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Moins affreusement troublé, Jacques de Boiscoran eût reconnu combien sagement il avait été inspiré en choisissant, pour se confier à lui, le célèbre avocat de Sauveterre.
Un étranger, maître Folgat, par exemple, l'eût écouté sans sourciller, n'eût vu dans la révélation que le fait lui-même et ne lui eût donné que son impression personnelle. Par maître Magloire, au contraire, il eut l'impression du pays entier. Et maître Magloire, en l'entendant déclarer que la comtesse de Claudieuse avait été sa maîtresse, eut un geste de réprobation et s'écria:
-- C'est impossible!
Du moins, Jacques ne fut pas surpris. Il avait été le premier à dire qu'on refuserait de le croire quand il avouerait la vérité, et cette conviction n'avait pas peu contribué à retenir les aveux sur ses lèvres.
-- C'est invraisemblable, je le sais, dit-il, et cependant cela est...
-- Des preuves! interrompit maître Magloire.
-- Je n'ai pas de preuves.
L'expression attristée et bienveillante du visage de l'avocat de Sauveterre venait de changer du tout au tout. Il y avait de l'étonnement et de l'indignation dans le regard obstiné qu'il fixait sur le prisonnier.
-- Il est de ces choses, reprit-il, qu'il est bien téméraire d'avancer, lorsqu'on n'est pas à même de les prouver. Réfléchissez...
-- Ma situation me commande de tout dire.
-- Pourquoi avoir tant attendu?
-- J'espérais qu'on m'épargnerait cette horrible extrémité...
-- Qui, on?
-- Madame de Claudieuse.
De plus en plus, maître Magloire fronçait les sourcils.
-- Je ne suis pas suspect de partialité, prononça-t-il. Le comte de Claudieuse est peut-être le seul ennemi que j'aie en ce pays, mais c'est un ennemi acharné, irréconciliable. Pour m'empêcher d'arriver à la Chambre et m'enlever des voix, il est descendu à des actes peu dignes d'un galant homme. Je ne l'aime point. Mais la justice m'oblige à déclarer hautement que je considère la comtesse de Claudieuse comme la plus haute, la plus pure et la plus noble manifestation de la femme, de l'épouse, de la mère de famille...
Un sourire amer crispait les lèvres de Jacques.
-- Et cependant j'étais son amant, dit-il.
-- Quand? Comment? Madame de Claudieuse habitait le Valpinson, vous habitiez Paris.
-- Oui, mais tous les ans madame de Claudieuse venait passer le mois de septembre à Paris, et je venais plusieurs fois à Boiscoran.
-- Il est bien difficile que, d'une telle intrigue, il n'ait pas transpiré quelque chose.
-- C'est que nous avons su prendre nos précautions.
-- Et personne, jamais, ne s'est douté de rien?
-- Personne...
Mais Jacques s'irritait, à la fin, de l'attitude de maître Magloire. Il oubliait qu'il n'avait que trop prévu les flétrissants soupçons auxquels il se voyait en butte.
-- Pourquoi toutes ces questions? s'écria-t-il. Vous ne me croyez pas? Soit. Laissez-moi du moins essayer de vous convaincre. Voulez-vous m'écouter?
Maître Magloire attira une chaise et, s'y plaçant, non à la façon ordinaire, mais à cheval et croisant les bras sur le dossier:
-- Je vous écoute, dit-il.
Livide, l'instant d'avant, la face de Jacques de Boiscoran était devenue pourpre. La colère flambait dans ses yeux. Être traité ainsi, lui! Jamais les hauteurs de M. Galpin-Daveline ne l'avaient offensé autant que cette condescendance froidement dédaigneuse de maître Magloire. La pensée de lui commander de sortir traversa son esprit. Mais après?... Il était condamné à vider jusqu'à la lie le calice des humiliations. Car il fallait se sauver, avant tout, se retirer de l'abîme.
-- Vous êtes dur, Magloire, prononça-t-il d'un ton de ressentiment à grand-peine contenu, et vous me faites impitoyablement sentir l'horreur de ma situation. Oh! ne vous excusez pas! À quoi bon!... Laissez-moi parler, plutôt...
Il fit au hasard quelques pas dans sa cellule, passant et repassant la main sur son front, comme pour y rassembler ses souvenirs.
Puis, d'un accent plus calme:
-- C'est, commença-t-il, dans les premiers jours du mois d'août 1866, à Boiscoran, où j'étais venu passer quelques semaines près de mon oncle, que, pour la première fois, j'ai aperçu la comtesse de Claudieuse. Le comte de Claudieuse et mon oncle étaient alors au plus mal, toujours au sujet de ce malheureux cours d'eau qui traverse nos propriétés, et un ami commun, monsieur de Besson, s'était mis en tête de les réconcilier et les avait décidés à se rencontrer chez lui à dîner. Mon oncle m'avait emmené avec lui. La comtesse avait accompagné son mari. Je venais d'avoir vingt ans, elle en avait vingt-six. En la voyant, je restai béat d'admiration. Il me semblait que jamais encore je n'avais rencontré une femme si parfaitement belle et gracieuse, ni contemplé un si charmant visage, des yeux si beaux, un sourire si doux. Elle ne parut pas me remarquer je ne lui adressai pas la parole, et cependant je sentis en moi comme un pressentiment que cette femme jouerait un rôle dans ma vie, et un rôle fatal... Même, l'impression fut si vive qu'en sortant de la maison où nous avions dîné, je ne pus me retenir d'en dire quelque chose à mon oncle. Il se mit à rire et me répondit que je n'étais qu'un nigaud, et que si jamais mon existence était troublée par une femme, ce ne serait pas par la comtesse de Claudieuse.
»En apparence, il avait mille fois raison. À peine pouvait-on imaginer un événement qui, de nouveau, me rapprochât de la comtesse. La tentative de réconciliation de monsieur de Besson avait complètement échoué, madame de Claudieuse vivait au Valpinson, je repartais le surlendemain pour Paris... Je partis cependant préoccupé, et le souvenir du dîner de monsieur de Besson palpitait encore dans mon esprit, quand à un mois de là, à Paris, me trouvant à une soirée chez monsieur de Chalusse, le frère de ma mère, il me sembla reconnaître madame de Claudieuse...
»C'était bien elle. Je la saluai. Et voyant, à la façon dont elle me rendait mon salut, qu'elle me reconnaissait, je m'approchai tout tremblant, et elle me permit de m'asseoir près d'elle. Elle m'apprit qu'elle était à Paris pour un mois, comme tous les ans, chez son père, le marquis de Tassar de Bruc. Elle était venue à cette soirée à son corps défendant et ne s'y amusait guère, détestant le monde. Elle ne dansait pas, je restai à causer avec jusqu'au moment où elle se retira...
»J'étais amoureux fou en la quittant, et cependant je ne cherchai pas à la revoir... C'était encore le hasard qui nous réunit. Un jour que j'avais affaire à Melun, arrivant à la gare comme le train allait partir, je n'eus que le temps de me jeter dans le wagon le plus rapproché de l'entrée. Dans ce wagon était madame de Claudieuse! Elle me dit, et je ne retins que cela de tout ce qu'elle me dit, qu'elle se rendait à Fontainebleau chez une de ses amies avec laquelle, chaque semaine, elle passait le mardi et le samedi. Le plus ordinairement, elle prenait le train de neuf heures... C'était un mardi, et, pendant les trois jours qui suivirent, se livrèrent en moi les plus étranges combats. J'étais passionnément épris de la comtesse, et cependant elle me faisait peur...
»Mais ma mauvaise étoile l'emporta, et le samedi suivant, à neuf heures, j'arrivais à la gare de Lyon. Madame de Claudieuse, elle me l'a avoué depuis, m'attendait. M'apercevant, elle me fit un signe, et, lorsqu'on ouvrit les portes, j'allai me placer dans le même compartiment qu'elle...
Déjà, depuis un moment, maître Magloire s'agitait sur sa chaise avec tous les signes de la plus extrême impatience. N'y tenant plus, à la fin:
-- C'est trop invraisemblable! s'écria-t-il. Jacques de Boiscoran ne répondit pas tout d'abord. À remuer ainsi les cendres de son passé, il frissonnait, troublé d'émotions indicibles. Il était comme frappé de stupeur de sentir monter à ses lèvres le secret, si longtemps enseveli au plus profond de son cœur, de ses amours éteintes.
Il avait aimé, après tout, et il avait été aimé. Et il est de ces sensations poignantes qui jamais plus ne se renouvellent et que rien ne saurait effacer. L'attendrissement le gagnait, des larmes mouillaient ses yeux... Pourtant, comme le célèbre avocat de Sauveterre répétait son exclamation et disait encore:
-- Non, ce n'est pas croyable!
-- Je ne vous demande pas de me croire, mon ami, dit Jacques doucement, je vous demande seulement de m'écouter. (Et réagissant de toute son énergie contre la torpeur qui l'envahissait:) Ce voyage à Fontainebleau, reprit-il, décida de notre destinée. Bien d'autres le suivirent. Madame de Claudieuse passait la journée chez son amie, et moi j'usais les longues heures à errer dans la forêt. Mais nous nous retrouvions le soir à la gare. Nous nous jetions dans un coupé que je faisais garder depuis Lyon, et nous rentrions ensemble à Paris, et je l'accompagnais en voiture jusqu'à la rue de la Ferme-des-Mathurins, où demeurait le marquis de Tassar de Bruc, son père... Puis enfin, un soir, elle sortit bien de chez son amie de Fontainebleau à l'heure ordinaire... mais elle ne rentra chez son père que le lendemain...
-- Jacques! interrompit maître Magloire, révolté comme s'il eût entendu un blasphème, Jacques!
M. de Boiscoran ne broncha pas.
-- Oh! je sais, dit-il, je sens ce que doit vous paraître ma conduite, Magloire. Vous pensez qu'il n'est point d'excuses pour l'homme qui trahit la confiance de la femme qui s'est abandonnée à lui! Attendez avant de me juger. (Et d'un accent plus ferme:) Alors, poursuivit-il, je m'estimais le plus heureux des hommes, et mon cœur se gonflait de vanités malsaines en songeant qu'elle était à moi, cette femme si belle, et dont la pure renommée planait bien au-dessus de toutes les calomnies.
»Je venais de nouer autour de mon cou une de ces cordes fatales que la mort seule peut trancher, et, insensé que j'étais, je me félicitais. Peut-être m'aimait-elle véritablement alors. Elle ne calculait pas, du moins, et, bouleversée par la seule, par l'unique passion de sa vie, elle me découvrait son âme jusqu'en ses plus sombres profondeurs... Alors, elle ne songeait pas encore à se mettre en garde contre moi et à m'asservir à toutes ses volontés, et elle me disait le secret de son mariage, de ce mariage qui autrefois avait stupéfié le pays.
»Ayant donné sa démission, le marquis de Bruc, son père, n'avait pas tardé à se lasser de son oisiveté et à s'irriter de la médiocrité de sa fortune. Il s'était lancé dans des spéculations hasardeuses; il avait perdu tout ce qu'il possédait et compromis jusqu'à son honneur. Désespéré, dévoré de regrets et de craintes, il songeait au suicide, lorsque tomba chez lui à l'improviste un de ses anciens camarades de promotion, le comte de Claudieuse. En un moment d'expansion, monsieur de Tassar de Bruc avoua tout, et l'autre lui jura de l'arracher à cet abîme de honte. C'était beau et grand, cela. Il devait en coûter une somme considérable. Et ils sont rares, les amis d'enfance capables de si ruineux dévouements.
»Malheureusement, le comte de Claudieuse ne sut pas rester le héros qu'annonçait le début. Ayant vu mademoiselle Geneviève de Tassar de Bruc, il fut ébloui de sa beauté; épris d'une de ces passions que rien n'entrave, oubliant qu'elle n'avait que vingt ans et qu'il allait en avoir cinquante, il fit comprendre à son ami qu'il était toujours disposé à lui rendre le service promis, mais... qu'il voulait en échange la main de mademoiselle Geneviève.
»Le soir même, le gentilhomme ruiné entrait dans la chambre de sa fille, et, les larmes aux yeux, lui exposait l'horrible situation. Elle n'hésita pas. "Avant tout, dit-elle à son père, sauvons l'honneur que votre mort ne rachèterait pas. Monsieur de Claudieuse est un fou cruel d'oublier qu'il a trente ans de plus que moi. De ce moment, je le méprise et je le hais. Dites-lui que je suis prête à devenir sa femme."
»Et comme son père, éperdu de douleur, s'écriait que jamais le comte n'accepterait un tel consentement: "Oh! soyez tranquille, lui répondit-elle--à ce qu'elle m'a dit, du moins--, je saurai m'exécuter de bonne grâce, et votre ami ne fera pas un marché de dupe. Mais je sais ma valeur, et si grand que soit le service qu'il vous rend, rappelez-vous que vous ne lui devez rien..."
»À moins de quinze jours de là, en effet, mademoiselle Geneviève avait laissé soupçonner au comte de Claudieuse qu'elle pouvait l'aimer, et, un mois plus tard, elle devenait sa femme. Le comte, de son côté, avait dépassé ses promesses et déployé la plus habile délicatesse pour que nul ne soupçonnât la ruine de monsieur de Tassar de Bruc. Il lui avait remis deux cent mille francs pour arranger ses affaires, il avait reconnu à sa jeune femme une dot de cinquante mille écus, qui n'avait pas été versée, et, enfin, il s'était engagé à servir à monsieur et madame de Bruc, leur vie durant, dix mille livres de rentes. Plus de la moitié de sa fortune y avait passé...
Maître Magloire, alors, ne songeait plus à protester. Roide sur sa chaise, les pupilles dilatées par la stupeur, tel qu'un homme qui se demande s'il veille ou s'il est le jouet d'un rêve.
-- C'est inconcevable, murmurait-il, c'est inouï!...
Jacques, lui, s'animait peu à peu.
-- Voilà, poursuivait-il, ce que madame de Claudieuse me racontait aux premières heures d'enivrement. Et c'est posément qu'elle me le racontait, froidement, et comme une chose toute naturelle. "Et certes, disait-elle, monsieur de Claudieuse n'a jamais eu à regretter le marché qui me livrait à lui. S'il a été généreux, j'ai été loyale. Mon père lui doit la vie, mais je lui ai donné des années d'un bonheur qui n'était plus fait pour lui. S'il n'a pas eu l'amour, il en a eu la comédie divine, et des apparences plus délicieuses que la réalité."
»Et, comme je ne savais pas dissimuler mon étonnement: "Seulement, ajoutait-elle en riant, j'apportais au marché une restriction mentale. Je me réservais de prendre, quand elle passerait à ma portée, ma part de bonheur ici-bas. Cette part, c'est vous, Jacques. Et ne croyez pas qu'aucun remords me trouble. Tant que mon mari se croira heureux, je serai dans les termes du contrat..."
»Ainsi elle parlait, en ce temps, Magloire, et un homme plus expérimenté eût été effrayé... Mais j'étais un enfant, mais je l'aimais de toute mon âme et de toute ma chair, j'admirais son génie et je m'éprenais de ses sophismes...
»Une lettre du comte de Claudieuse nous éveilla de notre songe. Imprudente pour la première et la dernière fois de sa vie, la comtesse était restée à Paris trois semaines de plus qu'il n'était convenu, et son mari inquiet parlait de venir la chercher. "Il faut rentrer au Valpinson, me dit-elle, car il n'est rien que je ne sacrifie à la renommée que j'ai su me faire. Ma vie, la vôtre, la vie de ma fille, je sacrifierais tout, sans hésiter, à ma réputation d'honnête femme." Nous étions alors--ah! les dates sont restées dans ma mémoire comme dans du bronze--, nous étions, dis-je, au 12 octobre. "Je ne saurais, me dit-elle, rester plus d'un mois sans vous voir. D'aujourd'hui en un mois, c'est-à-dire le 12 novembre, à trois heures précises, trouvez-vous dans le bois de Rochepommier, au carrefour des Hommes-Rouges... J'y serai..."
»Et elle partit, me laissant plongé dans une extase qui m'empêchait de souffrir de notre séparation. La pensée que j'étais aimé d'une telle femme m'emplissait d'un orgueil excessif, et qui m'évita, je puis l'avouer, bien des écarts. L'ambition me mordait au cœur, en songeant à elle. Je voulais travailler, me distinguer, conquérir une supériorité quelconque... Je veux qu'elle soit fière de moi, me disais-je, honteux de n'être rien à mon âge que le fils d'un père riche.
Dix fois déjà, maître Magloire s'était soulevé sur sa chaise, et ses lèvres avaient remué comme s'il allait présenter une objection. Mais il s'était engagé, vis-à-vis de lui-même, à ne pas interrompre, et de son mieux il tenait parole.
-- Cependant, continuait Jacques, l'époque fixée par madame de Claudieuse approchait. Je partis pour Boiscoran, et au jour dit, un peu après l'heure indiquée, j'arrivais au carrefour des Hommes-Rouges. Si j'étais ainsi en retard, ce dont j'étais désolé, c'est que je connaissais fort imparfaitement les bois de Rochepommier, et que l'endroit choisi par la comtesse, pour notre rendez-vous, est situé au plus épais des futaies.
»Le temps était d'une rigueur extraordinaire pour la saison. Il était tombé beaucoup de neige, la veille, les sentiers étaient tout blancs, et une bise âpre secouait les flocons dont les arbres étaient chargés. De loin, j'aperçus la comtesse de Claudieuse, marchant avec une sorte d'impatience fébrile dans un étroit espace où le terrain était sec et abrité du vent par d'énormes blocs de rochers. Elle portait une robe de soie grenat, très longue, un manteau de drap garni de fourrure et une toque de velours pareil à sa robe.
»En trois bonds, je fus près d'elle. Mais elle ne sortit pas la main de son manchon, pour me la tendre, et sans me permettre de m'excuser de mon retard: "Quand êtes-vous arrivé à Boiscoran? me demanda-t-elle d'un ton sec.--Hier soir.--Quel enfant vous faites! s'écria-t-elle en frappant du pied. Hier soir!... Et sous quel prétexte?--Je n'ai pas besoin de prétexte pour venir visiter mon oncle.--Et il n'a pas été surpris de vous voir tomber chez lui, en cette saison, par un temps pareil?--Mais... si, un peu", répondis-je niaisement, incapable que j'étais de lui dissimuler la vérité. Son mécontentement redoublait. "Et ici, reprit-elle, comment êtes-vous ici? Vous connaissiez donc ce carrefour?--Non, je me le suis fait indiquer.--Par qui?--Par un des domestiques de mon oncle, et même ses renseignements étaient si peu clairs que je me suis trompé de chemin..." Elle me regarda en souriant d'un sourire tellement ironique que je m'arrêtai. "Et tout cela vous paraît simple! interrompit-elle. Vous croyez qu'on va trouver tout naturel à Boiscoran de vous voir arriver comme une bombe, et tout de suite vous mettre en quête du carrefour des Hommes-Rouges? Qui sait si l'on ne vous a pas suivi! qui sait si derrière quelqu'un de ces arbres il n'y a pas deux yeux qui nous épient!" Et comme, en parlant, elle regardait autour d'elle avec la plus vive expression d'inquiétude, je ne pus me retenir de lui dire: "Que craignez-vous? Ne suis-je pas là!..."
»Il me semble voir encore le coup d'œil dont elle me toisa. "Je n'ai peur de rien, entendez-vous, me dit-elle, de rien au monde... que d'être, je ne dirai pas compromise, mais seulement soupçonnée. Il me plaît d'agir comme j'agis, il me convient d'avoir un amant. Mais je ne veux pas qu'on le sache. C'est si on savait ce que je fais que je ferais mal. Entre ma réputation et ma vie, ce n'est pas ma vie que je choisirais. À ce point que si je devais être surprise avec vous, j'aimerais mieux que ce fût par mon mari que par un étranger. Je n'ai nulle affection pour monsieur de Claudieuse, et je ne lui pardonnerai jamais notre mariage, mais il a sauvé l'honneur de mon père, je dois garder le sien intact. Il est mon mari, d'ailleurs, le père de ma fille, je porte son nom, je prétends qu'il soit respecté. Je mourrais de douleur, de honte et de rage, s'il me fallait donner le bras à un homme qu'accueilleraient des sourires mal dissimulés. Les femmes sont lâchement stupides, qui ne comprennent pas que, sur elles, rejaillit en mépris le ridicule bêtement injuste dont elles n'ont pas su préserver l'homme qu'elles ont trahi. Non, je n'aime pas monsieur de Claudieuse, Jacques, et je vous adore... Mais entre vous et lui, rappelez-vous que je ne balancerais pas une seconde et que, pour lui épargner l'ombre d'un soupçon, dût mon cœur s'en briser, c'est le sourire aux lèvres que je sacrifierais votre vie et votre honneur..." Je voulais répliquer. "Assez, fit-elle. Chaque minute que nous passons ici est une imprudence de plus. De quel prétexte allez-vous colorer votre voyage à Boiscoran?--Je ne sais, répondis-je.--Il faut emprunter de l'argent à votre oncle, une certaine somme, pour payer des dettes. Il se fâchera peut-être, mais s'expliquera votre soudaine passion de voyage au mois de novembre. Allons, adieu..." Étourdi, confondu: "Quoi! m'écriai-je, sans nous revoir, ne fût-ce que de loin...--À ce voyage, répondit-elle, ce serait une insigne folie. Attendez, cependant... Restez à Boiscoran jusqu'à dimanche. Votre oncle ne manque jamais la grand-messe; accompagnez-le. Mais prenez garde, soyez maître de vous, surveillez vos yeux. Une imprudence, une faiblesse, et je vous mépriserais... Maintenant, il faut nous quitter. Vous trouverez à Paris une lettre de moi..."
Jacques s'arrêta sur ces mots, cherchant sur le visage de maître Magloire un reflet de ses impressions et de ses pensées. Mais le célèbre avocat demeurant impassible, il soupira et reprit:
-- Si je suis entré dans de tels détails, Magloire, c'est qu'il faut que vous sachiez quelle femme est madame de Claudieuse, pour comprendre sa conduite. Elle ne me prenait pas en traître, vous le voyez; elle m'éclairait de ses mains l'abîme où je devais rouler... Hélas! loin de m'effrayer, les côtés sombres de ce caractère étrange exaltaient ma passion. J'admirais ses airs impérieux, sa bravoure et sa prudence, son absence de toute morale qui contrastait si étrangement avec sa terreur de l'opinion. Celle-là, me disais-je avec une fierté imbécile, celle-là est une femme forte.
»Elle dut être contente de moi, à la grand-messe de Bréchy, car je sus même me défendre d'un tressaillement en la voyant et en la saluant, et en passant près d'elle, si près que ma main frôla sa robe. Je lui obéis d'ailleurs scrupuleusement. Je demandai six mille francs à mon oncle, qui me les donna en souriant, car c'était le plus généreux des hommes, mais qui me dit en même temps: "Je me doutais bien que ce n'étais pas uniquement pour courir les bois de Rochepommier que tu étais venu à Boiscoran."
»Cette futile circonstance devait encore contribuer à redoubler mon admiration pour madame de Claudieuse. Comme elle avait su prévoir l'étonnement de mon oncle, alors que moi, je n'y avais pas songé! Elle a le génie de la prudence, pensais-je.
»Oui, en effet, elle l'avait, et celui du calcul aussi, et je ne tardai pas à en avoir une preuve. En arrivant à Paris, j'avais trouvé une lettre d'elle, qui n'était qu'une longue paraphrase de ses recommandations au carrefour des Hommes-Rouges. Cette lettre fut suivie de plusieurs autres, qu'elle me recommandait de garder pour l'amour d'elle, et qui toutes avaient à l'un des angles un numéro d'ordre.
»La première fois que je la revis: "Pourquoi ces numéros? lui demandai-je.--Mon cher monsieur Jacques, me répondit-elle, une femme doit toujours savoir combien elle a écrit de lettres à son amant... Jusqu'à ce moment, vous avez dû en recevoir neuf..."
»Cela se passait au mois de mai 1867, à Rochefort, où elle était allée pour assister à la mise à l'eau d'une frégate, où je m'étais rendu sur son ordre, et où nous avions pu dérober quelques heures. Comme un niais je me mis à rire de cette idée de comptabilité épistolaire, et je n'y pensai plus. J'avais alors bien d'autres préoccupations. Elle m'avait fait remarquer que le temps passait, malgré les tristesses de notre séparation, et que le mois de septembre, son mois de liberté, serait bientôt arrivé. En serions-nous réduits, comme l'année précédente, à ces voyages de Fontainebleau, si périlleux malgré nos précautions?... Pourquoi ne pas se procurer une maison isolée dans un quartier désert?... Chacun de ses désirs était un ordre. La générosité de mon oncle était inépuisable. J'achetai une maison...
Enfin, à travers les explications de Jacques de Boiscoran, une circonstance apparaissait, qui allait peut-être devenir un commencement de preuve. Aussi, maître Magloire tressaillit-il, et vivement:
-- Ah! vous avez acheté une maison? interrompit-il.
-- Oui, une jolie maison, avec un grand jardin, rue des Vignes, à...
-- Et elle vous appartient encore?
-- Oui.
-- Vous en avez les titres, par conséquent. Jacques eut un geste désolé.
-- Ici encore, dit-il, la fatalité est contre moi. Il y a toute une histoire au sujet de cette maison.
Plus promptement qu'elle s'était éclaircie, la physionomie de l'avocat de Sauveterre se rembrunit.
-- Ah! il y a une histoire, fit-il, ah! ah!...
-- J'étais à peine majeur, reprit Jacques, lorsque je voulus acheter cette maison. Je craignis des difficultés, j'eus peur que mon père n'en apprît quelque chose; enfin, je tins à me hausser jusqu'à la prudence savante de madame de Claudieuse. Je priai donc un de mes amis, un gentleman anglais, sir Francis Burnett, de faire cette acquisition à son nom. Il y consentit volontiers. Et l'acte, une fois passé et enregistré, il me le remit en même temps qu'une contre-lettre qui constatait mes droits...
-- Eh bien! mais alors...
-- Oh! attendez. Je n'emportai pas ces titres dans le logement que j'occupais chez mon père. Je les déposai dans le tiroir d'un meuble de ma maison de Passy. Quand la guerre éclata, je ne songeai pas à les reprendre. J'avais quitté Paris avant l'investissement, vous le savez, puisque je commandais une compagnie de mobiles du département. Pendant les deux sièges, ma maison fut successivement occupée par des gardes nationaux, par des soldats de la Commune et par les troupes régulières. Lorsque je rentrai, je retrouvai bien les quatre murs troués par les obus, mais tous les meubles avaient disparu et mes titres avec eux...
-- Et sir Francis Burnett?...
-- Il a quitté la France au moment de l'invasion, et j'ignore ce qu'il est devenu. Deux de ses amis d'Angleterre auxquels j'ai écrit m'ont répondu, l'un qu'il devait être en Australie, l'autre qu'il le croyait mort.
-- Et vous n'avez fait aucune démarche pour vous assurer la propriété d'un immeuble qui vous appartient légitimement?
-- Aucune, jusqu'à présent.
-- C'est-à-dire, que, selon vous, il y aurait à Paris une maison sans propriétaire, oubliée de tout le monde, même du percepteur...
-- Pardon! Les contributions ont toujours été fort justement acquittées, et pour tout le quartier, le propriétaire, c'est moi. C'est sur la personnalité qu'il y a erreur. Je me suis emparé sans façon de celle de mon ami. Pour les voisins, pour les fournisseurs des environs, pour les ouvriers et les entrepreneurs que j'ai employés, pour le tapissier et pour le jardinier, je suis sir Francis Burnett. Allez demander Jacques de Boiscoran, rue des Vignes, on vous répondra: «Connais pas.» Demandez sir Burnett, on vous dira: «Ah! très bien!» et on vous tracera mon portrait.
C'est d'un air peu convaincu que maître Magloire branlait la tête.
-- Alors, fit-il, vous dites que madame de Claudieuse est allée dans cette maison de Passy.
-- Plus de cinquante fois en trois ans.
-- Cela étant, on l'y connaît.
-- Non.
-- Cependant...
-- Paris n'est pas Sauveterre, Magloire, et on n'y est pas exclusivement préoccupé de ce que fait, dit ou pense le voisin. La rue des Vignes est fort déserte, et la comtesse prenait, pour venir et pour partir, les plus habiles précautions...
-- Soit, j'admets cela pour l'extérieur. Mais à l'intérieur? Vous aviez bien quelqu'un pour garder et entretenir cette maison que vous n'habitiez pas, et pour vous servir quand vous y veniez.
-- J'avais une servante anglaise...
-- Eh bien! cette fille doit connaître madame de Claudieuse.
-- Jamais elle ne l'a seulement entrevue.
-- Oh!...
-- Lorsque la comtesse devait venir, ou quand elle sortait, ou quand nous voulions nous promener dans le jardin, j'envoyais cette fille aux courses. Je l'ai envoyée jusqu'à Orléans, pour nous débarrasser d'elle vingt-quatre heures. Le reste du temps, nous nous tenions à l'étage supérieur, et nous nous servions nous-mêmes...
Visiblement, maître Magloire était au supplice.
-- Vous devez vous abuser, reprit-il. Les domestiques sont curieux, et se cacher d'eux, c'est irriter leur curiosité jusqu'à la folie. Cette fille doit vous avoir épié. Cette fille doit avoir trouvé le moyen de voir la femme que vous receviez. On peut l'interroger. Est-elle toujours à votre service?
-- Non. Elle m'a quitté lors de la guerre.
-- Pour aller?...
-- En Angleterre, je suppose.
-- De sorte qu'il faut renoncer à la retrouver.
-- Je le crois.
-- Renonçons-y donc. Mais votre valet de chambre?... Le vieil Antoine avait toute votre confiance; ne lui avez-vous jamais rien dit?
-- Jamais. Une seule fois je l'ai fait venir rue des Vignes, et encore était-ce parce qu'en glissant dans l'escalier, je m'étais foulé le pied.
-- De sorte qu'il vous est impossible de prouver que madame de Claudieuse est allée à la maison de Passy. Vous n'avez ni une preuve, ni un témoin de sa présence.
-- J'ai eu des preuves autrefois. Elle avait apporté divers menus objets à son usage, ils ont disparu pendant la guerre...
-- Ah! oui, fit maître Magloire, toujours la guerre... elle répond à tout.
Jamais aucun des interrogatoires de M. Galpin-Daveline n'avait été aussi pénible à Jacques de Boiscoran que cette série de questions rapides trahissant une désolante incrédulité.
-- Ne vous ai-je pas dit, Magloire, reprit-il, que madame de Claudieuse avait le génie de la circonspection? Il est aisé de se cacher quand on peut jeter l'argent sans compter. Est-il possible que vous me fassiez un crime de n'avoir pas de preuves à fournir! Le devoir d'un homme d'honneur n'est-il pas de tout faire au monde pour préserver de l'ombre d'un soupçon la réputation de la femme qui s'est fiée à lui! J'ai fait mon devoir, et quoi qu'il advienne, je ne m'en repens pas. Pouvais-je prévoir des événements inouïs? Pouvais-je prévoir qu'un jour fatal viendrait, où ce serait moi, Jacques de Boiscoran, qui dénoncerais la comtesse de Claudieuse et qui en serais réduit à chercher contre elle des preuves et des témoins!
Le célèbre avocat de Sauveterre détournait la tête. Et, au lieu de répondre:
-- Continuez, Jacques, dit-il d'une voix altérée, continuez...
Surmontant le découragement qui le gagnait:
-- C'est le 2 septembre 1867, reprit Jacques de Boiscoran, que, pour la première fois, madame de Claudieuse entra dans cette maison de Passy achetée et décorée pour elle, et, pendant cinq semaines qu'elle resta à Paris cette année-là, elle vint presque tous les jours y passer quelques heures.
»Elle jouissait chez ses parents d'une indépendance absolue, presque sans contrôle. Elle confiait à sa mère, la marquise de Tassar de Bruc, sa fille--car elle n'avait qu'une fille, à cette époque--, et elle était libre de sortir et d'aller où bon lui semblait. Lorsqu'elle voulait une liberté plus grande, elle allait visiter son amie de Fontainebleau, et, à chaque fois, elle gagnait vingt-quatre ou quarante-huit heures sur le voyage. De mon côté, pour ne pas être gêné par les obligations de la famille, j'étais ostensiblement parti pour l'Irlande, et j'étais venu me fixer à demeure rue des Vignes.
»Ces cinq semaines passèrent comme un rêve, et cependant je dois dire que la séparation ne me fut pas aussi douloureuse que je l'aurais supposé. Non que le prisme fût brisé! Mais j'ai toujours trouvé humiliant d'être obligé de se cacher. Je commençais à me lasser de cette existence de précautions incessantes, et il me tardait un peu d'abandonner la personnalité de mon ami Francis Burnett et de reprendre la mienne. Nous nous étions bien jurés, d'ailleurs, madame de Claudieuse et moi, de ne jamais rester un mois sans passer quelques heures ensemble, et elle avait imaginé divers expédients pour nous voir sans danger.
»Un malheur de famille vint précisément, à cette époque, servir nos projets. Le frère aîné de mon père, cet oncle indulgent qui m'avait donné de quoi acheter ma maison de Passy, mourut en me léguant toute sa fortune. Propriétaire de Boiscoran, j'allais désormais avoir des raisons sérieuses d'habiter le pays et d'y venir, en tout cas sans que personne s'inquiétât de ce que j'y venais faire.
Jacques de Boiscoran, c'était manifeste, avait hâte d'en finir, d'en arriver à la nuit de l'incendie du Valpinson et de savoir enfin, du célèbre avocat de Sauveterre, ce qu'il avait à craindre ou à espérer.
Après un moment de silence, car la respiration lui manquait, après quelques pas au hasard dans sa cellule:
-- Mais à quoi bon des détails, Magloire, reprit-il d'un ton amer. Aurez-vous la foi qui vous manque, parce que je vous aurai énuméré une à une mes entrevues avec la comtesse de Claudieuse et que je vous aurai rapporté jusqu'à ses moindres paroles?
»Nous en étions vite venus à calculer si exactement et si prudemment nos pas et nos démarches, que nous nous rencontrions assez fréquemment sans danger. Nous nous disions en nous quittant, ou elle m'écrivait: "À tel jour, à telle heure, en tel endroit", et si éloigné que fût le jour, si incommode que fût l'heure, si grande que fût la distance, nous arrivions.
»J'étais parvenu promptement à connaître le pays mieux que les plus vieux braconniers, et rien ne nous servait autant que cette connaissance parfaite de toutes les retraites ignorées. La comtesse, de son côté, ne laissait jamais s'écouler trois mois sans découvrir quelque motif urgent de se rendre à La Rochelle ou à Angoulême, et, de Paris, j'allais l'y rejoindre. Et rien ne la retenait. Sa grossesse même, car c'est cette année de 1867 qu'elle eut sa seconde fille, n'empêcha pas ses voyages. Il est vrai que ma vie à moi se passait sur les grands chemins, et qu'à tout moment, lorsqu'on s'y attendait le moins, je disparaissais des semaines entières. Voilà l'explication de cette humeur vagabonde dont se moquait mon père, et que vous-même, Magloire, m'avez reprochée autrefois...
-- C'est vrai! approuva l'avocat. Je me souviens...
Jacques de Boiscoran ne releva pas l'approbation.
-- Je mentirais, poursuivait-il, si je disais que cette vie me déplaisait. Non. Le mystère et le danger ajoutaient à l'attrait de nos amours. Les obstacles irritaient ma passion. Je trouvais quelque chose de sublime dans ce fait de deux êtres intelligents consacrant exclusivement tout ce qu'ils avaient d'intelligence à poursuivre et à cacher une dangereuse intrigue.
»Mieux je constatais la vénération dont la comtesse de Claudieuse était l'objet dans le pays, mieux j'acquérais la preuve de l'habileté de sa dissimulation et de la profondeur de sa perversité, et plus j'étais fier d'elle. L'orgueil, en chaudes bouffées, me montait au cerveau, quand, à Bréchy, où je me rendais le dimanche, uniquement pour elle, je la voyais passer calme et sereine, dans l'imposante sécurité de sa pure renommée... Je riais de la naïveté de ces braves dupes qui s'inclinaient si bas, croyant saluer une sainte, et c'est avec un ravissement idiot que je me félicitais d'être le seul à connaître la véritable comtesse de Claudieuse, celle qui prenait si gaiement sa revanche dans notre maison de la rue des Vignes.
»Mais de tels délires ne sauraient durer... Il ne m'avait pas fallu beaucoup de temps pour reconnaître que je m'étais donné un maître, et le plus impérieux et le plus exigeant qui fut jamais. J'avais en quelque sorte cessé de m'appartenir. J'étais devenu sa chose et je ne devais plus vivre, respirer, penser, agir que pour elle. Que lui importaient mes répugnances et mes goûts! Elle voulait, cela suffisait. Elle m'écrivait: «_Venez»_, il fallait accourir à l'instant. Elle me disait: «Partez», je n'avais qu'à m'éloigner au plus vite. Au début, c'est avec joie que j'acceptais le despotisme de son amour; mais peu à peu je me fatiguai de cette abdication perpétuelle de ma volonté. Il me déplut de ne pouvoir disposer de moi, de n'oser plus faire un projet vingt-quatre heures d'avance. Je commençai à sentir la gêne de la corde que je m'étais passée autour du cou.
»L'idée de fuir me vint. Un de mes amis allait entreprendre un voyage autour du monde, qui devait durer dix-huit mois ou deux ans; j'eus envie de partir avec lui. Qui me retenait? J'étais, par ma position et par ma fortune, absolument indépendant. Pourquoi ne pas suivre cette inspiration? Ah! pourquoi!... C'est que le prisme n'était pas brisé encore. C'est que si je maudissais la tyrannie de madame de Claudieuse, je tressaillais encore quand j'entendais prononcer son nom. C'est que si je songeais à la fuir, un seul de ses regards me remuait encore jusqu'au fond des veines. C'est que je lui étais attaché par les mille fils de l'habitude et de la complicité, ces fils qui semblent plus ténus qu'un fil de la Vierge, et qui sont plus durs à briser que le câble d'un vaisseau.
»Pourtant, cette idée qui m'était venue fut cause que, pour la première fois, je prononçai devant elle le mot de séparation, lui demandant ce qu'elle ferait si je venais à la quitter. Elle me regarda d'un air singulier, et, au bout d'un moment: "Est-ce sérieux? me demanda-t-elle. Est-ce une préface?" Je n'osai pas pousser plus loin, et, m'efforçant de sourire: "Ce n'est qu'une plaisanterie, répondis-je.
-- Alors, fit-elle, n'en parlons pas. Si jamais vous en veniez là, vous verriez ce que je ferais." Je n'insistai plus, mais son regard me resta dans l'esprit et me fit comprendre que j'étais bien plus étroitement lié encore que je ne l'avais supposé. Pour cette raison, rompre devint mon idée fixe.
-- Eh bien! il fallait rompre! s'écria l'avocat. Jacques de Boiscoran secoua la tête.
-- C'est aisé à conseiller, répondit-il. J'ai essayé, je n'ai pas pu. Dix fois je suis arrivé près de madame de Claudieuse, résolu à lui dire: «Ne nous revoyons plus», dix fois, au dernier moment, le courage m'a manqué. Elle m'irritait, j'en arrivais presque à la haïr, mais pouvais-je oublier combien je l'avais aimée et tout ce qu'elle avait risqué pour moi?... Puis, pourquoi ne pas l'avouer? elle me faisait peur. Ce caractère inflexible que j'avais tant admiré jadis m'épouvantait, et je frissonnais, saisi de vagues et sinistres appréhensions, en songeant à tout ce dont je la savais capable.
»J'étais donc en proie aux plus affreuses perplexités, lorsque ma mère me parla d'un mariage qu'elle rêvait pour moi depuis longtemps. Ce pouvait être le prétexte que je n'avais pas su trouver. À tout hasard, je demandai à réfléchir. Et la première fois que je me trouvai avec madame de Claudieuse, rassemblant tout mon courage: "Vous savez ce qui arrive, lui dis-je, ma mère veut me marier." Elle devint plus pâle que la mort, et me fixant bien dans les yeux, comme si elle eût espéré lire jusqu'au fond de mon âme: "Et vous, me demanda-t-elle, que voulez-vous?--Moi, répondis-je en riant d'un rire forcé, je ne veux rien pour le moment. Mais il faudra bien tôt ou tard en passer par là. Il faut à un homme un intérieur, des affections que le monde reconnaisse...--Et moi, interrompit-elle, que suis-je donc pour vous?--Vous! m'écriai-je, Geneviève, je vous aime de toutes les forces de mon âme, mais un abîme nous sépare, vous êtes mariée." Elle me fixait toujours obstinément. "En d'autres termes, reprit-elle, vous m'avez aimée pour passer le temps... J'ai été la distraction de votre jeunesse, la poésie de vos vingt ans, ce roman d'amour que tout homme veut avoir... Mais vous vous faites grave, il vous faut des affections sérieuses, et vous m'abandonnez... Soit. Mais que vais-je devenir, moi, si vous vous mariez?" Je souffrais cruellement. "Vous avez votre mari, balbutiai-je, vos enfants..." Elle m'arrêta. "C'est cela, fit-elle, je retournerai vivre au Valpinson, dans ce pays tout plein de votre souvenir, dont chaque site me rappelle un de nos rendez-vous, près de mon mari que j'ai trahi, près de mes filles dont une est vôtre... Ce n'est pas possible, Jacques..." J'étais alors en veine de courage. "Cependant, dis-je, il est possible que je me marie. Que feriez-vous?--Oh! peu de chose, me répondit-elle. Je remettrais toutes vos lettres au comte de Claudieuse..."
Depuis tantôt trente ans qu'il plaidait aux assises, maître Magloire avait entendu d'étranges confidences. Jamais cependant ses idées n'avaient été bouleversées comme en ce moment.
-- C'est à confondre l'esprit, murmurait-il. Mais Jacques, déjà, poursuivait:
-- La menace de la comtesse de Claudieuse était-elle sérieuse? Je n'en doutais pas. Affectant cependant un grand calme: «Vous ne feriez pas cela, lui dis-je.--Sur tout ce que j'ai au monde de cher et de sacré, me répondit-elle, je le ferais!...»
»Bien des mois se sont écoulés depuis cette scène, Magloire, bien des événements se sont succédés, et cependant, il me semble qu'elle date d'hier. Je revois encore la comtesse, plus blanche qu'un spectre, j'entends toujours sa voix frémissante, et c'est presque textuellement que je vous rapporte ses paroles: "Ah! ma résolution vous étonne, Jacques, continuait-elle en phrases enflammées. Je le conçois. Les femmes qui manquent à leurs devoirs n'ont pas habitué leurs amants à compter avec elles. Trahies, elles se taisent. Délaissées, elles se résignent. Sacrifiées, elles cachent leurs larmes, car pleurer, ce serait avouer la faute. Qui les plaindrait, d'ailleurs, si elles laissaient soupçonner leur désespoir? L'abandon n'est-il pas le châtiment prévu! Aussi, parmi les hommes, et il en est d'assez bassement cyniques pour l'avouer, est-il convenu qu'une femme mariée est une maîtresse commode, dont on n'a jamais à craindre la jalousie, et qu'on peut toujours quitter comme on l'a prise, en un moment de caprice! Ah! lâches que nous sommes! Si nous avions plus de courage, on y regarderait à deux fois avant de s'emparer de la femme d'autrui!... Mais ce que les autres n'osent pas, je l'oserai, moi! Il ne sera pas dit que de notre faute commune il sera fait deux parts, que vous en aurez recueilli tout le bénéfice et que j'en supporterai tout le châtiment... Quoi! vous, demain, vous seriez libre de courir à de nouvelles amours et de recommencer votre vie, et moi, je resterais, seule, au fond de l'abîme de honte, déchirée de regrets et rongée de remords! Je ne serais dans votre passé qu'un rêve charmant, et vous seriez dans le mien un souvenir affreux! Non, non!... Des liens tels que les nôtres, rivés par des années de complicité, ne se brisent pas ainsi! Vous m'appartenez, vous êtes à moi, et envers et contre toutes je vous défendrai avec les seules armes qui soient à ma portée!... Je vous ai dit que je tenais à ma réputation plus qu'à la vie, mais je ne vous ai pas dit que je tinsse à la vie!... Mariez-vous... La veille de votre mariage, mon mari saura tout... Je ne survivrai pas à la perte de mon honneur, mais du moins je serai vengée! Si vous échappez à la haine du comte de Claudieuse, votre nom restera attaché à une si tragique histoire que votre vie en sera à tout jamais perdue..."
»Ainsi elle s'exprimait, Magloire, et avec des emportements dont je ne saurais vous donner une idée. C'était absurde, ce qu'elle disait, c'était insensé! Mais la passion n'est-elle pas insensée et absurde? Ce n'était pas, d'ailleurs, une inspiration soudaine de son orgueil blessé, que cette vengeance dont elle me menaçait. À la précision de ses phrases, à la sûreté de ses coups, il m'était impossible de ne pas reconnaître un projet longuement médité, dont elle avait calculé l'effroyable portée, et irrévocablement arrêté.
»J'étais atterré. Et comme je gardais un morne silence: "Eh bien!" me demanda-t-elle froidement. Il me fallait gagner du temps avant tout. "Eh bien! répondis-je, je ne m'explique pas votre colère. Ce mariage dont je viens de vous parler n'a jamais existé que dans l'imagination de ma mère...--Bien vrai? interrogea-t-elle.--Je vous l'affirme." Elle m'examinait d'un œil soupçonneux. "Allons, je vous crois, dit-elle enfin, avec un grand soupir. Mais vous voilà prévenu. Et maintenant chassons ces vilaines idées."
»Elle pouvait les chasser, peut-être; moi, non. C'est la rage dans le cœur que je la quittai. Ainsi donc, elle avait disposé de moi. J'avais pour la vie autour du cou cette corde fatale dont les meurtrissures devenaient chaque jour plus douloureuses. Et à la moindre tentative pour la rompre, je devais m'attendre à un scandale abominable, à quelqu'une de ces aventures sinistres qui écrasent un homme. Pouvais-je, du moins, espérer lui faire entendre raison? Non, je n'en étais que trop sûr. Je ne savais que trop que je perdrais mon temps à essayer de lui rappeler que je n'étais pas si coupable qu'elle le voulait bien dire, à essayer de lui démontrer que sa vengeance atteindrait plus que moi encore son mari et ses enfants, et que si elle avait à reprocher au comte de Claudieuse les conditions de leur mariage, ses filles, elles, étaient innocentes...
»Mais c'est en vain que je m'épuisais à chercher une issue à cette horrible situation. Sur mon honneur, Magloire, il y avait des moments où j'étais tenté de passer outre et d'imaginer un semblant de mariage, pour déterminer la comtesse à agir, pour faire éclater enfin sur moi ces menaces toujours suspendues sur ma tête. Je ne crains pas le danger, mais savoir qu'il existe et l'attendre les bras croisés m'est insupportable. Il faut que je marche à lui. L'idée que madame de Claudieuse se servait du comte pour me retenir me révoltait. Il me semblait ridicule et ignoble à la fois qu'elle fît de son mari le gendarme de son amant. Pensait-elle donc qu'il me faisait peur!... Ah! comme je lui eusse tout écrit, si cette dénonciation ne m'eût pas paru si odieuse!
»Ma mère, cependant, m'avait demandé le résultat de mes réflexions au sujet de ce mariage dont elle m'avait entretenu, et c'est avec un pouce de rouge sur la face que je lui avais répondu que, décidément, je ne voulais pas me marier encore, que je me trouvais trop jeune pour accepter la responsabilité d'une famille. C'était vrai; mais ce ne l'eût pas été qu'il m'eût fallu le répondre quand même.
»Voilà où j'en étais, me répétant qu'il fallait en finir et flottant entre plusieurs partis contraires, quand la guerre éclata. Mes opinions plus encore que mon âge me faisaient soldat. J'accourus à Boiscoran. On venait d'organiser les mobiles du pays, et ils me nommèrent leur capitaine, et c'est à leur tête que je rejoignis l'armée de la Loire. Dans la disposition d'esprit où je me trouvais, la guerre n'avait rien qui m'effrayât; toute émotion me semblait bonne, qui pouvait me donner l'oubli. Et si j'ai montré quelque bravoure, mon mérite n'est pas grand.
»Pourtant, comme les semaines s'écoulaient, puis les mois, et que je n'entendais plus parler de la comtesse de Claudieuse, un secret espoir me venait qu'elle m'oubliait et que, le temps et l'absence faisant leur œuvre, elle se résignait.
»La paix signée, je revins à Boiscoran, et pas plus que les mois passés, la comtesse ne me donna signe de vie. Je commençais à me rassurer et à reprendre possession de moi-même, quand un jour monsieur de Chandoré, me rencontrant, m'invita à dîner. J'y allai. Je vis mademoiselle Denise. Il y avait déjà longtemps que je la connaissais, et son souvenir n'avait peut-être pas été sans contribuer à me détacher de madame de Claudieuse. Pourtant, j'avais toujours eu la raison de la fuir, tremblant d'attirer sur elle quelque sinistre vengeance.
»Rapproché d'elle par son grand-père, je n'eus plus le courage de m'éloigner. Et le jour où il me sembla lire dans ses yeux si beaux qu'elle m'aimait, mon parti fut pris, et je me dis que je braverais tout. Mais comment exprimer mes angoisses, Magloire, et avec quelles anxiétés chaque soir, en rentrant à Boiscoran, je demandais: "Il n'est pas venu de lettre?"
»Il n'en venait toujours pas. Et cependant il était impossible que la comtesse de Claudieuse n'eût pas été informée de mon mariage. Mon père était venu demander la main de Denise; on me l'avait accordée, j'avais été admis officiellement à faire ma cour, il ne restait plus à fixer que le jour de la cérémonie... Ce calme m'épouvantait!
Épuisé, haletant, Jacques de Boiscoran s'était arrêté, appuyant ses deux mains sur sa poitrine, comme pour comprimer les battements désordonnés de son cœur.
Il touchait au dénouement. Et cependant, c'est en vain qu'il attendait de l'avocat de Sauveterre un mot, un signe d'encouragement. Maître Magloire demeurait impénétrable, son visage restait aussi impassible qu'un masque de plomb.
Enfin, avec un grand effort:
-- Oui, reprit Jacques, ce calme me semblait présager la tempête. Être aimé de Denise, c'était trop de bonheur. J'attendais un éclat, une catastrophe, quelque chose de funeste. Je l'attendais si positivement que j'avais fini par décider en moi-même qu'il était de mon devoir de tout avouer à monsieur de Chandoré. Vous le connaissez, Magloire. Il est, ce vieux gentilhomme, la plus pure, la plus respectable expression de l'honneur. Je pouvais lui confier mon secret tout aussi impunément qu'autrefois, en mes heures de délire, je livrais au vent de la nuit le nom de Geneviève.
»Hélas! pourquoi ai-je tant hésité, tant combattu, tant tardé?... Un mot prononcé alors me sauvait, et je ne serais pas ici, accusé d'un crime atroce, innocent et réduit à vous voir douter de mes paroles. Mais la fatalité était sur moi. Après avoir durant toute une semaine remis mes aveux, un soir, sur un mot de Denise à propos des pressentiments, je me dis, bien décidé à me tenir parole: ce sera demain.» Et le lendemain, en effet, je partis de Boiscoran de bien meilleure heure que de coutume, et à pied, parce que j'avais à donner des ordres à une douzaine d'ouvriers qui travaillaient à mes vignes. Je pris au plus court, par les champs. Hélas! pas un détail n'est sorti de ma mémoire! Et mes ordres donnés, je venais de regagner la grande route, quand je rencontrai le vieux curé de Bréchy, qui est mon ami. "Il faut, me dit-il, que vous me fassiez un bout de conduite. Puisque vous allez à Sauveterre, cela ne vous allongera pas beaucoup de prendre la traverse, qui passe par le Valpinson et les bois de Rochepommier." À quoi tiennent les destinées, cependant! J'accompagnai le curé, et je ne le quittai qu'à cet endroit où la grande route et la traverse se croisent, et qu'on appelle dans le pays la «Cafourche des Maréchaux». Sitôt seul, je doublai le pas, et j'avais presque traversé le bois, quand tout à coup, à vingt pas de moi, venant en sens inverse, je reconnus la comtesse de Claudieuse...
»Si grand que fût mon émoi, je poursuivis mon chemin, résolu à me contenter de la saluer sans lui adresser la parole. Ainsi je fis, et déjà je la dépassais, quand je l'entendis m'appeler: "Jacques!..." Je m'arrêtai, ou plutôt je fus cloué sur place par cette voix qui, si longtemps, avait eu sur mon âme un empire absolu. Aussitôt elle s'approcha. Elle était plus émue que moi encore, son regard vacillait, ses lèvres tremblaient. "Eh bien! me dit-elle, ce n'est pas une illusion, cette fois vous épousez mademoiselle de Chandoré." Le temps était passé des ménagements. "Oui, répondis-je.--Ainsi, c'est bien vrai, reprit-elle, tout est bien fini! C'est en vain que je vous rappellerais ces serments d'un éternel amour que vous me juriez autrefois, tenez, là-bas, sous ce bouquet de chênes, en face de cet admirable horizon... Ce sont les mêmes arbres et le même paysage, et je suis toujours la même femme... Votre cœur seul a changé..." Je ne répondis pas. "Vous l'aimez donc bien!" insista-t-elle. Obstinément je gardai le silence. "Je vous comprends, fit-elle, je ne vous comprends que trop. Et elle, Denise? Elle vous aime à ce point de ne savoir plus le dissimuler. Elle arrête ses amies pour leur apprendre son mariage et leur dire combien elle est heureuse... Oh, oui! bien heureuse, en effet!... Cet amour qui était ma honte est sa gloire, à elle... J'étais réduite à m'en cacher comme d'un crime, elle s'en pare comme d'une vertu... Les conventions sociales sont absurdes et iniques, mais bien fou qui cherche à s'y soustraire..." Des larmes, les premières que je lui aie vues répandre, brillaient entre ses longs cils. "N'être plus rien pour vous, reprit-elle, rien!... Ah! j'ai trop calculé! Vous souvient-il qu'au lendemain de la mort de votre oncle, riche désormais, vous me proposiez de fuir?... J'ai refusé. Je tenais à ma renommée, j'avais soif de considération. Je croyais qu'on peut faire deux parts de sa vie: consacrer l'une au plaisir et l'autre à l'hypocrisie du devoir. Pauvre folle!... Et cependant, il y a bien longtemps que j'ai deviné votre lassitude. Je vous connaissais si bien! Votre cœur était pour moi comme un livre ouvert où je lisais vos plus secrètes pensées. Alors je pouvais vous retenir encore. Il fallait me faire humble, prévenante, soumise. Au lieu de cela, j'ai prétendu m'imposer..." Un spasme lui coupa la parole, puis brusquement: "Et vous, me demanda-t-elle, êtes-vous heureux, au moins?--Je ne puis l'être complètement, vous sachant malheureuse répondis-je. Mais il n'est pas de douleur que le temps ne cicatrise, vous oublierez...--Jamais!" s'écria-t-elle. Et baissant la voix: "Puis-je vous oublier, poursuivit-elle, alors que sans cesse je retrouve votre regard dans les yeux de ma plus jeune fille!... Monsieur de Claudieuse est pour elle plus affectueux que pour l'aînée... Vous doutez-vous ce que je souffre, quand il la tient sur ses genoux, quand il la caresse, quand il l'embrasse?... Comprenez-vous quelle violence je dois me faire, pour ne pas la lui arracher, pour ne pas lui crier: "Eh! tu vois bien qu'elle n'est pas tienne, celle-là! Ah! le crime est affreux, mon Dieu! mais quel châtiment!"
»Des gens, au loin, apparaissaient sur la route. "Remettez-vous", lui dis-je. Elle se roidit contre son émotion. Les gens passèrent en nous saluant poliment. Et après un moment: "Enfin, reprit-elle, à quand le mariage?" Je tressaillis. D'elle-même elle venait au-devant de l'explication. "Il n'est pas encore fixé, dis-je. Ne devais-je pas vous voir avant? Vous m'avez fait autrefois certaines menaces...--Et vous aviez peur?--Non. Je croyais vous connaître assez pour être sûr que vous ne voudriez me punir comme d'un crime de vous avoir aimée. Tant d'événements sont survenus depuis ce jour où vous me menaciez...--Oui, bien des événements en effet, interrompit-elle. Mon pauvre père est incorrigible. Une fois encore, il s'est exposé follement, et de nouveau mon mari a dû sacrifier une grosse somme pour le sauver. Ah! monsieur de Claudieuse est un noble cœur, et il est bien fâcheux que je sois la seule envers qui jamais il ait manqué de générosité. Chacun de ces bienfaits dont il me comble, dont il m'écrase, est pour moi un nouveau grief... mais en les acceptant je me suis enlevé le droit de le frapper d'un coup plus terrible que le coup de la mort... Vous pouvez épouser Denise, Jacques, vous n'avez rien à craindre de moi..."
»Ah! je n'espérais pas tant, Magloire. Éperdu de joie, je saisis sa main, et la portant à mes lèvres: "Vous êtes la meilleure des amies!", m'écriai-je. Mais vivement, et comme si mes lèvres l'eussent brûlée, elle retira sa main: "Non, pas cela", dit-elle en pâlissant. Et maîtrisant à peine son trouble: "Cependant, il faut nous revoir encore une fois, reprit-elle. Vous avez mes lettres, n'est-ce pas?--Je les ai toutes.--Eh bien! il faut me les rapporter... Mais où, et comment? Il m'est bien difficile de m'absenter, en ce moment, la plus jeune de mes filles... notre fille, Jacques, est bien malade... Cependant il faut en finir. Voyons, jeudi, êtes-vous libre?... Oui... En ce cas, jeudi soir, vers neuf heures, soyez au Valpinson... Vous me trouverez de l'autre côté des chais, à l'entrée du bois, près de ces vieilles tours de l'ancien château que mon mari a fait réparer.--Est-ce bien prudent? demandai-je.--Ai-je jamais rien livré au hasard, me répondit-elle, et est-ce en ce moment que je manquerais de prudence! Fiez-vous à moi! Allons, il faut nous séparer, Jacques. À jeudi, et soyez exact."
»Étais-je donc libre? La chaîne était-elle brisée, redevenais-je enfin mon maître? Je le crus, et dans le délire de ma liberté, je pardonnais à madame de Claudieuse toutes mes angoisses depuis un an. Que dis-je? Déjà je m'accusais d'injustice et de cruauté. Je l'admirais de s'immoler à mon bonheur. J'aurais voulu, dans l'effusion de ma reconnaissance, m'agenouiller à ses pieds et baiser le bas de sa robe. Confier mon secret à monsieur de Chandoré devenait inutile. Je pouvais rentrer à Boiscoran.
»Mais j'étais à plus de moitié chemin, je continuai, et quand j'arrivai à Sauveterre, mon visage reflétait si bien l'épanouissement de mon âme, que Denise me dit: "Il vous arrive quelque chose d'heureux, Jacques!..." Oh, oui! de bien heureux. Pour la première fois près d'elle, je respirais librement. Il m'était permis de l'aimer sans trembler que mon amour ne lui fût fatal.
»Cette sécurité dura peu. Réfléchissant, je ne tardai pas à m'étonner du singulier rendez-vous que madame de Claudieuse m'avait assigné. Ne serait-ce pas un piège? pensais-je, à mesure que le jour approchait.
»Toute la journée du jeudi, je fus assailli par les plus tristes pressentiments. Si j'avais su comment faire prévenir la comtesse, très certainement je ne serais pas allé à son rendez-vous. Mais je n'avais aucun moyen de l'avertir. Et je la connaissais assez pour savoir que lui manquer de parole, ce serait tout remettre en question.
»Je dînai cependant à mon heure accoutumée, et, quand j'eus achevé, je montai à mon appartement, où j'écrivis à Denise de ne pas m'attendre de la soirée, que je serais retenu loin d'elle par une affaire de la plus haute importance. Je remis cette lettre au fils de mon fermier, Michel, en lui commandant de la porter sans perdre une minute. Cela fait, je réunis toutes les lettres de madame de Claudieuse en un paquet que je mis dans ma poche. Je pris mon fusil, et je partis. Il pouvait être huit heures. Il faisait encore grand jour...
Que maître Magloire ajoutât ou non foi au récit du prévenu, il était manifestement intéressé au plus haut point. Il avait rapproché sa chaise. À tout moment des exclamations sourdes lui échappaient.
-- En toute autre circonstance, reprit Jacques, j'aurais suivi, pour me rendre au Valpinson, une des deux routes ordinaires. Travaillé de défiances comme je l'étais, je ne songeai qu'à me cacher, et je pris à travers les marais. Ils étaient en partie inondés, je le savais, mais je comptais, pour n'être pas arrêté par l'eau, sur ma parfaite connaissance du terrain et sur mon agilité. Je me disais que par-là je ne serais certainement pas vu, que je ne rencontrerais personne...
»Je me trompais. En arrivant au déversoir de la Seille, et au moment de le traverser, je me trouvai en face du gars Ribot, le fils d'un fermier de Bréchy. Il parut tellement surpris de me voir en cet endroit que je me crus obligé de lui expliquer ma présence, et mon trouble me rendant stupide, je lui dis que j'avais affaire à Bréchy et que je traversais les marais pour tirer des oiseaux d'eau. "Si c'est ainsi, fit-il en ricanant, nous ne chassons point le même gibier." Il s'éloigna, mais cette rencontre me contraria vivement. Et c'est en envoyant le gars Ribot à tous les diables que je continuai ma route qui, de plus en plus, devenait difficile et périlleuse.» Neuf heures devaient être sonnées depuis longtemps, lorsque j'arrivai aux environs du Valpinson. Mais la nuit était fort claire. Je redoublai de précautions. L'endroit choisi par la comtesse pour notre rendez-vous était éloigné de plus de deux cents mètres de l'habitation et des métairies, abrité par les bâtiments des chais et tout rapproché du bois.
»C'est par le bois que j'approchai. Caché par les arbres, j'explorai le terrain, et je ne tardai pas à apercevoir madame de Claudieuse, debout près d'une des vieilles tours. Elle était vêtue d'un peignoir de mousseline claire qui se voyait de très loin.
»Ne découvrant rien de suspect, j'avançai, et dès qu'elle m'aperçut: "Voilà près d'une heure que je vous attends", me dit-elle. Je lui expliquai les difficultés du chemin que j'avais pris, et tout de suite: "Mais où est votre mari? lui demandai-je.--Il souffre de ses rhumatismes, me répondit-elle, il est couché.--Ne s'étonnera-t-il pas de votre absence?--Non. Il sait que je dois veiller la plus jeune de mes filles... Je suis sortie par la petite porte de la buanderie." Et sans me laisser répliquer: "Mais où sont mes lettres? reprit-elle.--Les voici", dis-je en les lui tendant. Elle les prit d'un mouvement fiévreux, en disant à demi-voix: "Il y en a quatre-vingt-quatre." Et sans le souci de l'injure qu'elle me faisait, elle se mit à les compter. "Elles y sont bien toutes", dit-elle quand elle eut fini. Et tirant un paquet de son sein: "Et voici les vôtres", ajouta-t-elle. Mais elle ne me les donna pas. "Nous allons, déclara-t-elle, les brûler." Je tressaillis de surprise. "Y pensez-vous? m'écriai-je, ici, à cette heure... La flamme attirerait quelqu'un.--Qui? Que craignez-vous? D'ailleurs nous allons entrer sous bois... Allons, donnez-moi des allumettes." Je cherchai dans toutes mes poches, mais inutilement. "Je n'en ai pas, répondis-je.--Allons donc, vous, un fumeur obstiné, vous qui, même près de moi, ne saviez pas renoncer à vos cigares...--J'ai oublié ma boîte hier chez monsieur de Chandoré." Elle frappait du pied violemment. "Puisque c'est ainsi, dit-elle, je vais rentrer en prendre..." C'était un retard et une imprudence nouvelle. Comprenant qu'il fallait en passer par où elle voulait: "C'est inutile, dis-je, attendez."
»Il est un moyen, connu de tous les chasseurs, de remplacer les allumettes. Je l'employai. Retirant de mon fusil une cartouche, j'en enlevai la charge de plomb, que je remplaçai par un morceau de papier. Appuyant ensuite mon arme contre terre, pour étouffer l'explosion, j'enflammai la poudre... Nous avions du feu, je le communiquai aux lettres... Et quelques minutes après, il ne restait plus que des débris noircis que j'émiettai entre mes mains et que j'éparpillai au vent...
»Immobile autant qu'une statue, madame de Claudieuse me regardait faire... "Voilà donc, murmura-t-elle, ce qu'il reste de cinq années de notre vie, de nos amours et de vos serments! Des cendres..." Je ne répondis que par une exclamation équivoque. J'avais hâte de me retirer. Elle ne le comprit que trop, et violemment: "Décidément, je vous fais donc horreur! s'écria-t-elle.--Nous venons, dis-je, de commettre une imprudence inouïe...--Eh! qu'importe!" Puis, d'une voix sourde: "Le bonheur vous attend, vous, ajouta--elle, et une nouvelle vie pleine d'enivrantes promesses, il est naturel que vous ayez peur... Moi, dont la vie est finie et qui n'ai plus rien à attendre, en qui vous avez tué jusqu'à l'espérance, moi je ne crains pas..." Je sentais monter sa colère. "Regretteriez-vous donc votre générosité, Geneviève? dis-je doucement.--Peut-être! répondit-elle d'un accent qui me fit frémir. J'ai été bien faible et bien lâche... Comme vous devez rire de moi... Quelle chose misérable qu'une femme abandonnée qui se résigne et qui pleure!..." Puis brusquement: "Avouez, reprit-elle, que vous ne m'avez jamais aimée.--Ah! vous savez bien le contraire.--Pourtant, vous m'abandonnez... pour une autre... pour cette Denise!--Vous êtes mariée, vous ne pouviez être à moi.--Alors si j'avais été... libre... Si j'avais été... veuve...--Vous seriez ma femme, vous le savez bien!" D'un geste éperdu elle leva les bras au ciel, et d'une voix qui me parut retentir jusqu'au château: "Sa femme! s'écria-t-elle. Si j'étais veuve, je serais sa femme... ô mon Dieu! heureusement, cette idée affreuse ne m'est pas venue plus tôt!..."
Tout d'une pièce, à ces mots, le célèbre avocat de Sauveterre se dressa, et se plantant devant Jacques de Boiscoran et l'enveloppant d'un de ces regards qui essayent de fouiller au plus profond des consciences:
-- Et après? interrogea-t-il.
Pour conserver encore quelques apparences de sang-froid, Jacques n'avait pas trop de toute sa volonté.
-- Ensuite, répondit-il, je tentai l'impossible pour calmer madame de Claudieuse, pour l'émouvoir, pour la ramener aux sentiments généreux des jours passés... J'étais bouleversé au point de ne plus voir clair en moi... Je la haïssais d'une haine mortelle, et cependant je ne pouvais m'empêcher de la plaindre... Je suis homme, et il n'est pas d'homme qui ne soit touché de se voir l'objet de tels regrets et d'un si effrayant désespoir... Sais-je tout ce que je lui ai dit! Il y allait de mon bonheur et du bonheur de Denise. Je ne suis pas un héros de roman, moi! J'ai été lâche, je me suis humilié, j'ai supplié, j'ai menti... J'ai juré que c'était ma famille surtout qui voulait mon mariage... J'espérais, à force de paroles caressantes, adoucir l'amertume de mon abandon... grossier!
»Elle écoutait plus froide qu'un bloc de glace, et dès que je m'arrêtai: "Et c'est à moi que vous contez tout cela, fit-elle avec un rire sinistre. Votre Denise!... Eh! si j'étais une femme comme les autres, je me tairais aujourd'hui, et avant un an je vous reverrais à mes pieds." Avait-elle donc réfléchi depuis notre rencontre sur la grande route? Était-ce la convulsion suprême de la passion, au moment où se brisaient nos derniers liens! Je voulais parler encore, mais brusquement: «Oh! assez! interrompit-elle, épargnez-moi du moins l'offense de votre commisération! Je verrai... Je ne vous promets rien... Adieu!..."
»Et elle s'enfuit vers le château, et je restai planté sur mes jambes, hébété de stupeur, me demandant si elle ne courait pas tout avouer au comte de Claudieuse. C'est même à ce moment que, machinalement, je retirai de mon fusil la cartouche brûlée et que je la remplaçai par une neuve... Puis, comme rien ne bougeait, je m'éloignai à grands pas.
-- Quelle heure était-il? interrogea maître Magloire.
-- Il me serait impossible de le préciser. Il est de ces tourmentes pendant lesquelles on perd toute notion du temps. J'ai pris, pour revenir, par les bois de Rochepommier...
-- Et vous n'avez rien vu?
-- Non.
-- Rien entendu?
-- Rien.
-- Pourtant, d'après votre récit, vous ne pouviez être loin du Valpinson quand l'incendie a éclaté...
-- C'est vrai, et en rase campagne j'aurais certainement aperçu les flammes. Mais j'étais sous bois, les arbres me dérobaient l'horizon...
-- Et ces mêmes arbres ont empêché la détonation des deux coups de fusil tirés sur monsieur de Claudieuse d'arriver jusqu'à vous...
-- Ils auraient pu y contribuer. Mais il n'en était pas besoin. Je remontais le vent qui était déjà violent, et il est prouvé que dans de telles conditions, on n'entend pas à cinquante mètres de l'explosion d'une arme de chasse.
C'est bien juste si maître Magloire réprimait ses mouvements d'impatience. Et, sans s'apercevoir que lui, l'avocat, il était plus dur que le juge d'instruction:
-- Ainsi, reprit-il, vous croyez que votre récit répond à tout!
-- Je crois que mon récit, qui est l'expression de la plus scrupuleuse vérité, explique les charges relevées contre moi par monsieur Galpin-Daveline... Il explique comment je tenais à cacher ma visite au Valpinson, comment j'ai été rencontré à l'aller et au retour, et à des heures qui correspondent à celles de l'incendie; comment enfin mon premier mouvement a été de tout nier... Il explique encore pourquoi l'enveloppe d'une de mes cartouches a été ramassée près des ruines, et pourquoi l'eau où j'avais lavé mes mains en rentrant était noire...
Rien ne semblait devoir ébranler les convictions de l'avocat de Sauveterre.
-- Et le lendemain, demanda-t-il, quand on est venu vous arrêter, quelle a été votre première impression?
-- J'ai pensé immédiatement au Valpinson...
-- Et quand on vous a appris quel crime avait été commis?
-- Je me suis dit que madame de Claudieuse avait voulu devenir veuve.
Tout le sang de maître Magloire affluait à son visage.
-- Malheureux! s'écria-t-il, osez-vous bien accuser la comtesse de Claudieuse d'un tel forfait!
La colère rendait des forces à Jacques.
-- Qui donc accuserais-je! répondit-il. Un crime a été commis, et dans de telles conditions qu'il ne peut l'avoir été que par elle ou par moi. Je suis innocent, donc elle est coupable...
-- Pourquoi n'avoir pas dit tout cela le premier jour?
Jacques haussa les épaules.
-- Combien donc de fois, répondit-il d'un ton d'ironie arrière, et sous combien de formes faudra-t-il que je vous expose mes raisons? Si je me suis tu le premier jour, c'est que j'ignorais les circonstances du crime, c'est qu'il me répugnait d'accuser une femme qui a été ma maîtresse et que la passion a rendue criminelle; c'est qu'enfin, tout en me sentant compromis, je ne me croyais pas en danger... Plus tard, j'ai gardé le silence, parce que j'espérais que la justice saurait découvrir la vérité, ou que madame de Claudieuse ne pourrait supporter l'idée de me voir accusé, moi, innocent... Plus tard, enfin, quand j'ai reconnu le péril, j'ai eu peur de la vérité...
L'honnêteté de l'avocat semblait révoltée.
-- Vous mentez, Jacques! interrompit-il, et je vais vous dire pourquoi vous vous êtes tu! C'est qu'il était difficile de trouver un roman qui s'ajustât à toutes les circonstances de la prévention... Mais vous êtes un homme de ressources, vous avez cherché et vous avez trouvé. Rien ne manque à votre récit, rien... que la vraisemblance. Vous me diriez que madame de Claudieuse a volé son éclatante renommée, qu'elle a été cinq ans votre maîtresse, peut-être consentirais-je à vous croire... Mais qu'elle ait de sa main incendié sa maison, et qu'elle se soit armée d'un fusil pour tirer sur son mari, c'est ce que jamais vous ne me ferez admettre...
-- C'est la vérité, pourtant.
-- Non, car le témoignage de monsieur de Claudieuse est précis, il a vu son assassin, c'est un homme qui a tiré sur lui...
-- Et qui vous dit que monsieur de Claudieuse ne sait pas tout, et qu'il ne veut pas sauver sa femme et me perdre... Ce serait une vengeance, cela...
L'objection éblouit une seconde l'avocat, mais la rejetant bien vite:
-- Ah! taisez-vous! s'écria-t-il, ou prouvez...
-- Toutes les lettres sont brûlées.
-- Quand on a été cinq ans l'amant d'une femme, on a toujours des preuves.
-- Vous voyez bien que non.
-- Ne vous obstinez pas, prononça maître Magloire. (Et d'une voix qu'altéraient l'émotion et la pitié:) Malheureux! ajouta-t-il, ne comprenez-vous donc pas que, pour échapper au châtiment d'un crime, vous commettez un crime mille fois plus grand?...
Jacques se tordait les mains.
-- C'est à devenir fou! disait-il.
-- Et quand moi, votre ami, je vous croirais, poursuivait maître Magloire, à quoi cela vous servirait-il? Les autres vous croiraient-ils!... Tenez, je vais vous dire toute ma pensée: je serais sûr de la vérité de votre récit, que jamais, sans preuves, je n'en ferais mon moyen de défense... Plaider cela, entendez-vous bien, ce serait vous perdre.
-- C'est cependant ce qui sera plaidé, puisque c'est la vérité...
-- Alors, interrompit maître Magloire, vous chercherez un autre défenseur.
Et il se dirigeait vers la porte, il se retirait.
-- Dieu puissant! s'écria Jacques, éperdu, il m'abandonne...
-- Non, répondit l'avocat; mais je ne saurais discuter avec vous dans l'état d'exaltation où vous êtes... Vous réfléchirez... Je reviendrai demain...
Il sortit, et Jacques de Boiscoran s'affaissa comme une masse sur une des chaises de la prison.
-- C'en est fait, balbutiait-il, je suis perdu!
Pendant ce temps, rue de la Rampe, l'anxiété était affreuse.
Dès huit heures du matin, tantes Lavarande et la marquise de Boiscoran, M. de Chandoré et maître Folgat étaient venus s'établir au salon et y attendre le résultat de l'entrevue.
Mlle Denise ne descendit que plus tard, et son grand-père ne put s'empêcher de remarquer qu'elle s'était préoccupée de sa toilette.
-- N'allons-nous pas revoir Jacques! répondit-elle avec un sourire où éclataient la confiance et la joie.
C'est qu'en effet elle était bien persuadée qu'il devait suffire d'un mot de Jacques à son avocat pour confondre la prévention, et qu'il allait reparaître triomphant au bras de maître Magloire.
Les autres ne partageaient pas ces espérances. Tantes Lavarande, plus jaunes que leurs vieilles dentelles, se tenaient immobiles dans un coin, Mme de Boiscoran dévorait ses larmes, et maître Folgat faisait son possible pour paraître absorbé dans la contemplation d'un recueil de gravures. Moins maître de soi, grand-père Chandoré arpentait le salon, les mains derrière le dos, répétant toutes les dix minutes:
-- C'est incroyable comme le temps semble long quand on attend!
À dix heures, pas de nouvelles.
-- Maître Magloire aurait-il donc oublié sa promesse? dit Mlle Denise que l'inquiétude gagnait.
-- Non, il ne l'a pas oubliée, dit un nouvel arrivant.
C'était l'excellent M. Séneschal qui, en effet, une heure plus tôt, avait croisé maître Magloire rue Nationale, et qui venait aux informations, un peu pour lui, ajoutait-il, mais beaucoup pour Mme Séneschal qui, depuis vingt-quatre heures, était malade d'anxiété.
Onze heures sonnèrent. La marquise de Boiscoran se leva.
-- Je ne saurais, dit-elle, supporter une minute de plus cette mortelle incertitude; je vais à la prison.
-- Et je vous y accompagne, chère mère, déclara Mlle Denise.
Mais une telle démarche n'était guère raisonnable. M. de Chandoré la combattit, soutenu par M. Séneschal et par maître Folgat.
-- On peut, du moins, envoyer quelqu'un, proposèrent timidement les tantes Lavarande.
-- C'est une idée, approuva M. de Chandoré.
Il sonna, et ce fut le vieil Antoine qui accourut à l'appel de la sonnette, le vieil Antoine qui, depuis la veille, sachant la fin de l'instruction, était venu s'établir à Sauveterre.
Dès qu'on lui eut expliqué ce qu'on attendait de lui:
-- Avant une demi-heure je serai de retour, dit-il.
Et c'est en effet au pas de course qu'il descendit la rue de la Rampe, qu'il suivit la rue Nationale et remonta la rue du Château.
En le voyant paraître, M. Blangin, le geôlier, devint tout pâle. M. Blangin ne dormait plus depuis qu'il avait reçu de Mlle Denise dix-sept mille francs en or... Lui, l'ami des gendarmes autrefois, il frissonnait maintenant lorsqu'il voyait le brigadier entrer dans sa geôle. Ce n'est pas qu'il eût des remords d'avoir trahi son devoir, non, c'est qu'il tremblait d'être découvert. Déjà, à plus de dix reprises, il avait changé de place le bas de laine qui renfermait son trésor; mais en quelque endroit qu'il l'enfouît, il lui semblait toujours que les regards de ses visiteurs s'arrêtaient obstinément sur sa cachette.
Il se rassura, cependant, lorsque Antoine lui eut exposé l'objet de sa mission, et du ton le plus civil:
-- Maître Magloire, répondit-il, était ici à neuf heures précises. Je l'ai conduit immédiatement à la cellule de monsieur de Boiscoran, et, depuis ce moment, ils parlent, ils parlent...
-- Vous en êtes sûr?
-- Naturellement. Ne dois-je pas savoir tout ce qui se passe dans ma prison!... Je suis allé prêter l'oreille... Mais on n'entend rien du corridor. Ils ont fermé le guichet, et la porte est épaisse.
-- C'est singulier, murmura le vieux serviteur.
-- C'est mauvais signe aussi, déclara le geôlier d'un air capable. J'ai remarqué que les prévenus qui en ont si long à conter à leur défenseur attrapent toujours le maximum...
Antoine, comme de raison, ne rapporta pas à ses maîtres la lugubre réflexion de Blangin; mais ce qu'il leur apprit de la longueur de l'entrevue suffit à accroître leurs appréhensions.
Peu à peu, les couleurs avaient disparu des joues de Mlle Denise, et c'est d'une voix dont les larmes altéraient le timbre si pur qu'elle dit que peut-être elle eût mieux fait de prendre des vêtements de deuil, et que de voir ainsi toute la famille réunie, cela lui rappelait les apprêts d'une cérémonie funèbre...
L'arrivée soudaine du docteur Seignebos lui coupa la parole. Il était fort en colère, comme toujours, il ne salua personne, selon son habitude. Mais dès le seuil:
-- Sotte ville que Sauveterre! s'écria-t-il, ville de cancans et de caquets, ville d'indiscrets et de bavards... C'est à se cacher, à déserter, à fuir... De chez moi à ici, vingt curieux implacables m'ont arrêté, sous prétexte que je suis votre médecin, pour me demander où en est l'affaire de monsieur de Boiscoran. Car la ville est en rumeur... La ville sait que Magloire est à la prison, et c'est à qui saura le premier ce que Jacques et lui ont pu se dire... (Il avait déposé sur la table son chapeau à bords immenses, et tout en promenant autour du salon un regard un peu inquiet:) Et ici, interrogea-t-il, on ne sait rien encore.
-- Rien, répondirent en même temps M. Séneschal et maître Folgat.
-- Et ce retard nous épouvante, dit Mlle Denise.
-- Pourquoi donc? fit le médecin. (Et retirant et essuyant vivement ses lunettes d'or:) Pensiez-vous donc, chère demoiselle, fit-il, que l'affaire de Jacques de Boiscoran serait terminée en cinq minutes? Si on vous l'a laissé croire, on a eu tort...
Moi qui méprise les ménagements, je vais vous dire toute ma pensée... Au fond de ces événements du Valpinson, s'agite, j'en mettrais la main au feu, quelque ténébreuse intrigue qu'il ne sera pas facile de débrouiller. Certainement nous tirerons Jacques d'affaire, mais je crains que ce ne soit pas sans peine...
-- Monsieur Magloire Mergis! annonça le vieil Antoine.
Le célèbre avocat de Sauveterre entra. Il était si défait et ses traits gardaient si profondément la trace de ses émotions, qu'à tous vint la même et fatale pensée qu'exprima Mlle Denise en s'écriant:
-- Jacques est perdu!
Maître Magloire ne répondit pas non.
-- Je crois sa situation périlleuse, dit-il.
-- Jacques! murmura la marquise de Boiscoran, mon fils!
-- J'ai dit périlleuse, reprit l'avocat; mais c'est étrange que j'aurais dû dire, inimaginable et de nature à déconcerter toutes les prévisions...
-- Parlez, monsieur, fit Mme de Boiscoran. L'embarras de l'avocat était extrême, et c'est avec une visible détresse que ses regards allaient alternativement des tantes Lavarande à Mlle Denise. Mais personne n'y prenait garde. Ce que voyant:
-- Il faut avant, déclara-t-il, que je reste seul avec ces messieurs...
Docilement, les tantes Lavarande se levèrent et entraînèrent dehors la mère et la fiancée de Jacques, qui semblait près de défaillir.
Et, dès que la porte fut refermée:
-- Merci, maître Magloire! s'écria grand-père Chandoré, fou de douleur, merci de me donner le temps de préparer mon enfant au coup terrible, car je ne vous ai que trop compris, Jacques est coupable...
-- Arrêtez, interrompit l'avocat, je n'ai rien dit de pareil... Plus que jamais, monsieur de Boiscoran proteste de son innocence; seulement, il allègue pour se justifier un fait tellement invraisemblable, tellement inadmissible...
-- Enfin, que dit-il? interrogea M. Séneschal.
-- Il prétend que la comtesse de Claudieuse était... sa maîtresse.
Le docteur Seignebos bondit et, rajustant ses lunettes d'or d'un geste triomphant:
-- J'en étais sûr! s'écria-t-il. Je l'avais deviné! Maître Folgat, en cette occasion, ne pouvait avoir, il le comprenait bien, voix délibérative. Il arrivait de Paris avec les idées de Paris, et quoi qu'il eût entendu dire déjà, le nom de la comtesse de Claudieuse ne lui révélait rien.
Mais à l'effet qu'il fit sur les autres, il put juger l'allégation de Jacques de Boiscoran.
Loin de partager l'impression du docteur Seignebos, grand-père Chandoré et M. Séneschal parurent aussi révoltés que maître Magloire.
-- Ce n'est pas croyable! déclara l'un.
-- C'est impossible! prononça l'autre. Maître Magloire secouait la tête.
-- Et voilà justement, fit-il, ce que j'ai répondu à Jacques.
Mais le docteur n'était pas de ces hommes qui s'étonnent ou s'effrayent de n'être pas de l'avis de tout le monde.
-- Vous ne m'avez donc pas entendu! s'écria-t-il, vous ne m'avez donc pas compris! La preuve que le fait n'est ni invraisemblable ni impossible, c'est que je le soupçonnais. Et c'était indiqué, pardieu!... À quel propos un garçon tel que Jacques, heureux comme pas un, riche, bien tourné, amoureux et aimé d'une charmante fille, irait-il s'amuser à incendier les maisons et assassiner les gens!... Vous me répondrez que monsieur de Claudieuse ne lui était pas sympathique! Diable! Si tous les gens qui exècrent le docteur Seignebos se mettaient à lui tirer dessus, savez-vous que j'aurais le corps plus troué qu'une écumoire! De vous tous, maître Folgat ici présent est le seul à n'avoir pas eu la berlue...
Modestement, le jeune avocat essaya de protester:
-- Monsieur...
Mais l'autre lui coupant la parole:
-- Oui, monsieur, poursuivit-il, vous y avez vu clair, et, la preuve, c'est que tout de suite vous avez cherché l'âme, l'inspiration, la cause, la pensée, le mobile, la femme, enfin, de l'énigme. La preuve, c'est que vous êtes allé demandant à tous, à Antoine, le valet de chambre, à monsieur de Chandoré, à monsieur Séneschal, à moi-même, si Jacques de Boiscoran n'avait pas ou n'avait pas eu quelque passion dans le pays. Tous vous ont répondu non, étant à mille lieues de se douter de la vérité. Seul, sans vous répondre précisément, je vous ai donné à entendre que votre sentiment était le mien, et ce en présence de monsieur de Chandoré.
-- C'est exact! affirmèrent le vieux gentilhomme et maître Folgat.
M. Seignebos triomphait. Et toujours gesticulant, et toujours retirant et remettant ses lunettes d'or:
-- C'est que j'ai appris à me défier des apparences, continuait-il; c'est que dès les premiers moments j'avais eu d'étranges soupçons. Étudiant l'attitude de madame de Claudieuse, pendant la nuit de l'incendie, je l'avais trouvée embarrassée, anormale, équivoque, suspecte... Je m'étais étonné de sa complaisance à céder aux fantaisies du sieur Galpin et de sa facilité à se prêter à l'interrogatoire de Cocoleu... Car enfin, c'est elle seule qui a fait parler ce soi-disant idiot. J'ai de bons yeux, messieurs, sous mes lunettes. Eh bien! sur tout ce que j'ai de plus sacré, sur ma foi républicaine, je suis prêt à le jurer, quand Cocoleu a prononcé le nom de monsieur de Boiscoran, la comtesse de Claudieuse n'a pas été surprise...
De leur vie, en aucune circonstance, sur n'importe quel sujet, le maire de Sauveterre et le docteur Seignebos n'avaient pu s'entendre. La question qui s'agitait n'était pas de nature à les mettre d'accord.
-- J'étais présent à l'interrogatoire de Cocoleu, déclara M. Séneschal, et j'ai, au contraire, constaté la stupeur de la comtesse...
Le médecin levait les épaules.
-- Assurément, dit-il, elle a fait «Ah!»..., mais ce n'est ni une difficulté, ni une preuve. Moi aussi, je saurais très bien faire comme cela: «Ah!», si l'on venait me dire que monsieur le maire a tort, et cependant je n'en serais pas étonné...
-- Docteur! fit M. de Chandoré d'un ton conciliant, docteur...
Mais déjà M. Seignebos s'était retourné vers maître Magloire, qu'il avait à cœur de convaincre. Et il poursuivait:
-- Oui, le visage de la comtesse de Claudieuse a exprimé la stupeur, mais ses yeux trahissaient la colère la plus atroce, la haine et la joie de la vengeance... Et ce n'est pas tout! Que monsieur le maire me dise, s'il lui plaît, où était madame de Claudieuse quand son mari a été réveillé par les flammes... Était-elle près de lui?... Non. Elle veillait la plus jeune de ses filles, atteinte de la rougeole... Hum! Que pensez-vous de cette rougeole qui exige une garde de nuit?... Et quand les deux coups de feu ont été tirés, où se trouvait la comtesse? Toujours près de sa fille, et de l'autre côté de la maison, précisément du côté opposé à celui où a éclaté l'incendie...
Le maire de Sauveterre n'était pas moins entêté que le médecin.
-- Je vous ferai remarquer, docteur, objecta-t-il, que monsieur de Claudieuse lui-même a déclaré que, lorsqu'il avait couru au feu, il avait retrouvé la porte de la maison fermée en dedans, telle qu'il l'avait fermée de sa main quelques heures auparavant.
De son air le plus ironique, le docteur Seignebos saluait.
-- N'y avait-il donc qu'une porte au château de Valpinson? demanda-t-il.
-- À ma connaissance, déclara M. de Chandoré, il y en avait au moins trois.
-- Je dois dire, ajouta maître Magloire, que selon les allégations de monsieur de Boiscoran, la comtesse de Claudieuse, pour venir le rejoindre, ce soir-là, serait sortie par la porte de la buanderie...
-- Que disais-je! s'écria M. Seignebos. (Et essuyant ses lunettes à en briser les verres:) Et les enfants!... continua-t-il. Monsieur le maire trouve-t-il naturel que madame de Claudieuse, cette mère incomparable, selon lui, ait oublié ses enfants au milieu de l'incendie?...
-- Quoi! cette malheureuse femme est attirée dehors par l'explosion de deux coups de feu, elle voit sa maison en flammes, elle trébuche contre le corps inanimé de son mari, et vous lui reprochez de n'avoir pas gardé sa liberté d'esprit!
-- C'est une appréciation, mais ce n'est pas la mienne. Je crois plus volontiers que la comtesse, s'étant attardée dehors, a été empêchée de rentrer par l'incendie... Je trouve aussi que Cocoleu est arrivé là bien à propos, et qu'il est bien heureux que la Providence ait illuminé sa cervelle vide de cette idée sublime de sauver les enfants au péril de ses jours!
M. Séneschal, cette fois, ne répliqua pas.
-- Fortifiés de toutes ces circonstances, reprit le docteur, mes soupçons devinrent tels que je résolus de les vérifier, s'il était possible. Dès le lendemain, j'interrogeai madame de Claudieuse, et non sans perfidie, je puis l'avouer. Ses réponses et sa contenance furent loin de modifier mes impressions. Quand je lui demandai en la regardant bien dans le blanc des yeux ce qu'elle pensait de l'état mental de Cocoleu, elle fut sur le point de se trouver mal, et c'est d'une voix à peine intelligible qu'elle me confessa avoir surpris chez lui quelques éclairs d'intelligence. Lorsque je voulus savoir si Cocoleu lui était attaché, c'est avec un trouble insurmontable qu'elle me déclara que son dévouement était celui d'un animal reconnaissant des soins qu'on lui donne. Que pensez-vous de cela, messieurs?... Moi, je pensai que Cocoleu était le nœud de l'affaire, qu'il savait la vérité, et que je sauverais Jacques si j'arrivais à démontrer que l'imbécillité de Cocoleu est en partie simulée, et que son mutisme est un artifice de la peur. Et je l'aurais démontré, si on m'eût adjoint d'autres experts que cet âne du chef-lieu et ce farceur de Paris... (Il s'arrêta dix secondes. Mais sans laisser à personne le temps de répliquer:) Maintenant, reprit-il, revenons au point de départ et concluons. Pourquoi, à votre avis, est-il impossible et invraisemblable que madame de Claudieuse ait trahi ses devoirs? Parce qu'elle jouit d'une éclatante renommée de sagesse et de vertu? Eh bien! mais il me semble que la réputation d'honneur de Jacques de Boiscoran était indiscutable. Selon vous il est absurde de soupçonner madame de Claudieuse d'avoir eu un amant. Serait-il donc naturel que, du soir au lendemain, Jacques fût devenu un abject scélérat!
-- Oh! ce n'est pas la même chose, fit M. Séneschal.
-- C'est vrai! s'écria le docteur, et cette fois, monsieur le maire, vous avez raison. Commis par monsieur de Boiscoran, le crime du Valpinson serait un de ces crimes absurdes qui révoltent le bon sens... Commis par la comtesse, il n'est plus que le dénouement fatal d'une situation créée par monsieur de Claudieuse, le jour où il a épousé une femme plus jeune que lui de trente ans.
Il ne fallait pas trop se fier aux grandes colères du docteur Seignebos. Alors même qu'il semblait le plus hors de soi, il ne disait jamais que ce qu'il voulait bien dire, possédant cette faculté admirable et méridionale de jeter feu et flammes et de rester intérieurement aussi glacé qu'une banquise. Mais cette fois, il découvrait bien toute sa pensée. Et il en avait assez dit, et il avait montré la situation sous un aspect assez nouveau pour donner à réfléchir à ses auditeurs.
-- Vous m'auriez converti, docteur, lui dit maître Folgat, si je ne l'avais été d'avance.
-- Il est certain, fit M. de Chandoré, qu'après avoir entendu le docteur, le fait ne paraît plus impossible...
-- Tout est possible! murmura philosophiquement M. Séneschal lui-même.
Seul, le célèbre avocat de Sauveterre n'était pas ébranlé.
-- Eh bien! moi, prononça-t-il, j'admets plutôt une heure de vertige que des années d'une monstrueuse hypocrisie. Jacques peut avoir commis le crime et n'être qu'un fou. Si madame de Claudieuse était coupable, ce serait à désespérer de l'humanité et à ne plus croire à rien au monde. Je l'ai vue, messieurs, entre son mari et ses enfants... on ne feint pas les regards d'exquise tendresse dont elle les enveloppait...
-- Il n'en démordra pas! interrompit le docteur Seignebos. (Et frappant sur l'épaule de son ami--car maître Magloire était son ami depuis bien des années, et même ils se tutoyaient:) Ah! je te reconnais bien là, poursuivit-il, avocat singulier qui, jugeant les autres d'après toi, refuse de croire au mal... Oh! ne proteste pas, car c'est pour cela surtout que nous t'aimons et que nous t'admirons, et que nous sommes fiers de te voir dans les rangs républicains... Mais il faut bien l'avouer, tu n'es pas l'homme qu'il faut pour débrouiller une telle intrigue. À vingt-huit ans, tu as épousé une jeune fille que tu adorais, tu as eu le malheur de la perdre et, depuis, chastement fidèle à son souvenir, tu as vécu si loin des passions que tu ne sais plus si elles existent... Homme heureux, dont le cœur a vingt ans et qui, avec des cheveux blancs, croit encore aux sourires et aux regards des femmes!
Il y avait beaucoup de vrai là-dedans, mais il est certaines vérités qu'on n'aime pas toujours à s'entendre dire.
-- Ma naïveté ne fait rien à l'affaire, dit maître Magloire. Je prétends et je soutiens qu'il est impossible qu'après avoir été cinq ans l'amant d'une femme, on n'en puisse pas administrer la preuve.
-- Eh bien! tu te trompes, maître! fit le médecin en rajustant ses lunettes d'or d'un air de fatuité qui eût été bien comique en tout autre moment.
-- Quand les femmes se mettent à être prudentes et défiantes, prononça M. de Chandoré, elles ne le sont pas à demi...
-- Il tombe sous le sens, d'ailleurs, ajouta maître Folgat, que jamais madame de Claudieuse ne se fût déterminée à un crime si audacieux si elle n'eût pas été sûre que, les lettres brûlées, nulle preuve ne subsistait contre elle.
-- Voilà la vérité! s'écria M. Seignebos. Maître Magloire ne dissimulait pas son impatience.
-- Malheureusement, messieurs, reprit-il d'un ton sec, ce n'est pas de vous que dépend l'acquittement ou la condamnation de monsieur de Boiscoran. Ce n'est ni pour vous convaincre, ni pour être convaincu que je suis ici. Je suis venu pour discuter avec les amis de monsieur de Boiscoran la conduite à suivre, et arrêter les bases de la défense.
À maître Magloire, évidemment, appartenait la situation. Il alla s'adosser à la cheminée, et quand les autres se furent assis en face de lui:
-- Tout d'abord, commença-t-il, je veux admettre les allégations de monsieur de Boiscoran. Il est innocent. Il a été l'amant de madame de Claudieuse, mais il n'a pas de preuves. Ceci admis, quel parti prendre? Dois-je lui conseiller de faire appeler le juge d'instruction et de tout lui raconter?
Personne ne répondit d'abord. Et ce n'est qu'après un assez long silence que le docteur Seignebos dit:
-- Ce serait bien grave...
-- Très grave, en effet, insista le célèbre avocat de Sauveterre. Par nos impressions, il nous est aisé d'imaginer l'impression de monsieur Galpin-Daveline. Avant tout il demanderait des preuves, la déclaration d'un témoin, un indice quelconque... Et dès que Jacques lui répondrait qu'il ne peut rien que donner sa parole, monsieur Daveline lui dirait qu'il ment.
-- Il se déciderait peut-être à un supplément d'instruction, dit M. Séneschal. Il manderait probablement madame de Claudieuse...
De la tête maître Magloire approuvait.
-- Il la manderait certainement, déclara-t-il. Mais après... Avouerait-elle? Ce serait folie que de l'espérer. Si elle est coupable, c'est une femme d'une trop robuste énergie pour se laisser arracher la vérité. Elle nierait donc tout, superbement, magnifiquement, et de façon à ne pas laisser subsister l'ombre d'un doute.
-- Ce n'est que trop probable, grommela le docteur; ce pauvre Galpin n'est pas fort...
-- Que résulterait-il donc de cette démarche? poursuivait maître Magloire. La cause de monsieur de Boiscoran en deviendrait mille fois plus mauvaise, car à l'horreur de son crime s'ajouterait l'odieux de la plus vile, de la plus lâche des calomnies.
Plus que tous les autres, maître Folgat était attentif.
-- N'ayant pas de preuves, dit-il, mon avis est que monsieur de Boiscoran ne doit pas demander de supplément d'instruction.
L'avocat de Sauveterre s'inclina.
-- Je suis bien aise, fit-il, que cette opinion vienne de mon honorable confrère. Donc, il ne faut plus songer à éviter le jugement à monsieur de Boiscoran... il passera en cour d'assises.
D'un mouvement désespéré, M. de Chandoré leva les bras au ciel.
-- Mais Denise en mourra de douleur et de honte! s'écria-t-il.
Emporté par la situation, maître Magloire continuait:
-- Nous voici donc en cour d'assises, à Sauveterre, devant des magistrats du ressort, devant des jurés du pays, incapables de forfaiture, j'en suis sûr, mais fatalement accessibles à l'opinion qui, depuis longtemps, a condamné monsieur de Boiscoran... L'audience est ouverte, le président interroge l'accusé. Dira-t-il ce qu'il m'a dit à moi, qu'étant l'amant de madame de Claudieuse, il était allé au Valpinson lui reporter ses lettres et prendre les siennes, et que toutes ont été brûlées? Soit, il le dit. Et aussitôt s'élève une clameur indignée et un concert de malédictions et de mépris... N'importe! Armé de ses pouvoirs discrétionnaires, le président suspend l'audience et envoie chercher la comtesse de Claudieuse. Puisque nous la supposons coupable, nous croyons à son infernale énergie, n'est-ce pas?... Elle a prévu ce qui arrive, et elle a répété son rôle. Citée, elle vient pâle, vêtue de deuil, et un murmure de respectueuse sympathie salue son entrée. Vous voyez son attitude, n'est-ce pas? Le président lui explique ce dont il s'agit, et elle ne comprend pas, elle ne peut comprendre une si épouvantable calomnie. Mais quand elle a compris... Voyez-vous le regard superbe dont elle écrase Jacques, et de quelle hauteur elle répond: «N'ayant pas réussi à assassiner le mari, cet homme essaye de déshonorer la femme... Je vous confie mon honneur de mère et d'épouse, messieurs, je ne répondrai pas aux infamies de cet abject calomniateur...»
-- Mais ce serait le bagne! s'écria M. de Chandoré, ce serait l'échafaud!
-- Ce serait le maximum, en tout cas, répondit l'avocat de Sauveterre. Mais les débats continueraient, le ministère public prononcerait un réquisitoire foudroyant, et enfin viendrait le tour du défenseur de prendre la parole... Messieurs, vous vous êtes irrités de mon obstination... Je n'ajoute pas foi, je l'avoue, aux allégations de monsieur de Boiscoran. Mais mon jeune confrère y croit, lui. Eh bien! qu'il réponde franchement: oserait-il plaider le système de l'accusé et essayer de démontrer que madame de Claudieuse était la maîtresse de Jacques?
Maître Folgat fronçait les sourcils.
-- Je ne sais, murmura-t-il.
-- Eh bien! moi je sais que vous n'oseriez pas! s'écria maître Magloire, et vous auriez raison, car ce serait vous perdre de réputation, sans nulle chance de sauver Jacques. Oui, sans nulle chance... Car, enfin, supposons un résultat inespéré, supposons que vous parveniez à démontrer que Jacques a dit vrai, qu'il a été l'amant de la comtesse... Qu'arrivera-t-il? On arrête madame de Claudieuse. Relâche-t-on monsieur de Boiscoran pour cela? Non, assurément. On le garde et on lui dit: «Oui, cette femme a essayé d'assassiner son mari, mais elle était votre maîtresse, vous êtes donc son complice...» Messieurs, voilà la situation!
Dégageant la question des commentaires inutiles, des vaines appréciations et de toute phraséologie sentimentale, maître Magloire la posait enfin comme elle devait être posée pour être résolue, et dans toute son effrayante simplicité.
Éperdu, grand-père Chandoré se dressa sur ses pieds, et d'une voix rauque:
-- Alors, tout est bien fini! s'écria-t-il. Innocent ou coupable, Jacques de Boiscoran doit être condamné.
Maître Magloire ne répondit pas.
-- Et c'est là, dit encore le vieux gentilhomme, ce que vous appelez la justice!
-- Hélas! fit M. Séneschal, il serait puéril de le nier, la cour d'assises est une loterie...
M. de Chandoré, d'un geste terrible de colère, l'interrompit:
-- En d'autres termes, reprit-il, l'honneur et la vie de Jacques dépendent à cette heure d'un caprice du sort, d'un hasard, du temps qu'il fera le jour de l'audience ou des dispositions d'un juré! Et s'il ne s'agissait que de Jacques, encore... Mais c'est la vie de mon enfant, messieurs, c'est la vie de Denise qui est en jeu... Frapper Jacques, c'est la frapper...
Maître Folgat dissimulait assez mal une larme; M. Séneschal et le docteur Seignebos lui-même frissonnaient, tant faisait mal à voir la douleur de ce vieillard, menacé en sa plus chère, en son unique, en sa suprême affection.
Il avait pris les mains de l'avocat de Sauveterre, et les serrant d'une étreinte désespérée:
-- Mais vous le sauverez, n'est-ce pas, Magloire? poursuivit-il. Innocent ou coupable, qu'importe, puisque Denise l'aime! Vous en avez sauvé tant d'autres!... Les juges, c'est bien connu, ne savent pas résister à l'autorité de votre parole. Vous trouverez des accents irrésistibles pour sauver un malheureux qui a été votre ami...
Le célèbre avocat eût été lui-même le coupable qu'il n'eût pas été plus abattu. Ce que voyant:
-- Qu'est-ce à dire, ami Magloire! s'écria le docteur Seignebos, n'es-tu plus l'homme dont l'admirable éloquence est l'honneur de notre pays! Haut le front, morbleu! Jamais plus noble cause ne te fut confiée!
Mais il secouait la tête.
-- Je n'ai pas la foi, murmura-t-il, et je ne sais pas plaider quand ce n'est pas ma conscience qui me fournit mes arguments... (Et son embarras redoublant:) Seignebos, ajouta-t-il, l'a dit tout à l'heure: je ne suis pas l'homme d'une telle cause. Toute mon expérience n'y servirait de rien. Mieux vaut confier l'affaire à mon jeune confrère...
Pour la première fois de sa vie, maître Folgat trouvait un de ces procès qui mettent un homme à même de montrer toute sa valeur et qui lui ouvrent les deux battants de l'avenir. Pour la première fois, il rencontrait une de ces causes où tout se réunit pour exalter l'intérêt: la grandeur du crime, la situation de la victime, le caractère de l'accusé, le mystère, la diversité des avis, la difficulté de la défense, l'incertitude du résultat... une de ces causes pour lesquelles un avocat se passionne, qu'il embrasse de toute son énergie, où il se met tout entier, où il partage les angoisses et les espérances de son client.
Il eût donné de grand cœur cinq ans de ses honoraires pour en être chargé. Mais il était honnête homme, avant tout.
-- Songeriez-vous donc à abandonner monsieur de Boiscoran, maître Magloire? s'écria-t-il.
-- Vous le servirez mieux que moi, répondit le célèbre avocat.
Peut-être était-ce l'intime conviction de maître Folgat. N'importe:
-- Vous n'avez pas réfléchi à l'effet que cela produirait, mon cher maître, dit-il.
-- Oh!...
-- Que penserait-on dans le public, si l'on apprenait tout à coup que vous vous retirez? Il faut, dirait-on, que l'affaire de monsieur de Boiscoran soit bien mauvaise pour que maître Magloire renonce à la plaider... Et ce serait une charge ajoutée à toutes celles qui accablent cet infortuné...
Le docteur ne laissa pas à son ami le temps de répliquer.
-- Il est interdit à Magloire de se retirer, déclara-t-il, mais il a le droit de s'adjoindre un confrère. Il doit rester l'avocat et le conseil de Jacques de Boiscoran, mais maître Folgat peut lui prêter le concours de ses lumières, le renfort de sa jeunesse et de son activité, l'assistance même de sa parole.
Une fugitive rougeur colora les joues du jeune avocat.
-- Je suis tout aux ordres de maître Magloire, dit-il.
Le célèbre avocat de Sauveterre réfléchissait. Et, après un moment, se retournant vers son jeune confrère:
-- Avez-vous une idée, lui demanda-t-il, un plan? Que feriez-vous?
À l'étonnement de tous, un nouveau Folgat se révéla, en quelque sorte. Il parut grandir, son visage s'illumina, ses yeux brillèrent, et d'une voix pleine et sonore, d'une de ces voix dont le timbre métallique vibre dans la poitrine des auditeurs:
-- Avant tout, commença-t-il, je verrais monsieur de Boiscoran. Seul, il dicterait mes résolutions définitives. Mais déjà mon plan est esquissé... Moi, j'ai la foi, messieurs, je vous l'ai dit... L'homme aimé de mademoiselle Denise ne saurait être un scélérat... Qu'entreprendrais-je donc? De prouver la vérité du récit de monsieur de Boiscoran. Est-ce possible? Je l'espère. Monsieur de Boiscoran assure qu'il n'existe ni témoins ni preuves de ses relations avec madame de Claudieuse. Je suis persuadé qu'il se trompe. Elle a été, dit-il, d'une prudence et d'une habileté extraordinaires. Peu importe. La défiance éveille la défiance, et c'est quand on prend le plus de précautions qu'on est observé. On veut se cacher, on se découvre. On ne voit personne, on est vu...
»Maître de la défense, dès demain je commencerais une contre-instruction. L'argent ne nous manque pas, le marquis de Boiscoran a de hautes influences, nous serions bien servis... Avant quarante-huit heures, j'aurais mis en campagne des hommes expérimentés. Je connais la rue des Vignes, elle est fort déserte, mais il s'y trouve des yeux comme partout. Pourquoi certains de ces yeux n'auraient-ils pas remarqué la mystérieuse visiteuse de monsieur de Boiscoran?... Voilà ce que mes agents iraient demander de porte en porte. Et pour cette besogne, inutile de leur livrer un nom. Ce n'est pas madame de Claudieuse qu'ils auraient mission de rechercher, mais bien une inconnue vêtue de telle et telle façon. Et s'ils découvraient quelqu'un l'ayant vue, et capable de la reconnaître, ce quelqu'un serait notre premier témoin...
»En attendant, je m'informerais de l'ami de monsieur de Boiscoran, de cet Anglais dont il portait le nom, et je me mettrais en rapport avec la police de Londres. Si cet Anglais était mort, je le saurais, et ce serait un malheur... S'il n'était qu'à l'autre bout du monde, le câble transatlantique me permettrait de l'interroger et d'avoir ses réponses en moins d'une semaine.
»Déjà j'aurais lancé d'habiles limiers sur les traces de cette servante anglaise qui tenait la maison de la rue des Vignes. Monsieur de Boiscoran déclare que jamais elle n'a seulement entrevu madame de Claudieuse. Erreur. Il est impossible qu'une servante n'ait pas eu envie et trouvé le moyen de dévisager une femme que reçoit son maître... Retrouvée, elle parlerait.
»Et ce n'est pas tout: il venait des étrangers dans cette maison de la rue des Vignes. Je les interrogerais un à un. Je questionnerais le jardinier et ses aides, le porteur d'eau, le tapissier, les garçons de tous les fournisseurs. Qui nous dit que l'un d'eux n'est pas en possession de cette vérité que nous cherchons en ce moment?
»Enfin, quand une femme a passé tant de journées dans une maison, il est impossible qu'elle n'y ait pas laissé des traces de son passage. Depuis, m'objecterez-vous, la guerre est survenue, puis la Commune... N'importe. J'interrogerais les débris, je fouillerais les ruines, j'examinerais chaque arbre du jardin, je chercherais sur les vitres épargnées un nom écrit à la pointe d'un diamant, je forcerais les glaces restées intactes à me livrer l'image qu'elles ont reflétée si souvent...
-- Ah! voilà qui est parler! s'écria le docteur Seignebos, enthousiasmé.
Les autres frissonnaient d'émotion. Ils comprenaient que la lutte allait enfin commencer. Mais déjà, insoucieux des impressions de ses auditeurs, maître Folgat continuait:
-- Ici, à Sauveterre, la tâche serait plus difficile, mais en cas de succès, plus décisifs aussi seraient les résultats. Ici, j'amènerais quelqu'un de ces policiers au flair subtil, qui ont su faire un art de leur profession, un Lecoq ou un Tabaret quelconque, dont j'aurais intéressé la vanité. À celui-là, il faudrait tout dire, et même livrer les noms. Mais ce serait sans inconvénient. Son désir de réussir, la magnificence de la récompense, l'habitude professionnelle enfin, nous garantiraient son silence. Il arriverait secrètement, caché sous le travestissement qui lui semblerait devoir le mieux servir ses investigations, et recommencerait, au bénéfice de la défense, l'enquête faite par monsieur Galpin-Daveline au profit de la prévention. Découvrirait-il quelque chose? On est en droit de l'espérer. Je sais des policiers qui, avec des indices bien moins positifs, ont su remonter jusqu'à des vérités bien autrement invraisemblables.
Littéralement, grand-père Chandoré, l'excellent M. Séneschal, le docteur Seignebos et maître Magloire lui-même buvaient les paroles du jeune avocat.
-- Est-ce tout, messieurs? poursuivait-il. Pas encore.
Servi par sa vieille expérience, M. le docteur Seignebos avait, dès le premier jour, pressenti le personnage essentiel de cette ténébreuse intrigue.
-- Cocoleu!
-- Oui, docteur, Cocoleu. Acteur, confident ou témoin, Cocoleu a évidemment le mot de l'énigme. Ce mot, il faut à tout prix essayer de le lui arracher. Une expertise médico-légale vient de lui décerner un brevet d'idiotie. N'importe, nous protestons. Nous n'avons plus à garder les ménagements d'autrefois. Nous prétendons que l'imbécillité de ce misérable est à dessein exagérée. Nous soutenons que son mutisme opiniâtre est une insigne fourberie. Quoi! il aurait eu assez d'intelligence pour témoigner contre nous, et il ne lui en resterait plus pour expliquer ou seulement répéter son témoignage? C'est inadmissible. Nous soutenons qu'il se tait maintenant, de même qu'il a parlé la nuit de l'incendie, par ordre. Si son silence servait moins la prévention, elle trouverait bien un moyen de le lui faire rompre. Nous exigeons que ce moyen soit recherché. Nous demandons qu'on assigne la personne qui, une fois déjà, a su lui délier la langue, et qu'on lui ordonne de recommencer l'expérience. Nous voulons une expertise nouvelle, ce n'est pas au pied levé et en quarante-huit heures qu'on décide de l'état mental d'un individu intéressé à jouer l'imbécillité. Et nous voulons surtout que les nouveaux experts nous présentent à nous, faussement accusés par Cocoleu, des garanties de savoir et d'indépendance!
Le docteur Seignebos trépignait d'enthousiasme. Sous une forme précise et énergique, il retrouvait toutes ses idées.
-- Oui! s'écria-t-il, voilà la marche à suivre! Qu'on me donne carte blanche, et avant quinze jours Cocoleu est démasqué.
Moins bruyamment expansif, le célèbre avocat de Sauveterre serrait la main de maître Folgat.
-- Vous le voyez, lui dit-il, c'est à vous que doit être confiée l'affaire de Jacques de Boiscoran.
Le jeune avocat n'essaya pas de protester. Quand il avait pris la parole, sa détermination était arrêtée.
-- Tout ce qu'il est humainement possible de faire, prononça-t-il, je le ferai. La tâche acceptée, je m'y dévoue corps et âme. Mais je tiens à ce qu'il soit bien entendu et bien répété, dans le public, que maître Magloire ne se retire pas, que je ne suis que son second...
-- C'est convenu, dit le vieil avocat.
-- Alors, quand verrons-nous monsieur de Boiscoran?
-- Demain matin.
-- C'est qu'il m'est impossible de rien entreprendre sans l'avoir consulté.
-- Oui, mais vous ne pouvez être admis près de lui que sur une autorisation de monsieur Galpin-Daveline, et je doute que nous puissions l'obtenir aujourd'hui.
-- C'est fâcheux...
-- Non, parce que nous avons pour aujourd'hui notre besogne toute taillée. Nous avons à examiner les pièces de la procédure mises à ma disposition par le juge d'instruction...
Le docteur Seignebos bouillait d'impatience.
-- Oh! que de paroles! interrompit-il. À l'œuvre, avocats, à l'œuvre... Allons, partons-nous?
Ils sortaient. D'un geste, M. de Chandoré les retint.
-- Jusqu'ici, messieurs, dit-il, nous n'avons pensé qu'à Jacques... Et Denise?...
D'un air surpris, les autres le regardaient.
-- Que vais-je lui répondre, poursuivit-il, quand elle me demandera le résultat de l'entrevue de Jacques et de maître Magloire, et pourquoi on n'a pas voulu parler en sa présence?
Le docteur Seignebos l'avait déclaré; il n'était pas partisan des ménagements.
-- Vous lui répondrez la vérité, conseilla-t-il.
-- Quoi! je lui dirais que Jacques était l'amant de madame de Claudieuse!
-- Ne l'apprendra-t-elle pas tôt ou tard! Mademoiselle Denise est une fille énergique...
-- Oui, mais mademoiselle Denise est la plus saintement ignorante des jeunes filles, interrompit vivement maître Folgat, et elle aime monsieur de Boiscoran. Pourquoi troubler la pureté de ses pensées et sa sécurité? N'est-elle pas assez malheureuse! Monsieur de Boiscoran n'est plus au secret; il verra sa fiancée, libre à lui de parler s'il le juge convenable. Seul il en a le droit. Je l'en dissuaderai, pourtant. Du caractère dont je connais mademoiselle de Chandoré, il lui serait impossible de garder le silence si le hasard la mettait en présence de madame de Claudieuse.
-- Monsieur de Chandoré doit se taire, décida maître Magloire. C'est déjà trop d'être obligé de tout confier à madame de Boiscoran. Car, ne l'oubliez pas, messieurs, la moindre indiscrétion ferait sûrement échouer le projet, si chanceux déjà, de maître Folgat.
Tous sortirent sur ces mots, et quand M. de Chandoré se trouva seul:
-- Oui, ils ont raison! murmura-t-il, mais que dire?
Il cherchait dans sa tête une explication plausible, quand une femme de chambre vint lui annoncer que Mlle Denise le demandait.
-- Je vous suis! lui répondit-il.
Et il la suivit, en effet, d'un pas pesant, et composant de son mieux son visage, pour y effacer les traces des terribles émotions par lesquelles il venait de passer.
C'est dans son salon du premier étage que les tantes Lavarande avaient entraîné Denise et Mme de Boiscoran. C'est là que M. de Chandoré alla les rejoindre et qu'il les trouva, Mme de Boiscoran affaissée sur un fauteuil, pâle et toute défaillante, Mlle Denise, au contraire, marchant de çà et de là d'un pas fiévreux, la joue en feu, les yeux étincelants.
Dès qu'il parut:
-- Eh bien! il n'y a plus d'espoir, n'est-ce pas? lui demanda sa petite-fille d'un ton bref.
-- Plus que jamais, au contraire, répondit-il en se forçant à sourire.
-- Alors pourquoi maître Magloire nous a-t-il fait sortir?
Le vieux gentilhomme avait eu le temps de ruminer un mensonge.
-- Parce que, dit-il, Magloire avait à nous annoncer une nouvelle fâcheuse. Impossible d'espérer une ordonnance de non-lieu. Jacques subira un jugement...
Tout d'un bloc, Mme de Boiscoran se dressa.
-- Jacques en cour d'assises! s'écria-t-elle, mon fils, un Boiscoran!
Et elle retomba comme une masse. Pas un muscle du visage de Mlle Denise n'avait tressailli.
-- J'attendais pis! fit-elle d'un accent étrange. On peut éviter la cour d'assises...
Et elle sortit en repoussant la porte avec une telle violence que les tantes Lavarande s'élancèrent à sa poursuite.
Désormais, M. de Chandoré ne se croyait plus obligé de se contraindre. Il vint se planter devant Mme de Boiscoran, et donnant cours enfin à l'effroyable colère qu'il refoulait depuis si longtemps:
-- Votre fils! s'écria-t-il, votre Jacques!... Je le voudrais mort mille fois, le misérable qui tue mon enfant, car il me la tue, vous le voyez bien...
Et, impitoyable, il se mit à raconter l'histoire de Jacques et de la comtesse de Claudieuse.
Anéantie, brisée par les sanglots, Mme de Boiscoran n'avait même pas la force de lui demander grâce... Et quand il eut achevé, avec l'expression du plus affreux égarement:
-- L'adultère! murmura-t-elle. Ô mon Dieu!... Voilà donc le châtiment!
C'est au palais de justice, qu'au sortir du salon de M. de Chandoré, se rendaient maître Folgat et maître Magloire. Et tout en descendant la rue de la Rampe:
-- Il faut, disait l'avocat parisien, que monsieur Galpin-Daveline se croie terriblement sûr de son affaire, pour accorder ainsi à la défense la communication de la procédure instruite contre monsieur de Boiscoran.
C'est qu'en effet, le Code d'instruction criminelle semble n'ordonner, n'autoriser même, cette communication qu'après l'arrêt de la chambre des mises en accusation, et après que l'accusé a été interrogé par le président des assises. Parce qu'alors seulement, disent tous ces commentateurs, qui sont le fléau de notre jurisprudence, «parce qu'alors seulement l'instruction peut être considérée comme terminée, et que de ce moment seulement se fait sentir le besoin d'une défense libre d'entraves et basée sur la connaissance de tout ce qui a précédé».
Le bon sens et l'équité se révoltent d'une telle doctrine. Elle n'en a pas moins été consacrée et confirmée par des arrêts de la cour de Poitiers et de la cour de cassation.
Ainsi, voilà un malheureux accusé de quelque crime atroce, accusé faussement peut-être, présumé innocent de par la loi, et il devra ignorer les charges accumulées secrètement contre lui, les preuves recueillies, les dépositions des témoins! Ses intérêts les plus chers sont en jeu, il y va de son bonheur et de sa vie, de l'honneur et de la vie des siens, n'importe!... On lui dérobera les résultats de l'instruction.
Et c'est au dernier moment, lorsque déjà l'opinion est faite, quand déjà sont convoqués les jurés qui doivent décider de son sort, qu'il lui sera permis de prendre connaissance de son dossier.
À cela, les sempiternels commentateurs répondent par des volumes d'arguments et d'arguties. Ils invoquent, pour justifier cette terrible doctrine, les intérêts de l'univers entier, de la société, du juge, des témoins... Comme s'il pouvait être des intérêts plus sacrés que ceux de la défense! Comme si la justice humaine était infaillible! Comme s'il ne valait pas mieux mille fois laisser échapper mille coupables que risquer de condamner un seul innocent!
Heureusement, il est avec la loi des accommodements. Et moyennant l'assentiment du procureur de la République, et sous sa responsabilité, le juge d'instruction peut donner officieusement communication, lecture ou copie, au prévenu ou à son conseil, de tout ou partie des procès-verbaux, des interrogatoires ou des informations...
Ainsi avait fait M. Galpin-Daveline. Et de la part d'un tel homme, toujours disposé à interpréter la loi dans son sens le plus rigoureux, et qui ne marchait pas plus sans ses textes qu'un aveugle sans son bâton--de la part d'un ennemi avoué de Boiscoran--, cette facilité donnée à la défense acquérait immédiatement une réelle signification.
Mais était-ce celle que lui attribuait maître Folgat?
-- Je parierais que non, répondit maître Magloire, moi qui connais le paroissien pour l'avoir pratiqué pendant des années. Sûr de soi, il serait impitoyable. Il est bienveillant, c'est qu'il a peur. Cette concession, c'est une porte dérobée qu'il se ménage en cas d'échec.
Le célèbre avocat de Sauveterre avait raison. Si convaincu que fût M. Galpin-Daveline de la culpabilité de Jacques, il était toujours aussi inquiet de ses moyens de défense. Vingt interrogatoires n'avaient rien arraché au prévenu que des protestations d'innocence.
Poussé à bout par le juge:
-- Je m'expliquerai, répondait-il, quand j'aurai vu mon défenseur.
C'est le plus souvent l'unique réponse du stupide gredin qui ne cherche qu'à gagner du temps. Mais M. Galpin-Daveline avait de l'intelligence de son ancien ami une trop haute idée pour n'être pas persuadé que son mutisme opiniâtre cachait quelque chose de sérieux...
Quoi! un mensonge savant, un alibi laborieusement ménagé, des témoignages achetés de longue main? M. Galpin-Daveline eût donné bonne chose pour savoir. Et c'est pour savoir plus tôt qu'il avait accordé cette communication.
Avant de se décider, cependant, il était allé soumettre ses perplexités au procureur de la République. L'excellent M. Daubigeon, qu'il avait trouvé en train de se mirer dans la tranche dorée de ses bouquins chéris, l'avait fort mal reçu.
-- Est-ce encore des signatures que vous voulez? s'était-il écrié, je suis prêt à vous en donner! Pour autre chose, serviteur:
«Quand la sottise est faite, Il est trop tard, ma foi!, de demander conseil!»
Si peu encourageant que fût l'accueil, M. Galpin-Daveline avait insisté:
-- En sommes-nous donc là, avait-il repris d'un ton amer, que ce soit une sottise de faire son devoir! Un crime a-t-il été commis? Avais-je mission de le poursuivre et d'en rechercher l'auteur? Oui. Eh bien! est-ce ma faute si l'auteur de ce crime a été mon ami, et si j'ai dû jadis épouser une de ses parentes!... Il n'est personne au tribunal qui doute de la culpabilité de monsieur de Boiscoran, personne qui ose blâmer ma conduite, et cependant c'est à qui me témoignera le plus de froideur.
-- Voilà le monde! avait dit M. Daubigeon avec une grimace ironique: on vante la vertu, mais on la laisse se morfondre.
_Probitas laudatur et alget!_
-- Eh bien! oui, c'est vrai! s'était écrié à son tour M. Galpin-Daveline. Oui, on en veut aux gens qui font ce qu'on n'eût pas eu le courage de faire. Monsieur le procureur général m'a adressé des félicitations, parce qu'il juge les choses de haut et de loin. Ici, on subit les influences des coteries. Ceux-là mêmes qui devraient me soutenir, m'encourager, me réconforter, se déclarent contre moi. Le procureur de la République, mon allié naturel, m'abandonne et me raille. C'est d'un ton d'insupportable ironie que monsieur le président, mon chef immédiat, me disait ce matin: «Je ne sais guère de magistrats capables, comme vous, de sacrifier à l'intérêt de la vérité et de la justice leurs relations et leurs amitiés, vous êtes un homme antique, vous irez loin!...»
Le procureur de la République n'en avait pu supporter davantage.
-- Brisons là, avait-il dit, nous ne pouvons pas nous entendre... Jacques de Boiscoran est-il innocent ou coupable? Je l'ignore. Ce que je sais, c'est que c'était le plus aimable garçon de la terre, un hôte admirable, un causeur et un érudit, et qu'il possédait les plus jolies éditions d'Horace et de Juvénal que je connaisse. Je l'aimais, je l'aime encore, et je suis désolé de le savoir en prison. Ce qui est positif, c'est que j'avais à Sauveterre les plus agréables relations, et que les voilà brisées. Et c'est vous qui vous plaignez! Est-ce donc moi qui suis l'ambitieux? Est-ce donc moi qui ai tenu à attacher un nom à un procès retentissant? Est-ce moi qui ai refusé de me récuser quand on me le conseillait? Monsieur de Boiscoran sera probablement condamné. Vous devriez être au comble de vos vœux... Vous vous plaignez, cependant. Que diable! on ne peut pas tout avoir. Qui donc jamais a conçu un projet assez admirable pour n'avoir jamais à se repentir de l'entreprise et du succès...
Quid, tam dextro pede concipis ut te, Conatus non poeniteat votique peracti!
Après cela, M. Galpin-Daveline n'avait plus qu'à se retirer.
Et il s'était éloigné, en effet, furieux, mais en même temps bien résolu à faire profit des rudes vérités dont venait de le souffleter M. Daubigeon, en qui il lui fallait bien reconnaître l'interprète de la pensée de tous.
C'était plus qu'il n'en fallait pour vaincre ses dernières hésitations. Et tout de suite il avait accordé la communication des pièces, en recommandant à son greffier la plus grande complaisance.
Ce n'est pas sans un profond étonnement que Méchinet avait entendu M. Galpin-Daveline lui donner l'ordre de communiquer toute la procédure. Il connaissait à fond son patron, ce juge d'instruction dont il était comme l'ombre depuis des années.
Toi, s'était-il dit, tu as peur.
Et comme M. Daveline insistait encore, ajoutant que c'est l'honneur de la justice de se départir de ses rigueurs lorsqu'elles ne sont pas indispensables:
-- Oh! soyez tranquille, monsieur, avait répondu gravement le greffier, ce n'est pas la bienveillance qui me manquera.
Mais, dès que le juge d'instruction eut le dos tourné, Méchinet se mit à rire.
Il ne me ferait pas toutes ces recommandations, pensait-il, s'il soupçonnait la vérité, et à quel point je suis dévoué à la défense... Quelle fureur, sac à papier! s'il venait jamais à apprendre que j'ai trahi le secret de l'instruction, que j'ai été le messager de la correspondance de monsieur de Boiscoran avec ses amis, que j'ai fait de Frumence Cheminot mon complice, que j'ai corrompu Blangin, le geôlier, pour que mademoiselle de Chandoré pût visiter son fiancé!
Car il avait fait tout cela, c'est-à-dire quatre fois plus qu'il n'en fallait pour être chassé du tribunal, et même pour devenir, pendant quelques mois, le pensionnaire de Blangin.
Il sentait des frissons lui courir le long de l'échine, quand il y réfléchissait froidement, et il était entré dans une furieuse colère, un soir que ses sœurs, les dévotes couturières, s'étaient avisées de lui dire: «Décidément, Méchinet, tu es tout chose, depuis cette visite de mademoiselle de Chandoré.»
-- Bavardes infernales! s'était-il écrié d'un accent à les faire rentrer sous terre, voulez-vous donc me voir sur l'échafaud!
Mais s'il avait des moments de transes, il n'avait pas l'ombre d'un remords. Mlle Denise l'avait complètement ensorcelé, et non moins sévèrement qu'elle, il jugeait la conduite de M. Galpin-Daveline. Assurément, M. Daveline n'avait rien fait de contraire à la loi, mais il avait violé l'esprit de la loi. Ayant eu le triste courage d'instruire contre un ami, il n'avait pas su demeurer impartial. Craignant d'être taxé de faiblesse, il avait exagéré la dureté. Et, surtout, il avait dirigé l'enquête uniquement dans le sens de ses convictions, comme si le crime eût été prouvé, et sans tenir compte des intérêts d'un prévenu qui protestait de son innocence.
Or, Méchinet y croyait fermement, à cette innocence, et il était intimement persuadé que le jour où Jacques de Boiscoran verrait son défenseur serait le jour de sa justification. C'est dire avec quelle ponctualité il se rendit au Palais attendre maître Magloire.
Mais à midi, le célèbre avocat de Sauveterre n'avait pas paru. Il était encore en conférence chez M. de Chandoré.
Serait-il survenu quelque anicroche? pensa le greffier.
Et telle était son inquiétude qu'au lieu de rentrer déjeuner avec ses sœurs, il envoya un garçon de bureau lui chercher un petit pain qu'il arrosa d'un verre d'eau.
Enfin, comme trois heures sonnaient, maître Magloire et maître Folgat arrivèrent, et rien qu'à leur contenance, Méchinet comprit qu'il s'était trompé, et que Jacques ne s'était pas justifié.
Cependant, devant maître Magloire, il n'osa pas s'informer.
-- Voici les pièces, dit-il simplement, en posant sur une table un immense carton. (Mais, tirant maître Folgat à l'écart:) Qu'arrive-t-il donc? demanda-t-il.
Certes, le greffier s'était conduit de façon à ce qu'on n'eût pas de secret pour lui, et il s'était trop compromis pour qu'on ne fût pas assuré de sa discrétion. Pourtant, maître Folgat n'osa pas prendre sur lui de livrer le nom de Mme de Claudieuse, et évasivement:
-- Il arrive, répondit-il, que monsieur de Boiscoran se justifie pleinement... il ne manque que des preuves à ses allégations, et nous nous occupons de les réunir...
Et il alla s'asseoir près de maître Magloire, lequel était attablé déjà et retirait du carton des quantités de paperasses. Avec ces documents, il était aisé de suivre pas à pas l'œuvre de M. Galpin-Daveline, de se rendre compte de ses efforts et de comprendre sa stratégie.
C'est le dossier de Cocoleu que les avocats cherchèrent tout d'abord. Ils ne le trouvèrent pas. De la déposition de l'idiot, la nuit de l'incendie, des tentatives faites depuis pour lui arracher un nouveau témoignage, de l'expertise des médecins, rien, pas un mot. M. Galpin-Daveline supprimait Cocoleu. Et c'était son droit. L'accusation retient les témoins qui lui conviennent et écarte les autres.
-- Ah! le mâtin est habile! grommela maître Magloire, désappointé.
L'habileté, en effet, était grande. M. Galpin-Daveline privait ainsi la défense d'un de ses moyens les plus sûrs, d'un effet prévu, d'un sujet de discussion passionné, d'un de ces incidents d'audience, peut-être, qui agissent si puissamment sur l'esprit des jurés.
-- Nous avons toujours la ressource de le faire citer, ajouta maître Magloire.
Ils avaient cette ressource, c'est vrai. Mais quelle différence d'effet et de résultat! Invoqué par l'accusation, Cocoleu était un témoin à charge, et la défense pouvait s'écrier d'un accent indigné: «Quoi! c'est sur le témoignage d'un être pareil que vous nous avez soupçonné d'un crime!...»
Appelé par la défense, au contraire, Cocoleu devenait en quelque sorte un témoin à décharge, c'est-à-dire un de ces témoins que suspecte toujours le jury, et c'était alors l'accusation qui s'écriait: «Qu'espérez-vous de ce pauvre idiot, dont l'état mental est tel que nous avons négligé sa déposition quand il vous accusait!»
-- S'il nous faut aller en cour d'assises, murmura maître Folgat, c'est évidemment une chance considérable qui nous est ravie. Voilà le pivot de l'affaire changé. Mais alors, comment monsieur Daveline établit-il la culpabilité?
Oh! le plus simplement du monde.
La déclaration de M. de Claudieuse précisant l'heure du crime était le point de départ de M. Daveline. De là, il passait immédiatement à la déposition du gars Ribot, qui avait rencontré M. de Boiscoran se dirigeant vers le Valpinson par le marais, avant le crime; et au témoignage de Gaudry, qui l'avait vu revenant du Valpinson par les bois après le crime commis. Trois autres témoins découverts au cours de l'instruction précisaient encore l'itinéraire de M. de Boiscoran. Et avec cela seul, en rapprochant les heures, M. Daveline arrivait à prouver jusqu'à l'évidence que le prévenu était allé au Valpinson et non ailleurs, et qu'il s'y trouvait au moment du crime.
Qu'y faisait-il? À cette question, la prévention répondait par les charges relevées dès le premier jour: par l'eau où Jacques s'était lavé les mains, par l'enveloppe de cartouche trouvée sur le théâtre du crime, par l'identité des grains de plomb extraits de la blessure de M. de Claudieuse et des grains de plomb des cartouches du fusil Klebb, saisies à Boiscoran.
Et nulle discussion, nul écart, pas une supposition. C'était simple, précis et formidable à la fois, et en apparence aussi irréfutable qu'une déduction mathématique.
-- Innocent ou coupable, dit maître Magloire à son jeune confrère, Jacques est perdu si vous n'arrivez pas à recueillir quelque preuve contre madame de Claudieuse. Et même en ce cas, même si la justice admet que madame de Claudieuse est coupable, jamais elle ne voudra croire que Jacques n'est pas complice...
Cependant, ils passèrent une partie de la nuit à bien examiner tous les interrogatoires et à étudier chacun des points de l'accusation.
Et le matin, sur les neuf heures, après quelques heures seulement de sommeil, ils se rendaient ensemble à la prison.
Le geôlier de Sauveterre, la veille au soir, en soupant, avait dit à sa femme:
-- J'en ai assez décidément de l'existence que je mène ici. J'ai trop peur. On m'a payé pour perdre ma place, n'est-ce pas? Je veux m'en aller.
-- Tu n'es qu'un sot, lui avait répondu sa femme. Tant que monsieur de Boiscoran sera prisonnier, on peut espérer des profits. Tu ne sais pas ce que ces Chandoré sont riches. Il faut rester...
Ainsi que beaucoup de maris, Blangin avait la prétention d'être le maître du logis. Il y criait très fort. Il y jurait à écailler le crépi des murs. Il s'oubliait jusqu'à démontrer à tour de bras qu'il était le plus fort. Seulement... Seulement, Mme Blangin ayant décidé qu'il resterait, il restait... Et assis à l'ombre, devant sa porte, en proie aux plus sombres pressentiments, il fumait sa pipe, lorsque maître Magloire et maître Folgat se présentèrent à la prison, munis d'un laissez-passer de M. Galpin-Daveline.
Dès qu'ils entrèrent, il se leva. Pensant bien que Mlle Denise les avait mis dans le secret, il les craignait. Aussi souleva-t-il poliment son bonnet de laine, et retirant sa pipe de sa bouche:
-- Ah! ces messieurs viennent pour monsieur de Boiscoran, fit-il avec un sourire obséquieux. Je vais les conduire. Le temps seulement de prendre la clef de la cellule.
Maître Magloire le retint.
-- Avant tout, demanda-t-il, comment va monsieur de Boiscoran?
-- Comme ci comme ça, répondit le geôlier.
-- Qu'a-t-il?
-- Eh! ce qu'ont tous les accusés quand ils voient que leur affaire prend une vilaine tournure.
Les défenseurs échangèrent un regard attristé. Il était clair que Blangin croyait à la culpabilité de Jacques, et c'était d'un sinistre augure. Les gens qui gardent les prisonniers ont d'ordinaire le flair excellent, et souvent les avocats les consultent, à peu près comme un auteur prend l'avis des gens du théâtre où il donne une pièce.
-- Vous a-t-il dit quelque chose? interrogea maître Folgat.
-- À moi, personnellement, presque rien, répondit le geôlier. (Et secouant la tête:) Mais on a son expérience, n'est-ce pas? poursuivit-il. Quand un accusé vient de recevoir son avocat, je monte toujours lui rendre une petite visite et lui offrir quelque chose, histoire de lui remettre du cœur au ventre... C'est pourquoi, hier, dès que maître Magloire a été parti, j'ai grimpé les escaliers quatre à quatre...
-- Et vous avez trouvé monsieur de Boiscoran malade!
-- Je l'ai trouvé dans un état à faire pitié, messieurs. Il était étendu à plat ventre sur son lit, la tête enfoncée dans son oreiller, ne bougeant pas plus qu'une souche. J'étais dans sa cellule depuis plus d'une minute, qu'il n'avait encore rien entendu... Je secouais mes clefs, je piétinais, je toussais, rien... L'inquiétude me prend, je m'approche et je lui tape sur l'épaule: «Hé! monsieur!...» Cristi! Il bondit haut comme ça, et se mettant sur son séant. «Qu'est-ce que vous me voulez?» dit-il. Naturellement j'essaye de le consoler, de lui expliquer qu'il faut se faire une raison, que c'est bien désagréable de passer aux assises, mais qu'après tout on n'en meurt pas, et que même on en sort blanc comme neige quand on a un bon avocat... J'aurais aussi bien fait de chanter «femme sensible!»[4]... Plus je lui parlais, plus ses yeux flamboyaient, et sans seulement me laisser finir: «Sortez! se met-il à crier, sortez!»...
Il s'interrompit et se détourna pour tirer une bouffée de sa pipe. Mais elle était éteinte. Il la mit dans la poche de sa veste et continua:
-- Je pouvais lui répondre que j'ai le droit d'entrer dans les cellules quand il me plaît et d'y rester tant que je veux. Mais les prisonniers sont des enfants, il ne faut pas les contrarier. Je sortis donc; seulement, j'eus soin d'ouvrir le guichet, et j'y restai en faction... Ah! messieurs... depuis vingt ans que je suis dans les prisons, j'ai vu des désespoirs... Jamais je n'en ai vu d'aussi terrible que celui de ce pauvre jeune homme. Il avait sauté à terre dès que j'avais eu les talons tournés, et il allait, et il venait dans sa cellule en sanglotant tout haut. Il était plus blanc que sa chemise, et il lui roulait le long des joues des larmes si grosses que je les voyais...
Chacun de ces détails éveillait un remords dans le cœur de maître Magloire. Son opinion, depuis la veille, ne s'était pas sensiblement modifiée, mais il avait eu le temps de réfléchir et il se reprochait amèrement sa dureté.
-- J'étais en observation depuis une bonne heure, au moins, poursuivait le geôlier, quand voilà que tout à coup, monsieur de Boiscoran saute sur la porte et se met à la secouer et à la taper à grands coups de pied et à appeler de toutes ses forces. Je le fais attendre un peu, pour qu'il ne me sache pas si près, et enfin j'ouvre en faisant celui qui a monté l'escalier en courant. Dès que je parais: «J'ai le droit, n'est-ce pas, de recevoir des visites?... Et personne n'est venu me demander?--Personne.--Vous en êtes bien sûr?... Très sûr!...»
»C'était comme le coup de la mort que je lui donnais. Il se tenait le front à deux mains, comme cela, et il disait: "Personne! Et j'ai une mère, une fiancée, des amis! Allons, c'est fini!... Je n'existe plus, je suis abandonné, réprouvé, renié!..." Il disait cela d'une voix à tirer des larmes des pierres de la prison, et moi, ému, je lui proposai d'écrire une lettre que je ferais porter chez monsieur de Chandoré. Mais aussitôt, entrant en fureur: "Non, jamais! s'écria-t-il, jamais, laissez-moi, je n'ai plus qu'à mourir..."
Maître Folgat n'avait pas prononcé une parole, mais sa pâleur trahissait son émotion.
-- Vous devez comprendre, messieurs, disait Blangin, que je n'étais pas rassuré du tout. La cellule qu'occupe monsieur de Boiscoran n'a pas de chance. J'y ai eu, depuis que je suis à Sauveterre, un suicide et une tentative de suicide. Sitôt sorti, j'appelai Frumence Cheminot, un pauvre diable de détenu qui m'aide dans mon service, et il fut convenu que nous monterions la garde à tour de rôle, pour ne pas perdre l'accusé de vue une minute. Mais la précaution était inutile. Le soir, quand on monta le dîner de monsieur de Boiscoran, il était tout à fait calme, et même il me dit qu'il allait essayer de manger parce qu'il voulait conserver ses forces. Pauvre malheureux! s'il n'a de forces que celles que lui donnera son dîner d'hier, il n'ira pas loin. À peine avait-il avalé quatre bouchées qu'il fut pris d'un tel étouffement que nous avons cru, Cheminot et moi, qu'il allait nous passer entre les mains, et même je pensais que ce serait peut-être un bonheur. Enfin, vers neuf heures, il était à peu près remis, et il est resté toute la nuit accoudé à sa fenêtre...
Maître Magloire était à bout.
-- Montons, dit-il à son jeune confrère.
Ils montèrent. Mais en s'engageant dans le corridor des cellules, ils aperçurent Cheminot, qui de loin leur faisait signe de marcher doucement.
-- Qu'arrive-t-il donc? demandèrent-ils à voix basse.
-- Je crois qu'il dort, répondit le détenu. Pauvre homme! Il rêve peut-être qu'il est libre dans son beau château.
Sur la pointe du pied, maître Folgat s'approcha du guichet.
Mais Jacques était éveillé. Il avait entendu des pas et des voix, et il venait de sauter à terre.
Blangin ouvrit donc la porte, et dès le seuil:
-- Je vous amène du renfort, mon ami, dit maître Magloire au prisonnier. Maître Folgat, mon confrère venu de Paris avec votre mère...
Froidement, sans un mot, M. de Boiscoran s'inclina.
-- Je vois que vous m'en voulez, reprit le célèbre avocat de Sauveterre, j'ai été vif, hier, beaucoup trop vif...
Jacques secoua la tête et reprit d'un ton glacé:
-- Je vous en ai voulu, dit-il, mais j'ai réfléchi, et maintenant je vous remercie de votre franchise... Au moins je sais mon sort. Si je passais en cour d'assises, innocent, je serais condamné comme assassin et incendiaire. J'aviserai à ne pas passer en cour d'assises...
-- Malheureux! Tout espoir n'est pas perdu!
-- Si. Du moment où vous, qui êtes mon ami, vous ne m'avez pas cru, qui donc me croirait!
-- Moi! s'écria maître Folgat. Moi, qui sans vous connaître croyais à votre innocence, et qui l'affirme maintenant que je vous ai vu!
Plus prompt que la pensée, Jacques de Boiscoran saisit la main du jeune avocat, et la serrant d'une étreinte convulsive:
-- Pour cette seule parole que vous venez de prononcer, s'écria-t-il, merci!... Soyez béni, monsieur, de cette foi que vous avez en moi!
C'était la première fois, depuis son arrestation, que l'infortuné tressaillait d'espérance et de joie. Ce ne fut, hélas, qu'un tressaillement. Son regard, presque aussitôt, s'éteignit, son front devint plus sombre encore, et d'une voix sourde:
-- Malheureusement, reprit-il, nul désormais ne peut rien pour moi. Maître Magloire a dû vous dire, monsieur, ma lamentable histoire et mes explications; je n'ai pas de preuves... ou du moins, pour en fournir, il me faudrait descendre à de tels détails que la justice ne saurait les admettre, ou que si, par impossible, elle les admettait, j'en resterais à tout jamais avili à mes yeux... Il est de ces confidences dont il est interdit de profiter, de ces secrets qu'on ne livre jamais, de ces voiles que, même au prix de la vie, on ne soulève pas... Mieux vaut être condamné innocent qu'être acquitté infâme et dégradé. Messieurs, je renonce à me défendre...
Pour examiner ainsi, à quel parti désespéré s'était-il donc arrêté? Ses défenseurs tremblaient de le deviner.
-- Vous n'avez pas le droit de vous abandonner ainsi, monsieur, dit maître Folgat.
-- Pourquoi?
-- Parce que vous n'êtes pas seul en cause, monsieur. Parce que vous avez des parents, des amis...
Un sourire d'amère ironie crispait les lèvres de Jacques de Boiscoran.
-- Leur dois-je donc quelque chose, interrompit-il, à eux qui n'ont pas même eu le courage d'attendre, pour me renier, que le jugement fût rendu!... À eux dont le verdict impitoyable a devancé celui de la cour d'assises! C'est d'un inconnu, c'est de vous, monsieur Folgat, que me vient le premier témoignage de sympathie.
-- Ah! ce n'est pas vrai! s'écria maître Magloire, et vous le savez bien!
Jacques ne parut pas l'entendre.
-- Des amis! poursuivait-il, c'est vrai, oui, j'en avais aux jours prospères... Monsieur Galpin-Daveline et monsieur Daubigeon étaient mes amis... L'un est devenu mon juge, le plus cruel et le plus implacable des juges, et l'autre, qui est procureur de la République, n'a pas même essayé de venir à mon secours... Maître Magloire aussi était mon ami, et cent fois il m'avait dit que je pouvais compter sur lui comme il comptait sur moi, aussi est-ce lui que j'avais choisi entre tous pour m'assister de ses conseils et de son expérience... Et quand j'ai entrepris de lui démontrer mon innocence, il m'a répondu que je mentais.
De nouveau le célèbre avocat de Sauveterre essaya de protester, en vain.
-- Des parents! continuait Jacques d'un accent où vibraient toutes ses colères, j'en ai, vous avez raison, j'ai un père et une mère... Où sont-ils, pendant que leur fils, victime d'une fatalité inouïe, se débat misérablement dans les mailles de la plus odieuse et de la plus perfide des intrigues? Mon père, tranquillement, reste à Paris, tout à ses occupations et à ses plaisirs accoutumés... Ma mère est accourue à Sauveterre, elle y est en ce moment, mais c'est inutilement qu'on lui a fait savoir qu'il m'était permis de recevoir sa visite. Je l'attendais hier, mais le malheureux accusé d'un crime n'est plus son fils! C'est en vain que du fond de l'abîme je l'ai appelée, c'est en vain que je l'ai attendue, comptant les secondes aux palpitations de mon cœur! Elle n'est pas venue. Personne n'est venu. Je suis seul au monde désormais, et vous voyez bien que j'ai le droit de disposer de moi...
Maître Folgat n'eut pas l'idée de discuter. À quoi bon! Est-ce que le désespoir raisonne? Il dit simplement:
-- Vous oubliez mademoiselle de Chandoré, monsieur.
Un flot de sang empourpra les joues de Jacques, et avec un long frémissement:
-- Denise!... murmura-t-il.
-- Oui, Denise, poursuivit le jeune avocat. Vous oubliez son courage, son dévouement et tout ce qu'elle a tenté pour vous. Direz-vous qu'elle vous abandonne et qu'elle vous renie, celle qui, oubliant pour vous toutes ses timidités et toutes ses pudeurs, est venue s'enfermer une nuit dans votre prison! C'est son honneur de jeune fille qu'elle risquait, car elle pouvait être découverte ou trahie, elle le savait. N'importe! elle n'a pas hésité...
-- Ah! vous êtes cruel, monsieur, interrompit Jacques. (Et serrant à le briser le bras de l'avocat:) Ne comprenez-vous donc pas, continua-t-il, que c'est son souvenir qui me tue, et que mon malheur est d'autant plus affreux que je sais quelles félicités je perds! Ne voyez-vous donc pas que j'aime Denise comme jamais femme n'a été aimée! Ah! s'il ne s'agissait que de moi!... Moi, du moins, j'ai une faute à expier. Mais elle! Pourquoi, mon Dieu, me suis-je trouvé sur son chemin! (Il demeura pensif une minute, puis:) Et cependant, ajouta-t-il, pas plus que ma mère, elle n'est venue hier! Pourquoi? Ah! c'est que sans doute on lui a tout révélé. On lui a dit comment je me trouvais au Valpinson le soir du crime...
-- Vous vous trompez, Jacques, prononça maître Magloire, mademoiselle de Chandoré ne sait rien...
-- Est-ce possible!
-- Maître Magloire n'a point parlé devant elle, ajouta maître Folgat, et nous avons fait promettre à monsieur de Chandoré de garder le secret. J'ai soutenu que vous seul aviez le droit d'apprendre la vérité à mademoiselle Denise.
-- Alors, comment s'explique-t-elle que je ne me sois pas disculpé?
-- Elle ne se l'explique pas.
-- Grand Dieu! me croirait-elle donc coupable?
-- Vous lui diriez que vous l'êtes, qu'elle refuserait de vous croire...
-- Et cependant elle n'est pas venue hier...
-- Elle ne le pouvait pas, monsieur. Si on lui a tu la vérité, on a dû la révéler à votre mère. Madame de Boiscoran a été comme foudroyée par ce dernier coup. Pendant plus d'une heure elle est restée sans connaissance entre les bras de mademoiselle Denise. Quand elle est revenue à elle, sa première parole a été pour vous, mais il était trop tard pour se présenter à la prison...
En invoquant le nom de Mlle Denise, maître Folgat avait trouvé le moyen le plus sûr, et peut-être le seul, de briser la volonté de Jacques.
-- Comment jamais m'acquitter envers vous, monsieur! murmura-t-il.
-- En me jurant de renoncer au funeste dessein que vous aviez conçu, répondit le jeune avocat. Coupable, je vous dirais: «Soit!» Et je serais le premier à vous fournir une arme. Le suicide serait une expiation. Innocent, vous n'avez pas le droit de vous tuer, car le suicide serait un aveu.
-- Que faire?
-- Vous défendre, lutter...
-- Sans espoir?
-- Oui, même sans espoir. Est-ce que jamais, en présence de l'ennemi, vous avez été tenté de vous faire sauter la cervelle? Non. Vous saviez cependant que les Prussiens étaient les plus nombreux et que probablement ils seraient vainqueurs! N'importe! Eh bien! vous êtes en présence de l'ennemi, et eussiez-vous la certitude d'être vaincu, c'est-à-dire condamné, que je vous dirais encore: «Il faut combattre!» Vous seriez condamné et à la veille de monter à l'échafaud, que je vous dirais toujours: «Il faut vivre jusque-là, car d'ici là tel événement peut surgir qui dénonce le coupable!» Et dût cet événement ne se pas présenter, je vous répéterais quand même: «Il faut attendre le bourreau pour protester du haut de la plate-forme contre l'erreur judiciaire dont vous êtes victime et une dernière fois affirmer votre innocence...»
Peu à peu, à la voix de maître Folgat, Jacques s'était redressé.
-- Sur mon honneur, monsieur, prononça-t-il, je vous jure que j'aurai le courage d'aller jusqu'au bout.
-- Bien! approuva maître Magloire, bien, très bien!
-- Mais qu'allons-nous tenter? demanda Jacques.
-- Avant tout, répondit maître Folgat, je prétends recommencer, à votre profit, l'instruction si incomplète de monsieur Galpin-Daveline. Ce soir même, madame votre mère et moi partons pour Paris. Je viens vous demander les renseignements nécessaires, et aussi les moyens d'explorer votre maison de la rue des Vignes et de rechercher l'ami dont vous aviez emprunté le nom et la servante qui vous servait...
Un grincement de verrous l'interrompit.
Le judas pratiqué dans la porte de la cellule s'ouvrait, et au grillage se collait le visage rubicond de Blangin.
-- Monsieur, dit-il, madame de Boiscoran est au parloir, et elle vous prie de descendre dès que vous aurez terminé avec ces messieurs...
Jacques était devenu très pâle.
-- Ma mère! murmura-t-il. (Et tout aussitôt:) Ne vous éloignez pas! cria-t-il au geôlier, nous allons avoir fini! (Trop grande était son agitation pour qu'il pût la maîtriser.) Il faut que nous en restions là pour aujourd'hui, messieurs, dit-il à maître Magloire et à maître Folgat, je n'ai plus ma tête à moi...
Mais maître Folgat, ainsi qu'il venait de l'annoncer, était résolu à partir pour Paris le soir même.
-- Le succès dépend de la rapidité de nos mouvements, prononça-t-il. Permettez-moi d'insister pour obtenir immédiatement les quelques renseignements dont j'ai besoin.
-- C'est une tâche impossible que vous entreprenez, monsieur..., commença-t-il.
-- Faites toujours ce que mon confrère vous demande, interrompit maître Magloire.
Sans plus résister, et, qui sait!, agité peut-être du secret espoir qu'il ne s'avouait pas, Jacques de Boiscoran mit le jeune avocat au fait des moindres circonstances de ses relations avec Mme de Claudieuse. Il lui apprit à quelle heure elle venait rue des Vignes, quel chemin elle prenait, et comment elle était vêtue le plus habituellement.
Les clefs de la maison étaient à Boiscoran, dans un tiroir que Jacques indiquait. Il n'y avait qu'à les demander à Antoine.
Il dit ensuite comment on arriverait peut-être à savoir au juste ce qu'était devenu cet Anglais, son ami, dont il avait emprunté le nom. Sir Francis Burnett avait un frère à Londres. Jacques ignorait son adresse précise, mais il savait qu'il faisait des affaires considérables avec l'Inde, et qu'il avait été autrefois le caissier principal de la célèbre maison de banque Gilmour et Benson.
Quant à sa servante anglaise, qui avait tenu pendant trois ans son ménage, rue des Vignes, Jacques l'avait prise les yeux fermés, sur la seule recommandation d'un bureau de placement de la rue du Faubourg-Saint-Honoré, et jamais il ne s'était occupé d'elle autrement que pour lui payer ses gages ou lui donner de temps à autre quelque gratification. Ce qu'il pouvait dire, et encore est-ce par hasard qu'il l'avait appris, c'est que cette fille s'appelait Suky Wood, qu'elle était née à Folkestone, où ses parents tenaient une auberge de matelots, et qu'avant de venir en France, elle avait habité Liverpool, où elle était femme de chambre à l'hôtel _Adolphi._
Soigneusement, maître Folgat prit note de tous ces renseignements.
-- En voici plus qu'il ne faut, s'écria-t-il, pour ouvrir la campagne! Je n'ai plus à vous demander que l'adresse et le nom de vos fournisseurs de la rue des Vignes.
-- Vous en trouverez la liste sur un petit portefeuille qui est dans le même tiroir que les clefs. Là sont aussi tous les titres et tous les papiers relatifs à la maison. Enfin, vous feriez peut-être bien d'emmener Antoine, qui est un homme dévoué.
-- Certes, je l'emmènerai, puisque vous le permettez, dit le jeune avocat. (Et serrant précieusement toutes ses notes:) Mon voyage, ajouta-t-il, ne durera pas plus de trois ou quatre jours, et, à mon retour, selon les circonstances, nous dresserons notre plan de défense... D'ici là, mon cher client, bon courage.
Sur quoi, ayant appelé Blangin pour qu'il leur ouvrît la porte, et donné à Jacques de Boiscoran une poignée de main, maître Folgat et maître Magloire se retirèrent.
-- Eh bien! descendons-nous, à présent? demanda le geôlier.
Mais Jacques ne lui répondit pas. C'est du plus profond du cœur qu'il avait souhaité la visite de sa mère; puis voici qu'au moment de la voir, il se sentait assailli de toutes sortes d'appréhensions vagues. La dernière fois qu'il l'avait embrassée, c'était à Paris, dans le beau salon de leur hôtel. Il partait, le cœur gonflé d'espérance et de joie, pour rejoindre Mlle Denise, et il se rappelait que sa mère lui avait dit: «Je ne te verrai plus, maintenant, que la veille de ton mariage...»
Et c'est dans le parloir d'une prison, accusé d'un crime abominable, qu'il allait la revoir... Et peut-être doutait-elle de son innocence!
-- Monsieur, madame la marquise vous attend, insista le geôlier.
À la voix de cet homme, Jacques tressaillit.
-- Je suis à vous, répondit-il, marchons!
Et tout en descendant l'escalier, il n'était préoccupé que de composer son visage et de s'armer de courage et de sang-froid. Car il ne faut pas, se disait-il, qu'elle se doute de l'horreur de la situation.
Au bas de l'escalier, montrant une porte:
-- Voilà le parloir, dit Blangin. Quand madame la marquise voudra sortir, vous m'appellerez.
Sur le seuil, Jacques s'arrêta.
Le parloir de la prison de Sauveterre est une immense salle voûtée, éclairée par deux étroites fenêtres armées d'une double rangée de solides barreaux. Point de meubles, sinon un banc grossier scellé dans le mur humide et malpropre. Et sur ce banc, en pleine lumière, était assise ou plutôt affaissée, et comme privée de sentiment, la marquise de Boiscoran.
L'apercevant, Jacques eut à peine la force d'étouffer un cri de douleur et d'effroi. Était-ce bien sa mère, cette vieille femme amaigrie, au teint plombé, aux yeux rougis, et dont les mains tremblaient!
-- Ô mon Dieu! murmura-t-il.
Elle l'entendit, car elle releva la tête; et le reconnaissant, elle essaya de se dresser; mais ses forces la trahirent, et elle retomba lourdement sur le banc en s'écriant:
-- Jacques, mon fils!
Elle aussi, elle était épouvantée, en voyant ce qu'avaient fait de Jacques deux mois d'angoisses et d'insomnies.
Mais déjà il s'était agenouillé à ses pieds, sur les dalles boueuses, et d'une voix à peine intelligible:
-- Me pardonnes-tu, balbutia-t-il, les horribles souffrances que je te cause?
Elle le considéra un moment avec une expression, délirante, puis tout à coup, lui prenant la tête à deux mains et l'embrassant avec une violence passionnée:
-- Si je te pardonne!... s'écria-t-elle. Hélas! qu'ai-je à te pardonner! Coupable, je t'aimerais toujours, et tu es innocent!
Jacques respira plus librement. À l'accent de sa mère, il comprit qu'elle était sûre de lui.
-- Et mon père? interrogea-t-il.
De fugitives rougeurs marbrèrent les joues blêmes de la marquise.
-- Je le verrai demain, répondit-elle, car je pars ce soir avec maître Folgat...
-- Quoi! faible comme tu l'es!
-- Il le faut.
-- Mon père ne saurait-il abandonner ses collections huit jours? Comment n'est-il pas ici? Me croit-il donc coupable?
-- C'est précisément parce qu'il est sûr de ton innocence qu'il reste à Paris. Il ne te croit pas en danger. Il prétend que la justice ne saurait se tromper...
-- Je l'espère bien! fit Jacques avec un sourire forcé. (Et changeant aussitôt de ton:) Et Denise, demanda-t-il, pourquoi ne t'a-t-elle pas accompagnée?
-- Parce que je ne l'ai pas voulu. Elle ne sait rien. Il a été convenu qu'on ne prononcerait pas devant elle le nom de madame de Claudieuse, et je voulais, moi, te parler de cette exécrable femme! Jacques, mon pauvre enfant, vois où t'a conduit une passion coupable!
Il ne répondit pas.
-- Tu l'aimais? reprit Mme de Boiscoran.
-- J'ai cru l'aimer.
-- Et elle?
-- Oh! elle! Dieu seul peut savoir le secret de cette âme troublée.
-- Il n'y a donc rien à espérer d'elle, ni pitié ni remords...
-- Rien. Je l'ai abandonnée, elle s'est vengée. Elle m'avait prévenu...
Mme de Boiscoran soupira.
-- C'est ce que je pensais, dit-elle. Dimanche dernier, alors que j'ignorais tout, je me suis trouvée près d'elle à l'église, et involontairement, j'admirais son calme recueillement, la pureté de son regard, la noblesse et la simplicité de son maintien.
Hier, quand j'ai appris la vérité, j'ai frémi! J'ai compris combien doit être redoutable une femme qui peut affecter un tel calme, alors que son amant est en prison accusé du crime qu'elle a commis!
-- Rien au monde ne saurait la troubler, ma mère.
-- Elle doit trembler, cependant, elle doit bien imaginer que tu nous a tout dit. Que faudrait-il pour qu'elle fût démasquée?
Mais l'heure passait, et Blangin ne tarda pas à paraître, annonçant à Mme de Boiscoran qu'il lui fallait se retirer.
Elle se retira, en effet, après avoir une dernière fois embrassé son fils.
Et le soir même, ainsi qu'il était convenu, elle prenait, avec maître Folgat et le vieil Antoine, l'express de Paris.
Tous à Sauveterre, M. de Chandoré aussi bien que Jacques lui-même, calomniaient le marquis de Boiscoran.
Il s'obstinait à demeurer à Paris, c'est vrai, mais ce n'était certes pas par indifférence, car il s'y mourait d'anxiété. Il avait sévèrement défendu sa porte, même pour ses plus vieux amis, même pour ses marchands de curiosités; il ne sortait plus, la poussière s'amassait sur ses collections, et rien n'était capable de le tirer de son morne abattement que l'arrivée d'une lettre de Sauveterre.
Chaque matin, il en recevait jusqu'à trois ou quatre, de la marquise ou de maître Folgat, de M. Séneschal ou de maître Magloire, de M. de Chandoré, de Mlle Denise et du docteur Seignebos lui-même. Et ainsi il pouvait suivre à distance toutes les phases et jusqu'aux moindres incidents du procès.
Seulement, c'est en vain qu'on le pressait de venir, qu'on l'en conjurait dans l'intérêt même de son fils. Il ne bougeait toujours pas.
Une seule fois, ayant reçu, par l'entremise de Mlle de Chandoré, une lettre de Jacques, il commanda à son valet de chambre de préparer sa malle pour le soir même. Mais, au dernier moment, il avait ordonné de la défaire, disant qu'il avait réfléchi, qu'il ne partirait pas. «Il se passe quelque chose d'extraordinaire dans l'esprit de monsieur le marquis», disait aux autres domestiques le valet de chambre de confiance.
Et, dans le fait, il passait ses journées et une partie de ses nuits dans son cabinet, affaissé sur son fauteuil, mangeant à peine, ne dormant plus, insensible à tout ce qui s'agitait autour de lui. Sur sa table, il avait rangé bien en ordre toutes ses lettres de Sauveterre, et sans cesse il les lisait et les relisait, les comparant entre elles, commentant toutes les phrases, essayant, sans y parvenir, de dégager la vérité de cette masse de détails et de renseignements.
C'est qu'il était bien loin de sa sécurité superbe du premier moment. C'est que chaque jour lui avait apporté un doute, chaque courrier une incertitude. C'est que, sans trêve ni relâche, il était assailli par les plus horribles craintes. Il les écartait, mais toujours elles revenaient, plus fortes et plus irrésistibles à chaque fois, comme les lames de la marée montante.
Ainsi un matin, de très bonne heure, il était dans son cabinet. Ses angoisses étaient plus intolérables que de coutume, car la veille maître Folgat lui avait écrit: _«Demain cesseront nos incertitudes. Demain le secret sera levé, et M. Jacques pourra recevoir maître Magloire, le défenseur qu'il a choisi. Aussitôt, vous aurez des nouvelles.»_
Ces nouvelles, M. le marquis de Boiscoran les attendait. Et, deux fois déjà, il avait sonné pour demander si le facteur n'était pas venu, lorsque tout à coup son valet de chambre parut, et d'un air effaré:
-- Madame la marquise, monsieur, dit-il. Elle vient d'arriver avec Antoine, le domestique de monsieur Jacques...
Il n'avait pas achevé que la marquise entrait, plus défaite encore que la veille dans le parloir de la prison, écrasée qu'elle était par les fatigues d'une nuit de chemin de fer.
Le marquis, lui, s'était dressé tout d'une pièce. Et dès que le valet de chambre fut sorti et la porte refermée, d'une voix frémissante, de cette voix qui sollicite et cependant redoute une réponse décisive:
-- Il arrive quelque chose d'extraordinaire? dit-il.
-- Oui.
-- Heureux ou malheureux?
-- Triste!
-- Dieu! Jacques aurait-il avoué?
-- Comment avouerait-il, puisqu'il est innocent!
-- Il s'est disculpé, alors?
-- Pour moi, pour maître Folgat, pour le docteur Seignebos, pour nous tous qui le connaissons et qui l'aimons, oui. Non pour le public, pour ses ennemis, pour la justice... Il explique tout, mais les preuves lui manquent.
Le visage déjà si sombre du marquis de Boiscoran s'assombrit encore.
-- En d'autres termes, on doit le croire sur parole, fit-il.
-- Ne le croyez-vous donc pas?
-- Ce n'est pas de moi qu'il s'agit, mais de ses juges...
-- Eh bien! pour ses juges, on trouvera des preuves. Maître Folgat, qui vient d'arriver par le même train que moi, et que vous verrez aujourd'hui même, espère en découvrir.
-- Des preuves de quoi?
Peut-être Mme de Boiscoran avait-elle appréhendé cet accueil. Elle avait dû s'y préparer, et cependant il la troublait.
-- Jacques, commença-t-elle, a été l'amant de la comtesse de Claudieuse...
-- Ah! ah! interrompit le marquis. (Et d'un ton d'offensante ironie:) C'est une histoire d'adultère, ajouta-t-il.
La marquise ne répondit pas.
-- Quand madame de Claudieuse, poursuivit-elle, a appris le mariage de Jacques et qu'il l'abandonnait, exaspérée, elle a voulu se venger...
-- Et, pour se venger, elle a essayé d'assassiner son mari.
-- Elle voulait être libre...
D'un formidable juron, le marquis de Boiscoran interrompit sa femme:
-- Et voilà tout ce que Jacques a trouvé! s'écria-t-il. C'est pour aboutir à cette histoire qu'il s'est tu pendant l'instruction!
-- Vous ne me laissez pas parler, monsieur. Notre fils est victime de coïncidences inouïes...
-- Naturellement! Les coïncidences inouïes sont l'éternel refrain de quelques milliers de gredins que l'on condamne chaque année. Pensez-vous donc qu'ils avouent? Jamais. Interrogez-les, tous vous prouveront qu'ils sont victimes de la fatalité, d'une intrigue ténébreuse et, enfin, d'une erreur judiciaire. Comme s'il pouvait y avoir des erreurs judiciaires, à notre époque, après l'enquête du juge d'instruction et l'examen de la chambre des mises en accusation...
-- Vous verrez maître Folgat, il vous dira ses espérances.
-- Et si elles échouent?... Mme de Boiscoran baissa la tête.
-- Qu'adviendrait-il? insista le marquis.
-- Tout ne serait pas encore perdu, monsieur; mais alors nous aurions cette horrible douleur de voir notre fils traduit en cour d'assises.
La haute taille du vieux gentilhomme s'était redressée, sa face s'empourprait, ses narines se gonflaient, la plus épouvantable colère étincelait dans ses yeux.
-- Jacques en cour d'assises! s'écria-t-il d'une voix formidable, et c'est vous qui venez me dire cela, froidement, comme une chose toute naturelle, comme une chose possible!... Et qu'arrivera-t-il, s'il passe en cour d'assises? Il sera condamné, et on verra un Boiscoran au bagne!... Mais non, ce n'est pas vrai!... Je ne prétends pas qu'un Boiscoran ne puisse commettre un crime, la passion a des entraînements insensés... Seulement, un Boiscoran revenu à lui se ferait justice lui-même. Le sang lave tout. Jacques, lui, préfère le bourreau, il attend, il ruse, il veut plaider... Pourvu qu'il sauve sa tête, il sera content. Il s'estimera heureux s'il en est quitte pour quelques années de travaux forcés... Et ce lâche serait un Boiscoran, il coulerait de mon sang dans ses veines! Allons donc, madame. Jacques n'est pas mon fils!
Si écrasée que fût la marquise, elle se redressa sous cette injure atroce.
-- Monsieur! s'écria-t-elle.
Mais M. de Boiscoran était hors d'état de rien entendre.
-- Je sais ce que je dis, continua-t-il. Je me souviens de tout, moi, si vous avez tout oublié... Allons, un retour sur votre passé... Rappelez-vous la date de la naissance de Jacques, et dites-moi en quelle année monsieur de Margeril a refusé de se battre avec moi!
L'indignation rendait des forces à la marquise.
-- Et c'est aujourd'hui, s'écria-t-elle, que vous venez me dire cela, après trente ans, et dans quelles circonstances, ô mon Dieu!
-- Oui, après trente ans! L'éternité passerait sur de tels souvenirs qu'elle ne les effacerait pas. Et sans ces circonstances que vous invoquez, je ne vous aurais rien dit, jamais... Au temps dont je vous parle, j'avais à choisir entre deux rôles: je pouvais être à mon gré ridicule ou odieux. J'ai préféré me taire et ne pas éclaircir mes doutes... C'en était fait du bonheur, j'ai voulu conserver le repos. Nous avons vécu en bonne intelligence, mais entre nous, toujours, ainsi qu'un mur d'airain, s'est dressé le soupçon.
Doutant, je me suis tu. Mais, aujourd'hui que les faits donnent raison à mes doutes, je vous le répète: Jacques n'est pas mon fils!
Au fond de combien d'existences, paisibles en apparence et heureuses, reposent ainsi, comme de subtils poisons au fond d'une coupe d'eau limpide, d'atroces défiances qui, à la moindre secousse, remontent à la surface.
Éperdue de douleur, de honte et de colère, la marquise de Boiscoran se tordait les mains.
-- Quelle humiliation! s'écriait-elle. Ce que vous faites est horrible, monsieur. C'est une indignité que d'ajouter ce supplice infâme au martyre que j'endure!
M. de Boiscoran riait d'un rire convulsif.
-- Eh bien! oui, c'est vrai, un jour j'ai été imprudente et inconsidérée. J'étais jeune, je ne savais rien de la vie, le monde me faisait fête, et vous, mon mari, mon guide, tout à votre ambition, vous paraissiez m'abandonner... Je n'ai pas su prévoir les conséquences d'une coquetterie bien inoffensive...
-- Voyez-les donc, maintenant, ces conséquences. Après trente ans, je renie l'enfant qui porte mon nom et je dis que, s'il est innocent, il expie la faute de sa mère. Fatalement, votre fils devait convoiter et prendre la femme d'un autre, et, l'ayant prise, c'est justice qu'il périsse par un adultère...
-- Mais vous savez bien que je n'ai pas trahi mes devoirs, monsieur!
-- Je ne sais rien...
-- Vous l'avez reconnu, cependant, puisque vous vous êtes refusé à une explication qui m'eût justifiée...
-- C'est vrai, j'ai reculé devant une explication qui, avec votre intraitable orgueil, eût abouti fatalement à une rupture, c'est-à-dire à un affreux scandale.
La marquise eût pu répondre à son mari qu'en se refusant à sa justification, il avait renoncé au droit d'articuler un reproche. À quoi bon!
-- Tout ce que je sais, continuait-il, c'est qu'il y a de par le monde un homme que j'ai voulu tuer. Les propos de deux fats m'avaient livré son nom. Je suis allé le trouver en lui disant que j'exigeais une satisfaction et que je comptais assez sur son honneur pour dissimuler, même à nos témoins, le motif réel de notre rencontre. Il m'a refusé la satisfaction que je lui demandais, répondant qu'il ne me la devait pas, que vous aviez été calomniée et qu'il ne se battrait avec moi que si je l'insultais publiquement...
-- Eh bien!...
-- Que faire après cela? Commencer une enquête? Vos précautions devaient être prises pour qu'elle n'aboutît pas. Vous épier? C'eût été me dégrader inutilement, puisque vous étiez sur vos gardes. Fallait-il plaider en séparation? La loi m'offrait cette ressource. Je pouvais vous traîner devant des juges, vous livrer aux sarcasmes de mon avocat et m'exposer aux railleries du vôtre... J'avais le droit de nous avilir, de déshonorer mon nom, de clamer notre honte, de l'afficher, de la publier dans les journaux... Ah! plutôt être dupe mille fois!
Mme de Boiscoran semblait confondue.
-- Voilà donc, murmura-t-elle, l'explication de votre conduite depuis tant d'années...
-- Oui. Voilà pourquoi, tout à coup, j'ai renoncé aux affaires, moi que vous appeliez ambitieux. Voilà pourquoi je me suis dérobé au monde, où toujours il me semblait voir les visages sourire sur mon passage... Voilà pourquoi, vous abandonnant l'éducation de votre fils et la direction de votre maison, je suis devenu l'enragé collectionneur, le maniaque égoïste que l'on connaît! Est-ce donc d'aujourd'hui seulement que vous découvrez que vous avez gâté ma vie?
Il y avait plus de compassion que de ressentiment dans le regard dont Mme de Boiscoran enveloppait son mari.
-- Vous m'aviez dit vos injustes soupçons, monsieur, répondit-elle, mais j'étais forte de mon innocence, et j'espérais que le temps et ma conduite les avaient effacés...
-- La foi perdue ne revient plus.
-- Jamais l'épouvantable idée ne m'était venue que vous doutiez, que vous pouviez douter de votre paternité!
Le marquis de Boiscoran secouait la tête.
-- C'était ainsi, cependant, dit-il. J'ai cruellement souffert. J'aimais Jacques. Oui, malgré tout, malgré moi-même, je l'aimais! N'avait-il pas toutes les qualités qui sont l'orgueil et la joie d'une famille! N'était-il pas généreux et fier, ouvert à tous les nobles sentiments, affectueux et toujours empressé de me plaire! Jamais je n'ai eu qu'à me louer de lui. Et encore en ces derniers temps, pendant cette exécrable guerre, n'a-t-il pas fait preuve de la plus rare bravoure, et n'a-t-il pas vaillamment conquis la croix qu'on lui a donnée!... Toujours, de tous côtés, me sont venues à son sujet des félicitations. On me vantait son intelligence, son application au travail. Hélas! c'est quand on me disait que j'étais un heureux père que j'étais le plus malheureux des hommes. Combien de fois ne m'est-il pas arrivé, d'un mouvement irrésistible, de l'attirer sur mon cœur! Mais aussitôt le doute horrible tressaillait en moi. S'il n'était pas mon fils!... Et je le repoussais, et dans ses traits je cherchais quelque chose des traits de l'autre.
Sa colère s'épuisait, usée par son excès même. Il s'attendrissait. Et se laissant tomber sur un fauteuil, et cachant son visage entre ses mains:
-- S'il était mon fils, cependant! murmura-t-il. S'il était innocent... Ah! ce doute est intolérable!... et moi qui me suis obstiné à ne pas bouger d'ici!... Moi qui n'ai rien fait pour lui!... Je pouvais tout, au début. Il m'eût été si facile d'obtenir que l'instruction fût confiée à un autre qu'à ce Galpin-Daveline, son ami autrefois, maintenant son ennemi mortel!
M. de Boiscoran l'avait dit, l'orgueil de la marquise était intraitable. Et cependant, blessée aussi cruellement qu'une femme puisse l'être, elle refoulait toutes les révoltes de son être et, songeant à son fils, elle demeurait humble.
Tirant de son sein une lettre que Jacques lui avait fait parvenir dans la soirée de son départ, elle la tendit à son mari en disant:
-- Voulez-vous lire ce que vous écrit notre fils, monsieur?
D'une main tremblante, le marquis prit cette lettre, et, l'enveloppe brisée, il lut:
_M'abandonnez-vous donc, mon père, quand tout le monde m'abandonne? Jamais votre affection ne m'a été si nécessaire. Le péril est immense. Tout est contre moi. Jamais un tel concours de circonstances fatales ne s'est vu. Peut-être me sera-t-il impossible de démontrer mon innocence. Mais vous, est-il possible que vous croyiez votre fils coupable d'un crime stupide et lâche?... Oh, non! n'est-ce pas? Ma résolution est prise, je lutterai jusqu'au bout... Jusqu'à mon dernier souffle, je défendrai, non ma vie, mais mon honneur... Ah! si vous saviez!... Mais il est de ces choses qu'on n'écrit pas, et qu'on ne peut dire qu'à son père... Je vous en conjure, venez, que je vous voie, que votre main serre la mienne... Ne refusez pas cette consolation suprême à votre malheureux fils._
D'un bloc, le marquis s'était dressé.
-- Oh, oui! bien malheureux! s'écria-t-il. (Et s'inclinant à demi devant sa femme:) Je vous ai interrompue, fit-il. Maintenant, je vous prie de tout me dire...
L'amour de la mère étouffa le ressentiment de la femme. Sans l'ombre d'une hésitation, et comme si rien ne se fût passé, Mme de Boiscoran répéta le récit de Jacques à maître Magloire.
Le marquis semblait un homme assommé.
-- C'est inouï! répétait-il. (Et quand sa femme eut achevé:) Voilà donc, reprit-il, pourquoi Jacques s'était si fort irrité quand vous lui avez parlé d'inviter madame de Claudieuse, et pourquoi il vous avait dit que, s'il la voyait entrer par une porte, il sortirait par l'autre... Nous ne comprenions pas cette aversion...
-- Hélas! ce n'était pas de l'aversion. Jacques ne faisait en cela que servir la savante dissimulation de madame de Claudieuse.
En moins d'une minute, les résolutions les plus opposées se lurent sur le visage de M. de Boiscoran. Il hésita, et enfin:
-- Tout ce qui est possible pour réparer mon inaction, dit-il, je le ferai. J'irai à Sauveterre. Il faut que Jacques soit sauvé. Monsieur de Margeril est tout-puissant, voyez-le, je vous le permets, je vous le demande...
Deux larmes brûlantes, les premières depuis le commencement de cette scène, jaillirent des yeux de la marquise.
-- Ne comprenez-vous donc pas, monsieur, dit-elle, que ce que vous me demandez est maintenant impossible... Tout, oui, tout au monde, excepté cela!... Mais Jacques et moi sommes innocents; Dieu aura pitié de nous, maître Folgat nous sauvera.
Déjà maître Folgat était à l'œuvre.
Confiance en sa cause, conviction de l'innocence de Jacques, attrait de l'inconnu, fièvre de la lutte, incertitude du résultat, convoitise du succès, affection, intérêt, passion, tout se réunissait pour exalter le génie du jeune avocat et fouetter son activité. Et au-dessus de tout encore planait, mystérieux et indéfinissable, le sentiment que lui inspirait Mlle de Chandoré.
Car il avait subi le charme, comme tous les autres. Ce n'était pas de l'amour, car dire amour, c'est dire espérance, et il savait bien que toute et à tout jamais Mlle Denise appartenait à Jacques; c'était un sentiment puissant et doux, qui lui faisait souhaiter se dévouer pour elle et désirer d'être pour quelque chose dans sa vie et dans son bonheur. C'est pour elle que, sacrifiant toutes ses affaires et oubliant ses clients, il était resté à Sauveterre. C'est pour elle surtout qu'il voulait sauver Jacques de Boiscoran.
À peine arrivé à la gare, il avait laissé la marquise de Boiscoran à la garde du vieil Antoine et, sautant dans une voiture, il s'était fait conduire chez lui.
La veille, il avait adressé une dépêche, son domestique l'attendait. En moins de rien, il eut changé de vêtements. Remontant aussitôt en voiture, il partit à la recherche de l'homme le plus apte, selon lui, à éclaircir cette ténébreuse intrigue.
C'était un certain Goudar, qui avait à la préfecture de police des fonctions assez mal définies, mais assez bien rétribuées pour lui donner l'aisance. C'était un de ces agents à tout faire, que la police réserve pour les opérations délicates et les expéditions scabreuses, où il faut à la fois du flair et du tact, une intrépidité à toute épreuve et un imperturbable sang-froid.
Maître Folgat avait eu occasion de le connaître et de l'apprécier, lors de l'affaire de la Société d'Escompte mutuel. Lancé sur les traces du gérant, qui s'était enfui laissant un déficit de plusieurs millions, Goudar l'avait rejoint et arrêté au Canada, après trois mois de courses effrénées à travers l'Amérique.
Mais le jour de son arrestation, ce gérant n'avait sur lui, dans son portefeuille et dans ses malles, que quarante-trois mille francs. Qu'étaient devenus les millions? Lorsqu'on l'interrogea, il répondit qu'ils étaient dissipés; qu'il avait joué à la Bourse, qu'il avait été malheureux...
Tout le monde le crut, sauf Goudar. Surexcité par l'appât d'une récompense magnifique, il se remit en campagne et réussit, en moins de six semaines, à retrouver seize cent mille francs qui avaient été déposés à Londres chez une femme de mœurs équivoques.
L'histoire elle-même est bien connue. Ce qu'on ignore, c'est le génie d'investigation, la fertilité de ressources et d'expédients qu'avait dû déployer Goudar pour obtenir un tel résultat. Or, maître Folgat le savait exactement, lui qui avait été le conseil et l'avocat des actionnaires de la Société d'Escompte mutuel. Et il s'était bien juré que si jamais une occasion se présentait, c'est à cet habile homme qu'il aurait recours.
Goudar, qui était marié et père de famille, demeurait au diable, route de Versailles, tout près des fortifications.
Il occupait, seul avec les siens, une petite maison dont il était, ma foi, propriétaire, véritable retraite du sage, avec un jardinet sur la route et, de l'autre côté, un vaste jardin où il cultivait des plantes et des fruits admirables, et où il élevait toutes sortes d'animaux.
Car c'est un fait à remarquer que tous ces hommes de police, qui remuent à la journée le fumier social, adorent la campagne et, dégoûtés sans doute des hommes, aiment de passion les bêtes et les fleurs.
Lorsque maître Folgat descendit de voiture devant cette plaisante habitation, une jeune femme de vingt-cinq ans, éblouissante de beauté, de jeunesse et de fraîcheur, jouait dans le jardinet avec une petite fille de trois à quatre ans, toute blonde et toute rose.
-- Monsieur Goudar, madame? demanda maître Folgat après avoir salué.
La jeune femme rougit légèrement, et modeste, mais non embarrassée:
-- Mon mari, monsieur, répondit-elle d'une voix admirablement timbrée, est dans le jardin, et vous le trouverez en prenant cette allée qui tourne la maison.
Ayant suivi l'indication, le jeune avocat ne tarda pas à apercevoir son homme.
La tête couverte d'un vieux chapeau de paille, en pantoufles et en bras de chemise, ayant devant lui un tablier bleu à pièce et à poche comme en portent les jardiniers, Goudar était grimpé sur une échelle et s'appliquait à loger dans des sacs de crin les superbes chasselas de ses treilles.
Entendant le sable crisser sous des pas, il tourna la tête, et tout de suite:
-- Tiens! fit-il, maître Folgat chez moi!... Bonjour, maître!
Grande fut la surprise du jeune avocat de se voir ainsi reconnu du premier coup d'œil. Il n'eût certes pas, lui, reconnu ainsi le policier. Plus de trois ans s'étaient écoulés depuis qu'ils ne s'étaient vus. Et combien de temps s'étaient-ils vus! pas une heure en deux fois.
Il est vrai que Goudar était un de ces hommes dont on ne garde pas souvenir. De taille moyenne, il n'était ni gras ni maigre, ni brun ni blond, ni jeune ni vieux. Un employé aux passeports eût certainement écrit ainsi son signalement: front ordinaire, nez ordinaire, bouche ordinaire, yeux de couleur indécise, absence de signes particuliers.
On ne pouvait pas dire qu'il eût l'air niais, mais il n'avait pas l'air intelligent. En lui, tout était ordinaire, moyen et indécis. Pas un trait saillant. Il devait fatalement passer inaperçu et être oublié aussitôt passé.
-- Vous me voyez en train de préparer ma récolte pour l'hiver, dit-il à maître Folgat. Agréable besogne! Cependant je suis à vous. Encore ces trois grappes dans ces trois sacs, et je descends.
Ce fut l'affaire d'un instant, et dès qu'il fut à terre:
-- Eh bien! interrogea-t-il, que dites-vous de mon jardin?
Et tout de suite il voulut faire visiter son domaine, et avec les extases d'un propriétaire, il vantait la saveur de ses poires duchesse, il exaltait les couleurs éclatantes de ses dahlias, il célébrait l'aménagement de sa basse-cour, où se voyaient des cabanes pour les lapins et un bassin pour les canards de toutes couleurs et des espèces les plus variées.
Du fond du cœur, maître Folgat maudissait ces enthousiasmes. Que de temps perdu!... Mais quand on attend un service d'un homme, c'est bien le moins qu'on flatte sa manie. Aussi renchérissait-il sur tous les éloges. Et toujours dans le but de se concilier les bonnes grâces du policier, tirant un étui à cigares et le lui présentant tout ouvert:
-- Vous en offrirais-je un? fit-il.
-- Merci, je ne fume jamais, répondit Goudar. (Et voyant l'étonnement de l'avocat:) Jamais chez moi, du moins, ajouta-t-il. J'ai cru remarquer que l'odeur du tabac déplaît à ma femme...
Positivement, si maître Folgat n'eût pas connu l'homme, il l'eût pris pour quelque bon et simple rentier, inoffensif et rien moins que subtil, et, lui tirant sa révérence, il se fût retiré. Mais il l'avait vu à l'œuvre, et à sa suite il visita et admira encore une serre bien établie, la couche des melons et la force des asperges.
Jusqu'à ce qu'enfin, conduisant son hôte au fond du jardin, sous une tonnelle où se trouvaient une table et des sièges rustiques:
-- Maintenant, dit Goudar, asseyons-nous, maître, et dites-moi votre affaire, car ce n'est pas pour l'unique plaisir de visiter mon domaine que vous êtes venu...
Goudar était de ces hommes qui ont reçu en leur vie plus de confidences que dix confesseurs, dix avoués et dix médecins ensemble. On pouvait tout lui dire.
Sans l'ombre d'une hésitation, et tout d'un trait, maître Folgat lui dit l'histoire de Jacques et de Mme de Claudieuse.
Il écouta sans un mot, sans un geste, sans qu'un des muscles de son visage tressaillît. Et quand l'avocat eut achevé:
-- Eh bien! demanda-t-il.
-- Avant tout, répondit maître Folgat, je voudrais votre impression. Admettez-vous les explications de monsieur de Boiscoran?
-- Pourquoi non? J'en ai, par ma foi, vu bien d'autres!
-- Alors vous pensez que, malgré tant de charges qui l'accablent, il faut croire à son innocence?
-- Permettez, je ne pense rien. Diable! il faut étudier une affaire avant d'émettre son opinion. (Il sourit, et regardant le jeune avocat:) Mais voilà bien des préambules, fit-il. Qu'attendez-vous donc de moi?
-- Votre aide, pour faire jaillir la vérité. L'homme de la préfecture, assurément, s'attendait à quelque proposition de ce genre. Après une minute de réflexion, regardant fixement maître Folgat:
-- Si je vous ai bien compris, reprit-il, vous voudriez procéder à une contre-instruction au bénéfice de la défense?
-- Précisément.
-- Et à l'insu de l'accusation?
-- Juste.
-- Eh bien! il m'est impossible de vous servir. Le jeune avocat était trop au courant des affaires pour n'avoir pas prévu une certaine résistance, et il s'était préoccupé des moyens de triompher.
-- Ce n'est pas votre dernier mot, mon cher Goudar, dit-il.
-- Pardonnez-moi. Je ne m'appartiens pas, j'ai un emploi et des occupations journalières...
-- Vous pouvez demander, et on ne vous refuserait certainement pas un congé d'un mois.
-- C'est vrai, mais il est certain aussi qu'on s'inquiéterait à la préfecture de ce congé. On me surveillerait probablement. Et si l'on venait à découvrir que je me mêle de faire de la police pour le compte des particuliers, on me laverait la tête solidement et on se priverait de mes services.
-- Oh!...
-- Il n'y a pas de «oh!» On ferait ce que je vous dis, et on aurait raison. Car enfin, où irions-nous, et que deviendraient la sécurité et la liberté individuelles, si le premier venu avait le droit d'embaucher les agents de la préfecture et de les employer à sa fantaisie? Et que deviendrais-je, si je venais à perdre ma place?
-- La famille de monsieur de Boiscoran est riche et témoignerait magnifiquement sa reconnaissance à l'homme qui le sauverait...
-- Et si je ne le sauvais pas! Et si au lieu de réussir à démontrer son innocence, je ne parvenais qu'à recueillir des preuves nouvelles de sa culpabilité?
L'objection était si forte que maître Folgat n'essaya même pas de la discuter.
-- Je pourrais, dit-il, vous remettre comme entrée de jeu une certaine somme qui vous resterait acquise quel que fût le résultat...
-- Quelle somme? Une centaine de louis? Certes, cent louis ne sont pas à dédaigner, mais qu'en ferais-je, si j'étais mis à pied? Je n'ai pas à penser qu'à moi; j'ai une femme et un enfant, et pour toute fortune cette bicoque qui n'est même pas finie de payer. Ma femme, qui est orpheline, n'avait en dot que son état de repriseuse de dentelles et de cachemires. Ma place n'est pas le Pérou, mais avec les gratifications extraordinaires, elle me vaut, bon an mal an, sept ou huit mille francs, sur lesquels j'en économise deux ou trois...
D'un geste amical, le jeune avocat l'arrêta.
-- Si je vous offrais dix mille francs?...
-- Une année d'appointements...
-- Si je vous en offrais quinze mille?... Goudar ne répondit pas, mais son œil brilla.
-- C'est une affaire intéressante que celle de monsieur de Boiscoran, poursuivit maître Folgat, et telle qu'il ne s'en présente guère. L'homme qui parviendrait à démontrer l'inanité de l'accusation grandirait singulièrement sa réputation...
-- Se ferait-il aussi des amis au parquet?
-- J'avoue que je ne le pense pas. L'homme de la police secouait la tête.
-- Eh bien! moi, dit-il, j'avoue que ce n'est ni pour la gloire ni par amour de l'art que je travaille. Oh! je sais bien que la vanité est le grand mobile de quelques-uns de mes confrères; j'ai connu le père Tabaret, je connais Lecoq... je suis plus positif. Mon métier ne m'a jamais plu, et si je continue à l'exercer, c'est faute d'argent pour en entreprendre un autre. Il désespère ma femme, d'ailleurs, qui ne vit pas tant que je suis dehors, et qui tremble toujours qu'on ne me rapporte un beau matin avec un couteau planté entre les épaules.
Sans cesser d'écouter, maître Folgat avait tiré de sa poche et posé sur la table un portefeuille fort gonflé.
-- Avec quinze mille francs, prononça-t-il, on peut entreprendre quelque chose...
-- C'est vrai... Il y a à vendre, touchant mon jardin, un terrain qui m'irait comme un gant. Le commerce des fleurs rapporte gros à Paris et plairait joliment à ma femme. On peut gagner beaucoup avec les fruits...
L'avocat comprenait bien qu'il tenait son homme.
-- Ajoutez, mon cher Goudar, insista-t-il, qu'en cas de succès, ces quinze mille francs ne seraient qu'un acompte. Peut-être les doublerait-on. Monsieur de Boiscoran est le plus généreux des hommes, et ce lui serait une joie que de récompenser royalement l'homme qui l'aurait sauvé...
Il ouvrait son portefeuille, tout en parlant, et il en tirait quinze billets de mille francs qu'il étalait sur la table.
-- À tout autre qu'à vous, continua-t-il, j'hésiterais à remettre d'avance une somme aussi forte. Un autre, l'argent reçu, ne s'occuperait peut-être plus de mon affaire. Mais je sais votre probité, et si en échange de mes billets, vous me donnez votre parole, je serai tranquille... Voyons, est-ce dit?
L'émotion du policier était grande, car si maître qu'il fût de ses impressions, il avait légèrement pâli.
Hésitant, il maniait les billets de banque d'une main frémissante, jusqu'à ce que tout à coup:
-- Attendez-moi deux minutes, dit-il.
Et se levant brusquement, il courut vers la maison.
Va-t-il consulter sa femme? se demandait maître Folgat.
Il y allait positivement, car le moment d'après ils apparurent au bout de l'allée, discutant avec une certaine animation.
D'ailleurs, la discussion dura peu. Revenant à la tonnelle:
-- C'est entendu, déclara Goudar, je suis votre homme.
Joyeusement, l'avocat lui serra la main.
-- Merci! s'écria-t-il, car, aidé par vous, je réponds presque du succès... Malheureusement le temps presse... Quand nous mettrons-nous à l'œuvre?
-- À l'instant. Permettez-moi de changer de costume et je suis à vous. Il faudra que vous me donniez les clefs de la maison de la rue des Vignes.
-- Je les ai dans ma poche...
-- En ce cas, nous allons y aller immédiatement, car il me faut avant tout reconnaître le terrain... Et vous allez voir si je suis long à ma toilette!
Moins d'un quart d'heure après, effectivement, il reparaissait, vêtu d'une longue redingote noire et ganté, présentant le type achevé de ces dignes boutiquiers retirés, après fortune faite, qu'on rencontre dans la banlieue de Paris, promenant au soleil l'ennui de leur oisiveté et l'incurable regret de leur boutique.
-- Partons, dit-il à l'avocat.
Et après avoir salué Mme Goudar, qui les accompagna de son plus radieux sourire, ils montèrent en voiture en criant au cocher:
-- Rue des Vignes, 23!
C'est une singulière rue que cette rue des Vignes, qui ne mène nulle part, peu connue et si peu fréquentée que l'herbe y pousse dru. Très longue, elle affecte la forme d'un vaste demi-cercle dont la rue de Boulainvilliers est la corde. Montueuse, tortueuse, raboteuse, à peine pavée, elle ressemble bien plus à une ruelle de village qu'à une des voies de Paris. Point de boutiques, à peine quelques maisons, mais de droite et de gauche d'interminables murs de jardins, au-dessus desquels s'élèvent de grands arbres.
-- Ah! l'endroit est bien choisi pour de mystérieux rendez-vous, grommelait Goudar. Trop bien choisi même, car nous n'y trouverons pas de renseignements.
La voiture s'arrêta devant une petite porte percée dans un vieux mur dont les nombreuses réparations trahissaient les ravages des deux sièges.
-- Nous voilà au 23, bourgeois, dit le cocher, mais je ne vois pas de maison...
On ne la voyait pas de la rue, mais étant entrés, maître Folgat et Goudar l'aperçurent, s'élevant au milieu d'un immense jardin, simple et coquette, avec son double perron, son toit d'ardoises et ses persiennes fraîchement peintes.
-- Mon Dieu! s'écria l'homme de la préfecture, qu'un jardinier serait bien ici!
Et maître Folgat devina à son accent de telles convoitises que, tout aussitôt:
-- Si nous sauvons monsieur de Boiscoran, dit-il, je suis bien sûr qu'il ne gardera pas cette habitation...
-- Visitons! dit l'agent d'un ton qui révélait une envie immense de réussir.
Malheureusement Jacques de Boiscoran avait dit vrai. Meubles, tapis, tentures, tout était neuf, et c'est inutilement que Goudar et maître Folgat explorèrent les quatre pièces du rez-de-chaussée et les quatre pièces de l'étage supérieur, le sous-sol, où était la cuisine, et enfin les greniers.
-- Nous ne recueillerons pas un indice dans cette maison, déclara l'homme de la préfecture. Pour l'acquit de ma conscience, j'y viendrai passer un après-midi, mais aujourd'hui nous avons mieux à faire. Voyons les gens des environs...
Les habitants ne sont pas nombreux, rue des Vignes. Un chef d'institution et un nourrisseur, un serrurier en bâtiments et un loueur de voitures, cinq ou six propriétaires et l'inévitable marchand de vin-traiteur constituent toute la population.
-- Notre tournée sera bientôt faite, dit l'homme de police, après avoir ordonné au cocher d'aller attendre au bout de la rue.
Ni le chef d'institution ni ses employés ne savaient rien.
Le nourrisseur avait ouï dire que la maison numéro 23 appartenait à un Anglais, mais il ne l'avait jamais aperçu et ignorait même son nom.
Le serrurier, lui, savait que cet Anglais s'appelait Francis Burnett. Il avait fait pour lui divers travaux dont il avait été fort bien payé et avait eu par conséquent occasion de le voir, mais il y avait si longtemps de cela qu'il se déclarait incapable de le reconnaître.
-- Nous jouons de malheur, disait maître Folgat après cette troisième visite.
Plus fidèle était la mémoire du loueur de voitures. Il connaissait fort bien, affirma-t-il, l'Anglais du numéro 23, l'ayant conduit deux ou trois fois, et le signalement qu'il en donna était exactement celui de Jacques de Boiscoran. Il se rappelait encore qu'un soir qu'il faisait un temps affreux, sir Burnett était venu de sa personne lui demander une voiture. C'était pour une dame qui y était montée seule et qui s'était fait conduire place de la Madeleine. Mais la nuit était sombre, la dame portait un voile épais, il n'avait pas distingué ses traits, et tout ce qu'il pouvait dire, c'est qu'elle lui avait paru d'une taille au-dessus de la moyenne.
-- C'est toujours cela, disait Goudar en quittant le loueur. Mais le mieux renseigné doit être le marchand de vin. Si j'étais seul, je déjeunerais chez lui.
-- J'y déjeunerai volontiers avec vous, déclara maître Folgat.
Ainsi fut-il fait, et ce fut sagement fait.
Le marchand de vin ne savait pas grand-chose; mais son garçon, qui habitait le quartier depuis cinq ou six ans, connaissait de vue sir Burnett et avait surtout bien connu sa domestique anglaise, Suky Wood.
Et, tout en servant, il donnait quantité de détails.
Suky, racontait-il, était une grande diablesse de plus de cinq pieds, rousse à mettre le feu à ses bonnets, et qui avait les grâces d'un cuirassier habillé en femme. Il avait souvent et longuement causé avec elle, quand elle venait chercher une portion du «plat du jour» pour son dîner, ou acheter de la bière qu'elle aimait beaucoup.
Elle se déclarait fort satisfaite de sa place, disant qu'elle y était bien payée et qu'elle n'avait autant dire rien à faire, puisqu'elle était seule à la maison les trois quarts de l'année.
Par elle, le garçon marchand de vin avait appris que M. Burnett devait avoir un autre domicile, et qu'il ne venait rue des Vignes que pour recevoir une dame. Même, cette dame intriguait beaucoup Suky. Jamais, prétendait-elle, jamais elle n'avait pu seulement lui voir le bout du nez, tant elle savait bien prendre ses précautions; mais elle se promettait bien qu'elle finirait par la dévisager...
-- Et comptez qu'elle y aura réussi tôt ou tard, souffla Goudar à l'oreille de maître Folgat.
Enfin, par ce garçon marchand de vin, on sut encore que Suky avait été très liée avec la servante d'un vieux rentier célibataire qui demeurait au numéro 27.
-- Il faut y aller, décida Goudar.
Précisément, le maître de cette fille venait de sortir, et elle était seule au logis. Un peu effrayée d'abord de la visite et des questions de ces deux inconnus, elle ne tarda pas à se rassurer aux patelinages de l'homme de la préfecture, et, comme elle avait la langue des mieux pendues, elle confirma pleinement et développa toutes les assertions du garçon marchand de vin.
Suky, dont elle avait eu toute la confiance, ne s'était pas gênée pour lui dire que M. Burnett n'était pas anglais et ne s'appelait pas Burnett, et que s'il venait se cacher ainsi rue des Vignes sous un faux nom, c'était pour y recevoir sa bonne amie, qui était une femme du grand monde, admirablement belle.
Enfin, au moment de la guerre, quand elle avait quitté Paris, Suky avait annoncé qu'elle se rendait en Angleterre dans sa famille.
En sortant de la maison du vieux rentier:
-- C'est bien peu, ce que nous venons de recueillir, disait Goudar au jeune avocat, et des jurés ne s'en contenteraient pas... Mais c'est assez pour confirmer, au moins en partie, le récit de monsieur Jacques de Boiscoran. Il nous est prouvé désormais qu'il recevait une femme qui avait le plus grand intérêt à se cacher. Était-ce, comme il l'affirme, madame de Claudieuse? C'est ce que Suky nous apprendrait, car certainement elle l'a vue. Donc, il faut retrouver Suky... Et, maintenant, remontons en voiture et rendons-nous à la préfecture. Vous m'attendrez au café du Palais-de-Justice. Je n'en ai pas pour plus d'un quart d'heure...
Il en eut pour une grande heure et demie, et maître Folgat commençait à presque s'inquiéter quand enfin il reparut, l'air fort satisfait.
-- Garçon, un bock, commanda-t-il. (Et s'asseyant en face de l'avocat:) J'ai été longtemps, dit-il, mais je n'ai pas perdu mon temps. D'abord, j'ai obtenu un congé d'un mois. J'ai ensuite mis la main précisément sur le gaillard dont je rêvais pour expédier à la recherche de sir Burnett et de Suky. C'est un brave garçon nommé Barousse, fin comme l'ambre, et qui parle anglais comme s'il était né à Londres. Il demande, ses frais de voyage payés, vingt-cinq francs par jour, plus quinze cents francs de gratification s'il réussit. J'ai rendez-vous avec lui à six heures, pour lui rendre une réponse définitive. Si ces conditions vous conviennent, ce soir même, bien stylé par moi, il sera en route pour l'Angleterre.
Pour toute réponse, maître Folgat sortit un billet de mille francs en disant:
-- Voilà pour les premiers frais. Goudar avait achevé son bock.
-- Cela étant, maître, reprit-il, je vous quitte... Je vais aller rôder rue de la Ferme-des-Mathurins, autour de la maison de monsieur de Tassar de Bruc, le père de madame de Claudieuse. Peut-être y récolterai-je quelque chose. Demain, je passerai la journée à étudier à la loupe la maison de la rue des Vignes, et à interroger les fournisseurs dont vous m'avez donné la liste. Après-demain, j'aurai probablement fini ici. Donc, dans quatre ou cinq jours, vous verrez arriver à Sauveterre un individu qui sera moi. (Et se levant:) Car il faut que je sauve monsieur de Boiscoran, ajouta-t-il; je le veux, il le faut... il a une trop jolie maison... Allons, au revoir à Sauveterre.
Quatre heures sonnaient.
Sur les talons de Goudar, maître Folgat quitta le café et descendit les quais pour gagner la rue de l'Université. Il avait hâte de revoir M. et Mme de Boiscoran.
-- Madame la marquise repose, lui répondit le valet auquel il s'adressa, mais monsieur le marquis est dans son cabinet.
C'est là, en effet, que le jeune avocat le trouva, encore tout bouleversé de l'épouvantable scène du matin.
Il n'avait rien dit à sa femme qu'il ne pensât, malheureusement; mais il était désespéré de l'avoir dit en de telles circonstances. Et, cependant, il en éprouvait un grand soulagement, car, en vérité, il se sentait en partie délivré des horribles doutes dont il avait si longtemps gardé le secret.
Lorsqu'il vit entrer maître Folgat:
-- Eh bien? interrogea-t-il d'une voix altérée. Minutieusement le jeune avocat répéta le récit de la marquise; mais il dit, en outre, ce qu'elle n'avait pas pu dire, puisqu'elle l'ignorait: les projets désespérés de Jacques.
À cette révélation, M. de Boiscoran eut un geste désolé.
-- Malheureux! s'écria-t-il. Et moi qui l'accusais!... Il songeait à se tuer!
-- Et nous avons eu bien de la peine, maître Magloire et moi, ajouta maître Folgat, à triompher de sa résolution, bien de la peine à lui faire comprendre que jamais, quoi qu'il arrive, un innocent n'a le droit de recourir au suicide...
Une grosse larme roulait le long des joues du vieux gentilhomme.
-- Ah! j'ai été cruellement injuste! murmura-t-il. Pauvre malheureux enfant! (Puis, tout haut:) Mais je le verrai, reprit-il, je suis résolu à accompagner madame de Boiscoran à Sauveterre... Quand partez-vous?
-- Rien ne me retient plus à Paris, tout ce que j'avais à y faire est fait, et je pourrais partir ce soir même... Mais je suis vraiment trop fatigué. Je compte prendre demain matin le train de dix heures quarante-cinq.
-- Cela étant, nous ferons le voyage ensemble. C'est entendu, n'est-ce pas? Demain, à dix heures à la gare d'Orléans. Nous serons à Sauveterre à minuit.
Lorsque la marquise de Boiscoran, le jour de son départ de Sauveterre, était allée rendre visite à son fils, Mlle Denise de Chandoré avait demandé à y aller avec elle.
Refusée, la jeune fille n'avait pas insisté.
-- Je vois bien qu'on me cache quelque chose, avait-elle dit simplement, mais qu'importe!
Et elle s'était réfugiée au salon, et là, assise à la place où elle s'asseyait autrefois, en ces temps heureux où Jacques passait près d'elle toutes ses soirées, elle était restée de longues heures immobile, les sourcils froncés, semblant suivre de l'œil dans l'espace des scènes invisibles pour les autres.
L'inquiétude était sans bornes de grand-père Chandoré et des tantes Lavarande. C'est qu'ils savaient, mieux peut-être qu'elle ne se savait elle-même, Denise, leur enfant adorée, leur plus cher et leur unique souci depuis bientôt vingt ans. C'est qu'ils connaissaient chacune des expressions de cette physionomie, miroir fidèle de l'âme la plus pure. C'est qu'à un tressaillement de son visage, à un geste, à une intonation de sa voix, ils s'étaient habitués à démêler ses pensées.
-- Certainement, Denise médite quelque grave projet, disaient les tantes à M. de Chandoré. Elle réfléchit, elle calcule, elle est en train de prendre une résolution.
C'était l'avis du vieux gentilhomme. Et à plusieurs reprises:
-- À quoi penses-tu, chère fille? lui demanda-t-il.
-- À rien, bon papa, répondit-elle.
-- Tu es plus triste encore qu'à l'ordinaire; pourquoi?
-- Hélas! le sais-je moi-même! Sait-on pourquoi, selon les jours, on a le cœur plein de soleil ou plein de brume!
Mais, le lendemain, elle voulut absolument qu'on la conduisît chez ses couturières, et, comme elle y trouva Méchinet, le greffier, elle resta en conférence avec lui une grosse demi-heure. Puis, le soir, le docteur Seignebos étant venu, elle le guetta à sa sortie et le tint longtemps à causer tout bas devant la porte.
Et enfin, le lendemain encore, elle demanda qu'il lui fût permis d'aller visiter Jacques.
Il n'y avait pas à lui refuser cette triste satisfaction. Il fut convenu que l'aînée des tantes Lavarande, Mlle Adélaïde, l'accompagnerait.
Et, sur les deux heures, elles frappaient à la porte de la prison et demandaient Jacques au geôlier qui était venu leur ouvrir.
-- Je cours le chercher, mademoiselle, répondit Blangin. En attendant, prenez donc la peine d'entrer chez moi, car le parloir est tellement humide que moins vous y resterez, mieux cela vaudra.
Ainsi fit Mlle Denise, ou plutôt elle fit plus, car laissant la tante Lavarande dans la pièce du bas, elle entraîna Mme Blangin dans la chambre du haut, ayant, prétendit-elle, quelque chose à lui dire.
Quand elles redescendirent, Blangin était de retour, annonçant que M. de Boiscoran attendait.
-- Viens! dit la jeune fille en entraînant sa tante. Mais elle n'avait pas fait dix pas dans l'étroit et long corridor qui menait au parloir, qu'elle s'arrêta. Saisie par l'humidité qui tombait des voûtes comme un linceul glacé, fléchissant sous l'excès des plus terribles émotions, elle chancelait et en était réduite à s'appuyer au mur tout fleuri de salpêtre.
-- Seigneur! elle se trouve mal! s'écria Mlle Adélaïde.
Du geste, Mlle Denise lui imposa silence.
-- Ce n'est rien, dit-elle, tais-toi! (Et rassemblant toute son énergie, et appuyant sa petite main caressante sur l'épaule de la vieille demoiselle:) Tante aimée, ajouta-t-elle, il faut que tu nous rendes un immense service... C'est bien important, ce que j'ai à dire à Jacques, et il serait très dangereux qu'on l'entendît... Je sais qu'on épie souvent les conversations des prisonniers. Reste, je t'en prie, dans ce corridor; si quelqu'un venait, tu nous préviendrais...
-- Y songes-tu, chère enfant, serait-il convenable...
La jeune fille l'arrêta encore.
-- Quand je suis venue passer la nuit ici, dit-elle, était-ce convenable? Hélas! dans notre situation, toute démarche est convenable qui peut être utile!
Et comme tante Lavarande ne répondait pas, certaine de sa ponctuelle soumission, elle s'avança vers le parloir.
-- Denise! s'écria Jacques dès qu'elle apparut sur le seuil. Denise!...
Il était debout, le malheureux, au milieu de cette grande salle lugubre, plus blanc que le plâtre de la muraille, mais calme, en apparence, et presque souriant. La violence qu'il se faisait était horrible. Mais pouvait-il laisser voir à sa fiancée l'horreur de son désespoir! Ne devait-il pas tout faire, au contraire, pour la rassurer?
S'avançant vers elle et lui prenant les mains:
-- Ah! vous êtes bonne d'être venue, commença-t-il, trop bonne! Et cependant je vous attendais. Depuis ce matin, j'ai l'oreille au guet et je tressaille à tous les grincements de la porte de la prison. Mais me pardonnerez-vous jamais de vous avoir réduite à pénétrer, pour me voir, dans un lieu tel que celui-ci, malpropre et laid, et qui n'a pas même la sinistre poésie de l'horrible?
Elle le regardait avec une fixité si obstinée que les paroles finirent par expirer sur ses lèvres.
-- Pourquoi me mentir, Jacques? dit-elle tristement.
-- Je vous mens, moi?...
-- Oui. Pourquoi affecter cette tranquillité si loin de votre âme, et cette gaieté qui fait mal? N'avez-vous plus confiance en moi? Me jugez-vous si enfant qu'il faille me dissimuler la vérité, ou si faible et si veule que je ne puisse porter ma moitié de nos peines!... Cessez de sourire, Jacques, car vous n'avez plus d'espoir...
-- Vous vous trompez, Denise, je vous le jure.
-- Non, Jacques. On me cache quelque chose, je m'en suis bien aperçue, et je ne vous demande pas ce que c'est... Ce que je sais suffit: vous êtes renvoyé devant la cour d'assises...
-- Pardon, la chambre des mises en accusation n'a pas encore rendu son arrêt!
-- Mais elle le rendra, et il sera fatal.
C'était bien l'opinion et la terreur de Jacques. Il frémit. Et pourtant, s'obstinant au rôle qu'il s'était imposé:
-- Baste! fit-il, si je passe en cour d'assises, je serai acquitté.
-- En êtes-vous bien sûr?
-- J'ai pour moi quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent.
-- Il en est donc une contre! s'écria la jeune fille. (Et, saisissant les poignets de Jacques et les serrant avec une force dont jamais on ne l'eût crue capable:) Cette chance unique, ajouta-t-elle, vous n'avez pas le droit de la courir.
Jacques tressaillit de tout son corps. Était-ce possible! Comprenait-il bien? Denise venait-elle lui conseiller cet acte de suprême désespoir auquel l'avaient fait renoncer ses défenseurs!
-- Que voulez-vous dire? fit-il d'une voix troublée.
-- Je dis qu'il faut fuir.
-- Fuir!...
-- Rien n'est si facile. J'ai réfléchi, consulté, tout prévu. Les geôliers sont à nous. Je viens de m'entendre avec la femme de Blangin. Un soir, sitôt la nuit, on vous ouvre les portes. Un cheval sellé vous attend hors de la ville et des relais ont été préparés. Vous montez à cheval, et en quatre heures vous êtes à La Rochelle. Là, un de ces bateaux pilotes qui peuvent braver les plus grosses mers vous prend à son bord et vous transporte en Angleterre...
Jacques hochait la tête.
-- Ceci est impossible, murmura-t-il. Je suis innocent... Je ne puis pas abandonner tout ce qui m'est cher, vous, Denise, vous...
Une épaisse rougeur couvrait les joues de la jeune fille.
-- Je me suis mal expliquée, Jacques, balbutia-t-elle, vous ne partiriez pas seul...
D'un mouvement éperdu, il leva les mains vers le ciel.
-- Dieu juste! s'écria-t-il, tu me devais cette compensation!
Et cependant, d'une voix plus forte, Mlle Denise poursuivait:
-- Me supposeriez-vous assez lâche pour abandonner l'ami que tout trahit. Non! non!... Grand-papa et tantes Lavarande m'accompagneront, et nous vous rejoindrons en Angleterre... Vous changerez de nom et nous passerons en Amérique, et nous chercherons bien avant dans les terres, loin des villes et des hommes, quelque contrée nouvelle où nous nous fixerons. Ce ne sera pas la France, c'est vrai. Mais la patrie, Jacques, c'est le pays où l'on est libre, où l'on est aimé, où l'on vit heureux!
Remué jusqu'aux dernières, jusqu'aux plus subtiles fibres de son être par les plus délirantes sensations, Jacques de Boiscoran laissait tomber son masque d'impassible insouciance.
Était-il au monde un homme ayant reçu une preuve plus étonnante de dévouement et d'amour! Et de quelle femme? D'une jeune fille qui réunissait toutes ces qualités dont une seule rend fières les autres jeunes filles, l'esprit et la grâce, la noblesse, la fortune, la beauté, et qui était la réalisation sublime de tout ce qui se peut concevoir d'angélique et de pur.
Ah! elle ne calculait pas, celle-là--comme l'autre!... Elle ne songeait pas à prendre ses sûretés avant de tendre ses lèvres à un premier baiser! Elle ne faisait pas de la duplicité une science, et de l'hypocrisie son unique vertu! C'est bien entièrement et sans arrière-pensée qu'elle s'abandonnait!
Et c'est au moment où Jacques voyait tout s'écrouler autour de lui, et lorsqu'il touchait aux plus sombres abîmes du désespoir, que ce bonheur lui arrivait, si grand et si inattendu que son âme fléchissait sous le poids.
Un instant il demeura immobile, perdu de stupeur. Puis tout à coup, d'une étreinte convulsive, attirant à lui sa fiancée, la pressant contre sa poitrine et inondant de baisers ses cheveux à demi dénoués:
-- Soyez bénie, ô ma bien-aimée! s'écria-t-il, soyez bénie de votre fidélité au malheur. Je ne me plaindrai plus. J'aurai eu, quoi qu'il advienne, ma part de félicité...
Elle crut qu'il consentait. Plus palpitante qu'une mésange aux mains d'un enfant, elle se dégagea, et se reculant et plongeant son beau regard dans les yeux de Jacques:
-- Fixons donc le jour, dit-elle.
-- Quel jour?
-- Celui de votre évasion.
Ce seul mot rappela Jacques au sentiment affreux de sa situation. Il planait au plus haut de l'azur, il retomba dans les fanges de la réalité. Son visage rayonnant d'une joie céleste s'assombrit tout à coup, et d'une voix rauque:
-- C'est un rêve trop beau, prononça-t-il, que nous venons de faire, il ne saurait se réaliser...
Ah! la pauvre jeune fille ne vit que trop qu'elle s'était trop tôt réjouie.
-- Que dites-vous? balbutia-t-elle.
-- Je ne peux pas, je ne dois pas, je ne veux pas fuir!
-- Vous me refusez, Jacques! Il ne répondit pas.
-- Vous me refusez lorsque je vous jure que j'irai vous rejoindre et partager votre exil! Doutez-vous donc de ma parole? Craignez-vous que mon grand-père et mes tantes Lavarande ne me retiennent ici malgré moi?...
Aux accents de cette voix suppliante, Jacques sentait en quelque sorte se détremper son énergie, et sa volonté vaciller.
-- Je vous en conjure, Denise, interrompit-il, n'insistez pas, ne m'enlevez pas mon courage!
Elle devait souffrir horriblement. Ses yeux brillaient d'un éclat insupportable. Ses lèvres sèches tremblaient.
-- Vous vous résignez donc à passer en cour d'assises? dit-elle.
-- Oui.
-- Et si vous êtes condamné?...
-- Je puis l'être, je le sais.
-- C'est insensé! s'écria la jeune fille. Désespérée, elle se tordait les mains; et sans suite, les paroles jaillissaient de sa bouche:
-- Mon Dieu! disait-elle, inspirez-moi! Comment le fléchir, quelles paroles employer?...
Jacques, ne m'aimez-vous donc plus? Pour moi, si ce n'est pour vous, je vous en supplie, fuyons! C'est la honte évitée, c'est la liberté, c'est le salut! Rien ne peut donc vous toucher!... Que voulez-vous? Faut-il que je me traîne à vos pieds! (Et elle se laissait, en effet, glisser aux pieds de Jacques.) Fuyez, répétait-elle, fuyez!
Ainsi que tous les hommes vraiment énergiques, Jacques, par l'excès même de l'émotion, recouvrait la plénitude de son sang-froid. Maîtrisant l'affreux désordre de sa pensée, il releva Mlle Denise et la porta toute défaillante jusqu'au banc grossier du parloir.
S'agenouillant ensuite devant elle, et lui prenant les mains:
-- Denise, commença-t-il, par pitié, revenez à vous et écoutez-moi. Je suis innocent, et fuir, ce serait avouer que je suis coupable...
-- Eh! qu'importe!
-- Pensez-vous donc que ma fuite arrêterait le procès? Non. Absent, je n'en serais pas moins jugé, et, reconnu coupable sans discussion, je serais condamné, flétri, déshonoré sans retour...
-- Qu'importe! dit-elle encore.
Alors il comprit que ce ne serait pas avec de telles objections qu'il la ramènerait à la raison. Il se releva et d'une voix ferme:
-- Laissez-moi donc, prononça-t-il, vous apprendre ce que vous ignorez. M'évader est aisé, j'en conviens. Je crois comme vous que nous gagnerions facilement l'Angleterre, et même que nous réussirions à nous embarquer sans être inquiétés... Mais après? Le câble transatlantique devance les plus rapides paquebots, et en mettant le pied sur le sol américain, j'y trouverais sans doute des agents chargés de m'arrêter... Supposons cependant que j'échappe à ce premier danger! Croyez-vous qu'il soit au monde un lieu d'asile pour les incendiaires et les assassins? Il n'en est pas... Aux plus extrêmes limites de la civilisation, je rencontrerais toujours une police et des soldats qui, le traité d'extradition à la main, me livreraient à la justice de mon pays. Seul, je parviendrais peut-être à déjouer toutes les recherches. Je n'y réussirais jamais vous ayant avec moi et ayant près de nous votre grand-père et les tantes Lavarande.
Frappée de ces objections dont elle n'avait pas même eu l'idée, Mlle de Chandoré se taisait.
-- Cependant, continuait Jacques, j'admets que nous ayons échappé à tous les périls. Quelle serait notre vie? Vous imaginez-vous ce que doit être que de toujours fuir et toujours se cacher, que de n'oser affronter les regards d'un étranger et de trembler sans cesse d'être découvert!... Avec moi, Denise, votre existence serait celle de la femme d'un de ces bandits que traquent toutes les polices du monde. Et, sachez-le, cette existence est si épouvantable qu'on a vu des scélérats endurcis se livrer pour en finir, et donner leur tête en échange d'une nuit de sommeil!
Pareilles aux perles d'un collier qui s'égrène, de grosses larmes roulaient silencieuses sur les joues de Mlle Denise.
-- Peut-être avez-vous raison, Jacques, murmura-t-elle. Mais, malheureux, si vous êtes condamné!...
-- Eh bien! j'aurai du moins fait mon devoir. J'aurai tenu tête à la destinée et défendu mon honneur. Et, quelle que puisse être la condamnation, elle ne me terrassera pas, et tant que mon cœur n'aura pas cessé de battre, je continuerai à lutter. Et si je meurs avant d'avoir démontré mon innocence, c'est à mes amis, à mes parents, à vous, Denise, que je léguerai la tâche de poursuivre ma réhabilitation!
Elle était digne de comprendre et de partager de tels sentiments.
-- J'ai eu tort, Jacques, dit-elle en lui tendant la main, il faut me pardonner...
Elle s'était levée, et après quelques instants elle s'apprêtait à se retirer, lorsque Jacques la retint.
-- Je ne veux pas fuir, dit-il, mais les gens qui consentaient à favoriser mon évasion ne consentiraient-ils pas à me fournir le moyen de passer un soir quelques heures hors de la prison?
-- Je le crois, répondit la jeune fille, et si vous le voulez, je m'en assurerai.
-- Oui. Ce serait peut-être une suprême ressource...
Ils se séparèrent, sur ces mots, en s'exhortant au courage et en se promettant de se revoir les jours suivants.
Mlle Denise rejoignit la pauvre tante Lavarande, bien lasse de sa longue faction, et elles se hâtèrent de regagner la rue de la Rampe.
-- Comme tu es pâle, mon Dieu! s'écria M. de Chandoré en apercevant sa petite-fille, comme tu as les yeux rouges! Qu'est-il donc arrivé?
Elle lui raconta tout, et le vieux gentilhomme se sentit glacé jusque dans la moelle des os, en reconnaissant qu'il n'avait dépendu que de Jacques de Boiscoran de lui enlever sa petite-fille. Il ne l'avait pas fait, cependant.
-- Ah! C'est un honnête homme! s'écria-t-il. (Et effleurant de ses lèvres le front de Mlle Denise:) Mais tu l'aimes donc plus que jamais? murmura-t-il.
-- Hélas! répondit-elle, n'est-il pas plus que jamais malheureux?
-- Vous savez la nouvelle?
-- Non.
-- Mademoiselle de Chandoré est allée visiter monsieur de Boiscoran.
-- Est-ce possible!
-- C'est exact. Vingt personnes l'ont vue remonter la rue du Château, au bras de l'aînée des demoiselles de Lavarande. Entrée à la prison à deux heures dix minutes, elle n'en est ressortie qu'à trois heures un quart.
-- Cette jeune personne est folle!
-- Et la tante, que dites-vous de la tante?
-- Qu'elle est plus folle encore que sa nièce.
-- Et monsieur de Chandoré?
-- Il faut qu'il ait perdu la tête pour autoriser des frasques pareilles. Après cela, vous savez, tantes et grand-père ont toujours fait les quatre volontés de mademoiselle Denise...
-- Jolie éducation!
-- Voilà ce qu'elle produit. Après un tel éclat, il est impossible qu'une jeune fille trouve un homme qui consente à l'épouser...
Ainsi fut accueillie à Sauveterre la nouvelle de la visite de Mlle Denise à Jacques, nouvelle qui, en un moment, eut fait le tour de la ville.
Les «dames de la société» n'en revenaient pas. C'est qu'on est excessivement vertueux à Sauveterre, et qu'on s'y croit, en conséquence, le droit d'être encore plus sévère, et que surtout on n'y badine pas sur le chapitre des convenances. Braver l'opinion y est un crime qui ne se pardonne pas. Or, l'opinion, de plus en plus, se déclarait contre Jacques de Boiscoran. Il était à terre, on se disputait la gloire de le frapper.
S'en tirera-t-il? Ce problème, quotidiennement posé au Cercle littéraire, avait fait jaillir des flots d'éloquence, provoqué d'ardentes discussions et même soulevé des disputes terribles, dont l'une avait failli se terminer par un duel. Mais nul ne se demandait plus: «Est-il innocent?»
L'éloquence du docteur Seignebos, l'influence de M. Séneschal, les habiles efforts de Méchinet avaient également échoué.
«Ah! nous aurons une session intéressante!» disaient quantité de gens qui déjà s'inquiétaient de savoir quel serait le président des assises, afin d'être des premiers à lui demander des places.
Aussi, de jour en jour, s'intéressait-on plus passionnément au procès et à tous ceux qui directement ou indirectement s'y trouvaient mêlés. On voulait savoir ce que faisaient, disaient et pensaient M. et Mme de Claudieuse, Cocoleu, M. Galpin-Daveline, maître Magloire, Mlle de Chandoré, Mme de Boiscoran, le docteur Seignebos.
On puisait dans l'absence du marquis de Boiscoran une preuve nouvelle de la culpabilité de Jacques.
On s'étonnait du séjour prolongé de maître Folgat, lequel avait généralement déplu, par suite de son extrême réserve qu'on attribuait à une fierté aussi excessive que déplacée, et on disait: «Il faut qu'il n'ait guère d'ouvrage à Paris, pour rester comme cela des mois à Sauveterre...»
Tout naturellement le rédacteur de L_'Indépendant de Sauveterre_ exploitait d'une ardeur sans pareille cette mine inespérée d'intérêt. Il en oubliait sa grande querelle avec le rédacteur de L_'Impartial de la Seudre_, qu'il accusait de bonapartisme et qui lui répondait par l'épithète de communard.
Chaque jour, en dehors de la chronique locale, il ajoutait un paragraphe à _l'Affaire Boiscoranz_. Et il écrivait, usant et abusant de l'initiale:
La santé du comte de C..., bien loin de s'améliorer, décline visiblement. Il se levait lors de son installation à Sauveterre, et maintenant il ne quitte plus le lit. Celle de ses blessures qui, dans le principe, semblait présenter le moins de danger, celle de l'épaule, s'est soudainement aggravée sous l'influence des chaleurs tropicales de ces derniers jours. À un moment, on a pu redouter la gangrène, et croire qu'il en faudrait venir à une amputation. Hier, M. le docteur S... nous a paru inquiet.
Et comme un malheur ne vient jamais seul, la plus jeune des filles du comte de C... est très souffrante. Elle était malade de la rougeole, lors de l'incendie; la terreur, le froid et le déplacement ont amené une rechute qui peut n'être pas sans danger. Au milieu de si cruelles épreuves, Mme la comtesse de C... est admirable de dévouement, de courage et de résignation. Aussi, lorsqu'il lui arrive de quitter un moment ses chers malades pour venir à l'église prier pour eux, recueille-t-elle sur son passage les marques de la plus respectueuse sympathie et la plus sincère admiration.
«Ah! misérable Boiscoran!» s'écriaient les Sauveterriens après un tel article. Le lendemain, ils lisaient:
Nous avons envoyé prendre à l'hôpital, et Mme la supérieure a bien voulu nous donner des nouvelles de C..., le pauvre idiot dont le rôle a été si décisif dans le drame sanglant du Valpinson. L'état mental de C... ne s'est pas modifié depuis qu'il a été soumis à l'examen des hommes de l'art. L'étincelle d'intelligence allumée en son cerveau par l'horreur du crime semble décidément et à tout jamais éteinte. Impossible de lui arracher une parole. À peine semble-t-il reconnaître les gens qui prennent soin de lui. Il n'est cependant pas enfermé. Inoffensif et doux, comme un pauvre animal qui aurait perdu son maître, il erre tristement à travers les cours et les jardins de l'hospice.
M. le docteur S..., qui s'était beaucoup occupé de lui, a presque totalement renoncé à le voir.
Quelques personnes pensaient que C... serait appelé en témoignage. Des informations puisées aux meilleures sources nous autorisent à croire, au contraire, que les débats perdront cet élément si dramatique d'intérêt, et que C... ne paraîtra pas devant le jury.
«Décidément la déclaration de Cocoleu a été un coup de la Providence», disaient, après cela, en hochant la tête, des gens qui n'étaient pas bien éloignés d'y voir un miracle.
Le jour suivant, le rédacteur de L_'Indépendant_ s'occupait de M. Galpin-Daveline:
M. G.-D..., écrivait-il, le juge d'instruction, est en ce moment assez souffrant, ce qui est bien compréhensible, après une enquête aussi laborieuse que celle de l'affaire Boiscoran. On nous assure qu'il n'attend que l'arrêt de la chambre des mises en accusation pour prendre un congé qu'il compte passer à une des stations thermales des Pyrénées.
Arrivait alors le tour de Jacques:
M. J. de B... supporte mieux qu'on ne s'y serait attendu la détention préventive. Sa santé, d'après les renseignements qui nous parviennent, serait excellente, et son moral n'aurait point souffert. Il lit beaucoup et consacre une partie de ses nuits à préparer sa défense et à rédiger des notes pour ses avocats...
Puis venaient au jour le jour de moindres nouvelles:
Le secret de M. J. de B... vient d'être levé.
Ou:
M. de B... a eu ce matin une entrevue avec ses défenseurs, maître M..., l'homme le plus éminent de notre barreau, et maître F..., un jeune et déjà célèbre avocat de Paris. Cette conférence a duré plusieurs heures. Nous nous abstiendrons de détails, mais nos lecteurs comprendront la réserve que nous impose la situation pénible d'un prévenu qui continue à protester énergiquement de son innocence...
Et encore:
M. de B... a reçu hier la visite de sa mère.
Ou enfin:
Nous apprenons, à l'instant, le départ pour Paris de Mme la marquise de B... et de maître F...--Notre correspondant de Poitiers nous écrit que la décision de la chambre des mises en accusation ne saurait tarder.
Jamais L_'Indépendant de Sauveterre_ n'avait eu tant de lecteurs assidus.
Et comme c'était à qui serait le mieux renseigné, quantité de désœuvrés s'étaient constitués les espions volontaires des amis de Jacques et passaient leur vie à essayer de surprendre ce qui se passait chez M. de Chandoré. Les plus hardis arrêtaient les domestiques et les interrogeaient.
Voilà comment, le soir de la visite de Mlle Denise à la prison, il se trouvait des gens à flâner rue de la Rampe.
Vers les dix heures et demie, ils virent la voiture de M. de Chandoré sortir de sa remise et venir s'arrêter devant la porte.
À onze heures, M. de Chandoré et le docteur Seignebos y prirent place, et le cocher fouetta son cheval qui partit au grand trot.
Où peuvent-ils bien aller? se demandèrent les curieux.
Et ils suivirent la voiture.
C'est à la gare que se faisaient conduire le docteur et grand-père Chandoré. Prévenus par une dépêche, ils se rendaient au-devant du marquis et de la marquise de Boiscoran et de maître Folgat.
Ils arrivèrent bien trop tôt. Le chemin de fer d'intérêt local qui dessert Sauveterre n'est pas le premier du monde pour la régularité et garde encore dans son service certaines habitudes de ces anciennes pataches, dont le conducteur, au moment du départ, avait toujours oublié une commission.
À minuit et quart, le train qui eût dû être en gare à onze heures cinquante-cinq n'était pas encore signalé. Tout aux environs était silencieux et désert. À travers les vitres, on apercevait le chef de la station sommeillant dans son grand fauteuil de cuir. Employés et facteurs dormaient, allongés sur les banquettes de la salle d'attente.
Mais on est fait à ce système, à Sauveterre, on en a pris son parti, et c'est sans étonnement ni impatience que M. de Chandoré et le docteur Seignebos se mirent à se promener de long en large dans la cour.
On ne les eût pas beaucoup plus surpris, car ils connaissaient leur ville, si on leur eût dit qu'en ce moment même ils étaient observés. C'était ainsi, pourtant. Deux curieux, plus obstinés que les autres, avaient pris, pour les suivre jusqu'au bout, l'omnibus qui dessert tous les trains. Et, postés un peu à l'écart, ils se disaient: ah çà! qu'attendent-ils comme cela?
Enfin, vers une heure moins le quart, une sonnette tinta, et la station parut s'éveiller en sursaut. Le chef de gare ouvrit son guichet, les facteurs se dressèrent en se détirant les bras et en se frottant les yeux, des jurons retentirent, les portes claquèrent, et le sable cria sous la roue des brouettes.
Bientôt on entendit dans le lointain comme un sourd roulement de tonnerre, et presque aussitôt, tout à l'extrémité de la voie, brilla dans la nuit, comme une boule de feu, la lanterne rouge de la locomotive... M. de Chandoré et le docteur coururent à la salle d'attente.
Le train s'arrêtait. Une porte s'ouvrit, et Mme de Boiscoran parut, s'appuyant au bras de maître Folgat. Le marquis de Boiscoran, un sac de voyage à la main, suivait.
Tout s'explique! se dirent les espions volontaires qui étaient venus coller l'œil à une des fenêtres.
Et comme le train n'amenait aucun autre voyageur, ils obtinrent du conducteur de l'omnibus de partir à l'instant même, pressés qu'ils étaient d'annoncer l'arrivée du père de l'accusé.
L'heure était indue; depuis longtemps la ville dormait, mais ils ne désespéraient pas de trouver encore quelques habitués au Cercle littéraire. On veille souvent fort avant dans la nuit, à ce cercle, depuis qu'on y joue, car on y joue, et même assez gros jeu pour y perdre très joliment son billet de cinq cents francs.
Cette aimable distraction, à vrai dire, ne date que de quelques années. À dix heures sonnantes, autrefois, les journaux lus et relus et les cancans épuisés, chacun regagnait tranquillement son logis. Mais voilà que, vers 1850, un homme de plaisir, grand ami de la vie joyeuse, et d'ailleurs fort spirituel, fut nommé sous-préfet à Sauveterre. Il s'y ennuya et, pour se distraire, il eut l'idée d'inoculer aux habitués du cercle le virus du baccarat tournant. Il n'y avait pas de chance, mais les autres y prirent un goût extrême. Et, depuis, le sous-préfet a été changé, mais le baccarat est resté, au grand désespoir des «dames de la société».
Donc les implacables curieux avaient chance de trouver des oreilles pour leur grosse nouvelle. Et cependant, moins pressés de la répandre, ils eussent assisté, et non sans émotion peut-être, à cette première entrevue de M. de Chandoré et du marquis de Boiscoran.
D'un même mouvement instinctif, ils s'étaient précipités à la rencontre l'un de l'autre et, désespérément, ils se serraient les mains... Ils avaient des larmes dans les yeux. Ils ouvraient la bouche pour se parler, puis ils se taisaient, comme si les plaintes qui leur montaient aux lèvres leur fussent retombées dans le cœur... Entre eux, d'ailleurs, qu'était-il besoin de paroles! N'était-ce pas assez de cette muette étreinte pour que le père de Jacques comprît tout ce que devait souffrir le grand-père de Denise!
Et ils demeuraient immobiles, en face l'un de l'autre, quand le docteur Seignebos, qui se donnait comme toujours beaucoup de mouvement, vint à eux.
-- Les bagages sont sur la voiture, leur dit-il, venez-vous?
Ils sortirent.
La nuit était fort claire et, à l'horizon, au-dessus de la masse noire de la ville endormie, se détachaient sur le bleu pâle du ciel les deux tours du vieux château transformé en prison.
-- Voilà donc où est Jacques! murmura M. de Boiscoran. Voilà où est enfermé mon fils accusé d'un crime atroce...
-- Nous l'en tirerons, morbleu! interrompit M. Seignebos en aidant le marquis à monter en voiture.
Mais c'est en vain que, durant le trajet, le docteur essaya, ainsi qu'il le dit, de remonter le courage de ses compagnons de route. Ses espérances ne trouvaient nul écho en ces âmes désolées.
Maître Folgat s'informa de Mlle Denise, qu'il avait été surpris de ne pas voir à la gare. M. de Chandoré lui répondit qu'elle était restée à la maison avec les tantes Lavarande, pour tenir compagnie à maître Magloire. Et ce fut tout. Il est de ces situations où parler est un supplice.
Le marquis de Boiscoran n'avait pas trop de toute sa volonté pour maîtriser des spasmes qui ressemblaient fort à des sanglots. De se voir à Sauveterre, cela le bouleversait. La distance, quoi qu'on dise, émousse les sensations. Une poignée de main de M. de Chandoré l'avait plus remué que toutes les lettres qu'il avait reçues depuis un mois. Et, en découvrant au loin la prison de Jacques, il avait eu la notion exacte de l'épouvantable torture de ce malheureux impuissant à se disculper.
Mme de Boiscoran, elle, était depuis la veille anéantie, comme si tous les ressorts de son âme se fussent brisés d'un coup.
Et M. de Chandoré frémissait de les voir ainsi accablés. S'ils désespéraient, qu'avait-il à espérer, lui qui savait la destinée de Denise indissolublement liée à la destinée de Jacques.
La voiture, cependant, s'arrêtait rue de la Rampe. La porte de la maison s'ouvrit aussitôt, et Mme de Boiscoran se trouva dans les bras de Denise, qui la soutint jusqu'à un fauteuil du salon.
Les autres avaient suivi. Il était plus de deux heures, mais chaque minute désormais avait sa valeur.
Rajustant ses lunettes:
-- Je suis d'avis, commença le docteur Seignebos, d'échanger nos renseignements. Moi, ici, j'en suis toujours au même point. Mais, vous savez mes convictions? Je n'en démords pas. Cocoleu est un simulateur et je le prouverai. Je semble ne plus m'occuper de lui; en réalité, je l'observe de plus près que jamais...
Mlle Denise l'interrompit:
-- Avant de rien décider, fit-elle, il est un fait qu'il faut que vous sachiez. Écoutez-moi...
Et pâle, car il lui en coûtait affreusement de livrer le secret de son cœur, mais l'œil étincelant d'énergie et d'une voix vibrante, elle raconta ce que déjà elle avait avoué à son grand-père, c'est-à-dire les propositions qu'elle était allée porter à Jacques et son refus obstiné de fuir.
-- Bien! jeune fille, approuvait M. Seignebos enthousiasmé, très bien! Si malheureux que soit Jacques, on peut encore envier son sort.
Mlle Denise terminait.
Adressant à maître Magloire un regard de triomphe:
-- Après cela, ajouta-t-elle, est-il quelqu'un encore qui puisse croire que Jacques est un lâche assassin!
Le célèbre avocat de Sauveterre n'était pas de ceux qui tiennent à leur opinion plus qu'à la vérité.
-- J'avoue, dit-il, que si j'avais à voir Jacques demain pour la première fois, je ne lui parlerais pas comme je l'ai fait...
-- Et moi! s'écria le marquis de Boiscoran, je déclare que je réponds de mon fils comme de moi-même, et je le lui dirai demain... (Et, se penchant vers sa femme, et assez bas pour qu'elle fût seule à l'entendre:) Et j'espère, ajouta-t-il, que vous me pardonnerez des soupçons qui maintenant me font horreur.
Mais les forces de la marquise étaient à bout; elle défaillait et elle dut se retirer, accompagnée de Denise et des tantes Lavarande.
Sur leurs talons, le docteur Seignebos donna un tour de clef à la porte, et s'adossant à la cheminée et retirant, pour les essuyer, ses lunettes d'or:
-- Maintenant, maître Folgat, dit-il, nous pouvons parler librement. Quelles nouvelles apportez-vous?
Onze heures venaient de sonner, quand le geôlier Blangin entra tout effaré dans la cellule de Jacques de Boiscoran.
-- Monsieur, votre père est en bas! D'un bond le prisonnier fut debout.
Dès la veille au soir, un billet de M. de Chandoré l'avait prévenu de l'arrivée du marquis de Boiscoran, et tout son temps, depuis, s'était passé à se préparer à cette première entrevue.
Que serait-elle? Rien ne pouvait le lui faire prévoir.
Aussi s'était-il résolu à se tenir sur la réserve. Et tout en suivant Blangin le long des escaliers et des interminables corridors, ne se préoccupait-il que de se composer un visage impassible et de préparer une phrase strictement respectueuse.
Mais, avant d'avoir pu prononcer un seul mot, il était dans les bras de son père, qui le serrait contre sa poitrine en balbutiant:
-- Jacques, mon pauvre fils, malheureux enfant!
De sa vie, longue et déjà bien éprouvée, le marquis de Boiscoran n'avait été si rudement secoué.
Attirant Jacques sous une des fenêtres du parloir, et se reculant pour le mieux considérer, il s'étonnait des doutes qui si longtemps l'avaient déchiré.
Il lui semblait se revoir à l'âge de Jacques. Il reconnaissait son attitude et son visage, ses traits, l'expression franche et un peu hautaine de sa physionomie, son regard droit et clair... Puis, soudain, passant aux détails, il s'inquiétait de l'amaigrissement extraordinaire de Jacques, de sa pâleur, et il s'effrayait de lui voir aux tempes, entre les boucles de ses cheveux noirs, quelques mèches blanches.
-- Malheureux! s'écria-t-il, comme tu as dû souffrir!
-- J'ai cru que je deviendrais fou, répondit simplement Jacques. (Et avec un tremblement dans la voix:) Mais vous, mon père, reprit-il, comment ne m'avez-vous pas donné signe de vie? Pourquoi avez-vous tant tardé?
Le marquis de Boiscoran ne s'attendait que trop à cette question. Mais pouvait-il y répondre? Pouvait-il livrer à Jacques le secret lamentable de son abstention!
Détournant un peu la tête:
-- En restant à Paris, lui dit-il, j'espérais te servir plus utilement.
Mais son embarras était trop manifeste pour échapper à Jacques.
-- Doutiez-vous donc de votre fils, mon père? fit-il tristement.
-- Jamais! s'écria le marquis, jamais je n'en ai douté une minute! Interroge ta mère, elle te dira que c'est la certitude superbe de ton innocence qui m'a empêché de partir avec elle. Quand j'ai su de quoi on t'accusait, j'ai répondu: «C'est absurde!»
Jacques hochait la tête.
-- L'accusation était absurde, en effet, prononça-t-il, et cependant vous voyez où elle m'a conduit.
Deux grosses larmes longtemps contenues jaillirent brûlantes des yeux du marquis de Boiscoran.
-- Vous m'en voulez, murmura-t-il, Jacques, mon fils...
Il n'est pas d'homme qui, en voyant pleurer son père, ne sente son cœur se briser. Toutes les résolutions de Jacques s'évanouirent. Et serrant entre les siennes les mains du vieux gentilhomme:
-- Non, je ne vous en veux pas, mon père, interrompit-il, non! Et cependant il n'est pas de mots pour vous exprimer tout ce que votre absence a ajouté de douleurs à mes mortelles angoisses... Je me croyais abandonné, renié!
Pour la première fois depuis son arrestation, le malheureux trouvait un cœur où verser toutes les amertumes dont son cœur débordait. Devant sa mère et devant Mlle Denise, l'honneur lui commandait de dissimuler son désespoir. L'incrédulité de maître Magloire avait empêché toute expansion; maître Folgat, tout en lui étant aussi sympathique que possible, n'était pour lui qu'un inconnu.
Tandis qu'en ce moment, devant cet ami, le plus cher et le plus précieux qu'ait jamais un homme, devant son père, qu'avait-il à craindre de se livrer?
-- Est-il au monde, poursuivait-il, un exemple d'une infortune aussi inouïe!... Être innocent et ne pouvoir le démontrer! Connaître le coupable et n'oser le nommer!... Ah! je n'avais pas compris dès le premier jour toute l'horreur de la situation. J'avais bien été un instant effrayé en reconnaissant l'importance des charges qui s'élevaient contre moi, mais je n'avais pas tardé à me rassurer en me disant que la justice saurait bien démêler la vérité. La justice! C'était mon ami Galpin-Daveline qui la représentait, et il se souciait bien de la vérité, vraiment, pourvu qu'il prouvât que son coupable était le coupable. Et comment ne l'eût-il pas prouvé! Lisez les pièces de l'instruction, mon père, et vous verrez de quel concours infernal de circonstances je suis victime. Pas une circonstance qui ne m'accuse. Jamais ne s'est ainsi manifestée cette puissance mystérieuse, aveugle et absurde, qui se joue de nous et que nous appelons la fatalité.
Presque inquiet de la violence de son fils, M. de Boiscoran se taisait. Et Jacques continuait:
-- L'honneur d'abord, la prudence ensuite ont retenu sur mes lèvres le nom de madame de Claudieuse. Le jour où je l'ai livré, maître Magloire, mon ami, m'a dit que je mentais. Alors il m'a semblé que tout était perdu. Alors je n'ai plus aperçu d'autre issue que la cour d'assises, c'est-à-dire le bagne ou l'échafaud. J'ai voulu me tuer. J'étais résolu à me débarrasser d'un fardeau devenu trop lourd pour mes forces. Mes amis m'ont fait comprendre que je ne m'appartiens pas, et que tant qu'il me restera une lueur d'intelligence et une étincelle d'énergie, je n'ai pas le droit de disposer de ma vie...
-- Malheureux! s'écria M. de Boiscoran, non, vous n'en avez pas le droit!
-- Hier, poursuivait Jacques, Denise est venue me visiter... Savez-vous ce qu'elle m'offrait?... De fuir; non pas seul, mais avec elle. Mon père, la tentation a été terrible... Libre, Denise à moi, que m'importerait l'opinion du monde! Et elle insistait, cette amie incomparable, et tenez, là, à cette place où vous êtes, elle s'est mise à mes genoux! Je suis resté, cependant. Je doute du salut, et je reste!
Il s'attendrissait. Il s'affaissa sur le banc grossier du parloir, cachant son visage entre ses mains, sans doute pour cacher ses larmes. Jusqu'à ce que tout à coup, pris d'un de ces accès de rage, comme il en avait eu trop depuis son emprisonnement:
-- Mais qu'ai-je fait! s'écria-t-il, qu'ai-je fait pour mériter un tel châtiment!
Le front du marquis de Boiscoran s'était soudainement assombri.
-- Vous avez pris la femme d'un autre, mon fils, prononça-t-il.
Jacques haussa les épaules.
-- J'aimais madame de Claudieuse, fit-il, elle m'aimait...
-- L'adultère est un crime, Jacques...
-- Un crime!... C'est ce que me disait Magloire. Mais vous, mon père, vous, le croyez-vous vraiment?... Alors c'est un crime qui n'a rien de sinistre, auquel tout engage et encourage, dont on se vante volontiers, dont tout le monde plaisante!... La loi, c'est vrai, arme le mari du droit de vie ou de mort. Mais quand on s'adresse à la loi, elle punit les coupables de six mois de prison, qu'ils font dans une maison de santé...
Ah! s'il eût su, le malheureux.
-- Jacques, interrompit M. de Boiscoran, madame de Claudieuse prétend, à ce que vous avez dit, qu'une de ses filles, la plus jeune, est votre fille...
-- C'est possible...
Le marquis de Boiscoran frémit.
-- C'est possible! s'écria-t-il, et vous dites cela ainsi, insoucieusement. Insensé!... Vous n'avez donc jamais songé à ce que serait la douleur du comte de Claudieuse, s'il venait à apprendre la vérité! Et s'il la soupçonnait, seulement!... Vous ne comprenez donc pas qu'il suffirait d'un soupçon pour empoisonner sa vie, pour perdre probablement la vie de cette fille, qui est la vôtre... Vous ne vous êtes donc jamais dit qu'il est de ces doutes atroces dont un homme souffre plus cruellement que vous n'avez souffert de l'erreur dont vous êtes victime...
Il s'arrêta. Vingt mots de plus et il livrait peut-être son secret... Se maîtrisant, grâce à un héroïque effort:
-- Mais je ne suis pas venu pour discuter, reprit-il, je suis venu vous dire que, quoi qu'il arrive, votre père ne vous abandonnera pas, et que, s'il vous faut subir l'opprobre de la cour d'assises, je serai assis à vos côtés...
Si extrême que fût le désordre de l'esprit de Jacques, il avait été frappé du trouble de son père, de l'intensité de son accent et de sa véhémence soudaine. Durant un dixième de seconde, il eut comme une perception vague de la désolante vérité. Mais avant d'être formulé, le soupçon s'évanouit devant cette promesse que lui faisait le marquis de Boiscoran d'affronter à ses côtés l'épouvantable humiliation d'un jugement. Promesse sublime d'abnégation et de piété paternelle, pour qui savait son horreur du scandale, sa réserve hautaine et son respect de soi poussé jusqu'à l'exagération.
Aussi, transporté de reconnaissance:
-- Ah! c'est à moi, mon père, s'écria Jacques, de vous demander pardon, à moi qui avais douté de votre cœur!
De son mieux, M. de Boiscoran se remettait de la secousse.
-- Oui, je vous aime, mon fils, prononça-t-il d'une voix grave, et cependant ne me faites pas plus héroïque que je ne le suis réellement. J'espère encore que la cour d'assises nous sera épargnée.
-- Est-il donc survenu quelque incident nouveau?
-- Sans avoir précisément réussi, les investigations de maître Folgat ont révélé des indices sur lesquels on peut baser de légitimes espérances.
Jacques eut un geste de découragement.
-- Des indices, murmura-t-il.
-- Attendez! ils sont faibles, j'en conviens, et tels qu'il serait insensé de les produire devant un jury. Mais, d'un jour à l'autre, ils peuvent devenir décisifs. Et déjà ils ont assez de valeur pour vous avoir ramené maître Magloire.
-- Mon Dieu! serais-je donc sauvé!
-- Je veux laisser à maître Folgat, poursuivit M. de Boiscoran, la satisfaction de vous apprendre le résultat de ses démarches. Mieux que moi, il vous en expliquera toute la portée. Et vous n'aurez pas longtemps à attendre, car hier soir, ou plutôt ce matin, quand nous nous sommes séparés, maître Magloire et lui ont pris rendez-vous pour être à la prison avant deux heures...
Quelques instants plus tard, en effet, un pas rapide retentit dans le corridor, et Frumence Cheminot parut. C'était ce détenu dont Blangin avait fait son aide, et que Méchinet avait employé pour la correspondance de Jacques et de Mlle Denise.
Frumence Cheminot était un grand et robuste gars de vingt-cinq à vingt-six ans, dont la large bouche et les petits yeux riaient d'une éternelle bonne humeur.
Vagabond, sans feu ni lieu, Cheminot avait été propriétaire autrefois. À la mort de son père et de sa mère, et lorsqu'il n'avait que dix-huit ans, il s'était trouvé possesseur, à deux portées de fusil de la Tremblade, d'une maison entourée d'un courtil, d'un pré, de quelques arpents d'une bonne terre et d'un marais salant, le tout valant bien trois mille écus.
Malheureusement l'époque de la conscription arriva. Ainsi que beaucoup de gars du pays, Cheminot, qui avait une foi profonde aux sorciers, était allé s'acheter un sortilège, et il lui en avait coûté 50 francs pour obtenir «un sort» infaillible, c'est-à-dire trois branches de tamarin, cueillies pendant la nuit de Noël et liées par un nombre fatidique de cheveux coupés sur la tête d'un mort.
Ayant cousu son «sort» dans la poche de sa veste, Cheminot s'en était allé au chef-lieu, et plongeant bravement la main dans l'urne, il en avait tiré le numéro 3[5]. Ce résultat l'avait beaucoup étonné. Mais comme il avait horreur du service militaire, et que, bâti comme il l'était, il était bien sûr de n'être pas réformé, il s'était résolu à employer, pour n'être pas soldat, un sortilège d'une efficacité plus prouvée, c'est-à-dire à emprunter de l'argent pour acheter un remplaçant.
Propriétaire, il trouva sans trop de difficultés, à la Tremblade, un homme obligeant qui, moyennant une bonne première hypothèque, consentit à lui prêter pour deux ans 3 500 francs. L'obligation signée, et son argent en poche, Cheminot se rendit à Rochefort, où les marchands d'hommes pullulaient, malgré la rude concurrence que leur faisait l'État. Et moyennant une somme de 2 000 francs et quelques menus frais, on lui fournit un remplaçant de première qualité.
Ravi de son opération, Cheminot devait partir le lendemain pour la Tremblade, quand sa mauvaise étoile amena dans l'auberge où il soupait un «pays», ancien camarade d'école, matelot à bord d'un navire charbonnier en charge à Charente. Que faire, entre «pays», à moins que l'on ne boive?
Ils burent, et le matelot, ayant eu tôt flairé les quelque douze cents francs qu'avait encore Cheminot, se jura qu'il allait s'amuser et qu'il ne rentrerait pas à bord tant qu'il resterait un centime. Ainsi fut-il fait. Et après quinze jours d'une noce à «tout casser», le marin était arrêté et conduit en prison, et Cheminot, pour regagner la Tremblade, en était réduit à emprunter cent sous au conducteur de la voiture.
Ces quinze jours devaient décider de son existence. Il y avait perdu le goût du travail et gagné la passion de ces bons cabarets où l'on boit en battant des cartes grasses. Rentré chez lui, il prétendit continuer sa belle vie de Rochefort, et, pour ce, il se mit à faire des dettes, à emprunter et à vendre pièce à pièce tout ce qu'il possédait de vendable, depuis ses matelas jusqu'à ses outils.
Ce n'était pas le moyen de rembourser les 3 500 francs qu'il devait. Aussi, l'échéance venue, le créancier, qui voyait son gage dépérir, n'y alla pas par quatre chemins. Commandement, assignation, jugement, saisie, vente par autorité de justice; en deux temps, Cheminot fut exécuté et se trouva sur le pavé, les bras ballants, ne possédant plus au monde que les méchants habits qu'il avait sur le dos.
Il eût aisément trouvé à s'employer, étant bon ouvrier et aimé malgré tout. Mais il avait encore plus l'horreur du travail que l'amour de la boisson.
Si le besoin le sanglait par trop, il faisait quelques journées. Mais dès qu'il avait gagné dix francs, bonsoir! Il s'en allait, flânant le long des routes, causant avec les rouliers, ou bien il rôdait autour des villages, guettant quelqu'un de ces bons ivrognes qui, plutôt que de boire seuls, invitent le premier venu.
Cheminot n'était pas le premier venu. Il se flattait d'être connu tout le long de la côte, depuis Royan jusqu'à Fouras, et dans une bonne partie du département, plus loin que Rochefort et que Sauveterre. Et ce qu'il y a de plus surprenant, c'est qu'on ne lui en voulait pas trop de sa paresse. Les ménagères de campagne le saluaient bien d'un: «Que cherches-tu par ici, fainéant!...», mais elles ne lui refusaient guère une écuellée de soupe sur un coin de table et un verre de vin blanc.
Sa bonne humeur inaltérable et son obligeance expliquaient cette indulgence. Ce garçon, qui refusait des journées bien payées, était toujours prêt à donner gratis un solide coup de main. Et il était bon à tout--sur terre et sur mer, disait-il. Et, en effet, c'est à lui que s'adressait indifféremment le fermier dont la besogne pressait, ou le patron de bateau pêcheur qui avait un de ses hommes malade.
Le diable, c'est que cette existence de gueuserie rustique, si elle a ses bons jours, a ses mauvaises séries. Par certaines semaines, on ne rencontre ni ivrognes bon enfant, ni fermières hospitalières. La faim, elle, vient toujours. Alors, il faut marauder, déterrer des pommes de terre qu'on fait cuire au coin d'un bois, ou secouer les arbres des vergers. Et si en pleins champs on ne trouve ni fruits ni pommes de terre, dame! on force les clôtures ou on escalade les murs... Relativement, Cheminot était un honnête garçon et incapable de voler une pièce d'argent. Mais des légumes, des volailles, des fruits... Voilà comment deux fois déjà il avait été arrêté et condamné à quelques jours de prison, et à chaque fois il avait juré ses grands dieux qu'on ne l'y reprendrait plus et qu'il allait se remettre à l'ouvrage. Et, cependant, on l'y avait repris...
Ce pauvre diable avait raconté ses infortunes à Jacques. Et Jacques, qui lui devait d'avoir pu, étant au secret, recevoir des nouvelles de Mlle Denise, l'avait pris en affection.
Aussi, le voyant arriver, respectueusement, son bonnet à la main:
-- Qu'est-ce, Cheminot? lui demanda-t-il.
-- Monsieur, répondit le vagabond, monsieur Blangin vous fait savoir que messieurs vos avocats viennent de monter à votre chambre.
Une dernière fois le marquis de Boiscoran embrassa son fils.
-- Ne les fais pas attendre, lui dit-il, va, et bon courage...
Le marquis de Boiscoran avait dit vrai. Fortement ébranlé déjà par le récit de Mlle Denise, maître Magloire avait été définitivement vaincu par les explications de maître Folgat, et il arrivait à la prison prêt à répondre de l'innocence de Jacques.
-- Mais je doute fort qu'il me pardonne mon incrédulité, disait-il à maître Folgat pendant qu'ils attendaient le prisonnier dans sa cellule.
Jacques entrait, sur ces mots, tout ému encore du dernier embrassement de son père. Maître Magloire s'avança vers lui.
-- Je n'ai jamais su déguiser ma pensée, Jacques, prononça-t-il. Vous croyant coupable, et persuadé que vous accusiez faussement la comtesse de Claudieuse, je vous l'ai dit franchement, brutalement même. Revenu de mon erreur et convaincu de la sincérité de votre relation, non moins simplement je viens vous dire: Jacques, j'ai eu tort de croire à la réputation d'une femme plus qu'à la parole d'un ami. Voulez-vous me donner la main?
C'est avec un transport de joie que le prisonnier serra cette main loyale qui lui était offerte.
-- Puisque vous croyez à mon innocence, s'écria-t-il, d'autres peuvent y croire, l'heure du salut est proche!
Au visage attristé des deux avocats, il comprit qu'il se réjouissait trop tôt. Ses traits se contractèrent, mais c'est d'une voix ferme qu'il dit:
-- Allons, je vois que la lutte sera longue encore, et que l'issue en est toujours incertaine... N'importe! soyez sûrs que je ne faiblirai pas...
Déjà maître Folgat avait étalé sur la table de la prison tous les papiers de son portefeuille, des copies qui lui avaient été fournies par Méchinet et les notes de son rapide voyage.
-- Avant tout, mon cher client, commença-t-il, je dois vous mettre au fait de mes démarches.
Et lorsqu'il eut exposé jusqu'en ses moindres détails son expédition en compagnie de Goudar:
-- Résumons la situation, dit-il. Nous sommes dès aujourd'hui en mesure de prouver trois choses: 1° que la maison de la rue des Vignes vous appartient et que le sir Francis Burnett qu'on y connaît n'est autre que vous; 2° que vous receviez dans cette maison la visite d'une dame qui, à en juger par les précautions qu'elle prenait, avait un puissant intérêt à se cacher; 3° que les visites de cette dame n'avaient lieu qu'à une certaine époque, chaque année, laquelle coïncidait précisément avec celle des voyages à Paris de la comtesse de Claudieuse.
De la tête, le célèbre avocat de Sauveterre acquiesçait.
-- Oui, dit-il, tout ceci est définitivement acquis au procès.
-- Pour nous-mêmes, continua son jeune confrère, nous avons une certitude nouvelle, c'est que la servante du faux sir Francis Burnett, Suky Wood, a épié la mystérieuse visiteuse et l'a vue, et par conséquent la reconnaîtrait.
-- Parfaitement. Cela résulte de la déposition de l'amie de cette fille.
-- Donc, si nous retrouvons Suky Wood, la comtesse de Claudieuse est démasquée...
-- Si nous la retrouvons! fit maître Magloire. Et ici, malheureusement, nous rentrons dans le domaine de l'hypothèse...
-- Hypothèses, soit, interrompit maître Folgat, mais basées sur des faits positifs et dont cent exemples confirment la probabilité. Pourquoi donc ne retrouverions-nous pas cette Suky, dont nous connaissons le lieu de naissance et la famille, et qui n'a aucune raison de se cacher? (Et s'animant à mesure qu'il énumérait les chances favorables:) Goudar en a retrouvé bien d'autres, poursuivait-il, et Goudar est avec nous. Et soyez tranquille, il ne s'endormira pas. J'ai laissé tomber dans son cœur un espoir qui lui fera faire des miracles, l'espoir de recevoir en récompense du salut de monsieur de Boiscoran la maison de la rue des Vignes. Trop magnifique est l'enjeu pour qu'il ne gagne pas cette partie, lui qui en a tant gagné. Qui sait ce qu'il a trouvé, depuis qu'il m'a quitté! Qui peut dire ce qu'il découvrira ici! N'est-ce donc rien, ce qu'il a fait en une journée?...
-- C'est immense! s'écria Jacques, émerveillé des résultats obtenus.
Plus vieux que maître Folgat et que Jacques, le premier avocat de Sauveterre était moins prompt à l'enthousiasme.
-- Oui, c'est immense, répéta-t-il, et si nous avions du temps devant nous, je dirais avec vous: nous l'emportons. Mais le temps manque pour les investigations de Goudar; mais la session est proche, et obtenir la remise de l'affaire me semble bien difficile...
-- Et d'ailleurs je ne veux pas de remise, moi, interrompit Jacques.
-- Cependant...
-- À aucun prix, Magloire, jamais! Quoi!... il me faudrait endurer trois mois encore les angoisses qui me torturent!... Je ne le pourrais pas, mes forces sont à bout!... Assez d'incertitudes comme cela! Il faut en finir...
D'un geste, maître Folgat l'arrêta.
-- Ne vous débattez pas, fit-il, obtenir une remise est impossible. Quel prétexte invoquerions-nous, pour la demander? L'insuffisance de l'instruction? En l'état, l'enquête est irréprochable. Il nous faudrait introduire dans l'affaire un élément nouveau, c'est-à-dire nommer madame de Claudieuse...
Une immense surprise se peignit sur le visage de Jacques.
-- Ne la nommerez-vous donc pas quand même? interrogea-t-il.
-- Cela dépend.
-- Je ne vous comprends pas...
-- C'est bien simple, cependant. Si, avant les délais, Goudar réunissait contre elle des éléments suffisants d'accusation, oui, je la nommerais, et alors fatalement l'affaire serait retirée du rôle, et l'on recommencerait une instruction où, très probablement, vous n'interviendriez qu'en qualité de témoin. Si, au contraire, avant le jour du jugement, nous ne recueillons pas contre elle d'autres preuves que celles que nous possédons, non, je ne la nommerais pas, car ce serait, et tel est l'avis de maître Magloire, perdre irrémissiblement votre cause...
-- Oui, telle est mon opinion, approuva le vieil avocat.
La stupeur de Jacques n'avait plus de bornes.
-- Cependant, fit-il, pour ma défense, si je passe en cour d'assises, il faudra bien parler de mes relations avec madame de Claudieuse...
-- Non.
-- Mais elles expliquent tout...
-- Si on les admet...
-- Prétendez-vous donc me défendre, espérez-vous donc me sauver en ne disant pas la vérité?
Maître Folgat secouait la tête.
-- En cour d'assises, prononça-t-il, la vérité est la moindre des choses...
-- Oh!...
-- Les jurés admettraient-ils des allégations que n'a point admises maître Magloire, votre ami? Non. N'en parlons donc pas, et ne songeons qu'à trouver une explication admissible aux charges relevées contre vous. Croyez-vous que nous serons les premiers à agir ainsi? Nullement. Il est peu de cause où le ministère public dise tout ce qu'il sait, et il en est moins encore où le défenseur invoque tout ce qu'il pourrait invoquer. Sur dix procès criminels, il en est au moins trois qui se plaident à côté. Que sera le réquisitoire prononcé contre vous? Le résumé du roman imaginé par le juge d'instruction pour démontrer que vous êtes coupable. Opposez-lui un autre roman qui prouve que vous êtes innocent!
-- La vérité, pourtant...
-- Est primée par la vraisemblance, mon cher client. Interrogez maître Magloire. C'est de la vraisemblance seule que s'inquiète l'accusation; donc, la vraisemblance doit être l'unique souci de la défense. Faillible et bornée en ses moyens, la justice humaine ne saurait descendre au fond des choses, discerner les mobiles et sonder les consciences. C'est sur des probabilités qu'elle décide, sur des apparences, et il n'est guère d'affaire qui ne garde pour elle des côtés mystérieux et inexplorés. Je n'en finirais pas si je vous énumérais les énigmes judiciaires. A-t-on su jamais le dernier mot de l'assassinat de Fualdès, du meurtre Marcellange et de l'empoisonnement Bocarmé? Non, et on ne le saura jamais. A-t-on tout dit lors du procès Lafarge, a-t-on parlé du complice qui, évidemment, existait!... La vérité!... Vous imaginez-vous que monsieur Galpin-Daveline l'a cherchée! Si oui, que ne laisse-t-il comparaître Cocoleu? Mais non, du moment où, pour le crime commis, il produit un coupable probable, il est content. La vérité!... Qui donc de nous la sait! Votre affaire, monsieur de Boiscoran, est de celles dont ni l'accusation, ni la défense, ni l'accusé lui-même ne possèdent le secret.
Un long silence suivit, si profond qu'on put entendre le pas monotone du soldat de la ligne de faction sous les fenêtres de la prison.
Maître Folgat avait dit tout ce qu'il estimait pouvoir dire. Il eût cru, en insistant davantage, assumer une responsabilité trop lourde. C'était de Jacques que l'honneur et la vie étaient en question. C'était à Jacques à décider du système de défense. Peser sur sa décision, c'était, en cas d'insuccès possible, sinon probable, s'exposer à ce qu'il s'écriât: «Que ne m'a-t-on laissé libre, je n'en serais pas là!»
Et pour bien indiquer cette nuance:
-- Le conseil que je vous donne, mon cher client, prononça-t-il, est, selon moi, le meilleur, et c'est celui que je donnerais à mon frère. Je ne puis dire, malheureusement, qu'il soit infaillible. À vous donc de choisir. Quelle que soit votre détermination, je reste à vos ordres...
Jacques ne répondit pas. Les coudes sur la table, le front entre les mains, il demeurait aussi immobile qu'une statue, abîmé en ses réflexions.
Que résoudre? Suivre son premier mouvement, déchirer tous les voiles, clamer la vérité! C'était chanceux, mais quel triomphe que de réussir ainsi! Adopter le système de ses avocats, manœuvrer, ruser, mentir... C'était plus sûr, mais l'emporter de la sorte, était-ce vaincre?
Les perplexités de Jacques étaient affreuses. Il ne le sentait que trop: du parti qu'il allait prendre pouvait dépendre sa destinée.
Tout à coup, redressant la tête:
-- Votre avis, Magloire? demanda-t-il.
Le célèbre avocat de Sauveterre fronça les sourcils, et d'un ton bourru:
-- Tout ce que vient de vous dire mon jeune confrère, répondit-il, j'ai eu l'honneur de l'exposer à madame votre mère. Maître Folgat n'a eu qu'un tort, c'est d'y mettre tant de ménagements. Le médecin n'a pas à s'inquiéter de ce que pense le malade, des remèdes qu'il lui prescrit. Il se peut que nos prescriptions ne soient pas le salut, mais si vous ne les suivez pas, vous êtes perdu sûrement.
Quelques minutes encore, Jacques hésita. Ces prescriptions, comme disait maître Magloire, répugnaient horriblement à son caractère chevaleresque et hardi.
-- Être acquitté ainsi, murmurait-il, serait-ce bien l'être? Serais-je réellement, et pour tous, disculpé?... Toute mon existence, ensuite, ne serait-elle pas flétrie par de vagues soupçons... Je ne serais pas sorti des débats le front haut, je me serais esquivé en quelque sorte par un escalier de service et une porte dérobée...
-- Cela vaut encore mieux que d'aller au bagne par la grande porte! dit brutalement maître Magloire.
À ce mot de bagne, Jacques avait bondi comme au contact d'une batterie électrique. Il se leva, et après quelques tours dans sa prison, se posant en face de ses défenseurs:
-- Je m'abandonne à vous, messieurs, prononça-t-il Dictez-moi ma conduite, j'obéirai...
Jacques avait du moins les qualités de ses défauts: une résolution prise, il ne revenait plus sur celles qu'il eût pu prendre.
Calme, désormais, et de sang-froid, il s'assit, et avec un sourire triste:
-- Voyons le plan de bataille, dit-il.
Ce plan, depuis un mois, était la constante et presque unique préoccupation de maître Folgat. Tout ce qu'il avait d'intelligence, de pénétration et de pratique des affaires, il l'avait appliqué à disséquer cette cause devenue sienne, en quelque sorte, par l'intérêt passionné qui l'y attachait. Il connaissait la tactique de l'accusation aussi bien que M. Galpin-Daveline, et mieux que lui il en savait le fort et le faible.
-- Ainsi donc, commença-t-il, nous allons procéder comme si madame de Claudieuse n'existait pas. Nous ne la connaissons plus. Il n'est plus question du rendez-vous au Valpinson, ni de lettres brûlées...
-- C'est convenu.
-- Cela étant, nous avons tout d'abord à chercher, non l'emploi de notre temps, mais l'explication de notre sortie le soir du crime. Ah! si nous en pouvions imaginer une plausible, bien vraisemblable, je répondrais presque du succès, car ne nous y méprenons pas, là est le nœud de l'affaire, et c'est sur ce point que s'acharneront les débats.
C'est ce dont Jacques ne semblait pas parfaitement convaincu.
-- Est-ce bien possible! fit-il.
-- Ce n'est que trop certain, malheureusement. Et si je dis malheureusement, c'est que nous avons ici contre nous une charge terrible, la plus décisive, à coup sûr, qui ait été relevée, sur laquelle monsieur Galpin-Daveline n'a pas insisté--il est bien trop fin pour cela--mais qui, entre les mains du ministère public, peut être l'arme du coup de grâce...
-- Je dois avouer, commença Jacques, que je ne vois pas trop...
-- Oubliez-vous donc la lettre que vous avez écrite à mademoiselle Denise le jour du crime? interrompit maître Magloire.
Alternativement, Jacques regardait ses deux défenseurs.
-- Quoi, fit-il, cette lettre...
-- Nous accable, mon cher client, acheva maître Folgat. Ne vous la rappelez-vous donc plus? Vous y dites à votre fiancée que vous serez privé du bonheur de passer la soirée près d'elle par une affaire de la plus haute importance et qui ne souffre point de retard. Donc, d'avance, et après mûres réflexions, vous vous proposiez d'employer votre soirée à une certaine chose. Quelle? L'assassinat de monsieur de Claudieuse, prétend l'accusation. Que lui répondrons-nous?
-- Mais, pardon, cette lettre, mademoiselle Denise ne l'a certainement pas communiquée.
-- Non, mais l'accusation sait son existence. Monsieur de Chandoré et monsieur Séneschal, croyant vous disculper, en ont dit et redit le contenu. Et monsieur Galpin-Daveline la connaît si bien qu'il vous en a parlé à diverses reprises, et que vous avez avoué tout ce qu'il pouvait souhaiter.
Le jeune avocat cherchait parmi les papiers étalés sur la table. Bientôt il eut trouvé.
-- Tenez, reprit-il, dans votre troisième interrogatoire, voici ce que je lis:
_DEMANDE.--Vous deviez épouser prochainement mademoiselle de Chandoré?_
_RÉPONSE.--Oui._
_D.--Vous passiez près d'elle, depuis assez longtemps, toutes vos soirées?_
_R.--Toutes._
_D.--Sauf celle du crime, cependant._
_R.--Malheureusement._
_D.--Cela étant, votre fiancée a dû s'étonner de votre absence?_
_R.--Non, je lui avais écrit..._
Entendez-vous, Jacques? s'écria maître Magloire. Et remarquez que monsieur Daveline se garde bien d'insister. Il craint de vous donner l'éveil. Il a obtenu un aveu, cela lui suffit.
Mais déjà maître Folgat avait cherché et trouvé une autre copie.
-- Dans votre sixième interrogatoire, continua-t-il, voilà ce que j'ai noté:
_D.--Ainsi, c'est sans but arrêté que, le soir du crime, vous êtes sorti emportant votre fusil?_
_R.--Je m'expliquerai sur ce sujet lorsque j'aurai consulté mon défenseur._
_D.--Il n'est pas besoin de consultation pour dire la vérité._
_R.--Rien ne me fera revenir sur ma détermination._
_D.--Alors, pas plus qu'hier, vous ne direz où vous êtes allé de huit heures à minuit?_
_R.--Je répondrai à cette question en même temps qu'à l'autre._
_D.--Il vous fallait un motif bien grave pour vous retenir dehors, car vous vous saviez attendu par votre fiancée, mademoiselle de Chandoré?_
_R.--Je lui avais écrit de ne pas m'attendre._
-- Ah! Galpin-Daveline est un habile mâtin! grommela maître Magloire.
-- Enfin, reprit maître Folgat, voici un passage de l'avant-dernier interrogatoire:
_D.--Quand vous aviez une commission à faire à Sauveterre, à qui aviez-vous coutume de la confier?_
_R.--Au fils de mon métayer, Michel._
_D.--Alors, c'est lui qui, le soir du crime, a porté à mademoiselle de Chandoré la lettre que vous lui écriviez pour lui dire de ne pas compter sur vous?_
_R.--Oui._
_D.--Vous vous prétendiez retenu par quelque grave affaire?_
_R.--C'est le prétexte ordinaire._
_D.--Mais, de votre part, ce n'était pas un prétexte. Où aviez-vous à aller, où êtes-vous allé?_
_R.--Tant que je n'aurai pas vu mon défenseur, je me tairai._
_D.--Prenez garde! le système de dénégations et de réticences est périlleux!_
_R.--J'en connais et j'en accepte le danger._
Jacques était confondu. Et fatalement, il en est ainsi de tout accusé auquel on représente le procès-verbal de ses interrogatoires. Pas un qui ne s'écrie: «Quoi! j'ai dit cela, moi!» Il l'a dit, et il n'y a pas à le nier, c'est écrit et il l'a signé. Comment donc l'a-t-il pu dire?... Ah! voilà!... Si fort que soit un homme, il ne saurait, durant des mois entiers, tendre au même degré toutes ses facultés et toute son énergie. Il a ses heures d'accablement et ses heures d'espérance, ses accès de révolte et ses moments d'abandon...
Et l'impassible juge d'instruction profite de tout. Innocent ou coupable, il n'est pas de prévenu qui puisse lutter. Si prodigieuse que puisse être sa mémoire, comment se rappellerait-il une réponse inoffensive qui a des semaines de date! Le juge, lui, l'a recueillie, et vingt fois, s'il le faut, il la représentera sous une forme nouvelle. Et de même que l'impalpable flocon de neige devient l'irrésistible avalanche, le mot insignifiant prononcé au hasard, abandonné, puis repris, puis développé, commenté et interprété, peut devenir une charge écrasante.
Il faut avoir passé par là, il faut avoir été l'accusé ou le juge pour comprendre combien inégale est la partie, pour comprendre que les dispositions de la loi ne sont équitables que si le prévenu est coupable, et qu'en définitive il s'en faut bien que l'innocence trouve autant de protection que le crime.
Voilà ce que Jacques constata. Si habilement et à de si longs intervalles lui avaient été posées ces questions qu'il les avait oubliées; et cependant, rapprochant ses réponses, il lui fallait bien reconnaître que très positivement il avait avoué qu'il se proposait de consacrer à une affaire importante la soirée du crime.
-- C'est épouvantable! s'écria-t-il. (Et pénétré de l'affreuse réalité des appréhensions de maître Folgat, il ajouta:) Comment sortir de là?
Peut-être les défenseurs, maître Magloire surtout, ne furent-ils pas mécontents de cet effroi qui leur garantissait la docilité de Jacques.
-- Je vous l'ai dit, répondit maître Folgat, il faut trouver une explication plausible.
-- C'est ce dont je me déclare incapable.
Le jeune avocat parut rassembler ses souvenirs; puis:
-- Vous êtes prisonnier, monsieur, reprit-il, et j'étais libre. Depuis un mois que je médite un système de défense, je me suis préoccupé de ce point, qui en est la base...
-- Ah!...
-- Où devait se célébrer votre mariage?
-- Chez moi, à Boiscoran.
-- Où devait avoir lieu la cérémonie religieuse?
-- À l'église de Bréchy.
-- En avez-vous parlé au curé?
-- Plusieurs fois. Et même, à ce sujet, un jour, en plaisantant, il m'a dit: «Je vais enfin vous tenir dans mon confessionnal!»
Maître Folgat eut comme un tressaillement de joie qui n'échappa pas à Jacques.
-- Donc, poursuivit-il, le curé de Bréchy était votre ami?
-- Assez intime, oui. Il venait quelquefois me demander à dîner, sans façon, et jamais je ne passais près de chez lui sans entrer lui serrer la main... La satisfaction du jeune avocat était devenue tout à fait visible.
-- Décidément, s'écria-t-il, mon explication n'est pas invraisemblable! Écoutez, et croyez que je suis parfaitement sûr de mes informations. De neuf à onze heures, le soir du crime, il n'y avait personne au presbytère de Bréchy. Le curé dînait au château de Besson, et sa servante était allée au-devant de lui avec une lanterne...
-- Compris! murmura maître Magloire.
-- Pourquoi, mon cher client, continua maître Folgat, pourquoi ne seriez-vous pas allé chez le curé de Bréchy? D'abord, vous aviez à vous entendre avec lui sur les détails de la cérémonie, puis, comme il est votre ami, homme d'expérience, prêtre, vous vouliez, au moment de vous marier, prendre ses conseils, et enfin, vous vous proposiez de remplir ce devoir religieux dont il vous avait parlé, et qui vous répugnait un peu.
-- Bon, cela! approuvait le célèbre avocat de Sauveterre, très bon!
-- Donc, poursuivait le jeune avocat, c'est pour aller chez le curé de Bréchy, mon cher client, que vous vous êtes privé du bonheur de passer la soirée près de votre fiancée. Voyons comment cela répond aux charges de l'accusation. On vous demande en premier lieu pourquoi vous avez pris par les marais. Pourquoi? C'est que c'est de beaucoup le chemin le plus court, et que vous aviez peur de trouver le curé de Bréchy couché. Rien de plus naturel, car il est bien connu que cet excellent homme a l'habitude de se mettre au lit dès neuf heures. Cependant, c'est en vain que vous vous êtes hâté, car lorsque vous avez frappé à la porte du presbytère, personne n'est venu vous ouvrir...
D'un geste, maître Magloire interrompit son jeune confrère.
-- Jusqu'ici, dit-il, très bien. Mais là, une invraisemblance se présente. Jamais, pour revenir de Bréchy à Boiscoran, personne ne s'avisera d'aller prendre par les bois de Rochepommier. Si vous connaissiez le pays...
-- Je le connais pour l'avoir soigneusement exploré. Et la preuve, c'est que, prévoyant votre objection, j'y ai trouvé une réponse. Pendant que monsieur de Boiscoran frappait à la porte du presbytère, une petite paysanne, qu'il ne connaît pas, est passée et lui a dit qu'elle venait de rencontrer le curé sur la route, près de l'endroit qu'on appelle la Cafourche des Maréchaux. La situation du presbytère, isolé à l'entrée du bourg, rend très admissible cet incident. Pour ce qui est du curé, voici que le hasard m'a révélé: précisément à l'heure où monsieur de Boiscoran pouvait être à Bréchy, un prêtre passait près de la Cafourche des Maréchaux, et ce prêtre, auquel j'ai parlé, est le desservant d'une commune voisine, qui dînait chez monsieur de Besson, lui aussi, et qu'on était allé chercher pour administrer une femme qui se mourait... La petite paysanne ne mentait donc pas, elle se trompait...
-- Étonnant! fit maître Magloire.
-- Cependant, poursuivit maître Folgat, qu'a fait monsieur de Boiscoran, ainsi averti?... Il s'est lancé sur cette route et, croyant aller à la rencontre du curé, il a marché jusqu'au bois de Rochepommier. Reconnaissant enfin que, volontairement ou non, la petite paysanne l'avait induit en erreur, il s'est décidé à regagner Boiscoran par les bois... Mais il était de très mauvaise humeur d'avoir perdu ainsi une soirée qu'il eût pu passer près de sa fiancée, et c'est pour cela qu'il pestait et jurait, ainsi que l'a déclaré le témoin Gaudry...
Le célèbre avocat de Sauveterre secouait la tête.
-- C'est ingénieux, prononça-t-il, je le reconnais, et j'avoue en toute humilité que jamais je n'aurais trouvé aussi bien. Seulement... car il y a un seulement, mon cher confrère, votre récit pèche par son admirable simplicité même. L'accusation vous répondra: «Si telle est la vérité, comment monsieur de Boiscoran ne l'a-t-il pas dite immédiatement, et qu'avait-il besoin, pour la dire, de consulter ses défenseurs?...»
À la contraction des traits de maître Folgat, on devinait l'effort de sa pensée.
-- Je ne le sais que trop, répondit-il, là est le défaut de la cuirasse... Défaut considérable, car il est bien clair que si, le jour de son arrestation, monsieur de Boiscoran eût donné cette explication, on le relâchait. Mais comment trouver mieux!... Comment trouver seulement autre chose!... Ce n'est là d'ailleurs que le premier jet de mon idée, et c'est la première fois que je la formule... Aidé de vous, maître Magloire, de Méchinet, auquel je dois mes plus précieux renseignements, aidé de tous nos amis, enfin, je ne désespère pas d'ajouter à mon récit quelque particularité mystérieuse qui explique un peu les réticences de monsieur de Boiscoran... J'avais bien pensé à y faire intervenir la politique, à prétendre qu'en raison des opinions qu'on lui suppose, monsieur de Boiscoran tenait à dissimuler ses relations avec le curé de Bréchy...
-- Oh! ce serait du plus détestable effet! interrompit maître Magloire. Nous ne sommes pas religieux, à Sauveterre, mais nous sommes dévots, confrère, excessivement dévots...
-- Aussi ai-je renoncé à mon idée. Silencieux et jusque-là immobile, Jacques se dressa tout à coup.
-- N'est-il pas prodigieux, s'écria-t-il d'un accent de rage concentrée, n'est-il pas inouï de nous voir ici réduits à combiner un mensonge! Et je suis innocent!... Que serait-ce de plus si j'étais assassin!
Jacques avait raison mille fois: c'était quelque chose de monstrueux que cette nécessité où il se trouvait de taire la vérité.
Pourtant ses défenseurs ne relevèrent pas l'exclamation, absorbés qu'ils étaient par l'examen minutieux du système de défense.
-- Abordons les autres points de l'accusation, fit maître Magloire.
-- Si ma version était admise, répondit maître Folgat, le reste irait tout seul. Mais le sera-t-elle?... Le jour où on est venu l'arrêter, cherchant un prétexte à sa sortie de la veille, monsieur de Boiscoran a dit qu'il allait à Bréchy chez son marchand de bois... Imprudence désastreuse! Voilà le danger! Quant au reste, qu'est-ce en somme?... L'eau où monsieur de Boiscoran s'est lavé les mains en rentrant, et où on a retrouvé des débris de papier carbonisé... Nous n'avons qu'à altérer légèrement la vérité pour l'expliquer. Nous n'avons qu'à dire ce qu'a fait réellement monsieur de Boiscoran, en attribuant son action à un autre motif. Monsieur de Boiscoran est un fumeur déterminé, n'est-ce pas?... Pour son excursion à Bréchy, il s'était muni d'une provision de cigarettes, mais il n'avait pas pris d'allumettes... Et ceci n'est pas une allégation en l'air. Nous fournissons des preuves, nous produisons des témoins. Si nous n'avions pas d'allumettes, c'est que la veille nous avons oublié chez monsieur de Chandoré la boîte que nous portons habituellement sur nous, que tout le monde nous connaît, et qui depuis est restée sur la cheminée du petit salon de mademoiselle Denise, où elle est encore... Donc, nous n'avions pas d'allumettes, et nous étions déjà loin de Boiscoran quand nous nous en sommes aperçus. Fallait-il donc ou nous passer de fumer ou retourner sur nos pas?... Non! Nous avions notre fusil et nous connaissons le procédé qu'emploient tous les chasseurs en pareille occurrence. Nous avons retiré la charge de plomb d'une de nos cartouches et, en enflammant la poudre, nous avons enflammé un morceau de papier... C'est une opération qu'il est impossible de réussir sans se salir et se noircir les mains. Comme nous l'avons répétée plusieurs fois, nous avions les mains très sales et très noires, et les ongles pleins de débris de papier brûlé...
-- Ah! cette fois, s'écria le célèbre avocat de Sauveterre, bravo!
Son jeune confrère s'animait. Et toujours employant le «nous», qui est dans les habitudes du barreau:
-- Cette eau, d'ailleurs, poursuivit-il, cette eau que vous nous reprochez, est le plus magnifique témoignage moral de notre innocence. Incendiaire, nous l'eussions jetée avec la précipitation que met le meurtrier à effacer de ses habits les taches de sang qui le dénoncent...
-- Très bien encore! approuva maître Magloire.
-- Et vos autres charges, continua maître Folgat, comme s'il eût été à l'audience et se fût adressé au ministère public, vos autres charges sont toutes de cette valeur. Notre lettre à mademoiselle Denise, pourquoi l'invoquez-vous? Parce que, selon vous, elle établit notre préméditation... Ah! ici je vous arrête. Sommes-nous donc stupide et dénué du plus vulgaire bon sens? Telle n'est pas notre réputation... Quoi! préméditant un crime, nous ne nous serions pas dit que nous pouvions être découvert, et nous ne nous serions pas ménagé un alibi! Quoi! nous serions parti de chez nous avec l'intention bien arrêtée d'aller tuer un homme, et c'est avec du plomb de lièvre et de la cendrée que nous aurions chargé notre fusil!... En vérité, vous nous faites la défense trop facile, car votre accusation ne soutient pas l'examen...
Du geste, vivement, Jacques à son tour approuvait.
-- Voilà, interrompit-il, ce que je n'ai cessé de répéter à Daveline, et ce à quoi il ne trouvait rien à répondre... C'est sur ce point qu'il faut insister!
Maître Folgat consultait ses notes.
-- J'arrive, maintenant, reprit-il, à une circonstance capitale, et dont je ferais, si elle nous était favorable, un incident d'audience décisif... Votre valet de chambre, mon cher client, votre vieil Antoine, m'a déclaré que l'avant-veille du crime, il a lavé et nettoyé à fond votre fusil Klebb...
-- Mon Dieu! s'exclama Jacques.
-- Bien. Je vois que vous mesurez la portée de ce fait. Depuis ce nettoyage jusqu'au moment où vous avez enflammé une cartouche pour brûler les lettres de madame de Claudieuse, avez-vous fait feu? Si oui, n'en parlons plus. Si non, il est clair qu'un des canons de votre Klebb est resté propre, et alors, c'est le salut...
Durant près d'une minute, Jacques garda le silence, réfléchissant.
-- Il me semble, répondit-il enfin, je répondrais presque que, le matin du crime, j'ai tiré un lapin...
Maître Magloire eut un geste de découragement.
-- Fatalité! dit-il.
-- Oh! attendez, reprit Jacques. Ce dont je suis sûr, en tout cas, c'est que j'ai tué ce lapin d'un seul coup. Donc, je n'ai encrassé qu'un des canons de mon fusil. Si, au Valpinson, je me suis servi du même canon pour enflammer une cartouche, je suis sauvé. Et notez que c'est probable. Quand on a une arme double, machinalement, on presse toujours en premier la détente de droite...
Maître Magloire fronçait les sourcils.
-- N'importe, dit-il, ce n'est pas sur une donnée aussi incertaine que nous pouvons avancer un argument qui, en cas d'erreur, se retournerait contre nous. Mais à l'audience, quand on vous représentera votre fusil, examinez-le de façon à pouvoir me dire ce qu'il en est.
Ainsi se trouvaient esquissées les lignes générales du plan de défense. Il ne restait plus qu'à perfectionner les détails, et c'est à quoi s'appliquaient les deux avocats, lorsque, à travers le guichet, Blangin, le geôlier, vint leur crier que les portes de la prison allaient fermer.
-- Encore cinq minutes, mon brave Blangin! cria Jacques. (Et, attirant le plus loin possible du guichet ses deux défenseurs, d'une voix basse et troublée:) Une idée m'est venue, messieurs, dit-il, que je dois vous soumettre... Il est impossible que depuis mon arrestation la comtesse de Claudieuse ne soit pas au supplice... Si sûre qu'elle puisse être de n'avoir laissé traîner aucun indice qui la dénonce, elle doit trembler que je ne me défende en disant la vérité... Elle nierait, je le sais bien, et elle est assez sûre de son prestige pour savoir que mes accusations n'entameront pas son admirable réputation. N'importe! Il est impossible qu'elle ne s'épouvante pas du scandale. Qui sait si, pour l'éviter, elle ne nous donnerait pas un moyen de salut... Pourquoi l'un de vous, messieurs, ne tenterait-il pas près d'elle une démarche?
Maître Folgat était l'homme des décisions rapides.
-- Je la tenterai, dit-il, si vous me donnez un mot d'introduction.
Pour toute réponse, Jacques prit une plume et écrivit:
J'ai tout dit à mon défenseur, maître Folgat. Sauvez-moi, et je vous jure un secret éternel. Me laisserez-vous périr, Geneviève, vous qui savez si bien que je suis innocent?
JACQUES.
-- Est-ce suffisant? demanda-t-il en tendant ce billet au jeune avocat.
-- Oui, et je vous promets qu'avant quarante-huit heures j'aurai vu madame de Claudieuse...
Blangin s'impatientait cependant, les défenseurs durent se retirer et, sortis de la prison, ils traversaient la place du Marché-Neuf, quand, à quelques pas, ils aperçurent un musicien ambulant que suivaient quelques galopins.
C'était une espèce de ménétrier de campagne, vêtu d'un de ces habits d'ordre composite qui ne sont pas encore une redingote, mais qui ne sont déjà plus une veste. Raclant d'un mauvais violon, il chantait avec le plus pur accent du terroir une chanson saintongeoise.
_Au printemps,_ _la mère ageace,_ _Fit son nid dans les popillons,_ _La pibôle!..._ _Fit son nid dans les popillons,_ _Pibolon!..._
Machinalement, maître Folgat cherchait quelques sous dans son gousset, lorsque le chanteur, s'approchant de lui et tendant son chapeau comme pour recevoir l'aumône, lui dit:
-- Vous ne me reconnaissez pas, cher maître. L'avocat tressauta.
-- Vous ici!... fit-il.
-- Moi-même, à Sauveterre depuis ce matin. Je vous guettais, car il faut que je vous parle. Ce soir, à neuf heures, venez m'ouvrir la petite porte du jardin de monsieur de Chandoré...
Et reprenant son violon, il s'éloigna en continuant d'une voix traînante:
_Au bout de cinq à six semaines,_ _Elle oyut un petit ageasson._
Bien autrement encore que maître Folgat, le célèbre avocat de Sauveterre avait été surpris de l'imprévu de la rencontre et de l'étrangeté du personnage. Et dès que le ménétrier ambulant se fut éloigné:
-- Vous connaissez cet individu? demanda-t-il à son jeune confrère.
-- Cet individu, répondit maître Folgat, n'est autre que cet agent dont je vous ai parlé, et dont j'ai acheté les services.
-- Goudar!
-- Oui, Goudar.
-- Et vous ne le reconnaissiez pas! Le jeune avocat souriait.
-- Avant qu'il eût parlé, non, dit-il. Le Goudar que je connais est assez grand, maigre, imberbe, et porte les cheveux taillés en brosse. Ce musicien des rues est petit, replet, barbu, et ses longs cheveux plats lui tombent jusqu'au milieu du dos. Comment deviner mon homme, sous son costume de vagabond, un violon à la main et patoisant une ronde saintongeoise?
Maître Magloire souriait lui aussi.
-- Que sont les comédiens de profession comparés à ces gens-là! dit-il. En voici un qui se prétend arrivé de ce matin et qui, déjà, semble du pays autant que Cheminot lui-même. Il n'y a pas douze heures qu'il est à Sauveterre, et il sait l'existence de la petite porte du jardin de monsieur de Chandoré.
-- Oh! je m'explique maintenant cette circonstance, qui d'abord m'avait étonné. Ayant tout raconté en détail à Goudar, j'ai dû nécessairement lui parler de cette porte, à propos de Méchinet.
Causant ainsi, ils avaient atteint l'extrémité de la rue Nationale. Ils s'arrêtèrent.
-- Un mot encore avant de nous séparer, reprit maître Magloire. Vous êtes bien décidé à voir madame de Claudieuse?
-- Je l'ai promis.
-- Que lui direz-vous?
-- Je ne sais. Cela dépendra de son accueil.
-- Du caractère dont je la connais, à la seule vue du billet de Jacques, elle va vous commander de sortir.
-- Qui sait!... Je n'aurai pas, en tout cas, à me reprocher d'avoir reculé devant une démarche qu'en mon âme et conscience je juge nécessaire.
-- Quoi qu'il arrive, soyez prudent, ne vous laissez pas emporter... Songez qu'un éclat nous obligerait à changer notre système de défense, le seul qui présente quelques chances.
-- Oh! soyez sans inquiétudes...
Sur quoi, échangeant une dernière poignée de main, ils se séparèrent. Maître Magloire regagnant son logis, maître Folgat remontant la rue de la Rampe.
La demie de six heures venait de sonner; aussi le jeune avocat se hâtait-il, craignant de faire attendre. On l'attendait, en effet, pour se mettre à table, mais en entrant au salon, il ne songea plus à s'excuser, tant il fut frappé de l'accablement et de la morne tristesse des amis et des parents du prisonnier.
-- Avons-nous donc quelque fâcheuse nouvelle? interrogea-t-il d'une voix hésitante.
-- La plus fâcheuse que nous eussions à redouter, oui, monsieur, répondit le marquis de Boiscoran. Elle n'était que trop prévue de nous tous, et, cependant, vous le voyez, elle nous surprend comme un coup de foudre...
Le jeune avocat se frappa le front.
-- La chambre des mises en accusation a rendu son arrêt! s'écria-t-il.
De la tête, comme si la voix lui eût manqué, le marquis répondit:
-- Oui!
-- C'est encore un grand secret, ajouta Mlle Denise, et si nous le savons, c'est grâce à une indiscrétion de notre bon, de notre dévoué Méchinet. Jacques est renvoyé devant la cour d'assises...
Elle fut interrompue par un domestique qui entrait annoncer que mademoiselle était servie.
On passa dans la salle à manger; mais, sous l'empire de ce dernier événement, le dîner fut lugubre. Seule, Mlle Denise, qui devait à la fièvre son étonnante énergie, aida maître Folgat à maintenir la conversation vivante. Par elle, le jeune avocat apprit que, décidément, le comte de Claudieuse était au plus mal, et qu'on lui eût administré, dans la journée, les derniers sacrements, sans le docteur Seignebos qui s'y était opposé en déclarant que la plus légère émotion pouvait tuer son malade.
-- Et s'il meurt, prononça M. de Chandoré, ce sera notre dernier coup. L'opinion, déjà si montée contre Jacques, deviendra implacable.
Cependant le repas finissait, maître Folgat s'approcha de Mlle Denise.
-- J'ai à vous prier, mademoiselle, lui dit-il, de me confier la clef de la petite porte du jardin...
Elle le regardait d'un air étonné.
J'ai à recevoir secrètement, ajouta-t-il, l'homme de la police qui m'a promis son concours.
-- Il est ici?
-- De ce matin...
Mlle Denise lui ayant remis la clef, maître Folgat se hâta de gagner le fond du jardin, et au troisième coup de neuf heures, le ménétrier de la place du Marché-Neuf, Goudar, poussa la petite porte et entra, son violon sous le bras.
-- Un jour de perdu! commença-t-il, sans même songer à saluer, tout un jour, car je ne pouvais rien tenter avant de vous avoir vu...
Il semblait si furieux que maître Folgat entreprit de le calmer.
-- Laissez-moi d'abord, dit-il, vous complimenter de votre travestissement...
Mais Goudar n'était point sensible aux éloges.
-- Que serait un policier qui ne saurait pas se travestir! interrompit-il. Beau mérite, ma foi! Et croyez que rien ne me répugne davantage. Mais pouvais-je tomber à Sauveterre avec ma véritable personnalité? Un homme de la police! brrr... tout le monde m'eût fui comme la peste et on n'eût répondu que des mensonges à toutes mes questions... Alors, je me suis affublé de cette défroque honteuse qui m'est familière, et pour laquelle, même, j'ai pris pendant six mois un professeur de violon. Un musicien ambulant fait ce qu'il veut sans éveiller les soupçons; il erre dans les rues ou le long des routes, il entre dans les cours, se glisse dans les maisons, visite les cafés et les cabarets; il peut, sous prétexte de demander l'aumône, accoster les gens, leur parler, les suivre... Et, pour ce qui est de la façon dont je baragouine le saintongeois, sachez que j'ai passé six mois dans les Charentes, à la piste des faux billets de banque du fameux Gâtebourse. Si au bout de six mois on ne tient pas l'accent d'une province, on ne sera jamais un policier. Or, je le suis, moi, je suis condamné à cet exécrable métier, qui fait le désespoir de ma femme...
-- Si votre ambition est vraiment ce que vous m'avez dit, mon cher Goudar, interrompit maître Folgat, peut-être pourrez-vous le quitter bientôt, ce métier que vous détestez tant. Si vous réussissez à tirer d'affaire monsieur de Boiscoran...
-- Il me donnerait la maison de la rue des Vignes?...
-- De grand cœur.
L'homme de la préfecture leva les mains au ciel.
-- La maison de la rue des Vignes, répéta-t-il. Le paradis en ce monde. Un jardin immense, une terre d'une qualité supérieure. Et quelle exposition, mon maître! J'y ai lorgné des murs où j'obtiendrais des pêches plus belles que celles de Montreuil et des chasselas plus parfumés que ceux de Fontainebleau.
-- Y avez-vous trouvé quelque nouvel indice? demanda maître Folgat.
Brusquement rappelé à la réalité, Goudar s'assombrit.
-- Aucun, répondit-il, et c'est inutilement que j'ai interrogé tous les fournisseurs. Je ne suis pas plus avancé que le premier jour.
-- Espérons que vous serez plus heureux ici.
-- Je l'espère, mais pour commencer mes opérations, il me faut votre assistance. J'ai besoin de voir le docteur Seignebos et le greffier Méchinet. Priez-les de se trouver au rendez-vous qu'un billet de moi leur assignera.
-- Ils seront prévenus.
-- Maintenant, si je veux que mon incognito soit respecté, il me faut un permis de séjour du maire, au nom de Goudar, musicien ambulant. Je garde mon nom que personne ici ne connaît. Mais il me faut ce permis ce soir même. Où que je me présente pour coucher, on me demandera mes papiers...
-- Attendez-moi un quart d'heure, là, sur ce banc, dit maître Folgat, je cours chez le maire...
Un quart d'heure plus tard, en effet, Goudar avait son permis en poche et s'en allait demander un gîte à l'auberge du _Mouton-Rouge_, la plus malfamée de Sauveterre.
En présence d'une obligation pénible et inévitable, les tempéraments se décèlent. Les uns ajournent tant qu'ils peuvent, tergiversent, lanternent, pareils à ces dévotes qui renvoient leur gros péché à la fin de leur confession; les autres, au contraire, ont hâte de se débarrasser de l'anxiété et en finissent le plus tôt qu'il est possible.
Maître Folgat était de ces derniers. Réveillé avec le jour, le lendemain de l'arrivée de Goudar: je verrai Mme de Claudieuse ce matin même, se dit-il.
Et en effet, dès huit heures, vêtu avec plus de recherche peut-être que de coutume, il sortit en disant au domestique qu'on ne l'attendît pas s'il n'était pas rentré au moment du déjeuner.
C'est au palais de justice qu'il se rendit tout d'abord, espérant bien y rencontrer le greffier. Et son espoir ne fut pas déçu. La salle des pas perdus était déserte, mais déjà Méchinet était à son bureau, grossoyant avec l'activité fiévreuse qu'imprime l'idée constante d'un immeuble à payer.
Il se dressa en voyant entrer maître Folgat, et tout de suite:
-- Vous savez l'arrêt de la chambre! fit-il.
-- Oui, grâce à votre obligeance, et je dois vous avouer qu'il ne m'a pas surpris. Qu'en pense-t-on au Palais?
-- Tout le monde croit à une condamnation.
-- Nous le verrons bien! fit le jeune avocat. (Et baissant la voix:) Mais je viens encore pour autre chose, continua-t-il. L'agent que j'attendais est arrivé et désirerait vous entretenir. Il vous écrira pour vous assigner un rendez-vous, accordez-le-lui, je vous en prie.
-- Certes, de tout mon cœur, répondit le greffier. Et Dieu veuille qu'il réussisse à disculper monsieur de Boiscoran, quand ce ne serait que pour rabaisser un peu le caquet de mon cher patron.
-- Ah! monsieur Galpin-Daveline triomphe!
-- Sans la moindre pudeur. Il voit déjà son ancien ami au bagne! Il a reçu de monsieur le procureur général une nouvelle lettre de félicitations, et il est venu hier, à l'issue de l'audience, la montrer à qui voulait la lire. Tous ces messieurs l'ont complimenté, sauf monsieur le président, toutefois, qui lui a tourné le dos, et monsieur le procureur de la République, qui lui a dit en latin de ne pas vendre la peau de l'ours avant qu'il fût par terre...
Déjà, depuis un moment, on commençait à entendre des pas dans les corridors.
-- Vite une dernière recommandation, fit maître Folgat. Goudar tient à dissimuler sa personnalité, ne parlez de lui à âme qui vive. Et surtout ne vous étonnez pas du costume sous lequel il vous apparaîtra...
Le bruit de la porte qui s'ouvrait lui coupa la parole.
Un juge entra, qui après avoir salué fort civilement se mit à demander au greffier une multitude de renseignements au sujet d'une affaire qui venait au rôle le jour même.
-- Au revoir, monsieur Méchinet, dit le jeune avocat.
Et, reprenant sa course, il alla sonner à la porte du docteur Seignebos.
-- Monsieur le docteur est sorti, répondit le domestique, mais il va rentrer, et il m'a recommandé de prier monsieur de l'attendre dans son cabinet.
La preuve de confiance que donnait le docteur à maître Folgat était inouïe, en lui permettant de rester seul dans le sanctuaire de ses méditations.
C'était une pièce immense, tout encombrée d'objets disparates et incohérents, et qui du premier coup révélait les idées, les opinions, les goûts et les aspirations du médecin. Ce qui frappait, dès l'entrée, c'était, sur la cheminée, un admirable buste de Bichat, flanqué des bustes plus petits de Robespierre à droite et de Rousseau à gauche. Une horloge du temps de Louis XIV, dressée entre les deux fenêtres, battait les secondes avec des grincements de vieille ferraille. Tout un des côtés était occupé par une bibliothèque de bois noir bondée, à défoncer, de livres de toutes sortes, brochés ou habillés de reliures qui auraient bien fait rire M. Daubigeon. Un de ces meubles comme on en fabrique pour classer les herbiers disait la passion passagère du docteur pour la flore de Sauveterre. Une machine électrique rappelait le temps où le docteur s'était engoué de l'électrothérapie.
Sur la table, placée au milieu de la pièce, des montagnes de bouquins trahissaient les récentes études du médecin. Tous les auteurs qui se sont occupés de la folie et de l'idiotie étaient là, depuis Apostolidès jusqu'à Tardieu, en passant par Broussais et Fodéré, par Spurzheim, Guardia, Marc, Esquiros, Blanche et vingt autres encore.
Maître Folgat achevait l'inventaire quand le docteur Seignebos entra, toujours comme une trombe, mais beaucoup plus joyeux que de coutume.
-- Je savais bien, parbleu, que je vous trouverais ici! s'écria-t-il dès le seuil. Vous venez me demander un rendez-vous pour Goudar.
Le jeune avocat tressauta.
-- Qui a pu vous le dire? fit-il abasourdi.
-- Goudar en personne! Il me plaît, à moi, ce garçon. Évidemment on ne saurait me suspecter de tendresse pour tout ce qui, de près ou de loin, tient à la préfecture, moi qui ai traversé la vie avec des mouchards à mes trousses... Mais votre homme me raccommoderait presque avec la police.
-- Quand l'avez-vous vu?
-- Ce matin, à sept heures. Il s'ennuyait si prodigieusement de perdre son temps dans son galetas du _Mouton-Rouge_, que l'idée lui est venue de feindre une indisposition et de m'envoyer chercher. J'y suis allé, et j'ai trouvé une manière de ménétrier de campagne qui m'a paru se porter comme un charme. Mais dès que nous avons été seuls, il m'a dégoisé toute son affaire, en me demandant mon opinion et en me disant ses idées. Maître Folgat, ce Goudar est très fort, c'est moi qui vous le dis, et nous nous sommes parfaitement entendus...
-- Vous a-t-il donc expliqué ce qu'il compte faire?
-- À peu près... Mais il ne m'a pas autorisé à le divulguer. Patience, laissez faire, attendez, et vous verrez que le vieux Seignebos a encore un certain flair!
Et, ce disant d'un air de fatuité superbe, il retirait, essuyait et replaçait sur son nez ses lunettes d'or.
-- J'attendrai donc, dit le jeune avocat, et puisque voici ma commission faite, je vous demanderai la permission de vous entretenir d'une autre affaire... Je suis chargé par monsieur Jacques de Boiscoran de voir la comtesse de Claudieuse.
-- Fichtre!
-- Et de tâcher d'obtenir d'elle un moyen de nous disculper...
-- Va-t'en voir s'ils viennent! Difficilement, maître Folgat dissimula un mouvement d'impatience.
-- J'ai accepté cette mission, fit-il d'un ton sec, je tiens à la remplir.
-- Je le comprends, mon cher maître, seulement vous n'arriverez pas jusqu'à madame de Claudieuse. Le comte est très mal, elle ne quitte pas son chevet et ne reçoit même pas les personnes de son intimité.
-- Et cependant, il faut que je parvienne jusqu'à elle... Il faut à tout prix que je lui remette en mains propres le billet que m'a confié mon client. Et, tenez, docteur, je vais être franc avec vous. C'est parce que je prévoyais des difficultés que je viens vous demander un moyen de les surmonter ou de les tourner.
-- À moi!
-- N'êtes-vous pas le médecin du comte de Claudieuse?
-- Dix mille diables! s'écria M. Seignebos, vous ne doutez de rien, vous autres avocats! (Et plus bas, répondant plutôt aux objections de son esprit qu'à maître Folgat:) Certainement, grommelait-il, je soigne monsieur de Claudieuse, dont, entre parenthèses, la maladie déroute toutes mes conjectures, mais c'est pour cela précisément que je ne puis rien. Notre profession a des règles qu'on ne saurait enfreindre sans compromettre la dignité du corps médical tout entier.
-- Mais il y va de l'honneur et de la vie de Jacques, monsieur, d'un ami...
-- Et d'un coreligionnaire politique, c'est très vrai. Mais je ne puis vous aider sans abuser de la confiance de madame de Claudieuse...
-- Eh! monsieur, cette femme n'a-t-elle pas commis le crime pour lequel monsieur de Boiscoran, innocent, va passer en cour d'assises...
-- Je le crois, et cependant... (Il se tut, réfléchissant, jusqu'à ce que soudain, prenant son chapeau à larges bords et l'enfonçant d'un coup sec sur sa tête:) Au fait! s'écria-t-il, tant pis! Il est des intérêts sacrés qui priment tout! Venez...
C'est rue Mautrec qu'après l'incendie du Valpinson étaient venus s'établir provisoirement le comte et la comtesse de Claudieuse. La maison louée pour eux par le maire, M. Séneschal, a été pendant plus d'un siècle la demeure de la famille de Juliac et passe pour une des plus anciennes et des plus magnifiques de Sauveterre.
En moins de dix minutes, le docteur Seignebos et maître Folgat y furent arrivés.
De la rue on n'aperçoit qu'un grand mur, contemporain du château, à ce que prétendent les archéologues, et tout fleuri de pariétaires, de giroflées et de gueules-de-lion. Dans ce mur est encastrée une lourde porte à deux battants. Le jour, on ouvre un de ces battants et on le remplace par un portillon à claires-voies, qui, dès qu'on le pousse, met en mouvement une sonnette. On traverse alors un grand jardin où une douzaine de statues, vertes de mousse, s'émiettent sur leur piédestal à l'ombre des vieux tilleuls plantés en quinconce.
La maison n'a que deux étages. Un large vestibule traverse le rez-de-chaussée, et l'on distingue au fond l'escalier de pierre avec sa rampe en fer ouvré.
Une fois dans ce vestibule, M. Seignebos ouvrit une porte à droite.
-- Entrez là, dit-il à maître Folgat, et attendez. Je monte chez le comte, dont la chambre est au premier, et je vous envoie la comtesse.
Le jeune avocat obéit, et il se trouva dans un vaste salon largement éclairé par trois portes-fenêtres ouvrant de plain-pied sur le jardin. Ce salon avait dû être superbe jadis. De belles menuiseries peintes en blanc, rehaussées de filets et d'arabesques d'or, lambrissaient les murs. Au plafond, une vaste composition allégorique représentait des amours joufflus folâtrant dans un ciel étoilé.
Mais le temps avait promené ses doigts crasseux sur toutes ces magnificences d'un autre siècle, effacé à demi les peintures, terni l'or des arabesques, fané l'azur du plafond et écaillé les amours. Et certes l'ameublement n'était pas fait pour atténuer la mélancolie de ces ruines. Aux fenêtres, pas de rideaux. Sur la cheminée, une pendule et des candélabres à moitié brisés. Puis çà et là, et comme au hasard, des meubles disparates arrachés à l'incendie du Valpinson, des chaises, des canapés, des fauteuils et une table ronde toute disloquée et noircie par les flammes.
Mais qu'importaient à maître Folgat ces détails. Il ne songeait qu'à la démarche qu'il risquait, et dont il comprenait alors seulement l'audace extraordinaire et l'étrangeté. Peut-être eût-il battu en retraite s'il l'eût pu; et il n'avait pas trop de toute sa volonté pour dominer son trouble.
Enfin, il entendit un pas rapide et léger dans le vestibule, et presque aussitôt la comtesse de Claudieuse parut. C'était bien elle, telle qu'elle lui avait été décrite par Jacques, calme, grave et sereine, comme si son âme eût plané bien au-dessus des passions humaines.
Loin d'altérer son exquise beauté, les événements terribles qui se succédaient depuis un mois lui avaient mis au front comme une auréole divine. Elle avait quelque peu maigri, cependant. Et le cercle de bistre qui entourait ses yeux et le désordre de ses cheveux admirables trahissaient la fatigue et les angoisses des longues nuits passées au chevet de son mari.
Pendant que maître Folgat s'inclinait:
-- Vous êtes le défenseur de monsieur de Boiscoran, monsieur? demanda-t-elle.
-- Oui, madame, répondit le jeune avocat.
-- Vous désirez me parler, à ce que vient de me dire le docteur...
-- Oui, madame.
D'un geste de reine, elle montra un siège, et s'asseyant elle-même:
-- Je vous écoute, monsieur, dit-elle.
Non sans une importune palpitation au cœur, maître Folgat commença:
-- Je dois d'abord, madame, vous exposer la situation de mon client.
-- C'est inutile, monsieur, je la connais.
-- Vous savez alors, madame, qu'il vient d'être renvoyé devant la cour d'assises, et qu'il peut être condamné!
D'un mouvement douloureux, elle secoua la tête, et doucement:
-- Je sais, monsieur, que le comte de Claudieuse a été victime du plus lâche des attentats, que sa vie est en péril, qu'avant peu, s'il ne survient un miracle de Dieu, je n'aurai plus de mari, mes enfants n'auront plus de père...
-- Mais monsieur de Boiscoran est innocent, madame!
Une profonde surprise se peignit sur les traits de Mme de Claudieuse, et fixant maître Folgat:
-- Qui donc est l'assassin? interrogea-t-elle.
Ah! ce n'est pas sans peine que le jeune avocat arrêta sur ses lèvres ce seul mot terrible: «Vous!», qui montait au fond de sa conscience révoltée.
Mais il songea au succès de sa mission, et au lieu de répondre:
-- Pour un accusé, madame, reprit-il, pour un malheureux à la veille du jugement, un avocat est un confesseur auquel il ne cache rien. J'ajouterai que le défenseur a la discrétion du prêtre, et qu'il sait oublier les secrets qui lui ont été confiés.
-- Je ne comprends pas, monsieur...
-- Mon client, madame, avait un moyen bien simple de se disculper, c'était de dire toute la vérité. Il a mieux aimé risquer son bonheur que de compromettre celui d'une autre personne...
La comtesse eut un geste d'impatience.
-- Mes moments sont comptés, monsieur, interrompit-elle. Veuillez vous expliquer plus clairement.
Mais maître Folgat était aussi loin que possible.
-- Je suis chargé par monsieur de Boiscoran, madame, reprit-il, de vous remettre une lettre.
La surprise de Mme de Claudieuse parut se changer en stupeur.
-- À moi! fit-elle. À quel titre?
Sans mot dire, le jeune avocat tira de son portefeuille la lettre de Jacques, et la tendant à la comtesse:
-- La voici, dit-il.
Elle la prit, d'une main qui ne tremblait pas, et l'ouvrit lentement. Mais, dès qu'elle l'eut parcourue, se dressant en pied, pourpre et les yeux pleins d'éclairs:
-- Savez-vous ce que contient cette lettre, monsieur? s'écria-t-elle.
-- Oui.
-- Vous savez que monsieur de Boiscoran ose m'y appeler de mon nom de jeune fille, Geneviève, comme mon mari, comme mon père!
Le moment décisif venu, maître Folgat avait tout son sang-froid.
-- Monsieur de Boiscoran, madame, prétend qu'il vous nommait ainsi autrefois... rue des Vignes... au temps où vous l'appeliez Jacques...
La comtesse paraissait abasourdie.
-- Mais c'est infâme, monsieur, balbutia-t-elle, ce que vous dites là! Quoi! monsieur de Boiscoran a pu vous dire que moi, la comtesse de Claudieuse, j'ai été... sa maîtresse.
-- Il me l'a dit, oui, madame, et il affirme que peu d'instants avant l'incendie, il était près de vous, et que s'il avait les mains noircies, c'est qu'il venait de brûler votre correspondance et la sienne...
Elle se redressa sur ces mots, et d'une voix vibrante:
-- Et vous avez pu croire cela! s'écria-t-elle, vous?... Ah! le premier crime de monsieur de Boiscoran n'est rien, comparé à celui-ci! Il ne lui suffisait pas d'avoir incendié notre maison et de nous avoir ruinés, il veut nous déshonorer. Il ne lui suffit pas d'avoir pris la vie du mari, il lui faut l'honneur de la femme!
Elle parlait si haut que du vestibule on devait entendre les éclats de sa voix.
-- Plus bas, madame, de grâce, fit maître Folgat, plus bas...
Elle le foudroya d'un regard de mépris souverain, et haussant encore le ton:
-- Oui, continua-t-elle, je conçois que vous ayez peur d'être entendu... Mais moi, qu'ai-je à craindre! Je voudrais que l'univers entier nous écoutât et nous jugeât. Plus bas, dites-vous. Pourquoi plus bas! Pensez-vous donc que si monsieur de Claudieuse n'était pas mourant, celle lettre ne serait pas déjà entre ses mains! Ah! il saurait faire justice de cette lettre infâme, lui!... Tandis que moi, une femme!... Jamais je n'avais compris si terriblement que tout le monde croit mon mari perdu, et que je vais rester seule au monde, sans protecteur, sans amis...
-- Mais, madame, monsieur de Boiscoran vous jure le secret le plus absolu...
-- Le secret de quoi? De vos lâches insultes, de l'abominable intrigue dont ceci n'est sans doute que le prélude!
Maître Folgat pâlit sous l'outrage.
-- Ah! prenez garde, madame, fit-il d'une voix sourde, nous avons des preuves flagrantes, irrécusables...
D'un geste impérieux, Mme de Claudieuse l'arrêta et, superbe de douleur, de dédain et de colère:
-- Eh bien! s'écria-t-elle, produisez-les, ces preuves! Allez, faites, agissez, parlez! nous saurons si la vile calomnie d'un criminel peut entamer l'intacte réputation d'une honnête femme!... Nous verrons si de cette boue où vous vous débattez, une seule éclaboussure jaillira jusqu'à moi!
Et jetant aux pieds du jeune avocat la lettre de Jacques, elle gagna la porte.
-- Madame, dit encore maître Folgat, madame!
Elle ne daigna même pas tourner la tête, et elle disparut, le laissant seul au milieu du salon, si écrasé de stupeur qu'il en perdait jusqu'à la faculté de réfléchir.
Heureusement, le docteur Seignebos revenait.
-- Par ma foi, commença-t-il, je ne me serais jamais imaginé que madame de Claudieuse prendrait si bien ma trahison... C'est exactement comme à l'ordinaire qu'elle vient, en vous quittant, de me demander comment j'ai trouvé son mari, ce matin, et ce qu'il y a à faire. Je lui ai répondu...
Mais le reste de sa phrase s'étouffa dans sa gorge; il s'apercevait enfin de l'attitude de maître Folgat.
-- Ah çà! qu'avez-vous? interrogea-t-il.
Le jeune avocat le regardait de l'air d'un homme pris de vertige.
-- J'ai, répondit-il, que je me demande si je veille ou si je rêve! J'ai que, si cette femme est coupable, son audace passe toute croyance.
-- Comment, si... En êtes-vous à douter de sa culpabilité?
Tout en maître Folgat trahissait le plus affreux découragement.
-- Eh! le sais-je moi-même, dit-il, ne voyez-vous pas que je n'ai plus ma tête à moi, que je ne sais plus qu'imaginer ni que croire?
-- Oh!...
-- C'est ainsi! Et cependant, docteur, je ne suis pas un naïf, et depuis cinq ans que je plaide au criminel et que je fouille aux plus bas fonds des couches sociales, j'ai découvert d'étranges choses, rencontré des types inouïs et écouté d'effroyables confidences...
Le docteur, à son tour, était abasourdi, jusqu'à ce point d'oublier de tracasser ses lunettes d'or.
-- Que vous a donc dit madame de Claudieuse? demanda-t-il.
-- Je vous le répéterais, répondit maître Folgat, que vous n'en seriez pas plus avancé. Il vous eût fallu être là, et la voir, et l'entendre!... Quelle femme!... Pas un des muscles de son visage ne tressaillait, son œil restait limpide et clair, nulle émotion n'altérait le timbre de sa voix. Et de quel air elle me défiait!... Mais tenez, docteur, je vous en prie, sortons...
Ils sortirent, en effet, et déjà ils étaient au tiers de la longue allée du jardin, lorsqu'ils aperçurent s'avançant vers eux l'aînée des filles de la comtesse de Claudieuse, rentrant, avec sa bonne, de la promenade.
M. Seignebos s'arrêta, et serrant le bras du jeune avocat et se penchant à son oreille:
-- Attention! fit-il. La vérité se trouve dans la bouche des enfants, n'est-ce pas?
-- Qu'espérez-vous? murmura maître Folgat.
-- Éclaircir un point douteux... Silence, et laissez-moi faire.
Déjà la petite fille arrivait à eux. C'était une gracieuse enfant de huit à neuf ans, blonde, avec de beaux yeux bleus, grande pour son âge, et qui avait presque toute l'intelligence d'une jeune fille, sans en avoir les timidités.
-- Bonjour, ma petite Marthe, lui dit le docteur de sa plus douce voix, qui était fort douce quand il voulait.
-- Bonjour, messieurs, répondit-elle avec une jolie révérence.
Se penchant vers elle, M. Seignebos mit un bon baiser sur ses joues roses, puis la regardant:
-- Mais tu as l'air toute triste, Marthe, ajouta-t-il.
-- C'est que papa et ma petite sœur sont bien malades, monsieur, dit-elle avec un gros soupir.
-- Et aussi parce que tu regrettes le Valpinson...
-- Oh, oui!
-- C'est cependant bien joli, ici, et tu as pour jouer un grand jardin.
Elle secoua la tête, et baissant la voix:
-- C'est vrai que c'est joli, dit-elle, seulement... j'y ai peur.
-- Et de quoi, ma mignonne?
Elle montra les statues, et toute frissonnante:
-- Le soir, répondit-elle, à la brune, il me semble toujours qu'elles remuent, et je crois voir des personnes qui se cachent derrière les arbres, comme l'homme qui a voulu tuer papa...
-- Il faut chasser ces vilaines idées, mademoiselle, interrompit maître Folgat.
Mais M. Seignebos ne le laissa pas poursuivre:
-- Comment, Marthe, tu es si peureuse que cela! Je te croyais, au contraire, très brave... Ton papa m'avait affirmé que, la nuit de l'incendie du Valpinson, tu n'avais pas été effrayée du tout.
-- Papa a dit la vérité.
-- Et cependant, quand tu as été réveillée par les flammes, ce devait être terrible...
Oh! ce n'est pas les flammes qui m'ont réveillée, docteur.
-- Pourtant, quand le feu a éclaté...
-- Je ne dormais pas plus qu'en ce moment, docteur, parce que j'avais été réveillée par le bruit de la porte que maman avait fermée très fort en rentrant.
Un même pressentiment terrible fit tressaillir le médecin et l'avocat.
-- Tu dois te tromper, Marthe, reprit le docteur, ta maman n'était pas rentrée, au moment de l'incendie...
-- Pardonnez-moi, monsieur...
-- Non, tu te trompes...
La fillette se redressa, et de cette mine grave que prennent les enfants lorsqu'ils voient qu'on doute de leur parole:
-- Je suis sûre de ce que je dis, insista-t-elle, et je me souviens très bien de tout. On m'avait couchée à l'heure ordinaire, et comme j'étais très lasse d'avoir joué, je m'étais endormie tout de suite... Pendant que je dormais, maman est sortie, mais en rentrant, elle m'a réveillée. Sitôt rentrée, elle est allée se pencher sur le lit de ma petite sœur, et elle l'a regardée un bon moment d'un air si triste que j'ai eu envie de pleurer. Après cela, elle est allée s'asseoir près de la fenêtre, et de mon lit, n'osant lui parler, je voyais de grosses larmes rouler le long de ses joues, quand un coup de fusil a retenti au-dehors...
C'est un regard d'angoisse qu'échangeaient maître Folgat et M. Seignebos.
-- Ainsi, ma mignonne, insista le médecin, tu es bien certaine que ta maman était dans votre chambre, quand on a tiré un premier coup de fusil?
-- Certainement, docteur. Et même, en l'entendant, maman s'est dressée toute droite, la tête penchée, comme quelqu'un qui écoute. Presque aussitôt, le second coup a retenti, maman a levé les bras en l'air, en s'écriant: «Ô mon Dieu!...», et tout de suite elle est sortie en courant.
Jamais sourire ne fut plus faux que celui que le docteur Seignebos, non sans un grand effort de volonté, maintenait sur ses lèvres.
-- Tu as rêvé cela, Marthe..., fit-il.
Ce fut la bonne, jusque-là silencieuse, qui répondit:
-- Mademoiselle ne rêvait pas, prononça-t-elle. Moi aussi, j'avais entendu les détonations, et j'avais ouvert la porte de ma chambre pour savoir ce que ce pouvait être, quand j'ai vu madame traverser le palier en deux sauts et se lancer dans l'escalier...
-- Oh! je ne discute pas, interrompit le docteur, du ton le plus indifférent qu'il put prendre, qu'importe cette circonstance.
Mais la fillette tenait à achever son récit:
-- Maman partie, continua-t-elle, l'inquiétude me prit, et je me soulevai sur mon lit, prêtant l'oreille... Je ne tardai pas à entendre des bruits que je ne connaissais pas, des craquements et des pétillements, et aussi comme des cris dans le lointain. La peur me prenant, je sautai à terre, et je courus ouvrir la porte. Mais je faillis être renversée par un tourbillon de fumée et d'étincelles... Pourtant je ne perdis pas la tête. Je réveillai ma petite sœur, je la pris dans mes bras, et j'allais essayer de gagner l'escalier quand Cocoleu arriva comme un fou, qui nous enleva toutes deux et nous emporta...
-- Marthe! cria une voix de la maison, Marthe! L'enfant interrompit court son histoire.
-- C'est maman qui m'appelle, dit-elle. (Et, faisant une belle révérence:) Au revoir, messieurs...
Déjà Marthe avait disparu, que Seignebos et maître Folgat restaient encore plantés sur leurs pieds, se regardant d'un air de suprême détresse.
-- Nous n'avons plus rien à faire ici, docteur, dit enfin le jeune avocat.
-- En effet, rentrons, et même hâtons-nous, car on m'attend peut-être... Vous déjeunez avec moi...
Ils se retirèrent alors, la tête basse, et à ce point abîmés dans leurs réflexions qu'ils oubliaient de rendre les coups de chapeau qu'on leur tirait le long des rues, circonstance qui fut remarquée de plusieurs bourgeois.
En arrivant chez lui:
-- Deux couverts, dit le docteur à son domestique, et monte une bouteille de vin de Médis... (Et lorsqu'il eut conduit l'avocat à son cabinet de travail:) Maintenant, commença-t-il, que pensez-vous de l'aventure?
Maître Folgat eut un geste de douloureux abattement.
-- Je m'y perds! murmura-t-il.
-- Peut-on admettre que madame de Claudieuse ait fait le mot à sa fille?
-- Non.
-- Et à sa femme de chambre?
-- Encore moins. Une femme de cette trempe ne se confie à personne; elle combat, triomphe ou succombe seule.
-- Donc la bonne et l'enfant nous ont dit la vérité.
-- Je le crois fermement.
-- C'est ma conviction... Alors, elle n'est pour rien dans le meurtre de son mari?
-- Hélas!
Ce que maître Folgat ne remarquait pas, c'est qu'un victorieux sourire éclairait la physionomie du docteur Seignebos. Il avait retiré ses lunettes d'or, et les essuyant vigoureusement:
-- Si la comtesse était innocente, reprit-il, Jacques serait donc coupable! Jacques nous aurait donc dupés tous...
Maître Folgat secouait la tête.
-- De grâce, docteur, fit-il avec un effort, ne me pressez pas ainsi, laissez-moi me recueillir, rassembler mes idées. Je suis épouvanté de mes conjectures. Non, monsieur de Boiscoran ne nous a pas menti, et assurément madame de Claudieuse a été sa maîtresse. Non, il ne nous a pas trompés, et certainement le soir du crime, il a eu une entrevue avec la comtesse. Marthe ne nous a-t-elle pas dit que sa mère était sortie? Où allait-elle, sinon au rendez-vous? Seulement...
Il hésitait.
-- Oh! allez, allez, dit le médecin, vous n'avez rien à craindre de moi...
-- Eh bien, il se pourrait qu'après que madame de Claudieuse a eu quitté monsieur de Boiscoran, la fatalité s'en fût mêlée. Monsieur de Boiscoran nous a conté comment les lettres qu'il brûlait s'étaient enflammées tout à coup, avec une telle violence qu'il en avait été effrayé. Qui nous dit qu'une flammèche emportée par le vent n'a pas mis le feu aux paillers! Tirez les conséquences. Au moment de se retirer, monsieur de Boiscoran aperçoit ce commencement d'incendie; il court essayer de l'éteindre; ses efforts sont inutiles, la flamme gagne de proche en proche, elle grandit, elle illumine déjà toute la façade du château... À ce moment, monsieur de Claudieuse sort... Monsieur de Boiscoran se croit surpris, il voit ses amours dévoilées, son mariage rompu, sa vie manquée, son avenir brisé, son bonheur anéanti... Il perd la tête, il ajuste le comte, il fait feu et s'enfuit éperdu... Et ainsi s'explique la maladresse des coups et aussi cette circonstance jusqu'ici inexplicable d'un assassinat tenté avec du plomb de chasse...
-- Malheureux! interrompit le docteur.
-- Quoi! Qu'ai-je dit?
-- Gardez-vous de jamais répéter ceci. Telle est l'effroyable vraisemblance de votre hypothèse que, si elle s'ébruitait, vous ne trouveriez plus personne pour vous croire le jour où vous direz la vérité.
-- La vérité!... Vous pensez donc que je m'abuse?
-- Positivement. (Et rajustant ses lunettes:) Ce que je ne pouvais admettre, reprit M. Seignebos, c'était que madame de Claudieuse eût de sa main fait feu sur son mari... J'avais raison. Elle n'a pas commis le crime, matériellement, elle l'a seulement commandé...
-- Oh!...
-- Serait-elle donc la première? Voilà mon hypothèse, à moi: avant de rejoindre Jacques au rendez-vous, madame de Claudieuse avait pris son parti et combiné ses mesures. L'assassin était à son poste. Si elle eût réussi à ramener Jacques, le complice désarmait son fusil et allait tranquillement se coucher. N'ayant pu obtenir que Jacques renonçât à son mariage, résolue à se faire libre pour l'empêcher, elle a donné le signal, l'incendie a été allumé et on a tiré sur le comte.
Le jeune avocat ne semblait pas absolument convaincu.
-- En ce cas, il y aurait eu préméditation, objecta-t-il, et alors, comment le fusil n'était-il chargé que de cendrée?
-- C'est que le complice manquait d'intelligence... Encore bien qu'il eût prévu où tendait le docteur, maître Folgat se dressa vivement.
-- Toujours Cocoleu! fit-il.
Du bout du doigt, M. Seignebos se toucha le front.
-- Quand une idée est entrée là, répondit-il, elle y est solidement fixée... Oui, madame de Claudieuse a un complice, et ce complice est Cocoleu. Et si l'intelligence lui a fait défaut, vous voyez jusqu'où ce misérable idiot pousse le dévouement et la discrétion...
Si vous dites vrai, docteur, jamais nous n'aurons la clef de cette affaire, car jamais Cocoleu ne parlera...
-- Ne jurez de rien. On m'a proposé un expédient...
Il fut interrompu par l'entrée brusque de son domestique.
-- Monsieur, lui dit ce brave garçon, il y a en bas un gendarme qui vous amène un individu qu'il faudrait faire admettre d'urgence à l'hôpital.
-- Qu'ils montent, répondit le médecin. (Et pendant que le domestique courait remplir la commission:) Voilà mon expédient, maître Folgat, dit M. Seignebos. Attention...
Un pas pesant ébranlait déjà l'escalier, et presque aussitôt un gendarme parut, qui, d'une main, tenait un violon, et de l'autre aidait à marcher un pauvre diable.
«Goudar!» faillit s'écrier maître Folgat.
C'était Goudar, en effet, mais en quel état! Les vêtements déchirés et tachés de boue, pâle, l'œil hagard, la barbe et les lèvres souillées d'une écume blanchâtre.
-- Voilà l'histoire, major, prononça le gendarme. Ce particulier jouait du violon dans la cour de la caserne, et nous étions plusieurs aux fenêtres quand, tout à coup, nous l'avons vu tomber par terre et se rouler, et se tordre, et se débattre en hurlant et en écumant comme un loup enragé. Nous l'avons ramassé, soigné, et je vous l'amène pour savoir...
-- Laissez-nous seuls avec lui, ordonna le médecin.
Le gendarme sortit, et la porte fermée:
-- Quel métier! s'écria Goudar d'un accent d'invincible dégoût. Regardez-moi un peu!... Quelle honte si ma femme me voyait ainsi. Pouah!
Et sortant un mouchoir de sa poche, il s'essuyait le visage et retirait de sa bouche un petit morceau de savon.
-- L'important, dit le docteur, c'est que vous avez si bien joué votre rôle d'épileptique que les gendarmes y ont été pris.
-- Belle malice, en vérité, et bien honorable surtout!
-- Malice excellente, puisque, grâce à elle, avant une heure vous serez à l'hôpital. On vous placera dans le quartier de Cocoleu, et je vous verrai tous les matins... À vous d'agir...
-- Soyez tranquille, répondit l'homme de la préfecture, j'ai mon idée. (Puis se tournant vers maître Folgat:) Me voilà prisonnier, ajouta-t-il, mais mes précautions sont prises. C'est à vous que l'agent que j'ai envoyé en Angleterre fera parvenir ses renseignements. J'ai, de plus, un service à vous demander: j'ai écrit à ma femme de vous adresser mes lettres; vous me les ferez parvenir par le docteur... Sur quoi, me voilà prêt à devenir le compagnon de Cocoleu et bien résolu à gagner la maison de la rue des Vignes.
M. Seignebos avait signé le billet d'admission. Il rappela le gendarme et, après l'avoir loué de son humanité, il le pria de conduire «ce pauvre diable» à l'hôpital.
Et resté seul avec maître Folgat:
-- À présent, cher maître, dit-il, convenons de nos faits. Devons-nous parler du récit de Marthe et des projets de Goudar?... Non, car Galpin-Daveline veille, et il suffirait d'un soupçon arrivant jusqu'à l'accusation pour tout faire échouer. Donc, bornez-vous à rapporter à Jacques votre entrevue avec madame de Claudieuse, et sur tout le reste, silence!
Comme presque tous les gens très fins, le docteur Seignebos avait cette faiblesse d'attribuer aux autres une partie de sa clairvoyance.
M. Galpin-Daveline veillait assurément, mais non pas avec l'âpre attention qu'on eût dû attendre d'un tel ambitieux. Avisé le premier de la décision de la chambre des mises en accusation, il se sentit délivré des angoisses qui le torturaient. Il respira. De remords, il n'en eut pas l'ombre. Il n'eut pas un regret... Il ne songea pas que ce prévenu que la chambre renvoyait devant la cour d'assises avait été son ami autrefois, et un ami dont il était fier, dont l'hospitalité l'enchantait, dont il avait sollicité l'alliance... Non! Ce qu'il se dit, c'est qu'ayant hasardé une partie scabreuse, dont son avenir était l'enjeu, il venait de la gagner haut la main.
Évidemment, sa responsabilité était loin d'être dégagée, mais son rôle de magistrat instructeur était terminé. Il n'avait pas à paraître aux débats. Quoi qu'il advînt, il échappait, pensait-il, à la réprobation qui l'eût frappé si son enquête eût abouti à une ordonnance de non-lieu.
Il ne se dissimulait pas que jamais il ne serait vu d'un bon œil à Sauveterre, que ses relations y resteraient pénibles, que jamais volontiers une main ne serrerait la sienne! Il s'en inquiétait peu. Sauveterre, une misérable sous-préfecture de cinq mille âmes! Il espérait bien n'y plus moisir longtemps, et qu'un brillant avancement allait récompenser son audace et le délivrer des sottes récriminations... Ailleurs, dans la ville où il serait nommé--une grande ville, supposait-il--, l'éloignement atténuerait et effacerait même ce que sa conduite avait eu d'odieux. Il ne lui resterait du passé que la réputation d'un de ces magistrats étonnants, comme les dépeignent les formulaires, «qui sacrifient tout à l'intérêt sacré de la justice, qui placent l'inflexible devoir bien au-dessus de toutes ces considérations qui troublent et émeuvent le vulgaire, dont l'âme est comme un roc où viennent se briser, impuissantes, toutes les passions humaines». Et avec une telle réputation, son savoir-faire et son envie de parvenir, les occasions ne lui manqueraient plus de se produire, de montrer sa valeur, de se rendre utile, indispensable... Il se voyait escaladant l'échelle périlleuse des hautes situations. Il se voyait à Bordeaux, à Lyon, à Paris...
C'est dans les draps de pourpre d'un premier succès qu'il s'endormit ce soir-là. Et le lendemain, rien qu'à le voir traverser les rues, plus roide et plus hautain qu'à l'ordinaire, les lèvres pincées, le regard froid et dur, les bourgeois observateurs comprirent qu'il devait y avoir du nouveau.
Il faut que les affaires de M. de Boiscoran aillent bien mal, se dirent-ils, pour que M. Galpin-Daveline soit si fier.
C'est chez le procureur de la République qu'il se rendait. Le prétexte de sa visite était le besoin de quelques signatures, qu'en toute autre occasion il eût envoyé prendre par son greffier. La vérité est qu'il avait sur le cœur les sévères reproches de M. Daubigeon, et qu'il comptait savourer le régal d'une revanche.
Il trouva le vieux collectionneur au milieu de ses bouquins chéris, comme toujours, et plus que jamais d'une humeur massacrante. N'importe! Il lui soumit les pièces à signer, et, cette besogne faite, tout en replaçant les paperasses dans une serviette à son chiffre:
-- Eh bien! cher procureur, demanda-t-il d'un ton dégagé, vous connaissez l'arrêt?... Qui de nous deux avait raison?
M. Daubigeon haussa les épaules.
-- C'est entendu, gronda-t-il, je ne suis plus qu'un vieil imbécile, un maniaque, je l'avoue, je me rends à l'évidence, et comme l'homme d'Horace,
Stultum me fateor, liceat concedere veris, At que etiam insanum...
-- Vous plaisantez... Que serait-il arrivé, pourtant, si je vous avais écouté?
-- Je ne tiens pas à le savoir.
-- Monsieur de Boiscoran n'en eût été ni plus ni moins renvoyé devant le jury.
-- Peut-être...
-- Tout autre que moi eût aussi bien recueilli les preuves qui établissent irrévocablement sa culpabilité.
-- C'est une question.
-- Et j'aurais entravé ma carrière en me faisant la réputation d'un de ces magistrats timides qu'un rien arrête...
-- C'est une réputation qui en vaut bien une autre, interrompit le procureur de la République.
Il s'était juré de ne rien répondre que par monosyllabes, mais la colère lui faisait oublier son serment.
-- Un autre que vous, reprit-il d'un ton amer, ne se serait pas uniquement attaché à prouver que monsieur de Boiscoran était le coupable...
-- Je l'ai prouvé, c'est vrai.
-- Un autre que vous eût cherché le mot de cette énigme.
-- Mais je l'ai, ce me semble.
D'un air ironique, M. Daubigeon s'inclina.
-- Mes compliments, fit-il. On est heureux de si bien connaître la fin des choses,
_Felix qui potuit rerum cognoscere causas_;
seulement vous vous abusez peut-être. Vous êtes un juge d'instruction très fort, mais je suis plus vieux que vous dans le métier. Plus je réfléchis à cette affaire, moins je me l'explique. Si vous savez si bien tout, expliquez-moi donc le mobile du crime, car enfin on ne risque pas l'échafaud ou le bagne sans un intérêt considérable, positif, évident... Où est l'intérêt de Jacques? Vous allez me répondre qu'il haïssait monsieur de Claudieuse? Est-ce bien une réponse? Voyons, fouillez un peu votre conscience... Mais, baste! personne n'aime à descendre en soi-même,
_Nemi in sese tentat descendere..._
M. Daveline en était presque à regretter d'être venu. Il avait pensé trouver M. Daubigeon fort penaud, et voilà que pas du tout.
-- La chambre des mises en accusation n'a pas eu vos scrupules, fit-il sèchement.
-- Non, mais les jurés peuvent les avoir. Il en est d'intelligents quelquefois...
-- Les jurés condamneront monsieur de Boiscoran sans hésitation.
-- Je n'en mettrais pas la main au feu.
-- Vous l'y mettriez si vous saviez qui prendra la parole.
-- Oh!...
-- L'accusation sera soutenue par monsieur Du Lopt de la Gransière lui-même...
-- Malepeste!
-- Prétendriez-vous nier son talent? Visiblement, le juge d'instruction s'irritait, ses oreilles rougissaient, et par contre M. Daubigeon semblait recouvrer toute sa belle humeur.
-- Dieu me garde, répondit-il, de nier l'éloquence de monsieur Du Lopt de la Gransière, c'est un homme très fort et qui rarement manque son homme. Seulement vous savez... il en est des réquisitoires comme des livres, ils ont leurs destinées, _habent sua fata..._ Jacques sera bien défendu.
-- Je ne crains guère maître Magloire.
-- Mais l'autre, maître Folgat...
-- Un jeune homme, sans autorité. Je redouterais bien autrement maître Lachaud.
-- Connaissez-vous leur système de défense? C'était bien là que le bât blessait M. Galpin-Daveline, mais loin d'en rien laisser paraître:
-- Pas du tout, répondit-il, mais que m'importe! Les amis de monsieur de Boiscoran avaient d'abord songé à tirer parti de Cocoleu, ils y ont renoncé. Je suis sûr de ce fait. Le commissaire de police que j'avais chargé d'avoir l'œil de ce côté m'a assuré que le docteur Seignebos ne s'occupait même plus de ce pauvre idiot...
M. Daubigeon souriait d'un sourire ironique, et bien plus pour taquiner M. Daveline que parce qu'il le pensait réellement.
-- Prenez garde, dit-il, ne vous fiez pas aux apparences; vous avez affaire à des gens très fins. Je vous l'ai toujours dit, Cocoleu est peut-être le nœud de l'affaire... Précisément parce que monsieur de la Gransière portera la parole, vous devez trembler. S'il allait échouer!... C'est à vous qu'il s'en prendrait de l'échec, et de sa vie il ne vous le pardonnerait. Or, il peut échouer. Il y a loin de la coupe aux lèvres,
_Multa cadunt inter calicem supremaque labra_,
et je suis l'avis de mon vieux Villon,
«Rien ne m'est seur que la chose incertaine...»
À l'accent du procureur de la République, M. Daveline comprit bien qu'il ne gagnerait rien à discuter davantage.
-- Advienne que pourra! interrompit-il. L'approbation de ma conscience me suffit.
En se hâtant, de peur d'une réplique, d'expédier les formules de politesse, il sortit; et, tout en descendant l'escalier:
-- C'est perdre son temps, grommelait-il, que de vouloir raisonner avec un bonhomme pour qui les événements ne sont plus que des prétextes à citations.
Mais il avait beau se débattre, c'en était fait de sa belle assurance. M. Daubigeon venait de lui montrer un péril qu'il n'avait pas prévu. Et quel péril! La rancune d'un des personnages les plus influents de la magistrature, d'un de ces hommes bilieux et froids qui ne pardonnent pas.
M. Daveline avait bien songé à la possibilité d'un échec, c'est-à-dire d'un acquittement. Mais il n'avait pas réfléchi aux conséquences de cet échec. Qui en serait atteint? Le ministère public surtout, puisqu'en France le ministère public fait de l'accusation une question personnelle et s'estime offensé et humilié s'il manque son homme. Or, qu'adviendrait-il en ce cas? C'est que Du Lopt de la Gransière s'en prendrait au juge d'instruction. «C'est dans votre travail, lui dirait-il, que j'ai puisé les éléments de mon réquisitoire. Si je n'ai pas obtenu une condamnation, c'est que votre travail était incomplet. On n'expose pas un homme comme moi à l'humiliation d'un acquittement, et surtout dans une affaire dont le retentissement doit être immense. Vous ne savez pas votre métier.»
Une telle parole était une disgrâce positive. C'était, au lieu de l'avancement tant rêvé, l'exil pour la vie, en Algérie ou en Corse...
M. Galpin-Daveline en frissonnait. Il se voyait enseveli sous les décombres de ses châteaux en Espagne. Et fatalement, il repassait une fois de plus tous les détails de l'instruction, analysant toutes les preuves qu'il avait fournies, pareil au soldat qui, à la veille d'une bataille, s'assure de l'état de ses armes.
Véritablement, il ne découvrait qu'une seule objection: celle du procureur de la République. Où était l'intérêt de Jacques à commettre un si grand crime?
Là, évidemment, est le défaut de la cuirasse, pensait-il, et j'agirai sagement en en prévenant M. de la Gransière. Les défenseurs de Jacques sont fort capables de faire de cet argument le pivot de leurs plaidoiries.
Et quoi qu'il en eût dit à M. Daubigeon, il les craignait beaucoup, ces défenseurs. Il n'ignorait pas l'influence énorme que maître Magloire devait à l'intégrité de sa vie et à son désintéressement. Il savait fort bien qu'il suffisait que maître Magloire se chargeât d'une affaire pour qu'on l'estimât bonne. On disait de lui: «Il peut se tromper, mais ce qu'il plaide, il le croit.»
Quelle action un tel homme ne devait-il pas avoir, non sur des magistrats qui arrivent à l'audience avec une opinion inébranlable, mais sur des jurés qui subissent l'impression du moment et se laissent enlever par un discours? Maître Magloire, c'est vrai, n'avait pas cette éloquence dramatique qui fait vibrer les entrailles des foules, mais maître Folgat l'avait, lui.
M. Galpin-Daveline avait pris des informations, et un de ses amis de Paris lui avait répondu:
«Se défier du Folgat. Logicien bien autrement dangereux que Lachaud, il possède à un égal degré l'art de troubler la conscience des jurés, de les émouvoir, de leur tirer des larmes et de leur arracher un verdict d'acquittement. Redouter surtout avec lui les incidents d'audience, car il a toujours quelque surprise en réserve!»
Voilà mes adversaires, pensait M. Daveline. Quelle surprise me réservent-ils? Ont-ils véritablement renoncé à se servir de Cocoleu?
Il n'avait aucune raison de se défier de son commissaire de police, et cependant son inquiétude devint si grande qu'il se détourna de son chemin pour passer à l'hôpital.
La sœur supérieure, comme de raison, le reçut avec toutes les marques d'une profonde déférence, et dès qu'il s'informa de Cocoleu:
-- Voulez-vous le voir, monsieur? lui demanda-t-elle.
-- J'avoue, ma sœur, que j'en serais bien aise.
-- Venez avec moi, alors.
C'est dans le jardin qu'elle le conduisit, et là, s'adressant à un jardinier:
-- Où est l'idiot? interrogea-t-elle.
L'homme planta sa bêche en terre, et de ce respect doucereux qui est le trait distinctif de tous les employés des maisons religieuses:
-- L'idiot est dans l'allée du fond, ma mère, à cette place qu'il a choisie, vous savez, et d'où on ne peut le faire partir...
Bientôt, en effet, M. Daveline et la supérieure l'aperçurent.
On lui avait retiré les haillons qu'il portait à son entrée, et on lui avait donné l'uniforme de l'hôpital, une grande capote grise et un bonnet de coton. Il n'en avait pas la mine plus intelligente, mais il était moins repoussant. Assis à terre, il jouait avec des cailloux.
-- Eh bien! mon garçon, lui demanda M. Daveline, comment te trouves-tu ici?
Il leva sa face hébétée, arrêta son œil morne sur la supérieure, mais ne répondit pas.
-- Veux-tu revenir au Valpinson? continua le juge.
Il tressaillit, mais ne desserra pas les dents.
-- Voyons, insista M. Daveline, réponds, et je te donnerai une pièce de dix sous.
Baste! Cocoleu s'était remis à jouer.
-- Voilà comme il est toujours, monsieur, déclara la supérieure. Personne, depuis qu'il est ici, n'a pu lui tirer un mot. Promesses, menaces, rien n'y fait. Un jour, pour tenter une expérience, au lieu de lui donner son déjeuner, je lui ai dit: «Tu n'auras à manger que quand tu m'auras dit: "J'ai faim!..."» Au bout de vingt-quatre heures, j'ai dû lui rendre sa pitance; il se serait laissé périr d'inanition plutôt que d'articuler une syllabe...
-- Qu'en pense monsieur Seignebos?
-- Le docteur ne veut plus en entendre parler, répondit la supérieure. (Et levant les yeux au ciel:) Ce qui prouve bien, ajouta-t-elle, que sans une intervention de la Providence, jamais ce malheureux n'eût dénoncé le crime dont il a été témoin... (Et tout de suite, revenant aux choses de la terre:) Mais ne nous débarrassera-t-on pas bientôt de ce pauvre idiot qui est une lourde charge pour notre hôpital? Puisqu'il trouvait à vivre dans son village, pourquoi ne pas l'y renvoyer? Nos malades et nos vieillards sont nombreux, et nous avons peu de place.
-- Il faut attendre, ma sœur, que le procès de monsieur de Boiscoran soit terminé, répondit le juge d'instruction.
La supérieure eut un geste résigné.
-- C'est ce que le maire m'a déclaré, dit-elle, et c'est bien fâcheux. Je dois dire pourtant qu'on m'a permis de lui retirer la chambre où il avait été d'abord consigné. Je l'ai relégué au quartier des fous. Nous appelons ainsi quatre petites loges entourées d'un mur où nous plaçons les pauvres insensés qu'on nous confie provisoirement...
Mais elle s'arrêta, le portier de l'hôpital, le sieur Vaudevin, s'avançait en saluant.
-- Qu'est-ce? demanda-t-elle. Vaudevin lui tendit un billet.
-- C'est un homme que vous amène un gendarme, répondit-il. Admission d'urgence...
La supérieure parcourait ce billet signé Seignebos.
-- Épileptique, fit-elle, et un peu idiot, il ne nous manquait plus que cela!... Et étranger, par-dessus le marché! En vérité, monsieur Seignebos est trop facile. Que ne renvoie-t-il tous ces gens-là se faire soigner dans leur commune!
Et d'un pas assez leste pour son âge, suivie du portier et de M. Daveline, elle se dirigea vers le parloir. C'est là qu'on avait fait entrer le nouveau malade et, affaissé sur un banc, il présentait l'image achevée du plus parfait abrutissement.
L'ayant examiné une minute:
-- Qu'on le mette au quartier des fous, dit-elle, il tiendra compagnie à Cocoleu. Et qu'on prévienne la sœur pharmacienne. Mais non, j'y vais moi-même. Monsieur le juge m'excusera...
Et elle sortit, laissant M. Daveline un peu rassuré.
Là n'est pas le danger, pensait-il en se retirant. Et si maître Folgat compte sur un incident d'audience, ce n'est pas Cocoleu qui le lui fournira.
À l'heure même où le juge d'instruction sortait de l'hôpital, le docteur Seignebos et maître Folgat se séparaient, après un frugal déjeuner, l'un pour courir à ses malades, l'autre pour se rendre à la prison.
Le jeune avocat était cruellement préoccupé, c'est la tête basse qu'il s'en allait le long des rues, et les diplomates bourgeois qui l'épiaient au passage, comparant sa mine sombre à l'air vainqueur de M. Daveline, se persuadaient que bien décidément Jacques de Boiscoran était perdu.
En ce moment, c'était presque l'avis de maître Folgat. Il traversait une de ces phases de morne découragement dont ne savent pas se préserver les hommes les plus énergiques lorsqu'ils s'acharnent à la poursuite de quelque but incertain et passionnément désiré.
Les déclarations de la petite Marthe et de la femme de chambre lui avaient cassé bras et jambes. Après avoir cru bien tenir tous les fils de l'affaire, voilà que soudain l'écheveau se brouillait plus que jamais. Et c'était ainsi depuis le commencement. À chaque pas qu'il avait fait, le problème s'était compliqué de quelque circonstance inexplicable. À chacun de ses efforts, les ténèbres, au lieu de se dissiper, s'étaient épaissies. Ce n'était pas qu'il doutât plus qu'avant de l'innocence de Jacques. Non. Le soupçon qui avait traversé son esprit s'était évanoui comme l'éclair. Il admettait, avec le docteur Seignebos, la probabilité d'un complice, Cocoleu sans doute, chargé de l'exécution matérielle du crime.
Mais quel parti tirer pour la défense de cette hypothèse? Aucun.
Goudar était un habile homme, et sa façon de s'introduire à l'hôpital et près de Cocoleu révélait un maître. Mais si subtil qu'il fût, et rompu à toutes les astuces de son métier, parviendrait-il à confesser un gredin qui se retranchait imperturbablement derrière la feinte imbécillité?
Si encore il eût eu du temps devant soi! Mais les jours étaient comptés, et il allait être forcé de brusquer ses manœuvres...
C'est à jeter le manche après la cognée, pensait le jeune avocat.
Cependant, il arrivait à la prison. Il sentit la nécessité de refouler toutes ses angoisses. Et tandis que Blangin le précédait à travers les corridors en faisant tinter ses clefs, il imposait à son visage l'expression de la confiance.
-- Enfin, c'est vous! s'écria Jacques.
Il avait évidemment souffert terriblement depuis la veille. La fièvre de l'inquiétude avait gonflé ses traits et injecté ses yeux de sang. Un tremblement nerveux le secouait.
Pourtant il attendit que le geôlier eût refermé la porte, et alors:
-- Qu'a-t-elle dit? demanda-t-il d'une voix rauque.
Minutieusement, maître Folgat rendit compte de sa mission, rapportant presque textuellement les paroles de Mme de Claudieuse.
-- Je la reconnais bien là! s'exclamait le prisonnier. Il me semble l'entendre... Quelle femme! me défier ainsi!...
Et dans sa colère, il serrait les poings jusqu'à s'enfoncer les ongles dans la chair.
-- Vous le voyez, reprit le jeune avocat, il n'y a pas à essayer de sortir de notre cercle de défense. Toute nouvelle démarche serait inutile!...
-- Non! interrompit Jacques, non, je n'en resterai pas là! (Et après quelques secondes de réflexion si toutefois il était en état de réfléchir:) Pardonnez-moi, mon cher maître, dit-il, de vous avoir exposé à de tels outrages. J'aurais dû les prévoir, ou, pour mieux dire, je les prévoyais... Je savais bien que ce n'était pas ainsi que je devais engager le combat! Mais j'ai été lâche, j'ai eu peur, j'ai reculé. Insensé!... Comme si je n'avais pas senti qu'il en faudrait toujours venir au suprême expédient!... Eh bien! j'y arrive aujourd'hui, et mon parti est pris...
-- Que voulez-vous faire!
-- Aller trouver la comtesse de Claudieuse, la voir, lui parler...
-- Oh!...
-- À moi, elle ne niera pas, peut-être! À moi, quand je la tiendrai sous mon regard, il faudra bien qu'elle avoue le crime dont je suis accusé...
Maître Folgat avait promis au docteur Seignebos de ne point parler des déclarations de Marthe et de sa bonne, mais il ne s'était pas interdit de s'en servir.
-- Et si madame de Claudieuse n'était pas coupable? fit-il.
-- Qui donc le serait?
-- Si elle avait un complice?
-- Eh bien! elle me le nommera, je l'exige, il le faut... Je ne veux pas être déshonoré, je suis innocent, je ne veux pas aller au bagne...
Essayer de faire entendre raison à Jacques, c'eût été se montrer aussi fou que lui.
-- Prenez garde, dit simplement le jeune avocat, notre défense est déjà difficile, ne la rendez pas impossible...
-- Je serai prudent.
-- Un scandale nous perd sans rémission.
-- Soyez sans inquiétude.
Maître Folgat se tut. Comment Jacques s'y prendrait pour sortir de la prison, il le devinait. Et s'il ne lui demandait pas de détails, c'est que sa situation de défenseur lui faisait une loi d'ignorer--ou du moins de paraître ignorer--certaines choses.
-- Maintenant, mon cher maître, reprit le prisonnier, un service, s'il vous plaît...
-- Parlez.
-- Je voudrais connaître aussi exactement que possible les dispositions de l'habitation de madame de Claudieuse.
Sans mot dire, maître Folgat prit une feuille de papier et traça le plan de ce qu'il connaissait de la maison de la rue Mautrec, du jardin, du vestibule et du salon.
-- Et la chambre du comte, interrogea Jacques, où est-elle?
-- Au premier étage.
-- Vous êtes sûr qu'il ne peut pas se lever?
-- Le docteur Seignebos me l'a dit.
Le prisonnier eut un mouvement de joie.
-- Alors tout va bien, fit-il, et il ne me reste plus, mon cher défenseur, qu'à vous prier de dire à mademoiselle de Chandoré que j'ai besoin de la voir aujourd'hui, le plus tôt possible. Qu'elle vienne accompagnée seulement d'une des tantes Lavarande. Et, je vous en conjure, hâtez-vous...
Maître Folgat se hâta si bien que, vingt minutes plus tard, il arrivait rue de la Rampe.
Mlle Denise était dans sa chambre. Il la fit prier de descendre, et dès qu'il lui eut dit que Jacques l'attendait:
-- Je pars, répondit-elle simplement. (Et, appelant une des demoiselles Lavarande:) Vite, tante Élisabeth, commanda-t-elle, vite, ton châle et ton chapeau, je sors et tu viens avec moi.
Le prisonnier comptait si bien sur l'empressement de sa fiancée, que déjà il s'était fait conduire au parloir lorsqu'elle y arriva, tout essoufflée de la rapidité de sa course.
Il lui prit les mains, et les pressant contre ses lèvres:
-- Ô mon amie, balbutia-t-il, comment vous remercier jamais de votre sublime fidélité au malheur! Sera-ce assez de toute ma vie, si je la sauve, pour vous témoigner ma reconnaissance!
Mais il se raidit contre l'attendrissement qui le gagnait, et s'adressant à la tante Élisabeth:
-- Pardonnez-moi, lui dit-il, d'oser vous demander un service qu'une fois déjà vous avez bien voulu nous rendre... Il serait bien important qu'on n'entendît rien de ce que j'ai à confier à Denise, et je crains d'être épié...
Façonnée à l'obéissance passive, la brave demoiselle sortit sans se permettre une réflexion et alla se mettre au guet dans le corridor.
L'étonnement de Mlle de Chandoré était grand, mais Jacques ne lui laissa pas le temps de prononcer une parole:
-- Ici même, commença-t-il, vous m'avez dit que si je voulais m'évader, Blangin m'en fournirait les moyens...
La jeune fille recula, et d'un accent de stupeur immense:
-- Voudriez-vous donc fuir? balbutia-t-elle.
-- Jamais, à aucun prix... Seulement, vous devez vous rappeler que tout en résistant à vos prières, je vous ai dit qu'un jour peut-être j'aurais besoin de quelques heures de liberté...
-- Je me souviens.
-- Je vous ai priée de pressentir le geôlier à ce sujet.
-- C'est fait. Avec de l'argent il sera toujours à notre discrétion.
Jacques parut respirer plus librement.
-- Eh bien! reprit-il, le moment est venu. Il faut que demain je passe la soirée hors de la prison. Je voudrais sortir vers neuf heures, je serai rentré avant minuit...
Mlle Denise l'arrêta.
-- Attendez, dit-elle, je vais appeler la femme de Blangin.
Le ménage des geôliers de Sauveterre ressemblait à beaucoup de ménages. Brutal, exigeant, despote, l'homme se coiffait sur l'oreille, parlait haut et ferme en roulant de gros yeux, et, de par la raison du plus fort, prétendait régner. Humble, soumise, résignée en apparence, la femme baissait la tête, semblait toujours obéir, mais en réalité, de par le droit de l'intelligence, gouvernait. Quand le mari avait promis, il fallait encore le consentement de la femme. Dès que la femme s'était engagée, elle se chargeait de faire vouloir son mari.
Mlle Denise avait donc bien fait de s'adresser tout d'abord à Mme Blangin. Appelée, elle accourut au parloir, la bouche pleine d'hypocrites protestations, jurant qu'elle était tout à la dévotion de sa chère demoiselle, rappelant le temps où elle était au service de M. de Chandoré, le seul bon temps de sa pauvre vie, soupirait-elle, et qu'elle regrettait toujours...
-- Je sais, interrompit la jeune fille, que vous m'êtes dévouée. Mais écoutez-moi...
Et vivement elle se mit à expliquer ce qu'elle souhaitait, tandis que Jacques, retiré un peu à l'écart, dans l'ombre, épiait les impressions de la femme du geôlier.
Petit à petit, elle redressait la tête, et, quand Mlle Denise eut achevé:
-- Je comprends très bien, répondit-elle, et si j'étais la maîtresse, je dirais: «C'est fait...» Mais c'est Blangin qui est le maître dans la prison... Oh! il n'est pas méchant, seulement il tient à son devoir... Nous n'avons que notre place pour vivre...
-- Ne vous l'ai-je pas déjà payée!
-- Oh! je sais que mademoiselle n'est pas regardante...
-- Vous m'aviez promis de parler de cette affaire à votre mari.
-- Je lui en ai bien parlé, seulement...
-- Je donnerai la même somme que l'autre fois.
-- En or?
-- Soit, en or.
Un éclair de convoitise brilla sous les épais sourcils de la geôlière, et néanmoins, se possédant toujours:
-- Moyennant cela, dit-elle, mon homme consentira peut-être. Je vais l'arraisonner, et je vous l'envoie.
Elle sortit en courant, et dès qu'elle eut disparu:
-- Combien donc avez-vous déjà donné à Blangin? demanda Jacques à Mlle Denise.
-- Dix-sept mille francs.
-- Ces gens-là nous exploitent indignement!
-- Eh! qu'importe l'argent! Que ne sommes-nous ruinés l'un et l'autre, et que n'êtes-vous libre!
Mais la geôlière n'avait pas été longue à décider son mari. Déjà le pas lourd de Blangin retentissait dans le corridor, et presque aussitôt il se montra, son bonnet de laine à la main, la mine obséquieuse et l'œil inquiet.
-- Ma femme m'a tout dit, commença-t-il, et je consens... Seulement, il faut nous entendre... Ce n'est pas une petite chose que vous me demandez...
D'un geste, Jacques l'interrompit.
-- N'exagérons rien, fit-il. Je ne prétends pas m'évader. Je veux seulement sortir. Je vous reviendrai, je vous en donne ma parole.
-- Pardi! c'est bien ça qui me tourmente! S'il ne s'agissait que de vous donner définitivement la clef des champs, je vous ouvrirais la prison, et puis allez, des jambes! Un prisonnier qui s'évade, cela se trouve tous les jours. Tandis que sortir, vous promener, revenir... Diable! Et si l'on vous rencontre en ville? Et si l'on vient vous demander pendant que vous serez dehors? Et si l'on vous voit rentrer? Qu'est-ce que je répondrai? Je veux bien être mis à pied pour négligence, je suis payé et je m'en moque. Mais être accusé de complicité et fourré en prison, halte-là! Je n'en suis plus!
Visiblement, ce n'était qu'une préface.
-- Oh! que de paroles perdues! fit Mlle Denise. Expliquez-vous clairement.
-- Voilà. Il est impossible que monsieur passe par la porte. À la retraite, c'est-à-dire à huit heures du soir, en cette saison, les soldats de garde s'installent à l'intérieur de la prison, et jusqu'à la diane, le lendemain, ou autrement dit jusqu'à cinq heures du matin, je ne puis ni ouvrir ni fermer sans le sergent qui commande le poste...
Voulait-il se faire valoir? Faisait-il les difficultés plus sérieuses qu'elles n'étaient véritablement?
-- Enfin, interrompit Jacques, si vous consentez, c'est qu'il existe un moyen.
-- J'en connais un, déclara le geôlier. (Et trop grossier pour savoir dissimuler une longue préméditation:) Pour que la chose se fasse, continua-t-il, monsieur devra sortir de la prison comme s'il s'évadait pour tout de bon. Le mur qui relie les deux tours n'a pas, à un certain endroit que j'ai sondé, plus de deux pieds d'épaisseur, et de l'autre côté, qui donne sur les terrains vagues des anciens remparts, on ne place jamais de factionnaire. Je procurerai à monsieur un pic et un levier, et il fera un trou dans ce mur.
Jacques haussa les épaules.
-- Et le lendemain, fit-il, quand je serai rentré, comment expliquerez-vous ce trou béant?
Blangin souriait.
-- Bien sûr, répondit-il, je ne dirai pas qu'il a été fait par les rats. J'ai songé à tout. En même temps que monsieur, sortira par le trou un prisonnier qui, lui, ne reviendra pas...
-- Quel prisonnier?
-- Frumence Cheminot, pardi!, qui ne demandera pas mieux que de prendre sa volée, et qui donnera même un bon coup de main pour percer le mur. Que monsieur s'entende avec lui, mais sans lui dire, par exemple, que je suis de l'affaire. Comme cela, quoi qu'il arrive, je ne serai pas compromis.
Le plan était bon, en effet. Seulement Blangin avait tort de s'en faire honneur. L'idée était de sa femme.
-- Eh bien! dit Jacques, voilà qui est entendu. Procurez-nous le pic et le levier, montrez-moi l'endroit où il faut attaquer le mur, et je me charge de Cheminot. Demain, dans la journée, l'argent vous sera remis.
Et il s'apprêtait à suivre le geôlier, qui venait de sortir, quand Mlle Denise le retint. Levant sur son fiancé ses beaux yeux tremblants:
-- Vous le voyez, Jacques, prononça-t-elle, je n'ai pas hésité à tout tenter pour vous faire obtenir ces quelques heures de liberté que vous souhaitiez. Puis-je maintenant vous demander ce que vous en comptez faire?
Et comme il se taisait:
-- Où voulez-vous aller? insista-t-elle.
Un flot de sang empourprait le visage du malheureux, et d'une voix troublée:
-- Je vous en conjure, Denise, dit-il, n'exigez pas que je vous réponde. Permettez-moi de garder ce secret, le seul que j'aurai jamais pour vous...
Deux larmes qui tremblaient dans les longs cils de la jeune fille roulèrent sur ses joues.
-- Je vous entends, balbutia-t-elle, je ne vous entends que trop!... Quoique ne sachant rien de la vie, déjà, en découvrant qu'on me cachait quelque chose, j'avais eu comme un pressentiment... Désormais je ne puis plus douter. C'est près d'une femme que vous vous rendrez demain soir...
-- Denise! suppliait Jacques à mains jointes, Denise, par pitié!
Elle ne l'écoutait pas. Secouant doucement la tête:
-- Près d'une femme, poursuivait-elle, que vous avez aimée sans doute, ou que vous aimez encore, aux genoux de laquelle vous avez peut-être murmuré ces mêmes paroles que vous murmuriez à mes genoux! Comment avez-vous pu vous souvenir d'elle, au milieu de nos angoisses! Elle ne vous aime donc pas! Comment n'est-elle pas venue, vous sachant prisonnier et faussement accusé d'un crime abominable?
Jacques n'en pouvait supporter davantage.
-- Grand Dieu! s'écria-t-il, plutôt mille fois tout vous dire que de laisser un soupçon effleurer votre cœur! Écoutez et pardonnez-moi...
Mais elle l'arrêta en lui posant la main sur les lèvres, et toute palpitante:
-- Non, je ne veux rien savoir, dit-elle, rien!... J'ai foi en vous! Rappelez-vous seulement que vous êtes tout pour moi: l'espérance, l'avenir, la vie... Si vous m'aviez trompée, je sens bien, malheureuse, que je ne cesserais pas de vous aimer, mais je sais aussi que je n'aurais pas longtemps à souffrir...
Éperdu de douleur et d'amour:
-- Denise, répétait Jacques, Denise, mon amie adorée, laissez-moi vous avouer ce qu'est cette femme, et pourquoi il faut que je la voie...
-- Non, interrompit-elle, non! Faites ce que vous dit votre conscience, je crois en vous...
Et au lieu de lui tendre son front comme d'ordinaire, elle s'enfuit en entraînant la tante Élisabeth, et si vite qu'il se précipitât hors du parloir, il n'aperçut plus qu'une ombre glissant au fond du corridor.
Jamais encore, jusqu'à ce jour, Jacques n'avait pu prendre sur lui de haïr véritablement la comtesse de Claudieuse, de cette haine aveugle et farouche qui ne rêve plus que vengeance.
Bien des fois, sans doute, dans la solitude de sa prison, il l'avait maudite, mais toujours, au plus fort de ses colères, s'élevait du fond de son âme un sentiment de miséricorde et de pitié pour cette maîtresse qu'il avait tant aimée. Car il l'avait adorée follement, il ne se le dissimulait pas. Il lui avait dû les premières ivresses de son adolescence, ces sensations âpres ou exquises qu'on ne saurait oublier. Dans sa cellule même, il tressaillait au souvenir de certaines de ses attitudes, il revoyait ses yeux noyés de voluptueuses langueurs, il entendait le timbre charmant de sa voix, il respirait le parfum qu'elle portait d'habitude.
Situation, avenir, honneur, elle l'avait mis dans le cadre de tout perdre qu'il se sentait encore bien près de pardonner... Mais lui enlever le cœur de sa fiancée, lui ravir cet amour ardent et pur comme la flamme! Ah! c'était combler la mesure.
Et je la ménagerais encore! se disait-il, ivre de rage. J'hésiterais à la perdre! Je n'en ai plus le droit, c'est l'existence de Denise que je défends...
Plus que jamais, il était résolu à l'expédition du lendemain, sentant bien que le courage ne lui manquerait plus.
Précisément--et c'était une adresse du geôlier--, c'est Cheminot qui fut chargé de le reconduire à sa cellule, et selon l'expression des geôles, de l'y «boucler». Il le fit entrer, et tout de suite, carrément, il lui exposa ce qu'il attendait de lui.
Sur la foi de Blangin, il était persuadé qu'à la seule idée de s'évader, le vagabond allait bondir de joie. Il n'en fut pas ainsi. La visage souriant de Frumence Cheminot s'assombrit, et se grattant l'oreille d'un air perplexe:
-- C'est que, répondit-il, faites excuse, je n'ai pas du tout envie de m'ensauver.
Jacques en tressauta de stupeur sur sa chaise. Cheminot lui refusant son concours, c'était sa sortie manquée, ou tout au moins remise.
-- Parlez-vous sérieusement, Frumence? demanda-t-il.
-- Dame! oui, mon pauvre monsieur! Ici, voyez-vous, je ne suis point mal, j'ai un bon lit, je mange deux fois tous les jours, je n'ai rien à faire et j'attrape par-ci par-là, de l'un ou de l'autre, quelques sous pour m'acheter du vin et du tabac.
-- Mais la liberté, mon brave...
-- Eh bien! quoi, on me la rendra... Je n'ai point commis de crime, n'est-ce pas? J'ai escaladé un brin le mur d'un verger; on n'est pas pendu pour ça. J'ai consulté monsieur Magloire et il m'a dit tout net mon affaire. Je passerai en police correctionnelle et j'en aurai pour trois ou six mois. Ce n'est pas le diable à tirer. Tandis que si je m'évade, on mettra les gendarmes à mes trousses, ils me rattraperont, je serai ramené ici, et alors, comment me traitera-t-on! Sans compter que de s'évader et de dégrader une prison, c'est grave...
Comment combattre une résolution si sage et de si bonnes raisons! L'inquiétude prenait presque Jacques.
-- Pourquoi les gendarmes vous reprendraient-ils, mon brave? fit-il.
-- Parce qu'ils sont les gendarmes, mon bon monsieur. Et puis, ce n'est pas tout, si nous étions au printemps, je vous dirais: «J'en suis». Mais nous voilà en automne, les mauvais temps vont venir, l'ouvrage va manquer...
Fainéant incurable, Cheminot se préoccupait toujours beaucoup de l'ouvrage.
-- Les vendanges se feront donc sans vous! reprit Jacques.
Le vagabond eut un geste de regret.
-- C'est vrai qu'on s'amuse aux vendanges, dit-il.
-- Eh bien!...
-- Mais c'est l'affaire d'une quinzaine. Après les vendanges, l'hiver vient. Et l'hiver, bonne gent! c'est mon ennemi. Je me suis vu, des fois qu'il gelait à pierre fendre et qu'il tombait de la neige, ne savoir où gîter... brrr!... Ici, il y a des poêles et l'administration donne des chaussons bien chauds...
-- Oui, mais il n'y a pas de veillées... hein! Frumence... de ces bonnes veillées où l'on boit du vin cuit et où l'on conte des gaillardises aux filles en écossant des haricots ou en égrenant du maïs...
-- Oh! je sais... J'ai bien ri à des moments. Mais le froid!... où aller sans le sou!
C'était là justement que Jacques en voulait venir.
-- J'ai de l'argent, dit-il.
-- Je le sais bien.
-- Croyez-vous donc que je vous laisserais filer les poches vides! Ce que vous me demanderiez, je vous le donnerais...
-- Vrai! s'écria le vagabond. (Et arrêtant sur Jacques un regard où se peignaient à la fois la surprise, l'espérance et la joie:) C'est qu'il me faudrait beaucoup, reprit-il. L'hiver est long... Il me faudrait, oh, oui! il me faudrait bien cinquante pistoles.
Cinquante pistoles, c'est cinq cents francs.
-- Je vous en donnerai cent, dit Jacques.
L'œil de Cheminot étincela. Il dut avoir comme une vision de ces irrésistibles cabarets de Rochefort, où il avait mené si joyeuse vie. Mais hésitant à croire à tant de bonheur:
-- Monsieur ne voudrait-il pas se moquer de moi? fit-il timidement.
-- Voulez-vous la somme tout de suite, répondit Jacques, attendez...
Il sortit du tiroir de la table un billet de mille francs. Mais à la vue de ce billet, le vagabond retira vivement la main qu'il tendait déjà.
-- Oh! comme cela, fit-il, non!... Je sais ce que vaut ce papier, en ayant eu de pareils autrefois. Mais en ce moment, qu'en ferais-je? Ce serait dans ma poche comme une feuille d'arbre, car au premier endroit où je voudrais le changer, on me mettrait la main au collet...
-- Ce n'est pas une difficulté. Avant demain je me serai procuré de l'or, des pièces de cent sous ou des petits billets, à votre choix.
Cette fois, Cheminot battit gaiement des mains.
-- Mettez un peu de l'un et un peu de l'autre! s'écria-t-il, et je suis votre homme!... Vive la liberté!... Où est le mur à percer?
-- Je vous le montrerai demain... Et d'ici là, Cheminot, silence...
C'est le lendemain seulement, en effet, que Blangin montra à Jacques l'endroit où la muraille avait le moins d'épaisseur. C'était dans une espèce de cellier où personne jamais ne venait, où l'on serrait des outils de rebut et où se trouvaient des pics et des leviers.
-- Et pour que nul ne vous dérange, dit le geôlier, j'aurai ce soir à dîner deux camarades, et j'inviterai le sergent de garde. On rira, on ne pensera pas aux prisonniers... Ma femme aura l'œil au guet, et s'il se présentait quelque ronde, elle viendrait vite vous prévenir, et dare-dare vous remonteriez chez vous.
Tout bien convenu, sitôt la nuit venue, Jacques et Frumence Cheminot, munis d'une bougie, se glissaient dans le cellier et se mettaient à la besogne.
Rude besogne que de percer ce vieux mur, et jamais Jacques n'en fût venu à bout tout seul. L'épaisseur n'était même pas ce qu'avait annoncé Blangin, mais la solidité passait toute attente. Nos pères bâtissaient bien. Le temps aidant, le ciment avait fait corps avec la pierre et en avait acquis la dureté. C'était comme si l'on eût attaqué un bloc de granit.
Le vagabond, heureusement, avait la poigne solide. Et, malgré les précautions qu'il prenait pour que son travail ne s'entendît pas, en moins d'une heure il eut creusé un trou par où un homme pouvait passer.
Il y avança la tête, et après un moment d'observation:
-- Tout va bien! dit-il, la nuit est noire et l'endroit est désert! Ma foi! je me risque...
Il passa, Jacques le suivit, et instinctivement ils se hâtèrent de gagner une place où les arbres faisaient l'ombre encore plus épaisse.
Une fois là:
-- Tenez, dit Jacques en tendant à Cheminot une liasse de billets de cinq francs, joignez ceci aux cent pistoles que je vous ai données tantôt... Merci, vous êtes un brave garçon, et si je me tire d'affaire, je ne vous oublierai pas... Et maintenant, séparons-nous. Jouez des jambes, soyez prudent, et... bonne chance.
Ayant dit, il s'éloigna à grands pas. Mais Cheminot ne tira pas de son côté, comme c'était convenu.
Tout de même, pensait le vagabond, c'est une drôle d'histoire que celle de ce pauvre monsieur! Où peut-il bien aller ainsi?
Et la curiosité l'emportant sur la prudence, il suivit.
C'est rue Mautrec que se rendait Jacques de Boiscoran. Mais il savait de quelle réprobation effroyable il était l'objet. À prendre le chemin le plus court, à traverser les rues fréquentées, il eût risqué d'être reconnu et peut-être arrêté. Il s'était donc résigné à un long détour, et il s'était engouffré dans le dédale des ruelles sombres et tortueuses de la vieille ville. Il s'en allait d'un pied fiévreux, se détournant des rares passants, son chapeau de feutre rabattu sur les yeux, et, pour plus de sûreté encore, tenant son mouchoir appliqué contre sa figure.
Il était bien près de neuf heures et demie lorsqu'il arriva à la maison qu'habitaient le comte et la comtesse de Claudieuse. Le portillon était enlevé et la porte fermée. N'importe, Jacques avait son plan. Il sonna.
Une bonne qui ne le connaissait pas vint ouvrir.
-- Madame la comtesse de Claudieuse? demanda-t-il.
-- Madame ne peut recevoir personne, répondit cette fille. Madame est près de monsieur qui est au plus mal ce soir.
-- Il faut pourtant que je lui parle...
-- Impossible.
-- Allez lui dire qu'un monsieur, qui est envoyé par le juge d'instruction, désire l'entretenir un instant. C'est pour l'affaire Boiscoran.
-- Que ne le disiez-vous tout de suite! fit la servante. Venez...
Et dans sa précipitation, oubliant de refermer la porte, elle précéda Jacques à travers le jardin. Une fois dans le vestibule, ouvrant le salon:
-- Que monsieur entre, dit-elle, et s'assoit pendant que je monte prévenir madame...
Et, ayant allumé les bougies d'un des candélabres de la cheminée, elle s'éloigna.
Tout, jusqu'à ce moment, marchait au gré de Jacques, et mieux même qu'il n'eût osé le souhaiter. Restait à empêcher la comtesse de se retirer en l'apercevant et de lui échapper. Très heureusement, la porte du salon ouvrait en dedans. Il alla se poster derrière le battant resté ouvert et attendit.
Depuis vingt-quatre heures qu'il se préparait à cette entrevue, il avait arrangé dans sa tête ce qu'il aurait à dire. Mais voici qu'au dernier moment, de même que les feuilles mortes au souffle de la tempête, toutes ses idées s'éparpillaient... Son cœur battait avec une telle violence qu'il lui semblait remplir du bruit de ses battements ce grand salon délabré. Il se croyait de sang-froid pourtant, et de fait, il avait cette lucidité particulière qui donne à certains actes des fous une apparence de logique.
Il commençait à s'étonner d'attendre si longtemps, quand enfin des pas légers et le frôlement d'une robe lui annoncèrent Mme de Claudieuse.
Elle entra, vêtue d'un long peignoir de couleur sombre, et fit quelques pas dans le salon, étonnée de n'apercevoir pas celui qui la demandait.
C'était bien ce qu'avait prévu Jacques.
Violemment, il repoussa le battant de la porte, et se dressant devant:
-- À nous deux! fit-il. Se retournant au bruit:
-- Jacques! s'écria la comtesse.
Et terrifiée, comme d'une apparition, elle regardait autour d'elle, cherchant une issue. Une des portes-fenêtres du salon était demeurée entrebâillée, et elle allait s'y précipiter.
Jacques s'avança.
-- N'essayez pas de m'échapper, prononça-t-il; car je vous le jure, je vous poursuivrais jusque dans la chambre de votre mari, jusqu'au pied de son lit.
Elle le regardait comme si elle n'eût pas compris.
-- Vous! balbutia-t-elle, ici!
-- Oui, répondit-il, moi! Cela vous étonne, n'est-ce pas? Vous vous disiez: il est prisonnier, bien gardé par les verrous et par les geôliers, je puis dormir tranquille... Pas de preuves, il ne parlera pas...
J'ai commis le crime et c'est lui qui sera condamné. Coupable, je suis sauvée; innocent, il est perdu!... Vous pensiez que tout était dit? Eh bien! non, me voici!
L'expression d'une indicible horreur contractait les traits si beaux de la comtesse.
-- C'est monstrueux! fit-elle.
-- Monstrueux, en effet!
-- Assassin! Incendiaire!
Il éclata de rire, d'un rire strident, convulsif, terrible.
-- C'est vous, dit-il, qui m'appelez ainsi!
En un suprême effort, Mme de Claudieuse rassemblait toute son énergie.
-- Oui, répondit-elle, oui! À moi, vous ne pouvez pas nier le crime. Je sais, moi, les mobiles que les juges ignorent... Croyant que j'allais exécuter mes menaces, vous avez eu peur... Lorsque je vous ai quitté en courant, vous vous êtes dit: c'est fini, elle va tout révéler à son mari!... Et alors vous avez allumé l'incendie pour attirer mon mari dehors, incendiaire! Et vous avez fait feu sur lui, assassin!...
-- Et voilà ce que vous avez trouvé! interrompit-il. À qui espérez-vous faire croire cette explication absurde? Nos lettres étaient brûlées, et de même que vous niez avoir été ma maîtresse, je pouvais nier avoir été jamais votre amant! Et d'ailleurs, est-ce moi qu'un scandale eût atteint? Vous savez bien que non! Vous n'ignorez pas que la même chose qui déshonore une femme décore un homme d'un lustre nouveau. Telles sont nos mœurs!... Et quant à redouter monsieur de Claudieuse, on me connaît assez pour savoir que je ne crains personne. Au temps où nous cachions nos amours au fond de la rue des Vignes, oui, je pouvais avoir peur de votre mari, venant nous surprendre, le Code d'une main, un revolver de l'autre, fort de cette loi sauvage et stupide qui fait du mari le juge de sa propre cause et l'exécuteur du jugement qu'il prononce... Hors de là, hors ce cas de flagrant délit qui permet à un homme de tuer comme un chien un autre homme qui ne peut ou ne veut se défendre, que m'importait le comte de Claudieuse! Que m'importaient vos menaces à vous et sa haine à lui!
C'est froidement qu'il s'exprimait ainsi, d'un accent âpre et tranchant comme un glaive, et avec cette certitude qui pénètre, qui s'enfonce dans l'esprit.
La comtesse chancelait.
-- Est-ce imaginable! bégayait-elle, est-ce possible! (Puis tout à coup, redressant le front:) Mais je deviens folle! reprit-elle. Si vous étiez innocent, qui donc serait le coupable?...
D'un mouvement frénétique, Jacques lui saisit les poignets, et les serrant à les meurtrir, et se penchant vers elle, si près qu'elle sentit son souffle comme une flamme sur son visage:
-- Toi! exécrable créature, dit-il, toi! (Et la repoussant avec une si furieuse violence qu'elle tomba sur un fauteuil:) Toi! poursuivit-il, qui voulais être veuve pour m'empêcher de briser ma chaîne!... À notre dernier rendez-vous, te croyant écrasée de douleur et bouleversée par tes larmes hypocrites, n'ai-je pas eu l'indigne faiblesse, la stupide lâcheté de te dire que si j'épousais Denise, c'était uniquement parce que tu n'étais pas libre! Alors, ne t'es-tu pas écriée: «Ô mon Dieu! heureusement cette épouvantable idée ne m'est pas venue plus tôt!» De quelle idée s'agissait-il, Geneviève?... Allons, réponds et avoue qu'elle venait trop tôt encore, puisque tu l'as mise à exécution... (Et répétant d'un ton d'écrasante ironie la phrase que venait de prononcer Mme de Claudieuse:) Qui donc serait le coupable, ajouta-t-il, si vous étiez innocente?...
Hors de soi, elle bondit de son fauteuil, et plongeant dans les yeux de Jacques un de ces regards qui fouillent jusqu'aux plus sombres profondeurs de l'âme:
-- Est-il bien possible, demanda-t-elle, que vous n'ayez pas commis le crime affreux?...
Il haussa les épaules.
-- Mais alors, insista-t-elle, haletante, c'est donc vrai, c'est donc réel, vous croyez que c'est moi qui l'ai commis?
-- Peut-être l'avez-vous seulement commandé! D'un geste délirant, elle leva au ciel ses mains jointes, et d'une voix déchirante:
-- Ô mon Dieu! s'écria-t-elle, il le croit! Il le croit sincèrement...
Un grand silence suivit, sinistre, formidable, tel que celui qui succède au fracas de la foudre.
Debout en face l'un de l'autre, Jacques et la comtesse de Claudieuse s'examinaient éperdument, comprenant que l'heure suprême de leur destinée sonnait. En chacun d'eux éclatait, fulgurante, la conviction de l'innocence de l'autre. Pas besoin d'explications. Ils avaient été abusés par les apparences, et ils le reconnaissaient, ils en étaient sûrs. Et tel était pour eux l'effarement de cette découverte que l'idée ne leur venait pas de rechercher quel pouvait être le coupable.
-- Que faire? interrogea enfin la comtesse.
-- Dire la vérité! répondit Jacques.
-- Quelle?
-- Que j'étais votre amant... Que si je suis allé au Valpinson, c'est que vous m'y aviez donné rendez-vous... Que si on a retrouvé l'enveloppe d'une de mes cartouches, c'est que je l'avais brûlée pour obtenir du feu... Que si j'avais les mains noircies, c'est que j'avais émietté, pour les éparpiller au vent, les débris carbonisés de nos lettres...
-- Jamais! s'écria la comtesse.
Des flots de sang empourpraient le visage de Jacques, et d'un accent d'impitoyable énergie:
-- Ce sera, cependant, prononça-t-il; je le veux, il le faut...
Mme de Claudieuse se tordait les bras.
-- Jamais! répéta-t-elle, jamais... (Et avec une précipitation convulsive:) Ne comprends-tu donc pas, poursuivit-elle, que la vérité est impossible à dire? Ce n'est pas à notre innocence qu'on croirait, mais à notre complicité...
-- N'importe! Je ne veux pas périr.
-- Dites que vous ne voulez pas périr seul...
-- Soit!
-- Tout avouer ne serait pas vous sauver, mais ce serait me perdre sûrement! Est-ce là ce que vous exigez? Quand il y aura deux victimes au lieu d'une, votre sort vous paraîtra-t-il moins cruel?...
Il l'arrêta d'un geste menaçant.
-- Toujours la même! s'écria-t-il. Je sombre, je me noie, et elle réfléchit, elle calcule, elle se marchande... Et elle disait m'aimer!...
-- Jacques! interrompit Mme de Claudieuse. (Et se rapprochant de lui:) Ah! je calcule, fit-elle. Ah! je réfléchis! Eh bien, écoute... Oui, c'est vrai, je tenais à mon intacte renommée d'honnête femme mille fois plus qu'à la vie, mais, au-dessus de ma vie et de ma renommée, il y a toi! Tu sombres, dis-tu... Eh bien, partons! Un mot de tes lèvres et j'abandonne tout, honneur, pays, famille, mon mari, mes enfants. Parle, et je te suis sans détourner la tête, sans un regret, sans un remords...
De grands frissons lui couraient par tout le corps, sa poitrine haletait, ses yeux étincelaient d'un insupportable éclat. Dans l'emportement de ses gestes, son peignoir attaché à la hâte se dénouait, et sur son sein et sur ses épaules qui avaient les blancheurs éblouissantes du marbre, ses cheveux déroulés retombaient en masses fauves.
Et d'une voix frémissante de passions contenues, douce et molle comme une caresse ou sonore comme un cuivre:
-- Qui nous retient? poursuivait-elle. Puisque tu as su sortir de prison, le plus difficile est fait. Je songeais d'abord à emmener notre fille, ta fille, Jacques, mais elle est bien malade, et d'ailleurs un enfant nous trahirait. Seuls, on ne nous rejoindra jamais... Ce n'est pas l'argent qui nous manquera, n'est-ce pas? Nous nous envolerons vers ces contrées lointaines dont on voit les descriptions féeriques dans les livres de voyages... Là, inconnus de tous, oubliés, ignorés, notre vie ne sera plus qu'un long enchantement! Tu ne diras plus alors que je me marchande, je serai bien à toi, toute et uniquement à toi, corps et âme, ta femme, ta maîtresse, ton amie, ton esclave...
Elle renversait la tête en arrière, et les paupières mi-closes, avançant les lèvres avec des inflexions énervantes:
-- Dis, insista-t-elle, veux-tu?... Jacques!
Il l'écarta d'un geste farouche. Ce lui semblait un sacrilège qu'elle osât, de même que Denise, lui proposer de fuir.
-- Plutôt le bagne! s'écria-t-il.
Elle blêmit, un spasme de rage convulsa ses traits, et se reculant, roide et tout d'une pièce:
-- Que voulez-vous donc? interrogea-t-elle.
-- Que vous m'aidiez à me sauver, répondit-il.
-- Quitte à me perdre moi-même? Il ne répondit pas.
Alors elle, si humble l'instant d'avant, se redressant tout à coup, et d'un accent de haineuse raillerie:
-- En d'autres termes, reprit-elle, tu viens me demander de me sacrifier, et de sacrifier du même coup tous les miens. Pour toi? oui. Mais bien plus encore pour mademoiselle de Chandoré. Et cela te paraît tout simple!... Je suis le passé, moi, le rassasiement, le dégoût. Elle est l'avenir, elle, le désir, le rêve... Et tu trouves tout naturel que la vieille maîtresse fasse litière de son amour et de son honneur à la jeune fiancée. Il t'importe peu que je sois avilie, pourvu qu'elle soit honorée, que je pleure pourvu qu'elle sourie!... Eh bien, non! et c'est de la folie que de venir me prier de te sauver pour te jeter dans les bras d'une autre. C'est de la démence, quand, pour t'arracher à Denise, je suis prête à me perdre, pourvu que tu sois à jamais perdu...
-- Misérable! s'écria Jacques.
Elle le regardait en ricanant, et de ses yeux s'irradiait une infernale audace.
-- Ne me connais-tu donc pas? insista-t-elle. Va, parle, dénonce. Maître Folgat a dû te dire comment je sais nier et me défendre...
Ivre de colère, arrivé à ce degré où la raison s'égare, Jacques de Boiscoran marchait la main levée sur Mme de Claudieuse, quand tout à coup:
-- Ne frappez pas cette femme! dit une voix. Jacques et la comtesse se retournèrent, et un même cri aigu et terrible, qui dut s'entendre au loin, s'échappa de leur gorge.
Dans le cadre de la porte, le comte de Claudieuse se tenait debout, le revolver prêt à faire feu. Il était plus pâle qu'un spectre, et la robe de chambre de flanelle blanche qu'il avait jetée sur ses épaules flottait comme un linceul autour de ses membres amaigris.
Le premier cri de Mme de Claudieuse était monté jusqu'au lit où il se mourait. Un pressentiment horrible lui avait traversé le cœur. Il s'était levé. Et se traînant, et s'accrochant à la rampe, il était venu.
-- J'ai tout entendu, dit-il, foudroyant les coupables d'un regard implacable.
Avec un gémissement sourd, la comtesse s'affaissa sur un fauteuil. Mais Jacques se redressa.
-- L'outrage est flagrant, monsieur, dit-il, vengez-vous!
Le comte haussa les épaules.
-- C'est la cour d'assises qui me vengera, dit-il.
-- Dieu juste! me laisseriez-vous condamner pour un crime que je n'ai pas commis! Ah! ce serait une lâcheté indigne...
M. de Claudieuse était si faible qu'il en était réduit à s'accoter contre le montant de la porte.
-- Serait-ce une lâcheté? fit-il. Alors, comment appelez-vous l'acte du misérable qui, bassement, honteusement, vole la femme d'un autre homme et le charge de ses bâtards?... C'est vrai, vous n'êtes ni un incendiaire, ni un assassin... Mais qu'est l'incendie de ma maison, près de l'effondrement de toutes mes croyances! Que sont les blessures du corps, comparées à cette autre blessure de l'âme, que rien ne saurait cicatriser!... À vous la cour d'assises, monsieur...
Terrifié, Jacques se sentait rouler au fond d'indéfinissables abîmes.
-- La mort, plutôt! s'écria-t-il, la mort! (Et entrouvrant ses vêtements:) Mais tirez donc, monsieur, tirez donc, le sang vous fait-il peur? Tirez... j'ai été l'amant de votre femme, votre plus jeune fille est ma fille...
Le comte, au contraire, abaissa son arme.
-- La cour d'assises est plus sûre, prononça-t-il. Vous m'avez pris mon honneur, je veux le vôtre. Et s'il le faut, pour que vous soyez condamné, je dirai, et j'en ferai le serment, que je vous ai reconnu... Vous irez au bagne, monsieur de Boiscoran...
Il voulut s'avancer, mais ses forces étaient à bout, et il tomba roide, en avant, la face contre terre, les bras en croix.
Saisi d'horreur, éperdu, fou, Jacques s'enfuit.
Maître Folgat venait de se lever.
Debout, dans l'embrasure d'une des croisées de sa chambre, en face de son miroir, il achevait de se faire la barbe, quand sa porte s'ouvrit violemment.
Blême et tout effaré, le vieil Antoine entra.
-- Ah! monsieur, quelle affaire!
-- Quoi?
-- Parti, ensauvé, disparu!
-- Qui?
-- Monsieur Jacques...
Le rasoir, tant la surprise fut grande, faillit échapper des mains du jeune avocat. Et cependant:
-- C'est faux! dit-il.
-- Hélas! monsieur, reprit le vieux serviteur, tout le monde le raconte en ville. On donne des détails. Je viens de voir un homme qui prétend avoir rencontré monsieur Jacques, hier soir, sur les onze heures, courant comme un fou le long de la rue Nationale.
-- C'est absurde.
-- Je n'ai encore prévenu que mademoiselle Denise, et c'est elle qui m'a dit de venir avertir monsieur... Monsieur devrait aller aux informations...
Le conseil était superflu.
S'essuyant le visage à la hâte, déjà maître Folgat s'habillait. En un moment, il fut prêt, et ayant descendu l'escalier quatre à quatre, il traversait le corridor, quand il s'entendit appeler.
Il se retourna. Mlle Denise lui faisait signe d'entrer dans le petit salon où elle se tenait d'habitude. Il obéit.
Mlle Denise et le jeune avocat étaient les seuls de la maison à savoir quel coup de parti désespéré Jacques avait dû risquer la veille. Ils n'avaient pas échangé un mot à ce sujet, mais chacun avait bien remarqué la préoccupation de l'autre. De toute la soirée, maître Folgat n'avait pas prononcé dix paroles, et Mlle Denise, sitôt le dîner, était remontée chez elle.
-- Eh bien?... interrogea-t-elle.
-- Le bruit qui court est faux, mademoiselle, répondit le jeune avocat.
-- Qui sait!
-- Une évasion serait un aveu. Il n'y a que les coupables qui fuient, et monsieur de Boiscoran est innocent. Ainsi, tranquillisez-vous, mademoiselle, de grâce, rassurez-vous.
Qui n'eût eu, comme lui, pitié de la pauvre jeune fille! Elle était plus blanche que sa collerette et tremblait si fort que ses dents claquaient. Des larmes roulaient dans ses yeux, et à chaque parole un sanglot lui montait à la gorge.
-- Vous savez où Jacques est allé, hier soir? reprit-elle.
-- Oui...
Elle détourna à demi la tête, et d'une voix à peine distincte:
-- Il a voulu revoir, poursuivit-elle, une... personne dont l'influence sur lui est peut-être toute-puissante... Il se peut qu'elle l'ait bouleversé, étourdi. Pourquoi ne l'aurait-elle pas déterminé à se soustraire à l'ignominie de la cour d'assises?...
-- Non, mademoiselle, non!
-- Cette personne a été le mauvais génie de Jacques. Elle l'aime, sans doute. Elle devait être désespérée de savoir qu'il allait être mon mari. Peut-être, pour le déterminer à fuir, s'est-elle enfuie avec lui...
-- Ah! ne craignez rien, mademoiselle, madame de Claudieuse est incapable d'un tel dévouement...
Vivement Mlle de Chandoré se rejeta en arrière, et levant sur le jeune avocat ses yeux agrandis par la stupeur:
-- Madame de Claudieuse..., balbutia-t-elle. Maître Folgat comprit son imprudence. Il était persuadé que Jacques avait tout dit à sa fiancée, et la façon dont elle lui avait parlé n'avait pu que l'affermir dans son erreur.
-- Ah! c'est madame de Claudieuse, poursuivait la jeune fille, cette femme révérée de tous à l'égal d'une sainte! Et moi qui l'autre jour, à l'église, admirais la ferveur de ses prières; moi qui la plaignais de toute mon âme... Maintenant, oui, je commence à comprendre ce qu'on me cachait...
Désolé de l'irréparable faute qu'il venait de commettre:
-- Jamais, mademoiselle, dit maître Folgat, jamais je ne me pardonnerai d'avoir prononcé ce mot devant vous.
Elle sourit tristement.
-- C'est peut-être un grand service que vous m'aurez rendu, dit-elle. Mais, de grâce, courez voir ce qu'il en est.
Maître Folgat n'avait pas fait cinquante pas qu'il reconnut que, bien réellement, il devait y avoir quelque chose d'extraordinaire. La ville était tout en rumeur. Sur les portes, les gens causaient. Des groupes péroraient avec une surprenante animation. Précipitant sa course, il venait de tourner le coin de la rue Nationale, quand il fut arrêté par un des trois ou quatre bourgeois dont il lui avait absolument fallu faire la connaissance depuis qu'il était à Sauveterre.
-- Eh bien, monsieur l'avocat, lui dit civilement cet homme aimable, voilà votre plaidoirie qui court les champs...
-- Je ne comprends pas, répondit maître Folgat d'un ton glacé.
-- Dame! puisque votre client a filé.
-- En êtes-vous bien sûr?
-- Parbleu! c'est par la femme d'un ouvrier que j'emploie que l'évasion a été découverte. Elle était allée le long des anciens remparts couper de l'herbe pour sa chèvre, quand, passant près du mur de la prison, elle y a aperçu un grand trou béant. Elle a aussitôt donné l'alarme, le poste est arrivé, on est allé prévenir le procureur de la République...
Pour maître Folgat, ce n'était pas encore une preuve.
-- Et alors, demanda-t-il, monsieur de Boiscoran...
-- Est introuvable... Ah! c'est comme je vous l'affirme... Je le tiens d'un ami qui le tenait lui-même d'un employé de la sous-préfecture. Blangin le geôlier est, à ce qu'il paraît, gravement compromis...
-- À l'honneur de vous revoir, cher monsieur, interrompit le jeune avocat.
Et plantant là le bourgeois très offensé de ce qui lui parut une grossière inconvenance, il traversa comme un trait la place du Marché-Neuf. L'inquiétude le gagnait. Non qu'il pût croire à une évasion, mais il se demandait s'il n'était pas survenu quelque catastrophe.
Cent personnes au moins, difficilement contenues par des factionnaires, stationnaient devant la prison, le cou tendu et la bouche béante.
Fendant la foule, maître Folgat entra. Dans la cour, devant la loge du geôlier, discutaient le procureur de la République, le commissaire de police, le capitaine de gendarmerie, M. Séneschal et enfin M. Galpin-Daveline.
Le juge d'instruction était plus blême encore que de coutume et, comme on dit à Sauveterre, d'une humeur de dogue. Non sans raison. Prévenu tout aussi brusquement que maître Folgat, il s'était vêtu non moins précipitamment et s'était hâté d'accourir. Et tout le long du chemin, des témoignages non équivoques lui avaient prouvé que si l'opinion était fort montée contre l'accusé, elle ne l'était pas moins contre le juge d'instruction.
De tous côtés sur son passage il avait recueilli des saluts ironiques, des sourires gouailleurs, ou des compliments de condoléances sur ce que l'oiseau s'était envolé. Et même, deux individus qu'il soupçonnait d'avoir des relations avec l'écarlate docteur Seignebos avaient murmuré en le coudoyant: «Enfoncé, le pourvoyeur!»
Il fut le premier à apercevoir le jeune avocat, et tout de suite:
-- Eh bien! monsieur, dit-il, vous venez aux renseignements?
Mais maître Folgat n'était pas homme à se laisser prendre deux fois sans vert dans la même journée. Voilant ses appréhensions d'un salut cérémonieux:
-- Il m'est revenu certains propos, répondit-il, mais je n'en ai été nullement ému. Monsieur de Boiscoran a trop de confiance en l'excellence de sa cause et en la justice de son pays pour songer à s'évader. Je viens simplement conférer avec lui...
-- Et vous avez parbleu raison! interrompit M. Daubigeon. Monsieur de Boiscoran est bien tranquillement dans sa cellule, ne se doutant guère des bruits qui courent. C'est Frumence Cheminot qui s'est enfui. Frumence aux pieds légers... C'est un détenu qu'on laissait fort libre dans la prison, dont on avait même fait une espèce d'aide gardien, et qui en a profité pour percer un trou dans le mur, estimant, le gaillard,
«Et certes il n'a pas tort, Que clef des champs vaut mieux que clef de coffre-fort.»
À quelques pas en arrière, la mine contrite et sournoise, se tenait planté sur ses pieds le geôlier Blangin.
-- Conduisez le défenseur près du sieur Boiscoran, lui dit sèchement M. Galpin-Daveline, lequel tremblait peut-être de voir M. Daubigeon donner une édition publique des épigrammes amères dont il le gratifiait en particulier.
Saluant jusqu'à terre, le geôlier obéit. Mais dès qu'il se vit sous le porche de la prison, seul avec maître Folgat, gonflant une de ses joues et la frappant de son poing fermé:
-- Ni vu ni connu! dit-il en éclatant de rire.
Le jeune avocat n'eut pas l'air de comprendre. Il ne pouvait lui convenir de paraître informé des événements de la nuit ni de se donner les apparences d'une complicité qui, matériellement, n'existait pas.
-- Et cependant, reprit Blangin, tout n'est pas fini. Les gendarmes sont en mouvement. S'ils allaient rattraper mon Cheminot! Ce garçon est si bête que le plus bête des juges d'instruction lui aurait vite tiré les vers du nez. Et alors, qui est-ce qui serait dans de beaux draps?
Maître Folgat ne répondait toujours pas, mais l'autre semblait s'en soucier fort peu.
-- Je ne demande qu'une chose, poursuivit-il, c'est de rendre mes clefs le plus tôt possible. J'en ai par-dessus les yeux de ce métier de geôlier. La place, d'ailleurs, ne va plus être tenable. Cette évasion a mis la puce à l'oreille de tous nos messieurs du tribunal, et l'administration vient de me donner un second, un ancien sergent de ville, un mauvais chien qui ne connaît que la consigne... Ah! les beaux jours de monsieur de Boiscoran sont passés, plus de visites en cachette, plus de sorties... Ordre de ne pas le perdre de vue une seconde.
C'est arrêté au pied de l'escalier que Blangin donnait ces explications.
-- Montons, dit brusquement maître Folgat, que l'impatience gagnait.
Il trouva Jacques étendu sur son lit, tout habillé, et il ne lui fallut qu'un regard pour deviner un grand malheur.
-- Encore une espérance envolée, n'est-ce pas? fit-il.
Péniblement, le prisonnier se redressa et s'assit sur le bord de sa couchette. Et de l'accent du plus extrême découragement:
-- Je suis perdu, répondit-il, et cette fois sans retour.
-- Oh!...
-- Écoutez plutôt!...
C'est en frissonnant que le jeune avocat entendit le récit, pourtant bien atténué, de la veille. Et lorsque Jacques, ayant achevé, s'arrêta:
-- Ce n'est que trop vrai! murmura-t-il. Si monsieur de Claudieuse exécute ses menaces, ce peut être une condamnation.
-- Ce doit être, voulez-vous dire... Eh bien, n'en doutez pas, il les exécutera. (Et hochant la tête d'un geste désolé:) Et, ce qu'il y a d'épouvantable, continua-t-il, c'est que je ne saurais l'en blâmer. La jalousie des maris, le plus souvent, n'est qu'une question d'amour-propre. Trompés, ils sont frappés dans leur vanité, mais non pas atteints au cœur. Tandis que le comte de Claudieuse!... Ah! il aimait sa femme, lui, il l'adorait, elle était son bonheur et sa vie. En la lui prenant, je lui ai tout pris, oui, tout! C'est en le voyant éperdu de douleur et de rage que j'ai compris seulement l'adultère... Tout lui manquait à la fois. Sa femme avait un amant, sa fille préférée n'était pas de lui!... Je souffre cruellement, mais lui, ce qu'il endure, c'est un supplice sans nom. Et vous voulez qu'ayant une arme entre les mains, il ne s'en serve pas!... C'est une arme traîtresse et déloyale, c'est vrai, mais ai-je été loyal et honnête? Ce sera une lâche et ignoble vengeance, mais qu'était donc l'offense? À sa place, j'agirais comme lui.
Maître Folgat était atterré.
-- Mais après? interrogea-t-il, en sortant de la maison?...
D'un geste machinal, Jacques passait et repassait la main sur son front, comme s'il eût pu ainsi rassembler ses idées.
-- Après, répondit-il, je me suis enfui épouvanté, tel que l'homme qui vient de commettre un crime... La porte du jardin était ouverte, je me précipitai dehors. Quelle direction j'ai prise, quelles rues ai-je traversées, je serais incapable de le dire avec quelque certitude. Je n'avais plus qu'une idée fixe, obsédante: m'éloigner le plus vite et le plus loin possible de cette maison maudite. Je n'avais plus la tête à moi, j'allais, j'allais... Quand la raison m'est revenue, j'étais en pleine campagne, à une lieue de Sauveterre, sur la route de Boiscoran. L'instinct de la bête, plus résistant que l'intelligence, m'avait guidé par des chemins familiers et me ramenait à ma maison... Sur le premier moment, j'eus peine à comprendre comment je me trouvais là. J'étais comme l'ivrogne qui, s'éveillant, le cerveau plein de vapeurs de l'alcool, cherche à se ressouvenir de ce qui s'est passé durant son ivresse... Hélas! je ne me suis que trop ressouvenu de l'affreuse réalité. Il me fallait rentrer à la prison, il le fallait absolument, et je me sentais accablé d'une telle lassitude que j'ai craint un instant de n'avoir pas la force de revenir. Je suis revenu, pourtant... Blangin m'attendait, dévoré d'angoisses, car il était près de deux heures. Il m'a aidé à remonter ici, je me suis jeté tout habillé sur mon lit et je me suis endormi aussitôt, d'un sommeil atroce, peuplé de visions sinistres où je me voyais enchaîné au bagne, ou gravissant au bras d'un prêtre les marches de l'échafaud... Et en ce moment, je me demande presque si je suis bien éveillé, ou si ce n'est pas l'odieux cauchemar qui continue encore...
Se détournant, maître Folgat essuya une larme furtive.
-- Malheureux! murmura-t-il.
-- Oh, oui! bien malheureux, en effet, répéta Jacques. Que n'ai-je suivi la première inspiration qui m'est venue cette nuit, quand je me suis retrouvé sur la grande route! Je serais allé jusqu'à Boiscoran, je serais monté chez moi, et je me serais brûlé la cervelle... Maintenant, je ne souffrirais plus...
Allait-il donc s'attacher de nouveau à cette fatale pensée du suicide?
-- Et vos parents! prononça maître Folgat.
-- Mes parents!... Espérez-vous donc qu'ils survivront à la condamnation qui va me frapper?
-- Et mademoiselle de Chandoré! Il tressaillit, et vivement:
-- Ah! c'est pour elle, s'écria-t-il, que je devrais en finir!... Pauvre Denise! Certes, en apprenant mon suicide, sa douleur serait horrible... Mais elle n'a pas vingt ans. Mon souvenir s'effacerait de son âme, mon image deviendrait moins distincte, et les mois s'ajoutant aux semaines, et les années aux mois, elle se consolerait. Vivre, n'est-ce pas oublier?...
-- Non! vous ne pensez pas ce que vous dites, interrompit maître Folgat. Vous savez bien qu'elle n'oublierait pas, elle!
Une larme brilla dans les yeux de l'infortuné, et d'une voix éteinte:
-- C'est vrai, dit-il, je crois que me frapper, ce serait frapper Denise. Mais songez-vous à ce que serait sa vie, après ma condamnation? Vous représentez-vous ce que seraient ses sensations quand, à chaque instant du jour, elle se répéterait: «Celui que j'aime uniquement est au bagne, confondu parmi les plus vils criminels, à tout jamais souillé, déshonoré, flétri!...» Ah! mille fois la mort plutôt...
-- Jacques! monsieur de Boiscoran, oubliez-vous que j'ai votre parole?
-- La preuve que je ne l'ai pas oubliée, c'est que je suis ici... Seulement, laissez faire, le jour n'est pas loin où vous me verrez si misérable que vous serez le premier à me mettre une arme entre les mains.
Mais le jeune avocat était de ceux que les obstacles irritent et passionnent au lieu de les décourager. Et déjà remis de la rude secousse:
-- Avant de jeter les cartes, dit-il, attendez au moins que la partie soit perdue. Êtes-vous condamné? Pas encore; vous êtes innocent, et il est une justice au ciel pour réparer les bévues de la justice sur la terre. Qui nous dit que monsieur de Claudieuse parlera? Savons-nous seulement si, en ce moment même, il n'a pas rendu le dernier soupir?...
D'un bond, Jacques se dressa sur ses pieds, et pâlissant encore:
-- Ah! taisez-vous! s'écria-t-il, car déjà cette fatale idée m'est venue qu'hier soir, peut-être, il ne s'est pas relevé! Fasse Dieu qu'il n'en soit pas ainsi! C'est alors, véritablement, que je serais un assassin!... C'est pour lui qu'à mon réveil a été ma première pensée. Je voulais envoyer prendre de ses nouvelles. Je ne l'ai pas osé.
Non moins que le prisonnier, maître Folgat se sentait le cœur serré d'une anxiété poignante.
-- Nous ne pouvons, prononça-t-il, demeurer dans cette incertitude. Qu'aurions-nous à nous dire, ignorant le sort de monsieur de Claudieuse, d'où dépend le nôtre?... Souffrez que je vous quitte. Dès que je saurai quelque chose de positif, je vous en informerai par un mot. Et pas de faiblesse, surtout, quoi qu'il advienne.
Chez le docteur Seignebos le jeune avocat devait être certainement renseigné. Il y courut, et dès qu'il parut:
-- Arrivez donc! morbleu! s'écria le médecin. Je laisse vingt malades se morfondre pour vous attendre. J'étais bien sûr que vous viendriez... Que s'est-il passé hier soir chez les Claudieuse?
-- Alors, vous savez...
-- Rien. J'ai vu l'effet, mais je n'ai pu que soupçonner la cause. L'effet, le voici: hier soir, vers les onze heures, je venais de me mettre au lit, rompu de fatigue, lorsque tout à coup on s'est mis à tirer ma sonnette à la briser... Je n'aime pas qu'on carillonne si fort chez moi, et je me levais pour laver la tête du carillonneur, quand le domestique du comte de Claudieuse, bousculant mon domestique à moi, qui voulait le retenir, est entré comme un fou en me criant de venir bien vite, que son maître venait de mourir.
-- Ah! mon Dieu!...
-- Voilà justement ce que je me suis écrié, parce que tout en jugeant le comte fort malade, je ne le croyais pas si près de sa fin...
-- Il est donc mort...
-- Pas du tout... Mais si vous m'interrompez sans cesse, nous n'en finirons jamais... (Et retirant, pour les essuyer et les remettre, ses lunettes à branches d'or:) En un tour de main je fus habillé, poursuivit le docteur Seignebos, et en trois sauts j'arrivai rue Mautrec. C'est dans le salon du rez-de-chaussée qu'on me fit entrer. Là, à ma grande stupeur, je trouvai monsieur de Claudieuse gisant sur un canapé. Il était pâle et roide, ses traits étaient affreusement décomposés et il portait au front une légère blessure d'où un mince filet de sang avait jailli. Par ma foi! je crus bien que tout était fini...
-- Et la comtesse?
-- Madame de Claudieuse était agenouillée près de son mari et, aidée de ses femmes, elle essayait de le rappeler à la vie en le frictionnant et en lui appliquant sur la poitrine des serviettes brûlantes... Sans ces soins intelligents, elle serait veuve à cette heure, tandis qu'au contraire elle ne le sera peut-être pas d'ici longtemps... Ce sacré comte a l'âme chevillée dans le corps... À quatre que nous étions là, nous l'avons pris, monté dans sa chambre et couché dans son lit, préalablement chauffé fortement. Bientôt il a remué, ses yeux se sont rouverts, et au bout d'un quart d'heure il avait repris toute sa connaissance et parlait fort librement, bien que d'une voix encore faible. Alors, comme de raison, je demandai ce qui s'était passé, et pour la première fois je vis se démentir l'effrayant sang-froid de la comtesse. Elle balbutiait pitoyablement, et c'est avec une expression effarée qu'elle regardait son mari, comme pour lire dans ses yeux ce qu'elle devait me répondre... C'est lui qui me répondit, et avec un embarras qui ne pouvait pas m'échapper. Il me conta que s'étant trouvé seul, et se sentant mieux que de coutume, il avait eu la fantaisie d'essayer ses forces. Il s'était donc levé, avait passé sa robe de chambre et était descendu. Mais en entrant dans le salon, il avait été pris d'un étourdissement et était tombé si malheureusement que son front avait heurté l'angle d'un meuble. Feignant d'être dupe: «C'est fort imprudent, lui dis-je, ce que vous avez fait là, et il ne faudrait pas recommencer...» Alors, lui, regardant sa femme d'un air singulier: «Oh! soyez tranquille, me répondit-il, je ne ferai plus d'imprudence, j'ai trop envie de guérir, jamais je n'ai tant tenu à la vie...»
Maître Folgat remuait les lèvres pour répliquer; le docteur, d'un geste, lui ferma la bouche.
-- Attendez, fit-il, je n'ai pas terminé... (Et toujours tracassant ses lunettes:) J'allais me retirer, continua-t-il, lorsque soudain, arrive une femme de chambre, qui d'un air très effrayé annonce à madame de Claudieuse que l'aînée de ses filles, la petite Marthe, que vous connaissez, vient d'être prise de convulsions terribles. Tout naturellement je me rends près d'elle, et je la trouve en proie à une crise nerveuse d'un caractère véritablement alarmant. Avec beaucoup de peine je la calmai, et lorsqu'elle me parut remise, entrevoyant une relation entre l'indisposition de la fille et l'accident du père: «Maintenant, mon enfant, lui dis-je d'un ton paternel, il faut m'apprendre ce que vous avez eu.» Elle hésita, puis: «J'ai eu peur, répondit-elle. Peur de quoi? ma mignonne.» Elle se haussait sur son lit, cherchant du regard les yeux de sa mère, mais je m'étais placé de façon qu'elle ne les pût apercevoir. Ayant répété ma question: «Eh bien, voilà! docteur, me dit-elle: on venait de me coucher, lorsque j'entendis sonner. Je me levai et j'allai me placer à la fenêtre pour regarder qui pouvait venir si tard. Je vis la bonne aller ouvrir, un flambeau à la main, et revenir vers la maison suivie d'un monsieur que je ne connais pas...» La comtesse interrompit, et vivement: «C'était, s'écria-t-elle, un envoyé du tribunal, chargé d'une communication pressante!» Mais je n'eus pas l'air de l'entendre, et toujours m'adressant à Marthe: «Est-ce donc, lui demandai-je, ce monsieur qui vous a fait si grand peur?--Oh, non!--Quoi, alors?...» Du coin de la paupière j'épiais madame de Claudieuse. Elle était sur des charbons. Pourtant, elle n'osa pas imposer silence à sa fille. «Eh bien, docteur! reprit la petite, le monsieur était à peine entré dans la maison que je vis, entre les arbres, une des statues qui bougeait sur son piédestal, qui se mettait en mouvement et qui, tout doucement, glissait le long de l'allée de tilleuls...»
Maître Folgat tressaillit.
-- Vous souvient-il, docteur, fit-il, que le jour où nous avons interrogé Marthe, elle nous a avoué que les statues du jardin lui causaient une invincible frayeur?
-- Parbleu! répondit le docteur. Seulement, attendez encore. La comtesse, précipitamment, interrompit sa fille. «Défendez-lui donc, cher docteur, me dit-elle, de se loger de pareilles idées dans la tête. Elle qui n'avait peur de rien au Valpinson et qui allait, le soir, par tout le château, sans lumière, depuis que nous sommes ici, elle s'épouvante de tout, et dès que la nuit vient, elle croit voir notre jardin se peupler d'ombres... Tu es cependant assez grande, Marthe, pour comprendre que des statues, qui sont en pierre, ne peuvent pas s'animer et marcher...» L'enfant frissonnait. «Les autres fois, maman, insista-t-elle, je doutais... mais cette fois je suis bien sûre... Je voulais me retirer de la fenêtre, et je ne le pouvais pas, c'était plus fort que moi, de sorte que j'ai vu, et bien vu... J'ai vu la statue, l'ombre, s'avancer dans l'allée, lentement, avec précaution, et venir se placer debout tout contre le dernier tilleul, le plus rapproché des fenêtres du salon. Alors, j'ai entendu un grand cri... puis, plus rien. L'ombre restait toujours contre l'arbre, et je distinguais tous ses mouvements; elle se penchait d'un côté ou d'un autre; elle se haussait ou s'abaissait jusqu'à terre... Tout à coup, deux grands cris, oh! terribles ceux-là... Aussitôt, l'ombre qui était près de l'arbre a levé les bras en l'air, comme cela, et soudain s'est enfuie... mais presque au même moment une autre s'est montrée qui a disparu aussi vite...»
Maître Folgat était comme pétrifié de surprise.
-- Oh! ces ombres..., commença-t-il.
-- Vous sont suspectes, n'est-ce pas? Elles me le furent autant qu'à vous. Je n'en affectai pas moins de tourner en plaisanterie le récit de Marthe, lui expliquant comment, dans l'obscurité, on est sujet à de singulières illusions d'optique. Et lorsque je me retirai, éclairé par le domestique qui était venu me chercher, la comtesse, j'en suis sûr, était bien persuadée que je n'avais pas le moindre soupçon. J'avais mieux que cela... Aussi, dès en mettant le pied dans le jardin, n'eus-je rien de plus pressé que de laisser tomber une pièce de monnaie que je tenais toute prête pour cela. Naturellement, c'est du côté du tilleul le plus rapproché du salon que je la cherchai, éclairé par le domestique... Eh bien, maître Folgat, je vous garantis que ce n'était pas une ombre qui avait piétiné le terrain autour de l'arbre... et si les empreintes que j'ai aperçues provenaient d'une statue, cette statue avait de maîtres pieds chaussés de souliers joliment ferrés...
Voilà ce qu'attendait le jeune avocat.
-- Il n'en faut pas douter, s'écria-t-il, la scène a eu un témoin!
-- Quelle scène? Quel témoin?... C'est pour que vous me l'appreniez que je vous attendais avec tant d'impatience, dit le docteur Seignebos à maître Folgat. J'ai constaté l'effet: à vous de m'expliquer la cause...
Il ne parut cependant nullement surpris de ce que lui raconta le jeune avocat de la démarche désespérée de Jacques et de son tragique résultat. Et dès que ce fut fini:
-- Je l'avais deviné! s'écria-t-il. Oui, sur ma parole, à force de me creuser la cervelle, j'étais presque arrivé à la vérité! Qui donc, à la place de Jacques, n'eût voulu tenter un suprême effort? Mais la fatalité est sur lui...
-- Qui sait! interrompit maître Folgat. (Et sans laisser le médecin répliquer:) Nos chances, poursuivit-il, sont-elles donc moindres qu'avant cet accident?... Non. Tout aussi bien qu'hier nous pouvons, d'un moment à l'autre, mettre la main sur ces preuves qui existent, nous le savons, et qui nous sauveraient. Qui nous dit qu'au moment où nous parlons, sir Francis Burnett et Suky Wood ne sont pas retrouvés? Votre confiance en Goudar en est-elle moins grande?
-- Oh! pour cela, non. Je l'ai vu ce matin à l'hôpital, au moment de ma visite, et il a trouvé le moyen de me dire qu'il était à peu près certain de réussir.
-- Eh bien!...
-- Je suis donc persuadé que Cocoleu parlera. Parlera-t-il à temps? Voilà la question. Ah! si nous avions seulement un mois devant nous, je vous dirais: «Jacques est sauvé.» Mais les heures sont comptées. N'est-ce pas la semaine prochaine que s'ouvre la session. Déjà, m'a-t-on affirmé, le président des assises est arrivé, et monsieur Du Lopt de la Gransière a fait retenir son appartement à _l'Hôtel des Messageries_. Que ferez-vous si rien de nouveau n'est survenu le jour des débats?
-- Maître Magloire et moi, nous nous renfermerons obstinément dans le système de défense convenu...
-- Et si le comte de Claudieuse tient ses menaces, s'il déclare qu'il a reconnu Jacques faisant feu sur lui?
-- Nous dirons qu'il s'est trompé...
-- Et Jacques sera condamné.
-- Soit, fit le jeune avocat. (Et baissant la voix, comme s'il eût craint d'être entendu:) Seulement, la condamnation ne sera pas définitive... Oh! ne m'interrogez pas, docteur, et sur votre vie, sur le salut de Jacques, pas un mot... Un soupçon effleurant l'esprit de monsieur Galpin-Daveline serait l'anéantissement de notre dernière espérance, car il aurait le temps de réparer la bévue qu'il a commise, et qui fait que je puis vous dire: même après que le comte aurait parlé, même après une condamnation, rien ne serait perdu... (Il s'animait, et, à son accent et à son geste, on sentait l'homme sûr de soi.) Non, rien ne serait perdu, continuait-il, et alors nous aurions du temps devant nous, en attendant une seconde épreuve pour retrouver nos témoins, pour arracher la vérité à Cocoleu... Que monsieur de Claudieuse parle donc, je l'aime autant, il m'enlèvera ainsi mes derniers scrupules. Trahir madame de Claudieuse me paraissait odieux, parce que je me disais que le plus cruellement puni serait alors le comte. Mais le comte nous attaque, nous nous défendons; l'opinion sera pour nous. Bien plus, on nous admirera d'avoir sacrifié notre honneur à celui d'une femme, et de nous être laissé condamner, nous, innocent, plutôt que de livrer le nom de celle qui s'était donnée à nous...
Le docteur ne semblait pas convaincu, mais le jeune avocat n'y prenait garde.
-- Non, poursuivait-il, le succès à une seconde épreuve ne serait pas douteux. La scène de la rue Mautrec a eu un témoin; n'est-ce pas celui dont les souliers ferrés avaient laissé leur empreinte sous le tilleul le plus rapproché du salon, celui dont la petite Marthe a suivi tous les mouvements? Quel peut être ce témoin, sinon Cheminot? Eh bien, nous saurons le retrouver. Il était placé de façon à tout voir et à ne pas perdre une parole. Il dira ce qu'il a vu et entendu. Il dira comment le comte de Claudieuse criait à monsieur Jacques de Boiscoran: «Non, je ne veux pas vous tuer, j'ai une vengeance plus sûre, je vous enverrai au bagne...»
Tristement, M. Seignebos hochait la tête.
-- Puissent vos espérances se réaliser, mon cher maître, prononça-t-il.
Mais, pour la troisième fois depuis une heure, on venait chercher le docteur. Échangeant une poignée de main, ils se séparèrent, et après une courte visite à maître Magloire, qu'il importait de tenir au courant, maître Folgat se hâta de regagner la rue de la Rampe.
À la seule physionomie de Mlle Denise, il comprit qu'elle n'avait rien à lui apprendre, qu'elle savait la vérité et l'injustice de ses soupçons.
-- Que vous avais-je dit, mademoiselle? fit-il simplement.
Elle rougit, honteuse d'avoir livré le secret des doutes qui l'avaient déchirée, et au lieu de répondre:
-- Il est venu des lettres pour vous, maître Folgat, dit-elle, et on les a montées dans votre chambre...
Deux lettres étaient arrivées, en effet, une de Mme Goudar, l'autre de l'agent expédié en Angleterre.
La première était insignifiante. Mme Goudar priait simplement le jeune avocat de faire passer à son mari un billet qu'elle lui adressait.
La seconde était, au contraire, du plus haut intérêt.
L'agent d'Angleterre écrivait:
_Non sans de grandes difficultés, non sans de fortes dépenses surtout, j'ai réussi à découvrir, à Londres, le frère de sir Francis Burnett, ancien caissier de la maison Gilmour et Benson._
_Notre sir Francis n'est pas mort. Envoyé par son père à Madras, pour y régler une très importante affaire de banque, il est attendu par le prochain paquebot. Le jour même où il mettra pied à terre, nous serons avisés de son retour._
_J'ai eu moins de peine à dénicher les parents de Suky Wood, qui sont des gens très à leur aise, tenant à Folkestone une auberge bien achalandée. Il n'y a pas trois semaines qu'ils ont eu des nouvelles de leur fille, qu'ils aiment beaucoup, à ce qu'ils m'ont affirmé. Malgré ce grand amour, ils n'ont pu me dire au juste où je la trouverais. Tout ce qu'ils savent, c'est qu'elle doit être à Jersey, servante dans quelque_ public-house.
_Mais cela me suffit. L'île n'est pas grande, et je la connais bien pour y avoir filé autrefois un notaire qui était parti avec l'argent de ses clients. On peut donc considérer Suky comme prise._
_Lorsque vous recevrez cette lettre, je serai en route pour Jersey. Adressez-m'y des fonds à l_'Hôtel de la Pomme-d'Or, _où je me propose de descendre. La vie est si incroyablement chère à Londres que c'est à peine s'il me reste quelque chose de la somme qui m'a été remise à mon départ..._
Ainsi, de ce côté du moins, tout allait bien.
Tout heureux de ce premier succès, maître Folgat mit sous pli, à l'adresse indiquée, un billet de mille francs qu'il fit porter à la poste.
Après quoi, demandant à M. de Chandoré sa voiture et son cheval, il se fit conduire à Boiscoran. Il voulait voir Michel, le fils du métayer, ce brave garçon qui avait su retrouver si promptement Cocoleu. Justement, lorsqu'il arriva, Michel rentrait à la métairie, conduisant une charrette de paille. Le prenant à part:
-- Voulez-vous rendre un grand service à monsieur Jacques de Boiscoran? lui demanda le jeune avocat.
-- Que faut-il faire? répondit le digne gars d'un accent qui, mieux que toutes les protestations, prouvait qu'il était prêt à tout.
-- Connaissez-vous Frumence Cheminot?
-- L'ancien saunier de la Tremblade?
-- Précisément.
-- Pardi! si je le connais! Il m'a assez volé de pommes, le câlin!... Mais je ne lui en veux pas, parce que, malgré tout, c'est un bon garçon.
-- Il était en prison à Sauveterre.
-- Oui, je sais, pour avoir enfoncé la porte d'un enclos, près de Bréchy.
-- Eh bien! il s'est évadé.
-- Ah! le mâtin!
-- Et il faudrait absolument le retrouver. On a mis les gendarmes à ses trousses, mais le prendront-ils?
Michel éclata de rire.
-- Jamais de la vie, répondit-il. Cheminot va gagner l'île d'Oléron, où il a des amis... les gendarmes peuvent courir.
Amicalement, maître Folgat frappa sur l'épaule du jeune gars.
-- Mais vous, fit-il, si vous vouliez... Oh! ne froncez pas le sourcil, il ne s'agit pas de le faire arrêter... Je vous demande seulement de lui remettre le billet que voici, et de me rapporter sa réponse.
-- Si ce n'est que cela, je suis votre homme! Le temps de me changer, de prévenir mon père, et je pars...
Ainsi, autant qu'il était en lui, maître Folgat ensemençait l'avenir et préparait les événements, opposant aux savantes manœuvres de l'accusation toutes les combinaisons que lui pouvaient suggérer son expérience et son génie.
S'ensuivait-il que sa foi en un succès définitif fût telle qu'il le disait à ceux-là mêmes dont il était le plus sûr, au docteur Seignebos, par exemple, à maître Magloire et au bon greffier Méchinet? Non... Portant toute la responsabilité, il avait trop bien évalué les chances contraires de la terrible partie qui allait s'engager, et dont l'enjeu était l'honneur et la vie d'un innocent. Mieux que personne il savait qu'il suffisait d'un rien pour anéantir ses espérances, et que la destinée de Jacques était à la merci du plus vulgaire incident. Mais tel qu'un général à la veille d'une bataille, il maîtrisait ses émotions, affectant, pour l'inspirer aux autres, une assurance qu'il n'avait pas, et rien sur son visage ne trahissait le secret des angoisses poignantes qui, le plus souvent, le tenaient éveillé une partie de la nuit.
Et certes, pour demeurer impassible et résolu, il lui fallait un caractère d'une trempe exceptionnelle. On désespérait autour de lui, on s'abandonnait... La maison de la rue de la Rampe, si riante autrefois et si vivante, était désormais silencieuse et morne comme un tombeau.
En deux mois, grand-père Chandoré était devenu décidément un vieillard. Sa robuste taille s'était affaissée, courbée et cassée. Son pas traînait, ses mains tremblaient.
Plus rudement encore, le marquis de Boiscoran avait été frappé. Lui, si vert quelques semaines plus tôt, il semblait toucher à la décrépitude. Il ne mangeait ni ne dormait, pour ainsi dire. Sa maigreur devenait effrayante. Prononcer une parole lui coûtait un effort.
Quant à la marquise, elle, c'est aux sources mêmes de la vie qu'elle avait été atteinte. N'avait-elle pas entendu maître Magloire déclarer que le salut si problématique de Jacques eût été assuré, si l'on eût obtenu le renvoi de l'affaire à une autre session! Et c'était elle qui avait empêché de solliciter ce renvoi! Cette idée la tuait! À peine lui restait-il assez de forces pour se traîner chaque jour à la prison embrasser son fils.
Sur les tantes Lavarande retombaient tous les détails matériels, et on les voyait, pâles comme des ombres, aller et venir, parlant bas et marchant sur la pointe du pied, comme dans la maison d'un mort.
Seule, Mlle Denise haussait son énergie au niveau de son malheur. Elle ne se berçait pas d'illusions: «Je sens que Jacques sera condamné!» avait-elle dit à maître Folgat. Mais elle ajoutait que l'abattement et le désespoir sont le fait des criminels, et que l'erreur affreuse dont Jacques, innocent, était victime ne devait inspirer à ses amis que colère et désir de vengeance.
Et pendant que son grand-père et le marquis de Boiscoran sortaient le moins possible, elle affectait de se montrer par la ville, étonnant les «dames de la société» par la façon dont elle recevait leurs hypocrites compliments de condoléances. Mais il était évident que la fièvre seule la soutenait, donnant à ses joues leur pourpre, à ses yeux leur éclat, à sa voix son timbre métallique et vibrant.
Ah! c'est pour elle surtout que maître Folgat souhaitait la fin de cette incertitude plus douloureuse que le pire malheur.
Ce terme approchait. Ainsi que l'avait annoncé le docteur Seignebos, le président des assises, M. Domini, venait de s'installer à Sauveterre. C'était un de ces hommes dont le caractère est l'honneur de la magistrature, pénétré de la majesté de sa mission, mais ne se croyant pas infaillible, ferme sans rigueurs inutiles, froid et cependant bienveillant, n'ayant d'autre passion que la justice, d'autre ambition que de faire éclater la vérité.
Il avait interrogé Jacques. Mais cet interrogatoire n'était qu'une formalité dont il n'était rien résulté. Il avait de plus procédé à la formation du jury. Déjà les jurés désignés par le sort arrivaient de tous les coins du département. Ils descendaient tous à l'_Hôtel de France_, où ils prenaient leurs repas en commun, dans la grande salle du fond, qu'on leur réserve à toutes les sessions.
Et, dans l'après-midi, on les voyait, graves et soucieux, se promener sur la place du Marché-Neuf ou le long des anciens remparts.
M. Du Lopt de la Gransière aussi était arrivé. Mais il se tenait, lui, sévèrement enfermé dans son appartement de _l'Hôtel des Messageries_, où chaque jour M. Galpin-Daveline allait passer de longues heures.
-- Il paraît, disait confidentiellement Méchinet à maître Folgat, il paraît qu'il prépare un réquisitoire foudroyant...
Le lendemain, en ouvrant L_'Indépendant de Sauveterre_, Mlle Denise put lire l'ordre des affaires de la session.
LUNDI.--_Banqueroute frauduleuse, détournements, faux._
MARDI.--_Assassinat et vol._
MERCREDI.--_Infanticide.--Vols domestiques._
JEUDI.--_Incendie et tentative d'assassinat (affaire Boiscoran)._
C'est donc pour ce jeudi fameux que les habitants de Sauveterre se promettaient les plus étonnantes émotions.
Aussi, était-ce à qui se procurerait une carte d'entrée à la cour d'assises. M. Domini, M. Du Lopt de la Gransière, M. Daubigeon et Méchinet lui-même étaient harcelés de demandes. Des gens qui, la veille, ne saluaient pas M. Daveline l'arrêtaient dans la rue et sollicitaient la faveur d'une petite place, non pour eux, mais pour leur dame. Fait sans exemple, il se négocia des billets à prix d'argent. Une famille, enfin, eut l'inconcevable courage d'écrire au marquis de Boiscoran pour lui demander trois entrées, promettant en échange de «contribuer, par son attitude, à l'acquittement de l'accusé».
Et c'est au plus fort de ces rumeurs que tout à coup circula dans la ville une liste de souscription en faveur des parents des malheureux pompiers qui avaient péri à l'incendie du Valpinson. Qui avait lancé cette liste? C'est en vain que M. Séneschal essaya de découvrir la main d'où partait le coup. Le secret de la perfidie fut bien gardé. Et c'était une perfidie atroce que de venir ainsi, à la veille des débats, rappeler des souvenirs sinistres et raviver les haines.
-- Il y a du Galpin là-dessous, disait en grinçant des dents le docteur Seignebos. Et penser qu'il l'emportera peut-être... Ah! pourquoi Goudar n'a-t-il pas commencé plus tôt son expérience?
C'est qu'en effet Goudar, tout en répondant du succès, demandait du temps. Ce ne pouvait être l'œuvre d'un jour que de calmer les défiances de l'ombrageux Cocoleu. Il déclarait que, s'il précipitait le dénouement, il perdrait tout irrémissiblement. D'ailleurs, rien de nouveau ne survenait. Le comte de Claudieuse allait plutôt mieux que mal. L'agent de Jersey avait télégraphié qu'il était sur la piste de Suky, qu'il la rejoindrait sûrement, mais qu'il ne pouvait dire quand. Michel, enfin, avait inutilement couru tout l'arrondissement et fouillé l'île d'Oléron, personne n'avait pu lui donner des nouvelles de Cheminot.
Si bien que le jour même de la session, après un conseil auquel prirent part tous les amis de Jacques, il fut arrêté que les défenseurs ne prononceraient pas le nom de Mme de Claudieuse et s'en tiendraient, quoi que pût dire le comte, au système de défense imaginé par maître Folgat.
Hélas! il n'avait que de bien faibles chances de succès, car le jury, contre l'ordinaire, se montrait d'une excessive sévérité. Le banqueroutier fut condamné à vingt ans de travaux forcés. L'homme accusé de meurtre n'obtint pas de circonstances atténuantes et fut condamné à mort. On était alors au mercredi. Il fut décidé que le marquis et la marquise de Boiscoran et M. de Chandoré assisteraient aux débats. On voulait épargner à Mlle Denise cette épouvantable émotion, mais elle déclara qu'elle irait seule à l'audience, et force fut de se rendre à sa volonté.
Grâce à une autorisation de M. Domini, maître Folgat et maître Magloire passèrent la soirée près de Jacques, à arrêter les derniers détails et à bien convenir de certaines réponses.
Jacques était excessivement pâle, mais très calme. Et quand ses défenseurs le quittèrent en lui disant:
-- Bon espoir et bon courage...
-- D'espoir, répondit-il, je n'en ai plus. Mais du courage, soyez tranquilles, j'en aurai!
Enfin, du fond de sa prison, Jacques de Boiscoran vit se lever le jour qui allait décider de sa destinée... Il allait être jugé!
Trop rare était l'occasion pour que L_'Indépendant de Sauveterre_ la laissât échapper. Paraissant le matin, il publia, «vu la gravité des circonstances», une édition du soir, qui jusqu'à minuit fut criée dans les rues par une douzaine de gamins.
Et voici son compte rendu:
_COUR D'ASSISES DE SAUVETERRE_
_Audience du jeudi 23..._
_PRÉSIDENCE DE M. DOMINI_
_Assassinat--Incendie_
(Correspondance particulière de l'INDÉPENDANT)
Pourquoi dans notre paisible cité ce mouvement inaccoutumé, ce tumulte, cette animation! Pourquoi ces rassemblements sur nos places publiques, ces groupes devant les maisons? Pourquoi sur tous les visages l'inquiétude, dans tous les yeux l'anxiété?
C'est que c'est aujourd'hui qu'arrive devant la cour cette ténébreuse affaire du Valpinson qui, depuis tant de semaines, tient en éveil nos populations. C'est que c'est aujourd'hui que doit être jugé l'homme accusé de ce grand crime...
Aussi, est-ce vers le palais de justice que chacun se hâte, se précipite, court...
Le palais de justice!... Longtemps avant le jour il était assiégé par la multitude, difficilement contenue par les appariteurs aidés de la gendarmerie. Et on se presse, on se pousse, on se heurte. Des paroles grossières sont échangées. Des mots on passe aux gestes, une rixe est imminente, les femmes crient, les hommes menacent, et nous voyons conduire au poste deux paysans de Bréchy.
C'est qu'il y aura peu d'élus, on le sait. La place du Marché-Neuf ne contiendrait pas toute cette foule, accourue des quatre points de l'arrondissement. Comment donc notre salle des assises suffirait-elle?
Et cependant nos édiles, toujours empressés à satisfaire les citoyens qui ont mis en eux leur confiance, ont eu recours à des expédients héroïques. Ils ont fait abattre deux cloisons, réunissant ainsi à la salle des assises une portion de notre belle salle des pas perdus.
M. Lantier, l'architecte de la ville, bon juge en pareille matière, nous affirme que douze cents personnes trouveront place dans l'immense vaisseau. Mais qu'est-ce que douze cents personnes!
Bien longtemps avant l'heure fixée pour l'ouverture de l'audience, tout est plein, comble, bondé. Une épingle qu'on lancerait ne tomberait certes pas à terre.
Pas un pouce d'espace n'a été perdu. Tout autour, le long du mur, les hommes se tiennent debout. Sur les deux côtés de l'estrade, des chaises ont été disposées, où viennent prendre place un grand nombre de dames de la société, tant de Sauveterre que des environs et même des villes voisines. Quelques-unes ont des toilettes ravissantes.
Mille versions circulent, mille conjectures, mille suppositions que nous nous garderons de rapporter... À quoi bon! Disons pourtant que l'accusé n'a pas usé du droit que la loi lui confère de récuser un certain nombre de jurés. Il a accepté tous les noms qui sortaient de l'urne et que ne récusait pas le ministère public. C'est d'un avocat de nos amis que nous tenons cette particularité, et juste comme il achevait de la raconter, un grand bruit se fait à la porte, suivi d'un rapide mouvement de chaises et d'exclamations étouffées.
C'est la famille de l'accusé qui vient occuper les places qui lui ont été réservées tout près de l'estrade.
M. le marquis de Boiscoran donne le bras à Mlle de Chandoré, qui porte avec une exquise distinction une toilette d'un gris foncé, relevée d'agréments cerise. M. le baron de Chandoré soutient Mme la marquise de Boiscoran. Le marquis et le baron sont graves et froids. La mère de l'accusé nous paraît extrêmement affaissée. Mlle de Chandoré, au contraire, est très animée et ne paraît nullement inquiète, et c'est en souriant qu'elle répond aux saluts assez rares qui lui sont adressés de divers côtés de la salle.
Mais on cesse bientôt de s'occuper d'eux. Toute l'attention est absorbée par une grande table dressée au milieu du prétoire, et sur laquelle se trouvent quantité d'objets qu'on ne peut voir, recouverts qu'ils sont d'un grand tapis rouge. Là, sont les pièces à conviction.
Cependant onze heures sonnent. Les serviteurs du Palais circulent, donnant à tout un dernier coup d'œil. Puis une petite porte s'ouvre, à gauche, et les défenseurs entrent. Nos lecteurs les connaissent. L'un est maître Magloire Mergis, l'honneur de notre barreau. L'autre, un avocat de la capitale, maître Folgat, jeune encore et célèbre.
Maître Magloire a son visage des bons jours, et c'est en souriant qu'il s'entretient avec le maire de Sauveterre, M. Séneschal, pendant que maître Folgat ouvre sa serviette et consulte ses dossiers. Onze heure et demie. Un huissier annonce:
-- La cour!
M. Domini prend place au fauteuil de la présidence. M. Du Lopt de la Gransière vient occuper le siège du ministère public.
Derrière eux, silencieux et graves, se rangent messieurs les jurés.
Tout à coup, grand tumulte. Chacun se lève, chacun se dresse et se hausse sur la pointe des pieds. Quelques assistants, même, dans le fond, montent sur leur chaise. C'est que M. le président vient de donner l'ordre d'introduire l'accusé... Il paraît...
Il est strictement vêtu de noir, et avec une rare élégance. On remarque beaucoup qu'il porte à la boutonnière son ruban de la Légion d'honneur. Il est pâle, mais son regard est droit et clair, assuré, sans défi. Son attitude est triste, mais fière.
À peine est-il assis qu'un des assistants enjambe trois rangées de chaises et, malgré les huissiers, vient lui serrer la main. C'est le docteur Seignebos.
Mais M. le président commande aux huissiers de faire faire silence, et après avoir rappelé que toutes marques d'approbation ou d'improbation sont sévèrement interdites, et s'adressant à l'accusé:
-- Dites-moi vos prénoms, lui demande-t-il, votre nom, votre âge, votre profession, votre domicile...
L'accusé répond:
-- Louis, Trivulce, Jacques de Boiscoran, vingt-sept ans, propriétaire, domicilié à Boiscoran, arrondissement de Sauveterre.
-- Asseyez-vous, et écoutez l'exposé des faits dont vous êtes accusé.
M. le greffier Méchinet donne lecture de l'acte d'accusation, dont la simplicité terrible fait frissonner l'auditoire.
Nous ne le rapporterons pas, tous les incidents qu'il relate étant bien connus de nos lecteurs.
=Interrogatoire de l'accusé.=
M. LE PRÉSIDENT.--Accusé, levez-vous, et répondez catégoriquement. Vous avez, pendant l'instruction, refusé de répondre à beaucoup de questions. Ici, il faut que la lumière se fasse. Et, je dois vous le dire, il est de votre intérêt d'être franc.
L'ACCUSÉ.--Nul plus que moi ne souhaite que la vérité soit connue. Je suis prêt à répondre...
D.--Pourquoi vos réticences pendant l'instruction?
R.--Je croyais de mon intérêt de ne répondre qu'ici.
D.--Vous venez d'entendre de quels crimes vous êtes accusé?
R.--Je suis innocent... Et avant tout, monsieur le président, permettez-moi une observation. Le crime du Valpinson est atroce, lâche, odieux... mais il est en même temps si absurde et si stupide qu'il me semble l'œuvre inconsciente d'un fou. Or, on ne m'a jamais refusé une certaine intelligence...
D.--Ceci est de la discussion...
R.--Cependant, monsieur...
D.--Plus tard, vous aurez liberté pleine et entière de faire valoir vos raisons. Pour le moment, contentez-vous de répondre aux questions que je vous adresse.
R.--Je me soumets, monsieur.
LE PRÉSIDENT.--Ne deviez-vous pas vous marier prochainement?
À cette question, tous les regards se tournent vers Mlle de Chandoré, qui devient plus rouge qu'une pivoine, mais qui ne baisse pas les yeux.
L'ACCUSÉ (_d'une voix faible_).--Oui.
D.--Le soir du crime, quelques heures seulement avant qu'il ne fût commis, n'avez-vous pas écrit à votre fiancée?
R.--Oui, monsieur, et je lui ai fait porter ma lettre par le fils de mon métayer, Michel.
D.--Que lui disiez-vous?
R.--Qu'une affaire importante me priverait de passer la soirée près d'elle.
D.--Quelle était cette affaire?
Au moment où l'accusé ouvre la bouche pour répondre, M. le président l'arrête d'un geste:
D.--Prenez garde... Cette question vous a été adressée pendant l'instruction, et vous avez répondu que vous aviez à aller à Bréchy voir votre marchand de bois.
R.--J'ai répondu cela, en effet, sur le premier moment... Ce n'est pas exact.
D.--Pourquoi avez-vous menti?
L'ACCUSÉ (_avec un mouvement de colère qui n'échappe à personne_).--Je ne pouvais croire à la gravité de ma situation. Je ne pensais pas pouvoir, moi, être sérieusement compromis par l'accusation qui, cependant, m'amène sur ce banc... Ce étant, je ne voyais pas la nécessité de livrer le secret de mes affaires privées.
D.--Mais vous n'avez pas tardé à reconnaître la gravité de votre situation.
R.--En effet.
D.--Comment alors n'avez-vous pas dit la vérité?
R.--Parce que le magistrat chargé de l'instruction avait été jadis trop avant dans mon intimité pour m'inspirer une entière confiance.
D.--Expliquez-vous clairement.
R.--Je vous demanderai la permission de me taire, monsieur le président. Peut-être, en parlant de monsieur Galpin-Daveline, manquerais-je de modération...
Un sourd murmure accueille cette réponse de l'accusé.
LE PRÉSIDENT.--Ces murmures sont inconvenants, et je rappelle l'assemblée au respect de la justice.
M. l'avocat général Du Lopt de la Gransière se lève.
-- Nous ne saurions tolérer de telles récriminations contre un magistrat qui a fait noblement, et quoi qu'il en coûtât, son devoir. Si l'accusé avait contre le juge des motifs de suspicion légitimes, que ne les faisait-il valoir!... Il ne saurait arguer de son ignorance, il connaît la loi, il est avocat. Ses défenseurs sont des hommes d'expérience.
MAÎTRE MAGLOIRE (_de sa place_).--Aussi étions-nous d'avis que monsieur de Boiscoran présentât à la cour une demande de renvoi. Il a refusé de suivre notre conseil, confiant, nous a-t-il dit, en la bonté de sa cause.
M. DU LOPT DE LA GRANSIÈRE (_se rasseyant_).--Messieurs les jurés apprécieront ce système...
LE PRÉSIDENT (_à l'accusé_).--Et maintenant, êtes-vous disposé à dire la vérité au sujet de cette affaire qui vous privait de passer la soirée près de votre fiancée?
L'ACCUSÉ .--Oui, monsieur. Mon mariage devait être célébré à l'église de Bréchy, et j'avais à m'entendre avec le curé au sujet de la cérémonie. J'avais, de plus, à remplir des devoirs religieux. Monsieur le curé de Bréchy, qui est mon ami, vous dira que, sans qu'il y eût rendez-vous pris, il était convenu qu'un des soirs de la semaine, puisqu'il l'exigeait, j'irais me confesser.
L'assemblée, qui s'attendait à quelque révélation émouvante, semble fort désappointée, et des rires moqueurs éclatent de divers côtés.
LE PRÉSIDENT (_d'une voix sévère_).--Ces ricanements sont indécents et odieux. Huissiers, faites sortir les personnes qui se permettent de rire. Et une dernière fois je préviens qu'à la première manifestation, je ferai évacuer la salle. (_Revenant ensuite à l'accusé_:) Continuez.
R.--C'est donc chez le curé de Bréchy que je suis allé le soir du crime. Malheureusement, il n'y avait personne au presbytère lorsque je m'y présentai. Je sonnais inutilement pour la troisième ou quatrième fois, quand une petite paysanne passa, qui me dit qu'elle venait de rencontrer le curé près de la Cafourche des Maréchaux. Immédiatement, pensant aller à sa rencontre, je me lançai sur la route. Mais c'est en vain que je fis plus d'une lieue. Reconnaissant que la petite fille s'était trompée ou m'avait trompé, je rentrai chez moi.
D.--C'est là votre explication?
R.--Oui.
D.--Et vous la trouvez vraisemblable?
R.--Je me suis engagé non à dire une chose vraisemblable, mais à dire la vérité. Je puis bien l'avouer, d'ailleurs, c'est précisément parce que l'explication est si simple que, ne l'ayant pas donnée tout d'abord, j'hésitais à la donner. Et cependant, si le crime n'eût pas été commis, et si, le lendemain, j'étais venu dire: «Je suis allé hier soir à Bréchy, voir le curé, et je ne l'ai pas trouvé», qui donc eût pensé que ce n'était pas tout naturel?
D.--Et c'est pour vous rendre à un devoir si naturel que vous preniez un chemin détourné, difficile, presque dangereux, les marais?
R.--Je choisissais le chemin le plus court...
D.--Alors pourquoi cet effroi lorsque vous avez rencontré le fils Ribot au déversoir de la Seille?
R.--Je n'ai pas été effrayé, mais surpris, comme on l'est de rencontrer quelqu'un là où on pensait ne trouver personne. Et si j'ai été étonné, le fils Ribot ne l'a pas été moins que moi.
D.--Vous voyez bien que vous espériez ne rencontrer personne.
R.--Pardon, monsieur, je ne dis pas cela, supposer n'est pas espérer.
D.--Pourquoi, en ce cas, essayer d'expliquer votre présence en cet endroit?
R.--Je n'ai pas donné d'explications. Le fils Ribot, le premier, m'a dit en riant où il se rendait, et je lui ai répondu que j'allais à Bréchy.
D.--Vous lui avez dit aussi que vous preniez par les marais pour tirer des oiseaux d'eau. Et, en même temps, vous lui montriez votre fusil.
R.--C'est possible. Mais est-ce une preuve contre moi? Je crois tout le contraire. Si j'avais eu les intentions criminelles que me suppose l'accusation, me voyant rencontré, c'est-à-dire en grand danger d'être découvert, je serais rentré chez moi... J'allais chez mon ami le curé.
D.--Et, pour cette visite, vous emportiez votre fusil?
R.--Mes propriétés sont situées entre des bois et des marais, et il ne se passait pas de jour que je n'eusse l'occasion de tirer un lapin ou un oiseau d'eau. Tous les gens du pays affirmeront que jamais je ne sortais sans mon fusil.
D.--Et pour revenir, pourquoi avez-vous pris par les bois de Rochepommier?
R.--Parce que, de l'endroit de la route où j'étais à Boiscoran, c'était le plus court, probablement... Je dis probablement, parce que sur le moment, ce n'a pas été pour moi le sujet d'une délibération. Un homme qui se promène serait bien embarrassé, neuf fois sur dix, si on lui demandait pour quelle raison il a pris tel chemin plutôt que tel autre...
D.--Vous avez été aperçu dans les bois par un bûcheron nommé Gaudry.
R.--Le juge d'instruction me l'a dit.
D.--Ce témoin affirme que vous étiez en proie à une violente émotion. Vous arrachiez des feuilles aux branches, vous parliez haut...
R.--Il est certain que j'étais très mécontent d'avoir perdu ma soirée, très vexé surtout de m'être fié à la petite paysanne, et il est fort possible que tout en marchant il me soit échappé de m'écrier: «La peste soit de mon ami le curé, qui s'en va dîner en ville!», ou tout autre chose pareille...
On sourit dans l'assistance, mais point assez ouvertement pour s'attirer une réprimande de M. le président.
D.--Vous savez donc que monsieur le curé de Bréchy dînait dehors le soir du crime?
M. L'AVOCAT GÉNÉRAL (_se levant_):--C'est par nous, monsieur le président, que monsieur de Boiscoran connaît ce détail. Lorsqu'il nous a eu dit l'emploi de sa soirée, nous nous sommes transportés près de monsieur le curé de Bréchy, qui nous a expliqué comment ni lui ni sa vieille servante ne se trouvaient au presbytère. À notre requête, monsieur le curé de Bréchy a été cité. Nous ferons entendre aussi un autre prêtre qui, à cette heure-là, passait près de la Cafourche des Maréchaux et qui est celui qu'avait vu la petite paysanne.
Ayant fait signe au défenseur de se rasseoir, M. le président s'adresse de nouveau à l'accusé:
D.--La femme Courtois, qui vous a rencontré, déclare qu'elle vous a trouvé l'air tout extraordinaire. Vous ne lui avez pas parlé, vous vous êtes hâté de la quitter...
R.--La nuit était trop sombre pour que cette femme pût voir ma physionomie. Elle me demandait un léger service, je le lui ai rendu. Je ne lui ai pas parlé, parce que je n'avais rien à lui dire. Je ne l'ai pas quittée brusquement, je l'ai devancée parce que son âne marchait très lentement.
À un signe de M. le président, des huissiers enlèvent le tapis qui recouvre les pièces à conviction.
Un vif sentiment de curiosité se manifeste aussitôt dans l'auditoire, et c'est à qui se dressera et tendra le cou pour mieux voir.
Sur la table sont étalés des vêtements, un pantalon de velours gris clair, une jaquette de velours marron, un vieux chapeau de paille et des bottes de cuir fauve. À côté, se trouvent un fusil à deux coups, des paquets de cartouches, deux sébiles remplies de grains de plomb et enfin une grande cuvette de faïence anglaise, au fond de laquelle on distingue comme une boue noirâtre.
LE PRÉSIDENT (_montrant les vêtements à l'accusé_).--Sont-ce bien là les habits que vous portiez le soir du crime?
L'ACCUSÉ .--Oui, monsieur.
D.--Singulier costume pour rendre visite à un vénérable ecclésiastique et remplir de graves devoirs religieux.
R.--Monsieur le curé de Bréchy était mon ami. Notre intimité explique, si elle ne le justifie pas, ce laisser-aller...
D.--Reconnaissez-vous aussi cette cuvette? On a fait évaporer l'eau avec les plus grandes précautions, les détritus seuls sont restés au fond.
R.--C'est vrai, lorsque monsieur le juge d'instruction s'est présenté chez moi, il a trouvé cette cuvette remplie d'une eau noire et toute épaisse de débris carbonisés. Il m'a interrogé au sujet de cette eau, et je n'ai fait aucune difficulté de lui avouer que la veille, en rentrant, je m'y étais lavé les mains. Ne tombe-t-il pas sous le sens que si j'eusse été coupable, ma première préoccupation eût été de faire disparaître les traces de mon crime?... N'importe! cette circonstance fut considérée comme la preuve évidente de ma culpabilité, et c'est aujourd'hui la charge la plus forte que l'accusation produise contre moi...
D.--C'est une charge très forte, en effet.
R.--Eh bien, rien ne m'est si facile que d'expliquer cette circonstance. Je suis fumeur. En sortant de chez moi, le soir du crime, je m'étais muni de cigares, mais lorsque je voulus en allumer un, je m'aperçus que je n'avais pas d'allumettes.
MAÎTRE MAGLOIRE se lève.
-- Et je ferai remarquer, dit-il, que ce n'est pas là une de ces explications imaginées après coup pour les besoins d'une cause douteuse. La preuve, me demanderez-vous. La preuve? Nous l'avons, concluante, irrécusable. Si monsieur de Boiscoran n'avait pas sur lui la boite d'allumettes qu'il porte toujours, c'est qu'il l'avait oubliée la veille chez monsieur de Chandoré, où elle est restée depuis, où je l'ai vue, où elle est encore...
M. LE PRÉSIDENT.--Il suffit, maître Magloire, laissez continuer l'accusé.
L'ACCUSÉ .--Voulant fumer, j'eus recours à l'expédient qu'emploient tous les chasseurs en pareil cas. Je défis une de mes cartouches, je remplaçai la charge de plomb par un morceau de papier, et je l'enflammai.
D.--Et de cette façon on obtient du feu?
R.--Pas à tout coup, mais certainement une fois sur trois.
D.--Et cette opération noircit les mains?
R.--L'opération elle-même, non. Mais une fois mon cigare allumé, devais-je jeter tout enflammé le papier dont je venais de me servir?... C'eût été risquer d'allumer un incendie...
D.--Dans les marais?
R.--Mais, monsieur, j'ai fumé dans la soirée cinq ou six cigares, ce qui revient à dire que j'ai répété huit ou dix fois l'opération en autant d'endroits différents, sur la grande route et même dans les bois. Et à chaque fois j'ai éteint le papier enflammé entre mes doigts, ce qui, joint à la crasse de la poudre, suffisait pour me rendre les mains aussi noires que celles d'un charbonnier.
C'est du ton le plus simple, bien qu'avec une certaine chaleur, que l'accusé donne cette explication, laquelle semble frapper beaucoup l'auditoire.
LE PRÉSIDENT.--Passons à votre fusil. Le reconnaissez-vous, là?
L'ACCUSÉ .--Oui, monsieur. M'est-il permis de le manier?
R.--Faites.
C'est avec un mouvement fébrile que l'accusé s'empare de l'arme, en fait jouer les batteries et introduit un de ses doigts dans les canons.
Il devient aussitôt fort rouge, et se penchant vers ses défenseurs, il leur adresse rapidement et à voix basse quelques mots qui n'arrivent pas jusqu'à nous.
LE PRÉSIDENT.--Qu'est-ce?
MAÎTRE MAGLOIRE (_se levant_).--Une circonstance se présente, qui doit faire éclater l'innocence de monsieur de Boiscoran. Par un hasard providentiel, son domestique Antoine, deux jours avant celui du crime, avait nettoyé ce fusil. Or, aujourd'hui, un des canons est propre et net. Donc, ce n'est pas monsieur de Boiscoran qui a tiré les deux coups de feu qui ont atteint monsieur de Claudieuse.
Pendant ce temps, l'accusé s'est rapproché de la table des pièces à conviction. Il enroule son mouchoir autour de la baguette du fusil, il le glisse dans un des canons, le retire et montre qu'il est à peine noirci...
La plus violente émotion tient l'auditoire haletant.
LE PRÉSIDENT (_à l'accusé_).--Répétez l'expérience sur l'autre canon.
L'accusé obéit. Son mouchoir reste blanc.
LE PRÉSIDENT.--Vous voyez! Et cependant vous venez de nous dire que, pour allumer vos cigares, vous avez brûlé huit ou dix cartouches. Mais l'accusation avait prévu votre objection, et elle est en mesure d'y répondre... Huissiers, faites entrer le témoin Maucroy...
Tous nos lecteurs connaissent ce témoin, dont le beau magasin d'armes et d'ustensiles de chasse et de pêche est un des ornements de notre place du Marché-Neuf. Il a fait toilette, et c'est sans le moindre embarras qu'il prête serment.
LE PRÉSIDENT.--Répétez votre déposition au sujet du fusil que voici.
LE TÉMOIN.--C'est une arme excellente et d'une grande valeur, telle qu'il ne s'en fabrique pas en France, où on se préoccupe trop du bon marché...
À cette réponse, la salle entière éclate de rire, M. Maucroy n'ayant pas précisément la réputation de donner sa marchandise. Quelques jurés même ont peine à tenir leur sérieux.
LE PRÉSIDENT.--Dispensez-vous de vos réflexions et dites-nous seulement ce que vous savez des qualités de ce fusil.
LE TÉMOIN.--Eh bien, grâce à une disposition particulière de l'enveloppe des cartouches, grâce aussi à la qualité spéciale de la composition fulminante, les canons ne s'encrassent presque pas.
L'ACCUSÉ (_vivement_).--Vous vous trompez, monsieur. J'ai plusieurs fois, moi-même, nettoyé mon fusil, et j'ai trouvé, au contraire, les canons fort encrassés.
LE TÉMOIN.--Parce que vous vous en étiez beaucoup servi. Mais je prétends qu'on peut brûler une ou deux cartouches sans que les canons en portent trace.
L'ACCUSÉ .--C'est ce que je nie formellement.
LE PRÉSIDENT (_au témoin_).--Et si l'on brûlait huit ou dix cartouches?
LE TÉMOIN.--Oh! alors les canons seraient fort encrassés.
LE PRÉSIDENT.--Examinez ceux-ci et dites-nous votre avis.
LE TÉMOIN (_après un minutieux examen_).--J'affirme qu'on n'y a pas brûlé deux cartouches depuis le dernier nettoyage.
LE PRÉSIDENT _(à l'accusé_).--Eh bien! que deviennent ces dix cartouches brûlées pour allumer vos cigares, et qui vous avaient tant noirci les mains?
L'accusé, qui, depuis le commencement, avait fait preuve d'un admirable sang-froid et d'une rare fermeté, pâlit visiblement et ne répond pas.
MAÎTRE MAGLOIRE.--La question est trop grave pour qu'on s'en rapporte à la seule opinion du témoin.
M. L'AVOCAT GÉNÉRAL.--Nous ne cherchons que la vérité. Une expérience est aisée à faire.
LE TÉMOIN.--Oh! assurément...
LE PRÉSIDENT.--Faites.
Le témoin introduit une cartouche dans chaque canon et va les brûler à la fenêtre qui est derrière l'estrade. Le fracas de l'explosion arrache à plusieurs dames un cri de frayeur.
LE TÉMOIN (_revenant et montrant que les canons ne sont pas plus encrassés qu'avant l'expérience_).--Eh bien, avais-je raison?
LE PRÉSIDENT (_à l'accusé_).--Vous le voyez, cette circonstance que vous invoquiez si fort, bien loin d'être en votre faveur, démontre que vous nous avez donné une explication mensongère de l'état de vos mains...
Sur l'ordre de M. le président, le témoin se retire, et l'interrogatoire de l'accusé continue.
D.--Quelles étaient vos relations avec monsieur de Claudieuse?
R.--Nous n'en avions pas.
D.--Pardon. Il est notoire dans le pays que vous le haïssiez.
R.--C'est une erreur. J'affirme sur l'honneur que je le tenais pour le meilleur et le plus honnête des hommes.
D.--En cela du moins, vous êtes d'accord avec tous ceux qui le connaissaient. Pourtant vous étiez en procès...
R.--Mon oncle m'avait légué ce procès avec sa fortune. Je le poursuivais, mais sans passion. Je ne demandais qu'à transiger...
D.--Et monsieur de Claudieuse refusant, vous lui en vouliez mortellement.
R.--Non.
D.--Vous lui en vouliez au point de l'avoir une fois couché en joue; au point d'avoir dit une fois: «Il ne me laissera pas en repos tant que je ne lui aurai pas tiré un coup de fusil...» Ne niez pas. Vous allez entendre les témoins.
C'est la tête haute et le regard assuré que, sur l'injonction de M. le président, l'accusé regagne sa place. Il a complètement triomphé de son accès de défaillance, et c'est de l'air le plus calme qu'il s'entretient avec ses défenseurs.
Incontestablement, l'opinion est pour lui en ce moment. Il a conquis les sympathies de ceux-là mêmes qui étaient venus avec les plus fortes préventions. Il n'est personne qui n'ait été ému de son attitude à la fois si fière et si triste, personne qui n'ait été saisi par l'extrême simplicité de ses réponses.
Encore bien que la discussion relative au fusil n'ait pas paru tourner à son avantage, elle ne lui a nullement nui. La question de l'encrassement des canons est vivement controversée. Quantité d'incrédules, que l'expérience n'a pas convertis, trouvent que M. Maucroy a été bien hardi dans ses allégations.
D'autres s'étonnent de la placidité des avocats, moins de maître Folgat, qui est peu connu à Sauveterre, que de maître Magloire, dont on sait l'habileté à profiter du moindre incident.
L'audience n'est pas précisément suspendue, mais il y a un temps d'arrêt rempli par les allées et les venues des huissiers, qui remettent un tapis sur les pièces à conviction et qui roulent un fauteuil au bas de l'estrade. Enfin, un huissier vient se pencher à l'oreille de M. le président et lui parle un moment à voix basse. De la tête, M. le président répond oui.
Et l'huissier s'étant éloigné:
-- Nous allons, prononce-t-il, procéder à l'audition des témoins, et c'est par monsieur de Claudieuse que nous commencerons. Bien que très gravement malade, il a tenu à se présenter à l'audience.
Nous voyons, à ces mots, M. le docteur Seignebos se dresser comme s'il allait prendre la parole, mais un de ses amis, placé près de lui, le tire par un pan de sa redingote; Maître Folgat lui adresse un signe d'intelligence, et il se rassoit.
LE PRÉSIDENT.--Huissier, introduisez monsieur le comte de Claudieuse.
=Audition des témoins.=
La petite porte qui a livré passage à l'armurier Maucroy s'ouvre de nouveau, et le comte de Claudieuse entre, soutenu, presque porté par son valet de chambre.
Un murmure de sympathique pitié le salue. Sa maigreur est terrifiante, ses traits sont aussi décomposés que s'il allait rendre le dernier soupir. Toute la vitalité de son être semble s'être réfugiée dans ses yeux qui brillent d'un éclat extraordinaire.
C'est d'une voix affaiblie qu'il prête serment. Mais si profond est le silence, qu'à la formule prononcée par M. le président, «Jurez-vous de dire toute la vérité?», on l'entend de tous les coins de la salle répondre clairement: «Je le jure!...»
LE PRÉSIDENT (_avec bonté_).--Nous vous sommes reconnaissant, monsieur, de l'effort que vous faites... C'est pour vous que ce fauteuil a été apporté; asseyez-vous...
M. DE CLAUDIEUSE.--Je vous remercie, monsieur; il me reste assez de forces pour parler debout.
D.--Veuillez nous dire, monsieur, ce que vous savez de l'attentat dont vous avez été victime.
R.--Il pouvait être onze heures... J'étais couché depuis un moment, j'avais soufflé ma bougie, et j'étais entre le sommeil et la veille, lorsque je vis ma chambre illuminée de clartés aveuglantes. Comprenant que c'était le feu, je bondis hors de mon lit, et, à peine vêtu, je m'élançai dans les escaliers. J'eus quelque difficulté à ouvrir la porte extérieure, que j'avais fermée moi-même... J'y parvins, cependant. Mais à peine mettais-je le pied sur le seuil que je ressentis au côté droit une douleur terrible, en même temps que j'entendais tout près de moi l'explosion d'une arme à feu... Instinctivement, je m'élançai vers l'endroit d'où partait le coup, mais je n'avais pas fait trois pas que, frappé de nouveau à l'épaule, je tombai sans connaissance.
D.--Entre le premier et le second coup, que s'est-il écoulé de temps?
R.--Trois ou quatre secondes au plus.
D.--C'est-à-dire autant qu'il en fallait pour apercevoir l'agresseur.
R.--Aussi l'ai-je aperçu, s'élançant de derrière les fagots, où il était à l'affût, et gagnant la campagne.
D.--Alors vous pouvez nous apprendre comment il était vêtu.
R.--Certes. Il portait un pantalon gris clair, un veston noir et un large chapeau de paille.
Sur un geste de M. le président, et au milieu d'un silence tel qu'on entendrait les araignées du plafond filer leur toile, les huissiers découvrent les pièces à conviction.
LE PRÉSIDENT (_montrant les habits de l'accusé_).--Le costume que vous avez aperçu répondait-il à celui-ci?
M. DE CLAUDIEUSE.--Nécessairement, puisque c'est le même.
D.--Mais alors, monsieur, vous avez reconnu l'assassin?
R.--Déjà les flammes étaient si violentes qu'on y voyait comme en plein midi. J'ai reconnu monsieur Jacques de Boiscoran.
Il n'était plus, dans l'immense salle des assises, un auditeur qui n'attendît, le cœur serré d'une indicible angoisse, cette réponse écrasante. Nous l'attendions si bien que nous tenions les yeux obstinément fixés sur l'accusé. Pas un des muscles de son visage ne tressaille. Ses défenseurs sont aussi impassibles que lui. De même que nous, M. le président et M. l'avocat général observaient l'accusé et ses avocats. Attendaient-ils une protestation, une réplique, un mot? C'est probable.
Rien ne venant, M. le président reprend, s'adressant au témoin:
D.--Votre déposition est terriblement grave, monsieur.
R.--J'en sais la portée.
D.--Elle diffère absolument de votre déposition première reçue par monsieur le juge d'instruction.
R.--En effet.
D.--Interrogé quelques heures après le crime, vous avez déclaré n'avoir pas reconnu l'assassin. Bien plus, le nom de monsieur de Boiscoran ayant été prononcé, vous avez paru révolté qu'on osât le soupçonner, vous vous portiez presque garant de son innocence...
R.--Alors, je trahissais la vérité. Alors, par un sentiment de commisération bien aisé à comprendre, j'essayais d'arracher à une condamnation infamante un homme appartenant à une famille justement estimée.
D.--Et maintenant?
R.--Maintenant, je reconnais que j'ai eu tort et qu'il faut que justice soit faite. Et c'est pour cela que, frappé d'un mal qui ne pardonne pas et bien près de paraître devant Dieu, je suis venu vous dire: monsieur de Boiscoran est le coupable, je l'ai reconnu.
LE PRÉSIDENT (à _l'accusé_).--Vous entendez?
L'ACCUSÉ (_se levant_).--Sur tout ce que j'ai de cher et de sacré au monde, je jure que je suis innocent. Monsieur le comte de Claudieuse va, dit-il, paraître devant Dieu, c'est à la justice de Dieu que j'en appelle...
Des sanglots couvrent la voix de l'accusé. Mme la marquise de Boiscoran vient d'être prise d'une crise nerveuse des plus graves. On l'emporte, raide et inanimée, et à sa suite s'élancent le docteur Seignebos et Mlle de Chandoré.
L'ACCUSÉ (_à M. de Claudieuse_).--C'est ma mère qui se meurt, monsieur!
Certes, ceux qui s'attendaient à des émotions poignantes ne sont pas déçus. Tous les visages sont bouleversés. Des larmes brillent dans les yeux de toutes les femmes.
Et cependant, lorsqu'on examine la façon dont M. de Claudieuse et M. de Boiscoran se mesurent du regard, on est à se demander si, véritablement, il n'y a entre ces deux hommes que ce que nous ont révélé les débats. Nous ne pouvons nous empêcher de faire remarquer l'étrangeté de leurs répliques, et autour de nous, on ne comprend rien non plus au mutisme obstiné des défenseurs. Abandonnent-ils leur client? Non, car nous les voyons lui serrer les mains et lui prodiguer les consolations et les encouragements de la plus fervente amitié.
Nous sera-t-il permis de dire que M. le président et M. l'avocat général nous ont paru avoir un moment de stupeur? Oui, puisque c'est l'expression de notre pensée.
Mais déjà M. le président poursuit:
D.--Il n'y a qu'un instant, monsieur le comte, je demandais à l'accusé s'il n'y avait pas entre vous quelque grave sujet de haine.
M. DE CLAUDIEUSE (_d'une voix de plus en plus faible_).--Je n'en connais pas d'autre que notre procès au sujet d'un cours d'eau...
D.--L'accusé ne vous a-t-il pas un jour menacé de son fusil?
R.--Oui, mais je n'avais pas pris la menace au sérieux, et je ne lui en avais pas gardé rancune.
D.--Persistez-vous dans votre déclaration?
R.--Je persiste. Et, de nouveau, sous la foi du serment, j'affirme avoir reconnu, et de façon à ne pouvoir me tromper, monsieur Jacques de Boiscoran...
Il était temps que M. le comte de Claudieuse achevât sa déposition. Il chancelle, ses yeux se voilent, sa tête oscille sur ses épaules, et, pour se retirer, il lui faut l'assistance de deux huissiers qui aident son valet de chambre à le porter plutôt qu'à le soutenir.
Mme de Claudieuse va-t-elle lui succéder? Nous le pensions, et l'assistance le croyait comme nous. Mais il n'en est pas ainsi. Retenue au chevet de la dernière de ses filles, qui est à toute extrémité, la comtesse ne sera pas entendue, et M. le greffier donne lecture de sa déposition.
Bien que fort émouvante, cette déposition ne révèle aucun fait nouveau et sera sans influence sur l'issue des débats.
Le témoin Ribot est alors introduit. C'est un beau gars saintongeois, un vrai coq de village, une cravate bleu et rose autour du cou, une brillante chaîne de montre au gousset. Il paraît fier de son rôle et promène sur l'assistance un regard où reluit le plus extrême contentement de soi.
C'est d'un ton plein d'importance qu'il raconte sa rencontre avec l'accusé. Il prétend tout savoir, tout expliquer. Pour bien peu, il affirmerait que l'accusé lui a confié ses projets de meurtre et d'incendie. Ses réponses sont presque toutes accueillies par des accès d'hilarité, qui attirent à l'assemblée une nouvelle et verte semonce de M. le président.
Le témoin Gaudry, qui lui succède, est un petit homme chétif et pâlot, à mine sournoise, à l'œil faux et craintif, et qui se confond en salutations.
À l'encontre avec Ribot, il semble avoir tout oublié. On voit qu'il craint de se compromettre. Il célèbre M. de Claudieuse, mais il ne loue guère moins M. de Boiscoran. Il proteste aussi de son respect pour les bons juges, pour ces messieurs et ces dames, et pour toute la compagnie pareillement.
La femme Courtois, qui dépose après Gaudry, voudrait évidemment être à cent pieds sous terre. Ce n'est qu'avec des efforts inouïs que M. le président lui arrache mot par mot sa déposition, assez insignifiante d'ailleurs.
Viennent ensuite deux métayers de Bréchy, qui ont assisté à cette violente discussion à la suite de laquelle M. de Boiscoran aurait couché en joue le comte de Claudieuse. Leur récit, tout coupé d'interminables parenthèses, est peu clair. Sur une observation des défenseurs, ils entreprennent de s'expliquer, et alors on ne les comprend plus du tout.
Ils se contredisent, d'ailleurs. L'un n'a vu dans le geste de l'accusé qu'une plaisanterie. L'autre l'a pris tellement au sérieux qu'il s'est jeté, dit-il, sur M. de Boiscoran pour l'empêcher de tirer, et que sans son intervention le crime eût été commis ce jour-là.
De nouveau l'accusé proteste avec une rare énergie. Il ne haïssait pas M. de Claudieuse, il n'avait pas de raisons de le haïr...
Le têtu paysan soutient qu'un procès est un suffisant motif de haine. Et là-dessus il entreprend d'expliquer le procès et comment M. de Claudieuse, en retenant l'eau de la Seille pour son moulin, inondait les prairies de M. de Boiscoran.
M. le président met fin à la discussion qui s'engage, en ordonnant d'introduire un autre témoin.
Celui-là a entendu, jure-t-il, M. de Boiscoran s'écrier que «tôt ou tard il f...lanquerait un coup de fusil au comte de Claudieuse». Il ajoute que l'accusé était un homme terrible qui, pour un oui et pour un non, menaçait les gens de son fusil. Et à l'appui de son dire, il raconte qu'il est bien connu dans le pays qu'une fois déjà M. de Boiscoran a tiré sur un homme.
L'accusé explique cette déposition. Un mauvais drôle qui n'est autre, pensait-il, que le témoin en personne venait toutes les nuits voler des fruits et des légumes à ses métayers. Une nuit, il l'a guetté, et le surprenant, lui a envoyé une charge de gros sel. Il ignore s'il l'a touché. Le voleur, quel qu'il soit, ne s'était jamais plaint.
Le témoin suivant est l'huissier de Bréchy. Il sait qu'une fois, en retenant l'eau de la Seille, M. de Claudieuse a fait perdre à M. de Boiscoran plus de vingt milliers d'un foin de première qualité. Il ne cache pas qu'un si désagréable voisin l'eût exaspéré.
M. l'avocat général ne conteste pas le fait. Mais il sait que M. de Claudieuse a fait offrir le prix du dommage. M. de Boiscoran a refusé avec une hauteur insultante. L'accusé répond qu'il a refusé sur le conseil de son avoué, mais qu'il ne s'est pas servi de paroles injurieuses.
Encore six dépositions sans intérêt, et la liste des témoins à charge est épuisée.
Alors paraissent les témoins cités à la requête de la défense.
Le premier est le respectable curé de Bréchy. Il confirme les explications données par l'accusé. Le soir du crime, il dînait au château de Besson, sa servante était venue à sa rencontre, et le presbytère était seul. Il dit qu'en effet, il avait été convenu que M. de Boiscoran viendrait un soir remplir les devoirs religieux que l'Église exige avant de consacrer un mariage. Il connaît Jacques de Boiscoran depuis son enfance et ne sait pas d'homme plus honnête ni meilleur. À son avis, la haine dont on parle tant n'a jamais existé. Il ne peut pas croire, il ne croit pas que l'accusé soit coupable.
Le second témoin est le desservant d'une commune voisine. Il déclare qu'entre neuf et dix heures, il était sur la route, non loin de la Cafourche des Maréchaux. La nuit était assez obscure; il est de même taille que M. le curé de Bréchy, une petite paysanne a très bien pu les prendre l'un pour l'autre et tromper involontairement l'accusé.
Trois autres témoins sont encore entendus, et l'accusé ni ses défenseurs n'ayant rien à ajouter, la parole est donnée au ministère public.
=Le réquisitoire.=
L'éloquence de M. Du Lopt de la Gransière est trop justement célèbre pour qu'il soit nécessaire d'en parler. Nous dirons seulement qu'il s'est surpassé lui-même en ce réquisitoire qui, pendant plus d'une heure, a tenu suspendue à ses lèvres une assemblée haletante et remuée des plus poignantes émotions.
C'est par une description du Valpinson qu'il débute, «de ce séjour poétique et charmant comme son nom, où les admirables futaies de Rochepommier se mirent au mobile cristal de la Seille...»
-- Là, poursuit-il, vivaient le comte et la comtesse de Claudieuse; le comte, un de ces gentilshommes du temps passé, qui n'avaient d'autre culte que l'honneur, d'autre passion que le devoir; la comtesse, une de ces femmes qui sont la glorification de leur sexe et le modèle achevé de toutes les vertus domestiques... Le ciel avait béni leur union et leur avait donné deux filles qu'ils adoraient. La fortune souriait à leurs efforts intelligents. Estimés de tous, vénérés, chéris, ils vivaient heureux, ils avaient le droit de compter encore sur bien des années prospères...
»Mais non, la haine veillait. Un soir, des lueurs sinistres éveillent le comte. Il se précipite dehors, deux coups de fusil lui sont tirés et il tombe baigné dans son sang... Attirée par l'explosion, la comtesse accourt. Elle trébuche contre le corps inanimé de son mari et, glacée d'horreur, elle s'affaisse sans connaissance... Les enfants vont-ils donc périr?... Non. La Providence veille. Elle allume une lueur d'intelligence dans le cerveau d'un insensé, et, se précipitant à travers la fumée, il arrache les petites filles aux flammes qui déjà étreignent leur berceau...» La famille est sauvée, mais l'incendie redouble de fureur. Aux lugubres volées du tocsin, tous les habitants des villages d'alentour se sont hâtés d'accourir. Mais sans personne qui les commande, sans outillage, ils s'épuisent en stériles efforts. Cependant, un roulement lointain retient dans leurs âmes l'espérance près de s'envoler... Ce roulement annonce l'arrivée des pompes... Elles arrivent, elles sont là, tout ce qui est humainement possible va être tenté!
»Mais, grand Dieu! qu'est-ce que cette clameur d'épouvante et d'horreur qui monte jusqu'à nous?... La toiture du château s'écroule, ensevelissant sous ses décombres enflammés deux hommes, les plus dévoués et les plus intrépides de tous ces hommes si intrépides et si dévoués: Bolton, le tambour, qui l'instant d'avant battait la générale; Guillebault, le père de cinq enfants... Au-dessus du fracas des flammes, s'élèvent leurs cris déchirants. Ils appellent au secours... Les laissera-t-on périr?... Un gendarme s'élance, et avec lui un fermier de Bréchy. Héroïsme inutile! Le fléau veut garder sa proie... Les sauveteurs vont périr, et ce n'est qu'au prix d'effroyables périls qu'on les arrache à la fournaise, respirant encore, mais atteints de si cruelles blessures qu'ils en resteront jusqu'à la fin de leurs jours infirmes et réduits pour vivre à implorer la charité publique...
C'est des plus sombres couleurs de son éloquence que M. l'avocat général charge ce tableau des désastres du Valpinson, représentant la comtesse de Claudieuse agenouillée près de son mari mourant, tandis que la foule s'empresse autour des blessés et dispute aux flammes les restes carbonisés de Bolton et de Guillebault.
Puis, redoublant d'énergie:
-- Et pendant ce temps, poursuivit-il, que devient l'auteur de tant de forfaits?... Sa haine assouvie, il fuit à travers bois, il regagne sa demeure. De remords, il n'en a pas. Sitôt rentré, il mange, il boit, il fume un cigare... Telle est sa situation dans le pays, et il a si bien pris toutes ses mesures qu'il se croit au-dessus du soupçon. Il est tranquille, si tranquille que les plus vulgaires précautions sont par lui négligées, et qu'il ne prend même pas la peine de jeter l'eau où il a lavé ses mains, noires de l'incendie qu'il vient d'allumer.
»C'est qu'il oublie la Providence, dont le flambeau, en ces occasions décisives, éclaire et guide la justice humaine. Et comment, en effet, sans une intervention providentielle, la justice serait-elle allée chercher le coupable dans un des plus somptueux châteaux de la contrée? C'était là, cependant, qu'est l'assassin, là qu'était l'incendiaire... Et qu'on ne nous vienne pas dire que le passé de Jacques de Boiscoran le défend contre l'accusation formidable qui pèse sur lui! Ce passé, nous le connaissons.
»Type achevé de ces jeunes oisifs qui jettent à tous les vents de leurs caprices la fortune amassée par leurs pères, Jacques de Boiscoran n'avait pas même de profession. Inutile à la société, à charge à lui-même, il s'en allait dans la vie sans gouvernail et sans boussole, s'adressant à toutes les passions malsaines pour combler le vide de ses heures de désœuvrement. Et cependant il était ambitieux, de cette ambition dangereuse et mauvaise qui demande à l'intrigue et non pas au travail ses assouvissements.
»Aussi le voyons-nous ardemment mêlé aux luttes stériles et coupables de notre époque troublée, battant à grands coups de phrases creuses tout ce qui est responsable et sacré, sonnant l'appel aux plus détestables passions...
M. L'AVOCAT GÉNÉRAL.--Si c'est un procès politique, il faut nous en prévenir...
M. L'AVOCAT GÉNÉRAL.--Il ne s'agit pas de politique ici, mais des agissements d'un homme qui a été un apôtre de discorde.
M. L'AVOCAT GÉNÉRAL.--Le ministère public croit-il donc qu'il prêche la concorde?
LE PRÉSIDENT.--J'invite la défense à ne pas interrompre.
M. L'AVOCAT GÉNÉRAL.--...Et c'est dans cette ambition de l'accusé qu'il faut chercher surtout l'origine de cette haine farouche qui devait le conduire au crime. Le procès au cours d'eau n'est qu'une question secondaire. Jacques de Boiscoran préparait sa candidature pour les prochaines élections...
L'ACCUSÉ .--Je n'y ai jamais pensé...
M. L'AVOCAT GÉNÉRAL (_sans remarquer l'interruption_).--...Il ne le disait pas; mais ses amis le disaient pour lui et allaient partout répétant que, par sa situation, sa fortune et ses opinions, il était l'homme désigné aux suffrages des républicains. Et, en effet, il eût eu beaucoup de chances si, entre lui et le but de ses convoitises, ne se fût dressé un homme, le comte de Claudieuse, dont l'influence en avait déjà fait échouer d'autres...
M. L'AVOCAT GÉNÉRAL (_vivement_).--C'est à moi que s'adresse l'allusion?
M. L'AVOCAT GÉNÉRAL.--Je ne désigne personne.
M. L'AVOCAT GÉNÉRAL.--Pourquoi ne pas dire franchement que mes amis et moi sommes les complices de monsieur de Boiscoran et qu'il a été chargé de nous débarrasser d'un adversaire politique!
M. L'AVOCAT GÉNÉRAL (_continuant_).--Messieurs, voilà le vrai mobile du crime. De là cette haine dont l'accusé ne sait bientôt plus garder le secret, qui dérobe en invectives, qui se répand en menaces de mort, et qui va jusqu'à coucher en joue le comte de Claudieuse.
M. l'avocat général passe alors à l'examen des charges qu'il déclare décisives, irrécusables. Puis:
-- Mais qu'est-il besoin, poursuit-il, de cet examen, après l'écrasante déposition du comte de Claudieuse? Ne l'avez-vous pas entendu? Près de paraître devant Dieu!... Sur le premier moment, abusé par la générosité de son âme, il pardonnait, il voulait sauver l'homme qui avait essayé de l'assassiner... Mais aux approches de la mort, il a compris qu'il n'avait pas le droit de soustraire un coupable à l'action de la justice, il s'est rappelé qu'il était d'autres victimes. Et alors, se levant de son lit d'agonie, il s'est traîné jusqu'ici pour vous dire: «C'est lui!... Aux lueurs de l'incendie qu'il venait d'allumer, je l'ai vu, je l'ai reconnu, c'est lui!...»
»Et après cela vous hésiteriez à frapper?... Non, je ne puis le croire. Après de tels forfaits la société attend que justice soit faite! Justice au nom de monsieur de Claudieuse mourant!... Justice au nom des morts... Justice au nom de la mère de Bolton, au nom de la veuve de Guillebault et de ses cinq enfants...
Un murmure d'approbation se prolonge bien après les derniers mots de M. Du Lopt de la Gransière. Il n'est pas dans l'assemblée une femme qui ne verse des larmes.
LE PRÉSIDENT.--La parole est au défenseur.
=Plaidoiries.=
Maître Magloire ayant soutenu seul jusqu'à ce moment la discussion, on pensait qu'il présenterait la défense. On se trompait, c'est maître Folgat qui se lève.
Notre palais de justice de Sauveterre, en des occasions solennelles, a retenti des accents de presque tous les maîtres de la parole. Nous avons entendu Berryer, Dufaure, Jules Favre, Lachaud... Même après ces orateurs illustres, maître Folgat trouve le secret de nous étonner et de nous émouvoir.
Au vol de la sténographie, nous fixons sur le papier quelques-unes de ses phrases, mais ce que nous renonçons à rendre, c'est son attitude superbe de fierté et de dédain, l'éclat de son regard, son geste admirable d'autorité, sa voix surtout, pleine et sonore, et dont le timbre métallique vibre dans toutes les poitrines.
-- Défendre certains hommes de certaines imputations, commence-t-il, ce serait les rabaisser. Ils ne sont pas atteints. Au portrait de monsieur de Boiscoran tracé par le ministère public, j'opposerai simplement la réponse du vénérable curé de Bréchy. Que vous a-t-il dit? «Monsieur de Boiscoran est le meilleur et le plus honnête homme que je sache.» Voilà la vérité. On veut en faire un intrigant ambitieux. En effet, il avait l'ambition d'être utile à son pays. Pendant que d'autres discutaient, il agissait. Les mobiles de Sauveterre vous diront à quelles passions il faisait appel devant l'ennemi, et par quelles intrigues il a conquis le ruban que Chanzy a attaché à sa poitrine... Il souhaitait le pouvoir, dites-vous? Non, il rêvait le bonheur... Vous parlez d'une lettre qu'il écrivait à sa fiancée quelques heures avant le crime... Je vous mets au défi de la lire. Elle a quatre pages, dès la seconde vous seriez forcé d'abandonner l'accusation...
Alors, avec une logique implacable, le jeune avocat reprend le système de l'accusé et, véritablement, sous les coups de son éloquence, l'accusation semble tomber en poussière, on est fasciné, ébloui...
-- Et maintenant, poursuit-il, que reste-t-il des preuves? La déposition de monsieur de Claudieuse. Elle est écrasante, dites-vous. Je dis qu'elle est étrange. Quoi! voilà un témoin qui attend la dernière heure, la dernière minute pour parler, et cela vous semble naturel!... C'est par générosité, prétendez-vous, qu'il s'est tu. Moi, je vous demande comment eût agi notre plus cruel ennemi...
»Jamais cause ne fut plus claire, dit le ministère public. Je soutiens, moi, que jamais cause, au contraire, ne fut plus obscure, et que, loin de nous en livrer le secret, l'instruction n'en a pas trouvé le premier mot...
Maître Folgat se rassoit, et il faut l'intervention des huissiers pour arrêter les applaudissements. Si l'on allait aux voix en ce moment, M. de Boiscoran serait certainement acquitté. Mais l'audience est suspendue pendant un quart d'heure, et l'on en profite pour allumer les lampes, car la nuit vient.
Ayant repris son fauteuil, M. le président donne la parole au ministère public.
M. L'AVOCAT GÉNÉRAL.--Je renonce à la réplique que je me proposais de prononcer. Monsieur le comte de Claudieuse va payer de la vie l'effort qu'il a fait pour vous apporter son témoignage. On n'a pas pu le reporter chez lui. Peut-être, en ce moment même, rend-il le dernier soupir dans la salle voisine...
Les défenseurs ne demandant pas la parole, et l'accusé déclarant qu'il n'a rien à ajouter, M. le président résume les débats, et les jurés se retirent dans la salle des délibérations.
La chaleur est accablante, la gêne intolérable, tous les visages portent l'empreinte d'une écrasante fatigue, et néanmoins personne ne songe à se retirer. Mille bruits contradictoires circulent parmi cette foule palpitante d'anxiété. Les uns disent que M. de Claudieuse est mort, d'autres, au contraire, qu'il va mieux et qu'il vient de faire appeler M. le curé de Bréchy.
Enfin, quelques minutes après neuf heures, messieurs les jurés reparaissent.
Reconnu coupable, avec admission de circonstances atténuantes, Jacques de Boiscoran est condamné à vingt ans de travaux forcés.
Ainsi M. Galpin-Daveline l'emportait, et M. Du Lopt de la Gransière avait lieu d'être fier de son éloquence. Jacques de Boiscoran était déclaré coupable.
Mais c'est le front haut et le regard assuré qu'il entendit M. le président Domini prononcer la terrible formule--plus courageux en cela mille fois que le condamné à mort qui, en face du peloton d'exécution, refuse de se laisser bander les yeux et d'une voix ferme commande le feu.
Le matin même, quelques instants avant l'ouverture de l'audience, il l'avait dit à Mlle de Chandoré:
-- Je sais ce qui m'attend. Mais je suis innocent. On ne me verra ni pâlir ni demander grâce.
Et rassemblant, en effet, en un suprême effort tout ce qu'une âme humaine peut fournir d'énergie, il avait tenu parole.
Se penchant seulement vers ses défenseurs, au moment où les derniers mots du président s'éteignaient dans le brouhaha soudain de l'assemblée:
-- Ne vous avais-je pas dit, murmura-t-il, qu'un jour viendrait où vous seriez les premiers à me mettre une arme entre les mains!
Maître Folgat se dressa vivement. Il n'avait rien de la colère ni du découragement de l'avocat qui vient de perdre une cause qu'il sait juste.
-- Mais ce jour n'est pas venu, répondit-il. Vous savez votre serment. Tant qu'une lueur d'espoir nous restera, nous lutterons. Or, c'est plus que de l'espoir que nous avons à cette heure. Avant un mois, avant une semaine, demain peut-être, nous aurons notre revanche...
Le malheureux hochait la tête.
-- Je n'en aurai pas moins subi l'ignominie d'une condamnation, murmura-t-il. (Et détachant de sa boutonnière le ruban de la Légion d'honneur, et le tendant à maître Folgat:) Vous le garderez en mémoire de moi, prononça-t-il, si je ne reconquiers pas le droit de le porter.
Mais déjà les gendarmes chargés de la surveillance de l'accusé s'étaient levés.
-- Il faut venir, monsieur, dit à Jacques le brigadier. Allons, venez... Et il ne faut pas vous désespérer, que diable! ni perdre courage. Tout n'est pas fini. Vous avez encore le pourvoi et le recours en grâce, sans compter ce qui peut arriver et qu'on ne prévoit pas...
Maître Folgat pouvait accompagner son client et il se préparait à le suivre. Mais lui:
-- Laissez-moi seul, mon ami, fit-il avec un geste douloureux. D'autres plus que moi ont besoin de vos encouragements... Denise, ma pauvre mère, mon père!... Voyez-les... Dites-leur que c'est leur cher souvenir qui fait l'horreur de ma condamnation.
Qu'ils me pardonnent l'affliction dont je leur suis le sujet et la honte de m'avoir pour fils pour fiancé... (Étreignant alors les mains de ses défenseurs:) Et vous, mes amis, ajouta-t-il, comment vous témoigner jamais l'étendue de ma reconnaissance! Ah! s'il eût suffi, pour me sauver, d'un talent incomparable et du plus admirable dévouement, je serais libre. Et au lieu de cela... (Il montra la petite porte par où il allait se retirer, et d'un accent déchirant:) C'est la porte du bagne! s'écria-t-il. C'est désormais...
Un sanglot lui coupa la parole. Ses forces étaient à bout, car s'il n'est pas de limites, pour ainsi dire aux tortures que peut endurer l'âme, l'énergie physique a des bornes.
Et, repoussant le bras que lui offrait le brigadier de gendarmerie, il s'élança dehors. Maître Magloire était comme fou de douleur.
-- Et n'avoir pas pu le sauver! dit-il à son jeune confrère. Qu'on vienne donc encore me parler de la puissance de la conviction. Mais ne restons pas là sortons...
Et ils se jetèrent dans la foule qui s'écoulait lentement, toute palpitante encore des émotions de la journée.
Un revirement étrange, illogique, et cependant expliqué et fréquemment observé en pareille circonstance, se produisait déjà. Objet de l'exécration de tous, alors qu'il n'était qu'accusé, Jacques de Boiscoran condamné recouvrait toutes les sympathies. C'était comme si la sentence fatale eût effacé l'horreur du forfait. On le plaignait, on s'apitoyait sur son sort, et songeant à sa famille, à sa mère, à sa fiancée, on maudissait la sévérité des juges.
C'est que les moins clairvoyants des assistants avaient été frappés de l'allure singulière des débats. Il n'en était presque pas un qui n'eût deviné en cette affaire tout un côté mystérieux et inexploré que l'accusation aussi bien que la défense avaient évité d'aborder. Comment n'avait-il été que fort incidemment question de Cocoleu? Il était idiot, c'était entendu, mais il n'en était pas moins vrai que sa déposition seule avait mis la justice sur les traces de M. de Boiscoran. Pourquoi donc n'avait-il été cité ni par le ministère public ni par les avocats?
La déposition de M. de Claudieuse, qui avait paru si concluante sur le moment, était maintenant sévèrement commentée.
Les plus indulgents disaient: «C'est mal, ce qu'il a fait là. C'est un coup de maître. Que ne parlait-il plus tôt. On n'attend pas qu'un homme soit perdu pour le frapper.» À quoi d'autres répondaient: «Et avez-vous vu de quels regards se mesuraient le comte et monsieur de Boiscoran? Avez-vous remarqué les paroles qu'ils échangeaient? N'eût-on pas juré qu'il était question entre eux de tout autre chose que du procès...» Et de tous côtés: «C'est égal, répétait-on, maître Folgat avait raison, cette affaire est loin d'être claire... Les jurés hésitaient. Peut-être monsieur de Boiscoran eût-il été acquitté si, au dernier moment, monsieur Du Lopt de la Gransière ne fût venu dire que le comte de Claudieuse agonisait dans la pièce voisine.»
C'est avec une joie bien vive que maître Magloire et maître Folgat recueillaient ces impressions de la foule. Car le ministère public a beau dire, beau tonner contre cette tendance funeste, beau affirmer que nul bruit du dehors ne trouve un écho dans le sanctuaire de la justice, ce sera toujours l'opinion publique qui dictera le verdict des jurés.
-- Et désormais, soufflait maître Magloire à l'oreille de son jeune confrère, soyez sans inquiétude. Je sais mon Sauveterre par cœur. L'opinion est pour nous.
À force de jouer des coudes, ils venaient enfin de franchir l'étroite porte de la salle des assises, quand un huissier les arrêta.
-- On vous demande, messieurs, leur dit cet homme.
-- Qui?
-- Les parents du condamné. Pauvres gens!... ils sont tous là, dans le cabinet de monsieur Méchinet, que monsieur Daubigeon nous avait dit de mettre à leur disposition. C'est même là qu'on a porté madame la marquise de Boiscoran, lorsqu'elle s'est trouvée mal à l'audience.
Il entraînait, tout en disant cela, les défenseurs jusqu'à l'extrémité de la salle des pas perdus. Leur ouvrant alors une porte: là, sur un fauteuil, les paupières closes, la bouche entrouverte, gisait la mère de Jacques. À sa pâleur livide, à la roideur de son attitude, on eût pu la croire morte, sans les spasmes qui de moments en moments la secouaient de la nuque aux talons. Debout, de chaque côté du fauteuil, M. de Chandoré et le marquis de Boiscoran la considéraient d'un œil morne, sans expression, sans chaleur. Ils avaient été foudroyés, et depuis le moment où avait retenti à leurs oreilles la condamnation fatale, ils n'avaient pas échangé une parole.
Seule, Mlle Denise paraissait avoir conservé la faculté de raisonner et de se mouvoir. Mais sa face était pourpre, ses yeux secs brillaient de l'éclat sinistre de la fièvre, tout son corps tremblait. Dès que les deux défenseurs parurent:
-- Voilà donc la justice humaine! s'écria-t-elle. Et comme ils se taisaient:
-- Voilà donc Jacques condamné au bagne, poursuivit-elle, c'est-à-dire, de par la justice, déshonoré, flétri, perdu, retranché à jamais du monde des gens d'honneur... Il est innocent, mais peu importe; ses meilleurs amis vont le renier et se détourner de lui, nulle main ne se tendra plus vers la sienne; ceux-là mêmes qui étaient le plus fiers de son affection, affecteront d'avoir oublié son nom...
-- Je ne comprends que trop votre douleur, mademoiselle..., commença maître Magloire.
-- Ma douleur est moins grande que ma colère! interrompit-elle. Il faut que Jacques soit vengé, et il le sera... Je n'ai que vingt ans, il n'en a pas trente, c'est toute une longue vie que nous avons à consacrer à l'œuvre de sa réhabilitation. Car je ne l'abandonnerai pas, moi... Son malheur immérité me le fait plus cher mille fois, et comme sacré. J'étais sa fiancée ce matin, je suis sa femme ce soir. Sa condamnation a été notre bénédiction nuptiale. Et s'il est vrai, ainsi que le dit mon grand-père, que la loi défende au forçat d'épouser la femme qu'il aime, eh bien, je serai sa maîtresse!...
C'est d'une voix éclatante que parlait Mlle Denise, disant qu'elle eût voulu, qu'elle eût été fière que toute la terre l'entendît.
-- Ah! laissez-moi vous rassurer d'un mot, mademoiselle, interrompit maître Folgat. Nous n'en sommes pas où vous croyez. La condamnation n'est pas définitive.
Le marquis de Boiscoran et grand-père Chandoré se redressèrent.
-- Que voulez-vous dire?
-- Une négligence de monsieur Galpin-Daveline frappe de nullité toute la procédure. Comment un homme de sa trempe, si méticuleux et si formaliste, a-t-il pu commettre une telle faute? C'est que probablement la passion l'aveuglait... Comment personne n'a-t-il remarqué cet oubli? C'est que la destinée nous devait bien cette revanche... Le cas n'est pas discutable. Il s'agit d'un vice de forme, et les textes sont formels. Le jugement sera cassé et nous serons renvoyés devant d'autres juges...
-- Et vous ne nous aviez pas dit cela! s'écria Mlle Denise.
-- À peine osions-nous y penser, répondit maître Magloire. C'était là un de ces secrets qu'on ne confie même pas à son oreiller... Songez qu'au cours de l'audience, l'erreur pouvait encore être réparée. Maintenant, il est trop tard... Nous avons du temps devant nous, et la conduite de monsieur de Claudieuse nous dégage. Tous les voiles seront déchirés...
La porte, s'ouvrant avec fracas, lui coupa la parole. Le docteur Seignebos entrait, rouge de colère et les yeux étincelants sous ses lunettes d'or.
-- Monsieur de Claudieuse?... demanda vivement maître Folgat.
-- Il est à côté, répondit le docteur. On l'a étendu sur un matelas et sa femme est près de lui... Quel métier que celui de médecin! Voilà un homme, un misérable, que j'aurais eu du bonheur à étrangler de mes mains, et pas du tout, il m'a fallu le rappeler à la vie, lui prodiguer mes soins, chercher un moyen d'atténuer ses souffrances...
-- Va-t-il donc mieux?
-- À moins d'un de ces miracles comme on en voit dans _La Vie des Saints_, il ne sortira du palais de justice que les pieds les premiers, et ce, avant vingt-quatre heures... Je ne l'ai point dissimulé à la comtesse, et je lui ai dit que si elle voulait que son mari mourût en règle avec le ciel, elle n'avait que le temps bien juste d'envoyer chercher un prêtre.
-- Et elle en a envoyé chercher un...
-- Point. Elle a répondu que la vue d'une soutane épouvanterait son mari et hâterait sa fin. Et même, le brave curé de Bréchy s'étant présenté, elle l'a congédié carrément.
-- Ah! la misérable! s'écria Mlle Denise. (Et après une seconde de réflexion:) Pourtant le salut est là, poursuivit-elle. Oui, la certitude du salut... Pourquoi donc hésiter! Attendez-moi, je reviens...
Elle s'élança dehors. Son grand-père voulait se précipiter après elle, mais maître Folgat l'arrêta.
-- Laissez-la faire, monsieur le baron, dit-il. Laissez-la.
Dix heures venaient de sonner. Le palais de justice, si bruyant toute la journée, était redevenu silencieux et morne. Dans l'immense salle des pas perdus, à peine éclairée par un réverbère fumeux, il n'y avait plus que deux hommes, un prêtre, le curé de Bréchy, qui priait, agenouillé près d'une porte, et le gardien de service qui se promenait de long en large, et dont les pas sonnaient comme dans une église.
Mlle Denise alla droit à ce gardien.
-- Où est le comte de Claudieuse? interrogea-t-elle.
-- Là, mademoiselle, répondit l'homme en lui montrant la porte près de laquelle priait le prêtre, là, dans le propre cabinet de monsieur le procureur de la République.
-- Qui est près de lui?
-- Sa femme, mademoiselle, et une domestique.
-- Eh bien! entrez dire à madame de Claudieuse, et sans que son mari l'entende, que mademoiselle de Chandoré désire lui parler.
Sans une objection, le gardien obéit. Mais lorsqu'il reparut:
-- Mademoiselle, dit-il à la jeune fille, la comtesse vous fait répondre qu'elle ne peut quitter son mari, qui est au plus bas...
Elle l'arrêta d'un geste impérieux.
-- Assez! Retournez dire à madame de Claudieuse que si elle ne sort pas, je vais entrer à l'instant, que j'entrerai de force s'il le faut, que j'appellerai au secours, que rien ne me retiendra. Je veux la voir absolument.
-- Cependant, mademoiselle...
-- Allez! Ne voyez-vous donc pas que c'est une question de vie ou de mort!
Il y avait dans son accent une telle autorité que le gardien n'hésita plus. Il disparut de nouveau, et l'instant d'après:
-- Entrez, revint-il dire à la jeune fille.
Elle entra et se trouva dans la salle d'attente qui précède le cabinet du procureur de la République. Une grosse lampe de cuivre l'éclairait d'une lumière crue. La porte ouvrant sur le cabinet où gisait le comte était fermée.
Au milieu de la pièce, la comtesse de Claudieuse se tenait debout. Tant de coups successifs n'avaient pas brisé son indomptable énergie. Elle était horriblement pâle, mais calme:
-- Puisque vous y tenez, mademoiselle, commença-t-elle, je viens moi-même vous répéter que je ne saurais vous entendre. Ignorez-vous donc que je suis entre deux tombes ouvertes, entre ma fille qui se meurt à la maison et mon mari qui agonise là...
Elle faisait un mouvement pour se retirer, Mlle de Chandoré la retint d'un geste menaçant, et d'une voix frémissante:
-- Si vous rentrez dans la pièce où est votre mari, dit-elle, j'y rentre avec vous, et ce sera devant lui que je vous parlerai. C'est devant lui que je vous demanderai comment vous avez défendu à un prêtre l'accès de son lit de mort, et si après lui avoir pris son bonheur en ce monde, vous voulez le lui ravir encore dans l'éternité...
Instinctivement, la comtesse recula.
-- Je ne vous comprends pas!... dit-elle.
-- Si, vous me comprenez, madame. À quoi bon nier? Ne voyez-vous pas bien que je sais tout et que j'ai deviné ce qu'on ne m'a pas dit! Jacques était votre amant, et votre mari s'est vengé...
-- Ah! c'en est trop! répétait Mme de Claudieuse, c'en est trop...
-- Et vous avez souffert cela, poursuivait Mlle Denise en phrases haletantes, et vous n'êtes pas venue crier en plein tribunal que votre mari est un faux témoin! Quelle femme êtes-vous donc! Il vous importe donc peu que votre amour conduise un malheureux au bagne! Vous pourrez donc vivre avec cette idée que l'homme que vous aimez est innocent et cependant à tout jamais flétri et confondu parmi les plus vils scélérats!... Un prêtre saurait bien obtenir de monsieur de Claudieuse qu'il rétractât son infâme déposition, vous le savez bien; aussi refusez-vous votre porte au curé de Bréchy... Et pourquoi tant de crimes! Pour sauver votre menteuse réputation d'honnête femme... Ah! c'est misérable, c'est lâche, c'est bas...
La comtesse, à la fin, se révoltait. Ce que n'avait pu obtenir toute l'habileté de maître Folgat, la passion de Mlle Denise l'obtenait. Jetant le masque:
-- Eh bien! non! s'écria-t-elle avec un emportement terrible, non, ce n'est pas pour sauver ma réputation que j'ai laissé faire. Ma réputation! Eh! que m'importe! Il n'y a pas une semaine, le soir où Jacques s'est évadé de la prison, je lui proposais de fuir. Il n'avait qu'un mot à dire, et pour lui, patrie, famille, enfants, j'abandonnais tout. Il m'a répondu: «Plutôt le bagne!»
Au milieu de tant d'angoisses, une joie immense inonda le cœur de Mlle de Chandoré. Ah! elle n'avait plus à douter de Jacques, à cette heure.
-- C'est donc lui qui s'est condamné, poursuivait Mme de Claudieuse. Je voulais bien me perdre pour lui, pour une autre, non.
-- Et cette autre... c'est moi, sans doute.
-- Oui, vous, pour qui il m'avait abandonnée, vous qu'il allait épouser, vous avec qui il se promettait de longues années de bonheur, non d'un bonheur honteux et furtif tel que le nôtre, mais d'un bonheur légitime et respecté...
Des larmes tremblaient dans les cils de Mlle Denise. Elle était aimée... Elle songeait à ce que devait souffrir l'autre, qui ne l'était pas.
-- J'aurais cependant été plus généreuse..., murmura-t-elle.
La comtesse eut un éclat de rire farouche.
-- Et la preuve, insista la jeune fille, c'est que je suis venue vous proposer un marché...
-- Un marché?
-- Oui. Sauvez Jacques, et sur tout ce que j'ai de sacré au monde, je vous jure d'entrer dans un couvent, de disparaître, et que jamais vous n'entendrez prononcer mon nom.
Une stupeur immense clouait sur place la comtesse de Claudieuse, et c'est d'un regard de doute et de défiance qu'elle examinait Mlle de Chandoré. Un tel dévouement lui paraissait trop sublime pour ne pas cacher quelque piège.
-- Vous feriez vraiment cela? demanda-t-elle enfin.
-- Sans hésiter.
-- Ce serait un grand sacrifice que vous me feriez.
-- À vous, madame!... Non. À Jacques.
-- Vous l'aimez donc bien!
-- Assez pour préférer mille fois, s'il me fallait choisir, son bonheur au mien. Ensevelie au fond d'un couvent, ce me serait une consolation encore de me dire qu'il me doit sa réhabilitation, et je souffrirais moins de le savoir à une autre que de penser qu'il est innocent et cependant condamné!
Mais à mesure que la jeune fille affirmait sa sincérité, les sourcils de la comtesse se fronçaient et de fugitives rougeurs montaient à ses joues pâlies.
Et de son ironie la plus hautaine:
-- C'est admirable! fit-elle.
-- Madame...
-- Vous daignez m'abandonner monsieur de Boiscoran. M'aimera-t-il pour cela? Vous savez que non, et que c'est vous seule qui êtes aimée. L'héroïsme en de telles conditions est facile!... Que craignez-vous? Cachée au fond d'un couvent, il ne vous en aimera que plus ardemment, et il ne m'en exécrera que davantage, moi...
-- Il ne saura rien de notre marché...
-- Eh! qu'importe! Il le devinera si vous ne le lui apprenez pas... Allez, je sais mon avenir. Voilà deux ans que j'endure ce supplice sans nom de le sentir peu à peu se détacher de moi. Que n'ai-je pas tenté pour le retenir! Quelle lâchetés m'ont coûté et quelles bassesses, pour le garder un jour de plus, ou seulement une heure! Tout devait être inutile. Je lui devenais à charge. Il ne m'aimait plus, et mon amour lui semblait plus lourd que le boulet qu'on rivera à sa chaîne de galérien.
Mlle Denise frissonnait.
-- C'est horrible! murmura-t-elle.
-- Horrible, oui, et vrai. Vous semblez confondue? C'est que vous n'en êtes encore qu'à l'aube riante de vos amours. Attendez le soir sombre, et vous me comprendrez. Est-ce que notre histoire à toutes n'est pas pareille? J'ai vu Jacques à mes genoux comme vous le voyez aux vôtres, les serments qu'il vous jure, il me les a jurés de la même voix frémissante de passion et avec les mêmes regards enflammés... Mais j'étais sa maîtresse, pensez-vous, et vous êtes sa fiancée. Qu'importe! Que vous dit-il? Qu'il vous aimera éternellement parce que vos amours sont de celles que Dieu et les hommes protègent!... Il me disait, à moi, que précisément parce que nous nous placions au-dessus de l'opinion et des lois, nous serions unis par des liens indissolubles et supérieurs à tout! Vous avez la foi. Je l'ai eue. Et la preuve, c'est que je lui ai tout donné, mon honneur et l'honneur des miens, et que j'aurais voulu lui donner plus encore, et que bien des fois j'ai cherché en moi-même par quel sacrifice immense, inouï, et que nulle femme n'eût encore fait, je pourrais lui prouver combien absolument j'étais à lui. Et être trahie, abandonnée, méprisée, descendre de chute en chute jusqu'à ce degré de misère de devenir l'objet de votre pitié!... Être tombée si bas que vous osiez venir me proposer de renoncer pour moi à Jacques... Ah! c'est à devenir folle de rage! Et je laisserais échapper la vengeance que je tiens! Et je serais assez stupide, assez lâche, assez veule, pour me laisser toucher par vos armes hypocrites! Et j'assurerais votre bonheur aux dépens de ma réputation! Ah! ne l'espérez pas!
La voix dans sa gorge expirait comme un râle. Elle fit au hasard quelques pas dans la petite salle. Puis, revenant se planter en face de Mlle de Chandoré, tout près, les yeux dans les yeux de la jeune fille:
-- Qui vous a conseillé, demanda-t-elle, cette démarche qui est pour moi comme le suprême outrage?
Glacée d'une indicible horreur, Mlle Denise eut quelque peine à répondre.
-- Personne, murmura-t-elle.
-- Maître Folgat...
-- Ne sait rien.
-- Et Jacques?...
-- Je ne l'ai pas revu. C'est à l'instant que cette idée m'est venue, soudainement, comme une inspiration du ciel. En apprenant par monsieur Seignebos que vous aviez repoussé le curé de Bréchy, je me suis dit: voilà le dernier malheur et le plus grand de tous. Si monsieur de Claudieuse meurt sans s'être rétracté, quoi qu'il advienne, Jacques fût-il réhabilité, toujours un soupçon planera sur lui. Alors, je me suis décidée à venir à vous... Ah! cela me coûtait cruellement. Mais j'espérais que je saurais vous émouvoir. Que vous seriez touchée de la grandeur du sacrifice...
Mme de Claudieuse était émue, en effet. Dans le bien comme dans le mal, il n'est point d'âme absolue. Aux accents suppliants de Mlle Denise, elle sentait faiblir ses résolutions.
-- Le sacrifice serait-il donc si grand! dit-elle. Des larmes jaillirent des yeux de la pauvre fille.
-- Hélas! répondit-elle, c'est ma vie même que je vous offre... Je sens bien que vous n'avez pas longtemps à être jalouse de moi...
Elle fut interrompue par des gémissements qui partaient de la pièce voisine, où agonisait le comte de Claudieuse.
La comtesse alla entrebâiller la porte, et tout de suite:
-- Geneviève! fit une voix faible et cependant impérieuse, Geneviève!
-- Je suis à vous, mon ami, répondit la comtesse, à l'instant... (Et refermant la porte, et revenant à Mlle de Chandoré:) Qui me garantit, fit-elle, d'un accent bref et dur, qui m'assure que si Jacques était reconnu innocent et réhabilité, vous vous souviendriez de vos promesses...
-- Ah! madame! s'écria la jeune fille, sur quoi voulez-vous que je vous jure de disparaître! Cherchez des garanties. Celles que vous exigerez, je vous les donnerai. (Et se laissant glisser à genoux:) Me voilà à vos pieds, poursuivit-elle, suppliante, humiliée, moi que vous accusiez de vouloir vous outrager... Ayez pitié de Jacques... Ah! si vous l'aimiez autant que je l'aime, vous n'hésiteriez pas!
D'un mouvement rapide, Mme de Claudieuse la releva et, lui tenant les mains entre les siennes, durant plus d'une minute, elle la considéra sans parler, l'œil voilé, les lèvres tremblantes, le sein palpitant... Jusqu'à ce qu'enfin, d'une voix si profondément altérée qu'à peine elle était distincte:
-- Que dois-je faire? demanda-t-elle.
-- Obtenir de monsieur de Claudieuse qu'il se rétracte.
La comtesse hocha la tête.
-- Je le tenterais inutilement, répondit-elle. Vous ne connaissez pas le comte. Il est de fer. Vous lui arracheriez la chair lambeau par lambeau avec des tenailles rougies qu'il ne retirerait pas une seule de ses paroles... Vous ne pouvez concevoir tout ce qu'il a souffert, ni tout ce qu'il y a dans son âme de haine et de rage de vengeance. C'est pour me torturer qu'il m'a fait venir près de lui. Il n'y a pas cinq minutes encore, il me disait qu'il mourait content, puisque Jacques était reconnu coupable et condamné sur sa déposition.
Elle était vaincue, son énergie faiblissait, des larmes mouillaient ses yeux.
-- Il a été si cruellement éprouvé! continuait-elle. Il m'aimait, lui, à l'adoration, il n'aimait que moi au monde, et moi... Voilà l'adultère, cependant... Ah! si l'on savait, si l'on pouvait prévoir!... Non, je n'obtiendrai jamais qu'il se rétracte.
Mlle Denise oubliait presque sa propre douleur.
-- Aussi n'est-ce pas à vous à faire la démarche, madame, dit-elle doucement.
-- À qui donc?
-- Au curé de Bréchy... Il saura trouver, lui, des paroles qui ébranlent les résolutions les plus fortes. Il parlera au nom de ce Dieu qui, mourant sur la croix, pardonnait à ses bourreaux.
Un instant encore la comtesse hésita, et triomphant enfin des dernières révoltes de son orgueil:
-- Soit! fit-elle, je vais appeler le prêtre.
-- Et moi, madame, je vous jure que je tiendrai ma promesse.
Mais la comtesse l'arrêta, et avec un effort extraordinaire:
-- Non, prononça-t-elle, c'est sans conditions que je vais essayer de sauver Jacques. Qu'il soit à vous. Aimée, vous vouliez lui sacrifier votre vie. Délaissée, je lui sacrifie mon honneur. Adieu!
Et, courant à la porte pendant que Mlle Denise rejoignait ses amis, elle appela le curé de Bréchy.
C'est par son substitut que le lendemain matin, sur les neuf heures, le procureur de la République, M. Daubigeon, apprit ce qui se passait, et comment des vices de forme irrémédiables frappaient de nullité le jugement qui condamnait Jacques de Boiscoran.
Déjà les défenseurs venaient de présenter un mémoire qu'ils avaient passé la nuit à rédiger.
Le procureur de la République ne prenait pas la peine de dissimuler sa satisfaction.
-- Voilà, s'écria-t-il, qui va singulièrement rogner les ailes de ce cher Daveline! Je lui avais cependant cité, avec Horace, l'exemple de Phaéton:
Terret ambustus Phaeton avaras, Spes...,
il n'a pas voulu m'écouter, oubliant que, sans la prudence, la force est un danger:
Vis consilii expers mote ruit suâ...,
et le voilà certainement dans un cruel embarras...
Et tout de suite, il se hâta de s'habiller et de courir chez M. Daveline, pour avoir des détails précis, disait-il à son substitut, mais en réalité pour se donner le savoureux spectacle de la déconvenue de l'ambitieux juge d'instruction.
Il le trouva blême de colère et s'arrachant les cheveux.
-- Je suis un homme déshonoré, répétait-il, perdu, ruiné; c'en est fait de mon avenir!... Jamais on ne me pardonnera cette école[6].
À voir M. Daubigeon, on l'eût cru désolé.
-- Alors, reprit-il d'un ton d'hypocrite commisération, ce qu'on m'a dit est exact: c'est bien de vous que proviennent ces malheureux vices de forme.
-- De moi seul!... J'ai oublié de ces formalités qu'un étudiant de première année ne négligerait pas. Comprenez-vous cela! Et dire que personne ne s'est aperçu de mon inconcevable étourderie! Ni la chambre des mises en accusation, ni le ministère public, ni le président des assises n'ont rien vu! C'est une fatalité! Voilà le fruit de ma réputation. Chacun s'est dit: c'est Daveline qui a conduit la procédure, inutile de la revoir, pas une des herbes de la Saint-Jean[7] n'y manque... Et pas du tout!... C'est à se briser la tête contre les murs...
-- D'autant mieux, observa M. Daubigeon, qu'hier, l'acquittement de Jacques n'a tenu qu'à un fil.
L'autre, de rage, grinçait des dents.
-- Oui, à un fil, répondit-il, et cela par la faute de monsieur Domini, dont la faiblesse ne se comprend pas, et qui n'a pas su, qui n'a pas voulu tirer parti des éléments de l'affaire. Par la faute du Du Lopt de la Gransière aussi, qui s'en va mêler la politique à son réquisitoire. Et qui vise-t-il, s'il vous plaît? Magloire, l'homme le plus estimé de l'arrondissement, et l'ami personnel de trois de nos jurés. Je l'avais prévenu, je lui avais signalé l'écueil... Mais il y a des gens qui ne veulent rien entendre! monsieur de la Gransière veut être député, lui aussi, c'est une fureur, une monomanie, tout le monde veut être député. Que le ciel confonde les ambitieux!
Pour la première fois de sa vie, et la dernière sans doute, le procureur de la République se réjouissait du malheur d'autrui.
Et prenant plaisir à retourner le poignard dans la blessure du pauvre juge:
-- Le plaidoyer de maître Folgat, dit-il, y est bien pour quelque chose.
-- Pour rien!
-- Il a eu un grand succès...
-- Succès de surprise, comme en obtiendront toujours en France les périodes sonores et les mots à effet.
-- Cependant...
-- Qu'a-t-il dit, en somme? Que l'accusation ignore le premier mot de l'affaire de monsieur de Boiscoran. C'est absurde...
-- Tel peut n'être pas l'avis des nouveaux juges.
-- Nous verrons bien...
-- Monsieur de Boiscoran se défendra terriblement, cette fois. Il ne ménagera rien. Il est à terre, il n'a plus de chute à redouter.
_Qui jacet in terrà non habet undè cadat..._
-- Soit. Mais il risque aussi de trouver des jurés moins indulgents et de n'en pas être quitte pour vingt ans.
-- Que disent les défenseurs?
-- Je l'ignore. Mais je viens d'envoyer mon greffier aux renseignements, et si vous voulez l'attendre...
M. Daubigeon attendit, et il fit bien, car Méchinet ne tarda pas à paraître, la figure longue d'une aune, mais ravi intérieurement.
-- Eh bien? demanda vivement Daveline.
Il secoua la tête, et d'un accent mélancolique:
-- C'est inouï, répondit-il, combien l'opinion est inconstante. Avant-hier, monsieur de Boiscoran n'eût pas traversé Sauveterre sans être écharpé. Aujourd'hui, s'il se présentait, on le porterait en triomphe. Il est condamné, le voilà passé martyr. On sait que le jugement sera réformé, et on se frotte les mains. Je sais, par mes sœurs, que les dames de la société veulent s'entendre pour donner à la marquise de Boiscoran et mademoiselle de Chandoré un témoignage public de leur sympathie. La chambre des avocats va offrir un banquet à maître Folgat.
-- C'est monstrueux! s'écria le juge d'instruction.
-- Bast! fit M. Daubigeon, plus incertains et changeants sont les avis des hommes que les flots de la mer...
Mais coupant court à la citation:
-- Après? fit M. Daveline à son greffier.
-- Ensuite, continua Méchinet, je suis allé remettre à monsieur Du Lopt de la Gransière la lettre dont vous m'aviez chargé.
-- Qu'a-t-il répondu?
-- Je l'ai trouvé en grande conférence avec monsieur le président Domini. Il a pris la lettre, l'a lue d'un coup d'œil et m'a dit d'un ton à vous donner froid dans le dos: «Il suffit!» À parler net, malgré sa mine roide et calme, il m'a paru furibond.
Le juge eut un geste d'absolu découragement.
-- Il me brisera, gémit-il. Ces hommes qui ont dans les veines non du sang mais du fiel sont implacables.
-- Vous chantiez ses louanges, avant-hier...
-- Avant-hier, je ne lui avais pas été l'occasion d'une mésaventure ridicule.
Déjà Méchinet poursuivait:
-- En quittant monsieur Du Lopt de la Gransière, je me suis transporté au palais de justice, où j'ai appris la grosse nouvelle qui met la ville en émoi: monsieur le comte de Claudieuse est mort.
M. Daveline et M. Daubigeon eurent une exclamation pareille.
-- Ah! mon Dieu! Est-ce bien sûr?
-- C'est ce matin, à six heures moins deux ou trois minutes, qu'il a rendu le dernier soupir. J'ai vu son corps dans le cabinet de monsieur le procureur de la République, veillé par monsieur le curé de Bréchy et deux curés de la paroisse. On attendait un brancard de l'hôpital pour le reporter chez lui.
-- Malheureux homme! murmura M. Daubigeon.
-- Mais j'ai appris bien d'autres choses, continua Méchinet, par le gardien de nuit du tribunal. Hier soir, à l'issue de l'audience, apprenant que monsieur de Claudieuse était à toute extrémité, monsieur le curé de Bréchy s'est présenté pour lui administrer les derniers secours de la religion. La comtesse a refusé de le laisser pénétrer près de son mari. Le gardien n'en revenait pas quand, tout à coup, mademoiselle de Chandoré l'a envoyé demander de sa part à madame de Claudieuse un moment d'entretien.
-- Est-ce possible!
-- C'est sûr. Elles sont restées ensemble un bon quart d'heure. Que se sont-elles dit? Le gardien m'a dit qu'il mourait d'envie d'écouter, mais qu'il n'a pu le faire, parce que le curé de Bréchy s'était obstiné à rester dans la salle des pas perdus. Quand elles se sont séparées, elles avaient l'air affreusement troublé. Aussitôt madame de Claudieuse a fait entrer le prêtre, qui est resté près du comte jusqu'au dernier moment...
M. Daubigeon et M. Daveline n'étaient pas revenus de la stupeur où les plongeait ce récit, lorsqu'on frappa timidement à la porte.
-- Entrez! cria Méchinet.
La porte s'ouvrit, et le brigadier de gendarmerie parut.
-- Je viens de chez monsieur le procureur de la République, dit-il, et c'est la bonne qui m'a dit que je le trouverais ici. Nous venons d'arrêter Cheminot...
-- Ce détenu qui s'était évadé...
-- Juste. Nous voulions le conduire à la prison, mais il nous a déclaré qu'il avait des révélations à faire très importantes et très pressées, relativement au condamné Boiscoran.
-- Cheminot!
-- Alors nous l'avons mené au tribunal, et je viens savoir...
-- Courez lui dire que je vais l'entendre! s'écria M. Daubigeon. Courez, je vous suis!
Modèle achevé de l'obéissance passive, le brigadier n'avait pas attendu la fin de la phrase pour gagner l'escalier.
-- Je vous quitte, Daveline, reprit M. Daubigeon, en proie à la plus extrême agitation. Vous avez entendu. Il faut savoir ce que cela signifie...
Mais le juge d'instruction n'était guère moins bouleversé.
-- Vous me permettrez bien de vous accompagner, dit-il.
C'était son droit.
-- Soit, répondit le procureur de la République, mais dépêchez-vous...
La recommandation était inutile. Déjà M. Galpin-Daveline avait chaussé ses bottines; il endossa un paletot par-dessus ses vêtements de chambre: il était prêt.
Suivis de Méchinet, les deux magistrats se hâtèrent de sortir, et ce fut pour les bourgeois de Sauveterre un ébahissement nouveau que de voir en ce négligé le juge d'instruction, dont la mise, d'ordinaire, était si sévèrement correcte.
Debout sur le pas de leur porte: il faut, se disaient les boutiquiers, qu'il soit arrivé quelque chose de bien extraordinaire; regarde un peu ces messieurs...
Et de fait, ils marchaient d'un pas à justifier toutes les conjectures, et sans échanger une parole. Pourtant, en arrivant au palais de justice, ils furent contraints de s'arrêter. Quatre ou cinq cents curieux emplissaient la cour, se pressaient sur les marches du perron et obstruaient les portes.
Presque aussitôt un grand silence se fit, toutes les têtes se découvrirent, et la foule s'écarta, ouvrant un passage. Sur le haut du perron, le curé de Bréchy et deux autres prêtres venaient de paraître... Derrière eux, les employés de l'hôpital s'avançaient, portant un brancard recouvert d'un drap noir, et sous ce drap se dessinaient les formes rigides d'un cadavre. Les femmes se signaient, et celles qui avaient assez d'espace s'agenouillaient.
-- Pauvre madame de Claudieuse, murmurait l'une d'elles, voilà qu'on lui rapporte le corps de son mari, et l'on dit que la plus jeune de ses filles vient de mourir...
Mais M. Daubigeon, le juge et Méchinet étaient trop fortement préoccupés pour songer à vérifier cette dernière nouvelle. Le passage était libre, ils entrèrent et s'empressèrent de gagner la salle du greffe, où les gendarmes avaient conduit et gardaient leur prisonnier.
Il se leva dès qu'il reconnut les magistrats, retirant respectueusement sa casquette.
C'était bien Cheminot, seulement l'insoucieux vagabond n'avait plus sa physionomie souriante. Il était un peu pâle et visiblement ému.
-- Eh bien, lui dit M. Daubigeon, vous vous êtes donc laissé reprendre?
-- Faites excuse, mon juge, répondit le pauvre diable, on ne m'a pas repris. C'est moi qui me suis livré.
-- Involontairement...
-- Oh! bien de mon gré, au contraire! demandez plutôt au brigadier.
Le brigadier fit un pas en avant, et s'inclinant:
-- C'est la pure vérité, déclara-t-il. C'est Cheminot lui-même qui est venu me trouver à la caserne, en me disant: «Je me reconstitue prisonnier, je veux parler au procureur de la République pour des révélations...»
Le vagabond se redressa fièrement.
-- Monsieur le juge voit que je ne mens pas, reprit-il. Pendant que ces messieurs galopaient après moi, sur toutes les grandes routes, j'étais bien tranquillement installé dans une des mansardes du _Mouton-Rouge_, et je comptais bien n'en sortir que quand on m'aurait oublié...
-- Oui, mais pour loger au _Mouton-Rouge_, il faut de l'argent, et vous n'en aviez pas...
Tranquillement Cheminot tira de sa poche et montra une poignée de pièces d'or et de billets de cinq et de vingt francs.
-- Ces messieurs voient que j'avais de quoi payer ma chambre, dit-il. Si je me suis livré, c'est que je suis honnête, malgré tout; et que j'aime mieux qu'il m'arrive un peu de peine que de voir aller aux galères un malheureux qui n'est pas coupable.
-- Monsieur de Boiscoran...
-- Oui! Il est innocent. Je le sais, j'en suis sûr, j'en ai des preuves... Et s'il a refusé de parler, je dirai tout, moi!
M. Daubigeon et M. Galpin-Daveline étaient abasourdis.
-- Expliquez-vous, dirent-ils en même temps. Mais le vagabond clignait la tête et montrait les gendarmes, et en homme très au fait des formes de la justice:
-- C'est que c'est un grand secret, répondit-il, et quand on est en confesse, on n'aime pas à être entendu d'un autre que de son curé... Ensuite je voudrais que ma déposition fût couchée par écrit...
Sur un signe de M. Daveline, les gendarmes se retirèrent pendant que Méchinet s'asseyait à sa table devant un cahier de papier blanc.
-- Maintenant qu'on peut causer, reprit Cheminot, voilà la chose. Ce n'est pas à moi qu'est venue l'idée de m'en sauver. Je n'étais pas mal, dans la prison: voilà l'hiver qui vient, je n'avais pas le sou, et je savais que si j'étais repris, ma position serait très mauvaise. Mais monsieur Jacques de Boiscoran avait envie de passer une soirée dehors...
-- Prenez garde à ce que vous allez dire, interrompit sévèrement M. Galpin-Daveline, ce n'est pas impunément qu'on se joue de la justice.
-- Que je meure si je ne dis pas la vérité! s'écria le vagabond. Monsieur Jacques a passé toute une soirée dehors.
Le juge d'instruction tressauta.
-- Quel conte nous faites-vous là? dit-il.
-- J'ai des preuves, répondit froidement Cheminot, et je les donnerai... Donc, voulant sortir, c'est à moi que monsieur Jacques s'adressa, et il fut convenu que, moyennant une certaine somme qu'il m'a donnée, et dont je viens de vous montrer le reste, je percerais un trou dans le mur et que je m'évaderais pour tout de bon, tandis que lui rentrerait après avoir terminé ses affaires.
-- Et le geôlier? demanda M. Daubigeon.
Vrai paysan saintongeois, Cheminot était bien trop retors pour compromettre inutilement Blangin. Assumant toute la responsabilité de l'évasion:
-- Le geôlier, déclara-t-il, n'y a vu que du feu. Nous n'avions pas besoin de lui. N'étais-je pas quasiment sous-geôlier? N'avais-je pas été chargé par monsieur le juge d'instruction lui-même de la surveillance particulière de monsieur Jacques? N'était-ce pas moi qui ouvrais et fermais sa porte, qui le conduisais au parloir et qui l'en ramenais?
C'était rigoureusement exact.
-- Passez! fit M. Daveline d'un ton dur.
-- Pour lors, continua Cheminot, ce qui fut dit fut fait... Un soir, sur les neuf heures, je perce le mur, et nous voilà, monsieur Jacques et moi, sur les anciens remparts. Là, il me met dans la main un paquet de billets et me commande de filer pendant qu'il va se rendre à ses affaires. Déjà, à ce moment, je le croyais innocent, mais dame! vous comprenez, je n'en aurais pas mis la main au feu... Et en moi-même je me disais que peut-être il se moquait de moi, et qu'ayant pris sa volée il ne serait pas si bête que de rentrer à la cage... C'est pourquoi, le voyant s'éloigner, la curiosité me prend, et ma foi tant pis! je me mets à le suivre...
Si accoutumés qu'ils fussent par leur profession même à garder le secret de leurs impressions, le procureur de la République et le juge d'instruction dissimulaient mal, l'un les espérances qui tressaillaient en lui, l'autre le vague effroi dont il se sentait saisi. Méchinet, qui savait, lui, ce qu'ils allaient apprendre, riait dans sa barbe tout en faisant voler sa plume sur le papier.
-- Craignant d'être reconnu, poursuivait le vagabond, monsieur Jacques était allé un train du diable, en rasant les murs et rien que par les ruelles. Heureusement, j'ai de bonnes jambes... Il traverse Sauveterre tout d'une course et, arrivé rue Mautrec, à un mur qui n'en finit pas, il se met à sonner à une grande porte...
-- Chez monsieur de Claudieuse...
-- Je le sais maintenant, mais alors je ne le savais pas... Donc, il sonne. Une bonne vient lui ouvrir. Il lui parle, et tout de suite elle le fait entrer, et avec tant d'empressement qu'elle oublie de refermer la porte...
D'un geste, M. Daubigeon l'arrêta.
-- Attendez! fit-il.
Et, prenant un imprimé dans un carton, il en remplit les blancs; après quoi, sonnant un huissier qui accourut:
-- Que ceci, dit-il en lui remettant l'imprimé, soit porté immédiatement. Hâtez-vous... et pas un mot.
Invité à poursuivre, dès que l'huissier fut sorti:
-- Me voilà donc tout penaud au milieu de la rue Mautrec, reprit Cheminot. Je n'avais plus rien à faire qu'à m'en aller et à jouer des jambes; c'était le plus sûr... Mais cette coquine de porte entrebâillée m'attirait. Je me disais bien: si tu entres et qu'on te surprenne, on croira que tu es venu pour voler, et il t'en cuira! C'était plus fort que moi, j'en avais comme mal au cœur de curiosité... Arrive qui plante, je me risque. Je pousse la porte, juste pour passer, et me voilà dans un grand jardin. Il faisait noir comme dans un four, mais tout au fond, au rez-de-chaussée, trois fenêtres étaient éclairées. J'avais trop osé pour reculer... J'avance donc, à pas de loup, et j'arrive jusqu'à un arbre contre lequel je me colle, à une longueur de bras de ces fenêtres qui étaient celles d'un beau salon. Je regarde, et je reconnais qui? monsieur de Boiscoran. Les fenêtres n'ayant pas de rideaux, je le voyais comme je vous vois. Il avait un visage terrible. Je me demandais qui il pouvait bien attendre là, quand je l'aperçois qui se cache derrière le battant ouvert de la porte du salon, comme un homme qui en guette un autre avec de méchantes intentions. Je commençais à être inquiet, quand l'instant d'après entre une femme. Aussitôt, _vlan_, monsieur Jacques referme la porte, la femme se retourne, l'aperçoit et pousse un grand cri. Cette femme était madame de Claudieuse...
Il fit mine de s'arrêter pour juger de l'effet. Mais telle était l'impatience de Méchinet qu'il en oubliait l'humilité de ses fonctions.
-- Allez, dit-il vivement, allez...
-- Une des fenêtres était entrouverte, continua le vagabond, de sorte que j'entendais presque aussi bien que je voyais. En me baissant à quatre pattes et en avançant la tête au ras du sol, je ne perdais pas une parole. C'était terrible. Dès les premiers mots, j'avais compris que monsieur Jacques et madame de Claudieuse étaient amant et maîtresse: ils se tutoyaient...
-- C'est insensé! s'écria M. Daveline.
-- Aussi étais-je tout ahuri. Madame de Claudieuse, une sainte femme!... Mais j'ai des oreilles, n'est-ce pas? Monsieur Jacques lui rappelait que le soir du crime, quelques instants avant l'incendie, ils étaient ensemble, près du Valpinson, à un rendez-vous qu'ils s'étaient donnés. À ce rendez-vous, ils avaient brûlé toutes leurs lettres d'amour, et c'est en les brûlant que monsieur Jacques s'était noirci les mains...
-- Vous avez entendu cela! interrompit M. Daubigeon.
-- Comme vous m'entendez, mon juge.
-- Écrivez, Méchinet, dit vivement le procureur de la République. Écrivez textuellement...
Le greffier n'avait garde d'y manquer.
-- Ce qui m'étonnait plus que tout, poursuivait Cheminot, c'est que madame de Claudieuse semblait croire monsieur Jacques coupable, et réciproquement. Chacun accusait l'autre du crime. Elle disait: «C'est toi qui as essayé d'assassiner mon mari, parce qu'il te faisait peur». Et lui: «C'est toi qui as voulu le tuer pour être libre et empêcher mon mariage!...»
M. Galpin-Daveline s'était laissé tomber sur une chaise.
-- C'est inouï! balbutia-t-il, inouï...
-- Cependant ils s'expliquent, et bientôt ils arrivaient à reconnaître qu'ils étaient également innocents... Alors monsieur Jacques suppliait madame de Claudieuse de le sauver, et elle répondait qu'elle ne le sauverait certainement pas au prix de sa réputation, et pour qu'une fois sauvé il épousât mademoiselle de Chandoré. Alors, il lui disait: «Eh bien, je révélerai tout.» Et elle: «On ne te croira pas; je nierai, tu n'as pas de preuves!...» Désespéré, il lui reprochait de ne l'avoir jamais aimé. Elle lui jurait qu'elle l'adorait plus que jamais, au contraire, et que, puisqu'il avait réussi à s'évader, elle était prête à tout quitter pour passer avec lui à l'étranger. Et elle le conjurait de fuir, d'une voix qui me troublait jusque dans l'âme, avec des paroles d'amour comme je n'en ai jamais entendu, avec des regards qui vous brûlaient. Quelle femme!... Je ne croyais pas qu'il pût résister... Il résistait cependant et, tout enflammé de colère, il s'écriait qu'il préférait le bagne... Elle ricanait et disait: «Eh bien, soit! tu iras au bagne...»
Quoiqu'il entrât dans bien des détails, encore il était évident que Cheminot ne disait pas tout.
Pourtant, M. Daubigeon n'osait pas le questionner, craignant de rompre le fil de son récit.
-- Mais tout cela n'est rien, continuait le vagabond. Pendant que monsieur Jacques et madame de Claudieuse se disputaient ainsi, je venais de voir la porte du salon s'ouvrir tout doucement, et apparaître comme un fantôme enveloppé de son linceul... C'était le comte de Claudieuse. Son visage était effrayant, et il tenait à la main un revolver. Il était appuyé contre le chambranle de la porte et il écoutait, pendant que sa femme et l'autre parlaient de leurs amours d'autrefois. À certaines paroles, il levait son arme comme pour faire feu... puis il baissait le bras et continuait à écouter. C'était si terrible que je n'avais pas un fil de sec sur moi! J'avais toutes les peines du monde à me retenir de crier à monsieur Jacques et à madame de Claudieuse: «Malheureux!... vous ne voyez donc pas que le mari est là!...» Non, ils ne voyaient rien, car ils étaient comme fous de désespoir et de rage, et même monsieur Jacques levait la main sur madame de Claudieuse: «Je vous défends de frapper ma femme», dit alors le comte. Ils se retournent, ils le voient et poussent un cri effrayant. La comtesse tombe comme une masse sur un fauteuil... J'étais comme hébété. Jamais je n'ai vu un homme si beau que monsieur Jacques en ce moment... Au lieu de chercher à s'échapper, il écartait son paletot, et présentant la poitrine: «Tirez! disait-il au mari, c'est votre droit, vengez-vous!» Monsieur de Claudieuse ricanait: «C'est la justice qui me vengera.--Vous savez bien que je suis innocent.--Raison de plus.--Me laisser condamner serait abominable.--Je ferai mieux: pour être plus sûr de votre condamnation, je dirai que je vous ai reconnu...» Le comte voulut s'avancer, en disant cela; mais il était mourant, cet homme, bonnes gens!... et il tomba tout de son long en avant... La peur alors me prit, je me sauvai...
Grâce à un puissant effort de volonté, le procureur de la République maîtrisait, tant bien que mal, les émotions qui le bouleversaient. D'une voix fort altérée:
-- Comment n'êtes-vous pas venu raconter immédiatement tout cela? demanda-t-il à Cheminot.
Le vagabond secoua la tête:
-- J'en ai eu envie, je n'ai pas osé. Monsieur le juge doit me comprendre... Je craignais qu'on ne me fît payer cher mon évasion...
-- Votre silence exposait la justice à une déplorable erreur.
-- Je ne pouvais croire que monsieur Jacques fût condamné. Je me disais: des gros comme lui, qui ont de bons avocats, s'en tirent toujours... Je ne pensais pas, d'ailleurs, que le comte de Claudieuse tînt ses menaces. Être trahi par sa femme, c'est dur. Mais envoyer un innocent aux galères...
-- Vous voyez, cependant...
-- Ah! si j'avais pu prévoir!... Mes intentions étaient bonnes, et si je ne suis pas venu tout de suite dénoncer la chose, je m'étais bien juré que je la dénoncerais s'il arrivait malheur à monsieur Jacques. Et la preuve, c'est qu'au lieu de me sauver bien loin, je me suis caché au _Mouton-Rouge_, décidé à y attendre le jugement. Dès que je l'ai connu, je n'ai pas hésité, je me suis livré aux gendarmes.
Surmontant son écrasante stupeur, M. Daveline s'était dressé.
-- Cet homme est un imposteur! s'écria-t-il. L'argent qu'il nous a montré est le prix de son faux témoignage. Comment admettre son récit?...
-- Nous allons le vérifier, interrompit M. Daubigeon.
Il sonna, et un huissier s'étant présenté:
-- Mes ordres sont-ils exécutés? demanda-t-il.
-- Oui, monsieur, répondit l'huissier. Monsieur de Boiscoran et la bonne de monsieur de Claudieuse sont là...
-- Introduisez la bonne. Lorsque je sonnerai, vous ferez entrer monsieur de Boiscoran...
Cette bonne était une grosse Saintongeoise, à la taille plate et carrée. Elle était fort émue et avait un pouce de rouge sur les joues.
-- Vous souvient-il, lui demanda M. Daubigeon, qu'un des soirs de l'autre semaine, un homme s'est présenté chez vos maîtres?
-- Oh! très bien! répondit la brave fille. Je ne voulais pas le recevoir; mais comme il m'a dit qu'il était envoyé par les juges, je l'ai fait entrer...
-- Le reconnaîtriez-vous?
-- Parfaitement.
Le procureur de la République tira sa sonnette, la porte s'ouvrit, Jacques parut, l'étonnement peint sur le visage.
-- C'est lui! s'écria la bonne.
-- Pourrais-je savoir?... commença le malheureux.
-- En ce moment, rien! répondit M. Daubigeon. Retirez-vous et... bon espoir.
Mais, tel qu'un homme pris d'éblouissement, Jacques demeurait immobile, les talons cloués au sol, promenant autour de lui un regard hébété de stupeur.
Comment eût-il compris? On était venu brusquement le tirer de sa prison, on l'avait amené au palais de justice, et là il trouvait en présence Frumence Cheminot, qu'il croyait bien loin, et la domestique de M. de Claudieuse.
M. Galpin-Daveline paraissait consterné. M. Daubigeon, la figure radieuse, lui disait d'espérer. D'espérer quoi? Comment? À quel propos?...
Et Méchinet qui lui faisait des signes...
Il fallut que l'huissier qui l'avait amené l'entraînât.
Et tout aussitôt:
-- Maintenant, ma bonne fille, reprit le procureur de la République, est-ce que la visite de ce monsieur que vous venez de reconnaître n'a pas été signalée par certaines circonstances particulières?
-- Il y a eu entre mes maîtres et lui une scène très forte.
-- Vous y avez assisté?
-- Non, mais je suis sûre de ce que je dis.
-- Comment cela?
-- Ah! voilà! Lorsque je suis montée prévenir madame la comtesse qu'un monsieur, qui venait de la part des juges, l'attendait au salon, elle s'est dépêchée de descendre en me commandant de rester près de monsieur le comte. J'ai obéi, naturellement. Mais madame était à peine en bas que j'entendis un grand cri. Monsieur, tout assoupi qu'il semblait être, l'entendit aussi; car il se haussa sur ses oreillers en me demandant où était madame. Je le lui dis, et déjà il se retournait pour tâcher de se rendormir, quand de grands éclats de voix montèrent jusqu'à nous. «C'est bien extraordinaire!» dit monsieur. Je lui proposai d'aller voir ce que ce pouvait être, mais il me défendit rudement de bouger. Et comme les éclats de voix redoublaient: «C'est moi qui vais descendre, me dit-il, donnez-moi ma robe de chambre.» Malade comme il l'était, exténué, mourant, c'était une imprudence qui pouvait lui coûter la vie. Je me risquai à le lui faire remarquer; mais il me répondit en jurant de me taire et de faire ce qu'il m'ordonnait.
»Monsieur le comte, Dieu ait son âme, était un bien brave homme, c'est certain, mais il était terrible aussi, et quand il se mettait en colère et qu'il parlait d'une certaine façon, tout le monde tremblait dans la maison, même madame... Je fis donc ce qu'il voulait... Pauvre homme!... Il était si faible qu'il ne tenait pas debout, et qu'il se cramponnait à une chaise pendant que je l'aidais à passer sa robe de chambre. Alors, je lui offris de le soutenir pour descendre l'escalier. Mais, me regardant avec des yeux effrayants: "Vous allez me faire le plaisir de rester ici, me dit-il, et si en mon absence, quoi qu'il arrive, vous vous permettiez seulement d'ouvrir la porte, vous ne resteriez pas une heure à mon service." Il sortit là-dessus en se tenant au mur, et je restai seule dans la chambre, toute tremblante et l'estomac serré comme si j'avais pu deviner qu'il allait arriver un grand malheur...
»Cependant, je n'entendais plus rien, et, les minutes s'écoulant, je commençais à me dire que j'étais bien bête de me faire comme cela des idées, lorsque deux cris retentirent, mais si aigus et si horribles que j'en eus froid jusque dans les os. N'osant sortir, j'allai coller l'oreille contre la porte, et je distinguai très bien la voix de monsieur se disputant avec un autre homme. Impossible de saisir un seul mot, mais je compris bien qu'il s'agissait de choses très graves.
»Tout à coup, un grand bruit sourd, comme celui de la chute d'un corps, puis encore un cri de terreur... Je n'avais plus une goutte de sang dans les veines. Heureusement, les autres domestiques, qui étaient couchés, avaient entendu quelque chose, ils s'étaient levés et on marchait dans l'escalier... À tous risques, je sors de la chambre, je descends avec les autres et nous trouvons dans le salon madame évanouie sur le fauteuil, et monsieur étendu tout à plat sur le plancher et comme mort!
-- Qu'avais-je dit! s'écria Cheminot.
Mais le procureur de la République lui fit signe de se taire, et s'adressant à la bonne:
-- Et le visiteur? demanda-t-il.
-- Parti, monsieur, envolé, disparu...
-- Qu'avez-vous fait alors?
-- Nous avons relevé monsieur le comte et nous l'avons porté sur son lit. Nous avons fait revenir madame, et le valet de chambre est allé chercher monsieur Seignebos, le médecin.
-- Qu'a dit madame de Claudieuse, lorsqu'elle a repris connaissance?
-- Rien. Madame était comme une personne qui aurait reçu un coup de massue sur la tête.
-- Il n'y a pas eu autre chose?
-- Oh, si! monsieur.
-- Quoi?
-- L'aînée de nos demoiselles, mademoiselle Marthe, a été prise de convulsions terribles.
-- Comment cela?
-- Dame! Je ne sais que ce que mademoiselle a raconté...
-- Répétez-le-moi.
-- Ah! c'est très singulier. Lorsque ce monsieur que je viens de reconnaître a sonné à notre porte, mademoiselle Marthe, qui était couchée, s'est levée et est allée se mettre à la fenêtre, pour regarder qui c'était. Elle m'a vue aller ouvrir, une bougie à la main, et revenir suivie du monsieur. Elle allait regagner son lit quand il lui sembla voir une des statues du jardin remuer et se mettre à marcher. Tout ce qu'on a pu lui dire n'a servi à rien... Elle affirme qu'elle ne s'est pas trompée, qu'elle a bien vu cette statue s'avancer doucement le long de l'allée et venir se placer tout contre l'arbre le plus rapproché du salon.
Cheminot triomphait:
-- C'était moi! s'écria-t-il.
La bonne le regarda, et, sans trop de surprise:
-- C'est bien possible, fit-elle.
-- Qu'en savez-vous? interrogea M. Daubigeon.
-- Je sais que ce doit être un homme qui s'était introduit dans le jardin, qui a fait tant de peur à mademoiselle Marthe, et voici pourquoi: monsieur Seignebos, en se retirant, a laissé tomber une pièce de cinq francs, qui est allée rouler juste au pied de l'arbre où mademoiselle dit avoir vu la statue. Le valet de chambre qui accompagnait le médecin l'a aidé à retrouver sa pièce et, en l'éclairant, il a très bien vu à terre des empreintes de souliers ferrés...
-- Les empreintes de mes souliers, interrompit Cheminot. (Et s'asseyant et levant les jambes:) Regardez plutôt mes semelles, monsieur le juge, disait-il, regardez si les clous y manquent...
Mais l'opinion du procureur de la République était faite.
-- Il suffit, dit-il au vagabond, je vous crois... (Et à la femme de chambre:) Et vous, ma fille, savez-vous si, à la suite de ces scènes, il n'y a pas eu d'explication entre monsieur et madame de Claudieuse?
-- Je l'ignore. Seulement madame et monsieur n'étaient plus du tout ensemble comme avant.
Elle ne savait rien de plus. Après lui avoir fait signer le procès-verbal de son interrogatoire, M. Daubigeon la congédia. (Puis s'adressant à Cheminot:) On va vous conduire en prison, lui dit-il. Mais vous êtes un brave garçon, et vous pouvez être sans inquiétudes. Allez!
Le procureur de la République et le juge d'instruction restaient seuls, puisqu'il est entendu que le greffier n'existe pas.
-- Eh bien! commença M. Daubigeon, que dites-vous de cela?
M. Daveline était atterré.
-- C'est à confondre l'esprit! murmura-t-il.
-- Commencez-vous à croire que maître Folgat avait raison, et que l'affaire n'était pas aussi claire que vous le prétendiez!
-- Eh! qui ne s'y fût trompé comme moi! Vous même, à un moment, n'avez-vous pas été de mon avis... Et cependant, si Jacques de Boiscoran et madame de Claudieuse sont innocents, qui donc est coupable?...
-- C'est ce que nous saurons bientôt, car je suis fermement résolu à ne pas goûter un instant de repos avant d'avoir fait éclater la vérité! Quel bonheur que des vices de forme frappent le jugement de nullité... (Il était tellement ému qu'il oubliait ses éternelles citations. S'adressant au greffier:) Mais il n'y a pas une minute à perdre, reprit-il. Prenez vos jambes à votre cou, mon cher Méchinet, et courez prier maître Folgat de passer au parquet. Je l'attends...
Lorsqu'en quittant la comtesse de Claudieuse, Mlle de Chandoré rejoignit les parents et les amis de Jacques:
-- Maintenant, oui, leur dit-elle, rayonnante d'espoir, maintenant nous l'emportons.
Son grand-père et le marquis de Boiscoran la pressaient de s'expliquer, elle refusa de rien dire, et ce n'est que plus tard, dans la soirée, qu'elle avoua à maître Folgat ce qu'elle avait obtenu, et comment il était plus que probable que le comte, avant de mourir, reviendrait sur sa déposition.
-- Cela seul sauverait Jacques, déclara le jeune avocat.
Mais cette espérance lui était un nouvel encouragement à redoubler d'efforts, et, tout brisé qu'il fût des émotions et des luttes de l'audience, il passa la nuit dans le cabinet de grand-père Chandoré à rédiger, de concert avec maître Magloire, la requête où il exposait les causes de nullité du jugement. N'ayant achevé que lorsqu'il faisait déjà grand jour, il ne voulut pas se coucher, et c'est sur un fauteuil qu'il s'établit, pour prendre quelques heures de repos. Il n'y avait pas une heure qu'il dormait lorsqu'il fut réveillé par le vieil Antoine, lequel venait lui annoncer qu'il y avait en bas un inconnu qui demandait instamment à lui parler.
Tout en se frottant les yeux, il descendit et, arrivé dans le corridor, il se trouva en face d'un homme d'une cinquantaine d'années, de mise passablement suspecte, portant moustache et barbiche, et vêtu de ce pantalon large et de cette redingote étroite qu'affectionnent les anciens militaires.
-- Vous êtes maître Folgat? lui demanda cet individu.
-- Oui.
-- Eh bien, moi, je suis l'agent que l'ami Goudar avait expédié en Angleterre...
Le jeune avocat tressauta.
-- De quand, ici?
-- De ce matin, par l'express. Vingt-quatre heures trop tard, je le sais, je l'ai appris par un journal que j'ai acheté à la gare... Monsieur de Boiscoran est condamné. Et cependant, je vous jure que je n'ai pas perdu une minute et que j'ai bien gagné la prime qui m'avait été promise en cas de succès...
-- Vous avez donc réussi?
-- Naturellement. Ne vous disais-je pas dans ma lettre de Jersey que j'étais sûr de mon fait?...
-- Vous avez retrouvé Suky?
-- Vingt-quatre heures après vous avoir écrit, dans un _public-house_ de Bouly-Bay... Elle ne voulait pas venir, la mâtine!
-- Vous l'avez amenée...
-- Parbleu! Elle est à _l'Hôtel de France_, où je l'ai déposée avant de venir vous demander.
-- Sait-elle quelque chose?
-- Tout.
-- Courez me la chercher...
Depuis le temps qu'il espérait ce succès, maître Folgat s'était préparé à en tirer tout le parti possible. Dans un album de Mlle Denise, il avait, au milieu d'une trentaine de photographies, glissé le portrait de Mme de Claudieuse. Il alla chercher cet album, et il venait de le poser sur la table du salon quand l'agent reparut, suivi de sa capture.
Suky avait été fort exactement dépeinte par le garçon traiteur de la rue des Vignes. C'était une grande diablesse d'une quarantaine d'années, aux traits durs, aux manières hommasses, habillée avec cette prétention si comique des Anglaises des basses classes qui peuvent disposer de quelque argent.
Interrogée par maître Folgat:
-- Je suis restée quatre ans rue des Vignes, répondit-elle en français très compréhensible, bien qu'avec un déplorable accent, et j'y serais encore sans la guerre. Dès les premiers jours que j'y fus placée, je reconnus que j'étais la gardienne d'une maison où des amoureux se donnaient rendez-vous. Cela ne me convenait pas trop, parce qu'on a son amour-propre, n'est-ce pas; mais la place était bonne, je n'avais rien à faire; bref, je restai. Cependant mes patrons se défiaient de moi, je le voyais bien... Quand ils devaient se rencontrer, monsieur m'envoyait en course à Versailles, à Saint-Germain, à Orléans même... Cela me blessait si fort que je résolus de découvrir ce qu'on me cachait... Je n'y eus pas beaucoup de peine, et dès la semaine suivante je savais que monsieur ne s'appelait pas plus sir Burnett que moi, et que c'était là un nom de guerre qu'il avait emprunté à un de ses amis.
-- Comment vous y êtes-vous prise?
-- Oh! bien simplement. Un jour que monsieur s'en allait à pied, je le suivis et je le vis entrer dans un hôtel de la rue de l'Université. En face, des domestiques causaient sur une porte; je leur demandai qui était ce monsieur, et ils me répondirent que c'était le fils du marquis de Boiscoran.
-- Voilà pour votre patron. Mais la visiteuse... Suky Wood souriait.
-- Pour la dame, répondit-elle, je fis exactement la même chose... Il me fallut du temps, par exemple, et de la patience, parce qu'elle prenait des précautions incroyables, et j'ai perdu plus d'un après-midi à la guetter. Mais plus elle se cachait, plus j'avais envie de savoir, comme de juste... Enfin, un soir qu'elle quitta la maison en voiture, je pris un fiacre, moi aussi, et je la suivis... C'est rue de la Ferme-des-Mathurins qu'elle se fit conduire. Le lendemain, je vins aux informations chez les concierges, sous prétexte de demander une place, et j'appris que cette dame était mariée en province, qu'elle venait tous les ans passer un mois chez ses parents, et qu'elle s'appelait la comtesse de Claudieuse...
Et Jacques qui prétendait, qui soutenait que Suky ne devait rien, ne pouvait rien savoir!
-- Mais l'avez-vous vue, cette dame? interrogea maître Folgat.
-- Comme je vous vois.
-- La reconnaîtriez-vous?
-- Entre mille.
-- Et si l'on vous montrait son portrait?
-- Je ne m'y tromperais pas. Maître Folgat lui tendit l'album.
-- Eh bien! cherchez, dit-il. Ce fut l'affaire d'une minute.
-- La voilà! s'écria Suky en mettant le doigt sur la photographie de Mme de Claudieuse.
Il n'y avait plus à douter.
-- Seulement, reprit le jeune avocat, il faudrait, miss Suky, répéter devant la justice tout ce que vous venez de dire.
-- Je le répéterai volontiers, puisque c'est la vérité.
-- Cela étant, on va vous chercher un logement, et vous y resterez à notre disposition. Soyez sans crainte, vous ne manquerez de rien, et l'on vous payera des gages comme si vous étiez en place.
Maître Folgat n'eut pas le temps d'en dire davantage, le docteur Seignebos entrait comme un coup de vent, en criant à pleine voix:
-- Victoire! cette fois. Victoire complète!
Mais il ne pouvait parler devant Suky Wood et l'agent. Il les congédia sans plus de façon, et dès qu'ils furent dehors:
-- Je sors de l'hôpital, dit-il à maître Folgat. J'ai vu Goudar. Il a réussi, il a fait parler Cocoleu...
-- Qu'a-t-il dit?
-- Ce que je savais bien qu'il dirait, si l'on parvenait à lui délier la langue... Mais vous l'entendrez, car il ne suffit pas que Cocoleu avoue tout à Goudar, il faut qu'il se trouve là des témoins pour recueillir les aveux de ce misérable...
-- Devant des témoins, il ne parlera pas...
-- Il ne les verra pas, ils resteront cachés, l'endroit est admirablement disposé pour une surprise.
-- Et si, une fois les témoins cachés, Cocoleu s'obstine à se taire?
-- Point. Goudar a trouvé le secret de le faire jaser quand il veut. Ah! c'est un habile mâtin, et qui sait son métier... Avez-vous confiance en lui?
-- Oh! complètement.
-- Eh bien, il répond du succès. Venez aujourd'hui même, m'a-t-il dit, entre une heure et deux, avec maître Folgat, le procureur de la République et monsieur Daveline, placez-vous à l'endroit que je vais vous montrer, et laissez-moi faire. Et là-dessus, il m'a fait voir où nous mettre et m'a indiqué comment je lui ferais connaître notre présence.
Maître Folgat n'hésita pas.
-- Nous n'avons pas un moment à perdre, dit-il, courons au parquet.
Mais dans le corridor même, le docteur et maître Folgat furent arrêtés par Méchinet, lequel arrivait hors d'haleine, et à demi fou de joie.
-- C'est monsieur Daubigeon qui m'envoie vous chercher, leur dit-il, écoutez ce qui arrive...
Et rapidement il les met au fait des événements de la matinée, du récit de Cheminot et de la déposition de la bonne de Mme de Claudieuse.
-- Ah! cette fois, c'est bien le salut! s'écria M. Seignebos.
Maître Folgat pâlissait d'émotion.
-- Avant de nous éloigner, proposa-t-il, apprenons ce qui se passe au marquis de Boiscoran et à mademoiselle Denise...
-- Non, interrompit le médecin, attendons une certitude. En route, plutôt, en route!
Ils avaient raison de se hâter. Le procureur de la République et le juge d'instruction les attendaient avec une impatience sans nom. Et dès qu'ils entrèrent dans la petite salle du greffe:
-- Eh bien! s'écria M. Daubigeon, Méchinet vous a tout dit...
-- Oui, répondit maître Folgat, mais nous savons encore autre chose que vous ignorez.
Et il se mit à raconter l'arrivée de Suky Wood et sa déposition.
Écrasé sous tant de preuves de son erreur, M. Galpin-Daveline s'était affaissé sur sa chaise, sans mouvement, sans voix. Mais M. Daubigeon était radieux.
-- Décidément, s'écria-t-il, Jacques est innocent!
-- Il l'est sûrement, prononça le docteur Seignebos, et la preuve, c'est que je connais le coupable...
-- Oh!...
-- Et vous le connaîtrez comme moi, si vous voulez prendre, ainsi que monsieur le juge d'instruction, la peine de me suivre à l'hôpital...
Une heure venait de sonner, et aucun d'eux n'avait rien pris de la journée. Mais c'était bien le moment de songer à déjeuner!
Sans l'ombre d'une hésitation:
-- Venez-vous, Daveline? dit simplement le procureur de la République.
Machinalement, avec des mouvements d'automate, le pauvre juge se leva, et ils partirent, laissant le long des rues les gens de Sauveterre stupéfaits de les voir ensemble.
C'est à Mme la supérieure de l'hôpital que M. Daubigeon s'adressa d'abord, et quand il lui eut expliqué ce dont il s'agissait, levant au ciel des yeux résignés:
-- Faites, messieurs, répondit-elle, faites, et puissiez-vous réussir, car c'est une lourde croix que ces perpétuelles descentes de justice dans notre paisible maison.
-- Suivez-moi donc au quartier des fous, messieurs, dit le docteur.
On appelle le quartier des fous, à l'hôpital de Sauveterre, une petite construction basse, devant laquelle est une cour sablée, entourée d'un mur fort élevé. Cette bâtisse est divisée en six cellules, ayant chacune deux portes, l'une qui donne sur la cour à l'usage des fous, l'autre s'ouvrant à l'extérieur et destinée aux gens de service.
C'est une de ces dernières qu'ouvrit le docteur Seignebos. Et après avoir recommandé le plus religieux silence, car le moindre bruit suspect pouvait réveiller les défiances de Cocoleu, il fit entrer ses compagnons dans une cellule dont la porte, donnant sur la cour, était fermée.
Mais cette porte était percée d'un large judas grillé d'où, sans être vu, on pouvait voir et entendre ce qui se passait et se disait dans la cour.
À moins de deux mètres du judas, sur un banc de bois, étaient assis au soleil Goudar et Cocoleu.
À force d'études et de volonté, le policier avait réussi à donner à son visage une affreuse expression d'hébétude. À ce point que les gens de l'hôpital l'estimaient plus idiot que l'autre. Il tenait son violon qui, sur l'ordre du docteur, lui avait été laissé, et il s'en accompagnait, tout en répétant cette ronde saintongeoise qu'il chantait le jour où, sur le Marché-Neuf, il avait accosté maître Folgat.
_Quand l'ageasson y yut des ailes,_ _Y s'envolit sur les maisons,_ _La pibôle!_ _Y s'envolit sur les maisons,_ _Pibolon!..._
Cocoleu, une large tartine d'une main et un gros couteau de paysan de l'autre, achevait son repas. Mais cette musique le ravissait si fort qu'il en oubliait de manger et, la lèvre pendante, l'œil à demi clos, il se dodelinait en mesure.
-- Ils sont hideux! ne put s'empêcher de murmurer maître Folgat.
Cependant Goudar, prévenu par le signal convenu, venait de finir son couplet. Il se pencha et retira de dessous le banc une énorme bouteille, dont il parut avaler une large lampée. Il passa ensuite la bouteille à Cocoleu, lequel à son tour se mit à boire, avidement, longtemps, et avec une expression de béatitude idiote. Après quoi, se passant la main sur le creux de l'estomac:
-- C'est, c'est, c'est... bon! bégaya-t-il.
M. Daubigeon s'était penché à l'oreille du docteur Seignebos.
-- Ah! je comprends, maintenant, murmura-t-il, et aux yeux de Cocoleu je vois qu'il y a longtemps déjà que dure cet exercice de bouteille... le misérable est ivre...
Ayant repris son violon, Goudar chantait:
_Et des maisons sur une église,_ _Qu'était l'église d'Avallon,_ _La pibôle!_ _Qu'était l'église d'Avallon,_ _Pibolon!_
-- À boire!... interrompit Cocoleu.
Après s'être fait un peu prier, Goudar lui tendit la bouteille, et tandis que, la tête renversée, il buvait à perdre la respiration:
-- Eh bien, lui dit-il, tu n'avais pas de bon vin comme cela au Valpinson?
-- Oh!... si! répondit Cocoleu.
-- Mais pas tant que tu voulais?
-- Si. Tout mon soûl... (Et riant d'un rire épais:) J'en... j'en... j'entrais dans le cellier par une fenêtre, bégaya-t-il, et je... je... je buvais avec une paille...
-- Tu dois regretter ce temps-là!
-- Oh, oui!
-- Seulement, puisque tu étais si bien au Valpinson, pourquoi y as-tu mis le feu?
Pressés autour du guichet de la cellule, les témoins de cette scène étrange retenaient leur respiration.
-- Je... je ne voulais brûler que les fagots, pour faire sortir monsieur le comte, répondit Cocoleu. Ce n'est pas ma faute si le feu a pris partout.
-- Et pourquoi voulais-tu tuer le comte?
-- Pour que la dame se marie avec monsieur de Boiscoran...
-- C'est donc elle qui te l'avait commandé?
-- Oh, non!... Mais elle disait en pleurant qu'elle serait heureuse si son mari était mort... Alors, comme elle était bonne pour Cocoleu et le comte mauvais, j'ai tiré...
-- Bon! mais alors pourquoi dire que c'était monsieur de Boiscoran qui avait fait le coup.
-- On commençait à dire que c'était moi. Tant pis! J'aime mieux qu'on lui coupe le cou qu'à moi!
Il frissonnait en disant cela, tellement que Goudar, craignant d'être allé un peu vite, reprit sa chanson:
_Le curé disait: dominus,_ _L'ageasson y dit vobiscum,_ _La pibôle!_ _L'ageasson y dit vobiscum,_ _Pibolon!_
Puis, sans cesser de racler une mélodie vague, et après une nouvelle caresse de Cocoleu à la bouteille:
-- Où avais-tu pris le fusil? demanda le policier.
-- Je... je... je l'avais pris au comte, pour tirer des oiseaux... et je... je... je l'ai encore, caché dans le trou où Michel m'a retrouvé...
C'est tout ce qu'en put supporter le bouillant docteur Seignebos. Ouvrant brusquement la porte, et s'élançant dans la cour:
-- Bravo! Goudar! s'écria-t-il.
Mais, au bruit, Cocoleu s'était dressé. Il comprit, car la terreur dissipa son ivresse et décomposa ses traits.
-- Ah! brigand! hurla-t-il.
Et, se jetant sur Goudar, il le frappa de deux coups de couteau. Trop rapide et trop imprévu avait été le mouvement pour qu'il fût possible de s'y opposer.
Repoussant violemment maître Folgat qui cherchait à le désarmer, Cocoleu bondit jusqu'à l'un des angles de la cour, et là, terrible comme la bête acculée, l'œil injecté de sang, la bouche écumante, il menaçait de son redoutable couteau quiconque faisait mine d'approcher.
Aux cris de M. Daubigeon et de M. Daveline, les employés de l'hôpital s'étaient hâtés d'accourir, et cependant la lutte eût été sanglante, probablement, sans la présence d'esprit d'un gardien qui, se hissant sur la crête du mur, réussit à prendre dans un nœud coulant le bras du misérable.
En un instant il fut renversé, désarmé et mis hors d'état de nuire.
-- On... on... on fera de... de moi ce qu'on voudra, dit-il alors, je... je... je ne prononcerai plus une parole.
Pendant ce temps, l'involontaire et désolé auteur de la catastrophe, le docteur Seignebos, s'empressait près de Goudar, lequel gisait inanimé sur le sable de la cour. Les deux blessures du malheureux policier étaient graves, mais non mortelles, ni même très dangereuses, le couteau ayant glissé sur les côtes. Transporté dans une des chambres particulières de l'hôpital, il ne tarda pas à reprendre connaissance. Et voyant penchés sur son lit M. Daubigeon et M. Daveline, le docteur et maître Folgat:
-- Eh bien, murmura-t-il avec un triste sourire, n'avais-je pas raison de dire que mon métier est un fichu métier...
-- Mais rien ne vous empêche de l'abandonner, répondit maître Folgat, si véritablement certaine maison que nous avons visitée ensemble suffit à votre ambition...
Le visage pâli du policier s'illumina.
-- On me la donnerait? s'écria-t-il.
-- N'avez-vous pas découvert et livré à la justice le vrai coupable?
-- Bénis soient, en ce cas, les coups de couteau. Je sens qu'avant quinze jours je serai sur pied! Vite une plume et de l'encre, que j'envoie ma démission et que j'annonce à ma femme la bonne nouvelle...
Il fut interrompu par l'entrée d'un des huissiers du tribunal. S'approchant du procureur de la République:
-- Monsieur, dit respectueusement cet homme, monsieur le curé de Bréchy vous attend au parquet.
-- Je suis à lui à l'instant, répondit M. Daubigeon. (Et s'adressant à ses compagnons:) Venez, messieurs, dit-il, venez...
Le curé de Bréchy l'y attendait, en effet, et il se leva vivement du fauteuil où il était assis lorsqu'il vit entrer le procureur de la République et M. Daveline, maître Folgat et le docteur Seignebos.
-- Peut-être est-ce à moi seul que vous voulez parler, monsieur le curé?... demanda M. Daubigeon.
-- Non, monsieur, répondit le vieux prêtre, non... L'œuvre de réparation dont je suis chargé doit être publique. (Et présentant une lettre:) Lisez, ajouta-t-il, lisez à haute voix...
Rompant d'une main tremblante d'émotion le cachet armorié, le procureur de la République lut:
-- _Au moment de mourir en chrétien, comme j'ai vécu, je me dois à moi-même, je dois à Dieu que j'ai offensé et aux hommes que j'ai trompés, de proclamer ce qui est la vérité:_
_Inspiré par la haine, je me suis rendu coupable d'un faux témoignage exécrable, en disant que l'homme qui a tiré sur moi est monsieur de Boiscoran et que je l'ai reconnu._
»_Non seulement je ne l'ai pas reconnu, mais je sais qu'il est innocent, j'en suis sûr, je le jure par tout ce qu'il y a de sacré en ce monde que je vais quitter, et en l'autre, où m'attend le souverain juge._
»_Puisse monsieur de Boiscoran me pardonner comme je pardonne moi-même!_
»_TRIVULCE DE CLAUDIEUSE._
-- Malheureux homme! murmura maître Folgat. Mais déjà le curé reprenait:
-- Vous le voyez, messieurs, monsieur de Claudieuse ne met à sa rétractation aucune condition. Il ne demande rien, sinon que la vérité éclate. Et cependant, je serai l'interprète des derniers désirs d'un mourant, en vous suppliant de ne pas prononcer, dans le nouveau procès, le nom de la comtesse de Claudieuse.
Des larmes brillaient dans tous les yeux.
-- Soyez sans inquiétude, monsieur le curé, répondit M. Daubigeon, les derniers vœux de monsieur de Claudieuse seront exaucés. Le nom de la comtesse ne sera pas prononcé, il n'en sera pas besoin. Le secret de sa faute sera religieusement gardé par ceux qui le connaissent.
Il était quatre heures à ce moment.
Une heure plus tard, arrivèrent au tribunal un gendarme et Michel, le fils du métayer de Boiscoran, qui avaient été chargés d'aller vérifier les déclarations de Cocoleu.
Ils rapportaient le fusil dont le misérable s'était servi, et qu'il avait caché dans une tanière qu'il s'était creusée dans les bois de Rochepommier, et où Michel l'avait découvert le lendemain du crime.
Désormais l'innocence de Jacques était plus claire que le jour, et bien qu'il dût rester sous le coup de sa condamnation jusqu'à la réforme du jugement, il fut décidé, le président des assises, M. Domini, et M. Du Lopt de la Gransière s'en mêlant, qu'il serait mis le soir même en liberté provisoire.
À maître Folgat et à maître Magloire revenait l'agréable mission d'annoncer au prisonnier cette heureuse nouvelle.
Ils le trouvèrent marchant comme un fou dans sa cellule, en proie aux plus indicibles angoisses, depuis les mots d'espoir que lui avait, le matin, adressés M. Daubigeon. Oui, il espérait... et cependant, quand il sut qu'il était sauvé, qu'il était libre, il s'affaissa comme une masse sur une chaise, moins fort contre la joie que contre la douleur. Mais on se remet vite de telles émotions. Quelques instants plus tard, Jacques de Boiscoran, donnant le bras à ses défenseurs, sortait de cette prison où il avait, pendant des mois, enduré tout ce que peut souffrir un honnête homme. Effroyable expiation de ce qui, pour tant de gens, est à peine une faute légère.
En arrivant rue de la Rampe:
-- On ne vous attend certes pas, dit maître Folgat à son client; ralentissez le pas, tandis que je me présenterai le premier.
Il trouva les parents et les amis de Jacques réunis au salon, dévorés d'anxiété, car ils ignoraient encore ce qu'il pouvait y avoir de fondé dans les bruits vagues arrivés jusqu'à eux. Avec les plus savantes précautions, le jeune avocat entreprit de les préparer à la vérité; mais Mlle Denise l'interrompit:
-- Où est Jacques?
Jacques était à ses genoux, éperdu de reconnaissance et d'amour...
* * * * *
Le lendemain eut lieu l'enterrement du comte de Claudieuse et de la plus jeune de ses filles, et le soir même, la comtesse quittait Sauveterre pour s'établir chez son père, à Paris, où elle ne devait pas tarder à grossir le _Clan des révoltées..._
* * * * *
Ainsi que cela devait être, le jugement qui frappait Jacques fut réformé, et Cocoleu, reconnu coupable du crime du Valpinson, était condamné aux travaux forcés à perpétuité.
Un mois plus tard, Jacques de Boiscoran épousait, à l'église de Bréchy, Mlle Denise de Chandoré. Les témoins du marié étaient maître Magloire et le docteur Seignebos, et ceux de la mariée maître Folgat et M. Daubigeon.
Même l'excellent procureur de la République oublia quelque peu, ce jour-là, la gravité de ses fonctions. Il ne cessait de répéter:
«_Nunc est bibendum, nunc pede libero,_ _Pulsanda tellus...»_
Et il but, en effet, et il ouvrit le bal avec la mariée.
M. Galpin-Daveline, envoyé en Afrique, n'assista pas à ces noces. Mais Méchinet y brilla, débarrassé, grâce à Jacques, de tous ses soucis d'argent.
Et, aujourd'hui, les époux Blangin ont presque tout dévoré l'argent qu'ils avaient extorqué à Mlle Denise de Chandoré.
Cheminot, garde particulier de Boiscoran, est la terreur des vagabonds.
Et Goudar, jardinier pépiniériste, vend les plus belles pêches de Paris.
FIN
[1] Pantalon.
[2] Caprice, fantaisie.
[3] Ancêtre des guides Michelin.
[4] Chanter femme sensible: se dit d'une demande qui restera sans résultat.
[5] À l'époque, les conscrits étaient tirés au sort. Les premiers numéros, dans la limite du contingent prévu devaient faire leur service militaire.
[6] Une école: une faute de conduite, une sottise.
[7] Toutes les herbes de la Saint-Jean: tous les moyens nécessaires.