La dégringolade, tome 2 : édition ELTeC Gaboriau, Émile (-) 103994

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Ebookslibres, 2011. , , . , , . Feuilleton, 1872; volume, 1873. 1872 , , .

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TROISIÈME PARTIE - RAYMOND
I

... Ce fut, pour Mme Delorge et pour Mme Cornevin, un beau jour et un jour glorieux, que celui où, appuyées l'une sur l'autre, et contemplant leurs fils, elles purent se dire :

-- Notre tâche est remplie et nous pouvons attendre en paix l'heure de la justice. À nos fils désormais la lutte et la peine. Nous pouvons mourir, l'œuvre sacrée que nous avions entreprise sera poursuivie sans relâche par des bras plus robustes que les nôtres...

Et certes, leur orgueil et leur confiance étaient légitimes : elles avaient fait des hommes...

Onze années s'étaient écoulées depuis la sanglante catastrophe de l'Élysée. On était à la fin de 1863.

Raymond Delorge et Léon Cornevin, admis à l'École polytechnique ensemble, venaient d'en sortir.

Et leur situation, ils ne la devaient bien qu'à eux-mêmes. Jamais les démarches d'un protecteur ne leur avaient aplani un obstacle.

Il y a plus : à deux ou trois reprises ils avaient trouvé des difficultés là où leurs camarades n'en trouvaient pas.

Mais aussi, ils s'étaient tenus parole ; ils avaient travaillé avec cette persévérance obstinée qu'on ne connaît guère à seize ans, et leurs études n'avaient été qu'une longue suite de succès.

C'est qu'aussi ces deux noms de Delorge et de Cornevin, qu'on retrouvait chaque année associés aux triomphes du grand concours, avaient fini par frapper les rares Parisiens qui connaissent leur histoire contemporaine et qui ont de la mémoire.

Si le nom de Cornevin leur était inconnu, celui de Delorge faisait tressaillir en eux de sinistres souvenirs.

-- Delorge !... disaient-ils, nous avons certainement entendu prononcer ce nom... Attendez donc... N'est-ce pas ainsi que s'appelait le général dont la mort mystérieuse passa inaperçue au milieu des terribles émotions du coup d'État, et qui avait été tué en duel, à ce qu'on prétendit, par M. de Combelaine ?

Ni Léon, ni Raymond d'ailleurs, en dépit des prudentes recommandations de Mme Delorge, n'avaient été parfaitement discrets.

Ils avaient eu de ces amitiés comme on n'en a qu'au collège, amitiés sincères et confiantes, qu'on croirait trahir si on gardait un secret.

Ils n'avaient pu s'empêcher de dire leur passé, d'affirmer leur haine présente, de parler de leur soif de vengeance, de laisser entrevoir leurs espérances pour l'avenir.

Et les amis à qui ils s'étaient confiés avaient rapporté à leurs parents la dramatique histoire de leurs camarades...

Si bien qu'en 1859, à la distribution des prix du grand concours, le prix d'honneur, remporté par Raymond, avait été le prétexte d'une manifestation bruyante qui avait failli tourner à l'émeute.

Les élèves s'étaient levés en tumulte, battant des mains, agitant leurs képis et criant à pleine gorge :

Vive Delorge !... Vive le fils du général Delorge !...

Et cela avec une telle insistance, que S. E. M. le ministre de l'instruction publique qui présidait la solennité, était devenu aussi blanc que sa cravate.

« Cette manifestation est à la fois affligeante et grotesque, écrivait le lendemain un des augures officieux du Constitutionnel , et si nous avions l'honneur de gouverner le lycée auquel appartient le jeune Delorge, nous prierions ce précoce perturbateur et ses amis d'aller continuer leurs études ailleurs. »

Mais le lendemain aussi, le rédacteur en chef d'un journal de l'opposition se présenta chez Mme Delorge, la priant de vouloir bien lui dire tout ce qu'elle savait des circonstances de la mort de son mari.

Il se proposait de faire de la mort du général le prétexte d'une agitation qui serait, disait-il, très utile à la cause de la liberté, et dont le résultat serait, en tout cas, de provoquer une enquête...

M. Ducoudray, qui assistait à cette entrevue, avait toutes les peines du monde à dissimuler sa satisfaction.

-- Fameuse affaire !... souffla-t-il à l'oreille de Mme Delorge.

Tel ne fut pas l'avis de la noble et courageuse femme.

Il lui parut que ce serait une profanation que de livrer la pure mémoire de son mari à des discussions enragées et à des polémiques sans fin. Elle frémit à cette idée de voir la tombe de l'homme qu'elle avait tant aimé devenir la tribune de toutes les ambitions, le théâtre de scènes scandaleuses, le champ de bataille des partis.

Elle conjura donc le journaliste de renoncer à son idée.

-- Laissons, monsieur, lui dit-elle, laissons les morts dormir en paix leur éternel sommeil.

Raymond n'avait point goûté cette façon de voir. À un âge où on est si facile aux illusions, exalté par l'éducation qu'il avait reçue, peut-être n'était-il pas loin de se croire un personnage...

Ce fut Léon, son ami, le confident de ses plus secrètes pensées, qui le ramena à la raison, qui lui fit comprendre qu'ils n'étaient que deux enfants encore.

Ils reprirent donc leurs études, et avec tant d'assiduité et de bonheur, qu'ils sortirent de l'École polytechnique, Léon avec le numéro 3, Raymond avec le numéro 9.

Ils avaient alors vingt ans, mais le malheur les avait vieillis avant l'âge, et ils avaient déjà le caractère qu'ils devaient garder.

Grand, large d'épaules, d'une force herculéenne comme son père, très blond avec des yeux d'un bleu pâle, Léon Cornevin avait la raideur et le flegme d'un Anglais.

Très capable d'une folie, il était de ceux qui règlent jusqu'à leurs actes de démence et qui les accomplissent jusqu'au bout avec un calme imperturbable, froidement et méthodiquement.

Tout autre était Raymond.

Remarquablement bien de sa personne, grand, élancé, très brun avec un teint d'une pâleur mate, il avait toutes les séductions de l'homme du Midi, des flammes plein ses grands yeux noirs, et cette parole vibrante qui remue les foules.

Il était l'enthousiasme même, capable de prodigieux élans, mais prompt à se décourager. Son intelligence vive et nette concevait les plus audacieux projets, les réglait sagement, les lançait bien... Seulement, au premier échec, il perdait la tête. Devant un obstacle que l'obstiné Léon eût usé avec ses ongles, il s'asseyait désespéré.

Jean Cornevin l'avait bien défini.

-- Raymond, disait-il, a le courage d'un héros, les nerfs d'une femme, et la sensibilité d'un enfant.

Il avait autre chose encore, une timidité incroyable, ridicule, absurde, qui souvent, lorsqu'il prenait sur lui de la surmonter, le poussait aux actes les plus contraires à son caractère et à sa volonté.

Près de ces deux jeunes hommes, remarquables à titre divers, Jean, le second fils de Mme Cornevin, faisait contraste.

Il n'avait pas fait de brillantes études, lui... À dix-sept ans, fatigué du joug du lycée, il avait déclaré qu'il en avait assez, et depuis, en effet, il peignait et il dessinait...

Petit, fluet, très brun, assez laid, mais l'œil pétillant d'esprit, Jean Cornevin dissimulait sous une insouciance affectée et sous le débraillé de ses façons une intelligence très vive, des aptitudes remarquables, une finesse extrême et une grande ambition.

Prompt à saisir les ridicules, et ayant le mot impitoyable, il avait coutume de dire qu'il arriverait par ses ennemis...

Mais cette diversité si grande d'humeur, de tempérament et d'idées n'empêchait pas ces jeunes hommes de s'aimer comme rarement s'aiment des frères.

Un lien les unissait, plus puissant et plus indissoluble que ceux de la famille et du sang : la communauté du malheur et de la haine.

Ils pouvaient se trouver en désaccord, quand ils discutaient les moyens d'atteindre leur but, mais leur but était le même, et immuable : obtenir justice des misérables qui avaient frappé leurs pères, le général Delorge et le pauvre palefrenier Cornevin.

Seulement, que tenter ?

Tandis que le chevaleresque Raymond Delorge s'écriait : -- C'est au grand jour, et en plein soleil que je combats mes ennemis !...

Pendant que le froid et méthodique Léon répétait : -- Sachons attendre, sachons guetter cette occasion propice qui ne fait jamais défaut aux hommes patients !...

Jean, incapable de modération et tout brûlant de colère, disait :

-- Que me parles-tu de lutter au grand soleil, Raymond ! N'est-ce pas dans l'ombre, lâchement, que nos pères ont été frappés ?... Avec de tels ennemis, il n'est pas de nuit trop obscure ni d'armes déloyales. Je m'associerais à des forçats, s'il le fallait, pour les atteindre sûrement. Et toi, Léon, que me parles-tu de patienter ? Attendre, c'est laisser ces misérables jouir en paix de leur crime !...

C'était si bien son opinion que dès l'âge de dix-huit ans il s'était trouvé compromis dans ce fameux complot du bois de Boulogne, dont la découverte envoya trente-sept accusés sur les bancs de la Cour d'assises et une douzaine de condamnés à Lambessa.

Ce qui rendait la situation de Jean Cornevin très mauvaise, c'est qu'une perquisition, opérée à son domicile, avait livré à la police toute une série de charges intitulées : le Panthéon du second Empire , « dont la méchanceté, disait le commissaire de police dans son rapport, m'a fait frémir d'indignation ».

Cependant, d'actives démarches de Me Roberjot tirèrent de ce guêpier le précoce conspirateur.

-- Vois-tu où mène la précipitation ? lui disait son frère, lorsqu'il sortit un peu penaud de la Conciergerie, où il avait été détenu trois semaines. Te voilà signalé et nous aussi, par la même occasion, au zèle investigateur de la police ; toutes nos démarches vont être épiées...

Puis avec quels gens conspirais-tu ! insistait Raymond. Avec des mouchards et avec des drôles ou des imbéciles, dont la politique est à coup sûr la moindre préoccupation.

-- Ce qui est d'autant plus niais, continuait Léon, que l'Empire, ayant atteint son apogée, ne peut plus que descendre.

Dire cela était hardi, sinon prématuré à cette époque.

Ils étaient encore bien rares, les esprits perspicaces qui, sous l'apparence des prospérités inouïes du règne de Napoléon III, discernaient des symptômes de dissolution.

L'excès même de la prospérité matérielle devait être une cause de ruine.

Car ce n'est pas en vain qu'on surexcite toutes les passions grossières, les convoitises brutales, les appétits sensuels et la soif de l'or.

Léon, observateur attentif, avait pu voir le gouvernement trahir l'embarras que lui causait la cupidité de certains zélés de Décembre, dont il ne savait comment se débarrasser.

Il avait vu le ministre de l'intérieur, M. Billaud, écrire au préfet de police cette lettre fameuse où il lui signalait « certains individus qui, en se vantant d'une influence qu'ils n'ont pas, ont réussi à en faire un véritable commerce et prélèvent une dîme sur tous les soumissionnaires des grandes entreprises ».

Dame ! elle avait fait causer, cette lettre.

-- Connaissez-vous ces « certains individus » ? se demandait-on en ricanant.

N'avait-on pas vu aussi le ministre de la guerre lancer une circulaire « à la seule fin d'empêcher les officiers de l'armée de s'adresser trop souvent à l'empereur pour lui demander de l'argent ?... »

-- Est-ce possible !... s'était-on dit dans le public. Où trouver le désintéressement, s'il déserte l'armée !...

L'empereur n'était pas sans apercevoir le danger.

Ponsard ayant fait représenter sa comédie : la Bourse, au Théâtre-Français, l'empereur lui écrivit pour le féliciter de réagir de toute la force de son talent contre la funeste passion du jeu.

M. Oscar de Vallée, au lendemain de la publication de son livre : les Manieurs d'argent, reçut les mêmes félicitations.

Mais que pouvaient une comédie, un livre et deux lettres impériales, contre la fureur, contre le besoin presque de spéculation ?

Beaucoup spéculaient, qui n'avaient que ce moyen de soutenir le train de leur maison.

Le prix de tout allait croissant.

Les immenses abatis de maisons, où M. Verdale et ses amis gagnaient des sommes énormes, occasionnaient sur les loyers une hausse prodigieuse.

Le Moniteur ne cessait de répéter que le nombre des maisons construites dépassait de beaucoup le nombre des maisons démolies...

Et c'était fort possible.

Seulement, comme les propriétaires ne bâtissaient plus que des palais, divisés en appartements immenses, les gens à petite fortune ne savaient plus où se caser, et se voyaient réduits à dépenser à leur loyer non plus le dixième, mais le sixième et même le quart de leur revenu.

Il est vrai que Paris devenait une sorte de caravansérail où accouraient de tous les points du globe les altérés de jouissances grossières, ceux qui avaient beaucoup d'argent à dépenser, ceux qui voulaient en gagner par n'importe quels moyens.

Il est positif que les théâtres, les bals, les restaurants où l'on soupe la nuit et les cafés ne désemplissaient pas.

Il est sûr que des légions de demoiselles à chignons jaunes et à toilettes impudentes envahissaient les boulevards et les rendaient impraticables aux honnêtes femmes.

Il est certain que le retour de certaines courses, de celles de Vincennes, par exemple, où se suivaient au triple galop des voitures pleines de jeunes gens et de femmes exaltées par le champagne, était un superbe défi à la population des faubourgs.

Tout le monde sait que le lord Holland écrivait dans le Times :

-- Paris est la ville de l'univers où on s'amuse le mieux.

Les clairvoyants disaient :

-- C'est très beau, c'est assurément très honorable pour nous, mais c'est par là que nous périrons.

D'un autre côté, par Me Roberjot qui s'exprimait librement devant eux, Raymond Delorge et Léon Cornevin savaient bien que les vaincus du coup d'État s'étaient remis depuis longtemps de leur première stupeur et guettaient avidement l'occasion d'une revanche.

Et cette revanche eût été proche, peut-être, sans les instincts pervers, les malsaines ambitions et les théories absurdes que révélaient certains procès, celui de la Marianne, par exemple, ou celui de la Commune révolutionnaire .

Par la peur, l'Empire tenait encore quantité de gens, qui tout en l'exécrant ne pouvaient s'empêcher de dire :

-- Mieux vaut encore le grand sabre de Napoléon III que le poignard de ces ennemis de la propriété et de la famille.

Il est vrai que la jeune génération, celle de Raymond et des fils Cornevin, s'irritait de cette prudence.

La jeunesse sifflait les cours de Sainte-Beuve au retour de l'enterrement de Lamennais.

Cent mille personnes suivaient le convoi de Béranger, tout en sachant bien qu'il avait été le barde du premier Empire au temps où libéralisme et bonapartisme rimaient, tout en sachant bien qu'il avait plus fait pour la popularité de Napoléon Ier que tous les panégyristes ensemble, avec un seul refrain : « Parlez-nous de lui, grand'mère... Grand'mère, parlez-nous de lui !... »

Pas un cri, cependant, ne troubla la funèbre cérémonie...

Dix ou douze écervelés essayèrent bien de forcer les portes du cimetière que la police avait cru devoir tenir fermées, ils furent aussitôt arrêtés...

Jean Cornevin, que le tumulte attirait comme la lumière les papillons, en était, et son frère et Raymond durent aller, le soir, le réclamer au poste, où il avait été consigné.

Mais on ne leur rendit pas le prisonnier. Et cette fois toutes les démarches de Me Roberjot ne l'empêchèrent pas de passer en police correctionnelle, et d'y attraper un mois de prison...

La mort de Cavaignac, arrivée peut de temps après, passa presque inaperçue.

C'est dans sa propriété d'Ourne, au fond de la Sarthe, que s'éteignit ce grand citoyen qui avait poussé aussi loin que pas un la fierté et le désintéressement...

Il fut enterré au cimetière Montmartre, dans le même caveau que son frère Godefroi. Il n'y eut pas de discours prononcé. Le gouvernement confisqua son oraison funèbre, comme il avait confisqué celle de Lamennais, de Marrast et de Béranger.

Bien avant cette époque, cependant, Raymond Delorge avait mis à exécution un projet longtemps caressé dans le secret de ses pensées.

Le lendemain du jour où il avait eu vingt et un ans, il était allé trouver ses amis, Léon et Jean Cornevin, et, d'un ton solennel qui ne lui était pas habituel :

-- Je viens, leur avait-il dit, réclamer de votre amitié un grand service, et, quoi qu'il advienne, je vous demande le secret. J'ai résolu de me battre en duel avec M. de Combelaine, et je vous prie d'être mes témoins...

Léon Cornevin avait bondi à cette déclaration.

Raymond s'attendait à quelque réponse de ce genre.

-- Raisonnable ou insensé, mon parti est pris.

-- Et si nous refusions ?...

Tristement, Raymond hocha la tête, et d'un accent d'inébranlable détermination :

-- Je le regretterais, mais je chercherais et je trouverais des amis moins dévoués, mais aussi moins... raisonnables que vous.

Étant donné le caractère de Raymond Delorge, il était manifeste que rien ne le ferait renoncer à son dessein.

Si quelque chose eût pu l'ébranler, c'eût été, bien plus que les objections du froid et méthodique Léon, le silence significatif de Jean, l'esprit aventureux par excellence, et l'homme des résolutions extrêmes.

Tout en comprenant fort bien cela, Léon ne se tenait pas pour battu.

-- Admettons, reprit-il, que nous nous chargions de la mission que tu veux nous confier, mon cher Raymond, que dirons-nous à M. de Combelaine ?

-- Qu'il faut que nous nous battions...

Jean lui-même haussa les épaules.

-- À quel propos ? demanda-t-il. Pourquoi ? Sous quel prétexte ?...

Un flot de sang monta aux joues de Raymond, et les poings crispés par la colère :

-- Quoi !... s'écria-t-il, ce misérable n'a-t-il plus assassiné mon père ?...

Léon l'interrompit.

-- C'est très vrai, prononça-t-il froidement. Seulement ce misérable nie. N'existe-t-il pas une ordonnance de non-lieu, qui déclare que M. de Combelaine est innocent et que le général Delorge a succombé dans un combat loyal ?...

-- Qu'est-ce que cela prouve ?

-- Que M. de Combelaine refusera ton cartel.

-- Non, parce qu'il est brave ou plutôt parce qu'il se fie à son adresse et à son sang-froid de spadassin... Non, parce que, si je le hais, il doit être las de me craindre, et qu'il ne sera pas fâché, ayant tué le père, de trouver une occasion de se débarrasser honnêtement du fils...

-- Et s'il refuse, cependant ?

-- Vous lui direz qu'il est des moyens d'obliger les lâches à se battre...

-- Et s'il s'obstine à refuser ?

-- Alors, soyez tranquilles, j'aurai recours à ces moyens.

Léon Cornevin allait sans doute répliquer. Jean lui coupa la parole.

L'entêtement de Raymond l'impatientait.

-- Et tu prétends que je suis un écervelé compromettant, s'écria-t-il ; qu'es-tu donc, toi ?... Pour t'imaginer que M. de Combelaine te suivra sur le terrain, il faut que tu aies perdu la tête. Autrefois, c'est vrai, quand il n'avait ni sou ni maille, pour un oui ou pour un non, il vous mettait l'épée à la main. Maintenant qu'il a de l'argent, beaucoup, tant qu'il en veut, ce doit être une autre paire de manches. Comment ! voilà un gredin qui mène la plus heureuse existence du monde, et tu te figures qu'il va risquer, comme cela, de faire trouer sa précieuse peau par le premier venu ?... Pas si bête !...

C'est de l'air résigné d'un homme qui subit une averse que Raymond écoutait les remontrances de Jean.

Et lorsqu'il eut achevé :

-- Je suis venu, prononça-t-il, vous demander un service et non des conseils. Voulez-vous être mes témoins ? Si oui, convenons de nos faits. Si non, adieu. Dans une heure, j'en aurai trouvé d'autres...

À la dérobée, les deux frères se consultaient du regard.

Eux refusant, Raymond, ainsi qu'il les en menaçait, ne s'adresserait-il pas à des étrangers, et ne valait-il pas mieux qu'il les eût pour seconds que des inconnus, qui par indifférence, par sottise ou par méchanceté se prêteraient aux pires extravagances !...

-- C'est convenu, dit Jean Cornevin, nous serons tes témoins.

Les traits contractés de Raymond se détendirent.

-- Ah ! merci !... s'écria-t-il, merci ! Je savais bien que je pouvais compter sur vous.

Mais la chaleur des protestations ne fondit pas la réserve glacée de ses amis.

-- Oh ! ne nous remercie pas, interrompit brusquement Léon, car c'est bien à contre cœur que nous nous embarquons dans cette affaire. Donne-nous tes instructions, nous nous y conformerons.

Raymond en était arrivé à ses fins, il souriait.

-- Mes instructions sont bien simples, dit-il. Je veux me battre avec M. de Combelaine. Qu'il choisisse les armes, le mode de combat, le lieu et l'heure, peu m'importe. Que je l'aie en face de moi, voilà tout ce que je demande. Du reste, rassurez-vous. S'il est de première force à toutes les armes, je ne suis pas manchot, vous le savez, et je lui réserve une désagréable surprise...

Les deux frères ne firent aucune objection. N'ayant pu éviter l'affaire, les détails leur importaient peu.

-- C'est bien, répondirent-ils, demain matin nous irons chez ton homme. Viens nous attendre ici...

Et le lendemain, en effet, sur les neuf heures, ils se mettaient en route.

II

C'est rue du Cirque que demeurait M. de Combelaine, dans un petit hôtel tout neuf, qu'il devait à la munificence impériale, en échange, disait la chronique scandaleuse, de quelques-uns de ces services dont on ne se vante pas.

Rien de vulgaire dans cette habitation, chef-d'œuvre de M. Verdale.

L'hôtel s'élevait au milieu d'une cour sablée, et on y arrivait par un large perron protégé par une marquise et orné de chaque côté de grands vases de faïence remplis de plantes exotiques.

À droite et à gauche, étaient les communs ; les écuries, où huit chevaux de prix mangeaient leur avoine dans des mangeoires de marbre, et les remises, où on apercevait par la porte entrouverte plusieurs voitures de formes différentes, sous leurs housses de toile verte.

-- Peste !... grommela Jean Cornevin, l'empereur loge bien ses amis !

Devant la grille, un gros homme à figure joviale, le concierge, fumait son cigare... un pur londrès.

-- M. le comte reçoit, dit-il aux deux jeunes gens, vous pouvez entrer...

Dans le vestibule, pavé de marbre et tout doré, un valet de pied en livrée éclatante reçut Jean et Léon, prit leur carte en disant qu'il allait la remettre à M. le comte, et les fit entrer dans une antichambre en les priant d'attendre.

Trois messieurs s'y trouvaient déjà lorsque Jean et Léon entrèrent.

Debout dans l'embrasure de la fenêtre, ils causaient, et leur conversation les absorbait si fort qu'ils ne parurent pas remarquer qu'ils n'étaient plus seuls.

-- Ainsi, continuait l'un, vous lui livrez encore cette voiture...

Puis-je faire autrement ? soupirait l'autre. Ne suis-je pas trop engagé pour reculer ? Savez-vous qu'il me doit plus de cinquante mille francs ?...

-- Comment, diable ! aussi, interrompit le troisième, êtes-vous assez fou pour faire un pareil crédit !...

-- Pardon !... il vous doit bien vingt mille francs, à vous.

-- C'est vrai, mais je viens lui signifier qu'il me faut un fort acompte...

-- Et s'il ne vous le donne pas ?...

-- Je suspends les fournitures, et... en avant le papier timbré !...

-- Et après ?...

-- Après !... j'obtiens un jugement, et je fais saisir.

-- Quoi ?

-- Tout, parbleu !... l'hôtel, le mobilier, les chevaux, vos voitures, mon cher, et tous les traitements...

Les deux autres éclatèrent de rire, mais d'un rire si franc que l'homme au papier timbré en demeura tout déconfit.

-- C'est donc bien drôle, ce que je dis ! fit-il d'un ton vexé.

-- Ma foi, oui, répondit le carrossier.

-- Et pourquoi, s'il vous plaît ?

-- Parce que, mon cher, vous ne vous êtes pas levé assez matin pour M. de Combelaine et que, si vous lui envoyez du papier timbré, vous en serez pour vos frais. Ne vous dérangez pas. Ses traitements sont à l'abri de vos huissiers, son mobilier est au tapissier, et ses chevaux sont au nom de son valet de chambre...

-- Reste l'hôtel...

-- Oui, mais vermoulu d'hypothèques... L'empereur ne le lui avait pas encore donné que M. de Combelaine avait déjà emprunté dessus...

Immobiles sur leurs banquettes, Jean et Léon retenaient leur souffle, tant ils craignaient de trahir leur présence et d'interrompre cette instructive conversation.

L'homme au papier timbré semblait consterné.

-- Ah çà, fit-il, M. de Combelaine est donc très gêné ?

-- Ruiné ! mon bon, à plat, comme toujours.

-- Cependant il se fait une centaine de mille francs par an, avec ses traitements.

-- Dites cent cinquante mille.

-- Il est de deux ou trois entreprises...

-- Pardon, de sept ou huit.

-- Qui lui rapportent au moins autant.

-- Mettons le double, et n'en parlons plus...

-- Et il est ruiné !...

-- À ce point que ses domestiques n'ont pas d'autres gages que l'argent qu'ils lui volent. Il est vrai qu'ils n'y vont pas de main morte. Vous, qui êtes bijoutier, faites cadeau d'une bague à M. Léonard, son valet de chambre, et il vous en apprendra de belles !...

À tout autre moment, Jean et Léon n'eussent pu s'empêcher de rire de l'ahurissement du bijoutier.

-- Cet homme-là est donc un gouffre !... s'écria-t-il.

-- Vous avez dit le mot.

-- Que fait-il de son argent ?

-- Il le dépense, parbleu !...

-- À quoi !... puisqu'il ne paye rien ?...

-- Et le jeu, mon cher, et les femmes, et les soupers, et les paris aux courses, et les fêtes, et les chasses, et les voyages, croyez-vous que tout cela ne coûte rien ?

Mais ils s'interrompirent brusquement. Un valet de chambre, M. Léonard lui-même, venait d'apparaître à la porte qui conduisait à l'intérieur des appartements. Il s'avança jusqu'aux témoins de Raymond, et, s'inclinant :

-- M. le comte de Combelaine, dit-il, attend ces messieurs dans son cabinet...

M. de Combelaine était peut-être aussi bas percé que le disaient ses fournisseurs ; en tout cas il n'y paraissait guère à ses appartements, où éclatait le luxe brutal du second Empire, luxe de parvenu pressé de jouir et préoccupé d'éblouir.

Voilà ce qu'auraient pu remarquer Jean et Léon Cornevin en traversant, à la suite du valet de chambre, une salle à manger ridiculement décorée et un vaste salon doré sur toutes les moulures.

Mais, pour ne rien voir, ils étaient trop émus de cette idée qu'ils allaient se trouver en face du meurtrier de leur père.

Et le cœur leur battit lorsque le domestique, ouvrant une porte, annonça :

-- Messieurs Cornevin.

Ils étaient dans le cabinet de travail, c'est-à-dire dans le fumoir du comte, dans cette pièce intime de chaque maison où se trahissent les goûts et les habitudes du maître.

On n'y voyait guère de livres ni de papiers, mais quantité d'armes de tous les temps et de tous les pays, des fusils et des sabres, des armures, des épées de combat et des fleurets mouchetés.

Sur la table qui servait de bureau se voyaient cinq ou six revolvers de différents systèmes, attendant que le maître eût le temps de les essayer et se prononçât sur leur valeur respective.

Près de cette table, M. de Combelaine, vêtu d'un élégant costume du matin, était assis ou plutôt couché dans un immense fauteuil.

Il s'était appliqué et avait réussi à se faire un masque nouveau, approprié aux circonstances et à sa nouvelle situation.

Et les spectateurs qui le sifflaient à Bruxelles, lorsqu'il y jouait la comédie, ne l'eussent pas reconnu, avec ses cheveux ramenés aux tempes, ses moustaches outrageusement cirées, son œil morne et sa physionomie impassible.

C'était une fureur, alors. C'était à qui copierait le maître. C'était à qui éteindrait son regard, empèserait sa barbe, pétrifierait son visage et laisserait tomber de ses lèvres des paroles rares et sans expression.

Si bien que, dans les ministères et dans les salons officiels, on ne rencontrait plus que des décalques plus ou moins réussis de celui que le plus rusé des Italiens avait surnommé Taciturne III...

À la vue des deux jeunes gens, cependant, M. de Combelaine s'était levé, et, leur montrant des sièges :

-- Veuillez vous asseoir, messieurs, dit-il.

Mais ils ne bougèrent pas, et, presque en même temps :

-- Nous resterons debout, s'il vous plaît, monsieur, prononcèrent-ils...

Leur conviction était que le comte allait feindre de ne pas connaître leur nom, et que cela éviterait une explication difficile. Erreur !...

-- Messieurs, reprit-il, lors des événements de Décembre, un homme a disparu qui s'appelait Laurent Cornevin ; seriez-vous ses parents ?...

-- Nous sommes ses fils, répondit Léon.

-- Excusez ma question, messieurs. Laurent Cornevin remplissait à l'Élysée un emploi assez humble.

-- Il était palefrenier...

-- Tandis que vous, messieurs...

-- Nous, interrompit Jean d'une voix rauque, nous devions crever de misère, et ceux qui avaient... supprimé le père devaient croire que la faim les débarrasserait des fils. Dieu en a décidé autrement. Nous avons trouvé des amis qui nous ont fait ce que nous sommes...

C'est sans la plus légère apparence d'émotion que M. de Combelaine s'inclina.

-- Je conçois votre irritation, monsieur, dit-il, lorsque vous parlez de votre père. Sa disparition a été un de ces accidents affreux comme il ne s'en voit que trop dans les temps de discordes civiles...

-- Oh ! un accident !... fit Jean.

Le comte ne sembla pas l'entendre.

-- Certes, poursuivit-il, la famille de cet infortuné a été cruellement frappée... Mais moi, j'ai été atteint du même coup. Cette mystérieuse disparition a permis de faire planer sur moi des soupçons odieux que n'a pas dissipés complètement un arrêt solennel de la justice... Mes ennemis ont osé insinuer que Laurent Cornevin avait été témoin d'un crime...

Le sang commençait à affluer au cerveau de Jean.

-- Nous ne venons pas vous demander compte de la mort de notre père ! interrompit-il brutalement.

M. de Combelaine ne sourcilla pas.

-- C'est que ce serait fort naturel, prononça-t-il, après les propos détestables qui ont circulé. Mais alors je vous répondrais que tout ce que j'ai d'influence et de crédit, je l'ai mis en branle pour retrouver votre père. Oui, tout ce qu'il est humainement possible de faire, je l'ai fait... inutilement, hélas ! et il me serait aisé d'en administrer la preuve...

Léon essayait de répliquer ; il l'arrêta d'un geste, et, plus vivement :

-- Permettez : on m'attaque, je me défends... Combien était désastreuse la situation de la femme Cornevin, je le savais. J'étais exactement renseigné par une personne qui est la sœur de votre mère, votre tante, par conséquent, et à qui j'ai voué une amitié toute particulière, Mme Flora Misri. Mais pouvais-je venir en aide ouvertement à une infortune si digne d'intérêt ? Non. C'eût été faire la part trop belle à mes ennemis. Je chargeai donc Flora de secourir sa sœur. Mme Cornevin repoussa fièrement toutes les avances. Est-ce ma faute ? Et si vous doutiez de mon bon vouloir à l'égard de votre famille, je vous rappellerais que c'est grâce à mon influence que M. et Mme Cochard, votre grand-père et votre grand'mère, ont obtenu l'un une place, l'autre un bureau de tabac, qui les met à l'abri du besoin... Je vous rappellerais que j'ai fait obtenir à un des frères de votre mère une sinécure fort lucrative...

Mais Jean Cornevin n'en put supporter davantage.

Des soufflets l'eussent moins transporté de fureur que cette énumération d'une parenté dont il avait horreur.

-- Oh ! assez, interrompit-il d'un ton menaçant. Je vous l'ai dit, ce n'est pas pour nous que nous sommes ici... Nous vous sommes envoyés par notre meilleur ami, par notre frère, Raymond, le fils du général Delorge.

Si cuirassé d'impudence que fût M. de Combelaine, il tressaillit visiblement.

-- Et... que veut-il de moi ? interrogea-t-il.

-- Raymond Delorge veut venger son père, monsieur, s'écria Jean. Il veut se battre avec vous !...

M. de Combelaine était beaucoup trop intelligent pour ne pas s'être attendu et préparé à quelque chose de pareil.

Cependant, si son visage demeurait impénétrable, il était fort pâle et ses lèvres tremblaient. Il s'était imposé un rôle, et, comme tous les hommes très violents, il se défiait de lui.

Après un moment de silence :

-- Je ne saurais, dit-il, blâmer la démarche de M. Raymond Delorge ; à sa place j'agirais comme lui. Mais moi, je ne puis accepter la rencontre qu'il me propose...

-- Cependant, monsieur...

-- Je déclare qu'un duel entre nous est impossible, interrompit impérieusement le comte. Oui, c'est vrai, j'ai tué le général Delorge, mais à mon corps défendant, car je l'aimais, et seulement après avoir été, à plusieurs reprises, provoqué, menacé, outragé par lui... Et vous voudriez qu'après avoir eu cet immense malheur de tuer le père, je m'expose à tuer le fils !... Non ! à aucun prix. Au lendemain du duel déplorable du jardin de l'Élysée, j'ai fait le serment de ne plus me battre jamais... Je le tiendrai, quoi qu'il arrive.

-- C'est prudent, quand on a beaucoup à perdre, gronda Jean Cornevin.

Ah ! il fallait que M. de Combelaine se fût fait aussi le serment de rester calme, car il ne broncha pas.

-- Je vous ai dit mon dernier mot, messieurs, fit-il.

Mais Léon n'était pas intervenu encore :

-- Je n'insisterai pas davantage, monsieur, prononça-t-il d'un ton glacé ; seulement, il est de mon devoir de vous avertir des suites de votre refus...

-- Ah !...

-- Raymond est décidé à tout pour obtenir une satisfaction à laquelle il croit avoir droit...

-- Monsieur...

-- Il ne reculera devant aucune extrémité pour vous contraindre à la lui accorder, et, s'il faut recourir à la violence...

-- Ah !... pas un mot de plus, monsieur, s'écria M. de Combelaine d'une voix étranglée, pas un mot de plus !...

Il s'était dressé d'un bond, frémissant de colère, la face empourprée, l'œil flamboyant, et sa main serrait d'une étreinte convulsive un des revolvers placés sur la table...

L'ancien Combelaine, celui des tripots de Londres, celui qui, jadis, moyennant finance, prenait les duels à son compte, reparaissait.

-- Vous ne savez donc pas quel homme je suis ? continua-t-il. Vous ne savez donc pas qu'un homme qui, jadis, m'eût parlé comme vous venez de le faire, ne serait pas sorti vivant de chez moi !...

-- Devions-nous donc vous laisser ignorer les intentions de notre client ? demanda tranquillement Léon Cornevin.

M. de Combelaine eut un geste terrible.

-- Eh bien ! moi, s'écria-t-il, au premier soupçon de violence de Raymond Delorge, je vous déclare...

Il s'arrêta court.

-- Quoi ?... insista Léon.

Mais une réflexion, plus rapide que l'éclair, venait de traverser l'esprit du comte.

-- Rien ! répondit-il, rien !

Grâce à un effort véritablement surhumain, il parvenait à se maîtriser.

Il lâcha le revolver qu'il tenait, il se rassit, et, d'un ton presque calme, bien que sa voix tremblât encore :

-- Cette affaire est trop grave, prononça-t-il, pour que je prenne une résolution définitive sans consulter... M. Delorge m'accordera bien vingt-quatre heures.

-- Assurément.

-- Alors, messieurs, veuillez me laisser votre adresse... Après-demain, avant midi, un de mes amis se présentera chez vous pour vous apprendre ce que nous aurons décidé...

C'est mécontents d'eux-mêmes, le cœur serré et l'esprit tourmenté de vagues appréhensions, que les deux frères quittèrent cet hôtel de la rue du Cirque, dont les splendeurs cachaient tant de misères honteuses.

Combien ils avaient eu tort d'accepter la mission dont les chargeait Raymond, ils ne l'avaient que trop compris aux premiers mots prononcés par M. de Combelaine. Cet homme, qui avait assassiné le père de leur ami, n'avait-il pas assassiné également leur père à eux ?

Aussi qu'était-il arrivé ?

Que M. de Combelaine, prompt à reconnaître la fausseté de leur situation, en avait usé avec la plus habile perfidie.

N'avait-il pas affecté de les confondre avec la famille de leur mère, avec cette famille si odieuse, hélas ! dont les fils grandissaient pour Mazas et les filles pour Saint-Lazare !...

Ne leur avait-il pas reproché ce qu'il avait fait pour les vieux Cochard ?...

Ne s'était-il pas en quelque sorte vanté d'avoir pour maîtresse la sœur de leur mère, leur tante, Flora Misri ! Quelle honte !

Et cependant, ils avaient été forcés d'endurer toutes ces révoltantes ironies, débitées d'un ton de tranquille impudence.

-- Ah ! le misérable !... s'écria Jean, lorsqu'ils eurent dépassé la grille, je lui en voudrais moins s'il eût fait feu sur nous tandis qu'il tenait son revolver !...

Léon Cornevin hochait tristement la tête.

-- Nous sommes des enfants, dit-il, et nous venons de faire une folie insigne. Quand on attaque une bête fauve, on doit être assez bien armé pour la tuer. Nous avons attaqué Combelaine et nous sommes sans armes. Cet homme nous avait oubliés, peut-être, nous venons de lui rappeler que nous existons et que nous pouvons devenir redoutables. Il ne se battra pas... mais notre imprudence nous coûtera plus cher qu'un coup d'épée.

Les deux jeunes gens savaient bien que Raymond devait être chez eux à cette heure, et que sans nul doute il attendait avec une anxiété poignante le résultat de leur démarche.

Mais les circonstances devenaient trop critiques, et ils se voyaient chargés d'une responsabilité trop lourde pour s'en remettre à leurs seules lumières.

Et après une courte délibération, et malgré le secret promis à Raymond, ils résolurent de prendre conseil de Me Roberjot.

L'avocat venait de se mettre à table quand on lui annonça les deux frères.

-- Venez-vous me demander à déjeuner, leur cria-t-il gaiement, ou maître Jean s'est-il encore fourré dans quelque guêpier ?...

Léon était trop embarrassé pour ne pas raconter fort exactement toute l'affaire, les instances de Raymond, sa station avec Jean dans le salon d'attente, la conversation des fournisseurs, la réception de M. de Combelaine, son refus, sa colère et enfin sa demande d'un délai de quarante-huit heures.

Et lorsqu'il eut terminé :

-- Que le diable vous emporte ! s'écria Me Roberjot, si violemment que Léon Cornevin en demeura tout interloqué.

-- Cependant, commença-t-il...

Mais l'avocat ne voulut pas l'écouter, et très vivement :

-- Que votre frère, poursuivit-il, que Jean, qui est un écervelé, c'est convenu, se fût laissé pousser à cette escapade, je le comprendrais ; mais vous, Léon, un garçon sensé, un méthodiste, un philosophe, un sage...

-- Eh ! monsieur, interrompit Jean, Raymond, à notre défaut, se serait adressé au premier venu...

-- Il fallait me faire prévenir, messieurs, je serais accouru... Et moi qui comprends l'amitié autrement que vous, j'aurais essayé de raisonner Raymond, et s'il n'avait pas voulu m'écouter, je l'aurais empoigné au collet, et je lui aurais dit : « Avant de te battre avec cet autre, il faudra d'abord te battre avec moi !... »

Il se montait tellement qu'il en oubliait de manger, et que, sa fourchette d'une main et son couteau de l'autre, il gesticulait comme s'il eût été à la tribune...

-- Quoi ! poursuivait-il, vous avez un ennemi mortel, vous le voyez au bord d'un abîme qui l'attire, où il va couler fatalement, et vous lui criez : Casse-cou !...

Lorsque Jean Cornevin, qui était un étourdi, avait fait quelque sottise, il le reconnaissait volontiers, et de la meilleure grâce du monde se laissait laver la tête.

Léon, qui était un homme froid et grave, n'avait pas cette bonhomie.

Il n'aimait pas à avoir tort. Il suffisait presque qu'on lui démontrât qu'il faisait une folie pour qu'il s'y obstinât.

-- Je ne vois pas, dit-il d'un ton un peu piqué, en quoi notre démarche a pu modifier la situation de M. de Combelaine.

Me Roberjot haussa les épaules.

-- Puisque vous ne savez pas voir, dit-il, écoutez. Voici dix ans, n'est-ce pas ? que M. de Combelaine exploite la situation inespérée que lui a faite le coup d'État. Voici dix ans qu'il cumule des traitements énormes, qu'il met à l'encan son influence et celle de ses amis, qu'il bat monnaie à la Bourse des secrets qu'on lui confie ou qu'il surprend, qu'il ne cesse de tirer à vue sur la cassette impériale... En est-il plus avancé ? Non. De tous les millions qui ont glissé entre ses mains, rien ne lui reste que le regret de ne les avoir plus, le désir enragé d'en avoir d'autres. Sa situation est ce qu'elle était la veille du 2 décembre. Je me trompe : elle est plus mauvaise, car il a dix années de plus, moins d'audace et des habitudes de dépense et de bien-être qu'il n'avait pas. Ses créanciers le tracassaient jadis pour quelques centaines de francs, ils le harcèlent aujourd'hui pour un demi-million...

-- Oh ! quand on a ses ressources ! murmura Léon Cornevin...

-- Mais il n'en a plus, répondit l'avocat, non, plus aucune. Tout s'épuise. Il ne trouverait plus aujourd'hui mille écus de son influence qui jadis lui valait des pots-de-vin de cent et de deux cent mille francs, tant il en a usé et abusé de toutes les façons, pour lui, pour ses maîtresses, pour le premier escroc venu qui avait la poche bien garnie. Pas un de ses amis ne lui prêterait cent louis, et il ne trouverait pas cent sous sur sa signature. Vous savez comment l'empereur répond à ses cris de détresse ? Par une aumône de dix mille francs tous les trois mois. Comment vivra-t-il, avec ses seuls traitements, lui qui ne pouvait pas joindre les deux bouts quand il avait le quintuple ! Il ne vivra pas, et il le sent si bien, qu'il parle de se marier...

-- Lui ?...

-- Pourquoi non ?... Vous ne lui donneriez pas votre fille si vous en aviez une, ni moi non plus, mais tout le monde n'est pas si dégoûté que nous...

-- Un tel homme !...

-- Ce tel homme, mon cher, donnera à sa femme le titre de comtesse, plus que contestable, c'est certain, mais pour le moment incontesté, et lui ouvrira les portes des Tuileries. Ce tel homme, si son beau-père n'est pas absolument taré, le fera décorer ; le fera nommer député ou peut-être sénateur, s'il n'est pas trop notoirement idiot.

Jean Cornevin ne pouvait s'empêcher de sourire.

-- Ce diable d'avocat se croit à la tribune, pensait-il.

Mais Léon ne riait pas, lui.

-- Cela étant, fit-il, comment M. de Combelaine, qu'une grosse dot remettrait à flot, ne se marie-t-il pas ?

-- Ah !... c'est ce que je me suis demandé longtemps, répondit Me Roberjot, avant de trouver une réponse satisfaisante. Mais je l'ai trouvée : il n'ose pas...

-- Oh !...

-- Il n'ose pas parce qu'il est une personne qui a des vues sur lui, qui se le réserve... Or, cette personne a pénétré si avant dans son existence et connaît tant et tant de ses secrets, qu'il ne peut pas s'en faire une ennemie sans risquer de se perdre... Il ne peut pas l'épouser, elle ; en épouser une autre, non...

-- Et cette personne...

-- Oh !... vous la connaissez, répondit l'avocat.

Et après une légère hésitation :

-- C'est Mme Flora Misri, répondit-il, Mme Flora qui, pendant que M. de Combelaine jetait l'argent par les fenêtres, le ramassait et thésaurisait. C'est une personne très prévoyante, malgré ses airs évaporés, et qui sait compter. De telle sorte que, si le comte est ruiné au point de ne savoir plus dans quelles eaux troubles pêcher vingt-cinq louis, Mme Flora est riche et trouverait un million et demi chez son notaire.

C'est avec une impatience manifeste, l'impatience de l'homme qui ne veut pas reconnaître ses torts, que Léon écoutait.

-- En tout ceci, fit-il, je ne vois pas quelle influence peut avoir notre démarche sur les déterminations de M. de Combelaine.

L'avocat sourit.

-- Oh ! l'entêté !... s'écria-t-il.

Puis très vite :

-- Résumons-nous, poursuivit-il. M. de Combelaine est au bout de son rouleau ; une dot le sauverait, mais il ne faut pas se marier à son gré et il ne veut pas épouser Mme Flora Misri. Que va-t-il faire ? À quel expédient va-t-il recourir ? Le temps presse, il ne peut plus attendre, il va peut-être se lancer dans quelque aventure périlleuse... Et c'est alors que vous vous chargez de lui rappeler le danger. C'est alors que vous lui criez en quelque sorte : « Prends garde, tes ennemis veillent... Que la main qui t'a protégé contre leur juste colère se retire, et tu es perdu ! »

Léon était obstiné, mais non cependant au point de nier l'évidence.

-- Excusez-moi, monsieur, dit-il à Me Roberjot, je n'avais pas vu si loin... Nous avons été plus fous encore que je ne le supposais... Mais maintenant, que faire ? Car c'est là ce que nous venions vous demander...

Ayant fini de déjeuner, Me Roberjot se leva.

-- Si j'étais libre, dit-il, je vous accompagnerais, mais je suis attendu, je dois prendre la parole aujourd'hui... Seulement, après-demain, j'irai chez vous pour recevoir l'envoyé de M. de Combelaine. Tâchez, d'ici-là, de faire entendre raison à Raymond...

C'était plus aisé à conseiller qu'à exécuter. En apprenant les réponses de M. de Combelaine, en apprenant surtout que ses amis étaient allés consulter Me Roberjot, Raymond Delorge entra dans une colère furieuse, disant que c'était épouvantable, que c'était à n'oser plus se confier à personne, puisqu'on était trahi par ses meilleurs amis.

Le surlendemain, cependant, lorsque l'avocat arriva, Raymond paraissait fort calme, soit qu'il eût réfléchi, pendant les quarante-huit heures qui venaient de s'écouler, soit que l'avocat lui imposât beaucoup plus qu'il ne voulait l'avouer.

-- Eh bien ! je suis exact, j'espère ! dit gaiement Me Roberjot. Est-on venu ?...

-- Pas encore, répondit Léon.

Et sans laisser à l'avocat le temps de répliquer, il l'entraîna jusqu'à une fenêtre ouverte, et bas et vivement :

-- Raymond m'inquiète, lui dit-il. Je le connais, s'il est si tranquille, c'est qu'il médite quelque folie, pour le cas où M. de Combelaine persisterait dans son refus...

-- Il y persistera, répondit Me Roberjot, ce n'est pas douteux. Néanmoins, rassurez-vous, mes mesures sont prises... Mais voici, je crois, notre ambassadeur.

Devant la maison, en effet, un coupé attelé de deux magnifiques chevaux venait de s'arrêter. Un gros homme en descendit, qui traversa le trottoir et disparut sous la porte cochère...

L'instant d'après, il entrait chez MM. Cornevin. C'était un homme d'environ quarante-cinq ans, portant de gros favoris noirs, trop bien mis et dont les mains épaisses faisaient craquer les gants gris perle.

-- Je suis l'ami de M. le comte de Combelaine, messieurs, dit-il dès le seuil, et je viens, je viens...

Le reste de sa phrase expira dans son gosier, et une pâleur soudaine envahit son visage prospère...

Il venait d'apercevoir Me Roberjot debout, dans l'embrasure de la fenêtre.

-- Toi ici, balbutia-t-il, toi !...

-- Moi-même, cher monsieur Verdale, répondit l'avocat avec une ironique courtoisie... Je suis l'ami, -- l'ami intime, vous m'entendez, -- de M. Raymond Delorge, et je suis venu savoir ce qu'ont décidé les conseillers de M. de Combelaine.

Raymond, Jean et Léon étaient confondus.

Quelles étaient les relations de ces deux hommes ? Ils l'ignoraient. Mais ils ne pouvaient pas ne pas voir qu'il y avait entre eux un secret, qui faisait de l'un l'esclave soumis et tremblant de l'autre...

À l'air suffisant de M. Verdale, succédait la plus humble attitude.

-- Nous avons décidé, répondit-il, non sans hésitation, que M. de Combelaine ne doit pas accepter la rencontre qui lui a été proposée... Nous espérons que M. Raymond Delorge reconnaîtra, comme nous, que ce duel est impossible. Si cependant il mettait à exécution certaines menaces, notre client, sur notre conseil, déposerait une plainte...

-- C'est bien ! fit sèchement Me Roberjot... Nous aviserons...

Mais M. Verdale s'était à peine retiré, ou plutôt enfui, que la colère de Raymond éclata.

-- Ah ! M. de Combelaine veut déposer une plainte ! s'écria-t-il. Eh bien ! ce soir même, à l'Opéra, je lui en fournirai l'occasion...

Jean et Léon croyaient que Me Roberjot allait répondre et vertement. Point.

Il alla tranquillement ouvrir une porte et Mme Delorge parut.

-- Ma mère !... balbutia Raymond décontenancé.

Mme Delorge s'avança.

-- Oui, votre mère, dit-elle, à qui un ami est venu apprendre votre folie. Malheureux !... Vous ne comprenez donc pas que vous battre avec M. de Combelaine ce serait proclamer son innocence !... Se bat-on avec un lâche assassin ?... Croiser le fer avec lui, c'eût été renoncer au droit d'en obtenir justice... Et il faut pourtant que justice nous soit rendue, Raymond, il faut que votre père soit vengé.

III

En se ménageant d'avance, et sans prévenir personne, l'intervention de Mme Delorge, Me Roberjot venait de prouver qu'il connaissait bien le caractère de Raymond.

Seul, il n'en eût rien obtenu. La passion est aveugle et sourde.

Il eût perdu son temps, son éloquence et ses peines à essayer de détourner Raymond d'un dessein longuement médité, qu'il ne jugeait peut-être pas excellent, mais qu'il estimait le seul praticable.

Les prières de Mme Delorge lui arrachèrent le serment d'y renoncer.

-- Seulement, vous m'avez rendu un triste service, disait-il quelques jours après à Me Roberjot. Avant d'intervenir, il fallait vous informer de ce qu'est mon existence. Savez-vous que depuis la mort de mon père, jamais un jour ne s'est écoulé sans que ma mère ne m'ait dit en me montrant son épée scellée au-dessus de son portrait : « Souvenez-vous, mon fils, que vous avez votre père à venger ! » Savez-vous que maintenant encore, après dix ans passés, le couvert de mon père est toujours mis à notre table de famille, et que jamais une fois je ne me suis assis pour prendre mon repas, sans que l'œil de ma mère ne se soit arrêté sur cette place vide, sans qu'elle m'ait répété de sa voix glacée : « Ce couvert restera mis tant que justice ne nous aura pas été rendue !... » Savez-vous qu'il n'est pas jusqu'à ma sœur, Pauline, jusqu'à notre domestique, le vieux Krauss, qui ne cessent de me dire que c'est à moi de punir l'assassin, et qu'il devrait déjà être puni.

Des larmes de colère brillaient dans les yeux du malheureux jeune homme, et c'est d'une voix étouffée qu'il poursuivait :

-- Comment, avec de pareilles excitations, incessantes, obstinées, mon imagination ne s'exalterait-elle pas !... Est-ce vivre que d'être hanté sans relâche par le spectre de mon père assassiné !... J'avais trouvé ce moyen, un duel ; vous me l'enlevez, ma mère me l'enlève. Mais alors, au nom du ciel ! dites-moi ce qu'il faut que je fasse, car je dois faire quelque chose, je veux me venger, et il faut en finir... Voyons, parlez, donnez-moi un conseil... Ah ! je ne le vois que trop, vous allez me dire comme ma mère : « Attendons ! » Quoi ?... Un miracle ? Eh ! je n'ai pas la foi, il ne se fait plus de miracles, et nous attendrons tant que M. de Combelaine mourra dans son lit, de sa belle mort...

Ce qui ajoutait encore au désespoir de Raymond, c'était la pensée que M. de Combelaine et ses amis le tenaient peut-être pour un de ces fanfarons terribles en paroles, plus que modérés en actions.

-- Comme ces gens-là doivent rire de nous !... disait-il à Léon Cornevin.

M. de Combelaine n'en riait pas tant que cela, ainsi que ne le tardèrent pas à le prouver les événements.

En sortant de l'École polytechnique, Raymond Delorge était entré à l'École des ponts et chaussées, et il venait d'être nommé ingénieur.

Quant à Léon, les emplois du gouvernement lui répugnant, il s'était fait attacher à une compagnie de chemins de fer ; et, comme son intelligence était supérieure et son savoir très grand, comme il était en outre un travailleur infatigable, on lui avait fait espérer d'abord, puis plus tard formellement promis une situation en rapport avec son mérite et les services qu'il avait déjà rendus à la compagnie.

Cette situation, il se croyait à la veille de l'obtenir, lorsqu'un matin le directeur le fit appeler, et de l'air le plus embarrassé lui annonça que le conseil, malgré son avis et ses observations, avait disposé de cette place en faveur d'un autre candidat.

Le directeur ajoutait qu'il en était d'autant plus désolé que l'élu, un homme peu capable, n'avait pas ses sympathies...

-- C'est un malheur, répondit froidement Léon Cornevin, mais croyez bien, monsieur, que je ne vous en veux aucunement...

En réalité, et malgré toute sa philosophie, Léon était atterré.

La décision du conseil était d'autant plus extraordinaire que son heureux concurrent ne sortait pas, comme lui, de l'École polytechnique, et que les compagnies ont un faible bien connu pour les anciens élèves de l'école.

De plus, tous les « chers camarades » formant une sorte de franc-maçonnerie, on avait dû le défendre chaudement.

Il s'étonnait aussi qu'on ne lui eût pas, à tout le moins, prodigué cette eau bénite de cour dont on bassine d'ordinaire les plaies d'amour-propre des gens désappointés...

Son directeur ne lui avait laissé entrevoir aucune compensation dans l'avenir.

-- C'est tout à fait incompréhensible, disait-il à sa mère, encore plus affligée que lui de cette cruelle déception.

Il ne tarda pas à avoir le mot de l'énigme.

De telles difficultés lui furent suscitées dans le service dont il était chargé, qu'après avoir essayé d'en douter, il dut, à la fin, reconnaître qu'on brûlait de se débarrasser de lui.

On ne voulait pas, on n'osait peut-être pas le congédier, mais il était clair qu'on espérait, à force de tracasseries, l'exaspérer et l'amener à donner sa démission.

Mais pourquoi ? pourquoi ?...

-- Mon cher Cornevin, lui dit l'ingénieur en chef, qui était comme de raison un « cher camarade », vous avez dans le conseil des ennemis acharnés...

-- Moi !... fit Léon abasourdi.

-- Positivement. Et sans notre directeur, qui est un brave homme et qui vous soutient envers et contre tous, sans moi, qui vous défends unguibus et rostro, il y a longtemps qu'on vous eût fait une avanie...

Le sens de cette dernière phrase étai trop clair pour que Léon Cornevin s'y méprît. Et cependant il voulut avoir l'avis de Me Roberjot.

-- Croyez-moi, lui répondit l'avocat, ne luttez pas, vous seriez brisé... Votre ennemi est M. de Maumussy...

-- Je le croyais, vous me l'aviez dit, à couteau tiré avec M. de Combelaine...

-- Oui, mais la démarche de Raymond les a réunis contre l'ennemi commun... Or, comme votre compagnie sollicite une concession et a besoin de M. de Maumussy, n'hésitez pas, donnez votre démission...

Raymond pleura des larmes de rage, en apprenant cette indignité.

-- Ah ! que ne m'avez-vous laissé tuer cette bête venimeuse de Combelaine ! s'écria-t-il.

Pourtant ce n'était rien encore.

Trois mois ne s'étaient pas encore écoulés depuis la démission de Léon, lorsque Paris fut épouvanté par l'attentat de la rue Le Peletier.

Un Italien, Felice Orsini, suivi de deux complices, était allé se poster devant l'Opéra, et avait essayé de tuer l'empereur en lançant sous sa voiture des bombes explosibles. L'empereur avait été préservé, mais quarante-sept personnes avaient été tuées ou blessées plus ou moins grièvement.

Ce qui paraissait étrange, c'est que la police n'eût pas su prévenir cet attentat du 14 janvier.

Elle était prévenue, cependant.

Avis lui avait été donné de la fabrication à Londres d'un certain nombre de bombes explosibles d'un système nouveau et excessivement meurtrières.

Avis lui avait été donné du départ pour la France d'Orsini et de Pieri.

Et pourtant Orsini, Pieri et leurs complices ne furent aucunement recherchés et séjournèrent à Paris près d'un mois, sans presque prendre la peine de se cacher...

Et pourtant, quelques heures seulement avant l'attentat, un des complices, Pieri, avait été arrêté rue Le Peletier, et trouvé nanti d'une bombe, d'un poignard et d'un revolver.

-- À quoi donc pensait la police ! se disaient les Parisiens.

Et ils n'avaient pas tort de s'étonner.

Un ancien chef de la sûreté, Canler, ayant publié ses Mémoires , l'année suivante, y accusait très nettement la police d'incapacité, de négligence et peut-être de quelque chose de pis.

C'est donc sans la moindre surprise qu'on apprit que le préfet de police donnait sa démission.

-- C'est bien le moins qu'il puisse faire, pensait-on.

Mais on commença à s'inquiéter sérieusement, lorsqu'on vit arriver au ministère de l'intérieur, en remplacement de M. Billault, un militaire dont la réputation de dureté et de brutalité était proverbiale, le général Espinasse, l'homme qui, au 2 Décembre, avait occupé le palais de l'Assemblée nationale.

« Ce ministre de l'intérieur avec un sabre au côté ne me dit rien qui vaille », écrivit un journal qui pour cette simple appréciation fut supprimé net.

Et cependant il avait raison, ce journal, car à peu de jours de là était votée la loi de sûreté générale, qui armait le gouvernement de pouvoirs discrétionnaires.

Certaines gens, plus impérialistes que l'empereur, ne se gênaient pas pour afficher leur satisfaction de voir « se resserrer la courroie qui, prétendaient-ils, commençait à se relâcher ».

L'un d'eux prononça ce mot cynique :

-- Décidément l'attentat Orsini a du bon, il va nous permettre de nous débarrasser des gens gênants.

On s'en débarrassait, en effet.

Sur le premier moment, la police, qui avait une revanche à prendre de son ineptie, s'était mise à arrêter à tort et à travers, sans discernement ni mesure, une foule de pauvres diables qui n'en pouvaient mais.

On supposa que son zèle allait se refroidir, lorsqu'il fut clairement établi que l'attentant d'Orsini ne se rattachait à aucune conspiration, qu'il était une œuvre individuelle préparée hors de France et exécutée exclusivement par des étrangers.

Mais on se trompait.

Loin de diminuer, après le procès et l'exécution d'Orsini, le nombre des arrestations augmenta, non plus à Paris seulement, mais par toute la France.

On y mit plus de méthode, on tria plus habilement, et voilà tout.

Et de nouveau, comme aux beaux jours de 1852, des vaisseaux firent voile vers Cayenne et vers Lambessa, dont l'entrepont était encombré de suspects.

De même que tout le monde, Raymond Delorge et Léon Cornevin étaient sous l'impression pénible de tant de violences inutiles, quand un matin, comme ils venaient de se lever, ils virent arriver chez eux le valet de chambre de Me Roberjot.

Il apportait un billet très pressé de son maître, et n'ayant pu trouver de voiture, il avait couru, disait-il, tout le long du chemin.

Me Roberjot écrivait à Léon :

« Envoyez votre frère Jean faire un tour en Belgique ou en Angleterre. Qu'il parte aujourd'hui plutôt que demain, ce matin plutôt que ce soir. »

-- Jean serait-il donc menacé ?... s'écria Raymond effrayé. Il m'a cependant juré qu'il ne s'occupe plus de politique.

Mais Léon hocha la tête.

-- Mon frère, dit-il, par suite de sa condamnation à un mois de prison pour société secrète, se trouve sous le coup de la loi de sûreté générale, et de plus...

Il s'arrêta.

Il avait pour Raymond une trop sincère affection pour oser lui dire : -- Et de plus M. de Combelaine doit avoir songé à ce moyen de se débarrasser de l'un de nous... »

-- Hâtons-nous de prévenir ce pauvre Jean, reprit Raymond. Partons...

Depuis trois ans environ, Jean Cornevin ne demeurait plus avec sa mère rue de la Chaussée-d'Antin.

Peintre, travaillant beaucoup, chargé déjà de travaux importants, il lui avait fallu un atelier, et M. Ducoudray lui en avait déniché un, au boulevard de Clichy, dans une maison neuve.

La concierge de cette maison, qui était en même temps la femme de ménage de Jean, était debout sur sa porte, quand arrivèrent, hâtant le pas, Léon et Raymond.

Dès qu'elle les aperçut :

-- Ah ! messieurs, s'écria-t-elle, messieurs, quelle affaire !...

Un même pressentiment serra le cœur des deux jeunes gens. Arriveraient-ils donc trop tard, hélas !

-- Ce pauvre M. Jean vient d'être arrêté, poursuivit la portière, en s'essuyant les yeux du coin de son tablier. On vient de l'emmener dans un fiacre...

Raymond était devenu plus blanc que sa chemise et, se sentant chanceler sous ce coup, il s'appuyait au mur.

Plus fort, Léon se raidit contre sa douleur, écartant les appréhensions sinistres dont son esprit était assailli.

-- Comment cela s'est-il passé ? demanda-t-il.

Mais déjà plusieurs boutiquiers du voisinage, qui avaient été témoins de l'arrestation, s'avançaient, la mine curieuse, prêtant l'oreille.

-- Entrons dans ma loge, dit la portière, ici on nous entendrait.

Et les jeunes gens l'ayant suivie :

-- Voilà donc la chose, commença-t-elle. Ce matin, dès qu'il a fait jour, cinq individus se sont présentés, demandant M. Jean Cornevin, artiste peintre. Justement j'allais lui monter son café au lait. Cependant, ces particuliers avaient une si drôle de mine que, foi d'honnête femme, j'allais leur répondre que M. Jean Cornevin était à la campagne, quand l'un d'eux, ouvrant son paletot, mon montra son écharpe en me disant : -- Vous voyez, je suis commissaire de police. Ainsi, pas de farces. À quel étage demeure M. Cornevin ?

« Ah ! messieurs, tout mon sang ne fit qu'un tour, et de saisissement je faillis renverser mon café au lait. -- Il demeure au cinquième, la porte à droite, répondis-je. -- Bon !... fit le commissaire. Et le voilà dans l'escalier avec ses hommes.

« Mais il ne m'avait pas défendu de le suivre.

« Vite, je mets la tasse et la cafetière sur un plateau, et dare-dare je grimpe après lui, pour voir...

« Ah ! si j'avais pu prévenir M. Jean !... Il ne se doutait de rien. Il était déjà dans son atelier, en train de peindre, le dos tourné à la porte, qu'il avait laissée ouverte à cause du poêle qui fume quand on l'allume. Et il était tellement à la besogne, qu'en entendant marcher dans l'atelier, sans se retourner, il dit : -- Qui va là ?...

« -- Au nom de la loi, je vous arrête ! répondit le commissaire.

« Messieurs je n'ai jamais vu un étonnement comme celui de ce pauvre M. Jean.

« -- Vous m'arrêtez, moi, fit-il, et pourquoi ? Le commissaire haussa les épaules : -- On vous le dira, répondit-il. Habillez-vous et suivez-nous...

« Vous devez savoir, messieurs, que M. Jean a la tête près du bonnet. En s'entendant parler si brutalement, il devint plus rouge que braise, et je crus qu'il allait jeter sa palette à la tête du commissaire... Mais il réfléchit heureusement, et c'est le plus tranquillement du monde qu'il se mit à s'habiller pendant que le commissaire et ses hommes furetaient dans tous les coins et fouillaient tous les tiroirs... Il disait seulement en riant : -- Si vous trouvez quelque chose, vous me le ferez savoir, n'est-ce pas ?...

« Étant prêt, il demanda la permission d'écrire à sa mère, mais on lui dit que cela ne se pouvait pas... et on l'emmena.

« Devant la porte était une voiture. On l'y fit monter, deux agents montèrent après lui, et le commissaire ayant crié : -- En route ! le cocher fouetta ses chevaux.

Aux derniers mots de la digne portière, les deux jeunes gens respirèrent plus librement.

Ils se rappelaient que Jean Cornevin, lors de sa première arrestation avait été surtout compromis par les papiers et les dessins découverts chez lui.

Cette fois, du moins, on n'avait rien trouvé.

-- L'important, à cette heure, reprit Léon, serait de savoir où mon pauvre frère a été conduit...

La concierge s'était remise à pleurer.

-- Hélas ! mes bons messieurs, répondit-elle, c'est ce que je ne puis vous apprendre... Et cependant, Dieu sait que j'étais tout oreilles. Mais le cocher devait avoir reçu des ordres d'avance, car le commissaire ne lui a rien crié que ce que je vous ai rapporté : -- En route !...

-- Et à vous, ma bonne dame, il n'a rien dit, ce commissaire ?

-- Rien.

-- Il ne vous a fait aucune recommandation ?...

-- Aucune... C'est-à-dire, excusez : avant de se retirer, il m'a remis la clef de M. Jean, en me disant de la faire parvenir à ses parents, et en ajoutant qu'il me rendait responsable de tout ce qui se trouve dans l'appartement...

Léon frissonna.

Cette précaution du commissaire de police n'annonçait-elle pas une détermination arrêtée et la conviction que Jean ne renterait pas chez lui de si tôt !...

-- Oh ! Jean ! murmurait Raymond, en proie à une de ces rages froides qui poussent un homme de cœur aux plus fatales extrémités, cher et malheureux ami !...

Mais Léon, lui, gardait tout son sang-froid.

-- Donnez-moi donc cette clef, dit-il à la concierge, nous allons monter jusque chez mon frère...

À la seule vue de cet humble logis d'artiste, un observateur devait reconnaître la parfaite exactitude du récit de la portière.

Que Jean travaillât, quand la police avait fait irruption chez lui, c'est ce dont on ne pouvait douter : les dernières touches n'étaient pas sèches encore du tableau qu'il avait en train, et qui représentait une Halte de bohémiens dans les ruines du cirque de Fréjus .

Sa stupeur avait été grande, car son tabouret était renversé, et on voyait épars à terre ses pinceaux, sa palette faite du matin et quantité de tubes de couleur.

Même, les agents insoucieux du logis où ils pénétraient avaient écrasé sous leurs lourdes bottes plusieurs de ces tubes...

À la façon dont les vêtements de travail du pauvre artiste étaient jetés çà et là, on devinait son empressement à se vêtir.

Enfin, tout portait l'empreinte de la main brutale de la police, en quête de pièces de conviction et de papiers compromettants.

-- Nous n'avons pas une minute à perdre, déclara Léon ; si nous ne parvenons pas à savoir aujourd'hui même ce qu'on a fait de mon frère, nous ne pourrons plus rien pour lui.

C'est rue Blanche, chez Mme Delorge, qu'ils se rendirent tout d'abord.

Et en apprenant ce nouveau malheur :

-- Ne vous y trompez pas, s'écria la noble femme, je reconnais l'œuvre de M. de Combelaine. Et, moins généreuse que ne l'avait été Léon :

-- Voilà, dit-elle à son fils, voilà le résultat de votre provocation insensée !...

Plus exaspéré que tous, l'excellent M. Ducoudray donnait presque raison à Raymond.

-- Car enfin, disait-il, je ne vois pas pourquoi M. de Combelaine ne nous ferait pas tous arrêter et déporter...

Cependant, avant de discuter les démarches à tenter, il fut convenu que, jusqu'à nouvel ordre, on laisserait ignorer à Mme Cornevin l'arrestation de son fils.

Si on parvenait à obtenir la mise en liberté de Jean, ce serait une immense douleur et de nouvelles inquiétudes qu'on aurait épargnées à la pauvre femme.

Dans le cas contraire, il serait toujours temps de la préparer à cette cruelle épreuve. Précaution inutile, hélas !

Le mari de la concierge de Jean, étant accouru prévenir Léon et ne l'ayant pas rencontré, avait demandé à parler à sa mère, et lui avait tout dit.

Et Mme Delorge et M. Ducoudray, Léon et Raymond en étaient encore à délibérer sur ce qu'ils avaient à faire, lorsque Mme Cornevin entra brusquement, plus pâle qu'une morte, les yeux brillants de l'éclat du délire.

Quoi que lui eût dit le portier, elle doutait, elle s'obstinait à douter encore.

-- Est-ce vrai ?... demanda-t-elle, dès le seuil. Et personne ne lui répondant :

-- Ainsi, c'est bien la vérité ! prononça-t-elle, les misérables ne se lassent pas... Après mon mari, mon fils... Et moi, en venant ici, j'ai failli être écrasée par une voiture où j'ai reconnus, souriant et heureux, M. de Combelaine et Flora Misri... Ô Dieu puissant ! comment ne douterait-on pas de ta justice !...

Et, écrasée de douleur, elle s'affaissa sur un fauteuil en éclatant en sanglots...

Pourtant Jean Cornevin n'était pas abandonné.

Tandis que ses amis s'épuisaient à chercher un moyen d'arriver jusqu'à lui, le valet de chambre de Me Roberjot se présenta avec une nouvelle lettre de son maître.

« En même temps qu'à vous, ce matin, écrivait-il à Léon, j'envoyais un mot à ce pauvre Jean... Hélas ! j'ai été prévenu trop tard. Lorsque mon commissionnaire s'est présenté chez lui, il venait d'être arrêté. Faites tout au monde pour savoir où on l'a conduit ; de mon côté, je me mets en campagne... »

Mais c'est en vain que, durant quatre jours, les amis du pauvre Jean le demandèrent à toutes les geôles de Paris.

Les seules nouvelles qu'ils en obtinrent furent données à Léon par un chef de bureau de la préfecture de police, plus froid qu'une corde à puits, et plus discret qu'une porte de prison.

-- Monsieur, lui répondit-il, votre frère est en bonne santé, voilà tout ce que je puis vous dire aujourd'hui... Repassez dans une quinzaine...

-- C'est ce qu'on me répondait quand j'allais m'informer de mon mari, gémissait Mme Cornevin. Je ne reverrai plus mon fils.

Son désespoir l'abusait.

Un matin, le cinquième depuis l'enlèvement de Jean, un de ses camarades d'atelier apporta une lettre qu'il venait de recevoir, et que Jean lui adressait, à lui, dans la crainte que le nom de Cornevin ne fût signalé au cabinet noir...

Jean écrivait à sa mère :

« Je ne cesse de demander la permission de t'écrire, on ne se lasse pas de me la refuser. Un forçat avec qui je viens de causer me jure qu'il me fera jeter une lettre à la poste si je lui donne dix francs ; je lui en donnerais mille, si j'étais sûr que ce mot vous parvînt.

« Je suis à Marseille depuis hier, et jamais je ne me suis si bien porté. Ayant flairé, quand on est venu me prendre, le voyage d'agrément qu'on me réserve, je me suis muni de linge, d'effets et d'argent -- car, vois mon bonheur, j'avais de l'argent chez moi ce jour-là.

« Tout me porte à croire que, ce soir ou demain, je serai embarqué pour la Guyane. Ô mère adorée, si je n'étais pas sûr que tu pleures en ce moment, je me sentirais tout heureux du beau voyage que je vais faire... Songe donc aux magnifiques sujets d'études que je vais trouver... Je te reviendrai ayant du talent... Ne pleure pas, mère chérie. Léon t'embrassera pour deux pendant mon absence... Moi, je vous embrasse de toute mon âme... »

Cette lettre attendrie, où éclatait en dépit de tout l'insouciance railleuse de Jean, calma pour un moment la douleur de Mme Cornevin, mais ne dissipa point ses mortelles angoisses.

Elle se représentait son fils bien-aimé, confondu parmi les plus vils criminels sur le préau d'une prison, et réduit pour lui faire parvenir quelques lignes à payer l'assistance et l'astuce d'un forçat.

Elle se le représentait traîné de nuit au port, entre une double haie de soldats, et embarqué furtivement.

Elle le suivait, par la pensée, tout le long de cette douloureuse et interminable traversée où l'avaient précédé, à cinquante ans de distance, Barbé-Marbois, le général Ramel et Pichegru.

-- Je ne reverrai plus mon fils ! répétait-elle.

Cependant, au reçu de la lettre de Jean, Raymond et Léon étaient partis pour Marseille, espérant parvenir jusqu'au malheureux et lui serre la main, espérant à tout le moins le voir, en être vus, et lui prouver par leur présence qu'il n'était pas oublié...

Ils arrivèrent trop tard.

Le vaisseau où avait été embarqué Jean était parti depuis deux heures...

Cela leur fut dit par une pauvre jeune femme qu'ils rencontrèrent sur la jetée.

Elle tenait un enfant entre ses bras et, appuyée contre le parapet, elle regardait obstinément l'horizon.

Loin, bien loin, un léger nuage flottait dans l'azur du ciel. Elle le montra aux deux jeunes gens, et d'une voix expirante :

-- C'est de la fumée, leur dit-elle, de la fumée du navire...

Hélas ! il emportait son mari, le père de son enfant.

Par cette pauvre femme, Raymond et Léon surent que ce vaisseau n'emportait pas de forçats et qu'il était commandé par un homme de cœur incapable d'aggraver le sort déjà si triste des transportés politiques.

-- Mais moi, gémissait l'infortunée, que vais-je devenir ? que va devenir mon enfant ?...

Combien de plaintes pareilles montaient alors vers le Dieu de justice, de tous les points de la France !

On l'ignorait. Personne n'osait élever la voix. Les journaux, dont l'existence était fort compromise, se taisaient.

Ce qu'on savait, par exemple, c'est que le général Espinasse, le nouveau ministre de la guerre, n'y allait pas de main morte, et que ses préfets procédaient militairement...

Et cependant, l'empire, si fort en apparence, si bien armé contre ses ennemis, ne se sentait ni plus tranquille, ni plus assuré du lendemain.

Il se voyait, en quelque sorte, acculé à la nécessité de faire quelque chose pour sortir la France de ce calme mystérieux, pour secouer ce silence effrayant à force d'être profond.

Ce quelque chose, ce ne pouvait être que la guerre.

Un instant, le gouvernement impérial hésita entre deux terrains qui lui paraissaient également favorables : l'Italie et la Pologne.

Ce fut l'Italie, servie par le génie de Cavour, qui l'emporta.

Et le 3 mai 1859, l'empereur annonça à la France qu'il tirait l'épée pour l'indépendance du peuple italien, et qu'il ne la remettrait au fourreau qu'après avoir fait l'Italie libre jusqu'à l'Adriatique.

On s'attendait, depuis le 1er janvier, à une guerre avec l'Autriche, et cependant l'émotion fut grande.

Émotion joyeuse, toutefois, car cette guerre si impolitique provoquait dans toutes les classes le plus vif enthousiasme.

On applaudissait les régiments qui, tambours battants et enseignes déployées, traversaient Paris.

Et quand, le 10 du mois de mai, l'empereur sortit des Tuileries pour se rendre à la gare de Lyon, il fut accueilli par des acclamations telles que jamais il ne devait plus en entendre.

Ce jour fut le jour de popularité de son règne...

-- Vois plutôt, disait Raymond Delorge à Léon Cornevin, vois...

Mais ce n'était pas de ce coup que l'Italie devait être libre jusqu'à l'Adriatique.

Après la victoire de Magenta un moment indécise, qui valut au général Mac-Mahon le bâton de maréchal et le titre de duc, et où le général Espinasse fut tué ;

Après la glorieuse et sanglante victoire de Solférino ;

Voici que tout à coup on apprit que l'empereur des Français et l'empereur d'Autriche, Napoléon III et François-Joseph, avaient eu une entrevue à Villafranca et s'y étaient mis d'accord et que la paix allait être signée.

Les promesses de la proclamation impériale étaient-elles donc remplies ? Non. Alors pourquoi cette paix qui irritait les Italiens ? Pourquoi s'arrêter en si beau chemin ?

Les uns disaient que l'empereur avait eu peur de la révolution, dont il voyait se ranimer toutes les espérances.

Les autres, qu'il avait cédé aux représentations de toutes les puissances de l'Europe, pour ne pas allumer une guerre générale.

Quoi qu'il en soit, la déception fut cruelle, et grande l'irritation.

Le retour ne ressemblait guère au départ.

-- À quoi nous a servi cette guerre ? se demandait-on.

Aussi est-ce avec une certaine aigreur qu'on commençait à discuter cette campagne si heureuse au début et si brusquement interrompue.

Si courte qu'elle eût été, elle avait fait ressortir tous les côtés faibles de notre organisation militaire.

La concentration des troupes ne s'était pas faite, il s'en faut, avec la rapidité qu'on s'était promise.

Nombre de services avaient été reconnus notoirement insuffisants. Il était arrivé souvent que nos soldats avaient manqué de vivres. Ils avaient une ou deux fois manqué de munitions.

On avait vu aussi que l'accord n'était pas précisément parfait entre les chefs de l'armée, et que le patriotisme n'éteignait pas dans leur cœur le souci des rivalités d'ambition.

La paix était à peine signée qu'une polémique s'engageait entre le maréchal Niel et le maréchal Canrobert, si acerbe et si violente que, sans l'intervention personnelle de l'empereur, elle se fût certainement terminée sur le terrain...

Décidément, au lieu des immenses avantages qu'il s'en était promis, le gouvernement impérial ne retirait que déboires de cette guerre d'Italie.

Il avait conquis le droit, c'est vrai, d'ajouter à la liste héroïque des victoires françaises deux noms glorieux, Solférino et Magenta.

Mais il venait de se faire un implacable ennemi de ce peuple qu'il était allé secourir, dont il avait exalté outre mesure, puis tout à coup trompé les espérances.

Mais il venait de compliquer ses embarras de la question romaine qui allait être son incurable plaie.

Et cependant, tout en accusant les Italiens d'ingratitude, il ne pouvait pas avouer sa déconvenue.

Avec ses extraordinaires prétentions d'arbitre de l'Europe, de restaurateur de la liberté des peuples et de soldat de l'Idée et du Droit, l'empereur Napoléon III ne pouvait pas perpétuer le système de répression à outrance qui avait suivi l'attentat d'Orsini.

La loi de sûreté générale ne fut point abrogée -- c'était une trop bonne arme pour qu'on y renonçât.

Mais, le 15 août 1859, un décret parut au Moniteur , où il était dit :

« Amnistie pleine et entière est accordée à tous les individus qui ont été l'objet de mesures de sûreté générale. »

-- Grand Dieu !... s'écria Mme Cornevin, lorsque Raymond Delorge lui apporta le journal, je vais donc revoir mon fils !...

C'est que les sinistres appréhensions de la pauvre mère ne s'étaient pas réalisées.

Jean vivait. Sa santé ne s'était pas ressentie du climat de la Guyane. Il avait, depuis un an, donné fréquemment de ses nouvelles.

Après une interminable traversée, pénible, malgré les efforts du commandant pour lui en épargner les plus rudes souffrances, Jean avait été interné à l'île du Diable.

C'est la plus petite île des îles du Salut ; -- elle n'a pas trois kilomètres de tour, et sa plus grande largeur n'excède pas quatre cents mètres.

C'est aussi la plus triste, tous les grands arbres en ayant été abattus après qu'on eût reconnu qu'ils fournissaient aux transportés des matériaux pour se construire des canots et tenter des évasions impossibles.

« Pour la première fois, écrivait Jean à son frère, je me sentis pris d'un affreux découragement lorsque j'aperçus presque au ras de l'eau ce triste banc de sable, incessamment battu par tous les vents de la mer, sans autre végétation que des arbustes rabougris, où la civilisation ne se révèle que par les établissements pénitenciers, moitié casernes et moitié prisons. »

Mais Jean, par bonheur, n'était pas d'un caractère à se laisser si aisément abattre.

« Ce serait faire trop beau jeu à ceux qui m'ont envoyé ici, disait-il dans une de ses lettres ; et puisque c'est le seul moyen qui soit en mon pouvoir de leur être désagréable, je vais leur jouer le mauvais tour de me porter comme un charme et de rester gai comme un pinson. »

Il réussit à se tenir parole, surmontant sans sourciller tous les dégoûts de la vie commune avec des êtres grossiers et dégradés, se soumettant sans un murmure à toutes les exigences de la plus rude des disciplines.

Il lui parut d'ailleurs, et il ne cessait de le répéter sous toutes les formes, qu'on avait exagéré l'insalubrité du climat.

« J'ai beau me tâter le pouls soir et matin, écrivait-il encore, me tirer la langue dans mon miroir à barbe, interroger anxieusement les moindres tressaillements de mon estomac, je ne me découvre aucun symptôme du plus léger mal. Il m'a fallu un peu de temps pour me faire au régime alimentaire, mais j'y suis fait maintenant. Le gouverneur de l'île, qui est un sous-lieutenant d'infanterie de marine, me rencontrant hier, m'a dit d'un ton de stupeur profonde : -- Dieu me pardonne, je crois que vous engraissez !... -- Est-ce défendu ? lui ai-je demandé. Ce n'est pas défendu, de sorte que -- c'est entendu, -- je vous reviendrai plus gras que je ne suis parti. »

-- Quel homme que ce Jean ?... disait M. Ducoudray, émerveillé de cette intarissable bonne humeur ; sur l'échafaud il plaisanterait encore...

Ce qu'il faut dire, c'est que la situation de Jean à l'île du Diable n'avait pas tardé à s'améliorer sensiblement.

Sur des ordres venus de Cayenne, il avait été exempté de toute corvée, dispensé des appels et autorisé à habiter une case.

Ainsi, il était prisonnier, mais l'île entière était sa prison. Il s'appartenait. Il échappait aux odieuses et désolantes exigences du dortoir commun, à cette promiscuité de toutes les heures. Il avait une retraite à lui, où il pouvait, sans être importuné, évoquer ses souvenirs et exhaler ses espérances.

Il lui était enfin permis de satisfaire les aspirations de travail qui le tourmentaient depuis plusieurs mois.

Comme preuve de cet heureux changement, il adressait à sa mère une « vue exacte » de son habitation.

« Comme vous voyez, disait-il, ce n'est pas un palais. J'ai pour parquet la terre battue, et, pour contrevent un vieux couvercle de caisse. Mais je possède un lit de fer, une chaise, luxe inouï ! et une moustiquaire qui fait l'admiration et l'envie du gouverneur de l'île du Diable. »

Et cependant, à la longue, il sentait mollir l'énergie qui l'avait soutenu. Les ressorts de son âme se détrempaient...

L'isolement l'écrasait, la fièvre de la nostalgie minait lentement son organisation lorsqu'un bonheur inespéré le sauva.

Il venait de se lever, plus accablé que de coutume, lorsque le gouverneur de l'île entra dans sa case, et d'un air joyeux lui annonça qu'il venait de recevoir l'ordre de le diriger sur Cayenne.

Jean savait que bon nombre de détenus avaient obtenu cette faveur d'habiter la capitale de la Guyane française. Mais ceux-là avaient trouvé moyen de se faire réclamer ou cautionner, ceux-là avaient eu l'art de se faire recommander, tandis que lui ne connaissait personne et n'était pas d'un caractère à solliciter une protection.

C'est donc avec une sorte de défiance qu'il accueillit cette grave nouvelle.

-- Mon sort va-t-il vraiment être amélioré ? demanda-t-il.

-- Quoi !... lui répondit le gouverneur, vous quittez ce milieu de prisonniers et de forçats où vous vivez depuis deux mois, vous allez jouir d'une demi-liberté au milieu de la demi-civilisation d'une colonie française et vous m'adressez une telle question !

-- C'est que les changements ne me portent pas bonheur, murmura Jean...

Mais il ne devait pas tarder à bénir celui-ci...

À plusieurs reprises, le cantinier de l'île du Diable avait vendu ou fait vendre à Cayenne des dessins de Jean. Un de ces dessins était tombé sous les yeux d'un des principaux négociants de la ville, lequel, frappé à ce qu'il déclara du talent qu'il révélait, s'était constitué l'avocat et le répondant du jeune peintre. Ce digne homme attendait Jean sur le port.

-- Ma maison sera la vôtre, lui dit-il.

C'était plus que jamais n'eût osé rêver Jean, et dans cette maison hospitalière, entouré d'amis, il eut bientôt recouvré sa bonne humeur et sa confiance en l'avenir.

Déjà il faisait des projets pour les années suivantes lorsque le 28 septembre 1859, parvint à Cayenne le décret d'amnistie qui avait failli faire évanouir Mme Cornevin...

-- La France !... Je vais donc revoir la France, s'écriait Jean à demi fou de joie...

Deux mois plus tard, en effet, presque jour pour jour, il arrivait à la Chaussée-d'Antin, et sautait au cou de sa mère...

Je te revois, tous nos malheurs sont oubliés, murmurait la pauvre femme.

Ce n'est pas, il s'en faut de beaucoup, ce que pensait Jean Cornevin.

Le soir même de son arrivée, ayant pris à part son frère et Raymond...

Ô mes amis ! leur dit-il, c'est peut-être un grand bonheur que j'aie été envoyé à Cayenne... J'en rapporte la presque certitude que notre père, Laurent Cornevin, n'est pas mort...

IV

Évidemment, Jean s'attendait à un cri d'espérance et de joie. Il s'abusait.

C'est d'un air de stupeur profonde que Léon et Raymond Delorge accueillaient son étrange affirmation.

Ils doutaient.

-- Comprends-tu bien, cher frère, fit doucement Léon, la portée de ce que tu nous dis là ?...

De la tête, Jean répondit :

-- Oui.

-- Alors, continua Léon, comment as-tu attendu jusqu'à ce jour pour nous le dire ? Comment ne nous as-tu pas écrit ?...

-- Parce qu'il est de ces secrets qu'on ne confie pas à une lettre, quand on est prisonnier et que toutes les lettres qu'on écrit doivent être remises ouvertes à un geôlier.

Et sans attendre les questions qu'il lisait dans les yeux de son frère et de Raymond :

-- Mais avant tout, reprit-il, je veux vous dire comment j'ai appris ce que je sais. Aussitôt installé chez le digne négociant qui m'avait arraché aux misères de l'île du Diable, voulant me remettre à peindre, je cherchai un chevalet. Il ne s'en trouvait pas dans l'île de Cayenne et je dus m'informer d'un menuisier capable de m'en fabriquer un.

« On m'adressa à un nommé Nantel, dont la boutique fait le coin d'une des petites rues qui aboutissent à la place des Palmistes.

« Cet homme, déporté depuis 1851, avait été gracié depuis, mais au lieu de retourner en France, il avait épousé une jeune fille du pays, s'y était fixé, et était en train d'amasser une petite fortune, grâce à une fabrique de bardeaux, sorte de planchettes en bois très dur, qui, à la Guyane, remplacent les ardoises et les tuiles.

« Je trouvai un homme d'une quarantaine d'années, à physionomie ouverte et intelligente, qui comprit tout d'abord ce que je désirais.

« Lui ayant fait promettre de se mettre immédiatement à la besogne, je lui donnai mon adresse et mon nom pour qu'il m'apportât mon chevalet aussitôt qu'il l'aurait terminé.

« Mais au lieu d'inscrire ces renseignements sur le petit cahier qu'il avait sorti tout exprès d'un tiroir, ce brave monsieur restait planté devant moi, me considérant d'un air d'ébahissement extraordinaire.

« -- Ah çà ! qu'est-ce qui vous prend ? lui demandai-je.

« -- Oh ! rien, me répondit-il, c'est ce nom de Cornevin qui me rappelle toutes sortes de souvenirs...

« -- Avez-vous donc connu quelqu'un s'appelant comme moi ?

« -- Oui, un pauvre diable, enlevé comme moi en 1851.

« Ô mes amis, à cette réponse, je sentis tressaillir en moi les plus folles espérances, et d'une voix altérée par l'angoisse :

« -- Savez-vous le prénom de cet infortuné ? m'écriai-je.

« -- Certainement, me répondit Nantel, il s'appelait Laurent.

« Ainsi plus de doute !... Le hasard, non, la Providence venait de me rapprocher d'un homme qui avait connu mon père, qui l'avait vu depuis le jour fatal où il nous avait été arraché, qui allait peut-être enfin m'apprendre quelque chose de sa destinée et me mettre sur ses traces.

« -- Monsieur Nantel, lui dis-je, je suis le fils de Laurent Cornevin. Depuis dix ans qu'il a disparu, c'est en vain que nous avons fait tout au monde pour obtenir de ses nouvelles... Nous avions fini par croire qu'il avait été tué lors des affaires de Décembre.

« -- Pour cela, je vous affirme que non, me répondit le brave menuisier, et la preuve, c'est que je me suis trouvé avec lui à Brest, que nous avons fait côte à côte la traversée de Brest à Cayenne et que nous avons été détenus ensemble à l'île du Diable.

« Je me sentais devenir fou à cette pensée que mon père avait été détenu dans cette île où je venais de tant souffrir, à cette idée qu'il avait foulé ces sentiers, que je parcourais, qu'il s'était assis peut-être sur ces rochers où tant de fois j'étais allé m'asseoir et rêver à la France... Mais qu'était-il devenu ?

« -- Sans doute il est mort ? demandai-je avec une affreuse anxiété. Sans doute, comme tant de malheureux, il a succombé aux atteintes du climat.

« -- Non, me répondit Nantel, il a tenté une évasion, et j'ai lieu de supposer qu'il a réussi. J'ai vu depuis un déporté qui m'a dit lui avoir parlé.

L'émotion de Jean gagnait ses auditeurs.

Pour la première fois, depuis dix ans, une lueur, bien faible et bien chétive, assurément, mais une lueur filtrait dans les ténèbres de leur passé et semblait devoir éclairer le mystère d'iniquité dont ils avaient été victimes.

Mais déjà Jean continuait :

-- Ainsi que vous le pensez, j'accablait maître Nantel de tant de questions incohérentes qu'il en fut tout étourdi, et qu'il me pria de le suivre dans son arrière-magasin, me disait que c'était toute une histoire qu'il avait à me conter, qu'il lui faudrait un peu de temps et qu'il avait besoin de mettre de l'ordre dans ses souvenirs...

« Le récit qu'il me fit ce jour-là, je le lui ai fait recommencer vingt fois pendant mon séjour à Cayenne.

« J'ai fait plus. Songeant de quelle importance pouvait être, à un moment donné, le témoignage de ce brave homme, je l'ai prié d'écrire ce qu'il me disait et de le signer.

« Il a consenti et, avant mon départ de la Guyane, j'ai eu soin de faire légaliser sa signature...

« Cette relation de Nantel, je la garde précieusement et je vais vous la lire...

Ayant dit, Jean tira de son portefeuille un cahier de papier grossier, couvert d'une grande écriture inexpérimentée, et il lut :

« Sur la prière de M. Jean Cornevin, artiste peintre, détenu politique à la Guyane, moi, Antoine Nantel, menuisier, demeurant à Cayenne, j'écris ce qui est venu à ma connaissance de l'histoire de Laurent Cornevin, faisant le serment sur mon âme et conscience de dire la vérité et rien que la vérité.

« Le 3 décembre 1851, passant rue du Petit-Carreau, où il y avait une barricade et où on venait de se battre, je fus arrêté par la troupe et conduit à la caserne la plus voisine.

« Le lendemain, on me fit monter dans une voiture cellulaire, qui devait me conduire à Brest.

« Le voyage fut si long et si pénible que, la fatigue se joignant au chagrin et aux inquiétudes que j'éprouvais, je tombai malade, en arrivant à Brest, assez gravement pour qu'on fût obligé de me porter à l'hôpital.

« Comme de raison, c'était à l'hôpital du bagne.

« J'y étais depuis une semaine, lorsqu'une nuit, sur les deux heures, je fus réveillé par un grand bruit.

« On apportait dans le lit le plus rapproché du mien un homme inanimé et tout couvert de sang.

« Les infirmiers s'empressaient autour de lui, et j'en entendis un qui disait :

« -- S'il en revient, celui-là, j'irai le dire au pape.

« Toute la nuit, en effet, il resta sans connaissance, râlant de plus en plus faiblement, et je le croyais trépassé quand arriva l'heure de la visite.

« Il vivait encore cependant, et le chirurgien-major, après l'avoir examiné et pansé, déclara qu'il le sauverait.

« J'appris alors qui était ce malheureux, qui avait le numéro 23 tandis que moi j'avais le numéro 22.

« C'était comme moi un détenu destiné à Cayenne. Arrivé la veille à Brest, il avait réussi à tromper la surveillance des gardiens et à gagner le toit de la prison. Il lui avait fallu pour y parvenir, disait-on, des prodiges de force et d'agilité. Malheureusement, une fois là, le pied lui avait glissé, et il avait été précipité d'une hauteur de plus de vingt-cinq mètres sur le pavé du chemin de ronde. Il avait une jambe cassée, plusieurs côtes enfoncées, et d'effroyables blessures à la tête.

« En dépit de tout, les prévisions du docteur se réalisant, il ne tarda pas à aller mieux et à entrer en convalescence.

« Mais c'est en vain que j'essayais de lier conversation avec lui. Il ne me répondait que par oui ou par non... quand il daignait me répondre.

« Tant que durait le jour, il restait accroupi sur son lit, immobile, le front entre ses mains, les yeux fixes comme ceux d'un fou.

« La nuit, c'était bien autre chose : il pleurait, et à travers ses sanglots étouffés, je l'entendais répéter : -- Ma pauvre femme !... mes pauvres enfants !...

« C'était à fendre l'âme, tellement que moi, qui n'avais déjà pas trop de gaieté pour moi, je demandai au surveillant de me changer de lit.

« Le surveillant, naturellement, m'envoya promener, mais en même temps il dit au 23 que ce n'était pas une vie de geindre comme cela, qu'il gênait ses voisins, et que s'il continuait il le punirait.

« Ce malheureux ne répondit rien, mais son regard m'entra comme une lame de couteau dans le cœur, quand me fixant il me dit : -- Je tâcherai de ne plus pleurer puisque cela vous gêne...

« Je possédais à ce moment trois louis qui étaient toute ma fortune au monde et que je conservais précieusement. Eh bien ! je les aurais donné de grand cœur pour n'avoir pas fait cette bête de demande de changement. J'avais comme des remords. Je me disais :

« -- Cela t'est bien facile, triste gars que tu es, de te moquer du tiers comme du quart. Tu es tout seul sur la terre, personne ne te regrette, tu n'as personne à regretter, c'est pour toi seul que tu travaillais... Tandis que ce pauvre homme ! Qui sait ce qu'il laisse derrière lui ! Les bêtes gémissent bien quand on leur prend leurs petits...

« Naturellement, je demandai pardon au 23 de ce que j'avais fait, lui disant que c'était sans mauvaise intention, et qu'il pouvait pleurer tout son content...

« Mais il ne me répondit que par un hochement de tête, et depuis, je ne l'entendis plus jamais.

« La nuit, de même que dans la journée, il restait glacé dans sa douleur, sans plus bouger qu'une pierre, froid et immobile comme elle.

« Il me désolait, véritablement, quand une après-midi un des inspecteurs de police qui accompagnait les convois de transportés vint à traverser notre salle.

« Apercevant le 23 qui se chauffait contre le poêle, il s'approcha, et lui frappant sur l'épaule :

« -- Eh bien ! mon pauvre Boutin, lui dit-il gaiement, car ce n'était pas un méchant homme, eh bien ! nous avons voulu faire de la gymnastique de chat !

« Le 23 ne répondit pas.

« -- Êtes-vous sourd ? insista l'inspecteur.

« De même que la première fois, le 23 garda le silence.

« Et alors l'inspecteur s'impatientant :

« -- Sacrebleu ! s'écria-t-il, allez-vous me répondre à la fin des fins !...

« -- Je répondrai quand vous m'appellerez par mon nom, déclara le 23.

« L'inspecteur haussa les épaules.

« -- Encore cette mauvaise scie ! fit-il.

« -- Mon nom n'est pas Boutin.

« -- Connu ! vous m'avez chanté cette même chanson tout le long du voyage. Tenez, une fois pour toutes, croyez-moi, renoncez à nier votre identité. À quoi sert de vous obstiner ? Quatre agents vous ont parfaitement reconnu, vous êtes démasqué, votre dossier en fait foi. C'est sous votre nom de Boutin que vous m'avez été remis, que je vous ai amené à Brest et que je vous ai fait inscrire à l'arrivée. C'est sous le nom de Boutin que vous êtes enregistré ici et que vous en sortirez, et que vous partirez pour la Guyane. Boutin vous êtes, Boutin vous resterez tant que vous vivrez...

« -- Comme vous voudrez, fit le 23.

« Seulement, dès que l'inspecteur se fût éloigné :

« -- Ah çà ! comment donc vous appelez-vous ? demandai-je à mon voisin.

« C'est à peine s'il daigna se tourner de mon côté, et du bout des lèvres :

« -- Dame !... Boutin, à ce qu'il paraît, me répondit-il. N'avez-vous pas entendu ?

« Cette fois je fus vexé, et il y avait de quoi. Il était clair qu'il se défiait de moi.

« Je renonçai donc à lui adresser la parole, et vrai, c'était pour moi une rude privation. Dans cette grande salle de l'hôpital du bagne, il n'y avait que nous deux de Parisiens, il n'y avait que nous d'honnêtes gens, surtout. Les autres malades étaient tous des forçats, et j'aurais laissé ma langue sécher dans ma bouche, avant de me décider à tailler une bavette avec eux.

« Cependant les jours ont beau paraître longs, comme ils n'ont jamais que vingt-quatre heures ils passent tout de même.

« Ils passaient si bien, à l'hôpital, que déjà le 23 et moi, lui par suite de sa chute, moi à cause de ma maladie, nous avions manqué trois vaisseaux qui étaient partis pour la Guyane en décembre et en janvier.

« Nous allions, du reste, bien mieux l'un et l'autre. Moi, je ne sentais plus qu'un peu de faiblesse. Lui n'avait plus que des cicatrices.

« Un beau matin de février, le chirurgien-major, sans nous consulter, nous signa notre billet de sortie.

« Et, après la visite, le gardien-chef nous cria :

« -- Allons, le 22 et le 23, embarque ! embarque !... Faites vos paquets, mes enfants, vous coucherez ce soir à bord du transport le Rhône ...

« Nos paquets !... Quelle plaisanterie !...

« J'avais été arrêté en bras de chemise, et la vareuse que j'avais sur le dos, et le bonnet de laine que j'avais sur la tête me venaient de l'administration.

« Mais si l'annonce de notre brusque départ me fit un certain effet, elle impressionna terriblement le 23.

« En un moment, il changea du tout au tout, et lui si impassible d'ordinaire, je le vis tout à coup affreusement troublé, pâle, agité, inquiet.

« Il hésitait à me parler, je le voyais ; mais bientôt se décidant :

« -- Voulez-vous me rendre un grand service ? me demanda-t-il.

« Je lui répondis que oui, naturellement.

« -- Avant de nous laisser sortir d'ici, reprit-il, on va probablement nous fouiller et nous donner nos effets de route.

« -- C'est même certain, dis-je.

« -- Eh bien ! continua-t-il, nous ne serons pas traités de même. Vous serez fouillé, vous, sans la moindre attention, uniquement pour la forme... Moi, au contraire, je serai l'objet des plus minutieuses investigations...

« -- Pourquoi cette différence ?

« -- Parce que, me répondit-il, on me soupçonne d'avoir en ma possession une chose que je possède en effet, et que jusqu'ici j'ai eu le bonheur de soustraire à toutes les recherches. Voulez-vous vous charger de cette chose ? Oui. Eh bien ! jurez-moi que vous emploierez à la cacher tout ce que vous avez d'adresse et de ruse, et que vous me la rendrez lorsque nous serons sur le vaisseau...

« Je fis le serment qu'il me demandait.

« Aussitôt il décousit la ceinture de son pantalon et en tira une lettre réduite à un très mince volume, qu'il me remit.

« Après avoir pris son avis, je la cachait dans mon bonnet de laine qui, appartenant à l'administration, ne devait pas m'être retiré.

« La précaution était sage ; les prévisions du 23 se réalisèrent de point en point.

« C'est à peine si on me visita.

« Pour lui, voici quelles mesures on prit :

« On le fit déshabiller dans une chambre, et lorsqu'il fut nu comme la main, on lui dit de passer dans la pièce voisine, qu'il y trouverait pour s'habiller les effets neufs que lui donnait l'administration en échange des siens.

« Seulement le 23 n'était plus cet homme que j'avais eu pendant deux mois à mes côtés, insensible en apparence à tout ce qui n'était pas son chagrin.

« La nécessité de tromper les espérances de ses persécuteurs avait réveillé toutes ses facultés.

« Au lieu d'obéir, il se mit à se défendre, criant que ses hardes étaient à lui, qu'on n'avait pas le droit de les lui prendre, qu'il se ferait hacher en morceaux plutôt que de les abandonner, jouant en un mot le désespoir de l'homme à qui on arrache ce qu'il a de plus précieux, et le jouant si bien, que je m'y sentais presque pris, moi qui pourtant avait sa lettre dans la doublure de mon bonnet.

« Cependant, comme bien vous pensez, il fut contraint de céder. On le porta dans la pièce où étaient les vêtements neufs et on l'habilla de force, tandis qu'il poussait des hurlements de rage.

« Ce que je remarquai, car les portes étaient restées ouvertes, c'est qu'un monsieur, qui m'avait tout l'air d'arriver de la rue de Jérusalem, surveillait l'opération et s'emparait des effets que venait de quitter mon camarade...

« Le soir même, nous étions installés dans l'entrepont du transport le Rhône , et je remettais au 23 sa précieuse lettre.

« C'est d'une main frémissante de joie qu'il la prit, et, la serrant contre sa poitrine :

« -- Maintenant, prononça-t-il, nous serons en pleine mer avant que les brigands n'aient examiné fil à fil les loques qu'ils m'ont prises, et reconnu qu'ils sont volés...

« Puis, me serrant les mains à les briser :

« -- Et à vous, mon camarade, ajouta-t-il, merci !... C'est plus que ma vie, c'est plus que la vie des miens que vous sauvez... Pour moi, ce pauvre chiffon où un mourant a tracé au crayon sa dernière pensée, c'est l'honneur !...

Brusquement, comme s'il eût été mû par un ressort, Raymond Delorge s'était dressé.

Dieu puissant ! s'écria-t-il, les pressentiments de ma mère ne se trompaient donc pas ! Il est donc vrai que mon père, avant d'expirer, a eu le temps d'écrire le nom de son assassin !...

Et prenant les mains de Léon et de Jean, non moins émus que lui :

Ô mes amis, continua-t-il, d'une voix où vibrait tout son cœur, ô mes frères aimés, que je vous dois-je pas !... C'est pour ma mère, c'est pour moi que votre père s'est généreusement sacrifié ! C'est pour sauver le dépôt sacré d'un mourant qu'il vous faisait orphelins ! C'est pour garder la parole jurée qu'il se laissait traîner de prison en prison jusqu'aux déserts de la Guyane ! Ô mes amis, par quel dévouement reconnaître ce dévouement sublime ? Comment jamais m'acquitter envers vous ?

Ce fut Jean qui l'interrompit.

Tu ne nous dois rien, Raymond, prononça-t-il, que ton amitié... Avant de connaître la dette, ta mère l'avait payée au centuple... N'est-ce pas à elle seule que nous devons, Léon et moi, ce que nous sommes ? N'est-ce pas à elle que ma mère et mes sœurs doivent leur modeste aisance et leur paisible vie ?...

Non, tu ne nous dois rien, insista Léon, notre père a fait son devoir... Ô mon père, tu n'étais qu'un pauvre homme et de la plus humble condition, mais je suis fier d'être ton fils...

Mais déjà Jean avait repris la lecture de la relation.

« ... Il n'en fallait pas tant que m'en disait 23, continuait Nantel, pour enflammer ma curiosité.

« Pourtant, je n'osai pas l'interroger.

« Il me semblait que c'eût été, en quelque façon, lui réclamer le prix du très léger service que je venais de lui rendre.

« J'affectai même de détourner la tête pour ne rien voir, pendant qu'il cherchait une cachette sûre pour sa précieuse lettre.

« Et quand je dis : lettre, c'est faute de savoir comment m'exprimer autrement.

« Ce que j'ai eu entre les mains, moi, était une enveloppe carrée, de papier très mince, cachetée à la gomme et sans adresse. Le 23 devait y avoir mis le papier auquel il tenait tant, afin de pouvoir plus aisément le cacher et le préserver des taches et des souillures.

« Mais, si je ne questionnais pas mon camarade, je ne pouvais pas empêcher ma cervelle de trotter.

« Un prisonnier se préoccupe d'une mouche qui vole, et ici ce n'est pas d'une mouche qu'il s'agissait, mais de quelque secret d'une grande importance -- à ce que je me figurais, du moins.

« Songeant aux mesures exceptionnelles dont mon camarade était l'objet, à cette insistance qu'on mettait à lui donner un nom qu'il prétendait n'être pas le sien, aux propos des gardiens à qui j'avais entendu dire que le 23 était signalé comme un homme dangereux, j'en vins à m'imaginer qu'il était un des chefs du mouvement de 1851.

« Non pas un des farceurs qui mettent les pauvres diables en avant et qui, au premier danger, filent plus rapides que des lièvres, mais un de ces solides qui payent de leur personne tant qu'il y a à payer et qui boivent sans faire la grimace le vin qu'ils ont tiré.

« Plus je réfléchissais, plus il me semblait que je devais avoir raison.

« Si bien que j'en vins à le traiter non plus comme un égal, mais comme un homme important, m'efforçant par mes soins et par mes services de lui témoigner le respect que m'inspirait son dévouement à notre cause.

« Il mit du temps à s'en apercevoir, mais pourtant il s'en aperçut.

« Il m'interrogea.

« Et comme je lui disais franchement mes idées :

« -- Hélas ! mon pauvre camarade, me dit-il, vous vous trompez grandement. De ma vie je ne me suis occupé de politique, et il n'y a rien de politique dans mon malheur.

« Ce n'était pas assez pour me convaincre.

« -- Et cependant, repris-je, vous voici transporté politique ni plus ni moins que moi.

« -- C'est vrai, me répondit-il, on a trouvé ce moyen de se débarrasser de moi.

« Et comme je le regardais d'un air de doute :

« -- On a essayé, poursuivit-il, de me faire tout doucement passer le goût du pain. C'eût été plus sûr. Le malheur, c'est que le coup a manqué lorsqu'il était facile. Plus tard, il eût fallu mettre quelqu'un dans la confidence, c'est-à-dire remplacer un danger qui est moi, par un autre danger, qui eût été mon assassin. Tout bien considéré, on a songé à Cayenne, qui est loin...

« -- Et c'est pour cela qu'on prétend vous donner un autre nom que le vôtre ?

« -- Précisément. Ne pouvant m'ôter la vie, on m'ôte mon état-civil... Je ne m'appelle pas Boutin plus que vous. Mon nom est Laurent Cornevin, et, bien loin d'être un personnage, je ne suis qu'un pauvre garçon d'écurie. Mais c'est ainsi : les plus grands, quelquefois, tremblent devant les plus petits...

« -- Il passa la main sur son front, comme pour en chasser des souvenirs pénibles, puis lentement :

« -- Je vous ai confié cela à vous, mon bon Nantel, me dit-il, parce que vous êtes un brave homme que j'estime, et que, grâce à ce papier que vous avez sauvé, le crime sera peut-être puni... Mais, je vous prie, qu'il ne soit jamais question de cela entre nous ; ne parlons plus de ces choses, ne parlons même plus.

« Il est de fait qu'il ne s'usait pas la langue à babiller, le malheureux.

« La fièvre qui l'avait saisi lorsqu'il avait vu son trésor menacé n'avait pas duré plus que le danger.

« Une fois en sûreté dans le vaisseau, il était tombé dans un tel anéantissement qu'il ne s'aperçut même pas qu'on levait l'ancre et qu'on mettait à la voile. Dieu sait si on s'en apercevait, cependant !...

« Le temps était affreux, le Rhône roulait et tanguait sur les lames comme une barrique vide, et je croyais que j'allais rendre l'âme, tant je souffrais du mal de mer. Ce n'est qu'au bout de huit jours que je revins tout à fait à moi.

« Nous n'étions pas à la noce sur ce bateau, et cependant nous n'y étions pas si mal qu'on me l'avait annoncé.

« Notre nourriture était exactement celle des matelots, moins l'eau-de-vie. Nous mangions assez souvent de la viande fraîche et on nous distribuait tous les jours un boujarron de vin. La nuit nous avions un hamac.

« Ce qui faisait notre bonheur, c'était que nous étions très peu de transportés à bord, et que le commandant était un bon homme. Le jour du départ, il nous avait dit : Tant que vous serez sages et soumis, je vous accorderai tout ce que permet le règlement. Mais au premier signe d'insubordination, plus rien. Je ne reviens jamais sur ce que j'ai dit. Si vous ne voulez pas que les bons pâtissent pour les mauvais, faites la police entre vous.

« C'était parler comme il faut, car il n'y eut pas une punition parmi les transportés pendant toute la traversée...

« Et pourtant nous avions à souffrir de bien des choses. Du manque d'air et d'exercice, principalement.

« Comme on nous faisait monter sur le pont par divisions, chacun de nous n'y restait guère que deux heures par jour.

« C'étaient mes meilleurs moments.

« Le 23, lui, Boutin, ou plutôt Laurent Cornevin, puisque tel était son vrai nom, était peut-être le seul à ne pas s'en soucier plus que d'autre chose.

« Son tour de monter venu, il allait s'asseoir sur quelque paquet de cordages, les coudes sur les genoux, le menton dans la paume de ses mains, et par n'importe quel temps, sous le vent ou sous la pluie, sous un soleil dont l'ardeur faisait fondre les coutures du pont, il restait immobile, les yeux fixés vers le point de l'horizon où il supposait que devait se trouver la France.

« Une fois je le voyais plus triste que de coutume :

« -- Voyons, mon camarade, lui dis-je, du courage, morbleu ! Il ne faut pas comme cela rester seul à se forger des idées noires !...

« Il branla la tête, et d'une voix à faire mollir le cœur d'un bourreau :

« -- Est-ce donc me forger des idées noires, me dit-il, que de pleurer sur ma pauvre jeune femme, et sur mes cinq petits enfants !... Que sont-ils devenus ? Ils n'avaient que mon travail pour vivre ! Quand j'ai été enlevé, il y avait soixante-cinq francs à la maison...

« Une autre fois, comme il regardait la mer avec une fixité effrayante, j'eus peur.

« -- À quoi songez-vous ? lui demandai-je brusquement, voulant lui donner à entendre que je craignais qu'il ne songeât à en finir avec la vie. Il me comprit :

« -- Rassurez-vous, Nantel, me dit-il, je sais que ma vie ne m'appartient pas... Dieu m'a rendu témoin de certaines choses, c'est afin que je devienne l'instrument de sa justice... J'ai une tâche à remplir, je la remplirai...

« Voilà les seules confidences que me fit mon pauvre camarade Laurent Cornevin, pendant toute cette longue traversée -- les seules que je me rappelle du moins.

« Et cependant il avait confiance en moi, et je suis sûr qu'il m'aimait.

« Souvent il m'offrait sa ration de vin en me disant :

« -- Prenez, j'en ai moins besoin que vous. J'éprouve à vous voir boire plus de plaisir que je n'en ressentirais en buvant moi-même.

« Du reste, Laurent disait vrai, il en avait moins besoin que moi.

« Chagrins, regrets, privations, douleurs du corps et douleurs de l'âme, rien n'avait de prise sur son organisation de fer.

« Tous plus ou moins, nous étions endoloris et indisposés, lui jamais.

« Les ardeurs dévorantes du soleil sur le pont ne l'incommodaient pas plus que l'air empesté de notre batterie.

« Et un jour que je lui marquais mon étonnement de cette santé miraculeuse :

« -- Une pensée fixe comme celle que j'ai en moi, me dit-il, est un talisman qui préserve de tout. Il ne faut pas que je sois malade, je ne le serai pas...

« Moi qui n'avais pas de pensée fixe, et qui me sentais de moins en moins bien, je ressentis une grande joie le jour où un matelot me dit en me montrant la mer :

« -- Voyez-vous comme l'eau change de couleur, comme la vague devient bourbeuse, c'est signe que nous approchons... Demain la terre sera en vue.

« Il ne se trompait pas.

« Le lendemain, lorsque mon tour vint de monter respirer sur le pont, je pus distinguer tout au fond de l'horizon, pareilles à une brume légère, les terres de la Guyane.

« Bientôt, au-dessus des vagues jaunâtres, deux rochers se dressèrent, arides et nus, qu'on appelle les Connétables. Puis apparurent les îles Remire, les îles du Père, de la Mère et des Deux-Filles.

« Tant loin que pouvait s'étendre la vue, on apercevait la côte, pareille à un banc de vase, bordée de palétuviers.

« Enfin, nous arrivions aux îles du Salut.

« Il n'était pas un transporté qui ne fût joyeux, pas un qui n'eût hâte de fouler cette terre d'exil.

« Il n'y avait que Laurent Cornevin qui restait accroupi sur les cordages, morne comme d'ordinaire, et comme étranger à tout ce qui se passait autour de lui.

« Je lui secouai le bras.

« -- Vous n'entendez donc pas ? lui dis-je. Vous ne voyez donc pas ?... La terre ! voilà la terre, nous sommes arrivés...

« Il haussa les épaules, et d'un accent ironique :

« -- Alors, fit-il, vous trouvez que c'est un motif de se réjouir !...

« Hélas ! il avait raison, il me fallut bien le reconnaître, lorsqu'on nous eut débarqués à l'île du Diable, au nombre de cent cinquante ou deux cents.

« Rien n'y était préparé pour nous recevoir.

« Il ne s'y trouvait, en fait de construction, qu'un blockhaus où logeait la compagnie d'infanterie de marine chargée de nous garder et un magasin pour les ustensiles et les provisions.

« Nous autres nous dûmes coucher dans des cases de fer couvertes en zinc ou dans des cabanes de branchages tout aussi grossières que celles des sauvages.

« Dans les cases de fer, qui avaient été tout d'abord surnommées les marmites, on étouffait. Dans les cabanes, on grelottait, dès que s'élevait le brouillard blanc de la Guyane, si malsain qu'on l'appelle le linceul des Européens.

« Pour la nourriture, à peine étions-nous aussi bien qu'à bord du Rhône .

« Deux fois par semaine, un petit bateau à vapeur, l' Oyapock , nous apportait de Cayenne nos provisions, consistant surtout en viandes salées.

« Du reste, rien à faire en ces premiers temps, sinon quelques corvées à tour de rôle.

« Quand on avait répondu aux deux appels du matin et aux deux appels du soir, on pouvait à son gré errer dans l'île, qui était tout ombragée d'arbres magnifiques, tendre des pièges aux oiseaux, pêcher ou chercher sur la côte des coquillages ou des tortues.

« Moi, qui suis menuisier de mon état, je m'étais construit une baraque plus confortable que les autres, et comme de juste, je la partageais avec mon camarade Laurent.

« Depuis notre débarquement, je remarquais en lui un certain changement. Il était toujours aussi taciturne que par le passé, mais à son air de douleur résignée avait succédé une expression de résolution étrange.

« Quand il me parlait de sa famille, de ses enfants, ses yeux ne s'emplissaient plus de larmes.

« -- Maintenant, me disait-il, leur sort est décidé. Ou Dieu a eu pitié d'eux et ils sont sauvés, ou il les a oubliés et alors ils sont depuis longtemps morts de misère.

« Ce changement de Laurent m'étonnait d'autant plus, qu'il avait dû être l'objet de recommandations particulières, et qu'on le tracassait et qu'on le surveillait plus qu'aucun de nous.

« D'abord on s'obstinait à lui contester son état civil.

« C'est au nom de Boutin qu'il devait répondre et qu'il répondait en effet aux quatre appels de chaque jour.

« Puis, jamais on ne l'employait aux corvées qui eussent pu le mettre en contact avec les étrangers qui venaient quelquefois à l'île du Diable.

« Une fois cependant, il avait réussi à parler à un matelot de l' Oyapock , et à décider cet homme à lui jeter une lettre à la poste de Cayenne.

« Cette lettre fut interceptée.

« D'après ce que m'a dit Laurent, elle était adressée à une dame veuve habitant Paris et ne contenait que ces seuls deux mots : « Je vis ! » et sa signature.

« C'était peu, et cependant cela lui coûta cher.

« Conduit devant le gouverneur de l'île, il fut condamné à quinze jours de cachot, à la demi-ration, pour tentatives de correspondances avec l'extérieur...

« Il les fit, ces quinze jours...

« Et lorsqu'il me revint, pâli et exténué :

« -- Crois-tu, me dit-il, me tutoyant pour la première fois, crois-tu que je lui en veux à ce commandant. Non. Il ne me connaît que par ce qu'on lui a dit de moi, et me croit un homme très dangereux... Il est soldat, il exécute sa consigne... Mais les autres, les autres !...

« Que voulait-il dire et quels étaient ces autres, je l'ignore...

« L'ayant questionné à ce sujet, il me répondit qu'il lui était interdit de me répondre...

Seulement, depuis cette affaire, toutes ses habitudes changèrent.

« Au lieu de rester dans notre case à fabriquer avec moi divers menus ouvrages que nous faisions vendre à Cayenne et dont le produit améliorait notre ordinaire, Laurent se mit à passer ses journées dehors.

« Il décampait sitôt l'appel du matin, avec un morceau de biscuit dans sa poche, et ne reparaissait plus qu'à l'appel de six heures.

« Jusqu'à ce qu'enfin, un soir :

« -- Ma résolution est prise, Nantel, me dit-il, et tout est prêt... Demain, j'essaie de m'évader.

« Je frémis.

« Tenter de s'évader de l'île du Diable, c'était, nous le savions tous, courir à une mort certaine et affreuse.

« Il n'était pas impossible de construire une embarcation capable de tenir la mer par un temps calme, pas impossible de la lancer et de s'éloigner de l'île. Mais après ?... Où aller avec cette embarcation, sans voile, sans boussole, sans armes, sans provisions...

« Quelques-uns avaient tenté cet acte de désespoir... Les uns avaient péri misérablement, perdus dans les forêts du continent... On avait trouvé les autres morts de faim dans leur canot ballotté par les vagues... Pas un n'avait réussi.

« -- Tu ne feras pas cela, Cornevin, m'écriai-je.

« Mais lui, froidement :

« -- Je le ferai, prononça-t-il, et je réussirai... Dieu, dont je sers la justice, me protègera...

« Ce n'était pas la première fois que Laurent Cornevin m'exprimait cette conviction, que le Providence l'avait choisi pour une mission spéciale.

« Seulement, j'avais toujours évité ou détourné ce sujet de causerie, parce que, dès qu'il l'abordait, je voyais ses yeux briller d'un éclat plus sombre et sa physionomie prendre une expression inspirée qui m'inquiétait.

« Je craignais que sa raison ne résistât pas aux souffrances qu'il avait endurées.

« Mais ce soir-là, le voyant résolu à ce qui me paraissait un suicide, je n'hésitai pas à lui découvrir toute ma pensée.

« Je lui dis que très certainement il prenait pour des réalités les chimères de son imagination, que la Providence n'a pas d'élus, et que si véritablement il se croyait une tâche à remplir, ce devait lui être une raison de ne pas se précipiter dans un péril certain.

« Et je lui rappelais en même temps la légende sinistre des évasions de l'île du Diable.

« Il m'écouta sans m'interrompre, sans que son visage trahît rien de ce qui se passait en lui. Et quand il vit que je m'arrêtais faute d'objections :

« -- Camarade, me dit-il, je te remercie de tes efforts pour me retenir. Tu dis vrai : ce que je tente serait insensé et je périrais si j'étais abandonné à mes seules forces. Mais ce n'est pas sur moi chétif, que je compte. S'il faut un miracle pour me tirer d'ici sain et sauf, sois tranquille, ce miracle se fera. Je lis le doute dans tes yeux. Tu ne douterais pas s'il m'était permis de te dire mon secret. Cesse donc de t'opposer à mon projet. Une voix au dedans de moi me parle, à laquelle je dois obéir.

« J'éprouvai en ce moment une des plus grandes douleurs que j'eusse ressenties depuis mon arrestation.

« Je ne doutai pas que mon pauvre camarade n'eût perdu l'esprit.

« Hélas ! ce n'était pas le premier dont je voyais la raison s'égarer... Il y en avait parmi nous dont les questions politiques et sociales avaient fini par exalter les facultés jusqu'au délire... Ceux-là aussi parlaient de leurs voix !...

« C'est à ce point que la tentation me vint de prévenir le commandant des intentions de Laurent Cornevin.

« Non, cependant.

« La trahison, de quelque prétexte qu'on la colore, est toujours la trahison, c'est-à-dire le plus lâche, le plus vil et le plus exécrable des crimes.

« Je décidai que si, comme il n'était que trop probable, je ne parvenais pas à retenir Laurent, eh bien ! sa destinée s'accomplirait.

« Mais je le priai de me confier son plan et de me dire ses moyens d'exécution.

« Il ne fit pas de difficultés.

« Pendant toutes ces longues journées passées hors de notre case, il s'était construit, me dit-il, un canot. Il comptait s'y embarquer et ramer vers la pleine mer jusqu'à ce qu'il rencontrât un navire qui consentît à le recueillir.

« C'était insensé, je lui dis. Il me répondit avec un calme désespérant qu'il le savait aussi bien que moi, mais que sa détermination était irrévocable.

« Tout ce que je pus obtenir de lui fut qu'il remettrait son départ d'une semaine, et que, pendant ces huit jours, nous économiserions sur nos rations quelques livres de biscuit qu'il emporterait.

« Il fut convenu aussi qu'il me montrerait son embarcation, et que je l'aiderais à la perfectionner s'il y avait lieu.

« Il y avait lieu, en effet.

« Je demeurai stupide d'étonnement, le lendemain, lorsque Laurent, m'ayant conduit à un des points les plus sauvages de la côte, me montra derrière un groupe de rochers ce qu'il appelait son canot...

« Cela, un canot !... Ce n'en était même pas l'apparence.

« Ignorant l'art de débiter et de travailler le bois, privé d'outils, Laurent n'était arrivé à produire qu'une machine informe et sans nom.

« C'était une sorte de radeau, composé de troncs d'arbres grossièrement équarris et si imparfaitement assemblés que la première lame devait les disjoindre et les disperser au hasard. Au milieu, un mât était planté, destiné à porter en guise de voile une de nos couvertures.

« Deux fortes branches, taillées à plat à l'extrémité, formaient les avirons.

« -- Et c'est avec cela, m'écriai-je, que tu comptes affronter la haute mer !...

« Mais je l'avais tant tourmenté depuis la veille que l'impatience le gagnait.

« -- Oh ! assez, me dit-il. J'accepte ton assistance, mais je ne veux plus de conseils ni de remontrances.

« Il était clair que rien ne changerait plus cette volonté tenace et aveugle.

« Je me tus et je me mis à l'œuvre.

« En huit jours, si je ne construisis pas un canot, je fabriquai du moins une sorte de boîte assez solide pour tenir la mer par beau temps.

« Laurent, de son côté, se procura quelques vivres.

« Le dimanche suivant, tout était prêt, et nous décidâmes, mon pauvre camarade et moi, qu'il s'évaderait dans la nuit du lundi au mardi.

« Quelle journée, que cette journée du lundi !...

« J'étais comme une âme en peine, ne sachant que faire pour cacher les pressentiments funèbres qui m'obsédaient. Chaque fois que je regardais Laurent, mes yeux se remplissaient de larmes. Il était pour moi comme un condamné à mort.

« Lui, était plus que calme, il était gai.

« Il ne s'était vraiment préoccupé que d'une chose, de cette lettre dont j'avais été un moment le dépositaire, à Brest. Il l'avait glissée dans une de ces petites fioles où on nous distribuait des médicaments et l'avait suspendue à son cou.

« Comme cela, m'avait-il dit, si je venais à tomber dans l'eau, la lettre ne serait pas mouillée...

« Enfin, le soir arriva.

« La retraite sonna, nous allâmes répondre à l'appel et, comme à l'ordinaire, nous regagnâmes notre case.

« Entre Laurent et moi, pas un mot ne fut échangé, jusqu'à ce qu'enfin, entendant relever les factionnaires :

« -- Il est temps de partir, me dit-il ; en route !...

« Je me chargeai d'un sac qui contenait les provisions, et nous sortîmes...

« Quelques précautions étaient indispensables.

« Le jour, nous étions libres dans l'île ; mais la nuit, il nous était défendu de sortir d'un enclos où étaient construites nos cabanes, et des factionnaires gardaient cet enclos depuis la retraite jusqu'à la diane.

« Nous passâmes néanmoins, et bientôt nous fûmes au radeau.

« Il pouvait être onze heures.

« La nuit était sombre, mais la lune ne devait pas tarder à se lever.

« Le temps était lourd. Pas un souffle de vent n'agitait les feuilles des arbres...

« La mer baissait... Près des rochers, comme toujours, elle paraissait agitée, ses lourdes lames jaunes se brisaient à grand bruit sur les cailloux, mais, au loin, elle était comme le tapis d'un billard.

« -- Laurent, lui dis-je, il est encore temps de réfléchir...

« -- Non, il n'est plus temps, s'écria-t-il. Aide-moi à mettre le canot à l'eau...

« C'était une opération assez difficile. Nous la réussîmes pourtant, et bientôt ma fragile machine flotta le long d'un rocher.

« L'heure suprême sonnait. Laurent me serra entre ses bras, et d'une voix forte :

« -- Adieu, mon bon Nantel, me dit-il, ou plutôt, au revoir. Tant que je vivrai, je me rappellerai que c'est à toi que je dois d'avoir sauvé le dépôt qui m'était confié.

« L'émotion m'étouffait.

« -- Pauvre malheureux, pensai-je, combien d'heures encore as-tu à te le rappeler !...

« Lui, s'était laissé tomber à genoux.

« -- Mon Dieu, prononça-t-il, si, comme je le crois, je suis l'homme de votre justice, vous me sauverez !

« Puis, il se releva et, sautant sur le radeau, il le poussa loin du bord, et se mit à ramer vers la pleine mer, favorisé par la marée et le courant.

« Moi, pendant plus d'une heure, je restai planté sur mes pieds à la même place, hébété de douleur. Laurent était mon camarade, depuis plus d'un an nous ne nous étions pas quittés un jour ; c'était plus qu'un frère que je perdais...

« Pour l'apercevoir encore, je gravis un rocher...

« La lune s'était levée, la mer resplendissait comme un miroir d'argent, et sur cette surface blanche, à une demi-lieue au large, je distinguais, comme une tache noire, le radeau de Laurent Cornevin...

« Ainsi, me disais-je, s'il ne survient pas quelque vague qui le submerge, ainsi il ramera toute la nuit, jusqu'à ce qu'il soit à bout de forces, et qu'il ait dévoré sa dernière miette de biscuit... Et après ! quelle mort !...

« Oui, je me disais cela, quand tout à coup, au fond de l'horizon, j'aperçus comme un nuage, qui semblait s'avancer vers l'île, et qui de minute en minute devenait plus distinct...

« Une espérance insensée tressaillit en moi. Si c'était un navire !...

« Le temps que dura mon incertitude me parut extraordinairement long.

« Tout ce que j'avais d'intelligence et d'attention se concentrait sur ce point unique de l'espace où grossissait insensiblement mais incessamment le nuage que j'avais aperçu.

« Enfin, le doute ne fut pas possible. C'était bien un navire que je voyais et qui s'avançait toutes voiles dehors.

« Cette assurance me donna comme un éblouissement.

« Moi qui m'étais si fièrement moqué de Laurent, moi qui traitais de folie sa foi profonde dans la protection de la Providence, j'étais forcé de croire.

« Il me semblait que j'assistais à un de ces miracles qui confondent la raison et écrasent l'orgueil de l'homme.

« N'était-ce pas un miracle, en effet, que la présence à point nommé de ce bâtiment dans les eaux funestes de la Guyane ?

« Depuis plus d'un an que j'étais à l'île du Diable, jamais on n'en avait signalé un seul, à l'exception de ceux que le gouvernement français employait au service de la colonie pénitentiaire...

« Je frissonnai à cette réflexion.

« Si ce vaisseau, pensais-je, allait être un vaisseau de l'État !...

« Laurent y serait recueilli, c'est vrai, mais on l'y mettrait aux fers, pour commencer, et on le ramènerait ensuite à Cayenne, où il serait condamné, pour tentative d'évasion, à plusieurs mois de cachot.

« Et ce n'était pas ma seule angoisse.

« Ce bâtiment, que du haut du rocher que j'avais gravi je distinguais si nettement, mon pauvre camarade l'avait-il aperçu ? Ramait-il vers lui ? En était-il bien loin encore ? Parviendrait-il à le rejoindre ?

« Je cherchai de l'œil le radeau.

« Il était alors, autant que j'en pouvais juger, à un peu moins de la moitié de la distance qui séparait l'île du navire. Mais quelle pouvait bien être cette distance ? Il eût fallu l'expérience d'un marin pour l'apprécier avec quelque certitude.

« Ce qui était positif, c'est que Laurent avait hissé sa voile -- notre couverture. De l'endroit où j'étais, elle me faisait l'effet de l'aile d'un oiseau de mer.

« Je ne sais ce que j'aurais donné pour pouvoir attendre l'issue de cette scène poignante. Mais le jour allait venir et j'étais à plus d'une demi-lieue du camp. Je m'éloignai à regret...

« Avec le même bonheur que la première fois, je franchis la ligne des sentinelles et je gagnai ma case.

« L'instant d'après, l'appel du matin battit et j'allai me mettre à mon rang.

« -- Boutin ! appela par trois fois le gardien de service. Boutin ! Boutin !...

« Il n'avait garde de répondre, comme de juste ; il fut porté manquant.

« Comme de raison aussi, l'appel terminé, on m'interrogea.

« -- Où est votre camarade ?

« Je répondis que je n'en savais rien, qu'il m'avait quitté la veille en me disant qu'il allait à la pêche, et que je ne l'avais pas revu depuis.

« Comme on ne m'en demanda pas davantage pour le moment, je me trouvai libre et, de toute la vitesse de mes jambes, je courus au rocher d'où j'avais suivi le départ de Laurent.

« Mais mon absence avait duré près de trois heures.

« J'eus beau me crever les yeux à interroger l'immensité de la mer, je n'aperçus plus rien. L'horizon était vide. Le vaisseau et le radeau avaient disparu.

« C'est le cœur bien gros et à pas lents que je regagnai le camp.

« Et, certes, il m'eût bien surpris celui qui m'eût dit que j'allais y trouver un indice du sort de mon pauvre camarade.

« C'est ce qui arriva, cependant.

« Le petit bateau à vapeur qui faisait le service entre Cayenne et l'île du Diable venait d'arriver, et on m'appelait pour la corvée du déchargement...

« Je me rendis au débarcadère, et j'aidais à hisser des sacs de biscuits, lorsque j'entendis un matelot dire à un de nos gardiens que le matin, au lever du jour, on avait signalé le passage d'un navire au vent des îles du Salut.

« C'était, ajouta-t-il, un baleinier américain qui, le mois précédent, avait essuyé une tempête épouvantable, qui avait failli périr, et qui était allé réparer ses avaries à Démérara, le port le plus important de la Guyane anglaise.

« Si je ne m'étais pas retenu, j'aurais sauté au cou de ce matelot.

« -- Ainsi, me disais-je, si Laurent a réussi à atteindre ce navire, il est libre à cette heure et maître d'utiliser cette lettre qu'il a sauvée aux prix de sa liberté et peut-être de l'existence de sa femme et de ses enfants...

« La joie que je ressentais était si grande, que c'est à peine si je pris garde aux menaces que me fit à l'appel du soir le gardien de service.

« Naturellement, pas plus le soir que le matin, personne n'avait répondu au nom de Boutin ; on s'en prenait à moi de son absence, et on voulait absolument me faire dire où il se cachait.

« Car nul encore ne soupçonnait une évasion.

« Ce n'est que dans l'après-midi du lendemain que la vérité éclata.

« J'étais en train d'apprêter mon dîner, quand un gardien entra dans ma case comme une bombe, et d'un ton furieux :

« Suivez-moi, me dit-il, le commandant vous demande.

« Je le suivis, et comme le long de la route je le questionnais, feignant l'étonnement :

« -- C'est bon, c'est bon, me dit-il, on va vous régler votre compte.

« Il est de fait que le visage du commandant n'avait rien de rassurant, et je m'expliquais sa colère, sachant de quelles instructions particulières Laurent avait toujours été l'objet.

« -- Où est Boutin ? me cria-t-il, dès qu'il me vit à portée de l'entendre.

« Et, comme je protestais que je l'ignorais.

« -- Vous ne voulez pas parler, insista-t-il.

« -- Je ne sais rien, mon commandant.

« -- C'est ce que nous allons voir, dit-il, suivez-moi...

« Et faisant signe à deux soldats de se placer à mes côtés, il se mit à marcher devant nous...

« C'est à plus d'un quart de lieue, sur le bord de la mer, qu'il me conduisit.

« Là sur la grève était échoué le radeau de Laurent, qui avait été ramené par la marée montante et que deux soldats en train de pêcher avaient découvert.

« À cette vue, je crus que le cœur allait me manquer... Mon pauvre camarade avait-il donc péri !...

« La réflexion m'eut bientôt rassuré.

« Le radeau était en aussi bon état qu'au départ, la voile seule et le sac de provisions manquaient, bien que ce sac eût été très solidement attaché à une traverse... N'était-ce pas une preuve que, si le radeau se trouvait là, c'est que Laurent avait été recueilli par le baleinier américain ?...

« -- Eh bien ! me demanda le commandant en me montrant le radeau, nierez-vous encore l'évasion de Boutin et la part que vous y avez prise ?

« Certainement, je niai. Malheureusement j'étais le seul menuisier de l'île, mon travail me trahissait. Je fus mis au cachot.

« Je n'y restai pas longtemps... Mon bonheur voulut qu'on eût besoin à Cayenne d'ouvriers de mon état. J'y fus envoyé et employé. L'année suivante j'eus ma grâce et je me mariai...

« J'étais sans nouvelles de Laurent Cornevin et je m'en étonnais, mais je ne doutais pas qu'il fût sauvé et libre. Je me disais :

« -- Celui qui lui a envoyé un vaisseau l'aura protégé...

« Oui, je me disais cela, et je le pensais, quand un soir que je me trouvais dans un café de Cayenne, j'entendis un matelot américain raconter qu'autrefois son navire, passant le long des îles du Salut, avait recueilli un transporté français...

« Je pris ce matelot à part et, l'ayant questionné, j'acquis la certitude du succès de l'évasion de Laurent Cornevin.

« C'était bien de lui qu'avait voulu parler le matelot...

« Il était resté six mois à bord du baleinier, payant de son travail son passage et sa nourriture, et s'était fait débarquer au Chili, à Talcahuana, le port de relâche des baleiniers... »

V

La voix de Jean Cornevin expirait sur ces derniers mots.

Il déposa sur la table le manuscrit de Nantel, et regardant alternativement son frère et Raymond Delorge, il dit seulement :

-- Eh bien ?...

Ils ne répondirent pas tout d'abord.

Un immense désappointement se peignit sur leur physionomie.

Il était clair que cette fin si brusque, que ce dénouement qui n'en était pas un, après des détails si précis, trompait toutes leurs prévisions. Ils avaient espéré mieux ou du moins autre chose.

-- Enfin, c'est tout ? interrogea Raymond.

-- Tout.

-- Nantel n'a ajouté de vive voix aucun détail ?

-- Quel ?

-- Je ne sais. Il se pourrait que ton père eût prononcé le nom du mien, le nom du général Delorge...

-- Il ne l'a jamais prononcé devant Nantel...

-- Il aurait pu dire de quel crime il a été témoin...

-- Il ne l'a pas dit...

-- Le nom des misérables qui le persécutaient si odieusement aurait pu lui échapper...

-- Jamais...

-- Il se pourrait qu'il eût laissé entrevoir ses projets d'avenir...

-- Toutes ces questions, qui se succédaient sans seulement lui laisser le temps de reprendre haleine, devaient irriter et irritèrent, en effet, Jean Cornevin.

-- Notre père, prononça-t-il, n'a rien dit jamais qui ne soit consigné dans la relation de Nantel...

Et, haussant les épaules, et non sans une certaine amertume :

-- Croyez-vous donc, reprit-il, toi, Raymond, qui m'interroges, et toi, Léon, qui te tais, croyez-vous donc que cette relation si complète que je viens de vous lire, a été écrite au courant de la plume et comme au hasard ! Naïfs que vous êtes, si vous n'y avez pas reconnu le fruit lentement mûri de patientes réflexions et de prodigieux efforts de mémoire. Me prenez-vous donc pour bien plus enfant que vous ou pour bien moins ambitieux d'arriver à la vérité ?... Allez, tout ce que vous pouvez vous dire je me le suis dit. Deux mois durant, plus tenace qu'un juge d'instruction, j'ai obsédé Nantel de questions, tremblant toujours qu'il n'oubliât une circonstance, un détail, un mot, d'où eût jailli une lumière plus vive. Pendant deux mois, ce brave et excellent homme s'est mis l'esprit à la torture pour se bien tout rappeler. Il ne sait rien de plus que ce qu'il a écrit et signé...

Jean s'était levé, et froissant le manuscrit de Nantel :

-- Je ne vous en veux certes pas, dit-il, mais vous êtes des ingrats !...

-- Oh !

-- Oui, des ingrats, car au lieu de vous réjouir de ces révélations inespérées, vous voilà déplorant l'absence des informations qui vous manquent encore. Oui, des ingrats, car vous ne daignez pas voir quel coin du voile se trouve soulevé par la déposition de Nantel.

Et sans attendre les objections qu'il lisait dans les yeux de Raymond et de son frère :

-- Tenez, poursuivit-il vivement, résumons-nous et voyons où nous en sommes.

« Nos soupçons d'hier sont aujourd'hui des certitudes.

« Nous étions convaincus que le général Delorge a été assassiné et que le crime a eu un témoin, Laurent Cornevin, mais ce n'était qu'une conviction... Maintenant c'est un fait certain, nous en avons la preuve.

« Hier, Léon, tu pensais que notre père avait été assassiné.

« Tu sais que non, aujourd'hui, et que si toutes nos recherches ont échoué, c'est qu'on lui a imposé un état civil qui n'était pas le sien ; c'est que, sur tous les registres de la police, il est inscrit sous le nom de Boutin.

« Nous sommes sûrs que notre père n'est pas mort à Cayenne.

« Il nous est prouvé que, vers la fin de 1853, il a été débarqué sain et sauf au Chili, à Talcahuana, plein d'ardeur et d'espoir et certainement en possession de la lettre du général Delorge...

Pourtant le front de Léon restait sombre.

-- Il m'en coûte, frère, prononça-t-il, de t'arracher une illusion, mais je le dois. Ce qui te semble prouver l'existence de notre père est pour moi la preuve de sa mort...

-- Oh !...

-- Permets que je m'explique, et tu seras forcé de reconnaître que j'ai raison. C'est à la fin de 1853, n'est-ce pas, que notre père s'est trouvé libre à Talcahuana ?... Combien y a-t-il de cela ? Dix ans bientôt. Dix ans, Jean, entends-tu, et il ne nous a pas donné signe de vie...

-- C'est vrai, mais...

-- Quoi ! si tu veux admettre que notre père nous a oubliés, notre mère et nous, qu'il a oublié sa haine et ses projets de vengeance, qu'il a oublié la France et qu'il s'est installé au Chili, je te dirai : Oui, il est possible qu'il vive...

Mais Jean n'était pas convaincu.

-- Soit, s'écria-t-il ; selon les règles de la sagesse humaine, tu as raison, peut-être ! Mais je crois, moi, et de toute mon âme, que votre sagesse est folie et votre clairvoyance aveuglement. La foi de notre père qui avait converti Nantel, le sceptique ouvrier parisien, cette ardente foi à la justice de Dieu, je l'ai !... Je crois comme a cru Nantel, quand tout à coup, des profondeurs de l'horizon, il a vu surgir le vaisseau baleinier qui devait recueillir le radeau de Laurent Cornevin... Et je vous le dis, Celui qui a épargné la vie de notre père menacé par M. de Combelaine, Celui qui a permis qu'il dérobât la lettre accusatrice aux plus ardentes recherches, Celui qui l'a tiré de cette île du Diable dont jamais un prisonnier ne s'est évadé, Celui-là ne l'aura pas abandonné et saura le faire apparaître à l'heure de sa justice !...

Qui avait raison, du confiant enthousiasme de Jean Cornevin ou du scepticisme désolé de Léon ?

C'est ce que Raymond Delorge, pris pour arbitre par les deux frères, n'osait décider, encore que, par la pente naturellement romanesque de son esprit, il inclinât vers les espérances de Jean.

-- Le positif, c'est que ces renseignements nouveaux ne modifiaient en rien, pour le moment, les conditions de la lutte.

Aussi, les trois jeunes gens convinrent-ils d'attendre de plus amples informations avant de faire part du manuscrit de Nantel à Mme Delorge et à Mme Cornevin.

-- Et bien vous avez fait, leur dit Me Roberjot, lorsqu'ils le mirent dans le secret. À quoi bon ouvrir le cœur de ces malheureuses femmes à des espérances qui sans doute ne se réaliseront jamais ?...

Car l'avocat, sans cependant se prononcer, partageait la façon de voir de Léon.

Mais s'ensuivait-il qu'on ne dût pas chercher à tirer un parti quelconque de ce supplément d'informations véritablement providentiel ?

Non certes ! Et ce fut Me Roberjot qui voulut se charger des premières démarches.

Son influence, comme député de l'opposition, avait trop grandi, pour que l'administration osât lui opposer les mêmes fins de non recevoir qu'autrefois. Et d'ailleurs il avait désormais un point de départ certain.

Ce n'est plus de Laurent Cornevin qu'il demandait des nouvelles, mais bien de Louis Boutin.

Et comme il était aisé de le prévoir, sous ce nom de Boutin qui, malgré ses réclamations, lui avait été imposé pour dépister les recherches, Cornevin avait un dossier.

Moins de huit jours après une demande adressée à la préfecture de police, Me Roberjot recevait la note suivante :

« BOUTIN (Louis), trente-quatre ans, homme de peine, né à Paris.

« Pris les armes à la main derrière une barricade, rue du Petit-Carreau, le 4 décembre 1851, et écroué à la Conciergerie.

« Dirigé sur Brest le 21 décembre suivant, avec un convoi de condamnés, sous la conduite de l'inspecteur de police Brichart.

« Arrivé à Brest le 22.

« Admis d'urgence le même jour à l'hôpital du bagne (lit n° 22), blessé grièvement à la suite d'une tentative d'évasion.

« Sorti guéri de l'hôpital le 18 février 1852.

« Embarqué ledit jour à bord du transport le Rhône , à destination de la Guyane.

« Interné à l'île du Diable.

« Mort le 29 janvier 1853. A péri en essayant de s'évader sur un radeau qu'il avait construit. Son corps n'a pas été retrouvé. »

Cette note, c'était la preuve éclatante de l'exactitude de la relation de Nantel.

Et si on eût pu acquérir pareillement la preuve que Boutin et Cornevin n'étaient qu'un seul et même individu, on eût eu les éléments d'une demande d'enquête qui eût pu conduire très loin M. le comte de Combelaine.

C'est à quoi, malheureusement, il ne fallait pas penser.

Il était clair que cette audacieuse substitution d'état civil avait été opérée fort secrètement par quelque créature de M. de Combelaine, et il n'était pas moins clair que les employés de la préfecture, à qui on eût pu demander des renseignements, ignoraient que cette substitution avait eu lieu...

Deux autres particularités ressortaient encore de cette note :

L'administration ne soupçonnait même pas le succès de l'évasion de Laurent Cornevin.

M. de Combelaine devait se croire débarrassé du seul témoin de son crime, c'est-à-dire assuré d'une éternelle impunité.

Mais ces démarches sans issue, ces conjectures sans résultat immédiat ne pouvaient contenter l'impatiente ardeur de Jean.

Léon et Raymond lui proposaient d'écrire à Talcahuana, au consul de France :

-- Ah ! gardez-vous en bien ! répondait-il. Songez qu'une seule démarche inconsidérée peut donner l'éveil à nos ennemis et les mettre sur la voie de la vérité, que nous savons, nous, et qu'ils ignorent. Songez que si notre père est vivant, comme je le crois, ce serait s'exposer à le perdre et à ruiner ses projets.

Une autre fois, après de longues méditations :

-- J'admets pour un moment, reprenait-il, oui, je consens à admettre la mort de notre père. En ce cas, qu'est devenue la lettre du général Delorge ? Croyez-vous donc qu'avant de mourir il n'ait pas songé à la confier à quelqu'un pour nous la faire parvenir !...

Quels projets il mûrissait dans le secret de ses pensées, Jean Cornevin le laissait deviner par ces seules paroles.

-- Je parierais, disait Léon à Raymond Delorge, que mon frère est en train de combiner quelque prodigieuse extravagance.

Ses opinions admises, il ne se trompait pas.

À moins de huit jours de là, un beau soir, Jean leur annonçait que sa résolution était prise, qu'il allait partit pour le Chili.

-- Tu es fou !... fut le premier mot de Léon.

-- Oh ! pas encore, répondit le jeune peintre, seulement je le deviendrais certainement si je restais ici, dans cette horrible incertitude, m'épuisant en conjectures et en projets impossibles...

Avec Jean, discuter c'était perdre son temps et son éloquence. Léon le savait, mais il croyait avoir à lui opposer une objection irréfutable.

-- Et de l'argent ? dit-il.

-- J'ai bien un millier d'écus...

-- Ce n'est pas avec cela qu'on va au Chili et qu'on en revient.

-- Je le sais. Aussi, ai-je l'intention de vous demander, à Raymond et à toi, qui êtes plus riches que moi, tout ce dont vous pouvez disposer...

-- Et si nous te refusons...

Jean haussa les épaules.

-- Alors, répondit-il, j'irai tout simplement lire la relation de Nantel à Mme Delorge et à notre mère... Et soyez tranquilles, quand elles sauront pourquoi je veux partir, je ne manquerai pas d'argent.

C'était si parfaitement exact, et il était si bien d'un caractère à faire ce qu'il disait, que Léon et Raymond se tinrent pour battus.

-- C'est bien, dirent-ils à l'obstiné, tu auras ce qu'il faudra.

Et, comme leurs caisses réunies ne faisaient pas la somme nécessaire, ils eurent recours au digne M. Ducoudray, lequel mis dans la confidence s'était écrié :

-- Jean a raison et, si je n'étais pas si vieux, je l'accompagnerais !

Restait à obtenir de Mme Cornevin son consentement à un long voyage, sans toutefois lui en révéler le but.

-- Je m'en charge, promit Me Roberjot, laissez-moi faire.

Et, en effet, ayant trouvé une occasion de rencontrer Mme Cornevin :

-- Ce serait un grand bonheur, lui dit-il négligemment, que Jean fût pris de la fantaisie de voyager. Les partis se remuent beaucoup en ce moment : s'il reste à Paris, imprudent et hardi comme il est, je le vois arrêté avant un mois !...

Le lendemain, c'était la pauvre mère qui conjurait son fils, ce fils dont cependant elle venait d'être si longtemps séparée, de s'éloigner.

Et avant la fin de la semaine, tous ses préparatifs étaient terminés, et Léon et Raymond Delorge le conduisaient à Bordeaux, où il s'embarquait pour Valparaiso.

En serrant une dernière fois la main du voyageur :

Revenez-nous avec des preuves, ami Jean, lui avait dit Me Roberjot, et surtout revenez-nous vite. Il me semble sentir déjà les premières bouffées de la tempête qui emportera l'empire, et avec l'empire les Maumussy et les Combelaine, les princesse d'Eljonsen, les Verdale, les docteur Buiron et les autres.

Beaucoup, s'ils eussent entendu l'honorable député s'exprimer ainsi, se seraient écriés :

-- Folie !...

Et non sans quelque semblant de raison.

L'empire, en apparence, n'était-il pas toujours aussi fort ? La machine politique montée au 2 Décembre ne continuait-elle pas à fonctionner sans heurts trop visibles ?

Paris, plus que jamais, était la capitale du plaisir, la ville de la joie et des fêtes. L'or affluait. C'était à qui, du haut en bas de l'échelle sociale, ferait les plus folles dépenses. Le luxe était prodigieux.

L'étranger qui, par une belle après-midi du printemps, se faisait conduire au bois de Boulogne, revenait ébloui, et à l'exemple de ce Suédois naïf écrivait sur ses tablettes de voyage :

-- Paris, ville de millionnaires. Tous les habitants ont chevaux et voitures.

Pourtant, la guerre du Mexique venait d'être déclarée, et les moins clairvoyants s'étaient dit :

-- Ce sera la guerre d'Espagne du second empire.

C'est que personne, à moins d'y être intéressé, ne s'était pris à la glu des phrases pompeuses par lesquelles le gouvernement avait essayé de justifier, d'exalter même cette étrange expédition.

C'est que les débats de la Chambre, quelque sourdine qu'on eût essayé d'y mettre, s'étaient entendus de loin.

C'est que les journaux avaient beaucoup parlé.

Le public savait ou croyait savoir les motifs réels et véritablement incroyables de cette campagne aventureuse.

On parlait de spéculations impudentes et de tripotages honteux.

On ne se gênait pas pour dire que le but réel de la guerre du Mexique était d'assurer le paiement de créances usuraires, achetés à vil prix par des personnages influents du gouvernement.

De la sorte, l'armée française allait faire les fonctions d'huissier.

Et au profit de qui ?

Dame ! on citait le nom des acheteurs des créances et on disait le chiffre probable de leurs honorables bénéfices.

On affirmait que M. de Maumussy avait eu une part du gâteau, et aussi M. de Combelaine, et aussi Mme la princesse d'Eljonsen.

Si, du moins, elle eût brillamment réussi, cette expédition du Mexique !...

La France ne pardonne-t-elle pas tout au succès ?...

Mais, follement entreprise par des gens qui ne connaissaient ni le pays qu'ils prétendaient soumettre ni les hommes qu'ils allaient combattre, cette guerre fatale ne pouvait amener que des désastres.

Son début fut un échec.

Il fut aussitôt réparé, c'est vrai, et glorieusement vengé... Mais ensuite ?

Un archiduc d'Autriche, Maximilien, fut conduit par nous à Mexico et proclamé empereur du Mexique malgré les Mexicains... Mais après ?

Notre petite armée était comme perdue dans ces immenses provinces.

Et successivement la France apprit avec stupeur :

La résolution du gouvernement impérial d'évacuer le Mexique ;

L'arrivée à Paris de l'impératrice Charlotte, qui venait solliciter des secours d'hommes et d'argent, qui ne fut pas reçue aux Tuileries et qui devint folle peu de temps après...

Et enfin, la retraite et le rembarquement de l'armée française, alors commandée par le maréchal Bazaine.

Le dénouement du drame ne devait pas se faire attendre.

Un matin, arriva à Paris la nouvelle, à laquelle personne ne voulait croire, de l'exécution de Maximilien.

La honte de n'avoir pas pu empêcher l'exécution de Maximilien, voilà ce que gagna l'empire à la guerre du Mexique.

Quant à ce qu'elle coûtait à la France d'hommes et de millions, on ne le sut que plus tard.

-- Il y avait pourtant là une grande idée, et la plus belle du règne, s'obstinaient à répéter les officieux.

Soit... Seulement, pendant qu'on la mettait à exécution, cette belle idée, la Prusse gagnait la bataille de Sadowa et écrasait l'Autriche.

L'empire avait, dit-on, promesse de M. de Bismarck d'une compensation.

« -- Cette puissance n'a rien qui doive nous inquiéter, au contraire, s'écriait à la tribune un des orateurs du gouvernement.

« Au contraire... me semble bien trouvé, écrivait Me Roberjot à Raymond Delorge. Mais moi qui ne suis pas si optimiste, je crois pouvoir prédire que voici le commencement de la fin... »

VI

C'est que, peu après le départ de Jean pour Valparaiso, Raymond Delorge et Léon Cornevin avaient été obligés de quitter Paris.

Et Me Roberjot leur avait dit :

Partez sans inquiétude, je me constitue votre correspondant bénévole et bien informé, et s'il survenait quelque chose qui rendît votre présence nécessaire, je ne ferais qu'un saut jusqu'au télégraphe.

Et il tenait parole, ce qui n'était pas un mince mérite, trouvant toujours, malgré les travaux dont il était accablé, un moment pour griffonner quelques lignes et tenir ses exilés, comme il les appelait, au courant des événements.

Exilés était bien le mot. Ce n'était pas volontiers que les deux jeunes gens s'étaient éloignés de Paris, de ce théâtre où ils pressentaient que se dénouerait fatalement le drame dont la mort du général avait ensanglanté le premier acte.

Mais la vie a d'inexorables nécessités.

Et, quand on n'a pas dix mille livres de rentes, il faut bon gré mal gré se soumettre aux exigences de la profession qui fait vivre.

C'est pourquoi dès le lendemain du jour où il avait été contraint de donner sa démission, Léon Cornevin s'était mis en quête d'une autre position.

Il n'était pas exigeant, le brave garçon ; ses aptitudes étaient remarquables, les meilleures recommandations appuyaient ses démarches, et cependant, tel était l'encombrement de toutes les carrières, qu'il n'avait rien trouvé d'acceptable à Paris ni même aux environs.

De guerre lasse, il s'était résigné à accepter une situation d'ingénieur près d'un chemin de fer espagnol, et il était parti pour Madrid.

Quant à Raymond, il avait été détaché à Tours près de la commission chargée, par le ministère des travaux publics, d'étudier les moyens de prévenir les inondations périodiques de la Loire.

Parti bien à contre cœur, Raymond n'avait pas tardé à se féliciter intérieurement de ce changement d'existence.

Arraché pour la première fois à l'idée fixe qui depuis l'âge de raison emplissait sa vie, il lui semblait voir s'ouvrir devant lui des horizons inconnus. Il découvrait, pour ainsi dire, qu'il était jeune, qu'il n'avait que vingt-sept ans et qu'il n'avait pas eu de jeunesse.

Par une rare faveur de la destinée, il se trouvait que l'inspecteur des ponts et chaussées, avec lequel il allait poursuivre les études commencées, était le meilleur des hommes.

C'était le baron de Boursonne, le dernier survivant d'une des plus vieilles et des plus nombreuses familles du Poitou.

Il est vrai que rien ne lui était si désagréable que de s'entendre donner son titre. Le seul énoncé de sa particule lui faisait faire la grimace.

-- Je suis le père Boursonne, tout bêtement, disait-il d'un ton qui n'avait rien de paternel.

Ancien élève de l'École polytechnique, M. de Boursonne avait donné jadis à plein collier dans les théories saint-simoniennes et avait même dépensé à les expérimenter une fortune assez ronde.

Mais, tandis que ses anciens frères de Ménilmontant avaient eu l'art, l'un poussant l'autre, d'accaparer les meilleures, les plus honorées et les plus lucratives situations, M. de Boursonne était resté longtemps en arrière, embourbé dans des emplois subalternes fort au-dessous de sa remarquable intelligence.

Les qualités de son cœur n'en avaient pas été altérées, il était resté bon jusqu'à la faiblesse.

Seulement, son caractère s'était aigri et était devenu irritable à l'excès.

On disait de lui dans sa circonscription :

-- L'inspecteur... Ah ! quel brave homme !... Mais quel original !

La vérité est qu'il se donnait une peine infinie pour paraître précisément le contraire de ce qu'il était réellement.

Aristocrate dans le bon sens du mot, lettré, d'un goût sûr et d'une exquise sensibilité, il posait pour le démocrate farouche, affectait le langage d'un paysan et des façons de roulier et affichait le plus cruel cynisme.

Un de ses grands plaisirs était de porter des vêtements affreusement délabrés, qu'on s'étonnait fort de voir sur le dos de ce grand vieillard à physionomie si noble, quoi qu'il pût faire, si fine et si intelligente.

Le matin où Raymond, arrivé à Tours de la veille, se présenta dans son cabinet, vêtu comme on l'est quand on rend une visite, après qu'il l'eût toisé un bon moment :

-- Mâtin ! lui dit-il, vous avez un fameux tailleur, monsieur Delorge, et cela doit vous gêner considérablement d'être si bien mis !...

Et comme Raymond, interdit de cette surprenante réception, balbutiait néanmoins qu'il ne se sentait aucunement gêné :

-- En ce cas, reprit M. de Boursonne, venez, nous allons visiter nos chantiers.

Et sans laisser à Raymond un quart d'heure pour aller changer de costume, il le traîna jusqu'au bord de la Loire et ne parut satisfait qu'après l'avoir fait bien piétiner dans la boue et crotter jusqu'aux genoux.

Mais, en dépit de cette plaisanterie de mauvais goût et de quelques autres du même style, il ne fallut pas une semaine à Raymond pour découvrir l'homme réel sous ses dehors affectés, et pour reconnaître combien cet homme était digne d'estime et d'affection.

De son côté, M. de Boursonne s'était pris pour le jeune ingénieur d'une si belle amitié que ce fut lui qu'il choisit pour l'aider dans les études qu'il avait à terminer entre Tours et les Ponts-de-Cé.

Ces études, qui se rattachaient à un plan général, devaient prendre beaucoup de temps, plus d'un an peut-être.

Aussi, M. de Boursonne avait-il résolu d'abandonner Tours et de porter son quartier général au centre des opérations.

Le centre indiqué semblait être Saumur.

Et Saumur, avec ses coteaux boisés, son vieux château, ses îles, ses maisons blanches et ses vertes prairies, Saumur le tentait.

Malheureusement, le jour où il se mit en quête d'un logement, tandis qu'il s'en allait le long du quai, le nez en l'air, il faillit être écrasé par un escadron d'élèves de l'école de cavalerie qui rentrait au grand trot de la promenade.

-- Il y a trop de soldats pour moi ici, dit-il à Raymond. Cherchons ailleurs...

Après quelques hésitations, c'est aux Rosiers qu'ils s'arrêtèrent.

Non parce que ce village est le plus coquet de tous ceux qui se mirent aux flots bleus de la Loire, non parce que les coteaux de Saint-Mathurin ont des attraits irrésistibles.

Mais parce que l'auberge du Soleil levant est d'une irréprochable propreté, et que maître Béru, l'aubergiste, mettait à la disposition de M. de Boursonne une jolie chambre pour lui, une bonne chambre pour Raymond et une ancienne salle de billard qui semblait faite pour recevoir les bureaux d'un ingénieur...

Mais aussi parce que maître Béru était, sans qu'il y parût, un cuisinier distingué, sans rival pour les matelotes, qu'il arrosait d'un certain vin de Bourgueil capable de faire oublier le bourgogne.

Et enfin, parce qu'on était à la fin de septembre, et qu'un piqueur, qui était du pays, affirmait que la commune des Rosiers est peuplée de perdrix, et que M. de Boursonne, malgré son âge et son incurable myopie, était un chasseur enragé.

C'est un samedi que le digne ingénieur arriva aux Rosiers et s'installa au Soleil levant avec tout son personnel de conducteurs, de piqueurs, dessinateurs.

Et le samedi suivant, Raymond et lui pouvaient se flatter de connaître les environs comme pas un homme du pays.

Tout ce qui était à visiter, ils l'avaient vu, depuis le camp romain de Chenehutte, le donjon de Trèves et l'église de Cunnault, jusqu'aux monuments celtiques de Gennes et à la fontaine d'Avort ; depuis le château de Maillefert, dont les jardins en terrasses descendent jusqu'à la Loire, jusqu'au manoir de la Ville-Haudry, si magnifique jadis, si abandonné depuis le mariage du comte et de Mlle de Rupair.

Après quoi M. de Boursonne et Raymond s'étaient mis à la besogne.

Rude besogne, car il s'agissait de tracer le plan de tout ce vaste système de digues, de réservoirs et de canaux de dérivation qui doit faire, des inondations actuellement si désastreuses de la Loire, un véritable bienfait pour les riverains.

D'ordinaire, ils déjeunaient de bon matin et ils partaient suivis d'un piqueur portant dans un panier une collation préparée la veille par maître Béru, l'hôtelier du Soleil levant.

À la nuit tombante, ils étaient de retour.

Ils dînaient dans la petite salle dont les fenêtres donnent sur la grande route.

Puis, M. de Boursonne allumait sa pipe, Raymond fumait un cigare, et ils restaient jusqu'à dix heures à causer ou à jouer au jaquet.

Parfois, un vieux commandant d'artillerie, qui mangeait sa retraite aux Rosiers, venait leur tenir compagnie. C'était aussi un ancien élève de l'École polytechnique, et sa qualité de « cher camarade » et ses opinions avancées l'avaient fait admettre par M. de Boursonne.

Ainsi, leurs journées s'écoulaient paisibles et monotones, lorsqu'un matin, pendant qu'ils attendaient que maître Béru leur servît leur déjeuner, un piétinement inaccoutumé de chevaux retentit sur la grande route.

M. de Boursonne, qui était la curiosité même, s'approcha de la fenêtre, et presque aussitôt :

-- Mâtin !... s'écria-t-il, venez donc voir, Delorge !...

Raymond s'avança.

Sur la route, une douzaine de chevaux passaient, habillés de superbes caparaçons de couleurs éclatantes et conduits par des domestiques en longs gilets à l'anglaise et en botte à revers.

-- Qu'est-ce que cette cavalerie ? demanda M. de Boursonne à maître Béru, qui entrait, un plat dans chaque main. Allons-nous donc avoir un cirque aux Rosiers ?

Mais cette supposition parut choquer l'aubergiste.

-- Monsieur l'ingénieur veut plaisanter, dit-il. Monsieur l'ingénieur doit cependant bien voir...

-- Quoi ?

-- Cette couronne qui est brodée à l'angle de la couverture des chevaux.

-- Comment ! il y a une couronne... Mâtin ! c'est une autre affaire. Est-ce que vous la voyez, vous, Delorge, qui avez de bons yeux ?...

Et plantant son binocle sur son long nez :

-- Elle y est, parbleu ! continua-t-il, maître Béru a raison. Mais qu'est-ce que cela prouve ?

L'aubergiste s'inclina, et d'un ton grave :

-- Cela prouve, répondit-il, que ces chevaux sont ceux de Mme la duchesse...

Le vieil original tressaillit comme si une guêpe l'eût piqué, et d'un ton d'inquiétude comique :

-- Comment ! s'écria-t-il, nous avons une duchesse aux environs et maître Béru ne nous prévient pas !... À quoi songe donc maître Béru ?

-- Monsieur, répondit l'aubergiste, elle n'habite pas le pays, ordinairement...

-- Ah ! je respire.

-- C'est à Paris qu'elle demeure. Elle ne vient ici que dans cette saison, passer un mois, et encore pas tous les ans...

-- Et comment l'appelez-vous, votre duchesse ?

Maître Béru se redressa.

-- Maillefert : prononça-t-il, d'Aostal de Chalandry, duchesse de Maillefert...

Il en avait plein la bouche, comme d'une trop copieuse cuillerée de bouillie.

-- Alors, interrogea Raymond, c'est elle la propriétaire de ce beau château que j'ai vu sur la route de Gennes à Trèves ?

-- Précisément.

M. de Boursonne s'était mis à table, et tout ne mangeant :

-- Vous nous parlez toujours de la duchesse, maître Béru... reprit-il, et le duc ?... Parlez-moi donc un peu de ce duc de Mailleterre, Maillepierre, Maille...

-- Maillefert, s'il vous plaît, monsieur.

-- Soit !... Qu'est-ce que ce duc ?

-- Monsieur, il est mort.

M. de Boursonne venait de se verser un verre de vin de Bourgueil :

-- De profundis... prononça-t-il.

Et quand il eut vidé son verre :

-- Vous entendez, Delorge, continua-t-il, elle est veuve, cette duchesse... Eh !... eh !... c'est un cœur à conquérir. Voyons, maître Béru, donnez-nous des renseignements. Est-elle jeune ?...

-- Jeune !... ça dépend !...

-- Par exemple !... Qu'entendez-vous par là ?

-- Dame, monsieur, je veux dire qu'à la voir, quand elle passe, toujours superbement ajustée, on ne lui donnerait pas vingt ans... Seulement...

-- Quoi ?

-- Eh bien ! il faut qu'elle ait plus du double, puisqu'elle a des enfants qui ont plus que cela.

Qui n'eût pas connu M. de Boursonne l'eût cru intéressé au plus haut point.

-- Des enfants ! s'écria-t-il, et majeurs ! Aïe !... Et beaucoup ?...

-- Deux. Un fils, d'abord, M. Philippe, qu'on appelle M. le duc depuis la mort de son père, un beau garçon si on veut, quoique un peu bien pâlot et chétif, mais montant crânement à cheval tout de même, et buvant sec ; puis une fille, Mlle Simone...

-- Simone !... répéta le vieil ingénieur, joli nom !...

-- Hum !... ça dépend des goûts, et si j'avais une fille... Enfin, c'est une manie qu'ils ont dans cette famille, de toujours donner ce nom à leurs demoiselles en mémoire d'un de leurs grands-pères qui était un fameux, à ce que je me suis laissé dire... Du reste, il paraît le plus beau du monde, ce nom, quand on connaît celle qui le porte...

-- Diable !... Entendez-vous, Delorge ?

L'interruption contraria visiblement maître Béru.

-- C'est comme cela ! déclara-t-il. Elle n'est peut-être pas plus belle que les autres, mais elle est meilleure que toutes... Et si monsieur l'ingénieur veut entrer dans une maison de pauvres gens, la première venue, il verra si je lui en impose...

-- Peste !... Mlle Simone fait donc bien des aumônes pendant le mois qu'elle passe ici chaque année !...

Mlle Simone ne quitte jamais le pays, monsieur...

-- Tiens ! tiens ?...

-- Oui, c'est singulier, n'est-ce pas ? Mais on prétend comme cela que la mère et la fille ne s'entendent pas. Aussi, tandis que Mme la duchesse et M. Philippe vivent à Paris, Mlle Simone habite toujours Maillefert, hiver comme été... Et même, ce ne doit pas être gai, pour une fille de vingt ans, que de vivre seule dans ce grand château désert, sans autre société que sa gouvernante, une Anglaise plus sèche, plus longue et plus raide qu'une perche, jaune comme un coing, avec des yeux qui pleurent et un nez plus rouge que le mien...

M. de Boursonne venait d'avaler la dernière bouchée de son déjeuner.

Il se leva, et, bourrant sa pipe :

-- C'est égal, fit-il, j'aurais préféré un cirque... C'eût été une distraction.

Maître Béru sourit finement :

-- Je crois, dit-il, que la venue de Mme la duchesse donnera à ces messieurs plus de distractions que n'importe quelle troupe de saltimbanques...

-- Et pourquoi, s'il vous plaît ?...

-- Parce que Mme la duchesse est comme qui dirait une vive-la-joie. Jamais elle ne vient seule. Toujours elle amène une troupe de jeunes dames, toutes plus jolies et mieux vêtues les unes que les autres, qu'on rencontre sans cesse à pied, à cheval, en voiture, en bateau, riant, chantant, badinant, escortées de jeunes messieurs, amis de M. Philippe. Et tout ce monde chasse, pêche, dîne, soupe, se promène, danse et tire des feux d'artifice, et enfin, fait de la vie une noce perpétuelle de nuit et de jour...

Mais M. de Boursonne venait de voir apparaître à la porte du petit salon son piqueur chargé du panier de la collation.

-- À ce soir les détails, dit-il brusquement à maître Béru.

Et s'adressant à Raymond :

-- Et nous qui avons à travailler, en route !...

Sur quoi il sortit, laissant l'aubergiste du Soleil levant un peu surpris et fort mécontent d'une interruption qu'il jugeait peu polie.

Et tout en marchant en grandes enjambées le long de la levée qui côtoie la Loire :

-- Singuliers citoyens que les Français, grommelait le vieil ingénieur. En voici un, ce Béru, qui est fou d'égalité, à ce qu'il prétend, et parce qu'une duchesse arrive dans son pays, aussitôt il se pâme d'admiration. C'est un démocrate, mais son auberge, ses casseroles, son enseigne et tous les écus qu'il a de côté, il les donnerait pour s'appeler M. de Béru !...

Il parut attendre un mot d'approbation de Raymond qui marchait à ses côtés ; mais Raymond, qui pensait à tout autre chose, garda le silence.

Alors, les souvenirs de son éducation première lui revenant en foule :

-- Bonne maison, d'ailleurs, reprit-il, que cette maison de Maillefert. Une des cinq ou six qui nous restent. Une des cinq ou six qui nous restent en France pures de toute substitution. Excellente maison, alliée aux Tréville, aux Breulh-Faverlay, aux Coucy, aux Sairmeuse, aux Montmorency, aux Champdoce, aux Commarin, aux Chalusse...

Il n'en finissait plus.

On eût dit, à l'entendre égrener ce chapelet de noms, qu'il récitait la table de récapitulation de d'Hozier...

-- Famille princière, positivement, poursuivait-il, qui porte de gueules à une croix d'or, avec une devise digne des premiers barons chrétiens : Aultre ne sert ! L'Armorial général fait remonter les Maillefert à 800, mais je ne leur vois de filiation bien prouvée qu'à partir de 1100, ce qui est déjà joli... Qu'en pensez-vous, Delorge ?...

-- Monsieur !...

-- Ah çà ! vous ne m'écoutez donc pas, dit le vieil ingénieur. Vous avez l'air d'un homme qui tombe des nues. À quoi songez-vous ?

-- Ma foi ! monsieur, si niais que cela soit à dire, j'avouerai que je ne songeais à rien...

-- Hum !... Pas même à Mlle Simone de Maillefert ?

Raymond rougit comme une pensionnaire prise en faute.

-- Eh ! monsieur, répondit-il, à quel propos penserais-je à une jeune fille que je ne connais pas, que je n'ai jamais vue, et que je ne verrai sans doute jamais ?...

-- Qui sait ! murmura M. de Boursonne.

Et après un moment de réflexion :

-- Ce que nous a dit cet imbécile de Béru, au sujet de cette jeune demoiselle, eût suffi lorsque j'avais votre âge pour me mettre la cervelle à l'envers. Singulière existence que celle de cette pauvre enfant abandonnée à elle-même !...

-- Bast !...

-- Comment, bast !... Je voudrais, pardieu ! vous y voir, seul dans ce vieux château, en tête-à-tête avec une gouvernante anglaise. Mais comment ne se marie-t-elle pas ? Elle doit pourtant être un fier parti, cette petite fille. Ces Maillefert, si je ne m'abuse, sont riches comme des mines. Je leur connais, dans la Loire-Inférieure, une propriété qui est bien grande, à elle seule, comme la république de Saint-Marin et la principauté de Monaco réunies. L'île de Noirmoutiers tout entière leur appartenait autrefois. Comment cette petite n'est-elle pas encore mariée !...

Il fit bien une douzaine de pas sans mot dire, puis tout d'un coup :

-- Peut-être, reprit-il, est-elle affligée de quelque difformité... Il se peut qu'elle soit laide à faire peur, ou affreusement bossue, ou boiteuse, ou borgne, ou chauve... Mais non, cet idiot de Béru nous l'aurait dit.

-- D'ailleurs, objecta Raymond, une jeune fille si riche n'est jamais laide...

Le vieil ingénieur éclata de rire.

-- Parfaitement exact, dit-il. Ainsi, mon cher Delorge, voilà une occasion admirable. La Loire, les coteaux de Gennes, des ombrages merveilleux, un antique castel... quel cadre pour un roman d'amour !... M'entendez-vous, rêveur éternel ? Je vous dis que je vois une nouvelle princesse du bois dormant, qui attend le jeune et beau prince qui la doit réveiller.

-- Le malheur est que je ne suis pas prince, dit Raymond en riant.

-- C'est vrai, mon cher, vous avez cet avantage immense et que je vous envie, d'être vilain, très vilain... Vous êtes jeune, vous êtes élève de l'École polytechnique...

-- Et sans le sou...

-- Pour le présent, oui... mais votre avenir vaut un million. La famille qui ne vous accueillerait pas à bras ouverts serait diantrement difficile. Il me paraît, d'ailleurs, que Mme de Maillefert se soucie assez peu de Mlle Simone.

Raymond hocha la tête :

-- Il est de fait, dit-il, que pour l'abandonner ainsi...

-- Oui, c'est inimaginable, n'est-ce pas ? Ce doit être une singulière personne que cette duchesse de Maillefert, et je ne serai pas fâché de faire sa connaissance... Mais vous, Delorge, vous la connaissez peut-être...

-- Moi, grand Dieu ! D'où ? Comment ?

-- Dame ! vous êtes Parisien...

-- Oh ! si peu.

-- Assez pour avoir pu la rencontrer dans le monde...

Mais ils arrivaient à ce moment sur le terrain de leurs opérations.

Avec sa brusquerie ordinaire, M. de Boursonne campa là Raymond pour interpeller les conducteurs qui l'attendaient et leur donner des ordres...

Véritablement, pour ne pas connaître, au moins de réputation, la duchesse de Maillefert, il fallait que Raymond Delorge et le vieil ingénieur fussent terriblement étrangers aux graves préoccupations de la haute société du second Empire.

Il fallait qu'ils eussent vécu comme des loups, en dehors du mouvement, sans jamais ouvrir un journal de la haute vie.

Intime amie de la vicomtesse de Bois-d'Ardou et de la jeune duchesse de Maumussy, rivale de la baronne Trigault et de la célèbre Sarah Brandon, comtesse de la Ville-Haudry, la duchesse de Maillefert était une des sept ou huit femmes qui avaient l'enviable et précieux privilège de défrayer la chronique parisienne.

Il n'était pas de cocodès un peu posé qui ne la connût pour l'avoir aperçue au Bois, aux courses, dans l'enceinte du pesage, aux premières représentations, dans une avant-scène, à Bade, aux bains de mer, au club des patineurs, au tir aux pigeons, partout où il y a des lumières, de l'éclat, du bruit, où on s'étale, où on est vu, partout où la foule désœuvrée et riche se porte, partout où il est convenu qu'on s'amuse.

Elle dépensait, dit-on, un million par an.

Van Klopen, l'illustre tailleur pour dames, cet impudent et grossier Prussien qui fut pendant dix ans l'arbitre des élégances féminines, Van Klopen qui appelait ses clientes : Ma chère, déclarait la duchesse de Maillefert la meilleure de ses pratiques.

Les reporters eussent dû se cotiser pour lui constituer une pension, tant ils avaient gagné d'argent à décrire ses toilettes merveilleuses, ses équipages et ses livrées, et à citer ses mots. La chronique vivait de ses excentricités, racontant comme quoi elle soupait au Moulin-Rouge, comment elle traversait les Champs-Élysées en voiture, conduisant elle-même et une cigarette à la bouche ; ou comment encore, ayant une discussion avec un cocher de fiacre, elle l'avait étourdi en l'injuriant dans le plus pur argot qui ait cours à la barrière...

De toute la journée, cependant, Raymond et M. de Boursonne, tout entiers à leurs travaux, ne parlèrent pas d'elle.

Ils l'avaient même oubliée probablement, lorsque le soir, en regagnant les Rosiers, ils furent dépassés par deux grandes calèches, conduites à la daumont, qui venaient de la route de Gennes et se dirigeait vers la station du chemin de fer...

-- Ah ! ah !... fit M. de Boursonne, il paraît que la duchesse arrive ce soir... Voilà ses voitures qui vont l'attendre à la gare.

M. de Boursonne devinait juste, ce qui du reste n'était pas difficile.

Lorsqu'il arriva au Soleil levant, appuyé au bras de Raymond, maître Béru, debout sur le seuil de son auberge, semblait guetter leur retour pour être le premier à leur dire :

-- Eh bien !... c'est ce soir, par l'express de sept heures, que Mme la duchesse arrive avec sa société. Ces messieurs ont dû rencontrer les équipages...

Il jubilait.

Son visage rubicond était plus rayonnant que l'astre de son enseigne.

-- Nous avons vu des voitures, en effet, répondit M. de Boursonne, et nous avons même été fort surpris de n'y pas apercevoir Mlle Simone.

-- C'est vrai, opina l'aubergiste, cela doit sembler assez drôle qu'une jeune demoiselle n'aille pas au devant de sa mère, quand il y a des mois qu'elle ne l'a pas embrassée !...

Raymond, que M. de Boursonne observait du coin de l'œil, autant que le lui permettait sa myopie, était devenu attentif.

-- Mais c'est ainsi, poursuivit l'aubergiste. Mlle Simone, à ce que je me suis laissé dire, aimerait autant que sa mère et son frère ne vinssent jamais à Maillefert. Dame ! cela se comprend. Accoutumée qu'elle est à vivre seule, aussi tristement qu'une religieuse cloîtrée, de voir tout à coup tant de monde et d'entendre tant de bruit autour d'elle, cela l'éblouit et l'effarouche, comme une orfraie qu'on lâcherait subitement en plein soleil. Si bien qu'elle ne fait pas toujours bon visage aux invités de Mme la duchesse. À ce point, me disait M. Casimir, le maître d'hôtel, qu'il y a deux ans elle n'a pas mis les pieds hors de ses appartements tant qu'il y a eu de la société au château.

-- Et la duchesse souffre ces caprices ?

-- Eh ! eh !... Ce qu'on ne peut pas empêcher... vous savez. Il paraît qu'elle a une tête, Mlle Simone ; bien que ce soit une sainte. Puis, elle a peut-être raison, au fond. Le mois que Mme la duchesse passe ici doit lui coûter gros.

-- Bast ! fit Raymond, la famille de Maillefert est si riche !...

-- C'est à savoir ! grommela maître Béru, c'est à savoir...

Et se rapprochant de Raymond et de M. de Boursonne, baissant la voix et d'un air de mystère :

-- Avec ces grandes fortunes, reprit-il, on ne sait jamais à quoi s'en tenir. Ce qui est positif, et on en a jasé, Dieu sait comme, c'est que Mme la duchesse vend...

-- Diable !

-- C'est comme j'ai l'honneur de vous le dire. Ainsi, quand vous suivez la levée, pour aller à Saint-Mathurin, toutes ces belles fermes que vous voyez, à droite dans la vallée, appartenaient aux Maillefert. Eh bien ! l'hiver dernier, l'intendant est venu, qui les a découpées en petits lots et vendues... Tel que vous me voyez, j'en ai acheté pour un couple de milliers d'écus...

Maître Béru s'arrêta court.

On entendait dans le lointain le sifflet strident du chemin de fer.

-- Mais voilà le train ! s'écria l'hôtelier du Soleil levant. Dans cinq minutes Mme la duchesse sera en gare.

M. de Boursonne riait de ce petit rire singulier qui faisait que les gens ne savaient jamais s'il parlait sérieusement ou s'il se moquait d'eux.

-- Bien ! maître Béru, prononça-t-il, très bien ! Je vois avec plaisir que la famille de Maillefert a en vous un serviteur fidèle et dévoué...

Serviteur !... Le mot déplut à l'aubergiste.

Il se redressa dans sa veste blanche, et de son grand air de dignité :

-- Je ne suis, prononça-t-il, le serviteur de personne.

Raymond aussi riait.

-- Excusez-moi, cher monsieur Béru, fit gravement le vieil ingénieur, j'avais cru, en voyant votre joie...

-- La duchesse m'importe peu, monsieur, et si je me réjouis, c'est que son séjour dans le pays fait aller le commerce. Par exemple, c'est dans mon établissement que se réunissent le maître d'hôtel, le chef et le sommelier de Mme de Maillefert, et aussi le valet de chambre de M. Philippe...

-- C'est bien de l'honneur pour nous, interrompit M. de Boursonne.

Et comme le plaisir qu'il prenait à étudier l'aubergiste du Soleil levant commençait à s'épuiser :

-- Mais ne dînons-nous pas ce soir, maître Béru ? demanda-t-il. Nous faudra-t-il jeûner pour la plus grande gloire de Mme de Maillefert ?

Rappelé brusquement à ses fonctions, l'hôtelier eut comme un regret d'avoir tant bavardé. Et il rentra brusquement dans son auberge, criant :

-- Madame Béru !... Le dîner de messieurs les ingénieurs !...

La nuit était venue, lorsque M. de Boursonne et Raymond se mirent à table dans la salle à manger, largement éclairée par deux becs de gaz.

Le vieil ingénieur semblait on ne peut plus satisfait, et tout en savourant un excellent potage :

-- Cet imbécile de Béru, disait-il, est positivement un homme précieux... Outre qu'il est un remarquable cuisinier, il me fait l'effet d'être le premier cancanier du pays, de sorte que...

Il fut interrompu par un grand fracas de roues, de chevaux et de claquements de fouet sur la grande route.

-- Décidément la duchesse est arrivée.

Presque aussitôt, les voitures s'arrêtèrent devant l'auberge.

Puis une voix retentit dans le vestibule, voix grêle et aiguë, fort impérieuse pourtant, et affectant le plus désagréable grasseyement.

-- Béru ! clamait une voix, holà ! où diable êtes-vous ? Béru ! ah ! vous voilà ! Vite, donnez de la lumière à mes domestiques, ces drôles ont oublié d'allumer les lanternes... Puis, vite aussi un verre et une carafe d'eau fraîche pour ma mère !...

Sur quoi, la porte de la salle à manger s'ouvrit violemment, et un jeune homme d'environ vingt-cinq ans entra chapeau sur la tête, cigare aux dents et lorgnon à l'œil...

-- M. le duc Philippe, sans doute ? fit à demi-voix M. de Boursonne à Raymond.

Il était de taille moyenne, maigre ou plutôt amaigri, et avait la poitrine creuse et les épaules bombées.

De longs favoris blonds encadraient son visage fatigué, ses pommettes saillantes et colorées et ses lèvres minces et flétries.

-- Ici, sacrebleu ! criait-il ; ici la carafe de Mme la duchesse...

Mme Béru accourait, un plateau à la main, et derrière elle entra, comme un tourbillon de soie et de velours, une femme assez grande, à l'air à la fois impertinent et familier.

Ses cheveux, d'un blond fauve, s'échappaient en masses opulentes d'un petit chapeau de paille orné d'une aigrette blanche. Elle portait un de ces costumes de voyage à couleurs éclatantes, très court et très tailladé, qui firent la fortune de Van Klopen.

Elle se versa un verre d'eau, et après l'avoir bu d'un trait :

-- Ah ! je mourais de soif, dit-elle.

Puis, trempant dans l'eau le coin de son mouchoir armorié, elle en tamponna ses yeux en disant :

-- Il est inouï qu'on ne trouve pas un verre d'eau dans cette gare...

Au dehors on entendait causer et rire, et la lueur des lanternes qu'on venait d'allumer éclairait toute la chaussée.

Curieux sans vergogne, M. de Boursonne se leva et alla soulever le rideau de la croisée. Il lui semblait distinguer dans les voitures sept ou huit personnes...

Mais il n'eut pas le temps de bien voir.

Mme de Maillefert et le jeune duc rejoignirent leurs invités... Les fouets des postillons claquèrent, les chevaux partirent au galop et le roulement des roues ne tarda pas à se perdre dans la nuit...

VII

Le lendemain de l'arrivée aux Rosiers de Mme la duchesse de Maillefert, le matin, Raymond fumait un cigare sur la porte du Soleil levant , en attendant M. de Boursonne, lorsque le facteur lui remit une lettre de Paris.

Reconnaissant sur l'adresse l'écriture de Me Roberjot, il s'empressa de rompre le cachet et lut :

« Mon cher Raymond,

« Lors du départ de notre ami Jean, il fut convenu, vous devez vous le rappeler, qu'il m'adresserait toutes celles de ses lettres où il parlerait du but réel de son voyage.

« Il n'y avait que ce moyen d'être sûr que le secret de ses espérances et des nôtres ne serait pas surpris par sa mère ou par la vôtre.

« Jean s'est souvenu de nos conventions.

« Je reçois à l'instant une lettre de lui, et je m'empresse de vous en adresser une copie... »

Mais Me Roberjot n'avait pas voulu confier au plus intime de ses secrétaires la lettre qui lui était adressée, et c'est de sa grosse écriture qu'était cette copie.

« Mon cher maître,

« Après la plus détestable traversée, prolongée bien au-delà de l'ordinaire par des coups de vent terribles et des calmes désolants, je suis enfin arrivé à Valparaiso, bien portant et plein d'espoir.

« Je me réjouissais et j'avais tort. Le plus aisé seulement était fait.

« Le diable, c'était d'aller de Valparaiso à Talcahuana.

« On me disait bien que, si je voulais patienter pendant un mois, je trouverais quelque navire qui m'y porterait pour presque rien ; mais, outre que j'avais assez pour le moment de la mer, un mois me paraissait une éternité.

« Je me mis donc en quête de quelque autre moyen de transport, et grâce aux indications d'un compatriote, je ne tardai pas à trouver un brave homme qui, propriétaire de cinq ou six chevaux, s'engageait à me conduire avec mon bagage rapidement et à peu de frais.

« C'était une façon de parler.

« Voyager à cheval est charmant, dans un admirable pays tel que celui-ci, bien digne de son nom de paradis terrestre, mais c'est un genre de locomotion que je ne conseillerais pas aux gens pressés.

« Cependant, les étapes succédaient aux étapes ; un jour vint où mon conducteur, étendant le bras, me dit :

« -- Nous arrivons... C'est là.

« Il me montrait, au fond de la merveilleuse baie de Concepcion, à mi-côte d'une colline de terre rougeâtre, une longue rangée de cases à un seul étage, construites en briques séchées au soleil.

« C'est la ville de Talcahuana, si souvent détruite par de tremblements de terre que ses quatre mille habitants, lassés de bâtir sur un sol mouvant, se contentent maintenant de cabanes.

« Ah ! mon cher maître, c'est le cœur battant que j'y entrai, un samedi soir, aux dernières lueurs du crépuscule.

« Tout en chevauchant le long des rues étroites et escarpées, je me disais que, peut-être, dans quelqu'une de ces cases devant lesquelles je passais vivait mon père ; que, peut-être, avant quarante-huit heures, j'aurais le bonheur de le serrer entre mes bras, et que je recevrais de lui la lettre du général Delorge, cette arme qui doit assurer la vengeance que nous attendons depuis plus de quinze ans...

« Aussi, bien qu'il me fût donné, la nuit qui suivit mon arrivée, de coucher dans un véritable lit, mis à ma disposition par un négociant français, il me fut impossible de fermer l'œil.

« Il me semblait que le jour ne viendrait jamais me permettre de commencer mes recherches.

« Il vint, cependant ; mais mes premières investigations ne furent pas heureuses.

« Le climat du Chili est admirable, le pays est si beau, la vie y semble si facile et si douce, les Chiliennes ont tant de séductions, que de tous les navires -- et ils sont nombreux -- qui relâchent dans la baie de Concepcion, toujours quelque matelot déserte, qui s'installe à Talcahuana, ou qui va s'établir plus avant dans les terres.

« Cette circonstance hérissait mon enquête de difficultés imprévues.

« Force me fut donc de me mettre à exécuter ce que vous m'avez dit que je ferais.

« Je m'en allais de case en case, interrogeant tous les habitants, lesquels sont, par bonheur, les meilleurs et les plus obligeants du monde.

« Je leur demandais s'ils n'avaient pas ouï parler d'un Français, nommé Cornevin ou Boutin, qui avait dû arriver à Talcahuana dans les premiers mois de l'année 1853 à bord d'un baleinier américain.

« J'ajoutais, pour aider leurs souvenirs, que ce Français était un ancien prisonnier politique qui avait eu le bonheur incroyable de s'évader de l'île du Diable. Et enfin, autant qu'il était en moi et d'après les indications de ce brave Nantel, je traçais un portrait de mon père.

« Mais, hélas ! tant d'années s'étaient écoulées depuis, tant de baleiniers américains avaient jeté l'ancre à Talcahuana, que personne ne pouvait donner la plus vague indication.

« Le découragement me gagnait.

« Je commençais à me dire que Raymond et Léon avaient eu raison d'essayer de me retenir, lorsqu'enfin une lueur m'arriva.

« Talcahuana n'est pas une grande ville. Les distractions y sont trop rares pour que chacun ne s'occupe pas de ce que fait le voisin.

« On n'avait donc pas tardé à me connaître, à savoir le but de mon voyage et à s'intéresser au jeune peintre français qui était à la recherche de son père, ancien déporté politique.

« Je le savais. Aussi ne fus-je point surpris, lorsqu'une après-midi que la chaleur m'avait retenu à la maison, on m'annonça un cavalier qui m'apportait des renseignements.

« C'était un vieux contrebandier, que les hasards de sa profession venaient de retenir deux mois de l'autre côté des Cordillères, et qui, depuis la veille seulement, était de retour à Talcahuana.

« Cet homme se rappelait parfaitement un déporté français dont l'évasion, racontée devant lui, l'avait frappé comme un miracle.

« Il ne se rappelait pas le nom de ce Français, mais il était persuadé que j'aurais de ses nouvelles par un ancien contrebandier nommé Pincheira, chez lequel il avait travaillé pendant plusieurs mois.

« Ce Pincheira habitait le port d'Eichato, à une petite distance de Talcahuana.

« À l'instant même je montai à cheval, et moins de trois heures plus tard, j'étais en présence de l'ancien contrebandier.

« Dès les premiers mots que je prononçai, il m'interrompit pour me dire qu'il se souvenait et, aux détails qu'il me donna, je reconnus que j'étais enfin sur la trace...

« C'est sous le nom de Boutin que mon père s'était présenté à Pincheira. Il était dénué de tout, affamé et à peine vêtu.

« Pincheira en eut pitié et n'eut point à s'en repentir, car il n'avait jamais vu, me dit-il, un travailleur si obstiné. Âpre au travail, mon père n'était pas moins âpre au gain. Il se privait de tout pour mettre de côté les quelques francs qu'il gagnait, disant qu'il avait besoin de devenir très riche, et qu'il le deviendrait ou qu'il mourrait à la peine.

« Un an plus tard, environ, le fils aîné de Pincheira ayant pris la détermination d'aller tenter la fortune en Australie, mon père partit avec lui.

« Les derniers mots de Pincheira, lorsque je le quittai furent ceux-ci :

« -- Votre père doit être plusieurs fois millionnaire ou mort...

« C'est donc pour Melbourne que je vais partir, muni d'une lettre de recommandation de Pincheira pour son fils.

« Dès demain, je regagne Valparaiso où je trouverai plus aisément qu'ici une occasion pour l'Australie...

« Maintenant, je tiens le bout du fil, je ne le lâcherai pas...

« Au revoir donc, mon cher maître, -- je n'ose dire à bientôt. J'écris à ma mère en même temps qu'à vous. Embrassez pour moi Raymond et Léon, et croyez-moi le plus reconnaissant et le plus dévoué de vos obligés... »

Me Roberjot poursuivait :

« Vous le voyez, mon cher Raymond, Jean a bien fait de partir. J'adresse par ce même courrier une copie de sa lettre à Léon.

« Votre mère et Mme Cornevin, bien que fort tristes d'être séparées de leurs fils, sont en bonne santé.

« Ici, rien de nouveau. Les embarras du gouvernement impérial deviennent de plus en plus visibles. Aurons-nous la guerre avec la Prusse ? Aurons-nous un ministère libéral ? L'un et l'autre peut-être, -- peut-être ni l'un ni l'autre.

« Vous avez dû apprendre par les journaux le mariage de M. de Maumussy avec une jeune princesse italienne très riche. Il a été, à cette occasion, autorisé à prendre le titre de duc. On dit maintenant M. le duc de Maumussy gros comme le bras.

« D'un autre côté, mon très honorable ami Verdale prétend que M. de Combelaine est décidé à prendre femme avec ou sans l'autorisation de Mme Flora Misri. Ainsi, si vous connaissez une héritière, voilà un fameux mari.

« Moi, je n'ai que dix mots à vous dire : Soyez prêt à tout événement, car les temps sont proches.

« Et croyez à ma sincère amitié.

« Roberjot. »

Appuyé contre la porte du Soleil levant, Raymond relut à plusieurs reprises ces deux lettres palpitantes d'espoir.

Quel reproche pour lui !

Jean Cornevin agissait, du moins ; tandis que lui, Raymond, qui eût dû être le plus ardent à poursuivre l'œuvre de réparation, que faisait-il ? Rien.

Ainsi il s'abîmait dans les plus sombres méditations, lorsqu'il en fut tiré par la bonne grosse voix de M. de Boursonne, qui, lui frappant amicalement sur l'épaule, lui disait :

-- Ah çà ! qu'avez-vous ? devenez-vous aussi sourd que je suis myope ? Voilà trois fois que maître Béru nous appelle pour nous mettre à table.

Raymond n'avait rien dit jamais de son passé au vieil ingénieur, il ne pouvait donc se confier à lui.

-- Je n'ai rien, monsieur, lui répondit-il.

Et il le suivit dans la salle à manger.

Mais c'est en vain qu'il s'efforçait de secouer ses tristes préoccupations. Il ne trouvait pas un mot à répondre à M. de Boursonne, lequel, par bonheur, était plus causeur et plus gai encore que de coutume.

La marche, après le repas, le remit un peu.

Le temps était admirable. C'était une de ces tièdes journées comme l'automne, tous les ans, en donne à l'Anjou. Jamais cette belle vallée de la Loire n'avait été plus belle. L'air était plein de parfums et de bourdonnements d'insectes. Les pluies de septembre avaient rendu aux prairies leur vert d'émeraude. Le soleil d'août avait nuancé les bois de tons merveilleux. Les feuilles des peupliers qui tremblaient à la brise semblaient d'or. Le long de toutes les haies chargées de baies rouges des fils de la Vierge pendaient...

-- Encore un mois de ce beau temps, mon cher Delorge, disait gaiement M. de Boursonne, et le gros de notre besogne sera terminé de Tours aux Rosiers.

Ils opéraient alors sur la rive gauche de la Loire, entre Gennes et les Tuffeaux, et ils suivaient pour gagner leur terrain ce chemin charmant qui côtoie la rivière, et qu'ombragent les grands arbres du coteau.

Et ils allaient, suivis du conducteur qui portait leur collation quotidienne, faisant craquer sous leurs pieds les branches sèches et les feuilles mortes, lorsque, tout à coup, ils distinguèrent dans la direction de Maillefert des aboiements de chiens, appuyés de fanfares...

-- On chasse par ici ! s'écria M. de Boursonne.

Et s'étant arrêté pour mieux écouter :

-- Je ne me trompe pas, ajouta-t-il. Ce doit être la duchesse de Maillefert qui donne du bon temps à ses hôtes.

Après quoi, appelant son conducteur, qui précisément se trouvait être du pays :

-- Est-ce qu'il y a du chevreuil dans ces bois que nous avons vus là-haut ? demanda-t-il.

Le conducteur s'était rapproché.

-- Je ne le pense pas, monsieur, répondit-il. Je n'ai jamais entendu dire qu'il y ait des chevreuils ailleurs que dans le parc de la Ville-Haudry, mais ceux-là sont sacrés.

-- Alors que chasse-t-on ?

-- Monsieur, lorsque Mme la duchesse est ici, elle fait venir des renards dans des tonneaux... Les jours de chasse, on en lâche un, et c'est après lui que courent les chiens et que galopent les chasseurs.

M. de Boursonne hocha la tête.

-- Parfait ! dit-il. C'est un moyen comme un autre de se rompre le cou, et c'est très aristocratique, à coup sûr...

Cependant, ils étaient arrivés sur le terrain de leurs études.

Ils se mirent au travail sans plus se préoccuper de la chasse qui, selon les caprices de la course du renard, s'éloignait ou se rapprochait.

Vers trois heures, la pauvre bête dut être forcée, car fanfares et aboiements cessèrent complètement.

La journée touchait à sa fin, et déjà de légers brouillards s'élevaient des bas-fonds de la vallée, lorsque Raymond eut terminé sa besogne. Il alluma un cigare et, en attendant M. de Boursonne qui achevait des sondages, il vint s'asseoir sur le talus du chemin.

Il n'y était pas depuis cinq minutes, quand, au détour de la route, sous la voûte formée par les grands arbres, parut une femme qui s'avançait d'un pas rapide.

Elle était fort simplement vêtue d'un costume de soie brune et coiffée d'un large chapeau de paille. Son visage était entièrement caché par une ombrelle qu'elle tenait en avant, lorsque tout à coup, à moins de dix pas de lui, elle s'arrêta court.

Elle parut écouter et se consulter...

Puis, soudain, prenant un parti, elle ferma son ombrelle, franchit lestement le talus et gagna un petit bouquet d'arbres où elle se tint immobile.

D'où elle était, elle ne devait pas apercevoir Raymond, surtout ne soupçonnant pas sa présence, mais lui la voyait très bien.

C'était une jeune fille d'une vingtaine d'années, aux traits fins et doux, blonde avec de grands yeux bleus.

Ce qui frappait Raymond, c'était l'impression à la fois inquiète et timide de sa physionomie, et dans toute sa personne quelque chose de sauvage et d'effarouché...

-- Évidemment elle se cache, pensait-il, mais de qui ? mais pourquoi ?...

La réponse ne se fit pas attendre.

Un bruit de roues lui ayant fait tourner la tête, il aperçut, s'avançant au grand trot de deux magnifiques chevaux, une calèche découverte menée à la daumont.

C'était une des voitures qu'il avait rencontrées la veille se rendant à la gare, il la reconnut très bien.

Dedans étaient nonchalamment étendues deux jeunes femmes assez jolies vêtues de costumes extraordinairement voyants.

Derrière la voiture, un groupe de cavaliers galopait et, au milieu de ce groupe, montant un cheval évidemment difficile, se tenait la duchesse de Maillefert, superbe de hardiesse avec son amazone bleue à boutons ciselés et son chapeau d'homme.

-- C'est pourtant vrai qu'on ne lui donnerait pas vingt ans, à cette gaillarde-là, dit une voix railleuse derrière Raymond.

Il se détourna.

C'était M. de Boursonne, qui avait fini, lui aussi, et qui, les mains dans les poches et un sourire goguenard aux lèvres, regardait s'éloigner et se perdre dans la poussière voitures et cavaliers.

-- Oui !... peut-être !... en effet !... répondit Raymond.

Il ne savait trop ce qu'il disait.

Tout en semblant écouter le vieil ingénieur, il ne perdait pas de l'œil le bouquet d'arbres où la jeune fille s'était réfugiée... Il la vit avancer la tête avec précaution, écouter, puis jugeant le danger qu'elle voulait éviter passé, gagner la route...

Mais alors, elle aperçut Raymond et M. de Boursonne...

Un léger cri lui échappa... Elle parut prête à fuir...

Mais, rassemblant son courage, elle passa devant eux en leur rendant leur salut...

Jamais surprise ne se vit, plus comique que celle du vieil ingénieur.

La jeune fille était déjà loin, qu'il restait planté sur ses pieds, sa casquette d'une main, son binocle de l'autre...

-- Ah çà ! d'où sortait cette demoiselle ? demanda-t-il enfin.

Raymond ne répondit pas.

Encore qu'il eût été bien embarrassé de dire pourquoi, il lui répugnait de raconter la scène dont le hasard l'avait rendu témoin.

C'est que vraiment elle m'a paru surgir de terre ni plus ni moins qu'une apparition, continua M. de Boursonne, et je ne serais pas fâché de savoir au moins qui elle est.

À deux pas en arrière, se tenait le conducteur que M. de Boursonne avait désigné pour l'accompagner parce qu'il connaissait le pays.

Il entendit la question et pensant qu'elle s'adressait à lui :

-- Monsieur, répondit-il respectueusement, cette jeune personne est Mlle Simone de Maillefert...

-- Ah !

-- Elle sortait de ce petit bosquet, là, à droite, où je l'ai vue se cacher lorsqu'elle a entendu rouler la voiture de Mme la duchesse. C'est, du reste, un vrai miracle que monsieur l'ingénieur n'ait pas encore rencontré Mlle Simone, car elle est toujours par voies et par chemins, tantôt avec sa gouvernante anglaise, à pied le plus souvent, mais quelquefois aussi à cheval. Et ce n'est pas pour dire, mais je ne connais pas beaucoup de nos messieurs des environs capables de faire franchir à leur cheval les fossés qu'elle fait sauter au sien...

D'un geste, M. de Boursonne remercia son employé des renseignements.

Mais lorsqu'il fut seul avec Raymond, sur la route des Rosiers :

-- Ma parole d'honneur, reprit-il, cette jeune fille me trotte par la tête. N'est-il pas étrange qu'elle craigne si fort d'être vue de sa mère !...

-- Ne vous rappelez-vous donc pas, monsieur, ce que nous a dit maître Béru ?

-- Si, mais Béru n'est qu'un sot. Il faudrait faire jaser quelque bourgeois du pays. Je donnerais bien quelque chose pour que notre vieux camarade, l'artilleur en retraite, eût l'idée de venir, ce soir, fumer une pipe avec nous.

Quelque bonne fée entendit sans doute le souhait de M. de Boursonne.

À peine Raymond et lui finissaient-ils de dîner, que le maître du Soleil levant leur annonça le commandant d'artillerie.

Et il ne venait pas seul.

-- Il se permettait, dit-il en entrant, d'amener un sien neveu, qui était venu passer la journée avec lui : M. Savinien Bizet de Chenehutte.

C'était un fort gaillard d'une trentaine d'années, large d'épaules, haut en couleur, au verbe tranchant, à l'air content de soi, mis avec une recherche du plus mauvais goût.

Propriétaire, il faisait valoir et vivait sur ses terres. Réellement, il s'appelait Bizet tout court. Ce nom de Chenehutte, qui était celui d'une de ses propriétés, lui avait été donné pour le distinguer d'un de ses frères, et comme il l'avait trouvé sonore, il l'avait gardé et le mettait sur ses cartes de visite.

N'importe, il était fort heureux qu'il fût venu.

Aux premières questions de M. de Boursonne relatives à Mlle de Maillefert :

-- Ma foi ! je ne sais rien de cette jeune fille, répondit l'ancien artilleur, avec l'insouciance d'un homme trop occupé de soi pour s'inquiéter des autres.

M. Savinien Bizet de Chenehutte était mieux renseigné.

-- Il est sûr, dit-il, que les goûts et les façons de cette demoiselle doivent surprendre. Lorsqu'elle est arrivée à Maillefert, il y a cinq ans, et qu'on a vu que son aimable mère l'abandonnait, on a eu pitié d'elle. Les dames les plus distinguées lui ont fait quelques avances. Bast ! elle les a reçues du haut de sa grandeur et n'a pas même daigné rendre les visites qu'on lui faisait...

-- Ce qui est l'indice d'une bien mauvaise éducation, opina gravement M. de Boursonne...

-- Ils sont tous comme cela dans cette famille, continua M. Bizet. C'est chez eux un parti pris de mépriser les voisins... Savez-vous où M. Philippe va chercher des compagnons lorsqu'il est ici ? À l'École de cavalerie de Saumur...

-- Oh !...

-- C'est comme cela. Et la duchesse de Maillefert... Vous croyez, n'est-ce pas ? qu'elle invite à ses chasses les propriétaires du pays et leurs dames...

-- Certes, je le crois...

-- Eh bien ! vous vous trompez. Demandez à mon oncle, plutôt ! Nous sommes de trop petites gens pour elle. C'est de Paris ou d'Angers qu'elle fait venir ses invités. Et du reste, elle fait aussi bien. S'il n'y avait que nous pour faire de la poussière à son château, on n'aurait pas besoin de balayer souvent...

M. de Boursonne jubilait, il avait trouvé son homme.

-- Écoutez donc ce que dit M. de Chenehutte, mon cher Delorge, dit-il, c'est on ne peut plus intéressant... Vous dites donc, monsieur, que personne ne voudrait plus accepter les invitations de Mme de Maillefert ?...

-- Je le dis parce que cela est.

-- Et pourquoi ?

M. Bizet rapprocha sa chaise, et d'un air à la fois pudique et mystérieux :

-- Parce que, répondit-il, la duchesse est une femme absolument compromise...

-- Pas possible !...

-- Demandez à mon oncle ! Il vous dira qu'elle mène une telle vie, que toute sa fortune, qui était énorme, y a passé. Il vous dira qu'on n'en est plus à compter ses aventures et que tous les ans, ici, elle s'affiche sans pudeur avec quelque nouveau fat... Ah ! c'est du propre ! Quant à ses fêtes, on sait ce qu'elles sont ; un homme peut y aller, mais une femme !...

Si M. de Boursonne jouissait sans vergogne des ridicules de M. Bizet, il n'en était pas de même de Raymond.

Singulièrement agacé :

-- Je ne vois pas, dit-il d'un ton rude, en quoi tout cela atteint Mlle Simone.

M. Savinien Bizet de Chenehutte cligna de l'œil d'un air qui voulait être excessivement malin.

-- Oh ! elle, fit-il, c'est une autre paire de manches.

-- Comment cela ? interrogea M. de Boursonne.

-- Elle est aussi dissimulée que sa mère l'est peu. Ainsi, à en croire les paysans et les malheureux du pays, c'est la plus pure, la plus chaste, la meilleure, la plus charitable des créatures...

-- Eh mais ! c'est une assez bonne réputation, ce me semble.

-- Oui, mais ce n'est qu'une réputation... Tenez, raisonnons. Mlle Simone est-elle forcée de vivre comme elle le fait ? Non. Elle n'est pas plus laide qu'une autre et elle est immensément riche...

-- Vous disiez la duchesse ruinée...

-- M. Bizet hocha la tête.

Et c'est vrai, répondit-il. Seulement Mlle Simone a sa fortune à elle, que je ne saurais évaluer à moins de deux cent milles livres de rentes... Maillefert, qui vaut au bas mot un million, est à elle. Je lui connais, le long d'Authion, je ne sais plus combien de centaines d'hectares de prairies... Les meilleurs crus de Bourgueil lui appartiennent...

L'ancien commandant d'artillerie riait à se tordre.

-- Et vous pouvez croire mon neveu, fit-il, car il est bien renseigné...

M. Bizet rougit.

-- Mais... comme tout le monde, balbutia-t-il.

-- Oh !... cent fois mieux, mon neveu, car enfin, l'an dernier, quand tu pensais que Mlle Simone serait une charmante dame de Chenehutte, tu es allé aux informations...

De rouge qu'il était, M. Bizet devint cramoisi.

-- Soit, dit-il. J'aurais peut-être fait une folie l'an dernier... Mais j'ai réfléchi. J'ai compris que, si Mlle de Maillefert s'isole ainsi, c'est qu'elle a une bonne raison. Or, cherchez la raison d'une jeune fille, et vous trouverez... un amant.

Depuis un moment, Raymond dissimulait mal son irritation.

Il bondit à ce dernier mot comme sous un coup de fouet, et se dressant :

-- Vous mentez ! dit-il à M. Bizet.

Du coup, les brillantes couleurs de M. de Chenehutte disparurent.

-- Voilà un mot que vous allez retirer, monsieur, s'écria-t-il.

Raymond haussa les épaules.

-- Très volontiers, fit-il tranquillement, si vous pouvez nous nommer l'amant de Mlle de Maillefert...

Mais, au lieu de répondre :

-- Non, cela ne se passera pas ainsi, clama M. Bizet, il faudra me rendre raison...

Et il sortit, tirant sur lui la porte à la briser.

-- Allons, bon ! s'écria l'ancien commandant d'artillerie, voilà mon étourneau parti ! Que le diable emporte les jeunes gens, n'est-il pas vrai, Boursonne !

Et, s'adressant à Raymond :

-- Je ne prétends pas, continua-t-il, que mon neveu ait raison ; mais convenez, monsieur, que vous n'êtes guère parlementaire.

-- Monsieur...

-- Il est de ces mots qu'on ne dit pas, sacrebleu ! surtout à un garçon qui a bien dîné... car Savinien avait parfaitement dîné, comme toujours lorsqu'il vient me rendre visite...

Tout en parlant, d'un ton de mauvaise humeur, il avait débourré sa pipe, une superbe pipe d'écume de mer, et il la serrait avec les plus délicates attentions dans un étui de maroquin doublé de velours.

-- Sotte affaire, grommelait-il, sotte superlativement, sotte en cinq lettres... Où prendre mon neveu, maintenant ! Si seulement il était allé au Café du commerce !...

Ses préparatifs de départ étaient achevés.

-- Car il faut arranger cela, Boursonne, dit-il encore et, je compte sur vous pour chapitrer M. Delorge pendant que je vais laver la tête de mon neveu... Il n'y a pas là de quoi fouetter un chat...

Il sortit sur ces mots.

Et dès que M. de Boursonne l'eut entendu refermer la porte qui donnait sur la grande route, il vint se planter devant Raymond et, croisant les bras :

-- Je suppose, dit-il, que vous avez trop dîné aussi, vous, ou que votre cervelle déménage...

-- Pourquoi cela, monsieur ?...

Le vieil ingénieur leva les bras au ciel, et d'un accent de commisération profonde :

-- Il le demande ! fit-il. Comment, malheureux, sur les propos d'un sot, d'un idiot, d'un fat, vous entrez en fureur et vous demandez ce que vous avez fait d'insensé ! Je vous déclare, moi, que je le trouvais très amusant, ce sire de Chenehutte, que j'allais passer une soirée très agréable, et que vous m'avez gâté mon plaisir.

Mais Raymond était encore sous l'impression de l'agacement que lui avait causé M. Savinien Bizet.

-- Et moi, monsieur, prononça-t-il, je vous déclare qu'il est des propos que je n'entendrai jamais de sang-froid.

-- Quels propos ?

-- Quoi ! ce drôle se permet de dire que Mlle Simone de Maillefert a un amant !...

-- Qu'est-ce que cela vous fait ?

L'objection avait assez de valeur pour embarrasser Raymond. Aussi, au lieu de répondre directement :

-- N'est-il pas manifeste, continua-t-il, que c'est là une calomnie ignoble inspirée à ce monsieur par le dépit qu'il éprouve d'être dédaigné par la famille de Maillefert en général et par Mlle Simone en particulier ?...

M. de Boursonne levait les épaules par-dessus la tête.

-- Et après !... interrompit-il. Est-ce que cela vous regarde ? est-ce que cela vous touche ? Êtes-vous le parent de Mlle de Maillefert, son ami, son allié ?... La connaissez-vous ? Lui avez-vous seulement parlé ?...

À grand renfort d'allumettes -- peut-être aussi pour dissimuler une vive rougeur, Raymond allumait un cigare :

-- Il se peut que je sois ridicule, commença-t-il...

-- Oh !... prodigieusement ridicule...

-- ... Mais jamais, devant moi, un fat n'insultera impunément une femme. Et si tous les hommes de cœur étaient de mon avis, la réputation d'une jeune fille ne serait pas à la merci du premier polisson venu. J'ai une sœur, moi, et si un drôle osait parler d'elle comme ce Bizet parlait de Mlle Simone, je m'estimerais heureux qu'il se trouvât là un garçon d'honneur pour prendre sa défense.

En tout autre moment, M. de Boursonne se serait sans doute amusé de l'animation de Raymond.

Mais ce n'était pas l'occasion de jeter de l'huile sur le feu, et d'un ton conciliant :

-- Soit, dit-il, vous avez raison en principe, mais pour ce soir n'insistez pas... Notre digne commandant d'artillerie va nous ramener son neveu, donnez-lui la main, et qu'il ne soit plus question de rien...

La porte de la rue s'ouvrait en ce moment. Seulement ce ne fut pas l'ancien artilleur qui entra. Ce fut un jeune homme à mine grave, qui demandait à entretenir M. Raymond Delorge en particulier.

-- Oh ! vous pouvez parler devant monsieur, dit Raymond en montrant M. de Boursonne.

Le jeune homme alors s'assit, les jambes écartées et les mains sur les genoux, toussa, et d'un ton solennel expliqua qu'il était envoyé par son ami, M. Savinien de Chenehutte, lequel, ayant été gravement insulté par M. Delorge, demandait une réparation par les armes...

-- Permettez, permettez !... commença le vieil ingénieur.

Raymond l'interrompit :

-- Je suis aux ordres de M. Bizet de Chenehutte, dit-il.

-- Alors, monsieur, reprit le jeune homme, veuillez m'indiquer vos témoins, pour que nous réglions les conditions...

Et, ayant remis sa carte à Raymond, il salua gravement et se retira d'un pas de grand-prêtre.

M. de Boursonne paraissait exaspéré.

-- Eh bien, vous voilà content, monsieur Delorge, s'écria-t-il... Vous voilà un duel sur les bras !... Seulement, où allez-vous pêcher des témoins ?

-- Je comptais vous prier de m'en servir, monsieur.

-- Moi !... Allons, décidément, la tête n'y est plus. Moi, votre chef, j'autoriserais votre folie en ma présence... jamais. Ce serait doubler le scandale. Car ne vous y trompez pas, vous allez être la fable du pays... Et Mlle Simone aussi, qui plus est. Joli service que vous lui rendez, à cette pauvre fille ! La peste soit de mon don Quichotte ! sans compter qu'avant huit jours vous serez dénoncé à qui de droit. Et je serais votre témoin !... Vous rêvez, mon cher...

Peut-être Raymond s'attendait-il un peu à cet accueil :

-- Alors, fit-il, je vais prier maître Béru de m'indiquer dans le pays deux anciens militaires ; ils ne me refuseront pas, eux...

Le vieil ingénieur ne sembla pas l'entendre.

Il arpentait la salle à manger, gesticulant, tirant de sa pipe des nuages de fumée, jusqu'à ce que tout à coup :

-- Eh bien !... non ! s'écria-t-il, vous êtes un brave garçon, Delorge, et je serai aussi fort que vous... Il ne sera pas dit, sacré tonnerre ! qu'un ancien de l'école ira risquer sa peau sans un camarade pour l'assister... Je serai dénoncé aussi, c'est clair, mais ils diront ce qu'ils voudront à Paris, je m'en bats l'œil... Donc, c'est dit, je prends un de nos conducteurs et je vais trouver vos gens...

-- Ah ! monsieur, commença Raymond, ravi...

-- C'est bon, c'est bon, vous me remercierez demain. Pour l'instant, parlons raison. Quelle arme préférez-vous ?

-- Ce n'est pas à moi de choisir...

-- Qui sait !... en s'y prenant bien. Enfin, qu'aimez-vous mieux, le pistolet ou l'épée ?...

Oh ! peu m'importe !

-- Diable ! vous tirez donc aussi mal l'un que l'autre ?

À la profonde surprise de M. de Boursonne, toute l'animation de Raymond tomba tout à coup. Il pâlit légèrement et d'une voix altérée :

-- Monsieur, répondit-il, au pistolet aussi bien qu'à l'épée, je suis d'une force tellement supérieure que, si je n'étais pas résolu à ménager ce jeune homme, me battre avec lui serait presque déloyal...

Les yeux du vieil ingénieur s'agrandissaient d'ébahissement derrière ses lunettes...

-- Plaisantez-vous ? fit-il.

Jamais, monsieur, je n'ai parlé plus sérieusement. Pendant des années, j'ai vécu dans l'espoir de me battre en duel avec un homme que je hais mortellement et qui passe pour le plus habile tireur de Paris... Pendant des années, j'ai fait chaque jour quatre ou cinq heures de salle d'armes et de tir. Mon ennemi a refusé le combat, mais ma supériorité m'est restée.

M. de Boursonne ne fit pas une question, ce qui était bien beau de sa part. Il sortit, et quand il reparut, une heure plus tard :

-- Tout est convenu, dit-il à Raymond, c'est à l'épée que vous vous battez, demain matin, à huit heures...

VIII

C'est à peine si, d'une voix éteinte, Raymond balbutia quelques remerciements, s'excusant du tracas qu'il causait à M. de Boursonne.

-- Je suis bien aise, ajouta-t-il, que mon adversaire ait choisi l'épée, parce qu'à cette arme je reste maître de l'issue du combat...

Et ce fut tout.

Pendant l'heure qu'il était resté seul, son attitude avait subi un tel changement, il s'était si visiblement affaissé que le vieil ingénieur n'en revenait pas.

Tout en regagnant sa chambre à coucher :

-- Qu'est-ce que cela signifie ? pensait-il. Ce que me dit mon gaillard de sa supériorité ne serait-il que pure forfanterie, ou malgré tout aurait-il peur !...

Peur ! Raymond Delorge !

Ah ! s'il était une âme au-dessus des terreurs de la souffrance et de la mort, c'était certes la sienne. Peur, lui !... Son existence était-elle donc assez heureuse pour qu'il eût la faiblesse d'y tenir !...

Non. Mais lorsqu'il s'est trouvé seul, l'agacement nerveux, provoqué par M. Bizet de Chenehutte s'étant apaisé, il avait réfléchi, il s'était jugé et, du fond de sa conscience, une voix rude comme le remords s'était élevée pour lui reprocher sa conduite.

Avait-il le droit, lui, de se battre, de risquer sa vie !...

Quoi ! son père, le général Delorge avait été lâchement assassiné ; les assassins vivaient honorés et riches, et au lieu de songer uniquement à la vengeance, il s'en allait, don Quichotte ridicule, provoquer le premier fat venu, pour la plus grande gloire d'une dame inconnue.

Avec de telles pensées, il lui fut impossible de fermer l'œil de la nuit ; et son visage, au matin, trahissait si bien une pénible insomnie, que M. de Boursonne ne put s'empêcher de lui dire :

-- Vous avez l'air d'un déterré, mon cher. Qu'avez-vous ? Êtes-vous souffrant ?

Le ton de ces questions révélait de si singuliers soupçons que Raymond tressaillit. Brusquement rappelé au sentiment de la situation et de ses exigences :

-- Rassurez-vous, monsieur, fit-il, je ne me suis jamais mieux porté.

Il fut interrompu par maître Béru.

L'hôtelier du Soleil levant , qui avait flairé la vérité, et qui s'était assuré de l'excellence de son flair en collant son oreille à la serrure, ce digne aubergiste venait annoncer à messieurs les ingénieurs que, sachant qu'ils auraient à sortir de bonne heure, il leur avait préparé et servi une tranche de pâté et une bouteille de vin des coteaux de Saumur.

L'attention charma le vieil ingénieur.

Il avait beau, hum ! se raidir, hum ! hum ! affecter une superbe insouciance, sacrebleu ! et chercher à plaisanter, mille tonnerres ! il se sentait très ému. Et à l'inquiétude qu'il éprouvait, il reconnaissait qu'il s'était attaché à Raymond beaucoup plus qu'il ne le supposait.

Aussi, le voyant se disposer à attaquer le pâté de maître Béru :

-- Gardez-vous de manger, lui dit-il vivement, un homme qui se bat en duel doit rester l'estomac vide pour qu'on puisse le soigner en cas d'accident...

-- Je n'aurai pas besoin d'être soigné, croyez-moi...

-- Je l'espère pardieu bien ! Seulement, défiez-vous, on a vu des mazettes embrocher des maîtres... Allons, bon ! qu'est-ce que je vous dis là, moi !...

-- Rien que je ne sache, fit Raymond en riant de bon cœur, cette fois.

M. de Boursonne ne répliqua pas.

Plus il observait Raymond, lui qui se piquait d'observation, moins il s'expliquait son attitude et les brusques variations de son humeur.

-- Il faut, pensait-il, qu'il y ait dans l'existence de ce garçon quelque mystère que je ne connais pas...

Il n'en vidait pas moins lestement un verre de vin des coteaux, quand une voix le fit retourner, qui disait :

-- Il est l'heure, monsieur l'ingénieur, et me voici.

C'était le conducteur choisi par M. de Boursonne pour être le second témoin de Raymond qui arrivait, exact comme un chronomètre et tout de noir habillé.

-- Partons donc, dit le vieil ingénieur.

Le rendez-vous avait été fixé de l'autre côté de la Loire, au-dessus de Gennes, à l'entrée d'un petit bois où se trouvait une clairière qu'on eût juré préparée pour une rencontre.

Et, tout en cheminant, après avoir passé le pont de fil de fer :

-- Je parierais que nous nous dérangeons inutilement, grommelait M. de Boursonne, et qu'une fois sur le terrain, le sieur Bizet va nous faire des excuses.

C'était la bonne envie qu'il en avait qui le faisait s'exprimer ainsi. Son erreur était grande.

Les Angevins, en général, n'ont pas grand'peur d'un bout de fer pointu. À Saumur particulièrement et aux environs, presque tous les jeunes gens font des armes et se souviennent assez volontiers des jolis coups d'épée que fournissaient leurs pères lors de la conspiration Berton.

M. Bizet de Chenehutte était un sot, mais n'était pas un lâche.

La veille, d'ailleurs, au Café du commerce , il avait tant parlé, si haut et si terriblement, que reculer lui eût été bien difficile.

Il était très connu dans le pays, et, à ce qu'il croyait, très posé. Ne possédait-il pas deux chevaux, dont un certain alezan sur lequel il avait couru les haies, aux courses de Saumur, vêtu d'une casaque rose ? Ne nourrissait-il pas cinq chiens, dont trois bassets, qu'il appelait sa meute ? N'avait-il pas eu des succès ?...

Bientôt M. de Boursonne et Raymond l'aperçurent, arrivant au rendez-vous par un autre chemin qu'eux.

Il avait pour témoins son oncle, qui semblait d'une humeur massacrante, et le vieux commandant d'artillerie, au mépris des règles consacrées, s'approcha de M. de Boursonne et lui dit :

-- Voyons, sacrebleu ! mon vieux camarade, une dernière fois, allons-nous laisser ces étourneaux s'embrocher pour une vétille ?...

-- Il est clair que c'est absurde, répondit le vieil ingénieur... Que M. Bizet de Chenehutte nomme donc l'amant de Mlle de Maillefert, et M. Delorge retirera le mot que vous savez...

-- Allons-y donc, puisque vous le voulez, grommela le vieil artilleur...

Et, tirant d'une gaine de serge deux épées qu'il avait apportés, il en remit une à chacun des adversaires, et, s'étant reculé, prononça le mot sacramentel :

-- Allez !

Pendant que les témoins discutaient les conditions dernières, et tandis qu'il se dépouillait de son paletot et de son gilet, Raymond avait cru voir dans le taillis qui entourait la clairière des yeux qui brillaient et des têtes curieuses qui se dressaient au-dessus des buissons.

-- Singulière hallucination ! s'était-il dit.

Ce n'était pas une hallucination.

La nouvelle du duel s'était répandue dans les Rosiers, où les occasions d'émotions fortes sont rares ; bon nombre de bourgeois s'étaient bien promis de ne pas manquer un aussi dramatique spectacle.

Une dame même était venue, ce qui fut connu et fit une brèche à sa réputation, car sa démarche fut charitablement attribuée à l'intérêt que lui inspirait M. Bizet de Chenehutte.

Mais, si Raymond ignorait ce détail, M. Bizet de Chenehutte le connaissait, lui, et l'idée de combattre sous les regards de ses compatriotes ne fut pas pour peu dans l'impétuosité extraordinaire de son attaque...

Il ne doutait d'ailleurs pas de la victoire.

Ayant reçu du maître d'armes de l'École de cavalerie de Saumur un certain nombre de leçons, il se croyait d'une jolie force...

Hélas ! il ne lui fallut pas vingt secondes pour reconnaître combien follement il s'était abusé.

Vainement il multipliait les attaques, tournant, bondissant, se baissant, se dressant, s'allongeant, il n'arrivait qu'à se mettre hors d'haleine.

Froid, impassible, aussi à l'aise que s'il eût été dans une salle d'armes faisant assaut avec des fleurets mouchetés, Raymond paraît comme en se jouant, jusqu'au moment où, liant l'épée de son adversaire, il la lui arracha violemment des mains et la fit voler à vingt pas.

-- Assez ! s'écria l'ancien commandant d'artillerie en se précipitant entre les deux adversaires, l'honneur est satisfait ; assez...

C'était, au fond, l'avis de M. Bizet de Chenehutte.

Mais il sentait dix paires d'yeux braqués sur lui, et, à la fureur de son impuissance, s'ajoutait la rage de ce qui lui semblait une affreuse humiliation.

-- Non, ce n'est pas assez ! s'écria-t-il en courant ramasser son épée, ce qui m'arrive n'est qu'un accident.

Ainsi ne pensait pas le vieil artilleur.

Aussi, s'étant approché de M. de Boursonne :

-- Il est clair, lui dit-il, que mon nigaud de neveu est aux mains de votre jeune homme comme une souris aux griffes d'un chat... De grâce, mon vieux camarade, ne laissons pas recommencer le combat.

Sans répondre ni oui ni non, M. de Boursonne alla à Raymond, qui demeurait immobile, et bas et très vite :

-- Pas de générosité déplacée, lui dit-il. Je vois que vous êtes de première force, mais à force de ménager ce sot, vous finirez peut-être par vous faire embrocher. Allongez-lui, s'il vous plaît, un coup d'épée bénin, et terminons...

Raymond hésita.

Il en voulait beaucoup à M. Bizet de l'avoir traîné sur le terrain, et résolu à l'en punir, il avait formé le projet de ne le point blesser, mais de le désarmer jusqu'à ce qu'il s'avouât vaincu.

Cependant, comme il sentit qu'il n'avait rien à refuser au vieil ingénieur après la preuve d'attachement qu'il lui donnait :

-- Vous allez être obéi, monsieur, dit-il enfin.

M. de Boursonne lui serra la main, puis se retournant :

-- Encore une reprise, dit-il, et quel qu'en soit le résultat nous arrêterons le combat.

-- Soit ! grommela l'ancien commandant d'artillerie, et que le diable emporte mon neveu !

Il remit donc les adversaires en face, engagea de nouveau leurs fers, et comme la première fois recula en disant :

-- Allez !...

C'est avec la rage aveugle d'une bête fauve que M. Bizet se lança sur Raymond. Il était devenu plus blanc que sa chemise, ses yeux s'injectaient de sang, il serrait les dents à les briser.

C'est que, si niais qu'il fût, il avait deviné les intentions premières de son adversaire. Et la pensée d'être si ouvertement ménagé devant tant de témoins l'affolait.

En ce moment, dans son accès de fièvre vaniteuse, il eût mieux aimé mourir que de sortir de ce duel sans une égratignure. Il attaquait moins qu'il ne cherchait à se faire blesser.

Aussi Raymond, en dépit de sa prodigieuse supériorité, avait-il besoin de tout son sang-froid et de toute son adresse pour l'empêcher de s'enferrer lui-même. À deux reprises il fut forcé de rompre, et malgré tout, ces attaques furibondes l'animaient, quand par bonheur, voyant un jour, il se fendit et planta dans le gras du bras de M. Bizet de Chenehutte le plus aimable des coups d'épée.

-- Touché !... s'écria l'intéressant jeune homme en lâchant son arme et en se laissant tomber à la renverse entre les bras de ses témoins qui, à la vue du sang, s'étaient précipités vers lui...

Trois ou quatre exclamations étouffées retentirent dans le taillis... Cinq ou six têtes effarées apparurent au-dessus des buissons...

Mais l'anxiété ne dura pas.

Le vieil officier qui se connaissait en blessures, ayant relevé la manche de la chemise de son neveu, hocha la tête et dit :

-- Il n'en mourra pas pour cette fois.

M. Bizet rouvrit les yeux.

-- Non, ce n'est rien, fit-il d'une voix affaiblie, l'impression que m'a causée le froid du fer est déjà passée.

Le fait est qu'il était ravi de cette solution, qui le sauvait d'un ridicule dont la perspective l'avait fait frémir. La supériorité de son adversaire était si manifeste, que sa blessure devenait un titre de gloire.

Aussi, lorsqu'on l'eut remis sur pied, son premier mouvement fut de saisir la main de Raymond, en s'écriant d'un ton tragique :

-- Maintenant, monsieur Delorge, je confesse mes torts, je vous prie d'agréer mes excuses, et je voudrais que l'univers entier pût m'entendre... Désormais c'est entre nous à la vie et à la mort.

Raymond l'eût battu de bon cœur. Jamais vainqueur ne fut si penaud de sa victoire.

-- Du coup, murmura à son oreille la voix narquoise de M. de Boursonne, vous voilà le meilleur ami de ce cher M. Bizet.

C'est-à-dire couvert de ridicule, pensa Raymond, qui, depuis que les curieux cachés dans le taillis s'étaient démasqués, savait, à n'en pouvoir douter, que le combat avait eu un assez bon nombre de spectateurs.

Et M. de Boursonne disait vrai.

Calmé, M. Bizet avait parfaitement compris la générosité de son adversaire, et fait extraordinaire et tout à sa louange, malgré la férocité de son amour-propre, il ne lui en voulait pas.

Et lorsqu'on eut étanché le sang de sa blessure, qu'on l'eut bandé avec un mouchoir et qu'il se fut mis le bras en écharpe dans sa cravate, il déclara qu'il voulait absolument que Raymond et lui et leurs témoins revinssent ensemble par la même route.

Pauvre Raymond !...

Entre M. de Boursonne qui se vengeait de son émotion du matin en l'accablant de félicitations ironiques, et M. Bizet de Chenehutte qui l'écrasait de protestations d'amitié, il marchait, baissant la tête, du pas d'un homme qu'on traîne chez le dentiste.

Ils arrivaient au pont suspendu, lorsqu'une amazone, montée sur un cheval noir lancé au grand trot, les croisa.

-- Mlle Simone de Maillefert, fit M. Bizet en dessinant le plus respectueux des saluts.

Et prenant encore la main de Raymond :

-- Déjà, mon cher ami, lui dit-il, je me suis excusé de la mauvaise plaisanterie que le dépit m'avait inspirée... Croyez que Mlle Simone m'est sacrée, maintenant que je sais vos sentiments pour elle !

Ainsi se réalisait la prédiction de M. de Boursonne, lequel, bien autrement expérimenté que Raymond, lui avait dit, la veille :

-- Parbleu ! si vous croyez rendre service à Mlle Simone en dégainant pour elle, vous vous trompez grossièrement.

C'est que telles sont nos mœurs qu'une femme, fût-ce la plus pure et la plus chaste, se trouve compromise dès qu'on s'occupe d'elle.

Sur cet article, les petits pays sont particulièrement impitoyables.

Tout le monde savait aux Rosiers que Mlle de Maillefert avait été la cause de cette rencontre où M. Bizet de Chenehutte venait de recevoir une égratignure.

Et c'est en vain que Raymond se fût épuisé à répéter :

-- Sur mon honneur, je ne connais, ni d'Ève ni d'Adam, cette jeune fille, et de ma vie je ne lui ai parlé. Je ne suis ici qu'en passant et je partirai probablement sans avoir eu l'occasion de lui adresser la parole. Elle ne sait seulement pas si j'existe. J'ai pris sa défense comme j'aurais pris celle de n'importe quelle femme grossièrement attaquée par un malotru.

-- À d'autres ! lui eût-on répondu. Ce n'est que dans les romans de chevalerie que les dames trouvent des défenseurs si désintéressés que cela. Quand on risque sa vie pour une femme, c'est qu'on a de bonnes raisons...

Tout cela était en germe dans la phrase de M. Bizet.

Et son accent, et le clignement de ses yeux, signifiaient de plus :

-- Si nous rencontrons si à propos, sur notre chemin, Mlle Simone, c'est qu'elle avait eu connaissance du duel et qu'elle était inquiète...

Toutes ces considérations, heureusement, se présentèrent à la fois à l'esprit de Raymond, et il se tut, comprenant que protester ce serait encore aggraver sa faute.

Mais c'est inutilement que tout le long du chemin il essaya de se rapprocher de M. de Boursonne et de l'ancien commandant d'artillerie, ou de rendre la conversation générale. M. Bizet s'attachait à lui obstinément comme la glu à l'aile de l'oiseau pris au piège.

Et pour comble, ambitieux des bonnes grâces de Raymond, et pensant lui être excessivement agréable, il ne cessait de l'entretenir de Mlle de Maillefert, déplorant ses propos inconsidérés de la veille, et les mettant sur le compte du vin blanc de son oncle.

-- À vous, cher monsieur Delorge, disait-il, je puis l'avouer, j'aurais été au comble de la joie si elle eût consenti à m'accorder sa main. Non que je la trouve jolie, mais parce qu'elle est bonne personne. Elle n'a pas d'esprit, c'est vrai, et toutes ces dames des environs s'accordent à dire que sa conversation est à faire bâiller, mais elle est pleine de bons sens. Puis, quelle femme d'intérieur ! Croiriez-vous que c'est elle, une fille de vingt ans à peine, qui administre son immense fortune !...

-- Monsieur, gémissait Raymond, monsieur, de grâce !...

Bast !... l'intéressant jeune homme était lancé.

-- C'est comme j'ai l'honneur de vous le dire, poursuivait-il. Sans vanité, je m'entends à conduire une vaste exploitation, j'ai fait mes preuves... Eh bien ! Mlle Simone s'y entend peut-être mieux que moi. Elle est en quelque sorte l'intendant de sa mère et de son frère, qui sont des paniers percés. C'est elle qui divise ses fermes, qui dirige ses métayers, qui décide de la coupe des bois et des foins, qui surveille les vendanges, qui perçoit ses revenus et paye ses ouvriers. De là ses courses perpétuelles tout le jour et parfois très avant dans la soirée, été comme hiver, par tous les temps...

-- Je vous en conjure, monsieur de Chenehutte, interrompait Raymond, parlons d'autre chose, parlons de tout ce que vous voudrez, excepté...

-- Excepté de ce qui vous intéresse, n'est-ce pas ? continua l'enragé avec son plus malin sourire. Connu. On souffre un peu, quand on est modeste, d'entendre énumérer les trésors qu'on possède, ou qu'on possèdera. Mais je tiens à réparer ma sottise d'hier soir. Il n'y a pas en Anjou deux femmes comme Mlle Simone. Vous me direz qu'elle est haute comme la nue, et que, si elle affecte d'être familière avec les paysans, elle est avec nous autres bourgeois d'une insupportable fierté !... Mais un mari adroit l'aurait vite corrigée. Et alors, que de qualités ! Quelle économie, malgré ses deux cent mille livres de rentes ! quelle simplicité de goûts !... Jamais de luxe, jamais de flafla, toujours des toilettes si modestes que c'est à peine si la femme de notre huissier s'en contenterait.

Il soupira... Et la main sur le cœur, et d'un accent pathétique :

-- Ah ! quelle maison nous eussions faite, ajouta-t-il, si elle eût été ma femme. En dix ans, nous eussions triplé nos capitaux. Oui, triplé. Car vous pensez bien que je me serais arrangé de façon à la brouiller avec sa mère et avec son frère, et c'est ce que je vous engage à faire. La duchesse mangerait le diable et ses cornes, et il ne doit plus lui rester grand-chose à croquer. Quant au jeune duc Philippe, il y a longtemps qu'il a avalé son dernier arpent de terre, et il doit partout et à tous ; il doit à Paris, à Angers, à Saumur, aux Rosiers ; il doit aux notaires, aux usuriers, à ses fournisseurs...

Qui eût dit à M. Bizet que Raymond se tenait à quatre pour ne pas lui sauter à la gorge et l'étrangler l'eût à coup sûr bien surpris. C'était ainsi pourtant.

Et même il était grand temps qu'on arrivât aux Rosiers.

M. Bizet voulait absolument emmener déjeuner avec lui, chez son oncle, Raymond et ses deux témoins, prétendant qu'il n'est de bonnes et durables réconciliations que celle que vient sceller une bouteille de derrière les fagots...

Mais Raymond était à bout de patience.

-- Au plaisir, monsieur Bizet !... interrompit-il brusquement.

Et, saluant l'ancien commandant d'artillerie et l'autre témoin de son adversaire, il s'éloigna à grands pas dans la direction du Soleil levant.

Le diable, c'est qu'il ne pouvait pas se débarrasser aussi cavalièrement de M. de Boursonne.

Tout danger passé, le vieil ingénieur pensait bien avoir gagné le droit de lâcher la bride à son mauvais caractère et à son humeur goguenarde. Et, tout en arpentant la route aux côtés de Raymond :

-- Bonne journée, grommelait-il, et bien commencée... Eh ! eh ! il n'est pas midi encore, et nous avons déjà fait de fameuse besogne...

-- Pouvais-je reculer, monsieur ? Me fallait-il faire des excuses à cet intolérable personnage !...

-- Non, jamais d'excuses, je suis de votre avis... Mais c'est égal, avoir été dix ans un pilier de salle d'armes, avoir acquis une adresse hors ligne, pour venir piquer le bras de M. Savinien Bize de Chenehutte, c'est ce qui s'appelle avoir glorieusement employé sa jeunesse !

Le plus cruel ennemi de Raymond, connaissant son passé, n'eût pas trouvé à lui jeter à la face une plus sanglante ironie.

Il pâlit, et, d'une voix rauque :

-- Ah ! ne parlez pas ainsi, monsieur, s'écria-t-il, vous me feriez regretter de n'avoir pas cloué à un arbre, comme un papillon, cet animal malfaisant...

-- Ce n'est, fichtre, pas moi qui vous en aurais empêché, grommela le vieil ingénieur. Et, branlant la tête :

-- Mlle de Maillefert n'en serait ni plus ni moins compromise... On n'en dirait pas moins, de Saumur à Angers, qu'elle a été, qu'elle est ou sera votre maîtresse...

-- Eh ! que m'importe cette demoiselle ! s'écria Raymond exaspéré.

Il ne disait pas la vérité.

Quelque chose lui affirmait que cette jeune fille, qu'il ne connaissait que de nom, allait avoir sur son existence, sur son avenir une influence décisive.

Comment, de quelle façon ?... c'est ce qu'il ne pouvait prévoir.

Et cependant, il ne doutait presque pas, tant était impérieuse cette voix du pressentiment.

-- Singulier original, que ce Delorge ! se disait, de son côté, M. de Boursonne. Ou plutôt non, je ne me suis pas trompé hier soir, il y a certainement dans le passé de ce brave garçon quelque mystère dont la connaissance me donnerait la clef de ses étranges contradictions.

De là à se demander quel pouvait bien être ce mystère et à souhaiter le pénétrer, il n'y avait qu'un pas qu'eût vitre franchi l'esprit curieux du vieil ingénieur.

-- Parbleu ! je le confesserai, pensait-il, en observant Raymond, comme s'il eût espéré saisir sur son visage le secret de ses pensées...

Ainsi, ils allaient silencieux, suivant la levée de la Loire, qui est la grande rue des Rosiers, quand une exclamation joyeuse les arracha à leurs réflexions.

Ils arrivaient au Soleil levant et, campé sur le seuil de son auberge, en veste blanche et le couteau à la ceinture du tablier, maître Béru saluait le retour de « ses » ingénieurs.

-- Je savais bien, disait-il, qu'il n'arriverait rien de fâcheux à ces messieurs ; je le disais ce matin à ma femme, qui était si inquiète qu'elle voulait absolument aller faire brûler un cierge...

Le front de M. de Boursonne s'était subitement rembruni.

-- Décidément, fit-il, nous sommes la fable du pays !...

-- Oh ! ce n'est pas moi qui ai rien dit, se hâta d'interrompre le digne aubergiste. Ce qui se passe chez moi ne regarde personne. C'est M. Bizet qui, en sortant d'ici, est allé crier l'affaire sur les toits. À onze heures, il était encore au Café du commerce, pérorant au milieu d'une vingtaine de personnes...

-- C'est fort gracieux, en vérité !... grommela le vieil ingénieur.

Il était entré, ainsi que Raymond, dans la petite salle où les attendait leur déjeuner.

Maître Béru les avait suivis et, croyant sans doute leur être agréable, il habillait de la belle façon ce pauvre M. Savinien Bizet de Chenehutte.

-- Ce n'était, affirmait-il, qu'un vaniteux, avare et cependant dévoré du désir de briller. Chez lui, au fond de sa campagne, il vivait de pain frotté d'oignon et de pommes de terre, pour rattraper l'argent qu'il dépensait lorsqu'il venait aux Rosiers ou qu'il allait à Saumur faire les beaux bras.

-- Et certes, disait maître Béru, je ne suis pas surpris qu'il garde une dent contre Mlle de Maillefert. Elle est cause, bien involontairement, comme de juste, qu'on s'est tant moqué de lui dans le pays qu'il n'osait plus montrer le bout de son nez. C'est quand il la fit demander en mariage. Jamais on n'a su quel mauvais plaisant lui avait fourré cette idée dans la tête. Ces messieurs voient-ils d'ici Mme Simone de Maillefert devenant Mme Bizet ?...

Il regardait autour de lui, craignant qu'on ne l'écoutât, car il tenait à rester bien avec tout le monde.

Et baissant la voix :

-- Du reste, continuait-il, tout le bourg était pour M. Delorge, et quand on va savoir que M. Bizet a été blessé, il n'y aura qu'une voix pour crier que c'est joliment bien fait. Et il n'y a pas que dans le bourg qu'on sera content. Il y avait, hier, au Café du commerce , deux ou trois domestiques du château qui, certainement, n'auront pas su tenir leur langue. Je viens de voir tout à l'heure le vieux jardinier qui a la confiance de Mlle Simone, et il allait de maison en maison de l'air d'un homme qui cherche des nouvelles.

Contre son habitude, M. de Boursonne laissa tomber la conversation.

Mais dès que maître Béru fut sorti :

-- Eh bien !... fit-il, voici une aventure qui se présente bien...

Raymond dissimula mal un mouvement d'impatience.

-- En vérité, monsieur, répondit-il, je ne puis concevoir qu'un homme de votre intelligence et de votre valeur prête la moindre attention aux insipides et ridicules bavardages de cet aubergiste !

Loin de se formaliser de ce reproche, le vieil ingénieur souriait.

-- Va, mon garçon, pensait-il, fâche-toi, je te pousserai tant et si bien que ce sera le diable si ton secret ne t'échappe pas.

Puis tout haut :

-- Que trouvez-vous de ridicule, mon cher, au récit de ce bon Béru ? Mlle Simone apprend qu'un jeune ingénieur a tiré l'épée pour ses beaux yeux, elle envoie chercher des nouvelles de son chevalier. N'est-ce pas tout naturel ?... Bon, ce n'est pas la peine de devenir cramoisi comme cela.

Raymond rougissait, en effet, mais c'était de colère :

-- En vérité, monsieur, prononça-t-il, c'est me faire payer cher le service que vous m'avez rendu !...

M. de Boursonne n'insista pas. Il était allé aussi loin que possible ; il le comprenait, et de toute la journée il ne se permit pas la moindre allusion à Mlle de Maillefert.

Mais le soir, quand ils rentrèrent, après leur travail accoutumé, maître Béru leur remit à chacun une lettre qu'un domestique, en grande livrée, disait-il, avait apportée dans l'après-midi.

M. de Boursonne eut promptement ouvert la sienne, et l'ayant parcourue :

-- Cette fois, mon cher Delorge, s'écria-t-il, vous ne direz pas que l'aventure ne marche pas... Lisez votre lettre, qui doit être, sauf le nom, en tout semblable à la mienne. Lisez, je vous prie.

Raymond obéit, et, à demi-voix et d'un air d'ébahissement profond, il lut :

« Madame la duchesse de Maillefert prie M. Raymond Delorge de lui faire l'honneur de passer au château de Maillefert la soirée de samedi prochain, 24 octobre. »

Le vieil ingénieur semblait ne pas se tenir de joie.

-- Eh bien ! que dites-vous de cela ? interrogea-t-il.

-- Je dis que c'est prodigieux.

-- Pourquoi donc !... C'est votre duel, mon cher, qui nous vaut cette faveur que M. Bizet payerait de son meilleur cheval... Voilà une invitation conquise à la pointe de l'épée...

-- Oh !...

-- Il n'y a pas de oh ! La duchesse avait à sa disposition le moyen de vous témoigner sa gratitude, elle s'est empressée de le saisir...

Cependant...

-- Et vous allez être présenté à Mlle Simone.

Raymond, les sourcils froncés, réfléchissait.

-- Il n'est pas dit que j'accepte cette invitation, fit-il.

D'un air de stupeur comique, M. de Boursonne leva les bras au ciel.

-- Vous refuseriez !... s'écria-t-il.

-- J'hésite.

-- Et pourquoi, s'il vous plaît ?...

Parce que, répondit Raymond, parce que...

Il s'arrêta. Il cherchait un prétexte plausible, car pour rien au monde il n'eût dit la vérité à M. de Boursonne.

-- Parce que... répondit-il enfin, j'aurais l'air, ce me semble, d'aller en quelque sorte quêter des remerciements pour une action toute simple.

-- Allons, allons, ce n'est pas mal trouvé !... dit le bonhomme, qui n'était point dupe.

Et agitant triomphalement son invitation :

-- Quant à moi, ajouta-t-il, je déclare que j'accepte. Oui, si sauvage que je sois, si rustre, si paysan du Danube, je veux voir une de ces fêtes qui scandalisent ce cher Bizet de Chenehutte... Et la preuve, c'est que mon habit noir étant resté à Tours avec le gros de mon bagage, je vais écrire qu'on me l'envoie...

IX

Il y a deux châteaux de Maillefert.

Le vieux, que l' Annuaire historique et monumental de l'Anjou mentionne sous le nom de château de Chalandray, se dressait au sommet du coteau et commandait le cours de la Loire en amont et en aval.

Démantelé par les ordres de Richelieu, il ne tarda pas à tomber en ruines.

Il n'en reste plus aujourd'hui que des vestiges que se disputent les ronces et le lierre, et deux tours, encore imposantes, qu'on aperçoit de la station des Rosiers.

Le château neuf est bâti plus bas, à mi-côte.

C'est une massive construction à l'italienne, avec deux ailes en retour et trois perrons, qui n'a rien de remarquable, bien qu'en dise le guide Joanne, que ses vastes proportions.

Les grilles de la cour d'honneur, cependant, épargnées par la Révolution, sont assez curieuses, et les boiseries de la chapelle ont une haute valeur artistique.

Par exemple, les jardins de Maillefert n'ont pas de rivaux, malgré l'état d'abandon où on les laisse depuis quelques années.

Dessinés dans le goût des jardins de Marly, ils se composent d'une succession d'immenses terrasses à balustres élégants, reliées entre elles par de larges escaliers de marbre, dont la dernière marche baigne dans la Loire.

Des charmilles admirables, des bosquets d'arbres verts et des talus gazonnés dissimulent les murs de soutènement, et, tout au fond, se dressent les hautes futaies du parc.

Une avenue de près d'un kilomètre de long, ombragée d'un quadruple rang d'ormes séculaires, conduit de la grande route au château moderne de Maillefert.

Et c'est cette avenue que, le samedi, 24 octobre, sur les dix heures du soir, suivaient Raymond Delorge et M. de Boursonne.

Car, après bien des perplexités, Raymond s'était décidé à accepter cette occasion inattendue et unique de se rapprocher de Mlle Simone de Maillefert.

Il essayait, il est vrai, de se payer de ces subterfuges dont les faibles colorent les capitulations de leur conscience ou les défaillances de leur volonté.

-- C'est curiosité pure, se disait-il. Est-ce que je puis aimer une jeune fille que je ne connais pas !... Avant trois mois d'ailleurs, j'aurais quitté les Rosiers pour n'y jamais revenir, et jamais plus je n'entendrai parler d'elle.

N'importe ! Mécontent de lui-même, il était triste et préoccupé, et ne répondait que par monosyllabes aux continuelles observations de M. de Boursonne.

C'est que, d'un autre côté, jamais le vieil ingénieur n'avait été si guilleret.

Il frétillait dans son habit noir, arrivé la veille de Tours et encore tout froissé du voyage, un de ces bons vieux habits à larges basques et à manches étroites, où, après un quart de siècle de service, les bonnes mères de familles taillent l'habillement complet d'un gamin de dix ans.

-- Que nous chantait donc cet imbécile de Béru ? grommelait-il, que la duchesse de Maillefert en était réduite à vendre ses terres ! Quand on est ruiné, on ne donne pas de fêtes comme celles-ci. Avec ce que coûte seulement l'illumination de cette avenue, du parc et du jardin, nous vivrions, vous et moi, pendant un bon mois.

Il calculait juste.

Des milliers de verres de couleur, habilement disposés dans les arbres, versaient de tous côtés leurs clartés tremblantes, et, se reflétant dans la Loire, donnaient au château de Maillefert un aspect féerique.

-- Positivement, continuait le vieil ingénieur, c'est à rougir de venir sur ses jambes. Comme on voit bien que nous ne sommes, vous et moi, que de pauvres employés du gouvernement !... Vous qui êtes si lié avec M. Bizet de Chenehutte, vous auriez dû lui emprunter ce cabriolet dans lequel je l'ai aperçu l'autre jour.

Il est certain qu'ils étaient peut-être les seuls invités à venir à pied. Les gens qu'ils apercevaient se glissant à travers les arbres étaient de simples curieux, venus de Gennes et des Rosiers, pour voir et pour se moquer ensuite.

À chaque moment, ils étaient dépassés par des voitures lancées au grand trot, où ils apercevaient, à la lueur des lanternes, des femmes en costume de bal.

Et, quand ils arrivèrent à la cour d'honneur, ils la trouvèrent, si vaste qu'elle soit, trop étroite pour tous les équipages.

De trois côtés et sur trois rangs stationnaient, roues à roues, tous les véhicules connus, depuis le splendide huit-ressorts qui avait amené de Saumur ou d'Angers quelque belle millionnaire, jusqu'à l'humble boc , attelé d'un bidet d'allure paisible, du gentilhomme fermier de Trèves ou de Saint-Mathurin.

Au milieu de la cour un léger hangar avait été dressé, et on y voyait une centaine de domestiques en livrées multicolores se chauffant autour d'un grand feu, et vidant des bouteilles dont on voyait une armée sur des tables immenses.

-- Heureuse intention ! remarqua M. de Boursonne, et qui, au retour, conduira plus d'une voiture dans le fossé... Voilà qui me console d'être venu à pied.

Il se hâtait, tout en disant cela, car il était clair que depuis assez longtemps déjà la fête avait commencé.

Toutes les fenêtres de la façade flamboyaient. On entendait le brouhaha de la foule et, pardessus, les ritournelles de l'orchestre.

Dans le vestibule, immense et dallé de marbre, des valets à la livrée de Maillefert recevaient les invités et les conduisaient au premier étage, où quantité de pièces avaient été disposées en vestiaire.

Seulement, M. de Boursonne et Raymond arrivaient si tard, que presque toutes les chambres étaient encombrées de vêtements, de cache-nez, de pardessus, de manteaux.

Si bien que le domestique qui les conduisait, voyant cela, leur ouvrit une sorte de petit salon éclairé par une seule lampe où il les laissa seuls.

En un tour de main Raymond fut prêt.

Mais le vieil ingénieur n'était pas si leste.

Il en avait pour un moment avant d'avoir essuyé ses lunettes, dépouillé son pardessus, cherché son mouchoir de poche et mis ses gants.

-- C'est égal, disait-il, c'est fort bien vu, cela, quand on donne une fête à la campagne, de mettre à la disposition des invités une manière de cabinet de toilette...

Tout à coup il s'interrompit...

Dans la pièce voisine, dont la porte, cachée par une portière, était ouverte, évidemment une discussion éclatait :

-- Chut ! fit M. de Boursonne à Raymond.

Et, sans vergogne, il se rapprocha de la portière.

-- Il est inouï, disait une voix de femme, très aigre et très impérieuse, il est incroyable, Simone, que vous n'ayez même pas commencé votre toilette... Êtes-vous folle !... À quoi donc avez-vous employé votre soirée ?

-- Vous le savez bien, ma mère, répondit doucement une voix admirable de pureté, je surveillais les derniers apprêts de votre fête...

-- Eh bien ! justement, c'est ce dont je me plains... C'est le rôle de mon maître d'hôtel et non pas le vôtre...

-- C'est vrai, ma mère ; seulement ma surveillance vous aura certainement économisé quinze cents ou deux mille francs.

-- Assez !... je vous ai déjà dit que cette rage d'économie m'est odieuse.

-- Cependant, ma mère, c'est grâce à elle que j'ai pu vous rendre service, ainsi qu'à mon frère...

-- Jolis services !... Plutôt que de laisser prendre hypothèque sur vos prés de l'Authion, vous avez laissé vendre les propriétés de Philippe.

-- Je vous ai dit pourquoi, ma mère... Mes revenus vous appartiennent, à mon frère et à vous, jamais je ne vous les disputerai... Mais ni lui, ni vous, ne toucherez au capital...

-- Simone !

-- C'est ainsi. N'espérez de moi, sur ce sujet, ni concession ni faiblesse. Ce que j'ai, je saurai le défendre et, si je mourrais, mon héritage serait à l'abri de vos prodigalités. Vous aurez beau faire, Philippe et vous, ma mère, vous aurez toujours de quoi vivre. Les Maillefert ne finiront pas à l'hôpital...

Seul et libre de suivre ses inspirations, M. de Boursonne se fût glissé sous le canapé du petit salon, plutôt que de perdre la fin de cette discussion, qui éclairait d'un jour si extraordinaire les relations de la duchesse de Maillefert et de sa fille.

Le fâcheux est qu'il n'était pas seul.

Cloué sur place tout d'abord, et pétrifié de surprise, Raymond Delorge ne fut pas long à se remettre.

Il eut horreur de la situation où le mettait la maladresse d'un valet.

Et, se rapprochant de M. de Boursonne :

-- Sortons, monsieur, lui dit-il à l'oreille, sortons vite.

D'un geste, le vieil ingénieur l'écarta :

-- Chut donc !... fit-il.

La discussion s'envenimait entre la mère et la fille, et attaques et répliques se succédaient avec une vivacité extraordinaire.

-- Ah ! vous vous oubliez, Simone ! s'écriait la duchesse de Maillefert. Vous osez nous manquer de respect, à moi, qui suis votre mère, et à votre frère, qui est le chef de la famille !...

-- Madame, de grâce, implorait la voix au timbre de cristal de la jeune fille, songez que vous avez cinq cents personnes dans vos salons ; songez que très certainement on commente votre absence.

-- On s'étonne bien plus de la vôtre !

-- Oh ! moi, il est connu que je n'aime pas le monde.

-- On remarque votre affectation à le fuir, en tout cas, et comme à votre âge ce n'est pas naturel, on se demande pourquoi...

-- Ne le savez-vous pas, ma mère ?...

-- Je sais que vous êtes la fable du pays, voilà tout !... Je sais que ma fille, une Maillefert, est le sujet de disputes de cabaret, une manière d'héroïne populaire pour qui les imbéciles s'en vont sur le pré. Et je suis résolue à ne plus tolérer ces excentricités. Non, je ne vous laisserai pas davantage jouer les filles persécutées, et par votre conduite censurer la mienne. Voici assez longtemps que vous vous posez en chef de famille et me rompez la tête de vos sottes remontrances...

Raymond n'en voulut pas entendre davantage.

Saisissant le bras de M. de Boursonne, dont les pieds, positivement, semblaient rivés au parquet :

-- Venez, monsieur, lui dit-il d'un accent indigné, bien qu'à voix basse, ce que nous faisons ici est abominable. Venez, ou je me retire et je vous laisse seul !...

Le vieil ingénieur n'osa pas résister. Mais une fois dans le corridor :

-- Parbleu ! fit-il, je me sens tout fier de l'opinion qu'a de nous cette excellente duchesse. Vous l'avez entendue ? Dispute de cabaret ! bataille d'imbéciles !... Risquez donc votre peau pour les gens !...

Qu'importait à Raymond l'opinion de la duchesse !...

-- Je plains Mlle Simone, monsieur, prononça-t-il.

-- Oui, le fait est qu'avec une pareille maman, sa vie ne doit pas toujours être tissée de soie et d'or...

-- Et quelle résignation ! Pas une plainte !

-- Hum !... je trouve au contraire qu'elle se plaint haut et ferme... Mais elle a mille millions de fois raison, la pauvre enfant !

Sur quoi, s'arrêtant court sur le palier de l'escalier, et d'un ton sérieux et ému qui ne lui était pas habituel :

-- C'est que c'est une brave et vaillante fille, ajouta-t-il, j'en mettrais la main au feu, moi qui tiens à ma main et qui crains les brûlures. Elle est fière de son nom, mais elle a, morbleu ! le droit de l'être, elle qui se sacrifie à l'honneur de cet illustre et vieux nom de Maillefert, elle qui oublie ses vingt ans, ses beaux yeux, sa grosse dot, tous ses rêves de jeune fille, pour se faire l'intendant d'une mère prodigue et d'un frère panier percé !...

Jamais, au gré de Raymond, M. de Boursonne n'avait si bien parlé.

-- Drôle de boutique ! poursuivait-il, où c'est la fille qui tient la clef de la caisse et qui monte la garde devant la monnaie. Nous vivons, sacrebleu ! dans un joli temps !... J'avais bien déjà vu un père et son fils se ruiner gaiement de compagnie, mais une maman et son garçon croquant gaillardement leurs millions ensemble, c'est neuf, c'est gracieux, c'est coquet. Il n'y a plus après cela qu'à tirer son chapeau. Et, ma foi, vive le progrès !...

Il descendit quatre ou cinq marches, puis, s'arrêtant de nouveau en se frappant le front :

-- C'est égal, dit-il encore, je voudrais bien savoir de qui nous vient notre invitation, si c'est de la mère, du frère ou de la sœur...

Raymond aussi se le demandait, et avec une bien autre anxiété que le vieil ingénieur.

Pourtant il ne lui répondit pas.

Ils arrivaient au grand vestibule, où se pressaient, au milieu de valets, une douzaine d'invités retardataires.

Un huissier, grave comme un pair d'Angleterre, les précéda jusqu'à la porte du grand salon, et après leur avoir demandé leurs noms, annonça :

-- M. Raymond Delorge ! M. le baron de Boursonne !

Le vieil ingénieur tressauta comme si on lui eût coulé dans le dos un grand verre d'eau glacée.

-- D'où diable cet escogriffe sait-il que je suis baron ? grommela-t-il.

-- C'est vous qui venez de le lui dire, monsieur, répondit Raymond, que le rire gagnait.

-- Êtes-vous sûr ?

-- J'ai entendu.

Le bonhomme hocha la tête.

-- Vanité des vanités ! murmura-t-il. Voilà pourtant la contagion de l'exemple. Mais donnez-moi le bras, mon cher Delorge, que nous ne nous perdions pas.

La précaution était bonne, car la foule était grande et d'autant plus animée qu'un quadrille venait de finir et que tous les danseurs refluaient dans les couloirs de dégagement.

En annonçant cinq cents personnes, Mlle Simone était restée bien au-dessous de la vérité : il y en avait bien le triple, circulant à travers trois salons et la grande galerie, qui occupaient tout le rez-de-chaussée d'une des ailes du château.

Rien de plus magnifique que ces salons, avec leurs plafonds enluminés, leurs boiseries dorées, leurs larges fenêtres et leurs immenses cheminées, décorées des armes des Maillefert, salons si vastes que dans chacun d'eux eût tenu l'appartement entier où un parvenu entasse glorieusement un millier d'invités.

Et cependant, cette splendeur même devait attrister un observateur, qui y retrouvait l'indice d'une opulence évanouie.

Il n'était que trop aisé de voir que ces appartements de réception ne servaient que de loin en loin. Plus de meubles, plus de tentures. Les rideaux aussi bien que les banquettes sortaient évidemment des magasins d'un tapissier d'Angers, qui les avait loués pour une nuit et qui attendait peut-être que le bal fût fini pour les décrocher et courir les tendre ailleurs...

-- Ne jurerait-on pas, disait à Raymond M. de Boursonne, que la bande noire a passé ici ! La bande noire !... Parbleu ! c'est cette chère duchesse. Ne pouvant emporter le château, elle en a, du moins, emporté les meubles, les antiques bahuts, les vieilles consoles, les tapisseries curieuses, les horloges précieusement travaillées, tous ces trésors artistiques dont les grandes familles se font honneur et qui se transmettent de génération en génération.

Cependant, le vieil ingénieur et Raymond étaient sans doute les seuls à faire ces affligeantes observations.

Le bal arrivait au moment de son plus vif éclat.

Aux gais refrains de deux orchestres, dansaient, avec l'entrain de simples paysannes, les plus jolies, les plus riches et les plus nobles héritières de l'Anjou.

Le visage, même, se déridait, des douairières qui faisaient tapisserie en robe de satin ou de velours, audacieusement décolletées et la tête chargée de plumes ou de diamants.

À toutes les portes et dans l'embrasure des fenêtres, les hommes graves, cravatés de blanc, se serraient en groupes compacts.

Plus loin, dans deux petits salons ouvrant sur la galerie, on entendant l'or rouler sur les tapis verts et s'échanger les paroles sacramentelles : « Je passe !... -- À vous la main !... -- Je marque le point !... »

Sans relâche, les valets se succédaient, portant des plateaux chargés de glaces, de bonbons exquis et de coupes de champagne.

-- Avec tout cela, disait Raymond à M. de Boursonne, nous sommes ici comme deux intrus. Nous n'avons seulement pas salué la duchesse. Comment ne redescend-elle pas ? où donc est-elle ?...

C'était en ce moment la préoccupation de bon nombre d'invités ; il n'y avait pour s'en assurer qu'à prêter l'oreille.

-- Décidément cette chère duchesse nous abandonne !...

Ainsi, près de Raymond et de M. de Boursonne, disait un gros monsieur à une très vieille dame extrêmement parée.

-- C'est assez son habitude, ce me semble, répondit la douairière.

-- Alors pourquoi donner des fêtes ?...

-- Eh ! cher marquis, lorsqu'on a de l'argent de trop, il faut bien le dépenser.

Ils éclatèrent de rire tous deux, de ce bon rire de la médisance, puis le gros monsieur -- le marquis -- reprit :

-- En tout cas, elle n'avait jamais donné une fête aussi magnifique.

-- Aussi... nombreuse, du moins.

-- C'est ce que je voulais dire. Aussi doit-elle avoir un but...

-- Elle en a un.

-- Et vous le connaissez ?

-- Assurément.

Le vieil ingénieur et Raymond oubliaient le bal pour écouter.

-- En y réfléchissant, continuait le gros marquis, il me semble que je devine les projets de Mme de Maillefert.

-- Dites.

-- Elle songe à marier sa fille.

La vieille dame eut un petit ricanement, qui découvrit les perles de son râtelier.

-- Pourquoi cela, comtesse ? demanda l'autre, piqué.

-- Parce que vous savez bien que le mariage de cette petite Simone mettrait la duchesse sur la paille. Parce que c'est Cendrillon qui paye les violons quand la duchesse danse. Parce que le mari garderait pour lui la fortune de sa femme, comme de juste, au lieu de la donner à croquer à Mme de Maillefert et à son fils... Allez donc un peu demander la main de Simone pour votre fils, et vous verrez ce qu'on vous répondra... À moins que...

-- Eh bien !...

-- À moins que vous ne consentiez à donner reçu de la dot sans la recevoir...

Le gros homme se grattait l'oreille, ce qui était sa façon de faire appel à ses idées.

-- Peut-être avez-vous raison, comtesse, dit-il ; mais, alors, que se propose donc la duchesse ? Cherche-t-elle une femme pour Philippe ?...

-- Y songez-vous !... Quelle famille voudrait ce garçon ! Peut-être, à Angers, trouverait-il quelque marchand vaniteux qui donnerait un million ou deux de son nom et de son titre ; mais il ne trouvera jamais une fille de noblesse...

-- Alors, je donne ma langue aux chiens... Voyons, chère comtesse, apprenez-moi ce que vous savez. Faut-il vous jurer un secret éternel ?

-- Ce n'est pas la peine.

-- Bah !...

-- Ce que je vais vous dire, tout le monde le saura avant huit jours.

-- Comtesse, je suis sur le gril.

-- Eh bien ! marquis, Mme la comtesse d'Hostal de Chalandray, duchesse de Maillefert, est ici en tournée électorale.

Le gros homme fit un tel saut en arrière, qu'il posa lourdement son talon sur le pied de M. de Boursonne, lequel avait fini par se rapprocher de lui un peu plus que ne le permettaient les convenances.

-- Sacrrr !... commença le vieil ingénieur.

-- Oh !... monsieur, mille pardons, agréez toutes mes excuses, fit gracieusement le marquis.

Et revenant bien vite à la vieille dame :

-- C'est invraisemblable, ce que vous me dites là, comtesse, fit-il.

-- Oui, mais c'est vrai. Ignorez-vous donc que la duchesse est ralliée, tout ce qu'il y a de plus ralliée, qu'elle ne sort plus des Tuileries, qu'elle va à Compiègne, qu'elle se montre partout avec la femme de ce Maumussy qui s'est affublé du titre de duc, qu'elle sera peut-être, un de ces jours, dame d'honneur de l'impératrice...

-- Une duchesse de Maillefert !...

-- Voilà ! Quand on se noie, on se raccroche à toutes les branches, et la duchesse et son fils en sont à leur dernier bouillon. Que deviendront-ils, quand ils auront croqué la légitime de cette petite Simone ? Cela les inquiète et ils se sont adressés à l'empire pour obtenir, elle des rentes, lui quelque sinécure bien lucrative. Seulement, comme on ne paye bien que les gens qui rendent des services, la duchesse a promis de rallier la noblesse de l'Anjou et de nous amener tous aux pieds de Leurs Majestés...

-- C'est monstrueux !...

-- Attendez !... Pour faciliter à cette chère duchesse sa mission politique, on a mis à sa disposition un certain nombre de places qu'elle va proposant à l'un et à l'autre. Déjà elle m'a offert une recette particulière pour mon gendre, qui n'est pas riche, comme vous savez, et qui est chargé de famille...

-- Tenez, comtesse, il me semble que je rêve !...

-- C'est-à-dire que vous doutez, et que vous voudriez des preuves ? Eh bien ! regardez autour de vous, et vous verrez tous les gros fonctionnaires du département. Vous verrez notre préfet, le sous-préfet de Saumur, le général, le commandant de l'école, l'enregistrement, la douane et les ponts et chaussées. C'est un bal de fusion.

Singulier fut le regard qu'échangèrent Raymond et M. de Boursonne.

Mais déjà le gros monsieur continuait :

-- Cela étant, je vais aller saluer la duchesse et lui donner à entendre que personne de nous ne mettra plus les pieds chez elle... Mais où donc est-elle ? Étrange maison, dont personne ne fait les honneurs !... Avez-vous aperçu Mlle Simone ?

-- Pas encore.

-- Et Philippe ?...

-- Oh ! lui, vous le trouverez dans le salon de jeu... Je viens de l'y voir aux prises avec votre fils...

-- Comment ! monsieur mon fils se permet... Ah ! je vais y mettre bon ordre !...

Mais, au moment où il quittait la comtesse, un mouvement se fit dans la galerie.

Raymond et M. de Boursonne se haussèrent sur la pointe du pied.

Et, dans l'encadrement de la porte, ils aperçurent la duchesse et Mlle Simone de Maillefert.

X

La mère et la fille semblaient les deux sœurs, tant les années avaient glissé légères sur le front poli de la duchesse, tant les amertumes de la vie avaient eu peu de prise sur cette nature essentiellement mobile, insoucieuse et égoïste, tant aussi elle savait user avec discernement de tous les artifices de la coquetterie.

Renonçant pour une fois, -- peut-être à cause de sa mission, -- à ses excentricités habituelles, Mme de Maillefert portait une de ces toilettes d'une simplicité savante qui seront éternellement l'admiration et le désespoir des élégantes de petite ville, toilettes dont chaque détail est habilement combiné pour arriver à la plus parfaite harmonie.

Sa robe, vert de mer, dont la tunique était relevée par des branches d'églantier rose, avait la légèreté d'une nuée, et se décolletait précisément assez pour bien laisser admirer, sans les étaler, ses épaules d'une blancheur nacrée, polies et fermes comme le marbre le plus beau.

Mlle Simone, au contraire, paraissait plus vieille que son âge.

L'inquiétude et les soucis avaient, bien avant le temps, jeté leur ombre sur son beau visage et éteint le sourire de ses vingt ans.

Elle était vêtue, ce soir-là, d'une simple robe blanche, et dans ses admirables cheveux blonds relevés à la hâte pendait une grappe de fuchsia.

-- Voyez-les donc, murmurait M. de Boursonne à l'oreille de Raymond, voyez-les et dites-moi si, à la première vue, un étranger oserait décider laquelle est l'aînée !...

-- Ah ! Mlle Simone est bien belle, monsieur.

-- Naturellement. Mais c'est égal, les femmes sont plus fortes que nous, mon cher. Jamais on ne croirait, à voir ces deux-ci, qu'elles viennent d'avoir une affreuse discussion.

Sur ce point, le vieil ingénieur se trompait, mais c'était la faute de la myopie.

Un observateur de sa force, doué d'une vue passable, eût parfaitement reconnu que l'éclat du teint de Mme de Maillefert n'était pas naturel, et qu'un reste de colère contractait ses sourcils.

Il eût bien vu aussi la pâleur de Mlle Simone, et qu'une larme mal essuyée tremblait encore dans ses longs cils.

Raymond le discerna bien, lui, et, troublé profondément :

-- Pauvre jeune fille !... soupira-t-il.

Elle n'était plus alors qu'à trois pas de lui, appuyée au bras de sa mère, et toutes deux s'avançaient dans la grande galerie.

Mais, circonstance étrange, leurs hôtes ne s'empressaient pas autour d'elles.

Les figures se faisaient graves sur leur passage, les saluts paraissaient contraints et les sourires glacés.

L'histoire racontée par la vieille comtesse à son ami le marquis avait fait le tour des salons, et beaucoup de nobles invités se juraient, en ce moment même, de ne jamais plus remettre les pieds à Maillefert.

Raymond en entendit même un qui disait :

-- C'est un piège abominable, et sans ma fille, qui m'a conjuré de la laisser danser encore quelques quadrilles, je serais parti...

La duchesse avait trop de tact pour ne pas deviner ce qui se passait et se rendre compte du déplorable effet de sa combinaison.

C'était un échec qui allait rendre impossible dans le pays sa situation déjà fort difficile.

Mais elle avait aussi une trop longue habitude du monde pour ne savoir pas dissimuler ses impressions et commander à son visage.

Plus elle rencontrait de réserve, plus elle se faisait gracieuse et souriante, trouvant un mot aimable pour chacun, sachant forcer les plus hostiles à murmurer à tout le moins quelques formules de politesse banale.

-- C'est fort curieux, ce qui se passe, disait à Raymond M. de Boursonne, c'est on ne peut plus intéressant... Suivons la duchesse, mon cher, faisons-lui cortège.

Ayant traversé la galerie, Mme de Maillefert et Mlle Simone venaient d'entrer dans un des salons de jeu.

Elles s'arrêtèrent près d'une table où deux jeunes gens jouaient, entourés chacun d'un groupe de parieurs.

Il y avait sur le tapis un assez joli monceau d'or.

-- Ne jouez-vous pas bien gros jeu, messieurs ? dit gaiement la duchesse.

Un des jeunes gens redressa vivement la tête.

Il était blond, avec un lorgnon à l'œil, et portait un immense col rabattu, un gilet très ouvert à un seul bouton et un habit à manches ridiculement larges.

-- Ah ! certainement non, ma mère, répondit-il avec un petit ricanement qui devait être un tic. Voyez donc, pour une douzaine que nous sommes, l'enjeu n'est pas de trois cents louis. Nous jouons, d'ailleurs, un jeu de famille, un jeu de bons bourgeois, un simple écarté de santé...

Et, s'adressant à son adversaire :

-- Je prendrai des cartes ! dit-il.

-- Combien ? demanda l'autre joueur.

-- Oh ! le paquet !... Je ne suis décidément pas en veine, ce soir.

C'est avec un dépit visible qu'il jeta ses cartes, et au même moment Mlle Simone lui appuya la main sur l'épaule en lui disant de sa douce voix :

-- Cette mauvaise chance est une juste punition, Philippe. N'as-tu pas honte de jouer lorsque peut-être une jeune fille n'a pas de danseur !...

Le ricanement du jeune homme redoubla.

-- Ah ! l'excellente plaisanterie ! dit-il. Me voyez-vous, messieurs, dansant un quadrille !... Eh ! chère sœur, je serais effroyablement ridicule !...

Puis relevant son jeu :

-- Le roi !... fit-il.

-- Philippe !... insista la jeune fille d'un ton suppliant, mon frère !...

Mais déjà il était replongé dans sa partie. Il ne répondit pas.

-- Cordieu !... grommela M. de Boursonne, que voilà un jeune seigneur qui me déplaît, avec sa raie au milieu de la tête, son lorgnon, son gilet à cœur, son rire idiot et son air content de soi !

C'était l'effet qu'il faisait à Raymond, et cependant Raymond ne souffla mot, préoccupé qu'il était de suivre de l'œil Mme de Maillefert et Mlle Simone, qui étaient allées s'asseoir dans la grande galerie.

-- Voilà le moment, reprit le vieil ingénieur, d'aller présenter nos respects à ces dames...

-- Est-ce bien nécessaire ? demanda Raymond.

-- Dame ! la politesse la plus élémentaire l'exige.

-- C'est que...

-- Quoi ? Ne craignez-vous pas une allusion à votre duel ? Rassurez-vous, ces dames n'en ont même pas ouï parler. Nos conjectures étaient fausses. N'avez-vous pas entendu la vieille comtesse ? C'est notre qualité d'ingénieurs qui nous a valu notre invitation. D'ailleurs est-ce qu'on nous connaît ?...

Mais, à sa grande surprise, au moment où il esquissait son plus beau salut, un vieux monsieur, placé derrière Mme de Maillefert, se pencha vers elle en disant :

-- M. le baron de Boursonne, madame, le savant ingénieur chargé des études de l'endiguement de la Loire...

La duchesse commençait une phrase flatteuse, mais le bonhomme n'eut pas la patience d'attendre la fin.

Prenant la main de Raymond :

-- Permettez-moi, madame, interrompit-il, de vous présenter mon plus dévoué collaborateur, M. Raymond Delorge.

Plus rouge qu'une pivoine, Raymond s'inclina, mais non si bas qu'il ne vît le front de Mlle Simone se couvrir d'une rougeur plus vive que la sienne, non si vite qu'il ne surprit un éclair dans ses beaux yeux, et un geste aussitôt réprimé, disant bien que sa première inspiration avait été de tendre la main...

Le cœur du jeune homme bondit dans sa poitrine.

-- Elle sait, pensa-t-il, et elle m'est reconnaissante.

M. de Boursonne n'avait rien vu.

Déjà, il était en grande conversation avec le personnage qui l'avait nommé, et qui, bien évidemment, était un mentor qu'on avait donné à Mme de Maillefert pour faciliter sa mission.

Même ce personnage ne tarda pas à émettre, au sujet des élections prochaines, de si singulières théories, que le vieil ingénieur les interrompit brusquement.

-- Je vous entends, monsieur, dit-il, vous me demandez de faire de la Loire un agent électoral qui inonderait les propriétés des gens qui votent mal, et respecterait les terres des paysans qui votent bien... C'est une idée, cela, mais diablement difficile à réaliser... Demandez plutôt à M. Delorge.

Mais Raymond n'était plus près de M. de Boursonne pour lui répondre.

Il avait vu Mlle Simone abandonner la place qu'elle occupait aux côtés de sa mère, et, entraîné par une force irrésistible, il l'avait suivie sournoisement à travers la foule, et il était allé se poster à un endroit d'où il ne perdait de vue un tressaillement de son visage.

La jeune fille s'était assise près de deux dames excessivement maigres, et avait entamé avec elles une interminable conversation.

Ce qui confondait Raymond et renversait toutes ses idées, c'était l'isolement où restaient Mme de Maillefert et sa fille, dans leur salon, au milieu de leurs hôtes.

Pendant que les hommes graves se tenaient à l'écart, ruminant cette nouvelle de la mission électorale de la duchesse, tandis que les vieilles femmes pinçaient les lèvres et chuchotaient derrière leur éventail, les jeunes ne songeaient qu'à employer le plus gaiement possible cette nuit de fête qui venait rompre la monotonie de leur existence.

-- C'est inouï, pensa Raymond, on dirait un bal de souscription, où chacun est libre pour son argent.

Pourtant il compta jusqu'à cinq jeunes messieurs qui vinrent s'incliner devant Mlle Simone, lui demandant évidemment « l'honneur d'un quadrille ou d'une polka ».

Mais Mlle Simone les refusait tous, et à ses gestes Raymond comprit qu'elle donnait pour prétexte de ses refus une vive douleur au pied.

Il est vrai que ni ces invitations ni la conversation des deux dames maigres ne paraissaient occuper beaucoup la jeune fille.

Son esprit était ailleurs.

Ses beaux yeux ne se détachaient pas d'une certaine direction, et tour à tour l'anxiété la plus poignante, la colère ou la douleur se peignaient sur sa mobile physionomie.

-- Qu'est-ce donc qui l'intéresse ainsi ? pensait Raymond.

Il ne pouvait le voir de l'endroit où il était, encore qu'il se haussât sur la pointe des pieds et tendit le cou de façon à se le démancher.

Cela étant, il manœuvra de façon à découvrir un meilleur poste d'observation, et il ne tarda pas à le trouver.

C'était le salon de jeu, qui absorbait ainsi toutes les facultés de Mlle Simone.

-- Ah ! je comprends, se dit Raymond.

Et, sans trop d'affectation, il se glissa dans ce salon.

Le jeune duc de Maillefert, Philippe, était toujours à la table de jeu, et aux contradictions de sa figure fripée, il était aisé de deviner que la mauvaise chance continuait à s'acharner après lui.

C'est avec des mouvements nerveux qu'il maniait les cartes. Il les eût déchirées certainement s'il ne se fût pas contenu, froissées et foulées aux pieds.

À tout instant de sourdes exclamations de rage lui échappaient.

-- C'est dégoûtant, parole d'honneur !... Perdre le point avec un pareil jeu !... c'est fait pour moi !... Pas un atout en quinze cartes !... En vérité, mon cher, vous avez trop de chance !...

Son adversaire, aussi calme et aussi froid qu'il semblait fiévreux et agité, était un homme dont toute la personne trahissait une intelligence bornée, beaucoup de confiance en soi et un entêtement féroce.

Son tour de donner venu, il battit les cartes méthodiquement, fit couper, et... tourna le roi.

-- Le monarque ! dit-il. Cela me fait cinq points ; j'ai gagné.

Et, allongeant tranquillement la main, il attira à lui l'or et les billets placés devant Philippe.

-- Continuons-nous ? demanda-t-il, tout en vérifiant son gain.

Le jeune duc s'était levé brusquement.

-- En voilà assez ! dit-il. Je perdrais ce soir jusqu'à ma dernière chemise. Savez-vous, messieurs, que voici quinze mille francs que je perds ! C'est un assez joli denier.

-- Bast ! qu'est-ce que quinze mille francs pour vous ? objecta un parieur.

Raillait-il ? Parlait-il sérieusement ?

Philippe le regarda fixement pour s'en assurer, et, comme il demeurait impénétrable :

-- Eh bien ! soit ! encore un coup ! dit-il vivement à son adversaire, sur parole, en cinq points, quitte ou double.

L'autre ne broncha pas.

-- Est-ce que vous refusez, insista le jeune duc, qui devint livide ? est-ce que la parole d'un Maillefert ne vous paraît pas valoir de l'argent comptant ?...

Il parlait si haut qu'il n'était pas possible que Mlle Simone, de sa place, ne l'entendît pas.

Raymond la regarda.

Elle était plus blanche que sa robe, ses mains tremblaient...

-- J'attends votre décision, monsieur, insista Philippe d'un ton presque menaçant.

L'autre gardait son flegme imperturbable.

-- La décision ne dépend pas de moi, répondit-il.

-- Que voulez-vous dire, monsieur ?

-- Ceci : Je fais partie d'un cercle, c'est bien connu à Angers, dont tous les membres se sont engagés par serment à ne jamais jouer qu'argent sur table.

L'article VII de nos statuts porte que celui de nous qui manquera à sa parole sera passible d'une amende s'élevant au double de la somme jouée... Ce serait donc une trentaine de mille francs qu'il m'en coûterait pour avoir l'honneur de continuer votre partie...

Le jeune duc de Maillefert semblait atterré...

-- Mais c'est une offense, cela, monsieur, balbutiait-il, c'est une injure atroce...

-- Oh ! pas le moins du monde...

Un grand silence s'était fait dans le salon de jeu, silence que rendaient plus lugubre le bourdonnement de la foule dans la galerie et les joyeuses fanfares de l'orchestre. À toutes les tables environnantes on avait cessé de jouer.

On s'attendait visiblement à quelque violente altercation, lorsque Mlle Simone parut...

Pauvre généreuse fille ! Dominant sa douleur, elle se contraignait à sourire.

Vivement elle prit le bras de Philippe, et, s'adressant aux personnes qui l'entouraient :

-- Permettez-moi de vous enlever mon frère un instant, messieurs, dit-elle.

Et ils sortirent ensemble.

-- Vous avez sagement agi, dit alors un des parieurs à l'adversaire.

-- Oui, très sagement, ajouta un autre. Ce cher duc est charmant, quand il parle de perdre sa dernière chemise. Il y a longtemps qu'elle est perdue. C'est celle de sa sœur qu'il joue maintenant.

Tout en écoutant, Raymond observait le frère et la sœur.

Ils causèrent un instant à voix basse, puis la jeune fille s'éloigna, laissant Philippe près de deux dames maigres.

Lorsqu'elle reparut l'instant d'après, elle tenait un petit paquet qu'elle lui glissa dans la main.

Le jeune duc eut un frémissement de joie.

-- Merci !... murmura-t-il sans doute à l'oreille de sa sœur.

Et, revenant s'asseoir en face de son flegmatique adversaire :

-- Maintenant, dit-il, en posant une liasse de billets de banque sur le tapis, maintenant, monsieur, vous pouvez jouer sans trahir vos serments. Faisons-nous, une dernière fois, en cinq points, quitte ou double ?...

L'homme impassible se troubla.

-- Mais... c'est de dix mille francs qu'il s'agit, fit-il.

-- Juste !... répondit Philippe. Total, si vous gagnez, vingt mille francs. Après cela, je ne voudrais pas vous contraindre. Il vous répugne peut-être d'exposer votre bénéfice...

Les rieurs étaient passés du côté de M. de Maillefert. Ce que voyant, l'autre :

-- À qui fera ! dit-il.

Bien qu'on joue beaucoup en Anjou, la partie était assez intéressée pour émouvoir la galerie. Un cercle se forma autour de la table, si épais, que de sa place, qu'elle avait reprise, Mlle Simone ne pouvait plus rien voir.

Ce fut à Philippe de donner le premier.

Il eut le roi et la vole, et marqua trois points.

-- Vous commencez bien ! grommela l'adversaire.

Et, donnant à son tour, il donna à Philippe le roi et le point.

-- Vous avez gagné ! prononça-t-il, en retirant de ses poches l'or et les billets qu'il avait gagnés...

Le jeune duc triomphait.

-- Voulez-vous continuer, disait-il. Moi, qui n'ai pas fait de serment, je jouerai avec vous sur parole tant qu'il vous plaira.

C'est avec la plus poignante anxiété que Raymond avait suivi cette partie dont les conséquences, il ne le sentait que trop, pouvaient être terribles.

Tout ce qu'il imaginait que pouvait, que devait souffrir Mlle Simone, il le souffrit lui-même.

Il se représentait l'atroce douleur de cette jeune fille si fière en voyant l'outrage fait à ce nom de Maillefert qu'elle défendait, Dieu sait à quel prix.

Philippe avait été cruellement insulté.

Sa parole jetée sur le tapis vert n'y avait pas été acceptée.

Et tout ce qu'avait pu dire son adversaire des règlements du cercle dont il faisait partie n'était évidemment qu'une pure fiction inventée pour se garer de ces joueurs suspects qui empochent bravement quand ils gagnent et qui, s'ils perdent, ne payent pas.

Voilà où en était le dernier duc de Maillefert.

Et certainement, pensait Raymond, il n'avait pas fallu moins que cette abominable offense, pour décider Mlle Simone à donner à son frère de quoi continuer à jouer.

Tant que la partie demeura en suspens, tant qu'il vit les deux joueurs se disputer avec acharnement ces saintes économies de la jeune fille, la respiration lui manqua.

Mais lorsqu'il entendit Philippe de Maillefert, qui avait déjà trois points, annoncer le roi, quand il le vit abattre triomphalement son jeu et montrer qu'il avait trois atouts majeurs, c'est-à-dire le point sûr... oh ! alors la joie lui monta au cerveau, enivrante autant que le vin, et, bondissant jusqu'à Mlle Simone :

-- Il a gagné !... dit-il.

Violemment, comme si elle eût été endormie, et qu'un coup de pistolet eût été tiré à son oreille, Mlle Simone tressauta.

-- Monsieur ! fit-elle.

Mais quand ayant levé la tête ses yeux rencontrèrent les yeux de Raymond, un nuage de pourpre s'étendit sur son visage, jusqu'à la racine des cheveux, et, d'une voix faible, mais où vibrait toute son âme :

-- Merci, monsieur, murmura-t-elle, merci !...

Les deux dames maigres, assises près de Mlle de Maillefert, ouvraient des yeux immenses.

Elles se demandaient quel était ce jeune homme d'un extérieur si remarquable, qu'elles ne connaissaient cependant pas, elles qui connaissaient tout le pays, qui parlait à Mlle Simone avec une si éloquente émotion, et à qui elle répondait d'une voix balbutiante.

-- Et... continue-t-il de jouer ? demanda la jeune fille.

Raymond se pencha vers le salon de jeu.

-- Non, répondit-il. Je le vois, il est debout près de la fenêtre, il plaisante avec des jeunes gens que je ne connais pas...

Seulement, c'est d'une voix à peine intelligible qu'il prononça ces derniers mots.

Il venait de surprendre, arrêté sur lui, l'œil étincelant de méchanceté des deux dames maigres, et sous ce regard comme sous une douche glacée lui tombant sur le front, il recouvra son sang-froid.

Il vit Mlle de Maillefert compromise, et sérieusement, cette fois, par lui.

Et, furieux de sa sottise, tourmenté de regrets, ne sachant comment s'excuser et se retirer, ne sachant ni que dire ni que faire, il restait devant la jeune fille, à demi-incliné, rouge, balbutiant...

Jusqu'à ce qu'enfin une idée lui venant :

-- Daignez-vous, mademoiselle, demanda-t-il, me faire l'honneur de danser avec moi le prochain quadrille ?...

Elle se leva à demi, et déjà Raymond lui présentait le bras, quand soudain se rasseyant :

-- Excusez-moi, monsieur, répondit-elle, j'ai déjà refusé plusieurs fois de danser, je me sens un peu souffrante...

Raymond pâlit.

-- Je vous en prie !... insista-t-il.

Si visible fut l'hésitation de la jeune fille, qu'une des dames maigres crut pouvoir intervenir, en avançant sa tête chargée de plumes :

-- Vous êtes en vérité trop scrupuleuse, mon enfant, dit-elle. Vous souffriez, tout à l'heure, vous avez refusé ces messieurs... quoi de plus naturel ?... Maintenant, vous vous sentez mieux, monsieur vous invite et vous acceptez... quoi de plus simple ? Eh ! dansez donc, croyez-moi, profitez de votre jeunesse !...

Ce qu'il y avait de perfide dans cette phrase, Mlle Simone ne le comprit pas, pas plus qu'elle ne surprît le sourire venimeux qui la soulignait.

Elle se leva donc, appuya sa main tremblante au bras de Raymond, et, traversant la galerie, ils gagnèrent un des salons où on dansait...

Ah ! l'impitoyable M. de Boursonne eût bien ri de la contenance de son « jeune ami ».

Raymond allait d'un pas de somnambule, de l'air d'un homme qui n'est pas parfaitement sûr d'être bien éveillé.

Il se demandait s'il n'était pas un fat ridicule, si l'instinctive sympathie qu'il avait cru lire dans le doux regard de cette jeune fille si fière existait réellement.

Comment, ne s'étant jamais parlé, s'étaient-ils parfaitement compris ? Quelles mystérieuses affinités rapprochaient ainsi leurs âmes ? L'avait-elle donc deviné ? Avait-elle deviné ce cœur qui ne battait déjà plus que pour elle ?

Que n'eût-il pas donné pour avoir un instant la puissance de Dieu, pour anéantir, par le seul acte de sa volonté, tous ces importuns dont il fendait la foule odieuse, pour se trouver seul près de Mlle Simone, tomber à ses pieds, lui dire de quelle admiration absolue et respectueuse il l'admirait !

Mais il n'avait pas la puissance de Dieu.

L'orchestre jouait les premières mesures d'un quadrille, et il n'eut que le temps de chercher une place et de s'inquiéter d'un vis-à-vis. Et ce n'était pas tout encore.

Il sentait peser sur lui il ne savait combien de regards enflammés de curiosité, et il comprenait la nécessité de dominer son trouble, de maîtriser ses pensées et d'adresser la parole à Mlle Simone.

Hélas ! son esprit ne lui fournissait rien, pas un mot, pas une de ces phrases banales qui s'échangent entre deux figures, et qui sont comme la fausse monnaie de l'esprit et de la galanterie, pas un de ces compliments ineptes qu'il entendait couler comme de source de la bouche en cœur des danseurs ses voisins...

Peut-être Mlle de Maillefert souffrait-elle autant que lui, peut-être se rendait-elle compte de son embarras. Toujours est-il qu'à la fin de la seconde figure, elle lui demanda quelques renseignements sur les travaux de M. de Boursonne.

C'est avec l'empressement d'un homme en train de se noyer que Raymond saisit cette branche.

Et, tout en décrivant avec une extrême volubilité leurs plans et leurs études :

-- Je me perds, pensait-il... Elle doit me juger stupide... Est-ce là ce que je devrais lui dire !... Ô sensibilité idiote, maudite timidité !...

Elle finit, cependant, cette interminable contredanse.

Elle finit par un galop général, les deux orchestres jouant le même quadrille, et les danseurs des deux salons se lançant et se mêlant dans la grande galerie...

C'est près de sa mère que Mlle Simone voulut être reconduite.

La duchesse de Maillefert était à la même place, fort entourée pour le moment et rouge de dépit ; car M. de Boursonne, à force de questions perfides et d'attaques sournoises, l'avait presque amenée à confesser le but de son voyage.

Apercevant sa fille au bras de Raymond :

-- Venez-vous donc de danser ? lui demanda-t-elle d'un ton aigre.

-- Oui, ma mère.

-- Avec monsieur ?

-- Oui.

-- Il me semblait vous avoir entendu dire à M. de Luxé que vous étiez souffrante et que vous ne danseriez pas de la soirée.

La jeune fille s'assit sans répondre, et Raymond allait peut-être commettre la maladresse insigne de s'excuser, quand il sentit qu'on lui frappait sur l'épaule.

Il se retourna vivement et se trouva en face de M. de Boursonne.

-- Je suis rompu, lui dit le bonhomme ; les bals, décidément, ne sont pas mon fait. Allons chercher nos pardessus et filons...

Raymond le suivit et sans trop de peine ils retrouvèrent la porte du petit salon où ils s'étaient débarrassés de leurs effets.

Seulement cette porte était fermée et on avait retiré la clef.

-- Eh bien ! voilà qui est gracieux ! gronda M. de Boursonne.

Il essayait d'ouvrir, cependant, lorsqu'un vieux domestique sans livrée accourut :

-- Que désirent ces messieurs ? demanda-t-il.

-- Parbleu ! nos paletots, qui sont là-dedans.

Le domestique les examinait avec une attention étrange.

-- C'est par erreur, répondit-il enfin, qu'on a conduit ces messieurs dans ce salon. Il dépend de l'appartement de miss Lydia Dodge, la gouvernante anglaise de Mlle Simone, de sorte que...

En toute autre occasion, M. de Boursonne n'eût point manqué de s'informer de cette miss Lydia, dont il avait déjà ouï parler par maître Béru.

Mais en ce moment, il s'impatientait fort.

-- De sorte que, interrompit-il, nos vêtements sont sous la clef de la gouvernante...

-- Oh ! non certes, on les a retirés, et si ces messieurs veulent prendre la peine de venir avec moi...

Ils prirent cette peine.

Leurs vêtements avaient été soigneusement recueillis. Ils les endossèrent, et l'instant d'après ils descendaient le perron du château de Maillefert.

Il était trois heures du matin.

Les gens graves se retiraient. On voyait les lanternes de leurs voitures glisser à travers les arbres le long de la route qui conduit à la levée de la Loire et sur le pont de fil de fer.

Les fanatiques seuls restaient, ceux qui dansent jusqu'à ce que la dernière bougie ait fait éclater la dernière bobèche, jusqu'à ce que le dernier musicien de l'orchestre s'endorme exténué sur son instrument.

Ceux-là en prenaient à cœur joie.

Ils dansaient un cotillon, et on voyait leurs ombres tourbillonnantes passer et repasser devant les fenêtres.

Dans la cour, en attendant leurs maîtres, les valets dormaient autour de leurs feux, à l'exception de trois ou quatre, qui, parfaitement ivres, échangeaient des injures en attendant d'échanger des coups.

Les lampions de l'avenue étaient éteints... À peine de-ci et de-là, dans les branches, en apercevait-on un qui agonisait, jetant bien plus de fumée que de lumière.

-- Et voilà comment finissent toutes les fêtes ! observait philosophiquement M. de Boursonne. Et on appelle cela s'amuser...

Mais au moment de franchir la grille de la cour d'honneur, il s'approcha d'un des réverbères, et, tirant de sa poche un vieux portefeuille, il l'examina attentivement.

-- Parbleu !... fit-il.

-- Qu'est-ce, monsieur ? interrogea Raymond.

Mais, au lieu de répondre :

-- Aviez-vous laissé quelques paperasses dans la poche de votre pardessus, mon cher Delorge ? demanda le bonhomme.

Raymond chercha.

-- Oui, répondit-il.

-- Quelles ?

-- Deux ou trois vieilles lettres à mon adresse, et quelques cartes de visite.

-- Alors, plus de doute, fit le vieil ingénieur.

Et s'arrêtant court :

-- Que me répondriez-vous, reprit-il, si je vous disais que Mlle Simone sait que sa discussion avec sa mère a été entendue ?

-- Oh ! monsieur...

-- Et entendue par nous, qui plus est, par vous Raymond Delorge, et par moi le père Boursonne...

-- Si cela était, monsieur, j'en serais au désespoir...

-- Eh bien ! désespérez-vous, mon cher, car rien n'est plus certain, déclara le vieil ingénieur.

Et, se remettant en marche, car il avait chaud et la nuit était fraîche :

-- Rien n'est plus certain, poursuivit-il, et je le prouve : 1° nos pardessus ont été soigneusement retirés du petit salon ; 2° mon portefeuille a été ouvert, je m'en suis assuré ; 3° un domestique montait la garde non loin de la porte fermée, avec ordre de bien prendre notre signalement...

Tout cela était tellement probable qu'il n'y avait guère moyen d'en douter.

-- Soit, interrompit Raymond, mais pourquoi serait-ce Mlle Simone qui saurait notre indiscrétion, bien involontaire de ma part, et non pas Mme de Maillefert, ou plutôt, pourquoi ne la connaîtraient-elles pas toutes deux ?

M. de Boursonne hocha la tête.

-- Ici, répondit-il, je n'ai plus que des présomptions. Seulement, il est de ces indices moraux qui valent de faits. Si Mme de Maillefert eût su que nous possédions son secret, elle eût été avec nous plus gracieuse, car elle eût eu peur de nous. Or, c'est à peine si elle a été polie, cette chère duchesse...

-- Oui, c'est juste, murmurait Raymond, c'est très juste !...

-- Maintenant, reste à savoir comment a été avec vous Mlle Simone... Je sais déjà qu'elle a dansé avec vous, après avoir refusé de danser avec d'autres...

-- Ah ! monsieur !...

-- Parfait, je suis fixé, dit en riant le vieil ingénieur.

Et, redevenu grave tout à coup :

-- Cette noble duchesse, prononça-t-il d'une voix irritée, mériterait qu'on rasât ses cheveux couleur de soleil, qu'on la vêtît d'un sarrau de ratine grise et qu'on l'obligeât à soigner les galeux jusqu'à la fin de ses jours. Son aimable fils mériterait qu'on l'embarquât sur quelque long-courrier, avec recommandation au capitaine de lui faire connaître les douceurs du chat à neuf queues...

Puis plus bas :

-- Si j'étais à votre place, ami Delorge, poursuivit-il, si j'avais votre âge, si ma bonne étoile guidait sur mon chemin une jeune fille telle que Mlle Simone...

-- Eh bien ?...

-- Eh bien !... elle serait ma femme, envers et contre tous, quand il me faudrait soulever des montagnes ou combler des abîmes ; elle serait ma femme ou ma vie serait perdue, brisée, finie...

Il s'interrompit, honteux peut-être un peu de son enthousiasme, et brusquement, sans vouloir entendre la réponse qui montait aux lèvres de Raymond :

Mais nous voici arrivés, dit-il, et j'entends cet imbécile de Béru qui vient nous ouvrir... Bonne nuit, dormez bien... Mais vous savez : Elle serait ma femme !...

QUATRIÈME PARTIE - LES MAILLEFERT
I

Il était tard lorsque Raymond Delorge se réveilla.

C'était un dimanche, et il avait défendu à maître Béru, le bon hôtelier du Soleil levant , d'entrer dans sa chambre, même pour lui annoncer le déjeuner.

Le temps était splendide. Un de ces radieux soleils de la Saint-Martin, si beaux dans la vallée de la Loire, dissipait les dernières brumes et dorait à l'horizon lointain la cime jaunie des grands arbres...

Raymond ouvrit sa fenêtre, et l'air pur, à grands flots, s'engouffra dans sa chambre...

La grande rue des Rosiers était bruyante et animée. La grand'messe venait de finir, et incessamment passaient des groupes de paysannes coquettes, rouges et joufflues sous leur blanc bonnet de mousseline.

Cependant, au lieu de se hâter de s'habiller, comme d'ordinaire, Raymond s'affaissa dans un grand vieux fauteuil que l'aubergiste du Soleil levant avait fait venir de Saumur à son intention.

Les dernières paroles de M. de Boursonne : « Elle serait ma femme », retentissaient encore à son oreille, remplissaient sa pensée et vibraient dans son âme.

-- Oui, se répétait-il, comme pour s'encourager, oui, il faut qu'elle soit ma femme.

C'est qu'il n'en était plus à batailler avec lui-même, à essayer de s'abuser. Il aimait Mlle Simone de Maillefert.

Il l'aimait de cet amour unique et absolu qui envahit l'être entier, qui s'empare despotiquement de toutes les facultés, qui remplit l'existence, et qui, selon qu'il est heureux ou malheureux, fait de celui qu'il possède le plus fortuné ou le plus misérable des mortels.

Mais elle, Mlle Simone, l'aimait-elle ? l'aimerait-elle jamais ?...

Se rappelant son attitude lorsqu'il lui avait été présenté, ses rougeurs soudaines, ses regards surpris, et comment, tout à coup, sans jamais s'être parlé, ils s'étaient entendus :

-- Non, je ne lui suis pas indifférent, se disait-il, tressaillant d'espérance.

Mais presque aussitôt les observations de M. de Boursonne lui revenaient à la mémoire : il songeait que Mlle de Maillefert avait dû savoir qu'il avait pris sa défense, qu'il s'était battu pour elle avec M. Bizet de Chenehutte, et alors :

-- Pauvre fou que je suis, murmurait-il, qui prends pour un intérêt sérieux ce qui n'est que l'expression banale, à force d'être naturelle, de la reconnaissance.

Pourtant, comme il se sentait prêt à tout pour conquérir Mlle de Maillefert, comme il se sentait de taille, selon l'expression de M. de Boursonne, à aplanir des montagnes et à combler des abîmes, il s'efforçait d'évaluer froidement ses chances de succès.

Hélas !... elles lui paraissaient autant dire nulles.

Même en admettant, et il n'osait l'admettre, que Mlle Simone l'aimât, en était-il plus avancé ?

Il en savait précisément assez de l'existence des Maillefert pour être persuadé que la duchesse et son fils s'opposeraient de tout leur pouvoir et de toute leur énergie au mariage de Mlle Simone, non précisément avec lui, mais avec n'importe qui.

Un mariage n'aurait-il pas ce résultat de les priver des revenus de la malheureuse enfant, qui étaient désormais leur unique ressource ?

D'un autre côté, ignorait-il à quelle tâche écrasante Mlle Simone avait voué sa vie ? Et il l'estimait assez héroïque pour briser son cœur plutôt que de renoncer à cette œuvre de veiller sur la maison de Maillefert et de préserver de tout opprobre ce grand nom, sans cesse compromis par les folles prodigalités de la duchesse et par les insanités de M. Philippe...

Et qui était-il, lui, Raymond Delorge, pour oser aspirer à la main de cette jeune fille si belle, si noble et si riche ?...

Un obscur bourgeois, un pauvre petit ingénieur des ponts et chaussées, sans autre avoir que les maigres émoluments de sa place.

Et ce n'était pas tout.

N'avait-il pas, de même que Mlle Simone, une tâche à remplir, et bien autrement impérieuse et sacrée ? Sa vie n'était-elle pas vouée à une œuvre de justice et de vengeance, et d'avance sacrifiée ?...

Que dirait sa mère, si elle venait à apprendre son amour, ses espérances, ses projets ?

Il lui semblait la voir se dresser en pied, austère comme le devoir, rude comme la vérité, terrible comme le remords.

-- Honte sur vous, lui dirait-elle, qui pouvez oublier votre père assassiné !... Honte sur vous, dont le lâche cœur peut espérer le bonheur alors que les assassins triomphent, alors que Maumussy et Combelaine sont encore impunis !...

Et, comme pour exaspérer la douleur de Raymond, sa conscience ne lui montrait autour de lui que des exemples d'une indomptable ténacité.

Sa mère, d'abord, Mme Cornevin, qui, après avoir eu cette énergie d'élever cinq enfants, avait eu cette constance de se faire une éducation à la hauteur de ses espérances. Et Léon Cornevin, dont on avait brisé la carrière, mais non l'indomptable volonté. Et Jean encore, qui, en ce moment même, ayant tout abandonné, patrie, amis, famille, s'obstinait à la recherche de son père, à la poursuite de cette lettre décisive que le général Delorge mourant avait dû confier à l'unique témoin du crime, au loyal et malheureux Laurent Cornevin.

Il n'était pas jusqu'à Me Roberjot, jusqu'au timide bonhomme Ducoudray dont la conduite ne fût pour Raymond un cruel reproche.

-- Eh bien ! oui, c'est vrai, se disait-il avec une sorte de rage, oui, ce que je fais est indigne ; mais je l'aime, ma raison se trouble, ma volonté m'échappe, je ne m'appartiens plus, je ne suis plus moi... je l'aime !...

Mais l'excès même de son exaltation devait le ramener vite à une plus saine appréciation de la réalité. Comprenant que, s'il restait plus longtemps dans sa chambre, M. de Boursonne l'y viendrait relancer, il se hâta de s'habiller et de descendre.

Dans la grande salle du Soleil levant , le vieil ingénieur -- pour employer encore une de ses expressions -- tenait ses assises hebdomadaires.

C'était sa coutume, depuis qu'il avait établi son quartier général aux Rosiers.

Tous les dimanches, à l'issue de la grand'messe, il envoyait maître Béru lui racoler tout ce qu'il rencontrait sur la place de l'Église de paysans des environs.

Et il passait son après-midi à les questionner, avec un art et une patience admirables, essayant de tirer d'eux les indications qu'il supposait devoir servir l'immense travail dont il avait la direction.

Il était en train d'écouter un des adjoints de Saint-Mathurin, lequel avait eu ses meilleures terres ensablées, c'est-à-dire stérilisées pour des années, à l'inondation de 1866, lorsqu'il aperçut Raymond qui traversait le vestibule pour se rendre à la salle à manger.

Aussitôt, il abandonna son adjoint et les sept ou huit paysans qui l'entouraient, et s'élançant après son jeune ami :

-- Vous voilà donc, maître paresseux ! s'écria-t-il... Savez-vous qu'il y a plus d'une heure que j'ai déjeuné ?...

Mais si mauvaise que fût sa vue, il distingua l'altération des traits de Raymond, et surpris et changeant de ton :

-- Saperjeu !... reprit-il ; que vous arrive-t-il, mon cher ?...

-- Rien, monsieur ; je suis un peu fatigué.

-- Vous !... pour une pauvre nuit passée au bal, pour un innocent quadrille et pour quatre ou cinq verres d'un punch inoffensif !...

Raymond ne répondit pas, mais M. de Boursonne ne pouvait se méprendre à la façon dont il hocha la tête. Aussi, se frappant le front :

-- J'y suis ! s'écria-t-il. Mlle de Maillefert...

L'entrée de maîtresse Béru, qui apportait à Raymond des œufs à la coque dénichés de sa main le matin même, coupa la parole au bonhomme ; mais dès qu'elle se fut retirée :

-- Par ma foi, poursuivit-il, je ne comprends pas que le souvenir de la plus charmante jeune fille que je connaisse puisse donner à un amoureux cette mine funèbre.

-- Hélas !... soupira Raymond.

-- Vous avez découvert des obstacles ?...

-- Insurmontables, oui, monsieur.

Le vieil ingénieur haussa les épaules.

-- Voilà bien, grommela-t-il, les jeunes gens de notre époque, héros aimables à qui il faut des sentiers fleuris, sablés de poudre d'or, et qui s'assoient découragés à la première taupinière qu'ils rencontrent.

-- Monsieur...

-- Taisez-vous ! Peut-être m'avoueriez-vous que vous n'aimez que les entreprises faciles, et je vous prendrais en grippe. On ne gravit avec honneur et plaisir, mon cher, que les montagnes réputées inaccessibles. On est fier d'avoir atteint le sommet du mont Blanc, on ne se vante pas d'avoir escaladé les buttes Montmartre. L'impossible, voilà le but qui me tenterait, si j'avais votre âge. Tel que vous me voyez, je crois aux miracles, j'en ai vu... et la sorcière qui les faisait est aux ordres de tout le monde, elle s'appelle : la Volonté.

Il s'exprimait en homme fort de ses convictions et qui a expérimenté ses théories. Pourtant le visage de Raymond restait morne.

-- Que peut la plus indomptable volonté, murmura-t-il, quand on a tout contre soi ! Si vous saviez, monsieur...

Il était dans une de ces dispositions d'esprit où les plus chers secrets montent de l'âme bouleversée jusqu'aux lèvres, et si le vieil ingénieur l'eût voulu, il ne tenait qu'à lui de surprendre ce mystère qu'il avait deviné dans le passé de son jeune compagnon. Mais il ne songeait alors qu'à étudier le côté pratique -- il disait le côté politique -- des projets de Raymond...

-- Le diable, mon cher, interrompit-il, c'est que, pendant que vous dansiez avec la fille, j'ai cédé à la tentation, stupide, je le reconnais, de tourmenter la mère, et que je l'ai tant agacée et persiflée qu'elle doit m'en vouloir à la mort. Conclusion : ni vous ni moi ne seront plus invités au château de Maillefert, et vous voilà séparé de Mlle Simone.

Il tira sept ou huit énormes bouffées de sa pipe, et du sein de l'épais nuage de fumée dont il s'était enveloppé :

-- L'important, continua-t-il, est de faire notre paix. Comment ? Voilà le problème. Pour l'instant, il faut que je rejoigne mes campagnards qui doivent s'impatienter, mais nous reprendrons cet entretien. De votre côté, cherchez...

Point n'était besoin de ce conseil pour que Raymond se mît l'esprit à la torture.

Resté seul, il finit de déjeuner en quelques bouchées, alluma un cigare et sortit.

-- C'était, se disait-il, pour profiter du beau soleil, qu'il sortait, pour être libre, seul et plus maître de ses pensées.

Seulement, le hasard -- il a toujours de ces caprices, le hasard -- le conduisit de l'autre côté de la Loire, et lui fit prendre un petit sentier qui le mena justement sur une hauteur d'où il dominait les jardins de Maillefert et une partie du parc.

De là, il apercevait distinctement, se promenant le long des terrasses ou s'appuyant aux balustrades de marbre, les hôtes du château, les amis que la duchesse avait amenés de Paris.

Ils étaient une douzaine, hommes et femmes, et d'après leurs gestes, on pouvait aisément imaginer qu'ils n'engendraient pas la mélancolie.

Pour la première fois, Raymond sentit au cœur l'aiguillon de l'envie.

Il envia ces jeunes messieurs qu'il apercevait, causant et riant. Mme de Maillefert ne les haïssait pas, eux. Tandis que, lui, la porte du château lui était peut-être à tout jamais fermée. Il avait droit à une visite de politesse, ou, pour mieux dire, il la devait, mais lorsqu'il se présenterait, quelque laquais insolent lui répondrait que madame la duchesse n'était pas visible, il remettrait sa carte cornée, et tout serait dit.

Ce qui le consolait un peu, c'était l'absence de Mlle Simone. Il ne la voyait pas dans le jardin. Où pouvait-elle être ?

Il se demandait comment le savoir, songeant vaguement à courir se poster sur le passage de la jeune fille, lorsque, sans qu'il eût besoin de questionner, il fut renseigné par deux paysans qui se croisèrent à dix pas de lui, sur le chemin.

Ils avaient leurs habits du dimanche, et l'un d'eux, celui qui tournait le dos au château de Maillefert, semblait un peu gris.

Apercevant l'autre :

-- Ohé ! cria l'homme qui avait bu, te voilà, Bruneau !

-- Oui.

-- Où donc vas-tu, comme ça ?

-- Au château.

-- Un dimanche ! Tu ne trouveras pas la demoiselle.

-- Au contraire, c'est toujours le dimanche qu'elle donne rendez-vous au monde, à ses fermiers et à ses métayers afin de ne les point déranger de leurs travaux.

-- Et qu'y vas-tu faire, au château ?

-- Porter de l'argent.

L'homme gris ouvrit de grands yeux.

-- Je croyais, fit-il, que tu ne payais ton fermage qu'à Noël.

-- C'est vrai aussi.

-- Alors ?

-- La demoiselle nous a fait prier, moi et deux ou trois autres, de lui avancer la moitié du fermage...

-- Tiens ! tiens !... Et tu consens à cela, toi ?

-- Je fais mieux. Au lieu de la moitié que demandait la demoiselle, je lui porte le tout.

-- Oh ! oh !

-- C'est comme ça. Et si au lieu d'une année d'avance elle avait besoin de deux, eh bien ! on lui trouverait l'argent tout de même.

-- Et que dit de ça maîtresse Bruneau ?

-- Maîtresse Bruneau dit que, s'il fallait aller chez le notaire emprunter pour prêter à la demoiselle, on irait. Maîtresse Bruneau se souvient qu'une nuit qu'elle était malade à ne pouvoir remuer ni bras ni jambes, et que notre petite étouffait d'une angine, et que moi je perdais la tête, la demoiselle est montée à cheval par une pluie battante et est allée à Saumur chercher de la glace que le médecin avait ordonnée.

L'ivrogne, d'un air ironique, tira son chapeau.

-- Tu es une bonne pâte d'homme, toi, dit-il.

-- Je m'en vante.

Et ils se séparèrent, chacun poursuivant sa route en sens contraire.

-- Qu'arrive-t-il, pensait alors Raymond, pour que Mlle de Maillefert en soit réduite à demander des avances à ses fermiers ? Quelle folie de la duchesse a-t-elle à réparer ? quelle nouvelle frasque de M. Philippe ?...

Et il se représentait la malheureuse aux prises avec ces incurables prodigues, harcelée, tiraillée, tour à tour suppliée et menacée, condamnée à une lutte de tous les instants.

Certes, il lui avait fallu une énergie de fer pour résister si longtemps. Mais un jour ne viendrait-il pas où, brisée de cet atroce combat, excédée, désespérée, vaincue, elle dirait à ce frère insensé et à cette mère absurde :

-- Vous le voulez, soit ! prenez tout, dépensez, dilapidez, jetez au vent, et périsse après l'honneur des Maillefert...

C'est avec des tressaillements d'une joie égoïste que Raymond songeait à cette ruine possible de Mlle Simone. Ruinée, il la voyait plus près de lui, et il pouvait avouer son amour sans être soupçonné d'une honteuse spéculation.

Telles étaient ses réflexions, tout en regagnant les Rosiers, quand, arrivé au milieu du pont suspendu, il s'entendit appeler. Il se retourna et se trouva nez à nez avec Savinien Bizet de Chenehutte, lequel glorieusement portait le bras en écharpe.

-- Vous voici donc, mon cher Delorge, disait l'aimable jeune homme. Eh bien ! vous étiez au bal de Maillefert. Mes compliments sincères. On ne parle que de vos succès. Vous avez paru et vous avez triomphé. Miracle ! La statue s'est animée, ses beaux yeux se sont abaissés tendrement sur vous, elle a parlé, elle a dansé, elle a souri... Oh ! je suis bien informé ! La duchesse, à ce qu'il paraît, faisait un nez d'une aune.

-- Je ne sais ce que vous voulez dire, dit froidement Raymond.

Et du coin de l'œil il mesurait la hauteur du pont et la profondeur de l'eau. Il lui fallait se tenir à quatre, pour ne pas saisir le sieur Bizet et le lancer par-dessus le parapet.

-- Allons donc, poursuivait l'intéressant jeune homme, est-ce avec un ami qu'on doit faire le discret ? Car nous sommes amis. Deux hommes qui se sont coupé la gorge sont liés pour la vie. Voyons, à quand le mariage ? Car il y a promesse de mariage. Ce qui de la part de toute autre jeune fille serait insignifiant, est de la part de Mlle Simone une déclaration... Elle ne peut plus se dédire... Ah ! mon gaillard...

-- Salut !... interrompit brutalement Raymond.

Et plantant là M. Bizet stupéfait et mécontent, il s'éloigna à grands pas, comprenant que la colère allait l'emporter.

Pourtant elles ne manquaient pas de vérité, les observations de M. Bizet de Chenehutte.

Dans les petits pays, où tout le monde se connaît, où chacun épie le voisin avec la subtile et patiente curiosité du désœuvrement, il fait bon mesurer ses démarches, peser ses paroles et surveiller jusqu'à ses regards.

Plus que tout autre, à la fête de Maillefert, Mlle Simone avait été l'objet de l'attention tracassière des invités.

On avait remarqué et noté qu'après avoir résisté aux instances de plusieurs danseurs, elle avait accepté presque sans se faire prier l'invitation de Raymond. On avait étudié le jeu de sa physionomie, guetté l'expression de ses yeux. Enfin, le mécontentement de la duchesse n'avait échappé à personne. Et de tous ces indices, soigneusement recueillis, les gens tiraient les conclusions les plus diverses selon qu'ils étaient des amis ou des ennemis des Maillefert.

Encore bien que Raymond ne reconnût guère l'esprit du pays, il avait comme une vague intuition de ce qui se passait, et il s'en irritait. Il se disait que tous ces commérages seraient pour la duchesse une raison de lui fermer plus sévèrement sa porte.

C'était aussi l'avis de M. de Boursonne.

-- Très certainement, ajoutait-il, Mme de Maillefert n'ignorera pas ces cancans, votre ami Bizet est pour cela un trop dur semeur de nouvelles.

Les poings de Raymond se crispaient.

-- Ah ! ce Bizet, grondait-il, si je le tenais encore au bout de mon épée... je le clouerais contre un arbre.

Le vieil ingénieur fronçait les sourcils.

-- Et vous auriez tort, prononça-t-il. Votre excellent ami Bizet n'est qu'un sot, et comme en ce bas monde les sots sont en majorité, il ne faut pas songer à les exterminer. Occupons-nous plutôt de trouver un expédient pour faire notre paix avec le château.

Mais ils n'en trouvèrent aucun, de toute la soirée qu'ils passèrent à fumer, les pieds sur les chenets. Et la nuit, la conseillère divine, ne leur envoya aucune inspiration.

Raymond était donc fort triste, le lendemain, quand il se mit en route avec M. de Boursonne pour gagner le terrain de leurs opérations.

Ils exécutaient alors des sondages, un peu au-dessous des Tuffeaux, à un endroit où la Loire se rapproche du coteau jusqu'à ne plus laisser entre son cours et les carrières qu'une étroite prairie qu'inonde la moindre crue, et un chemin défoncé par le passage continuel de charrettes chargées.

Leur matinée passa vite à commander et à suivre les manœuvres de leur personnel, assez nombreux, de piqueurs et de bateliers.

Et, vers les trois heures de l'après-midi, assis sur le revers du profond fossé qui sépare la prairie du chemin, ils se reposaient un moment après leur collation quotidienne, quand un de leurs conducteurs s'écria :

-- Ah !... voilà Mme de Maillefert et sa société !

Un même mouvement rapide mit sur pied Raymond et M. de Boursonne.

Ils regardèrent.

À cent mètres d'eux, à un endroit où le chemin tourne d'énormes blocs de pierres moussues, sept ou huit personnes à cheval, jeunes femmes et jeunes hommes, s'avançaient au petit pas.

En avant, plus hardie que les autres, Raymond reconnut la duchesse de Maillefert, la taille serrée dans une amazone de drap bleu, ayant sur la tête un chapeau d'homme d'où s'échappaient, dans un savant désordre, les flots de ses cheveux roux.

Arrivée à cinq pas de Raymond et du vieil ingénieur, la duchesse arrêta son cheval, s'inclina légèrement, et de son air le plus gracieux :

-- Je vous salue, messieurs, dit-elle.

Puis, s'adressant à M. de Boursonne :

-- Je vous surprends dans l'exercice de vos fonctions, monsieur le baron, ajouta-t-elle.

En toute occasion, ce titre de baron faisait cabrer le vieil ingénieur... mais pour cette fois, s'immolant aux intérêts de son « jeune ami », il pavoisa son visage de son meilleur sourire, et gaiement :

-- Nous besognons de notre mieux, madame la duchesse, répondit-il.

-- Et notre belle vallée vous devra une éternelle reconnaissance, baron, si vous parvenez à la mettre à l'abri des ravages de la Loire.

-- Nous faisons tout pour qu'il en soit ainsi, mon jeune et cher camarade Delorge et moi.

La réponse était calculée pour fournir à Raymond l'occasion de se mêler à la conversation. Il ne songea pas à en profiter. Il ne remarquait, il ne voyait qu'une chose, c'est que Mlle Simone n'était pas parmi les personnes qui accompagnaient la duchesse, et qui, à son exemple, s'étaient arrêtées.

Par exemple, le jeune duc de Maillefert s'y trouvait, lui, vêtu d'une jaquette gris clair, portant une chemise de couleur à grand col rabattu, coiffé d'un de ces petits chapeaux de feutre à ruban bleu, que l'empereur venait de mettre à la mode. Même, autour de son chapeau, s'enroulait et palpitait à la brise un voile de gaze verte.

Il s'approcha à son tour, et ricanant, selon sa coutume :

-- Ainsi, demanda-t-il à Raymond, c'est pour empêcher les inondations, ce que vous faites là ?

-- C'est du moins un travail préparatoire...

-- Très curieux ! s'écria M. Philippe, excessivement curieux !

Et enlevant son cheval, il lui fit franchir le fossé et se trouva dans la prairie aux côtés de Raymond.

À cheval, le jeune duc était encore plus disgracieux qu'à pied. Sa poitrine paraissait plus creuse, son dos plus bombé. Mais, ainsi que l'avait dit maître Béru, c'était un écuyer consommé, bien qu'il dût surtout à ses chutes sa renommée de sportsman. Il semblait s'être fait une spécialité de tomber, et se vantait d'avoir mesuré de son échine toutes les pistes de France et de l'étranger.

Il manœuvrait donc son cheval dans la prairie, et, le lorgnon à l'œil, il examinait les instruments qui s'y trouvaient, les niveaux, les jalons, les chaînes, les piquets, les sondes, demandant des explications à Raymond, s'étonnant de tout, comme l'eût pu faire un sauvage, et répétant toujours :

-- Très curieux, parole d'honneur ! prodigieusement curieux !

Pendant ce temps, Mme de Maillefert, entourée de ses hôtes, tenait M. de Boursonne.

-- Vos travaux coûteront sans doute très cher, baron ? disait-elle.

-- Beaucoup de millions, madame.

Elle se tourna vers une jeune femme, très brune et très belle, qui l'accompagnait, et d'un accent attendri :

-- Comment, prononça-t-elle, comment un pays ne chérirait-il pas un gouvernement qui dépense tant d'argent pour assurer sa prospérité !...

Le retour de M. Philippe, qui franchissait de nouveau le fossé, lui épargna la fin de la phrase.

-- Parole d'honneur, ma mère, disait le jeune duc, il faudra revenir à pied voir ces messieurs se servir de leurs instruments. Parole d'honneur, on n'a pas idée de ça.

-- Nous reviendrons certainement, approuva la duchesse, mais j'espère bien qu'avant nous aurons le plaisir de voir ces messieurs à Maillefert...

C'est à M. de Boursonne qu'elle parlait, mais c'est à Raymond qu'elle adressait le plus provocant de ses sourires.

-- Tous les soirs, nous faisons un petit bac de famille, ajouta M. Philippe...

La duchesse rassemblait son cheval.

-- Ainsi, c'est convenu, messieurs, dit-elle ; nous vous attendons ce soir...

Et craignant peut-être un refus, elle rendit la main à son cheval qui partit au galop, entraînant tous les autres.

-- Surtout, vous savez, criait le jeune duc, pas d'habit noir...

Ils étaient loin déjà, que Raymond et M. de Boursonne restaient encore en face l'un de l'autre, étourdis de surprise et se demandant la signification de ce revirement si brusque.

Était-il possible de l'attribuer au hasard, à un de ces caprices comme il en passe dix par jour à travers les cerveaux fêlés, tels que celui de la duchesse de Maillefert ?

Évidemment, non.

Les moindres détails de cette scène rapide annonçaient la préméditation, de même que les conduites pareilles de la mère et du fils trahissaient un plan concerté.

Il sautait aux yeux que Mme de Maillefert et le jeune duc souhaitaient vivement un rapprochement, des relations, une certaine intimité.

Mais pourquoi ? dans quel but ?

-- Ils s'ennuient probablement beaucoup... hasarda Raymond.

Le vieil ingénieur esquissa un geste ironique.

-- C'est-à-dire que, selon vous, reprit-il, ces nobles châtelains compteraient sur nous pour les distraire, pour charmer par les agréments de notre conversation leurs interminables soirées ?...

Mais il s'interrompit, et saisissant le bras de Raymond :

-- Regardez-moi dans le blanc des yeux, reprit-il. Comme cela, bien. Maintenant, savez-vous l'idée qui me vient ? C'est que Mme de Maillefert songe à vous faire épouser sa fille.

Tout le sang de Raymond afflua à son visage.

-- Votre raillerie est cruelle, monsieur, fit-il.

-- Je ne raille, sacrebleu, pas !

-- Alors, vous oubliez que la duchesse et son fils, vivant des revenus de Mlle Simone, ne peuvent pas souhaiter qu'elle se marie.

-- Oui, je sais bien, ce serait leur ruine... en apparence, du moins. Mais les apparences sont trompeuses parfois. C'est à examiner, à creuser... Il faudra voir, et nous verrons ; car nous acceptons l'invitation, n'est-ce pas ?

Raymond secoua la tête.

-- Je ne sais trop... répondit-il.

M. de Boursonne éclata de rire, et frappant sur l'épaule de son jeune camarade :

-- Hypocrite, va ! dit-il.

-- Eh bien ! non, Raymond disait vrai, il hésitait. Pareil à ces chasseurs impressionnables qui vont se mettre à l'affût, et qui, au moment où le gibier arrive sur eux, sont pris d'un éblouissement et ne tirent pas ; Raymond était de ces tempéraments nerveux à l'excès qui passent leur vie à invoquer l'occasion, et qui se troublent et ne savent plus se décider à la saisir si elle se présente.

Pourtant, au dernier moment, après le dîner, sur les huit heures, quand M. de Boursonne lui demanda :

-- Partons-nous ?

-- Partons, répondit-il en se levant.

C'est dans un salon du premier étage que se tenaient Mme de Maillefert et ses hôtes. C'est là qu'un valet de pied conduisit M. de Boursonne et Raymond dès qu'ils se présentèrent.

À leur entrée, la duchesse se souleva à demi avec une exclamation de plaisir et en battant des mains...

-- Vous voilà donc, déserteurs !...

M. Philippe, lui, s'était élancé au-devant d'eux et leur serrait les mains avec effusion, comme à deux amis qu'on revoit après une longue absence.

-- C'est, sacrebleu, étrange ! pensait M. de Boursonne. Qu'est-ce que cette mauvaise comédie ?...

Raymond, lui, ne pensait à rien.

Il venait d'apercevoir Mlle Simone, assise près de cette jeune dame, si brune et si remarquablement belle, qu'il avait déjà vue, le tantôt, à cheval aux côtés de la duchesse de Maillefert.

Mais il sentit, en même temps, son cœur se serrer, en voyant de quel air de stupeur immense le considérait Mlle Simone.

Ah ! certes, elle ne savait pas feindre, la pauvre enfant, et ses yeux si beaux et son charmant visage étaient comme un livre ouvert où se lisaient ses impressions et ses pensées.

Ainsi, elle ignorait l'invitation de sa mère, se disait tristement Raymond. Ainsi, elle ne savait pas que je viendrais ce soir...

Cependant, à l'exemple de M. de Boursonne, après avoir présenté ses respects à la duchesse, il saluait les femmes qui se trouvaient dans le salon, et trois jeunes messieurs, des amis de M. Philippe, lesquels causaient et riaient près de la cheminée, sur laquelle était posée une cave à liqueurs ouverte.

Au piano, un jeune homme était assis et jouait, -- un de ces pianistes qu'on prend toujours pour des perruquiers, tant ils sont bien peignés et fleurent bon la pommade, et qui tout l'été promènent de château en château leur doigté supérieur et leurs airs inspirés, à la recherche de la grande dame qui doit s'éprendre de leur génie et les enlever...

Mais la musique n'était pas le faible du jeune duc de Maillefert. Aussi, profitant bien vite de l'entrée de Raymond et de M. de Boursonne :

-- Très jolie, cette petite mélodie, dit-il, au jeune pianiste ; oui, ravissante, parole d'honneur ! Cependant, si vous voulez bien, nous en resterons là pour ce soir, hein ! n'est-ce pas ?...

Sans mot dire, avec la résignation douloureuse et fière du génie méconnu, l'artiste ferma le piano et s'accouda contre la tablette.

-- Mesdames et messieurs, continuait M. Philippe, puisqu'il nous arrive des « pontes », nous allons, si le cœur vous en dit, tailler un petit bac, un bac de famille, à la papa, pour n'en pas perdre l'habitude...

-- Oh ! pas de bac , interrompit une des amies de la duchesse, c'est un jeu d'hommes, cela ; il faut compter et je m'embrouille toujours... La roulette, plutôt, comme l'autre soir...

-- Oui, la roulette, approuva une jeune femme.

-- C'est-à-dire que vous espérez encore me dépouiller, ricana M. Philippe. Mais n'importe !...

Et sonnant :

-- La roulette ! demanda-t-il au valet qui parut.

Jamais idée ne sembla plus lumineuse à Raymond.

Il lui semblait sentir tous les regards arrêtés sur lui avec une expression de moquerie. Et il n'osait pas, lui, regarder Mlle Simone, tremblant que son visage ne trahît ce qui se passait en lui.

Le jeu allait être une planche de salut.

Déjà les domestiques avaient apporté la roulette, c'est-à-dire ce cylindre creux qui ressemble à un cadran, et où on fait mouvoir la bille qui décide des coups, puis un grand tapis où étaient dessinés des casiers et des chiffres.

Les préparatifs terminés :

-- En place, en place ! s'écria M. Philippe ; nous gaspillons un temps précieux, comme disait ce pauvre baron Trigault.

Tout le monde avait pris place autour de la table, à l'exception du seul M. de Boursonne.

-- Eh bien ! baron, lui dit gracieusement la duchesse, est-ce que vous ne jouez pas ?

-- Jamais, madame.

-- Très curieux, parole d'honneur ! fit M. Philippe. Et pourquoi cela, s'il vous plaît ?...

-- Parce que j'ai peur de perdre.

L'aveu parut cynique.

-- Croyez-vous donc que nous jouons pour gagner ? demanda la duchesse.

-- Dame !... oui, répondit le bonhomme, avec ce flegme qui faisait la force de sa plaisanterie.

M. Philippe, qui avait déclaré qu'il tiendrait la banque jusqu'à son dernier louis, alignait devant sa place des piles de pièces de vingt et de dix francs.

-- Ces discours ne sont pas sérieux, dit-il.

Et imitant avec une perfection qui trahissait une longue étude, la voix monotone et glapissante des croupiers d'outre-Rhin :

-- Faites vos jeux, mesdames et messieurs, reprit-il ; faites vos jeux !...

Le hasard, aidé, à ce qu'il parut à M. de Boursonne, par Mme de Maillefert, avait placé Raymond entre Mlle Simone et cette dame brune qui avait de si beaux yeux.

Le vieil ingénieur crut aussi remarquer, lorsque la jeune fille prit place à la roulette, quelques regards surpris et aussi des sourires significatifs.

Puis, comme ni Mlle Simone ni Raymond n'avaient la moindre idée du jeu, la dame brune, obligeamment, se penchait vers eux pour les aider de ses conseils...

-- Les jeux sont faits ? glapit M. Philippe ; rien ne va plus ?...

Et il poussa le ressort qui mettait la bille en mouvement.

-- Vous n'avez donc jamais joué à la roulette, monsieur ? demanda la dame brune à Raymond.

-- Jamais, madame.

La bille s'arrêta.

-- Sept, rouge, impair, manque !...

Mlle Simone, la dame brune et Raymond avaient perdu.

-- Vous êtes une détestable conseillère, duchesse, dit M. Philippe à la dame brune.

Ainsi, cette dame si jolie, près de qui se trouvait Raymond, était une duchesse. Mais que lui importait ! Toute sa préoccupation était d'adresser la parole à Mlle Simone. Il le voulait de toute la force de sa volonté, et pourtant ne le pouvait pas. Que lui dire ? Une banalité ? Il se fût coupé la langue plutôt. Mais alors quoi ? Son supplice du bal recommençait.

Et pour comble, il croyait reconnaître que Mlle Simone souhaitait lui parler qu'elle avait quelque chose à lui dire. À plusieurs reprises, se retournant l'un vers l'autre, leurs yeux se rencontrèrent, et une même rougeur empourpra leurs joues.

-- Vingt-huit, noire, pair, gagne !... glapissait M. Philippe.

Raymond perdait toujours. Il s'en souciait bien, vraiment !

Autour de la table, tout le monde causait et riait. La bouche en cœur, et d'un air content de soi, les amis du jeune duc disaient des choses stupides. Raymond les trouvait admirables ; il eût donné un an de sa vie pour en pouvoir dire autant.

-- Mon voisinage ne vous porte décidément pas bonheur, monsieur, murmura la jolie dame brune.

Il s'inclina gauchement, ne trouvant rien à répondre, rien de rien...

-- Je suis donc un être absolument stupide, pensait-il, avec une rage concentrée, un idiot, un goitreux !...

-- Allons, messieurs, allons, mesdames, disait le jeune duc, qui était en veine, échauffons-nous un peu, s'il vous plaît...

La rouge sortit, la jolie dame brune perdit quinze louis.

-- Décidément, madame la duchesse, lui dit un jeune homme, vous allez vous décaver, et il va falloir écrire à M. de Maumussy qu'il vous envoie de l'argent...

À ce nom, éclatant là, tout à coup, comme un obus, Raymond eut un éblouissement... Était-ce possible !

Cette femme, près de lui, était-elle vraiment la duchesse de Maumussy !...

-- Oh ! fit une jeune dame, le duc de Maumussy n'est pas comme certains maris de ma connaissance, il n'attend pas que sa femme lui demande de l'argent, lui !...

Ainsi, plus de doute.

-- Tous les jeux sont faits ! continuait M. Philippe. Rien ne va plus...

Mais Raymond ne voyait ni n'entendait plus rien, le vertige s'emparait de son cerveau, et c'est mû par un pur instinct machinal qu'il lançait ses mises au hasard...

-- La chance vous poursuit, monsieur, lui dit la jolie dame brune, la duchesse de Maumussy. Voulez-vous nous associer ?...

-- Nous associer !... s'écria le malheureux avec un mouvement d'horreur...

Et se maîtrisant tant bien que mal :

-- Assurément, ajouta-t-il d'une voix défaillante, avec plaisir, avec bonheur...

Il n'avait plus qu'une idée, fuir, fuir... Ah ! s'il eût su comment se retirer sans scandale !...

Heureusement, M. de Boursonne, qui le surveillait, avait, comme tout le monde, sans doute, aperçu son trouble affreux.

Et lorsqu'à dix heures on servit du thé et des rafraîchissements :

-- Allons, mon cher Delorge, dit le vieil ingénieur, il faut nous retirer...

La duchesse de Maillefert voulut le retenir, mais il prétexta un travail urgent, promit de revenir et enfin sortit, entraînant Raymond.

Puis, une fois dehors :

-- Malheureux, que se passe-t-il ? demanda l'excellent homme. Votre bras tremble sur le mien...

-- Ah ! monsieur, ne m'interrogez pas, je vous en prie...

Jusqu'au Soleil levant , ils n'échangèrent plus une parole.

Maître Béru les attendait, et apercevant Raymond :

-- Monsieur, juste comme vous sortiez, le facteur a apporté pour vous deux lettres de Paris... Les voici.

C'est à peine si d'une voix défaillante il eut la force de balbutier : -- Merci !...

Après quoi ayant pris ses lettres des mains de l'aubergiste, sans même songer à saluer M. de Boursonne, il gagna l'escalier.

Maître Béru lui-même fut frappé de ces circonstances.

-- Qu'a donc M. Delorge ? demanda-t-il au vieil ingénieur, qui allumait sa pipe au feu mourant de la cuisine.

-- Rien, absolument, répondit le digne homme.

Mais en lui-même et tout en montant à sa chambre :

-- En voici bien d'une autre ! grommelait-il. Que diable s'est-il passé entre mon étourneau et Mlle de Maillefert ?...

Car il ne voyait que Mlle Simone pour avoir jeté Raymond dans un tel désordre.

-- Et cependant, songeait-il, son autre voisine, cette duchesse de Maumussy est bien jolie, et elle le regardait avec des yeux bien doux... Et lui, à un moment lui a répondu d'une façon étrange !...

Sa pipe était finie, et il en secouait les cendres en frappant le fourneau contre son ongle.

-- Peut-être n'y a-t-il rien, ruminait-il encore. Ce sacré Delorge est nerveux comme une petite maîtresse. Peut-être dort-il déjà...

II

Non, Raymond ne dormait pas...

À peine arrivé à sa chambre, il s'était affaissé sur un fauteuil, et il s'efforçait de recueillir ses idées.

-- Que je suis faible, murmurait-il, que je suis lâche !...

Pauvre garçon !... Il n'était ni faible ni lâche, il était victime d'une situation qu'il n'avait pas faite, d'un passé qu'il traînait comme un prisonnier sa chaîne.

Mme Delorge, cette femme d'une énergie antique, n'avait pas senti qu'il est impossible d'enfermer un homme dans une idée unique, si vaste que soit cette idée.

Elle n'avait pas compris que, si sa vie était finie, la vie de son fils commençait ; que si tout était mort en elle, tout en lui était à naître.

Elle ne s'était pas dit qu'en lui imposant une tâche surhumaine elle l'exposait à maudire cette tâche le jour où une grande passion mettrait aux prises dans son âme bouleversée l'intérêt de son amour et ce qu'il estimait être un devoir sacré.

-- Oh ! non, se disait-il, je n'oublie pas que mon père a été lâchement assassiné ! Non, je ne saurais oublier que les assassins sont restés impunis !... C'est avec joie que je donnerais ma vie pour que justice fût rendue !... Mais dépend-il de moi d'aimer ou de n'aimer pas Mlle Simone, et me faut-il renoncer à la voir parce que Mme de Maumussy est au château de Maillefert ?... En quoi Mme de Maumussy est-elle coupable, elle que l'on dit mariée contre son gré à ce misérable aventurier !

Il tournait, en même temps, et retournait entre ses mains les lettres qu'il venait de recevoir.

Il avait reconnu l'écriture des adresses.

L'une était de sa mère, l'autre de Me Roberjot.

Et il hésitait à les ouvrir, redoutant d'y trouver la condamnation sans appel des espérances auxquelles il essayait de se raccrocher.

-- Pourtant, il le faut !... fit-il.

Et d'un mouvement fiévreux, décachetant la lettre de Mme Delorge, il lut :

« Cher Raymond,

« L'heure maintenant est proche, de notre revanche, quelque chose me le dit. Tous nos amis, depuis M. Ducoudray jusqu'à Me Roberjot, le croient.

« Ce qui me prouve que l'empire se sent menacé, c'est que d'anciens amis de ton père, qui l'avaient renié, qui semblaient avoir oublié notre existence, sont venus me rendre visite.

« Tout Paris s'entretient d'un procès horriblement scandaleux qu'intenterait à M. de Maumussy la famille de sa femme.

« On m'affirme aussi que M. de Combelaine, plus ruiné que jamais, a été sur le point d'épouser l'indigne sœur de Mme Cornevin, Mme Flora Misri, et qu'au dernier moment le mariage a manqué pour des raisons honteuses.

« Raymond, mon fils bien-aimé, souviens-toi de ton père... Tiens-toi libre de tout engagement et prêt à agir au premier signal.

« Ta sœur Pauline et moi, t'embrassons de toute notre âme...

« Élisabeth Delorge. »

Prêt !... libre de tout engagement !... murmura Raymond avec un rire amer. Voilà vingt ans que je vis ainsi !...

Et il ouvrit la lettre de Me Roberjot.

« je n'ai qu'une minute, lui écrivait le député de l'opposition, juste le temps de copier, pour Léon Cornevin et pour vous, une lettre que je reçois de notre ami Jean.

« Lisez, et vous verrez si le brave garçon perd son temps. »

Jean écrivait :

« Mes chers amis,

« Après la plus pénible des traversées, pendant laquelle nous périssions sans le secours d'un clipper anglais, me voici enfin en Australie.

« C'est avant-hier, dimanche, que j'ai pris pied à Melbourne, la capitale du pays de l'or.

« Dès le lendemain, je me mettais en quête de l'homme avec qui mon père a quitté le Chili, M. Pécheira, le fils du contrebandier de Talcahuana.

« Je trouvai sans peine sa demeure, car il est un des négociants considérables de Melbourne. Malheureusement il est en tournée aux mines, et l'employé qui le remplace n'a pu me fixer l'époque de son retour.

« Mais cet employé, qui connaît M. Pécheira depuis longtemps, m'a dit que lors de ses débuts en Australie, il avait un associé, un Français nommé Boutin.

« Que ce Boutin soit Laurent Cornevin, mon père, c'est ce qui ne fait pas pour moi l'ombre d'un doute. Que M. Pécheira puisse m'apprendre ce qu'il est devenu, c'est ce qui me paraît certain.

« Donc, malgré les anxiétés de l'attente, je suis heureux, quelque chose me dit que je touche au but.

« Nos aïeux, lorsqu'ils se vouaient à une œuvre difficile, s'imposaient jusqu'à son accomplissement quelque rude pénitence, qui était un perpétuel stimulant. Moi, j'ai juré de ne pas reprendre mon pinceau avant d'être arrivé jusqu'à mon père, avant de l'avoir serré dans mes bras s'il est vivant encore, avant d'avoir prié sur sa tombe s'il est mort...

« Bon espoir donc, mes chers amis, et peut-être... à bientôt.

« Jean Cornevin »

C'est avec un douloureux accablement que Raymond laissa échapper cette lettre.

-- Si je ne suis pas fou, murmurait-il, s'il me reste encore quelque courage, je ne retournerai plus au château de Maillefert.

Il était, hélas ! de ces infortunés que leur imagination cruelle cloue sur des calvaires chimériques, dont la pensée devance les événements, et qui souffrent plus affreusement peut-être des catastrophes qu'ils prévoient que des malheurs réels.

Au matin d'une nuit passée tout entière à se débattre dans les angoisses de la passion, sa résolution était prise.

-- Je ne chercherai pas à revoir Mlle Simone, dussé-je en mourir !...

Aussi, lorsqu'il descendit pour déjeuner, soutenu par l'exaltation du sacrifice et par cette amère satisfaction qu'on éprouve à dompter une souffrance atroce, s'était-il composé une contenance dégagée et un visage souriant.

Il s'attendait à mille et mille questions, à de vives attaques, à des plaisanteries... À sa grande surprise, M. de Boursonne ne l'interrogea pas.

Son attitude, qu'il croyait impénétrable, était démentie par l'égarement de ses yeux, par la violence convulsive de ses gestes.

Croyant abuser M. de Boursonne, il l'avait éclairé.

-- Il est évident, s'était dit cet observateur si perspicace, qu'il ne s'agit pas, comme je le supposais, d'une simple amourette. Quelque chose de grave se passe.

Mais c'est précisément parce que telle était sa conviction qu'il se garda bien de revenir sur les événements de la veille.

D'y revenir directement, du moins.

Car il sentait bien chez Raymond une ferme résolution de garder ses secrets.

Seulement, il n'était pas une de ses phrases qui ne fût combinée de façon à amener son « jeune ami » à se découvrir.

Et lorsque, par exemple, il se mit à parler de l'achèvement prochain de ses études entre Tours et Ponts-de-Cé, c'était pour arriver à dire qu'il faudrait bientôt quitter les Rosiers et aller planter plus loin, dans quelque village de la Loire-Inférieure, le quartier général.

Mais au lieu de la tristesse qu'il s'attendait à voir assombrir le visage de Raymond, à cette perspective d'un départ prochain, il n'y lut que de la joie.

-- Ah ! que ne partons-nous demain ! s'écria le pauvre garçon, d'un accent dont il n'y avait pas à suspecter la sincérité.

Et c'était bien le cri de son âme. Entre Mlle Simone et lui, il eût voulu des obstacles matériels, l'Océan, de ces distances qu'on ne saurait franchir et qui annihilent le danger d'un moment de faiblesse.

-- C'est, sacrebleu ! à n'y rien comprendre, pensait M. de Boursonne.

Ce n'était pas, il faut le dire, une curiosité banale qui inspirait au vieil ingénieur ce grand désir de pénétrer le secret de Raymond.

Il le connaissait si inexpérimenté de la vie, si loyal et pour cela si disposé à croire à la loyauté des autres, qu'il voyait en lui une de ces dupes privilégiées de tous les intrigants, un de ces naïfs qui tombent dans tous les pièges qu'on tend à leur candide honnêteté.

Tandis que s'il se confiait à moi, pensait le bonhomme, s'il se laissait guider par mon expérience comme un aveugle par son chien, il se tirerait de toutes les intrigues. Mais va-t'en voir s'ils viennent !... Mon orgueilleux se couperait la langue avant de rien dire à son vieux chef.

Cette idée l'agaçait si fort qu'il déjeuna en moins de rien, qu'il se brûla le palais en avalant son café, et qu'il se trouva prêt avant l'arrivée de ses piqueurs.

C'est donc avec tous les indices d'une humeur massacrante que, ayant allumé sa pipe, il alla s'asseoir sur un des bancs de pierre qui décoraient la façade du Soleil levant , à côté de maîtresse Béru, laquelle, les mains croisées sur son large abdomen, humait la brise tiède d'un des derniers beaux jours.

Positivement, disait-il à Raymond qui l'avait suivi, je suis trop facile et trop bon, nos hommes en abusent. Voilà que c'est moi, maintenant, qui suis à leurs ordres...

-- D'ordinaire, monsieur, hasarda Raymond, nous ne sommes pas prêts si tôt...

-- C'est-à-dire que je radote, n'est-ce pas ? C'est possible. Seulement, comme je suis le maître, il faudra m'obéir tout de même. Et, à partir de demain, tout le monde devra être ici à m'attendre dès huit heures du matin !...

De temps à autre, M. de Boursonne rendait comme cela des décrets terribles, bientôt abrogés par la très réelle bonté que dissimulait son caractère bourru.

Et il ruminait à l'adresse des délinquants une apostrophe comminatoire, lorsque parut au bout de la grande rue, arrivant au trot allongé d'un magnifique cheval, un domestique à la livrée de Maillefert.

Il n'en fallait pas plus pour dissiper les humeurs noires du bonhomme.

-- Gageons, dit-il à Raymond, que c'est à nous qu'en veut ce superbe gaillard à bottes à revers.

Il ne se trompait pas.

Arrivé à la porte du Soleil levant, le domestique arrêta court son cheval, et saluant maîtresse Béru :

-- M. Delorge ? demanda-t-il.

Raymond s'avança.

-- C'est moi, dit-il.

Lestement, en valet bien appris, le domestique mit pied à terre, et tirant de sa ceinture un pli assez volumineux :

-- Voilà, dit-il, ce que je suis chargé de remettre à monsieur...

Comme de raison, M. de Boursonne s'était approché.

-- Y a-t-il une réponse ? interrogea-t-il.

-- Non, monsieur, répondit le domestique, déjà remis en selle, et qui ayant salué repartit au grand trot.

Raymond, lui, considérait d'un œil hagard ce pli que scellait un large cachet de cire parfumée constellée de paillettes d'or. On eût dit qu'il avait peur.

Enfin, il se décida, il brisa l'enveloppe, et en même temps qu'une lettre des billets de banque s'en échappèrent.

-- Ah ! par exemple !... ne put s'empêcher de s'exclamer le vieil ingénieur.

La lettre, écrite d'une écriture menue, sur un épais papier armorié, Raymond la lut d'un coup d'œil :

« Monsieur,

« Vous êtes parti hier soir si précipitamment, que nous n'avons pas réglé nos comptes. Nous étions associés, cependant. Après votre départ, j'ai continué de jouer, pensant que vous ne m'en voudriez pas trop si je perdais le fonds social. Mais, bien loin de perdre, selon mon habitude, j'ai été favorisée d'un bonheur insolent. Je nous ai gagné deux mille huit cent francs et je vous envoie votre part.

« Vous voyez que notre association nous a porté bonheur. »

« DUCHESSE DE MAUMUSSY. »

Raymond était devenu livide.

-- Oh !... bégaya-t-il. Oh !...

Et, dans un transport de rage, froissant entre ses mains crispées l'enveloppe, la lettre et les billets de banque, il allait les lacérer, quand une réflexion soudaine traversant son esprit :

-- Maîtresse Béru !... fit-il d'une voix rauque.

-- Monsieur ?

-- Votre curé est un brave homme, n'est-ce pas ?

-- Oh ! le meilleur et le plus excellent qui soit au monde, monsieur, charitable comme il n'en est pas, n'ayant rien à lui, se dépouillant pour les pauvres, donnant jusqu'à son linge, jusqu'à ses chemises...

-- Eh bien ! maîtresse Béru, portez-lui cela pour ses pauvres...

Et jetant dans le tablier de la digne femme la lettre et les billets, il rentra dans l'auberge...

Jamais ébahissement ne se vit plus immense que celui de la maîtresse du Soleil levant ; jamais regards ne se virent plus comiquement anxieux que ceux qu'elle promenait des billets de banque à M. de Boursonne.

À la fin :

-- Je suppose, balbutia-t-elle, que M. Delorge a voulu plaisanter.

Pour être moins évidente, la stupeur du vieil ingénieur n'était pas moins grande que celle de la brave femme.

-- Je ne pense pas, répondit-il.

-- Une somme si forte !... Jamais je n'oserai la porter à M. le curé.

-- Alors attendez que M. Delorge vous confirme ses intentions. Mais avant !... vous permettez, n'est-ce pas ?

Et ce disant, M. de Boursonne s'emparait prestement de l'enveloppe et de la lettre, ne laissant plus que les billets de banque dans le tablier de maîtresse Béru.

-- Ah ! çà, morbleu ! grommelait-il, est-ce que je vais être obligé de retenir une cellule à Charenton pour mon étourneau ? Qu'est-ce que cette histoire d'argent, à présent ?...

La lettre qu'il tenait lui eût, pensait-il, tout expliqué, et certainement il eût donné bonne chose pour en connaître le contenu. Mais si ardente, si exaspérée que fût sa curiosité, l'idée ne lui vint même pas de la lire.

Courant, au contraire, après Raymond, il le trouva dans la salle à manger, affaissé sur une chaise, blême, et en train de vider une carafe d'eau.

-- Mâtin ! lui dit-il, vous êtes généreux, vous !...

-- Monsieur, répondit le jeune homme, cet argent me brûlait les mains, je lui donne la seule destination qu'il puisse avoir.

Le bonhomme eut un geste équivoque.

-- Soit ! dit-il. Seulement, étourdi que vous êtes, en même temps que les billets de banque, vous aviez jeté la lettre à maîtresse Béru...

-- Eh ! qu'importe !...

-- Il importe que c'était la jeter en pâture à l'impitoyable curiosité de tous les oisifs du bourg. Heureusement que je veillais, je l'ai reprise.

-- Ce n'était en vérité pas la peine, monsieur, tout le monde pouvait, tout le monde peut la lire...

M. de Boursonne ne se le fit pas dire deux fois.

Avec la plus curieuse attention, et comme s'il eût pesé la valeur de chaque expression, il lut et relut ce billet au moins singulier.

-- Eh ! eh ! fit-il avec un petit rire moqueur, je connais plus d'un fat à qui un poulet de ce parfum donnerait de drôles d'idées...

-- Monsieur !...

-- D'autant qu'elle est tout bonnement adorable, cette duchesse de Maumussy, avec ses grands yeux noirs si doux par moments, et d'autres fois si pleins de flammes...

Raymond s'était dressé.

-- Ne me parlez jamais de cette femme, monsieur, s'écria-t-il.

-- Oh !...

-- Elle me fait horreur.

-- Peste !... vous êtes dégoûté, mon cher...

-- Oui, horreur ! répéta Raymond avec un accent terrible, elle me fait horreur !... C'est déjà pour moi un irréparable malheur que de l'avoir rencontrée, et je sens, et quelque chose me dit qu'elle me sera fatale un jour !...

M. de Boursonne se tut, gardant, contre son habitude, le secret de ses impressions et de ses conjectures.

Aussi bien les piqueurs étaient arrivés et, à leur tour, ils attendaient.

-- Partons, dit-il brusquement, nous n'avons que trop de temps perdu à rattraper.

Et il se mit en route, mais non si vite qu'il n'entendit Raymond recommander à maîtresse Béru de porter l'argent qu'il lui avait donné à son curé.

Si important que fût ce jour-là le travail du vieil ingénieur, tous ces événements lui trottaient obstinément par la cervelle, et s'il n'en soufflait mot, c'est qu'il avait ses projets pour le soir.

En conséquence, le dîner achevé :

-- Allons-nous à Maillefert ? demanda-t-il.

-- Je me sens un peu souffrant, monsieur, répondit Raymond.

-- C'est que, ma foi ! j'irais volontiers, les distractions sont rares dans ce pays.

-- Il me serait impossible de vous suivre...

-- Remettons donc la partie à demain, mon cher...

Raymond jugea qu'une explication était inévitable, et que mieux valait en finir tout de suite.

-- Demain, monsieur, dit-il, pas plus qu'aujourd'hui, je ne serai en état de vous accompagner.

-- Diable ! c'est un parti pris, alors.

Le jeune homme garda un morne silence.

-- Sacrebleu ! insista M. de Boursonne, ce n'est pas après avoir gagné une assez forte somme, qu'on renonce à aller dans une maison. Que pensera-t-on de vous !...

-- Tout ce qu'on voudra, répondit l'infortuné, de l'accent de la plus glaciale indifférence, cela m'est bien égal.

Mais M. de Boursonne était décidé à le pousser dans ses derniers retranchements.

-- Et Mlle Simone ! insista-t-il.

Raymond pâlit.

-- En vérité, monsieur, fit-il, d'une voix à peine distincte, je ne sais quel plaisir vous pouvez prendre à me torturer ainsi...

-- Bonsoir, donc, fit brutalement le vieil ingénieur.

Et il sortit ; le reproche de Raymond lui pesait.

-- La peste étouffe l'animal entêté !... grondait-il. Comme si ce n'était pas pour son bien, ce que j'en fais. Mais, tête-Dieu ! je n'en aurai pas le démenti, et nous verrons bien si les gens de Maillefert seront aussi discrets que lui !...

Cinq minutes après, ayant rajusté sa toilette, il montait à grandes enjambées l'avenue du château.

Comme la veille, Mme de Maillefert se tenait dans le salon du premier étage, mais ses hôtes étaient moins nombreux. Plusieurs étaient partis le matin pour Paris, et M. Philippe et ses amis étaient allés pour quarante-huit heures à Angers.

Mais la duchesse de Maumussy restait.

De même que la veille, elle était assise près de Mlle Simone, sur la causeuse qui faisait face à la porte.

Elle était vêtue d'une robe d'intérieur d'étoffe noire, toute garnie de ruches ponceau, et dans ses cheveux, qui, aux lumières, se teintaient de reflets bleuâtres, éclatait une grosse touffe d'œillets rouges, les derniers de l'année.

Sa beauté un peu théâtrale resplendissait et éblouissait. Ses yeux noyés de langueurs avaient, sous la frange de leurs longs cils, des éclairs phosphorescents. On voyait en quelque sorte son sang frémir sous ses chairs nacrées. Et de toute sa personne se dégageaient des effluves de passion.

Près d'elle, la chaste et discrète beauté de Mlle Simone pâlissait, comme le chef-d'œuvre délicat d'un maître de génie près de l'œuvre à effets violents d'un charlatan de talent...

Lorsque le domestique annonça M. de Boursonne :

-- À la bonne heure ! s'écria Mme de Maillefert, voilà un homme de parole !...

Puis, tout aussitôt :

-- Mais vous êtes seul, ajouta-t-elle avec une nuance de désappointement ; qu'est devenu M. Delorge ?

-- Il est souffrant, madame, répondit le vieil ingénieur d'une voix plaintive, il est excessivement souffrant.

Il avait chaussé son binocle avant de répondre, et sournoisement il observait Mlle Simone et Mme de Maumussy...

Il les vit tressaillir, et d'un même et involontaire mouvement se retourner l'une vers l'autre.

-- Attention !... se dit-il, voici peut-être un indice.

Le malheur est qu'il n'eut pas le temps de profiter de ce qu'il appelait déjà sa découverte.

Deux gentilshommes campagnards des environs entraient, accompagnés de leurs femmes, et tout de suite et sans façons ils s'emparèrent de Mme de Maillefert.

Ces fiers hobereaux avaient mordu aux amorces de la duchesse, et après avoir boudé dix-huit ans le gouvernement impérial, c'est à la fin de 1869 qu'ils songeaient à se rallier.

Ils y mettaient, il est vrai, des conditions. L'un demandait à être le candidat ministériel aux prochaines élections, l'autre exigeait une préfecture de première classe.

-- Parbleu ! pensait M. de Boursonne, voilà des gaillards qui peuvent se flatter d'avoir du nez et de savoir choisir leur moment.

Ce qui le consolait, c'est que, Mlle Simone étant sortie pour donner quelques ordres, sa place serait libre, sur la causeuse, près de Mme de Maumussy.

Lestement, le bonhomme s'en empara. Il pensait :

Voici une belle pénitente qu'un vieux diable comme moi confessera facilement.

Et bien vite, en quelques phrases, il planta les jalons d'une sorte d'interrogatoire. Ah ! ce n'était pas la peine de se mettre en frais de diplomatie.

Du premier coup, il acquit la certitude que huit jours plus tôt, la jeune duchesse ne soupçonnait même pas l'existence de Raymond.

Puis, d'elle-même, et comme si le vieil ingénieur n'eût pas été pour elle un étranger, elle se mit à lui parler de son pays, l'Italie, de son passé, de sa famille, exposant avec une surprenante familiarité sa vie tout entière.

M. de Boursonne n'en revenait pas, encore bien qu'il eût autrefois habité Rome et Florence, et qu'il connût la très réelle ingénuité des femmes italiennes, et leur horreur de toute affectation et d'une vaine pruderie.

La jeune duchesse de Maumussy ne savait rien du monde, elle l'avouait en toute sincérité, étant restée jusqu'à vingt et un ans dans un couvent de Naples, où elle s'ennuyait fort.

Puis, un beau matin, son père était venu l'en tirer, en lui annonçant qu'il lui avait trouvé un parti brillant, un grand seigneur français, qui en échange d'une grosse dot mettrait au service de la famille de sa femme ses hautes influences politiques. Quinze jours plus tard, elle était duchesse de Maumussy.

Elle n'avait subi aucune contrainte, elle le reconnaissait. La joie d'être délivrée du couvent l'enivrait. Elle avait été étourdie de son changement d'état, du tumulte du palais paternel succédant au silence du cloître, des belles toilettes de sa corbeille, des flatteries murmurées à son oreille...

Et, lorsqu'elle était revenue à elle, il était trop tard pour réfléchir.

Ce n'est pas qu'elle eût à se plaindre de son mari. Le duc de Maumussy était parfait pour elle ; à l'affût de ses moindres désirs, attentif à ne jamais laisser vide le tiroir de son secrétaire, stipulant des épingles pour elle sur toutes les affaires qu'il tripotait, veillant à ce qu'elle eût toujours les plus beaux diamants et les plus fringants attelages de Paris... Aussi était-elle enviée et haïe des femmes.

Aussi entendait-elle célébrer à l'envi la galanterie de M. de Maumussy, le dernier paladin français, disait-on.

Pourtant, ce n'est pas là le mari qu'elle rêvait quand, par ces soirées tièdes et embaumées du pays de Naples, elle errait avec ses compagnes sous les charmilles de son couvent.

Certes, le duc était d'une élégance suprême, spirituel, ironique ou tendrement sentimental à son gré, mais il avait trente bonnes années de plus qu'elle, il eût pu être son père, elle était jeune, et il était vieux.

Puis, pouvait-elle vraiment se dire mariée, ayant un mari insaisissable, qu'elle était souvent trois ou quatre jours sans apercevoir, dont la politique et les affaires absorbaient les journées, dont le plaisir dévorait les nuits, et qui, toujours sous l'éperon de l'ambition ou sous le fouet de la nécessité, menait à fond de train une existence haletante.

Elle lui rendait, par exemple, cette justice, que s'il vivait de son côté, il la laissait vivre du sien, en pleine et entière indépendance, poussant si loin le soin de ne gêner en rien la liberté de ses actions, qu'elle s'en sentait humiliée...

Et c'est du ton le plus simple et le plus naturel qu'elle débitait ces étranges confidences. M. de Boursonne en tressautait sur sa causeuse :

-- Elle est par trop naïve, à la fin, pensait-il, ou par trop effrontée ! À quel propos me conte-t-elle tout cela ? Pour que je le rapporte à Raymond ? Singulière commission.

Pourtant il n'était pas assez suffoqué pour ne remarquer pas qu'il n'était point le seul à écouter la duchesse de Maumussy.

Ses ordres donnés, Mlle Simone était revenue s'asseoir tout près de la causeuse.

La femme d'un des deux hobereaux l'avait bien entreprise et lui narrait tous les cancans de Saumur, mais elle ne répondait que par monosyllabes.

Elle ne perdait pas une des paroles de Mme de Maumussy ; tour à tour elle rougissait ou devenait toute pâle, ou bien ses yeux lançaient des éclairs...

-- Et voilà ! pensait M. de Boursonne. Ces deux femmes aiment mon jeune camarade ; elles se sont devinées et se haïssent... Mais lui ! pourquoi a-t-il fui ? N'aurait-il pas le courage de choisir ?...

En ce moment, le pianiste aux longs cheveux rentrait d'une promenade inspiratrice au clair de la lune, il s'assit au piano, et M. Philippe n'étant pas là, bientôt on ne s'entendit plus dans le salon.

Le vieil ingénieur profita de l'occasion pour s'enfuir.

En somme, il était assez satisfait de sa soirée, et s'il éprouvait quelque embarras, c'était de savoir si, oui ou non, il ferait part à Raymond de ses découvertes et de ses conjectures.

Toutes réflexions faites, il se décida pour le silence. Il fit aussi bien.

Raymond n'avait ni l'esprit ni le cœur aux confidences. Le malheureux pliait sous l'effort que lui coûtait la résolution de ne plus retourner à Maillefert.

Sentir le bonheur, la réalité de ses rêves à la portée de la main, et ne pas étendre la main, c'est du courage, cela !...

Si encore il eût été loin !...

Mais il ne pouvait sortir du Soleil levant sans apercevoir de l'autre côté de la Loire les terrasses de Maillefert, et à travers les arbres, déjà dépouillés d'une partie de leurs feuilles, la façade blanche du château.

Aussi, était-il bien décidé à demander son changement ou un congé, lorsque, le dimanche suivant, après la grand'messe, tandis que M. de Boursonne recevait ses paysans, il sortit.

Il se dirigeait vers cette hauteur d'où on dominait les jardins du château de Maillefert, lorsqu'au détour du pont il se trouva en face de Mlle Simone.

Elle n'était pas seule. Elle était accompagnée de sa gouvernante, miss Lydia Dodge, longue et maigre personne, à figure blême avec un gros nez rouge au milieu.

Mlle Simone devait sortir de la messe, car miss Lydia portait deux paroissiens.

Interdit, ému à ce point de sentir ses jambes fléchir, Raymond s'arrêta...

Mais la jeune fille, non moins troublée, s'était arrêtée aussi, et ils restaient en présence, muets, palpitants, les joues empourprées, de sorte que miss Lydia roulait de l'un à l'autre ses gros yeux surpris...

Ce fut à Mlle de Maillefert, la première, que la parole revint :

-- Vous avez été souffrant, monsieur Delorge ? demanda-t-elle d'une voix troublée.

-- En effet, mademoiselle, balbutia-t-il.

-- Mais vous allez mieux, n'est-ce pas ?

-- Oui...

-- Alors, nous vous reverrons au château ?

Vivement, miss Lydia prononça quelques mots en anglais, mais la jeune fille ne sembla pas l'entendre, et comme Raymond se taisait :

-- Je vous le demande !... insista-t-elle.

Cette fois, miss Lydia toussa, et jugeant convenable d'intervenir :

-- C'est bien monsieur, interrogea-t-elle, qui a donné mille quatre cent francs aux pauvres des Rosiers ?...

Raymond bondit.

-- Vous savez cela !... s'écria-t-il.

-- M. le curé l'a dit au prône...

-- Quoi ! il m'a nommé !

-- Non, répondit Mlle Simone, mais il vous a désigné à la reconnaissance des malheureux, trop clairement pour qu'on ne vous reconnût pas.

Et comme miss Lydia la tirait par la manche :

-- Au revoir, donc, monsieur, dit-elle... À bientôt !...

Plus éperdu que d'une apparition, Raymond demeurait immobile, suivant d'un œil ébloui Mlle Simone, dont il voyait la robe ondoyer et glisser à travers les arbres.

Lorsqu'enfin elle disparut :

-- Elle m'aimerait donc !... murmura-t-il, remué de sensations inconnues.

Pour persister dans ses résolutions avec un tel espoir au cœur, il eût fallu au pauvre garçon une énergie plus qu'humaine ou un de ces esprits glacés que ne bouleversent jamais les vertiges de la passion.

-- On ne lutte pas contre la destinée, pensait-il.

C'en était fait, il s'avouait sa défaite.

-- Je reste !... se répétait-il avec une sorte de rage, je reste !...

L'idée de la tâche qu'il avait à remplir, le souvenir de son père assassiné, la haine des assassins demeurés impunis, l'effroi de reproches sanglants de sa mère, la pensée du douloureux étonnement de ses amis, de Me Roberjot, de M. Ducoudray, de Jean et de Léon Cornevin, tout cela s'effaçait et disparaissait...

Et tandis qu'il regagnait à pas lent le Soleil levant :

-- Eh !... que m'importe !... se disait-il, pourvu que Simone m'aime !...

Semblable à un malade qui se défend de songer à son mal, il s'était formellement interdit de penser au passé.

Aussi, au dîner, au lieu d'un visage morne, montra-t-il une figure qu'illuminait l'espérance. Au lieu de rester silencieux comme de coutume, et plongé dans ses lugubres méditations, il parla beaucoup, il plaisanta, il rit...

Et lorsque le café fut servi :

-- Est-ce que nous n'irons pas à Maillefert, ce soir ? demanda-t-il à M. de Boursonne.

Le vieil ingénieur tressaillit, et après avoir curieusement examiné son jeune camarade, frappé de sa gaieté fiévreuse et de l'égarement de ses yeux :

-- Allons ! prononça-t-il simplement.

Un brillant accueil attendait Raymond au château, un accueil tel qu'un vieil ami de Maillefert n'en eût pu souhaiter un meilleur ni plus affectueux.

La duchesse, dès que le domestique l'annonça, se leva en battant joyeusement des mains, et de l'air le plus ravi :

-- Vous voici donc, monsieur le convalescent, dit-elle. Savez-vous que nous étions ici dans une inquiétude mortelle !...

M. Philippe, revenu de la veille d'Angers, interrompit une histoire scandaleuse qu'il contait à un de ses amis, pour venir serrer la main de son « cher Delorge ».

-- Vous nous manquiez, lui dit-il, parole d'honneur ! vous nous manquiez énormément.

En possession de toute sa raison, Raymond se fût étonné de cet accueil et de se trouver tout à coup si avant dans l'amitié de la mère et du fils. Il se fût demandé le but de ces démonstrations trop bruyantes pour être sincères, et se fût tenu sur ses gardes. Mais il n'avait d'attention que pour Mlle Simone.

Elle portait comme toujours une toilette d'une extrême simplicité, et qui semblait presque pauvre près des parures éclatantes des amies de sa mère, mais elle était, selon l'expression vulgaire, en beauté ce soir-là. Ses cheveux blonds paraissaient plus lumineux, ses yeux et son teint brillaient d'un éclat extraordinaire.

On eût dit une tête divine du Titien qui, longtemps, est restée perdue dans l'ombre, et qui, tout à coup, mise dans son jour, resplendit, étonne, éblouit...

-- Ah çà, je l'avais mal vue, l'autre soir, pensait M. de Boursonne, ou c'est une transfiguration...

Par contre, la duchesse de Maumussy lui parut moins belle.

Assise devant un petit guéridon de laque, elle semblait absorbée par la lecture d'un numéro de la Vie Parisienne , mais ses regards glissaient au-dessus du journal, et s'arrêtaient sur Raymond avec une expression dont il eût été peut-être effrayé s'il les eût surpris.

-- Moi, proposa M. Philippe, je serais assez d'avis, puisque nous voici en nombre, de tailler un petit bac de santé...

La proposition n'était pas heureuse.

Mme de Maillefert avait ce soir-là dans son salon cinq ou six dames très nobles des environs, qu'elle tenait essentiellement à intéresser au succès de sa mission électorale, et à qui ce seul mot de bac avait fait pincer les lèvres.

Adressant donc à son fils un geste rapide d'intelligence :

-- Non, pas de cartes, ce soir, mon cher duc, dit-elle, improvisons plutôt une petite sauterie...

Le pianiste bien peigné, qui rêvassait dans un coin, tressaillit à ces paroles, et ses sourcils se froncèrent. Il ne comprit que trop l'affreuse corvée qui se préparait pour lui. Il comprit que lui, l'artiste inspiré et incompris, il allait être condamné à faire danser -- hélas ! ce n'était pas la première fois -- les hôtes de Mme de Maillefert. Il se vit, lui, l'auteur de mélodies admirables, réduit à jouer de l'Offenbach ou du Compositeur toqué .

-- Allons, mon cher, lui dit son ennemi, M. Philippe, voilà une occasion de vous rendre utile...

Il n'osa pas refuser. Il se leva, promenant autour du salon un regard de douloureuse mélancolie, et du pas d'un homme qui marche au supplice, il se dirigea vers le piano...

-- Jouez-nous un quadrille d' Orphée aux Enfers, lui demanda Mme de Maillefert...

Déjà Raymond était allé inviter Mlle Simone... Elle hésita visiblement avant d'accepter l'invitation, ses lèvres s'entrouvrirent comme si elle eût eu à dire quelque chose de difficile...

Mais elle se vit observée, elle accepta...

Cette fois, Raymond s'était bien juré qu'il saurait prendre sur lui de ne pas garder, comme au bal, un silence qui lui avait paru le comble du ridicule. Il se tint parole. Seulement, la contrainte qu'il s'imposait pour maintenir vivante une sorte de conversation entre les figures, absorbait si bien toute son attention, que c'est à peine s'il savait ce qu'il disait...

Peu importait, d'ailleurs ; Mlle Simone ne l'écoutait pas. Elle n'était préoccupée que d'observer Mme de Maumussy, qui dansait avec le jeune duc de Maillefert.

Et, quand le quadrille terminé, Raymond la reconduisit à sa place :

-- Il faut, lui dit-elle, très bas et très vite, que vous dansiez avec la duchesse de Maumussy.

Stupéfait, il la regarda, se demandant si elle parlait sérieusement.

-- Il le faut, insista-t-elle.

Et ses yeux ajoutaient : -- Défiez-vous !

Certes, elle ne pouvait rien commander au pauvre garçon qui lui fût plus atrocement pénible. Lui qui se disait, en venant :

-- Je saurai bien éviter cette femme !...

Pourtant, il obéit.

Il s'avança vers la jeune duchesse, et comme si elle eût attendu, avant même que d'une voix altérée il eût formulé son invitation, elle se leva et prit son bras...

Après une formidable série d'accords plaqués, le pianiste incompris venait d'attaquer une valse langoureuse de Métra.

Il n'y avait plus à reculer.

Surmontant une indicible répulsion, Raymond enlaça la taille ronde et souple de la jeune duchesse, elle appuya sur son épaule sa main finement gantée, et ils s'élancèrent...

Ils commencèrent lentement. Mais le pianiste, peu à peu, accélérait la mesure, et ils tournaient de plus en plus vite, et autour d'eux, le parquet et le plafond, les candélabres chargés de bougies et les lambris, les tentures, et les vieilles gens immobiles sur leurs fauteuils, tout tournait autour d'eux comme un disque autour d'un pivot.

Le vertige de la valse troublait le cerveau de Raymond ; la notion lui échappait de la réalité, il ne pouvait pas croire que ce qui était fût, il se demandait s'il n'était pas le jouet d'un des cauchemars odieux qui font du sommeil une torture.

-- Est-ce bien moi, pensait-il, moi qui presse entre mes bras la femme d'un des assassins de mon père !...

Bientôt elle lui demanda de s'arrêter. Elle se prétendait fatiguée et un peu étourdie, et cependant sa respiration était aussi égale et aussi douce que celle d'un enfant endormi.

Raymond, lui, haletait. Des gouttes d'une sueur glacée perlaient le long de ses tempes.

-- Savez-vous, monsieur Delorge, lui dit brusquement la jeune duchesse, que le bruit de vos magnifiques aumônes est venu jusqu'à Maillefert.

Elle riait, mais d'un mauvais rire. Et, sans attendre la réponse de Raymond :

-- Vous êtes donc bien riche ? insista-t-elle.

-- Hélas ! non, madame.

-- Ah !... votre générosité n'en a que plus de mérite.

Ce qu'elle ne disait pas se lisait dans ses yeux noirs.

-- Comment se fait-il, demandait son regard hautain, que vous avez donné précisément la somme que je vous envoyais ? Pourquoi ?

Raymond comprit qu'il devait répondre, qu'il lui fallait, sous peine de se faire une ennemie implacable, trouver une explication plausible.

Et la nécessité l'inspirant :

-- Madame, répondit-il, je jouais l'autre soir pour la première fois de ma vie. Lorsque j'ai reçu votre lettre, j'ai été saisi de peur en songeant que j'aurais pu perdre ce que j'avais gagné. Que serait-il advenu, en ce cas ? Je suis un pauvre diable d'ingénieur des ponts et chaussées, et quatorze cents francs représentent quatre mois de mes émoluments. J'ai tremblé que cet argent, si facilement et si rapidement acquis, ne m'inspirât la fatale passion du jeu. Et si je l'ai donné aux pauvres, c'est pour avoir le droit de ne plus toucher une carte sans être accusé d'être retenu par la crainte de perdre mon gain.

Peu à peu, à mesure que Raymond cherchait les mots de cette explication un peu diffuse peut-être, mais plausible, les traits de la jeune femme reprenaient leur expression de placidité habituelle.

-- C'est vrai, cela ? demanda-t-elle.

-- Quel intérêt aurais-je à mentir ?

Elle sourit, au lieu de répondre, et comme le pianiste inspiré jouait les dernières mesures de la valse, elle prit le bras de Raymond pour regagner la causeuse où elle était assise quand il était venu l'inviter. Lui se croyait quitte, et déjà songeait à manœuvrer de façon à se rapprocher de Mlle Simone.

Mais la duchesse avait entamé une conversation qui ne lui permettait pas de s'éloigner sans une grossière inconvenance.

Prenant texte de ce qu'il lui avait dit qu'il n'était qu'un pauvre diable d'ingénieur, Mme de Maumussy s'informait de ses affaires avec une sollicitude amicale.

Depuis combien de temps était-il sorti de l'école ? Quels postes avait-il occupés ? Estimait-il que sa situation actuelle fût en rapport avec son mérite ?...

Tant bien que mal, plutôt mal que bien, Raymond répondait.

Toutes ses facultés étaient absorbées par la contemplation de Mlle Simone. Il lui tournait le dos, mais il la voyait fort distinctement dans une grande glace placée derrière Mme de Maumussy.

Le visage de la jeune fille exprimait peut-être un peu d'inquiétude, mais ne trahissait certainement aucun mécontentement. La jeune duchesse, cependant, poursuivait.

-- Si elle se permettait de questionner ainsi M. Delorge, disait-elle, c'est qu'elle avait eu l'occasion de s'entretenir de lui avec son chef immédiat, le baron de Boursonne.

« Le baron ne lui avait pas dissimulé l'injustice de l'administration envers son jeune camarade, lequel languissait dans des postes subalternes, malgré sa réputation très méritée d'être un des hommes les plus distingués des ponts et chaussées.

Mais il n'y avait pas que Mlle Simone à épier Raymond et la duchesse de Maumussy. M. de Boursonne ne les perdait pas de vue, et surpris de voir son jeune ami s'entretenir si longtemps avec une femme pour laquelle il avait manifesté une si profonde aversion.

-- Peut-être ferai-je bien, pensa-t-il, d'aller à son secours.

Et laissant Mme de Maillefert aux prises avec celui de ses hôtes qui demandait une préfecture de première classe, il se rapprocha de la jeune duchesse.

Elle dut en être ravie, car dès qu'il fut à portée de l'entendre :

-- N'est-ce pas vous, monsieur le baron, dit-elle, qui m'avez affirmé que M. Delorge est trop modeste et ne cherche pas assez à se faire valoir ?

-- Et je suis prêt à le répéter devant lui, madame la duchesse, répondit le vieil ingénieur.

-- Vous entendez, monsieur ! dit la jeune femme à Raymond.

Et, revenant à M. de Boursonne :

-- Eh bien, monsieur le baron, continua-t-elle, c'est à nous de faire cesser les injustices...

Le bonhomme hocha la tête, et souriant :

-- Je ne suis pas en odeur de sainteté, fit-il, et ma recommandation n'a guère de valeur...

-- Mais moi, interrompit la duchesse, moi, je puis beaucoup !...

Et tout de suite, avec une emphase italienne, elle se mit à vanter l'influence de son mari. Le duc de Maumussy était tout puissant assurait-elle, et il suffisait d'un acte de sa volonté pour mettre Raymond à sa place.

Cent fois, elle l'avait vu mettre son influence au service de gens incapables ; pour cette fois, -- une fois n'est pas coutume, -- il servirait un homme de talent.

Elle garantissait qu'il le ferait très volontiers, et qu'au surplus elle se chargerait de le faire vouloir.

Le temps passait, cependant.

Après deux quadrilles et encore autant de valses, le pianiste incompris avait fermé le piano, et, d'un air profondément humilié, était allé se rasseoir dans son coin.

Un à un, les hobereaux des environs venaient saluer la duchesse de Maillefert et partaient.

Mme de Maumussy ne put plus ne pas apercevoir l'impatience polie de se retirer que manifestait M. de Boursonne.

Tendant donc la main à Raymond :

-- Nous reparlerons de tout cela, n'est-ce pas, monsieur ? lui dit-elle. Il ne dépendra pas de moi que l'avenir ne vous dédommage du passé.

Sans trop savoir ce qu'il faisait, le jeune homme pressa légèrement cette main qui lui était tendue. Il venait de voir dans la glace Mlle Simone s'approcher de sa mère, lui parler un moment, et sortir, non sans avoir jeté à Mme de Maumussy un dernier et singulier regard.

-- Ainsi, pensait-il, je ne la reverrai pas ce soir. Pourquoi quitte-t-elle le salon ? Lui suis-je donc indifférent ? Me suis-je laissé sottement abuser par de vaines apparences ?...

Il est vrai que Mme de Maillefert et le jeune duc semblaient prendre à tâche de le distraire de ce doute affreux.

Jamais on ne les avait vus si affectueux pour personne.

La mère si hautaine, et le fils si impertinent d'ordinaire, s'empressaient autour de M. de Boursonne et de son jeune ami, et ne les laissèrent partir qu'après en avoir obtenu la promesse formelle de venir dîner le lendemain.

III

-- Ah çà ! qu'est-ce que cette charade qui se joue en votre honneur ? demanda M. de Boursonne à Raymond, dès qu'ils se trouvèrent seuls.

-- Eh ! le sais-je plus que vous, monsieur ? répondit le jeune homme.

-- C'est que, voyez-vous, mon cher, poursuivit le vieil ingénieur, vous auriez peut-être tort de prendre pour argent comptant les démonstrations de ces Maillefert. D'aussi illustres égoïstes ne se donnent pas tant de peine pour rien. Il me paraît clair qu'ils ont des vues sur vous. Lesquelles ? En avez-vous idée ?

Pas la moindre.

Le vieil ingénieur parut réfléchir.

Il était piqué de la réserve de Raymond. Et comme en dépit des conseils de la sagesse, il est rare qu'on se connaisse soi-même :

-- J'ai pour principe absolu, reprit-il, de ne jamais me mêler des affaires des autres. Je ne prétends donc pas forcer vos confidences. Mais je croirais manquer à l'amitié que je vous porte, si je ne vous disais pas : Soyez prudent, prenez garde !...

Ces exhortations à la défiance étaient inutiles.

Si étranger que fût Raymond à la diplomatie des salons, si inexpérimenté qu'il pût être des intrigues misérables que voile parfois la politesse savante de la bonne compagnie, il comprenait que ce qui se passait autour de lui n'était pas naturel.

Un instinct supérieur à toutes les expériences lui disait qu'il était sérieusement menacé, qu'une partie était engagée dont son bonheur et son honneur étaient peut-être l'enjeu.

Il était sûr d'un danger prochain.

Mais quel était ce danger ?...

À cette question, malheureusement, il ne trouvait pas de réponse, de réponse qui le satisfît, du moins.

Était-ce la duchesse de Maumussy qu'il devait surtout redouter ?...

Si cette vanité dont l'homme le plus modeste porte en soi le germe lui disait que la jeune duchesse lui portait un intérêt plus que fraternel, la voix de la raison lui disait que cet intérêt n'était peut-être qu'une comédie.

Et le but, Raymond pensait l'entrevoir.

La dernière lettre de Jean Cornevin lui revenait à l'esprit.

Que disait-elle, cette lettre ? Que Laurent Cornevin n'était probablement pas mort, ainsi qu'on l'avait cru, et que, par conséquent, la preuve du crime de MM de Maumussy et de Combelaine n'était pas anéantie.

Ce que Jean avait découvert, les assassins ne le savaient-ils pas ?...

Ne tremblaient-ils pas de se voir d'un moment à l'autre démasqués ?

Et cela admis, Raymond n'en arrivait-il pas à se demander si la duchesse de Maumussy, cette jeune femme si belle et si séduisante, ne lui avait pas été envoyée pour s'emparer de son esprit, pour l'éblouir d'espérances magnifiques, pour l'amener, lui, le fils de la victime, à contribuer à l'impunité des meurtriers...

-- En ce cas, pensait-il, Mme de Maillefert et M. Philippe seraient du complot, et ainsi s'expliqueraient leurs avances.

Mais Mlle Simone n'en était pas, elle, bien évidemment, puisque, tout en obligeant Raymond à faire danser Mme de Maumussy, elle l'avait d'un coup d'œil, averti de se tenir sur ses gardes.

-- Il faut que je lui parle, se disait-il, que j'aie le courage de lui demander de m'éclairer...

Malheureusement, le lendemain, lorsqu'il se présenta au château, Mlle Simone n'était pas dans le petit salon où les hôtes ordinaires venaient attendre que la cloche sonnât le dîner.

Mme de Maillefert, du reste, semblait fort mécontente de cette absence de sa fille.

-- Simone est insupportable, disait-elle, avec cette manie qu'elle a de courir les champs, ni plus ni moins qu'un pauvre gentilhomme campagnard réduit à faire valoir lui-même...

Raymond, à ce moment, se trouvait assis près de la duchesse de Maumussy.

-- Il est de fait, lui dit-elle que Mlle de Maillefert a des habitudes étranges pour une fille de son nom, maîtresse d'une si grande fortune... Car vous devez savoir que c'est huit millions, au bas mot, que cette blonde charmante apportera à l'homme adroit qui aura su lui plaire...

L'allusion était directe, et évidemment préméditée.

Et cependant, comme si elle eût craint que son intention ne fût pas comprise :

-- Une jeune fille si riche, ajouta-t-elle, doit renoncer à l'espoir d'être aimée pour elle-même !...

Vingt-quatre heures plus tôt, Raymond se fût peut-être révolté, mais il apprenait à se maîtriser. La cloche du maître d'hôtel sonnait, il en profita pour ne pas répondre.

Le dîner fut triste. Des hôtes nombreux de la duchesse de Maillefert, cinq ou six seulement restaient. Les autres s'étaient envolés vers Paris aux premières gelées. Et si la duchesse prolongeait son séjour, c'était, disait-elle, dans l'intérêt de sa mission, et aussi pour terminer quelques affaires d'intérêt.

Plus tristement encore la soirée s'écoula sans que Mlle Simone parût, encore bien que, sur les huit heures, elle eût envoyé miss Lydia Dodge prévenir sa mère de son retour.

-- Que peut-elle avoir contre moi ? se demandait Raymond, en rentrant au Soleil levant , elle me fuit... Ne dois-je plus la revoir ?...

Terreurs vaines ! Le lendemain même, lorsque suivi de M. de Boursonne il se présenta au château, il ne trouva au salon que Mlle Simone. L'attendait-elle donc ?

Telle dut être l'idée du vieil ingénieur, car après quelques mots de politesse banale, il alla se planter devant une fenêtre, tout comme s'il n'eût pas fait nuit. Il est vrai que précisément parce que la nuit était fort obscure, les carreaux se trouvaient faire l'office d'une glace où il distinguait fort nettement Raymond et Mlle Simone.

À grand'peine, et de ses deux mains appuyées sur sa poitrine, Raymond essayait de comprimer les battements de son cœur. Enfin elle se présentait, cette occasion de parler qu'il avait appelée de tous ses vœux. Il se sentait la force d'en profiter, car l'excès même de la passion lui rendait quelque sang-froid, de même que l'excessif danger donne aux plus poltrons une sorte de courage...

Mais il n'avait pas prononcé dix syllabes, que Mlle Simone l'interrompit.

Elle aussi, la pauvre jeune fille, elle était affreusement émue, et à sa pâleur et à la contraction de ses lèvres, on pouvait voir quelle violence elle se faisait :

-- Monsieur, commença-t-elle, c'est bien vous, n'est-ce pas, qui, le soir du bal donné par ma mère, êtes entré dans le salon de miss Lydia ?...

Un domestique m'avait ouvert la porte, mademoiselle...

-- Je sais... En ce moment, ma mère et moi nous nous trouvions dans la pièce voisine, nous avions une discussion... fâcheuse, et nous croyant seules nous parlions assez haut...

Raymond était devenu blême.

Son indiscrétion avait été involontaire. Assurément, sans M. de Boursonne, il se serait enfui en se bouchant les oreilles aux premiers mots arrivés jusqu'à lui.

Seulement, il ne pouvait pas dire cela, et, en cette circonstance, mentir lui répugnait comme une indignité.

-- Vous parliez haut, c'est vrai, mademoiselle, balbutia-t-il.

-- De sorte que vous avez entendu tout ce que nous disions ?

Il baissa la tête.

-- Vous avez entendu ? insista la jeune fille.

-- Oui.

Jamais rien n'avait coûté à Raymond autant que cet aveu. Qu'allait-il en advenir ? Mlle Simone n'allait-elle pas l'accabler de mépris ?

Non. Elle le regarda sans colère, mais avec une fermeté incroyable chez une jeune fille si timide :

-- Et qu'avez-vous conclu de ce que vous avez entendu ? interrogea-t-elle.

-- Que votre dévouement est sublime, mademoiselle.

Elle frappa du pied.

-- Ce n'est pas répondre, prononça-t-elle.

Raymond demeura d'abord interdit, puis, tout à coup, une inspiration l'éclairant :

-- Ah !... je comprends, fit-il. C'est mon avis sur la situation que vous avez acceptée, mademoiselle, que vous voulez ?

Elle se penchait vers lui avec une anxiété visible, comme si des paroles qui allaient tomber de ses lèvres eût dépendu toute sa destinée.

Lui eut ce pressentiment que sa réponse allait décider de son avenir, et lentement et mesurant chacune de ses expressions :

-- Non seulement je m'explique votre conduite, mademoiselle, dit-il, non seulement, je l'admire, mais je l'approuve comme la seule digne d'une Maillefert...

-- Ah !...

-- Je vous la conseillerais, si j'avais le bonheur de posséder votre confiance. Vous pensez que vous n'êtes que la dépositaire et en quelque sorte l'économe de l'immense fortune que vous possédez. Vous avez raison. Avant tout, cette fortune appartient à la maison de Maillefert, c'est à soutenir l'éclat et l'honneur de ce grand nom qu'elle doit être employée tout entière.

La joie la plus vive se peignait sur les traits si purs de Mlle Simone, en dépit de ses efforts pour demeurer impénétrable. Il y avait des remerciements plein ses yeux.

-- Vous dites tout entière ? répéta-t-elle.

-- Oui, mademoiselle, jusqu'au dernier louis.

-- C'est bien votre pensée que vous me dites ?

-- Ma pensée intime, oui, et la plus chère, sur laquelle reposent toutes mes espérances...

Elle l'arrêta d'un geste.

-- Me tromper, dit-elle, serait odieux et lâche !...

-- Oh !...

-- Indigne de l'homme de cœur qui, entendant outrager une pauvre jeune fille qu'il ne connaissait pas, a risqué sa vie pour la défendre...

-- Mademoiselle...

Elle se leva.

-- Je vous crois, fit-elle résolument.

Et donnant à Raymond sa main, qu'il garda dans les siennes :

-- Croyez-moi de même, ajouta-t-elle ; seulement...

Elle n'acheva pas... Tout le sang généreux de son cœur, comme un torrent de pourpre, affluait à son visage.

La duchesse de Maumussy entrait.

Avait-elle écouté et avait-elle entendu ? Choisissait-elle pour paraître l'instant où son instinct avait dû lui dire qu'il allait être question d'elle ? Le fait est qu'elle était certainement émue : elle était pâle et ses mains tremblaient.

-- Où donc est votre mère, ma chère Simone ? demanda-t-elle.

La jeune fille hésita. Elle se défiait du tremblement de sa voix, et son embarras était grand, lorsque M. de Boursonne vint à son secours...

S'inclinant avec son meilleur sourire devant Mme de Maumussy :

-- Mme de Maillefert, répondit-il, et M. le duc sont, nous a-t-on dit, en grande conférence avec un sous-préfet des environs.

C'était vrai, seulement Raymond l'avait oublié. La jeune femme eut un éclat de rire trop bruyant pour être sincère, et se laissant tomber sur un fauteuil :

-- Mon Dieu !... s'écria-t-elle, que c'est donc amusant de voir cette chère duchesse et cet excellent M. Philippe s'occuper de politique !...

Et tout de suite, avec cette volubilité fiévreuse des gens qui redoutent les trahisons du silence, elle se mit à parler des événements dont Paris était le théâtre.

Elle en pouvait parler pertinemment, disait-elle, ayant reçu le matin même une lettre de son mari.

« Le duc de Maumussy ne lui dissimulait pas qu'il était mécontent, sinon inquiet, de la tournure des choses. Selon lui, le gouvernement impérial s'engageait dans une voie sans issue. L'empereur fermait l'oreille aux conseils de ses anciens amis, pour écouter des charlatans politiques sans portée. L'influence de l'impératrice amenait au pouvoir des hommes d'une maladresse si incroyable qu'elle avait un faux air de trahison.

-- Je m'étais trompé, pensait Raymond, cette femme n'a pas été envoyée par mes ennemis... Si elle savait qui je suis et quel est mon passé, elle ne parlerait pas ainsi devant moi...

Quoi qu'il en fût, ce ne devait pas, ce ne pouvait pas être un intérêt médiocre, qui arrachait ainsi la duchesse de Maumussy à ses habitudes de silencieuse torpeur.

Car c'en était fait de sa nonchalance hautaine. Tout son être vibrait.

Le buste rejeté en arrière, la joue ardente, les narines gonflées, le sein haletant, elle parlait, d'une voix brève et saccadée qui ne souffrait ni réplique ni contradiction.

Et il fallait entendre les commentaires dont elle accompagnait la lettre de son mari et de quels sarcasmes elle cinglait ce mari et ses amis, et les hommes au pouvoir, et les ministres, et la cour, et l'impératrice et l'empereur !

-- Tudieu ! quelle commère ! pensait M. de Boursonne.

Il lui paraissait évident que la jeune femme cherchait surtout à dissimuler le motif réel de son irritation, et qu'ainsi, comme on dit vulgairement, elle passait sa colère.

Et la preuve, c'est que Mme de Maillefert et son fils étant rentrés, elle se mit tout de suite et sans à-propos à les accabler de railleries positivement blessantes au sujet de cette longue conférence électorale qu'ils venaient d'avoir avec un sous-préfet des environs.

Mais aussi, à l'attitude de la mère et du fils, Raymond et M. de Boursonne eussent pu mesurer le crédit de la duchesse de Maumussy.

Mme de Maillefert dit seulement, et Dieu sait de quel accent :

-- Vous avez certainement vos nerfs, ce soir, ma chère Clélie.

Clélie était le prénom de Mme de Maumussy.

-- Jamais, au contraire, répondit-elle, je ne me suis sentie si bien portante ni de meilleure humeur.

En sortant du château, après cette soirée décisive, M. de Boursonne sifflotait un air fantastique, ce qui était chez lui l'indice des plus sombres préoccupations.

C'est qu'après s'être juré de ne plus s'occuper des affaires de Raymond, voyant la tournure que prenaient ces affaires, il se faisait un cas de conscience de l'abandonner aux inspirations de son inexpérience.

-- Eh bien !... lui demanda-t-il, où en êtes-vous ?

Raymond planait alors dans le bleu du troisième ciel, et trouver un confident, c'était un bonheur encore.

-- Cette soirée, répondit-il, sera la plus heureuse de ma vie...

-- Diable !...

-- J'aime éperdument Mlle de Maillefert, et de ce soir je crois, oui, je crois fermement que je ne lui suis pas indifférent...

-- Peste !...

-- N'avez-vous pas entendu ce qu'elle m'a dit ?

-- Si, parfaitement.

-- Eh bien ?

-- Eh bien ! mon cher camarade, à moins que le français ne soit plus le français, et que je ne sois plus qu'une vieille bête, elle vous a clairement demandé si vous consentiriez à l'épouser sans dot.

Le visage de Raymond rayonna.

-- Oui, c'est bien là ce que j'ai compris, s'écria-t-il.

Imperceptiblement, le vieil ingénieur haussa les épaules.

-- Et qu'en concluez-vous ? interrogea-t-il.

La question parut stupéfier Raymond.

-- Ce que j'en conclus ?... répéta-t-il. Ceci : la dot de Mlle Simone était le seul obstacle que j'aperçusse entre Mlle Simone et moi... La dot étant supprimée, l'obstacle n'existe plus...

-- De sorte que vous croyez que maintenant tout va aller de soi...

De même que toutes les natures nerveuses et enthousiastes, Raymond pouvait, en un moment, passer de l'exaltation la plus grande au plus extrême abattement.

La voix de M. de Boursonne le ramena brusquement du ciel au milieu des ornières de la réalité.

-- Mlle Simone m'a dit de croire en elle, prononça-t-il d'un air sombre, et j'y crois aveuglément.

Mais c'est bien inutilement que Raymond et M. de Boursonne s'épuisaient à évaluer les probabilités de l'avenir. Les événements devaient, comme à plaisir, dérouter leurs conjectures.

Après cette orageuse soirée, troublée par les emportements étranges de Mme de Maumussy, après les scènes dont il s'était trouvé l'involontaire et très embarrassé témoin, Raymond n'était pas sans inquiétude sur la réception qui l'attendait à Maillefert.

Inquiétudes inutiles ! Jamais encore il n'avait été accueilli comme il le fut le lendemain.

Puis, en moins de quatre jours, sa situation s'embellit de telle sorte qu'on eût pu croire que très assurément la famille de Maillefert allait devenir la sienne. Un prétendant déclaré et officiellement admis à faire sa cour n'eût pas osé souhaiter de plus délicats encouragements, de plus charmantes attentions.

Devenue soudainement tout miel, Mme de Maillefert ne lui épargnait aucun de ces patelinages que prodiguent les mères adroites à l'homme qu'elles convoitent pour leur fille.

Elle ne l'appelait plus monsieur Delorge, mais bien mon cher monsieur Raymond, ou bien Raymond tout court.

-- Que ne l'appelle-t-elle : « Mon gendre », pendant qu'elle y est ! pensait M. de Boursonne.

En ce cas, M. Philippe eût eu aussi tôt fait de dire : « Mon cher beau-frère. »

Car ses façons étaient plus familières encore que celles de sa mère, et avaient ceci de singulièrement significatif, qu'elles se manifestaient en dehors.

Ses amis étant retournés à Paris, il se prit pour Raymond d'une si belle passion qu'il ne le quittait presque plus.

Tous les jours, après le déjeuner, si détestable que fût le temps, il allait le rejoindre à l'endroit où il poursuivait ses études, et il passait des heures à le regarder opérer, avec toutes les apparences de l'intérêt le plus vif.

Puis, M. de Boursonne aidant, il le débauchait. Il venait le prendre au saut du lit, tantôt pour une partie de chasse avec les jeunes gens des environs, tantôt pour une promenade à Saumur ou à Angers.

Il se montrait avec lui, bras dessus bras dessous, aux Rosiers. Il arrivait à l'improviste partager son dîner au Soleil levant, déclarant, parole d'honneur ! que maître Béru était un bien autre artiste que le cuisinier de Maillefert. À plusieurs reprises, il le traîna au Café du commerce pour faire une partie de billard.

Le parti pris de la mère et du fils était trop visible pour que M. de Boursonne ne le constatât pas.

Et la preuve qu'il existait, c'est que jamais Mme de Maillefert n'était avec Raymond aussi familière que les soirs où elle avait des étrangers dans le salon.

Alors, avec la plus adroite maladresse, elle saisissait les occasions bonnes ou mauvaises, de laisser éclater la plus excessive intimité.

Elle disait, par exemple à Raymond :

-- Vous qui êtes presque de la famille...

Lui n'avait pas tardé à reconnaître que M. Philippe et sa mère s'entendaient pour lui ménager des occasions d'entretenir Mlle Simone. À tout instant, sous un prétexte ou sous un autre, on les laissait ensemble.

Le temps était-il assez beau pour permettre une promenade au jardin ?

-- Offrez donc votre bras à Simone, mon cher Raymond, disait invariablement Mme de Maillefert.

Elle-même prenait le bras de M. de Boursonne, M. Philippe présentait le sien à la duchesse de Maumussy, on sortait.

Et régulièrement, par le plus grand des hasards, Raymond finissait par se trouver seul avec Mlle Simone.

La peur finissait par prendre le pauvre garçon. Car de se fier à ces magnifiques apparences, de s'abandonner aux douceurs d'une situation si étrangement inespérée, il n'avait garde.

-- Grand Dieu ! disait-il à M. de Boursonne, qu'est-ce que cela signifie ?...

-- Hum ! rien de bon ! répondait le vieil ingénieur.

-- C'est trop beau.

-- Beaucoup trop pour durer.

-- Quel peut être le but de Mme de Maillefert ? Qu'espère-t-elle de cette comédie ?

Le bonhomme branlait la tête d'un air équivoque.

-- Ce qu'ils espèrent, répondait-il, hum !... peut-être bien que moi... mais non, je ne suis pas assez sûr encore... Ce serait trop odieux.

Et il refusait obstinément de s'expliquer, disant que, s'il ne se trompait pas, les faits ne tarderaient guère à faire éclater la vérité.

Le plus extraordinaire, c'est qu'à mesure que Mme de Maillefert devenait plus ardente et plus expansive, Mlle Simone montrait plus de réserve et de froideur.

Autant sa mère s'ingéniait à lui ménager avec Raymond des heures de tête-à-tête, autant elle mettait à les éviter une ingénieuse obstination.

Nul moyen de lui parler. Toujours maintenant elle traînait après ses jupes miss Lydia Dodge, sa gouvernante anglaise, laquelle, préalablement stylée, se jetait à la traverse de tous les entretiens.

-- Elle me hait, pensait Raymond, en proie à un sombre désespoir. Que lui ai-je fait ? En quoi ai-je bien pu lui déplaire ?...

Et il s'effrayait de la voir de plus en plus pâle et toujours plus froide et plus triste.

Elle se donnait pourtant beaucoup de mouvement. Elle passait des journées entières dehors, à parcourir ses propriétés, suivie d'une espèce d'homme d'affaires, qui logeait au Soleil levant, et qui, de l'avis de maître Béru, devait être « un marchand de biens ».

-- Pauvre fille !... disait M. de Boursonne, ils finiront par la tuer.

Il est sûr que souvent Raymond voyait à Mlle Simone les yeux rouges comme si elle eût beaucoup pleuré, et que souvent il fut sur le point d'enfreindre la défense qu'elle lui avait faite de l'interroger.

Jusqu'à ce qu'enfin, la surprenant un jour en larmes, n'y tenant plus, et oubliant la présence de miss Lydia Dodge :

-- Ayez pitié de moi, lui dit-il, bannissez-moi de votre présence ou daignez me permettre de partager votre chagrin...

Elle continuait de pleurer doucement, et sa physionomie avait une si navrante expression de tristesse, que Raymond sentait son cœur se briser.

-- Qu'avez-vous, au nom du ciel ? insista-t-il.

-- Je souffre... murmura la pauvre enfant.

-- On vous tourmente ?...

-- Oh !... indignement !

Raymond frémit de colère.

-- Et vous croyez que je tolèrerai cela !... s'écria-t-il, avec une si terrible expression de menace, que miss Dodge en fit un saut en arrière : vous croyez que, moi vivant, on osera...

D'un geste doux et triste, elle l'interrompit.

-- Voulez-vous donc achever de me désespérer ? murmura-t-elle. Voulez-vous donc nous perdre ?...

Nous ! elle avait dit nous !... Raymond l'avait bien entendu.

-- Ne puis-je donc rien ! demanda-t-il, de l'accent du dévouement prêt à tout.

-- Rien...

Le malheureux se tordait les mains.

-- Ah ! cette angoisse me tue !... dit-il. C'est trop souffrir.

Elle le regarda fixement, et d'une voix douce :

-- Pensez-vous donc, fit-elle, que je ne souffre pas, moi ?

Mais les instances passionnées de Raymond n'arrachèrent pas un mot d'explication à Mlle Simone. À ses ardentes supplications :

-- Je ne puis parler, répondait-elle, je ne le puis, je n'en ai pas le droit !...

Entre eux, miss Lydia Dodge, la méthodique gouvernante anglaise, semblait tomber des nues. Elle ne pouvait revenir de voir entre eux cette soudaine entente. La veille encore ils en étaient à hésiter, à rougir et à balbutier avant de s'adresser un mot de politesse banale ; et voici que tout à coup ils s'abandonnaient, tant il en est de la douleur comme un péril commun dont la brutale étreinte efface les conventions sociales, supprime les timidités et arrache à la vérité tous ses voiles.

-- Ah ! vous êtes impitoyable, mademoiselle, prononça enfin Raymond. Me bannir de votre présence me serait moins cruel...

D'un geste brusque, Mlle Simone l'arrêta.

-- Voulez-vous donc, fit-elle, m'ôter tout mon courage, au moment même où j'en ai le plus besoin !...

Et comme si elle se fût défiée d'elle-même, comme si elle eût craint de se trahir, ou d'en avoir trop dit déjà, elle prit le bras de miss Lydia Dodge et s'éloigna, laissant Raymond éperdu d'angoisses et écrasé sous le sentiment de son impuissance.

Avec l'intensité de la réalité même, son implacable imagination lui représentait la situation de Mlle Simone, cette situation dont le mystère augmentait l'horreur, et il la voyait se débattant sous le filet de quelque abominable intrigue, sans amis, sans conseils, sans soutien...

Il ne fallut rien moins que le bruit d'une chaise bruyamment remuée, pour le rappeler au souvenir de la réalité. Mme de Maumussy venait d'entrer...

Il tressaillit de tout son être, quand il la vit l'observant de son regard tranquille, où il lui semblait lire les plus insultantes ironies.

C'était, depuis la soirée où elle s'était abandonnée à de si inexplicables emportements, la première fois que Raymond se trouvait seul avec elle.

-- Qu'avez-vous, monsieur Delorge ? demanda-t-elle doucement.

Saisi d'une sorte de vertige qui lui enlevait jusqu'à la faculté de réfléchir, il marcha sur elle, et d'une voix sourde :

-- J'ai, répondit-il, que j'aime Mlle Simone de Maillefert, madame la duchesse, plus que la vie, plus que l'honneur, plus que tout le monde, que la voir malheureuse est au-dessus de mes forces, et que je saurai bien faire payer ses larmes aux misérables qui les lui font répandre.

Il la regardait fixement, en parlant ainsi, obstinément, comme s'il eût espéré plonger jusqu'au fond de sa conscience.

Elle ne baissait ni ne détournait les yeux.

-- C'est pour moi que vous dites cela ? interrogea-t-elle.

-- Oui...

La jeune duchesse eut une seconde d'hésitation.

Puis, tout à coup, elle se leva vivement, courut fermer la porte du salon, et revenant prendre sa place en face de Raymond :

-- Vous reste-t-il, commença-t-elle, assez de raison pour m'entendre, monsieur Delorge ?

-- Oh ! je suis parfaitement calme, madame...

-- Eh bien ! voici le conseil que vous donnerait une amie : Quittez Maillefert, non pas dans une heure, mais à l'instant, partez...

Raymond riait d'un rire nerveux.

-- Je vous gêne donc beaucoup, madame la duchesse ? dit-il.

Elle le toisa d'un coup d'œil superbe, et durement :

-- Moi !... s'écria-t-elle, moi !...

Puis haussant les épaules :

-- Laissez-moi continuer, reprit-elle plus doucement. Vous vous croyez aimé de Mlle de Maillefert, et il se peut qu'elle croie vous aimer. Vous vous abusez l'un et l'autre. L'amour vrai ne réfléchit ni ne raisonne, et je vois à Simone l'âme calculatrice d'un procureur. Si elle vous aimait, elle dirait un mot, un seul, et... peut-être serait-elle votre femme. Elle ne le dira pas...

Raymond ricanait toujours.

-- Je cherche, madame la duchesse, fit-il, l'intérêt qui vous fait parler ainsi...

Elle tressaillit, un éclair de colère traversa ses yeux noirs, mais elle se contint, et baissant la voix :

-- Si vous vous trouviez, reprit-elle, dans une maison qui s'écroule et qu'un passant vous criât : « Sauve-toi ! » iriez-vous lui demander quel intérêt il avait à vous empêcher d'être enseveli sous les décombres ? Eh bien ! moi, je suis ce passant. Trop haut est votre cœur et trop noble votre mépris de l'argent, pour certaines intrigues. Vous ne savez pas, sans doute, jusqu'où peuvent descendre les viles convoitises du luxe, du bien-être et du plaisir. Ne l'apprenez pas à vos dépens. Votre place n'est pas ici. Mieux on vous y accueille et plus vous devez craindre. Ce n'est pas la vie que vous laisseriez...

Ce qu'il y avait de commisération réelle dans l'accent de Mme de Maumussy, Raymond ne le sentit pas.

Il crut à une insulte, et transporté de colère jusqu'à saisir le bras de la jeune femme :

-- Que voulez-vous dire ? s'écria-t-il, parlez... Vous en avez trop dit maintenant...

Mais elle se dégagea, et toisant Raymond d'un coup d'œil superbe :

-- Je pense que vous êtes fou, monsieur Delorge, dit-elle...

Et s'asseyant au piano, elle se mit à jouer avec une sorte de furie le morceau ouvert sur le pupitre...

Sous tant de secousses successives, Raymond sentait vaciller son intelligence. Plus les paroles de la duchesse étaient obscures et mystérieuses, plus en essayant de les interpréter il se sentait assailli de sinistres appréhensions.

Se jouait-elle de lui ? Obéissait-elle à cet instinct irraisonné qui fait prendre en pitié toute créature qui souffre ? Remplissait-elle simplement un rôle ?...

Mais à quoi bon se mettre l'esprit à la torture ? Ne valait-il pas mieux pour Raymond essayer de fléchir cette jeune femme qui était là, qui savait la vérité, elle, qui d'un mot pouvait l'éclairer, le sauver et sauver avec lui Mme de Maillefert !...

-- Madame, commença-t-il, madame la duchesse.

Elle ne parut pas l'entendre... Ses doigts couraient sur le clavier avec une merveilleuse agilité... Peut-être, réellement, ne l'entendit-elle pas.

Alors il s'approcha doucement, et de la main effleura l'épaule de la jeune femme.

Sans cesser de jouer, elle se détourna vivement.

-- Que me voulez-vous, monsieur ? demanda-t-elle.

-- Madame, s'il vous reste une ombre de pitié...

-- Quoi ?

-- Daignez vous expliquer plus clairement...

Elle le regardait d'un air mécontent.

-- Je vous ai dit tout ce que j'avais à dire, interrompit-elle, insister est inutile.

Et comme elle voyait Raymond prêt à tomber à ses genoux :

-- Ah !... Je vous cède la place, monsieur, dit-elle.

Sur quoi, s'étant levée, elle sortit en fredonnant l'air d'opéra qu'elle venait de jouer...

Déjà Raymond s'était redressé et, d'un œil enflammé, il regardait autour de lui, comme s'il eût cherché à qui s'en prendre de tant de misères.

Heureusement, une lueur suprême de raison l'éclaira :

-- Je ne m'appartiens plus, pensa-t-il, si je reste, si je me trouve en face de M. Philippe, je me perds, et je perds à tout jamais Simone...

Et il se précipita dehors...

Dans le vestibule, Mme de Maillefert, avec toutes sortes de cérémonies, reconduisait une vieille dame qui était venue lui faire visite.

Apercevant Raymond :

-- Comment ! vous nous quittez, mon cher Delorge, lui cria-t-elle gaiement.

Il ne répondit pas. D'un seul bond il franchit les dix marches du perron et se lança dans l'avenue.

Il lui semblait que l'existence, comme une planche pourrie jetée sur un abîme, craquait et manquait sous lui, et qu'il roulait jusqu'aux plus sombres profondeurs.

Et pour comble, une voix obstinée et irritante comme le remords s'élevait en lui, qui lui répétait que, si terrible que fût le châtiment, il l'avait mérité, lui le fils du général Delorge, en se mêlant à ce monde qui était celui des assassins de son père.

Des heures s'écoulèrent en alternatives de désespoir et de rage, et il flottait entre mille résolutions contradictoires, quand la porte de sa chambre s'ouvrant M. de Boursonne parut.

-- J'arrive de Maillefert, lui dit le vieil ingénieur, j'y ai trouvé tout le monde surpris de votre disparition. Je ne suis pas curieux...

Raymond s'était levé.

-- Vous allez tout savoir, monsieur, dit-il.

Et fort exactement quoique d'une voix encore altérée, il raconta son entretien avec Mlle Simone et avec la duchesse de Maillefert...

Encore bien que donnant les signes les plus manifestes d'impatience, M. de Boursonne l'écouta sans mot dire ; mais dès qu'il eut achevé :

-- La peste étouffe, s'écria-t-il, les amoureux romanesques et nerveux ! Quand on est bâti comme cela, sacrebleu ! on devrait bien rester chez soi !

-- Vous en parlez à votre aise, monsieur, et si vous aviez été à ma place...

-- D'abord je ne m'y serais pas mis, à votre place, mon cher. Ensuite, ayant eu cette chance inespérée de surprendre Mme de Maumussy dans un de ses bons moments, je me serais bien gardé de la blesser par mes violences ridicules...

-- Cette femme est mon ennemie, monsieur, vous-même me l'avez dit...

-- Et je le crois... Seulement la duchesse est Italienne, c'est-à-dire la femme de la sensation présente, qui au lieu d'analyser ses émotions s'y abandonne tout entière, qui veut une chose avec la tête et fait le contraire avec le cœur...

-- Enfin que résoudre ?... interrompit Raymond.

Ah ! le vieil ingénieur n'hésita pas.

-- Plantez là Mlle Simone, dit-il.

-- Jamais !...

Le bonhomme haussa les épaules.

-- Alors, sacrebleu ! fit-il, que voulez-vous que je vous dise ! Attendez... le succès est aux temporisateurs. Retournez au château comme si de rien n'était...

Ainsi fit Raymond, et lorsqu'il arriva à Maillefert le lendemain, rien ne lui parut changé. Mlle Simone n'était ni plus ni moins triste, M. Philippe était toujours aussi amusant, Mme de Maumussy avait repris son attitude de sphinx...

Il en était à se demander s'il ne s'était pas épouvanté de chimères, lorsqu'un soir, comme il arrivait au château :

-- Est-ce que vous n'avez pas rencontré M. Philippe ? lui dit Mme de Maillefert.

-- Non, madame...

-- C'est qu'il est au chemin de fer, au-devant de nos amis, qui arrivent par l'express de neuf heures...

-- Vous attendez des amis ?...

Mme de Maillefert sourit :

-- Nous attendons, répondit-elle, le mari de ma chère Clélie, le duc de Maumussy, et avec lui M. Verdale, le fameux architecte, et le comte de Combelaine...

En d'autres temps, Raymond eût été écrasé de ce coup si terriblement inattendu.

Mais il en est de l'âme humaine comme de l'acier, qui plongé rouge dans un torrent glacé acquiert des qualités supérieures de résistance et d'élasticité ; l'âme, au contact du malheur, se trempe d'une énergie plus forte et s'endurcit à la souffrance.

Raymond pâlit et ses yeux se voilèrent, mais il ne chancela pas, et si rudement que l'émotion lui serrât la gorge, il eut encore la force de dire :

-- Ah !... vous attendez M. de Maumussy et M. de Combelaine !...

Mme de Maillefert se pencha vers la pendule.

-- Quelle heure est-il ? fit-elle. Huit heures et demie. Dans trois quarts d'heure ils peuvent être ici.

Et immédiatement elle entama le panégyrique du duc de Maumussy, dont elle ne pouvait assez louer, disait-elle, le caractère chevaleresque, l'esprit délicat et fin et le merveilleux sens politique.

Elle n'admirait pas moins M. de Combelaine, ce dévoué serviteur de l'Empire, cet héroïque soldat toujours prêt à verser son sang, dont la fidélité désintéressée lui rappelait, assurait-elle, ces loyaux chevaliers qui, à leur mort, demandaient à être enterrés aux pieds du suzerain qu'ils avaient servi...

Assez maître de soi pour éviter le scandale d'une brusque retraite, Raymond était allé s'asseoir non loin de la causeuse où chaque soir Mlle Simone venait s'établir devant sa petite table à ouvrage.

Et la duchesse de Maillefert poursuivait.

Avec une non moindre chaleur, elle célébrait les mérites de M. Verdale, cet architecte fameux, ce fils de ses œuvres arrivé à force de talent et de travail à une grande situation et à une fortune immense. Et elle se déclarait ravie qu'un homme de ce mérite eût bien voulu accompagner M. de Combelaine, son ami. Justement elle méditait de grandes réparations à Maillefert. M. Verdale lui donnerait des idées.

À ce mot de réparations, Mlle Simone avait redressé la tête si vivement, que sa mère en parut choquée.

-- Oh ! vous avez bien entendu, fit-elle d'un ton sec. Cette vieille baraque est inhabitable, et j'ai des raisons de croire que l'année 1870 ne s'écoulera pas sans que Sa Majesté l'Impératrice fasse à notre maison l'honneur de s'arrêter un jour ou deux à Maillefert.

Mais Raymond n'écoutait pas.

Les yeux fixés sur la pendule, il calculait combien de minutes encore il avait à rester à Maillefert...

Il avait pu subir la duchesse de Maumussy ; mais le duc, mais M. de Combelaine, l'honneur lui défendait de se trouver sous le même toit qu'eux.

-- Savez-vous, demandait Mme de Maillefert à Mme de Maumussy, combien de jours ces messieurs comptent nous donner ?...

-- Non... Mon mari ne me l'a pas dit.

Raymond n'avait plus que dix minutes à rester...

Et il s'attendrissait en contemplant pour la dernière fois ce petit salon, où, au milieu d'affreux déchirements, il avait eu des heures enchantées par l'espérance.

Il examinait Mlle Simone, qui, inclinée sous une lampe travaillait, non à un délicat et inutile ouvrage de femme, mais à une layette qu'elle avait promise à une pauvre fille séduite, que tout le monde dans le pays repoussait.

Mais neuf heures sonnaient ; Raymond se leva.

-- Quoi ! s'écria Mme de Maillefert, vous n'attendez pas nos amis !...

-- Je ne puis...

-- Parce que ?...

-- M. de Boursonne m'attend, madame.

Elle haussa les épaules.

-- Allez donc, fit-elle, mais en tout cas, à demain.

Il ne répondit pas. Il s'inclina devant la duchesse de Maumussy, il effleura de ses doigts tremblants la main que lui tendait Mlle Simone, et lentement il sortit.

La nuit était sombre et glaciale, de gros nuages couraient au ciel, un vent furieux secouait les branches dépouillées des arbres...

Que lui importait ! Il n'avait plus besoin de se contraindre, maintenant...

Son désespoir et sa fureur s'exhalaient en imprécations et en menaces qu'emportait la tempête, de même que les événements avaient emporté ses espérances et ses projets.

Parvenu au pont suspendu, cependant, il s'arrêta court. Une voiture venait, au grand trot, -- malgré les défenses formelles -- et dans cette voiture, à la lueur des lanternes, on distinguait quatre hommes : M. Philippe et les amis attendus à Maillefert.

IV

Il était près de minuit lorsque Raymond arriva au Soleil levant . L'auberge était déserte. Seul dans la cuisine, maître Béru mettait au net les comptes de la journée.

En apercevant son hôte :

-- Montez vite, monsieur, lui dit-il, chez M. de Boursonne, il vous attend avec une impatience !...

C'était vrai ; Raymond trouva le vieil ingénieur en proie à la plus violente agitation, et arpentant à grands pas sa chambre -- une chambre immense, la plus belle de l'auberge, qui avait une pendule sur sa cheminée de pierre peinte, et de chaque côtés des flambeaux argentés, dont tous les dimanches maîtresse Béru renouvelait les bobèches de papier déchiqueté.

Trop bouleversé pour remarquer le désordre de Raymond :

-- Eh bien !... lui cria M. de Boursonne, nous y voici !... Au bord du fossé la culbute... il n'y a plus à reculer !...

-- Qu'est-ce encore, mon Dieu !...

-- Oh !... c'est grave, cette fois, continua le bonhomme, terriblement grave ! Et votre duchesse de Maillefert mériterait... Mais asseyez-vous, nous avons à causer...

Mais c'était un homme prudent. Il commença par s'assurer en ouvrant successivement toutes les portes que personne n'était aux écoutes ; après quoi, revenant se camper debout et les bras croisés devant son jeune camarade : -- Vous savez, commença-t-il, non sans une nuance de solennité, que j'ai horreur de me mêler des affaires des autres...

Hélas ! bien des fois, jadis, Raymond avait souri de cette étonnante prétention de son vieux chef ; mais en ce moment !...

-- Pour vous, continuait le bonhomme, je vais manquer aux principes de toute mon existence. C'était écrit. Voici des mois que nous vivons de la même vie, côte à côte, sans jamais nous quitter, et sarpejeu ! on est de chair et d'os. Vous voyant bon, généreux, loyal, sincère jusqu'à la naïveté, petit à petit, à mon insu, je me suis... hum... comment dirai-je ? habitué ? non, intéressé à vous, comme à... ma foi tant pis, je le dis puisque c'est vrai quoiqu'absurde... comme à mon propre fils.

Ces préliminaires dans la bouche de cet homme excellent, mais qui faisait profession d'égoïsme et de brutalité, devaient faire frémir. Ce qu'il avait à dire était donc bien rude, qu'il tergiversait ainsi.

-- C'est comme mon père même que je vous écouterai, monsieur, murmura Raymond.

Le bonhomme fit deux ou trois tours encore dans la chambre, puis brusquement : -- C'est de votre honneur qu'il s'agit ! prononça-t-il.

-- De mon honneur !...

-- Oui. Et il n'y a plus à hésiter ni à temporiser, il faut marcher droit au but. Il faut que demain, vous m'entendez bien, demain, vous vous rendiez à Maillefert, et que vous demandiez officiellement à Mme la duchesse de Maillefert la main de Mlle Simone, sa fille...

Une stupeur immense clouait Raymond sur sa chaise.

-- Moi, répétait-il, comme s'il eût eu besoin de s'affirmer une proposition inouïe, moi !...

-- Il le faut, insista M. de Boursonne, il le faut absolument. C'est l'unique moyen que je voie de ne point laisser quelque lambeau de votre intègre réputation au piège honteux tendu à votre confiante probité.

D'un geste machinal comme pour en écarter le vertige, Raymond passait et repassait sa main sur son front.

-- Je vous entends, monsieur, balbutiait-il, mais... excusez-moi, je ne vous comprends pas...

M. de Boursonne, tristement, hochait la tête.

-- Et penser, continuait-il, que c'est moi qui vous ai encouragé à aimer Mlle Simone !... Ah ! vieil enfant en cheveux blancs !... Mais qui pouvait prévoir !... Savez-vous ce qui se passe ? Il est aujourd'hui avéré dans le pays, aux Rosiers, à Saint-Mathurin, à Saumur, à Angers même, que Mlle Simone de Maillefert est la maîtresse de Raymond Delorge...

D'un bond Raymond fut debout :

-- Voilà donc, s'écria-t-il d'un accent terrible, voilà le résultat des lâches calomnies de ce misérable Bizet de Chenehutte...

Mais le vieil ingénieur lui coupa la parole.

-- Votre Bizet n'est qu'un sot, déclara-t-il, dont les propos d'estaminet n'avaient aucune portée. Si Mlle Simone a été perdue de réputation, c'est par la duchesse de Maillefert elle-même, par sa mère...

-- Oh !... monsieur...

-- Par sa mère, oui, je dis bien, qui a déclaré en propres termes, non pas à une personne, mais à plusieurs, qu'elle s'estimerait trop heureuse si elle parvenait à vous déterminer à épouser sa fille, parce que, après l'avoir séduite, vous vous seriez dégoûté d'elle, et que la pauvre fille se trouverait dans une situation à ne plus pouvoir dissimuler sa faute.

Un cri terrible, un cri de douleur et de rage, jaillit de la poitrine de Raymond.

-- C'est impossible, s'écria-t-il, impossible !... Une mère n'a pas pu dire, une mère n'a pas dit cela...

-- Elle l'a dit, j'en suis sûr...

-- Eh bien !... ce n'est pas demain que j'irai à Maillefert, ce sera cette nuit, à l'instant !... Ah ! elle a dit cela ? Ah ! elle s'est servie de mon nom pour déshonorer la plus chaste et la plus noble des créatures !... Eh bien ! moi, je lui arracherai la langue, à cette misérable femme, et je la clouerai à la porte de son château !...

Cette explosion de désespoir, M. de Boursonne l'avait prévue, il l'attendait.

Saisissant donc le bras de son jeune camarade :

-- Avant de rien faire, dit-il, vous m'entendrez.

Mais déjà un revirement s'était fait dans les idées de Raymond. Le doute lui venait.

-- Si vous vous trompiez, cependant, monsieur ! fit-il. Si on avait surpris votre bonne foi !

Autant le vieil ingénieur était brusque d'ordinaire, autant en ces circonstances si pénibles il faisait preuve d'indulgence et de bonté.

-- Écoutez et soyez juge, dit-il à Raymond.

Et s'asseyant près de son jeune ami :

-- Voici tantôt un mois, commença-t-il, que surpris des avances si extraordinaires de Mme de Maillefert, nous avons soupçonné quelque ténébreuse intrigue... Le but de cette intrigue vous échappait absolument, à vous qui êtes jeune. Plus clairvoyant, grâce à ma triste expérience, j'entrevoyais vaguement quelque chose de si odieux que je me disais, que je vous disais : « Non, ce n'est pas possible... »

-- C'est vrai, c'est vrai !...

-- Eh bien ! mon pauvre ami, depuis cet instant, je puis vous l'avouer, il ne s'est pas écoulé un jour sans que j'aie appliqué tout ce que j'ai de pénétration à déchiffrer le mot de cette énigme. De là vient que tout à coup vous m'avez vu papillonner lourdement autour de Mme de Maumussy, et déployer pour elle mes grâces surannées. Je pensais qu'elle savait la vérité...

-- Et elle ne la savait pas ?

-- Elle l'ignorait, j'en mettrais la main au feu, il y a trois jours. C'est lorsqu'elle l'a connue, que soudainement elle a été tout autre avec vous. Peut-être, sans le vouloir, a-t-elle été complice de Mme de Maillefert. Et c'est alors que révoltée, indignée, elle vous a conseillé de fuir...

C'était une explication plausible, cela.

-- Oui, en effet, approuva Raymond.

-- Voyant que je ne tirais rien de la jeune duchesse, poursuivait M. de Boursonne, je me mis à chercher d'un autre côté... Mon titre de baron, puisqu'enfin baron il y a, et les vieilles relations de ma famille, m'ouvraient tous les castels des environs. J'en profitais pour me faufiler près de toutes les connaissances de Mme de Maillefert, espérant que de l'ensemble de ces conversations, d'un mot à l'une, d'une phrase à l'autre, j'arriverais à déduire quelque chose de positif...

-- Ah ! monsieur, murmura Raymond, comment jamais m'acquitter envers vous ?...

En vous laissant guider par moi, mon cher ami. Mais attendez. Je perdais mon temps et mes peines, quand ce soir -- hier soir, plutôt, puisqu'il est plus de minuit, -- me trouvant chez Mme de Lachère, cette dame, vous savez, dont le mari veut être préfet : -- « Il faut convenir, me dit-elle, que votre jeune collègue, M. Delorge, se conduit d'une façon abominable. » Par bonheur, j'eus le pressentiment que j'étais sur la trace de la vérité, et au lieu de m'ébahir : -- « Comment cela ? » demandai-je avec un sourire équivoque. -- « Allons, allons, reprit-elle, ne faites pas le discret avec moi, baron, je sais tout. » Je m'inclinai. -- « En ce cas, madame, vous êtes plus avancée que moi. » Elle se mit à rire. -- « Mon cher baron, me dit-elle, c'est la duchesse de Maillefert elle-même qui, dans le délire de sa mortelle douleur, m'a confié l'horrible situation de sa fille, et les efforts qu'elle fait pour ramener l'homme qui l'a séduite et qui maintenant refuse de l'épouser... »

-- Cette Mme de Lachère a menti ! s'écria Raymond.

Le vieil ingénieur secoua la tête.

-- Ce fut ma première impression, dit-il, et je ne la lui cachai pas. Alors, elle me déclara qu'elle n'était pas la seule à qui Mme de Maillefert eût fait cette incroyable confidence, et, pour me le prouver, elle appela une de ses amies qui, elle aussi, savait tout, à ce qu'elle me dit, et de la même façon. À votre avis, ces deux affirmations valent-elles une certitude ?

Raymond ne répondit pas.

-- Moi, je m'obstinais à douter encore, reprit M. de Boursonne ; alors Mme de Lachère invoqua le témoignage de son mari, lequel me jura sur l'honneur tenir de la propre bouche de M. Philippe ce que sa femme avait appris de la bouche même de Mme de Maillefert.

Cela, par exemple, c'était le comble.

-- Quoi !... M. Philippe aussi ! bégaya Raymond. Son frère !...

Puis se dressant, comme s'il eût été mû par un ressort :

-- Mais pourquoi, s'écria-t-il, pourquoi cette infamie, cette abominable calomnie ?...

-- Eh ! pardieu ! parce que Mme de Maillefert et son noble fils n'ont pour vivre que les revenus de Mlle Simone. Qu'elle se marie, les voilà sur la paille. Ils veulent qu'elle ne puisse pas se marier...

-- Oui, peut-être...

-- Et voilà pourquoi, vous, demain, c'est-à-dire aujourd'hui, vous allez officiellement et ouvertement demander la main de Mlle de Maillefert...

Raymond baissait la tête :

-- C'est que dans ce moment, dit-il, déchiré par les plus horribles perplexités, je ne suis pas absolument... libre...

Une immense stupeur se peignait sur le visage de M. de Boursonne.

-- Vous hésitez !... fit-il.

Le pauvre garçon se tordait les mains.

-- Ah ! si vous saviez, monsieur, s'écria-t-il, si vous saviez ?...

Et cette fois, emporté par la situation, et se sentant confusément hors d'état de délibérer et d'arrêter un parti, il confia à son vieil ami le secret de son passé.

C'était pour M. de Boursonne comme une révélation.

-- Voilà donc, disait-il, les raisons de vos indécisions étranges ! Et moi qui vous accusais !...

Puis, après une minute de réflexion :

-- Mais n'importe, dit-il, l'honneur commande, obéissez. Il n'est pas de considération au monde qui puisse vous obliger à passer pour un infâme suborneur, qui vous oblige à laisser peser sur la pure et chaste jeune fille que vous aimez une abominable accusation.

Raymond était dans une de ces crises où la volonté éperdue appartient au premier qui s'en empare : -- Qu'il soit fait selon vos conseils, monsieur, dit-il au vieil ingénieur ; je m'abandonne à vous...

Le jour commençait à poindre, blafard et morne, lorsque Raymond, qui s'était jeté tout habillé sur son lit, se réveilla, après quelques heures de ce sommeil de plomb qui suit les grandes crises, et qui est comme une dernière faveur de la nature violentée.

Il se sentait le corps brisé, mais l'esprit net et clair jusqu'à s'en étonner.

C'est que les raisons ne lui manquaient pas d'être bouleversé encore, et agité des plus funèbres pressentiments.

La journée qui commençait était celle du mercredi 1er décembre 1869.

C'est-à-dire qu'il y avait dix-sept ans, date pour date, que le général Delorge était tombé, dans les jardins de l'Élysée, sous les coups de lâches assassins.

Et lui, Raymond Delorge, lui qui sur le cercueil de son père avait prêté un solennel serment de haine et de vengeance, il allait, en ce fatal anniversaire, se trouver peut-être en présence des meurtriers, et subir l'ironie de leur insolente impunité.

Mais l'impérieuse, l'inexorable nécessité parlait.

Et à midi précis, il avait revêtu le costume traditionnel de la démarche qu'il allait risquer, endossé l'habit noir et ganté les gants paille.

-- Je vous accompagnerai, lui avait dit M. de Boursonne, mais, entendons-nous bien : je resterai à vous attendre dans le salon, et vous vous présenterez seul à la duchesse de Maillefert. Ma présence, très certainement, l'effaroucherait, et il faut qu'elle s'explique...

La pluie fine et glaciale qui tombait obstinément depuis le matin, venait de cesser.

Le vieil ingénieur et Raymond partirent.

Et tout en cheminant aussi vite que le leur permettait le mauvais état de la route : -- Comment va me recevoir la duchesse de Maillefert ? disait Raymond.

-- Qui sait ! comme un sauveur peut-être... Peut-être comme un laquais.

-- Et les autres...

-- Quels autres ? Maumussy, Combelaine, Verdale ? Eh bien ! après... Est-ce à vous de vous inquiéter d'eux ? Est-ce à l'homme d'honneur à détourner les yeux pour ne pas rencontrer le louche regard des gredins ? Jamais leur impudence ne montera jusqu'à votre fierté. Haut le front, sacredieu, ami Delorge, c'est à ces misérables à trembler devant vous. Haut la tête et le cœur, car nous voici arrivés...

Dans l'immense vestibule, les valets de pied étaient à leur poste, tristes valets dont la tenue trahissait les habitudes des maîtres.

On devinait les gens dont les gages ne sont pas exactement payés, qui ont craint plus d'une fois qu'on ne leur fît banqueroute, et qui se soldent en insolences des intérêts de l'argent qui leur est dû.

Ils me font moins l'effet de serviteurs que de créanciers, avait dit souvent le vieil ingénieur, et j'aimerais mieux faire mon lit moi-même que d'être servi par ces gaillards-là !...

Ces gaillards, d'ordinaire, dès que paraissaient Raymond ou son vieux chef, se levaient précipitamment, un sourire bassement obséquieux aux lèvres.

Ce jour-là, un seul daigna se soulever de la banquette où tous se vautraient.

-- Mme de Maillefert ? demanda M. de Boursonne.

-- Sortie, répondit le valet, du ton insolent de l'homme qui a des ordres.

-- A-t-elle dit à quelle heure elle rentrerait ?

-- Madame la duchesse ne rend pas de compte à ses gens.

Raymond et M. de Boursonne échangèrent un coup d'œil. Ces façons n'avaient pas besoin de commentaires.

-- Nous l'attendrons, alors, dit le vieil ingénieur.

Le valet de pied ricanait en se dandinant :

-- J'ai eu l'honneur de dire à ces messieurs, insista-t-il, que madame la duchesse est sortie, et qu'on ne sait quand elle rentrera... si toutefois elle rentre.

M. de Boursonne était devenu fort rouge.

Ayant demandé à Raymond une de ses cartes de visite :

-- Vous allez, dit-il au domestique, porter à l'instant cette carte à Mme de Maillefert. Si véritablement elle est sortie, vous la lui remettrez quand elle rentrera. Il faut que M. Delorge lui parle aujourd'hui même. Et, en attendant, conduisez-nous immédiatement au salon...

Son accent était si impérieux, que le valet, troublé, obéit, tout en grommelant : -- Ah ! tant pis ! Elle dira ce qu'elle voudra.

Lorsqu'ils furent seuls dans le salon :

-- Voilà qui commence bien ! fit Raymond.

Oui, approuva le vieil ingénieur, c'est une disgrâce de cour...

Il se tut, la porte du salon s'ouvrit, et le valet de pied reparut : -- Madame la duchesse attend ces messieurs, prononça-t-il.

-- Allez, dit à Raymond M. de Boursonne, je reste ici à vous attendre.

C'est dans une sorte de boudoir, ouvrant à la fois sur son cabinet de toilette et sur sa chambre à coucher, que la duchesse de Maillefert avait ordonné qu'on lui amenât Raymond.

Elle venait précisément de se mettre à sa toilette de l'après-midi, lorsqu'on lui avait montré la carte de visite remise au valet de pied par M. de Boursonne.

Furieuse, elle avait renvoyé sa femme de chambre, ne prenant que le temps de relever ses cheveux -- les siens seulement, -- de passer un ample peignoir de mousseline, garni de dentelles, magnifique jadis, maintenant fané et fripé.

Rien de moins séduisant, de moins gracieux et de moins noble que cette grande dame ainsi arrachée brusquement à l'œuvre capitale de son existence.

Dépouillée des artifices savants de la coquetterie la plus raffinée, elle apparaissait telle qu'elle était réellement, telle que l'avaient faite les années d'abord, puis l'abus du fard, des cosmétiques et des eaux de beauté, et plus encore les fêtes continuelles, les nuits passées, les âcres soucis d'argent, les poignantes émotions du jeu, enfin toutes les agitations d'une vie à outrance.

C'est assise dans un vaste fauteuil, près du feu, les jambes allongées sur un coussin de velours, qu'elle reçut Raymond.

Dès qu'il entra, après l'avoir toisé de la tête aux pieds :

-- Vous êtes seul, monsieur ? fit-elle d'une voix aigre.

-- M. de Boursonne m'attend en bas.

-- C'est dommage ! J'aurais eu du plaisir à le complimenter de ses façons...

-- Madame !...

-- N'est-il pas votre conseiller ?

-- M. de Boursonne est un ami dévoué...

-- C'est cela ! Et il vous apprend à pénétrer chez les gens malgré eux et à forcer la consigne des domestiques.

-- J'avais à vous parler, madame.

-- Aujourd'hui même... sur-le-champ ?

-- Oui.

Dédaigneusement, la duchesse de Maillefert haussa les épaules, et s'enfonçant dans son fauteuil : -- Eh bien ! puisque vous voici, dit-elle, parlez.

Loin de déconcerter Raymond, cet accueil outrageant redoubla son sang-froid.

-- Madame, commença-t-il, j'appartiens à une honorable famille. Mon père, que j'ai eu le malheur de perdre fort jeune, était général de brigade. Ma mère est une demoiselle de Lespéran. Je n'ai pas trente ans, je suis ingénieur des ponts et chaussées, mon passé répond de l'avenir... J'ai l'honneur de vous demander la main de Mlle Simone de Maillefert, votre fille...

C'est de l'œil ébahi dont on considère un phénomène, que la duchesse l'examinait tandis qu'il débitait imperturbablement ces quelques phrases qu'il avait arrangées dans sa tête en montant l'escalier.

-- Et c'est pour me dire cela, fit-elle, que vous avez forcé ma porte ?

-- Uniquement, oui, madame.

Il était clair que le flegme de Raymond l'agaçait.

-- Savez-vous bien, reprit-elle, ce que c'est qu'une d'Hostal de Chalandry de Maillefert ?

-- C'est, je le sais, madame la duchesse, une fille d'illustre maison, la descendante d'une longue suite de loyaux et vaillants gentilshommes, qui, de père en fils, se sont légué, tel qu'un dépôt sacré, un nom sans tache, une glorieuse devise et les pures traditions de l'honneur et du devoir.

Mme de Maillefert rougit imperceptiblement, et pressée de venger ce qui lui paraissait un amer persiflage : -- Savez-vous, fit-elle d'un ton ironique, quelle est la fortune de Mlle Simone de Maillefert ?

-- Je ne m'en suis pas informé, madame...

-- Soit, mais vous l'avez bien entendu évaluée, cette fortune !

-- En effet.

-- Ma fille possède de son chef deux cent mille livres de rente, en propriétés, c'est-à-dire, au bas mot, un capital de sept millions... C'est une dot cela, et bien faite pour tenter, n'est-ce pas, monsieur ?

Si flagrante que fût l'insulte, Raymond ne sourcilla pas.

-- Et vous, monsieur, reprit la duchesse, qui êtes-vous pour prétendre à l'honneur d'une alliance si haute ?...

-- Oh ! je n'ai aucune fortune, madame, et le peu que j'ai...

-- Il ne s'agit pas de cela, c'est de votre famille que je parle. N'êtes-vous pas fils de ce fameux général Delorge qui a été tué en duel ?...

Raymond pâlit. Il n'est pas de résolution d'impassibilité qui tiennent devant certaines attaques.

-- On vous a trompée, madame la duchesse, prononça-t-il. Mon père n'a pas été tué en duel, il a été lâchement assassiné...

-- Monsieur !...

-- ... par M. de Combelaine ou par M. de Maumussy, ou par tous les deux, plutôt...

La duchesse de Maillefert s'était redressée.

-- Pas un mot de plus, monsieur, interrompit-elle. Je sais votre histoire depuis hier soir, et j'en suis à me demander comment vous avez osé vous présenter chez moi.

« On dit qui on est, monsieur, avant de se faufiler dans l'amitié des gens. Maintenant je vous connais. On m'a dit les détestables accusations dont vous et les vôtres poursuivez des hommes honorables, que je reçois, que j'aime et qui sont l'honneur d'un gouvernement auquel moi et les miens sommes absolument dévoués.

Déjà, par un puissant effort de volonté, Raymond avait maîtrisé son émotion. Impassible autant qu'une statue, il laissa la duchesse achever.

Puis :

-- J'attends votre réponse, madame, dit-il froidement.

Peu à peu elle en était venue à s'irriter tout à fait.

-- Ma réponse !... répéta-t-elle. Est-ce que véritablement, monsieur, vous espériez que je prendrais votre démarche au sérieux ?

-- Je n'espérais rien, madame.

Elle tressaillit.

-- J'ai vu un grand devoir à remplir, je le remplis sans souci du résultat. Je ne vous parlerai pas des sentiments que m'inspire Mlle de Maillefert... à quoi bon !... J'avais à lui donner un témoignage public de ma respectueuse admiration : c'est fait. Ma démarche d'aujourd'hui, je l'ai annoncée publiquement partout. Non moins hautement je publierai votre réponse.

Il s'inclinait pour prendre congé, Mme de Maillefert l'arrêta d'un geste : -- Que voulez-vous dire ? interrogea-t-elle d'une voix altérée.

-- Ce que je dis... pas autre chose.

-- Simone vous a parlé. Simone vous a commandé de me demander sa main...

-- Sur mon honneur, madame, je vous jure que non.

-- Elle vous aime, cependant, vous le savez bien !...

Ah ! pour cette seule parole, Raymond était prêt à tout pardonner à Mme de Maillefert.

-- Dieu veuille que vous disiez vrai, madame ! prononça-t-il d'un accent ému.

Pâle, les sourcils froncés, la duchesse de Maillefert semblait agitée des plus terribles perplexités, quand, une inspiration soudaine illuminant son visage : -- Eh bien !... attendez, s'écria-t-elle, c'est Simone elle-même qui va vous donner la réponse que vous sollicitez...

Elle sonna, et une femme de chambre accourant :

-- Qu'on prévienne Mlle Simone, ordonna-t-elle, que je désire la voir à l'instant...

Qu'allait-il se passer ?

Quel projet bizarre venait de traverser la cervelle détraquée de cette mère indigne ?...

Troublé au delà de toute expression, Raymond faisait à sa raison et à son courage un appel désespéré. Jusqu'à ce moment, il était resté maître de soi. Saurait-il, en présence de Mlle Simone, maîtriser ses sensations ? Jamais, il ne le sentait que trop, le sang-froid n'avait été plus nécessaire.

V

-- Vous aimez Simone, monsieur Delorge ? demanda tout à coup Mme de Maillefert...

-- Madame...

-- Eh bien ! cher monsieur, votre sort dépend uniquement de sa volonté. Qu'elle dise un mot, et je vous l'accorde. À vous d'obtenir qu'elle prononce ce mot.

Elle s'interrompit, écoutant...

Il lui avait semblé entendre, de l'autre côté, dans la pièce voisine, un pas rapide et léger.

-- La voici ! fit-elle du ton dont elle eût dit : Attention !

Elle ne se trompait pas.

À l'instant même, dans le cadre de la porte qui donnait de la chambre à coucher dans le boudoir, Mlle Simone parut.

-- Mon Dieu !... s'écria-t-elle...

C'est qu'elle venait d'apercevoir Raymond, dont elle ignorait la présence au château. C'est qu'à la façon dont il s'était retiré la veille, elle avait cru comprendre qu'elle ne le reverrait plus à Maillefert.

-- Approchez, Simone, dit Mme de Maillefert.

Machinalement, elle obéit.

La défiance se lisait dans ses beaux yeux tremblant qu'elle arrêtait tour à tour sur sa mère et sur Raymond, implorant l'explication d'un fait qui lui semblait inexplicable...

-- Ma chère Simone, commença la duchesse d'un ton solennel, un événement grave se produit. M. Raymond Delorge, ici présent, vient me demander votre main.

Un nuage épais de pourpre envahit jusqu'à la racine des cheveux le visage doux et triste de la pauvre enfant.

-- Ma mère !... interrompit-elle évidemment révoltée, et espérant peut-être la rappeler à la raison.

Mais il n'était pas de considération capable d'arrêter la duchesse de Maillefert, une fois qu'elle poursuivait un but.

-- Je sais par expérience, continua-t-elle, quel enfer est un ménage sans amour. Je prétends donc, ma fille, vous abandonner absolument le choix de votre mari. Dictez-moi la réponse que je dois faire à M. Raymond Delorge.

Confuse, humiliée, violentée en toutes ses pudeurs, la malheureuse jeune fille baissait la tête.

-- Par pitié ! ma mère, balbutia-t-elle encore, n'insistez pas... plus tard, lorsque nous serons seules...

La duchesse haussait les épaules.

-- C'est cela, dit-elle, et ensuite vous prendrez des attitudes de vierge martyre, et je passerai, moi, pour une marâtre... Nenni ! Je désire que notre explication ait un témoin, et je suis ravie que ce témoin soit monsieur...

Des larmes avaient jailli des yeux de Mlle de Maillefert et, comme un collier de perles qui s'égrène, roulaient silencieusement le long de ses joues.

-- Est-il vraiment possible, ma mère, murmura-t-elle, que vous veuillez mettre un étranger dans la confidence des tristes déchirements de notre famille !

-- Oh ! considérez-vous donc M. Delorge comme un étranger !...

Depuis un moment déjà, Raymond délibérait s'il ne ferait pas bien de s'enfuir.

Les paroles de Mlle Simone lui parurent un ordre et fixèrent ses irrésolutions.

-- À Dieu ne plaise, mademoiselle, prononça-t-il, que je vous sois jamais la cause d'un déplaisir ; je me retire...

Et il se retirait, en effet, lorsque la duchesse, qui s'était levée, passa brusquement entre la porte et lui.

-- Restez ! commanda-t-elle d'un ton impérieux. Il faut, une fois pour toutes, que Simone s'explique. Ce qui va être décidé ici le sera irrévocablement.

Et s'adressant à sa fille :

-- Parlerez-vous ? ajouta-t-elle.

Un éclair de colère avait séché les larmes de Mlle Simone.

-- Vous le voulez, fit-elle d'une voix étouffée, vous l'exigez... Eh bien ! soit. Mais que la honte retombe sur vous de l'affreuse violence que je me fais.

Et détournant la tête pour éviter le regard brûlant de Raymond :

-- Je consens, balbutia-t-elle, à devenir la femme de M. Delorge... mais aux conditions que je vous ai dites, ma mère...

Ah ! bien peu s'en fallut que Raymond, éperdu, ne tombât aux genoux de Mlle de Maillefert. Une réflexion soudaine l'arrêta. La question de son mariage avec Mlle Simone avait déjà été agitée entre la duchesse et sa fille.

-- C'est-à-dire, insista Mme de Maillefert, à la condition de consommer la ruine de notre maison au profit de M. Delorge, n'est-ce pas ?

-- Ma mère ! est-ce bien vous qui dites une telle chose !...

-- Je dis ce qui est.

-- M'accuser de vouloir la ruine de notre maison, moi qui lui ai tout sacrifié au monde, et qui suis prête à lui tout sacrifier...

-- Alors, faites ce que je vous demande... non pour moi, grand Dieu ! qui ne suis plus qu'une vieille femme et trouverai toujours le millier de louis qu'il me faut pour payer ma dot dans un couvent, mais pour votre frère...

-- Je ne le puis...

-- Votre frère est le chef de notre maison, l'héritier du nom, Philippe est le duc de Maillefert ; vous lui devez respect et soumission.

-- Ma mère, il est inutile d'insister.

Ainsi, c'était cette éternelle discussion d'argent, dont Raymond avait surpris quelques lambeaux le soir du bal, qui recommençait...

Mais dans quelles conditions, cette fois, et combien plus honteuse et plus dégradante !...

-- Prenez garde ! Simone, reprit Mme de Maillefert, la voix tremblante d'une colère difficilement contenue, prenez garde ! Vous m'obligez à répondre par un refus à la demande de M. Delorge...

Et s'adressant à Raymond :

-- Vous l'entendez ?... continua-t-elle, vous prétendez l'aimer et vous ne trouvez pas un seul mot à dire !...

Bouleversé des plus étranges émotions, mais toujours maître de soi, Raymond s'inclina :

-- J'ai foi en Mlle Simone, répondit-il -- répétant les paroles qui lui avaient été dites par la jeune fille -- ses décisions me sont sacrées.

La duchesse éclata de rire -- d'un rire faux et menaçant.

-- En d'autres termes, interrompit-elle, vous adorez ma fille, mais vous aimez encore plus son argent. Voilà votre désintéressement. Je le prévoyais, je savais que vous vous étiez entendus...

Peu à peu, et en dépit de ses fermes résolutions de ne s'émouvoir de rien, il était manifeste que Mlle Simone s'animait : elle relevait la tête, et de fugitives rougeurs enflammaient ses joues.

Voyant Raymond blêmir sous l'insulte de Mme de Maillefert, et cependant prendre sur soi de garder le silence :

-- Que vous m'outragiez, moi, ma mère, dit-elle, peu importe, j'y suis accoutumée. Que vous accusiez M. Delorge de cupidité, c'est ce que je ne puis souffrir. La pensée de M. Delorge, je la connais, il me l'a dite. Il croit, de même que moi, que je dois tout ce que je possède au nom de Maillefert.

La duchesse riait toujours de son rire ironique.

-- Et voilà pourquoi, interrompit-elle, voilà comment vous refusez de donner la moitié de votre fortune à l'aîné de notre maison, à votre frère...

-- Je fais plus.

-- Bah !

-- Je lui donne, c'est-à-dire, je vous donne la totalité de mes revenus...

-- Mais vous gardez le capital. Nous sommes à votre merci... Que vos dispositions changent, et le duc de Maillefert est sans pain.

-- Mes dispositions ne changeront pas.

-- Qui le sait !... Supposez-vous mariée et mère de famille. Fatalement, vous en arrivez à juger que votre argent appartient bien plus à votre mari et à vos enfants qu'à votre mère et à votre frère...

Irritée, Mlle Simone battait le parquet d'un pied nerveux, oubliant presque la présence de Raymond, qui, les deux mains appuyées au dossier d'une chaise écoutait...

-- Il est des moyens de vous tranquilliser, ma mère, reprit la jeune fille, je vous les ai offerts...

-- Lesquels !...

-- On dressera un acte par lequel je reconnaîtrai devoir à mon frère et à vous le revenu de mes propriétés...

-- Le revenu !... Comment voulez-vous que dans ces conditions votre frère trouve un établissement sortable ! Quelle famille voudrait de lui !

-- Que mon frère se marie, et je m'engage à lui assurer au contrat l'usufruit de trois millions de terres dont les enfants auront la nue-propriété.

La duchesse avançait dédaigneusement les lèvres.

-- Oh ! encore des termes de procureur ! fit-elle.

-- Qui donc m'a réduite à les apprendre, sinon vous, ma mère !...

À chaque parole, grandissait dans le cœur de Raymond son admiration pour Mlle Simone, son mépris pour Mme de Maillefert.

Et ne pouvoir intervenir cependant !...

-- Quelle tête !... grondait la duchesse, quel caractère de fer !... Il me semble entendre ton père. Rien ne l'émeut, rien ne la touche. Elle se laisserait briser avant de ployer...

-- C'est vous, ma mère, dont l'opiniâtreté passe toute croyance, dit la jeune fille...

Incapable de se contraindre plus longtemps, la duchesse de Maillefert se dressa en pied, et repoussant son fauteuil qui roula jusqu'à la porte :

-- Assez ! fit-elle d'un ton bref et tranchant. Une dernière fois, Simone, voulez-vous partager avec votre frère...

-- Le capital ? Je ne le puis.

-- Prenez garde, réfléchissez... C'est la rupture immédiate, définitive, irrévocable, d'un mariage qui vous tient au cœur.

Raymond se sentait chanceler.

-- Ah ! vous êtes impitoyable, ma mère, interrompit Mlle Simone. Ce que vous me demandez, vous savez bien qu'il m'est défendu de vous l'accorder...

-- Défendu !

-- Vous savez bien que je suis liée par un serment sacré, juré sur le Christ, entre les mains d'un mourant...

Mme de Maillefert haussait les épaules.

-- Toujours les mêmes réponses, dit-elle.

-- Oui, toujours ! répondit la jeune fille, éternellement...

Et admirable de douleur et d'indignation, si belle que Raymond en fut ébloui comme d'une transfiguration :

-- Vous oubliez donc la mort de mon père ! reprit-elle. Vous oubliez donc... C'est vrai, il y a cinq ans de cela, et depuis, tant d'événements se sont succédé... Mais je me souviens, moi, je me souviens...

-- Simone ! fit durement Mme de Maillefert, Simone !...

Mais elle ne laissa pas interrompre.

-- Je n'avais pas seize ans, poursuivit-elle, j'étais encore en pension... C'était l'hiver, la nuit, je dormais... Tout à coup un grand bruit autour de mon lit m'éveilla... J'ouvris les yeux. Une de nos surveillantes se penchait vers moi. -- « Vite, me dit-elle, bien vite, habillez-vous, une voiture vous attend à la porte, un horrible accident est arrivé à votre père, il vous demande, il se meurt... »

« Ce n'était que trop vrai. Mon père revenait de Nice à l'improviste, quand, arrivé en gare à Paris, ayant voulu sauter à terre avant l'arrêt du train, il avait été renversé et broyé entre les roues du wagon et le pavé du quai.

« Lorsque j'arrivai à l'hôtel, les domestiques perdaient la tête. Vous, ma mère, vous étiez au bal, on ne savait chez qui. Mon frère était absent depuis vingt-quatre heures. On vous cherchait en vain l'un et l'autre par tout Paris.

« Mon père avait été rapporté sur une civière, et pour lui épargner d'horrible souffrances, au lieu de le monter à sa chambre, on l'avait déposé dans le salon, sur un lit dressé à la hâte.

« Pauvre père ! Son corps n'était plus qu'une masse informe de chairs sanglantes. C'était un miracle qu'il vécût encore. Par un prodige d'énergie, il retenait en quelque sorte son âme près de s'envoler...

« -- Enfin, la voici !... murmura-t-il quand je parus.

Et tout de suite, d'une voix faible, mais très vite, comme s'il eût craint de ne pouvoir achever :

« -- Maîtrise ta douleur, me dit-il, et écoute-moi, le temps presse. La mort me surprend. Je n'ai pris aucune disposition. Ma fortune sera demain à la discrétion de ta mère et de ton frère. Combien durera-t-elle entre leurs mains ? Bien peu. Et après ? Ruinés, perdus de dettes, compromis, dédaignés, que feront-ils ? J'endure les tourments de l'enfer en songeant à cela. Degré à degré, jusqu'où descendront-ils ? Jusqu'où traîneront-ils notre nom, ce nom glorieux de Maillefert, qui a son paragraphe à toutes les belles pages de l'histoire de France, et que mes aïeux m'ont légué pur et sans tache...

Mme de Maillefert s'agitait désespérément pour arrêter Mlle Simone.

-- Vous oubliez que nous ne sommes pas seules, lui répétait-elle.

-- C'est vous qui la première l'avez oublié, madame, répondit la jeune fille...

Et s'adressant surtout à Raymond, et d'un accent qui s'imposait, elle poursuivit :

-- Éperdue de douleur, je m'étais agenouillée près du lit de mon père :

« -- Tu n'as que quinze ans, Simone, reprit-il, et cependant c'est à toi de me remplacer dans cette maison où souffle un vent de vertige. Par bonheur, tu es immensément riche, c'est le salut. Dès que ta mère et ton frère auront dévoré ma fortune, ils voudront la tienne. Refuse. Abandonne-leur ton revenu jusqu'au dernier louis, c'est ton devoir. Jamais, sous aucun prétexte, ne leur donne le capital. Tu seras obsédée, harcelée, circonvenue, martyrisée, tiens bon, ou je sortirai de ma tombe pour te maudire. C'est ton repos que je te demande, ton bonheur, ta vie... Tu les dois à notre nom. À toi à garder d'eux-mêmes ta mère et ton frère. Il se peut que tu te maries un jour, mais alors que ton mari sache bien qu'il épouse une fille dont la fortune n'est qu'un dépôt sacré...

« Sa voix faiblissait.

« -- À un signe qu'il fit, je posai sur sa poitrine un crucifix placé près de lui par le prêtre qu'on était allé chercher.

« -- Jure-moi, dit-il, sur ce Christ, d'obéir à mes dernières volontés, et ma mort, qui eût été celle d'un damné, sera douce et sereine...

« Je jurai.

« Vous entriez en ce moment, ma mère, en toilette de bal, la tête chargée de fleurs, et vous avez entendu les dernières paroles de mon père :

« -- Tu l'as juré, Simone, tous les revenus, mais rien que les revenus... Le capital, c'est la rançon de l'honneur des Maillefert...

Désespérant d'interrompre sa fille et de lui imposer silence, la duchesse de Maillefert avait pris le parti de se rasseoir.

Et suffoquant de rage, l'œil enflammé, la face pourpre, les veines du cou gonflées à rompre, elle égratignait de ses ongles le velours de son fauteuil.

Mais dès que Mlle Simone s'arrêta :

-- Voilà donc, dit-elle d'un ton d'outrageante ironie, la règle de votre conduite.

-- Immuable.

-- Les propos incohérents d'un mourant.

Si terrible fut le regard de la jeune fille, que la duchesse en frissonna.

-- Ce mourant était mon père, madame, prononça-t-elle, et les approches de la mort, loin d'obscurcir sa noble intelligence, ne lui éclaircirent que trop l'avenir.

Écrasé sous une de ces situations que l'imagination se refuse à prévoir, Raymond demandait au ciel une idée, une inspiration.

-- Ainsi, reprit Mme de Maillefert, remontrances, ordres, prières, tout est inutile.

-- Inutile.

-- Vous espérez que votre opiniâtreté triomphera de ma légitime obstination.

-- Je n'espère plus rien.

Ce que ce marchandage, en présence de Raymond, avait de bas, de vil, d'ignoble, la duchesse était hors d'état de le sentir. Sa raison était perdue. Sa voix rauque semblait un râle.

-- Alors, c'est bien entendu, insista-t-elle, bien convenu ?

-- Oui.

Mme de Maillefert se retourna vers Raymond :

-- Voilà, dit-elle, la vierge timide et soumise que vous souhaitez pour épouse, monsieur Delorge ! Que vous en semble ? Voyons, répondez !... Mais répondez donc, monsieur !

Haussant son sang-froid à la hauteur de cette crise inouïe, Raymond dominait encore son indignation :

-- C'est en vain, prononça-t-il, c'est inutilement que je chercherais des termes pour rendre la respectueuse admiration que m'inspirent l'héroïque courage et le dévouement sublime de Mlle de Maillefert.

C'en était fait. Toutes ses espérances, la duchesse les avait hasardées sur une chance unique, et elle avait perdu.

Enragée comme le joueur imbécile qui lacère et foule aux pieds les cartes qui ont trompé ses convoitises, elle cessa de se contraindre.

-- Ah ! c'est comme cela, cria-t-elle. Eh bien ! monsieur Delorge, rien ne vous retient plus ici, et j'espère qu'à l'avenir vous me dispenserez de vos admirations.

Mais de même que l'instant d'avant, lorsqu'il allait sortir, il avait été retenu par Mme de Maillefert, Raymond, cette fois, fut arrêté par Mlle Simone.

-- Restez ! commanda-t-elle d'un accent impérieux.

Et marchant sur sa mère :

-- Car je n'ai pas fini, madame, poursuivit-elle. Vous avez exigé une explication, nous l'aurons complète. Je n'ai pas tout dit...

Pour toute réponse, la duchesse de Maillefert allongea la main vers un cordon de sonnette.

-- Prenez garde à votre tour, dit Mlle Simone avec un calme effrayant. Si vous sonnez, on viendra. Et je vous le jure, je parlerai quand même, haut et ferme, devant tous, devant vos valets, devant mon frère, devant vos hôtes, ces gens dont, sans me consulter, vous peuplez ma maison. Car je suis chez moi, ici ; seule j'ai le droit d'y donner des ordres, de recevoir qui bon me semble, de chasser qui me déplaît !...

Pétrifiée de stupeur, la duchesse avait laissé retomber son bras.

Était-ce bien sa fille, la victime éternellement résignée de son brutal despotisme, qui, tout à coup, s'insurgeait, se redressait et lui tenait tête !... À quelles sources vives puisait-elle son indomptable énergie que la nature, aux heures décisives, accorde aux êtres les plus faibles ?

Raymond admirait.

Je parlerai, continuait Mlle Simone avec une véhémence croissante, parce qu'on a aussi des devoirs envers soi, et qu'il faut que l'on sache comment j'ai tenu le serment fait à mon père mourant.

« Vous n'avez que trop justifié, mon frère et vous, ses sinistres appréhensions.

« Trois ans ne s'étaient pas écoulés, que de l'énorme fortune qu'il vous avait laissée, il ne restait plus que des débris.

« Qu'en avez-vous fait ? À quels gouffres inconnus avez-vous jeté ces millions ? À quels creusets mystérieux les avez-vous fondus ?

« Car vous ne les avez pas employés, si follement que ce soit ; vous ne l'auriez pas pu.

« Il y a des princes souverains qui ont une cour, des dignitaires, des soldats, et qui ne dépensent pas annuellement ce que vous auriez dépensé.

« Et chez vous, dans votre hôtel, lorsque j'y allais passer vingt-quatre heures, je ne trouvais pas parmi vos cinquante valets un domestique pour me porter une lettre. Vos femmes de chambre me faisaient honte ou peur. Un matin, votre cuisinier est venu me dire qu'il ne pourrait pas m'apprêter à déjeuner si je ne lui donnais quelque argent. Il vous avait avancé toutes ses économies, vous lui deviez dix-huit mille francs, on lui refusait crédit dans le quartier...

-- Ah ! c'est trop fort ! disait la duchesse, c'est trop fort !...

La jeune fille poursuivait :

Mon père disait bien que Philippe et vous étiez pris de vertige. Millionnaire, il vous manquait toujours un billet de mille francs. Avec deux cent mille livres de rente vous faisiez des dettes, et vous empruntiez à soixante pour cent quand vos créanciers devenaient pressants...

« Pour satisfaire une fantaisie, vous greviez une propriété d'hypothèques usuraires. Pour payer une dette de jeu, vous vendiez le tiers de leur valeur les meilleures terres de l'Anjou.

« En une seule nuit, dans un cercle, Philippe perdait, au baccarat, cent soixante mille francs. Une autre fois, aux courses, le chiffre de ses pertes dépassait dix mille louis...

« Et vous, précisément à cette époque, vous en étiez réduite à faire porter vos diamants au Mont-de-Piété.

« Si encore, de tant de prodigalités, eût rejailli sur vous l'éclat que donne un faste noble et intelligent. Mais non. Vous n'en avez jamais recueilli que du ridicule ou de la honte...

-- Simone !... criait Mme de Maillefert, Simone, vous devenez folle...

-- C'est par les journaux, continuait la jeune fille, qu'on avait ici de vos nouvelles. Je ne les lisais pas, mais les gens du pays prenaient un détestable plaisir à me féliciter de ce qu'ils appelaient vos brillants succès. Par eux, malgré moi, j'étais informée de tout.

« On parlait de mon frère, du duc de Maillefert, comme d'une sorte de palefrenier millionnaire, vaniteux et inintelligent, joueur et débauché, plastron de tous les mauvais plaisants, dupe d'élection de tous les aventuriers qui le flagornaient et vivaient à ses dépens.

« Vous, ma mère, on vous citait toujours parmi les reines de la mode, qui, à ce que prétendent les couturières, donnent le ton, dont on décrit les toilettes, dont on célèbre la beauté, l'élégance, le goût, le luxe, dont on raconte les aventures et les bons mots, femmes folles ou mauvaises femmes, qui payent leur renommée de leur réputation.

« Si bien que je me demandais quelle mère vous étiez, pour souffrir la conduite de votre fils, et quel fils était Philippe, pour tolérer la conduite de sa mère !...

Épouvanté du choc de ces deux colères, l'une indigne, l'autre, trop légitime, hélas ! Raymond était presque tenté d'arrêter Mlle Simone...

Ne se perdait-elle pas, par cette violence extraordinaire !...

-- Ah ! je me vengerai ! râlait la duchesse, vous me payerez cher cette humiliation !...

Mais loin de paraître s'effrayer de ces menaces, Mlle de Maillefert redressait plus haut la tête, toujours plus haut, provoquant se mère d'un regard de défi.

Elle l'avait dit, elle se révoltait, et pareille à l'esclave qui vient de briser sa chaîne, elle semblait incapable de garder aucune mesure.

-- Enfin, reprit-elle, après avoir respiré fortement, enfin le jour vint, ma mère, où votre dernier louis glissa entre vos mains. Vous étiez ruinés, mon frère et vous. Lambeau par lambeau, vos propriétés avaient été mises à l'encan, ce qui vous restait était écrasé d'hypothèques, les usuriers vous fermaient leur caisse, les marchands vous refusaient crédit, les huissiers assiégeaient votre hôtel.

« Et étourdis de cette ruine, éperdus, en détresse, vous vous débattiez. Philippe et vous, au milieu d'une meute hurlante de créanciers.

« C'est alors que mon souvenir vous revint, car en trois ans vous n'aviez pas répondu à une seule de mes lettres. Et je vous vis arriver ici, un matin...

« C'était en hiver, à cette époque à peu près, et je me rappelle votre surprise en me revoyant. Vous ne me reconnaissiez pas. Vous me disiez : « -- Comme tu es changée, ma pauvre enfant !...

De sa place, accoudé à la cheminée, Raymond ne perdait pas un tressaillement de la physionomie bouleversée de Mme de Maillefert, et il voyait s'allumer et flamber dans ses yeux la haine la plus ardente.

J'étais, en effet, bien changée, poursuivait plus doucement Mlle Simone. Trois mois après la mort de mon père, pénétrée de ses dernières volontés, j'étais venue m'établir dans ce grand château désert, avec ma gouvernante, miss Lydia Dodge, et maître Tardif, le vieil homme d'affaires de notre famille.

« Je n'étais qu'une enfant, j'ignorais jusqu'à la valeur précise de l'argent. J'avais à apprendre le maniement d'une grande fortune territoriale.

« Vous pensez peut-être, ma mère, que cet exil ne me coûtait pas. Détrompez-vous. Mes goûts étaient alors ceux des jeunes filles de mon âge et de ma condition. J'aimais le monde, les belles choses, les travaux de l'esprit, les récréations délicates et intelligentes, les voyages... Mais j'avais un grand devoir à remplir. J'avais à devenir capable d'être l'intendant des Maillefert.

« Sans arrière-pensée, sinon sans regrets, je rompis avec le passé, et sous la direction de maître Tardif, je commençai à m'initier aux détails sans nombre d'une exploitation agricole.

« Levée avec le jour, vêtue de vêtements grossiers, de toile l'été, de laine l'hiver, je parcourais mes propriétés, visitant les fermiers, comptant avec les métayers, surveillant les ouvriers que j'employais aux travaux du dehors ou à la réparation des bâtiments. J'apprenais à estimer la valeur des terres, à juger le bétail d'un coup d'œil, à évaluer le rendement d'un champ, à distinguer les qualités des grains, des vins, des foins, à discuter un bail, à débattre un marché... Si bien que lorsque maître Tardif mourut, au bout de dix-huit mois, j'étais presque un fermier passable...

Arrivée à ce point extrême où la colère ne se peut plus traduire que par d'amers sarcasmes, la duchesse de Maillefert levait ses mains au ciel.

-- Que je suis donc heureuse ! disait-elle. Ma fille, décidément, est un ange !...

C'était bien l'avis de Raymond, ému jusqu'aux larmes de ce dévouement obscur et si grand cependant, et si rare, de Mlle Simone.

-- De ma conscience, reprit plus vite la pauvre jeune fille, de ma conscience seule j'attendais ma récompense. Bien m'en prit. Je n'eus pas à me louer des gens de ce pays. Étonnés d'abord de mon genre de vie, et ne pouvant le comprendre, ils essayèrent de l'expliquer par des motifs absurdes et injurieux. Je devins le sujet des contes les plus ridicules. Si les uns voyaient en moi l'héroïne de quelque roman mystérieux, les autres me déclaraient un phénomène d'avarice.

-- Ah ! vous aviez fait un heureux choix, monsieur Delorge ! ricanait Mme de Maillefert...

Mlle Simone haussa le ton :

-- C'est vrai, ma mère poursuivit-elle, j'étais avare, je me refusais sévèrement toute dépense inutile, j'économisais, je thésaurisais... Je vous attendais.

« Vous vîntes, et il doit vous souvenir de ce jour où nous nous revîmes.

« Vous étiez humble, ce jour-là, vous veniez en solliciteuse, et, tremblant d'être refusée, vous m'accabliez de cajoleries.

« Vous ne me parliez pas de ruine complète, mais seulement de gêne momentanée que vous expliquiez par des opérations de Bourse de Philippe, qui avaient tourné mal. Moi, qui savais la vérité, je vous écoutais, silencieuse et triste. Je vous suppliais de réformer, au moins pour un temps, votre train. Je vous conseillais une liquidation, vous disant que des débris de votre opulence on pouvait tirer une fortune encore, comme on tire une chaloupe des épaves d'un vaisseau.

« Alors, vous m'approuviez de tout cœur, vous me promettiez une réforme totale et vous finissiez par me demander quatre cent mille francs, lesquels, me juriez-vous, suffiraient à tout. C'était une somme énorme, le montant de mes économies de deux ans, et ma raison me disait que ce ne serait qu'un grain de sable dans le gouffre de vos prodigalités. Mais vous étiez ma mère, vous pleuriez en me serrant contre votre poitrine... Je faiblis. Je vous remis ces quatre cent mille francs, un soir, en quatre mandats que j'étais allée chercher à Angers...

-- Et vous me les avez fait payer cher depuis ! ricana la duchesse.

À la grande surprise de Raymond, Mlle Simone semblait s'attendrir.

Des larmes brillaient dans ses yeux.

-- Le lendemain, continua-t-elle, d'une voix altérée, ayant été obligée de sortir de grand matin, pour une coupe de bois que j'avais à vendre, je ne voulus pas vous éveiller. Quand je revins, vers midi, me faisant une fête de vous trouver un visage riant, on me dit que vous étiez partie... Je ne pouvais le croire. La veille encore, nous faisions des projets pour votre installation à Maillefert, et vous deviez écrire à Philippe de venir nous rejoindre. C'était vrai, pourtant, vous étiez partie.

« À dix heures, vous vous étiez fait conduire au chemin de fer, me laissant pour tout adieu quatre lignes où vous me disiez qu'une dépêche vous mandait à Paris pour un grand bal de bienfaisance.

« À quinze jours de là, mon frère m'écrivait de lui envoyer vingt mille francs par le retour du courrier, pour acquitter une dette d'honneur... J'envoyai les vingt mille francs.

« Le mois suivant, c'était à vous qu'il fallait une bagatelle, cinq cents louis pour donner un acompte à votre couturière...

« Puis, de semaine en semaine, les lettres se succédèrent, tantôt de vous, tantôt de mon frère, dont les prétextes variaient, mais toutes également pressantes, et répétant invariablement : De l'argent ! de l'argent ! de l'argent !

Obsédée du regard fixe de Raymond, Mme de Maillefert avait fini par lui tourner le dos, et les jambes croisées, les mains jointes sur le genou, elle battait du pied la mesure d'un air improvisé qu'elle chantonnait entre les dents.

-- De ce moment, disait Mlle Simone, c'en fut fait de mon repos. La correspondance ne suffisant plus, vous cherchâtes autre chose, et les lettres de change commencèrent à pleuvoir ici. Vous tiriez sur moi pour deux mille, quatre mille, dix mille francs. Des garçons de recette venaient de Saumur et d'Angers, qui me présentaient vos traites d'un air goguenard en me demandant : « Faites-vous honneur ? » Je n'osais pas répondre : Non, dans les commencements. Mais je ne tardais pas à reconnaître ma duperie, et que ma fortune entière s'en irait ainsi, petit à petit. Je vous prévins que je ne ferais plus « honneur à votre signature », comme disaient les garçons. Que vous importait ! Vous persistâtes, je tins parole ; je ne payai plus, et je fus assiégée par les huissiers et accablée de papier timbré...

« Jusqu'à cette époque, du moins, ma mère, Philippe et vous gardiez encore quelques ménagements. Les aigres récriminations, les reproches amers, les dures paroles ne devaient pas se faire attendre. Vous, si humble, ma mère, et suppliante, la première fois, je vous vis arriver un matin, la colère dans les yeux, la menace à la bouche. Vous ne disiez plus : « Je t'en prie, » mais : « Je veux, il faut !... »

« Je tins ferme en mes refus. En moins de quinze mois, je m'étais laissé arracher les revenus de trois années, j'avais été forcée d'emprunter, j'avais mesuré le danger de nouvelles faiblesses.

« Alors, aux menaces, les ruses succédèrent, plus dangereuses pour moi. Je me vis tout à coup entourée de pièges, circonvenue, étourdie...

« Vous avez su gagner à vos vues des gens de ce pays, dont je ne me défiais pas, et ils ne cessaient de me harceler de leurs conseils. J'étais une enfant, prétendaient-ils, de conserver tant de propriétés rapportant si peu, tandis qu'en en vendant seulement le tiers pour acheter de la rente, je doublais, je triplais même mon revenu. Il me fallut un coup d'autorité pour me débarrasser d'eux.

« Et cependant, fidèle à la promesse que je vous avais faite, tous les mois, régulièrement, je vous faisais remettre dix mille francs...

Mme de Maillefert, évidemment, eût voulu paraître ne pas écouter sa fille, mais à tout moment ses exclamations sourdes et ses interjections furibondes prouvaient qu'elle ne perdait pas un mot.

-- C'est trop d'audace ! disait-elle. Jamais on n'a rien ouï de pareil ! Ah ! monsieur Delorge, vous êtes resté malgré moi !... Cela pourra vous coûter cher !...

Imperturbable, Mlle Simone poursuivait :

-- Mais voici que soudain votre tactique changea encore. La mère tendre et caressante des premiers jours reparut, déployant pour moi ses plus irrésistibles séductions. Être séparée de moi vous désolait, me disiez-vous, et vous devenait insupportable. Lasse de votre existence décousue, vous soupiriez après la douce et paisible vie de famille, et vous prétendiez que, si vous m'aviez à Paris, près de vous, tout changerait.

« Le piège était trop grossier pour m'échapper. Et cependant, je puis bien vous l'avouer à cette heure, j'hésitais longtemps à paraître y donner tête baissée.

« Je me disais qu'à Paris, en tenant votre maison et en réglant la dépense, je ferais plus avec deux cent mille francs que vous avec un million. Deux cent mille francs ! c'est une somme, cela. Jamais mon père n'a dépensé plus, et son train était celui d'un grand seigneur.

« Quelques mots, échappés à une des amies que vous aviez amenées pour vous seconder, m'éclairèrent à temps. Je vous déclarai donc que rien au monde ne me ferait quitter Maillefert.

« Votre déception dut être terrible, car votre masque tomba, et votre haine, dissimulée jusqu'alors, se montra ouvertement. Pour Philippe et pour vous, je devins l'ennemi, la proie. À dix-huit ans que j'avais, vous me donniez le spectacle odieux des combats qui se livrent autour du coffre-fort des vieillards. Vous ne songiez qu'à tirer de moi pied ou aile, peu ou beaucoup, pourvu que ce fût quelque chose, et par tous les moyens.

« Vous vous étiez mis à me piller effrontément. Vieux meubles, tapisseries rares, tout ce qui avait une valeur quelconque, vous semblait de bonne prise ! -- « À quoi cela te sert-il ? » me disiez-vous ; et vous emportiez.

« Jusqu'à ce qu'un jour j'eus cette douleur de voir Philippe s'emparer des portraits de nos ancêtres, sous ce prétexte qu'ils lui revenaient à lui, l'héritier du nom. Je ne devinais que trop que, beaucoup d'entre eux étant signés de noms illustres, il les vendrait...

Mme de Maillefert bondit.

-- Vous en avez menti !... s'écria-t-elle.

-- Pardonnez-moi, ma mère, fit froidement Mlle Simone, il les a mis en vente, et la preuve, c'est que je les ai fait racheter... et qu'ils sont là-haut, cachés...

Et plus vite :

-- Du reste, poursuivit-elle, vous pouviez bien trafiquer des portraits lorsque déjà vous trafiquiez du nom ? Est-ce que Philippe ne le vendait pas, ce nom, aux industriels qui l'imprimaient en tête de leurs prospectus ? Est-ce que vous ne l'avez pas vendu, le jour où vous avez accepté la mission que vous remplissez ici ? Car votre tournée électorale est payée... ne dites pas non, je le sais, et si jamais les Tuileries étaient envahis par la Révolution, on y trouverait votre reçu !...

Livide, comme si tout son sang eût été changé en fiel, la duchesse de Maillefert s'était dressée d'un bloc :

-- C'en est trop, interrompit-elle, et ce serait une honte à moi d'en entendre davantage...

Pour la clouer sur son fauteuil, il n'avait pas fallu moins que l'immense intérêt qu'elle pensait avoir à ne pas laisser seuls ensemble Raymond et Mlle Simone.

Peut-être aussi avait-elle espéré, en restant, arrêter la vérité sur les lèvres de sa fille...

Reconnaissant qu'elle s'était trompée, que c'était inutilement qu'elle s'était condamnée aux plus cruelles humiliations, elle enveloppa Raymond du plus haineux regard, et d'une voix sourde :

-- Vous vous obstinez à demeurer ici, monsieur, dit-elle, malgré moi... soit. Je ne suis qu'une femme, je vous cède la place. C'est un homme qui vous demandera compte de ce que vous avez entendu...

Elle se retirait, en effet ; elle gagnait la porte de la chambre à coucher.

-- Je n'ai pourtant parlé que du passé, prononça Mlle Simone.

Mme de Maillefert s'arrêta court.

-- Que voulez-vous dire ? fit-elle.

-- Qu'il me reste à parler du présent, ma mère...

-- Du présent !

-- Oui, de ce dernier voyage, de vos projets en arrivant à Maillefert, de vos tentatives depuis six semaines...

-- Simone !... s'écria la duchesse, prenez garde, vous ne me connaissez pas encore !...

La jeune fille ne sourcilla pas ; elle avait atteint son but : sa mère restait.

-- Cette fois, reprit-elle, vous arriviez avec un plan nouveau :

« Le soir même de votre arrivée, m'ayant prise à part, vous me disiez en propres termes, car vous n'en étiez plus à dissimuler l'âpreté de vos convoitises : « Abandonne-nous la moitié de ce que tu as, et en échange nous te rendons le repos. »

« Et vous pensiez que j'aurais hésité, ma mère, sans le serment juré à mon père mourant !... Le repos !... Ah ! je ne croirais pas le payer cher au prix de toute cette fortune que je possède, pour mon malheur.

« Mais j'ai juré ; je vous refusai.

« Il est vrai que vous obtîntes de moi la promesse de vous avancer cent mille francs pour vos débuts à la cour, cet hiver. Il est vrai que je vous promis, avec plus de regrets encore, d'organiser une grande fête qui faciliterait votre mission ici.

C'était monstrueux, déjà, ce que Raymond avait entendu, et cependant un secret pressentiment lui disait que ce n'était rien encore.

Il voyait, à la fureur convulsive de Mme de Maillefert, succéder une inquiétude de plus en plus manifeste.

-- Telle était la situation, ma mère, au lendemain de votre arrivée, disait la jeune fille, quand un événement survint qui devait décider, et qui décidera de ma vie...

Elle s'arrêta... Sa voix s'altérait, ses joues s'empourpraient, et ses yeux s'emplissaient de larmes... Elle parut sur le point de ne pouvoir continuer...

-- De grâce, mademoiselle, commença Raymond...

Mais d'un geste triste et doux, elle lui imposa silence. Et s'armant d'une énergie nouvelle, et d'une voix plus forte :

-- Un jeune homme des environs, reprit-elle, que ma fortune avait ébloui, qui longtemps m'avait obsédée, dans ses poursuites, de lettres et de déclamations ridicules, qui avait même fini par demander ma main, M. Bizet de Chenehutte m'ayant grossièrement outragée, un inconnu prit ma défense. Cette scène avait eu lieu aux Rosiers, le soir, et une heure après, elle était rapportée à votre amie Clélie, ma mère, à Mme de Maumussy, par sa femme de chambre. C'est par elle que je la connus et que je sus que M. Bizet et mon défenseur devaient se battre en duel le lendemain matin.

L'imagination vive et romanesque de la duchesse de Maumussy s'exaltait à cette idée d'un jeune homme risquant généreusement sa vie pour l'honneur d'une femme qu'il ne connaissait pas. Elle ne cessait de me répéter que rien n'était plus beau qu'un tel dévouement. Bien plus qu'elle, sans en rien laisser paraître, j'étais émue, touchée, reconnaissante. Il était donc un être au monde, une personne qui s'intéressait à la pauvre abandonnée, à la malheureuse Simone...

Rien d'étrange comme la physionomie de Mme de Maillefert.

-- Simone !... disait-elle, ma fille !... La malheureuse perd la tête !...

-- Ce soir-là, continuait résolument la jeune fille, ma prière fut plus longue et plus fervente que de coutume. Je ne pus dormir de la nuit. Levée avec le jour, j'envoyai Saint-Jean, mon vieux jardinier aux renseignements. À neuf heures, il était de retour. Caché derrière les buissons, il avait assisté au duel. M. Bizet, grâce à l'évidente générosité de son adversaire, n'avait été blessé que très légèrement. Quant à mon défenseur, c'était, me dit Saint-Jean, un des ingénieurs que je savais être depuis quelques semaines aux Rosiers...

Mme de Maillefert eut un éclat de rire nerveux.

-- Et vous pensez, dit-elle, que votre chevalier ignorait votre fortune !... Demandez-lui donc s'il se fût battu pour une fille sans dot ?

Mlle Simone ne daigna pas relever l'insulte.

-- Ainsi qu'il n'était que trop naturel, poursuivait-elle, je souhaitais vivement connaître cet ami inconnu qui avait pris ma défense, et le remercier. Votre bal allait avoir lieu, je lui fis adresser une invitation.

D'un air révolté, Mme de Maillefert levait les bras au ciel.

-- Simone, disait-elle, malheureuse ! Pour vous, pour moi, pour le nom que vous portez... arrêtez-vous !...

Tristement, la jeune fille hocha la tête :

-- Oui, je le sais, dit-elle, je passe les bornes de toutes les convenances... Mais qui donc m'y force ! Qui donc, sinon vous, ma mère, me réduit à cette extrémité douloureuse de défendre mon honneur au prix de toutes les saintes pudeurs d'une jeune fille !... Mais vous l'avez voulu. Je dirai ce qui est. Je dirais que, la première fois que mon regard rencontra celui de M. Delorge, une voix intérieure me dit qu'il comprendrait, celui-là. Et cette voix me trompait si peu, qu'il devina mes angoisses, pendant que Philippe jouait, qu'il partagea ma douleur lorsqu'on refusa à mon frère, au duc de Maillefert, l'enjeu de sa parole... Mais M. Delorge vous avait déplu, et le dernier de vos invités n'était pas parti que vous me reprochiez amèrement de m'être compromise, donnée en spectacle, d'avoir accepté un quadrille après avoir d'abord refusé de danser... Peut-être aviez-vous raison. Je ne sais rien de la vie, j'ai désappris toutes les conventions du monde, je ne sais pas feindre...

La duchesse de Maillefert trépignait d'impatience.

Il était clair qu'elle n'osait plus se retirer, qu'elle attendait, qu'elle redoutait quelque chose.

-- Après, disait-elle, après !... on m'attend ; cette explication ne peut durer éternellement...

-- Le lendemain, ma mère, toutes vos idées étaient changées, ou plutôt la nuit vous avait inspiré une nouvelle combinaison. Autant M. Delorge vous avait déplu la veille, autant vous le trouviez à votre gré. À vos premières railleries succédaient des éloges qui ne tarissaient pas. Vous vouliez qu'il devînt l'hôte assidu de Maillefert. Vous parliez de l'aller chercher s'il n'acceptait pas vos invitations. Et Philippe disait comme vous, et aussi tous vos hôtes, à l'exception -- c'est une justice que je lui dois -- de Mme de Maumussy. Quand déjà mon cœur m'entraînait, c'était une conspiration pour me pousser. Jusqu'au jour, ma mère, où me prenant à part, et m'arrachant mon secret à force de caresses, vous osâtes me dire :

« -- Eh bien ! soit ! épouse-le. Partage ce que tu as avec ton frère, et je te donne mon consentement...

Les situations excessives ont ceci d'étrange que ceux qui s'y débattent restent naturels dans l'exception, et gardent quand même un sang-froid relatif, qui est comme la lucidité du délire.

Jetés violemment hors du cadre des conventions sociales, Raymond, la duchesse de Maillefert et Mlle Simone finissaient par ne plus discerner les conditions anormales où ils se trouvaient placés.

Et la jeune fille poursuivait en phrases haletantes :

-- Ainsi, après avoir trafiqué de tout, vous en arriviez à spéculer sur mes plus intimes, sur mes plus chères affections... Pauvre folle que j'étais, je vous avais laissé lire en moi comme en un livre ouvert. Vous aviez surpris à ma stupide confiance le secret des espérances dont je me berçais. Je vous avais avoué qu'en Raymond Delorge il me semblait reconnaître cette âme dévouée dont m'avait parlé mon père mourant. Vous saviez que, songeant à lui, je me disais : « Celui-là, courageusement, acceptera la moitié d'un fardeau trop lourd pour mes forces ; celui-là, pour l'amour de moi, aimera les miens ; il sera la raison et l'énergie, tandis que je ne peux être que l'abnégation ; celui-là nous sauvera tous. »

De grosses larmes roulaient le long des joues de Raymond, et ému d'une émotion inexprimable :

-- Ah ! vous m'avez jugé comme je dois l'être... murmurait-il.

Mais Mlle Simone ne semblait pas l'entendre. Elle poursuivait, tenant toujours la duchesse de Maillefert immobile sous son regard :

-- Indignée, humiliée, révoltée, je rejetai bien loin jusqu'à l'idée de cette transaction honteuse, de cet abominable marché. Je vous jurai qu'à ce prix, jamais je ne serais la femme de Raymond Delorge.

« Vous ne vouliez pas me croire. L'énergie de mes protestations vous faisait sourire. Vous me disiez d'un air ironique : -- Ce n'est pas ton dernier mot. Tu réfléchiras. Tu reconnaîtras que mon consentement t'est indispensable. Un jour viendra où tu me le demanderas à genoux, et prends garde que ce jour-là je ne veuille plus te le donner au même prix !...

-- C'est indigne ! pensait Raymond, indigne !...

-- Il est vrai, continuait Mlle Simone, que, pour m'amener à capituler, vous ne négligiez rien. Dans le temps où vous mettiez à votre consentement d'inacceptables conditions, vous preniez à tâche d'exalter les espérances de M. Delorge. Ah ! que n'ai-je parlé, alors ! Que n'ai-je su prendre sur moi d'arracher comme aujourd'hui tous les voiles ! Mais je ne pouvais pas, je n'osais pas... Accuser ma mère, la montrer telle qu'elle est véritablement, me paraissait un crime. Et je ne savais que fuir M. Raymond Delorge, qui ne comprenait rien à ma soudaine froideur.

« Et ma raison, pourtant, me disait que tout n'était pas fini. Je sentais que, si vous ne fermiez pas votre porte à M. de Boursonne et à M. Delorge, c'est que vous n'aviez pas renoncé à l'espoir de triompher de mes résistances, c'est que vous méditiez quelque chose. Et si mes pressentiments ne m'eussent pas prévenue, votre amie, la duchesse de Maumussy, m'eût avertie...

Mme de Maillefert, instinctivement, se rejeta en arrière, et troublée au-delà de toute expression :

-- Clélie vous a parlé !... interrompit-elle, Clélie vous a dit...

Mais elle s'arrêta court, comme effrayée de ce qu'elle allait dire.

-- Quoi ?... interrogea la jeune fille.

Et sa mère gardant le silence :

-- Je ne sais donc pas tout ! prononça-t-elle. Il y a donc quelque chose encore !...

Puis, plus vite, et d'une voix où vibraient toutes ses colères :

-- Et cependant, reprit-elle, ce que je sais est odieux jusqu'à révolter l'imagination... Qu'une mère bassement jalouse de sa fille l'abreuve d'outrages et l'accable de mauvais traitements... cela se voit. Qu'un frère, follement prodigue, ruine sa sœur et lui arrache jusqu'à son dernier louis... cela se comprend. Qu'une mère et un frère, dévorés de convoitises et de besoins, se liguent contre une pauvre fille, et pour s'emparer de son argent l'assassinent... cela peut encore s'expliquer...

« Mais qu'un frère et une mère, lâchement, froidement, méthodiquement, avec une patient préméditation, s'entendent pour flétrir aux yeux de tous la malheureuse dont ils convoitent la fortune, pour déshonorer publiquement leur sœur, leur fille... Non ! cela ne s'est jamais vu et ne peut se concevoir !...

La duchesse de Maillefert essayait de répondre, de protester sans doute, mais les paroles expiraient dans sa gorge.

-- Et cependant, continuait Mlle Simone, c'est ce que vous avez fait, ma mère, Philippe et vous... Sûrs que je me laisserais briser le cœur plutôt que d'acheter votre consentement au prix que vous y mettiez, vous n'avez plus songé qu'au moyen de rendre mon mariage avec M. Delorge nécessaire, urgent, indispensable. Vous pensiez qu'entre ma réputation et le serment juré à mon père, je n'hésiterais pas, et que, pour racheter mon honneur perdu par vous, je vous abandonnerais la proie que vous convoitez. Et vous alliez, disant partout, d'un air d'hypocrite douleur, que moi, Simone de Maillefert, votre fille, votre sœur, j'étais la maîtresse de Raymond Delorge, et que j'étais enceinte...

Secouée de la nuque aux talons par de véritables convulsions de rage, Mme de Maillefert arrachait à pleines mains les dentelles de son peignoir.

-- C'est faux, s'écria-t-elle d'une voix étranglée, c'est une abominable calomnie ; jamais Philippe ni moi n'avons dit cela !...

-- Vous l'avez dit, interrompit Raymond.

Et marchant sur la duchesse, l'œil enflammé de colère et les poings crispés :

-- Vous l'avez dit, insista-t-il, à Mme de Larchère, qui l'a répété...

-- Mme de Larchère en a menti !...

D'un geste, Mlle Simone leur imposa silence.

-- On ne m'a rien rapporté, à moi, ma mère, prononça-t-elle lentement, je vous ai entendue.

-- Et vous n'avez pas protesté !... ricana la duchesse.

La malheureuse jeune fille hocha la tête.

-- À quoi bon !... répondit-elle. Fallait-il, ma mère, parce que je suis perdue, vous perdre aussi d'honneur !... M'eût-on écoutée, d'ailleurs ! Qui jamais eût voulu croire qu'une mère calomniait ainsi sa fille ! Je me suis tue. Et si j'ai parlé aujourd'hui, c'est que vous m'y avez forcée. C'est que je voulais que M. Raymond Delorge nous connût, vous et moi, avant de nous séparer peut-être pour toujours...

Renonçant à discuter, à se défendre, la duchesse de Maillefert enveloppait d'un même regard atroce Raymond et Mlle Simone.

-- Ainsi, vous refusez mon consentement, dit-elle, c'est votre dernier mot ?... Soit ! Ne vous en prenez qu'à vous de ce qui en adviendra...

Et elle sortit, fermant si violemment la porte, qu'une glace suspendue à la boiserie tomba avec fracas, et se brisa en morceaux...

VI

-- Ah ! c'est maintenant que je suis perdue ! balbutia Mlle Simone d'une voix éteinte, irrévocablement perdue !

Et, épuisée par les émotions de cette lutte inouïe, brisée par tant de violences, anéantie, défaillante, elle s'affaissa lourdement sur un fauteuil, cachant entre ses mains son visage baigné de larmes.

-- Perdue ! répétait Raymond, comme s'il eût prononcé un mot vide de sens, perdue !...

La réalité l'écrasait, terrible, inexorable, et c'est à peine si le malheureux y pouvait croire.

-- Quelle femme ! murmurait-il, que cette duchesse de Maillefert, quelle femme !...

Le souvenir du dernier regard qu'elle lui avait adressé, en le faisant tressaillir, lui imprima la secousse qui devait lui rendre, avec son énergie, la faculté de penser et de réfléchir. Il comprit que ces quelques minutes qui lui étaient laissées de solitude avec Mlle Simone étaient peut-être le dernier répit de l'implacable destinée, et qu'il fallait en profiter.

S'approchant donc de la jeune fille :

-- Mademoiselle ! prononça-t-il d'une voix troublée, mademoiselle !...

Elle ne sembla pas l'entendre.

À la voir ainsi effondrée, on eût pu la croire évanouie, morte, sans les sanglots profonds qui, à intervalles inégaux, soulevaient sa poitrine, sans les frissons convulsifs qui, par instants, la secouaient à la briser.

Alors Raymond se penchant vers elle, s'enhardit jusqu'à lui prendre la main : -- Mademoiselle Simone !... dit-il doucement.

Elle le regarda d'un air égaré, comme si elle ne se fût pas expliqué sa présence.

-- Vous avez entendu votre mère ? poursuivit-il.

L'infortunée tressaillit. Elle revenait au sentiment affreux de la situation.

-- J'ai entendu, oui, bégaya-t-elle.

-- Mme de Maillefert, reprit Raymond, ne vous pardonnera jamais votre juste, votre légitime indignation... Elle ne me pardonnera jamais de vous avoir entendue, de savoir ce que je sais...

-- Jamais !

-- Elle voudra se venger...

-- Elle se vengera certainement.

-- Qui peut savoir à quelles effroyables extrémités la poussera sa haine !...

Tristement la jeune fille hocha la tête.

-- Hélas !... murmura-t-elle, qu'ai-je à craindre de pis que ce qui est ?...

Après un moment de silence :

-- Il n'y a pas à hésiter, reprit Raymond, le temps presse, il faut prendre un parti...

-- En est-il donc un à prendre ?...

-- Peut-être. Si vous aviez confiance en moi...

Elle le regardait d'un air de douloureuse stupeur, ses joues s'empourpraient.

-- Mon Dieu ! interrompit-elle, après ce qui s'est passé, après ce que j'ai osé dire, moi, devant vous, se peut-il que vous doutiez !... Suis-je donc libre maintenant d'avoir ou de n'avoir pas confiance !...

Raymond croyait entrevoir une lueur d'espérance, et le cœur battant à rompre : -- Alors, s'écria-t-il, au lieu de vous défendre par la seule force d'inertie, attaquez audacieusement. Mme de Maillefert prétend s'emparer de votre capital, refusez-lui jusqu'au revenu...

-- Oh !...

-- Elle met son consentement à un prix inacceptable, n'est-ce pas ? Eh bien ! vous, déclarez-lui fermement qu'elle n'aura pas un louis de vous tant qu'elle ne vous l'aura pas accordé.

D'un mouvement brusque, Mlle Simone dégagea sa main de celle de Raymond.

-- Je ne ferai pas, je ne puis pas faire cela ! prononça-t-elle.

-- Ce serait le salut.

-- Je n'en sais rien ; mais je sais que ce serait répondre à des manœuvres infâmes par une combinaison honteuse et indigne de nous.

-- Avons-nous donc le choix ?...

-- Non, mais moi, je ne suis pas libre... Mes revenus ne sont qu'un dépôt sacré ; ils appartiennent, en réalité, à mon frère et à ma mère ; je n'ai pas le droit de les en priver...

Cette lueur que Raymond avait entrevue s'évanouissait.

-- Vous n'auriez pas à les en priver, mademoiselle, insista-t-il. Si Mme de Maillefert pouvait croire une minute seulement à la réalité de vos menaces, elle cèderait immédiatement...

-- Peut-être... Vous ne connaissez pas ma mère...

-- Je sais qu'il lui faut de l'argent à tout prix...

-- C'est vrai, mais son orgueil et son obstination dominent encore ses convoitises.

-- Elle céderait !... murmura Raymond.

Un sourire amer crispa les lèvres de Mlle Simone.

-- Et d'ailleurs, reprit-elle, jamais je ne saurais prendre sur moi de proposer à ma mère un tel marché... Vous me croyez plus brave que je ne le suis réellement... Jamais je n'ai opposé à ma mère qu'une résistance passive... J'en suis à cette heure à me demander comment j'ai eu le courage de dire tout ce que j'ai dit...

-- Ainsi, reprit Raymond, vous allez rester ici ?...

-- Hélas !...

-- Au pouvoir d'une femme qui vous hait, que nulle considération humaine ne peut arrêter...

-- Où voulez-vous que j'aille ?...

Une inspiration soudaine, et qu'il crut envoyée par le ciel même, illumina Raymond.

-- Écoutez-moi, s'écria-t-il. Cette fortune maudite, cause de tous nos malheurs, vous allez l'abandonne à un homme d'affaires, qui l'administrera et qui en servira les intérêts à Mme de Maillefert...

-- Et moi !...

-- Vous !... répéta Raymond, vous !...

Et se laissant glisser aux genoux de Mlle Simone, et lui prenant les mains, ivre d'espoir et éperdu d'amour : -- Vous, poursuivit-il, vous prendrez mon bras, et sur l'heure, à la face de tous, nous allons sortir du château...

-- Sortir !...

-- Oui ! Et malheur à qui tenterait de s'y opposer ? Je vous conduirai à Paris, près de ma mère, qui est une sainte femme et une femme héroïque, près de ma sœur qui est la meilleure et la plus chaste des jeunes filles, et entre ces deux affections tendres et dévouées, vous attendrez l'heure où vous serez libre de disposer de votre main sans le consentement de votre mère...

Il oubliait tout, le malheureux !

Il oubliait que la veille encore il ne songeait pas sans effroi à ce que dirait sa mère, quand elle apprendrait son amour et ses projets de mariage...

-- Cela non plus n'est pas possible ! murmura Mlle Simone.

-- Pourquoi, grand Dieu ?...

-- Parce que ce serait donner en apparence raison à ma mère... Parce que les calomnies dont on me déshonore ici me poursuivraient dans votre maison... Parce que Mme Delorge, qui donnerait peut-être asile à la fiancée de son fils, refuserait sa porte à une femme qui passe pour être sa maîtresse...

Le bruit d'une porte qui s'ouvrait l'interrompit.

Raymond se dressa d'un bond.

Sur le seuil, une femme de chambre de Mme de Maillefert se tenait debout, qui souriant d'un sourire intraduisible, disait : -- Ah !... pardon ! si j'avais su...

-- Que voulez-vous ? demanda durement Raymond.

-- C'est M. le baron de Boursonne qui m'envoie demander à monsieur si monsieur a oublié qu'il l'attend...

D'un geste impérieux, Raymond cloua cette fille sur le seuil.

-- Répondez à M. de Boursonne, dit-il, que je descends le rejoindre.

-- Cependant, monsieur...

-- Sortez !...

Elle sortit après forces révérences. Mais son regard impudent et son sourire équivoque étaient entrés dans l'esprit de Raymond comme des traits empoisonnés.

-- Dieu sait ce que va dire cette méchante créature ! murmura-t-il.

-- C'est ma mère, certainement, qui l'a envoyée, répondit Mlle Simone.

Et laissant tomber ses bras d'un air d'indifférence désespérée :

-- Mais qu'importe ! ajouta-t-elle.

Ce n'était que trop vrai, hélas ! et cette lamentable conviction et le sentiment de son impuissance gonflaient le cœur de Raymond de haine et de colère.

-- Et c'est moi, reprit-il d'une voix sourde, qui vous suis le sujet de tant et de si cruelles souffrances ! C'est de moi qui donnerais mille fois ma vie pour vous qu'on se sert pour vous faire répandre tant de larmes ! Ah ! pardonnez-moi !... je ne suis plus qu'un misérable fou, un égoïste odieux ! Le jour où je vous ai vue pour la première fois, le jour où j'ai compris que je vous aimais de toutes les forces de mon être et que je n'aimerais jamais que vous, je devais m'éloigner, fuir. Ne savais-je pas quelle fatalité pèse sur moi ! L'expérience ne m'a-t-elle pas appris que je porte malheur ?...

Les lèvres pâles et tremblantes, les joues marbrées de taches rouges, palpitante, oppressée, Mlle Simone écoutait...

-- Oui, je devais fuir, poursuivait Raymond, je le sentais, et même un soir je me suis dit : « Je partirai demain ». Le lendemain est venu, et je ne me suis plus senti le courage de partir. Je vous aimais. Moi, dont la vie n'avait été jusqu'alors qu'un long supplice, je voyais tout à coup, à l'horizon, se lever l'aube du bonheur. Qu'adviendrait-il ? Aurais-je jamais cette joie ineffable d'être aimé de vous ? Je ne me le demandais pas. Mon amour, tel qu'un trésor merveilleux, me suffisait. Abîmé dans les extases de l'heure présente, j'oubliais tout, le passé et l'avenir... Sans doute, en ce temps, j'ai dû vous paraître étrange, incompréhensible !... J'avais peur de moi. Je frémissais à l'idée de vous devenir l'occasion d'un propos méchant. Je vous adorais, et il me semblait que mon secret m'échappait malgré moi, qu'on le devinait à mon attitude, qu'on le surprenait sur mes lèvres, qu'on le lisait dans mes yeux !...

Peut-être pour secouer la torpeur dont elle se sentait envahie, Mlle de Maillefert s'était levée. Elle se tenait debout, en face de Raymond, s'appuyant au dossier d'un fauteuil.

Et lui continuait, en phrases enflammées.

-- Je vous aimais, et votre seule présence paralysait mon cerveau, brisait ma volonté, anéantissait mon énergie... Sous votre regard, les paroles expiraient dans ma gorge... Au frôlement seul de votre robe, tout mon sang affluait à mon visage... Au contact de votre main s'appuyant sur mon bras, je tressaillais et j'étais secoué de frissons... Ah ! que de violence alors j'ai dû me faire, pour ne pas tomber éperdu à vos genoux, pour ne vous crier en battant de mon front la poussière : « Je vous aime, je vous aime !... » Mais vous ?... Mon incertitude était affreuse, et non sans douceur, pourtant. Je me disais : « Est-il possible qu'elle ne m'ait pas deviné, qu'elle ne me comprenne pas !... » Parfois, je croyais découvrir dans vos yeux un rayon d'espérance. Alors, je vous quittais enivré, étouffant de joie, et je m'en allais comme un fou, répétant mille et mille fois votre nom, dont les syllabes avaient pour moi des harmonies divines. D'autres fois, au contraire, votre sourire me paraissait n'exprimer que la plus glaciale indifférence, sinon le dédain. Alors je me retirais désespéré.

Toute frissonnante, Mlle Simone essayait doucement de l'interrompre.

-- De grâce, balbutia-t-elle, par pitié !...

Mais il poursuivait :

-- Un soir, cependant, nous étions allés avec votre mère faire une promenade en voiture, et vous étiez venue me reconduire jusqu'à l'entrée du pont des Rosiers... Je mis pied à terre en face de la maisonnette du gardien... Je m'inclinais, vous saluant une dernière fois, quand tout à coup, à la lueur de la lanterne du pont, je vous vis vous pencher à la portière, en me disant : « À demain ! à demain... » Vous me tendiez la main, je la pris, et je crus sentir un de ces tressaillements, une de ces pressions qui sont, tout à la fois, une promesse et un serment !... Vous en souvient-il ? Je chancelai, je crus que j'allais m'évanouir, et c'est avec une invincible stupeur, et comme en rêve, que je vis s'éloigner votre voiture... Et vous étiez déjà bien loin, que je restais, moi, à la même place, écrasé sous le poids de ce bonheur immense, inattendu sinon inespéré, et me répétant : « Est-ce bien vrai ? n'est-ce pas une illusion qui s'envolera demain ?... »

Rougissante, confuse, Mlle Simone baissait la tête, et on eût dit qu'en elle-même se livrait un pénible combat...

Jusqu'à ce que, se redressant tout à coup :

-- Non, pas de honte ! s'écria-t-elle. Où il n'y a pas de mal, il ne saurait y avoir de honte. Avant de le savoir, je vous aimais, Raymond. Et maintenant, pourquoi ne le dirais-je pas fièrement, puisque j'en suis fière : Je vous aime !

Raymond pâlit comme pour mourir.

-- Dieu juste !... prononça-t-il, tu me devais ce bonheur !... Ce moment seul efface toutes les misères du passé.

Et délirant de joie, il enlaça de son bras la taille souple de Mlle de Maillefert, l'attira contre son cœur et couvrit de baisers de flamme ses beaux cheveux blonds qui se dénouaient et s'éparpillaient...

-- Simone !... balbutia-t-il, ô ma bien-aimée, mon unique amie adorée, Simone !

Mais elle, qui se débattait faiblement d'abord, soudain le repoussa et violemment se rejeta en arrière.

-- Ah ! malheureux que nous sommes !... s'écria-t-elle.

-- Quoi !...

-- Nous oublions que nos minutes sont comptées... Nous oublions que, telle qu'une barrière infranchissable, la haine de ma mère se dresse entre nous...

Le visage de Raymond rayonnait d'enthousiasme.

-- Il n'y a pas d'obstacles infranchissables, dit-il, pour un amour tel que le nôtre...

Mlle Simone eut un geste douloureux.

-- Et cependant, fit-elle, la porte de Maillefert vous est désormais fermée, et nous voilà séparés...

C'était précipiter Raymond des hauteurs de ses espérances.

-- C'est vrai, fit-il d'une voix sombre, me voici réduit à vous abandonner seule, dans cette maison peuplée de mes ennemis, de misérables tels que Combelaine, Maumussy et Verdale...

Puis une soudaine réflexion l'éclairant :

-- Mais que viennent-ils faire ici ? ajouta-t-il.

-- Rien. M. de Maumussy vient chercher sa femme, ses deux amis l'accompagnent...

Raymond hocha la tête.

-- Votre mère est altérée de vengeance, reprit-il. Quoi qu'elle tente, Combelaine et Maumussy seraient des complices sans scrupules...

-- Je suis prévenue, interrompit Mlle Simone, je saurai me tenir sur mes gardes...

Elle s'arrêta.

Dans la pièce voisine retentissaient les voix de Mme de Maillefert et de M. Philippe...

-- Fuyez !... dit-elle à Raymond.

Il redressa la tête.

-- Moi, dit-il, fuir !...

-- Oui, et à l'instant... Voulez-vous me donner cette horrible douleur, de vous voir, les armes à la main, mon frère et vous ?... Je vous écrirai, nous nous reverrons... Mais si vous m'aimez, au nom de notre amour... fuyez !...

Mlle Simone avait raison mille fois.

Se trouver en ce moment en face de M. Philippe, stimulé par sa mère, c'était pour Raymond s'exposer à une de ces altercations qui ne se terminent que sur le terrain.

Et cependant il ne bougeait pas.

C'était ce mot : Fuyez ! auquel s'attache une idée de peur et de lâcheté, qui clouait ses pieds au parquet.

Le danger pressait, pourtant. De l'autre côté de la cloison, la discussion s'envenimait entre la mère et le fils, et par-dessus la voix âpre et sèche de la duchesse de Maillefert, s'entendait le ricanement aigrelet de M. Philippe.

Plus tremblante que la feuille, Mlle Simone joignait les mains.

-- Raymond, supplia-t-elle, je vous en conjure, écoutez ma voix plutôt que celle de votre orgueil...

Il était vaincu.

-- Vous l'exigez, prononça-t-il, non sans quelque amertume, je fuis... Je pars déchiré par cette conviction affreuse que votre bonheur, que votre vie sont en péril, et que je ne puis rien pour vous. Comment saurai-je ce que vous devenez ?...

-- Tous les jours vous aurez un mot de moi.

-- Vous me le promettez ?

-- Je vous le jure.

Une larme brilla dans les yeux de Raymond.

-- Que Dieu nous protège, dit-il, car seul, désormais, il peut nous sauver !

Et, déposant sur le front de Mlle de Maillefert un dernier baiser, il sortit.

Aussi bien, ses forces étaient à bout. Il chancelait, il en était à se tenir aux murs.

Là, dans cette chambre étroite, en un instant, il s'était trouvé transporté des plus sombres abîmes du désespoir jusqu'aux cimes radieuses de l'espérance.

Et maintenant, la triste et pénible réalité succédant aux enivrements du songe, il s'efforçait de se ressaisir.

Il songeait qu'il allait se retrouver au milieu de ses ennemis les plus exécrés, que son regard allait peut-être croiser les regards des hommes qui avaient assassiné son père.

Enfin, il s'était mis à descendre lentement le grand escalier de marbre, lorsqu'au tournant, tout à coup, il se trouva en face de Mme de Maumussy.

Elle revenait d'une promenade à cheval, son teint avait encore l'animation d'une course rapide, et ses grands yeux noirs brillaient d'un éclat extraordinaire sous les bords légèrement inclinés en avant de son chapeau d'homme.

D'une main, elle relevait la longue jupe de son amazone toute mouchetée de boue, de l'autre elle tenait ses gants et sa cravache.

L'apercevant, Raymond se rangea contre le mur pour la laisser passer.

Mais elle s'arrêta court devant lui, et l'examinant d'un regard profond, et d'un air d'intérêt manifeste : -- Que vous arrive-t-il ? lui demanda-t-elle brusquement. Votre figure est bouleversée...

Cette femme était-elle ou non la complice de mme de Maillefert ? Quel avait été, quel était son rôle dans l'intrigue qui se nouait autour de Mlle Simone ?...

C'est ce que Raymond ne pouvait discerner.

Ce qu'il savait, par exemple, ce qui lui était prouvé, c'était que Mme de Maumussy était bien informée, qu'elle avait dû recevoir les confidences de Mme de Maillefert, et qu'il n'y avait nul intérêt à lui dissimuler la vérité.

-- Il m'arrive, répondit-il, que j'ai demandé à Mme la duchesse de Maillefert la main de Mlle Simone...

Mme de Maumussy tressaillit.

-- Vous avez fait cela ! dit-elle.

-- Oui.

-- Et cette chère duchesse vous a refusé ?

-- Elle a mis des conditions inacceptables.

Un dédaigneux sourire plissait les lèvres pourpres de la jeune femme.

-- Mme de Maillefert, reprit-elle, exigeait sans doute la fortune de sa fille.

-- Le capital de cette fortune, oui.

-- Et vous ne voulez pas le lui abandonner ?

-- Moi, grand Dieu !

-- Alors c'est Simone qui ne veut pas ? insista la duchesse de Maumussy.

Et, d'un air de dégoût extraordinaire :

-- Cela ne m'étonne pas, continua-t-elle. Ils n'ont qu'une passion, dans cette famille : l'argent. La mère, la fille, le fils, tous tant qu'ils sont, ne pensent qu'à l'argent, ne parlent que d'argent, ne se querellent et ne se réconcilient qu'à propos d'argent... Pouah !... c'est ignoble !...

Raymond ne pouvait supporter cette confusion, sans doute involontaire.

-- Vous savez bien, madame la duchesse, prononça-t-il, que Mlle Simone est le désintéressement même.

-- Alors que n'abandonne-t-elle sa fortune !

-- Elle donne la totalité des revenus, mais pour ce qui est du capital, elle ne peut pas en disposer, elle est liée par un serment...

La jeune duchesse haussa les épaules.

-- Dites, reprit-elle, qu'elle veut absolument administrer, gérer, surveiller, calculer, tenir des comptes et des écritures, manier de l'argent, empiler des écus... C'est une passion comme une autre. Un serment !... Une femme qui aime se soucie bien d'un serment, en vérité !... Mais Simone a trop de tête pour qu'il lui reste beaucoup de cœur. C'est une de ces filles qui, selon les hasards de la vie, deviennent des héroïnes ou des martyres, mais des épouses ou des maîtresses, jamais !...

Raymond frémissait, mais il restait en apparence plus froid que glace.

-- Vous haïssez Mlle Simone, madame la duchesse, dit-il.

-- Moi ! Et pourquoi ? grand Dieu !

L'idée folle qui lui traversait le cerveau, Raymond ne la pouvait dire.

-- Si vous ne la haïssez pas, reprit-il, pourquoi calomnier son cœur ? Pourquoi l'accabler ? Ne la trouvez-vous pas assez malheureuse !...

-- Elle est plus malheureuse que les pierres.

-- Eh bien ! ne serait-ce pas de votre part une noble et généreuse action que de venir au secours d'une infortunée en butte à d'abominables persécutions ! Ah ! madame, si vous vouliez !... Vous avez tout pouvoir sur la duchesse de Maillefert, elle vous craint, elle fonde sur vos influences politiques ses projets d'avenir...

Il suppliait... Lui, le fils du général Delorge, il suppliait la femme du duc de Maumussy.

-- J'ai peur, poursuivait-il, lorsque je songe à la violence des convoitises de Mme de Maillefert et de son fils.

Mme de Maumussy détournait la tête.

-- Peut-être, dit-elle, si vous tenez tant au repos de Mlle Simone, feriez-vous bien de renoncer à elle, franchement, sans arrière-pensée...

-- Pourquoi ? Vous savez donc quelque chose ?...

-- Je ne sais rien... Et cependant, croyez-moi, mon conseil est bon.

Raymond attachait sur la jeune duchesse un de ces regards obstinés qui font tressaillir la vérité au fond des âmes.

-- Puis-je, fit-il, moi, croire à la sincérité d'un conseil venant de vous ?...

-- Pourquoi pas ?... Ah ! parce que je suis la duchesse de Maumussy, et que... Je sais votre histoire, monsieur Delorge...

Et faisant siffler sa cravache d'un air d'impudence superbe :

-- Suis-je donc responsable des actes du duc de Maumussy ? C'est mon mari, c'est vrai, mais est-ce que je l'ai choisi ?... Est-ce que ses haines ou ses affections me touchent ?... Je ne suis pas Mlle Simone, moi, je suis Clélie. Le duc de Maumussy !... Que demain se trouve sur ma route un homme que j'aime et qui m'aime, et vous verrez si, toute duchesse que je suis, je ne sais pas prendre son bras, et dire hautement et à la face de tous : Voilà mon amant !...

C'était à être confondu de son imperturbable audace.

Elle parlait très haut, d'une voix claire, insoucieuse d'être ou non entendue des valets qui peuplaient les vestibules.

-- Croyez-moi donc, monsieur Delorge, ajouta-t-elle, c'est une amie qui vous parle. Renoncez à Simone. Dans son intérêt, dans le vôtre, oubliez-la...

Et sans vouloir entendre les prières de Raymond, ramenant en avant d'un geste rapide les plis amples de sa jupe, elle franchit en quatre bonds la dernière volée de l'escalier et disparut.

-- C'est incompréhensible ! pensait le malheureux, abasourdi de cette succession d'événements inattendus, c'est invraisemblable !

La duchesse de Maumussy se moquait-elle de lui ?... Ou plutôt ne l'aimait-elle pas et n'était-elle pas jalouse de Mlle Simone ?

Mais si plausible que pût paraître cette dernière explication, il ne voulait absolument pas l'admettre, révolté de la ridicule situation qu'elle lui créait vis-à-vis de lui-même.

-- Et cependant, se disait-il, je ne le vois que trop, il se trame quelque chose contre Mlle Simone. Mais quoi ! Qui peut imaginer les détestables pensées qui s'agitent dans l'âme perverse de Mme de Maillefert...

Et il demeurait immobile à la même place, épuisant son intelligence à explorer le champ infini des probabilités.

Bien des projets lui venaient.

Il se demandait, par exemple, pourquoi il ne combattrait pas ses ennemis avec leurs propres armes.

Qui l'empêchait de promettre et de ne pas tenir ? Qui l'empêchait de paraître renoncer à Mlle Simone, de capter la confiance de Mme de Maumussy et de lui arracher son secret ?

Oui, mais Mlle Simone, si fière et si digne, consentirait-elle jamais à se prêter à cette comédie dégradante ? Et lui-même, capable de concevoir un tel plan, serait-il capable de l'exécuter ? Le dégoût ne le prendrait-il pas à la gorge ? La honte ne ferait-elle pas tomber son masque avant le temps ?

-- Ah ! mille fois plutôt, soyons dupes !... se dit-il.

Et, pressé désormais de quitter le château, pressé de rejoindre M. de Boursonne, il descendit rapidement, traversa le vestibule, puis la galerie, et arriva au salon où il avait laissé M. de Boursonne, et dont la porte était restée ouverte...

Mais apercevant deux personnes avec le vieil ingénieur, involontairement il s'arrêta sur le seuil...

Dans l'embrasure d'une fenêtre, un homme était assis qui, d'un air distrait et ennuyé, parcourait un journal levant la tête à chaque moment pour regarder le temps qu'il faisait dehors et si la pluie reprenait... C'était le duc de Maumussy.

Il avait vieilli considérablement. Ses cheveux, plus rares, blanchissaient au toupet. Ses yeux avaient perdu leur éclat spirituellement cynique. Les joues flasques pendaient. Les rides profondes de ses tempes et la contraction de ses lèvres flétries trahissaient les soucis amers et les dévorantes inquiétudes de son existence brillante et enviée.

Un flot de haine et de colère monta au cerveau de Raymond, à la vue de cet homme. Celui-là était un des meurtriers du général Delorge.

L'autre, debout au milieu du salon, et causant avec M. de Boursonne, était l'ancien copain de Me Roberjot, M. Verdale.

Mais ce n'était plus le maigre et famélique architecte incompris, qui traînait jadis, dans Paris, ses bottes éculées et son immense portefeuille tout gonflé de plans dédaignés et d'inutiles devis.

Le succès se devinait à sa face rougeaude et luisante, au mouvement de ses larges épaules et à son geste impérieux.

Il crevait de prospérité, comme un sac d'écus trop plein qui craque aux coutures.

M. de Boursonne l'avait entrepris, et de ce ton tranquillement impertinent dont il écrasait les gens qui lui déplaisaient, il continuait une conversation commencée depuis un moment déjà.

-- Je vous connaissais beaucoup de réputation, cher monsieur, lui disait-il, comme tout le monde, d'ailleurs, car votre rôle dans la transformation de Paris a été trop considérable pour que vous ne soyez pas très connu. J'ai de plus souvent entendu parler de vous par d'anciens camarades d'école...

L'embarras de M. Verdale était manifeste. Mais il était non moins évident que la qualité de son interlocuteur lui imposait.

-- Vous avez surtout beaucoup démoli, poursuivait le vieil ingénieur...

-- Ne le fallait-il pas ? répondait M. Verdale. N'était-il pas urgent d'ouvrir de larges issues à l'air et au soleil ? N'était-ce pas la santé, la gaîté et la richesse, que nous faisions pénétrer avec des flots de lumière dans le dédale étroit des ruelles humides, sombres et malsaines du vieux Paris ?

-- Je sais. J'ai lu cela dans des rapports.

-- Ces rapports étaient l'expression affaiblie de l'indiscutable vérité...

-- Et je n'en doute, pardieu, pas ! Seulement, dans mon for intérieur, je suis là à me dire que décidément la démolition vaut mieux que la bâtisse. Ainsi, moi, par exemple, qui ai construit je ne sais combien de ponts, de viaducs et de digues, qui ai creusé je ne sais combien de lieues de canaux, qui ai bâti des phares, des églises, des lycées, des casernes... où en suis-je ? J'ai gagné bon an mal an de huit à dix mille francs, et dans trois ans j'aurai mille écus de retraite...

-- Mais vous êtes officier de la Légion d'Honneur, monsieur l'inspecteur...

-- Mais vous le serez, cher monsieur. N'êtes-vous pas déjà chevalier ?...

-- C'est vrai, mais...

-- Et de plus, après avoir démoli plus que je n'ai construit, vous avez ce qui est bien autrement positif : une fortune considérable, des millions...

Croyant taquiner simplement M. Verdale, M. de Boursonne le crucifiait.

-- Réussir est-il donc un crime ? fit amèrement l'ancien copain de Me Roberjot.

Le vieil ingénieur protesta du geste.

-- Pas à mes yeux, prononça-t-il, car je ne sais rien de plus respectable qu'une fortune loyalement et laborieusement acquise, une de ces fortunes dont chaque pièce de cent sous représente un travail, un effort ou une privation...

Mais près de lui, dans le corridor, Raymond entendait des allées et des venues, des bruits de pas et de voix...

Avoir cédé aux instances de Mlle Simone et courir les risques de rencontrer M. Philippe, eût été une folie insigne, il le comprit.

Et surmontant l'horreur que lui inspirait M. de Maumussy, il entra dans le salon.

Au craquement de ses bottes sur le parquet, M. de Boursonne se retourna vivement, et abandonnant sans façon M. Verdale : -- Enfin, vous voici, mon cher Delorge, dit-il, je commençais à croire que vous m'aviez oublié et que vous étiez parti sans moi.

-- La femme de chambre ne vous a donc pas dit que je vous rejoignais...

-- Quelle femme de chambre ?

-- Celle que vous m'avez envoyée.

Le vieil ingénieur ouvrait de grands yeux.

-- Je ne vous ai sacredieu ! envoyé personne, dit-il.

Ainsi Mlle Simone avait deviné juste : c'était bien Mme de Maillefert qui avait dépêché cette chambrière impudente.

Mais Raymond n'eut pas le loisir de s'arrêter à cette circonstance. Abandonnant son journal, M. de Maumussy venait de se lever.

Il s'avança, et de ce ton de politesse étudiée qui lui était familier :

-- Monsieur Raymond Delorge, si je ne m'abuse ?... fit-il.

Involontairement, et de ce mouvement instinctif de l'homme qui voit un serpent se dresser à ses pieds, Raymond recula.

-- Le fils du général Delorge, oui, monsieur, répondit-il.

Ce que son accent trahissait de colères et de haines, le duc de Maumussy ne parut pas le remarquer.

-- Peut-être ne me reconnaissez-vous pas ? insista-t-il doucement.

-- Vous êtes l'ami de M. de Combelaine, le duc de Maumussy...

-- C'est qu'il y a si longtemps que nous ne nous sommes pas rencontrés...

-- Il y aura dix-sept ans après-demain que je vous ai vu pour la première fois, monsieur le duc, et dans de telles circonstances que je ne devais plus vous oublier. C'était trois jours après l'assassinat de mon père...

Au lieu de se révolter et de se récrier, le duc remua tristement la tête.

-- Toujours cette accusation injuste ! murmura-t-il.

Raymond ne l'entendit pas.

-- Vous aviez eu cette audace inouïe, poursuivit-il, de vous présenter chez ma mère, vous, pour lui offrir une pension. Le prix du sang !

-- J'obéissais à ma conscience, monsieur ; un grand, un immense malheur vous frappait ; je m'efforçais, dans la limite de mes moyens, d'en atténuer les suites. J'aurais été heureux de vous être utile...

-- Oui, c'est ce que vous disiez alors. Il était aisé de railler, vous homme, une femme et un enfant sans défense...

Un imperceptible sourire glissa sur les lèvres de M. de Maumussy.

-- Oh ! permettez, fit-il, vous aviez un défenseur, au moins, et terrible, un vieux serviteur qui tenait ma vie au bout de ses pistolets, et qui voulait absolument me tuer...

-- Et qui, sans ma mère, vous eût tué. C'est vrai, monsieur, vous ne verrez plus jamais la mort d'aussi près qu'une fois...

Ce qui frappait M. de Boursonne, c'est qu'à mesure que montait la colère de Raymond, l'attitude de M. de Maumussy devenait plus conciliante.

-- Quoi qu'il en soit, reprit-il, mes dispositions d'alors n'ont pas changé...

-- Ni les miennes ! interrompit Raymond. Ce que vous a dit l'enfant, l'homme le pense toujours.

M. Verdale se démenait désespérément.

-- Messieurs !... répétait-il, messieurs !...

Intervention inutile ! Raymond poursuivait :

-- Non, je n'ai pas changé et, de même qu'autrefois, je crois en l'avenir. Déjà, la distance qui nous séparait à diminué, monsieur le duc. Vous n'êtes plus si haut que jadis, ni moi si bas...

Du geste, M. de Maumussy protestait.

-- Dieu m'est témoin, prononça-t-il, que je venais à vous avec des espérances de conciliation...

Raymond eut un mouvement terrible.

-- Des espérances de conciliation !... s'écria-t-il. Vous avez donc tout oublié ! Vous oubliez donc que c'est aujourd'hui le 1er décembre 1869. Vous avez donc reposé d'un sommeil paisible, cette nuit, d'un sommeil que nul songe vengeur n'a troublé. Nulle voix ne s'est donc élevée au milieu des ténèbres, pour vous rappeler qu'il y a dix-sept ans, par une nuit pareille, tombait dans le jardin de l'Élysée, sous le fer des meurtriers, le général Delorge !...

M. de Boursonne avait pris le bras de Raymond, et le serrant violemment :

-- Venez ! lui disait-il, venez, sacrebleu !...

Après s'être un instant débattu faiblement, Raymond finit par se laisser entraîner, mais une fois sur la porte : -- Eh bien ! moi, dit-il à M. de Maumussy, je tremblerais toujours de voir reparaître Laurent Cornevin...

Les domestiques avaient-ils entendu quelque chose de cette altercation ? Toujours est-il que c'est d'un air singulier qu'ils regardèrent Raymond et M. de Boursonne traverser le vestibule, sortir et s'éloigner.

Le vieil ingénieur était furieux, et tout en descendant l'avenue sous une pluie battante : -- Je suis, sacrebleu ! de l'avis de M. de Maumussy, disait-il à Raymond, vous êtes devenu fou. À quel propos cette querelle, ces menaces ?...

-- Eh ! le sais-je ?... La vue de cet homme m'a mis hors de moi. Je me suis dit que, peut-être moins lâche que M. de Combelaine, il consentirait à se battre...

M. de Boursonne haussait les épaules.

-- Avant tout, interrompit-il, racontez-moi ce qui s'est passé pendant que je vous attendais.

Et lorsque Raymond lui eut exposé les faits :

-- Diable !... fit-il, savez-vous qu'une réconciliation avec le duc de Maumussy assurait peut-être votre mariage avec Mlle de Maillefert...

Raymond tressaillit.

-- Cette idée m'est venue, dit-il. Mais à ce prix, jamais !... Plutôt mille fois renoncer à Mlle Simone.

VII

M. de Boursonne et Raymond étaient trempés jusqu'aux os et crottés jusqu'à l'échine lorsqu'ils arrivèrent au Soleil levant ; à ce point que maître Béru n'en pouvait revenir, ne comprenant pas, jurait-il, que par un temps pareil on n'eût pas retenu ces messieurs au château, ou tout au moins fait atteler pour les reconduire.

-- Bien qu'après tout ce soit le temps de la saison, ajoutait-il philosophiquement ; de sorte que, si les nouveaux invités de Mme de Maillefert comptent se promener ou chasser, ils en seront pour leurs frais de voyage.

Le digne aubergiste mettait là le doigt sur le sujet des inquiétudes de Raymond et de M. de Boursonne.

Qu'étaient venus faire à Maillefert, en plein mois de décembre, le duc de Maumussy, le comte de Combelaine et M. Verdale ?

Ce ne pouvait être pour le platonique plaisir de voyager de compagnie qu'ils avaient abandonné Paris, leurs affaires, leurs intérêts.

Loin d'être si intimes que cela, M. de Maumussy et le comte de Combelaine se détestaient cordialement et ne restaient liés que par leur complicité passée. M. Verdale, de son côté, avait eu trop souvent à leur refuser de l'argent à l'un et à l'autre, pour rechercher bien avidement leur société.

Donc, il fallait de toute nécessité qu'il y eût quelque intrigue sous roche, et que leur présence se liât à quelque combinaison nouvelle imaginée par Mme de Maillefert pour s'emparer de la fortune de sa fille.

Ce qui préoccupait encore M. de Boursonne, c'était la mollesse de M. de Maumussy à repousser les terribles accusations que Raymond lui avait jetées à la face. Et de fait, cette débonnaireté soudaine d'un homme dont l'audace et la violence étaient proverbiales devait étonner.

-- Évidemment, disait le vieil ingénieur, il a eu l'idée, l'espérance peut-être d'une réconciliation... Donc, il a de vous craindre des raisons que vous ignorez...

-- N'est-ce pas plutôt, objecta Raymond, qu'il sent l'empire moins solide qu'autrefois ?

Ils pouvaient avoir raison l'un et l'autre.

Dès le mois de décembre 1869, la dorure de bien des idoles impériales était restée aux mains brutalement hardies de Henri Rochefort. Le duc de Maumussy et le comte de Combelaine avaient eu leur page dans la Lanterne , une page terrible qui ne précisait rien, mais dont chaque phrase était une accusation et chaque mot une menace.

M. de Combelaine avait voulu envoyer des témoins à Rochefort, et on avait eu toutes les peines du monde à l'en empêcher. M. de Maumussy, au contraire, avait affecté de rire beaucoup du « horion », sentant la nécessité de se tenir coi, et combien il serait imprudent de faire parler de soi.

D'un autre côté, les points noirs signalés à l'horizon par l'empereur, en un discours célèbre, étaient devenus de terribles nuages où grondait la foudre.

Une fois encore, le gouvernement se trouvait acculé à la nécessité périodique « de faire quelque chose ». Mais quoi ?

Les uns auraient voulu un nouveau coup d'État, espérant reprendre en un seul coup, rrrrran ! toutes les libertés concédées en dix-sept ans de luttes.

Les autres, au contraire, voulaient qu'on « couronnât l'édifice », espérant que cet édifice du second Empire, fondé sur les pavés sanglants du 2 décembre, serait assez solide pour supporter le couronnement : la liberté.

Ainsi, après leur repas du soir, réfléchissaient M. de Boursonne et son jeune camarade, assis devant un feu bien clair, lorsque le facteur parut dans la salle à manger, apportant une lettre à l'adresse de M. Delorge.

Elle était de Jean Cornevin, datée d'Australie, de Melbourne, et transmise comme les précédentes par l'obligeant Me Roberjot.

-- Allons, murmura Raymond, il est dit qu'aujourd'hui aucune émotion ne me sera épargnée...

Mais déjà le vieil ingénieur s'était emparé de la lettre.

Vous permettez, n'est-ce pas ?... dit-il.

Et sans attendre la réponse de Raymond, d'une main fébrile il déchira l'enveloppe, et se mit à lire tout haut, non sans ponctuer chaque paragraphe de mouvements de tête et de grimaces de satisfaction.

« Bien chers amis,

« Enfin, après des milliers de lieues franchies à la poursuite d'un résultat problématique, après des mois d'anxiétés et d'alternatives dévorantes, je tiens quelque chose de positif.

« Lisez et jugez.

« J'en étais, la dernière fois que je vous ai écrit, à attendre dans un hôtel de Melbourne, le retour de M. Pécheira, le banquier, alors en tournée aux mines, pour ses achats d'or.

« Deux fois par jour, régulièrement, je me présentais chez lui pour savoir s'il était enfin arrivé, mais la réponse était toujours la même :

« -- Nous n'avons même pas de ses nouvelles, me disait son employé ; il doit être de l'autre côté de Ballarat ou vers Bendigo, où on vient de découvrir de nouveaux gisements.

« Je commençais à songer sérieusement à me mettre en quête de mon homme, lorsque hier matin, tandis que j'étais encore couché, la porte de ma chambre s'ouvre brusquement et je vois entrer le commis de M. Pecheira.

« -- Le patron est arrivé cette nuit, me dit ce brave garçon, et maintenant il vous attend, vite, bien vite !...

« En un tour de main je fus prêt.

« Et un quart d'heure après, ayant traversé Melbourne au pas de course, j'arrivais chez M. Pécheira et je montais quatre à quatre son escalier.

« Je trouvai un bel homme d'une quarantaine d'années, à l'œil intelligent, brusque de façons, comme tous les gens de ce pays, mais visiblement bon.

« Dès que j'entrai, il me tendit la main comme à une vieille connaissance.

« -- Je suis très heureux de vous voir, me dit-il, très heureux.

« Et tout de suite :

« -- Vous êtes un des fils de Cornevin ? me demanda-t-il.

« -- Oui, répondis-je.

« -- Lequel ? Jean ou Léon ?

« À cette question, je faillis tomber à la renverse. Quoi ! cet homme connaissait mon prénom et celui de mon frère !

« -- Je suis Jean, monsieur, répondis-je.

« Il souriait, ce diable d'homme.

« -- Alors, reprit-il, c'est vous qui êtes le peintre ?

« -- Comment ! vous savez cela ! monsieur ?...

« -- Certainement, me répondit-il, de même que je sais que votre frère aîné, Léon, ancien élève de l'École polytechnique, est ingénieur, de même que je sais que votre brave et digne mère a son établissement de modes et de confections rue de la Chaussée-d'Antin, de même que je sais que vous trois sœurs, qui sont de charmantes jeunes filles, s'appellent Clarisse, Eulalie et Louise.

« Et bien vite, pour me prouver combien exactement il était informé de tout ce qui nous concernait, il se mit à me parler de la noble et courageuse veuve du général Delorge, de Raymond, de l'excellent M. Ducoudray, de Me Roberjot...

« Moi, mes amis, pendant ce temps, je me tâtais pour m'assurer que j'étais bien et dûment éveillé.

« -- Vous vous demandez, reprit M. Pécheira, comment je vous connais tous si bien. Eh ! mon Dieu ! comment ne connaîtrait-on pas la famille de l'homme avec lequel on a vécu des années comme avec un frère, partageant tout, dangers, privations, espérances, succès, lorsque cet homme, comme votre père, ne vit que pour sa famille ?

« J'étais confondu.

« -- Monsieur, dis-je, lorsque notre père nous a été enlevé, ma mère était dans une profonde détresse ; nous étions cinq enfants, dont l'aîné n'avait pas dix ans.

« M. Pécheira m'interrompit.

« -- Je sais cela, me dit-il, et cette idée a failli rendre votre père fou pendant les deux années qu'il est resté sans nouvelles de vous, sans un mot de réponse aux lettres qu'il ne cessait d'adresser à votre mère...

« -- Hélas ! jamais nous n'en avons reçu une seule...

« -- C'est bien ce que pensait Laurent ; aussi, dès qu'il le pût, prit-il le seul moyen qu'il eût de savoir ce que vous étiez devenus. Il le sut. Il sut qu'une main providentielle s'était étendue vers vous, et que la veuve du général Delorge vous avait tous sauvés... Aussi fallait-il l'entendre parler de Mme Delorge : « Tout ce que j'ai de sang dans les veines, m'a-t-il dit souvent, lui appartient. » Et depuis, jamais il ne vous a perdus de vue. Jour par jour, pour ainsi dire, il était informé de ce que vous faisiez. Nous étions séparés, à cette époque, mais il ne se passait guère de fois sans qu'il vînt me rendre visite. « Ma femme gagne de l'argent, me disait-il en se frottant les mains, son commerce prospère, le bon Dieu bénit son travail. » Une autre fois il me disait : « Je suis très content, mon fils Léon vient d'être reçu à l'École polytechnique. » Ou encore : « Décidément, mon fils Jean a du talent, il vient d'exposer un tableau qui obtient un très grand succès. » Vous étiez son unique préoccupation et, tout à l'heure, je vous montrerai vos portraits à tous, qu'il m'a donnés, et aussi le portrait de Mme Delorge et celui de son fils, et celui de M. Ducoudray. Et, enfin, dans mon salon, je vous ferai voir de votre peinture, monsieur Jean ; car ce paysage qui avait tant de succès à l'exposition, c'est votre père qui l'a acheté... »

Si grande qu'eût été la stupeur de Jean Cornevin, elle était de beaucoup dépassée par celle de Raymond.

Lui aussi, il se demandait s'il était bien éveillé. Mais c'est en vain qu'à plusieurs reprises il avait essayé une observation.

Sérieusement empoigné, M. de Boursonne ne se laissait pas interrompre, et il lisait, il lisait, avec la hâte d'un homme qui court à un dénouement qu'il lui semble avoir entrevu :

« Ce qui passait mon intelligence, disait la lettre de Jean Cornevin, c'était surtout ceci :

« Mon père ayant fini par avoir de nos nouvelles, comment n'avions-nous pas eu des siennes ! Comment, nous aimant de cette grande affection que dépeignait si bien M. Pécheira, n'avait-il pas cherché à nous revoir ?...

« Toutes ces questions, M. Pécheira dut les lire dans mes yeux.

« -- Nous avons à causer, me dit-il, et longuement... Malheureusement je suis pris pour plusieurs heures encore. Retournez donc à votre hôtel, et donnez-y des ordres pour qu'on apporte ici vos bagages.

« Je voulais m'excuser :

« -- Oh ! pas de cérémonies inutiles, me dit-il. À Melbourne, le fils de Laurent Cornevin ne peut pas demeurer ailleurs que chez moi. Ma maison est la vôtre, entendez-vous ? Donc faites ce que je vous dis, et hâtez-vous ; à onze heures j'aurai expédié toutes mes affaires et nous nous mettrons à table.

« Il était neuf heures, à ce moment.

« À dix heures, j'avais réglé mes comptes à mon hôtel, mon déménagement était terminé, et j'étais installé chez M. Pécheira, dans la plus confortable des chambres.

« À l'heure dite, nous nous mettions à table, et après un déjeuner lestement expédié, les valets congédiés et les portes closes :

« -- Maintenant, me dit mon hôte, je vais vous raconter ce que je sais :

« Mon père a dû vous expliquer comment le vôtre, après son étonnante évasion, nous est arrivé à Talcahuana, sous le nom de Boutin.

« Son dénuement était extrême ; c'est à peine s'il était vêtu, il mourait de faim, et c'est comme on demande une aumône qu'il demandait du travail.

« En ayant trouvé chez nous, il y resta, et je puis vous affirmer que, de ma vie, je n'ai rencontré un pareil travailleur, si obstiné, si infatigable.

« Retourner en France était alors son unique pensée et la préoccupation de tous ses instants. C'est pour pouvoir retourner en France qu'il travaillait avec cet acharnement, âpre au gain comme à la besogne, se privant de tout, même des choses les plus essentielles, plutôt que de diminuer, ne fût-ce que de quelques centimes, son petit pécule.

« Mais on gagne peu, à Talcahuana ; on y est à bien des milliers de lieues de la France, et les occasions y sont rares.

« Jamais, disait ce pauvre Laurent, je n'amasserai assez pour payer mon passage.

« Le désespoir le gagnait, et il songeait, il me l'a avoué depuis, à mettre fin à une existence qui lui devenait insupportable, lorsqu'il m'entendit parler de partir pour l'Australie, où, disaient les journaux de Valparaiso, rien qu'en grattant le sol, on trouvait des pépites d'or plus grosses que le poing.

« Cette idée de partir pour l'Australie, il y avait longtemps que je la ruminais, mais le père Pécheira m'avait toujours empêché de la mettre à exécution.

« Il se défiait considérablement des récits merveilleux qui circulaient, disant que la fortune est partout, et que c'est folie que de courir la chercher si loin.

« Mais quand une fois je me suis mis quelque chose dans la tête, le diable ne l'en ferait pas sortir, le père Pécheira le savait bien.

« Comprenant que, s'il s'obstinait à me refuser son consentement, je finirais par m'en passer :

« -- Pars donc, me dit-il, puisque tu ne veux plus vivre près de moi.

« Cinq minutes après, Laurent Cornevin venait me trouver, et me conjurait de le prendre avec moi, à n'importe quelles conditions, et pour n'importe quelle besogne. Je ne me fis pas prier longtemps.

« -- Soit, dis-je à Laurent, je vous emmène...

« C'est comme cela que le lundi suivant, après être allés entendre la messe à Notre-Dame des Mines, nous quittâmes Talcahuana. Nous partions dans d'assez tristes conditions.

« Le père Pécheira, au dernier moment, regrettant l'autorisation qu'il m'avait accordée, m'avait plus que médiocrement garni le gousset.

« Il espérait, il me l'a écrit depuis, que je dépenserais tout à Valparaiso, et que je lui reviendrai avant un mois tout penaud et prêt à reprendre mon métier de contrebandier.

« Le fait est qu'à nous deux, Laurent et moi, nous ne possédions pas tout à fait trois cents piastres.

« Aussi, une fois à Valparaiso, eûmes-nous un mal de tous les diables à trouver un navire qui consentît à nous prendre, et plus d'une fois nous crûmes que nous serions obligés de renoncer à notre expédition.

« Mais quand on veut fortement une chose, on finit toujours par réussir.

« Un capitaine anglais, dont la fièvre jaune avait décimé l'équipage, nous admit à son bord. Laurent comme matelot, moi en qualité de cuisinier.

« Il s'en fallait que ce digne marin se rendît directement en Australie, et loyalement parlant il nous ne prévint, mais enfin il s'y rendait.

« C'était tout ce que nous demandions.

« Et nous nous estimions ses obligés, malgré les services réels que nous lui avions rendus, lorsque, après six mois de navigation, il nous débarqua sur les quais inachevés de Melbourne.

« Nous foulions donc cette terre d'Australie qui nous paraissait la Terre promise.

« Je voulais m'enrichir. Plus fortement encore que moi, votre père le voulait.

« -- Eh bien ! me disait-il, dès le premier soir, est-ce que nous allons perdre notre temps à Melbourne ? Est-ce que nous ne partons pas pour les mines ?

« Nous partîmes le lendemain avant l'aube.

« Je vous y conduirai un de ces jours, et d'avance je me fais une fête de votre surprise, quand tout à coup, au sortir des forêts, vous apercevrez Ballarat, un ville née d'hier, comme au coup de sifflet d'un machiniste, et qui déjà compte trente mille habitants, et qui a, comme Melbourne, ou bien comme vos vieilles capitales d'Europe, si mieux vous l'aimez, ses boulevards éclairés au gaz, ses magasins éblouissants, ses squares, sa Bourse, ses théâtres et ses gares de chemin de fer.

« Et tout cela, dans un paysage inouï, bouleversé, torturé, convulsé par la main de l'homme, dans un paysage où les plaines ont été retournées, grattées, émiettées, lavées, dont les collines factices ont été tamisées grain de sable à grain de sable ; tout cela au centre d'un mouvement vertigineux de machines gigantesques de roues, de pompes, de marteaux, au milieu d'un dédale de travaux fantastiques et de fouilles infernales.

« Mais, lorsque nous arrivâmes aux mines, Laurent Cornevin et moi, elles n'avaient pas cet aspect.

« Ce n'est pas par le chemin de fer qu'on s'y rendait, mais par une longue route poudreuse de cent cinquante kilomètres, jalonnée d'horribles auberges, où retentissaient incessamment les chants des ivrognes et les vociférations des joueurs.

« Alors, la vallée de Ballarat n'était qu'un camp immense, où se trouvaient réunis tous les mineurs, qui se sont disséminés vers les innombrables centres de mines que les années ont fait découvrir.

« Les pépites d'or se trouvaient à la surface du sol, mêlées à un gravier compact qu'on lavait dans de grandes écuelles, le long des ruisseaux tributaires du Loddon.

« Des groupes d'hommes d'aspect farouche, couverts de boue et ruisselants de sueur, erraient dans la campagne, une pioche d'une main, un revolver de l'autre, à la recherche de trésors nouveaux.

« Ni Laurent Cornevin, ni moi, n'étions certes des délicats. Nous étions rompus à toutes les fatigues et aux plus dures privations. Nous avions, l'un et l'autre, été forcés de vivre parmi ce qu'il y a de pis dans l'espèce humaine.

« Eh bien ! telle était l'existence des mines, que nous en fûmes épouvantés.

« Mais la veille même, un pauvre mineur avait trouvé un lingot d'or pesant deux mille six cents onces et valant deux cent soixante mille francs.

« -- Il faut rester, nous dîmes-nous, et tâcher d'être aussi heureux que ce gaillard-là.

« Il est vrai que, précisément à la même heure, cent mille mineurs au moins se disaient la même chose, et que cette terrible concurrence compliquait singulièrement la tâche.

« Nos débuts ne furent pas heureux.

« Tout autour de nous, on s'enrichissait, et nous, nous ne découvrions jamais que du gravier au fond de notre sébile.

« Ce fut Laurent qui nous désensorcela.

« Un soir, après la plus pénible et la plus infructueuse des journées, dans des sables déjà dix fois retournés et lavés, il trouva une pépite de cinq mille francs.

« Il était ivre d'espérance.

« -- Seulement quatre trouvailles pareilles, répétait-il, et je pars...

« C'est que ses idées n'avaient pas changé, et que retourner en France était toujours son vœu le plus cher.

« Ce qu'il appelait s'enrichir, c'était amasser de quoi payer son voyage, et avoir, en arrivant à Paris, une douzaine de mille francs en poche.

« -- Avec cela, me disait-il, j'aurai de quoi faire ce que je veux.

« Il me parlait, du reste, moins souvent de sa famille qu'autrefois.

« Désespéré de ne pas recevoir de réponses aux lettres qu'il ne cessait d'écrire, il pensait que c'en était fait des siens.

« -- Ma pauvre femme, disait-il, si courageuse et si bonne, doit être morte à la peine, et mes pauvres petits doivent vagabonder dans Paris, en attendant que la police les mette en prison.

« Et il ajoutait d'un air terrible :

« -- Mais cela se payera avec le reste... Il ne me faut maintenant que de l'argent. Travaillons...

« Et nous nous remettions à l'œuvre.

« Nos recherches réussissaient désormais, et trois mois plus tard, nous avions près de vingt mille francs dans la bourse commune, quand un grand malheur nous arriva.

« Notre trésor, qu'il fallait toujours garder sur soi, nous embarrassant, il fut convenu que Laurent irait le mettre en sûreté à Melbourne.

« Il partit. Mais il fut attaqué en route, blessé, dépouillé et laissé sur le chemin nu et à demi mort.

« Nous étions ruinés. Tout était à recommencer.

« Une autre fois, c'est moi qui, m'étant laissé entraîner dans une partie de cartes, perdis en une soirée le fruit de notre travail de six semaines.

« Malgré tout, au bout d'un an, nous possédions quarante-trois mille francs.

« Nous partageâmes, et, sur-le-champ, Laurent se mit en quête d'un navire en partance.

« Il s'en trouvait un dans le port de Melbourne, le Moravian .

« Laurent y prit passage.

« Et comme j'étais allé le conduire à bord, après m'avoir embrassé une dernière fois :

« -- Lis les journaux de France, me dit-il ; avant longtemps il y serai question de Laurent Cornevin. »

Ainsi, peu à peu, grâce à des renseignements recueillis à des milliers de lieues, à la Guyane, au Chili, en Australie, se trouvait reconstituée l'existence de Laurent Cornevin pendant les quatre années qui avaient suivi sa disparition.

-- C'est providentiel ! murmurait Raymond.

M. de Boursonne ne répondit pas.

Ayant repris haleine, il poursuivait la lecture du récit de M. Pécheira, si vivement traduit par Jean.

« Quels étaient les projets de Laurent Cornevin ?

« Il ne me les avait pas confiés, mais il m'en avait assez dit, en diverses occasions, pour qu'il me fût aisé de les deviner.

« Je savais qu'il avait été témoin d'un grand crime, et que les auteurs de ce crime, des gens puissants, redoutant son témoignage, l'avaient fait enlever et déporter à la Guyane. Vingt fois je lui ai entendu dire qu'il se vengerait.

« Et connaissant sa puissante énergie, je me disais qu'il avait dû méditer froidement quelque châtiment, terrible comme le crime, et qu'il fallait s'attendre à quelqu'une de ces vengeances éclatantes, qui, de temps à autre, épouvantent les scélérats, trop souvent impunis.

« C'est donc avec un extrême empressement que je me procurai les journaux français, qui, selon mes calculs, correspondaient avec l'arrivée de Laurent Cornevin à Paris. Je n'y trouvai rien.

« J'en fus surpris d'abord, puis inquiet.

« Je savais que le Moravian avait fait une traversée des plus rapides et des plus heureuses, que pas un de ses passagers n'était mort en route, et que par conséquent Laurent devait être en France.

« Lui était-il donc arrivé malheur ?

« Sachant que les gens auxquels il allait s'attaquer étaient riches, puissants, mêlés aux intrigues du gouvernement, je me disais :

« -- Mon Laurent aura commis quelque grosse imprudence, il se sera fait reprendre, et peut-être à cette heure est-il de nouveau en route pour l'île du Diable, avec de telles recommandations que certainement il ne s'en échappera pas.

« Je ne puis dire que je l'oubliais, on n'oublie jamais les compagnons de misère, mais, les mois succédant aux mois, je pensais moins souvent à lui.

« Et il y avait près d'un an qu'il était parti, quand tout à coup, un matin, je le vis entrer chez moi. Quel étonnement !

« -- Comment ! m'écriai-je, toi, Laurent, ici ?

« -- Moi-même ! me répondit-il.

« -- Tu n'es donc pas allé en France ?

« -- J'y suis resté quatre mois.

« -- Et ta femme et tes enfants ?...

« -- Le bon Dieu a eu pitié d'eux.

« -- Ah !...

« -- Ils sont heureux et bien portants, et ils prospèrent...

« -- Tu les ramènes ici avec toi, sans doute...

« -- Moi !... je ne leur ai même pas parlé, je ne les ai même pas embrassés...

« Sachant de quel grand amour Laurent Cornevin aimait sa famille, sa femme, dont le seul souvenir le faisait pâlir, ses enfants, dont il ne parlait que les larmes aux yeux, je crus qu'il plaisantait.

« -- Ce que tu dis est impossible ! m'écriai-je.

« -- C'est cependant ainsi, me répondit-il. Tous les miens me croient mort. Ma femme porte toujours des vêtements de veuve.

« Je vis bien qu'il ne plaisantait pas, et alors, je fus saisi de cette crainte affreuse que la douleur n'eût troublé sa raison.

« -- Si tu as vraiment fait cela, repris-je, tu es certainement fou.

« -- Je ne suis pas fou, répondit Laurent, et cependant j'ai bien fait cela. Oui, j'ai résisté à la tentation presque irrésistible de me montrer aux miens, de leur crier : Je vis, me voici !... J'ai eu le courage de me priver de cette félicité inouïe de presser contre mon cœur ma femme et mes enfants.

« J'était pétrifié de stupeur.

« -- Mais pourquoi ? dis-je, pourquoi ?...

« -- Il le fallait, ami Pécheira, et quand je t'aurai exposé mes raisons, tu me comprendras. Car, à toi, je dirai tout, sûr que ton amitié gardera mon secret.

« C'était la première fois que Laurent Cornevin s'ouvrait ainsi à moi ; l'événement me semblait le plus extraordinaire dont j'eusse ouï parler : aussi mon attention était-elle extrême, et puis-je, aujourd'hui, après des années, répéter textuellement les paroles de Laurent.

« -- Une nuit, me dit-il, j'ai été témoin d'un lâche assassinat, et l'homme assassiné, avant de rendre le dernier soupir, a eu le temps d'écrire au crayon et de me confier un billet qui doit être la preuve du crime.

« Cette preuve, j'ai essayé de l'utiliser ; ma conscience me le commandait.

« Et c'est pour cela que les assassins, après avoir essayé de me faire fusiller, m'ont fait enlever et interner à l'île du Diable, sous un nom qui n'était pas le mien.

« Ils étaient puissants, je n'étais qu'un pauvre palefrenier. Nul ne devait s'inquiéter de ma disparition ou de ma mort.

« Ce nouveau crime condamnait à la misère, peut-être à l'infamie, peut-être à la mort, une pauvre femme et cinq enfants.

« Mais qu'importait aux misérables, pourvu que la preuve du meurtre fût anéantie !

« Lorsque je partis d'ici, j'étais persuadé que ma femme et mes enfants avaient péri. Et je n'avais plus qu'une idée, qu'un désir, qu'un but : me venger, n'importe comment et n'importe à quel prix.

« Je possédais toujours le billet du mourant qui dénonce le crime, mais je suis si bas et les assassins sont si haut, que je ne comptais guère sur cette preuve.

« Je me disais que d'essayer d'en faire usage, c'était peut-être risquer une arrestation nouvelle et une plus dure déportation.

« Je songeais que j'aurais beau crier que je suis Laurent Cornevin, la police prouverait que je suis Boutin, évadé de l'île du Diable.

« Et pour dire la vérité, je comptais bien plus, pour assouvir ma vengeance, sur mon revolver, que sur le billet du général Delorge.

« Mais enfin, toutes ces réflexions eurent du moins cet avantage, de me rendre excessivement défiant et prudent.

« J'avais des moyens de me dissimuler, je les employai.

« On n'est pas resté comme moi plus d'un an au milieu de condamné politiques, sans avoir reçu beaucoup de leurs confidences, sans être initié aux ressorts de leurs associations secrètes, sans connaître leurs points de réunion, es chefs et les signes mystérieux de reconnaissance.

« Arrivé à Paris à dix heures du soir, j'avais, à onze heures, retrouvé un ancien compagnon de la Guyane, lequel m'offrait l'hospitalité dans sa maison, et mettait à mon service ses amis et ses moyens d'action.

« Dès l'aube du lendemain, le cœur serré d'une inexprimable angoisse, je me mettais en quête de ma femme et de mes enfants.

« Tâche douloureuse, ami Pécheira, ingrate et difficile, que de rechercher de pauvres gens au milieu de ce Paris.

« Si, du moins, il m'eût été permis d'agir ouvertement ! Mais non. J'en étais réduit à me cacher, à dissimuler mes investigations.

« Mes ennemis étaient plus puissants que jamais, et je sentais que, si mon existence venait à être révélée, c'en serait fait de moi.

« Heureusement, j'étais méconnaissable.

« Le temps, les privations, la misère et les chagrins avaient fait leur œuvre. Jeune homme, j'avais quitté Paris, j'y revenais vieillard. Et n'en eût-il pas été ainsi, qu'il eût suffi pour me déguiser complètement des vêtements nouveaux que j'avais adoptés, et de ma barbe que j'avais laissée pousser entière pendant la traversée.

« C'est à la maison que j'habitais lors de mon arrestation que je me rendis tout d'abord.

« Le concierge en avait été changé.

« Celui que je trouvai, non seulement ne connaissait pas ma femme, mais n'avait même jamais entendu prononcer le nom de Cornevin.

« De tous les locataires qui, de mon temps, habitaient la maison, pas un seul n'était resté.

« C'était fini.

« Dès le premier pas, le fil qui eût pu me guider se rompait entre mes mains. Et je restais au milieu de Paris, sans un indice, sans rien.

« J'aurais pu certainement m'adresser aux parents de ma femme, mais je ne les ai jamais aimés ; je les croyais capable de trahir un proscrit pour quelques sous, et je savais qu'une de mes belles-sœurs était la maîtresse d'un des assassins du général Delorge.

« Recourir à la police eût été me dénoncer moi-même, me jeter bénévolement dans la gueule du loup.

« J'étais donc désespéré.

« Et pendant une semaine, j'errai à l'aventure à travers les rues, recherchant de préférence les quartiers pauvres, soutenu par cette espérance insensée que peut-être, tout à coup, j'allais me trouver en face de ma femme.

« Parfois, dans la foule, j'apercevais une femme qui me semblait avoir sa tournure ; je croyais la reconnaître, je me disais : C'est elle !... je m'élançais comme un fou. Je me trompais toujours.

« D'autres fois le désespoir me prenait, et je pensais : À quoi bon chercher sur terre ceux qui dorment dessous.

« Jamais je n'avais tant souffert !

« Jamais, avec tant de rage, je n'ai renouvelé le serment de me venger des misérables qui m'infligeaient de si cruelles tortures.

« C'est qu'ils étaient heureux, eux ; c'est qu'ils étaient riches, honorés, redoutés, triomphants. Ils habitaient des palais, ils avaient des laquais, des voitures, des chevaux...

« Le plus terrible, c'est que je ne voyais pas de vengeance à ma portée.

« Certes, il m'était facile de guetter un de ces misérables, de l'approcher, et de lui loger une balle dans la tête.

« Mais qu'était ce châtiment comparé au crime ! Qu'était-ce que cette mort soudaine et sans angoisses, comparée à mes années d'agonie !...

« J'avais bien toujours la lettre du général Delorge, mais au moment d'en faire usage, je ne savais à qui m'adresser. J'étais plein de défiances. Je tremblais, si je la confiais à quelqu'un, que ce quelqu'un ne l'anéantît... Voilà pourtant où j'en étais, lorsqu'un dimanche, sur les midi, étant entré dans un café pour déjeuner, je m'assis à une table sur laquelle on avait laissé un énorme volume. On tardait à me servir, je le feuilletai. C'était un Annuaire de Paris. Machinalement, j'y cherchai mon nom, et j'eus comme un éblouissement, en lisant : « Mme Julie Cornevin, -- modes et confections , -- rue de la Chaussée-d'Antin, » Julie !... C'était le prénom de ma femme !...

« D'un autre côté, comment admettre que la malheureuse que j'avais laissée sans ressources eût pu s'établir dans le plus riche quartier de Paris ?

« N'importe ! Je sortis comme un fou et, sautant dans un fiacre, je me fis conduire à l'adresse indiquée.

« La course était longue, heureusement ; j'eus le temps de me remettre en route, et c'est fort prudemment que j'interrogeais la concierge.

« Ses réponses ne me laissèrent aucun doute.

« C'était bien ma femme, ma chère, ma bien-aimée femme qui était la propriétaire de ce riche établissement de la rue de la Chaussée-d'Antin.

« En trois bonds je franchis l'escalier. Je sonnai à la porte.

« Une petite bonne vint m'ouvrir, qui me dit :

« -- C'est bien ici que demeure Mme Cornevin, mais madame est sortie avec ses demoiselles.

« Puis, comme j'insistais pour parler sur-le-champ à Mme Cornevin, protestant que c'était pour une affaire urgente et de la plus haute gravité :

« -- Eh bien ! me dit la bonne, allez la demander rue Blanche, chez son amie, Mme Delorge, c'est là qu'elle passe la journée et qu'elle dîne tous les dimanches.

« Et, un peu effrayée sans doute de mon air égaré et de la véhémence de mes questions, elle me ferma la porte au nez.

« Mais je n'étais plus le même homme.

« Toutes mes prévisions, tous mes calculs se trouvaient renversés par ces quelques mots de la bonne qui m'avait ouvert : Mme Cornevin est chez son amie Mme Delorge.

« Ma femme, la femme du pauvre palefrenier Cornevin, amie de la veuve du général Delorge !... Était-ce possible ? Était-ce vraisemblable ?...

« Julie, je ne l'ignorais pas, m'était supérieure par l'intelligence, c'était elle qui était la tête de notre ménage, mais elle était, de même que moi, sans éducation, sans instruction ; comment donc une dame distinguée pouvait-elle l'admettre dans son intimité à ce point de passer avec elle des journées entières ?...

« Puis, où ma femme avait-elle pris assez d'argent pour s'établir dans un quartier où les moindres appartements coûtaient trois ou quatre mille francs par an ?

« Ces réflexions, et bien d'autres encore, me décidèrent à me renseigner avant de me montrer.

« Ami Pécheira, j'avais été un ingrat de douter de la justice et de la bonté de Dieu. Pour sauver ma femme et mes enfants, il fallait un miracle, n'est-ce pas ? Eh bien ! le miracle avait eu lieu.

« Le jour où je manquais à ma famille, elle trouvait pour me remplacer la plus noble, la meilleure, la plus généreuse des femmes, la veuve du général Delorge assassiné sous mes yeux.

« Mme Delorge avait recueilli ma femme, l'avait consolée, encouragée, lui avait donné de quoi vivre d'abord, et lui avait fourni ensuite les moyens de s'établir.

« Elle avait pris à sa charge mon fils aîné Léon, et le faisait élever avec son fils et exactement comme son fils.

« Et elle avait découvert pour se charger de l'éducation de mon second fils, Jean, un brave et digne bourgeois, M. Ducoudray.

« De telle sorte que, si la destinée avait épuisé sur moi ses rigueurs, elle avait en quelque sorte comblé les miens, et que de mes misères résultaient pour ma famille des avantages que jamais je n'aurais pu lui donner.

« Ce n'est pas en un jour, ami Pécheira, que je me procurai ces détails.

« M'étant fait une loi de ne pas donner signe de vie, je ne pouvais procéder qu'avec la plus extrême circonspection, domptant les ardeurs de ma curiosité, mettant la plus prudente réserve à interroger les gens, les domestiques, les portiers, les fournisseurs...

« Assurément je souffrais de cette situation étrange, et pourtant elle était parfois la source d'intimes et de profondes jouissances.

« Tout le monde me croyait mort, j'étais comme un homme à qui il eût été donné de sortir du tombeau pour venir observer les siens et se rendre compte de leurs sentiments.

« Je saisissais avidement toutes les occasions de me trouver sur le passage de ma femme et de mes enfants, et j'éprouvais à les contempler les plus étonnantes sensations.

« Ah ! elles étaient douces, les larmes que j'ai versées, lorsque je vis qu'après quatre ans ma femme, ma Julie bien-aimée, portait encore des vêtements de veuve. Je me disais :

« -- Quelle stupeur immense serait la sienne si quelqu'un lui apprenait que cet homme qui vient de la coudoyer, c'est moi, son mari, Laurent Cornevin.

« Mais qu'ils étaient changés tous !

« Guidée, conseillée, instruite par Mme Delorge, ma femme avait su se hausser au niveau de sa position nouvelle et était devenue une vraie dame.

« Lorsque je la voyais marcher, calme et digne, si imposante avec ses toilettes d'une richesse sévère, c'est à peine si je pouvais me persuader que c'était bien là ma pauvre ménagère, celle que tant de fois jadis j'avais vue revenir du lavoir, les manches retroussées jusqu'au coude, portant bravement son linge mouillé sur l'épaule.

« Mes filles, avec leur petite mine éveillée et modeste tout à la fois, et leurs robes gentilles et leurs frais chapeaux, avaient l'air de véritables demoiselles.

« Cependant, mes deux fils, Léon et Jean, m'étonnaient plus encore.

« Je ne pouvais me lasser de les suivre de loin, et de les admirer, quand ils revenaient du collège, leurs livres sous le bras, gais, bien portants, bien vêtus, conduits par un vieux domestique, ni plus ni moins que les fils d'un gros bourgeois.

« J'étais allé aux informations, et j'avais appris que Jean était un démon, et qu'il faisait endiabler tous ses professeurs.

« Léon, au contraire, était un travailleur obstiné, toujours le premier de sa classe, toujours remportant tous les prix dans les concours.

« Même tout ce changement me bouleversait extraordinairement.

« J'étais resté le même, moi.

« J'avais beau avoir une quinzaine de mille francs dans ma ceinture, je n'en était pas moins le même palefrenier qu'autrefois, honnête homme, certes, et fier de son honnêteté, mais sans éducation ni instruction, brutal en ses façons et grossier en ses propos.

« Et je me demandais si, la première joie de me revoir passée, ma pauvre femme ne souffrirait pas de me retrouver tel, si mes enfants ne seraient pas honteux de l'infériorité de leur père, et si moi-même, enfin, je ne serais pas humilié et irrité de leur supériorité à tous.

« Ces réflexions, injustes peut-être, mais humaines, ne contribuèrent pas peu à modérer l'ardent désir que j'avais de reprendre ma place au milieu de ma famille.

« Puis, d'autres considérations encore me retenaient :

« Grâce à un de ces amis politiques que m'avait donnés mon séjour à l'île du Diable, et qui servait, pour la trahir, la police impériale, j'avais été informé des circonstances qui avaient suivi la mort du général Delorge et ma disparition.

« Je savais que Mme Delorge, altérée de vengeance ou plutôt de justice, avait remué ciel et terre pour atteindre les assassins de son mari.

« Je savais qu'on avait fait tout au monde pour retrouver mes traces.

« Et tous ses efforts avaient échoué, encore bien qu'elle eût pour appui et pour conseil un avocat renommé, un député de l'opposition, Me Roberjot.

« Une enquête avait bien été commencée, mais elle avait abouti à une ordonnance de non-lieu, qui renvoyait les meurtriers, lavés de l'accusation et blancs comme neige.

« Mais j'avais appris aussi, et de source certaine, que Mme Delorge ne renonçait pas à l'espoir de venger son mari.

« Voyant ses ennemis hors de sa portée, et pour le moment assurés de l'impunité, elle attendait, toujours sur le qui-vive et armée pour la lutte, l'occasion ou les événements politiques qui devaient les lui livrer.

« Et tout cela était si parfaitement connu de la police impériale que la maison de Mme Delorge était surveillée, qu'on épiait ses démarches et sa correspondance et qu'on tenait une liste de toutes les personnes qu'elle recevait.

« En de telles circonstances, quelle conduite tenir ?

« Évidemment, ce n'était pas en ce moment, où nos ennemis étaient à l'apogée de leur puissance, que je devais songer à me servir contre eux de l'arme que je possédais.

« Devais-je donc, sans parler de la lettre, me montrer simplement ? Et après ?

« Vivrais-je ouvertement aux crochets de ma femme ? Cette idée me faisait horreur. L'homme doit être le maître dans la maison, et pour qu'il ait le droit d'y être le maître, il doit gagner la vie de la famille.

« Me placerais-je donc ? Quels ne seraient pas alors le chagrin et l'humiliation de ma femme !...

« À la fin, ces sombres réflexions m'inspirèrent une résolution héroïque.

« Je me dis que puisque Mme Delorge avait su attendre, j'attendrais aussi l'heure propice. Je devais bien cela à celle qui nous avait tous sauvés.

« Je me jurais que j'attendrais, et que j'emploierais les années d'attente à gagner une grosse fortune, et à me faire une éducation.

« En effet, je maîtrisai les élans de mon cœur qui me poussaient vers ma femme et vers mes enfants. Je m'assurai les moyens d'avoir jour par jour de leurs nouvelles, et je quittais Paris comme j'y étais venu, furtivement.

« Et maintenant, ami Pécheira, me voici, te demandant conseil et assistance.

« Il faut qu'avant six ans je sois riche et digne de ma femme. »

VIII

M. de Boursonne s'arrêta.

Un voile se déchirait, en quelque sorte, découvrant le passé de Laurent Cornevin et laissant entrevoir l'avenir.

-- Maintenant je comprends, murmurait Raymond confondu.

Et, en effet, ce qu'il y avait d'inexplicable dans la conduite de Laurent s'expliquait.

Le parti qu'il avait pris n'était peut-être ni le meilleur ni le plus sage, ni celui qui devait le conduire plus sûrement à la revanche qu'il rêvait, mais on concevait qu'il l'eût adopté.

On s'expliquait ses précautions, ses défiances, ses craintes, la conscience de son impuissance momentanée, son ardent désir de servir Mme Delorge, et, par-dessus tout, la fierté de l'époux, du père, qui, apercevant tout à coup sa famille bien au-dessus de lui, se résignait à rester caché jusqu'à ce qu'il se fût élevé jusqu'à elle...

Cependant, après une pause de quelques minutes :

Voyons la suite, fit le vieil ingénieur.

Et il reprit la volumineuse correspondance de Jean Cornevin.

« D'après vos émotions, mes chers amis, continuait le digne garçon, vous pouvez vous faire une idée des sensations dont j'étais remué en écoutant le récit de M. Pécheira.

« Pauvre père !... Déjà, depuis longtemps, je savais son inflexible honnêteté, et que dans son humble situation il avait un grand cœur et les plus nobles sentiments.

« Mais voici que tout à coup il m'apparaissait sous un jour nouveau et avec des proportions héroïques.

« Je ne pus m'empêcher de l'exprimer à M. Pécheira.

« -- Oh ! attendez, interrompit-il avec un bon et amical sourire, attendez...

« Et d'un flegme imperturbable il poursuivit :

« -- Je fus d'abord saisi de la déclaration de votre père.

« Qu'il comptât s'enrichir très vite, cela ne m'étonnait nullement. Jeune ou vieux, intelligent ou stupide, un homme peut toujours s'enrichir. Il ne faut pour cela souvent qu'un heureux hasard.

« Mais qu'il eût la prétention de se faire une éducation, de se métamorphoser, de devenir, selon son expression, un parfait gentleman, cela me paraissait fort.

« Ce n'est pas par un simple effort de volonté qu'on change de peau à quarante ans. Et, pour dire la vérité, votre père avait fort à faire, étant, certes, le plus probe des hommes, le meilleur, le plus dévoué, mais commun en diable, passablement brutal et sans la plus élémentaire instruction.

« J'étais assez son ami pour ne lui point cacher mon opinion.

« -- Cela sera, pourtant, me dit-il froidement, il le faut, je le veux.

« Il n'y avait pas à discuter. Je ne songeai plus qu'à le seconder.

« Le plus pressé était de lui trouver un instrument de fortune, les moyens de faire valoir avantageusement les dix mille francs qui lui restaient encore.

« Il ne fallait plus songer à reprendre l'existence qui nous avait donné nos quarante premiers mille francs.

« Tout va vite, dans les pays nouveaux.

« Déjà l'Australie entrait dans une nouvelle phase de son histoire.

« Ce qui était extravagance pure, encore, et fureur, lors du départ de Laurent, rentrait peu à peu dans l'ordre, et prenait un cours régulier.

« Le temps était fini de la fièvre chaude de l'or, des émotions délirantes et des coups de pioche merveilleux.

« Passés et repassés au tamis, grattés, fouillés, lavés, les sables de la surface avaient donné toutes leurs richesses.

« C'était aux entrailles même de la terre, à des centaines de pieds de profondeur qu'il fallait aller arracher l'or.

« La civilisation s'était emparée des mines.

« Des compagnies s'étaient formées, des associations établies, qui, disposant de capitaux importants, de machines, d'outils, avaient stérilisé les efforts individuels.

« Chercher de l'or était devenu un métier comme un autre, plus pénible et moins lucratif qu'un autre, même ; car tandis qu'à Melbourne un charpentier ou un forgeron gagnait couramment ses vingt ou vingt-cinq francs par jour, un mineur n'était plus payé que onze francs trente centimes pour un travail de huit heures.

« C'était à la Bourse que s'était réfugié le jeu avec ses émotions, ses fièvres, ses faveurs soudaines et ses retours inattendus.

« C'est à la Bourse que du jour au lendemain on pouvait s'enrichir ou se ruiner, à acheter et à vendre des actions des deux cents compagnies qui exploitaient les mines et qui, selon que la compagnie avait creusé des puits inutiles ou rencontré un bon filon, haussaient ou baissaient à deux mille dollars en cinq minutes.

« C'est même à ces spéculations que j'avais en moins d'un mois quintuplé le capital qui m'était échu lors de mon partage avec Laurent.

« Ensuite de quoi, effrayé de ma chance, et craignant de reperdre en un jour ce que j'avais gagné en trente, je m'étais mis à acheter de l'or pour l'exportation.

« Voilà ce que j'expliquai à Laurent, et grande fut sa déception.

« -- Serait-ce donc en vain que je suis revenu ! me dit-il.

« Mais à côté des mines, l'Australie possède une autre source de richesses, aussi féconde et intarissable, celle-là : ses prairies immenses, sans bornes, sans fin...

« Déjà les plus intelligents parmi les émigrants avaient abandonné la recherche de l'or pour l'élevage des bestiaux, pressentant peut-être qu'en moins de dix années l'exportation des laines et des cuirs de l'Australie dépasserait deux cents millions de francs par an.

« -- Voilà ton lot, dis-je à Laurent Cornevin. Il me crut.

« Joignant aux dix mille francs qu'il possédait vingt mille francs que je lui prêtai, il obtint du gouvernement la concession d'un « run », c'est-à-dire d'une immense étendue de prairies, sur les bords du Murray, il acheta des moutons et se mit à l'œuvre.

« Œuvre difficile, assurément, et qui exige de celui qui l'entreprend une santé de fer, une invincible énergie, une patience sans bornes, et de rares qualités de prévoyance et d'observation.

« Laurent avait tout cela, et de plus une solide expérience des animaux, qu'il devait à son premier métier.

« Son « run » prospéra. Des spéculations qu'il fit, pour fournir de viande sur pied les grands centres de mines, réussirent à souhait.

« Bref, dès la fin de la première année, il m'avait rendu mes vingt mille francs, et, quatre ans plus tard, il possédait, à ma connaissance, un demi-million.

« Il était donc évident qu'il réaliserait la première partie de son programme, qui était : faire fortune.

« Pour réaliser la seconde, pour acquérir l'instruction qui lui manquait, et devenir un gentleman, voilà ce qu'il avait imaginé.

« Parmi tous les déclassés, attirés en Australie par la découverte de l'or, il s'était mis à chercher un homme appartenant à une grande famille, et instruit.

« Et l'ayant trouvé, il en avait fait son inséparable compagnon.

« C'était un Français d'une quarantaine d'années, que l'inconduite de sa femme avait chassé de son pays, et qui mourait littéralement de misère et de faim quand Laurent le rencontra, et lui offrit, contre la table et le logement, cinquante dollars par mois.

« Jamais ils ne se quittaient, et plus d'une fois j'ai ri de voir Laurent escorté de cet inévitable précepteur, qui toujours et en toute occasion professait, disant : On ne fait pas ceci, on ne dit pas cela... on fait ceci, on dit cela... Prenez garde ! vous venez encore de jurer.

« C'était singulier, en effet, presque ridicule.

« Mais insensiblement Laurent se pénétrait des façons, des habitudes, du savoir de l'autre. Son ignorance se dissipait, sa cervelle se meublait, ses mœurs s'adoucissaient. Il apprenait à se tenir, à raisonner, à s'exprimer.

« Séparé de Laurent qui vivait sur son « run », à plus de cent lieues dans l'intérieur, pendant que mes affaires me retenaient à Melbourne, j'étais bien plus frappé de sa transformation que si nous eussions demeuré porte à porte.

« À chacune de ses visites, je constatais un progrès positif.

« Deux ou trois jours après qu'on avait signalé la malle d'Europe, régulièrement, je le voyais arriver suivi de Mentor, ainsi que nous avions surnommé le précepteur.

« Il courait à la poste et ne tardait pas à me revenir chargé des journaux de France, et des lettres et des paquets qui lui étaient adressés.

« Je ne sais qui il avait chargé, à Paris, d'avoir l'œil et l'oreille pour lui, mais je dois constater qu'il était admirablement renseigné.

« Pas une des actions ne lui échappait, de Mme Delorge, de Me Roberjot, de sa femme ni de ses enfants.

« Et non seulement il recevait des nouvelles, mais on lui envoyait jusqu'à des photographies de ceux qu'il aimait.

« Le temps passait cependant, et à mon estime pour Laurent succédait, à mon insu, une admiration réelle, encore bien que nous ne soyons guère disposés à admirer, nous à qui la vieille Europe envoie chaque année ce qu'elle a de meilleur et ce qu'elle a de pire.

« Je me demandais jusqu'où il n'arriverait pas, lorsqu'un matin il entra brusquement chez moi, plus pâle que la mort et la face convulsée.

« Épouvanté :

« -- Que t'arrive-t-il ? m'écriai-je.

« Un horrible malheur !

« Je crus à une de ces catastrophes qui frappent parfois les propriétaires de « run », à une peste, à une inondation, que sais-je !...

« -- Tu es ruiné ! dis-je...

« -- Si ce n'était que cela !... fit-il d'une voix rauque.

« Étalant une lettre sur la table, d'un mouvement si furieux que la table en craqua.

« -- J'ai des nouvelles de France, me dit-il, mon fils Jean vient d'être arrêté.

« -- Arrêté, ton fils !...

« -- Oui. Ils l'ont jeté en prison, puis conduit à Brest, puis embarqué pour la Guyane, pour Cayenne...

« -- Ils ?... Qui ?

« -- Qui ? Les misérables qui, après avoir lâchement assassiné le général Delorge, pensent s'être débarrassés de moi, le témoin de leur crime !...

« Si jamais je voyais à un ennemi à moi des regards pareils à ceux de Laurent, je ne me croirais plus en sûreté de ma vie.

« -- Mais, par le saint nom de Dieu ! clama-t-il, me voici debout, et les misérables vont apprendre ce qu'il en coûte de s'attaquer à mes fils !...

« J'essayais de le calmer, de le raisonner.

« -- Que vas-tu faire ? lui demandai-je.

« -- Partir.

« -- Je ne vois pas de navire en partance.

« Laurent sourit de pitié.

« -- Il y a dans le port, me dit-il, un grand vapeur anglais, le Duncan ...

« -- Oui, mais il ne reprendra pas la mer avant quinze jours.

« -- Tu te trompes, ami Pécheira ; il achève en ce moment de prendre son charbon, et à six heures il sera sous pression ; à minuit, il sera en mer...

« Je le regardais stupéfié.

« -- Tu as affrété ce steamer ? dis-je.

« -- Oui, et si le capitaine eût refusé de le louer, je l'achetais. Et si celui-là n'eût pas été à vendre, je m'en serais procuré un autre ; il n'en manque pas en rade.

« -- Il va t'en coûter une somme énorme.

« Dédaigneusement, il haussait les épaules.

« -- Qu'importe ! répondit-il. Je sais ce qu'on souffre à l'île du Diable, je ne veux pas que Jean meure... Ne suis-je pas riche ?

« Il était très riche, en effet, trois ou quatre fois plus que moi, je le savais.

« Au commencement de cette dernière année, il avait reçu en paiement un tiers au moins des actions du puits de la Misère, qui ne rapportait rien alors, qu'on avait presque abandonné, et qui tout à coup s'est mis à donner un produit net de deux cent mille francs par jour.

« -- Et ton « run », lui dis-je, tu l'abandonnes donc ! Tu sacrifies donc ton immense matériel, les troupeaux, plus d'un million...

« Je l'impatientais.

« -- Eh ! qu'est-ce que tout cela me fait ? s'écria-t-il.

« Puis, me montrant le précepteur qui l'avait accompagné comme toujours :

« -- Monsieur que voici connaît mon exploitation, il la surveillera, et, pour l'indemniser, je lui abandonne la moitié du revenu, qui dépassera, cette année, cinquante mille dollars. Vite du papier, des plumes, nous allons rédiger un contrat...

« Sa colère m'épouvantait.

« -- À tout le moins, lui dis-je, confie-moi tes projets.

« -- Je n'en ai pas, me répondit-il. Je réfléchirai en route. Je prendrai conseil des circonstances.

« Rien ne put le retenir.

« Le moment de nous séparer venu, il me remit un pli cacheté.

« -- Il faut tout prévoir, me dit-il. Si tu étais un an sans recevoir de mes nouvelles, ouvre ce pli, tu y trouveras mon testament et mes dernières instructions.

« Un canot l'attendait le long du quai. Il y descendit. Je lui criai : Bonne chance ! et quelques instants plus tard, son steamer se mettait en mouvement.

« C'était un samedi soir, neuf heures sonnaient... »

Raymond se frappait le front.

-- Voilà donc, disait-il, l'explication de l'intervention mystérieuse qui a arraché Jean aux souffrances de l'île du Diable !...

-- C'est précisément la réflexion que fait le digne garçon, dit M. de Boursonne.

Et mécontent d'être interrompu :

-- Laissez-moi donc continuer ajouta-t-il.

« Et moi, écrivait Jean, moi naïf, qui attribuais à mon seul mérite l'accueil si bienveillant de ce digne négociant de Cayenne, qui m'ouvrait sa maison et sa bourse.

« C'est à mon père que j'avais dû ces protecteurs empressés, ces amateurs qui achetaient si cher mes moindres croquis. Sous la main de ces braves gens qui serraient et secouaient si amicalement la mienne, était la main de mon père.

« Mais comment ne s'était-il pas révélé à moi ?

« Comment avait-il eu cet étonnant courage, me voyant si malheureux et si abandonné, désespéré en dépit des vaillantises des lettres que je vous écrivais, comment avait-il eu cette terrible puissance sur soi de ne me pas ouvrir les bras, de ne pas me crier : Je suis ton père, je t'aime et je viens à ton aide !

« -- Expliquez-moi cela, disais-je à M. Pécheira.

« Baste !... Rien n'était capable d'émouvoir le flegme de ce diable d'Espagnol cousu dans l'enveloppe glacée d'un Américain.

« Vos questions me troublent beaucoup, me dit-il gravement, laissez-moi suivre l'ordre chronologique des faits...

« Voilà donc Laurent parti et votre serviteur très inquiet.

« Je le voyais dans une de ces crises de rage froide, où l'homme, dépossédé de son libre arbitre, ne raisonne plus.

« Puis, ce maudit testament qu'il m'avait confié me tourmentait.

« Je tremblais qu'en dépit de ses dénégations, il ne roulât dans sa tête quelque projet de vengeance insensé.

« Il ne fallait rien de moins qu'une lettre pour me tranquilliser.

« Elle m'arriva cinq mois après le départ de Laurent.

« Il m'écrivait que ses ennemis, bien que déjà déchus, étaient encore tellement puissants, que les attaquer ouvertement serait, à coup sûr, renouveler le combat du pot de terre et du pot de fer. Ne voulant pas être brisé, il se résignait à attendre. Il différait sa vengeance pour la rendre plus certaine et plus terrible, ne demandant rien à Dieu que de lui conserver ses ennemis vivants.

« Il allait donc, pour le moment, se borner à vous secourir, mon cher monsieur Jean, disait-il, et assez secrètement pour ne vous laisser point soupçonner, si vaguement que ce pût être, son existence.

« Il ajoutait que déjà depuis longtemps il aurait quitté la France lorsque je recevrais ces nouvelles, et que je ne tarderais pas à le revoir...

« Quelques semaines plus tard, en effet, dans une seconde lettre, datée de Cayenne, il me disait seulement :

« -- Fin courant, je serai à Melbourne...

« Et il arriva, ma foi ! exact comme une lettre de change, et j'eus un bon moment de joyeuse émotion en lui donnant une rude poignée de main.

« Nous n'étions pas ensemble depuis un quart d'heure que déjà il avait lu la curiosité qui me tourmentait. Alors il me dit :

« -- Ne m'interroge pas, ami Pécheira, je n'oserais peut-être pas ne point te répondre et je mentirais, ce qui serait honteux pour toit et pour moi. Fie-toi à moi pour te dire tout ce que je puis dire.

« Je dois, en tout humilité, confesser que ce ne fut pas grand'chose.

« Pourtant, il me donna quelques détails de son voyage.

« À son arrivée à Paris, il avait été extrêmement frappé et effrayé d'un fait que lui racontèrent ses amis politiques.

« Un homme, possesseur comme lui de secrets compromettants, poursuivi comme lui par une inimitié puissante, avait été, lui assura-t-on, empoigné un beau soir et séquestré dans une maison de santé.

« -- Et certainement, me disait Laurent, il finira par perdre la raison, et tant que j'ai été en France, j'ai craint une aventure pareille. Je suis persuadé que mes ennemis me croient mort, mais je me trompe peut-être... Peut-être ne m'ont-ils jamais perdu de vue, et n'attendent-ils qu'une occasion de prendre leur revanche de mon évasion.

« Si invraisemblable que cela parût, c'était possible, après tout...

« Laurent m'apprit encore ce qu'il avait fait pour vous, monsieur Jean, et comment, après vous avoir tiré de l'île du Diable, il avait pu vous placer à Cayenne dans une famille qui devait vous traiter comme un fils.

« C'était tout ce qu'il avait pu faire secrètement. Mais il était rassuré, ayant constaté que votre santé n'avait pas souffert du climat.

« -- Et maintenant, me déclarait-il, la première partie de ma tâche est achevée. Je me suis fait une éducation et j'ai conquis une grande fortune. J'ai mes armes, je puis commencer la lutte. Malheur aux assassins du général Delorge ! Dieu, qui m'a si visiblement protégé, m'assistera encore. Ce n'est pas une vengeance vulgaire que je veux. Il faut que justice soit faite. Les misérables verseront des larmes de sang sur leur crime avant de mourir. Je vais donc réaliser ma fortune et aller m'établir en France. L'heure est propice. Le gouvernement impérial n'est plus ce qu'il paraît être. À n'examiner que la surface, rien n'est modifié. Au fond tout est changé. L'édifice est toujours debout, imposant, superbe, mais il a été sourdement ébranlé, ruiné. Vienne une secousse, et il s'écroule, et il dégringole, et je veux y aider de mon coup d'épaule. Non que je haïsse le régime. Celui-là ou un autre, que m'importe ! Mais ce régime protège mes ennemis, et je le jette bas, sûr qu'ils seront écrasés sous les décombres !...

« ... À dater de ce jour, Laurent Cornevin n'eut plus qu'un seul souci :

« Réaliser sa fortune.

« Toujours délicate partout, cette opération est particulièrement difficile dans les pays nouveaux, où il n'y a que très peu de capitaux inactifs.

« Elle se compliquait encore, pour Laurent, de cette circonstance, qu'il s'était lancé dans un certain nombre d'entreprises aléatoires, toutes excellentes en elles-mêmes, toutes prospères, mais dont les résultats devaient se faire attendre un an ou dix-huit mois.

« Et lui, ne voulait pas attendre.

« Et il exigeait des valeurs liquides, presque de l'argent comptant.

« -- Il faut pour mes projets, me disait-il, que tout ce que je possède puisse tenir dans mon portefeuille et soit toujours entièrement à ma disposition.

« Dans de telles conditions, il devait s'attendre à des sacrifices importants. Il les fit sans sourciller.

« Il avait sur son « run » environ huit mille bêtes à cornes, lui revenant en moyenne à cinquante francs, c'est-à-dire à quatre cent mille francs.

« Il eût pu, ne prenant son temps, s'en défaire aisément à raison de cent soixante-quinze francs l'une, et en obtenant ainsi un million quatre cent mille francs.

« Il les céda en bloc moyennant neuf cent mille francs.

« Ses moutons, qui valaient quinze francs la pièce comme un sou, ne furent vendus que huit francs et ne lui rapportèrent que trois cent cinquante mille francs.

« Enfin, pour ses droits à son « run », pour les bâtiments, les barrières, pour la monture , se composant de mille vaches et de cent chevaux, il ne trouva que cent soixante-quinze mille francs, et encore avec beaucoup de peine.

« Total : quatorze cent vingt-cinq mille francs pour ce qui valait au bat mot deux millions.

« J'enrageais positivement de voir s'en aller ainsi une fortune si laborieusement gagnée, et qui, avec le temps, entre les mains d'un homme de la trempe de Laurent, fût devenue une des plus importantes de l'Australie.

« Mais il se moquait de ce qu'il appelait mes jérémiades.

« -- Est-ce que ce n'est pas vingt fois plus encore que je n'avais jamais rêvé ! disait-il.

« Et là-dessus, il consentait de nouvelles concessions.

« Il vendait à perte tout ce qu'il possédait d'actions et de valeurs industrielles.

« Il donnait pour un morceau de pain, huit cent mille francs, son tiers dans la propriété du puits de la « Misère », dont le rendement avait terriblement diminué, c'est vrai, depuis quelques mois, mais où on pouvait, où on devait même trouver un nouveau filon aussi abondant que le premier.

« -- Et malgré tout, me répétait Laurent, que de temps perdu !...

« Il y avait, en effet, près de dix mois qu'il était de retour, quand, un soir, après la Bourse, venant me demander à dîner :

« -- C'est fini, me dit-il, avec un grand soupir de soulagement : tout est vendu, je ne possède plus rien en Australie.

« Et brandissant un portefeuille volumineux, mais qu'à la rigueur on pouvait porter sur soi :

« -- Là, poursuivit-il, est toute ma fortune, en bonnes traites qui valent de l'or en barres sur les principaux banquiers de Vienne, de Londres et de Paris.

« -- Et tu pars ?

« -- Lundi prochain, dans quatre jours.

« Cette séparation que je sentais devoir être éternelle, cette fois, m'attristait étrangement, et sa joie, car il était joyeux, ajoutait à l'amertume de mon chagrin.

« Je le voyais courir au-devant de toutes sortes de dangers inconnus, et je tremblais qu'il n'en sortît pas vainqueur.

« Il devina ce qui se passait en moi, car il me prit la main, et vibrant de cette résolution qui inspire le courage aux plus craintifs :

« -- Rassure-toi, mon vieil ami, me dit-il. Voici bientôt un an que tout ce que j'ai d'intelligence, je l'applique à prévoir, pour les éviter, les périls que je puis courir. J'ai évalué toutes les probabilités fâcheuses, et je sais comment parer à toutes...

« -- Tes ennemis sont puissants...

« -- Je le sais, mais qu'ai-je à craindre d'eux ? Tu me répèteras ce que je t'ai dit, que peut-être ils ont pénétré le secret de mon existence, et me font suivre et surveiller. C'est improbable, car en ce cas leur haine se fût trahie par quelque attentat, mais enfin c'est possible. Eh bien ! je vais leur faire perdre ma piste. Ce n'est pas avec la malle que je pars. Je prends passage sur un clipper qui se rend à Liverpool, mais qui doit relâcher plusieurs fois en route. À la première relâche, je me déclare mourant et je me fais déposer à terre. Et mon bâtiment parti, j'en cherche un autre. Après cela, qu'on me retrouve si on peut. J'ai tout disposé pour me créer une personnalité nouvelle, sûre et impénétrable. C'est sous le nom de Boutin, que les misérables m'avaient imposé, que je quitte ostensiblement l'Australie. Jamais ce Boutin-là n'abordera en France ni en Angleterre...

« Il frappait gaiement sur son portefeuille.

« -- Là sont mes armes, disait-il. Rien n'est impossible à qui peut jeter l'or à pleines mains !

« Et, certes, il le pouvait.

« Je ne lui ai jamais demandé le chiffre exact de sa fortune, il n'a jamais eu l'occasion de me le dire, mais je sais pertinemment qu'il emportait de quatre à cinq millions.

« Les exemples de fortunes pareilles et si rapidement acquises sont rares, même sur cette terre de l'or, mais cependant on pourrait en citer une vingtaine, à Melbourne seulement.

« Les Barclay, les Tidal, les Colt, les Latour et les Davidren se sont trouvés six et sept fois millionnaires en bien moins d'années que Laurent Cornevin.

« Lui, du moins, ne se laissa pas enivrer par la prospérité.

« Jamais il n'oublia qu'il me devait d'avoir pu quitter Talcahuana. Il se souvint toujours que je lui avais prêté les vingt mille francs qui ont été la source de ses richesses.

« Brave et excellent Laurent ! Combien de fois, voyant mes affaires moins prospères que les siennes, n'est-il pas venu me dire :

« -- Voyons, sacrebleu ! associons-nous !

« C'est à une petite propriété que j'ai sur les bords du Murray, que nous passâmes ensemble les quatre dernières journées de son séjour en Australie.

« Il nous était doux, au moment de nous séparer, de repasser les événements de notre vie, et de nous jurer que, de façon ou d'autre, nous nous reverrions...

« Puis l'heure du départ arriva.

« Il me promit que j'aurais de ses nouvelles, il m'indiqua le moyen de lui donner des miennes... Et une dernière fois, sur le pont du clipper, le cœur gros, et des larmes plein les yeux, nous nous embrassâmes...

« C'était le 10 janvier 1869. »

-- Et voilà bientôt un an de cela, murmura Raymond, et depuis des mois déjà, Laurent Cornevin devrait avoir entamé la lutte.

Mais M. de Boursonne lui coupa la parole.

-- Ah ! laissez-moi achever, dit-il.

Et précipitant son débit, il se remit à lire :

« Vous seuls, chers amis, poursuivait Jean, vous seuls pouvaient imaginer à quel point m'avait bouleversé le récit de M. Pécheira.

« -- Ainsi, me disais-je, au moment où je m'embarquais avec l'espoir de retrouver ses traces à Talcahuana mon père quittait l'Australie. Peut-être nous sommes-nous croisés en route. Peut-être, sans le connaître, l'ai-je aperçu sur la dunette d'un des vaisseaux qui passaient à pleines voiles près du mien !...

« Et qu'est-il devenu ? Où est-il à cette heure ?...

« Interrogé par moi, et Dieu sait avec quelle anxiété :

« -- Tout ce que je puis vous dire, me répondit M. Pécheira, c'est que Laurent Cornevin est arrivé heureusement en Europe.

« -- Vous avez eu de ses nouvelles ?

« -- Oui, une fois. Cinq mois après son départ, c'est-à-dire à la fin de mai, j'ai reçu une lettre datée de Bruxelles. Son voyage avait été très rapide, me disait-il, sa santé était excellente, sa piste devait être perdue, et il avait bon espoir...

« -- Il ne vous disait que cela ?...

« -- Cela seulement. Je vous montrerai sa lettre.

« -- Et depuis ?...

« -- Depuis, rien, plus un mot... Seulement, à votre place, c'est à Paris et non loin de la Chaussée-d'Antin que je chercherais Laurent.

« Vous l'entendez, mes chers amis. Ici finit ma tâche, et commence la vôtre.

« À vous de poursuivre et d'achever mon œuvre. À vous d'imaginer quelque système d'investigation qui nous conduise jusqu'à mon cher père.

« Seulement, ô mes amis, soyez circonspects.

« Si nous connaissons le but de mon père, nous ignorons par quels cheminements il espère l'atteindre.

« Efforcez-vous de le rejoindre, mais souvenez-vous que la moindre démarche inconsidérée peut donner l'éveil à ses ennemis, révéler son existence, ruiner toutes ses combinaisons, stériliser ses espérances et peut-être enfin le mettre en péril. Voici qui aidera vos recherches :

« 1° D'après les instructions de mon père, M. Pécheira lui adresse ses lettres à Londres, bureau restant, à sir F. T.

« 2° M. Pécheira possède une très bonne photographie de notre père ; je vais la confier aujourd'hui même à un photographe, et dès qu'il m'en aura tiré quelques épreuves, je vous les adresserai par une voie sûre.

« Maintenant devons-nous communiquer à ma mère et à Mme Delorge le résultat de mes recherches ?

« Je ne le crois pas.

« À quoi bon troubler leur vie paisible et leur infliger le supplice de nos anxiétés ?

« Puis, il faut tout prévoir. Si nous nous abusions ? Si nos ennemis, pendant que nous nous berçons d'illusions décevantes, avaient réussi à supprimer, et cette fois sans retour, mon malheureux père ?

« Ne serait-ce pas affreux d'avoir ravivé des blessures presque cicatrisées !...

« Il ne me reste plus qu'une minute, si je veux que cette lettre profite de la malle qui part aujourd'hui, et je l'emploie, mes chers amis, à vous serrer les mains et à vous embrasser de toute la force de ma fraternelle amitié.

« Espoir et courage.

« JEAN CORNEVIN »

« P. S. Ma prochaine lettre vous fixera sur mes intentions. »

Et c'est tout, fit M. de Boursonne, comme s'il eût espéré quelque chose encore, et que son attente eût été trompée. C'est tout !...

Puis, après un moment de silence, et soudainement éclairé par une inspiration :

Ah !... s'écria-t-il, je m'explique peut-être l'attitude de M. de Maumussy, son humilité, ses offres de conciliation.

Oh !...

Et pourquoi non ? Qui vous dit que M. de Maumussy et M. de Combelaine n'avaient pas pénétré le secret de l'existence de Laurent Cornevin ? Tant qu'ils ont pu le faire surveiller, ils ont été tranquilles. Maintenant qu'il a réussi à leur faire perdre sa piste, qu'ils ne savent plus ce qu'il est devenu, ils ont peur. L'Empire chancelle, le pouvoir leur échappe, et c'est à ce moment précisément qu'ils devinent quelque mystérieux danger... On aurait peur à moins.

Mais à la lettre de Jean était joint un billet de Me Roberjot.

Voyons ce qu'il pense, dit Raymond.

Et il lut à son tour :

« Après avoir pris connaissance de la lettre de Jean, mon cher Raymond, vous devez être, comme nous, plein d'espoir.

« Oui, assurément, certainement, Cornevin est à Paris, près de nous...

« Mais essayer d'arriver jusqu'à lui serait une insigne folie et une mauvaise action.

« Nous n'avons pas le droit de violenter sa volonté. Si cet homme, qui aime sa famille plus que tout au monde se prive d'embrasser sa femme et ses enfants, c'est qu'il a pour cela de puissantes raisons.

« Dans mon opinion, qui est celle de tous les gens sensés, la débâcle n'est pas loin.

« Sachons attendre... »

IX

Attendre !...

C'est à cet intolérable supplice que depuis des années Raymond était condamné.

Que toutes les passions tour à tour déchirassent son âme, qu'il haït jusqu'à la fureur ou qu'il aimât jusqu'au délire, qu'il fût écrasé sous le plus sombre désespoir ou enivré des plus merveilleuses espérances, toujours la même obligation fatale lui avait lié les mains.

-- Mais cette perpétuelle expectative me tue ! s'écriait-il. Heureux ou malheureux, les autres hommes luttent, combattent, attaquent, se défendent, triomphent ou sont vaincus, tandis que moi !... Rien ! rien ! rien !...

C'est d'un air de commisération sincère que le vieil ingénieur considérait son jeune ami.

-- Que voudriez-vous faire ? demanda-t-il.

-- Eh !... Le sais-je !...

-- Chercher Laurent Cornevin, n'est-ce pas ?

-- Peut-être.

-- C'est-à-dire vous exposer à compromettre cet homme si grand et si bon, cet héroïque confident des volontés de votre père ! C'est-à-dire risquer de lui faire perdre en une minute le fruit de dix années de travail et de patience...

-- Pourquoi donc Jean nous adjure-t-il de poursuivre son œuvre ?

-- Parce que Jean est absent depuis bien des mois, qu'il est en Australie, à six mille lieues de Paris, qu'il ne sait pas combien le dénouement est proche.

Raymond s'était levé et se promenait par la chambre, en proie à la plus violente agitation.

-- Le dénouement, disait-il, le dénouement... Voici des années qu'on me le promet, qu'on me jure que l'heure va sonner, et que niaisement je reste à l'affût d'une vengeance qui ne vient jamais.

Le visage de M. de Boursonne s'assombrissait.

-- Ainsi donc, fit-il, c'est uniquement la soif de vengeance, le désir de punir les meurtriers de votre père, qui vous presse de retrouver Laurent Cornevin ?

-- Oui.

-- C'est que je m'imaginais, moi, que Mlle de Maillefert était pour quelque chose dans votre emportement !... C'est que je me figure encore que votre hâte d'en finir avec le passé n'est que l'espoir de voir dénouée par Laurent Cornevin une situation qui vous paraît insoluble.

Raymond était devenu fort rouge.

-- Ah ! vous m'accablez, monsieur !... balbutia-t-il.

Assurément il n'avait pas eu les pensées que semblait soupçonner M. de Boursonne, mais l'intérêt de son amour l'égarait.

Ne se voyait-il pas séparé, pour toujours peut-être, de Mlle Simone ? Ne reconnaissait-il pas se dressant entre elle et lui les misérables qui avaient assassiné le général Delorge !...

Mais il devait suffire d'un mot pour le rappeler à lui-même.

-- Je vous livre ma volonté, monsieur, dit-il. Que dois-je faire ? Parlez ; j'obéirai.

Le vieil ingénieur souriait à demi.

-- Peut-être allez-vous encore vous fâcher, répondit-il, car je ne puis que vous répéter ce qui vous a été dit tant de fois : votre devoir est de prendre patience...

-- Hélas ! le péril de Mlle Simone est pressant !...

-- Je le crois, mais vous avez fait tout ce qui était en votre pouvoir. En demandant, au su et au vu de tout le pays, la main de Mlle Simone, vous avez fait justice des viles calomnies dont on avait essayé de la flétrir.

-- Oui, mais Mme de Maillefert va chercher, si elle ne l'a déjà trouvée, quelque nouvelle combinaison.

-- C'est probable.

-- Eh bien !...

-- Eh bien ! raison de plus pour attendre, pour la voir venir. Notre grande faiblesse, voyez-vous, est de ne rien connaître des cartes de nos adversaires...

-- Ah ! que n'avez-vous su mettre la belle duchesse de Maumussy dans votre jeu !...

Cette idée, lorsqu'elle lui était venue, Raymond l'avait repoussée avec horreur.

-- Était-ce possible ?... fit-il.

-- Possible !... Rien n'était plus facile, avec un peu d'adresse et d'indépendance de cœur. Elle vous a mis le marché à la main, mon cher. S'il y a un complot, elle en est. Agir comme je dis n'eût peut-être pas été, hum !... très chevaleresque, ni même absolument loyal, mais c'eût peut-être été bien habile, et sa conduite, à elle, est plus qu'équivoque... Enfin, l'occasion est passée, il n'y a plus à y revenir.

Et se levant brusquement et changeant de ton :

-- Mais en voici assez, continua M. de Boursonne. Ce n'est pas uniquement, j'imagine, pour faire le siège en règle de Mlle Simone de Maillefert que le gouvernement nous paye. Il va falloir demain rattraper la journée que nous venons de perdre...

Et coupant court aux objections de Raymond :

-- Bonsoir, bonsoir, dit-il brusquement ; dormez bien !...

C'était aisé à conseiller.

Seulement le vieil ingénieur avait, depuis longtemps, soufflé la bougie, que Raymond repassait encore dans son esprit les événements de cette journée, la plus décisive de sa vie.

De cette journée, anniversaire de la mort de son père, commencée par son entrevue avec la duchesse de Maillefert, terminée par la lettre de Jean Cornevin.

Et ce qui le désolait, c'était de ne pouvoir détacher sa pensée de Mlle Simone : de ne pouvoir, quelque effort de volonté qu'il fît, la reporter à Laurent, à cet obscur héros qui venait de lui être révélé.

Sur ce point, dès qu'il entra, le lendemain, dans la petite salle du Soleil levant, il fut édifié.

Maître Béru devait tout savoir ; il n'y avait pas à se méprendre à son air finaud, non plus qu'aux attentions exagérées dont il entourait Raymond, et qui étaient l'expression de ses dolentes sympathies.

En homme pour qui le pays n'a pas de mystère, il racontait que, depuis l'arrivée de madame la duchesse et de son fils, Mlle Simone battait le rappel des écus de tous les côtés, qu'elle demandait des avances à ses fermiers, qu'elle vendait des coupes avant le temps, qu'elle avait emprunté de l'argent chez des notaires d'Angers, enfin qu'elle se dépouillait si bien qu'il finirait par ne plus lui rester que les yeux pour pleurer.

Et jetant à Raymond un regard d'intelligence :

-- Maintenant, continuait l'hôtelier du Soleil levant , on conçoit que Mme de Maillefert ne veuille pas que sa fille se marie, et que même, pour éloigner les prétendants, elle débite des infamies à faire se dresser les cheveux sur la tête. Un mari défendrait la pauvre demoiselle...

M. de Boursonne se frottait les mains.

-- Que vous avais-je dit ? soufflait-il à l'oreille de Raymond.

Mais voici que maître Béru contait bien autre chose vraiment, et qu'ignoraient Raymond et le vieil ingénieur.

Il pensait que les grands sacrifices qu'avait faits Mlle Simone n'étaient qu'un commencement, et qu'après avoir emprunté, elle allait sans doute vendre.

-- Diable ! interrompit M. de Boursonne, vous croyez cela, vous ?

Le digne hôte regarda autour de lui pour s'assurer que nul n'était aux écoutes, et d'un air mystérieux :

-- On sait ce qu'on sait ! prononça-t-il.

-- Sans doute. Après ?...

-- Eh bien, une supposition : quand vous voyez des corbeaux tourner au-dessus d'une oseraie, qu'est-ce que vous dites ?... Vous dites : Il y a là quelque chose à déchiqueter pour ces bêtes voraces. Pour lors, il tourne des gens autour des terres de Mlle Simone.

Au point où en étaient Raymond et M. de Boursonne, la moindre lueur pouvait leur éclairer la situation.

-- Quelles gens ? firent-ils vivement.

-- D'abord, un de ces messieurs qui sont arrivés l'autre soir au château, un gros, bien nourri, rouge, luisant, avec une chaîne d'or épaisse comme le pouce lui battant la bedaine, respirant comme s'il soufflait des pois et regardant les gens du haut en bas, comme s'il était assis sur une nue...

-- M. Verdale ! murmura Raymond.

-- Enfin, interrogea M. de Boursonne, qu'a-t-il fait ?

-- Lui personnellement, rien. Mais minute : hier, sur les midi, voilà mon particulier qui arrive aux Rosiers en voiture. S'il se fût promené seul, dans le bourg, on n'y eût pas pris garde ; on ne le connaît pas. Mais il avait rendez-vous au Café du commerce avec des gens qu'on connaît, un gaillard de la bande noire, vous savez, un marchand de bien de Saumur, une espèce d'homme d'affaires de Saint-Mathurin, et enfin un ancien garde de Mlle Simone. Pour lors, ils sont allés tous ensemble chez un notaire, pas celui de Mlle Simone, bien entendu, et de là chez le percepteur. Un ancien huissier d'ici les a rejoints et ils sont partis...

M. de Boursonne souriait d'un sourire passablement faux.

-- Parbleu !... fit-il, si vous ne savez que cela !...

-- Oh ! attendez. Quand je dis qu'ils sont partis, je veux dire qu'ils sont allés là où Mlle Simone a des biens, et là, tant que la journée a durée, malgré la pluie et le vent, ils ont trépigné dans les terres labourées, comme des gens en train de conclure un marché, et même on a entendu le gros rouge qui disait : « ça vaut de l'argent, mais pas tant qu'on croit... »

Là se bornaient les renseignements du digne hôtelier du Soleil levant , mais ils avaient bien leur valeur.

Aussi, dès qu'il se fût retiré :

-- Eh bien ! s'écria M. de Boursonne, est-ce assez clair !... Nous voilà désormais édifiés sur le but véritable du voyage de M. Verdale et de ses dignes compagnons. Mme de Maillefert a imaginé quelque nouveau moyen de s'emparer de la fortune de Mlle Simone, et ils viennent lui prêter main forte. Et ils se croient si sûrs du succès que déjà ils se partagent les dépouilles de la pauvre fille.

-- Elle a juré que jamais sous aucun prétexte elle ne vendrait ses terres, objecta Raymond...

-- Sans doute. Aussi est-ce à la réduire à revenir sur son serment que doivent travailler nos honorables associés ?...

Évidemment, là était le danger, et Raymond et M. de Boursonne oubliaient leur travail pour chercher comment le conjurer, lorsque sur les trois heures, tout à coup, ils virent apparaître, juché sur un tilbury à roues immenses, M. Bizet de Chenehutte en personne.

Sautant précipitamment à terre il courut à Raymond, dont il se mit à serrer furieusement les mains, lui jurant que depuis le matin il le cherchait par mer et par terre, pour lui offrir ses compliments de condoléances.

Car il savait tout, déclarait-il, absolument tout, et la démarche de Raymond et le refus qui l'avait accueillie. Mme de Larchère avait parlé, et il avait appris, comme tout le pays, la conduite abominable de la duchesse de Maillefert essayant de déshonorer sa fille.

-- Mais c'est elle qui est déshonorée, ajoutait-il. La contrée tout entière est soulevée contre elle, on la couvrirait de huées si elle osait se montrer. À Saumur et à Angers toutes les portes lui seront fermées, elle n'a plus qu'à faire ses paquets...

Même le jour de son duel, Bizet n'était pas plus affairé.

-- Cependant, il faut que je vous quitte, messieurs, reprit-il. J'ai vingt visites encore à faire aujourd'hui. Je sème la nouvelle, je la répands, je la propage... Si je suis libre assez tôt j'irai vous demander à dîner... Au revoir.

Et avant que Raymond eût le temps d'articuler un mot, M. Bizet de Chenehutte était en voiture et fouettait son cheval.

-- Bon jeune homme ! murmurait M. de Boursonne. Dieu est puissant. Les imbéciles même ont leur utilité ici-bas. En voici un qui nous rend un service que nous ne rendrait pas un homme d'esprit. Je lui offrirai de grand cœur un verre de Bourgueil, ce soir...

Mais il n'eut pas cette dépense à faire. M. Bizet dut être retenu à Saint-Mathurin. Et ce fut le vieux jardinier de Maillefert qui, sur les neuf heures, se présenta au Soleil levant , demandant M. Delorge.

Il apportait une lettre de Mlle Simone.

Tout ce que Raymond avait d'argent sur lui, il le mit dans la main du bonhomme ; puis d'un seul coup d'œil, il lut :

« Tout, après votre départ, s'est mieux passé que je ne l'espérais. Il n'a plus été question de rien. Ma mère est avec moi ce qu'elle était avant l'horrible scène. Quelques ordres que je viens de lui entendre donner me font presque croire qu'elle quittera Maillefert demain... »

Mlle Simone ne se trompait pas.

Le lendemain matin, au moment où M. de Boursonne et Raymond se mettaient à table, un grand bruit les attira à la fenêtre, juste à temps pour voir passer comme l'éclair deux voitures et un fourgon...

Au même instant, maître Béru entrait dans la salle.

-- En voici bien d'une autre, disait-il. Mme de Maillefert et M. Philippe s'en vont avec toute leur société. Ils partent, ils sont partis... Ma foi ! bon voyage !

M. de Boursonne triomphait.

-- Eh bien ! disait-il, avais-je raison ?...

Et de fait, dans ce départ, si précipité qu'il ressemblait à une déroute, il était difficile de voir autre chose que le résultat de la démarche de Raymond, connue, commentée et enfin comprise.

Pourtant Raymond se défendait de se réjouir. Défiant comme tous les malheureux qu'a toujours trahis la destinée, il se demandait en quoi cet événement imprévu allait, soit en bien soit en mal, modifier la situation.

Fallait-il tirer de ce départ cette conséquence que les dispositions de Mme de Maillefert étaient changées, et qu'elle renonçait à la fortune de sa fille ?

C'eût été folie !

Il était clair que ses convoitises restaient aussi âpres, ses besoins aussi pressants, et que, par conséquent, l'intrigue ourdie contre Mlle Simone demeurait toujours aussi menaçante.

Si encore la fuite de la duchesse eût rendu à Raymond l'accès du château !...

Mais il n'en était pas ainsi. Retourner à Maillefert lui était interdit sous peine de provoquer un nouveau revirement d'opinion, et de réhabiliter la mère aux dépens de la fille. Par les convenances désormais, plus sévèrement que par la volonté de la duchesse, il se trouvait séparé de Mlle Simone.

-- Non, je ne la reverrai pas, se dit-il.

C'est une justice à lui rendre : il ne chercha pas positivement à la revoir. Seulement il est de ces hasards propices qui jamais ne manquent de servir les amoureux.

Mlle Simone sortait beaucoup, Raymond était toute la journée dehors : dès le lendemain ils se trouvaient en présence, au détour de la route de Gennes, de l'autre côté du pont.

D'un même mouvement ils s'arrêtèrent, interdits, hésitants... Chacun au dedans de soi entendait la voix de la raison lui crier de passer outre.

Mais il est des entraînements trop forts... Ils s'abordèrent en dépit de miss Lydia Dodge, la respectable gouvernante anglaise, et leurs mains frémissantes s'effleurèrent.

Ce jour-là, Raymond sut ce qui, de l'avis de Mlle Simone, avait déterminé le brusque départ de Mme de Maillefert.

Comme elle se présentait chez une dame de la haute noblesse et qui était un peu de ses parentes, cette dame s'était montrée sur le haut de l'escalier et avait crié à ses gens :

-- Je n'y suis pas pour la mère de ma pauvre petite Simone.

L'outrage était sanglant, venant d'une femme qui donnait le ton dans le pays.

-- Et ce qu'il y a de pis, ajoutait tristement la malheureuse jeune fille, c'est que ma mère s'en prend à vous, monsieur Raymond, à nous, veux-je dire, de ce cruel affront. Jamais elle ne nous le pardonnera.

Mlle Simone n'avait, d'ailleurs, rien surpris qui pût lui donner l'idée même la plus vague de ce qu'allait tenter la duchesse de Maillefert.

Et lorsque Raymond lui parla de l'expédition de M. Verdale et de M. de Combelaine, et des soupçons qu'il en avait conçus :

-- Ce n'est pas, répondit-elle, la première fois que ma mère et mon frère amènent ici des gens à qui ils proposent d'acheter mes propriétés... Mais qu'importe ! puisque je suis résolue à ne pas vendre...

Raymond et Mlle Simone ne restèrent pas ensemble dix minutes, et personne ne passa sur le chemin pendant qu'ils causaient...

Et bien ! tels sont les petits pays, et la télégraphie labiale y est si perfectionnée, que deux heures plus tard, lorsque Raymond rentra au Soleil levant :

-- Vous avez vu Mlle Simone ? lui dit M. de Boursonne.

-- Oui, répondit-il en rougissant.

-- Eh bien ! c'est une folie ! déclara le vieil ingénieur.

Et après un moment de réflexion :

-- Mais baste ! ajouta-t-il, je n'y vois pas grand inconvénient, nous ne sommes plus pour longtemps aux Rosiers.

C'était vrai. En dépit des événements de chaque jour, le travail de M. de Boursonne avançait.

Tous les matins, depuis une quinzaine, il annonçait qu'il allait transporter plus loin son quartier général. Puis, tous les soirs, retenu par l'idée du chagrin de Raymond, il remettait le déménagement...

Seulement il n'y avait plus à le remettre sans de graves inconvénients. Le terrain des études s'éloignait de plus en plus, et il fallait maintenant une heure et demie de marche pour s'y rendre.

-- Donc, mon cher Delorge, disait le vieil ingénieur, je ne vous accorde plus que quatre jours de répit... Profitez de votre reste...

C'est encouragé par cette certitude d'un éloignement prochain, que Raymond osa se retrouver sur le passage de Mlle Simone.

Telle était alors leur situation que cette séparation n'ajoutait guère à leurs tristesses. Raymond, d'ailleurs, ne devait pas s'éloigner beaucoup. Il pensait s'établir aux Ponts-de-Cé, et comptait bien chaque dimanche accourir aux Rosiers...

Ainsi, il espérait un avenir tolérable, lorsque, la veille du départ des Rosiers, M. de Boursonne aperçut dans son courrier un large pli au timbre du ministère...

-- Quoi de nouveau ?... fit-il, en rompant l'enveloppe.

Mais au premier coup d'œil jeté sur la lettre, il pâlit légèrement.

-- Par le saint nom de Dieu...

Saisi d'une appréhension sinistre, Raymond s'était approché.

-- Qu'est-ce encore ? demanda-t-il.

D'un geste rageur, le vieil ingénieur avait roulé la lettre entre ses mains.

-- Il y a, répondit-il, que vous ne faites plus partie de mon service. Vous êtes nommé ingénieur ordinaire dans le département des Bouches-du-Rhône. On vous donne huit jours pour vous rendre à votre poste. Vous recevrez votre commission demain !...

Immobile de stupeur, Raymond semblait pétrifié. Il avait accoutumé son esprit aux pires éventualités, hormis à celle-là.

-- Ce n'est pas possible, bégayait-il. Jamais semblable mesure n'a été prise. A-t-on à se plaindre de moi ? En quoi ai-je démérité ?...

Imperceptiblement M. de Boursonne haussait les épaules.

-- Je suis votre chef de service, mon cher Delorge, dit-il, et je vous ai toujours montré les notes que j'adressais à l'administration ; par conséquent...

Au premier étourdissement de Raymond, la colère succédait.

-- Par conséquent, reprit-il, je suis victime d'une mesure exceptionnelle.

-- Mme de Maumussy vous avait prévenu.

-- C'est vrai. J'ai des ennemis, ils sont puissants, et à se faire l'exécuteur de leurs hautes œuvres, on gagne de l'avancement, des places, de l'argent, des croix... Mais nous ne sommes plus en 1852, nous sommes en 1869, la presse a reconquis le droit de parler, je puis écrire aux journaux, dénoncer l'abominable combinaison dont je suis victime...

D'un geste, M. de Boursonne l'arrêta.

-- J'en suis fâché, dit-il, mais cette satisfaction même vous est enlevée. On vous déplace brutalement, c'est vrai ; contre tous les usages, c'est indiscutable ; seulement... relisez la lettre, voyez le poste qui vous est assigné, et vous reconnaîtrez qu'on vous donne de l'avancement...

C'était parfaitement exact. Les précautions étaient prises.

-- À ce point, continua le vieil ingénieur, que je me demande si l'administration, que vous accusez, n'est pas parfaitement innocente. Croyez-vous donc qu'on est allé dire brutalement à notre directeur : « Voilà un garçon qui nous gêne beaucoup en Maine-et-Loire, rendez-nous le service de l'envoyer au diable, dans les Bouches-du-Rhône, par exemple ! » Non ! Vos adversaires ne sont, parbleu ! pas si naïfs. Ils auront dit, bien plus vraisemblablement : « Voici un charmant jeune homme, auquel nous nous intéressons vivement, et nous vous serions infiniment obligés de lui donner un emploi dans le Midi, où il a des intérêts. » De telle sorte que, si l'administration a fait un passe-droit, c'est, suppose-t-elle, à votre bénéfice, et non pas à votre détriment.

D'un formidable coup de poing, Raymond ébranla la table.

-- C'est-à-dire, s'écria-t-il, que moi, le fils du général Delorge, je semblerais avoir sollicité les faveurs de l'empire !... C'est-à-dire que je serais à jamais déshonoré !... Mais cela ne sera pas. Les misérables qui s'acharnent à ma perte n'ont pas tout prévu. Je puis donner ma démission... Je la donnerai. Oui, c'est résolu, et désormais irrévocable ; je ne fais plus partie de l'administration des ponts et chaussées.

Plus attristé certainement que surpris, M. de Boursonne considérait Raymond qui déjà s'était assis devant le bureau et se préparait à écrire.

-- Réfléchissez, mon cher Delorge, lui dit-il doucement.

-- À quoi bon !...

-- Votre démission envoyée, que ferez-vous ? de quoi vivrez-vous ?...

-- Je l'ignore.

-- Prenez garde ! Un homme de cœur doit avoir une situation à offrir à la femme qu'il aime...

-- Oh !... je trouverai toujours à me caser !...

Déjà il avait commencé à rédiger sa démission, le vieil ingénieur l'arrêta.

-- Et votre mère !... prononça-t-il.

Raymond pâlit, mais sans poser la plume :

-- Pauvre femme, murmura-t-il, si elle savait !... Mais je ne m'appartiens plus, les événements m'emportent, il faut que ma destinée s'accomplisse !...

Il fallait être M. de Boursonne pour insister encore.

-- Alors, vous resterez aux Rosiers ? ajouta-t-il.

-- Oui.

-- Que pensera-t-on, dans le pays, quand on vous verra abandonner votre situation pour demeurer près de Mlle de Maillefert ? Croyez-vous que sa réputation n'en souffrira pas ? À votre place, avant de rien décider, je prendrais son avis...

Mais Raymond en avait assez des angoisses où il se débattait, des indécisions perpétuelles, des énervantes alternatives de crainte et d'espoir.

-- À quoi bon consulter Mlle Simone ! répondit-il. Peut-elle me conseiller de briser ma carrière ? Peut-elle, en me conseillant de rester, me sacrifier toutes ses pudeurs de jeune fille ?... Elle me demanderait de céder, cette fois encore, de l'abandonner, de partir... et je ne le veux pas.

Et, d'une main ferme, il signa la démission qu'il venait de libeller, une de ces démissions sur lesquelles il n'y a pas à revenir.

Qui eût cru, pourtant, mon cher Delorge, disait le vieil ingénieur, que j'achèverais sans vous ces études qui seront l'œuvre capitale et l'honneur de ma vie ?...

La soirée qu'ils passèrent ensemble, et qui devait être la dernière, ne fut cependant pas trop triste, chacun d'eux mettant son amour-propre à faire parade d'un stoïcisme bien loin de son cœur.

Mais le lendemain matin, à la gare, le moment de la séparation venu, il n'était plus question de stoïcisme.

C'est les larmes aux yeux, que le vieil ingénieur embrassait son « jeune ami ».

-- Ah çà ! lui disait-il, j'espère bien que vous viendrez me rendre visite. Allons, adieu, et bon courage ! Et pas de folies, morbleu ! Et si je puis vous être bon à quelque chose, un mot, et j'accours...

Le train était déjà hors de vue, que Raymond demeurait encore sur le quai, immobile, regardant d'un œil morne les derniers tourbillons de fumée rouler en spirales, s'éparpiller et se dissoudre.

Mais deux coups légèrement frappés sur son épaule ne tardèrent pas à l'arracher à ses sombres méditations.

C'était maître Béru qui se permettait cette familiarité, maître Béru qui avait tenu à mettre M. de Boursonne en wagon, et qui maintenant disait à Raymond :

-- Rentrons-nous ?

-- Rentrons...

Ce n'est pas sans intention que l'hôtelier du Soleil levant avait tenu à escorter Raymond. Aussi, après avoir célébré les mérites de M. de Boursonne, après avoir prié Dieu de lui conserver au moins un de ses hôtes :

-- Mais est-il vrai, interrogea-t-il, que monsieur ne soit plus ingénieur ?

Tressaillant, Raymond s'arrêta.

-- Pourquoi me demandez-vous cela ? fit-il.

-- C'est que... répondit maître Béru embarrassé, c'est que, hier, j'ai entendu les piqueurs dire comme cela que monsieur a donné sa démission... On en parle dans le bourg... et je me disais, à part moi, que ce doit être une plaisanterie.

Fallait-il nier la vérité ? nier un fait qui serait reconnu exact vingt-quatre heures plus tard ? À quoi bon ?...

-- Ce n'est pas une plaisanterie, répondit Raymond.

-- Ah ! fit maître Béru, ah ! ah !...

Puis clignant de l'œil d'un air finaud :

-- Je comprends, dit-il.

Maître Béru donnait là à Raymond la notion exacte de ce qu'on allait penser de son séjour dans le pays. De même que l'hôtelier du Soleil levant , un millier de braves gens allaient se dire : « Je comprends. »

Et c'est un terrible public, que celui d'une petite ville quand il croit comprendre, quand il croit avoir trouvé pâture pour sa curiosité.

-- C'est maintenant qu'il me faut consulter Mlle Simone, pensa Raymond...

C'était sur la route de Trèves qu'il l'avait rencontrée la dernière fois, tout en haut de la côte, à un endroit où le chemin longe le parc de Maillefert, non loin des ruines de l'ancien château...

C'est là qu'il alla se poster...

Depuis deux jours le temps s'était remis au beau. Le ciel était clair et il gelait. Le blanc soleil de décembre faisait scintiller la glace dans les ornières et suspendait comme des girandoles aux branches chargées de givre.

Le visage cinglé par la bise âpre et toute chargée de poussière, Raymond n'avait pas tardé à franchir le fossé de la grande route et s'était abrité derrière un gros chêne.

De cette place, son regard embrassait un des plus beaux paysages de la Loire, un paysage dont une large portion appartenait à Mlle de Maillefert.

C'était à elle, ces immenses prairies, tout au fond de l'horizon, à elle ces plantureuses métairies vers la Ménitrée, à elle encore ces grands bois et toutes ces vignes suspendues aux coteaux.

Et il songeait tristement que c'était cette fortune immense et si ardemment convoitée qui faisait le malheur de Mlle de Maillefert et élevait entre elle et lui une infranchissable barrière.

Ah ! que n'était-elle pauvre, comme ces paysannes au visage bleui par le froid, qui passaient, revenant du marché de Trèves, portant leur panier appuyé à la hanche et faisant claquer leurs taloches sur la terre durcie !

-- Alors, pensait Raymond, on ne la disputerait pas à mon amour.

Le temps passait, néanmoins, et il commençait à s'inquiéter, quand, tout en bas de la côte, il aperçut deux femmes qui s'avançaient rapidement.

Elles étaient fort loin encore... n'importe !

Il reconnut, il devina plutôt Mlle Simone, enveloppée d'un manteau de drap brun à collet, et miss Lydia Dodge, la gouvernante anglaise, toute empaquetée de châles et de pelisses, les mains plongées jusqu'au coude dans un manchon.

-- Enfin !... murmura-t-il.

Mais presque aussitôt une crainte terrible le saisit, qui jusqu'à ce moment ne s'était pas présentée à son esprit.

Si Mlle de Maillefert allait s'étonner de son audace, repousser dédaigneusement cette protection dont il prétendait l'entourer et lui commander de quitter les Rosiers !...

Comment prévenir ce malheur ? se disait-il...

Et cependant Mlle Simone et miss Lydia avançaient, elles approchaient. Quelques pas encore, et elles allaient dépasser Raymond...

Il se décida à sauter sur la route.

-- Ah ! mon Dieu !... s'écria la gouvernante épouvantée, car elle ne reconnaissait pas cet homme, qui se dressait ainsi soudainement comme une apparition.

Mlle de Maillefert le reconnut bien, elle !

Vivement elle marcha sur lui, et, sans lui laisser le temps d'articuler une syllabe, d'une voix altérée :

-- Vous avez laissé le baron de Boursonne partir seul ? dit-elle. Vous avez donné votre démission ?...

-- Oui.

Jamais Mlle Simone et Raymond ne s'étaient rencontrés sans que miss Lydia Dodge protestât, comme c'était son office de gouvernante, contre ce qui lui semblait la plus choquante des inconvenances.

Cette fois, Mlle de Maillefert l'arrêta au premier mot.

-- Oh !... grâce, Lydia !

Et s'adressant à Raymond :

-- Je croyais, dit-elle, que votre position était votre seule fortune...

-- Ce n'est que trop vrai.

Elle rougit extrêmement, et regardant Raymond d'un air singulier, comme si tout à coup quelque soupçon étrange eût tressailli en elle :

-- Mais alors, fit-elle, qu'allez-vous devenir ?...

À son tour, Raymond était devenu pourpre.

Il frémissait à cette pensée que Mlle de Maillefert pût le croire capable lui aussi d'un honteux calcul.

-- Si modestes que soient mes ressources, répondit-il, elles peuvent me suffire pour le présent, et avant qu'elles ne soient épuisées, la destinée se lassera peut-être. L'avenir n'a rien qui doive m'inquiéter. Le jour où il le faudra, je retrouverai sans peine l'équivalent de ce que je perds.

Déjà le soupçon de la jeune fille s'était évanoui, cela se voyait à l'éclat de ses beaux yeux.

-- Mais moi, dit-elle, je ne saurais accepter un tel sacrifice...

Cette phrase, c'était la récompense de la décision de Raymond.

-- Ah !... que parlez-vous de sacrifice !... s'écria-t-il. Il n'y a d'ailleurs plus à revenir sur ce qui est fait...

-- Et c'est pour moi !... pour moi !...

-- Il n'y avait pas à hésiter. Nos ennemis voulaient m'éloigner, rester était donc mon devoir...

Cependant, miss Lydia Dodge grelottait sous ses fourrures, et son nez se détachait de plus en plus rouge sur sa large face blême.

-- Au moins, marchons, dit-elle.

-- Soit, fit Mlle Simone.

Et tout en marchant :

-- Ainsi, dit-elle à Raymond, vous comptez rester aux Rosiers !...

Il secoua la tête.

-- Je n'ai pas de projet arrêté, répondit-il avec un tremblement dans la voix. Je suis venu vous consulter. Disposez de moi. Votre volonté sera la mienne. Si vous l'ordonnez, je m'éloignerai sans murmure. Mon séjour aux Rosiers peut être mal interprété...

-- Il le sera, n'en doutez pas, soupira miss Lydia.

Mlle Simone l'arrêta court.

-- Hélas ! fit-elle, avec la plus douloureuse expression, n'en est-ce pas fait déjà de ma réputation de jeune fille !... La fleur de l'honneur touchée par la calomnie est flétrie à jamais...

Et brusquement, comme si elle se fût défiée de son émotion :

-- Mais une détermination si grave ne saurait être prise sans réflexion, dit-elle... Je réfléchirai... À demain, monsieur Delorge, à la même heure, ici...

Et prenant le bras de miss Lydia Dodge, elle l'entraîna à travers bois dans la direction du château.

-- Pourvu, mon Dieu ! qu'elle ne me chasse pas ! murmurait Raymond.

La veille encore, avant d'avoir reçu l'avis de son changement, il se résignait sans trop de peine à suivre M. de Boursonne à son nouveau quartier général, près des Ponts-de-Cé...

Aujourd'hui, s'éloigner, ne fût-ce que d'une lieue, perdre de vue les girouettes du château de Maillefert, révoltait tout son être, comme la perspective d'un supplice pire que la mort...

C'est dire que le lendemain, bien avant le moment fixé, il arpentait d'un pied fiévreux la route de Trèves, inventant mille plans, les remuant dans sa tête, les adoptant et le rejetant tour à tour...

Deux heures enfin sonnèrent à l'église de Trèves...

Mlle Simone parut, accompagnée, comme la veille, de miss Lydia Dodge.

En trois bonds Raymond fut près d'elle, et haletant d'anxiété, comme s'il eût attendu un arrêt de vie ou de mort :

-- Eh bien ! demanda-t-il.

Doucement, Mlle de Maillefert remua la tête, et avec un triste sourire :

-- Je ne suis pas plus avancée qu'hier, répondit-elle. Je ne me reconnais plus, je ne suis plus moi. Je me trouble, je faiblis, j'hésite, je ne sais pas prendre une résolution...

-- Ah ! c'est que je ne dois pas m'éloigner, s'écria Raymond.

-- Par instants, poursuivait la jeune fille, de sa voix de cristal, j'ai presque peur... je frissonne sans savoir pourquoi. Et cependant, pour le moment au moins, je n'ai rien à redouter. Ma mère a emporté une somme très considérable, et tant qu'elle n'aura besoin de rien, je puis être tranquille... Elle n'est pas méchante, ma mère, Philippe non plus n'est pas méchant... Ce n'est pas leur cœur qui est mauvais, c'est leur pauvre tête qui est folle...

Raymond s'étonnait de tant d'indulgence, ne comprenant pas que c'était pour elle-même autant que pour lui que Mlle Simone plaidait ainsi les circonstances atténuantes.

-- Hélas ! dit-il, ce n'est ni Mme de Maillefert ni M. Philippe que je crains... C'est de M. de Maumussy que je me défie, de M. de Combelaine et de M. Verdale. Que sont-ils venus faire ici ?...

Il hésita une seconde, rougit légèrement et ajouta :

-- C'est encore Mme de Maumussy qui m'effraie... Plusieurs fois j'ai lu dans ses yeux et vu monter à ses lèvres comme l'aveu de quelque abominable trahison... Un complot s'ourdit contre vous, et sûrement elle en est la complice...

Le calme de Mlle Simone ne se démentait pas.

-- Que voulez-vous qu'on tente contre moi ? fit-elle.

Et après une minute de réflexion :

-- Cependant, ajouta-t-elle, si réellement vous le croyez utile... restez.

Mais miss Lydia Dodge avait réfléchi, elle aussi, et coupant court aux actions de grâce de Raymond :

-- Peut-être commença-t-elle, est-il un moyen de tout concilier. Un peu de prudence ne gâte jamais rien. M. Delorge pourrait s'éloigner en apparence, et rester en réalité. Il s'établirait dans quelque ferme des environs, sous un nom supposé, et le soir, couvert de vêtements d'emprunt...

Un flot de pourpre inondait le beau visage de Mlle Simone.

-- Nous cacher, interrompit-elle, ruser, mentir... jamais ! Ce n'est pas par la fourberie qu'on sort d'une situation fausse. De ce qui est un malheur, ne faisons pas une honte. Si Raymond doit rester, que ce soit ouvertement et en avouant hautement que c'est pour moi qu'il reste. Ma réputation en souffrira, mais moins que de cachotteries indignes. Et c'est à Raymond, seul que je dois compte de ma réputation, car si je ne suis pas sa femme, je ne me marierai jamais.

Personne jamais ne se vit si interdit que le fut miss Lydia Dodge de la soudaine véhémence de Mlle de Maillefert.

Cette façon d'envisager la situation déroutait absolument ce qu'elle appelait fastueusement ses idées.

C'est qu'avec sa tournure exotique, son grand corps osseux, ses lèvres pincées sur de longues dents jaunes, son teint blême, son nez rouge et ses yeux ronds, cette brave et honnête gouvernante anglaise possédait, pour son malheur, une âme sensible et la plus romanesque des imaginations.

Septième fille d'un pauvre ministre protestant des environs de Londres, aussi disgraciée par la fortune que par la nature, miss Lydia n'en avait pas moins passé sa jeunesse à attendre, -- comme les princesses des contes de fées, -- le héros jeune et beau qui devait réaliser ses rêves.

Il ne s'était pas présenté, ce héros.

Mais la misère était venue.

Le ministre étant mort, sa nombreuse famille avait été réduite à se disperser pour chercher sa vie, et force avait été à miss Lydia d'accepter une place de gouvernante.

Ah ! le coup lui avait été rude, et ce n'est pas sans d'horribles déchirements qu'elle avait descendu tout au fond de son âme, comme en un sépulcre inviolable, ses riantes illusions.

Depuis, bien des années s'étaient écoulées fécondes en déceptions. Elle s'était, à la longue, résignée aux tristesses du célibat. Mais en dépit de tout, sous l'enveloppe glacée et raide de la gouvernante anglaise, battait toujours le cœur ardent de la fille du ministre.

Cette vie de poétiques amours qu'elle n'avait pu vivre en réalité, miss Lydia n'avait jamais cessé de la poursuivre en songe.

Le soir venu, lorsqu'elle avait regagné sa chambrette et tiré ses verrous, elle se dédommageait des platitudes et des écœurements de sa besogne d'institutrice, en se précipitant dans une existence nouvelle, la sienne, chimérique et splendide.

Alors, avec une âpre avidité, elle dévorait pêle-mêle tout ce qu'elle avait pu se procurer de romans, se passionnant pour les héros respectueux et tendres, pleurant de vraies larmes avec les héroïnes innocentes et persécutées, s'émouvant d'amours imaginaires et d'émotions frelatées.

De ces lectures nocturnes, elle avait retiré, croyait-elle sincèrement, une connaissance parfaite du monde, la science de la vie, l'expérience des passions, et surtout cette fécondité d'expédients qui ouvre des issues aux situations les plus désespérées...

Dans de telles conditions, et lorsqu'elle se considérait comme une victime des exigences sociales, comment ne se serait-elle pas intéressée à l'amour de Raymond et de Mlle Simone ?

Elle leur avait toujours présenté quantité d'observations convenables, parce que c'était son devoir de gouvernante, mais au fond du cœur elle était leur complice dévouée, estimant même qu'ils étaient un peu bien naïfs, et qu'à leur place elle n'eût pas été embarrassée d'imaginer quelque solution comme en trouvaient toujours ses auteurs favoris pour arranger toute chose au gré de tout le monde.

Le pis, c'est que Raymond était absolument de l'avis de Mlle de Maillefert.

-- On ne doit se cacher que de ce dont on rougit, déclara-t-il. Dissimuler notre amour serait le déshonorer.

-- Et d'ailleurs, ajouta Mlle Simone, tout ceci ne saurait se prolonger... Nous réfléchirons, nous verrons... Dieu m'inspirera... Je trouverai peut-être un moyen de fléchir ma mère, de concilier ses volontés avec mes devoirs...

Le jour baissait, cependant...

Pressés par la main de Lydia, Mlle Simone et Raymond se séparèrent, mais non sans s'être promis de se retrouver à la même heure et au même endroit.

Et en effet, les jours suivants, quantité de gens les aperçurent, marchant à pas lents, le long de la route de Trèves.

Dame !... cela parut drôle, selon l'expression de M. Bizet de Chenehutte, et quelques personnes déclarèrent que c'était par trop d'effronterie, que de s'afficher ainsi.

-- On se cache, que diable ! disaient les austères de l'hypocrisie.

D'autres disaient, et cela surtout dans la société qui avait été celle de la duchesse de Maillefert :

-- Ce jeune M. Delorge est aussi par trop bon enfant ! C'est moi qui, à sa place, aurais tôt fait d'enlever la jeune personne...

Tous ces propos, et bien d'autres encore, étaient fidèlement rapportés à Raymond par M. Bizet de Chenehutte, lequel, bon gré mal gré, s'était constitué son agent volontaire et son avocat, et courait le pays pour recueillir les on-dit et former, à ce qu'il prétendait, l'opinion publique.

Mlle de Maillefert et Raymond se souciaient bien de cette opinion, vraiment !...

Étourdis de ce répit soudain que leur accordait la destinée, ils se hâtaient d'en profiter, oubliant, pour se concentrer dans le calme de l'heure présente, les orages du passé et les nuages de l'avenir.

Insensiblement, ils en étaient déjà, au bout d'une semaine, à enfreindre les règles qu'ils s'étaient imposées.

Tout d'abord, ils se lassèrent de se promener sur le grand chemin de Trèves, en butte à l'indiscrète curiosité des passants.

Un jour que Mlle Simone avait à faire une course pressée, Raymond lui avait offert son bras, elle l'avait accepté et ils s'en étaient allés, suivis de miss Lydia, jusqu'à Saint-Maur, tantôt par la traverse qui suit les coteaux, tantôt le long du sentier qui côtoie la Loire...

Mais le lendemain, le temps était devenu si mauvais, que rester dehors n'était pas possible.

Et Raymond eut l'idée d'aller demander un abri aux ruines du vieux manoir de Maillefert.

-- Autant vaudrait recevoir M. Delorge au château neuf, objectait miss Lydia.

Mieux eût valu même. Seulement... seulement, ce n'était pas l'avis de Raymond ni de Mlle Simone.

Si bien que la pluie persistant, ils s'accoutumèrent à passer leur après-midi dans les ruines. Il s'y trouvait, au rez-de-chaussée, une immense salle voûtée, où on avait accumulé toutes sortes de débris, chapiteaux de colonnes et de pierres sculptées, et c'est là qu'ils se réfugiaient.

Une fois, Mlle Simone ayant eu les pieds mouillés, Raymond se mit en quête et réunit assez de bois sec pour allumer un grand feu clair dans la cheminée.

-- Ah ! que cette bonne flambée me réjouit ! s'était écriée la jeune fille. Que n'en avons-nous toujours une semblable !

Pour Raymond c'était un ordre.

Quand Mlle de Maillefert arriva le lendemain, il y avait un grand brasier dans l'âtre : il en fut de même les jours suivants.

-- Le malheur nous oublierait-il donc ? se disaient-ils quelquefois.

Raymond ne recevait pas de lettres de Paris. Il n'ouvrait plus un journal.

Il entendait bien dire que les affaires allaient mal, que l'Empire hésitait entre un ministère libéral et un nouveau coup d'État... Mais que lui importait ?

Ce qui l'occupait, c'était le projet qu'il avait formé de décider Mlle Simone à acheter le consentement de sa mère en lui abandonnant une portion de sa fortune.

Elle s'était d'abord révoltée lorsqu'il lui en avait parlé.

Mais peu à peu il lui avait exposé un plan grâce auquel il se faisait fort de reconstituer le capital sacrifié en moins de temps que ne mettraient à le dévorer la duchesse et son fils.

Et elle se laissait aller à discuter, tant, aux charmes nouveaux de cette douce existence, se détrempait sa volonté si ferme...

Ainsi, vers la fin de décembre, par une froide journée, ils s'étaient assis près du foyer, causant à voix basse, pendant que miss Lydia lisait, lorsque tout à coup un grand bruit se fit de pierres qui s'éboulaient, et de pas précipités retentirent dans les ruines.

-- Qu'est cela ? s'écria Raymond en se dressant d'un bond.

Mais avant qu'il eût le temps de s'élancer dehors, M. Bizet de Chenehutte, pâle, effaré, sans haleine apparut.

-- Ah !... c'est ce que je ne saurais souffrir ! prononça durement Raymond, pensant que la curiosité amenait M. Bizet.

Alors lui :

-- M. Philippe !... dit-il. Prenez garde. Il est arrivé il y a une heure... Je l'ai épié... Il vient, il me suit...

Mlle Simone s'était levée.

-- Mon frère !... balbutia-t-elle.

-- Moi-même ! répondit une voix railleuse. Et M. Philippe se montra, toujours le même, pâle, exténué, ricanant.

C'est le lorgnon à l'œil, qu'il toisait tour à tour les acteurs de cette scène étrange, miss Lydia affaissée sur un fût de colonne, Mlle Simone appuyée contre l'immense cheminée, M. Bizet qu'agitait un frisson nerveux, et enfin Raymond, debout, la tête rejetée en arrière, le défi dans les yeux et la menace aux lèvres.

-- Singulier endroit pour donner des rendez-vous, ricana-t-il, quand on possède un des plus beaux châteaux de l'Anjou !...

Puis, s'adressant à Mlle Simone :

-- Car nous donnons des rendez-vous, chère sœur, ajouta-t-il. Nous, sans pitié pour les fautes des autres, nous avons aussi nos petites faiblesses.

-- Ah ! pas un mot de plus ! interrompit Raymond d'un accent terrible.

Machinalement, le jeune duc recula.

-- Un duel !... fit-il.

D'un geste rapide, Raymond venait de ramasser une lourde branche de chêne.

-- Non, pas un duel, dit-il d'une voix sourde. Personne jamais, moi présent, ne manquera au respect dû à Mlle de Maillefert.

M. Philippe comprit. Ivre de douleur et de colère, Raymond était homme, à la moindre offense, à le tuer comme un chien.

-- Vous vous méprenez, mon cher Delorge, dit-il. Ma sœur est en âge de savoir ce qu'elle fait, et j'ai trop besoin d'indulgence pour avoir le droit de me montrer sévère... Si je vous ai troublés, c'est que j'arrive de Paris pour parler à Simone, à l'instant même, d'une affaire qui intéresse l'honneur de notre maison, et qu'on m'a dit que je la trouverais ici...

À coup sûr, quelque chose d'extraordinaire se passait... Son attitude, son air, ses paroles conciliantes, tout le prouvait.

-- Voulez-vous rentrer au château, Simone, ajouta-t-il, et m'accorder un moment d'entretien ?...

La jeune fille, sans mot dire, s'avança...

-- Mademoiselle !... supplia Raymond.

Il la suivait, M. Philippe l'arrêta.

-- Permettez !... dit-il. Vous n'êtes pas encore de la famille, et nous avons du linge sale à laver...

Et il entraîna Mlle Simone, suivi de miss Lydia qui trébuchait à chaque pas.

-- Voilà un événement ! répétait M. Bizet, qui avait enfin repris haleine...

Puis vivement :

-- Il est clair, mon cher Delorge, continua-t-il, que M. Philippe avait des mouchards à vos trousses. Il est venu ici tout droit, sans parler à personne. Malheureusement, je n'ai pu le devancer assez...

Mais Raymond ne l'écoutait pas.

-- Qu'est-il venu faire ici ?... Quel dessein sinistre l'amène ? Quelle intrigue abominable ? Que veulent-ils encore de cette malheureuse ?...

Il perdait la tête et M. Bizet eut toutes les peines du monde à le ramener aux Rosiers...

Ce n'était pas un méchant garçon que M. Bizet. Ayant déclaré qu'il était incapable d'abandonner un ami malheureux, il s'était installé près de Raymond, dans sa chambre du Soleil levant , lorsque tout à coup il poussa un cri.

Il venait de voir passer M. Philippe dans une voiture qui gagnait la gare au grand trot.

Arrivé par l'express de midi, il repartait par le train de quatre heures...

-- Je vais donc savoir ce qui s'est passé ! s'écria Raymond.

Et, sans rien vouloir entendre, il s'élança comme un fou vers Maillefert...

Les portes étaient grandes ouvertes ; il entra. Mais il eut beau appeler, personne ne lui répondit. La peur le gagnait : il monta...

Dans le petit salon bleu, éclairé par une seule bougie, Mlle Simone gisait sur un fauteuil, si pâle, si effroyablement changée, qu'il la crut morte.

Elle vivait, mais toute pensée semblait éteinte en elle, c'est d'un œil hagard qu'elle le regardait, et à ses ardentes questions, elle ne répondait rien, sinon :

-- Par pitié ! éloignez-vous, laissez-moi ! Demain, à demain !...

C'est la mort dans l'âme qu'il se retira. Jamais ses angoisses n'avaient eu cette épouvantable intensité.

Cependant le lendemain à midi il était encore sans nouvelles, et il allait remonter à Maillefert, lorsque maître Béru lui apporta une lettre.

Le cœur serré d'un horrible pressentiment, il rompit le cachet et lut :

« Quand vous parviendront ces lignes, j'aurai pour toujours quitté Maillefert. L'honneur même est perdu. Si vous m'aimez, au nom de notre amour, ne cherchez jamais à me revoir. Je suis la plus malheureuse des créatures. Adieu, ô mon unique ami, adieu !... »

Raymond chancelait comme sous un coup de massue.

-- Insensés, murmurait-il. Tandis que nous nous endormions, les autres veillaient, eux !...

Puis, tout à coup, avec un effrayant éclat de colère :

-- Voilà donc, s'écria-t-il, ce que complotaient Maumussy et Combelaine... Simone ! ils m'ont volé Simone !... Ah ! les misérables ! C'est Dieu qui me punit d'avoir oublié que j'avais mon père à venger...

Le soir même, Raymond Delorge partait pour Paris.