La clique dorée (partie 1) : édition ELTeC Gaboriau, Émile (-) 78545

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I

S'il est à Paris une maison bien tenue et d'apparences engageantes, c'est à coup sûr celle qui porte le numéro 23 de la rue Grange-Batelière.

Dès le seuil, éclate et reluit une propreté hollandaise, méticuleuse, jalouse, presque ridicule en ses recherches.

Les passants se feraient la barbe dans les cuivres de la porte cochère, les dalles polies au grès étincellent, la pomme de l'escalier resplendit.

Dans le vestibule, trois ou quatre écriteaux révèlent le caractère du propriétaire et rappellent incessamment les locataires au respect dû au bien d'autrui, alors même qu'on en paye trop chèrement la jouissance.

« Essuyez vos pieds, s. v. p. ! » disent ces écriteaux aux allants et venants ; -- « il est défendu de cracher dans l'escalier ; -- l'accès de la maison est interdit aux chiens !... »

Cependant, cet immeuble tant soigné « jouissait » dans le quartier du plus fâcheux renom.

Que s'y passait-il de pire qu'ailleurs, qu'au numéro 21, par exemple, ou au numéro 25 ? Rien, très-probablement ; mais les maisons, comme les gens, ont leur destinée.

Au premier étage, avaient planté leur tente deux familles de rentiers, gens paisibles s'il en fut, aussi simples de mœurs que d'esprit. Un receveur de rentes, quelque peu courtier-marron, avait au deuxième son appartement et ses bureaux. Le troisième était loué à un homme fort riche, un baron, disait-on, qui n'y faisait que de rares et courtes apparitions, préférant, à ce qu'il prétendait, le séjour de ses terres de Saintonge. Un brocanteur, on l'appelait le père Ravinet, encore qu'il n'eût qu'une cinquantaine d'années, moitié marchand de meubles et de curiosités, moitié marchand à la toilette, occupait tout le quatrième, où il entassait les mille objets de ses commerces divers, qu'il achetait à l'Hôtel des Ventes.

Au cinquième étage, enfin, divisé en quantité de chambres et de cabinets, demeuraient des ménages peu aisés ou des employés, qui, presque tous, décampaient dès l'aurore, pour ne reparaître que le soir, le plus tard possible.

Le deuxième corps de logis, desservi par l'escalier de service, était peut-être moins honorablement habité, -- mais les petits logements sont si difficiles à louer !...

Quoi qu'il en soit, il rejaillissait quelque chose de la mauvaise renommée de la maison sur tous les locataires. Pas un n'eût trouvé seulement cent sous de crédit chez les fournisseurs du quartier.

Mais les plus compromis, à tort ou à raison, étaient les concierges, le sieur Chevassat et son épouse. Leurs « collègues » de la rue les évitaient, et il courait à leur propos nombre d'histoires des moins édifiantes.

Le sieur Chevassat « avait de quoi », pensait-on, mais on l'accusait de prêter ses écus à la petite semaine et d'en tirer jusqu'à cent pour cent par mois. Il était encore, assurait-on, l'homme de paille de deux de ses locataires, le brocanteur et le receveur de rentes, et se chargeait, pour leur compte, de l'exécution des pauvres débiteurs en retard.

Les imputations dont on chargeait la Chevassat étaient bien autrement graves. On la garantissait prête à tout pour de l'argent et habituée à favoriser ou même à provoquer la mauvaise conduite des femmes qui habitaient sa maison.

Les Chevassat, ajoutait-on, avaient été établis, autrefois, au faubourg Saint-Honoré, et y avaient fait de mauvaises affaires.

On contait aussi qu'ils avaient un fils nommé Justin, beau garçon de trente-cinq ans, lancé dans le plus grand monde, qu'ils adoraient bien qu'il rougit d'eux et les méprisât, et qui venait les visiter de nuit, quand il avait besoin d'argent... Personne, il est vrai, ne le connaissait, ce fils, personne, jamais, ne l'avait vu...

Les Chevassat, eux, haussaient les épaules, soucieux seulement de bien vivre, disant qu'on serait fou de s'inquiéter de l'opinion du monde, quand on a sa conscience pour soi et qu'on ne doit rien à personne.

Cependant, vers la fin du mois de décembre dernier, un samedi soir, sur les cinq heures, les Chevassat allaient se mettre à table, quand le brocanteur du quatrième, le père Ravinet, se précipita dans leur loge comme un tourbillon.

C'était un homme de taille moyenne, scrupuleusement rasé, dont les petits yeux d'un jaune clair brillaient d'un éclat inquiétant sous d'épais sourcils en broussaille. Bien qu'habitant Paris depuis des années, il était vêtu en « monsieur de campagne », portant gilet de soie à fleurs voyantes et longue lévite droite à grand collet.

-- Vite, Chevassat, s'écria-t-il d'une voix troublée, prenez votre lampe et suivez-moi ; il est arrivé quelque malheur là-haut !

L'émotion du brocanteur -- il passait pour ne se pas émouvoir aisément -- devait, bien plus que ses paroles, effrayer les époux Chevassat.

-- Un malheur ! gémit la femme, il ne manquerait plus que cela ! Mais enfin qu'arrive-t-il, cher monsieur Ravinet ?

-- Eh ! le sais-je !... Il n'y a qu'un instant, je sortais de chez moi, quand j'entends comme le râle d'un agonisant... Cela venait du cinquième. Naturellement, je monte quelques marches, prêtant l'oreille... Silence complet ; plus rien. Je redescendais, croyant m'être trompé, quand arrive jusqu'à moi un gémissement, un sanglot, je ne sais trop comment vous expliquer cela, mais on aurait juré le dernier soupir d'une personne qui souffre horriblement et qui rend l'âme...

-- Et alors ?

-- Alors, vite je suis venu vous prévenir et vous chercher... Je ne puis rien garantir, bien entendu, mais il me semble, je parierais que j'ai reconnu la voix de cette jolie jeune fille qui demeure là-haut, Mlle Henriette... Allons, venez-vous ?...

Mais les concierges ne bougèrent pas.

-- Mlle Henriette n'est pas chez elle, déclara froidement la Chevassat, et quand elle est sortie ce tantôt, elle m'a dit qu'elle ne rentrerait pas avant neuf heures... Ainsi, cher monsieur Ravinet, vous vous serez trompé, les oreilles vous auront tinté...

-- Non, je suis sûr que non !... Mais n'importe, il faut aller voir.

Durant cette explication, la porte de la loge n'avait pas été refermée, et plusieurs locataires qui traversaient le vestibule, entendant la voix du brocanteur et les exclamations de la portière, s'étaient arrêtés et écoutaient...

-- Oui, il faut aller voir ! insistèrent-ils.

La volonté générale se manifestant ainsi impérieusement, le sieur Chevassat n'osa élever aucune objection nouvelle.

-- Marchons donc, puisque vous le voulez, soupira-t-il.

Et s'armant de sa lampe, il s'engagea dans l'escalier, suivi du brocanteur, de son épouse et de cinq ou six personnes.

Les pas de tout ce monde ébranlaient les marches, et d'étage en étage les locataires entrebâillaient leur porte pour savoir d'où venait tant de bruit. Et presque tous, en apprenant qu'il y avait peut-être quelque chose, s'empressaient de monter.

Si bien que le sieur Chevassat avait une douzaine de curieux derrière lui quand il s'arrêta, pour souffler, sur le palier du cinquième étage.

La porte de la chambre de Mlle Henriette était la première du couloir de gauche, il y frappa doucement d'abord et du bout du doigt, puis plus violemment, puis enfin de toutes ses forces, à grands coups de poing et jusqu'à ébranler les cloisons de tout l'étage.

Et entre chaque coup :

-- Mademoiselle Henriette, criait-il, mademoiselle Henriette, on vous demande !...

Rien, pas de réponse.

-- Ah ! fit-il d'un air niaisement triomphant, vous voyez bien !...

Mais, pendant que frappait le concierge, M. Ravinet s'était agenouillé devant la porte, s'efforçant de l'écarter de l'huisserie, appliquant tour à tour l'œil et l'oreille au trou de la serrure et aux fentes.

Tout à coup il se redressa blême.

-- C'est que c'est fini, cria-t-il, c'est que nous arrivons trop tard !...

Et comme un murmure de doute s'élevait :

-- Vous n'avez donc pas de nez ! ajouta-t-il, furieux, vous ne sentez donc pas cette abominable odeur de charbon !...

Toutes les narines se dilatèrent, et il fallut bien reconnaître que le brocanteur n'avait que trop raison. À la suite de l'ébranlement de la porte, l'étroit couloir s'emplissait d'âcres vapeurs.

Il y eut parmi les assistants un frisson d'horreur, et une voix de femme dit :

-- Elle se sera fait périr !

Chose singulière, mais trop fréquente en pareil cas, l'hésitation de tous les gens rassemblés là était visible.

-- Je vais aller quérir le commissaire, déclara enfin le sieur Chevassat.

-- C'est cela, fit le brocanteur, en ce moment il est peut-être temps encore de secourir cette jeune fille ; quand vous reviendrez, il sera trop tard.

-- Que faut-il donc faire ?

-- Briser la porte.

-- C'est que je n'ose...

-- Eh bien ! j'oserai, moi !

Et, appuyant son épaule contre le bois vermoulu, le digne homme n'eut qu'une secousse à donner pour chasser le pêne de sa gâche.

Aussitôt il y eut parmi les curieux un mouvement instinctif de recul, une véritable panique.

De la porte grande ouverte des flots de gaz mortels s'échappaient.

Cependant, la curiosité ne tarda pas à triompher de la peur. Nul ne doutait que la malheureuse jeune fille ne fût là, morte, et chacun insensiblement se rapprochait tendant le cou pour tâcher de voir...

Vains efforts ! La lumière de la lampe s'était éteinte dans l'atmosphère viciée par l'acide carbonique, et l'obscurité y était profonde, intense, effrayante.

On n'y distinguait rien, rien que la lueur rougeâtre du charbon achevant de se consumer sous la cendre, dans deux réchauds posés à terre.

On parlait d'entrer, personne ne se proposait.

Mais le père Ravinet ne s'était pas tant avancé pour rester là, dans le couloir.

-- Où est la fenêtre ? demanda-t-il au sieur Chevassat.

-- À droite, tenez, là !...

-- Bien, laissez-moi faire.

Et bravement le digne brocanteur s'élança, et presque aussitôt, retentit le bruit des carreaux qu'il brisait.

L'instant d'après, l'air de la chambre était devenu respirable et tout le monde s'y précipitait.

Hélas ! C'était bien un râle d'agonie qu'avait entendu M. Ravinet.

Sur le lit, garni d'une maigre paillasse, sans couvertures ni draps, une jeune fille d'une vingtaine d'années, vêtue d'une méchante robe de mérinos noir, était étendue, immobile, roide, inanimée...

Toutes les femmes sanglotaient.

-- Mourir si jeune, répétaient-elles, et mourir ainsi !...

Cependant, le brocanteur, s'étant approché de l'infortunée, l'examinait.

-- Elle n'est pas morte ! s'écria-t-il ; non, elle ne peut être morte... Allons, mesdames, avancez-vous et faites-lui l'aumône des premiers secours en attendant le médecin...

Et tout aussitôt, avec une assurance singulière, il indiqua ce qu'il y avait à tenter pour la rappeler à la vie.

-- De l'air, expliquait-il, de l'air, tâchez de faire entrer un peu d'air dans ses poumons, débarrassez-la de ce qui la serre, répandez sur elle de l'eau vinaigrée, frictionnez-la avec de la laine...

Il s'était emparé de la situation, il commandait, on lui obéissait passivement, encore qu'on ne conservât aucun espoir.

-- Malheureuse enfant ! disait une femme, c'est quelque amour contrarié qui l'aura menée là !...

-- Ou la misère... murmurait une autre.

C'est que la misère, en effet, inexorable, avait passé par cette triste chambre ; on ne reconnaissait que trop ses traces, visibles autant que celles de l'incendie. Une commode et deux chaises constituaient avec le lit tout le mobilier. Plus de rideaux à la fenêtre, nul vêtement de rechange au porte-manteau, pas un chiffon dans les tiroirs...

Évidemment, tout ce qu'il y avait eu de vendable avait été vendu, petit à petit, pièce à pièce... Les matelas avaient suivi les effets, la laine d'abord, poignée par poignée, puis les enveloppes...

Trop fière pour se plaindre, isolée par les pudeurs de la pauvreté, la malheureuse qui gisait là avait dû subir en cette chambre toutes les angoisses du naufragé accroché à une épave au milieu de l'Océan...

Ainsi pensait le père Ravinet, quand une feuille de papier, sur la commode, attira ses regards...

Il la prit. C'était comme le testament de la pauvre fille.

« Qu'on n'accuse personne, avait-elle écrit. Je meurs volontairement. Je prie Mme Chevassat de porter à leur adresse les lettres ci-jointes. On lui remettra ce que je dois au propriétaire.

« HENRIETTE. »

Les deux lettres étaient là, en effet. Sur la première, le brocanteur lut :

À M. le comte de la Ville-Haudry,

Rue de Varennes, 115.

Et sur la seconde :

À M. Maxime de Brévan,

62, rue Laffitte.

Une flamme soudaine s'était allumée dans les petits yeux jaunes du vieux brocanteur, un sourire mauvais plissa ses lèvres minces et même une exclamation lui échappa :

-- Oh !...

Mais ce ne fut qu'un éclair.

Son front s'assombrit, et d'un regard inquiet et rapide il embrassa la chambre, tremblant qu'on n'eût surpris quelque chose des impressions dont il n'avait pas été le maître.

Non, personne ne l'avait épié ni même ne songeait à lui, l'attention de tous se concentrant sur Mlle Henriette.

Alors, d'un mouvement leste et précis, que lui eût envié un voleur à la tire, il fit disparaître dans la vaste poche de son immense lévite et la feuille de papier et les deux lettres.

Il était temps.

La plus vive agitation se manifestait parmi les femmes penchées sur le lit de la jeune fille.

L'une d'elles, pâle d'émotion, affirmait avoir senti le corps tressaillir sous sa main, et les autres soutenaient qu'elle s'était trompée... On allait bien voir, au surplus.

Il y eut vingt secondes d'une indicible angoisse, vingt secondes solennelles, pendant lesquelles chacun retint sa respiration... Et enfin un même cri d'espérance et de joie s'échappa de toutes les poitrines :

-- Elle a tressailli !... Elle a bougé !...

Il n'y avait pas à douter ni à nier, cette fois ! L'infortunée avait eu un mouvement, bien faible il est vrai, à peine sensible, mais enfin un mouvement...

Un peu de sang remontait à ses joues blêmies, sa poitrine se soulevait par saccades, ses dents, convulsivement serrées, se desserraient, et sa bouche s'entr'ouvrant, on la voyait tendre le col en avant, cherchant instinctivement de l'air.

-- Elle vit !... exclamaient les femmes, non sans une sorte d'effroi, et comme si elles, eussent vu s'accomplir un miracle, elle vit !...

D'un bond, M. Ravinet fut près du lit.

Une des femmes -- c'était une des rentières du premier -- soutenait dans le pli de son bras la tête de la jeune fille, et la malheureuse promenait autour d'elle ce regard terne, sans chaleur et sans expression, qui est celui des fous.

On lui adressa la parole, elle ne répondit pas ; visiblement elle n'entendait rien.

-- N'importe, prononça le brocanteur, elle est sauvée maintenant, et quand le médecin arrivera, il trouvera le plus fort de la besogne fait... Mais elle a besoin de soins encore, cette enfant, et nous ne pouvons la laisser ainsi.

Ce que cela signifiait, tous les assistants le comprirent très-bien, et cependant, c'est à peine si un timide « c'est juste ! » accueillit la proposition.

Cette froideur ne déconcerta pas le bonhomme.

-- Il va falloir la coucher, poursuivit-il, et pour cela il faudrait des matelas, des draps, des couvertures... Il faudrait du bois, car il fait un froid de loup, et aussi du sucre pour de la tisane, et de la bougie...

Il ne disait pas tout, à beaucoup près, mais il disait bien assez, trop même pour les gens qui étaient là.

Et la preuve, c'est que dès le début, la dame du courtier marron du second déposa noblement une pièce de cinq francs sur le coin de la cheminée et sans bruit gagna la porte. Plusieurs autres pareillement s'esquivèrent, qui, par exemple, ne déposèrent rien...

Si bien que lorsqu'il acheva, le père Ravinet n'avait plus près de lui que le couple Chevassat et les deux rentières du premier.

Et encore, ces deux dames échangeaient des regards de détresse, calculant sans doute mentalement ce qu'allait leur coûter leur curiosité.

Le brocanteur avait-il prévu cette généreuse désertion ? on l'eût dit, à regarder sa physionomie narquoise.

-- Bons petits cœurs, va !... fit-il.

Puis haussant les épaules :

-- Heureusement, ajouta-t-il, je vends un peu de tout et encore d'autres choses... Attendez-moi une minute ; je descends, et en deux tours j'aurai remonté le plus pressé... pour le reste, on s'arrangera.

Le visage de la portière était à peindre. De sa vie elle n'avait été si étonnée.

-- On m'a changé mon père Ravinet, murmura-t-elle, ou je deviens folle !

Il est de fait que le brocanteur ne passait pas précisément pour un mortel sensible et magnifique. On citait de lui des traits à rendre Harpagon rêveur et à tirer une larme de l'œil d'un huissier.

Ce qui n'empêche qu'il ne tarda pas à reparaître, pliant sous le faix de deux matelas presque neufs, et qu'à un second voyage il rapporta bien plus qu'il n'avait annoncé...

Mlle Henriette maintenant respirait plus librement, mais sa physionomie gardait encore sa désolante immobilité. La vie s'était réveillée avant l'intelligence, et il était clair qu'elle n'avait aucunement conscience de sa situation ni de ce qui se passait autour d'elle.

Même, cela ne laissait pas que d'inquiéter les deux rentières, prodigues de dévouement à cette heure qu'elles ne tremblaient plus pour leur bourse.

-- Bast ! c'est toujours comme cela, affirma carrément le père Ravinet, et d'ailleurs le docteur la saignera, s'il en est besoin.

Et, se retournant vers le sieur Chevassat :

-- Mais nous gênons ces dames, mon brave, continua-t-il, allons, descendons chez moi prendre quelque chose ; nous remonterons quand l'enfant sera bien douillettement installée dans son lit.

Le logis de ce digne homme n'était, à vrai dire, que le magasin où il entassait pêle-mêle les objets les plus disparates.

Il vivait au milieu de ce chaos sans endroit fixe pour se tenir, campant ici ou là, suivant que le hasard des achats et des ventes laissait un espace vide dans une pièce ou dans l'autre, dormant une nuit dans un lit Louis XV de cent louis et la nuit d'après sur une couchette de fer de quinze francs.

Pour l'instant, il était établi dans un étroit cabinet aux trois quarts encombré seulement, et c'est là qu'il introduisit le portier.

Il commença par emplir d'eau-de-vie deux petits verres, plaça une bouillotte devant le feu, et se laissant tomber sur un fauteuil :

-- Eh bien ! monsieur Chevassat, commença-t-il, voilà un événement !

Stylé sans doute par son épouse, le concierge ne répondit ni oui ni non, mais l'autre savait son monde et connaissait les secrets qui délient certaines langues.

-- Ce que cela aura d'ennuyeux pour vous, poursuivit-il d'un air détaché, c'est que le commissaire de police, très-probablement, sera prévenu par le médecin et ouvrira une enquête...

Du coup, le sieur Chevassat faillit lâcher son petit verre.

-- La police fera une descente ici, s'écria-t-il. Alors, bonsoir les voisins, la maison est définitivement perdue... La peste étouffe cette coquine de là-haut ! Mais vous vous trompez sans doute, cher monsieur Ravinet.

-- Point ! Seulement, vous vous exagérez les conséquences. On vous demandera tout bonnement qui est cette jeune fille, de quoi elle vit, où elle demeurait avant de venir.

-- C'est que précisément je n'en sais rien.

Le vieux brocanteur parut tomber des nues, ses sourcils se froncèrent, et hochant la tête :

-- Bigre ! fit-il, voilà qui complique la question. Comment donc mademoiselle Henriette habite-t-elle votre maison ?

Manifestement le portier était dans ses petits souliers, sinon pour cela, du moins pour autre chose.

-- Oh ! c'est simple comme bonjour, répondit-il, et si vous voulez que je vous conte l'affaire, vous verrez qu'il n'y a pas de quoi fouetter un chat.

-- Soit, parlez.

-- Pour lors, donc, c'était il y a un an, presque jour pour jour, voilà qu'un matin m'arrive un particulier tout ce qu'il y a de mieux couvert, le lorgnon à l'œil, insolent comme un valet de bourreau, enfin un jeune homme très comme il faut. Il me dit qu'il vient de voir à notre porte l'écriteau d'une chambre à louer présentement, et il me demande de la lui montrer. Naturellement je lui réponds que c'est un taudis qui n'est pas fait pour une personne comme lui, mais il insiste et ma foi ! je le conduis...

-- À la chambre qu'occupe mademoiselle Henriette ?...

-- Précisément. Je pensais qu'il allait faire le dégoûté, pas du tout. Il regarde où donne la fenêtre, comment ferme la porte, si la cloison est épaisse, et finalement il me dit : « Cela me convient, voici le denier à Dieu. » Et v'lan, il me met vingt francs dans la main... Les bras me tombaient.

Si M. Ravinet était intéressé, il n'y paraissait guère, son visage gardant l'air distrait et ennuyé de l'homme forcé d'écouter les affaires d'autrui.

-- Et... qui est-ce ce jeune homme si comme il faut ? interrogea-t-il.

-- Ah ! dame, ni moi non plus... tout ce que je sais de lui c'est qu'il s'appelle Maxime.

À ce nom, comme sous une douche lui tombant sur la tête, le vieux brocanteur tressauta sur son fauteuil ; il pâlit et un regard étrange traversa ses petits yeux jaunes.

Mais il se remit vite, si vite que le concierge ne remarqua rien, et d'un ton indifférent :

-- Ce beau fils ne vous a donc pas dit son nom de famille ? demanda-t-il.

-- Non.

-- Cependant, pour aller aux informations...

-- Eh ! voilà bien le diable !... je n'y suis pas allé !...

Peu à peu, et non sans de visibles efforts, le sieur Chevassat se redressait. C'était à croire que d'avance il assurait son maintien contre les questions possibles d'un commissaire de police.

-- Je sais bien que je suis fautif, poursuivit-il, mais à ma place, cher monsieur Ravinet, vous n'auriez pas agi autrement que moi. Jugez plutôt. Ma chambre était louée à ce jeune homme, à ce M. Maxime, n'est-ce pas, puisque j'avais son louis en poche. Poliment je lui demande, comme d'usage, où il demeure et s'il a des meubles pour répondre du loyer. Ah ! bien ouitche ! Sans seulement me laisser finir, il se met à me rire au nez, oh ! mais à rire !... « Ai-je donc l'air, me dit-il, d'un homme à habiter un pareil chenil !... » Et voyant que je restais tout interloqué, il m'explique qu'il loue ça pour y établir une jeune personne de province à laquelle il s'intéresse et que même la location et les quittances doivent être au nom de cette personne qui est donc mademoiselle Henriette. Cela se comprenait, n'est-ce pas ? Néanmoins, comme il était du devoir de mon état de m'informer de cette demoiselle, je m'informe, toujours poliment. Mais lui m'envoie promener, me disant qu'il n'a pas de comptes à me rendre et qu'il va envoyer des meubles pour garnir la chambre...

Il s'arrêta, attendant un mot, un signe d'approbation du vieux brocanteur. Cet encouragement ne venant pas, il continua :

-- Bref, je n'osai pas insister, et tout se passa comme l'avait voulu M. Maxime. Le jour même, un marchand apporta les meubles que vous avez vus là-haut, et le lendemain soir, sur les onze heures, Mlle Henriette arriva. Ah ! son bagage n'était pas lourd ! Tout son saint frusquin tenait dans un petit sac de voyage qu'elle portait à la main...

Penché vers la cheminée, le digne brocanteur ne semblait préoccupé que d'activer l'ébullition de l'eau qu'il venait de placer devant le feu.

-- M'est avis, mon brave homme, prononça-t-il, que vous avez agi fort légèrement. Pourtant, s'il n'y a que ce que vous dites, je ne crois pas qu'on puisse vous inquiéter.

-- Quelle autre chose voulez-vous donc qu'il y ait ?

-- Dame !... je ne sais pas, moi... Si cette jeune fille avait été enlevée par M.... Maxime, si vous aviez prêté la main à son enlèvement... je vous verrais dans de vilains draps. Le code ne plaisante pas, quand il s'agit de mineures !...

Le portier eut un beau geste de protestation.

-- J'ai dit toute la vérité, déclara-t-il.

Mais c'est ce dont le père Ravinet ne semblait pas parfaitement convaincu.

-- Cela vous regarde, dit-il, avec un haussement d'épaules... Cependant, tenez pour sûr qu'on vous demandera comment une de vos locataires a pu tomber dans un si extrême dénuement sans que vous ayez prévenu personne...

-- Oh ! moi, d'abord, je ne m'occupe pas de mes locataires ; ils sont maîtres chez eux...

-- Bien, cela, monsieur Chevassat, très-bien !... Ainsi vous ignoriez que M. Maxime eût cessé de voir Mlle Henriette ?...

-- Il n'avait pas cessé de la voir...

D'un mouvement, le plus naturel du monde, le père Ravinet leva les bras au ciel, et d'un accent d'horreur :

-- Est-ce possible !... s'écria-t-il. Ce beau fils aurait donc connu la détresse de la pauvre enfant, il aurait donc su qu'elle mourait de faim !...

De plus en plus le sieur Chevassat semblait sur des charbons ardents. Il commençait à entrevoir et la portée des questions du vieux brocanteur et l'ineptie de ses propres réponses.

-- Ah ! vous m'en demandez trop long ! Interrompit-il... Je ne suis pas chargé de surveiller M. Maxime, n'est-ce pas... Pour ce qui est de Mlle Henriette, dès qu'elle sera sur pied, la petite poison, je vais vous la faire déguerpir et plus vivement que ça !...

Le vieux brocanteur hochait gravement la tête :

-- Cher monsieur Chevassat, prononça-t-il de sa plus douce voix, vous ne ferez pas ce que vous dites, par la raison que dès ce moment je réponds du loyer de cette jeune fille. Bien plus, si vous voulez m'obliger, vous serez bon pour elle, très-bon, et même... respectueux.

Il n'y avait pas à se méprendre à la signification du mot « obliger » tel qu'il le soulignait, et cependant il allait ajouter d'autres recommandations encore, quand une voix éraillée retentit dans l'escalier, criant :

-- Chevassat !... Où donc es-tu, Chevassat !

-- Mon épouse ! fit le portier.

Et ravi d'échapper au père Ravinet :

-- Compris ! dit-il fort vite. On la traitera, votre demoiselle, aussi délicatement que la fille du propriétaire en personne... Sur quoi, excusez, la loge est seule, on m'appelle, il faut que je descende...

Et sans attendre, il s'esquiva, ne concevant rien au soudain intérêt du vieux brocanteur pour la locataire du cinquième.

-- Gredin, va ! murmurait alors le père Ravinet, vil gredin !...

Mais il avait appris ce qu'il souhaitait, il était seul et il n'avait pas, estimait-il, une minute à perdre.

Vivement il retira du feu la bouillotte, et sortant de sa poche les lettres soustraites à Mlle Henriette, il plaça au-dessus de l'eau bouillante celle qui portait l'adresse de M. Maxime de Brévan.

En moins de rien, la vapeur eut humecté puis liquéfié la gomme qui fermait l'enveloppe. Dès lors, il devenait facile, moyennant quelques précautions, de l'ouvrir et de la refermer ensuite, sans qu'il restât trace de l'abus de confiance.

Ainsi fit le vieux brocanteur.

Et voici ce qu'avait écrit Mlle Henriette :

« Vous triomphez, M. de Brévan. Quand vous lirez cette lettre, je serai morte.

« Allez, redressez la tête, soyez délivré de vos terreurs. Daniel peut revenir, j'emporte dans la tombe le secret de votre lâcheté et de votre infamie...

« Non, cependant, non !

« Je puis vous pardonner, moi qui n'ai plus que quelques instants à vivre, Dieu ne vous pardonnera pas. Je serai vengée, je le sens. Et s'il faut un miracle, il se fera, pour que l'honnête homme qui vous croyait son ami, pour que Daniel sache comment est morte et pourquoi la malheureuse confiée à son honneur. -- H. »

Les poings du bonhomme se crispaient.

-- L'honneur de Maxime de Brévan ! grondait-il avec un de ces ricanements qui sont la dernière expression de la haine, l'honneur de Maxime de Brévan !...

Mais sa terrible agitation ne l'empêchait pas de répéter pour la lettre adressée au comte de la Ville-Haudry l'opération qui venait de lui si bien réussir.

Bientôt il la tint en sa possession, et sans plus de scrupules, il lut :

« Jusqu'à ce matin, mon père, brisée d'angoisses et défaillante de besoin, j'ai attendu une réponse à la lettre suppliante que je vous écrivais à genoux.

« Vous ne m'avez pas répondu, vous restez impitoyable. C'est donc qu'il faut que je meure... je vais mourir. Hélas ! je ne puis dire que ce soit volontairement.

« Il faut que je vous paraisse bien coupable, mon père, pour que vous m'abandonniez ainsi à la haine atroce de Sarah Brandon et des siens, et cependant... Ah ! j'ai bien souffert, j'ai bien lutté, avant de quitter furtivement votre maison, cette maison où ma mère est morte... où j'ai été si heureuse et tant aimée, enfant, entre vous deux... Ah ! si vous saviez !...

« C'était bien peu de chose, pourtant, ce que j'implorais de votre pitié : les moyens d'ensevelir dans quelque couvent ma honte imméritée...

« Oui, imméritée, mon père, car je peux vous le dire, et on ne ment pas au moment où je suis, si la réputation est perdue, l'honneur est sauf... »

De grosses larmes roulaient le long des joues du bonhomme, et c'est d'une voix étranglée qu'il murmura :

-- Pauvre, pauvre fille !... Et dire que depuis un an, sans le savoir, je vivais à deux pas d'elle, sous le même toit... Mais me voici, j'arrive encore à temps !... Oh ! le hasard, quand il s'en mêle, quel auxiliaire !...

Assurément les habitués de l'hôtel Drouot eussent hésité à reconnaître le père Ravinet tant était prodigieuse sa soudaine transformation.

Non, ce n'était plus là le brocanteur rusé, le vieux malin à la face triviale et narquoise qu'ils voyaient à toutes les ventes ; assis au premier rang, guettant les bonnes occasions, de glace au plus fort du feu des enchères.

Les deux lettres qu'il venait de lire, avaient avivé en son âme des blessures atroces et mal cicatrisées. Il souffrait, et la douleur, la colère, l'espoir d'une vengeance longtemps attendue rehaussaient sa physionomie d'une étrange expression d'énergie et de noblesse.

Le coude sur une table, le front entre les mains, l'œil perdu dans l'espace, il semblait évoquer les misères du passé ou suivre dans les brumes de l'avenir quelque projet à peine ébauché et mal défini encore dans son esprit.

Et sa pensée débordant, pour ainsi dire, comme l'eau d'un vase trop plein, se répandait en un monologue incohérent et à peine saisissable.

-- Oui, murmurait-il, oui, je te reconnais là, Sarah Brandon !... Pauvre fille !... À quelles abominables intrigues succombe-t-elle !... Et ce Daniel, qui la confie à Maxime de Brévan !... Qui est-il ?... Comment en sa détresse ne s'est-elle pas adressée à lui !... Ah ! si elle voulait se confier à moi... quel coup du sort !... Par quel moyen lui arracher la vérité tout entière !...

Le timbre d'une vieille pendule qui sonnait sept heures, fit tressaillir le bonhomme, et brusquement le rappela à la réalité.

-- Bigre, grommela-t-il ; j'allais m'endormir sur la besogne, et ce n'est pas l'occasion... Il faut que je remonte confesser l'enfant...

Et aussitôt, avec une dextérité inquiétante, il remit les lettres dans les enveloppes, les sécha, les lissa et les soumit à une vigoureuse pression, jusqu'à faire totalement disparaître les boursoufflures occasionnées par la vapeur.

Puis au bout d'un moment, contemplant son ouvrage d'un air satisfait :

-- Voilà qui n'est pas mal, fit-il ; un directeur des postes n'y verrait que du feu ; je puis me risquer.

Et sur ce, s'élançant dehors, il regagnait d'un pied leste le cinquième étage, quand la portière, Mme Chevassat, lui barra l'escalier, descendant si fort à propos que très-évidemment elle avait épié sa sortie.

-- Eh bien ! cher monsieur Ravinet, fit-elle de son air le plus aimable, qui certes ne l'était guère, vous voilà donc le banquier de Mlle Henriette ?

-- Oui... qu'avez-vous à y redire ?...

-- Oh ! rien... vos affaires ne sont pas les miennes, seulement...

Elle s'arrêta, un sourire cynique effleura ses lèvres plates et elle ajouta :

-- Seulement elle est fameusement jolie, Mlle Henriette, et à mon à part je me disais : « Tiens, tiens, il n'a pas mauvais goût, M. Ravinet... »

Une réplique indignée montait aux lèvres du bonhomme, mais il sut la retenir, comprenant combien il lui importait d'abuser la portière, et se contraignant à sourire :

-- Vous savez que je compte sur votre discrétion, fit-il. Et il monta.

Alors, il dut au moins rendre à la Chevassat et aux deux rentières du premier étage cette justice, qu'elles avaient bien employé le temps et fort adroitement tiré parti des ressources qu'il avait mises à leur disposition.

La chambre, si froide et si désolée l'instant d'avant, de Mlle Henriette, avait pris, grâce à leurs soins, un air d'aisance qui réjouissait.

Une lampe, dont un abat-jour atténuait la lumière, brûlait sur la commode, un bon feu clair flambait dans la cheminée, on avait tendu un vieux rideau en plusieurs doubles devant la fenêtre pour remplacer provisoirement les carreaux brisés, et sur la table, recouverte d'un tapis, il y avait une théière, une tasse de porcelaine et deux petites fioles de pharmacien.

C'est que le médecin était venu, en l'absence de M. Ravinet, il avait saigné la malade, lui avait prescrit une potion et s'était retiré en déclarant qu'il n'y avait plus à garder l'ombre d'une inquiétude.

Seule, en effet, la pâleur de la pauvre jeune fille trahissait ses souffrances et le danger qu'elle avait couru.

Étendue dans son lit, maintenant garni de bons matelas et de draps bien blancs, la tête très-haussée sur ses oreillers, elle respirait librement, on le voyait au mouvement égal et régulier de sa poitrine, soulevant les couvertures...

Mais avec la vie et l'intelligence, la liberté de réfléchir à l'horreur de sa situation et la faculté de souffrir lui étaient revenues.

Le front appuyé sur son bras, qui disparaissait presque sous les boucles d'or de sa chevelure, immobile, l'œil obstinément fixé dans le vide, comme si elle eût essayé de percer les ténèbres de l'avenir, elle eût semblé la statue de la douleur ou plutôt de la résignation, sans les grosses larmes qui coulaient silencieuses le long de ses joues.

Sa beauté rare empruntait aux circonstances quelque chose d'immatériel et de si saisissant que le père Ravinet en demeura cloué par l'admiration sur le seuil de la porte restée ouverte.

Mais il ne tarda pas à songer qu'il pouvait être surpris là, en flagrant délit d'espionnage, et que certainement on se méprendrait sur ses sentiments.

Il toussa donc pour annoncer sa présence et entra.

Au bruit, Mlle Henriette s'était redressée. Apercevant le vieux brocanteur :

-- Ah ! c'est vous, monsieur, prononça-t-elle d'une voix faible, ces dames qui m'ont soignée, m'ont tout appris... C'est vous qui m'avez sauvé la vie !...

Elle hocha la tête, et lentement :

-- C'est un triste service que vous m'avez rendu là, monsieur.

Cela fut dit simplement, mais en même temps avec une si navrante expression de douleur que le père Ravinet en fut épouvanté.

-- Malheureuse enfant, s'écria-t-il, songeriez-vous donc à renouveler votre horrible tentative ?...

Elle ne répondit pas. N'était-ce pas comme si elle eût répondu : Oui.

-- Mais c'est de la folie ! s'écria le vieux brocanteur, en proie à la plus vive agitation. À vingt ans, désespérer de la vie ! cela ne s'est jamais vu. Vous souffrez, mais soupçonnez-vous seulement les compensations que l'avenir vous réserve !...

Du geste, elle l'interrompit :

-- Il n'était plus d'avenir pour moi, monsieur, quand j'ai demandé à la mort un refuge...

-- Cependant...

-- Oh ! ne cherchez pas à me convaincre, monsieur ; ce que j'ai fait, je devais le faire. Je sentais la vie me quitter, j'ai voulu abréger les tortures... Il y avait trois jours que je n'avais mangé, quand j'ai allumé du charbon ici... Et pour me le procurer, ce charbon, j'ai eu recours à une supercherie, j'ai trompé la marchande qui me l'a donné à crédit... Ah ! Dieu sait cependant que ce n'était pas le courage qui me manquait !... Avec quelle joie et de quel cœur j'eusse travaillé aux plus grossiers ouvrages ! Mais savais-je, moi, où et comment on trouve de l'ouvrage !... Cent fois j'ai supplié Mme Chevassat de m'en procurer, mais toujours elle se moquait de moi en riant, et quand j'insistais, elle me disait...

Elle s'arrêta et un flot de sang empourpra son visage. Ce que lui disait la portière, elle n'osait le répéter. Mais c'est d'une voix que faisait trembler la rancune de sa dignité de femme et de toutes ses pudeurs outragées, qu'elle dit :

-- Ah ! cette femme est une indigne créature !...

De quoi était capable la Chevassat, le vieux brocanteur ne pouvait l'ignorer. Il ne devinait que trop par quels conseils elle avait dû répondre à cette malheureuse de vingt ans, qui en sa détresse profonde s'adressait à elle.

Cependant, un juron lui échappa, qui eût assurément bien étonné l'estimable portière, et vivement :

-- Assez, mademoiselle, s'écria-t-il, assez, je vous en prie... Ce que vous avez enduré, ne le sais-je pas ? J'ai vu la misère de près aussi, moi. Votre résolution désespérée de ce soir, je ne l'ai que trop comprise. Comment ne s'abandonner pas soi-même, quand on est abandonné de tout et de tous ?... Mais je ne m'explique plus votre découragement, à cette heure que la situation n'est plus la même...

-- Hélas ! monsieur, en quoi a-t-elle changé !...

-- Comment, en quoi !... Ne suis-je donc pas là, moi ! Quoi, après avoir eu la chance d'arriver à temps, je vous abandonnerais ! Ce serait du propre ! Non, non, jeune fille, reposez en paix, je veille, la misère n'approchera plus. Il vous faut un défenseur, un conseiller, me voilà, solide au poste. Et si vous avez des ennemis, gare à eux ! Allons, souriez aux jours meilleurs qui vont se lever.

Mais elle ne souriait pas ; la stupeur, presque l'effroi, se peignaient sur son visage.

Concentrant en un puissant effort tout ce qu'elle avait de pénétration, elle attachait sur le bonhomme un regard obstiné, espérant arriver jusqu'au fond de sa pensée.

Lui ne laissait pas que d'être déconcerté du peu de succès de son éloquence.

-- Douteriez-vous donc de mes promesses ? demanda-t-il.

Elle secoua la tête, et laissant tomber ses paroles une à une, comme pour leur donner une valeur plus grande :

-- Pardonnez-moi, monsieur, prononça-t-elle, je ne doute pas... Mais je me demande quels sont mes titres à la généreuse protection que vous m'offrez.

Affectant plus de surprise qu'il n'en ressentait, assurément, le père Ravinet levait les bras au ciel.

-- Mon Dieu ! interrompit-il, elle suspecte mes intentions !

-- Monsieur...

-- Eh ! que pouvez-vous craindre de moi ! Je suis vieux, vous êtes une enfant, je vous viens en aide, n'est-ce pas tout naturel et tout simple !

Elle se tut, et lui pendant un moment demeura pensif, comme s'il eût cherché la cause de cette résistance. Tout à coup, se frappant le front :

-- J'y suis ! fit-il, la Chevassat vous aura parlé de moi... Ah ! langue de vipère, je l'écraserai quelque jour ! Voyons, soyez franche, que vous a-t-elle dit ?

Il espérait un mot, au moins ; il attendit... Rien. Alors, avec une violence contenue, et en un langage inattendu, certes, de sa part :

-- Eh bien ! reprit-il, ce qu'elle vous a dit, cette vieille coquine, je vais vous le répéter. Elle vous a dit que le père Ravinet est un personnage équivoque et dangereux, exerçant dans l'ombre toutes sortes d'industries inconnues et inavouables... Elle vous a dit que ce vieux est une manière d'usurier sans foi ni loi, sans autre morale que le gain, trafiquant de tout avec tous, vendant selon le goût des gens de la vieille ferraille ou des cachemires, hypothéquant son argent sur des gages qui n'en sont pas, le talent des hommes et la beauté des femmes. Elle a dû vous dire, en un mot, que pour une femme, être protégée par moi est un bonheur, et vous avez compris que ce serait un opprobre.

Il s'arrêta, comme pour laisser à la jeune fille le temps de porter un jugement, et d'un ton plus calme :

-- Admettons, poursuivit-il, que ce père Ravinet que vous a dit la Chevassat existe... Il en est un autre, que bien peu connaissent, que certains malheurs troublent profondément, c'est celui-là qui s'offre à vous.

Se faire mauvais à plaisir, se charger même de vices qu'on n'a pas, c'est une tactique excellente pour ensuite être cru sur parole quand on se vante de certaine qualité qu'on a ou qu'on voudrait paraître avoir.

Si tel fut le calcul du vieux brocanteur, il échoua complètement. Mlle Henriette demeura de glace.

-- Croyez, monsieur, fit-elle, que je vous suis reconnaissante, comme il convient, des efforts que vous faites pour me convaincre...

Le bonhomme eut un geste de dépit.

-- En un mot, vous repoussez mes offres parce que je ne trouve pas une raison vulgaire pour les justifier... Que vous dire, cependant !... Voyons, supposez que j'aie une fille, qu'elle s'est enfuie, que je ne sais ce qu'elle est devenue, et que c'est en souvenir d'elle que je voudrais étendre sur vous ma protection... Ne puis-je pas m'être dit que peut-être, de même que vous, elle se débat dans les angoisses de la faim, abandonnée par son amant...

La jeune fille, à ce mot, pâlit, et se haussant sur ses oreillers :

-- Vous vous méprenez, monsieur, interrompit-elle. Ma situation, je ne le sais que trop, justifie tous les soupçons, cependant, je n'ai pas d'amant.

Alors, lui :

-- Je vous crois, mademoiselle, je vous jure que je vous crois... Mais, cela étant, comment vous trouvez-vous ici, réduite aux dernières extrémités de la misère, vous ?

Enfin, le père Ravinet venait de frapper juste. L'émotion gagnait la jeune fille, deux larmes brûlantes jaillirent de ses yeux.

-- Il est de ces secrets, murmura-t-elle, qu'il n'est pas permis de révéler.

-- Même pour défendre son honneur et sa vie ?

-- Oui.

-- Cependant...

-- Oh ! n'insistez pas, monsieur.

Si Mlle Henriette eût connu le vieux brocanteur, elle eût lu dans le regard qu'il lui jeta, la satisfaction qu'il éprouvait.

C'est que désespérant, l'instant d'avant, de rien obtenir, il se croyait désormais assuré du succès.

Le moment lui paraissait venu de frapper le coup décisif.

-- J'ai essayé de forcer votre confiance, mademoiselle, prononça-t-il, je l'avoue, mais votre intérêt seul me guidait. S'il en était autrement, me serais-je adressé à vous, quand pour surprendre les confidences que je vous demande, je n'avais qu'à déchirer une mince feuille de papier ?

La malheureuse ne put retenir un cri.

-- Mes lettres !

-- Je les ai.

-- Ah ! c'est donc cela, que les dames qui me soignaient les ont en vain cherchées partout.

-- J'ai voulu les soustraire à la curiosité des personnes qui étaient là.

-- Et... vous ne les avez pas ouvertes !

Pour toute réponse, il les tira de sa poche, et avec un beau geste, le geste de l'innocence injustement soupçonnée, il les posa sur le lit.

Les enveloppes, en apparence du moins, étaient parfaitement intactes. Mlle Henriette le constata d'un coup d'œil, et tendant la main au vieux brocanteur :

-- Je vous remercie, monsieur, dit-elle.

Lui ne sourcilla pas. Il sentait que cette preuve menteuse de probité avançait plus ses affaires que tous ses discours ; aussi se hâta-t-il de poursuivre :

Par exemple, mademoiselle, je n'ai pu m'empêcher de lire les adresses et d'en tirer des conjectures. Qui est le comte de la Ville-Haudry ?... Votre père, n'est-ce pas ? Et M. Maxime de Brévan ?... C'est le jeune homme qui venait vous visiter. Ah ! si vous vouliez vous fier à moi... Si vous saviez combien il est aisé, parfois, avec un peu d'expérience, de dénouer les situations qui semblent le plus inextricables...

Visiblement, elle était ébranlée.

-- Du reste, ajouta-t-il, attendez d'être remise pour prendre une détermination... Réfléchissez, nous sommes gens de revue... Et vous ne me direz que ce que vous jugerez indispensable pour que je puisse vous conseiller...

-- Oui, en effet, comme cela, peut-être...

-- Alors, j'attendrai, oh ! tant que vous voudrez, deux jours, dix jours...

-- Soit.

-- Seulement, mademoiselle, je vous en prie, jurez moi de renoncer à vos horribles projets de suicide...

-- Je vous le jure, monsieur, sur mon honneur de jeune fille !...

Le père Ravinet eut une exclamation joyeuse.

-- Adjugé !... s'écria-t-il, et à demain, mademoiselle, car tel que vous me voyez, je tombe de sommeil et je vais me coucher.

Mais il mentait, car il ne regagna pas son appartement.

Si exécrable que fût le temps, il sortit, et, une fois dans la rue, il alla se blottir dans une encoignure, d'où il pouvait surveiller exactement l'entrée de sa maison.

Il y resta longtemps, au froid et à la pluie, jurant de temps à autre et battant la semelle pour se réchauffer.

Enfin, comme onze heures sonnaient, une voiture de place s'arrêta devant le n° 23. Un jeune homme en descendit, qui sonna à la porte. On lui ouvrit. Il entra.

-- Maxime de Brévan ! murmura le vieux brocanteur...

Et d'une voix sourde :

-- Je savais bien qu'il viendrait, le brigand, voir si le charbon a fait son œuvre...

Mais déjà le jeune homme ressortait et remontait dans la voiture qui partit grand train.

-- Eh ! eh ! ricana le vieux brocanteur, pas de chance, mon garçon... le coup est manqué, et il va falloir chercher autre chose... Et je suis là, cette fois, et je te tiens, et au lieu d'un compte à régler, nous en aurons deux...

II

Ce n'est guère que dans les romans qu'on voit des inconnus se prendre soudainement d'une confiance illimitée et se raconter leur vie entière sans restrictions, sans réserver même leurs secrets les plus intimes et les plus chers.

Dans la vie réelle, on y met plus de façons.

Longtemps après que le vieux brocanteur l'eut quittée, Mlle Henriette délibérait encore, indécise de ce qu'elle ferait le lendemain quand elle le reverrait.

Et d'abord, elle se demandait qui pouvait être ce singulier bonhomme, qui lui-même s'était qualifié de « personnage équivoque et dangereux ? »

Était-il réellement ce qu'il paraissait ? La jeune fille en doutait presque.

Encore qu'elle n'eût guère d'expérience, elle avait été frappée de certaines transformations singulières et très-sensibles du père Ravinet.

S'animait-il, ses attitudes, ses manières et son geste juraient avec ses habits de « Monsieur de campagne, » comme s'il eût oublié une leçon apprise. Et en même temps, son langage trivial et incorrect d'habitude, et tout émaillé de locutions de son métier, s'épurait.

Que faisait-il ? Était-il brocanteur avant de venir s'établir dans cette maison de la rue Grange-Batelière, qu'il n'habitait que depuis trois ans.

Il n'était pas besoin de grands efforts pour imaginer le père Ravinet, -- était-ce même son vrai nom ? -- en une situation tout autre.

Et pourquoi non ? Paris n'est-il pas par excellence le refuge des déclassés, des vaincus de toutes les luttes de la civilisation ? N'est-ce pas à Paris seulement que, perdus dans la foule, les malheureux et les coupables, oubliés et inconnus, peuvent recommencer une existence nouvelle ?

Ah ! si on cherchait un peu !... Que de gens tout à coup disparus après avoir jeté un certain éclat, on retrouverait sous des habits d'emprunt, gagnant à des métiers infimes leur pain de chaque jour.

Qui empêchait que le vieux brocanteur ne fût un de ceux-là !

Mais tout cela n'expliquait pas suffisamment à Mlle Henriette, et de façon à calmer ses appréhensions, l'empressement du père Ravinet, ses offres de service, son insistance à donner des conseils. Était-ce pure charité de sa part ? Hélas ! la charité désintéressée a rarement de ces ardeurs.

Connaissait-il donc Mlle Henriette ? S'était-il, à un moment donné, récent ou éloigné, trouvé en relations avec elle, mêlé à sa vie ou à la vie des siens ? Payait-il ainsi un service rendu, espérait-il au contraire dans l'avenir quelque récompense ? Autant de problèmes !...

-- Me mettre à la merci de cet homme, pensait la jeune fille, n'est-ce pas une imprudence énorme !

D'un autre côté, en le repoussant, elle retombait dans cet abîme de misère où elle n'avait aperçu d'autre issue que le suicide.

Or, il lui arrivait ce qui toujours advient à ceux qui, ayant attenté à leurs jours, ont été sauvés lorsque déjà ils avaient épuisé les angoisses de l'agonie et qu'ils avaient fini de souffrir.

Comme si l'effroyable contact de la mort eût effacé les douleurs du passé et les menaces de l'avenir, elle se remettait à aimer la vie d'une passion désespérée.

-- Daniel ! murmurait-elle toute frissonnante, Daniel mon unique ami, quelle ne serait pas ta souffrance, si tu savais que tu m'as perdue irrémissiblement en essayant d'assurer mon salut !...

Pour se soustraire à la périlleuse protection du père Ravinet, elle se sentait capable de prodiges d'énergie ; mais où, mais comment l'employer, cette énergie ? Toujours la voix de la froide raison lui criait :

-- Ce vieux brocanteur est ton seul espoir !...

L'idée de mentir, d'abuser le père Ravinet par des confidences inventées à plaisir ne lui venait pas. Elle ne songeait qu'au moyen de dire la vérité sans la dire tout entière, cherchant comment en avouer assez pour qu'on pût la servir, assez peu pour ne pas compromettre un secret qu'elle avait estimé plus précieux que son bonheur, que sa réputation, que sa vie.

C'est qu'elle était victime, l'infortunée, d'une de ces intrigues qui se nouent et se dénouent dans le cercle étroit du foyer domestique, intrigues abominables souvent, qu'on soupçonne, qu'on connaît même quelquefois et qui cependant demeurent impunies, car la loi humaine ne saurait les atteindre...

Le père de Mlle Henriette, le comte de la Ville-Haudry, était, vers 1845, un des plus riches propriétaires de l'Anjou.

Ce n'est pas sans orgueil que les gens des Rosiers et de Saint-Mathurin montraient aux étrangers le massif château de la Ville-Haudry, tapi au soleil levant, au milieu d'ombrages séculaires, dans un repli de ce coteau merveilleux qui domine la Loire.

-- Là, disaient-ils, demeure un brave homme, un peu fier peut-être, mais brave homme tout de même.

Chose rare à la campagne, où l'envie couve des haines atroces, le comte, malgré son titre et sa grande fortune, était assez aimé.

C'était alors un homme d'une quarantaine d'années, assez grand et de bonne mine, solennel et poli, obligeant quoique froid, et très-tolérant, pourvu qu'on ne discutât devant lui ni la religion, ni la légitimité, ni la noblesse, ni le clergé, ni ses chiens de chasse, ni la supériorité des vins d'Anjou, ni diverses choses encore, constituant l'ensemble de ce qu'il appelait fastueusement ses opinions.

Parlant peu et jamais au hasard, il disait moins de sottises que d'autres, et cela lui avait valu un renom d'esprit, de capacité et de savoir dont il n'était pas médiocrement fier, et qu'il entretenait soigneusement.

Libéral, presque prodigue, il ne mettait guère de côté, chaque année, que la moitié de ses revenus. Il se faisait habiller à Paris, était toujours coquettement chaussé, et ne sortait jamais sans gants.

Sa maison était tenue sur un pied respectable. Il dépensait deux mille francs par an, rien que pour l'entretien des jardins. Il avait une meute et six chevaux. Enfin, il entretenait une demi-douzaine de grands diables de domestiques dont les livrées armoriées étaient l'éternel ébahissement des gens de Saint-Mathurin.

Il eût été complet sans sa passion pour la chasse.

La saison venue, à cheval ou à pied, par tous les temps, on était sûr de le rencontrer, le carnier au dos, arpentant les chaumes, sautant les haies ou barbotant dans les marais.

À ce point que les châtelaines des environs blâmaient hautement ses imprudences, lui reprochant de compromettre inutilement une santé précieuse.

Précieuse !... elle l'était en effet pour les familles pourvues de filles à marier.

Ce gentilhomme de quarante ans, comblé de toutes les faveurs de la destinée, était célibataire.

Et, certes, ce n'étaient pas les occasions qui lui avaient manqué. Il n'était pas une bonne mère à vingt lieues à la ronde qui ne guettât pour sa fille cette proie magnifique... 150,000 livres de rente et un beau nom !...

Il lui suffisait de paraître à un bal à Saumur ou à Angers pour en être le roi. Mères et filles réservaient pour lui leurs plus accueillants sourires et leurs plus provocantes œillades.

Mais toutes les avances avaient échoué, et même il avait su éviter plus d'un guet-apens conjugal adroitement tendu ; car on était allé jusqu'au guet-apens.

D'où lui venait cette horreur du mariage ? Ses intimes l'expliquaient par la présence au château de certaine gouvernante, moitié lingère, moitié dame de compagnie, assez jolie et très-intrigante. Mais il est des mauvaises langues partout.

Cependant, un événement arriva l'année suivante qui ne laissa pas que de donner beaucoup de consistance aux cancans -- médisances ou calomnies.

Un beau matin du mois de juillet 1847, on apprit la mort de cette gouvernante, enlevée en quelques heures par une congestion cérébrale.

Et dès les premiers jours de septembre, c'est-à-dire six semaines plus tard, le bruit se répandit du mariage du comte de la Ville-Haudry.

La nouvelle était exacte ; M. de la Ville-Haudry se mariait. On n'en put plus douter quand on vit ses bans affichés à la porte de la mairie de Saint-Mathurin.

Et qui épousait-il, s'il vous plaît ? La fille d'une pauvre veuve, la baronne de Rupert, qui traînait aux Rosiers une existence misérable, sans autres ressources que la maigre pension qui lui revenait du chef de son mari, mort colonel d'artillerie.

Si encore elle eût été de bonne et authentique noblesse ; si seulement elle eût été du pays !...

Mais point !... On ne savait même au juste qui elle était ni d'où elle venait, ayant été épousée à l'étranger, en Autriche, suivant les uns et selon les autres en Suède.

Quant à feu le colonel, on le disait baron de la façon du premier empire et on lui contestait la particule qu'il mettait devant son nom.

Il est vrai que Mlle Pauline de Rupert, âgée alors de vingt-trois ans, était dans tout l'éclat de la jeunesse et d'une merveilleuse beauté.

Il est vrai que jusqu'à ce jour elle avait eu la réputation d'une jeune fille modeste et sensée, d'un esprit supérieur, douce, aimante, dotée enfin de toutes ces qualités rares et exquises qui sont l'honneur d'une maison et fixent le bonheur au foyer domestique.

Mais quoi ! pas un sou vaillant, pas de dot, pas même un trousseau...

La stupeur fut profonde, et suivie tout aussitôt d'un effroyable débordement d'indignes calomnies.

Était-il possible, naturel, qu'un gentilhomme tel que le comte finit ainsi, piètrement, ridiculement, qu'il épousât une fille sans le sou, une aventurière, après avoir eu à choisir entre les plus nobles et les plus riches partis du pays !...

M. de la Ville-Haudry n'était-il donc qu'un sot impertinent !... Ou plutôt ne s'était-on pas mépris sur le compte de la petite personne ?... Au lieu de ce qu'on croyait, n'était-elle pas une hypocrite intrigante, qui fort subtilement avait tissé dans l'ombre le filet où on voyait pris le lion de l'Anjou !...

L'étonnement eût été moindre, si on eût su que madame veuve de Rupert avait été fort liée avec la gouvernante défunte du château de la Ville-Haudry. Cette circonstance, si elle eût été connue, eût servi de texte à de bien autres histoires...

Quoi qu'il en soit, le comte ne devait pas tarder à constater le prodigieux revirement de l'opinion publique à son endroit.

L'occasion lui en fut fournie lors de ses visites de noces, quand il présenta sa jeune femme à Angers et dans les châteaux des environs.

Plus de sourires accueillants, plus de provocantes œillades, plus de jolies mains blanches furtivement tendues aux siennes !...

Les portes qui jadis semblaient s'ouvrir seules à deux battants dès qu'il se présentait, maintenant s'entre-bâillaient à peine de mauvaise grâce. Quelques-unes même restèrent fermées, les maîtres lui faisant dire qu'ils étaient absents, alors qu'il savait d'une façon sûre et positive qu'ils étaient chez eux.

Une dame fort noble et encore plus dévote, en possession de donner le ton, avait prononcé ce mot décisif :

-- Certes, je ne recevrai jamais une péronnelle qui enseignait la musique à mes nièces, eût-elle englué et épousé un Bourbon !

C'était vrai. Cruellement affligée de voir sa mère privée de ces douceurs de l'aisance que l'âge rend si nécessaires, Mlle Pauline avait donné dans le voisinage des leçons de piano, qu'on lui payait Dieu sait quel prix !

N'importe, on s'armait contre elle de son noble dévouement. On lui eût fait un crime des plus admirables vertus.

C'est que c'est à elle surtout qu'on en voulait. La rencontrait-on seule, on détournait la tête pour ne la pas saluer. Et lorsqu'elle était au bras de son mari, il y avait des gens qui parlaient fort amicalement au comte et qui n'adressaient pas la parole à la comtesse, comme s'ils ne l'eussent point vue ou comme si elle n'eût pas existé.

Même les impertinences de ce genre allèrent si loin, qu'un jour M. de la Ville-Haudry, exaspéré, hors de lui, saisit au collet un gentilhomme, son voisin, et le secoua rudement en lui criant à deux pouces du visage :

-- Ne voyez-vous donc pas Mme la comtesse, ma femme !... Quelle correction vous faut-il pour vous guérir de votre myopie !...

Menacé d'un duel, l'insolent fit bravement les plus plates excuses, et cet acte de vigueur rendit les gens circonspects.

Mais les sentiments n'en furent point modifiés. La guerre ouverte dégénéra en une sourde hostilité, voilà tout...

Cependant la destinée, meilleure que les hommes, réservait à M. de la Ville-Haudry une récompense bien inattendue de l'héroïsme dont il avait fait preuve en épousant, lui, si riche, une fille pauvre.

Un frère de Mme de Rupert, banquier à Dresde, mourut, léguant à sa « chère nièce Pauline » environ 1,500,000 francs.

Cet homme si riche, qui, de sa vie, n'avait envoyé un secours à sa sœur, qui eût déshérité la fille du soldat de fortune, avait été flatté d'écrire entête de son testament le nom de « haute et puissante comtesse de la Ville-Haudry. »

Cet héritage inespéré eût dû ravir la jeune femme. N'allait-il pas la venger victorieusement des plus ineptes calomnies et lui ramener l'opinion !... Et pourtant, jamais on ne la vit si triste que le jour où la grande nouvelle parvint au château.

C'est que ce jour-là, peut-être, elle maudit son mariage... C'est qu'en dedans d'elle-même une voix s'éleva qui lui reprochait amèrement d'avoir cédé aux ordres, aux supplications de sa mère...

Fille incomparable, de même qu'elle devait être la meilleure des mères et la plus chaste des épouses, elle s'était dévouée, et voici que les événements donnaient tort à son sacrifice et la punissaient de ce qu'elle avait fait son devoir.

Ah ! que n'avait-elle combattu, résisté, gagné du temps !...

C'est que, jeune fille, elle avait rêvé un autre avenir... C'est qu'avant d'accorder sa main au comte, spontanément et librement elle avait donné son cœur à un autre... C'est qu'elle avait aimé du plus naïf et du plus chaste amour un jeune homme de deux ou trois ans seulement plus âgé qu'elle, Pierre Champcey, le fils d'un de ces richissimes cultivateurs comme on en compte par centaines le long de la vallée de la Loire.

Lui l'adorait.

Malheureusement un obstacle dès le premier jour s'était dressé entre eux, infranchissable : la pauvreté de Pauline.

Y avait-il à espérer que le père et la mère Champcey, ces âpres paysans, permettraient à un de leurs fils, -- ils en avaient deux, -- cette folie qui s'appelle un mariage d'amour ?

Ils s'étaient imposé de rudes sacrifices pour leurs enfants. L'aîné, Pierre, se destinait au barreau ; l'autre, Daniel, qui voulait être marin, travaillait pour entrer au Borda .

Et les Champcey n'étaient pas médiocrement fiers d'avoir fait des « messieurs » de leurs gars. Mais ils disaient à qui voulait l'entendre qu'en échange de cette dot, l'éducation, ils comptaient exiger de leurs brus force espèces sonnantes.

Pierre connaissait si bien ses parents que jamais il ne leur parla de Pauline.

-- Quand j'aurai l'âge des sommations respectueuses, pensait-il, ce sera une autre affaire...

Hélas ! pourquoi Mme de Rupert n'avait-elle pas voulu que sa fille restât libre jusque-là !

Pauvre jeune femme !... Le jour où elle était entrée au château de la Ville-Haudry, elle s'était juré d'ensevelir cet amour si avant au fond de son cœur que jamais il ne troublerait sa pensée... Et elle s'était tenu parole.

Mais voici que tout à coup il surgissait plus ardent et plus vivace qu'autrefois, l'oppressant jusqu'au spasme, doux et triste comme un souvenir de bonheur envolé, et en même temps cruel et déchirant comme un remords.

Ainsi qu'en un songe, elle revoyait Pierre, tel qu'en leur première adolescence, alors qu'il se glissait à la brune jusqu'à son pauvre logis, alors que, furtivement, elle entr'ouvrait la fenêtre pour l'apercevoir.

Qu'était-il devenu ?... Lorsqu'il avait appris qu'elle allait épouser le comte, il lui avait écrit une lettre désespérée, où il l'accablait d'ironies et de mépris... Puis, qu'il eût oublié ou non, il s'était marié, lui-même, et eux, qui s'étaient bercés de ce rêve de cheminer dans la vie appuyés l'un sur l'autre, séparés à jamais, ils suivaient chacun son chemin...

Seule, enfermée dans sa chambre, longtemps la malheureuse se débattit contre ces spectres du passé qui l'obsédaient.

Mais si quelque pensée coupable fit monter le rouge à son front, elle sut en triompher.

Loyale et vaillante, elle renouvela le serment qu'elle s'était fait de se consacrer entière à son mari... Il l'avait tirée de la misère pour lui donner sa fortune et son nom, en échange elle lui devait le bonheur.

Et certes, à s'affermir dans ces résolutions, il y avait de sa part quelque courage.

Après deux ans de ménage, le caractère du comte n'avait plus pour elle de secrets... Elle avait mesuré l'étroitesse de son esprit, le vide désolant de sa pensée, la sécheresse de son cœur...

Sous le brillant gentilhomme accepté comme « une capacité, » selon l'expression du pays, elle avait découvert un être absolument nul, borné, incapable d'une idée si on ne la lui soufflait, et avec cela prétentieux, infatué de ses mérites et poussant l'obstination jusqu'à l'absurde.

Et, pour comble, M. la Ville-Haudry n'était pas loin de haïr sa femme... On lui avait tant insinué qu'elle n'était pas à sa hauteur, qu'il avait fini par le croire... Enfin, il s'en prenait à elle de son prestige évanoui.

Accablée de la lourde tâche échue à Mme de la Ville-Haudry, une femme vulgaire eut pensé que garder la foi conjugale à un homme tel que le comte, ce serait assez de vertu.

Mais la comtesse n'était pas une femme vulgaire.

Résignée, elle se promit d'avoir du moins la coquetterie de la résignation.

Il est vrai que désormais un berceau adoré enchaînait son âme au foyer. Elle avait une fille, son Henriette, et, sur cette chère tête blonde, elle bâtissait un monde de merveilleux projets...

C'est de ce moment qu'elle sortit de l'inertie où elle s'assoupissait depuis deux ans, et qu'elle se mit à étudier le comte avec cette prodigieuse perspicacité que développe un grand intérêt en jeu.

Un mot de M. de la Ville-Haudry devait l'éclairer. Un matin, comme ils achevaient de déjeuner en tête à tête :

-- Ah ! Nancy t'aimait bien, lui dit-il, la veille de sa mort, lorsqu'elle sentait qu'elle était perdue, elle me conjurait de t'épouser.

Cette Nancy, c'était la défunte gouvernante du château.

Après cette maladresse du comte, point n'était besoin de longues réflexions pour comprendre le rôle qu'avait joué cette femme.

Il devenait évident que, modestement effacée dans l'ombre, protégée par l'intériorité même de sa situation, elle avait été tout à la fois l'intelligence, l'énergie et la volonté de son maître.

Et son influence sur lui avait été si puissante qu'elle lui avait survécu et qu'elle avait été obéie par delà le tombeau.

Cruellement humiliée par l'aveu de son mari, la comtesse eut assez de puissance sur elle pour ne lui en point garder rancune.

-- Eh bien !... soit, se dit-elle ; pour son bonheur et pour notre repos, je descendrai jusqu'au rôle de cette Nancy !...

C'était plus aisé à résoudre qu'à exécuter, M. de la Ville-Haudry n'étant pas de ceux qu'on manie ouvertement, ni même qui se rendent à un conseil quand on leur en a démontré l'excellence.

Irritable, ombrageux et despote comme tous les faibles, il ne redoutait rien tant que ce qu'il appelait une atteinte à son autorité. En tout, pour tout, partout et toujours, il prétendait être le maître, le souverain arbitre. Et ses susceptibilités sur ce point étaient si intraitables et si puériles, qu'il suffisait que sa femme manifestât l'ombre d'une volonté, pour que tout aussitôt il voulût obstinément le contraire.

-- Je ne suis pas une girouette !... était une de ses déclarations favorites.

Pauvre homme, qui ne comprenait pas que pour tourner au sens contraire du vent qui souffle on n'en tourne pas moins.

La comtesse le comprit, et ce fut là sa force.

Après plusieurs mois de patience et de tâtonnements, il lui sembla qu'elle avait atteint son but, et que désormais, dès qu'elle le voudrait sérieusement, elle dirigerait à son gré les volontés de son mari.

Pour tenter l'expérience, une occasion se présentait.

Encore que la noblesse des environs eût bien rabattu de ses hauteurs, et même lui fût presque revenue, surtout depuis son héritage, la comtesse estimait sa situation pénible et souhaitait ardemment quitter le pays. Il lui rappelait d'ailleurs trop de choses qu'elle voulait oublier. Il était de certaines routes où elle ne pouvait passer sans que son cœur bondît à briser sa poitrine.

Mais d'un autre côté il était bien connu que le comte s'était juré de finir ses jours en Anjou, qu'il avait les grandes villes en horreur et que la seule idée de quitter son château, où il avait si bien toutes ses habitudes, le rendait d'une humeur massacrante.

On tomba donc des nues lorsqu'on l'entendit annoncer qu'il quittait la Ville-Haudry pour n'y plus revenir, qu'il avait acheté un hôtel à Paris, rue de Varennes, et qu'il ne tarderait pas à s'y fixer définitivement.

-- C'est, du reste, bien malgré la comtesse, ajoutait-il en se rengorgeant, elle ne voulait pas absolument, mais je ne suis pas une girouette, j'ai tenu bon et elle a cédé.

Si bien que, dans les derniers jours d'octobre 1851, le comte et la comtesse de la Ville-Haudry prenaient possession de leur magnifique hôtel de la rue de Varennes, une demeure princière, qui ne leur coûtait pas le tiers de sa valeur, ayant été achetée à un moment où les immeubles subissaient une ridicule dépréciation.

Mais avoir amené le comte à Paris n'était qu'un jeu. La difficulté sérieuse était de l'y maintenir.

Il était aisé de prévoir que, privé du mouvement et des fatigues de la campagne, des soucis d'une vaste exploitation et des exercices violents, il périrait d'ennui ou se jetterait dans les désordres.

Préoccupée de ces alternatives également redoutables, la comtesse avait cherché et trouvé un aliment à l'activité tracassière de M. de la Ville-Haudry.

Avant de quitter l'Anjou, elle avait laissé tomber dans son cœur le germe d'une passion qui, chez un homme de cinquante ans, peut remplacer toutes les autres, l'ambition.

Et il arrivait avec le secret désir, avec l'espoir de devenir quelqu'un, un homme de parti, un de ces politiques remuants dont la personnalité traverse toutes les grandes intrigues.

Seulement, avant de lancer son mari sur un terrain qu'elle jugeait fort glissant et semé de fondrières, la comtesse s'était réservé de le reconnaître.

Pour cette reconnaissance, son nom et sa fortune la servirent puissamment. Aidée de ses relations, elle eut le talent de constituer un salon. Bientôt ses mercredis et ses samedis furent célèbres ; on fit des démarches pour être invité à ses dîners ou admis à ses soirées intimes du dimanche.

L'hôtel de la rue de Varennes devint comme un pays neutre où les rancunes et les espérances politiques se donnèrent la main.

Pendant tout l'hiver, Mme de la Ville-Haudry observa.

Jamais, à la voir modestement assise près de la cheminée, on ne se fût douté qu'elle n'était pas uniquement occupée de sa fille, de sa jolie Henriette, qui jouait ou lisait à ses côtés.

Elle écoutait cependant, et de toutes les forces de son intelligence, se pénétrant des questions, cherchant la voie à suivre, aux éclairs des discussions s'exerçant à démêler les artifices des passions et des intérêts, cherchant quels ennemis craindre et sur quels alliés s'appuyer.

Pareille à ces professeurs improvisés qui apprennent le matin ce qu'ils doivent enseigner le soir, elle étudiait la leçon qu'elle aurait bientôt à faire.

Un esprit supérieur, son instinct de femme, une finesse naturelle et des aptitudes qu'elle ne se soupçonnait même pas devaient abréger ce pénible noviciat...

Les résultats ne tardèrent pas à paraître.

Dès l'hiver suivant, le comte qui, jusqu'alors, avait gardé une attitude ambiguë, sortit de sa réserve et se prononça. Il se montra et plut, bien servi qu'il était par un extérieur fort noble, de belles manières et un imperturbable aplomb. Il parla et on fut charmé de son bon sens. Il donna des conseils, sa pénétration surprit. Il eut des partisans très-chauds et d'ardents détracteurs, d'aucuns voulurent voir en lui un futur chef de parti, il en prenait l'essor, se remuant extraordinairement, s'agitant, écrivant, discourant.

-- Encore que cela m'attire des ennuis dans mon intérieur, disait-il à ses intimes, la comtesse étant de ces femmes timides qui ne veulent pas comprendre que les hommes sont faits pour les émotions de la vie publique... Je serais encore en Anjou, si je l'avais écoutée.

Elle, délicieusement, jouissait de son ouvrage.

Les succès du comte ne la rehaussaient-ils pas dans sa propre estime en lui prouvant sa valeur !... Ses sensations durent être celles d'un auteur dramatique lorsqu'il voit applaudir les types qu'il a créés.

Et ce qu'il y eut de merveilleux dans l'œuvre de Mme de la Ville-Haudry, c'est que personne ne la soupçonna.

Non, personne, pas même sa fille. Pour Henriette plus encore que pour le monde, elle voulut que l'illusion fût entière, et elle lui apprit non-seulement à aimer son père, mais encore à respecter, à admirer en lui l'homme supérieur.

Comme de raison, M. de la Ville-Haudry eût été le dernier à reconnaître la vérité. On la lui eût révélée qu'il eût peut-être haussé les épaules.

La ligne de conduite que lui avait tracée sa femme, c'est de bonne foi qu'il croyait l'avoir trouvée. Les discours qu'elle lui composait, il se persuadait, dans la sincérité de son âme, qu'il les avait pensés et coordonnés. Les articles de journaux et les lettres qu'elle lui dictait, il était bien convaincu qu'il les avait médités et écrits...

Et même, quelquefois il s'étonnait du peu de jugement de la comtesse, lui faisant remarquer d'un air d'ironique pitié que les actes dont elle le détournait le plus fortement étaient précisément ceux qui lui réussissaient le mieux.

Mais il n'était pas de railleries capables de détourner Mme de la Ville-Haudry de ce qu'elle croyait son devoir ni de lui arracher un mot ou seulement un sourire qui l'eussent vengée.

Impassible sous les sarcasmes de son mari, elle baissait la tête.

Et plus il triomphait en son inepte suffisance, plus elle s'applaudissait de son œuvre, trouvant au-dedans d'elle-même et dans l'approbation de sa conscience de sublimes compensations.

Le comte avait eu ce rare désintéressement de la prendre sans dot ; elle lui avait dû un grand nom et une fortune considérable ; mais, en échange et sans qu'il s'en doutât, elle lui avait assuré une situation qui n'était pas sans éclat ; elle lui avait donné le seul bonheur que pût goûter cette âme petite et vulgaire, insensible à tout ce qui n'était pas satisfaction de la vanité.

Dès lors, elle ne lui devait plus rien.

-- Oui, nous sommes quittes, se disait-elle, bien quittes !...

Et elle se reprochait moins les heures où sa pensée échappant à sa volonté se reportait vers l'homme choisi par elle autrefois, vers Pierre.

Pauvre garçon !... elle lui avait porté malheur !...

Sa vie avait été brisée le jour où il s'était vu abandonné de celle qu'il aimait plus que la vie. De ce moment, il n'avait plus eu de volonté. Et ses parents ayant enfin « déniché » -- c'était leur mot -- une bru à leur convenance, il l'épousa.

Mais le père et la mère Champcey n'avaient pas eu la main heureuse.

La jeune fille, triée par eux entre cinquante, apportait cent mille écus de dot, c'est vrai, mais ce fut une mauvaise femme.

Et, après huit années d'un ménage qui, dès le premier jour, avait été un enfer, abreuvé de dégoûts, atteint en son honneur par l'indigne conduite de celle qui portait son nom, n'ayant pas d'enfants, Pierre Champcey s'était brûlé la cervelle.

Mais ce n'est pas à Angers, où il occupait un poste important, qu'il accomplit cet acte de désespoir.

Il vint se tuer aux environs des Rosiers, dans un petit chemin creux conduisant à la maison jadis occupée par Mme de Rupert.

Des paysans qui se rendaient au marché de Saumur trouvèrent son cadavre, au matin, étendu sur le revers d'un fossé. La balle l'avait si affreusement mutilé qu'on ne le reconnut pas tout d'abord, et ce suicide fit un bruit énorme...

Ce fut M. de la Ville-Haudry qui apprit à sa femme cette lugubre histoire.

Il ne comprenait pas, il l'avouait, qu'un garçon bien posé, plein d'avenir, et qui avait vingt-cinq bonnes mille livres de rentes finit ainsi d'un coup de pistolet.

-- Et quel singulier endroit il a été choisir pour ce suicide ! ajoutait le comte. Évidemment, il y avait de la folie dans son fait.

Mais la comtesse n'entendait plus son mari, elle s'était évanouie.

Pourquoi Pierre avait voulu mourir dans ce petit chemin, tout ombragé de vieux ormes, elle ne le comprenait que trop.

-- C'est moi qui l'ai tué, pensait-elle, moi !

Si rude fut le coup qu'elle faillit n'y pas survivre. Même, elle eût eu bien du mal à expliquer le changement qui s'opérait en elle, si à la même époque elle n'eût perdu sa mère.

Mme de Rupert s'éteignit paisiblement, ayant eu ce qu'elle souhaitait, toutes les jouissances du luxe pendant ses dernières années. Pelotonnée en son égoïsme, jamais elle ne daigna s'apercevoir qu'elle avait sacrifié sa fille. C'était ainsi, cependant, car jamais femme ne souffrit ce que la comtesse endura à dater de cette heure, où la mort de Pierre vint ajouter à toutes ses douleurs le plus cruel remords.

Ah ! si sa fille ne l'eût attachée à l'existence !... Mais elle voulait vivre, il fallait qu'elle vécût pour son Henriette...

Ainsi elle luttait seule, sans une âme à qui se confier, quand une après-midi, comme elle venait de descendre au salon, un domestique vint lui annoncer qu'un jeune homme, portant l'uniforme d'officier de marine, sollicitait l'honneur d'être reçu.

Ce visiteur avait remis sa carte au domestique ; Mme de la Ville-Haudry la prit et lut :

Daniel Champcey

Daniel, le frère de Pierre !... Plus pâle qu'une morte, la comtesse se dressa comme pour fuir.

-- Que dois-je répondre ?... interrogea le valet un peu surpris de l'émotion de sa maîtresse.

La malheureuse femme se sentait défaillir.

-- Qu'il entre, répondit-elle d'une voix à peine distincte, qu'il entre !...

L'instant d'après entrait un jeune homme de vingt-trois à vingt-quatre ans, à la physionomie ouverte et franche, au regard droit et clair, rayonnant d'intelligence et d'énergie.

Du doigt la comtesse lui montra un fauteuil en face d'elle. Quand il se fût agi de la vie de sa fille, elle n'eût pu prononcer une parole.

Lui ne put faire autrement que de remarquer ce trouble étrange, mais il n'en devina pas la cause. Pierre n'avait jamais prononcé tout haut le nom de Pauline de Rupert.

Il s'assit donc, et sans embarras comme sans forfanterie, il expliqua les motifs qui l'amenaient.

Sorti du Borda avec un des premiers numéros, il était présentement enseigne de vaisseau à bord du Formidable . Victime d'un passe-droit qui risquait de compromettre sa carrière, il avait sollicité et obtenu un congé, et venait demander justice au ministre de la marine. Son droit était évident, mais il savait qu'une solide recommandation n'a jamais gâté une bonne cause... Bref, il espérait que M. de la Ville-Haudry, dont on vantait en Anjou l'influence et l'obligeance, consentirait à l'appuyer près du ministre.

Peu à peu, en l'écoutant, la comtesse avait repris une partie de son sang-froid.

-- Mon mari sera heureux de servir un compatriote, monsieur, répondit-elle, il vous le dira lui-même si vous voulez bien l'attendre et nous rester à dîner...

Daniel resta.

À table, il se trouva placé près de Mlle Henriette, alors âgée de quinze ans, et en les contemplant ainsi l'un près de l'autre, si jeunes, si beaux tous les deux, la comtesse fut comme illuminée d'une idée soudaine qui lui parut, une inspiration du ciel.

Pourquoi ne confierait-elle pas la destinée, le bonheur de sa fille au frère de ce pauvre mort qui l'avait tant aimée ?... Ne serait-ce pas tout à la fois un hommage à sa mémoire et une sorte de réparation ?...

-- Oui, il le faut, se répétait-elle, le soir avant de s'endormir, Daniel sera le mari de mon Henriette.

C'est pourquoi, moins de quinze jours plus tard, M. de la Ville-Haudry disait à un de ses confidents habituels, en lui montrant Daniel :

-- C'est un fort remarquable sujet que ce jeune Champcey, plein d'avenir et qui ira loin... et quand il aura quelques années de plus et les épaulettes de lieutenant, s'il plaisait à ma fille et qu'il me la demandât, je ne sais si je ne répondrais pas oui. La comtesse en penserait et en dirait ce qu'elle voudrait, je suis le maître...

Avec cela, Daniel devait fatalement devenir l'hôte assidu de l'hôtel de la rue de Varennes.

Non-seulement il avait obtenu entière satisfaction, mais encore une protection puissante venait de le faire attacher provisoirement au ministère de la marine, avec promesse d'un embarquement avantageux.

Ainsi Henriette et Daniel furent rapprochés, et, en apprenant à se connaître, apprirent à s'aimer...

-- Mon Dieu ! pensait la comtesse, que n'ont-ils quelques années de plus !

C'est que depuis quelques mois les plus noirs pressentiments la troublaient. Il lui semblait qu'elle n'avait plus longtemps à vivre, et elle frémissait à l'idée de laisser sa fille sans autre protecteur que le comte...

Si encore Henriette eût connu la vérité ; si, au lieu d'admirer en son père l'homme supérieur, elle eût appris à s'en défier !...

Vingt fois, Mme de la Ville-Haudry fut sur le point de livrer son secret... Hélas ! un excès de délicatesse la retint toujours...

Une nuit, comme elle revenait d'un bal officiel, elle se sentit prise de frissons et de vertiges.

Sans être autrement inquiète, elle demanda une tasse de tilleul.

Elle était debout, devant la cheminée, se décoiffant, quand on la lui apporta... Mais au lieu de la prendre, elle porta brusquement les mains à sa poitrine, poussa un cri rauque et tomba à la renverse...

On la releva. En un instant, l'hôtel fut sur pied. On courut chercher des médecins... Soins inutiles...

La comtesse de la Ville-Haudry venait de succomber à la rupture d'un anévrisme.

III

Réveillée par les clameurs de l'hôtel, les voix dans les corridors, les pas le long des escaliers, comprenant qu'un grand malheur venait d'arriver, Mlle Henriette s'était précipitée dans la chambre de sa mère.

Là, elle avait entendu cette fatale déclaration des médecins :

-- Tout est fini !

Ils étaient cinq ou six dans la chambre, et l'un d'eux, les paupières bouffies de sommeil et bâillant de fatigue, avait attiré le comte dans un coin, et tout en lui serrant les mains répétait :

-- Du courage, monsieur le comte, du courage !...

Lui, affaissé, l'œil morne, le front blême et moite d'une sueur froide, n'entendait pas, car il ne cessait de balbutier :

-- Mais ce ne sera rien, n'est-ce pas, ce ne sera rien !...

C'est qu'il est de ces malheurs si grands, si terribles, si effroyables en leur soudaineté, que l'esprit révolté se refuse à les accepter, se défend de les croire et les nie, même en face de l'écrasante réalité.

Comment imaginer, concevoir, admettre, que la comtesse qui l'instant avant était là, pleine de vie, rayonnante de santé, dans la force de l'âge, heureuse en apparence, souriante, aimée, comment croire que la comtesse n'était plus.

On l'avait étendue sur son lit, avec sa toilette de bal, une robe de satin bleu garnie de dentelles ; elle avait encore des fleurs dans les cheveux, et la catastrophe avait été si foudroyante que, morte, elle gardait toutes les attitudes de la vie, la chaleur, la transparence de la peau, la flexibilité des membres...

Même ses yeux, restés grands ouverts, conservaient encore leur expression, trahissant le dernier sentiment qui avait agité son âme : l'effroi.

Comme si, en cette seconde suprême, elle eût eu la révélation de l'avenir que sa discrétion imprudente réservait à sa fille.

-- Non, ma mère n'est pas morte !... elle ne peut être morte !... s'écriait Mlle Henriette.

Et elle allait d'un médecin à l'autre, les pressant, leur ordonnant de chercher, de trouver quelque chose...

Que faisaient-ils là, consternés, au lieu d'agir !... Ne la sauveraient-ils donc pas, eux, dont l'état était de guérir et qui avaient dû en sauver bien d'autres !...

Eux se détournaient, troublés par cette douleur poignante, traduisant leur impuissance par leurs gestes, et alors la pauvre fille revenait au lit, et, penchée sur sa mère, elle épiait avec une affreuse expression d'égarement, le retour de la vie.

Il lui semblait qu'elle allait sentir battre encore sous sa main ce noble cœur et que ces lèvres à jamais scellées du sceau de la mort allaient s'entr'ouvrir pour la rassurer.

On voulait la détourner de ce déchirant spectacle, on la suppliait de se retirer dans sa chambre, elle s'obstinait à rester... On essaya de l'éloigner de force, elle se cramponna aux meubles, jurant qu'on lui arracherait les bras plutôt que de l'entraîner...

Jusqu'à ce qu'enfin la vérité éclatant dans son esprit, elle s'abattit à genoux au pied du lit, cachant son visage dans les couvertures, répétant à travers ses sanglots :

-- Mère !... mère bien-aimée !...

Au matin seulement, quand le jour se leva blafard et terne -- on était à la fin de janvier -- des religieuses arrivèrent qu'on était allé chercher, puis des prêtres. Un peu plus tard, parut un ami de M. de la Ville-Haudry qui se chargea de toutes ces démarches désolantes qu'exige la civilisation, qui troublent et exaspèrent la douleur.

Le surlendemain eurent lieu les obsèques de la comtesse.

M. de la Ville-Haudry reçut les compliments de condoléance de deux cents personnes, vingt-cinq ou trente dames allèrent embrasser Mlle Henriette en l'appelant pauvre chère enfant...

Puis on entendit des piétinements dans la cour ; une dispute de cochers, le commandement de l'ordonnateur, puis enfin le roulement funèbre du char... Et ce fut tout...

Dans sa chambre, Mlle Henriette priait et pleurait...

Le soir, pour la première fois depuis leur malheur, le comte de la Ville-Haudry et sa fille se mirent à table... mais ils ne purent avaler une bouchée... Comment en auraient-ils eu la force, en voyant vide pour toujours la place occupée par celle qui avait été l'âme de la maison !

Et ainsi, pendant longtemps encore, chaque repas fut un renouvellement de leur douleur... Dans la journée, on les rencontrait errant dans l'hôtel, sans raison, comme s'ils eussent cherché, attendu ou espéré quelque chose...

Mais il était encore, loin de l'hôtel, un cœur loyal et bon, qu'avait cruellement atteint la mort de la comtesse : Daniel. Il l'aimait comme une mère, et au-dedans de lui, la voix mystérieuse du pressentiment lui disait qu'en la perdant c'était presque Henriette qu'il perdait.

Plusieurs fois il s'était présenté rue de Varennes ; ce ne fut qu'au bout de quinze jours que la jeune fille permit qu'il fut reçu.

Elle le regretta en l'apercevant. Il avait souffert presque autant qu'elle-même ; elle le voyait bien à ses joues pâles et à ses yeux rougis.

Longtemps ils demeurèrent l'un près de l'autre, assis dans le salon, sans mot dire, émus cependant, et comprenant que mêler ainsi leurs larmes, c'était confondre leur avenir.

Le comte, lui, pendant ce temps, arpentait le salon de long en large.

C'était à ne pas le reconnaître, tant il était changé. Il y avait de l'effarement dans son fait, quelque chose de l'effroi d'un paralytique, dont les béquilles tout à coup se briseraient.

Se rendait-il compte de l'immensité de la perte qu'il avait faite ? Vaniteux comme il l'était, c'est moins que probable.

-- Je reprendrai le dessus dès que je me remettrai aux affaires, disait-il.

Pour son malheur, il s'y remit, et à une époque où elles devenaient difficiles et où il devait avoir à résoudre les plus graves questions.

Deux ou trois fautes absurdes, ridicules, impardonnables, le perdirent à tout jamais. Sa situation politique s'écroula, c'en fut fait de son influence.

Cependant son passé demeura intact. La vérité, nul ne la soupçonna. L'affaiblissement si rapide de ses facultés, on l'attribua uniquement au chagrin qu'il ressentait de la mort de la comtesse.

-- Qui eût cru qu'il l'aimait tant que cela, dit-on.

Mlle Henriette fut trompée comme les autres, plus que les autres.

Mais loin de diminuer, son respect et son admiration pour son père augmentèrent. Elle le chérit davantage en voyant ce qu'elle prenait pour reflet d'une incurable douleur.

Il était fort affecté en effet, mais uniquement de sa chute. D'où venait-elle ? Il avait beau se mettre l'esprit à la torture, il n'en apercevait aucune cause raisonnable.

-- C'est à n'y rien comprendre, répétait-il sans cesse.

Et il parlait de complot organisé, de coalition de ses ennemis, déplorant la noire ingratitude des hommes et leur versatilité.

Dans les commencements, il avait songé à se retirer en Anjou. Mais, peu à peu, les jours succédant aux jours, et aux semaines les mois, les blessures de sa vanité se cicatrisèrent, il oublia et prit d'autres habitudes.

On le vit plus assidu à son cercle, il monta souvent à cheval, il fréquenta les théâtres et dîna de temps à autre dehors.

Mlle Henriette s'en réjouissait, la santé de son père lui ayant, à un moment, donné de sérieuses inquiétudes.

Mais son étonnement fut immense, quand elle le vit quitter ses vêtements habituels, un peu sévères comme il convenait à son âge, pour adopter les modes excentriques, des pantalons très-clairs et des vestons à longs poils.

Quelques jours plus tard, ce fut bien pis.

Un matin, quand M. de la Ville-Haudry entra dans la salle à manger pour déjeuner, il avait, lui tout blanc la veille, la barbe et les cheveux du plus beau noir.

Mlle Henriette ne put retenir un cri de surprise.

Alors, lui, souriant, mais avec un visible embarras :

-- C'est un essai, dit-il, que mon valet de chambre m'a persuadé de faire, il prétend que cela va mieux à mon teint et me rajeunit.

Évidemment quelque chose d'étrange était survenu dans l'existence de M. de la Ville-Haudry. Mais quoi ?

Si elle ne savait rien de la vie, si elle était l'innocence même, Mlle Henriette était femme, c'est-à-dire servie par un instinct supérieur à toutes les expériences. Réfléchissant, elle croyait bien deviner.

Le comte se préoccupait de ce qui lui seyait le mieux, il s'efforçait de se rajeunir, il cherchait à plaire, donc une femme devait se trouver au fond de ce mystère.

Attristée plutôt qu'inquiète, la jeune fille, après trois jours d'hésitations, finit par se confier à Daniel.

Mais aux premiers mots qu'elle prononça, il l'interrompit, et devenu plus rouge qu'elle :

-- Ne prenez nul souci de cela, mademoiselle, dit-il, et quoi que fasse monsieur votre père, n'y prenez point garde.

Le conseil était plus facile à donner qu'à suivre, les habitudes du comte devenant de plus en plus excentriques.

Insensiblement il avait éloigné ses anciens amis et ceux de la comtesse, et il remplaçait cette société d'élite par un monde singulier et fort mélangé.

C'étaient maintenant des jeunes gens, qui arrivaient le matin à cheval, en tenue plus que négligée, qui montaient les escaliers le cigare aux dents et à qui on servait des liqueurs et de l'absinthe.

Dans l'après-midi, des messieurs venaient, à mine vulgaire et arrogante, à gros favoris, portant à leur gilet des chaînes énormes, qui gesticulaient haut et fort et tutoyaient les valets de pied. Ils s'enfermaient avec le comte et le tapage de leurs disputes emplissait toute la maison.

Quelles graves questions s'agitaient si bruyamment ? Ce fut M. de la Ville-Haudry lui-même qui l'apprit à sa fille.

Trahi par la politique, il allait se lancer, lui annonça-t-il, dans les grandes affaires, et tout en rendant à l'industrie des services immenses, il était sûr de réaliser d'énormes bénéfices.

Des bénéfices... à quoi bon ! Tant de son chef que de celui de sa femme, le comte réunissait cent mille écus de rentes. N'était-ce donc pas assez de cette fortune si considérable pour un homme de soixante-cinq ans et une jeune fille qui ne dépensait pas pour sa toilette trois cents louis par an ?

Timidement, car elle craignait de blesser son père, Mlle Henriette osa risquer une objection.

Mais lui, après avoir ri du meilleur cœur, et tapant doucement sur la joue de sa fille :

-- Nous voulons donc régenter notre père, dit-il.

Puis sérieusement :

-- Suis-je donc si vieux, mademoiselle, que je doive prendre mes invalides... Seriez-vous de l'avis de mes ennemis ?...

-- Oh ! cher père...

-- Eh bien ! mon enfant, sache qu'un homme tel que moi ne saurait, sans en mourir, se condamner à l'inaction... Je me moque des bénéfices ; ce que je cherche, c'est l'emploi de mon énergie et de mes facultés.

Cette réponse si raisonnable rassura Mlle Henriette et aussi Daniel. L'un comme l'autre ils tenaient de la comtesse une foi entière au génie de M. de la Ville-Haudry. Selon eux, il suffisait qu'il entreprît une chose pour qu'elle réussît.

Et de plus, à part lui, Daniel songeait que la préoccupation des affaires détournerait le comte de ses velléités de jeune homme.

Non, rien ne pouvait l'en distraire, et de plus en plus il tournait à l'adolescent, au jeune fat. Il se coiffait sur le côté d'un petit chapeau plat, se cambrait dans des jaquettes étroites à larges revers et ne sortait jamais sans une rose ou un camélia à la boutonnière. Se teindre ne lui suffisant plus, il se fardait, et on eût pu le suivre à la trace dans la rue tant il s'imbibait d'odeurs.

Souvent on le voyait des heures entières immobile dans son fauteuil, les yeux au plafond, les sourcils froncés, absorbé par l'effort de sa réflexion. L'appelait-on, il sursautait comme un malfaiteur pris en flagrant délit. Lui qui jadis tirait vanité de son magnifique appétit, -- une ressemblance avec Louis XIV, -- il ne mangeait presque plus. Et sans cesse il se plaignait d'étouffements, de palpitations de cœur.

À plusieurs reprises sa fille le surprit les yeux pleins de larmes -- de grosses larmes, qui traversant sa barbe teinte se teignaient et tombaient comme des gouttes d'encre sur le devant de sa chemise.

Puis, tout à coup, à ces séances de tristesse, des accès de joie folle succédaient, il se frottait les mains à s'enlever l'épiderme, il chantonnait, il dansait presque...

D'autres fois, un commissionnaire, presque toujours le même, arrivait avec une lettre... Le comte la lui arrachait des mains, lui jetait un louis, et courait s'enfermer dans son cabinet...

-- Mon pauvre père !... disait à Daniel Mlle Henriette, il y a des instants où je crains pour sa raison.

Enfin, un soir, après le dîner, où il avait bu plus que de coutume, peut-être pour se donner du courage, le comte attira sa fille sur ses genoux, et de sa voix la plus douce :

-- Avoue, chère enfant, commença-t-il, qu'en toi-même, au fond de ton petit cœur, tu m'as plus d'une fois accusé d'être un mauvais père... J'ai l'air de t'abandonner, je te laisse seule dans cet immense hôtel où tu dois t'ennuyer à périr...

Le reproche eût été fondé. Mlle Henriette était plus livrée à elle-même que la fille de l'ouvrier que le travail enchaîne tout le jour à son atelier.

L'ouvrier, du moins, promène quelquefois sa fille le dimanche.

-- Je ne m'ennuie jamais, cher père, répondit Mlle Henriette.

-- Bien vrai ?... Tu as donc de graves occupations ?

-- Certainement. D'abord, je surveille ta maison ; je fais de mon mieux pour te la rendre douce et agréable... Je brode, je couds, j'étudie... Dans l'après-midi, j'ai ma maîtresse d'anglais et mon professeur de piano... Le soir, je lis...

Le comte souriait, mais d'un sourire forcé.

-- N'importe, interrompit-il, cette existence solitaire ne saurait durer... il faut à une jeune fille de ton âge les conseils, l'affection, les soins d'une femme tendre et dévouée... Aussi, ai-je songé à te donner une seconde mère...

Brusquement, Mlle Henriette retira son bras passé autour du cou de son père, et se dressant sur ses pieds :

-- Vous songez à vous remarier ! s'écria-t-elle.

Il détourna la tête, hésita et finit par répondre :

-- Oui.

La stupeur, l'indignation, une douleur atroce, coupèrent d'abord la parole à la jeune fille ; mais bientôt, faisant un effort :

-- Est-ce bien vous qui me parlez ainsi, mon père !... prononça-t-elle d'une voix profonde. Quoi ! vous voudriez amener une femme dans cette maison où palpite encore celle qui n'est plus !... Vous la feriez asseoir à cette place qui était la sienne, dans ce fauteuil qui fut le sien, les pieds sur ce coussin brodé par elle !... Peut-être même me demanderiez-vous de l'appeler ma mère... Oh ! non, n'est-ce pas, vous ne commettrez jamais une telle profanation...

Pitoyable était le trouble de M. de la Ville-Haudry. Et cependant, si elle eût été moins émue, Mlle Henriette eût lu dans ses yeux une inflexible résolution.

-- Ce que je ferais serait dans ton intérêt, chère fille, balbutia-t-il... Je suis vieux, je puis mourir, nous n'avons pas de parents, que deviendrais-tu sans un ami...

Elle devint cramoisie de honte, et tout hésitante :

-- Mais, mon père, M. Daniel Champcey...

-- Eh bien !

La joie de la ruse près de réussir brillait dans l'œil du comte.

-- Il me semblait, poursuivit la pauvre jeune fille... je croyais... ma bonne mère m'avait dit... enfin, du moment où vous recevez M. Daniel ici...

-- Tu t'imaginais que je l'avais choisi pour gendre ?...

Elle ne répondit pas.

-- C'était, en effet, une idée de ta mère... elle en avait comme cela de singulières, contre lesquelles ce n'était pas trop de toute ma fermeté... C'est un triste mari, mon enfant, qu'un marin, qu'une signature du ministre sépare de sa femme pour des années.

Mlle Henriette continua de garder le silence. Elle comprenait quel marché lui proposait son père et l'indignation l'étouffait.

Lui, qui estimait en avoir assez fait pour une fois, se leva et sortit en disant :

-- Consulte-toi, mon enfant, de mon côté, je réfléchirai.

Que faire, que résoudre ?... Entre cent partis contradictoires ; lequel choisir ?...

Restée seule, la jeune fille prit une plume, et pour la première fois écrivit à Daniel :

« Il faut que je vous parle à l'instant ... Je vous en prie, venez...

« HENRIETTE. »

Et ayant remis ce billet à un domestique, avec l'ordre de le porter immédiatement, fiévreuse, palpitante, l'oreille au guet, comptant les secondes, elle attendit...

Daniel Champcey occupait, rue de l'Université, un petit appartement de trois pièces, dont les fenêtres ouvraient sur les jardins de l'hôtel Delahante, jardins ombreux, encombrés de fleurs et peuplés d'oiseaux.

Là il passait presque tout le temps que lui laissaient ses travaux du ministère de la marine.

Une promenade avec un ami, le plus souvent avec M. Maxime de Brévan, le théâtre, quand une pièce obtenait un grand succès, deux ou trois visites par semaine à l'hôtel de la Ville-Haudry, étaient ses seules et bien innocentes distractions.

-- Une vraie demoiselle pour la sagesse, ce marin-là, disait son portier.

C'est que s'il n'eût pas été éloigné par sa délicatesse native de ce qu'à Paris on nomme « le plaisir, » Daniel eût été retenu sur la pente par son grand et profond amour pour Mlle de la Ville-Haudry.

Un amour noble et pur tel que le sien, reposant sur une confiance absolue, suffit à remplir la vie, car il enchante le présent et dore d'espérances radieuses les lointains horizons de l'avenir.

Mais plus il aimait Mlle Henriette, plus Daniel se croyait tenu de la mériter, de se montrer digne d'elle.

Ambitieux, il ne l'était pas. Il avait embrassé une profession qui lui plaisait, il possédait dix ou douze mille livres de rentes qui, ajoutées à son traitement, lui assuraient une modeste aisance ; que souhaiter de plus ? Pour lui, rien. Mais Mlle Henriette portait un grand nom, elle était la fille d'un homme qui avait occupé une grande situation, enfin elle était très-riche, et la mariât-on avec ses seuls biens propres, elle aurait encore sept ou huit cent mille francs de dot.

Eh bien ! Daniel ne voulait pas que le jour béni où elle lui accorderait sa main, Mlle de la Ville-Haudry eût rien à regretter ou à désirer.

De là un labeur obstiné, incessant, une volonté chaque matin plus forte que la veille de conquérir un de ces noms célèbres qui écrasent les plus vieux parchemins, une de ces positions qui, à l'amour d'une femme pour son mari, ajoutent la fierté.

Or le moment était propice à son ambition, au lendemain de la transformation de notre flotte, pendant que la marine militaire en est encore aux tâtonnements et aux expériences, attendant, ce semble, la main d'un homme de génie.

Pourquoi ne serait-il pas cet homme ? Soutenu par la pensée d'Henriette, il n'apercevait rien d'impossible, il n'imaginait pas d'obstacle qu'il ne pût surmonter.

-- Vous voyez ce b... là, avec son petit air calme, disait le vieil amiral Penhoël à ses jeunes officiers, eh bien ! il vous damera le pion à tous...

Donc, ainsi que d'ordinaire, Daniel était enfermé dans son cabinet, achevant un travail que lui avait demandé le ministre, lorsque le valet de pied de l'hôtel de la Ville-Haudry lui remit la lettre de Mlle Henriette.

D'un geste fiévreux, il rompit le cachet, et ayant lu d'un coup d'œil les deux lignes de la lettre, il devint fort pâle.

Pour que Mlle Henriette, toujours si réservée, hasardât cette démarche de lui écrire, pour qu'elle lui écrivît ces deux phrases si pressantes en leur brièveté, il fallait quelque événement extraordinaire.

-- Est-il donc arrivé un malheur à l'hôtel ? demanda-t-il au domestique.

-- Non, monsieur, pas que je sache.

-- M. le comte n'est pas malade ?

-- Non, monsieur.

-- Et Mademoiselle ?

-- Mademoiselle est en parfaite santé.

Daniel respira.

-- Courez prévenir mademoiselle que je vous suis, dit-il au domestique, et courez vite, si vous ne voulez pas que je sois arrivé avant vous.

Le valet sorti, Daniel, en un tour de main, fut habillé et s'élança dehors.

Et tout en remontant d'un pas rapide la rue de Varennes :

-- Je me serai alarmé trop tôt, pensait-il, essayant de résister à l'obsession des plus noirs pressentiments, elle a peut-être simplement quelque commission à me donner...

Non, ce n'était pas cela, il le comprit bien quand, introduit au salon, il aperçut Mlle Henriette assise près de la cheminée, plus blanche que sa collerette, les yeux rougis et gonflés par les larmes.

-- Qu'avez-vous, s'écria-t-il, sans attendre seulement que la porte fût refermée, que vous est-il arrivé ?...

-- Une chose terrible, M. Daniel.

-- Parlez... vous me faites peur.

-- Mon père veut se remarier.

D'abord Daniel fut abasourdi. Puis, se rappelant soudain toutes les circonstances de la métamorphose du comte :

-- Oh ! fit-il sur trois tons différents, oh ! oh ! cela explique tout...

Mais Mlle Henriette lui coupa la parole, et, dominant son émotion, d'une voix brève, elle lui rapporta textuellement la conversation du comte de la Ville-Haudry.

Dès qu'elle eut terminé :

-- Vous avez deviné juste, mademoiselle, prononça Daniel ; c'est bien un marché que M. votre père vous propose.

-- Ah ! c'est affreux !...

-- Il a voulu bien vous faire entendre que de votre consentement à son mariage dépend son consentement...

Stupéfait de ce qu'il allait dire, il s'arrêta court, et ce fut la jeune fille qui ajouta :

-- Au nôtre, n'est-ce pas ? dit-elle hardiment, M. Daniel, au nôtre. Oui, voilà ce que j'avais compris, voilà pourquoi je vous demande un conseil.

Malheureux !... c'était lui demander de dicter sa destinée.

-- Je crois que vous devez consentir, balbutia-t-il.

Vibrante d'indignation, elle se dressa :

-- Jamais ! s'écria-t-elle, jamais !

Sous ce coup terrible, Daniel chancela... Jamais !... Il vit toutes les espérances de sa vie anéanties, son bonheur détruit, Henriette perdue pour lui...

Mais l'imminence même du péril lui eut bientôt rendu son énergie : il se roidit contre la douleur, et d'une voix presque calme :

-- Je vous en conjure, reprit-il, laissez-moi vous expliquer le conseil que je vous donne... Croyez-moi : ce n'est pas un consentement que désire votre père ; vous ne sauriez vous passer du sien, pour vous marier, lui n'a pas besoin du vôtre. Il n'y a pas d'article de loi qui autorise les enfants à s'opposer aux... folies de leurs parents. Ce que veut M. de la Ville-Haudry, c'est votre approbation tacite, la certitude d'un accueil honorable pour sa seconde femme... Si vous refusez, il passera outre, sans souci de vos répugnances...

-- Oh !...

-- Ce n'est que trop sûr, hélas ! S'il vous a parlé de ses projets, c'est qu'ils sont irrévocables. Le seul résultat de vos résistances sera notre séparation. Lui vous pardonnerait peut-être encore, mais elle !... Espérez-vous qu'elle n'abusera pas contre vous de son ascendant sur votre père ?... Qui peut prévoir à quelles extrémités se porteront ses rancunes !... Et ce doit être une femme dangereuse, Henriette, capable de tout...

-- Pourquoi ?

Il eut une seconde d'indécision, n'osant dire toute sa pensée, puis enfin, lentement, et comme s'il eût été obligé de chercher ses mots :

-- Parce que, répondit-il, ce mariage ne peut être qu'une spéculation effrontée... Votre père est immensément riche, c'est à sa fortune qu'on en veut...

Si plausibles étaient toutes les raisons de Daniel, il plaidait sa cause avec tant d'ardeur, que les résolutions de Mlle Henriette chancelaient évidemment.

-- Ainsi, murmura-t-elle, vous voulez que je cède ?

-- Je vous en conjure.

Elle hocha tristement la tête, et d'une voix défaillante :

-- Qu'il soit donc fait selon votre volonté, M. Daniel, dit-elle... Je ne m'opposerai pas à cette profanation... Mais rappelez-vous que ma faiblesse ne nous portera pas bonheur...

Dix heures sonnaient ; elle se leva, et tendant la main au jeune homme :

-- À demain soir, dit-elle ; je saurai et je vous dirai le nom de la femme que mon père épouse, car je le lui demanderai.

Elle n'en eut pas besoin.

Le premier mot du comte, quand il aperçut sa fille le lendemain, fut :

-- Eh bien !... as-tu réfléchi ?

Elle arrêta sur lui un regard qui le força de détourner la tête, et d'un air résigné :

-- Vous êtes le maître, mon père, répondit-elle... Vous dire que je ne souffrirai pas cruellement de voir entrer dans cette maison une étrangère serait mentir... Mais je serai pour elle respectueuse comme il convient...

Ah ! le comte ne s'attendait pas à un si heureux dénoûment.

-- Ne dis pas respectueuse, s'écria-t-il, dis tendre, prévenante et dévouée... Ah ! si tu la connaissais, un ange, mon Henriette, un ange !

-- Et quel âge a-t-elle ?

-- Vingt-cinq ans.

Au mouvement de sa fille, le comte vit bien qu'elle trouvait la future épouse trop jeune, aussi s'empressa-t-il d'ajouter :

-- Ta mère avait deux ans de moins quand je l'épousai.

C'était vrai, seulement il oubliait qu'il y avait vingt ans de cela.

-- Du reste, poursuivit-il, tu la verras, je lui demanderai la permission de te la présenter... Elle est étrangère, d'une excellente famille, riche, adorablement spirituelle et jolie, et s'appelle Sarah Brandon...

Le soir, quand Mlle Henriette répéta ce nom à Daniel, il se frappa le front d'un geste désespéré, en s'écriant :

-- Grand Dieu ! si M. de Brévan n'a pas été trompé, c'est pis que tout ce que nous pouvions craindre ou imaginer !...

IV

À voir le foudroyant effet de ce nom seul : Sarah Brandon, Mlle de la Ville-Haudry avait senti tout son sang se glacer dans ses veines.

Pour qu'un homme tel que Daniel fût ainsi bouleversé, il fallait, elle le comprenait bien, quelque événement énorme, inouï, impossible...

-- Vous connaissez cette femme, Daniel ? s'écria-t-elle.

Mais lui, déjà, se reprochait son peu de sang-froid, songeant aux moyens d'atténuer son imprudence.

-- Je vous jure, commença-t-il...

-- Oh ! ne jurez pas. Vous la connaissez...

-- En aucune façon.

-- Cependant...

-- Il est vrai que j'en ai ouï parler, autrefois, il y a fort longtemps...

-- Par qui ?...

-- Par un de mes amis, Maxime de Brévan, un brave et digne garçon.

-- Quelle sorte de femme est-ce ?

-- Mon Dieu ! je ne saurais trop vous le dire... Maxime m'en avait parlé fort en l'air, et je ne me doutais pas qu'un jour... Si je me suis exclamé si sottement tout à l'heure, c'est que je me suis souvenu de certaine histoire assez... fâcheuse, dont Maxime la disait l'héroïne, de sorte que...

Il avait ce ridicule de ne savoir mentir, cet honnête homme, de sorte qu'il s'empêtrait dans ses phrases, détournant la tête pour éviter le regard de Mlle Henriette.

Elle l'interrompit, et d'un ton de reproche :

-- Me jugez-vous donc si faible, prononça-t-elle, qu'il faille me dissimuler la vérité...

Il ne répondit pas tout d'abord. Étourdi, de l'étrangeté de la situation, il cherchait une issue et n'en découvrait pas.

Enfin, prenant son parti :

-- Souffrez que je me taise encore, mademoiselle, prononça-t-il. Je ne sais rien de précis, et c'est peut-être à tort que je vous ai si terriblement alarmée. Je parlerai dès que je serai fixé...

-- Quand le serez-vous ?

-- Ce soir même, si, comme je l'espère, je trouve Maxime de Brévan chez lui, demain matin si je le manque ce soir...

-- Et si vos soupçons n'étaient que trop réels ? si ce que vous redoutez tant et que j'ignore se trouvait vrai, que faudrait-il faire ?...

Sans une seconde d'indécision, il se leva, et d'une voix profonde :

-- Je ne vous dirai pas que je vous aime, Henriette, prononça-t-il... Je ne vous dirai pas que vous perdre, ce serait mourir, et qu'on ne tient pas à la vie dans ma famille... vous le savez, n'est-ce pas ?... Eh bien ! malgré cela, si mes craintes sont fondées, et je tremble qu'elles ne le soient, je n'hésiterais pas à vous dire : Quoi qu'il doive en résulter, Henriette, au risque même d'être séparés, à tout prix, par tous les moyens en notre pouvoir, nous devons lutter pour empêcher le mariage du comte de la Ville-Haudry et de Sarah Brandon !...

Au milieu de tant de tortures, une joie immense inonda l'âme de la pauvre jeune fille.

Ah ! il était digne d'être aimé, celui-là que son cœur, librement, avait choisi entre tous, cet homme qui lui donnait cette étonnante preuve d'amour.

Elle lui tendit la main, et les yeux brillants d'enthousiasme et d'attendrissement :

-- Et moi, s'écria-t-elle, par la mémoire de ma sainte mère, je jure que quoi qu'il advienne, et dût-on employer les dernières violences morales, jamais je ne serai à un autre qu'à vous.

Daniel avait saisi cette main qui lui était tendue, et longtemps il la tint pressée contre ses lèvres... jusqu'à ce qu'enfin la voix de la raison l'arrachant à son extase :

-- Il faut que je vous quitte, Henriette, dit-il, si je veux rencontrer Maxime.

Et il s'éloigna d'un pas fiévreux, la tête perdue, désespéré, fou... Son bonheur et sa vie étaient en jeu et, sans qu'il y pût rien, un mot allait faire sa destinée.

Un fiacre passait, vide ; il l'arrêta et s'y jeta, en criant au cocher :

-- Surtout, marchons... Je paye la course cent sous... 62, rue Laffitte.

Là demeurait M. Maxime de Brévan.

C'était un garçon de trente à trente-cinq ans, remarquablement bien de sa personne, blond, portant toute sa barbe, à l'œil intelligent et à la physionomie sympathique.

Lancé autant qu'on peut l'être dans le monde de la « haute vie, » parmi les gens dont le plaisir est l'unique affaire, M. de Brévan était aimé.

On le disait de relations très-sûres, prompt à rendre un service dès qu'il le pouvait, bon convive et toujours prêt, si un de ses amis se battait en duel, à lui servir de témoin.

Enfin, jamais médisance ni calomnie n'avaient effleuré sa réputation.

Et cependant, bien loin de suivre le précepte du sage, qui conseille de cacher sa vie, M. de Brévan semblait prendre à tâche d'afficher la sienne.

On eût dit parfois qu'il s'occupait de bien établir un alibi, tant il entretenait les gens de ses affaires jusqu'en leurs menus détails.

Chacun savait, d'après lui, que les Brévan étaient originaires du Maine, et qu'il était le dernier, l'unique représentant de cette grande famille.

Ce n'est point qu'il tirât vanité de son origine, il avouait très-franchement que des splendeurs de ses aïeux, il ne lui restait pas grand chose... à peine l'aisance.

Mais quel était le chiffre de cette aisance, voilà ce qu'il ne disait pas. Avait-il quinze, vingt ou trente mille livres de rentes ? ses plus intimes l'ignoraient.

Ce qui est sûr, c'est qu'il avait résolu à son honneur et gloire ce difficile problème de garder son indépendance et sa dignité tout en vivant, lui relativement pauvre, avec les jeunes gens les plus riches de Paris.

Il occupait, rue Laffitte, un modeste appartement de cent louis et n'avait pour le servir qu'un seul domestique. Sa voiture, il la louait au mois.

Comment Daniel était-il devenu l'ami de M. de Brévan ?... De la façon la plus simple du monde.

Ils avaient été présentés l'un à l'autre, à un bal du ministère de la marine, par un lieutenant de vaisseau, leur ami commun.

Ils s'étaient retirés ensemble, vers une heure du matin, par un beau clair de lune, et comme le temps était fort doux et le pavé sec, ils avaient fumé un cigare en arpentant le bitume de la place de la Concorde.

Maxime avait-il réellement ressenti pour Daniel la sympathie qu'il disait ? Peut-être. En tout cas, Daniel avait été séduit par les côtés excentriques de Maxime, s'émerveillant de l'entendre parler avec un stoïcisme tout à fait plaisant de sa misère dorée.

Ils s'étaient revus, puis peu à peu ils avaient pris l'habitude l'un de l'autre...

M. de Brévan était en train de s'habiller pour rejoindre des amis à l'Opéra, lorsque Daniel se présenta chez lui.

Comme toujours, il eut, en l'apercevant, une exclamation de plaisir.

-- Quoi ! vous, s'écria-t-il, l'austère travailleur de la rive gauche, dans ce quartier mondain, à cette heure... Quel bon vent vous amène ?

Puis, soudain, remarquant la physionomie bouleversée de Daniel :

-- Mais, qu'est-ce que je dis donc là, reprit-il, vous avez une mine de déterré !... Que vous arrive-t-il ?...

-- Un grand malheur, peut-être, répondit Daniel.

-- À vous !... Est-ce possible !...

-- Et je viens vous demander un service.

-- Ah ! vous savez bien que je suis tout à vous.

Cela, en effet, Daniel le croyait.

-- Je vous remercie d'avance, mon cher Maxime, mais je ne voudrais pas vous trop déranger... Ce que j'ai à vous dire sera long et vous alliez sortir...

Mais, d'un geste cordial, M. de Brévan l'interrompit.

-- Je ne sortais que par désœuvrement, fit-il, parole d'honneur !... Ainsi, asseyez-vous, et causons...

Frappé d'une sorte de vertige, incapable de rien discerner, sinon que Henriette pouvait être perdue pour lui, Daniel était accouru chez son ami, sans songer à ce qu'il lui dirait.

Au moment de s'expliquer, il demeura interdit.

Il venait de réfléchir que le secret de M. de la Ville-Haudry n'était pas le sien et que la loyauté lui commandait de le taire, s'il était possible, encore qu'il se crût sûr de l'absolue discrétion de Maxime de Brévan.

Au lieu donc de répondre, il se mit à arpenter la chambre, cherchant en vain quelque fable plausible, en proie à la plus extraordinaire agitation.

À ce point que, par le temps qui court de désordres cérébraux, Maxime, inquiet, se demandait si son ami ne devenait pas fou...

Non, car Daniel, tout à coup se planta devant lui, et d'une voix brève :

-- Avant tout, Maxime, commença-t-il, jurez-moi que jamais, en aucun cas, un seul mot de ce que je vais vous confier ne sortira de votre bouche.

Prodigieusement intrigué, M. de Brévan leva la main en disant :

-- Je vous le jure sur l'honneur.

Ce serment parut rassurer Daniel... Et se croyant suffisamment maître de soi :

-- Il y a quelques mois de cela, mon cher ami, reprit-il, un soir, je vous ai entendu raconter une histoire horriblement scandaleuse, dont l'héroïne était une certaine Mme Sarah Brandon.

-- Miss, s'il vous plaît, et non pas madame...

-- Soit... cela importe peu. Vous la connaissez ?

-- Ma foi ! oui, comme tout le monde...

Ce qu'il y eut de fatuité discrète dans cette réponse, Daniel ne le remarqua pas.

-- Cela doit suffire, continua-t-il. Et maintenant, Maxime, au nom de votre amitié, je vous adjure de me dire franchement ce que vous savez : Quelle femme est-ce que cette Miss Brandon ?...

Sa contenance, son accent trahissaient si manifestement une anxiété poignante, que M. de Brévan en fut stupéfait.

-- Eh ! cher ami, fit-il, de quel air vous me dites cela !

-- C'est que j'ai à connaître la vérité, un intérêt puissant, immense...

Illuminé d'une idée soudaine, M. de Brévan se frappa le front.

-- J'y suis, s'écria-t-il, vous êtes amoureux de Sarah !

Ce détour, pour éviter de prononcer le nom de M. de la Ville-Haudry, Daniel ne l'eût pas trouvé ; mais du moment où on le lui offrait, il résolut d'en profiter.

-- Admettez que cela soit, fit-il avec un soupir.

Maxime levait les bras au ciel.

-- En ce cas, vous aviez raison, prononça-t-il d'un ton de conviction profonde, oui, mille fois raison, c'est peut-être un irréparable malheur qui vous arrive...

-- C'est donc une femme bien redoutable ?

L'autre haussa les épaules, comme si on eût exigé de lui la démonstration d'une chose évidente par elle-même, et simplement il répondit :

-- Parbleu !...

Était-il besoin que Daniel insistât, après cela !... Cette seule exclamation ne levait-elle pas tous ses doutes ?

Il insista, cependant.

-- De grâce, expliquez-vous, Maxime, fit-il d'une voix sourde... Ne savez-vous pas que, vivant loin de votre monde, j'en ignore tout !...

Sérieux comme il ne l'avait jamais été encore, Maxime de Brévan se leva, et s'adossant à la cheminée :

-- Que voulez-vous que je vous dise ? prononça-t-il. Crier : Casse-cou ! à un amoureux est un métier de dupe. Crier : gare ! à qui ne veut pas se garer... à quoi bon ! Aimez-vous, oui ou non, miss Sarah ? Si oui... tout ce que je vous apprendrais sur son compte ne changerait rien. Supposez que je vous dise que cette Sarah est une créature indigne, une scélérate, une infâme faussaire, une misérable qui a déjà sur la conscience la mort de trois pauvres diables, follement épris comme vous. Supposez que je vous dise pis encore, et que je vous le prouve !... Savez-vous ce qui arriverait ?... Vous me serreriez les mains avec effusion, vous me remercieriez, des larmes de reconnaissance aux yeux, vous me jureriez, dans la candeur de votre âme, que vous êtes à jamais guéri... et en sortant d'ici...

-- Eh bien ?...

-- Vous iriez tout courant conter mes confidences à votre adorée et la conjurer de se disculper...

-- Ah ! permettez, je ne suis pas un de ces hommes...

Mais M. de Brévan peu à peu s'exaltait.

-- Allez au diable !... interrompit-il, vous êtes un homme comme tous les autres... La passion ne raisonne, ni ne calcule, et c'est ce qui la fait grande et terrible... Tant qu'on a seulement une lueur de raison au fond de la cervelle, on n'est pas véritablement amoureux... C'est comme cela... Et la volonté n'y peut rien, ni l'énergie, ni quoi que ce soit au monde. Ça est ou ça n'est pas. Il y a des gens qui gravement vous reprochent de n'être pas ce qu'ils étaient eux-mêmes amoureux et de sang-froid... turlututu ! Ces gens-là me font l'effet d'une carafe frappée reprochant au champagne de faire sauter son bouchon... Sur quoi, tenez, mon cher, faites-moi le plaisir d'accepter ce cigare et sortons prendre l'air...

Était-ce vrai, ce que disait là M. de Brévan ?... Est-il vrai qu'un grand amour anéantit jusqu'à la faculté de délibérer, de discerner le vrai du faux et le bien du mal ? Il n'eût donc pas, lui, Daniel, aimé Henriette, puisqu'il risquait de la perdre pour obéir au devoir ?

Oh ! non, non, mille fois non... Ce n'est pas des pures et chastes amours que parlait M. de Brévan... Il parlait de ces passions malsaines qui tombent dans la vie comme la foudre, troublent les sens et égarent la raison, qui dévorent tout comme l'incendie et ne laissent après elles que désastres, hontes et remords...

Mais, pour cela même, Daniel frémissait en pensant à M. de la Ville-Haudry engagé dans ce terrible engrenage d'une passion folle pour une créature indigne.

Il n'accepta donc pas le cigare que lui tendait Maxime.

-- Un mot encore, de grâce, fit-il. Supposons mon libre arbitre perdu, je m'abandonne, que va-t-il donc m'arriver ?...

M. de Brévan le regarda d'un air de commisération et dit :

-- Peu de chose, seulement...

Et avec un geste d'un effrayant réalisme :

-- C'est votre horoscope que vous demandez, fit-il d'un ton d'amer sarcasme... Soit. Qu'avez-vous de fortune ?

-- Deux cent cinquante mille franc environ.

-- Parfait. En six mois ils seront fondus... Dans un an, vous serez criblé de dettes et réduit aux derniers expédients... Avant dix-huit mois, vous en serez aux faux...

-- Maxime !...

-- Ah ! vous avez exigé la vérité, mon cher... Je passe à votre position. Elle est admirable. Votre avancement a été aussi rapide que mérité, vous êtes, tout le monde le dit, un des amiraux de l'avenir... D'aujourd'hui en six mois vous ne serez plus rien... Vous aurez donné votre démission si on ne vous a pas destitué...

-- Permettez...

-- Rien. Vous êtes un honnête homme et le plus digne d'estime que je sache... Après six mois de Sarah Brandon, vous serez tombé si bas dans votre estime que vous vous mettrez à l'absinthe... Voilà le tableau. Pas flatté, n'est-ce pas ? Mais vous l'avez voulu. Et, cette fois, en route...

Cette fois, sa détermination était irrévocable, et Daniel vit bien que s'il ne changeait pas de tactique, il n'en obtiendrait plus un mot.

Le retenant donc au moment où il ouvrait la porte :

-- Pardonnez-moi, Maxime, dit-il, une ruse fort innocente que vous-même m'avez suggérée... Sur mon honneur, ce n'est pas moi qui aime miss Sarah Brandon.

Sa surprise cloua net sur place M. de Brévan.

-- Qui donc est-ce ? interrogea-t-il.

-- Un de mes amis.

-- Son nom ?

-- En me permettant de ne pas vous le dire -- aujourd'hui, du moins -- vous doublerez le prix du service que je réclame de vous !...

L'accent de Daniel était si bien celui de la vérité, qu'il n'y avait pas à conserver l'ombre d'un doute.

Ce n'était pas lui qui s'était épris de miss Sarah Brandon.

Aussi, M. de Brévan ne douta-t-il pas... Mais il y avait du dépit et une nuance d'inquiétude, dans la façon dont il s'écria :

-- Bravo, Daniel !... Parlez-moi des gens naïfs pour jouer leur monde.

Ce fut d'ailleurs son seul reproche, et tandis que Daniel s'embarrassait dans des excuses, il revint tranquillement s'asseoir près du feu.

-- Nous disons donc, reprit-il après un moment de silence, que c'est un de vos amis qui est ensorcelé ?

-- Oui.

-- Et c'est... sérieux ?

-- Hélas ! il ne parle de rien moins que d'épouser cette femme.

L'autre, dédaigneusement, haussa les épaules.

-- Quant à cela, fit-il, rassurez-vous ; Sarah ne consentira jamais...

-- Erreur ! L'idée de ce mariage ne peut venir que d'elle.

Cette fois, M. de Brévan dressa la tête, la stupeur sur le visage.

-- Votre ami est donc bien riche !... s'écria-t-il.

-- Immensément.

-- Il a donc un grand nom ou une grande situation ?...

-- Son nom est un des plus beaux, des plus anciens et des plus purs de l'Anjou.

-- Et il est très-âgé, n'est-ce pas ?

-- Il a soixante-cinq ans.

D'un formidable coup de poing, M. de Brévan ébranla la tablette de la cheminée, en s'écriant :

-- Ah !... elle avait bien dit qu'elle réussirait !...

Et plus bas, tout bas, comme se parlant à lui-même, avec un indéfinissable accent, où il y avait de la haine et de l'admiration :

-- Quelle femme ! murmura-t-il, quelle femme !...

Très-ému lui-même, et l'esprit occupé de bien autre chose que d'observer, Daniel ne remarquait pas l'agitation de son ami.

-- Maintenant, poursuivit-il, mon obsédante curiosité vous est expliquée. Pour empêcher le scandale et la honte d'un tel mariage, la... famille de mon vieil ami ferait tout au monde... Mais comment lutter contre une femme dont on ne sait ni les antécédents ni la vie...

-- Oui, j'entends bien, marmottait M. de Brévan, j'entends...

La contraction de son visage trahissait un puissant effort de réflexion... Il demeura ainsi absorbé un bon moment, puis enfin se décidant :

-- Non, je ne vois aucun moyen d'empêcher ce mariage, prononça-t-il, aucun...

-- Cependant, d'après ce que vous m'avez dit...

-- Quoi ?

-- De l'avidité de cette femme...

-- Eh bien ?

-- Si on lui offrait, pour refuser, une somme considérable, quatre ou cinq cent mille francs ?...

M. de Brévan éclata de rire, d'un rire qui sonnait faux.

-- Vous lui offririez un million, qu'elle vous enverrait promener, dit-il... La croyez-vous donc si sotte de se contenter d'une fraction de la fortune, quand elle peut l'avoir tout entière, avec un beau nom par-dessus le marché, et une position !...

Daniel ouvrait la bouche pour présenter une objection, mais M. de Brévan, sortant de cette réserve railleuse qui lui était habituelle, s'animait comme s'il se fût agi d'une question à lui personnelle, et déjà poursuivait :

-- C'est que vous m'avez mal compris, mon cher... Vous croyez miss Brandon une de ces vulgaires détrousseuses qui, effrontément et en plein soleil, prennent un pigeon, le plument vif et le jettent après, tout saignant, aux ricanements de la galerie...

-- C'est d'après vous, Maxime...

-- Eh bien ! mon cher, détrompez-vous... miss Brandon...

Il s'arrêta court, et fixant sur Daniel un de ces regards comme les juges d'instruction en jettent aux prévenus :

-- En vous apprenant le peu que je sais, Daniel, fit-il d'un ton presque menaçant, je vous donne la plus grande preuve de confiance qu'un homme peut donner à un autre. Je vous aime trop pour vous demander un serment de discrétion... Si jamais vous mêliez mon nom à cette affaire, si jamais vous laissiez soupçonner de qui vous tenez vos renseignements, vous auriez forfait à l'honneur...

Touché jusqu'au fond du cœur, Daniel saisit les mains de son ami, et les pressant d'une étreinte affectueuse :

-- Ah ! vous savez bien qu'on peut compter sur Daniel Champcey !... s'écria-t-il.

M. de Brévan y comptait en effet, car il poursuivit :

-- Miss Sarah Brandon est bien une de ces aventurières cosmopolites comme les cinq parties du monde nous en envoient depuis les progrès de la vapeur... Ni plus ni moins que les autres, elle est venue tendre à Paris son piège à imbéciles et à pièces de cent sous... Mais elle est d'une pâte plus fine et plus souple que les autres... Ses ambitions sont bien autrement élevées, et chez elle le génie de l'intrigue est à la hauteur de l'ambition... Elle veut la fortune à tout prix. Mais elle veut aussi les apparences de la considération...

On me prouverait que miss Sarah est née à Ménilmontant que je ne m'en étonnerais que médiocrement... Elle se dit Américaine...

Le fait est qu'elle parle l'anglais comme une Anglaise et qu'elle connaît une bonne partie de l'Amérique comme vous connaissez Paris.

Je lui ai entendu conter, au milieu d'un auditoire attendri, l'histoire de sa famille... Je ne dis pas que j'y ai cru.

D'après elle, M. Brandon, son père, véritable type du Yankee, entreprenant et entêté, aurait été dix fois tour à tour riche et misérable, avant de mourir archi-millionnaire.

Ce Brandon, selon sa fille, était banquier à New-York lorsque éclata la guerre entre le Nord et le Sud. Ruiné du coup, il se fit soldat, et en moins de six mois, grâce à son énergie exceptionnelle, parvint au grade de général. La paix l'ayant mis sur le pavé, il commençait à être fort embarrassé de sa personne, quand sa bonne étoile lui fit acheter, moyennant quelques mille dollars, d'immenses terrains où il ne tarda pas à découvrir les puits de pétrole les plus abondants de l'Amérique...

Il était en train de marcher sur les traces de Peabody, quand il périt, victime d'un accident épouvantable. Il fut brûlé dans l'incendie d'un de ses établissements...

Quant à sa mère, miss Sarah prétend l'avoir perdue très-jeune, dans des circonstances effroyablement dramatiques...

-- Quoi !... s'écria Daniel, personne n'a songé à contrôler ces assertions ?...

-- Je l'ignore... Ce qui est sûr, c'est qu'il est parfois des coïncidences bizarres...

Je sais des Américains, dont on ne peut suspecter la bonne foi, qui ont connu Brandon banquier. Brandon général et Brandon possesseur de puits de pétrole...

-- On peut s'approprier un nom...

-- Évidemment, surtout quand celui qui l'a porté est mort en Amérique... Le positif, c'est que depuis cinq ans Miss Sarah habite Paris. Elle y est arrivée doublée d'une certaine mistress Brian, sa parente, qui est bien la plus sèche et la plus osseuse personne qu'on puisse rêver, mais qui est en même temps une fine mouche, s'il en fut. Elle amenait aussi un protecteur, un sien cousin, M. Thomas Elgin, sorte de grotesque dangereux, roide, compassé, empesé, qui n'ouvre guère la bouche que pour manger, ce qui ne l'empêche pas d'être une des meilleurs lames de Paris et de faire mouche neuf fois sur dix, au pistolet, à trente pas.

M. Thomas Elgin, qu'on appelle familièrement sir Tom, et mistress Brian, vivent toujours près de Miss Sarah.

Lors de son arrivée, miss Sarah s'établit rue du Cirque, et tout d'abord monta sa maison sur le plus grand pied. Sir Tom, qui est un maquignon de premier ordre, lui avait déniché une paire de chevaux gris qui firent sensation au Bois et fixèrent l'attention sur elle.

Où, comment et de qui s'était-elle procuré des lettres de recommandation ?... Toujours est-il qu'elle en avait qui lui ouvrirent les salons de deux ou trois membres des plus influents de la colonie américaine. Le reste n'était plus qu'un jeu. Peu à peu, elle a étendu ses relations, elle s'est faufilée, imposée, si bien qu'à cette heure elle est reçue dans le meilleur monde, dans le plus haut, et même dans certaines maisons qui passent pour fort exclusives...

Bref, si elle a ses détracteurs, elle a ses partisans enragés... Si les uns soutiennent qu'elle est une misérable, d'autres, et ce ne sont pourtant pas des niais, vous en parlerait comme d'un ange immaculé, à qui il ne manque que des ailes... Comme d'une pauvre orpheline qu'on calomnie atrocement, parce qu'on envie sa jeunesse, sa beauté, son luxe...

-- Elle est donc riche ?...

-- Miss Brandon doit dépenser cent mille francs par an.

-- Et on ne se demande pas d'où elle les tire ?...

-- Des puits de pétrole de feu son père, mon cher... Le pétrole répond à tout...

C'était à croire que M. de Brévan prenait un détestable plaisir au désespoir de Daniel, tant il mettait de complaisance à lui montrer combien solidement et habilement était étayée la situation de miss Sarah Brandon.

Espérait-il donc, en lui prouvant l'inutilité d'une lutte avec elle, l'en détourner ?...

Ou plutôt, connaissant bien Daniel, -- bien mieux qu'il n'en était connu, hélas ! -- ne cherchait-il pas à le piquer au jeu en irritant son amour-propre...

Toujours est-il que de ce ton glacé qui donne au sarcasme une plus mordante et plus cruelle amertume, il poursuivit :

-- Du reste, mon cher Daniel, si jamais vous êtes reçu chez miss Sarah Brandon, et on n'y est pas reçu sans patronage, je vous prie de le croire, vous serez confondu positivement du ton de son salon... On y respire un parfum d'hypocrisie à réjouir les narines d'un quaker... Le cant y règne dans toute sa gloire, bridant toutes les bouches et éteignant tous les regards...

Visiblement Daniel commençait à être fort désorienté.

-- Voyons, voyons, interrompit-il, comment conciliez-vous tout cela avec l'existence mondaine de miss Sarah ?

-- Oh ! parfaitement, cher ami, et là éclate le sublime de la politique de nos trois fourbes... Au dehors, miss Brandon est évaporée, légère, imprudente, coquette, tout ce que vous voudrez... Elle conduit elle-même, se coiffe de côté, retrousse ses jupes et abaisse son corsage... c'est son droit, paraît-il, d'après le code qui régit les jeunes filles américaines... Mais à la maison, elle s'incline devant les goûts et les volontés de sa parente, mistress Brian, laquelle affiche les pudeurs effarouchées des plus austères puritaines... Puis, il y a là le roide et long sir Tom qui ne badine pas... Oh ! ils s'entendent, comme larrons en foire, et les rôles sont bien distribués...

Daniel eut un geste de découragement.

-- Cette femme n'offre donc aucune prise ! murmura-t-il.

-- Certaine... non !

-- Cependant, cette aventure, que vous m'avez contée, autrefois...

-- Laquelle ?... Celle de ce pauvre Kergrist ?...

-- Eh ! le sais-je ?... Elle était affreuse, voilà tout ce dont je me souviens... Que m'importait alors miss Brandon !... tandis que maintenant...

M. de Brévan hocha la tête :

-- Maintenant, fit-il, vous croyez que cette histoire serait une arme ? Non, Daniel. Cependant, elle n'est pas longue, et je puis vous la redire avec plus de détails qu'autrefois...

Il y a quinze mois environ, débarquait à Paris un charmant garçon nommé Charles de Kergrist... Il avait toutes ses illusions, vingt-quatre ans et cinq cent mille francs...

Il vit miss Brandon et aussitôt « s'emballa, » c'est-à-dire en devint passionnément amoureux. Quelles furent leurs relations, c'est ce que nul ne sait positivement, -- je dis avec preuves à l'appui, -- ce malheureux Kergrist ayant été d'une impénétrable discrétion...

Ce qui n'est que trop réel, c'est que huit mois plus tard, un matin, en ouvrant leurs volets, les boutiquiers de la rue du Cirque aperçurent un corps qui se balançait à un mètre du sol, accroché aux ferrures des persiennes de miss Brandon.

On s'approcha... le pendu, c'était ce malheureux Kergrist.

Dans la poche de son par-dessus était une lettre où il déclarait qu'une passion malheureuse lui ayant rendu la vie insupportable, il se suicidait...

Or cette lettre, notez bien ce détail, était ouverte, c'est-à-dire qu'elle avait été cachetée, et que le cachet avait été brisé.

-- Par qui ?...

-- Laissez-moi finir. L'aventure, comme bien vous pensez, fit un bruit épouvantable... La famille intervint, il y eut une espèce d'enquête, et on constata que des 600,000 francs que Kergrist avait apportés à Paris, il ne restait pas un rouge liard...

-- Et miss Brandon n'a pas été perdue !...

Un sourire ironique plissa les lèvres de M. de Brévan.

-- Vous savez bien que non répondit-il. Même, cette pendaison fut pour ses partisans une occasion de célébrer sa vertu. Si elle eût failli, criaient-ils, Kergrist ne se fût point pendu. D'ailleurs, ajoutaient-ils, est-ce qu'une jeune fille, si pure et si innocente qu'elle soit, peut empêcher ses amoureux de venir s'accrocher à ses fenêtres !... Quant à la disparition de l'argent, ils l'expliquaient par le jeu... Kergrist jouait, assuraient-ils, on l'avait vu à Bade et à Hombourg...

-- Et le monde se contenta de cette explication ?

-- Mon Dieu, oui... et cependant quelques sceptiques racontaient tout autrement les choses. Ils prétendaient, ceux-là, que miss Sarah avait été la maîtresse de Kergrist, et que, le voyant absolument ruiné, elle l'avait congédié un beau matin... Ils affirmaient que lui, le soir, à l'heure où il était reçu d'ordinaire, il s'était présenté, et que, trouvant tout clos, après avoir prié et pleuré en vain, il avait menacé de se tuer... et qu'il s'était tué en effet, comme un pauvre fou qu'il était... Ils assuraient que, cachée derrière ses persiennes, miss Brandon avait suivi les préparatifs de suicide de ce malheureux... qu'elle l'avait vu se hisser sur le rebord de la fenêtre du rez-de-chaussée, attacher la corde, passer la tête dans le nœud coulant et se lancer dans l'espace... qu'elle avait surveillé son agonie et épié ses dernières convulsions...

-- Horrible ! murmura Daniel, c'est horrible !...

Mais M. de Brévan lui saisit le bras, et le serrant à lui faire mal :

-- Ce n'est encore rien, fit-il d'une voix rauque... Dès que Sarah vit que Kergrist ne bougeait plus, elle descendit l'escalier à pas de loup, elle ouvrit sans bruit la porte de sa maison, et, se glissant furtivement dehors, elle osa fouiller ce cadavre encore chaud pour s'assurer qu'il n'avait rien sur lui qui pût la perdre... Trouvant la lettre préparée par Kergrist, elle l'emporta, brisa le cachet et la lut... Et quand elle se fut assurée que son nom n'y était pas, elle eut cette audace inouïe de revenir placer cette lettre où elle l'avait prise... Et alors elle respira... Elle était débarrassée d'un homme qui la gênait. Elle se coucha et dormit...

Daniel était devenu plus blanc que sa chemise.

-- Ah !... cette femme est un monstre ! s'écria-t-il.

M. de Brévan ne répondit pas.

La haine la plus atroce flambait dans ses yeux, ses lèvres tremblaient... Il ne se souvenait plus de ses savantes précautions, de ses réticences... Il s'oubliait, il s'abandonnait, il se livrait...

-- Mais je n'ai pas fini encore, Daniel, reprit-il... Il est un autre crime encore, déjà ancien, celui-là... le début de miss Brandon à Paris... qu'il faut que vous sachiez...

Un soir, il y a de cela quatre ans, le directeur de la Société d'Escompte mutuel entra dans le bureau de son caissier et lui annonça que, le lendemain matin, le conseil de surveillance vérifierait ses écritures.

Le caissier, cet infortuné se nommait Malgat, répondit que tout serait prêt.

Mais, dès que son directeur se fut retiré, il prit une feuille de papier et écrivit à peu près ceci :

« Pardonnez-moi. J'ai été quarante ans un honnête homme, une passion fatale m'a rendu fou. J'ai puisé dans la caisse qui m'était confiée, et pour masquer mes détournements, j'ai eu recours à des faux. Dissimuler mon crime plus longtemps n'est pas possible. Mon premier vol remonte à six mois. Le déficit est de trois cent mille francs environ.

« Je ne saurais supporter le déshonneur que j'ai mérité, dans une heure j'aurai cessé de vivre. »

Cette déclaration, Malgat la plaça bien en vue sur son bureau, et sortant aussitôt, sans prendre un centime sur lui, il courut jusqu'au canal pour s'y jeter.

Mais une fois là, devant cette eau noire, il eut peur...

Durant de longues heures, il erra sur la berge, demandant à Dieu une seconde de courage... Le courage ne lui vint pas.

Que faire cependant ? Où fuir sans argent, où se cacher ?... Retourner à son bureau n'était pas possible : le crime devait y être connu...

Désespéré, il courut jusqu'à la rue du Cirque et au milieu de la nuit il frappa chez miss Brandon.

On ne savait pas qu'il fût découvert, on lui ouvrit.

Alors, lui, au désespoir, raconta tout, demandant mille francs sur les trois cent mille qu'il avait volés et donnés, mille francs pour fuir en Belgique...

On les lui refusa.

Et comme il insistait, comme il se traînait aux genoux de miss Sarah, sir Tom le prit par les épaules et le jeta dehors.

Brisé par l'excès de sa violence, M. de Brévan s'était jeté sur un fauteuil, et il y demeura longtemps, la tête basse, l'œil fixe, le front contracté, regrettant sans doute l'abandon et la franchise de sa colère, et d'être resté si peu maître de soi.

Mais, lorsqu'il se releva, grâce à une puissante projection de volonté, il avait ressaisi ce flegme un peu railleur qui lui était habituel.

-- Je le vois à votre contenance, mon cher Daniel, reprit-il, l'aventure que je vous conte vous paraît monstrueuse, invraisemblable, impossible... Et cependant, il y a quatre ans, elle courut tout Paris, grossie de cyniques détails que j'ai passés sous silence... En fouillant les collections de journaux, vous la retrouveriez... Mais quatre ans... c'est quatre siècles. Sans compter que nous en avons tant vu d'autres, depuis...

Agité d'émotions étranges et comme il n'en avait ressenti de sa vie, Daniel hochait tristement la tête.

-- Aussi, n'est-ce pas le fait en lui-même qui m'étonne, prononça-t-il... Ce que je ne puis comprendre, c'est que cette femme ait osé repousser le malheureux dont elle était la complice, lorsqu'il implorait d'elle les moyens de fuir, de se dérober aux recherches de la justice, de passer à l'étranger.

-- Ce fut ainsi, pourtant, affirma M. de Brévan.

Et vivement :

-- Du moins, à ce que l'on assure, prononça-t-il.

Ce retour à la circonspection fut perdu pour Daniel.

-- Était-il vraisemblable, poursuivit-il, que miss Brandon n'ait pas craint d'exaspérer cet infortuné et de le pousser aux résolutions les plus désespérées... Ivre de colère, de rage, il pouvait, en sortant de chez elle, courir chez le commissaire de police le plus voisin et lui tout déclarer, et donner des preuves...

M. de Brévan, d'un petit rire sec l'interrompit.

-- Vous dites là, Daniel, fit-il, juste ce que répliquèrent sur le moment les défenseurs de miss Sarah... À cela, je répondrai qu'il est dans son caractère de procéder par coups d'audace... Elle ne dénoue pas les situations, elle les brise le plus brutalement possible... Sa prudence consiste à pousser l'imprudence au-delà de ce qu'on peut admettre... »

-- Cependant...

-- Faites-lui de plus l'honneur de la croire assez fine, assez expérimentée et assez perspicace pour s'entourer de précautions inouïes, ne jamais laisser traîner de preuves et savoir trier ses dupes... Elle avait étudié Malgat de même que plus tard elle devina Kergrist. Elle était sûre que ni l'un ni l'autre, la tête sur le billot ne l'accuseraient... Et néanmoins, dans cette affaire de la Société d'Escompte mutuel , ses calculs furent un peu déconcertés...

-- Elle fut compromise ?...

-- On découvrit qu'elle avait reçu deux ou trois fois Malgat secrètement, car il n'était pas admis officiellement chez elle, et les petits journaux imprimèrent ce mauvais calembour « qu'une blonde étrangère ne l'était pas aux détournements... » L'opinion hésitait, lorsqu'on apprit qu'elle venait d'être mandée au cabinet du juge d'instruction... Ce fut son salut, car elle en sortit plus blanche et plus immaculée que la neige des Alpes...

-- Oh !...

-- Et si parfaitement innocentée que, l'affaire étant venue aux assises, elle ne fut même pas citée comme témoin.

Daniel eut un soubresaut :

-- Quoi ! s'écria-t-il, Malgat eut ce dévouement héroïque de subir les angoisses de l'instruction et l'infamie d'une condamnation sans laisser échapper un mot...

-- Non... et pour cette raison que c'est par contumace que Malgat a été jugé et condamné à dix ans de réclusion.

-- Qu'est-il donc devenu, ce malheureux ?

-- Qui sait !... Il s'est suicidé, dit-on... Deux mois plus tard on découvrit dans la forêt de Saint-Germain un cadavre à demi décomposé, qu'où supposa être le sien... Et cependant...

Il était devenu livide, et plus bas, comme s'il eût répondu moins à Daniel qu'aux objections de son esprit, il ajouta :

-- Et cependant quelqu'un qui avait vécu presque dans l'intimité de Malgat, m'a juré l'avoir rencontré un jour, rue Drouot, devant l'Hôtel des Ventes... Ce quelqu'un assurait l'avoir positivement reconnu malgré les artifices d'un déguisement des plus habiles... Et même songeant à cela, je me suis dit souvent que si on ne se trompait pas, un jour viendrait peut-être où miss Sarah aurait un terrible compte à régler avec un créancier implacable...

Il passa la main sur son front, comme s'il eût espéré ainsi chasser des idées importunes, et avec une gaieté forcée :

-- Voilà, cher, reprit-il, le fond de mon sac... Tous ces détails, je les tiens des amis et des ennemis de miss Sarah, des cancans du monde et des « racontars » des journaux. Ils me viennent surtout d'une longue et patiente observation... Et si vous me demandez quel intérêt j'avais à si bien connaître cette femme, je vous répondrai que vous voyez devant vous une de ses victimes... Car je l'ai aimée, aussi moi, ami Daniel, aimée éperdument... Mais j'étais un trop petit seigneur et une trop maigre proie pour qu'elle me fît les honneurs du grand jeu... Le jour où elle fut sûre que ses infernales coquetteries avaient incendié mon cerveau, que j'étais devenu fou, stupide, idiot... ce jour-là, elle m'éclata de rire au nez... Ah ! tenez, elle m'a joué comme un enfant et chassé comme un laquais... Et je la hais, mortellement, comme je l'aimais, jusqu'au crime, s'il le fallait... Et si secrètement, dans l'ombre, sans me nommer, je puis vous aider, comptez sur moi !...

Quelles raisons Daniel avait-il de douter de la véracité de son ami ?

Aucune, puisqu'il venait de lui-même, et avec une ronde franchise, au devant de toutes les questions...

Donc, pas un doute n'effleura la confiance de Daniel. Bien plus, il bénit le ciel de lui envoyer cet allié, cet ami qui, vivant en pleine intrigue parisienne, devait en connaitre les ressorts et le guiderait.

Il lui prit les mains, et les serrant entre ses mains loyales :

-- Maintenant, ami Maxime, c'est entre nous à la vie et à la mort...

L'autre parut touché sincèrement ; il eut même un joli geste comme pour essuyer une larme... Mais il n'était pas homme à s'abandonner à l'attendrissement :

-- Revenons à votre ami, Daniel, reprit-il, et aux moyens d'empêcher son mariage avec miss Sarah... Avez-vous un projet, une idée ?... Non... Ah ! ne vous y trompez pas, ce sera dur.

Il parut s'abîmer dans ses réflexions, puis lentement et en détachant ses phrases comme pour leur donner plus de relief et les mieux graver dans l'esprit de Daniel :

-- C'est par miss Brandon, reprit-il, qu'il faudrait attaquer la situation... Savoir au juste qui elle est, là serait le succès... À Paris, avec de l'argent, on trouve des espions terriblement habiles...

Le timbre de la pendule sonnant la demie de dix heures, l'interrompit.

Il se dressa, comme illuminé d'une inspiration soudaine, et très-vite :

-- Mais j'y pense, s'écria-t-il, vous ne connaissez pas miss Brandon, Daniel, vous ne l'avez jamais vue !...

-- En effet...

-- Eh bien ! c'est un désavantage... Il faut connaître ses ennemis, quand ce ne serait que pour leur sourire... Je veux que vous voyiez miss Sarah...

-- Mais qui me la montrera... où... quand ?

-- Moi, ce soir, à l'Opéra où elle est, je le parierais...

Pour courir chez Mlle Henriette, Daniel s'était habillé, cela tombait bien.

-- Certes, oui, je le veux, répondit-il.

Sans perdre un instant, ils s'élancèrent dehors, et ils arrivèrent au théâtre comme la toile se levait sur le quatrième acte de Don Juan ... Deux fauteuils d'orchestre se trouvaient libres, ils les prirent.

Faure était en scène... Mais que leur importait la musique divine de Mozart !...

M. de Brévan sortit sa jumelle de son étui, et parcourant la salle d'un regard exercé, il eut bientôt découvert ce qu'il cherchait.

Du coude il avertit Daniel, en lui passant sa jumelle :

-- Tenez, là, lui souffla-t-il à l'oreille, dans la troisième loge à partir du pilier... regardez... c'est elle !...

V

Daniel regarda.

Sur l'appui de velours de la loge que lui désignait Maxime, se penchait, pour mieux entendre, une jeune fille d'une beauté si rare et si resplendissante qu'il eut peine à retenir un cri d'admiration.

Ses cheveux, d'une surprenante abondance, étaient relevés assez négligemment pour qu'on vît qu'ils étaient bien à elle ; cheveux admirables, fauves, si lumineux qu'à chacun de ses mouvements il paraissait en jaillir des gerbes d'étincelles...

Ses grands yeux de velours étaient ombragés de longs cils, et selon qu'elle les ouvrait ou les fermait à demi, ils passaient du bleu le plus sombre au bleu clair de la pervenche.

Un rire jeune et frais, le rire naïf de l'innocence s'épanouissait sur ses lèvres, découvrant des dents invraisemblables de régularité, de blancheur et d'éclat.

-- Est-il possible, pensait Daniel, que ce soit là l'indigne créature dont Maxime me traçait le portrait !...

Un peu en arrière d'elle, émergeait de l'ombre de la loge, une grosse tête osseuse, empanachée d'un ridicule diadème de plumes, la tête de mistress Brian, avec de gros yeux sévères et une bouche dont les lèvres semblaient toujours près de s'entr'ouvrir pour crier : Shoking !...

Enfin, dans le fond, vaguement, on distinguait, surmontant un long corps roide, un crâne luisant, des yeux mornes, un nez recourbé et d'énormes favoris en nageoires... C'était l'honorable Thomas Elgin, familièrement sir Tom.

Et à mesure qu'il lorgnait obstinément cette loge, observant cette jeune fille si rieuse, et ces vieilles gens si placides, Daniel se sentait envahir de toutes sortes de doutes confus.

Maxime ne se trompait-il pas ?... Ne se faisait-il pas l'écho de calomnies atroces ?...

Ainsi réfléchissait Daniel, et il eût dit ses soupçons s'il n'eût eu pour voisins des mélomanes jaloux qui, dès qu'ils le virent se pencher à l'oreille de Maxime, murmurèrent, et qui, dès qu'il prononça un mot, le contraignirent à se taire.

Heureusement la toile ne tarda pas à tomber. Beaucoup de gens se levèrent, quelques-uns sortirent ; mais Daniel et Maxime demeurèrent immobiles.

Toute leur attention se concentrait sur la loge de miss Sarah, quand la porte du fond s'ouvrit, et un homme entra, qu'à cette distance on pouvait prendre pour un tout jeune homme, tant son teint avait d'éclat, tant sa barbe était noire, tant ses cheveux travaillés un à un par le coiffeur foisonnaient et bouclaient sur sa tête.

Il avait le claque sous le bras, un camélia à la boutonnière, et ses gants paille s'appliquaient si juste sur sa main que sous peine de les faire éclater, il ne pouvait remuer les doigts.

-- Le comte de la Ville-Haudry !... murmura Daniel.

Mais on lui frappait doucement sur l'épaule ; il se retourna.

C'était M. de Brévan qui, d'un ton d'amicale ironie, lui dit :

-- Votre vieil ami, n'est-ce pas ? L'heureux prétendant de miss Brandon.

-- Oui, c'est vrai, je l'avoue...

Sans doute, il allait expliquer les raisons de sa discrétion, quand M. de Brévan l'interrompit :

-- Voyez donc, Daniel, voyez donc !...

M. de la Ville-Haudry avait pris place sur le devant de la loge, près de miss Sarah, et avec une affectation étudiée, il lui parlait, se penchait vers elle, gesticulant et riant de toutes les longues dents jaunes qui lui restaient. Visiblement, il tenait à être vu à cette place et à s'afficher.

Mais tout à coup, miss Sarah lui ayant dit un mot, il se leva brusquement et disparut.

La cloche de l'entr'acte sonnait, annonçant que le rideau allait se lever...

-- Sortons, proposa Daniel à M. de Brévan, je souffre ici.

Il souffrait, en effet, à voir le rôle ridicule que jouait le père de Mlle Henriette. Mais il n'avait plus de doutes : pour lui, l'aventurière s'était dénoncée par la façon dont elle agaçait ce vieillard amoureux.

-- Ah ! nous aurons du mal à tirer le comte des griffes de cette sorcière... murmura Maxime.

Sortis du théâtre, ils venaient de prendre le passage pour gagner le boulevard, lorsqu'ils virent venir à eux un homme de haute taille, emmitouflé dans un grand par-dessus, que suivait un garçon portant une grosse brassée de roses magnifique.

C'était le comte de la Ville-Haudry.

Se trouvant nez à nez avec Daniel, il parut d'abord interdit, puis reprenant son aplomb :

-- Comment, c'est vous, mon cher, dit-il, d'où diable sortez-vous ?

-- Du théâtre.

-- Et vous fuyez avant le cinquième acte ! C'est un crime de lèse-Mozart, cela... Allons, revenez et je vous promets une surprise...

Vivement, M. de Brévan se rapprocha.

-- Allez, souffla-t-il à Daniel, voilà l'occasion que je cherchais pour vous...

Et saluant, il se retira.

Un peu surpris, Daniel s'était mis à trotter aux côtés du comte, lorsqu'il le vit s'arrêter devant un grand landau, découvert malgré le froid, et gardé par trois valets en grande livrée.

À la vue du comte, tous trois se découvrirent respectueusement, mais lui, sans s'inquiéter d'eux, appelant le commissionnaire qui portait les fleurs :

-- Effeuille-moi, lui dit-il, toutes ces roses dans le fond de cette voiture.

L'homme hésita... C'était un garçon fleuriste qui venait de voir payer tous ces bouquets huit ou dix louis, et dame ! il jugeait la fantaisie un peu roide. Cependant, le comte insistant, il obéit. Et lorsqu'il eut fini :

-- Voilà cent sous pour ta peine ! dit M. de la Ville-Haudry.

Et il reprit sa course, toujours escorté de Daniel de plus en plus étonné.

Véritablement la passion le rajeunissait et lui donnait des ailes. Il franchit d'un saut les marches du péristyle, et en moins de rien arriva à la loge de miss Brandon.

En l'apercevant, l'ouvreuse s'était empressée d'ouvrir.

Il prit alors la main de Daniel, et l'attirant dans la loge tout près de miss Sarah :

-- Permettez-moi, miss, dit-il à la jeune fille, de vous présenter M. Daniel Champcey, un de nos officiers de marine les plus distingués.

Daniel s'inclina, saluant tour à tour mistress Brian et le roide et long sir Tom.

-- Vous n'êtes pas à savoir, cher comte, répondit miss Sarah, que vos amis seront toujours les bienvenus.

Puis se retournant vers Daniel :

-- Il y a d'ailleurs longtemps, monsieur, ajouta-t-elle, que je vous connais.

-- Moi, mademoiselle.

-- Vous, monsieur... Et je sais même que vous êtes un des hôtes les plus assidus de l'hôtel de la Ville-Haudry...

Elle considéra Daniel d'un air de malice naïve, et toute riante, elle reprit :

-- Par exemple, le cher comte aurait peut-être tort d'attribuer votre assiduité à ses seuls mérites... J'ai ouï parler d'une jeune fille...

-- Sarah !... interrompit mistress Brian, ce que vous dites là est inconvenant, tout à fait !...

Loin de calmer l'hilarité de miss Sarah, cette remontrance la redoubla. Et s'adressant à sa parente, sans cesser de fixer Daniel :

-- Puisque M. le comte, dit-elle, autorise les espérances de monsieur, il est bien permis d'en parler... Il faudrait, pour les empêcher de se réaliser, des choses si extraordinaires !...

De rouge qu'il était, Daniel devint blême.

Prévenu comme il l'était, cette dernière phrase si gaiement prononcée lui parut un avertissement et une menace.

Cependant il n'eut pas le loisir de réfléchir. Le spectacle finissait ; miss Brandon jeta une pelisse sur ses épaules et sortit au bras du comte, et il dut les suivre, traînant mistress Brian, ayant sur les talons le roide et long sir Tom.

Le landau attendait. Les valets avaient déplié le marche-pied, miss Sarah s'élança.

Mais son pied avait à peine touché le fond de la voiture, que violemment elle se rejeta en arrière, en criant :

-- Qu'est-ce !... qu'est-ce qu'il y a là...

Le comte s'avança, la bouche en cœur :

-- Vous adorez les roses, fit-il, j'ai ordonné d'en effeuiller...

Et en prenant une poignée, il la montra.

Mais aussitôt la peur de miss Brandon se changea en colère :

-- Vous voulez donc me fâcher décidément, fit-elle... Vous voulez donc faire dire que j'inspire toutes sortes de folies... Gâcher pour dix louis de fleurs, le beau mérite, quand on est quatre fois millionnaire...

Puis, voyant à la lueur du réverbère, la mine du comte s'allonger, d'une voix à achever de lui faire perdre la raison, elle ajouta :

-- Mieux eût valu m'apporter vous-même un bouquet de violettes d'un sou...

Cependant mistress Brian s'était installée près de sa nièce ; sir Tom monta, et ce fut ensuite le tour de M. de la Ville-Haudry. Enfin le valet de pied ferma la portière...

Alors miss Sarah se penchant vers Daniel :

-- J'espère, monsieur, lui dit-elle, que j'aurai le plaisir de vous recevoir... Le cher comte vous dira mon adresse et mes jours... Moi, d'abord, en ma qualité d'Américaine, j'adore les marins et je veux...

Le reste se perdit dans le bruit des roues.

La voiture qui emportait miss Sarah Brandon et le comte de la Ville-Haudry était loin déjà, que Daniel demeurait encore à la même place, sur le bord du trottoir, immobile, étourdi, assommé...

Tous ces événements étranges, tombant en quelques heures, coup sur coup, dans sa vie si calme, le bouleversaient à ce point qu'il en était à se demander s'il n'était pas le jouet d'un odieux cauchemar...

Hélas, non !... Cette Sarah Brandon, qui venait de passer telle qu'une vision éblouissante, elle existait réellement, et là, sur les dalles humides du trottoir, une poignée de roses effeuillées attestait encore la puissance de ses séductions et la folie du comte de la Ville-Haudry.

-- Ah !... nous sommes perdus ! s'écria Daniel, si haut que plusieurs passants s'arrêtèrent, espérant peut-être un de ces drames de la rue qui alimentent les faits divers.

Leur attente fut déçue.

S'apercevant de l'attention dont il était l'objet, Daniel haussa les épaules, et brusquement s'éloigna dans la direction du boulevard.

Il avait bien promis à Mlle Henriette de lui apprendre, le soir même, s'il était possible, ce qu'il aurait découvert, mais il était trop tard pour se présenter à l'hôtel de la Ville-Haudry : minuit sonnait.

-- J'irai il demain, pensa-t-il.

Et tout en longeant les boulevards, éclairés encore et peuplée de promeneurs, il appliquait tout ce qu'il avait de volonté et d'intelligence à examiner bien en face et froidement la situation.

Tout d'abord, il s'était persuadé qu'il aurait affaire à quelqu'une de ces vulgaires exploiteuses en quête d'une retraite pour leurs vieux jours, qui tendent leurs pièges grossiers aux vieillards et aux adolescents, qui font « chanter » les familles, la menace d'un mariage honteux sur la gorge, et dont on se débarrasse moyennant une grosse somme, quand la préfecture de police n'y peut rien.

Alors, il avait quelque espoir.

Mais voici que tout à coup se dressait devant lui une de ces redoutables aventurières de la « haute vie, » qui ont su ménager, sinon sauver les apparences, et dont la position est assez équivoque pour leur donner l'attrait de tout ce qui est mystérieux et étrange.

Comment lutter contre une telle femme, et avec quelles armes !... Comment l'atteindre et où la frapper ?

N'était-ce pas folie que de songer seulement à lui faire lâcher la proie magnifique prise dans ses filets, Dieu sait par quels moyens ! qu'elle devait considérer comme sienne désormais, et dont par avance elle se délectait ?

-- Mon Dieu !... murmurait Daniel, envoyez-moi une idée...

Mais l'idée ne venait pas, et c'est en vain qu'il mettait à la torture son esprit frappé de stérilité.

Arrivé chez lui, cependant, il se coucha comme d'ordinaire, mais la conscience de son malheur devait le tenir éveillé.

À neuf heures du matin, n'ayant pas fermé l'œil et brisé de cette fatigue atroce de l'insomnie, il allait se lever quand on sonna à la porte.

Il se jeta vivement à bas de son lit, s'habilla en deux temps et courut ouvrir.

C'était M. de Brévan qui venait chercher des nouvelles de la présentation de la veille, et dont le premier mot fut :

-- Eh bien ?

-- Hélas ! répondit Daniel, le plus sage serait de se résigner...

-- Diable ! vous êtes prompt à jeter le manche après la cognée...

-- Que feriez-vous donc, vous, à ma place ? Cette femme est belle à troubler la raison... le comte est fasciné.

Et avant que Maxime pût répliquer, simplement et brièvement, Daniel lui dit son amour pour Mlle de la Ville-Haudry, quelles espérances on lui avait permis de concevoir, et comment avec ces espérances s'évanouissait le bonheur de sa vie...

-- Car il n'est plus d'illusions possibles, Maxime, ajoutait-il avec l'accent du plus sombre découragement. Ce qui m'attend, je le prévois, je le sens, je le sais. Henriette, obstinément et quand même, fera tout pour empêcher le mariage de son père, et jusqu'au dernier moment elle luttera. Est-il de mon devoir de la soutenir ? Oui. Réussirons-nous ? Non. Mais nous nous serons fait une ennemie mortelle de miss Sarah. Et le lendemain du jour où, malgré nous, elle sera devenue la comtesse de la Ville-Haudry, sa première pensée sera de se venger et de nous séparer à jamais, Henriette et moi.

Si peu accessible à l'émotion que dût être M. de Brévan, le désespoir de celui qu'il appelait son ami le troubla visiblement.

-- Bref, mon pauvre Daniel, fit-il, vous en êtes à ce point où on ne sait plus ce qu'on fait. Raison de plus pour écouter les conseils d'un homme de sang-froid. Il faut vous faire présenter chez miss Sarah.

-- Elle m'a invité...

-- Bon, cela. N'hésitez pas, allez-y.

-- Qu'y faire ?

-- Peu de chose... Vous ferez un doigt de cour à Sarah, vous serez aux petits soins pour mistress Brian, vous tenterez la conquête de l'honorable Thomas Elgin. Enfin, et surtout, vous écouterez de toutes vos oreilles, vous regarderez de tous vos yeux...

-- J'avoue que je ne comprends pas bien.

-- Quoi !... Vous ne comprenez pas que la situation de ces audacieux aventuriers, si assurée qu'elle paraisse, ne tient peut-être qu'à un fil ?... Que faut-il pour le trancher, ce fil ?... Une occasion... Et quand on a tout à attendre et à espérer de l'occasion, on la guette...

Daniel ne semblait pas convaincu.

-- Miss Sarah, ajouta-t-il, me parlera de son mariage.

-- Assurément.

-- Que répondrai-je ?

-- Rien... ni oui, ni non... vous sourirez, vous vous déroberez, vous gagnerez du temps...

Il fut interrompu par le portier de Daniel -- c'était son domestique aussi -- qui entrait, tenant une carte à la main.

-- Monsieur, dit-il, c'est un monsieur qui est en bas dans une voiture, et qui m'envoie savoir s'il ne vous dérange pas...

-- Le nom de ce monsieur ?...

-- Le comte de la Ville-Haudry, voici sa carte.

-- Vite, s'écria Daniel, vite, courez le prier de monter...

M. de Brévan s'était levé vivement, il avait déjà son chapeau sur la tête, et dès que le concierge fut sorti :

-- Je file, dit-il à Daniel.

-- Pourquoi ?

-- Parce qu'il ne faut pas que le comte me trouve ici... Vous seriez forcé de me présenter, il retiendrait peut-être mon nom et s'il apprenait à Sarah que je suis votre ami, tout serait fini...

Il sortait en effet, lorsqu'on entendit remuer la clef de la porte d'entrée.

-- Le comte, fit-il, je suis pris.

Mais Daniel, ouvrant rapidement sa chambre, l'y poussa et referma la porte.

Il était temps, le comte entrait.

VI

M. de la Ville-Haudry avait dû se lever matin. Bien qu'il ne fût pas encore dix heures, il resplendissait, fardé de frais qu'il était, teint et frisé à miracle. Or, toute cette toilette réparatrice ne pouvait pas être l'œuvre d'un moment.

-- Ouf ! fit-il en entrant, c'est haut chez vous, mon cher Daniel...

Étourdi ! il oubliait son rôle de jouvenceau. Mais il s'en aperçut, car vivement il ajouta :

-- Ce n'est pas que je m'en plaigne, au moins !... Quelques étages à grimper ne me font pas peur !...

Et en même temps, d'un air de complaisance, il tendait le jarret, comme pour en attester le ressort, la souplesse et la vigueur.

Déjà, cependant, plein de déférence pour le père de Mlle Henriette, Daniel lui avait avancé le meilleur fauteuil de son modeste logis.

Le comte s'assit, et d'un ton léger qui contrastait avec le très-visible embarras de ses mouvements :

-- Gageons, mon cher Daniel, commença-t-il, que vous êtes fort surpris et non moins intrigué de me voir chez vous !...

-- Je l'avoue, monsieur, si vous aviez à me parler, vous n'aviez qu'à m'écrire, je me serais aussitôt empressé...

-- De venir chez moi, n'est-ce pas ?... Inutile. La vérité est que je n'ai rien à vous dire. C'est un rendez-vous manqué qui vous vaut ma visite. Je devais rencontrer un de mes amis au Corps législatif, et il ne s'y est pas trouvé... Assez mécontent, je rentrais, lorsque, passant devant chez vous, je me suis dit : Si je montais surprendre mon marin ! Je lui demanderais ce qu'il pense de certaine jeune dame à qui, hier soir, il a eu l'honneur d'être présenté...

C'était ou jamais l'occasion de suivre les prudents conseils de M. de Brévan, aussi Daniel, au lieu de répondre, se contenta-t-il de sourire le plus agréablement qu'il put...

Ce n'était pas assez pour le comte, aussi reprenant sa question :

-- Voyons, insista-t-il, là, franchement, que pensez-vous de miss Sarah Brandon ?...

-- C'est une des plus belles personnes que j'aie vues de ma vie, monsieur...

Un éclair de joie et d'orgueil brilla dans les yeux de M. de la Ville-Haudry.

-- Dites la plus belle, s'écria-t-il, la plus merveilleusement et la plus idéalement belle !... Et c'est là le moindre, le plus infime de ses mérites, M. Daniel Champcey... Parle-t-elle, aussitôt les charmes de son esprit effacent les séductions de sa beauté... Et dès qu'on la connaît, on oublie sa beauté et son esprit pour n'admirer plus que sa simplicité enjouée, sa candeur naïve et les trésors de son âme chaste et pure...

La foi, l'ardente foi, exclusive, absolue, idiote, donnait à sa face grimée l'expression de l'extase.

-- Et penser, murmura-t-il, que c'est le hasard qui m'a placé sur le chemin de cet ange !...

Un soubresaut de Daniel, si marqué qu'il le surprit, l'inquiéta sans doute, car il reprit, appuyant sur le mot :

-- Oui, le hasard seul... et je puis vous en faire juge.

Il se tassa sur son fauteuil, en homme qui va parler longtemps, et de ce ton d'emphase qu'il devait à la surprenante opinion qu'il avait de lui-même, il continua :

-- Vous savez, mon cher, combien je fus affecté de la mort de la comtesse de la Ville-Haudry...

Assurément, ce n'était pas la compagne que devait souhaiter un homme politique de ma valeur... Elle était de celles dont la capacité, à grand peine, se hausse à connaître un pourpoint d'avec un haut de chausse... Mais c'était une bonne femme, attentive, discrète et soumise, ménagère de mes deniers, en sachant néanmoins me faire honneur par la tenue parfaite de notre maison...

Ainsi, en toute sincérité, le comte parlait de celle dont il avait été la création, et qui, seize années durant, avait galvanisé sa nullité.

-- Bref, poursuivit-il, la perte de ma femme bouleversa mes habitudes au point de me dégoûter des travaux qui avaient été ma passion, et je me mis à chercher des distractions en dehors...

Devenu un des membres assidus de mon cercle, j'y rencontrai sir Elgin, et sans nous lier, nous en arrivâmes à échanger quelques paroles et à l'occasion un cigare.

Écuyer consommé, sir Thomas Elgin montait à cheval tous les jours de très-bonne heure, et comme les médecins m'avaient recommandé cet exercice, que j'aime, comme tous ceux où l'on excelle, nous nous rencontrions assez souvent au Bois... Nous nous souhaitions le bonjour, et parfois nous faisions côte à côte un temps de galop.

Si je suis peu liant, sir Thomas l'est moins encore, et notre connaissance ne semblait pas devoir aller jamais plus loin, quand un accident nous rapprocha.

Un matin, après une assez longue course, nous rentrions au pas, lorsque la jument de sir Thomas, une bête fort difficile, fit un si brusque et si prodigieux écart qu'il fut désarçonné.

Lestement, je mis pied à terre pour l'aider à se relever... pas moyen. Et cependant, vous savez si ces diables d'Américains sont durs au mal. Mais il avait, nous le sûmes plus tard, un genou déboîté et une cheville fracturée.

L'endroit était désert, et je commençais à me sentir fort embarrassé, quand par bonheur deux soldats passèrent.

Je les appelai, et confiant à l'un nos chevaux, j'envoyai l'autre chercher un fiacre à la station la plus voisine. Le fiacre venu, nous y installâmes le blessé de notre mieux, et je grimpai sur le siège pour le conduire à l'adresse qu'il m'avait indiquée, chez lui, rue du Cirque.

Une fois là, je sonne, et je commande aux domestiques de descendre.

Non sans peine ils tirent leur maître de la voiture, et les voilà le montant à travers les escaliers, lui geignant faiblement, tant il souffrait.

Je montais devant, et j'arrivais au premier étage, quand une porte brusquement s'ouvrit devant moi, et une jeune fille parut.

Elle était à sa toilette, lorsque le tapage que nous faisions l'avait épouvantée, et elle accourait voir... Elle n'avait pris que le temps bien juste de jeter un peignoir sur ses épaules, et ses cheveux en désordre s'échappaient à demi d'une sorte de coiffe de nuit...

Apercevant son parent aux mains des valets, elle le crut dangereusement blessé, mort peut-être... Elle devint plus pâle qu'une morte, et poussant un grand cri, elle chancela...

Elle serait tombée de son haut dans l'escalier, la tête la première, si je ne l'avais pas reçue entre mes bras.

Elle était évanouie. Et je la tins ainsi, renversée contre mon épaule, si près que j'étais pénétré de la moiteur de son corps souple et charmant, si près que je sentais les battements de son cœur contre le mien. Sa coiffe s'était dénouée, et ses cheveux s'éparpillant m'enveloppaient de leurs flots dorés et traînaient jusqu'à terre...

Mais tout cela ne dura pas dix secondes...

Revenant à elle et se voyant dans les bras d'un inconnu, toutes ses pudeurs se révoltèrent, elle se redressa, et m'échappant, elle disparut dans l'appartement...

Au seul souvenir de cette scène, M. de la Ville-Haudry haletait et on le voyait blêmir sous son fard.

Du reste, il ne chercha pas à dissimuler son trouble.

-- Je suis un vieux diable, reprit-il, et de vous à moi, mon cher Daniel, j'avouerai que les femmes... eh ! eh !... ne m'ont pas été... comment dirai-je ? cruelles... Même, je me flattais d'avoir épuisé toutes les émotions qu'elles peuvent donner.

Eh bien ! non. De ma vie, entendez-vous, je n'ai été remué par une sensation aussi poignante que celle qui m'étreignait pendant que je soutenais miss Sarah...

Tout en parlant, il avait tiré son mouchoir, plus odorant qu'un sachet, et il s'en tamponnait le front, doucement, par exemple, et avec des précautions infinies, pour ne point gâter l'œuvre savante de son valet de chambre.

-- Vous connaîtrez miss Sarah, Daniel, poursuivit-il, bientôt. Quand on l'a vue, on veut la revoir... Heureusement, j'avais un prétexte pour me présenter chez elle, et dès le lendemain je sonnais à sa porte, demandant des nouvelles de sir Thomas Elgin. On me conduisit à l'appartement de ce digne gentleman, et je le trouvai étendu sur une chaise longue, les jambes emmaillotées... Près de lui lisait une respectable dame à laquelle il me présenta, et qui n'était autre que mistress Brian.

Ils m'accueillirent fort bien, non sans une certaine réserve, cependant, que je discernais sous leur politesse, mais j'eus beau prolonger ma visite au-delà des convenances, miss Sarah ne parut pas...

Je ne l'aperçus pas d'avantage, lorsque je revins, à diverses reprises, m'informer du blessé, et véritablement, à la fin, je n'étais pas éloigné de croire à un parti-pris.

Ma foi, oui !... j'y croyais presque, lorsqu'un jour, sir Tom allant mieux, manifesta le désir d'essayer quelques pas à pied aux Champs-Élysées.

Je lui offris mon bras, il voulut bien le prendre, et au retour il me pria d'accepter sans façon le dîner de la famille...

Si poignant que fût pour Daniel l'intérêt de ces confidences étranges, depuis un instant il ne prêtait plus à M. de la Ville-Haudry qu'une oreille distraite.

Un bruit singulier dont il ne pouvait comprendre la cause, à peine saisissable mais persistant, le préoccupait et l'agaçait.

À force de regarder autour de lui, il en eut l'explication.

La porte de sa chambre, qu'il était bien certain d'avoir fermée, était maintenant entrebâillée.

S'ennuyant tout seul et aidé par la curiosité, M. de Brévan avait trouvé ce moyen de voir et d'entendre.

De tout cela, M. de la Ville-Haudry ne vit ni ne soupçonna rien.

-- Ainsi donc, reprit-il, j'allais revoir miss Sarah... Parole d'honneur, j'étais moins ému, je crois, le jour où la première fois j'abordai la tribune... Mais j'ai quelque puissance sur moi, et j'étais déjà remis, lorsque sir Thomas Elgin m'avoua qu'il m'eût invité plus tôt s'il n'eût craint de désobliger fortement sa jeune parente, laquelle s'était déclarée résolue à ne jamais se retrouver avec moi... Peiné, je demande en quoi j'avais pu lui être désagréable... Et alors, sir Tom, avec ce flegme admirable qui ne le quitte jamais : « Ce n'est pas à vous qu'elle en veut, répondit-il, mais bien à elle-même, à cause de la scène ridicule de l'autre jour ! »

Vous entendez, Daniel, il appelait ridicule cette scène adorable que je viens de vous dire... Il n'y a que les Américains pour de telles énormités !...

J'ai su, depuis, que pour contraindre Sarah à me recevoir, il avait fallu lui faire une sorte de violence ; mais elle eut le bon goût de n'en rien laisser paraître, lorsque, un peu avant de se mettre à table, je lui fus présenté.

Elle rougit, il est vrai, extrêmement, mais c'est avec une franchise toute virile qu'elle me tendit la main, coupant le compliment que je lui débitais pour me dire :

« -- Vous êtes l'ami de Tom, vous serez le mien. »

Ah ! Daniel, vous avez admiré miss Brandon au théâtre !... C'est chez elle qu'il faut l'étudier... Au dehors, quoi qu'il lui en coûte, elle sacrifie aux exigences du monde, dans son intérieur, elle ose être elle-même.

Du reste, ainsi qu'elle l'avait dit, nous fûmes promptement amis, si promptement que je ne laissais pas que d'être surpris, quand elle me parlait comme à une vieille connaissance...

Je ne tardai pas à découvrir le mot de cette énigme.

Nos jeunes filles françaises, mon cher Daniel, sont charmantes, sans doute, mais ignorantes, en général, légères et insoucieuses de tout ce qui n'est pas cancans, romans ou chiffons...

Autres sont les Américaines... Ce qui intéresse leur esprit sérieux, c'est ce qui préoccupe leur père et leurs frères : la politique, l'industrie, les débats des Chambres, les découvertes des savants...

Le comte de la Ville-Haudry, dont la carrière politique a jeté un certain éclat, ne pouvait être un étranger pour miss Sarah Brandon. Ma passion à défendre les causes que je croyais justes, l'avait souvent passionnée. Émue par mes discours qu'elle lisait, sa pensée plus d'une fois était remontée à l'orateur...

Il me semble encore l'entendre me dire, de sa belle voix qui a les pures sonorités du cristal :

« -- Oh ! oui, je vous connaissais, monsieur le comte, oui !... et il y a eu des jours où j'aurais voulu être de vos amies pour vous crier : C'est bien, ce que vous faites là, c'est grand, c'est courageux !... »

Et elle ne mentait pas, car elle avait retenu nombre de passages de mes discours, de ceux même que j'avais oubliés, et elle les citait presque textuellement... Ébahi parfois de certaines idées très-fortes qu'elle émettait, je l'en complimentais et alors elle éclatait de rire, me disant ; « Mais c'est de vous, cher comte, c'est votre bien... c'est vous qui avez dit cela en telle et telle occasion. »

Et si le soir, rentré chez moi, je feuilletais mes collections pour vérifier le fait, je trouvais presque toujours que miss Sarah avait raison...

Dois-je ajouter après cela que je devins l'hôte quotidien de la rue du Cirque ? Non, n'est-ce pas.

Ce que je veux que vous sachiez, c'est que là j'ai trouvé l'image de la félicité la plus parfaite et la plus pure qu'on puisse rêver ici-bas... Là, j'ai été saisi de respect et d'admiration, par l'honnêteté la plus sévère, unie au plus chaste enjouement. Là, j'ai savouré les heures les plus délicieuses, entre mistress Brian, cette puritaine si rigide pour elle-même, si indulgente pour les autres, et Thomas Elgin, le plus loyal et le meilleur des hommes, qui sous des apparences glaciales cache une âme de feu pour ses amis...

Quel était le but de M. de la Ville-Haudry, si toutefois il en avait un ?

Était-il venu expressément pour confier à Daniel le surprenant roman de sa passion ?

Ou cédait-il simplement à ce besoin d'expansion trop fort qui étouffe les amoureux et les force, et les contraint de parler de leur amour, de se trahir, encore qu'ils sachent bien qu'une indiscrétion peut leur être fatale ?...

Ainsi s'interrogeait Daniel.

Mais le comte ne lui laissa pas le temps de réfléchir et de se répondre... Après une courte pause, il se redressa, et changeant brusquement de ton :

-- Je devine, mon cher Daniel, ce que vous pensez... Vous vous dites : « M. de la Ville-Haudry était amoureux... » Eh bien ! je vous le déclare, vous vous trompez...

Daniel bondit sur sa chaise, et s'oubliant, tant fut grande sa stupeur :

-- Est-ce possible !... s'écria-t-il.

-- C'est exact, je vous en donne ma parole d'honneur... Le sentiment qui m'attirait vers miss Sarah était celui qui m'attache à ma fille.

Cependant, comme je suis un observateur et que j'ai l'expérience du cœur humain, la contenance de miss Sarah ne laissait pas que de me surprendre. Après avoir été avec moi d'une liberté extrême, expansive et familière, elle était devenue peu à peu réservée jusqu'à la froideur.

Il était clair qu'elle était gênée près de moi... Notre intimité, loin de la rassurer, semblait l'effrayer chaque jour davantage.

Ce que je compris, vous le devinez, mon cher Daniel...

Seulement, comme je n'ai jamais été un fat, je craignis de me tromper... Je m'appliquai à une observation plus attentive et je ne tardai pas à acquérir la certitude que si j'aimais miss Sarah d'une affection paternelle, j'avais su éveiller dans son âme un sentiment plus tendre...

De tout autre, cette fatuité sénile eût paru à Daniel d'un comique achevé.

Du père de Mlle Henriette, elle le navrait...

Si bien, que le comte remarquant sa tristesse et se méprenant lui demanda :

-- Douteriez-vous de ce que je dis ?

-- Non, monsieur, non !...

-- À la bonne heure... Je vous prie de croire, du reste, que cette découverte ne m'émut pas médiocrement... J'en demeurai pendant trois jours ébloui à ce point de ne pouvoir réfléchir et délibérer sainement.

Il fallait prendre un parti, cependant. Si l'idée d'abuser de mon expérience pour séduire cette innocente enfant, traversa mon cerveau, je la repoussai avec horreur... Et pourtant il ne tenait qu'à moi, je le voyais, je le sentais... Mais quoi !... Payer du déshonneur de leur parente, l'hospitalité de la vertueuse mistress Brian et du loyal Thomas Elgin, c'eût été une des abominables infamies dont je suis incapable. Devais-je donc renoncer à retourner rue du Cirque, rompre avec des amis qui m'étaient chers ? J'y songeai, mais je ne m'en sentis pas le courage...

Il s'interrompit, cherchant du regard les yeux de Daniel, comme pour y lire l'expression réelle de son opinion.

Et, lorsqu'il les eut trouvés, d'un ton grave, il dit :

-- C'est alors que la pensée d'un mariage me vint.

Ce mot : mariage, Daniel l'attendait... Aussi, bien que le choc, fut rude, demeura-t-il impénétrable...

Et ce sang-froid dut étonner le comte, car il laissa échapper un mouvement de contrariété et brusquement reprit :

-- Oui, j'ai songé à un mariage... Vous me direz : « C'est grave !... » Je le sais, parbleu bien ! Et ce n'est pas en une heure que je me décidai, ni sans avoir pesé le fort et le faible de cette détermination.

C'est que je ne suis pas de ces grotesques aisés à berner, qui s'abusent eux-mêmes encore plus que les autres ne les trompent, et qui se croient le privilège exclusif d'une éternelle jeunesse... Non, non, je me connais, et mieux que personne je sais que je touche à la maturité de la vie...

C'est l'objection qui tout d'abord s'offrit à mon esprit.

Mais à ceci, je réponds victorieusement que l'âge n'est pas une affaire d'extrait de naissance : On a l'âge qu'on paraît avoir.

Or, je dois à une existence exceptionnellement sobre et paisible, à quarante années passées à la campagne, à une constitution de fer et aux soins minutieux que j'ai toujours pris de ma personne, une... comment dirais-je ?... une... verdeur, que m'envieraient tons ces jeunes éreintés que je vois traîner la jambe sur le boulevard...

Il se redressait et se roidissait en parlant ainsi, bombant la poitrine, cambrant la taille et tendant le jarret.

Puis, lorsqu'il jugea que Daniel l'avait assez admiré :

-- Maintenant, poursuivit-il, passons à miss Sarah. Vous la croyez peut-être de la première jeunesse ?... Erreur. Elle a vingt-cinq ans bien sonnés, mon cher ami, et pour une femme, vingt-cinq ans, eh ! eh !...

Il ricanait, il était clair qu'une femme de vingt-cinq ans, lui paraissait vieille, très-vieille...

-- De plus, continua-t-il, je connais la haute raison de Sarah et le sérieux de son esprit. Fiez-vous à moi, quand je vous affirme que je l'ai étudiée. Par mille et mille mots insignifiants en apparence, et échappés aux naïvetés de ses expansions, je sais qu'elle a les jeunes gens en horreur... Elle a vu ce que valent les maris de trente ans, tout feu et flamme les premiers jours et qui, après six mois, rassasiés d'un bonheur pur et tranquille, désertent la chambre conjugale. Ce n'est pas d'hier que j'ai constaté son penchant à s'éprendre de ce qu'il y a en somme de plus séduisant au monde, d'un grand nom noblement porté et d'une illustration dont les rayons rejailliraient sur elle...

Que de fois je l'ai entendue dire à mistress Brian : « Avant tout, tante, je veux être fière de mon mari... Je veux, dès que je prononcerai son nom, devenu le mien, lire dans les yeux l'admiration et l'envie, et qu'autour de moi on murmure : Être aimé d'un tel homme c'est le bonheur !... »

Il hocha la tête, et d'un ton grave :

-- Je m'interrogeai, Daniel, et je compris que je réalisais le programme de miss Sarah Brandon. Et le résultat de mes réflexions fut que je serais un insensé de laisser échapper le bonheur qui passait à ma portée, et qu'il fallait me risquer...

Je m'armai donc de résolution, et c'est à sir Thomas Elgin que je m'ouvris de mes projets.

Je renonce à vous décrire la stupeur de cet honorable gentleman.

« -- Vous plaisantez, me dit-il tout d'abord, et votre plaisanterie m'afflige ! »

Mais quand il vit que jamais je n'avais parlé plus sérieusement, lui, d'un flegme si imperturbable, il se fâcha tout rouge... Et morbleu ! si par impossible j'étais malheureux en ménage, ce n'est pas à lui que je devrais m'aller plaindre.

Mais je faillis tomber de mon haut, quand froidement il me déclara qu'il ferait son possible pour empêcher ce mariage... C'est qu'il n'en voulait pas démordre, et ce ne fut pas trop de toute mon adresse pour ébranler sa résolution. Et même, après plus de deux heures de discussion, tout ce que je pus obtenir fut qu'il resterait neutre, et qu'il laisserait à mistress Brian la responsabilité d'un consentement ou d'un refus.

Il riait, M. de la Ville-Haudry, il riait de tout son cœur, sans doute en se rappelant sa discussion avec sir Elgin et sa triomphante habileté.

-- Donc, reprit-il, je m'adressai à mistress Brian... Ah ! elle n'y alla pas par quatre chemins... Dès les premiers mots, elle m'appela, Dieu me pardonne ! vieux fou, et carrément elle me pria de ne me plus représenter rue du Cirque.

Je voulus insister... Inutile. Elle ne voulut seulement pas m'entendre, la vieille puritaine, et comme je devenais pressant, elle me salua d'une belle révérence et sortit, me laissant seul et fort penaud au milieu du salon.

Pour ce jour-là, je n'avais qu'un parti à prendre... me retirer. C'est ce que je fis, comptant qu'un entretien avec sa nièce changerait ses dispositions. Point. Le lendemain, quand j'arrivai rue du Cirque, les domestiques me dirent que sir Thomas Elgin était sorti, et que mistress Brian et miss Sarah venaient de partir pour Fontainebleau.

Le lendemain, nouvelle défaite, et ainsi, pendant une semaine, je trouvai la porte close.

L'inquiétude me prenait, quand un commissionnaire, un matin, m'apporta une lettre... C'était miss Sarah qui m'écrivait...

Elle me priait de me trouver le jour même, à quatre heures, au bois de Boulogne, près de la Cascade, ajoutant qu'elle devait sortir dans l'après-midi, à cheval, avec sir Tom, qu'elle lui échapperait et qu'elle me rejoindrait...

Vous jugez si je fus exact, et bien m'en prit, car un peu avant la demie de quatre heures, je l'aperçus, je la devinai plutôt, arrivant vers moi, son cheval lancé à fond de train...

Devant moi, elle s'arrêta court, et sautant à terre :

« -- Je suis si exactement surveillée, me dit-elle, qu'aujourd'hui seulement, j'ai pu vous écrire... Cette surveillance qui m'outrage et blesse mes sentiments les plus chers, je ne la supporterai pas davantage... Me voici, emmenez-moi, partons... »

Jamais, Daniel ! jamais je ne l'avais vue si adorablement belle qu'en ce moment, le teint animé par la rapidité de la course, l'œil étincelant d'audace et de passion, la lèvre frémissante... Et elle disait encore :

« -- Je sais bien que je serai perdue, que vous-même, peut-être, vous me mépriserez... N'importe, partons, partons !... »

Il s'arrêta, suffoqué par l'émotion, mais bientôt se remettant :

-- S'entendre dire cela, s'écria-t-il, par une telle femme... Ah ! Daniel, c'est une de ces sensations qui suffisent à emplir la vie d'un homme...

Et cependant, j'eus le courage, alors que je me sentais devenir fou moi-même, de lui parler le langage de la froide raison... Oui, j'eus sur moi-même cet empire prodigieux de la conjurer de rentrer chez elle...

Et pourtant elle pleurait, elle m'accusait de ne pas l'aimer !...

Mais j'avais trouvé une issue à cette situation :

« -- Sarah, lui dis-je, rentrez chez vous, écrivez-moi ce que vous venez de me dire, et je suis certain de forcer la main de vos parents... »

Ainsi elle fit.

Et ce que j'avais prévu arriva... Devant cette preuve de ce qu'ils appelaient notre folie, sir Thomas Elgin et mistress Brian comprirent qu'une plus longue résistance serait une imprudence inutile.

Et après quelques réserves, sous certaines conditions honorables :

« -- Vous le voulez, nous dirent-ils à Sarah et à moi, soyez donc unis !... »

Et voilà quel enchaînement de circonstances le comte de la Ville-Haudry attribuait au hasard, -- à un hasard béni, ajoutait-il.

Depuis l'accident de l'honorable Thomas Elgin et l'évanouissement de miss Sarah, jusqu'à ce rendez-vous au bois de Boulogne et à ce projet d'enlèvement, tout lui paraissait simple et naturel, oui, tout, même ce fait d'une jeune mondaine s'éprenant de ses opinions politiques jusqu'à apprendre par cœur ses discours.

Daniel était abasourdi.

Qu'un homme tel que le comte ne vit rien de l'intrigue ourdie autour de lui, cela le surpassait.

Le comte, cependant, n'était pas aveugle, à ce point de ne pas discerner quelque chose des impressions de Daniel.

Son amour-propre, en fut froissé, car il fronça le sourcil, et brusquement :

-- Que ruminez-vous ainsi ? demanda-t-il... Voyons, ayez le courage de vos opinions : vous soupçonnez miss Brandon de calculs honteux ou de vues intéressées, à tout le moins...

-- Je ne dis pas cela, monsieur, balbutia Daniel.

-- Non, mais vous le pensez, ce qui est bien pis... Eh bien ! moi, je puis dissiper vos injurieuses préventions... Que viserait, selon vous, miss Brandon, en m'épousant ? Ma fortune, n'est-ce pas ? À cela, je n'ai qu'un mot à répondre, mais il est décisif : Sarah est plus riche que moi...

Comment et à quel prix miss Brandon avait-elle su se procurer une fortune, Daniel le savait ou croyait le savoir par M. de Brévan... Aussi, ne fut-il pas maître d'un tressaillement que le comte surprit et qui l'irrita.

-- Oui, plus riche que moi... insista-t-il. Les puits de pétrole dont elle a hérité de son père rapportent, bon an, mal an, de trente à quarante mille dollars. Et encore sont-ils très-négligés... Mieux exploités, ils rendraient le double, le triple, le sextuple, que sais-je ? C'est une mine en quelque sorte inépuisable, ainsi que me le démontrait sir Thomas Elgin... Si le pétrole ne donnait pas des bénéfices inouïs, comment expliqueriez-vous cette fureur soudaine dont la positive Amérique a été saisie, qu'on a appelée « la fièvre de l'huile » et qui a enrichi plus de gens que la Californie et « la fièvre de l'or !... » Ah ! il y a quelque chose à tenter de ce côté, quelque chose de grand, et pour peu qu'on dispose de capitaux considérables...

Il s'animait, il s'échauffait, il s'oubliait, lorsque brusquement il s'arrêta court.

Évidemment il avait failli se trahir, laisser voir sa pensée tout entière... Aussi reprit-il vivement :

-- Mais en voilà assez, je suppose, pour écarter tout soupçon de cupidité... Maintenant, vous me direz peut-être que je suis pour miss Brandon un pis-aller... Eh bien ! non ! En ce moment même, elle a à choisir entre moi et un prétendant bien plus jeune que moi et dont la fortune est de beaucoup supérieure à la mienne, M. Wilkie de Gordon-Chalusse...

D'où venait que M. de la Ville-Haudry semblait le prendre pour juge de sa conduite, et paraissait plaider sa cause devant lui ?...

Voilà ce que Daniel ne songeait même pas à se demander, tant était grand le désordre de son esprit.

Cependant, comme le comte insistait pour avoir son avis, comme il le pressait, comme il s'obstinait à lui répéter :

-- Eh bien ? voyez-vous encore une objection ?...

Il oublia les prudentes recommandations de M. de Brévan, et d'une voix troublée :

-- Sans doute, M. le comte, fit-il, vous connaissez la famille de miss Brandon ?...

-- Certes !... Me croyez-vous donc homme à prendre chat en poche... Son digne père était l'honneur même...

-- Et... son passé ?...

Le comte bondit sur son fauteuil, et enveloppant Daniel d'un regard méchant :

-- Oh ! oh !... fit-il ; est-ce que déjà quelque vil gredin se serait fait l'écho des calomnies infâmes dont on a essayé de ternir l'honneur de la plus noble et de la plus chaste des créatures !... Ah ! nommez-moi le misérable...

Involontairement Daniel se tourna vers la porte derrière laquelle écoutait M. de Brévan... Peut-être s'attendait-il à le voir apparaître... Mais M. de Brévan ne bougea pas.

-- Le passé de Sarah ! continuait le comte, je le connais heure par heure, et j'en réponds comme du mien... Chère adorée ! Avant que de consentir à devenir ma femme, elle a voulu tout me dire, oui, tout, sans forfanterie ni fausse pudeur, et je sais ce qu'elle a souffert. N'a-t-on pas prétendu qu'elle avait été la complice d'un lâche coquin, d'un caissier qui avait volé sa caisse ! N'a-t-on pas dit qu'elle avait poussé au suicide un jeune sot, un joueur, et qu'elle avait assisté impassible aux tortures de son agonie... Ah ! il ne faut que voir Sarah pour être sûr que ce sont là d'indignes et stupides inventions de la haine... Et tenez, Daniel, croyez-moi : dès que vous verrez la calomnie s'acharner après un homme ou après une femme, dites-vous que cet homme ou cette femme ont blessé, humilié le vulgaire, la tourbe des lâches, des envieux et des sots, par une supériorité quelconque, de situation ou de fortune, de talent ou de beauté...

Pour défendre miss Brandon, il avait visiblement retrouvé l'énergie de la jeunesse. Son œil s'emplissait d'éclairs, sa voix vibrait, son geste menaçait...

-- Mais laissons ce sujet pénible, fit-il, et causons sérieusement.

Il se leva et alla s'adosser à la cheminée, bien en face de Daniel.

-- Je vous ai dit, mon cher, commença-t-il, que sir Tom et mistress Brian ont mis à mon mariage certaines conditions... La première est que miss Brandon sera accueillie par ma famille comme elle mérite de l'être, non-seulement honorablement, mais affectueusement, tendrement même...

De ma famille, je m'en moque... Il ne me reste que des arrière-cousins qui, n'ayant rien à prétendre à ma succession, se soucient de moi aussi peu que je me soucie d'eux...

Mais j'ai une fille, et là est le danger.

La certitude que je vais me remarier la désole, je l'ai vu... Elle se révolte à la seule idée qu'une autre femme va prendre la place de sa mère, porter mon nom et régner dans ma maison...

Daniel, maintenant, commençait à comprendre ce qu'il devait penser du rendez-vous manqué qui lui avait valu la visite de M. de la Ville-Haudry.

-- Or, disait le comte, je connais mon Henriette, c'est sa mère elle-même, faible, mais entêtée jusqu'à la démence... Si elle s'est mise en tête de mal recevoir miss Sarah, elle la recevra mal, quoi qu'elle m'ait promis, et trouvera le moyen de lui faire quelque abominable avanie... Et si néanmoins Sarah consent à passer outre, ma maison deviendra un enfer, et ma femme sera malheureuse... Ai-je sur Henriette assez d'empire pour la ramener à la raison ? Je ne le crois pas... Mais cette influence que je n'ai pas, je sais un charmant garçon qui l'a, et c'est vous...

Daniel était devenu pourpre.

C'était la première fois que le comte s'exprimait si clairement.

-- Je n'ai jamais désapprouvé, continuait-il, les projets de ma pauvre femme, et la preuve c'est que j'autorisais vos assiduités... Aujourd'hui, voici mes conditions : Que ma fille soit pour Sarah ce que je veux qu'elle soit, une sœur tendre et dévouée, et six mois après mon mariage, il y aura une autre noce à l'hôtel de la Ville-Haudry...

Daniel voulait parler, il l'arrêta.

-- Non, rien, fit-il. Je vous ai démontré la sagesse du parti que je prends, agissez en conséquence...

Il avait remis son chapeau, et déjà il avait ouvert la porte :

-- Ah ! encore un mot, ajouta-t-il. Je suis chargé par miss Brandon de vous conduire chez elle ce soir ; elle veut vous parler... Venez me demander à dîner, nous irons après rue du Cirque... Sur quoi, songez à ce que je vous ai dit et... au revoir.

VII

M. de la Ville-Haudry n'avait pas refermé la porte que déjà M. de Brévan s'élançait hors de la chambre où il s'était caché.

-- Avais-je raison ? s'écria-t-il.

Mais Daniel ne l'entendit pas... Daniel avait oublié jusqu'à sa présence.

Brisé par les efforts extraordinaires qu'il avait faits pour garder le secret de ses impressions, il s'était laissé tomber sur un fauteuil, le visage caché entre ses mains, et d'une voix morne, comme pour se convaincre lui-même de la désolante réalité :

-- Le comte est devenu fou, répétait-il, absolument fou, et nous sommes perdus...

La douleur de cet homme de cœur avait quelque chose de si poignant que M. de Brévan parut ému...

Il le considéra un moment d'un air de commisération, puis tout à coup et comme s'il eût cédé à un bon mouvement, il lui toucha l'épaule en disant :

-- Daniel !...

Le malheureux se dressa en sursaut, pareil au dormeur brusquement éveillé, et le sentiment de la situation revenant :

-- Vous avez entendu, Maxime !... prononça-t-il.

-- Tout !... Je n'ai perdu ni un mot ni un geste... Mais ne me reprochez pas mon indiscrétion ; elle me permet de vous donner un conseil... d'un ami sincère qui a payé cher l'expérience qui vous manque.

Il s'arrêta, cherchant l'expression de sa pensée ; puis, d'un ton âpre et bref :

-- Vous aimez Mlle de la Ville-Haudry ? demanda-t-il.

-- Plus que la vie, ne le savez-vous pas !...

-- Eh bien ! s'il en est ainsi, renoncez à une résistance inutile... Décidez Mlle Henriette à ce que désire son père et obtenez de miss Sarah que votre mariage ait lieu un mois après le sien... et exigez des garanties surtout !... Mlle de la Ville-Haudry souffrira peut-être un peu pendant ce mois, mais le lendemain du jour où elle sera votre femme, vous l'emmènerez où bon vous semblera, abandonnant le bonhomme à sa folie amoureuse...

La contraction des traits de Daniel disait l'effort de son esprit :

-- Cette idée m'était venue, murmura-t-il.

-- C'est le seul parti raisonnable.

-- Oui, peut-être est-ce celui que conseille la prudence... mais est-ce bien celui que commande le devoir ?...

-- Oh ! le devoir, le devoir...

-- Ne serait-ce pas une lâcheté que d'abandonner ce vieillard à miss Brandon et à ses complices...

-- Vous ne le tirerez pas de leurs griffes, mon cher...

-- Du moins dois-je ressayer... C'était votre avis hier soir, et ce matin encore, il n'y a pas deux heures...

M. de Brévan dissimula mal un geste d'impatience.

-- Je ne savais pas ce que je sais, fit-il.

Daniel s'était levé, et il arpentait son petit salon, répondant aux objections de son esprit bien plus qu'à celles de M. de Brévan.

-- Si j'étais le seul maître, disait-il, je me résignerais peut-être à une capitulation. Mais Henriette l'accepterait-elle ?... Non, jamais !... Son père la connaît bien... Sa faiblesse est celle d'un enfant, mais à un moment donné elle est capable d'une énergie virile et d'une volonté de fer...

-- Qui vous force à lui dire ce qu'est miss Brandon ?

-- Je lui ai promis l'entière vérité... sur mon honneur.

Il n'y avait pas à se méprendre au haussement d'épaules de M. de Brévan : c'était aussi clair que s'il se fût écrié : « On n'est pas naïf à ce point ! »

-- Renoncez donc à votre Henriette, mon pauvre ami, dit-il.

Mais l'accès de découragement de Daniel était passé.

-- Oh ! pas encore, fit-il, les dents serrées par la colère, pas encore... Un honnête homme qui défend son bonheur et sa vie est bien fort... L'expérience me manque, il est vrai, mais vous êtes là, Maxime, et je sais que je puis toujours compter sur vous...

Ce que ne remarquait pas assez Daniel, c'est que M. de Brévan, si ardent à la lutte d'abord, se refroidissait peu à peu, tel qu'un homme qui, s'étant beaucoup avancé, juge qu'il a eu tort et, prudemment, se retire.

-- Certes, je suis tout à vous, répondit-il ; mais que faire ?...

-- Eh ! ce que vous disiez... Je verrai miss Brandon et j'observerai !... je dissimulerai, je gagnerai du temps... j'emploierai des espions s'il le faut, pour fouiller son passé... Je tâcherai d'intéresser à ma cause quelque personnage influent, mon ministre, par exemple, qui me veut du bien... Enfin, j'ai une idée...

-- Ah !

-- Ce malheureux caissier, dont vous m'avez conté l'histoire, et qui n'est pas mort, croyez-vous... si on le retrouvait !... Comment l'appelez-vous ? Malgat. Un avis inséré dans tous les journaux de l'Europe lui parviendrait sans doute, et l'espoir de se venger le déciderait...

Une rougeur furtive montait aux joues de M. de Brévan...

-- Quelle folie !... interrompit-il avec une étrange vivacité.

Puis, plus posément :

-- Vous oubliez, ajouta-t-il, que Malgat a été condamné à je ne sais combien d'années de réclusion, qu'il prendrait votre avis pour un piège de la police, et que loin de se découvrir il se cacherait plus soigneusement que jamais...

Mais Daniel ne semblait pas ébranlé.

-- Je réfléchirai, dit-il, je verrai, je chercherai !... Peut-être y aurait-il quelque parti à tirer de ce jeune homme dont le comte nous parlait, M. Wilkie de Gordon-Chalusse. Si je pouvais croire que véritablement il a demandé la main de miss Sarah...

-- Je l'ai entendu dire, et je l'affirmerais. Ce garçon est un de ces idiots que la vanité rend fou, et qui ne savent qu'imaginer pour faire parler d'eux... Miss Brandon étant très en vue, il l'épouserait comme il achèterait un cheval de courses cent mille francs...

-- Et comment expliquez-vous le refus de miss Sarah ?...

-- Par la connaissance qu'elle a du caractère du particulier... Elle n'ignore pas que trois mois après la noce il la camperait là, et qu'au bout d'un an il lui faudrait plaider en séparation... Puis il y a autre chose : Wilkie n'a que vingt-cinq ans, et dame, un gaillard de cet âge a la vie plus dure qu'un galant qui a passé la soixantaine...

Son accent donnait à ses paroles une si terrible signification que Daniel pâlit :

-- Grand Dieu ! balbutia-t-il, croyez-vous donc miss Brandon capable...

-- De tout, oui, très-positivement... sauf pourtant de s'exposer à des démêlés avec la justice... Je lui ai entendu dire que le fer et le poison sont les armes des imbéciles...

Un étrange sourire glissa sur ses lèvres, et d'un ton d'effrayante ironie :

-- Il est vrai, ajouta-t-il, qu'elle a d'autres moyens, moins expéditifs, peut-être, mais plus sûrs, pour supprimer les gens qui la gênent...

Quels moyens ?... Les mêmes sans doute qu'elle avait employés pour se débarrasser du malheureux Kergrist et de ce pauvre Malgat, le caissier de la Société d'escompte mutuel ... Moyens purement moraux, basés sur une connaissance exacte du caractère de ses victimes et sur son infernale influence...

Mais c'est vainement que Daniel essaya d'obtenir des éclaircissements. M. de Brévan n'eut plus que des réponses évasives, soit qu'il n'osât découvrir toute sa pensée et dire ses soupçons, soit qu'il suffit pour ses projets ultérieurs de l'affreuse appréhension qu'il venait d'ajouter aux angoisses de son ami.

Son embarras, si visible un instant, avait totalement disparu, comme si, après avoir hésité sur une détermination à prendre, il eût enfin arrêté une résolution...

Après avoir conseillé des concessions, peu à peu il en était revenu au parti d'une résistance à outrance, et ne semblait plus désespérer du succès.

Et lorsqu'enfin il quitta Daniel, ce ne fut pas sans lui avoir fait promettre de le tenir heure par heure au courant des événements ; ce ne fut pas surtout sans lui jurer de tenter l'impossible pour arriver à démasquer miss Sarah.

-- Comme il la hait !... se dit Daniel, lorsqu'il se trouva seul, comme il la hait !...

Mais cette haine, précisément, qui la veille déjà avait inquiété Daniel, le troublait de plus en plus et suspendait ses résolutions.

Réfléchissant, il lui paraissait que M. de Brévan se laissait emporter au-delà du vraisemblable et même du possible.

La dernière accusation surtout, n'était-elle pas toute chimérique !...

Qu'une femme jeune et belle, dévorée d'ambitions et de convoitises, joue, le dégoût au cœur, la comédie de l'amour, qu'elle prenne à ses intrigues un vieillard vaniteux et se fasse épouser, faisant ainsi métier et marchandise de sa jeunesse et de sa beauté, c'est une ignominie consacrée par les mœurs et qui se voit tous les jours...

Que cette même femme spécule sur un veuvage prochain qui lui rendrait la liberté avec la fortune, qu'elle l'appelle de tous ses vœux... cela est fréquent encore, bien que déjà plus fort.

Mais de là à épouser un pauvre vieux fou, avec le projet froidement conçu et irrévocablement arrêté de hâter sa fin par un crime, il y a un abîme qui effrayait l'imagination de Daniel.

Enfoncé dans son fauteuil, il se perdait en conjectures, oubliant le temps qui passait, le travail pressé qui restait là, sur son bureau, l'invitation à dîner de M. de la Ville-Haudry, et aussi qu'il devait le soir même être admis chez miss Brandon.

La nuit venait, lorsque l'entrée de son concierge, inquiet de ne l'avoir pas vu de la journée, le tira de cette torpeur...

-- Ah ! je deviens fou ! s'écria-t-il en se levant brusquement... Et Henriette qui m'attendait !... Que doit-elle penser !...

Mlle de la Ville-Haudry, à cette heure-là même, en arrivait à ce point où l'incertitude devient un supplice intolérable.

Après avoir espéré Daniel toute la soirée, la veille, après une nuit sans sommeil, elle l'avait attendu tout le jour, comptant les secondes aux battements de ses tempes, tressaillant au roulement de toutes les voitures dans la rue...

Désespérée, sentant sa raison s'égarer, elle délibérait si elle ne devait pas courir rue de l'Université, chez Daniel, quand la porte s'ouvrit.

De cette même voix indifférente dont il prononçait le nom des amis et des ennemis, un domestique annonça :

-- M. Daniel Champcey.

D'un bond, Mlle Henriette fut debout.

« Qui vous a retenu ? allait-elle s'écrier ; qu'arrive-t-il... » Mais les mots expirèrent sur ses lèvres.

Il lui avait suffi de voir le visage morne de Daniel pour être sûre que c'était un grand malheur qui arrivait.

-- Ah ! vous ne vous étiez pas trompé !... murmura-t-elle, en s'affaissant sur sa chaise.

-- Hélas !...

-- Parlez, je veux tout savoir !

-- Votre père est venu m'offrir votre main, Henriette, à la condition d'obtenir votre assentiment à son mariage... Maintenant, écoutez et jugez.

Et fidèle à sa parole, il répéta tout ce que lui avaient dit M. de Brévan et le comte, ne passant que les détails qui eussent fait monter le rouge au front de la jeune fille, et aussi la sinistre accusation à laquelle il ne pouvait ajouter foi.

Lorsqu'il eut achevé :

-- Et moi ! s'écria Mlle Henriette ; moi, je souffrirais que mon père épousât une telle femme !... Je sourirais au déshonneur et à la ruine entrant dans cette maison, qui fut celle de ma mère !... Non, loin de moi l'idée d'un si lâche égoïsme... De toutes mes forces et de toute mon énergie, je m'opposerai aux desseins de miss Brandon...

-- Il se peut qu'elle triomphe...

-- Elle ne triomphera ni de ma résistance ni de mes mépris... Jamais, entendez-vous, Daniel, jamais je ne m'inclinerai devant elle... Jamais ma main ne touchera la sienne... Et si mon père s'obstine, la veille de son mariage je lui demanderai la permission de me retirer dans un couvent.

-- Il vous la refusera.

-- Alors, je me renfermerai chez moi et je n'en sortirai plus... On ne m'en arrachera pas de force, j'imagine...

Il n'y avait pas à s'y méprendre, son accent était bien celui des déterminations irrévocables, que rien n'ébranle ni ne brise.

Et cependant les plus tristes pressentiments serraient le cœur de Daniel.

-- C'est que miss Brandon ne s'installera sans doute pas seule ici, reprit-il.

-- Qui donc y amènerait-elle ?

-- Ses parents... Sir Thomas Elgin et mistress Brian. Oh ! Henriette, mon Henriette, penser que vous serez exposée à la colère et aux rancunes de ces misérables !...

Elle redressa la tête, et fièrement :

-- Je ne les crains pas !... s'écria-t-elle...

Et plus doucement :

-- D'ailleurs, ne serez-vous pas toujours là, pour me conseiller, pour me protéger en cas de péril.

-- Moi !... Espérez-vous donc qu'on ne nous séparera pas ?...

-- Non, Daniel, je sais bien que l'hôtel vous sera rigoureusement fermé.

-- Eh bien !...

Un flot de pourpre monta au front de Mlle de la Ville-Haudry, et détournant les yeux pour éviter le regard de Daniel :

-- Puisqu'on nous y contraint, répondit-t-elle, je franchirai ces bornes sacrées qu'une jeune fille ne doit pas franchir... Nous nous cacherons... Je descendrai jusqu'à cette humiliation de payer la complaisance et la discrétion d'une de mes femmes de chambre, et par elle je pourrai vous écrire et recevoir vos lettres...

Mais ces perspectives ne dissipaient pas l'affreuse tristesse de Daniel. Une question lui montait aux lèvres, qu'il n'osait prononcer... À la fin, faisant un effort :

-- Et ensuite ? demanda-t-il.

Ce qu'il voulait dire, Mlle Henriette le comprit :

-- Je pensais, répondit-elle, que vous sauriez attendre jusqu'au jour où la loi me donnera le droit de me marier selon mon cœur...

-- Henriette !...

Elle étendit la main, et d'une voix solennelle :

-- Et ce jour-là, Daniel, poursuivit-elle, je vous le jure, si mon père me refuse encore son consentement, je vous demanderai votre bras, et en plein midi, le front haut, je quitterai cet hôtel pour n'y plus rentrer...

D'un geste plus prompt que la pensée, Daniel avait saisi la main de Mlle de la Ville-Haudry, et la portant à ses lèvres :

-- Merci, prononça-t-il, merci ! C'est l'espoir que vous me rendez...

Cependant, avant de se résigner, il voulait tenter au moins un effort, et pour cela, il était nécessaire que Mlle Henriette évitât le plus longtemps possible de se prononcer.

Non sans peine, il la décida.

-- Je ferai ce que vous voulez, dit-elle enfin, mais croyez-moi, toutes vos combinaisons ne serviront de rien...

Elle fut interrompue par l'entrée du comte de la Ville-Haudry.

Il embrassa sa fille sur le front, causa un moment de la pluie et du beau temps ; puis, attirant Daniel dans l'embrasure d'une croisée :

-- Vous lui avez parlé ? interrogea-t-il.

-- Oui.

-- Eh bien ?

-- Mlle Henriette demande quelques jours de réflexion...

Le comte eut un geste de dépit.

-- C'est absurde, fit-il, et on ne peut plus ridicule... Mais enfin, c'est votre affaire, mon cher Daniel... Et s'il vous faut un stimulant, je vous dirai que ma fille est fort riche et que sa dot sera de plus d'un million...

-- Monsieur le comte !... protesta Daniel indigné, monsieur...

Mais déjà M. de la Ville-Haudry avait tourné les talons, et le maître d'hôtel venait annoncer que « mademoiselle était servie. »

Le dîner, bien que fort recherché, devait être triste et durer peu. Le comte semblait sur des charbons ardents, et à tout moment consultait sa montre.

Le café était à peine sur la table, que s'adressant à Daniel :

-- Hâtez-vous, dit-il. Sarah nous attend.

À l'instant, Daniel eut fini, et aussitôt le comte, sans lui laisser le loisir de saluer Mlle Henriette, l'entraîna jusqu'à sa voiture, l'y poussa et s'y précipita lui-même en criant au valet de pied :

-- Rue du Cirque... chez miss Brandon. Et qu'on pousse les chevaux.

VIII

Ce que M. de la Ville-Haudry entendait par « pousser les chevaux, » ses gens le savaient. Le cocher, en ces occasions, lançait son attelage à fond de train, et ma foi ! les pauvres piétons eussent couru de grands risques, s'il n'eût été d'une merveilleuse adresse.

Ce qui n'empêche que ce soir-là, M. de la Ville-Haudry, à deux reprises, abaissait les glaces pour crier :

-- Nous ne marchons pas !...

C'est qu'il avait, encore qu'il s'efforçât de garder sa gravité d'homme politique, toutes les impatiences et les expansives vanités d'un lycéen courant à ses premiers rendez-vous d'amour.

Maussade tant qu'avait duré le dîner, il babillait maintenant avec une joyeuse volubilité, sans s'inquiéter de ce que son compagnon pouvait penser ou lui répondre.

Il est vrai que Daniel ne l'entendait même pas.

Pelotonné dans un des angles de la voiture, il avait assez à faire à dominer son émotion, car il était ému, comme jamais en sa vie, au moment d'aborder cette redoutable aventurière, miss Brandon.

Et pareil au lutteur qui se ramasse sur lui-même au moment d'un assaut décisif, il rassemblait tout son sang-froid, tout ce qu'il avait d'énergie.

De la rue de Varennes à la rue du Cirque, la course ne dura guère plus de dix minutes.

-- Nous voici arrivés ! s'écria le comte.

Et sans attendre l'arrêt complet de la voiture, il sauta sur le trottoir et, devançant ses gens, courut frapper à la porte de l'hôtel de miss Sarah Brandon.

Ce n'était pas, il s'en faut, une de ces habitations modernes dont le luxe ridicule et criard tire l'œil des passants.

De la rue on eût dit la modeste maison de quelque boutiquier retiré, mangeant là sans faste ni soucis mondains ses douze ou quinze mille livres de rentes. Il est vrai de dire que de la rue on n'apercevait ni le jardin, ni les remises, ni les écuries.

Cependant, un domestique était venu ouvrir, qui débarrassa de leur pardessus M. de la Ville-Haudry et Daniel, et qui les guida le long de l'escalier.

Arrivé au palier du premier étage, le comte s'arrêta, comme si la respiration tout à coup lui eût manqué.

-- C'est là, balbutia-t-il, là !

Là !... Quoi ?... Daniel ne comprenait pas. Le comte voulait simplement lui dire que c'était là, à cette même place, qu'il avait tenu entre ses bras miss Brandon évanouie...

Mais Daniel n'eut pas le temps d'interroger. Un second domestique sortit de l'appartement et s'inclinant devant M. de la Ville-Haudry :

-- Ces dames, dit-il, sortent à peine de table, et sont encore à leur toilette.

-- Ah !...

-- Si ces Messieurs veulent prendre la peine de s'asseoir dans le salon, je vais aller prévenir sir Thomas Elgin.

-- Bien, bien !... fit le comte, de ce ton de l'homme qui dans une maison amie se sent aussi à l'aise que dans sa propre maison.

Et il entra dans le salon, toujours suivi de Daniel.

C'était une vaste pièce, où du tapis au lustre se trahissait l'austérité puritaine de mistress Brian. Ce luxe y éclatait, mais froid, gauche, triste. Tous les meubles avaient des formes anguleuses qui éloignaient jusqu'à l'idée de repos ; le sujet de la pendule avait été pris dans la Bible, les candélabres et les bronzes réalisaient le type du laid.

Et pas un objet d'art, pas une statuette, pas un tableau.

Si, cependant... En face de la cheminée, à la place d'honneur, s'étalait dans un cadre splendide, une méchante toile, vrai barbouillage de sauvage, représentant un homme d'une cinquantaine d'années, portant un uniforme de fantaisie, d'énormes épaulettes, un grand sabre, un chapeau emplumé, et une ceinture bleue d'où sortaient les crosses de deux revolvers.

-- Le général Brandon... le père de miss Sarah, prononça M. de la Ville-Haudry, d'un ton de vénération qui fit bondir Daniel... Comme exécution, ce portrait laisse sans doute beaucoup à désirer, mais il est, paraît-il, frappant...

Ce qui est sûr, c'est qu'entre la figure tannée de ce général américain et le frais visage de miss Brandon, la ressemblance était saisissante...

Il y a mieux : en examinant de près et avec plus d'attention cette peinture, Daniel s'imagina y reconnaître une inhabileté calculée, voulue, cherchée... Il lui semblait voir quelque chose comme l'œuvre d'un artiste qui se serait exercé à imiter ces bonshommes informes et naïfs que crayonnent les enfants... À côté de maladresses grossières, il croyait distinguer certaines touches trahissant une main habile, et enfin une oreille à demi-cachée par les cheveux lui paraissait révéler un savoir faire supérieur...

Mais avant qu'il songeât à tirer de son étrange découverte les déductions naturelles, sir Thomas Elgin parut.

Il était en habit et en cravate blanche, plus long et plus roide que jamais, et il s'avançait en boitant un peu, s'appuyant sur une grosse canne.

-- Eh quoi !... cher sir Tom, s'écria le comte, votre jambe vous fait encore souffrir ?...

-- Oh ! beaucoup, répondit l'honorable gentleman, avec un accent britannique des plus prononcés, beaucoup depuis ce matin... le docteur craint quelque chose du côté de l'os...

Et en même temps, obéissant à ce besoin instinctif de montrer le mal qu'on a, il retroussa légèrement son pantalon, et on put voir qu'il avait la jambe fortement serrée par une longue bande de toile...

M. de la Ville-Haudry eut un geste de compassion, puis, oubliant qu'il avait présenté Daniel la veille à l'Opéra, il le présenta de nouveau, et, les salutations finies, revenant à sir Tom :

-- En vérité, reprit-il, je suis presque honteux d'arriver si tôt, mais je sais que vous attendez du monde ce soir.

-- Quelques personnes, oh ! oui...

-- Et je tenais à me trouver seul quelques instants avec vous...

Une grimace contracta les lèvres minces de l'honorable gentleman : c'était sa façon de sourire ; et tout en caressant du bout des doigts ses favoris en nageoires :

-- On a prévenu Sarah de votre arrivée, mon cher comte, dit-il, et je l'ai entendue crier à mistress Brian qu'elle allait être prête... C'est incroyable, véritablement, le temps qu'elle dépense à sa toilette.

Ils causaient ainsi amicalement devant la cheminée, sir Tom allongé sur un fauteuil, M. de la Ville-Haudry debout adossé à la tablette.

Machinalement, Daniel s'était reculé jusqu'à l'embrasure d'une des fenêtres qui donnait sur la cour et sur le jardin de l'hôtel. Là, le front appuyé contre une vitre, il réfléchissait.

Ce qui bouleversait toutes ses idées, c'était cette blessure de sir Thomas Elgin...

-- Sa chute n'aurait-elle donc pas été volontaire, pensait-il, se serait-il véritablement cassé la jambe ?... En ce cas, l'évanouissement de miss Sarah n'aurait pas été concerté d'avance...

Lancé sur cette pente, son esprit pouvait aller loin, et il se sentait encore une fois tiraillé par d'étranges incertitudes, quand le roulement d'une voiture sur le sable de la cour l'arracha à ses méditations...

Il regarda... Devant le perron de la façade intérieure de l'hôtel s'arrêtait un coupé, une femme en descendit, et il faillit laisser échapper un cri de surprise, car dans cette femme il lui semblait reconnaître miss Sarah... Mais était-ce possible !...

Il ne pouvait le croire, lorsque cette femme, ayant quelques mots à dire au cocher, leva la tête, et la lumière des lanternes tomba en plein sur son visage...

Plus de doutes possibles... C'était bien miss Sarah...

D'un bond elle franchit le perron et entra dans l'hôtel, et même on entendit le bruit sourd de la porte se refermant...

À l'Opéra, la veille, un mot de miss Brandon, un seul, avait suffi pour ouvrir à la lumière de la vérité l'esprit de Daniel.

Mais ici, c'était bien autre chose, vraiment... C'était un fait brutal, matériel, irrécusable, qui venait à l'appui de soupçons, fort probables sans doute, mais non prouvés.

Pour amuser l'amoureuse impatience de M. de la Ville-Haudry, on lui affirmait que miss Brandon achevait de s'habiller, qu'elle se hâtait pour venir le rejoindre, et pas du tout, elle était dehors et rentrait seulement.

D'où venait-elle ?... Quelles intrigues nouvelles l'avaient forcée de sortir ?... Il avait évidemment fallu de pressants intérêts pour la retenir jusqu'à cette heure, lorsqu'elle se savait attendue par le comte.

Cette circonstance éclairait définitivement la politique savante de la maison et l'utile et habile complicité de mistress Brian et de sir Thomas Elgin.

Quel jeu avait été joué, et comment M. de la Ville-Haudry s'y était laissé prendre, Daniel le comprit... Il y eût été pris lui-même.

Quels acteurs, quelle perfection de mise en scène, quelle science des détails !

Pouvait-on imaginer un cadre d'intrigues plus merveilleux que ce salon !... Ces apparences sévères ne devaient-elles pas bannir toute défiance !... Et cet horrible portrait d'un soi disant général Brandon, quel trait de génie !...

Pour ce qui est de la blessure de sir Tom, Daniel n'y croyait plus.

-- Il ne s'est pas plus cassé la jambe que moi ! pensait-il.

Mais, en même temps, il s'étonnait de la constance de cet honorable gentleman, qui, pour affirmer un mensonge, se résignait à demeurer des mois entiers la jambe bandée, comme si réellement il y eût eu mal.

-- Et ce soir, pensait Daniel, la représentation doit être plus soignée que de coutume, puisque on m'attendait.

Cependant, pareil au duelliste qui après une nuit de faiblesses retrouve son sang-froid sur le terrain, Daniel désormais se possédait pleinement.

Même, craignant que son attitude et sa préoccupation ne trahissent quelque chose de ses pensées, il se rapprocha de la cheminée.

La conversation de M. de la Ville-Haudry et de sir Thomas Elgin était devenue de plus en plus intime, et le comte détaillait les projets que lui mettait en tête son prochain mariage.

Il habiterait, disait-il, avec sa jeune épouse, le second étage de son hôtel ; le premier serait divisé en deux appartements : l'un pour mistress Brian, l'autre pour sir Thomas Elgin ; car il savait bien que jamais son adorée Sarah ne consentirait à se séparer de parents qui lui avaient tenu lieu de père et de mère...

Le reste expira dans son gosier, et il demeura comme pétrifié, la pupille dilatée, la bouche ouverte...

Mistress Brian entrait, suivie de miss Sarah...

Plus encore qu'au théâtre Daniel fut saisi de la beauté de cette fille étrange ; littéralement elle éblouissait.

Elle portait, ce soir-là, une robe fleur de thé, toute parsemée de petites fleurettes brodées sur un fond de grosse soie chinoise et garnie dans le bas d'un grand volant de mousseline plissée.

Dans ses cheveux, plus négligemment relevés encore que de coutume, s'épanouissait une branche de fuchsia, dont les clochettes d'un rouge vif retombaient sur sa nuque, mêlées à ses tresses fauves.

Elle s'avança souriante jusqu'au comte de la Ville-Haudry, et, lui tendant le front :

-- Me trouvez-vous bien ainsi, cher comte ? demanda-t-elle.

Lui, de la tête aux pieds tressaillit, et tout ce qu'il put faire, ce fut d'avancer ses lèvres, en bégayant du ton de l'extase :

-- Oh ! oui, belle, trop belle.

-- Aussi, la toilette a été longue, objecta gravement Thomas Elgin, trop longue...

Il devait bien savoir, au contraire, que miss Sarah venait d'accomplir un miracle de promptitude : il n'y avait pas un quart d'heure qu'elle était rentrée...

-- Vous êtes un vilain impertinent, Tom, dit-elle, en riant du rire frais et sonore de l'enfant, et il est bien heureux que M. de la Ville-Haudry m'arrache à vos éternelles remontrances...

-- Sarah !... prononça sévèrement mistress Brian.

Mais déjà elle s'était retournée, la main tendue, vers Daniel.

-- Merci d'être venu, monsieur, reprit-elle, je suis certaine qu'à nous deux nous allons nous entendre très-bien.

Elle lui disait cela de l'accent le plus doux, mais s'il l'eût mieux connue, il eût compris au regard dont elle l'enveloppait, que ses dispositions étaient bien changées, et que, bienveillante d'abord, elle le haïssait à présent d'une haine furieuse.

-- Nous entendre, miss... répéta-t-il en s'inclinant ; sur quoi ?

Elle ne répondit pas.

Le domestique annonçait des hôtes accoutumés de ses soirées, et elle s'élançait à leur rencontre.

Dix heures sonnaient, et de ce moment, les invités se succédèrent sans interruption. À onze heures, il y avait une centaine de personnes dans le salon, et dans les deux pièces contiguës, on avait installé des tables de whist.

Certainement tous les gens qui se trouvaient là, vieux messieurs chargés de décorations étrangères et jeunes hommes à gilets en cœur, n'étaient pas sans reproches... mais tous appartenaient à la « haute vie » parisienne, à ce monde à part dont les dehors brillants dissimulent les hontes, et qui cache ses misères sous la pesante livrée du plaisir.

Quelques-uns, par leur nom, par leur situation ou par leur fortune, dominaient de bien haut cette cohue dorée, et on les reconnaissait à leur assurance supérieure et à la faveur qui accueillait leurs moindres paroles.

Et dans la foule, M. de la Ville-Haudry se pavanait, triomphant des attentions de miss Sarah. Il affectait les empressements d'un maître de maison, comme s'il eût été chez lui, il surveillait le service des gens, puis d'un air de fatuité modeste, il allait de groupe en groupe, quêtant des compliments.

Près de la cheminée, gracieusement posée sur un fauteuil, miss Sarah semblait une jeune reine au milieu de sa cour... Mais si entourée qu'elle fût, si enivrée d'adulations qu'elle dût être, elle ne perdait pas de vue Daniel, l'épiant à la dérobée, pour surprendre sur son visage le reflet de ses impressions.

Une fois même, au grand scandale de ses adorateurs, elle quitta sa place pour aller lui demander pourquoi il restait ainsi seul en son coin, et s'il était souffrant. Puis, voyant qu'il ne connaissait personne, elle daigna lui désigner et lui nommer les plus notables de ses invités.

Et elle mettait tant d'affectation à montrer ses brillantes relations, que Daniel se persuadait presque qu'elle avait pénétré ses intentions, et que c'était là une espèce de défi, comme si elle lui eût dit :

-- Voilà quels amis me défendraient si vous osiez m'attaquer.

Cependant il ne se sentait aucunement découragé, se rendant bien compte des difficultés de sa tâche et n'en étant plus à compter les obstacles. Au bruit des conversations, il arrangeait dans sa tête un plan qui devait le mettre sur les traces du passé de cette dangereuse aventurière...

Et ses méditations l'absorbaient si bien, qu'il ne s'apercevait pas que peu à peu le salon se vidait... C'était, ainsi, cependant, et il ne restait plus à la fin que quelques intimes et quatre joueurs autour de la table de whist.

Alors, miss Sarah se leva, et s'approchant de Daniel :

-- Voulez-vous m'accorder dix minutes d'entretien, monsieur ? demanda-t-elle.

Il se dressait pour la suivre, lorsque mistress Brian intervint, adressant d'un ton de reproche quelques mots en anglais à sa nièce. Daniel savait assez d'anglais pour comprendre que mistress Brian disait :

-- Ce que vous faites là est tout à fait inconvenant, Sarah !...

-- Choquant ! approuva sir Tom.

Mais elle haussa légèrement les épaules, et toujours en anglais :

-- Mon cher comte aurait seul le droit de trouver ma conduite inconvenante, répondit-elle, et j'ai son autorisation.

Puis, s'adressant à Daniel, en français cette fois, elle ajouta :

-- Venez avec moi, monsieur !...

IX

C'est chez elle, dans une petite pièce dépendant de son appartement de jeune fille, que miss Sarah conduisit Daniel.

Rien de si frais, de si coquet que ce réduit moitié salon et moitié serre, tendu d'une grosse étoffe de soie bariolée de ramages fantastiques, et garni de treillages où s'enroulaient des lierres et des capucines du Japon. Tout autour étaient disposées des jardinières remplies de plantes rares en pleine floraison, et les sièges de bambou étaient recouverts d'une étoffe pareille à la tenture.

Le salon de réception reflétait le caractère de mistress Brian, ici se trahissaient les goûts de miss Sarah.

Elle s'assit sur un petit canapé, et après s'être recueillie un moment :

-- Ma tante avait raison, monsieur, commença-t-elle, il eût été plus convenable de vous faire dire par sir Thomas Elgin ce que je vous dirai... Mais j'ai la témérité des jeunes filles de mon pays, et quand il s'agit de moi, je ne m'en fie qu'à moi...

Elle était ravissante de naïveté, disant cela de ce petit air capable et résolu que prennent les enfants quand ils vont hasarder quelque entreprise qu'ils jugent considérable ou périlleuse.

-- Mon cher comte, reprit-elle, est allé chez vous cette après-midi, monsieur, il me l'a dit ; vous savez donc par lui qu'avant un mois je serai la comtesse de la Ville-Haudry.

Daniel eut un soubresaut. Avant un mois... que faire en si peu de temps !...

-- Or, monsieur, continua miss Brandon, je tiens à savoir de votre bouche si vous trouvez des... inconvénients à ce mariage, et quels ils sont.

Elle s'exprimait simplement, sans paraître se douter qu'un article du code de la fausse pudeur française exige qu'au seul mot de mariage une demoiselle rougisse jusqu'au blanc des yeux.

L'embarras de Daniel était, extrême.

-- J'avoue, miss, répondit-il péniblement, que je ne comprends pas, que je ne m'explique pas l'honneur que vous me faites...

-- En vous consultant ?... Pardon, vous comprenez très-bien, monsieur... Ne vous a-t-on pas promis la main de Mlle Henriette de la Ville-Haudry ?...

-- Le comte m'a donné quelques espérances...

-- Il vous a donné sa parole, monsieur, sous certaines conditions... Mon cher comte m'a tout dit... C'est donc au gendre de M. de la Ville-Haudry que je m'adresse et que je répète : Voyez-vous à notre mariage quelque empêchement ?

La question était trop nette pour qu'il y eût à équivoquer... Et pourtant Daniel tenait à rester fidèle à son projet de gagner du temps et d'esquiver toute réponse précise... Pour la première fois de sa vie, il mentit, ou plutôt il essaya de mentir, le brave garçon, et non sans devenir cramoisi.

-- Je n'en aperçois pas, miss, balbutia-t-il.

-- Bien vrai ?...

-- Oui.

Elle hocha la tête, et plus lentement :

-- S'il en est ainsi, vous ne refuserez pas de me rendre un grand service... Égarée par la douleur qu'elle éprouve de voir son père se remarier, Mlle de la Ville-Haudry me hait... Voulez-vous me promettre d'employer votre influence sur elle à la mieux disposer en ma faveur...

Jamais le loyal Daniel n'avait été à pareille épreuve.

-- Je crains, miss, répondit-il diplomatiquement, que vous ne vous exagériez mon influence...

Elle arrêta sur lui un regard si clair et si pénétrant qu'il demeura tout interdit, et alors elle reprit :

-- Je ne vous demande pas de réussir, monsieur... Jurez-moi que franchement et loyalement vous ferez votre possible, et je me tiens pour votre obligée... Voulez-vous me donner votre parole d'honneur ?

Eh bien !... oui, la situation était si extrême, Daniel avait à endormir l'ennemi un si puissant intérêt, que, l'esprit égaré, il eut l'idée, il eut l'intention de donner cette parole qu'on exigeait de lui.

Il y a plus, il l'essaya... Mais les mots d'un faux serment refusèrent de sortir de sa gorge.

-- Vous le reconnaissez, dit froidement miss Sarah, vous me trompiez...

Et se détournant, elle cacha son visage entre ses mains, écrasée de douleur en apparence, et répétant avec un accent d'horreur :

-- Quelle honte !... mon Dieu ! Quelle humiliation !...

Mais soudain, elle se redressa, le front illuminé d'espoir.

-- Eh bien ! s'écria-t-elle, j'aime mieux cela... Un lâche n'eût pas reculé devant un serment, si décidé qu'il fût à ne pas le tenir. Tandis que vous, on peut vous croire : vous êtes un homme d'honneur, et tout n'est pas perdu... D'où vient votre... aversion ? Est-ce une question d'intérêt, la succession de M. de la Ville-Haudry...

-- Miss !...

-- Non, n'est-ce pas, ce n'est pas cela, j'en étais bien sûre... Qu'est-ce alors ?... Répondez-moi, monsieur, de grâce, dites-moi quelque chose, parlez !...

Parler ?... Pour quoi dire ?... Daniel garda le silence.

-- C'est bien, fit miss Sarah les dents convulsivement serrées, je comprends !... »

Elle faisait, pour ne pas éclater en sanglots, des efforts inouïs, et de grosses larmes, pareilles à des diamants d'un éclat sans pareil, tremblaient entre ses longs cils.

-- Oui, reprit-elle, je comprends que les flétrissantes calomnies inventées par mes ennemis sont arrivées jusqu'à vous... et que vous les avez crues. On vous a dit, n'est-ce pas, monsieur, que je suis une aventurière, venue on ne sait d'où, que mon père, le vaillant soldat de l'Union, n'a jamais existé que sur la toile de mon salon, qu'on ignore d'où viennent mes revenus, et que Tom, le noble cœur, et mistress Brian, une sainte, sont les complices de mes intrigues... Avouez qu'on vous a dit tout cela, et que vous n'en avez pas douté une minute !

Superbe d'indignation, la joue en feu, les lèvres frémissantes, elle se leva, et d'un ton d'amère raillerie :

-- Ah ! quand il est question d'une belle action, poursuivit-elle, on ne croit pas les gens sur parole, on veut être sûr avant d'admirer, et on s'informe... S'agit-il d'une infamie, on n'y met pas tant de façons... si monstrueuse qu'elle paraisse et si invraisemblable, on la tient pour vraie... On ne lèverait pas la main sur un enfant, mais on se fait l'écho d'une calomnie qui déshonore une femme et la tue aussi sûrement que d'un coup de poignard... Moi, homme, avant de croire que Sarah Brandon est une aventurière, j'aurais voulu en acquérir la certitude. L'Amérique n'est pas si loin... J'y aurais trouvé les dix mille soldats qui ont servi sous les ordres de Brandon, et ils m'auraient dit quel homme était leur général... J'y aurais interrogé les puisatiers de Pennsylvanie, et ils m'auraient appris que les puits de pétrole de miss Sarah, de sir Tom et de mistress Brian donnent les revenus d'une principauté !...

Qu'elle eût osé, cette jeune fille, aborder ainsi franchement et carrément ce sujet terrible, cela confondait Daniel... Il n'y avait pour lui donner tant de puissante énergie et de pareils accents qu'une impudence extraordinaire ou -- il fallait bien l'avouer -- l'innocence.

Brisée par l'effort qu'elle venait de faire, elle s'était laissée retomber sur le canapé, et plus bas, comme se parlant à elle-même, elle continuait :

-- Mais ai-je bien le droit de me plaindre !... Je récolte selon que j'ai semé !... Hélas ! Tom me l'avait prédit et moi, folle, j'ai refusé de le croire... Je n'avais pas vingt ans, lorsque j'arrivai en France, à Paris, après la mort de mon pauvre père... J'avais été élevée librement dans notre libre Amérique, sans autres entraves que celle de ma conscience... Aux jeunes filles de notre pays, on ne cesse de répéter que la franchise est la première des vertus... Aux jeunes filles de France on laisse supposer que la seule vertu c'est l'hypocrisie... À nous, on apprend à ne rougir que de ce qui est honteux... À elles, on enseigne toutes les grimaces d'une ridicule pudeur de convention... En France, c'est l'apparence qu'on s'applique à sauver... chez nous, c'est la réalité !... À Philadelphie, tout ce qui me passait par l'esprit et que je ne jugeais pas répréhensible, je le faisais... Ainsi j'ai voulu faire à Paris. Pauvre Sarah ! tu comptais sans la méchanceté du monde... Je sortais seule, à cheval, le matin ; seule, je me rendais au temple, prier Dieu ; si je désirais un objet pour ma toilette, je montais en voiture et seule j'allais l'acheter... Parce qu'un homme m'adressait la parole, je ne me croyais pas obligée de baisser les yeux, et s'il était amusant et spirituel, je riais ; une mode me plaisait-elle, je l'adoptais... Autant de crimes !... J'étais jeune, riche, fêtée... Crimes plus grands !... Et après un an de séjour, on osait dire que Malgat, le misérable...

Elle bondit jusqu'à Daniel, sur ce mot, et lui saisissant les poignets :

-- Malgat ! s'écria-t-elle, on vous a parlé de Malgat ?

Et comme il hésitait :

-- Ah ! répondez, commanda-t-elle, ne voyez-vous pas que vos ménagements sont une mortelle offense !...

-- Alors... oui !...

D'un mouvement désespéré, elle leva les bras au ciel, comme si elle l'eût pris à témoin de son innocence, comme si elle lui eût demandé une inspiration.

Puis tout à coup :

-- Mais j'ai des preuves, s'écria-t-elle, de l'infamie de Malgat ; des preuves irrécusables !

Et sans attendre une réponse, elle s'élança dans la pièce voisine.

Remué jusqu'au plus profond de son être de sensations indéfinissables, Daniel demeurait debout à sa place, immobile autant qu'une statue.

Il était confondu et sous le charme de cette voix merveilleuse, parcourant avec des nuances sublimes la gamme entière de la passion, si vibrante et si langoureuse, tendre ou menaçante tour à tour, soupirant ses tristesses, sanglotant ses douleurs ou tonnant ses colères.

-- Quelle femme ! murmurait-il, répétant ainsi un mot de M. Maxime de Brévan, quelle femme, et comme elle se défend !

Mais déjà miss Sarah Brandon rentrait, portant un coffret de bois précieux incrusté d'argent.

Elle reprit sa place sur le canapé, et de ce ton bref et saccadé qui trahit de terribles violences péniblement contenues, elle dit :

-- Avant tout, il faut que je vous remercie, M. Daniel Champcey ; grâce à votre franchise, je puis me défendre... Je savais que la calomnie s'acharnait après moi, je la sentais, pour ainsi dire, dans l'air que je respirais, mais toujours elle était restée insaisissable... Voici la première fois que je la trouve en face, et je vous remercie de m'avoir fourni l'occasion de la confondre... Écoutez-moi donc, car je vous jure sur ce que j'ai de plus vénéré au monde, par la sainte mémoire de ma mère, je vous jure que c'est la vérité que vous allez apprendre.

Elle avait ouvert le coffret, et d'une main fiévreuse elle cherchait parmi les papiers dont il était rempli.

-- M. Malgat, reprit-elle, était le caissier et l'homme de confiance d'une compagnie très-riche, la Société d'Escompte mutuel . M. Thomas Elgin entra en relations avec lui ; le mois même de notre arrivée, à l'occasion de fonds qu'il voulait tirer de Philadelphie... L'ayant trouvé d'une complaisance extrême, et ne sachant comment l'en remercier, il l'invita à dîner ici, et nous le présenta, à mistress Brian et à moi... C'était un homme d'une quarantaine d'années, de taille moyenne, commun, bien poli et mal élevé. La première fois que mon regard rencontra ses yeux d'un jaune clair, je sentis comme un frisson... Plus tard, observant ses façons patelines et ses obséquiosités, j'eus peur de lui... Je lisais sur sa face les plus basses convoitises, voilées d'hypocrisie... Mon impression fut telle, que je ne pus m'empêcher d'en faire part à sir Tom, lui disant que cet homme ne pouvait être qu'un scélérat, et qu'il serait bien imprudent de le charger de ses affaires...

Haletant d'attention, Daniel écoutait ; et ce portrait du caissier Malgat entrait si profondément dans son esprit, qu'il croyait le voir et qu'il lui semblait qu'il le reconnaîtrait si jamais il le rencontrait.

-- Sir Elgin, poursuivait miss Brandon, ne fit que rire de mes pressentiments, et même, je me rappelle cela comme si c'était d'hier, mistress Brian me réprimanda, disant qu'il était inconvenant de prétendre juger un homme sur son extérieur, et qu'on pouvait être fort honnête bien qu'ayant les yeux jaunes. Or, il est certain que M. Malgat était parfait pour nous. Sir Tom ignorant les usages de Paris, et ayant des capitaux à placer, il le conseillait et le guidait... Lorsque nous avions des traites à toucher à la Société d'Escompte mutuel , il ne souffrait pas que sir Tom se dérangeât, et il apportait l'argent lui-même... Enfin, sir Tom ayant eu la fantaisie de risquer quelques opérations à la Bourse, M. Malgat s'en chargea, bien qu'il n'eût pas de change, en vérité...

Les papiers qu'elle cherchait, miss Sarah les avait trouvés.

Elle les tendit à Daniel en disant :

-- Et si vous n'ajoutez pas foi à ce que je dis, voyez. C'était une douzaine de carrés de papier, sortes de bordereaux où Malgat annonçait le résultat des opérations qu'il faisait pour le compte et avec l'argent de sir Thomas Elgin.

Tous se terminaient par cette phrase :

« Nous l'avons perdue belle, mais nous serons plus heureux une autre fois... Il y a un bon coup à faire sur telle valeur, envoyez-moi tous les fonds dont vous pouvez disposer... »

La formule était invariable, il n'y avait que le nom des valeurs qui changeait.

-- C'est étrange, murmura Daniel.

Miss Sarah hocha la tête.

-- Étrange, oui, reprit-elle, mais sans valeur pour ma justification... La lettre que voici vous en dira davantage ; lisez-la, monsieur, et lisez-la tout haut.

Daniel prit la lettre, et lut :

« Paris, 5 décembre 1863.

« Monsieur Thomas Elgin,

« Il n'y a qu'à vous, le plus honnête des hommes, que je puisse faire l'aveu terrible de mon crime...

« Je suis un malheureux !... Chargé par vous de spéculations, j'ai été tenté, j'ai spéculé pour mon propre compte, une première perte en a amené une seconde. Le vertige m'a pris, j'ai voulu regagner mon argent... Et enfin, à cette heure, je dois à la caisse confiée à ma probité 58,000 francs.

« Aurez-vous pitié de moi, Monsieur, aurez-vous la générosité de m'avancer cette somme énorme !... Il me faudrait cinq ou six ans pour vous la rendre, mais je vous la rendrais, je vous le jure, avec les intérêts...

« J'attends votre réponse comme un coupable le verdict de ses juges... Il y va de la vie, et selon ce que vous déciderez, je suis sauvé ou je meurs déshonoré.

« A. MALGAT. »

En marge, de son anguleuse écriture, le méthodique sir Tom avait écrit :

« Répondu immédiatement et envoyé à M... chèque de 58,000 francs à prendre sur les sommes qu'a à moi la Compagnie. Dit que je ne veux pas d'intérêts. »

-- Et c'est là, balbutia Daniel, c'est là l'homme...

-- Qu'on m'accuse, moi, d'avoir détourné du chemin de l'honneur, oui, monsieur, continua miss Sarah... Maintenant vous commencez à le connaître... Mais attendez encore... Donc, il était sauvé, et nous ne tardâmes pas à le voir arriver, son visage de fourbe baigné de larmes menteuses... Les termes me manquent pour vous traduire les exagérations et les avilissements de sa reconnaissance... Il ne voulait plus serrer les mains du noble Thomas Elgin, disait-il, étant peine digne de les baiser à genoux... Il ne parlait que de se dévouer et de mourir pour nous. Il est vrai que sir Tom poussa la générosité jusqu'à l'héroïsme... Lui, l'image de la probité sur la terre, lui, capable de périr de faim près d'un trésor, il consolait Malgat, l'excusant à ses propres yeux, lui disant qu'après tout il n'était pas si coupable, qu'il y a des entraînements irrésistibles, ajoutant à cela tous les paradoxes inventés à l'usage des voleurs... Malgat avait de l'argent à lui, il ne le lui redemanda pas, dans la crainte de l'humilier... Il voulut continuer et il continua de le recevoir à notre table...

Elle s'interrompit, riant d'un rire nerveux qui faisait mal à entendre, puis d'un ton rauque :

-- Savez-vous comment. Malgat reconnut tant de bontés, M. Champcey... Lisez ce billet, il sera, je l'espère, ma réhabilitation.

C'était encore un billet de Malgat à sir Thomas Elgin, il écrivait :

« Sir Tom,

« Je vous avais trompé... ce n'était pas 58,000 francs que je devais, mais 317,000 francs.

« Grâce à des falsifications d'écritures, j'ai pu masquer mes détournements jusqu'à aujourd'hui... Je ne le puis plus.

« La compagnie a des soupçons ; mon directeur vient de me prévenir que demain on vérifiera mes livres... Je suis perdu.

« Je devrais me tuer, je le sais, mais jamais je n'aurai cet horrible courage... et je viens vous supplier de me fournir les moyens de passer à l'étranger... Je vous le demande à genoux, au nom de tout ce que vous avez de cher, par pitié, car je suis sans ressources, je n'ai pas seulement de quoi payer le chemin de fer jusqu'à la frontière et je n'ose rentrer chez moi, de peur d'être a arrêté...

« Encore une fois, sir Tom, ayez pitié d'un malheureux et déposez votre réponse chez votre concierge, je passerai la prendre à neuf heures...

« A. MALGAT. »

En travers de ce billet, et non plus en marge, M. Thomas Elgin avait écrit cette note laconique.

« Répondu sur-le-champ à ce coquin : Non ! »

C'est en vain que Daniel eût essayé d'articuler une syllabe, tant la stupeur lui serrait la gorge, et ce fut miss Sarah qui reprit :

-- Nous dînions en famille, ce soir-là, et l'indignation faisant oublier à sir Tom sa réserve habituelle, il nous dit tout... Ah ! je fus, moi, plus pitoyable que lui, et je le conjurai de donner au misérable de quoi fuir... Mais il fut inflexible... seulement, voyant mes transes folles, il essaya de me rassurer en m'affirmant que Malgat ne viendrait pas, qu'il n'oserait pas venir chercher la réponse...

Elle appuyait ses deux mains sur son cœur, comme pour en comprimer les battements, et toute défaillante :

-- Il vint cependant, continua-t-elle, et, voyant ses espérances déçues, il insista tant pour nous parler, que les domestiques le laissèrent monter, et il parut... Ah ! je vivrais des milliers de siècles, que j'aurais toujours cette horrible scène, là, devant les yeux... Se sentant perdu, ce voleur, ce faussaire était devenu fou, il voulait de l'argent... Il en demanda en se traînant à genoux d'abord, battant le parquet de son front, et cela ne servant de rien, tout à coup il se redressa furieux, l'écume à la bouche, nous accablant des plus grossières injures... Jusqu'à ce qu'enfin, sir Tom, à bout de patience, appela les gens... Il fallut employer la force, pour le jeter dehors, et pendant qu'on l'entraînait, il nous menaçait du poing en jurant avec d'affreux blasphèmes qu'il se vengerait.

Un frisson de terreur secouait les épaules et la poitrine de miss Sarah, tandis qu'elle évoquait ces lamentables souvenirs, et il y eut un moment où Daniel crut qu'elle allait se trouver mal.

Mais elle se roidit contre cette faiblesse, et d'un ton plus ferme :

-- Après quarante-huit heures, reprit-elle, l'impression de cette scène abominable se dissipait comme celle que laisse un mauvais rêve... Si nous reparlâmes des menaces de Malgat, ce fut pour hausser les épaules de mépris et de pitié... Que pouvait-il contre nous ?... Rien, n'est-ce pas. En même, osa-t-il nous accuser de quelque ignominie, il nous semblait que jamais ses accusations ne monteraient jusqu'à nous. Comment supposer que sur la seule parole d'un misérable le monde douterait de notre honneur !...

Son crime venait d'être découvert, et on ne parlait que de cela, avec force détails plus ou moins exacts... On quintuplait le chiffre de la somme qu'il avait volée... On disait qu'il avait réussi à se réfugier en Angleterre, et, qu'à Londres, la police avait perdu ses traces...

Et moi, pauvre fille, je l'oubliais...

Il avait fui ; mais, avant de quitter Paris, il avait eu le temps d'organiser la vengeance dont il nous avait menacés.

Où trouva-t-il des gens assez lâches pour servir son dessein, et quels sont ces gens ? Je l'ignore. Peut-être, ainsi que mistress Brian le croit, se borna-t-il à adresser des lettres anonymes à deux ou trois personnes de nos relations, de celles qu'il savait ne nous point aimer et nous envier.

Ce qui n'est que trop sûr, c'est que moins d'une semaine après sa disparition, on se racontait à l'oreille que j'étais, moi, Sarah Brandon, la complice de ce faussaire, pis que cela encore, et que les sommes puisées à sa caisse on les retrouverait dans le secrétaire de ma chambre à coucher...

Oui, voilà ce qu'on disait, tout bas d'abord et avec précaution, puis plus haut, toujours plus haut et ouvertement.

Bientôt, certains journaux s'en mêlèrent. Ils reprirent les faits, les arrangeant à leur façon et me désignant par mille allusions outrageantes... Ils disaient que le vol de Malgat était un vol à l'Américaine, et qu'il était bien naturel qu'il passât de l'étrangère à l'étranger...

Elle était devenue plus rouge que le feu, sa poitrine haletait, et la honte, la colère, le ressentiment de l'outrage, l'ardent désir de la vengeance se peignaient tour à tour sur son mobile visage.

-- Nous, cependant, continuait-elle, tranquilles et assurés en notre honnêteté, nous ne soupçonnions rien de ces infamies.

J'avais bien surpris sur mon passage quelques chuchotements, des regards ou des sourires singuliers, mais je ne m'en étais pas autrement inquiétée.

Un papier apporté une après-midi, en notre absence, nous apprit l'horrible vérité...

C'était une citation... J'étais appelée à comparaître devant le juge d'instruction.

Ce fut, monsieur, un coup de foudre... Fou de douleur et de colère, sir Tom jura qu'il saurait bien remonter jusqu'aux propagateurs de l'infâme calomnie, et qu'en attendant il provoquerait et tuerait tous ceux qui s'en feraient l'écho.

Vainement mistress Brian et moi nous nous jetâmes à ses pieds, le conjurant d'attendre pour sortir qu'il eût repris son sang-froid, il nous repoussa brutalement et s'élança dehors, emportant les bordereaux et les lettres de Malgat...

Nous avions épuisé toutes les tortures de l'inquiétude, quand vers minuit sir Tom rentra, pâle, abattu, l'œil éteint... Personne n'avait seulement voulu l'écouter, chacun se hâtant de lui dire qu'il était, en vérité, bien bon de s'occuper de ces infamies, trop ridicules pour qu'on y ajoutât foi...

Elle s'attendrissait, un sanglot lui coupa la parole ; mais se maîtrisant aussitôt :

-- Moi, reprit-elle, le lendemain je me rendis au Palais-de-Justice, et, après une longue station dans une galerie sombre, on m'introduisit dans le cabinet du juge d'instruction... C'était un homme déjà âgé, au regard pénétrant et aux traits durs, qui me reçut presque brutalement, comme une coupable...

Mais quand je lui eus montré les lettres que vous venez de lire, ses façons soudainement changèrent, la commisération le gagna, et même je surpris une larme dans ses yeux.

Ah ! je lui garderai une éternelle reconnaissance, pour l'accent dont il me dit, au sortir de son cabinet :

« Pauvre, pauvre jeune fille, la justice s'incline devant votre innocence, veuille Dieu que le monde fasse de même !... »

Elle arrêta sur Daniel ses beaux yeux tremblants de crainte et d'espoir, et d'une voix suppliante et d'une pénétrante douceur :

-- Le monde m'a été plus cruel que la justice, fit-elle... Mais vous, monsieur, serez-vous moins confiant qu'un juge d'instruction ?

Ah ! Daniel eût été bien embarrassé de répondre, il sentait comme des vapeurs d'ivresse monter à son cerveau.

-- Monsieur !... pria encore miss Brandon, monsieur Daniel...

Elle ne cessait de le fixer, il détourna la tête, sentant sous ces regards obstinés sa pensée lui échapper, son énergie se dissoudre, toutes les fibres de sa volonté se briser.

-- Grand Dieu ! s'écria miss Brandon avec une douloureuse surprise, il doute encore... Monsieur, de grâce, parlez-moi... Doutez-vous de l'authenticité de ces lettres ?... Ah ! s'il en est ainsi, prenez-les... car je n'hésite pas, moi, à confier à votre honneur les seules preuves de mon honneur... Prenez-les, et portez-les aux employés qui ont vécu vingt ans aux côtés de Malgat, et ils vous diront si c'est vraiment son écriture, si c'est lui qui a signé sa condamnation... Et si cela ne vous suffit pas encore, rendez-vous près du juge qui m'a interrogée, il se nomme Patrigent...

Et elle attendit ; mais rien, pas un mot.

Daniel s'était affaissé sur une chaise, et le coude appuyé sur une petite table, le front entre ses mains, il s'efforçait de réfléchir, de délibérer...

Alors, miss Sarah se levant, s'approcha de lui doucement, et lui prenant la main :

-- Je vous en prie... prononça-t-elle.

Mais au contact de cette main fine et tiède, secoué comme d'une commotion électrique, Daniel se dressa si violemment que sa chaise en fut renversée.

Et tremblant d'un mystérieux effroi, il dit un nom :

-- Kergrist !...

Ce fut comme une suprême insulte tombant sur le visage de miss Sarah... Elle devint livide, et reculant d'un pas, mesura Daniel d'un regard brûlant de haine.

-- Oh !... murmura-t-elle... Oh !... ne trouvant point de termes pour traduire ce qu'elle ressentait...

Allait-elle se retirer ?... Elle en eut comme la pensée et marcha vers la porte ; mais se ravisant tout à coup, elle revint se placer en face de Daniel.

-- C'est la première fois, reprit-elle, frémissante d'indignation, que je m'abaisse jusqu'à me justifier d'accusations ignobles... et vous en abusez pour m'outrager... Mais n'importe ! je vois en vous le mari de Mlle de la Ville-Haudry, et puisque j'ai commencé, j'achèverai...

Daniel balbutiait quelque chose comme des excuses, elle l'interrompit :

-- Eh bien ! oui, reprit-elle, une nuit, un jeune homme, Charles de Kergrist, un débauché, un joueur, couronnant une vie de scandales honteux par la plus lâche et la plus vile action, est venu se suicider sous mes fenêtres... et le lendemain une immense clameur s'éleva contre moi... Trois jours plus tard, le frère de ce misérable fou, M. René de Kergrist, venait demander raison à sir Tom... Or, savez-vous ce qui est résulté des explications ? Charles de Kergrist s'est tué à la suite d'un souper dont il était sorti ivre... Il s'est tué parce que les banques de Hombourg et de Bade avaient dévoré sa fortune, parce qu'il avait épuisé tous les expédients, parce que sa famille, effrayée de ses désordres, lui refusait de l'argent... Et en choisissant mes fenêtres pour son suicide, il assouvissait ses basses rancunes... Voyant en moi une héritière dont la dot lui permettrait de continuer son genre de vie, il avait demandé ma main, et sir Tom la lui avait refusée... Enfin, à l'époque de la catastrophe j'étais à soixante lieues de Paris, à Tours, chez un ami de mistress Brian, sir Palmer, lequel s'est empressé de le déclarer...

Et Daniel la regardant d'un air égaré :

-- Peut-être allez-vous me demander la preuve de ce que j'avance, continua-t-elle. Je n'en ai pas à vous donner. Mais je sais un homme qui vous en donnera, et celui-là est le frère du suicidé, René de Kergrist... car, après les explications, il est resté notre ami, monsieur, un de nos meilleurs amis, et il était ce soir chez moi, et vous l'avez vu, car il est venu me saluer pendant que je vous parlais... M. de Kergrist habite Paris, et sir Tom vous donnera son adresse.

Elle écrasa Daniel d'un regard où la pitié le disputait au dédain, et de l'accent le plus fier :

-- Et maintenant, monsieur, ajouta-t-elle, puisque j'accepte ce rôle d'accusée, prenez celui de juge... Interrogez-moi, et je répondrai... Qu'avez-vous encore à me reprocher ?...

Mais il faut au juge le sang-froid, et Daniel ne sentait que trop qu'il n'avait plus le sien et que même il dissimulait mal l'affreux désordre de son esprit.

Renonçant donc à toute discussion :

-- Je vous crois, miss, fit-il, je vous crois.

Un rayon de joie éclaira les traits si beaux de miss Brandon, et d'un accent qui était comme l'écho de son âme même :

-- Oh ! merci, monsieur, s'écria-t-elle, maintenant vous saurez bien m'assurer l'amitié de Mlle Henriette...

Pourquoi prononça-t-elle ce nom ?... Il rompit le charme qui engourdissait Daniel... Il vit sa faiblesse, et il en eut horreur comme d'une trahison...

Durement, et montrant ainsi et sa colère contre lui-même et la révolte de sa raison :

-- Permettez-moi, miss, dit-il, de ne pas vous répondre ce soir... de réfléchir...

Elle le regarda d'un air de stupeur :

-- Qu'est-ce à dire ? prononça-t-elle... J'ai, oui ou non, dissipé vos soupçons injurieux... Voulez-vous donc consulter quelqu'un de mes ennemis ?...

Elle s'exprimait d'un ton de si profond dédain, que Daniel, blessé au vif, oublia la prudence dont il s'était fait une loi :

-- Puisque vous l'exigez, miss, dit-il, je vous avouerai qu'il est un de mes doutes que vous n'avez pas levé.

-- Lequel ?

Daniel hésita, regrettant ce qui venait de lui échapper... Mais il s'était trop avancé pour reculer.

-- Je ne puis m'expliquer, miss, déclara-t-il, que vous épousiez M. de la Ville-Haudry...

-- Parce que ?

-- Vous êtes jeune, miss... Vous êtes immensément riche, dites-vous... et le comte a soixante-six ans.

Elle, si hardie que rien ne semblait devoir la déconcerter, elle baissa la tête comme une timide pensionnaire prise en faute, et un nuage de pourpre s'étendit sur son front et sur ses joues et sur tout ce que sa robe découvrait de ses épaules divines.

-- Vous êtes cruel, monsieur, balbutia-t-elle ; le secret que vous me demandez est de ceux qu'une fille ose à peine confier à sa mère.

Lui, croyant l'avoir enfin embarrassée, triomphait.

-- Ah ! ah ! fit-il ironiquement.

Cependant l'altière miss Sarah ne se révolta pas, et avec une amère tristesse :

-- Vous le voulez, soupira-t-elle, soit... Pour vous j'arracherai ce voile de fière pudeur dont une jeune fille enveloppe le mystère de son âme... Je n'aime pas le comte de la Ville-Haudry.

Daniel bondit. Cet aveu lui parut le comble de l'impudence.

-- Je ne l'aime pas... d'amour, du moins, continua miss Sarah, et jamais je ne lui ai permis de soupçonner un tel sentiment... Cependant, c'est avec... bonheur que je deviendrai sa femme... N'espérez pas que je vous explique ce qui se passe en moi... Moi-même je ne me comprends plus... Je n'ai pas de nom à donner à la sympathie qui m'attire vers lui... J'ai été séduite par son esprit et par sa bonté, et sa parole me charme... Voilà ce que je puis dire...

C'était à n'y pas croire.

-- Et s'il vous faut, monsieur, poursuivit-elle, des motifs plus grossièrement humains, je vous dirai que je succombe aux dégoûts de l'existence que la calomnie m'a faite... L'hôtel de la Ville-Haudry m'apparaît tel qu'un asile où j'ensevelirai mes désillusions et mes regrets, où je trouverai avec le calme une situation qui commande le respect... Ah ! ne craignez rien pour ce grand nom... je saurai le porter noblement et dignement, et nul sacrifice ne me coûterait pour en rehausser l'éclat... Ce sont là des calculs, m'objecterez-vous... Je l'avoue, mais ils n'ont rien de bas ni de honteux.

Ainsi, Daniel avait cru la confondre, et c'était elle qui, par sa franchise, l'écrasait.

Car il n'y avait rien à répondre, point d'objections valables à présenter ; cinquante mariages sur cent sont décidés par des considérations moins avouables.

Miss Sarah, cependant, n'était pas femme à se laisser longtemps abattre. Elle se redressait à mesure qu'elle parlait, s'exaltant au bruit de ses paroles.

-- Depuis deux ans, reprit-elle, vingt partis se sont présentés pour moi, dont trois ou quatre eussent comblé les vœux d'une fille de duchesse... Je les ai refusés, malgré sir Tom et mistress Brian... Hier encore, un homme de vingt-cinq ans, un Gordon-Chalusse, était à mes pieds... Je l'ai éconduit comme les autres pour épouser mon cher comte... Pourquoi ?

Elle demeura pensive, l'œil brillant de larmes près de jaillir, et se répondant à elle-même, plutôt que s'adressant à Daniel :

-- Grâce à ce que le monde appelle ma beauté, continua-t-elle, beauté fatale, hélas ! j'ai été entourée, fêtée, rassasiée de flatteries jusqu'à la nausée... Je suis au centre de la société la plus élégante et la plus spirituelle de l'Europe, dit-on... Eh bien !... c'est en vain que, cherchant autour de moi, j'ai espéré celui dont le regard devait troubler la paix profonde de mon cœur... Je n'ai rencontré que des hommes parfaits, se ressemblant tous, dont le caractère n'avait pas plus de pli que leur habit sorti des mains du meilleur faiseur, également empressés et galants, beaux joueurs, beaux diseurs, beaux danseurs, beaux cavaliers...

Elle secoua la tête d'un mouvement plein d'énergie, et rayonnante d'enthousiasme :

-- Ah ! j'avais rêvé autre chose, s'écria-t-elle... Ce que je rêvais, moi, c'était un de ces hommes au cœur haut et fier, au vouloir inflexible, capable de tenter ce qui fait reculer les autres... Quoi ? je l'ignore, mais quelque chose de grand, de périlleux, d'impossible... Je rêvais un de ces ambitieux au front pâli par la convoitise, un de ces âpres travailleurs dont les yeux gonflés par les veilles ont l'étincelle du génie, un de ces forts dont la force s'impose à la foule et dont la pensée soulève des montagnes...

Ah ! pour payer l'amour d'un tel homme, j'aurais trouvé en moi des trésors qui y resteront inutiles comme les richesses enfouies au fond des mers !... Je me serais enivrée à la coupe de ses espérances, mon pouls aurait battu la fièvre de ses luttes... Pour lui, je me serais faite petite, humble, servile, j'aurais épié dans son regard l'ombre de ses désirs...

Mais avec quelles ivresses d'orgueil je me serais parée, moi, sa femme, de ses succès et de sa gloire, des respects de ses admirateurs et de la haine de ses ennemis...

Sa voix avait des vibrations à remuer les entrailles, les splendeurs de sa beauté illuminaient le salon.

Et peu à peu, comme les pièces d'une armure mal attachée, tombaient les rancunes de Daniel, ses soupçons et ses défiances.

Miss Brandon s'arrêta, honteuse de ses violences, et plus lentement :

-- Désormais, monsieur, prononça-t-elle, vous me connaissez tout entière... seul au monde, vous aurez lu au plus profond de l'âme de Sarah Brandon... Et pourtant, je vous vois aujourd'hui pour la première fois... Et cependant, vous êtes le premier qui ayez eu pour moi des paroles sévères... sévères jusqu'à l'outrage. Me ferez-vous repentir de mon abandon ?... Oh ! non, non, n'est-ce pas... Il est un homme au cœur loyal et fort, celui qui, pour sauver une tache faite à un nom qui n'est pas le sien risque un avenir de bonheur, la jeune fille qu'il aime et une fortune énorme. Ah ! Mlle de la Ville-Haudry n'avait pas fait un choix vulgaire.

Elle eut un geste d'affreux découragement et, avec une sorte de rage concentrée :

-- Moi, je sais d'avance mon avenir... prononça-t-elle.

Un silence suivit, terrible... Ils étaient là tous deux en face l'un de l'autre, pâles, troublés, palpitants, les lèvres convulsivement serrées, les yeux pleins d'éclairs rouges.

Et, au souffle furieux de cette passion, Daniel sentait sa raison tourbillonner, un délire inconnu charriait tout son sang à son cerveau, et il lui semblait que le bruit du battement de ses tempes emplissait toute la maison.

-- Oui, reprit enfin miss Brandon, ma destinée est irrévocable... Il faut que je sois comtesse de la Ville-Haudry, sinon... sinon je suis perdue... Et une dernière fois, monsieur, je vous en conjure, obtenez de Mlle Henriette qu'elle m'accueille comme une sœur aînée... Eh ! si j'étais la femme que vous supposez, que m'importerait Henriette et son inimitié... Vous savez bien que M. de la Ville-Haudry passera outre quand même... Et cependant, je vous prie, moi qui toujours ai commandé... Que voulez-vous que je fasse, dois-je me mettre à genoux ?... M'y voici.

Et en effet, elle s'affaissa si brusquement, que ses genoux sonnèrent sur le parquet ; et saisissant les mains de Daniel, elle les appliqua contre son front brûlant.

-- Mon Dieu ! gémissait-elle, être refusée par lui !...

Ses cheveux s'étaient à demi-dénoués et ils inondaient les mains de Daniel... Il frissonna de la nuque aux talons, et se penchant vers miss Brandon, il la releva et la soutint toute défaillante, pendant qu'elle appuyait la tête contre sa poitrine.

-- Miss, fit-il d'une voix rauque, Sarah !

Ils étaient si près l'un de l'autre que leurs haleines se confondaient, et que Daniel sentait sur son visage, plus ardent que la flamme, le souffle de miss Sarah... Ivre alors, éperdu, oubliant tout, il appuya ses lèvres sur les lèvres de cette fille étrange...

Mais elle, aussitôt, se redressant violemment, bondit en arrière en s'écriant :

-- Daniel !... Malheureux !...

Puis, éclatant en sanglots :

-- Partez, balbutia-t-elle, partez... je ne vous demande plus rien... si je dois être perdue, je le serai...

Et lui, avec une véhémence inouïe :

-- Votre volonté sera faite, Sarah ! s'écria-t-il... je suis à vous... comptez sur moi !...

Et il sortit comme un fou, il descendit l'escalier en trois bonds, et la porte de la rue se trouvant ouverte, il se précipita dehors.

X

La nuit était sombre et glacée, le ciel chargé de nuages qui rasaient le faite des maisons, un vent furieux secouait les branches noircies des arbres des Champs-Élysées, roulant dans l'air comme une poussière de neige.

D'une course fiévreuse, tel qu'un malfaiteur poursuivi, Daniel s'élança d'abord au hasard, sans direction, sans but, sans autre idée que celle de s'éloigner, de fuir...

Mais, au bout de cent pas, le mouvement, l'âpre froid de la nuit, la bise aigre qui soulevait ses cheveux, lui rendirent quelque conscience de la situation.

Alors il s'aperçut qu'il était en habit de soirée, la tête nue, et qu'il avait laissé à l'hôtel de miss Brandon son chapeau et son pardessus.

Alors il se souvint que M. de la Ville-Haudry l'attendait dans le grand salon, en compagnie de sir Thomas Elgin et de mistress Brian.

Qu'allait-on soupçonner, croire, dire !... Malheureux ! en quelle impasse s'était-il ou l'avait-on engagé !...

Une issue existait peut-être à cet enfer où il se débattait, et par sa folie il venait de la fermer sans retour.

Pareil à ces débauchés qui, après le lourd sommeil de l'orgie, s'éveillent la bouche pâteuse et le cerveau troublé, il lui semblait sortir de quelque songe bizarre et terrible... Tel que l'ivrogne qui, l'ivresse dissipée, cherche à se rappeler les actes de démence où l'a poussé l'alcool, Daniel terrifié récapitulait toutes ses émotions pendant cette heure qu'il venait de passer près de miss Sarah -- heure d'égarement, qui allait peser d'un poids formidable dans la balance de sa destinée, renfermant en ses soixante minutes plus d'événements que sa vie tout entière...

En aucun moment, il n'avait été si près du désespoir.

Quoi !... il était prévenu, sur ses gardes, on l'avait averti des perfidies de miss Sarah, on lui avait dit quels philtres versaient ses yeux, lui-même dans la soirée l'avait surprise en flagrant délit de mensonge...

Et néanmoins, faible et veule, il s'était laissé prendre aux fascinations de cette fille étrange, il avait tout oublié à sa voix, tout, jusqu'à cette chère et adorée Henriette, son unique pensée depuis des années.

-- Insensé, murmurait-il, qu'ai-je fait !...

Insoucieux des rafales de la tempête, et de la neige qui commençait à tomber, il s'était assis sur le perron d'une des plus riches habitations de la rue du Cirque, et les coudes aux genoux, il pressait son front entre ses mains, comme s'il eût espéré en faire jaillir une idée de salut.

Condensant en un effort tout ce qu'il avait de volonté, il essayait de reconstituer cette entrevue, cherchant par quelles étonnantes transitions, commencée comme un combat, elle s'était terminée de même qu'un rendez-vous d'amour.

Et récapitulant dans sa mémoire toutes les phrases dont miss Sarah l'avait bercé, il se demandait si véritablement elle n'avait pas été calomniée.

Et si elle avait dans son passé quelque chose, pourquoi ne le pas attribuer à ces deux personnages louches qui la gardaient, mistress Brian et sir Thomas Elgin ?

Quelle audace, dans la défense de cette fille extraordinaire, mais quelle noblesse aussi !... Comme elle avait bien dit qu'elle n'aimait pas d'amour M. de la Ville-Haudry et que même, jamais aucun homme n'avait donné à son cœur une pulsation de plus.

Était-elle donc de marbre, et sensible seulement aux ineptes jouissances de la vanité !

Oh ! non, mille fois non, la coquetterie la plus raffinée n'atteint pas cette véhémence de la passion, l'art le plus merveilleux n'a pas cette puissance communicative, don sublime de la vérité.

Et la tête et le cœur encore pleins, quoi qu'il fît, de miss Sarah, Daniel frémissait au souvenir de certaines de ses paroles où le secret de son âme s'était révélé sous la transparence des allusions...

Pouvait-elle dire à Daniel, plus clairement qu'elle ne le lui avait dit : « Celui que j'aimerais, c'est vous !... » Évidemment non.

Et lui, à cette pensée, se sentait inondé d'âcres et malsaines voluptés... Car il était homme, ni meilleur ni pire que les autres, et il est peu d'hommes qui ne mettent un prix plus élevé aux quelques heures que leur accorde le caprice d'une femme telle que miss Sarah, qu'à une vie tout entière de noble et pur amour que leur consacre une chaste fille.

-- Mais que m'importe !... répétait-il. Est-ce que je puis l'aimer, moi...

Puis il revenait à s'inquiéter de ce qui s'était passé après son départ... Comment miss Sarah aurait-elle expliqué sa fuite ? Quelle raison aurait-elle donné de son désordre à elle-même ?...

Et, attiré par une force invincible, Daniel s'était levé pour revenir vers l'hôtel de miss Brandon, et blotti en face, dans l'encoignure d'une porte, il interrogeait d'un œil obstiné la façade, comme si elle eût pu lui révéler quelque chose de ce qui se passait à l'intérieur.

Les fenêtres du salon étaient encore illuminées, et des gens allaient et venaient, dont l'ombre se dessinait sur les rideaux... Un homme vint s'appuyer le front contre la vitre, puis brusquement il se retira comme si on l'eût appelé, et Daniel reconnut parfaitement le comte de la Ville-Haudry.

Qu'est-ce que cela signifiait !... N'était-ce pas à croire que miss Sarah s'était trouvée tout à coup très-malade et qu'on s'empressait autour d'elle !...

Ainsi songeait Daniel, quand il entendit comme un bruit de verrous et de gonds qui grinçaient. C'était la lourde porte de la cour de l'hôtel Brandon que des domestiques ouvraient. Un coupé bas attelé d'un seul cheval en sortit et fila rapidement vers les Champs-Élysées.

Mais au moment où ce coupé tourna, la lumière d'un réverbère tomba en plein dans l'intérieur, et Daniel crut y reconnaître, il y reconnut miss Sarah !...

Ce lui fut comme un coup de masse tombant sur le crâne.

-- Elle se jouait de moi !... s'écria-t-il, grinçant les dents de rage, elle m'a bafoué comme un imbécile, comme un idiot !...

Puis enflammé d'un soudain espoir :

-- Il faut savoir où elle court ainsi, à quatre heures du matin, il faut la suivre !...

Et de toute la vitesse dont il était capable, il s'élança sur les traces du coupé.

Malheureusement, miss Brandon avait sans doute donné des ordres à son cocher, car le cheval descendait l'avenue des Champs-Élysées d'un train d'enfer, et c'était un trotteur admirable choisi entre cent par sir Tom, un des plus fins maquignons de Paris.

Mais Daniel était agile, et la probabilité d'une vengeance immédiate décuplait ses forces.

-- Si seulement je pouvais trouver une voiture ! pensait-il.

Mais il n'en apercevait aucune.

Et les coudes au corps, cadençant son pas, ménageant son haleine, il se maintenait et même gagnait du terrain... À la place de la Concorde il n'était pas à dix longueurs de bras du coupé.

Seulement, là, le cocher toucha son cheval, qui d'une allure plus vive encore traversa la place de la Concorde et s'engagea dans la rue Royale.

Daniel sentait la respiration lui manquer, une douleur, faible d'abord et de plus en plus intolérable, lui tordait le côté... Il allait être forcé de s'arrêter, quand, devant la Madeleine, il vit venir un fiacre dont le cocher dormait au trot somnolent de ses rosses.

Brusquement, Daniel se jeta à la tête des chevaux, et d'une voix haletante :

-- Cocher, cria-t-il, cent francs pour toi si tu me rejoins le coupé qui est là-bas...

Mais éveillé en sursaut, voyant cet homme en habit et tête nue, déterminé surtout par l'énormité de la somme qu'on lui offrait, le cocher crut à une plaisanterie d'ivrogne, et d'un ton furieux :

-- Allons, gare, pochard ! cria-t-il, ou je te passe dessus...

Et il fouetta si violemment ses bêtes, que sans un bond de côté, Daniel était écrasé.

Mais tout cela avait pris une minute, et le coupé maintenant était loin, roulant sur le boulevard... Songer seulement à le rattraper eût été folie, Daniel demeura en place, anéanti...

Que faire, que résoudre ?... L'idée lui vint de courir jusque chez Maxime de Brévan, lui demander un conseil... Mais la destinée était contre lui ; il repoussa cette inspiration...

Et il regagna lentement son logis et il se jeta dans son fauteuil, résolu à ne se point coucher avant d'avoir décidé comment essayer d'échapper aux conséquences de sa folie d'une heure...

Mais il y avait deux jours qu'il était ballotté entre les plus poignantes alternatives, tel qu'un homme à la mer, dont le caprice des vagues rapproche et éloigne l'épave de salut... Mais il y avait quarante-huit heures qu'il n'avait fermé l'œil, et s'il n'est pas de limites à la faculté de souffrir de l'âme, les forces physiques ont des bornes restreintes...

Et il s'endormit, rêvant qu'il veillait et qu'il découvrait le moyen de pénétrer le mystère de l'existence miss Brandon.

Il faisait grand jour lorsque Daniel s'éveilla glacé et courbaturé, car il n'avait pas changé de vêtements en rentrant, et son feu s'était éteint.

Son premier mouvement fut tout de colère contre lui-même.

Quoi, il succombait si promptement, lui qui dans sa vie de marin, il se le rappelait, était resté à diverses reprises quarante et jusqu'à soixante heures presque sans quitter le pont de son navire battu par la tempête !

La paisible et uniforme existence de bureaucrate qu'il menait depuis près de deux ans, l'avait-elle donc amolli jusque-là que tous les ressorts de son organisation étaient détrempés !...

Pauvre garçon, qui ignorait que les pires fatigues sont légères, comparées à ces épouvantables convulsions morales qui ébranlent l'être humain jusqu'en ses plus mystérieuses profondeurs.

Cependant, tout en se hâtant d'allumer un grand feu pour se réchauffer, il ne tarda pas à reconnaître que le repos lui avait été profitable.

Les dernières vapeurs de son ivresse de la nuit s'étaient complètement dissipées, le charme qui l'avait fasciné était rompu, et il se sentait en pleine possession de toutes ses facultés.

À cette heure, sa folie lui paraissait si absolument inexplicable, que s'il eût pris seulement un verre d'eau sucrée à la soirée de miss Sarah Brandon, il eût été tenté de croire qu'on y avait mêlé quelqu'une de ces substances qui allument, comme un incendie, le délire dans le cerveau.

Mais il n'avait rien pris... et quand même ! la folie était-elle moins commise et moins irréparable ? Les suites en seraient fatales, il n'en doutait pas.

Ainsi il s'épuisait à déchiffrer l'énigme de l'avenir, lorsque son portier, comme tous les matins, entra dans l'appartement. Il tenait sur le bras un pardessus, et à la main un chapeau.

-- Voici, monsieur, dit-il, non sans un sourire qui voulait être malicieux, voici ce que vous avez oublié dans la maison où vous avez passé la soirée. Un domestique, à cheval, ma foi ! vous le rapporte... Il m'a remis en même temps cette lettre ; il y a une réponse, et on l'attend en bas.

Daniel la prit, cette lettre, et durant une bonne minute il en examina l'adresse : elle était d'une écriture de femme, délicate et menue, n'ayant rien de l'anguleuse sécheresse des écritures américaines.

Enfin il en rompit l'enveloppe, et aussitôt il s'en dégagea une bouffée de ce parfum si pénétrant et si doux qu'il avait respiré dans le petit salon de miss Brandon. La lettre était bien d'elle, et, en tête du papier, se détachait son prénom : Sarah, en petites lettres gothiques bleues.

Elle écrivait :

« Est-il bien vrai, monsieur Daniel, que vous êtes tout à moi, et que je puis compter sur vous ?... Cette nuit, vous l'avez dit... Vous souvenez-vous encore de vos promesses ?... »

Daniel était pétrifié.

Miss Sarah lui avait dit qu'elle était l'imprudence même ; ne lui en donnait-elle pas là une preuve positive ?...

Ces cinq lignes ne pouvaient-elles pas devenir contre elle une arme terrible ?... Ne prêtaient-elles pas à des interprétations au moins singulières ?...

Cependant, le concierge s'impatientait à rester là, debout.

-- Que dois-je dire au domestique ? interrogea-t-il.

-- Ah ! attendez ! fit rudement Daniel.

Et s'asseyant à son bureau, il se mit à écrire à miss Brandon :

« Certes, miss, je me souviens de la promesse que vous avez arrachée à mon égarement, je ne m'en souviens que trop... »

Une soudaine réflexion arrêta sa plume.

Quoi ! ayant déjà donné dans un premier piège tendu à son inexpérience, il s'exposait à tomber dans un second !...

Brusquement donc il déchira sa réponse commencée, et se tournant vers son concierge :

-- Dites au domestique, ordonna-t-il, que je suis sorti, et courez me chercher une voiture.

Puis, le portier s'étant retiré :

-- Oui, murmura-t-il, c'est plus habile... Mieux vaut laisser miss Sarah dans l'incertitude de mes intentions... Elle ne peut soupçonner que sa sortie m'a éclairé, elle me croit sa dupe, laissons-le lui croire...

Cependant, cette lettre semblait annoncer quelque intrigue nouvelle qui inquiétait singulièrement Daniel... Miss Sarah était sûre d'arriver à ses fins ; que pouvait-elle souhaiter de plus ?... Quel autre but mystérieux poursuivait-elle ?...

-- Ah ! je m'y perds, soupira Daniel... Il faut que je consulte Brévan...

Sur son bureau, se trouvait, encore inachevé, ce travail si important et si pressé que lui avait confié le ministre...

Mais le ministre, le ministère, sa position, son avancement, toutes ces considérations s'effaçaient devant celles de sa passion.

Il descendit donc, et pendant que sa voiture roulait vers la rue Laffitte, il songeait à la stupeur de M. de Brévan...

Debout, en manches de chemise, devant une immense table de marbre, toute chargée de pots et de flacons, de brosses, de peignes, d'éponges, de limes, de pinces, de polissoirs, M. de Brévan était à sa toilette lorsque Daniel arriva chez lui.

S'il l'attendait, ce n'était pas si tôt, car son visage trahit une impression à glacer toutes les expansions.

Mais Daniel avait confiance... Il serra la main que lui tendait son ami, et se laissant tomber lourdement sur une chaise :

-- Je suis allé chez miss Brandon, dit-il, elle a su me faire promettre tout ce qu'elle a voulu... C'est inimaginable.

-- Voyons cela ? fit M. de Brévan.

Aussitôt, sans hésiter, et avec force détails, Daniel raconta comment miss Sarah l'avait entraîné dans son petit salon, et s'était défendue de toute complicité avec Malgat, en lui montrant des lettres de ce malheureux...

-- Lettres étranges, concluait-il, et qui, si elles étaient authentiques...

M. de Brévan haussa les épaules.

-- Vous étiez prévenu, fit-il, et vous avez promis tout ce qu'elle a voulu... Supposez-vous sans défiance, elle vous eût fait signer votre condamnation à mort...

Telle quelle, c'était une explication.

-- Mais Kergrist, objecta Daniel, le frère de Kergrist, est son ami...

-- Parbleu !... supposez-vous donc ce frère beaucoup plus fin que vous ?...

Encore qu'il ne fût point pleinement satisfait, Daniel poursuivit, disant sa stupeur quand miss Sarah lui avait confessé qu'elle n'aimait pas M. de la Ville-Haudry...

Mais l'autre, d'un éclat de rire, l'interrompit, et d'un air ironique :

-- Naturellement !... s'écria-t-il. Et après elle vous a dit qu'elle n'avait jamais aimé personne, ayant vainement cherché l'homme de ses rêves... Elle vous a dépeint le phénix de telle façon que vous vous êtes dit : « Eh ! mais, ce phénix, c'est moi !... » Cela vous a chatouillé délicieusement ; elle s'est jetée à vos pieds, vous l'avez relevée, elle s'est évanouie, elle palpitait comme une colombe entre vos bras, vous avez perdu la tête...

Les bras de Daniel lui tombaient.

-- Comment savez-vous cela ? balbutia-t-il.

Si le regard de M. de Brévan vacilla, il ne se déconcerta nullement, et d'un ton de raillerie plus âpre :

-- Je devine, parbleu ! répondit-il. Ne vous ai-je pas dit que je connais miss Brandon... Elle n'a qu'un « truc » dans son sac, mais c'est assez, puisqu'il réussit toujours...

Qu'on a été joué, qu'on a fait un personnage ridicule, c'est une de ces infortunes qu'on s'avoue à soi-même, encore que l'aveu soit pénible.

Mais s'entendre, sur ce sujet, railler par un autre, c'est à quoi on ne consent pas volontiers.

Daniel ne dissimula donc pas un mouvement d'impatience, et un peu sèchement :

-- Si j'ai été dupe de miss Sarah, mon cher Maxime, fit-il, vous devez voir que je ne le suis plus...

-- Eh ! eh !...

-- Non, plus du tout... Et c'est elle-même qui a dissipé mes illusions.

-- Bah !...

-- Involontairement, bien entendu... m'étant enfui de chez elle comme un fou, j'errais sans but arrêté autour de son hôtel, quand je l'ai vue sortir en voiture...

-- Allons donc !...

-- Je l'ai vue comme je vous vois... et il était quatre heures du matin.

-- Diable !... et qu'avez-vous fait ?...

-- Je l'ai suivie...

M. de Brévan faillit laisser tomber la brosse dont il se brossait amoureusement les ongles, mais il maîtrisa si promptement son trouble, que Daniel n'en aperçut rien...

-- Ah ! vous l'avez suivie, répéta-t-il, d'une voix que toute sa puissance sur lui-même n'empêchait pas de chevroter un peu, vous l'avez suivie... En ce cas, vous... vous savez où elle se rendait ?...

-- Hélas ! non... Elle avait un cheval si rapide que tout leste je suis, j'ai été distancé...

Il est sûr que M. de Brévan respira plus librement, et d'un ton dégagé :

-- Voilà qui est fâcheux, fit-il, et vous avez perdu là une occasion unique... Il ne m'étonne plus d'ailleurs que vous soyez édifié...

-- Oh ! je le suis, vous pouvez me croire, et cependant...

-- Cependant ?...

Daniel hésitait, craignant de voir un sourire sardonique reparaître sur les lèvres de son ami. Pourtant, il se fit violence :

-- Eh bien ! je me demande si tout ce que raconte miss Brandon de son enfance, de sa famille et de sa fortune, ne serait pas, quand même, la vérité...

L'autre eut le geste d'épaules d'un homme sensé qui entend le raisonnement biscornu d'un maniaque.

-- Vous me jugez absurde, insista Daniel, soit... Mais alors, faites-moi le plaisir de m'expliquer comment miss Sarah, si intéressée à cacher son passé, m'a indiqué le moyen de recueillir des informations positives et de savoir à un sou près le chiffre de ses revenus... L'Amérique n'est pas si loin ! !

Ce n'était plus de la surprise, c'était de l'ahurissement qu'exprimait le visage de M. de Brévan.

-- Quoi !... s'écria-t-il, est-ce que là, sérieusement, vous songeriez à entreprendre le voyage d'Amérique !...

-- Pourquoi non !...

-- Vrai, mon pauvre ami, fit-il, vous êtes trop naïf pour notre temps... Quoi ! vous en êtes encore à démêler les intentions de Sarah ?... Elles sautent aux yeux, cependant... Vous voyant et vous jugeant, elle s'est dit : « Voici un digne jeune homme qui me gêne, ici, furieusement... envoyons-le respirer un air meilleur à quelques mille lieues. » Et là-dessus elle vous a soufflé cette jolie inspiration de voyage.

Étant donné ce que savait Daniel du caractère de miss Brandon, cette interprétation était un peu plus que probable... Néanmoins, elle ne le contentait pas complètement.

-- Que je reste ou que je parte, objecta-t-il, la noce n'en aura pas moins lieu... Donc, point d'intérêt à m'éloigner... Croyez-moi, Maxime, il y a autre chose que ce que vous pensez... À côté de son mariage, miss Brandon doit poursuivre quelque autre but !...

-- Lequel ?...

-- Ah !... voilà ce que je m'épuise à chercher... Mais tenez pour certain que je ne m'abuse pas... je n'en veux pour preuve que ce que miss Sarah m'écrivait ce matin...

M. de Brévan eut un saut de trois pieds.

-- Elle vous a écrit ! fit-il.

-- Oui, et c'est cette maudite lettre qui, plus que tout le reste, m'amène... La voici, lisez-la... Et si vous y comprenez quelque chose, vous serez plus heureux que moi...

D'un coup d'œil, M. de Brévan lut les cinq lignes de miss Brandon, et devenu tout pâle :

-- C'est inimaginable, murmurait-il, un billet d'une imprudence folle, elle qui n'écrit jamais... jamais.

Il attachait sur les yeux de Daniel un regard où il avait rassemblé toute sa pénétration, et scandant ses mots pour leur donner plus de poids...

-- Si elle vous aimait véritablement, interrogea-t-il, que diriez-vous ?

Daniel eut un geste de dépit.

-- Il est peu généreux de me railler, Maxime, fit-il... Je puis être un naïf, je ne suis pas un imbécile, encore moins un fat...

-- Ce n'est pas répondre, interrompit M. de Brévan, et je répète ma question : Que diriez-vous ?...

-- Je dirais que je l'exècre, cette femme !

-- Oh ! haïr si fort, c'est être bien près d'adorer...

-- Je la méprise, et sans estime...

-- Connu ! ce n'est pas là un empêchement.

-- Enfin, vous savez que j'aime du plus profond et du plus ardent amour Mlle de la Ville-Haudry.

-- Naturellement, mais ce n'est pas la même chose.

M. de Brévan avait enfin achevé sa minutieuse toilette. Il endossa une robe de chambre, et entraînant Daniel dans la petite pièce qui lui servait de cabinet de toilette :

-- Maintenant, cher ami, qu'avez-vous répondu à ce billet ?

-- Rien.

S'étant jeté sur un fauteuil, M. de Brévan avait pris la physionomie grave d'un médecin en consultation :

-- Et vous avez bien fait, approuva-t-il, et pour l'avenir, je n'ai à vous conseiller d'autre conduite que celle-là... faites le mort. Pouvez-vous quelque chose aux projets de Sarah ? Non... laissez-les donc s'accomplir.

-- C'est que...

-- Laissez-moi finir... Outre que c'est votre intérêt d'agir ainsi, c'est encore plus celui de Mlle Henriette... Le jour où on vous séparera, vous serez très-affligé, mais libre... Elle, au contraire, sera condamnée à vivre sous le même toit que miss Sarah... Savez-vous tout ce qu'une belle-mère peut faire endurer à la fille de son mari !...

Daniel frissonna. Déjà cette pensée lui était venue, et elle l'avait fait frémir.

-- Pour le moment, reprit M. de Brévan, le plus pressant est de savoir comment votre départ a été expliqué... De ce qu'on a dit, nous pourrons peut-être tirer quelques éclaircissements...

-- Je vais aux informations de ce pas, répondit Daniel.

Et après avoir affectueusement serré les mains de son cher Maxime, il se hâta de regagner sa voiture, et vingt minutes plus tard on l'annonçait dans le salon de M. de la Ville-Haudry.

Le comte s'y trouvait, seul, se promenant de long en large de l'air le plus agité...

Et certes, il devait avoir eu de terribles et pressantes préoccupations. Il était près de midi, et cependant il n'avait pas encore passé par les mains de son valet de chambre...

Apercevant Daniel, il interrompit sa promenade, et se planta devant lui les bras croisés :

-- Ah ! vous voici, monsieur Champcey, fit-il d'un ton terrible. Eh bien ! Vous en faites de belles...

-- Moi, monsieur le comte ?

-- Et qui donc ?... N'est-ce pas vous qui, au moment où miss Sarah daignait descendre aux justifications, l'avez accablée d'injures ? N'est-ce pas vous qui, honteux de votre conduite, vous êtes sauvé, n'osant venir me rejoindre ?...

Qu'avait-on dit au comte ? Pas la vérité, à coup sûr.

-- Et savez-vous, M. Champcey, poursuivit-il, le résultat de vos brutalités... Miss Brandon a été prise d'une si terrible attaque de nerfs qu'on a dû faire atteler pour envoyer quérir un médecin... Malheureux ! vous pouviez la tuer !... On ne m'eût point permis de pénétrer dans sa chambre, mais du salon, par moment, j'entendais ses gémissements douloureux... Ce n'est qu'après huit heures qu'elle a pu goûter quelque repos, et que mistress Brian ayant pitié de mon chagrin m'a accordé la faveur de la voir, endormie d'un sommeil d'enfant...

Daniel écoutait, stupide d'étonnement, confondu de l'inimaginable impudence de sir Tom et de mistress Brian, épouvanté de l'incroyable crédulité de M. de la Ville-Haudry.

-- Mais c'est infernal, pensait-il, me voici maintenant le complice de miss Brandon. Vais-je donc, par mon silence, l'aider à s'emparer de ce malheureux homme ?

Que résoudre cependant ?

Parler ?... Dire à M. de la Ville-Haudry que s'il avait entendu des gémissements, ce n'étaient assurément pas ceux de miss Sarah ?... Lui dire que pendant qu'il trépignait d'angoisses miss Sarah courait Dieu sait quelles aventures ?...

Cette idée traversa l'esprit de Daniel... Mais à quoi bon !... Le comte le croirait-il ? Non, très-probablement. Et ainsi il ne ferait que rendre plus difficile une situation déjà trop compliquée...

Enfin, il sentait bien qu'il n'oserait jamais dire toute la vérité, ou montrer à l'appui la lettre qu'il avait en poche...

Néanmoins il essaya de se disculper.

-- Je suis un trop galant homme, balbutia-t-il, pour injurier une femme...

Le comte brusquement l'arrêta.

-- Épargnez-vous, prononça-t-il, une palinodie qui ne me toucherait guère... Du reste, ce n'est pas à vous précisément que j'en veux... J'ai trop l'expérience du cœur humain pour ne pas discerner que vous avez suivi bien moins vos inspirations que celles de ma fille...

Laisser cette opinion à M. de la Ville-Haudry pouvait devenir fort dangereux pour Mlle Henriette. Une fois encore, Daniel tenta de s'expliquer.

-- Je vous jure, monsieur le comte...

Mais le comte, frappant du pied :

-- Assez, interrompit-il violemment, je veux en finir avec cette absurde résistance et la briser... Quel personnage prétend-on donc me faire jouer dans ma maison ?... Celui d'un ridicule Géronte qu'on bafoue et qu'on berne ! Halte-là !... Vous me forcez à me rappeler que je suis le maître, je vous le rappellerai, à vous aussi !...

Il se recueillit, puis d'un ton de reproche :

-- Ah ! monsieur, devais-je attendre cela de vous !... Pauvre Sarah !... Penser que je n'ai pas su lui épargner cette humiliation... Mais c'est la dernière, et ce matin, à son réveil, elle apprendra que tout est terminé... Je viens d'envoyer chercher ma fille pour lui annoncer que le jour même de mon mariage est fixé... Toutes les formalités sont prévues, nous avons les actes nécessaires...

Il s'arrêta. Mlle Henriette entrait.

-- Vous désirez me parler, mon père, demanda-t-elle dès le seuil.

-- Oui.

Saluant Daniel d'un doux regard. Mlle de la Ville-Haudry s'approcha du comte, lui tendant le front pour qu'il l'embrassât, mais il la repoussa et se grimant de solennité :

-- Je vous ai mandée, ma fille, prononça-t-il, pour vous annoncer que de demain en quinze j'épouse miss Brandon.

Mlle Henriette devait être préparée à quelque chose de pareil, car elle ne sourcilla pas... elle pâlit un peu, seulement, et un éclair de colère traversa ses yeux.

-- En de telles circonstances, poursuivit le comte, il est inconvenant, il est indécent que vous ne connaissiez pas celle qui vous doit servir de mère... Je vous présenterai donc à elle, aujourd'hui même, cette après-midi.

À deux ou trois reprises la jeune fille tourna et détourna la tête.

-- Non, disait-elle.

M. de la Ville-Haudry était devenu fort rouge.

-- Quoi ! s'écria-t-il, vous osez... Que diriez-vous si je vous menaçais de vous traîner de force chez miss Brandon ?...

-- Je dirais, mon père, que c'est le seul moyen que vous ayez de m'y voir...

Son attitude était assurée, sans défi...

Elle s'exprimait d'une voix calme et douce, mais qui trahissait une de ces résolutions résignées que rien n'entame.

Et le comte était abasourdi de cette audace d'une jeune fille d'ordinaire si timide...

-- Vous détestez donc, vous jalousez donc bien miss Brandon ? s'écria-t-il.

-- Moi, mon père ! et pourquoi, grand Dieu ?... Je sais seulement qu'elle ne peut devenir comtesse de la Ville-Haudry, la femme qui a empli Paris du bruit de ses scandales...

-- Qui vous a dit cela ?... M. Champcey, sans doute ?...

-- Tout le monde, mon père...

-- Ainsi, parce qu'on la calomnie, cette malheureuse...

-- Je veux la croire innocente, mais une comtesse de la Ville-Haudry ne peut pas être calomniée...

Elle se redressa, et forçant sa voix :

-- Vous êtes le maître, mon père, poursuivit-elle, faites... Mais moi, je me dois à moi-même, je dois à la sainte mémoire de ma mère de protester par tous les moyens en mon pouvoir... et je protesterai.

M. de la Ville-Haudry bégayait, tant le sang lui montait à la gorge.

-- Enfin, je vous connais, Henriette, s'écria-t-il, et je vous comprends... Je ne m'étais pas trompé, c'est bien vous qui avez envoyé M. Daniel Champcey insulter lâchement miss Brandon chez elle !

-- Monsieur !... interrompit Daniel d'un ton menaçant.

Mais le comte était lancé, et les yeux presque hors de leur orbite :

-- Oui, je lis au plus profond de votre âme, Henriette, poursuivit-il... Vous tremblez d'être privée d'une partie de ma succession...

Bondissant sous l'insulte, Mlle Henriette s'était rapprochée de son père.

-- Ne voyez-vous donc pas, s'écria-t-elle, que c'est cette femme qui en veut à votre fortune, et qu'elle ne vous aime pas, et qu'elle ne peut vous aimer...

-- Pourquoi, s'il vous plait ?

Une fois déjà M. de la Ville-Haudry avait, dans les mêmes termes, posé cette question à sa fille... Alors, elle n'avait pas osé répondre...

Mais cette fois, égarée par la douleur d'être outragée pour une femme qu'elle méprisait, elle oublia tout... Elle saisit la main de son père, et l'entraînant devant une glace :

-- Pourquoi ? fit-elle d'une voix rauque. Eh bien ! regardez-vous...

S'il s'en fût tenu à la seule nature, M. de la Ville-Haudry eût paru un homme atteignant la soixantaine, vert et robuste encore. Mais l'art gâtait tout.

Et ce matin, avec ses rares cheveux à demi déteints, collés aux tempes, avec son fard de la veille tout craquelé et tombé par places, il semblait avoir vécu des milliers d'années.

Se vit-il tel qu'il était : hideux !...

Le fait est qu'il devint livide ; et froidement, car l'excès même de la rage lui donnait l'apparence du calme :

-- Vous êtes une indigne créature, Henriette, fit-il.

Et comme, épouvantée, elle éclatait en sanglots :

-- Oh ! assez de grimaces, reprit le comte. Ce tantôt, à quatre heures précises, je viendrai vous prendre... Si je vous trouve habillée et prête à m'accompagner chez miss Brandon... très-bien ! Dans le cas contraire, M. Champcey aura mis les pieds ici pour la dernière fois, et jamais, vous m'entendez bien, jamais vous ne serez sa femme... Maintenant, je vous laisse ensemble ; réfléchissez...

Et il sortit, fermant sur lui la porte si violemment que l'hôtel entier en trembla.

-- Ceci est la fin de tout !...

Telle est l'affreuse certitude qui écrasa Daniel et Mlle Henriette.

L'échéance fatale ne pouvait plus être retardée... Quelques heures encore, et le malheur serait accompli.

Ce fut Daniel qui le premier réussit à secouer cette lourde torpeur du désespoir, et prenant la main de Mlle Henriette :

-- Vous avez entendu votre père, demanda-t-il ; qu'allez-vous faire ?...

-- Ce que j'ai dit, si cruellement qu'il m'en coûte...

-- Si vous vouliez, cependant...

-- Céder ! s'écria la jeune fille.

Et considérant Daniel d'un air de douloureuse surprise :

-- Oseriez-vous vraiment me le conseiller, vous qui à la seule vue de miss Brandon avez perdu votre sang-froid jusqu'au point de l'accabler de duretés...

-- Henriette, je vous jure...

-- Jusqu'à ce point que mon père vous l'a reproché, vous accusant d'avoir obéi à mes ordres... Ah ! vous avez été bien imprudent, Daniel !...

Le malheureux se tordait les mains de rage.

Quel châtiment pour un mouvement de délire !... Déjà, en ne dévoilant pas l'ignoble comédie de sir Tom et de mistress Brian pendant que Sarah courait Paris, il avait comme accepté une part de complicité.

Et voici qu'à cette heure, par l'impossibilité où il était de laisser seulement entrevoir la vérité, il se trouvait dans une situation intolérable.

Il se tut et Mlle de la Ville-Haudry triompha de son silence :

-- Vous voyez bien, s'écria-t-elle, que si votre cœur me condamne, votre raison, votre conscience m'approuvent !

Il ne répliqua pas, mais, se levant brusquement, il se mit à marcher autour du salon, comme la bête fauve tourne, cherchant une issue autour de la loge où on l'a enfermée... Il se sentait pris, lui aussi, cerné de toutes part, et il ne pouvait rien, non, rien au monde.

-- Ah ! il faut nous rendre, s'écria-t-il éperdu de douleur, il le faut ; nous luttons avec des armes trop inégales... Rendons-nous, c'est la raison qui nous le crie... Nous avons assez fait, nous avons rempli notre devoir...

Tout vibrant de passion, il parla longtemps ainsi, accumulant les arguments les plus décisifs, son amour lui prêtant de ces accents qui bouleversent...

Et à la fin, il lui parut que la résolution de Mlle Henriette était ébranlée, qu'elle hésitait.

C'était vrai, mais elle se roidit contre l'attendrissement qui la gagnait, et d'une voix étouffée :

-- Sans doute, vous ne me jugez pas assez malheureuse, Daniel, murmura-t-elle.

Et arrêtant sur lui un long regard :

-- Cessez, ajouta-t-elle, ou je finirai par croire que c'est le temps qui vous épouvante, et que vous doutez de moi... ou de vous-même.

Lui rougit un peu de se voir presque deviné, mais tout à ses sinistres pressentiments :

-- Non, je ne doute pas, insista-t-il, mais je ne puis me résigner à cette idée que vous habiterez sous le même toit que Sarah Brandon, entre Thomas Elgin et mistress Brian. Puisque cette aventurière maudite l'emporte, fuyez... J'ai en Anjou une parente âgée, respectable, qui serait fière de vous donner l'hospitalité...

Du geste, Mlle Henriette l'arrêta.

-- Autrement dit, fit-elle, moi qui joue mon bonheur pour éviter une souillure au nom de la Ville-Haudry, je lui en infligerais une bien autrement ineffaçable... C'est impossible.

-- Henriette !

-- Assez. Je suis à un poste d'honneur que je ne déserterai pas... Plus miss Brandon est redoutable, plus il est de mon devoir de rester ici pour veiller sur mon père...

Daniel frémit.

Ce que lui avait dit M. de Brévan des moyens qu'employait miss Sarah pour se débarrasser des gens qui la gênaient, lui revenait à l'esprit.

L'instinct de Mlle Henriette lui faisait-il donc pressentir un crime ?...

Non, pas un tel crime, du moins.

-- Vous comprendrez mieux ma détermination, Daniel, poursuivit-elle, quand je vous aurai dit l'étrange découverte que je dois au hasard... Ce matin même, un vieux monsieur s'est présenté, disant qu'il était homme d'affaires et avait avec le comte de la Ville-Haudry un rendez-vous de la plus haute importance.

Les domestiques lui ayant répondu que leur maître était sorti, il se fâcha et se mit à parler si fort que je vins voir...

M'apercevant et apprenant que j'étais Mlle de la Ville-Haudry, il se radoucit à l'instant, et venant à moi de l'air le plus humble, il me pria de vouloir bien prendre, pour le remettre à mon père, un projet d'acte qu'il avait été chargé de rédiger en secret et qu'il apportait.

J'acceptai la commission, et tout en montant l'escalier pour déposer ce projet d'acte sur le bureau du comte, je l'ouvris... Savez-vous ce que j'y ai lu ?... Les statuts d'une société industrielle dont mon père serait le directeur...

-- Mon Dieu !... est-ce possible !...

-- C'est sûr, malheureusement... J'ai bien lu, en tête : « Comte de la Ville-Haudry, directeur-gérant. » Et après le nom se trouvaient énumérés tous les titres de mon père, les distinctions dont il a été l'objet, les ordres français ou étrangers dont il a été décoré !...

Daniel n'était que trop convaincu.

-- Nous savions qu'on en voulait à la fortune de votre père, dit-il, ceci nous le prouve... Mais que pourrez-vous, Henriette, contre les savantes manœuvres de ces gens-là...

Elle baissa la tête, et d'une voix résignée :

-- J'ai ouï dire, répondit-elle, que souvent, pour intimider et éloigner les plus hardis malfaiteurs, la présence d'un enfant inoffensif a suffi... S'il plaît à Dieu, je serai cet enfant.

Daniel essayait d'insister encore, elle lui coupa la parole.

-- Vous oubliez, mon ami, reprit-elle, que c'est peut-être, d'ici des années, la dernière fois que nous nous trouvons ensemble... Occupons-nous de l'avenir. Je me suis assurée la discrétion d'une de mes femmes de chambre et c'est à elle que vous adresserez les lettres que vous m'écrirez... Elle s'appelle Clarisse Pontois... Si quelque circonstance grave, imprévue, survenait, s'il me fallait absolument vous parler, Clarisse vous porterait la clef de la petite porte du jardin, et vous viendriez le soir...

Ils avaient les yeux pleins de larmes, et leur cœur se serrait à mesure qu'avançaient les aiguilles de la pendule... Ils allaient être séparés... Se retrouveraient-ils tels qu'ils se quittaient !...

Quatre heures sonnèrent. M. de la Ville-Haudry parut.

Mortellement atteint par ce qu'il appelait l'outrage de sa fille, il avait dû stimuler le zèle de son valet de chambre, lequel s'était surpassé, pour la frisure et surtout pour le teint.

-- Eh bien ! Henriette ? demanda-t-il.

-- Ma résolution n'a pas changé, mon père...

Le comte devait s'attendre à cette réponse, car il parvint à maîtriser sa colère.

-- Une dernière fois, Henriette, fit-il, réfléchis... Ne te décide pas ainsi, sur d'odieuses calomnies...

Il tira de sa poche une photographie, la regarda avec amour, et la tendant à sa fille :

-- Voici le portrait de miss Sarah, ajouta-t-il, examine, et dis-moi si elle peut avoir une âme vile, celle à qui Dieu a donné cet adorable visage, ces yeux sublimes.

Durant plus d'une minute, Mlle Henriette considéra le portrait ; puis le rendant à son père :

-- Cette femme, dit-elle froidement, est belle à étonner l'imagination... Maintenant je m'explique cette compagnie industrielle dont vous allez être le directeur...

M. de la Ville-Haudry blêmit sous son « maquillage, » et d'une voix terrible :

-- Malheureuse ! cria-t-il, malheureuse ! qui ose insulter un ange !...

Ivre de rage, il avait levé la main sur sa fille, il allait frapper, quand Daniel lui saisit le poignet entre ses doigts de fer, et menaçant comme s'il eût été près de frapper lui-même :

-- Ah ! prenez garde, monsieur, fit-il, prenez garde !...

Le comte l'enveloppa d'un regard chargé de haine, mais se contenant, il se dégagea et montrant la porte du geste :

-- Je vous commande de sortir de chez moi, monsieur Champcey, prononça-t-il, et je vous défends de vous y représenter jamais. Mes domestiques vont être prévenus que le premier qui vous laisserait franchir le seuil de mon hôtel serait chassé... Sortez, monsieur !...

XI

Vingt-quatre heures après être sorti de l'hôtel de la Ville-Haudry, blême et se tenant aux murs, Daniel n'était pas bien remis de l'étourdissement de ce dernier désastre.

Il s'était fait un ennemi mortel de l'homme qu'il avait le plus d'intérêt à ménager au monde, et cet homme qui, sous la pression d'une influence étrangère, ne l'eût congédié qu'à regret, l'avait de son propre mouvement chassé.

Comment cela était arrivé, c'est à peine s'il parvenait à s'en rendre compte... Aussi bien, repassant toute sa conduite depuis quelques jours, il la trouvait pitoyable, absurde... Sans compter que tous les événements s'étaient tournés contre lui.

Et il accusait la fatalité, l'aveugle déesse à qui s'en prennent ceux qui n'ont pas le courage de s'en prendre à eux-mêmes.

C'est en cette disposition d'esprit que vint le surprendre une lettre de Mlle Henriette, Ainsi, c'était elle qui le devançait, et, sûre de son désespoir, elle avait cette délicatesse toute féminine de lui écrire presque gaiement :

« Aussitôt après votre départ, mon cher Daniel, disait-elle, mon père m'a commandé de monter dans mon appartement et il a décrété que j'y resterais tant que je ne serais pas devenue raisonnable... Je sens que j'y resterai longtemps... »

Et elle terminait ainsi :

« Ce qu'il nous faut, ô mon unique ami, c'est du courage... En aurez-vous autant que votre Henriette ?... »

-- Oh ! oui, j'en aurai, s'écria Daniel, ému jusqu'aux larmes, j'en aurai !...

Et il s'était juré de se jeter si furieusement dans le travail qu'il y trouverait, non pas l'oubli, mais le calme...

Ce n'était pas de jurer qui était difficile... Tels efforts qu'il fit, il ne pouvait fixer sa pensée à rien d'étranger à son malheur actuel... Les études qui l'avaient le plus charmé jadis ne lui inspiraient que dégoût... L'équilibre de sa vie était si entièrement rompu qu'il ne parvenait pas à le ressaisir...

L'existence qu'il menait était d'ailleurs celle d'un homme désemparé.

Sitôt levé, il courait prendre M. de Brévan et le gardait tant qu'il pouvait. Resté seul, il errait au hasard, le long des boulevards ou des Champs-Élysées. Il dînait de bonne heure, se hâtait de rentrer, et revêtant un vieux caban de grosse étoffe, qu'il portait à bord, autrefois, quand il était de quart, il allait rôder autour de l'hôtel de la Ville-Haudry.

Là, derrière cette lourde porte sculptée, ouverte aux plus indifférents, fermée pour lui, était la femme qu'il aimait plus que la vie... S'il eût fait sonner fortement le talon de ses bottes contre les dalles du trottoir, elle eût entendu le bruit de ses pas ; il entendait, lui, les accords de son piano, et cependant la volonté d'un homme creusait entre eux un abîme.

Ce qui le tuait, c'était l'inaction. Il lui paraissait atroce, humiliant, intolérable, d'en être réduit à tout attendre, bonheur ou malheur, de la destinée, passivement, sans tenter un effort, tel qu'un homme qui désirant passionnément la fortune, se contenterait de prendre un numéro à la loterie, et les bras croisés, attendrait le tirage.

Il y avait six jours déjà que durait le supplice dont il n'entrevoyait pas la fin, quand un matin, au moment où il se disposait à sortir, on sonna chez lui.

Il alla ouvrir.

C'était une femme qui, sans mot dire, entra vivement, et non moins vivement referma la porte sur elle...

Encore qu'elle fût affublée d'un grand manteau qui dissimulait sa taille, et qu'elle eût sur le visage un voile fort épais, Daniel la reconnut...

-- Miss Brandon !... s'écria-t-il.

Déjà elle avait relevé son voile.

-- Oui, moi, répondit-elle, au risque d'une calomnie nouvelle à ajouter à toutes celles dont on a tenté de me flétrir, monsieur Daniel.

Stupéfié d'une démarche qui lui semblait le comble de l'impudence, il restait là, debout dans l'antichambre, ne songeant point à offrir à miss Sarah de passer dans la pièce voisine, son cabinet de travail...

Elle y passa bravement, toute seule, et quand il l'y eût suivie :

-- Je suis venue, monsieur, commença-t-elle, vous demander ce que vous avez fait de cette parole que vous m'aviez donnée chez moi, l'autre soir...

Elle attendit un moment, et comme il ne répondait pas :

-- Allons, fit-elle, je vois que vous êtes comme tous les hommes... Engagent-ils leur parole à un autre homme, leur égal en force, ils mettent leur honneur à la tenir... Est-ce à une femme, au contraire, ils la trahissent et s'en font gloire !...

Le mouvement de colère de Daniel, elle ne voulut pas le voir, et plus froidement :

-- Moi, j'ai plus de mémoire que vous, monsieur, et je vais vous le prouver... Ce qui s'est passé chez M. de la Ville-Haudry, je le sais, il me l'a dit... Vous vous êtes laissé emporter jusqu'à le menacer, jusqu'à lever la main sur lui...

-- Il allait frapper sa fille, j'ai arrêté son bras...

-- Non, monsieur, non, mon cher comte est incapable de telles violences, et cependant sa fille venait de lui reprocher de s'être laissé entraîner par moi à fonder une compagnie industrielle.

Daniel garda le silence.

-- Et vous, poursuivit miss Sarah, vous avez laissé Mlle Henriette dire cette chose offensante et absurde... Moi, pousser le comte à une entreprise où il pourrait perdre de l'argent !... Pourquoi ?... Quel intérêt y aurais-je ?...

Sa voix se troublait, ses beaux yeux se voilaient.

-- L'intérêt, poursuivit-elle, l'argent !... Le monde ne croit plus qu'à ce mobile... De l'argent !... eh ! j'en ai... Si j'épouse le comte, vous savez mes raisons, vous... Et vous savez aussi qu'il n'a tenu, qu'il ne tient peut-être encore qu'à un homme de me faire rompre ce mariage, aujourd'hui même, à l'instant...

Elle l'enveloppait, en disant cela, de regards qui eussent fait tressaillir une statue sur son socle de marbre... Mais lui, le cœur gros de haine, demeura de glace, heureux de cette revanche qui s'offrait.

-- Je croirai à tout ce que vous voudrez, miss, fit-il d'un ton railleur, si vous daignez répondre à une seule question.

-- Interrogez, monsieur...

-- L'autre nuit, quand je vous ai quittée, où êtes-vous allée, en voiture ?...

Il s'attendait à la voir se troubler, pâlir, balbutier... point.

-- Quoi ! vous savez cela, s'écria-t-elle d'un accent de candeur admirable... Ah ! je commettais une imprudence aussi grave, presque, que celle d'aujourd'hui... Qu'un sot me voie sortir de chez vous...

-- Pardon !... ce n'est pas répondre cela, miss... Où alliez-vous ?...

Et comme elle se taisait, surprise par la fermeté de Daniel :

-- Vous l'avouez donc, fit-il avec un rire moqueur, vous croire serait folie... Brisons là, et priez Dieu que j'oublie tout le mal que vous me faites...

Des larmes de douleur ou de rage jaillirent des yeux si beaux de miss Sarah, elle joignit les mains, et d'une voix suppliante :

-- Je vous en conjure, insista-t-elle, monsieur Daniel, accordez-moi seulement cinq minutes, il faut que je vous parle ; si vous saviez...

Il ne pouvait la pousser dehors ; il la salua profondément, et se retira dans sa chambre, dont il poussa la porte sur lui.

Mais il appliqua tout aussitôt son œil à la serrure, et il put voir miss Sarah, les traits convulsés par la rage, le menacer du poing et se retirer précipitamment.

-- Elle voulait me tendre un piège ! pensa Daniel.

Et l'idée qu'il l'avait évité lui fit oublier son chagrin, une partie de la journée...

Mais, le lendemain, comme il rentrait chez lui, on lui remit un énorme pli qu'un planton du ministère de la marine avait apporté pour lui. Deux lettres s'y trouvaient.

La première lui annonçait qu'il était promu au grade de lieutenant de vaisseau...

L'autre lui enjoignait de se trouver sous quatre jours à Rochefort, pour y prendre la service de son grade, à bord de la frégate la Conquête , qui attendait sur rade l'ordre de transporter en Cochinchine deux bataillons d'infanterie de marine.

Le grade auquel il était enfin promu, il y avait des années que Daniel le désirait de toutes les forces de sa jeune ambition.

Il était, ce grade, comme le but suprême de tous ses rêves, aux jours de son adolescence, quand il apprenait au Borda les fatigues et les périls de son rude métier. Que de fois, appuyé aux bastingages du vieux navire, voyant passer les embarcations qui conduisaient leurs officiers à terre, il s'était dit :

-- Quand je serai lieutenant de vaisseau !

Eh bien !... il l'était... Ces épaulettes tant souhaitées, il ne tenait qu'à lui de les passer aux « attentes » de son uniforme...

Mais, hélas ! ses désirs réalisés ne lui donnaient que dégoûts et amertumes, pareils à ces fruits d'or que le lointain balance à des arbres magiques, et qui se décomposent sous la main qui les atteint.

C'est qu'en même temps que son avis de promotion, lui arrivait, menaçant et fatal, cet ordre d'embarquement.

Comment lui arrivait-il, à lui, qui avait au ministère un poste où il rendait des services réels, pendant que tant d'autres de ses camarades écœurés de l'oisiveté des ports, guettaient avec une impatience fébrile l'occasion de reprendre la mer !...

-- Ah ! s'écria-t-il, le cœur gonflé de rage, je reconnais, comment ne reconnaitrais-je pas à cette infernale traîtrise la main de miss Brandon !...

Déjà, en lui faisant fermer les portes de l'hôtel de la Ville-Haudry, elle l'avait séparé de Mlle Henriette, et il leur était interdit de se parler, de se voir...

Et cela ne lui suffisait pas, à cette aventurière maudite, elle voulait entre eux plus qu'un obstacle moral et de pure convention, plus que des défenses qu'on peut enfreindre et éluder, elle voulait des barrières infranchissables, l'Océan et des milliers de lieues.

-- Oh ! non, s'écria-t-il, mille fois non... Je briserai ma carrière plutôt... je donnerai plutôt ma démission...

Et toutes ses réflexions de la soirée ne firent que l'affermir dans cette résolution.

C'est pourquoi, dès le lendemain, en se levant, il endossa son uniforme, décidé à s'adresser d'abord à celui de ses chefs que l'affaire regardait, déterminé à aller jusqu'au ministre s'il le fallait.

Cet uniforme, il ne l'avait pas mis, depuis une grande fête à l'hôtel de Champdoce, où il avait dansé une partie de la nuit avec Mlle Henriette... Il y avait plus d'un an de cela, c'était quelques semaines avant la mort de la comtesse de la Ville-Haudry.

Comparant à son désespoir actuel ses radieuses illusions de ce temps déjà loin, l'attendrissement le gagnait, et il avait les yeux brillants de larmes mal essuyées lorsqu'il arriva au ministère de la marine, vers dix heures du matin.

Le chef de service qu'il venait voir était un vieux capitaine de vaisseau, homme excellent, qui à force de s'exercer à paraître bourru, dur et raide, l'était devenu...

Voyant entrer Daniel dans son cabinet, il pensa qu'il venait à l'occasion de sa nomination, et arborant pour lui un large sourire :

-- Eh bien !... lieutenant Champcey, cria-t-il de sa meilleure voix, nous sommes contents !...

Et s'apercevant que Daniel ne portait pas les insignes de son nouveau grade :

-- Ah ça ! vous êtes lieutenant, fit-il, ne le savez-vous pas encore ? »

-- Pardonnez-moi, mon commandant.

-- Pourquoi diable vos épaulettes retardent-elles, alors ?

Et il fronçait le sourcil terriblement, estimant que ce peu d'empressement n'annonçait rien de bon.

De son mieux, c'est-à-dire assez mal, Daniel s'excusa, puis abordant nettement l'objet de sa visite :

-- J'ai reçu, commença-t-il, un ordre d'embarquement.

-- Je sais... sur la Conquête , en rade de Rochefort, pour la Cochinchine.

-- Je dois être à mon poste sous quatre jours...

-- Et vous trouvez le délai un peu bref ?... C'est vrai... Mais impossible de vous accorder dix minutes de plus.

-- Ce n'est point un délai que je sollicite, mon commandant, mais bien la... faveur de garder la position que j'occupe ici...

Le vieil officier tressauta sur son fauteuil.

-- Vous voudriez ne pas embarquer, s'écria-t-il, au lendemain d'un avancement au choix !... Ah ! ça, devenez-vous fou ?

Tristement, Daniel hochait la tête.

-- Croyez, mon commandant, répondit-il, que j'obéis aux motifs les plus impérieux...

Renversé sur son fauteuil, les yeux au plafond, le commandant parut les chercher ces motifs ; puis tout à coup et coup sur coup :

-- C'est votre famille qui vous retient ? interrogea-t-il.

-- Je n'ai plus de famille.

-- Mais vous êtes sur le point de vous marier ?

-- Hélas !... non.

-- Votre fortune est compromise, peut-être ?

-- Non, mon commandant.

-- Alors que diable me chantez-vous, s'écria le vieil officier, avec vos graves raisons ?

Et de son ton le plus bourru, qui ne l'était pas médiocrement :

-- C'est-à-dire, poursuivit-il, que vous trouvez l'existence plus douce ici qu'à bord ! Je conçois cela !... On arrive au ministère à onze heures, dans un bureau bien chauffé s'il fait froid, s'il y a de la besogne, on en prend à son aise, et à cinq heures on est libre... Le soir, on a la flânerie sur le boulevard, le café, les amis et le théâtre... Ce qui est beaucoup plus gai que le pont d'un bateau par un gros temps... Enfin, pour comble, nous cachons quelque part une charmante amie, qui nous aime bien, et qui, dame ! à la seule idée de notre départ, pleure comme une Madeleine...

-- Mon commandant...

-- Taisez-vous !... C'est votre histoire à vous tous, messieurs les jeunes officiers, dès que vous êtes restés à Paris six mois, on ne peut plus vous en tirer... Sacrebleu ! quand on aime tant à vivre en bourgeois on change de métier... En attendant, vous êtes marin, vous avez ordre d'embarquement, embarquez... Il ne vous reste plus que trois jours pour les préparatifs et les adieux...

C'était un congé, mais le parti de Daniel était pris.

-- Pardonnez mon insistance, mon commandant, reprit-il, si véritablement je ne puis être remplacé par un de mes camarades, je vais être forcé de donner ma démission...

Le vieux marin bondit sur ce mot, et roulant des yeux terribles :

-- Je disais bien que vous étiez fou !... s'écria-t-il.

Très-résolu, Daniel était néanmoins trop troublé pour n'être pas maladroit.

-- Il s'agit de ma vie même, mon commandant... insista-t-il. Et si vous connaissiez mes raisons... si je pouvais vous les dire...

-- Des raisons qu'on ne peut pas dire sont certainement mauvaises, monsieur... Je maintiens ce que je vous ai dit...

-- Alors, moi, mon commandant, je me vois forcé, à mon mortel regret, de maintenir l'offre de ma démission...

De plus en plus, le front du vieil officier se plissait.

-- Votre démission, gronda-t-il, votre démission... vous en parlez bien lestement... Reste à savoir, cependant, si on l'acceptera. La Conquête ne sort pas pour tirer quelques bordées au large... Elle part pour une campagne sérieuse et qui durera longtemps... Nous avons eu des démêlés fâcheux, là-bas ; nous y portons du renfort... il faudra peut-être en découdre... Vous êtes encore en France, mais vous êtes commandé pour marcher à l'ennemi... Il n'y a pas de démissions en face de l'ennemi, lieutenant Champcey.

Daniel était devenu fort pâle.

-- Vous êtes... dur, mon commandant, fit-il.

-- Je n'ai, sacrebleu ! pas l'intention d'être doux, et si cela peut vous faire changer d'avis...

-- Je n'en puis changer, malheureusement !...

Brusquement, le vieux marin se leva et après trois ou quatre tours dans son cabinet pendant lesquels sa colère s'exhala en jurons de toutes sortes, revenant à Daniel :

-- S'il en est ainsi, lieutenant, prononça-t-il du ton le plus sec, le cas est trop grave pour que je ne le soumette pas à M. le ministre... Quelle heure est-il ?... Onze heures. Revenez à midi et demi, j'aurai vu Son Excellence...

Bien sûr que son chef ne parlerait point en sa faveur, Daniel se retirait, hâtant le pas, à travers le dédale des corridors, quand une voix joyeuse l'appela :

-- Champcey !...

Il se retourna et se trouva en face de deux camarades de promotion, de ceux avec qui il avait été le plus lié au Borda .

-- Te voici donc notre supérieur ! lui dirent-ils gaiement.

Et de l'accent le plus sincère, ils se mirent à le féliciter, ravis, affirmaient-ils, de voir le choix tomber sur un garçon tel que lui, ainsi que tout le monde le reconnaissait, d'un mérite indiscutable, et qui faisait honneur au métier.

Un ennemi de Daniel ne l'eût pas mis si cruellement au supplice que ces deux excellents camarades. Il n'était pas une de leurs félicitations qui n'eût la portée d'une sanglante ironie ; tous les mots portaient.

-- Avoue d'ailleurs, poursuivaient-ils, que tu as de la chance comme pas un... Tu es lieutenant d'hier, tu embarques demain. Tu seras capitaine de frégate quand nous nous reverrons...

-- Je ne partirai pas, interrompit Daniel d'un ton farouche, je donne, j'ai donné ma démission !...

Et plantant là ses deux amis stupéfaits, il s'éloigna presque courant.

En vérité, il n'avait pas prévu toutes ces difficultés, et, la colère l'aveuglant, il accusait le commandant d'injustice et de tyrannie...

-- Il faut que je reste à Paris, disait-il, et je resterai !

Et, loin de le calmer, la réflexion l'exaltait... Sorti de chez lui avec l'intention de n'offrir sa démission qu'à la dernière extrémité, il était résolu désormais à la maintenir obstinément, alors même qu'on lui donnerait pleine satisfaction... N'avait-il pas de quoi vivre, et ne trouverait-il pas toujours une occupation honorable ?... Cela vaudrait un peu mieux que persister dans une carrière où jamais on ne s'appartient, où éternellement on vit sous le coup d'un ordre soudain vous enjoignant de partir sur l'heure pour n'importe quel point du globe.

Voilà ce qu'il se disait, tout en déjeunant dans une taverne de la rue de la Madeleine, et lorsqu'il revint au ministère, un peu après-midi, il se considérait comme n'appartenant plus à la marine, et se souciant infiniment peu, croyait-il, de la décision du ministre.

C'était alors l'heure des audiences, l'heure où chacun vient suivre aux différentes divisions les affaires qui l'intéressent, et la salle d'attente était pleine d'officiers de tous les grades, quelques-uns en uniforme, beaucoup en bourgeois.

La conversation devait être assez animée, car du corridor Daniel en entendit les éclats.

Il entra... Le silence se fit, subit, profond, glacial.

Évidemment, on parlait de lui.

En eût-il douté, que les physionomies réservées, les sourires contraints, les regards dont on l'examinait à la dérobée eussent levé ses doutes.

-- Qu'est-ce que cela veut dire, pensa-t-il inquiet.

Cependant un jeune homme en bourgeois, qu'il ne connaissait pas, venait d'interpeller, d'un côté de la salle à l'autre, un vieil officier à l'uniforme délabré, aux épaulettes noircies, un vrai loup de mer, maigre, tanné, ridé, au teint jaune, et dont les yeux gardaient encore les traces d'une violente ophtalmie.

-- Pourquoi vous arrêtez-vous, lieutenant ? dit-il, vous nous intéressiez, je vous l'assure, prodigieusement.

Le lieutenant parut hésiter, puis, comme s'il eût pris son parti d'une chose désagréable, mais indépendante de sa volonté :

-- Donc, reprit-il, nous arrivons là-bas, persuadés que nous avions pris toutes les précautions imaginables, et que nous n'avions, autant dire, rien à craindre... Belles précautions, ma foi !... Au bout de huit jours, la moitié de l'équipage était sur le flanc, et de tout l'état-major il n'y avait plus que le petit Bertaud et moi, en état de monter sur le pont... Encore moi, j'avais les yeux dans un état !... Vous voyez ce qu'il m'en reste... C'est le commandant qui est mort le premier... le soir même, cinq matelots le suivaient, et sept le lendemain... le surlendemain, c'étaient le premier lieutenant et deux officiers d'administration... Jamais on n'a rien vu de pareil...

Daniel s'était penché vers son voisin.

-- Qui donc est cet officier ? demanda-t-il.

-- Le lieutenant Dutac, de la Valeureuse , qui revient de Cochinchine.

Le jour, un jour sinistre, se fit dans l'esprit de Daniel.

-- Quand est rentrée la Valeureuse ? interrogea-t-il.

-- Il y a six jours, à Brest.

L'autre cependant poursuivait.

-- Et voilà comment nous avons laissé là-bas un bon tiers de notre effectif... Quelle campagne ! Pour ce qui est de mon opinion, la voilà : Fichu pays, climat déplorable, habitants bons à pendre.

-- Décidément, insista le jeune homme en bourgeois, il ne fait pas bon en Cochinchine !

-- Ah ! mais non...

-- De sorte que, si on vous y renvoyait ?...

-- J'y retournerais, naturellement. Il faut bien que quelqu'un aille y conduire des renforts, mais j'aime autant que ce soit un autre que moi...

Il haussa les épaules, et philosophiquement :

-- Et encore, ajouta-t-il, puisque le métier veut qu'on soit mangé par les poissons, que ce soit ici ou là, je n'y vois pas grande différence...

N'était-ce pas là, pour Daniel, sous une forme triviale, mais terrible, la paraphrase de ce que lui avait dit son chef : Il n'y a pas de démission en face de l'ennemi.

Il était clair que tous les officiers rassemblés là doutaient de son courage et le disaient lorsqu'il était entré... Il était manifeste qu'on attribuait sa démission à la peur...

À cette pensée qu'on pouvait le prendre pour un lâche, Daniel frémit. Que faire pour prouver qu'il n'était pas un lâche ?... Provoquer tous les officiers rassemblés là, se battre en duel une fois, deux fois, dix fois ?... Cela prouverait-il qu'il n'avait pas reculé devant les périls inconnus d'une contrée toute nouvelle, d'un débarquement armé et d'un climat dévorant ?... Non, sous peine de garder toute sa vie une flétrissure, il fallait partir, oui, partir, puisque là-bas était le danger dont il avait peur, croyait-on.

Il s'avança donc vers le vieux lieutenant, et d'une voix forte, pour que tout le monde l'entendit bien :

-- Mon cher camarade, prononça-t-il, désigné pour aller d'où vous venez, j'offrais ma démission... Mais après ce que vous venez de dire et que j'ignorais... je pars.

Il y eut comme un murmure approbateur, une voix dit : « -- Ah ! j'en étais bien sûr, » et ce fut tout. C'en était assez pour prouver à Daniel qu'il avait pris le seul parti possible, que son honneur avait failli être compromis et qu'il le sauvait.

Mais n'importe ! si simple que fût cette scène, elle était encore bien extraordinaire de la part de gens aussi réservés que le sont d'habitude les marins. Et, d'ailleurs, n'arrive-t-il pas tous les jours qu'un officier désigné pour un service demande et obtient d'être remplacé sans qu'on y trouve à redire ? Au fond de tout cela, Daniel discernait quelque diabolique perfidie. Si l'ordre d'embarquement avait été obtenu par miss Brandon, n'avait-elle pas dû prendre ses mesures pour qu'il fût impossible de s'y soustraire... Tous les gens qui se trouvaient là en bourgeois étaient-ils bien des marins ?... Le jeune homme qui avait prié le lieutenant Dutac de poursuivre avait disparu...

Daniel allait de l'un à l'autre, demandant en vain qui était ce garçon à langue si bien pendue, lorsqu'on vint le prévenir que son chef l'attendait dans son cabinet.

Il y courut, et dès le seuil :

-- Je me rends à vos conseils, mon commandant, déclara-t-il, sous trois jours je serai à bord de la Conquête .

Le visage sévère du vieux capitaine de vaisseau se dérida.

-- À la bonne heure ! approuva-t-il, et c'est sagesse de votre part, car votre affaire me paraissait prendre une mauvaise tournure... M. le ministre est fort irrité contre vous...

-- M. le ministre !... pourquoi ?

-- Primo, il vous avait confié un travail urgent...

-- C'est vrai, balbutia Daniel, en baissant le nez, mais j'ai été si souffrant...

Le fait est que ce malheureux travail, il l'avait absolument oublié.

-- Secundo, poursuivit le vieil officier, il se demande si vous êtes bien sain d'esprit, et je le comprends depuis qu'il m'a dit que cet embarquement, c'est vous-même qui l'avez sollicité dans les termes les plus pressants...

Daniel était comme hébété...

-- Son Excellence se trompe, balbutia-t-il.

-- Ah !... permettez, M. Champcey, j'ai vu votre lettre...

Mais déjà, telle qu'un éclair, une inspiration soudaine illuminait l'esprit de Daniel.

-- Oh ! si je pouvais la voir !... s'écria-t-il. Mon commandant, je vous en prie, montrez-moi cette lettre...

Pour le coup, le vieil officier eût juré que Daniel n'avait pas son bon sens.

-- Je ne l'ai pas, répondit-il, mais elle est à votre dossier, au bureau du personnel.

La minute d'après, Daniel était au bureau indiqué, et non sans peines, sous certaines conditions, il obtenait la communication de son dossier.

Il l'ouvrit d'une main fiévreuse, et la première pièce qui frappa ses yeux, ce fut une lettre datée de l'avant-veille, où lui, Daniel Champcey, il suppliait le ministre de lui accorder la « faveur » de faire partie de l'expédition de la frégate la Conquête .

Cette lettre, Daniel ne l'avait pas écrite, il n'en était que trop sûr...

Mais c'était si bien son écriture trait pour trait, c'était si exactement sa signature, qu'il eut comme un éblouissement, doutant presque, l'espace d'une seconde, de lui, de ses yeux, de sa raison...

Si merveilleuse était la contrefaçon et si parfaite, que s'il se fût agi d'un fait d'une importance médiocre, remontant seulement à une quinzaine de jours, il eût douté de sa mémoire plutôt que de cette preuve matérielle...

Aussi, épouvanté de ce hardi chef-d'œuvre de faussaire :

-- C'est à n'y pas croire !... murmura-t-il.

Ce qu'il voyait de certain, de positif, c'est que cette lettre ne pouvait avoir été inspirée que par miss Brandon... Un de ses complices habituels, l'honorable sir Thomas Elgin, sans doute, l'avait écrite...

Ah ! maintenant Daniel s'expliquait l'impudente assurance de miss Sarah, son insistance à lui offrir les lettres du pauvre caissier Malgat et à lui répéter : « Allez les montrer à ceux qui ont vécu des années près de ce malheureux, et ils vous diront si elles sont bien de lui... »

Certes, il n'eût trouvé personne pour dire le contraire, si l'écriture de Malgat avait été imitée avec une aussi désolante perfection que la sienne.

Cependant il y avait peut-être un parti à tirer de cet étrange événement, mais lequel ?

Devait-il parler de sa découverte ?

À quoi bon !...

Le croirait-on, lorsqu'il dénoncerait ce faux, véritablement inouï de hardiesse et de perfidie ?... Consentirait-on à commencer une enquête, et si on la commençait, à quoi aboutirait-elle ?... Où trouver un expert pour croire, pour affirmer que cette lettre n'avait pas été écrite par lui, alors que lui-même, si on lui eût présenté chaque ligne séparément, il eût cru reconnaître son écriture...

N'était-il pas infiniment probable, au contraire, qu'après ses démarches de la journée on ne verrait dans toutes ses allégations qu'une fable grossière et ridicule, imaginée après coup pour essayer de se soustraire à une expédition qui, après l'avoir séduit d'abord, l'avait effrayé quand il en avait connu les dangers...

Donc, mieux valait mille fois se taire, se résigner et remettre à plus tard sa vengeance, quelque vengeance terrible comme la perfidie et qu'il aurait eu le temps de mûrir.

Mais il ne voulait pas que cette fausse lettre, qui pouvait peut-être devenir un témoignage accablant, restât dans son dossier, d'où miss Sarah, pensait-il, trouverait sans doute moyen de la faire enlever.

Il demanda donc la permission d'en prendre une copie, l'obtint, se mit à la besogne, et réussit, assez adroitement pour n'être vu de personne, à substituer sa copie à l'original.

Cela fait, n'ayant plus une minute à perdre, il quitta le ministère, et, sautant dans une voiture, se fit conduire chez M. de Brévan...

XII

Comme toutes les natures énergiques, Daniel, maintenant qu'il avait pris une résolution irrévocable, se sentait soulagé d'un poids énorme... Il eût même joui de la plénitude de son sang-froid sans la haine effroyable qui s'amassait en son cœur, et qui troublait son intelligence, dès qu'il pensait seulement à miss Sarah.

Par un hasard providentiel, M. de Brévan n'était pas sorti, ou plutôt, étant sorti pour déjeuner avec quelques amis au café Anglais, il venait de rentrer.

En dix phrases, Daniel l'eut mis au courant de la situation, lui montrant le chef-d'œuvre de faussaire dont il attribuait l'idée à miss Brandon et l'exécution à sir Tom.

Puis, sans s'arrêter aux exclamations de M. de Brévan, qui paraissait anéanti de stupeur, et plus indigné que lui-même :

-- Maintenant, mon cher Maxime, reprit-il, écoutez-moi... C'est peut-être mes dernières volontés que vous allez entendre...

Et l'autre se récriant :

-- Je sais ce que je dis, insista-t-il... J'espère bien ne pas laisser mes os là-bas ; mais le climat est meurtrier, et on peut rencontrer une balle... Mieux vaut toujours prendre ses précautions...

Il se recueillit une minute, et plus lentement :

-- Vous seul au monde, Maxime, savez mes affaires, je n'ai plus de secret pour vous... J'ai des amis de date bien plus ancienne que vous, aucun en qui j'aie plus confiance qu'en vous... Mes vieux amis, d'ailleurs, sont des marins comme moi, comme moi exposés à être du jour au lendemain envoyés Dieu sait où... Or, il me faut un homme sûr, dévoué, expérimenté, ayant la prudence et la bravoure, et certain de ne pas quitter Paris... Voulez-vous être cet homme, Maxime ?

M. de Brévan, qui était resté allongé sur un fauteuil, se dressa, et une main sur le cœur :

-- Entre nous, Daniel, prononça-t-il, les serments sont inutiles, n'est-ce pas ? Je vous dirai donc simplement : vous pouvez compter sur moi !

-- Et j'y compte, s'écria Daniel, oui, aveuglément et absolument, et je vais vous en donner une preuve éclatante.

Pour ce qu'il avait à dire, il parut chercher une forme ou plus brève ou plus saisissante, puis brusquement :

-- Si je pars désespéré, reprit-il, c'est que je laisse Henriette aux mains de nos ennemis... Quelles persécutions n'aura-t-elle pas à endurer !... Mon sang se glace lorsque j'y songe... Pour avoir tenu si fort à m'éloigner à tout prix, il faut que miss Brandon médite quelque projet sinistre...

Un étouffement qui ressemblait fort à un sanglot lui coupa la parole, mais aussitôt, maîtrisant son émotion :

-- Eh bien ! Maxime, poursuivit-il, c'est vous que je viens prier de veiller sur Henriette... Je vous la confie, comme je la confierais à mon frère si j'en avais un...

M. de Brévan ouvrait la bouche pour quelque objection, mais déjà Daniel continuait :

-- En quoi et comment vous pouvez veiller sur Mlle de la Ville-Haudry, je vais vous le dire : Demain soir, je la verrai pour lui apprendre quel nouveau malheur nous frappe, et lui faire mes adieux... Je sais qu'elle sera terrifiée. Mais alors, pour la rassurer, je lui expliquerai que je lui laisse un ami, un autre moi-même, prêt comme moi à accourir au premier appel, et de même que moi prêt à tout braver en cas de danger pour la secourir... Je lui dirai de s'en remettre à vous, Maxime, comme à moi, de vous écrire comme elle m'écrivait, de vous informer de tout ce qu'on pourrait tenter contre elle, de vous consulter et de vous obéir sans hésitation...

Quant à ce que vous aurez à faire, vous Maxime, je ne puis vous l'indiquer même sommairement, ne sachant rien des projets de miss Brandon... Je m'en fie à votre expérience pour tirer le plus sage parti des événements... Cependant il est deux alternatives que j'ai prévues... Il se peut que l'hôtel de la Ville-Haudry devienne inhabitable pour Henriette et qu'elle veuille le quitter... Il se peut aussi que certaines circonstances se présentant, vous jugiez le séjour de l'hôtel dangereux pour elle et que vous l'engagiez, en mon nom, à fuir... Dans l'un ou l'autre cas, vous conduiriez Henriette chez une de mes parentes, qui habite les Rosiers, un village de Maine-et-Loire, dont je vous laisserai l'adresse, et que je préviendrai par une lettre avant de m'embarquer...

Il s'arrêta, cherchant dans sa mémoire s'il n'oubliait pas quelque chose, et ne trouvant rien :

-- Voilà, mon cher Maxime, fit-il, ce que j'attends de vous.

Le front haut, l'œil fier, la physionomie grave, M. de Brévan écoutait, de l'air d'un homme qui se sent digne de la confiance qu'il inspire.

-- Ami Daniel, prononça-t-il d'un accent solennel, vous pouvez partir sans crainte...

Mais Daniel n'avait pas fini encore.

D'une énergique poignée de main, il remercia son ami, puis d'un air dégagé qui dissimulait assez mal un réel embarras, il reprit :

-- Reste maintenant à nous entendre sur les moyens d'exécution et à pourvoir à toutes les éventualités... Vous n'êtes pas riche, mon cher Maxime, j'entends riche eu égard à votre genre de vie, vous-même me l'avez dit cent fois...

C'était une plaie vive et toujours saignante qu'il touchait là.

-- Il est certain, fit M. de Brévan, que si on me compare à nombre de mes amis, à Gordon-Chalusse, par exemple, je ne suis qu'un fort piètre sire...

L'amertume de cette réponse, Daniel ne la remarqua pas.

-- Or, poursuivit-il, supposons qu'à un moment donné, le salut de Mlle de la Ville-Haudry nécessite une certaine somme, une très-forte somme même... Êtes-vous sûr de l'avoir toujours prête dans votre tiroir et d'en pouvoir disposer sans vous gêner ?...

-- Ah ! vous m'en demandez trop... mais j'ai des amis.

-- Et vous vous adresseriez à eux, vous vous exposeriez pour moi à l'humiliation de ces excuses banales dont on voile les refus... c'est ce que je ne saurais tolérer...

-- Je vous assure...

-- Laissez-moi dire, et vous verrez que je n'ai rien oublié... Encore que ma fortune soit modeste, je puis, en la réalisant, vous mettre à même de parer à tout événement... Je possède en Anjou des propriétés évaluées 250 à 300,000 francs, je vais les vendre...

L'autre ouvrait des yeux énormes.

-- Vous allez, balbutia-t-il...

-- Les vendre, oui, vous avez bien entendu... À l'exception, toutefois, de la maison paternelle, du petit jardin qui est devant, et du verger et de l'enclos qui la joignent... Dans la maison, mon père et ma mère ont vécu et sont morts... je les y retrouve, pour ainsi dire, lorsque j'y entre... leur pensée, après des années, y palpite encore et y tressaille... Le verger et l'enclos sont les premiers lopins que mon père ait achetés de ses économies de valet de charrue, il les cultivait à ses heures de liberté, et il n'y est pas, à la lettre, une motte de terre qui n'ait été mouillée de sa sueur... Ça, c'est sacré, mais le reste ! Les enchères sont ouvertes...

-- Et vous espérez avoir tout vendu en trois jours qui vous restent avant votre embarquement !...

-- Certes non, mais vous êtes là, vous...

-- Que puis-je ?

-- Me remplacer, donc !... Je vous laisserai avant de partir un acte qui vous donnera tout pouvoir... Même en vous hâtant, vous tirerez bien de mes propriétés 200,000 francs... Vous les placerez de façon à pouvoir en disposer du soir au lendemain... Et si jamais Mlle de la Ville-Haudry était forcée de fuir l'hôtel de son père, vous les mettriez à sa disposition...

M. de Brévan était devenu fort pâle.

-- Permettez !... interrompit-il, permettez !...

-- Quoi !...

-- Eh bien !... il me semble qu'il serait plus... convenable, plus... sage, de charger de cette négociation un autre que moi.

-- Qui ?

-- Je ne sais... un homme plus entendu. Il se peut que vos propriétés se vendent moins cher que vous ne les estimez. On risque de faire quelque mauvais placement... Les questions d'argent sont si délicates...

Mais Daniel, haussant les épaules :

-- Je ne comprends pas, fit-il, que vous hésitiez pour une chose si simple, quand vous consentez à me rendre un service bien autrement grand et difficile...

Si simple !... ainsi ne jugeait pas M. de Brévan.

Un frisson nerveux mal dissimulé glissait le long de son échine, des gouttes de sueur perlaient sur ses tempes, et de plus en plus il pâlissait.

-- Deux cent mille francs, bégayait-il, c'est une somme énorme !

-- Assurément ! répondit Daniel du ton le plus insouciant.

Et consultant la pendule :

-- Trois heures et demie !... s'écria-t-il. Vite, mon cher Maxime, venez vite, j'ai une voiture en bas... Mon notaire m'attend entre trois et quatre heures...

Ce notaire était un homme rare, qui daignait s'intéresser aux affaires de ses clients et même les écouter.

Lorsque Daniel lui eût expliqué ce qu'il souhaitait :

-- Vous n'avez, déclara-t-il, mon cher M. Champcey, qu'à donner à M. de Brévan une procuration en bonne et due forme...

-- Serait-il possible, interrogea Daniel, de la rédiger sur-le-champ ?

-- Certes, on la porterait ce soir à l'enregistrement, et dès demain...

-- Alors, ne perdons pas une minute...

Le notaire appela son maître clerc, lui donna brièvement ses instructions, puis faisant un signe à Daniel, il l'attira vers une étroite cellule, une vaste armoire, plutôt, attenante à son cabinet, où, selon son expression, il confessait ses clients.

Une fois là :

-- Ah çà ! cher M. Champcey, commença-t-il, vous devez donc beaucoup d'argent à ce M. de Brévan qui est là avec vous ?...

-- Pas un centime...

-- Et vous mettez, comme cela, toute votre fortune à sa discrétion ! Il faut que vous ayez en lui une robuste confiance.

-- Autant qu'en moi-même.

-- C'est beaucoup... Et s'il allait, néanmoins, pendant votre absence, croquer vos deux cent mille francs ?...

Daniel eut un haut le corps, mais sa foi resta inébranlable.

-- Oh ! s'écria-t-il, monsieur... il est encore d'honnêtes gens.

-- Eh ! eh ! ricana le notaire...

Et à la façon dont il branla la tête, il fut manifeste que l'expérience l'avait rendu fort sceptique à ce sujet.

-- Si vous vouliez seulement m'écouter, reprit-il, je vous prouverais...

Mais Daniel l'interrompant :

-- Je n'ai nulle envie, monsieur, déclara-t-il, de revenir sur ce qui est fait... Mais, en eussé-je le dessein que je suis trop engagé pour reculer... Cela tient à des circonstances particulières qu'il serait trop long de vous expliquer...

Le notaire leva les mains vers le plafond, et d'un ton de commisération :

-- À tout le moins, fit-il, laissez-moi lui demander une contre-lettre...

-- Faites, monsieur...

Il le fit en effet, et en termes assez mesurés, pour n'éveiller point les chatouilleuses susceptibilités de M. de Brévan...

Cinq heures sonnaient, quand, la procuration signée, les deux amis quittèrent l'étude de ce digne notaire.

Il était trop tard pour que Daniel écrivit à Mlle Henriette de lui faire parvenir la clef de la petite porte du jardin pour le soir même, mais il lui écrivit de la lui faire passer pour le lendemain soir.

Après quoi, ayant dîné avec M. de Brévan, il courut Paris toute la soirée, en quête des mille objets qu'une longue et périlleuse expédition rendait indispensables...

Rentré tard, il eut le bonheur de s'endormir aussitôt couché, et le lendemain matin, il se fit servir à déjeuner chez lui, ne voulant pas risquer d'être absent quand on lui apporterait la clef.

Elle lui fut apportée vers une heure, par une grosse fille d'une trentaine d'années, à l'air sournois plutôt que doux, aux yeux obstinément encore plus que modestement baissés, dont les lèvres semblaient toujours près de s'ouvrir pour quelque patenôtre.

C'était cette Clarisse, que Mlle Henriette jugeait la plus sûre des femmes qui la servaient, et qu'elle avait pris pour confidente.

-- Mademoiselle, monsieur, dit-elle à Daniel, m'a remis avec la clef la lettre que voici, et elle attend une réponse...

Daniel brisa le cachet et lut :

« Prenez garde, ô mon unique ami, d'user d'un expédient dangereux que nous devons ménager pour les circonstances graves. Ce que vous avez à me communiquer est-il aussi important que vous le dites !... Je ne le crois pas et cependant voici la clef... Dites à Clarisse l'heure précise à laquelle vous arriverez. »

Hélas ! la pauvre jeune fille n'avait nul soupçon du coup terrible qui allait la frapper.

-- Priez Mlle Henriette, dit Daniel à la femme de chambre, de vouloir bien m'attendre à sept heures.

Certain désormais de voir Mlle de la Ville-Haudry, Daniel glissa la clef dans sa poche, et s'élança dehors...

C'était peu, que cette après-midi qu'il avait devant lui, pour tous les soins qui le réclamaient et pour les dispositions qui lui restaient encore à prendre.

Chez son notaire, où il courut d'abord, il trouva les actes prêts ; toutes les formalités avaient été remplies...

Mais au moment de lui remettre la procuration :

-- Prenez garde, M. Champcey, dit encore le digne tabellion, d'un accent prophétique, réfléchissez... C'est exposer un homme à une tentation bien forte que de lui confier deux à trois cent mille francs à la veille de s'embarquer pour une longue et périlleuse expédition...

-- Eh ! que m'importe ma fortune, pourvu que je retrouve Henriette !...

Le notaire eut un geste de découragement.

-- Du moment où il y a une femme là-dessous, murmura-t-il, je n'insiste plus...

Il faisait aussi bien.

L'instant d'après, Daniel l'avait oublié, lui et ses pressentiments.

Assis dans le petit salon de M. de Brévan, il remettait ses titres de propriété à ce confident fidèle, lui expliquant le parti le plus avantageux qu'il y avait à tirer des diverses terres qu'il possédait, comment tels bois devaient être vendus en bloc, comment au contraire telle ferme d'un seul tenant gagnerait à être divisée en petits lots ayant les enchères...

M. de Brévan ne pâlissait plus maintenant...

Il avait retrouvé toute son assurance et à son flegme accoutumé succédait un empressement du meilleur augure.

Il ne voulait point, déclarait-il, que son ami Daniel fût volé... Aussi se proposait-il de se rendre de sa personne dans le pays pour visiter les acquéreurs et surveiller les enchères... À son avis, il y aurait sagesse à vendre peu à peu, sans précipitation... S'il fallait de l'argent, eh bien ! on en trouverait toujours au Crédit Foncier.

Et l'autre était tout ému de ce dévouement d'un garçon qui passait pour être égoïste...

Si encore c'eût été tout, mais non.

Capable, pour servir Daniel, des plus grands sacrifices, M. de Brévan s'était armé d'une grande résolution. Prenant sur lui, disait-il, d'oublier son aversion pour miss Brandon, il comptait, dès qu'elle serait mariée, se faire présenter à l'hôtel de la Ville-Haudry et en devenir un des hôtes assidus. Il aurait peut-être à jouer, ajoutait-il, une comédie pénible, mais ainsi il verrait souvent Mlle Henriette, il serait au courant de sa vie et plus à portée de diriger sa conduite et de lui venir en aide le cas échéant...

-- Cher Maxime, répétait Daniel, cher et excellent ami, comment jamais reconnaître tout ce que vous faites pour moi !...

De même que la veille, ils dînèrent ensemble dans un des restaurants du boulevard, et après le dîner M. de Brévan voulut absolument accompagner son ami jusqu'à la rue de Varennes.

Et une fois là, comme ils étaient arrivés bien avant l'heure fixée, ils se promenèrent en causant sur le trottoir qui longe le mur des immenses jardins de l'hôtel de la Ville-Haudry...

La nuit était froide, mais très-claire... Il n'y avait pas un nuage au ciel, pas un brouillard, et la lune brillait d'un éclat si vif qu'on y eût vu à lire...

Cependant sept heures sonnèrent à l'horloge du couvent du Sacré-Cœur.

-- Allons, du courage !... dit M. de Brévan à son ami.

Et lui serrant la main encore une fois, il s'éloigna rapidement dans la direction de l'esplanade des Invalides.

Daniel ne lui avait pas répondu une syllabe... Horriblement troublé, il s'était approché de la petite porte, explorant d'un œil inquiet les environs. La rue était déserte... Mais il tremblait si fort qu'il crut un moment qu'il ne viendrait jamais à bout de tourner la clef dans la serrure rouillée. Enfin le pêne céda, et d'un mouvement preste il se glissa dans le jardin.

Personne !... Il arrivait le premier au rendez-vous...

Cherchant sous les grands arbres une place sombre, il s'y blottit et attendit... Il attendit un siècle, à ce qu'il lui parut.

Il avait bien compté dix fois soixante secondes au battement de ses tempes, et l'inquiétude le prenait, quand il entendit des branches mortes craquer sous des pas rapides... Une ombre glissa entre les arbres... Il s'avança. Mlle Henriette était devant lui.

-- Qu'est-ce encore, grand Dieu ! fit-elle vivement, Clarisse vous a trouvé si pâle et si défait, que je ne vis plus depuis son retour.

Daniel s'était dit que la vérité brutale serait moins cruelle que les plus savants ménagements.

-- J'ai reçu un ordre d'embarquement, répondit-il, et après-demain je dois être à bord...

Et sans rien dissimuler, il dit ses angoisses depuis l'avant-veille.

Plus assommée que d'un coup de massue, Mlle de la Ville-Haudry s'était appuyée contre un arbre... Entendait-elle seulement Daniel ?... Oui, car se redressant tout à coup :

-- Vous n'obéirez pas !... s'écria-t-elle, il est impossible que vous obéissiez !

-- Henriette, il y va de mon honneur...

-- Eh ! qu'importe !

Il voulait répliquer ; mais elle, d'une voix haletante :

-- Vous ne partirez pas, reprit-elle, quand je vous aurai dit la vérité. Vous me croyez forte, vaillante, capable de tenir tête à l'orage ?... Vous vous trompez... C'est à votre énergie que je puisais la mienne. Je suis comme l'enfant, plein d'audace tant qu'il s'appuie sur sa mère, lâche, dès qu'il se sent abandonné et livré à lui-même... Je suis femme, Daniel, je suis faible...

Le malheureux sentait ses forces l'abandonner, tant était pénible la contrainte qu'il s'imposait.

-- Vous voulez donc que je parte désespéré, balbutia-t-il. Ah ! je n'ai cependant pas trop de tout mon courage...

Elle l'interrompit d'un éclat de rire nerveux, et d'un ton amer sarcasme :

-- Le courage serait de rester, dit-elle, de mépriser l'opinion du monde...

Et tout lui paraissant préférable à cette séparation :

-- Écoutez, reprit-elle ; restez et je me rends... Venez avec moi trouver mon père et je lui dirai que vous m'avez montré l'injustice de l'aversion que m'inspire miss Brandon... je demanderai à lui être présentée, je m'humilierai devant elle...

-- C'est impossible, Henriette...

Elle se pencha vers lui, joignant les mains, et d'une voix suppliante :

-- Restez, insista-t-elle, je vous en conjure, au nom de notre bonheur, si vous m'avez aimée, si vous m'aimez... restez !...

Cette scène déchirante, Daniel l'avait prévue.

Mais il s'était juré que, dût son cœur se briser, il aurait le courage de résister aux prières et aux larmes de Mlle Henriette.

-- Si j'étais assez faible pour céder ce soir, Henriette, prononça-t-il, avant un mois vous me mépriseriez, et moi, désespéré de traîner misérablement une existence flétrie, je me brûlerais la cervelle en vous maudissant...

Debout, les bras pendants, les mains croisées devant elle, Mlle de la Ville-Haudry demeurait plus immobile qu'une statue... Elle sentait bien que la résolution de Daniel était irrévocable...

Lui alors, d'une voix douce :

-- Je pars, Henriette, reprit-il, mais je vous laisse un ami... un homme loyal et fier qui veillera sur vous... Déjà, vous m'avez entendu prononcer son nom : Maxime de Brévan... Il a mes instructions... Quoi qu'il arrive, adressez-vous à lui... Ah ! je partirais plus tranquille si vous me promettiez d'avoir confiance en cet ami fidèle, d'écouter ses conseils et de lui obéir.

-- Je vous le promets, Daniel, j'obéirai...

Mais un bruissement de feuilles sèches les interrompit... Ils se retournèrent... Un homme s'avançait à pas de loup.

-- Mon père ! s'écria Mlle Henriette.

Et poussant Daniel vers la petite porte :

-- Fuyez, supplia-t-elle, fuyez !...

Rester, c'était s'exposer à une explication pénible, à des insultes, à une collision peut-être... Daniel ne le comprit que trop.

-- Adieu !... dit-il à Mlle Henriette, adieu !... Demain vous aurez une lettre de moi...

Et il s'enfuit, mais non si vite qu'il n'entendit la voix gouailleuse du comte de la Ville-Haudry, qui disait :

-- Eh ! eh !... voilà cependant l'honnête jeune fille qui osait calomnier miss Sarah !...

La porte du jardin refermée, Daniel s'y accola un moment, prêtant l'oreille, espérant que la voix de M. de la Ville-Haudry arriverait encore jusqu'à lui...

Mais il n'entendit que des exclamations confuses, puis rien... plus rien.

C'en était fait désormais, il partirait sans revoir Mlle Henriette, sans ce bonheur amer de la serrer entre ses bras... Et il ne lui avait rien dit de ce qu'il avait à lui dire, de toutes les recommandations qui devaient être ses suprêmes adieux...

Comment avaient-ils été surpris ?... Comment le comte, qui s'envolait d'ordinaire aussitôt son dîner, était-il resté ?... Comment s'était-il inquiété de sa fille, lui qui ne s'en préoccupait jamais plus que si elle n'eût pas existé ?...

-- Ah ! nous avons été trahis ! pensa le malheureux.

Par qui ?... Par cette doucereuse femme de chambre, évidemment, qu'il avait vue le matin, par cette Clarisse en qui Mlle Henriette avait toute confiance.

S'il en était ainsi, comme il n'était que trop probable, où adresserait-il ses lettres désormais ?... Pour cela encore, pour donner de ses nouvelles à Mlle de la Ville-Haudry, il lui faudrait avoir recours à M. de Brévan... Ah ! il reconnaissait bien là l'exécrable et savante politique de miss Brandon.

-- La misérable !... grondait-il, l'infâme !

La colère, une colère furieuse, emplissait son cerveau de vapeurs de sang. Ne pouvoir rien contre cette créature !

-- Mais elle n'est pas seule, s'écria-t-il soudain... il y a un homme qui la protège de sa responsabilité... Sir Tom !...

On pouvait le provoquer celui-là, le frapper au visage, le contraindre de se battre...

Et, sans discuter cette idée absurde, il s'élança vers la rue du Cirque.

Encore qu'il ne fût guère plus de huit heures, le petit hôtel de miss Brandon paraissait endormi.

Daniel sonna cependant, et un valet étant venu lui ouvrir :

-- Sir Thomas Elgin ? demanda-t-il.

-- Sir Tom est absent, répondit le domestique.

-- À quelle heure rentrera-t-il ?

-- Il ne rentrera pas ce soir.

Et, soit qu'il eût reçu des instructions particulières, soit qu'il se conformât à l'usage de la maison :

-- Mistress Brian est au théâtre, ajouta-t-il, mais miss Sarah reçoit.

La colère de Daniel se changeait en une sorte de rage froide.

-- On m'attendait, pensa-t-il.

Et il hésitait... Voir miss Sarah, à quoi bon !... Il allait se retirer quand une inspiration lui vint... Pourquoi ne pas lui parler, essayer de s'entendre avec elle, lui proposer un marché ?

-- Conduisez-moi près de miss Brandon, dit-il au domestique.

Elle se tenait, comme toujours lorsqu'elle était seule, dans ce petit salon où une fois elle avait conduit Daniel...

Drapée dans un long peignoir de cachemire d'un bleu pâle, les cheveux à peine relevés au hasard, elle lisait, étendue sur un divan...

Au bruit de la porte, elle se souleva nonchalamment, et sans détourner la tête :

-- Qui vient-là ? fit-elle.

Mais au nom de Daniel Champcey que lui jetait le domestique, elle se dressa d'un bond, tout effarée, lâchant le livre qu'elle tenait.

-- Vous ! murmura-t-elle dès que le valet se fut retiré, ici... et de votre propre mouvement !...

Fermement résolu à rester maître de ses émotions, Daniel s'était arrêté au milieu du salon, plus roide qu'une statue.

-- Ce qui m'amène, miss, prononça-t-il, ne le savez-vous pas ?... Toutes vos combinaisons ont réussi, vous l'emportez, nous nous rendons...

Elle le regardait d'un air de stupeur profonde, balbutiant :

-- Je ne vous comprends pas... Je ne sais ce que vous voulez dire...

Il haussa les épaules, et d'un ton glacé :

-- Faites-moi l'honneur, reprit-il, de ne me pas croire absolument stupide... J'ai vu la lettre que vous avez adressée, signée de mon nom, au ministre de la marine... J'ai tenu entre mes mains ce chef-d'œuvre de faussaire qui vous débarrasse de moi...

D'un geste brusque, miss Sarah l'interrompit :

-- C'est donc vrai !... s'écria-t-elle. Il a fait cela, il a osé faire cela !...

-- Qui, il ? M. Thomas Elgin, sans doute ?

-- Non, pas lui, un autre...

-- Nommez-le...

Elle se tut, baissant la tête, puis avec un effort :

-- Je savais qu'on voulait vous éloigner, et sans connaître au juste le moyen, je le soupçonnais... Et si je suis allée chez vous, l'autre matin, c'était pour vous crier : « Prenez garde !... » et vous, monsieur Daniel, vous m'avez chassée...

Il la fixait d'un regard si railleur qu'elle s'interrompît, s'écriant :

-- Ah ! il ne me croit pas !... Dites que vous ne me croyez pas !...

Il s'inclina gravement et, de l'accent le plus froid :

-- Je crois, miss, prononça-t-il, que vous voulez devenir comtesse de la Ville-Haudry, et que tout ce qui vous paraît obstacle, vous l'écartez...

Elle voulait répliquer, mais il ne la laissa pas l'interrompre, et plus vivement :

-- Notez, miss, prononça-t-il, que je ne récrimine pas... Tenez, jouons cartes sur table. Vous êtes trop sensée et trop positive, pour nous haïr, Henriette et moi, d'une haine gratuite et purement platonique... Si vous nous haïssez, c'est que nous vous gênons... En quoi ?... Dites-le moi. Et à la condition que vous nous servirez, Henriette et moi, nous n'entraverons en rien vos desseins...

Miss Brandon semblait n'en pouvoir croire ses oreilles.

-- Mais c'est... un marché que vous me proposez, monsieur...

-- En effet... et pour qu'il n'y ait pas de malentendu, j'en préciserai les termes... Jurez-moi qu'en mon absence vous serez bonne pour Henriette, que vous la protégerez au besoin contre les colères de son père... que jamais il ne sera fait violence à ses sentiments pour moi, et en retour je vous donnerai notre parole de vous abandonner sans lutte, sans une réclamation, l'immense fortune de M. de la Ville-Haudry...

Écrasée de douleur, miss Sarah semblait près de défaillir, et de grosses larmes roulaient le long de ses joues...

-- Est-ce assez d'humiliation, murmura-t-elle, assez de honte !... Daniel !... Vous me croyez donc l'âme bien vile !...

Et maîtrisant les sanglots qui soulevaient sa poitrine :

-- Cependant, je ne saurais vous en vouloir, poursuivit-elle, non, je ne saurais... Vous avez raison... Tout m'accable, tout témoigne contre moi !... Oui, je dois vous paraître une indigne créature... Si vous saviez la vérité, pourtant, si je pouvais, si j'osais vous la dire !...

Elle se rapprochait de lui, toute frissonnante, et plus bas, comme si elle eût craint d'être entendue :

-- Ne comprenez-vous donc pas, continu a-t-elle, que je ne m'appartiens plus ! Misérable que je suis, on m'a prise, liée, enchaînée... Je n'ai plus le droit d'avoir une volonté... Quand on me dit : fais ceci, il faut bien que je le fasse... Quelle existence, grand Dieu !... Ah ! si vous aviez voulu, Daniel, si vous vouliez encore...

Elle s'animait, elle s'exaltait, ses yeux mouillés de pleurs brillaient d'un éclat sans pareil ; des rougeurs fugitives couraient sous sa peau, sa voix avait des vibrations étranges.

S'oubliait-elle donc ?... Allait-elle livrer son secret ou inventer quelque prodigieux mensonge... Pourquoi ne pas la laisser poursuivre ?...

-- Ce n'est pas répondre, miss, interrompit Daniel... Me jurez-vous de protéger Henriette ?...

-- Vous l'aimez donc bien, cette Henriette !

-- Plus que ma vie...

Miss Brandon devint plus blanche que les dentelles de son peignoir, un éclair de colère brilla dans ses yeux, séchant ses larmes, et elle fit seulement :

-- Ah !...

Alors, Daniel :

-- Vous ne voulez pas répondre, miss...

Et comme elle s'obstinait dans son silence :

-- C'est bien, reprit-il, je comprends... C'est la guerre que vous me déclarez, soit ! Seulement, écoutez-moi bien... Je pars pour une expédition périlleuse, et vous espérez que j'y resterai. Détrompez-vous, miss, je reviendrai !... Avec une passion telle que la mienne, avec tant d'amour au cœur et tant de haine, on peut tout braver... Le climat meurtrier ne m'atteindra pas, et quand j'aurais dix balles dans la poitrine, je trouverais encore la force de venir vous demander compte d'Henriette... Et si vous avez touché un cheveu de sa tête, si vous lui avez fait verser une larme, par le saint nom de Dieu, malheur à vous et malheur aux autres !

Il allait sortir, une réflexion le ramena.

-- Je dois vous dire encore, ajouta-t-il, que je laisse ici un ami fidèle... Et si le comte ou sa fille venaient à mourir, on provoquerait une autopsie... Et maintenant, adieu, miss, ou plutôt... au revoir !...

*

Et le lendemain soir, à huit heures, après avoir laissé à M. de Brévan une longue lettre pour Mlle Henriette, après lui avoir donné ses dernières instructions, Daniel prenait place dans le train qui devait le conduire à son poste.

XIII

C'était huit jours après le départ de Daniel, un mercredi matin, sur les onze heures et demie.

Une trentaine d'équipages, les plus brillants, à coup sûr, qu'il y eût à Paris, stationnaient le long de l'église de Sainte-Clotilde.

Dans le joli square qui précède l'église, cent cinquante ou deux cents badauds attendaient, le nez en l'air.

Si bien que les passants qui suivaient la rue de Grenelle, apercevant cette foule, s'approchaient, demandant :

-- C'est un mariage, leur répondait-on.

-- Et un mariage cossu, à ce qu'il paraît.

-- Tout ce qu'il y a de plus cossu... C'est un noble immensément riche, qui se marie, le comte de la Ville-Haudry... Il épouse une demoiselle Américaine... Voici déjà longtemps qu'ils sont dans l'église, ils ne tarderont sans doute pas à sortir...

Sous le porche, une douzaine d'hommes, correctement vêtus de noir, gantés de jaune et dont on voyait la cravate blanche sous le pardessus, des « gens de la noce » évidemment, causaient en attendant la fin de la cérémonie.

S'ils s'amusaient, il n'y paraissait guère, quelques-uns dissimulaient mal des bâillements, et la conversation languissait, quand un petit coupé bas s'arrêta devant la grille du square.

-- Messieurs, fit un jeune homme, je vous annonce M. de Brévan.

C'était lui, en effet.

Il descendit lentement de voiture, et sans se hâter s'avança de cet air flegmatique et froid qui lui était habituel.

De tous les invités groupés sous le porche, il connaissait une bonne partie ; aussi, commença-t-il par distribuer à la ronde des poignées de main, puis d'un ton léger :

-- Qui a vu la mariée ? interrogea-t-il.

-- Moi, répondit un vieux beau dont un perpétuel sourire découvrait les trente-deux fausses dents...

-- Eh bien ! qu'en dites-vous ?...

-- Qu'elle est tout bonnement sublime de beauté, mon cher... Quand elle a traversé la nef pour aller s'agenouiller devant le chœur, un murmure d'admiration s'est élevé... Parole d'honneur ! Je croyais qu'on applaudirait...

C'était trop d'enthousiasme, M. de Brévan y coupa court.

-- Et M. de la Ville-Haudry ?... demanda-t-il.

-- Ma foi ! répondit le vieux beau d'un accent ironique, ce cher comte peut se vanter de posséder un valet de chambre aussi fort que Rachel, l'émailleuse anglaise... À quinze pas, on eût juré qu'il n'avait pas seize ans, et qu'il allait non point se marier, mais faire sa première communion.

-- Et quel air a-t-il ?

-- L'air inquiet.

-- On le serait à moins ! observa un gros monsieur qui passait pour n'être pas très-heureux en ménage.

Il y eut un éclat de rire, et un tout jeune homme, presque un enfant, qui n'avait pas compris, demanda :

-- Pourquoi ?...

Ce fut un homme d'une trentaine d'années, type achevé de la distinction, et que les autres, selon leur degré de familiarité, appelaient « mon cher duc » ou « M. le duc, » qui répondit :

-- Parce que, mon cher vicomte, miss Sarah est une de ces femmes qu'on n'épouse pas... Qu'on les adore, qu'on les idolâtre, qu'on fasse pour elles mille folies, qu'on se ruine, et que même à la fin on se brûle la cervelle... parfait ! Mais qu'on leur donne son nom, jamais !

-- Il est vrai, objecta M. de Brévan, qu'on a raconté bien des choses sur son compte, mais rien de positif, toutefois...

-- Voudriez-vous donc, fit le duc, qu'il fut prouvé qu'elle a été traduite en police correctionnelle pour escroquerie et qu'elle sort de Saint-Lazare !

Et sans se laisser interrompre :

-- La haute société française, poursuivit-il, passe pour exclusive... C'est pardieu ! une réputation bien usurpée !... À part une vingtaine de salons qui ont gardé les saines traditions, je vois tous les autres s'ouvrir à deux battants pour les premiers venus, hommes ou femmes, qui arrivent en voiture. Et il en arrive beaucoup, des premiers venus ! D'où ? On ne sait. De Russie, de Turquie, d'Amérique, de Hongrie, de partout, de très-loin, du diable... Sans compter les impudents du cru, encore mal essuyés du ruisseau d'où ils sortent... Comment vit tout ce monde-là, et de quoi ?... Mystère !... Mais ça vit et ça vit bien, ça a ou ça paraît avoir de l'argent, et ça brille, grouille, intrigue, tripote, ça pose et ça s'impose... Si bien que toute cette clique dorée s'aidant, se poussant, se faufilant, finira par tenir le haut du pavé... Laissez la nouvelle comtesse de la Ville-Haudry ouvrir son salon, et vous verrez quels gens y seront reçus. Vous me direz que je ne suis pas dans le mouvement... c'est vrai. Je tends volontiers la main aux ouvriers que j'emploie et qui gagnent rudement leur vie, je ne la donne pas aux louches personnages en gants paille sans autres titres que leur impudence et qui n'ont d'autres moyens d'existence que leurs ténébreuses intrigues.

Il ne s'adressait à personne en apparence, semblant suivre d'un œil distrait les mouvements de la foule dans le jardin... Et cependant, à son accent on eût juré qu'il parlait pour quelqu'un de ceux qui l'écoutaient.

Du reste, il était visible qu'il n'avait point de succès, et que sa morale paraissait absolument hors de saison et ridicule.

Et même, un jeune homme à fine moustache noire, excessivement bien mis, se penchant vers son voisin, lui demanda :

-- Qui donc est ce « bénisseur ? »

-- Quoi !... vous ne le connaissez pas ? répondit l'autre, c'est le duc de Champdoce, vous savez bien, qui a épousé une demoiselle de Mussidan... Un fier original allez !

Cependant, M. de Brévan conservait son calme imperturbable.

-- En tout cas, reprit-il, on ne dira pas, j'imagine, que l'intérêt seul a déterminé miss Brandon à épouser M. de la Ville-Haudry...

-- Pourquoi non ?...

-- Parce qu'elle est immensément riche...

-- Oh !...

Un vieux monsieur s'avança :

-- Elle est, pour sûr, fort désintéressée, prononça-t-il... Je tiens du comte, qui est mon ami, que miss Brandon et lui se marient séparés de biens...

-- C'est admirable de désintéressement ! s'écrièrent deux ou trois personnes.

Ayant dit ce qu'il avait à dire, le duc était rentré dans l'église, et c'était le vieux beau qui avait pris la parole.

-- Le plus clair de tout cela, fit-il, c'est qu'il me semble voir d'ici une personne que ce mariage ne fait pas rire.

-- Qui donc ?

-- La fille de M. de la Ville-Haudry, parbleu !... une jeune personne de dix-huit ans, adorablement jolie... Et même, chose singulière, je l'ai cherchée dans l'église et je ne l'ai pas aperçue...

-- Elle n'assiste pas au mariage, déclara le vieux monsieur ami du comte ; elle a été prise d'une indisposition soudaine...

-- On dit cela, en effet, interrompit un jeune homme ; la vérité est que Mme de Bois-d'Ardon vient de la rencontrer en voiture découverte et en grande toilette...

-- C'est impossible...

-- Mme de Bois-d'Ardon me l'a affirmé. Ce joli scandale est le cadeau de noces qu'elle réservait à sa belle-mère.

M. de Brévan haussa les épaules, et à demi-voix :

-- Par ma foi ! fit-il, je ne voudrais pas être à la place de M. de la Ville-Haudry.

Reflet fidèle des commérages des salons, cette conversation à bâtons rompus, sous le porche de Sainte-Clotilde, disait assez que l'opinion, définitivement, se déclarait pour miss Sarah Brandon.

Le contraire eût été surprenant. Elle triomphait, et le monde, jamais, n'a su tenir rigueur au succès... Il n'y avait que cet original de duc de Champdoce, capable de rappeler les histoires du passé ; les autres les avaient oubliées.

Même, l'éclat de sa victoire rejaillissait en considération sur les siens, et un jeune homme qui copiait, en l'outrant, le genre anglais, venait d'entreprendre le panégyrique de sir Thomas Elgin et de mistress Brian, lorsqu'un grand mouvement se fit sous le porche.

Des gens sortaient, qui disaient :

-- C'est fini, toute la noce est à la sacristie pour signer.

La conversation s'arrêta court.

-- Messieurs, prononça le vieux beau, si nous voulons présenter nos hommages aux mariés, nous n'avons qu'à nous presser.

Et ce disant, il se précipita dans l'église, suivi de tous les autres, et gagna la sacristie trop étroite pour la foule choisie des invités du comte de la Ville-Haudry.

Le registre de la paroisse avait été disposé sur une petite table, au fond, et chacun à son tour s'approchait, se dégantant avant de prendre la plume.

En face de la porte, appuyée contre un de ces bahuts où l'on serre les ornements d'église, miss Sarah, maintenant comtesse de la Ville-Haudry, se tenait debout, ayant à ses côtés l'austère mistress Brian et le long et roide sir Thomas Elgin.

Ses admirateurs n'avaient rien exagéré... Elle était belle à étonner l'imagination sous sa blanche toilette de mariée, et de toute sa personne se dégageait comme un parfum d'exquise candeur.

Huit ou dix jeunes femmes l'entouraient, l'accablant de félicitations et de cajoleries, et elle répondait d'une voix un peu tremblante, toute rougissante, et baissant ses grands yeux dont les longs cils se recourbaient...

M. de la Ville-Haudry, lui, debout au milieu de la sacristie, tout gonflé d'une fatuité comique, ne savait à qui entendre, et à chaque moment, dans ses réponses, revenait ce mot bourgeois : « Ma femme, » où il mordait comme dans un fruit mûr...

Et cependant, à le bien observer, on découvrait une certaine contrainte pénible, sous ses airs victorieux. Parfois, même, un spasme nerveux crispait sa bouche, lorsqu'un de ces empressés funestes, comme il s'en rencontre partout, s'approchait et lui disait :

-- Mlle de la Ville-Haudry est donc très-souffrante ?... Mon Dieu que ce regrettable contre-temps doit la contrarier !...

Il est vrai que parmi ces empressés beaucoup étaient encore plus méchants que maladroits... Personne n'ignorait qu'il était survenu quelque chose de grave dans la famille de M. de la Ville-Haudry. On l'avait soupçonné dès le commencement de la cérémonie.

Le comte venait à peine de s'agenouiller près de miss Sarah, sur son prie-Dieu de velours, quand un domestique à sa livrée s'était avancé jusqu'à lui et avait murmuré quelques mots à son oreille... Les invités les plus rapprochés l'avaient vu pâlir et un geste furibond lui était échappé.

Que lui avait donc dit ce domestique ?...

On ne tarda pas à le savoir grâce à la vicomtesse de Bois-d'Ardon qui, d'une langue infatigable, en allait de l'un à l'autre, racontant qu'elle venait de rencontrer Mlle Henriette.

La dernière signature donnée, on ne fut donc pas surpris de voir M. de la Ville-Haudry prendre le bras de sa femme et l'entraîner vivement jusqu'à sa voiture, un magnifique carrosse de gala...

Il avait convié à un grand déjeuner une vingtaine de personnes, autrefois de son intimité, mais il paraissait l'avoir oublié... Et une fois en voiture, entre la jeune comtesse, mistress Brian et sir Tom, n'étant plus obligé de se contraindre, il se répandit en imprécations incohérentes et en menaces folles...

Et en arrivant à l'hôtel, sans attendre que le cocher eût décrit devant le perron le cercle traditionnel, il sauta à terre et se précipita dans le vestibule, en criant :

-- Ernest, qu'on m'amène Ernest...

Ernest, c'était son valet de chambre, l'artiste habile à qui il devait les roses de son teint. Dès qu'il parut :

-- Où est mademoiselle ? demanda-t-il.

-- Sortie.

-- Quand ?

-- Aussitôt après M. le comte.

La jeune comtesse, mistress Brian et sir Tom avaient rejoint M. de la Ville-Haudry dans un salon du rez-de-chaussée.

-- Vous entendez ? leur dit-il.

Puis, revenant à son valet de chambre :

-- Comment cela s'est-il passé ? interrogea-t-il.

-- Bien simplement... La grande porte n'était pas refermée sur la voiture de monsieur le comte, que mademoiselle a sonné... On est allé voir ce qu'elle désirait, et elle a commandé qu'on attelât le landau... Respectueusement, on lui a répondu que les trois cochers étant de service, il n'y avait personne pour la conduire... « -- S'il en est ainsi, a-t-elle déclaré, qu'on coure à l'instant me chercher une voiture de grande remise !... » Et comme le valet de pied, à qui elle donnait cet ordre, hésitait, elle a ajouté : « Si vous ne voulez pas y aller, j'irai moi-même... »

Le comte trépignait de colère.

-- Et après ?... fit-il, voyant que le valet de chambre s'arrêtait.

-- Alors, le valet de pied, intimidé, a obéi.

-- Je chasse ce drôle !... clama M. de la Ville-Haudry.

-- Je ferai remarquer à monsieur... commença Ernest.

-- Rien... Qu'on lui règle son compte... Et toi, continue.

Sans trop se gêner, le valet de chambre haussa les épaules, et d'un ton traînard :

-- Pour lors, reprit-il, la voiture de louage est arrivée dans la cour, et nous n'avons pas tardé à voir descendre mademoiselle dans une toilette comme jamais nous ne lui en avions vu, pas belle si on veut, mais voyante à faire retourner les passants... Tranquillement, elle s'est installée sur les coussins pendant que nous étions là, nous autres, bouche béante, la regardant, et quand elle a été prête : « Ernest, m'a-t-elle dit, vous préviendrez mon père que je ne rentrerai pas déjeuner... J'ai beaucoup de courses à faire, et comme le temps est très-beau, j'irai ensuite au bois de Boulogne. » Là-dessus, on a ouvert la grande porte, et fouette cocher ! C'est alors que j'ai pris sur moi d'envoyer prévenir le monsieur comte.

De sa vie, M. de la Ville-Haudry n'avait eu un tel accès de fureur... Les veines de son cou se gonflaient et ses yeux s'injectaient de sang, comme s'il eût été au moment d'une attaque d'apoplexie.

-- Il fallait l'empêcher de sortir !... râla-t-il ; pourquoi ne l'en avez-vous pas empêchée !... Vous deviez la faire remonter dans sa chambre, employer la force au besoin, l'enfermer, l'attacher...

-- Monsieur le comte n'avait pas donné d'ordres...

-- Il n'est pas besoin d'ordres, pour remplir son devoir... Laisser sortir cette folle ! Une impudente que j'ai surprise l'autre nuit dans le jardin avec son amant !...

Il criait si fort, que sa voix s'entendait de la pièce voisine, le grand salon, où déjà arrivaient les invités. Le malheureux ! il déshonorait sa fille...

Aussi, la jeune comtesse s'avança :

-- Je vous en prie, mon ami, fit-elle, calmez-vous...

-- Non, il faut en finir, et je veux punir cette impudente...

-- Je vous en conjure, mon cher comte, n'attristez pas le premier jour de notre union... Pardonnez, Henriette n'est qu'une enfant, qui ne sait ce qu'elle fait...

Tel n'était pas l'avis de mistress Brian.

-- Le comte a raison, déclara-t-elle, la conduite de cette jeune demoiselle est tout à fait choquante...

Alors, sir Tom :

-- Eh bien ! Brian, interrompit-il, et nos conventions !... Il était entendu que vous ne vous mêleriez en rien du ménage de M. de la Ville-Haudry et de Sarah...

Ainsi, du premier coup chacun entrait dans son rôle... La comtesse Sarah adoptait l'indulgence, mistress Brian la sévérité et sir Thomas Elgin l'impartialité muette...

D'ailleurs, ils réussirent promptement à calmer le comte...

Mais après une telle scène, le déjeuner ne pouvait être que fort triste... Les convives qui avaient presque tout entendu, échangeaient entre eux des regards singuliers...

-- Mlle de la Ville-Haudry, pensaient-ils, un amant... C'est inimaginable.

Vainement, le comte faisait bonne contenance, en vain, la jeune comtesse prodiguait les ressources de son esprit, la gêne persistait, les sourires expiraient sur les lèvres, toutes les cinq minutes la conversation tombait...

À quatre heures et demie, le dernier invité s'était enfui, et le comte restait seul au salon avec sa nouvelle famille...

Le jour baissait, et on venait d'apporter les lampes, quand on entendit sur le sable de la cour, le roulement sourd d'une voiture...

M. de la Ville-Haudry se dressa, pâlissant :

-- La voici !... fit-il, voici ma fille !...

En effet, Mlle Henriette rentrait. Comment une jeune fille si réservée et naturellement craintive, s'était-elle résolue à un tel éclat !... C'est que les gens timides, précisément, sont les plus capables des pires audaces... Contraints de sortir de leur caractère, ils ne raisonnent plus ni ne calculent, et perdant tout sang-froid, ils se précipitent au danger, poussés par une rage aveugle, pareille à celle des moutons qui se brisent la tête contre les murs de leur bergerie...

Or, depuis une quinzaine, Mlle de la Ville-Haudry avait été bouleversée par tant et de si rudes émotions, qu'elle n'avait plus l'intégrité de son libre arbitre.

Les injures dont son père l'avait accablée quand il la surprit avec Daniel devaient achever de troubler sa raison...

Car M. de la Ville-Haudry, en proie à une sorte de vertige, avait ce soir-là perdu toute mesure, s'oubliant jusqu'à traiter Mlle Henriette comme un galant homme eût rougi de traiter une créature perdue... et devant ses domestiques encore !

Et que de tortures pendant la semaine qui suivit ! Elle avait déclaré qu'elle ne paraîtrait ni à la lecture du contrat, ni aux cérémonies de la mairie et de l'église, et M. de la Ville-Haudry prétendait la faire revenir sur cette détermination.

De là, chaque jour, quelque scène plus lamentable à mesure qu'approchait l'instant décisif...

Si encore le comte y eût mis quelque adresse, s'il eût eu recours à la persuasion, s'il eût essayé d'attendrir sa fille sur lui-même, en lui parlant de son avenir, de son bonheur, de son repos...

Mais point !... Jamais il ne paraissait chez elle que l'injure à la bouche, ne songeant, disait-il, qu'à ménager l'exquise sensibilité de miss Brandon et à lui épargner un coup terrible...

Si bien que ses menaces, loin de ramener Mlle Henriette, ne faisaient que l'enfoncer davantage dans son obstination.

Le contrat de M. de la Ville-Haudry et de miss Brandon avait été lu et signé à six heures, avant un grand dîner...

À cinq heures et demie, le comte était encore dans la chambre de sa fille...

Sans en rien dire, il avait commandé à la couturière de Mlle Henriette plusieurs robes de cérémonie, et elles étaient là, étalées sur des chaises...

-- Habillez-vous, commandait-il, et descendez.

Et elle, en proie à cette exaltation nerveuse qui fait préférer le martyre à une concession, répondait obstinément :

-- Non, je ne descendrai pas...

Car elle ne cherchait ni subterfuges, ni excuses, elle ne se prétendait pas malade... Elle disait résolument :

-- Je ne veux pas !

Et lui, enragé de se sentir impuissant à vaincre cette résistance, fou, éperdu, il se répandait en blasphèmes et en menaces insensées...

Une femme de chambre, attirée par le bruit de cette scène, était allée coller son oreille à la porte de la chambre, et le soir elle racontait que le comte avait frappé sa fille, et que même elle avait entendu les coups...

Mlle Henriette l'a toujours nié.

Il n'en est pas moins vrai que c'est à la suite de ces dernières insultes qu'elle forma le dessein de donner plus d'éclat à sa protestation, et qu'elle se promit de se montrer par tout Paris pendant qu'on bénirait à Sainte-Clotilde l'union de son père et de miss Sarah...

Pauvre jeune fille qui n'avait personne à qui se confier, personne pour lui dire que tout le scandale retomberait sur elle !...

Bravement donc, elle avait exécuté son projet. Vêtue d'un costume extravagant pour mieux attirer les regards, elle avait passé la journée à courir tous les endroits où elle supposait devoir rencontrer le plus de personnes de connaissance.

La nuit seule l'avait déterminée à rentrer, et elle arrivait brisée, défaillante, bouleversée d'indicibles angoisses, mais soutenue par cette idée absurde qu'elle avait fait son devoir et qu'elle s'était montrée digne de Daniel...

Elle venait de sauter légèrement sur le sable de la cour et elle payait le cocher de remise, quand le valet de chambre de M. de la Ville-Haudry, M. Ernest, vint à elle, et d'un ton à peine respectueux :

-- M. le comte, fit-il, m'a chargé de dire à mademoiselle d'aller lui parler dès qu'elle rentrerait.

-- Où est mon père ?

-- Dans le grand salon.

-- Seul ?...

-- Non, mademoiselle... Mme la comtesse, Mme Brian et M. Elgin sont avec lui.

-- C'est bien... j'y vais.

Et rassemblant tout son courage, plus froide et plus blanche que les marbres du vestibule, elle se dirigea vers le salon, ouvrit la porte et d'un pas raide entra...

-- Vous voilà !... s'écria M. de la Ville-Haudry, ramené à une apparence de calme par l'excès même de sa colère, vous voilà donc !...

-- Oui, mon père...

-- D'où venez-vous ?...

Elle avait d'un coup d'œil parcouru le salon, et à la vue de la nouvelle comtesse et de ceux qu'elle appelait ses complices, tous ses ressentiments s'exaspérant, elle eut la force de sourire, et d'un ton léger :

-- J'arrive du Bois, répondit-elle... Ce matin, je suis sortie pour quelques emplettes... Vers midi, sachant que la duchesse de Champdoce est un peu indisposée et ne sort pas, je suis allée lui demander à déjeuner... Ensuite, comme il faisait très-beau...

M. de la Ville-Haudry n'en put supporter davantage.

Saisissant sa fille par les poignets, il l'enleva, et la portant ainsi tout près de la comtesse Sarah :

-- À genoux !... malheureuse !... vociféra-t-il, à genoux, et demandez pardon de tels outrages à la meilleure et à la plus noble des femmes...

-- Vous me faites horriblement mal, mon père ! dit froidement la jeune fille.

Mais déjà la jeune comtesse s'était jetée entre eux.

-- Au nom du ciel, mademoiselle, disait-elle, ménagez votre père !...

Et comme Mlle Henriette la toisait d'un regard insultant :

-- Cher comte, poursuivit-elle, ne voyez-vous pas que vos violences me tuent...

Vivement, M. de la Ville-Haudry lâcha sa fille, et se reculant :

-- Rendez grâce, lui dit-il, rendez grâce à cet ange qui intercède pour vous... Mais prenez garde... ma patience est à bout... Il est, pour les enfants rebelles et les filles perverties, des maisons de correction...

Du geste elle l'interrompit, et avec une vivacité singulière :

-- Soit, mon père ! s'écria-t-elle... Entre toutes ces maisons, choisissez la plus sévère et faites m'y enfermer... Quoi qu'il arrive, j'y souffrirai moins qu'ici, en voyant à la place de ma pauvre mère cette... femme !

-- Misérable !... râla le comte.

Il étouffait... d'un geste violent il arracha sa cravate, et sentant bien qu'il ne se possédait plus :

-- Sors !... cria-t-il à sa fille, sors ! ou je ne réponds plus de rien !...

Elle hésita une seconde...

Puis, adressant à la comtesse Sarah un dernier regard de défi, lentement elle se retira.

XIV

-- Ah ! n'importe, M. le comte peut se vanter d'avoir un singulier jour de noces !...

Ainsi ricanait un valet de pied au moment où mademoiselle Henriette quittait le salon... Elle l'entendit, et sans savoir si c'était approbation ou raillerie de sa conduite, elle tressaillit d'aise, tant la passion est avide d'encouragements d'où qu'ils viennent.

Cependant elle n'était pas à moitié de l'escalier conduisant à son appartement, lorsqu'elle fut clouée sur place par le bruit de toutes les sonnettes du salon mises en branle à les briser par une main furieuse.

Elle se pencha sur la rampe, écoutant.

Tous les domestiques accouraient, le vestibule retentissait de pas effarés ; on distinguait la voix impérieuse de M. Ernest, le valet de chambre du comte, qui disait :

-- Des sels, vite, de l'eau froide... Mme la comtesse a une attaque de nerfs ?...

Un sourire amer crispa les lèvres de Mlle Henriette.

-- Du moins, murmura-t-elle, j'aurai empoisonné la joie de cette femme !...

Et craignant d'être surprise ainsi, aux écoutes, elle monta.

Mais une fois seule, dans sa chambre, la malheureuse jeune fille ne devait pas tarder à reconnaître l'inanité puérile de son triomphe...

Qui avait-elle frappé, en somme ?... Son père...

Indisposée ce soir, -- et encore, l'était-elle réellement ? -- la comtesse Sarah serait assurément remise le lendemain, et alors, quels avantages ne tirerait-elle pas du scandale essayé pour la perdre ?...

Voilà ce que discernait Mlle Henriette... trop tard. Seulement, pour cela que vis-à-vis d'elle-même elle convenait de sa faute, elle n'en était que moins disposée à l'avouer hautement, encore moins à tenter de la réparer, en admettant qu'elle ne fût pas irréparable.

Par ce qu'elle avait fait, elle s'estimait engagée pour l'avenir... La voie où elle entrait était visiblement sans issue, n'importe, reculer lui semblait une indigne lâcheté.

Éveillée avec le jour, elle cherchait dans sa tête par quel côté faible recommencer la guerre, quand on frappa à sa porte, et sa femme de chambre, Clarisse, entra.

-- Voici une lettre pour mademoiselle, dit cette fille ; je viens de la recevoir à l'instant dans une enveloppe à mon adresse.

Cette lettre, Mlle Henriette l'examina longtemps avant de l'ouvrir, étudiant l'écriture inconnue de l'adresse...

Qui pouvait lui écrire, et de cette façon, sinon ce Maxime de Brévan, à qui Daniel lui avait recommandé de se confier, et qui, jusqu'alors, n'avait pas donné signe de vie ?

C'était en effet M. de Brévan qui écrivait :

« Mademoiselle,

« Avec tout Paris, j'ai appris votre fière et noble protestation le jour du malheureux mariage de votre père... Les égoïstes et les sots vous blâmeront peut-être... méprisez-les, vous avez pour vous tous les gens de cœur... Et mon cher Daniel, s'il était ici, vous approuverait et admirerait votre courage comme je l'admire moi-même... »

Elle respira longuement, comme si sa poitrine eût été soulagée d'un poids énorme.

L'ami de Daniel l'approuvait... Quel prétexte, désormais, pour étouffer la voix de la raison et écarter toute velléité de prudence !...

Toute la lettre de M. de Brévan, d'ailleurs, n'était qu'une longue et respectueuse exhortation à une résistance désespérée, à outrance.

Plus loin, il disait :

« Au moment de monter en wagon, Daniel, mademoiselle, m'a remis pour vous une lettre qui est l'expression de ses plus intimes pensées... Avec une pénétration digne d'un cœur tel que le sien, il prévoit et résout toutes les difficultés dont votre belle-mère ne manquera pas de vous embarrasser... Cette lettre est trop précieuse pour être confiée à la poste. C'est pourquoi, avant la fin de la semaine, je me serai fait présenter chez M. de la Ville-Haudry, et j'aurai l'honneur de vous la remettre en mains propres... »

Et plus loin encore :

« J'aurai demain, continuait M. de Brévan, par un officier anglais de mes amis, l'occasion de faire parvenir de promptes nouvelles à Daniel... Si vous désirez lui écrire, faites-moi parvenir votre lettre aujourd'hui même, rue Laffitte, 62, je la joindrai à la mienne. »

Enfin, en post-scriptum , il ajoutait :

« Défiez-vous surtout de sir Thomas Elgin... »

Cette dernière recommandation ne pouvait manquer de troubler singulièrement Mlle Henriette et d'agiter en elle toutes sortes d'appréhensions vagues et terribles.

-- Pourquoi, pensait-elle, me défierais-je de celui-là plutôt que des autres !

Mais un souci meilleur ne tarda pas à la distraire...

Quoi ! une occasion se présentait de faire tenir promptement et sûrement des nouvelles à Daniel, et elle risquait, en perdant son temps, de la laisser échapper !...

Elle se hâta de s'habiller, et s'asseyant à son petit bureau, elle se mit à retracer à l'unique ami qu'elle eût en ce monde, toutes ses angoisses depuis qu'il l'avait si brusquement quittée, ses douleurs, ses ressentiments et ses espérances...

Onze heures sonnaient, lorsqu'elle eût terminé, ayant rempli huit grandes pages où elle avait mis tout son cœur...

Voulant se lever alors, elle se sentit prise d'en malaise soudain... Ses jambes fléchissaient et il lui semblait que tout autour d'elle tremblait.

Qu'était-ce donc. Elle cherchait, quand l'idée lui vint que depuis l'avant-veille elle était presque à jeun.

-- Il ne faut pourtant pas se laisser mourir de faim, murmura-t-elle presque gaiement, tant sa longue causerie avec Daniel lui avait remis d'espoir au cœur.

Elle sonna donc, et dès que sa femme de chambre parut :

-- Montez-moi à déjeuner, lui dit-elle.

L'appartement de Mlle de la Ville-Haudry se composait de trois pièces.

La première, le salon, ouvrait directement sur le palier ; à droite était la chambre à coucher et à gauche un cabinet d'études, où se trouvaient le piano, la musique, les livres.

Quand Mlle Henriette mangeait chez elle, ce qui lui arrivait souvent depuis quelque temps, c'était toujours dans le salon...

Elle s'y était rendue, et pour hâter le service, elle débarrassait la table des albums et des menus objets qui l'encombraient, quand la femme de chambre reparut les mains vides...

-- Ah ! mademoiselle !...

-- Quoi !...

-- Monsieur le comte a défendu qu'on servît mademoiselle chez elle.

-- Ce n'est pas possible...

Mais une voix railleuse l'interrompit du dehors, disant :

-- C'est vrai...

Et tout aussitôt M. de la Ville-Haudry parut, déjà paré, frisé et fardé, ayant l'air sardonique d'un homme qui enfin tient une revanche.

-- Laissez-nous, dit-il à la femme de chambre.

Et dès que Clarisse fut sortie :

-- Mon Dieu, oui, ma chère Henriette, reprit-il, j'ai défendu sous peine d'expulsion qu'on vous montât à manger. Qu'est-ce, s'il vous plaît, que cette fantaisie ?... Êtes-vous malade ?... Si oui, je vais envoyer chercher le docteur. Si non, vous me ferez le plaisir de descendre prendre vos repas dans la salle à manger, avec la famille, avec la comtesse et moi, avec sir Tom et mistress Brian...

-- Mon père...

-- Il n'y a pas de père qui tienne... Le temps des faiblesses extrêmes est passé, comme aussi des emportements... Donc, vous descendrez... Oh ! quand vous voudrez... Vous bouderez peut-être un jour, deux jours ; mais la faim chasse le loup du bois, et le troisième nous vous verrons apparaître dès qu'on aura sonné la cloche... Ce n'est plus à votre cœur que je m'adresse, vous le voyez, c'est à votre estomac.

Tels efforts que fit Mlle Henriette pour demeurer impassible, des larmes brûlantes jaillissaient de ses yeux, larmes de douleur et d'humiliation.

Cette idée de la prendre par la famine était-elle de son père ? Non, jamais elle ne lui fût venue. C'était là une conception de femme, évidemment, et d'une femme haineuse obéissant aux plus vils instincts.

N'importe, la pauvre jeune fille se sentait prise, et l'ignominie du moyen employé, la certitude qu'elle allait être obligée de céder, la révoltaient.

Son imagination cruelle lui représentait la joie insultante de la comtesse Sarah quand elle, la fille du comte de la Ville-Haudry, elle paraîtrait dans la salle à manger amenée par le besoin, par la faim...

-- Mon père, supplia-t-elle, ne me laissez servir ici que du pain et de l'eau, mais épargnez-moi ce supplice...

Mais si c'était une leçon que répétait le comte, il s'en était bien pénétré. Ses traits gardèrent leur expression sardonique, et d'un ton glacé :

-- Je vous ai dit mes volontés, interrompit-il, vous m'avez entendu, il suffit.

Déjà il se dirigeait vers la porte, sa fille le retint.

-- Mon père, murmurait-elle, écoutez-moi...

-- Voyons, qu'est-ce encore ?...

-- Hier, vous me menaciez de me faire enfermer...

-- Eh bien ?...

-- Aujourd'hui, c'est moi qui vous adjure de prendre cette détermination... Conduisez-moi dans un couvent, si étroite et si dure qu'en soit la règle, si triste qu'y puisse être la vie, j'y trouverai un allégement à ma douleur, et de toute mon âme je vous bénirai...

Lui, coup sur coup, haussait les épaules.

-- Bien trouvé !... dit-il. Et du fond de votre couvent, vous vous hâterez d'écrire partout et à tous que ma femme vous a chassée, que vous avez été obligée de fuir les outrages et les mauvais traitements... vous rééditerez toutes les élégies larmoyantes de l'innocente jeune fille persécutée par une indigne marâtre... Pas de ça, ma chère !...

La cloche qui sonnait le déjeuner l'interrompit.

-- Vous entendez, Henriette, reprit-il... Consultez votre estomac, et selon ce qu'il vous conseillera, descendez ou restez.

Et il sortit tout fier, c'était manifeste, de ce qu'il appelait un acte nécessaire d'autorité paternelle, sans accorder seulement un regard à sa fille, qui venait de s'affaisser sur un fauteuil.

C'est qu'elle était brisée, la pauvre enfant, en proie à tous les déchirements de l'orgueil... C'en était fait, il n'y avait plus à lutter... Ceux qui pour la réduire ne reculaient pas devant un expédient si lâche, auraient recours aux pires extrémités. Quoi qu'elle fît, tôt ou tard il lui faudrait se soumettre.

Dès lors, pourquoi ne pas céder tout de suite ?... Elle sentait bien que plus elle tarderait, plus, la victoire serait douce à la comtesse Sarah et le sacrifice pénible pour elle.

S'armant donc de toute son énergie, elle gagna la salle à manger, où depuis un moment déjà les autres étaient à table...

Son entrée, imaginait-elle, serait saluée par quelque exclamation railleuse. Point. À peine parut-on y faire attention. La comtesse Sarah qui parlait s'interrompit pour dire : « Je vous salue, mademoiselle, » et tout aussitôt poursuivit, sans que sa voix trahit la plus légère émotion.

Même, Mlle Henriette put constater qu'on l'avait ménagée. Son couvert n'était pas mis près de sa belle-mère. On lui avait réservé sa place entre sir Thomas Elgin et mistress Brian.

Elle s'assit, et tout en mangeant elle observait à la dérobée, et de toute l'intensité de sa pénétration, ces étrangers, désormais les maîtres de sa destinée, et qu'elle voyait pour la première fois, car c'est à peine si, la veille, elle les avait aperçus.

La beauté de la comtesse Sarah, -- dont pourtant la photographie que lui avait montrée son père, avait dû lui donner une idée, -- cette beauté éblouissante, merveilleuse, la frappa de stupeur et d'épouvante...

Il était visible que la jeune comtesse n'avait fait que jeter à la hâte un peignoir sur ses épaules pour descendre déjeuner... Son teint était plus animé que de coutume. Elle avait les adorables confusions de la vierge au lendemain de ses noces, et toutes sortes d'embarras souriants...

L'empire d'une telle femme sur un vieillard follement épris, Mlle Henriette le comprit si bien qu'elle frissonna.

Non moins redoutable lui paraissait l'austère mistress Brian.

On ne lisait rien, dans son œil morne, qu'une froide méchanceté, rien qu'un implacable vouloir sur sa figure maigre et jaune, dont on eût dit les rides immobiles creusées dans la cire.

Le moins à craindre, dans l'opinion de Mlle Henriette, eût encore été le long et roide sir Thomas Elgin.

Placé près d'elle, il sut avoir quelques attentions discrètes, et à un moment, elle surprit dans ses yeux, pendant qu'il la regardait, quelque chose comme un sentiment de commisération...

-- Et cependant, songea-t-elle, c'est de lui que M. de Brévan me recommande surtout de me défier.

Mais le déjeuner finissait... Mlle Henriette se leva et, après s'être inclinée sans mot dire, elle regagnait son appartement, quand elle fut arrêtée dans l'escalier par des gens qui montaient une lourde armoire à glace...

S'étant informée, elle apprit que sir Tom et mistress Brian devant désormais habiter l'hôtel, on achevait leur emménagement...

Elle hocha tristement la tête ; mais chez elle une bien autre surprise l'attendait.

Trois domestiques étaient en train d'enlever les meubles de son salon, sous la direction de M. Ernest, le valet de chambre du comte.

-- Que faites-vous là ? interrogea-t-elle, et qui vous a permis...

-- Nous exécutons les ordres de monsieur le comte, répondit M. Ernest... Nous débarrassons l'appartement de mademoiselle pour madame Brian.

Et se retournant vers ses collègues :

-- Allons, vous autres, fit-il ; sortez-moi ce canapé !...

Perdue de stupeur, Mlle de la Ville-Haudry demeurait pétrifiée sur place, regardant les domestiques poursuivre leur besogne...

Quoi ! des aventuriers avides s'étaient emparés de l'hôtel, ils l'envahissaient, ils régnaient despotiquement, et cela ne leur suffisait pas... Ils prétendaient lui disputer, lui arracher l'espace qu'elle y occupait, elle, la fille de leur dupe, l'unique héritière du comte de la Ville-Haudry !...

L'impudence, lui parut si monstrueuse, que, n'y pouvant croire, cédant à un mouvement spontané, elle redescendit dans la salle à manger, et s'adressant à son père :

-- Est-ce vraiment vous, monsieur, demanda-t-elle, qui avez commandé à vos gens de me déménager ?...

-- Moi-même, oui, ma fille... De vos trois pièces, mon architecte va faire un grand salon pour mistress Brian, dont l'appartement est vraiment trop étroit...

La jeune comtesse eut un mouvement de dépit.

-- Je ne comprends pas, dit-elle, que tante Brian accepte cela.

-- Pardon, interrompit la respectable dame, c'est absolument contre mon gré que cela se fait !...

Mais le comte, intervenant :

-- Sarah, chère adorée, prononça-t-il, permettez-moi d'être seul juge de l'opportunité des décisions qui concernent notre fille.

Si ferme était l'accent de M. de la Ville-Haudry qu'on eût juré que cette idée de déménagement venait de lui seul...

-- Je n'agis jamais à la légère, moi, continua-t-il, et je prends le temps de mûrir mes déterminations... Ici, ma conduite est toute tracée par les règles de la plus vulgaire bienséance... Mistress Brian n'est plus jeune, ma fille n'est qu'une enfant... Si l'une des deux doit se résigner à quelque petite gêne, c'est ma fille, évidemment...

Tout d'une pièce, M. Thomas Elgin se dressa.

-- Je voudrais... commença-t-il.

Malheureusement, le reste de sa phrase se perdit en un bredouillement confus...

Il venait, sans doute, de se rappeler certain serment qu'il avait fait... Et, résolu à ne se point mêler du ménage du comte, révolté, d'un autre côté, de ce qu'il estimait un odieux abus de pouvoir, il quitta brusquement le salon.

Ses regards, sa physionomie, son geste, avaient si clairement trahi ces sentiments, que Mlle Henriette en fut toute saisie.

Mais déjà, M. de la Ville-Haudry, après une minute de surprise poursuivait :

-- Ainsi donc, ma fille habitera le logement qu'occupait autrefois la dame de compagnie de ma... c'est-à-dire de sa mère. Il est petit, mais en somme plus que suffisant pour elle... Il a en outre cet avantage d'être commandé par une des pièces de notre appartement à nous, ma chère Sarah, et c'est à considérer, lorsqu'il s'agit d'une étourdie qui a si étrangement abusé de la liberté que lui laissait mon aveugle confiance...

Que dire !... Que répondre !...

Seule avec son père, Mlle Henriette se fût certainement défendue ; elle eût essayé de le faire revenir sur sa détermination ; elle l'eût supplié ; elle se fût peut-être traînée à ses genoux...

Mais ici, en présence de ces deux femmes, sous l'œil railleur de la comtesse Sarah !... était-ce possible ?... Ah ! elle fût morte mille fois, plutôt que de leur donner, à ces misérables aventuriers, la joie de sa douleur et d'une humiliation nouvelle.

-- Qu'elles m'écrasent, pensait-elle, jamais elles ne m'entendront me plaindre ni demander grâce !...

Et comme son père, tout en l'épiant à la dérobée, lui demandait :

-- Eh bien ?...

-- Ce soir même vous serez obéi, monsieur le comte, répondit-elle.

Et par une sorte de prodige d'énergie, elle sortit du salon calme, le front haut, sans avoir versé une larme...

Dieu sait ce qu'elle endurait, cependant.

Abandonner ce cher petit appartement où tant d'heures heureuses s'étaient écoulées, où tout lui rappelait quelque doux souvenir, certes, c'était un horrible crève-cœur.

Ce n'était rien, comparé à cette épouvantable perspective de vivre dans l'appartement même de la comtesse Sarah, sous la même clef...

C'était jusqu'à la liberté de pleurer qui lui était ravie... L'excès de son malheur ne lui arracherait pas un sanglot, sans que de l'autre côté de la cloison la comtesse Sarah l'entendit et s'en délectât.

Ainsi elle se désespérait, quand la lettre qu'elle avait écrite à Daniel se représenta à sa mémoire.

Pour que M. de Brévan l'eût le jour même, ainsi qu'il le demandait, il n'y avait plus un instant à perdre, et encore fallait-il renoncer à la poste, car il était près de quatre heures, et employer un commissionnaire.

Elle sonna donc Clarisse, sa confidente, résolue à l'expédier rue Laffitte. Mais au lieu de Clarisse, ce fut une fille de service, qui se présenta et qui dit :

-- La femme de chambre de Mademoiselle n'est pas à l'hôtel... Mme Brian vient de l'envoyer rue du Cirque. Si je pouvais la remplacer...

-- Non, je vous remercie, répondit Mlle Henriette.

Ainsi, on la comptait pour rien, il lui était défendu de manger chez elle, on la chassait de son appartement, on disposait d'une femme attachée à son service...

Et en être réduite à subir sans révoltes de telles humiliations !

Mais l'heure fuyait, et avec chaque minute s'envolait une des chances qui restaient que M. de Brévan eût la lettre en temps utile.

-- Eh bien ! je la porterai moi-même au commissionnaire, se dit Mlle Henriette.

Et quoiqu'il ne lui fût pas arrivé deux fois en sa vie de traverser la rue seule, elle mit son chapeau, jeta un manteau sur ses épaules et descendit rapidement.

Le suisse, un gros homme très-fier de sa livrée chargée d'or, était assis devant le pavillon qu'il habitait fumant et lisant son journal.

-- Ouvrez-moi, lui dit Mlle Henriette.

Mais lui, sans daigner ôter sa pipe de sa bouche, sans seulement se lever, répondit d'un ton rogue :

-- Monsieur le comte m'a donné la consigne formelle de ne jamais laisser sortir mademoiselle sans son autorisation verbale ou écrite, de sorte que...

-- Insolent ! interrompit Mlle Henriette.

Et, résolument, elle s'avança vers le pavillon, étendant la main pour tirer le cordon...

Déjà, devinant son intention, et plus prompt qu'elle, le suisse s'était jeté en travers de la porte, criant de toutes ses forces comme s'il eût appelé au secours :

-- Mademoiselle !... mademoiselle !... Arrêtez... j'ai ma consigne et il y va de ma place !...

Aux cris du suisse, une douzaine de valets qui flânaient dans les écuries, sous le vestibule et dans les cours arrivèrent... Puis accoururent sir Tom, qui allait monter à cheval, et bientôt le comte de la Ville-Haudry.

-- Que voulez-vous ?... Que faites-vous là ? demanda-t-il à sa fille.

-- Vous le voyez, mon père, je désire sortir...

-- Seule ? ricana le comte.

Et durement :

-- Cet homme, reprit-il, en montrant le suisse, serait impitoyablement chassé, s'il vous laissait passer, seule, le seuil de la porte !... Oh ! vous avez beau me regarder, c'est ainsi... Vous sortirez désormais, quand et avec qui bon me semblera... Et n'espérez pas vous soustraire à mon infatigable surveillance... j'ai tout prévu... La petite porte dont vous aviez la clef a été condamnée... Et si jamais un homme osait s'introduire dans le jardin, les jardiniers ont ordre de tirer dessus comme sur un chien enragé, que ce soit celui avec qui je vous ai surprise il y a dix jours ou un autre...

Sous cet ignoble et lâche outrage, Mlle de la Ville-Haudry chancela, mais se redressant presque aussitôt :

-- Grand Dieu ! s'écria-t-elle, c'est du délire, un délire épouvantable... Mon père, avez-vous bien conscience de ce que vous dites !...

Et le ricanement d'un valet arrivant jusqu'à son oreille :

-- Du moins, reprit-elle avec une violence convulsive, nommez-le, cet homme qui était avec moi dans le jardin, nommez-le tout haut, devant tous... Dites que c'était M. Daniel Champcey, celui que ma pauvre mère avait choisi pour moi, entre tous, celui que durant des années vous avez admis ici, à qui vous aviez promis ma main, qui était mon fiancé et qui serait mon mari si nous eussions accepté la honte de votre mariage. Dites que c'était M. Daniel Champcey, que vous aviez congédié, vous, la veille, et que le lendemain, grâce à un crime, grâce à un faux, votre Sarah forçait à s'embarquer... Car il fallait l'éloigner à tout prix... Lui à Paris, jamais on n'eût osé me traiter comme on me traite.

Stupéfait de cette véhémence inouïe, le comte ne trouvait que des paroles sans suite.

Et Mlle Henriette allait poursuivre quand elle sentit qu'on lui prenait le bras, et que doucement, mais d'une force irrésistible, on l'entraînait vers l'hôtel... C'était sir Tom qui la sauvait de son propre égarement... Elle le regarda... une grosse larme roulait le long de la joue de l'impassible gentleman.

Puis, lorsqu'il l'eut conduite jusqu'à l'escalier, et qu'elle tint la rampe :

-- Pauvre fille !... murmura-t-il.

Et il s'éloigna à grands pas...

Oui, pauvre Henriette, en effet !

Sa raison, sous tant de chocs furieux, vacillait, et saisie de vertige, haletante, éperdue, elle s'était élancée à travers l'escalier, précipitant sa course comme si elle eût été poursuivie par les flammes d'un effroyable incendie, croyant encore entendre les abominables accusations de son père et les ricanements des valets...

-- Mon Dieu ! sanglotait-elle, prenez pitié de moi !...

C'est qu'elle n'avait plus rien à espérer que de Dieu, pensait-elle, livrée sans défense au caprice d'ennemis impitoyables, sacrifiée à l'implacable haine d'une marâtre, abandonnée de tous, trahie et reniée par son père lui-même !...

D'heure en heure, par un incompréhensible enchaînement de circonstances fatales, elle avait vu se resserrer, jusqu'à l'écraser, le cercle infernal où elle se débattait misérablement.

Que voulait-on donc d'elle ?... Pourquoi prenait-on à tâche d'exaspérer sa douleur ?... Attendait-on quelque chose de l'excès de son désespoir ?

Malheureusement elle ne s'arrêta pas à cette idée, trop inexpérimentée pour soupçonner des raffinements de scélératesse inouïs à ce point d'étonner l'imagination.

Ah ! qu'un mot de Daniel lui eût été utile en ce moment décisif !...

Mais, tremblant d'aviver les angoisses de sa fiancée, le malheureux n'avait pas osé lui répéter cette phrase terrible échappée à la première expansion de M. de Brévan :

« Miss Sarah Brandon laisse aux imbéciles le fer et le poison, moyens grossiers et dangereux de se débarrasser des gens... Elle a, pour supprimer ceux qui la gênent, des expédients plus sûrs et où la justice n'a rien à voir... »

Perdue dans ses sombres réflexions, la pauvre fille oubliait l'heure et ne remarquait pas que depuis longtemps déjà la nuit était venue, quand la cloche sonna le dîner.

Elle était libre de ne pas descendre, mais la pensée que la comtesse Sarah croirait l'avoir brisée, la révolta...

-- Non ! elle ne saura jamais ce que je souffre, se dit-elle.

Sonnant donc Clarisse qui était revenue de la rue du Cirque :

-- Vite, lui commandat-elle, habillez-moi.

Et en moins de cinq minutes, elle eut relevé ses beaux cheveux et revêtu une de ses plus jolies toilettes...

C'est alors que changeant de robe, elle sentit sous sa main le froissement d'un papier.

-- Ma lettre pour Daniel !... murmura-t-elle... Je l'avais oubliée !...

Le moment n'était-il pas passé de l'envoyer à M. de Brévan ?... C'était probable. Pourquoi ne pas essayer, cependant !...

Elle la remit donc à Clarisse, en lui disant :

-- Vous allez prendre un fiacre et porter immédiatement cette lettre rue Laffitte, 62, à M. de Brévan... S'il est sorti, vous la laisserez, en recommandant bien de la lui remettre dès qu'il rentrera... Préparez un prétexte, dans le cas où on vous demanderait pourquoi vous sortez, et soyez discrète...

Et elle-même descendit, si pénétrée de sa résolution de dissimuler ses souffrances, qu'elle avait le sourire sur les lèvres en entrant dans la salle à manger.

La fièvre qui la dévorait donnait à son teint une animation extraordinaire et à ses yeux un étrange éclat... Sa beauté, un peu effacée d'habitude, resplendissait jusqu'à étonner, même près de la beauté merveilleuse de la comtesse Sarah...

À ce point que M. de la Ville-Haudry en fut frappé...

-- Oh ! oh ! fit-il en jetant à sa jeune femme un regard d'intelligence.

Ce fut, d'ailleurs, la seule marque d'attention qui accueillit Mlle Henriette.

Personne ensuite ne sembla prendre garde à sa présence, sauf l'honorable sir Elgin ; dont l'œil dur s'adoucissait dès qu'il s'arrêtait sur elle...

Mais que lui importait ? Affectant une assurance bien loin de son âme, elle se forçait de manger, quand un domestique entra et respectueusement vint murmurer quelques paroles à l'oreille de la jeune comtesse.

-- C'est bien, répondit-elle à haute voix, j'y vais...

Et sans explication, elle se leva, sortit, et resta bien dix minutes dehors.

-- Qu'était-ce ?... demanda M. de la Ville-Haudry, de l'accent du plus tendre intérêt, dès que Mme Sarah reparut...

-- Rien, mon ami, répondit-elle en se rasseyant... une niaiserie... un ordre à donner.

Cependant, sous l'air insoucieux de sa belle-mère, Mlle Henriette avait cru discerner une satisfaction cruelle.

Bien plus, il lui avait semblé surprendre entre la comtesse Sarah et l'austère mistress Brian deux regards rapidement échangés, l'un demandant : « Eh bien !... » l'autre répondant : « Oui ! »

Prévention ou non, l'infortunée en reçut comme un coup dans la poitrine.

-- Ces misérables, pensa-t-elle, viennent de me préparer quelque nouvelle perfidie...

Et ce soupçon s'enfonça si avant dans son esprit, que le dîner fini, au lieu de regagner son appartement, elle suivit au salon son père et les nouveaux hôtes de l'hôtel, -- « la famille, » comme disait M. de la Ville-Haudry, quand il parlait de sir Tom et de mistress Brian.

Ils n'y restèrent pas longtemps seuls... Le comte et la jeune comtesse avaient dû faire savoir qu'ils resteraient chez eux, car bientôt arrivèrent beaucoup de visiteurs qui avaient été, quelques-uns dans l'intimité de M. de la Ville-Haudry, le plus grand nombre, des familiers de la rue du Cirque...

Mais Mlle Henriette appliquait trop fortement son attention à observer sa belle-mère pour remarquer de quel air on l'examinait, quels regards on lui adressait à la dérobée, et l'affectation des femmes et des jeunes filles à la laisser seule...

Pour ouvrir son entendement à la vérité, pour ramener sa pensée à l'horrible réalité de la situation, un fait brutal était nécessaire.

Il ne tarda pas à se présenter.

Les visiteurs affluant, la conversation avait cessé d'être générale, des groupes s'étaient formés et deux dames étaient venues s'asseoir près de Mlle Henriette, deux amies de la comtesse Sarah, sans doute, car elle ne les connaissait pas, et l'une d'elles avait un accent étranger assez prononcé.

Elles causaient... Machinalement Mlle Henriette prêta l'oreille.

-- Vous n'avez pas amené votre fille ? demandait l'une.

-- Certes non, répondait l'autre, et je ne l'amènerais pas ici pour un empire... Ignorez-vous donc les mœurs de Mlle de la Ville-Haudry ?... C'est inimaginable et déplorablement scandaleux... Le jour du mariage de son père, elle s'était enfuie avec on ne sait qui, par la faute d'un domestique qui a été chassé, et pour la retrouver et la ramener, il a fallu l'intervention de la police... Sans notre chère Sarah, qui est divinement indulgente, le comte l'eût mise en correction...

Un cri étouffé les interrompit... Elles se détournèrent...

Mlle Henriette venait de se trouver mal et de glisser sur le tapis...

À l'instant, et d'un même mouvement, tout le monde fut debout...

Mais déjà, devançant tous les autres, l'honorable sir Thomas Elgin s'était élancé, si promptement même, et si à propos, qu'on eût dit qu'il avait eu comme l'intuition de l'accident, qu'il l'attendait et qu'il l'épiait.

Soulevant d'un bras robuste Mlle Henriette, il l'avait posée sur un canapé, non sans prendre le soin de glisser un coussin sous sa tête...

Aussitôt la comtesse Sarah, et toutes les femmes présentes, s'étaient empressées autour de la malheureuse jeune fille, tapant à petits coups secs dans la paume de ses mains, frottant ses tempes de vinaigre et d'eau de Cologne, promenant obstinément sous ses narines des flacons de sels...

Cependant, tous les efforts pour la ranimer demeuraient inutiles, et cela devenait si étrange que M. de la Ville-Haudry commençait à s'émouvoir, lui qui tout d'abord s'était écrié :

-- Bast !... laissez donc, ce ne sera rien.

Les transports furieux d'une passion sénile n'avaient pas encore étouffé en lui tous les instincts de la paternité, et l'inquiétude réveillait son affection autrefois si tendre.

Il se précipita donc vers le vestibule, criant aux valets de pied qui y étaient assemblés :

-- Vite !... qu'on coure chercher un médecin... n'importe lequel... le plus proche !...

Ce fut comme le signal d'une déroute générale des invités...

Trouvant que cet évanouissement durait par trop longtemps, redoutant peut-être une terminaison fatale, une scène de douleur, des larmes, un à un ils gagnaient sournoisement la porte et s'esquivaient.

Si bien que M. de la Ville-Haudry, la jeune comtesse, mistress Brian et sir Tom ne tardèrent pas à se trouver seuls près de la pauvre Henriette, toujours inanimée.

-- Nous ne devrions pas la laisser là, dit alors Mme Sarah, elle serait mieux dans son lit...

-- Oui, c'est vrai, vous avez raison, approuva le comte, je vais la faire porter dans son appartement.

Et il allongeait le bras pour sonner les domestiques, lorsque sir Thomas Elgin, l'arrêtant, dit d'une voix émue :

-- Laissez, monsieur le comte, je la monterai seul.

Et sans attendre une réponse, il l'enleva comme une plume, et la porta jusque chez elle, suivi de M. de la Ville-Haudry et de la jeune comtesse.

Il ne pouvait rester dans la chambre de Mlle Henriette, mais il parut ne pouvoir prendre sur lui de s'en éloigner. Longtemps les domestiques ébahis le virent se promener d'un pas fiévreux dans le corridor, donnant, lui toujours si impassible, les signes les plus manifestes d'une agitation extraordinaire.

Et toutes les dix minutes, il interrompait sa promenade, pour demander à travers la porte, d'une voix troublée :

-- Eh bien ?...

-- Elle est toujours dans le même état, lui répondait-on.

C'est que les médecins -- il en était venu deux -- n'obtenaient pas de meilleurs résultats que la comtesse Sarah et ses amies. Ils avaient épuisé les ressources ordinaires indiquées en pareil cas, et visiblement ils commençaient à s'étonner de la persistance de cette syncope.

Et ce n'est pas sans anxiété que M. de la Ville-Haudry les voyait, debout dans l'embrasure d'une fenêtre, se consultant à voix basse, d'accord sur ce point qu'il fallait recourir à quelque moyen énergique.

Enfin, un peu après minuit, sir Tom vit la jeune comtesse sortir de l'appartement de Mlle Henriette.

-- Comment va-t-elle ?... s'écria-t-il.

Alors la comtesse, tout haut, et de façon à être entendue des domestiques :

-- Elle revient à elle, et c'est même pour cela que je m'éloigne... Elle me hait si terriblement, cette chère et malheureuse enfant, que ma vue lui ferait peut-être mal...

Mlle Henriette, en effet, reprenait connaissance.

Un frisson l'avait secouée d'abord, elle avait ouvert les yeux ensuite, puis elle s'était haussée péniblement sur ses oreillers, regardant...

Évidemment elle ne se souvenait de rien encore, et d'un mouvement machinal elle passait et repassait sa main sur son front, comme pour écarter le crêpe funèbre qui voilait sa pensée, considérant d'un œil hagard les médecins, son père et sa confidente Clarisse, qui, agenouillée près de son lit, pleurait...

Enfin, tout à coup l'horrible réalité éclata dans son cerveau, et elle se renversa en arrière en jetant un grand cri :

-- Mon Dieu !...

Mais elle était sauvée, et les médecins ne tardèrent pas à se retirer, déclarant qu'il n'y avait plus rien à craindre pourvu qu'on suivît leurs prescriptions.

M. de la Ville-Haudry alors s'approcha de sa fille, et lui prenant les mains :

-- Voyons, chère enfant, interrogea-t-il, que s'est-il passé, qu'as-tu eu ?...

Elle arrêta sur lui un regard désolé, puis d'une voix sourde :

-- Il y a que vous m'avez perdue, mon père, répondit-elle.

-- Comment, comment !... fit le comte. Qu'est-ce que tu dis ?

Et très-embarrassé, furieux peut-être contre lui-même, et se cherchant sans doute des excuses :

-- C'est un peu ta faute, aussi, ajouta-t-il niaisement... Pourquoi te conduire si mal avec Sarah et prendre à tâche de m'exaspérer...

-- Oui, c'est juste, c'est ma faute !... murmura Mlle Henriette.

Elle disait cela d'un ton d'ironie amère ; mais plus tard, lorsqu'elle fut seule et plus calme, réfléchissant dans le silence de la nuit, elle dut reconnaître et s'avouer que c'était vrai.

Le scandale dont elle avait prétendu écraser la comtesse Sarah retombait sur elle-même et l'écrasait...

Cependant, le lendemain, elle se trouvait un peu mieux, et quoi que pût lui dire Clarisse, elle voulut absolument se lever et descendre.

C'est que toutes ses espérances désormais reposaient sur la lettre de Daniel. C'est que de jour en jour elle attendait celui qui devait la lui remettre, M. de Brévan, et que, pour rien au monde, elle n'eût voulu être absente quand il se présenterait.

Mais c'est en vain qu'elle l'attendit ce soir-là et quatre soirs encore.

Attribuant son retard à quelque nouveau malheur, elle pensait à lui écrire, quand, enfin, le mardi, -- c'était le jour de réception choisi par la comtesse Sarah -- lorsque déjà le salon était plein de monde, le domestique annonça :

-- M. Palmer !... M. de Brévan !...

Émue de la plus violente émotion, Mlle Henriette se retourna vivement, attachant sur la porte un de ces regards où l'âme se concentre tout entière. Elle allait donc connaître enfin cet ami que Daniel lui avait représenté comme un autre lui-même.

Deux hommes entrèrent.

L'un âgé déjà, avait les cheveux blancs et la physionomie grave et solennelle d'un membre du parlement.

L'autre, qui paraissait de trente à trente-cinq ans, avait la mine froide et dédaigneuse, la lèvre un peu pincée et l'œil sardonique.

-- C'est ce dernier, pensa la jeune fille, qui est l'ami de Daniel.

À première vue, il lui déplut extrêmement. L'examinant, elle trouvait de l'affectation à son assurance et quelque chose de louche dans toute sa personne.

Mais l'idée ne lui vint pas de se défier de M. de Brévan... Daniel lui avait recommandé une confiance aveugle, cela suffisait. Elle était trop punie d'avoir suivi ses inspirations pour songer à renouveler l'expérience...

Elle ne le perdait pas de vue, cependant...

Après avoir été présenté par M. Palmer à la comtesse Sarah et à M. de la Ville-Haudry, il s'était jeté dans la foule et manœuvrait pour se rapprocher d'elle.

Il allait d'un groupe à l'autre, lançant un mot de ci et de là, gagnant insensiblement et sans trop d'affectation une petite chaise restée libre près de Mlle de la Ville-Haudry.

Et à l'air de parfait sang-froid dont il en prit enfin possession, on devait croire qu'il avait mesuré tout ce que pouvait avoir de périlleux et de compromettant une conversation confidentielle avec une jeune fille, sous le feu des regards de cinquante ou soixante personnes.

Aussi débuta-t-il par quelques-unes de ces banalités qui sont la monnaie courante des salons, parlant assez haut pour être entendu des voisins et dérouter leur curiosité s'ils eussent eu la fantaisie d'écouter.

Même, remarquant que Mlle de la Ville-Haudry était fort rouge et tout oppressée, et qu'elle arrêtait sur lui des regards brûlants d'anxiété :

-- De grâce, mademoiselle, fit-il vivement, affectez plus d'indifférence... Souriez... on nous épie peut-être... Souvenez-vous que nous ne devons pas nous connaître, que nous sommes étrangers l'un à l'autre...

Et il se mit à entamer très-haut l'éloge de la dernière pièce du Gymnase, jusqu'à ce qu'enfin, pensant avoir suffisamment donné le change, il se rapprocha un peu, et baissant la voix :

-- Il est inutile, mademoiselle, poursuivit-il, de vous dire que je suis M. de Brévan...

-- Je vous avais entendu annoncer, monsieur... répondit sur le même ton Mlle de la Ville-Haudry.

-- Je me suis permis de vous écrire, mademoiselle, sous le couvert de votre femme de chambre, Clarisse, selon les indications de Daniel... mais j'espère que vous m'excuserez...

-- Je n'ai pas à vous excuser, monsieur, mais bien à vous remercier du plus profond de mon âme de votre généreux dévouement...

Il n'est pas d'homme complet.

Une fugitive rougeur colora les pommettes de M. de Brévan, il eut une petite toux sèche et par deux ou trois fois passa la main entre son faux-col et son cou, comme s'il eût éprouvé quelque gêne à la gorge.

-- Vous avez dû trouver, monsieur, continuait Mlle Henriette, que je mettais peu d'empressement à profiter de votre obligeant avis... mais il m'est survenu des... empêchements...

-- Oui, je sais... interrompit M. de Brévan en hochant tristement la tête, votre femme de chambre m'a tout appris... car elle m'a trouvé chez moi, elle a dû vous le dire, de même qu'elle a dû vous rassurer et vous apprendre que votre lettre arrivait encore assez à temps pour être jointe aux miennes. Elles gagneront plus de quinze jours, car les dépêches de la Cochinchine ne partent qu'une fois par mois, le 29...

Mais il s'arrêta court, ou plutôt haussa le ton subitement pour reprendre l'analyse de la pièce du Gymnase...

Deux jeunes femmes venaient de s'arrêter tout à côté de lui. Dès qu'elles s'éloignèrent :

-- Je vous apporte, mademoiselle, poursuivit-il à voix basse, la lettre de Daniel...

-- Ah !...

-- Je l'ai là, dans la main, pliée fort menu ; si vous voulez bien laisser tomber votre mouchoir, je l'y glisserai en le ramassant...

La manœuvre n'était point neuve ni surtout fort difficile. Cependant Mlle Henriette s'en tira assez mal. Le mouvement dont elle laissa échapper son mouchoir ne semblait rien moins qu'involontaire, et elle mit à le reprendre un empressement beaucoup trop marqué. Enfin, quand elle sentit le froissement du papier sous la batiste, elle devint pourpre jusqu'à la racine des cheveux.

Heureusement, M. de Brévan eut la présence d'esprit de se lever vivement et de déranger un peu sa chaise, l'aidant ainsi à dissimuler son trouble. Puis, lorsqu'il la vit assez remise, il se rassit et, de l'accent du plus sincère intérêt :

-- Maintenant, mademoiselle, reprit-il, permettez-moi de m'informer de votre situation...

-- Elle est affreuse, monsieur.

-- On vous tourmente ?

-- Indignement.

-- Votre belle-mère sans doute ?

-- Hélas ! qui donc serait-ce... Mais elle dissimule, voilant sa noire méchanceté de la plus doucereuse hypocrisie... En apparence, elle est tout indulgence pour moi... Et c'est mon père qu'elle fait l'instrument de ses rancunes ; mon pauvre père, autrefois si bon et qui m'aimait tant...

Elle s'attendrissait, et M. de Brévan voyait si bien les larmes la gagner, que tout effrayé :

-- Mademoiselle, fit-il, mademoiselle, au nom du ciel, maîtrisez-vous...

Et empressé de détourner de son père la pensée de Mlle Henriette :

-- Comment est pour vous mistress Brian ? interrogea-t-il.

-- Elle prend toujours parti contre moi.

-- Naturellement... Et sir Tom ?

-- Vous m'avez écrit, monsieur, de me défier de lui plus que de tous les autres, et je me défie... Et pourtant, vous l'avouerai-je, lui seul ici semble touché de ma détresse...

-- Ah ! c'est pour cela précisément qu'il est à craindre...

-- Pourquoi ?

M. de Brévan hésita, et très-vite, non sans avoir jeté autour de lui un regard inquiet :

-- Parce que, répondit-il, sir Thomas Elgin pourrait bien caresser cette espérance de remplacer Daniel dans votre cœur et de devenir votre mari...

-- Grand Dieu !... fit Mlle Henriette, en se rejetant en arrière avec un geste d'horreur, est-ce possible !...

-- J'en mettrais la main au feu, déclara M. de Brévan.

Et comme, s'il eût été épouvanté de ce qu'il venait de dire :

-- Oui, ajouta-t-il, je jurerais que j'ai pénétré les intentions de cet homme, et avant longtemps vous en aurez quelque terrible preuve... Mais que ceci, mademoiselle, demeure entre nous un secret plus religieusement gardé que tous les autres... Que rien jamais ne vous arrache seulement une allusion...

-- Que faire ? murmurait la pauvre fille, que résoudre ?... Il n'y a que vous, monsieur, qui puissiez me donner un conseil...

Pendant un bon moment M. de Brévan garda le silence, puis enfin, d'une voix triste :

-- Mon expérience, mademoiselle, prononça-t-il, ne me fournit qu'un conseil : prendre patience. Parlez peu, agissez le moins possible et efforcez-vous de paraître insensible aux outrages. Je vous dirai, si vous voulez bien excuser la trivialité de la comparaison, imitez ces faibles insectes qui dès qu'on les touche font les morts. Ils sont sans défense, c'est leur unique chance de salut... c'est la seule que je vous voie...

Il s'était levé, et tout en s'inclinant devant Mlle Henriette :

-- Je dois encore vous prévenir, mademoiselle, ajouta-t-il, de ne vous point étonner si vous me voyez tout faire pour m'avancer dans les bonnes grâces de votre belle-mère... Croyez que cette duplicité répugne à la loyauté de mon caractère... Mais je n'ai pas d'autre moyen de conquérir le droit de venir souvent ici, de vous voir souvent, par conséquent, et de vous servir et de vous défendre, ainsi que je l'ai juré à mon meilleur ami, à Daniel.

XV

Lors de ses dernières visites à Mlle de la Ville-Haudry, Daniel n'avait pas été sans lui laisser entrevoir que M. de Brévan s'était autrefois trouvé en relations avec miss Brandon et les siens.

N'importe, en expliquant à Mlle Henriette ses projets et leurs secrets motifs, M. de Brévan faisait preuve d'habileté.

Qui sait si sans cela elle n'eût pas conçu quelques vagues soupçons, en le voyant, après qu'il l'eût quittée, s'entretenir avec la comtesse Sarah, avec le roide et long sir Tom, et enfin plus intimement avec l'austère mistress Brian.

Elle ne s'en étonna pas, si toutefois elle s'en aperçut... Son esprit était à mille lieues de la situation présente, elle ne pensait, elle ne pouvait penser qu'à cette lettre, qu'elle avait dans sa poche et qui, pour ainsi dire, la brûlait.

Que n'eût-elle pas donné pour être libre de s'échapper et de courir la lire...

Mais l'adversité, peu à peu, lui enseignait la circonspection, et elle sentait qu'il serait maladroit de ne pas demeurer au salon jusqu'au départ des derniers invités.

Si bien que deux heures du matin étaient sonnées quand, après avoir congédié sa confidente Clarisse, elle osa déplier sa précieuse lettre...

Hélas !... Elle n'y trouva pas ce qu'elle espérait, des conseils, mieux que cela, des ordres réglant sa conduite.

Dans le trouble affreux de son départ forcé, Daniel ne s'appartenait pas assez pour envisager froidement l'avenir et en évaluer les probabilités.

Désespéré, il avait employé trois grandes pages à affirmer son amour à Mlle Henriette, à lui jurer que sa chère pensée ne le quitterait pas, à la supplier de ne pas l'oublier... et c'est à peine s'il consacrait vingt lignes à des recommandations qui eussent exigé les détails les plus précis et les plus minutieux.

Toutes ses exhortations, d'ailleurs, se résumaient en ceci : S'armer de patience et de résignation jusqu'à son retour ; ne quitter la maison paternelle qu'à la dernière extrémité, en cas d'un danger pressant, et jamais, quoi qu'il advint, sans avoir consulté M. de Brévan...

Et pour comble, par un fatal excès de délicatesse, redoutant de blesser une susceptibilité qu'il savait excessive, Daniel n'informait pas Mlle Henriette de circonstances essentielles.

Il se bornait, par exemple, à lui dire que si la fuite devenait son unique ressource, elle ne devait pas s'arrêter à des considérations d'intérêt, qu'il avait tout prévu et paré à tout.

Comment conclure de là que ce malheureux, égaré et aveuglé par la passion, avait confié deux ou trois cent mille francs, toute sa fortune, à son ami Maxime... Cependant, l'opinion de Daniel était trop celle de M. de Brévan pour que Mlle de la Ville-Haudry hésitât...

Et lorsqu'elle s'endormit, sa résolution était bien arrêtée.

Elle s'était fait le serment d'opposer à tous les tourments qu'on lui infligerait, le stoïcisme du sauvage attaché au poteau, et d'être entre les mains de ses ennemis comme un cadavre que nul outrage ne galvaniserait.

Se tenir parole, durant les semaines qui suivirent, ne lui fut pas difficile.

Lassitude ou calcul, on parut l'oublier... En dehors des repas où son couvert était mis, on ne s'occupa pas plus d'elle que si jamais elle n'eût existé...

Il était loin, l'accès de sensibilité qui avait ému M. de la Ville-Haudry, la nuit où il avait cru sa fille en danger. Il n'arrêtait plus sur elle que des regards ironiques ou glacés et jamais ne lui adressait la parole.

La comtesse Sarah se tenait sur une sorte de réserve affectueuse, comme une personne bien intentionnée qui a vu ses avances repoussées, qui est blessée, mais toute disposée à revenir au premier signe.

Mistress Brian, elle, ne desserrait ses lèvres minces que pour grommeler quelque remarque désobligeante dont on ne distinguait qu'un mot, toujours le même : « choquant ! »

Restait l'honorable sir Thomas Elgin, dont la sympathique pitié s'accusait et se trahissait chaque jour davantage. Mais depuis l'avertissement de M. de Brévan, Mlle Henriette l'évitait et le fuyait...

C'était donc une existence étrangement misérable, que celle qu'elle traînait dans cet immense hôtel où la séquestrait le despotisme paternel.

Car elle était prisonnière, elle ne pouvait le méconnaître, sentant autour d'elle, même quand on semblait le plus l'oublier, une active et incessante surveillance.

La grande porte, qu'autrefois on laissait souvent ouverte, était toujours maintenant exactement fermée, et si on l'ouvrait pour donner passage à une voiture, le concierge montait la garde devant, avec des allures de geôlier.

La petite porte du jardin avait été renforcée de deux énormes serrures, et toutes les fois qu'en se promenant Mlle Henriette se rapprochait du mur de la rue, elle voyait un jardinier l'épier d'un œil inquiet.

Craignait-on donc, non-seulement qu'elle ne s'échappât, mais encore qu'elle n'entretînt des communications avec le dehors !...

Elle voulut en avoir le cœur net, et un matin elle demanda à son père la permission de faire prier la jeune duchesse de Champdoce de passer la voir.

À quoi M. de la Ville-Haudry répondit brutalement qu'elle n'avait que faire de Mme de Champdoce ; que d'ailleurs elle n'était pas à Paris, son mari l'ayant conduite dans le Midi pour hâter sa convalescence.

Une autre fois, vers la fin de février, pendant une série de journées printanières, la pauvre enfant ne put s'empêcher de laisser paraître son envie de sortir, de respirer un peu le grand air.

-- Tous les jours, lui dit son père, nous allons, votre mère et moi, faire un tour de deux heures au bois de Boulogne, pourquoi ne venez-vous pas avec nous ?

Elle se tut... Elle se serait laissée hacher plutôt que de consentir à se montrer en public assise auprès de la comtesse Sarah dans la même voiture.

Des mois s'écoulèrent sans qu'elle mît les pieds hors de l'hôtel, autrement que pour se rendre à la messe de huit heures, le dimanche.

M. de la Ville-Haudry n'avait pas osé lui refuser cela, mais il y avait mis les plus pénibles et les plus humiliantes conditions.

En ces occasions, M. Ernest, le valet de chambre, l'accompagnait, avec l'ordre formel de l'empêcher de parler à âme qui vive, et de « l'appréhender au corps, » c'était l'expression même du comte, et de la ramener de force, au besoin, quelque scandale que cela dût faire, si elle tentait de s'enfuir.

Mais vainement on multiplia les offenses, on ne lui arracha pas une plainte. Son inaltérable patience eût lassé des bourreaux ordinaires.

Et cependant, elle n'avait pour l'encourager et la soutenir que M. de Brévan.

Fidèle au plan qu'il avait exposé, il avait si bien manœuvré qu'il avait conquis le droit de multiplier ses visites, qu'il était au mieux avec l'austère mistress Brian et que M. de la Ville-Haudry l'invitait à dîner.

Alors, Mlle Henriette était bien revenue de son impression fâcheuse du premier jour. Elle avait trouvé en M. de Brévan un si respectueux intérêt, tant de délicatesses toutes féminines, tant de sagesse et tant de prudence, qu'elle bénissait Daniel de lui avoir légué cet ami et qu'elle comptait sur son dévouement comme sur celui d'un frère aîné...

N'était-ce pas lui qui, à certains soirs, quand le désespoir la gagnait, murmurait à son oreille :

-- Courage !... Voici encore un jour de gagné... Daniel reviendra...

Mais précisément parce qu'on l'abandonnait aux inspirations de l'isolement et qu'on la réduisait à vivre continuellement repliée sur elle-même, Mlle Henriette observait d'un œil perspicace ce qui se passait autour d'elle.

Et il lui semblait découvrir d'étranges choses.

Jamais la première femme de M. de la Ville-Haudry n'eût reconnu son salon. Qu'était devenue cette société d'élite rassemblée et retenue par elle, et dont elle avait fait comme une cour à son mari ?

L'hôtel de la rue de Varennes était devenu, pour ainsi dire, le quartier général de cette société bigarrée qui constitue la légion étrangère du plaisir et du scandale.

Autour de Sarah Brandon, maintenant comtesse de la Ville-Haudry, se groupait comme autour de sa reine cette étrange aristocratie qu'on a vu surgir tout à coup des décombres du vieux Paris, aristocratie de contrebande, dangereuse clique dorée, dont le faste insolent et inexplicable éblouit le bourgeois et fait rêver la police.

Non que la jeune comtesse reçût des gens notoirement tarés, elle était bien trop fine pour commettre cette faute ; mais elle accueillait de ses meilleurs sourires tous ces brillants nomades à nationalité douteuse, dont les revenus semblent hypothéqués bien moins sur de bonnes terres au soleil, que sur la bêtise et la crédulité humaines...

Tout d'abord, M. de la Ville-Haudry avait été effarouché par ce monde si nouveau dont les mœurs et les usages lui étaient inconnus, dont il comprenait à peine l'argot...

Il n'avait pas tardé à s'acclimater...

Il était la raison sociale, le détenteur de la fortune, le pavillon qui couvre la marchandise, le maître enfin, encore qu'il n'exerçât point son autorité.

Tant de titres lui valaient toutes les apparences du respect, et c'était à qui le caresserait des flatteries les plus hyperboliques, à qui le plus bassement lui ferait la cour.

Si bien que s'imaginant avoir reconquis le prestige dont la première femme avait fardé sa nullité, il se drapait d'une importance grotesque, retrouvant avec les enivrements de la vanité ses dédains d'autrefois.

Il s'était d'ailleurs remis au travail avec un acharnement extraordinaire.

Tous les hommes d'affaires qui déjà s'étaient montrés avant son mariage, reparaissaient, escortés de cette légion de faméliques spéculateurs que le seul bruit d'une grande entreprise attire, comme un morceau de sucre les mouches.

Le comte s'enfermait avec ces messieurs dans son cabinet et y restait des après-midi entières en conférence.

-- Très-vraisemblablement, il se trame quelque chose, pensait Mlle Henriette.

Elle en fut sûre, quand elle vit son père sacrifier sans l'ombre d'une hésitation les magnifiques appartements de réception du rez-de-chaussée, et les faire diviser en infinité de petites pièces.

Et sur les portes, les peintres traçaient des indications bien singulières en pareil lieu : Bureaux... Direction... Secrétariat... Caisse...

Puis arrivèrent les meubles de ces bureaux, des tables, des pupitres, puis des montagnes d'imprimés et des registres énormes, enfin deux coffres-forts immenses, aussi vastes qu'un logement de trois cents francs.

Très-sérieusement alarmée, et sachant bien qu'on ne répondrait pas à ses questions, Mlle Henriette s'adressa à M. de Brévan.

De l'air le plus ingénu, il affirma qu'il ne savait rien, mais il promit de s'informer et de rendre une prompte réponse.

Il n'en fut pas besoin.

Un matin, étant allée rôder autour de ces bureaux, qui commençaient à se peupler d'employés, Mlle Henriette aperçut, collée contre une porte, une gigantesque affiche jaune.

Elle s'approcha et lut :

SOCIÉTÉ

FRANCO-AMÉRICAINE

POUR L'EXPLOITATION

DES

PÉTROLES DE PENNSYLVANIE

AU CAPITAL DE

DIX MILLIONS DE FRANCS

DIVISÉS EN

20,000 Actions de 500 francs

STATUTS DÉPOSÉS

EN L'ÉTUDE DE Me LILOIS, NOTAIRE À PARIS

COMTE DE LA VILLE-HAUDRY, DIRECT. -GÉRANT

LA SOUSCRIPTION EST OUVERTE

à partir du 25 mars

Au siège social : Hôtel de la Ville-Haudry, rue de Varennes

Et à la Succursale ; rue Lepeletier, 79

Plus bas, en caractères plus petits, était imprimé un boniment éblouissant de promesses, expliquant l'impérieux besoin qui se faisait sentir de la Société des Pétroles de Pennsylvanie , la nature de ses opérations, les immenses services qu'elle était appelée à rendre, et surtout les bénéfices merveilleux qu'elle ne pouvait manquer de procurer à ses actionnaires.

Venait ensuite une monographie du Pétrole, où il était démontré clair comme le jour que cet admirable produit présente sur l'huile ordinaire une économie de plus de soixante pour cent, qu'il donne une lumière d'une pureté et d'un éclat sans pareils, qu'il brûle sans odeur, et enfin, qu'il est surtout -- quoi qu'en disent les intéressés, parfaitement inoffensif et particulièrement inexplosible.

« Avant vingt ans, concluait le rédacteur, dans un accès de lyrisme prophétique, avant vingt ans le pétrole aura remplacé tous les luminaires primitifs et détrôné tous les combustibles grossiers et encombrants...

« Avant vingt ans, le monde entier s'éclairera et se chauffera au pétrole, et les puits de Pennsylvanie sont inépuisables ! »

Un éloge du directeur-gérant, M. le comte de la Ville-Haudry, couronnait l'œuvre, éloge adroit qui, après l'avoir qualifié d'homme providentiel, rappelait sa grande fortune et insinuait qu'avec un gérant si riche les actionnaires ne risquaient rien...

Mlle Henriette était atterrée.

-- Voilà donc, murmura-t-elle, le but où tendaient Sarah Brandon et ses complices... Mon père est ruiné !...

Que M. de la Ville-Haudry hasardât au jeu terrible de la spéculation tout ce qu'il possédait. Mlle Henriette se le fût encore expliqué.

Ce qu'elle ne pouvait comprendre, c'était qu'il eût assumé toute la responsabilité d'une entreprise si aléatoire, et les risques terribles d'un revers.

Comment lui, si entiché de ses préjugés nobiliaires, consentait-il à attacher son nom à une opération industrielle !...

Il avait fallu, pensait Mlle Henriette, des prodiges de patience et de ruse, pour lui arracher ce sacrifice, négation des idées de sa vie entière... On avait dû le harceler longtemps et exercer sur sa volonté une pression terrible...

Elle fut donc véritablement confondue, lorsque, deux jours plus tard, elle se trouva témoin d'une discussion presque vive entre son père et la comtesse Sarah, précisément au sujet de ces fameuses affiches qui inondaient alors Paris et la France...

La comtesse Sarah semblait désolée de cette entreprise, et toutes les objections qu'eût souhaité présenter Mlle Henriette, elle les présentait avec l'autorité que lui donnait l'amour du comte.

Elle ne concevait pas, disait-elle, que son mari, un gentilhomme, se mêlât de tripotages d'argent... N'en avait-il donc pas assez ! Serait-il plus heureux ou plus considéré quand il aurait doublé ou même triplé ses deux cent cinquante mille livres de rentes...

Lui, à toutes ces observations, souriait doucement, tel qu'un grand artiste aux puériles critiques d'un ignorant... Et quand la comtesse s'arrêta, de ce ton emphatique qui trahissait sa prodigieuse infatuation, il daigna lui expliquer qu'en se lançant dans le mouvement, lui, un représentant de la plus vieille noblesse, il prétendait donner un grand exemple... Il n'avait nul souci du lucre, affirmait-il, et ne songeait qu'à rendre un grand service à son pays.

-- Trop périlleux, le service ! ripostait la comtesse Sarah. Si vous réussissez, comme vous l'espérez, qui vous en saura gré ? Personne. Et même, si vous parliez de votre désintéressement, on vous rirait au nez. Si l'affaire échoue, au contraire, qui sera ruiné ?... Vous. Et on vous appellera maladroit, par dessus le marché.

Imperceptiblement M. de la Ville-Haudry haussa les épaules, et prenant la main de sa femme.

-- M'aimeriez-vous donc moins, demanda-t-il tendrement, si j'étais ruiné ?...

Elle attacha sur lui ses beaux yeux chargés de passion, et d'une voix émue :

-- Dieu m'est témoin, mon ami, répondit-elle, que je serais heureuse de prouver que l'intérêt n'était pour rien dans notre mariage...

-- Sarah ! s'écria le comte transporté, Sarah, chère adorée, voilà une parole qui vaut toute cette fortune que vous m'accusez de risquer !

Encore qu'elle eût appris à se défier des apparences, Mlle Henriette ne pouvait supposer que cette scène n'était qu'une habileté suprême, destinée à enfoncer plus profondément dans la cervelle du comte l'idée qu'on y avait plantée.

Elle devait croire plutôt, et elle crut, que cette société des pétroles, conception de sir Tom, déplaisait souverainement à la comtesse Sarah, et que par suite la discorde était au camp de ses ennemis...

Le résultat de ses réflexions fut une longue lettre à un homme pour lequel sa mère professait une estime particulière : le duc de Champdoce. Après lui avoir exposé sa situation, elle lui expliquait toute l'affaire, le conjurant d'intervenir pendant qu'il en était temps encore.

Sa lettre achevée, elle la remit à sa camériste Clarisse, en lui recommandant de la porter immédiatement à son adresse...

Hélas ! l'infortunée touchait à un événement qui devait être décisif.

Étant par hasard descendue sur les talons de sa confidente, elle la vit entrer dans le salon où la comtesse Sarah se trouvait seule, et lui donner sa lettre...

Ainsi, Mlle Henriette était trahie par cette fille qu'elle croyait toute dévouée à ses intérêts, et depuis quand trahie ? Depuis le premier jour peut-être... Ah ! que de choses cela lui expliquait qui lui avaient paru incompréhensibles !

Cette dernière infamie devait la faire sortir violemment de sa réserve.

Elle se précipita dans le salon, pourpre de honte et de colère, et d'un ton farouche :

-- Rendez-moi cette lettre, madame, dit-elle.

Voyant son ignominie découverte, Clarisse s'était enfuie.

-- Cette lettre, répondit froidement la comtesse Sarah, je la remettrai à votre père, mademoiselle, comme c'est mon devoir...

-- Ah !... prenez garde, madame, interrompit la pauvre fille avec un geste menaçant, prenez garde !... la résignation a des bornes...

Son attitude et son accent étaient si terribles, que prudemment la jeune comtesse crut devoir mettre une table entre elle et sa victime.

Mais une révolution, tout à coup, s'était faite dans l'esprit de Mlle Henriette.

-- Tenez, madame, reprit-elle brusquement, expliquons-nous pendant que nous sommes seules... Que voulez-vous de moi ?...

-- Rien, mademoiselle, je vous assure...

-- Rien !... Qui donc, alors, m'a lâchement calomniée, m'a ravi l'affection de mon père, m'entoure d'espions et m'abreuve d'outrages ?... Qui donc me fait cette épouvantable existence que je mène ?...

La contraction des traits de la comtesse Sarah disait l'effort de sa réflexion... Visiblement elle calculait la portée du parti qu'elle allait prendre.

-- Vous le voulez, prononça-t-elle enfin résolument... Eh bien ! soit, je serai franche... Oui, c'est moi qui m'applique à perdre votre vie... Pourquoi ? Vous le savez aussi bien que moi-même... À mon tour, je vous dirai : Qui donc a tout fait pour empêcher mon mariage ? Qui donc a essayé de m'écraser sous le scandale ?... Qui donc, si c'était en son pouvoir, me ferait chasser de cet hôtel comme une malheureuse ?... N'est-ce pas vous ? toujours vous !... Oui, c'est vrai, je vous hais mortellement, et je me venge !...

-- Madame...

-- Oh ! attendez... Que vous avais-je fait avant mon mariage ?... Rien, vous ne me connaissiez même pas de nom... On est venu vous rapporter les atroces inventions de mes ennemis, et sans hésiter vous les avez crues... Votre père vous a dit : « Ce sont d'indignes calomnies ! » Qu'avez-vous répondu ?... Que « celles-là seules sont calomniées qui ont mérité de l'être... » J'ai voulu vous prouver le contraire... Vous êtes la plus chaste et la plus pure jeune fille que je sache, n'est-ce pas ?... Eh bien ! je vous défie de trouver autour de vous une seule personne qui ne soit pas persuadée que vous avez eu des amants...

Les situations extrêmes ont ceci de bizarre que ceux qui s'y meuvent, bien que secoués par les passions les plus furieuses, gardent souvent les apparences du sang-froid.

Ainsi, ces deux femmes qu'enflammaient les plus mortels ressentiments, s'exprimaient d'une voix presque calme...

-- Et vous croyez, madame, reprit Mlle Henriette, qu'un supplice tel que le mien peut se prolonger longtemps ?...

-- Il se prolongera jusqu'à ce qu'il me plaise d'y mettre fin...

-- Ou que j'atteigne ma majorité...

À grand'peine, la comtesse Sarah dissimula un mouvement de surprise.

-- Oh !... murmura-t-elle, oh ! oh !...

-- ... Ou que revienne celui dont vous m'avez séparée, poursuivit la jeune fille, mon fiancé, M. Daniel Champcey.

-- Arrêtez, mademoiselle, vous vous trompez, ce n'est pas moi qui ai fait partir Daniel.

Daniel !... La comtesse Sarah disait ainsi, familièrement : Daniel. De quel droit ?... Pourquoi ?... D'où lui venait cette impudence extraordinaire ?...

Cependant, Mlle Henriette ne voyait là qu'une insulte nouvelle, nul soupçon n'effleura son esprit, et de l'accent le plus ironique :

-- Ainsi, prononça-t-elle, cette demande adressée au ministre de la marine, ce n'est pas vous qui l'avez dictée ?... Ce faux qui a déterminé l'embarquement de M. Champcey, ce n'est pas vous qui l'avez commandé et payé !...

-- Non... et je le lui ai dit à lui-même, l'avant-veille de son départ, chez lui...

Mlle Henriette eut un mouvement de stupeur... Quoi ! cette femme était allée chez Daniel !... Était-ce vrai !... Ce n'était même pas vraisemblable.

-- Chez lui, répétât-elle, chez lui !...

-- Mon Dieu, oui, rue de l'Université... Je prévoyais cette perfidie que je ne pouvais empêcher et je voulais le prévenir. J'avais mille raisons pour souhaiter ardemment qu'il restât à Paris...

-- Mille raisons, vous !... dites-en donc une seule !...

La comtesse s'inclina comme pour s'excuser d'être forcée, bien malgré elle, de dire la vérité, et simplement :

-- Je l'aime... prononça-t-elle.

Comme si elle eût vu tout à coup un abîme s'ouvrir sous ses pas, Mlle de la Ville-Haudry se rejeta brusquement en arrière, pâle, toute frissonnante, la pupille dilatée par l'effroi.

-- Vous... aimez... Daniel, bégayait-elle. Vous l'aimez...

Et secouée par un ricanement nerveux :

-- Mais lui, ajouta-t-elle, lui... Espérez-vous donc qu'il vous aimera jamais ?

-- Oui, le jour où je le voudrai... et je le voudrai le jour de son retour.

Parlait-elle sérieusement, ou tout cela n'était-il qu'un jeu cruel ? Voilà ce que se demandait Mlle Henriette, si toutefois elle était en état de se demander quelque chose... car elle sentait le vertige s'emparer d'elle, et toutes ses idées tourbillonnaient, confondues dans son cerveau...

-- Vous aimez Daniel, reprit-elle, et cependant la semaine même qui a suivi son départ vous vous êtes mariée...

-- Hélas ! oui !...

-- Qu'était donc alors mon père pour vous ?... Une proie trop magnifique pour la laisser échapper, une dupe facile... Enfin, vous le reconnaissez, c'est sa fortune que vous vouliez... C'est pour de l'argent que vous, jeune et merveilleusement belle, vous l'avez épousé, lui, vieillard...

Un sourire montait aux lèvres de la comtesse Sarah, un sourire où elle se dévoilait tout entière, qui éclairait les ténébreuses profondeurs de ses calculs... Et d'un ton d'hypocrisie railleuse :

-- Moi, fit-elle, convoiter la fortune de mon mari, de mon cher comte... Y songez-vous, mademoiselle !... Avez-vous donc oublié mon ardeur, l'autre jour, à le détourner d'une entreprise où il risquait de se ruiner ?...

Veillait-elle ?... N'était-elle pas dupe d'une de ces hallucinations incohérentes qu'enfante la fièvre ?... Mlle Henriette doutait presque.

-- Et c'est à moi, prononça-t-elle, à moi, la fille du comte de la Ville-Haudry, votre mari, que vous osez dire de telles choses !...

-- Pourquoi non ?... fit la comtesse.

Et, haussant les épaules, d'un geste insouciant :

-- Pensez-vous donc que je redoute une délation ?... Libre à vous d'essayer... Tenez, j'entends dans le vestibule la voix de votre père... Appelez-le et répétez lui notre conversation...

Et comme Mlle Henriette se taisait :

-- Vous hésitez, railla-t-elle, vous n'osez pas... Eh bien ! vous avez tort... car moi qui tiens à lui remettre votre lettre, je vais l'appeler...

Il n'en fut pas besoin.

Sur le moment même, le comte de la Ville-Haudry entra, suivi de l'austère mistress Brian.

Dès le seuil, apercevant sa femme et sa fille, sa physionomie s'éclaira.

-- Quoi, ensemble !... s'écria-t-il, et causant amicalement comme deux charmantes sœurs !... mon Henriette est donc enfin revenue à la raison ?...

Elles se turent, et alors, lui, voyant de quels regards elles se mesuraient :

-- Mais non, reprit-il d'un ton amer ; ce n'est pas cela... je n'ai pas tant de bonheur !... Qu'avez-vous ?... Qu'arrive-t-il ?...

La comtesse Sarah hochait tristement la tête :

-- Il y a, mon ami, qu'en votre absence votre fille a écrit à un de mes plus cruels ennemis, à cet homme, vous savez bien, qui le jour de notre mariage me calomniait indignement, au duc de Champdoce, enfin...

-- Et un de mes gens a osé porter cette lettre !...

-- Non, mon ami... Conformément à vos ordres, on me l'a remise, et... mademoiselle me sommait impérieusement de la lui rendre...

-- Cette lettre !... s'écria le comte, où est cette lettre !...

La comtesse la lui tendit en disant :

-- Peut-être feriez-vous bien de la jeter au feu sans la lire...

Déjà, d'une main brutale, il avait fait sauter le cachet et, dès les premières lignes, on vit ses tempes s'empourprer et ses yeux s'injecter de sang.

C'est que Mlle Henriette, sûre du duc de Champdoce, lui ouvrait son cœur sans hésitations ni réserves, lui disant la situation vraie, lui dépeignant sa belle-mère telle qu'elle l'avait devinée, et à chaque phrase, des expressions revenaient, qui étaient, pour le comte, autant de coups de poignard.

-- C'est inouï, grondait-il en blasphémant, c'est inimaginable !... Jamais exemple ne s'est vu d'une si exécrable perversité...

Il vint se planter devant sa fille, debout, les bras croisés, et d'une voix de tonnerre :

-- Malheureuse, cria-t-il, tu veux donc nous déshonorer tous !...

Elle ne répondit pas...

Immobile autant qu'une statue, elle laissait passer l'orage.

Que faire, d'ailleurs ?... Se défendre ? Elle ne daignait... Rapporter les impudents aveux de la comtesse Sarah ?... À quoi bon !... N'était-elle pas convaincue que son père ne la croirait pas !...

Cependant, l'austère mistress Brian était allée s'asseoir près de sa nièce.

-- Moi, déclara-t-elle, si j'étais, pour mes péchés, affligée d'une fille de ce caractère, je la marierais promptement.

-- J'y ai déjà songé, approuva le comte, et même j'ai trouvé, je crois, une combinaison qui concilierait tout...

Mais il venait de voir l'œil attentif de sa fille arrêté sur lui...

Il s'interrompit, et lui montrant la porte, d'un geste brutal :

-- Vous nous gênez... dit-il.

Sans mot dire elle sortit, bien moins préoccupée de la colère de M. de la Ville-Haudry que des étranges aveux de la comtesse Sarah.

Elle commençait à juger sainement son implacable marâtre et l'estimait une femme trop positive pour user le temps en propos oiseux...

Donc, si elle avait déclaré qu'elle aimait Daniel -- ce que Mlle de la Ville-Haudry croyait un mensonge -- si elle avait audacieusement avoué qu'elle convoitait la fortune de son mari, c'est qu'elle avait un but. Lequel ? Comment poursuivre et atteindre la vérité dans les replis de cette âme pleine de ténèbres...

N'importe, cette scène n'en était pas moins extraordinaire jusqu'à confondre la raison.

Et quand le soir même Mlle Henriette trouva l'occasion de la raconter à M. de Brévan, il tressauta sur son fauteuil, stupéfait au point de s'oublier et de dire très-haut :

-- C'est impossible.

Il est sûr que lui, le flegmatique par excellence, il était affreusement troublé. En moins de cinq minutes, il avait changé dix fois de couleur. On eût dit l'homme qui tout à coup voit s'effondrer l'édifice de ses espérances.

Enfin, après un moment de réflexion :

-- Peut-être serait-il sage, mademoiselle, proposa-t-il, de quitter l'hôtel.

Mais elle, tristement :

-- Eh ! le puis-je ? répondit-elle... Après tant d'odieuses calomnies, mon honneur, l'honneur de Daniel ne m'enchaînent-ils pas ici !... Il me recommande de ne fuir qu'à la dernière extrémité, et quand la situation ne sera plus tenable... Or, je vous le demande, serai-je plus menacée et plus malheureuse demain que je l'étais hier ?... Évidemment non !...

XVI

Mais cette assurance de Mlle de la Ville-Haudry n'était qu'apparente... Au-dedans d'elle-même, les plus sinistres pressentiments s'agitaient...

Une voix secrète lui disait que cette scène, concertée sans doute et cherchée, n'était qu'un acheminement vers une catastrophe finale.

Les jours passaient cependant, les événements poursuivaient leur enchaînement monotone, et rien d'extraordinaire ne survenait...

C'était à croire qu'après cette crise on s'était entendu pour lui laisser un peu de répit et le temps de se remettre.

La surveillance, autour d'elle, paraissait se relâcher... La comtesse Sarah l'évitait... Mistress Brian avait renoncé à la scarifier de ses incessantes observations.

À peine voyait-elle son père, entièrement absorbé par le « lancement » de la Société des Pétroles de la Pennsylvanie .

Si bien qu'après une semaine, tout le monde semblait avoir oublié le grand éclat provoqué par la lettre au duc de Champdoce.

Tout le monde... non.

Il était un des hôtes de l'hôtel de la Ville-Haudry qui se souvenait, lui : l'honorable sir Thomas Elgin.

Le soir même de l'affaire, une généreuse indignation lui faisant violer son serment de neutralité, il avait pris à part la comtesse Sarah et lui avait adressé les plus sanglants reproches.

-- C'est ravaler sa haine, lui avait-il dit, entre autres choses, que d'employer pour l'assouvir des moyens aussi bas.

Il est vrai que tout en attirant sa parente à l'écart, il avait pris ses mesures pour être entendu de Mlle Henriette.

Bien plus, craignant peut-être qu'elle ne démêlât pas parfaitement ses intentions, il lui avait serré mystérieusement la main, en murmurant à son oreille :

-- Pauvre jeune fille !... Mais je suis là, moi, je veillerai...

C'était la promesse d'une protection qui certes eût été efficace si elle eût été sincère... Seulement était-elle sincère ?

-- Non assurément, déclara M. de Brévan, lorsqu'il fut consulté, ce ne peut être qu'une ignoble hypocrisie et le commencement d'une comédie infâme... Vous verrez, mademoiselle !...

Ce que vit Mlle de la Ville-Haudry, c'est que le très-honorable gentleman se métamorphosait à vue d'œil. Un nouveau sir Tom apparaissait, que jamais on n'eût soupçonné sous le manteau de réserve glaciale dont s'enveloppait l'ancien. À sa pitié sympathique des premiers jours succédait manifestement un sentiment plus tendre... Ce n'était plus l'attendrissement qui animait ses gros yeux d'un bleu de faïence, mais bien la flamme discrète d'une passion encore contenue.

Ouvertement, il ne se livrait pas trop, mais il n'était pas de prévenance qu'il n'eût à la dérobée pour Mlle Henriette. Jamais il ne quittait le salon avant elle, et les soirs de réception il s'établissait près d'elle, et n'en bougeait plus.

Le plus clair résultat de cette assiduité obstinée, était de tenir M. de Brévan à distance. Aussi, M. de Brévan s'en indignait-il extraordinairement et se prenait-il à haïr sir Tom d'une haine que de moins en moins il réussissait à dissimuler.

-- Eh bien ! mademoiselle, disait-il à Mlle Henriette, dans les occasions, rares désormais, où il pouvait lui parler librement, que vous avais-je prédit ?... Le misérable se trahit-il assez ?...

Tant qu'elle le pouvait, Mlle Henriette décourageait cet étrange amoureux, mais l'éviter lui était impossible, vivant sous le même toit et s'asseyant deux fois par jour à la même table.

-- Le plus simple, conseillait M. de Brévan, serait peut-être de demander à ce scélérat une explication...

Ce fut lui qui vint au-devant.

Un matin, à l'issue du déjeuner, il attendit Mlle de la Ville-Haudry dans le vestibule, et dès qu'elle parut :

-- Il faut que je vous parle, mademoiselle, lui dit-il d'une voix troublée, il le faut absolument.

Elle ne manifesta aucune surprise, et simplement répondit :

-- Venez avec moi, monsieur.

Elle entra dans le salon, il la suivit.

Et pendant plus d'une minute ils demeurèrent là, seuls, debout, en face l'un de l'autre, elle faisant bonne contenance, quoique très-rouge, lui si bouleversé, en apparence, qu'il semblait avoir perdu l'usage de la parole.

Enfin, tout à coup, et comme s'il lui eût fallu un puissant effort pour maîtriser son émotion, sir Tom, d'une voix haletante, se mit à exposer à Mlle Henriette que, selon ce qu'elle allait répondre, il serait le plus heureux ou le plus infortuné des hommes... Touché de son innocence et des injustices dont il la voyait victime, il avait commencé par la plaindre, puis bientôt découvrant en elle les plus exquises qualités, une énergie virile unie aux grâces pudiques de la vierge, il n'avait pas su résister à des séductions irrésistibles...

Maîtresse de soi, grâce à la persuasion où elle était que sir Thomas Elgin jouait une comédie odieuse, Mlle Henriette l'observait de toute la puissance de sa pénétration.

-- Croyez, monsieur, commença-t-elle...

Mais lui, l'interrompant, et avec une véhémence extraordinaire :

-- Oh ! laissez-moi finir, mademoiselle, dit-il, je vous en conjure... Beaucoup à ma place se seraient adressés à votre père ; j'ai jugé que dans votre situation exceptionnelle, ce serait une trahison... J'ai de fortes raisons de croire que M. de la Ville-Haudry eût accueilli favorablement ma demande... Mais ensuite... n'eût-il pas cherché à violenter vos sentiments !... Or, c'est à vous seule, mademoiselle, délibérant dans la plénitude de votre liberté, que je voudrais vous devoir...

L'expression de la plus vive anxiété contractait ses traits d'ordinaire immobiles, et d'un accent solennel :

-- Mademoiselle Henriette, prononça-t-il, je suis un honnête homme, je vous aime, voulez-vous être ma femme ?

Par un trait du génie de la duplicité, il venait de trouver le seul argument peut-être qui pût faire croire à sa sincérité.

Mais qu'importait à Mlle Henriette...

-- Croyez, monsieur, commença-t-elle, que je suis honorée comme il convient, de votre recherche, mais je ne m'appartiens plus.

-- Je vous en conjure...

-- Librement et entre tous, j'ai choisi M. Daniel Champcey... Ma vie entière lui appartient.

Il chancela, comme s'il eût été près de s'évanouir, et d'une voix étouffée :

-- Ne me laisserez-vous donc pas une lueur d'espoir, balbutia-t-il.

-- Ce serait vous abuser, monsieur, et je n'ai jamais trompé personne...

Mais l'honorable Thomas Elgin n'était pas de ces hommes qui facilement désespèrent et se résignent. Il n'était pas de ceux qu'un premier échec rebute et décourage... Il le fit bien voir.

Du jour au lendemain il changea comme si le refus de Mlle Henriette l'eût atteint aux sources même de la vie.

Maintien, geste, timbre de voix, tout en lui trahit le plus extrême abattement. Il semblait qu'il se fût encore allongé et aminci... Un amer sourire crispa ses lèvres, et ses favoris en nageoires, si bien soignés jadis, pendirent misérablement sur sa poitrine...

Et cette grande mélancolie ne devait faire que croître jusqu'à devenir assez évidente, pour que tout le monde demandât à la comtesse Sarah :

-- Qu'a donc ce pauvre sir Elgin ? il devient funèbre...

-- Il est malheureux, répondait-elle avec un soupir qu'on eût cru calculé pour piquer la curiosité et exciter les gens à observer.

Plusieurs observèrent, et ceux-là ne tardèrent pas à constater que sir Tom ne s'établissait plus près de Mlle Henriette, comme autrefois, et qu'il fuyait les occasions de lui adresser la parole.

Il ne renonçait pas à elle pour cela, il s'en faut, seulement il poursuivait son siège à distance, passant des soirées entières à la contempler de loin, absorbé dans une muette extase.

Et toujours, et sans cesse, et partout, elle le retrouvait sous ses pas, comme s'il eût marché dans son ombre, comme s'il eût eu besoin pour respirer de l'air déplacé par le mouvement de ses jupes.

C'était à croire qu'il avait le don de se multiplier, tant inévitablement elle l'apercevait de tous côtés, appuyé au chambranle des portes ou adossé à la cheminée, ses gros yeux braqués sur elle. Et quand elle ne le voyait pas, elle le devinait, pour ainsi dire, sentant ses regards peser sur elle, plus lourds qu'une chape de plomb.

Confident de ces importunités, M. de Brévan paraissait ne contenir qu'à grand'peine son indignation.

Deux ou trois fois il parla de provoquer cet abject gredin, -- c'était son expression, -- et pour l'apaiser, Mlle Henriette dut s'épuiser à lui démontrer qu'après un tel éclat il ne pourrait plus reparaitre à l'hôtel, et qu'elle se trouverait privée du seul ami dont elle eût à espérer quelque secours.

Il se rendit, mais après de mûres réflexions :

-- Cette abominable persécution ne peut cependant pas durer, mademoiselle, déclara-t-il, cet homme vous compromet affreusement... Il faut vous plaindre à M. de la Ville-Haudry.

Elle s'y décida, non sans de grandes répugnances, mais le comte, dès les premiers mots l'arrêta.

-- Je pense, ma fille, dit-il, que votre vanité vous abuse... Avant de s'occuper d'une petite personne insignifiante, telle que vous, sir Elgin, qui est une des capacités financières de l'Europe, a bien d'autres chiens à fouetter...

-- Permettez-moi, mon père...

-- Taisez-vous... Si vous ne vous abusiez pas, ce serait pour vous un rare bonheur et un honneur dont vous devriez être fière... Pensez-vous qu'il soit aisé de vous trouver un établissement convenable, après tous les propos provoqués par votre étrange conduite...

-- Je ne veux pas me marier, mon père...

-- Naturellement... Cependant, comme ce mariage comblerait mes vœux, comme il resserrerait encore les liens qui nous unissent à cette famille honorable, si M. Thomas Elgin avait les intentions que vous dites, je saurais bien vous contraindre à l'épouser... Du reste, je le verrai, je lui parlerai...

Il dut lui parler, en effet ; car, dès le lendemain, la comtesse Sarah et mistress Brian sortirent tout à propos pour laisser seuls ensemble Mlle Henriette et sir Tom...

L'honorable gentleman était plus triste encore que d'ordinaire.

-- C'est donc vrai, mademoiselle, commença-t-il, vous êtes allée vous plaindre de moi à votre père...

-- Vos obsessions m'y ont forcée, monsieur, répondit Mlle Henriette.

-- L'idée de devenir ma femme vous révolte donc bien...

-- Je vous l'ai déjà dit, monsieur, je ne m'appartiens plus.

-- Oui... c'est vrai !... Vous aimez M. Daniel Champcey... Vous l'aimez, il le savait, vous le lui avez dit, sans doute, et cependant il vous a abandonnée.

Parfois, au dedans d'elle-même, Mlle Henriette avait accusé Daniel... Mais ce qu'elle pensait, elle ne permettait pas qu'un autre le dit.

-- Il y allait de l'honneur de M. Champcey, qui est aussi le mien, prononça-t-elle fièrement... Et s'il eût hésité, j'aurais été la première à le lui dire : « Le devoir parle, il faut partir... »

D'un air railleur, sir Elgin hochait la tête.

-- Mais il n'a pas hésité... fit-il. Voici dix mois qu'il est embarqué, et qu'il ne sait pour combien de mois, pour combien d'années, il est encore absent... Pour lui, vous acceptez le martyre, et quand il reviendra, il vous aura peut-être oubliée...

L'œil étincelant des flammes de la foi, Mlle de la Ville-Haudry se redressa :

-- Je crois en Daniel comme en moi-même, monsieur, prononça-t-elle...

-- Et si on vous prouvait que vous avez tort !...

-- On me rendrait un triste service dont on ne serait pas payé...

Les lèvres de sir Tom remuèrent comme s'il eût voulu riposter. Une réflexion parut l'arrêter...

Puis, d'une voix étranglée, avec un geste désespéré :

-- Gardez vos illusions, mademoiselle, fit-il, et adieu !...

Il allait pour sortir, mais elle se jeta devant la porte, les bras en croix, et d'un ton impérieux :

-- Vous vous êtes trop avancé pour reculer, monsieur... Il s'agit maintenant de justifier vos odieuses insinuations ou d'en confesser la fausseté...

Alors, il parut prendre un grand parti, et violemment :

-- Vous le voulez, s'écria-t-il, soit... Sachez donc, puisque vous l'exigez, que M. Daniel Champcey vous trompait indignement, qu'il ne vous aime pas, qu'il ne vous a peut-être jamais aimée.

-- Du moins, vous le dites, prononça Mlle Henriette.

Son attitude hautaine. Le dédain, plus encore le dégoût qui tombait de ses lèvres, devaient exaspérer sir Tom.

Il se maîtrisa, pourtant, et d'une voix brève et tranchante :

-- Je dis ce qui est, prononça-t-il, et une autre que vous, moins saintement ignorante du mal, eût depuis longtemps déjà pénétré la vérité... À quelles causes attribuez-vous donc l'implacable persécution de Sarah ?... Au souvenir de vos offenses lors de son mariage ?... Pauvre enfant !... s'il ne s'était agi que de cela, il y a des mois que son insouciance vous eût rendu le repos... La jalousie seule est capable d'inspirer cette haine farouche et insatiable que ne désarment ni vos larmes ni votre résignation, cette haine que le temps attise au lieu de l'éteindre... Entre Sarah et vous, Mlle Henriette, il y a un homme...

-- Un homme !...

-- Oui, il y a M. Daniel Champcey.

Ce fut comme un coup de couteau que Mlle Henriette reçut en pleine poitrine.

-- Je ne vous comprends pas, monsieur, balbutia-t-elle.

Lui, haussa les épaules, et d'un air de commisération :

-- Quoi ! poursuivit-il, vous ne comprenez pas que Sarah est votre rivale... qu'elle a aimé M. Champcey... qu'elle l'aime encore éperdument !... Ah ! ils se sont joués cruellement de mistress Brian et de moi...

-- Au fait, monsieur, au fait !...

-- Nous avions en Sarah pleine et entière confiance... Nous la savions si expansive, si franche, si incapable de dissimulation... Comment soupçonner que M. Champcey...

-- Eh bien ?

Il détourna la tête, et comme malgré lui murmura :

-- ... Était son amant.

D'un mouvement admirable de certitude, Mlle de la Ville-Haudry se redressa, et d'une voix vibrante :

-- C'est faux ! s'écria-t-elle.

Sir Tom tressaillit, -- mais ce fut tout.

-- Vous avez exigé la vérité, prononça-t-il froidement, je vous la dis... Rassemblez vos souvenirs... Avez-vous donc oublié cette scène à la suite de laquelle M. Champcey s'enfuit de notre maison, au milieu de la nuit, la tête nue, sans reprendre son par-dessus...

-- Monsieur...

-- Est-ce que cela ne vous a pas paru extraordinaire ?... C'est que cette nuit-là tout se découvrit... Après avoir été des premiers à conseiller à Sarah d'épouser votre père, M. Champcey venait lui signifier de renoncer à ce mariage... Déjà il avait essayé de le faire rompre par vous, mademoiselle, employant ainsi son influence sur vous, sa fiancée, au profit de sa passion...

-- Ah !... vous mentez impudemment, monsieur, s'écria Mlle Henriette.

À ce démenti, tombant comme un soufflet sur sa joue, il ne répondit que trois mots :

-- J'ai des preuves.

-- Quelles preuves ?

-- Des lettres de M. de Champcey à Sarah... Je m'en suis procuré deux, et je les ai là, dans mon portefeuille.

Il portait en même temps la main à sa poche ; elle l'arrêta.

-- Ces lettres ne me prouveraient rien, monsieur.

-- Cependant...

Elle l'écrasa du regard, et d'un ton de mépris insupportable :

-- Ceux qui ont adressé au ministre de la marine une fausse lettre de Daniel ne doivent pas être embarrassés de contrefaire son écriture... Brisons là, monsieur... Je vous défends de jamais m'adresser la parole.

Sir Elgin eut un éclat de rire effrayant.

-- C'est votre dernier mot ?... insista-t-il.

Pour toute réponse, elle se rangea de côté, démasquant ainsi la porte qu'elle montra du doigt.

-- Eh bien !... reprit sir Tom, d'un accent de menace terrible, retenez bien ceci : J'ai juré que vous seriez ma femme, de gré ou de force, vous serez à moi !...

-- Retirez-vous, monsieur, ou je vous cède la place...

Il sortit en blasphémant, et plus morte que vive, Mlle de la Ville-Haudry s'affaissa sur un fauteuil.

Tant qu'elle avait été en présence de l'ennemi, elle avait puisé dans son orgueil la force de paraître inébranlable dans sa foi en Daniel...

Seule, elle osa s'avouer ses doutes déchirants... N'y avait-il rien de vrai, au fond des exagérations évidentes de l'honorable sir Elgin ?... Elle n'eût osé le jurer... Sarah ne s'était-elle pas vantée d'aimer Daniel et d'être allée chez lui !... Enfin, chose horrible, Mlle Henriette se rappelait que Daniel, en lui racontant son aventure de la rue du Cirque, avait paru gêné, vers la fin, et n'avait pas expliqué bien clairement les raisons de sa fuite.

Et pour comble, n'ayant pas su résister au désir de s'éclairer près de M. de Brévan, elle fut frappée de son embarras et de la façon vague et confuse dont il défendit son ami.

-- Ah ! c'est bien maintenant que tout est fini, songeait-elle, l'excès du malheur ne saurait aller plus loin !...

Elle se trompait, l'infortunée !

Une persécution nouvelle lui était réservée, infâme, celle-là, ignoble, monstrueuse, près de laquelle toutes les autres n'étaient rien...

« De gré ou de force, vous serez à moi, » lui avait dit sir Tom... De ce moment, il prit à tâche de lui persuader qu'il était homme à ne reculer devant aucune violence...

Ce n'était plus le sympathique défenseur des premiers jours, ni le soupirant timide, ni le mélancolique amoureux repoussé, qui tournait autour de Mlle Henriette... C'était désormais une sorte de bête enragée qui l'obsédait, qui la harcelait, qui la poursuivait de ses regards enflammés des plus cyniques convoitises de la luxure.

Il ne l'épiait plus furtivement comme autrefois, il la guettait dans les corridors, prêt en apparence à se précipiter sur elle, avançant les lèvres comme pour effleurer ses joues, allongeant les bras comme pour lui saisir la taille. Un laquais ivre poursuivant une maritorne n'eût pas eu de pires ni de plus basses impudences.

Épouvantée, la pauvre jeune fille se traîna aux genoux de son père, le conjurant de la protéger... Mais il la repoussa, lui reprochant de calomnier le plus honnête et le plus inoffensif des hommes... L'aberration ne pouvait aller plus loin.

Et sir Tom dut avoir connaissance de l'échec de Mlle Henriette, car le lendemain il la regardait en ricanant, sentant qu'il pouvait tout oser.

Et il osa ce qui devait paraître impossible... Un soir, une nuit plutôt, que le comte et sa femme étaient au bal, il vint frapper à la porte de la chambre de Mlle Henriette...

Éperdue, elle sonna, et les domestiques qui survinrent la délivrèrent du misérable...

Mais de ce moment, ses terreurs n'eurent plus de bornes, et quand M. de la Ville-Haudry conduisait la comtesse au bal, elle se barricadait dans sa chambre et passait la nuit tout habillée dans un fauteuil...

Pouvait-elle demeurer davantage sur le bord d'un abîme sans nom ?... Elle ne le pensa pas, et après de longues et douloureuses incertitudes :

-- Mon parti est pris, dit-elle un soir à M. de Brévan, je dois fuir.

Plus étourdi que d'un coup de bâton sur le crâne, la bouche béante, la pupille dilatée, M. de Brévan était devenu livide, la sueur perlait à ses tempes et ses mains tremblaient comme les mains avides de l'homme qui atteint, qui va saisir une proie ardemment convoitée.

-- Ainsi, balbutia-t-il, c'est décidé, vous allez abandonner la maison paternelle...

-- Il le faut, répondit-elle, les yeux brillants de larmes près de jaillir, et le plus tôt sera le mieux, car chaque minute que j'y passerai encore sera peut-être un danger... Et cependant, avant de rien hasarder de décisif, peut-être serait-il sage d'écrire à la tante de Daniel, pour lui rappeler les instructions qu'elle a dû recevoir, pour lui dire qu'avant peu j'irai demander à sa pitié asile et protection...

-- Quoi ! c'est près de cette digne femme que vous comptez vous réfugier ?

-- Assurément.

Tout à fait maître de lui, à cette heure, et plus froidement calculateur que jamais, M. de Brévan hochait gravement la tête.

-- Prenez garde, mademoiselle, objecta-t-il, vous retirer près de la vieille parente de notre ami serait de votre part une imprudence insigne.

-- Pourtant, monsieur, Daniel dans sa lettre me recommande...

-- C'est qu'il n'avait pas pesé toutes les conséquences du conseil qu'il vous donnait. Ne vous abusez pas, la colère de vos ennemis sera terrible, quand ils apprendront que vous leur échappez... Ils vous poursuivront, ils mettront sur pied la police, ils feront fouiller la France pour découvrir votre retraite. Or, il est clair que c'est près des parents de Daniel qu'on vous cherchera tout d'abord... La maison de la vieille tante sera la première et la plus étroitement surveillée... Y échapperez-vous aux investigations, à la délation, aux indiscrétions involontaires ? L'espérer serait folie.

Pensive, Mlle Henriette baissait la tête.

-- Peut-être avez-vous raison, monsieur, murmurait-elle.

-- Maintenant, continuait M. de Brévan, examinons ce qui arriverait si on vous retrouvait... Vous n'êtes pas majeure, donc vous dépendez absolument du caprice de votre père... Inspiré par votre belle-mère, il attaquerait la tante de Daniel en détournement de mineure et vous ramènerait ici...

Elle parut réfléchir, puis brusquement :

-- Je puis, proposa-t-elle, demander assistance à la duchesse de Champdoce...

-- Malheureusement, mademoiselle, on vous a dit vrai ; depuis près d'un an, le duc de Champdoce et sa femme voyagent en Italie...

Un geste désespéré trahit l'affreux découragement de Mlle Henriette.

-- Que faire, mon Dieu !... soupira-t-elle.

Un fugitif sourire glissa sur les lèvres de M. de Brévan, et de sa voix la plus persuasive :

-- Voulez-vous me permettre un avis, mademoiselle, dit-il.

-- Hélas ! monsieur, je vous le demande à mains jointes...

-- Alors, voici le seul plan qui me paraisse raisonnable... Dès demain, je loue dans une maison paisible un logement modeste, moins encore, une pauvre chambre, vous vous y installez et vous attendez votre majorité ou le retour de Daniel... Jamais un policier ne s'avisera de chercher Mlle de la Ville-Haudry dans un logis d'ouvrière...

-- Et je serai là, seule, isolée, perdue...

-- C'est un sacrifice qui me paraît indispensable à votre sécurité, mademoiselle...

Elle se tut, évaluant ces deux alternatives terribles : rester ou accepter la proposition de M. de Brévan.

Enfin, après une minute :

-- Je suivrai votre conseil, monsieur, déclara-t-elle, seulement...

Son embarras était manifeste, elle était devenue plus rouge que le feu...

-- C'est que, poursuivit-elle, tout cela va nécessiter certaines dépenses... Autrefois, j'avais toujours quelques centaines de louis dans mon petit trésor de jeune fille, tandis que maintenant...

-- Mademoiselle !... interrompit M. de Brévan, mademoiselle !... ma fortune entière n'est-elle pas à votre disposition !...

-- Il est vrai que j'ai mes bijoux, et ils ne sont pas sans valeur...

-- Pour cette raison, précisément, gardez-vous de les emporter... Il faut tout prévoir... Nous pouvons échouer, il se peut qu'on découvre la part que je prends à votre évasion... Qui sait de quelles accusations on me flétrirait !...

Cette seule crainte trahissait le caractère de l'homme... Elle n'éclaira pourtant pas Mlle de la Ville-Haudry.

-- Préparez donc tout, monsieur, prononça-t-elle tristement, je m'abandonne à votre amitié, à votre dévouement, à votre honneur...

Une petite toux sèche empêcha d'abord M. de Brévan de répondre, puis vivement, l'évasion étant résolue, il s'inquiéta d'en trouver les moyens...

Mlle Henriette proposait d'attendre une nuit où son père conduirait la comtesse au bal. Elle se glisserait dans le jardin et franchirait le mur...

Mais l'expédient parut dangereux à M. de Brévan.

-- Je crois que j'ai mieux, fit-il. M. de la Ville-Haudry donne une fête, ces jours-ci ?

-- Après-demain, jeudi.

-- Parfait... Jeudi donc, mademoiselle, dès le matin, vous vous plaindrez d'un violent mal de tête et vous enverrez chercher le médecin... Il vous ordonnera n'importe quoi, que vous ne ferez pas, mais on vous croira souffrante, on vous surveillera moins. Le soir venu, cependant, quelques minutes avant dix heures, vous descendrez et vous irez vous cacher à l'entrée de l'escalier de service qui est au fond de la cour... C'est possible, n'est-ce pas ?...

-- C'est facile, même, monsieur...

-- En ce cas je réponds du succès... Moi, à dix heures précises, j'arriverai en voiture. Mon cocher à qui j'aurai fait le mot, au lieu de m'arrêter devant le perron, aura l'air de faire une fausse manœuvre, et m'arrêtera juste à l'entrée de l'escalier... Je sauterai à terre, et vous, lestement, vous vous élancerez dans la voiture.

-- Oui, comme cela, en effet...

-- Les mantelets étant relevés, personne ne vous verra... La voiture sortira et ira m'attendre devant l'esplanade, et dix minutes plus tard je serai près de vous...

Le plan adopté, et le succès dépendant de la précision des mouvements, M. de Brévan régla sa montre sur celle de Mlle Henriette.

Puis se levant :

-- Déjà, mademoiselle, fit-il, nous avons causé plus longtemps que ne l'eût voulu la prudence ; je ne vous reparlerai pas de la soirée... À jeudi !

Et d'une voix défaillante elle répéta :

-- À jeudi !...