'elle avait, jusqu'à ce moment, passé sous silence.

Elle se dit qu'au point où elle en était avec Pigache et avec Lucien Croze, elle pouvait bien avouer tout.

Pigache savait que Tévenec avait été l'associé de feu Grelin et Lucien l'apprendrait tôt ou tard. Mieux valait donc parler franchement.

-- Un homme s'est présenté ici ce matin.

-- Enfin ! vous en convenez ! qui était cet homme ?

-- Je ne le connais pas et il ne m'a pas dit son nom. Mais il venait de la part de M. Tévenec. Il ne s'en est pas caché.

-- Très bien. Que vous a-t-il dit ?

-- Il m'a proposé d'aller rejoindre M. Tévenec et de passer en Angleterre avec lui.

-- Vous avez refusé !

-- Oh ! sans hésiter. Alors, il m'a menacée de mort...

-- Menacée de mort, c'est vague.

-- Il ne m'a pas dit comment celui qui l'envoyait se déferait de moi, mais il m'a laissé entendre qu'on me laisserait mourir de faim dans cette maison.

-- Ce n'était pas sérieux.

-- Cela aurait pu arriver, si M. Croze n'était pas venu me délivrer.

-- Si M. Croze n'était pas venu, je serais venu, moi.

» Et cet homme devait le prévoir, car il fait certainement partie de la bande, et ces gens-là savaient très bien que la police était sur leurs traces. La preuve, c'est que Tévenec s'est mis à l'abri. Il est peut-être déjà hors de France.

-- Je ne crois pas. Son envoyé m'a demandé si je consentirais à partir avec lui. C'est donc qu'il est encore à Paris. Mais je pense qu'il n'y restera pas longtemps.

-- Je le crois aussi. Son représentant a dû vous dire où il vous attendait.

-- Il s'en est bien gardé. Il m'offrait de me conduire, en voiture, chez mon notaire, d'abord, qui m'aurait remis mes valeurs et mes titres de rente... il m'aurait menée ensuite à la gare du Nord.

-- Je comprends que vous n'ayez pas accepté.

» Alors, c'est à votre fortune que ce Tévenec en veut ?

-- À ma fortune et à ma personne. Il y a dix ans qu'il rêve de m'épouser... malgré moi.

-- Il doit y avoir renoncé, depuis qu'il a vu son messager... car il l'a certainement revu... il l'attendait peut-être en bas dans une voiture.

-- Je l'ai pensé.

-- À quelle heure est parti d'ici l'homme qui vous a proposé de vous emmener ?

-- Je ne saurais vous le dire exactement, mais il y a déjà longtemps. Lorsqu'il est entré dans ce salon, il faisait à peine jour, et il n'est pas resté plus de vingt à vingt-cinq minutes.

-- Et après son départ, qu'avez-vous fait ?

-- Je me suis mise à la fenêtre, et j'ai attendu longtemps... très longtemps... avant de voir arriver M. Croze dans le parc de Montsouris... je me rappelle qu'au moment où je l'ai aperçu, je venais d'entendre une horloge sonner onze heures.

-- Il est midi passé. Tévenec et son complice doivent être loin. Si la dénonciation anonyme était arrivée plus tôt à la Préfecture, nous les aurions pris tous les deux.

-- Quoi ! c'est ce matin seulement qu'on les a dénoncés !

-- Oh ! nous savions déjà que Tévenec était un des chefs de l'association, mais nous ne savions pas encore où les fraudeurs avaient transporté le siège de leur industrie. Nous l'avons appris, aujourd'hui, à dix heures et demie, par une lettre qui a été remise dans la rue, devant la Préfecture, à un gardien de la paix. Cette lettre, à moi adressée, contenait des indications précises sur la maison de la rue Gazan. Je n'ai pas perdu un seul instant pour m'y transporter, mais je suis arrivé trop tard. L'oiseau s'était envolé et j'ai trouvé ici ce que je ne cherchais pas.

-- Je commence à comprendre, murmura la comtesse.

-- Que comprenez-vous ? demanda vivement M. Pigache.

Madame de Pommeuse répondit par une question à laquelle ne s'attendait guère le sous-chef de la sûreté.

-- Comment était l'homme qui a remis la lettre ? Vous devez le savoir.

-- Le gardien de la paix m'a dit qu'il était jeune et très bien habillé... un blond, de taille moyenne... avec une figure douce...

-- C'est bien celui que j'ai vu ce matin...

-- Le complice de Tévenec ?... allons donc !... il n'aurait pas dénoncé son patron.

-- Il ne l'a dénoncé qu'après s'être assuré qu'ils n'avaient plus, ni l'un ni l'autre, à craindre d'être pris.

-- Ça, c'est possible. Mais quel intérêt avaient-ils à désigner la maison où ils opéraient depuis dix ans ?

-- C'est la vengeance dont ils m'avaient menacée. Je m'explique maintenant pourquoi ils n'ont fermé à clé que la porte du salon qui me servait de prison. Ils savaient que vous viendriez. Ils espéraient que vous m'arrêteriez et que je paierais pour eux.

-- Hé ! hé !... pas mal imaginé... si vous étiez des leurs... mais, ils doivent savoir que vous n'en êtes pas... que vous n'en avez même jamais été.

-- Il leur suffisait que je fusse arrêtée ici. Cet homme, pour me décider à le suivre, m'a dit qu'on me soupçonnait déjà et que j'allais être appelée devant le juge d'instruction.

-- Vous avez dû recevoir la citation.

-- Non, monsieur. Si je l'avais reçue, j'aurais obéi immédiatement, car je n'ai rien à me reprocher.

-- Au fait !... c'est ce matin qu'elle a dû être remise chez vous... et vous n'y étiez pas...

-- Donc, elle ne m'est pas parvenue... mais je la tiens pour reçue et je me présenterai demain au magistrat qui l'a lancée.

-- Demain !... Pourquoi pas aujourd'hui ?... pourquoi pas maintenant ?... Il restera toute la journée au Palais... Il attend dans son cabinet mon rapport sur l'expédition dont il m'a chargé... Je vais vous y conduire, dans son cabinet, quand j'aurai fini ici... et ce ne sera pas long, puisque Tévenec a décampé.

-- Je suis prête à vous suivre, répondit la comtesse en regardant à la dérobée Lucien Croze qui écoutait, sans y prendre part, ce dialogue inquiétant.

-- Vous savez sur quoi vous allez être interrogée ? demanda d'un ton bref le sous-chef de la sûreté.

-- Sur mon voyage au boulevard Bessières, en compagnie de M. de Chalandrey. Je répondrai ce que je vous ai déjà répondu quand vous m'avez questionnée chez M. Croze.

-- On vous parlera sans doute d'autre chose encore, mais cela regarde le juge d'instruction, et je n'ai rien à vous dire à ce sujet. Je reviens à Tévenec... vous persistez à soutenir qu'en vous attirant ici il avait pour but de vous livrer à la justice ?

-- Au cas où je n'accepterais pas ses propositions, oui, monsieur, tout le prouve et son porte-parole me l'a dit très nettement.

-- Tévenec croit donc que vous avez trempé... directement ou indirectement... dans les crimes commis par l'association à laquelle il est affilié.

-- Il sait parfaitement le contraire, mais il espère me nuire en m'impliquant dans une instruction criminelle. Il aurait préféré que je le suivisse à l'étranger où il aurait pu impunément me dépouiller de ce que je possède. Il n'y a pas réussi ; il se venge. Et son plan était arrêté d'avance, car l'homme qu'il m'a envoyé a eu soin de m'apprendre que je venais d'être citée devant le juge d'instruction. Il espérait que, redoutant la justice, je consentirais à partir.

-- Il ne pouvait pas espérer cela, si, comme vous l'affirmez, il sait que vous n'avez rien à vous reprocher.

-- Il pensait m'effrayer... je ne suis qu'une femme... j'aurais pu perdre la tête.

-- Et vous ne l'avez pas perdue, je le vois, mais je me demande comment ces coquins ont pu savoir que le juge d'instruction vous a fait appeler.

-- C'est ce que je ne me charge pas de vous expliquer.

-- Ils doivent avoir des intelligences au Palais de justice. Ils ont de l'argent, et avec de l'argent, on achète des subalternes. C'est une enquête à ouvrir et je vais signaler le fait au juge qui a lancé la citation.

À ce moment, un agent entrouvrit la porte et annonça que ses camarades, ayant fini de visiter le rez-de-chaussée de la maison, attendaient M. le commissaire pour lui rendre compte du résultat de leurs recherches.

Pigache sortit pour entendre leur rapport, mais il eut soin de laisser la porte entrebâillée.

Madame de Pommeuse se rapprocha de Lucien et lui dit à demi-voix :

-- Vous avez entendu... je suis soupçonnée, puisqu'un juge me fait appeler... je ne sais ce qu'il adviendra de moi... Vous êtes libre de ne pas me revoir... je vous rends votre parole...

-- Vous savez bien que je vous aime, répondit Lucien. Il ne dépend pas de moi de ne plus vous aimer... alors même que vous seriez coupable.

-- Vous verrez bientôt que je ne le suis pas... et je puis tout braver, maintenant.

Elle n'eut pas le temps d'en dire davantage, car M. Pigache reparut. Le rapport avait été court.

-- Mes hommes n'ont rien trouvé, dit-il. Je n'ai plus rien à faire ici.

» Venez, madame. On m'attend au palais.

» Vous, monsieur, vous pouvez vous retirer. Je sais où vous prendre, quand j'aurai besoin de vous.

Et comme Lucien ne bougeait pas :

-- Eh ! bien !... Qu'attendez-vous ? lui demanda sèchement le sous-chef de la sûreté.

-- J'attends que vous partiez avec madame, répondit sans broncher Lucien Croze. Je ne veux pas la quitter.

-- Parbleu ! voilà qui est trop fort ! s'écria M. Pigache. De quoi vous mêlez-vous ?... savez-vous bien que si, au lieu de vous congédier, je vous envoyais tout droit au dépôt de la Préfecture, je ne ferais que mon devoir.

-- Faites-le.

-- Vous prétendez que vous êtes entré ici, parce que madame vous a appelé par la fenêtre. Je ne suis pas obligé de vous croire. J'étais décidé à vous laisser en liberté jusqu'à nouvel ordre. Je puis revenir sur ma décision... et si vous tenez à aller en prison, je n'ai qu'un mot à dire pour que vous y couchiez ce soir.

-- Dites-le.

La comtesse comprit que Lucien allait se perdre et qu'il était temps qu'elle intervînt.

-- Monsieur, lui dit-elle, votre sœur s'inquièterait, si vous tardiez à rentrer. Je vous prie d'aller la rassurer.

-- À vous, madame, je vais obéir.

-- C'est heureux, grommela Pigache.

-- Vous savez qu'il faut que j'aille aujourd'hui devant le juge d'instruction, reprit madame de Pommeuse. Monsieur veut bien m'y conduire et je l'en remercie. Partez !... nous nous reverrons bientôt.

-- Oui, partez, appuya M. Pigache ; et le plus tôt sera le mieux.

Lucien serra la main que lui tendait la comtesse et sortit, escorté jusque sur le palier par le sous-chef de la sûreté qui donna à ses agents l'ordre de le laisser passer, et qui rentra en disant :

-- Vous vous intéressez à ce garçon, n'est-ce pas, madame ?

-- Oui, monsieur, à lui et à sa sœur, répondit madame de Pommeuse assez étonnée de ce début.

-- Sa sœur n'a rien à craindre, mais lui n'a qu'à bien se tenir. Le parquet a eu vent de la soustraction commise chez M. Sylvain Maubert, et votre protégé pourrait bien être interrogé... son ancien patron le sera certainement, demain, si ce n'est aujourd'hui, et s'il persiste dans sa déclaration, le jeune homme passera un mauvais quart d'heure, car son affaire n'est pas claire.

» Mais il ne s'agit pas de lui, en ce moment. Vous allez monter avec moi dans un fiacre qui va nous conduire au Palais de justice et vous raconterez votre histoire au juge d'instruction.

-- Je ne demande que cela.

-- Je serai là et je dirai ce que j'ai vu ici... tout ce que j'ai vu, mais rien de plus. Je ne vous suis pas hostile et je souhaite que vous sortiez de là blanche comme neige.

-- Je suis donc accusée ?

-- Pas encore, puisque vous avez été citée comme témoin. Mais ce n'est pas sur votre présence dans la maison où je vous ai trouvée qu'on va vous interroger. Il sera question, accessoirement, de votre voyage à la rue Gazan, mais l'interrogatoire roulera surtout sur un autre voyage que vous avez fait... Volontairement, celui-là... votre voyage au boulevard Bessières...

-- Je vous ai dit la vérité, quand vous m'avez mise en présence du cocher qui m'a reconnue.

-- Pardon ! Vous n'avez rien dit du tout. C'est moi qui ai parlé tout le temps et c'est à peine si vous avez répondu à quelques-unes des questions que je vous posais. Il y avait là, du reste, un M. de Chalandrey, votre compagnon de voyage, qui se chargeait de répondre à votre place. J'ai bien voulu ne pas insister, ce jour-là. J'avais deviné pourquoi vous vous taisiez sur le point le plus important qui était de savoir où vous êtes allée, après avoir quitté ce M. de Chalandrey. Il y avait là trop de monde. Mais dans le cabinet du juge d'instruction, il n'y aura personne. Vous pourrez parler comme au confessionnal, sans avoir à craindre de vous brouiller avec vos amis, ou tout au moins de déchoir dans leur estime.

-- Je... je ne comprends pas, balbutia la comtesse, qui ne comprenait que trop l'allusion à la visite qu'elle aurait faite à un amant et à la présence de Lucien qui l'avait empêchée d'en convenir.

-- Dans votre intérêt, reprit M. Pigache, sans relever cette protestation timide, je vous engage à être plus franche aujourd'hui. Mais j'empiète sur les attributions de M. le juge qui vous fera comprendre, beaucoup mieux que moi, que le temps des réticences est passé. Maintenant, nous en savons plus long qu'il y a huit jours, sur le crime du pavillon... et pour vous encourager à être sincère, je prends sur moi de vous dire qu'on ne vous accuse pas d'y avoir pris part. On ne vous demandera que des renseignements.

» Maintenant, madame, veuillez me suivre.

Madame de Pommeuse remit son chapeau et son manteau qu'elle avait ôtés, la veille, pour s'étendre sur la chaise longue où elle avait passé une si mauvaise nuit.

Pigache eut la discrétion de la laisser seule, pendant qu'elle donnait devant une glace ce dernier coup de main à la toilette que les femmes ne négligent jamais, même dans les grandes crises de leur vie.

Il alla sur le palier renvoyer ses agents, et la comtesse put descendre l'escalier sans avoir à subir le contact déplaisant de ces policiers inférieurs.

En bas, elle n'eut point à passer sous la voûte dont la voiture cadenassée avait éveillé l'écho en arrivant, la nuit.

La maison de M. Tévenec avait sans doute deux entrées.

Madame de Pommeuse reconnut l'allée plantée qu'elle dominait de la fenêtre où elle s'était accoudée le matin.

Le fiacre attendait dans la rue Gazan, devant une petite porte qui n'était pas celle par où la comtesse était entrée, la veille.

Un des agents était déjà grimpé sur le siège à côté du cocher, mais les autres brillaient par leur absence.

Leur chef avait eu le bon goût de se passer de leur assistance pour conduire à travers Paris une femme inoffensive.

Elle y monta la première et Pigache y prit place à côté d'elle, le plus poliment du monde.

Elle était peu disposée à parler et il n'essaya point d'entamer une conversation.

Il avait dit tout ce qu'il avait à dire. Il la croyait suffisamment préparée à faire des aveux et il ne voulait pas gâter son ouvrage en revenant sur des avertissements, déjà donnés et compris.

Le trajet fut donc à peu près silencieux, mais il fut long, car le fiacre n'allait pas vite et il y a loin du parc Montsouris à la Cité.

On arriva pourtant et le sous-chef de la sûreté, qui tenait à avoir des égards jusqu'au bout, eut soin de faire arrêter sur le quai des Orfèvres, au lieu d'entrer en voiture dans la cour de la Sainte-Chapelle.

Il défendit même à l'agent de le suivre et il conduisit seul madame de Pommeuse au cabinet du juge d'instruction, à travers des escaliers et des couloirs interminables où ils ne rencontrèrent que des gardes de Paris escortant des prévenus sans importance que la comtesse prit pour des plaideurs ou pour des avocats.

Elle n'avait jamais mis les pieds dans l'intérieur du redoutable édifice où fonctionne la justice et son erreur était assez excusable, car il est souvent difficile de distinguer, sur la mine, un honnête homme d'un coquin.

M. Pigache la fit entrer dans une espèce d'antichambre, garnie de bancs scellés au mur, qui précédait le cabinet du juge d'instruction.

Elle est assez mal logée, la Justice, et les témoins qu'elle mande par devant elle sont traités sans aucune espèce de cérémonie. On ne leur offre ni chaises, ni fauteuils, pour attendre le bon plaisir du magistrat qui va les interroger.

Le sous-chef de la sûreté parla tout bas à l'huissier qui était de service dans cette salle étroite et revint dire à madame de Pommeuse :

-- M. le juge d'instruction est allé déjeuner. Il va rentrer d'un instant à l'autre. Je vais lui laisser un mot sur son bureau pour le prévenir que vous êtes là et il vous fera appeler immédiatement. Je suis obligé de vous quitter pour aller au Parquet, mais je serai vite de retour et je compte vous retrouver ici.

-- Croyez que j'y resterai jusqu'à ce que j'aie vu le juge, répondit la comtesse, avec un peu d'ironie et un peu d'amertume. Il me tarde d'en finir.

Pigache revint à l'huissier, lui dit quelques mots à l'oreille et se fit ouvrir la porte du cabinet où, à l'en croire, il n'y avait personne, en ce moment.

La comtesse eut l'idée qu'il mentait, qu'il voulait conférer tout à son aise avec le juge d'instruction et qu'il venait de recommander à l'huissier de ne pas la laisser partir.

Peu importait à la pauvre Octavie. Elle s'attendait à d'autres humiliations et elle était résignée à les subir. Elle se consolait en pensant que Lucien l'aimait et qu'elle pourrait l'épouser, lorsque ce cauchemar judiciaire aurait pris fin.

Les façons très radoucies du sous-chef de la sûreté l'avaient presque rassurée et elle espérait en être quitte pour un interrogatoire qu'elle ne redoutait pas, parce qu'elle se sentait forte de son innocence.

Elle n'avait pas de plan arrêté pour répondre aux questions embarrassantes que le juge allait lui poser. Elle se promettait seulement d'accabler l'affreux Tévenec, d'avouer même, si elle s'y trouvait forcée, qu'elle avait partagé avec ce misérable les revenus d'une fortune mal acquise, dont elle ignorait l'origine.

Pour le reste, Dieu l'inspirerait.

Elle alla, non sans répugnance, s'asseoir sur une banquette, où beaucoup de gens qui ne la valaient pas avaient pris place avant elle et elle attendit.

La comtesse n'était pas là depuis cinq minutes, lorsqu'une femme entra comme un ouragan : une grosse commère, haute en couleur et en verbe, qui cria à l'huissier, en lui mettant un papier sous le nez :

-- C'est-il ici, chez le juge qui m'a envoyé ça ?

-- Oui, grommela le préposé à la surveillance de la chambre des témoins. Pas tant de bruit, s'il vous plaît ! Asseyez-vous et tenez-vous tranquille. On vous appellera quand ce sera votre tour.

-- Vous gardez le papier ?... ah ! oui, pour que le juge sache que je suis là.

-- En voilà assez !... vous criez comme si vous étiez sur le carreau des halles.

-- C'est bon !... vous fâchez pas !... on se tait.

Et la dondon se laissa tomber sur la banquette, non loin de madame de Pommeuse qui se recula vivement.

-- Est-ce que je vous gêne, ma petite dame ? demanda cette nouvelle venue qui avait bien l'air, en effet, d'arriver de la halle au poisson.

La comtesse ne répondit pas, et s'éloigna encore plus.

Cette promiscuité de l'antichambre la révoltait et elle ne se dissimulait pas que c'était le commencement des supplices qu'elle était destinée à endurer.

-- Dites donc, vous ! est-ce que vous croyez que j'ai la gale ? grogna la commère. Si je vous gêne, faut le dire.

-- Non, madame, vous ne me gênez pas, dit doucement la comtesse, résignée à tout supporter.

-- À la bonne heure ! s'écria la grosse femme, déjà calmée. Je me disais aussi : une petite dame si gentille ne doit pas être fière avec le pauvre monde. Et puis, ici, voyez-vous, c'est pas comme au régiment... les simples soldats sont les égals des colonels... et je suis sûre que vous êtes aussi embêtée que moi d'avoir été obligée d'y venir.

» C'est p't-être bien pour la même histoire.

Et comme la comtesse, interloquée, ne disait mot :

-- Moi, ils m'ont citée pour l'affaire des fortifications... vous savez bien... un homme étranglé qu'on a trouvé dans le fossé, pas loin de la porte de Clichy.

Madame de Pommeuse ne put dissimuler un mouvement nerveux, et elle eut quelque peine à balbutier :

-- Oui... oui... je sais.

-- Si ça a du bon sens de me déranger, parce que j'ai eu la mauvaise chance de m'établir dans ce quartier-là ! Mais minute !... Je vas leur coller leur paquet à tous ceux qui m'ont fourrée là-dedans... ils sauront que je suis une honnête femme... et je leur en amènerai des témoins qui lèveront la main que je n'ai jamais fait tort à personne.

» Le commandant d'Argental est là pour le dire.

-- Vous connaissez le commandant d'Argental ! s'écria madame de Pommeuse, stupéfaite.

-- Un peu, que je le connais ! dit en se rengorgeant la commère. J'ai servi dans le même régiment que lui.

La comtesse crut que cette femme devenait folle et se recula de plus belle, à seule fin de se mettre hors de portée de ses atteintes, en cas d'accès subit.

-- Oui, ma petite dame, j'ai été cantinière au 3e chasseurs d'Afrique, du temps que Pierre y était sous-lieutenant.

-- Elle l'appelle Pierre, murmura, en se parlant à elle-même, madame de Pommeuse, de plus en plus abasourdie.

-- En v'là un brave homme !... troupier fini !... et pas fier avec ça... il est venu l'autre semaine déjeuner chez moi, au Lapin qui saute ... et il a amené son neveu... un pékin qui ne fait pas de manières non plus, parce qu'il a servi... comme engagé volontaire, c'est vrai... mais il réengagera un de ces quatre matins.

-- Son neveu ! M. Maxime de Chalandrey ?

-- Tiens ! vous le connaissez !

-- Oui, madame... et je connais aussi M. d'Argental.

-- Comme ça se trouve !... Est-ce que vous êtes leur parente !

-- Non, mais je les vois assez souvent... dans le monde.

-- Dans la haute, comme nous disons, nous autres... ils en sont, je le sais bien... et ils ne font pas leur tête pour ça. Je viens de les voir et ils m'ont reçue !... fallait voir ça !

-- Ah ! vous venez de...

-- De la rue de Naples, oui ma petite dame. Le commandant était chez son neveu et je lui ai raconté ce qu'ils m'ont fait, ces gueux de roussins ... mon établissement fermé par ordonnance de police !... Pierre m'a promis qu'il parlerait pour moi, mais en attendant, me v'la consignée... et par dessus le marché, en rentrant à mon garni, rue des Épinettes, j'ai trouvé un mouchard qui m'a collé ce bout de papier... ordre de me présenter chez M. le juge d'instruction, aujourd'hui, de une heure à deux heures... qu'est-ce qu'il me veut encore, celui-là ?

-- Plus bas, madame, je vous en prie ? Nous ne sommes pas seules.

-- Ça m'est égal. Ce que j'ai sur le cœur, il faut que je le dise... et il saura de quel pied je me mouche, ce particulier.

» Ah ! si j'avais reçu la citation avant de voir le commandant, je l'aurais prié de venir ici avec moi et il n'aurait pas refusé de rendre service à une ancienne de Crimée... d'autant que son neveu est guéri maintenant...

-- M. de Chalandrey ?... il était donc malade ?...

-- C'est-à-dire qu'il a manqué de passer l'arme à gauche. Il s'est fait décrocher par son cheval dans le bois de Boulogne... On l'a rapporté sans connaissance et il est resté huit jours sur le flanc... et dire que je n'en savais rien !

Madame de Pommeuse, non plus, n'en savait rien. Elle l'apprenait par la bouche de Virginie Crochard, et elle comprenait enfin pourquoi Maxime ne lui avait pas donné signe de vie, depuis qu'elle l'avait rencontré au Bois.

-- Si je l'avais su, je serais allée le veiller, reprit l'ex-cantinière. Mais il a été bien soigné tout de même.

» Je suis sûre que vous auriez fait comme moi, ma petite dame... quoique, à votre âge... garder un jeune homme...

-- J'ignorais qu'il fût arrivé un accident à M. de Chalandrey.

-- Dame ! vous ne vivez pas avec lui, c'est clair... Seulement, ça m'étonne que son oncle ne vous ait pas écrit.

-- J'en suis aussi étonnée que vous.

-- Après ça, il n'avait guère le temps, ce pauvre Pierre... le petit a été toute la semaine entre la vie et la mort... et pendant tout ce temps-là, Pierre ne l'a pas quitté... une mère n'aurait pas mieux soigné son garçon.

La comtesse ne dit plus rien. Elle pensait que si Maxime eût été sur pied, il l'aurait peut-être préservée des embûches où elle était tombée, faute de bons conseils.

Maxime était le seul homme qui connût tous ses secrets, depuis que le hasard l'avait mis en possession du plus dangereux de tous ; elle lui avait tout dit, elle lui avait montré toutes ses plaies, à Maxime, tout ce qu'elle cachait à Lucien Croze : l'aventure du pavillon et le retour en France du frère contumace. Elle ne pouvait se fier qu'à Maxime, parce qu'il n'était pas épris d'elle comme l'était Lucien.

On se fie à un ami ; on se défie d'un amoureux.

Cet ami précieux lui avait fait défaut à l'heure où elle aurait eu besoin de son appui.

Elle ne pouvait guère s'en prendre qu'à elle-même d'être restée sans nouvelles de lui. Un amour-propre mal placé l'avait empêchée d'aller le voir, le lendemain de leur rencontre au bois de Boulogne. Si elle y était allée, elle aurait appris l'accident, et elle aurait pu seconder ce brave d'Argental qui soignait si bien son neveu et qui aurait pu être pour elle un défenseur, moins bien renseigné et moins dévoué que Maxime, mais plus judicieux et plus prudent.

Les regrets ne servent à rien, mais la comtesse, avertie par Virginie Crochard, se promettait bien de courir rue de Naples aussitôt qu'elle en aurait fini avec le juge d'instruction.

-- Alors, comme ça, reprit la mère Caspienne, ils vous y ont fourrée aussi dans c'te sale affaire du boulevard Bessières ?... Une gentille petite dame comme vous, si ça ne fait pas suer !

Madame de Pommeuse, pour le coup, ne sut que répondre et elle s'estima très heureuse que l'huissier vînt à son aide en interpellant la mère Caspienne en ces termes :

-- Dites donc, vous, allez-vous laisser madame en repos !... on ne doit pas parler dans la chambre des témoins... si vous continuez, je vais vous faire mettre à la porte, entendez-vous.

Virginie allait répliquer ; un coup de sonnette parti du cabinet du juge lui ferma la bouche.

L'huissier se précipita et disparut un instant derrière la porte de communication.

-- Enfin ! grommela Virginie, on va nous relever de faction... savoir à qui le tour ?... Vous étiez là avant moi.

L'huissier revint et appela madame de Pommeuse, qui était déjà debout et qui se hâta de le suivre, ravie d'échapper aux questions de l'ancienne cantinière du 3e chasseurs d'Afrique.

Celles que le juge allait lui poser devaient l'embarrasser bien davantage.

Elle se trouva subitement devant un homme, jeune encore et de très bonnes façons, qui se leva en la voyant et lui offrit un fauteuil, au lieu de lui désigner du geste la chaise de paille où prennent place, tour à tour, les prévenus et les témoins.

Ce début était de bon augure. Il donna de l'assurance à la comtesse qui se voyait traitée comme une femme du monde qu'elle était et qui ne s'attendait pas à tant d'égards.

M. Pigache procédait plus rudement.

Mais Pigache n'était qu'un policier, qu'un long exercice de ses fonctions avait désaccoutumé de la politesse.

Le juge était un monsieur bien appris, qui savait son monde et qui tenait à se montrer courtois, tout en restant magistrat.

-- Madame, commença-t-il d'un ton doux, je viens d'entendre le sous-directeur de la sûreté qui m'a raconté l'étrange mésaventure par laquelle vous venez de passer... et qui m'a répété les explications que vous lui avez fournies. Je m'empresse de vous dire que je les tiens pour sincères. Je ne doute pas que vous n'ayez été attirée dans un piège par un homme qui a bien d'autres méfaits dans son dossier et qui, j'en ai bien peur, échappera aux recherches de la justice.

La comtesse s'inclina légèrement pour remercier le juge de la bonne opinion qu'il avait d'elle.

Elle se rassurait de plus en plus.

-- Je n'ai pas besoin d'ajouter que vous n'êtes pas impliquée dans l'horrible affaire que je suis chargé d'instruire, continua ce juge bienveillant. Un fait que je suis obligé de vous rappeler a attiré un instant sur vous l'attention de la justice. Un cocher vous a reconnue pour vous avoir menée au boulevard Bessières, le jour où le crime a été commis. Vous ne l'avez pas nié et si vous n'avez pas cru devoir expliquer le but de ce voyage, c'est pour des raisons qu'un magistrat peut ne pas admettre, mais qu'un homme du monde peut comprendre et excuser.

» Je ne vous ai pas appelée pour vous interroger sur ce point... délicat. Vos secrets vous appartiennent, madame, et vous n'êtes pas tenue de me les confier. Si je vous soupçonnais d'avoir pris part au crime du pavillon, ce serait à moi de vous prouver que vous y avez trempé... mais je ne vous soupçonne pas.

Cette doctrine, dans la bouche d'un juge d'instruction, était une nouveauté, mais la comtesse l'approuvait de tout son cœur et elle se félicitait d'être tombée sur un si galant homme.

-- Je n'ai à vous demander, reprit-il, que des renseignements. Il vous en coûtera de me les donner, je le sais... mais je m'adresse à votre loyauté et je suis certain que vous me direz la vérité.

-- Vous pouvez y compter, monsieur. De quoi s'agit-il ?

-- De vos rapports avec M. Tévenec.

-- Ils dataient de ma première enfance et ils ont cessé tout récemment... dès que j'ai su que cet homme était un misérable... cette rupture, je l'ai payée cher et j'ai failli la payer plus cher encore.

-- Je le sais... et je sais aussi que vous ne pouviez pas rompre plus tôt. M. Tévenec avait été autrefois l'associé de votre père et, après la mort de M. Grelin, il a géré votre fortune.

-- Oui, monsieur. J'ai appris trop tard l'origine de cette fortune... mais je n'ignore plus maintenant qu'elle a été mal acquise.

-- Votre franchise me met à l'aise pour vous parler de votre père. Il a été... nous en avons la preuve... l'organisateur d'une vaste association de fraudeurs.

-- Je n'en doute plus, monsieur... mais je vous jure que jusqu'à ces derniers événements, je ne le savais pas. J'ai eu le tort, que je me reproche amèrement, de ne pas m'enquérir de la source des revenus que M. Tévenec partageait avec moi.

-- Un tort qu'on peut pardonner à une jeune femme qui entrait dans la vie et qui ignorait les affaires.

» Cette association paraît s'être beaucoup étendue depuis la mort de votre père et on est fondé à croire qu'elle n'avait plus pour unique objet la contrebande. Elle s'occupait de beaucoup d'autres mauvaises œuvres. On peut, je crois, y rattacher des vols importants qui sont restés impunis, des tricheries dans les cercles, des escroqueries sur une grande échelle et elle a fini par un assassinat. Il est vrai que la victime était un affilié... nous le savons maintenant... on a trouvé à son doigt une bague qui était le signal auquel se reconnaissaient entre eux les associés... un œil-de-chat...

-- J'en ai longtemps porté une toute pareille... elle me venait de mon père... pourquoi vous le cacherais-je ?

-- Je savais cela, mais je vous remercie de me le dire. J'arrive maintenant à la question que je tiens à vous soumettre. M. Tévenec était évidemment un des principaux de cette bande, s'il n'en était pas le chef. Je ne désespère pas encore de le faire arrêter, avant qu'il passe à l'étranger. On a télégraphié à toutes les frontières. Vous l'avez vu depuis le crime ?

-- Oui, monsieur... il est venu chez moi... me menacer...

-- Alors vous devez être convaincue... comme moi... qu'il a participé à l'assassinat... sur ce point important, je tiens beaucoup à connaître votre opinion.

-- Je suis sûre, au contraire, qu'il n'y était pas, répondit imprudemment madame de Pommeuse.

La figure du juge prit aussitôt une autre expression ; de bienveillante qu'elle était elle devint sévère.

Ce fut un changement à vue.

Il avait suffi d'une réponse étourdiment lancée pour que ce juge si bien disposé prît ce qu'on pourrait appeler un air armé en guerre, cet air de circonstance que les magistrats quittent après l'audience, comme ils laissent leur robe au vestiaire.

-- Comment pouvez-vous affirmer qu'il n'y était pas, demanda-t-il en regardant fixement la comtesse qui se troublait de plus en plus.

-- Je veux dire que je ne crois pas qu'il y fût, balbutia-t-elle.

-- Et d'où vient que vous ne le croyez pas ?... Tout indique au contraire que ce Tévenec a préparé, commandé et exécuté le crime. Sur quoi s'appuie votre affirmation ?

Madame de Pommeuse baissa les yeux et se tut.

-- Prenez garde, madame... si vous ne m'expliquez pas les mots qui vous ont échappé, je vais être forcé de revenir sur la bonne opinion que j'avais de vous.

-- Que puis-je vous expliquer ?... je vous ai dit tout simplement ce que je pensais. Je n'ai aucun intérêt à défendre M. Tévenec qui ne m'a jamais fait que du mal.

-- C'est précisément parce qu'il est votre ennemi que vous ne chercheriez pas à le justifier, si vous n'aviez pas la certitude absolue qu'il n'est pas coupable de l'assassinat. Ce n'est pas un reproche que je vous adresse... c'est plutôt un éloge... vous dites la vérité, alors même qu'il n'est pas de votre intérêt de la dire, car vous devez souhaiter que cet homme soit condamné. Mais je vous répète que vous n'affirmeriez pas son innocence, avec tant d'assurance et de spontanéité, s'il vous restait le moindre doute.

La comtesse sentait bien que ce raisonnement était irréfutable, mais comment avouer que si elle affirmait que Tévenec n'avait pas pris part au meurtre, c'est qu'elle y avait assisté, et qu'elle avait pu constater de visu , que Tévenec n'y était pas.

-- Je ne comprends pas que vous hésitiez, reprit le juge d'instruction. Que craignez-vous donc ?...

» Il est possible que ce Tévenec soit en mesure d'établir un alibi. En quoi vous compromettriez-vous en me disant que vous l'avez vu... dans la rue ou ailleurs... à l'heure où on étranglait un homme dans le pavillon... ce pavillon qui a appartenu autrefois à votre père ?

Ce discours engageant fut pour madame de Pommeuse un trait de lumière, et elle crut ne pouvoir mieux faire que de saisir la perche qu'on lui tendait.

-- Vous avez raison, monsieur, dit-elle vivement. Je vous dois toute la vérité et j'ai eu tort d'hésiter à vous raconter ce que j'ai vu. Vous me parliez tout à l'heure du voyage que j'ai fait en fiacre au boulevard Bessières... voyage que je n'ai jamais nié... vous savez aussi qu'un jeune homme m'accompagnait...

-- M. Maxime de Chalandrey. Il a été interrogé et il a expliqué sa conduite.

-- Il n'a rien à se reprocher... pas plus que moi, du reste... mais ce que vous ne savez pas, c'est comment et pourquoi je suis montée, rue du Rocher, dans ce fiacre où se trouvait M. de Chalandrey. Et ! bien, je m'y suis jetée, parce que j'avais aperçu, dans la rue, M. Tévenec qui me guettait. J'avais passé la nuit près d'une malade... il m'attendait à la porte... et je ne voulais pas qu'il me vît... j'étais lasse d'être sans cesse espionnée par lui...

-- Et surtout vous ne vouliez pas qu'il sût où vous alliez. Je comprends cela.

» Quelle heure était-il quand vous l'avez vu, rue du Rocher ?

-- Huit heures... ou huit heures et demie.

-- Et on suppose que le crime a été commis, à peu près à cette heure-là... ce n'est qu'une supposition car nous n'avons pas pu déterminer le moment précis ; cependant, il est à peu près établi que l'homme assassiné a été tué le matin. Si Tévenec était rue du Rocher à huit heures, c'est une présomption en sa faveur... ce n'est pas une preuve absolue, car il n'y a pas si loin de la rue du Rocher à la porte de Clichy qu'il n'ait pu arriver à temps pour jouer son rôle dans la scène qui s'est passée où vous savez.

-- Ce serait possible à la rigueur, mais je ne le crois pas... Voici pourquoi... Lorsque le fiacre où je venais de monter a commencé à marcher, j'ai prié M. de Chalandrey de regarder si on ne nous suivait pas... il a regardé et il a constaté que Tévenec n'avait pas bougé... Tévenec ne m'avait pas vue sortir... il croyait que j'étais encore dans la maison... il a dû persister à m'attendre, Dieu sait, jusqu'à quelle heure.

-- Oui... c'est probable... et cela pourrait prouver qu'il n'a pas mis la main à la besogne que ces scélérats ont faite là-bas. Cela ne prouve pas qu'il n'était pas leur complice. C'est un point à éclaircir, quand on le tiendra... si on réussit à l'arrêter.

» En attendant, madame, je vous sais gré de m'avoir expliqué votre affirmation qui m'avait tant étonné.

» Dire la vérité ne nuit jamais, vous le voyez.

» J'admets pourtant qu'il est des cas où une femme est excusable d'en taire une partie.

» Ainsi, l'autre jour, quand Pigache vous a interrogée, chez mademoiselle Croze, vous avez refusé de dire où vous êtes allée, après avoir quitté M. de Chalandrey, à la porte de Clichy. Je ne puis pas vous approuver... officiellement... puisque je suis juge d'instruction ; mais j'ai blâmé Pigache d'avoir trop insisté. Il aurait dû sentir que vous ne pouviez pas lui répondre... devant les personnes qui se trouvaient là.

La comtesse comprit le sous-entendu et se demanda si la bonne grâce de ce magistrat n'était que de l'habileté.

-- Elles ne sont pas ici, ces personnes, reprit-il doucement, et vous pourriez peut-être me confier à moi... oh ! à moi seul... vous voyez que mon greffier n'est pas là... me confier, dis-je, ce que vous n'avez pas voulu confier à un brave homme de commissaire qui n'a jamais vécu dans le monde... et qui ignore que les secrets d'une femme, c'est sacré... quand elle vous les livre, car il n'en est pas de même si on les lui arrache au cours d'une instruction... alors on peut s'en servir contre elle ou contre d'autres... c'est de bonne guerre.

» En d'autres termes, il n'y a que les aveux spontanés qui comptent.

Il eût été difficile de dire plus clairement à la comtesse : si vous ne m'apprenez pas quel était le but de votre promenade matinale aux fortifications, je saurai tout de même ce que vous m'avez caché et je ne serait pas tenu de vous ménager.

Ce juge courtois l'avait amenée, par des chemins enguirlandés de politesses, au point où il voulait la mettre, c'est-à-dire au pied du mur.

Elle n'avait plus qu'à compléter sa confession, ou à se laisser traiter comme une prévenue ordinaire qu'on mène tambour battant.

L'alternative était dure.

-- Je n'ai pas besoin de mettre les points sur les i, continua-t-il en souriant. Vous alliez voir quelqu'un... je ne vous demande pas qui... le nom de la personne ne fait rien à l'affaire... mais je voudrais savoir où ?... vous comprenez pourquoi.

-- Non... pas du tout.

-- C'est cependant bien simple. Si vous me disiez : je suis entrée dans telle maison... tel jour... à telle heure... j'y suis restée... tant de temps... j'enverrais un agent sûr et discret vérifier la chose... en interrogeant le concierge... et si, comme je n'en doute pas, cet agent me rapportait qu'il est venu en effet une femme voilée et vêtue de noir comme vous l'étiez le matin du crime, ce renseignement me suffirait et l'enquête en resterait là.

-- Alors, vous supposez que j'allais rejoindre un amant ?

-- Je ne suppose rien... je m'informe. Si votre voyage avait un autre but, indiquez-le moi, ce but... et je m'en rapporterai à votre affirmation.

C'était tentant et madame de Pommeuse hésita. Si son frère eût été hors de France, elle aurait tout dit... sauf la tragique fin de l'aventure ; mais elle savait que ce frère sans foi était encore à Paris. Convenir qu'il y était venu et qu'elle l'y avait vu, cela équivalait presque à le livrer, car la police mettrait aussitôt ses plus fins limiers aux trousses du contumace et elle finirait bien par le découvrir.

-- Vous hésitez encore. Voyons, madame, faites un effort, ayez confiance en moi. Tenez ! je vais vous mettre sur la voie... Vous avez un frère... pour votre malheur.

Chez Lucien Croze, Pigache avait abordé de la même façon la question du frère, mais il n'avait pas poussé la comtesse jusque dans ses derniers retranchements.

Le juge alla plus loin que le policier, car il reprit :

-- Eh ! madame, si vous me disiez que ce frère, rentré à Paris malgré vous, a fait appel à votre pitié et que vous avez consenti à vous rencontrer avec lui pour lui remettre un secours, je vous croirais, sans examen... je pourrais même fermer les yeux sur le passage à Paris d'un condamné aux travaux forcés qui n'a jamais purgé sa condamnation.

Ce fut dit avec un tel accent de loyauté que la comtesse, touchée de tant d'indulgence, se laissa aller à répondre :

-- Vous avez deviné, monsieur. J'allais voir mon frère qui m'avait écrit pour me demander de l'argent et je lui en ai donné.

-- Je ne vous en blâme pas, madame, et je souhaite qu'il ait employé cet argent à s'en aller vivre à l'étranger... où il aurait bien dû rester.

» Tévenec le connaissait, ce frère ?

-- Oui, monsieur, et il lui a voué une haine implacable.

-- Oh ! alors, tout s'explique à merveille. Vous vous cachiez de Tévenec et vous avez réussi à tromper sa surveillance.

» Et vous vous êtes cachée aussi de M. de Chalandrey. C'est tout naturel... on n'aime pas à montrer ses plaies de famille. Je vous crois maintenant et je n'ai plus rien à vous demander...

Madame de Pommeuse respira.

-- Rien que l'adresse de la maison où votre frère vous attendait. J'ai besoin de la connaître pour faire procéder à la vérification dont je vous ai parlé... et qui me paraît indispensable, quoique je ne doute nullement de ce que vous me dites.

» C'est uniquement pour l'acquit de ma conscience de juge d'instruction.

La comtesse rougit. Encore une fois, elle était prise au piège tendu par un magistrat trop habile.

Elle crut s'en tirer par un mensonge assez adroit.

-- Mon malheureux frère était sans domicile, dit-elle. Il ne possédait pas un sou et il avait couché deux nuits dehors, faute de pouvoir payer un gîte. Il m'a donné rendez-vous, sur le talus des fortifications, près de la porte de Saint-Ouen. C'est là que je l'ai rejoint.

Le juge se mordit les lèvres. Il n'avait pas prévu cette réponse, assez plausible en somme, et il se trouvait hors de garde.

-- Vous avez causé longtemps avec votre frère ? demanda-t-il.

-- Une heure à peu près.

-- Et vous n'avez rencontré personne en vous promenant ainsi... sur le talus des fortifications.

-- Personne.

-- C'est fâcheux.

-- Mais non. J'aurais été très contrariée qu'on nous vît ensemble. Heureusement, ce chemin est peu fréquenté.

» Pourquoi regretterais-je qu'on ne m'ait pas remarquée ?

-- Parce que, si vous étiez mise en demeure de prouver ce que vous dites, on pourrait retrouver des gens qui passant par là, le matin du crime, auraient fait attention à vous et à votre frère... peut-être pourraient-ils donner son signalement.

La comtesse comprit qu'elle n'en serait pas quitte comme elle l'avait espéré.

-- Vous m'aviez dit que vous vous en rapporteriez à moi, murmura-t-elle.

Au lieu de répondre à ce reproche, le juge reprit :

-- J'ai encore à vous parler de ce jeune homme qu'on a trouvé avec vous dans la maison Tévenec... de M. Lucien Croze.

-- Qu'avez-vous à me dire de M. Lucien Croze ! demanda sèchement la comtesse, qui ne doutait plus maintenant d'avoir affaire à un ennemi dans la personne de ce magistrat si poli.

Et à un ennemi d'autant plus dangereux qu'après avoir remporté un premier avantage, il démasquait tout à coup de nouvelles batteries.

-- Vous savez de quoi ce jeune homme est accusé, répondit le juge d'instruction.

-- Accusé par un misérable qui a juré de le perdre.

-- Par un très honorable négociant du quartier du faubourg Poissonnière... M. Sylvain Maubert...

-- Banquier, rue des Petites-Écuries, ami intime de ce Tévenec que vous poursuivez comme assassin.

-- Que me dites-vous là ?

-- Je vous dis ce qui est.

-- Comment le savez-vous ?

-- Tévenec, la dernière fois que je l'ai vu, s'est vanté devant moi d'être très lié avec lui. Du reste, il plaçait ses fonds dans la maison de banque dirigée par cet homme.

-- Ses fonds... et les vôtres peut-être, puisqu'il a administré votre fortune.

-- Je l'ignore. Il ne m'a pas dit comment il l'avait placée.

-- Cependant, il vous a rendu ses comptes ?

-- Non. Il m'a seulement remis la procuration que je lui avais donnée autrefois. Les valeurs qui me viennent de la succession de mon père sont chez mon notaire, maître Boussac. Quant aux revenus que j'ai touchés par l'intermédiaire de ce Tévenec, je n'ai jamais su d'où ils provenaient.

-- Il est au moins singulier que vous ne vous en soyez pas informée.

-- J'ai eu tort, je le reconnais... et pour réparer ce tort, j'ai pris la résolution de me dépouiller de tout ce que je possède. Je donnerai mon bien aux pauvres et aux hôpitaux.

-- En agissant ainsi, vous ne feriez que votre devoir, dit sévèrement le juge d'instruction. Mais vous n'en êtes pas là... et je n'ai pas fini de vous interroger.

» Je reviens à M. Croze... qu'on a trouvé avec vous dans cette maison où vous prétendez avoir été menée de force.

» De quelle nature sont les relations que vous entretenez avec lui ?

Ce ton magistral et la forme pédantesque de cette question blessèrent profondément madame de Pommeuse ; mais elle n'était pas dans son salon de l'avenue Marceau ; elle était sur la sellette et il fallait répondre sans tergiverser.

-- J'ai vu M. Croze, pour la première fois, il n'y a pas quinze jours, dit-elle simplement.

-- Dans quelles circonstances ?

La vérité vraie, c'était qu'elle l'avait aperçu sur le trottoir de la rue du Rocher, causant avec Maxime de Chalandrey, mais cette rencontre ne comptait pas, puisque, à ce moment-là, elle ne savait pas qui il était, et elle put dire, sans mentir :

-- M. Croze a une sœur qui est artiste... musicienne et peintre... Cette sœur chante dans les soirées et elle n'y va pas seule. Son frère l'y accompagne toujours. Elle est venue se faire entendre chez moi, un samedi... M. Lucien Croze était avec elle... il m'a été présenté par elle.

-- Mais depuis, vous l'avez revu ?

-- Deux fois, seulement... une première fois, rue des Dames, où il habite avec sa sœur...

-- Je sais cela. Le sous-chef de la sûreté vous a trouvée chez eux.

-- Comme il m'a trouvée, ce matin, dans cette maison où j'étais enfermée. Votre agent a dû vous dire comment et pourquoi M. Croze y était entré.

-- Il n'a pu que me répéter les explications que vous lui avez fournies... explications dont il n'a pas pu vérifier l'exactitude. Mais il a constaté que vous étiez avec ce jeune homme sur un pied de familiarité... pour ne pas dire d'intimité... extraordinaire.

-- Épargnez-vous, monsieur, des insinuations qui n'ont aucun rapport avec les faits sur lesquels vous m'interrogez en ce moment. M. Lucien Croze n'est pas, n'a jamais été et ne sera jamais mon amant... mais il ne tient qu'à lui d'être mon mari. Je l'aime et je suis prête à l'épouser.

-- Malgré la fâcheuse histoire qui vient de lui arriver ?

-- À cause de cela, précisément. On l'a calomnié... comme on m'a calomniée, moi... nous sommes faits l'un pour l'autre.

-- Ainsi, vous persistez à croire que M. Maubert accuse injustement son commis qu'il affirme avoir pris la main dans le sac ?

-- Je vous répète que ce banquier est l'associé d'un homme que vous tenez vous-même pour très suspect. Et, du reste, la preuve qu'il ment, c'est qu'il n'a pas osé porter plainte contre M. Croze.

-- Vous vous trompez. Il a porté plainte... ce matin.

-- Il a attendu que son complice, Tévenec, fût à l'abri, dit amèrement la comtesse.

-- Mais, non... il a hésité pendant quelques jours, parce qu'il lui en coûtait de perdre un garçon qui appartient, paraît-il, à une famille honorable... mais il a été obligé d'en venir là... sous peine de passer pour un calomniateur.

» Et il est prêt à fournir les preuves à l'appui. Il va les mettre sous mes yeux, aujourd'hui même.

» Je l'ai fait prier de passer à mon cabinet... et je l'attends.

-- Pourquoi donc, alors, n'avez-vous pas fait arrêter M. Croze, par vos agents ? Vous auriez pu le confronter avec cet homme.

-- Je sais ce que j'ai à faire et je n'ai pas besoin que vous me traciez mon devoir. Il m'a plu de laisser M. Croze en liberté provisoire, mais on le surveille, et je n'ai qu'un ordre à donner pour m'assurer de sa personne.

-- Je souhaite que vous le mettiez le plus tôt possible en présence de son accusateur... il n'aura pas de peine à le confondre. Et j'espère, monsieur, que vous n'oublierez pas de demander à M. Maubert comment et pourquoi il est l'ami intime de Jean Tévenec. Il niera sans doute, mais faites appeler M. Maxime de Chalandrey, il vous renseignera sur les rapports que ces deux hommes avaient ensemble.

-- M. de Chalandrey qui vous a accompagnée au boulevard Bessières ? Il a été interrogé par le sous-chef de la sûreté, et il ne lui a pas parlé de M. Sylvain Maubert.

-- Parce que, à ce moment-là, il n'était pas question de ce Maubert. Interrogez vous-même M. de Chalandrey, vous verrez ce qu'il vous répondra.

-- Si je pensais qu'il pût... et qu'il voulût... éclaircir l'histoire de votre voyage aux fortifications...

-- Essayez toujours. M. de Chalandrey est incapable de mentir, et je tiens d'avance pour vrais tous les renseignements qu'il vous donnera.

Pour que madame de Pommeuse se décidât à mettre en cause Maxime de Chalandrey, il fallait qu'elle eût compris toute la gravité du péril qui menaçait Lucien Croze.

Mais elle se souvenait aussi des derniers conseils que lui avait donnés Maxime, quand il l'avait rencontrée au bois de Boulogne, avant de tomber de cheval, et elle ne répugnait plus autant à l'idée de tout avouer au juge, même la part qu'elle avait prise à l'horrible scène du pavillon.

Elle s'était tue jusqu'alors parce qu'elle ne voulait pas livrer son frère, et le juge, comme s'il eût deviné la pensée de la comtesse, venait de prendre soin de la rassurer, en lui laissant entrevoir qu'il pourrait fermer les yeux sur le passage à Paris de ce frère contumace.

Il ne manquait pas de finesse, ce magistrat, instruit par un long exercice de ses redoutables fonctions, et les ouvertures inattendues que lui fit madame de Pommeuse lui donnèrent à réfléchir.

Il pensa qu'elle était peut-être décidée à faire dire par un autre ce qu'elle ne pouvait pas dire elle-même et il se promit aussitôt de lui en faciliter les moyens.

-- Madame, commença-t-il en radoucissant son ton et sa physionomie, si, jusqu'à présent, je n'ai pas cru devoir entendre moi-même M. de Chalandrey, c'est que j'ai pour principe de ne pas impliquer dans les affaires que j'instruis les personnes qui n'y ont pas pris une part directe. Les renseignements que j'ai recueillis sur ce jeune homme sont favorables. Il a expliqué sa conduite d'une façon très plausible, et je tiens pour certain qu'il n'a pas été mêlé, même indirectement, au crime dont je recherche les auteurs. Mais il suffit que vous désiriez que je l'interroge. Je le ferai appeler dès demain.

-- Je ne sais s'il sera en état de comparaître, dit vivement la comtesse, qui se rappela tout à coup ce que Virginie Crochard venait de lui apprendre dans l'antichambre du cabinet. Il a été victime d'un grave accident... le cheval qu'il montait s'est emporté...

-- Et il a fait une chute qui l'a retenu plusieurs jours au lit... car j'ai dû le faire surveiller, à la suite de l'interrogatoire que lui a fait subir le sous-chef de la sûreté... mais je crois savoir que, depuis deux jours, il est à peu près rétabli.

» Vous l'avez sans doute vu depuis cet accident ?

-- Non, monsieur. Je l'avais rencontré au bois de Boulogne un instant avant que son cheval l'emportât... je ne l'ai pas rencontré depuis.

-- Maintenant qu'il est sur pied, il va sans doute s'empresser de venir vous voir.

-- Je l'ignore... mais si vous craignez que je me concerte avec lui, je puis vous promettre que je ne le recevrai pas avant que vous l'ayez interrogé.

-- Je puis le faire appeler immédiatement, dit le juge d'instruction...

Il écrivit quelques mots sur une formule de citation et il sonna pour la remettre à l'huissier qui se tenait dans la salle d'attente et qui entra aussitôt.

-- Les témoins cités pour aujourd'hui sont-ils arrivés ? demanda le magistrat.

-- Il y a la femme Crochard... et un monsieur qui vient d'arriver et qui m'a remis sa carte.

Le magistrat jeta les yeux sur cette carte et dit :

-- C'est bien. Faites attendre ce monsieur, et faites porter immédiatement cette citation, rue de Naples.

Puis, quand l'huissier fut sorti :

-- Vous voyez, madame, que je ne perds pas de temps pour donner satisfaction au désir que vous m'avez exprimé.

» M. de Chalandrey sera ici dans une heure ; vous plaît-il d'entendre la déposition que je vais lui demander ?

La question, ainsi posée, embarrassa beaucoup la comtesse. Le juge lui faisait la partie belle en jouant cartes sur table et elle ne pouvait que lui savoir gré de la mettre à même de contredire ou d'appuyer les explications de Maxime de Chalandrey.

Et cependant elle redoutait cette épreuve, car elle supposait que Maxime, las de feindre, allait tout avouer, sans se préoccuper des conséquences de l'aveu complet.

-- Monsieur, murmura-t-elle, je ferai ce que vous voudrez.

-- Alors, veuillez attendre ici l'arrivée de M. de Chalandrey.

» J'ai d'ailleurs à vous demander quelques renseignements supplémentaires sur M. Lucien Croze.

-- Parlez, monsieur, dit madame de Pommeuse, un peu étonnée de ce brusque retour à un sujet déjà traité.

-- Vous venez de prendre si chaleureusement la défense de ce jeune homme qu'il ne saurait avoir de meilleur avocat que vous. Eh ! bien, son accusateur est là. Voulez-vous le voir ?

-- Son accusateur ?

-- Oui, madame. Après la plainte que j'ai reçue ce matin, j'ai écrit au plaignant de passer à mon cabinet, parce que j'avais des explications à lui demander.

» Il est arrivé et il vient de me faire passer sa carte.

-- Quoi !... ce banquier...

-- Sylvain Maubert, de la rue des Petites-Écuries. Ne vous ai-je pas dit que je l'attendais ?

-- Pardonnez-moi, monsieur... j'avais oublié... et l'idée que cet homme est là... cet homme qui cherche à perdre un innocent...

-- Je comprends que sa présence vous trouble un peu. Mais, permettez-moi de vous faire observer que l'occasion vous est bonne pour défendre le jeune homme qui vous intéresse. Votre situation dans le monde vous autorise à parler pour lui. M. Maubert croit avoir été volé par ce garçon. Je n'ai aucun motif pour soupçonner la bonne foi de M. Maubert. Mais si vous répondiez devant lui de la moralité de M. Lucien Croze, il retirerait peut-être sa plainte.

» C'est dans l'intérêt de l'accusé que je vous propose de voir l'accusateur et de discuter devant moi l'accusation, qui peut être mal fondée.

La comtesse tombait de son haut. Quelle passion d'équité s'était emparée tout à coup de ce magistrat qui, jusqu'alors, ne s'était pas montré tendre ? Quelle inspiration du ciel lui suggérait une proposition tout à fait en dehors des usages judiciaires ? D'où venait la sollicitude qu'il témoignait maintenant au jeune homme dont il venait de parler en assez mauvais termes, un instant auparavant ?

Madame de Pommeuse ne comprenait rien à ce brusque revirement et ne savait que répondre.

Elle était d'autant plus embarrassée qu'elle n'avait pas de preuves positives à fournir de l'innocence de Lucien Croze.

Elle ne pouvait que contredire les affirmations du banquier, qui peut-être ne prendrait même pas la peine de lui répondre.

Elle pouvait aussi, il est vrai, lui reprocher les rapports étroits qu'il avait eus avec M. Tévenec, complice avéré des fraudeurs et peut-être des assassins.

Mais M. Maubert nierait sans doute et elle n'était pas en mesure de le confondre, puisqu'elle tenait le renseignement de Maxime, qui n'était pas là.

Il n'était pas impossible cependant que le juge, frappé de ce qu'elle lui avait dit, voulût voir l'effet que produirait sur le banquier la répétition, face à face avec cet homme, des paroles qu'elle avait prononcées, avant qu'il arrivât.

Ce qui la confirma dans cette idée, c'est que ce juge ajouta, pour la décider :

-- Que risquez-vous d'essayer ?... Vous venez de me déclarer que vous êtes disposée à épouser M. Lucien Croze. Vous avez bien le droit de plaider sa cause. Et rien ne vous empêche non plus de demander à M. Maubert de vous expliquer ses relations avec ce Tévenec... relations que j'ignorais complètement. Interrogez-le là-dessus. Ce n'est pas moi qui m'y opposerai.

-- Oh ! alors, je veux bien le voir, s'écria la comtesse.

-- Le connaissez-vous... physiquement ?

-- Non, monsieur.

-- Mais il vous connaît peut-être, lui ?

-- Je ne crois pas. Où m'aurait-il vue ?

-- Mais... au Bois ou aux Champs-Élysées... en voiture... ou encore au théâtre... vous avez une réputation très méritée de beauté et d'élégance... il a tout au moins dû entendre parler de vous.

-- Moi, j'ignorais qu'il existât... lorsque Tévenec m'a appris qu'il venait de renvoyer M. Croze.

-- Je vous demande cela, parce que, s'il sait qui vous êtes, il se tiendra peut-être sur ses gardes.

-- À cela, je ne puis rien.

-- Il y a un moyen de parer à cet inconvénient. Je puis le recevoir d'abord, seul à seul avec lui. Vous auriez l'obligeance de passer dans cet arrière-cabinet où se tient quelquefois mon greffier... qui n'y est pas. J'écouterais la plainte de M. Maubert ; je lui poserais quelques questions et au moment opportun, je viendrais vous chercher. Vous pourriez alors prendre la parole en faveur de ce jeune homme.

» Je ne vous proposerais pas cela, si j'étais en ce moment dans l'exercice de mes fonctions. Mais M. Maubert n'est ni accusé, ni même témoin. Je l'ai fait appeler pour avoir avec lui un entretien... en quelque sorte officieux... à la suite duquel je prendrai telle résolution qu'il me conviendra de prendre.

» Vous non plus, madame, vous n'êtes ni accusée, ni témoin... je vous l'ai dit dès que vous êtes entrée... et ce qui le prouve, c'est l'absence de mon greffier.

» Venez donc, puisque vous voulez bien vous prêter à cet arrangement... dont tout le monde se trouvera bien.

La comtesse marchait de surprise en surprise et elle n'en revenait pas de trouver ce magistrat si bien disposé pour elle et pour Lucien.

Elle ne se fit pas prier pour se laisser conduire dans un réduit, encombré de dossiers et très sommairement meublé, qui n'était séparé du cabinet que par une porte mobile, capitonnée de cuir.

Le juge l'y installa sur un fauteuil de bureau et revint siéger à sa place d'instructeur.

Il sonna et l'huissier introduisit M. Maubert.

Ce financier était un homme de soixante ans au moins, de belle taille et de belle prestance, porteur d'une barbe de patriarche qui lui donnait l'air on ne peut plus vénérable.

Il salua avec aisance, prit la chaise que le juge lui indiqua d'un geste et commença ainsi :

-- Monsieur, vous avez désiré m'entendre au sujet d'une plainte que j'ai portée contre un commis infidèle. Je suis prêt à vous fournir toutes les explications que vous me demanderez, mais je dois vous dire d'abord que, s'il en est temps encore, je suis tout prêt à retirer cette plainte. Je ne l'ai portée qu'à la dernière extrémité... parce qu'il m'était revenu de divers côtés que ce garçon prétendait que je l'avais accusé à tort. Alors, vous comprenez, je me suis décidé, bien à contre-cœur à vous signaler le fait. Mais je ne veux pas la mort du pécheur, et j'aime infiniment mieux perdre quelques billets de mille francs que de perdre l'avenir d'un jeune homme qui est encore à l'âge de s'amender.

-- Ce sentiment vous honore, dit froidement le juge d'instruction : mais vous ne renoncez pas, je suppose, à exiger la restitution de la somme qui vous a été prise.

-- Oh ! j'en ai fait mon deuil. Une trentaine de mille francs, je crois. Je suis, heureusement, au-dessus de cela.

-- Comment vous êtes-vous aperçu de ce vol ?

-- Le hasard d'une vérification de caisse faite à l'improviste. Je n'avais pas le moindre soupçon et j'ai été très étonné de constater un déficit assez important. Je tenais, avant tout, à éviter le scandale. J'ai fait venir M. Croze dans mon cabinet. Je lui ai très doucement demandé des explications... Je l'ai pressé de m'avouer sa faute, en lui promettant de l'oublier. Il n'a rien voulu entendre... il a nié l'évidence... Il a eu l'audace de soutenir que, s'il manquait de l'argent, ce n'était pas lui qui l'avait pris... il a été, je crois, jusqu'à insinuer que c'était moi... que je m'étais volé moi-même, afin d'avoir un prétexte pour le renvoyer.

» Bref, son attitude a été telle que j'ai dû le chasser de ma présence et lui interdire l'entrée de ma maison.

» J'espérais que le silence se ferait sur cette fâcheuse histoire, et je commençais déjà à l'oublier, lorsque j'ai appris qu'il allait la colportant partout.

» C'est alors seulement que j'ai dénoncé ce malheureux. Je ne sais s'il est déjà arrêté.

-- Non, monsieur, pas encore... et j'ajoute qu'il ne le sera pas jusqu'à ce que sa culpabilité soit mieux démontrée. Une enquête a été ouverte sur la vie que mène ce jeune homme depuis que vous l'avez renvoyé et cette enquête lui a été favorable. Il n'a pas fait de dépenses exagérées et il passe tout son temps à chercher un emploi.

-- Je suis fort aise d'apprendre cela, dit avec empressement M. Maubert ; et je vous répète, monsieur, que je vous prie de considérer ma plainte comme non avenue.

-- Vous auriez donc mieux fait de ne pas l'adresser au Parquet. Vous avez agi très légèrement, avouez-le.

-- Mais, non, monsieur, balbutia le banquier, assez interloqué de s'entendre blâmer ainsi par ce magistrat qu'il croyait être favorable à l'accusation. Je viens de vous expliquer les raisons qui m'ont déterminé à me plaindre. Je n'ai attaqué que pour me défendre... contre ce commis renvoyé qui répandait sur moi des bruits calomnieux.

-- Comment avez-vous pu savoir ce qu'il disait de vous ?

-- Des amis à moi m'ont répété les propos qu'il tenait.

-- Et sans doute ces mêmes amis vous ont conseillé de dénoncer ce jeune homme ?

-- Je n'ai pris conseil que de moi-même, mais ils m'ont approuvé unanimement.

-- Pourriez-vous me nommer quelques-unes des personnes que vous avez mises au courant de cette affaire ?

-- Leurs noms ne vous apprendraient rien, je crois. Toutes ou presque toutes ont des fonds déposés chez moi... il est assez naturel que je leur aie parlé de ce déficit... En pareil cas, on exagère toujours et il m'importait qu'on ne crût pas que ma caisse avait reçu une atteinte sérieuse... cette fausse nouvelle, si je l'avais laissée se propager, aurait pu nuire à mon crédit.

» J'ai tenu à faire constater le véritable chiffre de la perte par quelques-uns de mes intéressés et ils savent maintenant que ce chiffre est insignifiant.

» Aussi, après avoir été d'avis de porter plainte, inclinent-ils, comme moi, à l'indulgence.

Il y eut un silence. Le juge regardait avec attention M. Maubert qui se sentait mal à l'aise sous ce regard inquisiteur.

Le financier commençait à regretter d'être venu et le magistrat commençait évidemment à le soupçonner de n'être pas, comme on dit, franc du collier.

Si madame de Pommeuse avait pu les voir et les entendre, elle aurait bien auguré pour Lucien Croze de l'issue de cet entretien qui tournait à l'interrogatoire. Mais la porte qui lui cachait les interlocuteurs empêchait leurs paroles d'arriver à ses oreilles et elle commençait à trouver le temps long dans le réduit où elle était reléguée.

-- Monsieur, dit le juge d'instruction, je ne tiens pas à connaître les noms de tous vos commanditaires, mais... n'y a-t-il pas parmi eux un M. Tévenec ?

C'était un coup droit et il porta, car le banquier changea de visage.

-- Tévenec ?... Jean Tévenec ? répéta le magistrat.

-- Ce monsieur a eu en effet un compte courant chez moi, répondit enfin M. Maubert, mais ce compte a été liquidé et M. Tévenec n'est plus intéressé dans mes affaires.

-- Depuis quand ?

-- Depuis très peu de temps.

-- Pourquoi cette association a-t-elle pris fin ?

-- Ce n'était pas positivement une association... M. Tévenec avait des fonds dans ma maison. Il les a retirés, voilà tout.

-- Après la découverte du déficit ?

-- Oui, monsieur... deux ou trois jours après.

-- Et... vous ne l'avez plus revu ?

-- Non... j'ai entendu dire qu'il a quitté Paris.

-- Vous êtes bien informé... ou du moins... M. Tévenec a disparu de son domicile.

» Vous le connaissez de longue date, je crois.

-- Nos relations remontent en effet à une date assez ancienne... des relations commerciales, exclusivement.

-- Mais vous connaissiez ses antécédents... et sa situation.

-- Mon Dieu, non. Je savais qu'il était riche et je l'ai toujours tenu pour un homme honorable.

-- Alors, vous n'avez pas su qu'il se trouve impliqué dans une affaire que j'instruis... une affaire très grave.

-- Non... j'ignorais...

-- Une affaire dont tout Paris s'occupe en ce moment. Ce Tévenec est soupçonné d'avoir fait partie d'une association de malfaiteurs...

-- Que m'apprenez-vous là !

-- Il est en fuite. On le recherche activement... et si vous savez où il est, votre devoir est de renseigner la justice.

-- Je le ferais très volontiers, mais j'ignore absolument ce qu'il est devenu. Et s'il s'est mis dans un mauvais cas, vous devez bien penser qu'il ne m'a pas pris pour confident.

» Oserai-je vous demander de quoi on l'accuse ?

-- D'abord, de s'être enrichi en fraudant l'octroi de la ville de Paris...

-- Au moyen d'un souterrain creusé sous le mur d'enceinte. J'ai lu en effet dans les journaux quelque chose de pareil. Mais je ne me doutais guère que M. Tévenec...

-- Sa fortune n'a pas d'autre origine et il l'avait déposée chez vous.

-- Mais, non, monsieur. Il m'a confié autrefois des capitaux... Et quand il les a repris, ces jours-ci, je ne lui ai pas demandé pourquoi il les reprenait.

-- Mais, avant de les reprendre, il vous a conseillé de porter plainte contre ce jeune homme. Il est de ceux que vous n'avez pas voulu me nommer, tout à l'heure.

-- Je vous assure que non, monsieur. Qui peut vous faire croire cela ?

-- On me l'a dit.

-- Puis-je savoir qui vous l'a dit ?

-- Une personne qui s'intéresse à M. Croze. Et cette personne est bien informée, puisqu'elle m'a signalé vos relations avec ce Tévenec... relations que j'ignorais complètement, lorsque j'ai reçu votre plainte.

-- Et que je n'aurais pas niées si vous m'aviez interrogé sur ce point. Alors... ce... cette personne connaît Tévenec ?...

-- Beaucoup et depuis longtemps.

-- Mais... elle ne me connaît pas, moi ?

-- Je ne crois pas qu'elle vous ait jamais vu. J'ajoute qu'elle n'a aucun intérêt à vous nuire.

-- J'admets cela... puisque vous le dites... mais je vous serais bien reconnaissant, monsieur, si vous vouliez bien me mettre en sa présence.

-- Y tenez-vous, vraiment ?

-- J'y tiens beaucoup. Vous devez comprendre que j'aie à cœur de me justifier de certaines imputations.

-- Qu'à cela ne tienne ! La personne est ici.

-- Comment ?...

-- Mon Dieu, oui. Je causais avec elle, lorsque vous êtes arrivé. Je n'ai pas voulu vous faire attendre et je l'ai priée de passer dans l'arrière cabinet où se tient habituellement mon greffier.

Et comme le banquier de la rue des Petites-Écuries fit un haut-le-corps, le juge s'empressa d'ajouter :

-- Oh ! rassurez-vous ! Elle n'a rien entendu. Cette porte est capitonnée de cuir. Vous n'avez d'ailleurs rien dit qui puisse vous compromettre.

» Je vais chercher cette dame.

-- Ah ! c'est une dame, murmura M. Maubert, qui tâchait de faire bonne contenance.

Le magistrat se leva, disparut un instant, et revint, tenant par la main madame de Pommeuse qui se laissait amener, sans se douter le moins du monde de ce qui allait se passer.

Elle entra délibérément et elle ne s'étonna pas tout d'abord de se trouver face à face avec le grand vieillard qui s'était levé pour la recevoir.

Ce ne fut qu'après l'avoir regardé attentivement qu'elle pâlit et qu'elle s'arrêta court, en jetant ce cri :

-- Lui !... c'est lui !

Au même moment, Sylvain Maubert, plus pâle qu'elle, se rejeta en arrière et se mit à regarder du côté de la porte.

Le juge ne comprenait rien à ce coup de théâtre qu'il n'avait pas prévu, et il essaya de procéder à des présentations régulières.

-- Madame, commença-t-il, voici M. Maubert. Monsieur, voici madame la comtesse de Pommeuse que vous désiriez voir.

-- Assassin ! dit Octavie, d'une voix sourde.

Et le bras étendu en avant, elle marcha vers l'homme qui recula jusqu'à ce qu'il touchât le mur du cabinet.

-- Oui, assassin ! reprit-elle, en le désignant.

-- Cette femme est folle, balbutia Maubert terrifié, comme s'il avait vu un spectre se dresser devant lui.

Le juge, stupéfait, ne savait que penser d'une scène, inexplicable pour lui, mais cette scène était jouée trop au naturel pour qu'il ne la prît pas au sérieux.

-- Qu'avez-vous donc, monsieur ? demanda-t-il.

-- Moi... rien, balbutia le banquier. Je ne m'attendais pas à être interpellé de la sorte... et vous devez comprendre, monsieur, que je ne réponde pas aux injures d'une femme qui ne jouit pas de sa raison.

-- Misérable ! cria la comtesse.

-- Expliquez-vous, madame, dit le magistrat. De quel assassinat parlez-vous ?

-- Il le sait bien, lui. Interrogez-le !... Demandez-lui ce qu'il a fait dans ce pavillon !

-- Quoi ! Le pavillon du boulevard Bessières ?... Vous y étiez donc quand on a tué ce malheureux ?

-- Oui... J'ai tout vu...

-- Et vous reconnaissez monsieur ?...

-- C'est le chef des assassins. Il me reconnaît, lui aussi, vous le voyez bien... regardez sa figure !

M. Maubert était livide, mais il se raidissait contre l'émotion qui le bouleversait, et il reprenait peu à peu son sang-froid.

-- Je vous répète que madame a perdu l'esprit, dit-il avec effort, à moins pourtant qu'elle ne soit abusée par une ressemblance. Je ne sais même pas de quel crime elle veut parler.

-- Elle vient de vous le dire, interrompit le juge d'instruction. Un homme a été étranglé, l'autre jour, dans une maison isolée... un homme de cette bande dont Tévenec a fait partie.

-- Et elle m'accuse de l'avoir étranglé !... c'est trop fort... Demandez-lui donc, monsieur, comment elle se trouvait là quand le crime a été commis.

-- J'y étais... par hasard, murmura la comtesse.

-- Par hasard est charmant. Et... les assassins ne se sont pas aperçus de votre présence ?... C'est très curieux.

-- Ils m'ont surprise... et ils ont voulu me tuer...

-- Mais ils ne vous ont pas tuée. Voilà des scélérats de bonne composition, convenez-en.

-- Ils m'ont condamnée... j'allais mourir... l'un d'eux a demandé qu'on m'épargnât.

-- Et il a obtenu, à ce qu'il paraît, qu'on vous fît grâce. C'est on ne peut plus dramatique. Il a dû, au moins, exiger de vous un serment ?

-- Vous le savez bien...

-- Oui, un serment prêté sur le cadavre... absolument comme dans l'affaire Fualdès.

» En avez-vous entendu parler, de l'affaire Fualdès ? c'est probable, et vous tenez, sans doute, à jouer le rôle que joua dans cette cause célèbre madame Manson... qui prétendait avoir assisté au crime et qui, après s'être rétractée dix fois, finit par faire condamner les accusés.

-- Assez, monsieur, dit impérieusement le juge d'instruction. C'est à moi seul qu'il appartient d'interroger madame.

-- Oh ! je ne tiens pas à empiéter sur vos attributions, murmura le banquier, redevenu complètement maître de lui. Et si vous n'avez pas besoin de moi, je vous demanderai la permission de me retirer.

-- Je vous invite, au contraire, à rester, dit sèchement le magistrat.

Il sonna et il dit quelques mots à voix basse à l'huissier qui se présenta et qui partit aussitôt pour exécuter l'ordre qu'il venait de recevoir.

La comtesse, brisée par l'émotion, s'était affaissée sur une chaise.

M. Maubert, resté debout, se tenait les bras croisés, dans une attitude dédaigneuse et regardait fixement madame de Pommeuse qui baissait les yeux.

Il s'opérait en elle une réaction étrange. Elle avait parfaitement reconnu l'affreux vieillard qui commandait les assassins et son premier mouvement avait été de le dénoncer.

Elle commençait maintenant à envisager les suites de cette déclaration. Le juge allait la mettre en demeure de raconter toute la scène du meurtre et il n'était pas certain qu'il crût au récit qu'elle allait lui faire, récit romanesque, s'il en fut, que ce Maubert n'allait pas manquer de démentir avec une audace sans pareille.

Et dans l'âme bouleversée de la comtesse, un autre sentiment commençait à se faire jour, un sentiment bien féminin, celui-là.

Sylvain Maubert avait touché juste en lui rappelant, sous une forme ironique, la scène du serment.

Elle n'avait cédé qu'à la violence, et, assurément, elle pouvait se croire déliée de sa promesse, d'autant qu'elle l'avait tenue, puisqu'elle avait gardé le silence sur le crime commis en sa présence, jusqu'au moment où la surprise de se trouver face à face avec l'assassin lui avait arraché la vérité.

Mais elle ne pouvait pas oublier qu'elle devait la vie à ce misérable ; à lui seul, car ses complices voulaient la tuer, et il leur avait imposé sa volonté qui était de la laisser partir, après l'avoir forcée à mettre la main à leur sinistre besogne.

Maintenant qu'il ne tenait qu'à elle de l'envoyer à l'échafaud, elle avait pitié de lui.

Il s'en apercevait et il se préparait à exploiter cette faiblesse généreuse de la pauvre femme qu'il regrettait d'avoir épargnée.

Entre elle et cet exécrable scélérat, la partie n'était pas égale.

Il est vrai que le juge était là pour rétablir l'équilibre, et le juge était très disposé à croire à la sincérité de la comtesse, mais il n'était pas encore absolument convaincu qu'elle n'eût pas rêvé ce qu'elle prétendait avoir vu.

Ce magistrat expérimenté se défiait beaucoup des femmes nerveuses.

Il en avait tant vu, dans l'exercice de ses fonctions, de ces femmes exaltées qui, de très bonne foi, prennent pour des réalités leurs écarts d'imagination, qu'il n'acceptait jamais, sans les contrôler, les déclarations d'apparence romanesque.

L'hystérie est fort en vogue par le temps qui court et les phénomènes qu'elle produit sont tellement incontestables, que les magistrats les plus sérieux ont fini par en tenir compte, dans une certaine mesure.

Celui-là en était à se demander si madame de Pommeuse ne s'abusait pas elle-même et il avait résolu d'éclaircir la situation, séance tenante.

Le banquier lui paraissait très suspect et il n'avait garde de le lâcher, maintenant qu'il le tenait, mais il ne voulait rien brusquer avant de s'être renseigné complètement.

-- Monsieur, lui dit-il, veuillez vous asseoir.

» J'aurai à vous interroger tout à l'heure et je vais d'abord interroger madame.

-- Je suis à vos ordres, répondit tranquillement M. Maubert, qui ne désespérait plus de se tirer de ce mauvais pas et qui se promettait de jouer serré.

-- Madame, commença le juge d'instruction, je vous prie de reprendre votre récit, au point où j'en suis resté avec vous avant l'arrivée de M. Maubert. Je vous ai interrogée sur le voyage que vous avez fait au boulevard Bessières, le jour et à l'heure où le crime a été commis. Vous m'avez répondu que vous étiez allé rejoindre votre frère qui vous avait donné rendez-vous.

-- C'est la vérité, dit madame de Pommeuse.

-- Je le crois... mais persistez-vous à soutenir que vous vous êtes rencontrée avec lui sur le talus des fortifications ?

-- Non, monsieur. Mon frère m'avait écrit qu'il m'attendrait dans un pavillon qui a appartenu autrefois à notre père.

Un éclair passa dans les yeux de Sylvain Maubert, mais le juge ne le vit pas briller, parce qu'il ne regardait en ce moment que la comtesse.

-- Mon frère y est arrivé avant moi, reprit-elle. J'avais été retardée...

-- Oui... je sais comment... vous me l'avez expliqué.

-- J'ai eu avec lui un assez long entretien... il est parti le premier... j'ai attendu qu'il se fût éloigné et j'allais partir aussi, lorsque j'ai entendu des pas dans l'escalier... je n'avais plus le temps de fuir et je me suis réfugiée dans un cabinet où je me suis enfermée.

-- Un cabinet contigu à la grande salle où le crime a été commis. J'ai visité le pavillon.

» Continuez, madame.

-- Je n'y étais pas plus tôt que des hommes sont entrés... tumultueusement... je ne les voyais pas... mais au bruit qu'ils faisaient, je pouvais juger qu'ils étaient assez nombreux... bientôt, j'ai entendu des voix... plusieurs voix... je ne distinguais pas les paroles... et je ne songeais guère à écouter ce qu'on disait, car j'étais plus morte que vive... tout à coup, un cri est arrivé jusqu'à moi... un cri d'angoisse... on appelait : au secours !... à l'assassin !... j'ai perdu la tête et j'ai crié, moi aussi... la porte du cabinet où je me cachais a été ouverte brusquement... un homme m'a saisie par le bras et m'a traînée dans la salle...

La comtesse s'arrêta. La voix lui manquait.

-- Et alors, interrogea le juge, vous avez vu ?...

-- J'ai vu un malheureux, assis sur un fauteuil, où deux hommes le maintenaient... ils lui avaient passé une corde autour du cou et ils s'apprêtaient à l'étrangler.

-- Combien étaient-ils dans la salle ?

-- Six ou sept, je crois... Celui qui me tenait m'a interrogée... brutalement... il m'a demandé comment je me trouvais là... j'ai répondu que j'y étais entrée pour attendre quelqu'un qui n'était pas venu... Ton amant, m'a dit cet homme... je n'ai pas osé dire le contraire... je ne voulais pas leur parler de mon frère... alors, ils m'ont déclaré que j'avais surpris leurs secrets... et que j'allais mourir... je m'y attendais... j'ai essayé pourtant de leur faire comprendre que je ne pourrais pas les dénoncer sans me perdre de réputation, puisque je serais obligée d'avouer que j'avais un rendez-vous dans ce pavillon... Ils m'ont demandé de jurer de me taire... l'un d'eux a dit que si on me tuait, ma disparition ferait du bruit dans Paris... tous les autres étaient contre moi...

-- Et cependant, ils vous ont laissé la vie...

-- Si je vous disais à quel prix !...

-- Parlez, madame.

-- Celui qui avait pris ma défense a eu une idée infernale. Il m'a mis entre les mains la corde qu'ils avaient passée au cou du patient... et il m'a forcée à tirer dessus... avec les deux bourreaux. Maintenant, m'a-t-il dit, te voilà notre complice. Nous sommes sûrs que tu ne parleras pas.

-- Complice involontaire, dit le juge en hochant la tête. Ils se sont contentés d'une garantie absolument illusoire car... alors même que les choses se seraient passées ainsi, vous ne seriez pas coupable.

-- Vous doutez donc de ce que je vous dis ? murmura la comtesse.

-- Je cherche à m'éclairer et je vous prie d'achever votre récit. Que s'est-il passé ensuite ?

-- Ils ont traîné dehors le cadavre de ce malheureux... et celui qui paraissait être leur chef m'a emmenée hors du pavillon... au milieu du champ qui l'entoure, il m'a quittée, après m'avoir annoncé que j'allais être surveillée et que si je parlais à qui que ce fût de ce que j'avais vu... je périrais de leur main.

» Je suis partie... et je suis rentrée chez moi.

-- C'est tout ?

-- Oui... Que voulez-vous donc de plus ?

-- Vous n'avez pas su pourquoi on a tué cet homme ?

-- Ses meurtriers ont dit devant moi que cet homme était un traître... qu'il les avait dénoncés.

-- Il est permis de le croire. Alors vous avez dû la vie à l'un des assassins ?

-- Oui, à leur chef.

-- Et ce chef... c'est... M. Maubert ?

Madame de Pommeuse ne répondit pas.

-- Vous venez de me déclarer que vous le reconnaissiez ? En doutez-vous maintenant ?

-- Regardez-moi bien, madame, dit M. Maubert, en se redressant de façon à mettre son visage en pleine lumière. Je ne croyais pas avoir la figure d'un assassin... Mais enfin, on ressemble toujours à quelqu'un. C'est un inconvénient qui jadis a coûté cher au malheureux Lesurques.

-- Êtes-vous bien sûre de ne pas vous tromper, demanda le magistrat à madame de Pommeuse. Je vous crois incapable de mentir ; mais personne n'est infaillible, et si vous avez le plus léger doute, vous devez vous abstenir d'affirmer.

La comtesse souffrait horriblement. Elle pensait que cet homme lui avait fait grâce et elle ne pouvait pas se décider à parler.

-- J'ai dit tout ce que j'avais à dire, murmura-t-elle.

Le juge hésitait.

-- Serait-ce donc, demanda-t-il, qu'il vous répugne d'accuser quelqu'un qui vous a sauvé la vie ? Ce sentiment serait peut-être excusable, mais...

-- Croyez ce qu'il vous plaira de croire, monsieur.

» Croyez même, si vous voulez, que c'est moi qui ai commis le crime du pavillon, dit amèrement madame de Pommeuse.

-- L'émotion vous égare, madame, répondit le magistrat. Vous ne me paraissez pas être en état de répondre avec calme aux questions que je pourrais vous poser encore. Je remettrai donc votre interrogatoire à demain. Vous voudrez bien, d'ici là, vous tenir à ma disposition.

-- Je ne sortirai pas de chez moi, murmura la comtesse.

-- Quant à vous, monsieur, reprit le juge en s'adressant à M. Maubert, je n'ai pas fini avec vous et je vous prie de rester.

-- Je suis à vos ordres, répondit le banquier, en s'efforçant de cacher la joie qu'il ressentait d'en être quitte à si bon marché.

Madame de Pommeuse allait se lever, quand l'huissier de l'antichambre se montra.

-- C'est bien, dit le juge, vous ferez entrer la personne quand je sonnerai.

Et dès que l'huissier fut sorti :

-- Madame, reprit-il, M. de Chalandrey vient d'arriver. Je tiens à l'entendre en votre présence. Ses déclarations confirmeront sans doute les vôtres. Veuillez donc reprendre place.

Puis, s'adressant au banquier, dont la physionomie venait de s'assombrir tout à coup :

-- Vous n'êtes pas de trop, monsieur. Le témoin que je vais interroger éclaircira peut-être quelques points qui vous intéressent.

M. Maubert se serait bien passé de cette invitation. Il ne savait pas cependant que Maxime, lui aussi, avait assisté à la scène de l'assassinat, mais il savait que Maxime était l'ami et le confident de madame de Pommeuse, et que l'entrée de Maxime allait lui mettre un adversaire de plus sur les bras... et un adversaire moins sentimental que la comtesse.

Octavie, au contraire, bénissait Dieu qui amenait là ce défenseur inespéré. Elle se disait :

-- Il reconnaîtra ce misérable qu'il a vu dans le pavillon, et il n'a pas les mêmes raisons que moi pour ne pas le dénoncer.

Le juge, lui, comprenait très bien qu'il n'avait fait jusqu'à présent que de la besogne inutile et il attendait toutes sortes d'éclaircissements de ce M. de Chalandrey qu'il tenait maintenant, après informations prises, pour un loyal garçon.

Il sonna donc et Maxime entra.

Maxime savait fort bien comment il faut se présenter devant un magistrat ; mais en voyant madame de Pommeuse, il ne pensa qu'à courir à elle et à lui serrer les mains, en s'écriant :

-- Vous ici, madame !... enfin, je vous retrouve. Je sais ce qui vous est arrivé. Je viens de voir Lucien.

La comtesse lui rendit son étreinte et le rappela à l'ordre en lui montrant le juge.

-- Excusez-moi, monsieur, dit Chalandrey. Je suis si heureux de revoir madame de Pommeuse que j'oublie de vous saluer.

-- Je vous excuse, monsieur, et je vous prie de répondre aux quelques questions que je vais vous adresser.

» Madame la comtesse de Pommeuse vient de me faire une déclaration très importante que je dois commencer par vous faire connaître, afin de vous montrer que je ne cherche pas à vous mettre en contradiction avec elle. Madame vient de m'apprendre qu'elle a assisté au crime commis dans le pavillon du boulevard Bessières.

-- Je le savais, dit nettement Maxime.

À ce moment, il aperçut M. Maubert qui s'était retiré au fond du cabinet et la comtesse se dit :

-- Il va le reconnaître.

À son grand étonnement, Maxime se contenta de regarder le juge, comme pour lui demander qui était ce personnage muet.

Évidemment, Maxime de Chalandrey ne reconnaissait pas l'homme du pavillon et le coup de théâtre sur lequel comptait madame de Pommeuse, s'en allait en fumée.

Elle se rappela alors que Maxime l'avait fort mal vu, ce chef des assassins, à la lueur douteuse du jour blafard qui éclairait, à travers un vitrage, la scène du meurtre, et elle pensa :

-- Il ne va pas me soutenir... Ce juge croira que j'ai rêvé.

-- Comment savez-vous que madame était là, quand on a étranglé le malheureux dont on a trouvé le cadavre dans le fossé des fortifications ? demanda le magistrat, en regardant Maxime dans le blanc des yeux.

-- Je le sais, parce que, moi aussi, j'y étais, répondit sans hésiter Chalandrey.

-- Vous y étiez !

-- Oui, monsieur. J'ai tout vu. J'avais suivi de loin madame de Pommeuse, sans qu'elle s'en doutât. Je suis entré après elle dans le pavillon... et j'ai assisté à l'assassinat... J'étais caché derrière un rideau... Madame ne savait pas que j'y étais. Elle l'a su, quelques jours après... parce que je le lui ai dit.

-- Alors, vous avez pu vous entendre avec elle...

-- M'entendre !... que voulez-vous dire ?... j'ai vu ce qu'elle a vu... j'ai vu de moins près, mais j'ai bien vu un scélérat jugé, condamné et exécuté par d'autres scélérats... j'ai vu madame de Pommeuse, saisie par ces bandits, jurer, pour avoir la vie sauve, de ne pas les dénoncer... et c'est parce qu'elle avait juré que je me suis tu.

-- Les reconnaîtriez-vous, les assassins, si on vous les montrait ?

-- Peut-être... mais je n'en réponds pas.

-- Et... depuis le matin du crime, vous n'en avez rencontré aucun ?

-- Je ne crois pas.

-- Vous entendez, madame ? M. de Chalandrey est moins affirmatif que vous.

-- M. de Chalandrey a raison, dit froidement la comtesse.

-- Alors, vous convenez que vous avez pu vous tromper ?

-- Moi, comme tout le monde.

-- C'est bien. Je n'insiste pas. Maintenant, monsieur, veuillez me dire ce que vous savez sur M. Tévenec.

-- Rien que vous ne sachiez déjà, je suppose. Tévenec est le dernier des misérables. Il paraît qu'il est en fuite. C'est ma faute. J'aurais dû le dénoncer plus tôt, car je suis convaincu que c'est lui qui, à deux reprises, a tenté de se débarrasser de moi.

-- Comment cela ?

-- Une première fois, un homme payé par lui a essayé de m'écraser sous les roues d'une voiture de boucher... et l'autre jour, au bois de Boulogne, un autre de ses agents a jeté de l'amadou enflammé dans l'oreille de mon cheval qui s'est emporté et qui m'a jeté par terre. On m'a rapporté en très piteux état.

-- J'ai été informé de cet accident, mais pourquoi l'imputez-vous à ce Tévenec ?

-- Parce que Tévenec était l'associé des assassins qui ont juré de se défaire de moi. Je ne vous apprends pas qu'il a fait enlever madame de Pommeuse. Elle a dû vous raconter son aventure.

» Et mon ami Lucien Croze !... vous savez, monsieur, que Tévenec, pour le perdre, s'est concerté avec un homme qui ne vaut pas mieux que lui... un soi-disant banquier...

-- M. Sylvain Maubert que voici, interrompit le juge d'instruction, en désignant du geste le financier de la rue des Petites-Écuries, qui écoutait, impassible, cette conversation à bâtons rompus.

Chalandrey rougit de colère et marcha droit à l'ennemi, en s'écriant :

-- C'est vous qui osez accuser Lucien de vous avoir volé ?

Il regardait Maubert sous le nez, et madame de Pommeuse se disait :

-- Il va donc enfin se rappeler ce visage d'assassin.

Mais Maxime reprit :

-- Je vous défie de répéter devant moi ce que vous avez écrit sur M. Croze. Vous savez fort bien qu'il ne vous a rien pris et que votre dénonciation est une calomnie.

-- Monsieur, répliqua le banquier, nous sommes ici dans le cabinet d'un magistrat. Vous semblez oublier cela, mais moi je ne l'oublie pas et je m'abstiens de relever, comme elles mériteraient de l'être, les injures que vous vous permettez de m'adresser.

» Je me bornerai à vous dire que si j'ai cru devoir déposer une plainte contre un de mes employés, je suis venu ici aujourd'hui tout exprès pour la retirer.

-- Il est bien temps, vraiment !... et si vous croyez que cela suffit pour réparer le mal que vous avez fait à un brave garçon !... C'est à lui maintenant de déposer une plainte contre vous et de dénoncer en même temps vos accointances avec cet infâme Tévenec... Oh ! ne feignez pas l'étonnement !... vous étiez l'ami intime de ce drôle... et je puis attester que vous veniez de conférer avec lui, lorsque vous avez brutalement renvoyé Lucien... j'ai rencontré Tévenec au moment où il sortait de vos bureaux et quand j'ai appris de la bouche de mon ami ce qui venait de se passer, j'ai deviné d'où partait le coup.

-- Je vous répète, monsieur, que je n'ai rien à vous répondre.

-- Je le crois bien !... vous feriez mieux d'avouer que vous avez obéi aux injonctions de cet homme... c'est tout simple !... vous n'avez rien à lui refuser parce qu'il y a un cadavre entre vous.

M. Maubert essaya de sourire dédaigneusement, mais le mot avait porté, parce qu'il l'avait pris au pied de la lettre, au lieu de l'entendre avec le sens qu'on lui donne dans le langage parisien.

Maxime avait voulu dire : « un secret », et il fallait que le banquier n'eût pas la conscience nette pour avoir compris autrement.

La comtesse, qui savait à quoi s'en tenir, écoutait en frémissant cet échange d'apostrophes et s'étonnait que le juge d'instruction laissât dire.

Il écoutait, lui aussi, avec un attention soutenue, et il ne perdait pas un instant de vue les deux adversaires.

On eût dit qu'il avait fait exprès de les mettre aux prises et que, s'il les laissait s'objurguer ainsi, c'est que sa tolérance cachait une arrière-pensée.

Et cette arrière-pensée, madame de Pommeuse crut la deviner. Elle pensait qu'il voulait voir si Maxime de Chalandrey, à force de dévisager de près Sylvain Maubert, finirait par reconnaître en lui le chef des assassins signalés par la comtesse.

Et Maxime ne paraissait pas se douter que ce chef de bande et le dénonciateur de Lucien Croze n'étaient qu'un seul et même individu.

Octavie avait résolu de laisser faire Dieu, qui châtie les coupables, et de s'en remettre à la mémoire de Maxime.

-- S'il le reconnaît enfin, se disait-elle, le juge croira, sans doute, que je ne me suis pas trompée, et il fera arrêter ce scélérat qui m'a épargnée. Si Maxime ne le reconnaît pas, je me tairai.

Elle en était presque à regretter de l'avoir dénoncé.

À ce moment, le magistrat, se croyant assez éclairé, interposa son autorité pour faire cesser cette altercation, tout à fait déplacée dans son cabinet.

-- Messieurs, dit-il d'un ton bref, M. Croze n'est pas en cause et je vous prie de vous taire.

» Vous, monsieur, reprit-il en s'adressant à Maxime de Chalandrey, je vous ai fait appeler sur la demande de madame de Pommeuse. Vous avez confirmé sa déposition. J'aurai à vous interroger de nouveau, mais vous pouvez vous retirer.

» Je ne vous retiens pas non plus, madame, et je vous autorise à partir avec M. de Chalandrey.

» Je n'ai pas besoin d'ajouter que vous aurez à vous tenir tous les deux à ma disposition.

-- Bon ! pensa Maxime : je sais ce que parler veut dire. Nous allons, en sortant d'ici, avoir la police à nos trousses. Mais, maintenant, je m'en moque. Lucien est tiré d'affaire.

Restait M. Maubert qui n'avait pas encore reçu son congé, et qui ne paraissait pas très rassuré.

-- Quant à vous, monsieur, lui dit le juge d'instruction, je vous prie de sortir, dès à présent.

» Il est bien entendu que vous retirez votre plainte ?

-- Oh ! avec plaisir, s'écria le banquier, soulagé d'une grosse inquiétude. Alors, monsieur, vous n'avez plus rien à me demander ?

-- Non, rien... pour le moment.

Maubert salua et sortit à reculons.

La comtesse et Maxime étaient encore là.

-- Un ordre à donner et je reviens, leur dit le magistrat en ouvrant une porte que la comtesse n'avait pas remarquée et qui n'était pas celle du réduit où elle avait passé un quart d'heure, au milieu des paperasses du greffier.

Dans l'autre cabinet, se tenait M. Pigache que le juge avait gardé sous la main et qu'il aborda, en résumant d'un mot l'impression que lui avaient laissée ces audiences successives :

-- Je tiens le chef de la bande. C'est Sylvain Maubert. Vos agents l'attendent à la porte, n'est-ce pas ?

-- Deux de mes meilleurs, et ils ont l'ordre de le filer jour et nuit, répondit le sous-chef de la sûreté. J'avais prévu que ça finirait comme ça.

-- La comtesse l'a reconnu. Elle a avoué qu'elle avait assisté au meurtre. Nous le savions, mais j'ai fait l'étonné. Le jeune homme aussi y était... comme vous l'aviez deviné. Seulement, il n'a pas reconnu Maubert, parce qu'on n'y voyait pas très clair dans ce pavillon. Mais la mémoire lui reviendra, quand je le mettrai en présence de Maubert... arrêté.

» Vous comprenez pourquoi je l'ai laissé libre, le Maubert ?

-- Pour avoir les autres.

-- Justement. Ils étaient sept. Il me les faut tous... et j'espère bien que nous les aurons.

-- Vous ne comptez pas Tévenec ?

-- Celui-là n'a pas pris part à l'assassinat... et s'il a réussi à passer en Angleterre, je ne serais pas d'avis de demander l'extradition. Ce coquin traînerait madame de Pommeuse dans la boue... et la pauvre femme a bien assez souffert.

-- Alors, monsieur, vous croyez qu'elle n'a rien à se reprocher ?

-- Rien du tout. Ce n'est pas sa faute si son père faisait la fraude et si son frère a été condamné.

-- Je l'ai mis en recherche, son frère.

-- Ne poussez pas trop de ce côté-là. Tant mieux s'il va se faire pendre ailleurs.

-- Très bien ! Je ne m'occuperai plus que de Maubert. Avez-vous entendu la cabaretière de la rue des Épinettes ?

-- À quoi bon ? Je lui ai fait dire de partir. Et je vous engage à ne plus surveiller que Maubert et sa bande. Nous aurons assez à faire avec les coquins. Laissez en repos les honnêtes gens.

» À demain matin, votre rapport !

Sur cette conclusion, le juge rentra dans son cabinet où l'attendaient la comtesse et Maxime de Chalandrey, aussi surpris l'un que l'autre de la tournure que l'instruction venait de prendre.

Ils n'avaient pas échangé une parole, depuis qu'ils étaient seuls, et ils furent encore plus étonnés d'entendre le sévère magistrat, qui venait de les interroger vertement, les traiter comme il l'aurait fait dans le monde et s'excuser presque de les avoir dérangés.

-- Tout est bien qui finit bien, se disait joyeusement Maxime.

Il oubliait qu'entre un jour heureux et les jours à venir, il y a place pour des catastrophes.

III

Pendant que se jouait, au Palais de Justice et ailleurs, un drame à beaucoup de personnages, le commandant d'Argental commençait à se désintéresser de toutes les histoires qui l'avaient tant passionné depuis une quinzaine.

Son neveu, Maxime de Chalandrey, la comtesse de Pommeuse, Lucien Croze et sa sœur, passaient tous de désagréables moments.

Virginie Crochard, elle-même, avait perdu le repos dont elle jouissait avant l'injustice fermeture de son cabaret.

En un mot, c'était la grande crise pour tous ceux et toutes celles qui avaient été mêlés à la sinistre affaire du pavillon du boulevard Bessières.

Le commandant, au contraire, redevenait philosophe et ne demandait qu'à reprendre son train de vie habituel, fortement troublé par les derniers événements.

Il en avait bien le droit et on ne pouvait pas l'accuser d'égoïsme, après ce qu'il avait fait pour tous ces gens-là. Que lui importaient, après tout, les secrets de madame de Pommeuse, les amours de Lucien, les amours d'Odette et les impressions de Maxime ?

Il n'était pas chargé de les conseiller ; encore moins de les diriger. Pourquoi se serait-il affligé outre mesure des fautes qu'ils commettaient et des tristes conséquences que ces fautes avaient eues pour ces affolés des deux sexes ?

Il avait tenté de les aider à les réparer et, s'il n'y avait pas réussi, c'est qu'ils l'avaient fort mal secondé.

Il était donc quitte envers eux et il pouvait rentrer sous sa tente après une campagne accidentée.

La dernière journée surtout l'avait découragé. Sa visite à l'hôtel de l'avenue Marceau n'était pas faite pour échauffer son zèle et il en était revenu fort désillusionné sur la comtesse, dont l'inexplicable absence donnait prise à toute sorte de suppositions plus fâcheuses les unes que les autres.

Le bon d'Argental n'avait cependant pas renoncé à la défendre si, en sortant de chez elle, il lui eût été possible de s'aboucher avec son neveu.

Par malheur, ce neveu, qui ne bougeait pas depuis son accident, était devenu tout à coup absolument introuvable.

Il n'était pas rentré à dix heures du soir, et on ne l'avait pas vu au cercle.

Le commandant, ne pouvant pas passer la nuit à courir après lui, était allé se coucher, en maugréant contre Maxime et contre la comtesse.

Il se réveilla, décidé à ne plus se mêler de leurs affaires, à moins qu'ils ne l'en priassent, en lui donnant de bonnes raisons pour le faire revenir sur sa résolution.

Il y avait pourtant un côté de la situation de Maxime qu'il aurait voulu éclaircir, non pas seulement pour satisfaire sa curiosité, mais parce qu'il avait à cœur de venger la mort de son beau-frère, tué jadis au bois de Vincennes.

Il jugeait que c'était à lui, personnellement, que ce devoir incombait, attendu qu'un fils ne doit pas se battre avec le meurtrier de son père et il avait manœuvré en conséquence.

Il s'était efforcé de démontrer à Chalandrey qu'il ne retrouverait jamais l'homme qui avait donné le coup d'épée déloyal et que l'Américain du Bois de Boulogne n'y était pour rien.

Il pensait tout le contraire et il se réservait de poursuivre seul une enquête sur les antécédents du soi-disant Atkins.

Le hasard d'une station au café du Helder l'avait mis sur la piste.

Les souvenirs incomplets dont l'avait entretenu le général Bourgas et les fragments qu'il avait pu saisir d'une conversation entre deux étrangers assis devant lui l'excitaient à persévérer dans une entreprise qui lui tenait fort au cœur.

Et il n'avait pas perdu de temps pour se mettre à l'œuvre.

Il était allé immédiatement au cercle où il comptait rencontrer M. Atkins, qui y dînait souvent.

M. Atkins, par extraordinaire, n'y avait pas paru et, pour comble de malchance, le commandant n'y avait trouvé personne à qui parler de ce personnage.

C'était une expédition à recommencer.

Atkins, qui posait tous les soirs des banques heureuses, ne manquerait pas de revenir.

Le baccarat, c'était sa carrière, à lui, et certes il n'allait pas se retirer en pleine veine.

Il ne s'agissait donc que d'attendre une occasion qui se présenterait bientôt.

Le commandant n'avait plus l'âge où on cherche querelle aux gens à propos de bottes.

C'était bon pour Maxime de provoquer un monsieur au hasard et au risque de se tromper.

L'oncle avait la main aussi leste que le neveu, mais il tenait à bien placer ses gifles.

Oui, ses gifles, car il se proposait de supprimer les explications préalables et de prendre un prétexte quelconque pour en arriver tout de suite aux voies de fait qui forcent l'homme le plus pacifique à accepter un duel.

Seulement, le vieux soldat ne voulait s'aligner qu'à bon escient, c'est-à-dire après avoir pris des informations supplémentaires.

Et, pour ce faire, il lui fallait se renseigner auprès des membres du Cercle qui connaissaient ce Yankee, plus ou mois authentique.

Ceux-là n'étaient pas nombreux, car il ne se montrait guère qu'à la grosse partie et, quand il avait assez gagné, il disparaissait sans s'attarder à causer avec les pontes qu'il venait de dépouiller.

Cependant, il ne dédaignait pas de répondre quelquefois aux questions que lui posait le boulevardier Goudal, qui n'en était pas chiche et qui, grâce à ce procédé, savait toujours tout avant tout le monde.

Pierre d'Argental fréquentait peu ce Goudal. Il le tenait même à distance, parce qu'il n'aimait pas les désœuvrés qui n'avaient jamais servi dans l'armée, mais quand il le trouvait au cercle, il échangeait volontiers avec lui des politesses banales et des propos insignifiants.

Goudal, d'ailleurs, était presque lié avec Maxime de Chalandrey, et, avant la conversion de Maxime, il leur arrivait souvent de souper ensemble en joyeuse compagnie.

Le commandant était donc en situation d'aborder Goudal et de le faire causer sur le sujet qui l'intéressait.

Le difficile, c'était de le rencontrer, car ce viveur à tous crins n'avait pas d'habitudes régulières et il n'apparaissait au cercle que par intermittences.

Mais, avec de la patience, on arrive à bout de tout et le commandant n'était pas très pressé.

Il supposait que son étourdi de neveu, embarqué dans de nouvelles amours, allait le laisser tranquille pendant quelques jours, et il n'était pas fâché de ce répit, parce qu'il méditait d'en finir avec l'Américain suspect, sans mettre au courant de ses projets Maxime qui aurait probablement réclamé pour lui-même le privilège de croiser le fer avec l'individu qu'il soupçonnait d'avoir assassiné son père.

Le commandant voulait lui servir sa vengeance toute faite.

Il comprenait cependant qu'il n'avait pas de temps à perdre, car Atkins pouvait, d'un moment à l'autre, traverser l'Atlantique, et il lui vint une idée qui était d'aller au cercle, aux heures où on n'y voyait jamais Atkins et où on y voyait quelquefois Goudal.

On y déjeunait à ce cercle, et les déjeuneurs y étaient assez nombreux.

Les uns y étaient attirés par la bonne chère et le bon marché, -- la cagnotte faisait les frais de cette table exceptionnelle ; -- les autres y montaient volontiers, en rentrant d'une chevauchée matinale au bois de Boulogne.

Goudal, qui hantait assidûment l'allée des Poteaux, de dix heures à midi, Goudal était de la deuxième catégorie.

Pierre d'Argental n'était d'aucune.

Depuis qu'il avait planté sa tente rue du Helder, à l'entresol, il mangeait, le matin, une côtelette et les œufs traditionnels que lui préparait sa femme de ménage, cuisinière sans prétentions, et il se trouvait fort bien de ce système qui lui permettait de ne sortir que l'après-midi.

Il aimait, maintenant, à s'attarder chez lui, ce vieux soldat que la diane, autrefois, réveillait avant l'aube et il ne dérogeait à ses habitudes que pour aller parfois demander à déjeuner à son neveu, rue de Naples.

C'était le cas où jamais d'y déroger pour un motif moins agréable, et s'étant levé une heure plus tôt que de coutume, il s'habilla à seule fin de se transporter au cercle où il espérait se renseigner avant d'agir.

Il venait d'achever sa toilette, lorsqu'on sonna à la porte de son appartement.

Sa bonne à tout faire n'étant pas là, il alla ouvrir lui-même, quoiqu'il n'attendît personne, et il fut assez agréablement surpris de voir son ci-devant subordonné Cabardos.

Il n'avait plus entendu parler de ce brave garçon depuis la fameuse scène qui s'était passée dans le jardin du pavillon, et il s'était reproché plus d'une fois de ne pas s'être enquis de ce qu'il était devenu, après l'orageuse explication avec M. Pigache.

-- Je ne vous dérange pas, mon commandant ? demanda timidement le brigadier de la sûreté.

-- Pas du tout, tu me fais plaisir, au contraire, répondit M. d'Argental. Entre. J'ai à te parler.

Cabardos ne se fit pas prier, mais ce n'était plus le même homme. Il avait perdu son aplomb d'ancien troupier qui se souvient d'avoir porté les galons et il paraissait tout honteux du métier qu'il faisait.

-- Qu'est-ce que tu as, mon vieux ? lui demanda son ancien capitaine. On dirait qu'il t'est arrivé malheur. Est-ce que ces pékins de la préfecture t'ont cassé de ton grade ?

-- Non, mon commandant. Je suis encore brigadier. Ils n'ont pas osé me renvoyer, à cause de vous... mais ils m'ont mis au rancart.

-- Comment cela ?

-- Oui. Je suis en disgrâce. Le patron ne me parle plus.

-- Si ce n'est que ça !...

-- Je pourrais m'en consoler, mais il ne m'emploie plus ; avant l'histoire de la mère Crochard, on me confiait toutes les affaires un peu difficiles... maintenant, on me laisse moisir au poste.

-- Parce qu'il ne s'est pas présenté d'occasion d'utiliser tes talents. Ce sont les meilleures troupes, celles qu'on réserve pour un coup de chien.

-- Pardon, mon commandant ! les occasions n'ont pas manqué depuis que le patron m'a attrapé dans l'enclos du boulevard Bessières.

» Hier, encore, il y a eu une descente de police, à l'autre bout de Paris... dans une maison de la rue Gazan, tout près du parc de Montsouris... une maison qui appartient à un des gros bonnets de la bande... on a découvert un souterrain qui servait à faire la fraude... eh bien, je n'y étais pas.

-- A-t-on arrêté les fraudeurs, au moins ?

-- Ni les fraudeurs, ni les assassins du pavillon, mon commandant. On n'a arrêté qu'une dame.

-- Une dame ?... qu'est-ce que tu me chantes là ?

-- Je vous dis la vérité, mon commandant. On a trouvé dans la maison une dame... et le patron l'a menée tout droit au palais, chez le juge d'instruction.

-- Elle faisait donc partie de la bande ?

-- Faut croire. Elle n'était certainement pas venue là pour son agrément.

-- Comment sais-tu tout cela ? Tu n'y étais pas.

-- Les camarades m'ont raconté l'affaire. Ils disent que la dame est une comtesse, très riche.

-- Une comtesse ! répéta Pierre d'Argental, mordu par un soupçon.

-- Oui... une vraie... et elle était avec un jeune homme que le patron a lâché après l'avoir interrogé.

» Je me suis demandé si ce n'était pas la même que votre neveu, M. de Chalandrey, a conduite un matin aux fortifications, près de la porte de Clichy.

Le commandant ne répondit pas. Il ne doutait presque plus que Cabardos eût deviné, et il n'avait garde de le lui dire.

Ainsi s'expliquait la disparition de madame de Pommeuse, sortie l'avant-veille de son hôtel où elle n'était pas encore rentrée vingt-quatre heures après.

Et le commandant se reprenait à penser que le général Bourgas pouvait bien avoir raison d'accuser la comtesse de mener une vie interlope.

Elle était déjà assez mal cotée dans son esprit et il ne s'affligeait pas outre mesure d'apprendre que décidément elle n'avait pas la conscience nette.

Maxime ne pensait plus à elle, fort heureusement. Pourquoi l'oncle se serait-il préoccupé des mésaventures d'une personne qui n'intéressait plus son neveu ?

Pierre d'Argental avait maintenant autre chose en tête et ce fut uniquement par curiosité qu'il demanda à Cabardos :

-- Sais-tu si l'arrestation a été maintenue ?

-- Je ne pourrais pas vous dire, mon commandant... et je crois bien que mes camarades n'en savent pas plus long que moi. Il n'y a que le patron qui serait à même de vous renseigner là-dessus.

-- Oh ! je n'y tiens pas. N'en parlons plus... et maintenant, j'ai un service à te demander.

-- Tout ce que vous voudrez, mon commandant. Vous savez bien que je me jetterais au feu pour vous.

-- Au feu, c'était bon dans le temps où nous étions soldats tous les deux, dit en riant d'Argental. Je n'y vais plus, au feu, ni toi non plus. Mais il se trouve que tu peux m'être utile, sans sortir de ta spécialité actuelle. Il s'agit de me fournir des renseignements sur un individu dont les faits et gestes m'intéressent.

-- J'en prendrai, mon commandant.

-- Je voudrais savoir d'abord quelle vie il a menée autrefois.

-- S'il a un dossier à la Préfecture, ce sera facile. Seulement, nous n'y mettons pas le nez, nous autres, dans les dossiers. Il vaudrait mieux vous adresser au patron. Il pourrait vous communiquer celui de votre homme.

-- Je ne veux rien avoir à démêler avec M. Pigache... et d'ailleurs, il est plus que probable qu'il ne me communiquerait rien du tout. Mais je n'ai pas besoin de voir le dossier. Une enquête bien faite suffira. Peux-tu t'en charger ?

-- Ça nous est défendu de travailler pour les particuliers, mais du moment que c'est pour vous, mon commandant, je suis prêt à marcher.

-- Oh ! tu ne te compromettras pas. L'enquête portera sur des faits qui se sont passés, il y a dix ans.

-- Alors, l'affaire doit être classée.

-- Comment classée ?

-- Ça veut dire qu'on a remisé les pièces dans les cartons de la Préfecture et qu'on ne s'en occupe plus.

-- C'est bien ce que je pensais... et c'est pour cela que je ne peux plus compter que sur toi.

» Je sais qu'il existe à Paris des agences qui font de la police clandestine, mais je n'ai pas confiance...

-- Et vous avez joliment raison, mon commandant. Ce sont des boutiques de chantage.

-- Étais-tu déjà dans le service de sûreté, il y a dix ans ?

-- Je venais d'y entrer.

-- Alors, tu as peut-être entendu parler d'une bande de mauvais garnements qui faisaient les cent coups dans la banlieue... à Vincennes, à Nogent-sur-Marne, à Joinville-le-Pont.

-- Des voleurs ?

-- Non... des chenapans qui cassaient tout dans les cabarets et qui cherchaient querelle aux bourgeois.

-- C'est ce que font encore les canotiers quand ils ont trop bu... et ces pays-là en sont pleins de canotiers. Mais ça regarde la gendarmerie départementale... nous autres, nous ne travaillons que dans Paris, à moins qu'il ne s'agisse d'arrêter un criminel...

-- Il y a eu un crime. On a trouvé, dans une allée du bois de Vincennes un homme tué d'un coup d'épée... et on n'a jamais su par qui.

-- J'ai comme une idée de ça... attendez donc !... Est-ce que le mort n'était pas un officier ?

-- Justement. On a pensé qu'il avait été assassiné par un individu de la bande en question. La justice a fait des recherches qui n'ont abouti à rien.

-- Bon ! je me rappelle maintenant que j'ai été envoyé en surveillance dans les cafés et dans les bastringues de Vincennes et de Saint-Mandé... pour écouter ce que disaient les habitués... ils parlaient beaucoup d'un particulier qui avait des batailles avec tout le monde... un nommé Henri... le nom m'est resté dans la tête... j'ai fait mon rapport à mes chefs, mais il n'en a été que ça... on n'a empoigné personne... il paraît que ce n'était pas lui qui avait fait le coup.

-- Henri... c'est bien cela, murmura M. d'Argental, qui n'avait pas oublié le récit du général Bourgas.

» Tu ne l'as jamais vu, ce Henri ?

-- Si. Je l'ai vu une fois... au bal d'Italie... où il faisait, comme on dit, la pluie et le beau temps. Il accaparait toutes les danseuses et, ce soir-là, il s'est cogné avec des artilleurs... mais ce n'était pas un voyou ... il était bien mis et il dépensait de l'argent... un fils de famille qui s'amusait, quoi !

-- Le reconnaîtrais-tu ?

-- Ça, je n'en répondrais pas. J'ai pourtant la mémoire des figures... mais au bout de dix ans... dame ! un homme change en dix ans... enfin, si on me le montrait...

-- Je ne peux pas te le montrer, attendu que je ne le connais pas. Mais je vais te signaler un individu sur lequel je voudrais être renseigné et, si tu trouvais qu'il ressemble au Henri de Vincennes, ce serait un indice dont je ferais mon profit.

-- Indiquez-moi le particulier, mon commandant.

-- C'est un monsieur qui loge au Grand-Hôtel. Il y est arrivé tout récemment et il s'est fait inscrire sous le nom de William Atkins.

-- Un Anglais, alors ?

-- Non, un Américain, ou soi-disant tel. Je le soupçonne fort d'être Français et même Parisien.

-- Et, à votre idée, ce serait le Henri qui aurait changé de peau ?

-- C'est-à-dire de nom et de nationalité. Voilà ce que je voudrais savoir.

-- On tâchera, mon commandant... seulement si vous pouviez me donner quelques indications de plus...

-- Il s'est faufilé dans un cercle dont je fais partie. Il y joue très gros jeu et il gagne toujours.

-- S'il triche, il doit être surveillé par la brigade des jeux.

-- Je ne crois pas. Il est ici depuis trop peu de temps et, d'ailleurs, il n'est pas prouvé qu'il triche.

» Autre renseignement : il a un ami, qui loge aussi au Grand-Hôtel, qui s'intitule : M. Caxton, de Chicago, et qui, j'en suis convaincu, n'est pas plus Américain que lui.

» Ils ne sont pas arrivés ensemble à Paris. Ils se sont rencontrés hier, au café du Helder, où j'étais... mais, d'après ce que j'ai entendu de leur conversation, ils ont été très liés autrefois et ils se verront souvent.

-- Vous connaissent-ils ?

-- Atkins me connaît de nom. L'autre ne me connaissait pas du tout. Seulement, je suppose que, hier, Atkins lui a parlé de moi. Donc, il est probable qu'ils se défient et je te conseille de procéder prudemment.

-- Soyez tranquille, mon commandant, je sais mon métier. Si j'ai bien compris, vous tenez surtout à être renseigné sur les antécédents de ces messieurs.

-- Oui... et si tu acquérais la certitude qu'ils ont appartenu jadis à la bande de Vincennes, tu viendrais m'avertir immédiatement. Quand vas-tu te mettre à la besogne ?

-- En sortant d'ici, mon commandant. Je n'ai rien à faire... malheureusement. Le patron vient de me dire que je pouvais disposer de ma journée.

-- Eh bien, si, par hasard, tu avais du nouveau à m'apprendre, ce matin, tu me trouverais à mon cercle... sur le boulevard des Capucines... tout près de l'Opéra...

-- Je sais... j'y ai déjà filé , dans le temps, un boursier qui a levé le pied.

-- Ça ne m'étonne pas... il est très mal composé ce cercle, et je donnerai ma démission un de ces jours... mais ce matin, j'ai des raisons pour y aller déjeuner et j'y serai jusqu'à trois heures...

-- D'ici là, je saurai peut-être quelque chose.

-- Si je n'étais pas obligé de sortir, je t'aurais invité à casser une croûte avec moi... ici. Ce sera pour une autre fois.

-- Merci, mon commandant. Voulez-vous me permettre de vous demander des nouvelles de votre neveu ? J'espère que le patron ne l'a pas inquiété.

-- Non... mais il est tombé de cheval et il a failli se rompre le cou... il va très bien maintenant.

-- À propos... as-tu revu Virginie ?

-- La vieille du Lapin qui Saute ? ... non, mon commandant, mais je sais qu'elle est sur le pavé. On a fait fermer sa cambuse... et elle a dû être interrogée, hier, par le juge d'instruction. Encore une bêtise, car elle n'a jamais mis les pieds dans le pavillon... ni même dans le souterrain... j'en suis sûr.

-- Bah ! elle s'en tirera. Elle n'a pas froid aux yeux, la mère Caspienne, et si les juges l'embêtent, elle les remettra à leur place. Du reste, moi, j'en ai assez de cette affaire du pavillon et je ne veux plus en entendre parler. J'ai bien d'autres chiens à fouetter.

» Au revoir, mon vieux Cabardos... à bientôt !

-- Comptez sur moi, mon commandant.

M. d'Argental conduisit jusqu'à la porte le brigadier de la sûreté et ne tarda guère à prendre le même chemin.

Le cercle était à cinq minutes de la rue du Helder et il y arriva tout à point pour rencontrer dans l'escalier Goudal qui venait de descendre de cheval sur le boulevard.

-- Vous déjeunez ?... moi aussi, lui dit le commandant. Ça se trouve à merveille, car j'ai un tas de choses à vous demander.

-- A la disposición de usted, répondit en espagnol le facétieux Goudal. Je parie qu'il s'agit de ce gredin que ses complices ont étranglé et qui était, comme vous et moi, membre de ce joli cercle. J'ai eu la lâcheté de ne pas donner ma démission... Que voulez-vous !... je tiens à mes habitudes... mais je la donnerai... un de ces jours.

-- Il est probable que j'en ferai autant... et que Maxime suivra notre exemple... en attendant, je suis fort aise de vous y rencontrer... vous allez me renseigner sur un étranger qui en est depuis huit jours et qui a déjà gagné beaucoup d'argent à mon neveu.

-- M. Atkins, citoyen des États-Unis. Il en a gagné à beaucoup d'autres.

-- Croyez-vous qu'il l'ait gagné loyalement ?

-- Je n'en mettrais pas ma main au feu, parce que je me défie toujours un peu des étrangers ; mais, s'il a triché, personne n'y a rien vu... et jusqu'à preuve du contraire, je le tiens tout simplement pour un veinard étonnant. C'est encore pis, car les filous vous laissent gagner quelquefois, de peur de trop vous faire crier, tandis que les veinards n'ont aucune raison pour épargner les pontes.

» Aussi, me suis-je bien juré de ne jamais jouer contre ce gentleman d'outre-mer.

-- Mais d'où sort-il ?

-- C'est une question que je me suis déjà posée plus d'une fois et que je ne suis pas en état de résoudre.

» Chalandrey me l'a posée aussi... et je n'ai su que lui dire.

-- Je croyais que vous étiez en relations suivies avec ce M. Atkins.

-- Suivies, c'est beaucoup trop dire. Je lui parle, quand je le rencontre au cercle, comme je parle à tout le monde... et encore depuis très peu de temps, car j'ai commencé par lui battre froid. L'autre jour, au bois de Boulogne, où il était à cheval et moi aussi, il a essayé de marcher botte à botte avec moi... je l'ai planté là pour aller rejoindre votre neveu qui montait une bête assez difficile...

-- Et encore plus ombrageuse, puisqu'elle l'a emballé ...

-- Oui, j'ai su cela... elle s'est tuée et elle a failli le tuer... heureusement, il est sur pied... je l'ai aperçu hier, boulevard du Palais... j'étais en voiture et il ne m'a pas vu... je me suis même demandé ce qu'il allait faire dans ces parages où siègent les juges d'instruction... car je suppose qu'il n'a rien à démêler avec la justice...

L'oncle d'Argental ne fut pas peu surpris d'apprendre, incidemment, que Maxime qu'il avait tant cherché, la veille, était allé se promener dans la Cité. Mais il garda pour lui les réflexions que lui suggéra cette information inattendue.

-- Pour en revenir à M. Atkins, reprit Goudal, je dois confesser que je me suis un peu relâché de ma raideur. Il n'y a pas moyen de se fâcher contre ce diable d'homme. Il est d'une politesse et d'une obligeance !... il vous accable d'offres de service... et avec ça, pas ennuyeux du tout... il a beaucoup vu, beaucoup voyagé... il raconte à merveille et il ne manque pas d'esprit... il m'a dit qu'il avait été élevé en France, et je ne serais pas très surpris qu'il y fût né... car il n'a ni le caractère, ni les façons d'un Yankee.

-- Il n'en est que plus suspect.

-- D'accord... et je vous prie de croire que je n'ai pas l'intention d'entrer dans son intimité. Mais dans un cercle comme celui-ci, il ne faut pas être trop difficile.

» Du reste, il n'y est pas venu, hier, contre sa coutume. Il va peut-être disparaître un de ces jours comme un météore. Je m'en consolerai sans peine, puisqu'il ne m'a rien gagné, mais les pontes qu'il a dépouillés feront une tête !... pas Chalandrey... il est beau joueur, votre neveu... et il ne pleure pas son argent.

-- Il a raison... mais c'est dur de le perdre contre un aventurier de l'espèce de cet Atkins.

-- Vous ne paraissez pas le porter dans votre cœur ? dit Goudal en riant. Auriez-vous eu à vous plaindre de lui personnellement ?

-- Peut-être, grommela le commandant.

-- Oh ! alors, je comprends que vous l'ayez pris en grippe.

-- Je vous avouerai même qu'il me serait agréable de lui donner une leçon... l'épée à la main.

-- Diable ! comme vous y allez ! que vous a-t-il donc fait ?

-- À moi, rien,... mais je le soupçonne d'avoir été autrefois la cause... directe... de la mort de quelqu'un... qui me touchait de très près.

-- La cause directe ?... est-ce un euphémisme pour dire qu'il a tué ce... cette personne ?

-- Dispensez-moi, cher monsieur, de vous répondre maintenant. Je ne suis pas encore sûr de ne pas me tromper... et c'est parce que je n'en suis pas sûr que je vous ai prié tout à l'heure de me renseigner sur cet homme... je pensais que vous étiez mieux informé que moi de son passé...

-- Et je ne le suis pas du tout. Si vous tenez à être fixé, que ne vous adressez-vous tout bonnement à la préfecture de police ?

-- J'y ai songé... et je m'y déciderai peut-être. Excusez-moi de vous avoir ennuyé de cette histoire et allons déjeuner.

Goudal et le commandant, après avoir monté lentement l'escalier, s'étaient arrêtés pour causer dans une galerie qui précédait les salons du cercle et ils avaient fini par se cantonner dans l'embrasure d'une fenêtre où ils tournaient le dos aux gens qui passaient, se dirigeant vers la salle à manger.

Les deux causeurs allaient en faire autant, lorsque Goudal poussa le coude à M. d'Argental, en lui disant tout bas :

-- Parbleu ! le proverbe a raison... quand on parle du loup... ce monsieur, là-bas...

-- Eh bien ?

-- C'est l'Atkins en question. Il ne nous a pas vus, mais je suis sûr que c'est lui... je le reconnais à sa tournure.

-- Et vous croyez qu'il vient déjeuner ?

-- Je n'en doute pas. C'est la première fois que ça lui arrive, je suppose, car je ne l'ai jamais vu, ici, qu'aux lumières. Mais ce n'est pas une raison pour que vous me priviez de votre compagnie. La table est immense et on se place comme on veut. Nous nous mettrons à l'autre bout et l'Amérique ne nous gênera pas.

Le commandant, perplexe, se demandait si ce n'était pas trop tôt de se trouver face à face avec Atkins, avant de savoir à quoi s'en tenir sur les antécédents du personnage.

Pendant qu'il hésitait, un valet de pied s'approcha, tenant à la main un plateau sur lequel était posée une carte de visite.

M. d'Argental la prit et lut, au-dessous du nom, imprimé, de Cabardos, ces mots écrits au crayon :

« C'est bien l'homme de Vincennes. Il vient d'entrer à votre cercle. Si vous avez besoin de moi, je suis sur le boulevard, au café Américain. »

Le commandant tombait de son haut.

Il lui fallut quelques secondes pour comprendre que Cabardos était allé tout droit au Grand-Hôtel, qu'il avait vu Atkins en sortir, qu'il l'avait reconnu, qu'il l'avait filé jusqu'à la porte du cercle et, qu'en policier intelligent, il n'avait pas perdu une minute pour avertir son ancien supérieur.

Mais quand le commandant eut compris, il fut prompt à se décider.

-- J'ai les renseignements qui me manquaient, dit-il à Goudal.

-- Sur qui ?... interrogea Goudal, tout étonné.

-- Sur Atkins. Je n'avais pas tort de le soupçonner.

-- Alors, qu'allez-vous faire ?

-- Je n'en sais rien encore. Si j'engage une affaire, puis-je compter sur vous pour me servir de témoin ?

-- Absolument, mon cher commandant.

-- Quelles que soient les conditions du combat ?

-- À un autre, je répondrais : non. Mais je puis m'en rapporter à vous.

-- Je vous remercie. Il est possible, du reste, que je ne sois pas obligé d'en venir là, immédiatement... il se peut aussi que je tienne à vider la querelle, aujourd'hui même.

-- Ce sera comme il vous plaira. Je n'ai rien à faire jusqu'à sept heures... je dois dîner avec Blanche Porée au café Anglais.

-- J'ai encore à vous demander de me laisser diriger, comme je l'entendrai, la conversation que je me propose d'entamer avec M. Atkins.

-- Je me garderai bien d'intervenir.

-- Vous pouvez croire, du reste, que je ne ferai pas d'esclandre. Tout se passera convenablement.

-- Je n'en doute pas et je suis à vos ordres. Atkins doit être à table depuis cinq minutes et ces Yankees mangent si vite que, si nous nous attardions ici, il pourrait bien avoir fini quand nous arriverons.

-- Diable ! je serais désolé de le manquer.

-- Alors, venez, mon cher commandant, conclut Goudal en passant familièrement son bras sous le bras de l'ancien chef d'escadron.

Lequel était le plus fou des deux, de ce boulevardier qui se jetait les yeux fermés dans une querelle dont il ne connaissait pas l'origine et dont il ne pouvait pas prévoir les conséquences, ou de ce vieux guerrier qui, sur l'attestation de Cabardos, ne doutait pas d'avoir retrouvé le meurtrier de son beau-frère et se disposait tranquillement à se couper la gorge avec un homme qu'il méprisait autant qu'il le haïssait ?

Goudal y allait par insouciance, par curiosité, pour son plaisir, et il se promettait de passer une journée amusante.

On n'est pas plus Parisien.

Pierre d'Argental, qui était avant tout un soldat, y allait comme il serait allé à la charge en tête de ses escadrons, sans réfléchir et sans regarder en arrière.

Il faut ajouter, pour sa justification, qu'il avait plus d'une raison de croire que Cabardos ne s'était pas trompé.

Quoiqu'il en fût, il était résolu à en finir en parfaite connaissance de cause, et il avait une idée qui ne pouvait venir qu'à lui.

Il entra avec Goudal dans la salle à manger où M. Atkins déjeunait à peu près seul.

L'heure des habitués était passée et il n'y avait plus d'attablés que deux ou trois retardataires qui se faisaient servir séparément et qui mettaient les morceaux doubles pour ne pas manquer l'ouverture de la Bourse.

Il y avait dix places à choisir, mais au grand étonnement de Goudal, le commandant alla s'asseoir tout à côté de l'Américain, qui commença par reculer instinctivement son couvert, comme s'il eût pressenti que ce nouveau voisin de table arrivait avec des intentions hostiles.

Il fit néanmoins assez bonne contenance et il souhaita le bonjour à Goudal qui lui répondit assez froidement, mais en l'appelant : Atkins tout court.

À ce nom, Pierre d'Argental, jouant la surprise, se pencha à l'oreille du boulevardier et lui demanda assez haut pour être entendu, si M. Atkins était la personne dont il venait de lui parler.

Et sur la réponse affirmative de Goudal, il se mit à regarder à la dérobée l'Américain, qui prit aussitôt l'air d'un homme qui s'attend à une attaque.

Il avait reconnu d'Argental pour l'avoir vu, la veille, au café du Helder, et il regrettait évidemment de se retrouver à côté de lui.

Goudal, lui, redoutait une explosion de la colère du commandant, et pour faire diversion, il dit à Atkins, dont il était séparé par l'oncle de Maxime :

-- C'est un événement de vous voir ici, le matin.

-- J'ai l'habitude de déjeuner chez moi, répondit l'Américain, tout en surveillant du coin de l'œil son dangereux voisin ; mais je vais m'absenter, et avant de partir, j'ai voulu régler un compte que j'ai à la caisse du cercle.

-- Un compte créditeur, je suppose.

-- Une dizaine de mille francs à toucher... des jetons qui me sont restés de la partie d'avant-hier et que j'ai négligé de convertir en argent.

-- Bon ! je comprends. Alors vous quittez Paris ?

-- Oh ! pour quelques jours seulement. Je m'y trouve si bien que j'ai le projet de m'y fixer définitivement. Mais une affaire importante m'appelle à Londres, et il faut que je parte ce soir.

-- Alors, bon voyage ! dit Goudal qui n'était pas fâché d'être débarrassé de ce compromettant citoyen de la libre Amérique.

Goudal se disait : il ne reviendra pas de si tôt, si tant est qu'il revienne jamais, et le duel avec cet enragé de commandant tombera dans l'eau.

Goudal comptait, comme on dit, sans son hôte.

-- Mon cher, lui dit Pierre d'Argental, vous venez d'engager une conversation qui passe par-dessus ma tête. C'est très gênant pour vous... et pour monsieur. Je demande à en être... et afin que je puisse y prendre part, faites-moi donc le plaisir de me présenter à M. Atkins.

-- Qu'à cela ne tienne ! répondit Goudal, très surpris de cette ouverture.

-- Mon cher Atkins, je vous présente M. le commandant d'Argental.

Atkins, stupéfait, s'inclina poliment, mais il resta sur la défensive. Cette prévenance inattendue ne lui disait rien qui vaille et on voyait bien qu'il attendait une explication.

-- Monsieur, lui dit l'ancien chef d'escadron, je n'ai pas l'honneur d'être connu de vous, mais mon neveu... plus heureux que moi... vous connaît... mon neveu, Maxime de Chalandrey.

-- En effet, monsieur, balbutia l'Américain ; j'ai vu M. de Chalandrey à une partie où je tenais les cartes... et j'ai eu le regret de lui gagner une somme assez forte.

-- Oh ! il ne vous en veut pas... et moi je vous sais gré de lui avoir donné une leçon... dont il avait grand besoin... mon neveu joue comme un fou, et si la perte qu'il a subie en pontant contre vous pouvait le corriger, vous lui auriez rendu un immense service.

» Je me hâte d'ajouter que je ne compte pas sur sa conversion.

-- Et vous faites bien de n'y pas compter, ricana Goudal. Pour un joueur comme Chalandrey, la perte est un excitant.

-- Je le crains, répliqua l'oncle en souriant, mais Maxime a, vis-à-vis de monsieur, d'autres obligations... plus sérieuses.

-- Vraiment ?..., je ne m'en doutais pas, dit Atkins, toujours en défiance.

-- Vous ne voulez pas en convenir, mais je suis sûr de mon fait. Mon neveu est tombé de cheval, l'autre jour dans le Bois de Boulogne... tout près de la Cascade... Vous avez été témoin de l'accident et vous l'avez secouru... vous, seul... les gens qui se trouvaient là allaient le faire porter à l'hôpital... vous êtes intervenu... vous l'avez relevé et vous avez pris la peine de l'accompagner jusque chez lui... vous êtes monté dans le fiacre qui le ramenait...

Et comme Atkins protestait du geste :

-- Oh ! ne niez pas. Je me suis informé et je suis certain que c'était vous. Maxime vous doit probablement la vie.

» Vous ne vous êtes pas borné à le reconduire à son domicile. Vous lui avez donné les premiers soins dont il avait besoin, et vous avez envoyé son valet de chambre chercher le médecin qui l'a tiré d'affaire.

» Il vous a plu de vous dérober à notre reconnaissance en quittant la maison sans laisser votre nom, mais vous n'y échapperez pas, puisque j'ai le bonheur de vous rencontrer.

-- J'ai fait ce que tout autre aurait fait à ma place.

-- Vous avez fait bien davantage et mon neveu vous en sait un gré infini.

-- C'est plus que je ne mérite... mais je suis ravi d'apprendre que l'accident n'a pas eu de suites fâcheuses. M. de Chalandrey est complètement guéri, m'a-t-on dit.

-- Complètement, non... Il va beaucoup mieux, mais il garde encore la chambre.

Goudal allait se récrier et dire qu'il avait, la veille, aperçu Maxime sur le boulevard du Palais.

Un coup de genou qu'il reçut du commandant l'avertit de se taire.

Et il se tut, quoiqu'il ne devinât pas où voulait en venir le commandant, qui reprit gaiement :

-- La meilleure preuve qu'il n'est pas guéri, c'est qu'il a des fantaisies de malade...

-- Que certainement vous vous empressez de satisfaire, interrompit en souriant Atkins, à peu près rassuré par le ton de bonhomie qu'avait pris M. d'Argental.

-- Autant que je le puis... mais il ne dépend pas de moi seul de réaliser un désir qui s'est emparé de lui et qui prime tous les autres.

-- De quoi s'agit-il donc ?... il ne vous demande pas de décrocher les étoiles, je suppose. C'est bon pour une jolie femme, ces fantaisies-là.

-- La sienne est moins extravagante... mais quand il faut l'accord de deux volontés, tout devient difficile.

-- Personne ne refusera d'être agréable à un malade.

-- Si je vous disais qu'il veut à toute force...

-- Quoi donc ?

-- Vous voir, monsieur... vous voir pour vous remercier lui-même... il ne pense qu'à cela.

-- Mais... je serai très heureux de rencontrer M. de Chalandrey, et j'en aurai l'occasion si, comme je l'espère, il revient au cercle, lorsqu'il sera tout à fait remis, c'est-à-dire très prochainement, je pense.

-- Il y reviendrait, tout exprès pour vous voir... mais vous allez vous absenter.

-- Trois ou quatre jours, au plus. Le temps d'aller à Londres, d'y voir un de mes correspondants et de revenir.

-- Maxime n'aura jamais la patience d'attendre quatre jours.

-- Vraiment ?... je suis très flatté de tant d'empressement... et si j'en avait été informé plus tôt, je me serais bien volontiers présenté chez M. de Chalandrey... mais aujourd'hui, je me trouve pris de si court...

-- Bah ! la rue de Naples n'est pas loin d'ici... un cheval marchant un peu nous y mènerait en dix minutes.

» Excusez-moi d'insister pour vous y conduire... Si vous saviez le plaisir que vous feriez à mon pauvre neveu... et pour que la fête fût complète, ce cher Goudal ne refuserait pas de venir avec nous.

-- Pardon, objecta Goudal, je...

-- Vous venez de me dire que vous n'aviez rien à faire jusqu'à sept heures, cher ami... et je suis sûr que vous allez vous joindre à moi pour tâcher de décider M. Atkins à entreprendre ce petit voyage.

Goudal ne répondit pas à cette invite et d'Argental s'aperçut qu'il aurait en lui un auxiliaire assez tiède.

Atkins se taisait aussi.

La proposition lui souriait peu, mais assurément il n'apercevait pas le plan qu'elle cachait et il croyait l'oncle et le neveu assez niais pour s'imaginer qu'ils lui devaient en effet de la reconnaissance. Ils avaient bien pu croire qu'il avait relevé Maxime par humanité et qu'après l'avoir ramené chez lui, il s'était dérobé par modestie. Comment auraient-ils deviné qu'il avait fait tout cela pour s'assurer que Maxime était bien le fils de M. de Chalandrey, officier aux guides de la garde impériale, tué en duel dans le bois de Vincennes ?

Atkins ne se doutait pas non plus que, la veille, au café du Helder, le commandant avait entendu une partie de la conversation des deux soi-disant Américains, assis devant lui. Le commandant ne le connaissait même pas de vue avant ce déjeuner où ils venaient de prendre place à côté l'un de l'autre.

Atkins s'était effarouché à tort et il aurait pu se dispenser de déguerpir comme il l'avait fait, au moment où le général Bourgas avait appelé, par son nom, M. d'Argental.

Quant à Maxime, Atkins mettait sur le compte de la mauvaise humeur causée par une forte perte au jeu les rebuffades qu'il en avait reçues le soir de leur première rencontre au cercle et le refus de lui rendre son salut au bois de Boulogne.

Maxime pouvait s'être laissé toucher par la généreuse conduite d'un homme qui lui avait déplu au premier abord, mais contre lequel il n'avait pas de griefs sérieux.

Ainsi raisonnait Atkins et il commençait à se demander pourquoi il manquerait une occasion de gagner les bonnes grâces de ces messieurs.

Atkins s'était mis en mesure de quitter la France à la première alerte, mais il s'y trouvait bien et il ne tenait pas du tout à partir.

S'il y restait, il avait tout intérêt à s'y faire des amis, surtout des amis bien posés, des amis d'une autre catégorie que M. Caxton, de Chicago.

Et, en ce genre, il ne pouvait pas trouver mieux que le commandant Pierre d'Argental et son neveu, Maxime de Chalandrey.

Il en était donc à délibérer, lorsque le commandant lui dit :

-- Monsieur, je vous demande pardon d'insister, et je reconnais que je n'aurai pas le droit de vous en vouloir si vos occupations vous empêchent de vous prêter au désir exprimé par un blessé... mais si vous voulez bien y céder, je vous en serai infiniment reconnaissant...

-- Cela suffit, monsieur, interrompit Atkins. Je ferai ce que vous désirez. Je vous demanderai seulement d'aller voir M. de Chalandrey, en sortant d'ici. Je n'aurai guère aujourd'hui que ce moment de libre.

C'était précisément ce que voulait d'Argental, qui s'écria :

-- Je suis à vos ordres. C'est bien le moins que vous choisissiez une heure à votre convenance. Nous partirons quand il vous plaira.

» Voulez-vous que je fasse servir le café dans le salon ?

-- Parfaitement. Pendant que vous le prendrez, je passerai à la caisse du cercle.

-- Et vous ferez bien. Quand on a cinq cent louis à toucher, il ne faut jamais remettre l'opération au lendemain, dit joyeusement le commandant.

Le déjeuner s'acheva sans incident. On parla femmes, on parla théâtres, on parla chevaux, et Pierre d'Argental put s'apercevoir que le prétendu Américain s'entendait fort bien aux choses qui constituent le fond de la vie parisienne.

Goudal prit peu de part à cette conversation gaie. Il était tout à coup devenu soucieux et le commandant devina pourquoi.

Atkins, quand on se leva de table, passa à la caisse, comme il l'avait annoncé, et, dès qu'il eût tourné les talons, Goudal commença :

-- Mon cher commandant, je n'y comprends plus rien du tout. Vous m'aviez parlé d'un duel à engager avec ce gentleman transatlantique et vous venez de l'inviter avec force politesses à vous accompagner chez votre neveu...

-- Je suis sûr que vous vous demandez si je me propose de l'attirer dans un guet-apens, dit en riant Pierre d'Argental.

-- Non... mais.

-- Rassurez-vous, mon cher. Le duel, s'il a lieu, sera loyal et régulier. Seulement, avant d'en venir là, il faut que je sache à quoi m'en tenir sur un fait, et je ne puis être fixé qu'en amenant cet homme dans l'hôtel de mon neveu... rue de Naples. S'il vous répugne d'assister à l'éclaircissement, soyez libre. Mais je vous serais très obligé de ne pas m'abandonner dans une occasion où j'ai besoin de la présence d'un témoin dont l'honorabilité ne puisse pas être contestée.

-- Je ne doute pas de la vôtre, mon cher commandant... mais permettez-moi de vous demander pourquoi vous avez parlé au nom de votre neveu... malade.

» Vous savez aussi bien que moi qu'il est guéri. Vous a-t-il vraiment chargé de lui amener Atkins ?

-- Non, mon cher Goudal. Je pourrais équivoquer en vous disant que mon neveu, s'il savait ce qui se passe ici, m'approuverait pleinement de le mettre en scène et de lui prêter un langage qu'il n'a pas tenu. J'aime mieux vous déclarer franchement que j'ai pris sur moi d'inventer cette histoire. Je n'avais pas d'autre moyen d'atteindre le but sacré que je poursuis... et il est des cas où le devoir d'un homme d'honneur est de... de dire le contraire de la vérité.

-- En d'autres termes, la fin justifie les moyens... C'est une doctrine... contestée. Je ne prends parti ni pour, ni contre, mais...

-- Je vous demande de ne me juger qu'après l'événement. Avant une heure, la question sera tranchée ; vous pouvez bien me faire crédit d'une heure.

» Je vous donne ma parole que, dans aucun cas, votre responsabilité ne sera engagée.

-- Soit ! je m'en rapporte à vous, mon cher commandant, et je vais vous accompagner.

» Une seule question encore... votre neveu est-il chez lui, en ce moment ?

-- Je n'en sais rien du tout. Je l'ai cherché, hier, toute la soirée, sans le rencontrer. Mais qu'il y soit ou qu'il n'y soit pas, l'affaire se dénouera à peu près de la même façon. Ne m'en demandez pas davantage.

» Voici notre homme.

Atkins, en effet, entrait dans le salon, de l'air satisfait d'un joueur heureux qui vient d'encaisser une jolie somme.

-- Je vois, messieurs, que vous avez pris votre café, dit-il ; moi, je n'en prendrai pas. Donc, si vous le voulez bien, nous pouvons partir... et je ne vous cacherai pas que je suis pressé... j'ai tant de choses à faire aujourd'hui.

» Êtes-vous des nôtres, mon cher Goudal ?

-- Ma foi ! oui. Je n'avais pas bien envie de me déplacer, pendant ma digestion, mais le commandant m'en a tant prié que je me suis laissé persuader.

-- Bon ! pensa d'Argental, il prend ses précautions pour le cas où l'affaire tournerait mal. Atkins sait maintenant que c'est moi qui ai entraîné M. Goudal.

-- Maintenant, messieurs, reprit le boulevardier, la question est de dénicher un fiacre assez large pour nous contenir tous les trois. Je ne suis pas gros, ni Atkins non plus, mais le commandant tient de la place.

-- Je me charge de trouver ce qu'il nous faut... devant le café américain... à deux pas du cercle, dit d'Argental qui avait ses raisons pour parler ainsi.

Ils sortirent tous les trois et quand ils débouchèrent sur le boulevard, le commandant obliqua vivement à gauche, en faisant des signes au cocher d'un quatre places arrêté en face du café où Cabardos, assis à une table du premier rang, sirotait un grog aussi américain que l'établissement.

D'un coup d'œil, le commandant lui intima l'ordre de ne pas bouger et, se plantant tout près de lui, sans cesser d'appeler le cocher, il lui dit d'un ton bref :

-- Je tiens mon homme et je l'emmène. Reste ici cinq minutes et, après, viens en voiture, chez mon neveu, rue de Naples, 29. J'y serai. Tu me demanderas au groom qui viendra t'ouvrir. Il sera prévenu et il te fera entrer dans une pièce où tu m'attendras.

-- C'est compris, mon commandant, murmura Cabardos, sans broncher.

Pendant ce dialogue en sourdine, le cocher avait aperçu les signaux et il dirigeait son attelage vers la porte du cercle où Atkins et Goudal étaient restés.

Pierre d'Argental le connaissait, ce cocher de grande remise, pour s'être servi quelquefois de sa voiture, les soirs où il allait dans le monde et il se félicitait de l'avoir trouvé à son poste habituel.

Cabardos était averti et Atkins n'avait rien vu.

L'Américain avait retrouvé tout son aplomb et il était fort gai.

Il fit des façons pour accepter une place sur la banquette du fond, à côté du commandant, et Goudal fut obligé de lui rappeler qu'il était leur cadet à tous les deux.

On roula et la conversation ne languit pas.

-- M. de Chalandrey va être un peu surpris de me voir, dit Atkins, car je n'ai pas l'honneur de le connaître beaucoup et, sans cet incident, je crois bien que je ne serais jamais allé chez lui.

» Oserai-je vous demander, mon commandant, comment il a pu tomber ? je l'ai vu à cheval et je déclare qu'il monte admirablement.

-- Il n'y a que les mauvais cavaliers qui ne tombent pas, dit ironiquement d'Argental. Et puis, quand une bête manque des quatre pieds, il n'y a pas d'équitation qui tienne... on est lancé en avant et on se casse le cou.

-- Pas toujours... fort heureusement, car c'est ce qui est arrivé à monsieur votre neveu. J'étais là au moment où son cheval s'est abattu.

-- Alors, vous avez dû vous apercevoir que cette maudite bête l'avait gagné à la main et qu'il n'en était plus le maître.

-- Et c'est un miracle qu'il en ait été quitte pour si peu. Il aurait dû se tuer dix fois.

-- Quand je pense, dit Goudal, que je venais de le rencontrer, près des lacs, et que je l'ai quitté pour courir après Blanche Porée que je n'ai pas pu rejoindre !... Si j'étais resté, son cheval ne se serait peut-être pas emballé ... ou du moins, j'aurais pu l'arrêter...

-- Mon cher, répliqua le commandant, on n'arrête pas un cheval emballé , quand on n'est pas sur son dos.

» Demandez plutôt à M. Atkins qui monte mieux que vous et moi.

-- Vous me flattez, dit modestement Atkins ; la vérité est que j'en ai la grande habitude... j'ai habité si longtemps le pays des Peaux-Rouges...

-- Oh ! cher monsieur, vous ne me ferez pas croire que vous avez appris chez les sauvages. Convenez que vous avez eu, étant jeune, un bon professeur.

-- Je ne le nie pas... on m'a mis en selle à douze ans et j'ai beaucoup monté au manège.

-- À Paris, n'est-ce pas ?

-- Oui... j'y ai fait une partie de mes études.

-- Ça se voit, à la façon dont vous parlez le français.

-- J'ai une aptitude particulière pour les langues... je parle tout aussi bien l'anglais et l'espagnol... et je comprends un peu l'allemand.

-- Vous êtes bien heureux. Moi, je n'ai jamais pu me mettre dans la tête un mot de latin, ni de grec, les seules langues qu'on ait essayé de m'apprendre quand j'était au collège... et depuis que j'en suis sorti, je n'ai guère étudié que la théorie.

Pierre d'Argental se vantait. Il avait au contraire beaucoup lu et il ne manquait pas de littérature ; mais il convenait à ses projets du moment de se faire passer pour un soudard grossier, incapable de combiner quoi que ce fût.

Il y réussit parfaitement et Atkins n'eut pas le moindre soupçon.

Goudal, qui savait à quoi s'en tenir sur la valeur intellectuelle de M. d'Argental et un peu sur ses desseins secrets, Goudal commençait à trouver que l'oncle de Maxime était très fort.

Il craignait même qu'il ne le fût de trop et qu'il ne préparât à l'Américain un tour indigne d'un gentleman.

Et il se réservait de se retirer si l'expédition prenait une tournure fâcheuse.

Le quatre places de remise était attelé de deux bons chevaux qui montèrent au grand trot la rue du Rocher et le voyage ne dura pas un quart d'heure.

M. d'Argental descendit le premier et se hâta de sonner à la porte de l'hôtel, pendant que Goudal et Atkins achevaient une causerie commencée et échangeaient des politesses.

Au valet de chambre qui vint ouvrir, le commandant eut le temps d'adresser deux ou trois questions à voix basse, et même de donner de très brèves instructions, avant que ces messieurs fussent à portée de les entendre.

-- Maxime va beaucoup mieux, ce matin, leur dit-il gaiement. Il est levé et, en attendant qu'il puisse sortir, il se promène du haut en bas de sa maisonnette. Nous allons nous mettre à sa recherche et, comme j'ai défendu à son domestique de nous annoncer, il aura, en nous voyant, une surprise agréable.

Atkins entra, le sourire aux lèvres, et Goudal le suivit, un peu à contre cœur.

Les a-partés de M. d'Argental l'inquiétaient et ses propos ne le rassuraient pas.

-- Si vous le voulez bien, messieurs, reprit le commandant, nous monterons d'abord au fumoir.

» Je connais les manies de monsieur mon neveu et je parierais bien que nous le trouverons, le cigare au bec, quoique son médecin lui ait interdit le tabac, jusqu'à nouvel ordre.

-- Décidément, pensa Goudal, qui la veille avait rencontré Chalandrey dans la rue, ce gentilhomme ment comme un arracheur de dents. Il prétend que la fin justifie les moyens... nous verrons bien.

L'hôtel, le minuscule hôtel de Maxime n'avait que deux étages, en comptant un rez-de-chaussée surélevé, et un seul corps de logis, en façade sur la rue de Naples.

Pas de remises, pas d'écurie -- Maxime logeait ses chevaux ailleurs -- et au lieu de cour, un jardinet, grand comme un mouchoir de poche, où il ne poussait guère que du gazon.

La chambre à coucher et le fumoir étaient au second ; la salle à manger et le salon étaient au premier.

Un même escalier desservait les deux étages.

M. d'Argental conduisit tout droit les deux visiteurs à ce fameux fumoir où ils devaient trouver son neveu.

Le neveu n'y était pas et il n'y paraissait pas qu'il s'y fût livré, ce jour-là, à son plaisir favori, car on ne sentait aucune odeur de tabac.

-- Eh ! bien ? demanda Goudal ; l'oiseau s'est donc envolé ?

Le commandant ouvrit, pour la forme, la porte de la chambre à coucher et ces messieurs purent voir que la chambre à coucher était vide.

-- Il sera descendu au jardin, dit-il. Son domestique va nous l'envoyer. Asseyez-vous, messieurs, et puisez dans ces boîtes... c'est le dernier envoi qu'il a reçu de la Havane et ils sont excellents. Il ne se refuse rien, mon cher neveu... il fait venir ses cigares de Cuba, directement... moi, j'achète les miens à la Régie, hélas !

Goudal en prit un et l'alluma. Atkins refusa poliment.

Depuis qu'il était entré dans cette pièce meublée à l'orientale, Atkins semblait être mal à son aise. Il regardait le commandant à la dérobée et il ne faisait pas mine de s'asseoir.

-- À la bonne heure ! dit Goudal, voilà un fumoir admirablement installé... rien que des divans et un assortiment des meilleures marques de la Havane, rangées sur des étagères, en guise de bibliothèque. C'est compris. J'en ferai mon compliment à Chalandrey.

» Il n'y a qu'une chose de trop... c'est ce portrait... il me semble qu'il n'est pas à sa place, ici... les portraits d'ancêtres, c'est bon dans un grand salon.

-- C'est le portrait d'un ancêtre bien récent, dit en souriant M. d'Argental.

-- En effet, murmura Goudal ; il porte un uniforme qui certainement ne figurait pas aux croisades.

-- L'uniforme des guides... le régiment où mon beau-frère a été capitaine.

-- Votre beau-frère ?... alors, cet officier, c'est...

-- Le père de Maxime. Je m'étonne que vous ne l'ayez pas reconnu, à la ressemblance.

-- Je ne l'avais pas bien regardé... mais c'est vrai... il ressemble étonnamment à Chalandrey.

» Ne trouvez-vous pas, monsieur Atkins ?

-- Oui, balbutia l'Américain, il y a quelque chose...

-- Dites donc que c'est Maxime tout craché... les mêmes traits, la même physionomie... et le père a l'air presque aussi jeune que le fils.

-- Il était encore jeune quand il a été tué.

-- Comment, tué ?... à quelle bataille ?

-- Il n'a pas eu le bonheur de mourir à la guerre, il a été tué en duel.

-- Excusez-moi, mon cher commandant... j'ignorais...

-- C'est tout naturel... il y a dix ans que ce malheur est arrivé.

-- Il y a dix ans, je venais de sortir du collège...

-- Et vous ne lisiez pas beaucoup les journaux.

-- Je ne lisais rien du tout. Je ne pensais qu'à m'amuser et je m'amusais ferme.

-- La mort de mon beau-frère a fait beaucoup de bruit dans le temps...

-- Vous allez me trouver bien curieux... et bien indiscret... mais avec qui s'est-il donc battu ?

-- On ne sait pas.

-- Comment, on ne sait pas !

-- Non. C'est une tragique histoire. Voulez-vous que je vous la raconte ?

-- Je vous en prie. Et je suis sûr qu'elle intéressera aussi M. Atkins.

-- Je serais très aise de l'entendre, dit Atkins, peu flatté d'être mis en cause ; mais j'ai si peu de temps à moi que je serai bien obligé à M. d'Argental de me présenter le plus tôt possible à M. de Chalandrey.

-- Mon neveu sera ici dans un instant, monsieur, répliqua le commandant, et mon histoire sera finie, quand il arrivera, car elle n'est pas longue.

» Croiriez-vous, mon cher Goudal, que mon malheureux beau-frère a été trouvé dans une allée du bois de Vincennes, la poitrine trouée d'un coup d'épée. Avait-il été assassiné ?... tout l'indiquait, mais on n'a pas pu le prouver.

-- Alors, son adversaire... je veux dire son meurtrier... avait disparu...

-- Oui, et il est resté introuvable, quoique la justice ait fait des recherches...

-- Ah ! la justice s'en est mêlée ?

-- Certainement, il y a eu une très longue instruction qui n'a pas abouti. Vincennes et ses environs étaient à cette époque infestés de vauriens. C'est sans doute l'un d'eux qui a fait le coup.

-- Et on n'a arrêté personne ?

-- Non... quoiqu'on ait soupçonné plusieurs individus... un entre autres qui passait pour être le chef de la bande... celui-là était un batailleur qui cherchait querelle aux gens, à propos de rien... et particulièrement aux militaires... mais il n'y avait aucune preuve contre lui... on s'est contenté de le surveiller... et la surveillance a été en pure perte... il a cessé de fréquenter les cafés et les bals de l'endroit.

-- Parce qu'il n'avait pas la conscience nette, parbleu !

-- C'est probable, mais la bande privée de son chef s'est dispersée et l'enquête en est restée là.

-- Votre neveu sait tout cela ?

-- Parfaitement... grâce à moi qui l'ai renseigné... tout récemment. Il n'avait que quinze ans, lorsque son père a été tué et je lui ai caché la véritable cause de cette mort subite... je lui ai parlé de la rupture d'un anévrisme... et il y a cru.

-- Mais, plus tard, vous lui avez dit la vérité ?

-- Oh ! beaucoup plus tard... il n'y a pas quinze jours.

-- Ma foi ! mon cher commandant, je ne sais pas trop si vous avez bien fait de la lui dire.

-- Oui... j'ai peut-être eu tort... c'est le hasard d'une conversation qui m'a amené à lui faire cette triste confidence... et elle l'a mis hors de lui... il a juré de venger son père et de retrouver le meurtrier... chose fort difficile au bout de dix ans. La chute qu'il a faite a eu cela de bon qu'elle l'a calmé.

-- Alors, il a renoncé à chercher ?

-- Non... mais il y pense moins... j'y pense pour lui.

-- Vous !... quoi !... vous voulez.

-- Je veux faire tout ce que je pourrai et je ne désespère pas de mettre la main sur cet homme... je crois même que je suis sur sa piste.

-- Mais quand vous le tiendriez, je ne vois pas...

-- Je le livrerais à la justice.

-- Bah ! il y a prescription.

-- Pas encore. Il s'en faut de deux mois.

-- Messieurs, dit tout à coup Atkins, qui piétinait d'impatience, la question que vous traitez en ce moment est fort intéressante sans doute, mais je ne suis pas à même de la trancher. M. de Chalandrey, qui était si pressé de me voir, n'arrive pas, et j'ai déjà perdu beaucoup de temps. Permettez-moi de vous quitter.

-- Encore un instant, je vous prie, dit Pierre d'Argental. On monte l'escalier. C'est peut-être mon neveu.

La porte s'ouvrit et ce ne fut pas Maxime qui entra.

-- Comment, c'est toi, mon vieux Cabardos ! s'écria l'oncle. Tu viens prendre des nouvelles du blessé. Nous t'attendons... et tu n'es pas de trop.

» Messieurs, je vous présente un brave qui a autrefois servi sous mes ordres.

Atkins lançait des regards furieux à cet intrus dont l'apparition retardait son départ et il paraissait fort peu disposé à entrer en communication avec lui.

M. d'Argental se passa de son autorisation.

-- Mon cher Cabardos, dit-il, voici M. Goudal, un de mes amis... et voici M. Atkins, citoyen des États-Unis d'Amérique.

Après avoir échangé un salut avec Goudal, le brigadier de la sûreté se mit à dévisager Atkins et s'écria :

-- Il y a longtemps que je connais ce monsieur.

-- Vous vous trompez, dit dédaigneusement Atkins. Je ne vous ai jamais vu.

-- Mais, moi, je vous ai vu souvent. Vous n'êtes pas changé du tout. Seulement, à l'époque où je vous rencontrais, vous ne vous appeliez pas Atkins... et vous étiez Français. Vous vous êtes donc fait naturaliser Américain ?

-- Cet homme est fou.

-- Mais non... mais non... je ne suis pas fou et je vous remets parfaitement. Vous rappelez-vous le bal d'Italie, à Vincennes ?... Ah ! vous en faisiez des farces avec vos camarades !... on ne parlait que du capitaine Henri.

Atkins fit un mouvement vers la porte, mais M. d'Argental lui barra le passage et demanda à son ancien maréchal des logis :

-- Tu es sûr que c'est monsieur qui était connu sous le nom du capitaine Henri ?

-- Tout à fait sûr, mon commandant. Et si monsieur allait se promener à Vincennes, bien d'autres que moi le reconnaîtraient.

-- Je vous répète que vous êtes fou et je prie M. d'Argental de me laisser sortir.

-- Pas avant que vous ayez répondu aux questions que je vais vous poser, répliqua froidement le commandant.

-- Je ne vous reconnais pas le droit de m'interroger.

-- Peu importe. Je le prends. Et si vous refusez de me répondre, vous répondrez au commissaire de police que je vais envoyer chercher.

-- Alors, vous prétendez me retenir ici de force ?

-- Jusqu'à ce que vous m'ayez prouvé que ce n'est pas vous qui avez tué M. de Chalandrey, mon beau-frère.

-- Ah ! voilà donc le mot de l'énigme !... vous osez m'accuser de ce meurtre sur la foi d'un propos tenu par ce drôle !

-- Dites donc, vous ! s'écria Cabardos : pas de gros mots ou je vous empoigne et je vous traîne au poste.

-- Monsieur, dit le commandant, vous venez d'insulter un homme qui vaut mieux que vous. Cela sera compté avec le reste. Maintenant, c'est moi qui vous accuse. Justifiez-vous, si vous pouvez.

-- De quoi m'accusez-vous, s'il vous plaît ?

-- Vous le savez fort bien. Le garnement que d'autres garnements nommaient le capitaine Henri a été soupçonné de s'être battu sans témoins avec M. de Chalandrey, et si on ne l'a pas arrêté, c'est qu'il a disparu tout à coup.

» Le capitaine Henri, c'est vous.

-- Non, ce n'est pas moi. Je suis William Atkins, de Baltimore.

-- Je croirai cela, quand j'aurai entre les mains la preuve de votre nationalité... et je suis en mesure de me renseigner à la légation des États-Unis, dont j'ai l'honneur de connaître le premier secrétaire. En attendant, je puis, si vous voulez, vous mettre en présence d'un de mes vieux amis, le général Bourgas, qui a vu plusieurs fois le capitaine Henri, avant le duel, et qui vous reconnaîtra, je n'en doute pas.

-- Et vous vous imaginez que je me prêterai à ces confrontations ridicules !

-- Si vous vous y refusez, je vous remettrai entre les mains de la justice, qui se chargera d'éclaircir vos antécédents.

Atkins s'agitait comme un loup pris au piège et son attitude n'était certes pas celle d'un innocent.

Goudal, qui regrettait fort de s'être embarqué dans cette aventure, le croyait coupable et s'abstenait de prendre sa défense, tout en se demandant comment allait se dénouer cette situation bizarre.

-- Et quand ce serait moi ? dit tout à coup Atkins, emporté par la colère ; quand il serait prouvé même que je me suis battu autrefois avec votre beau-frère et que j'ai eu le malheur de le tuer ? Serait-ce à dire que je l'ai assassiné ?... et vous figurez-vous qu'il se trouverait des juges pour me poursuivre, après dix ans, et des jurés pour me condamner ?

-- Nous verrons bien. Et dans tous les cas, je ne laisserai pas le meurtrier de M. de Chalandrey se promener tranquillement sur le pavé de Paris.

-- Est-ce à dire que vous essaierez de lui appliquer la peine du talion ? ricana M. Atkins, qui semblait prendre plaisir à exaspérer le commandant.

-- Ce serait peut-être lui faire beaucoup d'honneur... mais je m'y résignerais plutôt que de laisser le crime impuni.

-- Le crime ?... vous parlez comme un juge d'instruction... mais concluez, je vous prie. C'est un duel que vous me proposez ?

-- Je ne vous le propose pas. Je vous laisse libre de choisir entre une explication avec le commissaire de police et une rencontre avec moi.

-- Mon choix est fait. Je loge au Grand-Hôtel. J'y attendrai vos témoins.

» Et maintenant, laissez-moi sortir... cette scène ridicule a assez duré... je ne partirai pas ce soir... nous nous battrons demain matin, si vous voulez.

-- Ce n'est pas ainsi que je l'entends.

-- Auriez-vous l'intention de m'assassiner ?

-- Vous savez bien que non. Je consens à me battre avec vous, mais je veux me battre à l'instant. Si je vous laissais sortir d'ici, je ne vous reverrais plus.

-- Nous battre... où ?... dans cette chambre ?

-- Ce serait la vraie place... devant le portrait du brave soldat que vous avez tué... mais l'espace manquerait... nous descendrons dans le jardin.

-- Et des témoins ?

-- En aviez-vous, le jour où vous avez attaqué M. de Chalandrey dans le bois de Vincennes ?

-- Les choses ne se sont pas passées comme vous paraissez le croire... c'est mon adversaire qui m'a provoqué et qui a exigé une rencontre immédiate... il s'agissait d'une femme...

-- Je n'ai que faire de vos explications. Moi aussi, je veux une rencontre immédiate. Ces messieurs y assisteront.

-- Permettez ! dit Goudal, je...

-- Mon cher Goudal, vous ne pouvez pas me refuser ce service et je compte absolument sur vous. Du reste, M. Atkins vous saura gré de rester, car si vous vous retiriez, je n'aurais plus qu'à le remettre entre les mains de la justice, et il vient de vous dire lui-même qu'il préfère se battre.

» Or, je ne puis lui accorder cette satisfaction qu'en votre présence. Vous parti, il ne resterait que Cabardos, qui a servi sous mes ordres, et le valet de chambre de mon neveu... M. Atkins pourrait les récuser comme témoins... tandis que vous...

-- Lui, comme les autres, dit Atkins furieux. Vous m'avez attiré dans un guet-apens et votre Goudal vous y a aidé.

-- Alors, je reste, s'écria Goudal, rouge de colère. Et si vous ne vous battiez pas, mon cher commandant, c'est moi qui me battrais. Monsieur vient de m'insulter.

-- Vous êtes tous des misérables ! vociféra le soi-disant Américain ; mais vous ne me faites pas peur. Battons-nous... je vous tuerai les uns après les autres... comme j'ai tué ce Chalandrey...

-- Fort bien ! dit froidement d'Argental, je vois que nous sommes d'accord. Il ne nous reste plus qu'à en découdre. Nous n'avons pas à discuter sur le choix des armes... le jardin de mon neveu est si petit qu'on ne pourrait s'y battre au pistolet qu'à bout portant... mais il a à peu près les dimensions d'une salle d'escrime... et voici une paire d'épées de combat qui feront parfaitement notre affaire.

-- Autant celles-là que d'autres, dit Atkins.

La colère n'empêchait pas Goudal de raisonner.

Après avoir regretté d'être venu, Goudal, blessé au vif par un mot de ce Yankee suspect, avait tout à coup pris parti pour le commandant et il commençait à être d'avis que la fin justifie les moyens ; que cet équivoque étranger était un gredin de la pire espèce et qu'il était permis de l'exterminer comme une bête féroce, sans se préoccuper des règles ordinaires du duel.

Goudal comprenait que si Atkins acceptait la rencontre dans les conditions qu'on lui imposait, c'est qu'il redoutait par dessus tout d'être livré à la justice.

Mais Goudal devinait aussi que cet homme tirait de première force et qu'il comptait bien coucher sur le carreau tous ceux qui croiseraient le fer avec lui.

Atkins, depuis que le commandant l'avait mis, comme on dit, au pied du mur, n'était plus le même homme.

Les façons doucereuses qu'il affectait au début de cette aventure avaient fait place à un air résolu.

Le renard s'était changé en loup ; pas en loup qui fuit, au lieu de ruser ; mais en loup qui fait tête aux chiens et qui se prépare à vendre chèrement sa vie.

Évidemment, cet homme était brave et un duel ne l'effrayait pas ; peut-être parce qu'il se croyait sûr de s'en tirer sans accroc.

Évidemment aussi, il était coupable, sinon d'assassinat, du moins de quelques méfaits graves, car s'il avait eu la conscience nette, il n'aurait pas pris au sérieux les paroles du commandant qui le menaçait de le livrer à la justice.

Goudal ne risquait donc pas grand'chose à servir de témoin dans cette rencontre improvisée et, en vrai boulevardier qu'il était, il trouvait l'affaire amusante.

Cabardos, lui, se serait battu contre le diable, et même contre le préfet de police, sur un ordre de son commandant, et il n'avait garde de récriminer ou de prêcher la concorde.

-- Alors, vous êtes prêt à vous aligner ? demanda Pierre d'Argental, en décrochant les épées d'une panoplie qui figurait justement sous le portrait du père de Maxime.

-- Oui, répondit Atkins, à deux conditions.

-- Lesquelles ?

-- La première, c'est que, si je vous tue... ou si seulement je vous mets hors de combat, je pourrai sortir d'ici, sans être inquiété... ni suivi.

-- Accordé. Vous pourrez même filer sur Londres, dès ce soir, comme vous en avez l'intention, je n'en doute pas.

» Vous entendez, messieurs. Vous laisserez partir M. Atkins et vous ne vous occuperez plus de lui.

» Voyons l'autre condition.

-- L'autre, c'est que si je suis tué... ou blessé grièvement... vous me ferez porter cette nuit dans la rue et vous m'y laisserez sur le pavé... ceux qui me ramasseront croiront ce qu'ils voudront... je ne veux pas qu'on sache comment je suis mort... vous n'y tenez pas non plus, je suppose... et la police ne s'en inquiètera guère... on m'enverra à l'hôpital ou à la Morgue... et personne ne me réclamera.

-- Pas même M. Caxton, de Chicago ?

-- Pas même lui. Caxton n'est à Paris qu'en passant et il a une foule de raisons pour s'abstenir de se mêler de ce qui ne le regarde pas.

» Si on vient à découvrir que j'étais logé au Grand-Hôtel, on n'en sera pas mieux renseigné pour cela, car personne ne m'y connaît... et ma mort ne troublera personne.

» Ce sera un étranger de moins, voilà tout.

-- Je ne puis pas m'engager à faire ce que vous me demandez là, dit vivement d'Argental. Je ne veux pas qu'on m'accuse de vous avoir assassiné... Mais je puis vous promettre en mon nom et au nom de ces messieurs de ne pas dire pourquoi nous nous sommes battus. J'inventerai une histoire... Je trouverai un prétexte... je dirai, si vous voulez, que nous étant pris d'une querelle après boire, nous avons échangé des voies de fait et que le combat s'est engagé, à la chaude... comme cela arrivait jadis entre gentilshommes qui portaient l'épée au côté et qui dégainaient sur place.

Atkins réfléchit un instant.

-- C'est bien, dit-il en se redressant. Il me suffit d'être assuré de m'en aller d'ici librement, au cas où j'aurais le... le malheur de vous tuer.

-- Je vous ai donné ma parole, dit le commandant.

-- Je m'en contenterai... mais finissons-en... Je suis pressé, je vous l'ai déjà dit et je vous le répète.

-- Toi, pensa Goudal, qui n'avait pas cessé de l'observer, tu acceptes parce que tu te crois sûr d'expédier ton homme. Ce faux Américain qui monte à cheval comme un écuyer de profession doit avoir été maître d'armes ou prévôt de salle... mais je sais que d'Argental tire à merveille... et puis, je serai là pour arrêter les coups dangereux... j'ai bien fait de garder mon stick en descendant de cheval, d'autant que je ne sais pas trop ce que vaut l'autre témoin de ce cher commandant... il manque complètement d'élégance... et même de distinction, ce M. Cabardos... un vieux troupier, je suppose... mais il doit avoir l'habitude des armes et j'espère qu'il me secondera convenablement.

-- Venez, messieurs, dit l'oncle qui tenait les épées sous le bras.

Il passa le premier. Atkins suivit. Les deux témoins formaient l'arrièregarde.

Le valet de chambre de Maxime montait la garde dans le vestibule qui allait de la porte cochère au jardin.

Le commandant lui avait déjà donné la consigne de n'ouvrir à personne, si on sonnait, et comme c'était un garçon très avisé, un vrai domestique parisien, il ne parut pas surpris de voir ce cortège déboucher de l'escalier.

Il reconnaissait parfaitement le monsieur qui avait rapporté son maître, après l'accident, et il lui en voulait de s'être moqué de lui en l'envoyant chercher un médecin et en profitant de son absence pour s'en aller à la sourdine.

Il devina tout de suite le projet du commandant et il parut à son air qu'il l'approuvait.

-- Tu sais que je t'ai défendu de bouger d'ici, jusqu'à ce que je t'appelle, lui dit M. d'Argental. Veille à ce qu'on ne nous dérange pas.

-- J'ai compris, mon commandant, répondit le groom intelligent. Seulement, si M. de Chalandrey rentrait...

-- Tu le laisserais sonner... comme les autres...

-- Bien, mon commandant !

-- Pourquoi donc M. de Chalandrey ne serait-il pas de la fête ? ricana M. Atkins. Je suis sûr qu'elle l'intéresserait beaucoup.

-- Parce que M. de Chalandrey voudrait prendre ma place, répondit gravement M. d'Argental.

-- Il me semble qu'il en aurait bien le droit.

-- C'est possible... mais vous ne tuerez pas le fils, après avoir tué le père. C'est moi que vous tuerez... ou qui vous tuerai.

-- Convenez que je suis de bonne composition... je me prête à vos arrangements de famille... Me garantissez-vous, du moins, que si votre neveu survenait, après le combat et qu'il me trouvât debout, il ne me forcerait pas à recommencer.

-- Ces messieurs s'y opposeraient... et je les charge expressément de dire à Maxime que je vous ai donné ma parole de vous laisser sortir.

-- C'est entendu, dirent en chœur Goudal et Cabardos.

-- Très bien... mais dépêchons-nous, c'est plus sûr, conclut Atkins qui semblait de plus en plus pressé d'en finir.

Le jardin où l'affaire allait se vider semblait avoir été aménagé tout exprès pour cet usage.

Des murs bordés de plates-bandes l'entouraient et le centre était occupé par une pelouse unie, assez étendue pour permettre aux adversaires de rompre et limitée par une allée circulaire qui marquait la limite du terrain où devaient évoluer les combattants.

Il ne manquait à ce champ clos que d'être couvert pour qu'on pût s'y égorge sans être vu.

On était sûr de ne pas y être dérangé, mais il était dominé, d'assez près, par une très haute maison dont l'entrée devait se trouver dans la petite rue d'Édimbourg, voisine de la rue de Naples, et dont certaines fenêtres avaient vue sur le jardinet de l'hôtel de Chalandrey.

Une seule de ces fenêtres était ouverte, au quatrième étage et un homme s'y tenait accoudé, un homme à barbe grise qui fumait paisiblement sa pipe.

-- Diable ! dit Atkins, en le montrant à ces messieurs, nous aurons un témoin de trop.

-- Qui ? demanda le commandant ; ce bonhomme, là-haut ?... il est trop loin pour nous gêner.

-- Mais il nous voit.

-- Eh bien ! il croira que nous faisons des armes.

-- Même quand il verra tomber l'un de nous.

-- Il pensera que c'est un accident, comme il en arrive tous les jours dans les salles. Je réponds qu'il n'ira pas chercher les gendarmes. Si, par impossible, il y allait, ils arriveraient trop tard... et ce témoin désintéressé certifierait au besoin que le combat était loyal.

» Du reste, je n'ai pas d'autre terrain à vous offrir et je n'ai pas le temps de faire tendre une toile pour nous mettre à l'abri des regards indiscrets.

» C'est à prendre ou à laisser. Décidez-vous, monsieur.

-- Vous savez à quelles conditions je me bats.

-- Parfaitement. Ces messieurs les connaissent et veilleront à leur exécution, quelle que soit l'issue de notre rencontre.

-- Reste à régler celles de l'engagement. Quand devra-t-il cesser ?

-- Lorsque l'un de nous sera hors d'état de tenir son épée... et si c'est vous, je m'en rapporterai à votre appréciation. Je n'ai pas le projet de vous assassiner. Si, au contraire, je suis touché le premier, je tâcherai de continuer... mais, en définitive, ces messieurs seront juges... et, je vous le répète, les promesses que je vous ai faites seront tenues, quoi qu'il arrive.

-- C'est bien. Je suis prêt.

-- Alors, mon cher Goudal, veuillez présenter les épées à M. Atkins. Je lui laisse le choix.

Goudal, décidé à tout, reçut les armes des mains du commandant, et les tendit par la poignée à l'adversaire qui en prit une au hasard.

-- La place me semble indiquée au milieu de ce gazon, dit d'Argental. Croyez-vous qu'il soit indispensable que nous mettions habit bas ?

-- C'est l'usage, répondirent à la fois les deux témoins.

-- Je le sais... mais j'entre dans les idées de M. Atkins... si nous nous déshabillons, ce spectateur qui fume sa pipe à la fenêtre comprendra qu'il s'agit d'un duel...

-- Et je persiste à croire qu'il viendra nous déranger, appuya l'Américain ; nous n'avons pas de cuirasse sous la redingote, et...

-- Non, interrompit Goudal, mais vous avez un portefeuille... qui doit être bien garni...

-- Et qui pourrait amortir un coup d'épée... ce serait de l'argent bien placé... mais qu'à cela ne tienne !... le voici, monsieur... vous me le rendrez après le combat... si je suis encore en état de le reprendre...

-- Et dans le cas contraire ?

-- Vous le porterez avec tout ce qu'il contient à une adresse inscrite sur une lettre que vous y trouverez... vous ne le remettrez que si je suis mort... si je n'étais que blessé, vous le fourreriez tout bonnement dans ma poche.

-- Tout ce que vous désirez sera fait, dit Goudal en prenant le portefeuille qui était en effet bourré de billets de banque et qu'il plaça sur un banc, contre le mur du jardin.

-- Moi, je n'ai pas de portefeuille, dit Pierre d'Argental, en ouvrant sa redingote, ni même de porte monnaie, et les quelques louis que j'ai sur moi sont dans la poche gauche de mon pantalon... mais si vous jugez que ce fourniment est de trop, je suis prêt à m'en défaire.

-- C'est inutile, monsieur, interrompit Atkins. Nous perdons beaucoup de temps et je crois que nous ferions bien de commencer.

-- Vous avez raison, monsieur, dit le commandant. Je vous attends. Placez-nous, mon cher Goudal.

Goudal les plaça, croisa les épées et prononça le mot sacramentel : allez, messieurs !

Ils étaient magnifiques tous les deux, le fer à la main, et boutonnés jusqu'au menton.

Goudal les serrait de près. Cabardos se tenait un peu en arrière, tournant le dos au vestibule et à la porte cochère, gardée par le valet de chambre.

L'engagement commença par un de ces froissements de fer qui équivalent, sur le terrain, aux trois coups d'avertissement qu'on frappe au théâtre pour annoncer le lever du rideau.

Les avantages étaient partagés. Pierre d'Argental étant plus grand, avait le bras plus long. Atkins était plus jeune et plus souple.

Pierre d'Argental avait beaucoup travaillé l'escrime, au régiment et ailleurs. Il possédait à fond ce grand art, et il avait le jeu classique de la vieille école française qui ne livre rien au hasard et qui veut que chaque coup soit la conséquence, pour ainsi dire mathématique, du coup précédent.

Bien d'aplomb sur ses hanches, le corps droit, la tête haute, la main en ligne, il restait sur la défensive, afin d'étudier le jeu de son adversaire.

Atkins, ramassé sur lui-même, le bras replié, semblait avoir pris des leçons d'un maître italien, et devait tenir en réserve quelque botte secrète, car il ne se pressait pas non plus d'attaquer.

Il risqua cependant deux dégagés suivis de deux coups droits qui furent magistralement parés, et il comprit qu'il avait affaire à forte partie.

Le commandant avait un bras de fer, mais il n'avait plus ses jambes d'autrefois et Atkins changea aussitôt de tactique. Il se mit à ferrailler, en se déplaçant, à seule fin de lasser son ennemi, et à parler pour l'étourdir.

-- La prudence est la mère de la sûreté, dit-il en ricanant. Si vous continuez comme vous avez commencé, nous ne nous ferons pas de mal.

-- On ne parle pas sur le terrain, dit sévèrement Goudal.

-- Je me moque de la règle et je parlerai tant qu'il me plaira... je n'empêche pas monsieur de me répondre... et je lui serais très obligé de m'attaquer... mais il ne daigne même pas riposter. Nous avons l'air de faire assaut dans une salle d'armes.

-- Un peu de patience, monsieur, répliqua le commandant. Nous ne sommes pas au bois de Vincennes et je n'ai pas le même jeu que ce pauvre Chalandrey. Il avait de la main et du coup d'œil, mais il avait le tort de se découvrir beaucoup trop.

-- Ah ! ah ! vous aussi vous vous mettez à bavarder... vous n'aurez rien à me reprocher... Seulement, il s'agit de savoir à qui restera le dernier mot...

Ce propos railleur fut suivi d'un coupé sur les armes, mal paré par d'Argental, qui fut piqué à l'avant-bras.

-- Touché ! cria le faux Américain.

-- Ce n'est rien, dit entre ses dents l'oncle de Maxime.

En prévoyant, sans doute, que sa main n'allait pas tarder à s'engourdir, il chargea furieusement son ennemi.

Atkins fut obligé de rompre, tant le commandant le serrait de près, mais il rompit en se défendant avec beaucoup de sang-froid et d'habileté.

L'œil en feu, la bouche contractée par la colère, le bras ruisselant de sang, le vieux soldat était superbe et terrible.

En quelques secondes, Atkins se trouva acculé au mur du jardin, et Goudal se précipita pour empêcher un corps à corps.

Il arriva trop tard.

Un coup droit troua la poitrine d'Atkins qui lâcha son épée et tomba en disant :

-- J'ai mon compte.

Goudal et Cabardos le relevèrent, l'adossèrent au mur, et se mirent en devoir d'écarter ses vêtements.

Le fer avait percé la redingote à l'endroit où avait été placé le portefeuille, traversé le gilet et la chemise et pénétré profondément dans la poitrine, un peu au dessous de la clavicule.

Le sang coulait en minces filets de l'ouverture triangulaire, et la lame devait avoir atteint le poumon car les lèvres du blessé se teignaient d'une écume rougeâtre.

Il respirait péniblement et, à chaque effort qu'il faisait, sa bouche laissait échapper un sifflement sinistre.

Le commandant s'était assis sur le banc où Goudal avait placé le portefeuille, et de la main gauche, il étanchait avec son mouchoir le sang qui inondait son bras droit.

-- Envoyez chercher le médecin de Maxime, cria-t-il à ses témoins ; pas pour moi... je n'ai qu'une égratignure.

-- C'est inutile, dit Atkins d'une voix rauque. Je suis un homme mort... Chalandrey est vengé... je n'ai que ce que je mérite, j'aurais dû partir, hier... vous savez que vous m'avez juré de...

Il ne put pas achever. Le souffle lui manqua, ses yeux se fermèrent et son bras, qu'il avait encore eu la force de tendre vers le portefeuille, son bras retomba inerte.

-- C'est fini ! murmura Cabardos, en se relevant pour courir à M. d'Argental, qui ne l'avait pas appelé et qui lui dit brusquement :

-- Serre le mouchoir !... serre fort !... ça suffira pour arrêter l'hémorragie...

-- Nous voilà dans une jolie situation, dit Goudal ; un duel entre quatre murs... un homme tué... Dieu sait comment nous allons nous tirer de là.

-- Vous, très facilement, mon cher. Partez. Prenez la voiture qui est restée à la porte. Personne ne saura que vous avez assisté au duel. Je me charge du reste.

-- Je ne veux pas vous abandonner... j'y étais... tant pis pour moi !...

-- Eh bien ! si l'affaire a des suites et qu'on vous interroge, vous direz la vérité... mais pour le moment, il est inutile que vous restiez ici... pas de fausse honte... partez !... je vais dire au groom de Maxime de vous ouvrir la porte... venez avec moi...

-- Laisser ce malheureux !...

-- Vous voyez bien qu'il est mort. Vous ne le ressusciterez pas. Rentrez chez vous, mon cher, et tenez-vous coi, jusqu'à ce que vous receviez ma visite qui ne tardera guère. Et, si par impossible on vous tracassait avant que vous m'ayez revu, mettez-moi tout sur le dos.

Goudal, au fond, ne demandait qu'à s'en aller et il ne dit plus un mot.

-- Cabardos, mon garçon, reprit le commandant, empoche ce portefeuille et donne-moi le bras. Je ne me sens pas bien solide.

Cabardos obéit militairement, et il conduisit sous la voûte du vestibule Pierre d'Argental qui s'appuyait sur lui.

Le groom n'avait pas quitté son poste, et s'y était endormi sur un banc, tout près de la porte cochère qu'il gardait, endormi si profondément qu'il n'avait rien vu ni rien entendu.

Goudal fut obligé de le secouer pour le réveiller.

-- Ouvre à monsieur, lui cria le commandant.

Pas n'était besoin de tirer le cordon, Maxime n'ayant pas de portier à son service. Il n'y avait qu'un pêne à faire jouer en dedans, et le groom avançait la main pour le tirer, lorsqu'on sonna du dehors.

Goudal la saisit, cette main qui allait ouvrir, et mit un doigt sur ses lèvres, en regardant Pierre d'Argental pour lui recommander le silence.

Qui sonnait ainsi ? ils eurent tous la même pensée, y comprit Cabardos, tous excepté le groom, lequel, ne se doutant pas qu'il y eût un homme mort dans le jardin, ne comprenait rien à l'effarement de Goudal.

Le commandant, moins troublé que son témoin, maudissait néanmoins ce contretemps qui dérangeait ses projets et croyait, comme Goudal, que le voisin de la rue d'Édimbourg arrivait, amenant des sergents de ville.

On sonna une seconde fois, mais plus fort.

Goudal tenait toujours la main du groom.

On pourrait écrire la physiologie du coup de sonnette. Il y a celui du solliciteur, timide, presque honteux ; celui du visiteur discret et bien élevé, celui du créancier exaspéré et enfin celui du commissaire de police, autoritaire et menaçant.

La cloche se mit à tinter de plus belle et d'une façon continue.

Ce n'était plus une sonnerie, c'était un carillon.

Maxime n'avait pas de créanciers. Il n'en était pas encore à faire attendre ses fournisseurs et aucun d'eux ne se serait permis de faire un pareil vacarme à la porte de son hôtel.

Tout indiquait donc que le commandant et ses témoins allaient avoir à s'expliquer avec des agents avertis par l'homme de la fenêtre.

Et ces messieurs n'avaient aucun moyen d'éviter l'explication, car l'hôtel n'avait qu'une sortie sur la rue de Naples.

Ils y étaient bloqués et les assiégeants paraissaient décidés à entrer dans la place de gré ou de force.

-- Ah ! c'est trop bête, à la fin ! s'écria d'Argental. Je veux savoir à qui j'ai à faire.

» Ouvre, sacrebleu !

Le valet de chambre obéit et faillit être renversé par le battant, violemment poussé du dehors.

À la stupéfaction générale, ce fut Maxime qui se rua dans le vestibule en criant :

-- Pourquoi me laisses-tu dans la rue, animal ? Voilà un quart d'heure que je sonne à tour de bras.

Il se calma aussitôt qu'il aperçut son oncle qui s'avança et qui lui demanda d'un ton bref :

-- Tu es seul ?

-- Vous le voyez bien, répondit Chalandrey. Du diable si je m'attendais à vous trouver chez moi, avec...

» Tiens ! c'est vous Goudal ?... et monsieur... je ne me trompe pas... c'est monsieur que j'ai vu...

-- Chez Virginie Crochard, interrompit l'oncle d'Argental... c'est Jean Cabardos, mon ancien maréchal-des-logis.

-- Bon ! mais que se passe-t-il donc ici ?

-- Montons chez toi, je vais te raconter ça.

-- Vous êtes blessé ! s'écria Maxime.

-- Ce n'est rien. Viens là-haut, te dis-je. Vous, mon cher Goudal, allez-vous en, puisque la sortie est libre et faites ce que je vous ai dit. Attendez les événements.

Goudal ne demandait pas mieux. Il serra silencieusement la main de Chalandrey et se glissa dans la rue par l'entrebâillement de la porte cochère.

-- Maintenant, dit le commandant au groom, ferme, n'ouvre plus à personne et reste ici jusqu'à ce que je te relève de faction.

» Ton bras, Cabardos, pour monter l'escalier.

» Toi, Maxime, emboîte-nous le pas.

Maxime obéit sans comprendre, et le petit groupe s'engagea dans l'escalier.

Pierre d'Argental alla tout droit au fumoir, s'y laissa tomber sur un fauteuil et dit à son neveu, en lui montrant du doigt le portrait :

-- Ne trouves-tu pas que ton père a l'air de me sourire ?

Maxime crut que le commandant devenait fou.

L'oncle, sans se préoccuper de le détromper, se mit à fredonner un couplet ridicule de feu M. Scribe :

Du haut des cieux, ta demeure dernière,

Mon colonel, tu dois être content...

Et comme son neveu le regardait, tout effaré, il ajouta :

-- Content, on le serait à moins... il est vengé... Le meurtrier a été frappé à la même place... au-dessous de la clavicule.

-- Que dites-vous ! s'écria Chalandrey.

-- La vérité... mets-toi à la fenêtre...

Chalandrey y courut et vit le corps d'Atkins, étendu au pied du mur.

-- Un mort ! murmura-t-il.

-- C'est moi qui l'ai tué, dit le commandant, sans s'émouvoir. Oh ! en duel... tout s'est passé régulièrement... et la preuve qu'il s'est bien défendu, c'est que je n'en suis pas revenu sans accroc.

» Le reconnais-tu ?

-- Atkins ! s'écria Maxime.

-- Oui, Atkins... l'homme qui t'a ramassé au bois de Boulogne... j'ai eu assez de peine à l'amener ici... mais enfin il y est venu et justice est faite.

-- Justice ! êtes-vous sûr d'avoir frappé le coupable ?

-- Il a avoué avant de mourir. Cabardos l'a entendu... Goudal aussi... il a dit : j'ai mérité mon sort.

-- C'est vrai, murmura Cabardos.

-- Ce n'est pas à dire qu'il ait tué mon père.

-- Mais, si. Il a prononcé son nom. Il n'a pas eu le temps de dire comment ni pourquoi s'était engagé le duel où ton père a succombé. Qu'importe ?... il me suffit d'être certain d'avoir puni le meurtrier.

-- C'était à moi de le punir...

-- Tu te serais fait embrocher. Il tirait à merveille.

-- On dira que vous l'avez assassiné.

-- Cabardos et Goudal sont là pour attester le contraire.

-- Mais... qui était ce malheureux ?

-- Un aventurier, évidemment... pas plus Américain que toi, ni moi. Cabardos l'a parfaitement reconnu pour l'avoir vu, dans le temps, à Vincennes, où il était à la tête d'une bande de vauriens... et il devait avoir à se reprocher d'autres méfaits qu'un duel sans témoins, car lorsque je l'ai menacé de le livrer à la justice, il a préféré se battre avec moi... je lui avais laissé le choix... Il est vrai qu'avant de se décider, il a posé des conditions... que je n'ai pas toutes acceptées.

-- Quelles conditions ?

-- Il voulait que personne ne sût comment il avait fini, si je le tuais. Il voulait que je fisse jeter cette nuit son corps dans la rue où on l'aurait ramassé pour le porter à la Morgue... où, affirmait-il, nul ne l'aurait reconnu.

» Je ne lui ai pas promis cela... mais je lui ai promis de taire la véritable cause de notre rencontre.

-- Comment l'expliquerez-vous, alors ?

-- Je dirai que nous nous sommes pris de querelle et que nous nous sommes battus, séance tenante... Goudal et Cabardos diront comme moi, c'est convenu avec eux.

-- On ne vous croira pas.

-- Peut-être... mais on découvrira, sans que je m'en mêle, ce qu'il a fait autrefois... et quand j'aurai prouvé que je ne l'ai pas tué en traître, l'enquête ne sera pas poussée bien loin, j'en suis convaincu.

» Du reste, avant de mourir, il a chargé Goudal d'une commission... qui sera faite et qui éclaircira bien des choses.

-- Une... commission ?

-- Oui... une lettre à remettre... qu'il a laissée dans son portefeuille... avec des paquets de billets de banque.

-- Et... vous l'avez, ce portefeuille ?

-- Goudal l'a remis à Cabardos. Veux-tu le voir ?

-- Je n'y tiens pas.

-- Il faut cependant que tu regardes à qui la lettre est adressée. Quand nous le saurons, nous déciderons qui de nous la portera à son adresse.

-- Ce ne sera pas vous, j'espère... dans l'état où vous êtes... et je vais envoyer chercher mon médecin.

-- Je n'en ai que faire... le sang est arrêté et je ne souffre pas... j'en serai quitte pour un peu de fièvre... je connais ça... ce n'est pas la première fois que je reçois un coup d'épée...

» Cabardos ! donne le portefeuille à mon neveu.

Le brigadier s'exécuta. Il tira l'objet de la poche où il l'avait mis et il le présenta à Chalandrey qui le prit avec répugnance.

-- N'aie pas peur, lui cria le commandant ; il ne l'avait pas sur lui quand il a été touché.

» Ouvre-le et cherche la lettre.

Maxime fit ce que voulait son oncle.

Il n'eut pas besoin d'inventorier les compartiments, gonflés de billets de banque.

La lettre était placée en évidence ; une lettre sous enveloppe cachetée, dont la suscription sauta aux yeux de Maxime et lui arracha un cri d'étonnement.

-- Quoi ?... qu'est-ce que c'est ? demanda Pierre d'Argental.

-- Ce nom !...

-- Quel nom !... tu peux parler devant Cabardos.

-- Vous dites que cette lettre contient les dernières volontés de cet homme ?

-- Je n'en sais rien du tout. Je ne l'ai pas lue. Mais elle est de lui... à moins qu'il n'ait menti.

-- Elle est adressée... à madame de Pommeuse.

-- Ce n'est pas possible !

-- Voyez plutôt !... à madame la comtesse de Pommeuse... avenue Marceau... c'est bien pour elle.

Le commandant lut et s'écria :

-- Eh bien ! mon cher, tu auras eu raison contre moi, une fois dans ta vie... je voulais te faire épouser cette femme... tu as résisté... je t'en félicite... j'avais appris hier qu'elle découchait... j'apprends aujourd'hui qu'elle avait des accointances avec ce chenapan qui a tué ton père.

-- Des accointances ! répéta Maxime confondu.

-- Je me sers d'un mot poli. Il était son amant, parbleu !

-- Non... ce n'est pas... je sais où madame de Pommeuse a passé la nuit, avant-hier... et quant à cet homme...

-- Fais-moi donc le plaisir de me dire d'où elle le connaissait... ce n'était pas son parent, je suppose...

-- Son parent ? s'écria Maxime en portant sa main à son front, comme s'il eût été frappé d'un trait de lumière.

Et il courut à la fenêtre ouverte sur le jardin.

Le cadavre était couché sur le dos et le jour éclairait en plein son visage, que la mort presque foudroyante n'avait pas défiguré.

Maxime n'eut pas besoin de regarder longtemps pour se rappeler où il avait vu pour la première fois ce malheureux que tout récemment, au bois de Boulogne, il prenait pour un Américain suspect.

-- Comment ne l'avais-je pas reconnu ? murmura-t-il.

En revenant à M. d'Argental, qui se demandait si son neveu perdait l'esprit, il lui dit :

-- Vous voulez savoir ce qu'il était à madame de Pommeuse... C'était son frère... je vais lui annoncer que vous l'avez délivrée de lui... la lettre arrivera à son adresse.

Maxime se précipita dans l'escalier et le commandant qui n'essaya point de le retenir, dit tranquillement à Cabardos :

-- Toutes réflexions faites, mon vieux, je me décide à aller raconter mon aventure au préfet de police... et je vais lui dire toute la vérité... Tant pis pour cette comtesse !... il y a un mort ici... je ne veux pas qu'on accuse mon neveu... je ferai appeler Goudal en témoignage et même le bonhomme qui nous a vus de sa fenêtre... Tu témoigneras aussi, car tu vas m'accompagner... Si on te révoque, cette fois, je me charge de toi.

IV

En sortant du Palais de Justice, la comtesse de Pommeuse était rentrée chez elle directement et elle y était rentrée seule.

Elle n'avait pas voulu que Maxime de Chalandrey l'accompagnât, quoiqu'il eût beaucoup insisté pour la reconduire, et ils s'étaient séparés à la porte du cabinet du juge.

Elle supposait, non sans motif, qu'on allait la surveiller, et elle tenait à ne compromettre personne.

Peut-être aussi gardait-elle rancune à Maxime qui l'avait assez mal secondée devant le juge. Elle comptait sur Maxime pour confondre le chef des assassins, et Maxime, qui ne l'avait pas reconnu, s'était borné à reprocher violemment au banquier Maubert de calomnier Lucien Croze.

Maxime était cependant plus excusable qu'elle qui n'avait pas eu assez d'énergie pour persister dans sa première déclaration contre un scélérat qui l'avait épargnée après le crime du pavillon.

L'affreux Maubert devait à la faiblesse de la pauvre comtesse d'avoir pu se retirer librement, alors que le magistrat qui l'interrogeait aurait dû l'envoyer tout droit au dépôt de la préfecture.

Il se pouvait qu'il ne perdît rien pour attendre, mais il était encore en état de nuire et de se venger de Lucien qui lui avait valu d'être appelé devant la justice.

Il aurait mieux fait de s'en prendre à lui-même qui s'était mal à propos avisé de le chasser et de le dénoncer pour complaire à Tévenec, dont les imprudences n'avaient pas peu contribué à le mettre dans l'embarras.

Mais les coquins ne raisonnent pas toujours juste.

Madame de Pommeuse était fondée à trembler pour le généreux garçon qu'elle aimait, qui l'aimait et qui était venu la délivrer rue Gazan.

Ce n'était pas sa faute, à lui, si Pigache et ses agents avaient envahi la maison avant que la comtesse eût le temps de fuir.

Elle aspirait à le revoir et elle n'osait pas aller rue des Dames, de peur d'être suivie.

Elle n'osait plus rien.

Elle se croyait perdue, alors qu'elle aurait dû se féliciter du résultat de son entrevue avec le juge d'instruction, puisque ce magistrat la mettait hors de cause dans l'affaire du crime du pavillon, et cela après avoir entendu sa confession complète.

Il semblait même disposé à ne pas s'occuper de ce frère contumace dont elle avait avoué la présence à Paris.

De sorte que, par le fait, la situation d'Octavie de Pommeuse, née Grelin, était plus nette et moins inquiétante, depuis qu'elle avait comparu devant la justice.

Elle n'avait plus rien à cacher, pas même l'origine de sa fortune, puisqu'elle était décidée à se dépouiller d'un bien mal acquis par son père.

Et, malgré tout, elle était la plus malheureuse des femmes.

Le passé l'accablait, l'avenir l'effrayait, et le présent n'était qu'un supplice.

Elle avait eu, en arrivant à son hôtel, le crève-cœur de s'apercevoir que ses gens la soupçonnaient.

Julie Granger s'était sincèrement réjouie de la revoir ; mais Julie Granger s'était abstenue de la questionner et la comtesse n'avait pas eu le courage de lui raconter son aventure.

La comtesse s'était enfermée dans sa chambre et elle y avait passé une nuit horrible, une nuit d'insomnie et de cauchemars, une de ces nuits qui vieillissent une femme en quelques heures.

Le matin seulement elle avait pu prendre un peu de repos ; elle se leva très tard et elle s'habilla lentement, comme on s'habille quand on n'attend rien de bon de la journée qui commence.

Et elle n'eut qu'à se regarder dans une glace pour constater que son charmant visage se ressentait cruellement des fatigues et des émotions de la veille.

-- Lucien ne m'aimera plus, murmura-t-elle.

Au fond, elle espérait bien que l'amour de ce brave et généreux garçon survivrait à cette nouvelle épreuve ; mais, dans la situation d'esprit où elle était, elle ne prévoyait que des malheurs.

Elle s'étonnait qu'il ne fût pas encore venu la rassurer et elle se demandait si le juge, se ravisant, n'avait pas fait appeler, pour l'interroger aussi, Lucien Croze, que M. Pigache avait pris sur lui de laisser en liberté, après l'avoir presque arrêté dans la maison de la rue Gazan.

Et elle n'avait là personne à qui parler de ses inquiétudes.

Julie Granger, après l'avoir revue, s'était empressée de regagner les hauteurs de la rue du Rocher, et la pauvre comtesse ne pouvait pas confier ses chagrins à sa femme de chambre.

C'est le supplice des riches d'être entourés de serviteurs indifférents ou suspects qui ne s'associent pas à leurs douleurs et qui ne songent qu'à surprendre leurs secrets.

Madame de Pommeuse ne se sentait pas le courage de rester dans cette incertitude qui la tuait, et après avoir longtemps hésité, elle résolut d'écrire à Odette, pour lui demander des nouvelles de Lucien.

Lucien avait dû raconter à sa sœur, sinon tout ce qui s'était passé, du moins une partie de ses aventures, et s'il lui avait dit qu'il s'était fiancé à la comtesse, Odette ne manquerait pas de répondre.

Peut-être même viendrait-elle à l'hôtel de l'avenue Marceau.

Et entre la jeune veuve et la jeune fille, l'accord serait bientôt fait.

Il ne s'agissait que de trouver quelqu'un de sûr pour porter la lettre qui n'arriverait pas assez vite par la poste, et madame de Pommeuse, qui se défiait maintenant de tous ses domestiques, pensa que le mieux serait d'envoyer tout simplement un commissionnaire en lui recommandant d'attendre la réponse.

La question était de savoir si ce messager médaillé trouverait mademoiselle Croze chez elle.

Assurément, elle ne travaillait plus au portrait de Maxime de Chalandrey, qu'un accident avait mis dans l'impossibilité de poser, depuis bien des jours.

Avait-elle repris la copie qu'elle exécutait au musée du Louvre ?

Madame de Pommeuse en était aux conjectures, mais pour se rappeler au souvenir d'Odette, elle n'avait pas le choix des moyens.

Elle écrivit donc, et elle y mit du temps, car la rédaction de ce billet ne laissait pas que de l'embarrasser, dans l'ignorance où elle était des intentions de la sœur, et même de celles du frère, car elle ne comptait plus qu'à demi sur les serments des hommes.

Elle en vint à bout cependant et vers trois heures, elle se décida à se mettre en quête elle-même du commissionnaire qu'elle voulait charger de la lettre.

Ce dérangement aurait pour effet d'empêcher ses gens de commenter sa façon de correspondre, et pour la réponse, elle donnerait à son messager l'ordre de la lui rapporter à un endroit désigné sur la place de l'Étoile, par exemple, à quatre heures et demie.

En attendant, la comtesse se proposait de passer chez son notaire, afin de s'entendre avec lui sur l'emploi qu'elle voulait faire de sa fortune... cette fortune qui lui venait de son père et qui lui pesait comme un remords.

Elle jugeait les sentiments de Lucien Croze d'après les siens, et elle ne doutait pas qu'il ne l'approuvât de préférer la pauvreté à la richesse venue d'une source impure.

Après avoir dit à sa femme de chambre qu'elle ne rentrerait qu'à l'heure du dîner, elle sortit de son hôtel et elle s'achemina vers l'angle de l'avenue Marceau où elle pensait trouver l'homme qu'elle cherchait.

Elle n'avait pas fait vingt pas qu'elle croisa une voiture de place qui venait en sens inverse et qui s'arrêta, aussitôt après l'avoir dépassée.

Madame de Pommeuse se retourna instinctivement et fut très étonnée de voir dans ce fiacre Maxime de Chalandrey.

Elle aurait certainement préféré voir Lucien Croze, mais Maxime n'était pas un ennemi et il apportait peut-être des nouvelles de la rue des Dames.

Elle l'attendit de pied ferme, quoique cette apparition l'eût beaucoup troublée.

-- J'allais chez vous, lui dit Maxime, en l'abordant.

-- Vous auriez pu venir plus tôt, murmura la comtesse.

-- Vous me l'aviez presque défendu, et vous ne me reprocheriez pas d'avoir tardé, si vous saviez à quoi j'ai employé mon temps.

-- Vous n'avez pas de compte à me rendre. Dites-moi seulement pourquoi vous venez maintenant.

-- Pour vous remettre une lettre.

-- De votre ami, Lucien ?... donnez... donnez vite !

-- La lettre n'est pas de Lucien.

-- De qui donc, alors ?

-- La voici, dit Maxime en présentant à la comtesse le pli cacheté qu'il avait retiré du portefeuille. Elle est à votre adresse. Reconnaissez-vous l'écriture ?

Madame de Pommeuse pâlit en la regardant.

-- Oui... je vois que vous la reconnaissez... je ne m'étais pas trompé... maintenant, lisez la lettre.

La comtesse la décacheta d'une main fiévreuse et la lut d'un coup d'œil.

-- Enfin ! murmura-t-elle, je n'ai plus à trembler pour lui. Il m'annonce qu'il va quitter Paris, ce soir, et qu'il ne reviendra jamais en France.

-- De qui parlez-vous ? demanda Maxime.

-- Vous le savez bien.

-- Je le devine peut-être... mais j'attends que vous me l'appreniez.

-- Si vous ne le savez pas, comment se fait-il que vous m'apportiez cette lettre ? ce n'est donc pas lui qui vous l'a remise ?

-- Lui... c'est votre frère, n'est-ce pas ?

-- Oui... et vous devriez vous réjouir avec moi, car il m'apprend que demain, il sera en Angleterre. Il avait manqué à la promesse qu'il m'avait faite dans le pavillon... il était resté à Paris sous un faux nom, mais il a compris qu'il allait se perdre... c'est un miracle qu'on ne l'ait pas arrêté... et il s'est décidé à retourner en Amérique.

-- Il aurait mieux fait de partir hier.

-- Il aurait dû partir, le jour de mon entrevue avec lui. Il a joué, le malheureux, avec l'argent que je lui ai donné... il a gagné... beaucoup gagné, m'écrit-il... puis, il s'est aperçu qu'on le soupçonnait... et il s'est décidé à se mettre à l'abri... Dieu soit loué ! je n'aurai pas la douleur de le voir sur le banc d'infamie... et puisqu'il se repent, il s'amendera peut-être... il est encore jeune... et à l'étranger, il rachètera son passé.

-- Il n'est plus temps.

-- Pourquoi ?

-- Il l'a expié, son passé.

-- Que voulez-vous dire ?... serait-il tombé entre les mains des agents qui le cherchaient ?

-- Il est mort ! répondit brusquement Chalandrey.

-- Mort ! murmura la comtesse, suffoquée par l'émotion.

-- De mort violente. Ne devait-il pas finir ainsi ?

-- Il s'est tué, le malheureux !

Chalandrey fit signe que non.

-- Ah ! Je vous comprends !... ils l'ont assassiné.

-- De qui parlez-vous ?

-- Des bandits du pavillon.

-- Ils ne se sont jamais occupés de votre frère... ils ne le connaissaient pas...

-- Tévenec le connaissait... Tévenec le haïssait... Tévenec savait qu'il était revenu à Paris et il m'avait menacée de le dénoncer...

-- Pour vous effrayer, sans doute, car il n'avait aucun intérêt à le supprimer... Au contraire.

» Votre frère n'a pas été assassiné... votre frère ne s'est pas suicidé... Votre frère a été tué en duel.

-- En duel !

-- Oui... d'un coup d'épée dans la poitrine. Ne pensez-vous pas qu'il ne pouvait rien lui arriver de plus heureux ?

-- C'était mon frère !

-- Pleurez-le, si vous voulez, mais ne le regrettez pas, dit presque durement Chalandrey. S'il vivait, vous l'auriez vu sur le banc des accusés... à la cour d'assises...

-- Non, puisqu'il allait partir.

-- Il serait revenu... il s'était résigné à s'éloigner, parce qu'il craignait d'être signalé à la police. Mais il aurait reparu... ses pareils ne peuvent vivre qu'à Paris... et il aurait fini au bagne... ne vaut-il pas mieux qu'il soit tombé, l'épée à la main, comme un galant homme ?... Il s'est bravement battu et il a eu l'honneur d'avoir pour adversaire un ancien officier supérieur.

-- Et... cet adversaire sait que je suis la sœur de...

-- Il ne le savait pas quand l'affaire s'est engagée.

-- Mais il le sait maintenant ?

-- Il l'a appris en lisant votre nom sur cette lettre...

-- Et il vous a chargé de me la remettre.

-- Il vous l'aurait remise lui-même s'il n'était pas blessé.

-- Vous avez donc assisté au combat ?

-- Non. Il était terminé quand je suis arrivé.

-- Et vous avez reconnu mon malheureux frère...

-- Il était mort quand je l'ai reconnu. Je l'avais si mal vu dans le pavillon que, depuis, je me suis trouvé plusieurs fois en contact avec lui, sans me douter que c'était l'homme qui, sous mes yeux, avait reçu de l'argent de votre main.

» Il était au bois de Boulogne, le jour où je vous y ai rencontrée.

-- Ne vous l'ai-je pas dit, qu'il y était ?

-- C'est vrai... il y était à cheval... il m'a salué... et je l'ai pris pour ce qu'il prétendait être... pour un Américain, récemment arrivé en France, qui s'était fait recevoir à mon cercle, où il jouait très gros jeu et qui m'a gagné beaucoup d'argent... il faut dire qu'après son entrevue avec vous, il avait coupé sa barbe et qu'il était méconnaissable.

-- Je ne m'y étais pas trompée... et je ne m'explique pas que vous l'ayez reconnu mort... vous qui ne l'aviez pas reconnu vivant.

-- Quand on m'a montré son cadavre, je venais de lire votre adresse sur la lettre... c'était un trait de lumière... la mémoire m'est revenue, tout à coup... et j'ai compris...

-- Moi, je ne comprends pas encore, dit amèrement la comtesse.

-- C'est cependant très simple. Avec la somme que vous lui avez donnée pour partir, votre frère a fait peau neuve. Il est allé se loger au Grand-Hôtel, sous le faux nom de William Atkins.

» Il a réussi à s'introduire au cercle et le jeu lui a réussi. Il était en passe d'y faire fortune et personne ne se doutait qu'il eût été jadis condamné par contumace.

» Ce n'est pas cet antécédent judiciaire qui l'a perdu. Son adversaire ignorait qu'il eût été poursuivi et jugé pour un faux. S'il l'avait su, il ne se serait peut-être pas battu avec lui.

-- Apprenez-moi donc quelle a été la cause du duel ?

-- Un autre méfait, imputable à votre frère.

-- Quel méfait ?

-- Il y a dix ans, votre frère a tué un homme... un proche parent de l'homme tué cherchait le meurtrier qui était resté un inconnu... il a acquis la certitude que ce meurtrier, c'était le soi-disant Américain et il l'a forcé à se battre...

-- Une vengeance, alors...

-- Une vengeance légitime. Votre frère n'a pas nié... et s'il a succombé, c'est que Dieu est juste... celui qui a frappé par l'épée périra par l'épée.

» Le combat a été loyal, je l'atteste. Je n'y étais pas, mais je connais assez l'adversaire pour répondre de lui... comme je répondrais de moi-même.

» Si je vous le nommais, vous ne douteriez pas un seul instant de son honorabilité.

-- Je le connais donc ?

-- Oui... et s'il avait su avoir à faire au frère de madame de Pommeuse, je crois bien qu'il n'aurait pas provoqué M. Atkins.

-- Nommez-le moi !

-- À quoi bon ?... vous êtes destinée à le revoir. Mieux vaut que vous ignoriez ce qu'il a fait.

-- Dites-moi au moins qui mon frère avait tué.

-- Si je vous le disais, vous ne me croiriez pas...

-- Si vous ne me le dites pas, je croirai que rien de ce que vous venez de me raconter n'est vrai... je croirai que mon frère a été assassiné... je croirai que vous vous êtes allié à mes ennemis.

-- Il faudrait que vous eussiez perdu l'esprit. C'est déjà trop que vous me soupçonniez de mentir. Sachez donc ce que j'aurais voulu vous cacher.

» L'homme que votre frère a tué, il y a dix ans, était officier et s'appelait Roger de Chalandrey.

» Je suis son fils.

-- Ah ! s'écria la comtesse, je comprends maintenant... c'est vous qui avez vengé votre père... c'est vous qui...

-- Non, madame, interrompit Maxime. Je l'aurais vengé si j'avais pu. Je cherchais son meurtrier... j'étais sur sa trace et si je m'étais trouvé face à face avec lui, je ne l'aurais pas épargné. Quelqu'un m'a devancé...

-- Votre oncle !

-- Oui... le commandant Pierre d'Argental a exposé sa vie pour venger son beau-frère et peu s'en est fallu qu'il ne la perdît, car il a été sérieusement blessé.

» Je ne voulais pas le quitter, mais quand j'ai vu votre nom sur cette lettre...

-- C'est donc maintenant seulement que...

-- Je n'ai pris que le temps de me jeter dans une voiture. Cette lettre aurait pu tomber en d'autres mains que les vôtres. Il importait qu'elle vous fût remise immédiatement. Brûlez-la. Nul ne saura que vous étiez la sœur de l'aventurier qui se faisait appeler William Atkins.

-- Votre oncle et les témoins l'ont vue, cette lettre.

-- Mon oncle n'en parlera pas... les témoins ?... ils n'étaient que deux et l'un des deux ne l'a pas vue... il était déjà parti quand nous l'avons trouvée dans un portefeuille que votre frère avait placé sur un banc, avant le combat... un portefeuille qui contient une somme importante et que votre frère a prié ces messieurs de porter à la même adresse que la lettre, s'il lui arrivait malheur.

» L'autre témoin est un homme sûr... un ancien militaire qui a servi sous les ordres de mon oncle. Il se taira. Quant aux billets de banque...

-- Je n'en veux pas, dit vivement la comtesse.

-- Je les garde pour les remettre au magistrat qui dirigera l'enquête... le portefeuille où ils sont logés ne renferme aucun papier... je m'en suis assuré... rien que des cartes de visite au nom de William Atkins...

-- Le magistrat ? l'enquête ? répéta madame de Pommeuse.

-- Mais, oui. Il y a eu mort d'homme et d'ailleurs on s'est battu chez moi... dans mon jardin. Tout s'est passé régulièrement, mais la justice s'occupera de cette affaire. Mon oncle, qui s'y attend, a pris les devants. Il s'est fait immédiatement conduire chez le préfet de police. Il va tout lui dire, excepté ce qui vous concerne.

» Je l'aurais accompagné, si je n'avais pensé que mon premier devoir était de vous avertir.

» Je serai interrogé, mais vous ne le serez pas, puisqu'il ne peut pas être question de vous à propos de ce duel.

-- Vous oubliez que, hier, à pareille heure, j'étais dans le cabinet du juge d'instruction et qu'en me laissant partir, il m'a dit que je restais à sa disposition.

-- Il m'a, parbleu ! bien dit la même chose... et j'ai compris ce langage. Il signifie que si je faisais mine de quitter Paris, on m'inviterait poliment à y rester jusqu'à nouvel avis.

» Je suis dans le même cas que vous... et nous sommes certainement surveillés, tous les deux... moi surtout. On saura donc que vous m'avez vue...

-- Peut-être ; mais j'ai bien le droit de vous faire une visite. Et je défie l'agent le plus habile de deviner que je suis venu vous apprendre la mort de votre frère. Vous allez me dire qu'on a pu me voir vous remettre une lettre... je vous répondrai qu'au moment où je vous l'ai remise, il ne passait personne dans l'avenue Marceau.

-- Mais la voiture où vous étiez nous a suivis jusqu'ici ?

-- Et tous les cochers sont de la police, à ce qu'on prétend, dit en souriant Maxime. Eh bien, je crois qu'on s'exagère beaucoup la puissance de la préfecture. Si elle faisait suivre tous ceux qui ont eu à faire à un juge d'instruction, le personnel de la Sûreté n'y suffirait pas. Ces gens qui vont et qui viennent sous les arbres de la place de l'Étoile où nous sommes arrivés, ne sont pas des espions, je vous l'affirme.

-- J'envie votre assurance, mais je ne la partage pas. Depuis que je suis rentrée chez moi, après vous avoir quitté au Palais, je n'ai pas osé sortir, tant je craignais d'être suivie.

-- Vous vous y êtes décidée, cependant.

-- Si vous saviez pourquoi...

-- Je ne vous le demande pas.

-- Je n'ai aucune nouvelle de M. Lucien Croze...

-- Et vous alliez chez lui ?

-- Non... j'ai écrit à sa sœur et, comme je me défie de mes domestiques, j'allais lui faire porter ma lettre par un commissionnaire...

-- Lucien aimerait beaucoup mieux vous voir.

-- Il vous l'a dit ?

-- Plutôt vingt fois qu'une. J'ai passé, hier, toute ma soirée avec lui.

-- Que n'est-il donc venu me rassurer !

-- Vous ne connaissez pas encore Lucien. Il est timide comme une jeune fille. S'il n'est pas venu, c'est qu'il n'a pas osé...

-- Après ce qui s'est passé hier dans cette affreuse maison où j'étais enfermée !...

-- Je sais. Il m'a tout raconté. Il a eu l'audace de se déclarer et vous n'avez pas mal accueilli sa déclaration. Vous avez même échangé avec lui une promesse.

-- L'a-t-il donc déjà oubliée ?

-- Oh ! non... mais il n'a pas eu le courage de venir vous la rappeler. Sa sœur et moi, nous lui avons fait honte de sa timidité... nous n'en sommes pas venus à bout.

-- Sa sœur !... elle aurait pu venir, elle !

-- Elle en avait bonne envie. C'est moi qui l'en ai empêchée.

-- Vous, monsieur !... vous que je croyais mon ami !...

-- Je suis votre ami... je crois vous l'avoir prouvé... et je vous le prouverai encore... mais je suis amoureux d'une jeune fille que vous connaissez bien...

-- Odette.

-- Oui, chère madame ; et les amoureux sont égoïstes. J'ai dîné, hier, avec elle et son frère, au restaurant. J'étais arrivé rue des Dames, au moment où Lucien rentrait, après les aventures que vous savez. J'ai quitté ma fiancée à minuit.

-- Votre fiancée !

-- Oui, madame. J'ai demandé à Lucien la main de sa sœur et il me l'a accordée. Odette n'a pas dit non, et il ne nous reste plus qu'à publier les bans. Nous nous marierons dans un mois.

-- J'aurai donc cette joie de vous voir heureux ! Votre bonheur me consolera d'avoir tant souffert.

-- Il ne tient qu'à vous d'être aussi heureuse que vos amis. Pourquoi ne nous marierions-nous pas tous les quatre, le même jour ?

-- M. Croze m'épouserait !

-- C'est son vœu le plus cher et c'est le rêve de sa sœur. Oserai-je ajouter que c'est le mien ? Il dépend de vous de le réaliser. Vous êtes libre de disposer de votre cœur et de votre main.

-- Libre !... quand je puis, d'un instant à l'autre, être appelée devant le juge d'instruction... quand mes ennemis me guettent... quand Tévenec, caché dans Paris, n'attend qu'une occasion de se venger de moi et de ceux qui m'aiment !

-- Encore une fois, chère madame, vous vous exagérez les dangers qui vous menacent. Votre situation est certainement meilleure qu'elle ne l'était il y a trois jours. Le magistrat qui vous a interrogée ne vous soupçonne plus d'avoir pris part au crime du pavillon. Tévenec est en fuite et... permettez-moi de vous le dire... la mort de votre malheureux frère vous a délivrée d'une grosse inquiétude.

» Rien ne vous empêche donc d'épouser Lucien.

» Il n'a rien à redouter non plus, puisque cet odieux Maubert a retiré la plainte qu'il avait portée contre lui.

» Je me flatte d'avoir contribué à ce résultat en lui disant son fait dans le cabinet du juge d'instruction.

-- Maubert ?... vous l'avez sauvé ! murmura la comtesse.

-- Sauvé de quoi ? demanda Chalandrey stupéfait.

-- Il tremblait d'être arrêté immédiatement... et le juge l'a laissé partir. Maubert vous a béni... c'est à vous qu'il doit d'avoir pu rentrer tranquillement chez lui...

-- À moi !

-- Oui, car si vous l'aviez reconnu... comme je l'ai reconnu... votre déclaration aurait confirmé la mienne... et le juge n'aurait pas hésité à l'envoyer en prison.

» Vous l'aviez vu pourtant donnant des ordres à ses complices, ce chef des assassins du pavillon...

-- Comment ! c'était lui !

-- J'en suis certaine. Je l'ai vu d'assez près pour ne pas me tromper. C'est son visage... c'est sa voix...

-- Que ne l'avez-vous donc dénoncé ?

-- Je l'ai dénoncé... je l'ai appelé assassin !... j'ai raconté la scène du meurtre à ce juge...

-- Et il a refusé de vous croire !

-- Je ne sais ce qu'il a pensé. Maubert, bien entendu, a nié énergiquement. Il a prétendu que j'avais été abusée par une ressemblance... il a osé parler de Lesurques. Le juge a écouté ses protestations et m'a demandé si je persistais à l'accuser.

» Alors, je l'avoue, j'ai faibli...

-- Vous vous êtes rétractée ?

-- Non... je me suis tue...

-- Et pourquoi, grand Dieu !

-- Je me suis souvenue tout à coup que cet homme m'a sauvé la vie... vous le savez bien... les autres bandits voulaient me tuer... il a exigé qu'on m'épargnât... et là, dans le cabinet où je l'ai revu pour la première fois depuis le crime, il a compris pourquoi j'hésitais... il a payé d'audace et il m'a dit : Regardez-moi bien, madame !... Est-ce moi ?... Je lisais dans ses yeux... ils me disaient : oseras-tu m'envoyer à l'échafaud, moi qui t'ai fait grâce.

-- Et le juge a pris votre silence pour un désaveu de votre première déclaration ?

-- Je vous répète qu'il ne s'est pas prononcé. À ce moment, on est venu annoncer que vous étiez là. Il a ordonné qu'on vous fît entrer. Il voulait vous entendre avant de prendre une décision. Moi, j'espérais que vous alliez désigner l'assassin. Je m'abusais. Il était là... vous l'avez vu... et vous ne vous êtes pas récrié... mais j'espérais encore que vous ne l'aviez pas regardé avec assez d'attention... mon cœur a battu quand vous avez dit : moi aussi, j'ai assisté à l'assassinat... et Maubert a pâli... Hélas ! la mémoire ne vous est pas revenue... à une question du juge, vous avez répondu que, depuis le crime, vous n'aviez rencontré aucun de ceux qui l'ont commis sous vos yeux.

» Et pour comble de malheur, vous avez violemment apostrophé Maubert à propos de la plainte calomnieuse qu'il a portée contre M. Croze.

» C'est cette diversion qui l'a sauvé.

» Vous savez le reste. Le juge l'a congédié...

-- Pas définitivement, je l'affirme. Souvenez-vous qu'après l'avoir renvoyé, il nous a quittés un instant... pour donner un ordre, a-t-il dit.

-- Je m'en souviens, mais qu'en concluez-vous ?

-- Pigache était dans le cabinet où le juge est entré... j'en suis sûr, parce que je venais de le rencontrer dans l'antichambre... c'est avec lui que le juge est allé conférer.

-- Pour lui recommander de nous surveiller.

-- Non... pour lui recommander de surveiller Maubert.

-- Qui vous fait croire ?...

-- Rappelez-vous qu'en rentrant ses façons avec nous n'étaient plus les mêmes. Il nous avait traités jusqu'alors plutôt comme des accusés que comme des témoins. Après l'entretien de cinq minutes qu'il a eu avec le sous-chef de la sûreté, il vous a parlé comme il l'aurait fait dans le monde à madame la comtesse de Pommeuse... et il a été pour moi d'une parfaite courtoisie.

» Il avait l'air de nous exprimer ses regrets de nous avoir soupçonnés.

-- C'est vrai... j'ai été, comme vous, frappée de ce revirement... mais je n'en tire pas les mêmes conséquences... Plusieurs fois, pendant le cours du long interrogatoire que j'ai subi avant votre arrivée, il a changé de manière et de ton... Il s'est montré tantôt rogue et cassant, tantôt poli et presque affectueux.

» Sa douceur n'était qu'habileté.

-- Au commencement, peut-être ; mais pas maintenant. La ruse est permise à un juge d'instruction, tant qu'il lutte contre un prévenu qui se défend adroitement. C'est comme les feintes dans un duel. Après, elle ne l'est plus. Un magistrat, digne de ce nom, ne s'abaisse pas jusqu'à faire semblant de marquer de la sympathie à des témoins qu'il soupçonne d'avoir déguisé la vérité.

» Or, je me suis renseigné sur celui qui nous a interrogés. Il est très fort, et la preuve, c'est qu'on lui confie les affaires les plus difficiles, mais c'est un galant homme, dans toute l'acception du mot.

-- Je ne demande qu'à croire ce que vous me dites... et pourtant je ne me sens pas complètement rassurée... et je reste sous le coup de douleurs que rien ne peut calmer.

-- La mort de votre frère ?... je n'essaierai pas de vous démontrer que cette mort est pour vous une délivrance. Le moment serait mal choisi. Vous reconnaîtrez plus tard que Dieu nous a protégés, tous, et que le duel où ce malheureux a succombé a été providentiel, quoique mon oncle y ait récolté un coup d'épée. Les suites ne regardent que lui et moi. Je vous supplie de nous laisser faire et je vous jure que vous ne serez pas inquiétée.

» En revanche, chère madame, je vous demande d'en finir avec un homme qui vous aime et qui souffre de ne pas vous voir.

-- En finir ?... que voulez-vous dire ?

-- Je veux dire que je sais où sont, en ce moment, Lucien Croze et sa sœur, qu'ils m'attendent et que je suis prêt à vous conduire...

-- Chez eux ?

-- Non, madame, pas chez eux. Ils n'y sont pas... et je m'en réjouis, car je me figure qu'il vous en coûterait un peu d'aller les chercher dans cette maison de la rue des Dames où M. Pigache nous a surpris tous.

» Vous devez avoir gardé un mauvais souvenir de cette première visite.

» Mais nous pouvons les rencontrer sur un terrain neutre.

Et comme la comtesse l'interrogeait d'un regard, Maxime reprit gaiement :

-- N'est-ce pas l'usage, lorsqu'il s'agit des préliminaires d'un mariage, d'aboucher les futurs époux au théâtre ou à une exposition de peinture ?... Eh ! bien, nous nous conformerons à l'usage, car nous trouverons le frère et la sœur au musée du Louvre... dans la grande galerie où mademoiselle Croze achève une copie qu'on lui a commandée et qu'elle avait abandonnée pour commencer mon portrait... elle le finira quand nous serons mariés, mon portrait... et elle tient à exécuter sa commande. Lucien, aujourd'hui, l'a accompagnée au Louvre. Nous sommes certains de les y trouver tous les deux... pourvu que nous ne perdions pas de temps. Le musée ferme à quatre heures.

-- Mais,... ils ne nous attendent pas.

-- Ils m'attendent, moi, et la surprise que vous leur ferez les comblera de joie.

» J'ajoute, pour vous décider, que la galerie du bord de l'eau porte bonheur. C'est là que j'ai vu Odette pour la première fois.

Madame de Pommeuse ne put s'empêcher de sourire à ce souvenir. Les propos alertes de ce vivace amoureux lui remontaient le moral et son pauvre cœur meurtri se reprenait à espérer. Elle sentait que ce brave Maxime avait raison sur tous les points : que son frère ne méritait pas qu'elle le pleurât ; que la partie contre Maubert et Tévenec n'était pas perdue ; que Lucien l'adorait et qu'un avenir heureux pouvait encore s'ouvrir pour elle après tant de douloureuses catastrophes.

-- Au Louvre ! murmura-t-elle. N'est-il pas trop tard ?

Maxime comprit qu'elle abritait sous un prétexte le désir qu'elle n'osait pas avouer de revoir Lucien.

-- Nous arriverons avant la fermeture, dit-il vivement. Je suis tombé par hasard sur un fiacre qui marche. Il n'est pas beaucoup plus de trois heures et quart... Nous serons au Louvre dans vingt minutes... et, d'ailleurs, si on ne nous laissait pas entrer, nous attendrions Lucien et sa sœur dans le square qui est devant la porte du musée.

» C'est convenu avec eux. J'y ai même donné un rendez-vous éventuel à... à quelqu'un qui m'y apportera peut-être des nouvelles de mon oncle.

-- S'il en est ainsi, je me reprocherais de vous retenir...

La comtesse allait peut-être ajouter : « Partez sans moi », mais Maxime fit un signe au cocher qui s'était arrêté, tout près du trottoir de la rue de Presbourg et qui s'empressa d'ouvrir lui-même la portière de sa voiture.

Il croyait son bourgeois en bonne fortune et il flairait un généreux pourboire.

Madame de Pommeuse se laissa conduire et monta la première, suivie de près par Maxime.

Le cheval fila par l'avenue des Champs-Élysées et ils roulèrent quelque temps sans se parler.

Ils avaient eu en même temps la même pensée.

Ils songeaient à ce voyage commencé rue du Rocher et terminé à la porte de Clichy, ce voyage qui avait décidé de leurs destinées.

Chalandrey ne le regrettait pas. Il touchait au port, puisqu'il allait épouser Odette.

La comtesse en était encore à se demander si elle ne devait pas maudire ce point de départ de tant d'aventures qui n'étaient pas finies.

Les fiacres et les cochers avaient joué un grand rôle dans leur histoire, et Maxime ne put s'empêcher de le dire.

-- Ne trouvez-vous pas, demanda-t-il en riant, que nous sommes prédestinés aux événements qui commencent en voiture ?

-- C'est vrai, murmura la comtesse.

-- La première fois que vous y êtes montée avec moi, vous ne vous doutiez guère, ni moi non plus, que nous nous en souviendrions toute notre vie.

» Et le fiacre qui, peu de jours après, vous a menée rue de Naples où des agents vous guettaient... des agents qui vous ont suivie jusqu'à la rue des Dames...

-- Vous oubliez la berline à glaces de bois où les valets de Tévenec m'ont enfermée...

-- Je ne l'oublie pas... et j'espère encore que ce coquin sera traité selon ses mérites. Que vous en a dit le juge d'instruction ?

-- Il m'a dit qu'on le recherchait activement, mais que sans doute Tévenec avait eu le temps de passer en Angleterre.

-- Je suis persuadé du contraire. Il n'a pas dû abandonner la partie, tant qu'il lui restait une chance de la gagner... et de plus, il doit avoir des comptes à régler avec ses associés... oui, ses associés, car je ne doute pas qu'il ne fût l'âme de la bande du pavillon... cette bande dont Maubert était le chef militant... Tévenec ne mettait pas la main aux grosses besognes, mais il dirigeait les opérations... et si on arrête Maubert, je ne serais pas étonné qu'on prît Tévenec.

-- Ils sont sur leurs gardes... et d'ailleurs, où se réuniraient-ils ?... Tévenec, s'il est resté caché dans Paris, ne commettra pas l'imprudence d'aller voir son complice.

-- Il est certain qu'il ne se montrera pas dans les bureaux de la maison de banque de la rue des Petites-Écuries. Mais ces coquins ont tant de locaux à leur disposition !

» On en a découvert deux. Je parierais bien qu'ils en ont trois ou quatre et qu'ils se rencontreront quelque part avant de se séparer. Le juge d'instruction n'a peut-être laissé partir Maubert que pour avoir les autres.

» Si Pigache les ramassait tous du même coup de filet, Pigache serait le roi des policiers passés, présents et futurs.

» Mais je m'amuse à raisonner sur des hypothèses et je ferais beaucoup mieux de vous parler de Lucien.

» J'aurais dû commencer par vous dire que je lui ai trouvé une place... dans une administration dont le directeur est un de mes amis... une place beaucoup mieux rétribuée que celle qu'il a perdue... c'est l'indépendance assurée... et Lucien tient, avant tout, à pouvoir se suffire à lui-même... il me le disait encore hier... et il ne se mariera qu'à cette condition de travailler pour gagner sa vie, comme par le passé... épousât-il une femme riche à millions.

-- Je n'ai jamais douté de son désintéressement, murmura la comtesse, plus résolue que jamais à renoncer à l'héritage de son père.

-- C'est dans le sang des Croze, ces sentiments-là, reprit en riant Chalandrey. Mademoiselle Odette m'a déclaré qu'elle entendait continuer à tirer profit de son talent d'artiste. Je ne l'empêcherai pas de vendre sa peinture, mais elle a compris que ma femme ne pouvait pas chanter pour de l'argent. Vous ne l'aurez plus à vos samedis, chère madame.

-- Mes samedis sont finis, dit vivement madame de Pommeuse. Quoi qu'il arrive, je quitterai mon hôtel... et quant à ma fortune...

-- J'ai deviné que vous vouliez y renoncer et, sur ce point, je n'ai pas de conseils à vous donner ; mais je puis vous dire que Lucien, qui vous adore, vous aimera encore plus quand il saura que vous êtes pauvre.

» Ah ! nous arrivons !... quatre heures moins un quart !... diable !... je crains fort qu'on ne nous laisse pas entrer.

Après avoir descendu l'avenue des Champs-Élysées, le fiacre avait suivi les quais et débouchait sur la place du Carrousel, pour tourner à droite entre le musée et le square.

Il y a là un coin d'aspect mélancolique où les passants n'abondent pas et où l'arrivée d'une voiture est presque un événement.

Maxime fit arrêter la sienne assez loin de l'entrée des galeries et vit tout de suite que l'heure était passée.

Les visiteurs et les artistes sortaient à la file.

Mais, presque aussitôt, il aperçut Lucien Croze montant la garde devant la grille du jardin carré qui occupe le fond de cette espèce de cour que bordent de trois côtés les bâtiments du nouveau Louvre.

Évidemment, Odette n'était pas loin.

Son frère reconnut de loin madame de Pommeuse et vint à sa rencontre.

Ils s'abordèrent, aussi émus l'un que l'autre, émus au point de ne pas trouver une parole et il fallut que Maxime entamât la conversation en disant à son ami :

-- Ta sœur est là, n'est-ce pas ?

-- Assise sur un des bancs du square, balbutia Lucien.

-- Allons la rejoindre... nous ne pouvons rien faire sans elle... et madame de Pommeuse a hâte de la voir, reprit malicieusement Chalandrey, qui trouvait amusant de laisser croire à l'amoureux Lucien que la comtesse ne venait que pour Odette.

L'explication ne tarda guère, car Odette, ennuyée d'attendre, sortit du square, les vit et accourut.

Elle n'en était plus, comme son frère, aux cruelles incertitudes qui tourmentent les cœurs épris. Elle était sûre d'être aimée et l'apparition de la comtesse ne la troubla pas du tout, car elle devina tout de suite pourquoi elle était venue avec Maxime de Chalandrey.

Au lieu de faire des phrases, elle prit les mains de sa future belle-sœur et elle l'embrassa sur les deux joues, sans lui demander la permission.

La glace était rompue et Maxime ne perdit pas de temps pour mettre à profit l'heureuse intervention de la jeune fille qui venait de supprimer hardiment les préambules embarrassants.

Il les entraîna tous les trois dans le square, plus propice aux tendres causeries qu'un chemin où passaient des rapins chevelus, et là, dans une allée solitaire, au milieu des verdures nouvelles, ils s'apprêtait à mettre les amoureux sur la voie d'une explication décisive, lorsqu'il avisa Cabardos qui arrivait tout essoufflé.

Cabardos apportait certainement des nouvelles de l'oncle d'Argental et de son entrevue avec le préfet de police. C'était convenu entre Chalandrey et lui.

Mais ces nouvelles, qui auraient fort intéressé la comtesse, ne regardaient ni Lucien, ni sa sœur, et Maxime n'avait garde de les mettre dans la confidence du drame auquel il venait d'assister.

Il n'était pas fâché d'ailleurs de laisser Odette achever sans lui ce qu'elle avait si bien commencé.

-- Voilà un monsieur qui me cherche, dit-il, et je sais pourquoi... c'est un ami de mon oncle... il faut absolument que je lui parle... ce ne sera pas long.

Et il courut à Cabardos qui s'était arrêté au bout de l'allée et qui lui dit :

-- Ah ! monsieur, quel homme que le commandant ! En moins d'une heure, il a tout arrangé.

-- Il a vu le préfet ? demanda Chalandrey.

-- Le préfet... le chef de la Sûreté... le juge d'instruction, et il a si bien parlé qu'ils l'ont écouté comme un oracle... il paraît que le préfet l'a connu autrefois...

-- Oui... et mon oncle a eu l'occasion de lui rendre un service assez important.

-- Eh bien ! le préfet s'en est souvenu, car il l'a reçu tout de suite... et ce qu'il y a de plus fort, c'est que j'ai été appelé, moi aussi, dans le cabinet du grand chef... qui m'a interrogé lui-même.

-- Alors mon oncle leur a raconté le duel ?

-- Tout comme il s'est passé... sans rien leur cacher... il aurait voulu mentir qu'il n'aurait pas pu... ça ne lui est jamais arrivé de sa vie.

-- Alors, ils savent pourquoi il s'est battu ?

-- Ils savent tout... excepté que le faux Américain avait écrit une lettre... ça fait que si on vous interroge... et on vous interrogera...

-- Je n'en parlerai pas. Elle est arrivée à son adresse. Mais il me semble impossible que l'affaire en reste là. Il y a eu mort d'homme.

-- Il y aura une instruction. Elle est déjà commencée. Le juge est nommé. Le chef de la Sûreté est chez vous avec mon patron qui m'a chargé de vous y amener... j'ai dit que je savais où vous étiez...

-- Et mon oncle ?... où est-il ?

-- Chez lui, rue du Helder... le médecin qui l'a pansé à la Préfecture a dit que sa blessure n'était rien, mais qu'il fallait du repos...

-- Bon ! ce juge qu'on a désigné... est celui qui instruit l'affaire du pavillon ?

-- Non pas. C'est un autre... un ancien qui a été chargé dans le temps de l'affaire de Vincennes... on va la reprendre... et on trouvera bien là-bas des gens qui reconnaîtront le capitaine Henri... comme je l'ai reconnu quand il était vivant.

-- Alors, tout ira bien... pourvu qu'on ne découvre pas comment il s'appelait de son vrai nom...

-- Oui... je comprends... ça contrarierait la dame... Mais il n'y a pas de danger... on ne cherchera pas de ce côté-là. Il faut que je vous dise aussi que si le commandant n'a pas parlé de la lettre, il a parlé du portefeuille...

-- Naturellement... à cause des billets de banque. Je l'ai sur moi et je vais le remettre à M. Pigache.

» A-t-il été question de Goudal ?

-- Ce monsieur qui a servi de témoin à l'Américain ? Oui, certes. Votre oncle a donné son nom et son adresse. Nous le trouverons peut-être chez vous... et on doit y amener aussi le voisin qui nous regardait d'une fenêtre... Celui-là pourrait certifier que tout s'est passé régulièrement.

» Maintenant, on nous attend là-haut... et si vous voulez bien venir avec moi, je vais vous y conduire.

-- Ne bougez pas. Je suis à vous. Deux mots à dire à mes amis.

Cabardos comprit et s'éloigna tout doucement, pendant que Maxime abordait la comtesse, assise sur un des bancs du square entre Odette et Lucien.

Maxime n'eut qu'à les regarder pour constater que l'entente s'était faite et qu'il y aurait deux mariages au lieu d'un.

Madame de Pommeuse avait abandonné sa main à Lucien Croze qui la couvrait de baisers.

Ils pleuraient tous les deux, mais c'était de joie, et Odette était radieuse.

Chalandrey ne perdit pas son temps à les questionner, ni à les renseigner.

-- Bonnes nouvelles ! leur dit-il simplement. Ce brave homme vient de m'apprendre que tout est arrangé... oui, tout... mais il faut que je l'accompagne près de mon oncle qui a besoin de moi... et qui me retiendra peut-être quelques heures.

» Où vous retrouverai-je ?

-- Chez nous, répondit vivement Odette.

Dans sa bouche et en ce moment ce « chez nous » avait une signification très claire. « Nous » s'appliquait aussi à la comtesse, qui bientôt n'aurait plus d'autre domicile que celui de Lucien Croze, son nouveau mari.

Chalandrey comprit et n'en demanda pas davantage. Il les engagea à se servir, pour aller rue des Dames, du fiacre qui l'avait amené avec madame de Pommeuse et il alla rejoindre Cabardos.

-- Ah ! monsieur, s'écria l'heureux brigadier, si vous saviez comme je suis content ! Je ne vous ai pas tout dit. On va en finir cette nuit avec les bandits du pavillon. M. Pigache commandera l'expédition et j'en serai.

V

La nuit est noire. Le vent souffle de l'Ouest, chassant de gros nuages chargés de pluie, et balaie la triste plaine de Montrouge, toute crevassée de carrières.

Sur l'ancienne route d'Orléans qui la traverse, pas un piéton, pas une charrette.

Pas de maisons en bordure. Rien que des murs de jardins maraîchers et, de loin en loin, un hangar en bois ou une masure abandonnée.

C'est le désert aux portes de Paris.

Pourtant, à deux cents pas du chemin, sur la gauche, en tournant le dos aux fortifications, un point lumineux brille dans les ténèbres, presque au ras du sol, comme un ver luisant au pied d'une haie.

Et, vers cette faible clarté, à travers un champ caillouteux, s'avancent lentement trois ombres, qu'on pourrait prendre pour des fantômes, quoiqu'elles aient forme humaine.

Ces promeneurs nocturnes ne sont certes pas venus là pour leur agrément, à pareille heure et par un temps pareil, un temps à bourrasques de la fin de l'hiver.

Ils savent où ils vont et ce qu'ils viennent faire dans ces solitudes.

On les attend là-bas, dans une espèce de grange, dont une fenêtre éclairée leur sert de phare.

Deux des trois sont grands et minces. Le troisième n'est pas petit, mais il est gros et il a quelque peine à tenir sur ce terrain inégal.

Il marche au milieu de ses compagnons, qui le flanquent des deux côtés et le soutiennent quand il butte contre une pierre, en jurant comme un païen.

Sous le caban qui le couvre et dont il a relevé le capuchon par-dessus son chapeau ciré, on ne devinerait pas que ce hardi camarade est une femme.

Mais quelle femme ! Virginie Crochard, affublée comme un vieux troupier ; la mère Caspienne, armée en guerre, un revolver d'ordonnance en bandoulière et une trique à la main.

Son voisin de droite, c'est Cabardos, en petite tenue de brigadier de sergents de ville, le képi en tête et l'épée au côté.

Son voisin de gauche, c'est Maxime de Chalandrey qui, pour cette expédition, s'est habillé comme pour une chasse à courre, toque en tête, dague passée dans le ceinturon, culotte de peau et bottes molles, sans éperons, car c'est à pied qu'on va forcer le gibier.

Minuit vient de sonner au clocher de Montrouge, et voilà une heure que, sortis de Paris par la porte d'Arcueil, ils cheminent sans s'arrêter.

Aussi sont-ils tous les trois d'assez mauvaise humeur.

-- Mon vieux Cabardos, êtes-vous bien sûr de ne pas nous avoir égarés ? demanda tout à coup Chalandrey.

-- Absolument sûr, mon lieutenant, répondit le brigadier, qui avait la manie de donner des grades à tous ceux qu'il considérait comme des supérieurs.

Le neveu d'un chef d'escadron devait être au moins lieutenant, et Cabardos le classait comme tel dans la hiérarchie qu'il inventait.

-- La Grange Rouge est devant nous et la lumière que vous voyez est le signal convenu avec le patron. Ce n'est pas la première fois que j'y viens, à la Grange Rouge... j'y ai arrêté des rôdeurs dans le temps... et je vous y mènerais les yeux fermés.

-- Du diable si je devine pourquoi ton Pigache nous y a donnés rendez-vous ! grommela Maxime.

-- Moi, je m'en doute. Mais je ne discute pas la consigne. On va en finir cette nuit, comme je vous le disais tantôt, quand je suis venu vous chercher pour vous ramener rue de Naples. Le patron compte sur une rafle... c'est vous qui avez demandé à en être.

-- Et Pigache ne s'est pas fait prier pour m'en mettre. Il m'a même dit qu'il aurait peut-être besoin de moi... et je n'ai pas pu refuser. Il a été si bien pour nous, là-haut, dans le jardin ! Sans lui, je crois bien que le juge d'instruction nous aurait tous fait coffrer, y compris ce pauvre Goudal, qui a passé là un mauvais quart d'heure.

-- Tandis que l'affaire est arrangée. Ce soir, à la préfecture, le patron m'a dit qu'on ne poursuivrait personne pour le duel. Et, en me donnant ses instructions pour cette nuit, il m'a commandé de vous conduire à la Grange Rouge, avec Madame Crochard, ici présente.

-- Il a oublié de vous dire pourquoi, s'écria la ci-devant cantinière du 3e régiment de chasseurs d'Afrique. Je n'ai pas demandé à marcher, moi. Et je commence à croire qu'ils ont tous perdu la boule. Hier, ils m'ont fait venir au Palais de Justice où j'ai posé deux heures pour des prunes. Le juge n'a seulement pas voulu me voir. Je croyais que j'en étais quitte... Ah ! ouiche ! ... Ce soir, à huit heures, v'là qu'un roussin tombe dans mon garni de la rue des Épinettes... Ordre de le suivre au bureau de la Sûreté... Là, on me garde encore deux heures, et après on me fait monter en fiacre avec vous... en route, pour la porte d'Arcueil !... C'est vrai que nous y avons rencontré monsieur, qui est le neveu de mon commandant... mais, enfin, qu'est-ce qu'ils me veulent ?

» J'en ai assez de trimer comme ça... ils ont fait fermer ma cambuse de la cité du Bastion... ils peuvent bien me laisser tranquille...

-- J'ai dans l'idée qu'on vous permettra de la rouvrir, un de ces jours. Et pour ce qui est de la marche de nuit, je crois que le patron va vous parler d'un particulier que vous ne portez pas dans votre cœur... celui qui venait tous les trois mois, toucher le loyer du Lapin qui Saute.

-- Tévenec !... ah ! le gueux !... en voilà un que je voudrais voir aux galères !... mais si ce n'est que pour me parler de lui, ce n'était pas la peine de me faire courir la plaine de Montrouge.

-- C'est pour mieux que ça. Vous le connaissez, ce Tévenec... que le patron n'a jamais vu... et si on vous le montre, vous pourrez dire que c'est bien lui.

-- Ah ! oui, que je le dirai ! et du moment que c'est pour aider à le faire pincer, je n'en veux plus à votre patron de m'avoir dérangée.

-- Moi aussi, je connais Tévenec, dit Chalandrey, et nous serons deux pour constater l'identité... mais votre patron le tient donc ?

-- Pas encore, mais ça ne tardera pas. Le patron va vous expliquer ce qu'il attend de vous.

» Maintenant, attention ! ajouta Cabardos, en baissant la voix. Nous tombons dans les avant-postes.

Un homme venait de se dresser à dix pas devant eux, un homme qui se tenait couché dans un sillon.

-- Ami ! lui cria Cabardos. Avance à l'ordre que je te donne le mot de passe.

Le brigadier fit la moitié du chemin et conféra un instant avec cette sentinelle qui gardait les abords de la Grange Rouge.

Puis, revenant à Maxime et à la mère Caspienne.

-- Venez, leur dit-il ; le patron nous attend.

Ils marchèrent vers la lumière qui brillait toujours à la fenêtre et le brigadier frappa doucement aux carreaux.

Une porte basse s'ouvrit et M. Pigache se montra sur le seuil, portant à la main une lanterne sourde dont il tourna vers le groupe la face éclairée.

-- Bonsoir, monsieur de Chalandrey, dit-il, le plus poliment du monde. Je vous remercie d'être venu. Vous allez m'être fort utile. J'ai d'abord à causer avec vous et je vous prie d'entrer.

» Vous, la mère, je vous ai réquisitionnée, parce que j'aurai besoin de vous, tout à l'heure... et je puis vous dire, dès à présent, que si vous me servez bien, je vous ferai rendre l'autorisation qu'on vous a retirée.

-- Ça ne sera pas trop tôt, grommela Virginie.

Maxime, de plus en plus étonné, se laissa conduire dans l'intérieur de la Grange Rouge, ainsi nommée parce qu'elle était construite en briques.

Elle avait dû servir autrefois de logement à des carriers ou d'abri pour emmagasiner leurs outils, mais elle était abandonnée depuis longtemps, car elle tombait en ruines et, à l'intérieur comme à l'extérieur, on n'y voyait que les quatre murs, sauf une cloison en planches mal rabotées qui la partageait en deux.

M. Pigache l'emmena dans un coin et reprit à demi-voix, comme s'il eût craint d'être entendu :

-- Vous vous doutez bien que nous allons pincer, cette nuit, Maubert, Tévenec et peut-être le reste de la bande. Le juge d'instruction tenait à les avoir tous. J'ai pris mes mesures et je suis sûr d'arrêter au moins les chefs.

-- Dans la plaine de Montrouge ? demanda Chalandrey, presque incrédule.

-- À trois cents mètres de cette masure. Vous le croirez quand vous l'aurez vu. Je veux que vous assistiez à la capture. Mais il faut d'abord que vous sachiez comment je suis arrivé à un si prompt résultat. C'est un des leurs qui les a dénoncés.

-- Naturellement.

-- Et le dénonciateur est là, derrière cette cloison. Deux de mes plus solides agents le surveillent... et continueront à le serrer de près jusqu'à la fin de l'opération, car il va servir de guide. Mais je voudrais d'abord vous aboucher avec lui.

-- Je n'y tiens pas du tout. Et d'ailleurs, à quoi bon ?

-- Il vous connaît et il affirme que vous le connaissez. Il fait partie de votre cercle.

-- Comme Maubert. C'est possible, mais ce n'est pas une raison pour que je le connaisse. Il compte six cents membres, ce cercle de malheur, et les coquins y foisonnent. Celui qu'ils ont étranglé dans le pavillon en était... le malheureux que mon oncle a tué aussi...

-- Parfaitement... mais je tiens à m'assurer, dès à présent, que mon homme ne ment pas. Il a été l'ami... le bras droit de Tévenec qui, paraît-il, n'avait pas de secrets pour lui... Il a été fortement mêlé à l'enlèvement de madame de Pommeuse... et en le confrontant avec vous, j'éviterai de le confronter avec cette dame.

-- Quel homme est-ce ?

-- Il a l'air d'un homme du monde et il est certainement très intelligent. Il sait toute l'histoire de la bande dont il a été très longtemps. Il a compris que c'en était fait de l'association fondée par feu Grelin, et il a pris le parti de passer à l'ennemi.

» Il m'a demandé carrément de l'employer dans la police de sûreté.

» Nous n'y admettons plus les gens de son espèce ; mais, comme indicateur auxiliaire, il rendra des services... et on pourra fermer les yeux sur sa complicité... d'autant qu'il n'a pris aucune part à l'assassinat du boulevard Bessières.

» Il s'est présenté tantôt à mon cabinet et m'a offert de me livrer cette nuit Maubert et Tévenec. J'ai accepté, bien entendu. Tout est prêt. Je n'attends plus que le moment d'opérer à coup sûr. Ce sera dans vingt minutes. J'ai donc le temps d'interroger devant vous ce gredin qui livre ses amis. Vous m'aiderez et nous en tirerons des renseignements qui vous intéresseront.

» Venez avec moi.

Placée perpendiculairement à la porte de la grange, la cloison n'avait pas d'ouverture. Il en résultait que pour passer d'un compartiment dans l'autre, il fallait sortir, puis rentrer.

Ce bizarre aménagement intérieur n'était assurément pas du fait de M. Pigache.

Sans doute, les ouvriers avaient placé là cette cloison pour diviser la bâtisse en deux pièces, dont l'une leur servait de magasin et l'autre d'habitation, au temps où ils exploitaient une carrière dans les environs de la Grange-Rouge.

La porte extérieure était restée ouverte et Chalandrey put voir, en passant, que Cabardos et la mère Caspienne n'étaient pas loin.

La pièce où il entra après le sous-chef de la sûreté était un peu mieux éclairée que l'autre, qui ne l'était pas du tout.

Deux chandelles, posées sur l'appui de la fenêtre, achevaient de se consumer, les deux chandelles qui avaient servi de phare au brigadier.

Le dénonciateur, gardé par deux agents, attendait debout et adossé à la muraille.

Pigache lui mit, sans cérémonie, sa lanterne sous le nez et dit à Maxime :

-- Voilà le monsieur qui prétend vous avoir vu à votre cercle.

Le monsieur était un homme d'une quarantaine d'années, très soigné dans sa mise et porteur d'une figure avenante.

-- Il se peut que M. de Chalandrey ne se souvienne pas de moi, dit-il avec un calme parfait. J'ai eu cependant assez souvent l'occasion de le rencontrer au cercle. J'ai même eu deux fois l'honneur de jouer au billard avec lui.

Maxime le reconnut parfaitement. C'était un habitué de la salle de billard et il ne mentait pas en disant qu'il avait fait la partie de Maxime.

Il aurait pu ajouter qu'il avait fait souvent celle du commandant d'Argental et, qu'étant de première force, il avait toujours battu l'oncle et le neveu.

-- En effet... je me rappelle, murmura Chalandrey, stupéfait de retrouver là un ancien partner qu'il avait toujours pris pour un homme comme il faut.

-- Je m'empresse d'ajouter que je ne remettrai plus les pieds à ce cercle, continua ce singulier personnage. Je viens de m'en exclure moi-même en me mettant à la disposition de monsieur le chef de la police de sûreté. Vous n'aurez donc plus, monsieur, le désagrément de m'y voir.

-- Pas tant de phrases ! dit brusquement Pigache. J'ai reçu vos déclarations et j'ai pris mes mesures en conséquence. Nous saurons tout à l'heure si elles étaient exactes. Si vous m'avez trompé, il vous en cuira. Vous paierez pour les autres. Mais, en attendant que nous marchions, répondez aux questions que monsieur et moi nous allons vous poser.

» Monsieur a intérêt à savoir quel rôle ont joué certaines personnes, et je l'autorise à vous questionner... quand j'aurai fini.

-- Je suis prêt à répondre.

-- À quelle époque êtes-vous entré dans l'association ?

-- Presque à l'origine... mais je n'ai jamais été qu'affilié très subalterne.

-- Qui l'a organisée ?

-- Un homme qui avait gagné de l'argent dans des entreprises de terrassement et qui a eu l'idée de creuser des souterrains pour introduire des alcools dans Paris, sans payer les droits.

-- Oui... feu Grelin, dit Pigache.

-- Alors, il était déjà riche, quand il a commencé à frauder l'octroi ? demanda Maxime.

-- Certainement. Les travaux préparatoires ont coûté beaucoup d'argent qu'il a fourni en grande partie. Et, dès le début, il s'est associé avec Tévenec... qui était agent d'affaires et qui a apporté aussi des capitaux.

» Personnellement, je n'ai pas connu Grelin... mais j'avais travaillé chez Tévenec et c'est lui qui m'a initié.

-- Les opérations n'avaient pas d'autre but que la fraude ?

-- Pas d'autre... du moins tant que Grelin les a dirigées... et elles ont produit des bénéfices énormes. Moi, je ne connaissais que Tévenec et j'étais employé à placer les marchandises qu'on emmagasinait dans des locaux que vous avez découverts... boulevard Bessières, autrefois... et plus tard, rue Gazan. Je touchais de fort belles commissions, mais, après la mort de Grelin, les affaires sont devenues beaucoup moins productives, parce qu'elles ont été mal conduites... et l'association a changé de but.

» Maubert y a introduit des gens capables de tout. On a commandité des voleurs de toute espèce... des escrocs qui trichaient au jeu dans les cercles et dans les villes d'eaux. Maubert s'est fait receleur et il a fini, avec d'autres bandits de son espèce, par assassiner un complice qu'il soupçonnait de l'avoir dénoncé... Ce qu'il y a de joli, c'est que ce n'était pas vrai... je le connaissais, ce malheureux... il était du cercle, lui aussi.

-- Si nous les manquons ce soir, gare à vous ! ils ne vous manqueront pas, dit avec mépris le sous-chef de la sûreté.

-- Oh ! ils ne me font pas peur. Du reste, je ne les aurais jamais livrés, s'ils ne m'avaient pas volé indignement. Maubert était dépositaire de mes fonds... je les lui avais confiés sans exiger un reçu... Hier, quand je les lui ai réclamés, il a nié le dépôt, en me mettant au défi de porter plainte. J'aurais peut-être hésité à le dénoncer, parce que je ne voulais pas perdre Tévenec qui, jusqu'alors, ne m'avait pas fait de mal... mais Tévenec vient de se conduire avec moi de telle sorte que je suis dispensé de le ménager.

» Il a refusé de me payer vingt-cinq mille francs qu'il m'avait promis pour arranger l'enlèvement de madame de Pommeuse.

-- Quoi ! s'écria Maxime, c'est vous qui...

-- Oui, monsieur. Je m'étais chargé de cette affaire, parce que je savais que la vie de madame de Pommeuse ne courait aucun danger. Si elle vous a raconté son aventure, elle a dû vous parler de la visite que je lui ai faite dans la maison de la rue Gazan... j'étais envoyé en ambassade par Tévenec... qui espérait, en l'effrayant, la décider à le suivre en Angleterre où il aurait eu beau jeu pour la dépouiller de sa fortune.

» Vilaine mission qu'il m'avait donnée là !... je m'en suis acquitté consciencieusement... et je suis très content de n'avoir pas réussi. La comtesse de Pommeuse ne se plaindra pas que j'aie manqué d'égards avec elle.

-- Osez-vous prétendre qu'elle vous doit de la reconnaissance ? demanda ironiquement Chalandrey.

La cynique impudence de ce drôle le dégoûtait.

-- Assez d'explications là-dessus ! s'écria Pigache. Vous soutenez que vous n'étiez pas de ceux qui ont étranglé un homme dans le pavillon. Il faudra le prouver. Nous verrons ce qu'en dira Maubert.

-- Il est capable de m'accuser à faux... mais la meilleure preuve que je n'en étais pas, c'est que madame de Pommeuse ne m'a pas vu... et elle a assisté au meurtre.

-- Qu'en savez-vous ?

-- Je l'ai su par Tévenec qui l'avait su de Maubert.

-- Et Tévenec, en était-il ?

-- Non. Tévenec n'a jamais tué personne. Tévenec est pour les moyens doux... et quand il a appris ce qu'avait fait cette brute de Maubert, il est entré dans une colère épouvantable.

» Du reste, quand vous les aurez pris, vous n'aurez qu'à les interroger pour savoir à quoi vous en tenir. Je vous dis la vérité, parce que, au point où j'en suis, je n'ai plus aucun intérêt à mentir. J'ai brûlé mes vaisseaux avec les compagnons de l' œil de chat ; j'espère qu'on me saura gré de les avoir livrés... et si la police veut bien m'employer, par la suite, je tâcherai de bien la servir.

-- Je ne vous promets rien, dit sévèrement Pigache. C'est le juge d'instruction qui décidera si vous serez compris dans les poursuites contre l'ancienne bande... celle qui ne faisait que de la fraude... vous en étiez, si vous n'étiez pas au pavillon, le jour de l'assassinat... et tous ceux qui en ont été auront des comptes à rendre... Mais nous n'en sommes pas là... et l'heure avance.

-- Monsieur de Chalandrey, avez-vous autre chose à demander, avant que nous nous mettions en route ?

-- Deux questions à poser, répondit Maxime.

Et s'adressant au dénonciateur :

-- Vous avez rencontré au cercle un Américain, nommé Atkins. Est-ce un affilié ?

-- Non, monsieur. C'est, je crois, un aventurier, mais il n'a jamais fait partie de la bande... ce qui ne veut pas dire qu'il n'a pas d'autre méfaits sur la conscience.

» Tévenec, qui le détestait, je ne sais pourquoi, s'est vanté devant moi d'être en mesure de le faire arrêter quand il voudrait, mais il ne m'a pas raconté l'histoire de cet individu.

Cette réponse ne rassura pas tout à fait Maxime qui redoutait toujours que madame de Pommeuse ne se trouvât compromise. Elle lui prouva du moins que la proche parenté de la future femme de Lucien Croze avec le faux Américain, condamné par contumace, n'était connue que du seul Tévenec.

Et il se hâta d'éclaircir un point qui l'intéressait tout autant.

-- Vous avez dû voir quelquefois le caissier de Maubert ? demanda-t-il, sans transition.

-- Le jeune homme que Maubert a chassé en l'accusant de l'avoir volé. Je l'ai vu très souvent. J'avais un compte dans la maison... et quand je venais toucher de l'argent, c'était lui qui me payait. Encore un que Tévenec exècre et, cette fois, je sais pourquoi. Tévenec s'est figuré que ce garçon plaisait à la comtesse de Pommeuse, et pour le perdre de réputation, il a conseillé à Maubert de lui imputer un vol imaginaire.

-- Alors, le caissier est innocent ?

-- Absolument. C'est Tévenec lui-même qui me l'a dit. Il riait beaucoup du tour qu'il lui avait joué. Nous verrons bien s'il osera le nier devant moi.

-- Je n'ai plus rien à vous demander, dit Maxime, complètement satisfait.

-- Alors, marchons ! commanda Pigache. Il est l'heure.

-- Je suis à vos ordres, répondit le dénonciateur.

-- Je vous préviens que je vais vous mettre à l'avant-garde. Si les brigands se défendent, vous recevrez les premières balles. Et les deux agents qui vont vous escorter ont l'ordre de vous tirer dessus, si vous décampez en route.

-- Il faudrait que je fusse bien bête pour essayer de me sauver et je n'en ai nulle envie. Je tiens trop à ma vengeance. Je ne serai content que quand je verrai mettre les menottes à Tévenec et à Maubert.

-- En route, vous autres !... cria Pigache à ses agents.

Ils sortirent à la file, emmenant l'affilié qui n'avait rien perdu de son assurance. Maxime et leur chef sortirent après eux.

Cabardos et la mère Caspienne les attendaient dehors, sous la pluie qui commençait à tomber.

Une douzaine d'agents, dispersés autour de la Grange-Rouge, s'étaient rassemblés durant la conférence et formaient le cercle autour de l'ancienne cantinière et de l'ancien maréchal des logis.

M. Pigache partagea sa troupe en deux pelotons, -- un en tête, un en queue -- et donna brièvement ses dernières instructions.

Cabardos prit le commandement du premier peloton.

Virginie Crochard marcha avec l'arrièregarde.

Pigache et Chalandrey, au centre, entre les deux escouades.

-- Expliquez-moi donc ce que nous allons faire, demanda Maxime. Arrêter Maubert et Tévenec, je le sais bien. Mais où sont-ils ?

-- Pas loin d'ici, répondit Pigache. Tévenec, qui ne se refusait rien, s'est offert, il y a quelques années, une villa dans la plaine de Montrouge, à proximité de la rue Gazan, qu'il habitait, mais qui appartient à l'association. Il l'a fait bâtir pour son usage particulier, cette villa où il ne couchait que rarement et où il n'a jamais reçu que ce drôle qui l'a dénoncé, après avoir été son âme damnée.

» Tévenec, en homme prudent, s'était ménagé un refuge en cas de malheur.

» Quand les affaires de la bande ont commencé à mal tourner, il a songé à se mettre à l'abri et il est venu se cacher dans sa maison des champs, avant de passer en Angleterre. C'est là qu'il a organisé le guet-apens tendu à madame de Pommeuse. Il se flattait, comme vous savez, de la décider à le suivre à l'étranger.

» Il n'y a pas réussi et il se prépare à filer, mais avant de partir, il avait des comptes à régler avec Maubert et il lui a donné rendez-vous pour cette nuit.

» Maubert, que j'ai fait surveiller à partir de l'instant où il est sorti du cabinet du juge d'instruction, Maubert, se sentant perdu aussi, s'est décidé à voir son complice qui lui avait offert de partir avec lui.

» Il est sorti de Paris, en omnibus, à la tombée de la nuit. Il est descendu à Arcueil et il est venu trouver son compère, à pied, à travers champs, sans s'apercevoir que deux de mes hommes le filaient . J'ai été averti immédiatement. Déjà, dans la journée, j'avais reçu la visite du dénonciateur qui m'avait raconté le projet d'entrevue que Tévenec avait eu la bêtise de lui confier. Le rapport de mes agents m'ayant appris que le poisson était dans la nasse, j'ai préparé le coup de filet pour cette nuit.

-- Il me semble que vous auriez pu le donner deux heures plus tôt.

-- Non... je ne voulais pas les manquer et il me fallait le temps de rassembler la brigade que j'ai conduite moi-même à la Grange Rouge... cette masure où je vous ai attendu et qui m'a déjà servi de point de ralliement pour d'autres opérations.

» Je tenais à avoir, avec moi, la femme Crochard, pour le cas où Tévenec nierait qu'il touchait les loyers des dépendances du pavillon légué par feu Grelin à ses associés. J'ai dû l'envoyer chercher au quartier des Épinettes.

» Je tenais aussi, à vous amener et je vous ai dépêché Cabardos. Vous m'aiderez à confondre Tévenec, s'il essaie d'équivoquer sur des faits que vous connaissez.

» Et j'ai eu encore un autre motif pour retarder l'expédition. Il est possible que ces coquins se défendent, et je ne serais pas fâché de les surprendre au lit. Ils doivent y être maintenant, ou alors, c'est qu'ils ne se coucheront pas du tout, afin d'être prêts à filer au petit jour.

-- Si les oiseaux s'étaient déjà envolés ?...

-- Je le saurais. Six de mes hommes surveillent les alentours de la villa... avec ordre d'empoigner tout individu qui essaierait d'en sortir et de m'envoyer chercher immédiatement à mon quartier général de la Grange Rouge. Et comme personne n'est venu, je suis certain que Tévenec et Maubert n'ont pas bougé... mais je n'espère pas trop les trouver endormis. Je croirais plutôt qu'ils discutent entre eux à propos du partage du fonds social... car je suppose qu'ils ne doivent pas être d'accord sur ce point ni sur d'autres.

-- Est-ce qu'ils sont seuls dans cette tanière ?

-- Ce n'est pas certain, mais c'est probable. Tévenec, quand il y venait, se passait de valet de chambre et, en son absence, la villa n'était gardée que par un jardinier, affilié subalterne, comme tous les gens que Tévenec avait à son service, rue Gazan.

» J'ai de fortes raisons de croire qu'il a congédié récemment tout ce personnel de coquins. Je suppose donc que, pour la dernière nuit qu'il compte passer à la villa, il n'a amené personne avec lui.

-- À moins qu'il n'ait convoqué tout son monde pour participer à la liquidation.

-- Non. C'est déjà fait. Les inférieurs ont reçu de l'argent et l'ordre de se disperser. Les gros bonnets de la bande ont été avertis d'avoir à se mettre à l'abri. Ceux-là sont riches et ils ne viendront pas réclamer leur part.

» Ils vont se terrer comme des renards, et ce n'est pas le moment de chercher leurs terriers. Quand nous tiendrons les deux chefs, le juge d'instruction saura bien en tirer des aveux. Ils tâcheront de rejeter la responsabilité sur d'autres et ils nommeront leurs complices.

» On y mettra peut-être six mois, mais on finira par les avoir tous.

Cette perspective d'un trop long procès n'était pas faite pour réjouir Maxime de Chalandrey, car ces misérables ne manqueraient pas de mettre en scène la pauvre comtesse, mais le sort en était jeté et il ne dépendait pas des amis de madame de Pommeuse d'empêcher que l'arrestation des deux chefs eût des suites.

Maxime souhaitait qu'ils résistassent et qu'on les tuât sur place, mais il ne l'espérait pas.

-- Du reste, reprit M. Pigache, alors même que les sept assassins du pavillon seraient rassemblés cette nuit chez Tévenec, nous sommes en force pour les mater.

-- Comment comptez-vous entrer dans la villa ? demanda Chalandrey. Par escalade ?... ou en enfonçant la porte ?

-- Pas besoin. Le dénonciateur connaît le secret pour l'ouvrir... la chose se fera sans bruit. Et ce ne sera pas long. Quand j'aurai confronté Tévenec avec vous et avec la femme Crochard, je le ferai enlever par mes hommes... Maubert aussi... j'ai commandé une voiture cellulaire qui attend sur le chemin de ronde, près de la porte d'Arcueil et qui emmènera notre gibier au Dépôt de la Préfecture.

» Dès que j'aurai emballé ces messieurs, je ne vous retiendrai plus, et il ne me restera qu'à vous remercier du concours que vous m'aurez prêté.

» Mais nous approchons... et maintenant, le silence est de rigueur.

Chalandrey avait beau regarder devant lui, il ne voyait rien, tant la nuit était sombre. Il pleuvait très fort et le vent faisait rage, de sorte que la marche devenait de plus en plus pénible.

-- Tout est éteint, c'est bon signe, dit Pigache.

-- Où donc est la maison ? interrogea Maxime.

-- Au bas de la pente que nous descendons, depuis un instant.

» Elle a été bâtie au fond d'une espèce de ravin qui coupe la plaine et on ne l'aperçoit que quand on a le nez dessus.

Chalandrey finit par distinguer une masse noire qui tranchait sur les ténèbres et presque aussitôt il se heurta contre un agent de l'avant-garde qui revenait sur ses pas pour prendre les derniers ordres de son chef.

La conférence fut courte.

-- Avançons, dit Pigache. Le gredin qui nous a guidés n'attend que nous pour entrer.

Ils le trouvèrent, collé contre la grille de la villa où tout dormait sans doute, car on n'y voyait pas de lumière et on n'entendait aucun bruit.

Le sous-chef de la sûreté prit ses dernières dispositions, après avoir interrogé Cabardos qui affirma que la maison était complètement cernée et que personne ne s'en échapperait en franchissant le mur du jardin, gardé par un cordon de sentinelles.

L'arrièregarde ne tarda pas à rejoindre, et avec l'arrièregarde, Virginie Crochard que M. Pigache interpella en ces termes :

-- J'aurai besoin de vous tout à l'heure, mais on va peut-être nous recevoir à coups de revolver et ce n'est pas la peine de vous exposer. Vous pouvez rester ici jusqu'à ce que je vous fasse appeler.

-- En réserve, moi qui ai servi aux chasseurs d'Afrique ! jamais de la vie ! s'écria la mère Caspienne. Je demande à entrer avec vous.

-- Soit ! à condition que vous vous tiendrez en arrière avec M. de Chalandrey. Je ne veux pas qu'on me détériore mes témoins.

» C'est à moi à passer devant... à moi et à Cabardos.

Puis, s'adressant au dénonciateur, serré de près par deux agents, Pigache reprit :

-- Êtes-vous prêt à marcher ?

-- Quand il vous plaira, répondit le traître. Laissez-moi seulement chercher la serrure. J'ai ce qu'il faut pour l'ouvrir.

En même temps, il tirait de sa poche une petite clé. Le sous-chef de la sûreté fit un signe à ses agents qui s'écartèrent, et l'ex-employé de Tévenec se mit à tâter la grille, jusqu'à ce qu'il eût trouvé le trou de cette serrure, cachée à la base d'un des barreaux.

Il y introduisit doucement sa clé, et la lourde porte de fer tourna sans bruit sur ses gonds, huilés par ordre du propriétaire qui tenait à sortir et à rentrer sans qu'on l'entendît.

Pigache, comme il l'avait annoncé, passa bravement le premier. Cabardos vint ensuite et fit entrer les autres ; Chalandrey et la cantinière, les derniers.

Sept hommes en tout, dont quatre agents bien armés.

La maison se présentait de flanc, à dix pas de la grille dont elle était séparée par une allée.

Au rez-de-chaussée, deux portes-fenêtres, garnies de persiennes et s'ouvrant au ras du sol.

À travers la claire-voie des persiennes fermées filtrait une lueur.

-- Ils sont là, dit tout bas le dénonciateur, et si vous voulez me laisser faire, Tévenec va ouvrir. Il reconnaîtra ma manière de frapper.

» Rangez-vous le long du mur avec votre monde, et dès que Tévenec se montrera, sautez sur lui. Il faut le prendre avant qu'il ait le temps de se reconnaître. Après, on verra.

Pigache adopta ce plan sans hésiter. Il plaça lui-même ses hommes, deux de chaque côté de la porte-fenêtre la plus rapprochée, Maxime et la mère Caspienne, toujours en serre-file ; puis, il revint avec Cabardos prendre position derrière son auxiliaire et il lui souffla :

-- Allez, maintenant !

Le traître s'approcha de la persienne et frappa, avec sa clé, trois coups espacés d'une certaine façon : deux, un et deux.

Un bruit de fauteuils remués répondit de l'intérieur à ce signal ; une ombre se dessina derrière la claire-voie, et presque aussitôt, on ouvrit.

C'était bien Tévenec.

Pigache et Cabardos se précipitèrent, le saisirent au collet et le maintinrent, pendant que les quatre agents arrivaient à la rescousse, revolver au poing.

Judas, qui l'avait vendu, ne se montra point, Maxime et Virginie non plus.

Tout cela était convenu avec le sous-chef de la sûreté.

Tévenec recula en se débattant et alla tomber assis dans un fauteuil, devant une table sur laquelle étaient étalés des papiers et plusieurs gros paquets de billets de la Banque de France.

Deux lampes à abat-jour éclairaient la scène, posées sur la table qui n'était pas loin de la porte-fenêtre, et donnaient une lumière que les envahisseurs auraient pu apercevoir du dehors à travers les persiennes fermées, mais le salon était très grand et le fond de ce salon se trouvait dans l'ombre.

Un homme s'y était réfugié, un homme que Pigache fut le premier à apercevoir et à reconnaître.

Pigache alla droit à lui en disant :

-- Bonsoir, M. Maubert ! approchez-vous donc, je vous prie. J'ai à causer d'affaires avec votre ami qui est là et vous ne serez pas de trop.

-- Je ne vous connais pas, grommela Maubert.

-- Vous m'avez cependant rencontré hier, au Palais de Justice, dans l'antichambre du cabinet de M. le juge d'instruction. Sans doute, vous ne m'aurez pas remarqué. Mais, moi, je vous connais parfaitement... et je savais que je vous trouverais ici, cette nuit.

-- Trêve de railleries !... que me voulez-vous ?

-- Vous devez vous en douter, mais je vais vous le dire.

» Je suis porteur d'un mandat d'amener contre vous et je viens le mettre à exécution.

» Vous vous rendez, n'est-ce pas ?... Je serais désolé d'être obligé d'employer la force. Je vous préviens seulement que j'ai beaucoup de monde avec moi et que la maison est cernée.

» Je vous invite donc à ne pas chercher la porte... vous n'iriez pas loin... et à vous asseoir, comme l'a fait monsieur qui me paraît comprendre mieux que vous la situation.

Tévenec, en effet, semblait atterré. Il regardait alternativement les agents qui le tenaient en respect et les billets de banque étalés sur la table, ces billets qui représentaient sans doute sa part du fonds social des bandits et qu'il n'avait pas eu le temps d'empocher.

Il n'essayait pas de résister, parce qu'il se sentait perdu.

Maubert, au contraire, grinçait des dents comme un loup pris au piège et il avait l'air si menaçant que Cabardos se rapprocha, afin d'être à portée de secourir son chef.

-- Ne me touchez pas ! dit Maubert d'une voix rauque. De quoi suis-je accusé ?

-- D'assassinat, répliqua froidement Pigache, et de quelques autres crimes moins graves, qui ont précédé l'assassinat.

-- C'est cette femme qui m'accuse, je suppose... cette folle qui me prend pour un autre.

-- Madame de Pommeuse ? elle vous a reconnu devant le juge d'instruction, mais elle ne l'a pas revu depuis hier. Vous avez été dénoncé par un de vos complices... et celui-là, vous ne pourrez pas vous en défaire... nous ne sommes pas ici au pavillon du boulevard Bessières.

-- Mettez-moi donc en présence de cet homme. Je veux voir s'il aura l'audace de soutenir devant moi que je suis un assassin.

-- Je vous procurerai tout à l'heure cette satisfaction. Il faut d'abord que j'interroge monsieur et que je le mette à même de s'expliquer avec des personnes de sa connaissance.

» Prenez patience. Votre tour viendra.

-- J'y compte et j'attends, dit Maubert, en prenant un air de défi qui n'intimida pas du tout M. Pigache.

Ce banquier scélérat était d'une autre trempe que le cauteleux Tévenec, et Pigache aurait dû commencer par le faire empoigner pour le mettre dans l'impossibilité de nuire.

Mais le sous-chef de la sûreté, par une sorte de coquetterie professionnelle, tenait à ne pas laisser voir qu'il se préoccupait de l'attitude de ce bandit et à en finir avec l'autre coquin, plus retors et moins redoutable.

Il lui suffisait que Maubert ne pût pas fuir et que Cabardos ne le perdît pas de vue.

Il revint donc à l'associé, toujours affaissé dans le fauteuil où il l'avait poussé.

-- Vous êtes bien le propriétaire de cette villa, lui dit-il ; et vous vous appelez Tévenec.

Pigache n'obtint pour toute réponse qu'un signe équivoque.

-- Vous avez été l'ami de feu M. Grelin et après sa mort, vous avez administré la fortune de sa fille...

-- Non... ce n'est pas vrai, murmura Tévenec.

-- Vous fréquentiez du moins son salon. Il y a ici quelqu'un qui vous y a vu souvent.

-- Je ne m'occupais pas de ses affaires.

-- Vous vous occupiez, du moins, de celle de l'association fondée par son père... cette association qui avait son siège principal, boulevard Bessières... dans un pavillon, où, dernièrement, on a étranglé un homme.

-- Je n'y étais pas.

-- Le jour du crime, non. Mais, vous gériez les immeubles qui en dépendent.

-- C'est faux.

-- Direz-vous que c'est faux à la femme Crochard qui vous payait son terme tous les trois mois ?

» Elle est ici, la femme Crochard. Voulez-vous que je l'appelle ?

Tévenec baissa la tête et se tut.

-- Je crois que c'est inutile, reprit en haussant les épaules, le sous-chef de la sûreté. Vous la verrez demain chez le juge d'instruction et, cette nuit, je n'ai pas de temps à perdre. Mais, dites-moi... vous étiez en train de régler vos comptes, quand je suis arrivé...

-- Cet argent est à moi ! s'écria Tévenec, atteint à l'endroit sensible.

-- Qu'il soit à vous ou à M. Maubert, il importe de le mettre en lieu sûr. Levez le tapis de cette table, vous autres, commanda Pigache aux deux agents qui n'étaient pas occupés à surveiller Tévenec ; levez-le avec tout ce qu'il y a dessus et nouez-le par les quatre coins pour en faire un sac... dont je vous confie la garde, brigadier Cabardos.

L'ordre fut exécuté et son exécution arracha un gémissement à Tévenec.

Maubert ne bougea point, mais ses yeux lançaient des éclairs.

-- Je suis à vous, maintenant, lui dit Pigache, sans s'émouvoir. Vous m'avez demandé tout à l'heure de vous mettre face à face avec l'individu qui vous a dénoncé.

» Y tenez-vous toujours ?

-- Je l'exige, répliqua Maubert.

-- Vous n'êtes pas en situation d'exiger, mais il me plaît de vous confronter avec cet homme.

Ayant dit, M. Pigache revint à la porte-fenêtre, qui était restée ouverte, avança la tête au dehors, et appela le traître par son nom.

Pigache n'avait plus de ménagements à garder vis-à-vis de personne, et Chalandrey, qui n'était pas loin, se rappela avoir entendu prononcer ce nom au cercle.

Celui qui le portait ne se fit pas prier pour entrer dans le salon. Il avait voué une haine féroce à ses complices et il lui tardait de jouir du spectacle de leur confusion.

Il ne vit d'abord que Tévenec et il allait l'aborder, mais Pigache lui cria :

-- Laissez votre ancien patron en repos et venez vous expliquer avec M. Maubert, qui prétend que vous l'avez dénoncé à faux.

Le drôle fit aussitôt volte-face et vint se camper en face du banquier, en lui disant :

-- Ah ! vous avez de l'aplomb, vous ! Avouez donc et nommez les autres... les six qui vous ont aidé dans le pavillon... ça vaudra mieux pour vous que de nier bêtement. Vous rendrez service à la société et on vous en tiendra compte. Quand vous passerez aux assises, le jury vous accordera peut-être les circonstances atténuantes.

-- Je te les refuse, Judas ! cria Maubert en tirant de sa poche un revolver tout armé.

Le coup partit et le traître, frappé au milieu du front, tomba raide mort.

Cabardos se jeta sur le meurtrier, au risque de recevoir une balle ; mais, d'un geste plus prompt que la pensée, Maubert retourna son arme contre lui-même et se fit sauter la cervelle.

-- Deux scélérats de moins, dit froidement Pigache.

Ce fut leur seule oraison funèbre.

Les agents et Cabardos en avaient vu bien d'autres.

Tévenec ne pouvait que se réjouir d'être débarrassé d'un complice qui l'avait dénoncé et d'un autre complice qui ne se serait pas privé de le charger devant les juges.

Il ne les plaignait pas et il les regrettait encore moins.

Quant à Pigache, qui ne les plaignait pas non plus, il aurait préféré un autre dénouement et il se reprochait de ne pas avoir commencé par faire lier et fouiller ce Maubert qu'il croyait incapable d'une résolution énergique.

En se chargeant de diriger l'expédition, Pigache comptait bien ramener vivants les deux chefs de la bande, mais il ne lui restait que Tévenec.

Mais Tévenec payerait pour les autres, quoiqu'il n'eût pas pris part à l'assassinat du boulevard Bessières, et quoique le dénonciateur ne fût plus là pour l'accuser.

Il ne s'agissait plus que de mettre en lieu sûr le Persécuteur de madame de Pommeuse, et ce n'était pas difficile, car il ne songeait guère à se défendre.

Au bruit des coups de pistolet, accoururent Chalandrey, Virginie Crochard et tous les agents que Pigache avait laissés dehors.

Ceux-là arrivaient trop tard, comme les carabiniers de l'opérette, et ils n'avaient plus qu'à attendre les ordres de leur chef, qui ne se pressait pas de leur en donner.

La mère Caspienne, sans se préoccuper des morts, alla droit à Tévenec en lui montrant le poing et se mit à l'injurier avec tant de virulence que Pigache dut la faire taire, au lieu de lui poser des questions inutiles.

Ses gestes et ses objurgations disaient assez qu'elle avait reconnu du premier coup d'œil l'homme qui touchait les loyers du cabaret de la cité du Bastion.

Chalandrey n'eut pas besoin d'interroger le sous-chef de la sûreté. Il comprit tout de suite ce qui venait de se passer et il ne s'affligea pas de la disparition de ces sinistres drôles dont la comtesse aurait eu tout à craindre, s'ils avaient vécu.

Maubert l'aurait accusée d'avoir mis la main à l'assassinat, et le dénonciateur aurait probablement essayé de la faire chanter.

Chalandrey se surprit même à regretter que Maubert, avant de se casser la tête, n'eût pas logé dans la cervelle de Tévenec une balle de son revolver à six coups, dont il venait de faire un si louable usage.

Tévenec, qui survivait, était presque aussi dangereux que les deux morts pour madame de Pommeuse.

Pigache ne laissa pas au neveu du commandant le temps de réfléchir sur place aux conséquences possibles de ce nouveau drame.

Pigache le congédia en lui donnant rendez-vous pour le lendemain dans le cabinet du juge d'instruction, et Chalandrey ne se fit pas prier pour partir avec Virginie Crochard, autorisée aussi à se retirer, aux mêmes conditions que lui...

Deux heures après, la brigade rentrait à la préfecture de police, amenant un prisonnier et deux cadavres.

C'était le dernier acte d'une tragédie à laquelle manquait l'unité de lieu, puisqu'elle finissait dans la plaine de Montrouge, après avoir commencée près de la porte de Clichy.

ÉPILOGUE

Dans la vie, comme sur la mer, il n'est si violente tempête qui ne finisse par s'apaiser, et lorsque le calme a succédé à l'orage, les survivants oublient vite les dangers qu'ils ont courus.

Ils oublient même les naufragés qu'ils ont vu sombrer à côté d'eux.

Quelques mois ont passé sur le drame que nous venons de raconter et les acteurs qui y ont joué les premiers rôles sont si heureux, qu'ils pensent beaucoup plus à leur bonheur présent qu'à leurs périlleuses aventures de cet hiver.

Leur rêve est réalisé. Maxime et Lucien se sont mariés le même jour.

Odette n'avait rien à redouter, mais Octavie de Pommeuse ne pouvait guère espérer que son union ne serait pas retardée par des incidents judiciaires.

Le sort s'est lassé de la persécuter et, après tant de traverses, elle a eu la chance suprême d'échapper aux conséquences presque forcées de la situation que la fatalité lui avait faite.

Il n'y a pas eu de procès criminel.

Les morts ne parlent pas et, après le suicide de Maubert, Tévenec s'est empoisonné dans la voiture qui l'emmenait au Dépôt de la préfecture.

Tévenec avait prévu le cas. Depuis qu'il en était réduit à se cacher, il portait toujours sur lui une bonne dose de strychnine et il a eu soin de l'avaler avant qu'on le fouillât pour l'écrouer.

M. Pigache a été blâmé, mais au fond, ses chefs n'ont pas été trop fâchés que l'affaire si compliquée du pavillon en restât là.

La victime n'intéressait personne et les fraudeurs ne pouvaient plus continuer leur industrie depuis qu'on avait découvert les souterrains dont ils se servaient depuis tant d'années pour voler l'octroi.

On les a cherchés partout et on ne les a pas trouvés, car les compagnons de l' œil-de-chat se sont retirés du commerce après fortune faite.

En dehors des magistrats et de quelques hauts fonctionnaires de la police, peu de gens ont connu les dessous de cette affaire.

Les journaux les mieux informés n'y ont vu qu'un crime vulgaire commis par des bandits sur un autre bandit.

Personne, dans le public, n'a su d'une façon certaine que Maubert avait été le chef d'une association de malfaiteurs, et son suicide a été attribué à de désastreuses opérations financières qui l'auraient ruiné.

Sa maison de banque n'avait jamais été honorablement cotée sur la place de Paris, et elle n'était guère commanditée que par des capitalistes véreux qui n'ont pas réclamé leur part dans la liquidation après la mise en faillite.

Le changement d'existence de la comtesse de Pommeuse a fait plus de bruit dans un certain monde. On s'est un peu étonné de son mariage avec un petit employé sans fortune et de la vente de son hôtel de l'avenue Marceau ; mais on a su vaguement qu'elle s'était dépouillée de ses biens, par scrupule de conscience, et ceux qui ont été mieux renseignés n'ont pu qu'admirer ce sacrifice, inspiré par un sentiment presque exagéré de délicatesse.

Parfaitement édifié sur la cause de ce renoncement héroïque, l'oncle d'Argental rend pleine justice à madame de Pommeuse, sans regretter pourtant que son neveu ne l'ait pas épousée.

Le commandant a eu le malheur de tuer le frère de la pauvre Octavie, et, quoiqu'il lui ait rendu service en la délivrant de ce frère indigne, ce tragique événement a élevé comme une barrière entre elle et lui.

Il voit avec plaisir Lucien Croze qu'il estime fort, mais il évite de rencontrer sa femme.

Il a eu de la chance aussi, ce cher commandant, d'avoir eu à s'expliquer avec un magistrat intelligent qui ne l'a pas poursuivi pour ce duel suivi de mort d'homme.

Goudal l'a bien soutenu, par un témoignage très net ; Cabardos aussi, et il n'est pas jusqu'au voisin de la rue d'Édimbourg qui n'ait contribué à l'innocenter, en jurant que le combat a été loyal.

Goudal, de plus, a été discret, ce qui était très méritoire de la part d'un boulevardier de sa trempe. Il s'est abstenu de raconter l'affaire et la disparition du faux Atkins a passé presque inaperçue au cercle et ailleurs.

Les pontes auxquels il gagnait de l'argent tous les soirs sont les seuls qui le regrettent.

Et ceux qui connaissent bien les joueurs ne s'étonneront pas de cette bizarrerie.

Pierre d'Argental a repris ses habitudes, sauf qu'il a donné sa démission du cercle, et s'il se tient sur la réserve avec madame Croze, ci-devant comtesse de Pommeuse, il adore sa nièce qui le mérite bien, d'abord parce qu'elle est pleine d'attention pour lui et surtout parce qu'elle a converti ce grand fou de Maxime de Chalandrey.

Maxime ne joue plus, Maxime ne dilapide plus sa fortune, Maxime est devenu le meilleur des maris, en attendant qu'il soit le meilleur des pères. Il chérit sa femme et, à son exemple, il s'est passionné pour les arts, surtout pour la peinture qu'elle continue à cultiver avec ardeur et avec succès.

Ils vont fort peu dans le monde et ils ne reçoivent que quelques intimes, mais les deux jeunes ménages ne se quittent guère, quoiqu'ils ne vivent pas tout à fait de la même façon.

Le train de monsieur et de madame Croze est plus modeste, quoique Lucien occupe dans une grande administration financière un emploi largement rétribué.

Octavie, qui n'a rien voulu garder de l'héritage paternel, s'accommode à merveille de la médiocrité et ne regrette ni le luxe, ni les fêtes.

Être aimée lui suffit.

Ils habitent, tous, la maisonnette de la rue des Dames, qui leur rappelle de dramatiques souvenirs. C'est là que l'interrogatoire subi par la comtesse, en présence de Lucien, a failli les séparer pour jamais. C'est là aussi que leur amour naissant a résisté à cette épreuve, et ils savent presque gré à M. Pigache de la leur avoir infligée.

Octavie, en renonçant à l'opulence, n'a pas renoncé à faire l'aumône. Elle a toujours ses pauvres et ceux-là ne se sont presque pas aperçus du changement de fortune de leur bienfaitrice.

Julie Granger ne connaîtra pas la gêne tant que madame Croze vivra. Virginie Crochard n'a pas repris possession de son cabaret. Le Lapin qui Saute est et restera fermé. Mais, avec l'argent qu'elle y a gagné, elle a pu ouvrir dans l'avenue de Clichy un restaurant qui prospère.

Le commandant y va déjeuner de temps en temps avec de vieux camarades de Crimée, mais il n'y amène plus son neveu, parce que Maxime ne pourrait pas y amener sa femme.

Cabardos, rentré en grâce auprès de ses chefs, est en passe d'obtenir de l'avancement, et il aspire à quitter le service de la Sûreté pour entrer dans les commissariats.

Son rêve, c'est de porter un uniforme, et il est si bien noté qu'il y arrivera peut-être.

En attendant, il est fier d'avoir conquis l'amitié de son ancien supérieur, qui n'a pas de sots préjugés et qui lui doit, en grande partie, de n'avoir pas été inquiété après le duel.

Pierre d'Argental ne dédaigne pas d'inviter Cabardos et il s'amuse quelquefois à le taquiner en lui conseillant d'épouser la mère Caspienne, qui n'a pas la moindre envie de convoler en secondes noces.

Cabardos restera célibataire comme son commandant.

En revanche, le général Bourgas, éconduit par la comtesse, vient d'épouser une riche veuve.

On n'a plus entendu parler de M. Caxton, Américain de contrebande, comme son ami, le soi-disant Atkins, qu'il avait connu jadis à Vincennes, au bal d'Idalie.

La mort tragique de ce camarade de fredaine l'a effarouché et il est retourné à Chicago.

Le pavillon du boulevard Bessières tombe en ruines.

On a mis le séquestre sur les immeubles qui appartenaient à l'association fondée par feu Grelin et ils seront probablement vendus au profit de la Ville de Paris que les fraudeurs ont volée si longtemps.

La maison de la rue Gazan et la villa de la plaine de Montrouge y passeront.

Les billets de banque saisis ont été versés à la caisse municipale.

Les souterrains sont comblés et il ne se trouvera pas de sitôt des capitalistes pour en creuser d'autres.

Les Grelin sont très rares.

Plus rares que les sociétés de malfaiteurs qui exploitent Paris, comme on exploite les mines en Californie.

Tant qu'il y aura des cercles, il y aura des tricheurs et il arrivera qu'au lieu d'opérer isolément, les grecs se coaliseront et se soutiendront entre eux.

Et les voleurs feront de même, toutes les fois qu'il se trouvera un Maubert pour diriger et centraliser leurs opérations.

L'armée du crime est toujours sur le pied de guerre et, lorsqu'elle est commandée par un général intelligent, la police a fort à faire pour lui tenir tête.

Les bandes se dispersent quand les chefs disparaissent, mais elles se réorganisent peu à peu, et contre les malandrins la partie n'est jamais gagnée.

Il y a pourtant des trêves, et depuis la mort de Tévenec et de Sylvain Maubert, les compagnons de l' œil-de-chat n'agissent plus qu'isolément.

La comtesse a gardé la bague qui fut leur signe de ralliement et qui lui venait de son père, mais elle ne la met plus à son doigt.

Elle se demande quelquefois si l' œil-de-chat , qui passe pour porter bonheur, mérite la réputation qu'on lui a faite et elle est tentée de le croire, car après de cruelles épreuves, elle est parfaitement heureuse.

Elle bénit Dieu qui l'a protégée et elle pense, comme Lucien Croze, que « tout est bien qui finit bien. »

FIN