La clique dorée (partie 2) : édition ELTeC Gaboriau, Émile (-) 86493

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XVII

D'un mot, Mlle de la Ville-Haudry venait de fixer irrévocablement sa destinée.

Et elle le savait... Elle avait conscience de l'effroyable témérité de sa détermination. Une voix s'était élevée, du plus profond d'elle-même, pour lui crier que son honneur, sa vie, toutes ses espérances ici-bas étaient l'enjeu de cette suprême partie...

Ce que dirait le monde au lendemain de sa fuite, elle le prévoyait.

Elle serait perdue, et elle n'aurait à attendre, à espérer de réhabilitation que de Daniel...

Si encore elle eût été, comme autrefois, sûre du cœur de cet élu de sa pensée !... Mais les insinuations perfides de la comtesse Sarah, mais les impudentes affirmations de sir Tom avaient fait leur œuvre et altéré sa foi...

Depuis bientôt un an que Daniel était parti, elle lui avait écrit tous les mois, et elle n'avait reçu de lui que deux lettres, par l'intermédiaire de M. de Brévan... et quelles lettres !... bien polies, bien froides et sans presque un mot d'espoir...

Si Daniel, à son retour, allait se détourner d'elle !...

Et cependant, plus elle réfléchissait, et avec cette lucidité étrange que donne l'approche d'un événement décisif, plus elle se pénétrait de l'inéluctable nécessité du parti qu'elle prenait.

Oui, elle allait affronter les périls de l'inconnu... mais c'était pour se dérober à des dangers qu'elle ne connaissait que trop.

Elle se confiait à un homme qui était presque un étranger pour elle... Mais n'était-ce pas l'unique moyen d'échapper aux outrages du misérable qui était devenu le commensal, l'ami et le conseiller de son père !...

Enfin, si elle sacrifiait sa réputation, c'est-à-dire l'apparence de l'honneur, elle sauvait la réalité... l'honneur même.

Ah ! n'importe !... Tant que dura la journée du mercredi, on put la voir errer, plus blanche qu'un spectre, à travers l'immense hôtel de la Ville-Haudry.

Elle disait adieu à cette chère maison, toute peuplée des souvenirs de ses dix-huit ans, où elle avait joué enfant, où la voix de Daniel avait fait battre son cœur, où sa sainte mère était morte.

Et le soir, à table, de grosses larmes roulaient silencieuses le long de ses joues, pendant qu'elle contemplait la sérénité stupidement triomphante de M. de la Ville-Haudry.

Le lendemain, cependant, le jeudi, dès le matin, ainsi qu'il avait été convenu, Mlle Henriette se plaignit de se sentir très-souffrante et le médecin fut appelé.

Il lui trouva une fièvre violente et lui ordonna de garder le lit.

C'était la liberté qu'il donnait à la pauvre jeune fille.

Aussi, dès qu'il fut parti, elle se leva, et telle qu'un mourant qui prend ses dispositions dernières, elle se hâta de tout mettre en ordre dans ses tiroirs, triant ce qu'elle désirait garder, brûlant tout ce qu'elle voulait dérober à la curiosité de la comtesse Sarah et de ses complices.

M. de Brévan lui ayant recommandé de ne pas emporter ses bijoux, elle les laissa -- à l'exception de ceux qu'elle portait habituellement -- très en vue sur son chiffonnier.

Le système d'évasion adopté lui défendait de s'embarrasser de bagages, et cependant un peu de linge lui devait être indispensable... Ayant réfléchi, elle ne vit pas d'inconvénient à se charger d'un léger sac de voyage, qui lui venait de sa mère, et qui renfermait un petit nécessaire de toilette en or, véritable chef-d'œuvre d'orfèvrerie...

Ses préparatifs terminés, elle écrivit à son père une longue lettre où elle lui expliquait les motifs de sa résolution désespérée.

Puis elle attendit...

La nuit depuis longtemps était venue, et les derniers apprêts d'une fête princière emplissaient l'hôtel de mouvement et de tapage... On entendait les pas affairés des valets, la voix des maîtres d'hôtel donnant des ordres, les coups de marteau des tapissiers clouant encore de ci et de là quelques tentures...

Bientôt retentit sur le sable de la cour le roulement sourd des voitures amenant les premiers invités...

Désormais, ce n'était plus pour Mlle Henriette qu'une question de minutes, et elle les comptait à sa montre avec d'effroyables battements de cœur...

Enfin les aiguilles marquèrent dix heures moins le quart.

D'un mouvement automatique, Mlle Henriette se dressa, elle jeta sur ses épaules un immense cachemire, et, prenant son petit sac de voyage, elle s'échappa de son appartement et se glissa le long des corridors jusqu'à l'escalier de service.

Elle allait sur la pointe du pied, retenant son haleine, l'œil et l'oreille au guet, prête à battre en retraite au moindre bruit suspect ou à se jeter dans la première chambre venue...

Ainsi, sans encombre, elle descendit, arriva à l'entrée obscure de l'escalier, et là, dans l'ombre, assise sur son petit sac, elle attendit, haletante, les cheveux trempés d'une sueur froide, les dents lui claquant dans la bouche de frayeur...

Enfin, dix heures sonnèrent, et les vibrations de l'horloge n'étaient pas encore éteintes, que le coupé de M. de Brévan parut...

Assurément son cocher était un habile homme... Feignant de n'être plus maître de son cheval, il le fit tourner sur place et le força de reculer avec une si adroite maladresse que la voiture alla donner contre le mur du fond, la portière de droite se trouvant juste en face de l'étroite entrée de l'escalier...

Plus prompt que l'éclair, M. de Brévan sauta à terre... Mlle Henriette s'élança d'un bond... personne ne vit rien...

Et l'instant d'après, la voiture sortait au petit pas de l'hôtel de la Ville-Haudry, remontait la rue de Varennes et allait s'arrêter devant l'esplanade des Invalides...

C'en était fait... En quittant la maison paternelle, Mlle de la Ville-Haudry venait de briser le cadre des conventions sociales... Elle était à la merci des événements, désormais, et selon qu'ils lui seraient favorables ou contraires, elle devait être sauvée ou perdue...

Mais elle ne songeait pas à cela... Avec le danger d'être surprise, l'exaltation fébrile qui l'avait soutenue était tombée, et elle gisait anéantie sur les coussins, quand la portière s'ouvrit brusquement, et un homme se montra : M. de Brévan...

-- Eh bien !... mademoiselle, s'écria-t-il d'une voix étrangement troublée, nous l'emportons !... Je viens de présenter mes hommages à la comtesse Sarah et à ses dignes acolytes, j'ai serré la main de M. le comte de la Ville-Haudry, personne n'a l'ombre d'un soupçon...

Et comme Mlle Henriette se taisait :

-- Maintenant, ajouta-t-il, je suis d'avis de ne point perdre de temps, car il faut que je reparaisse le plus tôt possible au bal... Votre logis vous attend, mademoiselle, tout y est prêt, je vais, si vous le voulez bien, vous y conduire.

Elle se redressa, et avec un grand effort :

-- Conduisez-moi, monsieur, dit-elle.

Déjà M. de Brévan s'était élancé dans la voiture qui partit au galop, et tant que dura le trajet, il expliquait à Mlle Henriette la façon dont elle aurait à se conduire dans la maison où il lui avait loué un logement.

Il l'avait annoncée, disait-il, comme une de ses parentes de province, qui avait éprouvé des revers de fortune et qui venait à Paris pour tâcher de trouver quelque petit emploi qui la fit vivre...

-- Souvenez-vous de ce roman, mademoiselle, recommandait-il, pour y conformer vos actions et vos paroles. Et surtout, gardez-vous de jamais prononcer le nom de votre père et le mien... Souvenez-vous que vous êtes mineure, qu'on vous cherchera activement, et que la moindre indiscrétion peut mettre sur vos traces...

Puis, comme elle gardait le silence, pleurant, il voulut lui prendre la main, et c'est alors qu'il remarqua le petit sac dont elle s'était chargée.

-- Qu'est-ce que cela ?... interrogea-t-il d'un ton qui, sous une douceur affectée, trahissait un vif mécontentement.

-- Quelques objets de première nécessité.

-- Emporteriez-vous donc vos bijoux, malgré mes conseils !...

-- Non certainement, monsieur...

Cependant, cette persistante préoccupation de M. de Brévan finissait par la frapper et elle lui eût laissé voir sa surprise, si la voiture ne se fût brusquement arrêtée devant le numéro 23 de la rue de la Grange-Batelière.

-- Nous voici arrivés, mademoiselle, dit M. de Brévan.

Et sautant lestement à terre, il alla sonner à la porte de la maison qui s'ouvrit aussitôt.

La loge des concierges était encore éclairée ; M. de Brévan y marcha tout droit et l'ouvrit en homme qui connaît les êtres.

-- C'est moi ! prononça-t-il.

Un homme et une femme -- le portier et son épouse -- qui sommeillaient à demi, le nez sur un journal, se dressèrent en sursaut.

-- Monsieur Maxime !... firent-ils ensemble.

-- J'amène, poursuivit M. de Brévan, la jeune parente que je vous avais annoncée : Mlle Henriette.

Si Mlle de la Ville-Haudry eût eu la plus légère notion des mœurs parisiennes, rien qu'au salut du portier et à la révérence de son épouse, elle eût compris que sa bienvenue avait été largement payée.

-- La chambre de mademoiselle est prête, dit l'homme...

-- C'est mon mari qui l'a appropriée, interrompit la femme ; ce qui n'était pas une petite affaire, après que les tapissiers ont été partis... Et moi, à cinq heures, j'ai allumé un grand feu, pour chasser l'humidité.

-- Montons alors, fit M. de Brévan.

Mais les portiers du numéro 23 étaient gens économes, et depuis longtemps le gaz de l'escalier était éteint.

-- Donne-moi un flambeau, Chevassat, dit la concierge à son mari.

Et sa chandelle allumée, elle passa en avant, éclairant M. de Brévan et Mlle Henriette, s'arrêtant à chaque étage pour vanter la tenue de la maison.

Enfin, au cinquième étage, à l'entrée d'un étroit corridor, elle ouvrit une porte en disant :

-- Nous y sommes ! Mademoiselle va voir comme c'est gentil...

Peut-être, en effet, était-ce gentil à ses yeux, mais Mlle Henriette, accoutumée aux splendeurs de l'hôtel de la Ville-Haudry, ne put dissimuler un mouvement de stupeur... Cette chambre, plus que modeste, lui semblait un horrible taudis dont n'eût pas voulu la dernière de ses femmes de chambre.

N'importe !... Elle entra bravement, déposant son sac de voyage sur une commode et se débarrassant de son châle comme pour prendre possession du logis.

Mais son impression première n'avait pas échappé à M. de Brévan. Il l'attira jusque dans le corridor, pendant que la concierge attisait le feu, et à voix basse :

-- Cette chambre est affreuse, fit-il avec un singulier sourire, mais la prudence m'obligeait à la choisir ainsi...

-- Telle qu'elle est, elle me plait, monsieur...

-- Beaucoup de choses vont vous manquer sans doute, mais demain nous aviserons... Pour ce soir, je suis obligé de vous quitter ; vous le savez, il est important qu'on me voie cette nuit à l'hôtel de la Ville-Haudry...

-- Vous avez raison, monsieur, partez, partez vite !...

Cependant, il ne voulut pas s'éloigner sans avoir encore une fois recommandé chaudement « sa jeune parente » à la Chevassat.

Et c'est seulement quand elle lui eût affirmé à plusieurs reprises qu'elle n'avait besoin de rien, qu'il sortit, suivi de la digne portière...

Aux terribles convulsions qui depuis quarante-huit heures secouaient Mlle Henriette, un étonnement immense succédait, -- stupeur du fait accompli et irrévocable.

Un événement était survenu dans sa vie, plus considérable, plus inouï qu'un déplacement de montagnes.

Et, debout devant la cheminée, elle considérait dans la petite glace son visage pâli, répétant à demi-voix :

-- C'est moi, c'est bien moi !...

Oui, c'était bien elle, la fille unique du comte de la Ville-Haudry, qui était là, dans cette maison inconnue, dans cette chambre du cinquième étage devenue la sienne.

C'était bien elle, hier encore entourée des recherches d'un luxe princier, servie par une armée de valets, qui se trouvait là, dénuée des choses les plus indispensables, n'ayant de service à attendre que de cette vieille portière à qui M. de Brévan l'avait recommandée...

Était-ce possible... Était-ce seulement croyable !... Elle-même avait peine à se convaincre de l'invraisemblable vérité.

Elle n'éprouvait d'ailleurs nul repentir de ce qu'elle avait fait.

Pouvait-elle demeurer plus longtemps près de son père, en butte aux outrageantes brutalités du plus vil des hommes ?... Évidemment, non.

-- Mais à quoi bon revenir sur le passé, murmura-t-elle, secouant la torpeur qui l'engourdissait, je dois me défendre d'y penser...

Et pour occuper son esprit, elle se leva et se mit à reconnaître et à inventorier sa nouvelle demeure.

C'était un de ces logements dont jamais les propriétaires ne s'occupent, où la plus légère réparation leur semblerait ridicule, tant ils sont sûrs de les louer quand même et tels quels.

Le carreau, jadis mis en couleur, s'émiettait, et nombre de briques branlaient dans leur alvéole de ciment... Le plafond crevassé s'écaillait, tout maculé le long des murs de traces de chandelle... Le papier, d'un gris sale et gras, misérablement éraillé, gardait l'empreinte de tous les locataires qui s'étaient succédé depuis qu'il avait été posé.

Le mobilier était d'ailleurs digne du logis : un lit de noyer, drapé de rideaux de perse fanée, une commode, une table, deux chaises et un méchant fauteuil le constituaient...

Devant la fenêtre, un rideau, trop court pendait... Il y avait devant le lit un mauvais tapis, et sur la cheminée une pendule à sujet en zinc doré, entre deux vases de verre bleu...

Rien de plus...

Comment M. de Brévan avait-il pu choisir pour la recevoir, un pareil réduit, voilà ce que ne s'expliquait pas nettement Mlle Henriette.

Il lui avait dit, et elle le croyait, que les plus excessives précautions étaient nécessaires. Mais eût-elle été beaucoup plus compromise et bien plus en danger d'être retrouvée par la comtesse Sarah, si on eût arrangé le papier, caché le carreau sous un modeste tapis de feutre et emménagé des meubles un peu plus confortables !...

Cependant, elle ne concevait pour cela nul soupçon, pas plus qu'elle n'en avait conçu pendant la soirée qui venait de s'écouler, en remarquant les façons étranges de M. de Brévan.

Mais que lui importait ce logement ? Elle ne devait faire qu'y passer, espérait-elle, et l'étroite cellule d'un couvent eût été, pensait-elle, plus triste encore. Et tout était préférable à la maison paternelle.

-- Ici, du moins, se disait-elle, j'aurai le calme et le repos.

Repos moral, peut-être, car pour l'autre il ne devait pas tarder à être étrangement troublé.

Accoutumée au silence profond des vastes appartements de l'hôtel de la Ville-Haudry, Mlle Henriette n'avait même pas idée du mouvement continuel de ces derniers étages des maisons de Paris, où s'entasse et s'agite la population d'un hameau, où les locataires, séparés par de minces cloisons, vivent, pour ainsi dire, les uns chez les autres...

Dormir dans de telles conditions exige une longue habitude, et l'apprentissage ne devait pas peu coûter à la pauvre jeune fille.

Il était plus de quatre heures, quand, brisée de lassitude, elle s'endormit d'un si pesant sommeil, qu'il ne fut pas troublé par le vacarme matineux de cette ruche humaine.

Il faisait grand jour quand elle s'éveilla, et un pâle rayon du soleil d'hiver glissait à travers ses rideaux... La pendule de zinc dédoré marquait midi...

Elle se leva et se hâta de s'habiller.

La veille encore, lorsqu'elle s'éveillait, elle sonnait, et sa femme de chambre accourait, qui s'empressait d'allumer le feu, de lui présenter ses pantoufles, de jeter sur ses épaules un peignoir bien chaud... Tandis que désormais...

Ce souvenir devait reporter sa pensée vers l'hôtel de la Ville-Haudry...

Qu'y faisait-on à cette heure ?... Son évasion, certainement, était découverte... On avait dû dépêcher des domestiques dans toutes les directions... Son père, très-probablement était allé demander l'assistance de la police...

Elle eut un mouvement de joie, de se sentir si bien cachée, et promenant un regard autour de sa chambre, plus misérable encore au jour qu'à la lumière :

-- Non, jamais on ne viendra me chercher ici, murmura-t-elle...

Cependant, elle avait trouvé un tas de bois près de la cheminée, et comme il faisait froid, elle s'occupait à allumer du feu, quand on frappa à sa porte. Elle ouvrit, et Mme Chevassat la portière apparut.

-- C'est moi, ma jolie demoiselle, dit-elle dès le seuil ; ne vous voyant pas descendre, je me suis dit : il faut que je monte voir... Et vous avez bien dormi ?

-- Très-bien, madame, je vous remercie.

-- Allons, voilà qui est bon... Et cet appétit ?... car c'est pour cela aussi que je suis montée... Est-ce que vous ne songez pas à manger un morceau ?...

Non-seulement Mlle Henriette y songeait, mais elle avait faim... Car il n'est pas d'événements qui tiennent, d'aventures, d'émotions ni de chagrins, la tyrannie des besoins matériels est plus forte que tout.

-- Je vous serais obligée, madame, dit-elle, si vous vouliez bien me monter à déjeuner...

-- Si je le veux !... plutôt deux fois qu'une, ma jolie demoiselle... Le temps de cuire un œuf et de griller une côtelette, et je suis à vous...

Revêche d'ordinaire et plus aigre que verjus, la Chevassat avait mis dehors tout ce qu'elle avait d'amabilités, se grimant d'une bonhomie douceâtre, voilant de sensibilité l'éclat inquiétant de ses petits yeux gris.

Hypocrisie bien inutile !... L'effort qu'elle s'imposait était trop manifeste pour ne pas éveiller les pires défiances.

-- Assurément, pensait Mlle Henriette, c'est là une méchante femme...

Ses soupçons ne firent que redoubler, quand la digne portière reparut, lui apportant son déjeuner quelle dressa sur la petite table, devant le feu, avec toutes sortes d'obséquiosités serviles.

-- Vous allez voir comme tout ce que je vous ai préparé est bon, mademoiselle, disait-elle.

Puis, tandis que Mlle Henriette mangeait, elle s'établit sur une chaise, près de la porte, discourant avec une intarissable volubilité.

À l'entendre, la nouvelle locataire devait bénir son bon ange, qui l'avait conduite dans cette maison de la rue de la Grange-Batelière, servie par des concierges tels que son mari et elle : lui, la crème des hommes ; elle, un véritable trésor pour l'obligeance, la douceur et la discrétion...

Maison exceptionnelle, ajoutait-t-elle, quant au choix des locataires, tous gens d'une honorabilité notoire, depuis les vieilles rentières du premier étage jusqu'au brocanteur du quatrième, le père Ravinet, sans en excepter les jeunes dames qui occupaient les petits appartements du fond de la cour.

Puis, ayant passé tout son monde en revue, elle entamait l'éloge de M. de Brévan, qu'elle appelait M. Maxime.

Il lui avait plu tout d'abord extraordinairement, déclarait-elle, quand il s'était présenté, l'avant-veille, pour arrêter un logement. Jamais elle n'avait encore rencontré un homme si comme il faut, si aimable, si poli et si généreux. Et expérimentée comme elle l'était, elle avait discerné tout de suite un de ces êtres charmants qui semblent créés et mis au monde pour inspirer les plus violentes passions.

Du reste, ajoutait-elle avec un équivoque sourire, sa sympathie pour sa jolie locataire n'était pas moins vive, à ce point qu'elle s'estimerait heureuse de se dévouer pour elle, sans espoir de récompense.

Ce qui n'empêche que Mlle Henriette ayant fini de déjeuner :

-- C'est deux francs que vous me devez, mademoiselle, déclara-t-elle, et si cela peut vous être agréable, je me charge, moyennant cinq francs par jour, de vous nourrir très-bien.

Et vivement elle entreprit de prouver que ce serait de sa part pure obligeance, car, à ce prix, et vu la cherté de toutes choses, elle perdrait assurément...

Mais Mlle Henriette ne la laissa pas continuer... Ayant tiré de sa bourse une pièce de 20 francs :

-- Payez-vous, madame, prononça-t-elle.

Évidemment, ce n'était pas là ce qu'attendait l'estimable portière, car elle recula d'un air offensé.

-- Pour qui donc me prenez-vous, mademoiselle, protesta-t-elle, me croyez-vous capable de vous réclamer quelque chose !...

Et haussant les épaules :

-- Est-ce que vos dépenses, d'ailleurs, ne regardent pas M. Maxime !...

Sur quoi, elle ramassa vivement le couvert et se retira.

Mlle Henriette ne savait que penser.

Qu'à travers toutes ses paroles oiseuses, cette louche mégère poursuivit un but, c'est ce dont elle ne pouvait douter, encore qu'elle ne discernât nullement lequel...

Et cependant, ce n'était pas là ce qui arrêtait sa pensée.

Ce qui l'épouvantait, c'était de se sentir si absolument à la merci de M. de Brévan. En tout et pour tout, elle possédait environ deux cents francs, et elle était dénuée de tout, et les objets les plus indispensables lui manquaient, et elle n'avait ni une robe, ni un jupon de rechange.

Comment M. de Brévan n'avait-il pas prévu cela ? Attendait-il donc qu'elle lui exposât sa détresse, et qu'elle lui demandât de l'argent !...

Véritablement elle ne pouvait l'imaginer, et elle attribuait cet oubli à son trouble, se disant qu'il n'allait pas tarder à arriver sans doute, pour s'informer d'elle et se mettre à sa disposition...

Cependant, la journée s'écoula lentement, et la nuit vint sans qu'il parût.

Qu'est-ce que cela voulait dire !... Quel événement extraordinaire était survenu, quel malheur l'avait frappé !...

Dévorée d'indicibles angoisses, Mlle Henriette fut dix fois sur le point de courir jusque chez lui.

Le lendemain seulement, sur les deux heures, il se présenta, affectant un ton dégagé, mais visiblement embarrassé...

S'il n'était pas venu la veille, déclara-t-il, c'est qu'il savait, à n'en pas douter, que la comtesse Sarah le faisait surveiller... La fuite de Mlle de la Ville-Haudry était l'événement de Paris, et on le soupçonnait d'y être pour quelque chose, on ne le lui avait pas caché, disait-il, à son club.

Même, il ajouta que prolonger sa visite serait imprudent, et il se retira sans avoir rien dit à Mlle Henriette, sans paraître s'apercevoir de son dénûment...

Et ainsi, durant trois jours, il ne fit pour ainsi dire qu'apparaître.

Il arrivait profondément troublé, comme s'il eût quelque chose de très-important à dire, puis son front se rembrunissait, et il se retirait brusquement sans avoir rien dit.

Incapable de supporter davantage une si atroce incertitude, torturée de doutes épouvantables, Mlle Henriette était résolue à provoquer une explication, quand, le quatrième jour, M. de Brévan arriva, enflammé, ce n'était que trop aisé à voir, de quelque détermination terrible. Sitôt entré, il donna un tour de clef à la porte, et d'une voix rauque :

-- Il faut que je vous parle, mademoiselle, déclara-t-il, oui, il le faut absolument...

Il était livide, ses lèvres blanches tremblaient et ses yeux brillaient d'un éclat effrayant, comme ceux d'un homme qui eût demandé aux liqueurs fortes le courage qui lui manquait...

-- Je vous écoute, monsieur, fit la jeune fille toute frissonnante.

Il eut un mouvement encore d'hésitation, puis surmontant d'un puissant effort toutes ses répugnances :

-- Eh bien ! donc, reprit-il, je vous demanderai si jamais vous n'avez soupçonné quelles raisons j'avais d'aider votre évasion.

-- Je pense, monsieur, que vous n'avez consulté que votre pitié, et aussi le souvenir de votre amitié pour M. Daniel Champcey...

-- Non, ce n'est pas cela...

Instinctivement, elle recula, en prononçant seulement :

-- Ah !...

De blême qu'il était, M. de Brévan était devenu plus rouge que le feu.

-- Vous n'avez donc rien vu, prononça-t-il, vous n'avez donc pas compris que je vous aime...

Elle pouvait tout concevoir, l'infortunée, excepté cela, excepté cette infamie inouïe, cette insulte suprême... M. de Brévan était-il donc ivre ou fou !...

-- Retirez-vous, monsieur, commanda-t-elle, d'une voix vibrante d'indignation...

Mais il s'avançait les bras ouverts.

-- Oui, je vous aime éperdument, poursuivait-il, et depuis longtemps, depuis le premier jour que je vous ai vue...

Déjà, d'un mouvement rapide, Mlle Henriette avait ouvert la fenêtre.

-- Un pas de plus, fit-elle, et je crie au secours...

Il s'arrêta et changeant de ton :

-- Ainsi vous me repoussez, ajouta-t-il... Qu'espérez-vous donc ?... Le retour de Daniel ?... Ignorez-vous donc qu'il adore la comtesse Sarah...

-- Ah ! vous abusez impudemment de ma détresse ! interrompit la jeune fille.

Et comme il insistait encore.

-- Mais sortez donc, lâche, cria-t-elle, sortez donc, misérable, ou j'appelle...

Effrayé, il recula jusqu'à la porte qu'il ouvrit, mais avant de sortir :

-- Vous me repoussez aujourd'hui, prononça-t-il en ricanant, mais avant un mois vous me rappellerez... Vous êtes perdue, et seul je puis vous sauver !

XVIII

Enfin éclatait la terrifiante vérité !...

Éperdue d'horreur, les cheveux droits sur la tête, secouée d'un tremblement convulsif, Mlle de la Ville-Haudry essayait de mesurer les profondeurs de l'abîme où elle venait d'être précipitée.

D'elle-même, et avec la simplicité d'un enfant, elle avait donné dans le piège immonde qu'on lui tendait.

Mais qui donc, à sa place, se fût défié ?... qui donc eût soupçonné ou seulement conçu l'idée d'une si monstrueuse scélératesse ?...

Ah ! elle ne comprenait que trop à cette heure, croyait-elle, toutes les manœuvres si peu explicables de M. de Brévan. Elle ne pénétrait que trop le sens profond de ses perfides calculs, quand il lui recommandait avec de si vives instances de n'emporter de la maison paternelle ni ses bijoux, ni aucun objet représentant une certaine valeur...

C'est que si elle eût eu ses bijoux, elle se fût trouvée une petite fortune entre les mains ; elle eût été indépendante et à l'abri du besoin pour une couple d'années...

Et M. de Brévan voulait qu'elle ne possédât rien...

Il savait, le lâche, de quels écrasants mépris elle repousserait ses premiers mots, et il se flattait de cet abominable espoir que l'isolement, la peur, la misère, la mettraient à sa discrétion et la lui livreraient...

-- C'est horrible ! répétait la jeune fille, c'est horrible !

Et cet homme avait été l'ami Daniel... Et c'est à cet homme que Daniel, au moment de s'embarquer, avait confié sa fiancée !...

Quelle atroce dérision !...

Sir Thomas Elgin était certes un redoutable bandit, sans foi ni scrupule, mais on le connaissait, lui, on le savait capable de tout, et on se tenait sur ses gardes... Tandis que l'autre !... Ah ! mille fois plus abject il était et plus vil, lui qui depuis une année épiait d'un visage riant l'heure de la trahison, lui qui avait préparé son crime sous le voile de la plus noble amitié !...

Quant au but final que poursuivait le traître. Mlle Henriette croyait le discerner très-nettement... En faisant d'elle sa maîtresse -- car c'était par là qu'il prétendait commencer -- il espérait s'assurer une portion de l'immense fortune du comte de la Ville-Haudry.

Et de là, pensait Mlle Henriette, venait la haine dont sir Tom et M. de Brévan lui avaient paru animés l'un contre l'autre... Il y avait eu entre eux, jugeait-elle, rivalité de convoitises honteuses, chacun d'eux tremblant que l'autre ne s'emparât de l'argent qu'il convoitait.

Car le soupçon d'une connivence de la comtesse Sarah et de M. de Brévan ne pouvait venir à Mlle Henriette. Elle les estimait ennemis, au contraire, et séparés par des intérêts absolument différents.

-- Ah ! n'importe, murmura-t-elle, un sentiment au moins leur est commun : la haine qu'ils me portent.

Quelques mois plus tôt, une si effroyable catastrophe, et si soudaine, eût certainement écrasé Mlle de la Ville-Haudry. Mais sous tant de chocs réitérés, depuis un an, elle s'était émoussée ; car c'est un fait, que l'âme humaine s'endurcit à la douleur comme le corps à la fatigue.

C'est qu'aussi, pour soutenir son courage, se balançait comme une lueur au-dessus des ténèbres de l'avenir, le souvenir de Daniel.

Si elle avait douté de lui à un moment, sa foi était revenue, intacte. Sa raison lui disait que si véritablement il eût adoré la comtesse Sarah, ses ennemis, sir Thomas Elgin et M. de Brévan n'eussent pas pris tant de peine pour le lui persuader.

Elle pensait donc, elle était donc sûre qu'il lui reviendrait le cœur plein d'elle comme à son départ.

Et grand Dieu ! quels ne seraient pas les transports de douleur et de rage de cet homme si loyal, en apprenant combien lâchement et misérablement il avait été trahi par l'infâme qu'il appelait son ami.

Il saurait, lui, réhabiliter Mlle de la Ville-Haudry et la venger...

-- Et je l'attendrai, se disait-elle, les dents convulsivement serrées, je l'attendrai.

Comment ? Elle ne se le demandait pas.

Car elle n'en était encore qu'à cet enthousiasme du premier moment, qui inspire les résolutions héroïques, mais qui dissimule les obstacles à surmonter...

Les premières difficultés de la situation lui furent exposées par la Chevassat, laquelle à six heures précises lui monta à dîner, selon leurs conventions des jours précédents.

L'estimable portière s'était composé une physionomie si dolente qu'on eût juré qu'elle avait les larmes aux yeux.

-- Eh bien ! ma belle demoiselle, interrogea-t-elle de sa voix la plus mielleuse, vous avez donc eu une querelle, ce tantôt, avec ce cher M. Maxime ?...

Persuadée du danger, ou à tout le moins de l'inutilité d'une explication, Mlle Henriette répondit simplement :

-- Oui, madame.

-- Je m'en suis doutée, reprit la portière, rien qu'en le voyant descendre de chez vous avec une mine longue comme mon bras... C'est qu'il vous aime, oui, ce bon jeune homme, et vous pouvez me croire quand je vous le dis, car je m'y connais...

Et elle attendit une réponse, son éloquence produisant toujours un grand effet sur ses locataires. Mais cette réponse ne venant pas :

-- Il faut espérer, ajouta-t-elle, que cette petite brouille se raccommodera...

-- Non !

À voir la Chevassat, on devait la croire absolument interloquée.

-- Comme vous êtes sévère ! exclama-t-elle. Enfin, cela vous regarde... Seulement, je me demande comment vous allez vous arranger.

-- Pourquoi faire ?

-- Dame !... pour vivre.

-- J'en trouverai toujours le moyen, madame, rassurez-vous.

En personne d'expérience et qui n'ignore pas ce que représente souvent ce mot cruel: vivre, pour les pauvres filles abandonnées, la portière hocha gravement la tête.

-- Tant mieux, répondit-elle, tant mieux ! seulement, je ne vous vois que des dettes sur le dos...

-- Des dettes !...

-- Mais oui ! Les meubles qui sont ici sont encore dus au tapissier.

-- Comment, les meubles...

-- Naturellement... M. Maxime devait les payer, il me l'avait dit, mais du moment où vous êtes brouillés... cela se comprend, n'est-ce pas ?

C'était à douter d'une si basse infamie... N'importe, Mlle Henriette fit bonne contenance.

-- Pour combien donc y a-t-il de meubles ici ? interrogea-t-elle.

-- Je ne sais... pour cinq ou six cents francs, peut-être... tout est si cher.

En tout, il y eu avait bien pour cent cinquante ou deux cents francs.

-- Eh bien ! je les payerai, déclara Mlle Henriette. Le tapissier m'accordera bien quarante-huit heures de délai...

-- Oh ! certainement.

Persuadée que cette doucereuse mégère était chargée par M. de Brévan de l'espionner, la pauvre jeune fille affectait l'air le plus calme. Et même, ayant fini de dîner, elle voulut absolument payer sur-le-champ une cinquantaine de francs qu'elle devait pour ses repas depuis quatre jours et pour quelques emplettes...

Mais dès que la portière se fut retirée, la pauvre fille s'affaissa sur une chaise, murmurant :

-- Je suis perdue.

Quelle ressource en effet lui restait ; quel parti prendre ?

Retourner chez son père, implorer la pitié de la comtesse Sarah ?... Ah ! la mort lui eût paru douce, comparée à une telle humiliation. Et d'ailleurs n'eût-ce pas été, pour éviter Maxime, courir se livrer à sir Tom !...

Demanderait-elle du secours à quelqu'un des anciens amis de sa famille ?... Mais à qui ?...

Plus en détresse que le naufragé dont l'œil interroge l'horizon vide, elle cherchait à qui s'adresser... En proie à la plus douloureuse angoisse, elle égrenait dans sa mémoire le nom « de tous les gens quelle avait connus...

Elle ne connaissait autant dire personne, hélas !... Depuis que sa mère était morte et qu'elle vivait seule, qui donc se souvenait d'elle, sinon pour la calomnier !...

Ses seuls amis, les seuls qui eussent pris sa cause en main, le duc et la duchesse de Champdoce étaient en Italie, elle s'en était assurée.

-- Je n'ai donc à compter que sur moi seule, répétait-elle, sur moi seule...

Puis se redressant :

-- N'importe, répétait-elle, le cœur gonflé de révoltes, je me sauverai !...

En somme, de quoi dépendait son salut ?... De la possibilité de vivre jusqu'à sa majorité ou jusqu'au retour de Daniel.

-- Est-ce donc si difficile de vivre, pensait-elle... Les filles des pauvres gens, tout aussi abandonnées que je le suis vivent bien, elles !... Pourquoi ne vivrais-je pas, moi !...

Pourquoi !...

Parce que les filles des pauvres ont fuit dès le berceau, pour ainsi dire, le rude apprentissage de la misère... Parce qu'elles ne s'effraient pas d'un jour sans travail ou d'un jour sans pain... Parce que l'expérience cruelle les a armées pour la lutte... Parce qu'elles connaissent la vie enfin et leur Paris, que leur industrie s'est affûtée aux meules de la nécessité, qu'elles ont l'art inné de tirer parti de tout, qu'elles sont fines, adroites, entreprenantes, hardies...

Tandis que Mlle de la Ville-Haudry, élevée comme en serre chaude, selon les stupides préjugés de sa condition, ne savait rien de la vie, de ses poignantes réalités, de ses combats, de ses misères... Elle n'avait pour elle que son courage.

-- Cela suffit, se disait-elle : ce qu'on veut, on le peut.

Ainsi résolue à ne plus même songer à un secours étranger, elle se mit à étudier sa situation et à inventorier ses richesses.

En fait de choses ayant une valeur certaine, elle possédait le cachemire dont elle s'était enveloppée pour fuir, le nécessaire de toilette en or contenu dans le sac de voyage de sa mère, une broche, sa montre, une paire d'assez jolies boucles d'oreilles, et enfin deux bagues, que par un hasard heureux elle n'avait pas retirées de son doigt le soir de son évasion, et dont une était d'un assez grand prix.

Tout cela, d'après son estimation, devait avoir coûté huit ou neuf mille francs au moins.

Combien le vendrait-elle, puisqu'elle était résolue à le vendre ?... Pour elle, tout l'avenir était là.

Mais comment se défaire de ces objets ?... Il lui tardait d'en finir, elle avait hâte d'être délivrée du tourment de l'incertitude, elle était pressée de payer les quelques méchants meubles qui garnissaient sa chambre. À qui s'adresser... Pour rien au monde elle ne se fût confiée à la Chevassat, son instinct lui disant que laisser voir sa détresse à cette douceâtre mégère, ce serait se livrer à elle pieds et poings liés.

Elle cherchait quand l'idée du Mont-de-Piété traversa son esprit. Elle n'en avait oui parler que très-vaguement, assez cependant pour savoir que c'est une institution d'ordre public qui prête de l'argent aux gens gênés contre le dépôt d'un nantissement.

-- C'est là que je dois aller, se dit Mlle Henriette.

Seulement, où prendre un bureau de Mont-de-Piété ?...

-- Bast !... je trouverai toujours, se dit-elle.

Et elle descendit, au grand étonnement de la portière, qui lui demanda où elle allait, si pressée.

Ayant pris la première rue, elle s'en allait au hasard, marchant très-vite, sans souci des passants qui la coudoyaient, uniquement préoccupée d'examiner les maisons et les enseignes.

Mais c'est en vain que, durant plus d'une heure, elle erra à travers ce lacis de petites rues qui s'enchevêtrent entre le faubourg Montmartre et la rue Laffitte ; elle ne trouva pas... et la nuit tombait.

-- Et cependant, je ne rentrerai pas les mains vides, se disait-elle avec colère.

C'est pourquoi, rassemblant toute son audace, elle s'approcha d'un sergent de ville, et, plus ronge qu'une pivoine, et toute confuse :

-- Seriez-vous assez bon, monsieur, dit-elle, pour m'indiquer un bureau de Mont-de-Piété ?

D'un air de commisération, l'agent regarda cette jeune fille dont toute la personne exhalait un parfum de distinction et de candeur, se demandant peut-être quelle misère la réduisait à cette ruineuse ressource... Enfin avec un soupir :

-- Là, madame, répondit-il en étendant la main, au coin de la rue du Faubourg-Montmartre, vous trouverez un bureau de prêt direct.

« Prêt direct !... » Ces deux mots ne représentaient rien à l'esprit de Mlle Henriette. N'importe ; elle reprit sa course d'un pied fiévreux, reconnut la maison indiquée, entra, monta, et, poussant une porte, se trouva dans une grande pièce sombre où une vingtaine de personnes attendaient debout...

À droite de la salle, trois ou quatre employés, séparés du public par une balustrade à hauteur d'appui, écrivaient, demandant le nom des dépositaires et comptant de l'argent.

Tout au fond, dans l'ombre, un large guichet s'ouvrait ou un autre employé apparaissait par moments, pour prendre les objets qu'on remettait en dépôt...

Après cinq minutes d'observation, sans avoir interrogé personne, Mlle Henriette avait compris le mécanisme de l'institution. Plus tremblante que si elle eût été pour commettre un crime, elle s'avança vers le guichet du fond, et déposa une de ses bagues, la plus belle, sur le rebord...

Puis elle attendit, baissant la tête, car il lui semblait que tout le monde avait les yeux sur elle...

-- Une bague en diamant !... cria l'employé... neuf cents francs... À qui ?...

L'énormité de la somme fit dresser toutes les têtes, et une grosse femme, trop bien mise, à l'œil impudent, dit :

-- Mâtin ! Elle se met bien, la petite !...

Cramoisie de honte, Mlle Henriette s'était avancée :

-- La bague est à moi, monsieur, murmura-t-elle.

L'employé la considéra, puis doucement :

-- Vous avez des papiers ? interrogea-t-il.

-- Des papiers ?... Lesquels ?...

-- Ceux qu'il faut pour justifier votre identité, un passeport, une quittance de loyer, un billet...

Dans la salle, on riait de l'ignorance de cette naïve.

-- Je n'ai rien de tout cela, monsieur, balbutia-t-elle.

-- Alors on ne peut vous prêter...

Encore un espoir, le dernier, qui lui échappait... Elle tendit la main en disant :

-- Rendez-moi donc ma bague, monsieur.

Mais remployé se mit à rire.

-- Ah ! mais non, ma petite mère, fit-il, cela ne se peut pas... On vous la rendra quand vous viendrez avec des papiers ou accompagnée de deux commerçants patentés.

-- Cependant, monsieur...

-- C'est comme cela.

Et trouvant que l'incident avait assez duré, il poursuivit :

-- Un manteau de velours, trente francs, à qui ?...

Déjà Mlle de la Ville-Haudry fuyait à travers les escaliers, poursuivie, lui semblait-il, par les huées de la foule... Comme cet employé l'avait toisée... La prenait-on donc pour une voleuse ! Et qu'allait-il advenir de cette bague ?... La police chercherait, arriverait jusqu'à elle, et elle serait reconduite à l'hôtel de la Ville-Haudry, chez son père, et livrée à sir Tom...

C'est à peine si elle se soutenait quand elle arriva rue de la Grange-Batelière, et là l'étourdissement, l'émotion, l'épouvante lui faisant oublier ses résolutions, elle avoua à la Chevassat son inutile tentative.

Plus grave qu'un homme d'affaires consulté par un client qui s'est imprudemment fourré dans un guêpier, l'honnête concierge écoutait sa locataire.

-- Pauvre chatte, murmurait-elle d'une voix où on eût dit que roulaient des larmes, pauvre chatte innocente !...

Mais si elle réussissait à donner à sa figure ingrate l'expression d'une pitié sincère, l'éclat de son œil dur trahissait l'immense satisfaction qu'elle ressentait de voir Mlle Henriette à ses pieds.

-- Enfin, vous avez encore eu de la chance dans votre malheur, lui déclara-t-elle, car vous avez été terriblement imprudente.

Et comme la pauvre jeune fille s'étonnait un peu :

-- Oui, poursuivit-elle, vous risquiez gros, et ce n'est pas malin à prouver... Qui êtes-vous ?... Bon ! ce n'est pas la peine de pâlir, je ne vous le demande pas... Mais enfin, en portant vous-même un bijou au « clou » -- elle appelait ainsi le Mont-de-Piété -- vous alliez, comme on dit, vous jeter dans la gueule du loup... Si on vous avait arrêtée quand on a vu que vous n'aviez pas de papiers, si on vous avait conduite chez M. le commissaire ?... Ah ! il n'y a pas à chanter mon bel ami, vous étiez prise...

Et tout aussitôt, changeant de ton, elle se mit à reprocher à sa jolie demoiselle de lui avoir dissimulé sa détresse. Ça, c'était mal, et ça lui faisait bien de la peine... Pourquoi lui avoir donné de l'argent la veille ? Est-ce qu'elle en demandait ?... Avait-elle donc l'air d'une créancière si terrible !... Elle savait, Dieu merci ! ce que c'est que la vie de ce monde et qu'il faut s'entr'aider... Il y avait bien, il est vrai, ce gredin de marchand de meubles à payer, mais elle se serait volontiers chargée de le faire patienter. Tiens, pourquoi donc pas !... Elle en avait, sans se vanter, fait attendre d'autres... Et même, pas plus tard que la semaine passée, elle vous avait bel et bien envoyé promener un tapissier et une marchande à la toilette qui voulaient saisir, les malhonnêtes, une de ses locataires du fond de la cour, la plus gentille, précisément, et la plus distinguée et la meilleure de toutes...

Elle discourait, elle discourait avec une vertigineuse loquacité, jusqu'à ce qu'enfin, pensant avoir donné assez à réfléchir à sa « petite chatte, » et suffisamment préparé le terrain :

-- Mais on voit bien que vous n'êtes qu'une enfant, ma chère demoiselle... poursuivit-elle. Vendre vos pauvres petits bijoux ! n'est-ce pas un meurtre, quand il est quelqu'un qui serait si aisé de vous rendre service ?

À cette attaque directe, mais non absolument imprévue, Mlle Henriette tressaillit.

-- Car bien sûr, continuait l'autre, rien que pour vous être agréable, il donnerait un de ses bras, ce pauvre monsieur Maxime...

Si impérieux fut le geste de Mlle Henriette, que la digne concierge en parut tout interloquée.

-- Je vous défends, s'écria la jeune fille d'une voix tremblante de colère, je vous défends absolument de prononcer devant moi ce nom !...

L'autre haussa les épaules.

-- Comme vous voudrez, fit elle.

Et prompte à changer de conversation :

-- Pour lors, reprit-elle, revenons à votre bague restée « en plan... » Qu'est-ce que vous allez en faire ?...

-- C'est parce que je ne sais que faire, madame, répondit Mlle Henriette, que je me suis adressée à vous.

La Chevassat sourit agréablement.

-- Et bien vous avez fait, approuva-t-elle ; car, Dieu merci ! on ne me prend pas souvent à court... Chevassat va se rendre au clou avec le charbonnier et le marchand de vin d'à côté, et avant de vous coucher vous aurez votre argent, c'est moi qui vous le garantis... C'est qu'il s'entend un peu à faire marcher les employés, Chevassat !

Le soir même, en effet, le concierge lui-même daigna monter à Mlle Henriette 895 francs.

S'il n'apportait pas intacts les 900 francs prêtés par le Mont-de-Piété, c'est qu'ayant dérangé deux voisins patentés, il avait dû, selon l'usage, les inviter à prendre quelque chose... Car pour lui, il n'avait rien gardé, oh ! rien de rien, il en pouvait faire le serment, préférant bien s'en remettre à la générosité de Mademoiselle...

-- Voici 10 francs, lui dit brusquement Mlle Henriette, pour couper court à son insupportable bavardage...

Enfin, avec les quelques louis qui restaient au fond de sa bourse, c'était un capital de mille francs que la pauvre fille avait devant elle. Combien de jours, combien de mois d'existence et de sécurité ne lui eût pas représenté cette somme, sans ce tapissier dont il fallait indispensablement régler la facture...

Il ne manqua pas de venir la présenter le lendemain, conduit par la portière.

Il réclamait 549 francs.

549 francs pour les quelques meubles de rebut qui garnissaient ce misérable logis... Le vol était flagrant et d'une impudence si inouïe, que Mlle Henriette en demeura interdite... Et cependant elle paya.

Restée seule, elle faisait tristement sauter dans le creux de sa main les vingt-trois louis qui lui restaient, quand une inspiration traversa son esprit, qui l'eût sauvée, si elle l'eût suivie.

La pensée lui vint de quitter furtivement cette maison, de se faire conduire au chemin de fer d'Orléans, et de prendre le premier train pour les Rosiers, où demeurait la tante de Daniel.

Hélas !... elle se contenta d'écrire aux Rosiers et resta...

XIX

Ce devait d'ailleurs être pour Mlle de la Ville-Haudry la dernière faveur de la destinée, cette avance suprême qui, si on ne sait pas la saisir, ne se représente plus.

De ce moment et irrévocablement elle se trouvait engagée sur cette pente vertigineuse qui mène aux abîmes, et de plus en plus elle devait voir son horizon se rétrécir et s'assombrir...

Elle s'était juré, l'infortunée, d'épargner le peu d'argent qui lui restait comme le sang même de ses veines... Mais comment épargner ?...

Tout lui manquait, surtout l'indispensable.

Lorsqu'il était venu louer ce taudis, M. de Brévan n'avait rien prévu... Ou plutôt, si -- et ce calcul était bien digne de sa froide scélératesse -- il avait pris ses mesures pour que sa victime fût dénuée de tout à la fois. Sans autres vêtements que ceux qu'elle portait lors de sa fuite, elle se trouvait sans linge, sans chaussures, n'ayant pour essuyer ses mains que les serviettes que lui louait la portière.

Pour elle, accoutumée à toutes les recherches du luxe et aux raffinements d'une exquise propreté, ces privations devaient constituer un intolérable supplice...

C'est ainsi qu'elle dépensa en achats de tout genre cent cinquante francs !... Cent cinquante francs, quand déjà elle pouvait, pour ainsi dire, calculer l'heure où le pain lui manquerait.

D'un autre côté elle avait chaque jour cinq francs à donner à la Chevassat pour sa nourriture... Cinq francs, une somme énorme et qui la révoltait, car elle eût consenti avec joie à ne vivre que de pain et d'eau.

Mais là-dessus, toute économie lui paraissait impossible.

Un soir, s'étant avisée d'insinuer qu'il lui faudrait peut-être réformer cette dépense, la Chevassat l'avait enveloppée d'un regard si venimeux, qu'elle s'en était senti froid jusqu'à la moelle des os.

-- Il faut en passer par là, s'était-elle dit.

Dans son esprit, ces cinq francs étaient comme une rançon quotidienne dont elle payait les bonnes grâces de l'estimable concierge.

Il est vrai qu'à ce prix la Chevassat était aux petits soins pour sa « pauvre chatte, » car c'est ainsi qu'elle appelait définitivement Mlle de la Ville-Haudry, devenant de jour en jour plus envahissante, ajoutant aux tortures de la pauvre fille le supplice de son odieuse et irritante familiarité.

Maintes fois, Mlle Henriette, indignée et froissée, avait été sur le point de se révolter ; jamais elle n'avait osé, se résignant à ces outrageantes privautés pour la même raison qu'elle se soumettait à l'impôt de cinq francs par jour.

Et l'autre, prenant ce silence pour un assentiment, ne se gênait plus guère... Elle ne pouvait comprendre, déclarait-elle, que « sa pauvre chatte, » jeune et jolie commis elle l'était, consentit à vivre comme elle faisait... Était ce une existence, cela !

Puis, toujours elle finissait par en revenir à M. Maxime, lequel continuait à venir aux informations deux fois par jour, le pauvre jeune homme !...

-- Et même, ma pauvre chatte, ajoutait-elle, vous verrez qu'il prendra son courage à deux mains et qu'il viendra vous présenter ses excuses...

Mais cela, Mlle Henriette ne pouvait le croire.

-- Jamais il n'aura cette impudence extraordinaire, pensait-elle.

Il l'eut, cependant.

Un matin, elle achevait de mettre en ordre son petit ménage, quand on frappa discrètement à la porte.

Persuadée que c'était la portière qui lui montait son déjeuner, elle se hâta d'ouvrir sans demander qui était là...

Et elle recula, stupide d'étonnement et de terreur, en reconnaissant M. de Brévan !...

Véritablement il semblait se faire une violence extraordinaire... Il était livide, ses lèvres blêmes tremblaient, son œil trouble vacillait, et il remuait la mâchoire comme s'il eût eu du gravier en guise de salive dans la bouche.

-- Je suis venu, mademoiselle, commença-t-il, vous demander si vous avez réfléchi depuis l'autre jour...

Elle ne lui répondit pas, l'écrasant d'un regard qui eût fait rentrer sous terre un homme conservant quelque sentiment d'honneur...

Mais il avait dû, en venant, s'armer contre le mépris.

-- Je sens, poursuivit-il, que ma conduite doit vous paraître abominable... Je vous ai attirée dans un piège odieux, je trahis indignement la confiance d'un ami, mais j'ai une excuse : une passion plus forte que ma volonté, que ma raison...

-- La passion vile de l'argent !...

-- Libre à vous de le croire, mademoiselle... Je ne chercherai pas à me disculper, je ne suis pas ici pour cela... j'y suis pour vous faire toucher du doigt votre situation, que vous ne me paraissez pas comprendre...

Si elle n'eût écouté que son inspiration, Mlle de la Ville-Haudry eût chassé le misérable.

Mais il lui importait, croyait-elle, de connaître sa pensée et ses intentions... Elle surmonta donc son dégoût et se tût...

-- Tout d'abord, poursuivit M. de Brévan, qui semblait se remettre, retenez bien ceci, mademoiselle : Vous êtes perdue de réputation et perdue... par moi... Tout Paris, à cette heure, est persuadé que je vous ai enlevée, et que nous cachons nos amours au fond de quelque délicieuse retraite... que vous êtes ma maîtresse, en un mot.

Il s'attendait à une terrible explosion d'indignation ; point ! Mlle Henriette demeura de marbre.

-- Que voulez-vous ! reprit-il d'un ton de persiflage, mon cocher a parlé... Deux de mes amis qui arrivaient à pied à la fête de votre père vous ont vue, sautant dans ma voiture... Et comme si le scandale n'eût pas été suffisant, cet imbécile de sir Tom m'a provoqué publiquement, nous nous sommes battus, et je l'ai blessé...

À la façon dont la jeune fille haussa les épaules, M. de Brévan vit bien qu'elle ne le croyait pas.

C'est pourquoi, tirant un journal de sa poche :

-- Si vous doutez, mademoiselle, ajouta-t-il, daignez lire ceci, tenez, là, en haut de la seconde colonne.

Elle prit le journal qu'il lui tendait, et en effet, lut : « Hier, au bois de Vincennes, une rencontre à l'épée a eu lieu entre M. M. de B... et l'un des plus honorables membres de la colonie Américaine, sir T. E... Après cinq minutes d'un combat fort vif, sir E... a été a blessé au bras. La soudaine et très-surprenante disparition d'une des plus riches héritières du faubourg a Saint-Germain ne serait pas, assure-t-on, étrangère à ce duel. L'heureux M. de B... saurait, dit-on, trop bien au gré de la famille, où se cache la belle fugitive... Mais, c'en est assez, n'est-ce pas, sur une aventure que va dénouer avant peu un bel et bon mariage... »

-- Vous voyez, mademoiselle, fit M. de Brévan, quand il pensa que Mlle Henriette avait eu le temps de lire... Ce n'est pas moi qui conseille un mariage... Devenez ma femme, et votre honneur est intact...

-- Ah ! monsieur !...

Et dans cette seule exclamation, il y avait tant de mépris et un si profond dégoût, que M. de Brévan en pâlit encore, s'il était possible.

-- C'est donc que vous préférez épouser sir Elgin, fit-il.

Elle haussa les épaules ; mais lui :

-- Oh ! ne raillez pas, poursuivit-il. Lui ou moi... il n'est pas pour vous d'autre alternative. Tôt ou tard, il vous faudra choisir...

-- Je ne choisirai pas, monsieur...

-- Oh ! attendez que la misère soit venue. Alors, vous pensez peut-être qu'il vous suffira d'implorer votre père pour qu'il vienne à votre secours... Détrompez-vous... Votre père n'a d'autre volonté que celle de la comtesse Sarah... et la comtesse Sarah veut que vous épousiez sir Tom...

-- Je n'implorerai pas mon père, monsieur.

-- C'est donc que vous comptez pour votre salut sur le retour de Daniel !... Ah ! croyez-moi, ne vous bercez pas de chimères... Daniel, je vous l'ai dit, aime la comtesse Sarah, et ne l'aimât-il pas, vous êtes trop compromise pour que jamais il vous donne son nom... Mais ce n'est encore rien. Allez au ministère de la marine, on vous dira que la campagne de la Conquête doit durer deux ans encore... Lors donc que Daniel reviendra, s'il revient jamais, ce qui n'est pas prouvé, vous serez Mme de Brévan on mistress Elgin... à moins que...

Mlle Henriette arrêta sur lui un regard dont il ne put supporter l'étrange fixité, et d'une voix profonde :

-- À moins que je ne sois morte, n'est-ce pas ? dit elle... Soit.

Froidement, M. de Brévan inclina la tête comme pour répondre :

« -- Oui, à moins que vous ne soyez morte, c'est bien cela. »

Puis ouvrant la porte :

-- Laissez-moi espérer, mademoiselle, prononça-t-il, que ce n'est pas là votre dernier mot... J'aurai du reste l'honneur de me présenter à vous chaque semaine pour connaitre votre volonté...

Et saluant, il se retira...

-- Qui l'amenait, le misérable !... Que veut-il encore de moi !...

Ainsi, dès qu'elle fut seule, la porte refermée, Mlle de la Ville-Haudry s'interrogeait avec un redoublement d'angoisses.

Car elle ne croyait pas un mot des prétextes invoqués par M. de Brévan pour expliquer sa visite.

Non, elle ne pouvait admettre qu'il fût venu pour savoir si elle avait réfléchi, ni qu'il caressât, comme il le prétendait, cette espérance abominable que la misère, la peur, la faim, la jetteraient entre ses bras.

-- Il doit me connaître assez, pensait-elle avec un frémissement de colère, pour être certain que je préfèrerais mille morts !...

Donc, il fallait que cette démarche, qui très visiblement lui avait été atrocement pénible, lui fût commandée par quelque impérieuse considération.

Mais laquelle ?

Avec une contention d'esprit extraordinaire. Mlle Henriette reprenait une à une et analysait toutes les phrases de M. de Brévan, espérant qu'un mot l'éclairerait... Mais elle ne découvrait rien...

Tout ce qu'il lui avait dit des conséquences de sa fuite, elle l'avait prévu avant de s'y déterminer... Il ne lui avait appris de nouveau que son duel avec sir Thomas Elgin, et en y réfléchissant, elle le trouvait tout naturel.

Ne convoitaient-ils pas avec une âpreté pareille la fortune qu'elle devait recueillir du chef de sa mère à sa majorité !... l'antagonisme de leurs intérêts expliquait, pensait-elle, leur haine...

Car elle était bien persuadée qu'ils se haïssaient mortellement... L'idée que sir Tom et M. de Brévan s'entendaient et poursuivaient un but commun ne pouvait lui venir. Et, lui fût-elle venue, elle l'eût repoussée comme absurde.

Devait-elle donc s'arrêter à cette conclusion que M. de Brévan n'avait eu, en se présentant devant elle, d'autre dessein que de porter au comble son épouvante ?...

Mais à quel propos, pourquoi, quel bénéfice lui en reviendrait ?

L'homme qui convoite une jeune fille ne prend pas à tâche de la glacer d'horreur et de lui inspirer le plus insurmontable dégoût, par des procédés immondes capables de faire reculer les scélérats les plus dégradés.

Ainsi avait pourtant agi M. de Brévan... Donc, il visait tout autre chose que ce mariage dont il parlait.

Quoi, cependant ?

On ne commet pas de si abominables actions pour l'unique plaisir de les commettre, surtout quand elles exposent à un danger positif.

Or, il était clair qu'au retour de Daniel, -- qu'il aimât encore ou non Mlle de la Ville-Haudry, -- M. de Brévan aurait un terrible compte à rendre à ce loyal marin qui lui avait confié l'honneur de sa fiancée.

M. de Brévan ne songeait-il donc jamais à ce retour !...

Oh ! si, il y pensait, et avec de secrètes terreurs, il n'en fallait d'autre preuve qu'une phrase qu'il avait laissé échapper.

Après avoir dit : « Quand Daniel reviendra, » il avait ajouté : « S'il revient toutefois, ce qui n'est pas prouvé... »

Pourquoi cette restriction ?... Avait-il donc des raisons particulières de croire que Daniel périrait pendant cette dangereuse campagne !...

Maintenant elle se rappelait, oui, elle se rappelait positivement avoir vu un sourire monter aux lèvres blêmes de M. de Brévan pendant qu'il disait cela.

Et à ce souvenir effrayant, elle se sentait défaillir.

N'était-il pas capable de tout, le misérable qui l'avait si épouvantablement trahie, de tout, même d'armer le bras d'un assassin !...

-- Oh ! il faut prévenir Daniel, s'écria-t-elle, il le faut ; sans perdre une minute...

Et, bien qu'elle lui eût écrit longuement le jour d'avant, elle lui écrivit encore pour le supplier de se défier, de veiller sur lui, parce que sûrement sa vie était menacée...

Et cette lettre elle la porta elle-même à la poste, persuadée que la confier à la Chevassat ce serait la livrer à M. de Brévan.

Dieu sait cependant si, de plus en plus, l'estimable portière semblait s'attacher à elle et devenait expansive et démonstrative en son dévouement. À tout instant du jour, sous le premier prétexte venu, elle arrivait chez Mlle Henriette, s'asseyait, et durant des heures entières l'étourdissait de son insupportable flux labial...

Elle ne se gênait plus aucunement, parlant, disait-elle, à cœur ouvert à sa « petite chatte, » comme elle eût parlé à sa propre fille.

Les étranges théories qu'elle laissait seulement entrevoir autrefois, elle les exposait désormais sans embarras, se carrant dans une sorte de cynisme naïf qui trahissait de surprenantes perversions de sens moral.

C'était à croire que cette détestable mégère avait reçu des ennemis de la pauvre jeune fille la mission de la démoraliser, de la dépraver, s'il était possible, et de la pousser à ce cloaque du vice brillant et facile où roulent tant de malheureuses...

Seulement, s'il en était ainsi, le choix de l'embaucheuse n'était pas heureux...

L'éloquence de la Chevassat, qui très-probablement eût mis le feu à l'imagination d'une grisette ambitieuse, ne pouvait que soulever de dégoût le cœur de Mlle de la Ville-Haudry.

Elle s'était accoutumée à penser à autre chose pendant que pérorait la concierge, et son âme fière planait à des hauteurs où ne pouvaient l'atteindre ces souillures.

Son existence n'en était pas moins d'une mortelle tristesse.

Elle ne sortait jamais, passant ses journées dans sa chambre à lire ou à travailler à un grand travail de broderie, chef-d'œuvre de patience et de goût, qu'elle avait entrepris avec l'arrière-pensée qu'il lui serait peut-être une ressource en sa détresse...

Mais un souci nouveau ne devait pas tarder à la tirer de cet engourdissement.

Son argent diminuait, et un matin vint où elle changea le dernier louis de ses neufs cents francs.

Recourir encore au Mont-de-Piété était urgent, car on était aux premiers jours d'avril, et la doucereuse portière lui avait donné à entendre qu'elle ferait sagement de se mettre en mesure pour pouvoir, le 8, payer son terme qui était de cent francs.

Elle confia donc au sieur Chevassat la bague qui lui restait pour qu'il allât l'engager.

Calculant d'après la somme qu'elle avait eue de la première, elle estimait que sur celle-ci on lui avancerait bien vingt-cinq à trente louis pour le moins.

Le portier lui rapporta cent quatre-vingt-dix francs !...

Tout d'abord, elle fut persuadée que cet homme l'avait volée, et elle le laissa voir.

Mais lui, d'un air furieux, exhiba la reconnaissance.

-- Regardez, dit-il, et sachez mieux à qui vous parlez...

Sur la reconnaissance, en effet, on lisait en toutes lettres : Somme avancée : deux cents franc...

Convaincue de l'injustice de ses soupçons, Mlle Henriette dut faire des excuses, et c'est à peine si une pièce de dix francs calma la colère du susceptible Chevassat...

Hélas ! la pauvre fille ignorait qu'on est toujours libre de n'engager un objet que pour une portion de sa valeur, et elle était trop inexpérimentée pour reconnaitre sur la reconnaissance les traces de cette opération.

N'importe !... Pour Mlle de la Ville-Haudry c'était là, et elle ne le sentait que trop, un de ces désastres dont on ne se relève pas.

C'était deux mois d'existence de moins... Le temps peut-être dont il s'en faudrait qu'elle pût attendre le retour de Daniel.

Cependant, le jour du terme arriva, et elle donna cent francs en échange de sa quittance de loyer...

Et le surlendemain, elle se trouvait de nouveau sans argent, et, selon l'expression de la Chevassat, réduite à « s'en prendre à ses pauvres affaires. »

Mais le Mont-de-Piété avait trop cruellement trompé ses calculs pour qu'elle consentît à y recourir encore et à s'exposer à une seconde déception.

Elle résolut, non plus d'engager, mais de vendre le nécessaire de toilette en or que contenait son sac de voyage, et elle pria son obligeante portière de lui chercher un acheteur.

Tout d'abord, la Chevassat éleva beaucoup d'objections.

-- Vendre ce nécessaire si joli, disait-elle, quel meurtre ! Songez que vous ne le reverrez plus jamais... Si vous le portiez « au clou, » au contraire, dès qu'il vous viendrait un peu d'argent, vous le dégageriez...

Elle perdait ses peines, elle le reconnut, et, se résignant, elle finit par amener une espèce de marchand à la toilette de ses amis, un brave homme fini, affirmait-elle, en qui on pouvait avoir la confiance la plus absolue.

Et véritablement il se montra digne de cette chaude recommandation en proposant du premier coup cinq cents francs de ce nécessaire, qui ne valait pas beaucoup plus du triple... Encore n'était-ce pas son dernier mot... Après une heure de débats irritants, après dix fausses sorties, il tira en soupirant son porte-monnaie et compta sur la table les trente-cinq louis qu'avait impérieusement exigés Mlle Henriette.

C'était de quoi payer quatre mois de pension à la Chevassat.

-- Mais non, se dit la pauvre jeune fille, non ce serait trop de pusillanimité, à la fin !...

Et le soir même, rassemblant en un grand effort tout son courage, elle déclara d'un ton ferme à la redoutable mégère qu'elle ne lui prendrait plus qu'un repas, le soir.

Elle avait trouvé ce moyen terme pour éviter non une scène, elle en attendait une, mais une brouille complète.

Contre toute attente, cependant, l'honorable portière ne parut ni surprise ni choquée. Elle haussa seulement les épaules en disant :

-- Comme vous voudrez, ma petite chatte... Seulement, croyez-moi, les économies qu'on fait sur son estomac ne profitent pas...

C'est à dater de ce coup d'état que Mlle Henriette prit l'habitude de descendre chaque matin pour acheter le petit pain et les deux sous de lait qui constituèrent désormais son déjeuner.

Le reste du temps, elle ne bougeait de sa chambre, s'acharnant au travail de broderie qu'elle avait entrepris, et rien ne troublait la désolante monotonie de ses journées, que la visite hebdomadaire de M. de Brévan...

Car il n'oubliait pas sa menace, et chaque semaine, Mlle Henriette était sûre de le voir apparaître.

Il arrivait d'un air grave et froidement lui demandait si elle avait réfléchi depuis qu'il avait eu l'honneur de lui présenter ses hommages...

Elle ne lui répondait d'ordinaire que par un regard de mépris, mais il n'en semblait aucunement déconcerté. Il saluait respectueusement et invariablement disait avant de se retirer :

-- Ce sera donc pour une autre fois... j'attendrai. Oh ! j'ai le temps d'attendre.

S'il espérait ainsi réussir à réduire plus vite Mlle Henriette, il se trompait grossièrement... Cette insulte périodique était un stimulant qui entretenait sa colère et fouettait son énergie... Son orgueil s'exaspérait à l'idée constante de la lutte engagée, et elle se jurait qu'elle en sortirait victorieuse...

C'est de ce sentiment que lui vint la pensée d'une démarche dont les résultats devaient avoir sur l'avenir une influence décisive.

On était alors à la fin de juin, et elle ne voyait pas sans effroi diminuer son petit trésor, quand un matin, jugeant la Chevassat de belle humeur, elle se hasarda à lui demander si elle ne pourrait pas lui procurer de l'ouvrage, se disant très-adroite à tous les travaux de femme...

Mais l'autre, dès les premiers mots, s'était mise à rire.

-- Laissez-moi donc tranquille, interrompit-elle, est-ce que des mains comme les vôtres sont faites pour travailler...

Et comme Mlle Henriette insistait, montrant comme preuve de son habileté la broderie qu'elle avait entreprise :

-- C'est très-joli cela, fit la concierge, mais à broder du matin au soir une fée ne gagnerait pas la nourriture d'un chardonneret.

Il devait y avoir du vrai, dans cette exagération, la pauvre fille le soupçonnait, aussi se hâta-t-elle d'ajouter qu'elle était capable de beaucoup d'autres choses.

Elle était très-bonne musicienne, par exemple, et donnerait très-bien des leçons de piano ou de chant, si on lui procurait des élèves.

À ces mots, l'éclair d'une joie diabolique traversa les petits yeux de l'honorable portière.

-- Quoi ! vous sauriez faire danser, ma petite chatte ? s'écria-t-elle, comme ces artistes qui vont jouer du piano dans les bals du monde...

-- Certainement.

-- Tiens, tiens, c'est un talent... Pourquoi ne m'en avez-vous pas parlé plus tôt ? Je m'occuperai de ça, vous verrez, fiez-vous à moi...

Le samedi suivant, en effet, dès le matin, elle parut chez Mlle Henriette avec l'air joyeux d'une messagère de bonne nouvelle.

-- J'ai pensé à vous ! dit-elle dès le seuil.

-- Ah !...

-- Il y a une locataire de la maison qui donne une grande soirée aujourd'hui... Je lui ai parlé de vous, et elle m'a dit qu'elle vous payerait trente francs pour faire sauter sa société... Trente francs !... c'est une sommes cela, sans compter que si on est satisfait de vous, ça attirera les pratiques...

-- À quel étage demeure cette locataire ?...

-- Au second, l'appartement du fond, sur la cour... Mme Hilaire... une personne très-distinguée et qui n'a pas sa pareille pour la bonté du cœur... Il faudrait y être à neuf heures précises...

-- J'y serai.

Toute heureuse et pleine d'espoir, Mlle Henriette passa une partie de l'après-midi à restaurer son unique robe, une robe de soie noire, bien usée, hélas ! et déjà toute reprisée...

Pourtant, à force d'industrie et de patience, elle s'était composé une toilette presque présentable quand, sur le coup de dix heures, elle sonna chez Mme Hilaire.

On l'introduisit dans un salon étrangement meublé de meubles hétéroclites, mais fort brillamment éclairé, où sept ou huit jeunes femmes en toilette extravagantes et autant de messieurs à gilets à cœur fumaient en prenant du café.

Dames et messieurs sortaient de table ; on le reconnaissait à leurs yeux et aux éclats de leurs voix.

-- Tiens !... c'est la pianiste du cinquième ! s'écria une grande femme brune, jolie et encore plus commune, qui devait être Mme Hilaire...

Et s'adressant à Mlle Henriette :

-- Voulez-vous prendre un verre de quelque chose, ma petite biche ? demanda-t-elle.

Plus rouge que le feu et perdant contenance, la jeune fille refusait et s'excusait de refuser, quand l'autre l'interrompant brusquement :

-- Vous n'avez pas soif, dit-elle... très-bien, vous boirez plus tard... En attendant, vous allez nous jouer un quadrille, n'est-ce pas... et mouvementé, n'est-ce pas !...

Puis, imitant avec une désolante perfection la voix enrouée des aboyeurs de bals publics :

-- En place, en place ! râla-t-elle, en place pour le quadrille...

Mlle de la Ville-Haudry s'était assise au piano... Elle tournait le dos aux danseurs, mais devant elle était une glace où elle ne perdait pas un des gestes de Mme Hilaire et de ses invités...

Et alors elle fut sûre de ce qu'elle avait soupçonné en entrant... Elle comprit dans quel monde l'avait jetée la Chevassat...

Elle eut cependant sur elle-même assez de puissance pour achever le quadrille... Mais la dernière figure terminée, elle se leva, et s'avançant vers la maîtresse de la maison :

-- Veuillez m'excuser, madame, balbutia-t-elle d'une voix affreusement troublée, il faut qui je me retire... Je me sens très malade... je ne saurais jouer...

-- Comme c'est drôle ! s'écria un des messieurs, voilà notre nuit ratée !...

Mais la jeune femme :

-- Taisez-vous, Jules !... Ne voyez-vous pas qu'elle est pâle comme la mort, cette enfant !... Qu'avez-vous, ma belle biche ?... C'est la chaleur qui vous a fait mal, n'est-ce pas ?... On étouffe dans celle baraque...

Et Mlle Henriette se retirant :

-- Oh ! attendez, reprit-elle, je ne dérange pas les gens pour rien, moi !... Allons, Jules, fouille-toi, et donne-lui un louis à cette petite...

Déjà la pauvre fille avait ouvert la porte :

-- Je vous remercie, madame, dit-elle, vous ne me devez rien !...

Il était temps que Mlle Henriette sortit !

À sa stupeur première, une colère folle succédait, qui chassait à son cerveau des flots de sang et lui arrachait des larmes brûlantes...

C'était la Chevassat, cependant, qui lui avait tendu ce guet-apens ignoble... Qu'avait-elle donc espéré, l'infâme vieille !...

Et emportée par un mouvement irrésistible, hors d'elle même, elle se précipita à travers les escaliers, et entrant comme l'ouragan dans la loge de la dangereuse portière :

-- Chez quels gens m'avez-vous envoyée, lui cria-t-elle... Vous le saviez !... Vous êtes une misérable !...

Ce fut le sieur Chevassat qui se dressa.

-- Qu'est-ce que c'est !... commença-t-il, à qui croyez-vous parler...

Mais du geste et de la voix, sa femme l'interrompit, et s'adressant à Mlle Henriette :

-- Eh bien !... après ! fit-elle, avec un ricanement cynique, est-ce qu'ils ne vous valent pas, ces gens-là !... D'abord, moi, j'en ai plein le dos de vos manières, ma chatte... Quand on est bégueule tant que cela, on reste chez ses parents, comme toutes les filles sages, et on ne se fait pas enlever pour courir la prétentaine avec des amoureux...

Sur quoi, profitant de ce que Mlle Henriette était restée presque sur le seuil de la loge, elle la poussa dehors brutalement, au risque de la jeter à terre, et violemment referma sa porte.

Une heure plus tard, l'infortunée se reprochait amèrement son emportement.

-- Hélas !... se disait-elle en pleurant, les faibles, les malheureux, n'ont pas le droit de se révolter... Qui sait ce que cette méchante créature va faire pour se venger !...

Elle le sut le surlendemain matin...

Descendant un peu avant sept heures pour chercher le pain et le lait de son déjeuner, elle se trouva, sous la porte cochère, face à face avec Mme Hilaire qui rentrait.

À la vue de la jeune fille, cette irascible dame devint plus rouge qu'une pivoine, et bondissant jusqu'à elle, lui saisit le bras qu'elle secoua furieusement en criant de toute la force de ses poumons :

-- C'est donc vous, gueuse, qui allez me vilipender cher mes concierges !... Quel malheur !... Une mendiante que j'avais fait venir chez moi pour lui faire gagner trente francs !... Et moi qui la croyais malade et qui la plaignais, et qui voulais que Jules lui donnât un louis...

Ce n'était pas à cette femme, en effet, que Mlle Henriette devait en vouloir... Elle lui avait témoigné de la pitié, après tout !

Fort effrayée, cependant, elle essayait de se dégager, mais l'autre tenait bon, redoublant ses cris, jusqu'à ce point que plusieurs locataires se mirent aux fenêtres.

-- On te revaudra ça, ma biche, clamait-elle au milieu des injures malpropres que sa colère, pareille à un torrent d'eau de vaisselle, charriait... On saura bien te faire déguerpir d'ici !

Et ce n'était pas une menace en l'air.

L'après-midi même, cette scène lamentable se renouvelait et elle recommençait, tout aussi odieuse, le lendemain et encore les jours suivants.

Mme Hilaire avait des amies dans la maison, et Mlle de la Ville-Haudry était devenue leur bête noire à toutes. Elles s'entendaient pour la guetter, et dès qu'elle se risquait dans les escaliers, il s'en trouvait toujours quelqu'une pour la huer...

Si bien que l'infortunée n'osait plus sortir de chez elle... Dès le matin, sitôt la porte de la rue ouverte, elle courait acheter ses petites provisions de la journée ; puis, remontant bien vite, elle se barricadait dans sa chambre et n'en bougeait plus...

Assurément, ce n'était pas le désir de quitter cette maison maudite qui lui manquait... Mais où aller ?... Puis, l'inconnu l'épouvantait... ne lui réserverait-il pas des tribulations plus intolérables encore...

Enfin, elle n'avait pas d'argent.

Le terme de juillet lui avait enlevé cent francs, elle avait dû remplacer par une robe de mérinos noir sa robe de soie qui tombait en loques ; dès les premiers jours d'août, ses chétives ressources étaient épuisées.

Encore ne fut-elle pas parvenue à les faire durer tout ce temps, si depuis la soirée de Mme Hilaire elle n'eût cessé complètement de recourir à la dispendieuse cuisine de la Chevassat.

Même cette rupture, dont Mlle Henriette s'était d'abord réjouie, devenait maintenant pour elle le sujet d'un prodigieux embarras... Il lui restait plusieurs choses encore à vendre, sa broche, son cachemire, sa montre, ses boucles d'oreilles, et elle ne savait ni comment, ni à qui les vendre...

Tous les récits dont la Chevassat l'avait effrayée lors de sa tentative au Mont-de-Piété roulaient dans son esprit, et elle se voyait, à la moindre démarche, arrêtée par un commissaire de police, interrogée et reconduite chez son père, et livrée à la comtesse Sarah et à sir Tom...

Cependant la nécessité devenait si impérieuse, qu'après de toutes hésitations, un soir, à la brune, elle se glissa dehors pour chercher un acheteur.

Ce qu'elle cherchait, c'était une de ces boutiques borgnes où on aperçoit, attendant leur proie, de ces brocanteurs suspects dont les trafics inquiètent l'observateur.

Elle en trouva une telle qu'elle la souhaitait.

Une vieille femme à lunettes plantées sur un nez crochu, sans seulement lui demander son nom, tant évidemment elle la prenait pour une voleuse, lui donna de sa broche et de ses boucles d'oreilles... cent quarante francs.

Qu'était-ce que cette somme !... Rien... Mlle Henriette le comprit. C'est pourquoi, surmontant toutes ses répugnances et toutes ses pudeurs, et s'armant d'une résolution désespérée, elle se jura de tout tenter pour se procurer de l'ouvrage...

Et elle se tint parole.

Soutenue par le secret espoir de triompher, à force d'énergie, de l'acharnement de la destinée, elle s'en alla de magasin en magasin, du porte en porte, pour ainsi dire, sollicitant de l'ouvrage comme elle eût demandé la charité, promettant de s'employer à ce qu'on voudrait, tant qu'on voudrait, pourvu qu'on la nourrit et qu'on la logeât.

Mais il était écrit que tout tournerait contre elle... Et sa beauté, le charme et la distinction de sa personne, sa façon même de s'exprimer lui étaient autant d'obstacles... Qui donc eût voulu employer cette jeune fille qui avait l'air d'une duchesse...

Si bien que ses prières ne rencontraient que visages froids, haussements d'épaules et sourires ironiques... Et partout des refus.

À moins cependant que quelque galant commis ne répondit à sa requête par une déclaration.

Le hasard lui avait fait découvrir ces petits avis à la main que les entrepreneurs collent sur tous les tuyaux d'eaux ménagères de leur quartier pour demander des ouvrières...

Dès lors, elle passa ses journées à chercher ces avis et à courir aux adresses indiquées... Mais là les mêmes difficultés se présentaient ; puis c'étaient des questions à n'en plus finir :

-- Qui êtes-vous ?... d'où venez-vous ?... chez qui avez-vous travaillé ?

Et toujours la même conclusion désolante :

-- Nous n'avons pas d'ouvrage pour une personne comme vous.

Alors, elle eut recours aux bureaux de placement.

Elle en avait avisé un ayant à sa porte un grand tableau où il était offert des emplois pour toutes capacités, depuis 35 jusqu'à 1,000 francs par mois... Elle y monta.

Un monsieur, très-verbeux, après lui avoir fait déposer une certaine somme lui jura qu'il avait son affaire et la fit revenir dix fois inutilement.

À la onzième, après une nouvelle consignation, il lui remit l'adresse de deux maisons, affirmant que dans l'une ou dans l'autre elle se caserait avantageusement.

Ces deux maisons étaient deux débits de prunes, où on demandait des demoiselles de comptoir pour verser les petits verres et attirer la pratique...

Ce devait être la dernière tentative de Mlle de la Ville-Haudry.

Depuis dix mois qu'elle se débattait avec une sorte de furie au milieu d'inextricables difficultés, les ressorts de son énergie, peu à peu, s'étaient détrempés. Et maintenant, courbaturée de corps et d'esprit, accablée, vaincue, anéantie, elle s'abandonnait.

Dix-huit mois séparaient encore Mlle Henriette de sa majorité.

Depuis qu'elle s'était enfuie de la maison de son père, elle n'avait pas reçu de lettre de Daniel, bien qu'elle lui eût écrit souvent, et elle ne pouvait même assigner de date à son retour.

C'est qu'elle avait suivi le conseil de M. de Brévan, et que résolument elle s'était présentée au ministère de la marine, pour demander des nouvelles de la Conquête . Et un commis lui avait répondu d'un ton insouciant que la campagne de cette frégate durerait peut-être encore un an ou deux...

Était-il possible que l'infortunée attendît jusque-là ? Non !

Dès lors, pourquoi s'obstiner à une lutte impossible, à quoi bon disputer avec tant d'acharnement quelques jours d'une tristesse affreuse !...

Sa santé, d'ailleurs, n'avait pu résister à tant d'assauts... Elle ressentait dans la poitrine des douleurs aiguës, elle toussait et, dès qu'elle avait fait dix pas, ses jambes flageolaient et elle était inondée d'une sueur froide.

Presque toutes ses journées, elle les passait au lit, grelottant la fièvre ou plongée dans une invincible somnolence, le cerveau peuplé de visions funèbres...

En elle, il lui semblait sentir se tarir les sources mêmes de la vie, comme si tout son sang, goutte à goutte, se fût écoulé par une blessure ouverte.

-- Si je pouvais m'éteindre ainsi ! pensait-elle.

C'était la suprême grâce qu'elle implorait de Dieu. Un miracle seul pouvait la sauver désormais, et elle ne le souhaitait même pas. Une universelle indifférence et un immense dégoût de tout emplissaient son âme. Il lui semblait qu'ayant épuisé ce qu'on peut endurer, il ne lui restait plus rien à redouter.

Et, en effet, un dernier malheur qui s'abattit sur elle ne lui arracha pas un soupir.

Une après-midi, pendant qu'elle était descendue, laissant sa fenêtre entr'ouverte, le vent brusquement poussa les battants, lesquels heurtant une chaise la renversèrent... Sur le dos de cette chaise était plié le cachemire de Mlle Henriette, il tomba dans la cheminée où il y avait du feu, et quand elle remonta elle le trouva à demi consumé.

C'était l'unique objet de prix qui lui restât, et elle en eût toujours bien retiré vingt-cinq louis.

-- Bast ! se dit-elle, qu'importe ! C'est trois mois de à moins à vivre, voilà tout.

Et elle ne s'en préoccupa plus, et elle ne s'inquiéta pas davantage du terme d'octobre, qui approchait.

-- Je ne pourrai le payer, se disait-elle, la Chevassat me fera donner congé, et alors l'heure sera venue...

Cependant, à sa grande surprise, l'estimable portière ne lui fit aucune avanie de ce qu'elle n'était pas en mesure... Et même, elle lui dit qu'elle se chargeait de faire patienter le propriétaire.

Cette inexplicable mansuétude donnait à Mlle Henriette une semaine de répit...

Mais enfin, un matin elle s'éveilla n'ayant plus un centime, n'ayant plus rien, croyait-elle, dont elle pût faire de l'argent... et ayant faim.

-- Allons, murmura-t-elle, comme pour s'annoncer à elle-même la catastrophe suprême, c'est maintenant qu'il faut quelques minutes de courage !...

Elle disait cela, mais avec la certitude affreuse que l'inexorable échéance était arrivée, elle se sentait glacée d'horreur jusque dans les moelles, comme si elle eût vu le bourreau entrer dans sa chambre pour lui signifier son arrêt de mort.

Et cependant, depuis plus d'un mois, elle ne songeait qu'au suicide, et la veille encore elle trouvait comme une âpre jouissance à cette pensée...

-- Serais-je donc lâche ? se disait-elle avec un mouvement de rage.

Oui, elle avait peur... oui, elle avait beau se représenter qu'il ne lui restait plus qu'à choisir entre la mort et sir Tom ou M. de Brévan, elle était terrifiée...

Hélas ! elle n'avait pas vingt ans, jamais elle n'avait senti en elle une telle exubérance de vie, elle voulait vivre, vivre encore un mois, une semaine, un jour !...

Si son châle n'eût pas été brûlé cependant !

Alors, d'un œil égaré, explorant son misérable logis, elle aperçut ce chef-d'œuvre de patience qu'elle, avait entrepris... C'était une robe de mousseline, tout ouvragée de broderies d'une merveilleuse finesse et d'un dessin exquis... Malheureusement, elle était loin d'être achevée...

-- N'importe ! se dit-elle, j'en trouverai peut-être quelque chose...

Et, roulant la robe à la hâte, elle courut l'offrir à la louche brocanteuse qui lui avait déjà acheté ses boucles d'oreilles, et plus tard sa montre.

L'affreuse vieille parut stupéfaite de cette merveille.

-- C'est très beau, déclara-t-elle, c'est magnifique, et, si c'était fini, ça vaudrait beaucoup d'argent... mais, en cet état, personne n'en voudra.

Cependant elle consentit à en donner vingt francs, uniquement par amour de l'art, jurait-t-elle, car c'était autant de perdu.

Ce louis, c'était pour Mlle de la Ville-Haudry un sursis inespéré...

-- En voici pour un mois, pensait-elle, déterminée à ne vivre que de pain sec, et qui peut prévoir ce qu'un mois réserve d'événements ?...

Et il devait revenir à cette infortunée, du chef de sa mère, plus de quinze cent mille francs !... si elle eût su, cependant, si elle eût eu un ami pour conseiller son inexpérience !...

Mais elle était restée fidèle à son serment de ne se confier à âme qui vive, et les plus épouvantables angoisses ne lui arrachaient pas une plainte.

M. de Brévan ne l'ignorait pas, lui qui, avec une implacable régularité, avait continué ses visites hebdomadaires... Et même, celle lâche obsession qui jadis enflammait le courage de Mlle Henriette, lui devenait un intolérable supplice...

-- Ah ! je serai vengée, lui dit-elle un jour, prenez garde, Daniel reviendra...

Alors lui, haussant les épaules :

-- Si vous ne comptez que là-dessus, vous ferez bien de vous rendre et de devenir ma femme tout de suite...

Elle détourna la tête avec un mouvement d'insurmontable horreur... Plutôt les bras glacés de la mort.

Et cependant les pulsations de son cœur étaient pour ainsi dire comptées...

Dès la fin de novembre, ses vingt francs s'étaient trouvés épuisés, et elle avait recours pour prolonger son existence aux expédients désespérés de la plus horrible détresse.

Tout ce qu'elle possédait, tout ce qu'elle pouvait sortir de son triste logis sans être arrêtée par les concierges, elle le vendit pièce à pièce, brin à brin, pour vingt sous, pour dix sous, pour le prix d'une livre de pain...

Son linge fut d'abord sacrifié, puis le tour vint des couvertures de son lit, de ses rideaux, de ses draps...

Les matelas comme le reste y passèrent, la laine d'abord, emportée poignée par poignée, puis la toile...

Et enfin, le 25 décembre, elle se trouva dans une chambre plus dévastée que si le feu y eût passée n'ayant sur elle qu'un seul jupon sous sa mince robe d'alpaga, sans un haillon pour s'envelopper pendant les nuits glaciales.

L'avant-veille, la terreur triomphant de ses résolutions, elle avait adressé à son père une longue lettre... Il n'y avait pas répondu. La veille, elle lui avait écrit ces lignes :

« J'ai faim et je n'ai pas de pain... Si demain, à midi, vous n'êtes pas venu à mon secours, à une heure vous n'aurez plus de fille... »

Et torturée par le froid et par le besoin, exténuée, déjà mourante, elle avait attendu... À midi, son père, n'ayant pas paru, elle se donna jusqu'à quatre heures... À quatre heures, rien...

-- Il faut en finir ! se dit-elle...

Ses précautions étaient prises. Elle avait prévenu la Chevassat qu'elle serait absente toute la soirée, et elle s'était procuré une assez grande quantité de charbon...

Elle écrivit deux lettres, l'une à son père et l'autre à M. de Brévan...

Après quoi, ayant hermétiquement bouché toutes les ouvertures de sa chambre, elle alluma deux réchauds, et s'étant étendue sur son lit, elle recommanda son âme à Dieu... Cinq heures sonnaient.

Déjà une vapeur épaisse et âcre s'était répandue dans la chambre, et la bougie ne donnait plus qu'une lueur blafarde... Bientôt il lui sembla que ses tempes étaient comme serrées dans un étau... Elle étouffait et elle avait envie de dormir, et elle sentait à l'estomac une intolérable douleur.

Puis, des idées étranges et incohérentes comme le délire bouillonnèrent dans son cerveau, les oreilles lui tintaient, son pouls battait avec une violence inouïe, des nausées lui soulevaient le cœur et, par moments, elle croyait que d'épouvantables détonations faisaient voler son crâne en éclats...

La bougie s'éteignit... Affolée par la sensation de la mort elle essaya de se lever et ne put... Elle voulut appeler, sa voix, ainsi qu'un râle, expira dans sa gorge...

Puis encore, ses idées se troublèrent tout à fait... la respiration lui manqua... C'était fini !... Elle ne souffrait plus !...

XX

Ainsi, quelques minutes encore, et tout était fini, Mlle de la Ville-Haudry mourait, Mlle de la Ville-Haudry était morte...

Mais à cette heure-là même, le locataire du quatrième étage, le père Ravinet, le brocanteur, sortit de chez lui pour aller dîner.

S'il fût descendu, comme d'ordinaire, par le grand escalier, nul bruit n'arrivait jusqu'à lui... Mais la Providence veillait... Il passa ce soir-là par l'escalier de service et entendit le râle suprême de l'agonisante...

En notre beau temps d'égoïsme, beaucoup à la place de ce vieil homme ne se fussent pas dérangés.

Lui descendit précipitamment prévenir le concierge.

Beaucoup encore eussent été rassurés par l'apparente tranquillité des époux Chevassat et se fussent tenus pour satisfaits en les entendant affirmer que Mlle Henriette était sortie...

Lui, au contraire, insista et, en dépit de l'évidente mauvaise volonté des portiers, il sut les contraindre à monter, entrainant à son avis d'abord, et à sa suite après, tous les locataires avouables de la maison.

Ce fut lui pareillement qui, pendant que portiers et locataires se consultaient, indiqua les secours à donner à la mourante et qui courut chercher chez lui des matelas, des draps, des couvertures, du bois pour faire du feu ; enfin, tout ce qui manquait dans cette chambre désolée...

Et quelques instants après, Mlle de la Ville-Haudry ouvrait les yeux...

Étrange fut la première sensation de l'infortunée...

Ce fut d'abord un étonnement immense de se sentir bien chaudement dans un bon lit, elle qui depuis tant de jours endurait les horribles tortures du froid... Puis, regardant, elle fut comme éblouie des bougies allumées sur sa table et du beau feu clair qui brulait dans la cheminée... Et c'est avec une stupeur immense qu'elle considérait ces femmes qu'elle ne connaissait pas, penchées vers elle, épiant ses mouvements...

Son père était-il donc enfin accouru à son appel désespéré ?

Mais non, car il eût été là, et elle le cherchait vainement parmi les personnes présentes.

Puis, comprenant à quelques mots prononcés près d'elle, qu'elle devait au hasard seul d'avoir été sauvée, elle fut saisie d'une immense douleur.

-- Avoir souffert tout ce qu'on souffre pour mourir, se dit-elle, et n'être pas morte !

Elle eut même comme un mouvement de haine contre ces gens qui s'agitaient autour d'elle. Quand ils l'auraient rappelée à la vie, la feraient-ils vivre ?...

Cependant elle distinguait assez nettement ce qui se passait dans la chambre, elle reconnaissait les rentières du premier étage qui étaient restées à la soigner, et entre elles la Chevassat, qui se donnait un mouvement extraordinaire, tout en leur expliquant comment Mlle Henriette avait trompé son affection pour exécuter son fatal dessein...

-- C'est que je ne me doutais de rien, protestait-elle, d'un ton larmoyant... Une pauvre chatte qui était toujours de si belle humeur et qui ce matin chantait encore comme un pinson !... Je la supposais un peu gênée, mais non dans une misère pareille... C'est que voilà, mesdames, elle était fière comme une reine et haute comme le temps... Elle a mieux aimé se faire périr que demander des secours... car elle savait qu'elle n'avait qu'un mot à me dire... Est-ce que déjà, en octobre, voyant qu'elle ne pouvait payer son terme, je n'ai pas répondu pour elle !...

Et là-dessus, l'infâme hypocrite se pencha vers la pauvre jeune fille et la baisa au front, en disant d'un accent attendri :

-- N'est-ce pas, chatte chérie, qu'ils vous aimaient bien, vos pauvres vieux concierges ?

Impuissante à articuler une syllabe, encore qu'elle eût la connaissance, Mlle Henriette frissonna d'horreur et de dégoût sous le contact de ces lèvres odieuses. Et la commotion qu'elle en ressentit fit plus que tous les soins qu'on lui avait prodigués...

Néanmoins, ce fut seulement après que le médecin qu'on était allé chercher fût venu et l'eut saignée, qu'elle recouvra le libre exercice de ses facultés.

Alors, d'une voix faible, elle remercia les gens qui l'entouraient, affirmant qu'elle se sentait beaucoup mieux maintenant, et qu'on pouvait la laisser seule...

Les deux rentières, que la curiosité avait emportées au moment où elles allaient se mettre à table, ne se firent pas répéter le congé et tout aises t'esquivèrent...

Mais la portière resta près de Mlle Henriette, et une fois seule avec sa victime, tout en elle changea, visage, voix et regard...

-- Eh bien !... commença-t-elle, vous voilà contente, mademoiselle ; vous avez affiché la maison, et on parlera de vous dans les journaux... Tout le monde va vous plaindre, croyant que votre amant est un sans-cœur qui vous laissait crever de misère...

La pauvre jeune fille eut un geste si doux et si triste, qu'un sauvage en eût été ému... Mais la Chevassat était une civilisée, elle.

-- Vous savez pourtant bien, continua-t-elle d'un ton âpre, que ce bon M. Maxime a tout fait pour vous tirer de là... Avant-hier encore, il vous offrait sa fortune...

-- Madame !... balbutia l'infortunée, n'aurez-vous donc pas pitié !...

Pitié, elle, la Chevassat... quelle raillerie.

-- De M. Maxime, poursuivit-elle, vous avez tout refusé... Pourquoi, s'il vous plaît ? pour faire la vertueuse, n'est-ce pas ?... Ce n'était guère la peine, pour ensuite tout accepter d'un vieux finaud qui vous mènera loin... Ah ! vous êtes en bonnes mains !...

Ramassant tout ce qui lui était revenu de force, Mlle Henriette se haussa sur ses oreillers...

-- Que voulez-vous dire ? interrogea-t-elle.

-- Rien, je m'entends... Enfin, c'est vous qui l'aurez voulu !... Du reste, il y avait assez longtemps qu'il vous guignait, le gros malin !...

Au moment où Mlle Henriette ouvrait les yeux, le père Ravinet, discrètement, s'était retiré pour laisser aux femmes qui l'entouraient la liberté de la déshabiller... Elle n'avait donc pas vu son sauveur et ne comprenait rien aux propos de la Chevassat.

-- Expliquez-vous, madame... murmura-t-elle.

-- Ah ! pardine, c'est bien facile ! Celui qui vous a tirée d'affaire, qui vous a apporté de quoi garnir votre lit et de quoi faire du feu, et le reste... c'est le brocanteur du quatrième. Et il ne restera pas en si beau chemin ! Patience... Vous savez ce que je vous ai dit.

Et en effet, soit crainte que Mlle Henriette ne vendit au père Ravinet ce qu'elle avait à vendre, soit autre raison, la portière avait fait à la pauvre fille un portrait assez peu rassurant du bonhomme...

-- Qu'ai-je donc tant à craindre ? fit cependant Mlle Henriette.

La portière hésita.

-- Si je vous le disais, répondit-elle, vous le lui rediriez quand il reviendra...

-- Non, je vous le promets.

-- Jurez-le moi sur la mémoire de votre mère.

-- Je vous le jure.

Confiante, l'odieuse vieille se rapprocha du lit, et vivement et à voix basse :

-- Eh bien ! donc, fit-elle, si vous acceptez ce que va vous offrir le père Ravinet, je vous vois dans six mois pire que Mme Hilaire... Ah ! ne dites pas : fontaine je ne boirai pas de ton eau... le fin matois en a perdu plus d'une qui vous valait bien... C'est son état, à cet homme, et dame ! il le connaît. Vous voilà prévenue... Moi, je descends donner la soupe à Chevassat, je remonterai dans la soirée. Et surtout, vous savez, motus !...

D'un mot la Chevassat venait de replonger Mlle de la Ville-Haudry au plus profond de l'abîme du désespoir.

-- Mon Dieu ! pensait-elle, pourquoi faut-il que la généreuse assistance de ce vieil homme ne soit qu'un piège indigne !...

Le coude sur son oreiller, le front appuyé sur sa main, les yeux noyés de larmes, elle s'appliquait à rassembler ses pensées, plus éparses que les feuilles sèches après la tempête, lorsqu'une petite toux sèche et persistante l'arracha à ses méditations...

Elle tressaillit et dressa la tête... Dans le cadre de sa porte ouverte, un homme d'un certain âge, de taille moyenne, était debout, regardant...

C'était le père Ravinet, qui après une longue conversation avec le sieur Chevassat et après quelques mots échangés avec l'estimable portière, venait chercher des nouvelles de sa protégée...

Elle le devina bien plutôt qu'elle ne le reconnut... Elle habitait la même maison que lui, mais non le même corps de logis, et c'est à peine si elle se souvenait de l'avoir entrevu quelquefois en traversant la cour...

-- Voici donc, pensa-t-elle, l'homme qui complote ma perte, le misérable dont je dois me défier !

Or, il est certain que ce bonhomme avec son visage glabre, ses gros sourcils en broussailles et ses petits yeux jaunes d'une étrange mobilité, avait, pour qui l'observait, quelque chose d'énigmatique et par conséquent d'inquiétant.

Mlle Henriette ne l'en remercia pas moins, d'une voix profondément troublée, de son empressement à la secourir, de ses soins intelligents et de sa générosité à la pourvoir de tout ce dont elle manquait.

-- Oh ! vous ne me devez nulle reconnaissance, interrompit-il, je n'ai que rempli mon devoir, et petitement...

Et aussitôt, d'un ton bourru, il se mit à expliquer que ce qu'il avait fait n'était rien, en comparaison de ce qu'il se proposait de faire... Les causes du suicide de Mlle Henriette, il ne les avait que trop comprises à l'aspect désolé de sa chambre... Mais elle n'avait plus rien à craindre de la misère, jurait-il, maintenant qu'il était là, lui...

Mais plus étaient vives et pressantes les marques d'intérêt que lui donnait le vieux brocanteur, plus Mlle Henriette se tenait sur la réserve, l'esprit encore plein des préventions que la Chevassat lui avait soufflées.

Par bonheur il était fin, le bonhomme, et avec une rare habilité, grâce à des réticences aussi prudemment calculées que certains emportements, il sut ramener un peu Mlle de la Ville-Haudry. Il la conquit presque, en lui remettant cachetées et intactes en apparence, les lettres qu'avant d'allumer le réchaud fatal, elle avait écrites à M. de Brévan et à son père.

Aussi, quand il se retira, après une demi-heure de diplomatie, il avait arraché à la malheureuse jeune fille le serment de ne pas attenter de nouveau à ses jours, et la promesse de lui expliquer par quel concours de circonstances fatales elle en avait été réduite à cet excès de misère.

-- « Vous n'hésiteriez pas, lui avait-il dit, si vous saviez combien il est aisé souvent, avec un peu d'expérience, de dénouer les situations qui paraissent les plus inextricables... »

Mlle Henriette n'hésitait pas.

Une réflexion, qui lui était venue dès qu'elle s'était trouvée seule, lui avait donné tout à coup une singulière confiance.

-- Si le père Ravinet était ce que prétend la Chevassat, pensait-elle, cette méchante femme ne m'eût pas avertie... Si elle me détourne d'accepter les offres de service de ce vieil homme, c'est que sans doute j'y trouverai un avantage considérable...

Sur quoi, envisageant, aussi froidement que possible, la partie politique de sa détermination, elle y découvrait des chances énormes en sa faveur.

Si le père Ravinet était de bonne foi, elle allait pouvoir attendre Daniel.

S'il ne l'était pas, que risquait-elle ?... Qui ne craint pas la mort n'a rien à redouter, et elle ne la craignait pas, elle... Le poignard de Lucrèce garantira toujours la liberté d'une femme de cœur...

Et cependant, malgré l'impérieux besoin qu'elle avait de repos, sa promesse la tint éveillée une partie de la nuit.

C'est qu'elle repassait dans son esprit cette lamentable histoire qui était la sienne, se demandant ce qu'elle pouvait avouer et ce qu'elle devait taire au vieux brocanteur.

N'avait-il pas découvert déjà par l'adresse d'une de ces deux lettres qu'elle était la fille du comte de la Ville-Haudry... C'était là surtout ce qu'elle eût voulu pouvoir cacher.

Et d'ailleurs, demander conseil à quelqu'un en lui dissimulant une partie de la vérité, n'est-ce pas folie ?

-- Il faut tout dire, s'écria-telle, ou rien.

Et après un moment de réflexion :

-- Je dirai tout, ajouta-t-elle, sans réticences.

Telles étaient encore ses dispositions, quand au matin, sur les neuf heures, le père Ravinet se présenta chez elle.

Il était fort pâle, le bonhomme, et l'expression de son visage et le timbre de sa voix trahissaient une émotion difficilement maîtrisée et une poignante anxiété.

-- Eh bien ! demanda-t-il, oubliant dans sa préoccupation de demander à la jeune fille comment elle avait passé la nuit.

Elle hocha tristement la tête, et lui montrant une chaise :

-- Mon parti est pris, monsieur, répondit-elle ; asseyez-vous et écoutez-moi...

Le vieux brocanteur était bien persuadé que Mlle Henriette en arriverait là ; mais si vite, non, il ne l'espérait pas.

-- Une exclamation lui échappa : « Enfin ! » et une joie immense, délirante, éclata dans ses yeux...

Même cette joie semblait si peu explicable, que la jeune fille en conçut comme une vague inquiétude.

-- Je ne m'abuse pas, fit-elle, en fixant le vieil homme de toute la force de sa pénétration, ce que je fais est d'une témérité inouïe. Je me mets en quelque sorte à votre merci, monsieur, à la discrétion d'un inconnu dont où m'a dit que j'avais tout à craindre...

-- Oh ! mademoiselle, protesta-t-il, croyez...

Mais elle l'interrompit, et d'un accent solennel :

-- Je crois, prononça-t-elle, que si vous me trompiez, vous seriez le plus lâche et le dernier des hommes... Je m'en remets à votre honneur...

Et aussitôt, d'une voix ferme, elle commença le récit de sa vie, depuis ce soir fatal où son père lui avait dit :

« -- J'ai résolu, ma fille, de te donner une seconde mère... »

Plus enfiévré que le joueur pendant que tourne la bille fatale dont l'arrêt va décider de sa fortune ou de sa ruine, les traits contractés par une attention poignante le vieux brocanteur s'était assis en face de Mlle Henriette, les yeux obstinément attachés sur elle, comme pour pénétrer sa pensée et en devancer l'expression.

Ces confidences terribles, on eût dit qu'il les avait pressenties, et qu'il éprouvait, à voir ses pressentiments justifiés, une âpre satisfaction.

Et à mesure que parlait Mlle de la Ville-Haudry :

-- C'est bien cela, murmurait-il ; oui, cela devait être...

Tous ces gens, dont la jeune fille lui exposait les manœuvres abominables, il semblait les connaître mieux qu'elle, comme s'il les eût fréquentés longtemps, comme si même il eût vécu dans leur intimité.

Et sur chacun, il s'exprimait avec une assurance étrange, disant selon que l'occasion s'en présentait :

-- Ah !... je reconnais bien là Sarah et mistress Brian !...

Ou :

-- Sir Tom n'agit jamais autrement.

Ou encore :

-- Oui, c'est bien là tout Maxime de Brévan.

Et, selon les phases du récit, un rire amer et qui avait quelque chose de convulsif tordait ses lèvres, ou il se répandait en imprécations.

-- Quelle intrigue ! murmurait-il de l'accent de la plus profonde horreur, quelle intrigue infernale !...

À un autre moment, il devint livide et chancela sur sa chaise, comme si, se trouvant mal, il eût été près de tomber.

Mlle Henriette lui disait alors, d'après le récit de Daniel, les circonstances de la mort de M. de Kergrist et de la disparition de Malgat, ce pauvre caissier qui avait laissé dans sa caisse un déficit énorme, qui avait été condamné par contumace aux travaux forcés et dont la police pensait avoir retrouvé le corps dans un bois des environs de Paris.

Mais dès que la jeune fille eut terminé, il se dressa tout d'une pièce, et d'une voix formidable :

-- Je les tiens donc, les misérables ! s'écria-t-il, cette fois, je les tiens.

Et, succombant à l'excès de son émotion, il se laissa tomber sur une chaise, cachant son visage entre ses mains.

Muette de stupeur, Mlle de la Ville-Haudry examinait cet étrange bonhomme sur qui reposait désormais tout son espoir.

Déjà, la veille, elle avait eu comme un soupçon qu'il n'était pas ce qu'il paraissait être, maintenant, elle en était sûre.

Mais qui était-il ?... Elle ne pouvait, à cet égard, que s'égarer en conjectures vaines.

Ce qui lui paraissait prouvé, par exemple, c'est que Sarah Brandon, mistress Brian, sir Tom et M. de Brévan s'étaient trouvés de façon ou d'autre mêlés à la vie du père Ravinet, et qu'il les haïssait mortellement.

-- À moins donc qu'il ne cherche à me tromper... pensait-elle, gardant encore l'ombre d'un doute.

Lui, cependant, n'avait pas tardé à triompher de sa passagère faiblesse et s'était relevé...

-- Qu'on nie donc encore la Providence ! prononça-t-il. Ah ! les imbéciles seuls ou les fous en sont capables... Ayant mille raisons de croire que cette maison garderait le secret de son crime aussi fidèlement que la tombe, M. de Brévan vous y amène... Et il se trouve que j'y demeure, moi, précisément, sans qu'il s'en doute... Par une sorte de prodige, nous vivons, vous, Mlle de la Ville-Haudry et moi, l'un auprès de l'autre, sans le soupçonner... Mais voilà qu'à l'heure même ou Maxime de Brévan va triompher, la Providence nous rapproche, et ce rapprochement le perd...

Sa voix trahissait la joie farouche de la vengeance, ses yeux jaunes s'emplissaient d'éclairs.

-- Car M. de Brévan triomphait, hier soir, poursuivit-il... La Chevassat, son âme damnée, vous avait épiée, et surprenant le secret de vos préparatifs de suicide, elle lui-avait dit : « Réjouis-toi, nous allons être enfin débarrassés d'elle... »

Mlle Henriette frissonna.

-- Est-ce possible !... balbutia-t-elle.

Alors, le bonhomme la regardant d'un air un peu surpris :

-- Quoi ! fit-il ; est-ce que d'après la conduite de Maxime de Brévan vous ne l'avez jamais soupçonné de méditer votre mort ?...

-- Si !... cette pensée m'est venue une fois.

-- Eh bien ! cette fois là, vous étiez dans le vrai, mademoiselle !... Ah ! vous ne connaissez pas encore vos ennemis... Mais je les connais, moi, car il m'a été donné de mesurer la profondeur de leur scélératesse. Et là sera votre salut, si vous voulez suivre mes conseils...

-- Je les suivrai, monsieur.

Visiblement, le père Ravinet était un peu embarrassé.

-- C'est que, mademoiselle, fit-il, je vais être obligé de vous demander de vous confier absolument à moi !...

-- Je m'y confierai.

-- L'important est de vous soustraire aux embuches de M. de Brévan, de lui échapper et de lui faire perdre vos traces. Il vous faudra donc quitter cette maison.

-- Je la quitterai.

-- Et de la façon que je vous dirai.

-- Je vous obérai de point en point.

La dernière ombre d'inquiétude qui assombrissait encore le front du vieux brocanteur se dissipa comme par enchantement.

-- Tout ira donc bien, déclara-t-il, en se frottant les mains à s'enlever l'épiderme, et je réponds de tout... Hâtons-nous donc de convenir de nos faits, car voici longtemps que je suis près de vous, la Chevassat doit être sur des charbons ardents, et il importe qu'elle ne soupçonne pas que nous nous entendons.

Comme s'il eût craint qu'une oreille indiscrète ne fût collée contre la porte, il rapprocha sa chaise du lit de Mlle Henriette, et d'une voix si basse que tout juste elle l'entendait :

-- Dès que j'aurai tourné les talons, reprit-il très-vite, la Chevassat va vous arriver toute brûlante de curiosité pour s'informer de ce qui s'est passé entre nous... Montrez-vous très-irritée contre moi... Laissez entendre que je suis un vieux misérable, assez lâche pour vouloir vous faire payer d'un prix infâme le service que je vous ai rendu...

Mlle Henriette était devenue fort rouge.

-- Cependant, monsieur... balbutia-t-elle.

-- Il vous répugne de mentir, peut-être ?...

-- C'est que... Je ne saurai pas, je le crains... Mentir de façon à tromper Mme Chevassat ne doit pas être facile...

-- Eh ! mademoiselle, il le faut, il le faut absolument... Si vous vous pénétrez bien de cette nécessité, vous trouverez l'aplomb nécessaire... Songez qu'on ne combat bien ses ennemis qu'avec leurs propres armes...

-- Je ferai de mon mieux, monsieur...

-- Alors, je suis tranquille de ce côté ! Et le reste, vous l'allez voir, est la moindre des choses... Un peu avant la nuit, vous vous habillerez et vous guetterez le moment où le portier, comme chaque soir, allumera le gaz... Dès que vous le verrez dans le grand escalier, vous vous hâterez de descendre... J'aurai pris mes mesures pour que la Chevassat soit en courses ou occupée, la loge sera seule, par conséquent, et il vous sera aisé de vous glisser dehors sans être aperçue... Une fois dans la rue vous tournerez à gauche... Au coin de la rue Drouot, devant le mur de l'hôtel des Ventes, un fiacre stationnera d'où pendra par la portière un mouchoir à carreaux comme celui-ci... Montez-y hardiment, j'y serai... Je ne sais si je me suis bien expliqué ?

-- Oh ! parfaitement, monsieur.

-- Alors, c'est entendu... Vous vous sentez assez rétablie ?

-- Oui, monsieur, vous pouvez compter sur moi.

Tout se passa si exactement comme l'avait prévu le vieux brocanteur, et Mlle Henriette joua si bien son rôle que le soir, quand elle constata la disparition de sa locataire, la Chevassat ne fut ni très-surprise ni très-inquiète.

-- Elle était dégoûtée de la vie, cette petite ! dit-elle à son mari ; je l'ai bien vu, ce tantôt... Nous la retrouverons à la Morgue. Le charbon ne lui ayant pas réussi, elle aura voulu essayer de l'eau !...

XXI

Honnête portière ! elle ne se fût point couchée si tranquille ni si promptement endormie du sommeil du juste, si elle eût flairé la vérité...

Ce qui lui donnait cette belle quiétude, c'était la certitude qu'elle avait que Mlle Henriette était sortie la tête nue, chaussée de méchantes bottines à vingt-neuf sous, n'ayant sur le corps qu'une jupe et sa pauvre robe d'orléans noir, toute rapiécée et à peine plus épaisse qu'une toile d'araignée.

Or, elle était persuadée qu'en cet état de dénûment extrême, et par cette froide nuit de décembre, la pauvre jeune fille se lasserait vite d'errer par les rues de Paris, et fatalement serait attirée vers la Seine...

Et pas du tout...

Restée seule après le départ du père Ravinet, Mlle de la Ville-Haudry n'avait fait que s'affermir dans la résolution de s'abandonner à lui aveuglément, se défendant même de réfléchir, puisqu'elle n'avait pas, humainement, d'autre parti à prendre.

Après donc avoir reçu la visite de la Chevassat et lui avoir joué la scène convenue avec le vieux brocanteur, elle se leva, et bien que très-souffrante encore, elle se posta devant la fenêtre, guettant le moment propice.

-- Quatre heures sonnaient et la nuit tombait, quand elle vit le portier sortir de sa loge une lumière à la main et s'engager dans le grand escalier pour y allumer les lanternes.

-- Allons ! il est temps ! se dit-elle.

Et jetant un dernier regard à cette misérable chambre où elle avait tant souffert et tant pleuré, où elle avait cru mourir, elle s'élança dehors.

L'escalier de service était fort obscur, aussi ne dut-elle pas être reconnue par deux personnes qu'elle y croisa. La cour était déserte, la loge des concierges fermée. Elle traversa rapidement le vestibule et d'un bond fut dans la rue.

À quarante pas, sur la gauche, elle pouvait voir la voiture de place où l'attendait le père Ravinet. Elle y courut, monta, et le cocher, qui avait le mot, fouetta ses chevaux dès qu'il entendit claquer la portière...

-- Et maintenant, monsieur, commença-t-elle, où me conduisez-vous ?...

Aux lueurs du gaz des magasins éclairant par intervalle l'intérieur de la voiture, elle pouvait voir les traits du bonhomme... Il la contemplait avec une expression manifeste de contentement, et un bon sourire d'amicale malice errait sur ses lèvres.

-- Ah ! c'est un grand secret, répondit-il, mais vous ne tarderez pas à le connaitre, car nous allons vite.

Les maigres rosses du fiacre marchaient, en effet, comme si les cent sous de pourboire donnés au cocher eussent infusé dans leurs veines le sang du plus pur coursier anglais.

Elles descendirent de ce train furieux la rue Drouot, remontèrent la rue Lafayette, et tournant à gauche dans la rue du Faubourg-Poissonnière, ne tardèrent pas à s'arrêter devant une maison d'apparence modeste.

Leste comme un clerc d'huissier, le père Ravinet avait sauté à terre, et ayant aidé Mlle Henriette à descendre, il lui prit le bras et l'entraîna dans la maison en disant :

-- Vous allez voir quelle surprise je vous réserve.

Au troisième étage, le bonhomme s'arrêta et, tirant une clef de sa poche, il ouvrit la porte qui luisait face à l'escalier.

Et, avant d'avoir eu le temps de se reconnaître, Mlle Henriette se trouva poussée dans un petit salon, où une dame d'un certain âge brodait au métier à la lueur d'une grosse lampe de cuivre.

-- Chère sœur, s'écria dès le seuil le père Ravinet, voici la jeune fille que je t'avais annoncée, et qui nous fait l'honneur d'accepter notre hospitalité.

Méthodiquement, la vieille dame planta son aiguille dans le canevas, repoussa son métier et se leva.

Elle paraissait avoir une cinquantaine d'années, et elle avait du être jolie autrefois. Mais l'âge et les chagrins avaient blanchi ses cheveux et creusé son visage de rides profondes, et l'habitude du silence et de la méditation avait comme soudé ses lèvres l'une à l'autre.

Sa physionomie austère respirait cependant la bienveillance... Elle était vêtue de noir et sa mise était celle des bonnes bourgeoises de province.

-- Soyez la bienvenue, mademoiselle, prononça-t-elle d'une voix grave, vous trouverez dans notre humble intérieur le calme et les sympathies dont vous avez besoin...

Cependant le père Ravinet s'était avancé, et s'inclinant devant Mlle Henriette :

-- Je vous présente, lui dit-il, Mme veuve Bertolle, ma bien-aimée sœur Marie, la sainte qui s'est dévouée pour son frère, et qui lui a tout sacrifié, son existence, son repos, sa fortune.

Ah ! il n'y avait pas à se méprendre aux regards dont le bonhomme enveloppait la vieille dame, il l'adorait... Mais, elle, comme embarrassée de ces louanges :

-- Tu m'as prévenue si tard, Antoine, interrompit-elle, que je n'ai pu me conformer absolument à tes intentions... Cependant la chambre de mademoiselle est prête, et si tu veux...

-- Oui, il faut nous y conduire...

Ayant pris la lampe, après en avoir enlevé l'abat-jour, la vieille dame ouvrit une porte qui donnait directement du salon dans une petite chambre modestement meublée, mais resplendissante d'une propreté flamande et où on respirait cette fraîche odeur d'iris dont les ménagères de province parfument leur lessive.

Glaces et meubles étincelaient à la flamme du feu clair qui flambait dans la cheminée, et les rideaux étaient plus blancs que neige.

D'un coup d'œil, le vieux brocanteur avait embrassé ces détails, et après un sourire de remercîment à sa sœur :

-- Vous êtes ici chez vous, mademoiselle, dit-il à Mlle Henriette.

Toute saisie, la pauvre fille cherchait en quels termes témoigner l'excès de sa reconnaissance ; la vieille dame ne lui en laissa pas le temps.

Elle lui montrait, étalés sur le lit, des jupons, du linge blanc, des bas, un chaud peignoir de flanelle grise à petites fleurs bleues, et, à terre, des pantoufles.

-- Voici toujours de quoi changer ce soir, mademoiselle, disait-elle, j'ai pourvu au plus pressé, demain, nous verrons pour le reste...

De grosses larmes, des larmes de bonheur et d'attendrissement, cette fois, roulaient le long des joues pâlies de Mlle Henriette. Oh ! oui, c'était une surprise, et délicieuse, que lui avait ménagée l'ingénieuse protection du vieux brocanteur.

-- Ah ! vous êtes bons, murmura-t-elle en tendant ses mains au frère et à la sœur, vous êtes bons... Comment reconnaitre jamais tout ce que vous faites pour moi !...

Puis, surmontant son émotion et s'adressant au père Ravinet :

-- Mais qui donc êtes-vous, monsieur, vous qui venez ainsi au secours d'une pauvre jeune fille qui est une étrangère pour vous, et par la délicatesse de votre générosité en doublez le prix ?

Ce fut la vieille dame qui répondit :

-- Mon frère est un malheureux homme, mademoiselle, qui a payé de son bonheur, de son avenir, de son existence même, un moment d'égarement... Ne l'interrogez pas. Qu'il soit pour vous ce qu'il est pour tous : Antoine Ravinet, marchand de curiosités.

L'accent de la vieille dame trahissait tant de douleurs secrètement endurées, que Mlle Henriette baissait la tête, regrettant son indiscrétion.

Mais alors le bonhomme :

-- Ce que je puis vous dire, mademoiselle, reprit-il, c'est que vous ne me devez aucune reconnaissance... non, aucune !... Ce que je fais, mon intérêt me commande impérieusement de le faire, et je n'y ai nul mérite... Que parlez-vous de gratitude !... c'est moi qui resterai votre éternel obligé pour le service immense que vous me rendez.

Il s'animait au bruit de ses paroles, sa taille se redressait, ses yeux flamboyaient, et peut-être il allait laisser échapper son secret quand sa sœur, l'interrompant :

-- Antoine ! fit-elle d'un ton de reproche, Antoine !...

Il s'arrêta court :

-- C'est juste, reprit-il, très-juste ! Je suis là que je m'oublie, et je devrais être déjà de retour rue Grange-Batelière... Il est d'une importance capitale que la Chevassat ne me perde pour ainsi dire pas de vue ce soir...

Il allait se retirer ; la vieille dame le retint du geste.

-- Tu dois rentrer, lui dit-elle, je le sais, seulement, prends garde... C'est un miracle que M. de Brévan ne t'ait pas rencontré et reconnu depuis un an qu'il vient dans la maison que tu habites... Si ce malheur arrivait maintenant, peut-être nos ennemis nous échapperaient-ils encore... Après l'acte de désespoir de mademoiselle, ne voudra-t-il pas connaître celui qui l'a sauvée ?... Comment feras-tu pour l'éviter ?...

-- J'ai prévu ce danger, répondit-il... Je vais en rentrant conter aux époux Chevassat une petite histoire qui leur mettra si bien la puce à l'oreille qu'ils engageront Maxime à ne plus venir que de nuit... comme autrefois.

Sur quoi, saluant Mlle Henriette, il se retira en disant :

-- Demain nous nous concerterons !...

Sauvé au moment où, à bout de forces et d'espoir, il lâchait l'épave où il se tenait cramponné, le naufragé n'éprouve pas, en touchant le pont du navire qui l'a recueilli, un sentiment de béatitude comparable à celui de Mlle Henriette.

Et cette sensation délicieuse de la première minute devint plus profonde et plus intense, après une soirée passée près de la sœur du père Ravinet.

Sans embarras comme sans affectation, cette veuve, d'une dignité si noble et si simple, se dévoila assez en quelques phrases pour que, sans connaître au juste les événements de sa vie, Mlle de la Ville-Haudry pût la connaitre elle-même.

Ruinée tout à coup, du jour au lendemain, -- elle ne disait pas comment, -- quelques mois après la mort de son mari, elle s'était vue réduite, elle, accoutumée aux douceurs de l'aisance, à l'étroitesse et aux privations d'une existence pauvre et dénuée... Il y avait environ cinq ans de cela...

Sans cesser de garder des dehors honorables, elle s'était fait une loi de la plus sévère, il faudrait même dire, de la plus sordide économie.

Elle n'avait qu'une femme de ménage qui venait une heure, le matin, pour le gros ouvrage... Elle se chargeait du reste, savonnant et repassant elle-même tout son menu linge ; ne faisant la cuisine que deux fois par semaine, et les autres jours mangeant froid, autant pour épargner quelque argent que pour ménager son temps.

Car son temps n'était pas sans valeur... Elle échantillonnait au métier des modèles de tapisserie qu'un magasin de la rue de la Chaussée-d'Antin lui payait assez cher... Il y avait des jours, l'été, où elle gagnait jusqu'à trois francs...

Le coup avait été rude, elle ne le cachait pas ; puis tout doucement elle s'était résignée et elle avait pris l'habitude de cette sévérité de conduite, de cette parcimonie jalouse appliquée aux moindres détails...

Et maintenant, elle trouvait aux privations qu'elle s'imposait cette satisfaction intime qui résulte de la conscience d'un devoir accompli, satisfaction d'autant plus précieuse que le devoir est plus pénible.

Quel devoir ? Elle ne le disait pas.

-- Celle-là est entre toutes une sainte et noble créature... se disait Mlle Henriette lorsque le soir, sur les huit heures, après un modeste repas, elle fut retirée dans sa petite chambre.

Cependant elle ne pouvait détacher sa pensée de la situation évidemment énigmatique de ces deux protecteurs que la destinée, enfin clémente, avait placés sur son chemin.

Quel mystère existait dans le passé du frère et de la sœur ?... car il en existait un... et, loin de s'en cacher, ils avaient prié Mlle Henriette de ne pas chercher à le pénétrer...

Comment leur passé était-il lié à son passé, à elle-même ?... Comment leur avenir se trouvait-il dépendre du sien ?...

Mais la fatigue ne tarda pas à l'emporter sur ses préoccupations et à confondre ses idées.

Et pour la première lois depuis bientôt deux ans, elle s'endormit en toute sécurité, d'un bon sommeil paisible, sans sursauter au moindre bruit, sans se défier du silence, sans se demander si ses ennemis ne l'épiaient pas, sans soupçonner jusqu'à la complicité des murailles...

Quand elle s'éveilla, le lendemain, calme et reposée, il faisait grand jour, dix heures venaient de sonner et un rayon de pâle soleil de décembre miroitait sur le vernis des meubles.

Et quand elle ouvrit les yeux, elle aperçut debout au pied de son lit, comme un bon génie qui eût veillé sur son sommeil, la sœur du vieux brocanteur.

-- Dieu ! Qu'elle paresseuse je fais !... s'écria-t-elle avec le rire insoucieux de l'enfant.

C'est que dans cette chambrette, où elle n'avait passé qu'une nuit, elle se sentait chez elle, autant qu'à l'hôtel de la Ville-Haudry du vivant de sa pauvre mère, et il lui semblait qu'elle y avait vécu des années.

-- Mon frère est venu il y a une demi-heure pour vous parler, mon enfant, prononça la vieille dame, mais il n'a pas voulu vous éveiller. Vous aviez tant besoin de repos... Mais il reviendra ce soir et dînera avec nous...

Le gai sourire qui éclairait le visage de Mlle Henriette s'éteignit à l'instant même.

Absorbée dans l'extase du bonheur présent, elle avait tout oublié, et ces quelques mots la ramenaient à la réalité de la situation et lui rappelaient les misères passées, et les incertitudes de l'avenir.

La digne veuve, cependant, l'aida à se lever, et elles passèrent leur journée ensemble, dans le petit salon, occupées à tailler et à coudre une robe de soie noire, dont le père Ravinet avait apporté l'étoffe le matin et qui était destinée à remplacer la misérable robe d'orléans de Mlle de la Ville-Haudry.

Même, en apercevant cette pièce de soie, et songeant à ce que la sœur du vieux brocanteur lui avait dit de leur extrême indigence, la jeune fille avait eu peine à retenir une larme.

-- Pourquoi cette dépense !... avait-elle dit d'un air triste. Est-ce qu'une robe de laine ne suffisait pas bien ! Déjà l'hospitalité que vous m'accordez doit vous être une charge... Je ne me pardonnerais pas de vous être un sujet de nouvelles privations !...

Mais la vieille dame, branlait la tête.

-- Rassurez-vous, mon enfant, répondit-elle, l'argent ne nous manque pas...

Elles venaient d'allumer la lampe, quand une clef grinça dans la serrure de la porte d'entrée, et l'instant d'après le père Ravinet parut.

Il était fort rouge, et bien qu'il gelât, dehors, il tamponnait son front de son mouchoir à carreaux, comme s'il eût été en sueur.

-- Je suis exténué !... fit-il, en se laissant tomber dans un fauteuil. Ce que j'ai fait de courses aujourd'hui est incroyable. Je voulais prendre l'omnibus pour revenir de la rue de Varennes, mais je n'y ai pas trouvé de place...

Mlle Henriette se dressa d'un bond :

-- Vous êtes allé chez mon père, monsieur ! S'écria-t-elle...

-- Depuis huit jours, mademoiselle, M. de la Ville-Haudry n'habite plus rue de Varennes...

Une idée folle, l'idée que le comte s'était séparé de sa femme, traversa l'esprit de la jeune fille.

-- Et la comtesse, interrompit-elle, la comtesse Sarah ?...

-- Elle a suivi son mari... Ils occupent, rue Le Peletier, 79, un appartement au dessus des bureaux de la succursale des Pétroles de Pennsylvanie . Sir Tom et mistress Brian demeurent avec eux... Et ils n'ont, a eux tous, que deux domestiques : Ernest, le valet de chambre du comte, et une certaine Clarisse...

Le nom de l'abjecte créature dont la trahison avait été une des causes décisives de ses malheurs, ne frappa pas Mlle de la Ville-Haudry.

-- Comment mon père a-t-il pu se décider à abandonner son hôtel, murmura-t-elle.

-- Il l'a vendu, mademoiselle, il y a dix jour.

-- Grand Dieu ! mon père est donc ruiné !

Le bonhomme inclina la tête :

-- Oui !...

C'était la réalisation des pressentiments sinistres dont s'était sentie glacée Mlle Henriette quand elle avait entendu le comte de la Ville-Haudry parler de la Société des Pétroles de Pennsylvanie .

Mais jamais, non, jamais elle n'avait imaginé un désastre si rapide.

-- Mon père ruiné ! répéta-t-elle, comme si elle eût été effrayée de la signification de ces paroles... Ruiné !... Et il n'y a pas un an il possédait cent mille écus de rentes... Six millions ont été engloutis en douze mois ! Six millions !

Et l'énormité de la somme et la brièveté du temps, dépassant pour elle toute vraisemblance :

-- Ce n'est pas possible, prononça-t-elle, vous devez vous tromper, monsieur, on vous aura trompé !

Un sourire d'amère ironie plissait les lèvres du vieux brocanteur.

-- Quoi !... fit-il, comme s'il eût été confondu des doutes de Mlle Henriette, vous en êtes encore là, mademoiselle !... Allez, ce que je vous dis n'est que trop positif, et s'il vous fallait des preuves...

Et sortant un journal de sa poche, il le tendit à Mlle Henriette, lui indiquant du doigt, à la première page, un article entouré au crayon rouge :

-- Là ! dit-il...

C'était une de ces feuilles de finance, comme il en pousse tous les matins, et qui professent à leur bénéfice l'art difficile de s'enrichir très-vite, sans risques. Celle-ci arborait cependant un titre fait pour rassurer ; elle s'appelait : La Prudence .

Mlle Henriette, à haute voix, lut :

« Jamais nous ne nous lasserons de répéter à nos abonnés ces mots qui sont notre devise et notre titre : Prudence ! prudence ! Se défier des affaires nouvelles !

« Sur cent affaires qui se présentent sur la place, soixante au moins, on peut le dire hardiment, ne sont que des pièges à pièces de cent sous, où doit fatalement s'engloutir intégralement le capital des souscripteurs téméraires... Des quarante qui restent, vingt-cinq doivent être tenues pour suspectes, comme présentant trop de chances aléatoires. Il est encore utile de se consulter avant de choisir, parmi les quinze qui restent, celles qui offrent le plus de consistance et de garanties... »

La jeune fille cessa de lire, étonnée de ce verbiage.

-- J'avoue que je ne comprends pas, fit-elle, et je ne vois pas quel rapport...

Mais le père Ravinet l'interrompant :

-- Ce n'est là, dit-il, que le patelinage de la préface, le sirop destiné à masquer le dégoût d'une potion empoisonnée... Poursuivez, et vous comprendrez...

Mlle Henriette reprit donc :

« Voici qu'un événement encore -- il faudrait dire un désastre -- vient a l'appui de nos théories, et ne justifie que trop nos exhortations à la circonspection.

« Une société qu'on a vue surgir comme d'une boîte à surprises l'an dernier, qui s'annonçait à grand fracas de réclames, inondant les journaux de ses prospectus et tapissant Paris de ses affiches, une société qui devait enrichir tous ses souscripteurs, en est déjà à ne pouvoir payer l'intérêt du capital versé...

« Quant au capital lui-même... Mais n'anticipons pas sur les événements !...

« Tous nos lecteurs ont déjà compris que nous voulons parler de la Compagnie Franco-Américaine des Pétroles de Pennsylvanie , dont la... situation est depuis huit jours le sujet de toutes les conversations.

« À la Bourse, les actions de 500 francs se négociaient hier couramment entre 18 et 20 francs... »

Les larmes qui l'aveuglaient, empêchèrent Mlle Henriette de poursuivre.

-- Mon Dieu ! murmura-t-elle, mon Dieu !

Puis, domptant sa défaillance, elle se remit à lire :

« Et cependant, si jamais société parut offrir toutes les sûretés matérielles et morales qu'on recherche avant d'aventurer le fruit de ses économies, c'est certes celle-là.

« À sa tête était un homme qui passa, dans le temps, pour une capacité politique, pour un administrateur de premier ordre, et dont la réputation d'intègre probité semblait fort au-dessus de toute discussion.

« N'est-ce pas désigner le « haut et puissant » comte de la Ville-Haudry !...

« Aussi, fallait-il voir comme les réclames le faisaient sonner haut, ce grand et noble nom... Comte de la Ville-Haudry par ci ! comte de la Ville-Haudry par là !... Il allait doter le pays d'une industrie nouvelle, il allait en or pur changer le vil pétrole.

« Surtout, on ne manquait pas d'ajouter que la fortune personnelle du comte égalait presque le capital demandé : dix millions. Pour lui, les affaires, ce n'était pas l'argent des autres, c'était le sien propre...

« Il y a douze mois, de ces éblouissantes promesses... Qu'en reste-t-il ?... Des actions, à vingt francs hier, qu'on ne trouvera plus à négocier demain à aucun prix, et un capital plus que problématique...

« Qui se serait attendu à une seconde édition de Mines de Tiffila [1], du marquis de Croisenois !... »

Le journal tomba des mains de la pauvre fille... Elle était devenue plus pâle que la mort et elle chancelait à ce point que la sœur du père Ravinet étendit les bras pour la soutenir.

« Horrible ! murmura-t-elle, c'est horrible !

Elle n'avait pourtant pas tout vu encore.

Le bonhomme ramassa la feuille financière, et au-dessous de cet article dont chaque mot suait le venin, il lut haut, et lentement comme pour en faire ressortir l'abominable perfidie, d'abord cet entrefilet :

« Deux délégués des actionnaires de la Société des Pétroles de Pennsylvanie ont dû s'embarquer ce matin même à Brest pour New-York.

« Ces messieurs sont chargés par leurs co-intéressés d'une enquête dont le but est de connaître la valeur exacte des terrains où sont situés les puits à pétrole qui constituent l'unique gage des souscripteurs.

« Certaines personnes ont été jusqu'à émettre des doutes sur l'existence même de ces terrains... »

Et plus loin, ce fait divers :

« On a vendu, la semaine passée, l'hôtel que M. le comte de la Ville-Haudry possédait -- et habitait, rue de Varennes.

« Ce magnifique immeuble a été adjugé au plus offrant et dernier enchérisseur, moyennant 740,000 francs.

« Le malheur est qu'il était grevé de diverses hypothèques, s'élevant ensemble à la somme de 500,000 francs. »

Atterrée, Mlle de la Ville-Haudry s'était affaissée sur un fauteuil.

-- Mais c'est une infamie sans nom, balbutiait-elle d'une voix à peine intelligible, personne ne croira ces monstrueuses calomnies.

Pâles et profondément troublés, le père Ravinet et sa sœur échangeaient des regards de détresse... Évidemment, la malheureuse enfant ne soupçonnait pas l'effroyable gravité de la situation. Et cependant, la voyant ainsi écrasée, ils hésitaient à l'éclairer.

À la fin, le vieux brocanteur prit son parti en homme qui sait que l'incertitude est encore la plus intolérable souffrance.

-- Oui, mademoiselle, reprit-il, oui, votre père est épouvantablement calomnié... Mais je me suis informé... Deux faits ne sont que trop réels : M. de la Ville-Haudry est ruiné et les actions de la société dont il est le directeur sont tombées à 20 francs, parce que...

Sa voix s'altéra, et plus bas, tout bas, il ajouta :

-- Parce que l'on croit que le capital social a été détourné de sa destination et... englouti dans des spéculations à la Bourse.

Il avait eu raison, le vieux brocanteur, de compter sur la virile énergie de Mlle de la Ville-Haudry !...

Son corps entier vibra d'une commotion électrique, un éclair de colère sécha les larmes dans ses yeux, et se dressant, la lèvre frémissante :

-- Voilà l'immonde calomnie ! s'écria-t-elle.

Si inexpérimentée qu'elle fût, elle discernait l'énormité de l'inculpation, et aussi peut-être ses effroyables conséquences.

Et s'animant, elle poursuivait :

-- Accuser mon père d'un ignoble abus de confiance, d'un vol !... Voyons, il faudrait raisonner un peu cependant !... Pourquoi, dans quel but serait-il allé risquer à la Bourse les sommes remises à son honneur ? Pour se procurer de l'argent, n'est-ce pas ?... Comme si sa fortune ne lui eût pas suffi !... Ah ! qu'un chevalier d'industrie qui n'a rien à perdre, qu'un aventurier dévoré de convoitises, risquent tout, espérant tout gagner... on se l'explique... Mais le comte de la Ville-Haudry, un homme considérable et considéré, un grand seigneur cinq ou six fois millionnaire ?

Elle haussait les épaules, elle riait d'un air d'ironique pitié.

Mais le bonhomme de plus en plus devenait sombre.

-- Vous oubliez, mademoiselle, reprit-il que votre père ne s'appartient plus, qu'il est sans forces ni volontés non plus qu'un enfant, qu'il est à la disposition d'une de ces créatures redoutables qui semblent posséder le secret de quelque philtre pour égarer les sens et troubler la raison ! Vous oubliez...

-- Rien, monsieur !... Mon père est vieux... il est faible. Il aime... il est crédule. On lui aura démontré que ce qui n'était pas était... Mais il n'est pas de pouvoir au monde capable de lui prouver qu'un acte malhonnête ne l'est pas, capable surtout de l'y déterminer...

Véritablement le digne brocanteur soufflait, et cela se voyait.

-- Eh ! mademoiselle, interrompit-il, autant que vous j'ai foi en la probité de M. le comte de la Ville-Haudry. Mais que savait-il des affaires, ce malheureux homme, quand on l'y a lancé ?... Rien. Le maniement des capitaux industriels est difficile, périlleux souvent... On l'aura trompé, abusé, joué, poussé vers l'abîme de la banqueroute...

-- Qui ?

Le père Ravinet tressauta sur son fauteuil, et levant les bras au plafond :

-- Comment ! qui ?... s'écria-t-il. Ceux qui y avaient intérêt, donc ! c'est-à-dire les misérables qui l'entourent, Sarah, sir Tom.

Mlle Henriette secouait la tête :

-- Je ne crois pas, fit-elle, que la comtesse Sarah ait vu d'un bon œil la fondation de cette Société...

Et une objection lui venant, qu'elle jugea décisive :

-- D'ailleurs poursuivit-elle, Sarah avait-elle intérêt à ruiner mon père ?... Évidemment non. Le ruiner, c'était se ruiner elle-même, puisqu'elle était maîtresse absolue de la fortune et libre d'en disposer au gré de sa fantaisie...

Et pénétrée de la justesse de ce raisonnement, elle adressait au vieux brocanteur un regard triomphant.

Lui vit bien alors qu'il fallait frapper un coup décisif, et sa sœur l'y encourageait du geste.

-- Veuillez m'écouter, mademoiselle, prononça-t-il. Je n'ai été jusqu'ici que l'écho des bruits de la Bourse. Je vous ai dit : « On prétend que la fortune de votre père et le capital de la Société des Pétroles de Pennsylvanie ont été engloutis dans des spéculations... malheureuses, » Mais je ne crois pas à ces bruits-là, moi. Je suis persuadé, au contraire, je suis sur même que ces millions n'ont pas été perdus à la bourse... par la raison que jamais ils n'y ont été risqués.

-- Cependant...

-- Cependant, ils n'en ont pas moins disparu, et moins que personne, peut-être, votre malheureux père serait capable de dire où et comment... Mais je le sais, moi, et quand il s'agira de retrouver ces sommes énormes, je crierai : fouillez Sarah Brandon, comtesse de la Ville-Haudry, fouillez sir Thomas Elgin et mistress Brian, et aussi Maxime de Brévan, le misérable instrument de leurs scélératesses.

Cette fois, une lueur terrible pénétrait dans l'esprit de Mlle Henriette.

-- Alors, balbutia-t-elle, ces calomnies infâmes seraient uniquement destinées à masquer une incroyable spoliation...

-- Oui.

Les traits contractés de la jeune fille trahissaient l'effort de sa réflexion.

-- En ce cas, reprit-elle, les articles de ce journal...

-- Sont l'œuvre des misérables qui ont dépouillé votre père, oui, mademoiselle...

Et, agitant le poing d'un air menaçant :

-- Oh ! il n'y a pas à s'y méprendre, continua le bonhomme... Depuis quand existe-t-il, ce journal ?... Depuis six mois... Le jour où on l'a fondé, c'était dans le but et avec l'intention bien arrêtée d'y publier à un moment donné les articles que vous venez de lire...

Encore qu'elle ne s'expliquât pas par quelles prodigieuses combinaisons il était possible de soustraire ainsi des sommes immenses, Mlle Henriette se sentait gagnée par la conviction du père Ravinet.

-- Ainsi, fit-elle, après avoir dépouillé mon pauvre père, les misérables veulent le perdre...

-- Leur sécurité l'exige. Il y a eu un vol, n'est-ce pas ? Donc, il faut un coupable. Pour le monde, pour... la justice, le coupable sera le comte de la Ville-Haudry.

-- Pour la justice !...

-- Hélas !

Les regards de la pauvre jeune fille allaient du père Ravinet à sa sœur, avec une affreuse expression d'égarement.

-- Vous croyez-donc, balbutia-t-elle, que Sarah laissera déshonorer le nom qu'elle porte, ce nom dont elle était si fière...

-- Elle l'exigerait au besoin...

-- Grand Dieu !... Que me dites-vous là !... Pourquoi ?... Dans quel but !...

Voyant l'hésitation de son frère, ce fut la sœur du vieux brocanteur qui se chargea de la réponse...

Elle saisit le bras de la jeune fille ; et d'une voix sourde :

-- Parce que, ma pauvre enfant, maintenant que Sarah Brandon tient la fortune qu'elle convoitait, votre père la gêne... Parce qu'elle veut être libre ; entendez-vous : libre !...

Au cri étouffé que l'épouvante arracha à Mlle de la Ville-Haudry, le frère et la sœur durent comprendre qu'elle ne se méprenait pas à la tragique signification de ce mot : « libre !... »

Mais justement, le coup était porté ; le vieux brocanteur jugea qu'il serait désormais puéril de garder des ménagements.

Il se leva donc, s'adossant à la cheminée, et, pendant que la pauvre jeune fille, muette d'horreur et tremblant de tous ses membres, le regardait de ce regard fixe et étincelant des fous, d'une voix brève et rauque, il reprit :

-- Connaissez donc enfin, mademoiselle, la créature exécrable qui avait juré votre perte... C'est que je sais, moi, pour l'avoir éprouvé, de quels crimes elle est capable, et je puis voir clair dans les ténèbres de ses infernales combinaisons... Je sais que cette jeune femme au front si pur, au sourire candide et aux yeux si doux, a l'instinct et le génie du meurtre, et n'a jamais compté que sur le meurtre pour arriver à l'assouvissement de ses convoitises...

L'attitude du vieil homme, sa tête rejetée en arrière, sa poitrine gonflée, son geste bref et menaçant respiraient la vengeance et la rage.

Il n'en était plus à mesurer ses paroles, et elles débordaient de ses lèvres telles que les y amenait la haine qui bouillonnait au dedans de lui.

-- Antoine ! répéta deux ou trois fois la vieille dame, Antoine, mon frère, je t'en supplie !...

Mais cette voix amie, toute-puissante sur lui d'ordinaire, il ne l'entendit seulement pas.

-- Et maintenant, mademoiselle, poursuivit-il, est-il besoin que je vous explique le plan si simple et si formidable imaginé par Sarah Brandon pour ramasser d'un seul coup de filet l'immense fortune de la maison de la Ville-Haudry !... Dès le premier jour, c'est vous qu'elle a aperçue entre elle et les millions qu'elle convoitait... C'est donc à vous que tout d'abord elle s'est attaquée. Un homme vaillant et loyal, M. Daniel Champcey, vous aimait ; il vous eût protégée, celui-là !... Elle l'a éloigné. Le monde eût pu s'intéresser à vous, prendre votre parti ; elle a obtenu de l'aveugle passion de votre père de vous calomnier, de vous perdre de réputation, de vous signaler au mépris du monde. Cependant il pouvait vous venir à la pensée de chercher un défenseur, il pouvait vous en surgir un... Elle a placé près de vous son âme damnée, son espion, un faussaire, un malfaiteur qu'elle savait prêt à tout, même à des besognes capables de faire reculer de peur et de dégoût le plus féroce et le plus lâche forçat... Maxime de Brévan, enfin !...

L'excès même de son affreuse émotion avait rendu à Mlle Henriette une partie de ses forces.

-- Eh ! monsieur, interrompit-elle, ne vous ai-je pas dit, au contraire, que c'est Daniel lui-même qui m'a confiée à M. de Brévan ; ne vous ai-je pas dit...

Un ricanement du vieux brocanteur lui coupa la parole.

-- Qu'est-ce que cela prouve ?... interrompit-il. L'adresse de Maxime de Brévan à exécuter les ordres de Sarah... Pour s'emparer plus sûrement de votre esprit, il avait commencé par s'emparer de la confiance de M. Daniel Champcey. Comment il y est parvenu... c'est ce que j'ignore... Mais nous le saurons quand il le faudra, car nous saurons tout !... Et c'est ainsi que par M. de Brévan, Sarah était informée de toutes vos pensées, de toutes vos espérances, de tout ce que vous écriviez à M. Champcey et de tout ce qu'il vous répondait... Car il vous répondait, n'en doutez pas, et on confisquait ses lettres, de même que très-vraisemblablement on a intercepté toutes les vôtres, j'entends toutes celles que vous n'avez pas mises à la poste vous même... Cependant, tant que vous viviez près de votre père, Sarah ne pouvait rien contre votre vie... Elle résolut donc de vous contraindre à fuir, et les ignobles persécutions de M. Thomas Elgin commencèrent... Vous avez cru, vous croyez peut-être encore que cet abject bandit espérait obtenir votre main !... Détrompez-vous !... Vos ennemis devaient connaître assez votre caractère pour savoir que vous garderiez inébranlablement la foi jurée à M. Champcey... Mais il fallait bien vous forcer à vous livrer à M. de Brévan... Et, en effet, malheureuse enfant, vous vous êtes livrée... Pas plus que sir Tom, Maxime ne s'était bercé de l'espoir de devenir votre mari !... Il s'attendait, le jour où il osa s'avancer vers vous les bras ouverts, à être repoussé avec dégoût... Mais il avait ordre d'ajouter la terreur de ses poursuites aux horreurs de votre isolement et de votre détresse.

Car il était sûr, l'infâme, que le secret de vos tortures serait bien gardé... Il avait choisi la maison où vous deviez mourir de misère et de faim, les Chevassat ne pouvaient pas n'être pas pour lui des complices dévoués jusqu'au crime... Et c'est ainsi qu'il eut l'épouvantable audace, la barbarie incompréhensible, d'épier votre lente agonie, trouvant sans doute que vous tardiez bien de recourir au suicide...

Vous y avez eu recours cependant, et votre mort eût réalisé leurs funèbres prévisions, sans la miraculeuse intervention de la Providence, qui toujours, tôt ou tard, prend sa revanche, quoi qu'en disent les scélérats pour se rassurer... Oui, les misérables se croyaient certainement débarrassés de vous, quand je suis arrivé... La Chevassat, le matin, avait dû leur dire : « C'est pour ce soir. » Et le soir même, Brévan, Sarah et sir Tom accouraient, palpitants d'espoir, demander : « Est-ce fini ?... »

Immobile et plus blanche qu'un marbre, les lèvres entr'ouvertes, la pupille démesurément dilatée, Mlle Henriette écoutait...

C'était comme un éblouissant rayon de soleil éclairant tout à coup les plus sombres profondeurs de l'abîme où elle avait été précipitée.

-- Oui, murmurait-elle, oui, j'y vois clair à cette heure...

Puis, comme le vieux brocanteur, hors d'haleine et la voix enrouée par la colère, s'arrêtait :

-- Cependant, monsieur, interrogea-t-elle avec une visible hésitation, il est une circonstance qui demeure pour moi inexplicable : Sarah prétend que c'est à son insu qu'on a fabriqué le faux qui a provoqué l'ordre d'embarquement de Daniel... Elle m'a déclaré qu'elle eût voulu le retenir, qu'elle l'aime, qu'elle en est aimée...

-- Ah ! ne croyez pas un mot de ces infamies ! interrompit la sœur du père Ravinet.

Mais le bonhomme se grattant la tête :

-- Non certes, il ne faut pas les croire, approuva-t-il et cependant, il pourrait bien y avoir là-dessous quelque diablerie... à moins que... Mais non, ce serait trop de bonheur pour nous !... À moins que Sarah n'aimât réellement M. Daniel Champcey...

Et comme s'il eût craint de laisser voir les espérances qu'il fondait sur cette circonstance :

-- Mais revenons au positif, reprit-il. Rassurée de votre côté, Sarah s'est retournée vers votre père. Pendant qu'on vous assassinait lentement, elle abusait de l'inexpérience de M. de la Ville-Haudry pour l'engager dans une voie au bout de laquelle il laisserait son honneur... Remarquez, je vous prie, que les articles du journal sont datés du jour qui, selon les calculs de Sarah, devait être celui de votre mort... Là est la preuve de son crime. Se croyant débarrassée de la fille, il est évident qu'elle s'est dit : Au père, maintenant !

Ce fut comme un jet de flamme, qui courut dans les veines de Mlle Henriette et empourpra son visage.

-- Dieu puissant !... s'écria-t-elle, l'évidence éclate, de l'effroyable machination !... Ils se sont dit, les lâches assassins, que le comte de la Ville-Haudry ne survivrait pas à une flétrissure attachée à son nom... et ils ont tout osé, sûrs de l'impunité, certains que cet homme d'honneur emporterait au tombeau les secret de leur scélératesse et de la plus inouïe des spoliations !...

D'un geste lent, le père Ravinet essuyait son front moite de sueur.

-- Oui, répondit-il d'une voix sourde, oui, tel a dû être... tel a été certainement le calcul de Sarah Brandon...

Mais, admirable d'énergie. Mlle Henriette s'était redressée et, les narines gonflées, l'œil flamboyant de résolution :

-- Vous le saviez ! interrompit-elle, vous saviez qu'on assassinait mon père, et vous ne m'avez pas prévenu... Ah ! c'est un ménagement cruel, monsieur !...

Et, prompte autant que l'éclair, elle s'élança, et elle se serait précipitée dehors si la sœur du père Ravinet ne se fût jetée devant la porte :

-- Henriette !... pauvre enfant, où courez-vous ?...

-- Au secours de mon père, madame, qui peut-être en ce moment, comme moi hier à pareille heure, se débat et râle dans les dernières convulsions de l'agonie...

Hors d'elle-même, elle s'était cramponnée à la poignée de la porte, et elle employait tout ce qu'elle avait de forces à écarter la vieille dame, quand le père Ravinet lui saisit le bras :

-- Mademoiselle, disait-il, au nom du ciel ! je vous jure... ma sœur va vous jurer sur son honneur que la vie du comte de la Ville-Haudry ne court aucun danger.

Elle cessa de se débattre, mais la plus poignante anxiété se lisait toujours sur son visage.

-- Voulez-vous donc, poursuivit le vieux brocanteur, compromettre notre triomphe !... Tenez-vous à donner l'éveil à nos ennemis, à les mettre sur leurs gardes, à nous enlever tout espoir de vengeance !...

D'un mouvement machinal. Mlle Henriette passait et repassait la main sur son front, comme si elle eût espéré ainsi ramener le calme dans son cerveau.

-- Et notez, continuait le bonhomme d'une voix persuasive, que votre imprudence sauverait nos ennemis et non pas votre père... Réfléchissez et répondez-moi : Croyez-vous, là, sincèrement, que vos affirmations auraient raison de celles de Sarah Brandon ?... Ce serait méconnaître l'infernale astuce de votre ennemie... Allez, toutes ses mesures sont prises pour que rien n'ébranle la foi que votre père a en elle, pour qu'il meure dupe comme il a vécu, en murmurant dans un suprême élan d'amour le nom de celle qui le tue !...

Si écrasantes étaient ces objections que Mlle de la Ville-Haudry, lâchant la poignée de la porte, revint lentement s'asseoir près du foyer.

Et cependant, elle était loin d'être rassurée.

-- Si je m'adressais à la justice ?... proposa-t-elle tout à coup.

La sœur du père Ravinet était venue se placer près de Mlle Henriette et lui avait pris les mains :

-- Pauvre enfant, murmura-t-elle, vous ne voyez donc pas que toute la puissance de cette créature maudite est dans les moyens qu'elle emploie et qui échappent à l'action de la justice humaine !... Croyez moi, mon enfant, remettez-vous en aveuglement à mon frère.

De nouveau, le vieux brocanteur était venu s'adosser à la cheminée.

-- Oui, ayez confiance en moi, mademoiselle Henriette, insistait-il, car autant que vous j'ai eu à maudire Sarah Brandon, et plus que vous je la hais... Ayez confiance, car voici des années que ma haine veille, cherchant comment l'atteindre, comment lui rendre les tortures qu'elle m'a infligé. Oui, il y a des années qu'altéré de vengeance, perdu dans l'ombre je m'attache à elle avec l'implacable patience du sauvage qui suit la piste de l'ennemi qu'il veut frapper... Pour la connaître, elle et les misérables qui l'entourent, pour découvrir qui ils sont, d'où ils viennent, comment ils se sont rencontrés et quels crimes les ont associés, j'ai plongé en pleine boue et j'ai remué des monceaux d'infamies... Mais je sais tout... Et pourtant, dans la vie de Sarah Brandon, dans cette vie souillée de vols et de meurtres, je n'avais rien trouvé jusqu'à ce jour, tant sa scélératesse est profonde, qui tombât sous le coup de la loi...

Il eut un geste de triomphe, et d'une voix éclatante :

-- Mais cette fois, poursuivit-il, le succès lui semblait si facile et si sûr, qu'elle a négligé ses raffinements ordinaires... Pressée de jouir des millions volés, d'autant plus lasse de la comédie d'amour qu'elle joue à votre père, que peut-être elle aime véritablement, elle s'est trop pressée... Et elle est perdue si nous ne nous pressons pas trop nous-mêmes...

Quant à ce qui concerne votre père, mademoiselle, voici les motifs de ma sécurité. De par le contrat de votre mère et par suite de l'héritage de 1,500,000 fr. qu'elle a recueilli d'un de ses oncles, vous êtes créancière de la fortune de votre père pour une somme de deux millions hypothéqués sur ses propriétés de l'Anjou, et qu'il n'a pu toucher malgré sa ruine... S'il mourait avant vous, cette somme vous resterait... si vous mourez avant lui, au contraire, elle lui revient... Or, dans son insatiable cupidité, Sarah c'est juré qu'elle aurait cette somme...

-- Ah ! vous avez raison, dit Mlle Henriette, l'intérêt de Sarah est que mon père vive, et il vivra, tant qu'elle ignorera si je suis morte ou vivante, tant qu'elle ne saura pas ce que je suis devenue.

-- Et elle ne l'apprendra pas de sitôt !... murmura le bonhomme.

Puis, riant d'un petit rire silencieux :

-- Aussi, faut-il voir l'anxiété de vos ennemis depuis que vous leur avez glissé entre les mains... La Chevassat, hier soir, avait pris allègrement son parti de votre fuite ; mais, ce matin, c'était une autre affaire... Maxime de Brévan est venu qui lui a fait une scène terrible, et qui l'a battue, Dieu me pardonne, l'infâme ! pour s'être lâchée de sa surveillance... Le gredin a passé sa journée à courir de la préfecture de police à la Morgue... Dame ! dénuée de tout et à demi nue comme vous l'étiez, où pouviez-vous aller ? Moi, je n'ai pas paru, et les Chevassat sont à mille lieues de soupçonner ma complicité... Ah ! notre tour ne tardera pas à venir, mademoiselle, si vous vous conformez à mes indications...

Il était plus de neuf heures quand le vieux brocanteur, sa sœur et Mlle Henriette se mirent à table pour dîner...

Mais aussi le bon sourire de l'espérance était revenu aux lèvres de la jeune fille, quand vers minuit le père Ravinet se retira en lui disant :

-- À demain soir, j'aurai des nouvelles... j'irai au ministère de la marine !...

Le lendemain, en effet, il apparut comme six heures sonnaient... Mais en quel état !... Il tenait à la main une sorte de sac de voyage et ses regards et ses mouvements étaient ceux d'un fou.

-- De l'argent !... cria-t-il à sa sœur dès le seuil, je crains de n'en pas avoir assez... et hâte-toi, il faut qu'à sept heures quinze je sois à la gare de Lyon...

Et comme sa sœur et Mlle Henriette, effarées, lui demandaient :

-- Qu'est-ce ?... Qu'y a-t-il ?...

-- Il y a, répondit-il, rayonnant de joie, que le ciel décidément se déclare pour nous. Je suis allé au ministère. La Conquête doit rester encore un an en Cochinchine, mais M. Daniel Champcey rentre en France... Il a dû s'embarquer sur un navire de commerce, le Saint-Louis , qu'on attend à Marseille au premier jour, s'il n'y est déjà arrivé... Et moi, je pars pour Marseille, il faut que je voie M. Champcey avant tout le monde !...

Et sa sœur lui ayant remis deux billets de mille francs, il s'élança dehors en criant :

-- Demain, vous aurez une dépêche télégraphique.

XXII

S'il est, dans notre civilisation une profession pénible entre toutes, c'est assurément celle de marin.

Si pénible, que c'est presque à se demander comment des hommes se trouvent assez hardis pour l'embrasser, assez obstinés en leurs résolutions pour ne la point abandonner après l'avoir éprouvée.

Non à cause de ses hasards, de ses fatigues et de ses périls, faits au contraire pour tenter et séduire une imagination aventureuse, mais parce qu'elle crée une existence à part, et qu'il ne semble pas que les devoirs qu'elle impose se puissent concilier avec la libre disposition de soi.

Il n'est pas d'hommes, cependant, qui plus que les marins aient l'esprit et l'amour du foyer. Il en est peu qui ne se marient pas...

Et par une sorte de grâce d'état, on les voit s'installer comme pour l'éternité dans leur félicité passagère, insoucieux de l'événement du lendemain...

Mais voici qu'un matin, tout à coup, un large pli arrive du ministère de la marine...

C'est un ordre d'embarquement.

Il faut embarquer, abandonner tout et tous, mère, famille, amis, l'épousée de la veille, la jeune femme qui sourit au berceau d'un nouveau-né, la fiancée qui déjà essayait son voile de mariée...

Il faut partir et étouffer toutes ces voix sinistres qui, du plus profond de l'âme, montent et crient :

-- Te sera-t-il donné de revenir, et, si tu reviens, les retrouveras-tu tous, ces êtres chéris, et si tu les retrouves, n'auront-ils pas changé, auront-ils gardé pieusement ton souvenir comme tu garderas le leur ? »

Être heureux et en être réduit à ouvrir au malheur cette porte fatale : l'absence !...

Ainsi, n'est-ce que dans les romans maritimes et dans les opéras-comiques, qu'on voit, à l'appareillage d'un navire, tous les matelots célébrer le départ en chantant leurs plus joyeuses chansons.

L'appareillage, toujours, est solennel, grave, triste...

Tel devait être, tel fut l'appareillage de la Conquête , la frégate où embarquait Daniel Champcey avec le grade de lieutenant.

Et certes, ce n'était pas sans raison qu'au ministère on lui avait ordonné de se hâter ; la frégate, mouillée sur rade, n'attendait que lui...

Arrivé à Rochefort le matin à cinq heures, le soir même il couchait à bord, et le lendemain, au jour, la Conquête mettait à la voile.

Mais plus que tous les autres, et bien qu'il réussit à affecter une sorte d'insouciance, Daniel souffrait.

Cette pensée qu'il laissait Mlle de la Ville-Haudry aux mains d'aventuriers qu'il savait capables de tout, était comme une plaie vive qu'exaspéraient ses réflexions...

À mesure que le sang-froid lui revenait et que l'apaisement se faisait dans son esprit, mille doutes affreux l'assiégeaient au sujet de Maxime de Brévan.

Ne serait-il pas assailli de tentations étranges quand il se trouverait rapproché d'une riche héritière, telle que Mlle Henriette, ne convoiterait-il pas ses millions et ne chercherait-il pas à abuser de sa situation particulière pour s'en emparer ?...

La foi de Daniel en sa fiancée était trop absolue, pour que le soupçon lui vint, même qu'elle pût écouter M. de Brévan...

Mais il raisonnait assez juste, désormais, pour se dire que la situation de son amie serait terriblement aggravée, si M. de Brévan, furieux d'un refus, trahissait son mandat et passait à l'ennemi, c'est-à-dire à la comtesse Sarah...

-- Et moi, pensait-il, qui dans mes dernières instructions recommande à Henriette de suivre les conseils de Maxime, comme les miens propres !...

C'est à peine si, déchiré par ces affreuses angoisses, il daignait se rappeler qu'il avait confié tout ce qu'il possédait à Maxime... Que lui importait sa fortune !...

Cependant, ce lui fut une véritable faveur de la destinée, que la Conquête , dès son sixième jour de mer, essuyât un coup de vent terrible, qui pendant soixante douze heures la mit en péril.

La conscience de sa responsabilité pendant que la mer démontée ballottait la frégate comme un liège, l'excitation de la lutte contre les éléments, les écrasantes fatigues du service, tuèrent en lui la pensée, et il put dormir d'un profond sommeil, ce qui ne lui était pas arrivé depuis son départ de Paris...

Et à son réveil, il fut surpris de se sentir relativement calme.

Désormais sa destinée devait se décider sans lui, son impuissance à rien tenter qui put influencer les événements lui était démontrée... Une morne résignation succéda à ses effroyables agitations.

Une seule espérance alors le ranimait : l'espérance de recevoir bientôt une lettre de Mlle Henriette, ou qui sait, d'en trouver une en arrivant à destination.

Car il n'y avait rien d'impossible à ce que la Conquête fût devancée par un navire parti trois semaines après elle.

La Conquête , vieille frégate en bois et à voiles, justifiait la réputation qu'elle avait d'être la plus mauvaise marcheuse de la marine française... et de plus, de continuelles alternatives de calme plat et de coups de vent la retenaient en route bien au-delà du temps ordinaire.

Jamais, disaient les plus vieux maris, on n'avait vu traversée si lente.

Et pour ajouter aux ennuis, la Conquête était tellement encombrée de monde, que matelots et officiers avaient à peine la moitié de l'étroit espace qui leur est accordé habituellement.

Il y avait à bord, outre l'équipage, un demi-bataillon d'infanterie de marine et cent soixante ouvriers de métiers divers, recrutés par le gouvernement pour le service de ses établissements.

Quelques-uns de ces ouvriers emmenaient leur famille, résolus à se fixer en Cochinchine, mais les autres, jeunes pour la plupart, n'avaient cherché dans cette longue campagne qu'une occasion de voir du pays, d'affronter l'inconnu, de gagner peut-être beaucoup d'argent.

On les employait à aider à la manœuvre, et c'étaient de braves garçons, a l'exception de quatre ou cinq, si turbulents, qu'à diverses reprises il avait fallu les mettre aux fers...

Les journées passaient néanmoins, et il y avait près de trois mois que la Conquête tenait la mer, quand, une après-midi, pendant que Daniel surveillait une manœuvre difficile, au moment d'un grain violent, on le vit tout à coup chanceler, battre l'air de ses bras et tomber à la renverse sur le pont...

On accourut, on le releva, mais il ne donnait plus signe de vie, et le sang lui sortait à flots de la bouche et du nez.

D'un caractère égal, comme tous les hommes dont l'âme fière plane bien au-dessus des intérêts mesquins, assez sûr de son influence pour atténuer autant qu'il était en lui les rigueurs de la discipline, Daniel était adoré de l'équipage.

C'est dire qu'au bruit de l'accident, circulant, en deux secondes, d'un bout à l'autre de la frégate, et jusqu'en ses profondeurs, matelots et officiers accoururent l'angoisse peinte sur le visage.

Qu'était-il arrivé ? C'est ce que nul ne pouvait dire, personne n'ayant rien vu... Cependant ce devait être quelque chose de très-grave, à en juger par la large flaque de sang qui rougissait le pont à l'endroit où le jeune lieutenant était si soudainement tombé...

On l'avait porté à l'infirmerie, et après lui avoir fait reprendre ses sens, les chirurgiens ne tardèrent pas à reconnaître la cause de sa chute et de son évanouissement...

Il avait à la tête, un peu en arrière de l'oreille gauche, une énorme plaie contuse, telle qu'eût pu la produire un lourd marteau manié par un bras robuste.

D'où provenait ce coup si terrible, que c'était miracle que le crâne n'eût pas été fracturé ?... Voilà ce que ne pouvaient s'expliquer, ni les médecins, ni les officiers qui entouraient le lit du blessé.

Interrogé, Daniel ne put donner à cet égard aucun éclaircissement.

Personne n'était à ses côtés et il n'avait vu s'approcher personne de lui au moment de l'accident, et le choc avait été si violent qu'il était tombé comme foudroyé...

Ces détails rapportés aux matelots et aux émigrants réunis sur le pont, furent accueillis par des sourires d'incrédulité, puis par une clameur d'indignation, quand on ne douta plus de leur exactitude.

Quoi !... le lieutenant Champcey avait été frappé, en plein soleil, au milieu de l'équipage !... Comment ? par qui ?

Cette affaire présentait un caractère mystérieux trop alarmant pour qu'il n'importât pas de l'éclaircir au plus tôt, et les matelots eux-mêmes ouvrirent sur-le-champ une espèce d'enquête.

Des cheveux et quelques caillots de sang qu'on découvrit sur une énorme poulie, donnèrent, à ce que l'on crut, le mot de l'énigme.

Il parut prouvé que la corde où était engagée cette lourde masse, avait glissé des mains d'un des matelots qui, montés dans les vergues, exécutaient la manœuvre commandée par Daniel...

Épouvanté des suites de sa maladresse, mais gardant néanmoins son sang-froid, cet homme avait remonté si vivement la poulie qu'il n'avait pas été remarqué.

Y avait-il à espérer qu'il s'accuserait ? Évidemment non... D'ailleurs, à quoi bon !... Le blessé fut le premier à prier de discontinuer les recherches.

Puis, comme au bout de quinze jours le lieutenant Champcey reprit son service, on cessa de parler de cet accident, un de ceux qui par malheur se renouvellent le plus fréquemment.

Et d'ailleurs l'idée que la Conquête approchait de sa destination occupait tous les esprits et suffisait à toutes les conversations...

Et, en effet, un beau soir, au coucher du soleil, la terre fut signalée, et le lendemain, au jour, la frégate entrait à pleines voiles dans le Don-Naï, le roi des fleuves de la cochinchine, si large et si profond que les vaisseaux du plus fort tonnage le remontent sans difficultés pour s'amarrer aux quais de Saïgon...

Debout sur le pont, Daniel regardait défiler les paysages monotones de cette étrange contrée, dont le sol, une vase noire et inconsistante, a des exhalaisons mortelles...

Après des mois de traversée, il trouvait un charme mélancolique aux rives du Don-Naï, ombragées de manguiers et de palétuviers dont les souples racines rampaient et plongeaient au loin dans l'eau boueuse, rives mornes, où s'étale une végétation molle et douce, qui offre à l'œil la gamme entière des verts, depuis le vert glauque et maladif des idrys, jusqu'au vert sombre et métallique du sténia...

Plus loin du bord, les hautes herbes, les lianes, les alvès et les cactus formaient des fourrés impénétrables, d'où s'élançaient comme des fûts de colonnes, des cocotiers gigantesques et le plus gracieux des arbres de la création, le palmier arae.

Et par les éclaircies, on apercevait, se déroulant jusqu'au fond de l'horizon, les rizières malsaines, une plaine immense de boue, recouverte d'un tapis de verdure qui ondulait, se creusant et se soulevant sous la brise, comme la mer...

-- Voici donc Saïgon !... s'écria près de Daniel une voix joyeuse.

Il se retourna... C'était le meilleur camarade qu'il eût à bord, un lieutenant comme lui, qui était venu se placer à ses côtés, et qui, lui tendant une longue-vue, ajoutait avec un grand soupir de satisfaction :

-- Tiens, là, regarde !... Enfin nous arrivons !... Avant deux heures, ami Champcey, nous serons au mouillage.

Dans le lointain, en effet, on discernait, se profilant sur l'azur foncé du ciel, le toit recourbé des pagodes de Saïgon.

Une grande heure encore s'écoula, et enfin, à un détour du fleuve, la ville apparut, misérable, n'en déplaise aux géographes, en dépit des immenses travaux de la colonisation française...

Saïgon, c'est surtout une longue rue qui côtoie la rive droite du Don-Naï, rue primitive, non pavée, coupée de fondrières, interrompue par de larges espaces vides et bordée de maisons de bois, recouvertes de paille de riz et de feuilles de palmier.

Des milliers de barques se pressent contre le bord du fleuve, le long de cette rue, et forment comme un faubourg flottant, où grouille une population étrange, d'Annamites, de Chinois et d'Hindous...

Au second plan, seulement, apparaissent quelques maisons de pierre, dont les toits de tuiles rouges rassurent l'œil, et de distance en distance, une ferme annamite, bâtie en quinconce, qui semble se cacher dans des massifs d'araquiers...

Enfin, sur une éminence, se dressent la citadelle, l'arsenal, la maison du commandant français et l'ancienne habitation du colonel espagnol...

Mais elle paraît toujours belle, la ville où l'on débarque après une traversée de plusieurs mois !...

Et dès que la Conquête se balança tranquille sur ses ancres, tous les officiers, à l'exception de l'enseigne de service, se firent conduire à terre et coururent à la maison du gouvernement, demander s'ils n'avaient pas été devancés par des lettres de France...

Considérant la longueur anormale de leur voyage, tous avaient le même espoir que Daniel, d'être dépassés par quelque bâtiment parti bien après eux.

Et leur espérance ne fut pas déçue.

Deux trois-mâts, l'un français, l'autre anglais, qui avaient mis à la voile près d'un mois après la Conquête , étaient arrivés depuis le commencement de la semaine avec des dépêches...

Il s'y trouvait deux lettres à l'adresse de Daniel, et c'est d'une main fiévreuse et le cœur battant à rompre, qu'il les prit des mains d'un vieil employé.

Mais au premier coup d'œil jeté sur les adresses, il pâlit... Il ne reconnaissait pas l'écriture de Mlle Henriette...

N'importe !... il brisa les enveloppes et courut aux signatures...

L'une des lettres était signée : « Maxime de Brévan, » l'autre : « Comtesse de la Ville-Haudry, née Sarah Brandon... »

C'est par cette dernière que Daniel commença.

Après lui avoir fait part de son mariage, Sarah lui exposait longuement la conduite de Mlle Henriette le jour même de la noce.

« -- Une autre que moi, disait-elle, lui en voudrait mortellement de cette insulte atroce et abuserait de sa situation pour s'en venger... Mais moi, qui jamais n'ai rien pardonné, je pardonnerai, Daniel, en mémoire de vous, et parce que je ne saurais voir souffrir qui vous a aimé !... »

Et, en post-scriptum elle ajoutait :

« Ah ! que n'avez-vous empêché mon mariage, quand d'un mot vous le pouviez... On me croit parvenue au comble de mes vœux... Je n'ai jamais été si malheureuse !... »

Cette lettre arracha une exclamation de rage à Daniel. Il n'y voyait qu'une sanglante ironie.

-- Cette misérable, pensait-il, se joue de moi, et si elle écrit qu'elle n'en veut pas à Henriette, il faut lire qu'elle la hait et la martyrise...

La lettre de M. de Brévan, par bonheur, le rassura, un peu. Maxime confirmait les dires de la comtesse Sarah, ajoutant de plus que Mlle de la Ville-Haudry était fort triste, mais calme et résignée, et que sa belle-mère la traitait avec la plus grande douceur...

Le surprenant, c'est que M. de Brévan ne soufflait mot de la fortune qui lui avait été confiée, ni du système de vente qu'il adoptait pour les terres, ni du prix qu'il en trouvait...

Mais Daniel ne remarqua pas cela ; toute sa pensée était à Mlle Henriette...

-- Ne pas m'avoir écrit, pensait-il, quand les autres ont trouvé le moyen de m'écrire !

Accablé de tristesse, il était allé s'asseoir sur un banc de bois, dans l'embrasure d'une fenêtre de la salle où se distribuaient les lettres.

Franchissant les espaces immenses qui le séparaient de la France, sa pensée errait sous les ombrages des jardins de l'hôtel de la Ville-Haudry... Il lui semblait que par un jet tout-puissant de sa volonté, il s'y trouvait transporté... Et, de même qu'au dernier rendez-vous, il croyait voir aux pâles clartés de la lune la robe de son amie glisser entre les grands arbres...

Une tape amicale sur l'épaule le ramena brusquement au monde réel...

Quatre ou cinq officiers de la Conquête l'entouraient, insoucieux et gais, eux, le rire sur les lèvres.

-- Eh bien !... mon cher Champcey, disaient-ils, venez-vous ?

-- Où ?

-- Dîner, parbleu !

Et, comme il les regardait de l'air d'un homme éveillé en sursaut, et qui n'a pas eu le temps de rassembler toutes ses idées :

-- Et bien ! dîner, ajoutèrent-ils. Saïgon possède, paraît-il, un restaurant français admirable, dont le cuisinier, un Parisien, est tout bonnement un grand artiste... Allons, debout et en route !

Mais Daniel était à un de ces instants où la solitude a d'irrésistibles attraits.

Il frémissait à l'idée d'être arraché à ses mélancoliques rêveries, d'être obligé de se mêler à une conversation, de parler, d'écouter, de répondre...

-- Je ne dînerai pas avec vous ce soir, dit-il à ses camarades.

-- C'est une plaisanterie !...

-- Non ; il faut que je rentre à bord...

Les autres, alors, furent frappés de la tristesse de son accent, et changeant de visage, de l'air du plus affectueux intérêt :

-- Qu'avez-vous, Champcey ? interrogèrent-ils. Venez-vous d'apprendre quelque malheur, une mort ?...

-- Non.

-- Les lettres de France, que vous tenez...

-- Ne m'annoncent rien de fâcheux... J'espérais des nouvelles qui ne sont pas venues, voilà tout !...

-- Alors, sacrebleu ! accompagnez-nous !

-- N'insistez pas... je serais un trop triste convive.

On insista, néanmoins, comme insistent les amis qui jamais ne veulent comprendre qu'on ne soit pas tenté par ce qui les séduit, mais rien ne put changer la détermination de Daniel.

Sur le seuil de la maison du Gouvernement, il se sépara de ses camarades et reprit seul, tristement, le chemin du port.

Il arriva sans encombre au bord du Don-Naï, mais alors se présentèrent des difficultés qu'il n'avait pas prévues.

La nuit était si obscure qu'à peine il y voyait pour guider sa marche le long d'une sorte de quai en construction, semé d'énormes pierres et de fondrières... Pas une lumière aux fenêtres des maisons d'alentour. Tels efforts qu'il fit pour percer les ténèbres, il ne distinguait rien que la silhouette noire des navires se balançant à l'ancre au milieu du fleuve, et la lueur des fanaux tremblant au courant de l'eau.

Il appela... nulle voix ne répondit... Le silence, aussi profond que les ténèbres, n'était troublé que par le sourd grondement du Don-Naï, roulant à pleins bords ses eaux boueuses.

-- Je suis fort capable, pensait Daniel, de ne pas retrouver le canot de la Conquête .

Il le trouva cependant, après de longues recherches, amarré et comme perdu parmi quantité de barques du pays.

Seulement, le canot lui parut vide.

Ce n'est qu'après y être descendu, qu'il y découvrît un mousse qui, couché dans le fond, dormait à poings fermés, roulé dans le tapis qu'on jette sur les bancs de l'arrière pour les officiers.

Daniel l'ayant secoué, il se dressa sur ses jambes en maugréant, et tout hébété de sommeil.

-- Qu'est-ce qu'il y a donc !... grognait-il.

-- Où est l'équipage ?... interrogea Daniel.

Tout à fait réveillé, le mousse qui avait de bons yeux, avait aperçu dans la nuit l'or des épaulettes. Aussi, devenu soudainement respectueux :

-- Mon lieutenant, répondit-il, tous les hommes sont en ville.

-- Comment, tous...

-- Dame ! oui, mon lieutenant... Quand les officiers sont descendus à terre, ils ont dit au patron qu'ils ne rentreraient pas de sitôt, et qu'il pouvait prendre trois heures pour manger un morceau et boire un coup, à condition que les hommes ne se soûlent pas...

C'était exact, et Daniel avait oublié le détail.

-- Et où sont-ils allés ? demanda-t-il.

-- Je ne sais pas, mon lieutenant.

Un moment Daniel mesura du regard le grand et lourd canot, comme s'il eût songé à gagner avec la Conquête , sans autre aide que celle du mousse... Mais non, c'était impraticable.

-- Allons, rendors-toi, dit-il au jeune garçon.

Et sautant à terre, non sans laisser échapper une exclamation de dépit, il allait se mettre à la recherche de ses camarades, quand il vit surgir de l'ombre, pour ainsi dire, à ses côtés, un homme dont il lui était impossible de distinguer les traits.

-- Qui va là ? fit-il.

-- Monsieur l'officier, répondit l'homme en un jargon à peine compréhensible, mélange affreux de français, d'espagnol et d'anglais, j'ai entendu ce que vous disiez au petit qui est là dans ce canot.

-- Eh bien ?

-- J'ai pensé que vous voudriez rentrer à bord, monsieur l'officier.

-- En effet...

-- Pour lors, si vous voulez, comme je suis batelier, je vous traverserai.

Daniel n'avait aucune raison de se défier de cet homme.

Dans les ports de mer, à toute heure de jour et de nuit, on en trouve ainsi sur les quais, guettant les matelots en retard, à qui, par exemple, ils font payer cher leurs services.

-- Ah ! tu es batelier ! dit Daniel avec une très-sincère satisfaction... Eh bien ! où est ton bateau ?...

-- : Là, monsieur l'officier, à deux pas, vous n'avez qu'à me suivre... Mais vous, où est le navire que vous voulez rejoindre ?

-- Tiens là !...

Et Daniel lui montrait à six ou sept cents mètres, la Conquête très-reconnaissable à ses feux.

-- C'est loin, grogna l'homme, la marée baisse, le courant est dur.

-- Tu auras quarante sous pour ta peine.

Joyeusement l'homme frappa ses mains l'une contre l'autre.

-- Ah ! comme cela, bon !... dit-il... Alors, avancez, monsieur l'officier... encore un peu, bien !... C'est ce bateau-là qui est le mien, entrez, et tenez-vous bien...

Daniel suivit ces indications, mais il fut si frappé de la maladresse de l'homme à démarrer sa barque et à la pousser dans le courant, qu'il ne put s'empêcher de lui dire :

-- Ah ça, mais tu n'es pas batelier de ton état, mon garçon.

-- Pardonnez-moi, monsieur l'officier, et je l'étais dans mon pays avant de l'être ici.

-- Quel est ton pays ?

-- Shang-Haï.

-- N'importe, tu as encore beaucoup à apprendre avant de devenir matelot.

Cependant, le bateau étant fort petit, une véritable coquille de noix, Daniel se dit qu'au besoin il prendrait les avirons et passerait son passeur...

Sur quoi, s'étant assis, les jambes allongées, il retomba dans ses méditations...

Il en fut tiré, le malheureux, par une épouvantable sensation.

Par suite d'un choc, d'une fausse manœuvre ou de tout autre accident, le bateau avait chaviré, et Daniel venait d'être précipité dans le fleuve... Et pour comble, un de ses pieds était si fortement engagé entre un banc et le bordage, que ses mouvements étaient paralysés et qu'il se trouvait sous l'eau...

Il vit cela comme en un éclair, et sa première pensée fut :

-- Je suis perdu...

Mais si désespérée que fût sa situation, il n'était pas homme à s'abandonner...

Rassemblant par un seul et suprême effort tout ce qu'il avait de vigueur et d'énergie, il se cramponna au bordage du bateau renversé sur lui et imprima une si violente secousse, qu'il dégagea son pied et du même coup remonta à la surface.

Il était temps. Déjà il avait bu une gorgée.

-- Maintenant, pensa-t-il, j'ai une chance de salut !

Chance, bien frêle, hélas ! et si chétive, qu'il fallait pour s'y attacher la robuste volonté de Daniel et son indomptable courage.

Un courant furieux l'emportait comme une paille, le bateau chaviré qui l'eût aidé à se soutenir lui avait échappé, il ne savait rien de ce redoutable Don-Naï, sinon qu'il allait toujours s'élargissant, et rien ne pouvait le guider, par cette nuit si obscure que l'eau et la terre, le fleuve et ses rives se confondaient en d'uniformes et insoutenables ténèbres.

Qu'était devenu le batelier cependant ? À tout hasard, Daniel appela.

-- Ohé !... l'homme !...

Pas de réponse... Avait-il été entraîné ?... Regagnait-il le bord ?... Était-il déjà noyé ?...

Mais voici que soudain le cœur de Daniel tressaillit de joie et d'espoir.

Il venait de découvrir à une centaine de mètres plus bas la lueur rouge d'un fanal lui annonçant un bâtiment à l'ancre.

Tous ses efforts tendaient vers ce but...

Il y était porté avec une rapidité vertigineuse, bientôt il y toucha presque... Et alors, avec un incroyable sang-froid et une merveilleuse précision, au moment où le courant le poussa près de la chaîne d'une ancre, il la saisit... Il s'y maintint, et ayant repris haleine, par trois fois, de toute la puissance de ses poumons, il poussa un cri si aigu, qu'il domina les sourds mugissements du fleuve :

-- Au secours ! à moi !...

Du navire, un grand cri : « -- Tiens ferme !... » répondit, lui prouvant que son appel avait été entendu, et qu'on allait lui venir en aide.

Trop tard ! Un remous l'enveloppa, dont l'irrésistible violence arracha la chaîne, gluante de vase, à ses doigts crispés... Roulé par le tourbillon, il fut jeté rudement contre le bordage du navire, coula et fut entraîné...

Quand il revint sur l'eau, le fanal rouge était déjà bien loin, en amont, et en aval aucune lueur n'apparaissait plus.

Nul secours humain à attendre désormais... Daniel n'avait plus à compter que sur lui-même et à essayer de gagner un des bords...

Encore qu'il ignorât la distance qui l'en séparait, et qui peut-être était très-grande, la tâche ne lui eût pas semblé au-dessus de ses forces, s'il eût été nu... Mais ses vêtements le gênaient horriblement, et l'eau qui les pénétrait les rendait plus lourds de seconde en seconde.

-- Je coule définitivement, pensa-t-il, si je ne parviens pas à me déshabiller.

Nageur excellent, il accomplit ce tour de force -- car c'en était un dans sa position. Et quand après des prodiges de vigueur et d'adresse, il eût réussi à se débarrasser de ses chaussures...

-- Je m'en tirerai !... s'écria-t-il, comme s'il eût songé à défier l'aveugle élément contre lequel il luttait ; je reverrai Henriette !

Mais se déshabiller lui avait pris un temps énorme, et comment évaluer la distance que lui avait fait parcourir le courant, de plus de vingt kilomètres à l'heure !

Rassemblant ses souvenirs, il lui semblait avoir observé qu'à une lieue de Saïgon, le Don-Naï avait la largeur d'un bras de mer. Selon son estimation, il devait être à cet endroit.

-- N'importe !... se dit-il, j'arriverai...

Et lentement, d'un mouvement régulier et pour ainsi dire mécanique, ménageant sa respiration, il se mit à nager, obliquant autant qu'il le pouvait, sans trop de fatigue...

Ignorant de quel bord il était le plus rapproché, il s'était décidé, d'inspiration, à se diriger vers la rive droite, celle où est bâti Saïgon...

Il nageait depuis plus d'une demi-heure, et il commençait à sentir, non sans effroi, ses muscles se roidir, ses jointures perdre leur élasticité, sa respiration s'embarrasser, et ses extrémités se refroidir, quand le clapotis de l'eau lui annonça le voisinage de la terre.

Bientôt il toucha le fond... Il fit deux ou trois brasses encore, très-vite, mais au moment où prenant pied il se redressa, il enfonça jusqu'à mi-corps dans cette vase visqueuse et tenace, qui rend si dangereux tous les fleuves de la Cochinchine...

La terre était là, il la devinait, si l'obscurité l'empêchait de la voir, et cependant jamais sa situation n'avait été si désespérée... Ses jambes étaient prises comme dans un étau, l'eau bourbeuse bouillonnait presque au ras de sa bouche, et à chaque mouvement pour se dégager il enfonçait davantage, peu, mais toujours un peu plus.

Son sang-froid, de même que ses forces, commençait à l'abandonner, ses idées se troublaient, quand cherchant instinctivement un point d'appui, sa main heurta la racine d'un palétuvier...

Cette racine, ce pouvait être la vie !... Il en éprouva d'abord la solidité. La trouvant suffisamment résistante, sans secousses, mais avec la frénétique énergie de l'homme qui se noie, il se hâla dessus et se dégagea... Puis, rampant sur la vase traîtresse, il ne tarda pas à atteindre un terrain solide où il se laissa tomber épuisé.

Il était sauvé de l'eau, mais qu'allait-il devenir, seul, nu, exténué, transi, perdu par cette nuit noire, en ce pays inconnu et désert ?...

Au bout d'un moment, cependant, il se releva, mais dès qu'il voulut se mettre en route, il se trouva arrêté de tous côtés par des lianes et par les épines des cactus...

-- Allons, il faut rester ici jusqu'au jour ! se dit-il.

Et le reste de la nuit, il le passa à piétiner sur place et à battre des bras, pour combattre un froid mortel qui le pénétrait jusqu'à la moelle des os...

Les premières lueurs de l'aube lui montrèrent qu'il était comme emprisonné dans un fourré si inextricable qu'il se demanda s'il en sortirait...

Il en sortit, pourtant, et après quatre heures d'une marche effroyablement pénible, il atteignit Saïgon.

Des matelots d'un navire de commerce qu'il rencontra, lui prêtèrent des vêtements et le conduisirent à bord de la Conquête , où il arriva mourant.

-- D'où venez-vous, grand Dieu !... en cet état !... s'écrièrent ses camarades dès qu'ils l'aperçurent... Que vous est-il arrivé ?...

Et quand il leur eut raconté ses terribles émotions depuis le moment où il les avait quittés :

-- En vérité, mon cher Champcey, lui dirent-ils, vous avez de la chance... Voici le second accident auquel vous échappez miraculeusement... Gare au troisième, par exemple !...

« Gare au troisième ! » Oui, voilà précisément ce que se disait Daniel.

C'est qu'au milieu des souffrances de l'épouvantable nuit qu'il venait de passer, il avait fait d'étranges réflexions.

Cette poulie, lui tombant sur la tête, on ne savait de quelle main... ce bateau, chavirant tout à coup, sans cause apparente, était-ce bien naturel, et le hasard était-il seul coupable ?...

La maladresse de ce batelier, qui tout à coup était venu lui offrir ses services, lui était revenue en mémoire, et avait fait naître de singuliers doutes dans son esprit. Cet homme, si mauvais matelot, pouvait être un nageur de premier ordre, qui, ayant pris toutes ses mesures avant de faire chavirer le bateau, avait ensuite gagné sans peine la terre...

-- Ce batelier, pensait Daniel, voulait donc m'assassiner !... Pourquoi, dans quel but ?... Pour le compte d'autrui, évidemment... Mais qui donc a assez d'intérêt à ma mort pour payer des assassins ?... Sarah Brandon !... Ce n'est pas admissible.

Ce qui était bien moins admissible encore, c'était l'idée d'un misérable, payé par Sarah, se glissant sur la Conquête , et se trouvant à point nommé sur le quai de Saïgon, la première fois que Daniel y mettait le pied.

Cependant, ces soupçons, qu'il traitait d'absurdes, le tourmentaient si cruellement qu'il résolut d'essayer de les éclairer.

Pour commencer, il demanda la liste des hommes qui, la veille, étaient descendus à terre...

Il lui fut répondu que seuls les matelots composant l'équipage des canots étaient allés à Saïgon, mais que les émigrants ayant obtenu l'autorisation de débarquer en avaient pour la plupart profité.

Muni de ce renseignement, et bien qu'il eût peine à se tenir debout, Daniel se fit conduire chez le chef de la police de Saïgon, et en obtint un agent...

Suivi de cet agent, il se rendit sur le quai à l'endroit où le canot de la Conquête était amarré la veille, et là, il le chargea de demander si on ne s'était pas aperçu de la disparition d'un batelier.

Aucun batelier ne manquait, mais on amena à Daniel un pauvre diable d'Annamite qui depuis le matin errait le long du Don-Naï, s'arrachant les cheveux en disant qu'on l'avait ruiné, qu'on lui avait volé son bateau.

Daniel, la veille, n'avait pu distinguer ni les habits ni la taille de l'homme dont il avait accepté les services, mais il avait entendu sa voix et il en avait si bien l'intonation dans l'oreille, qu'il l'eût reconnue entre mille... La voix de l'Annamite n'y ressemblait en rien.

De plus, ce pauvre diable ne savait pas, dix personnes en témoignèrent, un seul mot de français. Né sur le fleuve et y ayant toujours vécu, il avait la réputation d'un très-habile marin.

Enfin il était bien évident que si cet homme eût fait le coup, il se serait bien gardé de réclamer son bateau.

Que conclure de cette enquête sommaire ?

-- Il n'y a pas à en douter, pensa Daniel, on a voulu m'assassiner !...

XXIII

Il n'est pas d'homme, si brave qu'on le suppose, qui ne frémisse à cette idée, qu'il vient d'échapper miraculeusement aux coups d'assassins inconnus.

Il n'en est pas qui ne sente son sang se figer dans ses veines, en songeant que ceux qui l'ont manqué renouvelleront sans doute leur tentative, et que le miracle ne se renouvellera peut-être pas.

Voilà où en était Daniel.

Il avait désormais cette effrayante certitude qu'une guerre à mort lui était déclarée, une guerre de sauvage, sans pitié, merci ni trêve, guerre de surprises et de traîtrises, d'embuscades et de ruses.

Il lui était prouvé que près de lui, dans son ombre, pour ainsi dire, marchait un invisible ennemi, stimulé par l'appât du gain, épiant ses moindres démarches, toujours en éveil, prêt à saisir l'occasion de le frapper.

Et par l'infernale adresse des deux tentatives avortées, Daniel pouvait mesurer la scélératesse supérieure de l'homme choisi et payé -- il le croyait du moins -- par Sarah Brandon.

Cependant il ne souffla mot des dangers qu'il courait, et même, une fois remis de la terrible secousse, il prit sur lui de dissimuler ses préoccupations sous une gaieté qu'on ne lui avait pas vue de tout le voyage.

-- Je ne veux pas, se disait-il, que l'ennemi soupçonne mes soupçons.

Mais de ce moment, ses défiances ne s'endormirent plus, et toutes ses démanches furent marquées au coin d'une savante circonspection.

Il ne mit plus un pied devant l'autre, pour ainsi dire, sans avoir tâté le terrain ; jamais il ne se suspendit à une tire-veille [2] sans en avoir sournoisement éprouvé la solidité ; il s'était fait une loi de ne plus rien prendre, ne fut-ce qu'un verre d'eau ou un fruit, hors de la table des officiers...

Assurément, ce perpétuel qui-vive, et cette prudence ombrageuse autant que la peur, répugnaient prodigieusement à son caractère hardi...

Seulement, il avait compris que l'insouciance en de telles conjonctures serait, non pas courage, mais duperie.

Un duel était engagé dont il voulait sortir vainqueur, c'était bien le moins qu'il ne s'offrit pas sans défense aux coups.

C'est qu'il lui semblait que sa poitrine était le seul rempart de celle qu'il aimait, et il prévoyait que, lui mort, elle serait perdue.

C'est qu'il ne cherchait pas seulement à défendre sa vie, il espérait arriver jusqu'à l'assassin et par lui remonter jusqu'à l'infâme créature dont il n'était que l'instrument, jusqu'à Sarah Brandon.

Aussi, poursuivait-il sous main, sans bruit, lentement, mais incessamment, l'enquête qu'il avait commencée.

Et certaines circonstances, oubliées d'abord, et divers indices adroitement recueillis, lui donnaient de grandes espérances.

Il lui était démontré, par exemple, que seuls les matelots des canots étaient allés à terre, et que pas un ne s'était écarté des autres seulement dix minutes.

Donc le faux batelier n'était pas un homme de l'équipage de la Conquête .

Ce ne pouvait non plus être un soldat de l'infanterie de marine, aucun n'ayant obtenu la permission de débarquer.

Restaient les émigrants, dont cinquante ou soixante avaient passé la soirée à Saïgon.

Mais cette hypothèse que l'un d'eux avait attiré Daniel dans le bateau n'était-elle pas écartée par les circonstances de la première tentative d'assassinat !...

Non, car beaucoup de ces émigrants, jeunes et excédés de l'oisiveté de la traversée, sollicitaient comme une faveur l'occasion d'aider aux manœuvres.

Et après de minutieuses informations, Daniel acquit la certitude que quatre d'entre eux étaient mêlés aux matelots sur la vergue d'où était tombée la pesante poulie qui eût dû le tuer.

Lesquels ?... C'est ce qu'il ne put découvrir...

N'importe ! les résultats obtenus par Daniel suffisaient pour lui rendre l'existence plus supportable.

Il respirait à bord, il allait, il venait en toute sécurité, maintenant qu'il était bien sûr que son assassin ne faisait pas partie de l'équipage de la Conquête ...

Et même il éprouvait un soulagement réel à pouvoir se dire que ce n'était pas du moins parmi ces braves et rudes marins qu'on avait trouvé à acheter un misérable pour le frapper lâchement.

De plus, le champ de ses investigations se trouvait assez limité pour qu'il pût désormais entrevoir le succès.

Malheureusement, dès la première quinzaine de l'arrivée, les émigrants avaient été répartis, selon les besoins, dans divers établissements de la colonie assez éloignés les uns des autres.

Force fut à Daniel de renoncer, au moins momentanément, au projet qu'il avait formé de s'entretenir avec tous jusqu'à ce qu'il reconnût cette voix du faux batelier qu'il n'oubliait pas.

Lui-même d'ailleurs ne devait pas séjourner à Saïgon.

Après une première campagne qui l'éloigna deux mois, on lui confia le commandement d'une chaloupe à vapeur, avec mission d'explorer et de relever le cours du Cambodge, depuis la mer jusqu'à My-Thô, la seconde ville de la Cochinchine.

Ce n'était pas une tâche facile, le Cambodge ayant déjà mis en défaut l'habilité de plusieurs ingénieurs hydrographes, déroutés par les incessants caprices de ce fleuve, dont les passes changent de direction et de profondeur suivant les moussons...

Mais c'était surtout une rude et périlleuse mission...

Outre qu'il est tout obstrué de vases infectes, le Cambodge coule à travers des plaines basses et marécageuses, couvertes d'eau pendant la saison des pluies, et d'où se dégagent sous les rayons d'un soleil torride ces exhalaisons mortelles, qui coûtèrent tant d'hommes à l'expédition de l'amiral Charner.

Daniel ne devait pas tarder à en faire l'expérience cruelle.

Moins d'une semaine après le commencement de ses travaux de reconnaissance, il vit expirer sous ses yeux, en quelques heures, dans les atroces convulsions du choléra, trois des hommes placés sous ses ordres...

Pendant les quatre mois qui suivirent, sept succombèrent à des fièvres contractées dans ces marais empestés.

Et vers la fin de l'expédition, quand les explorations touchaient à leur terme, c'est à peine si les survivants, exténués, avaient la force de se tenir debout...

Seul, Daniel n'avait pas même été effleuré par le redoutable fléau.

Dieu sait s'il s'était ménagé, cependant, et s'il avait hésité à payer de sa personne.

Pour soutenir, pour électriser des hommes épuisés par la maladie et irrités de dépenser leur vie à des travaux sans éclat, il fallait, un chef d'une énergie expansive, d'une intrépidité peu commune, qui traitât le danger comme un ennemi auquel on impose en le bravant... Daniel fut ce chef.

Il l'avait bien dit, la veille de son départ, à Sarah Brandon :

« Avec une passion telle que la mienne, avec tant d'amour au cœur et tant de haine, on peut tout braver !... Le climat meurtrier ne m'atteindra pas... et quand j'aurais dix balles dans la poitrine, je trouverais encore la force de venir vous demander compte d'Henriette avant de mourir. »

Et, en effet, il lui avait fallu, pour résister, cet indomptable vouloir que la passion inspire, exaspère et soutient.

Hélas !... ses fatigues exorbitantes n'étaient rien comparées à ses souffrances morales...

La nuit, pendant que ses hommes dormaient, il veillait, lui, le cœur déchiré d'angoisses, tantôt écrasé par le sentiment de son impuissance, tantôt se demandant s'il ne deviendrait pas fou de rage...

C'est qu'il y avait un an, maintenant, qu'il avait quitté Paris pour rejoindre la Conquête à Rochefort, un an !...

Et il n'avait pas reçu une seule lettre de Mlle de la Ville-Haudry... pas une seule...

À chaque navire arrivant de France avec des dépêches, son espoir redoublait... espoir toujours trompé.

« Allons, se disait-il alors, ce sera pour le prochain ! » Et il comptait les jours...

Puis il arrivait, ce vaisseau tant attendu, et pas plus que les autres, hélas ! il n'apportait de lettres de Mlle Henriette...

Comment expliquer cet inexplicable silence !... Quels événements étranges étaient survenus !... Que croire... qu'espérer... que craindre !...

Être enchaîné par l'honneur à des milliers de lieues d'une femme aimée jusqu'au délire, ne plus savoir rien d'elle, de la vie, de ses actions, de ses pensées ; en être réduit à cet excès de misère : de douter...

Moins malheureux eût été Daniel, si tout à coup on fût venu lui dire : « Mlle de la Ville-Haudry n'est plus ! »

Oui, moins malheureux, car la passion vraie, en son farouche égoïsme, soutire moins de la mort que de la trahison.

Henriette morte, Daniel eût été écrasé, et il se peut que son désespoir l'eût porté aux plus fatales extrémités, mais il eût été délivré de cet horrible combat qui se livrait en lui, entre sa foi aux promesses de sa fiancée et des soupçons qui lui faisaient dresser les cheveux sur la tête.

Mais il savait que Mlle de la Ville-Haudry vivait.

Il n'était guère de vaisseau arrivant de France ou d'Angleterre qui ne lui apportât une lettre de M. de Brévan ou de la comtesse Sarah.

Car la comtesse Sarah s'obstinait à lui écrire, comme si un lien mystérieux existait entre eux qu'elle le défiait de briser.

« J'obéis, disait-elle, à une impulsion plus puissante que ma raison et que ma volonté... C'est plus fort que moi, plus fort que tout, il faut que je vous écrive, il le faut. »

Elle disait, d'autres fois :

« Vous souvenez-vous de cette nuit, Daniel, où, pressant entre vos bras Sarah Brandon, vous lui juriez d'être tout à elle ? La comtesse de la Ville-Haudry ne saurait l'oublier. »

Et sous ses phrases les plus indifférentes, on sentait palpiter une passion difficilement contenue et près d'éclater... Et ses lettres ressemblaient à ces conversations d'amoureux timides, qui parlent de la pluie et du beau temps d'une voix frémissante de désirs en échangeant des regards enflammés...

-- M'aimerait-elle véritablement, pensait Daniel, et serait-ce la punition !...

Puis, aussitôt, jurant comme le plus grossier de ses matelots :

-- Serai-je donc une dupe éternelle ?... reprenait-il. N'est-il pas évident que cette exécrable créature ne cherche qu'à endormir mes défiances... c'est sa défense qu'elle organise, pour le cas où le misérable qui doit m'assassiner serait pris et la compromettrait par ses révélations.

Jamais, du reste, dans aucune de ses lettres, la comtesse Sarah ne manquait de donner des nouvelles de « sa belle-fille... » Mais c'était avec toutes sortes de réticences et de réserves, et en termes ambigus, comme si elle eût compté sur la pénétration de Daniel pour deviner ce qu'elle ne voulait ou ne pouvait pas dire.

D'après elle, Mlle Henriette avait pris son parti du mariage de son père... La tristesse de cette chère enfant s'était tout à fait dissipée... Mme Henriette était au mieux avec sir Tom... Les coquetteries de cette jeune fille devenaient inquiétantes, et ses imprudences défrayaient la médisance des salons... Daniel ferait sagement de s'accoutumer à cette idée qu'il retrouverait Mlle Henriette mariée à son retour...

-- Elle ment, l'infâme, se disait Daniel, oui, elle ment...

Mais il avait beau se défendre et se roidir, chaque lettre de Sarah apportait le germe d'un nouveau soupçon, qui fermentait dans son esprit de même que dans les veines de ses matelots les miasmes mortels apportés par le vent du sud...

Pour être différentes, et même contradictoires, les informations de Maxime de Brévan n'étaient pas plus rassurantes.

Ses lettres semblaient accuser les perplexités et les hésitations d'un homme préoccupé d'adoucir des vérités trop dures.

Selon lui, la comtesse Sarah et Mlle de la Ville-Haudry étaient fort mal ensemble, mais il se déclarait obligé de convenir que tous les torts étaient du côté de la jeune fille, qui paraissait se faire une étude de mortifier sa belle-mère, tandis que celle-ci répondait aux plus irritantes provocations par une inaltérable mansuétude.

Il laissait deviner quelque chose des calomnies, -- il ne disait pas médisances, lui, -- qui compromettaient la réputation de Mlle Henriette, avouant que d'ailleurs elle y avait prêté par certaines légèretés... Il ajoutait enfin qu'il prévoyait le moment où, en dépit des conseils qu'il, lui prodiguait, elle déserterait le toit paternel.

-- Et pas une ligne d'elle !... s'écriait Daniel, pas une ligne !...

Et il lui écrivait lettres sur lettres, la conjurant de lui répondre, quoi qu'il y eût, et de ne pas craindre, le pire malheur devant être un bienfait, comparé aux incertitudes qui le déchiraient.

Il écrivait, sans pouvoir certes imaginer que ses tourments Mlle Henriette les endurait, que leur correspondance était interceptée, qu'elle n'avait pas plus de nouvelles de lui qu'il n'en avait d'elle...

Le temps passait, cependant, qui emporte d'un vol égal les bons et les mauvais jours. Daniel regagna Saïgon, rapportant un des plus beaux travaux d'hydrographie qu'on possède sur la Cochinchine.

Ce que valait ce travail, ce qu'il avait coûté de fatigues, de privations et d'hommes, on ne l'ignorait pas, et il fut récompensé comme eût pu l'être un fait d'armes... et récompensé sur-le-champ, en vertu de pouvoirs spéciaux, sauf une confirmation qui jamais n'est refusée.

Tous les survivants de l'équipage de la chaloupe furent portés à l'ordre du jour de l'armée d'occupation, deux furent décorés et Daniel fut promu au grade d'officier de la Légion d'honneur. En d'autres circonstances, cette distinction, dont sa jeunesse doublait le prix, l'eût transporté... elle le laissa froid.

Sous tant et de si longues épreuves, les ressorts de son être s'étaient affaissés, les sources de la joie comme celles de la douleur se tarissaient en lui ; il ne luttait plus contre le découragement, il en arrivait à se persuader que Mlle Henriette l'avait oublié, que jamais elle ne serait sa femme...

Or, comme il se sentait incapable d'en aimer une autre, ou plutôt comme les autres n'existaient pas pour lui, comme sans Henriette le monde lui paraissait vide, absurde, insupportable, il se demandait à quoi bon vivre...

Il y avait des moments où il regardait ses pistolets avec amour, se disant :

-- Pourquoi ne pas épargner la façon de ma mort à Sarah Brandon !

Ce qui retenait sa main, c'était le levain de haine qui se soulevait en lui... N'aurait-il donc plus le courage de vivre assez pour se venger ?...

Harcelé de telles angoisses, il s'isolait de plus en plus, ne descendait jamais à terre, et ses camarades de la Conquête s'effrayaient lorsqu'ils le voyaient, pâle et les yeux brillants d'un feu sombre, arpenter de long en long, comme s'il eût été de quart, le pont de la frégate.

C'est qu'ils aimaient Daniel... Si incontestable était sa supériorité qu'elle était incontestée... On pouvait l'envier, le jalouser, non.

D'aucuns pensaient qu'il avait rapporté des marais empestés du Cambodge le principe d'une de ces implacables maladies qui désorganisent sourdement les tempéraments les plus robustes et qui éclatent tout à coup, emportant un homme en quelques heures.

-- Deviendriez-vous misanthrope, mon cher Champcey, lui disaient-ils... Voyons, sacrebleu ! secouez cette mélancolie qui finirait par vous jouer quelque mauvais tour !

Et plaisantant, ils ajoutaient :

-- Décidément, les vases du Cambodge vous manquent !...

Ils croyaient rire, ils disaient vrai.

Oui, Daniel regrettait les plus mauvais jours de sa mission.

En ce temps, du moins, le souci de sa responsabilité, d'écrasantes fatigues, le danger et le travail lui procuraient quelques heures d'oubli... tandis que, maintenant, l'oisiveté le laissait, sans répit ni trêve, face à face avec ses obsédantes pensées...

Ce fut ce désir, ce besoin d'échapper en quelque sorte à lui-même qui le fit accepter de se joindre à une expédition organisée par ses camarades désireux d'essayer des émotions d'une grande chasse...

Pourtant, le matin du départ, il eut comme le pressentiment d'un malheur.

-- Belle occasion, pensa-t-il, pour l'assassin aux gages de la comtesse Sarah !...

Puis, haussant les épaules :

-- Vais-je pas hésiter !... dit-il avec un rire amer. En vérité, une existence telle que la mienne vaut bien la peine d'être défendue.

C'est pourquoi le lendemain, arrivé avec tous les chasseurs sur le terrain, il reçut du chef de l'expédition ses instructions et son poste.

Il se trouvait placé entre deux de ses camarades, en avant d'un fourré, à l'entrée d'une gorge fort étroite, par où devait nécessairement passer le gibier gros et menu rabattu par une nuée d'Annamites.

On tiraillait depuis une heure, quand les voisins de Daniel le virent tout à coup lâcher sa carabine, tourner sur lui-même et chanceler...

Ils se précipitèrent pour le soutenir... mais il tomba la face contre terre, en disant haut et très-distinctement :

-- Ils ne m'ont pas manqué, cette fois !...

Au cri d'épouvante des deux voisins de Daniel, tous les chasseurs étaient accourus, et parmi eux le chirurgien-major de la Conquête , un de ces vieux « guérisseurs » qui, sous un scepticisme jovial et des façons bourrues jusqu'à la brutalité, cachent un immense savoir et une sensibilité presque féminine.

À la seule vue du blessé, que ses camarades avaient étendu sur le dos, en lui faisant un oreiller de leurs paletots, et qui gisait pâle comme la mort et inanimé, le brave docteur fronça le sourcil.

-- Il n'en reviendra pas !... grommela-t-il entre ses dents.

Les officiers étaient consternés.

-- Pauvre Champcey !... murmura l'un d'eux, échapper aux fièvres du Cambodge pour venir se faire tuer ici, à une partie de plaisir !... Vous souvient-il, docteur, de ce que nous lui disions lors de son second accident : « Défiez-vous du troisième !... »

Le vieux médecin n'écoutait pas.

Il s'était agenouillé et rapidement avait dépouillé de ses vêtements le torse de Daniel.

Le malheureux avait été atteint d'un coup de feu... La balle avait pénétré dans le côté droit, un peu en arrière, et l'on voyait entre la quatrième et la cinquième côte une plaie circulaire, aux lèvres rentrantes, d'un centimètre et demi environ de diamètre.

Mais l'examen le plus attentif ne put faire découvrir la plaie de sortie du projectile.

Lentement, le docteur se releva, et tout en époussetant soigneusement les genoux de son pantalon :

-- Tout bien considéré, prononça-t-il, je ne voudrais point parier qu'il n'en réchappera pas... Qui sait où est allée se loger la balle ? Il se peut qu'elle ait respecté les organes essentiels... Les projectiles ont souvent des déviations et des caprices bizarres. Je répondrais presque de la vie de M. Champcey, si je le tenais dans un bon lit de l'hôpital de Saïgon... Nous allons toujours essayer de l'y transporter vivant... Que l'un de vous, messieurs, dise aux matelots qui nous ont accompagnés de préparer une litière avec des branches...

Le bruit d'une lutte, d'affreux jurons et des cris inarticulés lui coupèrent la parole.

À quinze pas, au-dessous de l'endroit où Daniel était tombé, on vit sortir du fourré deux matelots, le visage cramoisi de colère, traînant un homme armé d'un mauvais fusil, qui hurlait :

-- Voulez-vous bien me lâcher, tas de fainéants !... Lâchez-moi, vous me faites mal !

Et il se débattait furieusement sous la puissante étreinte des marins, s'arc-boutant contre les racines et les rochers, cambrant les reins, se rejetant en arrière...

Si bien qu'eux, exaspérés de sa résistance l'enlevèrent d'un mouvement brusque, et le jetèrent aux pieds du chirurgien-major en criant :

-- Voilà le scélérat qui a tué notre officier !...

C'était un homme de taille médiocre, d'apparences grêles, à l'œil morne, à la lèvre impudente, avec de longs cheveux d'un blond sale, portant moustache et barbiche. Son costume était celui des Annamites de la classe moyenne : la blouse boutonnée sur le côté, le pantalon taillé selon la mode chinoise et les sandales de cuir rouge.

Il était néanmoins évident que cet homme était Européen.

-- Où l'avez-vous trouvé ? demanda le chirurgien aux matelots.

-- Là bas, mon commandant, derrière ce gros buisson, à la droite du lieutenant Champcey, et un peu en arrière...

-- Quelles raisons avez-vous de l'accuser ?

-- Ah ! des raisons terribles, mon commandant : il se cachait... Quand nous l'avons vu aplati par terre, crevant de peur, nous nous sommes dit : « Sûr, c'est lui qui a fait le coup !... »

L'homme, cependant s'était redressé et avait pris une attitude provocante, à force d'assurance.

-- Ils mentent, s'écria-t-il ; oui, ils en ont menti, les lâches !...

Cette injure allait lui valoir une terrible taloche sans le vieux docteur, qui retint le bras déjà levé d'un des matelots.

Puis, poursuivant son interrogatoire :

-- Pourquoi vous cachiez-vous ? demanda-t-il à l'homme.

-- Je ne me cachais pas.

-- Que faisiez-vous donc, blotti dans le buisson ?

-- J'étais à l'affût donc, comme les autres. Faut-il un port d'armes à présent en Cochinchine !... Je n'étais pas invité à votre chasse, c'est vrai, mais j'aime le gibier, et je me suis dit : « Quand même je tuerais deux ou trois pièces de toutes celles que leurs rabatteurs vont leur amener, je ne leur ferais pas grand tort... »

Longtemps le docteur le laissa parler, l'observant en dessous, d'un œil perspicace, puis tout à coup l'interrompant !

-- Donnez-moi votre fusil, dit-il.

L'homme pâlit assez visiblement pour que sa pâleur fût remarquée de tous les officiers qui l'entouraient.

Cependant, il s'exécuta de bonne grâce en disant :

-- Voilà !... C'est un fusil qu'un de mes amis m'a prêté...

Fort attentivement le docteur examina l'arme, et après en avoir fait jouer la batterie :

-- Les canons de ce fusil sont vides, observa-t-il, et il n'y a pas deux minutes qu'ils ont été déchargé...

-- C'est vrai, j'ai fait feu de mes deux coups sur une bête qui est passée à ma portée.

-- Il se peut qu'une de vos balles se soit égarée...

-- Impossible, je visais du côté de la plaine, c'est-à-dire que je tournais le dos à l'endroit où l'officier était posté.

À la grande surprise de tous, la physionomie narquoise d'ordinaire du vieux chirurgien n'exprimait rien que la plus bienveillante crédulité.

À ce point que les deux matelots qui avaient découvert l'homme en furent exaspérés et ne purent se tenir de crier :

-- Ah ! ne le croyez pas, mon commandant, ce failli chien !...

Mais lui, encouragé sans doute par l'apparente bonhomie du docteur :

-- Veut-on me laisser me défendre, oui ou non !... fit-il.

Et d'un ton d'impudence extraordinaire :

-- Après ça, prononça-t-il, que je me défende ou non, ce sera probablement tout comme !... Ah ! si j'étais matelot, ou seulement soldat de marine, ce serait une autre paire de manches, on m'écouterait... Mais quoi !... je ne suis qu'un méchant pékin, et ici, c'est connu, ils ont bon dos les pékins... Fautifs ou non, du moment où on les accuse, leur compte est bon...

La conviction du docteur devait être faite, car il arrêta ce flux de paroles.

-- Rassurez-vous, mon ami, dit-il de sa meilleure voix. Une preuve existe qui établira victorieusement la vérité... La balle qui a frappé le lieutenant Champcey est restée dans la blessure, et elle sera extraite, c'est moi qui vous le promets... Tous, ici, nous avons des carabines à projectiles coniques, vous êtes le seul à avoir un fusil de chasse ordinaire, à balles sphériques ; donc, pas d'erreur possible. Je ne sais si vous me comprenez.

Oui, il comprenait, et si bien que sa face blême était devenue livide, et qu'il promenait autour de lui un regard égaré.

Durant dix secondes il hésita, calculant ses chances, puis soudain, tombant à genoux, les mains jointes, et battant le sol de son front :

-- J'avoue ! s'écria-t-il. Oui, c'est peut-être moi qui ai touché l'officier... J'ai entendu les broussailles remuer de son côté, et j'ai tiré au juger... Quel malheur, mon Dieu, quel malheur !... Ah ! je donnerais ma vie pour sauver la sienne, si c'était possible... C'est un accident, messieurs, je vous le jure. Tous les jours il en arrive de pareils à la chasse, qu'on raconte dans les journaux... Seigneur que je suis malheureux !

Le docteur s'était reculé :

-- Assurez-vous de ce gaillard-là, commanda-t-il aux deux matelots qui l'avaient arrêté, amarrez-le moi solidement et conduisez-le à la prison de Saïgon, avec un mot qu'un de ces messieurs va vous remettre pour le directeur...

L'homme paraissait anéanti.

-- Un malheur n'est pas un crime, gémissait-il ; je suis un honnête ouvrier...

-- C'est ce que nous verrons à Saïgon, fit le docteur.

Et il se hâta d'aller voir où en étaient les préparatifs qu'il avait commandés pour le transport du blessé.

En moins de vingt minutes, et avec cette merveilleuse adresse qui est un de leurs traits distinctifs, les matelots avaient construit un solide brancard dont ils avaient garni le fond d'un véritable matelas d'herbes sèches, poussant le soin jusqu'à établir une sorte de tente au-dessus avec de larges feuilles.

Quand on y déposa Daniel, la douleur lui arracha une sorte de râle... C'était le premier signe de vie qu'il donnait...

-- Et maintenant, mes amis, dit le docteur aux matelots, en route !... Et souvenez-vous qu'il suffirait d'une secousse pour tuer votre officier !...

Il n'était pas huit heures du matin quand le funèbre cortège se mit en route, et ce n'est que bien avant dans la nuit, sur les deux ou trois heures, qu'il entra dans Saïgon, par une de ces pluies torrentielles qui donnent une idée du déluge, et dont la Cochinchine a le funeste privilège.

Les matelots qui portaient la litière où gisait Daniel avaient marché dix-huit heures consécutives par des sentiers à peine frayés, où, à tout moment, il fallait ouvrir un passage à travers d'inextricables fouillis d'aloès, de cactus, de jaquiers et de corossols.

Souvent les officiers avaient voulu leur venir en aide, toujours ils avaient refusé, se relayant entre eux, ne cessant de prendre les plus ingénieuses précautions, telles qu'une mère eût pu les imaginer pour son enfant à l'agonie.

Si bien que tant que dura cette marche si longue, le moribond ne ressentit pas une secousse, et le vieux chirurgien ému disait aux officiers qui l'entouraient en montrant les matelots :

-- Braves gens !... quels soins !... on eût placé sur le brancard un vase plein d'eau à déborder, qu'il ne s'en fût pas répandu une goutte.

Ah ! oui, braves gens ! rudes, sans doute, et grossiers, brutaux parfois et terribles à rencontrer à terre, un lendemain de paye, après une station au cabaret, mais gardant sous ces dehors un peu effrayants un cœur d'or, des naïvetés d'enfant et le feu sacré des plus nobles dévouements.

Pour bien dire, ils n'osèrent respirer à pleine poitrine qu'après qu'ils eurent déposé leur fardeau précieux sous le porche de l'hôpital.

Deux officiers, accourus en avant, avaient fait préparer une chambre.

On y porta Daniel, et quand on l'eut doucement étendu dans un bon lit bien blanc, officiers et matelots se retirèrent dans une pièce voisine, pour attendre l'arrêt du docteur, qui restait près du blessé avec deux aides-major qu'on était allé réveiller.

Bien faible était l'espoir.

Daniel avait repris connaissance en chemin et même il avait adressé quelques paroles à ceux qui l'entouraient, mais des paroles sans suite, expression du plus affreux délire.

On l'avait questionné, mais ses réponses incohérentes n'avaient que trop prouvé qu'il n'avait aucunement conscience de l'accident dont il était victime, non plus que de sa situation.

De sorte que, parmi ces marins qui attendaient, et qui tous plus ou moins avaient une certaine expérience des plaies d'armes à feu, l'opinion générale était que la fièvre aurait emporté le malade avant que le jour se levât...

Cependant un grand silence se fit comme par enchantement, et toutes les conversations cessèrent...

Le vieux chirurgien venait d'apparaitre sur le seuil de la chambre du blessé, et un bon sourire de confiance entr'ouvrait ses grosses lèvres.

-- Ce pauvre Champcey va aussi bien que possible, déclara-t-il, et je répondrais presque de lui, si les grandes chaleurs n'étaient si proches...

Et apaisant du geste le murmure de satisfaction qui accueillait cette bonne nouvelle :

-- C'est qu'en vérité, continua-t-il, si affreuse que soit sa blessure, elle n'est rien, comparée à ce que raisonnablement on devait craindre... Il y a plus, messieurs, je tiens le corps du délit...

Il élevait en l'air, en même temps, et montrait une balle sphérique qu'il tenait entre le pouce et l'index.

-- Encore un exemple, prononça-t-il, à ajouter à tous ceux que citent Devergie, Dasper et Briand, des bizarreries des projectiles... Celui-ci, au lieu de poursuivre directement son trajet à travers le corps de notre pauvre ami, avait contourné les côtes et avait été se loger tout près de la colonne vertébrale. C'est là que je l'ai découvert, presque à fleur de peau, et il a suffi pour l'extraire d'un coup de bistouri.

Le fusil de chasse saisi le matin entre les mains du meurtrier avait été déposé dans un des coins de la salle ; on l'apporta, la balle y fut essayée, elle s'y adaptait parfaitement.

-- Voilà donc, s'écria un jeune enseigne, voilà donc la preuve palpable que le misérable arrêté par nos matelots est l'assassin de Champcey... Ah ! il eût pu se dispenser d'avouer son crime...

Mais le vieux chirurgien fronçant le sourcil :

-- Doucement, messieurs, fit-il, doucement ; ne nous hâtons pas d'accuser du plus lâche forfait un pauvre diable qui n'est peut-être coupable que d'imprudence...

-- Oh !... docteur ! docteur ! protestèrent cinq ou six voix...

-- Permettez !... Ne nous laissons pas emporter et réfléchissons... À tout assassinat, il faut un mobile, et un mobile tout-puissant, car sans parler de l'échafaud à risquer, il n'est pas d'homme capable d'en tuer un autre pour le seul plaisir de verser du sang... Or, ici, j'ai beau chercher, je ne vois pas quel intérêt eût armé le bras d'un assassin... Assurément, il n'espérait pas dépouiller notre pauvre camarade, donc l'idée de vol doit être écartée... Mais la haine, me direz-vous, mais la vengeance... Soit ! Seulement, pour en vouloir à un homme à ce point de tirer dessus comme sur un chien, il faut avoir été cruellement offensé par lui, et pour ce, s'être trouvé en relations, en contact avec lui... Or, je vous le demande, n'y a-t-il pas tout lieu de croire que le meurtrier voyait ce matin Champcey pour la première fois...

-- Pardon !... mon commandant, il le connaissait très bien !...

L'interrupteur était un des matelots à qui on avait confié le meurtrier pour le conduire à la prison.

Il s'avança, en tortillant son bonnet de laine, et le vieux chirurgien lui ayant fait signe de parler :

-- Oui, poursuivit-il, le gredin connaissait le lieutenant aussi bien que je vous connais, mon commandant, et la raison, c'est que le scélérat faisait partie des civils... des émigrants que nous avons amenés ici il y a un an et demi...

-- Es-tu sûr de ce que tu dis là ?...

-- Comme je suis sûr que je vous vois, mon commandant... D'abord, mon camarade et moi, nous ne l'avons pas remis, le brigand, parce que dix-huit mois dans ce chien de pays déforment terriblement un homme ; mais tout en le menant à l'ombre nous nous disions : « Voilà une tête que nous avons vue quelque part... » Pour lors nous l'avons fait causer insensiblement, et il nous a conté la chose, qu'il avait été notre passager, et que même il savait mon nom, à moi, qui est Baptiste Lefloch...

Si vive que fut l'impression produite par cette déposition, elle ne parut pas atteindre le docteur.

Il passait, il est vrai, à bord de la Conquête , pour tenir à ses opinions un peu plus que de raison.

-- Sais-tu, demanda-t-il au matelot, si cet homme était un des quatre ou cinq mauvais drôles qu'il a fallu mettre aux fers pendant la traversée ?

-- Il n'en était pas, mon commandant...

-- S'est-il trouvé en rapport avec le lieutenant Champcey, a-t-il été puni ou réprimandé par lui ? A-t-il eu l'occasion de lui adresser la parole ?...

-- Ah ! dame ! mon commandant, je ne sais pas, moi !

Légèrement, le vieux chirurgien haussa les épaules, et d'un ton indifférent :

-- Vous l'entendez, messieurs, cette déposition est trop incomplète pour prouver quoi que ce soit... Croyez-moi donc, ne nous prononçons pas avant la justice, et... allons nous coucher...

Déjà le jour se levait, blafard et morne, les marins se retirèrent par groupes...

Le docteur se disposait à gagner le lit qu'il s'était fait dresser dans une chambre voisine de celle de son blessé quand un officier l'arrêta.

C'était un de ceux qui étaient à l'affût aux côtés de Daniel, un lieutenant comme lui.

-- J'aurais deux mots à vous dire en particulier, docteur... fit-il.

-- Très-bien. Prenez la peine de monter jusqu'à ma chambre, répondit le digne chirurgien.

Et quand ils y furent seuls, la porte fermée :

-- Je vous écoute, dit-il.

Le lieutenant réfléchit, en homme qui cherche une forme saisissante pour l'idée qui le préoccupe, puis gravement :

-- De vous à moi, docteur, interrogea-t-il, croyez-vous à un accident ou à un crime ?...

L'hésitation du vieux chirurgien fut visible.

-- À vous, répondit-il enfin, mais à vous seulement, je répondrai franchement : Non, je ne crois pas à un accident... Seulement, comme nous n'avons aucune preuve...

-- Pardonnez-moi, je pense en avoir une.

-- Oh !...

-- Jugez-en... Daniel, en tombant, a dit : « Ils ne m'ont pas manqué, cette fois !... »

-- Il a dit cela !...

-- Textuellement... Et Saint-Edme, qui était plus éloigné que moi de Daniel l'a entendu aussi distinctement que moi !...

À la grande surprise du lieutenant, le chirurgien-major ne paraissait que fort médiocrement étonné ; même, ses yeux brillaient de cette satisfaction vaniteuse de l'homme qui, assistant à l'accomplissement de ses prévisions, se félicite intérieurement de sa perspicacité.

Brusquement il attira une chaise devant la cheminée, où on avait allumé un grand feu pour qu'il pût faire sécher ses vêtements, et s'étant assis :

-- Savez-vous, mon cher lieutenant, reprit-il, que c'est diablement grave ce que vous m'apprenez là !... Que d'inductions à tirer de cette seule phrase : « Ils ne m'ont pas manqué cette fois ! » Primo, elle prouve que ce pauvre Champcey était bien et dûment averti qu'on en voulait à sa vie... Secundo, ce pluriel : « Ils ne m'ont... » démontre qu'il se savait épié et menacé par plusieurs ennemis, et que, par conséquent, le gredin que nous tenons a des complices... Tertio, ces deux mots « cette fois » établissent catégoriquement que déjà on avait attenté aux jours de notre ami...

-- Voilà justement mes réflexions, docteur.

Les sourcils froncés du digne homme dénonçaient l'effort de sa pensée.

-- Eh bien, moi, continua-t-il lentement, j'ai eu le pressentiment très-net de toutes ces circonstances, à la seule inspection du meurtrier. Vous rappelez-vous l'impudence extraordinaire de ce misérable, tant qu'il a espéré qu'on ne le convaincrait pas du meurtre ! Et après, quand il a compris que le calibre de son fusil le trahissait, a-t-il été assez abject, assez ignoblement plat ! Évidemment cet homme est capable de tout...

-- Oh ! il suffit de le regarder...

-- En effet ! C'est pendant que je l'observais que je me suis remémoré les deux singuliers accidents dont ce pauvre Champcey a failli devenir victime : cette poulie qui lui est tombée du ciel, ce naufrage au milieu du Don-Naï... Je doutais alors... Après vous avoir entendu, je suis sûr...

Il saisit le poignet du lieutenant, et le serrant à le briser :

-- Oui, poursuivit-il, je suis prêt à jurer que cet homme est le vil instrument de misérables qui haïssent et craignent Daniel Champcey, qui ont à sa mort un intérêt capital et qui, trop lâches pour faire leur besogne eux-mêmes, sont assez riches pour payer un assassin...

Visiblement, le lieutenant était dérouté.

-- Cependant, docteur, objecta-t-il, tout à l'heure vous souteniez...

-- Une opinion diamétralement opposée, n'est-ce pas ?...

-- Précisément.

Le vieux chirurgien souriait.

-- J'avais mes raisons, fit-il. Plus je suis persuadé que ce misérable est un assassin, moins je suis d'avis de le crier sur les toits. Il a des complices, n'est-ce pas ; c'est votre conviction ?...

-- Certes !

-- Eh bien ! si nous voulons arriver jusqu'à eux, il est important de les rassurer, de leur laisser l'idée que tout le monde croit à un accident... Si on les effarouche, bonsoir, ils auront disparu avant que nous ayons étendu la main pour les saisir...

-- On pourrait interroger Champcey, il donnerait peut-être des renseignements...

Mais le docteur se redressant :

-- Interroger mon blessé !... interrompit-il d'un air furieux, pour l'achever, n'est-ce pas... Halte-là ! Si j'ai ce bonheur inouï de le tirer d'affaire, personne n'approchera de son lit avant un mois... Et encore, nous aurons bien de la chance si dans un mois il est assez rétabli pour supporter une conversation suivie...

Il hocha la tête, et, après un moment de silence :

-- D'ailleurs, ajouta-t-il, Champcey consentira-t-il à dire ce qu'il sait ou ce qu'il soupçonne ?... C'est au moins douteux. Par deux fois il a failli être assassiné... en a-t-il ouvert la bouche à âme qui vive ?... Les raisons qu'il a eues de se taire, il les a probablement encore...

Puis, sans s'arrêter aux objections de l'officier :

-- Enfin, prononça-t-il, je vais réfléchir et j'irai prendre le procureur impérial au saut du lit... Ce que j'ai à vous demander, lieutenant, c'est de me garder le secret jusqu'à nouvel ordre ; me le promettez-vous ?

-- Sur ma parole, docteur !...

-- Alors, soyez tranquille, notre pauvre camarade sera vengé... Sur quoi, comme c'est à peine s'il me reste deux heures devant moi pour dormir, permettez-moi d'en profiter...

XXIV

Dès qu'il fut seul, en effet, le docteur se jeta sur son lit, mais le sommeil ne vint pas.

Jamais il n'avait été si vivement intrigué. Il lui semblait que ce crime était le dénoûment de quelque prodigieux mystère d'iniquité, et précisément parce qu'il avait, croyait-il, soulevé un coin du voile, il brûlait de l'écarter tout à fait.

-- Pourquoi, se disait-il, pourquoi ce gredin que nous tenons ne serait-il pas l'auteur des deux tentatives qui ont échoué... Cette présomption n'a rien qui répugne à l'esprit. Après l'avoir enrôlé, on aura sollicité et obtenu son embarquement sur la Conquête , et il sera parti en se disant que ce serait bien le diable si pendant une longue traversée ou dans un pays comme celui-ci, il ne trouverait pas l'occasion de gagner son argent sans courir aucun risque...

Le résultat de cette impatience inquiète fut que dès neuf heures du matin le chirurgien-major se présentait chez le procureur impérial.

Il lui exposa fort nettement l'affaire, ses soupçons et ses espérances, et une heure plus tard il traversait la ville, pour se rendre à la prison, accompagné d'un juge d'instruction et de son greffier.

-- Comment va l'homme que des matelots vous ont amené hier ? demanda-t-il tout d'abord au geôlier.

-- Mal, monsieur ; il n'a pas voulu manger.

-- Qu'a-t-il dit quand on vous l'a remis ?

-- Rien... Il était comme hébété.

-- Vous n'avez pas essayé de le faire causer ?...

-- Dame... si, un petit peu... Il m'a répondu qu'il venait de faire un malheur, qu'il était désespéré, qu'il voudrait être mort...

Le juge adressa un regard au docteur, comme pour lui dire : « C'est bien là l'homme que vous m'aviez annoncé... » Puis, se retournant vers le geôlier :

-- Conduisez-nous près du prisonnier, commanda-t-il.

C'est dans une cellule du premier étage, fort étroite, mais propre, que le meurtrier avait été enfermé.

Lorsqu'on y pénétra, il était assis sur son lit, les talons appuyés sur les barres, le menton dans la paume de ses mains.

Apercevant le docteur, il se dressa brusquement, et les bras étendus en avant, les yeux roulant égarés dans leur orbite, il s'écria :

-- L'officier est mort !...

-- Non, répondit le chirurgien ; non, rassurez-vous, sa blessure est grave, mais avant quinze jours il sera sur pied...

Ce fut comme un coup de marteau sur le front du meurtrier... Il blêmit, sa bouche eut une contraction nerveuse et il trembla sur ses jarrets...

Cependant, il dompta vite cette défaillance de la chair, et se laissant tomber à genoux, les mains jointes, d'un mouvement mélodramatique :

-- Je ne suis donc pas un meurtrier !... murmura-t-il... ô mon Dieu ! je vous rends grâce !...

Et ses lèvres remuèrent comme s'il eût balbutié une fervente prière.

L'hypocrisie la plus basse était évidente, car le regard démentait les paroles et la voix. Pourtant le juge parut dupe.

-- Voilà qui annonce de bons sentiments, prononça-t-il. Maintenant, relevez-vous et répondez-moi... Comment vous appelez-vous ?...

-- Évariste Crochard, dit Bagnolet...

-- Quel âge avez-vous ?

-- Trente-cinq ans.

-- Où êtes-vous né ?...

-- À Bagnolet, près Paris, Seine... Même, c'est pour cela que les amis...

-- Assez. Quelle est votre profession ?

Le meurtrier hésita. Ce que voyant, le juge ajouta :

-- Dans votre intérêt, je vous engage à ne pas mentir... La vérité finirait toujours par être découverte, et votre situation serait singulièrement aggravée... Répondez donc sans détour...

-- Eh bien !... je suis graveur sur métaux... mais j'ai servi... j'ai fait un congé dans l'infanterie de marine.

-- Qu'êtes-vous venu faire en Cochinchine ?

-- Travailler de mon état... Je m'ennuyais à Paris, la gravure chômait, quand je rencontre un ami qui me conte que le gouvernement demande de bons ouvriers pour les colonies...

-- Comment se nomme cet ami ?...

Une fugitive rougeur colora les pommettes du meurtrier, et d'une voix altérée :

-- J'ai oublié son nom !... fit-il vivement.

Le juge, sans qu'il y parût, avait redoublé d'attention.

-- Voilà, prononça-t-il froidement, un manque de mémoire très-fâcheux... Voyons, faites un effort, cherchez...

-- Je me connais, ce n'est pas la peine...

-- Soit... Mais vous devez vous rappeler la profession de cet ami qui savait si bien que les bras manquaient en Cochinchine... Quelle était sa profession ?

Le meurtrier, cette fois, devînt cramoisi de colère, et avec une violence extraordinaire :

-- Est-ce que je sais, moi ! s'écria-t-il... D'ailleurs, que font à mon affaire le nom et l'état de cet individu !... J'ai su par lui qu'on demandait des ouvriers... Je me suis présente au ministère de la marine, on m'a engagé et me voilà...

Debout dans un des angles de la cellule, le vieux chirurgien-major ne perdait pas un tressaillement des muscles du meurtrier.

Et il avait peine à se tenir de se frotter les mains, tant il était émerveillé de la froide habileté du magistrat à recueillir ces indices légers dont la réunion, à la fin d'une instruction bien conduite, forme pour le ministère public un faisceau de preuves accablantes.

Le juge, cependant, du même air impassible, poursuivait :

-- Abandonnons donc cette question, puisqu'elle vous irrite si fort, et arrivons à votre séjour ici... Comment et de quoi avez-vous vécu depuis que vous êtes à Saïgon ?

-- De mon travail, donc ! J'ai des bras et je ne suis pas un fainéant...

-- Ainsi vous avez trouvé à utiliser votre talent de graveur sur métaux ?...

-- Non.

-- Cependant, d'après votre réponse...

Évariste Crochard, dit Bagnolet, dissimula mal un geste d'impatience.

-- Si vous ne voulez pas me laisser causer, interrompit-il insolemment, ce n'est pas la peine de me questionner.

Le magistrat ne sourcilla pas.

-- Oh !... causez à votre aise, fit-il froidement, j'ai le temps de vous écouter.

-- Pour lors donc, dès le lendemain de mon débarquement, le propriétaire du Café de Paris, M. Farinol, m'a proposé une place de garçon de salle... Naturellement, j'ai accepté, et je suis resté un an chez lui... Maintenant, je sers la table de l'hôtel de France, tenu par M. Roy... On peut faire venir mes deux patrons, ils diront s'ils ont eu à se plaindre de moi.

-- On les entendra, certainement... Et où logez-vous ?

-- À l'hôtel de France, comme de juste, chez mon patron.

Décidément, le visage du juge devenait d'une bienveillance rassurante.

-- Et sont-ce là de bonnes places, interrogea-t-il, que ces places de garçon de café ou de restaurant, dans les colonies ?

-- Mais oui, assez.

-- On y gagne de l'argent, alors ?

-- Dame, c'est selon. Parfois ça va, d'autres fois ça ne va pas. Il y a des saisons...

-- C'est ainsi de tout... Mais précisons mieux. Depuis dix-huit mois que vous êtes à Saïgon, avez-vous fait quelques économies ?

Le meurtrier demeura béant et troublé, comme s'il eût senti tout à coup que la bonhomie du magistrat l'avait attiré sur un terrain glissant et dangereux.

-- Si j'ai mis quelque sous de côté, répondit-il évasivement, ce n'est pas la peine d'en parler.

-- Au contraire, parlons-en... Combien environ avez-vous amassé ?

Les regards de Bagnolet, le rictus qui contractait sa bouche, disaient quelles rages intérieures dissimulait son calme.

-- Je ne sais pas ! dit-il brusquement.

Admirable de vérité fut le mouvement de surprise du juge.

-- Quoi ! prononça-t-il, vous ignorez le chiffre de vos épargnes ? C'est absolument invraisemblable. Quand on amasse sou à sou de quoi vivre dans ses vieux jours, on sait son compte...

-- Eh bien ! mettez que je n'ai rien économisé du tout !...

-- Comme vous voudrez... Seulement il est de mon devoir de vous montrer la portée de votre déclaration. Vous affirmez n'avoir pas d'argent de côté, n'est-ce pas ? Que répondrez-vous si en opérant une perquisition chez vous on y découvre une certaine somme ?

-- On ne l'y découvrira pas.

-- Tant mieux pour vous, car désormais ce serait une terrible charge...

-- Faites chercher...

-- On cherche en ce moment même, et non-seulement dans votre chambre, mais ailleurs... On saura si vous n'avez pas placé de l'argent, si vous n'avez pas des valeurs en dépôt chez quelqu'une de vos connaissances.

-- Je puis avoir apporté de France un certain capital...

-- Non, car vous venez de déclarer que vous viviez péniblement à Paris, et que « la gravure chômait... »

Si terrible fut le mouvement de Crochard, dit Bagnolet, que le chirurgien crut qu'il allait se précipiter sur le juge... C'est qu'il se sentait enveloppé comme d'un filet dont les mailles de plus en plus se resserraient par toutes ces questions si inoffensives en apparence, et dont cependant la précision ne lui permettait aucun faux fuyant.

-- Répondez-moi d'un seul mot, insista le juge... Avez-vous apporté de l'argent de France, oui ou non ?...

Le meurtrier se dressa, ses lèvres s'entr'ouvrirent pour une imprécation ; mais, se maîtrisant, il se rassit, et avec un éclat de rire farouche :

-- Vous voudriez « m'entortiller, » n'est-ce pas, et me faire me couper... Heureusement, j'y vois clair, je ne réponds plus !...

-- C'est-à-dire que vous voulez vous consulter... Prenez garde !... Il n'est pas besoin de réflexions pour confesser la vérité...

Et le meurtrier s'obstinant à se taire, après une minute, le juge reprit :

-- Vous savez ce dont on vous accuse ?... On soupçonne que c'est avec l'intention de lui donner la mort que vous avez tiré sur le lieutenant Champcey.

-- C'est un mensonge abominable !...

-- Vous le dites, du moins... Comment avez-vous su que les officiers de la Conquête avaient organisé une grande battue ?...

-- Je l'avais entendu dire à la table d'hôte.

-- Et vous avez abandonné votre service pour vous rendre à cette chasse, à une douzaine de lieues de Saïgon... C'est au moins singulier !

-- Non, parce que j'aime beaucoup la chasse, et ensuite, je me disais que si je rapportais une certaine quantité de gibier, je le vendrais très-bien...

-- Et vous en auriez ajouté le prix à vos économies, n'est-ce pas ?...

Sous la pointe de cette ironie, Crochard, dit Bagnolet, tressaillit de tout son corps, comme s'il eût été cinglé d'un coup de fouet.

Mais, comme il ne soufflait mot :

-- Expliquez-nous, dit le juge, comment les choses se sont passées.

Sur ce terrain, le meurtrier se sentait maître de lui, ayant eu le temps de se préparer, et avec une exactitude qui faisait honneur à sa mémoire, ou à sa véracité, il raconta ce qu'il avait déjà raconté au docteur, sur le théâtre et sur le moment même de la catastrophe. Ajoutant toutefois ce détail, que s'il s'était caché aussitôt le malheur arrivé, c'est qu'il n'avait que trop prévu à quelles accusations terribles l'exposerait sa maladresse.

Et à mesure qu'il parlait, se pénétrant de la vraisemblance de son récit, il reprenait l'assurance, l'impudence plutôt qui semblait faire le fond de son caractère.

-- Connaissez-vous l'officier que vous avez blessé ? lui demanda le juge quand il eut achevé.

-- Naturellement, puisque j'ai fait la traversée avec lui. C'est le lieutenant Champcey.

-- Avez-vous eu à vous plaindre de lui ?

-- Jamais...

Et d'un accent d'amertume et de ressentiment :

-- Quels rapports voulez-vous qu'ait eus un pauvre diable comme moi avec un gros personnage tel que lui ? Est-ce qu'il aurait seulement daigné me regarder ? Est-ce que j'aurais osé lui adresser la parole ? Si je le connais, c'est pour l'avoir vu de loin se promener sur l'arrière avec les autres officiers, un cigare à la bouche, après un bon repas, pendant que nous autres à l'avant nous mangions notre morue et nous nous cassions les dents sur du biscuit moisi.

-- Ainsi, vous n'aviez contre lui aucun motif de haine.

-- Aucun, pas plus que contre les autres.

Assis sur un méchant escabeau, son carton sur les genoux, son écritoire de corne à la main, le greffier, d'une plume rapide, écrivait les demandes et les réponses ; le juge lui fit signe que c'était fini, et s'adressant au meurtrier :

-- En voici assez pour aujourd'hui, dit-il. Je dois vous déclarer que je me vois obligé de changer en mandat de dépôt le mandat d'arrêt décerné contre vous...

-- C'est-à-dire que vous allez me retenir prisonnier...

-- Oui, jusqu'à ce que la justice sache si vous êtes coupable d'un assassinat ou d'un homicide par imprudence...

Comme s'il eût prévu cette conclusion, Crochard, dit Bagnolet, haussa les épaules et d'une voix enrouée :

-- En ce cas, dit-il, je salirai plus d'une paire de draps ici, vu que si j'avais été assez canaille pour comploter un assassinat, je n'aurais pas été assez bête pour aller le dire.

-- Qui sait !... fit le juge, certaines preuves valent un aveu.

Et se retournant vers son greffier :

-- Lisez au prévenu son interrogatoire, ajouta-t-il.

L'instant d'après, cette formalité remplie, le juge et le vieux chirurgien quittaient la prison. Le magistrat était devenu excessivement grave :

-- Vous aviez raison, docteur, prononça-t-il, cet homme est un assassin... Le soi-disant ami dont il n'a pu dire le nom, n'est autre que le misérable qui l'a envoyé ici pour tuer M. Champcey... Sa fureur quand je lui ai parlé de ses économies prouve qu'il a reçu pour son crime une forte somme qu'il a cachée quelque part.

Et comme le chirurgien objectait qu'il eût peut-être dû pousser l'interrogatoire :

-- Je m'en serais bien gardé, répondit-il. Ce n'est que par un coup inattendu que je puis lui arracher le nom du lâche scélérat dont il est l'instrument... Et je le lui arracherai, ce nom, si M. Champcey se rétablit et consent à me donner un seul renseignement... Ainsi, docteur, soignez bien votre blessé...

Recommander Daniel au chirurgien-major était au moins superflu.

Si le vieil original, comme on disait à bord de la Conquête , était impitoyable pour les carottiers qui essayaient de lui attraper une exemption de service, il avait pour ses malades des tendresses qui allaient croissant en raison directe de la gravité de leur état.

Entre un amiral simplement indisposé et le dernier mousse de la flotte dangereusement blessé, il n'eût pas hésité. Sans façons, il eût campé là M. l'amiral pour courir au mousse. Originalité plus rare qu'on ne pourrait croire.

Il eût donc suffi que Daniel fût en grand péril pour lui être cher.

Mais il y avait autre chose encore. De même que tous ceux qui avaient navigué avec le lieutenant Champcey, le docteur avait pour sa personne une vive sympathie et pour son caractère une sorte d'admiration. Enfin, il savait en possession de son blessé le mot d'une énigme de scélératesse qui le préoccupait extraordinairement.

Malheureusement, la situation de Daniel était de celles qui déconcertent la science et où il n'y a rien à espérer que du temps, de la nature et de la constitution.

Essayer de l'interroger eût été folie, car le délire ne le quittait pas.

Par moments, il se croyait à bord de sa chaloupe, au milieu des marais du Cambodge, mais le plus souvent il s'imaginait lutter contre des ennemis acharnés à sa perte. Et sans cesse les noms de Sarah Brandon, de Thomas Elgin et de mistress Brian revenaient sur ses lèvres, mêlés d'imprécations et de menaces terribles.

Et pendant vingt jours il en fut ainsi.

Et pendant vingt jours et vingt nuits, on put voir, penché sur le lit du blessé, épiant chacun de ses tressaillements, « son matelot, » ce Baptiste Lefloch qui avait arrêté le meurtrier.

Une de ces braves Filles de la Sagesse, qu'enflamme le génie de la charité, et qu'on rencontre sur tous les points du globe, partout où il y a un malade à soigner, eût été moins patiente, moins attentive, moins ingénieuse que le rude marin.

Il avait retiré ses souliers pour ne point faire de bruit, et on le voyait aller et venir sur la pointe du pied, la physionomie inquiète et affairée, préparant les tisanes, maniant de ses grosses mains calleuses, avec des précautions risibles et attendrissantes les minces fioles de potion dont il fallait donner une cuillerée d'heure en heure.

-- Je te ferai nommer infirmier en chef de la marine ; Lefloch, lui disait le docteur.

Et lui, hochant la tête :

-- Je n'aurais point de goût pour cet état, mon commandant, répondait-il. Seulement, voyez-vous, quand nous étions là-bas, sur le Cambodge, et que Baptiste Lefloch se tortillait comme un ver dans les coliques du choléra, et qu'il était déjà devenu froid et tout bleu, le lieutenant Champcey n'a pas envoyé chercher pour le frictionner de ces fainéants d'Annamites ; il l'a fichtre bien frotté lui-même, jusqu'à ramener la chaleur et la vie. Pour lors, je tâche de m'acquitter un petit peu.

-- Et tu serais un fier coquin si tu agissais autrement, mon garçon !...

C'est que le chirurgien-major ne quittait guère, non plus, son blessé. Il le visitait quatre ou cinq fois par jour, une fois au moins chaque nuit et souvent il restait de longues heures assis devant le lit, étudiant la maladie, subissant, selon les symptômes qui se manifestaient, les plus cruelles alternatives de crainte et d'espoir.

Et c'est ainsi qu'il apprit en partie l'histoire de Daniel, qu'il devait épouser Mlle de la Ville-Haudry, dont le père, fou d'amour, avait épousé une aventurière, et qu'on l'avait séparé de sa fiancée grâce à un faux ordre d'embarquement.

C'était la confirmation des conjectures du docteur : de si lâches faussaires ne devaient pas hésiter à payer des assassins...

Mais le digne chirurgien avait trop la conscience de sa profession pour divulguer des secrets surpris au chevet d'un malade. Et quand le juge d'instruction, dévoré d'impatience, venait le trouver, ce qui arrivait tous les deux ou trois jours, il répondait :

-- Je ne sais rien de nouveau... Il se passera encore des semaines avant que vous puissiez interroger mon blessé. J'en suis bien fâché pour Évariste Crochard, dit Bagnolet, qui doit s'ennuyer en prison, mais il attendra.

Cependant, à la longue exaltation de Daniel, succédait une période d'anéantissement. L'ordre semblait se rétablir peu à peu dans son cerveau, il reconnaissait ceux qui l'entouraient, il balbutiait quelques paroles sensées. Mais il était si extraordinairement affaibli, qu'il restait presque continuellement plongé dans une sorte d'anéantissement qui ressemblait à la mort.

Et quand il sortait de cette torpeur, c'était pour demander d'une voix éteinte :

-- N'est-il donc pas venu pour moi des lettres de France !...

Invariablement, d'après l'ordre formel du docteur, Lefloch répondait :

-- Non, mon lieutenant.

En quoi il mentait.

Depuis que Daniel gisait sur son lit, trois vaisseaux étaient arrivés, deux français et un anglais, et parmi les dépêches se trouvaient huit ou dix lettres à l'adresse du lieutenant Champcey.

Seulement, le vieux chirurgien se disait, non sans raison :

-- Assurément, c'est presque un cas de conscience de laisser ce malheureux dans une si pénible inquiétude, mais cette inquiétude ne présente aucun danger, tandis qu'une émotion forte le tuerait aussi sûrement et aussi vite que mon souffle éteint une chandelle.

Quinze jours se passèrent encore, pendant lesquels Daniel reprit quelques forces, et enfin il entra dans une sorte de convalescence, si toutefois on peut appeler convalescent un malheureux encore incapable de se retourner seul sur son lit.

Mais avec la conscience de sa situation, la force de souffrir lui revenait, et à mesure qu'il se rendait compte du temps écoulé depuis sa blessure, ses angoisses prenaient un caractère alarmant.

-- Il est impossible qu'il n'y ait pas de lettres pour moi, disait-il à son matelot, on me les cache, je les veux...

Si bien que le docteur comprit qu'à la longue cette excessive agitation deviendrait aussi dangereuse que l'émotion qu'il redoutait.

-- Risquons donc, la partie ! dit-il un jour.

C'était par une brûlante après-midi, et il y avait alors sept semaines que Daniel avait été blessé. Lefloch le haussa sur ses oreillers, le « cala » selon son expression, pour qu'il fût plus à l'aise, et le docteur lui tendit sa correspondance...

Un cri de joie échappa à Daniel.

Du premier coup d'œil il avait reconnu sur trois enveloppes l'écriture de Mlle Henriette, et il les portait à ses lèvres, en disant :

-- Enfin, elle m'écrit !...

Si violente fut la secousse, que le docteur eut presque peur.

-- Du calme, mon cher ami ! prononça-t-il, du calme !... Soyez homme, sacrebleu !...

Mais Daniel souriant, car toutes ses velléités de soupçons s'étaient envolées :

-- Rassurez-vous, docteur, la joie n'est jamais dangereuse et il ne peut me venir que de la joie de celle qui m'écrit... Voyez, d'ailleurs, comme je suis calme !...

Si calme que l'idée ne lui vint pas de chercher la première en date de ces trois lettres.

Il brisa au hasard une des enveloppes et lut :

« Daniel, mon cher Daniel, mon seul ami en ce monde et mon unique espoir, en quelles mains infâmes m'avez-vous remise ? À quel misérable avez-vous livré sans défense votre pauvre Henriette ?... Ce Maxime de Brévan, ce lâche que vous croyez votre ami, si vous saviez... »

C'était la longue lettre que Mlle de la Ville-Haudry avait écrite le lendemain du jour où M. de Brévan lui avait déclaré qu'il l'aimait, que tôt ou tard, de gré ou de force, elle lui appartiendrait, lui donnant à choisir entre les horreurs de la misère et la honte de devenir sa femme !

Et à mesure que lisait Daniel on pouvait voir une pâleur mortelle envahir son visage déjà si pâle, ses yeux s'agrandir démesurément et de grosses gouttes de sueur perler le long de ses tempes... Un tremblement nerveux le secouait, si violent qu'on entendait ses dents claquer, des sanglots soulevaient sa poitrine, et une écume rougeâtre frangeait ses lèvres décolorées.

Enfin il arriva aux dernières lignes.

« Maintenant, écrivait la jeune fille, je comprends que peut-être aucune de mes lettres ne vous est parvenue ; on a dû les intercepter... Celle-ci vous parviendra, car je vais la porter à la poste moi-même. Au nom de Dieu, Daniel, au nom de notre amour, revenez... Revenez vite, si vous voulez sauver, non l'honneur de votre Henriette, car je saurais mourir, mais sa vie ! »

Alors, le chirurgien et le matelot furent témoins d'un effrayant spectacle.

Cet homme, qui l'instant d'avant ne pouvait se soulever sur ses oreillers, ce malheureux si cruellement amaigri qu'il semblait un squelette, ce blessé qui n'avait que le souffle, repoussa violemment ses couvertures, et s'élança au milieu de la chambre, en criant d'une voix terrible :

-- Mes habits, Lefloch, mes habits !...

Le docteur s'était précipité pour le soutenir, mais il l'écarta d'un revers de bras, continuant :

-- Par le saint nom de Dieu !... Lefloch, te hâteras-tu !... Cours au port, misérable, il doit s'y trouver un vapeur... je l'achète. Qu'on le mette sous pression à l'instant... Avant une heure, je veux être en route !...

Mais cet effort inouï l'avait épuisé... Il chancela, ses yeux se fermèrent, et il s'évanouit entre les bras de son matelot en balbutiant :

-- Cette lettre, docteur, cette lettre... lisez et vous verrez bien qu'il faut que je parte !

Soulevant « son lieutenant » comme un enfant entre ses bras robustes, Lefloch s'était hâté de le recoucher.

Mais pendant plus de dix minutes le vieux chirurgien et le dévoué matelot en furent réduits à se demander si ce n'était pas un cadavre qu'ils avaient là, sous les yeux, et s'ils ne s'épuisaient pas en soins inutiles...

Non, et ce fut Lefloch qui, le premier, discerna un léger tressaillement.

-- Il a bougé !... s'écria-t-il, regardez, mon commandant, il a bougé !... Il vit, nous le sauverons encore !...

Ils réussirent, en effet, à réveiller cette vie si près de s'éteindre, mais ils ne réveillèrent pas cette noble intelligence.

Au regard froid et morne que Daniel arrêta sur eux, quand enfin il ouvrit les yeux, ils comprirent que la raison chancelante du malheureux n'avait pu résister à la violence inattendue de ce nouveau coup.

Et cependant, il devait lui rester comme un vague souvenir de la lettre qu'il venait de lire ; ses efforts pour recueillir ses idées étaient visibles ; d'un mouvement machinal, il passait et repassait sur son front ses mains amaigries, comme s'il eût essayé d'écarter le brouillard où s'anéantissait sa pensée.

Puis une convulsion le secoua, et de ses lèvres s'échappèrent des flots de paroles incohérentes, où se mêlaient et se confondaient les réminiscences de l'affreuse réalité et les conceptions extravagantes du délire.

-- Je l'avais prévu, murmurait le vieux chirurgien, je ne l'avais que trop prévu !...

Il avait alors épuisé toutes les ressources de son savoir et de sa longue expérience, il avait suivi toutes les indications que peut suggérer la prudence humaine, il ne lui restait plus qu'à attendre... Ramassant la fatale lettre de Mlle de la Ville-Haudry, il alla s'asseoir, pour la lire, dans l'embrasure d'une fenêtre.

Les indiscrétions du délire de Daniel en avaient assez appris au digne docteur pour qu'il fût en état de comprendre l'épouvantable cri de détresse de la malheureuse jeune fille, et Lefloch, qui l'observait, vit une grosse larme rouler le long de ses joues, et l'instant d'après des flots de sang empourprer son visage.

-- C'est à devenir fou !... grondait-il. Pauvre Champcey !...

Et tel qu'un homme qui ne se possède plus et à qui le mouvement devient indispensable, il froissa la lettre, la mit dans sa poche et sortit en jurant à faire tomber le crépi des murs.

À cette même heure justement, informé de l'épreuve qui devait être tentée, le juge d'instruction venait aux nouvelles.

Apercevant de loin le vieux chirurgien qui traversait la cour de l'hôpital, il courut à lui, et dès qu'il fut à portée de la voix :

-- Eh bien !... cria-t-il.

Le docteur fit quelques pas en avant, et avec un geste désespéré :

-- Le lieutenant Champcey est perdu !... répondit-il.

-- Mon Dieu !... que me dites-vous là !...

-- La vérité !... Voici Daniel maintenant aux prises avec une fièvre cérébrale, avec un transport au cerveau, pour mieux dire... Affaibli, épuisé, exténué comme il est, y résistera-t-il ?... non, évidemment... Il faudrait pour le sauver un second miracle, et... soyez tranquille, il ne se fera pas !... Avant vingt-quatre heures il sera mort, et ses assassins triompheront.

-- Oh !...

Les yeux du vieux chirurgien flamboyaient et un sourire d'une amère ironie crispait ses lèvres.

-- Et qui donc, insista-t-il, empêcherait les gredins de triompher !... Daniel mort, vous serez obligé de relâcher, faute de preuves, l'abject scélérat que vous tenez en prison, ce Crochard dit Bagnolet !... Ou si vous l'envoyez devant un tribunal, ce sera sous la grotesque prévention d'homicide par imprudence... Et il en sera quitte pour un an de prison... Et cependant, vous le savez comme moi, c'est volontairement qu'il a frappé une des plus nobles créatures humaines que j'aie connues, anéanti le cœur le plus loyal et une des plus hautes intelligences que je sache !... Et à l'expiration de sa peine, il palpera le prix du sang de Daniel Champcey, et il le dépensera en crapuleuses orgies... Et les autres, les vrais coupables, les misérables qui l'ont payé, ils s'en iront de par le monde, le front haut, riches, honorés, dédaigneux, faisant insolemment sonner leur réputation d'honneur !...

-- Docteur !...

Mais le vieil original était lancé.

-- Ah ! laissez-moi !... interrompit-il. Votre justice humaine... voulez-vous que je vous dise mon opinion ?... elle me fait pitié !... Quand vous avez envoyé, chaque année, trois ou quatre assassins stupides à l'échafaud, et au bagne quelques douzaines de répugnants gredins, vous vous drapez fièrement dans vos robes noires et vous estimez que tout est pour le mieux et qu'une société si bien gardée peut dormir sur les deux oreilles !... Eh bien ! savez-vous la vérité ?... Vous ne prenez que les maladroits, les imbéciles... Les autres, les forts, glissent à travers les mailles de vos codes, et sûrs de leur adresse et de votre impuissance, ils jouissent dans l'orgueil de leur impunité du fruit de leurs crimes, jusqu'au jour...

Il hésita, et lui qui pourtant faisait volontiers profession d'athéisme, il ajouta :

-- Jusqu'au jour de la justice divine !

Bien loin de paraître froissé de cette explosion d'indignation, le magistrat écoutait d'une physionomie impassible.

-- Il faut, prononça-t-il froidement, quand il vit le docteur à bout d'haleine, il faut que vous ayez découvert quelque chose de nouveau...

-- Assurément !... Je tiens, j'en suis convaincu, le fil de l'intrigue effroyable qui tue mon pauvre Daniel... Ah ! s'il survivait... mais il ne peut survivre...

-- Eh bien ! rassurez-vous, docteur !... Vous l'avez dit, le pouvoir de la justice est borné, et bien des forfaits lui échappent... Mais ici, que le lieutenant Champcey vive ou meure, justice sera faite, je vous le promets !

Il s'exprimait d'un ton de certitude si absolue que le vieux chirurgien-major en fut ému.

-- Est-ce que le meurtrier aurait tout avoué ! s'écria-t-il.

Le magistrat secoua la tête.

-- Non, répondit-il, et même depuis le premier interrogatoire, je n'ai pas revu le prévenu... Mais je ne me suis pas endormi, j'ai cherché et j'ai recueilli assez d'indices pour me croire sûr de faire éclater la vérité. Et si de votre côté vous avez quelques renseignements positifs...

-- Oui, j'en ai, et les événements sont tels qu'ils m'autorisent à vous les communiquer. J'ai là, de plus, une lettre...

Il sortait déjà de sa poche la lettre de Mlle de la Ville-Haudry, mais le juge l'arrêta, disant :

-- Nous ne pouvons causer ici, au milieu de cette cour, où tout le monde nous observe des fenêtres ; le tribunal est à deux pas, voulez-vous m'y suivre, docteur ?

Pour toute réponse, le chirurgien enfonça sa casquette sur sa tête, et prit le bras du magistrat et, l'instant d'après, le soldat de faction à la porte de l'hôpital de Saïgon, les vit sortir, causant avec une animation extraordinaire.

Une fois arrivé à son cabinet, le juge d'instruction ferma soigneusement la porte, et, après avoir invité le docteur à s'asseoir :

-- Dans un moment je vous demanderai vos renseignements. Écoutez les miens :

Je sais à cette heure qui est Évariste Crochard, dit Bagnolet, et je connais les principales circonstances de sa vie. Ah ! il m'en a coûté du temps et de la peine... mais la justice humaine est patiente, docteur...

Réfléchissant que cet homme avait fait à bord de la Conquête une traversée de plus de quatre mois en compagnie de cent cinquante émigrants, je me suis dit qu'il était impossible qu'il n'eût pas essayé de tromper les heures d'ennui par de longues causeries. Il s'exprime avec facilité, il est Parisien, il a été soldat, il a couru le monde, il devait être écouté.

J'ai donc mandé ici, dans mon cabinet, un à un, tous les anciens passagers de la Conquête que j'ai pu découvrir, une centaine environ, et je les ai interrogés, et je n'ai pas tardé à reconnaître la justesse de mes conjectures !...

À chacun d'eux, plus ou moins, selon le degré de démoralisation ou d'honnêteté qu'il lui supposait, Bagnolet avait confié quelque particularité de son existence...

J'ai rassemblé les dépositions de tous ces témoins, je les ai coordonnées, comparées, ajustées, contrôlées l'une par l'autre ; et c'est ainsi que des récits du prévenu, de ses aveux ou de ses demi-confidences, de certaines allusions, de ses vanteries, de ses épanchements quand il avait bu plus de coutume, je suis arrivé à composer une biographie dont l'exactitude ne saurait guère être mise en doute.

Sans paraître remarquer l'étonnement du chirurgien-major, le juge d'instruction avait ouvert un vaste carton placé sur son bureau, et en avait retiré une liasse énorme de paperasses.

Il l'éleva en l'air en disant :

-- Voilà les dépositions textuelles de mes cent et quelques témoins.

Puis, montrant quatre ou cinq feuilles de papier, couvertes à mi-marge d'une écriture fine et serrée :

-- Et j'en ai extrait ceci, ajouta-t-il... Ainsi, docteur, prêtez-moi toute votre attention.

Et tout aussitôt il commença la lecture de cette biographie de « son prévenu, » rédigée comme le sont les notes des casiers judiciaires, tantôt lisant, tantôt commentant et expliquant ce qu'il avait écrit :

« ÉVARISTE CROCHARD, dit Bagnolet, -- est né à Bagnolet en 1829 ; il est donc plus âgé qu'il ne dit, bien que paraissant plus jeune. Il est né en février, et cette date est fixée par la déposition d'un témoin, auquel le prévenu, pendant la traversée, a offert une bouteille, en disant : C'est aujourd'hui mon jour de naissance.

« De tous les dires du prévenu, parfaitement d'accord sur ce point, il résulte que ses parents devaient être de très-honnêtes gens. Son père était contremaître dans une fonderie de cuivre, sa mère était couturière. Il se peut qu'ils vivent encore, mais il y a des années qu'ils ont cessé de voir leur fils.

« Le prévenu avait été placé dans une école, et, à l'en croire, il apprenait très-bien et montrait de remarquables dispositions. Mais dès qu'il eut une douzaine d'années, il se lia avec plusieurs mauvais sujets de son âge, et souvent il désertait la maison paternelle pendant des semaines entières qu'il passait à Paris. Quels étaient ses moyens d'existence lorsqu'il était ainsi en état de vagabondage ? il ne l'a jamais expliqué bien clairement. Mais il donnait de tels détails sur la façon dont les précoces voleurs de la capitale dévalisent les étalages, que beaucoup de témoins le soupçonnaient d'avoir pratiqué ce genre de vol.

« Ce qui résulte positivement de ses déclarations, c'est que son père, désolé de son inconduite, et désespérant de le voir s'amender jamais, le fit enfermer correctionnellement lorsqu'il atteignit quatorze ans...

« Mis en liberté au bout de dix-huit mois, il fut placé en apprentissage et arriva promptement à connaître assez son métier pour y bien gagner sa vie.

« Cette dernière allégation doit être un mensonge. Quatre témoins, dont un exerçant la même profession que Crochard, déclarent qu'ils ont eu l'occasion de le voir à l'œuvre, et que s'il a été autrefois un ouvrier passable, il n'y paraît plus.

« Il ne put pas d'ailleurs pratiquer longtemps, car il était en prison depuis plus d'un an, quand la révolution de 1848 éclata.

« Qu'il fût en prison, voilà le fait certain, raconté par lui à plus de vingt-cinq personnes.

« Mais il expliquait fort diversement son emprisonnement, et on relève presque autant de versions différentes que de témoins.

« À l'un, il raconte qu'il a été condamné pour avoir, étant ivre, donné un coup de couteau à un camarade ; à l'autre, que c'est pour « une batterie » dans un tripot clandestin ; à un troisième, il laisse entrevoir qu'il s'est trouvé compromis, bien qu'innocent, dans une affaire d'escroquerie organisée pour dépouiller un riche étranger...

« La prévention est donc en droit de conclure, sans témérité, que Crochard avait été tout simplement condamné pour vol.

« Libéré peu après les événements de juin, au lien de reprendre son état, il entre comme aide machiniste dans un théâtre des boulevards. Au bout de trois mois, il en est chassé « pour des intrigues de femmes, » à ce qu'il dit à l'un, ou, s'il faut croire ce qu'il dit à un autre, à la suite d'un vol commis dans la loge d'une actrice et dont on n'avait pas découvert l'auteur.

« À bout de ressources, il s'engage comme palefrenier dans un cirque nomade et court ainsi la province. Mais à Marseille, blessé dans une rixe, il est contraint d'entrer à l'hôpital et il y reste deux mois.

« Revenu à Paris on ne sait comment, il s'était associé avec un saltimbanque lorsqu'il dut tirer au sort. Il amena un bon numéro.

« Mais, l'année suivante, nous le trouvons en relations avec un marchand d'hommes dont il était en quelque sorte le courtier. Bientôt, l'idée lui vint de se vendre lui-même, tourmenté qu'il est d'un désir furieux de posséder quinze cents francs à la fois, pour les dépenser en débauches.

« Ayant réussi à dissimuler ses antécédents judiciaires, il est admis en qualité de remplaçant au 63e de ligne. Mais un an ne s'était pas écoulé que son insubordination l'avait fait envoyer en Afrique aux compagnies de discipline.

« Il y reste seize mois, et s'y conduit assez bien pour obtenir d'être incorporé au 1er régiment d'infanterie de marine, dont un bataillon allait s'embarquer pour le Sénégal.

« Cependant, il était loin d'être revenu à de meilleurs sentiments, et la preuve, c'est qu'il ne tarda pas à être condamné à dix ans de travaux publics pour un vol de nuit, avec effraction, dans une maison habitée. »

Le chirurgien-major, qui depuis un moment avait donné quelques signes d'impatience, se dressa comme s'il eût été mû par un ressort.

-- Excusez-moi de vous interrompre, monsieur le juge, fit-il, mais... êtes-vous bien sûr de la véracité de vos témoins ?

-- Pourquoi en douterais-je ?

-- Partie qu'il me semble bien fort qu'un gredin intelligent, tel que le paraît être ce Crochard, se soit dénoncé lui-même.

-- Aussi, ne s'est-il pas dénoncé.

-- Ah !

-- Il a parlé souvent de cette condamnation, mais toujours il l'a attribuée à des voies de fait envers un supérieur... À cet égard, il n'a jamais varié.

-- Diable ! alors comment avez-vous su...

-- La vérité ?... Oh ! bien simplement... J'ai cherché, et j'ai fini par découvrir ici, à Saïgon, dans le 2e régiment d'infanterie de marine, un sergent-major qui était au 1er régiment en même temps que Crochard... C'est de lui que je tiens des détails précis... Et il est impossible de se tromper quant à l'identité : dès que j'ai eu prononcé ce nom de Crochard, mon sous-officier s'est écrié : « Ah ! oui, Crochard, dit Bagnolet... »

Et comme le docteur s'inclinait sans répondre :

-- Je reprends, dit le juge.

Et, en effet, il reprit :

« Les récits du prévenu, ayant rapport à sa détention, sont en général trop insignifiants pour être rapportés. Cependant, il est une particularité que la prévention retient, et qui servira peut-être à mettre sur la trace des instigateurs du crime qui nous occupe.

« En trois occasions, et devant au moins trois témoins chaque fois, Crochard a tenu, presque dans les mêmes termes, le propos que voici :

« Ce qu'on ne croirait pas, c'est que dans les prisons on fait souvent de très-belles connaissances... On y rencontre des fils de famille qui ont fait quelque bêtise et a quantité de gens qui, voulant faire fortune très-vite, n'ont pas eu de chance... Une fois sortis, beaucoup de ces gaillards-là vous attrapent de très belles positions, et après, si on les rencontre, dame ! ils vous donnent un coup de main... J'en ai connu là-bas qui roulent voiture à cette heure... »

Le docteur était devenu silencieux.

-- Oh ! murmura-t-il, ces gens que l'assassin a connus ne seraient-ils pas ceux qui out armé son bras ?...

-- Voilà ce que je me suis demandé.

-- C'est que les ennemis de Daniel font de fiers misérables, monsieur le juge, et si vous connaissiez la lettre que j'ai là, et qui sans doute sera cause de la mort de ce digne garçon !...

-- Permettez-moi de finir, docteur, interrompit le juge.

Et plus rapidement il poursuivit :

« Ici, il y a une lacune. De quoi et comment le prévenu a-t-il vécu à Paris où il était revenu après sa libération ? à quelles industries ignobles ou illicites a-t-il demandé les moyens de satisfaire ses passions ?... La prévention en est réduite aux conjectures, Crochard s'étant montré fort sobre de détails, et s'étant tenu dans le vague pour tout ce qui concerne ces dernières années.

« Ce qui est prouvé, c'est que tout ce qu'il emportait quand il s'est embarqué, les outils de sa profession, le linge enfermé dans sa malle, les vêtements qu'il portait, depuis la casquette jusqu'aux souliers, tout était neuf... Pourquoi ? »

Le juge d'instruction en était arrivé à la dernière ligne de son premier feuillet, le chirurgien se leva et s'inclinant devant lui :

-- Par ma foi, monsieur, prononça-t-il, je vous rends les armes, et je commence à croire que le lieutenant Champcey sera vengé !...

Le sourire de l'orgueil heureux monta aux lèvres du magistrat, mais reprenant bien vite son masque impassible, comme s'il eût été honteux de cette faiblesse :

-- Je pense, en effet, prononça-t-il avec une fine pointe d'ironie, que la justice humaine, cette fois, saura atteindre les coupables. Avant de me féliciter, cependant, attendez.

Le vieux chirurgien était de bien trop bonne foi pour essayer de dissimuler son profond étonnement.

-- Quoi ! exclama-t-il, vous avez recueilli d'autres indices encore !...

Gravement le magistrat hocha la tête.

-- La biographie que je viens de vous lire, prononça-t-il, ne prouve rien... Et ce n'est pas avec des présomptions et des probabilités, si fortes qu'elles soient, qu'on obtient des jurés une condamnation... Ils veulent, ils exigent des preuves matérielles, palpables... Eh bien ! ces preuves, je les ai !...

-- Oh !...

De ce même carton d'où il avait sorti le dossier Crochard, le juge tira une lettre qu'il agita d'un air menaçant.

-- Voilà, dit-il, ce que M. le procureur impérial a reçu douze jours après le dernier attentat dont M. Champcey a été victime. Écoutez cela, docteur.

Et il se mit à lire :

« Monsieur le procureur impérial,

« Un matelot de passage à Bien-Hoa, où je suis établi forgeron, nous apprend, à ma femme et à moi, que le nommé Crochard, dit Bagnolet, a blessé, peut-être mortellement, d'un coup de fusil, le lieutenant Champcey, de la Conquête .

« Par suite de ce malheur, monsieur le procureur impérial, ma femme pense et je crois pareillement que ma conscience m'oblige à porter à votre connaissance une autre affaire très-grave.

« Un jour, pendant la traversée, me trouvant sur une vergue, à côté de Crochard, aidant les matelots à serrer une voile, je le vis lâcher une grosse poulie, qui, tombant sur la tête du lieutenant Champcey, le renversa.

« Personne que moi n'avait rien aperçu, tant Crochard remonta vivement la poulie. Je me demandais si je devais le dénoncer, quand il se jeta à mes pieds, en me conjurant de lui garder le secret, disant qu'il était bien malheureux, et que si je parlais il serait perdu.

« Croyant à une maladresse involontaire, je me laissai attendrir et je jurai à Crochard que la chose resterait entre nous.

« Ce qui vient d'arriver prouve bien, comme dit ma femme, que j'ai eu tort de me taire, et je me décide à a tout révéler, quoi qu'il puisse m'en arriver.

« Cependant, monsieur le procureur impérial, je vous demande votre protection pour le cas où Crochard voudrait se venger sur moi ou sur les miens, ce qui pourrait bien arriver, car c'est un homme très-méchant, capable de tout et surtout sournois.

« Ne sachant pas écrire, c'est ma femme qui vous fait cette lettre, et nous sommes, avec le plus grand respect...

Le chirurgien se frottait les mains à s'enlever l'épiderme.

-- Et vous avez vu ce digne forgeron, monsieur le juge ? interrompit-il.

-- Assurément... Il est venu ici avec sa femme... Ah ! livré à ses seules inspirations, il eût gardé le silence, tant le caractère sournois du prévenu lui inspire d'appréhensions... La femme, par bonheur, a été plus brave.

-- Décidément, gronda le docteur, les femmes valent peut-être mieux que nous.

Précieusement, le magistrat replaça la lettre dans le carton, et de son même accent calme :

-- Voici donc, poursuivit-il, la première tentative de meurtre bien et dûment prouvée. Pour la seconde, celle du Don-Naï, je suis moins avancé. Cependant j'ai des indications qui me donnent bon espoir. Je sais, par exemple, que Crochard est un nageur de premier ordre. Il n'y a guère que trois mois, il fit, avec un des garçons de l'hôtel où il est employé, le pari de traverser deux fois le Don-Naï à la nage, au moment où le courant est le plus violent, et il gagna son pari.

-- Mais c'est une preuve, cela, juge !...

-- Non, ce n'est qu'une probabilité en faveur de la prévention... Mais j'ai une autre corde à mon arc. On a la preuve, par le registre du bord, que le soir même de l'arrivée, Crochard est descendu à terre. Où et avec qui a-t-il passé la soirée ? Pas un de mes cent et quelques témoins ne l'a vu ce soir-là... Et ce n'est pas tout. Personne, le lendemain, n'a remarqué que ses habits eussent été mouillés. Donc, il a dû changer de vêtements et pour en changer, il a fallu qu'il en achetât ; car il n'avait rien emporté à terre que ce qu'il avait sur le corps... Où a-t-il acheté des habits ? C'est ce que je découvrirai certainement, lorsque je ne serai plus forcé de mener l'instruction presque secrètement, comme je l'ai fait jusqu'ici. Car il est une chose que je n'oublie pas : les vrais coupables sont en France, et s'ils apprennent combien leur misérable complice est compromis, ils nous échappent...

Une fois encore le chirurgien-major tira de sa poche la lettre de Mlle Henriette, et la tendant au juge :

-- Je les connais, les vrais coupables, s'écria-t-il, je connais les ennemis de Daniel, Sarah Brandon, Maxime de Brévan et les autres...

Mais le magistrat repoussant la lettre :

-- Les connaître, docteur, prononça-t-il, ne suffit pas ; il faut des preuves contre eux, claires, évidentes, indiscutables... Ces preuves, Crochard nous les fournira... Oh ! je sais les façons des scélérats ! Dès qu'ils se voient acculés par l'évidence et qu'ils se sentent perdus, ils s'empressent de nommer leurs complices et ils aident de toute leur perversité la justice à les retrouver... Ainsi agira le prévenu. Quand je lui aurai prouvé qu'il a été payé pour assassiner le lieutenant Champcey, il me dira par qui... et il faudra bien qu'il reconnaisse qu'il a été payé quand je lui représenterai ce qu'il lui reste de l'argent qu'il a reçu...

Le vieux chirurgien tressauta sur sa chaise.

-- Quoi ! vous avez mis la main sur le magot de Crochard ! s'écria-t-il.

-- Non, pas encore, répondit le juge, seulement...

Il dissimula mal un sourire, une grimace plutôt de satisfaction, et plus vivement :

-- Seulement, je crois bien savoir où il est... Ah ! je puis l'avouer, ce n'est pas le premier jour que j'ai découvert ce qui très-probablement est la vérité... J'ai passé par bien des perplexités et des hésitations. Moralement sûr, après l'interrogatoire du prévenu, qu'il possédait, cachée quelque part, une somme relativement considérable, c'est sur sa chambre que tout d'abord mon attention s'est portée... Aidé d'un agent adroit, je l'ai explorée, cette chambre, pendant quinze jours, avec une sorte de rage... Les meubles ont été démontés et sondés ; on a dépaillé les chaises, j'ai fait soulever les carreaux et décoller la tapisserie... Rien !... Je désespérais, quand une idée me vint, d'une simplicité telle que j'en suis à me demander comment elle ne m'est pas venue dès le premier moment : « J'y suis !... » m'écriai-je. Et, pressé de vérifier mes doutes, je mandai sur-le-champ l'homme avec qui Crochard avait parié de traverser le Don-Naï. Il accourut et... Mais ; j'aime mieux vous lire sa déposition...

Il prit dans le dossier une grande feuille de papier, et se grimant de modestie, il lut le procès-verbal du greffier :

« M. LE JUGE. -- À quel endroit du fleuve Crochard a-t-il exécuté son pari ?

« LE TÉMOIN. -- Un peu au-dessous de la ville.

« M. LE JUGE. -- Où s'est-il déshabillé ?

« LE TÉMOIN. -- À l'endroit même où il s'est mis à l'eau, en face de la fabrique de tuiles de M. Wang-Taï.

« M. LE JUGE. -- Que s'est-il passé relativement à ses vêtements ?

« LE TÉMOIN, d'un air très-surpris . -- Rien.

« M. LE JUGE. -- Pardon, il a dû se passer quelque a chose ; cherchez bien, rappelez vos souvenirs.

« LE TÉMOIN, se frappant le front . -- Ah ! mais oui, en effet, maintenant, je me rappelle... Quand Bagnolet fut déshabillé, je lui vis l'air si ennuyé que je crus qu'il avait peur de se mettre à l'eau... Pas du tout, il tremblait pour ses habits, et il ne parut rassuré que quand je lui eus promis que je les garderais sur mon bras... Or, ses habits, c'était un méchant pantalon et une mauvaise blouse... Comme ils m'embarrassaient, je les déposai au pied d'un arbre. Lui, cependant, ayant fait son double trajet, aborde, mais au lieu d'écouter nos compliments : -- Mes habits !... me crie-t-il d'un ton furieux. -- Eh ! lui dis-je, ils ne sont pas perdus, ils sont là-bas... Alors, lui, sans me répondre, me repousse violemment et se met à courir comme un fou vers ses effets. »

Enthousiasmé, le chirurgien-major s'était dressé.

-- Je comprends ! s'écria-t-il, oui, je comprends.

XXV

Ainsi, de déductions en déductions, et par la seule puissance de sa pénétration servie par une infatigable activité, le juge d'instruction arrivait à démontrer la culpabilité de Crochard et l'existence de complices instigateurs du crime.

Qu'il en fut fier et que son estime pour lui-même en fût accrue, c'est ce dont il n'y avait pas à douter, en dépit de ses efforts pour conserver sa roide et impassible gravité.

Même il avait mis une certaine coquetterie à refuser de prendre connaissance de la lettre de Mlle Henriette avant d'avoir prouvé qu'il pourrait se passer des révélations importantes qu'elle contenait.

Il est vrai que cette preuve une fois administrée, il s'empressa de réclamer la lettre et de la lire.

Et, de même que le chirurgien-major, il fut véritablement épouvanté de la scélératesse de M. de Brévan.

-- Mais là, précisément, s'écria-t-il, là est l'irrécusable démonstration de la complicité de ce misérable... Jamais il n'eût osé abuser si lâchement de la confiance de Mlle de la Ville-Haudry, s'il n'eût été persuadé, s'il ne se fût cru certain que le lieutenant Champcey ne reverrait plus la France...

Puis, après quelques minutes de réflexion :

-- Et cependant, ajouta-t-il, je sens qu'il y a là quelque chose qui nous échappe... La mort de M. Champcey était résolue avant son embarquement, pourquoi ?... Quel intérêt direct et pressant M. de Brévan y avait-il à cette époque ?... Il faut qu'il se soit passé entre eux quelque chose que nous ignorons...

-- Quoi ?

-- Ah ! voilà ce que je ne puis concevoir. Mais retenez bien ceci, docteur, l'avenir nous ménage la découverte de quelques nouveaux mystères d'iniquité...

Telle avait été la préoccupation de ces deux hommes, qu'ils ne s'étaient pas aperçus du vol des heures et qu'il ne fallut rien moins que la nuit qui tombait pour leur rappeler tout le temps qui s'était écoulé depuis qu'ils étaient ensemble.

Le magistrat se leva, et rendant au docteur la lettre de Mlle Henriette :

-- Est-ce donc, interrogea-t-il, la seule qu'ait reçue M. Champcey ?

-- Non, mais celle-ci est la seule qu'il ait décachetée.

-- Vous répugnerait-il de me communiquer les autres ?

Le digne chirurgien hésita.

-- Je vous les remettrai, monsieur, répondit-t-il enfin, si vous me jurez que l'intérêt de la justice l'exige... Seulement, pourquoi ne pas attendre...

Il n'osa dire : « pourquoi ne pas attendre la mort de M. Champcey ? » Mais le juge comprit.

-- J'attendrai donc, fit-il.

Tout en causant, ils étaient arrivés à la porte du palais. Ils échangèrent une poignée de main, et le chirurgien-major, le cœur serré par les plus sinistres appréhensions, reprit lentement le chemin de l'hôpital.

Une surprise immense l'y attendait.

Daniel, qu'il avait quitté dans une situation désespérée, mourant, Daniel dormait du plus calme et du plus parfait sommeil... Son visage pâli avait repris son expression accoutumée, sa respiration était libre et régulière...

-- C'est à n'y pas croire !... murmura le vieux guérisseur, dont l'expérience était absolument déroutée ; je ne suis qu'un âne et la science n'est qu'un vain mot.

Et s'adressant à Lefloch qui respectueusement s'était levé à son entrée :

-- Depuis combien de temps ton officier repose-t-il ainsi ?... demanda-t-il.

-- Depuis une heure, mon commandant.

-- Comment lui est venu ce sommeil ?

-- Tout naturellement, mon commandant. Après votre départ, le lieutenant a bien encore un peu battu la campagne, mais il n'a pas tardé à se tenir tranquille, et finalement, il m'a demandé à boire... Je lui ai donné une tasse de tisane, il l'a bue, et ensuite il m'a prié de l'aider à se tourner du côté du mur... Je l'ai aidé, et j'ai vu qu'il restait comme cela, le bras replié et le front dans sa main, comme un homme qui pense à des choses très-tristes... Mais voilà qu'au bout d'un quart d'heure, tout à coup, il m'a semblé qu'il râlait... Vite, je me suis avancé sur la pointe du pied et j'ai regardé... Je m'étais trompé, le lieutenant ne râlait pas, il pleurait à chaudes larmes, à pleins yeux, et ce que j'avais entendu, c'était des sanglots... Ah ! mon commandant, ça m'a donné comme un coup de barre là, dans l'estomac !... C'est que je le connais, voyez-vous, et pour qu'un homme comme lui pleure ni plus ni moins qu'un enfant, il faut qu'il souffre plus que pour mourir... Saint bon Dieu !... si je savais où les prendre, les canailles qui lui font des misères !...

Ses poings se crispaient en disant cela, et très-positivement il jaillit de ses yeux quelque chose comme une larme qui se perdit dans les rides de son visage hâlé.

-- Pour lors, continua-t-il d'une voix étranglée, je compris pourquoi mon lieutenant avait voulu être tourné du côté du mur et je me reculai sans bruit... L'instant d'après, il s'est mis à parler tout haut... Mais il n'avait plus le délire, allez !

-- Et que disait-il ?

-- Ah ! dame, il disait comme cela : « Pauvre Henriette !... Pauvre Henriette ! » Toujours cette bonne amie qu'il appelait quand il avait la fièvre... Et il disait encore : « C'est moi qui la tue !... C'est moi qui suis cause de tout !... Niais, imprudent, fou ! Il a juré ma mort et celle d'Henriette, le misérable, le jour où, moi, imbécile d'honnête homme, je lui ai confié toute ma fortune !... »

-- Il a dit cela !...

-- En propres paroles, mon commandant, mais mieux, beaucoup mieux !...

Le vieux chirurgien semblait abasourdi.

-- Ce diable de juge avait deviné, grommela-t-il... Cette autre chose qu'il soupçonnait, la voilà !...

-- Vous dites, mon commandant ?... interrogea le digne matelot.

-- Rien qui t'intéresse... Poursuis.

-- Pour lors, donc... Mais je n'ai plus rien à vous dire, sinon que je n'ai plus rien entendu... Mon lieutenant est resté dans la même position jusqu'au moment où j'ai allumé la lampe... Alors il m'a commandé de le virer de bord et de baisser l'abat-jour, ce que j'ai fait... Il a encore poussé deux ou trois gros soupirs, puis bonsoir, plus personne... Il était endormi tel que vous le voyez là...

-- Et comment étaient ses yeux, quand le sommeil l'a pris ?...

-- Très-calmes et très-clairs.

Le docteur eut ce mouvement d'épaules de l'homme qui se trouve en face d'un événement qui dépasse son entendement, et à demi-voix :

-- Il s'en tirera, murmura-t-il, c'est évident ; le second miracle, que j'avais déclaré impossible, se fera, ou plutôt il est fait !...

Puis s'adressant à Lefloch :

-- Tu sais où je loge ?

-- Oui, mon commandant.

-- Si ton officier s'éveille cette nuit, tu m'enverras chercher.

-- Bien, mon commandant.

Mais Daniel ne s'éveilla pas, et c'est à peine s'il venait d'ouvrir les yeux quand, le lendemain matin, sur les huit heures, le chirurgien-major entra dans sa chambre.

Des le premier coup d'œil donné à son malade :

-- Décidément, s'écria joyeusement le docteur, l'imprudence d'hier n'aura pas de suites !

Daniel ne répondit pas, mais après que le vieux chirurgien l'eût examiné attentivement :

-- Maintenant, docteur, commença-t-il, une question, une seule... Dans combien de jours serai-je à même de me lever et de m'embarquer ?

-- Eh ! mon cher lieutenant, nous avons le temps de penser à cela.

-- Non, docteur, non, il me faut une réponse... Fixez-moi une époque et j'aurai le courage de patienter jusque-là... L'incertitude me tuerait... Oui, je saurai attendre, bien que je souffre comme un damné...

L'émotion du digne chirurgien était visible.

-- Je sais ce que vous souffrez, mon pauvre Champcey... fit-il. J'ai lu la lettre qui a failli vous tuer bien plus sûrement que la balle de Crochard... Je crois que d'aujourd'hui en un mois vous serez en état de partir.

-- Un mois !... dit Daniel, du ton dont il eût dit : un siècle !...

Et après un moment :

-- Ce n'est pas tout, docteur, j'ai à vous demander de me faire donner les lettres que je n'ai pu lire hier...

-- Quoi !... vous voulez !... Ah ! c'est une imprudence, cela !...

-- Non, docteur, rassurez-vous, le coup est porté... Si je ne suis pas devenu fou hier, c'est que ma raison peut subir sans chanceler les plus effroyables épreuves... J'ai, Dieu merci ! toute mon énergie : je sais qu'il faut que je vive pour sauver Henriette, pour la venger, si j'arrive trop tard pour la sauver... Avec cette pensée, soyez tranquille, je vivrai !...

Le chirurgien-major n'hésita plus, et l'instant d'après Daniel brisait d'une main ferme les enveloppes des deux lettres de Mlle de la Ville-Haudry.

L'une, fort longue, n'était guère que la répétition de celle de la veille.

L'autre n'avait que dix lignes !

« M. de Brévan sort de chez moi... Au regard atroce du misérable, quand il m'a dit en ricanant de ne pas compter sur votre retour, j'ai compris... Daniel, cet homme en veut à votre vie et il a payé des assassins... Pour moi, sinon pour vous, je vous en conjure, soyez prudent... Prenez garde, veillez sur vous, songez que vous êtes le seul ami et l'unique espoir ici-bas de votre Henriette... »

Alors, véritablement, on put voir que Daniel n'avait pas trop présumé de ses forces et de son courage.

Pas un muscle de son visage ne bougea, son regard resta droit et limpide, et c'est de l'accent de la plus froide ironie qu'il dit :

-- Voyez ceci, docteur, vous y trouverez l'explication de l'étrange guignon qui me poursuit depuis que nous avons quitté la France...

D'un coup d'œil, le chirurgien avait lu l'avertissement si tardif, hélas ! de Mlle de la Ville-Haudry.

-- Ajoutez autre chose encore, fit-il. M. de Brévan ne pouvait prévoir que l'assassin payé par lui serait assez maladroit pour se laisser prendre.

La révélation était si inattendue, que Daniel se dressa sur ses oreillers.

-- Quoi ! s'écria-t-il, l'homme qui a tiré sur moi est arrêté !...

Ce fut Lefloch, incapable de se contenir plus longtemps, qui répondit :

-- Un peu, oui, mon lieutenant, et arrêté par moi, le gredin, avant que son fusil fût seulement refroidi.

Le docteur n'attendit pas les questions qu'il lisait dans les yeux de son malade.

-- Lefloch dit vrai, mon cher lieutenant, déclara-t-il... Et si on ne vous a parlé de rien, c'est que la moindre émotion pouvait vous être fatale... L'événement d'hier ne l'a que trop prouvé. Oui, l'assassin est en prison...

-- Et son compte est bon !... gronda le brave matelot.

Mais Daniel haussant les épaules :

-- Ce n'est pas à lui que j'en veux, prononça-t-il... Pourquoi lui en voudrais-je plus qu'à la balle qui m'a frappé ! Cet abject coquin n'est qu'un instrument... Les vrais coupables, vous les connaissez, docteur...

-- Et il en sera fait prompte justice, je vous le jure ! interrompit le vieux chirurgien, qui apportait à la cause de son blessé autant de passion que si elle eût été sienne. Notre bonne étoile nous a envoyé un juge d'instruction qui n'est pas manchot, et qui, si je ne m'abuse, ne serait pas fâché de sortir de Saïgon par un coup d'éclat.

Il demeura pensif un moment, observant son malade du coin de l'œil, puis tout à coup :

-- J'y songe, reprit-il, pourquoi ne le verriez-vous pas, ce juge... il brûle de vous interroger... Consultez vos forces, lieutenant ; vous sentez-vous en état de le recevoir ?...

-- Qu'il vienne, s'écria Daniel, qu'il vienne ! De grâce, docteur, envoyez le chercher.

-- Je ferai mieux, mon cher Champcey, j'irai le chercher moi-même, pendant que vous achèverez de dépouiller votre correspondance.

Il sortit sur ces mots, et Daniel revint aux lettres demeurées intactes sur son lit. Il y en avait sept : quatre de la comtesse Sarah et trois de M. de Brévan.

Mais que pouvaient-elles lui apprendre désormais ? Que lui importaient les mensonges et les calomnies qu'elles renfermaient !

Il les parcourut cependant.

Fidèle à son système, la comtesse Sarah écrivait des volumes...

Et de ligne en ligne, en quelque sorte, son amour pour Daniel, réel ou feint, s'accentuait davantage et se dégageait des périphrases et des réticences timides dont elle l'avait voilé d'abord... Elle s'abandonnait, elle se livrait, soit qu'elle eût perdu toute prudence, soit qu'elle fût bien sûre que ses lettres n'arriveraient jamais jusqu'au comte de la Ville-Haudry... On eût dit une passion immense, irrésistible, échappant à la volonté qui la contenait, et éclatant plus terrible, comme un incendie qui a longtemps couvé dans l'ombre.

De Mlle de la Ville-Haudry, elle ne disait que peu de chose, -- assez cependant pour terrifier Daniel s'il n'eût connu la vérité.

Cette malheureuse égarée, écrivait-elle, vient de causer à son vieux père un si cruel chagrin et si inattendu qu'il a failli en mourir... Irritée d'une surveillance que sa conduite ne justifiait que trop, hélas !... elle s'est enfuie, nous ne savons avec qui, et toutes nos recherches pour la retrouver sont demeurées infructueuses... »

D'un autre côté, M. de Brévan écrivait :

« Sourde à mes conseils et à mes supplications, Mlle de la Ville-Haudry a mis à exécution le projet qu'elle avait a formé de quitter la maison paternelle. Soupçonné d'avoir favorisé son évasion, j'ai été provoqué par sir Thomas Elgin et j'ai du me battre avec lui.

« Un journal que je joins à ma lettre vous donnera les détails de notre rencontre et vous apprendra que j'ai a été assez heureux pour blesser ce gentleman peu honorable, mais tireur de premier ordre.

« Hélas ! cher et excellent Daniel, pourquoi faut-il que le devoir de l'amitié me contraigne à vous avouer que ce n'est pas pour vous garder la foi qu'elle vous avait jurée, que Mlle Henriette souhaitait si ardemment son indépendance !... Ne désirez pas votre retour, mon pauvre ami !... Vous souffririez trop en retrouvant indigne de vous, indigne d'un honnête homme, celle que vous avez tant aimée... Croyez que j'ai tout fait pour m'opposer à des désordres devenus un scandale public. Je n'ai réussi qu'à m'attirer sa haine, et je ne serais pas surpris qu'elle fit tout au monde pour nous amener à nous couper la gorge... »

C'était à confondre l'esprit et à faire douter de son bon sens, tant cette impudence dépassait tout ce que l'imagination peut concevoir de plus monstrueux.

Cependant le journal annoncé lui avait été adressé, et il y trouva les détails du duel de M. de Brévan et de sir Thomas Elgin.

Qu'est-ce que cela signifiait !... Il se mit à relire plus attentivement les lettres de Maxime et de la comtesse Sarah, et les comparant, il lui sembla y découvrir les traces d'un sourd dissentiment.

-- La discorde est-elle donc parmi mes ennemis, se dit-il, et cessent-ils de s'entendre à mesure qu'approche, à ce qu'ils croient, le moment de partager le fruit de leurs crimes ?... ou ne se sont-ils jamais concertés et suis-je en face d'une double intrigue ?... ou tout cela n'est-il qu'une comédie destinée à m'abuser et à me retenir ici jusqu'à ce que le meurtrier ait fait son œuvre !...

Il n'eut pas le temps de se torturer l'esprit à chercher la solution de cet insoluble problème. Le vieux chirurgien rentrait avec le juge d'instruction et pendant plus d'une demi-heure, il eut à répondre à une avalanche de questions.

Mais l'enquête avait été conduite avec une si rare sagacité, que Daniel n'eut à fournir à l'accusation qu'un seul fait absolument nouveau : l'abandon de sa fortune entière à la probité de M. de Brévan.

Et encore, cette circonstance, par suite de son invraisemblance, devait fatalement échapper à un travail d'inductions basé sur la seule logique... Aussi Daniel, honteux de son inconcevable imprudence, mit-il un certain amour-propre à en exposer les raisons... Et quand enfin il eut achevé :

-- Maintenant, reprit le juge, encore une question : reconnaîtriez-vous l'homme qui, vous ayant offert un canot pour regagner la Conquête , a tenté de vous noyer en faisant chavirer ce canot au milieu du Don-Naï ?...

-- Non, monsieur...

-- Ah ! voilà qui est bien fâcheux... Cet homme n'est autre que Crochard, bien évidemment, mais il niera... et la prévention n'aura que des probabilités à opposer à ses dénégations, si je ne découvre pas l'endroit où il a changé de vêtements...

-- Permettez, monsieur, il est un témoignage que je puis vous offrir...

-- Lequel ?

-- La voix du misérable est si bien restée dans ma mémoire que, tenez, ici, pendant que je vous parle, il me semble encore l'entendre à mon oreille, et je la reconnaîtrais assurément entre mille...

Le juge ne répondit pas, évaluant sans doute les chances d'une confrontation ; puis, prenant son parti :

-- C'est une épreuve à tenter, déclara-t-il.

Et remettant à son greffier, témoin muet de cette scène, l'ordre d'amener le prévenu Crochard à l'hôpital :

-- Portez cela à la prison, dit-il, et qu'on se hâte...

Il y avait alors plus d'un mois que Crochard était arrêté, et la détention, loin d'abattre son audace, l'avait exaltée. Son arrestation et son premier interrogatoire l'avaient consterné, mais il avait repris courage en comptant les jours qui s'écoulaient.

-- Évidemment on cherche des preuves, pensait-il, mais comme on n'en trouvera pas, il faudra bien qu'on me lâche.

C'est donc de l'air le plus assuré qu'il entra dans la chambre de Daniel, et dès le seuil, d'une voix arrogante :

-- Je demande justice, monsieur le juge, dit-il ; je suis las d'être en prison. Si je suis coupable, qu'on me coupe le cou ; si je suis innocent...

Mais Daniel ne le laissa pas finir.

-- C'est lui ! s'écria-t-il, je suis prêt à en faire le serment, c'est lui !...

Si rare que fût l'impudence de Crochard, dit Bagnolet, il demeura interdit, et d'un regard inquiet et rapide il interrogea la physionomie du juge, et celle du chirurgien-major, et celle aussi de Lefloch, qui se tenait debout, immobile, au pied du lit de son lieutenant.

Il avait trop l'expérience des formes de la justice, pour ne pas comprendre qu'il s'était bercé d'illusions absurdes, et que sa situation était bien plus périlleuse qu'il ne l'avait soupçonné. Mais où voulait-on en venir, qu'avait-on découvert, que savait-on au juste ? L'effort qu'il faisait pour l'imaginer donnait à son visage une expression atroce...

-- Vous avez entendu, Crochard !... insista le juge.

Déjà, grâce à une puissante secousse de sa volonté, le prévenu était redevenu maître de lui.

-- On n'est pas sourd !... répondit-il, de cet accent indélébile qui trahit l'ancien rôdeur des barrières de Paris... J'entends très-bien... seulement je ne comprends pas du tout.

Mal placé pour épier les impressions de Crochard, le juge s'était levé sans affectation et était allé s'adosser à la cheminée.

-- Vous comprenez au contraire fort bien, prononça-t-il durement... Le lieutenant Champcey dit que vous êtes bien l'homme qui a tenté de le noyer dans le Don-Naï... Il vous reconnaît.

-- C'est impossible !... s'écria le prévenu, ça c'est impossible, car...

Mais le reste de la phrase expira dans son gosier.

Une soudaine réflexion lui avait montré le piège qui lui était tendu, piège familier aux juges d'instruction, et terrible par sa simplicité même...

Encore un peu et il s'écriait :

« -- C'est impossible, car la nuit était bien trop noire pour qu'on pût distinguer les traits d'un homme... »

Et c'eût été comme un aveu, et il n'eût plus su que répondre au juge, qui n'aurait pas manqué de lui demander :

« -- Comment savez-vous que l'obscurité était si profonde sur les bords du fleuve ?... Vous y étiez donc ?... »

Tout blême du danger qu'il venait d'éviter, il dit simplement :

-- L'officier se trompe.

-- Je ne le pense pas, fit le juge.

Et se retournant vers Daniel :

-- Persistez-vous dans votre déclaration, lieutenant ? interrogea-t-il.

-- Plus que jamais, monsieur... J'affirme sur l'honneur que je reconnais la voix de cet homme... Lorsqu'il m'a proposé un bateau, il parlait une sorte de jargon à peine compréhensible, cousu de mots anglais et espagnols, mais il avait oublié de changer ses intonations et son accent.

Affectant une assurance déjà bien loin de son esprit, Crochard, dit Bagnolet, haussait les épaules d'un air dédaigneux.

-- Est-ce que je sais l'anglais ? fit-il ; est-ce que je sais l'espagnol ?

-- Non, très-probablement... Mais comme tous les Français qui ont habité les colonies, comme tous les soldats de l'infanterie de marine, vous devez connaître un certain nombre de mots de ces deux langues...

À la grande surprise de Daniel et du docteur, le prévenu ne protesta pas. On eût dit qu'il se sentait attiré vers un terrain dangereux.

-- N'importe !... fit-il du ton le plus arrogant, il est tout de même un peu fort d'accuser un honnête homme d'un crime, parce que sa voix ressemble à celle d'un coquin !

Le magistrat hochait doucement la tête.

-- Prétendez-vous être un honnête homme, vous, Crochard ? dit-il.

-- Comment, si je le prétends !... Qu'on fasse venir mes patrons.

-- C'est inutile... Je connais votre passé, depuis la première escroquerie, qui vous a valu quatre mois de prison, jusqu'au vol qualifié pour lequel vous avez été condamné aux travaux forcés, lorsque vous étiez au régiment...

Une profonde stupeur se lisait sur les traits de Crochard, mais il n'était pas homme à abandonner, sans la disputer, une partie dont sa tête était l'enjeu.

-- Eh bien ! vous êtes dans l'erreur, monsieur le juge, prononça-t-il froidement... J'ai été condamné à dix ans, c'est vrai, lorsque j'étais troupier, mais c'était pour avoir frappé un supérieur qui m'avait puni injustement.

-- Vous mentez... un ancien soldat de votre régiment, en garnison à Saïgon, vous le prouvera...

Pour la première fois, le prévenu se troubla visiblement.

Il voyait tout à coup surgir son passé, ce passé qu'il croyait ignoré ou oublié, et il savait de quel poids des antécédents tels que les siens pèseraient dans la balance de la justice...

Alors il changea de tactique, et se grimant d'une doucereuse humilité :

-- On peut avoir commis une faute, soupira-t-il, sans être pour cela capable d'assassiner un homme.

-- Tel n'est pas votre cas !...

-- Oh ! monsieur le juge, est-il possible de dire une chose pareille !... Moi qui ne ferais pas du mal seulement à une mouche... Malheureux coup de fusil !... Faut-il que j'aie peu de chance !...

C'est de l'air du plus profond dégoût que le juge depuis un moment observait le prévenu.

-- Tenez, interrompit-il brusquement, épargnez-vous d'inutiles dénégations. Tout ce que la justice a intérêt à savoir, elle le sait... Ce coup de fusil tiré à la chasse était votre troisième tentative d'assassinat...

Crochard recula d'un pas. Il était devenu livide. Cependant il eut encore la force de prononcer d'une voix étranglée :

-- C'est faux !

Mais le juge avait en mains trop de preuves pour laisser se prolonger cet interrogatoire.

-- Qui donc, reprit-il, a, pendant la traversée, lancé une énorme poulie sur la tête de M. Champcey ? Allons, ne niez pas... L'émigrant qui était près de vous sur la vergue, qui vous a vu et que vous aviez conjuré de vous garder le secret, a parlé... Voulez-vous que je le fasse venir ?...

Une dernière fois, Crochard ouvrit la bouche pour protester de son innocence, mais il ne put articuler une syllabe... Il était écrasé, anéanti ; il tremblait de tous ses membres et ses dents claquaient... En moins de rien, ses traits s'étaient décomposés autant que ceux du condamné à mort à la vue de l'échafaud... Peut-être, se sortant perdu irrémissiblement, avait-il eu comme une vision de la sinistre machine...

-- Croyez-moi, insista le juge, ne vous obstinez pas en un système impossible, dites la vérité.

Durant une minute encore, le misérable hésita... Puis, n'apercevant plus d'autre chance de salut que l'indulgence des juges, il s'affaissa si lourdement que ses genoux sonnèrent sur le carreau, en balbutiant :

-- Je suis un malheureux !...

Une même exclamation d'étonnement échappa au docteur, à Daniel et au digne Lefloch.

Mais le juge n'était pas surpris, lui. Il savait d'avance que cette première victoire lui coûterait peu, et que le difficile serait d'arracher à l'assassin le nom de ses complices.

C'est pourquoi, sans lui laisser le temps de se remettre :

-- Maintenant, reprit-il, quelles raisons aviez-vous de vous acharner ainsi après M. Champcey ?...

Le prévenu se redressa à demi, et faisant un effort :

-- Je le haïssais, bégaya-t-il... Une fois, pendant la traversée, il m'avait menacé de me faire mettre aux fers...

-- Cet homme ment, interrompit Daniel.

-- Entendez-vous !... insista le juge. Voyons, décidément, vous ne voulez pas dire la vérité !... Eh bien ! je la dirai pour vous. On vous avait acheté la mort du lieutenant Champcey, et vous vouliez gagner votre argent... Vous avez reçu une certaine somme d'avance, et on devait, après le meurtre, vous en compter une plus forte...

-- Je vous jure, monsieur le juge...

-- Ne jurez pas. La somme que vous possédez, et dont vous ne sauriez expliquer l'origine, est une preuve irrécusable.

-- Hélas ! je ne possède rien... Informez-vous ; faites chercher...

Sous le masque impassible du magistrat, il était aisé de discerner une certaine émotion. Le moment était venu de frapper le coup décisif et de juger de la valeur de son système d'induction.

Au lieu donc de répondre au prévenu, il s'adressa aux gendarmes qui l'avaient amené.

-- Vous allez, leur dit-il, conduire le prévenu dans la pièce voisine... Vous lui ferez quitter ses vêtements, et vous les explorerez minutieusement pour vous assurer qu'il n'y a rien de caché entre les doublures...

Déjà les gendarmes s'avançaient pour exécuter l'ordre, mais d'un bond l'assassin se dressa sur ses pieds, et d'un ton de rage contenue :

-- C'est inutile, fit-il, j'ai trois billets de mille francs cousus dans la ceinture de mon pantalon.

Cette fois, l'orgueil du succès eut complètement raison de l'imperturbable sang-froid du juge d'instruction... Une exclamation de plaisir lui échappa, et il ne put se tenir de jeter à Daniel et au chirurgien-major ce regard triomphant qui, si clairement, signifie :

-- Eh bien !... que vous avais-je dit ?...

Ce fut, il est vrai, l'affaire d'une seconde ; ses traits reprirent leur glaciale immobilité, et s'adressant au prévenu :

-- Remettez-moi ces billets, commanda-t-il.

Crochard ne bougea pas, mais son visage livide trahit l'angoisse de la plus atroce souffrance. Et certes, en ce moment, il ne jouait pas la comédie. Lui prendre ces trois mille francs, prix du plus lâche et du plus exécrable attentat, ces trois mille francs pour lesquels il avait affronté l'échafaud, c'était lui arracher les entrailles mêmes.

Pareil à la bête enragée qui se sent acculée, il s'était ramassé sur lui-même, et d'un regard furibond parcourait la chambre, cherchant peut-être une issue pour fuir, se demandant peut-être sur lequel de ces hommes qui l'entouraient il devait se précipiter.

-- Ces billets !... insista l'inexorable juge. Faudra-t-il donc employer la force pour les avoir !...

Convaincu de l'inutilité, de la folie de toute tentative, le misérable baissa la tête.

-- Je ne peux pourtant pas découdre la ceinture de mon pantalon avec mes ongles, dit-il d'une voix rauque. Qu'on me donne un couteau ou des ciseaux.

C'est ce qu'on se serait bien gardé de faire... Mais sur un signe du juge, un des gendarmes s'avança, et tirant un canif de sa poche, il décousut la doublure à l'endroit que lui indiqua le prévenu.

Et une véritable convulsion de rage secoua l'assassin, lorsqu'apparut un petit paquet de papiers fortement comprimés et réduits à leur plus mince volume.

Par suite d'un phénomène bizarre, fréquemment observé chez les criminels, il se préoccupait infiniment plus de son trésor que de sa tête si terriblement compromise.

-- Cet argent est à moi ! râla-t-il, on n'a pas le droit de me le prendre... C'est une infamie que d'abuser de ce qu'un homme est tombé dans le malheur pour le dépouiller...

Accoutumé sans doute à de telles scènes, le magistrat, au lieu d'écouter Crochard, dépliait avec précaution le petit paquet.

Il se composait de trois billets de mille francs enveloppés dans une feuille de papier à lettre toute crasseuse et usée et coupée aux plis.

Les billets de banque n'offraient rien de particulier.

Mais sur la feuille de papier, on distinguait encore les traces d'une ligne d'écriture dont deux mots seulement restaient parfaitement lisibles : Rue... Université...

-- Qu'est-ce que ce papier, Crochard ? interrogea le juge.

-- Je ne sais pas... je l'aurai ramassé n'importe où.

-- Quoi ! vous allez mentir encore !... À quoi bon ?... Il y a eu là, évidemment, l'adresse de quelqu'un demeurant rue de l'Université...

Daniel tressauta sur son lit.

-- Eh ! monsieur, interrompit-il, c'est rue de l'Université que je demeure, à Paris.

Une fugitive rougeur colora les pommettes du magistrat, et c'était chez lui le signe non équivoque d'une vive satisfaction.

-- Tout s'explique ! murmura-t-il à demi-voix, comme s'il eût répondu à certaines objections de son esprit.

Et cependant, à la grande surprise de ses auditeurs, il abandonna cet incident, et revenant au prévenu :

-- Ainsi, dit-il, vous reconnaissez que vous avez reçu de l'argent pour assassiner le lieutenant Champcey ?...

-- Je n'ai pas dit cela.

-- Non, mais les trois mille francs cachés sur vous le disent surabondamment... De qui avez-vous reçu cette somme ?...

-- De personne... je l'ai économisée.

Le magistrat leva les épaules, et enveloppant Crochard, dit Bagnolet d'un regard obstiné :

-- Je vous ai forcé d'entrer dans la voie des aveux, prononça-t-il durement, persistez-y. Vous ne gagnerez rien, croyez-moi, à ruser avec la justice et vous ne sauverez pas les misérables qui ont tenté votre cupidité... Un seul moyen vous reste de mériter quelque indulgence : la franchise, une franchise absolue... ne le négligez pas.

Mieux que personne l'assassin était à même de comprendre toute la portée des paroles du juge, et d'en bien pénétrer le sens.

Néanmoins, durant plus d'une minute, il demeura indécis, secoué d'une sorte de tremblement nerveux, comme s'il se fût livré en lui un terrible combat.

Même on l'entendit murmurer :

-- Je ne dénonce personne !... Un marché est un marché !... Je ne suis pas un mouchard !...

Puis, tout à coup, se décidant et se dévoilant tel que l'avait deviné l'expérience du magistrat :

-- Ma foi ! tant pis, s'écria-t-il, avec un ricanement cynique, puisque je suis dans le pétrin, les autres y seront aussi !... Qui donc aurait eu le gros lot, si j'avais réussi ? Pas moi, bien sûr... et cependant c'était moi qui risquais le plus... Pour lors donc, celui qui m'a payé pour... « faire l'affaire » du lieutenant, c'est un nommé Justin Chevassat !...

Un immense désappointement assombrit la physionomie de Daniel et du vieux chirurgien...

Ce n'était pas ce nom qu'ils attendaient avec la plus poignante anxiété.

-- Ne me trompez-vous pas, Crochard ? interrogea le magistrat qui seul avait gardé le secret de ses impressions.

-- Qu'on me coupe le cou si je mens !

Disait-il vrai ? Le magistrat le crut, car interpellant Daniel :

-- Connaissez-vous quelqu'un du nom de Chevassat, M. Champcey ?... fit-il.

-- Personne, monsieur, et c'est la première fois que j'entends prononcer ce nom.

-- Ce Chevassat peut fort bien n'être qu'un intermédiaire, objecta le vieux chirurgien.

-- Oui, peut-être, murmura le juge, bien que pour de telles missions on ne s'en fie guère qu'à soi...

Et poursuivant son interrogatoire :

-- Qu'est-ce que ce Justin Chevassat ? demanda-t-il au prévenu.

-- Un de mes amis.

-- Un ami plus riche que vous, en ce cas.

-- Pour ça, oui, vu qu'il a toujours de l'or plein ses poches, qu'il est mis dans le dernier genre et qu'il roule voiture...

-- Que fait-il ? Quelle est sa profession ?

-- Ah ! pour cela, monsieur le juge, ni moi non plus... Je ne le lui ai pas demandé, et il ne me l'a pas raconté. Je lui ai dit seulement : « Sais-tu que tu m'as l'air d'avoir eu une fière chance !... » Et il m'a répondu : « Oh ! pas tant que tu crois... »

-- Où demeure-t-il ?

-- À Paris, rue Louis-le-Grand, 59.

-- Est-ce là que vous lui écrivez ?... Car vous avez dû lui écrire depuis que vous êtes à Saïgon.

-- J'adresse mes lettres, poste-restante, à M. X. O. X. 88...

Désormais, il était manifeste que loin d'essayer de sauver son complice, Crochard, dit Bagnolet, ferait tout pour aider la justice à le retrouver.

Déjà apparaissait le système qu'allait adopter ce misérable, consistant à rejeter la responsabilité et tout l'odieux du crime sur l'homme qui l'avait payé, et à se donner, lui, pour un pauvre diable que la misère écrasait quand on était venu le tenter et l'éblouir de promesses tellement magnifiques qu'il n'avait pas eu la force de résister.

Le juge, cependant, continuait :

-- Où et comment avez-vous connu ce Justin Chevassat ?

-- J'ai fait sa connaissance au bagne...

-- Ah ! c'est un renseignement, cela !... Et pour quel crime avait-il été condamné, le savez-vous ?...

-- Pour faux, je crois, et aussi pour vol...

-- Et que faisait-il avant sa condamnation ?

-- Il était employé chez un banquier, ou caissier dans un grand magasin. Pour sûr, il avait de l'argent à manier, puisqu'il lui en était resté aux doigts...

-- Je suis surpris qu'étant si bien informé du passé de cet homme, vous ne puissiez rien me dire de ses moyens d'existence actuels...

-- Il a de l'argent, beaucoup, voilà tout ce que je sais.

-- Vous l'avez donc perdu de vue ?

-- Certainement oui, monsieur le juge... Chevassat a été libéré bien avant moi, je crois même qu'il a été gracié, et j'ai été plus de quinze ans sans le rencontrer.

-- Comment l'avez-vous retrouvé ?

-- Oh ! tout à fait par hasard, et par un hasard bien malheureux pour moi, car sans lui je ne serais pas où je suis !...

XXVI

Jamais un étranger, pénétrant dans la chambre de Daniel et voyant l'attitude de Crochard, ne se fût imaginé que le misérable se trouvait sous le coup d'une accusation capitale, qu'il était là, devant le juge d'instruction, en présence de l'homme que par trois fois il avait tenté d'assassiner.

Ferré sur la jurisprudence qu'on professe au bagne, Crochard avait reconnu d'un coup d'œil que sa situation n'était pas si désespérée qu'il l'avait supposé tout d'abord ; que si le jury rendait un verdict de mort, ce serait contre l'instigateur du crime, et qu'il en serait quitte, lui, pour quelques années de travaux forcés.

Voilà comment, avec cette insouciance quasi-bestiale des gens qui, prêts à tout, sont préparés à tout, il avait bravement pris son parti de sa situation.

Il était revenu de l'anéantissement où l'avait plongé la découverte de son crime, et l'accès de fureur dont il avait été saisi quand on s'était emparé de ses billets de banque s'était dissipé.

Et maintenant, sous le personnage odieux du meurtrier, reparaissait le personnage prétentieux et ridicule de l'orateur des barrières et des maisons centrales, accoutumé à se faire écouter, et tirant vanité de son éloquence.

Il avait une pose étudiée, et il était évident qu'il soignait son débit, encore que bien des mots lui échappassent de cet argot des bouges parisiens qui trahit des habitudes crapuleuses.

-- C'était, commença-t-il, un vendredi, jour de malheur, la semaine avant le départ de la Conquête ... Il pouvait être deux heures, je n'avais pas déjeuné, je n'avais pas un centime, et je m'en allais le long des boulevards, flânant et cherchant dans ma tête comment me procurer de l'argent.

Je venais de dépasser la rue Vivienne, quand, près de moi, le long du trottoir, une voiture s'arrête, et j'en vois descendre un particulier cossu, cigare aux dents, chaîne d'or au gilet, fleur à la boutonnière, qui entre dans un magasin de gants...

Du coup, je me dis : « C'est drôle, voilà une tête que j'ai vue quelque part. »

Et là-dessus, sans faire ni une ni deux, je vais me coller à la devanture du magasin, de côté, bien entendu, à une place d'où, sans être vu, je voyais très-bien mon individu qui se carrait et qui riait en montrant ses dents, pendant qu'une belle fille lui essayait une paire de gants.

Et plus je le regardais, plus je pensais : « Positivement, Bagnolet, quoique ce joli cœur n'ait pas l'air d'être de ta société, tu le connais. »

Cependant, comme je ne pouvais pas mettre de nom sur sa diable de figure, j'allais passer mon chemin, quand voilà que subitement la mémoire me revient, et je me dis : « Cré tonnerre ! c'est un ancien camarade, je dînerai. »

Malgré tout, je n'étais pas positivement sûr, parce que, dame ! quinze ans, ça vous change rudement un homme, surtout quand il ne tient pas énormément à être reconnu... Mais j'avais ma petite manière à moi de vérifier la chose.

J'attends donc mon gaillard, et, au moment où il traverse le trottoir pour regagner sa voiture, je lui emboîte le pas et je lui crie, pas trop fort pourtant : « Hé ! Chevassat !... »

Coquin de sort !... on lui eût tiré un coup de canon à l'oreille qu'il n'eût pas fait un saut pareil, qu'il ne se fut pas retourné si vivement... Et blanc, qu'il était !... autant que son faux-col.

Mais c'est égal, il ne perd pas la boussole, le matin ! Il se met à me regarder du haut de son lorgnon en me disant d'un air pincé : « -- Plaît-il, mon brave ?... Est-ce ce à moi que vous en avez ? »

À quoi, moi, sûr de mon affaire, je réponds : « Oui, c'est à toi, Justin Chevassat... est-ce que tu ne me remets pas ?... Évariste Crochard, dit Bagnolet... hein !... y es-tu maintenant ?...

N'importe, monsieur persistait à faire sa tête et à me toiser... « Si vous ne filez pas, me dit-il, j'appelle un sergent de ville... »

Dame ! la moutarde commence à me monter au nez, et je me mets à crier, en le narguant, pour ameuter les passants :

« -- De quoi ! de quoi !... des sergents... appelle-les donc !... On nous mènera chez le commissaire de police... Si je me trompe, je ne serai pas pendu, mais si je ne me trompe pas, on rira... Qu'est-ce que j'ai à risquer, moi ?... Rien du tout, puisque je n'ai rien... »

Il faut vous dire que je le fixais en disant cela de l'air d'un homme qui n'a rien dans le ventre et qui tient à y mettre quelque chose.

Lui aussi me fixait, et si ses yeux avaient été pistolets... mais ils ne l'étaient pas, et me sentant bien résolu, monsieur se radoucit.

« -- Pas de bruit, » murmura-t-il en examinant d'un œil effaré les badauds qui commençaient à s'amasser.

Et, faisant celui qui a très-envie de rire, rapport aux badauds bien entendu, il me dit très-bas et très-vite :

« -- Dans le costume que vous portez, je ne puis vous faire monter avec moi dans ma voiture, ce serait nous compromettre l'un et l'autre inutilement... je vais renvoyer mon cocher et marcher, vous me suivrez sans faire semblant de rien, et quand nous serons dans une rue un peu détournée, nous prendrons un fiacre et nous causerons. »

Comme j'étais sûr de le repincer s'il essayait de se la briser, j'approuve l'idée : « Allons-y gaiement, c'est entendu !... »

D'un geste brusque, le juge d'instruction interrompit le prévenu.

Il tenait essentiellement à ce que la déposition de Crochard fût textuellement écrite, et il venait de s'apercevoir que depuis un moment son greffier ne pouvait plus suivre.

-- Reposez-vous un instant, Crochard... fit-il.

Et quand le procès-verbal fut mis au courant, et que le magistrat y eut rétabli quelques phrases laissées en blanc :

-- Maintenant, dit-il au prévenu, continuez, mais parlez plus lentement.

Le misérable sourit agréablement : cette recommandation allait lui permettre de mieux prendre du temps et de soigner ses effets, et sa vanité s'en épanouissait, car il y a du cabotin au fond de toutes ces natures d'abjects scélérats.

-- Aussitôt pris, aussitôt pendu, reprit-il... Chevassat dit quelques mots à son cocher qui fouette le cheval, et le voilà, lui, marchant sur le boulevard en se dandinant, faisant, comme ça, des moulinets avec sa canne, tirant de grosses bouffées de son cigare, comme s'il n'eût pas eu la colique de sentir son ami Bagnolet sur ses talons...

Je dois dire qu'il avait d'autres amis, des gens très-bien, qui le saluaient en passant : « Bonjour, cher !... » Et même il y en avait qui l'arrêtaient pour lui donner des poignées de main et tailler une bavette, mais il les quittait tout de suite en disant : « Excusez, cher, je suis très-pressé !... »

Ah ! mais oui ! il était pressé, et moi, par derrière, qui voyais et qui entendais, je me faisais une once de bon sang...

Quelqu'avantage qu'il y ait à ne pas interrompre un prévenu bavard qui s'échauffe en parlant, et, par suite, s'oublie, le juge s'impatienta.

-- Faites-nous grâce de vos impressions, prononça-t-il rudement.

Ce n'est pas là ce qu'attendait Crochard, aussi parut-il blessé, et d'un ton rogue :

-- Bref, continu a-t-il, mon particulier suit le boulevard jusqu'à l'Opéra-Comique, tourne rue Favart, travers la place et enfile la rue d'Amboise.

Là un fiacre vide passait, il l'arrête, commande au cocher de nous conduire à Vincennes, nous montons et son premier soin est de baisser les stores.

Alors il me regarde d'un air riant, et me tend la main en me disant : « Eh bien ! mon vieux, comment ça va-t-il ?... »

Sur le premier moment, de me voir si bien reçu, je restai comme hébété. Puis, réfléchissant, je pensai en moi-même : « Qu'il soit si gentil que cela, ce n'est pas naturel, il doit me préparer quelque traîtrise, ouvrons l'œil. » Et là-dessus je lui demande : « Comme ça, tu a n'es pas trop fâché que je t'aie accosté ?... » Il se met à rire, et me répond : « Non. »

Alors, moi : « Cependant tu n'avais pas l'air à la noce, quand je t'ai parlé, et j'avais l'idée que tu cherchais le moyen de me lâcher sans compliment... » Mais lui, d'un grand sérieux : « Tiens, dit-il, je vais te parler le cœur sur la main... Sur le moment, j'ai été surpris, mais je n'étais pas inquiet... Ce qui vient d'arriver, il y a longtemps que je l'ai prévu, je sais que chaque fois que je sors, je risque de rencontrer un ancien camarade ; tu n'es pas le premier qui me retrouve, et mes précautions sont prises pour ne pas être ennuyé... Si je voulais me débarrasser de toi, ce soir même, grâce à un petit moyen que j'ai inventé, tu aurais perdu ma piste... Puis, comme tu es à Paris en rupture de ban, avant quarante-huit heures, tu serais logé au Dépôt. »

Il me contait tout cela si tranquillement, que je sentais que c'était vrai, et que le malin devait avoir quelque truc.

« -- Ainsi, lui dis-je, tu as du plaisir à retrouver un ami ? » Il me regarda bien dans les yeux et répondit : « Oui, et la preuve, c'est que si tu n'étais pas là, à mes côtés, et que je susse où te trouver, j'irais te chercher... J'ai une affaire à te proposer. »

Désormais, Bagnolet avait lieu d'être satisfait.

Si le juge gardait son flegme impénétrable, Daniel et le chirurgien-major écoutaient avec une attention haletante, comprenant que le prévenu arrivait à la partie importante de ses aveux, à celle dont on tirerait sans doute des éclaircissements.

Lefloch lui-même demeurait bouche béante, et on pouvait suivre sur sa bonne figure toutes ses émotions pendant le récit de ce vil gredin, qui sans lui, très-probablement, eût échappé à la justice.

-- Naturellement, poursuivait Crochard, à ce mot d'affaire, je dressai l'oreille. « Bah ! lui dis-je, je te croyais retiré et vivant de tes rentes... Et, effectivement, je le croyais. « Tu es dans l'erreur, me répondit-il, depuis que je suis sorti de là-bas, j'ai bien vécu, mais je n'ai rien mis de côté, et s'il arrivait un accident, que j'ai certaines raisons de craindre, je tomberais dans la misère... »

J'aurais bien désiré en savoir davantage, mais il ne voulut plus rien me dire de lui, et il me fallut lui conter mon histoire depuis ma libération. Oh ! ce fut vite fait. Je lui expliquai que rien ne m'avait réussi de ce que j'avais entrepris ; qu'en dernier lieu j'avais été garçon dans une gargote ; qu'on m'avait mis à la porte et que depuis un mois j'étais sur le pavé, sans le sou, sans vêtements, sans logement et réduit à coucher dans les carrières d'Amérique...

« -- Puisque c'est ainsi, me dit-il, tu vas voir ce que c'est qu'un camarade !... »

Il faut vous dire que le fiacre avait marché, pendant que nous causions, et qu'il remontait alors le faubourg Antoine.

Mon Chevassat soulève le store pour regarder dans la rue, et au moment où il aperçoit un magasin d'habillements confectionnés il commande au cocher d'aller s'arrêter devant.

Le cocher obéît, et alors Chevassat me dit : « Arrive, vieux, nous allons toujours commencer par te vêtir convenablement. »

Nous descendons, et, en effet, il m'achète chemise, pantalon, paletot et tout ce qui s'en suit... À côté étaient un cordonnier et un chapelier, il me paie un chapeau de soie et une paire de bottes vernies... Plus loin se trouvait un horloger, v'lan ! il me fait cadeau d'une montre en or, que j'ai encore, et qu'on m'a prise au greffe de la prison quand j'ai été écroué. Enfin, il y va de son billet de cinq cents, et de plus, il me donne quatre-vingts francs pour faire le garçon...

Dame ! il ne faut pas demander si je le remercie, une fois remontés dans le fiacre... Après une misère comme celle d'où je sortais, se sentir renippé, ça remonte fièrement le moral... Je me serais jeté dans le feu pour Chevassat... Hélas ! je n'aurais pas été si joyeux si j'avais pu me douter de ce que tout ça me coûterait, car moi, d'abord...

-- Oh ! passez... interrompit le juge, passez !...

Non sans étonnement, Crochard dut s'avouer que tout ce qui lui était absolument personnel n'avait qu'un très-médiocre succès.

Une grimace trahit son dépit, et plus vite il reprit :

-- Tous ces achats avaient exigé beaucoup de temps, si bien qu'il était six heures et qu'il faisait tout à fait nuit quand nous arrivâmes à Vincennes.

Un peu avant le fort, Chevassat fait arrêter le fiacre, paye le cocher et le renvoie, et ensuite me prenant le bras : « -- Tu dois avoir faim, me dit-il ; nous allons dîner. »

Donc, nous commençons par absorber un verre d'absinthe, puis il me mène tout droit au meilleur restaurant, demande un cabinet particulier et nous fait servir un dîner, oh ! mais un dîner... Rien qu'à l'entendre faire la carte, l'eau me découlait de la bouche...

Nous nous mettons à table, et moi, ne me défiant de rien, je n'aurais pas changé ma place contre celle du pape. Et je mangeais, et je parlais, et je buvais... je buvais surtout, ayant été privé longtemps, si bien qu'à la fin je commençais à être un peu ému.

Chevassat, lui, paraissait tout à fait lancé, et il me contait des tas de blagues qui me faisaient crever de rire.

Mais voilà qu'une fois le café servi, avec des liqueurs à discrétion et des cigares de dix sous, mon particulier se lève et va pousser le verrou de la porte -- car il y avait un verrou.

Puis revenant s'asseoir bien en face de moi, les coudes sur la table : « Maintenant, mon petit, qu'il me dit, assez ri, causons. Je suis bon zig, c'est vrai, mais tu dois comprendre que ce n'est pas uniquement pour des beaux yeux que je suis si gentil que cela... J'ai besoin d'un gars solide, et j'ai compté sur toi ! »

Parole d'honneur, il vous disait cela d'un si drôle d'air, que j'en ressentis comme un coup au creux de l'estomac et que je commençai à me défier. Cependant, je cache mon jeu, et je réponds : « Eh bien ! voyons, vas-y, conte-moi la chose. »

Aussitôt, il reprend : « Comme je te l'ai dit, je n'ai pas un sou de côté... Seulement, s'il arrivait un malheur à une personne que je sais bien, je me trouverais riche... et toi, tu le serais du même coup, si tu veux te charger de lui pousser le coude, à ce malheur, pour qu'il arrive plus vite... »

Pénétré de plus en plus du rôle que lui imposait le système de défense qu'il comptait adopter, le prévenu se grimait d'une douleur hypocrite qui donnait à son louche visage une expression décidément ignoble.

Pourtant, quelque dégoût qu'inspirait au juge d'instruction cette grossière comédie, il ne laissa échapper ni un mot ni un geste, sentant le danger de rompre le fil de la déposition si importante du misérable.

-- Ah ! monsieur le juge, s'écriait Crochard une main sur le cœur, quand j'entendis Chevassat parler ainsi, tout mon sang ne fit qu'un tour, et je lui dis : « Malheureux ! que me propose tu-là ? Moi, commettre un assassinat... jamais ! j'aimerais mieux mourir » Lui, ricanait. « Que tu es bête ! me répondit-il, qui est-ce qui te parle d'assassiner ?... il s'agit d'un simple accident... d'ailleurs, tu ne risqueras rien, la chose ne se passera pas en France... » Cependant, je refusais toujours, et même je voulais m'en aller, quand Chevassat, saisissant un couteau, me déclara que maintenant que j'avais son secret, je marcherais... sinon !... Il me regardait si terriblement, que, ma foi ! j'eus peur, et je me rassis...

Tout de suite, alors, il redevint gai comme auparavant, et tout en me versant de l'eau de vie, il se met à m'expliquer que je serais un fou d'hésiter, que jamais je ne retrouverais pareille occasion de faire ma fortune d'un coup, que je réussirais très certainement, et qu'alors j'aurais des rentes, une voiture comme lui, de beaux habits, et tous les soirs des dîners semblables à celui que nous venions de faire.

Si bien que moi, je devenais comme fou ; tout cet or qu'il faisait briller devant mes yeux me montait à la tête autant que les petits verres et même davantage, ensuite il maniait toujours son couteau, si bien que ne sachant plus ce que je faisais ni ce que je disais, je me levai, et frappant un grand coup de poing sur la table, je m'écriai : « Je suis ton homme !... »

Encore qu'il fût probable que cette scène n'avait jamais existé que dans l'imagination de Crochard, dit Bagnolet, Daniel frissonna sous ses couvertures à la pensée de ces deux misérables à demi-ivres marchandant sa mort, le verre à la main, dans quelque cabaret, les coudes sur la nappe tachée de vin.

Lefloch, lui, étreignait si convulsivement de sa main de fer le montant du lit, que le bois en craquait... Peut-être rêvait-il que c'était le cou de l'assassin de son officier qu'il tenait ainsi.

Le magistrat et le chirurgien, eux, ne songeaient qu'à observer les contorsions du prévenu.

Il avait tiré son mouchoir de sa poche et il s'en frottait rudement les yeux avec l'espoir, sans doute, d'en arracher quelque larme.

-- Allons, allons, fit le juge, pas d'attendrissement, continuons !...

Crochard eut un gémissement, et d'un ton larmoyant :

-- On me hacherait en morceaux, poursuivit-il, qu'on ne me ferait pas dire ce qu'il s'est passé après cela... j'étais saoul, perdu, tellement que je ne me souviens de rien... D'après ce que m'a conté Chevassat, on a été obligé de me porter jusqu'à un fiacre, et il m'a conduit dans un hôtel du faubourg Saint-Antoine, où il m'a fait donner une chambre... C'est là que je me réveillai, le lendemain, un peu avant midi, la tête lourde comme du plomb, et me demandant si ce que je me rappelais de l'histoire du restaurant était bien arrivé, et si ce n'était pas plutôt la boisson qui m'avait donné le cauchemar...

Malheureusement, ce n'était pas un mauvais rêve, et je n'en fus que trop sûr quand le garçon de l'hôtel me monta une lettre.

C'était Chevassat qui m'écrivait de me rendre chez lui, rue Louis-le-Grand, où il m'attendait pour déjeuner et causer de l'affaire.

Naturellement, j'y cours. Je demande au concierge M. Justin Chevassat, il me répond que c'est au second à droite, je monte, je sonne, un domestique m'ouvre, j'entre dans un appartement superbe et je trouve le brigand en robe de chambre, étendu sur un canapé...

En route, je m'étais bien promis de lui déclarer carrément qu'il n'eut pas à compter sur moi, que la chose me faisait horreur et que je me retirais... Mais, dès les premiers mots, il entre dans une colère épouvantable, me disant que je ne suis qu'un lâche et un traître, me donnant à choisir entre un coup de couteau qu'il saurait bien me planter entre les deux épaules, et ma fortune...

Et, en même temps, il étalait devant moi des tas de louis d'or...

Alors, oui, je fus lâche... je me sentais pris, Chevassat me faisait peur, l'or me grisait ; je donnai ma parole et le marché fut conclu...

Ayant dit, Crochard, dit Bagnolet, respira longuement et bruyamment, en homme dont la poitrine est débarrassée d'un poids énorme.

C'est qu'il se sentait, en effet, grandement soulagé.

Tout avouer, séance tenante, sans une minute de répit pour combiner un système de défense, c'était rude... Or, le misérable estimait s'être bien tiré de cette épreuve délicate et périlleuse, et se flattait de s'être habilement ménagé pour le jour du jugement une respectable série de circonstances atténuantes.

Mais le juge d'instruction ne le laissa pas respirer longtemps.

-- Pas si vite, prononça-t-il, tout n'est pas fini... Comment les conditions du crime ont-elles été réglées entre Chevassat et vous ?

-- Oh ! tout naturellement, monsieur... Moi, d'abord, je disais oui à tout ce qu'il me proposait... Il me magnétisait, cet homme là !... Donc, il fut convenu qu'il me compterait 4,000 francs d'arrhes et qu'après... le coup, il me donnerait 6,000 francs fixe, plus une part dans la somme qui lui reviendrait...

-- Ainsi, moyennant 10,000 francs, vous vous chargiez d'assassiner un homme.

-- Je croyais...

-- Il y a loin de cette somme aux fabuleuses promesses de fortune dont, à vous entendre, vous auriez été ébloui...

-- Pardon !... il y avait ma part dans la somme...

-- Eh !... vous deviez bien savoir que jamais Chevassat ne vous l'eût payée...

Les poings de Crochard se crispèrent...

-- Chevassat, me flouer !... s'écria-t-il. Nom d'un tonnerre !... je l'aurais... Mais non, il me connaît, jamais il n'aurait osé...

Le magistrat avait cherché du regard et rencontré les yeux du prévenu :

-- Que me disiez-vous donc, objecta-t-il bonnement, que cet homme vous faisait une peur terrible et vous magnétisait !...

Le misérable venait de donner dans un piège, et, au lieu de répondre, il baissa la tête, essayant un sanglot.

-- Le repentir est fort bien, insista le juge, qui ne semblait nullement attendri ; mais, pour le moment, mieux vaudrait éclairer la justice et expliquer comment votre départ pour la Cochinchine fut réglé... Allons, redressez-vous et donnez-moi des détails.

Le prévenu releva la tête, et d'une voix dolente :

-- Pour lors, monsieur, reprit-il, c'est à la suite de ce déjeuner chez lui que Chevassat m'expliqua toute l'affaire, et même c'est ce jour là qu'il me remit l'adresse qui est là, sur le papier qui enveloppait mes billets de banque...

-- Dans quel but vous donnait-il l'adresse de M. Champcey ?

-- Pour que je m'arrange de façon à le connaître personnellement.

-- C'est bien, poursuivez...

-- Tout d'abord, lorsque je sus qu'il s'agissait d'un lieutenant de vaisseau, je voulus me retirer, sachant bien qu'avec ces hommes-là, il n'y a pas à plaisanter... Mais Chevassat me blagua tellement ; il m'appela tant et tant fainéant et propre à rien, qu'il finit par me monter la tête.

« -- D'ailleurs, reprit-il, écoute le plan : le ministère de la marine demande des ouvriers pour Saïgon. Comme il n'en trouve pas tant qu'il en veut, tu te présentes et tu es admis... bon ! On te paie ton voyage jusqu'à Rochefort ; un canot te conduit en rade à bord de la frégate la Conquête ... Sais-tu qui tu y trouves ?... Notre homme, le lieutenant Champcey... Eh bien ! je te dis, moi, que s'il lui arrive un accident, soit pendant la traversée, soit à Saïgon, cet accident passera comme une lettre à la poste... »

Oui, voilà ce qu'il me dit, mot pour mot, et il me semble l'entendre encore... Et moi, j'étais tellement interloqué que je ne trouvais rien à lui répondre.

Pourtant, il y avait une chose qui me rassurait un peu, et je me disais : « Va, compte là-dessus, qu'on va m'accepter au ministère de la marine, avec mes antécédents ! »

Mais lorsque je fis cette objection à Chevassat, il se mit à rire, oh ! mais à rire, au point que j'en étais agacé.

« -- Tu es décidément plus simple que je ne croyais, me dit-il... Est-ce que tes condamnations sont écrites sur ta figure ? Non, n'est-ce pas ? Eh bien ! comme tu te présentes au ministère avec un bon livret bien en règle tu seras admis. »

Moi, ouvrant de grands yeux, je réponds : « C'est très-joli, ce que tu me chantes là ; le malheur est que n'ayant pas travaillé de mon état depuis plus de quinze ans, je n'ai pas plus de livret que sur la main. » Lui, hausse les épaules, et dit : « On t'en aura un. » Me voilà ennuyé, et je reprends : « S'il faut voler un livret et changer de nom, bernique ! je n'en suis plus ! » Mais le brigand avait son plan : « Tu garderas ton nom, me dit-il en me tapant sur l'épaule, tu auras un livret de graveur sur métaux, tout ce qu'il y a de mieux. »

Et, en effet, le surlendemain, il m'en remit un, avec signatures, légalisations, cachets... toutes les herbes de la Saint-Jean, quoi !...

-- Celui qu'on a saisi dans votre chambre ? demande le juge.

-- Tout juste.

-- Où Chevassat l'avait-il pris ?

-- Pris ?... monsieur le juge ! Il l'avait fichtre bien fabriqué lui-même... Il fait tout ce qu'il veut de sa plume, ce mâtin-là ! Il lui plairait d'imiter votre écriture, que vous n'y verriez que du feu...

Daniel et le vieux chirurgien échangèrent un rapide regard.

C'était un indice, cela, et bien grave, si on le rapprochait de cette fausse lettre adressée au ministre de la marine, qui avait provoqué l'ordre d'embarquement du lieutenant Champcey.

Aussi bien qu'eux, le magistrat dut être frappé de cette circonstance ; mais son visage demeura impénétrable, et, poursuivant son but, après les détours de l'interrogatoire :

-- Ce livret, demanda-t-il au prévenu, n'a éveillé aucun soupçon ?

-- Aucun... Je n'ai eu qu'à le montrer pour être inscrit... Après ça, Chevassat m'avait dit qu'il ferait parler pour moi... Peut-être étais-je recommandé.

-- Et c'est ainsi que vous êtes parti ?

-- Oui. On m'a remis ma feuille de route, une indemnité de voyage, et, cinq jours après avoir rencontré Chevassat, je m'installais à bord de la Conquête ... Le lieutenant Champcey n'y était pas... Ah ! j'espérais bien qu'il ne ferait pas la campagne !... Malheureusement, il arriva quarante-huit heures plus tard, et on mit à la voile.

Ce qui confondait Daniel et le chirurgien-major, ce qui transportait d'indignation le brave Lefloch, c'était le sang-froid parfait du misérable, qu'on discernait fort bien sous son trouble affecté.

Il parlait de cette abominable machination, de cet assassinat froidement combiné longtemps à l'avance, dont le prix avait été débattu, sur lequel il avait perçu un à-compte, comme il eût parlé d'une opération commerciale.

-- Maintenant, Crochard, repris le juge, je ne saurais trop vous engager, dans votre propre intérêt, à bien me dire la vérité... Vos réponses seront contrôlées, songez-y... Est-il à votre connaissance que Justin Chevassat vive à Paris sous un autre nom que le sien ?

-- Non, monsieur le juge, j'ai entendu tout le monde l'appeler M. Chevassat.

-- Qui, tout le monde ?

-- Dame ! son portier, ses domestiques...

Le magistrat parut chercher une forme pour la question qu'il avait à poser, puis tout à coup :

-- Supposez, dit-il au prévenu, que... le coup, selon votre expression, ait réussi... Vous vous embarquez, vous arrivez en France, vous êtes à Paris... Comment vous y prenez-vous pour retrouver Chevassat et lui réclamer vos six milles francs ?...

-- Je me présente chez lui, rue Louis-le-Grand, et, s'il a déménagé, le concierge me donne sa nouvelle adresse...

-- Ainsi vous êtes persuadé qu'il vous a reçu dans son véritable appartement ?... Réfléchissez... si entre le moment où vous l'avez accosté et celui où il vous a reçu, vous l'avez quitté seulement deux heures, il peut s'être improvisé un domicile.

-- Eh ! je n'ai pas menti, monsieur... À la fin du dîner, j'étais perdu de boisson, et je ne me suis réveillé que le lendemain vers midi... Chevassat a eu la nuit et la matinée à lui.

Puis, un soupçon soudain traversant l'esprit de Crochard :

-- Ah ! le brigand ! s'écria-t-il, pourquoi m'a-t-il tant recommandé de ne lui écrire que poste restante...

Le magistrat s'était retourné vers son greffier :

-- Descendez, lui dit-il, et voyez si quelque négociant de environs n'aurait pas un almanach Bottin, de Paris...

Le greffier partit comme une flèche, et l'instant d'après reparut avec le volume demandé.

Le juge s'empressa d'y chercher la rue Louis-le-Grand, et, en face de la soi-disant adresse de Justin Chevassat, il lut : LANGLOIS, riches appartements pour familles et étrangers. (Service exceptionnel.)

-- J'en étais bien sûr, murmura-t-il.

Et alors, tendant à Daniel la feuille de papier où se lisaient encore ces deux mots : Rue... Université :

-- Reconnaissez-vous cette écriture, M. Champcey ? demanda-t-il.

Trop pénétré, depuis un moment, de l'idée du juge pour éprouver la moindre surprise, Daniel regarda et froidement dit :

-- C'est l'écriture de Maxime de Brévan...

Un flot de sang empourprait le visage, l'instant d'avant si blême, de Crochard, dit Bagnolet.

Il frémissait de rage, à cette idée qu'il avait été pris pour dupe par son complice, par l'instigateur de son crime, et que le sang versé il n'en eût pas touché le prix.

-- Ah ! le brigand ! s'écria-t-il. Et moi qui pour un peu plus ne l'aurait pas dénoncé !...

Un fugitif sourire éclaira la physionomie du magistrat.

Son but était atteint. Cette fureur du prévenu, il l'avait prévue, il l'avait patiemment préparée et fait éclater, et elle lui garantissait désormais les renseignements les plus exacts.

-- Me tromper, moi !... poursuivait Crochard avec une violence extraordinaire... Filouter un ami, un ancien camarade !... Canaille, va !... Mais il ne la portera pas en paradis, celle-là... Qu'on me coupe le cou, je m'en moque, et même j'en serais content, pourvu que je voie couper le sien avant...

-- Il n'est pas encore arrêté...

-- Mais rien n'est si facile que de le pincer, monsieur le juge... Il doit être inquiet de ne pas recevoir de mes nouvelles, et je suis sûr qu'il va tous les jours à la poste restante demander s'il n'y a pas de lettres à l'adresse M. X. O. X. 88. Je puis lui écrire. Monsieur le juge veut-il que je lui écrive ?... Je lui dirai que j'ai encore une fois manqué mon coup, et que même j'ai été arrêté, mais que la justice n'ayant rien découvert, j'ai été relâché... Avec ça, le gredin se tiendra tranquille comme Baptiste, et les agents, n'auront qu'à prendre l'omnibus pour aller l'arrêter à domicile...

Si le magistrat laissait ainsi s'épancher la colère du prévenu, c'est qu'il savait par expérience de quels raffinements de vengeance est capable la haine d'un scélérat contre le complice qui l'a trahi.

Et il espérait que la rancune enragée de celui-ci lui fournirait peut-être quelque fait nouveau ou une idée ingénieuse.

Trompé dans son attente :

-- La justice ne saurait descendre à de tels expédients ! prononça-t-il.

Puis, comme Crochard paraissait désolé :

-- Occupez-vous plutôt, ajouta-t-il, de bien rassembler vos souvenirs... N'auriez-vous pas oublié ou volontairement omis quelque circonstance propre à faciliter la tâche de l'instruction ?

-- Non... j'ai bien tout dit.

-- Vous n'avez à fournir aucune preuve de la complicité de Justin Chevassat, de ses efforts pour vous pousser au meurtre, du faux qu'il a commis pour vous procurer un livret ?...

-- Aucune !... Ah ! c'est un malin, celui-là, et qui ne laisse pas traîner les pièces à conviction. Mais il a beau être fort, si on nous confrontait, je me chargerais, rien qu'avec mes yeux, de lui faire sortir la vérité du ventre !

-- On vous confrontera, n'en doutez pas.

Le prévenu parut stupéfait.

-- On fera donc venir Chevassat ici ? interrogea-t-il.

-- Non... c'est vous qu'on enverra en France pour y être jugé.

Un éclair de joie brilla dans les yeux du misérable...

Sa traversée serait rude, il n'en doutait pas, mais être jugé en France, c'était pour lui la certitude presque absolue d'échapper à une condamnation capitale...

De plus, il se délectait à cette perspective de voir Chevassat à ses côtés, sur le même banc de la cour d'assises.

-- Comme cela, insista-t-il, on m'embarquera ?

-- Sur le premier navire de l'État qui quittera Saïgon.

Le juge était allé s'asseoir devant la petite table où écrivait son greffier, et rapidement il parcourait le procès-verbal de ce long interrogatoire, cherchant s'il ne s'y trouvait point de lacunes.

Cela fait :

-- À cette heure, dit-il au prévenu, donnez-moi le signalement aussi exact que possible de Justin Chevassat.

Crochard, à deux ou trois reprises, passa la main sur son front, et l'œil fixe, le cou tendu, comme s'il eût décrit un fantôme soudainement évoqué :

-- Chevassat, dit-il, est un homme de mon âge, mais il ne paraît pas plus de vingt-sept à vingt-huit ans... c'est même ça ce qui m'avait tant fait hésiter sur le boulevard, quand je l'ai retrouvé... C'est un beau gars, très-bien de sa personne, blond, et qui porte toute sa barbe... Il a l'air spirituel, les yeux doux, et sa figure inspire tout de suite la confiance...

-- Ah ! c'est bien là Maxime interrompit Daniel.

Et illuminé d'un souvenir :

-- Lefloch ! cria-t-il.

Le digne marin tressauta, et prenant mécaniquement la respectueuse attitude d'un matelot devant un officier :

-- Mon lieutenant ?... fit-il.

-- Depuis que je suis malade on a apporté ici une partie de mes effets ?...

-- Tous, mon lieutenant.

-- Eh bien ! cherche-moi un gros livre rouge, avec des fermoirs en argent... Tu as dû le voir entre mes mains quelquefois.

-- Connu, mon lieutenant ; je sais où il est.

Et en effet, il ouvrit une des malles entassées dans un des coins de la chambre, et en retira un album de photographies, que, sur un signe de son officier, il remit au juge d'instruction.

-- Veuillez, monsieur, disait en même temps Daniel, demander au prévenu si, parmi les soixante ou quatre-vingts personnes dont j'ai là le portrait. Il n'en connaît aucune.

L'album fut passé à Crochard, dit Bagnolet, qui le feuilleta un moment, puis tout à coup, d'un air ahuri, s'écria :

-- C'est lui ! Justin Chevassat !... Le voilà !... Oh ! c'est bien lui !...

De son lit, Daniel pouvait voir la photographie désignée :

-- C'est celle de Maxime, prononça-t-il.

Après cette épreuve si décisive, il n'y avait plus à en douter, Maxime de Brévan et Justin Chevassat n'étaient bien qu'un seul et même scélérat.

L'instruction, à Saïgon, se trouvait terminée, car à Paris seulement, l'enquête pouvait rassembler les preuves accablantes du crime de ce misérable.

Le juge donna donc à son greffier l'ordre de lire son procès-verbal, et Crochard l'écouta sans une seule objection.

Mais après avoir signé, et lorsque déjà les gendarmes s'avançaient pour lui remettre les menottes, il demanda à ajouter quelque chose, et le juge ayant fait un signe d'assentiment :

-- Je ne cherche pas à me défendre, ni à m'innocenter, mais je ne voudrais pourtant pas, non plus, passer pour plus mauvais que je ne suis...

Il avait pris une pose décidée, et très-évidemment, visait, sans les atteindre, le ton et l'expression d'une grossière franchise :

-- La chose dont je m'étais chargé, poursuivit-il, n'était pas dans mes moyens... Jamais je n'ai pu m'entrer dans la tête l'idée de tuer un homme en traître... Si j'avais été une canaille comme il y en a, le lieutenant ne serait pas là, blessé, c'est vrai, mais vivant... Dix fois j'ai trouvé l'occasion de lui faire son affaire à coup sûr, et je n'en ai pas profité... J'avais beau me monter la tête avec les promesses de ce brigand de Chevassat, toujours au dernier moment le cœur me manquait... c'était plus fort que moi... et la preuve, c'est qu'à dix pas j'ai perdu ma balle... La seule fois que j'y sois allé carrément, c'est dans le bateau, parce que là, au moins, il y avait du danger... c'était comme un duel, puisque ma peau courait autant de risques que celle de l'officier... Je tire ma coupe aussi bien qu'un autre, c'est vrai, mais dans un fleuve comme le Don-Naï, la nuit, avec un courant d'enfer, il n'y a pas de nageur qui tienne... Le lieutenant s'en est tiré, mais moi j'ai bien manqué y rester... Je n'ai pu aborder qu'à une grande demi-lieue au-dessous de la ville, et en prenant pied, je me suis envasé jusqu'aux aisselles... Maintenant, je demande bien pardon au lieutenant, et on verra si je ménagerai Chevassat...

Sur quoi, d'un mouvement théâtral, il tendit la main aux menottes et sortit.

XXVII

Cependant, cette longue séance avait épuisé les forces de Daniel, il gisait haletant sur son lit ; le chirurgien-major et le magistrat se retirèrent, afin qu'il pût prendre un peu de repos.

Certes, il en avait besoin, mais comment dormir avec l'épouvantable certitude que Mlle de la Ville-Haudry, sa fiancée, celle qu'il aimait de toutes les forces de son âme, était aux mains de Justin Chevassat, le faussaire, le forçat libéré, le complice et l'ami de Crochard, dit Bagnolet !...

-- Et c'est moi qui l'ai livrée !... se répétait-il pour la millième fois, moi son unique ami ! Et sa confiance en moi était si grande, que si elle a eu des pressentiments, elle les a écartés pour m'obéir !...

Daniel avait, il est vrai, la certitude à peu près absolue que Maxime de Brévan ne réussirait pas à se soustraire à l'action de la justice...

Mais que lui importait d'être vengé, s'il devait l'être trop tard, et lorsque Mlle de la Ville-Haudry en aurait été réduite à chercher dans la mort le seul refuge qui lui restât contre les abominables obsessions de M. de Brévan ?

Or, il lui semblait que le juge d'instruction se préoccupait infiniment plus du châtiment des coupables que du salut des victimes.

Aveuglé par la passion à ce point d'exiger l'impossible, il eût voulu que ce magistrat si habile à poursuivre le crime commis à Saïgon, trouvât quelque moyen de prévenir le crime bien autrement atroce qui, en ce moment même, se commettait en France.

De son côté, il avait fait la seule chose qui fût en son pouvoir.

À la première lueur de raison qui lui était revenue, après le coup terrible, il s'était empressé d'écrire à Mlle Henriette de prendre courage, que bientôt il serait près d'elle, et il avait joint à sa lettre une somme de quatre mille francs...

Cette lettre était partie... Mais combien de temps serait-elle en route ? Trois ou quatre mois, peut-être davantage...

Arriverait-elle à temps ?... Ne serait-elle pas interceptée comme déjà tant d'autres l'avaient été ?...

Toutes ces angoisses transformaient le lit du malheureux blessé en un brasier ardent, où il se tordait de rage et où il lui semblait qu'il deviendrait fou.

Et cependant, par un véritable prodige d'énergie et de volonté, lorsque tant de raisons devaient retarder son rétablissement, sa convalescence suivait son cours normal et régulier.

Quinze jours après les aveux de Crochard, Daniel se levait, passait les après-midi dans un fauteuil et déjà pouvait faire quelques pas dans sa chambre.

La semaine d'ensuite, il descendait sans trop de peine jusqu'au jardin de l'hôpital et s'y promenait au bras de son fidèle Lefloch.

Et avec les forces et la santé, l'espoir lui revenait, au cœur d'une destinée plus clémente, quand deux lettres de Mlle Henriette vinrent rallumer la fièvre de son impatience.

Dans l'une, la pauvre jeune fille lui exposait qu'elle avait vécu jusqu'alors de la vente des quelques bijoux qu'elle avait emportés, mais qu'on l'exploitait indignement, et que ses ressources s'épuisant elle allait essayer de se procurer de l'ouvrage.

« Je suis bien sûre, disait-elle avec une sorte de gaieté navrante, de gagner mes quarante sous par jour, et avec cela, mon ami, je serai heureuse comme une reine et j'attendrai, sans manquer de rien, votre retour. »

Elle écrivait dans l'autre :

« Aucune de mes démarches pour trouver de l'ouvrage ne réussit... L'avenir s'assombrit de plus en plus... Bientôt le pain me manquera... Je lutterai jusqu'à la dernière extrémité, quand ce ne serait que pour ne pas donner à nos ennemis la joie de ma mort... Mais si vous voulez revoir votre Henriette, Daniel, revenez, revenez !... »

Moins horrible avait été la douleur de Daniel, le jour où la balle d'un assassin déchirait sa poitrine.

C'était là, évidemment, une de ces plaintes suprêmes qui précèdent l'agonie.

Après ces deux épouvantables lettres, il n'en avait plus qu'une à attendre de Mlle Henriette. Celle où elle lui dirait : « C'est fini, je meurs, adieu !... »

Il envoya chercher le chirurgien-major, et dès qu'il parut :

-- Il faut que je parte, docteur ! dit-il.

Le digne homme fronça le sourcil, et d'un ton brusque :

-- Devenez-vous fou ! répondit-il. Oubliez-vous que vous ne sauriez demeurer un quart d'heure debout !...

-- Je resterai couché sur mon cadre...

-- Ce serait un suicide.

-- Ah ! n'importe ! mieux vaut la mort que le supplice que j'endure... D'ailleurs, mon parti est pris, irrévocablement... Lisez ceci, et vous verrez que je n'en puis prendre d'autre...

Il ne fallut qu'un regard au chirurgien-major, pour parcourir la dernière lettre de Mlle Henriette, et cependant il la garda un bon moment, feignant de lire, en réalité réfléchissant.

-- Évidemment, pensait-il, tout homme de cœur, à la place de ce malheureux, agirait comme lui... Reste à examiner si son imprudence servirait à quelque chose. Non, car il n'arriverait pas vivant à l'embouchure du Don-Naï... Donc il est de mon devoir de le retenir ici, et ce n'est pas impossible, puisqu'il est encore incapable de sortir seul et que Lefloch m'obéira en tout quand je lui aurai dit qu'il y va de la vie de son lieutenant...

Et trop expérimenté pour heurter de front une résolution si fortement arrêtée :

-- Qu'il soit donc fait selon votre volonté ! prononça-t-il.

Seulement, il revint le soir, et d'un air contrarié :

-- Partir est fort bien, dit-il à Daniel, seulement une difficulté se présente, à laquelle ni vous ni moi n'avons pensé.

-- Laquelle ?

-- Il n'y a pas de navire en partance.

-- Est-ce bien vrai, docteur ?

-- Eh ! mon ami, répondit effrontément l'excellent homme, me croyez-vous donc capable de vous tromper !...

Positivement Daniel l'en croyait très-capable, mais il se garda bien de rien laisser paraître de ses soupçons, se réservant de prendre des informations moins suspectes dès que l'occasion s'en présenterait.

Elle se présenta le lendemain matin. Deux de ses amis étant venus le visiter, il trouva un prétexte pour éloigner Lefloch, et alors il les pria de courir jusqu'au port et de retenir un passage, non pour lui, mais pour son matelot que des affaires urgentes rappelaient en France.

De l'air le plus empressé, ces messieurs s'éloignèrent. Ils restèrent bien trois heures absents, et lorsqu'ils revinrent, leur réponse fut exactement celle du docteur.

Ils s'étaient enquis de tous côtés, déclaraient-ils, et avaient acquis la certitude qu'il n'y avait dans le port de Saïgon aucun navire se préparant à mettre à la voile.

Dix personnes que Daniel chargea d'une commission pareille lui rapportèrent la même chose.

Et cependant, cette semaine-là même, deux bâtiments appareillèrent, l'un pour Bordeaux, l'un pour le Havre.

Mais Lefloch et le concierge de l'hôpital, stylés par le chirurgien-major, faisaient si bonne garde, que nul n'arrivait jusqu'au convalescent sans avoir sa leçon bien faite.

Ainsi, on parvint à retenir Daniel quinze jours encore. Mais au bout de ce temps, il déclara que se sentant désormais tout à fait mieux il allait se mettre en quête lui-même, disant qu'au pis aller il tâcherait de gagner Singapour où, du jour au lendemain, il trouverait un passage...

Essayer d'abuser davantage un homme animé de telles dispositions, eût été une véritable folie, et comme à sa première visite au port il devait infailliblement découvrir la vérité, le vieux chirurgien préféra lui tout avouer.

En apprenant qu'on lui avait fait manquer deux départs, le premier mouvement de Daniel devait être et fut tout de colère.

-- C'est indigne, ce que vous avez fait là, docteur ! s'écria-t-il ; oui, indigne, car vous savez quel devoir sacré me réclame en France...

Mais le chirurgien-major avait sa justification toute prête.

-- J'ai obéi à ma conscience, prononça-t-il avec une certaine solennité fort rare chez lui. Vous laisser vous embarquer, c'était vous envoyer à une mort certaine, c'est-à-dire enlever à votre fiancée, mademoiselle de la Ville-Haudry, sa dernière, son unique chance de salut...

Tristement, Daniel hocha la tête.

-- Et si j'arrive trop tard, murmura-t-il, trop tard d'une semaine... d'un jour... croyez-vous donc, docteur, que je ne maudirai pas votre prudence !... Et qui sait, maintenant, quand partira un navire !...

-- Quand ?... Dimanche, dans cinq jours, et ce navire est le Saint-Louis , un clipper d'une marche à ce point supérieure que certainement vous devancerez les deux lourds trois-mâts partis avant vous...

Et tendant la main à Daniel :

-- Allons, mon cher Champcey, prononça-t-il, ne gardez pas rancune à un vieil ami qui a fait son devoir.

Daniel était trop péniblement affecté pour prêter grande attention aux objections si concluantes et si sensées du chirurgien-major. Il était incapable de rien discerner, sinon qu'on avait profité de son état pour le tromper.

Cependant, il sentait aussi que conserver au fond du cœur l'ombre d'un ressentiment serait de sa part la plus noire et la plus stupide ingratitude.

Il prit donc la main loyale qui lui était tendue, et la serrant énergiquement :

-- Quoi que l'avenir me réserve, docteur, prononça-t-il d'une voix altérée, je ne saurais oublier que c'est à votre dévouement que je dois la vie.

Comme toujours, lorsqu'il se sentait gagné par l'émotion -- ce qui était rare, il faut le dire -- le vieux chirurgien était revenu à ses façons âpres et brusques.

-- Je vous ai soigné comme j'aurais soigné le premier venu, prononça-t-il, c'est mon métier et je vous tiens quitte de toute reconnaissance... Si quelqu'un me doit un beau cierge, c'est Mlle de la Ville-Haudry, et je vous prie de le lui rappeler quand elle sera votre femme... Sur quoi, sacrebleu ! chassez-moi toutes ces idées noires, et songez que vous n'avez plus que cinq jours à trépigner d'impatience dans ce chien de pays !...

Il en parlait bien à son aise !... Cinq jours !... C'était l'éternité pour un homme dans la situation d'esprit de Daniel.

En trois heures, il eut achevé tous ses préparatifs de départ, réglé toutes ses affaires et obtenu un congé pour Lefloch, qui devait l'accompagner...

Si bien, qu'à midi, il se demandait, non sans effroi, comment il allait employer son temps jusqu'à la nuit, quand on vint le prier, de la part du juge d'instruction, de vouloir bien passer au Palais.

Il s'y rendit sur-le-champ et trouva le magistrat si changé, qu'à peine il le reconnut. C'est que le dernier courrier de France lui avait apporté sa nomination à un poste qui était l'objet de tous ses vœux, dans son pays, en Anjou.

Il comptait profiter d'une frégate qui allait mettre à la voile à la fin du mois, et qui avait été désignée pour transporter Crochard, dit Bagnolet.

-- De cette façon, disait-il, j'arriverai en même temps que le prévenu, bien peu après le dossier de l'affaire, expédié la semaine passée ; et ma foi ! rien ne me prouve que je n'obtiendrai pas de terminer une instruction qui jusqu'ici va comme sur des roulettes...

C'en était fait de son impassibilité, de ce masque officiel qui, de même que la robe noire accrochée à un porte-manteau, pouvait être classé parmi les insignes de la profession.

Il riait, il se frottait les mains et il poursuivait :

-- J'aurais du plaisir à le tenir dans mon cabinet, ce Justin Chevassat, autrement dit Maxime de Brévan... Ce doit être un habile scélérat, doublé de sang-froid et d'astuce, rompu aux manœuvres d'une défense criminelle, et dont on ne viendra pas aisément à bout... Établir qu'il est l'instigateur du crime de Crochard, et prouver qu'il l'a payé de ses deniers, ne sera pas un jeu d'enfant ! Ah ! on peut compter sur des débats émouvants et curieux !...

Daniel écoutait, confondu.

-- Et lui aussi ! pensait-il. La passion professionnelle, la vocation l'emportent, et le voici s'inquiétant ni plus ni moins que Crochard, dit Bagnolet, du retentissement des débats !... Il songe à l'honneur qui lui reviendra d'avoir livré au jury un si redoutable malfaiteur...

Mais ce n'était pas pour lui confier ses desseins et ses espérances que le juge d'instruction avait mandé Daniel.

Ayant appris de la bouche du chirurgien-major que le lieutenant Champcey était sur le point de s'embarquer, il voulait le prévenir qu'on lui remettrait un pli fort important, qu'il aurait à porter au parquet aussitôt son arrivée à Paris.

-- C'est, vous m'entendez bien, concluait-il, une précaution ajoutée à toutes celles qui déjà ont été prises pour que Maxime de Brévan ne nous échappe pas.

Cinq heures sonnaient, lorsque Daniel sortit du Palais, et devant, sur la petite place, il trouva le chirurgien-major qui l'emmena dîner et ensuite faire une partie de whist au cercle.

De sorte que le soir, en se déshabillant, il se disait :

-- Allons !... la journée n'a pas été par trop longue !...

Mais le lendemain, mais le surlendemain, mais les jours suivants !...

Vainement il s'agitait pour chasser l'idée fixe qui assiégeait son cerveau, un instinct machinal, plus fort que la volonté, le ramenait sans cesse au quai où était amarré le Saint-Louis .

Assis sur quelque sac de riz, il passait de longues heures à suivre de l'œil les progrès du chargement. Jamais les Annamites et les Chinois, qui tiennent à Saïgon l'emploi de portefaix, ne lui avaient paru si mous, si indolents, si insupportables. Parfois il lui semblait que, le voyant et devinant son impatience, ils prenaient à tâche de le narguer, tant ils mettaient de lenteur à remuer les balles et les tonneaux et à virer la manivelle de la grue.

Puis, quand ce spectacle l'avait bien exaspéré, il se rendait au café de la Marine, qui était le quartier général du capitaine du Saint-Louis .

-- Vos gens n'en finissent pas, capitaine, disait-il, jamais nous ne serons prêts dimanche.

À quoi le capitaine invariablement répondait, de son farouche accent marseillais :

-- N'ayez pas peur, mon lieutenant... le Saint-Louis , voyez-vous, il rendrait des points à la Malle des Indes, pour l'exactitude.

Et en effet, le samedi, dès qu'il vit son passager entrer dans le café, le capitaine s'écria :

-- Eh bien !... que vous avais-je dit ?... Nous sommes parés... À cinq heures, je lève à la poste mon sac aux lettres, et demain matin, en route !... Même, j'allais vous envoyer dire qu'il faut venir coucher à bord.

Ce soir-là, l'état-major de la Conquête offrit à Daniel un dîner d'adieux, et il était près de minuit quand, après avoir une dernière fois serré la main du vieux chirurgien, il prit possession de sa cabine, une cabine très-vaste, relativement, où on avait établi deux cadres, pour que Lefloch, au besoin, fût mieux à portée de donner des soins à son lieutenant...

Puis, enfin, vers les quatre heures du matin, Daniel fut éveillé par le grincement des chaînes, mêlé au chant des manœuvres... Il se hâta de monter sur le pont. On levait l'ancre, et une heure plus tard le Saint-Louis descendait le Don-Naï emporté par « un courant de foudre. »

-- Et maintenant, dit Daniel à Lefloch, je verrai bien au temps si la fortune est pour moi !

Oui, la destinée, à la fin, se déclarait pour lui ; jamais vents plus exceptionnellement favorables n'abrégèrent cette immense traversée. Le Saint-Louis était un marcheur de premier ordre, et le capitaine, stimulé par la présence d'un lieutenant de vaisseau, ne cessa d'exiger de son bâtiment tout ce qu'il pouvait donner.

Si bien que soixante-dix jours après avoir quitté Saïgon, par une belle après-midi d'hiver, Daniel put voir à l'horizon surgir des vagues bleues de la Méditerranée, les collines qui dominent Marseille.

Il touchait au terme de son voyage et de ses nouvelles angoisses... Deux jours encore et il serait à Paris, et son sort serait irrévocablement fixé...

Mais allait-il pouvoir descendre à terre le soir même ?... Il frémissait en songeant aux formalités qui attendent un navire à son arrivée... « La Santé » pouvait élever des difficultés et exiger une quarantaine...

Debout, à côté du capitaine, il surveillait la mâture chargée d'autant de toile qu'elle en pouvait porter, quand un cri de l'homme en vigie dans les barres de cacatois appela son attention.

Cet homme signalait, à deux ou trois kilomètres sous le vent, une embarcation légère, comme celle des pilotes, d'où partaient des signaux de détresse désespérés.

Le capitaine et Daniel échangèrent un regard désolé.

Le moindre retard, dans la situation où ils se trouvaient et à un moment où la nuit vient si vite, leur enlevait tout espoir de débarquer le soir même... Et qui pouvait dire ce qu'allait exiger de temps le sauvetage de cette embarcation ?

-- Ah ! n'importe ! fit Daniel, il n'y a pas à hésiter.

-- Qu'ils aillent aux cinq cents diables ! jura le capitaine.

Ce qui n'empêche qu'il commanda la manœuvre pour ralentir la vitesse du navire et courir ensuite une bordée qui devait le rapprocher du bateau en détresse...

Ce fut assez difficile et long, mais enfin, au bout d'une demi-heure on put, du Saint-Louis , jeter une amarre au bateau.

Deux hommes s'y trouvaient, qui se hâtèrent de monter sur le pont du clipper.

L'un était un matelot d'une vingtaine d'années, l'autre, un bonhomme qui paraissait bien cinquante ans, dont la mise était celle des « messieurs de campagne, » qui semblait assez mal à son aise, et qui promenait de tous côtés, d'un air inquiet, ses petits yeux d'un jaune clair.

Mais, pendant qu'ils se hissaient le long des tire-veilles, le capitaine du Saint-Louis avait eu le temps d'examiner leur embarcation et de constater que tout y était en ordre et que rien n'y manquait.

Alors, cramoisi de colère, il saisit au collet le jeune matelot, et le secouant à lui déboiter le cou :

-- Est-ce que tu te moques de moi ? s'écria-t-il en jurant épouvantablement, qu'est-ce que cette mauvaise plaisanterie !...

Tout aussi bien que leur capitaine, les hommes du Saint-Louis avaient reconnu la parfaite inutilité des signaux de détresse qui les avaient émus, et leur irritation était grande de ce qu'ils prenaient pour une stupide mystification.

C'est donc d'un air menaçant qu'ils entouraient le jeune matelot, qui se débattait comme un beau diable sous l'étreinte du capitaine, et criait en patois marseillais :

-- Lâchez-moi !... Vous m'étranglez !... Ce n'est pas moi qui suis fautif, c'est le bourgeois qui est là, et qui a loué mon bateau ce matin pour une promenade... Moi, je ne voulais pas faire les signaux...

Ce qui n'empêche que très-probablement il n'en eût pas été quitte pour les quelques horions qu'il avait déjà reçus, si le bonhomme ne s'était lancé à son secours, le couvrant de son corps et criant :

-- Laissez ce pauvre garçon, c'est à moi seul qu'il faut s'en prendre.

Furieux, le capitaine le repoussa violemment, et le toisant :

-- Comme cela c'est vous qui vous êtes permis...

-- Oui, c'est moi !... Mais j'avais mes raisons... le bâtiment est bien le Saint-Louis , n'est-ce pas, venant de Saïgon ?

-- Oui !... après ?

-- Vous devez avoir à bord le lieutenant de vaisseau Champcey.

Témoin muet jusqu'alors de cette scène, Daniel s'avança, singulièrement intrigué.

-- Me voici, monsieur, fit-il, que voulez-vous de moi ?...

Mais au lieu de répondre, le bonhomme, dans un élan de joie, leva les bras au ciel, en murmurant :

-- Nous l'emportons, enfin !...

Puis s'adressant à Daniel et au capitaine :

-- Mais venez, messieurs, venez, j'ai à vous expliquer ma conduite et à vous parler sans témoins.

Blème, et l'œil troublé par le mal de mer, lorsqu'il s'était hissé sur le pont du clipper, le bonhomme paraissait remis, et c'est d'un pas assez ferme, malgré le roulis, qu'il suivit le capitaine et Daniel sur la dunette.

Une fois là :

-- Serais-je ici, commença-t-il, sans le stratagème que j'ai employé ? Évidemment, non... Et cependant j'avais le plus puissant intérêt à accoster le Saint-Louis avant son entrée dans le port... Je n'ai donc pas hésité.

Il tira de sa poche une feuille de papier simplement pliée en quatre, et dit :

-- Voici mon excuse, lieutenant Champcey, voyez si vous la trouvez suffisante.

Profondément surpris, le jeune officier lut :

« Je suis sauvée, Daniel, et c'est à l'homme qui vous remettra ce billet que je dois la vie, et que je devrai le bonheur de vous revoir... Ayez en lui la confiance qu'on accorde à l'ami le plus sûr et le plus dévoué, et je vous en conjure, n'hésitez pas à suivre à la lettre ses instructions.

« HENRIETTE. »

Devenu plus blanc que sa chemise, Daniel chancela... le bonheur immense et soudain le trouvait sans forces.

-- Ainsi, c'est bien vrai, balbutia-t-il, elle vit !...

-- Elle est près de ma sœur, à l'abri de tout danger...

-- Et c'est vous, monsieur, qui l'avez sauvée !...

-- C'est moi !...

D'un mouvement prompt comme la pensée, Daniel saisit les mains du bonhomme, et les étreignant à les briser :

-- Jamais, monsieur, s'écria-t-il d'une voix vibrante, jamais, quoi qu'il arrive, je ne pourrai m'acquitter envers vous... Mais retenez bien ceci : en toute circonstance et toujours, vous pouvez compter sur le lieutenant Champcey.

Un étrange sourire glissa sur les lèvres du bonhomme, et hochant la tête :

-- Avant longtemps, prononça-t-il, je vous rappellerai cette promesse, monsieur...

Debout entre ces deux hommes, le brave capitaine du Saint-Louis les examinait alternativement d'une mine ahurie, écoutant sans comprendre, malgré de prodigieux efforts d'imagination.

Ce qu'il comprit, c'est que sa présence était au moins inutile.

-- Comme cela, dit-il à Daniel, nous ne devons pas trop en vouloir à monsieur du mauvais tour qu'il vient de nous jouer.

-- Lui en vouloir !... Oh ! non, certes non !

-- Alors, je vous laisse... J'ai, je le crois, serré un peu fort le cou du matelot qui le conduisait, et je vais lui faire donner une ration d'eau-de-vie pour le remettre...

Sur quoi, le capitaine s'éloigna discrètement, pendant que le père Ravinet continuait :

-- Vous me direz, monsieur Champcey, qu'il eût été plus simple de vous attendre sur le port et de vous y remettre ma lettre d'introduction... C'eût été une imprudence énorme... Si j'ai appris au ministère votre arrivée, d'autres doivent la connaître comme moi... C'est pourquoi, depuis ce matin que le Saint-Louis est signalé par les sémaphores, soyez sûr qu'un espion vous guette sur le quai, qui va s'attacher à vous, qui ne vous perdra pas de vue et qui rendra compte de vos faits et gestes et de vos moindres démarches...

-- Que m'importe !...

-- Ah ! ne dites pas cela, monsieur !... Si nos ennemis nous savaient ensemble, voyez-vous, s'ils apprenaient seulement que nous nous sommes parlé tout serait fin !... Ils comprendraient quel péril les menace et ils nous échapperaient.

C'est à peine si Daniel en croyait ses oreilles.

-- Nos ennemis ?... interrogea-t-il, en insistant sur ce pluriel : « nos. »

-- Oui, je dis bien : nos ennemis ; Sarah Brandon, comtesse de la Ville-Haudry, Maxime de Brévan, Thomas Elgin et mistress Brian...

-- Vous les haïssez donc !...

-- Si je les hais !... C'est-à-dire que depuis cinq ans je ne vis que par l'espoir de me venger d'eux !... Oui, voici cinq ans que, perdu dans la foule, je les suis avec la ténacité du sauvage, cinq ans que patiemment, incessamment, grain à grain, je mine le sol sous leurs pas... Et ils ne se doutent de rien !... Sont-ils seulement sûrs de mon existence ? Non, pas même... Que leur importerait, d'ailleurs !... Ils m'ont poussé si bas dans la boue qu'ils ne peuvent s'imaginer que je remonterai jusqu'à eux. Ils triomphent impunément, ils se carrent dans l'impunité de leur scélératesse, ils se croient bien forts et presque inattaquables, parce qu'ils ont le prestige et la puissance de l'or bien ou mal acquis !... Et cependant, leur heure est proche !... Moi, le misérable, réduit à me cacher et à vivre au jour le jour de mon travail, j'en suis venu à mes fins... Tout est prêt, et je n'ai plus qu'un coup de pied à donner à l'échafaudage de leurs crimes pour qu'il s'effondre sur eux et les écrase... Mon Dieu ! que je les voie seulement souffrir le quart de ce que j'ai souffert et je mourrai content !...

Il semblait grandi d'un pied, le père Ravinet, la haine convulsait sa figure placide, sa voix avait des frémissements de rage et ses yeux jaunes flamboyaient...

Si bien que Daniel se demandait ce que les gens qui avaient juré sa perte et celle de Mlle Henriette pouvaient avoir fait à ce bonhomme, d'apparences si inoffensives avec son gilet à fleurs voyantes et sa redingote à grand collet.

-- Qui donc êtes-vous, monsieur ? Interrogea-t-il...

-- Qui je suis !... s'écria le bonhomme, qui je suis !...

Mais il s'arrêta court, et après une pause de dix secondes, baissant la tête :

-- Je suis, prononça-t-il, Antoine Ravinet, marchand de curiosités...

Le clipper, cependant, avançait rapidement ; déjà devenaient visibles les bastides blanches accrochées au flanc des collines parmi les bouquets de pins, et la silhouette du château d'If se découpait plus nette sur l'azur foncé du ciel.

-- Mais nous approchons ! s'écria le père Ravinet, et il faut que je regagne mon bateau... Je ne suis point venu si loin pour qu'on me voie faire mon entrée à vos côtés sur le Saint-Louis ...

Et comme Daniel lui proposait de descendre dans sa cabine, où il pourrait rester caché :

-- Non, non, interrompit le bonhomme, nous aurons le temps de nous entendre et de convenir de nos faits à Paris, et il faut que je reprenne le chemin de fer ce soir... Écoutez seulement ce que je suis venu vous dire. Mlle Henriette est chez ma sœur, rue du Faubourg-Buissonnière... Mais gardez-vous d'y venir... Ni Sarah ni Brévan ne savent ce qu'elle est devenue, ils sont persuadés qu'elle s'est jetée à la Seine, et cette persuasion fait notre sécurité et notre force. Comme très certainement ils vous feront suivre, la moindre imprudence leur découvrirait tout...

-- Il faut que je voie Henriette, cependant, monsieur.

-- Assurément, aussi ai-je cherché un moyen sûr... Au lieu de descendre chez vous, rue de l'Université, descendez à l'hôtel du Louvre... Ma sœur et Mlle de la Ville-Haudry y auront pris un appartement, et soyez tranquille, moins d'un quart d'heure après votre arrivée, vous aurez de nos nouvelles... Mais, mon Dieu ! comme nous approchons, il n'est que temps que je m'esquive.

À la prière de Daniel, le capitaine commanda la manœuvre qui devait permettre au père Ravinet et au matelot qui l'avait amené de regagner leur bateau sans danger...

Et quand ils furent installés, au moment où on largua l'amarre :

-- À bientôt ! cria à Daniel le père Ravinet... Comptez sur moi !... Ce soir même, Mlle Henriette aura une dépêche de nous !

XXVIII

À l'heure où, sur le pont du Saint-Louis , le père Ravinet serrait la main de Daniel en lui répétant : « À bientôt ! » il y avait à Paris, dans le modeste appartement du Faubourg-Poissonnière, deux pauvres femmes qui, haletantes d'espoir, priaient et attendaient : La sœur du vieux brocanteur, Mme veuve Bertolle, et Mlle Henriette de la Ville-Haudry.

Lorsque la veille, au moment du dîner, le père Ravinet apparut, un sac de voyage à la main, sa précipitation était si extraordinaire, et son trouble si grand, qu'on l'eût pris pour un fou.

Brusquement il avait demandé deux mille francs à sa sœur, en toute hâte il s'était fait écrire par Mlle Henriette une lettre d'introduction pour Daniel, et il s'était élancé dehors comme un tourbillon, de même qu'il était entré, sans avoir rien dit que ceci :

-- M. Champcey arrive ou peut-être même est arrivé à Marseille sur un navire de commerce, le Saint-Louis , on me l'a dit au ministère... Il faut que je le voie avant tout le monde... Je prends le train rapide de 7 heures 15... Demain, vous aurez une dépêche !...

Les deux femmes demandaient quelque chose de plus, un renseignement, une espérance, un mot... mais non, rien ! Et le vieux brocanteur devait être remonté dans la voiture qui l'avait amené, qu'elles n'étaient pas remises encore de leur stupeur, et qu'elles demeuraient assises devant l'âtre, muettes, le front entre les mains, chacune s'abîmant dans ses conjectures.

Ce fut le timbre de la pendule sonnant sept heures qui arracha l'excellente veuve de cette grave préoccupation, si éloignée de son humeur habituelle.

-- Allons, allons, mademoiselle Henriette, fit-elle avec une gaieté un peu forcée, le départ de mon frère ne nous condamne pas, que je sache, à nous laisser mourir de faim.

Elle s'était levée, en disant cela ; elle se mit à dresser le couvert et l'instant d'après elle s'asseyait en face de Mlle Henriette, devant le modeste dîner.

Modeste, assurément, et cependant trop abondant encore. Elles étaient si oppressées que manger leur était impossible et que bien inutilement chacune remuait son couteau et sa fourchette, dans le but de tromper l'autre.

Leur esprit, quoi qu'elles fissent, s'élançait hors du salon, bien loin de cette petite table, à la suite du voyageur.

-- Il est parti, maintenant, murmura Mlle Henriette lorsque huit heures sonnèrent.

-- Il doit même être loin déjà, répondit la vieille dame.

Mais elles ne connaissaient, ni l'une ni l'autre, le trajet de Paris à Marseille, non plus que la distance, ni le nombre des stations, ni même exactement le nom de toutes les grandes villes que traverse le chemin de fer.

-- Il faut nous procurer un « indicateur » ! s'écria l'excellente veuve.

Et toute heureuse de son inspiration, elle sortit vivement, courut chez le libraire le plus proche, et bientôt reparut, agitant triomphalement une brochure jaune, et disant :

-- Ici, nous trouverons tout, ma chère enfant...

Alors, plaçant l'indicateur sur la nappe entre elles deux, elles cherchèrent la page consacrée au chemin de fer de Paris à Lyon et à Marseille, puis le train qu'avait dû prendre le père Ravinet, et elles se délectaient à compter la vitesse du « rapide » et à s'énumérer toutes les stations où il n'y avait pas d'arrêt indiqué.

Puis, quand la table fut desservie, au lieu de rester assidues à leur ouvrage, le front penché sous l'abat-jour de la lampe, à tout moment elles regardaient la pendule, puis consultant le livret, elles se disaient :

-- Il est à Montereau, à présent... Il doit avoir dépassé Sens... il ne tardera pas à arriver à Tonnerre...

Satisfaction puérile, sans doute, et bien vaine... Mais qui donc, une fois au moins en sa vie, n'a trouvé un charme indicible, un allégement à son chagrin ou un apaisement à ses impatiences, à suivre ainsi, par la pensée à travers les espaces, l'être cher qui s'éloignait ou qui approchait !...

Vers minuit, cependant, l'heure où le « rapide » s'arrête à Darcey, la vieille dame remarqua qu'il se faisait tard et qu'il serait peut-être sage de s'aller coucher.

-- Vous endormez-vous donc, madame ? interrogea Mlle Henriette, surprise.

-- Non, mon enfant, mais vous...

-- Oh ! moi je ne saurais dormir... Cette tapisserie que nous faisons là est pressée, m'avez-vous dit, pourquoi ne l'achèverions-nous pas ?

-- Veillons donc, approuva l'excellente veuve.

C'est que si elles en étaient réduites aux conjectures, par suite du laconisme du père Ravinet, elles n'en étaient pas moins certaines qu'un événement se préparait, immense, inattendu, décisif.

Quel il serait, elles l'ignoraient, mais elles comprenaient, elles sentaient bien que l'arrivée de Daniel Champcey pouvait et devait même changer du tout au tout la situation.

Seulement, Daniel arrivait-il véritablement ?...

-- Si oui, disait Mlle Henriette, comment au ministère m'a-t-on affirmé le contraire, il y a encore si peu de temps ?... Puis encore, comment se fait-il qu'il rentre en France sur un navire de commerce et non pas sur sa frégate ?...

-- C'est que vos lettres lui sont enfin parvenues, mon enfant, expliquait la vieille dame, et qu'en les recevant il a tout quitté !...

Peu à peu, cependant, après avoir épuisé toutes les conjectures, après avoir évalué toutes les probabilités, Mlle de la Ville-Haudry se taisait...

Lorsque la demie de quatre heures sonna, elle dit encore :

-- Ah !... M. Ravinet est à la gare de Lyon !...

Puis sa main devint de plus en plus lourde à tirer son aiguillée de laine, sa tête par saccades brusques oscillait d'une épaule à l'autre, ses paupières invinciblement se fermaient... Sa vieille amie l'engagea à gagner sa chambre, et elle ne résista pas, cette fois...

Il était plus de dix heures, quand elle s'éveilla, et lorsque sa toilette terminée, elle entra dans le petit salon, Mme veuve Bertolle la salua de cette exclamation, qui trahissait sa préoccupation incessante :

-- Mon frère, en ce moment, arrive à Marseille.

-- Ah ! nous ne tarderons donc pas à recevoir une dépêche, murmura Mlle Henriette.

Mais il est de ces situations où, volontiers, on accuse l'électricité de se traîner plus lente que les escargots. À deux heures, rien n'était venu encore, et les pauvres femmes, commençaient à accuser le vieux brocanteur de les avoir oubliées, quand, enfin, on sonna...

C'était bien l'homme du télégraphe, avec son képi à passe-poils bleus et son portefeuille de cuir...

Vite, bien vite, la vieille dame lui signa son reçu et, rompant le cachet de la dépêche, elle lut :

« Marseille, 12h. 40m. du matin.

« Saint-Louis, signalé par sémaphore depuis ce matin. Sera ce soir en rade. Je loue un bateau pour aller à sa rencontre, pourvu que Champcey soit à bord. Ce soir télégramme .

« RAVINET. »

-- Mais cette lettre ne nous apprend rien ! s'écria Mlle Henriette, affreusement désappointée. Voyez, madame, votre frère n'est même pas sûr de la présence de M. Champcey sur le Saint-Louis .

Peut-être Mme Bertolle éprouvait-elle aussi une légère déconvenue, mais ce n'était pas le cas de la laisser paraître.

-- Qu'espériez-vous donc, chère enfant, fit-elle... Antoine est à peine depuis une heure à Marseille, que voulez-vous qu'il sache ! Attendons ce soir, ce n'est plus qu'une affaire de quelques heures.

Elle disait cela tranquillement, mais il faudrait n'avoir jamais enduré l'horrible tourment de l'angoisse, pour ignorer qu'il redouble, et de plus en plus devient poignant et intolérable à mesure que se rapproche l'instant décisif.

Si grande que fût sur elle-même la puissance de cette vieille femme, si calme et si digne, elle ne tarda pas à laisser se trahir de cent façons la fièvre nerveuse qui la dévorait. Dix fois, dans l'après-midi, elle ouvrit la fenêtre pour regarder dans la rue ; quoi ? elle n'eût pu le dire, sachant bien que rien ne devait parvenir encore. À la nuit elle ne tenait plus en place. Et après le dîner, c'est en vain qu'elle essaya de se mettre à sa tapisserie, ses mains tremblaient trop...

Enfin, à neuf heures dix minutes, l'homme du télégraphe reparut, toujours impassible, lui...

C'était Mlle Henriette qui avait pris la dépêche, et avant de l'ouvrir elle eut dix secondes d'une affreuse hésitation, comme si elle eût été certaine d'y trouver le secret de sa destinée.

Puis, d'un mouvement brusque, déchirant l'enveloppe, elle vit, d'un regard :

« Marseille, 6h. 45m. soir.

« J'ai vu Champcey, bien portant, tout à Henriette ; Je repars ce soir. Je serai à Paris demain soir, 7 heures. Préparez vos malles comme si vous deviez partir pour un voyage d'un mois aussitôt mon arrivée. Tout va bien ... »

Plus pâle que la mort, plus tremblante que la feuille, les lèvres entr'ouvertes, l'œil brillant de l'éclat du délire, Mlle de la Ville-Haudry s'était affaissée sur son fauteuil.

Jusqu'à ce moment, elle avait douté... Jusqu'à cette heure où l'évidence éclatait, elle s'était défendu d'espérer, tant de bonheur paraît aux misérables n'être pas fait pour eux.

Tandis que maintenant :

-- Daniel est en France ! balbutiait-elle, Daniel !... Plus rien à craindre, l'avenir est à nous, je suis sauvée !...

Mais on ne meurt pas de joie, et revenue au sentiment exact de la situation, Mlle Henriette comprit la portée cruelle des phrases incohérentes échappées à son trouble.

Elle se dressa d'un bond, et saisissant les mains de Mme Bertolle :

-- Grand Dieu ! s'écria-t-elle, qu'est-ce donc que je dis !... Ah ! vous me pardonnerez, madame, car il me semble que je deviens folle... Sauvée !... C'est par votre frère et par vous que je l'ai été... Sans vous, Daniel ne retrouverait de moi qu'une croix au cimetière et une mémoire flétrie par les calomnies les plus infâmes !...

La vieille dame ne l'entendait même pas.

Elle avait ramassé la dépêche, l'avait lue, et bouleversée jusqu'au plus profond de son être, elle s'était assise au coin du foyer, insensible aux circonstances extérieures.

La haine la plus effroyable convulsait ses traits ordinairement si calmes et si doux, et blême, les dents serrées, d'une voix rauque, elle répétait :

-- Nous allons donc être vengés !...

Assurément Mlle de la Ville-Haudry n'en était pas à apprendre que le vieux brocanteur et sa sœur haïssaient mortellement ses ennemis, Sarah Brandon et Maxime de Brévan, mais jamais cette haine ne lui était apparue si terrible, si implacable que ce soir.

Quelles en étaient les causes ? Elles échappaient à sa jeune pénétration. En aucun cas, elles ne pouvaient être vulgaires. Le père Ravinet, cela était clair, n'était pas le premier venu. Inculte et grossier, rue de la Grange-Batelière, au milieu des mille objets de son commerce de brocanteur, il devenait un tout autre homme dès qu'il arrivait rue du Faubourg-Poissonnière. Quant à Mme veuve Bertolle, c'était évidemment une femme supérieure par son intelligence et son éducation.

Comment avaient-ils été réduits l'un et l'autre à cette situation plus que modeste ? Par des revers de fortune ! Cela justifie tout, mais n'explique rien.

Ainsi songeait Mlle Henriette, quand la vieille dame l'arracha à ses méditations.

-- Vous avez vu, ma chère enfant, commença-t-elle, que mon frère désire nous trouver, lorsqu'il arrivera, prêtes pour un assez long voyage.

-- Oui, madame, et même je m'en suis étonnée...

-- Je le conçois... Mais si j'ignore aussi bien que vous les intentions de mon frère, je sais qu'il n'est pas homme à rien faire d'inutile... Nous agirons donc sagement en nous conformant à ses désirs.

Séance tenante, en effet, elles arrêtèrent leurs dispositions, et le lendemain, Mme Bertolle sortit afin d'acheter tout ce qui était nécessaire, des robes toutes faites, pour Mlle de la Ville-Haudry, de la chaussure et du linge.

Et vers les cinq heures du soir, tous les préparatifs de la digne veuve et de la jeune fille étaient achevés, et tous leurs effets bien et dûment emballés dans trois grandes malles.

En s'en rapportant à la dépêche du père Ravinet, elles n'avaient plus que deux heures à l'attendre, trois au plus.

Cependant elles étaient loin de compte... La demie de neuf heures était sonnée, quand le bonhomme arriva visiblement fatigué par le long et rapide voyage qu'il venait de faire.

-- Enfin !... s'écria Mme Bertolle, nous ne t'espérions plus ce soir...

Mais lui, l'interrompant :

-- Eh ! chère sœur, crois-tu donc que je ne souffrais pas de l'impatience ou je vous savais !... Mais il était urgent de me montrer rue de la Grange-Batelière...

-- Tu as vu la Chevassat ?

-- Je la quitte à l'instant... Elle est, je l'ai reconnu, pleinement rassurée... Que Mlle de la Ville-Haudry se soit suicidée, cela ne fait pas pour elle l'ombre d'un doute, et tous les matins, religieusement, elle se transporte à la Morgue...

Mlle Henriette frissonna...

-- Et M. de Brévan ? interrogea-t-elle.

Le père Ravinet fronça le sourcil.

-- Ah ! celui-là m'inquiète !... répondit-il. L'homme que j'avais chargé de le surveiller en mon absence l'a sottement perdu de vue...

Puis, apercevant les malles :

-- Mais je bavarde, fit-il, et le temps presse... Vous êtes prêtes, partons, j'ai une voiture en bas. Nous causerons en route.

Et discernant sur le visage de Mlle Henriette une certaine hésitation :

-- Ne craignez rien, mademoiselle, fit-il, avec un bon sourire, nous ne nous éloignons pas de M. Champcey... bien au contraire. Ici, voyez-vous, il ne fût pas venu vous visiter deux fois sans trahir le secret de votre existence...

-- Où donc allons-nous ?... interrogea Mme Bertolle...

-- À l'hôtel du Louvre, chère sœur, où tu vas prendre un appartement au nom de Mme et de Mlle Bertolle... Soyez tranquilles, mon siège est fait...

Sur quoi, il courut jusqu'à l'escalier appeler le concierge pour l'aider à descendre les bagages...

Si promptes qu'eussent été les manœuvres commandées par la courte apparition du père Ravinet à bord du clipper, elles avaient duré précisément assez pour rendre impossible le soir même les formalités du débarquement.

Force fut donc au Saint-Louis de mouiller à quelques encablures du port, au désespoir de l'équipage, qui découvrait du pont Marseille tout illuminée, qui comptait les devantures des cabarets et qui pouvait entendre le chant des ivrognes longeant les quais en « festonnant. »

Le moins malheureux de ce contre-temps était à coup sûr Daniel.

Au prodigieux éréthisme de toutes ses facultés, un invincible anéantissement succédait ; ses nerfs, bandés outre mesure, se détendaient ; il éprouvait cet allégement délicieux de l'homme qui peut enfin jeter à terre un fardeau trop lourd pour ses forces.

Le père Ravinet ne lui avait donné aucun détail ; il ne le regrettait pas, ou plutôt il ne le remarquait pas.

Il savait à n'en pouvoir douter que Mlle de la Ville-Haudry vivait, qu'elle était en sûreté, qu'elle l'aimait toujours... cela lui suffisait.

-- Eh bien ! mon lieutenant, faisait Lefloch, ravi de la joie de son officier, ne vous l'avais-je pas dit : Le bon vent, pendant la traversée, annonce toujours quelque chose d'heureux au port...

Cette nuit-là, pendant que le Saint-Louis se balançait paresseusement sur ses ancres, pour la première fois depuis qu'il avait appris le mariage du comte de la Ville-Haudry, Daniel Champcey dormit de ce bon sommeil que berce l'espérance.

Il fallut pour l'éveiller le bruit des gens qu'amenait le canot de « la santé, » et quand il monta sur le pont, ce fut pour apprendre que rien ne s'opposait plus à la libre pratique du clipper.

Déjà, depuis la pointe du jour, affairés et joyeux, les hommes de l'équipage allaient et venaient dans la mâture, larguant et séchant les voiles, remettant les cordages en ordre, soignant la toilette du Saint-Louis .

Car chaque navire, en arrivant au port, se met en frais de coquetterie, dissimulant, s'il y a lieu, les avaries de la mer, semblable au pigeon voyageur qui, regagnant son nid après l'orage, essuie et lustre ses plumes au soleil.

Bientôt les ancres furent relevées, et midi sonnait à l'horloge des docks, quand, par le plus beau temps du monde, Daniel sauta sur le quai de Marseille, suivi de son fidèle matelot.

Et quand il sentit sous ses pieds cette terre de France, d'où une ignoble perfidie l'avait éloigné, ses yeux étincelèrent, et un geste lui échappa, de menace et de défi...

On eût dit que provoquant ses ennemis, il leur criait :

-- Me voici, et je vais prendre une revanche terrible !

Ni son trouble, ni sa joie, cependant, ne pouvaient lui faire oublier les appréhensions du père Ravinet, encore qu'il les jugeât singulières et fort exagérées.

Qu'un espion l'attendit sur le port, caché dans cette foule affairée et bruyante, pour prendre sa piste, le suivre et rendre compte de ses moindres actions, cela lui semblait sinon impossible, du moins très-invraisemblable.

Il n'en résolut pas moins d'essayer de vérifier le fait.

Au lieu donc de longer simplement le quai, de remonter la Canebière et de tourner à droite dans la rue Saint-Ferréol, pour gagner l'hôtel du Luxembourg, il prit par les petites rues, multipliant à dessein les détours.

Et quand il arriva à l'hôtel, il fut bien obligé de reconnaitre que le vieux brocanteur avait sagement agi.

Un grand gaillard au teint plombé, à physionomie louche, à tournure équivoque, avait suivi la même route que lui, à une trentaine de pas en arrière...

Même, ce drôle, qui s'en allait le nez en l'air et les mains dans ses poches, ne soupçonnait sûrement pas le danger qu'il courait à exercer son honorable métier dans « le sillage » de Lefloch.

L'idée d'être épié transportait le digne marin d'une si furieuse colère, qu'il ne parlait rien moins que de courir sus au mouchard et de l'étrangler net.

-- Ce sera l'affaire d'une seconde, affirmait-il à son lieutenant... Je vais à lui, sans faire semblant de rien, je le « croche » à la cravate, je donne deux tours, comme ça... et bonsoir !... il ne suivra plus personne.

Pour le retenir, Daniel n'eut pas de trop de toute son influence, et encore dut-il lui expliquer qu'il serait absurde de laisser deviner à ce malpropre gredin qu'il était découvert.

-- D'ailleurs, ajoutait-il, rien ne prouve péremptoirement qu'il nous espionne... Peut-être sommes-nous simplement dupes d'une coïncidence bizarre...

-- C'est possible, après tout, gronda Lefloch...

Par exemple, ils ne purent conserver l'ombre d'un doute, quand avant dîner s'étant approchés d'une fenêtre, ils virent passer l'homme devant l'hôtel.

Le soir, ils le retrouvaient à la gare, une petite valise à la main, et il prit comme eux l'express de Paris de 9 heures 45... Ils le reconnurent au buffet de Lyon... Et la première personne qu'ils aperçurent en descendant de wagon à Paris, ce fut encore lui...

Mais qu'importait cet espion à Daniel... Il l'oubliait... Il ne discernait rien sinon qu'il n'était plus séparé de Mlle Henriette que par une course de voiture.

Trop impatient pour attendre ses bagages, il laissa ce soin à Lefloch et sauta dans un coupé, promettant dix francs au cocher pour le conduire grand train à l'Hôtel du Louvre.

À ce prix les maigres rosses des fiacres valent des purs-sang anglais, et trois quarts d'heure plus tard, installé dans une chambre du second étage de l'Hôtel du Louvre, Daniel attendait, le cœur lui battant à rompre la poitrine.

Le dernier moment venu, mille craintes qui ne lui étaient pas venues jusqu'alors, se pressaient et se succédaient dans son esprit avec une vertigineuse rapidité.

Avait-il bien compris le père Ravinet ?... Le bonhomme s'était-il bien expliqué ?... Troublés comme ils l'étaient l'un et l'autre ils pouvaient fort bien ne s'être pas entendus.

-- Moins d'un quart d'heure après votre arrivée, avait dit à Daniel le père Ravinet, vous aurez de mes nouvelles...

Moins d'un quart d'heure !... Il semblait à Daniel qu'il était déjà dans cette chambre depuis une éternité.

Songeant que Mlle de la Ville-Haudry occupait peut-être un appartement au même étage que lui, dans le même corridor, qu'il n'en était peut-être séparé que par une cloison, il maudissait le père Ravinet, quand on frappa à sa porte.

-- Entrez !... cria-t-il.

Un garçon de l'hôtel parut qui lui remît une carte de visite où il lut :

Mme veuve Bertolle. 3e étage. Appartement 5.

-- C'est bien, dit-il.

Et le garçon ne se retirant pas assez vite à son gré :

-- Je vous dis que c'est bien ! insista-t-il, en frappant du pied.

C'est qu'il ne voulait pas que cet homme fût témoin de son émotion, la plus vive, sinon la plus forte qu'il eût ressentie de sa vie.

Ses mains tremblaient ; il éprouvait à la gorge une sensation brûlante, ses jambes se dérobaient... Il se regarda dans la glace, et se fit peur, tant il était blême.

-- Vais-je donc me trouver mal, pensa-t-il.

Sur la cheminée était une carafe d'eau, il s'en remplit un grand verre qu'il vida d'un trait, et cela le remit assez pour qu'il osât sortir...

Mais une fois dehors, étourdi, bouleversé, il se perdit à travers les escaliers et le long des corridors interminables, malgré les indications clouées à chaque aile, et il fut obligé de recourir à un garçon qui, lui montrant une porte devant laquelle il était passé quatre ou cinq fois, lui dit :

-- C'est là !...

Il frappa légèrement, un coup, et la porte aussitôt s'ouvrit, comme s'il y eût eu derrière une personne à attendre, la main sur la poignée.

Il entra en chancelant, et comme à travers un brouillard, il aperçut, à sa droite, le père Ravinet et une vieille dame, puis au fond du salon, près de la fenêtre : elle !... Mlle Henriette !...

Un cri lui échappa, et il s'avança... Mais plus prompte, elle bondit jusqu'à lui, nouant ses deux bras autour de son cou, et elle s'abattit contre sa poitrine, sanglotant et balbutiant :

-- Daniel !... Daniel !... Enfin !...

XXIX

Il y avait alors deux ans que Daniel et Mlle Henriette avaient été séparés par la plus lâche des trahisons.

Oui, deux ans s'étaient écoulés, depuis cette soirée fatale où la voix stupidement railleuse du comte de la Ville-Haudry avait tout à coup éclaté près d'eux sous les grands arbres du jardin de la rue de Varennes.

Que d'événements, depuis, inouïs, invraisemblables ! Que d'épreuves, de tribulations, de misères.

Tout ce que peut souffrir l'âme humaine, ils l'avaient enduré...

Il n'était pas un jour, pour ainsi dire, de ces deux éternelles années, qui ne leur eût apporté son tribut de douleurs et d'amertumes.

Combien de fois, l'un et l'autre, avaient-ils désespéré de la destinée... Combien de fois avaient-ils souhaité la mort !

Et cependant, voici qu'après tant d'orages ils se trouvaient réunis, et abîmés dans les indicibles félicités de l'heure présente, ils oubliaient tout, leurs ennemis et la terre entière, les angoisses du passé et les menaces de l'avenir.

Longtemps ils demeurèrent ainsi, serrés l'un contre l'autre, éperdus de bonheur, fous, ne pouvant croire à cette réalité si ardemment désirée, incapables d'articuler une parole, riant et pleurant tout à la fois...

Par instants ils s'écartaient un peu, renversant la tête en arrière pour se mieux contempler ; puis, bien vite, leurs bras se resserraient en une étreinte plus forte, comme s'ils eussent craint qu'on ne vint encore les séparer violemment.

-- Comme ils s'aiment !... murmurait Mme Bertolle, à l'oreille de son frère, pauvres jeunes gens !...

Et de grosses larmes roulaient le long de ses joues pendant que le vieux brocanteur, non moins ému, mais dont l'émotion se traduisait autrement, serrait les poings à s'entrer les ongles dans les chairs, et grondait :

-- C'est bon ! c'est bon ! Tout cela sera mis sur la carte à payer !...

Daniel, cependant, se remettait peu à peu, et la raison reprenait sur lui son empire.

Il soutint Mlle de la Ville-Haudry jusqu'à un fauteuil, au coin de la cheminée, et s'asseyant en face d'elle, après lui avoir pris les mains qu'il garda dans les siennes, il demanda, il exigea l'histoire fidèle de ces deux lamentables années qui venaient de s'écouler.

Et il fallut qu'elle lui dit tout, ses humiliations à l'hôtel de la Ville-Haudry, les outrages dont on l'avait abreuvée, de quelles calomnies indignes on avait flétri son honneur de jeune fille, l'incompréhensible aveuglement du comte, les sournoises provocations de sa belle-mère, les immondes obsessions de sir Thomas Elgin, enfin tout ce complot abominable, organisé -- elle l'avait reconnu trop tard -- pour la déterminer à s'enfuir de la maison paternelle et la pousser à se livrer à Maxime de Brévan...

Secoué par des spasmes de rage, livide, les yeux injectés de sang, Daniel lâcha brusquement les mains de Mlle Henriette, et d'une voix étouffée :

-- Ah !... s'écria-t-il, votre père mériterait... Misérable vieillard, abandonner son enfant au caprice des plus abjects scélérats !...

Et comme la pauvre fille arrêtait sur lui des yeux suppliants :

-- Soit, fit-il, ne parlons pas du comte, il est votre père, il suffit...

Puis, froidement :

-- Mais, ce Thomas Elgin, je jure Dieu qu'il ne mourra que de ma main... Quant à Sarah Brandon...

Il fut interrompu par le vieux brocanteur qui, lui frappant sur l'épaule, lui dit avec un sourire indéfinissable :

-- Vous ne ferez pas tant d'honneur à l'honorable Thomas Elgin, monsieur Champcey... Ce n'est pas de l'épée d'un honnête homme que meurent les gens comme lui !...

Cependant, Mlle Henriette avait repris son récit, et disait sa stupeur et ses pressentiments sinistres, en arrivant dans cette pauvre chambre de la rue de la Grange-Batelière, à peine garnie de meubles de rebut...

-- Et pourtant, Henriette, interrompit Daniel, la veille même de mon départ j'avais confié à cet homme toute ma fortune, pour qu'il la mît à votre disposition en cas de malheur.

-- Quoi ! s'écria le vieux brocanteur, vous aviez...

Il n'acheva pas, mais il considéra le jeune officier d'un air de curiosité ahurie, comme un phénomène invraisemblable...

Tristement Daniel hochait la tête.

-- Oui, je sais, fit-il, c'était un acte de démence... moins grand cependant que de lui confier ma fiancée... Je croyais à l'amitié de cet homme.

-- Et d'ailleurs, objecta Mme Bertolle, comment supposer une si effroyable trahison !... Il est de ces crimes, dont jamais le soupçon n'effleurera les gens de cœur !...

Mlle Henriette poursuivait, disant ses impressions, quand pour la première fois elle s'était trouvée aux prises avec la misère, avec le besoin, avec la faim... Mais quand elle en arriva aux dégoûtantes persécutions de la Chevassat...

-- Arrêtez !... s'écria Daniel.

Et profondément troublé :

-- Ai-je bien entendu ?... demanda-t-il. Est-ce bien Chevassat que s'appellent les concierges de la rue de la Grange-Batelière ?

-- Oui !... Pourquoi ?...

-- Parce que le véritable nom de Maxime de Brévan est... Justin Chevassat.

Le père Ravinet fit un bond de trois pieds.

-- Quoi !... s'écria-t-il, vous savez cela !...

-- Depuis trois mois... Je sais aussi que mon... ami Maxime de Brévan, le fier gentilhomme que, recevaient les salons les plus aristocratiques de Paris, a été au bagne... pour faux.

Mlle Henriette s'était dressée, la pupille dilatée par la stupeur.

-- Alors, balbutia-t-elle, ce misérable serait...

-- Le fils de la Chevassat, oui, mademoiselle, répondit Mme Bertolle...

-- Oh ! fit la pauvre jeune fille, oh !...

Et lourdement elle se laissa retomber sur son fauteuil, épouvantée de tant d'infamies.

Seul, le vieux brocanteur conservait encore son sang-froid.

-- Comment avez-vous appris cela ? demanda-t-il à Daniel.

-- Par l'homme que mon ami Maxime avait payé pour m'assassiner.

Positivement Mlle de la Ville-Haudry sentait sa raison s'égarer.

-- Ah ! j'avais bien compris que ce lâche en voulait à votre vie, Daniel... Je vous ai écrit de prendre garde...

-- Et j'ai reçu votre lettre, mon amie, mais trop tard... Après m'a voir manqué deux fois, l'assassin venait de me tirer un coup de fusil, et j'étais au lit, la poitrine trouée par une balle, mourant...

-- Qu'est devenu l'assassin ? demanda vivement le père Ravinet.

-- Il a été arrêté.

-- Alors il a tout avoué ?...

-- Oui, grâce à la surprenante pénétration du juge d'instruction.

-- Qu'est-il devenu ?

-- Il doit avoir quitté Saïgon... On l'envoie en France pour y être jugé.

-- Et Brévan...

-- Je suis surpris qu'il ne soit pas encore arrêté... Le dossier de l'affaire a été expédié à Paris par un navire parti plus de quinze jours avant moi... Il est vrai que le Saint-Louis l'a peut-être devancé... En tout cas je suis chargé d'une lettre pour le parquet...

Une sorte de délire s'était emparé du père Ravinet, ses gestes étaient ceux d'un fou, et un rire nerveux, un rire véritablement effrayant secouait sa poitrine à la briser.

-- Je verrai Brévan sur l'échafaud, disait-il, oui, je l'y verrai !...

Mais de ce moment, c'en fut fait de la logique et de l'ordre maintenus tant bien que mal par le bonhomme.

Comme il arrive toujours entre gens que la passion exalte, ardents à apprendre ce qu'ils ignorent, peu préoccupés de dire ce qu'ils savent, la confusion arriva vite... Les questions se croisaient et se précipitaient, sans suite, sans raison, les réponses ne se rapportaient plus aux demandes... Chacun prétendait être écouté, tous parlaient à la fois...

Si bien que des explications qui, conduites avec méthode eussent été l'affaire de vingt minutes, exigèrent plus de deux heures...

Enfin, au bout de ce temps, et après bien des efforts, il fut possible de réunir la somme des informations du père Ravinet, de Daniel et de Mlle Henriette, la vérité commença à se dégager du chaos, et le plan de Sarah Brandon et de ses associés apparut. Plan d'une simplicité formidable, et dont le succès avait tenu à un fil.

Que le vieux brocanteur, au lieu de sortir de chez lui par l'escalier de service fût sorti par le grand escalier, et il n'entendait pas le râle de l'agonie de Mlle Henriette, et c'en était fait de la pauvre enfant...

Un écart de dix millimètres de la balle de Crochard, dit Bagnolet, et Daniel était mort !...

Et cependant, le vieux brocanteur n'était pas pleinement satisfait.

Au pli de sa lèvre inférieure et au clignement de ses yeux jaunes, il était aisé de voir que ses convictions hésitaient encore, et que certaines circonstances lui paraissaient imparfaitement expliquées.

-- Tenez, monsieur Champcey, commença-t-il enfin, plus je réfléchis plus je me pénètre de cette idée que Sarah Brandon n'est pour rien dans toutes ces tentatives d'assassinat dont vous avez failli devenir victime... Elle est trop forte, en sa perversité, pour descendre à des moyens si grossiers, qui toujours laissent des traces et finalement conduisent en cour d'assises... Elle agit seule, quand sa résolution est prise, et jamais elle ne s'est servie que de complices involontaires qui ne sachant rien ne pouvaient la trahir.

Daniel était devenu pensif.

-- Ce que vous me dites là, murmura-t-il, M. de Brévan me l'avait dit autrefois !...

Le bonhomme ne dut pas l'entendre, tant passionnément il appliquait toutes ses facultés à suivre le fil ténu de ses inductions.

-- Cependant, continuait-il, l'embauchage de Crochard, dit Bagnolet est un fait... Brévan aurait-il donc agi à l'insu de la comtesse Sarah, et même à l'encontre de ses volontés ?... C'est admissible... Mais pourquoi alors, dans quel but ?...

-- Pour s'emparer de la fortune que M. Champcey avait eu l'imprudence de lui confier !... répondit Mlle Henriette.

Mais le père Ravinet hocha la tête d'un air sagace.

-- C'est une explication, fit-il, je n'en disconviens pas, seulement ce n'est point la bonne, la véritable... Le meurtre est un expédient si dangereux, que les plus redoutables scélérats ne l'adoptent qu'à leur corps défendant et à la dernière extrémité... Brévan pouvait-il s'emparer du dépôt qui lui a été confié sans faire assassiner M. Champcey ? Évidemment oui. Donc il faut chercher ailleurs le mobile du crime... C'est la peur, me direz-vous, qui l'a poussé. Non, car au moment où il a embauché Bagnolet, il ne pouvait prévoir de quelles monstrueuses infamies il se rendrait coupable un an plus tard... Croyez-en mon expérience : je discerne en toute cette affaire une précipitation et une maladresse qui trahissent la passion, une haine violente, ou bien...

Il s'interrompit brusquement et parut réfléchir et délibérer en lui-même, pendant que d'un mouvement machinal il caressait son menton glabre.

Puis, tout à coup, arrêtant sur Daniel un regard étrange :

-- Si la comtesse Sarah vous aimait, monsieur Champcey ! prononça-t-il.

Un flot de sang empourpra le visage de Daniel.

Elle n'était pas sortie de sa mémoire, cette funeste soirée où, rue du Cirque, il avait tenu entre ses bras Sarah Brandon à demi pâmée, palpitante et les cheveux épars, et il lui était resté comme un remords de cette ivresse d'une minute.

Jamais il n'avait avoué à Mlle Henriette que Sarah Brandon avait osé venir chez lui, seule, dans son appartement de garçon...

Et ce soir même, s'il avait raconté fort exactement toutes les circonstances de son voyage et de son séjour à Saïgon, il s'était bien gardé de parler des lettres que lui avait adressées la comtesse...

-- Sarah Brandon m'aimer !... balbutia-t-il. Quelle idée !...

Mais il ne savait guère mentir, ce pauvre Daniel, et Mlle de la Ville-Haudry n'eût pas été femme si elle ne se fût pas aperçue de son trouble.

-- Pourquoi non !... dit-elle.

Et fixant obstinément Daniel :

-- Cette misérable, poursuivit-elle, s'est vantée à moi, impudemment, de vous aimer !... Elle a osé plus encore : elle m'a juré que vous l'aviez aimée, vous, que vous l'aimiez toujours... Elle me raillait audacieusement, disant qu'elle avait tout pouvoir sur votre cœur, me proposant de me montrer vos lettres...

Elle hésita, détourna la tête, et avec un effort visible :

-- Enfin, murmura-t-elle, sir Thomas Elgin m'affirmait que Sarah Brandon avait été votre... maîtresse, et que son mariage avec mon père n'était que la suite d'une querelle entre vous...

Daniel avait écouté frémissant d'indignation.

-- Et vous avez pu ajouter foi à ces basses calomnies !... s'écria-t-il. Oh ! non, non, n'est-ce pas, et il n'est point besoin que je descende jusqu'à me justifier...

Puis, se retournant vers le père Ravinet :

-- Soit, fit-il, admettons pour un instant que la comtesse m'aime... qu'est-ce que cela prouverait ?...

Le rusé bonhomme demeurait impassible en apparence, mais son petit œil pétillait de malice heureuse et de satisfaction.

-- Ah ! vous ne parleriez pas ainsi, fit-il, si vous connaissiez comme moi le passé de Sarah Brandon et de Maxime de Brévan... Interrogez ma sœur, elle vous dira l'importance de cette circonstance que vous jugez futile.

Mme Bertolle eut un signe d'assentiment, et lui, sûr désormais que sa pénétration ne l'avait pas trompé, il poursuivit :

-- Pardonnez-moi d'insister, monsieur Champcey, et d'insister, qui plus est, en présence de Mlle de la Ville-Haudry, mais notre intérêt, je devrais presque dire notre salut, l'exigent... Maxime de Brévan s'est laissé prendre, c'est vrai, mais Brévan n'est qu'un vulgaire scélérat, et nous ne tenons encore ni Thomas Elgin ni mistress Brian, bien autrement redoutables, ni Sarah Brandon, plus perverse mille fois et plus coupable qu'eux tous... Vous me direz que nous avons pour nous quatre-vingts chances sur cent... peut-être ! Seulement il suffit d'une indication inexacte pour que je fasse fausse route, et alors adieu nos espérances, les coquins triomphent...

Il n'avait que trop raison, Daniel le comprit, aussi, sans hésiter davantage :

-- Puisqu'il en est ainsi, fit-il, en observant à la dérobée Mlle Henriette, je ne vous dissimulerai pas que j'ai reçu de la comtesse Sarah une douzaine de lettres... au moins extraordinaires.

-- Et vous les avez conservées ?

-- Oui, à tout hasard, et elles sont dans une de mes malles.

L'embarras du père Ravinet devint manifeste :

-- Ah ! si j'osais !... fit-il. Mais non, vous demander à les voir serait trop indiscret.

Sans s'en douter, il allait au-devant des vœux de Daniel.

Résolu à tout avouer à Mlle de la Ville-Haudry, il ne pouvait que souhaiter qu'elle parcourût cette correspondance, car elle devait y trouver la preuve que si on lui avait écrit, il n'avait jamais répondu.

-- Vous ne sauriez être indiscret, vous, monsieur, dit-il au vieux brocanteur... Lefloch, mon matelot, doit être arrivé avec mes bagages, le temps de descendre jusqu'à ma chambre et vous serez satisfait.

Déjà il s'élançait vers la porte, le bonhomme le retint.

-- Malheureux ! vous oubliez donc l'homme qui vous suit depuis Marseille... Attendez que ma sœur se soit assurée que personne ne vous épie...

Mme Bertolle, aussitôt, partit à la découverte ; mais elle n'aperçut rien de suspect, les corridors étaient silencieux et déserts...

L'espion devait être allé rendre compte de son honorable mission.

Rapidement Daniel descendit, et lorsqu'il reparut la minute d'après, il tenait une liasse de papiers froissés et jaunis, qu'il tendit au père Ravinet en disant :

-- Voici !

Chose étrange, au contact de ces lettres, encore tout imprégnées du parfum accoutumé de la comtesse Sarah, le bonhomme frissonna et blêmit, son regard vacillait ses mains tremblèrent.

Et, aussitôt, soit espoir de dissimuler son trouble, soit désir d'être plus entièrement à ses réflexions, il prit un des candélabres de la cheminée et alla s'asseoir à l'écart près d'une petite table.

Mme Bertolle, Daniel et Mlle Henriette se taisaient, et rien ne troublait le silence que le froissement du papier et la voix du bonhomme, qui tout en lisant murmurait d'une voix altérée :

-- C'est inimaginable !... Sarah écrire de telles choses !... n'avoir même pas déguisé son écriture !... Elle qui de sa vie n'a commis une imprudence, elle s'abandonne, elle se livre, elle se perd !... Et elle signe !...

Mais il en avait assez vu... Il replia les lettres et se redressant :

-- Plus de doutes, monsieur Champcey, prononça-t-il, Sarah vous aime éperdument, follement, jusqu'au délire... Comme elle devait aimer d'ailleurs !... Comme aiment ses pareilles, les femmes sans cœur, lorsqu'une passion soudaine les foudroie, incendiant leur cerveau et leurs sens...

Sur le front de Mlle Henriette, Daniel discernait une ombre d'inquiétude, et, désolé, il s'épuisait à faire signe au bonhomme de se taire.

Lui ne voyait rien, et tout à son idée :

-- Maintenant, poursuivait-il, je comprends... Sarah Brandon n'aura pas su garder le secret de son amour, et Brévan, ivre de jalousie, n'a pas réfléchi qu'il devait se perdre en armant le bras d'un assassin...

La colère avait ramené le sang à ses joues, et du plat de la main il frappait violemment le paquet de lettres.

-- Oui, tout s'explique, disait-il encore, et de par cette correspondance, Sarah Brandon, tu es à nous !...

Quel pouvait être le dessein du père Ravinet ?

Prétendait-il se faire une arme de ces lettres de la comtesse Sarah ?... Se proposait-il de les adresser au comte de la Ville-Haudry dont elles dessilleraient les yeux ?...

Daniel en frémit, sa chevaleresque loyauté trouvant à cette vengeance quelque chose de louche et qui sentait la trahison.

-- C'est que, balbutia-t-il, livrer la correspondance d'une femme, si odieuse et si méprisable qu'elle puisse être, me répugnerait beaucoup...

-- L'idée ne m'était pas venue de vous le demander, interrompit le vieux brocanteur... non, c'est autre chose que j'attends de vous.

Et Daniel lui paraissant encore inquiet :

-- Cependant, reprit-il, défiez-vous de ces scrupules exagérés, monsieur Champcey... Toutes les armes sont bonnes, quand on défend contre des scélérats son honneur et sa vie... Et c'est là que nous en sommes... Si nous ne nous hâtons pas de frapper Sarah, elle nous gagnera de vitesse et alors...

Il était venu s'adosser à la cheminée, près de Mme Bertolle, immobile et muette, et regardant alternativement Daniel et Mlle Henriette :

-- Peut-être, continua-t-il, ne vous rendez-vous pas bien compte de la situation, monsieur, et vous, mademoiselle... Réunis ce soir après les plus terribles épreuves, sauvés miraculeusement l'un et l'autre, il vous semble que tout est fini, que vous n'avez plus rien à souhaiter en ce monde, que l'avenir vous appartient... Je dois vous détromper... Vous en êtes juste au même point que la veille du départ de M. Champcey. Pas plus que ce jour-là, vous ne pouvez vous marier sans le consentement de M. de la Ville-Haudry... Vous l'accordera-t-il ?... Vous savez bien que la comtesse Sarah ne le souffrirait pas... Comment donc arrangerez-vous votre vie jusqu'à la majorité de Mlle Henriette ?... Braverez-vous les préjugés et avouerez-vous fièrement votre amour ?... Ah ! prenez-y garde, à briser le cadre étroit des conventions sociales, on joue son bonheur à un jeu terrible... Vous cacherez-vous, au contraire ? Quelle que soit votre prudence, le monde saura vous découvrir, vous n'échapperez pas aux lâches calomnies des imbéciles et des hypocrites... Et Mlle Henriette n'a été déjà que trop calomniée.

Planer dans l'azur, et tout à coup, lourdement retomber à terre en pleine boue..., s'enivrer du rêve le plus magnifique et brusquement être rappelé à l'affreuse réalité... Tel fut le malheur de Daniel et de Mlle Henriette.

Et ils baissaient la tête, sous la parole glacée de cet ami sincère, qui avait le courage cruel mais nécessaire de les arracher à leurs décevantes illusions.

-- Or, continuait-il, notez que je mets tout au mieux et que je suppose le cas où M. de la Ville-Haudry laisserait sa fille libre... En serait-il ainsi ? Évidemment non. Que la comtesse Sarah découvre ce soir que Mlle Henriette, au lieu de s'être suicidée, comme elle croit, s'est réfugiée à l'hôtel du Louvre, à vingt marches de M. Daniel Champcey, dès demain elle aura décidé son mari à faire enfermer Mme Henriette dans quelque couvent... Pendant un an encore. Mlle Henriette dépend uniquement du pouvoir paternel, c'est-à-dire du caprice et de la haine d'une belle-mère dont elle est la rivale heureuse.

À cette pensée que Mlle de la Ville-Haudry pouvait de nouveau lui être ravie, Daniel sentait tout son sang se figer dans ses veines...

-- Et dire, s'écria-t-il, que rien de tout cela ne m'était venu à l'esprit... J'étais fou !... La joie m'avait noué un bandeau sur les yeux !...

Mais le bonhomme, du geste, lui imposa silence, et d'un accent impérieux :

-- Oh ! attendez, reprit-il, je ne vous ai pas encore montré le danger le plus pressant !... Le comte de la Ville-Haudry, que vous avez connu cinq ou six fois millionnaire, est complètement ruiné... De tout ce qu'il possédait, prés, forêts, châteaux, valeurs mobilières, titres de rentes, rien ne lui reste... Son dernier sou, sa dernière motte de terre, on lui a tout pris... Vous l'avez quitté vivant d'une existence magnifique dans un hôtel princier, vous le retrouverez végétant dans un troisième étage de cent louis... Vous dire qu'il est entièrement dépouillé, c'est vous dire qu'il est condamné, n'est-ce pas ?... Le jour est proche, où Sarah se débarrassera de lui comme elle a su se débarrasser de Kergrist, de Malgat, le pauvre caissier, et des autres... Le moyen est tout trouvé. Déjà le nom de M. de la Ville-Haudry est compromis, la société qu'il avait fondée est à la veille d'une débâcle honteuse, les journaux le signalent au mépris public... Qu'on l'assigne en déclaration de faillite, il sera dès le lendemain poursuivi pour banqueroute frauduleuse... Or, je vous le demande, le comte est-il homme à survivre au déshonneur même immérité ?...

Depuis un moment, Mlle Henriette ne comprimait qu'à grand peine ses sanglots ; ils éclatèrent sur cette menace affreuse.

-- Ah ! monsieur, s'écria-t-elle, vous m'avez trompée !... Vous m'avez juré que vous répondiez de la vie de mon père !...

-- Et je vous en réponds encore, mademoiselle... Serais-je si tranquille, si je n'étais sûr que Sarah n'est pas prête encore...

En proie à une agitation convulsive, Daniel s'était dressé :

-- N'importe !... interrompit-il, réfléchir en un si extrême péril, calculer, attendre, serait un crime !... Venez, monsieur, venez !...

-- Où ? malheureux !

-- Eh ! le sais-je !... Au parquet, chez le comte, chez un avocat qui nous conseillera... Il est impossible qu'il n'y ait pas quelque chose à tenter.

Le vieux brocanteur ne bougeait pas...

-- Pauvre honnête homme ! fit-il, d'un ton d'amère ironie, que dirons-nous au procureur impérial ?... Que Sarah Brandon a rendu fou d'amour un vieillard, le comte de la Ville-Haudry ?... Ce n'est pas un crime ; qu'elle s'est fait épouser ? C'était son droit. Que le comte s'est lancé dans l'industrie ?... Elle s'y opposait. Qu'il n'entendait rien de rien aux affaires ?... Elle n'en pouvait mais... Qu'il a été trompé, dupé et finalement ruiné en deux ans ?... Elle se trouve en apparence ruinée du même coup. Qu'il a eu recours, pour retarder la catastrophe, à des expédients que la loi réprouve ?... Elle le regrette. Qu'il ne supportera pas la flétrissure d'une condamnation ?... Elle ne saurait qu'y faire... Sarah, qui le lendemain des... détournements de Malgat, a su se justifier, saurait cette fois encore démontrer son innocence !...

-- Mais le comte, monsieur, le comte !... Si nous l'allions trouver !...

-- M. de la Ville-Haudry nous répondrait... Mais non, vous verrez demain ce qu'il vous dira...

Le découragement finissait par gagner Daniel.

-- Que faire, donc ! murmura-t-il.

-- Attendre d'avoir en main assez de preuves pour écraser d'un seul coup la comtesse Sarah, Tom et mistress Brian...

-- Soit !... Mais où les prendre ces preuves ?...

Le bonhomme jeta à sa sœur un regard d'intelligence, et souriant d'un sourire étrange :

-- J'en ai recueilli quelques-unes, fit-il... Quant aux autres...

-- Eh bien ?

-- Eh bien ! cher monsieur Champcey, je ne suis plus en peine de me les procurer, depuis que je sais que la comtesse Sarah vous aime !

Maintenant Daniel devait comprendre le rôle que lui destinait le père Ravinet. Cependant il ne protesta pas ; il baissa la tête sous le clair regard de Mlle Henriette, et murmura :

-- Je ferai, monsieur, tout ce que vous me conseillerez.

Une exclamation de plaisir échappa au bonhomme, comme s'il eût été délivré de quelque grosse inquiétude.

-- Alors, prononça-t-il, dès demain nous entrons en campagne... Mais il faut que vous sachiez exactement à qui nous avons affaire... Écoutez-moi donc :

XXX

Minuit venait de sonner... Mais les malheureux réunis dans le petit salon de l'hôtel du Louvre ne songeaient guère au sommeil.

Comment, même, se fussent-ils aperçus du vol des heures, quand toutes leurs facultés étaient absorbées par les intérêts immenses qu'ils agitaient.

De la lutte qu'ils allaient entreprendre, dépendaient la vie et l'honneur du comte de la Ville-Haudry, le bonheur et l'avenir de Daniel et de Mlle Henriette.

Et le père Ravinet et sa sœur avaient dit :

-- Pour nous, il s'agit de plus encore.

Le vieux brocanteur attira donc un fauteuil, s'assit et d'une voix un peu voilée :

-- La comtesse Sarah, commença-t-il, ne s'appelle pas Sarah Brandon et elle n'est pas Américaine.

Elle s'appelle de son vrai nom, du nom qu'elle a porté jusqu'à l'âge de seize ans, Ernestine Bergot, et elle est née à Paris, rue du Faubourg-Saint-Martin, à deux pas de la barrière... Vous dire, par le menu, ce que furent les premières années de Sarah, me serait difficile... Il est de ces misères et de ces hontes inénarrables... Son enfance serait son excuse, si elle pouvait être excusée.

Sa mère était une de ces malheureuses, comme Paris, chaque année, en dévore des milliers, venues de leur province en souliers ferrés, qu'on rencontre six mois plus tard coiffées de plumes, et qui tâchent de gagner le plus gaiement possible l'inévitable hôpital.

Celle-ci n'était ni meilleure ni pire que les autres.

Ayant eu une fille, elle n'avait eu ni la raison de s'en séparer, ni le courage, ni, qui sait ?... les moyens -- de réformer sa vie pour l'élever.

Si bien que la petite grandit à la grâce de Dieu, du diable plutôt, à l'aventure, au hasard, bourrée de sucreries ou rouée de coups, selon la fortune ou l'humeur, affamée souvent, nourrie par la charité des voisins, quand sa mère, l'oubliant, restait des semaines sans paraître au logis.

Dès quatre ans, vêtue de loques de velours ou de soie, un ruban fané dans les cheveux mais les pieds nus dans ses souliers percés, enrhumée et barbouillée, elle errait dans le quartier, à la façon des chiens perdus rôdant autour des cuisines en plein vent, cherchant dans le ruisseau des sous dont elle achetait des pommes de terre frites ou des fruits avariés.

Plus tard, elle étendit le cercle de ses excursions, et elle vagabondait dans Paris, avec d'autres enfants comme elle, polissonnant le long des boulevards extérieurs, musant devant les saltimbanques, suivant les musiciens ambulants, s'exerçant à voler aux étalages, et le soir, demandant d'une voix plaintive, aux passants, la petite charité pour son pauvre papa malade.

Rompue à cette existence, elle était à douze ans plus maigre qu'un cotret et verte comme une pomme en juin, avec des coudes pointus et de longues mains rouges... Mais elle avait d'admirables cheveux blonds, des dents de jeune chien et de grands yeux effrontés...

Et rien qu'à la voir s'en aller le nez au vent, impudente et gouailleuse, coquette sous ses haillons, et se balançant sur les hanches, on devinait la précoce coquine de Paris, la sœur du gamin sinistre, plus perverse mille fois que son frère, et bien autrement dangereuse.

Dépravée, elle l'était autant que tout Saint-Lazare, ne craignant ni Dieu ni diable, ni rien ni personne...

C'est-à-dire, si : elle craignait les sergents de ville.

Ne leur devait-elle pas les seules notions de morale qu'elle possédât.

On eût d'ailleurs perdu ses peines à lui parler de devoir ou de vertu ; ces mots n'eussent rien dit à son imagination, elle ne les connaissait pas plus que l'idée abstraite qu'ils représentent.

Un jour, cependant, sa mère qui, depuis plusieurs mois, en avait fait sa servante, sa mère eut une louable inspiration.

Se trouvant en fonds, elle la renippa de la tête aux pieds, lui acheta une manière de trousseau et réussit à la caser chez une couturière, en qualité d'apprentie au pair.

Mais il était trop tard...

Toute contrainte devait être insupportable à cette nature vagabonde... L'ordre et la régularité de la maison où on l'avait placée lui firent horreur... Rester assise des journées entières, une aiguille à la main, lui parut un supplice pire que la mort... Enfin, elle se trouva gênée dans le bien-être qu'on lui imposait, comme un sauvage dans des bottes étroites.

Si bien que dès la fin de la première semaine, elle s'enfuit de chez la couturière en volant une centaine de francs.

Tandis qu'ils durèrent, elle vagua dans Paris... Lorsqu'ils furent épuisés et qu'elle eut faim, elle revint chez sa mère...

Seulement sa mère avait déménagé, et on ne savait ce qu'elle était devenue. Elle la chercha et ne la retrouva pas.

Une autre eût été désespérée. Elle, non. Le jour même elle entra comme bonne dans une crémerie. Chassée, elle trouva une autre place de laveuse de vaisselle chez un restaurateur de barrière... Renvoyée encore, elle servit dans deux ou trois autres établissements du plus bas étage ; puis, finalement, dégoûtée, elle résolut de ne plus rien faire...

C'était fini, elle roulait à l'égout, elle allait être perdue avant d'être femme, comme ces fruits qui bien avant leur maturité se pourrissent et tombent, quand l'homme se trouva qui devait l'armer pour la lutte, et faire de la scélérate vulgaire le monstre de perversité que vous connaissez...

Brusquement, le père Ravinet s'arrêta, et s'adressant à Daniel :

-- N'allez pas croire, monsieur Champcey, fit-il, que je vous donne là des détails imaginaires... J'ai dépensé cinq ans de ma vie à reconstituer le passé de Sarah Brandon... Cinq ans, pendant lesquels je suis allé de porte en porte, quêtant des renseignements... Un brocanteur, cela pénètre partout sans éveiller les soupçons... Et de tout ce que je vous dis là, des témoins existent encore, que j'appellerai et qui parleront quand il s'agira de constater l'identité de la comtesse Sarah...

Daniel ne répondit pas.

De même que Mlle Henriette, de même que Mme Bertolle en ce moment, il subissait l'ascendant extraordinaire du vieux brocanteur...

Et lui, après s'être recueilli quelques minutes, reprit :

-- L'homme qui recueillit Sarah était un vieil artiste allemand ; peintre et musicien d'un rare talent, un maniaque, m'a-t-on dit, mais à coup sûr un digne et excellent homme.

Un matin d'hiver, pendant qu'il travaillait dans son atelier, il fut frappé par le timbre étrange d'une voix de femme, qui chantait dans la cour de la maison une mélodie populaire.

S'étant mis à la fenêtre, il fit signe à la chanteuse de monter.

C'était Sarah... elle obéit.

Souvent le digne Allemand a raconté le sentiment de compassion profonde qui lui serra le cœur, quand il vit entrer dans son atelier cette grande fille de quatorze ans, une enfant, déjà flétrie par le vice, maigre comme la faim et grelottant sous une mince robe d'indienne.

Mais il fut en même temps ébloui des promesses de sa beauté, des pures sonorités de sa voix que rien n'avait pu altérer, et de la surprenante intelligence de sa physionomie.

Il la devina... il la vit par la pensée, telle qu'elle serait à vingt ans.

Alors il lui demanda comment elle en était réduite à chanter dans les cours, qui elle était, où demeuraient ses parents et ce qu'ils faisaient.

Et quand elle lui eût répondu qu'elle était seule au monde, ne dépendant que de sa volonté :

« -- Eh bien ! lui dit-il, si tu veux rester ici, je t'adopte, tu seras ma fille, je ferai de toi une artiste de génie !... »

L'atelier était tiède ; il faisait un froid noir au dehors ; Sarah était sans asile et à jeun depuis vingt-quatre heures... Elle accepta.

Elle accepta, ne pouvant croire en sa perversité précoce, que ce vieux homme n'eût pas d'autres intentions que celles qu'il disait.

Elle se trompait... Rencontrant une organisation incomparable, il ne songeait qu'à en faire jaillir un prodige qui étonnerait le monde. Et il se consacra tout entier à sa protégée, avec l'ardeur enthousiaste de l'artiste et la passion jalouse de l'amateur...

C'était cependant une rude tâche qu'il entreprenait là... Sarah ne savait même pas lire... Hors le mal, elle ignorait tout...

Comment le vieil Allemand s'y prit-il pour retenir près de lui cette indomptable vagabonde, pour l'assouplir à ses volontés et la plier à ses leçons ?... Ce fut longtemps, pour moi, un problème.

Des gens, qui ont été leurs voisins, m'ont assuré qu'il la menait durement, à l'exemple de ce maître de chapelle brutal qui battait comme plâtre la Saint-Huberty... Mais il n'y avait ni coups ni menaces capables de dompter Sarah...

Un ami du bonhomme m'a donné le mot de l'énigme.

Le vieil artiste avait éveillé l'orgueil dans l'âme de Sarah... Il avait allumé en elle une ambition démesurée et les plus furieuses convoitises... Il l'enivrait d'espérances féeriques...

« -- Suis mes conseils, avait-il coutume de lui dire, et à vingt ans tu seras reine... reine de par la beauté, l'esprit et le génie... Étudie, et le jour viendra où, cantatrice adorée, tu t'en iras à travers l'Europe, de capitale en capitale, partout fêtée, acclamée, glorifiée... Travaille, et la fortune te viendra avec la gloire, immense, surpassant tous les rêves, les plus beaux équipages seront pour toi, pour toi les diamants les plus merveilleux, tu puiseras à des coffres inépuisables, tu auras le monde à tes pieds, et tu verras toutes les femmes blêmir de rage et de jalousie, pendant que les plus nobles parmi les hommes, et les plus riches, mendieront un de tes regards, et se battront pour un de tes sourires... Mais il faut travailler et étudier... »

Sarah travaillait, en effet, et étudiait avec une âpre obstination qui disait sa foi aux promesses de son vieux maître et à quel point il avait été bien inspiré en l'attaquant par la vanité.

Les rebutantes difficultés d'une éducation commencée si tard l'avaient bien fait hésiter d'abord, mais ses étonnantes aptitudes n'avaient pas tardé à se développer, et bientôt ses progrès parurent tenir du miracle.

C'est qu'aussi, avec sa prompte intelligence, elle eut vite discerné sa profonde ignorance du monde. Elle comprit que la société n'était pas uniquement composée, ainsi qu'elle le pensait, de gens semblables à ceux qu'elle avait fréquentée. Elle sentit, par exemple, ce dont elle ne se doutait pas, que mademoiselle sa mère, les amis et les amies de mademoiselle sa mère, n'étaient que de misérables exceptions, flétries par l'opinion de l'immense majorité.

Enfin elle apprit à connaître l'arbre du bien, elle qui n'avait encore goûté que les fruits de l'arbre du mal...

C'est dire avec quelle avide curiosité elle recueillait les récits et jusqu'aux moindres paroles de son vieux professeur.

Il avait longtemps couru le monde, le vieil original, et l'avait observé à tous les degrés de l'échelle sociale. Il avait été un des artistes aimés de la cour de Vienne, il avait eu plusieurs opéras représentés en Italie, il avait fréquenté la plus haute société de Paris.

Et le soir, après son dîner, tout en savourant son café, les pieds sur les chenets, sa longue pipe aux dents, il aimait à s'oublier parmi les souvenirs de sa jeunesse.

Il disait les splendeurs de la cour, la beauté des femmes et la magnificence des toilettes, les intrigues qu'il avait vues s'agiter autour de lui, quels hommes avaient été ses amis, le nom des personnes dont il avait fait le portrait, les mœurs et les rivalités des coulisses, et quelles chanteuses avaient interprété ses œuvres...

Voilà comment, après deux années, le plus subtil observateur n'eût pas reconnu la maigre et cynique vagabonde des barrières, en cette fraiche jeune fille aux beaux yeux tremblants, et au maintien si modeste, qu'on appelait, dans la maison, « la jolie artiste du cinquième. »

Et, cependant, ce changement n'était que surface.

Sarah, lorsque le brave Allemand la recueillit, était déjà trop profondément corrompue pour pouvoir être renouvelée.

Il crut infuser son honnêteté dans les veines de sa protégée, il ne réussit qu'à lui inoculer un vice nouveau : l'hypocrisie.

L'âme resta de boue, et toutes les séductions dont elle fut parée, devinrent autant de perfides amorces, pareilles à ces fleurs admirables qui s'épanouissent sur les cloaques sans fond où les imprudents trouvent une mort affreuse.

Cependant Sarah n'avait pas encore sur elle-même cette puissance qu'elle devait acquérir plus tard, et au bout de deux ans elle se sentit étouffer dans cette atmosphère paisible ; la nostalgie du mal la prenait.

Comme elle était déjà musicienne passable, et que sa voix assouplie par l'étude avait acquis un incomparable éclat, elle pressa son vieux maître de lui chercher un engagement dans quelque théâtre.

Il refusa d'un ton qui ne permettait pas d'espérer qu'il revint sur son refus.

Il voulait pour son élève un de ces débuts qui sont une apothéose, et il avait décidé, il le lui dit, qu'elle ne paraitrait pas en public avant d'avoir atteint l'apogée de ses moyens et de ses talents, c'est-à-dire avant l'âge de dix-neuf ou vingt ans.

C'était trois ou quatre ans à attendre... autant de siècles.

À une autre époque, Sarah n'eût pas eu dix secondes d'hésitation ; elle se fût enfuie...

Mais l'éducation avait modifié ses idées... Elle était capable, désormais, de réflexions et de calcul... Elle se demanda où elle irait, seule, sans argent, sans amis, ce qu'elle ferait et ce qu'elle deviendrait.

Ce n'est pas que la débauche lui fit peur, mais la misère -- et elle la connaissait -- l'épouvantait.

Quand elle songeait à l'existence de sa mère, longue suite de nuits d'orgie et de jours sans pain, à cette vie de détresse et d'opprobre, dépendant du caprice d'un drôle ou du soupçon d'un policier, Sarah sentait une sueur glacée perler le long de ses tempes.

Elle désirait, d'une ardeur passionnée, sa liberté, mais elle ne la voulait pas sans la fortune... Le vice l'attirait irrésistiblement, mais le vice fastueux, impudent, qui roule voiture et éclabousse ces imbéciles d'honnêtes femmes, que la foule envie et que les lâches saluent...

Elle resta donc et continua ses études.

Peut-être, malgré tout, en dépit d'elle-même et de ses exécrables instincts, Sarah serait-elle devenue une grande cantatrice si le vieil Allemand ne lui avait pas été enlevé par un lamentable accident.

Par une belle après-midi d'avril, la première du printemps, il fumait sa pipe à la fenêtre, quand au bruit d'une rixe dans la rue, il se pencha vivement...

La barre d'appui se rompit, il essaya vainement de se retenir... et précipité de son cinquième étage sur le pavé, il se tua raide...

J'ai eu entre les mains le rapport du commissaire de police chargé de l'enquête.

Il y est dit que cet accident était inévitable, et que s'il n'était pas survenu plus tôt, cela tenait à ce que personne, pendant la mauvaise saison, ne s'était mis à la fenêtre... Les moulures de fonte de l'appui étaient cassées net en deux endroits, et depuis si longtemps qu'il y avait une épaisse couche de rouille à chaque cassure... De plus, la rampe de bois se trouvait complètement descellée, le plâtre qui la retenait ayant été émietté par les froids de l'hiver...

Daniel et Mlle Henriette étaient devenus fort pâles... Le même effroyable soupçon éclatait dans leur esprit.

-- Ah ! c'est Sarah ! s'écrièrent-ils ensemble, c'est Sarah qui avait brisé et descellé le balcon, et qui depuis des mois épiait la chute et la mort de son bienfaiteur.

Le père Ravinet hocha la tête.

-- Je n'ai point dit cela, prononça-t-il, et il me serait en tout cas impossible d'administrer des preuves, -- j'entends des preuves irrécusables de ce crime atroce.

Le positif, c'est que personne ne soupçonna Sarah. Elle parut désespérée, et tout le monde la plaignit sincèrement.

Ne se trouvait-elle pas ruinée par ce malheur !...

Le vieil artiste n'avait pris aucune disposition testamentaire... Ses parents, il en avait à Paris, ne tardèrent pas à envahir son appartement, et leur premier soin fut de congédier Sarah, après avoir visité son bagage, et non sans lui donner à entendre qu'elle devait s'estimer heureuse qu'on lui laissât emporter ce qu'elle disait tenir de la munificence du défunt.

Cependant la succession ne fut pas ce qu'espéraient les héritiers... Sachant leur vieux parent à l'aise et de goûts modestes, ils espéraient trouver dans son secrétaire de notables économies en espèces... Point. Ils n'y découvrirent qu'un titre de rente de huit mille francs et onze louis dans un tiroir.

Ah ! j'ai longtemps cherché ce qu'étaient devenus l'argent comptant et les valeurs au porteur du vieil artiste... car il devait en avoir, c'était la conviction de ses amis.

Savez-vous ce que j'ai découvert après des investigations inouïes ?... Ce n'est rien et c'est énorme.

Ayant obtenu la communication des livres de dépôt de la Caisse d'épargne, j'y ai vu que le 17 avril 185... c'est-à-dire cinq jours après la mort du pauvre Allemand, une certaine Ernestine Bergot avait versé une somme de quinze cents francs...

-- Vous le voyez donc ! s'écria Daniel, lasse de vivre près de ce vieillard à qui elle devait tout, elle l'a assassiné pour se procurer de l'argent...

Mais le vieux brocanteur, comme s'il n'eût pas entendu, poursuivait :

-- Ce que fit Sarah pendant ses trois premiers mois de liberté, je l'ignore... Si elle alla s'installer dans un hôtel meublé, elle y donna un autre nom que le sien... Un employé de la préfecture, grand amateur de curiosités, et à qui j'ai fait faire plus d'un bon marché, a fait consulter pour moi les registres des garnis pendant les mois d'avril, de mai, de juin et de juillet 185... On n'y a point trouvé le nom d'Ernestine Bergot...

Ce dont je suis à peu près certain, cependant, c'est qu'elle songea au théâtre. Un des anciens secrétaires du Théâtre Lyrique m'a dit se souvenir parfaitement d'une certaine Ernestine, belle à étonner l'imagination, qui à deux ou trois reprises vint solliciter une audition.

Si on l'évinça c'est que ses prétentions étaient exorbitantes jusqu'au grotesque. Et cela devait être, car elle avait la tête pleine encore des rêveries ambitieuses de son vieux professeur.

Ce n'est donc qu'à la fin de l'été de cette même année que je retrouve la trace positive de Sarah. Elle habitait alors au haut de la rue Pigale, avec un jeune peintre, d'un grand talent et très-riche nommé Théodore de Planix.

L'aimait-elle ?... Les amis de cet infortuné jeune homme m'ont assuré que non.

Mais il l'adorait, lui, d'une passion folle, et il en était jaloux au point de tomber dans des accès de désespoir dès qu'elle sortait seule une heure.

Souvent elle se plaignait d'un amour qui restreignait sa chère liberté, et cependant elle patientait, quand la destinée jeta sur son chemin Maxime de Brévan...

Au nom du misérable acharné à leur perte, et dont le succès avait tenu à si peu, Daniel et Mlle Henriette tressaillirent et échangèrent un regard enflammé.

Mais le père Ravinet ne leur laissa pas le temps de le questionner, et froidement, comme s'il eût lu un rapport, il poursuivit :

-- Il y avait alors plusieurs années déjà que Justin Chevassat, sorti du bagne, s'était improvisé gentilhomme et promenait, la tête haute, ce nom sonore de Maxime de Brévan.

Qu'il eût réussi à se faufiler dans le monde de la haute vie, qu'il se fût ouvert les portes de beaucoup de salons qui passent pour exclusifs, c'est ce qui ne saurait surprendre à une époque où l'impudence tient lieu de tout.

Dans une société dont la devise, et pour cause, paraît être : « Tolérance et discrétion, » où le premier venu est accepté sans contrôle pour ce qu'il dit et paraît être, Justin Chevassat devait réussir.

Il réussit d'autant plus sûrement qu'avant de se lancer il avait bien pris toutes ses précautions, pareil à ces malfaiteurs qui ne s'aventurent jamais sans un passeport d'autant mieux en règle qu'ils l'ont fabriqué eux-mêmes.

Son passé lui avait enseigné la prudence... Un passé accidenté... moins que celui de Sarah, cependant, et que j'ai eu moins de peine à reconstituer.

Les parents de Justin, les époux Chevassat, actuellement concierges, 23, rue de la Grange-Batelière, étaient établis, il y a quelque trente-huit ou quarante ans, tout au haut du Faubourg-Saint-Honoré.

Ils tenaient un très-modeste établissement, moitié débit de vins, moitié gargote, fréquenté surtout par les domestiques du quartier. C'était de ces gens de moralité indécise et de principes faciles, comme il y en a trop, honnêtes, tant qu'il n'est pas de leur intérêt ou que l'occasion ne s'est pas présentée de cesser de l'être.

Leur commerce prospérant, ils n'étaient pas malhonnêtes... et si quelqu'une de leurs pratiques oubliait chez eux son porte-monnaie, ils ne manquaient pas de le lui rendre.

Le mari avait vingt-quatre ans et la femme dix-neuf, quand, à leur grande joie, un fils leur naquit.

Ce fut une fête, dans la boutique, et le nouveau-né fut baptisé sous le prénom de Justin, qui était celui de son parrain, lequel n'était pas un moindre personnage que le propre valet de chambre du marquis de Brévan.

Mais avoir un fils est la moindre des choses... L'élever jusqu'à sept ou huit ans, n'est rien... Le difficile est de lui donner une belle éducation qui lui assure une situation dans le monde.

C'est à quoi, désormais, pensèrent incessamment les époux Chevassat.

Ces niais, qui avaient un établissement qui leur rapportait plus que de quoi vivre, où ils devaient avec le temps réaliser une petite fortune, ne se dirent pas que l'agrandir pour le laisser plus tard à leur fils, serait le meilleur et le plus sage pour eux et pour lui.

Non. Ils se jurèrent de sacrifier leurs économies, de se priver même du nécessaire pour faire de leur Justin un homme au-dessus de ses parents, un « beau monsieur... »

Et quel monsieur !... La mère le rêvait commis d'agent de change, ou clerc de notaire pour le moins... Le père aimait à se le représenter employé du gouvernement, titulaire de quelqu'une de ces places brillantes et enviées, où, après vingt-cinq ans de services, on atteint un maximum de trois mille deux cents francs par an.

Le résultat de ces visées ambitieuses fut que dès l'âge de neuf ans le jeune Justin fut envoyé au collège de Versailles.

Il s'y comporta juste assez mal pour se trouver toujours sur le point d'être chassé sans cependant l'être jamais.

Cela touchait peu les époux Chevassat. Ils s'étaient si bien accoutumés à considérer leur fils comme d'une essence supérieure, que jamais il ne put leur entrer dans l'esprit qu'il ne fût pas le premier, le meilleur et le plus remarquable élève du collège.

Si les notes de Justin étaient mauvaises -- et elles l'étaient toujours, ils accusaient les professeurs de lui en vouloir. S'il n'avait pas de prix à la fin de l'année -- et il n'en avait jamais, ils ne savaient quelle fête lui faire pour le consoler de l'injustice criante dont il était victime.

Les conséquences de ce système se devinent.

À quatorze ans, Justin tenait en mépris profond ses parents, les traitait comme des valets et rougissait d'eux au point de défendre à sa mère de le venir voir au parloir.

Lorsqu'il venait en vacances, il se fût fait couper le bras plutôt que d'aider son père et de verser un verre de vin à un client, et même il fuyait la maison sous prétexte que l'odeur de gargote lui donnait des nausées...

C'est ainsi qu'il atteignit dix-sept ans... Ses études n'étaient pas terminées, mais comme il s'ennuyait au collège, il déclara qu'il n'y voulait plus retourner, et n'y retourna plus.

Son père, bien timidement, lui ayant demandé ce qu'il se proposait de faire, il haussa les épaules pour toute réponse.

Ce qu'il fit ? Rien. Il battit le pavé de Paris...

S'habiller à la dernière mode, se promener le cure-dent à la bouche devant les restaurants en renom, se poser en fils de famille dans le quartier Latin, louer une voiture qu'il conduisait lui-même, ayant à ses côtés, les bras croisés, un domestique de louage, tel était l'emploi de ses journées.

Les nuits, il les passait au jeu... et quand il perdait, le tiroir de la gargote paternelle était là.

Ses parents lui avaient loué et confortablement meublé un petit appartement dans leur maison, et ils s'efforçaient de l'y retenir par des prodiges de servilité, délaissant leurs affaires pour être toujours à ses ordres...

Ce qui ne l'empêchait pas de parler continuellement d'aller habiter ailleurs, ne pouvant, disait-il, donner rendez-vous à ses amis dans une maison où son nom se lisait sur l'enseigne d'un établissement de dernier ordre.

Être le fils d'un gargotier et s'appeler Chevassat !... cela le désespérait...

Des chagrins plus sérieux devaient lui venir, après deux ans de cette fastueuse existence.

Un beau matin qu'il avait besoin, prétendit-il, de vingt-cinq louis, ses parents lui apprirent les larmes aux yeux qu'ils n'avaient pas vingt-cinq francs chez eux, qu'ils étaient à bout de ressources, que la veille il leur avait été impossible de payer un billet, qu'ils allaient être poursuivis et que la faillite était imminente.

Ils ne reprochaient pas à Justin d'avoir dévoré leurs économies, oh ! non, certes, ils lui demandaient au contraire pardon de n'en avoir plus à lui prodiguer... Et ce n'est qu'en tremblant qu'ils se hasardèrent à lui dire, que peut-être il ferait bien de songer à travailler...

Lui, froidement répondit qu'il réfléchirait, qu'il verrait... mais qu'il lui fallait ses cinq cents francs... Et il les eut. Son père et sa mère avaient encore leur montre et quelques bijoux, et le Mont-de-Piété n'était pas loin.

Cependant il comprit que la caisse qu'il croyait inépuisable était épuisée, et que dorénavant son gousset resterait vide s'il ne trouvait quelque moyen de le remplir lui-même.

Il se mit donc en quête d'un emploi, et son parrain, le valet de chambre, lui en découvrit un, chez un banquier qui cherchait un employé sûr, un jeune homme qu'il dresserait, pour lui confier plus tard le maniement de ses fonds...

La voix du père Ravinet, sur ces derniers mots, s'altéra si sensiblement que d'un commun mouvement Daniel et Mlle Henriette lui demandèrent :

-- Qu'avez-vous, monsieur ?

Ce ne fut pas lui qui répondit, mais sa sœur, madame Bertolle.

-- Mon frère n'a rien, prononça-t-elle, en lui adressant un regard d'encouragement.

-- Je n'ai rien, en effet, répéta le bonhomme, comme un écho.

Puis, faisant un effort :

-- Tel vous connaissez Maxime de Brévan, continua-t-il, tel était à vingt ans Justin Chevassat : profondément dissimulé, d'un égoïsme féroce, rongé de vanité, enfin, dévoré de convoitises et capable de tout pour les assouvir.

L'idée de s'enrichir très-vite par quelque grand coup était déjà si profondément enracinée dans son esprit, qu'elle lui donna la force, inouïe à son âge, de changer, du jour au lendemain, ses habitudes et son existence.

Ce paresseux, ce prodigue, ce joueur, se leva matin, travailla dix heures par jour et devint le modèle des employés.

Il s'était promis de s'insinuer dans les bonnes grâces de son patron et de le gagner, il y réussit en jouant en hypocrite consommé une merveilleuse comédie.

Il y réussit à ce point que deux ans après son entrée dans la maison, il était élevé à un poste où il se trouvait avoir en maniement de l'argent et des titres...

Ceci se passait avant tous ces... sinistres, qui, depuis une douzaine d'années, ont valu aux gardiens de l'argent d'autrui une si déplorable renommée.

Qu'un caissier maintenant décampe en emportant les fonds confiés à son honneur, c'est un fait si commun, que nul ne songe à s'en étonner. Pour que le public blasé s'émeuve, il faut que la somme enlevée atteigne un chiffre fabuleux, qu'il s'agisse de deux ou trois millions, par exemple. Et, en ce cas, ce n'est pas toujours au volé que l'intérêt s'attache.

Au temps dont je vous parle, la fuite d'un caissier était un scandale fort rare.

Les compagnies financières et les banquiers ne comptaient pas encore au nombre de leurs risques celui d'être dévalisés par leurs employés.

Quand on avait remis la clef de son coffre-fort à un garçon dont on connaissait la famille et la vie, on dormait sur les deux oreilles.

Le patron de Justin Chevassat dormait ainsi depuis dix mois, quand un dimanche il eut besoin de certaines pièces de comptabilité qu'il savait enfermées dans un des tiroirs du bureau de Justin.

Faire courir après son employé pour qu'il remît la clef, lui parut chanceux ; il envoya simplement chercher un serrurier qui ouvrit le tiroir.

Et la première chose qui sauta aux yeux du banquier fut une traite signée de son nom, et qu'on eût juré signée par lui...

Oui, positivement, c'était sa signature, il la reconnaissait... et si on la lui eût présentée, c'est à peine s'il eût osé n'y pas faire honneur.

Et cependant il était sûr, moralement et physiquement sûr, que ce n'était pas, que ce ne pouvait pas être lui qui avait tracé sur cette traite son nom et son paraphe hardi et compliqué.

À sa stupeur première, un sentiment de poignante inquiétude succéda. Il fit forcer les autres tiroirs, chercha, fouilla, et ne tarda pas à découvrir tous les éléments d'une audacieuse escroquerie, admirablement conçue et combinée, pour lui enlever d'un seul coup de filet un million ou douze cent mille francs...

Un mois de confiance de plus et il allait être à demi ruiné.

Son employé de prédilection était un misérable, un faussaire d'une effrayante habileté.

Sur l'heure, il envoya chercher le commissaire de police, et le lendemain, le lundi, lorsque Justin Chevassat arriva comme d'habitude, il fut arrêté.

À cette tentative avortée, se bornait, pensait-on, le crime de Justin. On se trompait. Une minutieuse vérification des écritures révéla promptement bien d'autres méfaits.

On acquit la preuve que, le surlendemain même du jour où il avait reçu de son patron un poste de confiance, ce malheureux avait volé cinq mille francs et masqué son vol par un faux.

Et depuis, il ne s'était pas écoulé de semaine sans qu'il s'emparât de quelque somme plus ou moins importante, variant de deux mille à dix mille francs... Et toutes ces soustractions étaient dissimulées par des fabrications d'écritures si habiles qu'il avait été une fois malade et suppléé pendant quinze jours et qu'on ne s'était aperçu de rien.

Bref, le total de ses détournements s'élevait au chiffre de cent soixante-quatorze mille francs.

Qu'en avait-il fait ?... C'est ce que tout d'abord lui demanda le juge d'instruction. Il répondit qu'il ne lui en restait plus un centime.

Ses explications et ses excuses furent celles de tous ceux qu'on prend la main dans le sac, excuses et explications banales.

Nul, à l'entendre, n'était plus innocent que lui, encore qu'il dût paraître bien coupable. Il en était de lui, jurait-il, comme de l'imprudent qui s'est laissé saisir le bout du doigt par l'engrenage d'une machine. Sa seule faute était d'avoir voulu spéculer à la Bourse. Son patron spéculait bien ! Ayant perdu, tremblant pour sa place s'il ne payait pas ses différences, la fatale inspiration lui était venue de puiser à sa caisse... De ce moment, il n'avait plus eu qu'une idée fixe : rendre ce qu'il avait pris... S'il avait joué de nouveau, c'était par excès d'honnêteté, et parce qu'il espérait toujours gagner de quoi restituer... mais une déveine extraordinaire l'avait poursuivi. Si bien que, voyant le déficit se creuser de plus en plus, assailli de terreurs et de remords, il était devenu comme fou, et n'avait plus gardé de mesure...

Il appuyait beaucoup sur cette circonstance atténuante que ces cent soixante-quatorze mille francs avaient été intégralement perdus à la Bourse, et qu'il se fût considéré comme le dernier des coquins s'il en eût détourné la moindre portion pour ses besoins personnels.

Le malheur est que les fausses traites trouvées dans ses tiroirs rendaient peu admissible ce système de défense.

Persuadé que les sommes volées n'avaient point été dissipées, le juge d'instruction soupçonna les parents de l'accusé de les receler. Il les interrogea, et recueillit contre eux assez de charges pour signer leur arrestation. Mais il fut obligé de les relâcher plus tard, faute de preuves suffisantes, et Justin Chevassat fut seul traduit devant la cour d'assises.

Son cas était grave, mais il eut la chance de choisir un jeune avocat qui inaugura en cette affaire un genre de défense souvent imité depuis.

Il ne perdit point ses peines à essayer de justifier son client ; il accusa carrément le banquier... Était-ce bien un homme sensé, disait-il, celui qui confiait des sommes si considérables à un employé si jeune !... N'était-ce pas l'exposer à des tentations trop fortes, le provoquer en quelque sorte au vol ! Comment ce banquier ne vérifiait-il pas plus attentivement ses livres !... Qu'était-ce que cette maison où un caissier pouvait en dix mois détourner cent soixante-quatorze mille francs sans qu'on s'en aperçût !... Enfin, que penser d'un patron qui donnait à ses commis le scandaleux exemple des immorales opérations de Bourse !...

Justin Chevassat en fut quitte pour vingt ans de travaux forcés.

Ce qu'il fut au bagne, vous pouvez l'imaginer maintenant que vous le connaissez. Il y réalisa le type ignoble du « bon forçat » grimé de repentirs hypocrites, se ménageant des protections à force d'abjections et de bassesses.

Cette conduite ne manquait pas d'adresse, puisque, au bout de trois ans et dix mois, il fut gracié.

Mais ce temps n'avait pas été perdu pour lui. Au contact des plus vils coquins, ses exécrables instincts s'étaient épanouis, sa scélératesse s'était trempée d'une trempe plus solide, il s'était complété, en un mot.

Et pendant qu'il traînait la jambe sous le gourdin du garde chiourme, il arrêtait et mûrissait pour l'avenir un plan dont il ne s'écarta pas.

Il rêvait au moyen de s'incarner dans un personnage nouveau, sous lequel jamais on n'irait chercher l'ancien.

Comment il s'y prit, je puis vous le dire :

Par son parrain le valet de chambre, mort avant sa condamnation, Justin Chevassat connaissait jusqu'en ses moindres détails l'histoire de la famille de Brévan.

C'était une histoire bien triste. Le vieux marquis était mort insolvable, après avoir perdu ses cinq fils, qui étaient allés chercher la fortune à l'étranger...

Cette noble famille étant éteinte, Justin se dit qu'il la continuerait.

Il savait que les Brévan étaient originaires du Maine, qu'ils avaient eu autrefois des propriétés immenses aux environs du Mans, et qu'ils n'y avaient pas paru depuis plus de vingt ans.

Se souviendrait-on encore d'eux dans un pays où ils avaient été tout-puissants ? Assurément oui. Se serait-on assez inquiété d'eux pour savoir au juste ce qu'étaient devenus le marquis et ses fils ? Évidemment non.

Tout le plan de Chevassat reposait sur ces calculs...

Libéré, il ne s'inquiéta que de faire perdre ses traces, et quand il se crut sûr d'y être parvenu, il se rendit au Mans, sous le nom de celui des fils du marquis dont l'âge se rapprochait le plus du sien.

Qu'il fût bien véritablement Maxime de Brévan, c'est ce dont personne ne douta une minute. Qui donc eût douté, en le voyant racheter, moyennant quatre-vingt mille francs, l'ancienne maison de Brévan, une sorte de ruine à peine habitable, et une petite métairie qui en dépendait ?

Car il poussa jusqu'à ce point le soin de son rôle. Et il paya comptant, prouvant ainsi, pour moi, que le juge d'instruction ne s'était point trompé, et que les Chevassat étaient réellement les complices de leur fils.

Et il eut la constance d'habiter quatre ans sa petite propriété, s'exerçant à la vie de gentilhomme campagnard, reçu à bras ouverts par la noblesse des environs, se créant des amis, des relations, des appuis, s'incarnant de plus en plus en Maxime de Brévan...

Quel but poursuivait-il à cette époque ? J'ai toujours supposé qu'il espérait se marier richement et consolider ainsi définitivement sa situation... Et cet espoir fut bien près de se réaliser...

Il était sur le point d'épouser une jeune fille du Mans, qui lui eût apporté cinq cent mille francs de dot, les bans allaient être publiés, quand tout à coup le mariage fut rompu... on n'a jamais bien su pourquoi.

Ce qui est certain, c'est qu'il en conçut un si vif dépit qu'il vendit sa propriété et quitta le pays...

Et il habitait Paris depuis trois ans... plus Maxime de Brévan que jamais, quand il rencontra Sarah Brandon.

Il y avait plus de trois heures que le père Ravinet parlait, sa lassitude devenait manifeste et les cordes de sa voix se détendaient.

Cependant, c'est en vain que Daniel, Mlle Henriette et Mme Bertolle elle-même, joignirent leurs instances pour le déterminer à se reposer un moment.

-- Non, répondit-il, j'irai jusqu'au bout... Ne faut-il pas que, dès demain, c'est-à-dire aujourd'hui même, M. Champcey soit en mesure d'agir !...

Il se contenta donc d'avaler quelques gorgées de thé, que sa sœur venait de lui servir, et d'un accent plus ferme :

-- C'est à un bal travesti, reprit-il, chez un ami de M. de Planix, que Sarah Brandon -- elle n'était encore que Ernestine Bergot -- et Justin Chevassat, devenu M. de Brévan, se virent pour la première fois.

Lui demeura béant, ébloui de la prestigieuse beauté de cette jeune femme, et elle fut, elle, singulièrement frappée de l'expression de la physionomie de Maxime.

Peut-être se devinèrent-ils en un regard, peut-être eurent-ils l'intuition soudaine de ce qu'ils étaient... Toujours est-il qu'ils se rapprochèrent vite, entraînés l'un vers l'autre par une instinctive et irrésistible attraction.

Ils dansèrent plusieurs fois ensemble ; assis l'un près de l'autre pendant le souper, ils causèrent longuement ; et quand le bal fut fini, ils s'étaient déjà promis de se revoir.

Ils se revirent, en effet, et, si ce n'était pas profaner ce mot sublime, je dirais qu'ils s'aimèrent.

N'étaient-ils pas faits pour se comprendre et créés en quelque sorte l'un pour l'autre, également corrompus qu'ils étaient jusqu'aux moelles, dévorés de convoitises semblables, et pareillement dépouillés de tous ces préjugés -- comme ils disaient -- de justice, de morale et d'honneur qui enchaînent le vulgaire ?

Comment l'idée d'associer leurs ambitions, leurs vices et leurs hontes ne leur serait-elle pas venue, quand ils eurent reconnu qu'ils se complétaient si merveilleusement !...

C'est qu'en ces premiers jours, sincères en leurs épanchements, ils n'eurent pas de secrets l'un pour l'autre ; la passion leur avait arraché leur masque d'hypocrisie et chacun mettait une sorte de vanité à remuer devant l'autre toutes les boues de son passé.

Oui, c'est ainsi qu'ils agirent, et je n'en veux pour preuve que la constance de leur liaison, alors que depuis longtemps ils ont cessé de s'aimer...

Car maintenant ils se haïssent... mais ils se craignent. Dix fois ils ont essayé de rompre, dix fois ils ont été forcés de renouer, rivés l'un à l'autre par une chaîne bien autrement lourde et infrangible que celle de Maxime de Brévan au bagne, chaîne dont chaque anneau est un crime...

Cependant, ils durent d'abord dissimuler... l'argent leur manquait.

En ajoutant à ce qu'elle avait volé lors de la mort de son bienfaiteur tout ce qu'elle avait tiré de M. de Planix, Sarah ne réunissait pas plus d'une quarantaine de mille francs. Ce n'était pas seulement, disait-elle, de quoi couvrir les frais d'une installation passable.

Quant à M. de Brévan, si ménager qu'il eût été des sommes volées à son patron, il en avait vu la fin...

Depuis huit ou dix mois, il en était réduit, pour se soutenir, à toutes sortes d'expédients périlleux. Il roulait voiture... et plus d'une fois, cependant, il s'était estimé très-heureux d'extorquer une pièce de vingt francs à ses parents, qu'il visitait en secret depuis qu'ils avaient quitté leur gargote pour la loge du n° 23 de la rue de la Grange-Batelière.

Loin donc de pouvoir être utile à Sarah, c'est avec de véritables transports de joie qu'il accepta dix mille francs qu'elle lui apporta, dès qu'elle sut sa détresse.

« -- Ah ! lui disait-elle souvent, que n'avons-nous la fortune de cet imbécile de Planix !... »

De là à tenter de s'en emparer, de cette fortune tant convoitée, il n'y avait qu'un pas... ils le franchirent...

Pour commencer, Sarah décida M. de Planix à faire un testament par lequel il l'instituait sa légataire universelle.

Comment elle obtint cela de ce garçon, jeune, heureux, plein de santé, sans éveiller en lui le plus léger soupçon, on s'en étonnerait, si on ne savait que la passion explique ce qui semble le plus inexplicable.

Ce point obtenu, M. de Brévan se chargea de présenter dans le cercle que fréquentaient Sarah et M. de Planix, un de ses amis qu'on disait et qui était réellement la meilleure lame de Paris, brave garçon d'ailleurs, l'honneur même, plutôt endurant que querelleur, M. de Pont-Avar.

Sans se compromettre, et avec l'infernale adresse dont elle seule est capable, Sarah fut avec ce brave garçon tout juste assez coquette pour qu'il se crût autorisé à lui faire quelque peu la cour... Le soir même elle s'en plaignit amèrement à M. de Planix et sut si bien intéresser sa vanité et échauffer à blanc sa jalousie, qu'à trois jours de là il s'emportait jusqu'à souffleter M. de Pont-Avar, en présence de dix personnes.

Une rencontre devenait inévitable, et M. de Brévan, en paraissant vouloir l'empêcher, ne fit qu'animer les deux adversaires d'une colère furieuse.

Le combat eut donc lieu à l'épée, au bois de Vincennes, un samedi matin...

Et après moins d'une minute d'engagement, M. de Planix, atteint d'un coup droit en pleine poitrine, s'affaissa comme une masse.

On s'approcha... il était mort. Il n'avait pas encore vingt-sept ans...

Si délirante fut la joie de Sarah, que c'est à peine si elle, l'incomparable comédienne, elle parvint à verser, pour le monde, quelques larmes hypocrites sur le cadavre encore chaud de cet homme qui l'avait tant aimée, et qu'elle avait assassiné.

Pendant qu'agenouillée près du lit, elle cachait son visage dans ses mains, elle ne songeait qu'au testament, qu'elle savait enfermé dans le secrétaire, sous une grande enveloppe scellée d'un large cachet de cire rouge...

Le jour même, il fut ouvert et lu par le juge de paix qu'on était allé quérir pour apposer les scellés.

Et alors, véritablement désespérée, Sarah pleura des larmes de rage.

Pris d'une sorte de remords de sa faiblesse, et à un moment où une absence de Sarah le mettait hors de lui, M. de Planix avait ajouté deux lignes à ses dispositions.

Il disait bien toujours : « J'institue pour ma légataire universelle Mlle Ernestine Bergot, » mais il avait écrit plus bas : « À la condition de donner à chacune des deux demoiselles de Planix, mes sœurs, la somme de cent cinquante mille francs. » C'était cent mille écus à donner, et la fortune de M. de Planix s'élevait à peine à quatre cent mille francs...

Aussi, les premiers mots de Sarah, le soir, en arrivant chez M. de Brévan, furent :

« -- Nous sommes volés !... Planix n'est qu'un misérable... Il ne nous restera pas cent mille francs !... »

Ce fut Maxime qui, le premier, prit son parti de cette déception ; la somme lui paraissait encore énorme pour un crime sans péril, et il n'en voulait pas moins, ainsi que c'était convenu avant, épouser Sarah.

Mais elle rejeta bien loin ses instances, disant que cent mille francs c'était à peine le revenu qu'elle rêvait, et qu'il fallait attendre.

C'est alors que chez M. de Brévan le joueur se révéla... Il croyait au jeu, ce misérable ; il croyait aux fortunes gagnées par le jeu... Il avait des systèmes pour ne jamais perdre, qu'il disait infaillibles.

Il offrit à Sarah de risquer, pour les décupler, les cent mille francs, et elle accepta, séduite par la hardiesse de la proposition.

Ils décidèrent donc qu'ils ne cesseraient de jouer qu'après avoir gagné un million ou perdu tout ce que possédait Sarah, environ cent vingt-cinq mille francs... Et ils partirent pour Hombourg.

Là, pendant un mois, ils menèrent une existence enragée, passant dix heures au jeu, fiévreux, haletants, luttant contre la banque avec un acharnement, et il faut ajouter avec une habileté et un sang-froid incroyables.

J'ai retrouvé un vieux croupier qui se souvient encore d'eux. Par deux fois, ils en furent à jeter leur dernier billet de mille francs, et leur gain, un jour de veine, dépassa quatre cent mille francs...

Ce jour-là, Maxime voulut quitter Hombourg... Sarah, qui tenait la caisse, s'y opposa, répétant sa devise favorite : Tout ou rien.

Ce fut : Rien. La victoire, comme toujours, resta aux gros bataillons, et un soir les deux complices se retrouvèrent dans leur chambre d'hôtel, ruinés, décavés, sans un florin, ayant tout vendu, jusqu'à leurs montres et devant une certaine somme à leur hôtelier...

Ce soir-là, Maxime parlait de se brûler la cervelle... Jamais, au contraire, Sarah n'avait été plus gaie...

Et le lendemain, dès le matin, elle s'habilla et sortit, disant que c'était pour une idée qui lui avait passé par la tête, et qu'elle allait revenir...

Mais elle ne revint pas, et tout le jour, M. de Brévan, dévoré d'angoisses, attendit... À cinq heures, seulement, un commissionnaire lui apporta une lettre... Il l'ouvrit, trois billets de mille francs tombèrent à ses pieds...

La lettre disait :

« Quand tu recevras ce mot, je serai loin de Hombourg... Ne m'attends plus... Voici de quoi regagner Paris... Quand j'aurai fait notre fortune tu me reverras.

« SARAH. »

Maxime, tout d'abord, demeura stupide d'étonnement... Être ainsi abandonné, être « lâché » sans plus de façons, lui, par Sarah !... Il n'en pouvait revenir.

Mais la colère ne tarda pas à lui monter au cerveau, et en même temps un immense désir de vengeance... Seulement, pour se venger, il s'agissait de retrouver l'infidèle. Qu'était-elle devenue ? Où s'était-elle réfugiée ?...

À force de réfléchir et de chercher, M. de Brévan se rappela que deux ou trois fois, depuis que la déveine les poursuivait, il avait aperçu Sarah en grande conversation avec un long et maigre gentleman, d'une quarantaine d'années, qui promenait dans les salles de jeu ses favoris blonds en nageoires, sa distinction raide et son visage ennuyé.

Pas de doutes !... Sarah, ruinée, devait s'être laissée facilement séduire par ce gentleman aux apparences de millionnaire.

Où demeurait-il ?... À l'hôtel des Trois-Rois. Maxime y courut...

Malheureusement il arrivait trop tard... Le gentleman était parti le matin même pour Francfort, par le train de dix heures quarante-cinq, avec une dame d'un certain âge et une jeune personne remarquablement jolie.

Sûr de ne s'être pas trompé, M. de Brévan partit sur l'heure pour Francfort, persuadé que la radieuse beauté de Sarah le guiderait comme une étoile. Mais il eut beau battre la ville, courir les hôtels, lasser tout le monde de ses questions, il ne retrouva pas la trace des fugitifs.

Et quand le soir, brisé de fatigue, il eut regagné sa chambre... il pleura.

Jamais, à aucun moment de sa vie, il ne s'était estimé si malheureux... Perdant Sarah, il lui semblait qu'il perdait tout... En cinq mois qu'avaient duré leurs relations, elle avait pris sur lui un empire si absolu que, livré à ses seules forces, il se trouvait comme un enfant égaré, sans idées, sans-résolution...

Qu'allait-il devenir, maintenant qu'il n'aurait plus pour l'inspirer et le soutenir cette femme au génie fécond en intrigue, dont l'audace jamais ne se déconcertait, d'une énergie toute-puissante pour le mal ?

Sarah, d'ailleurs, l'avait grisé de si magnifiques espoirs, elle avait ouvert à ses convoitises de si prestigieux horizons, qu'il souriait de pitié en songeant à ce qui jadis eût comblé ses vœux.

Avoir rêvé quelqu'une de ces scélératesses énormes qui enrichissent d'un coup, et retomber aux mesquines escroqueries d'autrefois... quelle misère !... Son cœur s'en soulevait de dégoût, comme l'estomac de l'homme qui, après avoir flairé le fumet des cuisines transcendantes, en est réduit à revenir dîner à son infime gargote...

C'est qu'il savait quels embarras l'attendaient à sa rentrée à Paris. Ses créanciers, inquiétés par son absence, allaient l'assaillir... Comment les ferait-il patienter ?... Où prendrait-il de quoi leur verser quelques acomptes ?... Comment trouverait-il sa vie de chaque jour ?... Toutes ses impostures allaient-elles donc être perdues ?... Sombrerait-il avant d'avoir saisi cette occasion rebelle de fortune qu'il guettait !...

N'importe, il revint à Paris, tint tête à l'orage, traversa la crise, et reprit son existence compliquée d'expédients, associé avec un chevalier d'industrie comme lui, un certain Fernand de Coralth, réussissant, à force d'adresse, à sauver les apparences et à préserver de tout soupçon le nom qu'il avait volé...

Ah ! si les honnêtes gens savaient tout ce que cache de misères, d'humiliations et d'angoisses, certaines existences dont le faste menteur les offusque, ils s'estimeraient bien vengés.

Il est certain qu'à cette époque Maxime de Brévan passa par de tristes quarts d'heure, qu'il regretta plus d'une fois de n'être pas resté tout bêtement honnête homme ; c'est si simple... et si habile !

C'est qu'aussi, après deux ans, il n'était pas encore consolé du départ de Sarah... Souvent, en ses jours de détresse, il se rappelait sa phrase d'adieu : « Quand j'aurai fait notre fortune, je reviendrai... » Certes, il la croyait bien de force à conquérir des millions, mais quand elle les tiendrait, se souviendrait-elle de ses promesses ?... Où était-elle, que devenait-elle ?...

Sarah habitait alors l'Amérique.

Ce long gentleman blond, cette dame à l'air si respectable qui l'avaient enlevée, n'étaient autres que sir Thomas Elgin et mistress Brian.

Qui étaient ces gens ?... Le temps m'a manqué pour recueillir sur leur passé des renseignements complets. Ce que je sais, c'est qu'ils étaient de ces aventuriers qu'on rencontre dans les villes d'eaux et de jeux l'été, à Nice, à Monaco ou en Italie l'hiver. Escrocs de bon ton, qui joignent à une habileté consommée la plus excessive prudence, qu'on soupçonne parfois, qu'on ne surprend jamais, et qui doivent à leur entente de la vie, à l'art qu'ils ont d'être agréables ou utiles, au laisser-aller du voyage, enfin, des relations qui étonnent, et souvent même d'honorables amitiés.

Anglais l'un et l'autre, sir Tom et mistress Brian avaient jusqu'alors trouvé le secret de vivre largement. Mais la vieillesse venait, et ils commençaient à s'inquiéter de l'avenir, quand ils aperçurent Sarah.

Ils la devinèrent comme elle avait deviné Maxime de Brévan, et ils virent en elle un admirable instrument de fortune.

Si admirable, qu'ils n'hésitèrent pas à lui proposer de devenir leur associée, résolus à risquer sur elle tout ce qu'ils possédaient, soixante-dix ou quatre-vingt mille francs.

Tant qu'il lui était resté un florin à jouer, Sarah n'avait répondu ni oui ni non. Ayant tout perdu, elle s'était mise à la discrétion de mistress Brian et de sir Elgin moyennant les trois mille francs qu'elle avait envoyés à Maxime.

Ce que ce couple honorable comptait faire d'elle, vous l'avez vu... un piège à billets de mille francs. Ils savaient bien qu'à cette éblouissante beauté, les dupes se viendraient prendre comme les alouettes au miroir...

Et ne croyez pas cette idée neuve, monsieur Champcey, ni rare...

Dans toutes les capitales de l'Europe, vous trouverez à cette heure de ces créatures idéales que produisent, dans le plus grand monde, des aventuriers cosmopolites. Elles ont six ou sept ans, de dix-huit à vingt-cinq, pour enlever à la pointe de leurs œillades, leur fortune et celles de leurs cornacs... Et selon l'occasion, leur adresse et le caprice de la bêtise humaine, elles épousent un millionnaire ou finissent patronnes d'un tripot clandestin, ayant autant de chances pour tomber sur les coussins du carrosse d'un prince, que pour rouler, de chute en chute, au plus profond des cloaques sociaux.

Sir Elgin et mistress Brian s'étaient dit qu'ils exhiberaient Sarah à Paris, qu'elle épouserait un duc cinq ou six fois millionnaire, et qu'ils auraient pour leurs peines et soins une cinquantaine de mille francs de rente à se partager. Mais pour tenter l'aventure avec de sérieuses chances de succès, il était indispensable de dépayser cette Parisienne, de lui constituer un état civil nouveau, de la styler, de la dresser, de l'exercer au métier qu'elle allait faire.

De là, ce voyage et ce long séjour en Amérique.

Le hasard servit bien ces misérables. À peine débarqués, ils réussirent à substituer leur protégée à la fille du général Brandon, exactement comme Justin Chevassat s'était substitué à Maxime de Brévan.

Si bien que pour la haute société de Philadelphie, Ernestine Bergot fut bien et dûment miss Sarah Brandon.

Non moins prévoyant que Brévan, sir Elgin, malgré l'exiguïté de ses ressources, acheta, au nom de sa protégée, moyennant un millier de dollars, d'assez vastes terrains où il n'y avait pas le moindre puits à pétrole, mais où il eût pu y en avoir...

Toutes choses dont j'ai des preuves, que je fournirai le moment venu...

Depuis un instant, Daniel et Mlle Henriette échangeaient des regards ébahis.

Ils étaient confondus de la somme prodigieuse de pénétration, de ruse, de patience, d'investigations laborieuses que représentait le récit du vieux brocanteur.

Lui, poursuivait :

-- Il avait fallu peu de jours à sir Tom et à mistress Brian, pour reconnaître à quel point leur flair les avait bien servis... Six mois ne s'étaient pas écoulés que cette belle fille, dont ils avaient entrepris l'éducation, parlait l'anglais aussi purement qu'eux-mêmes, et était devenue leur maîtresse, les dominant de toute la hauteur de sa perversité. Du jour où mistress Brian lui eût montré son rôle, Sarah y entra si naturellement et si complètement que l'actrice disparut.

Elle avait compris les avantages immenses que lui présentait ce personnage de jeune vierge américaine, et quels effets irrésistibles elle tirerait d'une excentricité savante, de sa liberté d'allures, et d'une franchise effrontément naïve. Enfin, au bout de vingt-huit mois, sir Elgin décida que le moment d'entrer en scène était venu...

C'est donc vingt-huit mois après la séparation de Hombourg, que M. de Brévan reçut un jour un billet ainsi conçu :

« Présentez-vous ce soir, à 9 heures, rue du Cirque, chez sir Thomas Elgin, et... attendez-vous à une surprise. »

Il s'y présenta. Un long gentleman lui ouvrit la porte du salon, et à la vue d'une jeune femme assise près de la cheminée, ébloui, il ne put s'empêcher de s'écrier : « Ernestine... est-ce possible !... »

Mais elle, l'interrompant : « Vous vous trompez, dit-elle... Ernestine Bergot est morte et enterrée près de Justin Chevassat... cher monsieur de Brévan. Allons... quittez cet air ahuri, et embrassez la main de miss Sarah Brandon... »

C'était le ciel qui s'ouvrait, pour Maxime de Brévan.

Elle lui était donc enfin rendue, cette femme qui avait traversé sa vie comme un orage, et dont le souvenir lui était resté au cœur comme un poignard dans la blessure.

Elle lui revenait donc, plus que jamais parée de séductions irrésistibles, et c'était, pensait-il, la passion seule qui la lui ramenait.

Sa vanité le fourvoyait.

Il y avait longtemps déjà que Sarah Brandon avait cessé de l'admirer. Lancée dans le monde des aventuriers de la haute vie, elle n'avait pas tardé à apprécier Maxime à sa juste valeur. Elle le voyait tel qu'il était, lâche, cauteleux, mesquin, incapable de combinaisons hardies, à peine bon pour des gredineries de deux sous, ridicule enfin, comme l'est un coquin besoigneux.

Seulement, tout en le méprisant, Sarah le voulait près d'elle... Sur le point d'engager une partie décisive, elle sentait la nécessité d'un de ces complices à qui on peut se livrer sans restrictions. Elle avait bien mistress Brian et sir Tom, mais elle se défiait d'eux. Ils la tenaient et elle ne les tenait point. Tandis que M. de Brévan, il était bien à elle, celui-là, dépendant de son caprice, comme le bloc de glaise de la fantaisie du sculpteur.

Il est vrai que Maxime parut consterné quand elle lui eût appris que cette immense fortune dont elle avait enflammé ses convoitises était encore à faire, et qu'elle n'était pas plus avancée que le jour où elle l'avait quitté.

Elle eût pu dire qu'elle l'était moins.

Les vingt-huit mois qui venaient de s'écouler avaient fait de rudes brèches aux économies de sir Elgin et de mistress Brian. Et quand ils eurent soldé leur installation de la rue du Cirque, payé d'avance la location d'un coupé, d'une calèche et de deux chevaux de selle, c'est à peine s'il leur resta vingt mille francs.

Ils se trouvaient donc condamnés à réussir dans l'année ou à sombrer... Et ainsi acculés ils devenaient singulièrement redoutables.

Ils étaient résolus à se jeter furieusement, sur la première proie qui passerait à leur portée, quand le hasard leur amena le malheureux caissier de la Société d'escompte mutuel ... Malgat...

XXXI

Depuis un instant, la fatigue du vieux brocanteur avait disparu. Il s'était redressé, la lèvre frémissante, son œil jaune s'emplissait d'éclairs, sa voix vibrait...

-- Seuls, poursuivit-il, les imbéciles n'attachent d'importance qu'aux grands événements... Ce sont les petits, au contraire, ceux qui semblent indifférents, qu'il faut craindre, car seuls ils décident de la vie, de même que ce n'est jamais que par un grain de sable que sont désorganisées les plus puissantes machines...

C'est par une belle après-midi du mois d'octobre que, pour la première fois, Sarah Brandon apparut à Malgat...

C'était alors un homme d'une quarantaine d'années, appartenant à une vieille et honorable famille bourgeoise, de mœurs simples, content de son sort et un peu naïf comme tous ceux qui ont vécu loin des intrigues.

Il n'avait qu'une passion : entasser dans les cinq pièces de son appartement des curiosités de toutes sortes, heureux pour huit jours quand il avait déniché quelque faïence de prix ou un meuble rare qu'il payait bon marché.

Il n'était point riche, tout son patrimoine ayant passé à enrichir sa collection, mais sa place lui valait une quinzaine de mille francs et il était assuré d'une retraite de deux mille écus.

Honnête, il l'était dans la plus magnifique acception du mot, de cette honnêteté instinctive qui ne se raisonne pas, mais qui est dans le sang même.

Depuis quinze ans qu'il était caissier, des centaines de millions avaient passé par ses mains, sans éveiller en lui l'ombre d'une convoitise. Et c'est avec une aussi parfaite indifférence que s'il eût remué des cailloux et des feuilles sèches qu'il maniait les pièces d'or et les billets de banque.

C'était plus que de l'estime, que ses directeurs avaient pour lui, c'était une amitié sincère et dévouée. Si absolue était leur confiance en lui, qu'ils eussent ri au nez de quiconque fût allé leur dire : Malgat est un voleur !...

Tel était l'homme qui était à sa caisse comme tous les jours, de dix à quatre heures, quand, à son guichet, se présenta un gentleman qui venait toucher le montant d'une traite tirée sur la Société d'escompte , par la Banque centrale de Philadelphie.

Ce gentleman, qui n'était autre que sir Elgin, s'exprimait si péniblement en français, que pour plus de facilités, Malgat le pria d'entrer dans son bureau... Il y entra suivi de Sarah Brandon...

Comment vous dire l'éblouissement du pauvre caissier à cette fulgurante apparition !... C'est à peine s'il put balbutier les explications indispensables, et le gentleman et la jeune fille étaient partis depuis longtemps qu'il demeurait encore abîmé dans une extase idiote...

Une de ces foudroyantes passions, qui guettent les hommes de mœurs pures au passage de la quarantaine venait de fondre sur lui...

Hélas ! Sarah n'avait que trop discerné le triomphe de sa beauté. Certes, Malgat était bien loin d'être la dupe conjugale rêvée par ces aventuriers, mais il avait les clefs d'une caisse où affluaient les millions... On pouvait toujours en tirer quelque chose, de quoi attendre... Leur plan fut vite arrêté.

Dès le lendemain, sir Elgin se représentait seul à la caisse pour demander quelques renseignements... Il revint trois jours plus tard avec une nouvelle traite... À la fin de la semaine, il fournit à Malgat l'occasion de lui rendre un léger service...

Si bien que des relations s'établirent, qui au bout d'une quinzaine autorisèrent sir Tom à inviter le caissier à dîner chez lui, rue du Cirque.

Une voix au-dedans de lui, un de ces pressentiments qu'on devrait toujours écouter, criaient à Malgat de refuser cette invitation... Déjà il ne s'appartenait plus.

Il alla dîner rue du Cirque, et en sortit fou à lier...

Il lui avait semblé sentir tout le temps les yeux de Sarah Brandon arrêtés sur lui, ces yeux étranges et sublimes, qui bouleversent l'être jusqu'en ses plus intimes profondeurs, qui dissolvent les plus robustes énergies, qui troublent les sens et égarent la raison, qui éblouissent, qui enchantent, qui fascinent...

La plus vulgaire politesse commandait à Malgat de rendre une visite à sir Tom et à mistress Brian... Cette visite fut suivie de beaucoup d'autres.

Assurément, un homme moins aveuglé eût soupçonné un piège, tant les misérables, harcelés par la nécessité, menèrent vivement leur intrigue...

Six semaines après avoir aperçu Sarah Brandon, Malgat se croyait éperdument aimé d'elle...

C'était absurde, c'est vrai, stupide, grotesque... N'importe, il le croyait... Il croyait à la vérité des regards de flamme dont elle l'enveloppait, à la vérité des enivrantes caresses de sa voix et de ses rougeurs divines dès qu'il entrait...

C'est alors que commença le second acte de cette ignoble comédie.

Mistress Brian, un jour, tout à coup, parut s'apercevoir de quelque chose, et fort nettement elle pria Malgat de ne plus remettre les pieds rue du Cirque, l'accusant de chercher à suborner sa nièce... Vous voyez d'ici, n'est-ce pas, cet imbécile, protestant de la pureté de ses intentions, jurant qu'il s'estimerait le plus heureux des hommes si on daignait lui accorder la main de Sarah... Mais sir Tom, d'un ton hautain, lui demanda d'où lui venait tant d'outrecuidance, et s'il se croyait fait pour devenir le mari d'une héritière qui portait dans son tablier une dot de deux cent mille dollars.

Malgat sortit en se tenant aux murs, désespéré, résolu à se tuer... Si résolu, qu'en rentrant chez lui, il chercha parmi ses curiosités un vieux pistolet à pierre et se mit à le charger...

Ah ! que ne se tua-t-il alors, il eût emporté au tombeau ses décevantes illusion et son honneur intact !...

Il en était à écrire ses dernières volontés, quand on lui apporta une lettre de Sarah.

« Quand une fille comme moi aime, lui écrivait-elle, c'est pour la vie, et elle est à celui qu'elle aime ou elle n'est à personne. Si votre amour, à vous, est vrai, si les obstacles et le danger ne vous épouvantent pas plus que moi, demain soir, à dix heures, vous frapperez à la porte de la cour... j'ouvrirai !... »

Ivre de joie et d'espérances, Malgat se rendit à ce fatal rendez-vous... Savez-vous ce qui advint ? Sarah se jeta à son cou, et avec une véhémence extraordinaire :

« -- Je t'aime, lui dit-elle, enlève-moi, fuyons !... »

Ah ! s'il l'eût prise au mot, si, lui offrant le bras, il lui eût répondu : « Oui, partons !... » l'intrigue était peut-être déjouée, et il eût peut-être été sauvé, car certainement elle ne l'eût pas suivi...

Mais avec cette pénétration qui tient du prodige, et qui semble un don de seconde vue, elle avait jugé le caissier, et elle se risqua, bien sûre qu'il reculerait.

Et en effet, il recula, l'idiot, il eut peur... Il se dit qu'abuser de l'amour de cette jeune fille si pure et si naïvement confiante, pour l'arracher à sa famille, pour la perdre, serait une indigne action...

Et il eut sur lui-même cette étonnante puissance, de la dissuader de fuir, et d'obtenir d'elle qu'elle prendrait patience, qu'elle s'en remettrait un peu au temps, pendant que lui, réfléchirait aux moyens de tourner les obstacles...

Bien des heures après avoir quitté Sarah Brandon, Malgat n'était pas revenu de son étourdissement et il se fut cru le jouet d'un songe sans le parfum pénétrant qui s'était attaché à ses habits à la place où elle avait appuyé sa tête charmante.

Mais quand enfin il essaya d'étudier la situation, il dut reconnaître qu'il s'était bercé d'illusions enfantines, que jamais il ne triompherait des résistances de sir Tom et de mistress Brian...

Il n'était pour lui qu'un moyen, un seul, de la posséder, cette femme éperdument adorée, et c'était celui qu'elle-même avait osé proposer : un enlèvement.

S'y résoudre, c'était, pour Malgat, briser sa vie, perdre sa position, rompre violemment avec le passé pour se précipiter dans l'inconnu... Mais il songeait bien à cela, en vérité, à un moment où il escomptait par la pensée les plus étonnantes félicités qui puissent combler l'âme humaine.

C'est alors que, résolu à fuir, un obstacle se dressa devant lui auquel il n'avait pas pensé d'abord. L'argent lui manquait. Condamnerait-il donc aux humiliations de la gêne cette riche héritière qui s'abandonnait à lui, cette belle jeune fille accoutumée à toutes les superfluités du luxe ? Non, ce n'était pas possible.

Et cependant, c'est à peine si tout son avoir disponible s'élevait à quelques centaines de louis... Sa fortune était représentée par toutes ces curiosités entassées en son logis, qui le charmaient autrefois, qui maintenant lui faisaient hausser les épaules.

Assurément, il en avait là pour deux cent mille francs au bas mot... Mais ce n'est pas du jour au lendemain qu'on trouve à se défaire d'une telle collection... Et le temps pressait.

Plusieurs fois, secrètement, il avait revu Sarah, et à chaque entrevue elle lui avait paru plus triste et plus inquiète... Elle n'avait à lui apporter que des nouvelles désolantes : Mistress Brian prétendait la marier, sir Tom voulait la dépayser.

Et c'est avec de tels soucis que le pauvre caissier accomplissait sa tâche quotidienne, et que machinalement, du matin au soir, il recevait ou payait des millions... Et pourtant jamais, je le jure, la pensée ne lui vint de détourner quelque chose de ces flots d'or qui coulaient entre ses mains...

Il était résolu de vendre en bloc sa collection, à n'importe quel prix, quand un jour, quelques instants avant la fermeture des bureaux, une femme se présenta au guichet, dont un ample vêtement déguisait la taille, et qui cachait son visage sous un épais voile de guipure.

Cette femme souleva son voile... C'était elle !... C'était Sarah Brandon !...

Éperdu, Malgat la fit entrer... Quel malheur était survenu, capable de la décider à une telle démarche ?... Elle le lui dit en deux mots :

Informé de leurs rendez-vous, sir Tom venait de lui signifier de se tenir prête à partir le lendemain pour Philadelphie.

Ainsi, l'heure décisive était venue, où il fallait opter entre l'un de ces deux partis : Fuir le jour même ou être séparés à jamais.

Ah ! jamais Sarah n'avait été si belle qu'en ce moment où elle semblait affolée de douleur, jamais de sa personne exquise ne s'était dégagé un charme si puissant ni si irrésistible. Sa respiration haletait, soulevant sa poitrine d'un mouvement précipité, et de grosses larmes, comme un chapelet de perles qui se fût égrené, roulaient le long de ses joues pâles.

Plus étourdi que par un coup de massue, Malgat demeurait pantelant devant elle, et l'imminence du péril lui arracha le secret de ses longues hésitations... Il se résigna à cet aveu qui lui semblait ignoble, qu'il n'avait pas d'argent...

Mais elle, à ce mot, se redressa comme sous une injure, et d'un ton d'écrasante ironie elle répéta :

« -- Pas d'argent ! Pas d'argent ! »

Et comme Malgat, plus honteux de sa pauvreté que d'un crime, rougissait jusqu'à la racine des cheveux, elle lui montra du doigt l'immense coffre-fort qui regorgeait d'or et de billets de banque, en disant :

« -- Qu'est-ce donc que cela ? »

D'un bond, Malgat se jeta devant la caisse confiée à sa probité, les bras étendus comme pour la défendre, et de l'accent d'une indicible terreur :

« -- Y pensez-vous !... s'écria-t-il, et mon honneur ! »

Ce devait être la dernière convulsion de sa vertu expirante. Sarah le regarda bien en face, et lentement :

« -- Et le mien !... prononça-t-elle, et mon honneur de jeune fille, le comptez-vous pour rien !... Est-ce que je ne vous le livre pas ?... est-ce que je vous le marchande ?... »

Mon Dieu !... Elle disait cela d'un accent et avec des regards qui eussent triomphé d'un ange !... Malgat retomba sans forces sur son fauteuil.

Alors elle se rapprocha, et dardant sur lui ses yeux étranges d'où s'irradiait une audace infernale :

« -- Si tu m'aimais, cependant, soupira-t-elle, si tu m'aimais !... »

Et elle se penchait vers lui, vibrante de passion, épiant un consentement sur son visage, si près que leurs lèvres se touchaient presque...

« -- Si tu m'aimais comme je t'aime !... » murmura-t-elle encore.

C'en était fait, le délire avait envahi le cerveau de Malgat. Il attira Sarah vers lui et, dans un baiser :

« -- Eh bien ! oui, fit-il, oui ! »

Elle se dégagea aussitôt et, d'une main avide saisissant des liasses de billets de banque, elle se mit à les entasser dans un petit sac de cuir qu'elle portait.

Et quand le sac fut plein :

« -- Maintenant, dit-elle à Malgat, nous sommes sauvés... Ce soir à dix heures sois à la porte de la cour avec une voiture... Demain, au jour, nous serons hors de France et libres... Nous voici liés indissolublement, et... je t'aime ! »

Et elle sortit !... Et il la laissa sortir !...

Le vieux brocanteur était devenu plus blanc que le plâtre du mur, ses rares cheveux se dressaient sur son front et de grosses gouttes de sueur inondaient son visage.

Il avala d'un trait une tasse de thé, puis avec un ricanement sinistre, il continua :

-- Sans doute vous supposez qu'après le départ de Sarah, Malgat revint à lui ?... Point. C'était à croire que dans ce baiser dont elle avait payé son crime, l'infâme créature lui avait insufflé le génie du mal qui était en elle.

Loin de se repentir, il s'applaudissait de ce qui venait d'arriver, et comme, le lendemain, précisément, le conseil de surveillance se réunissait pour vérifier les écritures, il riait en songeant à la mine de ses directeurs... Je vous l'ai dit, il était fou !...

C'est avec le sang-froid d'un scélérat endurci que ce malheureux calcula le montant du vol... quatre cent dix mille francs !

Aussitôt, pour qu'on ne pût soupçonner la vérité, il prit ses livres, et lestement et avec une diabolique habileté, il altéra ses écritures, simulant une douzaine de faux, de façon à ce qu'on crût que le déficit provenait d'une série de détournements datant de plusieurs mois.

Cette œuvre de faussaire achevée, il écrivit à ses directeurs une lettre hypocrite où il disait qu'il avait volé sa caisse pour payer des différences de Bourse et que ne pouvant dissimuler davantage ses soustractions, il allait se suicider. Cela fait, il quitta son bureau, comme d'ordinaire.

La preuve qu'il agissait sous l'empire d'une épouvantable hallucination, c'est qu'il n'avait ni remords ni appréhensions. Résolu à ne pas rentrer chez lui et à ne point se charger de bagages, il dîna dans un grand restaurant, passa ensuite quelques instants dans un théâtre, et jeta à la poste sa lettre à ses directeurs, de façon à ce qu'elle arrivât par la première distribution.

À dix heures, enfin, il frappa rue du Cirque. Ce fut un domestique qui lui ouvrit, et qui, mystérieusement, lui dit :

« -- Montez... Mademoiselle vous attend ! »

Glacé jusqu'à la moelle des os d'un pressentiment sinistre, il monta...

Dans le salon, Sarah était assise sur un divan, ayant à ses côtés Maxime de Brévan. Ils riaient si fort, qu'on les entendait de l'antichambre. Lorsque parut Malgat, elle leva la tête d'un air mécontent, et d'un ton brusque :

« -- Ah !... c'est vous !... fit-elle. Qu'est-ce que vous voulez encore !... »

Certes, un tel accueil eût dû désabuser le misérable fou... Mais non !... Et comme il s'embrouillait dans des explications :

« -- Parlons franc, interrompit Sarah. Vous venez pour m'enlever, n'est-ce pas ? Eh bien ! c'est tout simplement de la démence... Regardez-vous, mon cher, et dites-moi si une fille telle que moi peut être amoureuse d'un homme comme vous ? Mon amant est ce charmant garçon que vous voyez là... Quant au petit emprunt de tantôt, il ne paie pas, je vous jure, au quart de sa valeur, la comédie sublime que je vous ai jouée... Croyez, d'ailleurs, que j'ai pris mes précautions pour n'être en rien inquiétée, quoi que vous disiez ou fassiez... Sur quoi, cher monsieur, salut, je vous cède la place ! »

Ah ! elle eût pu parler longtemps sans que Malgat songeât à l'interrompre... L'horrible vérité éclatant dans son cerveau, il lui semblait que le monde s'écroulait. Il comprit l'énormité du crime, il en discerna les épouvantables conséquences, il se sentit perdu... Mille voix du fond de sa conscience s'élevèrent qui lui criaient : Tu es un voleur... tu es un faussaire... tu es déshonoré !...

Mais quand il vit Sarah Brandon se lever pour quitter le salon, saisi d'un accès de rage furieuse, il se jeta sur elle en criant :

« -- Oui, je suis perdu, mais tu vas mourir, toi, Sarah !... »

Pauvre sot, qui put croire que les misérables n'avaient pas prévu sa colère et ne se tenaient pas sur leurs gardes !...

Souple comme un de ces rôdeurs de barrières, parmi lesquels jadis elle avait vécu, Sarah Brandon esquiva l'étreinte de Malgat, et, d'un habile croc-en-jambe, le renversa sur un fauteuil.

Et avant qu'il pût se redresser, il était maintenu par Maxime de Brévan et par Thomas Elgin, qui, au bruit, s'était élancé de la pièce voisine...

Le malheureux n'essaya pas de lutter... à quoi bon !... Au dedans de lui, d'ailleurs, une lueur d'espoir s'allumait... Il lui semblait qu'il était impossible qu'une si monstrueuse iniquité s'accomplît, et qu'il n'aurait qu'à clamer la scélératesse des misérables pour les confondre...

« -- Lâchez-moi, dit-il, je sors !... »

Mais ils ne le laissèrent pas se retirer ainsi... Ce qui se passait en lui, ils le devinaient.

« -- Où voulez-vous aller ? lui demanda froidement sir Tom. Nous dénoncer ? Prenez garde ! ce sera vous livrer sans nous compromettre... Si vous comptez vous faire une arme de la lettre où Sarah vous fixe un rendez-vous, ou de sa visite de tantôt, soyez désabusé ; ce n'est pas elle qui a écrit la lettre, et nous lui avons ménagé tantôt un irrécusable alibi... Croyez que depuis trois mois que nous préparons cette affaire, nous n'avons rien laissé au hasard... N'oubliez pas que vingt fois je vous ai chargé d'opérations de Bourse en vous priant de les faire en votre nom... Direz-vous que vous ne jouiez pas à la Bourse ?... »

Le pauvre caissier se sentait défaillir.

Lui-même, dans la crainte qu'un soupçon n'effleurât Sarah Brandon, n'avait-il pas écrit à ses directeurs qu'il avait été conduit au vol par des spéculations malheureuses !...

N'avait-il pas falsifié ses livres pour le prouver !...

Le croirait-on, quand il dirait la vérité ?... À qui persuaderait-il que le vraisemblable était le faux et que c'était l'absurde qui était le vrai !...

Sir Tom, effrayant de cynisme poursuivait :

« -- Avez-vous oublié les lettres que vous m'écriviez pour m'emprunter de l'argent, et où vous confessiez vos détournements ! Je les ai là, lisez !... »

Ces lettres, monsieur Champcey, c'étaient celles que Sarah vous a montrées, et Malgat fut terrifié... Ce n'était pas lui qui les avait écrites, et cependant c'était son écriture, imitée avec une si désolante perfection que, pris de vertige, doutant de sa raison et de ses sens, il comprit bien que personne ne pourrait croire à un faux.

Ah ! Maxime de Brévan est un artiste... Sa lettre au ministre de la marine a dû vous le démontrer !

Voyant Malgat assommé, Sarah prit la parole :

« -- Tenez, mon cher, lui dit-elle, un conseil, acceptez dix mille francs que je vais vous donner et... filez... Il est encore temps de prendre le train de Bruxelles... »

Mais lui, se redressant :

« -- Non, s'écria-t-il, je n'ai plus qu'à mourir... Que mon sang retombe sur vous !... »

Et il s'élança dehors, poursuivi par les rires insultants des misérables !

Épouvantés de l'inconcevable audace de cette atroce machination, Daniel et Mlle Henriette frissonnaient...

Quant à Mme Bertolle, elle tremblait la fièvre, affaissée sur son fauteuil.

Le vieux brocanteur, cependant, continuait avec une visible précipitation :

-- Que Malgat se soit ou non suicidé, on n'en entendit plus parler, et c'est par défaut qu'il fut condamné à... dix ans de travaux forcés... Sarah fut, il est vrai, interrogée par le juge d'instruction, mais ce lui fut l'occasion d'un succès.

Et tout fut dit... Et ce crime, un des plus odieux que puisse concevoir l'imagination, alla grossir la liste des forfaits impunis.

Les brigands triomphaient impudemment, en plein soleil... Ils possédaient quatre cent mille francs... ils pouvaient se retirer des affaires.

Bast !... Vingt mille livres de rentes, c'étaient trop peu pour leurs convoitises... Ils prirent cette fortune comme un à-compte de la destinée, suffisant à peine pour leur permettre d'attendre honnêtement la proie qu'ils guettaient.

Le malheur est que cette proie semblait les fuir. Vainement Sarah, lancée dans le monde de la haute vie, se faisait une réputation européenne de beauté, d'esprit et d'excentricité, aucun prince millionnaire ne demandait sa main...

Pourtant, l'argent de Malgat s'écoulait. La maison était montée sur le pied de cent mille livres de rentes, il avait fallu faire une part à M. de Brévan, sir Tom jouait, Sarah achetait des diamants, l'austère mistress Brian avait ses vices.

Bref, l'heure des expédients sonnait, quand Sarah, cherchant autour d'elle, découvrit le malheureux qu'il lui fallait.

Celui-là était un tout jeune homme, presque un enfant, bon, généreux, chevaleresque... Il était orphelin et arrivait de sa Bretagne avec toutes ses illusions au cœur et toute sa fortune, cinq cent mille francs en poche... Il s'appelait Charles de Kergrist...

Ce fut Maxime qui lui ouvrit les portes de la caverne de la rue du Cirque...

Il vit Sarah et fut ébloui... Il l'aima, il était perdu !...

Ah ! il ne dura pas longtemps celui-là... Au bout de cinq mois ses cinq cent mille francs étaient aux mains de Sarah. Et quand il n'eut plus le sou, elle arracha de sa faiblesse trois fausses lettres de change, lui jurant que le jour de l'échéance elle ferait les fonds...

Mais quand le jour de l'échéance il se présenta rue du Cirque, il fut reçu comme l'avait été Malgat... On lui apprit que le faux était découvert, qu'une plainte était déposée, qu'il était perdu, enfin... De même qu'à Malgat on lui offrit de l'argent pour fuir...

Pauvre Kergrist !... on ne l'a pas manqué, lui ! Fils d'une famille où l'honneur, de génération en génération, se transmettait comme un dépôt sacré, il n'hésita pas...

Étant sorti, il se pendit à la fenêtre même de Sarah, croyant ainsi dénoncer l'infâme créature par qui il était devenu un faussaire.

Malheureux enfant !... On l'avait trompé ! Il n'était pas perdu, les faux n'étaient pas découverts ; jamais ils n'avaient été mis en circulation.

Une minutieuse enquête ne révéla rien contre Sarah Brandon, mais n'importe, le scandale de ce suicide diminua son prestige. Elle le comprit et, renonçant à ses rêves de grandeur, elle songeait à se laisser épouser par un idiot effroyablement riche, M. Wilkie de Gordon-Chalusse, quand sir Tom lui parla du comte de la Ville-Haudry.

Par sa fortune, son âge, son nom, le comte réalisait l'idéal... Sarah se jeta sur lui.

Comment ce vieillard fut attiré rue du Cirque, entouré, enlacé, enivré, et finalement épousé, vous ne le savez que trop, monsieur Champcey.

Ce que vous ignorez, c'est que ce mariage mit la discorde au camp des misérables. M. de Brévan n'en voulait pas entendre parler, et c'est à l'espoir qu'il avait de le rompre, que vous avez dû ses confidences.

Lorsque vous êtes allé le consulter, il était, depuis un mois, brouillé avec Sarah ; elle l'avait chassé et cassé aux gages... Et il lui en voulait si mortellement qu'il l'eût démasquée, s'il eût su comment le faire sans se trahir lui-même...

C'est vous qui avez opéré leur rapprochement, en fournissant à M. Maxime l'occasion de servir son ancienne complice.

Il ne prévoyait pas alors que Sarah vous aimerait, qu'à son tour elle serait foudroyée par une de ces passions terribles qui étaient ses armes...

Cette découverte le transporta de rage ; et l'amour de Sarah et la jalousie de Maxime expliquent la double intrigue dont vous avez été victimes...

Sarah, qui vous aimait, voulait se défaire de Mlle Henriette, votre fiancée... Ivre de jalousie, Maxime avait juré votre mort !...

Visiblement écrasé de fatigue, le père Ravinet se laissa tomber sur un fauteuil et pendant plus de cinq minutes garda le silence.

Après quoi, faisant un effort :

-- Maintenant, reprit-il, résumons-nous... Comment Sarah, sir Tom et mistress Brian s'y sont pris pour dépouiller et ruiner le comte de la Ville-Haudry, ce qu'ils ont fait des millions soi-disant engloutis à la Bourse, je le sais... et j'ai des preuves ; donc, sans parler de leurs autres crimes, ils sont perdus... Les seules révélations de Crochard suffiraient pour perdre M. de Brévan... Les époux Chevassat, en détournant les quatre mille francs adressés à Mlle Henriette, se sont livrés... Donc nous les tenons tous, les misérables... Donc elle est enfin venue, l'heure de la justice...

Mlle de la Ville-Haudry ne le laissa pas poursuivre :

-- Et mon père, monsieur, interrompit-elle, mon père !...

-- M. Champcey le sauvera, mademoiselle.

Très-ému, Daniel s'était levé.

-- Que dois-je faire ? interrogea-t-il.

-- Rendre visite à la comtesse Sarah, et paraître avoir oublié... pour elle, Mlle de la Ville-Haudry.

Un flot de sang empourpra le visage du jeune officier.

-- Ah ! c'est un rôle indigne ! balbutia-t-il, et je ne sais...

Mais Mlle Henriette, lui posant la main sur l'épaule, l'arrêta... Et plongeant son regard dans les yeux de son fiancé, comme pour fouiller jusqu'au fond de sa conscience :

-- Auriez-vous donc des raisons d'hésiter ? fit-elle.

Il baissa la tête, et dit :

-- J'irai.

XXXII

Deux heures venaient de sonner lorsque Daniel descendit de voiture rue Le Peletier, devant le n° 79, siège de la Société des Pétroles de Pennsylvanie , et domicile particulier de M. de la Ville-Haudry.

De sa vie, il ne s'était senti si troublé ni si mécontent de lui. Vainement le père Ravinet et Mme Bertolle s'étaient dépensés en arguments, pour lui prouver qu'avec une femme telle que Sarah toutes les représailles étaient légitimes, ils ne l'avaient pas convaincu.

Malheureusement, s'abstenir, c'eut été risquer le repos de Mlle Henriette, sa confiance, leur bonheur à venir... et il marchait bien à contrecœur.

Un garçon de bureau qu'il questionna lui répondit que M. le directeur devait être chez lui, au troisième, la porte à gauche. Il monta.

La bonne qui vint lui ouvrir, il la reconnut... C'était cette Clarisse qui, jadis, l'avait trahi.

Dès qu'il eut demandé le comte, elle le pria de la suivre... Elle lui fit traverser une antichambre obscure, empestée par l'odeur de la cuisine, et lui ouvrant une porte :

-- Entrez ! dit-elle.

Devant une table immense surchargée de papiers, M. de la Ville-Haudry travaillait.

Il avait considérablement vieilli. Sa lèvre inférieure pendait avec une affreuse expression d'hébétude et de gros bourrelets rouges saillaient autour de ses yeux larmoyants.

Cependant, ses prétentions à une éternelle jeunesse survivaient. Plus que jamais, il s'était teint et peint.

Reconnaissant Daniel, il repoussa ses paperasses, et lui tendant la main comme s'ils se fussent quittés la veille les meilleurs amis du monde :

-- Eh bien !... lui dit-il, vous voici donc de retour parmi nous !... J'en suis pardieu bien aise !... Nous savons comment vous vous êtes comporté là-bas, car ma femme, très-souvent, m'envoyait chercher de vos nouvelles au ministère... Mais aussi, vous voilà officier de la Légion d'honneur... Vous devez être satisfait.

-- Les événements m'ont servi, monsieur...

-- Hélas !... que n'en puis-je dire autant, soupira M. de la Ville-Haudry...

Et épiant les impressions de Daniel :

-- Vous devez être surpris, poursuivit-il, de me trouver habitant un pareil chenil, moi qui, autrefois... Mais, que voulez-vous !... Le mouvement de la spéculation... comme dit sir Elgin... Tenez, mon cher Daniel, si j'ai un conseil à vous donner, ne vous lancez jamais dans l'industrie... Ce n'est plus qu'un jeu, à notre époque, jeu effréné où tout le monde triche... Dès qu'on y risque cent sous, tout ce qu'on possède y passe... C'est mon histoire à moi, qui pensais doter mon pays d'une nouvelle branche de revenus... Du jour où j'ai eu émis des actions, la spéculation s'est jetée dessus pour les écraser par des baisses factices, et ma fortune s'est écoulée à essayer de les soutenir... Et cependant, ainsi que le disait si bien sir Tom, j'ai lutté sur ce terrain glissant aussi vaillamment que mes ancêtres en champ-clos...

À deux ou trois reprises, il passa la main sur son front comme pour écarter de son esprit de lugubres pensées, et d'un tout autre ton :

-- Et cependant, continua-t-il, je suis loin de me plaindre... Mes malheurs ont été la source des plus pures, des plus ineffables félicités... Je leur ai dû de connaître jusqu'où peut aller le dévouement d'une épouse adorée... Je leur ai dû de savoir combien je suis aimé de Sarah... Seul au monde je puis dire quels trésors renferme le cœur de cet ange, qu'on a osé calomnier !... Ah ! il me semble l'entendre encore, le soir où je fus contraint de lui révéler les embarras de ma situation !...

« M'avoir caché cela, s'écriait-elle, à moi ; votre épouse... c'est mal !... » Et dès le lendemain, sublime de courage, elle vendait ses diamants pour m'en remettre le prix, et elle m'abandonnait toute sa fortune... Et depuis que nous sommes là, elle sort à pied comme une bourgeoise, et plus d'une fois je l'ai vue préparer de ses mains notre modeste repas...

Des larmes débordaient le bourrelet écarlate de ses yeux et roulaient le long de ses joues, traçant leur sillon à travers son « maquillage. »

-- Et moi, reprit-il, de l'accent du plus sombre désespoir, comment ai-je reconnu tant d'amour et tant de sacrifices !... De quel prix ai-je récompensé celle qui a été ma consolation, ma joie, le bonheur de ma vie... Je l'ai ruinée, dépouillée... Que je meure demain, elle est sans pain !

Daniel frémît :

-- Eh ! monsieur le comte, s'écria-t-il, que parlez-vous de mourir... les hommes comme vous vivent cent ans !...

Mais lui, baissant la voix :

-- C'est que je ne vous ai pas tout dit, poursuivit-il... Mais vous êtes mon ami, vous, et je puis vous ouvrir mon âme... Je n'avais pas la... subtilité qu'il faut pour passer à travers les restrictions qui embarrassent les affaires... J'ai été imprudent, quoi que m'ait pu dire sir Tom... Demain, j'ai une réunion d'actionnaires, et s'ils ne m'accordent pas ce que j'ai à leur demander, je puis être compromis. Et quand on est le comte de la Ville-Haudry, avant de se laisser traîner en police correctionnelle... vous m'entendez !...

Il fut interrompu par un garçon de bureau qui entra et lui remit une lettre. Il la lut, et dit :

-- Répondez que je descends.

Puis, s'adressant à Daniel :

-- Il faut que je vous quitte, mais la comtesse est là et elle ne me pardonnerait pas de ne vous point conduire lui présenter vos hommages... venez, et surtout pas un mot de mes craintes... vous la tueriez.

Et avant que Daniel fût revenu de son étourdissement, le comte ouvrit une porte, et le poussa dans un petit salon en criant :

-- Sarah !... M. Champcey.

D'un bond, comme au choc d'une pile électrique, Sarah fut debout. Son mari déjà s'était éloigné, mais il fût resté qu'elle n'eût sans doute pas été plus maîtresse de son émotion.

-- Vous !... s'écria-t-elle, Daniel !... mon Daniel !

Et se retournant vers mistress Brian, assise près de la fenêtre :

-- Laisse-nous !... dit-elle.

-- Votre conduite est choquante tout à fait, Sarah, commença l'austère dame.

Mais l'autre, plus durement que si elle eût parlé à un laquais :

-- Tu me gênes, interrompit-elle, et je te prie de sortir...

Sans un mot, mistress Brian se retira, et la comtesse s'affaissa sur un fauteuil, comme si elle eût été écrasée par un bonheur trop intense pour ses forces, contemplant Daniel, qui demeurait comme pétrifié au milieu du salon...

Elle était vêtue d'une simple robe de mérinos noir ; elle n'avait pas un bijou, mais sa beauté merveilleuse et fatale en semblait plus éblouissante... Les années avaient passé sur son front, sans y plus laisser de traces que la brise de mai sur une fleur à demi éclose... Ses cheveux avaient toujours leurs reflets d'or, ses lèvres rouges leur sourire, et ses yeux de velours ces caresses qui faisaient circuler des flammes dans les veines...

Une fois déjà, rue du Cirque, Daniel s'était ainsi trouvé seul avec elle, et ses sensations d'alors lui revenant, il frissonnait de toute sa chair... Puis songeant à ce qu'il venait faire, à la trahison qu'il méditait, l'envie le pressait de fuir...

Ce fut elle qui rompit le charme :

-- Vous savez, commença-t-elle, le malheur qui nous a frappés ?... Votre fiancée, Henriette... Est-ce que le comte ne vous a rien dit ?

Daniel s'était assis.

-- Le comte ne m'a pas parlé de sa fille, répondit-il.

-- Eh bien !... mes plus tristes prévisions ont été dépassées... Malheureuse jeune fille, quoi que j'aie fait pour la retenir... et de chute en chute elle est tombée si bas, qu'un jour où une lueur de raison lui était revenue... elle s'est suicidée.

C'était fini... Sarah venait d'étouffer les derniers scrupules de Daniel. Maintenant il était bien dans les dispositions d'esprit qu'il fallait pour lutter de ruses avec la misérable. C'est donc d'un ton d'indifférence admirablement joué qu'il fit simplement :

-- Ah !...

Puis, encouragé par la surprise joyeuse qu'il lut sur le visage de la jeune femme :

-- Ce voyage m'aura coûté cher, reprit-il, M. de la Ville-Haudry vient de m'apprendre qu'il a perdu sa fortune... je suis logé à la même enseigne.

-- Comment, vous êtes...

-- Ruiné !... c'est-à-dire volé, complètement... La veille de mon départ, j'avais confié à mon excellent ami Maxime de Brévan, cent mille écus -- tout ce que je possédais -- pour qu'il les tint à la disposition de Henriette... Il a trouvé plus simple de se les appliquer... De sorte que me voici réduit, pour tout potage, à ma solde de lieutenant de vaisseau... C'est maigre !

C'est avec une admiration ébahie, que Sarah considérait Daniel.

De tout autre, cette prodigieuse confiance lui eût paru le comble de l'ineptie humaine ; de Daniel, elle lui semblait un acte sublime.

-- Serait-ce donc pour cela que M. de Brévan est arrêté ?... demanda-t-elle.

Cette arrestation, Daniel l'ignorait.

-- Quoi ! s'écria-t-il, Maxime...

-- Est en prison et au secret depuis hier soir.

Si bien stylé qu'eût été Daniel par le père Ravinet, jamais il n'eût conduit la conversation si habilement que le hasard.

-- Ce n'est pas pour m'avoir volé, fit-il ; que Brévan est arrêté, ce doit être pour avoir tenté de m'assassiner.

La lionne, à qui on essaie de ravir ses petits, ne s'élance pas d'un mouvement plus furieux que celui dont Sarah se dressa, l'œil en feu, la narine frémissante.

-- Quoi !... s'écria-t-elle, il a osé s'attaquer à vous !...

-- Personnellement, non... Mais il avait payé pour faire le coup un abject scélérat qui, étant pris, a tout avoué... Je vois que l'ordre de s'assurer de mon ami Maxime est arrivé avant moi de Saïgon.

M. de Brévan, se sentant perdu, ne serait-il pas aussi lâche que Crochard ?... Cette pensée eût dû faire frémir Sarah... Mais elle y songeait bien, vraiment !...

-- Ah ! le misérable ! répétait-elle, le lâche, l'infâme !...

Et s'asseyant près de Daniel, elle voulut qu'il lui dît toutes les circonstances de ces tentatives d'assassinat auxquelles il n'avait échappé que par miracle.

Que Daniel fût éperdument épris d'elle, comme Planix, comme Malgat, comme Kergrist, comme tous les autres, c'est ce dont ne pouvait douter la comtesse Sarah... Elle avait eu tant de preuves de l'irrésistible et fatale puissance de sa beauté !... Comment lui fût-il venu à l'esprit que cet homme, le premier qu'elle aimât d'amour, serait le premier et le seul à lui échapper !... Elle était dupe, d'ailleurs, du double mirage de la passion et de l'absence.

Tant de fois, depuis deux ans, elle avait évoqué Daniel, elle avait tant vécu avec lui par la pensée que, prenant l'illusion de ses désirs pour la réalité, elle ne distinguait plus le fantôme de ses rêves du personnage véritable.

Lui, cependant, en était vite venu à l'entretenir de sa situation actuelle, déplorant la spoliation dont il était victime, disant qu'il trouvait bien dur de faire à trente ans l'apprentissage de la gêne.

Et elle, si pénétrante, elle ne s'étonnait pas que cet homme, le désintéressement même, autrefois, fût devenu si sensible à l'argent.

-- Que n'épousez-vous une femme riche !... interrompit-elle tout à coup.

Alors, lui, avec une perfection de perfidie dont il se fût cru incapable la veille :

-- Quoi !... fit-il, c'est vous qui me donnez ce conseil, vous, Sarah !...

Il dit cela si bien, d'un air si douloureusement surpris, qu'elle en fut transportée, comme de l'aveu le plus passionné...

-- Tu m'aimes donc !... s'écria-t-elle, tu m'aimes...

Le grincement d'une clef dans une serrure l'interrompit.

-- C'est le comte qui rentre, fit-elle.

Et vivement et à demi-voix :

-- Partez !... Vous saurez demain quelle femme je vous ai choisie... Venez déjeuner avec nous, à onze heures... Allons, à demain !...

Et lui mettant aux lèvres un baiser de flamme, elle le poussa dehors...

Le malheureux, en descendant l'escalier, trébuchait comme un ivrogne.

-- Je joue un jeu abominable !... pensait-il. Elle m'aime !... Quelle femme !

Il ne fallut rien moins pour le tirer de sa stupeur, que la vue du père Ravinet, qui l'attendait, blotti dans sa voiture.

-- Vous !... fit-il.

-- Moi-même !... Et bien m'en a pris de venir... C'est moi qui vous ai débarrassé du comte, en lui faisant monter une lettre... Maintenant, dites-moi tout.

Rapidement, pendant que la voiture roulait, Daniel rapporta sa conversation avec le comte et avec Sarah... Et quand il eut achevé :

-- L'affaire est dans le sac ! s'écria le vieux brocanteur, mais il n'y a plus une minute à perdre... Rentrez m'attendre à l'hôtel, je cours au parquet...

À l'hôtel, Daniel trouva Mlle Henriette se mourant d'inquiétude... Pourtant, elle ne s'informa que de son père... Orgueil ou discrétion, elle ne prononça pas le nom de la comtesse Sarah...

Ils n'eurent d'ailleurs pas longtemps à s'entretenir. Le père Ravinet ne tarda pas à reparaître, effaré et affairé. Il entraîna Daniel pour lui donner ses dernières instructions, et ne le quitta qu'à minuit en lui disant :

-- Le terrain brûle sous nos pieds, soyez exact demain...

À l'heure dite, en effet, Daniel se présentait rue Le Peletier, et c'est avec une exclamation de plaisir que le comte l'accueillit.

-- Ah !... vous arrivez à propos, s'écria-t-il... Brian est absente, Tom est pris par mes affaires, et il faut que je sorte après déjeuner... Vous tiendrez compagnie à la comtesse... Allons, Sarah, à table !...

Il fut sinistre, ce déjeuner.

Sous l'épaisse couche de fard du comte, on discernait sa pâleur livide, et, à chaque moment, des tressaillements nerveux le secouaient.

La comtesse affectait une gaieté d'enfant, mais ses gestes saccadés trahissaient les épouvantables agitations de son âme.

Daniel observa qu'elle versait incessamment du vin au comte -- du vin de Sauterne -- et que, pour le pousser à boire, elle buvait elle-même extraordinairement.

Midi sonna, M. de la Ville-Haudry se leva.

-- Allons, fit-il de l'air et du ton d'un homme qui se fut encouragé à marcher à l'échafaud, il n'y a plus à reculer, on attend.

Et, après avoir embrassé sa femme avec une tendresse passionnée, il serra la main de Daniel et sortit précipitamment.

Rouge, haletante, Sarah s'était dressée, prêtant l'oreille... Et quand elle fut sûre que le comte avait quitté l'appartement :

-- Maintenant, Daniel, prononça-t-elle, regardez-moi... Faut-il vous dire que la femme que je vous destine, c'est... la comtesse de la Ville-Haudry ?...

Lui frémit... Mais d'un prodigieux effort il se maîtrisa, et calme, souriant, d'un ton moitié tendre et moitié ironique :

-- Pourquoi, dit-il, parler d'un bonheur impossible ?... N'êtes-vous pas mariée ?

-- Je puis devenir veuve !

Ce mot, dans sa bouche, avait une effroyable signification... Mais Daniel l'attendait.

-- C'est vrai, fit-il. Malheureusement, vous êtes aussi ruinée que moi... et nous avons trop d'esprit pour unir nos deux misères.

Elle le regarda, souriant d'un sourire étrange... Évidemment, elle hésitait... Une dernière lueur de raison lui éclairait l'abîme.

Mais l'ivresse de l'orgueil et de la passion se mêlant à l'exaltation du vin, emplissaient de délire cette tête ordinairement si froide.

-- Et si je n'étais pas ruinée !... fit-elle d'une voix sourde... Que diriez-vous ?

-- Je dirais que vous êtes bien la femme que doit rêver un ambitieux de trente ans !...

Elle le crut, oui, elle put croire qu'il disait vrai, et s'abandonnant :

-- En bien !... sache-le donc, s'écria-t-elle, je suis riche, immensément riche... Toute cette fortune que possédait le comte de la Ville-Haudry, et qu'il croit perdue à la Bourse, c'est moi qui la possède... Ah ! j'ai eu d'horribles dégoûts à surmonter pour jouer deux années durant à ce vieillard imbécile la comédie du sublime de l'amour... Mais ton souvenir me soutenait, ô mon Daniel bien aimé... Je savais que tu me reviendrais, et je voulais pour toi une opulence royale... Et je triomphe !... Ces millions que je convoitais, je les tiens, et tu es là, et je puis te dire : ils sont à toi, comme moi-même... prends, dispose !...

Effrayante et superbe d'impudeur et d'énergie, elle se redressait, secouant la tête d'un geste de défi, qui épandait sur ses épaules les flots dorés de ses cheveux...

L'indomptable vagabonde des barrières surgissait tout à coup, haletante et frémissante, la voix rauque, tout en désir... Plus resplendissante que si sa beauté étrange eût été éclairée par les reflets même de l'enfer...

Daniel éperdu, sentait chanceler sa raison... Pourtant, il eut la force de dire :

-- Malheureusement, vous n'êtes pas veuve !...

Elle se rapprocha, et d'une voix stridente :

-- Pas veuve !... fit-elle. Sais-tu ce que fait M. de la Ville-Haudry, à cette heure ?... Il implore de ses actionnaires un vote qui l'absolve des irrégularités de sa gestion... Qu'on le lui refuse... c'est la cour d'assises. Eh bien ! on le lui refusera, car parmi les plus forts porteurs de titres, il est trois hommes à moi, payés pour refuser... Que penses-tu que fera le comte quand il se verra déshonoré, flétri ?... Je vais te le dire, moi qui l'ai vu écrire son testament et charger son revolver...

Mais la porte d'entrée de l'appartement s'ouvrait...

Elle devint pâle comme pour mourir, et serrant à le briser le bras de Daniel :

-- Écoute !... fit-elle.

On entendit un pas lourd dans l'antichambre, puis... plus rien !

-- C'est lui, murmura-t-elle... notre avenir se décide...

Un coup de feu qui retentit, faisant vibrer les vitres, lui coupa la parole...

Un spasme la secoua, des talons à la nuque, mais se roidissant :

-- Libres ! s'écria-t-elle, nous sommes libres, Daniel !...

Et, s'élançant vers la porte, elle l'ouvrit...

Elle l'ouvrit... mais aussitôt violemment elle se rejeta en arrière avec un cri terrible.

Sur le seuil, les traits affreusement décomposés, M. de la Ville-Haudry était debout, tenant à la main son revolver encore fumant.

-- Non, prononça-t-il, non, Sarah, vous n'êtes pas libre !...

Livide, la pupille dilatée par l'épouvante, la misérable créature avait reculé jusqu'à une porte qui, de la salle à manger, conduisait dans sa chambre.

Cependant, elle ne désespérait pas...

Elle cherchait, on le voyait, quelqu'une de ces explications inadmissibles qu'admet quand même la crédule passion d'un vieillard...

Elle ne chercha plus, lorsque, le comte s'étant avancé, elle vit apparaître derrière lui le père Ravinet.

-- Malgat, s'écria-t-elle, Malgat !...

Et elle étendait les mains en avant, comme pour écarter un spectre qui, sortant de la tombe, eût ouvert les bras pour la saisir et l'y entraîner...

Cependant, après Malgat, s'avançait Mlle Henriette, appuyée au bras de Mme Bertolle.

-- Elle ! murmura Sarah, elle aussi !...

La terrifiante vérité éclatant dans son cerveau, elle discernait le piège qui lui avait été tendu, et qu'elle était perdue.

Alors, se retournant vers Daniel :

-- Malheureux ! fit-elle, quels conseils as-tu écoutés !... Ce n'est pas dans ton âme loyale qu'a germé la pensée de cette lâche trahison... Fou, qui ne voit pas que pour être aimé, ne fut-ce qu'un jour, comme je t'aime, Malgat volerait encore sa caisse, et le comte donnerait encore ses millions et son honneur...

Ainsi elle disait ; mais en même temps elle avait glissé une de ses mains derrière son dos, et cherchait le bouton de la porte... Elle le trouva, et aussitôt, avant que personne eût pu provenir son mouvement, elle disparut...

-- Va !... les autres issues sont gardées, cria Malgat.

Mais elle ne cherchait pas à fuir, et déjà elle reparaissait, blanche et froide autant que le marbre.

Elle promena autour d'elle un regard hardi et, d'une voix railleuse :

-- J'ai aimé, prononça-t-elle, et je péris. C'est justice. Aimer !... Planix, Kergrist et Malgat eussent pourtant dû m'apprendre où cela mène...

Et étendant le bras vers Daniel :

-- Quant à toi, poursuivit-elle, tu sauras ce que tu perds quand je ne serai plus... Je puis mourir, mon souvenir demeurera en toi comme une blessure chaque jour avivée et toujours plus cuisante... Tu l'emportes, Henriette, mais souviens-toi qu'entre les lèvres de Daniel et les tiennes, toujours se dressera l'ombre de Sarah Brandon !...

Elle dit, et d'un geste plus prompt que la pensée, elle porta à sa bouche un flacon qu'elle tenait caché dans sa main...

Elle but, et se laissant tomber sur une chaise :

-- Maintenant, balbutia-t-elle, je vous défie tous.

-- Ah ! elle nous échappe !... s'écria Malgat, elle échappe à la justice !...

Il s'élançait pour la secourir, Daniel lui barra le passage, disant :

-- Laissez-la mourir...

Déjà d'affreuses convulsions la secouaient, et à la pénétrante odeur d'amandes amères qui se répandait dans le salon, on reconnut quel poison elle avait pris, et qu'il était de ceux qui ne pardonnent pas.

On la porta sur son lit, et moins de dix minutes après elle expirait, sans avoir prononcé une parole...

Mlle Henriette et Mme Bertolle s'étaient agenouillées près du lit, et le comte sanglotait dans un coin, lorsqu'un commissaire de police parut.

-- La femme Brian est introuvable, dit-il, mais le sieur Elgin est arrêté... Où est la comtesse de la Ville-Haudry ?...

Daniel montra le cadavre.

-- Morte ! fit le commissaire... je n'ai plus rien à faire ici...

Déjà il se retirait, quand Malgat l'arrêtant :

-- Pardon !... monsieur, fit-il... Je ne suis pas Ravinet le brocanteur, mais bien Malgat, l'ancien caissier de la Société d'Escompte Mutuel , condamné par contumace à dix ans de travaux forcés... Je veux être jugé, je me constitue prisonnier !

XXXIII

... Ainsi qu'il l'avait espéré, le juge de Saïgon obtint de poursuivre l'instruction qu'il avait si habilement commencée, et ce fut lui qui fit condamner aux travaux forcés à perpétuité Justin Chevassat, dit Maxime de Brévan.

Crochard, dit Bagnolet, en fut quitte pour vingt ans, et les époux Chevassat s'en tirèrent moyennant huit ans de réclusion chacun...

L'affaire de Thomas Elgin, qui vint au rôle dans la même session, révéla une escroquerie presque invraisemblable, à force de hardiesse... C'était de fausses actions qu'il faisait racheter à M. de la Ville-Haudry, ruinant ainsi, du même coup, le comte et l'entreprise dont il avilissait les titres... Il fut envoyé au bagne pour vingt ans...

Ces scandaleux débats dégagèrent l'honneur de M. de la Ville-Haudry, mais trahirent une si prodigieuse incapacité, qu'on soupçonna dès lors le rôle qu'avait joué sa première femme, la mère de Mlle Henriette.

Il resta d'ailleurs pauvre, relativement. On avait bien fait rendre gorge à sir Tom, et retrouvé la fortune de Sarah, mais le comte avait à payer son ineptie... Et quand il eut désintéressé ses créanciers, et remis à sa fille une portion de l'héritage de sa mère, il ne lui resta pas trente mille livres de rentes...

Seule de toute « la Clique » mistress Brian échappa...

Malgat s'étant présenté dans les délais de rigueur pour purger sa contumace, le jugement qui le frappait se trouvait anéanti, et il fut renvoyé en cour d'assises... Mais son affaire fut ce qu'elle devait être.

Son avocat eut peu à dire... le ministère public s'était chargé de la tâche de la défense.

Après avoir expliqué en quelles circonstances le pauvre caissier avait failli, M. E. de S..., substitut du procureur impérial, poursuivait :

« Maintenant, messieurs, que vous connaissez le crime, il est juste de vous dire ce que fut l'expiation volontaire.

« Sorti de chez la misérable qui l'avait perdu, fou de douleur et décidé à se donner la mort, Malgat rentra chez lui... Il y trouva sa sœur...

« C'était, messieurs, c'est une de ces douces femmes qui ont gardé pieusement le culte des vertus domestiques, et qui ne savent ce que c'est que de transiger, quand parlent l'honneur ou le devoir...

« Elle eut bientôt arraché à son frère le fatal secret, et surmontant l'horreur qu'elle dut ressentir, elle trouva dans son cœur des accents pour l'émouvoir et le faire revenir sur ses résolutions... Elle lui dit que le suicide ne serait qu'un crime de plus, que l'honneur lui commandait de vivre pour réparer, pour restituer l'argent qu'il avait volé.

« Lui renaissait à l'espérance et se retrempait à cette énergie... Et pourtant que d'obstacles !... Comment rendre quatre cent dix mille francs !... Comment les gagner, et où, maintenant qu'il allait être réduit à se cacher ?...

« Alors, messieurs, savez-vous ce que fit cette sœur sublime en son dévouement ?... Elle possédait douze mille livres de rentes, elle les vendit et en porta le capital au directeur de la Société d'Escompte , le priant d'attendre pour le reste, affirmant que tout serait remboursé, la somme dérobée et aussi les intérêts jusqu'à parfait payement. Elle lui demandait en échange et il lui promit le secret.

« Et de ce jour, messieurs, le frère et la sœur vécurent, comme les plus pauvres artisans, travaillant sans relâche, se refusant tout ce qui n'était pas le strict nécessaire...

« Et aujourd'hui, messieurs, Malgat ne doit plus rien à la Société d'Escompte ... Ayant failli, il s'est relevé... Et ce banc d'infamie de la cour d'assises, sera pour lui le piédestal de la réhabilitation !... »

Malgat fut acquitté...

*

C'est à l'église de Sainte-Clotilde qu'a été célébré le mariage de Mlle de la Ville-Haudry et du lieutenant Champcey.

Daniel avait pour témoins Malgat et le vieux chirurgien-major de la Conquête .

Plusieurs personnes remarquèrent que la mariée portait, contre l'usage, une robe de mousseline brodée.

C'était celle que Mlle Henriette avait si souvent mouillée de ses larmes au temps où, incertaine du pain du lendemain, elle essayait de vivre de son travail.

Malgat l'avait cherchée et rachetée, cette robe précieuse, et c'était son présent de noces...

M. de la Ville-Haudry voit peu son gendre... Il s'en prend à lui de la mort de Sarah, qu'il adore par-delà le tombeau.

-- Elle a été calomniée !... dit-il parfois en pleurant.

Il est le seul à pouvoir le penser. Et pourtant il se trouve des gens qui seraient ravis de réveiller les infamies jadis répandues par Sarah pour perdre Mlle Henriette.

-- Certes, disent-ils, Mme Champcey est charmante, mais il paraît qu'autrefois...

Ceux-là feront bien de toujours se tenir hors de la portée du bras de Daniel et de son fidèle Lefloch.

FIN

Notes

[1] Dans «Les esclaves de Paris» du même auteur.

[2] Tire-veille : corde servant de rampe à l'escalier d'un navire.