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L'écroulement du souterrain durait toujours.
La voûte de la galerie se détachait par fragments de blocs énormes.
Le sol continuait à mugir et à trembler.
On eût dit un de ces tremblements de terre qui ébranlent les cités du nouveau monde.
Vanda était tombée à genoux et priait.
Pauline, suspendue au cou de Polyte, lui disait : -- Au moins, nous mourrons ensemble !
Milon hurlait de fureur et brandissait ses poings énormes en répétant : -- Ah ! les gredins de fénians ! les propres à rien ! les canailles !
Marmouset, lui, regardait le maître.
Le maître était calme, debout, le front haut.
Il semblait attendre la fin de ce cataclysme avec la tranquillité d'un homme qui se sait au-dessus de la mort.
Enfin, l'ébranlement s'apaisa.
Le bruit cessa tout à coup et les blocs de roche cessèrent de tomber.
-- En avant ! dit alors Rocambole.
Vanda se redressa, l'œil en feu.
-- Ah ! dit-elle, nous sommes sauvés !
-- Pas encore, répondit-il. Mais marchons toujours.
Le souterrain était obstrué de blocs de roche énormes.
Cependant, Rocambole, armé d'une pioche, se fraya le premier un passage au milieu de ces décombres.
Ses compagnons, rassurés, le suivaient.
Ils firent ainsi une centaine de pas.
Tout à coup, Rocambole s'arrêta.
Au milieu de la galerie, un objet volumineux venait d'attirer son attention.
Cet objet était un tonneau.
Et ce tonneau était rempli de poudre.
Il était facile de s'en convaincre en voyant une mèche soufrée qui dépassait la bonde d'un demi-pied.
Que faisait là ce tonneau ?
Qui donc l'avait apporté ?
Les fénians connaissaient-ils donc aussi ce passage ?
Marmouset s'était pareillement approché.
Et, comme le maître, il regardait avec étonnement le baril et semblait se poser les mêmes questions.
Vanda et les autres se trouvaient à une certaine distance.
Rocambole dit enfin :
-- Il est impossible que les fénians aient apporté cela ici.
-- Qui voulez-vous que ce soit, alors, maître ? demanda Marmouset.
Rocambole tournait et retournait autour du tonneau.
Enfin, son front plissé se dérida ; un sourire revint à ses lèvres.
-- Mes enfants, dit-il, nous n'étions pas nés le jour où ce baril a été transporté ici.
-- En vérité ! murmura Marmouset.
-- Cette poudre a deux cents ans, continua Rocambole.
-- Est-ce possible ?
-- Voyez le tonneau, examinez-le. Le bois en est vermoulu et se déchiquette sous le doigt.
-- C'est vrai, dit Marmouset.
-- Ne touche pas à la mèche, dit encore le maître, car elle est tellement sèche qu'elle tomberait en poussière.
-- Et, dit Polyte, qui n'avait pas fait des études bien approfondies sur la matière, c'est de la poudre, je crois, qui n'est pas méchante.
-- Tu crois ?
Et Rocambole regarda en souriant le gamin de Paris.
-- Dame ! fit Polyte, une poudre si vieille doit être éventée.
-- Tu te trompes.
-- Ah !
-- Elle est dix fois plus violente que de la poudre neuve.
-- Bigre ! alors, il faut faire attention.
-- À quoi ?
-- À ne pas y mettre le feu.
-- Et pourquoi cela ?
-- Mais, dame ! après ce qui vient de nous arriver !
-- Laissons là cette poudre et marchons toujours, dit Rocambole.
Et il continua son chemin.
Le souterrain allait toujours en s'abaissant, et le sol fuyait sous les pieds.
C'était là une preuve qu'on approchait de plus en plus de la Tamise.
Mais, tout à coup, Rocambole s'arrêta de nouveau.
-- Ah ! dit-il, voilà ce que je craignais.
Le souterrain était fermé par un bloc de rochers qui s'était détaché de la voûte et remplissait l'office d'une porte.
-- Prisonniers ! murmura Vanda, que son épouvante reprit.
Rocambole ne répondit pas.
Il voyait sa dernière espérance s'évanouir.
La route était barrée.
Revenir en arrière serait tout aussi impossible.
C'était s'exposer, du reste, à tomber aux mains des policemen, qui, dans quelques minutes peut-être, la première stupeur passée, envahiraient les souterrains découverts tout à coup et que la génération actuelle avait ignorés.
-- Allons ! dit Rocambole après un moment de silence, il faut vaincre ou mourir.
-- Je suis bien fort, dit Milon, mais ce n'est pas moi qui me chargerais de pousser ce caillou-là.
-- Si on pouvait le saper, dit Marmouset.
-- Avec quoi ? Nous n'avons pas les outils nécessaires.
-- C'est vrai.
-- Et puis, c'est de la roche dure...
-- Ah ! dit encore Vanda, je le sens bien, nous mourrons ici.
-- Peut-être... dit Rocambole.
Pauline s'était de nouveau jetée au cou de Polyte.
Et Polyte lui disait :
-- Ne pleure pas ; tout n'est pas désespéré encore. Regarde cet homme comme il est calme...
En effet, Rocambole était aussi tranquille en ce moment que s'il se fût encore trouvé dans le salon du gouverneur de Newgate.
-- Marmouset, dit-il enfin, et toi, Milon, écoutez-moi bien.
-- Parlez, maître.
-- N'entendez-vous pas un bruit sourd ?
-- Oui.
-- C'est la Tamise, qui n'est plus qu'à une faible distance de nous.
-- Bon ! fit Milon.
-- Examinez maintenant la voûte de cette galerie. Elle est taillée dans le roc vif.
-- Oui, dit Marmouset, et c'est une roche vive qui nous défend d'aller plus loin.
-- Attendez donc, fit Rocambole. Vous avez manié souvent, l'un et l'autre, des armes à feu.
-- Parbleu ! dit Marmouset.
-- Eh bien ! suivez mon raisonnement. Supposons deux choses : la première, que cette galerie est tout près de la Tamise.
-- Ceci est sûr, dit Milon.
-- Supposons encore qu'elle est comme un canon de fusil.
-- Bon ! fit Marmouset.
-- Et que cette roche que nous avons devant nous et qui nous ferme le chemin, est un projectile.
-- Après ? dit Milon.
-- Nous avons la poudre, continua Rocambole.
-- Vous voulez faire sauter le rocher ?
-- Non pas, mais le projeter en avant.
-- Ah !
-- Et le chasser jusqu'au bout de la galerie, où il rencontrera la Tamise.
-- Cela me paraît difficile, dit Marmouset.
-- Pourquoi ?
-- Parce que la poudre, ne rencontrant point de tube en arrière, n'aura pas de point d'appui, et tout ce que nous aurons gagné à cet effet sera de produire un nouvel écroulement dans la galerie qui nous ensevelira cette fois.
-- Marmouset a raison, dit Vanda.
-- Il a tort, dit froidement Rocambole.
Alors, on se regarda avec anxiété.
Mais lui, toujours calme, toujours froid, regarda Marmouset et lui dit : -- C'est la force de résistance qui te manque, n'est-ce pas ?
-- Oui, la force de résistance que la poudre rencontre au tonnerre, et qui lui permet de produire son expansion en avant.
-- Eh bien ! rien n'est plus simple à obtenir.
-- Ah !
-- Milon, toi et moi, nous allons pousser le baril devant nous, et nous le coucherons contre le rocher, la mèche en arrière, bien entendu.
-- Et puis ? demanda Marmouset.
-- Puis, nous coulerons les uns après les autres tous les blocs plus petits qui obstruent la galerie.
-- Et nous élèverons une sorte de muraille derrière le tonneau, n'est-ce pas, maître ? fit Milon.
-- Précisément, et nous ferons cette muraille six fois plus épaisse que la roche qu'il s'agit de pousser.
-- Et combien d'heures estimez-vous que va nous coûter un pareil travail ?
-- Six heures au moins.
-- Mais, dit Vanda, avant six heures, avant une heure peut-être nous serons perdus !
-- Et pourquoi cela ?
-- Parce que les policemen et les soldats vont envahir les souterrains.
Rocambole haussa les épaules.
-- D'abord, dit-il, l'écroulement complet de la salle circulaire que nous avons laissée derrière nous nous protège. Ensuite, il est probable qu'on nous croira morts.
-- Un bout de temps, six heures ! dit Milon.
Rocambole se prit à sourire.
-- Tu trouves que c'est long ?
-- Dame !
-- Eh bien ! suppose que la muraille qu'il s'agit d'édifier est construite.
-- Bon !
-- Et qu'il ne nous reste plus qu'à mettre le feu au baril.
-- Eh bien ?
-- Il nous faudrait encore attendre sept ou huit heures.
Et comme on le regardait et que personne ne paraissait comprendre : -- Le bruit sourd que nous entendons, dit-il, nous prouve que nous sommes près de la Tamise.
-- Oui, dit Milon.
-- Et c'est l'heure de la marée ; il faut donc attendre que la Tamise ait baissé.
-- Pourquoi ?
-- Parce que le bloc de roche, au lieu d'être poussé en avant, rencontrerait une force de résistance invincible dans la colonne d'air que le fleuve emprisonnera, tant qu'il ne sera pas descendu au-dessous de l'orifice du souterrain.
-- Tout cela est fort juste, dit Marmouset. Mais j'ai encore une objection à faire.
-- Voyons ?
-- Comment mettrons-nous le feu au baril, quand nous l'aurons emprisonné entre le bloc de roche et la muraille que nous allons élever ?
-- Au moyen de la mèche, que nous laisserons passer entre les pierres.
-- Mais elle sera trop courte.
-- Nous l'allongerons avec nos chemises coupées en lanières.
-- Pas assez pour que celui qui se dévouera...
-- Cela ne te regarde pas, dit Rocambole.
-- Hein ? fit Marmouset.
-- Un seul homme mettra le feu, et cet homme c'est moi !
-- Qui ? Vous ! exclamèrent à la fois Milon, Vanda et Marmouset.
-- Moi, répéta-t-il tranquillement avec un sourire hautain aux lèvres. Vous m'appelez le maître ; quand j'ordonne, vous devez obéir !... À l'œuvre !...
Le maître avait parlé.
Il fallait obéir.
D'ailleurs, l'heure du péril était loin encore.
Marmouset dit à l'oreille de Milon :
-- Construisons toujours la muraille, nous verrons après.
-- Ça y est, dit Milon.
Et on se mit à l'œuvre.
En outre de Marmouset, de Milon, de Vanda, de Polyte et de Pauline, il y avait encore trois personnes dans le souterrain.
L'une était le matelot William celui que jadis l'homme gris avait terrassé.
Puis, la Mort-des-Braves, et enfin Jean le Boucher, que jadis on appelait, au bagne, Jean le Bourreau.
Ceux-là n'eussent même pas osé discuter un ordre du maître.
Rocambole leur fit un signe.
Tous trois revinrent en arrière pour y prendre le baril de poudre.
Milon les suivit.
Le baril était lourd ; mais poussé, traîné, porté par les quatre hommes, il fut arraché à la place qu'il occupait depuis deux cents ans.
Puis on le posa contre la roche, sur le flanc, la mèche en arrière.
-- À la muraille, maintenant ! dit Rocambole.
Et il regarda sa montre.
Tous avaient des torches.
-- Qu'on les épargne, dit Rocambole, une seule suffit !
Chacun souffla sa torche, excepté lui.
-- Le maître a de la précaution, murmura Milon.
-- Sans doute, répondit Marmouset à voix basse. Nous sommes ici pour sept ou huit heures peut-être, et si nous brûlions toutes nos torches à la fois, nous courrions grand risque de demeurer dans les ténèbres.
On se mit donc à la besogne.
Les blocs de roche furent apportés, un à un.
Avec la pioche dont il était armé, Rocambole les équarrissait au besoin et faisait l'office du maçon.
Le mur montait peu à peu.
Quand il fut à deux pieds du sol, on prit la mèche avec soin et on l'allongea en y ajoutant la chemise de Milon taillée en minces lanières.
Puis on la fit passer sur le mur et déborder au dehors.
Avec la pioche, Rocambole cassait de petits morceaux de roche qu'il disposait tout alentour, de façon à faire une sorte de lumière semblable à celle d'un canon.
Quand la mèche fut ainsi protégée, on continua la muraille.
Chacun, hommes et femmes, apportait sa pierre, et le mur montait, montait toujours.
Quatre heures après, il avait atteint le sommet de la voûte.
Le baril de poudre se trouvait alors emprisonné entre le mur et le bloc de roche.
Le mur avait dix ou douze pieds d'épaisseur.
Selon les calculs de Rocambole, il devait avoir une force de résistance triple de celle de la roche.
Alors, le maître tira sa montre.
-- Est-ce le moment ? demanda Milon.
-- Non, pas encore, dit Rocambole.
-- Il y a pourtant joliment longtemps que nous travaillons !
-- Quatre heures seulement.
-- Ah !
-- Et la marée n'est pas redescendue encore !
Milon soupira, puis, au bout d'un instant de silence : -- Combien de temps encore ? fit-il.
-- Trois heures.
-- Ah ! bien alors, les policemen ont le temps de venir.
-- Espérons qu'ils ne viendront pas, dit Rocambole avec calme.
Et il s'assit sur un bloc de roche qui n'avait pas trouvé son emploi.
Et comme ses compagnons l'entouraient : -- Écoutez-moi bien, maintenant, dit-il.
On eût entendu voler une mouche dans le souterrain.
Rocambole poursuivit :
-- Je crois fermement à notre délivrance. Cependant, je puis me tromper dans mes calculs.
-- Je ne le pense pas, dit Marmouset.
-- Moi non plus, mais enfin, il faut tout supposer.
-- Bon ! murmura Milon.
-- Si nous ne pouvons projeter le rocher en avant, il faut nous attendre à un nouvel écroulement.
-- Et alors, dit Vanda, nous serions tous ensevelis et écrasés ?
-- Peut-être oui, peut-être non.
Et Rocambole, le sourire aux lèvres, poursuivit : -- Quand l'heure de mettre le feu à la mèche sera venue, vous vous en irez tous à l'autre extrémité du souterrain et ne vous arrêterez que dans cette salle circulaire où cette jeune fille nous attendait.
Et il désigna Pauline d'un geste.
-- Mais vous, maître ?
-- Il ne s'agit pas de moi, dit Rocambole. Je parle, écoutez.
Il prononça ces mots d'un ton impérieux et tous courbèrent la tête.
-- L'explosion aura lieu, continua-t-il. Alors, de deux choses l'une : ou la roche sera violemment chassée en avant, comme un boulet de canon...
-- Ou nous serons tous écrasés, dit Marmouset.
-- Pas vous, mais moi.
-- Maître, dit Vanda, voilà précisément ce que nous ne voulons pas.
-- Et c'est ce que je veux, moi !
-- Il y a pourtant une chose bien simple, murmura Milon.
-- Laquelle ?
-- C'est de tirer au sort qui mettra le feu.
-- Tu as raison en apparence, dit Rocambole.
-- Ah !
-- Mais tu as tort en réalité.
-- Et pourquoi cela ? demanda Milon.
-- Parce que si l'écroulement se fait, toute fuite pour ceux qui seront dans la salle circulaire deviendra impossible.
-- Eh bien ?
-- Et qu'ils tomberont aux mains des policemen.
-- Bon ! après ?
-- Et que, si je suis parmi eux, je serai pendu. Or, mourir pour mourir, j'aime mieux mourir ici.
Cela était tellement logique que personne ne répliqua.
-- Vous autres, au contraire, poursuivit Rocambole, vous n'êtes ni incriminés, ni coupables ; en admettant même que vous soyez mis en prison, vous serez relâchés.
-- Qui sait ? fit encore Milon.
-- Je connais la loi anglaise, dit Rocambole, et suis sûr de ce que je dis.
-- Eh ! s'écria Vanda, que nous importent la vie et la liberté si vous mourez, maître ?
-- Vous continuerez mon œuvre, dit froidement Rocambole.
Milon se méprit à ces paroles :
-- Ah ! non, par exemple, dit-il, en voilà assez comme ça pour les fénians, des gredins qui sont cause...
-- Tais-toi !
Et Rocambole eut un geste impérieux.
Puis, s'adressant à Vanda :
-- Écoute-moi bien, toi, dit-il.
-- Parlez, maître !
-- Si l'hypothèse que je viens d'admettre devenait une réalité, si j'étais enseveli, vous autres écroués d'abord, puis mis en liberté ensuite, tu te mettrais à la recherche de miss Ellen.
-- Elle nous attend sur le navire.
-- Soit. Mais enfin tu la retrouverais où qu'elle fût ?
-- Sans doute. Et puis ?
-- Et vous iriez ensemble à Rotherhithe, de l'autre côté de la Tamise, tout près du tunnel.
-- Après ? fit encore Vanda.
-- Vous entreriez dans Adam street, une ruelle étroite et sombre, et vous chercheriez la maison qui porte le numéro 17.
-- Bon ! dit Vanda.
-- Au troisième étage de cette maison demeure une vieille femme qu'on appelle Betzy-Justice. Tu lui montrerais ceci.
Et Rocambole prit à son cou une petite médaille d'argent qui était suspendue par un fil de soie.
-- Et puis ? dit encore Vanda.
-- Alors Betzy-Justice te donnera des papiers.
-- Et ces papiers, je les lirai ?
-- Oui, et ils t'apprendront à qui toi et nos compagnons avez affaire.
-- C'est bien, dit Vanda.
Rocambole consulta sa montre de nouveau.
-- Quel jour sommes-nous ? demanda-t-il ?
-- Le 14, répondit Marmouset.
Le maître parut réfléchir.
-- Je me suis trompé, dit-il enfin ; la marée avance d'une heure aujourd'hui.
-- Ah !
-- À l'heure qu'il est, l'orifice de la galerie doit être libre.
-- Alors le moment est venu ? demanda Vanda en tremblant.
-- Dans dix minutes.
Milon se jeta alors aux genoux de Rocambole : -- Maître, dit-il, au nom de Dieu, accordez-moi une grâce.
-- Parle.
-- Laissez-moi rester avec vous.
-- Soit, dit Rocambole.
Milon poussa un cri de joie.
Alors le maître prit Vanda dans ses bras et l'y serra fortement ; puis il embrassa successivement chacun de ses compagnons et dit : -- Éloignez-vous !
Et ils obéirent.
Vanda se retournait à chaque pas, tout en obéissant.
-- Plus vite ! cria Rocambole.
Puis, quand ils eurent disparu dans l'éloignement, il regarda Milon : -- Es-tu prêt ? dit-il.
-- Toujours, répondit le colosse.
-- Tu n'as aucune répugnance à t'en aller dans l'éternité ?
-- Avec vous, aucune.
-- C'est bien. En route, alors !
Et Rocambole approcha sa torche de l'extrémité de la mèche et y mit le feu.
Puis, les bras croisés sur la poitrine, il attendit.
Milon était aussi impassible que lui.
Et la mèche brûlait lentement, et elle atteignit le mur qui la séparait encore du baril...
Vanda s'était retournée bien souvent, et elle marchait la dernière, tandis que les compagnons de Rocambole s'éloignaient du baril de poudre et gagnaient la salle circulaire.
-- Plus vite ! avait crié le maître, plus vite !
Marmouset, qui marchait en tête ; avait précipité sa marche.
Et tous arrivèrent ainsi à la salle circulaire.
Alors Marmouset dit à Vanda :
-- Nous sommes à quatre cents mètres de distance du baril ; mais comme le souterrain est percé en droite ligne, nous pourrons voir l'explosion.
En même temps, il passait derrière lui la torche qu'il tenait à la main.
Alors on put voir Rocambole et Milon dans le lointain, grâce à la clarté de la torche qu'ils avaient gardée.
Le maître et Milon étaient l'un près de l'autre, immobiles, attendant l'explosion.
Vanda frissonnait de tous ses membres.
Non pour elle, car elle avait prouvé son héroïsme et son mépris de la vie.
Mais pour Rocambole, à l'amour de qui elle avait renoncé et que, cependant, elle aimait toujours.
Deux minutes s'écoulèrent.
-- C'est long ! disaient les autres.
-- Non, répondit Marmouset, il faut donner à la mèche le temps de brûler.
Puis il ajouta :
-- Couchez-vous tous à terre.
-- Pourquoi ? demanda la Mort-des-Braves.
-- Parce l'explosion vous y couchera tout à l'heure, et que si vous attendez ce moment, vous risquez de vous casser une jambe ou un bras.
Tous obéirent, excepté Vanda.
-- Moi, je veux voir ! dit-elle.
Et elle avait toujours les yeux fixés sur Milon et Rocambole, qui lui apparaissaient dans l'éloignement, au milieu du cercle de lumière décrit par la torche, comme des êtres microscopiques.
-- Eh ! bien ! moi aussi, dit Marmouset.
Et, comme Vanda, il demeura debout.
Tout à coup, la mèche enflammée se trouva en contact avec le baril.
Jamais plus épouvantable coup de tonnerre ne se fit entendre.
Et l'ébranlement fut tel que Vanda et Marmouset furent jetés la face contre terre.
Mais ils demeurèrent les yeux ouverts.
Ô miracle !
À la place de la torche que tenait Rocambole et qui s'était brusquement éteinte, une lumière blanche, ronde comme la lune, se montra à l'extrémité du souterrain.
Le baril de poudre, avait, du même coup, rejeté la muraille en arrière et la roche en avant.
Le maître ne s'était point trompé dans ses calculs. La galerie avait joué le rôle d'un canon.
Cette lumière qui brillait, dans le lointain, c'était le jour, le jour au bord de la Tamise.
Au même instant, deux ombres s'agitèrent sur le sol.
C'étaient Milon et Rocambole qui, jetés violemment à terre par la secousse, se redressaient.
La voix du maître parvint aux oreilles de Marmouset et de Vanda.
-- En avant ! criait-il, en avant !
Et on les vit, Milon et lui, qui s'élançaient vers le point lumineux, c'est-à-dire vers l'orifice de la galerie.
Les autres compagnons de Marmouset et de Vanda s'étaient pareillement relevés.
-- En avant ! répéta Marmouset.
Et tous se mirent à venir sur les pas de Rocambole et de Milon.
Mais, tout à coup, un nouveau bruit se fit, un fracas plutôt.
La lumière blanche disparut...
Le sol trembla comme tout à l'heure, et Marmouset, qui marchait le premier, s'arrêta la sueur au front.
C'était la voûte de la galerie qui s'effondrait, et un nouveau bloc de roche fermait le souterrain une seconde fois.
Cette fois, une épouvante indescriptible s'empara des compagnons du maître.
Les torches étaient éteintes, et les ténèbres enveloppaient Marmouset, Vanda et ceux qui les suivaient.
Le sol tremblait sous leurs pieds ; des craquements sourds retentissaient à une faible distance.
-- Nous sommes perdus ! dit Vanda.
-- Qui sait ? fit Marmouset.
Sa torche était éteinte ; mais il l'avait toujours dans la main.
-- Il faut y voir tout d'abord, dit-il.
Et il tira de sa poche un briquet avec lequel la torche fut rallumée.
Les craquements avaient cessé ; le sol ne crépitait plus sous leurs pieds, et tout était rentré dans le silence.
-- En avant ! répétait Marmouset.
-- En avant ! dit Vanda.
Polyte portait dans ses bras sa chère Pauline, qui s'était évanouie de frayeur.
Marmouset, sa torche à la main, tenait toujours la tête de la petite troupe.
On arriva ainsi à l'endroit où le baril avait pris feu ; on passa sur les débris de la muraille.
On put voir la paroi de la galerie entamée par le frottement de la roche.
-- Plus loin encore ! disait Marmouset.
Et il marchait toujours.
Enfin, ils arrivèrent à l'endroit où la lumière du ciel avait subitement disparu.
Une énorme roche, plus grosse encore que la première, s'était détachée de la voûte et, muraille infranchissable, fermait la galerie.
Marmouset et Vanda se regardèrent.
Ils se regardèrent, pâles, muets, frissonnants.
La même question venait sur leurs lèvres, et ni l'un ni l'autre n'osait la faire.
Qu'était devenu le maître ?
Avait-il été écrasé ?
Ou bien la roche était-elle tombée derrière lui, le séparant ainsi de ses compagnons, mais lui donnant le temps de gagner la Tamise ?
Enfin, Vanda prononça un mot, un mot unique : -- Espérons ! dit-elle.
-- Espérons ! répéta Marmouset.
Et alors ils regardèrent leurs compagnons, qui paraissaient frappés de stupeur.
-- Mes amis, dit enfin Marmouset, il ne faut plus songer à aller en avant ; vous le voyez, la route est barrée.
-- Eh bien ! dit Jean le Boucher, retournons en arrière, et si les policemen nous rencontrent, on verra...
Vanda ne prononçait plus un mot.
Elle était comme anéantie par cette nouvelle catastrophe, et un doute affreux l'étreignait.
Rocambole était-il mort ou vivant ?
La Mort-des-Braves dit à son tour :
-- Ce n'est pas douteux, le maître et Milon ont pu se sauver.
Marmouset ne répondit pas.
Ils rebroussèrent chemin et arrivèrent dans la salle circulaire. Là, Marmouset s'arrêta.
-- Il s'agit de tenir conseil sur ce que nous avons à faire, dit-il.
Et il montrait du doigt la galerie par laquelle, quelques heures auparavant, ils avaient gagné le souterrain de Newgate.
-- Nous savons où cela conduit, dit-il.
-- Merci bien, dit le matelot William, vous voulez donc aller vous livrer aux policemen ?
-- Nous ne risquons pas grand'chose à cela.
-- Nous risquons d'aller au Moulin, d'abord.
-- Je me ferai bien mettre en liberté.
-- Vous, peut-être, mais moi... qui suis Anglais ?
Polyte avait déposé Pauline à terre. La jeune fille commençait à revenir à elle et demandait ce qui s'était passé.
Polyte ralluma sa torche à la torche de Marmouset.
-- Je vais faire un bout de chemin en avant, dit-il.
Et il s'engagea dans la galerie.
Mais il n'eut pas fait cinquante pas qu'il rebroussa chemin et vint rejoindre ses compagnons.
-- C'est pas la peine de vous fouler la rate, dit-il.
-- Hein ? dit Marmouset.
-- Nous n'avons rien à craindre des policemen.
-- Que veux-tu dire ?
-- Qu'un autre éboulement s'est fait dans cette galerie et qu'elle est fermée aussi.
-- Ah !
-- Ce qui fait que nous sommes prisonniers ici.
-- Prisonniers, dit la Mort-des-Braves et condamnés à mourir de faim.
Marmouset haussa les épaules.
-- Bah ! dit-il, ce ne serait pas la peine d'avoir une étoile pour ne point s'y fier.
Tout le monde le regarda.
-- Voici une autre galerie que nous n'avons pas explorée, dit-il.
-- C'est vrai, fit Vanda.
-- Qui sait où elle mène ?
-- Voyons toujours...
Et Marmouset s'engagea dans la troisième galerie.
Celle-ci, au lieu de suivre un plan incliné, montait au contraire peu à peu.
Marmouset se retourna vers ses compagnons :
-- Nous allons peut-être nous trouver tout à l'heure au niveau du sol, dit-il.
-- Marchons toujours, dit la Mort-des-Braves.
Mais tout à coup Marmouset éteignit vivement sa torche.
-- Silence ! dit-il à voix basse.
Puis il s'arrêta en disant :
-- Que personne ne bouge !
Au milieu du silence qui régnait dans ces catacombes, un bruit était parvenu tout à coup aux oreilles de Marmouset.
Ce n'était plus un craquement sourd et lointain, ça n'était pas non plus un mugissement du sol ébranlé.
C'était le murmure de deux voix humaines.
Étaient-ce les policemen ?
Ou bien quelques fénians qui cherchaient celui qu'ils avaient promis de délivrer ?
Et comme Marmouset se posait cette question et recommandait le silence à ses compagnons, une lumière brilla dans l'éloignement.
Puis un homme se montra, portant une lanterne à la main.
Et Marmouset reconnut cet homme et dit :
-- C'est Shoking ! Nous sommes sauvés !
Marmouset ne se trompait pas.
C'était bien Shoking.
Shoking qui cheminait une lanterne à la main, côte à côte d'un homme que Marmouset reconnut pareillement.
C'était le chef fénian qui avait promis de sauver l'homme gris.
Et Marmouset, se tournant vers la petite troupe qui s'était arrêtée comme lui : -- Nous pouvons avancer, dit-il. Ce sont des amis.
Shoking les eut bientôt aperçus à son tour.
Et reconnaissant Marmouset, il poussa un cri de joie et vint se jeter dans ses bras.
-- Ah ! dit-il, il y a bien longtemps que nous vous cherchons.
-- C'est vrai, dit le fénian.
-- Et nous avions bien peur que vous ne fussiez ensevelis, poursuivit Shoking.
En même temps, il cherchait des yeux Rocambole, et ne le voyant pas : -- Mais où est l'homme gris ? s'écria-t-il.
Marmouset secoua la tête.
Shoking jeta un nouveau cri.
-- Mort ? dit-il.
-- Nous espérons encore le contraire, murmura Marmouset.
-- Comment ? Que voulez-vous dire ?
Et Shoking, au comble de l'anxiété, regardait Marmouset.
Celui-ci, en deux mots, lui raconta ce qui s'était passé.
Alors un sourire revint aux lèvres de Shoking.
-- Je suis rassuré, dit-il.
Et comme Vanda, Marmouset et les autres le regardaient, il ajouta : -- J'ai été le compagnon du maître, et du moment où vous ne l'avez pas vu mort, je suis bien sûr qu'il se sera tiré d'affaire.
La confiance de Shoking gagna tout le monde, excepté Vanda.
Vanda était agitée par les plus sinistres pressentiments.
-- Enfin, dit Marmouset, comment êtes-vous ici ?
-- Nous vous cherchions, dit le chef fénian.
-- Ah !
-- Vous avez devancé mes plans, et s'il était arrivé un malheur, il ne faudrait vous en prendre qu'à vous, dit encore cet homme avec un flegme tout britannique.
Marmouset se redressa d'un air hautain.
-- Vous croyez ? dit-il.
-- Sans doute, dit le fénian toujours calme. Si vous n'aviez pas douté de notre parole... vous n'auriez pas agi...
-- Ah ! dit Shoking qui intervint, ce n'est ni l'heure ni le moment de nous quereller ; il faut sortir d'ici, car les éboulements peuvent recommencer.
-- Mais par où êtes-vous venus ? demanda Marmouset.
-- Par une troisième issue.
Shoking connaissait donc les autres.
Et comme Marmouset faisait un geste de surprise, le bon Shoking ajouta : -- Les fénians connaissaient aussi bien que vous l'existence du souterrain.
-- En vérité !
-- Et ils comptaient faire sauter une partie de Newgate, si vous ne vous étiez pas tant pressés.
-- Mais enfin, demanda Marmouset, quel était leur plan ?
-- Je vais vous le dire, répondit le chef fénian. Nous avions placé six barils de poudre.
-- Bon !
-- Trois dans les souterrains, trois contre le mur même de la prison.
-- Et puis ?
-- On a mis le feu à ceux des souterrains.
Ceux-là étaient destinés à faire écrouler une partie des maisons d'Old Bailey.
-- Dans quel but ?
-- Dans le but d'amener un tel désordre que, le mur de Newgate s'écroulant à son tour, on pût sauver l'homme gris. Un seul de ces barils a pris feu.
-- Et ceux qui étaient contre le mur de la prison ?
-- Quand nous avons su que l'homme gris et vous étiez dans les souterrains, nous en avons arraché la mèche.
-- Mais alors Old Bailey s'est écroulé ?
-- Non.
-- Comment cela ?
-- Il n'y a qu'une maison de Sermon Lane qui s'est écroulée, et le fracas a été tel qu'on n'a pas encore pu savoir ce qui avait déterminé cet éboulement épouvantable.
-- Alors la prison de Newgate est debout ?
-- Oui, on a délivré le gouverneur, qui a raconté votre évasion.
On est descendu dans les souterrains, mais il a fallu rebrousser chemin.
-- Pourquoi ?
-- D'abord, parce que les éboulements continuaient ; ensuite, parce que la voie que vous aviez suivie était barrée.
-- Ah ! c'est juste, dit Marmouset qui se souvint que Polyte n'avait pu aller plus loin.
Puis il ajouta :
-- Mais enfin, vous êtes venus par une autre route, vous autres ?
-- Sans doute.
-- Alors nous pouvons sortir ?
-- Quand vous voudrez, dit Shoking ; suivez-moi.
Et il rebroussa chemin.
La petite troupe le suivit.
Au bout d'un quart d'heure de marche, ils se trouvaient au bas d'un escalier.
-- Ah ! dit Marmouset, où cela conduit-il ?
-- Dans la cave d'un public-house.
-- Tenu par un des nôtres, dit le chef fénian.
-- Et où est situé ce public-house ?
-- Dans Farringdon street.
-- Ce qui fait que nous sommes maintenant à l'est de Newgate ?
-- Oui.
Shoking marcha le premier.
Vanda ferma la marche.
On eût dit qu'elle laissait son âme tout entière dans le souterrain, et de temps à autre, tout en marchant, elle détournait la tête et murmurait : -- Peut-être, à cette heure, est-il enseveli sanglant et respirant encore sous quelque éclat de rocher.
L'escalier avait trente marches.
À la trentième, la tête touchait une trappe.
La trappe soulevée, Marmouset, qui suivait Shoking, se trouva dans la salle basse du public-house, et tout le monde suivit Marmouset.
Les volets de la devanture étaient fermés.
On était en pleine nuit.
Le publicain avait renvoyé ses pratiques et il était seul.
Lui aussi, il chercha des yeux l'homme gris et ne le vit pas.
Marmouset dit alors à Shoking :
-- Nous sommes donc dans Farringdon street ?
-- Oui.
-- Au-dessus ou au-dessous de Fleet street ?
-- Au-dessous.
-- Par conséquent, tout près de la Tamise ?
-- Certainement.
-- Eh bien ! il faut vous mettre aussitôt à la recherche du maître.
-- Ce sera d'autant plus facile, dit Shoking, que j'ai un bateau auprès de Temple Bar.
-- Partons alors, dit Marmouset.
-- Je vais avec vous, dit Vanda.
-- Et moi aussi...
-- Et moi aussi... dirent tous les autres.
-- Non, dit Marmouset avec un accent d'autorité. Vous allez rester ici vous autres, et vous attendrez que nous revenions.
En l'absence du maître, Marmouset était toujours obéi.
Polyte, lui, n'était pas fâché de ne point faire partie de cette nouvelle expédition, car Pauline était brisée de fatigue et d'émotion.
Marmouset, Shoking et Vanda sortirent donc du public-house et se trouvèrent dans cette large voie qui s'appelle d'abord la rue et ensuite la route de Ferringdon...
La nuit était brumeuse.
Cependant un rayon de lune parvenait à déchirer le brouillard.
C'était ce qui expliquait cette clarté blanche que Marmouset et ses compagnons avaient aperçue un moment après l'explosion, par l'orifice dégagé du souterrain.
Vanda et ses deux compagnons descendirent donc au bord de la Tamise.
Le bateau de Shoking s'y trouvait amarré.
Ils y montèrent et Shoking prit les avirons.
-- Puisque les fénians connaissaient le souterrain, dit alors Marmouset, vous devez savoir, vous, où est l'orifice de la galerie qui aboutit à la Tamise ?
-- Nous gouvernons droit dessus.
-- Est-ce loin ? demanda Vanda palpitante.
-- Nous y serons dans dix minutes.
Et Shoking se mit à ramer vigoureusement.
Enfin la barque qui avait un moment pris le large se rapprocha peu à peu de la berge, et Shoking, relevant les avirons, laissa dériver.
La barque heurta un amas de broussailles.
-- C'est là, dit Shoking.
Marmouset qui avait les yeux perçants, examinait les broussailles, et tout à coup, regardant Vanda : -- Il est évident, dit-il, qu'aucun homme n'a passé au travers.
-- Mon Dieu !
-- Le maître et Milon ne sont pas sortis du souterrain.
-- Ah ! dit Vanda avec un sanglot, ils sont morts...
Marmouset ne répondit pas.
Mais il écarta les broussailles, mit à nu une large crevasse, et sauta lestement hors de la barque.
-- As-tu gardé la lanterne ? demanda-t-il à Shoking.
-- Oui, répondit Shoking. Mais nous ne l'allumerons que lorsque nous serons dedans.
Et ils pénétrèrent tous trois dans le souterrain.
Alors Shoking se mit en devoir de rallumer sa lanterne. Mais à peine une clarté douteuse eut-elle brillé dans le souterrain, que Vanda et Marmouset jetèrent un cri d'épouvante...
On eût pu croire, à ce cri d'épouvante, poussé simultanément par Vanda, Marmouset et Shoking, que tous trois se trouvaient en présence des cadavres mutilés de Rocambole et de Milon.
Il n'en était rien cependant.
Ce qui les avait glacés d'effroi, c'était un énorme rocher qui fermait l'entrée de la galerie.
Or ce rocher ne pouvait être celui que, de la salle circulaire, Marmouset et ses compagnons avaient vu tomber derrière Rocambole et Milon.
C'en était un autre.
Il fallait donc supposer que les éboulements commencés derrière les fugitifs avaient continué devant eux et qu'ils avaient été écrasés.
Il y avait une manière certaine de s'en convaincre du reste.
Marmouset, par l'inspection des broussailles, croyait être certain, que ni Rocambole ni Milon n'avaient eu le temps de sortir de la galerie.
M'ais il y avait un autre moyen de contrôle bien autrement éloquent.
À l'heure de la marée haute, les eaux de la Tamise envahissaient le souterrain sur un parcours de plusieurs centaines de pas.
En se retirant, elle déposait une sorte de limon qui aurait nécessairement gardé l'empreinte des pieds de Milon et de Rocambole.
Or Marmouset, promenant la lanterne sur le sol, eut beau chercher, il ne trouva rien.
En outre, le rocher détaché de la voûte était sec, preuve qu'il était tombé depuis que l'eau s'était retirée.
Vanda, Marmouset et Shoking se regardaient donc avec une épouvante indicible.
Le doute n'était plus possible.
Ou Rocambole et Milon avaient été écrasés pendant qu'ils fuyaient.
Ou bien ils se trouvaient emprisonnés entre deux blocs de roche.
Cette dernière hypothèse était la suprême espérance que Vanda pût avoir encore.
Et elle regardait Marmouset, se tordait les mains de désespoir et murmurait : -- Que faire ? que faire ?
-- Je ne sais, répondit Marmouset.
Alors il eut une inspiration.
Il remit la lanterne à Shoking, s'approcha du bloc de roche, se coucha presque dessus et y appuya son oreille.
Vanda le regardait faire sans comprendre.
Marmouset écoutait...
Il écoutait, sachant que certaines pierres d'essence calcaire ont une sonorité prodigieuse.
Cette expérience ressemblait quelque peu à celle du médecin penché sur un homme qui ne donne plus signe de vie, et cherchant à surprendre un dernier battement de cœur.
Mais tout à coup le visage de Marmouset s'éclaira.
-- J'entends quelque chose, dit-il.
-- Quoi donc ? fit Vanda d'une voix étranglée.
Et elle se précipita vers lui.
Un bruit sourd, lointain, qui ressemble à la fois à l'écoulement goutte à goutte d'une source et à la voix humaine.
Vanda appuya à son tour l'oreille contre le rocher.
-- Moi aussi, dit-elle, j'entends quelque chose.
-- Ah !
-- Et, ajouta-t-elle avec un geste de joie, ce n'est pas le bruit d'une eau qui coule.
-- En êtes-vous sûre ?
-- Oui, c'est une voix humaine. Attendez... attendez...
Et Vanda écoutait toujours.
-- Oui, dit-elle encore, ce n'est pas une voix, c'est deux. Elles se rapprochent. Ah !...
Et Vanda eut un cri de joie.
-- Qu'est-ce encore ? fit Marmouset.
-- C'est bien leur voix à tous deux ; l'une claire et sonore, l'autre grave et basse.
Et Vanda se mit à crier :
-- Maître ! maître !
-- Silence ! dit Marmouset.
Et comme elle le regardait :
-- Laissez-moi m'expliquer, dit-il, et ne criez pas inutilement.
-- Inutilement ?
Et Vanda, folle de joie, regardait Marmouset et semblait se demander si lui-même n'avait pas perdu l'esprit.
-- En effet, reprit celui-ci, vous avez raison.
-- Ah ! c'est bien des voix que nous avons entendues.
-- Oui.
-- Et ces voix...
-- Ce sont les leurs. Comme vous, je les ai reconnues.
-- Eh bien ? pourquoi ne voulez-vous pas alors que je les appelle... pour qu'ils sachent...
-- Ils ne sauront rien.
-- Ah !
-- Ils ne vous entendront pas.
-- Nous les entendons bien, nous.
Marmouset se prit à sourire.
-- Ceci, dit-il, n'est pas la même chose.
-- Pourquoi donc ?
-- Parce que dans le souterrain, entre les deux blocs de roche, il y a une sonorité qui ne saurait exister ici à cause du voisinage du grand air.
La raison était sans réplique.
Marmouset poursuivit :
-- Le bruit qui nous parvient est un bruit de voix ; ils causent. S'ils étaient blessés, ils gémiraient.
-- C'est juste, dit Vanda.
-- Ils sont donc sains et saufs...
-- Oui, mais ils sont prisonniers, et ils finiront par mourir de faim.
-- Nous les délivrerons ! dit froidement Marmouset.
-- Comment ?
-- Oh ! reprit le jeune homme, vous pensez bien qu'il ne faut plus songer à employer la poudre.
-- Certes, non.
-- Il ne faut pas songer davantage à saper ce rocher avec des outils quelconques.
-- Que faire alors ?
-- Allons-nous-en, regagnons le bateau, prenons le large de la Tamise, et je vous le dirai.
Marmouset s'exprimait avec tant de calme que Vanda eut confiance.
Quant à Shoking, comme ils s'exprimaient en français, il n'avait pas compris grand'chose.
Tout ce qu'il savait, c'est que le maître et Milon étaient vivants, puisqu'on les entendait parler à travers le rocher.
Marmouset regagna le bateau et Vanda le suivit.
Shoking reprit les avirons, et Marmouset lui dit en anglais : -- Pousse au large et maintiens-toi bien en ligne directe de la galerie.
-- Pour cela, dit Shoking, il faut d'abord que je remonte le courant.
-- Soit, dit Marmouset.
-- Puis je me laisserai dériver perpendiculairement sur l'orifice du souterrain.
-- C'est bien cela, dit encore Marmouset.
Et debout, à l'arrière de la barque, il attacha son regard sur la rive gauche de la Tamise.
Vanda le regardait sans comprendre.
La barque remonta jusqu'au point des Moines-Noirs.
Puis Shoking la laissa dériver.
Marmouset ne perdait pas de vue les maisons noires et enfumées qui bordent la Tamise en cet endroit.
Tout à coup il parut en fixer une.
-- C'est là ! dit-il.
-- Quoi donc ? dit Vanda.
Mais Marmouset, au lieu de répondre à Vanda, dit à Shoking : -- Tu peux regagner le large.
-- Ah ! fit Shoking.
Et les avirons retombèrent à l'eau.
Cinq minutes après, Marmouset mettait pied à terre et regagnait Farringdon street.
-- Mais où allons nous ? demanda encore Vanda.
-- Venez toujours, vous verrez.
La première rue qu'on trouve perpendiculaire à Farringdon, quand on a quitté le bord de la Tamise, se nomme Carl street.
Thames street est sa continuation vers l'est.
Marmouset marchait d'un pas rapide et Vanda avait peine à le suivre.
Il fit quelques pas dans Carl street et s'arrêta devant une maison plus haute que les autres.
C'était celle qu'il avait remarquée du milieu de la Tamise.
-- Maintenant, dit-il à Vanda, écoutez-moi bien.
-- Parlez...
-- À moins que je ne me trompe dans mes calculs, cette maison est juste au-dessus de la galerie souterraine.
-- Vous croyez ?
-- Et elle se trouve entre les deux rochers qui emprisonnent Rocambole et Milon.
-- Eh bien ?
-- Attendez... dit encore Marmouset.
Et il s'approcha de la porte de cette maison, et tenant toujours à la main la lanterne de Shoking, il examina cette porte.
-- J'en étais sûr, dit-il enfin.
-- Sûr de quoi ? fit encore Vanda.
-- Cette maison est celle d'un chef fénian qu'on appelle Farlane.
Tenez, son nom est sur la porte :
Farlane et C°.
-- Et c'est un fénian ?
-- Oui.
Vanda regarda Marmouset d'un air qui voulait dire : -- Ah çà ! vous êtes donc sorcier ?
Marmouset se prit à sourire.
-- Écoutez-moi, dit-il.
Et il éteignit la lanterne de Shoking.
À présent, reportons-nous au moment où l'explosion venait d'avoir lieu.
La secousse avait été si forte que Rocambole et Milon, projetés en arrière, étaient tombés la face contre terre.
Mais ils se soulevèrent presque aussitôt.
-- Victoire ! s'écria Rocambole, la voie est libre.
En effet, on apercevait un coin du ciel dans l'éloignement.
Et il se retourna dans la direction de la salle circulaire, criant : -- Suivez-moi ! suivez-moi !
Et il se mit à courir.
Milon était auprès de lui.
Ils firent ainsi une vingtaine de pas.
Tout à coup, un fracas épouvantable retentit derrière eux.
Rocambole jeta un cri et se retourna.
Le premier éboulement venait de se produire, le séparant ainsi de ses compagnons.
Mais Rocambole ne perdit point la tête.
-- En avant ! répéta-t-il, s'adressant à Milon. Sortons d'abord. Quand nous serons en plein air, nous trouverons bien un moyen de les délivrer.
-- En avant ! dit Milon.
Et il continua à courir auprès du maître.
Soudain, un nouveau bruit, plus épouvantable encore que le premier, se fit entendre.
Cette fois, la lumière vers laquelle ils couraient disparut et les ténèbres les enveloppèrent.
La secousse fut même si forte que de nouveau Rocambole et Milon tombèrent la face contre terre.
Le sol mugissait sous eux.
Aux éboulements gigantesques succédaient des éboulements partiels. Des pierres tombaient ça et là, et l'une d'elles faillit atteindre Rocambole à la tête.
Cependant le maître n'avait point été écrasé.
Et, au milieu des ténèbres, la voix affolée de Milon se fit entendre : -- Maître ! maître ! dit-il, où êtes-vous ?
-- Ici, dit Rocambole.
-- Blessé ?
-- Non.
-- Moi non plus.
-- Ne bougeons pas, dit Rocambole, attendons...
Enfin, l'éboulement général cessa ; les pierres ne tombaient plus. Alors Rocambole se redressa.
Et il entendit Milon qui murmurait :
-- C'est égal, nous avons une fameuse chance.
Rocambole n'avait pas lâché sa torche. Seulement, elle était éteinte.
Mais Marmouset, en distribuant des torches à sa petite troupe, avait donné à chacun une boîte d'allumettes-bougies, et Rocambole avait la sienne.
-- Maître, dit Milon, est-ce que je puis me lever, à présent ?
-- Oui, mais ne bouge pas de place. Attends.
Et Rocambole chercha ses allumettes et alluma sa torche. Alors Milon put se convaincre qu'il était sain et sauf.
-- Une fameuse chance ! répéta-t-il.
-- Pas si grande que tu le crois, dit Rocambole.
Et, sa torche à la main, il marcha jusqu'à l'éboulement. Le souterrain était de nouveau fermé par un bloc énorme qui s'était, en tombant, écrasé par les coins et fermait la galerie aussi hermétiquement qu'une muraille élevée de main d'homme.
-- Tu le vois, dit Rocambole, nous ne sommes pas plus avancés qu'il y a une heure.
-- Revenons sur nos pas, alors, dit Milon.
Ils rebroussèrent chemin et se trouvèrent bientôt en présence de l'autre éboulement qui s'était produit derrière eux.
-- Tu le vois, dit Rocambole, nous ne sommes pas encore plus avancés.
-- Mais alors, dit Milon frémissant, nous sommes prisonniers ?
-- Non, nous sommes enterrés tout vivants.
-- Et ni outils, ni poudre ! geignit Milon.
Rocambole était un peu pâle, mais sa physionomie n'avait rien perdu de son calme habituel.
-- Mon bon ami, dit-il, au lieu de nous désoler, il faut réfléchir froidement.
Milon le regarda.
-- Notre situation n'est pas brillante, poursuivit Rocambole ; mais enfin elle n'est pas désespérée.
-- Ah ! vous croyez ?
Et Milon attacha sur le maître un regard plein d'espoir.
-- Écoute-moi bien, poursuivit Rocambole : il est probable que Marmouset et les autres n'auront pas été ensevelis.
-- Soit. Mais ils sont prisonniers comme nous.
-- Avec la chance d'être délivrés.
-- Par qui ?
-- Par les policemen qui doivent être à ma recherche.
-- Bon ! mais alors on les conduira en prison ?
-- D'abord. Mais on ne tardera pas à les relâcher.
-- Vous croyez ?
-- J'en suis sûr.
-- Et alors ?
-- Alors Marmouset, qui est, tu le sais, un garçon de ressource, et Vanda qui donnerait tout son sang pour moi, Marmouset et Vanda, dis-je, songeront à nous et s'occuperont de venir à notre secours.
-- Soit, dit Milon, mais il s'écoulera un fameux bout de temps d'ici-là !
-- Je ne dis pas non.
-- Deux jours, peut-être...
-- Et même trois, dit Rocambole.
-- Nous avons le temps de mourir de faim !
-- Un homme peut, à la rigueur, passer quatre jours sans manger, dit Rocambole.
Il s'assit tranquillement sur un bloc de rocher.
Milon n'était pas aussi calme que le maître.
Il allait et venait par le souterrain, comme une bête fauve qui fait sans relâche le tour de sa cage.
-- Ne te désole donc point par avance, lui dit Rocambole, tu n'as pas encore faim, je suppose.
-- Oh ! non, dit Milon, mais j'ai soif.
-- Dans quatre ou cinq heures, tu pourras boire.
-- Comment cela ?
-- Au retour de la marée, la Tamise envahira de nouveau la galerie.
-- Bon !
-- Et nous jouerions de malheur si nous ne découvrions pas quelque infiltration.
-- De l'eau salée...
-- Mais non, de l'eau douce.
-- Cependant, puisque la Tamise est soumise à la marée...
-- Cela ne fait rien. La mer repousse la rivière, mais la rivière n'a pas le temps de se mélanger avec elle.
-- Ah ! dit Milon.
-- Viens donc t'asseoir ici, près de moi, poursuivit Rocambole.
Milon obéit.
-- Et comme les paroles n'ont pas de couleur, ajouta le maître, je ne vois pas la nécessité de brûler inutilement notre torche, dont nous aurons certainement besoin plus tard.
Et Rocambole éteignit la torche. Puis il continua : -- Sais-tu pourquoi je ne me désespère pas, moi ?
-- Oh ! vous, maître, dit Milon, vous êtes toujours impassible comme la destinée.
-- Ce n'est pas cela, dit Rocambole.
-- Qu'est-ce donc ?
-- Je me figure que tant que j'aurai quelque chose à faire, la Providence veillera sur moi et me tirera d'affaire.
-- Vraiment ? fit Milon. Mais alors, maître, vous ne vous reposerez jamais ?
-- Non, dit Rocambole.
-- Il me semble pourtant, dit Milon, que le moment serait venu pour vous de revenir à Paris et d'y vivre tranquille.
-- J'ai affaire ici.
-- Ah ! oui. Toujours les fénians.
-- Non.
-- Ma parole ! dit Milon, ce n'est pourtant pas un pays engageant que l'Angleterre.
-- Cela dépend, dit Rocambole. Et puis, je te le répète, j'y ai un nouveau devoir à remplir.
-- Et il n'est pas question de ces gredins de fénians ?
-- En aucune façon.
Milon ne répondit rien. Il paraissait attendre que Rocambole s'expliquât. Celui-ci garda un moment le silence. Puis tout à coup : -- Crois-tu à la corde de pendu, toi ? dit-il.
-- Comment cela ?
-- On dit que la corde d'un pendu porte bonheur.
-- On le dit, fit Milon, mais je n'y crois guère... et vous ?
-- Nous verrons bien si elle nous tire d'ici.
-- Hein ! dit Milon, vous avez donc de la corde de pendu ?
-- Oui.
-- Dans votre poche ?
-- Dans ma poche.
-- Alors, nous verrons bien, comme vous dites.
Et Milon attendit de nouveau.
-- Et, acheva Rocambole, comme nous avons le temps et que nous ne sommes pas au bout de notre captivité, je vais te raconter une histoire.
-- Une histoire de corde ?
-- L'histoire de la corde et celle du pendu qui m'a nommé son exécuteur testamentaire, dit Rocambole.
-- Parlez, maître, je suis tout oreilles.
Rocambole dit alors :
-- Tu te souviens de la façon dont notre amitié a commencé ?
Nous étions compagnons de chaîne.
Un jour tu me parlas de ces deux orphelins pour l'amour de qui tu étais au bagne...
-- Oui, oui, dit Milon, et c'est depuis que vous avez sauvé mes pauvres enfants, que je vous suis dévoué comme un chien fidèle.
-- Eh bien ! pareille chose m'est arrivée une seconde fois.
-- Comment cela ?
-- Seulement ce n'était plus au bagne de Toulon, mais dans la prison de Newgate.
-- Ah !
-- Et l'homme avec qui je me suis lié est mort.
-- Il a été pendu ?
-- Hélas ! oui.
Et Rocambole soupira.
-- Écoute, reprit-il. Je venais d'être arrêté et je n'avais opposé d'ailleurs aucune résistance. J'avais mes raisons pour cela, car j'eusse pu m'évader avant même que les portes de Newgate ne se fussent refermées sur moi.
On ne me conduisit pas tout de suite à Newgate, du reste.
On me mena tout d'abord chez le magistrat de police de Drury Lane.
Le magistrat m'interrogea pour la forme et me fit écrouer dans la prison qui sert de dépôt et qui se trouve placée au-dessous de son prétoire.
Chaque matin, une voiture cellulaire fait le tour des cours de police, enlève les prisonniers arrêtés pendant la nuit et les dirige soit sur Newgate, soit sur Bath square ou toute autre prison centrale.
Je passai donc six heures dans le cachot de la cour de police de Drury Lane.
Dans ce même cachot, il y avait une femme en haillons, déjà vieille, mais dont le visage conservait les traces d'une rare beauté.
Quand j'entrai, elle me regarda avec défiance d'abord, puis avec curiosité.
Enfin, son regard ayant rencontré le mien, elle éprouva sans doute le charme mystérieux que mon regard exerce sur certaines personnes, car elle me dit : -- Je crois que vous êtes l'homme que je cherche.
Et comme je la regardais avec étonnement : -- Êtes-vous arrêté pour un grand crime ? me demanda-t-elle.
-- Je suis fénian, répondis-je.
Elle tressaillit, et un rayon de joie éclaira son visage.
-- Ah ! fit-elle ; alors vous irez à Newgate demain.
-- Incontestablement.
-- J'avais donc bien raison de dire que vous étiez l'homme que je cherche depuis si longtemps.
-- Je la regardais toujours, cherchant à deviner le sens de ses paroles.
Elle continua :
-- Je me nomme Betzy-Justice, je suis Écossaise.
-- Fort bien. Après ?
-- Voici un mois que je me fais arrêter chaque soir pour ivrognerie. Je ne suis pas ivre, comme bien vous le pensez...
-- Alors ?...
-- Mais je feins de l'être. On me conduit chez un magistrat de police, on m'enferme jusqu'au lendemain, et le lendemain le magistrat me condamne à 2 shillings d'amende et on me rend ma liberté.
-- Pourquoi donc alors, demandai-je, si vous n'êtes pas ivre... feignez-vous de l'être ?
-- Pour me faire arrêter, et cela tantôt dans un quartier, tantôt dans un autre. À cette heure, j'ai fait presque toutes les prisons des cours de police de Londres.
-- Mais pourquoi ?
-- Parce que je cherche un homme en qui je puisse avoir confiance, un homme qui aille à Newgate.
-- En quoi cet homme peut-il vous servir ?
Elle me regarda encore.
-- Vous avez l'air honnête et bon, me dit-elle. Comment vous appelez-vous ?
-- L'homme gris, répondis-je.
Ce nom lui arracha un cri.
-- Ah ! dit-elle, c'est vous qu'on appelle l'homme gris ?
-- Oui.
-- Et vous vous êtes laissé arrêter ?
-- Oui.
-- Mais vous sortirez de prison quand vous voudrez ?
-- Peut-être...
-- Oh ! c'est sûr, dit-elle. J'ai entendu parler de vous, et ce que vous voulez, vous le faites.
-- En attendant, dis-je en souriant, je vais aller à Newgate.
-- Oh ! puisque vous êtes l'homme gris, poursuivit-elle, je puis tout vous dire.
-- Parlez...
-- Mon mari est en prison.
-- À Newgate ?
-- Oui. Et il est condamné à être pendu, le 7 du mois prochain.
-- Quel crime a-t-il commis ?
-- Il a tué un lord.
-- Dans quel but ?
-- Ah ! dit Betzy-Justice, ceci serait une histoire trop longue à vous raconter. Nous n'aurions pas le temps. Mais, puisque vous allez à Newgate, il vous dira tout, lui.
-- Soit. Et vous voulez me charger d'un message pour lui ?
-- Oui.
-- Donnez, alors.
-- Oh ! ce n'est pas une lettre. On vous la prendrait au greffe, du reste. C'est une simple parole.
-- Dites.
-- Vous trouverez bien le moyen de le voir à Newgate, mon pauvre homme ; il est condamné à mort, mais il se promène tous les jours dans le préau avec les autres prisonniers.
-- Eh bien ! que lui dirai-je ?
-- Vous lui direz : « J'ai vu Betzy, votre femme. Mourez en paix, elle a les papiers. »
-- Et c'est tout ?
-- C'est tout, dit Betzy.
En même temps, elle essuya une larme.
Mais j'eus beau la questionner, elle ne voulut rien me dire de plus.
Le lendemain matin, au point du jour, on vint me chercher pour me conduire à Newgate.
Pendant trois jours, je fus tenu au secret, et il me fut impossible de voir le condamné à mort.
Enfin, le régime dont j'étais l'objet fit place à des procédés plus doux.
On espérait avoir de moi des aveux.
Je laissai entendre que si on me traitait avec douceur, je parlerais.
Dès lors, on fit à peu près tout ce que je voulais, et je pus, comme les autres prisonniers, descendre au préau deux fois par jour.
La première fois que j'y parus, je ne parlai à personne, mais je cherchai des yeux le condamné à mort.
Il se promenait tout seul dans un coin, la tête penchée sur sa poitrine, les bras emprisonnés dans la camisole de force.
Je l'examinai attentivement.
C'était un homme d'environ soixante ans.
Petit, trapu, les épaules larges, la tête carrée supportée par un cou de taureau cet homme devait être d'une force herculéenne.
Sa barbe était rouge, ses cheveux déjà gris.
Je passai près de lui et il me regarda.
Son regard contrastait singulièrement avec l'aspect presque repoussant de sa personne.
C'était un regard limpide, doux, loyal.
Cet homme avait tué.
Mais certainement il n'avait pas tué pour voler.
Le lendemain, je descendis au préau à la même heure.
Le condamné à mort s'y trouvait déjà.
J'allai droit à lui.
Il s'arrêta brusquement et leva sur moi ce regard honnête et presque timide qui m'avait frappé.
-- C'est vous, lui dis-je, qui avez tué un lord ?
-- Oui.
Et il me répondit ce mot unique avec une simplicité qui me confirma dans mon opinion.
Il avait accompli ou cru accomplir un devoir.
-- N'êtes-vous pas le mari de Betzy-Justice ? lui demandai-je encore.
Il tressaillit et me regarda plus attentivement.
-- Vous la connaissez ? dit-il enfin.
-- Oui, j'ai passé une nuit avec elle dans la prison de Drury-Lane.
-- Ah ! fit-il.
Et il me regarda d'un air soupçonneux.
-- Elle m'a chargé d'un message pour vous.
-- En vérité !
Et son regard était toujours plein de défiance.
-- Je vois que vous ne me connaissez pas, lui dis-je.
-- Qui donc êtes-vous ?
-- Je me nomme l'homme gris.
Il fit un pas en arrière.
-- Vous ! vous ! dit-il.
Et son visage perdit son expression de défiance et s'éclaira subitement.
-- Oui, repris-je, je suis l'homme gris, et Betzy m'a dit de vous dire qu'elle avait les papiers.
Il jeta un cri.
Un cri de joie suprême, un cri qui aurait pu faire croire que je lui apportais sa grâce.
-- Ah ! dit-il, dominant enfin l'émotion qui s'était emparée de lui, ah ! je puis mourir tranquille maintenant.
Et il me regarda encore.
-- Mais, dit-il, puisque vous êtes l'homme gris, si vous êtes ici, c'est que cela vous plaît ?
-- Peut-être.
-- Et assurément vous sortirez quand bon vous semblera ?
-- C'est probable.
Il hésita un moment.
-- Ah ! me dit-il enfin, si j'osais... car c'est une femme courageuse, il est vrai, mais c'est une femme, ma pauvre Betzy, et qui sait si toute seule elle pourra mener notre œuvre à bonne fin ?
À mon tour je le regardai avec étonnement.
-- Il faudra que je vous dise tout, reprit-il. Je suis sûr que vous vous intéresserez à notre affaire.
Il eut un sourire triste et ajouta :
-- Un homme comme vous, ça peut tout... et, du reste, je vous léguerai ma corde, et elle vous portera bonheur.
À cet endroit de son récit, Rocambole s'arrêta un moment.
-- Ma parole ! dit Milon, je ne pense plus que nous sommes enfermés entre deux rochers avec la moitié de la ville de Londres sur les épaules. Continuez, maître...
Rocambole poursuivit :
-- Ce jour-là, le condamné à mort ne voulut pas s'expliquer davantage.
-- L'histoire que je veux vous raconter est trop longue, me dit-il, l'heure de rentrer dans ma cellule est, du reste, sonnée. Mais demain...
-- Demain, lui dis-je, je trouverai le moyen de passer plusieurs heures avec vous.
Il me regarda avec étonnement.
-- Au fait, dit-il enfin, ce serait impossible pour un autre, mais, pour vous, il n'y a rien d'impossible, du moment où vous êtes l'homme gris.
Et il rentra dans son cachot, tandis que je regagnais ma cellule.
Une idée m'était venue.
Au moment où l'un des gardiens allait m'enfermer, je lui dis : -- Veuillez dire au gouverneur que je désire lui parler.
Le gardien s'acquitta du message et, un quart d'heure après, le gouverneur entrait dans ma cellule.
Tu as vu le bonhomme, et tu sais s'il est naïf.
-- Oh ! très naïf, dit Milon.
Sir Robert arriva donc la lèvre souriante, l'œil caressant, persuadé que j'allais lui faire des révélations.
Car il ne suffisait pas à la libre Angleterre d'avoir mis la main sur l'homme qui paraissait être un des chefs du fénianisme et le plus dangereux de tous, sans doute, il lui fallait pénétrer le mystère dont cet homme s'enveloppait.
-- Monsieur le gouverneur, dis-je alors à sir Robert, je désire causer avec vous.
-- Ah ! fit-il d'un ton joyeux, je savais bien que nous finirions par devenir raisonnable.
-- Je n'ai jamais cessé de l'être.
-- Ah ! par exemple !
Il y avait deux chaises dans ma cellule ; il en prit une et s'assit familièrement auprès de moi.
-- Voyons, mon ami, mon cher ami, me dit-il ; qu'avez-vous à me dire ?
-- Mon cher gouverneur, j'ai à vous faire une question, d'abord.
-- Parlez.
-- Si je suis condamné à mort, serai-je pendu ?
-- Hélas ! je le crains, mon ami. La potence est le seul mode de supplice usité en Angleterre.
-- Bon ! Et vous pensez que je serai condamné ?
-- À moins que vous ne fassiez des aveux qui vous attirent l'indulgence de vos juges.
-- C'est à quoi je songe.
-- Ah ! je le savais bien.
Et le bonhomme eut un cri de joie.
-- Mais, poursuivis-je en souriant, j'ai besoin, auparavant, d'être fixé sur certaines choses.
-- Lesquelles ?
-- Je vais vous le dire. Je n'ai aucune peur de la mort.
-- Cependant...
-- Surtout de la mort par strangulation. J'ai même entendu dire...
-- Ah ! oui, fit-il en clignant de l'œil, je sais..., un préjugé populaire... Mais ne craignez rien, mon ami, mon cher ami. Il faut voir le visage du supplicié, quand on lui ôte le bonnet noir ; il est tuméfié, bleuâtre, horrible à voir ! Et la langue !... Oh ! c'est épouvantable !
-- En vérité ?
-- C'est comme j'ai l'honneur de vous le dire, mon cher ami. Croyez-moi, faites des révélations.
-- Attendez donc, lui dis-je.
-- Plus vos révélations seront spontanées, poursuivit-il, et plus vos juges...
-- Je sais cela, mais, je vous le répète, je n'ai aucune peur de la mort par strangulation.
-- Vous avez tort.
-- En France, où on a la guillotine, c'est différent !... Oh ! voilà une mort qui me fait peur !... Aussi j'avouerais tout de suite.
-- On ne peut pas changer pour vous les coutumes, me dit-il. Mais je vous affirme que la pendaison est quelque chose d'horrible.
-- Peuh !
-- Tenez, poursuivit sir Robert M..., nous avons ici, en ce moment, un condamné à mort.
-- Je le sais...
-- Si vous saviez quelle épouvante emplit son âme !
-- Mais il m'a paru cependant assez tranquille...
-- Vous êtes dans l'erreur... Ah ! si vous passiez seulement deux ou trois heures en tête à tête avec lui !
-- Croyez-vous que son épouvante me gagnerait ?
-- J'en suis sûr.
-- Vraiment ?
-- Et si la fantaisie vous en prend...
-- Hé ! hé ! cela me séduit assez.
-- Tenez, poursuivit sir Robert M..., je vais faire pour vous une chose inouïe...
-- Bah !
-- Mais que j'ai le droit de faire après tout.
-- Quoi donc ?
-- Je vais vous faire partager, cette nuit même, le cachot du condamné à mort.
-- Ah ! vous feriez cela ?
-- Certainement. Et je veux que demain vous me fassiez appeler en toute hâte.
-- Pourquoi faire ?
-- Mais pour me faire des révélations et fléchir vos juges.
-- Eh bien ! répondis-je, si tel est votre bon plaisir, je n'y vois pas le moindre inconvénient.
Il se leva tout joyeux.
-- Je vais donner des ordres en conséquence, me dit-il.
Et il me serra la main et m'appela de nouveau son cher ami.
Puis il s'en alla, ne se doutant pas, le cher homme, qu'il m'avait offert spontanément ce que j'allais lui demander.
On m'apporta ce jour-là, comme de coutume, un plantureux dîner.
Puis le guichetier qui me servait me dit en clignant de l'œil : -- Il paraît que Votre Seigneurie est excentrique ?
Excentrique est un mot qui renferme à lui seul le plus bel éloge qu'on puisse faire d'un Anglais de pur sang.
-- Heu ! heu ! répondis-je.
-- Votre Seigneurie a fantaisie de coucher avec le condamné à mort ?
-- Oui, mon ami.
-- Sir Robert M..., notre bien-aimé directeur, poursuivit le guichetier, m'a donné des ordres.
-- Ah ! ah !
-- Et si Votre Seigneurie le permet, je vais la conduire.
Je fis un signe de tête affirmatif, et le guichetier, aussi naïf que son chef, me fit quitter ma cellule qui était au premier étage, descendre ensuite au rez-de-chaussée, et ouvrit devant moi la porte du cachot où le mari de Betzy-Justice était enfermé.
Au bruit, le malheureux se leva.
Je posai un doigt sur mes lèvres pour lui recommander le silence.
Il me fit un petit signe d'intelligence qui me prouva qu'il avait compris.
Du reste, il avait deviné qu'on allait lui donner un compagnon, car on avait apporté une heure avant dans le cachot un lit de sangle, un matelas et une couverture.
Bientôt nous nous trouvâmes seuls.
-- Eh bien ! lui dis-je, vous le voyez, j'ai tenu ma parole, et nous avons toute la nuit pour causer.
-- Vous faites ce que vous voulez, me répondit-il avec une naïve admiration.
-- Maintenant, lui dis-je, conte-moi ton histoire.
Comme tu le penses bien, nous ne dormîmes pas de la nuit.
Le lendemain, au point du jour, la porte du cachot s'ouvrit.
Le guichetier venait me chercher.
-- Sir Robert M... vous attend, me dit-il.
Je fis un signe d'adieu à mon compagnon.
-- Mais cette histoire qu'il vous a racontée, maître ? interrompit Milon.
-- Tu la sauras tout à l'heure. Parlons du gouverneur d'abord.
Et Rocambole, après un repos, continua :
-- On me conduisit donc chez sir Robert.
J'étais pâle, comme on l'est après une nuit d'insomnie.
-- Eh bien ! me dit-il tout joyeux, traiterez-vous encore la potence aussi légèrement ?
-- Peuh ! répondis-je, elle ne me fait pas encore peur.
-- Est-ce possible ?
-- C'est comme j'ai l'honneur de vous le dire.
-- Alors vous ne voulez pas parler ?
-- Pas encore.
Il se mordit les lèvres, mais il ne se fâcha point.
-- Oh ! dit-il, je vous convertirai, vous verrez ça.
-- Est-ce que vous allez me faire coucher encore dans le cachot du condamné à mort ?
-- Je ferai mieux...
-- Ah bah ! Et que ferez-vous donc ?
-- Je vous ferai assister à son supplice...
Et comme je le regardais étonné :
-- Il y a un mois, me dit-il, la chose aurait été difficile, sinon impossible...
-- Bah !
-- Mais aujourd'hui qu'on exécute dans l'intérieur de la prison...
-- Vous me donnerez une fenêtre sur le spectacle ?...
-- Précisément.
Rocambole allait continuer son récit, quand Milon l'interrompit encore : -- Maître ! maître ! dit-il avec un accent d'effroi...
-- Qu'est-ce donc ?
-- Regardez...
Et Rocambole, enveloppé d'épaisses ténèbres, aperçut tout à coup deux points lumineux, semblables à des lucioles, qui venaient de s'allumer dans cette opaque obscurité, à quelque distance de Milon et de lui.
Milon était brave, on le sait.
Mais Milon était comme tous les esprits un peu étroits, il n'affrontait volontiers que les périls dont il se rendait compte.
Il avait peur de l'inconnu.
Qu'était-ce que ces deux points lumineux qui brillaient dans les ténèbres ?
Milon se le demandait, et c'est pour cela qu'il avait peur.
Rocambole se leva et fit quelques pas en avant.
Les deux points lumineux ne changèrent point de place.
Alors Rocambole frappa deux coups dans sa main.
Soudain, les deux points lumineux disparurent.
-- Imbécile ! dit alors Rocambole.
-- Hein ? fit Milon qui sentait diminuer son oppression.
-- Sais-tu ce que c'est ?
-- Non.
-- C'est un chat.
-- Suis-je bête ! dit Milon.
-- Et, puisqu'un chat a pénétré ici, dit Rocambole, c'est qu'il y a une issue quelconque.
-- Vous croyez ?
-- Dame ! et une issue par laquelle nous pourrons sortir, nous.
-- À moins, dit Milon, que le chat n'ait été emprisonné au même temps que nous.
-- C'est impossible.
-- Pourquoi ? demanda encore Milon.
-- Mais parce que nous l'aurions vu plus tôt.
-- Ah ! c'est juste.
-- Et puis, reprit Rocambole, comment veux-tu que ce chat se fût trouvé dans les souterrains ?
-- Nous y sommes bien, nous !
-- Oui, parce que nous avons trouvé l'entrée qui était murée depuis de longues années.
-- Alors...
-- Alors je vais l'expliquer ce qui a dû se passer.
-- Voyons ? fit Milon.
-- Ce chat était dans quelque cave au-dessus de nous, lors de l'explosion.
-- Bon !
-- L'explosion a dû amener quelque crevasse, quelque effondrement qui lui a permis d'arriver jusqu'ici, à la suite sans doute du violent effroi qu'il aura éprouvé.
-- Ah ! c'est possible.
-- Donc, reprit Rocambole, nous allons bien voir si nous ne pourrions pas nous en aller par où il est venu.
Et sur ces mots, le maître ralluma la torche.
-- À présent, cherchons, dit-il.
Et il se mit à explorer leur étroite prison.
Deux blocs, on le sait, fermaient la galerie.
Rocambole se dirigea vers celui qui était tombé derrière eux.
C'était dans cette direction que les deux points lumineux avaient disparu.
Le roc offrait une sorte de saillie sur laquelle le chat s'était sans doute arrêté.
Rocambole monta sur cette saillie, puis il leva la tête.
Alors il vit un trou béant dans la voûte de la galerie.
-- Monte, dit-il à Milon.
Milon arriva sur la saillie.
-- Prends la torche, dit encore Rocambole. Tu me la passeras tout à l'heure.
Et il grimpa sur les épaules du colosse avec la légèreté d'un clown, et la moitié de son corps disparut dans le trou.
-- À présent, passe-moi la torche, dit-il encore.
Milon obéit.
Rocambole regarda alors au-dessus de sa tête, puis devant lui.
Il avait devant lui une nouvelle excavation qui se prolongeait dans le même sens que la galerie.
-- Tiens-toi bien ! cria-t-il à Milon.
Et il jeta sa torche devant lui.
Puis, s'accrochant à une saillie du rocher, il donna un coup de talon sur les épaules de Milon, afin de prendre son élan.
Et alors il se trouva dans l'excavation supérieure.
La torche ne s'était point éteinte en tombant.
Rocambole la ramassa.
-- Attends-moi, dit-il à Milon, je vais à la découverte.
Et il s'avança, marchant avec précaution et regardant à ses pieds.
Une seconde d'examen lui suffit pour voir où il était.
Il se trouvait dans une de ces longues caves que les brasseurs de Londres possèdent au bord de la Tamise.
Le sol de cette cave s'était effondré au moment de l'explosion, et cette crevasse, par laquelle Rocambole venait de passer, n'existait certainement pas auparavant.
Il était même probable que le brasseur à qui appartenait cette cave ne se doutait pas qu'elle reposait elle-même sur un souterrain.
Rocambole revint sur ses pas.
Puis il s'assit au bord de la crevasse et laissa pendre ses jambes.
-- Sers-toi de mon pied, dit-il à Milon, et monte.
Le géant, qui était demeuré immobile sur la saillie du rocher, se cramponna à une des jambes de Rocambole, et celui-ci le hissa, déployant cette force musculaire qu'il cachait sous son apparence délicate et presque frêle.
Alors, une fois que Milon fut auprès de lui, Rocambole lui dit : -- Maintenant, allons en avant, nous finirons bien par trouver une porte.
La cave formait un boyau étroit. Au bout de quelques pas, ils trouvèrent une rangée de tonneaux.
-- Marchons toujours, dit Rocambole.
-- Attendez, fit Milon.
-- Qu'est-ce ?
-- J'entends un bruit sourd...
Rocambole s'arrêta.
-- Oui, dit-il, c'est la Tamise.
Et ils avancèrent encore, marchant entre deux rangées de tonneaux ; bientôt ils respirèrent un air plus vif, et ils comprirent que cet air venait du dehors.
Le mur décrivait une légère courbe.
Tout à coup Rocambole vit luire devant lui une lueur indécise et blafarde.
-- Je vois le ciel, dit-il, ou tout au moins le brouillard.
Ils avancèrent encore.
Alors Rocambole éteignit la torche.
-- Que faites-vous maître ? demanda Milon.
-- Je suis prudent, répondit Rocambole.
-- Ah !
-- Nous sommes dans une cave qui sert d'entrepôt.
-- Bon !
-- Et cette cave a une porte qui est ouverte et que tu vois devant nous à trente pas, et à travers laquelle on entrevoit le ciel.
-- Eh bien ?
-- Eh bien ! nous n'avons plus besoin de torche, et il est inutile qu'on nous aperçoive du dehors.
-- C'est juste.
Rocambole marchait toujours.
Enfin ils arrivèrent à cette porte, dont les deux battants étaient ouverts.
Quelques lumières brillaient çà et là à travers le brouillard.
La Tamise grondait en bas.
Rocambole s'arrêta au seuil de la porte et dit : -- Cette porte est une fenêtre.
-- Tiens ! c'est vrai, dit Milon.
En effet, on apercevait le sol à vingt pieds au-dessous et au delà de la Tamise.
La porte de la cave était, en effet, une fenêtre qui se trouvait à la hauteur du premier étage d'une maison dont les assises étaient au niveau du lit de la rivière.
La Cité de Londres n'a pas de quais.
À la marée basse, la Tamise laisse en se retirant un espace à découvert, dont la largeur varie entre dix et quinze pieds.
À la marée haute, elle couvre cet espace et vient battre les murs des maisons, converties pour la plupart en entrepôts.
-- Que faire ? dit Milon.
-- Si tu veux te rompre le cou, tu n'as qu'à sauter d'ici.
-- Mais, dit le colosse, en cherchant bien, peut-être trouverions-nous une corde.
-- À quoi bon ? dit Rocambole.
-- Mais...
-- Quelle heure est-il ?
Milon avait sa montre, une belle montre à répétition. Il la fit sonner.
-- Trois heures du matin, dit-il.
-- Eh bien ! dans une heure, dit Rocambole, la marée sera montée.
-- Vous croyez ?
-- Elle baignera le pied de la maison, et alors nous nous jetterons à la nage.
Milon soupira.
Cette dernière heure qui le séparait de la liberté lui paraissait longue.
Rocambole se prit à sourire.
-- Tout à l'heure, dit-il, nous étions emprisonnés dans un souterrain avec la perspective de mourir de faim. À présent, nous touchons à la liberté, nous aspirons le grand air, et tu n'es pas content.
-- Vous avez raison, maître, dit Milon. Je suis une brute !
-- Et pour que le temps ne te paraisse pas trop long, reprit Rocambole, je vais continuer mon histoire.
-- Vous allez me dire le secret du mari de Betzy-Justice ?
-- Non, pas encore.
-- Ah !
-- Je vais d'abord te raconter son exécution.
-- Vous y avez donc assisté ?
-- Sans doute.
Et Rocambole s'assit au bord de cette croisée qui ouvrait sur la Tamise, laquelle refoulée par la marée, commençait à monter...
-- Le bon gouverneur, sir Robert M..., poursuivit Rocambole, ne perdait pas l'espoir de m'arracher des aveux.
Aussi redoublait-il avec moi de petits soins et d'amabilité.
Chaque jour, je pouvais voir le condamné à mort et lui prodiguer des consolations.
Chaque jour aussi, sir Robert M... me disait : -- N'est-ce pas que c'est affreux, un homme qui va mourir ?
Les jours s'écoulaient.
Un soir, sir Robert M... entra dans ma chambre et me dit : -- Vous savez que c'est pour demain ?
-- Quoi donc ?
-- L'exécution du condamné.
-- Ah ! le pauvre homme !
-- Voulez-vous toujours y assister ?
-- Toujours.
-- Alors, il faut que vous changiez de cellule.
-- Ah !
-- Et que vous descendiez au rez-de-chaussée.
-- Comme il vous plaira.
-- Si même...
Et sir Robert parut hésiter et me regarda d'un air indécis.
-- Achevez, lui dis-je.
-- Si même vous voulez passer la nuit avec lui...
-- Oh ! bien volontiers...
-- Je suis convaincu que votre conversion ne résistera pas à cette dernière épreuve.
-- La vue du triste spectacle ?
-- D'abord. Mais aussi les angoisses du malheureux qui n'a plus que quelques heures à vivre.
-- Cela est possible, dis-je froidement.
-- Oh ! je suis bien sûr, dit sir Robert M..., souriant toujours, que vous seriez pris d'une épouvante salutaire.
-- Je ne demande pas mieux.
-- Et que vous vous attirerez la bienveillance de vos juges par des aveux bien francs, bien complets.
-- Je ne répondis rien.
Il reprit :
-- Du reste, vous ne serez pas seul avec le condamné.
-- Vraiment ?
-- Deux dames des prisons y passeront la nuit en prière. Vous verrez comme c'est lugubre.
-- Mais, dis-je à sir Robert, les règlements ne s'opposent donc pas à cela ?
-- Au contraire, répondit-il.
-- Bah !
-- La loi permet que le condamné passe la dernière nuit avec un parent, un ami, ou même un simple prisonnier de bonne volonté.
-- Eh bien ! je serai ce prisonnier-là.
-- Attendez donc, poursuivit sir Robert, il y a encore une particularité que vous ignorez bien certainement et que je vais vous apprendre.
-- Voyons ?
-- Le corps du supplicié appartient à Calcraft, qui le vend ordinairement aux chirurgiens.
-- Je sais cela.
-- Sa défroque appartient encore à Calcraft.
-- Bon !
-- Mais la loi veut que la corde soit la propriété du supplicié.
-- En vérité !
-- Et il a le droit de la léguer à qui bon lui semble.
-- Et la corde de pendu porte bonheur ?
-- On le dit.
-- Ce qui fait que si le condamné me léguait cette corde, j'aurais quelque chance de ne point être pendu à mon tour...
-- Surtout si vous faites des aveux, dit sir Robert...
Je me mis à rire.
« Je ne crois pas beaucoup à la vertu de la corde du pendu, reprit sir Robert ; mais enfin si le condamné vous fait son héritier, je n'y vois aucun inconvénient, et je tiendrai même la main à ce qu'elle vous soit remise. »
-- Vous êtes le plus aimable des gouverneurs, lui dis-je.
Il soupira.
-- Vrai ! répondit-il, si vous faites des aveux, je vous aimerai comme mon fils.
Et il me quitta.
Une heure après, on me conduisit dans le cachot du condamné à mort.
Les dames des prisons s'y trouvaient déjà.
Le mari de Betzy-Justice me reçut en souriant.
-- C'est pour demain, me dit-il.
-- N'as-tu donc pas peur de la mort ? lui demandai-je.
-- Non.
Et il leva la main vers la fenêtre du cachot, à travers les barreaux de laquelle on apercevait un coin du ciel.
-- Quand un homme meurt pour avoir fait son devoir, dit-il, il meurt tranquille.
-- Tu n'as plus rien à me dire ?
-- Plus rien. Vous, savez tout. Ah ! pardon, je vous lègue ma corde, vous savez, c'est mon droit.
-- Oui, le gouverneur me l'a dit.
-- Ah !
-- Et il est même enchanté de me voir ton héritier.
Le condamné se prit à sourire.
-- Pauvre homme ! dit-il, faisant allusion au gouverneur, il n'est pas de force à lutter avec vous.
La nuit se passa.
Les dames des prisons ne cessèrent de prier, et le condamné et moi nous causâmes à voix basse.
À cinq heures du matin, la porte du cachot s'ouvrit.
Un des guichetiers amenait au condamné le chapelain qui devait l'exhorter à mourir.
Les dames des prisons sortirent.
J'embrassai le condamné une dernière fois.
-- Souvenez-vous de ce que vous m'avez promis, me dit-il.
-- Mourez en paix, lui dis-je.
Et je sortis à mon tour.
Le guichetier m'emmena et me dit :
-- J'ai ordre de vous conduire dans une cellule dont la fenêtre donne sur la cour de l'exécution.
-- Fort bien, répondis-je.
La cellule annoncée était vaste et percée d'une fenêtre plus grande que les autres.
Il suffisait de monter sur un escabeau pour atteindre cette fenêtre.
Ce fut ce que je fis.
Alors je pus voir la potence dressée.
Il était six heures du matin et le jour naissait, ou plutôt des lueurs indécises traversaient çà et là le brouillard.
Des ombres confuses s'agitaient dans la rue autour de l'échafaud.
Le jour grandit peu à peu, et je distinguai des soldats d'abord, puis sir Robert M... en grand uniforme.
Sir Robert avait le sourire aux lèvres.
Quand il me vit, il m'envoya un petit salut de la main.
Puis il poussa la courtoisie jusqu'à venir sous la fenêtre.
-- Vous verrez merveilleusement bien de là, me dit-il.
-- Je le crois, répondis-je. Mais qu'est-ce que tous ces hommes vêtus de noir que je vois là-bas.
-- Ce sont les jurés qui ont condamné le malheureux et que la loi oblige à assister à l'exécution.
-- Fort bien. Et cet autre groupe qui se tient à l'écart ?
-- Ce sont les reporters des divers journaux.
-- Ah ! merci.
-- Excusez-moi, dit sir Robert, mais il faut que je dise un mot à Calcraft.
Et il me quitta.
J'attendis avec anxiété le moment suprême.
Cet homme qui m'était inconnu trois semaines auparavant, je l'aimais à présent que je connaissais son secret ; et la pensée qu'il allait mourir m'étreignait le cœur.
À sept heures moins le quart Calcraft et ses aides arrivèrent, montèrent sur l'échafaud, graissèrent la corde, s'assurèrent que la trappe jouait bien et redescendirent.
À sept heures précises, une porte s'ouvrit au fond du préau et le condamné parut.
Il était pâle, mais il marchait avec assurance et la tête haute.
Quand il fut sur l'échafaud, il me chercha des yeux et finit par m'apercevoir.
Nos regards se rencontrèrent.
-- Souvenez-vous ! me cria-t-il encore.
-- Mourez en paix ! répondis-je pour la seconde fois.
On lui passa le bonnet de laine noire, puis Calcraft lui mit la corde au cou.
Une seconde après, il était lancé dans l'éternité.
Quand les spectateurs furent partis, sir Robert M... s'empressa de me venir voir.
-- Eh bien ? me dit-il.
-- Eh bien ! lui dis-je, j'ai tout vu.
-- Et... quelle impression cela vous a-t-il faite ?
-- Aucune.
Et je me mis à rire.
-- Vous ne voulez donc pas avouer ? s'écria-t-il avec un accent de dépit.
-- Je verrai plus tard, lui répondis-je.
À ces mots, Rocambole se leva.
-- Ah ! dit-il, voici la Tamise dans son plein. Veux-tu que nous nous jetions à l'eau ?
-- Mais, dit Milon, la corde...
-- Je l'ai.
-- Où est-elle ?
-- Autour de mes reins.
-- Et vous ne me dites pas quel était ce secret que le mari de Betzy-Justice vous avait confié avant de mourir ?
-- Plus tard, dit Rocambole.
-- Ah ! fit Milon avec dépit.
-- Pour le moment, il faut songer à n'être pas surpris ici par le jour.
-- Mais où irons-nous ?
-- Je ne sais pas ; nous verrons. Allons ! suis-moi !
Et Rocambole, prenant son élan, se jeta dans la Tamise, qui battait avec fureur les murs des maisons riveraines.
Milon le suivit.
Tous deux disparurent un moment sous les flots, mais ils remontèrent à la surface et se mirent à nager tranquillement dans la direction du pont de Londres.
Revenons maintenant à Marmouset, que nous avons laissé avec Shoking et Vanda à la porte d'une maison de Carl street.
Marmouset, qui avait montré l'inscription qui était sur la porte.
Farlane & C°.
Marmouset, disons-nous, regarda ses deux compagnons.
-- Puisque vous ne comprenez pas encore, dit-il, écoutez-moi.
-- Parlez, dit Vanda, toujours anxieuse.
-- Cette maison, je vous l'ai dit, doit être, si je ne me trompe, juste au-dessus de la galerie souterraine, et entre les deux éboulements que nous avons constatés.
-- Eh bien ? fit Vanda.
-- Eh bien ! reprit Marmouset, elle appartient à un fénian, ce qui est un grand point.
-- Comment ?
-- Attendez. Évidemment, cette maison a une cave, et quand nous serons descendus dans cette cave, nous trouverons un trou qui nous permettra d'arriver sous la galerie.
-- Et de délivrer l'homme gris, dit Shoking.
-- Oui, tout cela est fort bien, dit Vanda, mais êtes-vous sûr, Marmouset... ?
-- Que la maison est verticalement au-dessus de la galerie souterraine ?
-- Oui.
-- J'en suis sûr.
-- Comment pouvez-vous le savoir ?
Marmouset eut un sourire.
-- Vous savez bien, dit-il, que j'ai fait des études d'ingénieur et que je passe même pour très fort en mathématiques.
-- Ah ! c'est juste.
-- J'ai calculé la distance, la situation de la maison par rapport à la galerie, et je crois mes calculs exacts.
-- Dieu le veuille !
-- Je crois même pouvoir affirmer que nous aurons un trou de quinze à dix-huit pieds de profondeur à percer.
-- Alors, dit Shoking, il s'agit d'entrer dans la maison et de s'adresser tout de suite à master Farlane.
-- Non, dit Marmouset.
-- Et pourquoi cela ? fit Vanda.
-- Parce que Farlane ne nous connaît pas, que nous ne sommes pas fénians et ne pouvons lui faire le signe mystérieux que les fénians ont accepté comme signe de ralliement.
-- Alors ?
-- Alors, dit Marmouset, Shoking va retourner dans Farringdon street.
-- Bon ! fit Shoking.
-- Et il préviendra le chef fénian, qui s'empressera de le suivre et viendra ici nous mettre en rapport avec M. Farlane.
-- J'y cours, dit Shoking.
-- Et nous vous attendons ici, dit Marmouset.
Shoking partit.
Vanda et Marmouset demeurèrent dans la rue, immobiles, les yeux fixés sur cette maison dont la porte était close, mais qui s'ouvrirait devant eux aussitôt que le chef fénian arriverait.
Ils n'attendirent pas longtemps.
Shoking avait de bonnes jambes et, à l'occasion, il savait les pendre à son cou.
Un quart d'heure après, il était de retour.
Le chef fénian l'accompagnait.
Shoking avait sans doute mis celui-ci au courant, car ils arrivèrent tous les deux avec des outils propres à creuser la terre et à faire, au besoin, une tranchée dans le roc.
Le chef fénian salua Vanda et Marmouset.
Puis, au lieu de soulever le marteau, il se mit à tambouriner sur la porte avec ses doigts, d'une façon toute particulière.
Quelques minutes s'écoulèrent.
Rien ne bougeait dans la maison, et aucune lumière n'apparaissait.
-- On dort bien là dedans, fit Marmouset qui s'impatientait.
-- Patience ! dit le chef fénian.
Il tambourina une seconde fois, mais d'une façon toute différente de la première.
Ni bruit, ni lumière.
-- Mais cette maison est donc déserte ? exclama Vanda.
-- Non, répondit le chef fénian.
Et il tambourina une troisième fois, et toujours sur un rythme différent.
Soudain une lumière apparut au-dessus de l'imposte de la porte.
Puis on entendit un pas lent et mesuré à l'intérieur du corridor.
Et enfin la porte s'ouvrit.
Marmouset et Vanda virent alors un homme de petite taille, mais trapu, vigoureux, la tête enfoncée dans les épaules, portant des cheveux et une barbe incultes de couleur rousse, qui arrivait à demi vêtu et portait une lanterne à la main.
C'était master Farlane.
Le chef lui fit un signe rapide.
Farlane répondit par le même signe, et son regard, soupçonneux d'abord quand il avait aperçu Marmouset et Vanda, se rasséréna aussitôt.
Tous les quatre entrèrent dans la maison et Farlane ferma la porte.
Puis il regarda le chef fénian.
-- Eh bien ! dit-il, l'explosion a-t-elle donné un bon résultat ?
Comme il faisait cette question en patois irlandais Vanda, Marmouset et même Shoking ne comprirent pas.
-- Non, dit le chef fénian.
-- Cependant, reprit Farlane, j'ai cru que la moitié de Londres s'écroulait.
-- Ta maison a-t-elle été secouée ?...
-- Comme par un tremblement de terre.
-- Vraiment ?
-- Et j'aurais des crevasses dans mes caves que cela ne m'étonnerait pas.
-- C'est précisément pour descendre dans les caves que nous venons.
Farlane regarda curieusement les visiteurs.
-- Nous t'expliquerons tout cela, dit le chef, mais descendons dans les caves d'abord.
-- Que voulez-vous faire de ces outils ?
-- Tu le verras.
Bien qu'il fût un haut dignitaire dans le fénianisme, Farlane était sans doute le subordonné de celui que Shoking était allé chercher dans Farringdon street, car il n'insista point et ne fit aucune nouvelle question.
Mais il ouvrit une porte du vestibule, et, cette porte ouverte, Marmouset et Vanda, qui marchaient derrière lui, aperçurent l'escalier qui descendait dans les caves.
Le chef fénian fermait la marche.
On descendit une vingtaine de marches environ.
Puis on se trouva en face d'une nouvelle porte.
Cette porte donnait sur une longue galerie assez étroite.
Une bouffée d'air frappa Marmouset et Vanda au visage.
En même temps, ils aperçurent une double rangée de tonneaux.
Alors le chef fénian dit à Marmouset :
-- À présent, orientez-vous, et voyez si vos calculs sont exacts.
Marmouset prit la lanterne que portait Farlane.
-- Attendez-moi ici, dit-il.
Et il s'avança tout seul dams la direction d'où venait l'air humide et froid.
La galerie descendait insensiblement en décrivant une ligne courbe.
Au bout de quelques pas, Marmouset vit une lueur blanchâtre dans l'éloignement. Il chemina encore et reconnut qu'il apercevait les premières lueurs du matin et que la cave aboutissait à la Tamise.
Le fleuve était alors dans toute sa croissance, et la marée qui venait du large le repoussait vers les ponts de Londres.
-- C'est bien ce que je pensais, se dit Marmouset.
Et il revint sur ses pas.
Vanda, les deux fénians et Shoking étaient demeurés au seuil de la porte.
Mais cette porte ouvrait au milieu de la galerie, et la galerie se prolongeait au nord.
-- Par ici, dit Marmouset.
Et, marchant toujours le premier, il arriva jusqu'à un endroit où le sol était tout crevassé.
-- J'en étais sûr, dit Farlane, c'est l'explosion.
Marmouset posa la lanterne au bord de la crevasse et s'aventura dans ce gouffre dont il ne pouvait sonder la profondeur. Heureusement ses pieds rencontrèrent un point d'appui.
-- Passez-moi la lanterne, dit-il alors.
Et il leva les mains au-dessus de sa tête.
On lui donna la lanterne et il disparut.
Vanda et ses compagnons se trouvèrent alors dans les ténèbres.
Mais cinq minutes après la lumière reparut et Marmouset revint. Son visage était radieux.
-- Le maître est sauvé ! dit-il.
-- Sauvé ! s'écria Vanda.
-- En êtes-vous bien sûr ? demanda Shoking.
-- Sauvés tous les deux, lui et Milon ! dit Marmouset.
-- Mais où sont-ils ?
-- Ils ont passé par ici.
-- Qu'en savez-vous ? demanda encore Shoking.
-- Oh ! dit Marmouset, suivez-moi, vous allez voir.
Et rasant le sol avec sa lanterne, il se dirigea vers la fenêtre qui donnait sur la rivière.
Le sol était humide par places.
-- Tenez ! tenez ! dit Marmouset.
Et il montra l'empreinte des deux pieds humides.
On arriva ainsi jusqu'à la fenêtre.
Le fleuve grondait en bas.
-- Comprenez-vous, maintenant ? dit Marmouset.
Et il étendit la main vers les flots bouillonnants de la Tamise et ajouta : -- Vous savez s'ils sont bons nageurs tous les deux, n'est-ce pas ?
Vanda était tombée à genoux et remerciait Dieu !
Huit jours s'étaient écoulés.
Nous eussions retrouvé Vanda et Marmouset au premier étage d'une maison de Saint-George street, dans le Wapping. Il était presque nuit et Londres allumait ses réverbères.
Vanda et Marmouset causaient à mi-voix, assis auprès de la fenêtre, jetant de temps à autre un regard dans la rue et paraissant attendre quelqu'un.
-- Enfin, disait Vanda, toutes nos recherches, tous nos efforts ont été inutiles depuis huit jours. Qu'est devenu Rocambole ? Oh ! il est mort, sans doute.
-- Cela est impossible, dit Marmouset. Si Milon et lui s'étaient noyés, on aurait repêché leurs cadavres.
-- Qui sait ?
-- J'ai vu tous les noyés qu'on a retirés du fleuve, et puis, dit Marmouset, vous savez bien qu'ils sont bons nageurs tous les deux.
-- Que sont-ils donc devenus ?
-- Mystère ! dit Marmouset.
-- Les fénians ont cherché l'homme gris partout.
-- Je ne dis pas non.
-- Miss Ellen, qui est venue ce matin encore, nous a affirmé que la police anglaise ne l'avait pas repris. Mais miss Ellen en est-elle sûre ?
-- Oui, certes, dit Marmouset.
-- Comment ?
-- Elle a fait sa paix avec lord Palmure, son père.
-- Bien. Mais...
-- Lord Palmure s'intéresse maintenant à l'homme gris autant qu'il le haïssait, et lord Palmure est pair d'Angleterre, et il a le droit de se faire ouvrir les prisons et de voir les prisonniers qu'elles contiennent.
-- Ce que vous dites là, Marmouset, devrait me rassurer, et cependant...
-- Cependant vos alarmes sont plus poignantes que jamais ?
-- Oui.
-- Pourquoi ?
-- Parce que je songe au révérend Patterson, le plus implacable ennemi de l'homme gris.
Marmouset haussa les épaules.
-- Patterson n'est pas de force avec Rocambole, dit-il.
-- Enfin, murmura Vanda, comment Rocambole n'a-t-il pas cherché à nous rejoindre ? Nous croit-il donc ensevelis dans le souterrain ?
Marmouset ne répondit pas tout d'abord.
Puis soudain, relevant la tête :
-- Ma chère amie, dit-il, le maître a peut-être quitté Londres, mais nous, nous sommes bien coupables.
-- Coupables ? fit Vanda étonnée.
-- Nous avons manqué de mémoire.
-- Comment cela ?
-- Ne vous souvenez-vous donc pas qu'au moment où il allait mettre le feu au baril de poudre, Rocambole nous dit : « Il faut tout prévoir. Il est possible que je succombe, il est possible que nous soyons tout à l'heure à jamais séparés, et alors vous continuerez mon œuvre... »
-- Oui, dit Vanda, le maître nous dit cela, en effet, et il nous enjoignit, s'il périssait, d'aller dans Rothnite, de l'autre côté du tunnel, et d'y rechercher une vieille femme du nom de Betzy-Justice.
-- Précisément. Eh bien ! nous n'en avons rien fait.
-- Parce que nous espérions, parce que nous espérons encore que le maître n'est pas mort.
-- Soit, mais c'est par là que nous aurions dû commencer nos recherches, néanmoins.
-- Pourquoi ?
-- Parce que le maître est sans doute déjà allé chez cette femme.
-- Ah ! dit Vanda, si vous pouviez dire vrai ?
-- Qui sait ?
-- Mais alors, partons, partons tout de suite !
-- Non, il faut attendre maintenant.
-- Attendre quoi ?
-- La visite de Farlane, qui doit venir nous rendre compte des recherches continuées par les fénians.
Et comme Marmouset disait cela, il eut un geste de satisfaction.
-- Tenez, fit-il, le voilà !
-- Farlane ?
-- Oui, il traverse la rue.
-- Seul ?
-- Non, il est avec Shoking.
En effet, peu après ses pas retentirent dans l'escalier, puis on frappa à la porte et Marmouset courut ouvrir.
Farlane le fénian et notre vieil ami Shoking entrèrent. Tous deux avaient la mine triste, abattue.
-- Eh bien ? fit Marmouset.
-- Rien, dit Farlane.
-- Absolument rien ! murmura Shoking.
-- C'est que nous finissons par où nous aurions dû commencer, dit Marmouset.
-- Que voulez-vous dire ? fit Shoking.
-- Sais-tu où est Adam street ?
-- Certainement, répondit Shoking, c'est dans Rothnite.
-- Eh bien ! va nous chercher un cab.
Shoking ne se le fit pas répéter, et dégringola l'escalier en courant.
Vanda avait jeté un châle sur ses épaules.
Pendant ce temps, Marmouset, disait à Farlane : -- Attendez à demain pour mettre de nouveau les hommes dont vous disposez en campagne.
-- Pourquoi ? demanda le fénian.
-- Parce que demain peut-être aurons-nous un point de départ certain pour continuer nos recherches.
-- Comme il vous plaira, dit Farlane avec un flegme tout britannique.
Cinq minutes après, Shoking revint.
-- Le cab est en bas, dit-il.
Marmouset tendit la main au fénian.
-- À demain ! dit-il.
-- À demain de bonne heure ! répondit Farlane.
Et il s'en alla.
-- Allons vite, dit alors Marmouset.
-- Est-ce que vous ne m'emmenez pas avec vous ? demanda Shoking.
-- Viens si tu veux.
Vanda et Marmouset montèrent dans le cab.
Shoking monta à côté du cabman, et celui-ci rendit la main à son cheval.
Le cab descendit rapidement Saint-George street, passa auprès de la tour de Londres, entra dans Thames street, gagna le pont de Londres, arriva sur la rive droite et se dirigea vers Rothnite. Arrivé près de Rothnite-Church, c'est-à-dire à l'église de Rothnite, Marmouset cria au cabman d'arrêter.
Puis il mit pied à terre.
Shoking avait déjà ouvert la portière.
Marmouset lui dit :
-- Nous sommes dans un quartier misérable, aux rues étroites. Il est inutile de poursuivre notre chemin en voiture et d'éveiller l'attention.
Et Marmouset paya le cabman et le renvoya.
Puis tous trois continuèrent leur chemin à pied.
D'ailleurs, Adam street, une pauvre ruelle entre toutes, était à deux pas.
Marmouset se souvenait du numéro que lui avait donné Rocambole, et il se trouva bientôt au seuil de la maison désignée.
C'était une pauvre maison à trois étages, de morne apparence.
On y entrait par une allée étroite et sombre, dans le milieu de laquelle était percé un judas qui donnait dans la boutique d'un marchand de poissons.
Celui-ci, entendant marcher, mit la tête à ce judas.
-- Où allez-vous ? demanda-t-il.
-- N'est-ce pas ici que demeure Betzy-Justice ? fit Marmouset.
-- Oui, au troisième. Il n'y a qu'une porte.
-- Savez-vous si elle est chez elle ?
-- Oh ! certainement. Elle est au lit depuis le jour où on a pendu son mari.
Ils montèrent.
Marmouset frappa. La clef était sur la porte.
-- Entrez ! dit une voix affaiblie de l'intérieur.
Betzy-Justice était étendue sur un grabat et dans un état de faiblesse extrême.
À la vue de ces trois inconnus elle jeta un cri d'effroi.
-- Ah ! dit-elle, est-ce que vous venez me chercher, moi aussi, pour me mettre en prison comme mon pauvre Tom, et me pendre ensuite comme vous l'avez pendu ? Oh ! ce ne serait pas la peine, dit-elle, car je vais mourir !
-- Ma chère, répondit Marmouset, nous ne sommes pas des gens de la justice, mais des amis.
-- Ah ! ne me trompez-vous point ? dit la vieille.
Et elle écarta de ses doigts amaigris la broussaille de cheveux gris qui lui couvrait le front.
-- Ne me trompez-vous point ? répéta-t-elle.
-- Non, nous sommes les amis de l'homme gris.
Ce nom arracha un cri de joie à la vieille.
-- De l'homme gris ! dit-elle, l'homme gris ?
-- Oui.
-- Il n'est donc plus en prison ?
À cette question, Marmouset et Vanda se regardèrent avec une morne stupeur.
Leur dernière espérance s'évanouissait.
Betzy-Justice n'avait pas vu l'homme gris, et il y avait huit jours que l'homme gris et Milon avaient quitté le souterrain de Newgate.
-- Ah ! s'écria Vanda avec un sanglot dans la voix, je vous le disais bien, il est mort !
Betzy se dressa sur son lit de misère :
-- Qui donc est mort ? s'écria-t-elle.
Et elle attacha sur les trois personnes ses yeux enflammés par la fièvre et les larmes.
Betzy-Justice continuait à regarder ces trois personnages.
Il y eut un moment de silence après l'exclamation de Vanda.
Puis Betzy se redressa et d'une voix enfiévrée : -- Non, dit-elle, vous vous trompez... cela ne peut être... l'homme gris n'est pas mort !
-- Il faut bien l'espérer, dit Marmouset.
Vanda secoua la tête et ne répondit pas.
-- L'homme gris a promis à mon pauvre Tom qu'il ferait justice, et l'homme gris n'a pu mourir avant d'avoir tenu sa parole. D'ailleurs, ajouta-t-elle, l'homme gris n'est pas un homme comme les autres.
-- Ça c'est vrai, dit Shoking qui, lui aussi, se reprit à espérer.
-- L'homme gris ne peut mourir, dit encore Betzy.
Et puis, les regardant toujours : -- Que veniez-vous donc faire ici ?
-- Chercher l'homme gris.
-- Et vous dites que vous êtes ses amis !
-- Oui.
Et comme elle les regardait d'un air de doute, Marmouset ajouta : -- Quand nous nous sommes séparés, l'homme gris nous a dit : « Il est possible que nous ne nous revoyions pas. »
-- Ah ! il vous a dit cela ?
-- Oui, et il nous a commandé de venir vous trouver.
-- Moi ?
-- Et de vous prier de nous remettre les papiers.
Betzy les regarda avec défiance.
-- Non, non ! dit-elle enfin. Vous ne venez peut-être pas de sa part.
-- Je vous jure que si, ma chère, dit Shoking.
-- Et moi je ne vous crois pas.
Marmouset prit dans ses mains les mains de la vieille femme et lui dit : -- Regardez-moi bien, ai-je l'air d'un homme qui ment ?
-- Je n'en sais rien.
-- Songez, reprit Marmouset, que si l'homme gris est mort, et que vous refusiez de vous confier à nous...
-- Je ne songe qu'à une chose, dit Betzy.
-- Laquelle ?
-- C'est que mon pauvre Tom, quand il est allé en prison, m'a dit de ne confier les papiers à personne.
-- Pas même à l'homme gris !
-- Oh ! si.
-- Puisque c'est lui qui nous envoie !
-- Prouvez-le-moi ?
Et cette femme que le chagrin et la misère avaient mise aux portes du tombeau, et qui n'avait peut-être plus que quelques heures à vivre, cette femme, disons-nous, parut décidée à ne point se dessaisir des documents mystérieux qui se trouvaient en sa possession.
-- Ma chère, dit alors Shoking, ne me connaissez-vous donc pas, moi ?
-- Non, dit-elle. Cependant il me semble que je vous ai vu quelque part.
-- Je me nomme Shoking.
Ce nom parut éveiller un souvenir dans l'esprit de Betzy-Justice.
-- Ah ! oui, dit-elle, Shoking le mendiant ?
-- Précisément.
-- Nous avons passé une nuit ensemble au work-house de Mail-Road.
-- C'est vrai, dit Shoking.
-- Mais cela ne me prouve pas que vous veniez de la part de l'homme gris.
-- Je suis son ami.
-- Qui me le prouvera ?
-- Voyons, dit Shoking qui était patient comme un véritable Anglais qu'il était, connaissez-vous dans Londres un homme en qui vous ayez une confiance absolue ?
-- Oui, je connais un prêtre catholique.
-- L'abbé Samuel, peut-être ?
-- Vous le connaissez ?
Et Betzy regarda Shoking avec une attention pleine de ténacité.
-- Non seulement je le connais, dit Shoking, mais je puis vous affirmer qu'il témoignera, si je le veux, que je viens de la part de l'homme gris.
-- Eh bien ! dit Betzy, que l'abbé Samuel vienne ici et qu'il me dise que je peux vous remettre les papiers.
-- Et vous nous les donnerez ?
-- Oui.
Shoking consulta Marmouset du regard.
Marmouset répondit :
-- Le maître nous a donné un ordre et nous devons l'exécuter. J'ai la conviction que le maître est vivant.
-- Moi aussi, dit Shoking.
-- Dieu vous entende ! murmura Vanda.
-- Mais nous devons agir comme s'il était mort.
-- C'est mon avis, dit encore Shoking.
-- Mais, reprit Marmouset, où trouver cet abbé Samuel ?
-- Je m'en charge, dit Shoking. Et si vous voulez m'attendre ici...
-- Ici ?
-- Oui ; en prenant un cab, je serai de retour avant une heure.
-- Soit, dit Marmouset.
-- Que l'abbé Samuel me dise que je puis avoir confiance en vous, et je vous donnerai les papiers, dit Betzy.
Marmouset regardait cette chambre délabrée qui n'avait d'autres meubles que le lit de bois blanc sur lequel Betzy était couchée, deux chaises boiteuses et une table.
Betzy crut comprendre ce regard.
-- Ah ! dit-elle, vous cherchez où j'ai pu mettre les papiers, n'est-ce pas ?
Elle eut un rire nerveux et ajouta : -- Ils ne sont pas ici, croyez-le bien... Ils sont hors de cette maison...
-- Ah ! fit Marmouset.
-- Et si vraiment vous venez de la part de l'homme gris...
-- Nous vous le prouverons tout à l'heure, ma chère, dit Shoking.
Et il gagna la porte, tandis que Vanda et Marmouset s'asseyaient au chevet de la vieille femme.
* *
*
Shoking était un enfant de Londres, et il savait la grande ville par cœur.
Une fois hors d'Adam street, il retourna vers Rothnite-Church, où il savait qu'il trouverait au fond d'une cour une station de voitures.
Il trouva en effet un cab et monta dedans, disant au cocher : -- Saint-George-Church !
-- Dans le Southwark ? dit le cocher.
-- Oui. Et il y a six pence de pourboire si tu me mènes rondement.
Le cabman rendit la main à son trotteur irlandais.
Vingt minutes après, le cab s'arrêtait devant la grille du cimetière qui entoure l'église catholique.
Shoking traversa le cimetière.
Puis, au lieu d'entrer dans l'église par la grande porte, il se dirigea vers la petite porte du chœur.
Rien n'était changé dans Saint-George-Church.
C'était toujours le même gardien à barbe blanche qui venait ouvrir quand on frappait d'une certaine façon.
Shoking frappa.
Le bonhomme vint ouvrir.
En voyant Shoking, il eut un éclair de joie dans ses yeux presque éteints.
-- Ah ! dit-il, il y a longtemps qu'on ne vous a vu, mon cher ami !
-- J'ai fait une absence, dit Shoking.
-- En vérité ?
-- Je suis allé en France.
-- Ah ! fort bien.
-- Et je voudrais voir l'abbé Samuel. Est-il là-haut ?
Et Shoking désignait du regard la porte du clocher.
-- Oui, dit le vieillard d'un clignement d'yeux.
Shoking monta dans le clocher et frappa à cette porte perdue dans la muraille qui ouvrait sur la chambre secrète dans laquelle l'abbé Samuel, l'homme gris et tous ceux que le révérend Patterson poursuivait de sa haine implacable avaient successivement trouvé un asile.
L'abbé Samuel était en prière.
Il vint ouvrir à Shoking et eut, comme le sacristain, un geste de surprise joyeuse.
-- Monsieur, lui dit Shoking, vous savez si j'étais l'ami de l'homme gris, ou plutôt son serviteur dévoué ?
-- Certainement, dit l'abbé Samuel.
-- Êtes-vous prêt à l'attester ?
-- Mais sans doute.
-- Alors je vous supplie de venir avec moi.
-- Où cela ?
-- Dans Rothnite, Adam street.
-- Bon ! dit l'abbé Samuel, je sais ce que vous voulez.
-- Ah !
-- Vous êtes allé demander des papiers à la veuve d'un supplicié ?
-- Oui.
-- Qu'on nomme Betzy-Justice ?
-- C'est bien son nom.
-- Et elle ne veut pas croire que vous venez de la part de l'homme gris ?
-- Elle ne le croira que si vous le lui affirmez.
-- Eh bien ! dit le prêtre, allons, je suis prêt à vous suivre.
Alors Shoking regarda l'abbé Samuel : -- Monsieur, dit-il, vous connaissez donc l'histoire de ces papiers ?
-- Oui.
-- Qui vous l'a racontée ?
-- L'homme gris lui-même.
Shoking jeta un cri :
-- Ah ! s'il en est ainsi, dit-il, je bénis le ciel, car l'homme gris que nous avons cru mort est bien vivant !
L'abbé Samuel ne répondit pas.
Et comme ils traversaient le cimetière, Shoking prit vivement les mains de l'abbé Samuel.
-- Ah ! fit-il, dites-moi que vous l'avez vu ?
-- Qui ?
-- L'homme gris.
-- Sans doute, je l'ai vu.
-- Quand ? hier, aujourd'hui ? demanda Shoking d'une voix étranglée par l'émotion.
-- Non, dit l'abbé Samuel, je l'ai vu à Newgate, il y a une quinzaine de jours.
Shoking jeta un cri de surprise.
-- Ah ! fit-il, s'il en est ainsi, vous ne savez rien.
Le prêtre le regarda d'un air étonné.
-- Vous ne savez donc pas, poursuivit Shoking, que l'homme gris n'est plus à Newgate ?
-- Si, je le sais.
-- Alors vous savez où il est ?
Et Shoking se reprit à espérer.
-- Non, dit l'abbé Samuel.
-- Nous le croyons mort, nous.
-- Ah ! dit le prêtre.
Et il demeura impassible.
-- Oh ! s'écria Shoking, vous savez des choses que nous ne savons pas.
-- Peut-être bien...
Shoking ne dit plus rien. Mais il fit à part lui cette réflexion : « Je suis bien sûr maintenant que l'homme gris n'est pas mort.
Seulement, il a très certainement des raisons pour ne pas reparaître.
Et ces raisons, l'abbé Samuel les connaît aussi. »
Dès lors Shoking garda un silence plein de réserve.
Ils sortirent du cimetière et montèrent dans le cab qui attendait Shoking sur le square.
-- Rothnite-Church ! dit celui-ci.
Le cab partit.
Arrivé à l'église de Rothnite, l'abbé Samuel et lui mirent pied à terre et renvoyèrent le cab.
Puis ils continuèrent leur chemin à pied et gagnèrent Adam street.
Marmouset était au seuil de la porte.
-- Ah ! venez vite, dit-il, venez vite.
-- Qu'est-ce qu'il y a donc encore ? demanda Shoking.
-- Il y a que la vieille femme va mourir.
-- Betzy ?
-- Après ton départ, dit Marmouset, elle a été prise d'une crise nerveuse, puis une grande faiblesse s'en est suivie, et maintenant c'est à peine si elle respire. Il n'est que temps qu'elle voie monsieur.
Et Marmouset salua l'abbé Samuel.
-- Rassurez-vous, monsieur, dit celui-ci en français. Je connais Betzy et je l'ai vue plusieurs fois en cet état, surtout depuis la mort de son mari.
Ils montèrent.
Vanda était toujours au chevet de la vieille femme, qui haletait sur son lit.
Quand Betzy-Justice vit apparaître l'abbé Samuel, son visage se transfigura et un rayon de joie brilla dans son regard.
-- Ah ! dit-elle, j'ai cru que j'allais mourir avant votre arrivée.
L'abbé Samuel lui prit la main :
-- Il faut avoir du courage, Betzy, dit-il.
-- Ah ! j'en ai, dit-elle, et puis il ne faut pas que ce pauvre Tom soit mort inutilement.
Et elle regarda Shoking, ajoutant : -- Vous connaissez donc cet homme ?
-- Oui, dit l'abbé Samuel.
-- C'est un ami de l'homme gris ?
-- Oui.
-- Et ils viennent de sa part ?
-- Oui, répéta le prêtre catholique.
-- Alors je puis leur dire où sont les papiers ?
-- Certainement.
Betzy fit un effort suprême et, une fois encore, elle parvint à se dresser sur son lit.
-- Alors, dit-elle, écoutez-moi..., écoutez-moi bien.
Tous quatre entouraient le lit de la vieille femme, dont la voix allait toujours s'affaiblissant.
-- Vous connaissez l'église de Rothnite ? dit-elle.
-- Oui, répondit l'abbé Samuel.
-- Elle est entourée d'un cimetière.
-- Comme toutes les églises de Londres.
-- Eh bien ! il y a dans le cimetière de Rothnite une tombe qui porte un nom pour toute inscription : Robert.
-- Après ? fit Shoking.
-- Cette tombe est surmontée d'une croix de fer, continua Betzy-Justice. Elles sont rares les croix de fer dans le pauvre cimetière de Rothnite, et vous trouverez facilement la tombe dont je vous parle.
-- Et les papiers sont dans la tombe ?
-- Oui.
-- C'est bien, dit Marmouset, nous allons y aller.
-- Mais, dit encore Betzy, vous ne le pourrez pas, le cimetière et l'église sont fermés la nuit.
-- Nous passerons par-dessus les grilles.
-- C'est inutile, dit Shoking.
-- Que veux-tu dire ?
Et Marmouset regarda Shoking avec curiosité.
-- Je veux dire, répondit Shoking, que j'ai un moyen de pénétrer dans le cimetière sans rien briser ni enfoncer aucune porte.
L'abbé Samuel fit un signe de tête qui voulait dire : -- Moi aussi.
-- Allons, en ce cas, dit Marmouset.
-- Mais, dit Vanda, on ne peut laisser cette pauvre femme seule ; je vais rester auprès d'elle.
-- Oh ! fit Betzy d'une voix triste, vous n'y resterez pas longtemps, je crois bien que c'est fini cette fois ; mais je ne voudrais pas mourir avant de savoir si vous avez les papiers.
-- Nous reviendrons aussitôt que nous les aurons, répondit l'abbé Samuel.
Et il sortit le premier.
Marmouset et Shoking le suivirent.
Quand ils furent dans la rue, le prêtre dit à Marmouset : -- Il est une chose que vous ne savez pas, que vous ne pouvez pas savoir, mais que l'homme gris sait bien.
-- Ah !
-- C'est que le cimetière de Rothnite a servi plus d'une fois de rendez-vous aux fénians.
-- Vraiment ?
-- Et nous allons prendre le même chemin qu'eux pour y pénétrer.
-- Vous me parlez de l'homme gris ? dit Marmouset.
-- Sans doute.
-- Savez-vous ce qu'il est devenu ?
-- Il s'est échappé de Newgate.
-- Oui. Mais après ?
-- Après... dame !...
Et le prêtre parut embarrassé.
Marmouset secoua la tête :
-- J'ai bien peur qu'il ne soit mort, dit-il.
-- Non, dit l'abbé Samuel.
-- Vous croyez qu'il n'est pas mort ?
-- Oui.
-- Vous en êtes... certain ?
-- Peut-être...
-- Et... vous... l'avez vu ?
-- Non, mais je vous affirme qu'il est vivant.
-- Et moi je le crois, dit Shoking.
Marmouset sentait son cœur battre très violemment.
-- Oh ! monsieur, dit-il, de grâce, si vous avez quelque nouvelle récente de celui que vous appelez l'homme gris et que nous appelons le maître, nous...
-- Monsieur, répondit l'abbé Samuel, je ne puis parler. Qu'il vous suffise de savoir que l'homme gris est vivant, bien portant, et que vous le reverrez un jour.
Marmouset n'insista pas.
Rocambole vivait !
Et puis Marmouset se souvenait.
Il se souvenait que, trois ou quatre années auparavant, le maître avait subitement disparu, puis qu'il était revenu de la même façon.
L'abbé Samuel et ses deux compagnons, tout en causant ainsi, arrivèrent sur la petite place de Rothnite-Church.
Il y avait là un public-house qui fermait de bonne heure chaque soir, mais à travers les volets duquel on voyait filtrer un filet de lumière bien avant dans la nuit.
Shoking frappa d'une certaine façon.
Un bruit se fit à l'intérieur.
Mais la porte du public-house ne s'ouvrit pas.
Alors Shoking se retourna vers l'abbé Samuel.
-- Le publicain attend le mot d'ordre, dit-il, et ce mot, je ne le sais pas.
-- Attendez...
Et l'abbé Samuel, approchant ses lèvres d'une fente de la devanture, prononça quelques paroles en patois irlandais.
La porte s'ouvrit alors.
Le publicain, un Irlandais de pure race, fit un geste d'étonnement en apercevant l'abbé Samuel.
-- Il n'y a pourtant pas de réunion aujourd'hui ! dit-il, faisant allusion sans doute aux assemblées mystérieuses des fénians.
-- Non, dit l'abbé, mais nous avons affaire dans le cimetière.
-- Ah !
Le publicain connaissait Shoking ; mais il voyait Marmouset pour la première fois.
Et comme il le regardait avec une extrême curiosité, l'abbé Samuel lui dit : -- Ce gentleman est l'ami de l'homme gris.
Le publicain salua avec respect.
Puis il alluma une lanterne à la lampe qui brûlait sur le comptoir, et dit : -- Puisque vous avez affaire dans le cimetière, venez.
Et il souleva la trappe qui se trouvait au milieu du public-house, laquelle trappe recouvrait une échelle de meunier qui plongeait dans la cave de son établissement.
Une fois dans la cave, l'abbé Samuel prit la lanterne des mains du publicain.
-- Nous n'avons plus besoin de toi, dit-il.
-- Je puis remonter ?
-- Oui.
-- Vous n'attendez personne ?
-- Personne absolument.
Le publicain gravit de nouveau les degrés de l'échelle, laissant Shoking, Marmouset et l'abbé Samuel dans la cave.
Alors le fénian promena sa main sur la paroi humide de la muraille, cherchant un ressort sans doute.
Et tout à coup une porte, si habilement dissimulée qu'on la confondait avec le mur, s'ouvrit.
-- Voilà notre chemin, dit le prêtre.
La porte démasquait un étroit corridor souterrain.
Tous trois s'y engagèrent l'un après l'autre.
Marmouset cheminait le dernier, tandis que l'abbé Samuel éclairait la marche avec la lanterne qu'il avait prise au publicain.
Le souterrain était comme un boyau d'égout, se prolongeait sur un parcours de trente mètres environ et aboutissait à un petit escalier de six marches.
Cet escalier aboutissait lui-même à une porte qui était simplement poussée, car elle céda sous la main de l'abbé Samuel.
Alors le prêtre éteignit la lanterne.
-- Que faites-vous donc ? demanda Marmouset.
-- Je suis prudent.
-- Mais où sommes-nous donc ici ?
-- Dans un caveau de famille.
-- Ah ! vraiment ?
-- Tenez, dit encore l'abbé Samuel, maintenant que la lanterne est éteinte, regardez devant vous.
-- Bon !
-- N'apercevez-vous rien ?
-- Il me semble que je vois un coin du ciel, au travers d'une fenêtre.
-- Non pas d'une fenêtre, mais d'une porte.
En effet, le caveau dans lequel ils venaient de pénétrer par ce singulier chemin avait une porte qui donnait sur le cimetière.
L'abbé Samuel tira un verrou et cette porte s'ouvrit.
-- Je sais où est la tombe, dit encore le prêtre irlandais.
Et il sortit le premier du caveau.
La nuit était noire et le brouillard épais.
-- Suivez-moi, dit encore l'abbé Samuel, et marchez avec précaution ; il ne faut pas, autant que possible, marcher sur les tombes, c'est une profanation.
Malgré l'obscurité, le prêtre s'orientait assez bien.
-- Ah ! dit Marmouset tout bas, vous savez où est la tombe ?
-- Oui, je me rappelle avoir remarqué la croix de fer et l'inscription.
-- Saviez-vous aussi qu'elle contenait des papiers ?
-- Non ; et cependant...
-- Cependant ? fit Marmouset.
-- Je sais vaguement ce que renferment ces papiers ?
-- Ah !
-- Il y a trois mois, poursuivit l'abbé Samuel, un homme vint un jour à l'église Saint-George et demanda à me parler.
-- Quel était cet homme ?
-- C'était Tom, le mari de Betzy.
-- Il n'était donc point encore en prison ?
-- Non. Tom me raconta son histoire et me supplia de m'intéresser à lui.
Je pouvais tout, me disait-il, et si je prenais sa cause en main, il la considérait comme gagnée.
Malheureusement Tom était Écossais, protestant, et non affilié au fénianisme.
J'étais sûr d'avance que nos frères refuseraient de le servir et je le lui dis.
Il ne voulut pas en entendre davantage et s'en alla, en me faisant de la main un geste d'adieu désespéré.
Deux jours après, Tom assassinait lord Evandale.
-- Mais, dit Marmouset, ne lui aviez-vous donc pas parlé de l'homme gris ?
-- En aucune façon.
-- Alors, comment l'homme gris a-t-il pu savoir ?
-- Ils se sont vus à Newgate.
-- Ah ! c'est juste.
Et Marmouset ajouta en manière d'aparté : -- Je reconnais bien là le maître et sa nature chevaleresque : pour que Rocambole ait accepté l'héritage de Tom le supplicié, il faut que cette cause soit juste.
L'abbé Samuel s'arrêta.
-- C'est ici, dit-il.
La nuit était trop noire pour qu'on pût déchiffrer l'inscription, mais on voyait fort distinctement la croix de fer.
-- J'ai un briquet dans ma poche, dit Shoking.
-- À quoi bon ?
-- Pour bien voir si c'est le nom qu'a dit Betzy qui est écrit là-dessus.
-- Inutile. Je suis sûr que cette tombe est celle qu'elle a désignée.
C'était une simple pierre couchée dans l'herbe.
-- Nous n'avons pas d'outils pour la soulever, dit Marmouset.
-- Nous n'en avons pas besoin, répondit l'abbé Samuel.
-- Ah ! vous croyez ?
-- Voyez plutôt.
Et le prêtre prit la pierre à deux mains et la souleva facilement, tant elle était légère.
La pierre recouvrait une fosse dont les parois étaient en maçonnerie.
Au fond de la fosse, on apercevait une bière.
Shoking ne put se défendre d'un mouvement d'effroi.
-- Tu as peur ? dit Marmouset.
-- Un peu, répondit Shoking.
-- Pourquoi ?
-- Parce que bien certainement les papiers sont dans la bière.
-- C'est probable.
-- Oh ! dit Shoking qui se trouva en présence d'un cadavre, ce n'est pas drôle.
Marmouset descendit dans la fosse.
Il n'y voyait guère, mais le toucher suppléait pour lui à la vue.
Il promena ses mains sur le cercueil et rencontra une vis, puis deux, puis quatre.
À Londres, on ne cloue pas les cercueils, on les visse.
Alors Marmouset tira de sa poche un couteau à plusieurs lames.
L'une de ces lames était ronde par le bout et pouvait, au besoin, servir de tournevis.
Shoking se tenait un peu à l'écart.
L'abbé Samuel, debout au bord de la fosse, prêtait l'oreille au moindre bruit.
Le cimetière n'avait pourtant pas de gardien, non plus que l'église qui se trouvait au milieu, mais plusieurs maisons du voisinage prenaient vue sur lui ; et puis il pouvait se faire que quelque fénian eût fantaisie d'y pénétrer par le même chemin.
Heureusement l'opération ne fut pas longue.
En moins de dix minutes Marmouset eut enlevé les quatre vis du cercueil.
-- C'est fait, dit-il.
Shoking recula encore et détourna la tête.
Marmouset souleva alors le couvercle du cercueil.
-- Ah ! dit-il, tu peux revenir, Shoking.
-- Hein ? fit Shoking d'une voix tremblante.
-- Le cercueil est vide.
-- Vide ?
L'abbé Samuel et Shoking s'étaient penchés au bord de la fosse.
-- Pas de cadavre ! dit encore Marmouset.
-- Et pas de papiers ?
-- Ah ! si, je crois que c'est ça.
Et Marmouset trouva, en effet, dans un coin du cercueil veuf de son cadavre, un paquet recouvert avec de la toile cirée et fermé par cinq cachets de cire noire.
Et il jeta le paquet à l'abbé Samuel.
Puis il replaça le couvercle.
Et sautant ensuite hors de la fosse, il aida l'abbé Samuel à remettre en place la pierre et la croix de fer.
L'abbé Samuel se remit à guider la marche.
Quelques minutes après, ils étaient dans le public-house, gagnaient le dehors et se dirigeaient rapidement vers Adam street.
Quand ils arrivèrent chez Betzy, la pauvre femme agonisait.
Un dernier éclair de vie s'alluma dans son œil en voyant reparaître l'abbé Samuel.
-- Voici les papiers, dit le prêtre.
-- Oui, murmura-t-elle d'une voix éteinte, c'est bien cela. Ah ! je peux mourir maintenant.
Ce furent ses dernières paroles.
Sa respiration s'embarrassa, ses yeux se vitrèrent, elle eut quelques mouvements convulsifs.
Puis un dernier souffle s'exhala de sa poitrine.
Betzy-Justice était morte, tandis que le prêtre catholique lui donnait l'absolution.
Et les trois hommes et Vanda passèrent la nuit auprès du cadavre de Betzy-Justice.
Et Marmouset, ayant ouvert le paquet de toile cirée, y trouva un volumineux manuscrit en anglais et portant le titre bizarre : Journal d'un fou de Bedlam.
Et Marmouset fit, à haute voix, la lecture du manuscrit.
Journal d'un fou de Bedlam
Les monts Cheviot séparent le comté écossais de Roxburgh du comté anglais de Northumberland.
Leur cime est couronnée de neiges éternelles.
D'épaisses forêts couvrent leurs pentes abruptes et dans les vallées poussent de verts pâturages.
À trois lieues du bourg de Castleton, suspendu sur un rocher comme une aire d'aigle et dominant un paysage d'une mélancolie âpre et sauvage, s'élève le manoir de Pembleton.
Pembleton-Castle, comme on dit dans le pays.
Il a huit tours massives, aux poivrières pointues, des murs épais comme ceux d'une forteresse.
Il domine huit lieues de pays du côté de l'Écosse, bien qu'il soit bâti sur la terre anglaise.
Au moyen âge, les sires de Pembleton étaient Écossais et marchaient sous la bannière des Robert Bruce et des Wallace.
Lord Pembleton siège au Parlement dans la chambre haute, mais il a néanmoins conservé le titre de baron écossais, et il en est très fier.
Lord Evandale Pembleton n'avait que trois ans quand son père mourut au combat de Navarin, où la France et l'Angleterre réunies chassèrent la flotte turque des eaux de la Grèce.
Il avait un frère de dix-huit mois.
Lorsque lady Pembleton apprit l'épouvantable malheur qui la frappait, elle quitta précipitamment Londres, où elle passait la saison dans son bel hôtel du West-End, pour se réfugier en toute hâte, avec ses deux enfants, au manoir de Pembleton. Vêtue de noir des pieds à la tête, elle s'enferma dans cette vieille forteresse que le noble lord son époux avait délaissée, comme ses aïeux, du reste, depuis trois quarts de siècle.
En bas, dans la plaine, s'élevait un joli castel tout moderne, entouré d'une ceinture de prairies, une demeure princière, entre toutes, dans laquelle lord Pembleton passait l'automne et la saison des chasses, et qu'il avait peuplée de merveilles artistiques et de toutes les richesses de luxe moderne.
C'était New-Pembleton, le nouveau Pembleton.
Le château succédant au manoir.
Et cependant ce ne fut pas à New-Pembleton que se réfugia lady Evandale.
Ce fut à Pembleton-Castle, à Old Pembleton, le vieux Pembleton, comme on appelait encore le manoir écossais.
Pourquoi ?
On était alors en 1828, c'est-à-dire en plein dix-neuvième siècle, et le temps était passé où les hauts barons se déclaraient réciproquement la guerre.
La noblesse était devenue l'aristocratie, les hauts barons n'étaient plus que de grands seigneurs, et le calme le plus profond régnait dans les trois royaumes devenus le Royaume Uni.
Cependant lady Evandale, en arrivant à Pembleton-Castle, donna des ordres bizarres.
Elle fit baisser le pont-levis, ce qui n'était pas arrivé depuis plusieurs siècles.
Elle fit un appel à tous les paysans du voisinage qui étaient encore ses vassaux, et elle peupla le manoir d'une véritable armée.
Puis, comme jadis, Jeanne de Montfort montrait son fils aux nobles bretons, elle prit son fils aîné dans ses bras -- ce fils qui n'avait que trois ans -- elle le montra à ses fidèles Écossais accourus à sa voix, et elle leur fit jurer de veiller sur lui.
Et les montagnards jurèrent avec enthousiasme.
Quel mystérieux et terrible danger menaçait donc cet enfant qui devait s'aller asseoir un jour à la chambre des lords ?
Un seul homme le savait peut-être, partageant ainsi le secret de lady Pembleton.
Cet homme était un jeune Écossais du nom de Tom, le frère de lait de lady Pembleton, laquelle était jeune et belle, et n'avait pas encore atteint sa vingt-quatrième année le jour où elle devint veuve.
Aussi Tom, dès le premier jour, s'installa dans la chambre où couchait l'enfant et y passa la nuit dans un fauteuil, ayant à la portée de sa main sa carabine de chasseur.
Et il en fut de même des nuits suivantes.
Et pendant ces mêmes nuits, les Écossais veillaient, se promenant sur les remparts du vieux castel, et avaient soin, dès que le crépuscule arrivait, de hisser le pont-levis.
Lady Pembleton se promenait au milieu d'eux, tantôt inquiète, tantôt paraissant plus rassurée, mais toujours mélancolique et comme poursuivie par quelque affreux souvenir.
Trois mois s'écoulèrent.
Pendant ces trois mois, au grand ébahissement de la contrée, Pembleton-Castle tint véritablement garnison.
Les bruits les plus étranges coururent alors.
La mort de lord Evandale avait troublé la raison de la pauvre veuve.
Nature exaltée déjà par la lecture des romans de Walter Scott et des poèmes de Byron, lady Eveline Pembleton était devenue tout à fait folle.
Elle se croyait en plein moyen âge, au temps des luttes héroïques des clans écossais contre les barons anglais, et elle voulait défendre son fils contre des ennemis imaginaires.
Les bons Écossais appelés à son aide, et qui n'avaient eu garde de refuser leurs services, commençaient à partager cette croyance.
Un seul homme disait que lady Pembleton n'était pas folle et qu'elle avait de bonnes raisons pour agir ainsi.
Cet homme, c'était Tom.
Mais Tom ne s'expliquait pas davantage et gardait fidèlement son secret.
Enfin, au bout de trois mois, lady Pembleton renvoya ses Écossais, fit abaisser le pont-levis de Old-Pembleton, demanda ses voitures de promenade, et quittant avec ses nombreux domestiques le manoir féodal, elle redescendit à New-Pembleton, la seigneuriale demeure, et s'y installa avec ses deux enfants.
Les gentilshommes fermiers des environs, les bourgeois des petites villes voisines ne manquèrent pas de dire alors que la belle veuve était revenue à la raison.
Le motif unique, cependant, de ce changement complet d'existence, reposait sur un message que lady Pembleton avait reçu de Londres :
« Sir Arthur s'est embarqué ce matin pour les Indes. »
Qu'était-ce que sir Arthur ?
Le frère puîné de lord Evandale.
Était-ce donc contre lui que lady Pembleton avait pris des précautions aussi singulières ?
Quelques jours après son retour à New-Pembleton, lady Eveline reçut la visite de deux gentlemen.
C'était lord Ascott et son fils, le baronnet sir James.
Lord Ascott et sir James étaient le père et le frère de lady Eveline.
Le père revenait d'Italie, où il avait passé deux années pour soigner une maladie de poitrine ; le fils, midshipman dans l'armée navale des Indes, était en congé.
Tous deux s'étaient trouvés à Londres, au moment où la conduite excentrique de lady Pembleton avait fait quelque bruit, et, persuadés que la pauvre femme était folle, ils étaient partis en toute hâte.
Lady Eveline les reçut en grand deuil.
Elle était fort triste, elle fondit même en larmes en les revoyant ; mais rien dans ses manières, ni dans sa conduite, ne les confirmait dans cette opinion qu'ils s'étaient faite sur le dérangement de ses facultés mentales.
Lady Pembleton était parfaitement raisonnable.
Cependant les deux gentlemen crurent devoir lui demander des explications.
Lady Eveline refusa de s'expliquer.
Alors lord Ascott fit appel à son autorité paternelle et il tint à sa fille un langage sévère.
Lady Eveline persista dans son refus.
Lord Ascott s'emporta.
Il alla même jusqu'à dire que la famille de lord Pembleton parlait de la faire interdire et de lui retirer la tutelle et l'éducation de ses enfants.
Lady Eveline fondit en larmes.
Enfin elle se jeta aux genoux de son père et lui dit :
-- Milord, je sais que je vous dois obéissance, mais je sais aussi que les aveux que je vais vous faire vous briseront le cœur. Épargnez-les-moi, je vous en supplie.
Lord Ascott fut inflexible.
Alors lady Eveline le conduisit dans sa chambre, ouvrit un meuble d'où elle retira un petit cahier de papier couvert d'une écriture à moitié illisible, et dont chaque page portait les traces d'une larme.
-- Tenez, mon père, dit-elle, voilà le journal de ma vie. Lisez...
Et elle prit la fuite, laissant lord Ascott en possession du cahier.
Une heure après, le vieux gentilhomme rejoignit sa fille ; il était d'une pâleur mortelle.
Et prenant sa fille dans ses bras, il la tint longtemps serrée sur son cœur.
Et mêlant ses larmes aux larmes de la jeune femme, il lui dit.
-- Je suis trop vieux, moi... mais ton frère te vengera.
Quel était donc l'aveu épouvantable que lady Eveline n'avait osé faire de vive voix à lord Ascott, son vieux père ?
C'est ce que nous allons vous dire, en traduisant fidèlement le manuscrit de la veuve de lord Evandale Pembleton, commodore de la marine royale anglaise, tué à Navarin, en combattant sous le drapeau de la civilisation, aux prises avec la barbarie.
Journal d'un fou de Bedlam
La famille Dunderry, dont le chef porte le nom de lord Ascott, est de pure source normande.
Depuis que le duc Guillaume le Bâtard devint le roi Guillaume le Conquérant, les Dunderry se sont toujours alliés aux plus hautes maisons de l'aristocratie anglaise.
Miss Eveline, fille de lord Ascott, avait seize ans lorsque son père chercha à la marier.
Certes, les partis ne manquaient pas, et les plus beaux noms du Royaume-Uni se disputaient l'honneur d'une telle alliance, mais miss Eveline était fiancée depuis longtemps, selon la mode anglaise, à lord Pembleton.
Le manoir d'Ascott et celui de Pembleton le Vieux perchés chacun sur un des escarpements des monts Cheviot, se regardaient depuis des siècles à trois lieues de distance.
Lord Ascott, le père de miss Eveline, et feu lord Pembleton, père du lord actuel, avaient été liés depuis leur enfance ; et quand miss Eveline avait eu dix ans et sir Evandale Pembleton dix-huit, on les fiança.
Puis, sir Evandale s'embarqua pour les Indes, où il servait dans la marine royale.
Les deux familles n'en demeurèrent pas moins très unies.
Il n'y avait pas de semaine, en hiver, que lord Ascott et sa fille ne fissent visite à lord Pembleton, qu'une cruelle maladie, la goutte, clouait dans son fauteuil.
Miss Eveline et sir George Pembleton, frère cadet de lord Evandale, se donnaient le nom de frère et de sœur, et faisaient ensemble de longues promenades à cheval.
Cinq ans se passèrent.
Miss Eveline éprouvait un charme extrême à se trouver avec sir George, et sir George se surprenait à souhaiter que le navire que montait son frère aîné fût jeté à la côte, par une nuit de tempête, et se perdit corps et biens.
Un matin, les deux jeunes gens s'avouèrent qu'ils s'aimaient.
Alors miss Eveline épouvantée dit à sir George :
-- Malheureux ! mais je suis la fiancée de votre frère.
-- Hélas ! je le sais, répondit le jeune homme. Aussi ai-je pris une grande résolution.
Et comme elle le regardait avec angoisse :
-- Alors même, poursuit-il, que mon frère consentirait à me céder son droit, nos deux familles ne consentiraient jamais à notre union. Je suis cadet, déshérité par conséquent des biens et des titres de ma maison.
Et il soupira.
Miss Eveline baissait la tête, et de grosses larmes roulaient dans ses yeux.
Sir George continua :
-- Je partirai aujourd'hui même.
-- Et où irez-vous ? demanda-t-elle toute tremblante.
-- À Londres d'abord.
-- Et puis ?
-- Et puis j'irai rejoindre mon frère aux Indes.
Miss Eveline avait la pitié et la dignité des femmes de race ; elle courba la tête, tendit la main à sir George et lui dit : -- Adieu... adieu pour toujours...
Sir George avait alors dix-neuf ans, l'âge des dévouements chevaleresques.
Il partit.
Six mois après, lord Pembleton mourut, et son fils, sir Evandale, hérita de ses grands biens, de son titre et de son siège à la chambre haute.
Mais on ne revient pas des Indes en un jour, et il y avait près d'un an que sir George était parti, quand lord Evandale arriva.
Miss Eveline avait d'abord pris, au fond de son cœur, la résolution de se jeter aux genoux de lord Evandale, de lui tout avouer et de le supplier de renoncer à sa main.
Mais cette résolution tomba devant la volonté inflexible de lord Ascott.
Jour pour jour, un an après les funérailles du père de sir Evandale, miss Eveline devint lady Pembleton.
Le temps efface bien des douleurs, cicatrise bien des plaies.
Lady Pembleton songeait bien encore de temps à autre à sir George, le pauvre cadet, servant dans l'armée des Indes.
Mais lord Evandale était si bon pour elle, il lui témoignait tant de respect et d'amour !
Et puis lady Pembleton était devenue mère, et la maternité est un sentiment qui finit par dominer tous les autres.
À mesure que le temps s'écoulait, l'image de sir George s'effaçait.
L'absent commençait à avoir tort, et lord Evandale touchait à l'heure où sa femme lui rendrait amour pour amour.
Mais la fatalité devait en disposer autrement.
Tout en siégeant à la chambre haute, tout en devenant lord, le chef de la maison du Pembleton avait conservé son grade dans la marine royale.
Il avait fait rapidement son chemin, et il était commodore.
Un jour, il reçut de l'Amirauté l'ordre de reprendre la mer.
Où allait-il ?
Il ne le saurait qu'en ouvrant les instructions cachetées qu'on lui remit ; et ces instructions, il ne devait les ouvrir qu'en vue de l'île Madère.
Les femmes de marins sont faites, dès l'enfance, à ces séparations cruelles, dont la durée est toujours incertaine.
Lady Evandale se résigna, et le commodore partit.
On était alors en plein été, et la saison, comme disent les Anglais, était dans toute sa splendeur.
Naturellement, lady Pembleton avait quitté son magnifique château des monts Cheviot, pour venir habiter son hôtel du West-end, à Londres, dans Kensington-Road.
Kensington-Road est une large avenue, parallèle à Hyde-Park, et que bordent les demeures seigneuriales des grandes familles de Londres.
Chacune de ces demeures a un jardin, qui n'est séparé de Hyde-Park que par une grille, et chaque propriétaire a une clef qui ouvre cette grille et lui donne accès sur le jardin public.
Lady Pembleton était donc à Londres.
Mais, son mari parti, on ne l'avait plus vue nulle part.
Elle vivait enfermée, s'occupant de son fils, qui avait alors près de deux ans, lisant avec avidité les journaux qui pouvaient lui donner des nouvelles du Minotaure.
C'était le navire que montait lord Evandale.
Elle vivait seule, soupirant après le retour de l'absent.
Mais la solitude est mauvaise conseillère.
Plus d'une fois lady Pembleton s'était surprise à songer à sir George que, naguère, elle avait à peu près oublié.
Or, un soir, lady Eveline était assise auprès d'une fenêtre au rez-de-chaussée de son hôtel.
C'était un dimanche.
Le dimanche est un triste jour à Londres.
La journée avait été brûlante ; la soirée était fraîche, et la pauvre femme respirait avec une joie mélancolique le parfum des premières brises.
Il faisait nuit, le jardin était désert.
Au delà du jardin, on apercevait Hyde-Park, et le jardin public était désert aussi.
Tout à coup lady Eveline vit une ombre s'agiter dans l'éloignement.
C'était un homme qui s'était dressé au bord de la petite rivière qu'on nomme la Serpentine, et qui marchait droit à la grille du jardin de l'hôtel Pembleton.
Lady Eveline regarda curieusement cet homme.
Mais la nuit était obscure.
Quel ne fut pas son étonnement et ensuite sa frayeur quand elle vit cet homme sortir une clef de sa poche et ouvrir la grille !
Elle jeta un cri quand cet homme entra dans le jardin.
Mais ce cri ne mit point en fuite le visiteur nocturne.
Il marcha droit à la fenêtre.
Alors lady Eveline se rejeta vivement en arrière et courut saisir un cordon de sonnette qu'elle secoua violemment.
Au bruit personne ne vint.
L'homme enjamba la fenêtre et sauta dans la chambre.
Folle d'épouvante, lady Eveline s'élança vers la porte ; mais, en ce moment, une main vigoureuse la saisit et une voix qui la bouleversa lui dit : -- Eveline, ne me reconnaissez-vous donc point ?
Elle se retourna, folle, hébétée, stupide.
-- Sir George ! murmura-t-elle.
-- Oui, c'est moi.
Et le frère puîné de lord Evandale se jeta aux genoux de la jeune femme paralysée par la terreur.
Journal d'un fou de Bedlam
C'était bien, en effet, sir George Pembleton, le frère de son mari, que lady Eveline avait devant elle.
Et cet homme avait osé pénétrer chez elle par la fenêtre, comme un voleur ou un assassin !
-- Monsieur, dit-elle avec effroi, comment êtes-vous ici ?
Il se jeta à ses genoux :
-- Eveline, dit-il, chère Eveline, ne me condamnez point sans m'avoir entendu.
Sa voix émue, son attitude suppliante rassurèrent un peu lady Eveline.
-- George, dit-elle, d'où venez-vous ?
-- Je reviens des Indes en droite ligne, dit-il.
-- Vous avez donc quitté le service ?
-- Non, j'ai obtenu un congé. Et c'est pour vous que je reviens.
-- Pour moi !
Et elle le regarda, et son épouvante la reprit : -- George, dit-elle encore, osez-vous donc me tenir un pareil langage ?
-- Eveline, je vous aime...
-- Taisez-vous !
-- Eveline, depuis trois ans, ma vie est un combat de chaque heure, de chaque minute, un supplice sans nom, une torture éternelle !
-- Mais, malheureux ! oubliez-vous donc que je suis la femme de votre frère ?
-- Mon frère est loin d'ici.
Elle jeta un cri de terreur.
-- Oh ! vous le savez ? fit-elle.
-- Nos deux navires se sont croisés en vue des côtes du Finistère.
-- Et vous osez... ?
-- Et je viens pour vous... rien que pour vous...
Lady Eveline attachait sur cet homme un œil affolé.
Certes, ce n'était plus le loyal et timide adolescent qui jadis avait dit à la jeune miss Eveline un adieu qu'il croyait éternel.
Sir George était maintenant un homme, et un homme au regard sombre et résolu ; un homme qu'on devinait capable de tout.
Lady Eveline, malgré son épouvante, ne désespérait pas cependant de fléchir cet homme et de le rappeler au sentiment du devoir.
-- George, dit-elle, vous êtes le frère d'Evandale et je suis sa femme.
-- Je hais Evandale, répondit-il.
-- Mais vous m'aimez encore, dites-vous ?
-- Toutes les flammes de l'enfer sont allumées dans mon cœur, répondit-il avec exaltation.
-- Eh bien ! puisque vous m'aimez, respectez-moi, sortez d'ici et ne revenez que demain, en plein jour, par la grande porte de cet hôtel qui est la demeure de votre frère.
Il eut un rire sauvage.
-- Non, non, dit-il. Ce n'est point pour me faire chasser par vos laquais que je suis venu.
Lady Eveline sentait la rougeur et la honte monter à son front.
Et comme il lui avait pris les mains, elle se dégagea et courut à l'autre bout de la chambre en criant : -- Sortez ! sortez, je le veux !
Il lui répondit par un éclat de rire.
-- Sortez ! répéta-t-elle.
-- Non, je vous aime !
-- Sortez, ou j'appelle mes gens !
Il continuait à rire, et il fit un pas vers elle.
Alors elle s'élança de nouveau vers le gland de sonnette qui pendait au long de la glace de la cheminée, et elle le secoua avec fureur.
Mais la sonnette ne résonna point.
-- Vous pouvez sonner tant que vous voudrez, dit-il. Le cordon est coupé.
Elle jeta un nouveau cri.
-- À moi ! à moi ! dit-elle.
George fit un pas encore.
-- Au secours ! s'écria lady Eveline.
-- Vos gens sont sortis. Nous sommes seuls dans l'hôtel, dit-il.
Elle se précipita vers la porte et essaya de l'ouvrir.
-- La porte est fermée, dit tranquillement sir George.
Enfin, elle songea à sauter par la fenêtre dans le jardin.
Mais il se plaça devant elle.
-- Vous ne sortirez pas ! dit-il.
Et comme elle jetait un suprême cri d'épouvante et d'horreur, et qu'en joignant et tordant ses mains elle demandait grâce, il la prit dans ses bras et lui mit sur les lèvres un baiser brûlant.
IV
Lord Evandale était en Océanie.
Le Minotaure faisait route pour Melbourne, une des deux capitales de l'Australie.
Chaque fois que le navire faisait escale, le noble lord écrivait à sa femme des lettres pleines de tendresse.
Parfois même il songeait à donner sa démission et à revenir en Angleterre.
Mais le soldat ne déserte pas à la veille d'une bataille, et lord Evandale n'abandonna point son navire.
Le Minotaure passa deux années en Australie, donnant la chasse aux pirates.
Ce ne fut que trente et un mois après son départ, que le commodore fut rappelé à Londres.
Quand il revint, lady Eveline alla à sa rencontre ; elle tenait ses deux enfants par la main.
Le second était né après le départ de lord Evandale.
La jeune femme était pâle et triste ; elle semblait vieillie de six ans.
Que s'était-il passé durant la longue absence de lord Evandale ?
Il ne pouvait le deviner, il ne le sut jamais.
Lady Eveline vivait loin du monde et passait presque toute l'année à Pembleton.
Depuis la nuit fatale que nous avons racontée, on n'avait pas revu sir George.
Lord Evandale ne soupçonna même pas qu'il avait un moment quitté les Indes pour revenir en Europe.
Effrayé de la pâleur de sa femme et de l'état de dépérissement où elle se trouvait, lord Evandale avait consulté toutes les célébrités médicales de Londres.
Les médecins prétendaient qu'elle était en proie à une maladie de langueur, et ils conseillèrent un voyage en Italie.
Lady Eveline partit avec son mari.
Elle passa un mois à Naples et à Rome, et revint plus souffrante, plus découragée, plus désintéressée de la vie.
Deux êtres parvenaient seuls à lui arracher un sourire : L'un était son frère de lait, Tom ;
L'autre, son fils aîné, celui qui succéderait un jour aux dignités et à l'immense fortune de lord Evandale.
Quant à son autre fils, elle ne pouvait le contempler sans que des larmes de honte emplissent ses yeux.
Comme ils revenaient d'Italie, l'intervention anglo-française en faveur de la Grèce insurgée fut déclarée.
Lord Evandale reçut l'ordre de rejoindre son navire, et, une fois encore, lady Eveline se trouva seule.
Un soir, elle se promenait dans Hyde-Park, tenant son fils aîné par la main.
La nuit approchait.
Suivie à distance par deux laquais à sa livrée, lady Eveline suivait sans défiance le bord de la Serpentine.
Tout à coup deux hommes du peuple, deux roughs, comme on dit à Londres, se dressèrent devant elle.
Lady Eveline se retourna vivement et appela ses deux laquais.
Mais ceux-ci avaient disparu.
En même temps, un des deux roughs se jeta sur elle, lui mit la main sur la bouche pour l'empêcher de crier.
L'autre s'empara de l'enfant et prit la fuite.
* *
*
Une heure après, on rapportait à son hôtel lady Eveline, qu'on avait trouvée évanouie sur le bord de la Serpentine.
Quant à son fils, il avait disparu.
Journal d'un fou de Bedlam
IV (Suite) et V.
Heureusement, auprès de lady Eveline, seule et affolée, il y avait un homme, et un homme de résolution.
C'était Tom.
Tom ne perdait point la tête.
Tom devina tout de suite pourquoi on avait volé l'enfant.
À Londres, on vole les enfants, comme on fait le mouchoir, comme on brise le carreau d'un bijoutier.
C'est même un commerce assez lucratif.
Telle mendiante qui a bien du mal à gagner sa vie, ferait des affaires d'or si elle avait un enfant dans ses bras quand elle implore la charité publique.
Et puis il y a les nourrisseuses d'enfants qui ont depuis longtemps fait disparaître au fond de la Tamise les pauvres petites créatures qu'on leur avait confiées.
Un beau jour, les parents de ces enfants d'amour viennent les réclamer.
Les enfants sont morts ; il faut bien les remplacer.
Et puis encore il y a les bohémiens, les saltimbanques, les comédiens ambulants qui cherchent des enfants et les volent avec une dextérité remarquable.
Mais Tom ne pensa ni aux mendiants, ni aux nourrisseuses, ni aux saltimbanques.
Et Tom se dit :
-- Le voleur, c'est sir Arthur-George Pembleton, officier de la marine royale.
Il y avait longtemps que sir George n'avait paru à Londres, ostensiblement, du moins.
Lady Eveline ne l'avait point revu depuis la nuit fatale.
Mais Tom, un soir, avait vu rôder un homme dans Hyde-Park, et cet homme, bien qu'il fût vêtu comme un rough, Tom l'avait reconnu.
C'était sir George.
Tom se mit donc à la recherche de sir George, sûr que l'enfant était en son pouvoir.
Tom était Écossais, mais il avait passé son enfance à Londres, et il savait par cœur tous les mystères de la grande ville.
Aussi eut-il bien vite retrouvé sir George.
Celui-ci s'était caché dans une ruelle du Wapping, sur les confins de White-Chapelle, dans une maison haute et noire où ne logeaient que les gens du peuple.
Tom tomba chez lui comme la foudre, un matin, quand le gentleman était encore au lit.
Tom avait deux pistolets à la main.
Sir George était sans armes.
Tom lui mit un pistolet sur le front et lui dit : -- Si vous ne me rendez pas l'enfant, je vous tue !
Sir George feignit d'abord une grande surprise.
-- De quel enfant parles-tu, misérable ? dit-il.
-- Du fils aîné de lady Eveline.
Sir George protesta.
Il n'avait pas vu le fils de lady Eveline ; il ne savait ce que Tom voulait dire.
Mais Tom ajouta :
-- Je vous donne cinq minutes. Si dans cinq minutes vous ne m'avez pas rendu l'enfant, vous êtes un homme mort.
Il y avait tant de froide résolution dans le regard de l'Écossais, que sir George eut peur.
Il avoua tout.
L'enfant volé avait été remis à des saltimbanques, qui devaient l'élever dans leur métier.
Tom trouverait ces saltimbanques dans Mail en Road, tout auprès de la Work-house.
Mais Tom dit à sir George :
-- Je vous crois. Seulement, je veux que vous veniez avec moi.
Et je vous tue comme un chien, si vous cherchez à m'échapper.
Et il força sir George à s'habiller.
Sir George avait dit vrai.
Les saltimbanques étaient dans Mail en Road, et l'enfant se trouvait en leur possession.
Ce jour-là, sir George disparut encore, et plusieurs mois s'écoulèrent sans qu'on le revît.
Pourquoi sir George avait-il enlevé l'enfant de lady Eveline ?
Sir George était un misérable ; il haïssait son frère lord Pembleton, il haïssait lady Eveline qu'il avait tant aimée, mais il adorait cet enfant qui venait de naître, le second fils de lady Eveline, qui était l'enfant du crime, son fils à lui.
Or, en faisant disparaître le fils aîné, celui qui succéderait à lord Evandale dans ses biens et ses titres, n'était-ce pas assurer ces mêmes titres et ces mêmes biens au fils cadet, c'est-à-dire à son fils à lui, sir George ?
Dès lors, Tom veilla nuit et jour sur l'enfant.
Lady Eveline ne sortait plus seule. Tom était sans cesse auprès d'elle.
Puis arriva la nouvelle de la mort de lord Evandale Pembleton.
Alors, on le sait, lady Eveline se réfugia en toute hâte dans son château des monts Cheviot, elle s'y entoura d'une garnison nombreuse, et ne consentit à redescendre à New-Pembleton que lorsqu'elle apprit que sir Arthur-George Pembleton était de nouveau embarqué pour les Indes.
V
Tel était le secret épouvantable que lady Eveline avait confessé par écrit et mis ensuite sous les yeux de son père, lord Ascott.
Lord Ascott l'avait prise dans ses bras et lui avait dit : -- Ton frère te vengera !
En effet, trois mois après, sir James quitta l'Angleterre et retourna aux Indes.
Sir George était à Calcutta quand sir James y arriva.
Il dansait dans les salons du gouverneur et paraissait l'homme le plus gai du monde.
Sir. James vint à lui et le salua.
Sir James était le frère de lady Eveline, et sir George et lui avaient été liés pendant leur enfance.
Sir James n'était encore que midshipman, sir George était lieutenant de vaisseau.
Sir James lui dit :
-- J'arrive de Londres et j'ai un message pour vous. Tout à l'heure, quand on dansera, veuillez me suivre sur la terrasse qui donne sur la mer.
-- J'irai, répondit sir George.
Et il alla danser avec la fille d'un nabab qui était aussi belle que son père était riche.
Un quart d'heure plus tard, les deux jeunes gens se rencontraient de nouveau.
Cette fois, ils étaient sur une des terrasses du palais, et ils se trouvaient seuls.
Alors sir James regarda fixement sir George et lui dit : -- Je sais tout.
Sir George tressaillit.
-- Que savez-vous ? fit-il.
-- Vous avez trahi votre frère.
-- Que vous importe ?
-- Vous avez déshonoré ma sœur.
Sir George haussa les épaules.
-- Et il me faut tout votre sang, ajouta sir James.
-- Je suis à vos ordres, répondit tranquillement le frère de lord Evandale.
-- Je l'espère bien, répondit sir James ; mais il faut songer que vous êtes mon supérieur, et que je ne puis me battre sans enfreindre les lois martiales.
-- Oh ! qu'à cela ne tienne, répondit sir George, je me charge d'aplanir cette difficulté.
-- Ah !
-- L'amiral qui commande l'escadre d'évolution mouillée dans le port vous autorisera, sur ma demande, à vous battre avec moi.
-- Pardon, dit sir James, vous oubliez que des liens de parenté ou tout au moins d'alliance nous unissent.
-- Eh bien ?
-- Et je ne veux pas que notre rencontre puisse laisser planer un soupçon sur ma sœur.
-- Eh bien ! dit sir George, nous nous battrons sans témoins.
-- J'allais vous le proposer.
-- Ah ! très bien.
-- J'allais faire mieux...
-- Voyons !
-- Il y a une forêt aux portes de la ville ?
-- Oui.
-- Une forêt peuplée de tigres ?
-- Comme toutes les forêts de l'Inde.
-- Nous nous y rendrons demain, chacun de notre côté, au coucher du soleil.
-- Après ?
-- Et les tigres feront disparaître le cadavre de celui qui aura succombé.
-- Accepté, dit sir George.
* *
*
Le lendemain soir, en effet, sir James et sir George se rencontraient dans la forêt.
Que se passa-t-il entre eux ?
Nul ne le sait.
Mais sir James revint seul à Calcutta, comme les premières étoiles s'allumaient dans le ciel indien.
Et sir James adressa au vieux lord Ascott une dépêche ainsi conçue : « Notre honneur est sauf. Elle est vengée ! »
Le lendemain, des chasseurs trouvèrent à la lisière de la forêt un lambeau de cadavre à demi dévoré par les tigres, et que recouvrait encore un lambeau d'uniforme.
Et le bruit se répandit que sir George Pembleton, victime de sa passion pour la chasse, avait eu une fin horrible.
Tom et lady Eveline étaient, ou du moins croyaient être tranquilles désormais.
Journal d'un fou de Bedlam
Franchissons maintenant un espace de cinq années.
Nous sommes en avril 1834.
Deux personnages causent à voix basse dans une des salles voûtées de Old-Pembleton.
Le vieux manoir a revu des jours de splendeur et des jours de deuil, depuis cinq années.
Une seconde fois, New-Plembleton, la moderne demeure, le castel du grand seigneur, s'est vu délaissé pour Old-Pembleton, le manoir des hauts barons féodaux.
Pourquoi ?
Écoutons la conversation de ces deux personnes qui causent au coin du feu, dans une des salles basses du château.
-- Je vous répète, moi, Tom, que notre maîtresse a eu tort de revenir à Old-Pembleton.
-- Je ne dis ni oui, ni non, moi, ma chère Betzy.
-- Et pourquoi êtes-vous ainsi indécis, Tom, dans votre manière de voir ?
-- Betzy, ma chère, aussi vrai que vous êtes ma femme depuis bientôt trois années, je vous répète que je ne sais encore si lady Eveline, notre noble et bonne maîtresse, a eu tort ou raison de quitter Londres d'abord, New-Pembleton ensuite, pour venir ici. Cependant, en homme judicieux que je suis, je pencherais volontiers à croire qu'elle a eu raison.
-- Ah ! vraiment ?
-- Tout bien réfléchi, oui, ma chère Betzy.
-- Moi, dit Betzy-Justice, la jeune femme de Tom, car ils étaient jeunes tous deux à cette époque, j'incline volontiers à penser le contraire.
-- Sur quoi basez-vous votre opinion, Betzy ?
-- Sur ceci, que la santé de milady va s'altérant tous les jours.
-- Et vous croyez ?...
-- L'air âpre et vif de la montagne ne lui vaut rien.
-- Ah !
-- Elle est attaquée d'une maladie de poitrine, et le climat qui lui serait nécessaire est loin de ressembler a celui-ci.
-- Betzy, ma chère, répondit Tom, il y a du vrai dans ce que vous dites là. Mais je tiens à mon opinion, moi aussi, car décidément j'ai une opinion, maintenant.
-- En vérité, Tom ?
-- Oui, certes.
-- Expliquez-vous donc, alors, Tom.
-- Lady Eveline, voici trois années, me fit appeler un matin et me dit : -- Tom, il faut que je te consulte, car tu es de bon conseil.
-- Parlez, Lina, lui répondis-je.
Car tu le sais, Betzy, ma chère, je suis le frère de lait de milady et j'ai gardé de notre enfance l'habitude de l'appeler par l'abréviation de son petit nom.
Milady reprit :
-- Depuis un mois, je fais des rêves épouvantables.
-- Vraiment ? lui dis-je.
-- Ou plutôt je fais le même rêve.
-- Ah !
-- Mais il est effrayant.
J'attendais que milady s'expliquât et je gardais respectueusement le silence.
Elle reprit :
-- Mon rêve a trois parties. Dans la première, je me trouve à New-Pembleton et je me promène dans le parc, en tenant mon fils aîné par la main.
-- Sir William ? lui dis-je.
-- Précisément.
-- Mon cher Tom, interrompit Betzy, laissez-moi vous faire une question.
-- Parlez, ma chère.
Le feu lord, que je n'ai point connu, se nommait Evandale, n'est-ce pas ?
-- Oui.
-- Et son père portait le même nom ?
-- Comme vous le dites, Betzy.
-- Je croyais donc que le nom d'Evandale, poursuivit Betzy, était comme héréditaire dans la famille...
-- À peu près.
-- Et se transmettait de fils aîné en fils aîné ?
-- Cela a été longtemps la tradition.
-- Alors, reprit Betzy, pourquoi monseigneur, comme nous appelons le jeune lord, se nomme-t-il William, tandis que c'est son frère cadet qui porte le nom d'Evandale ?
-- Je vais vous l'expliquer, Betzy.
-- Parlez, Tom, je vous écoute.
-- Sir lord Evandale, avait un ami d'enfance qui devint son compagnon d'armes. Tous deux servaient à bord du même navire et avaient le même grade. Cet ami se nommait sir William Dickson.
-- Fort bien.
-- Et lord Evandale voulait qu'il fût le parrain de son fils.
-- Ce qui fait que monseigneur s'appelle William ?
-- Oui, mais on n'a pas voulu perdre, dans la famille, le nom d'Evandale.
-- Et on l'a donné au second fils ?
-- Comme vous le dites, Betzy.
-- Ma curiosité est satisfaite, Tom. Vous pouvez continuer votre récit.
Tom poursuivit :
-- Lady Eveline me dit donc : Dans la première partie de mon rêve je me promène dans le parc de New-Pembleton. Je tiens William par la main.
Tout à coup il me semble que William devient pâle et transparent comme une ombre ; et puis, soudain, son visage disparaît dans un épais brouillard.
Puis le brouillard se dissipe peu à peu... et alors, oh ! c'est affreux, Tom, mon fils, dont je n'ai point quitté la main, m'apparaît de nouveau.
Mais il a changé de figure.
Ce n'est plus William, c'est Evandale.
Et pourtant, c'était William qui était auprès de moi, et je n'ai cessé de serrer convulsivement sa main dans la mienne.
-- Voilà qui est bizarre, Lina, lui dis-je. Heureusement ce n'est qu'un rêve.
-- Attendez, Tom, poursuivit milady. Généralement, à la suite de cette métamorphose étrange, je m'éveille en sursaut et je pousse un cri.
Souvent je me lève, et, passant dans la chambre voisine, je vais contempler mon cher petit William qui dort paisiblement.
Alors, rassurée, je me recouche et ne tarde pas à me rendormir.
-- Et vous rêvez de nouveau, Lina ?
-- Oui, Tom. C'est la seconde partie de mon rêve qui commence.
-- Je vous écoute, Lina.
-- J'ai cessé d'appartenir au monde des vivants pour devenir portrait de famille.
Je suis peinte en pied et vêtue de deuil, je ne suis plus une femme, je suis une toile enfermée dans un cadre, mais une toile qui pense, voit et se souvient.
On m'a placée dans la salle des Ancêtres à Old-Pembleton.
En face de moi, est feu lord Evandale, mon noble époux.
Comme moi, il est devenu portrait de famille.
Mais, comme moi, il voit et pense, et nous causons tout bas durant la nuit.
Les fenêtres de la Salle des Ancêtres sont grand ouvertes, la lune inonde la campagne de ses rayons, et nous pouvons voir là-bas, dans la plaine, les murailles blanches de New-Pembleton et les arbres verts de son parc.
Un homme se promène au clair de lune.
Il donne le bras à une femme qui nous est inconnue ; plusieurs gentlemen les accompagnent.
Et les gentlemen appellent l'homme milord et la femme milady.
-- Et cet homme est lord William ; sans doute ?
-- Non, c'est Evandale.
-- Sir Evandale devenu lord ?
-- Oui.
-- Mais alors...
-- Alors, poursuivit milady, feu lord Evandale et moi, qui ne sommes plus que des portraits de famille, nous nous regardons tristement et des larmes véritables nous viennent dans nos yeux peints.
-- Mais, pour que sir Evandale soit lord, il faut...
Je m'arrêtai, n'osant en dire davantage.
-- Il faut que William soit mort, n'est-ce pas ? me dit-elle.
-- Oui, Lina.
-- Vous vous trompez, Tom.
-- Est-ce possible ?
-- William est vivant.
-- Oh ! par exemple !
Milady essuya alors une larme et reprit : -- Tout à coup, la lune disparaît et les ténèbres envahissent la salle des Ancêtres.
J'entends feu lord Evandale qui sanglote.
Puis il se fait un grand bruit, comme un coup de tonnerre, puis un éclair qui brûle nos yeux.
C'est la troisième partie de mon rêve qui commence.
Et milady, en parlant ainsi, se mit à fondre en larmes.
-- Écoute, Tom, écoute encore, me dit-elle...
Je la regardais muet et saisi d'un douloureux étonnement.
Journal d'un fou de Bedlam
Milady poursuivit :
-- Les cimes neigeuses des monts Cheviots, la plaine verte au milieu de laquelle se dresse New-Pembleton, -- tout cela vient de disparaître.
Feu lord Evandale et moi nous nous sommes pourtant toujours dans nos cadres, accrochés aux murs enfumés de la salle des Ancêtres, mais nous avons la faculté de voir à distance.
Nous sommes en plein jour.
Le soleil de midi éclaire une savane aride, un paysage désolé.
Des hommes demi-nus, ruisselants de sueur, travaillent péniblement sous ce ciel ardent, demandant à la terre ingrate un produit qu'elle se refuse presque à leur donner.
Ces hommes sont des convicts, c'est-à-dire des condamnés.
Ils ont été transportés loin de l'Angleterre, sur le sol australien, pour y expier leurs crimes.
Et parmi eux, cependant, il est un innocent.
Un innocent qui lève parfois les yeux au ciel et semble le prendre à témoin de ses souffrances non méritées.
Et milady, essuyant une nouvelle larme, me dit : -- Et sais-tu quel est cet homme ?
-- Non, milady.
-- C'est mon fils.
-- Lord William ?
-- Oui.
-- Oh ! Lina, m'écriai-je, votre imagination alarmée vous égare. Comment cela pourrait-il jamais arriver ?
-- Je n'en sais rien.
-- Oubliez-vous donc, milady, que nous n'avions qu'un seul homme à craindre, et que cet homme est mort ?
-- Qui sait ?
-- Vous savez bien que sir James, votre frère l'a tué ?
-- Non, dit milady, les choses ne se sont point passées comme tu le crois.
-- Que voulez-vous dire, Lina ?
-- Que James, mon frère, et le misérable qui avait nom sir George, se sont battus, en effet, dans une forêt, aux environs de Calcutta.
-- Et sir James a tué sir George ?
-- Non. Sir James lui a cassé la cuisse d'un coup de pistolet.
-- Oui ; mais sir George est tombé et n'a pu se relever.
-- Soit. Mais sir James s'est éloigné, le laissant vivant.
-- Oh ! milady, repris-je, vous savez bien qu'un homme qui a la cuisse cassée en pleine forêt indienne n'en sort plus. Les tigres se chargent de l'achever. Ne vous souvenez-vous pas, du reste, que toutes les gazettes ont annoncé alors que le corps de sir George avait été trouvé à demi dévoré ?
-- Oui, dit encore milady, on a trouvé un cadavre défiguré, recouvert d'un lambeau d'uniforme ; mais était-ce bien sir George ?
-- Lina, m'écriai-je, vous cédez à de folles terreurs ! Je vous jure que sir George est mort.
Elle secoua la tête et me dit :
-- N'importe ! je veux quitter New-Pembleton.
-- Et où voulez-vous aller ?
-- Là-haut.
-- Au vieux manoir ?
-- Oui.
-- Je n'ai pas insisté, Betzy, ma chère, acheva Tom. Ce que milady veut, je le veux ; et c'est pour cela que nous sommes ici.
Betzy soupira.
-- Oui, dit-elle, nous sommes ici, et la santé de milady va s'affaiblissant tous les jours.
-- Cela est vrai.
-- Et les médecins disent qu'elle est atteinte d'une maladie mortelle.
-- Qui sait ? fit Tom.
Betzy secoua la tête.
-- Je suis allé voir John Pembrock, dit encore Tom.
-- Qu'est-ce que cela ?
-- John Pembrock est un Écossais qui habite Perth, où il jouit d'une grande réputation comme médecin.
-- Et John Pembrock viendra visiter milady.
-- Je l'attends d'une heure à l'autre.
-- Ah !
-- C'est un singulier homme que John Pembrock poursuivit Tom. Il est riche, ce qui est rare pour un Écossais, et il ne se dérange jamais pour de l'argent.
-- Bon !
-- Mais il vient soigner les malades dont ses confrères désespèrent, et il est rare qu'il ne les sauve pas.
Comme Tom disait cela, un bruit se fit entendre.
C'était la cloche qui se trouvait au dehors du pont-levis de Old-Pembleton que la main d'un visiteur agitait.
Car chaque soir on relevait le pont-levis, et le vieux manoir redevenait forteresse, comme aux temps féodaux.
Tom se leva précipitamment et sortit de la salle basse.
Sur le seuil, il rencontra Paddy.
Paddy était un vieux valet qui avait vu naître miss Eveline Ascott et ne l'avait jamais quittée.
-- Tom, dit-il, il y a là porte deux hommes, un piéton et un cavalier.
-- Que demandent-ils ?
-- Ils veulent entrer.
-- Ont-ils dit leurs noms ?
-- Le cavalier dit qu'il vient de Perth.
-- Et le piéton ne dit rien.
Tom traversa la grande salle, le vestibule, la cour, et arriva en courant jusqu'à la poterne du pont-levis.
Il faisait un froid vif et le ciel était pluvieux.
Avant de manœuvrer les chaînes du pont-levis, Tom ouvrit un guichet et regarda.
Le cavalier attendait avec calme de l'autre côté du fossé.
Tom reconnut John Pembrock.
-- Ah ! dit-il, je vous attendais.
Puis, avisant le piéton :
-- Et cet homme, dit-il, est-il avec vous ! Le connaissez-vous ?
-- Cet homme, répondit John Pembrock, est un pauvre Indien qui m'a demandé l'aumône sur la route et à qui j'ai promis l'hospitalité.
Tom fronça le sourcil.
-- Il n'y a pourtant pas beaucoup d'Indiens à Londres, dit-il, et je n'en ai jamais vu dans nos montagnes. Milady n'a pas coutume de recevoir les gens qu'elle ne connaît pas ; je vais lui donner une couronne, et il s'en ira coucher en bas, au village.
-- Vous ne ferez pas cela, Tom, dit John Pembrock.
-- Et pourquoi cela, monsieur ? demanda Tom.
-- Parce que cet homme est las, qu'il a peine à se soutenir sur ses jambes, et qu'il paraît mourir d'inanition.
-- Il se réconfortera au village. Ce n'est pas une couronne, c'est une guinée que je lui donnerai.
-- Tom, dit John Pembrock, je vous supplie d'avoir de l'humanité.
-- Monsieur, répondit Tom, j'ai fait un serment à milady.
-- Lequel ?
-- Je lui ai juré de ne laisser pénétrer dans Old-Pembleton que des gens que je connaîtrai.
-- Ainsi, dit John Pembrock, vous refusez l'hospitalité à ce malheureux ?
-- Je ne puis faire autrement.
Ce disant, Tom fouilla dans sa poche et lança à travers le guichet une pièce d'or qui vint tomber aux pieds du mendiant.
John Pembrock était une manière de géant, et rappelait par sa stature herculéenne ces montagnards écossais chantés par Walter Scott.
Il se pencha sur sa selle, enleva l'Indien dans ses bras, le posa devant lui et tourna bride subitement en disant : -- Vous êtes un méchant homme.
Et rebroussant chemin, il mit son cheval au galop, avant même que Tom, stupéfait, eût eu le temps de répondre.
Tom manœuvra les chaînes du pont-levis : le pont-levis s'abaissa.
Tom s'élança au dehors et se mit à courir sur les pas de John Pembrock, lui criant : -- Arrêtez ! arrêtez !
Mais John Pembrock ne répondit pas.
Les quatre sabots du cheval retentissaient sur la pente abrupte qui descendait au village.
Tom ne se découragea point.
Il descendit au village, il entra dans l'auberge.
L'Indien, un pauvre mendiant, était assis au coin du feu.
Mais John Pembrock avait disparu.
Il était parti en disant à l'hôtelier :
-- Si Tom, l'intendant de lady Pembleton, vient ici et qu'il demande après moi, vous lui direz que je n'aime pas les gens qui manquent d'humanité, et que je ne me dérange jamais pour eux.
John Pembrock avait repris la route de Perth.
Tom remonta tristement à Old-Pembleton.
Quand il y arriva, un sinistre pressentiment lui serra le cœur.
Il monta à la chambre de milady.
Milady était étendue sur son lit et paraissait dormir.
Tom l'appela doucement d'abord, puis plus fort.
Milady ne s'éveilla point.
Alors il la toucha et jeta soudain un cri d'horreur.
Milady ne dormait point...
Milady était morte !
Journal d'un fou de Bedlam
Dix ans s'étaient écoulés.
Il y avait dix ans que lady Eveline était allée rejoindre son époux, lord Evandale Pembleton, dans un monde meilleur.
Deux jeunes gentlemen à cheval suivaient côte à côte, un matin, la grande avenue de vieux ormes de New-Pembleton.
C'étaient les deux orphelins.
Lord William Pembleton, cet enfant que sa mère et le fidèle Tom avaient gardé avec tant de sollicitude, était maintenant un beau jeune homme, de dix-neuf ans, grand, svelte, et cependant robuste.
Son frère, au contraire, bien qu'il eût à peine deux ans de moins, était frêle, délicat, de taille chétive.
Lord William avait un visage ouvert et franc, un œil limpide, une bouche sans cesse souriante.
Sir Evandale, son frère, avait le visage anguleux, les lèvres minces, le regard fuyant.
Le premier était un type de noblesse et de loyauté.
Le second avait quelque chose de bas, de rusé, d'envieux.
Tous d'eux, montant de superbes poneys d'Écosse, étaient vêtus de l'habit rouge des chasseurs de renards, et ils allaient rejoindre en forêt une troupe de joyeux compagnons.
Comme ils arrivaient au bas de l'avenue et allaient franchir la grille du parc qui s'ouvrait sur la grande route, un homme se dressa devant eux.
Cet homme était un mendiant.
Et ce mendiant avait le teint cuivré des Indiens.
C'était un Indien, en effet, un fils de la race cuivrée que les Anglais ont asservie.
Peut-être cet homme avait-il été roi dans son pays ; maintenant il mendiait.
C'était un vieillard.
De rares cheveux blancs s'échappaient de son bonnet de laine grise ; une longue barbe inculte tombait sur sa poitrine.
-- Mes beaux seigneurs, dit-il en levant vers les deux gentlemen ses mains suppliantes, n'oubliez pas le pauvre Indien !
Lord William lui jeta une guinée.
-- Va-t'en ! dit-il.
L'Indien ramassa la guinée et disparut derrière une broussaille.
-- Milord, dit sir Evandale, vous avez de brutales façons de faire la charité.
-- Ah ! vous trouvez, mon frère ? dit le jeune lord.
-- Pourquoi chassez-vous ce mendiant ?
-- Parce que cet homme est la cause de la mort de notre mère, répondit le jeune lord.
-- Comment cela peut-il être, milord ?
-- Tom ne vous a donc jamais conté cette histoire ?
-- Jamais.
Lord William soupira :
-- Eh bien ! fit-il, je vais vous la dire, moi.
Et comme ils étaient arrivés sur la grande route, ils mirent leurs chevaux côte à côte et prirent le galop.
-- Mon cher Evandale, dit alors lord William, notre mère était très malade et les médecins désespéraient de la guérison.
Tom s'en alla voir un médecin écossais qui habitait la ville de Perth.
-- John Pembrock, n'est-ce pas ?
-- Précisément.
-- Et John Pembrock ne fut pas plus heureux que les autres médecins sans doute ?
-- John Pembrock se fit décrire la maladie par Tom.
-- Bon ! Et John Pembrock ne vint pas ?
-- Au contraire, il se présenta un soir au pont-levis de Old-Pembleton. Mais il n'était pas seul.
-- Ah !
-- Un homme l'accompagnait, et cet homme c'était ce mendiant que nous venons de voir.
Or, mon ami, poursuivit lord William, il faut vous dire que notre mère, depuis longues années, était poursuivie par de mystérieuses et inexplicables terreurs. Tom n'a jamais voulu s'expliquer franchement avec moi là-dessus.
Notre mère s'était donc réfugiée à Old-Pembleton, et chaque soir on hissait le pont-levis, et on ne laissait plus entrer personne.
Tom refusa donc d'ouvrir au mendiant. Il ne voulait laisser pénétrer dans le château que John Pembrock, le médecin qui avait promis de guérir notre mère.
Mais John Pembrock était un excentrique.
Voyant que Tom ne voulait pas laisser entrer le mendiant, il refusa lui-même de pénétrer dans le château.
-- Vraiment ?
-- Et il s'en alla. Le lendemain, notre pauvre mère était morte.
-- Eh bien ! dit sir Evandale, ce John Pembrock était un misérable ; mais le pauvre diable n'est, après tout, que la cause bien innocente...
-- Soit, dit lord William, mais sa vue me serre toujours le cœur.
-- Vous le rencontrez donc souvent ?
-- Très souvent. Il est sans cesse par les chemins.
-- Et comment se fait-il que cet homme, né à quatre mille lieues d'ici, se soit établi dans nos montagnes ?
-- Voilà ce que je ne saurais vous dire.
-- Tom doit le savoir.
-- Pas plus que moi, pas plus que les gens de la contrée.
Ce mendiant, qu'on nomme Nizam, passe ses nuits dans les bois, ses journées aux portes du village ou des châteaux.
On ne lui connaît aucun métier.
-- D'ailleurs, observa sir Evandale, il est bien vieux.
-- Il est vieux, mais il est robuste encore et pourrait certainement exercer une profession quelconque.
-- J'ai fait une singulière remarque tout à l'heure, milord, dit sir Evandale.
-- Laquelle, mon frère ?
-- Vous lui avez jeté une guinée ?
-- Oui.
-- Il n'est certes pas habitué à pareille aubaine ?
-- Assurément non, et il ne récolte d'ordinaire qu'un demi-penny chaque fois qu'il tend la main. Eh bien ! qu'avez-vous remarqué ?
-- Il vous a lancé un regard de haine en s'en allant.
-- Oh ! il est méchant.
-- Tandis qu'il m'a regardé tout autrement, moi, poursuivit sir Evandale.
-- En vérité !
-- Il m'a regardé affectueusement.
-- Bah !
-- Et comme avec émotion.
-- Eh bien ! dit lord William en riant, c'est que vous avez le don de lui plaire, tandis que je lui déplais, moi.
Sir Evandale eut un mauvais sourire sous ses lèvres minces.
-- Après cela, dit-il, vous avez des compensations, milord.
-- Lesquelles ?
-- Si le mendiant a une préférence pour moi, il est d'autres personnes qui passeraient leur vie à genoux devant vous, et qui ne peuvent dissimuler l'aversion qu'ils éprouvent contre moi.
Lord William haussa les épaules :
-- Je parie, dit-il, que vous voulez parler de ce pauvre Tom ?
-- De Tom et de sa femme Betzy.
-- Vous croyez qu'ils ne vous aiment pas ?
-- Assurément.
-- Quelle idée bizarre !
-- Je le leur rends bien, du reste.
-- Mon frère !
-- Et, poursuivit sir Evandale, si au lieu d'être un pauvre cadet, j'étais comme vous lord Pembleton, seigneur des monts et de la plaine, du vieux manoir et du jeune château, si je devais m'asseoir dans un an à la chambre haute...
-- Eh bien ! que feriez-vous ? demanda lord William.
-- Je chasserais de ma présence Tom et sa femme.
-- Et vous auriez tort, dit sévèrement lord William.
Sir Evandale ne répondit pas.
-- Tom est le frère de lait de notre mère, dit encore lord William. Ne l'oubliez pas, Evandale.
Et, dès lors, les deux frères galopèrent sans échanger un mot de plus.
Bientôt ils entrèrent dans la forêt.
Et, comme ils suivaient une des allées qui la perçaient d'outre en outre, ils aperçurent, à deux ou trois cents pas devant eux, une troupe de cavaliers également vêtus de rouge, et, parmi eux, la robe blanche d'une amazone.
Et le cœur de lord William se prit à battre d'émotion à cette vue, tandis que sir Evandale lui jetait, à la dérobée, un regard plein de haine et d'envie.
-- Voilà miss Anna ! dit lord William.
Et il poussa son cheval, qui reprit le galop.
Journal d'un fou de Bedlam
Miss Anna chevauchait au milieu d'une troupe de cavaliers empressés.
Toute la fine fleur du comté était là, et chacun soupirait en regardant miss Anna.
Miss Anna était fort belle. Elle avait dix-huit ans, et, chose très rare pour une Anglaise, elle était fort riche.
Celui qui l'épouserait aurait non seulement une créature céleste, mais encore une des plus opulentes héritières du Royaume-Uni.
Elle était la fille de sir Archibald Carton, baronnet et membre de la Chambre des communes.
Sir Archibald, cadet de famille, s'en était allé aux Indes dans sa jeunesse et n'avait pas craint de faire du commerce, bien qu'il appartînt à l'aristocratie.
Il avait fait une fortune immense, avait épousé la fille d'un nabab, et n'avait eu qu'un enfant de cette union, miss Anna.
Le château de sir Archibald, situé dans la plaine, était distant de trois mille anglais de celui de lord William.
Lord William et sir Archibald se visitèrent.
Lord William était amoureux de miss Anna.
Miss Anna rougissait en regardant sir William.
Un jour, il y avait six mois, lord William s'en était allé trouver sir Archibald et lui avait dit : -- J'aime miss Anna et je sollicite l'honneur de devenir son époux.
À quoi sir Archibald avait répondu :
-- Je crois m'être aperçu que ma fille vous aime, elle aussi ; et pour mon compte, je me trouve très honoré de votre demande.
Lord William avait eu un cri de joie.
Mais, se prenant à sourire, sir Archibald avait ajouté : -- Ne vous réjouissez pas si vite, milord ; les choses iront plus lentement que vous ne le supposez.
Lord William avait regardé sir Archibald avec étonnement.
Celui-ci poursuivit :
-- J'ai épousé une Indienne ; et ma femme, que j'ai eu la douleur de perdre il y a longtemps déjà, était la fille du nabab Moussamy, le plus riche nabab du Punjaub.
-- Eh bien ! fit lord William.
-- Ma fille est son héritière.
-- Bon !
-- Et, à ce titre, je ne la puis marier sans le consentement du nabab.
Lord William fronçait le sourcil.
-- Mais, avait dit encore sir Archibald, rassurez-vous. Le vieux nabab adore sa petite-fille.
-- Ah !
-- Et ce que miss Anna veut, il le veut. Or donc, si miss Anna...
À son tour, lord William s'était pris à rougir comme une jeune fille.
Lord William savait que miss Anna l'aimait.
L'entretien du noble lord et du baronnet, et celui qui avait eu lieu entre le père et la fille, avaient été tenus secrets.
On avait même écrit en grand mystère au nabab.
Quelques gentlemen des environs continuaient donc à faire de doux rêves à l'endroit de miss Anna.
Miss Anna, du reste, était de toutes les fêtes.
Intrépide écuyère, elle suivait les chasses de renards, sautant les haies et les fossés.
Sir Archibald était lui-même chasseur passionné ; et, deux fois par semaine, il conviait ses voisins à assister aux prouesses de son magnifique équipage.
C'était donc un rendez-vous de chasse ordinaire, auquel allèrent, ce matin-là, lord William et son frère sir Evandale. Quand le premier eut aperçu miss Anna galopant au milieu de son escorte de gentlemen, il pressa son cheval.
Sir Evandale, demeuré un pas en arrière, lui jeta un regard plein de haine.
La jeune miss était rayonnante.
Quand elle vit lord William, elle rougit.
Puis, lui tendant la main :
-- Milord, dit-elle, je crois que mon père à de bonnes nouvelles à vous donner.
Lord William rougit.
Et comme on le regardait avec une curiosité envieuse sir Archibald s'avança vers lui : -- Milord, lui dit-il à son tour, la réponse que nous attendions des Indes est arrivée.
De rouge qu'il était, lord William devint subitement pâle.
Sir Archibald poursuivit :
-- Le nabab Moussamy consent au mariage de miss Anna.
Et sir Archibald, regardant les gentlemen qui l'entouraient, ajouta : -- Messieurs, j'ai l'honneur de vous annoncer le prochain mariage de miss Anna, ma fille, avec lord William Pembleton.
Beaucoup de ceux qui entendirent ces paroles se mordirent les lèvres.
Il y eut en ce moment bien des soupirs secrets, bien des colères étouffées.
Mais celui qui pâlit le plus, celui qui souffrit le plus cruellement, ce fut sir Evandale.
Cependant son visage demeura calme et la vive émotion intérieure qu'il éprouva ne se manifesta au dehors que par un léger frémissement des lèvres et des narines.
Tout à coup, sir Archibald, s'adressant directement à lui : -- Sir Evandale, dit-il, j'ai pareillement une bonne nouvelle à vous donner.
-- À moi ? dit sir Evandale en tressaillant.
-- À vous.
-- Oh ! par exemple !
-- N'avez-vous pas demandé du service dans l'armée des Indes ?
-- En effet, dit Evandale.
-- Eh bien ! votre nomination de capitaine de cipayes m'est parvenue ce matin.
-- Et vous pouvez remercier sir Archibald, mon frère, dit lord William.
-- Ah ! fit sir Evandale.
-- Car sir Archibald, poursuivit lord William, vous a chaudement appuyé et fait appuyer à Londres.
Et comme lord William prenait pour de la joie l'émotion de son frère, il ajouta : -- Mais vous ne partirez pas tout de suite, n'est-ce pas ?
-- Vous êtes le chef de notre maison, répondit ironiquement sir Evandale, c'est à vous d'ordonner, à moi d'obéir.
-- Eh bien ! fit lord William en souriant, je vous ordonne de rester quelques jours encore auprès de moi et d'assister à mon mariage.
-- Vous serez obéi, murmura sir Evandale avec un accent farouche.
-- Allons, voilà qui est bien, dit sir Archibald, et maintenant, en chasse, messieurs !
* *
*
Le renard était sur pied, les chiens hurlaient, les chevaux galopaient et le son du cor retentissait par la plaine.
Cependant un gentleman n'avait point suivi la chasse.
Il s'était arrêté au bord d'un petit bois, puis, attachant, son cheval à un arbre, il s'était assis sur l'herbe.
Ce gentleman versait des larmes de rage :
-- Fatalité ! disait-il, injustice du sort ! comme lui je suis le fils de mon père et de ma mère ; le même sang coule dans nos veines ; et cependant à lui la fortune, le rang, les dignités, à lui miss Anna !
Quant à moi, une épaulette dans l'armée des Indes, c'est tout ce qu'il me faut.
Dérision !
Oh ! cet homme qui est mon frère, je le hais, je le hais !
Sir Evandale prononça ces derniers mots tout haut.
Il se croyait seul.
Cependant le feuillage d'un arbre s'entr'ouvrit et une tête bronzée apparut à sir Evandale.
-- L'Indien ! murmura celui-ci.
-- Oui, l'Indien, dit une voix ironique et sourde, l'Indien qui est ton ami et qui vient t'offrir ses services, comme toi, il hait lord William d'une haine féroce et mortelle.
Journal d'un fou de Bedlam
Sir Evandale regardait l'Indien avec un étonnement qui n'était pas absolument dépourvu d'effroi.
L'Indien était vieux, si l'on s'en rapportait à ses cheveux blancs.
Cependant les traits de son visage étaient jeunes encore, et, chose étrange, sans la couleur bronzée de son visage, on eût juré un Européen, tant ses traits avaient de finesse et s'éloignaient du type de la race rouge.
Il n'était pas beau à voir, du reste, car si les signes du visage étaient corrects, ce même visage n'en était pas moins couturé par différentes cicatrices, d'aspect bizarre.
Quand l'Indien s'en allait par les chemins en demandant la charité, il relevait parfois les manches de son vêtement et entr'ouvrait sa chemise.
Et soit qu'on vit apparaître les bras ou la poitrine, on éprouvait un sentiment d'horreur.
Le corps de cet homme était couvert de blessures horribles, cicatrisées, il est vrai, mais cependant toujours hideuses, car la peau qui les recouvrait était demeurée transparente comme de la pelure d'oignon.
Quelquefois, l'Indien, qu'on appelait Nizam, pour attendrir les passants, leur racontait son histoire.
Il avait été surpris par une tigresse dans une pagode au moment où il faisait dévotement sa prière, emporté par elle dans les jungles, et livré en pâture à ses petits.
Comment avait-il échappé à cette bande de tigres ?
Nizam racontait alors une étrange histoire.
Au moment où les jeunes tigres le déchiraient de leurs griffes et, sous les yeux de leur mère, jouaient avec son corps pantelant, mais encore plein de vie ; tandis que, résigné comme tous les gens de sa race, il attendait la mort épouvantable qui lui était réservée, un bruit semblable au roulement du tonnerre s'était fait entendre.
Les tigres, abandonnant leur proie, s'étaient consultés du regard.
La mère avait paru inquiète.
Le bruit continuait. La terre tremblait, comme si une armée de géants eût été en marche.
Alors la tigresse fit entendre un cri rauque, donnant ainsi le signal du départ.
Et elle prit la fuite avec ses petits, abandonnant le malheureux Indien encore vivant.
Mais Nizam n'était point sauvé pour cela.
Ce bruit formidable, qui grandissait sans cesse comme un roulement de tonnerre qui s'approche, il l'avait reconnu.
C'était une troupe d'éléphants qui traversaient les jungles.
Et Nizam se dit :
-- Les tigres m'ont fait grâce, mais les éléphants passeront sur moi sans me voir et m'écraseront sous leurs pieds.
Nizam se trompait ; il calomniait les éléphants.
Ceux-ci voyageaient au nombre de plus de deux cents. D'où venaient-ils ? où allaient-ils ?
Il présuma que c'était une émigration et non une marche guerrière, car les éléphants emmenaient leurs femelles et leurs petits, et au milieu d'eux de vieux éléphants qui avaient les oreilles toutes blanches.
Un chef marchait en tête, à plus de cent pas en avant de la colonne.
C'était un éléphant blanc.
L'éléphant sacré pour les Indiens.
Nizam l'aperçut.
Et comme Nizam était un serviteur pieux du dieu Wichnou, il pensa que le dieu Wichnou envoyait l'animal sacré à son aide.
Et Nizam ne se trompait pas.
Quand il fut auprès de lui, l'éléphant s'arrêta, abaissa sa trompe, l'enroula autour du corps de l'Indien et la posa doucement sur son cou.
Puis il continua sa marche, toujours suivi de la redoutable armée.
Les éléphants sortirent des jungles et arrivèrent dans une vaste plaine cultivée, au milieu de laquelle était un village indien.
Alors l'éléphant blanc déposa Nizam au bord d'un champ de riz et sembla lui dire, en le regardant de cet œil humain qu'ont ceux de sa race : -- Ici, tu es sous la protection des hommes, tes frères, et tu n'as plus rien à craindre des tigres.
C'était ainsi que Nizam avait été sauvé. Ses blessures s'étaient cicatrisées une à une ; mais la peau n'était pas revenue, et avait été remplacée par une membrane visqueuse qui permettait de voir les muscles et les veines des membres.
Pourquoi Nizam avait-il quitté l'Inde ?
Pourquoi, venu à Londres, avait-il abandonné cette ville pour venir vivre en mendiant dans le comté de Northumberland ?
Il ne le disait pas.
Et tel était l'homme qui apparaissait tout à coup à sir Evandale, pris d'un sombre accès de haine et d'envie.
Nizam se laissa glisser au bas de l'arbre dans lequel il s'était blotti, et il vint s'asseoir auprès de sir Evandale.
Celui-ci, nous l'avons dit, le regardait avec un étonnement mêlé d'effroi.
L'Indien devina ce sentiment et dit au jeune homme : -- Ne craignez rien de moi. Je vous suis plus attaché que la liane ne l'est au tronc d'arbre autour duquel elle s'enroule.
Et comme sir Evandale le regardait toujours : -- Je vous aime comme un chien, comme un esclave, poursuivit l'Indien ému, et tout mon sang vous appartient.
-- Vraiment ? dit sir Evandale.
-- Je vous aime, poursuivit l'Indien, et je voudrais vous faire lord.
-- Oh ! oh !
-- C'est comme je vous le dis.
Sir Evandale soupira.
-- Malheureusement, dit-il, cela est impossible.
-- Il n'y a rien d'impossible, dit sentencieusement l'Indien.
-- Mais... mon pauvre ami...
-- Sir Evandale, reprit l'indien avec gravité, êtes-vous pressé de rejoindre la chasse ?
-- Non.
-- Vous plait-il de m'écouter ?
-- Parle, si tel est ton bon plaisir.
-- Sir Evandale, vous aimez miss Anna.
Le jeune homme tressaillit.
-- Qu'en sais-tu ? fit-il.
-- Sir Evandale, poursuivit Nizam, quand vous levez les yeux, vous apercevez sur la montagne les tours massives de Pembleton le Vieux.
-- Après ?
-- Quand vous les abaissez vers la plaine, vous contemplez les tourelles de New-Pembleton.
-- Et puis ?
-- Et puis votre regard embrasse les dix lieues carrées de prairies, de champs cultivés et de bois qui entourent les deux manoirs, et vous soupirez...
Sir Evandale soupira en effet.
-- Et alors, reprit l'Indien, vous vous dites : Si j'étais né le premier, tout cela serait à moi.
-- Il est vrai, murmura sir Evandale d'un air sombre.
-- Et quand on vous donne le simple titre de gentleman, vous entendez appeler votre frère milord...
-- Eh bien ! que veux-tu que j'y fasse ?
-- Il faut être lord à votre tour.
-- Mais...
-- Et si je le veux, vous le serez.
-- Toi !
Et sir Evandale regarda ce mendiant avec un air de doute ironique.
-- Ne riez pas, dit Nizam.
Sir Evandale le regardait toujours.
Alors Nizam redressa sa grande taille voûtée, et son œil ardent eut une flamme qui brûla les yeux de sir Evandale.
-- Dans le pays où nous sommes, je tends la main aux passants, dit-il, et on me considère comme un objet d'horreur et de pitié tout à la fois, mais si je voulais...
-- Eh bien ! que ferais-tu ?
-- Je ferais de vous lord Pembleton, dit froidement l'Indien.
-- Ah ! dit sir Evandale frémissant.
-- Écoutez-moi, poursuivit l'Indien.
Et il vint s'asseoir auprès du frère déshérité de lord William Pembleton, le haut et puissant seigneur.
Journal d'un fou de Bedlam
Nizam s'était donc familièrement assis auprès de sir George Evandale, et il osa même lui prendre la main.
-- Quel âge aviez-vous, lui dit-il, quand vous avez perdu votre mère ?
-- J'avais sept ans, dit sir Evandale.
-- Vous étiez donc trop jeune pour qu'on pût vous confier un secret.
Ce mot fit tressaillir sir Evandale.
Il regarda de nouveau l'Indien.
-- Car j'ai un secret à vous confier, poursuivit celui-ci.
-- Un secret ?
-- Oui, un secret qui touche votre... naissance...
-- Mais, dit sir Evandale avec un accent hautain, ma naissance n'a rien de mystérieux, que je sache ?
-- Oui et non.
Et le mendiant attacha sur le jeune gentilhomme un regard qui devint tout à coup dominateur, et sous le froid duquel sir George se sentit humble et soumis en présence de ce vagabond.
-- Dites-moi, poursuivit Nizam, avez-vous jamais entendu parler de votre oncle sir George-Arthur Pembleton ?
-- Rarement, dit sir Evandale.
-- Mais enfin, on vous en a parlé quelquefois ?
-- Oui.
-- Qui donc ?
-- Les serviteurs de ma maison.
-- Et votre mère ?
-- Jamais.
-- Ah ! dit Nizam, qui eut un rire infernal aux lèvres, elle ne parlait jamais de lui ?
-- Je me souviens même, poursuivit sir Evandale, qu'un jour elle s'est presque évanouie parce qu'un domestique avait prononcé ce nom devant elle.
-- Elle ne se fût pas évanouie autrefois, dit Nizam, d'une voix sourdement ironique.
Sir Evandale tressaillit de nouveau.
-- Que veux-tu dire, mendiant ? fit-il.
Nizam souriait toujours.
-- Ne m'écrasez pas de votre mépris, sir Evandale, dit-il. Je suis puissant, moi le mendiant, et, je vous l'ai dit, si vous m'écoutez, je vous ferai lord et je vous marierai à miss Anna, la riche héritière.
Un frisson d'orgueil parcourut les veines de sir Evandale : -- Continue ! dit-il.
Nizam poursuivit :
-- Il doit y avoir un homme à New-Pembleton qui ne parle jamais non plus de sir George. C'est Tom.
-- Tom ! exclama sir Evandale, oh ! je le hais !
-- Et vous avez raison.
-- Je le hais, parce qu'il n'aime que mon frère aîné, lord William, ajouta sir Evandale.
-- Si vous saviez autre chose encore, votre haine se décuplerait, ajouta l'Indien.
-- Quoi donc ?
-- Oh ! je vous dirai cela plus tard. Mais ce n'est pas de Tom qu'il s'agit en ce moment.
-- Et de qui donc ?
-- De sir George.
-- Eh bien, parle...
-- Sir George, il y a vingt-deux ans, poursuivit Nizam, était comme vous un pauvre cadet. Tandis que son frère serait lord, épouserait mis Eveline Ascott, posséderait une immense fortune, il était destiné, lui, à servir obscurément dans la marine.
-- Comme moi dans l'armée des Indes, soupira sir Evandale.
-- Cependant sir George aimait mis Eveline.
Sir Evandale fit un brusque mouvement.
-- Et miss Eveline l'aimait.
-- Tu mens !
-- Je n'ai jamais menti, dit froidement l'Indien.
Et de nouveau il courba sir Evandale sous un regard dominateur.
Et alors, le mendiant, avec une autorité de gestes et de langage qu'on n'eût pas soupçonné chez lui naguère, en le voyant tendre la main sur les grandes routes, le mendiant raconta à sir Evandale les amours mystérieuses de miss Eveline et de sir George, puis le retour de celui-ci, et enfin cette nuit terrible pendant laquelle lady Pembleton trahit, malgré elle, tous ses devoirs.
Sir Evandale l'écoutait la sueur au front.
Et quand l'Indien eut fini, il lui dit : -- Mais alors, sir George était... ?
-- Votre père, dit froidement l'Indien.
-- Mon père !
-- Et il avait rêvé, lui aussi, de vous faire lord.
-- Et sir George... est mort..., n'est-ce pas ?
-- Pour tout le monde, oui.
-- Que veux-tu dire ?
-- Pour moi, non.
-- Sir George n'est pas mort ?
-- Il est vivant, vous dis-je.
-- Vivant !
-- Oui, et je vais vous le prouver.
Sur ces derniers mots, Nizam se leva.
-- Attendez-moi ici, dit-il, je reviens dans quelques minutes.
Et il disparut à travers les arbres du bois.
Nizam courut à un ruisseau qui coulait sous la futaie ; il se pencha sur le bord à plat ventre, puis il trempa son visage dans l'eau à plusieurs reprises.
Et au bout de quelques minutes, il revint.
Sir Evandale jeta alors un cri d'étonnement.
La couleur cuivrée du visage de Nizam avait disparu.
Nizam était blanc comme un Européen, comme un Anglais.
Et comme sir Evandale le regardait avec stupeur, Nizam lui dit : -- Sir George, c'est moi !
-- Vous, vous ! exclama le jeune gentilhomme.
-- Moi, ton père ! dit le faux Indien.
Et il prit sir Evandale dans ses bras et le couvrit de baisers furieux.
* *
*
Cet homme que depuis dix ans, dans le pays, on appelait Nizam l'Indien, était bien en effet sir George-Arthur Pembleton.
C'était lui que sir James Ascott avait laissé, la cuisse brisée d'un coup de feu, au milieu d'une forêt de l'Inde peuplée de tigres.
Et dans l'histoire que Nizam racontait, il n'y avait de faux qu'une chose, son enlèvement par une tigresse dans la pagode de Wichnou.
Le reste était vrai.
C'est-à-dire qu'attirés par ses plaintes et l'odeur du sang, après que sir James avait été parti, une bande de tigres avaient fondu sur lui ; mais elle n'avait pas eu le temps de le dévorer.
La troupe d'éléphants avait mis les tigres en fuite.
Abandonné par l'éléphant blanc qui l'avait porté hors de la forêt, au bord d'un champ de riz, sir George y était demeuré plusieurs heures évanoui.
Revenu enfin à lui, il s'était, tout sanglant, traîné jusqu'à la case d'un vieil Indien.
Cet Indien était un brahmine.
Le brahmine vit un événement miraculeux dans le sauvetage accompli par l'éléphant blanc, et il n'hésita pas à déclarer à sir George que c'était Wichnou lui-même qui, par un de ces avatars qui lui étaient familiers, s'était incarné dans un éléphant blanc à la seule fin de l'arracher à la mort.
Et il eut d'autant moins de peine à persuader sir George, que celui-ci ne voulut plus reparaître à Calcutta, et s'arrangeait bien de la perspective de passer pour mort.
Un cipaye qui venait marauder dans le village la nuit avait été étranglé par les Indiens.
Son corps, déchiqueté par les oiseaux de proie, gisait dans un champ voisin.
Le brahmine l'affubla des effets de sir George et le porta au bord de la forêt.
Dès lors, pour toute l'armée anglaise, sir George fut un homme mort.
Et comme Nizam arrivait à cet endroit de son récit, sir Evandale l'interrompit : -- Mais, dit-il, quel intérêt aviez-vous donc à passer pour mort ?
Un sourire vint aux lèvres du faux Indien.
-- Je vais te le dire, mon enfant, répondit-il.
Et, de nouveau, il embrassa sir Evandale.
Journal d'un fou de Bedlam
Le faux Indien poursuivit :
-- Ma convalescence fut longue.
Je passai près de deux mois caché dans la case du brahmine, me guérissant lentement de mes horribles blessures.
Les tigres m'avaient défiguré.
Et j'aurais fort bien pu m'aller promener au milieu de l'armée anglaise que pas un de mes anciens amis ne m'aurait reconnu.
Mais tel n'était point mon projet.
Je n'avais plus qu'une préoccupation, une idée fixe.
Je voulais revenir en Angleterre.
Je voulais revoir, non lady Eveline, mais le fils de nos amours, l'enfant que j'idolâtrais... toi, enfin.
Le faux Indien parlait avec tant d'émotion que sir Evandale ne s'y pouvait tromper.
Nizam et sir George ne faisaient qu'un.
Et sir George était bien son père.
Le brahmine, à qui je confiai une partie de mon secret, m'apprit à donner à mon visage une teinte cuivrée, à l'aide d'une décoction de certaines plantes.
Je teignis mes sourcils en rouge ; je me fis sur les bras certains tatouages, et je finis par ressembler à certains Indiens qui ont du sang européen dans les veines et qui, sous leur peau rouge, ont conservé la finesse des traits des hommes blancs.
Ainsi métamorphosé, je vins à Calcutta.
Personne ne m'y reconnut.
Je savais la langue indienne. J'allai me loger dans un faubourg de la ville noire, qui est le quartier des indigènes, tandis que la ville blanche est celui des Européens.
J'étais sans argent, il fallait vivre d'abord, et ensuite amasser un petit pécule qui me permit de payer mon passage.
Mes horribles blessures devinrent un objet de curiosité.
Et mon histoire, habilement arrangée, fut le boniment qui présida à mon exhibition.
Au bout de six mois, j'avais assez d'argent pour revenir en Europe.
Je m'embarquai aussitôt, et, six mois après, j'arrivais à Londres, car j'avais fait le grand tour, au lieu de passer par la mer Rouge et Suez.
Pendant plusieurs mois, j'allai dans les parcs, dans les squares, aux environs de l'hôtel Pembleton.
Quelquefois j'étais assez heureux pour t'apercevoir, conduit à là promenade par un laquais.
Ici sir Evandale interrompit brusquement Nizam.
-- Attendez donc ! fit-il.
-- Quoi donc ? demanda Nizam.
-- Un souvenir de mon enfance qui me revient.
-- Parle, dit le faux Indien en souriant.
-- Je pouvais avoir quatre ans, reprit sir Evandale, et on m'avait conduit, par un bel après-midi d'hiver, dans Hyde-Park, au bord de la Serpentine dont la surface était gelée.
Plusieurs enfants de mon âge s'amusaient à glisser sur cette glace, et je me rappelle qu'il y avait un homme de couleur rouge qui se tenait à distance et nous regardait.
-- C'était moi, dit simplement Nizam.
-- Oh ! oui, c'était vous, reprit sir Evandale, je vous reconnais à votre regard.
-- C'était toi que je contemplais.
-- Ah !
-- Mais continue. Ne te rappelles-tu pas autre chose !
-- Oh ! si fait. Tout à coup, la glace se rompit et un des enfants tomba dans la rivière en jetant un cri.
Aussitôt l'homme à la figure rouge sauta dans la rivière et ramena le petit garçon sain et sauf sur la berge aux applaudissements de la foule.
-- Et puis ?
-- Et puis cet homme disparut.
-- Et tu ne l'as revu qu'ici ? dit Nizam.
-- Sans le reconnaître, puisque votre histoire a seule évoqué ce souvenir de ma première enfance.
-- Alors je continue, dit Nizam.
Et sir George devenu Nizam reprit en effet son récit.
-- Lady Eveline, dit-il, quitta Londres de nouveau pour venir s'établir à Old-Pembleton.
Alors, dominé par le besoin, de la voir furtivement quelquefois, j'entrepris, moi aussi, ce long voyage.
Mes ressources étaient épuisées, et je tendais la main sur les chemins et dans les rues.
Mais on ne pénétrait pas dans Old-Pembleton.
Lady Eveline et ce maudit Tom en avait fait une véritable forteresse.
Je rôdai plusieurs jours inutilement alentour, et le désespoir s'emparait de moi, quand un soir, par une nuit froide, j'entendis le galop d'un cheval qui montait les rampes abruptes de Old-Pembleton.
Le cavalier passa auprès de moi.
Je tendis la main.
Il me donna une couronne et me dit :
-- Tu as bien froid, n'est-ce pas ?
-- J'ai froid et j'ai faim, répondis-je.
-- Viens avec moi, et tu trouveras un bon souper auprès d'un bon feu.
-- Où donc ? demandai-je.
-- Là-haut.
Et il me montrait les tours de Old-Pembleton.
-- Vous vous méprenez, lui dis-je.
-- Comment cela ?
-- Les portes de ce château ne s'ouvrent jamais.
Il se mit à rire.
-- Viens avec moi, me dit-il. Aussi vrai que je me nomme John Pembrock, le médecin de la ville de Perth, elles s'ouvriront.
Je le suivis. Mais Tom ne voulut pas me laisser entrer.
Alors fou de colère, John Pembrock me prit sur son cheval, rebroussa chemin, et me dit en descendant au village : -- Ces gens-là ont manqué d'humanité. Tant pis pour eux !
En effet, le lendemain, j'appris que ta mère était morte.
-- Et depuis lors, demanda sir Evandale, vous êtes toujours resté dans le pays ?
-- Toujours.
-- Mendiant ?
-- Et me trouvant heureux et fier de ma pauvreté, chaque fois que je pouvais t'apercevoir.
-- Ainsi donc, murmura sir Evandale, vous êtes sir George Pembleton ?
-- Oui.
-- Et vous êtes... mon père ?
-- Oui, dit le faux Indien dont les yeux étaient humides.
-- Eh bien ! mon père, dit sir Evandale, venez avec moi. Je vais aux Indes, vous y retournerez et nous y vivrons heureux, et j'entourerai de soins votre vieillesse.
Sir Evandale, à son tour, parlait avec émotion.
Nizam le reprit dans ses bras.
-- Tu n'iras pas aux Indes ! dit-il.
-- Où voulez-vous donc que j'aille ?
-- Tu resteras ici.
-- Pour voir le bonheur de ce frère que je hais ?
-- Non, pour prendre sa place.
Sir Evandale jeta un cri.
Nizam poursuivit avec une sorte d'exaltation : -- Tu seras lord !
-- Moi !
-- Tu épouseras miss Anna !
-- Mais alors, mon père, dit le jeune homme frémissant, il faut pour cela que lord William meure.
-- Peut-être.
-- Et lord William est plein de force, de jeunesse et de santé.
-- Peuh ! dit Nizam, la vie humaine est si peu de chose !
Sir Evandale eut un geste d'effroi.
-- Oh ! dit-il, songeriez-vous donc, mon père, à tuer lord William ?
-- Que t'importe ?
-- Non, non, dit vivement le jeune homme, je ne veux pas.
Nizam parut réfléchir.
Puis, regardant sir Evandale :
-- Et bien ! dit-il, supposons une chose.
-- Voyons ?
-- Supposons que tout le monde croie lord William mort, et que cependant il soit vivant.
-- Mais cela est impossible !
-- Tout est possible à un homme comme moi, répondit Nizam.
-- Et lord William passant pour mort serait vivant ?
-- Oui.
-- Et je serais lord ?
-- Tu seras lord.
-- Et j'épouserais miss Anna ?
-- Tu épouseras miss Anna.
-- Mais vous promettez que lord William ne mourra pas ?
-- Je te le jure.
Nizam parlait d'une voix solennelle.
-- Oh ! dit sir Evandale, il me semble que j'ai le vertige.
-- Lord Pembleton, dit Nizam, je te salue !
Et l'Indien disparut dans les broussailles voisines, laissant sir Evandale seul et frappé de stupeur.
Journal d'un fou de Bedlam
Sir Evandale ne revit plus Nizam de la journée.
Le soir, le jeune gentilhomme s'en revint tout pensif et tout triste à New-Pembleton.
Lord William venait d'arriver.
-- Qu'êtes-vous donc devenu, mon frère ? lui demanda-t-il.
-- J'ai perdu la chasse, répondit sir Evandale.
-- Vraiment ?
-- Et comme le temps était beau et que je suis un admirateur passionné de la nature, j'ai suivi pendant longtemps un chemin bordé de haies qui courait au milieu des prairies et je ne me suis pas aperçu que je m'éloignais considérablement du château.
-- Enfin vous voilà, dit lord William joyeux. Ah ! j'ai beaucoup de choses à vous dire, mon frère.
-- À moi ? fit sir Evandale en tressaillant.
-- À vous.
-- Ah ! dit le jeune homme.
Et il attendit.
-- D'abord, reprit lord William, je vous dirai que je suis l'homme le plus heureux du monde.
-- En vérité !
-- Dans trois semaines, miss Anna sera devenu lady Pembleton.
-- Je vous en fais mon compliment, murmura sir Evandale d'un air contraint.
-- Ensuite, nous avons beaucoup parlé de vous, le père de miss Anna et moi.
-- À quel propos ? demanda sir Evandale.
-- Mon cher frère, reprit le jeune lord, j'ai horreur de la loi anglaise qui établit le droit d'aînesse.
-- Ah ! dit sir Evandale.
Et il eut un sourire ironique.
Lors William poursuivit :
-- Je suis l'aîné. À moi le titre, à moi les terres, les seigneuries, le siège au Parlement.
-- À moi, rien, dit sir Evandale d'un ton résigné.
-- Et cela m'indigne.
-- Ah ! ah ! dit encore sir Evandale.
-- Malheureusement, la loi ne me permettrait pas de renoncer à mes avantages et de partager avec vous.
-- Je ne vous demande rien, milord, dit sèchement sir Evandale.
-- Attendez donc, mon frère.
Et lord William sourit affectueusement.
Sir Evandale le regardait.
-- Le père de miss Anna et moi nous avons eu une belle idée, mon frère.
-- Ah !
-- Vous savez que miss Anna est la petite-fille d'un rajah de l'Inde.
-- En effet.
-- Un rajah fabuleusement riche.
-- Eh bien ?
-- Et qui a un frère, rajah comme lui, et aussi riche que lui.
Sir Evandale regardait toujours sir William.
-- Ce frère a une fille, poursuivit lord William, une fille unique qui aura une dot royale.
-- Eh bien ?
-- Et le père de miss Anna vous donnera des lettres de recommandation pour les deux rajahs.
-- Bon !
-- Et il ne tiendra qu'à vous, j'en suis sûr, d'épouser la belle Daï-Natha ?
-- Ah ! elle se nomme Daï-Natha ?
-- Oui, mon frère, et elle est fort belle, dit-on.
-- Je vous remercie mille fois de songer ainsi à mon avenir, dit sir Evandale.
Il y avait dans sa voix une sourde ironie.
Mais lord William ne s'en aperçut pas.
Et quand il fut seul, sir Evandale murmura : -- Ce n'est pas la fille du rajah que je veux, c'est miss Anna ; ce n'est pas des champs de riz et des plantations d'indigo que j'ambitionne, je veux ces gras pâturages qui entourent New-Pembleton, et le siège que tu possèdes au Parlement, lord William !
Cependant deux jours s'écoulèrent.
Sir Evandale se promenait dans les environs, tantôt à pied, tantôt à cheval.
Il était retourné plusieurs fois à cette lisière du bois où Nizam lui avait raconté son histoire.
Il avait parcouru les chemins de traverse et les grandes routes.
Partout il s'attendait à voir le faux Indien se dresser inopinément devant lui.
Mais Nizam était invisible.
Le soir du troisième jour, comme sir Evandale revenait découragé à New-Pembleton, il aperçut Tom dans la cour du château.
Tom était en habit de voyage et il s'apprêtait à monter à cheval.
Lord William s'entretenait avec lui à voix basse.
-- Où va Tom ? demanda sir Evandale en s'approchant.
-- Tom va à Londres, répondit lord William.
-- Pourquoi faire ?
-- Pour toucher une somme importante que j'ai en dépôt chez un de mes banquiers.
-- Ah ! dit sir Evandale.
Tom partit. Il devait aller à cheval jusqu'à la station prochaine, où il prendrait le train express d'Édimbourg à Londres.
Lord William passa alors son bras sous celui de sir Evandale et lui dit : -- La loi anglaise me force à demeurer détenteur de tous les biens meubles et immeubles de la famille ; mais je puis disposer du numéraire dans une certaine mesure.
Or, je viens de rentrer en possession de vingt mille livres sterling que je croyais perdues. Permettez-moi de vous les donner.
-- Mon frère... balbutia sir Evandale.
-- Prenez ! dit lord William.
Et il lui tendit un portefeuille gonflé de traites, de chèques et de bank-notes.
* *
*
La nuit était venue.
Comme on était au milieu de l'été, la journée avait été brûlante.
Aussi aspirait-on avec avidité un faible souffle de brise qui agitait les feuilles des arbres et rafraîchissait un peu l'atmosphère.
Sir Evandale était rentré dans sa chambre.
Il s'était même mis au lit.
Mais il ne dormait pas.
La fenêtre était demeurée ouverte.
Tout à coup, une ombre s'agita dans le feuillage d'un arbre qui avoisinait cette fenêtre.
Sir Evandale tressaillit et sauta lestement à bas de son lit.
Le feuillage s'entr'ouvrit.
Puis, agile comme un singe, un homme sauta sur l'entablement de la fenêtre.
Cet homme, c'était Nizam.
-- Me voilà, dit-il.
-- Ah ! dit sir Evandale, voici trois jours que je vous cherche.
-- J'avais quitté le pays, répondit Nizam.
-- Où étiez-vous donc allé ?
-- À Londres.
-- En vérité ?
-- Et je suis revenu ce soir.
-- Qu'êtes-vous donc allé faire à Londres ?
-- Je suis allé chercher des amis dont j'ai besoin...
Sir Evandale tressaillit de nouveau.
-- Ah !
-- Dont j'ai besoin pour qu'ils m'aident à te faire lord.
-- Je serai donc vraiment lord ?
Et la voix de sir Evandale tremblait d'émotion.
-- Tu seras lord.
-- Et... bientôt ?
-- Avant un mois.
-- Mais vous ne tuerez pas lord William, au moins ?
-- Non.
-- Vous me le jurez ?
-- Je te le jure.
-- C'est bien, dit sir Evandale en poussant un soupir.
Puis il reprit :
-- Mais on le croira mort ?
-- Oui.
-- Que ferez-vous donc de lui ?
-- Tu veux savoir trop de choses, dit Nizam. Plus tard... Plus tard !
Puis, tout à coup, regardant sir Evandale : -- N'as-tu pas un peu d'argent, quelques économies ? car il me faut de l'argent... il m'en faut !
-- J'en ai, dit sir Evandale.
Il ouvrit un petit meuble et en tira le portefeuille que lui avait remis sir William : -- Tenez ! dit-il.
Nizam ouvrit le portefeuille et y prit deux bank-notes de cent livres.
-- J'en ai assez pour le moment. S'il le faut, je t'en redemanderai, dit-il.
Et il fit un pas vers la croisée, puis se retournant : -- Tom est-il parti ?
-- Oui, ce soir.
-- Alors, dit Nizam, dont les yeux étincelèrent, le moment est venu. Nous pouvons agir.
Il enjamba la croisée, et se retournant encore : -- Tu seras lord, dit-il.
Et il disparut.
Journal d'un fou de Bedlam
La chaleur était accablante.
On était au milieu du jour, et le soleil dardait sur la terre embrasée ses rayons perpendiculaires.
La campagne était silencieuse.
Les oiseaux avaient cessé de chanter.
Les laboureurs avaient quitté leur charrue et les bestiaux étaient rentrés.
On eût pu se croire sous l'équateur.
Cependant une troupe d'hommes marchait.
Elle marchait péniblement sur une route poudreuse.
Ces hommes, enchaînés deux à deux, les pieds nus, la tête rasée, vêtus de haillons sordides, étaient des galériens.
Condamnés dans les différents comtés de l'Écosse, réunis ensuite à la prison d'Édimbourg, ils étaient enfin dirigés par étapes, sous la conduite de deux gardiens, vers le port de Liverpool, où on devait les embarquer pour l'Australie.
Ils marchaient lentement, ruisselant de sueur.
Les uns gémissaient.
Les autres blasphémaient.
Parfois il s'en trouvait un qui, accablé de fatigue, refusait d'avancer.
Alors l'un des deux gardiens levait son bâton et frappait.
Le malheureux poussait un cri de douleur et se remettait en route.
-- Lieutenant Percy, dit un des gardiens à son camarade, lequel était évidemment son supérieur dans la triste armée de la chiourme, car il avait une broderie sur la manche de son uniforme, lieutenant Percy, est-ce que nous ne ferons pas bientôt une petite halte ?
-- Si fait, répondit, le lieutenant. Vous êtes las, John ?
-- J'ai les pieds enflés.
-- Moi, je meurs de soif.
-- Et dire qu'il n'y a pas une goutte d'eau dans ce maudit pays !
-- C'est que, répondit le lieutenant Percy avec philosophie, la neige que vous voyez en haut des montagnes n'est pas encore fondue.
-- Et il est probable qu'elle ne fondra jamais, répondit le gardien John.
-- Ce qui fait, dit encore Percy, qu'il ne faut pas compter sur elle.
-- C'est mon opinion. Mais on doit trouver bientôt un village, un bourg, une auberge...
-- À deux lieues d'ici, il y a le bourg de Pembleton.
-- Ah ! c'est long, deux lieues.
-- Nous nous arrêterons auparavant, John.
-- Où cela, lieutenant ?
-- Voyez-vous un signe noir à l'horizon ?
-- Oui. C'est une forêt.
-- Une forêt au bord de laquelle coule une petite rivière.
-- Bon. Et nous y ferons halte ?
-- Sans doute. Nous nous y reposerons même jusqu'à ce soir.
-- Au lieu de gagner le bourg de Pembleton ?
-- Oui.
-- Vous avez là une singulière fantaisie, lieutenant ?
-- J'ai la fantaisie de gagner cent livres sterling et de vous en faire gagner cinquante, John.
Le garde-chiourme, stupéfait, regarda le lieutenant Percy.
-- Est-ce que le soleil vous frappe sur la tête ? dit-il enfin.
-- Pourquoi me demandez-vous cela ?
-- Eh bien ! continua John, vous moquez-vous de moi, lieutenant ?
-- Pas le moins du monde, John.
-- Et comment gagnerez-vous cent livres !
-- C'est mon secret.
-- Ah !
-- Et vous en aurez cinquante.
-- Moi ?
-- Oui, mon ami ; mais pour cela il faut faire ce que je vous dirai.
-- Parlez, dit John. Cinquante livres ! ce que nous ne gagnons pas dans une année.
-- Cinquante livres sterling, répéta le lieutenant Percy.
-- Mais...
Le lieutenant cligna de l'œil.
-- Vous êtes trop pressé de savoir, John... patience !
Et le lieutenant Percy ne prononça plus un mot.
Les galériens avaient aperçu la forêt, eux aussi.
-- Tas de chiens que vous êtes, leur dit le lieutenant, cessez de tirer la langue et ayez un peu de courage encore. Dans un quart d'heure nous nous reposerons, et il y aura de l'eau pour vous désaltérer.
Cette promesse ranima ces malheureux.
Ils étaient au nombre de huit, enchaînés deux pax deux.
Derrière la petite troupe marchait un mulet qu'un troisième gardien conduisait par la bride.
Et sur la monture il y avait un homme couché.
Cet homme, qui avait à peine vingt ans, était un pauvre diable de galérien qui avait été pris en route dans l'hôpital de la prison de Perth.
Il avait le visage couvert d'une lèpre affreuse et était un objet d'horreur, même pour ces hommes dégradés qui étaient ses compagnons d'infortune.
Quand on faisait halte, le mulet demeurait en arrière, car le bruit s'était répandu que le mal du pauvre diable était contagieux.
Le gardien mettait des gants pour lui donner à boire et à manger.
Du reste, ce malheureux était aux trois quarts idiot, et ne parlait pas.
Quel crime avait-il commis ?
On ne le savait pas.
Tout ce qu'on savait, c'est qu'il était condamné à la déportation perpétuelle.
Les galériens arrivèrent enfin à la lisière de la forêt.
-- Halte ! commanda le lieutenant Percy.
Mais, au lieu de s'arrêter, les galériens se précipitèrent vers la rivière, au fond du lit de laquelle coulait encore un filet d'eau.
Puis ils burent avidement.
Le lieutenant Percy leur distribua quelques grossiers aliments et leur dit : -- Si vous avez sommeil, vous pouvez dormir. Nous resterons ici jusqu'au soir.
Et les infortunés se couchèrent deux par deux sur l'herbe à l'ombre des arbres, et, une demi-heure après, tous dormaient.
Mais le lieutenant Percy et son second, le garde-chiourme John, ne dormaient pas.
Assis à distance respectueuse de cette vermine humaine, comme ils disaient, ils causaient à voix basse.
-- Oui, John, mon ami, il y a cent cinquante livres à gagner au bord de ce bois, cent pour moi, cinquante pour vous, disait le lieutenant Percy.
-- Comment cela ?
-- Écoutez-moi. Avez-vous remarqué que lorsque nous nous sommes arrêtés à Perth pour y prendre le condamné qui ne peut pas marcher, le geôlier de la prison m'a remis une petite boîte de fer-blanc ?
-- Que vous portez en bandoulière ?
-- La voilà.
-- Bon ! dit John. Eh bien ?
-- Savez-vous ce qu'elle contient ?
-- Ma foi, non, et je n'ai même jamais osé vous le demander.
-- Cette boîte contient une vipère bleue.
-- Qu'est-ce que cela ?
-- Un reptile de l'Inde long comme le petit doigt.
-- Et dont la morsure est mortelle ?
-- Non. Mais le venin de ce reptile a une singulière et terrible propriété.
-- Ah !
-- Il fait enfler le visage, le tuméfie au bout de quelques heures et rend idiot celui à qui le reptile l'a inoculé par sa morsure.
-- Mais alors, dit John, ce malheureux qu'on porte sur le mulet a été mordu par cette vipère ?
-- Oui.
-- Comment cela est-il arrivé ?
-- C'est le gardien qui l'a glissée dans son lit l'avant-veille du jour où vous deviez l'emmener. C'était alors un vigoureux garçon, sain de corps et d'esprit ; maintenant, c'est un pauvre idiot, épouvantable à voir.
-- Mais, dit John, pourquoi le geôlier de la prison de Perth a-t-il commis cette méchante action ?
-- Pour gagner cent livres, lui aussi.
-- Je ne comprends pas.
Le lieutenant Percy se prit à sourire.
-- Il y a de par le monde, dit-il, un homme assez riche pour acheter tous les chiourmes de la libre Angleterre.
-- Ah ! Et... cet homme...
-- Chut ! dit le lieutenant Percy, je vous en dirai plus long tout à l'heure...
Et il se leva.
Un homme couché dans l'herbe à quelques pas, et dont personne n'avait soupçonné la présence, levait la tête en ce moment et faisait un signe mystérieux au lieutenant Percy.
Cet homme, c'était l'Indien Nizam.
Journal d'un fou de Bedlam
L'Indien Nizam se dressa tout debout, regarda les galériens qui dormaient, et s'avança avec précaution.
Puis il regarda les deux chiourmes et, s'adressant à Percy : -- C'est vous qui êtes le lieutenant ? dit-il.
-- Le lieutenant Percy. Oui.
-- Je suis celui que vous attendez, moi.
-- Je l'avais deviné, dit le chiourme.
-- M'apportez-vous l'animal ?
-- Oui, il est là, dans cette boîte.
Et le lieutenant Percy tendit la boîte à Nizam.
Celui-ci tira de sa poche un petit portefeuille tout graisseux et y prit, deux bank-notes de vingt-cinq livres chacune.
-- Voilà cinquante livres, dit-il, à compte sur les cent cinquante.
-- Bien, dit le chiourme ; à présent, j'attends vos ordres.
-- Vous passerez le reste de la nuit ici, dit Nizam.
-- Bon !
-- Ensuite, demain, vous ferez halte au bourg de Pembleton.
Le lieutenant Percy s'inclina.
-- Là, vous feindrez d'être malade et direz à vos galériens que vous ne pouvez continuer votre route.
-- Combien de temps dois-je donc rester à Pembleton ?
-- Voilà ce que je ne sais pas encore, dit Nizam ; cela dépendra des événements. Du reste, les malheureux que vous conduisez ne sont pas pressés, j'imagine.
-- Oh ! non.
-- Et s'ils trouvent à boire et à manger dans le bourg de Pembleton, ils y resteront volontiers une couple de jours.
-- Très certainement, dit Percy. Par le temps caniculaire qu'il fait, du reste, les brigands ne marchent qu'à coups de bâton.
-- Écoutez encore, reprit Nizam, il y a tout en haut de Pembleton, et auprès même d'une des grilles du parc du château, une auberge qui a pour enseigne : Au Ver luisant.
-- C'est là que nous devons nous arrêter ?
-- Oui. L'hôtelier est un homme à moi. Il logera vos prisonniers dans une cave et vous donnera le reste de son auberge pour vous, vos compagnons et le malheureux idiot que vous faites porter là sur un mulet.
-- Parfait, dit le lieutenant Percy. Et puis ?
-- Et puis, je vous le répète, dit Nizam, vous attendrez de moi de nouvelles instructions.
Et Nizam s'empara de la boîte de fer-blanc et laissa les deux chiourmes.
Les galériens ne s'étaient pas réveillés.
Quant à celui que la vipère bleue avait mordu, il était couché sur l'herbe auprès du mulet et poussait des cris inarticulés.
Nizam disparut au travers des arbres.
Quoique vieux, il était agile, et quand il fut hors de vue, il se mit à courir.
Il sautait les fossés, franchissait les broussailles d'un bond.
On eût dit un chevreuil poursuivi par une meute ardente.
Et il arriva ainsi jusqu'à un mur assez haut.
Ce mur était la clôture du parc de New-Pembleton.
Mais comme ce parc avait plusieurs lieues de tour, le château était encore assez loin.
Nizam escalada le mur et sauta dans le parc.
Puis il continua sa route en courant.
Au bout d'un quart d'heure, il s'arrêta pour reprendre un moment haleine.
Puis il fit quelques pas encore et s'arrêta de nouveau.
Évidemment Nizam cherchait quelque chose ou attendait un signal.
Et, tout à coup, il se jeta dans une broussaille et se coucha à plat ventre.
La broussaille était auprès d'une de ces routes sablées que les Anglais tracent circulairement dans leurs jardins et dans leurs parcs.
Nizam prêtait l'oreille à un bruit lointain.
Le bruit se rapprocha et devint plus distinct.
C'était le trot de plusieurs chevaux et le grincement des roues d'une voiture sur le sable.
Immobile, retenant son haleine, Nizam regardait au travers de la broussaille.
Et il vit une grande calèche découverte traînée par quatre chevaux, précédée par un piqueur et suivie par deux laquais vêtus de rouge, montés sur de vigoureux poneys d'Écosse.
La calèche passa tout près de Nizam.
Nizam put voir lord William assis en face de sir Archibald et de sa fille miss Anna.
L'Indien demeura couché jusqu'à ce que la calèche se fût éloignée.
Alors il se releva et reprit sa course vers le château.
Déjà les tourelles blanches, aux fenêtres encadrées de brique, apparaissaient au travers des arbres, et les blanches statues disséminées sur la pelouse tranchaient sur le vert sombre du feuillage aux yeux de Nizam, lorsqu'il s'arrêta encore.
Un jeune homme était assis devant le château, sur un banc, et lisait.
Nizam cessa de courir.
Il se prit à marcher péniblement, comme un homme accablé de fatigue.
Puis il alla droit au jeune homme qui lisait.
Sir Evandale leva la tête.
-- La charité, s'il vous plaît ? demanda Nizam en tendant la main.
Sir Evandale lui donna une couronne.
Nizam jeta un regard furtif autour de lui.
-- Je crois que nous sommes seuls ? dit-il tout bas.
-- Oui. Tout le monde fait sa sieste au château.
-- Alors, nous pouvons causer.
Et le faux mendiant continua à se tenir respectueusement debout devant le jeune gentilhomme.
-- Que venez-vous m'apprendre ? demande alors sir Evandale.
-- Que tout est prêt.
Sir Evandale tressaillit.
-- Les galériens sont arrivés...
-- Ah !
-- Et la vipère aussi.
Ce disant, Nizam entr'ouvrit la méchante houppelande dont il était couvert et montra la boîte de fer-blanc suspendue à son cou.
-- Sir George, dit alors sir Evandale ému, je vous somme de me refaire le serment que vous m'avez déjà fait.
-- Plaît-il ? fit Nizam.
-- Jurez-moi que la morsure de cette vipère n'est point mortelle.
-- Je te le jure, dit Nizam ; mais si mon serment ne te suffit pas, va-t'en demain au bourg de Pembleton.
-- Et puis ?
-- Et puis, demande à voir les galériens et on te montrera celui que la vipère bleue a mordu, tu verras qu'il est plein de vie.
-- C'est bien, je vous crois.
-- Maintenant, reprit Nizam, voici le cas de nous souvenir du proverbe : Aide-toi, le ciel t'aidera !
-- Vous voulez dire l'enfer, ricana sir Evandale.
-- Va pour l'enfer, répondit Nizam.
-- Qu'attendez-vous de moi ?
-- Écoute, ton frère est allé reconduire sir Archibald et miss Anna ?
-- Oui.
-- Quand reviendra-t-il ?
-- Il dînera chez eux et ne reviendra que fort tard.
-- Est-il possible d'aller de ta chambre dans la sienne sans être rencontré ?
-- Oui, en passant par la bibliothèque du château.
-- Alors attends-moi ce soir dans ta chambre.
-- À quelle heure ?
-- À huit heures du soir, quand la nuit sera venue.
-- Et c'est par le même chemin que vous viendrez ?
-- Oui, par l'arbre qui me sert d'escalier.
Sir Evandale fit un signe d'assentiment.
Nizam s'éloigna.
* *
*
Le soir, en effet, sir Evandale était dans la chambre, dont il avait laissé la fenêtre ouverte.
Le feuillage de l'arbre s'entr'ouvrit, et Nizam sauta lestement sur l'entablement de la croisée et de l'entablement dans la chambre.
-- Lord William n'est pas rentré encore ? demanda-t-il.
-- Non.
-- Alors, allons !
Sir Evandale était un peu pâle et sa voix tremblait.
Un moment même il murmura :
-- Ah ! je ne veux pas !
-- Imbécile, répondit Nizam, tu n'aimes donc plus miss Anna ?
Ces paroles mordirent sir Evandale au cœur.
-- Allons ! dit-il d'une voix sourde.
Et il ouvrit une porte qui donnait dans une galerie convertie en bibliothèque.
Au bout de cette galerie, il y avait une autre porte qui ouvrait sur la chambre du jeune lord.
Et les deux misérables se glissèrent sans bruit dans la chambre.
Puis sir Evandale souleva un peu la courtine du lit.
Alors Nizam approcha la boîte de fer-blanc et l'ouvrit.
Un sifflement se fit entendre.
La vipère se glissa dans le lit, et la courtine retomba sur elle.
Et, quelques minutes après, Nizam se sauva en disant : -- À demain !
Et sir Evandale, la sueur au front, murmura : -- Je serai lord !...
Journal d'un fou de Bedlam
Deux heures après la disparition de Nizam, lord William rentrait à New-Pembleton.
Sir Evandale l'attendait dans le grand salon du rez-de-chaussée.
Lord William rayonnait.
-- Ah mon cher frère, dit-il en lui sautant au cou, je suis en vérité le plus heureux des hommes !
-- J'en suis ravi, mon frère, dit sir Evandale avec une pointe d'ironie.
-- Miss Anna m'aime, poursuivit lord William.
Sir Evandale ne répondit pas.
Le jeune lord continua d'un ton enthousiaste : -- Elle m'aime, et elle m'a fait ses confidences ce soir.
-- Vraiment ! dit sir Evandale.
-- Sir Archibald nous avait laissés seuls, poursuivit lord William, et nous étions sous un berceau de verdure, dans le parc de leur habitation.
Miss Anna a placé sa petite main dans la mienne, poursuivit lord William et elle m'a dit alors : -- Je veux vous parler.
Et comme je la regardais avec étonnement, presque avec inquiétude : Milord, a-t-elle continué, je ne veux pas devenir votre femme sans que vous ayez lu au fond de mon cœur. Milord, je vous aime, non parce que vous êtes un gentilhomme de haute race, non parce que vous siégerez au Parlement. Je vous aime pour vous, uniquement pour vous, parce que vous êtes bon, parce que le son de votre voix remplit mon âme d'une douce extase.
Et comme je portais sa main à mes lèvres et la couvrait de baisers, miss Anna poursuivit : -- Je veux vous dire aussi, milord, que je n'ai jamais fait aucun des petits calculs honteux de mon père.
-- Quels calculs ? demandai-je un peu étonné.
-- Mon père, poursuivit miss Anna, est fort riche, mais il est de petite noblesse, à peine esquire.
-- Oh ! qu'importe !
-- Et il est excessivement flatté de l'honneur de votre alliance. Tandis que moi...
Elle s'arrêta rougissante.
-- Achevez, miss Anna, lui dis-je.
-- Tandis que moi, poursuivit-elle, je voudrais que vous fussiez pauvre, d'origine obscure...
-- Chère Anna !
Et je l'ai serrée dans mes bras.
-- Ah ! mon cher frère, ajouta lord William, comme les quinze jours qui me séparent encore de mon bonheur vont me paraître longs...
Sir Evandale était muet.
-- Pardonnez-moi, ajouta lord William. Les hommes heureux sont égoïstes ; ils ne savent parler que d'eux. Mais vous, mon cher frère, vous serez heureux aussi, et si j'en crois sir Archibald, la femme que nous vous destinons...
-- Ah ! ne parlons pas de cela, mon frère, dit sèchement sir Evandale, il n'y a aucune comparaison à établir entre nous.
-- Comment cela ? demanda sir William.
-- Sans doute. Vous aimez miss Anna.
-- Oh ! de toute mon âme.
-- Puis-je savoir, si belle qu'elle soit, si j'aimerai jamais la fille du nabab ?
Et sir Evandale soupira.
Lord William eut alors comme un remords de lui avoir parlé de son bonheur.
-- Mon cher frère, lui dit-il, je vais me coucher. Les douces émotions de la journée m'ont brisé. Bonsoir, et encore une fois pardonnez-moi.
-- Je vais vous accompagner jusqu'à votre chambre, dit sir Evandale.
Et il reconduisit lord William.
Les fenêtres de la chambre à coucher du jeune lord étaient grand ouvertes.
Sir Evandale voulut les fermer.
-- Oh ! laissez-les ainsi, dit sir William.
-- Vous ne craignez donc pas l'air de la nuit ?
-- Non. Au contraire, j'ai toujours trop chaud. Nous avons un été brûlant, mon frère.
-- Alors, bonne nuit, dit sir Evandale.
Et il se retira.
Mais en sortant, il avait jeté un regard furtif vers le lit.
La courtine était en ordre et rien ne trahissait la présence du reptile qui s'était endormi sans doute dans quelque pli des draps.
* *
*
Une heure après, le valet de chambre de lord William, qui couchait dans la pièce voisine, entendit un grand cri.
Un cri d'angoisse, un cri de douleur.
Ce cri partait de la chambre de lord William.
Le valet se leva en toute hâte et passa chez son maître.
Il vit alors le jeune lord debout, au milieu de la chambre, tenant dans sa main crispée la vipère qu'il avait étouffée.
Mais le reptile l'avait cruellement mordu au visage auparavant, et quelques gouttes de sang découlaient le long de sa joue.
Lord William était comme fou.
Il jeta enfin la vipère, et le valet mit le pied dessus et l'écrasa.
Puis il appela au secours.
Les domestiques accoururent, et avec eux sir Evandale.
Lord William continuait à pousser des cris et disait : -- Je suis un homme perdu !
On courut chercher le médecin du bourg.
Celui-ci arriva en toute hâte et déclara que la morsure de la vipère était venimeuse, mais non mortelle.
Il lava la plaie, la cautérisa et fit recoucher lord William.
Sir Evandale, pendant ce temps-la, se lamentait et attribuait l'événement à l'imprudence de lord William, qui s'était mis au lit la fenêtre ouverte.
Une fièvre ardente s'était emparée de ce dernier.
Bientôt cette fièvre se compliqua d'un accès de folie, et il ne prononça plus que des paroles incohérentes.
Son visage enflait à vue d'œil et devenait noir.
Cependant, il eut encore un éclair de raison, et il prononça le nom de miss Anna.
-- Qu'on prévienne miss Anna et sir Archibald ! ordonna sir Evandale.
Un domestique partit à cheval.
Au point du jour, sir Archibald et miss Anna arrivaient.
La jeune fille poussa un cri d'horreur.
Lord William était méconnaissable.
La tête, enflée, n'avait plus visage humain ; la peau des joues se détachait par lambeaux, la langue était tuméfiée, les lèvres violettes, les yeux éteints.
Le médecin commença à hocher la tête et à déclarer que lord William était perdu.
* *
*
Sir Evandale avait quitté la chambre du malade.
Peut-être était-il sous l'influence du remords.
Il courait tête nue devant lui, allant à l'aventure, lorsque Nizam bondit tout à coup hors d'une broussaille. Nizam avait un sourire hideux aux lèvres.
-- Eh bien ? fit-il.
-- Vous m'avez trompé, dit sir Evandale.
-- Comment cela ? demanda Nizam.
-- Lord William va mourir.
-- Je te jure qu'il ne mourra pas.
-- Cependant... le médecin...
-- Le médecin est un âne, dit froidement Nizam ; maintenant, prends garde de te trahir, car tu es bouleversé par l'épouvante, et écoute-moi, si tu veux être lord, si tu veux épouser miss Anna.
Ce nom rendit tout son sang-froid à sir Evandale.
-- Parlez, dit-il.
Alors Nizam tira une bougie de sa poche.
-- Prends cela ! dit-il.
-- Pourquoi faire ?
-- Ce soir tu la mettras dans ton bougeoir.
-- Bon ! Et puis ?
-- Et puis tu iras tenir compagnie à sir Archibald et à sa fille qui voudront, très certainement, passer la nuit dans la chambre de lord William. Et tu poseras ton bougeoir sur la cheminée.
-- Je ne comprends pas...
-- Tu n'as pas besoin de comprendre, dit Nizam en riant. Tu verras... Au revoir...
Et l'Indien disparut au travers des arbres.
Journal d'un fou de Bedlam
La journée fut terrible.
Lord William fut en proie à une fièvre ardente d'abord, puis la fièvre fit place à un abattement profond.
Il avait les yeux fermés, respirait à peine et, quand vint le soir, son visage n'était plus reconnaissable.
On avait télégraphié à Londres pour appeler les plus célèbres médecins de l'Angleterre.
Mais arriveraient-ils à temps ?
Sir Archibald et sa fille s'étaient installés auprès du malade.
Miss Anna pleurait à chaudes larmes.
Sir Evandale avait, lui aussi, fort bien joué son rôle.
Il avait témoigné une très grande douleur et refusé de prendre aucune nourriture.
Sir Archibald lui avait plusieurs fois tendu la main, et miss Anna s'était même jetée dans ses bras en l'appelant « mon cher frère. »
Vers le soir, lord William parut un moment sortir de sa torpeur.
Il prononça même quelques mots qui semblaient dénoter que la raison lui revenait.
L'espoir revint au cœur de miss Anna.
En même temps, sir Evandale fronça plusieurs fois le sourcil.
Il ne savait plus trop, si lord William revenait à la raison, comment Nizam tiendrait sa promesse.
Enfin, après un repas pris à la hâte et du bout des dents, sir Archibald et sa fille s'installèrent pour la nuit dans la chambre de lord William.
Peu après, sir Evandale les rejoignit.
Le jeune gentilhomme avait son bougeoir à la main et il le posa sans affectation sur la cheminée.
Une heure s'était à peine écoulée, que sir Evandale commença à deviner les projets de Nizam.
Une odeur singulière et fétide s'était répandue dans la chambre.
Était-ce lord William qui répandait cette odeur et, vivant encore, entrait en décomposition cadavérique ?
Sir Archibald et miss Anna le pensèrent ; mais ils restèrent bravement à leur poste.
Sir Evandale, lui, comprit que c'était sa bougie qui brûlait.
Et bientôt il se sentit la tête lourde et un violent besoin de dormir.
Cependant, il lutta contre ce sommeil léthargique le plus longtemps possible, et il eut le temps de voir sir Archibald et sa fille fermer les yeux presque en même temps, et un peu après eux, le valet de chambre de lord William, qui était demeuré dans la chambre pour servir son maître et lui donner les potions prescrites par le médecin, s'endormit pareillement.
À son tour, sir Evandale ferma les yeux.
Mais, presque aussitôt après, il éprouva une brusque secousse, suivie d'une étrange sensation de fraîcheur.
Et, ouvrant aussitôt les yeux, il sentit son visage tout mouillé.
Sir Evandale n'était plus dans la chambre de lord William.
Il se trouvait dans la sienne, couché tout vêtu sur son lit.
Un homme était auprès de lui.
Cet homme, on le devine, c'était Nizam.
Nizam lui passait sur le visage une éponge imbibée de vinaigre anglais.
Et sir Evandale, regardant l'Indien, lui dit : -- Que s'est-il donc passé ?
-- Lève-toi, dit Nizam.
Sir Evandale se dressa sur son lit et sauta ensuite lestement à terre.
Il n'éprouvait plus qu'une légère lourdeur de tête.
-- Viens avec moi, lui dit Nizam.
Et il ouvrit cette porte qui donnait sur la galerie convertie en bibliothèque, laquelle conduisait, on le sait, à la chambre de lord William.
Nizam entra le premier dans cette chambre.
-- Regarde, dit-il.
Miss Anna, sir Archibald, le valet de chambre dormaient profondément.
Lord William, immobile sur son lit, ne donnait plus signe de vie.
-- Oh ! fit Nizam, nous pouvons parler. Le bruit du canon ne les réveillerait pas, et si nous restions longtemps ici, tu t'endormirais de nouveau.
-- Ah ! dit sir Evandale, vous m'avez trompé, mon frère est mort.
-- Non, il dort.
-- Vous ne me trompez pas ?
-- Approche-toi et mets la main sur son cœur.
Sir Evandale obéit.
Le cœur de lord William battait.
Alors sir Evandale regarda Nizam :
-- Eh bien ? fit-il.
-- Regarde encore.
Et l'Indien lui montra dans un coin de la chambre quelque chose que, tout d'abord, sir Evandale n'avait point aperçu.
Ce quelque chose avait la forme d'un corps humain recouvert par une draperie.
Nizam souleva cette draperie, et sir Evandale jeta un cri d'horreur.
Il avait devant lui un cadavre.
Mais un cadavre hideux et dont le visage méconnaissable aussi ressemblait maintenant à celui de lord William.
Nizam souriait.
-- Crois-tu qu'on les prendra l'un pour l'autre, maintenant ? dit-il.
-- C'est-à-dire, répondit sir Evandale, que s'ils étaient couchés côte à côte, je ne pourrais dire lequel est mon frère.
-- Ah ! tu vois bien.
-- Mais... Il est mort celui-là ?
-- C'est le galérien qu'on portait sur un mulet.
-- Et il est mort ?
-- Oui.
-- Vous voyez donc bien, dit sir Evandale un peu ému, que la morsure de la vipère bleue est mortelle.
-- Tu te trompes.
-- Ah !
-- Percy et moi nous l'avons tué.
-- Comment !
-- On lui a versé deux gouttes d'acide prussique dans un verre d'eau.
Sir Evandale regardait toujours attentivement son frère endormi et le galérien mort.
-- Allons ! dit Nizam, aide-moi.
Et il s'approcha du lit, découvrit lord William, le prit à bras le corps et le posa tout endormi sur le parquet.
Puis, sir Evandale et lui prirent le cadavre et le couchèrent dans le lit.
-- Et maintenant, dit sir Evandale, qu'allez-vous faire de mon frère ?
-- Tu vas m'aider à le transporter hors du château.
-- Comment ?
-- Nous allons le porter dans ta chambre, d'abord.
-- Bon !
-- Deux hommes ont posé une échelle contre la fenêtre et m'attendent au bas.
-- Quels sont ces deux hommes ?
-- Le lieutenant Percy et le garde-chiourme John.
-- Mais, dit encore sir Evandale, une fois hors de cette atmosphère, il s'éveillera ?
-- Sans doute !
-- Et alors...
-- Ne t'ai-je pas dit qu'il serait fou pendant plusieurs semaines ?
-- C'est juste.
-- Et dans plusieurs semaines, ajouta Nizam en riant, il sera loin de l'Angleterre, et quand la raison reviendra il fera route pour l'Australie.
-- Et je serai lord, moi ?
-- Tu seras lord.
Et Nizam, disant cela, chargea sur ses épaules lord William endormi et reprit le chemin de la galerie.
Sir Evandale le suivit.
La bougie était aux trois quarts consumée, mais elle brûlait encore.
Journal d'un fou de Bedlam
Sir Evandale revint dans la chambre de lord William.
La bougie brûlait encore.
Le jeune gentilhomme s'assit dans le fauteuil où il s'était endormi quelques heures auparavant.
-- À présent, pensa-t-il, peu m'importe de redormir et même le plus longtemps possible.
J'aime autant que sir Archibald et sa fille s'éveillent avant moi.
En effet, si sûr de lui qu'il pût être, sir Evandale redoutait quelque peu le réveil de ces personnages que la baguette d'une fée avait tout à coup privés de sentiment.
Qu'arriverait-il quand on constaterait que lord William ou plutôt l'homme qui lui avait été substitué était mort ?
Sir Evandale ne tarda pas à se rendormir sous l'influence des émanations narcotiques de la bougie.
Mais, la bougie éteinte, l'atmosphère se dégagea peu à peu, et sir Archibald, au bout d'une heure, s'éveilla à demi.
Seulement il suffoquait, il manquait d'air.
L'odeur fétide avait survécu à la bougie.
Sir Archibald fit un violent effort, se leva en chancelant, se traîna vers l'une des croisées et donna un coup de poing au travers des carreaux.
Une vitre vola en éclats.
En même temps, une bouffée d'air pur entra dans la chambre.
Ce fut instantané et magique.
Miss Anna s'éveilla, le valet de chambre aussi.
Seul, sir Evandale dormait encore.
Un demi-jour régnait dans la chambre.
Les premières clartés de l'aube luttaient avec la clarté d'une veilleuse placée sous un verre dépoli.
Miss Anna, stupéfaite, regardait son père.
Sir Archibald alla ouvrir les deux fenêtres.
Puis il revint vers sa fille.
Mais celle-ci jeta un cri terrible.
Une main sortait du lit.
Elle avait pris cette main et l'avait rejetée aussitôt.
Cette main était glacée.
Sir Archibald se pencha sur le cadavre.
-- Mort ! dit-il avec stupeur.
Le cri de miss Anna avait éveillé sir Evandale.
Il se leva, étira les bras, promena un regard stupide autour de lui et murmura : -- Que se passe-t-il donc ?
-- Votre frère est mort, dit sir Archibald. Il est mort pendant que nous dormions...
* *
*
Il se trouve toujours, à point nommé, un médecin pour expliquer à sa manière les choses les moins explicables.
Une heure après l'étrange réveil des hôtes du château, une des célébrités médicales qu'on avait appelées par le télégraphe arriva de Londres.
Ce prince de la science n'hésita pas à déclarer que le jeune lord Pembleton avait succombé à un empoisonnement particulier auquel il donna un nom latin.
Et il prétendit que le sommeil qui s'était emparé des personnes qui se trouvaient dans la chambre était dû aux exhalaisons morbides que lord William exhalait même de son vivant, la décomposition ayant précédé la mort.
Sir Evandale témoigna la plus violente douleur.
Il se frappait la tête contre le mur ; il voulait mourir à son tour. On eut toutes les peines du monde à le calmer.
Et le soir de ce jour, allant dans la campagne, à moitié fou, en apparence du moins, il arriva sur un petit monticule que contournait la grande route.
Un spectacle bizarre attira ses regards.
Une troupe d'hommes enchaînés gravissait péniblement la colline.
Devant elle, marchait le lieutenant Percy et le garde-chiourme John.
Derrière venait un mulet, sur lequel on avait couché un pauvre idiot qui n'avait plus visage humain.
Sir Evandale tressaillit.
Un pâtre, assis à quelques pas, vint auprès de la route pour voir les galériens de plus près.
Et, regardant sir Evandale, il lui dit :
-- Ce sont des galériens, ils sont bien malheureux ; mais le plus malheureux de tous, ce n'est pas ceux qui marchent, milord, c'est celui qu'on a couché sur le mulet, car il est fou.
Sir Evandale jeta une pièce d'or au pâtre et prit la fuite.
Et comme il descendait la colline, une voix railleuse lui cria : -- Milord, j'ai tenu une partie de mes promesses...
Sir Evandale se retourna.
Il vit un homme accroupi derrière une broussaille, un homme qui, lui aussi, avait vu passer les galériens.
Cet homme, c'était Nizam.
Et comme le jeune homme, pâle et la sueur en front, demeurait cloué au sol, Nizam bondit jusqu'à lui.
-- Tu es lord aujourd'hui, dit-il, dans six mois tu auras épousé miss Anna.
Et Nizam disparut encore.
* *
*
Six mois après, en effet, miss Anna, pressée par son père, quitta le deuil de son fiancé lord William.
Sir Archibald tenait à marier sa fille à un lord.
Elle devint lady Evandale.
Le jour même, un homme qui était arrivé trop tard pour les funérailles de son maître, déclara à lord Evandale qu'il quittait son service.
Cet homme, c'était Tom.
Tom ne voulait pas servir le fils du crime.
Tom pleurait toujours lord William.
Le même soir, lord Evandale, après avoir conduit sa jeune femme dans la chambre nuptiale, descendit furtivement dans le parc.
Nizam, le faux Indien, Nizam qui s'était appelé sir George Pembleton autrefois, avait donné rendez-vous à son fils pour le féliciter.
Le rendez-vous était au pied même de cet arbre où Nizam avait attendu tant de fois sir Evandale.
Et sir Evandale devenu lord s'y rendit.
La lune éclairait le paysage.
Comme il approchait, lord Evandale aperçut Nizam.
Mais Nizam n'était point debout comme à l'ordinaire.
Nizam était couché.
Et Nizam paraissait dormir.
Lord Evandale l'appela.
Nizam ne répondit point.
Alors le jeune homme s'approcha et poussa un cri d'horreur.
Nizam était mort.
Nizam avait encore un couteau planté dans le cœur.
Et lord Evandale, ayant arraché l'arme meurtrière de la plaie béante, la reconnut.
C'était le couteau de chasse de Tom, le mari de Betzy.
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Qu'était devenu Tom ?
C'était le matin même du jour où lord Evandale épousa miss Anna, la fille de sir Archibald, que Tom annonça à son jeune maître qu'il quittait son service.
Tom, on le sait, était à Londres quand eut lieu le fatal événement que nous venons de raconter.
Tom revint, pleura son maître et le crut réellement mort.
Lord Evandale paraissait même regretter si profondément son frère que Tom ne soupçonna pas un seul instant la vérité.
Cependant, un soir, quelque temps après son retour, Tom fut témoin invisible d'une chose étrange.
S'étant mis une nuit à la fenêtre de sa chambre qui donnait sur le parc, il vit un homme se glisser au travers des arbres.
Cet homme, c'était Nizam l'Indien.
Tom s'apprêtait à descendre pour chasser le mendiant, quand une porte du château s'ouvrit et un autre homme se glissa furtivement dans le parc.
Il faisait clair de lune et on y voyait comme en plein jour.
Tom reconnut dans la personne qui venait de sortir du château lord Evandale lui-même.
Tom le suivit des yeux.
Le jeune lord rejoignit l'Indien.
Et celui-ci le prit familièrement par le bras.
Ce fut pour le vieux serviteur toute une révélation.
Il ne devina point la vérité tout entière, mais il en devina une partie.
Nizam était Indien ; Nizam avait dû fournir la vipère bleue.
Et Nizam était le complice de lord Evandale.
Lord Evandale avait assassiné son frère.
Tom alors se mit à épier l'Indien.
Ce qu'il voulait, c'était la preuve du crime.
Cette preuve obtenue, Tom vengeait le malheureux lord William.
Cependant le frère de lait de lady Eveline ne soupçonnait point encore la véritable identité de Nizam.
Jusqu'alors, du reste, il s'était peu préoccupé du mendiant.
À partir de ce jour, Tom veilla.
Une nuit, à huit jours de distance, il suivit lord Evandale qui avait un nouveau rendez-vous avec Nizam.
À son tour, blotti dans une broussaille, Tom entendit lord Evandale et Nizam causer.
Et quand ils se furent éloignés, Tom se releva, la sueur au front.
Il savait maintenant qui était Nizam.
Nizam était le père de lord Evandale, c'est-à-dire sir George Pembleton.
Sir George dont avait été dressé l'extrait mortuaire à Calcutta, il y avait plus de quinze ans.
Tom ne pouvait plus douter de la complicité de lord Evandale, mais il y avait cependant une chose qu'il ne savait pas.
C'était que lord William n'était point mort.
Or, donc, le jour où lord Evandale allait épouser miss Anna, Tom et Betzy quittaient son service.
Ils partirent en plein jour, dans un break de chasse, pour aller prendre à la station voisine le train de Londres.
Le domestique du château qui les conduisit les vit même prendre place dans le convoi.
Lord Evandale était donc persuadé qu'ils étaient partis.
Cependant Tom n'était point allé loin.
Il était descendu à la station voisine, et laissant Betzy continuer sa route vers Londres, il était demeuré caché dans un fossé jusqu'à la nuit.
Tom avait surpris la veille un rendez-vous, donné à Nizam par sir Evandale.
Tom se glissa dans le parc quand la nuit fut venue.
Puis il alla se blottir dans un buisson auprès de l'arbre où le faux Indien attendait souvent lord Evandale.
Les heures s'écoulaient.
Le château était encore plein de lumière et de bruit, et les nombreux invités n'étaient point partis encore.
Cependant Nizam arriva.
Il était pressé sans doute de voir son fils, car, s'étant assis au pied de l'arbre, il attachait sur le château un regard impatient.
Tout à coup un homme bondit auprès de lui.
C'était Tom.
Tom était armé d'un couteau.
Nizam était sans armes.
Tom le prit à la gorge.
Nizam voulut jeter un cri.
-- Si tu appelles, tu es mort, dit-il.
L'Indien se débattait.
Tom lui dit :
-- Je sais qui tu es. Tu ne te nommes pas Nizam. Tu es sir George Pembleton.
L'Indien eut un ricanement féroce.
-- Ah ! tu m'as reconnu ? dit-il.
-- Oui, et je sais que tu as tué lord William.
-- Non, dit sir George.
-- Misérable ! oses-tu donc nier ton crime ?
-- Je ne nie pas, répondit Nizam. Je dis la vérité. Je n'ai pas assassiné lord William.
-- C'est toi qui as apporté la vipère bleue ?
-- Oui.
-- C'est toi qui l'as glissée dans le lit de lord William ?
-- Oui, dit encore Nizam.
-- Et tu oses te défendre ?
-- Je n'ai pas assassiné lord William.
-- Infâme !
-- Lord William n'est pas mort.
Tom jeta un cri et son émotion fut si grande qu'il faillit lâcher l'Indien.
-- Lord William n'est pas mort, répéta Nizam. Mais quand tu sauras ce qu'il est devenu, tu regretteras qu'il soit encore au nombre des vivants.
Tom avait renversé Nizam sous lui.
Et lui appuyant son genou sur la poitrine, la pointe de son couteau sur la gorge, il lui dit : -- Parleras-tu, misérable ?
-- Ah ! tu veux savoir ?
-- Oui.
-- Et si je te dis où est lord William, me feras-tu grâce ?
-- Non.
-- Eh bien ! dit Nizam, je te dirai ce qu'il est devenu et ce sera ma vengeance !
Et Nizam, ricanant, l'écume à la bouche, raconta à Tom comment le forçat mort avait été substitué au noble lord vivant.
Et quand il eut fini son récit, il ajouta avec un éclat de rire diabolique : -- Mais il ne te sert de rien de savoir que lord William vit, car tu ne le retrouveras pas.
Mêlé aux convicts du nouveau monde, il traîne parmi eux une vie misérable, sous le nom du forçat dont il a pris la place.
-- Quel est ce nom ? demanda Tom.
-- Tu ne le sauras pas.
-- Parle ! ou je te tue !
-- Non, dit Nizam qui cherchait à gagner du temps, car il espérait toujours que lord Evandale viendrait.
-- Parle ! répéta Tom.
-- Non, non, je ne veux pas !
-- Eh bien, meurs ! dit Tom.
Et il lui plongea son couteau dans la poitrine.
Nizam mourut sans pousser un cri.
Alors Tom se releva :
-- Je ne sais pas quel nom porte mon malheureux maître, murmura-t-il, mais qu'importe ? La terre a beau être grande, Dieu m'aidera et je le retrouverai.
Et laissant son couteau dans la poitrine de Nizam, Tom prit la fuite.
Journal d'un fou de Bedlam
Tom se mit donc à la recherche du malheureux lord William.
Mais le monde est grand ; et chercher un homme par le monde, quand on ne sait pas sous quel nom il se cache, est chose difficile, sinon impossible.
Tom se mit cependant à l'œuvre.
Il commença par rejoindre sa femme à Londres, et lui fit part des révélations suprêmes de Nizam.
Betzy était une femme de sens et d'intelligence.
Elle écouta Tom jusqu'au bout.
Puis, lorsqu'il eut terminé son récit, elle lui dit : -- Mon ami, il est deux choses qu'il faudrait savoir tout d'abord.
-- Lesquelles ? demanda Tom.
-- D'abord, le nom du lieutenant qui conduisait le convoi des galériens.
-- Et puis ?
-- Et puis de quelle ville d'Écosse venait le malheureux qui est maintenant enterré dans le cimetière du bourg de Pembleton, sous le nom de lord William.
-- Tu as raison, dit Tom.
Il avait beaucoup de connaissances à Londres.
Entre autres un détective fameux auquel Scotland yard, c'est-à-dire la préfecture de police de Londres, avait confié les missions les plus délicates.
Tom alla le trouver.
Il lui confia le secret de l'existence de lord William.
En même temps, il lui mit dans la main un chèque de trois cents livres.
Le détective demanda huit jours.
Au bout de ce temps, il fit parvenir cette note au fidèle Tom.
« Un lieutenant de chiourme a passé, il y a sept mois, par le bourg de Pembleton.
« Il se nommait Percy et se rendait à Liverpool, où il conduisait un convoi de galériens.
« Il est probable qu'il s'est embarqué avec eux. »
Tom prit le chemin de fer et s'en alla à Liverpool.
Là, en compulsant les registres de la marine, il trouva, en effet, le nom de Percy, suivi de la qualification de lieutenant.
Percy s'était embarqué pour la Nouvelle-Zélande avec ses prisonniers.
Tom hésita alors.
S'embarquerait-il, lui aussi, ou bien auparavant, chercherait-il à savoir le nom de ce galérien qu'on avait substitué à lord William ?
Il s'arrêta enfin à ce dernier parti.
Tom prit la route de l'Écosse.
Il alla à Édimbourg, puis à Glascow, prenant des renseignements avec une adresse et une prudence inouïes.
Enfin il arriva dans la petite ville de Perth.
Là, on lui parla d'un événement mystérieux et inexplicable.
Un jeune homme du nom de Walter Bruce avait été condamné pour vol avec effraction à cinq années de déportation.
Ce jeune homme, détenu dans la prison de Perth, s'était couché un soir fort bien portant.
Le lendemain il s'était éveillé en jetant des cris affreux.
Il était fou furieux et son visage était devenu noir.
À ce portrait, Tom crut reconnaître le malheureux dont il cherchait le nom.
Mais son espérance devint une certitude lorsqu'on eut ajouté que le chiourme, en passant, l'avait emmené, si malade qu'il fût.
Et comme il ne pouvait marcher, on l'avait placé sur le mulet des bagages.
Tom vérifia les dates et acquit la conviction que le départ de Walter Bruce, de la ville de Perth, avait eu lieu cinq jours avant la mort de lord William.
Il s'agissait, maintenant, de retrouver Walter Bruce.
Tom revint à Londres.
Le fidèle serviteur n'était pas riche.
Quelques centaines de livres sterling, péniblement amassées au service de la famille Pembleton, étaient toute sa fortune.
Betzy lui dit :
-- Je suis encore jeune, je suis forte. Je travaillerai. Emporte l'argent.
Huit jours après, Tom s'embarquait pour la Nouvelle-Zélande.
Il avait douze cents livres en chèques et bank-notes dans une ceinture de cuir.
Les premiers mois de la traversée furent heureux.
Le navire qui portait Tom doubla sans encombre la pointe méridionale de l'Amérique et entra dans les eaux du Pacifique.
Un mois après il fit naufrage.
Il alla se heurter, par une nuit sombre et brumeuse, sur un rocher à fleur d'eau.
Une voie d'eau se déclara, et les pompes furent impuissantes à le sauver.
Au moment de couler à pic, le capitaine fit mettre les embarcations à la mer, et les passagers et les matelots s'y entassèrent tant bien que mal.
Alors commença pour le pauvre Tom une série d'aventures épouvantables.
Pendant dix-sept jours, le radeau qui le portait erra sur l'immensité des eaux, sans direction, sans boussole.
Les provisions s'épuisèrent, la famine vint ; on s'égorgea pour se manger.
Le vingtième jour, la terre apparut.
Les malheureux firent des efforts inouïs et abordèrent enfin dans une île sauvage.
Les habitants de cette île étaient des nègres anthropophages.
Tom et ceux de ses compagnons d'infortune qui avaient survécu furent emmenés par les cannibales dans l'intérieur des terres.
Tom était d'une maigreur extrême.
Ce triste privilège lui sauva la vie.
Ses compagnons furent mangés.
Quant à lui, on essaya de l'engraisser, et comme on n'y pouvait parvenir, on le laissa vivre.
Il passa cinq ans au milieu des nègres, en butte aux plus mauvais traitements.
Enfin, un jour, un navire anglais relâcha dans cette île maudite.
Des nègres qui vinrent à bord vendre des fruits, du poisson et de l'huile de phoque, racontèrent qu'ils avaient un blanc parmi eux.
Le capitaine envoya des hommes à terre qui emmenèrent le pauvre Tom.
Le navire faisait voile pour l'Australie et devait toucher à la Nouvelle-Zélande.
Tom reprit courage.
Les nègres lui avaient laissé sa ceinture. Il avait donc encore de l'argent.
Un mois après, Tom, qui n'était plus qu'un fantôme, arriva à Aukland.
Il écrivit à sa femme, qui sans doute le croyait mort.
Puis il se mit de nouveau à la recherche de lord William, ou plutôt du convict Walter Bruce.
Après plusieurs jours de recherches inutiles, Tom apprit qu'une cinquantaine de déportés, qui avaient fini leur temps, avaient été dirigés sur l'Australie.
Walter Bruce était-il parmi eux ?
Tom n'en savait rien.
Mais il se mit néanmoins en route, et il s'embarqua pour Melbourne.
Là, il commença ses investigations.
Il parcourut les cabarets, interrogea les matelots, questionna les convicts.
Personne ne pouvait lui donner des nouvelles de Walter Bruce.
Mais Tom ne se décourageait point.
Il avait quitté Melbourne pour Sydney, et il était logé dans une misérable hôtellerie quand il fit connaissance d'un Allemand qui se nommait Frantz Hauser.
Frantz était fort misérable.
Soupçonnant quelque argent à Tom, il lui demanda un secours, ajoutant qu'il avait été condamné injustement il y avait sept ou huit ans et transporté à la Nouvelle-Zélande.
-- Avez-vous connu un déporté du nom de Walter Bruce ? demanda Tom.
-- Oui, certes, répondit Frantz, nous l'avions surnommé Milord.
Tom jeta un cri et prit vivement les mains de Frantz en lui disant : -- Parlez ! parlez ! dites-moi tout ce que vous savez sur lui !
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L'Allemand Frantz Hauser regarda Tom avec étonnement.
-- Oui, dit-il, j'ai connu un convict qui se nommait ou plutôt qu'on nommait Walter Bruce.
-- Il répudiait ce nom, n'est-ce pas ?
-- Oui, et il disait qu'il était lord ; aussi l'appelions-nous milord, mais par dérision, car nous savions bien...
-- Vous ne saviez rien, dit Tom brusquement.
Frantz le regarda.
-- Celui à qui vous donniez le nom de Walter Bruce était bien lord, en effet, poursuivit Tom ; mais peu importe ! Où l'avez-vous rencontré ?
-- Nous avons fait ensemble quatre ans de servitude pénale.
-- Où cela ?
-- À la Nouvelle-Zélande, je vous l'ai dit.
-- Et vous vous êtes séparés ?
-- Oui.
-- Pourquoi ?
-- Mon temps était fini. On m'a rendu ma liberté et on m'a donné à choisir, retourner en Europe ou venir ici.
-- Et Walter Bruce ?
-- Il doit avoir fini son temps aussi.
-- Alors il est retourné en Europe ?
-- Je ne crois pas.
-- Ah ! fit Tom haletant.
-- Je ne réponds pas, poursuivit Frantz, de l'exactitude absolue des renseignements que je vais vous donner. Cependant, écoutez toujours.
-- Parlez, dit Tom, dont le cœur battait à rompre.
-- Il y a fort peu de convicts qui retournent en Europe leur temps fini ; la plupart demandent à rester en Australie.
Les uns se font bergers, les autres travaillent aux mines ; quelques-uns finissent même par faire fortune.
-- Eh bien ? fit Tom.
-- Il y a six mois, poursuivit Frantz, j'étais à Melbourne et il y avait une grande foire de bestiaux.
Les bœufs et les moutons arrivaient par centaines et toute la ville était pleine de fermiers.
Je crois bien avoir vu ce jour-là, au milieu de la forêt, un homme qui ressemblait à Walter Bruce ; j'ai même cherché à le joindre ; mais la foule était si compacte que je l'ai bientôt perdu de vue.
-- Eh bien ! reprit Tom, en admettant que ce fût bien Walter Bruce que vous ayez vu, quelle conclusion en tireriez-vous ?
-- Celle-ci, que Walter Bruce est berger chez quelque fermier éleveur de bétail.
-- En Australie ?
-- Sans doute.
-- Mais dans quelle partie ? l'Australie est grande comme un continent.
-- Oui, dit Frantz, mais il faut vous dire qu'à Melbourne il ne vient ordinairement que des troupeaux de l'ouest.
-- C'est bien, dit Tom, je chercherai.
-- Ce Walter Bruce était donc votre ami ? fit l'Allemand.
-- C'était mon maître.
-- Hein ? dit Frantz.
-- Mon maître, un noble lord de la libre Angleterre, dit encore Tom.
-- Comment un lord a-t-il pu être déporté ?
-- Oh ! dit Tom, ceci est une trop longue histoire que je ne puis raconter aujourd'hui.
-- Ah !
-- Mais je vous ferai une proposition.
-- Parlez.
-- Vous êtes misérable ?
-- Je meurs de faim.
-- Eh bien ! voulez-vous gagner dix livres par mois ?
Les yeux du convict s'allumèrent.
-- Dix livres ! s'exclama-t-il.
-- Oui.
-- Que faut-il faire pour cela ?
-- Il faut m'accompagner et chercher avec moi Walter Bruce.
-- Oh ! je veux bien, dit l'Allemand.
-- Et si nous le retrouvons, poursuivit Tom, vous aurez cinquante livres de gratification.
-- Puisqu'il en est ainsi, fit l'Allemand, je suis prêt à vous suivre au bout du monde.
* *
*
Dès le lendemain, Tom et Frantz Hauser s'embarquèrent à Sydney pour Melbourne.
Justement il y avait une foire de bestiaux le surlendemain de leur arrivée.
Tom et son compagnon demeurèrent dans la ville.
Ils attendirent le jour de la foire, qui devait se prolonger pendant toute la semaine.
Tom parcourut toutes les auberges, il chercha dans toutes les rues.
Mais nulle part il ne trouva Walter Bruce.
Cependant Frantz retrouva, lui, un ancien convict devenu berger et qui avait connu Walter Bruce.
Il lui en demanda des nouvelles.
-- Oh ! dit le convict, il y a des hommes qui ont du bonheur.
-- Que veux-tu dire ?
-- Et Walter Bruce est de ce nombre.
Tom assistait à l'entretien ; mais ne soufflait mot. Son cœur battait à rompre sa poitrine.
-- Walter Bruce est donc heureux ? demanda Frantz.
-- Très heureux.
-- Où est-il ?
-- À cent lieues d'ici, dans le nord-ouest.
-- Tu l'as vu ?
-- Il y a six mois.
-- Et que fait-il ?
-- Il était berger comme moi quand il est revenu de la Nouvelle-Zélande.
-- Et maintenant ?
-- Maintenant il est fermier et il possède un troupeau à lui.
-- Comment a-t-il donc fait pour en arriver là ? demanda encore l'Allemand.
-- Il a su plaire à la fille d'un riche fermier et il l'a épousée. Le fermier est mort peu de temps après, et Walter Bruce est riche, car sa femme était fille unique.
-- Et tu peux nous indiquer au juste l'endroit où il est ? demanda encore Frantz.
-- Je puis faire mieux, dit le berger.
-- Ah !
-- Je suis sur une propriété qui n'est distante de la sienne que de quelques milles.
-- Bon !
-- Je m'en retourne demain, car mes bestiaux sont vendus. Venez avec moi.
-- Et tu nous conduiras chez Walter Bruce ?
-- Oui.
Tom se sentait mourir de bonheur.
Dès le lendemain il se mit en route avec Frantz et le convict devenu berger.
On voyage lentement en Australie.
Les routes, mal tracées, sont sillonnées par des chariots traînés par des bœufs.
Il fallut dix jours aux voyageurs pour franchir les cent lieues qui séparaient Melbourne du pâturage sur lequel Walter Bruce était établi.
Le berger, en arrivant, conduisit Tom à l'habitation de son maître.
-- Demain seulement, dit-il, je vous amènerai chez Walter Bruce, car nous ne pourrions aujourd'hui y arriver de jour. Et le pays est infesté de nègres voleurs.
Tom attendit donc le lendemain.
Mais, dès le point du jour, il se mit en route.
Vers six heures du matin, le convict lui dit : -- Nous sommes encore loin de l'habitation, mais nous foulons déjà les terres de la ferme.
Enfin, vers midi, Tom aperçut une coquette maison blanche s'élevant au milieu de grands arbres.
-- C'est là ! dit le convict.
Tom sentit ses yeux s'emplir de larmes.
Et puis il se fit cette question : -- Voudra-t-il revenir en Europe maintenant ?...
Et ce fut en chancelant, et pleurant comme un enfant, que Tom continua son chemin vers la maison qui, de loin, ressemblait à un nid de tourtereaux.
Journal d'un fou de Bedlam
Rien n'était propre et coquet comme cette habitation perdue au milieu d'un océan de verdure.
Les bâtiments d'exploitation, les écuries, les étables étaient entourés de hautes murailles toutes blanches.
La maison de maître était au milieu, avec un jardin pour ceinture.
Tom et ses compagnons restèrent dans la cour principale.
Un petit mulâtre s'y trouvait.
L'ancien convict lui dit :
-- Bonjour, Nathan.
-- Bonjour, Tobby, répondit le petit mulâtre.
-- Voici deux amis à moi, continua le berger, qui viennent rendre visite à M. Bruce.
-- M. Bruce n'est pas à l'habitation, répondit le petit nègre.
Tom pâlit.
-- Où est-il donc ? fit Frantz Hauser.
-- Oh ! rassurez-vous, il n'est pas en voyage.
-- Ah !
-- Il est allé visiter un de ses troupeaux qui est parqué à un mille d'ici.
-- Et il rentrera bientôt ?
-- Certainement, il ne peut tarder.
-- Nous l'attendrons, dit Tom.
-- Mais mistress Bruce est à la maison, dit encore le petit nègre, entrez.
Tom hésitait.
-- Venez donc, dit l'ancien convict.
Et il passa le premier.
Quelques serviteurs étaient éparpillés dans les cours et le jardin.
La porte de l'habitation était grande ouverte.
Tom vit devant lui un large vestibule plein de fleurs, au bout duquel se développait la volute d'un élégant escalier.
Au bruit de leurs pas, une porte s'ouvrit à droite sous le vestibule.
Une jeune femme leur apparut alors.
Elle avait dans ses bras un enfant à qui elle donnait le sein.
Derrière elle une jolie petite fille de quatre ans se montrait toute rougissante et levant sur les visiteurs de grands yeux étonnés.
Mistress Bruce, car c'était elle, connaissait Tobby.
-- Bonjour, Tobby, lui dit-elle.
-- Bonjour, madame, répondit le convict.
-- Vous vouliez voir M. Walter ?
Et, tout en posant cette question, elle jetait un regard curieux sur Frantz Hauser et sur Tom.
-- Madame, répondit Tobby en montrant Tom, voici un gentleman qui a beaucoup connu votre mari.
La jeune femme tressaillit, une vive émotion s'empara d'elle, et elle murmura : -- Où donc cela ?
-- En Angleterre, dit Tom vivement.
L'émotion de la jeune femme allait toujours croissant.
-- En Angleterre ? fit-elle.
-- Oui, madame.
-- Et... à Perth ?
-- Oh ! non..., à Pembleton Castle.
Et Tom parlait avec des larmes plein les yeux.
La jeune femme le regardait toujours.
-- Qui donc êtes-vous ? fit-elle enfin.
-- Je me nomme Tom.
Elle jeta un cri.
-- Tom ! dit-elle, vous vous nommez Tom ?
-- Oui, madame.
-- Ah ! mon Dieu !
Et elle chancelait et un tremblement nerveux s'était emparé de tout son corps.
Tom reprit :
-- Oui, madame, je me nomme Tom, et je vois à votre émotion que sir Walter vous a souvent parlé de moi.
-- Il m'en parle tous les jours encore, répondit-elle.
Et comme elle disait cela, on entendit retentir dans la cour le pas d'un cheval.
Tom se précipita au dehors.
C'était M. Bruce qui arrivait.
Tom s'approcha.
Lui aussi tremblait de tous ses membres, et ses jambes refusèrent de le porter plus longtemps.
Il fallut que Tobby le convict le soutînt.
M. Walter était un beau jeune homme de vingt-sept ou vingt-huit ans, et son visage, bruni par le soleil, ne portait plus aucune trace des hideuses morsures de la vipère bleue.
Il regarda Tom et ne le reconnut pas tout d'abord.
Tom avait maintenant les cheveux tout blancs.
-- Quel est cet homme ? demanda M. Walter en mettant pied à terre.
-- Mon maître, mon bon maître, s'écria Tom, ne me reconnaissez-vous pas ?
M. Bruce jeta un cri.
-- Tom ! fit-il.
-- Ah ! milord, dit Tom d'une voix brisée, je savais bien que je finirais pas vous retrouver...
M. Bruce prit Tom dans ses bras et l'y tint longtemps serré.
Puis, avisant Frantz Hauser et Tobby, il leur tendit à chacun la main.
Et un triste sourire effleurant ses lèvres : -- Quand je vous disais que j'étais lord, fit-il, vous ne vouliez pourtant pas me croire !
Il dit à sa femme :
-- Chère Lucy, emmenez donc ces braves gens à la salle à manger et faites-leur servir des rafraîchissements et une collation. Moi, j'ai hâte de me trouver seul avec mon cher Tom.
Et il prit le vieux serviteur par le bras et entra dans-la maison.
Tom tremblait toujours et il fondait en larmes.
Et lorsqu'ils furent seuls, M. Bruce l'embrassa de nouveau et lui dit : -- Tu me cherchais donc ?
-- Il y a six ans que j'ai quitté l'Angleterre, répondit Tom, et sans ces maudits sauvages...
-- Quels sauvages ?
-- Oh ! milord, répondit Tom, mes souffrances ne sont rien auprès de celles que vous avez endurées.
-- Tom, dit M. Bruce, avant de vous dire mon histoire, je veux savoir la vôtre.
M. Walter parlait avec autorité.
-- Je vous obéirai, milord, répondit Tom.
Et il raconta comment il avait quitté l'Angleterre pour se mettre à la recherche de l'infortuné lord William.
-- Tom, dit alors M. Bruce, il y a une chose que je n'ai jamais pu m'expliquer.
-- Laquelle, milord ?
-- J'ai perdu la mémoire pendant plus d'une année et j'ai été fou, m'a-t-on dit.
-- Ah ! fit Tom.
-- Le dernier événement de mon ancienne vie dont je me souvienne est celui-ci. Je venais de me mettre au lit, dans ma chambre de New-Pembleton, lorsque je jetai un grand cri. Quelque chose de froid se promenait sur ma figure et j'éprouvais une vive douleur.
-- Et puis ?
-- Je ne me rappelle rien de plus, après cela.
-- Ah ! fit Tom.
-- Un matin, je me suis comme éveillé d'un long rêve. J'avais une chaîne rivée à la cheville et je travaillais dans une mine d'argent.
De hideux compagnons m'entouraient.
Je me mis à vous appeler, Tom.
-- Ô mon Dieu ! fit le vieux serviteur en levant les yeux au ciel.
-- Mes compagnons se mirent à rire.
-- Ignorez-vous donc qui je suis ? m'écriai-je.
-- Tu es Walter Bruce, me répondit-on.
-- Vous vous trompez, répondis-je. Je me nomme lord William Pembleton.
Mes compagnons de servitude rirent de plus belle.
Et comme je m'indignais, un surveillant s'approcha et me dit : -- Est-ce que tu vas redevenir fou, par hasard ?
-- Fou ! m'écriai-je.
Il me tourna le dos, et comme j'avais suspendu mon travail, je reçus le soir six coups de corde.
Pendant huit jours, je criai, je m'indignai, j'en appelai à la justice des hommes et à celle de Dieu.
Efforts inutiles !
Ceux à qui je racontais que j'étais lord, me répondaient que j'étais Walter Bruce, natif de Perth, en Écosse, et que j'avais été condamné à cinq ans de servitude pénale.
Ici, M. Bruce s'arrêta un moment, comme accablé sous le poids de ses souvenirs.
Tom pleurait toujours...
Journal d'un fou de Bedlam
Enfin M. Bruce reprit :
-- J'étais pourtant bien sûr de mon identité.
Les souvenirs de ma jeunesse me revenaient en foule, et tout à coup mon cœur se prit à battre et mes lèvres murmurèrent un nom : « Miss Arma ! »
Après mille efforts, je parvins jusqu'au commandant militaire de notre colonie pénitentiaire et le suppliai de m'écouter.
Il y consentit.
Je voulus alors lui raconter que je n'étais pas Walter Bruce, mais bien lord William.
Il m'écouta froidement, sans m'interrompre.
Puis il chercha mon dossier, le lut et me répondit : -- Vous vous nommez bien Walter Bruce, vous êtes âgé de vingt ans. La cour criminelle de Perth vous a condamné à la déportation.
Tandis que vous étiez détenu dans la prison de Perth, vous avez été atteint d'une maladie étrange, et votre visage s'est défiguré à ce point qu'on a pu croire que vous étiez perdu.
En même temps, vous êtes devenu fou.
Votre folie a duré plusieurs mois.
Il a fallu vous transporter de Perth à Liverpool sur un mulet car vous étiez dans l'impossibilité de marcher.
-- Embarqué sur un transport de la marine royale, votre folie a continué.
Ce n'est qu'en arrivant ici que la lèpre qui couvrait votre visage s'est détachée.
Alors, vous êtes devenu plus calme, et on a pu croire que votre folie était dissipée.
J'étais atterré en entendant ces paroles.
Cependant j'eus de tels élans de franchise, un tel accent de vérité, je lui parlai si bien de mes relations d'autrefois, je coordonnai si parfaitement mes souvenirs, que sa conviction en fut ébranlée.
-- Eh bien ! me dit-il, je consens à écrire en Angleterre et à demander de nouveaux renseignements.
Pendant un an j'eus un grand espoir.
Vous deviez me chercher, Tom, je le sentais.
Il était impossible que mon frère ne se fût pas ému de ma disparition.
Tom ne répondit pas.
-- Un an après, le commandant me fit appeler.
-- Eh bien ! me dit-il, êtes-vous devenu plus raisonnable ?
Cette question me fit froid au cœur.
-- J'ai écrit en Angleterre, me dit-il.
-- Et on vous a répondu ?
-- Oui.
Il me tendit alors une lettre.
Elle était signée lord Evandale Pembleton.
Et c'était bien la signature de sir Evandale, mon frère.
Il écrivait au gouverneur de la Nouvelle-Zélande : « Monsieur le gouverneur.
« J'ai eu, en effet, un frère aîné, lord William.
« Lord William est mort à New-Pembleton, il y a aujourd'hui deux années.
« Il a succombé à la morsure d'un reptile venimeux.
« Je vous adresse son acte mortuaire dressé par le shériff du comté et signé de noms trop honorables pour qu'on puisse mettre en doute l'authenticité de ce document.
« Mon beau-père, sir Archibald M..., me donne le conseil d'adresser une plainte au lord chief-justice, afin que le misérable qui ose usurper le nom de mon malheureux frère soit châtié. »
-- Eh bien ! me dit le commandant, persistez-vous encore dans vos assertions ?
Je ne répondis pas et baissai la tête.
J'avais compris.
-- Ah ! fit Tom.
-- Mon frère m'avait pris mon titre, ma fortune et ma fiancée.
Par quel moyen était-il arrivé à son but ?
Voilà ce que j'ignore et ignorerai probablement toujours, ajouta M. Bruce avec un soupir.
-- Je le sais, moi, dit Tom.
-- Tu le sais ?
-- Oui.
Et Tom, essuyant ses larmes, reprit :
-- Vous souvenez-vous du mendiant Nizam ?
-- Le vieil Indien ?
-- Oui. Ce misérable...
-- Eh bien ?
-- Eh bien ! Nizam a été le complice de votre frère.
-- Qu'avais-je donc fait à ce malheureux ?
Tom eut un rire amer :
-- Savez-vous donc quel était cet homme ? dit-il.
-- Non.
-- C'était sir Georges Pembleton, le misérable qui avait trahi votre noble père et déshonoré lady Eveline, votre mère.
-- Ah ! fit M. Bruce pâlissant.
-- Bon chien chasse de race, dit encore Tom. Sir Evandale est son digne fils.
Et alors Tom raconta à M. Bruce ce qui s'était passé et ce que nous savons déjà.
-- Mais, dit M. Bruce, lorsque tu eus tué ce misérable, pourquoi n'as-tu rien dit à mon frère ?
-- Je voulais vous retrouver auparavant.
-- Et il a épousé miss Anna ?
-- Je suis parti de New-Pembleton le jour du mariage.
Alors Tom fit le récit de la triste odyssée et de son séjour chez les nègres cannibales.
Et quand il eut fini :
-- Je le vois, dit M. Bruce, quand le gouverneur de la Nouvelle-Zélande a écrit en Angleterre, tu l'avais déjà quittée.
-- Oui.
M. Bruce demeura un moment silencieux.
Puis il reprit.
-- À partir du jour où le gouverneur m'avait communiqué la lettre de sir Evandale, je me résignai.
Mes compagnons d'infamie continuaient à m'appeler milord par dérision. Mais moi, je ne me vantai plus d'appartenir à la haute aristocratie anglaise.
Les années passèrent.
Un beau jour, on m'apprit que j'avais subi ma peine et que j'étais libre.
-- Bruce, me dit le gouverneur en me remettant un petit pécule, le fruit de mon dur labeur de cinq années, Bruce, vous avez à choisir : ou être rapatrié en Angleterre, ou rester ici, ou bien encore être conduit en Australie, où vous trouverez du travail.
J'optai pour ce dernier parti.
On m'embarqua pour Melbourne.
J'y arrivai un jour de foire.
Un fermier du nord-ouest m'engagea comme berger et m'emmena dans son habitation.
C'était le père de miss Lucy.
Les souffrances, la rude vie que j'avais menée, le contact des êtres dépravés qui m'entouraient, n'avaient pu effacer chez moi ma distinction native.
Ici, mon ami, se place un roman d'amour trop long à te raconter.
J'avais oublié miss Anna.
Je commençais à soupirer en voyant miss Lucy.
-- Et vous l'aimâtes ?
-- Comme elle m'aima et comme elle m'aime.
Au bout de deux ans, j'avais conquis la confiance et les bonnes grâces du fermier.
Il me prit un peu à part et me dit :
-- Vous aimez ma fille et elle vous aime. Soyez donc unis. En Angleterre, un pareil mariage serait monstrueux. Mais en Australie on est indulgent. Et puis, vous m'avez raconté votre histoire, et j'y crois.
-- Et c'est ainsi, acheva M. Bruce, que je suis devenu le mari de miss Lucy, que j'ai succédé à son père et que je suis heureux.
-- Mais, milord, s'écria Tom, vous n'allez pas rester ici, maintenant ?
-- Si, mon ami.
-- Vous renonceriez à revendiquer vos droits ?
-- À quoi bon ? fit celui qui s'était nommé lord William, et qui n'était plus que sir Bruce, le fermier australien.
-- Mais c'est impossible !
-- Je suis heureux, répéta le jeune homme.
Et comme il disait cela, sa belle jeune femme entra, tenant un de ses enfants par la main et portant l'autre suspendu à son sein.
-- Regarde... dit M. Bruce à Tom ; que me manque-t-il donc ?
Journal d'un fou de Bedlam
Tom passa plusieurs mois à l'habitation, priant et suppliant chaque jour M. Bruce de se souvenir qu'il s'appelait lord William de son vrai nom.
-- Revenez en Angleterre, milord, disait-il, il faut que vous repreniez votre nom et que vous entriez en maître dans le château de vos ancêtres.
Mais M. Bruce répondait :
-- Non, mon ami, je suis heureux ici, et j'y resterai.
Tom se désespérait.
-- Écris à ta femme de venir nous rejoindre, disait encore M. Bruce.
Mais Tom ne renonçait pas à convaincre son ancien maître.
-- Il faut que vous reveniez en Angleterre, disait-il, il le faut.
Et M. Bruce lui disait encore :
-- Écoute-moi bien, mon pauvre Tom.
-- Parlez, maître.
-- Je suppose que je suive tes conseils.
-- Ah ! vous les suivrez ?
-- Nous revenons en Angleterre.
-- Bon.
-- Et nous nous présentons à mon frère.
-- Il faudra bien qu'il vous reconnaisse !
-- Non seulement il s'y refusera, mais il m'accusera d'être un imposteur.
-- Oh ! nous lui prouverons bien...
-- Que veux-tu que je lui prouve ? J'ai maintenant un état civil.
Je suis Walter Bruce, un convict libéré, et pas autre chose.
-- Ah ! disait encore Tom, qui ne voulait pas se rendre à ce raisonnement, si sir Evandale refuse de vous reconnaître, il y a quelqu'un qui vous reconnaîtra sûrement.
-- Qui donc ?
-- Miss Anna.
Un nuage passait alors sur le front de lord William.
Et il disait encore :
-- Non. Je n'aime plus miss Anna, du reste, j'aime ma femme.
Tom paraissait vaincu et ne disait plus rien.
Mais le lendemain il revenait à la charge.
Enfin, un événement, inattendu lui donna la victoire.
En Australie, les fortunes se font rapidement.
Elles sont quelquefois détruites plus rapidement encore.
Le vieux monde a créé là un peuple tout neuf.
Un peuple d'aventuriers, de criminels repentis et ayant subi leur châtiment.
On y a hâte de faire son chemin, et l'activité humaine y est sans limites.
Galérien de bord, convict ensuite, puis libéré, l'homme travaille aux mines et y fait sa fortune très vite ; ou bien il se fait berger, et pour peu qu'il soit actif et intelligent, il a bientôt franchi la ligne de démarcation qui sépare l'ouvrier du patron, le pâtre gagé du fermier propriétaire de troupeaux.
La fortune de ce dernier est excessivement incertaine et soumise à des bouleversements subits.
La veille, le fermier s'est couché riche. Il a cent mille moutons qui broutent les herbes salées, dix-huit lieues carrées de pays qu'il a choisies pour domaine, car l'Angleterre concède la possession du sol à quiconque a su le conquérir.
Le lendemain, il s'éveille ruiné.
Comment s'est accompli ce phénomène ?
L'Australie est infestée de nègres fugitifs qui ont quitté les colonies, où ils étaient esclaves, pour venir vivre de vol, de brigandage et d'incendie dans cette île grande comme un continent.
L'autorité a même créé contre eux une légion de nègres soumis, qu'on appelle la gendarmerie noire.
Cette troupe, quoique très redoutée et rendant de grands services, est néanmoins impuissante à protéger les colons de l'intérieur.
Les nègres marrons, comme on appelle les insoumis, se contentent ordinairement de voler quelques bestiaux.
Mais s'ils croient avoir à se plaindre gravement d'un fermier, alors ils organisent contre lui une véritable expédition.
Une nuit l'habitation est cernée.
Elle a pourtant de hautes murailles le long desquelles règne un fossé profond.
Elle est défendue par cent cinquante serviteurs, tous dévoués à celui qui est devenu leur maître.
Un troupeau de chiens énormes à demi sauvages fait bonne garde dans les cours et aux portes des étables.
Mais les nègres arrivent par centaines.
Quelquefois même par milliers.
Et si l'habitation est éloignée de toute autre, si de prompts secours n'arrivent pas, le fermier est perdu.
Il est vrai que les nègres lui laisseront quelquefois la vie sauve, mais ils mettront le feu à la maison, à ses bâtiments, couperont les arbres, empoisonneront les fontaines, tueront le bétail qu'ils ne pourront pas emporter.
Alors tout sera à recommencer.
La terre, en Australie, n'a de valeur que par les bras qui la cultivent et les troupeaux qui broutent son herbe salée.
Les serviteurs disparus, les troupeaux dispersés, le fermier n'est plus qu'un pauvre diable.
Un pareil malheur devait arriver à Walter Bruce.
Il avait pourtant toujours vécu avec les nègres en assez bonne intelligence.
Quand ils rôdaient autour de son habitation, il leur envoyait du pain, de la viande et de l'eau-de-vie.
Et les nègres respectaient ses troupeaux et l'appelaient même le bon blanc.
Mais un roman d'amour vint gâter toutes ces bonnes dispositions.
Il arriva que le chef d'une bande redoutable de ces bandits, nommé Kukuren, devint amoureux d'une jeune mulâtresse qui était servante à l'habitation.
Il l'aima et osa même venir la demander en mariage à M. Bruce.
Celui-ci lui répondit :
-- Adresse-toi à elle. Si elle veut te suivre, je ne m'y opposerai pas.
Le chef fut repoussé.
La mulâtresse avait horreur des nègres marrons.
Il jura de se venger.
Quelques jours après, par une nuit sombre, il pénétra en escaladant les murailles dans l'habitation, arriva jusqu'à la chambre de sa bien-aimée et l'enleva.
Mais la mulâtresse jeta des cris.
Un des bergers du fermier s'arma d'un fusil, se mit à une fenêtre, vit un nègre qui s'enfuyait, l'ajusta et fit feu.
Le nègre tomba, mortellement atteint.
Et comme le nègre c'était Kukuren, un chef puissant, M. Bruce comprit qu'il était perdu.
En effet, dès la nuit suivante, l'habitation fut assiégée par une nuée de ces misérables que les fermiers australiens ont surnommé les démons noirs.
Ce fut un siège, et une bataille.
M. Bruce se défendit vaillamment.
Mais ses serviteurs tombèrent un à un sous les flèches empoisonnées des nègres.
En même temps ceux-ci mirent le feu à l'habitation.
Barricadé avec sa femme, ses enfants et une poignée de serviteurs, M. Bruce se défendait encore, lorsque enfin la gendarmerie noire arriva.
Les nègres prirent la fuite.
M. Bruce eut la vie sauve.
Mais il était désormais ruiné.
Tom avait conservé cette fameuse ceinture que les cannibales n'avaient pas songé à lui enlever.
Tom avait encore sept ou huit cents livres.
C'était plus qu'il n'en fallait pour revenir en Europe.
Et Tom, regardant son maître, lui dit avec un accent de triomphe : -- Ah ! il faudra bien, maintenant, que vous consentiez à redevenir lord Pembleton !
-- Hélas ! répondit M. Bruce, si j'étais seul, je resterais ici, et j'essayerais de reconstituer ma fortune ; mais j'ai une femme et des enfants, et la misère m'effraye pour eux.
-- Enfin ! s'écria Tom.
* *
*
Un mois après, Walter Bruce, sa femme, ses deux enfants et Tom s'embarquaient à Melbourne, sur un navire qui faisait voile pour l'Angleterre.
Huit jours auparavant, Tom avait écrit à Betzy :
-- Nous arrivons enfin. Dans six mois, lord William sera à Londres !
Et Tom quitta l'Australie le cœur plein d'espoir, tandis que Walter Bruce versait des larmes et songeait à cette habitation perdue dans le désert des prairies, sous le toit de laquelle il avait vécu heureux si longtemps.
Journal d'un fou de Bedlam
Retournons à Londres, maintenant.
Nous sommes en plein été.
C'est-à-dire pendant la saison.
Londres, si brumeux en hiver, a ses jours d'été pleins de soleil et d'air pur.
Alors la coupole de ses édifices resplendit de mille rayons : ses rues sont joyeuses, ses parcs et ses squares sont remplis d'une foule qui paraît heureuse de vivre.
Hyde-Park surtout est superbe en ces moments-là.
Les équipages, les cavaliers, les piétons se croisent dans tous les sens.
Bien après le coucher du soleil, Hyde-Park est encore rempli par la foule.
Tendres fiancés roucoulant tout bas la romance éternelle du premier amour, enfants bruyants jouant aux bords de la Serpentine, vieillards rajeunis par le soleil et femmes vaporeuses rêvant du ciel d'Italie et des lointains bleus que baigne la Méditerranée.
Tout cela va et vient, circule, aspire à pleins poumons la brise du soir qui succède à une chaleur brûlante. Tout cela paraît heureux.
Il est huit heures du soir ; un dernier rayon du jour glisse encore sur le feuillage sombre des grands arbres.
Une jeune femme, tenant un enfant par la main et suivie de deux grands laquais, se promène au bord de la rivière.
C'est celle qui se nommait jadis miss Anna et qui a nom aujourd'hui lady Evandale Pembleton.
L'enfant qu'elle mène par la main est son fils.
Depuis quelques minutes cependant, lady Pembleton paraît inquiète.
Elle a remarqué qu'un homme la suivait à distance.
Quel est cet homme ?
Elle l'ignore.
Ou du moins elle n'a pu le voir d'assez près.
Cependant, sa mise et sa tournure sont celles d'un gentleman.
En outre, il a les cheveux tout blancs.
Mais son obstination à suivre la jeune femme a fini par effrayer celle-ci.
Tout à coup le gentleman paraît prendre son parti.
Et, devançant les deux laquais, il s'approche de lady Pembleton, le chapeau à la main.
Lady Pembleton a, tout d'abord, un geste d'effroi.
Mais le gentleman lui dit :
-- Milady, ne me reconnaissez-vous pas ?
Et lady Pembleton jette un cri.
-- Tom ! dit-elle.
-- Oui, milady.
-- Tom ! le serviteur fidèle du pauvre lord William.
-- Lui-même, milady.
-- Je vous croyais mort.
-- Vous le voyez, milady, je suis vivant, bien vivant, dit Tom.
Lady Pembleton le regarda avec une sorte de stupeur.
Tom reprend :
-- Milady, j'arrive d'Australie.
-- Ah ! vraiment ? dit-elle.
-- Et j'arrive tout exprès pour vous voir.
-- Moi.
-- Vous, milady.
-- Ce n'est donc point le hasard qui nous met en présence ?
-- Non, milady ; il y a huit jours déjà que je rôde aux environs de votre hôtel.
-- Pourquoi n'être point entré ?
-- Parce que je voulais vous voir seul à seul, milady.
-- Ah !
Et lady Pembleton redevient inquiète.
-- Milady, reprend Tom, nul ne doit entendre ce que je veux vous dire.
-- Votre ton mystérieux m'effraye, Tom.
-- Il faut absolument que je cause avec vous quelques minutes, milady.
-- Eh bien ! marchez à côté de moi, Tom, et parlez. Nous sommes presque seuls en ce moment et personne ne nous entendra.
-- Milady, j'ai un secret à vous confier.
-- Un secret !
-- Un secret qui vous eût comblé de joie il y a quelques années.
-- Ah !
-- Et qui, maintenant, va remplir votre cœur d'une douloureuse tristesse.
-- Vous m'effrayez, Tom.
-- Milady, poursuit Tom, je vous l'ai dit, j'arrive d'Australie.
-- Eh bien ?
-- J'ai rencontré là-bas un homme qui se souvenait de vous, qui songeait à vous bien souvent.
-- Qui donc peut songer à moi en Australie ? demanda lady Pembleton impassible.
-- Il se nomme Walter Bruce.
-- Ce nom m'est inconnu, Tom.
-- Soit, milady ; mais avant de porter ce nom, il en avait un autre.
-- Lequel ?
-- Il se nommait lord William Pembleton.
Lady Pembleton jette un cri.
Puis elle regarde Tom avec stupeur !
-- Êtes-vous fou ? dit-elle.
-- Non, milady, je ne suis pas fou.
-- Vous savez pourtant bien que lord William est mort ?
-- Je l'ai cru comme vous, milady.
-- Et moi je l'ai vu mort, Tom.
-- Ce n'est pas lord William que vous avez vu mort, milady.
-- Ah !
-- C'était un galérien nommé Walter Bruce.
-- Ah ! mon pauvre Tom, dit alors lady Pembleton, je vois bien que le chagrin que vous avez éprouvé de la mort de votre pauvre maître a dérangé votre cerveau.
-- Non, milady, je n'ai pas le cerveau dérangé ; non, milady, je ne suis point fou.
-- Cependant...
-- Et je vous supplie de m'écouter...
Lady Pembleton réprime un geste d'impatience.
Puis elle regarde autour d'elle.
Ils sont seuls.
Les deux laquais, voyant la noble dame causer familièrement avec le gentleman, se tiennent respectueusement à distance.
-- Soit, dit-elle enfin, parlez.
-- Milady, je vous le répète, lord William n'est pas mort.
Lady Pembleton ne répond pas.
-- Oh ! reprend Tom, vous me croirez quand vous saurez tout.
Et Tom raconte à lady Pembleton tout ce qu'il sait, tout ce qu'il a vu, tout ce qu'il a fait.
Lady Pembleton, cependant, paraît incrédule.
-- Ah ! dit alors Tom avec un accent de triomphe, quand vous l'aurez vu, il faudra bien que vous le reconnaissiez.
-- Quand je l'aurai vu ?
-- Oui.
-- Mais il n'est donc pas en Australie ?
-- Il est à Londres.
Lady Pembleton devient toute pâle.
-- À Londres ! il est à Londres, cet homme ?
-- Cet homme que vous aimiez, que vous avez pleuré !
-- Et je le verrai ?
-- Vous le verrez.
Et comme Tom parle ainsi, ils se trouvent tous deux à un détour de la rivière.
Un banc est adossé à un saule.
Sur ce banc est un homme, jeune encore, quoique son visage porte les traces de longues souffrances.
Et voyant approcher lady Pembleton, cet homme se lève.
-- Miss Anna, dit-il.
Lady Pembleton tressaille.
-- Le voilà, dit Tom.
Lady Pembleton contemple froidement Walter Bruce.
Puis, se tournant vers Tom :
-- Mon pauvre ami, dit-elle, cet homme ressemble vaguement à lord William, en effet, mais ce n'est pas lui. Lord William est mort.
Walter Bruce jette un cri et s'enfuit.
Et Tom l'entend s'écrier :
-- Pourquoi donc suis-je vivant ? Je savais bien qu'elle ne me reconnaîtrait pas !
Journal d'un fou de Bedlam
Dans la cité, auprès de Saint-Paul, il y a une rue qu'on nomme Pater-Noster street.
C'est la rue des libraires.
Mais les libraires n'en forment pas uniquement la population.
Il y a un peu de tout : des ouvriers et des négociants, des petits rentiers et de pauvres employés.
Et je trouve dans Pater-Noster, au n° 17, un solicitor.
Le solicitor, à Londres, est un avoué-avocat.
Il étudie les causes et il les plaide ensuite.
Le solicitor gagne beaucoup d'argent.
D'abord il se fait payer cher, -- ensuite il éternise les procès.
Le client entré riche chez lui, en sort ruiné le plus souvent.
Seulement, il a fini par gagner son procès.
Il y avait donc à Londres, dans Pater-Noster, au n° 17, un solicitor.
Ce solicitor avait nom M. Simouns.
La basoche anglaise lui rendait hommage.
C'était un homme d'un grand talent.
Chacune de ses paroles valait une guinée au bas mot, et pour un solicitor, il était vraiment expéditif.
M. Simouns était un homme jeune encore.
Grand, légèrement obèse, les cheveux rares sur les tempes, absents sur le crâne, le visage encadré par de beaux favoris châtains, les lèvres minces, l'œil d'un bleu pâle, le teint rosé, le menton creusé d'une fossette.
Tel était M. Simouns.
Il avait de la bonhomie et de la majesté tout à la fois.
Un bourg l'avait porté à la Chambre des communes, mais M. Simouns avait décliné cet honneur.
-- Je n'ai pas assez de fortune encore, avait-il dit, pour consacrer mon temps aux affaires publiques.
M. Simouns vous menait quelquefois une affaire très rondement. Les échos de la cour de Drury-Lane retentissaient encore des sons harmonieux de son éloquence à la fois pathétique et violente.
M. Simouns avait défendu un Irlandais compromis dans les derniers événements du fénianisme, et il l'avait fait acquitter.
Ce qui avait surtout ému et charmé le peuple de Londres, c'est que l'Irlandais n'avait pas dix pence dans sa poche et que M. Simouns avait plaidé pour rien.
Il est vrai qu'en bon Anglais qu'il était, M. Simouns savait ce que vaut la réclame.
Or donc, un matin, M. Simouns arriva dans Pater-Noster.
À Londres, tout homme d'affaires ou de loi qui se respecte, a ses bureaux, son étude, son cabinet dans une rue populeuse et commerçante, mais il demeure à la campagne.
Il habite, à deux ou trois lieues du centre, quelque jolie maison avec un jardin donnant lui-même sur un square.
M. Simouns arrivait dans Pater-Noster à onze heures et retournait chez lui pour dîner.
Donc, M. Simouns descendit de son cab, et il allait pénétrer dans une petite allée assez noire, assez humide, qui donnait accès dans sa maison, lorsqu'un homme, qui paraissait l'attendre depuis longtemps déjà fit un pas vers lui, ôta son chapeau et dit poliment : -- Pardon, monsieur Simouns.
L'homme était proprement vêtu.
M. Simouns le regarda.
Et son regard semblait dire :
-- Il me semble que j'ai déjà vu ce gaillard-là. Mais où ?
-- Vous ne me reconnaissez pas, je le vois, monsieur Simouns, dit cet homme.
-- En effet... cependant... Il me semble...
-- Il y a près de dix ans que nous ne nous sommes vus.
-- Oh ! alors...
L'inconnu poursuivit :
-- J'étais déjà un client de votre cabinet, quand vous n'en étiez encore que le maître clerc.
-- En vérité ! fit M. Simouns.
-- J'étais chez lord Pembleton et je me nomme Tom ; c'est moi qui venais vous apporter les affaires de mon noble maître.
-- Ah ! fort bien, dit M. Simouns, je me souviens maintenant. Oui, oui, je vous reconnais.
-- Monsieur Simouns, je désirerais vous entretenir un moment d'une affaire excessivement importante.
-- Montez dans mon cabinet, en ce cas.
Et M. Simouns précéda Tom, qui le suivit.
Tom ne souffla pas mot jusqu'au moment où il fut installé dans le cabinet particulier du solicitor.
-- Êtes-vous toujours au service de la noble famille Pembleton ? demanda alors M. Simouns.
-- Oui et non, répondit Tom.
M. Simouns le regarda.
-- J'ai quitté le service de sir Evandale, poursuivit Tom, mais je suis toujours le serviteur de lord William.
Comme il était notoire pour tout le Royaume-Uni que lord William était mort et que sir Evandale avait succédé à son frère, M. Simouns regarda Tom et se demanda s'il n'avait pas affaire à un fou.
Mais Tom parlait avec conviction, et il n'y avait aucun indice de folie ni dans son regard, ni dans son attitude, ni dans l'accent de sa voix.
-- Pardon, fit M. Simouns, il faut vous expliquer plus clairement, mon ami.
-- C'est ce que je vais faire, si vous voulez bien m'écouter.
-- Parlez !
Le solicitor est un homme patient par nature et par état. Esprit pratique avant tout, il sait que, dans le récit le plus désordonné, le plus embrouillé d'un client, il y a toujours un côté qui peut être utile à la défense, et que les meilleures causes ne sont pas celles qui semblent les plus claires.
-- Monsieur Simouns, dit alors Tom, M. Goldery, votre estimable prédécesseur, était fort dévoué à lord Evandale Pembleton, le père de lord William. C'était un très honnête homme, M. Goldery.
-- Et je me vante d'être aussi honnête que lui, dit M. Simouns avec calme.
-- C'est parce que j'en suis persuadé, poursuivit Tom, que je suis venu vous voir.
-- Je vous écoute, parlez, répéta M. Simouns.
Un homme de loi est une manière de confesseur ; on doit lui tout dire, et il doit tout entendre.
Tom ne passa rien sous silence.
Il raconta l'histoire de sir George Pembleton, le crime abominable dont il s'était rendu coupable.
Ce crime, on le sait, avait eu pour conséquence la naissance de sir Evandale.
Tom raconta donc tout ce qui s'était passé : les alarmes de lady Eveline, l'enfance de lord William et de son frère sir Evandale, enfin le drame mystérieux et terrible qui s'était accompli à New-Pembleton, et qui avait eu pour résultat la substitution du galérien Walter Bruce mort à lord William vivant.
Puis, quand il eut fini, il regarda M. Simouns.
Celui-ci lui dit :
-- Tout ce que vous venez de me raconter est vrai sans doute, mais excessivement invraisemblable. Maintenant, admettons que je le tienne pour vrai, en quoi puis-je vous servir ?
-- Vous pouvez soutenir les prétentions de lord William.
-- Quelles prétentions ?
Et M. Simouns eut un sourire qui fit frissonner Tom.
-- Mais, dit le pauvre homme, c'est bien simple pourtant. Lord William, n'étant pas mort, entend rentrer dans la possession de son nom, de ses titres et de son immense fortune.
-- Voilà qui est impossible.
-- Et pourquoi cela ?
-- Parce qu'aux yeux de la loi lord William est mort et que son acte de décès est en règle.
-- Mais en prouvant la substitution... ?
-- Comment le pouvez-vous ?
-- En racontant ce qui s'est passé.
M. Simouns haussa les épaules.
-- On ne vous croira pas.
-- Cependant...
-- Un seul homme pourrait offrir un témoignage de quelque valeur dans cette affaire, poursuivit M. Simouns.
-- Quel est cet homme ?
-- C'est le lieutenant de chiourme qui s'est rendu le complice de sir George Pembleton.
-- Oh ! dit Tom, je le trouverai, cet homme.
-- Mais ce témoignage, il ne le donnera pas.
-- Il faudra bien qu'il parle !
M. Simouns haussa les épaules.
Puis, après un moment de réflexion, il ajouta : -- Avant tout, il faut être pratique. À votre tour, écoutez-moi, monsieur Tom.
-- Parlez, dit Tom, qui semblait plein de foi dans la justice de sa cause.
Journal d'un fou de Bedlam
M. Simouns reprit donc :
-- Celui que vous appelez votre maître et qui peut bien, après tout, être réellement lord William, a été convict, me dites-vous ?
-- Oui, monsieur, répondit Tom.
-- Il y a près de dix années, selon vous, qu'il aurait quitté l'Angleterre ?
-- À peu près.
-- Par conséquent, il est méconnaissable pour quiconque n'a pas intérêt à le reconnaître ?
-- Hélas !
-- Donc votre maître se présentera à lord Evandale et lord Evandale haussera les épaules. Il sera reçu de la même manière, sans doute, par la femme du lord.
-- S'il faut tout vous dire, monsieur, fit Tom vivement, mon maître a déjà vu lady Pembleton.
-- Ah !
-- Et elle ne l'a pas reconnu.
-- Raison de plus, poursuivit M. Simouns, pour que vous acceptiez mes propositions.
-- Parlez, monsieur.
-- Il m'est facile de deviner que votre maître et vous revenez d'Australie presque sans ressources.
Tom ne répondit pas.
-- Lord Evandale est fabuleusement riche. On l'amènerait, j'en suis certain, à une transaction.
-- De quelle transaction voulez-vous parler ? fit Tom avec vivacité.
-- D'une transaction comme celle-ci, par exemple, répliqua M. Simouns.
Lord William consentirait à conserver le nom de Walter Bruce, à retourner en Australie...
-- Mais...
-- Et lord Evandale lui donnerait trente, quarante, cinquante mille livres.
-- Vous êtes fou, monsieur Simouns, dit Tom froidement.
-- Ah ! vous croyez ?
-- Mon maître ne veut renoncer à aucun de ses droits.
-- Il veut être lord ?
-- Oui.
-- Et rentrer dans la possession pleine et entière de sa fortune ?
-- Certainement.
-- C'est vous qui êtes fou, et lui encore plus fou que vous, monsieur Tom, dit le solicitor.
-- Oh ! monsieur...
-- Et je vais vous le prouver, poursuivit M. Simouns. Un seul homme, je vous l'ai dit, le lieutenant de chiourme Percy, pourrait rendre un témoignage digne de foi.
-- Je trouverai cet homme, je vous le jure ! dit Tom.
-- Mais, je vous le répète, cet homme se gardera bien d'éventer la vérité...
-- Oh ! il faudra...
-- Et, le fit-il, continua M. Simouns, cela ne nous avancerait pas à grand'chose.
-- Pourquoi ?
-- Parce que le témoignage d'un chiourme, c'est-à-dire d'un homme aussi bas placé dans l'échelle sociale, n'inspire qu'une médiocre confiance ; et, je vous le répète, ajouta M. Simouns, cet homme est le seul qui pourrait, à la rigueur, quelque chose.
-- Je le retrouverai, répéta Tom.
-- Maintenant, dit encore le solicitor, en supposant que vous retrouviez le lieutenant Percy et qu'il consente à parler, vous supposez, n'est-ce pas, que tout est pour le mieux ?
-- Dame ?
-- Vous êtes tout à fait dans l'erreur.
-- Ah ! fit Tom.
-- Le lord chief-justice ne se mêlera point à la chose, Lord Evandale est pair ; il siège au Parlement ; il faut, pour le poursuivre, une autorisation de la Chambre haute. La Chambre y consentira-t-elle ? Il est peu probable.
Vous n'aurez donc alors contre lord Evandale que le recours d'un procès.
Et, vous le savez, monsieur Tom, les procès coûtent cher en Angleterre. Pour mon compte, dit M. Simouns, je ne me chargerais pas d'entreprendre celui-là qu'on ne me versât un cautionnement de dix mille livres.
-- Dix mille livres ! exclama Tom.
-- Pour le moins.
-- Deux cent cinquante mille francs de France !
-- Et encore, ajouta M. Simouns, je ne rentrerais peut-être pas dans les déboursés de la procédure.
-- Mais c'est épouvantable qu'il faille tant d'argent pour reprendre ce qui vous appartient ! dit Tom.
-- Je ne dis pas non, mais cela est ainsi.
-- Mais alors...
-- Alors, croyez-moi, votre maître fera bien de se résigner.
-- À quoi ?
-- À une transaction.
-- Jamais ! dit Tom.
-- Comme vous voudrez, fit M. Simouns. Seulement prenez garde...
Tom le regarda.
-- Lord Evandale, poursuivit M. Simouns, est dans une situation que je considère comme inexpugnable.
-- Bon ! fit Tom.
-- Si tout ce que vous m'avez dit est vrai, c'est un homme peu scrupuleux.
-- Eh bien ?
-- Et si vous voulez faire du scandale, il ne reculera devant rien.
-- Nous sommes sur le sol de la libre Angleterre ! dit Tom avec fierté.
M. Simouns haussa les épaules.
Tom se leva et dit à M. Simouns :
-- Je le vois, monsieur, je m'étais fait une illusion en comptant sur votre appui.
-- Monsieur Tom, répondit le solicitor, je suis encore à votre disposition et à celle de lord William pour amener lord Evandale à une transaction.
-- Nous ne voulons pas de transaction, fit Tom avec colère. Adieu, monsieur Simouns.
-- Au revoir, monsieur Tom.
Et le solicitor reconduisit Tom jusqu'à la porte de son cabinet.
-- Nous nous reverrons, lui dit-il.
-- Je ne crois pas, monsieur.
-- Et moi j'en suis sûr.
Tom partit.
Il descendit Pater-Noster, puis Sermon-Lane et arriva au bord de la Tamise.
Là il prit le penny-boat de Sprinfields, et passa de l'autre côté dans le Borough.
Puis, une fois sur la rive droite du fleuve, il prit à pied le chemin d'une rue, bien connue des lecteurs de cette histoire, Adam street.
C'était dans Adam street que demeurait Betzy, la femme de Tom.
C'était dans la même maison que Tom avait logé lord William, sa femme et ses deux enfants, à leur retour d'Australie.
Tom était désespéré.
Il n'entra point tout d'abord chez lord William. Il monta tout droit chez sa femme.
-- Eh bien ? demanda-t-elle.
Tom secoua la tête.
-- Ces gens de loi n'ont pas d'entrailles, dit-il.
Et il lui raconta son entretien avec M. Simouns.
-- Cet homme a raison jusqu'à un certain point, lui dit Betzy ; mais j'ai un autre espoir, moi.
-- Lequel ?
-- Tout à l'heure, reprit Betzy d'un ton de mystère, je suis sortie pour aller au marché.
-- Bon ! fit Tom.
-- Et je me suis croisée avec une femme à pied, le visage couvert d'un voile épais et qui semblait chercher quelque chose.
-- Et cette femme... ?
-- Elle a la tournure et la démarche de miss Anna.
-- De lady Pembleton ?
-- Oui.
Tom tressaillit.
-- Et je crois bien, ajouta Betzy, qu'elle cherche à voir lord William.
Ce disant, Betzy s'approcha de la fenêtre et regarda dans la rue.
Puis, tout à coup :
-- Tiens, dit-elle, la voilà... regarde !...
Tom s'approcha vivement de la fenêtre, et à son tour il regarda dans la rue.
Journal d'un fou de Bedlam
Tom regarda, lui aussi, dans la rue.
En effet, on voyait une femme qui errait, les yeux levés, et semblait chercher quelque chose.
-- Oui, dit-il, c'est elle, c'est bien elle !
Tout à coup cette femme traversa la rue et s'engouffra dans l'allée étroite de la maison.
Alors Tom dit à sa femme :
-- Attends-moi, je vais à sa rencontre.
Et il se précipita dans l'escalier.
La femme qui montait et Tom qui descendait se rencontrèrent sur le palier du second étage.
-- Milady ? dit Tom tout bas.
La femme releva son voile.
-- Je vous cherchais, dit-elle.
Et elle parut toute tremblante et comme honteuse d'avoir pénétré dans ce bouge.
Milady Pembleton, car c'était elle, prit alors le bras de Tom et lui dit tout bas : -- Je suis venue à l'insu de lord Evandale.
-- Ah ! fit Tom.
-- Je voudrais revoir celui que vous dites être Lord William.
-- Il est ici, dit Tom.
-- Dans cette maison ?
-- Tenez, voilà la porte du logis qu'il habite.
-- Et... il est... seul ?
-- Non, dit Tom, il est avec sa femme et ses enfants.
-- Ses enfants-... ? sa femme ?
Elle prononça ces mots avec un accent étrange.
L'émotion qui l'agitait parut se calmer subitement.
-- Je veux le voir seul à seul, dit-elle.
-- Eh bien ! dit Tom, montez au-dessus chez moi. Betzy et moi nous sortirons et je vous enverrai milord.
Lady Pembleton eût voulu s'en aller peut-être en ce moment, et elle se repentait certainement de sa démarche.
Mais il était trop tard.
Tom la prit par le bras et la fit monter.
Puis il alla chercher lord William.
Lord William fut profondément ému en apprenant que lady Pembleton le venait voir.
-- Elle ne m'a pas reconnu l'autre jour, disait-il, mais certes elle me reconnaîtra aujourd'hui.
Ses jambes fléchissaient sous lui quand il entra dans la chambre de Tom.
Celui-ci fit un signe à sa femme, et tous deux sortirent.
Lady Pembleton était demeurée debout, son voile baissé.
Quand Tom et Betzy furent sortis, elle le releva.
Tous deux, lord William et elle, se contemplèrent un moment en silence.
Tous deux hésitaient à parler.
Enfin lady Pembleton fit un effort suprême et dit : -- Monsieur, j'ai absolument voulu vous revoir.
-- Vous me reconnaissez, milady, je le vois bien, dit lord William.
Elle ne répondit pas à cette question et dit encore : -- Nous sommes bien seuls ici, n'est-ce pas, monsieur ?
-- Absolument seuls.
-- Personne ne peut nous entendre ?
-- Personne.
-- J'ai voulu vous voir, reprit-elle, pour me mettre entièrement à votre service.
-- Ah ! fit-il en tressaillant.
-- Monsieur, continua lady Pembleton, j'ai vu lord William mort, et cependant vous me dites qu'il est vivant.
-- C'est moi.
-- Soit, dit-elle, admettons-le.
-- Que voulez-vous dire, milady ?
-- Je vous supplie, dit-elle humblement, de m'écouter jusqu'au bout.
-- Parlez !
-- Je vous ai donc cru mort, et Dieu sait si je vous ai pleuré.
En parlant ainsi, elle avait des larmes dans les yeux.
-- Je vous ai pleuré, reprit-elle, et durant plusieurs mois, j'ai refusé d'entendre parler d'une autre union. Je voulais vivre et mourir fiancée à un mort. Mais mon père me tourmentait, lord Evandale m'aimait. J'ai courbé la tête ; vaincue, j'ai obéi à mon père.
-- Après ? fit lord William.
-- J'ai fini par aimer cet homme que je n'avais d'abord épousé que par soumission. Il m'a rendue mère, et j'étais la plus heureuse des femmes quand vous êtes tout à coup apparu dans ma vie, vous que je croyais mort. Vous me voyez à votre merci, monsieur. Je viens vous supplier de ne pas faire de scandale, de ne pas troubler la paix dont je jouis, de ne pas engager une lutte inutile, insensée.
-- Mais, milady, dit sir William, votre époux m'a dépouillé.
-- Nous sommes prêts tous les deux à faire des sacrifices.
-- Plaît-il ? fit lord William avec hauteur.
-- Il vous sera bien difficile, sinon impossible, de prouver que lord William n'est pas mort.
-- Oh ! je le prouverai, dit lord William.
-- Alors, à votre tour, vous dépouillerez votre frère et vous couvrirez de honte le nom de Pembleton.
-- Pourquoi donc, milady, puisque vous parlez ainsi, fit lord William avec amertume, êtes-vous venue ici ?
-- Pour vous proposer une transaction.
-- Voyons ?
-- Vous quitterez Londres, vous retournerez en Australie, vous garderez ce nom de Walter Bruce, qui est le vôtre maintenant.
-- Et que me donnerez-vous en échange ? demanda lord William avec ironie.
-- Autant d'or que vous voudrez.
Lord William se prit à sourire.
-- Ce que vous me demandez là est impossible, dit-il.
Elle ne se déconcerta point.
-- Qu'exigez-vous donc ? fit-elle.
-- À votre tour, écoutez-moi, milady.
Lady Pembleton attendit.
-- J'ai autant que vous le souci de l'honneur du nom de Plembleton, milady. Vous me proposez une transaction, je vous en offre une autre.
-- Voyons ? dit-elle.
-- Un homme dont l'identité n'a point été établie, sir George, mon oncle, connu jadis sous le nom de Nizam, a été la cause première de tous mes malheurs. Pourquoi ne serait-il point le seul coupable ?
-- Je ne comprends pas, dit-elle.
-- Pourquoi sir Evandale, mon frère, ne reconnaîtrait-il pas qu'il a été trompé par cet homme ?
-- Et puis ?
-- Et ne me reconnaîtrait-il pas, moi, pour son frère ? Nous partagerions la fortune. Il garderait le titre de lord ; mais je veux être Pembleton.
-- Ce que vous demandez là est impossible, monsieur.
-- Ah ! vous croyez ?
-- Oui, dit lady Pembleton sourdement. Le droit d'aînesse existe en Angleterre.
Lord William eut un mouvement de colère.
-- Prenez garde, milady, dit-il.
-- Monsieur, répliqua lady Pembleton avec un accent glacé, vous dites être lord William ?
-- Oh ! vous le savez bien.
-- Il vous faudra le prouver.
-- Je le prouverai, milady.
-- Alors, dit-elle, ce jour-là, lord Evandale vous rendra vos titres, votre nom et votre fortune.
Et elle fit un pas vers la porte.
Lord William fit un geste pour la retenir.
Mais elle ouvrit la porte et dit :
-- Si vous étiez le vrai William, celui qui m'aimait et que j'ai tant aimé, vous m'eussiez tenu un autre langage.
Adieu, monsieur, nous ne nous reverrons que devant la justice.
Et elle sortit majestueusement et la tête haute.
Lord William poussa un cri sourd.
-- Et cependant, fit-il, accablé et cachant sa tête dans ses mains, elle m'a reconnu !
Journal d'un fou de Bedlam
Le soir même de ce jour, trois personnes tenaient conseil dans l'hôtel Pembleton.
Les trois personnes étaient lord Evandale, lady Pembleton sa femme, et sir Archibald, son beau-père.
Sir Archibald n'était plus ce gentilhomme magnifique, affectueux et courtois que nous avons connu au début de cette histoire.
Il est des hommes que la prospérité rend meilleurs, d'autres qui deviennent méchants avec le succès.
Sir Archibald était de ce nombre.
Petit gentleman d'origine, à peine esquire, il avait, comme on le sait, fait fortune aux Indes.
De retour en Angleterre, cet homme n'avait plus eu qu'un but, marier sa fille à un grand personnage.
Lord William avait été le premier but de ses intrigues.
Lord William disparu, il avait songé à lord Evandale.
Le récit que lady Pembleton avait fait à lord William était vrai de point en point.
Longtemps elle avait pleuré son fiancé, longtemps elle avait résisté.
Mais enfin il avait fallu céder.
Miss Anna était devenue lady Pembleton.
Puis elle avait aimé son mari, et la naissance de ses enfants avait fini par lui faire oublier l'infortuné lord William, que, du reste, elle croyait mort.
Trois ans après, le convict Walter Bruce était parvenu, on s'en souvient, à intéresser à son sort le gouverneur de la colonie pénitentiaire d'Aukland.
Celui-ci avait écrit en Angleterre.
Lord Evandale était alors absent de Londres, et ce fut lady Pembleton elle-même qui reçut la fameuse lettre qui lui révélait l'existence de lord William.
Ce fut pour elle un coup de foudre.
Elle se jeta dans les bras de son père.
Sir Archibald lui dit :
-- Lord William est mort ; et l'homme qui fait écrire est un imposteur ; mais songez bien à ce que je vais vous dire : lord William serait-il vivant, il doit être mort pour vous.
Vous êtes lady Pembleton, et votre époux n'a pas, ne peut pas avoir de frère.
Lord Evandale, de retour à Londres, avait commencé par crier, par s'indigner.
Cependant lady Pembleton avait fini par lui arracher l'aveu de son crime.
Lord Evandale avait supprimé son frère, non par cupidité, mais par amour pour miss Anna.
Et lady Pembleton pardonna à sir Evandale, et la jeune fille aimante et naïve d'autrefois devint, sous la double influence de son père et de son mari, la froide et hautaine grande dame que nous venons de voir pénétrer furtivement dans le misérable logis de lord William.
Ce soir là donc, sir Archibald et lord Evandale, après avoir attendu lady Pembleton avec impatience, l'accablèrent de questions.
-- Est-il vraiment méconnaissable ? demanda sir Archibald.
-- J'eusse passé toute ma vie auprès de lui sans le reconnaître, répondit lady Pembleton.
-- Et il n'accepte pas nos propositions ! fit lord Evandale.
-- Il les refuse.
Sir Archibald se prit à sourire.
-- Ce sera, dit-il, un procès scandaleux ; mais nous en sortirons à notre honneur.
-- D'abord, reprit lord Evandale, pour soutenir un procès semblable, il faut beaucoup d'argent.
-- Et non seulement il n'en a pas, dit lady Pembleton, mais il m'a même paru dans le plus profond dénûment.
-- Il faut cependant prendre un parti, dit sir Archibald.
-- Lequel ?
-- Il faut que cet homme quitte Londres.
-- Comment l'y contraindre ?
-- Je ne sais pas, mais nous trouverons bien un moyen...
Comme sir Archibald disait cela, un laquais apporta une lettre sur un plateau de vermeil et le présenta à lord Evandale.
Le jeune lord prit cette lettre et lut :
LE RÉVÉREND PATTERSON
-- Que peut me vouloir ce prêtre ? dit-il.
-- Milord, répondit le laquais, ce personnage insiste beaucoup pour voir Votre Seigneurie.
-- Faites entrer, dit lord Evandale.
Une minute après, le révérend Patterson parut.
C'était bien le même homme, calme, froid, implacable, un fanatique avec lequel l'homme gris avait soutenu une lutte sans trêve ni merci, et qui poursuivait de sa haine le clergé catholique de Londres.
Le révérend Patterson entra, salua lord Evandale, et comme sir Archibald et sa fille allaient le laisser seul avec le noble lord, il leur dit : -- Oh ! vous pouvez rester, milady, et vous, monsieur. Il est même nécessaire que vous assistiez à mon entretien avec milord.
Lord Evandale regardait le révérend Patterson avec curiosité.
-- Parlez, monsieur, lui dit-il.
-- Milord, reprit le révérend Patterson, je suis le chef de la Mission évangélique de la Nouvelle-Angleterre...
-- Ah ! fit lord Evandale.
-- Les apôtres qui vont porter la lumière de la foi aux sauvages de la Nouvelle-Calédonie et de la Nouvelle-Zélande.
-- Fort bien, monsieur, dit lord Evandale.
-- Mais une pareille œuvre, poursuivit le révérend Patterson, ne saurait s'accomplir sans d'immenses sacrifices ; et si riche que soit déjà l'association que je préside, elle a néanmoins besoin du concours des fidèles.
Lord Evandale se méprit.
-- Je vois ce que c'est, mon révérend, dit lord Evandale, vous venez me demander ma souscription. Je suis heureux de m'inscrire pour cinq cents livres.
Un sourire vint aux lèvres du révérend Patterson.
-- Cinq cents livres, dit-il, ce serait beaucoup pour un autre que vous, milord.
-- Alors, inscrivez-moi pour mille.
-- Oh ! milord, quand vous saurez quel est le service que je veux vous rendre...
Sir Evandale tressaillit.
-- Que voulez-vous dire ! fit-il.
-- Milord, reprit le révérend, je vous l'ai dit, l'œuvre que je préside a des missionnaires partout.
-- Bon !
-- Nous en avons à Aukland.
-- Eh bien ?
-- Et l'un de ceux-là est de retour en Angleterre.
-- En quoi cela peut il m'intéresser ?
-- En ce que ce même missionnaire a beaucoup connu un ancien convict du nom de Walter Bruce.
Lord Evandale pâlit.
Lady Pembleton et son père se regardèrent avec inquiétude.
-- En vérité ! fit lord Evandale.
-- Je puis même ajouter que ce Walter Bruce, libéré, est à Londres.
-- Ah !
-- Et qu'il prétend se nommer, de son vrai nom, lord William Pembleton.
-- Cet homme est un imposteur ! s'écria lord Evandale.
-- C'est tout à fait mon avis, dit froidement le révérend Patterson.
Et il regarda fixement lord Evandale, et il eut aux lèvres un sourire qu'on aurait pu traduire ainsi.
-- Je sais aussi bien que vous à quoi m'en tenir là-dessus, et vous ferez bien de jouer avec moi cartes sur table.
Lord Evandale comprit ce sourire et il attendit.
Le révérend Patterson ajouta :
-- Que cet homme soit ou non lord William, il peut vous occasionner de très grands embarras.
-- Peuh ! fit lord Evandale.
-- Et ces embarras, je veux vous les éviter, moi.
-- Ah ! vraiment ?
-- Si toutefois nous parvenons à nous entendre.
-- Parlez, dit lord Evandale.
Journal d'un fou de Bedlam
Que se passa-t-il entre le révérend Patterson, sir Archibald, lord et lady Evandale Pembleton ?
Nul ne le sait au juste.
Mais le lendemain de ce jour, Tom reçut un singulier billet.
Un billet sans signature ainsi conçu : « Une personne qui ne peut se faire connaître, mais qui sait le dévouement profond qu'il a pour lord W..., prévient M. Tom que le lieutenant de chiourme Percy est retiré à Perth, en Écosse, sa ville natale.
« Percy vit misérablement de quelques guinées que lui donne annuellement le gouvernement de S. M. la reine.
« Il est devenu aveugle et vit avec sa fille qui le nourrit de par son labeur.
« Il ne faudrait pas grand argent pour le décider à parler. »
Tom porta ce billet à lord William.
Lord William fronça le sourcil.
-- Mon ami, dit-il, je crains un piège. N'y va pas.
-- Un piège ? fit Tom étonné.
-- J'ai bien vu que miss Anna me reconnaissait, poursuivit lord William.
-- Eh bien ?
-- Et non seulement cette femme ne m'aime plus, mais encore elle est devenue la complice de son mari. Elle est venue ici pour m'engager à partir. J'ai résisté. Elle agit.
-- Mais dans quel but me ferait-on courir à Perth, si je ne devais pas y trouver le lieutenant Percy ?
-- Dans le but de nous séparer.
-- Vous avez peut-être raison, dit Tom. Au lieu d'y aller, je vais écrire.
Tom connaissait du monde à Perth, entre autres un vieux gentleman qui avait fait longtemps le commerce des chevaux des îles Shetland.
Il s'en alla au télégraphe et lui transcrivit cette dépêche : « Mon vieil ami.
« Perth est une toute petite ville, et tout le monde doit s'y connaître.
« Vous m'obligerez de me dire s'il s'y trouve un ancien lieutenant de chiourme nommé Percy.
« Réponse payée.
« TOM.
« Ancien intendant de lord Pembleton.
« 17, Adam street, Spithfields, Londres. ».
Puis Tom attendit.
Vers le soir, la réponse arriva :
« Mon cher monsieur Tom.
« Le lieutenant Percy habite Perth, mais il est assez gravement malade.
« Votre dévoué.
« JOHN MURPHY, esq. »
Tom alla montrer la dépêche à lord William.
Celui-ci lui dit :
-- Si peu d'argent qu'il faille pour décider Percy à dire la vérité, il en faut néanmoins.
-- Il me reste cent livres, dit Tom.
-- Ce n'est point assez.
-- Je partirai néanmoins, milord, j'ai des amis à Perth et je trouverai facilement de l'argent, répondit le fidèle Écossais.
Et Tom fit ses préparatifs de départ.
Mais comme il allait quitter lord William, un inconnu se présenta dans Adam street et demanda à lui parler.
Cet homme était petit, déjà vieux, rigoureusement vêtu de noir, et respirant dans toute sa personne le parfum désagréable d'un homme de loi.
Il salua Tom et lui dit :
-- Monsieur, je m'appelle Edward Cokeries, et je suis bien votre serviteur.
-- Je suis le vôtre, répondit Tom, mais je vous avouerai que je n'ai pas l'honneur de vous connaître.
-- Je suis clerc chez M. Simouns, le solliciter de Pater-Noster street.
-- Ah ! c'est différent, dit Tom.
Et il pensa que M. Simouns avait réfléchi, et peut-être trouvé le moyen de rendre à lord William son nom et sa fortune.
Edward Cokeries poursuivit :
-- Je travaille dans une petite pièce attenant au cabinet de M. Simouns.
-- Ah !
-- Et quand la porte est entr'ouverte, j'entends tout ce qui se passe chez lui.
-- Bon ! fit Tom.
-- Hier matin, vous êtes venu chez M. Simouns ?
-- En effet, monsieur.
-- Et j'ai entendu votre conversation.
Tom eut un accès de défiance :
-- Ce n'est donc pas M. Simouns qui vous envoie ? fit-il.
-- Attendez, dit le clerc, laissez-moi aller jusqu'au bout, monsieur Tom.
-- Soit, parlez...
-- Voici vingt ans que je travaille, poursuivit Edward Cokeries, et j'ai quelques économies. Mon rêve serait d'acheter la charge de M. Simouns, qui est fort riche et veut se retirer. Mais il me manque 3.000 livres, c'est-à-dire 75.000 francs en monnaie française.
-- Si vous avez compté sur moi, dit Tom en souriant tristement, vous vous êtes trompé.
-- Pas autant que vous le supposez, monsieur Tom.
Le clerc avait un air si mystérieux que Tom le regarda plus attentivement.
-- Je vous l'ai dit, reprit Edward Cokeries, j'ai quelques économies.
-- Fort bien.
-- Quelque chose comme 10 à 12.000 livres sterling, et je les mettrais volontiers à la disposition de lord William.
-- En vérité ! exclama Tom.
-- En outre, poursuivit le clerc, j'ai une connaissance approfondie des lois et je me fais fort de gagner le procès.
-- Serait-ce possible ?
-- Hier encore, j'hésitais à vous venir voir. Mais j'ai pris mon parti, et me voilà.
Tom rayonnait.
-- C'est moi qui vous ai écrit...
-- La lettre sans signature ?
-- Oui.
-- Alors, il est vrai que le lieutenant Percy est à Perth !
-- Vous devez en avoir la preuve.
-- En effet, on m'a répondu de Perth dans ce sens.
-- Et vous partez ?
-- À l'instant.
-- Mais quelle somme emportez-vous ?
-- Deux cents livres.
-- Ce n'est point assez.
-- Mais dame ! fit Tom naïvement, j'emporte tout ce que j'ai.
-- Voici un chèque de mille livres, dit le clerc ; seulement, je mets à mes avances une condition.
-- Parlez !
-- Le procès gagné, je veux cinquante mille livres.
-- Vous les aurez, dit Tom.
Et il prit le chèque.
-- Monsieur, dit Edward Cokeries, allez à Perth et ramenez le lieutenant Percy, je réponds de tout.
Lord William, muet de surprise, avait assisté à cet entretien.
-- Monsieur, dit Tom au clerc, puis-je vous écrire en arrivant à Perth ?
-- C'est complètement inutile.
Et le clerc salua et s'en alla.
-- Ah ! mon bon maître, dit Tom, vous voyez bien que l'heure du triomphe n'est pas loin !
-- Qui sait ? dit lord William d'un air de doute.
Tom courut au chemin de fer et prit le train d'Édimbourg.
Il était alors huit heures du soir.
Tom se trouvait seul avec un gentleman dans son wagon.
Le gentleman avait un air honnête et franc.
Il fumait et offrit un cigare à Tom.
Tom l'accepta.
Il se mit à fumer et ne tarda pas à s'endormir d'un profond sommeil.
Journal d'un fou de Bedlam
Le cigare que le gentleman avait offert à Tom était sans doute imprégné d'un puissant narcotique, car Tom dormit lourdement durant plusieurs heures.
Quand il revint à lui il se trouva dans une obscurité complète.
En même temps, il voulut faire un mouvement et se sentit garrotté.
On lui avait attaché les jambes et lié les mains derrière le dos.
Comme il n'entendait aucun bruit, il en conclut que le train ne marchait plus.
Mais bientôt, ses yeux commençant à se faire à l'obscurité, il reconnut qu'il n'était plus dans un train du chemin de fer dans lequel il s'était endormi.
Où donc était-il ?
Il se mit à crier.
Personne ne répondit.
Il essaya de se lever et retomba.
Il était dans un sol humide, dans quelque cachot sans doute.
Cependant, ce sol n'était point fait de terre.
Tom devina soudain une partie de la vérité.
Il était tombé dans un piège, et les gens qui l'avaient garrotté avaient eu pour but de le séparer de lord William.
Tom était un homme énergique.
Dans les moments les plus critiques de son existence, il n'avait jamais perdu complètement la tête.
Tom se mit donc à réfléchir et cessa de crier.
À force de regarder, il lui sembla qu'un rayon de clarté brillait près de lui.
C'était comme un filet de lumière passant au travers d'une fente.
Mais cette clarté s'éteignit.
En même temps, il éprouva comme une légère oscillation.
Tom se retourna sur le dos, et ses mains liées tâtèrent le sol sur lequel il se trouvait.
Il reconnut un parquet ou du moins un sol en planches.
En même temps aussi il respira une forte odeur de goudron.
Puis les oscillations furent plus fortes.
Alors Tom comprit.
Il était dans la cale d'une embarcation quelconque, canot ou navire.
Quelques minutes s'écoulèrent.
Tom entendit tout à coup marcher au-dessus de sa tête.
Et le filet de lumière reparut.
Des pas pressés se firent entendre, puis des voix, puis des oscillations se succédèrent.
Et enfin un dernier bruit lui parvint, qui ne lui laissa plus le moindre doute sur sa situation.
Ce bruit, c'était la respiration haletante d'une machine à vapeur qui se remettait en mouvement.
Et avec ce bruit le mouvement d'une hélice se fit tout à coup sentir.
Tom était à bord d'un navire à vapeur, lui qui s'était endormi dans un wagon de chemin de fer.
Où allait ce navire ?
Tom ne le savait pas.
Aux mains de qui était-il tombé ?
Il n'aurait pu le dire.
Cependant le nom de lord Evandale vint à ses lèvres.
Alors Tom se reprit à crier.
Pendant longtemps on ne lui répondit pas.
Le navire venait sans doute de lever l'ancre, et les matelots, les gens du bord, occupés à l'appareillage, n'avaient nul souci de lui.
La machine faisait un bruit d'enfer ; l'hélice précipitait ses rotations.
Tom criait toujours.
Enfin, les pas qu'il avait déjà entendus retentirent de nouveau.
Cette fois, une porte s'ouvrit et un flot de lumière frappa Tom au visage.
En même temps un homme lui apparut.
Cet homme portait un chapeau ciré et une vareuse bleue.
-- C'est toi qui fais tout ce vacarme ? dit-il en regardant Tom.
-- Où suis-je ? demanda celui-ci. Pourquoi suis-je lié comme un malfaiteur ?
Le matelot se mit à rire.
-- Va le demander au commandant, dit-il. Moi, je n'en sais rien. Seulement, si tu cries, je te donnerai vingt cinq coups de corde. Te voilà prévenu.
Tom ne céda point à la colère qui l'oppressait.
-- Mon ami, dit-il avec douceur, je ne tiens pas à recevoir des coups de corde et je me tiendrai tranquille.
-- À la bonne heure ! fit le matelot se radoucissant à son tour.
-- Mais, poursuivit Tom, ne pouvez-vous me dire où je suis ?
-- À fond de cale.
-- Sur quel navire ?
-- À bord du Régent, steamer transatlantique.
-- Et où allons-nous ?
-- En Amérique.
-- Mais enfin, dit Tom, comment suis-je ici ?
-- Je n'en sais rien.
Et le matelot s'en alla.
Quelques heures après, il revint et apporta à Tom un peu de nourriture et un quart de vin.
Puis il lui délia les mains, afin que le malheureux pût manger.
Tom était en proie à un violent désespoir.
Le navire marchait à toute vapeur et fuyait les côtes anglaises.
La journée s'écoula, puis la nuit, puis une autre journée encore.
Deux fois par vingt-quatre heures le même matelot apportait à manger à Tom, lui déliait les mains ; puis, son repas terminé, il le garrottait de nouveau.
Enfin, au bout de trois jours, le matelot lui dit : -- J'ai de nouveaux ordres du commandant.
-- Ah !
-- Le commandant juge inutile de te laisser plus longtemps à fond de cale.
-- Vraiment ?
-- Il m'a donné l'ordre de te délier et de te conduire sur le pont. Il n'y a plus de danger maintenant.
-- Que voulez-vous dire ? demanda Tom.
-- Nous sommes à cent lieues des côtes d'Angleterre, poursuivit le matelot ; et il n'est plus à craindre que tu te sauves à la nage.
-- Ah ! fit Tom.
Et il se laissa délier les pieds et les mains et se trouva libre de ses mouvements.
Le matelot le conduisit sur le pont.
Tom se dit :
-- Je suis à bord d'un navire de l'État. Le commandant est un officier et ce doit être un galant homme. Je vais m'adresser à lui. Il est impossible qu'il ne m'écoute pas, qu'il ne reconnaisse pas que je suis la victime soit d'une erreur, soit d'un guet-apens.
Alors il me fera rapatrier par le premier navire que nous rencontrerons.
Et Tom attendit une occasion de se trouver en présence du commandant.
Les gens de l'équipage le considéraient avec étonnement, mais aucun ne lui parlait.
Enfin, quelques heures après, comme il était presque nuit, le commandant parut sur le pont.
Tom alla vers lui et le salua.
Mais dès les premiers mots qu'il prononça, le commandant lui dit sèchement : -- Je n'ai pas d'explications à vous donner. J'ai reçu des ordres vous concernant, je les exécute.
Et il lui tourna le dos.
Tom voulut alors s'adresser au second.
Il fut plus mal reçu encore.
Le second lui dit durement :
-- Si vous vous plaignez, je vous ferai mettre aux fers.
Alors Tom se dit :
-- Je vois bien que je ne puis compter que sur moi.
Et avec ce flegme imperturbable qui caractérise les Anglais, il attendit une occasion de recouvrer sa liberté.
Cette occasion se fit attendre plusieurs jours ; mais, enfin, elle se présenta, comme on va le voir, et Tom avait eu raison de ne pas désespérer.
Journal d'un fou de Bedlam
Le Régent, grand steamer transatlantique, faisait route pour Buenos-Ayres.
Le quinzième jour de la traversée, il se trouva par le travers du pic de Ténériffe.
Le soleil s'était couché dans une auréole de pourpre, le ciel était d'un bleu sombre.
Cependant quelques nuages grisâtres couraient à l'horizon, vers le sud-ouest, et le vent avait fraîchi tout à coup.
Le commandant, qui était un vieux marin, après avoir successivement braqué sa lunette sur les quatre points cardinaux, avait quelque peu froncé le sourcil.
Mais il n'avait pas dit un mot.
Tom, qui avait paru se résigner à son sort mystérieux, jouissait maintenant à bord de toute sa liberté.
Il était libre de rester sur le pont, et on lui permettait de causer avec les matelots.
Tom ne demandait plus à quitter le navire et à être rapatrié.
Mais il observait tout ce qui se passait et explorait sans cesse l'horizon du regard, espérant toujours y voir poindre une voile.
L'attitude soucieuse du commandant ne lui échappa point ce jour-là.
Toute la journée, il avait examiné le pic qui se dressait majestueux à l'horizon.
Comme la nuit approchait, le commandant donna l'ordre de stopper.
Tom eut un frisson de joie.
Le vent faiblissait de plus en plus, la mer se soulevait, les nuages se couronnaient d'écume ; les petits nuages grossissaient peu à peu.
-- Nous allons avoir un fameux grain, murmuraient les matelots.
La nuit vint.
Avec la nuit la tempête.
Une tempête terrible, épouvantable.
Le steamer se mit à danser au sommet des vagues comme une coquille de noix.
En même temps, l'obscurité augmentait.
Mais Tom savait que le pic de Ténériffe n'était pas à plus de deux lieues.
Enfin, comme la tempête était dans toute son horreur, comme l'équipage du steamer obéissait comme un seul homme à la voix tonnante du commandant, tandis que les mâts craquaient sous l'effort du vent, un cri se fit entendre : « Un homme à la mer ! »
Cet homme était-il tombé à l'eau par accident, avait-il été enlevé par une lame, ou bien s'était-il volontairement précipité dans les flots ?
Personne en ce moment n'aurait pu le dire.
Quel était cet homme ?
Était-ce un matelot ou un passager ?
On ne chercha pas même à le savoir.
Ce ne fut qu'au matin, quand le jour vint, que la tempête se fut apaisée et que le commandant du steamer put constater les avaries de la nuit, qu'on vint lui dire que l'homme tombé à la mer était Tom.
Le commandant haussa les épaules.
Le pauvre diable a voulu se sauver, pensa-t-il ; mais nous étions trop loin de terre. Il se sera noyé.
Et l'officier écrivit sur son livre de bord :
« Cette nuit, le nommé Tom, que je transportais en Amérique, par ordre et pour le compte de la Mission évangélique, dont le siège est à Londres, a été enlevé par une lame et s'est noyé. »
Puis le steamer continua sa route.
Le commandant se trompait. Tom ne s'était point noyé. Tom était un vigoureux nageur.
Tantôt au sommet des vagues tantôt plongé dans des abîmes incommensurables, Tom avait nagé sans relâche. Puis il avait rencontré une épave.
L'épave avait été son salut.
C'était une planche de deux pieds de large sur quatre de long.
Accroché à cette planche, Tom avait nagé encore, nagé toujours, jusqu'à ce que, épuisé, il eût atteint les derniers contreforts du pic.
Le gentleman qui lui avait offert un cigare en wagon, au départ de Londres, les gens qui s'étaient emparés de lui endormi et l'avaient transporté à bord du Régent avaient omis un détail.
Ils lui avaient laissé cette vieille ceinture de cuir dans laquelle le vieil Écossais renfermait son argent, cette même ceinture qui n'avait pas tenté davantage, autrefois, les sauvages de l'Océanie.
Tom avait donc de l'argent.
Le soleil le trouva évanoui au bord de la mer à une faible distance du petit bourg de Laguna.
Un pêcheur qui venait visiter ses filets avariés par la tempête lui prodigua ses soins et le rappela à la vie.
Tom, revenu à lui, raconta qu'il avait été enlevé par une lame du pont du steamer le Régent.
Le pêcheur le conduisit à Laguna.
Comme Santa-Cruz, la capitale de l'île, Laguna possède beaucoup d'Anglais.
Tom se fit conduire chez le consul et demanda à être rapatrié.
Il lui fallut attendre pour cela qu'un navire vint à passer.
Enfin, au bout de huit jours, un trois-mâts norvégien relâcha à Santa-Cruz.
Tom s'embarqua, non pour l'Angleterre, mais pour l'Écosse.
Il mit près d'un mois à faire la traversée.
Mais il avait écrit de Ténériffe deux lettres, l'une à sa femme Betzy, l'autre à lord William.
Il leur racontait dans quel piège il était tombé, les engageait à quitter Adam street, à se cacher dans Londres, et à ne rien faire avant qu'il fût de retour.
En même temps il les priait de lui répondre à Barth, poste restante.
Et, dans sa mésaventure, Tom n'avait deviné qu'une partie de la vérité.
Il était convaincu que le clerc Edward Cokeries était de bonne foi, et que le gentleman qui lui avait écrit de Perth pour lui confirmer l'existence du lieutenant Percy était bien sir John Murphy, qu'il avait connu autrefois.
Son enlèvement, il l'attribuait à lord Evandale.
Tom mit donc le pied sur la terre d'Écosse et ne s'arrêta qu'à Perth.
Il courut, en arrivant, à la poste, où il espérait trouver des lettres de lord William ou de Betzy.
Ni l'un ni l'autre ne lui avaient écrit.
Alors, il se rendit au domicile du vieux gentleman.
Mais là, à son grand étonnement, il apprit que le gentleman avait quitté Perth depuis de longues années.
Ce n'était donc pas lui qui lui avait écrit.
Tom ne se découragea point.
Il se mit à la recherche du lieutenant Percy.
Mais nulle part, à Perth, on n'avait entendu parler de cet homme.
On ne l'y avait jamais vu.
Personne ne le connaissait.
Alors, Tom se souvint des répugnances de lord William lorsqu'il lui avait montré le billet sans signature qui lui révélait l'existence du lieutenant Percy à Perth.
Le pauvre vieux serviteur reprit donc la route de Londres.
En arrivant, il courut dans Adam street.
Mais là, une nouvelle surprise, plus navrante encore que les autres, l'attendait.
Lord William et sa famille avaient disparu depuis un mois.
Betzy était partie avec eux.
Où étaient-ils allés ?
Nul ne pouvait le lui dire.
Tom calcula le temps écoulé.
Il y avait près de trois mois qu'il avait quitté Londres.
Mais Tom, on le sait, ne se décourageait jamais complètement.
-- Il faudra que je les retrouve ! se dit-il.
Et il se mit à l'œuvre.
Journal d'un fou de Bedlam
Tom était arrivé à Londres le soir.
À cette heure, les bureaux de banque et de commerce étaient fermés. Les études de gens de loi aussi.
Tom fut obligé d'attendre au lendemain.
Le lendemain, dès neuf heures, il était chez M. Simouns.
Le solicitor ouvrit de grands yeux en l'écoutant.
-- Je n'ai jamais eu de clerc du nom d'Edward Cokeries, lui dit-il.
Quant à votre femme, quant à lord William, je n'en ai pas même entendu parler.
Tout ce que vous me racontez, du reste, est moins extraordinaire que vous ne pensez.
Et comme, à ces paroles, Tom stupéfait le regardait, M. Simouns ajouta : -- Vous auriez dû suivre mon conseil. Nous fussions arrivés à une transaction avec lord Evandale.
-- Mais, dit Tom, le misérable a peut-être fait assassiner son frère.
-- Ce n'est pas probable.
-- Pourtant...
-- Lord William, sa femme et ses enfants ont disparu, me dites-vous ?
-- Oui, répondit Tom.
-- Et votre femme aussi ?
-- Oui.
-- Eh bien ! on n'assassine pas cinq personnes.
-- Que sont-elles devenues, alors ?
M. Simouns eut pitié du désespoir de Tom.
-- Écoutez, lui dit-il, j'ai pour habitude de ne me mêler que des choses de ma profession ; cependant, il y a un tel accent de vérité dans vos paroles, je suis si convaincu maintenant que lord William est bien vivant, que je veux prendre votre cause et la sienne en main.
Je ne m'expliquerai pas davantage ; mais revenez ce soir, et nous verrons...
Tom passa le reste de journée à errer dans Londres, cherchant toujours, mais inutilement.
Chercher dans Londres un homme disparu, c'est revenir au vieux proverbe qui dit que c'est peine inutile que de chercher une aiguille dans une botte de foin.
Le soir, à six heures, Tom revint dans Pater-Noster.
Les clercs étaient partis.
Mais M. Simouns attendait Tom.
-- Vous n'avez rien trouvé ? lui dit-il.
-- Hélas ! non, répondit Tom.
-- Je suis plus heureux que vous, moi.
Tom poussa un cri de joie.
-- Oh ! dit M. Simouns, ne vous réjouissez pas si site, mon pauvre Tom.
-- Ils sont... morts ?...
-- Non, mais ils ont été victimes d'une machination infernale. Savez-vous où est lord William ?
-- Parlez, dit Tom anxieux.
-- Il est à Bedlam.
Tom jeta un cri.
M. Simouns reprit :
-- Il y a à Londres un détective fort habile qu'on appelle Rogers.
J'emploie quelquefois cet homme, et j'étais bien sûr qu'en m'adressant à lui je saurais ce que lord William, sa famille et votre femme étaient devenus.
J'ai donc fait venir Rogers ce matin, après votre départ.
Rogers m'a dit :
-- L'affaire dont vous me parlez m'a passé par les mains. Je n'ai pas voulu m'en charger, mais je puis vous dire tout ce qui s'est passé.
Et voici ce que Rogers m'a raconté, poursuivit M. Simouns le solicitor.
Le lendemain de votre départ de Londres, lord William a reçu de vous un télégramme.
-- De moi ? exclama Tom.
-- Un faux télégramme, bien entendu.
-- Ah !
-- Vous écriviez à lord William : « Trouvé Percy. Cokeries ira vous voir, faites ce qu'il vous dira. »
Le même jour, Cokeries s'est présenté.
Il a fait rédiger à lord William un long mémoire fort diffus et muni çà et là d'une phrase incohérente, sous prétexte de formules judiciaires.
Puis, il l'a engagé à porter lui-même ce mémoire au parquet du lord chief-justice.
Deux jours après, lord William a reçu une lettre de vous.
-- Mais je n'ai pas pu écrire ! s'écria Tom.
-- Vous n'avez pas écrit, mais on a imité votre écriture à s'y méprendre.
-- Et que me faisait-on dire dans cette lettre ?
-- Vous annonciez que Percy, déjà aveugle, était malade, et que vous demeuriez auprès de lui jusqu'à ce qu'il fût rétabli.
-- Après ? fit Tom.
-- Huit jours après, lord William a reçu l'invitation de se rendre, sous le nom de Walter Bruce, bien entendu, au parquet du lord chief-justice.
Il est parti tout joyeux.
Le soir, il n'est pas revenu.
Et, comme sa femme et la vôtre commençaient à se montrer inquiètes, une lettre est arrivée.
Elle portait la signature de lord William.
Mais, comme pour vous, on avait imité son écriture à ce point que sa femme s'y est trompée.
Lord William écrivait que le lord chief-justice n'avait pas hésité une minute à admettre son identité à lui lord William, et qu'il avait mandé à sa barre lord Evandale.
Que, ce dernier s'étant présenté, il avait été confronté avec son frère et tout avoué.
Cependant, le lord chief-justice avait reculé devant l'énormité du scandale et la dure nécessité de traduire en justice un membre du Parlement, et que, sur ses instances, une transaction était intervenue entre les deux frères.
Lord William serait mis en possession d'une somme de deux cent cinquante mille livres sterling, de l'hôtel que la famille Pembleton possédait à Paris, dans le faubourg Saint-Honoré, et qu'il consentirait à habiter la France.
Lord William partait donc pour Folkestone, où il allait attendre sa femme et ses enfants.
En même temps il priait Betzy de se rendre à Perth, d'aller retrouver Tom, de lui faire part de la transaction intervenue et de le ramener à Londres d'abord, puis de partir avec lui pour la France.
À la lettre était jointe une bank-note de cent livres.
Mme Bruce ne douta pas un seul instant de l'authenticité de cette lettre.
Elle paya ses dettes dans Adam street, envoya chercher un cab et se fit conduire au railway du Sud.
Depuis lors on ne l'a revue, ni elle, ni ses enfants.
-- Mais, dit Tom, lord William... qu'est-il devenu ?
-- Le lord chief-justice n'a pas cru un mot du mémoire.
-- Ah !
-- En même temps, il a reçu une plainte de lord Evandale, qui disait être la victime d'un abominable chantage exercé par un ancien convict.
Tandis que Mme Bruce s'en allait à Folkestone, où elle croyait le trouver, lord William était soumis à l'examen de deux médecins aliénistes, qui n'hésitaient pas à déclarer qu'il était fou.
-- Et... alors ? demanda Tom en tremblant.
-- Et alors on l'a enfermé à Bedlam, où il est encore.
-- Mais, ma femme... ?
-- Votre femme est partie pour l'Écosse le même jour.
Elle était dans le wagon des femmes.
À la première station, une dame fort respectable a prétendu qu'on l'avait volée.
Les autres voyageuses se sont récriées.
Un inspecteur de police est venu. On a fouillé tout le monde et on a retrouvé dans la poche de Betzy le porte-monnaie de la vieille dame.
Betzy a été arrêtée et conduite en prison.
Tom eut un accès de désespoir.
-- Oh ! dit-il, nous sommes perdus !
-- Non, pas encore, dit M. Simouns.
Tom le regarda avidement.
Journal d'un fou de Bedlam
M. Simouns parut se recueillir un instant.
Tom le regardait avec avidité et se suspendait pour ainsi dire à ses lèvres.
Enfin, il reprit :
-- Vous avez cherché partout le lieutenant Percy ?
-- Hélas ! oui, et tout me porte à croire qu'il est mort.
-- Vous vous trompez.
-- Le croyez-vous donc vivant ? s'écria Tom.
-- J'en ai la certitude.
-- Ah !
-- Et la preuve.
L'espoir revint au cœur de Tom.
-- Écoutez, poursuivit M. Simouns, tandis que vous cherchiez, je cherchais aussi.
-- Et vous avez trouvé ?
-- Le lieutenant Percy vit toujours ; non seulement il n'est point aveugle, ni malade, mais il jouit de toutes ses facultés.
-- Et il est à Londres ?
-- Oui.
Et, parlant ainsi, M. Simouns poussa le bouton d'ivoire d'une sonnette électrique.
Un clerc parut.
-- Prenez ma voiture, lui dit M. Simouns, et courez à Dover-Hill. Vous me ramènerez l'homme qui est venu ici hier.
Le clerc partit.
Alors M. Simouns reprit :
-- Vous vous abandonniez au désespoir tout à l'heure, mon cher Tom. Maintenant, il ne faut pas vous livrer à une joie immodérée.
-- Cependant...
-- Écoutez-moi jusqu'au bout. Le lieutenant Percy est donc à Londres ; il parlera, moyennant une somme d'argent que je lui ai promise. Il fera mieux encore, même.
-- Que fera-t-il ?
-- Il fera intervenir les deux autres gardes-chiourmes qui étaient avec lui et ont trempé dans la substitution du forçat mort à lord William vivant.
-- Oh ! mais alors... fit Tom joyeux.
-- Attendez. Ces trois hommes ont quitté le service et ils ont une petite position. Mais quand ils auront parlé, non seulement ils perdront leur pension, mais encore ils tomberont aux mains de la justice.
-- Ah ! fit Tom.
-- Et ils seront condamnés pour le moins à la déportation.
-- Mais s'ils s'attendent à un pareil sort, ils ne voudront rien dire, observa Tom qui avait repris peu à peu son sang-froid.
-- J'ai trouvé un moyen de les faire parler et de les soustraire à la vindicte de la loi.
-- Quel est-il ? demanda Tom.
-- Nous leur donnerons à chacun quinze cents livres ; c'est le prix qu'ils mettent à leurs révélations.
-- Bon !
-- Ils quitteront l'Angleterre, passeront le détroit et iront en France. Il n'y a pas d'extradition pour ces sortes de crimes.
-- Mais alors ils ne diront rien...
-- Au contraire, ils parleront.
Tom ne comprenait pas.
-- À Paris, poursuivit M. Simouns, ils se présenteront chez l'ambassadeur britannique, et ils lui révéleront ce qui s'est passé ; ils ajouteront même certains détails relatifs au geôlier de la prison de Perth, qui est encore en fonctions et qui a été le plus coupable dans toute cette affaire.
Cet homme, arrêté, pris à l'improviste, avouera tout.
-- Mais alors, dit Tom, celui-ci sera condamné.
-- Et il le mérite, car, je vous le répète, il a été le plus coupable, et c'est lui qui a servi d'intermédiaire entre les gardes-chiourmes et le faux Indien Nizam.
-- Alors, le procès est gagné d'avance, fit Tom joyeux.
-- Oh ! pas encore, dit M. Simouns.
-- Pourtant.
-- Attendez donc, reprit l'homme de loi. En Angleterre, toutes les fois qu'un intérêt privé est en jeu, la justice ne poursuit pas directement.
-- Eh bien ! dit Tom, nous poursuivrons, nous.
-- Oui, mais vous oubliez que lord Evandale est maintenant un homme puissant, et qu'il aura autant de partisans que d'ennemis, si cette affaire arrive au grand jour de la justice.
-- Qu'importe, si nous avons les preuves authentiques de son infamie ?
-- Tant que vous voudrez, répondit M. Simouns ; mais s'il se trouve des solicitors pour plaider le pour, il en est d'autres qui plaideront le contre. Et qui vous dit que le lord chief-justice, qui a fait enfermer lord William comme fou, voudra revenir sur son opinion. Qui vous assure que la justice anglaise osera mettre en lumière un pareil scandale.
Tom baissa la tête.
-- Alors, dit-il, à quoi bon les déclarations du lieutenant Percy et de ses complices ?
-- À ceci, répondit M. Simouns : nous obtiendrons une transaction.
-- Laquelle ?
-- Celle-là même que nos adversaires proposaient dans cette lettre faussement attribuée à lord William.
-- Deux cent cinquante mille livres ?
-- Oui, et l'hôtel Pembleton du faubourg Saint-Honoré à Paris.
-- Mais comment y arriverons-nous ?
-- Armés de ces papiers, nous irons trouver lord Evandale, vous et moi.
-- Bon ! et puis ?
-- Lord Evandale reculera devant la crainte du procès. Il n'a qu'un mot à dire pour faire mettre lord William en liberté.
-- Et puis ?
-- Lord William quittera Londres et se rendra à Paris, et là, l'échange aura lieu.
-- Quel échange ?
-- L'échange des deux cent cinquante mille livres et des titres de propriété de l'hôtel Pembleton contre la déclaration du lieutenant Percy et de ses complices, légalisée par l'ambassade anglaise.
Cependant, Tom ne se rendait pas encore.
Il lui semblait dur d'abandonner ainsi ses droits et lord William pour une somme d'argent, si considérable qu'elle fût.
Mais M. Simouns lui dit encore :
-- Réfléchissez à toutes les difficultés, à toutes les lenteurs d'un semblable procès.
-- C'est vrai, dit Tom.
-- Il s'écoulera plusieurs années avant que nous ayons épuisé toutes les juridictions.
-- Qu'importe, dit Tom, si nous touchons au but ?
-- Et pendant ce temps, continua M. Simouns, la femme et les enfants de lord William seront dans une misère profonde, et lord William, enfermé avec des fous, finira par le devenir lui-même.
Cette dernière raison alléguée par M. Simouns triompha des derniers scrupules de Tom.
-- Enfin, acheva M. Simouns, je ne vous cache pas que je veux bien avancer sept ou huit mille livres sterling pour cette affaire, mais que je reculerais devant une somme plus considérable, et pour soutenir le procès, il faut au moins vingt-cinq mille livres.
-- Eh bien ! dit Tom, qu'il soit fait ainsi que vous le désirez.
-- À la bonne heure ! répondit M. Simouns.
En ce moment, la porte s'ouvrit et le lieutenant Percy entra.
Tom l'examina curieusement.
C'était un homme encore jeune et vigoureux, et qui paraissait doué d'une grande énergie.
-- Tout est convenu avec monsieur, lui dit M. Simouns en lui montrant Tom.
Le lieutenant salua.
-- Vous partez ce soir pour Paris.
-- Comme il vous plaira, monsieur.
-- Voici cinq cents livres pour vous et vos compagnons. Le reste vous sera compté à Paris, à l'hôtel de l'ambassade.
Et M. Simouns prit son livre de chèques et donna un bon sur la Banque de cinq cents livres, que le lieutenant Percy mit tranquillement dans sa poche.
Journal d'un fou de Bedlam
-- Allez faire vos préparatifs de départ, dit alors M. Simouns au lieutenant Percy. Quand vous serez à Paris, vous m'enverrez une dépêche en me donnant l'adresse de l'hôtel dans lequel vous et vos compagnons serez descendus.
-- Faudra-t-il nous présenter à l'ambassade tout de suite ?
-- Non, vous attendrez que monsieur vous rejoigne.
Et M. Simouns montra Tom.
Le lieutenant se leva et partit.
Alors, demeuré seul avec M. Simouns, Tom lui dit : -- Et ma pauvre femme qui est en prison ?
-- Elle en sortira avant huit jours.
-- Comment cela ?
-- Je la ferai mettre en liberté sous caution.
-- Ah ! dit Tom, mais si elle quitte l'Angleterre, la caution sera perdue.
-- C'est une somme que nous ajouterons aux frais que lord William me remboursera.
Tom inclina la tête.
Puis, après un silence, il dit encore : -- Mais ne m'avez-vous pas dit que la femme et les enfants de lord William avaient disparu ?
-- Oui.
-- Peut-être leur est-il arrivé malheur ?
-- Je l'ai craint comme vous. Mais...
-- Mais ? fit Tom vivement.
-- Je suis à peu près rassuré maintenant.
-- Comment cela ?
-- J'ai mis à leur recherche le détective dont je vous ai parlé.
-- Ah !
-- Et il m'a envoyé ce matin un télégramme de Brighton.
Ce télégramme, le voilà.
Et M. Simouns prit sur son bureau un papier qu'il mit sous les yeux de Tom.
Tom lut :
M. Simouns, Pater-Noster street, London.
« Ayez bon espoir. Je suis sur la bonne piste.
« ROGERS. »
-- Ainsi, vous pensez qu'il les retrouvera ?
-- Oui certes.
Tom se leva.
-- Je reviendrai demain, dit-il.
-- Non pas, dit M. Simouns, il ne faut pas que vous reveniez ici.
-- Pourquoi ?
-- Parce que nos adversaires vous croient mort, et qu'ils ne doivent savoir que vous êtes vivant que le jour que vous serez armé du témoignage écrit des gardes-chiourme ; or, en venant ici, vous pouvez être rencontré.
Où êtes-vous logé ?
-- Nulle part encore.
-- Il faut chercher un quartier éloigné, dans l'East-End, du côté de Mail en Road, par exemple.
-- Bon ! mais quand partirai-je pour Paris !
-- Aussitôt que nous aurons des nouvelles positives de Mme Bruce et de ses enfants.
-- Et lord William, ne le verrai-je pas avant mon départ ?
-- C'est impossible. D'abord, on ne pénètre pas facilement à Bedlam.
-- Oh ! cependant, on donne des permissions.
-- Oui, mais quand on saurait qu'un homme a visité Walter Bruce, on soupçonnerait que c'est vous, et, je vous le répète, vous êtes mort pour lord Evandale jusqu'au moment décisif.
Tom s'inclina.
-- Mais où vous reverrai-je ? dit-il.
-- Demain, entre dix et onze heures, répondit le solicitor, je passerai en cab dans Mail en Road.
À la hauteur du work-house, je m'arrêterai et mettrai pied à terre. Soyez dans les environs.
-- Fort bien, dit Tom.
Et il partit.
Il suivit le conseil de M. Simouns et s'en alla loger auprès de Mail en Road.
Le lendemain, à l'heure dite, il était devant le work-house, arpentant le trottoir et lorgnant tons les cabs qui passaient.
Enfin, une de ces voitures s'arrêta et un homme en descendit.
C'était le solicitor.
-- Mme Bruce est retrouvée, lui dit-il.
Tom eut un cri de joie.
-- Tenez, dit M. Simouns, lisez.
Et il lui tendit une lettre.
Cette lettre était du détective Rogers.
« Monsieur, écrivait l'homme de police, j'aime mieux vous faire attendre quelques heures et confier mon message à la poste, de préférence au télégraphe.
« Je vous écris de chez Mme Bruce.
« Elle est à Brighton, dans un petit cottage au bord de la mer.
« La pauvre femme ne sait absolument rien. Elle croit son mari à Paris.
« Voici ce qui lui est arrivé.
« Vous savez qu'elle est partie de Londres, il y a trois mois, pour aller rejoindre son mari à Folkestone.
« L'écriture de M. Bruce avait été si merveilleusement imitée qu'elle n'a pas eu le moindre soupçon.
« Un homme l'attendait à la gare de Folkestone.
« Ce n'était pas M. Bruce, comme vous le pensez bien, mais un gentleman qui disait venir de sa part.
« Il avait une autre lettre également signée Walter Bruce et que la pauvre femme a crue être de son mari.
« M. Bruce lui disait que certaines combinaisons étaient changées ; qu'il partait seul pour Paris, où elle ne viendrait le rejoindre que dans quelques semaines.
« Il la priait, en conséquence, de se fier aveuglément à l'honorable gentleman qu'il lui envoyait.
Mme Bruce crut à cette seconde lettre, comme elle avait cru à la première.
« Elle suivit le gentleman, qui la conduisit à Brighton, et l'installa dans le cottage où je l'ai trouvée ce matin.
« Tous les quinze jours, elle reçoit une prétendue lettre de son mari, lequel recule toujours son départ pour Paris, sous différents prétextes.
« À chacune de ses lettres, du reste, est joint un envoi d'argent.
« Je n'ai pas cru devoir désillusionner madame Bruce.
« Je me suis borné à lui dire que je venais de votre part, car elle sait que vous vous êtes occupé d'une transaction entre son mari et lord Evandale.
« Je crois même qu'il serait bon de ne rien lui apprendre avant que cette transaction ait aboutit et que M. Bruce ait été mis en liberté.
« Du reste, j'attends vos ordres.
« Votre respectueux,
« ROGERS. »
Tom rendit cette lettre à M. Simouns.
-- Eh bien ? dit-il.
-- Eh bien ! j'ai envoyé un télégramme à Rogers, lui disant : « Vous avez bien fait. Ne dites rien. »
-- Bon ! Et qu'allons-nous faire ?
-- Vous allez partir pour Paris aujourd'hui même. Voici une lettre de crédit sur la maison Shamphry et C°, rue de la Victoire.
Tom prit la traite.
-- Pardon, monsieur Simouns, dit-il encore.
-- Qu'est-ce ? demanda le solicitor.
-- Lord William sait-il quelque chose ?
-- Absolument rien.
-- Il doit être réduit au plus violent désespoir.
-- Sans doute, mais mieux vaut encore ne rien lui dire.
-- Pourquoi ?
-- Parce que nous pourrions donner l'éveil à lord Evandale.
-- Soit ! dit Tom en baissant la tête.
M. Simouns reprit :
-- Ainsi vous allez partir aujourd'hui ?
-- Oui, monsieur.
-- Vous serez à Paris demain matin, et vous-vous mettrez aussitôt en rapport avec le lieutenant Percy. Il vient de me télégraphier que lui et ses compagnons sont descendus à l'hôtel de Champagne, rue Montmartre.
-- Bon !
-- Et vous les conduirez à l'ambassade.
Puis, aussitôt que le procès-verbal aura été dressé et légalisé, vous m'écrivez.
-- Et puis ?
-- Et puis, dame ! j'irai voir lord Evandale.
Tom s'inclina et salua M. Simouns, qui remonta dans son cab.
Une heure après, Tom prenait l'express du Sud-Railway et était en route pour Paris.
Quarante-huit heures plus tard, M. Simouns recevait de France le télégramme suivant : « Déclaration faite. Ambassadeur convaincu. Pièce légalisée.
« Pars ce soir. À Londres demain.
« TOM. »
-- Hé ! hé ! murmura M. Simouns, je commence à croire que lord Evandale fera bien de transiger.
Journal d'un fou de Bedlam
Huit jours s'étaient écoulés.
Tom était revenu le matin même de France.
Deux personnes l'attendaient à la gare, M. Simouns et Betzy.
Betzy, mise en liberté sous caution, était revenue à Londres.
Tom était radieux.
Il rapportait une déclaration signée par le lieutenant Percy et les deux autres gardes-chiourme.
L'ambassadeur avait légalisé la pièce.
-- Maintenant, dit M. Simouns, nous pouvons marcher.
Je vais écrire à lord Evandale pour le prier de me recevoir.
Tom, qui avait passé la nuit en chemin de fer, prit un peu de repos.
Puis, à deux heures, comme c'était convenu, il alla prendre M. Simouns dans un cab.
Tous deux se rendirent dans le West-End.
-- Je crois, dit M. Simouns, quand ils furent à la porte de lord Evandale, je crois qu'il est inutile, au moins pour le moment, que vous entriez avec moi.
-- Pourquoi cela ? dit Tom.
-- Parce que, répondit M. Simouns, vous auriez peut-être vis-à-vis de lui un mouvement d'indignation qui compromettrait tout. Si j'ai besoin de vous, je vous ferai appeler.
-- Comme vous voudrez, répondit Tom.
M. Simouns entra donc seul chez lord Evandale.
Le noble personnage l'attendait dans son cabinet.
Il ne savait pas ce que le solicitor pouvait avoir à lui dire.
Mais comme celui-ci s'était longtemps occupé des affaires de la famille Pembleton, il supposait que c'était une question d'intérêt quelconque qui l'amenait.
M. Simouns demeura debout devant lui.
-- De quoi s'agit-il, monsieur Simouns ? demanda lord Evandale.
-- Milord, répondit le solicitor, je me présente comme l'avoué du frère de Votre Seigneurie.
-- Quel frère ?
Et lord Evandale se mit à rire.
-- Votre frère aîné, lord William Pembleton, répliqua M. Simouns gravement...
-- Monsieur, répondit lord Evandale, mon frère est mort voici près de dix ans.
-- C'est ce que tout le monde croit.
-- Et c'est la vérité, monsieur.
-- Milord, dit froidement M. Simouns, il y a deux hommes que tout le monde croit morts aussi, et qui sont vivants.
-- En vérité !
-- Le premier se nomme Tom.
Lord Evandale tressaillit.
-- Et... le second ? fit-il.
-- C'est le lieutenant de chiourme Percy.
-- Je ne connais pas cet homme.
-- C'est pourtant lui, dit M. Simouns toujours impassible, qui a aidé sir George Pembleton, votre père, à substituer le cadavre du galérien Edward Bruce au corps de lord William vivant.
-- Monsieur, dit lord Evandale, puisque vous êtes si bien renseigné, nous allons causer à cœur ouvert.
-- Je l'espère, milord.
-- Il y a un adroit bandit, poursuivit lord Evandale, qui se nomme bien réellement Walter Bruce ; cet homme a imaginé, pour me soutirer quelque argent, de prétendre qu'il n'était autre que lord William, mon malheureux frère, mort de piqûre d'un reptile.
-- Et... cet homme ?...
-- Je me suis borné à le dénoncer à la justice.
-- Je sais cela.
-- Et je crois que la justice, usant d'indulgence, l'a fait enfermer à Bedlam.
-- Vous n'en êtes pas sûr, milord ?
-- Oh ! pas plus sûr que cela, après tout.
-- Mais cet homme avait une femme et des enfants ?
-- C'est possible.
-- Et c'est par votre ordre...
-- Ah ! pardon, fit lord Evandale avec hauteur, il me semble que vous vous permettez de m'interroger.
-- Milord, fit M. Simouns, excusez-moi, mais il faut bien que je vous prouve que je suis plus au courant de cette affaire que vous ne le supposez...
-- Soit, parlez...
-- Un jour, il y a trois mois, la femme de Walter Bruce, appelons-le ainsi, a reçu une lettre signée de son mari, lettre fausse, du reste, dans laquelle il était question d'une transaction.
-- Avec qui ?
-- Avec vous, mylord.
-- Ah ! voyons.
-- Lord William consentait à ne revendiquer ni son nom, ni son titre, à quitter l'Angleterre et à recevoir en échange deux cent cinquante mille livres.
-- Fort bien.
-- Cette transaction était raisonnable, et je viens, à mon tour, vous la proposer, milord.
Ce disant, M. Simouns étala un papier sur une table et ajouta : -- Quand Votre Seigneurie aura pris connaissance de ce document, elle n'hésitera pas...
Lord Evandale prit le papier et le lut.
M. Simouns, qui le regardait du coin de l'œil, le vit pâlir à mesure qu'il lisait.
Puis lord Evandale eut un mouvement de colère et il froissa le papier.
-- Oh ! dit tranquillement M. Simouns, vous pouvez jeter cette pièce au feu, si bon vous semble, milord. C'est une simple copie. Le document authentique, légalisé par l'ambassade britannique, est sous clef dans mon étude.
Lord Evandale parut réfléchir alors.
-- Eh bien ! dit-il enfin, si je consentais à ce que vous me demandez, quelle serait ma garantie ?
-- On vous rendrait ce document dont vous venez de prendre connaissance, et qui est la seule pièce sérieuse du procès à soutenir.
-- Fort bien. Mais Walter Bruce est à Bedlam...
-- Oh ! il est facile à Votre Seigneurie de l'en faire sortir.
-- Vous croyez ?
-- Que Votre Seigneurie écrive seulement deux lignes au lord chief-justice, et Walter Bruce sera libre.
-- Et il quittera Londres ?
-- Sur-le-champ.
-- Et en échange de l'hôtel de Paris et les deux cent cinquante mille livres, on me rendra cette pièce ?
-- Milord, dit M. Simouns, je suis un homme connu pour ma probité à Londres. Je n'ai jamais donné ma parole sans la tenir.
-- C'est bien, dit lord Evandale. Demain, à pareille heure, je serai chez vous et il sera fait comme vous le désirez.
M. Simouns salua lord Evandale et se retira.
Tom était resté dans le cab.
-- Eh bien ! lui dit M. Simouns ! la cause est gagnée.
-- Il consent à tout ?
-- À tout absolument.
-- Et lord William sortira de Bedlam ?
-- Il sera libre demain. Du reste, venez demain à deux heures, tout sera fini.
Tom et M. Simouns se séparèrent à Leicester square.
M. Simouns retourna à son étude.
Tom rejoignit Betzy, qui avait pris un modeste logement garni dans Drury-Lane.
Tout bon Anglais qui a le cœur joyeux remercie la Providence du bonheur qu'elle lui envoie, le verre à la main.
Les efforts de Tom étaient enfin couronnés de succès.
Il passa le reste de la journée avec Betzy, et ils errèrent de taverne en taverne jusqu'à minuit, buvant du porter, du sherry, du gin et de l'eau-de-vie.
Ils se couchèrent ivres morts.
Néanmoins, le lendemain, Tom s'éveilla comme à l'ordinaire, la tête calme et l'esprit ouvert.
Il attendit deux heures avec impatience.
Puis, quand deux heures sonnèrent, il sauta dans un cab et se fit conduire à Pater-Noster street.
Mais comme il entrait dans cette rue, ordinairement tranquille, il vit une foule compacte qui encombrait les abords de la maison de M. Simouns.
Tom descendit de voiture et s'approcha.
La foule était silencieuse et paraissait consternée.
Tom voulut pénétrer jusqu'à la porte de la maison, criant : Place ! place !
Mais il n'y put parvenir.
-- Ah çà ! dit-il alors en regardant un des roughs qui se trouvaient là, que se passe-t-il donc ?
-- Il est arrivé un grand malheur, répondit l'homme du peuple.
Tom tressaillit, et une sueur froide coula soudain le long de ses tempes.
Journal d'un fou de Bedlam
-- Mais qu'est-il donc arrivé ? demanda Tom anxieux.
-- Un grand malheur, monsieur.
-- Quel malheur ?
-- M. Simouns est mort.
Tom jeta un cri.
En ce moment, un jeune homme fendit la foule et s'approcha de Tom.
Tom le reconnut.
C'était ce même clerc de M. Simouns que le solicitor avait envoyé chercher le lieutenant Percy, quelques jours auparavant.
-- Ah ! monsieur Tom, dit-il les larmes aux yeux, quel malheur ! monsieur Tom, quel malheur !
Tom était stupide.
-- Mais cela est impossible ! dit-il enfin.
-- Oh ! je suis comme vous, monsieur ; je ne voulais pas le croire il y a une heure. Mais je l'ai vu mort, bien mort...
Et alors le clerc raconta à Tom que M. Simouns était rentré chez lui, la veille au soir, fort bien portant et de joyeuse humeur.
Il avait soupé comme à son habitude et s'était mis au lit un peu avant minuit.
Le lendemain matin, à huit heures, comme il tardait à sonner son valet de chambre, Mme Simouns, inquiète, était allée frapper à sa porte.
Puis, comme on ne répondait pas, elle était entrée.
M. Simouns était couché sur son lit et il était mort.
Un médecin, appelé en toute hâte, avait constaté qu'il venait de succomber à une congestion cérébrale déterminée par une cause inconnue.
Tom, pendant le récit du clerc, avait fait appel à tout son courage, à toute son énergie.
-- Mais, dit-il enfin, c'est bien ici qu'il est mort ?
-- Non, monsieur, il est mort à son domicile hors de Londres.
-- Alors, pourquoi tout ce monde ?
-- Parce que la justice est ici.
-- Et pourquoi la justice est-elle ici ?
-- Oh ! elle y est depuis ce matin, monsieur. Il n'y avait pas une heure que la mort de mon pauvre patron était connue, que les juges sont arrivés.
-- Mais que viennent-ils donc faire ?
-- Ils viennent apposer les scellés sur les papiers de M. Simouns.
Cette réponse fut un nouveau coup de foudre pour Tom. Parmi les papiers de M. Simouns se trouvait évidemment la fameuse déclaration du lieutenant Percy, visée par l'ambassade d'Angleterre à Paris, l'unique pièce au moyen de laquelle on pût amener lord Evandale à composition.
Et Tom connaissait les lenteurs de la justice anglaise.
Il savait, que lorsqu'elle met les scellés sur quelque chose, ils y restent longtemps.
Il finit par fendre la foule et entrer dans la maison sur les pas du clerc.
Le cabinet du solicitor était déjà fermé avec des empreintes à la cire. Et, bien qu'il fût plus de deux heures, lord Evandale n'avait point paru.
Tom passa tout le jour à errer dans Pater-Noster.
Il attendit toujours lord Evandale.
Mais lord Evandale ne parut pas.
Tom était fixé.
M. Simouns n'était pas mort de sa belle mort.
Il avait été frappé par cette main mystérieuse qui avait écrit les lettres faussement attribuées à lord William. Et Tom se trouvait seul désormais en présence de pareils adversaires.
Mais, nous l'avons dit, Tom était un homme de robuste énergie.
Il ne se décourageait jamais complètement, et il avait la patience des trappeurs du nouveau monde.
Il attendit quinze jours caché avec Betzy dans un faubourg de Londres.
Au bout de ce temps, l'étude de M. Simouns reprit ses travaux.
Ce même clerc qui avait appris à Tom la mort de son patron fut nommé, par ordonnance royale, solicitor à la place de M. Simouns. Tom alla le trouver.
Le clerc était au courant de l'affaire.
-- M. Simouns est mort, dit-il ; mais me voici solicitor, et je continuerai son œuvre. Je vais obtenir la levée des scellés, et quand nous aurons retrouvé la fameuse pièce, nous mettrons lord Evandale en demeure de s'exécuter.
Au bout de huit jours, le nouveau solicitor obtint la levée des scellés.
Mais, hélas ! une nouvelle déception, plus terrible que les autres, attendait Tom.
Les scellés levés, on eut beau fouiller dans les papiers de M. Simouns.
La fameuse pièce avait disparu.
Une main criminelle l'avait détournée sans doute le jour où la justice s'était transportée dans l'étude de Pater-Noster street.
Le nouveau solicitor ne se découragea point cependant. Il dit à Tom : -- Le lieutenant Percy est bien à Paris, n'est-ce pas ?
-- Je le crois.
-- Eh bien ! il faut aller à Paris et obtenir de lui, fût-ce à prix d'argent, une nouvelle déclaration.
Toujours infatigable, Tom partit.
Le lendemain, il était à Paris et courait au domicile du lieutenant.
Là, nouveau coup de foudre.
Le lieutenant était mort depuis huit jours.
En rentrant chez lui, le soir, il avait été écrasé par une charrette de la voirie.
Tom rechercha les deux autres gardes-chiourme ; mais il les rechercha en vain.
Alors, fou de colère et de douleur, il s'écria : -- Eh bien ! c'est moi qui ferai justice.
Et Tom repartit pour Londres.
* *
*
Le soir du jour où Tom était revenu, lord Evandale sortit du Parlement, où il avait siégé.
Il était alors près de minuit.
Au lieu de remonter dans son carrosse et de rentrer chez lui, lord Evandale renvoya ses gens, il revint à pied dans Pall-Mall, où il avait son club.
Sir Evandale passa une partie de la nuit à jouer au pharaon. Ce ne fut que vers trois heures du matin qu'il se décida à regagner son hôtel.
-- Ah ! milord, lui dit le baronnet sir Charles M... est-ce que vous allez à pied ?
-- Oui, certes, répondit lord Evandale.
-- N'avez-vous pas peur des étrangleurs ?
-- En aucune façon. Il n'y a jamais eu d'étrangleurs à Londres.
-- Oh ! par exemple !
-- Je ne crains rien, ajouta lord Evandale.
Et il sortit.
Comme il s'éloignait du club d'un pas rapide, il entendit marcher derrière lui.
Il se retourna et vit un homme qui le suivait.
Lord Evandale pressa le pas.
L'homme en fit autant.
Lord Evandale arriva dans Trafalgar square.
Au pied de la statue de Nelson il s'arrêta.
Alors, l'inconnu vint à lui.
-- Deux mots, milord ? dit cet homme.
Lord Evandale tressaillit.
-- Que me voulez-vous ? fit-il.
L'inconnu fit un pas encore.
-- Ne me reconnaissez-vous pas, milord ?
-- Non, dit sèchement lord Evandale.
-- Je m'appelle Tom.
-- Ah ! eh bien ?
-- Je viens vous demander s'il vous plaît de rendre enfin la liberté à lord William.
Lord Evandale se mit à rire :
-- Vous êtes fou ! dit-il.
-- Milord, reprit Tom d'une voix tremblante de fureur, prenez garde !
-- Arrière ! dit lord Evandale.
Et apercevant des policemen à quelque distance, il appela à son aide.
-- Les policemen viendront trop tard, dit Tom.
Et tirant de dessous son manteau un long couteau, il le plongea tout entier dans la poitrine de lord Evandale, qui tomba en poussant un cri.
Les policemen accoururent et s'emparèrent de Tom.
Mais lord Evandale était mort, et lord William était vengé !...
Journal d'un fou de Bedlam
Betzy était sans doute dans la confidence des projets de Tom et elle n'avait mis aucune opposition à sa résolution, car elle ne s'inquiéta point de ne pas le voir revenir ce soir-là.
Le lendemain, elle alla rôder aux alentours de l'hôtel de lord Evandale.
La cour était encombrée de monde.
Betzy se mêla à la foule et écouta ce qu'on disait.
On disait que le noble lord avait été frappé d'un coup de couteau comme il traversait Trafalgar square, à quatre heures du matin.
Par qui ? Selon les uns, c'était par un fénian.
Lord Evandale avait fait à la Chambre, deux jours auparavant, un discours très violent contre l'Irlande.
Selon les autres, le crime avait eu le vol pour mobile.
Personne ne prononçait le nom de Tom.
Mais comme tout le monde était d'accord sur l'arrestation de l'assassin, Betzy fut fixée sur le sort de Tom.
Betzy était une femme courageuse.
-- Tom est en prison, se dit-elle, qu'importe ? je continuerai son œuvre.
Betzy, du reste, se faisait des illusions.
Elle pensait que, lord Evandale mort, lady Pembleton se souviendrait qu'elle avait aimé lord William et qu'elle s'empresserait de consentir à la transaction.
Betzy attendit donc quelques jours.
Les funérailles du défunt eurent lieu en grande pompe. Les journaux en parlèrent, comme ils avaient parlé de sa mort.
Mais aucun ne parla des anciens rapports de l'assassin avec sa victime.
Au bout de huit jours, Betzy se présenta à l'hôtel de Pembleton.
Lady Anna consentit à la recevoir. Betzy lui dit alors : -- Le misérable qui avait abusé de votre confiance, milady, a expié son crime. Refuserez-vous, maintenant, de reconnaître lord William ?
Lady Pembleton ne répondit pas.
Elle se borna à agiter un gland de sonnette.
Deux hommes entrèrent, -- sir Archibald et un inconnu.
Cet inconnu n'était autre que le révérend Patterson.
-- Mon père, dit lady Pembleton, faites donc chasser cette misérable folle !
Betzy eut un accès d'indignation :
-- Ah ! milady, fit-elle, jusqu'à présent, je vous avais crue l'esclave de lord Evandale, mais je vois bien que vous étiez sa complice.
Sir Archibald appela ses valets.
Ceux-ci s'emparèrent de Betzy et la jetèrent dehors.
Betzy se mit à crier.
Deux policemen du quartier la saisirent et la conduisirent à la station de police la plus voisine.
Là, Betzy voulut tout raconter au magistrat qui l'interrogea. Mais le magistrat lui ferma la bouche et donna ordre de la conduire en prison.
Alors, Betzy comprit qu'elle était perdue.
Mais elle avait l'âpre et sauvage énergie de Tom, son mari.
-- Puisque je dois rester en prison, se dit-elle, autant vaut que je voie lord William.
Betzy passa trois jours dans la prison de la station de police. Au bout de ces trois jours, elle donnait de tels signes d'aliénation mentale, riant à gorge déployée, chantant du matin au soir, que le magistrat déclara qu'elle était folle et la fit conduire à Bedlam.
C'était ce que Betzy voulait.
Walter Bruce, c'est-à-dire William, s'y trouvait toujours.
Le secrétaire de Bedlam savait bien qu'il devait garder lord William à perpétuité, et il avait des ordres mystérieux pour le trouver fou à lier.
Mais on avait sans doute jugé inutile de l'instruire des motifs qu'on avait eus de faire arrêter Betzy.
Betzy ne fut donc pas surveillée, et elle put voir lord William Celui-ci n'avait nullement perdu la raison ; mais il se mourait lentement de douleur.
Oh ! certes, il ne songeait plus à reconquérir son nom et sa fortune, à cette heure.
Lord William n'avait plus qu'une idée fixe : être rendu à sa famille, revoir sa femme et ses enfants, et retourner avec eux en Australie.
Il avait rédigé un long mémoire où il relatait tout ce qu'il savait de sa lamentable histoire.
Les confidences de Betzy complétèrent ce document.
Or, le hasard, qui se plaît souvent à déjouer les plans les mieux combinés des hommes, le hasard vint tout à coup en aide à lord William et à la malheureuse Betzy.
Un jour, on amena à Bedlam un nouveau pensionnaire.
Betzy l'eut à peine envisagé qu'elle le reconnut.
C'était ce petit homme déjà vieux qui s'était présenté chez Tom, quelques mois auparavant, sous le nom d'Edward Cokeries, se donnant pour un clerc de M. Simouns. Cet homme, on s'en souvient, avait été l'instrument de lord Evandale ou plutôt, du révérend Patterson ; et on a deviné sans doute que c'était lui qui avait si bien imité l'écriture de lord William et transmis à Tom la fausse dépêche de John Murphy, datée de Perth, en Écosse.
Edward Cokeries était fou, réellement fou, et sa folie avait une cause bizarre.
Le lendemain du jour où Tom avait assassiné lord Evandale, il s'était présenté à l'hôtel Pembleton.
Là, il avait appris que lord Evandale était mort.
Edward Cokeries était devenu fou subitement.
C'était ce jour-là même que le noble lord devait lui payer une somme de deux mille livres pour prix de sa trahison.
On avait reconduit l'homme de loi chez lui.
Il avait femme et enfants.
Pendant quelques jours, on l'avait gardé enfermé dans sa maison. Mais il y avait donné de telles marques de démence furieuse que les voisins épouvantés avaient demandé son incarcération.
On l'avait conduit à Bedlam.
Or, une commotion violente avait ôté la raison à Edward Cokeries.
Une autre émotion non moins grande venait la lui rendre.
À la vue de Betzy et de lord William, Edward Cokeries jeta un cri. Il n'était plus fou.
Et comme la raison lui était revenue, la mémoire lui revint aussi, et avec elle le repentir.
Un soir, dans un coin du préau, il se jeta aux genoux de lord William et lui demanda pardon, s'accusant de tous les crimes, et avouant qu'il avait été l'instrument de lord Evandale et du révérend Patterson.
C'était lui qui avait fait enlever Tom en chemin de fer.
Lui qui avait fait disparaître le lieutenant Percy.
Lui encore qui avait volé dans l'étude de M. Simouns, tandis qu'on y apposait les scellés, cette fameuse déclaration du garde-chiourme visée par l'ambassade d'Angleterre.
Mais cette pièce, il ne l'avait point rendue à lord Evandale. Il avait voulu la conserver comme un otage, jusqu'à ce que le noble lord lui eût payé en trois fois la somme de huit mille livres, prix stipulé entre eux.
En apprenant la mort du lord, Edward Cokeries avait pensé qu'il ne serait pas payé et le désespoir l'avait rendu fou.
Et quand il eut fait tous ces aveux, Edward Cokeries dit encore : -- Maintenant, milord, si jamais je puis sortir d'ici, je travaillerai à réparer le mal que j'ai fait.
Lord William avait secoué la tête :
-- On ne sort pas de Bedlam, avait-il dit.
Et Betzy avait répondu :
-- Qui sait ?
La courageuse femme avait trouvé un moyen d'évasion, et elle songeait à le mettre à exécution, comme on va le voir.
Journal d'un fou de Bedlam
Lord William et Edward Cokeries avaient donc avidement regardé Betzy. Betzy leur dit : -- J'ai trouvé le moyen de sortir d'ici.
-- Comment, sortir ? demanda lord William d'un air de doute.
-- Oh ! pas vous, dit-elle, mais moi... Et, pourvu que je sorte, tout ira bien, dit la courageuse femme.
-- Que ferez-vous donc ? demanda lord William.
-- D'abord, monsieur me dira où il a caché le fameux papier.
-- Bon ! fit Edward Cokeries.
-- Quand je serai hors d'ici, j'irai donc chercher le papier.
-- Et puis ?
-- Et puis je le porterai au successeur de M. Simouns.
-- Mais comment sortirez-vous, Betzy ?
-- Oh ! très facilement, comme vous allez voir.
-- Parlez.
-- Vous savez qu'il y a à Londres une association de dames charitables qui ont pris le nom de dames des prisons ?
-- Oui, fit lord William d'un signe de tête.
-- Non seulement elles assistent les condamnés à mort, mais encore elles vont voir les prisonniers qui sont malades.
-- Il en vient journellement ici, dit lord William.
-- Elles sont masquées, ou plutôt elles portent sur la tête une sorte de cagoule qui ne laisse voir de tout le visage que les yeux.
-- Eh bien ?
-- Une de ces dames est venue hier voir un pauvre fou qui est très malade.
En traversant la prison et en passant près de moi, elle m'a regardée et m'a dit : -- Bonjour, Betzy !
J'ai fait un geste de surprise.
-- Vous me connaissez donc, madame ? ai-je demandé.
-- Oui, vous êtes la femme de Tom.
Et comme ma surprise augmentait, elle a ajouté : -- Et vous n'êtes pas plus folle que moi.
-- Mais, ai-je balbutié, comment savez-vous ?...
-- J'ai visité votre mari à Newgate, et il m'a tout raconté.
-- Ah !
-- Malheureusement, je ne puis pas faire grand'chose pour vous, mais ce que je puis faire, je le ferai.
Je continuais à la regarder avec étonnement.
-- Écoutez, me dit-elle, vous voudriez bien sortir d'ici, n'est-ce pas ?
-- Oh ! oui, madame.
-- Eh bien ! je puis vous faire sortir.
-- Comment ?
-- N'occupez-vous pas une chambre toute seule ?
-- En effet.
-- Dès ce soir, mettez-vous au lit, refusez de manger et plaignez-vous d'être malade.
-- Je le ferai, madame.
-- Dans deux jours je viendrai vous voir. Je ne serai pas seule ; une autre dame des prisons m'accompagnera ; soyez sans crainte, je me charge du reste.
Et elle s'est éloignée.
-- Tout cela, fit lord William, ne me dit pas comment vous sortirez d'ici, Betzy.
-- Je le devine, milord.
-- Ah !
-- L'une des deux sœurs me prêtera son costume.
-- Mais alors elle restera à votre place ?
-- Sans doute.
-- Comment donc sortira-t-elle à son tour ?
-- En se faisant reconnaître, probablement.
-- Mais elle compromettra l'œuvre des dames des prisons tout entière.
Betzy eut un geste qui pouvait se traduire ainsi : -- Je vous assure bien que cela m'importe peu.
-- Maintenant, dit Betzy, s'adressant à Edward Cokeries, où est le papier ?
-- Écoutez, répondit l'homme de loi, je demeure dans Old-Grand-Lane.
-- Fort bien, dit Betzy.
-- Au troisième étage de la maison qui porte le numéro 7. Vous direz à ma femme que vous venez de ma part, et si elle ne veut pas vous croire vous lui remettrez cet anneau.
Edward Cokeries tira de son doigt une alliance en or qu'il remit à Betzy. Betzy la passa au sien.
-- Après ? dit-elle.
-- C'est un pauvre logis que le nôtre, poursuivit Edward Cokeries, et les meubles y sont rares. Il y a pourtant sur la cheminée de notre chambre à coucher un buste de duc de Wellington en plâtre.
-- Bon !
-- Le buste est creux, comme bien vous pensez.
-- Et je trouverai les papiers dedans ?
-- Oui.
-- C'est bien, fit Betzy. Il faudra bien, du reste, que votre femme me croie, quand elle saura que vous n'êtes plus fou.
Betzy exécuta à la lettre la première partie de son programme. Elle feignit d'être malade et ne voulut pas manger le soir. Elle se mit au lit de bonne heure.
Le lendemain, elle refusa toute nourriture.
Lord William lui avait remis son manuscrit -- ce manuscrit dans lequel il racontait sa lamentable histoire -- et elle l'avait caché sous son oreiller.
Pendant deux jours, Betzy ne voulut prendre que quelques cuillerées de bouillon.
Le troisième jour, les dames des prisons arrivèrent vers le soir. L'une avait un petit paquet sous son bras.
Quand elles furent seules dans la chambre de Betzy, elles fermèrent la porte au verrou.
Alors la première, celle qui avait déjà parlé à la femme de Tom, déplia le paquet.
Il contenait une robe et un capuchon semblables à ceux qu'elle partait elle-même.
-- Vite, dit-elle, levez-vous et habillez-vous.
Betzy obéit.
Bedlam est tout un monde. Les fous, les gardiens, les infirmiers, les médecins, vont, viennent et se croisent dans des corridors multiples.
Les dames des prisons étaient entrées deux dans la cellule de Betzy.
Elles en sortirent trois et nul n'y prit garde.
-- Suivez-moi, dit alors la mystérieuse libératrice à Betzy.
L'autre dame les quitta et s'en alla toute seule par un autre chemin.
Betzy et sa protectrice longèrent le corridor, descendirent du premier étage au rez-de-chaussée, traversèrent vingt salles différentes et arrivèrent enfin à la porte. Le portier chef leur ouvrit et les salua au passage.
Quand elles furent dans la rue, la dame des prisons mit une bourse dans les mains de Betzy.
-- Maintenant, dit-elle, vous êtes libre. Adieu...
Betzy lui prit la main et la supplia de lui dire son nom. La dame résista.
-- Adieu, répéta-t-elle.
Et elle s'éloigna rapidement.
Betzy ne perdit pas une minute.
Elle se rendit dans Old-Grand-Lane, gardant le costume de dames des prisons qu'on lui avait fait revêtir.
Elle trouva la femme d'Edward Cokeries, qui, en voyant l'anneau de son mari, s'empressa de lui remettre les papiers cachés dans le buste.
Alors Betzy retourna dans Adam street et y reprit ses habits ordinaires.
Puis elle attendit le lendemain avec impatience.
Le lendemain elle courut chez le successeur de M. Simouns. Elle s'attendait, la pauvre femme, à être reçue avec cordialité. Il n'en fut rien.
-- Ma chère, lui dit le jeune solicitor, depuis que nous ne nous sommes vus, il s'est passé bien des choses.
-- Que voulez-vous dire ? fit Betzy étonnée.
-- D'abord, votre mari a assassiné lord Evandale.
-- C'est un misérable de moins, dit Betzy.
-- D'accord. Mais nous avons affaire à des ennemis bien autrement redoutables que lord Evandale.
-- À qui donc ?
-- À la société des Missions étrangères tout entière.
-- Eh bien ?
-- Et on ne se heurte pas à de pareilles gens.
-- Pourquoi ?
-- Mais parce qu'on serait brisé comme verre.
Et le jeune solicitor, baissant la voix, ajouta : -- Je vais vous donner un bon conseil. Si vous voulez sauver votre mari du sort qu'il l'attend, allez porter ces papiers à lady Pembleton.
Peut-être, en vous voyant désarmée, demandera-t-elle la grâce de Tom.
Et le jeune solicitor congédia Betzy.
Betzy s'en alla la mort dans l'âme.
-- Oh ! dit-elle, ils peuvent tuer mon pauvre Tom, mais ils n'auront pas les preuves de l'infamie de lord Evandale, et peut-être que quelque jour il se trouvera un homme courageux qui prendra en main la cause des opprimés et livrera la guerre aux oppresseurs.
Et Betzy songea alors à cacher les papiers de telle sorte que les amis de lady Pembleton ne pussent les trouver.
Journal d'un fou de Bedlam
À Londres on vit beaucoup la nuit.
Betzy était rentrée bien souvent après minuit dans son pauvre logis d'Adam street.
Bien souvent aussi, passant devant Rothrite church, il lui avait semblé voir des ombres s'agiter dans le cimetière qui entoure la chapelle.
Betzy n'était pas superstitieuse.
Elle ne croyait pas aux revenants.
Aussi avait-elle deviné que ces ombres étaient vivantes et non point à l'état de fantôme.
Ce n'étaient ni des djinns, ni des farfadets, ni des âmes en peine sortant de leur tombe.
C'étaient des hommes, -- et des hommes qui avaient un but mystérieux, en s'introduisant ainsi dans ce cimetière.
Une nuit, Betzy s'était accroupie contre les grilles et elle y était demeurée immobile.
La nuit était noire, le brouillard épais.
Deux hommes passèrent tout près d'elle sans la voir.
Les deux hommes causaient, et Betzy entendit leur conversation.
-- Ne te trompes-tu pas de tombe ! disait l'un.
-- Non, non, répondit l'autre.
-- C'est que, reprit le premier, il ne faudrait pas que notre vaillant ami, qui, de son vivant, était bon catholique, reposât plus longtemps dans une tombe protestante, au milieu d'hérétiques.
-- Non, non, dit le second ; viens, je vais te montrer son tombeau.
Betzy comprit qu'il était question d'une exhumation ; et elle sut dès lors quels étaient ces hommes qui se réunissaient quelquefois dans le cimetière de Rothrite.
Ces hommes étaient des fénians.
Un des leurs était mort dans le quartier et on l'avait enterré en cet endroit.
Mais ses amis, ses coreligionnaires voulaient enlever nuitamment sa dépouille, sans doute pour la transporter dans le cimetière Saint-George, qui est une église catholique comme chacun sait.
Betzy était Écossaise, anglicane par conséquent.
Et cependant elle s'intéressa singulièrement à cette exhumation.
Immobile auprès de la grille, perçant le brouillard de son regard ardent, elle vit ouvrir la fosse et enlever le corps.
Ce ne fut que lorsque les deux hommes se furent éloignés avec leur triste fardeau, que Betzy regagna son logis d'Adam street. Mais elle ne dormit pas, et attendit le jour avec impatience.
Aux premiers rayons de l'aube, Betzy se dirigeait vers la chapelle et entrait dans le cimetière.
Les environs étaient déserts encore.
Betzy était vêtue de noir, et on aurait pu croire qu'elle allait pleurer sur la tombe d'une personne aimée.
Ce n'était point cependant le motif qui amenait l'Écossaise dans le cimetière.
Betzy voulait voir dès ce jour cette tombe qui était maintenant veuve de son cadavre.
Elle se mit donc à suivre la trace des pas que les deux fénians avaient laissée sur l'herbe haute et drue.
Elle arriva à la tombe, que surmontait une croix de fer, et s'agenouilla auprès.
Puis, jetant autour d'elle un rapide et furtif regard, elle reconnut qu'elle était seule et que personne ne pouvait la voir.
Alors elle s'assura que la pierre qui recouvrait la fosse vide pouvait être soulevée facilement.
-- On ne viendra pas les chercher là, murmura-t-elle.
Betzy, en parlant ainsi, faisait allusion au manuscrit de lord William et à la déclaration du lieutenant Percy.
* *
*
Les dernières pages du manuscrit étaient tracées d'une autre main.
Lord William, à l'aide des documents que lui avait fournis Betzy, avait raconté son histoire et les événements qui avaient suivi son incarcération à Bedlam.
Mais après l'avoir emporté, Betzy l'avait complété par le récit des événements postérieurs.
Là s'arrêtait le Journal d'un fou de Bedlam. La déclaration du lieutenant Percy y était annexée au moyen d'une épingle.
Alors Vanda et Marmouset se regardèrent.
-- Eh bien ? fit Vanda.
-- Nous n'en savons pas davantage, mais nous en savons assez, dit Marmouset.
-- Tom est mort, Betzy est morte...
-- Oui. Mais lord William est vivant et sa famille aussi.
L'abbé Samuel n'avait pas encore prononcé une parole.
-- Ce que le manuscrit ne nous dit pas, dit-il alors, je vais vous le dire, moi.
-- Ah ! dit Marmouset en le regardant.
-- Il peut y avoir six mois que Betzy a caché les papiers dans la tombe vide où vous les avez trouvés.
C'est donc six mois de son existence, les six derniers, hélas ! que je vais vous raconter.
-- Parlez, monsieur l'abbé, fit Vanda.
Et tous trois, Marmouset, Vanda et Shoking, regardèrent l'abbé Samuel. Celui-ci reprit : -- Betzy s'était cachée avec soin tant qu'elle avait eu les papiers en sa possession.
On la recherchait dans Londres pour la ramener à Bedlam ; et si elle était revenue à Adam street, c'était précisément pour donner le change à ses persécuteurs, qui ne supposeraient certainement pas qu'elle était rentrée tranquillement chez elle.
Pendant trois mois, on la chercha donc partout ailleurs que dans Adam street.
Betzy ne sortait que le soir.
Alors elle courait dans les rues de Londres et se faisait arrêter sous un autre nom que le sien, pour vagabondage ou ivrognerie.
Elle passait les nuits dans les diverses stations de police, et elle avait un but en agissant ainsi.
Elle espérait toujours rencontrer quelque voleur que l'on conduirait à Newgate le lendemain et qui se chargerait d'apprendre à Tom, dont la mise en jugement traînait en longueur, qu'elle avait retrouvé les papiers.
Ce fut ainsi qu'elle rencontra l'homme gris.
Dès lors, Betzy fut plus tranquille. Tom était averti. Qui pouvait dire que Tom ne parviendrait pas à s'évader.
-- Hélas ! interrompit Vanda, le malheureux a été pendu.
-- Oui, dit l'abbé Samuel, vous continuerez son œuvre.
-- Et l'œuvre est difficile, observa Vanda.
-- Non certes, dit Marmouset, n'avons-nous pas la déclaration du lieutenant Percy ?
-- Soit, dit Vanda.
-- N'avons-nous pas beaucoup d'argent pour soutenir le procès ?
-- En effet, dit Shoking, et dans la libre Angleterre, on fait tout ce qu'on veut avec de l'argent.
-- Mais, dit l'abbé Samuel, il faudrait auparavant faire mettre lord William en liberté.
-- Et c'est difficile, dit Vanda.
-- Difficile, soit, mais non impossible, répliqua Marmouset. Demain j'irai voir le successeur de M. Simouns, et, comme le dit Shoking, avec de l'argent on fait bien des choses.
-- Même quand on a à lutter avec la société des Missionnaires évangéliques, ajouta l'abbé Samuel.
Comme ils causaient ainsi tous les quatre, un rayon de jour blafard pénétra dans la mansarde et vint se jouer sur le visage pâli de la pauvre morte...
Vanda s'était mise à genoux et récitait les prières des morts.
(Fin du Journal d'un fou de Bedlam.)
Il était dix heures du matin.
C'est le moment où la cité de Londres, solitaire et déserte depuis la veille au soir, commence à s'emplir de bruit et voit ses rues encombrées par une foule affairée.
Les négociants, les banquiers, les changeurs arrivent de toutes parts.
La gare de Commons street, les omnibus, les cabs jettent sur le pavé de la Cité un demi-million de personnes, entre dix et onze heures du matin.
On est parti pour la campagne la veille, entre cinq et six heures ; on revient travailler le lendemain.
Au coup de dix heures tout est ouvert, depuis les comptoirs des armateurs jusqu'aux boutiques de change.
Or donc, comme dix heures sonnaient, un cab entra dans Pater-Noster et s'arrêta à la porte de l'étude du solicitor dont l'infortuné M. Simouns avait été jadis le titulaire. Un jeune homme en descendit.
C'était un élégant gentleman en costume du matin, c'est-à-dire portant un vêtement de même étoffe, pantalon, gilet et jaquette, -- ce que les Anglais nomment une suite, -- ganté de daim et coiffé d'un chapeau gris.
Il s'adressa au valet qui avait pour mission de se tenir au rez-de-chaussée, sous le vestibule, et d'introduire les visiteurs.
-- Mon ami, lui dit-il, n'est-ce pas ici l'étude d'un solicitor ?
-- Oui, monsieur, répondit le valet.
-- M. Simouns, je crois ?
Le valet secoua la tête.
-- Oh ! dit-il, ce n'est plus M. Simouns.
-- Il s'est retiré ?
-- Non, il est mort.
-- Fort bien. Quel est son successeur ?
-- C'est M. James Colcram.
-- Bon ! je désirerais lui parler.
-- Voilà qui est tout à fait impossible ce matin, monsieur.
-- Et pourquoi cela, mon ami ?
-- Parce que M. Colcram plaide à la cour de Drury-Lane dans une affaire très importante.
Le gentleman parut quelque peu désappointé.
-- C'est bien, dit-il, je reviendrai demain.
Et il fit un pas de retraite. Mais le valet le retint : -- Pardon, monsieur, dit-il.
-- Qu'est-ce donc, mon ami ?
-- Vous venez pour un procès, sans doute !
-- Naturellement.
-- M. Colcram a un premier clerc qui est dans l'étude depuis quinze jours seulement, mais qui est au courant de toutes les affaires.
Le gentleman parut hésiter.
-- C'est à M. Colcram lui-même que j'aurais voulu parler.
-- Je puis vous affirmer, monsieur, que M. Salomon Burdett, le maître clerc, est tout à fait au courant.
-- Après ça, murmura le gentleman à part lui, je puis toujours sonder le terrain. Soit. Conduisez-moi auprès de monsieur... Comment l'appelez-vous ?
-- Salomon Burdett.
-- Bien. Conduisez-moi.
Le valet se dirigea vers l'escalier et le gentleman le suivit. Ils montèrent au premier étage. Là, le valet ouvrit une porte, disant : -- C'est ici.
Alors le gentleman aperçut un homme assis devant un bureau surchargé de paperasses.
Cet homme, dont on ne pouvait préciser la taille, car il ne se leva point, portait d'énormes favoris roux, une épaisse chevelure de même couleur et avait sur les yeux des lunettes bleues.
Il salua le gentleman, et, d'un geste, lui offrit un siège.
-- Monsieur, dit alors le gentleman, j'aurais voulu voir M. Colcram.
-- Oh ! monsieur, répondit le maître clerc, M. Colcram ou moi, c'est absolument la même chose.
-- Vraiment ?
-- Je suis au courant de toutes les affaires de l'étude.
-- Je n'en doute pas. Cependant...
Et le gentleman regarda M. Burdett avec attention.
-- Cependant, reprit-il, celle dont je viens vous parler est déjà ancienne.
-- En effet, dit M. Burdett, elle remonte déjà à plusieurs mois.
Le gentleman eut un geste de surprise : -- Comment pouvez-vous le savoir, monsieur, dit-il, puisque je ne me suis point nommé et ne vous ai pas encore dit de quelle affaire il s'agissait ?
-- Je pourrais vous répondre que je suis sorcier, monsieur, dit le clerc, mais je préfère vous dire que je vous ai déjà vu.
-- Hein !
-- Vous êtes Français et vous vous nommez M. Peytavin.
Le gentilhomme eut un nouveau geste de surprise.
Le clerc continua.
-- Je vous ai vu hier à l'enterrement d'une pauvre femme qui se nommait Betzy.
-- En vérité !
-- La femme d'un certain Tom, qui a été pendu récemment pour avoir assassiné lord Evandale Pembleton.
-- Le gentilhomme paraissait stupéfait.
-- Et c'est bien certainement de l'affaire de lord William Pembleton, dit Walter Bruce, que vous venez me parler.
-- En effet, balbutia le gentleman abasourdi.
-- Il y a trois mois, poursuivit M. Burdett, Betzy est venue ici.
-- Ah !
-- Elle apportait à M. Colcram les papiers qui assuraient le gain du procès.
-- Cependant, dit Marmouset, car c'était lui, M. Colcram n'a point voulu se changer de soutenir le procès.
-- Il avait une bonne raison pour cela.
-- Laquelle ?
-- M. Colcram est jeune, il n'a pas encore fait sa fortune.
-- Bon !
-- Et pour soutenir un pareil procès, il faut beaucoup d'argent.
-- Et Betzy n'en avait pas ?...
-- Hélas ! non...
-- Mais les personnes qui ont accepté l'héritage de Betzy, poursuivit Marmouset, ont de l'argent et beaucoup, et elles mettront à la disposition de Colcram telle somme qu'il exigera.
M. Burdett secoua la tête.
-- Il y a encore une autre raison, reprit-il, qui empêchera M. Colcram de se charger de l'affaire.
-- Quelle est-elle ?
-- Il est nommé liquidateur de la succession de lord Evandale Pembleton.
-- Ah ! fit Marmouset.
Et il regarda M. Burdett avec défiance.
-- Enfin, continua celui-ci, M. Colcram ne veut en aucune façon entrer en lutte avec la société des Missionnaires évangéliques, qui est en Angleterre tout aussi puissante que le sont les jésuites en France.
-- Monsieur, dit Marmouset en faisant un pas de retraite, excusez-moi de vous avoir dérangé, je me retire.
-- Pardon, monsieur, dit M. Burdett, un mot encore.
-- Parlez.
-- Je ne suis pas M. Colcram, moi.
-- Bon !
-- Et je puis vous donner un bon conseil.
-- J'écoute.
-- Vous vous engagez dans une mauvaise voie, en songeant à faire un procès.
-- Je ne vois pourtant pas d'autre moyen, fit naïvement Marmouset.
-- Bah !
-- D'abord vous devez savoir que la justice anglaise n'en finit pas et qu'elle a des longueurs inouïes.
-- D'accord.
-- Ensuite, vous êtes élève de Rocambole ?
Marmouset fit un pas en arrière.
-- Quoi ! dit-il, vous savez... ?
-- Je sais que tu es un imbécile ! répondit M. Burdett en français.
Et soudain ses lunettes tombèrent.
Marmouset jeta un cri.
L'bomme qu'il avait devant lui n'était pas, ne pouvait pas être Rocambole.
Et cependant il avait son regard.
Cependant il avait son timbre de voix.
-- Oh ! fit Marmouset ému jusqu'aux larmes, c'est impossible... Vous êtes... non... vous n'êtes pas...
-- Je suis encore plus fort que toi, mon pauvre ami, puisque tu ne me reconnais pas.
Et les favoris et l'épaisse chevelure rousse tombèrent à leur tour.
Cette fois, Marmouset ne pouvait douter.
L'homme qu'il avait devant lui, -- c'était Rocambole ! Rocambole, qu'il avait cru mort...
Et comme l'émotion de Marmouset était au comble et qu'il se précipitait vers M. Burdett les mains tendues, celui-ci remit sa perruque, rajusta ses favoris, et lui dit froidement, en remettant ses lunettes bleues sur son nez : -- Ne faisons pas de bêtises, mon ami, on peut entrer ici d'un moment à l'autre.
-- Vous ! vous ! dit encore Marmouset.
-- Moi, répliqua Rocambole, qui commence par te dire que des gens comme nous ne mettent jamais la justice dans leurs affaires.
Rocambole était subitement redevenu M. Burdett, le maître clerc de M. Colcram.
Et comme Marmouset continuait à le regarder avec un étonnement profond, il lui dit en souriant : -- Tu ne t'attendais pas à me retrouver ici ?
-- Certes non, dit Marmouset.
-- Est-ce que vous m'avez cru mort ?
-- Moi non, mais Vanda pleure et se désole.
Rocambole poussa un bouton de sonnette électrique qui se trouvait à la portée de sa main.
Un deuxième clerc entra. Alors M. Burdett lui dit : -- J'ai à traiter avec ce gentilhomme une affaire extrêmement sérieuse. J'entends qu'on ne me dérange sous aucun prétexte.
Le clerc s'inclina.
Mais comme il allait sortir, M. Burdett le rappela.
-- Ah ! par exemple, dit-il si le révérend Patterson se présentait, vous me préviendriez.
-- Oui, monsieur.
-- Mon bon ami, dit alors Rocambole, racontez-moi donc comment vous êtes sortis du souterrain ?
-- Nous avons été sauvés par Shoking.
Et Marmouset fit au maître le récit de leurs aventures dans les souterrains de la Tamise, et lui dit comment ils étaient parvenus à suivre ses traces, à lui et à Milon, jusqu'à l'ouverture donnant sur le fleuve.
Puis il lui dit encore comment Vanda avait toujours cru que Milon et lui s'étaient noyés, tandis que lui, Marmouset, avait gardé la conviction inébranlable que le maître n'était pas mort, et que s'il ne reparaissait pas tout de suite, c'est qu'il avait pour cela de bonnes raisons.
-- Des raisons excellentes, dit Rocambole.
-- Ah !
-- Et souviens-toi que je suis provisoirement mort pour tout le monde, excepté pour toi.
-- Même pour Vanda ?
-- Même pour elle.
-- Pauvre Vanda !...
Et Marmouset soupira.
-- Alors, reprit-il, vous ne nous aiderez pas dans l'affaire de lord William ?
-- Je ne suis ici que pour cela.
-- Mais si vous êtes mort ?
-- Imbécile ! n'es-tu pas là pour transmettre mes ordres et les exécuter ?
-- C'est vrai, maître.
-- Or, mon ami, poursuivit Rocambole, si nous n'avions affaire qu'à lady Pembleton et à sir Archibald, son père, si même lord Evandale était encore de ce monde, notre besogne serait des plus faciles.
-- Peut-être, dit Marmouset.
-- Mais nous avons à lutter contre une force bien autrement puissante que le tout-puissant gouvernement britannique.
-- Le révérend Patterson ?...
-- Et la bande noire, mon ami, les soldats à longue redingote et à cravate blanche, qui valent une armée de policemen et de détectives...
-- Bon !
-- Et qui, jour et nuit, recherchent ce pauvre homme gris qui, tu le sais, a été condamné à être pendu.
-- Alors, dit Marmouset, il me semble que vous vous exposez quelque peu ici.
-- Ah ! tu crois ?
-- Et si bien grimé que vous soyez...
-- Puisque tu ne m'as pas reconnu, qui veux-tu qui me reconnaisse ?
-- Ce n'est pas une raison ; vos lunettes, votre perruque peuvent se détacher.
-- Au lieu de me dire des niaiseries, reprit Rocambole, tu ferais mieux de me demander comment je suis ici.
-- Je vous écoute, maître.
-- M. Colcram, je te l'ai dit, s'est chargé de la liquidation et de la succession de lord Evandale.
-- Bon ! fit Marmouset.
-- C'est un homme habile et très honnête, ce jeune homme.
-- Ah !
-- Et il fera les choses en conscience.
-- Eh bien ?
-- Ce que le révérend Patterson ne voudrait pas.
-- Pourquoi ?
-- Mais parce que lord Evandale, en échange de la promesse qu'on lui faisait de le débarrasser à tout jamais de son frère, lord Evandale, disons-nous, a signé certains papiers qui attribuent à la Société évangélique des sommes considérables.
-- Fort bien.
-- Et M. James Colcram prendra certainement les intérêts de lady Pembleton.
-- Alors...
-- Alors le révérend Patterson, qui est un homme habile, a voulu avoir auprès de M. Colcram un homme tout à fait à lui.
-- Et... cet homme ?
-- C'est moi, dit froidement Rocambole.
-- Vous ?
-- Oui, mon ami.
Rocambole se mit à rire.
-- Ah ! dit Marmouset, vous serez bien toujours notre maître à tous.
Rocambole continua à sourire.
-- Le révérend Patterson a en moi, dit-il, la plus entière confiance, et ce que je lui conseillerai de faire, il le fera.
-- Mais...
-- Chut ! dit Rocambole.
En ce moment le deuxième clerc entra.
-- Le révérend Patterson, dit-il.
-- Bien, dit Rocambole. Dans une minute.
Le clerc sortit.
Alors Rocambole ouvrit une porte qui donnait dans un cabinet voisin et que recouvrait une draperie.
-- Entre là, dit-il, regarde au besoin par le trou de la serrure. Il y a un trou dans la portière percé à la même hauteur : écoute de tes deux oreilles et surtout ne fais pas de bruit.
Marmouset entra dans le cabinet, dont Rocambole referma doucement la porte.
Puis il ouvrit et referma brusquement une autre porte qui donnait sur le carré, à seule fin de faire supposer au révérend Patterson, qui attendait dans la pièce voisine, qu'il venait de congédier son visiteur.
Le révérend Patterson entra.
C'était bien toujours l'homme que nous avons connu autrefois, grand, maigre, altier de visage.
Il s'assit auprès de M. Burdett et lui dit : -- Eh bien ?
-- J'ai beaucoup réfléchi depuis hier, dit M. Burdett.
-- Ah ! fit le révérend.
-- Et nous ne déposséderons pas lady Pembleton aussi facilement que vous le supposez.
-- J'ai des papiers bien en règle cependant.
-- Oui, mais les armes dont nous nous sommes servies peuvent tourner contre nous.
-- Que voulez-vous dire ?
-- Permettez-moi de résumer les situations respectives.
-- Faites.
-- Nous avons servi lord Evandale contre lord William, son frère, n'est-ce pas ?
-- Sans doute.
-- Maintenant, il s'agit d'assurer le prix de nos services.
-- Naturellement.
-- Pour cela, il faut dépouiller lady Pembleton d'une grande part de sa fortune.
-- Eh bien ?
-- En bien ! qui nous dit que, ruine pour ruine, lady Pembleton ne se décidera pas à traiter avec lord William, qui est toujours à Bedlam ?
-- Ah ! par exemple !
-- C'était fort bien, il y a six mois, poursuivit M. Burdett, d'enfermer lord William à Bedlam.
-- Et maintenant ?
-- Maintenant, il est dangereux qu'il y reste huit jours de plus.
-- Je ne vous comprends pas.
-- Écoutez-moi et vous me comprendrez.
-- Parlez...
-- Il y a à Bedlam un homme qui n'est plus fou.
-- Quel homme ?
-- Edward Cokeries.
-- Bien.
-- Non seulement il n'est plus fou, mais il est devenu l'ami de lord William.
-- Que dites-vous ?
-- La vérité.
Et M. Burdett chercha dans un dossier qu'il avait sous la main une note écrite en chiffres.
-- Je vais vous lire cela, dit-il, et vous verrez...
Le révérend fronça le sourcil.
Quant à Marmouset, du fond de sa cachette, il ne perdait ni un mot ni un geste de cette conversation bizarre...
Le révérend Patterson prit connaissance de la note que Burdett plaçait sous ses yeux.
Elle pouvait, en substance, se résumer ainsi : « Le fou Walter Bruce et le fou Edward Cokeries vivaient à Bedlam dans une intimité parfaite et tenaient entre eux de mystérieux conciliabules.
« Or, quelquefois ; ils prononçaient tout bas le nom de Betzy.
Betzy, on se le rappelle, s'était évadée.
« Il était probable que Walter Bruce et Cokeries ignoraient encore la mort de Betzy.
« Mais il était certain aussi que Betzy avait eu en sa possession la fameuse déclaration du lieutenant Percy.
« Qu'était devenue cette pièce ? »
La note disait encore qu'on avait fouillé le logis de Betzy après sa mort et qu'on n'avait rien trouvé.
Quand le révérend Patterson eut pris connaissance de ce document, il regarda M. Burdett.
-- Eh bien ? fit-il.
-- Eh bien, répondit le premier clerc de M. James Colcram, voici ce qui peut fort bien arriver, c'est que lady Pembleton aille voir lord William à Bedlam.
-- Bon !
-- Qu'elle s'entende avec lui, et que lord William, pour une somme quelconque, fasse régulièrement abandon de tous ses droits.
-- Et puis ?
-- Alors lord William sortira de Bedlam et, au lieu d'un adversaire, nous en aurons deux.
-- Diable ! mais comment empêcher cela ?
-- J'ai trouvé le moyen.
-- Ah !
-- Un moyen excellent de séparer à jamais lord William de lady Pembleton.
-- Que comptez-vous donc faire ?
-- Écoutez-moi bien, mon révérend, dit encore M. Burdett.
-- Voyons ? fit le chef de la Mission évangélique.
-- La captivité de lord William n'a point ébranlé sa raison, comme on pourrait le croire.
-- Vraiment ?
-- Une main mystérieuse, que je soupçonne être celle de cette dame des prisons qui a favorisé l'évasion de Betzy, lui fit avoir des nouvelles de sa femme et de ses enfants. Avec la perspective de les réunir, on peut faire faire beaucoup de choses à lord William.
-- Mais encore ?
-- Il faudrait lui préparer une évasion.
-- Par exemple !
-- Et le faire sortir de Bedlam.
-- Bon ! Après ?
-- Après, reprit M. Burdett, on lui mettra quatre à cinq mille livres dans la main, on le conduira à bord d'un navire en partance pour l'Australie, à bord duquel il trouvera sa femme et ses enfants.
Alors, il faudra bien, acheva M. Burdett, que lady Pembleton et sir Archibald son père s'exécutent vis-à-vis de nous.
-- Vous êtes un habile homme, monsieur Burdett, dit le révérend Patterson.
M. Burdett s'inclina modestement.
-- Cependant, j'ai une objection à vous faire.
-- Laquelle ?
-- Rien n'est plus facile que de faire ouvrir les portes de Bedlam à lord William.
-- Bon !
-- Mais pourquoi simuler une évasion ?
-- Parce que, dit M. Burdett, le jour où on dirait à lord William : on a reconnu que vous n'êtes pas fou, par conséquent vous êtes libre, ce jour-là il se méfierait, et Edward Cokeries plus que lui encore.
-- Mais, une fois libre, consentira-t-il à partir ?
-- Je m'en charge.
-- Comment ferez-vous ?
-- Je lui ferai signer une prétendue transaction avec lady Pembleton.
-- Qui n'en saura rien ?
-- Absolument rien.
-- Et il partira pour l'Australie ?
-- Avec des lettres de crédit sur un banquier de Sydney.
-- Fort bien.
-- Par cette transaction imaginaire, poursuivit M. Burdett, lady Pembleton s'engagera à payer une pension annuelle de cinq mille livres.
-- Ah ! et cette pension sera payée ?
-- La première année, oui.
-- Et la seconde ?
-- Oh ! la seconde, c'est différent.
-- Pourquoi ?
-- Mais parce que dans un an, la succession de lord Evandale sera tout entière dans nos mains. Alors, lord William et lady Pembleton s'arrangeront comme ils pourront.
-- Décidément, monsieur Burdett, dit encore le révérend Patterson, vous êtes un fort habile homme.
M. Burdett salua.
-- Maintenant, reprit le révérend, comment préparer cette évasion dont vous parlez ?
-- Je m'en charge.
-- Mais encore ?
-- Qu'il vous suffise de me donner un mot.
-- Pour qui ?
-- Pour le directeur de Bedlam.
Le révérend s'assit auprès de la table de M. Burdett, et celui-ci mit devant lui du papier et une plume, disant : -- Voulez-vous me permettre de dicter ?
-- Faites...
M. Burdett dicta :
« Il vous plaira, au nom de la Société dont secrètement vous êtes membre, donner au porteur de ce billet toutes les facilités qu'il vous demandera. »
Le révérend écrivit.
-- Maintenant, dit encore M. Burdett, signez de votre signature particulière.
Le révérend mit au bas de la lettre une croix et un P qu'il fit suivre de trois points.
-- Fort bien, dit M. Burdett.
Et il plia le papier et le mit dans sa poche.
-- Quand irez-vous à Bedlam ? demanda alors le révérend.
-- Oh ! ce n'est pas moi qui irai.
-- Qui donc ?
-- Un homme dont je suis sûr.
-- Et quand nous reverrons-nous ?
-- Après-demain.
-- Ici ?
-- Oui.
-- Et à la même heure ?
-- Parfaitement.
-- Mais Colcram n'y sera-t-il point ?
-- Non, il plaidera ce jour-là devant la cour de Marlborough.
Le révérend Patterson se leva.
Il fit un pas vers la porte, puis revint : -- Avec tout cela, dit-il, vous n'avez pas entendu parler de l'homme gris.
-- On a prétendu qu'il s'était noyé.
-- En effet.
-- Mais je n'en crois rien, et je vous dirai même toute ma pensée.
-- Voyons.
-- L'homme gris a vu, en prison, Tom, le condamné à mort.
-- Bien !
-- Tom a dû lui raconter l'histoire de lord William.
Le révérend Patterson tressaillit.
-- C'est pour cela, continua froidement M. Burdett, que je voudrais voir lord William et sa famille en route pour l'Australie.
-- Vous avez raison. Cet homme gris est le seul homme que je craigne.
-- Moi aussi.
-- Faites donc vite et menez-moi cette évasion à bonne fin.
-- Soyez tranquille.
Le révérend s'en alla.
M. Burdett le reconduisit jusqu'à la porte.
Puis, quand le révérend eut descendu l'escalier, le prétendu clerc revint dans son cabinet et rouvrit la porte du cabinet.
-- Viens, dit-il.
Marmouset entra.
-- As-tu entendu ? dit Rocambole.
-- Tout.
-- Eh bien ?
-- Eh bien ! dit Marmouset en riant, je suis comme le révérend Patterson, je vous admire.
-- As-tu deviné qui j'allais charger d'entrer à Bedlam ?
-- Parbleu ! c'est moi. Seulement...
-- Quoi donc ?
-- Il me faut des instructions précises.
-- Oh ! sois tranquille, dit Rocambole en souriant, je vais te les donner.
Et il alla pousser le verrou de la porte, afin que personne ne vînt les déranger.
Il était huit heures du soir.
Le brouillard était plus épais encore que de coutume, et les becs de gaz, noyés dans l'atmosphère, étaient impuissants à éclairer les rues.
Deux hommes cheminaient, néanmoins, dans Lembeth road, parlant tout bas, s'arrêtant quelquefois pour voir si personne ne les suivait, parfois aussi pressant le pas. Quand ils furent au coin de Lembeth road et de Bethleem place, ils s'arrêtèrent de nouveau.
À leur droite se dressait Bethleem-Hospital, c'est-à-dire la maison célèbre d'aliénés que le peuple de Londres, par corruption, appelle Bedlam.
En face d'eux s'élevait l'église catholique de Saint-George.
-- Tout ce que vous venez de me dire, fit alors l'un des deux hommes, est bien extraordinaire, monsieur.
-- Comment cela, ami Shoking ?
Et Marmouset, car c'était lui, posa sa main sur l'épaule de notre vieille connaissance.
-- Vous ne savez pas si l'homme gris est mort ou vivant ?
-- Je n'en sais rien.
-- Cependant, vous êtes allé ce matin chez M. Colcram, le solicitor ?
-- Oui.
-- Avec l'intention de le charger du procès ?
-- Cela est vrai.
-- Et voilà que vous renoncez à cette idée !
-- C'est que j'en ai une meilleure.
-- Eh bien ! dit Shoking avec un accent de franchise toute britannique, vous ne m'empêcherez pas de croire...
-- Quoi donc ?
-- Que l'homme gris est vivant.
-- Quel rapport peut-il y avoir entre l'homme gris et le solicitor Colcram ? dit Marmouset impassible. Attendez donc.
-- Voyons, dit Shoking. Vous avez rencontré l'homme gris ce matin.
-- En vérité !
-- Et c'est lui qui vous aura dit... qui vous aura conseillé.
-- Allons Shoking, dit froidement Marmouset, est-il convenu, oui ou non, entre nous tous qu'en l'absence de l'homme gris, c'est à moi qu'on obéit ?
-- Cela est convenu, dit Shoking avec flegme.
-- Eh bien ! faites ce que je vous commande.
-- Soit, j'obéirai.
-- Et ne vous préoccupez pas d'autre chose.
-- Il faut donc que j'aille d'abord à Saint-George ?
-- Oui.
-- Que je traverse le cimetière, et que j'aille frapper à la porte du chœur. Bien, après ?
-- Le sacristain viendra vous ouvrir et vous lui direz : « Je viens de la part de Tom. »
-- Mais Tom est mort.
-- Cela ne fait rien. Le sacristain saura ce que cela veut dire.
-- Et puis ?
-- Et puis il vous remettra une corde.
-- Une corde ?
-- Oui, celle de Tom. La corde du pendu.
-- Bon. Ensuite ?
-- Vous mettrez la corde dans votre poche et vous viendrez me rejoindre.
-- Où m'attendrez-vous ?
-- Ici.
Et Marmouset s'assit sur un des bancs du square.
Shoking s'en alla.
Il poussa la grille du cimetière, qui était toujours entre-bâillée, et il chemina, non sans une superstitieuse terreur, au travers des tombes.
Arrivé à la porte du chœur il frappa.
Le sacristain vint ouvrir.
Le sacristain et Shoking se connaissaient pourtant de longue date. Mais le premier ne reconnut pas le second.
Il le salua même avec une déférence inquiète et, à tout hasard, il dit : -- Que désirez-vous, milord ?
-- Je viens de la part de Shoking.
Le sacristain tressaillit.
-- Je connais cette voix, dit-il.
-- Ah ! ah ! fit Shoking.
-- C'est la voix de Shoking.
-- Et c'est Shoking lui-même.
-- Vous ?
Et le vieux sacristain ouvrit de grands yeux.
Shoking était, en effet, quelque peu métamorphosé : il était mis comme un prince, avait des boutons de diamant à sa chemise et des bagues à tous les doigts.
Shoking était redevenu lord Wilmot.
Ce lord excentrique qui, au dire de la plèbe de Londres, s'habillait en mendiant et passait souvent la nuit dans les tavernes ou dans les workhouses.
-- Ah ! c'est vous ? dit le sacristain.
-- C'est moi.
-- Et vous venez de la part de Tom ?
-- Oui.
-- Vous savez pourtant que Tom est mort ?
-- Je viens chercher sa corde.
-- La corde qu'il avait donnée à l'homme gris et que celui-ci a léguée à l'abbé Samuel ?
-- Précisément.
-- Montez avec moi dans le clocher, Shoking ; je vous la donnerai : l'abbé Samuel m'en a donné l'ordre.
-- Ah ! dit Shoking.
Comme ils gravissaient le petit escalier en spirale du clocher, le vieux sacristain reprit : -- Ah ! si cette corde était à moi, je ferais ma fortune, Shoking.
-- Comment cela ? demanda le nouveau lord.
-- Vous n'êtes pas sans savoir que la corde de pendu porte bonheur.
-- Certainement non, car sans cela, ce serait une corde comme une autre.
-- Naturellement.
-- Alors, peut-être avez-vous eu la pensée d'en couper un morceau pour vous ?
-- Dieu m'en garde !
-- Comment donc alors feriez-vous votre fortune ?
-- D'une façon bien simple, si elle était à moi.
-- Qu'en feriez-vous ?
-- Je la vendrais.
-- À qui ?
-- À un gentleman qui m'en a fait offrir cinq cents livres.
-- Ah ! bah ! fit Shoking, il est donc bien riche, ce gentleman ?
-- Mais oui.
-- Et comment se nomme-t-il ?
-- C'est M. John Bell.
-- Qu'est-ce que cela ?
-- Le second directeur de Bedlam.
Puis, après un silence :
-- Ah ! fort bien, dit Shoking. Mais un gentleman qui est riche et a un si bel emploi, reprit Shoking, n'a vraiment pas besoin de cela pour être heureux.
-- Il paraît que si, dit le sacristain.
Ils arrivèrent dans la chambre où couchait d'ordinaire l'abbé Samuel.
Celui-ci avait éventré la paillasse, car c'était dans la paillasse qu'il avait caché la corde qui avait étranglé le pauvre Tom.
Le sacristain y fourra la main et la prit.
Puis il la remit à Shoking avec un soupir.
-- Cinq cents livres ! murmura-t-il, de quoi acheter un cottage auprès de Brighton.
Shoking roula la corde et la mit sous son manteau.
-- Mais qu'en voulez-vous faire ? dit alors le sacristain.
-- Moi ? rien...
-- Comment, rien ?
-- Du moins, je ne le sais pas.
-- Ce n'est donc pas pour vous que vous la venez chercher ?
-- Non.
-- Bizarre ! murmura le sacristain.
Et il soupira de nouveau.
Shoking et lui descendirent.
Puis Shoking franchit de nouveau la porte du chœur et s'en alla tandis que le sacristain poussait un troisième soupir. Marmouset n'avait pas bougé du banc sur lequel Shoking l'avait laissé.
-- Avez-vous la corde ? dit-il.
-- Oui, répondit Shoking.
-- Eh bien ! venez.
-- Où allons-nous ?
-- Vous le verrez, ami Shoking.
Et Marmouset prit le nouveau lord par le bras et l'entraîna vers Bedlam.
Marmouset eut sans doute bientôt fait sa leçon à Shoking, car un quart d'heure après, celui-ci sonnait à la grande porte de Bethleem-Hospital.
Marmouset demeurait au dehors, disant :
-- Je vous attends.
Quand la porte fut ouverte, Shoking entra dans la prison.
-- Que désirez-vous, monsieur ? demanda le concierge.
-- Mon ami, dit Shoking avec humeur, vous pouvez m'appeler milord.
Le concierge se confondit en excuses.
Puis il renouvela sa question.
-- Je désire parler au directeur, dit Shoking.
-- Lequel ?
-- Mais au directeur de Bedlam, parbleu !
-- C'est que je ferai observer une chose à Votre Seigneurie.
-- Quoi donc !
-- Bedlam a deux directeurs.
-- Ah ! fort bien.
-- L'un qui se nomme John Bell esquire.
-- Et l'autre ?
-- Master Blount.
-- Lequel est le plus élevé en grade ?
-- Ils sont égaux.
-- Ah ! c'est différent. Eh bien ! annoncez-moi à celui que vous voudrez.
-- Je crois que M. John Bell est sorti ; aussi vais-je conduire milord chez M. Blount.
Et le concierge prit un trousseau de clefs à sa ceinture et ouvrit la grille qui séparait le parloir des corridors intérieurs de la prison.
Shoking traversa plusieurs cours et ensuite un jardin au milieu duquel s'élevait un pavillon.
C'était l'habitation particulière de l'honorable M. Blount, l'un des directeurs.
Le concierge sonna à la porte.
Un grand laquais vêtu de rouge vint ouvrir.
-- Qui annoncerai-je ? demanda-t-il quand le concierge l'eut mis au courant.
-- Lord Wilmot, répondit majestueusement Shoking.
M. Blount était encore à souper.
On introduisit Shoking au salon et on le laissa seul quelques minutes.
Ce temps lui suffit pour s'adresser, en guise de monologue, la réflexion suivante : -- Je ferai certainement tout ce que Marmouset m'a dit de faire, je dirai tout ce qu'il m'a chargé de dire, mais, foi de Shoking et de loyal Anglais que je suis, je veux être pendu avec la corde de Tom, que le sacristain m'a donnée, si je comprends quelque chose à tout cela.
Comme Shoking parlait ainsi en lui-même, une porte s'ouvrit au fond du salon et M. Blount entra.
C'était un petit homme un peu obèse, quelque peu chauve, brun de peau, la lèvre souriante et charnue, qui, de temps en temps, mettait à nu de belles dents blanches. M. Blount était un homme d'environ quarante-huit ans.
Lord Wilmot, c'est-à-dire notre ami Shoking, qui avait décidément du goût pour les grandeurs, lord Wilmot, disons-nous, rendit avec une dignité parfaite le salut que lui adressa M. Blount.
Puis il s'excusa de se présenter aussi tard, et, puisa son excuse dans une pressante nécessité.
-- Milord, répondit M. Blount, j'écoute Votre Seigneurie.
-- Mon cher monsieur, dit alors Shoking sans se départir d'un petit ton protecteur, vous voyez en ma personne un homme aussi malheureux que riche.
-- Ah ! vraiment ?
Et M. Blount regarda le noble personnage avec intérêt.
-- Je suis veuf de lady Wilmot, née à Duncaster, poursuivit Shoking.
M. Blount s'inclina.
-- Veuf et sans enfant...
Ici lord Wilmot soupira... Puis il reprit : -- Mais j'ai un neveu... un neveu sur lequel j'avais concentré toutes mes affections.
-- Hélas ! monsieur, dit charitablement M. Blount, en vous voyant ici, j'ai peur de deviner...
-- Vous devinez sûrement, monsieur, mon neveu a perdu la raison.
-- En vérité !
-- Je lui avais fait donner une brillante éducation. Il parle toutes les langues européennes. Il a fort longtemps habité Paris, et il lui reste même une légère prononciation française quand il parle notre belle langue immortalisée par Shakespeare.
M. Blount s'inclina encore et attendit.
Lord Wilmot continua.
-- Sa folie, sa monomanie plutôt, car il est fort raisonnable pour tout le reste, date de son séjour à Paris.
-- Ah ! fit M. Blount.
-- Je lui servais une fort belle pension annuelle, dix mille livres sterling, deux cent cinquante mille francs en monnaie française.
Il menait la vie à grandes guides, était au Jockey-Club, faisait courir et fréquentait les coulisses de l'Opéra.
C'est l'Opéra qui a causé sa folie.
-- Peut-être, observa M. Blount, était-il d'une nature exaltée, et la musique, la danse ?...
-- Vous n'y êtes pas.
Et lord Wilmot soupira encore.
-- J'écoute, fit M. Blount.
-- Un soir de l'hiver dernier, à l'Opéra, poursuivit Shoking, on donnait le Prophète ; mon neveu, fort amoureux d'un premier sujet de la danse, avait ses entrées dans les coulisses.
-- Naturellement, fit M. Blount.
-- La salle était splendide, tout le high-life parisien s'y trouvait. Mon neveu allait et venait de la salle dans les coulisses et des coulisses dans la salle.
Pendant le dernier entr'acte, il arriva une catastrophe. Un machiniste se pendit à un fil qui tombait du cintre, le long d'un portant.
-- Il se pendit volontairement ?
-- Oui, monsieur.
-- Dans un accès de folie, sans doute ?
-- Non, par désespoir d'amour.
-- Ah ! vraiment ?
-- Il était amoureux de cette même danseuse aux pieds de laquelle mon neveu faisait couler un fleuve d'or.
-- Et cet événement eut sans doute une influence favorable sur la raison de M. votre neveu ? dit encore M. Blount.
-- Vous n'y êtes pas...
-- Ah !
-- Le peuple parisien est le plus superstitieux du monde, poursuivit Shoking.
On avait à peine dépendu le malheureux machiniste dont le corps était encore chaud, que tout le personnel du théâtre se rua sur la corde.
Elle avait une belle longueur, cependant.
Mais elle fut dépecée en petits morceaux et chacun en eut sa part, depuis le régisseur jusqu'au plus modeste valet. Mon neveu eut également son petit bout.
-- Ah ! ah !
-- Cette même nuit, il alla au club, joua et gagna.
Les jours suivants, il eut un bonheur insolent.
-- Et sa raison ?
-- Attendez donc ! Au bout de huit jours, tout le club était décavé ; alors, on ourdit une petite conspiration contre mon pauvre neveu.
Un soir qu'il soupait au Café Anglais, on lui fit prendre un narcotique, il s'endormit profondément.
-- Et on lui vola son bout de corde ?
-- Vous l'avez dit.
-- Et le malheureux jeune homme en est devenu fou ?
-- C'est-à-dire, reprit Shoking, qu'il n'a plus qu'une idée fixe.
-- Laquelle ?
-- Se procurer une corde de pendu.
M. Blount se prit à sourire tristement.
-- Hélas ! monsieur, dit-il, la folie de votre neveu n'est pas un cas unique.
-- Vraiment ?
-- Et nous avons ici même un gentleman parfaitement raisonnable, du reste, qui est frappé de la même monomanie.
-- C'est un de vos pensionnaires ?...
-- Plut à Dieu ! fit M. Blount en levant les yeux au ciel.
Et comme Shoking le regardait :
-- C'est mon collègue, ajouta M. Blount, mon codirecteur, l'honorable M. John Bell, qui dirige avec moi cet établissement.
Et M. Blount poussa un gros soupir, tandis qu'un cri d'étonnement échappait au bon Shoking.
M. Blount continua :
-- Oui, milord, cela est invraisemblable, et cependant, cela est vrai, mon codirecteur, mon collègue, est atteint de monomanie.
-- En vérité ! dit Shoking.
-- Ainsi, poursuivit tristement M. Blount, le directeur d'une maison d'aliénés est lui-même aliéné.
-- C'est à n'y pas croire, monsieur.
-- Aussi, personne ne le croit ; je suis allé chercher le lord-maire et je lui ai conté cela en grand mystère.
-- Et que vous a-t-il répondu ?
-- Le lord-maire a été fort étonné.
Puis, après un moment de réflexion, il m'a dit : -- J'irai demain visiter Bedlam et m'assurerai par moi-même de la vérité de vos assertions.
-- Et il est venu ?
-- Le lendemain.
-- Eh bien ?
-- Il a longuement causé avec M. John Bell.
-- Et il s'est aperçu qu'il était fou ?
-- Nullement, M. John Bell lui a montré l'établissement en détail ; il s'est entretenu avec lui de la folie de différents pensionnaires, et a donné au lord-maire de telles preuves de bon sens et de raison que celui-ci m'a dit en s'en allant : -- Si de vous deux il en est un qui est fou, c'est vous ; et je ne puis m'expliquer votre étrange dénonciation que par l'ardent désir que vous avez d'être seul directeur.
-- Ainsi donc, dit Shoking, M. John Bell est raisonnable toutes les fois qu'il ne s'agit pas de corde de pendu ?
-- Tout ce qu'il y a de plus raisonnable.
-- Et d'où est venue cette monomanie ?
-- C'est une histoire étrange, répondit M. Blount.
-- Voyons ?
-- M. John Bell est Irlandais d'origine, mais il est né à Londres. Il a la prétention d'être gentilhomme et prétend que sa famille était riche et puissante autrefois.
-- Bon ! dit Shoking.
-- Quoiqu'il soit protestant comme nous, sa famille était catholique, prétend-il encore.
-- Et elle a été persécutée ?
-- Naturellement ; et son arrière-grand-père, obligé de quitter l'Irlande, a, dit-il, enfoui une somme considérable dans ses vastes domaines.
-- Fort bien.
-- M. John Bell a même fait, il y a trois ans, un voyage en Irlande.
-- Ah ! ah !
-- Les terres de sa famille avaient été vendues et il eut bien de la peine à les reconnaître.
-- Alors, il s'est mis à rechercher le trésor ?
-- C'est-à-dire qu'avec l'assentiment des nouveaux propriétaires, il fallait entreprendre des fouilles sur divers points. Ces fouilles, comme vous le pensez bien, n'ont amené aucun résultat.
M. John Bell est revenu à Londres ; et il se fut consolé facilement sans doute, si des journaux d'alors n'avaient parlé à grand bruit d'une somnambule célèbre connue sous le nom de Rachel, et qui avait un talent merveilleux pour découvrir les objets perdus.
-- Et, dit encore Shoking, il est allé consulter mistress Rachel ?
-- Malheureusement.
-- Que lui a-t-elle dit ?
-- Qu'il retrouverait sûrement le trésor enfoui par son ancêtre, et que ce trésor était plus considérable encore qu'il ne le supposait.
-- Vraiment ?
-- Que même avec l'argent, poursuivit M. Blount, il retrouverait des parchemins et des papiers établissant ce droit incontestable de porter le titre de lord.
-- Peste !
-- Mais qu'il ne trouverait tout cela que du moment où il aurait en sa possession de la corde de pendu.
-- Et c'est de là que sa folie date ?
-- Comme bien vous pensez.
-- Mais il me semble, dit Shoking, que rien ne doit être plus facile.
-- Vous vous trompez. Quand il y a un condamné à mort à Newgate, ce qui n'arrive pas tous les jours, il y a foule pour acheter sa corde par avance. C'est une question d'enchères, et M. John Bell n'est pas riche en ce moment.
-- Cependant...
-- Dernièrement, reprit M. Blount, on a pendu un Écossais du nom de Tom.
-- Ah !
-- M. John Bell a fait l'impossible pour se procurer la corde.
-- Et il n'a pas réussi ?
-- C'est-à-dire que la corde est en la possession du sacristain de la paroisse catholique de Saint-George.
Shoking se prit à sourire.
-- Et le sacristain ne veut pas la vendre ?
-- Il en demande cinq mille livres.
Shoking accentua son sourire.
-- Pourquoi riez-vous ? dit M. Blount.
-- Excusez-moi, monsieur, répondit Shoking, je vous le dirai tout à l'heure. Veuillez continuer.
M. Blount reprit :
-- Comme vous le pensez bien, et si largement que nous soyons rétribués, M. John Bell n'a jamais eu cinq mille livres en sa possession.
-- C'est un joli denier, en effet.
-- Mais il se trouve toujours des imbéciles qui font des folies le plus raisonnablement du monde.
-- Cela est vrai.
-- Et M. John Bell a trouvé un de ces imbéciles.
-- Ah !
-- C'est un ancien brasseur qui a fait une grande fortune, mais qui voudrait encore être plus riche qu'il n'est.
-- Et il a prêté cinq mille livres à M. John Bell ?
-- À la condition que celui-ci, une fois en possession de la fortune de ses aïeux, lui rendrait le quadruple de cette somme.
-- C'est un joli usurier, ce brasseur.
-- Je ne dis pas non.
-- Alors, M. John Bell a acheté la corde de pendu au sacristain ?
-- Hélas ! non.
-- Pourquoi cela ?
-- Le sacristain ne voulait plus la vendre.
-- Pourquoi donc ?
-- Entre nous, reprit M. Blount, tous les catholiques sont un peu fénians.
-- Je le crois comme vous, monsieur.
-- Ils obéissent plus ou moins à un mot d'ordre.
-- Eh bien ?
-- Et le sacristain a répondu qu'il ne voulait plus la vendre. Les fénians le lui ont défendu.
Shoking souriait de plus en plus.
M. Blount fronça le sourcil.
-- Mais pourquoi donc riez-vous, milord ? demanda-t-il.
-- Parce que je connais l'histoire de cette corde !
-- Ah !
-- Et je sais que le sacristain l'a vendue.
-- Bah !
-- Pour sept mille livres au lieu de cinq.
-- À qui ?
-- À moi.
Et Shoking tira la corde de dessous son manteau. M. Blount eut une exclamation de surprise.
-- Vous croyez donc aussi à cela ? fit-il.
-- Moi ? Pas le moins du monde.
-- Alors, pourquoi avez-vous acheté cette corde ?
-- Parce que, répondit Shoking, j'ai un petit plan que je désire vous transmettre pour la guérison de mon pauvre neveu.
-- Je vous écoute, milord.
-- Vous êtes médecin-aliéniste ?
-- Naturellement.
-- Pensez-vous donc que si mon neveu était mis en possession de cette corde, la monomanie disparaîtrait ?
-- Je ne le pense pas, monsieur.
-- Diable ! fit Shoking, mais alors, j'ai jeté sept mille livres par la fenêtre ?
-- Je le crains.
-- En tout cas, monsieur, cette corde nous servira à quelque chose, reprit Shoking.
-- À quoi ?
-- À pouvoir vous amener mon neveu.
-- Comment l'entendez-vous ?
-- Vous pensez bien que sous aucun autre prétexte il ne consentirait à venir ici. Il faudrait, pour vous l'amener, employer la force, et ce moyen me répugne.
-- Je comprends cela, milord.
-- Voici donc ce que j'ai imaginé.
M. Blount était tout oreilles.
Mais Shoking lui dit avec flegme :
-- Permettez-moi de reprendre haleine.
Et le prétendu lord. Wilmot se prit à respirer bruyamment.
M. Blount examina curieusement la corde.
-- Mais, dit-il, êtes-vous bien sûr que ce soit celle du pendu ?
-- Assurément, dit Shoking. Tenez, voilà encore le nœud coulant tel qu'il a été fait par Calcraft. Et puis le sacristain est un honnête homme...
-- Alors, dit encore M. Blount, vous m'amènerez votre neveu demain ?
-- Non point demain, mais tout de suite, monsieur.
-- Ah !
-- Il est en bas.
-- Où donc ?
-- À la porte, dans mon carrosse.
-- Vraiment !
-- Et je me suis même servi pour l'amener d'un joli stratagème, poursuivit Shoking.
-- Qu'avez-vous fait ?
-- Je lui ai bâti un petit roman tout entier.
-- Je vous écoute, milord.
-- Mon neveu savait que la corde était en la possession du sacristain.
-- Bon !
-- Je suis allé l'acheter, et je lui ai dit ensuite : Nous arrivons trop tard, la corde est vendue.
-- À qui ? m'a-t-il demandé.
-- Au directeur de l'hôpital de Bedlam.
-- Il faut la racheter, m'a-t-il dit vivement.
-- C'est ce que je compte faire, ai-je répondu.
Et nous sommes venus ici tous les deux, lui ignorant que je portais la corde cachée sous mon manteau. Comme je voulais causer seul à seul avec vous, je l'ai laissé en bas, lui disant que je me chargeais de la négociation.
-- Fort bien, dit M. Blount ; mais à présent qu'allez-vous lui dire ?
-- Que vous hésitez à vous en défaire.
-- Bon !
-- Mais que peut-être céderez-vous à ses instances, après avoir résisté aux miennes.
-- Voilà un bon moyen pour l'amener jusqu'ici. Mais comment me le laisserez-vous ?
-- J'ai trouvé un autre moyen encore.
-- Voyons ?
-- Votre codirecteur, M. John Bell, est sorti, m'avez-vous dit ?
-- Oui.
-- En bien ! vous montrerez la corde à mon neveu, mais vous lui direz que vous ne pouvez vous en défaire qu'avec l'assentiment de M. Bell.
-- Fort bien.
-- Et certainement il voudra rester ici jusqu'à ce que M. Bell vienne à rentrer.
-- Tout cela est merveilleusement combiné, milord.
-- N'est-ce pas ?
-- Et si vous voulez aller chercher votre neveu...
-- À l'instant, dit Shoking.
Et le prétendu lord Wilmot se leva.
M. Blount le reconduisît jusqu'au seuil du pavillon et agita un gland de sonnette qui correspondait avec le logis du concierge.
Celui-ci accourut à la rencontre de Shoking.
Et tandis que Shoking s'en allait, M. Blount appela deux infirmiers et leur dit : -- On va m'amener un fou. Tenez-vous dans une pièce voisine de mon cabinet. On ne sait pas ce qui peut arriver.
Shoking, pendant ce temps, avait rejoint Marmouset, qui l'attendait toujours à la porte de Bedlam.
-- Eh bien ! lui dit-il, est-ce fait ?
-- Oui.
-- On m'attend ?
-- Sans doute.
-- Quel est celui des directeurs que vous avez vu ?
-- C'est M. Blount.
-- Oh ! alors, dit Marmouset en riant, la chose ira toute seule.
-- Comment cela ?
-- Ami Shoking, dit Marmouset, contentez-vous de dire et de faire ce que je vous commande et ne vous occupez pas du reste.
-- Cependant, dit Shoking blessé, il y a des choses que je ne comprends pas...
-- C'est parfaitement inutile, dit sèchement Marmouset.
Shoking baissa la tête et se tut. Ils entrèrent à Bedlam.
Marmouset était fort calme, et il pénétra chez M. Blount le sourire aux lèvres.
-- Monsieur, lui dit-il, mon oncle, lord Wilmot, me dit que vous ne voulez pas nous céder la corde de pendu.
-- Monsieur, répondit M. Blount, qui examinait curieusement Marmouset, mon collègue, M. John Bell, et moi l'avons payée fort cher.
-- En vérité ?
-- Cinq mille livres.
-- Je vous en offre dix mille.
-- L'offre est pleine de tentation, mais...
-- Vous hésitez ? dit Marmouset.
-- Oui et non.
-- Plaît-il ?
-- Pour mon compte, je n'hésite pas, mais M. John Bell est sorti.
-- Ah !
-- Et je ne puis rien faire sans son assentiment.
-- Je comprends cela. Mais M. Bell ne tardera sans doute pas à rentrer ?
-- Il sera ici dans une heure sans doute.
-- Eh bien ! je vais l'attendre.
Puis, regardant Shoking, Marmouset ajouta :
-- Mon oncle, voici l'heure de l'ouverture du Parlement. Je vous engage à ne pas manquer à la séance.
-- Je vais donc te laisser ici ?
Et Shoking échangea un malicieux sourire avec M. Blount.
-- Oh ! soyez tranquille, mon oncle, une fois en possession de la corde, je vous rejoindrai.
-- Fort bien, dit le prétendu lord Wilmot.
Et il s'en alla en serrant la main à M. Blount qui continuait à sourire. Alors Marmouset et le directeur de Bedlam se trouvèrent seuls.
-- Monsieur, dit M. Blount, oserais-je vous offrir une tasse de thé, en attendant le retour de mon collègue ?
-- Merci bien, dit Marmouset. Je désire causer un moment avec vous.
-- À vos ordres, monsieur.
-- Mon cher directeur, reprit Marmouset changeant tout à coup de ton et d'attitude, mon oncle est un parfait imbécile.
-- Monsieur !
-- Il a joué avec vous le rôle que je l'avais chargé de jouer avec M. Bell.
-- Que voulez-vous dire ? fit M. Blount étonné.
-- Il vous a apporté la corde...
M. Blount eut un nouveau geste de surprise.
-- Connaissez-vous cela ? dit encore Marmouset.
Et il mit sous les yeux du directeur de Bedlam la lettre écrite par le révérend Patterson.
Ce billet, on s'en souvient, dicté par Rocambole, devenu M. Burdett, premier clerc de maître Colcram était ainsi conçu : « Il vous plaira, au nom de la Société dont, secrètement, vous êtes le membre, donner au porteur de ce billet toutes les facilités qu'il vous demandera. »
À peine eut-il jeté les yeux sur ce papier que M. Blount tressaillit et regarda vivement Marmouset.
-- Ainsi donc, monsieur, fit-il, vous... n'êtes pas... ?
-- Non, dit Marmouset en riant, je ne suis pas fou, et je ne donnerais pas trois shillings de cette corde.
-- Ah !... mais alors ?
-- Alors j'avais besoin de vous voir... et de m'entendre avec vous...
-- Sur quoi ?
-- D'abord sur la manière de faire ce que nous voudrons de votre collègue M. John Bell.
M. Blount leva les yeux au ciel.
-- Et cette corde est un excellent moyen, ajouta Marmouset.
-- Et puis ?
-- Et puis, je veux faire évader un prisonnier.
Ce papier vous ordonne de m'obéir, dit Marmouset.
M. Blount s'inclina.
-- Je suis à vos ordres, dit-il.
Que se passa-t-il entre Marmouset et M. Blount !
Nul ne le sut.
Mais, une heure après, le directeur donna ordre à deux infirmiers de conduire le prétendu fou dans une cellule et de veiller sur lui avec le plus grand soin.
Marmouset se laissa, du reste, emmener sans la moindre résistance. Seulement il avait eu soin d'enrouler autour de son corps la fameuse corde du pendu.
Une heure plus tard, M. John Bell rentra. M. Blount avait donné l'ordre qu'on le prévint de son retour.
M. John Bell habitait un autre pavillon en tout semblable à celui de M. Blount.
Les deux directeurs avaient des rapports de service continuels. Mais ils vivaient à part l'un de l'autre.
Il y avait même entre eux une certaine jalousie, une sorte de rivalité qui prenait sa source dans le raisonnement que chacun d'eux se faisait : -- L'Angleterre n'a qu'une reine ; pourquoi Bedlam a-t-il deux directeurs égaux en pouvoirs et dont les deux volontés peuvent se heurter à chaque instant ?
Ne serait-il pas plus simple qu'on congédiât mon collègue ?
Aussi, à moins de circonstances graves, M. Blount n'allait jamais chez M. Bell.
Et M. Bell ne faisait pas davantage visite à M. Blount.
Cependant, aussitôt qu'il fut prévenu que M. Bell était rentré, M. Blount se hâta de se rendre chez son collègue.
M. Blount, on l'a vu par le billet du révérend Patterson, était affilié à la mystérieuse association qui, du fond d'un petit logement d'Oxford street, gouvernait le monde. Il était de la Société des missions évangéliques.
M. Bell, au contraire, non seulement ne faisait point partie de la Société, mais encore il était catholique.
Il ne fallait donc pas songer à se servir de lui comme on pouvait se servir de M. Blount.
Du reste, c'était un homme intègre, à cheval sur son service et les règlements, en dépit de sa monomanie.
M. Blount se rendit donc chez lui.
M. Bell parut fort étonné.
-- Je regrette, mon cher collègue, dit M. Blount, que vous soyez sorti ce soir.
-- Pourquoi cela ? demanda M. Bell.
-- Parce qu'on nous a amené un nouveau pensionnaire.
-- Eh bien ! vous l'avez reçu ?
-- Sans doute.
-- Alors tout est pour le mieux.
-- Soit, mais vu l'importance du personnage...
-- Ah ! c'est un personnage important ?
-- C'est le neveu de lord Wilmot.
-- Lord Wilmot ?
-- Oui.
-- J'ignorais ce nom.
-- Cela n'a rien d'extraordinaire. Il y a six cents lords en Angleterre.
-- Pour le moins.
-- Mais celui-là est fabuleusement riche.
-- Ah ! ah !
-- Au point qu'il a payé dix mille livres la corde du pendu Tom.
M. John Bell fit un bond sur son siège.
-- Que dites-vous ? fit-il.
-- La vérité.
-- Lord Wilmot a acheté la corde de Tom ?
-- Non pas lui, mais son neveu.
-- Et le neveu est fou ?
-- Non, pas plus que vous.
-- Cependant.
-- Cependant on me l'a amené ce soir.
-- Pourquoi donc, puisqu'il n'est pas fou ?
-- Sa famille a jugé qu'il était fou, du moment qu'il payait un bout de corde dix mille livres.
M. John Bell haussa les épaules.
-- Alors c'est lord Wilmot qui le fait enfermer ?
-- Oui.
-- Nous ne pouvons pourtant pas, dit-il, nous prêter éternellement à de pareilles monstruosités.
-- Plaît-il ? fit M. Blount.
-- Bedlam est une maison de fous.
-- Sans doute.
-- Et pas autre chose.
-- Je ne dis pas non.
-- Et parce qu'il plaît à une famille...
-- Mais les médecins pensent que le jeune homme est fou.
-- Alors je suis fou, moi aussi, dit M. Bell avec emportement.
-- Je ne dis pas cela.
-- Pourtant, continua M. Bell en poussant un profond soupir, vous savez si j'avais envie d'avoir cette corde.
M. Blount ne répondit pas.
-- Mais de qui l'a-t-il donc achetée ?
-- Du sacristain de Saint-George.
-- Le misérable ! il m'avait pourtant donné sa parole.
Et M. Bell frappait du pied.
-- Eh bien ! reprit M. Blount, c'est sir Arthur qui le possède maintenant.
-- Ah ! le neveu de lord Wilmot s'appelle sir Arthur ?
-- Oui.
-- Mais lui a-t-on donc laissé la corde ?
-- Certainement.
-- Il l'a ?
-- Roulé comme une ceinture autour de son corps.
M. Bell demeura pensif un moment.
Puis une inspiration traversa sans doute son esprit.
-- Je veux le voir, dit-il.
-- Qui cela !
-- Sir Arthur.
-- Mais il est couché.
-- Eh bien ! il se lèvera.
-- Ne pourriez-vous attendre à demain ?
-- Non, dit vivement M. Bell.
Et il ouvrit la porte de son cabinet, ajoutant : -- Dans quel pavillon l'avez-vous logé ?
-- Dans le pavillon du sud.
-- Bon !
-- Au numéro 17.
-- J'y vais.
-- Mais, mon cher collègue...
M. Bell ne répondit pas à M. Blount.
M. Bell était déjà hors de son cabinet et descendait l'escalier quatre à quatre.
Et M. Blount souriait en le voyant s'éloigner et murmurait : -- C'est lui qui est fou, par exemple.
M. Bell gagna le pavillon du sud, arriva au n° 17 et pénétra dans la chambre qu'on avait donné à Marmouset.
Celui-ci n'était point couché, comme l'avait dit M. Blount. Il était assis devant une table et écrivait tranquillement.
En voyant entrer M. Bell dont le visage était empourpré, il regarda avec curiosité.
-- Monsieur, dit M. Bell, vous vous nommez sir Arthur ?
-- Oui, monsieur.
-- Je m'appelle John Bell.
-- Ah !
-- Et je suis le directeur de cette maison.
-- Qui est une maison de fous, dit froidement Marmouset.
-- Oui, monsieur.
-- Et dans laquelle on m'a entraîné traîtreusement car je ne suis pas fou, monsieur.
-- Je le crois, dit M. Bell.
-- Vraiment !
Et Marmouset parut tout joyeux.
Les infirmiers souriaient, car une pareille scène n'avait rien de nouveau pour eux.
-- Allez-vous-en ! leur dit M. Bell d'un ton impérieux.
Et il demeura seul avec Marmouset.
M. John Bell avait le visage empourpré et ses yeux avaient un éclat fiévreux.
-- Monsieur, reprit-il quand les infirmiers furent partis, je le vois fort bien, vous n'êtes pas fou.
-- Assurément non, dit Marmouset.
-- Et cependant votre famille vous fait enfermer ?
-- Comme vous voyez...
-- Je vous engage à réclamer, monsieur.
-- Peuh ! dit Marmouset. En Angleterre, il y a des avocats qui savent prouver la folie, et ma famille a pris ses précautions.
M. John Bell frappa du pied avec colère.
-- Je ne me rendrai pas complice d'une pareille infamie, moi ! dit-il.
-- Hélas ! monsieur, à moins que vous ne me laissiez évader, je ne vois pas... quel moyen...
-- Évader ! évader ! s'écria M. John Bell.
-- Pourquoi pas ? fit froidement Marmouset.
-- Voilà qui est tout à fait impossible.
-- Pourquoi ?
-- Mais parce que je ne puis manquer à faire mon devoir.
Marmouset se mit à rire.
-- Cependant, dit-il, vous convenez que je ne suis pas fou.
-- Certainement, j'en conviens.
-- On peut avoir la fantaisie de posséder de la corde de pendu sans que pour cela...
M. John Bell interrompit vivement Marmouset.
-- Vous possédez donc bien réellement cette corde ?
-- La voilà, dit Marmouset.
Et il ouvrit son paletot, et M. John Bell, ébloui, vit la corde enroulée autour de son corps.
M. John Bell avait les yeux hors de la tête.
-- Ah ! fit-il, si je possédais cette corde...
-- Eh bien, que feriez-vous ?
-- Je serais riche.
-- Ah bah !
-- Fabuleusement riche, avant quinze jours.
-- Comment cela ? fit Marmouset en souriant.
Et M. John Bell, qui avait grand besoin, en ce moment, d'une de ces douches bienfaisantes qu'il prodiguait outre mesure à ses pensionnaires, M. John Bell, disons-nous, se mit à raconter avec une grande exaltation l'histoire de ses aïeux, de leurs trésors enfouis et la prophétie de la somnambule qui lui avait dit qu'il ne retrouverait cette fortune qu'autant qu'il aurait en sa possession une corde de pendu.
-- Ah ! vraiment, fit Marmouset, elle vous a dit cela ?
-- Oui, monsieur.
-- Et vous y croyez ?
-- Comme à la lumière du soleil.
-- Moi aussi, dit froidement Marmouset.
-- Aussi, reprit John Bell, si vous me prêtiez cette corde...
-- Oh ! non pas, dit vivement Marmouset.
-- Si vous me la vendiez...
-- Pas pour cent mille livres.
M. John Bell jeta un cri de désespoir.
-- Écoutez, dit Marmouset, nous pourrions peut-être nous entendre.
-- Vrai ! s'écria M. John Bell.
Et il roulait des yeux enfiévrés.
-- Quelle est votre situation ici ?
-- J'ai deux mille livres de traitement.
-- C'est peu.
-- Mais aussi, quand j'aurai retrouvé les trésors...
-- Vous donnerez votre démission ?
-- Oh ! certainement.
-- Eh bien ! pourquoi ne la donnez-vous pas tout de suite ?
-- Parce que je n'ai pas trouvé... l'argent...
-- Mais si vous aviez ma corde...
-- Oh ! je le retrouverai, alors.
-- Eh bien ! dit Marmouset, évadons-nous ensemble.
-- Et puis ?
-- Et puis j'irai avec vous en Irlande ; et si la somnambule vous a trompé, si nous ne trouvons rien, eh bien ! je consens à revenir ici avec vous.
M. John Bell parut se calmer un peu.
-- Ce que vous me proposez là est impossible à première vue, dit-il, mais il y a un moyen de tout concilier.
-- Ah ! vraiment ?
-- Écoutez-moi, reprit M. John Bell, les médecins ont remarqué souvent l'influence heureuse des voyages sur certains cerveaux troublés.
-- Ah !
-- Plusieurs fois j'ai sollicité la permission de faire un voyage et d'emmener avec moi certains de mes pensionnaires dont j'espérais la guérison.
-- Et cette permission vous a été accordée ?
-- Oui.
-- Alors vous la demanderiez pour moi ?
-- Certainement.
-- Mais il faudrait pour cela que ma famille n'en sût rien.
-- Oh ! elle n'en aura pas le temps.
-- Comment cela ?
-- Nous partirons dès demain.
-- Fort bien, dit Marmouset. Mais nous ne partirons pas seuls. Vous avez ici un fou auquel je m'intéresse particulièrement.
-- Bah !
-- Et que je veux emmener.
-- À quoi bon ?
-- Pardon, dit Marmouset. J'ai écouté votre histoire, vous écouterez la mienne, j'imagine.
-- Parlez, dit M. John Bell, résigné à tout pourvu qu'il eût tôt ou tard la bienheureuse corde.
-- Savez-vous quelle est cette corde ? reprit Marmouset.
-- C'est celle d'un homme appelé Tom.
-- Justement.
-- Et Tom, avant de mourir, usant de son droit, l'a léguée au sacristain de Saint-George.
-- Précisément.
-- Et le sacristain vous l'a vendue...
-- À une condition, monsieur.
-- Laquelle ?
-- C'est que je ferai sortir de prison un pauvre diable qui dit être lord William Pembleton.
M. John Bell eut un geste d'effroi.
-- Oh ! quant à cela, monsieur, dit-il, c'est tout à fait impossible.
-- Pourquoi donc ?
-- Parce que lord William Pembleton est tout à fait fou...
-- Je ne dis pas non...
-- Et que les gens qui l'ont fait enfermer...
-- Sont très puissants, n'est-ce pas ?
-- Excessivement puissants.
-- Alors vous ne prendriez pas sur vous ?...
-- Je ne puis rien prendre sur moi.
-- Je vous engage à réfléchir...
-- Oh ! c'est inutile.
-- Je le regrette, dit froidement Marmouset.
-- Mais, monsieur...
-- J'ai engagé au sacristain ma parole de gentleman, et...
-- Monsieur, dit vivement M. John Bell, si je vous écoutais, je manquerais à tous mes devoirs.
-- Mais si vous ne m'écoutez pas, vous n'aurez point la corde. Bonsoir, monsieur...
Et Marmouset reboutonna son paletot, et la corde disparut... M. John Bell suait à grosses gouttes, et il était en proie au plus violent désespoir.
-- Je vous engage, dit encore Marmouset, à me laisser dormir et à aller vous coucher vous-même.
-- Adieu ! dit le pauvre directeur éperdu.
-- Réfléchissez, acheva Marmouset. La nuit porte conseil.
Et il tourna le dos à M. John Bell et se dirigea vers son lit.
Marmouset, dès le lendemain matin, descendit dans le préau. Il était fort élégamment vêtu, -- lord Wilmot ayant eu soin de lui envoyer à la première heure du linge, des habits et un valet de chambre.
Mais ceux qui le connaissaient depuis longtemps, auraient pu constater chez lui une singulière métamorphose.
Marmouset avait d'ordinaire les cheveux châtains et une petite moustache brune aux coins relevés comme la moustache d'un officier français.
Tout cela avait disparu.
Marmouset s'était présenté à Bedlam avec des cheveux blonds, un menton rasé et une belle paire de favoris tirant sur le roux et taillés à l'anglaise.
Marmouset descendit au préau.
Il examina curieusement plusieurs fous, échangea même avec quelques-uns des paroles courtoises et finit par s'arrêter devant un homme jeune encore, mais aux traits amaigris, à l'œil enfiévré, qui était assis à l'écart sur un banc et paraissait fuir la société de ses compagnons d'infortune.
-- Ce doit être mon homme, pensa Marmouset.
Et il se promena de long en large, ne perdant pas de vue le pensionnaire de Bedlam.
Celui-ci, du reste, ne fit aucune attention à lui.
Il avait les yeux fixés sur la porte du préau et paraissait attendre quelqu'un.
Enfin, cette porte s'ouvrit et un petit homme aux cheveux grisonnants, au visage anguleux, tenant par sa physionomie du renard et de la fouine tout à la fois, entra à son tour dans le préau.
Alors le visage de cet homme que Marmouset examinait s'éclaira d'un rayon de joie.
Puis il quitta son banc et alla à la rencontre du nouveau venu. Marmouset le suivit à distance.
Les deux pensionnaires se tendirent la main.
Et Marmouset entendit ces mots :
-- Bonjour, Edward Cokeries.
-- Bonjour, milord.
Puis ils se prirent par le bras et allèrent s'asseoir sur le banc où le premier était assis tout à l'heure.
-- C'est bien eux, dit Marmouset.
Et il s'approcha du banc à son tour.
Les deux fous eurent un geste de défiance et presque d'effroi. Le premier même fit mine de vouloir se lever et s'éloigner. Mais Marmouset le salua et lui dit d'un ton fort respectueux : -- Pardon, milord...
Le fou tressaillit, puis il répondit vivement : -- Vous vous trompez, monsieur, je ne suis pas lord... Je ne le suis pas... Je m'appelle Walter Bruce... rien que Walter Bruce...
-- Comme vous vous êtes nommé autrefois lord William Pembleton.
Et Marmouset se leva de nouveau fort respectueusement. Cette attitude impressionna vivement le pensionnaire de Bedlam.
-- Qui donc êtes-vous, fit-il, vous qui me connaissez ?
-- Je suis un ami, dit Marmouset.
-- Je n'ai plus d'ami.
-- Vous vous trompez, milord.
-- Non, je n'en ai plus, dit lord William en secouant la tête.
-- C'est Tom qui m'envoie...
-- Tom est mort.
-- Je le sais ; mais avant de mourir il m'a tout confié...
Ce nom de Tom avait fait battre le cœur de lord William.
-- Où donc avez-vous connu Tom ? fit-il.
-- Je ne l'ai pas connu.
-- Alors vous ne pouvez venir en son nom.
-- J'ai vu Betzy.
-- Betzy ! vous connaissez Betzy ?
-- Je la connaissais, milord.
-- Ah !
-- Elle est morte.
Edward Cokeries et lord William jetèrent simultanément un cri.
-- Voilà notre dernière espérance qui s'en va, murmura le petit homme grisonnant.
-- Vous vous trompez, monsieur, dit Marmouset ; Betzy est morte à temps. Elle a pu mettre la main sur les papiers que vous aviez cachés chez vous.
Edward Cokeries regarda Marmouset avec défiance.
-- Comment savez-vous cela ? fit-il.
-- J'ai les papiers en ma possession.
-- Ah !
-- Et je sais toute l'histoire de lord William.
-- Mais qui donc êtes-vous ? s'écria de nouveau lord William.
-- Un homme qui vous fera sortir d'ici demain, répondit Marmouset.
-- Sortir d'ici ! Vous me feriez sortir d'ici ?
-- Oui, milord.
-- Ah ! dit lord William d'une voix entre-coupée par les sanglots, ce ne serait pas généreux à vous, monsieur, de vous rire ainsi de deux malheureux comme-nous.
-- Milord, reprit Marmouset, vous n'êtes pas fou, vous ne l'avez jamais été.
-- Certainement non, dit lord William.
-- Edward Cokeries que voilà a été fou, quelques heures, mais il ne l'est plus.
-- Je ne le crois pas, dit le petit homme.
-- Eh bien ! regardez-moi tous deux, reprit Marmouset, ai-je l'air d'un fou, moi aussi ?
-- Non, dit lord William. Cependant vous êtes ici.
-- Oui, milord.
-- Victime sans doute de quelque famille avide... ?
-- J'y suis de mon plein gré, milord.
-- Oh ! c'est impossible.
-- J'y suis venu pour vous.
-- Pour moi !
-- Oui, pour vous sauver...
-- Mais...
-- Pour vous rendre à votre femme et à vos enfants.
À ces mots, les yeux de lord William s'emplirent de larmes.
-- Ne pleurez pas, milord, votre femme et vos enfants sont à l'abri du besoin.
-- Vrai ? Vous me le jurez ?...
-- Je vous le jure.
Lord William leva les yeux au ciel.
-- Et bientôt, continua Marmouset, vous serez dans leurs bras.
-- Ah ! je crois rêver, dit lord William frémissant.
-- Chut ! fit Marmouset, calmez-vous, milord, essayez de dominer votre émotion et écoutez-moi...
Edward Cokeries et lord William regardaient maintenant avec avidité cet homme qu'ils voyaient pour la première fois.
-- Mais qui donc êtes-vous ? demanda une fois encore le malheureux lord William.
-- Milord, dit Marmouset, avez-vous jamais entendu parler de l'homme gris ?
-- Qu'est-ce que cela ?
-- Oh ! je le sais moi, dit vivement Edward Cokeries.
-- Ah ! vous le savez ?
-- L'homme gris a fait trembler bien souvent le révérend Patterson...
-- Ah ! vous savez cela ? dit encore Marmouset.
-- Oui, certes. Eh bien ?
-- Eh bien ! l'homme gris a connu Tom en prison.
-- Bon !
-- Et il s'est intéressé à lord William.
-- Est-ce possible ?
-- Et il a juré de lui rendre la liberté d'abord, et puis sa fortune et son nom.
-- Oh ! s'écria Edward Cokeries, si ce que vous dites là est vrai, si l'homme gris s'intéresse à nous...
-- Je vous le jure.
-- Alors nous sommes sauvés, car il peut tout ce qu'il veut, l'homme gris.
-- Et je viens de sa part, exclama Marmouset.
Marmouset reprit :
-- C'est l'homme gris qui m'envoie.
-- Qui donc êtes-vous ! demanda encore lord William.
-- Moi, dit Marmouset, je ne suis rien, ou presque rien, et mon nom ne vous apprendrait pas grand'chose ; qu'il vous suffise de savoir que je suis dévoué corps et âme à celui que les Anglais appellent l'homme gris et qui pour nous, Français, a un autre nom...
-- Ah ! vous êtes Français ?
-- Oui.
-- Et l'homme gris vous envoie ?
-- Pour vous dire de vous tenir prêt.
-- À quoi ?
-- À sortir d'ici.
Lord William secoua la tête.
-- Il y a bien des gens qui ont essayé de sortir d'ici, dit-il.
-- Et qui n'y sont pas parvenus ?
-- Hélas ! non.
-- Eh bien ! nous en sortirons, nous.
-- Comment ?
-- Par la grande porte, en plein jour.
Lord William secoua encore la tête.
-- Pour aujourd'hui, dit Marmouset, il m'est impossible de vous en dire davantage.
-- Ah !
-- Sous peine de désobéir aux instructions de l'homme gris.
Cependant Edward Cokeries eut une ombre de défiance : -- Mais enfin, dit-il, qui nous prouvera que vous venez de la part de l'homme gris ?
-- Ah ! fit Marmouset, vous voulez une preuve ?
-- Oui, dit lord William, et après je me fierai complètement à vous.
-- Tenez, dit Marmouset en tirant sa main droite de sa poche, regardez...
-- Ma bague ! exclama le clerc.
-- Oui, celle que vous avez remise à Betzy, et que j'ai reprise à son doigt, après lui avoir fermé les yeux, car j'ai reçu son dernier soupir.
-- Maintenant, je vous crois, dit Edward Cokeries.
-- Cependant, fit lord William, qui peut nous répondre que Betzy n'est pas tombée au pouvoir de mes ennemis ?
-- S'il en était ainsi, dit Marmouset, vos ennemis auraient en leur possession les papiers qui peuvent vous aider à recouvrer votre fortune.
-- Eh bien ?
-- Et au lieu d'essayer de vous faire sortir d'ici, vos ennemis vous y laisseraient bien tranquillement.
L'argument était sans réplique.
Aussi le front de lord William s'éclaircit-il soudain.
Edward Cokeries tendit la main à Marmouset.
-- Nous sommes à vous, dit-il, et ce que vous nous direz de faire, nous le ferons.
En ce moment, un nouveau personnage apparut dans la cour. C'était M. John Bell.
Tout monomane qu'il était, M. John Bell était un directeur sévère.
Il avait même une réputation de dureté, et les fous les plus indomptés tremblaient à sa vue.
Aussi personne n'osait l'aborder, quand par hasard il lui prenait fantaisie de se promener dans la prison.
Marmouset, en le voyant, dit à ses nouveaux amis : -- Permettez, je vais aller saluer le directeur.
-- N'y allez pas, dit vivement lord William.
-- Gardez-vous en bien, ajouta Edward Cokeries.
-- Pourquoi cela ?
-- Mais parce que c'est un homme très méchant.
-- Ah bah !
-- Et que lorsqu'on a le malheur de lui adresser une réclamation, il vous répond par l'ordre donné aux infirmiers de vous administrer une douche.
-- J'ai voulu lui raconter mon histoire, reprit lord William.
-- Et il ne vous a pas écouté ?
-- Il m'a fait mettre au cachot.
-- Moi, dit Edward Cokeries, j'ai eu le fouet.
-- Eh bien ! dit Marmouset en riant, vous allez voir que rien de tout cela ne m'arrivera.
Et il alla droit à M. John Bell.
Celui-ci se promenait les sourcils froncés, la tête penchée sur la poitrine.
Il marchait d'un pas inégal et brusque, murmurait des mots sans suite et ressemblait bien plus à un fou qu'à un directeur de maison d'aliénés.
Les fous qui se trouvaient dans le préau s'écartaient de lui avec terreur.
De temps en temps, il relevait la tête et lançait à droite et à gauche un regard féroce.
Puis il retombait dans sa méditation.
Tout à coup, Marmouset se trouva devant lui.
M. John Bell leva d'abord le fouet plombé dont il était toujours armé. Mais il reconnut Marmouset.
-- Ah ! c'est vous, sir Arthur ? dit-il.
Et il eut un sourire aux lèvres et salua le gentleman.
-- C'est moi, dit Marmouset. Avez-vous réfléchi ?
Et Marmouset cligna de l'œil.
-- Oui, dit M. John Bell. J'ai réfléchi que j'avais assez de pouvoir pour obtenir le renvoi du sacristain.
-- À quoi bon ?
-- Pour le punir de son manque de loyauté avec moi.
-- Ah bah !
-- Il m'avait promis la corde au prix de cinq mille livres.
-- Je lui en ai donné dix, et je l'ai eue. Tout le monde eût agi comme lui, monsieur.
M. John Bell frappa du pied.
-- Cet homme n'en est pas moins un homme sans parole, dit-il.
-- Au lieu de vous irriter contre lui, reprit Marmouset, vous feriez bien mieux de réfléchir à mes propositions.
M. Bell soupira.
-- Hélas ! dit-il, elles sont impossibles.
-- Pourquoi donc ?
M. John Bell abaissa le diapason de sa voix et prit tout à coup un air mystérieux : -- Monsieur, dit-il, je vous crois un parfait gentleman.
-- J'ai cette prétention, monsieur.
-- Incapable de manquer à la parole qu'il aurait donnée, poursuivit M. Bell.
-- Assurément.
-- Si je vous demandais votre parole...
-- À quel propos ?
-- Votre parole de ne révéler à âme qui vive le secret que je vais vous confier ?
-- Je vous la donne, monsieur.
-- Votre parole de gentleman ?
-- Et de gentilhomme, ce qui vaut mieux encore.
-- Alors, dit M. John Bell poussant un nouveau soupir, vous allez comprendre pourquoi il m'est impossible d'accepter la condition que vous me faites d'emmener avec nous lord William.
-- Voyons ? dit Marmouset.
-- Sir Arthur, reprit M. John Bell, l'homme dont je parle, est, dit-on lord William Pembleton, et je penche d'autant plus à le croire qu'il n'est nullement fou.
-- Vous êtes dans le vrai, monsieur.
-- Cependant il est condamné à mourir ici.
-- Vraiment ?
-- Et il y est par la volonté d'une puissance contre laquelle je me garderais bien de lutter.
-- Quelle est cette puissance ?
-- Ce n'est pas un homme, c'est une association.
-- Ah ! Ah !
-- Et une association religieuse, qui plus est.
-- Bon, dit Marmouset, on m'a parlé de cela.
-- Vraiment ?
-- Cela se nomme la Société des missions évangéliques.
-- Précisément.
-- Et c'est quelque chose d'équivalent à ce que, sur le continent, on appelle les Jésuites.
-- Vous y êtes.
-- Et vous craignez ces gens-là ?
-- Comme le feu...
-- Ah ! ah ! dit Marmouset en riant ; eh bien ! si c'est le seul obstacle qui vous sépare de ma corde, elle est à vous.
-- Que voulez-vous dire ?
Et les yeux de M. John Bell étincelèrent.
-- Faites-moi donner de quoi écrire, ajouta Marmouset.
-- Et puis ?
-- Et, ma lettre écrite, faites la porter à son adresse.
-- Mais...
-- Je ne puis vous en dire davantage, ajouta Marmouset, mais vous verrez le résultat.
-- Venez dans mon cabinet, dit M. John. Bell qui le prit familièrement par le bras.
Le cabinet de M. John Bell était au rez-de-chaussée de l'un des pavillons qui donnaient sur le préau.
Les fous, voyant passer le nouveau pensionnaire donnant familièrement le bras au terrible directeur, se regardaient avec étonnement.
Lord William et Edward Cokeries n'étaient pas les moins stupéfaits.
Marmouset eut le temps de se retourner et de les regarder tous deux.
Il leur fit même un petit signe qui voulait dire : -- Eh bien ! que vous disais-je ?
M. John Bell ouvrit la porte de son cabinet.
-- Mettez-vous là, dit-il en s'installant devant une table.
Marmouset prit une plume et écrivit une longue lettre.
À qui ? M. John Bell n'en savait rien.
Que contenait-elle ? Il n'en savait pas davantage.
Cependant, debout derrière Marmouset, il regardait par-dessus son épaule.
Mais Marmouset écrivait dans une langue inconnue.
Ce n'était ni de l'anglais, ni du français, ni du russe.
Cette langue bizarre frappa même si fort M. John Bell, qu'il dit à Marmouset : -- Mais dans quel langage écrivez-vous ?
-- J'écris en javanais, répondit Marmouset.
-- Bah !
-- C'est comme j'ai l'honneur de vous le dire.
-- Et à qui écrivez-vous ?
-- Vous allez voir.
Marmouset prit une enveloppe et mit l'adresse en bon anglais : Pater-Noster street, 17.
Monsieur Burdett, maître clerc, chez le solicitor James Colcram.
Puis il ferma la lettre et la remit à M. John Bell.
-- Si cela arrive avant midi, dit-il, j'ai bon espoir que nous pourrons partir demain.
-- En vérité ?
-- Mon Dieu ! oui.
-- Et nous emmènerons lord William ?
-- Ainsi qu'un certain Edward Cokeries.
-- À quoi bon !
-- C'est à prendre ou à laisser, dit froidement Marmouset.
En même temps, il déboutonna de nouveau son paletot. Et la bienheureuse corde que Marmouset portait en guise de ceinture apparut de nouveau aux yeux éblouis et fascinés de M. John Bell.
Marmouset se leva alors.
-- Mais, dit encore M. John Bell, je ne vois pas trop quels rapports il peut y avoir entre ce M. Burdett à qui vous écrivez et la Société des missions évangéliques.
-- Vous le verrez avant ce soir, dit Marmouset.
Et il ne voulut pas s'expliquer davantage.
M. John Bell se résigna à attendre, et Marmouset retourna dans le préau.
Là, il rejoignit lord William et Edward Cokeries.
Ceux-ci lui témoignèrent leur étonnement.
-- Ne vous ai-je pas dit, fit Marmouset en souriant, que je venais de la part de l'homme gris ?
-- Sans doute, fit lord William.
-- Et M. Cokeries ne vous a-t-il pas dit que l'homme gris faisait ce qu'il voulait ?
-- En effet.
-- Eh bien ! l'homme gris m'a donné une partie de sa mystérieuse puissance en m'envoyant ici, voilà tout.
Et Marmouset ne s'expliqua pas davantage avec lord William et Edward Cokeries qu'il ne s'était expliqué avec M. John Bell.
* *
*
M. John Bell, cependant, était toujours en proie à une vive exaltation. Il se promenait à grands pas dans son cabinet et murmurait : -- Il me faut la corde, il me la faut !
Et il se reprenait à rêver millions, parchemins nobiliaires, et il se voyait siégeant au Parlement quelque jour.
Il n'y avait pas une heure que la lettre écrite par Marmouset était partie, portée par un infirmier de Bedlam, que M. John Bell, toujours en proie à son exaltation et à ses rêves de fortune, entendit frapper à sa porte.
-- Entrez ! dit-il d'un ton bourru.
La porte s'ouvrit et livra passage à M. Blount.
Le codirecteur de Bedlam avait une mine quelque peu effarée.
-- Mon cher collègue, dit-il, je voudrais causer sérieusement avec vous.
-- Ah ! dit M. John Bell d'un air de mauvais humeur.
-- Il s'agit de choses graves.
-- En vérité ?
Et M. John Bell, toujours maussade, avança un siège à M. Blount. Celui-ci poursuivit : -- Vous savez que nous avons ici un pensionnaire qu'il nous est enjoint de surveiller rigoureusement ?
-- Nous en avons plusieurs comme ça.
-- Oui, dit M. Blount, mais celui dont je parle... est Walter Bruce...
-- Dites lord William Pembleton.
-- Soit.
-- Eh bien ? fit M. John Bell.
-- Nous avons du lord chief-justice l'ordre formel de ne le laisser communiquer avec personne du dehors.
-- C'est vrai.
-- Et nous perdrions certainement notre place, vous et moi...
-- Après ? fit M. John Bell.
-- Eh bien ! il est venu tout à l'heure une dame qui voulait absolument voir lord William.
-- Ah !
-- Et cette dame, devinez qui elle est ?
-- Je n'en sais rien.
-- C'est lady Evandale Pembleton.
-- Est-ce possible ? fit M. John Bell stupéfait.
-- C'est la vérité.
-- Mais alors... qu'avez-vous fait ?
-- J'ai refusé.
-- Cependant, fit M. John Bell, c'est lord Evandale et lady Evandale sa femme qui ont fait enfermer lord William.
-- Oui.
-- Alors, il n'y avait pas d'inconvénient.
-- Je n'ai pas voulu laisser entrer cette dame sans vous consulter.
-- Diable ! fit M. John Bell.
Et il tomba dans une rêverie profonde.
Tandis que M. Blount et M. John Bell se regardaient en gens qui paraissent fort embarrassés, un valet infirmier leur apporta une carte.
M. Blount y jeta les yeux et tressaillit.
-- Qu'est-ce ? dit M. John Bell.
-- C'est la carte du révérend Patterson.
M. John Bell fronça le sourcil.
-- Diable ! fit-il, que peut-il bien nous vouloir ?
M. Blount était non moins inquiet, en apparence du moins.
-- Faites entrer, dit-il.
Et le révérend Patterson, -- vêtu de sa longue redingote noire, coiffé de son chapeau de quaker, entra modestement, furtivement, les yeux baissés, comme il convient à un homme d'Église dont le royaume, selon la parole de l'Évangile, n'est pas de ce monde.
Il s'excusa fort poliment, humblement même, de déranger ces messieurs qui sans doute avaient de graves occupations, demandant pardon à d'honorables et importants gentlemen comme eux, de les venir entretenir de ses petites affaires.
Puis, tous ses compliments débités, toutes ses excuses faites, il releva la tête.
-- Messieurs, dit-il alors, je ne suis que l'humble exécuteur des volontés du lord chief-justice.
M. John Bell frissonna.
-- Je vous ai transmis, il y a quelque temps, les idées de Sa Seigneurie qui voulait que vous visitassiez avec le plus grand soin un fou d'espèce dangereuse appelé Walter Bruce.
-- En effet, dit M. Blount.
-- Cet homme, poursuivit le révérend en regardant particulièrement M. John Bell, prétend être lord William Pembleton, lequel est mort, comme chacun sait.
-- Incontestablement, dit M. Blount.
-- Mais vous n'ignorez pas, poursuivit le révérend, que ce misérable a la prétention de soutenir des droits imaginaires.
M. Blount crut devoir sourire.
-- Il a fait parvenir, poursuivit M. Patterson, par quel moyen ? je l'ignore, une note à lady Evandale Pembleton.
-- Ah ! fit M. John Bell.
-- Lady Evandale a été non seulement effrayée des menaces de cet homme, mais encore elle a été jusqu'à un certain point ébranlée dans sa conviction.
-- Comment cela ? fit M. Blount étonné.
-- Le mémoire de cet individu qui signe effrontément lord William, alors que, en réalité, il s'appelle Walter Bruce, ce mémoire, dis-je, a vivement ému lady Evandale.
-- En vérité ? dit M. John Bell.
-- Il ne serait pas impossible même que lady Evandale ne voulût voir cet homme.
-- Ah !
-- Qu'elle ne vînt ici...
-- Elle est déjà venue, dit vivement M. Blount.
M. Patterson fit un soubresaut sur le siège qu'on lui avait avancé.
-- Est-ce possible ? dit-il.
-- Il y a moins d'une heure, dit encore M. Blount.
-- Et..., demanda le révérend d'une voix étranglée, que s'est-il passé ?
-- Elle ne l'a pas vu...
-- Ah !
-- Je m'y suis opposé, dit M. Blount.
-- Vraiment ?
Et le visage du révérend se rasséréna.
-- Mais, poursuivit M. Blount, elle doit revenir.
-- Quand ?
-- Demain.
-- Il ne faut pas qu'elle le voie.
-- Ce sera difficile de l'empêcher.
-- Comment ?
-- Elle doit m'apporter un ordre du lord chancelier.
Le révérend avait de nouveau froncé le sourcil.
-- N'y a-t-il donc aucun moyen d'empêcher cette entrevue ? dit-il.
-- Il y en aurait bien un, hasarda M. John Bell.
-- Lequel ?
-- Ce serait... que ce Walter Bruce... ne fût plus ici...
-- Et que... ferez-vous pour cela ? demanda encore le révérend.
-- Je l'emmènerai avec moi.
-- Où donc ?
-- Je compte faire un voyage.
-- Ah ! ah !
-- Et j'emmènerai avec moi un ou deux de mes fous. Les voyages sont quelquefois un bon remède pour la folie.
-- Alors vous partirez demain ?
-- Ce soir même, au besoin.
-- Il faut partir ce soir, dit vivement le révérend.
L'œil de M. John Bell s'illumina.
Il songeait à la corde de pendu, que sir Arthur ne ferait plus maintenant aucune difficulté de lui prêter.
Cependant M. John Bell, comme on va voir, était consciencieux.
-- Il y a pourtant, dit-il, un grand danger dans l'exécution de ce plan.
-- Lequel ! demanda le révérend.
-- Je compte aller en Irlande.
-- Bon !
-- En Irlande, je n'ai plus l'autorité dont je jouis en Angleterre.
-- Eh bien ?
-- Ce Walter Bruce est un homme résolu.
-- Je le sais.
-- Audacieux.
-- Il l'a prouvé.
-- Et s'il allait m'échapper ?
-- J'aimerais encore mieux cela, dit le révérend Patterson, que de le voir s'entretenir avec lady Pembleton.
-- Qu'à cela ne tienne, dit M. John Bell, je suis prêt à partir.
-- Et surtout, emmenez-le, ajouta le révérend.
* *
*
Quelques minutes après, M. Blount reconduisait M. Patterson jusqu'à la porte de Bedlam.
Le révérend souriait. Il était radieux.
-- Le bonhomme, disait-il, a joliment bien donné dans le piège.
-- Ah ! c'est que, dit M. Blount, l'homme que vous m'avez envoyé est fort habile.
-- Il y paraît.
-- Il est merveilleux d'adresse, ce sir Arthur.
-- Ah ! il se nomme sir Arthur ?
-- Oui. Vous l'ignoriez donc ?
-- Je ne le connais pas.
-- Bah ! mais alors...
-- C'est un homme fort habile que j'emploie dans toute cette affaire, un certain M. Burdett, qui l'a choisi.
-- Alors vous ne l'avez jamais vu ?
-- Jamais.
-- Voulez-vous le voir ?
-- Oh ! c'est parfaitement inutile.
Le révérend Patterson s'en alla enchanté de la tournure que prenait toute cette affaire.
À peine le révérend Patterson était-il parti que M. John Bell s'empressa de retourner au préau où il avait laissé sir Arthur.
Mais sir Arthur n'y était plus.
Il était remonté dans sa chambre.
M. John Bell avait trop hâte de le revoir pour ne pas l'y rejoindre.
Certes, si en ce moment le lord maire de Londres fût venu visiter Bedlam et qu'il eût rencontré le second directeur, il n'aurait peut-être pas émis la même opinion qu'à la première visite.
M. John Bell était écarlate.
Sa physionomie, sa démarche saccadée, la fièvre qui brillait dans ses yeux, tout en lui annonçait la folie et une folie incurable.
Il entra chez Marmouset comme un ouragan.
Le prétendu sir Arthur était fort tranquillement assis devant une table et écrivait.
-- Eh bien ! dit-il en regardant M. John Bell qui haletait, je gage que vous m'apportez une nouvelle importante ?
-- Une très grande nouvelle, dit M. John Bell.
-- Voyons !
-- Rien ne s'oppose plus à notre départ.
-- Vraiment ?
-- Et nous pourrons emmener avec nous Walter Bruce.
-- Vous voulez dire lord William ?
-- Oui.
-- Ah ! c'est que, dit Marmouset toujours calme, j'ai une fantaisie singulière.
-- Laquelle ?
-- Je voudrais avoir votre opinion sur cette affaire.
-- Quelle affaire ?
-- Savoir si vous croyez réellement à l'histoire de lord William.
-- J'y crois, dit M. John Bell.
-- Alors, dit Marmouset, convenez que vous vous êtes fait l'instrument d'une horrible spéculation de famille.
-- Non, pas moi, dit John Bell.
-- Qui donc alors ?
-- Le lord chief-justice.
-- Auquel vous obéissez.
-- Forcément, hélas !
-- Alors le lord chief-justice vous permet de l'emmener avec vous dans ce voyage ?
-- Oui, ou plutôt c'est le révérend Patterson.
-- Ce qui est absolument la même chose.
-- Vous avez raison, dit M. John Bell.
Marmouset ouvrit négligemment son paletot et, M. John Bell put voir une fois de plus la fameuse corde nouée autour de ses reins.
Cette vue acheva de le surexciter.
-- Vous savez que nous partons ce soir ? dit-il.
-- Ah ! fit Marmouset avec flegme.
-- Par l'express de Liverpool...
-- Vraiment ?
-- C'est la route la plus courte pour aller en Irlande.
-- Cela dépend du comté dans lequel on se rend.
-- C'est juste, mais cette voie est la plus courte.
-- Soit, dit Marmouset.
Et il reboutonna son paletot.
-- Oh ! reprit M. John Bell, je crois aux paroles de la somnambule comme à la lumière du soleil.
-- Cherchez une autre comparaison, dit Marmouset, car à Londres vous pourriez vous tromper.
-- Comment cela ?
-- Dame ! on voit si rarement le soleil !
-- C'est juste. Mais enfin je crois aux paroles de la somnambule...
-- Ah ! ceci est une autre affaire... et...
-- Et je retrouverai les trésors de mes aïeux, grâce à la corde du pendu.
-- J'en suis très persuadé, dit Marmouset.
-- Les trésors et les parchemins...
-- Ah ! il y a des parchemins aussi ?
-- Oui. Et quand je les aurai trouvés, j'aurai droit au titre de lord.
-- Bravo !
-- Je siégerai à la Chambre haute, poursuivit sir John Bell avec exaltation, je parlerai en faveur de l'Irlande...
-- À merveille !
-- Et j'attaquerai le lord chief-justice.
-- Alors vous défendrez au besoin lord William ?
-- Incontestablement.
Marmouset se mordit les lèvres pour ne pas rire.
-- Que me chantait donc Rocambole ? pensa-t-il. À l'entendre, M. John Bell était un homme difficile à prendre et à mettre dans notre jeu... Eh bien ! mais nous l'eussions créé tout exprès pour en faire un complice de notre cause qu'il ne serait pas plus réussi.
-- Ainsi, reprit M. John Bell, tout cela est bien convenu, n'est-ce pas ?
-- Sans doute.
-- Nous partons ce soir ?
-- Oui.
M. John Bell se gratta l'oreille.
-- Il n'y a plus, dit-il qu'une chose qui m'embarrasse quelque peu.
-- Laquelle ?
-- Comment emmènerons-nous lord William ? Consentira-t-il à venir ?
-- Oh ! je m'en charge.
-- Est-ce que vous tenez aussi à emmener cet ancien homme de loi ?
-- Edward Cokeries ?
-- Oui.
-- Je n'y tiens aucunement, moi, mais c'est une des conditions que le sacristain m'a faites en me vendant la corde.
-- Nous l'emmènerons, alors. Chère corde ! bienheureuse corde !
Et le grave directeur de Bedlam se mit à danser par la chambre. Il ne s'arrêta que lorsque les pas d'un infirmier se firent entendre dans le corridor.
-- Un joli médecin aliéniste ! pensait Marmouset. Il est plus fou que le plus fou de ses pensionnaires.
On frappa à la porte.
M. John Bell calma sa joie subitement et alla ouvrir.
L'infirmier apportait sur un plateau la carte de lord Wilmot. L'excellent lord était au parloir et il voulait voir son neveu et se rendre compte par lui-même de son état mental.
-- Goddam ! murmura John Bell après avoir écouté l'infirmier qu'il congédia ensuite, pourvu qu'il n'ait pas la fantaisie de vous emmener, à présent !
-- Qu'est-ce que ça fait ?
-- Comment ! vous me le demandez ?
-- Sans doute.
-- Mais, alors, vous ne partiriez pas ?
-- Au contraire. À huit heures précises, vous me trouveriez à la gare de Charring-Cross.
-- Vous me le promettez ?
Et M. John Bell regardait Marmouset avec anxiété : -- Je vous le jure.
Et, quittant M. John Bell, qui avait bonne envie de se remettre à danser, Marmouset descendit au parloir, où lord Wilmot, c'est-à-dire Shoking, l'attendait...
Shoking attendait au parloir.
Marmouset lui trouva la mine quelque peu bouleversée. Et se mettant à rire, il lui dit : -- Je ne m'attendais guère à ta visite.
-- Et moi, je ne comptais pas venir, dit Shoking.
Puis il jeta un regard autour de lui, parut s'assurer que personne ne pouvait les entendre.
-- Nous sommes seuls ? dit Shoking, bien seuls ?
-- Voyons, reprit Marmouset, de quoi s'agit-il ?
-- Je n'en sais absolument rien.
-- Hein ?
-- J'ai fait hier tout ce que vous avez voulu, n'est-ce pas ?
-- Sans doute. Eh bien ?
-- Mais je vous ai dit que j'agissais comme un instrument inconscient, que je parlais comme un perroquet et que je répétais une leçon qu'on m'avait apprise.
-- Et puis ?
-- Mais que je ne comprenais absolument rien à tout cela.
-- Il n'était pas nécessaire que vous comprissiez, ami Shoking.
-- C'est ce que je me suis dit, et il paraît que je dois continuer... à ne pas comprendre ?
-- Peut-être bien. Mais enfin, de quoi s'agit-il ?
-- Oh ! d'une chose fort simple en apparence.
-- Voyons.
-- Tout à l'heure, je me promenais dans le Strand, lorgnant les demoiselles de boutique et examinant les étalages ; tout à coup on me frappe sur l'épaule.
-- Qui donc ?
-- Un homme que je voyais pour la première fois.
-- Comment était-il ?
-- Un blond avec des lunettes ; il avait des papiers sous son bras ; un homme de loi, pour sûr.
Marmouset se prit à sourire, car dans le signalement il avait reconnu M. Burdett.
-- Ah ! fit-il, êtes-vous sûr aussi, Shoking, que le personnage vous fût inconnu ?
-- Parfaitement sûr.
-- Vous ne l'aviez jamais vu ?
-- Jamais. Mais pourquoi me demandez-vous cela ?
-- Oh ! dit Marmouset, je pensais que peut-être vous l'aviez déjà vu ; car, au signalement que vous me donnez, je reconnais cet homme.
-- En vérité ? dit Shoking.
-- C'est le premier clerc de M. Colcram, le solicitor.
-- Ah ! fort bien. Mais je ne l'avais jamais vu.
-- Soit. Et que vous a-t-il dit, M. Burdett, car il se nomme M. Burdett ?
-- Un mot qui m'a stupéfié. Il m'a dit : Bonjour, milord.
-- Vraiment ?
-- J'avais repris cependant mes habits ordinaires et j'étais redevenu Shoking, le pauvre diable.
-- Bon ! dit Marmouset souriant toujours.
-- Je l'ai regardé alors et je lui ai dit : « Gentleman, vous vous moquez de moi. »
-- Je me moque si peu de vous, m'a-t-il répondu, que je vais vous dire votre nom.
-- Je m'appelle Shoking.
-- Parfaitement, mais vous vous nommez aussi lord Wilmot.
-- Ah ! vous savez cela ?
-- Et vous avez fait enfermer hier soir, à Bedlam, sir Arthur, votre neveu ?
-- C'est vrai. Mais comment le savez-vous ?
-- Peu vous importe. J'ai un message à vous donner pour lui.
-- Pour sir Arthur ?
-- Sir Arthur ou Marmouset, c'est la même chose. Vous voyez que je suis au courant.
-- Et il vous a remis une lettre ?
-- Oui, en m'engageant à vous l'apporter tout de suite.
-- Où est-elle ?
-- La voilà.
Et Shoking tira la lettre de sa poche et la tendit à Marmouset. Celui-ci l'ouvrit.
Elle était écrite dans cette langue bizarre que M. John Bell n'avait pu déchiffrer, et que Marmouset lui avait dit être du javanais. Marmouset lut : « J'ai envoyé une fausse lady Pembleton. Le révérend, effrayé, a dû autoriser M. John Bell à partir avec lord William. Si tu pars ce soir, ne manque pas, à la gare de Charring-Cross, d'acheter le Pall Mall Gazette.
« Tu reconnaîtras sans doute le libraire.
« Il te donnera un exemplaire du journal, dans lequel tu trouveras une lettre.
« Cette lettre renferme les instructions.
« BURDETT. »
Shoking aurait bien voulu savoir ce que contenait cette lettre. Mais Marmouset jugea probablement inutile de lui en faire part, car il la mit dans sa poche fort tranquillement.
-- C'est bien, dit-il.
-- Pardon, observa Shoking, je voudrais vous faire une question.
-- J'y répondrai si je peux. Parle.
-- Comment se fait-il que cet homme que je n'avais jamais vu m'ait abordé ? Il aurait fort bien pu se tromper.
-- C'est que cet homme te connaissait.
-- Ah bah !
-- Comme tu le connaissais toi-même.
-- Mais je vous dis que c'est la première fois que je le vois.
-- Et moi, je t'affirme le contraire.
-- Oh ! par exemple !
-- Tu l'as même beaucoup connu...
Shoking tressaillit. Marmouset souriait toujours.
-- Tu as vécu longtemps avec lui.
-- Oh ! non, dit Shoking, c'est impossible.
-- Quoi donc ?
-- Ce ne peut être... n'est-ce pas !
Un nom allait monter à ses lèvres.
-- Chut ! dit Marmouset, pas un mot de plus.
Shoking demeura bouche bée.
-- Va-t'en, dit encore Marmouset.
-- Et quand faudra-t-il que je revienne.
-- Ici ?
-- Oui.
-- Tu ne reviendras pas.
-- Pourquoi ?
-- Parce que je n'y serai plus.
-- Vous voulez sortir de Bedlam ?
-- Sans doute : Je m'en vais ce soir.
-- Et où allez-vous ?
-- À la gare de Liverpool.
-- Seul ?
-- Non, avec lord William et Edward Cokeries.
Shoking tombait d'ébahissement en ébahissement.
-- Et puis ? fit-il haletant.
-- À Liverpool, nous embarquerons pour l'Irlande.
-- Mais alors, dit Shoking, Vanda... et moi ?...
-- Vous vous tiendrez tranquilles à Londres.
-- Jusqu'à quand ?
-- Jusqu'à ce que je vous écrive, si je vous écris.
-- Ma foi ! dit Shoking un peu vexé, c'est tout de même désagréable d'avoir affaire à des gens aussi mystérieux que vous.
Marmouset ne se fâcha point.
-- Je suis mystérieux, dit-il, parce que je n'en sais guère plus long que toi. J'attends de nouvelles instructions.
Shoking étouffa un cri.
-- Ah ! cette fois, dit-il, je comprends... et l'homme que j'ai rencontré... Mais je suis donc un idiot de ne pas l'avoir reconnu ?... Cet homme, c'était...
-- Tais-toi ! dit Marmouset sèchement.
Et il congédia le prétendu lord Wilmot, et reprit le chemin du préau, où il allait avertir lord William et Edward Cokeries, de leur prochain départ.
À sept heures, ce soir-là, un cab à quatre places stationnait devant la principale porte de Bedlam.
Les domestiques avaient déjà chargé dessus une demi-douzaine de colis. C'étaient les bagages de M. John Bell.
Son valet de chambre, qui était du voyage, causait familièrement avec le cocher.
-- Nous sommes de vieilles connaissances, Tobby, disait-il.
-- En effet, monsieur Jack, répondit le cocher. Voici bien près de dix ans que nous nous connaissons.
-- Oui, Tobby, il y a bien dix ans, en effet.
-- Dame ! reprit Tobby le cabman, voici plus de trente fois que je vous amène.
C'est comme une fatalité, monsieur Jack, et toutes les fois que les policemen amènent un fou à l'hospice, c'est moi qui passe en ce moment dans la rue et à qui ils font signe de s'arrêter pour le prendre.
-- Et les pourboires, dans ces cas-là, sont maigres, n'est-ce pas, Tobby ?
-- Oh ! il y a quelquefois des fous généreux.
-- Eh bien ! cette fois, vous ne vous plaindrez pas, Tobby.
-- Mais, monsieur Jack, il me semble que je ne vais pas voiturer des fous, aujourd'hui ?
-- Mais si...
-- On m'a dit cependant que j'allais conduire M. Bell, un de vos directeurs, au chemin de fer.
-- On vous a dit la vérité, Tobby.
-- Et M. Bell n'est pas fou, que je sache, monsieur Jack.
Jack se prit à sourire.
-- M. Bell n'est pas seul, dit-il.
-- Ah !
-- Il emmène avec lui trois pensionnaires de Bedlam.
-- Qui sont guéris, sans doute ?
-- Oui et non.
-- Je ne vous comprends pas, dit Tobby.
-- Écoutez-moi, Tobby, je vais vous dire la vérité tout entière.
-- Parlez, monsieur Jack.
-- Vous allez conduire quatre personnes à l'intérieur et moi sur le siège.
-- Ce qui fait cinq, monsieur Jack.
-- Eh bien ! sur les cinq personnes, il n'y a véritablement qu'un fou.
-- En vérité ?
-- Et, ce fou, je vous le montrerai quand nous arriverons à Charring-Cross.
-- Pourquoi pas tout de suite, monsieur Jack.
-- Non, j'ai mes raisons pour cela.
-- Comme il vous plaira, monsieur Jack.
-- Qu'il vous suffise de savoir, Tobby, que l'homme le plus heureux de Bedlam en ce moment, ce n'est pas une de ces cinq personnes, comme vous pourriez le croire.
-- Qui donc est-ce ?
-- C'est M. Blount, le second directeur.
-- Et pourquoi est-il si joyeux, monsieur Jack ?
-- Parce que M. Bell s'en va.
-- Question de jalousie, peut-être...
-- Chut ! dit Jack, voici nos voyageurs.
En effet, la porte s'ouvrit et M. John. Bell parut, coiffé d'une casquette à double visière, une lorgnette et une gibecière en bandoulière et un plaid sur l'épaule.
Derrière lui, venait lord William, à qui Marmouset donnait le bras. Edward Cokeries fermait la marche.
M. John Bell était toujours dans le même état d'exaltation. Il interpellait Tobby.
-- Hé ! cabman, lui dit-il, votre cheval marche-t-il bien, au moins ?
-- Ah ! pour ça, oui, Votre Honneur...
-- C'est que je ne veux pas manquer le chemin. Songez donc, Tobby, il y va pour moi de sept ou huit cent mille livres, peut-être...
-- Juste ciel ! dit Tobby ; mais il faudrait encore chercher pour trouver une pareille fortune à Londres.
-- Et d'un titre de lord..., ajouta M. John Bell.
Jack souriait toujours.
-- Les chemins de fer sont vraiment bien mal organisés, poursuivit M. John Bell. Il faut aller à Charring-Cross pour repasser ensuite la Tamise et revenir à London Bridge, puis ensuite... gagner le Liverpool railway par une voie souterraine... Oh ! ça n'en finit pas.
Et M. John Bell ouvrit la portière du cab.
-- Quelle heure est-il, cabman ?
-- Sept heures un quart, monsieur.
-- Alors, nous arriverons à temps ?
-- Plus d'un quart d'heure d'avance.
Marmouset, lord William et Edward Cokeries étaient déjà installés dans le cab.
-- Fouettez donc votre cheval, cabman, dit alors M. Bell à son tour. Il est en bien mauvais état, votre cheval.
-- Il est maigre, mais il est bon, monsieur.
-- Cabman, poursuivit M. John Bell au moment où Jack refermait la portière, si nous arrivons à temps, vous aurez une couronne pour votre course et un shilling de pourboire ; et puis, quand je serai lord, je vous donnerai un cheval pour remplacer celui-là, qui, décidément, a fort mauvaise façon.
Jack grimpa sur le siège à côté de Tobby, et le cab partit à une allure modérée, se dirigeant vers le pont de Westminster.
Et, comme tout cab aime à causer pour abréger les longueurs de la route, Tobby reprit : -- Ma foi ! monsieur Jack, si M. John Bell n'était pas le directeur, je croirais volontiers...
-- Taisez-vous donc, Tobby.
-- C'est que les trois autres ont tout à fait l'air raisonnable, monsieur Jack...
-- Je vous ai dit, Tobby, que sur les quatre il y avait un seul fou.
-- Bon !
-- Et que je vous le montrerais à la gare.
-- C'est bien, dit Tobby. Pour que vous me répondiez ainsi, il faut que vous ayez vos raisons.
Et il parla d'autre chose.
Vingt minutes après, le cab entrait dans la gare de Charring-Cross, laquelle, on le sait, est située à l'entrée du Strand, tout auprès de Trafalgar-Place.
M. Bell s'élança hors de la voiture avant même que Tobby eût fini de tourner correctement devant le péristyle. Alors, Jack dit en souriant : -- Regarde bien, maintenant, Tobby.
-- Eh bien ? monsieur Jack.
-- Eh bien ! le seul, l'unique fou, c'est M. John Bell.
-- Ah ! par exemple !
-- Il est fou à lier, et M. Blount m'a donné ses instructions, ajouta Jack d'un ton de mystère.
Il paya le cabman et s'occupa du transport des bagages.
* *
*
Pendant ce temps, Marmouset, que M. John Bell appelait toujours sir Arthur, arrivait dans la gare et cherchait des yeux l'étalage du libraire qui, en Angleterre comme en France, se trouve dans chaque station.
L'étalage était dans un coin, à gauche.
Assis à son bureau, le libraire avait la tête dans ses deux mains, des lunettes bleues sur les yeux, et paraissait lire avec une grande attention un livre ouvert devant lui.
-- Pardon, monsieur, dit Marmouset, auriez-vous encore, par hasard, un exemplaire de Pall Mall Gazette ?
Le libraire tressaillit et leva vivement la tête.
Puis, avec la main gauche, il remonta ses lunettes sur son front. Marmouset étouffa un cri.
-- Milon ! dit-il.
-- Tu vois, répondit le vieux compagnon de Rocambole, tu vois que moi non plus je ne suis pas mort.
Et Milon laissa retomber ses lunettes bleues sur son nez.
Milon avait laissé retomber ses lunettes sur son nez.
-- Voilà le Pall Mall Gazette, dit-il.
Puis, regardant l'horloge qui se trouvait dans la gare : -- Il y a encore vingt minutes avant le départ, ajouta-t-il.
-- C'est vrai, dit Marmouset.
-- Et nous avons le temps de causer.
-- Causons, fit Marmouset.
-- Tu penses bien, reprit Milon, que le maître n'a pas écrit une lettre ?
-- Comment ! dans ce numéro du journal que tu me donnes, il n'y a pas une lettre ?
-- Non.
-- Mais alors, ces instructions ?
-- Tu les trouveras dans le journal.
-- Comment ça ?
-- Tu trouveras de page en page un mot, une ligne, une lettre qui sont pointés au crayon bleu.
-- Ah ! fort bien.
-- Tu les assembleras et tu sauras ce que tu as à faire.
-- Je comprends.
-- Mais comme nous avons le temps, poursuivit Milon, je puis te le dire tout de suite.
-- Ah !
-- Tu seras demain matin à Liverpool.
-- Fort bien.
-- Le premier steamer qui chauffera pour Dublin se nomme la Crimée, le capitaine est un de nos amis.
-- Ah ! vraiment ? Mais nous nous embarquons donc ?
-- Sans doute.
-- Et nous irons en Irlande ?
-- Pas tout à fait.
Marmouset ouvrit de grands yeux.
-- Du moment où nous nous embarquons, dit-il, je ne vois pas où nous nous arrêterions en chemin, à moins qu'on ne mette à présent pied à terre en pleine mer.
-- C'est que tu ne sais pas la géographie.
-- Plaît-il ?
-- Ce qui ne fait pas honneur à l'éducation brillante que le maître et moi nous t'avons donnée, dit Milon, qui s'était repris à tutoyer Marmouset.
-- Ah ! c'est juste, fit celui-ci, j'oubliais l'île de Man.
-- Sans doute, et tous les steamers touchant au port de Douglas.
-- Alors, nous irons jusqu'à l'île de Man ?
-- Oui.
-- Et là, que ferons-nous ?
-- Ah ! dit Milon, je ne vais pas avoir le temps de tout te dire, car voici M. John Bell qui s'approche.
-- Diable !
-- Qu'il te suffise de savoir qu'il y a une somnambule à l'île de Man.
-- Et nous irons la consulter ?
-- Oui, et elle vous dira où se trouve le trésor que cherche M. John Bell.
-- Mais puisque nous ne devons pas aller jusqu'en Irlande...
-- Chut ! le Pall Mall Gazette t'apprendra le reste. Voici M. John Bell.
En effet, le directeur de Bedlam, qui trépignait d'impatience, venait droit à sir Arthur.
Sir Arthur posa un shilling sur la table du prétendu libraire.
Milon lui rendit six pence et lui dit en pur anglais : -- Bon voyage, gentleman.
Marmouset fourra le journal dans sa poche et rejoignit M. John Bell. Celui-ci lui dit : -- Le cabman avait raison. Nous sommes arrivés un bon quart d'heure trop tôt. Il me plaît beaucoup, ce cabman.
-- En vérité ? dit Marmouset.
-- Et quand je serai lord, je lui achèterai un cheval...
-- Avez-vous fait enregistrer vos bagages ? dit Marmouset.
-- Jack s'en est occupé.
Et M. John Bell regarda l'horloge à son tour.
-- Décidément, dit-il, ces chemins de fer sont d'une lenteur intolérable.
-- Soyez tranquille, nous partirons à l'heure. Où sont nos deux fous ?
-- Jack les surveille.
Marmouset prit le bras de M. Bell et poursuivit : -- Je viens de causer avec le libraire, et il m'a donné un renseignement précieux.
-- Que vous a-t-il dit ?
-- Que les steamers touchent à l'île de Man.
-- Encore un retard ! dit M. Bell en frappant du pied.
-- Mais à l'île de Man il y a une somnambule qui fait merveille.
-- Une somnambule ?
-- Oui.
-- À quoi bon, puisque nous avons la corde ?
-- C'est égal, dit Marmouset, elle a une grande réputation, et il paraît qu'elle a retrouvé beaucoup de trésors déjà.
-- En vérité ?
-- C'est du moins ce que le libraire m'a dit.
M. John Bell tomba dans une profonde rêverie, d'où il fut bientôt tiré par la cloche du départ.
Jack avait retenu tout un compartiment, et il s'y trouvait installé déjà avec lord William et Edward Cokeries. M. Bell et Marmouset y prirent place à leur tour.
Le train partit.
Pendant tout le voyage, lord William et Edward Cokeries furent silencieux.
En revanche, M. John Bell se livra à toutes sortes de divagations. Il ne dormit pas de la nuit et traça le programme minutieux de l'existence qu'il comptait mener aussitôt qu'il serait en possession de la fortune et des trésors de ses aïeux.
De temps en temps, Jack levait les yeux au ciel et semblait dire : -- Si cela continue, il faudra l'attacher.
Enfin on arriva à Édimbourg à sept heures du matin.
M. Bell, grâce à son indicateur, était au courant du départ des steamers.
-- C'est à neuf heures que la Crimée lève l'ancre, dit-il, nous n'aurions pas le temps de déjeuner à terre.
-- Nous déjeunerons à bord, répondit Marmouset.
Et ils se rendirent directement de la gare sur le pont.
La Crimée chauffait.
Une fois à bord, Marmouset tira la Pall Mall Gazette de sa poche et prit connaissance de la mystérieuse correspondance de Rocambole.
Puis, quand il sut ce qu'il avait à faire, il se mit à la recherche du capitaine.
M. John Bell se crevait les yeux à regarder l'horizon, et croyait déjà voir la terre d'Irlande lui apparaître dans le brouillard du matin.
Revenons au révérend Patterson, le deus ex machina mystérieux des persécutions dont le malheureux lord William Pembleton était la victime depuis si longtemps.
Le révérend Patterson, en quittant Bedlam, se rendit en toute hâte à Pater-Noster street.
M. Colcram était absent.
Mais M. Burdett était dans son bureau.
Le premier clerc de maître Colcram reçut en souriant le chef de la Mission évangélique.
-- Je sais par avance, dit-il, ce que vous venez m'apprendre.
-- Vraiment ?
-- Lady Pembleton est allée à Bedlam.
-- Vous savez cela ?
-- Je sais tout, dit M. Burdett.
-- Ah !
-- Mais les deux directeurs, pris d'une peur salutaire, ont refusé de lui laisser voir Walter Bruce.
-- Précisément.
-- Lady Pembleton reviendra demain.
-- Oui. Mais...
-- Mais Walter Bruce sera parti, voulez-vous dire ?
-- En effet, M. John Bell part ce soir.
-- Et il l'emmène ?
-- Naturellement ; ce qui fait que nous voilà débarrassés.
Le révérend tressaillit.
-- Mon cher monsieur, continua M. Burdett, lord William n'est pas fou, vous le savez.
-- Non certes, il n'est pas fou.
-- Mais, en revanche, le directeur de Bedlam, M. John Bell, est fou...
-- À lier.
-- Par conséquent, poursuivit M. Burdett, rien ne serait plus facile pour lord William que de s'évader ?
-- Pourvu qu'il ne vienne pas à Londres, peu m'importe !
-- Vous pensez bien que s'il s'échappait, c'est la première chose qu'il ferait.
Le révérend Patterson fronça le sourcil.
-- Mais, ajouta M. Burdett, j'ai pris mes précautions ; et l'homme qui joue le rôle de sir Arthur est un garçon hardi et prudent tout à la fois.
-- L'avez-vous vu aujourd'hui ?
-- Non, c'était parfaitement inutile, je lui ai fait tenir mes instructions.
Le révérend Patterson s'était assis auprès du bureau de M. Burdett.
-- Maintenant, continua-t-il, laissons un moment lord William et M. John Bell tranquilles, et causons d'une autre affaire.
-- Je vous écoute, dit M. Burdett.
-- Lady Pembleton est allé à Bedlam ?
-- Vous le savez aussi bien que moi.
-- C'est une preuve quelle essayera de ne point s'exécuter, c'est-à-dire qu'elle refusera de payer les sommes souscrites par feu lord Evandale.
-- Naturellement. Mais nous saurons bien l'y forcer.
-- J'y compte. Seulement, je suis moins au courant que vous des choses de la procédure.
-- Et vous vous demandez si tout cela sera fort long ?
-- Dame !
-- Un solicitor ordinaire demanderait deux ans.
-- Et vous ?
-- Je mènerai la chose si rondement que nous aurons atteint la fin en trois mois.
-- Vous me le promettez ?
-- Je vous le jure.
Les yeux du révérend pétillèrent.
-- Eh bien ! dit-il, je compte sur vous, et même je vais vous laisser agir sans me mêler de rien, d'autant plus que je m'absente de Londres.
-- Vous partez ?
-- Oui, je vais en France pour quelques jours.
-- Excusez ma curiosité, dit M. Burdett, mais qu'allez-vous faire en France ?
-- Tâcher de retrouver la piste d'un homme qui est le seul que je craigne sérieusement.
M. Burdett ne sourcilla pas.
-- De quel homme voulez-vous parler ? dit-il.
-- D'un certain chef fénian qui est, dit-on, Français d'origine.
-- Et que vous appelez ?
-- Qu'on surnomme l'homme gris.
-- Ah ! fit M. Burdett, j'ai entendu parler de cela. Cet homme gris n'était-il pas à Newgate ?
-- Précisément.
-- Et ne s'était-il pas évadé la veille même du jour fixé pour son exécution ?
-- Les fénians ont fait sauter une partie du mur de Newgate pour le délivrer.
-- Oui, dit M. Burdett, c'est bien cela. Et vous craignez cet homme ?
-- C'est le seul adversaire sérieux que j'aie jamais rencontré.
-- Mais qui vous dit qu'il ait quitté Londres ?
-- C'est ce que m'affirme un détective en qui j'ai pleine confiance.
-- Et, selon lui, il serait allé en France ?
-- Oui.
-- Eh bien ! dit encore M. Burdett, allez en France, mon révérend. Pendant ce temps, nous amènerons à bien, ici, la succession de lord Evandale.
Le révérend Patterson fit ses adieux à M. Burdett et prit congé de lui.
Quand il fut parti, M. Burdett se prit à sourire.
-- Tu ne tiens pas encore, l'homme gris, dit-il.
* *
*
Le révérend était remonté dans son cab et disait au cabman : -- Conduisez-moi dans Elgin Crescent.
C'était dans Elgin Crescent que le révérend avait son domicile particulier.
Le cab descendit Fleet-street, remonta Farington-road et gagna cette longue artère qui coupe Londres dans une partie de sa longueur et qu'on appelle Oxford-street.
C'était la route la plus déserte.
Mais comme le révérend entrait dans Oxford, il croisa un autre cab, et dans ce cab un gentleman poussa un petit cri et fit un signe au révérend.
En même temps, il donna ordre à son cocher d'arrêter.
Le révérend en fit autant.
Alors le gentleman, qui n'était autre que sir Archibald, le père de lady Pembleton, sauta lestement en bas de sa voiture et vint tendre la main au révérend Patterson.
Celui-ci l'accueillit assez froidement.
Mais sir Archibald n'y prit garde.
-- Où allez-vous ? dit-il.
-- Je rentre chez moi.
-- Dans Elgin Crescent ?
-- Oui.
-- Je vous accompagne. Mon cab va suivre. Permettez que je monte à côté de vous, j'ai beaucoup de choses à vous dire.
Et sir Archibald s'installa à côté du révérend, après avoir fait signe à son cabman de suivre à vide.
M. Patterson, lui, n'avait absolument rien à dire à sir Archibald et il était visiblement contrarié de cette rencontre. Sir Archibald continua : -- Figurez-vous que j'arrive d'Écosse.
-- Ah !
-- Où je suis allé conduire lady Pembleton, ma, fille.
À ces paroles le révérend stupéfait regarda sir Archibald.
-- Votre fille ? dit-il.
-- Sans doute.
-- Vous avez conduit lady Pembleton en Écosse ?
-- À New-Pembleton, oui, mon révérend.
-- Et quand êtes-vous parti ?
-- Il y a cinq jours.
-- Mais vous êtes revenus aujourd'hui ?
-- Moi, oui.
-- Et lady Pembleton aussi ?
-- Non, elle est restée à New-Pembleton.
Le révérend regarda alors sir Archibald d'un air plein de défiance.
-- Je crois que vous vous moquez de moi, dit-il.
Sir Archibald fit un haut-le-corps.
-- Et pourquoi donc voulez-vous, mon révérend, dit-il, que je me moque de vous ?
-- Je n'en sais rien, mais je constate le fait.
-- Plaît-il ?
-- Lady Pembleton n'est pas en Écosse.
-- Par exemple !
-- Elle est à Londres...
-- Vous êtes dans l'erreur, mon révérend !
-- Et je vous en fournirai la preuve.
Sir Archibald regarda le révérend Patterson.
-- Mais, dit-il, c'est vous qui vous moquez de moi...
-- Allons donc !
-- Je vous répète que ma fille est à New-Pembleton, c'est-à-dire à cent lieues de Londres.
Le révérend haussa les épaules.
-- Tenez, sir Archibald, dit-il, vous feriez mieux de jouer avec moi cartes sur table.
-- Que voulez-vous dire ?
-- Écoutez-moi un moment.
-- Bon, fit sir Archibald, parlez !
-- Ni lady Pembleton ni vous ne nierez que je vous ai rendu, il y a plusieurs mois, un grand service.
-- Et nous en sommes reconnaissants, mon révérend.
-- Sans moi, poursuivit le révérend Patterson, vous ne vous seriez pas débarrassés aussi facilement de Walter Bruce.
Sir Archibald tressaillit à ce nom.
-- Eh bien ? fit-il.
-- Il est vrai, poursuivit le révérend, que l'association dont je suis le chef ne travaille pas pour l'unique amour de Dieu, et que lord Evandale a contracté vis-à-vis de nous des engagements assez lourds.
-- Que nous ne cherchons pas à éluder, mon révérend.
Et sir Archibald prononça ces mots avec un accent de franchise qui stupéfia Patterson.
-- En vérité ? dit celui-ci.
-- Vous le savez, reprit sir Archibald, je suis riche, fabuleusement riche. Aussi était-ce moins une question de fortune qu'une question de titres qui nous a fait traiter avec vous. Ce que nous ne voulions pas, c'était un procès qui viendrait dévoiler le drame mystérieux dont New-Pembleton avait été le théâtre ; ce que nous voulions, c'était que lord William demeurât éternellement Walter Bruce.
-- Et vous songiez à nous payer les sommes considérables souscrites à notre profit par feu lord Evandale ?
-- Mais nous y songeons encore, dit sir Archibald.
-- Voilà qui est bizarre...
Et le révérend Patterson regarda sir Archibald dans le blanc des yeux.
-- Et nous sommes à votre disposition, ajouta celui-ci...
-- Alors, dit froidement le révérend, donnez-moi une explication, sir Archibald.
-- Laquelle ?
-- Expliquez-moi pourquoi lady Pembleton a voulu revoir Walter Bruce, c'est-à-dire lord William.
-- Je ne sache pas que cette fantaisie lui soit venue.
-- Alors c'est à votre insu ?
-- Sans doute.
-- Elle s'est présentée à Bedlam.
-- Allons donc !
-- Et elle a demandé à voir lord William.
-- Vous m'étonnez, dit sir Archibald, mais quand cela est-il arrivé ?
-- Aujourd'hui même.
-- Ah ! par exemple ! s'écria sir Archibald, voilà qui est tout à fait impossible.
-- Vous croyez ?
-- Matériellement impossible, parce que, je vous le répète, lady Pembleton est en Écosse depuis cinq jours.
Sir Archibald parlait avec un tel accent de conviction que le révérend Patterson fut un peu ébranlé.
-- Cependant, dit-il, une femme s'est présentée à Bedlam aujourd'hui même.
-- Et cette femme ?...
-- À demandé à voir lord William.
-- Et elle a dit se nommer lady Pembleton ?
-- Oui.
Sir Archibald paraissait stupéfait.
-- Je ne comprends rien à tout cela, dit-il ; quelle autre femme que ma fille oserait prendre le nom de lady Pembleton ?
Le révérend Patterson ne répondit pas. Un soupçon vague encore, mais rapide, avait envahi son esprit.
Le révérend se rappelait maintenant que le bon et jovial directeur de Newgate, dans l'espoir d'obtenir des aveux de l'homme gris, s'était plu à le mettre en contact avec Tom le condamné à mort.
Or, qui pouvait dire que Tom n'eût pas raconté son histoire et celle de lord William à l'homme gris ?
Et si cela était, l'homme gris, avec son caractère chevaleresque, n'avait-il pas épousé la cause de lord William ?
Du moment où une femme, disant se nommer lady Pembleton, s'était présentée à Bedlam, il y avait de par le monde des gens qui s'occupaient de lord William.
Quels étaient-ils ?
Voilà ce que le révérend ne savait pas ; mais l'homme gris s'était spontanément offert à sa pensée.
Cependant, le révérend Patterson ne confia point ses soupçons à sir Archibald.
Tandis qu'ils causaient, le cab avait roulé grand train et il entrait en ce moment dans Elgin Crescent.
-- Je commence à vous croire, sir Archibald, dit le révérend.
-- Ah ! c'est fort heureux, répondit le père de lady Pembleton.
-- Mais je préférerais cent fois que vous m'eussiez trompé.
-- Et pourquoi cela ?
-- Nous voici à ma porte ; entrons, je vous dirai tout.
Le révérend Patterson était quelque peu agité.
Sir Archibald s'en aperçut.
-- Mais, dit-il, que soupçonnez-vous donc ?
-- Venez, venez toujours.
Et le révérend s'élança hors du cab, tira une clef de sa poche et pénétra dans sa maison. Sir Archibald le suivit.
Un valet vint à leur rencontre.
-- Monsieur, dit-il, le détective Scotowe sort d'ici.
-- Ah ! dit le révérend.
-- Il voulait parler à Votre Honneur et il a attendu fort longtemps dans le cabinet ; mais enfin, ne sachant pas si Votre Honneur rentrerait, il est parti.
-- Et il n'a rien dit ?
-- Il a laissé une lettre pour Votre Honneur.
-- Où ça ?
-- Sur la cheminée du cabinet.
Le révérend entra précipitamment dans son cabinet, qui était au rez-de-chaussée.
Il courut à la cheminée, prit la lettre et l'ouvrit.
La lettre ne contenait que trois lignes : « Victoire !
« J'ai retrouvé l'homme gris.
« Notre homme se cache sous des lunettes bleues, une perruque blonde et le nom de Burdett.
« Il est maître-clerc chez M. Colcram, le solicitor.
« J'attends des ordres pour agir.
« W. SCOTOWE. »
Le révérend Patterson était devenu d'une pâleur mortelle à la lecture de cette lettre.
-- Ah ! murmura-t-il, cet homme est plus fort que moi décidément. Voici quinze jours qu'il se moque de moi et me roule comme un enfant...
Et il se laissa tomber sur un siège et faillit s'évanouir.
Le révérend Patterson et sir Archibald se regardèrent un moment avec une égale stupeur.
Le premier paraissait anéanti.
Le second ne comprenait pas, mais il devinait quelque épouvantable catastrophe.
Et comme le révérend Patterson demeurait bouche béante, stupide, sir Archibald lui dit enfin : -- Mais que vous arrive-t-il donc ?
Alors le révérend eut une explosion de colère.
-- Ah ! vous voulez le savoir ? dit-il.
-- Oui, fit sir Archibald.
-- Eh bien ! je vais vous le dire, reprit-il hors de lui. Vous m'avez pris pour un homme habile, jusqu'ici.
-- Dame !
-- Eh bien ! vous vous êtes trompé.
Et il eut un rire nerveux effrayant.
-- Que voulez-vous dire ? balbutia sir Archibald.
-- Je suis un parfait imbécile, un misérable niais, poursuivit le révérend Patterson.
-- Oh !
-- Et voici trois semaines que je suis joué, dit-il, roulé par un homme à qui j'ai donné toute ma confiance, et qui est mon plus cruel ennemi.
Sir Archibald ne comprenait toujours pas.
Le révérend poursuivit.
-- Voulez-vous savoir ce qui est arrivé ?
-- Parlez.
-- Eh bien ! ce n'est pas lady Pembleton qui s'est présentée à Bedlam.
-- Parbleu ! je le sais bien.
-- Et lord William n'y est plus.
Sir Archibald jeta un cri.
-- Lord William n'est plus à Bedlam ?
-- Non.
-- Où donc est-il ?
-- Il est en route pour l'Irlande.
-- Mais vous êtes fou ! s'exclama sir Archibald.
-- Pas encore... mais je vais le devenir.
Et le révérend enfonçait, en parlant ainsi, ses ongles dans sa poitrine, et se promenait dans sa chambre du pas saccadé et inégal d'une bête féroce enfermée dans une cage de fer.
-- Mais enfin, dit sir Archibald, expliquez-vous... Comment se fait-il que lord William ne soit plus à Bedlam ?
-- Parce qu'on lui a ouvert la porte.
-- Mais qui donc ?
-- Moi ! parbleu ! moi...
-- Vous !
Et sir Archibald regarda le révérend avec une surprise croissante. Celui-ci poursuivit : -- Depuis trois semaines je suis aveuglément les conseils d'un homme qui a certainement juré de rendre à lord William ses titres et sa fortune.
-- Mais ce que vous dites là est impossible !
-- C'est la vérité, vous dis-je.
Et le révérend riait d'un rire nerveux, et il ajouta : -- Puisque je ne suis qu'un imbécile !...
Et comme il parlait ainsi, une sonnette se fit entendre, annonçant l'arrivée d'un visiteur.
Ce coup de sonnette calma un peu le révérend.
Il regarda sir Archibald.
-- Silence ! dit-il.
Au même instant, la porte du cabinet s'ouvrit et un homme entra. C'était le détective Scotowe.
Le révérend Patterson avait sur lui-même un empire extraordinaire.
Dans les quelques secondes qui s'étaient écoulées entre le coup de sonnette et l'entrée du détective, il avait eu le temps de reprendre le masque de glace qui pesait ordinairement sur son visage.
-- Ah ! vous voilà, dit-il en regardant le détective.
-- Excusez-moi, dit celui-ci. Comme je m'éloignais et me trouvais déjà à l'autre bout d'Elgin Crescent, j'ai vu une voiture qui s'arrêtait à la porte de la maison de Votre Honneur.
Alors j'ai eu le pressentiment que c'était Votre Honneur qui entrait, et je suis revenu sur mes pas.
-- Et vous avez bien fait, dit froidement le révérend Patterson.
-- Vous avez lu ma lettre ?
-- Oui, certes.
-- Eh bien ?
-- Eh bien ! vous êtes un habile homme, à moins que vous ne vous trompiez cependant...
-- Oh ! je ne me trompe pas, dit le détective.
-- Vous êtes sûr que l'homme gris... ?
-- N'est autre que M. Burdett.
-- Ah !
-- Il loge à deux pas de Pater-Noster dans Sermon-Lane.
-- Bon !
-- Quand il est rentré chez lui, le soir, il ôte ses lunettes, sa perruque blonde et ses favoris roux.
-- Et il loge seul !
-- Non ; il est avec un Français, une sorte d'hercule qu'on appelle Milon, et qui est libraire à la gare de Charring-Cross.
-- Ah ! dit encore M. Patterson, devenu tout pensif et qui ne paraissait pas se souvenir que sir Archibald était là.
En effet, depuis l'arrivée du détective, sir Archibald n'avait ni fait un geste, ni prononcé un mot.
Il était là, assis dans un fauteuil, regardant tour à tour le révérend redevenu calme et froid et le détective qui paraissait enchanté de sa découverte.
-- Alors, reprit le détective, je n'ai rien voulu prendre sur moi sans les ordres de Votre Honneur.
-- Comment cela ?
-- On peut arrêter l'homme gris, soit dans son logis particulier, soit dans l'étude de M. Colcram.
-- Toutes vos mesures sont-elles prises pour cette arrestation ?
-- Toutes.
-- Combien avez-vous d'hommes à vos ordres ?
-- Huit.
Le révérend regarda la pendule.
-- Il est huit heures du soir, dit-il.
-- Eh bien ! fit le détective.
-- Êtes-vous sûr que son logis de Sermon-Lane n'a pas deux issues ?
-- Très sûr.
-- Que la maison n'a pas deux escaliers ?
-- Elle n'en a qu'un.
-- Et la rue est facile à cerner ?
-- Très facile. C'est une ruelle ; son nom l'indique.
-- Eh bien ! dit le révérend dont l'œil eut un fauve éclair, il ne faut pas attendre à demain.
-- Vous êtes d'avis qu'il faut l'arrêter ce soir ?
-- Et le plus tôt possible.
-- Avant minuit, dit le détective Scotowe, nous l'aurons réintégré à Newgate.
-- Et après-demain, il sera pendu, ajouta le révérend Patterson.
-- Mais de qui donc parlez-vous ! demanda enfin Archibald.
-- D'un homme qui a un nom bizarre, -- l'homme gris.
Et le révérend Patterson murmura :
-- Allons ! tout n'est pas perdu encore... puisque l'homme gris sera pendu.
C'était, en effet, dans Sermon-Lane que logeait Rocambole, ou plutôt M. Burdett, le maître-clerc de M. Colcram le solicitor de Pater-Noster.
Pourquoi avait-il choisi cette rue ?
Par une raison toute simple ; c'est que dans cette rue il y avait une maison qu'il connaissait, et dans cette maison une chambre qu'il avait occupée quelques heures.
Cette chambre était celle que miss Ellen avait louée, au temps où elle était dame des prisons.
Rocambole en avait conservé une clef.
Cette clef, on ne la lui avait jamais ôtée pendant son séjour à Newgate. Le bon directeur, espérant toujours qu'il ferait des révélations, s'était, on s'en souvient, montré pour lui plein d'égards.
Donc, le jour, ou plutôt la nuit où le maître et Milon recouvrèrent leur liberté en se jetant résolument à la nage dans la Tamise, Rocambole se souvint de la clef et de Sermon-Lane.
Nageurs vigoureux tous les deux, Milon et lui avaient traversé la Tamise comme s'il se fût agi d'un ruisseau, et ils s'étaient assis un moment, le fleuve passé, sur la berge de la rive droite, qui fait face à la Cité.
Alors Milon avait dit à Rocambole : -- Nous sommes libres, c'est vrai, mais nous ne sommes pas hors de danger.
-- Que veux-tu dire ?
-- Nos habits sont ruisselants.
-- Crains-tu donc les rhumatismes ?
-- Ce n'est pas ce que je veux dire.
-- Alors explique-toi.
-- Pour faire sécher nos habits, il faut que nous allions quelque part.
-- Sans doute.
-- Dans une taverne, une maison de nuit, un boarding quelconque, enfin.
-- Continue.
-- Et comme nous ne sommes pas dans la saison des bains froids, nous pouvons fort bien éveiller l'attention d'un policeman.
-- C'est puissamment raisonné, dit Rocambole d'un ton railleur ; mais, entre nous, mon vieux, nous en avons vu bien d'autres.
-- Ah ! dame ! c'est vrai.
-- Mais, poursuivit Rocambole, nous n'aurons même pas à faire des frais d'imagination en cette circonstance.
-- Plait-il ? fit Milon.
-- Nous avons un logis tout trouvé.
-- Le bateau à vapeur de miss Ellen !
-- Non pas.
-- Cependant, ce bateau doit nous attendre ?
-- Oui, mais tu sais que nous restons à Londres maintenant.
-- Ah ! c'est juste.
-- Nous avons donc un logis.
-- Où ça ?
-- Dans la Cité.
-- Et... on nous attend... ?
-- Non.
-- Alors qui nous ouvrira ?
-- Cette clef.
Et Rocambole tira la clef de sa poche et la montra à son fidèle compagnon.
Puis il regarda le ciel toujours noir.
-- Nous avons deux heures devant nous, dit-il. Allons-nous-en.
Ils remontèrent au pont de Londres, gagnèrent la Cité et entrèrent dans Sermon-Lane.
La ruelle était déserte ; la maison dans laquelle était la chambre de miss Ellen était ouverte toute la nuit, c'est-à-dire que la porte avait un petit secret, un loquet dissimulé. Ce qui permettait aux locataires de monter à toute heure.
Rocambole et Milon prirent donc possession de la chambre de miss Ellen, et le maître dit en souriant : -- Ce n'est pas ici qu'on viendra nous chercher.
À Londres, personne ne s'occupe de son voisin.
Les gens qui habitaient la maison rencontrèrent le lendemain Milon et Rocambole dans l'escalier et se bornèrent à cette réflexion : -- Tiens, il paraît que nous avons de nouveaux locataires.
Et ce fut tout.
Huit jours après, Milon et Rocambole avaient chacun une profession différente.
Milon était allé toucher une traite de mille livres sur la maison Davis, Humphry et Cie, dont il s'était muni en quittant Paris. Puis il avait acheté une place d'étalagiste à la gare de Charring-Cross.
Rocambole était devenu M. Burdett.
Tous les matins Milon partait à sept heures ; Burdett, à huit. Ce dernier ne rentrait jamais dans la journée.
À six heures, après avoir congédié les clercs de l'étude, M. Burdett descendait Fleet street et le Strand et se dirigeait vers la gare de Charring-Cross.
À ce même moment, le nouveau libraire fermait son étalage et quittait la gare.
Tous deux se rencontraient sous le péristyle, se prenaient sous le bras et, traversant Trafalgar square, ils se dirigeaient tantôt vers Leicester square, tantôt vers Haymarkett.
Ils prenaient un verre de sherry au café de la Régence pour l'unique plaisir d'entendre parler français.
Puis ils allaient dîner, tantôt dans une taverne, quelquefois chez un pâtissier, le plus souvent chez un marchand de poisson qui se trouvait à l'angle de Piccadilly.
Jamais ils ne rentraient avant dix ou onze heures du soir. Or, précisément, ce jour-là même où le détective Scotowe apprenait au révérend Patterson que l'homme gris n'était autre que le clerc de M. Burdett, Rocambole et Milon sortaient vers neuf heures de leur restaurant habituel.
Ils se tenaient par le bras et descendaient Haymarkett.
Milon dit à Rocambole :
-- Avez-vous remarqué un homme qui a dîné en face de nous ?
-- Oui, c'est quelque employé de solicitor.
-- C'est un mouchard, dit Milon.
-- Bah !
-- Et un Français, encore.
-- Comment le sais-tu ?
-- Je le connais de Paris.
-- Eh bien ! il aura fait de mauvaises affaires à Paris, et il est venu chercher de la besogne à Londres.
-- Et c'est nous qu'il moucharde.
-- Allons donc !
-- J'en suis sûr, dit Milon.
En ce moment il se retourna :
-- Tenez, dit-il en serrant le bras de Rocambole, voyez plutôt.
Rocambole, sans cesser de marcher, tourna la tête à demi.
-- Tu as raison, dit-il.
En effet, l'homme les suivait.
-- Alors, dit Rocambole, nous allons nous amuser un peu. Pressons le pas.
-- J'aimerais bien m'en débarrasser, dit Milon.
-- C'est ce que nous allons faire. Tu vas voir.
Et Rocambole continua à entraîner Milon.
Rocambole était parfaitement méconnaissable pour tous ceux qui avaient connu l'homme gris.
Milon s'était fait pareillement une tête, et on sait que Marmouset l'avait regardé à deux fois, ce même jour-là, avant de savoir à qui il avait affaire.
Tous deux avaient un air bien anglais, et Rocambole eut quelque peine à adopter l'opinion de Milon.
Et tandis qu'ils descendaient Haymarkett : -- Écoute donc, fit-il, parlant français tout bas.
-- Allez, dit Milon.
-- Je ne dis pas que tu n'aies pas reconnu cet homme...
-- Je l'ai parfaitement reconnu.
-- Je ne dis pas que ce ne soit pas un mouchard...
-- C'en est un.
-- Mais est-tu bien sûr que ce soit après nous qu'il en ait ?
-- Dame ! il nous suit...
-- Ce n'est pas une raison.
Écoute-moi jusqu'au bout.
-- Parlez, maître.
-- La police est à nos trousses depuis mon évasion, je le sais ; ou plutôt elle n'y est plus.
-- Comment cela ?
-- À Scotland yard, qui est la préfecture de Londres, il y a deux opinions sur mon sort, et toutes deux ont de chauds partisans.
-- Ah ! fit Milon.
-- Les uns, et ce sont les plus nombreux, disent que j'ai été enseveli sous les ruines du souterrain.
-- Bon ! Et les autres ?
-- Les autres prétendent que je ne suis plus à Londres.
-- Eh bien ! dit Milon, puisque cet homme nous suit, il faut croire qu'il y a une troisième opinion, qui consiste à supposer que l'homme gris se cache sous la perruque et les lunettes de M. Burdett, le premier clerc du solicitor Colcram.
-- Non, dit froidement Rocambole.
Milon secoua la tête.
-- Cette troisième opinion, si elle existait, aurait pour représentant un homme qui est bien autrement à craindre pour moi que tous les policemen du Royaume-Uni.
-- Et... cet homme ?...
-- C'est le révérend Patterson.
-- Qui vous dit que ce n'est pas lui qui vous fait suivre ?
-- Il est possible qu'on me recherche par ses ordres. Mais ce n'est pas lui, tu penses bien, qui soupçonne l'homme gris sous la pelure de M. Burdett.
Milon ne répondit rien, mais il se retourna de nouveau. Le mouchard, comme il disait, descendit Haymarkett comme eux. Seulement il avait passé sur l'autre trottoir.
Alors il pressa légèrement le bras de Rocambole.
-- Vous voyez bien... fit-il.
Rocambole fronça le sourcil.
-- Nous allons bien voir, dit-il.
Ils prirent Sauton street, qui est toujours une rue moins encombrée, et entrèrent dans le magasin de cigares qui est en face Sauton hôtel. Le mystérieux personnage entra pareillement dans Sauton street.
-- Il me prend une fameuse envie, dit Milon tandis que Rocambole allumait un cigare.
-- Laquelle ?
-- J'ai envie de marcher sur lui et de l'assommer d'un coup de poing.
-- Tu es un imbécile ! dit Rocambole.
-- Ah ! dit Milon, vous croyez ?
Et le colosse baissa humblement la tête.
Rocambole sortit le premier du magasin de cigares.
L'inconnu s'était arrêté sur le trottoir opposé.
Alors Rocambole traversa la rue et marcha droit à lui.
L'inconnu ne bougea pas.
Rocambole lui dit en anglais :
-- Qu'est-ce que tu fais donc à Londres, toi ?
L'inconnu tressaillit.
-- Excusez-moi, répondit-il en mauvais anglais, je cherche à gagner ma vie.
-- Tu es Français ?
-- Oui.
-- Pourquoi nous suis-tu ?
-- On me donne une guinée par jour pour cela.
-- Et qui donc te paie si généreusement ?
-- Un détective du nom de Scotowe.
Milon, qui avait suivi Rocambole, écoutait ébahi.
Milon ne comprenait pas, et certes, un autre que lui n'aurait pas compris davantage ce singulier homme de police qui vendait son secret du premier mot.
Mais Milon oubliait une chose, la puissance fascinatrice du regard de Rocambole.
Et Rocambole avait subitement relevé ses lunettes et il fixait sur le mouchard devenu tout tremblant son œil clair et dominateur.
-- Alors, dit-il, tu sais qui je suis ?
-- Il paraît que vous êtes l'homme gris qui s'est évadé de Newgate.
-- Fort bien, dit tranquillement Rocambole.
Il mit la main dans sa poche et en retira une poignée de souverains.
-- Tiens, dit-il, en tendant cet or au mouchard, prends cela et va-t'en.
Celui-ci balbutia quelques mots d'excuse, prit l'argent et se sauva. Alors Rocambole se mit à rire.
-- Tu vois, dit-il à Milon, ce n'est pas plus difficile que cela. Allons-nous-en.
-- Je ne comprends rien à ce qui vient de se passer, dit le colosse.
-- Tu n'as pas besoin de comprendre, viens.
Et ils continuèrent.
Chaque soir, ils avaient coutume de s'en aller à Evans taverne dans Covent-Garden, boire de l'ale ou du porter.
-- Ne changeons rien à nos habitudes, dit Rocambole.
Et ils passaient leur soirée à Evans taverne, écoutant chanter cet horrible chœur d'hommes en habit noir qui fait les délices de ce lieu bizarre.
À dix heures, Rocambole mit dans sa poche le journal qu'il avait parcouru.
-- Je suppose, dit Milon, que nous n'allons pas retourner dans Sermon-Lane ?
-- Pourquoi pas ?
-- Mais puisque la police sait...
-- La police ne sait rien ; dit Rocambole avec flegme.
-- Après ça, dit philosophiquement Milon, comme j'ai coutume d'aller partout où vous allez, cela m'est bien égal.
Et ils rentrèrent dans Sermon-Lane. Quand ils furent dans la petite chambre de miss Ellen, Rocambole ôta sa perruque, se débarrassa de ses lunettes, fit tomber ses favoris et redevint lui-même.
Milon, pendant ce temps, avait allumé une pipe et s'était mis à la fenêtre.
Mais tout à coup il se rejeta vivement en arrière.
-- Qu'est-ce qu'il y a donc ? dit Rocambole.
-- Ah ! maître, dit le colosse, cette fois vous en conviendrez, je crois que nous sommes pincés.
-- Bah ! dit Rocambole.
Il s'approcha de la fenêtre et se pencha, dans la rue.
La rue était pleine de policemen.
-- Et pas moyen de s'échapper ! murmura Milon avec désespoir...
On le voit, le révérend Patterson n'avait pas perdu de temps. Il était allé en toute hâte chez le lord chief-justice et lui avait fait part des révélations du détective Scotowe. Puis il avait couru à Newgate.
Le pauvre directeur, qui riait toujours autrefois, ne riait plus.
Il était même devenu mélancolique et tressaillait des pieds à la tête chaque fois que retentissait la sonnette qui annonçait l'arrivée d'un visiteur.
Il croyait sans cesse voir arriver un homme vêtu de noir lui apportant sa révocation.
Le révérend Patterson s'était donc présenté à Newgate et avait demandé à le voir.
Le bon directeur était seul dans son cabinet, la tête penchée et le front rembruni. Le révérend entra.
-- Ah ! mon cher monsieur, dit le directeur, vous venez m'accabler de reproches, et certes vous en avez bien le droit ; peut-être même m'apportez-vous ma révocation ?
-- Nullement, dit le révérend Patterson.
Cette affirmation ne ramena point un sourire sur les lèvres du bon directeur.
-- Le jour où elle m'arrivera, dit-il, je m'inclinerai. J'ai mérité mon sort. Ah ! Cet homme gris m'a bien trompé... Et moi qui le croyais un vrai gentleman...
Ici le directeur poussa un nouveau soupir.
-- Savez-vous, poursuivit-il, que ces misérables m'ont bâillonné et garrotté comme un criminel ?
-- Je sais cela, mon cher monsieur.
-- Que ces brigands de fénians ont voulu faire sauter Newgate et toute la Cité ?
-- Je sais encore cela.
-- Oh ! je donnerais tout ce que je possède pour qu'on me ramenât ce misérable.
Un sourire vint aux lèvres du révérend.
-- Je gage, dit-il, que vous ne le traiteriez plus avec tant d'égards ?
-- Je le ferais mettre aux fers jusqu'à l'heure où il serait pendu, monsieur.
-- Et la cellule, l'avez-vous conservée ?
-- Sans doute.
-- Il n'y a personne dedans ?
-- Absolument personne.
-- Tant mieux ! dit froidement le révérend.
Et comme le bon directeur le regardait avec étonnement, le révérend poursuivit : -- Consolez-vous, cher monsieur, cette cellule, vide à cette heure, sera habitée cette nuit même.
-- Que dites-vous ? exclama l'honorable directeur.
-- Je vous dis qu'elle sera occupée...
-- Par qui ?
-- Mais par l'homme gris.
Le directeur jeta un cri.
-- Vous l'avez donc repris ?
-- Pas encore, mais nous le reprendrons.
La joie qui avait un moment illuminé le visage du bon directeur s'évanouit.
-- Je crains, dit-il que vous ne vous fassiez encore des illusions.
-- Faites toujours préparer la cellule et disposez tout pour le recevoir, dit le révérend.
Et il s'en alla sans vouloir s'expliquer davantage.
Cependant le révérend garda son cab et se fit conduire devant Saint-Paul.
Là il mit pied à terre et parut chercher quelqu'un.
Six heures sonnaient en ce moment.
Un homme qui se promenait sur la place vint à lui.
C'était le détective Scotowe.
-- Eh bien ? dit vivement le révérend.
-- Nos deux hommes, le prétendu clerc et le libraire, ont été suivis par nos agents toute la soirée, dit-il.
-- Bon ! et où sont-ils maintenant ?
-- Ils ne sont pas rentrés encore.
-- Mais rentreront-ils ?
-- J'en suis sûr.
-- Comment le saurez-vous ?
-- On me préviendra.
Comme Scotowe disait cela, un homme déboucha sur la place et parut chercher quelqu'un.
-- Ah ! ah ! fit le détective, je crois que voilà ce que j'attendais.
-- Sont-ils rentrés ? demanda le détective.
-- À l'instant.
-- Eh bien ! s'ils reviennent, il ne faut pas perdre un seul instant.
-- Oh ! tout est prêt, dit Scotowe.
-- Où sont vos hommes ?
-- J'en ai placé six dans le bas de Sermon-Lane. Ils sont cachés dans un public-house. Il suffira d'un coup de sifflet pour les faire sortir.
-- Et les autres ?
-- Les autres sont sous Doctor's Commouns.
-- Eh bien, marchons.
Le détective dit quelques mots à l'oreille de son agent qui partit comme un trait.
Un quart d'heure après, Sermon-Lane était investi par les policemen, et Milon, qui fumait un cigare à la fenêtre, se rejetait vivement en arrière.
Le détective Scotowe avait pris toutes ses précautions.
La rue était pleine de policemen et toutes les issues étaient gardées.
Le révérend ne s'était pas éloigné, comme on aurait pu le croire.
Il s'était approché avec les policemen, et il dit : -- Êtes-vous bien sûr que la maison n'a qu'une issue ?
-- Parfaitement sûr, répondit le détective. D'ailleurs il y a un de mes hommes dans l'escalier.
-- Mais la porte est fermée.
-- Oh ! ça ne fait rien. Tenez...
Et Scotowe fit mouvoir le loquet habilement dissimulé.
-- Vos hommes sont-ils armés ?
-- Oui.
-- Alors, montons, dit le révérend.
Une partie des policemen demeura dans la rue ; l'autre suivit Scotowe et le révérend, qui marchait le premier. Dans l'escalier, ils trouvèrent l'homme aposté par Scotowe. Cet homme était sur le carré à la porte même de la chambre.
-- Ils sont là, dit-il tout bas.
Et il montra la porte.
Scotowe frappa. On ne lui répondit point.
-- Ils y sont cependant, dit encore le détective.
Et il montra un filet de lumière qui passait par la porte.
Scotowe frappa de nouveau. On ne répondit pas davantage.
-- Enfoncez la porte ! ordonna le révérend.
-- C'est inutile, la clef est dessus.
En effet, la clef était dans la serrure.
Scotowe tourna cette clef et la porte s'ouvrit.
Mais soudain, le révérend Patterson jeta un cri de rage et de désespoir.
La chambre était vide.
Une lumière brûlait sur la cheminée. Sur la table, la pipe de Milon était encore chaude.
Mais Milon et Rocambole avaient disparu...
Qu'était devenu Rocambole ? Où avait passé son compagnon le libraire de Charring-Cross ?
Le révérend Patterson, stupéfait, pâle de colère, était sur le seuil de la chambre et ne comprenait pas.
Le détective Scotowe s'élança au dehors et dit à l'homme qui était resté dans l'escalier : -- Mais tu as dû le voir sortir.
-- Non, répondit le policeman, je vous jure que je n'ai rien vu et que la porte ne s'est pas ouverte.
Le détective descendit dans la rue.
Il questionna les policemen qui s'y trouvaient.
L'un de ceux-ci avait vu un homme à la fenêtre et fumant. Puis un autre homme s'était approché. Puis encore tous les deux s'étaient rejetés en arrière.
Le détective remonta.
Il y avait un placard dans la chambre, il l'ouvrit.
Armé d'une lumière, il examina le placard.
Il était vide et les murs étaient pleins.
Un minutieux examen des quatre murs, du plancher et du plafond démontra qu'il n'y avait dans cette chambre ni issue mystérieuse, ni cachette d'aucune sorte.
Et cependant Rocambole et Milon n'étaient plus là.
Et le policeman placé en faction dans l'escalier jurait qu'il avait vu la porte de la chambre se fermer sur eux, et que cette porte ne s'était point rouverte.
-- Ce ne sont pas des hommes, s'écria alors le détective, ce sont des démons !
-- Ou plutôt, murmura un des policemen, des fantômes qui s'évanouissent en soufflant dessus.
Le révérend Patterson ne disait rien. Il était comme atterré. Enfin, cependant, il parut sortir de cet état d'hébétement.
-- Monsieur, dit-il au détective, il est impossible que ces deux hommes ne soient pas sortis par la porte.
Le policeman protesta.
-- S'il en est ainsi, dit le détective, ils sont dans la maison.
-- Il faut la visiter tout entière.
-- Mais, mon révérend, hasarda le détective, vous savez bien qu'en Angleterre le domicile des citoyens est inviolable.
-- Bah ! répondit le révérend, suivez-moi, j'en fais mon affaire.
Et il frappa à la porte voisine.
Le locataire vint ouvrir.
-- Monsieur, lui dit le révérend Patterson, nous sommes à la recherche d'un malfaiteur de la pire espèce, un de ces maudits fénians qui ont voulu faire sauter la Cité de Londres il y a quelques jours.
-- Vous ne le trouverez pas chez moi, répondit le locataire, je suis tout seul.
-- N'importe ! dit le révérend, voici une bank-note de cinq livres, permettez-moi de visiter votre domicile.
En Angleterre, l'argent ouvre les portes que la loi ne saurait ouvrir.
Grâce à ce talisman, le révérend Patterson et le détective Scotowe visitèrent toute la maison depuis le rez-de-chaussée jusqu'au comble.
Nulle part, ils ne trouvèrent trace de l'homme gris ni de son compagnon.
Ils revinrent alors dans la chambre et ne furent pas plus heureux. Le révérend était au comble de la stupeur.
Cependant il ne perdait pas aisément la tête, et il dit au détective.
-- L'homme nous échappe, mais il y a des papiers qui ne doivent pas nous échapper.
-- Ah ! fit M. Scotowe.
Le révérend Patterson avait fait ce raisonnement bien simple :
-- Du moment où M. Burdett et l'homme gris ne font qu'un, celui-ci est nanti de cette fameuse déclaration signée par le lieutenant Percy et visée par l'ambassade anglaise de Paris.
Or, cette pièce doit être dans les paperasses de l'étude de M. Colcram, le solicitor. Il nous la faut donc à tout prix.
-- Mais où prendrez-vous ces papiers ? demanda le détective.
-- Venez avec nous et emmenez vos hommes, répondit le révérend Patterson.
Ils abandonnèrent tous la maison de Sermon-Lane et prirent le chemin de Pater-Noster street.
C'était là, on le sait, qu'étaient les bureaux de M. Colcram, le solicitor.
Mais M. Colcram habitait hors de la Cité, dans Elgin Crescent, à deux pas de la maison du révérend.
La maison où était l'étude, comme presque toutes celles de la Cité, n'avait pas d'habitants, la nuit, et était confiée à la garde d'un concierge.
Le concierge ouvrit la porte d'entrée.
Mais M. Patterson eut beau lui exhiber un ordre du lord chief-justice, et le détective Scotowe décliner sa qualité, le concierge refusa de laisser le révérend pénétrer dans les bureaux, en l'absence de M. Colcram.
Le révérend Patterson ne se tint pas pour battu.
-- Faites cerner la maison, dit-il à M. Scotowe, veillez à ce que personne n'entre ou ne sorte, et attendez-moi.
Le révérend monta lestement dans un cab qu'il envoya chercher à la station, et dit au cabman : -- Conduisez-moi dans Elgin Crescent.
Trois quarts d'heure après, le révérend arrivait chez M. Colcram.
Le solicitor travaillait et n'était pas encore au lit.
Il connaissait le révérend et savait quel pouvoir occulte et mystérieux il possédait.
Aussi n'avait-il pas hésité à repousser d'abord la malheureuse Betzy et ensuite à se charger des intérêts de la Société évangélique dans la succession de lord Evandale Pembleton.
Le révérend Patterson n'avait donc pas à lui faire mystère de la situation.
Il lui avait appris que son maître-clerc, à qui il avait accordé toute sa confiance, n'était autre que l'homme gris, ce qui stupéfiait M. Colcram.
Il lui raconta l'expédition infructueuse de Sermon-Lane, et finit par lui dire : -- Il est impossible que les papiers que nous cherchons ne soient pas chez vous.
M. Colcram ne fit aucune difficulté pour accompagner le révérend. Tous deux remontèrent dans la voiture et prirent le chemin de la Cité.
Le détective Scotowe avait fidèlement exécuté la consigne que le révérend lui avait donnée.
Personne n'était entré dans la maison, personne n'en était sorti.
M. Colcram et le révérend se livrèrent alors à une perquisition minutieuse, et firent un véritable inventaire de tout ce qui se trouvait dans l'étude.
Le jour les surprit dans cette besogne.
Non seulement ils ne retrouvèrent pas la fameuse pièce, mais encore ils constatèrent que tous les papiers relatifs à l'affaire de lord William avaient disparu.
Le révérend Patterson écumait.
Quand le révérend, ivre de rage, se décida enfin à se retirer, un commissionnaire, qui était assis au coin de la rue, vint à lui et lui remit une lettre qu'un gentleman lui avait confiée.
La lettre était à l'adresse du révérend. Il l'ouvrit et lut :
« Vous vous êtes donné bien de la peine pour rien, cette nuit. Vous n'avez pas trouvé les papiers, pas plus que vous ne m'avez arrêté.
« Mille compliments de condoléance.
« L'HOMME GRIS. »
Le révérend poussa un cri de rage.
Rocambole le raillait après lui avoir échappé.
Comment donc était-il parvenu à échapper au détective Scotowe et à ses policemen ?
C'est ce que nous allons vous dire.
Reportons-nous donc au moment où Milon avait crié à Rocambole : -- Nous sommes pincés !
Rocambole s'était approché de la fenêtre et avait jeté un regard rapide dans la rue.
La rue était encombrée de policemen.
-- Et pas une arme pour nous défendre ! dit Milon pris d'un accès de désespoir.
-- Tu te trompes, dit Rocambole.
Il tira de sa poche deux revolvers et en donna un à Milon.
-- Mais il est probable, ajouta-t-il, que nous ne nous en servirons pas.
-- Nous nous laisserons prendre sans nous défendre ?
Et Milon, ahuri, regarda le maître.
Rocambole haussa les épaules.
-- Imbécile ! dit-il.
Milon était bouche béante.
-- Je n'ai point le temps de te donner des explications, poursuivit le maître ; cependant, comme tu pourrais faire quelque bêtise, écoute-moi vite, car les minutes valent des heures en ce moment.
-- Parlez, dit Milon.
-- Ce qui arrive, je l'avais prévu.
-- Ah ! dit Milon, et vous avez voulu rentrer tout de même ?
-- J'avais mes raisons pour cela.
-- Enfin nous sommes pincés.
-- Pas encore.
-- Cependant...
-- Tais-toi, et écoute.
Milon attendit.
-- Tu n'as donc rien vu en venant ici ?
-- Mais... je ne me rappelle pas... la rue était déserte...
-- Il y avait un homme sous une porte, en face de cette maison.
-- Et cet homme ?
-- Il s'est glissé dans l'escalier quand nous sommes entrés.
-- Et c'est... un ami ?
-- Non, c'est un policeman. Tiens, il est là, derrière la porte.
-- Alors, il nous barrera le passage ?
-- Non... Tu vas voir... Pose ta pipe et filons !
Et Rocambole ouvrit la porte et se plaça de manière à être dans la pleine lumière de la lampe qui se trouvait sur la cheminée.
Le policeman qui, en effet, allait ouvrir la bouche pour appeler à l'aide, et avait déjà un revolver au poing, le policeman tressaillit.
Rocambole venait de lui faire un signe mystérieux, un signe qui consistait à tracer une croix sur son front avec l'index de la main gauche.
Et le policeman, muet, s'effaça.
Alors Rocambole lui dit tout bas.
-- Je suis l'homme gris.
Le policeman ne broncha pas.
Rocambole se tourna vers Milon stupéfait.
-- Suis moi, dit-il.
Milon sortit de la chambre à son tour.
Rocambole tira la porte, la ferma sans bruit, et laissa la clef dans la serrure.
Puis il monta lestement l'escalier.
Milon le suivit.
Ils arrivèrent ainsi tout en haut.
Milon suivait toujours le maître et comprenait que ce n'était pas le moment de le questionner.
En haut de l'escalier, il y avait une porte entre-bâillée.
Cette porte donnait sur une chambre veuve de tout meuble et de tout locataire, et qui prenait jour sur les toits par une de ces fenêtres qu'on appelle tabatières.
La fenêtre était ouverte.
-- Sers-moi de marchepied, dit alors le maître. Après je te tendrai la jambe.
Et il monta lestement sur les épaules de Milon, atteignit la tabatière et grimpa sur le toit.
Puis, il laissa pendre sa jambe, et comme il était d'une force peu commune, il hissa Milon à son tour.
Une fois qu'ils furent tous deux sur le toit, Rocambole laissa retomber sans bruit le châssis vitré, et la tabatière se trouva fermée.
-- À présent, dit-il, il s'agit de ne pas avoir le vertige. Suis-moi toujours.
Le toit était en pente raide, couvert d'ardoise et fort glissant.
Rocambole marchait avec une sûreté de pied et une souplesse que lui eût envié un couvreur de profession.
Quant à Milon, il avait été entrepreneur de bâtisse, comme on sait.
Et quand il se mit à suivre Rocambole, il murmura : -- Bon ! ça me connaît... je suis du bâtiment.
De toit en toit, car ils passèrent sur plusieurs maisons, ils arrivèrent à l'extrémité méridionale de Sermon-Lane.
Alors Rocambole s'arrêta.
-- Est-ce que nous allons rester ici ? dit Milon.
-- Non certes.
Et Rocambole, se baissant, frappa trois petits coups sur le toit.
Alors un trou se fit devant eux ; une planche qui avait la couleur de l'ardoise bascula comme le battant d'une porte, et Milon vit au-dessous de lui une mansarde au milieu de laquelle il y avait un lit sur lequel ils tombèrent l'un après l'autre. Puis Rocambole ferma la trappe et ils se trouvèrent dans une obscurité profonde.
-- Où sommes-nous ? demanda alors Milon.
-- Chez un ami qui ne tardera pas de rentrer.
-- Un des nôtres ?
-- Non, un ami à moi. Tu penses bien que j'ai des amis à Londres.
-- Qui donc nous a ouvert, alors ?
-- Personne. C'est moi.
-- Cependant vous avez frappé...
-- J'ai fait mouvoir un ressort en tapant dessus trois petits coups secs.
-- Ainsi nous sommes en sûreté ?
-- Parfaitement ; et maintenant, ajouta Rocambole, nous pouvons causer.
-- Alors vous allez m'expliquer pourquoi le policeman nous a laissés passer ?
-- Sans doute. Le policeman, que j'avais reconnu en passant, est un Irlandais.
-- Ah !
-- Et un fénian.
-- Vous lui avez fait le signe des fénians ?
-- Oui.
-- Bon ! je comprends... C'est égal, dit Milon, nous avons joué gros jeu.
-- Je ne dis pas non, mais c'était nécessaire.
-- Pourquoi ?
-- Je veux prouver au révérend Patterson que je ne le crains pas.
-- Ah ! c'est différent, dit Milon. Mais les papiers... ?
-- Quels papiers ?
-- Ceux qui sont à l'étude de M. Colcram ?
-- Ils n'y sont plus. Je les ai emportés le soir, en m'en allant.
Et Rocambole ouvrit son paletot et montra une serviette en maroquin qu'il avait placée dans la poche intérieure de côté. Milon respira bruyamment.
-- Mais, dit-il tout à coup, le révérend sait maintenant qui vous êtes ?
-- Sans doute.
-- Et il va transmettre ses ordres en Irlande pour faire arrêter Marmouset ?
Un sourire vint aux lèvres de Rocambole.
-- Nous tâcherons de parer le coup, dit-il.
Cependant le révérend Patterson n'avait point perdu complétement la tête.
Après avoir froissé la lettre de l'homme gris et l'avoir déchirée en mille morceaux, il s'était pris à réfléchir.
Le révérend réfléchissait vite et bien.
S'acharner à la poursuite de l'homme gris, c'était perdre un temps inutile.
Le révérend se tint le raisonnement que voici : -- Je n'en puis plus douter. L'homme gris a pris en main la cause de lord William, et avec un pareil adversaire, il n'y a pas à perdre une minute.
Que m'a fait faire M. Burdett, c'est-à-dire l'homme gris ? Il m'a persuadé que je devais laisser lord William sortir de Bedlam, et il m'a fait jouer son jeu.
À cette heure lord William est en route pour l'Irlande.
Arrivé en Irlande, il s'échappera des mains de John Bell et reviendra tranquillement à Londres.
La première chose à faire donc est de s'emparer de lord William de gré ou de force et de le confisquer.
Cette résolution prise, le révérend dit au détective Scotowe : -- Vous partez aujourd'hui même.
-- Pour quel pays ?
-- Pour l'Irlande.
-- Que vais-je y faire ?
-- Vous assurer de la personne de trois hommes, un directeur d'une maison d'aliénés et deux de ses pensionnaires qui ont quitté Bedlam hier soir.
-- Je connais cette histoire, dit le détective.
-- Ah ! fit le révérend Patterson.
-- M. John Bell, -- c'est bien de lui que vous voulez parler, n'est-ce pas ?
-- Oui.
-- M. John Bell, qui est plus fou que le plus fou de ses hôtes de Bedlam, a pris l'express de Liverpool, non point avec deux personnes, mais avec quatre.
-- Comment savez-vous cela ?
-- Eh ! tout à fait par hasard. Un des hommes que j'emploie était hier à la gare de Charring-Cross et il a vu partir M. John Bell et ses compagnons.
-- Et ils étaient quatre ?
-- Non, cinq.
-- Quels étaient donc les deux autres ?
-- Le valet de chambre de M. John Bell d'abord.
-- Et puis ?
-- Et puis un certain Arthur, qui est le détenteur de la corde de pendu.
-- Ah ! c'est juste, dit le révérend, qui se rappela alors les demi-confidences de M. Burdett.
Puis il reprit :
-- Il faut donc que vous partiez pour l'Irlande.
-- Bon ! dit le détective.
-- Et que vous arrêtiez tout ce monde-là.
-- Sous quel prétexte ?
-- Oh ! un prétexte bien simple. M. John Bell, directeur de Bedlam, devenu fou subitement, a pris la fuite avec trois autres fous. La folie de ses compagnons sera plus difficile à constater que la sienne.
-- Et je le ramènerai à Londres !
-- Non.
-- Qu'en ferai-je alors !
-- Vous les incarcérerez tous les quatre dans la maison de fous de Dublin.
-- Et puis ?
-- Et puis vous reviendrez, et nous nous remettrons à la recherche de l'homme gris.
-- Pardon, mon révérend, dit M. Scotowe, mais nous n'avons pas besoin d'aller jusqu'en Irlande.
-- Plaît-il ? dit le révérend Patterson étonné.
-- Vous savez que tous les navires qui partent de Liverpool pour Dublin touchent à l'île de Man.
-- C'est juste. Eh bien ?
-- M. John Bell s'est embarqué il y a à peine une heure, si toutefois il n'est pas encore à Liverpool.
-- Bon ! dit le révérend qui ne comprenait pas encore.
-- Envoyez une dépêche au commandant du petit port de Douglas.
-- Et que contiendra cette dépêche ?
-- L'ordre de retenir dans le port, jusqu'à nouvel ordre, le steamer qui porte M. John Bell.
-- Et à quoi cela nous avancera-t-il ? demanda le révérend.
-- Il y a une maison de fous à l'île de Man.
-- Ah ! je l'ignorais.
-- Une maison plus fameuse encore que Bedlam.
-- En vérité !
-- Et cela par la raison qu'il ne s'y trouve que des fous incurables. Quand on y est entré, on n'en sort plus.
-- Peuh ! dit le révérend, les murs de celle de Dublin sont certainement tout aussi épais.
-- Oui, dit M. Scotowe avec un sourire mystérieux ; mais l'île de Man nous offre moins de danger que Dublin.
-- Comment l'entendez-vous ?
-- Voyons, reprit le détective, je suis assez au courant des petites affaires de la Société évangélique pour savoir que vous ne vous souciez pas beaucoup de la folie de M. John Bell.
-- Certes, non.
-- Mais la chair de poule vous vient rien qu'à la pensée que lord William, autrement dit le fou Walter Bruce peut reparaître à Londres au premier jour.
-- En effet.
-- Or, lord William, vous en convenez encore, a un rude auxiliaire maintenant...
-- Un démon, dit le révérend.
-- Démon, peut-être, dit M. Scotowe, fénian à coup sûr.
-- Eh bien ? fit encore le révérend Patterson.
-- Suivez bien mon raisonnement, reprit. M. Scotowe. Je suppose que j'aille à Dublin, que je fasse incarcérer M. John Bell et ses compagnons, et que l'homme gris, qui, j'en suis sûr, ne s'endort pas non plus, arrive après moi.
-- Bon.
-- Dublin est la capitale de l'Irlande, et l'Irlande est la patrie des fénians. Il y en a partout, dans la milice, dans les prisons, dans les chemins de fer, à bord des navires.
M. Patterson frissonna.
-- Vous pensez que si l'homme gris veut délivrer lord William, il ne manquera pas de complices.
-- Vous avez raison, dit le révérend.
-- L'île de Man vaut donc mieux ?
-- Infiniment mieux. Seulement le steamer attendra-t-il ?
-- Ordre de l'amirauté, certainement.
-- Mais où avoir cet ordre ?
-- Parbleu ! dit M. Scotowe, il y a un homme qui peut l'obtenir d'ici une heure.
-- Et... cet homme ?
-- C'est sir Archibald.
-- Vous avez raison, dit le révérend, je cours chez sir Archibald.
Et moi, dit M. Scotowe, comme je ne doute pas un seul instant que vous n'ayez la dépêche d'ici une heure, je cours au chemin de fer et je pars pour Liverpool.
M. Scotowe et le révérend Patterson se séparèrent.
Le révérend monta dans son cab et donna au cocher l'adresse de l'hôtel de Pembleton.
C'était là qu'habitait sir. Archibald depuis la mort de son gendre sir Evandale.
Le jour avait grandi, et les premiers rayons du soleil commençaient à triompher du brouillard.
À cette heure même, le steamer qui emportait M. John Bell et ses compagnons sortait du bassin de Liverpool et prenait la mer.
Maintenant, quittons Londres et rendons-nous à Liverpool au moment où M. John Bell et ses compagnons descendirent à bord du steamer.
Marmouset, on s'en souvient, s'était approché du capitaine au moment où on allait lever l'ancre.
Le capitaine était un grand jeune homme aux cheveux blonds et aux yeux bleus. Il avait la taille d'un Écossais et répondait au nom de Robert Wallace.
Cependant il y avait des matelots à Portsmouth et à Liverpool qui prétendaient que ce n'était pas son vrai nom et qu'ils l'avaient connu à bord d'un navire américain sous celui de William Bright.
Ils ajoutaient même que le capitaine était Irlandais et non Écossais.
Mais l'Amirauté ne s'était sans doute jamais occupée de ces rumeurs, car le capitaine Robert Wallace commandait un des plus beaux steamers de la marine anglaise et jouissait de l'estime de ses chefs.
Marmouset s'approcha donc de lui et le salua.
Robert Wallace laissa tomber sur lui un regard clair et froid et attendit.
-- Monsieur, dit Marmouset, je me nomme sir Arthur.
Le capitaine salua.
-- Je suis le neveu de lord Wilmot.
Nouveau salut du capitaine.
-- Un ami de mon oncle a dû vous écrire pour me recommander à vous.
-- En effet, monsieur.
-- Et... cet ami...
Robert Wallace posa un doigt sur ses lèvres.
-- Il est des noms, dit-il, qu'il est inutile de prononcer.
-- Fort bien, nous nous sommes compris.
Puis, après quelques secondes de silence, Marmouset reprit : -- Il me tarde d'être en mer.
-- Et à moi aussi, dit le capitaine. Permettez-moi donc, monsieur, de commander l'appareillage.
Les ancres remontaient lentement du fond de l'eau et la machine faisait entendre sa bruyante respiration.
-- Voilà un homme qui parle peu, pensa Marmouset. Mais je crois qu'on peut compter sur lui le cas échéant.
Et il rejoignit John Bell, dont l'exaltation était loin de se calmer.
Enfin le navire se mit en marche, l'hélice tourna et un panache de fumée monta dans le ciel gris.
Mais comme le steamer sortait de la rade, le capitaine tressaillit tout à coup et donna l'ordre de stopper.
-- Que faites-vous ? demanda vivement Marmouset.
-- Regardez ! dit froidement le capitaine.
Et, étendant la main, il lui montra le sémaphore qui dominait la ville.
-- Qu'est-ce que cela ? fit Marmouset.
-- Un signal.
-- Et... ce signal ?
-- Nous donne l'ordre de stopper.
-- Pourquoi ?
-- Dépêche de Londres.
-- Ah ! fit Marmouset qui pâlit.
Le capitaine eut un sourire mystérieux.
-- Ne craignez rien, dit-il.
-- Je crains tout, au contraire, fit Marmouset, on peut vous donner l'ordre de nous débarquer.
Le capitaine ne répondit pas.
Le navire, qui s'était élancé vers-la haute mer avec une vitesse prodigieuse, était maintenant immobile.
M. John Bell, qui n'avait pas entendu les explications du capitaine, entra en fureur.
Il marcha droit à lui et lui dit :
-- Ah çà ! est-ce que vous vous moquez de nous, capitaine ?
-- Je ne me moque jamais de personne, monsieur.
-- Alors pourquoi ne marchons-nous pas ?
-- Parce qu'il est survenu un accident à la machine, répondit Robert Wallace avec le plus grand calme.
Et il tourna le dos à M. John Bell écumant.
Puis il prit sa lunette et la braqua sur le port.
Marmouset, lui aussi, regardait et était fort anxieux.
Cette dépêche pouvait fort bien être un ordre de l'Amirauté, sollicité par ce démon incarné qu'on appelait le révérend Patterson. Et alors, tout était perdu !
Le capitaine devinait sans doute la pensée de Marmouset, mais il n'en soufflait mot.
Enfin une barque se détacha du milieu des navires et prit la mer. Alors le capitaine dit à Marmouset : -- Voici la dépêche.
La barque, -- un petit canot à quatre avirons, -- volait sur les vagues.
Ce fut l'affaire d'une demi-heure environ.
Une demi-heure qui fut pour Marmouset un siècle d'angoisses, et donna à M. John Bell l'occasion de s'irriter outre mesure.
Enfin, elle accosta le navire par tribord.
Un des quatre matelots saisit l'échelle à deux mains et monta à bord. Le capitaine s'était avancé à sa rencontre.
Marmouset n'avait pas un souffle aux lèvres, et les battements de son cœur avaient été subitement suspendus au moment où le matelot remettait la dépêche au capitaine.
-- C'est pour vous, dit-il.
Et il lui tendit la dépêche.
Marmouset s'en empara, l'ouvrit et la lut avidement.
La dépêche était signée Burdett.
Rocambole avait devancé le révérend Patterson, on le voit, et il n'avait pas perdu de temps depuis le moment où nous l'avons vu pénétrer par le toit dans cette mansarde d'une maison de Sermon-Lane.
La dépêche était laconique.
« Burdett découvert. À l'abri. Mais le révérend sur ses gardes. Faites de même. Aurez de nouvelles instructions. »
Cela ne disait pas grand'chose, et cela disait tout.
Le révérend Patterson avait, dans M. Burdett, reconnu l'homme gris. Par conséquent, il avait la conviction et même la certitude d'avoir fait fausse route, en laissant lord William quitter Bedlam.
Par conséquent encore, il était probable qu'il allait prendre des mesures énergiques pour l'empêcher d'arriver en Irlande. Du moins, telles furent les conjectures du capitaine et de Marmouset.
-- Enfin, dit celui-ci, j'aime encore mieux ça, partons...
Le capitaine avait renvoyé le matelot dans son canot, donné ses ordres, et le steamer venait de se remettre en marche.
-- Monsieur, dit alors Marmouset au capitaine, si cette dépêche avait contenu l'ordre de nous débarquer, qu'auriez-vous fait ?
-- J'aurais désobéi ! répondit Robert Wallace.
Et il retomba dans son mutisme, et, sous prétexte de service, il tourna le dos à Marmouset, comme il l'avait tourné à John Bell.
Pendant ce temps-là, le steamer marchait à toute vapeur.
Suivons maintenant le détective Scotowe.
Cet homme était habile, et jouissait parmi les hommes de police d'une grande réputation.
Il n'avait fallu rien moins qu'un adversaire comme Rocambole pour qu'il perdît une partie aussi bien engagée. Mais il se promettait bien de prendre sa revanche, et ce fut avec la plus vive impatience qu'il vit s'écouler les douze heures de chemin de fer qui séparent Londres de Liverpool.
Arrivé dans cette dernière ville, il n'eut pas de peine à retrouver les traces de M. John Bell et de ses compagnons. Le directeur de Bedlam s'était embarqué le matin même.
M. Scotowe alla au télégraphe sous-marin et prit des renseignements. Le steamer, parti le matin, avait touché à l'île de Man et s'y trouvait encore, par suite d'un ordre venu de l'Amirauté et que le bureau de Liverpool avait transmis.
Cet ordre fort laconique fut adressé au capitaine du port de Douglas et ainsi conçu : « Retenez jusqu'à nouvel ordre steamer et capitaine Robert Wallace ; surveillez passagers. »
-- Allons ! pensa M. Scotowe, le révérend Patterson n'a pas perdu de temps.
Cependant, comme aucun navire ne partait le soir pour l'Irlande, M. Scotowe fut contraint de passer la soirée et la nuit à Liverpool.
Ce retard le contrariait fort.
Avec son flair d'homme de police, il comprenait que l'homme gris ne demeurerait pas inactif à Londres et que, lui aussi, transmettrait quelque avis mystérieux aux passagers du steamer.
On était dans la mauvaise saison et la mer d'Irlande, le canal, comme disent les Anglais, était d'une navigation périlleuse et fort pénible.
Sans cela, M. Scotowe eût frété une barque et fût bravement parti pour l'île de Man.
Il se résigna donc à ne partir que le lendemain matin, et comme il n'avait rien à faire il s'en alla passer sa soirée sur le port, dans une taverne fréquentée par des matelots.
Il venait d'y entrer et de demander un grog au gin, quand un matelot de haute taille et de forte encolure entra et vint s'asseoir à une table voisine de la sienne.
Le matelot avait une épaisse chevelure noire, le teint hâlé et la barbe grisonnante. Il frappa du poing sur-la table et demanda une bouteille de porter.
Puis, quand il eut vidé son premier verre, il dit en patois irlandais : -- Qui veut embarquer pour l'île de Man ?
À cette question, M. Scotowe tressaillit. Mais il ne souffla mot.
Un autre matelot, qui s'était endormi dans un coin, ouvrit les yeux, leva la tête et regarda le nouveau venu.
-- Ah ! c'est vous, Ben ? fit-il.
Ben est l'abréviation de Benjamin.
-- C'est moi, dit le vieux matelot. Je viens boire un coup avant d'embarquer.
-- Et où allez-vous, Ben ?
-- En Irlande.
-- Quand partez-vous ?
-- Tout à l'heure, aussitôt la marée venue.
-- Avec votre barque Queen-Victoria ?
-- Oui, dit Ben, et quoiqu'elle n'ait pas vingt pieds de long et qu'elle ait un faible tirant d'eau, elle tient la mer comme une frégate.
-- La mer est mauvaise, Ben.
-- Pas pour moi.
-- Il y a des brisants terribles dans le canal.
-- Mes quatre matelots connaissent ces parages aussi bien que moi. Et puis, il faut que je parte. J'ai une bonne affaire à traiter à l'île de Man.
-- Ainsi, dit encore le matelot, vous allez prendre la mer cette nuit ?
-- Le vent est bon, il souffle de nord-est, et nous entrerons dans le port de Douglas bien avant le jour.
-- Que le bon Dieu vous protège, Ben ! mais ce n'est pas moi qui partirais.
Ben haussa les épaules.
Quelques autres marins se mêlèrent à la conversation, et s'accordèrent à dire que la mer était mauvaise.
M. Scotowe ne disait rien.
Enfin, la bouteille de porter étant vide, Ben se leva.
-- Alors, puisqu'il n'y a pas de passagers pour l'île de Man ici, dit-il, bonsoir ?
Mais comme il faisait un pas vers la porte, M. Scotowe le retint.
-- Pardon, dit-il.
Ben le regarda et parut faire attention à lui pour la première fois.
-- Sérieusement, lui dit M. Scotowe, vous partez cette nuit ?
-- Sans doute, gentleman.
-- Et vous allez à Douglas ?
-- Oui, gentleman.
-- Et vous croyez pouvoir y arriver avant le jour ?
-- Ça ne fait pas de doute pour moi.
-- Combien me demanderiez-vous pour mon voyage ?
-- Deux livres et huit shillings.
-- Eh bien ! dit M. Scotowe, je vais avec vous.
Et il tira son porte-monnaie et paya son passage d'avance.
-- Est-ce que vous avez des bagages ? demanda Ben.
-- Rien que ce sac de nuit.
Et M. Scotowe laissa voir une petite valise de cuir qu'il avait placée sur un banc auprès de lui.
-- Alors, venez, dit Ben.
-- Voilà un gentleman, murmura un des matelots, qui n'a pas peur de faire naufrage.
-- Il est de fait, dit un autre, que la mer est mauvaise.
-- Bah ! la coque de noix de Ben en a vu bien d'autres, répondit celui qui s'était réveillé en sursaut.
Et M. Scotowe suivit Ben.
* *
*
Une heure après, la coque de noix sautait sur les lames ; tantôt elle disparaissait au fond d'un abîme, tantôt elle se montrait à la crête d'une vague de cent pieds de haut. M. Scotowe était cramponné au cordage peur n'être pas enlevé par un coup de vent.
Ben était à la barre et fumait sa pipe.
Les quatre matelots et le mousse partageaient son insouciance. Mais M. Scotowe commençait à se repentir de sa témérité, lorsqu'un homme qui dormait au fond de la barque se leva et s'approcha de lui. M. Scotowe n'avait fait aucune attention à lui en embarquant.
Il avait bien vu un homme couché, recouvert d'un monceau de filets en guise de couvertures, mais il avait pensé que c'était un des hommes d'équipage.
Le dormeur, brusquement éveillé, s'approcha donc de M. Scotowe.
-- Eh ! lui dit-il, ne trouvez-vous pas que la mer est mauvaise et qu'on est rudement secoué, hein ?
M. Scotowe tressaillit.
Où donc avait-il déjà entendu cette voix ?
Il chercha à voir le visage de son interlocuteur.
Mais la nuit était noire et la lueur du fanal de poupe ne parvenait pas jusqu'à eux.
L'inconnu avait appuyé sa main sur l'épaule de M. Scotowe.
Il sembla au détective que cette main était de fer.
-- Que me voulez-vous ? fit-il.
-- Mais, répondit l'inconnu, je suis comme vous à bord, la mer est mauvaise et je vous demande votre avis.
-- Sur quoi ?
-- Pensez-vous que notre barque tienne jusqu'au port ?
-- Je n'en sais rien.
M. Scotowe répondait distraitement.
M. Scotowe se posait de nouveau cette question : -- Mais où donc ai-je entendu cette voix !
L'inconnu appuyait toujours sur lui cette main qui avait le poids d'une enclume.
-- Vous ne paraissez pas fort effrayé ? dit-il encore.
-- À la grâce de Dieu ! dit M. Scotowe.
-- Ah ! vous croyez à Dieu, vous ?
Et l'inconnu eut un rire sec et moqueur.
-- Pourquoi n'y croirais-je pas ? répondit M. Scotowe.
Et il eut un geste d'impatience.
L'inconnu continua à rire.
-- C'est que vous faites un métier d'enfer, dit-il.
M. Scotowe tressaillit et fit un pas en arrière.
-- Que voulez-vous dire ? balbutia-t-il.
-- Vous êtes détective, n'est-ce pas ? reprit l'inconnu toujours raillant.
-- Que vous importe ?
-- Vous avez même fait une assez belle découverte l'autre jour à Londres...
Ces derniers mots furent une révélation tout entière pour M. Scotowe.
Il voulut se dégager de l'étreinte de l'inconnu.
-- Laissez-moi, dit-il tout ému.
L'inconnu ricana.
-- Ne me touchez pas...
L'inconnu éclata de rire.
Et saisissant M. Scotowe par les deux bras, il le traîna, dans le cercle de lumière décrit par le fanal de poupe.
-- Regardez-moi donc, gentleman ! fit-il alors.
M. Scotowe jeta un cri.
-- L'homme gris.
-- Parbleu ! oui, l'homme gris, répondit Rocambole, car c'était lui.
Et comme M. Scotowe jetait autour de lui un regard éperdu et semblait chercher quelqu'un qui pût venir à son aide, Rocambole poursuivit d'un ton railleur : -- Vraiment, mon cher monsieur, vous êtes bien au-dessous de votre réputation. On vous dit un homme habile, mais vous avez fort grossièrement donné tête baissée dans un piège.
La peur s'empara de M. Scotowe.
-- À moi, cria-t-il, monsieur Ben, à moi !
-- Qu'est-ce qu'il y a donc par là ? demanda le patron de la barque.
Et il s'approcha.
-- Vous auriez dû, poursuivit Rocambole, reconnaître monsieur !
Et comme M. Scotowe demeurait bouche béante : -- M. Ben, le patron, et le libraire de Charring-Cross ne font qu'un, mon cher monsieur, ajouta Rocambole, riant toujours.
Les dents de M. Scotowe claquaient de terreur.
-- Ah ! murmura-t-il enfin, je suis un homme perdu.
-- Cela me fait tout à fait cet effet-là, dit Rocambole.
Et il adressa la parole à Ben, ou plutôt à Milon, dans une langue inconnue à M. Scotowe.
Tous deux causèrent ainsi quelques minutes. Le détective sentait ses cheveux se hérisser et ses jambes fléchir. Enfin Rocambole lui adressa de nouveau ces mots en anglais : -- Mon cher monsieur Scotowe, lui dit-il, nous allons vous donner à choisir.
-- Que voulez-vous que je choisisse ? balbutia-t-il.
-- Comment voulez-vous mourir !
Et Rocambole tira un revolver de sa poche.
Puis, froidement, et tandis que le détective épouvanté reculait d'un pas encore : -- Voulez-vous que je vous brûle la cervelle, ou bien préférez-vous que nous vous lancions à la mer ?
Et Scotowe jeta un cri et tomba à genoux.
-- Grâce ! balbutia-t-il, faites-moi grâce de la vie ! j'ai une femme et des enfants, monsieur.
Rocambole se mit à rire.
-- Supposons, dit-il, que l'autre nuit vous soyez parvenu à me mettre la main au collet, m'auriez-vous fait grâce ? Auriez-vous consenti à ne me point conduire à Newgate, où m'attendait une belle cravate de chanvre ?
-- Grâce ! grâce ! balbutiait M. Scotowe.
Et il demeurait à genoux.
-- Vous savez le proverbe, dit Rocambole, il vaut mieux tuer le loup qu'être dévoré par lui.
Croyez bien, mon cher monsieur, que je n'ai pour vous aucun sentiment de haine personnelle.
Ces mots ramenèrent un peu d'espoir au cœur de M. Scotowe.
-- Mais, poursuivit Rocambole, si je faisais la folie de vous laisser la vie, je m'en repentirais tôt ou tard.
-- Non, dit vivement le détective, non, je vous le jure.
-- Tarare ! fit Rocambole, je sais ce que vaut la parole d'un homme de police.
-- Je vous jure, monsieur, que je n'entreprendrai jamais plus rien contre vous.
Et M. Scotowe, suppliant, demeurait à genoux.
Rocambole et Milon échangèrent encore quelques mots dans cette langue qui était inconnue au détective.
Celui-ci, toujours à genoux, attendait sa destinée.
-- Mon cher monsieur, dit alors Rocambole, vous vous nommez Jack Scotowe ?
-- Oui, monsieur.
-- Vous êtes détective ?
-- Je ne le suis plus ; et si vous me faites grâce, je vous jure...
-- Attendez... ce n'est point de cela qu'il s'agit. Vous êtes détective au service de la Société évangélique ?
-- Je l'ai été, pour mon malheur.
-- Par conséquent, vous avez des papiers constatant votre identité ?
-- Oui.
-- Une lettre de crédit du révérend Patterson ?
-- Oui, dit encore M. Scotowe.
-- Eh bien ! il faut nous donner tout cela.
-- Et vous ne me tuerez point, vous me ferez grâce ?
-- Oui, ou plutôt cela dépendra de vous...
Et Rocambole attacha son regard clair et froid sur le détective frissonnant.
-- Donnez-moi ces papiers-là d'abord, dit-il.
M. Scotowe se montra d'une docilité parfaite.
Il ouvrit son paletot, tira son portefeuille de sa poche et le tendit à Rocambole.
-- Veille sur monsieur, dit celui-ci à Milon.
Puis, le portefeuille à la main, il alla s'asseoir au-dessous du fanal.
Le portefeuille contenait différents papiers dont un seul eût suffi à établir l'identité de Scotowe.
Il renfermait, en outre, un laissez-passer fort curieux.
Cette pièce était sans doute celle que cherchait Rocambole, car il eut un mouvement de joie, qui se traduisit par un geste, quand il la déplia.
Le laissez-passer mystérieux était une feuille de papier jaune aux coins arrondis, dans le milieu de laquelle étaient deux croix en sautoir à l'encre rouge, et, au-dessous, à l'encre violette, un R... et un P...
Avec cette feuille, M. Scotowe se trouvait investi d'un pouvoir presque illimité. Il pouvait aller où il voudrait, requérir une véritable armée de gens en robe noire, se faire ouvrir les prisons, ordonner l'arrestation immédiate d'une ou de plusieurs personnes.
Cette pièce, enfin, était le sauf-conduit que lui avait donné le révérend Patterson, au nom de la Société évangélique. Quand il eut pris connaissance des différents papiers que renfermait le portefeuille, Rocambole le mit dans sa poche.
Puis il revint à Scotowe, auprès duquel se trouvait toujours Milon. Milon n'attendait qu'un signal pour le prendre par les épaules et le jeter à la mer.
Alors, Rocambole dit à M. Scotowe :
-- Écoutez-moi bien, monsieur, l'heure est solennelle pour vous.
Le détective jeta sur lui un regard éperdu.
-- Votre sort dépend de la sincérité de vos paroles et des réponses que vous me ferez.
-- Je suis prêt à répondre à monsieur, répondit le détective.
-- Voyons, reprit Rocambole, procédons par ordre. Où allez-vous ?
-- À l'île de Man.
-- Quelle était la mission dont vous étiez chargé ?
-- Je devais arrêter M. John Bell, le directeur de Bedlam, et les personnes qui sont avec lui.
-- Et puis ?
-- Je devais les conduire dans une maison de fous qui se trouve à l'île de Man.
-- Et les y laisser ?
-- Oui.
-- Mais n'était-il pas convenu avec le révérend que vous lui écririez aussitôt l'arrestation faite ?
-- Cela était convenu, en effet.
-- Eh bien, dit Rocambole, vous allez vous accroupir au fond de la barque, poser sur vos genoux une planche, sur cette planche du papier, et écrire la lettre que je vais vous dicter.
Cette proposition, cet ordre plutôt, n'aurait rien eu d'extraordinaire en un tout autre moment.
Mais la mer était épouvantable, le vent soufflait avec furie, et la barque éprouvait les secousses les plus violentes. Cependant, M. Scotowe, qui savait l'homme gris capable de mettre ses menaces à exécution, M. Scotowe prit la pose que celui-ci lui indiquait.
Milon décrocha le fanal.
Puis il prit au fond de la barque une planchette et posa dessus un buvard après lequel tenaient un encrier et une plume. Et, le fanal à la main, il se mit à éclairer M. Scotowe. Celui-ci regarda Rocambole : -- Forcément, dit-il, mon écriture sera tremblée, et peut-être verra-t-on que je n'avais pas mon libre arbitre en écrivant.
Rocambole eut un sourire :
-- Ne vous préoccupez pas de cela, dit-il. Écrivez.
M. Scotowe prit la plume et attendit.
Rocambole dicta :
« Mon cher révérend, M. John Bell, lord William et les deux autres sont en sûreté, et ce n'est pas eux qui nous gêneront.
« Cependant, je ne retourne pas à Londres. Pourquoi ?
« Je vais vous le dire.
« M. John Bell est fou, cela est évident. Mais il y a une chose raisonnable et vraie dans sa folie. Cette chose, c'est l'existence des trésors enfouis par ses aïeux.
« Je ne puis pas m'expliquer davantage.
« Je suis en mer, sur un canot de dix pieds de long que les flots secouent comme un brin de paille.
« Où vais-je ? En Irlande.
« J'ai accompli la mission que vous m'avez donnée et, par conséquent, je suis libre. Cependant, je vais vous faire une proposition. Écoutez moi.
« Je suis certain de retrouver les trésors que cherchait ce pauvre M. John Bell. Voulez-vous partager ?
« Si oui, prenez le plus prochain steamer et venez directement à Cork.
« Il y a sur le port une auberge qui a pour enseigne : À la Verte Erin.
« Je vous y attendrai.
« Votre serviteur dévoué.
« SCOTOWE. »
M. Scotowe écrivit cette lettre jusqu'au bout.
-- Maintenant, dit Rocambole, vous devez très certainement accompagner votre signature d'un signe mystérieux.
-- En effet, dit M. Scotowe.
-- Ce signe, vous allez le tracer, et prenez bien garde à ceci : c'est que votre vie dépend de votre sincérité. Si vous me trompez, vous êtes un homme mort.
Comme Rocambole parlait ainsi, une lueur brilla sur la mer.
-- Regardez bien, dit-il encore. Cette lueur, c'est le fanal du beaupré d'un navire.
L'équipage, le capitaine, tout est fénian à bord ; c'est vous dire que tout cela m'est dévoué.
-- Ah ! fit M. Scotowe.
Et il regarda de nouveau Rocambole.
-- Au point du jour, ce navire nous apercevra et nous l'accosterons.
Le capitaine vous prendra à son bord et vous fera mettre aux fers dans la cale.
Le navire fait route pour l'Irlande.
Vous demeurerez aux fers jusqu'à ce qu'une dépêche de Liverpool nous apprenne que le révérend Patterson vient de s'embarquer pour l'Irlande.
Si le révérend demeure à Londres, c'est que le signe que vous avez apposé au bas de votre signature ne sera pas sincère. Alors, on vous mettra un boulet aux pieds et on vous enverra au fond de la mer servir de nourriture aux poissons.
M. Scotowe reprit la plume. Puis il traça au bas de la lettre les deux croix du révérend Patterson. Mais il les renversa et ajouta un point au-dessous.
-- C'est bien, dit Rocambole ; fermez la lettre et écrivez l'adresse.
Le détective obéit encore. Alors, Rocambole mit la lettre dans sa poche et ne prononça plus un mot.
La mer était de plus en plus furieuse, mais la barque tenait bon. Enfin, le jour parut.
Alors, Milon hissa un pavillon blanc au haut de son mât. Le pavillon fut aperçu du navire, et le navire, qui était un brick de commerce, mit son canot à la mer.
Et une heure après, M. Scotowe était aux fers dans la cale. Quant à Rocambole et à Milon, ils continuaient leur route vers l'île de Man, et le maître disait à son vieux compagnon : -- Je crois que cette fois nous tenons le révérend Patterson, et que l'heure de l'expiation sonnera prochainement pour lui.
Cependant, le steamer qui emportait M. John Bell et ses compagnons avait mouillé le matin précédent dans le petit port de Douglas, dans l'île de Man.
À peine avait-il jeté l'ancre qu'une barque portant un officier de la marine royale l'accosta.
L'officier monta à bord.
-- Capitaine, dit-il à M. Robert Wallace, vous comptiez vous arrêtez une heure ici ?
-- Le temps de déposer des passagers et d'en prendre d'autres, répondit le capitaine.
-- Eh bien ! reprit l'officier, je viens vous communiquer une dépêche de l'Amirauté.
-- Ah ! dit flegmatiquement le capitaine.
Et l'officier mit sous ses yeux un télégramme ainsi conçu : « Ordre au capitaine Robert Wallace de rester à l'île de Man et d'y attendre de nouvelles instructions. »
-- Mais, monsieur, dit le capitaine, il y a à bord beaucoup de passagers pour l'Irlande.
-- Je le sais.
-- Et qui sont pressés d'arriver.
-- Aussi le cas est-il prévu.
-- Ah !
-- Un autre steamer chauffe sur le port.
-- Fort bien.
-- Prêt à faire route pour Dublin.
-- Et il prendra mes passagers ?
-- Tous, à l'exception de cinq.
-- Qui donc ?
-- Un M. John Bell d'abord.
-- Le directeur de Bedlam ?
-- Justement !
-- Et puis ? fit tranquillement le capitaine.
-- Et puis un nommé Walter Bruce, ancien convict.
-- Bon !
-- Un homme de loi appelé Arthur Cokeries.
-- Est-ce tout ?
-- Non, dit l'officier, il y a encore un gentleman du nom de sir Arthur.
-- Alors, je vais garder ces hommes à bord ?
-- Jusqu'à nouvel ordre.
-- Et s'ils demandent à se promener par la ville ?
-- Je n'y vois aucun inconvénient du moment où vous m'en répondez.
-- J'en réponds, dit sir Robert Wallace.
Et l'officier, ayant accompli sa mission, redescendit dans son canot et s'en alla.
Pendant son colloque avec le capitaine, un homme s'était tenu à distance respectueuse.
Cet homme, c'était Marmouset.
Marmouset rejoignit alors M. Robert Wallace.
-- C'est un ordre d'arrestation nous concernant que vous avez reçu, lui dit-il.
Le capitaine lui montra la dépêche.
-- Heureusement, dit Marmouset, que le maître ne doit pas rester inactif à Londres.
-- Je l'espère bien.
-- Mais, en attendant, qu'allons-nous faire ?
-- Obéir.
-- Et si les agents du révérend Patterson arrivent avant le maître ?
-- Alors, dit froidement le capitaine, nous verrons ce que nous avons à faire.
M. John Bell se promenait, pendant ce temps, d'un pas fiévreux et saccadé sur le pont.
L'arrivée de l'officier l'avait quelque peu intrigué, lui aussi. Mais son étonnement fit place à une vive impatience quand il vit que le steamer, après avoir éteint ses feux, demeurait immobile au milieu du port.
Aussi s'approcha-t-il vivement du capitaine.
-- Mais que faisons-nous donc ici, monsieur ? dit-il. Croyez-vous donc que j'aie du temps à perdre ?
-- Monsieur, répondit courtoisement le capitaine, nous attendons ce steamer que vous voyez là-bas dans un coin du port, qui chauffe et qui va bientôt prendre la mer.
-- Et pourquoi l'attendons-nous ?
-- Parce qu'il va nous accoster.
-- Pourquoi donc ?
-- Pour prendre les passagers qui sont à notre bord.
-- Je ne comprends pas, dit M. Bell.
-- Et les conduire en Irlande.
-- Comment, monsieur, dit John Bell, dont le visage s'empourprait de plus en plus, nous ne descendrons pas à Douglas ? Cependant vous savez que je dois y consulter une somnambule fameuse...
-- Aussi, monsieur, répliqua le capitaine, descendrez-vous à Douglas, vous.
-- Et pas les autres ?
-- Vous et vos amis.
-- Et quand repartirons-nous ?
-- Quand vous aurez consulté la somnambule.
-- Ah ! fort bien, dit M. John Bell qui parut se calmer.
Un quart d'heure après, en effet, le steamer qui chauffait accosta le navire du capitaine Robert Wallace.
Un pont volant fut jeté d'un bord à l'autre, et le transbordement des passagers s'effectua.
Mais, en ce moment, le capitaine du second steamer s'approcha de Robert Wallace et lui dit en patois irlandais : -- Moi aussi, j'ai reçu une dépêche.
-- Ah ! fit le capitaine.
-- Elle vient de Liverpool et elle est pour vous.
-- Donnez...
Et Robert Wallace tendit vivement la main.
La dépêche était ainsi conçue :
« Arrivés à Liverpool, Milon et moi. Prévenez Marmouset. Recevrez ordre rester île de Man. Vous inquiétez pas. Tout va bien.
« R... »
Robert Wallace tendit la dépêche à Marmouset.
Le visage un peu assombri de celui-ci s'éclaircit.
-- Enfin, dit-il, allons-nous pouvoir descendre à terre ?
-- Sans doute.
-- Quand ?
-- Dans une heure, je ferai mettre le canot à la mer, et vous pourrez aller au quai.
M. John Bell était redevenu d'une impatience indicible. Il arpentait le pont comme une bête fauve fait le tour de sa cage.
Marmouset ne parvenait plus à le calmer.
-- Tous ces retards, disait le directeur de Bedlam, sont une combinaison infernale inventée par M. Blount, mon collègue, qui a toujours eu envie de me supplanter et d'être seul directeur de Bedlam. Aussi, quand j'aurai trouvé mes trésors et mes parchemins, quand je serai lord, je le ferai destituer de son emploi...
Et M. John Bell, parlant ainsi, avait les yeux à fleur de tête et l'écume à la bouche.
Enfin on mit le canot à la mer.
-- Allons, monsieur, dit alors Marmouset, vous voyez bien que tout vient à point à qui sait attendre, et le moment est venu d'aller consulter la somnambule.
Faisons maintenant un pas en arrière et revenons à Londres.
Un gentleman qui avait été joliment ému, c'était sir Archibald, le père de lady Evandale Pembleton. La peur qui s'était emparée du révérend Patterson à la nouvelle que l'homme gris avait mis la main dans ses affaires, avait gagné l'honorable baronnet, car sir Archibald, devenu beau-père de lord, avait obtenu de la reine le titre de baronnet.
Elle l'avait même si bien dominé pendant quelques heures, que sir Archibald n'avait pas même songé à demander compte au révérend de son étrange conduite.
Ce ne fut qu'après avoir pris toute la journée et une partie du lendemain le rôle d'instrument, que sir Archibald commença à réfléchir. Ou plutôt il se souvint.
Il se souvint de la façon singulière dont le révérend Patterson l'avait reçu, quand, sautant à bas de son cab dans Piccadilly, il était allé, lui sir Archibald, lui tendre les deux mains.
Le révérend avait paru fort choqué de la prétendue visite de lady Pembleton à lord William.
En outre, il avait pu croire que sir Archibald et sa fille essayaient de se soustraire aux engagements contractés par lord Evandale vis-à-vis de la Société évangélique. Puis sir Archibald se posa une question :
Pourquoi le révérend avait-il favorisé le départ de M. John Bell emmenant en Irlande lord William ?
Et le baronnet trouva la solution de ce problème dans la crainte qu'avait eue le révérend que quelque transaction n'intervînt entre les spoliateurs et le spolié.
Toutes ces réflexions furent le fruit d'une méditation de plusieurs heures. Il y avait maintenant une chose certaine, c'est que cet arrangement, s'il intervenait jamais serait excessivement désagréable au révérend et à la Société évangélique.
Pourquoi ? Et sir Archibald, effrayé, trouva pareillement une réponse à cette question nouvelle.
Le révérend Patterson et la Société évangélique avaient un gros appétit, relativement à la succession de lord Evandale.
Donc, le lendemain vers midi, sir Archibald prit une grande résolution, demanda sa voiture et se fit conduire dans Elgin Crescent. Il voulait voir Patterson.
-- Je ne sais pas au juste, se disait-il en chemin, ce qu'a signé lord Evandale. Je veux le savoir.
Mais sir Archibald en fut pour ses peines de déplacement. Patterson n'était pas chez lui ; n'étant pas rentré la veille au soir, il était probablement en voyage.
Courait-il après lord William, lui aussi, ne se fiant ainsi qu'à moitié aux lumières du détective Scotowe.
C'était probable.
Sir Archibald demeura fort indécis ; et, rentré à l'hôtel Pembleton, il eut même quelque velléité de se rendre au railway de Liverpool et de courir après le révérend, comme celui-ci courait après l'ex-pensionnaire de Bedlam. Or, tandis qu'il hésitait encore, on lui apporta une carte. Une carte sur laquelle était un nom de femme :
LA COMTESSE VANDA R...
-- Qu'est-ce que cela ? demanda sir Archibald au laquais qui venait d'entrer.
-- Une dame fort belle qui insiste particulièrement pour voir Votre Honneur, lui fut-il répondu.
-- Qu'elle entre donc ! dit sir Archibald.
Et il alla au-devant de la visiteuse.
Vanda parut.
Car c'était bien Vanda, la compagne fidèle de Rocambole, qui se présentait à l'hôtel Pembleton.
Sir Archibald n'était pas encore un vieillard.
Il avait cinquante-huit ans, en paraissait cinquante à peine, et avait rapporté des Indes, où il avait passé sa jeunesse, un tempérament plein de fougue et d'arrière-jeunesse.
Vanda avait fait appel à tout l'arsenal des coquetteries féminines. Elle était merveilleusement belle, et se retrouvait grande dame jusqu'au bout des ongles.
Sir Archibald fut ébloui.
Que lui voulait-elle ? Il n'en savait absolument rien ; mais il la contemplait avec une sorte d'extase frémissante. Vanda arma ses lèvres de son sourire le plus fascinateur et lui dit :
-- Je vous demande mille pardons, sir Archibald, de me présenter ainsi chez vous, mais il s'agit de très graves intérêts.
Sir Archibald lui avança un fauteuil, et, tout tremblant, demeura debout devant elle.
-- Je vous écoute, madame, balbutia-t-il.
Vanda reprit :
-- Monsieur le baronnet, je connais plusieurs personnes qui jouent en ce moment un rôle important dans votre existence et celle de lady Pembleton, votre fille.
-- Ah ! dit sir Archibald.
-- Le révérend Patterson d'abord.
Sir Archibald tressaillit.
-- Et puis, continua Vanda, un certain homme gris qui a mis Londres sens dessus dessous depuis un mois.
Un cri échappa au baronnet.
-- Je vous dirai même, poursuivit Vanda, que je viens de sa part.
-- De la part de l'homme gris ?
-- Oui.
Sir Archibald, malgré son étonnement, regardait toujours Vanda et ne paraissait nullement effrayé.
Vanda reprit :
-- L'homme gris a quitté Londres ce matin.
-- Ah !
-- Mais il m'a chargé de vous voir.
-- Madame, balbutia sir Archibald, permettez-moi de vous dire que je ne connais nullement l'homme gris.
-- Je le sais, monsieur.
-- Et que par conséquent...
-- Vous vous étonnez qu'il ait affaire à vous ?
-- Justement.
-- Quand vous m'aurez écoutée, monsieur, vous ne serez plus étonné, répondit Vanda souriante.
Sir Archibald avait fini par s'asseoir, et il avait approché son fauteuil du fauteuil de Vanda.
Puis, toujours ému, toujours palpitant :
-- Parlez donc, madame, dit-il, je vous écoute et suis tout oreilles.
Vanda reprit avec le plus grand calme : -- Vous m'excuserez, monsieur, de vous dire tout de suite que je connais l'histoire d'un certain Walter Bruce.
Sir Archibald fit un brusque mouvement.
-- D'un certain Walter Bruce, poursuivit-elle, qui dit être lord William.
-- Oh ! madame...
-- Souffrez que j'aille jusqu'au bout, monsieur. L'homme gris, qui m'envoie vers vous, a pris en mains les intérêts de cet homme, et quand l'homme gris se mêle de quelque chose, il réussit toujours.
Sir Archibald était devenu fort pâle. Vanda continua : -- Vous devez savoir que feu lord Evandale, votre gendre, avait confié ses intérêts à la Société évangélique ?
-- En effet, balbutia Archibald.
-- Lord Evandale avait signé un peu à la légère certains actes.
-- Ah !
-- Et la conséquence de ces actes serait la spoliation complète de lady Pembleton, votre fille.
-- En vérité ?
-- Le révérend Patterson, le chef occulte de cette société non moins dangereuse que déloyale, avait confié les pièces dont je vous parle à l'étude du solicitor M. Colcram.
-- Bon ! fit sir Archibald.
-- Ce révérend avait même une confiance absolue dans un certain maître clerc appelé M. Burdett.
-- Après ? dit le baronnet d'une voix étranglée.
-- Or, reprit Vanda, ce M. Burdett et l'homme gris ne font qu'un.
-- Je le sais, madame.
-- Et l'homme gris a disparu.
-- Hélas !
-- Et il a emporté les pièces en question.
-- Est-ce possible ?
-- Ce qui fait que le révérend se trouve sans armes contre vous et lady Pembleton.
Un rayon de joie éclata dans les yeux de sir Archibald. Vanda se reprit à sourire.
-- Oh ! dit-elle, ne vous réjouissez pas, monsieur, vous n'avez rien à gagner à cela.
-- Vraiment ?
-- Vous avez changé d'adversaires, voilà tout.
-- Mais enfin, murmura sir Archibald, que veut l'homme gris ?
-- Je vous apporte ses propositions.
-- Parlez, madame.
-- L'homme gris est à la tête d'une association non moins redoutable, non moins puissante que la Société évangélique.
-- Il est fénian, n'est-ce pas ?
-- Peut-être...
Sir Archibald, la sueur au front, attendit.
-- L'homme gris, continua Vanda, a juré de rendre à sir William sa liberté d'abord.
-- Je ne m'y oppose pas.
-- Ensuite sa fortune...
Sir Archibald ne souffla mot.
-- Enfin, son nom et son titre.
-- Oh ! dit alors sir Archibald, ceci est tout à fait impossible, madame.
-- Pourquoi ?
-- Parce que lord William est mort.
-- Pour tout le monde, excepté pour vous.
-- Soit. Mais enfin, il n'est pas possible de prouver son identité.
-- Rien n'est plus facile, au contraire.
-- Comment ?
-- À l'aide d'une certaine déclaration faite par le lieutenant de chiourme Percy.
-- Oh ! dit sir Archibald, qui retrouvait un peu de calme et de présence d'esprit, cette fameuse pièce dont on a tant parlé pourrait bien ne pas exister.
-- Vous vous trompez, monsieur.
-- Vous croyez ?
-- Elle est dans les mains de l'homme gris.
Un nuage passa sur le front de sir Archibald.
-- Ce sera donc un procès à soutenir, dit-il ; un procès long et difficile, sinon douteux.
-- Vous vous trompez encore, monsieur.
Et le sourire n'avait pas abandonné un seul instant les lèvres de Vanda. Sir Archibald la regardait et ne paraissait pas très effrayé.
-- L'homme gris n'intente jamais de procès, dit Vanda.
-- Ah !
-- Par l'excellente raison qu'étant hors la loi en Angleterre, il aurait mauvaise grâce à s'adresser à la justice.
-- Alors, reprit sir Archibald, je ne vois pas ce que lady Pembleton et moi avons à craindre.
-- Monsieur, répondit Vanda, l'homme gris, pour faire triompher la cause de lord William, ne s'adressera pas à la justice ; mais il emploiera des moyens autrement terribles.
Cette fois, Vanda cessa de sourire, et sir Archibald eut peur.
-- Vous aimez votre fille, poursuivit Vanda, il est inutile de vous le demander. Eh bien ! je viens vous donner un bon conseil.
-- Ah ! fit encore sir Archibald.
-- Si les papiers que l'homme gris a emportés étaient restés aux mains du révérend Patterson, vous couriez le risque d'être complètement dépouillés des biens de lord Evandale. Mais vous-même vous êtes riche, sir Archibald, et perte d'argent est toujours réparable.
-- Cela est vrai.
-- Et lady Pembleton conservait son nom et léguait à ses enfants les titres de la noble maison Pembleton.
-- Eh bien ?
-- Maintenant, si vous refusez les propositions de l'homme gris, il est fort probable que lady Pembleton perdra non seulement sa fortune et son nom, mais encore la vie.
Sir Archibald frissonna.
-- Que venez-vous donc me proposer ? demanda-t-il.
-- L'abandon pur et simple de la fortune de lord William.
-- C'est impossible, madame.
-- En outre, la reconnaissance de lord William comme chef de la maison Pembleton.
-- Jamais !
-- Monsieur, dit froidement Vanda, j'ai mission de vous donner le temps de réfléchir. Je reviendrai dans deux jours...
Et Vanda se leva. Le sourire avait reparu sur ses lèvres, et malgré l'épouvante qui emplissait l'âme du baronnet, il se sentait de plus en plus fasciné.
-- Je reviendrai dans deux jours, répéta-t-elle. Au revoir, sir Archibald.
Et quand elle fut partie, sir Archibald passa la main sur son front et murmura : -- J'ai peur plus encore de cette femme que de l'homme gris.
Sir Archibald sentait une tempête s'élever dans son cœur. Une tempête d'amour sauvage et frénétique, et il ne songeait guère en ce moment à sa fille, lady Evandale Pembleton.
Le port de Douglas est tout petit et la ville n'est pas grande. Des rues étroites, des maisons basses, quelques édifices çà et là en carton-pierre. Telle est la capitale de l'île de Man.
À peine fut-il débarqué que M. John Bell se mit à marcher à grands pas.
-- Mon cher monsieur, lui dit Marmouset, il ne s'agit pas de courir, il faut encore savoir où l'on va.
-- Nous allons chez la somnambule, répondit M. John Bell.
-- D'accord ; mais où est-elle ?
-- Je n'en sais rien.
-- Eh bien ! dit Marmouset, laissez-moi me renseigner, alors.
Marmouset ne parlait ainsi que parce qu'il avait remarqué, au moment où il mettait le pied sur le quai, un jeune homme qui le regardait avec attention.
Ce jeune homme était vêtu comme un pêcheur ; il portait la grosse vareuse en toile goudronnée et le bonnet de laine brune, mais il avait les mains blanches.
À la façon dont il regardait Marmouset, celui-ci avait compris que cet homme ne lui était pas aussi étranger qu'il pouvait le croire. Et comme Marmouset s'était mis en route, ce jeune homme avait paru devoir le suivre.
Marmouset alla droit à lui.
-- Pardon, lui dit-il, pourriez-vous me donner un renseignement ?
-- Volontiers, répondit cet homme avec un sourire.
-- N'y a-t-il pas une somnambule à Douglas ?
-- Oui, dit le pêcheur.
-- Où demeure-t-elle ?
-- Je vais vous conduire.
Et le prétendu pêcheur cligna de l'œil.
M. John Bell ajouta vivement :
-- Il y a une guinée pour vous, mon ami ; mais allongez donc le pas, je vous prie. Est-ce loin ?
-- Tout droit devant nous, au haut de cette rue, dit le pêcheur.
M. John Bell se mit à marcher en avant. Alors, le pêcheur se trouva côte à côte avec Marmouset et lui dit : -- Est-ce vous qu'on appelle sir Arthur ?
-- Pour le moment, dit Marmouset en souriant.
-- Bien ! dit l'inconnu. Alors, j'ai une mission pour vous.
Et il lui glissa un papier dans les mains.
-- Qu'est-ce que cela ? dit Marmouset.
-- Un télégramme.
-- D'où vient-il ?
-- De Liverpool ; il est arrivé il y a une heure.
Marmouset ouvrit le télégramme et lut :
« Prévenez somnambule qu'elle retienne M. John Bell. Faites que sir Arthur m'attende.
« R... »
Le télégramme portait cette adresse :
George Black, Douglas, île de Man
Marmouset regarda cet homme, puis il lui fit le signe mystérieux des fénians.
George Black répondit par le même signe.
Après quoi Marmouset lui dit :
-- La recommandation du maître était inutile.
-- Pourquoi ?
-- Parce que nous sommes prisonniers ici.
-- Bah ! dit le fénian George Black, si le maître ne voulait pas que vous restiez, je me chargerais bien de vous enlever du port cette nuit, malgré le capitaine, malgré les ordres donnés par M. Walburne.
-- Qu'est-ce que cela ? demanda Marmouset qui entendait ce nom pour la première fois.
-- M. Walburne est le représentant de la Société évangélique à l'île de Man.
-- Ah ! fort bien.
-- Et je vous le montrerai tout à l'heure.
-- Les instructions qu'on m'a données à mon départ de Londres, reprit Marmouset, disent que la somnambule est à nous.
-- Tout à fait à nous.
-- Est-elle vraiment somnambule ?
Un sourire vint aux lèvres de George Black.
-- Quand il le faut, dit-il.
M. John Bell semblait avoir des ailes aux pieds. Il était à plus de dix pas en avant.
George Black et Marmouset cheminaient côte à côte.
Lord William et Edward Cokeries suivaient.
La rue dans laquelle ils s'étaient engagés en quittant le port était longue, étroite et décrivait un plan incliné.
Tout en haut de la rue, M. John Bell s'arrêta.
Alors, George Black et Marmouset doublèrent le pas et le rejoignirent.
-- C'est ici, dit George Black.
Il prit M. John Bell par la main et le fit entrer dans une allée étroite et sombre au fond de laquelle se trouvait un escalier.
Puis ils montèrent au premier étage.
-- C'est là, dit George Black en montrant une porte.
En effet, sur cette porte, il y avait une pancarte sur laquelle était écrit un nom : Débora.
M. John Bell, déjà généreux comme s'il eût été en possession des trésors de ses aïeux, donna une guinée à George Black en lui disant d'un ton protecteur : -- Tu peux t'en aller, mon garçon.
George Black redescendit l'escalier. Mais, en passant, il se pencha à l'oreille de Marmouset et lui dit : -- Nous nous retrouverons ce soir sur le port.
-- Bien, fit Marmouset d'un signe de tête.
Cependant, M. John Bell frappa à la porte.
-- Entrez ! répondit die l'intérieur une vois chevrotante, la clef est dans la serrure.
M. John Bell tourna cette clef.
La porte ouverte, le directeur de Bedlam et ses compagnons se trouvèrent au seuil d'un singulier taudis.
Une vieille femme était accroupie sur une chaise, comme une sibylle sur son trépied.
Les murs de la chambre étaient sombres ; d'épais rideaux interceptaient le jour qui venait de la fenêtre, et il était impossible de voir le visage de la somnambule.
-- Que demandez-vous ? fit-elle.
-- Une consultation, répondit M. John Bell.
-- Est-ce pour une malade ?
-- Non.
-- Alors c'est pour retrouver un objet perdu ?
-- Oui.
-- C'est cinq guinées, et on paye d'avance, dit la vieille femme sans quitter sa chaise. Posez l'argent sur cette table.
M. John Bell s'empressa d'obéir.
-- Bien, dit la somnambule. Maintenant, attendez que je m'endorme.
Elle se renversa sur sa chaise et ferma les yeux.
M. John Bell avait des battements de cœur à briser sa poitrine, et son visage avait acquis cette teinte pourprée que prend le homard qu'on met dans l'eau bouillante.
Il y a, paraît-il, deux catégories bien distinctes de somnambules.
La première comprend les sujets qui ne peuvent s'endormir qu'à l'aide d'un magnétiseur.
La seconde se compose de ceux qui s'endorment tout seuls, par le seul fait de la volonté.
La somnambule de l'île de Man était de ce nombre.
Elle avait fermé les yeux et demeurait immobile.
M. John Bell et ses compagnons gardaient le silence ; mais on eût entendu les battements de cœur du directeur de Bedlam. Quelques minutes s'écoulèrent.
Enfin, la tête de la somnambule s'inclina doucement sur son épaule gauche. En même temps, ses lèvres s'entrouvrirent et elle dit : -- Je vois...
-- Ah ! s'écria M. John Bell, vous voyez ?
-- Oui, interrogez-moi.
-- Savez-vous qui je suis ? demanda le directeur frémissant.
-- Vous êtes un noble lord.
M. John Bell se retourna vers tous ses compagnons d'un air triomphant.
-- Vous le voyez, dit-il ! elle l'a dit, je suis un noble lord.
-- Vous êtes à la recherche d'un trésor, poursuivit la somnambule.
-- C'est vrai.
-- D'un trésor enfoui.
-- C'est encore vrai. Mais... le trouverai-je ?
Et la voix de M. John Bell tremblait d'émotion.
-- Vous le trouverez, dit encore la somnambule.
-- Quand ?
-- Avant huit jours.
-- En quel endroit ? Voyez-vous où il est ?
-- Oui.
-- Oh ! alors, dites vite, fit M. John Bell dont les yeux étaient enflammés.
La somnambule ne répondit pas.
-- Mais parlez donc ! s'écria encore M. John Bell.
-- Elle est fatiguée... attendez... souffla Marmouset à son oreille.
Et, malgré son impatience, M. John Bell attendit.
Enfin, la somnambule se remit à parler.
-- Je vois, dit-elle, au delà de la mer, une terre ; ce n'est pas un continent, c'est une île.
-- L'Irlande ?
-- Peut-être bien... oui, c'est l'Irlande.
-- Après, après ? fit le bouillant directeur.
-- Vous vous embarquerez et vous toucherez à un petit port qui est au sud de cette terre.
-- C'est Cork ?...
-- Oui, c'est possible.
-- Après ?
-- Vous prendrez un chemin qui s'étend derrière le port, et vous gravirez une colline. Vous marcherez pendant deux heures environ.
-- Et puis je m'arrêterai ?
-- Vous arriverez au milieu d'une vaste forêt de chênes dont les arbres ont plus de deux siècles.
-- Ah ! fit M. John Bell qui palpitait et se suspendait aux lèvres de la somnambule.
-- Le trésor que vous cherchez est enfoui au pied de l'un de ces arbres.
-- Lequel ?
Mais la somnambule se tut de nouveau.
Le visage de M. John Bell était inondé de sueur.
-- Après, après ? disait-il d'une voix étranglée.
Mais la somnambule ne répondit pas.
-- Laissez-la donc reposer un moment encore, murmura Marmouset en regardant M. John Bell.
Tout à coup, la somnambule fit un brusque mouvement. Elle s'agita dans son fauteuil comme la sibylle antique savait se trémousser sur son trépied.
-- Il y a, dit-elle, il y a ici un homme qui a une corde autour des reins.
-- C'est vrai, dit M. John Bell, c'est parfaitement vrai.
-- Une corde de pendu, ajouta-t-elle.
-- Eh bien ?
Et M. John Bell allait et venait par la chambre d'un pas saccadé.
-- Auprès de lui, poursuivit la somnambule, il y a un autre homme, il est à sa droite.
Lord William était en effet à la droite de Marmouset.
-- Il faut, continua la pythonisse, que vous emmeniez ces deux hommes avec vous.
-- J'y compte bien, dit M. John Bell.
-- La corde vous sera d'un grand secours ; mais, pour que ce secours soit absolument utile, il est nécessaire qu'en pénétrant dans la forêt de chênes, ces deux gentlemen tiennent chacun un bout de corde.
-- Ils le feront, j'en réponds, dit encore M. John Bell. Maintenant, dites-moi à quoi je reconnaîtrai l'arbre au pied duquel...
-- Je ne puis vous le dire aujourd'hui.
-- Pourquoi ?
-- Je ne vois plus.
-- Alors, nous bouleverserons la forêt.
-- Vous perdrez votre peine, il y a plus de deux mille arbres dans ce bois et tous se ressemblent.
M. John Bell eut un accès de désespoir.
-- Mais alors, comment faire ? s'écria-t-il.
-- Je vais vous indiquer un moyen.
-- Parlez ! parlez vite !
-- Il faut d'abord faire toucher cette corde à un fou.
M. John Bell tressaillit.
-- Pourquoi à un fou ? demanda-t-il.
-- Je ne puis vous le dire ; mais cette précaution est indispensable.
-- Soit, et puis après ?
-- Quand vous aurez fait cela, vous vous embarquerez ; vous irez à Cork, vous suivrez le sentier que je vous ai indiqué, puis vous gagnerez le bois de chênes, et les deux gentlemen marcheront en tenant la corde chacun d'une main.
-- Bon ! dit M. John Bell.
-- Ils se garderont bien de regarder à leurs pieds, poursuivit la somnambule et ils chemineront les yeux en l'air.
-- Après, après ? fit le bouillant directeur de Bedlam.
-- L'un d'eux fera tout à coup un faux pas.
Alors, arrêtez-vous. L'arbre au pied duquel est le trésor est justement celui qui sera le plus près du gentleman qui aura trébuché.
M. John Bell jeta un cri de joie.
Ce cri réveilla la somnambule, qui rouvrit brusquement les yeux et promena autour d'elle un regard morne. Puis fixant ce regard sur M. John Bell : -- C'est vous qui m'avez consultée, n'est-ce pas ?
-- Oui, c'est moi, répondit-il.
-- Eh bien ! êtes-vous satisfait ?
-- Très satisfait.
-- Vous m'excuserez de cette question, dit la vieille femme, mais une fois réveillée je ne vois et ne sais plus rien.
M. John Bell posa deux autres guinées sur la table.
Puis, regardant ses compagnons :
-- Eh bien, dit-il, il faut partir... partir au plus vite...
Et il s'élança vers la porte.
Marmouset le suivit.
Mais quand ils furent dans la rue, il lui dit : -- La chose ne me paraît pas aussi facile qu'à vous, cher monsieur John Bell.
-- Hein ? dit le directeur en tressaillant.
Et il regarda Marmouset d'un air ahuri.
-- Non sans doute, reprit Marmouset, il faut d'abord faire toucher la corde à un fou.
-- Eh bien ! répondit M. John Bell, n'avons-nous pas sous la main lord William ?
Marmouset haussa les épaules :
-- Vous savez bien, dit-il, que lord William n'est pas fou.
-- C'est juste. Mais nous avons Edward Cokeries.
-- Il n'est plus fou.
-- Mais il l'a été.
-- Je crois que ce n'est pas la même chose : je suis même certain que ça n'aurait aucune vertu.
-- Diable ! fit M. John Bell, mais alors ?...
-- Alors il faut trouver un autre fou, un vrai.
-- Mais où ?
Et M. John Bell parut fort embarrassé.
Puis, tout à coup, se frappant le front : -- Rien de plus facile, dit-il.
-- Bah ! fit Marmouset.
-- Il y a une maison de fous à Douglas.
-- En êtes-vous sûr ?
-- Très sûr, sir Arthur ; la maison de Bedlam et celle-ci ont même quelquefois des rapports, et je puis même ajouter que je connais le directeur.
Marmouset fronça quelque peu le sourcil.
-- Je ne l'ai jamais vu, poursuivit M. John Bell, mais nous nous sommes écrit fort souvent.
Marmouset respira.
-- Il se nomme M. Woodmans.
-- Mais vous ne savez pas davantage où se trouve la maison de fous ?
-- Oh ! rien n'est plus facile que de le demander, répondit John Bell.
Et, comme il disait cela, ils aperçurent George Black, le matelot qui, tout à l'heure, leur avait servi de guide.
George Black s'en allait tranquillement comme un homme qui n'a rien à faire. M. John Bell l'appela.
George se retourna et vint à lui, son bonnet à la main. Alors M. John Bell, qui n'épuisait pas encore les trésors de ses aïeux, lui offrit une nouvelle guinée pour le conduire à la maison du lord.
Ils se mirent en marche. Mais comme ils approchaient, Marmouset s'arrêta brusquement.
-- Mon cher monsieur Bell, lui dit-il, veuillez me permettre une observation.
-- Parlez, dit M. John Bell étonné.
-- Mon avis est qu'il faut être prudent en toutes choses.
-- Que voulez-vous dire ?
-- M. Woodmans, dites-vous, ne vous a jamais vu ?
-- Jamais.
-- Hum !
Et Marmouset parut se livrer à une méditation profonde.
-- Écoutez-moi bien, dit-il enfin. Vous croyez à la corde du pendu ! Moi aussi.
-- Parbleu ! fit John Bell.
-- Mais il y a beaucoup de gens qui n'y croient pas. Il en est même qui pourraient s'étonner que vous, un médecin aliéniste...
M. John Bell haussa les épaules.
-- Vous êtes en proie, il faut bien l'avouer, à une certaine surexcitation.
-- C'est que j'ai hâte de devenir lord et millionnaire, dit M. John Bell.
-- D'accord, mais...
-- Mais quoi ?
-- M. Woodmans pourrait s'étonner en vous voyant ainsi.
-- Oh ! par exemple !
-- Et je crois qu'il serait plus prudent de le faire prévenir de votre visite.
-- Par qui !
-- Par moi, par exemple, qui suis plus calme que vous.
-- Mais cela va nous retarder encore.
-- Oh ! d'un quart d'heure seulement. Et puis, ajouta Marmouset, un malheur est bien vite arrivé.
M. John Bell tressaillit et regarda Marmouset.
-- Sans doute, reprit celui-ci, il faut éviter que M. Woodmans ne se trouve sous le coup d'une fâcheuse impression, auquel cas...
Marmouset s'arrêta, et M. John Bell sentit quelques gouttes de sueur perler à son front.
-- Auquel cas, poursuivit Marmouset, M. Woodmans se figurerait que vous avez perdu la raison, écrirait à Londres, et vous garderait en attendant la réponse. Alors ce n'est plus un quart d'heure, mais trois jours que vous perdriez.
M. John Bell était devenu fort pâle.
-- Eh bien ! dit-il enfin, faites comme vous voudrez. Entrez seul dans la maison de fous.
-- Vous m'attendrez à la porte ?
-- Oui.
L'hospice des aliénés de Douglas était situé tout en haut de la ville, sur une colline, et entouré de hautes murailles qui protégeaient un vaste jardin.
M. John Bell et ses compagnons arrivèrent à la grille. Mais, pendant le trajet, Marmouset avait eu le temps d'échanger quelques mots avec George Black en patois irlandais.
M. John Bell ne comprenait pas ce langage.
D'ailleurs, l'eût-il compris, le malheur n'eût pas été grand, car il n'écoutait pas. M. John Bell était fou à lier. Donc Marmouset avait dit à George Black : -- M. Wesburut fera ce qu'il voudra ensuite, mais pour le moment je vais me conformer aux instructions de l'homme gris.
-- Quelles sont-elles ?
-- De trouver un moyen quelconque de laisser M. John Bell à l'île de Man.
-- Et le moyen ?
-- Je l'ai trouvé.
-- Ah !
-- Vous allez voir. Mais, surveillez-moi bien, M. John, en attendant.
-- Vous entrez seul dans l'hospice ? demanda le fénian.
-- Oui, restez là.
Et Marmouset sonna.
Un infirmier vint ouvrir la grille. Marmouset lui dit : -- L'honorable M. Woodmans est-il visible ?
-- Oui, monsieur.
Marmouset entra, et comme l'infirmier lui disait en traversant un corridor : -- Qui donc annoncerai-je ?
-- Son collègue de Londres, M. John Bell, directeur de Bedlam-Hospital.
L'infirmier s'inclina et conduisit Marmouset au cabinet de M. Woodmans, persuadé qu'il avait affaire à M. John Bell lui-même.
M. Woodmans était tout l'opposé du vénérable M. John Bell.
Ce dernier était un homme vif, remuant, très actif déjà et même exalté bien avant de devenir fou.
M. Woodmans était le prototype de l'Anglais flegmatique et paresseux.
Tout homme qui marchait pour le plaisir de marcher, qui parlait sans avoir rien à dire, buvait sans soif et mangeait sans faim, était, aux yeux de M. Woodmans, un homme sur la pente de la folie, s'il n'était pas déjà complètement fou.
M. Woodmans était assis devant une large table couverte de livres et de papiers, quand Marmouset entra. M. Woodmans ne se leva pas ; mais il tendit la main au prétendu M. John Bell et lui dit : -- Bonjour, mon cher collègue ; voici la première fois que nous nous voyons, et nous nous connaissons cependant depuis bien longtemps.
-- C'est vrai, dit Marmouset avec flegme, nous nous sommes écrit fort souvent.
-- Et, certes, je ne m'attendais pas à votre visite.
-- Je viens vous demander un vrai service, dit Marmouset.
-- Ah ! ah !
-- Je me rends en Irlande avec trois de nos pensionnaires de Bedlam.
-- Bon ! fit M. Woodmans.
-- Il y a parmi eux un certain Walter Bruce que je considérais comme à peu près guéri, et j'espérais que le voyage lui rendrait complètement la raison.
-- Et il a eu une rechute peut-être ?
-- Une rechute singulière, pendant la traversée. Figurez-vous que tout à coup il a cessé d'être Walter Bruce pour lui ; il rêve, il croit être John Bell, c'est-à-dire votre serviteur.
M. Woodmans accueillit cette confidence sans rire.
-- Mon cher collègue, dit-il, voici un cas de folie qui n'est pas aussi rare que vous le pensez.
-- Ah ! vraiment ?
-- Je l'ai même, durant ma carrière, observé plusieurs fois. Tenez, je me souviens qu'il y a six ans, deux matelots se prirent de querelle et convinrent de se battre à coups de couteau.
Une femme que tous deux aimaient était le brandon de discorde. L'un s'appelait Tom, l'autre Tobby.
Ils se rendirent aux portes de la ville, et là Tobby s'imagina tout à coup qu'il s'appelait Tom et que c'était Tom...
-- Ah ! bon ! je comprends, fit Marmouset. Eh bien ! tel est le cas de mon malheureux pensionnaire.
-- Fort bien ! fit M. Woodmans, et vous venez me demander sans doute un conseil ?
-- Non pas un conseil, mais un service...
-- Parlez !
-- Je me rends en Irlande, où j'ai quelques propriétés, et du moment où le malheureux Walter Bruce est retombé dans sa folie, je ne veux pas m'en embarrasser.
-- Ah ! je comprends, dit M. Woodmans, vous voulez me le confier jusqu'à votre retour ?
-- Précisément.
-- Eh bien ! envoyez-le moi.
-- Je vais aller vous le chercher.
-- Il est donc tout près ?
-- Il est à la porte. Ah ! il faut vous dire que sa folie se complique d'une bizarre monomanie, non seulement il croit qu'il est John Bell, mais encore il prétend qu'à l'aide d'une certaine corde de pendu il trouvera ses trésors.
-- Encore un genre de folie très commun, dit M. Woodmans.
Et il allait certainement raconter une anecdote à l'appui, quand Marmouset se leva.
-- Attendez-moi une minute, mon cher collègue, dit-il ; je vais aller vous chercher mon malheureux pensionnaire.
Et Marmouset quitta M. Woodmans et retourna à la grille de l'hospice.
M. John Bell l'attendait avec la plus vive impatience.
-- Venez, lui dit Marmouset. M. Woodmans est prévenu, il va vous recevoir à bras ouverts et vous choisirez vous-même le fou qui devra toucher la corde.
M. John Bell eut un cri de joie.
Il s'empressa de suivre Marmouset, et celui-ci le conduisit au cabinet de M. Woodmans.
Le flegmatique directeur ne se leva pas.
Mais M. John Bell se précipita vers lui, lui sauta au cou et s'écria : -- Ah ! mon cher collègue, que je suis donc heureux de vous voir !
-- Et moi, donc ! fit tranquillement M. Woodmans.
-- D'autant plus charmé, poursuivit M. John Bell, que je vais bientôt abandonner notre profession.
-- Ah ! fit M. Woodmans qui regardait cet homme dont le visage empourpré et les yeux à fleur de tête annonçaient l'exaltation.
-- Oui, reprit M. John Bell, je vais envoyer ma démission.
-- Vraiment ?
-- Je suis lord, mon bon ami, et je serai bientôt riche.
-- On m'a dit cela, répondit M. Woodmans qui avait pour habitude de ne jamais contrarier les fous.
-- Sir Arthur a apporté la fameuse corde, poursuivit John Bell.
-- Qu'est-ce que sir Arthur ?
-- C'est moi, dit Marmouset, clignant de l'œil et regardant M. Woodmans à la dérobée.
-- Et qu'en voulez-vous faire de cette corde ?
-- La faire toucher à un de vos pensionnaires.
-- Fort bien, dit M. Woodmans.
Et il poussa le bouton d'une sonnette électrique.
À cet appel, deux infirmiers entrèrent.
-- Conduisez monsieur chez Jonatham, dit M. Woodmans.
-- Donnez-moi la corde, dit M. John Bell.
-- La voilà, dit Marmouset.
-- M. John Bell s'empara de la fameuse corde de Tom le pendu, puis, sans défiance, il suivit les deux infirmiers.
M. Woodmans et Marmouset restaient seuls.
-- On va lui donner une douche, dit M. Woodmans.
-- Il en a besoin, murmura Marmouset qui se mordit les lèvres pour ne pas rire.
Mais la gaieté de Marmouset devait être de courte durée. En ce moment la porte du cabinet de M. Woodmans s'ouvrit de nouveau et un valet annonça : -- M. Washburn !
Et, à ce nom, Marmouset tressaillit.
M. Woodmans se leva précipitamment de son siège pour recevoir le nouveau venu. M. Washburn entra.
C'était un petit homme maigre, chétif, anguleux, au regard constamment baissé.
-- Mon cher monsieur, dit-il en regardant M. Woodmans, n'avez-vous pas reçu la visite de M. John Bell, directeur de Bedlam-Hospital à Londres ?
-- Le voilà, dit M. Woodmans.
Et il montrait Marmouset.
-- Ah ! c'est monsieur, fit M. Washburn.
Et il regardait toujours Marmouset.
M. Washburn continuait à regarder Marmouset.
-- Ah ! dit-il encore, c'est vous qui êtes M. John Bell ?
-- C'est moi.
Et Marmouset retrouva peu à peu son sang-froid et sa présence d'esprit. M. Woodmans était fort mal à l'aise.
Il connaissait la qualité de M. Washburn et le pouvoir occulte dont il jouissait. Ce dernier s'adressa alors directement à Marmouset.
-- Vous n'êtes pas venu seul ici ?
-- Non certes, dit Marmouset.
-- Vous avez amené un fou du nom de Walter Bruce ?
-- Oui.
-- Et un autre appelé Edward Cokeries.
-- Précisément.
-- Où sont-ils ?
M. Woodmans s'empressa de répondre pour Marmouset : -- Quant à Walter Bruce, dit-il, il est ici et en sûreté.
-- Oui, dit M. Washburn, mais l'autre ?
-- L'autre m'attend à la porte, dit Marmouset.
-- Et puis, ajouta M. Washburn, tirant un carnet de sa poche et le consultant, n'avez-vous pas aussi un certain sir Arthur ?
-- Parfaitement.
-- Où est-il ?
-- À la porte avec Edward Cokeries.
-- Je désirerais les voir tous les deux.
Marmouset se leva.
-- Je vais aller vous les chercher, dit-il.
-- Fort bien, reprit M. Washburn, mais je vais tout de suite vous dire...
Il s'arrêta et regarda une fois encore Marmouset redevenu impassible.
-- Eh bien ? fit celui-ci.
-- Je dois vous dire que j'ai reçu de Londres un télégramme.
-- Ah !
-- Un télégramme vous concernant, vous, M. John Bell.
-- En vérité ! dit Marmouset toujours calme.
-- Ce télégramme, poursuivit M. Washburn, émane de Scotland Yard, c'est-à-dire de la police.
-- Eh bien ?
-- Et il me donne l'ordre de vous faire enfermer ici, vous, M. John Bell, ainsi que les personnes de votre suite.
Marmouset feignit une surprise extrême.
Quant à M. Woodmans, il fit un véritable soubresaut sur son siège et s'écria : -- Mais ne vous trompez-vous point, cher monsieur ?
-- Aucunement, dit M. Washburn.
-- Songez donc que monsieur est mon collègue ! dit encore M. Woodmans.
-- Je le sais.
-- Qu'il est directeur de Bedlam...
-- D'accord.
-- Qu'enfin, acheva M. Woodmans à bout d'arguments, nous sommes ici dans une maison de fous.
-- Sans doute.
-- Et que me forcer à retenir chez moi mon collègue et ami M. John Bell, c'est le faire passer pour fou. Or, vous voyez...
M. Woodmans n'acheva pas ; car M. Washburn tira de sa poche le télégramme et le lui mit sous les yeux.
Le télégramme, qui portait le timbre de Scotland Yard, était signé R... P.
C'était la griffe du révérend Patterson.
Et certes, cette griffe était sans doute bien connue de M. Woodmans, car il s'inclina avec un respect rempli de terreur. Le télégramme était ainsi conçu : « John Bell, directeur de Bedlam, parti de Londres avec deux fous dangereux, Walter Bruce, ancien convict, Edward Cokeries, et un autre personnage nommé sir Arthur. Arrêtez-les tous les quatre et enfermez-les à la maison de fous, île de Man.
« Directeur de ladite maison, répondre d'eux sur sa place, jusqu'à l'arrivée du détective Scotowe, qui aura pleins pouvoirs. Entendez-vous avec le capitaine du port de Douglas au besoin. »
Marmouset prit à son tour connaissance du télégramme. Puis il le rendit à M. Washburn.
-- Monsieur, lui dit-il, vous avez des ordres formels, et, certes, ce n'est pas moi qui-vous empêcherai de les exécuter. Cependant, je crois devoir vous donner une explication.
-- Ah ! parlez, mon cher collègue, parlez, s'écria M. Woodmans. Je suis vraiment au supplice. Un homme tel que vous soupçonné de folie...
Marmouset se prit à sourire.
-- Non pas de folie, dit-il, mais de complicité avec les fous.
-- Hein ? fit M. Washburn.
-- Que voulez-vous dire ? exclama M. Woodmans stupéfait.
-- Je vois que ni l'un ni l'autre ne comprenez, dit encore Marmouset, souriant toujours.
-- Expliquez-vous donc ? dit l'agent de la Société évangélique.
-- Alors écoutez-moi.
Et Marmouset se renversa sur le dossier de son fauteuil et prit une pose nonchalante et dégagée.
Puis s'adressant à M. Woodmans :
-- Vous savez, mon cher collègue, dit-il, que, de tout temps, les maisons de fous ont prêté plus ou moins les mains à des crimes mystérieux.
M. Washburn fronça le sourcil.
-- Continuez, mon cher collègue, dit M. Woodmans.
-- Et Walter Bruce, qui voyage avec moi, n'est point fou.
-- Ah, par exemple ! dit M. Woodmans.
-- Du moins il ne l'était pas quand il est entré à Bedlam.
-- Ah !
-- Et c'est à Bedlam qu'il l'est devenu.
-- Mais... pourquoi... l'a-t-on enfermé ?
-- Il y a de la politique là-dessous.
Et Marmouset cligna de l'œil.
-- Au temps qu'il avait toute sa raison, poursuivit Marmouset, il s'est mis en hostilité avec la Société évangélique, dont monsieur est ici le représentant.
M. Washburn s'inclina froidement.
-- Et la Société évangélique, ne sachant pas que cet homme était devenu complètement fou, me soupçonne d'avoir cherché à favoriser son évasion.
-- Ah ! bien, je comprends, dit M. Woodmans.
-- Or donc, continua Marmouset, M. Washburn fait son devoir, vous faites le vôtre et moi le mien. Me voici votre pensionnaire jusqu'à nouvel ordre.
-- Oh ! pas pour longtemps, espérons-le, dit M. Woodmans.
-- Jusqu'à l'arrivée du détective Scotowe, ajouta le représentant de la Société évangélique.
-- Et quand doit-il arriver ?
-- Demain, ou peut-être même ce soir.
M. Woodmans respira.
-- Un mot encore, dit Marmouset.
Et il se tourna vers M. Washburn.
-- Vous pensez bien, dit le prétendu M. John Bell, c'est-à-dire Marmouset, vous pensez bien, monsieur, que du moment où on vous a donné l'ordre de me faire arrêter, je sais à quoi m'en tenir sur les petites précautions que vous avez dû prendre. Le capitaine du port est prévenu ; le navire à bord duquel je suis arrivé a l'ordre de ne pas reprendre la mer, et la milice de la ville a mon signalement, n'est-ce pas ?
-- Tout cela est exact, monsieur.
-- Donc, il ne m'est pas possible de m'échapper.
-- Je ne le crois pas, dit M. Washburn.
-- Par conséquent, je vais vous demander une petite faveur.
-- Si elle est compatible avec les ordres que j'ai reçus...
-- Je le crois, monsieur.
-- Je vous ai dit que j'avais laissé à la porte Edward Cokeries et sir Arthur ?
-- Oui.
-- Edward Cokeries est fou ; mais sa folie est en voie de guérison.
M. Washburn eut un petit mouvement d'épaules qui signifiait : qu'est-ce que cela peut me faire ?
-- Quant à sir Arthur, poursuivit Marmouset, il n'est pas fou le moins du monde.
-- Eh bien !
-- C'est un gentleman de mes amis qui voyage avec moi pour son agrément et n'est nullement mon pensionnaire.
-- Où voulez-vous en venir, monsieur ?
-- À ceci, que vous ne me refuserez pas d'apprendre moi-même à sir Arthur notre mésaventure.
-- Bon !
-- Pas plus que vous ne me refuserez la faculté d'employer la ruse pour amener ici Edward Cokeries.
-- Qu'à cela ne tienne, dit M. Washburn.
-- Ainsi vous me permettez d'aller les chercher.
-- C'est-à-dire que je vais aller avec vous.
-- Fort bien, dit Marmouset.
Et il se leva.
-- Mon cher monsieur John Bell, dit alors M. Woodmans, je suis le maître absolu dans ma maison.
-- Cela va sans dire, répondit Marmouset.
-- Et vous mangerez à ma table, mon cher collègue.
-- Alors vous inviterez sir Arthur aussi ?
-- Comme vous voudrez.
-- Merci, dit Marmouset.
Et il sortit, accompagné de M. Washburn.
Quand ils furent dans le corridor, celui-ci lui dit : -- Mon cher monsieur, je dois vous prévenir d'une chose.
-- Laquelle, monsieur ?
-- Je ne suis pas venu seul ici.
-- Ah !
-- J'ai laissé devant la maison une demi-douzaine de policemen.
-- Vraiment, monsieur ?
-- Et si vous tentiez, une fois dehors, de prendre la fuite, ils vous arrêteraient aussitôt.
-- Oh ! monsieur, dit Marmouset, rassurez-vous. Vous n'aurez nul besoin d'en venir là. Je suis un gentleman et je vous donne ma parole d'honneur...
-- C'est bien, dit M. Washburn.
Et ils continuèrent leur chemin.
Arrivés à la grille, Marmouset ajouta :
-- Permettez-moi de dire un mot à l'oreille de sir Arthur.
-- Faites, répondit M. Washburn.
Et il se mit à distance. Alors Marmouset ayant franchi la grille, s'approcha vivement de lord William et d'Edward Cokeries et leur dit : -- Je n'ai pas le temps d'entrer dans des explications. Nous sommes prisonniers.
Lord William pâlit.
-- Rassurez-vous, reprit Marmouset, l'homme gris ne peut tarder à venir, et il nous délivrera. Pour le moment, écoutez-moi bien.
-- Voyons ? fit lord William.
-- Vous allez me suivre à l'intérieur de cette maison.
-- Bon !
-- Je ne m'appelle plus sir Arthur.
-- Comment vous nommez-vous donc ?
-- Je suis M. John Bell...
-- Mais...
-- Je vous expliquerai cela plus tard. Et vous, vous êtes sir Arthur.
-- Moi !
-- Oui, vous. Venez.
Et Marmouset prit lord William par le bras et le présenta à M. Washburn, disant : -- Voilà sir Arthur, le gentleman dont je vous ai parlé.
Mais au moment où M. Washburn allait leur faire franchir à tous trois la grille de la maison de fous, un homme s'approcha de Marmouset.
C'était George Black, le matelot. George Black lui fit un signe mystérieux qui voulait dire : -- Ne craignez rien, moi et nos frères nous veillons sur vous...
* *
*
Une heure après, Marmouset et lord William, l'un sous le nom de John Bell, l'autre se faisant appeler sir Arthur, étaient les pensionnaires de M. Woodmans.
M. Washburn était parti.
M. Woodmans se confondait en excuses auprès de celui qu'il persistait à appeler son cher collègue.
Et Marmouset lui disait en souriant :
-- Ne vous tourmentez pas ainsi, mon cher ami, le détective Scotowe ne peut tarder d'arriver et tout s'expliquera à notre satisfaction mutuelle.
Marmouset et lord William furent logés dans le pavillon du directeur et mangèrent à sa table.
Edward Cokeries ne fit aucune difficulté de s'accommoder d'une cellule de fou.
Quant au véritable M. John Bell, il faut-en convenir, il n'avait aucun agrément.
Les infirmiers obéissant à la consigne qu'ils avaient reçue, lui avaient administré une douche.
M. John Bell avait crié, juré, tempêté.
Alors on lui avait mis la camisole de force.
Il avait eu beau protester, crier bien haut qu'il était M. John Bell, médecin aliéniste et directeur de Bedlam, il avait réclamé vainement la visite de M. Woodmans.
M. Woodmans n'était point venu.
Et comme on ne parvenait pas à le calmer, on avait eu recours à une deuxième douche, puis à une troisième. La journée s'était écoulée ainsi, puis la nuit.
Le lendemain matin, Marmouset et lord William, qui partageaient la même chambre, étaient encore au lit quand la porte s'ouvrit. M. Woodmans entra tout joyeux.
-- Ah ! dit-il, je crois que tout va s'expliquer, mon cher collègue. Je vous amène M. Scotowe, qui vient d'arriver.
Et il s'effaça pour laisser entrer un second personnage. Marmouset eut toutes les peines du monde à se contenir et à ne pas pousser un cri.
L'homme qui entrait, celui que M. Woodmans appelait M. Scotowe, était Rocambole lui-même.
Rocambole qui, derrière M. Woodmans, posa un doigt sur ses lèvres...
Rocambole n'était pas seul.
Il était accompagné de M. Washburn.
Et M. Washburn ne doutait pas qu'il eût affaire au détective Scotowe.
Une heure auparavant, une barque pontée était entrée dans le petit port de Douglas.
Un homme avait sauté lestement sur le quai.
Un matelot l'y attendait.
Et ce matelot était George Black, le fénian.
George et Rocambole se connaissaient, ils s'étaient vus à Londres.
Mais Rocambole, qui avait, reconnu le fénian, fut obligé néanmoins de recourir au signe mystérieux, car George Black ne le reconnaissait pas.
Avec cette merveilleuse aptitude qu'il possédait de changer de vêtements, de tournure et même de visage, Rocambole avait étudié la tête, la démarche et les allures de M. Scotowe, et était pour ainsi dire entré dans la peau du détective.
Il était devenu gras, chauve, rubicond ; il avait de gros favoris grisonnants taillés en côtelettes, et il portait sous le bras un volumineux portefeuille.
Milon, qui l'avait vu faire ce bout de toilette, s'en était quelque peu étonné, à bord de la barque pontée.
Mais Rocambole avait répondu :
-- Je ne crois pas que Washburn ait jamais vu M. Scotowe, mais enfin il faut tout prévoir.
Ce ne fut qu'après le signe mystérieux que George Black reconnut l'homme gris.
-- Je suis M. Scotowe, dit celui-ci en souriant.
-- Ah ! fort bien, je comprends.
-- Et voici ses papiers, ajouta Rocambole en montrant le portefeuille.
-- Mais, dit George, le vrai Scotowe, où est-il ?
-- Oh ! répondit Rocambole en souriant, il n'y a pas à nous occuper de lui.
-- Ah !
-- Il ne viendra pas ici.
-- Je comprends.
-- Où sont mes amis ? demanda encore Rocambole.
-- M. Washburn les a fait enfermer hier.
-- Où cela ?
-- Dans la maison de fous.
-- Tous ?
-- Tous. Seulement sir Arthur s'est bien amusé.
-- Comment ? fit Rocambole qui avait quelque orgueil de son élève.
George Black lui raconta alors la plaisante idée qu'avait eue Marmouset de se faire passer pour M. John Bell et de donner celui-ci pour lord William.
Et quand il eut fini, Rocambole dit à George Black : -- Il a, sans le savoir, simplifié ma besogne. Où demeure M. Washburn ?
-- Ici près.
-- Conduisez-moi chez lui.
George Black obéit, et quelques minutes après, Rocambole frappait à la porte du représentant de la terrible Société évangélique.
La métamorphose de Rocambole était d'ailleurs inutile. M. Washburn n'avait jamais vu le détective Scotowe, mais il ne douta nullement de son identité, lorsque Rocambole lui eut mis sous les yeux les divers papiers de M. Scotowe et la fameuse lettre de crédit signée par le révérend Patterson.
M. Washburn lui rendit compte de sa mission.
-- Ils sont tous enfermés, dit-il.
-- Vous pensez bien, lui dit Rocambole, que nous ne tenons pas à garder M. John Bell, ni son ami le gentleman sir Arthur ; et si le révérend a d'abord donné l'ordre de les arrêter, c'était pour être bien sûr que le fou Walter Bruce ne nous échapperait pas.
-- Fort bien, dit M. Washburn. Et l'autre fou ?
-- Edward Cokeries ?
-- Oui.
-- Oh ! celui-là, je le réintégrerai à Bedlam à mon retour à Londres.
-- Alors nous devons garder ici lord William ?
-- Monsieur, dit sévèrement le faux Scotowe, ne prononcez jamais ce nom. Sachez qu'il n'y a pas, qu'il n'y a jamais eu de lord William.
M. Washburn s'inclina.
-- Il n'y a qu'un ancien forçat du nom de Walter Bruce, et cet homme est devenu fou.
-- Ainsi vous allez laisser Walter Bruce ici ?
-- Jusqu'à nouvel ordre.
-- Et vous rendrez la liberté à M. John Bell ?
-- C'est-à-dire que je le ramènerai en Angleterre, et là peut-être aura-t-il un compte sévère de sa conduite à rendre au lord chief-justice.
-- J'espère que, tout au moins, dit M. Washburn, il sera destitué.
-- Quant à cela, n'en doutez pas.
M. Washburn avait donc conduit le faux M. Scotowe à la maison de fous.
Comme sir William n'avait jamais vu Rocambole, il ne sut pas tout d'abord s'il avait affaire réellement ou non à M. Scotowe. Mais il ne souffla mot, car Marmouset lui avait imposé silence du regard.
On devine la scène qui suivit.
Marmouset, prenant au sérieux le rôle de M. John Bell, se répandit en récriminations et accabla de reproches M. Scotowe. Rocambole, qui jouait à ravir le rôle de détective, se confondit en excuses.
Il ajouta même que M. John Bell serait indemnisé par le gouvernement pour le préjudice qu'on lui avait causé en l'arrêtant illégalement. Seulement il lui fit un petit bout de morale qu'il termina par ces mots : -- Le convict Walter Bruce est un homme fort dangereux que la justice anglaise a le plus grand intérêt à ne jamais perdre de vue, et vous avez commis une grave imprudence en l'emmenant avec vous.
-- Vraiment ? fit le faux M. John Bell d'un air naïf.
-- Certainement ; car s'il se fût évadé, vous auriez eu un compte sévère à rendre.
-- Est-ce que vous allez me le laisser ici ? demanda M. Woodmans.
-- Oui, monsieur, et prenez bien garde qu'il s'échappe.
-- Oh ! répondit M. Woodmans, ne craignez pas cela. D'ailleurs, je lui laisserai la camisole de force nuit et jour, et on le douchera d'importance.
* *
*
Deux heures plus tard, Rocambole, Marmouset, lord William, Edward Cokeries et Milon étaient à bord du steamer commandé par le capitaine Robert Wallace.
-- Ah çà, maître, dit alors Marmouset, où allons-nous maintenant ?
-- En Irlande.
-- Bah ! qu'allons-nous y faire ?
-- Chercher les trésors et les parchemins de ce pauvre M. John Bell, répondit Rocambole en riant.
Et le steamer pour qui le faux Scotowe avait fait lever la consigne, quitta le port de Douglas et mit le cap sur l'Irlande.
Sir Archibald, pendant ce temps, était allé, on s'en souvient, chez le révérend Patterson.
Mais le révérend était absent de chez lui.
On avait même répondu à sir Archibald qu'on ne savait pas si le révérend rentrerait.
Et, en effet, le révérend n'était pas rentré.
Il avait bien autre chose à faire, vraiment, que de s'en revenir dans Elgin Crescent.
On s'en souvient encore, le chef occulte de la Société évangélique avait un bureau dans Oxford-street.
C'était là qu'il traitait toutes les affaires mystérieuses qui se rattachaient à la prospérité et au bien-être de cette vaste association dont il tenait entre les mains tous les rouages et tous les fils.
Le révérend avait donc passé à son bureau d'Oxford street le lendemain du départ de M. Scotowe, et il y avait trouvé une dépêche du détective.
M. Scotowe lui annonçait qu'il partait pour Douglas, dans l'île de Man.
Le surlendemain, qui était précisément le jour où sir Archibald se présenta chez lui, le révérend reçut par la poste, non plus une dépêche, mais une lettre de M. Scotowe. Cette lettre, on se le rappelle, le détective l'avait écrite sous menace de mort, et c'était Rocambole qui l'avait dictée.
Le paraphe, le signe mystérieux, tout y était.
Quand il eut pris connaissance de cette lettre, le révérend Patterson éprouva une immense joie.
Lord William était en sûreté.
De plus, M. Scotowe lui offrait de partager un trésor.
Or cet homme, qui vivait plus que simplement et paraissait complètement détaché des biens de ce monde, ce fanatique religieux qui rêvait la domination de l'univers, aimait l'or non pour lui, mais pour la somme de puissance que l'or pouvait lui donner.
Il ne songea pas un seul instant à mettre en doute la sincérité de la lettre de M. Scotowe.
Le détective lui donnait rendez-vous à Cork, qui est un port du sud de l'Irlande.
-- Il faut partir, pensa-t-il.
Et il ne rentra point dans la maison d'Elgin Crescent ; il se contenta de faire une petite valise avec le peu de linge et de vêtements qu'il avait dans Oxford-street, prit son sac de voyage, remplaça sa longue redingote noire, sa cravate blanche et son chapeau noir à tuyau de poêle par un costume marron, une suite, comme disent les Anglais, et un petit chapeau d'étoffe de forme ronde.
Puis, ainsi équipé, il monta dans un cab et se fit conduire au railway de Liverpool.
Le lendemain matin, M. Patterson était à bord d'un steamer qui levait l'ancre.
Il y a deux services à Liverpool pour l'Irlande.
L'un s'effectue entre Liverpool et Dublin.
Le second entre Cork et Liverpool.
M. Patterson ne songea même pas au premier de ces deux services.
Cependant, s'il eût été prudent, il aurait dû relâcher à l'île de Man et s'assurer par lui-même que lord William s'y trouvait, enfermé dans la maison de fous.
Mais il avait confiance en M. Scotowe.
Et puis il était pressé d'arriver à Cork.
Il prit donc le steamer qui se dirige sur cette dernière ville en droite ligne sans toucher à l'île de Man.
La mer était mauvaise.
Le révérend, qui n'avait pas le cœur solide, passa le jour et la nuit qui suivit couché dans son cadre, se tordant les boyaux et refusant toute nourriture.
Mais l'appât des trésors de M. John Bell soutenait son courage, et quand enfin la terre d'Irlande fut signalée, le révérend fit appel à toute son énergie et monta sur le pont.
Le gros temps qui avait régné pendant la nuit s'était calmé. La mer était bien encore un peu houleuse, mais le vent était tombé et le steamer marchait sous vapeur.
Le jour naissait, le soleil allait bientôt paraître dans un ciel d'un gris froid et terne ; et la verte Erin émergeait du sein des flots avec ses plaines vertes et ses collines bleues.
Le révérend se mit à respirer l'air du matin à pleins poumons. Trois ou quatre passagers faisaient comme lui et se promenaient de long en large sur le pont.
L'un d'eux salua le révérend.
Le révérend, un peu surpris, lui rendit son salut.
Alors le passager vint à lui, disant :
-- Je vois que Votre Honneur ne me reconnaît pas.
Le révérend tressaillit et regarda plus attentivement son interlocuteur.
-- Il est possible que je vous aie vu, monsieur, dit-il, mais il m'est impossible de me rappeler en quel endroit.
-- Mon révérend, répondit le gentleman, je me nomme Shoking.
Ce nom produisit sur M. Patterson l'effet d'un coup de tonnerre.
Shoking, c'était l'ami, le compagnon de l'homme gris.
-- Excusez-moi, reprit Shoking, tandis que le révérend demeurait bouche béante, mais j'ai toujours été quelque peu causeur de ma nature... et ayant la bonne fortune de reconnaître Votre Honneur...
-- Après ? dit sèchement M. Patterson.
-- Je vais en Irlande comme vous, poursuivit Shoking.
-- Fort bien, dit le révérend.
Et il tourna le dos à Shoking.
Une vague et mystérieuse terreur s'était emparée du révérend Patterson.
Pourquoi Shoking était-il à bord de ce steamer ?
Et n'était-ce pas l'homme gris qui l'avait mis à ses trousses ?
Il s'écoula une heure encore avant que le steamer entrât dans le port de Cork.
M. Patterson était au supplice.
Il regardait Shoking du coin de l'œil.
Mais Shoking paraissait ne plus faire attention à lui.
Enfin les passagers mirent pied à terre.
M. Patterson, une fois sur le quai, regarda autour de lui.
Il espérait voir M. Scotowe. Mais il eut beau chercher, il n'aperçut point le détective.
En revanche, un homme s'approcha de lui :
-- N'est-ce pas au révérend Patterson que j'ai l'honneur de parler ? dit-il.
-- Oui, répondit M. Patterson de plus en plus distrait.
-- C'est M. Scotowe qui m'envoie, répondit cet homme.
Et, comme preuve à l'appui, il tira de sa poche une lettre, qu'il remit au chef de la Société évangélique.
Le révérend Patterson prit la lettre, l'ouvrit et lut : « M. John Bell n'était pas le seul qui eût vent des trésors enfouis par ses aïeux.
« Il s'est formé ici une association de fénians qui se sont mis à la recherche de ces trésors.
« Mais, jusqu'à présent, ils ne sont pas sur la bonne piste, tandis que j'y suis.
« Seulement, mon révérend, il faut que nous prenions mille précautions, et je n'ai pas jugé prudent de vous attendre à Cork, ainsi que la chose était indiquée par ma précédente lettre.
« L'endroit où les trésors sont enfouis est situé à six milles de Cork.
« Je vous attends à moitié chemin.
« Suivez la personne qui vous remettra la lettre.
« C'est un homme sûr.
« SCOTOWE. »
C'était bien l'écriture du détective, c'était bien sa signature. Et le révérend Patterson ne mit pas un seul instant en doute son authenticité.
Il regarda alors le messager. C'était un homme jeune, dont le costume annonçait un matelot.
Mais il suffisait de regarder ses mains fines et blanches et son visage, qui ne portait aucune trace du hâle de la mer, pour être convaincu que ce costume était un déguisement.
-- Vous êtes un homme à M. Scotowe ? fit le révérend.
-- Oui, répondit-il en clignant de l'œil.
-- Et bien ! je suis prêt à vous suivre.
Et le révérend Patterson regarda encore furtivement autour de lui.
Il craignait d'apercevoir ce maudit Shoking, qui certainement ne venait en Irlande que pour l'espionner.
-- Venez, dit le prétendu matelot.
Et il entraîna le révérend loin du port.
Puis il le fit entrer dans un dédale de petites ruelles humides et sombres, dans lesquelles grouillait une population famélique et à moitié nue.
Plusieurs fois, en chemin, le révérend se retourna.
Il croyait toujours voir Shoking derrière lui.
En même temps ce n'était pas sans une certaine appréhension qu'il passait au milieu de cette population catholique et ennemie de l'Angleterre, lui, le plus redoutable ennemi du catholicisme.
Mais il n'eut aucune défiance à l'égard de son guide.
La lettre de M. Scotowe le rassurait.
Enfin le prétendu matelot s'arrêta au fond d'une sorte d'impasse.
-- C'est ici, dit-il...
Le révérend leva la tête et vit une branche de houx se balançant au-dessus d'une porte. Il reconnut une auberge.
-- Qu'allons-nous donc faire là-dedans ? dit le révérend étonné.
-- Monsieur, répondit son guide, M. Scotowe ne juge pas prudent que vous sortiez de Cork en plein jour.
-- Ah ! vraiment.
-- Il faut attendre la nuit.
-- Bon !
-- Et je vous ai conduit ici parce que cette auberge est loin du port, loin des hôtels où descendent les étrangers, et que les personnes qui peuvent avoir intérêt à vous suivre ne viendront pas vous chercher ici.
Le révérend Patterson ne fit aucune objection, et il entra dans l'auberge à la suite de son guide.
L'auberge était encombrée de matelots, de calfats et de toutes sortes de gens de mer. On y buvait, on y mangeait, on y chantait, et on s'y querellait.
Personne ne fit attention aux nouveaux venus.
Le prétendu matelot, toujours suivi par le révérend, traversa la salle commune, dit quelques mots au landlord qui était assis à son comptoir, prit une clef accrochée au mur et gagna un escalier en bois qui se trouvait dans un coin.
Puis il monta au premier étage et ouvrit une porte.
-- Voilà ma chambre, dit-il, et vous êtes ici chez vous.
-- Ah ! dit M. Patterson, vous logez dans cette auberge ?
-- Oui, monsieur.
-- Alors je vais rester ici !
-- Jusqu'à ce soir. On vous apportera à déjeuner tout à l'heure, et je viendrai partager votre dîner.
La chambre était plus que modestement meublée. Elle prenait jour sur la rue par une fenêtre à guillotine.
-- La fenêtre anglaise par excellence.
Le révérend Patterson eût certes préféré un autre logis, mais il savait s'accommoder de tout au besoin.
Il eût certainement préféré partir tout de suite ; mais il avait confiance dans la prudence de M. Scotowe, et il se résigna. Le faux matelot le quitta en disant : -- Je vais tout préparer pour notre départ.
M. Patterson demeura donc seul.
Une heure après une servante lui monta du thé, du jambon et des œufs.
Il déjeuna d'assez bon appétit, bien que la présence de Shoking à Cork ne laissât pas que de l'inquiéter de plus en plus. Son repas fini, il se mit à la fenêtre.
Il avait toujours peur, chaque fois qu'un passant traversait la rue, de reconnaître Shoking dans ce passant.
La journée lui parut longue.
Enfin, comme la nuit arrivait, la porte de sa chambre se rouvrit et le faux matelot reparut.
-- Je me suis procuré des chevaux, dit-il, nous allons souper, et puis nous partirons.
Le révérend Patterson prit ce deuxième repas, qui se composa de roastbeef, de pommes de terre et d'un morceau de pudding, avec non moins d'appétit.
Quand il eut vidé son dernier verre de pale ale, la nuit était complètement venue.
-- Voici le moment, dit le faux matelot.
Et il jeta sur les épaules du révérend un gros caban de mer, en ajoutant : -- Vous ne risquez rien de mettre le capuchon ; il fera froid cette nuit, et il vient une petite brise qui coupe les oreilles.
M. Patterson suivit cette recommandation.
Puis ils descendirent.
Deux petits chevaux irlandais à tous crins, de cette race solide et agreste qui a fait la réputation hippique de la verte Erin, piaffaient à la porte de l'auberge, avec une peau de mouton sur le dos en guise de selle et une corde dans la bouche tenant lieu de bride.
M. Patterson, qui était grand, enfourcha sa monture, et ses pieds touchaient presque le sol.
-- Allons ! en route, dit le faux matelot.
Et les deux petits chevaux partirent ventre à terre, arrachant au pavé inégal et pointu des rues tortueuses des myriades d'étincelles.
C'est chose commune à Cork, la petite ville irlandaise, de voir des gens à cheval traverser ses rues au grand galop de ses poneys à tous crins, qu'on monte sans selle ni bride. Les paysans des environs viennent journellement s'approvisionner à la ville, et ils s'attardent volontiers dans les cabarets à boire du gin et de l'eau-de-vie de pommes de terre.
Aussi personne ne prit garde à M. Patterson et à son guide. Ils sortirent de Cork et se trouvèrent sur la pente assez raide d'une colline.
Les petits chevaux galopaient avec peine.
M. Patterson était Anglais, et tout Anglais de distinction, laïque ou clergyman, est bon cavalier.
Son guide ne soufflait pas un mot.
Cependant, quand ils furent en haut de la colline, ils s'arrêtèrent un moment. La nuit était sombre et le brouillard commençait à couvrir la mer au loin.
Derrière les voyageurs, au-dessus d'eux, la ville, le port, déjà perdus dans la brume, n'étaient plus trahis que par les lueurs rougeâtres du gaz.
Devant eux s'étendait une succession confuse de plaines, de vallons, de forêts. Tout cela noir, perdu dans l'obscurité, mystérieux comme l'inconnu.
-- Il faut rester un moment ici, dit le faux matelot.
-- Pourquoi ? demanda le révérend Patterson.
-- Parce que j'attends un signal.
-- Ah ! et ce signal ?...
-- C'est M. Scotowe qui doit nous le faire.
Le révérend ne comprenait pas bien.
Aussi le faux matelot compléta sa pensée.
-- M. Scotowe va nous faire signe d'avancer ou de reculer, cela dépend.
-- Comment ?
-- Nous avancerons si tout est prêt pour les fouilles.
-- Et si ce n'est pas prêt ?
-- Nous retournerions à Cork, en ce cas.
M. Patterson frissonna, et se souvint de Shoking.
-- Mais ce cas est improbable, ajouta le guide du révérend.
M. Patterson respira.
-- M. Scotowe est donc tout près de nous ? dit-il.
-- Non. Il doit être à plus de trois lieues d'ici.
-- Alors comment peut-il nous faire un signal ?
-- Tenez, voyez plutôt...
Et le guide tendit la main vers la mer.
Une lueur brillait à l'horizon.
On eût dit une étoile perçant le brouillard.
Mais c'était bien réellement un feu allumé par la main des hommes.
-- Alors, nous pouvons avancer ? dit le révérend.
-- Pas encore.
-- Hein !
-- Si un second feu s'allume tout auprès de celui-là...
-- Eh bien ?
-- Alors nous continuerons notre chemin.
Mais si dans un quart d'heure ce feu-là brille toujours seul, il faudra redescendre à Cork.
M. Patterson prit sa montre, qui était à répétition, et la fit sonner.
-- Huit heures un quart, dit-il. Attendons... Mais tout aussitôt, à une faible distance du premier feu, un autre brasier s'alluma.
-- En avant ! dit le faux matelot, en avant !
Et il lança son cheval sur une pente rapide, disant à M. Patterson : -- Ne cherchez pas à guider votre cheval, fiez-vous à lui.
Pendant une heure, le révérend, toujours précédé par son guide, fut emporté dans une course furibonde, presque fantastique, descendant des ravins, sautant les haies et les fossés, tantôt foulant de grasses prairies, tantôt galopant à travers des landes pierreuses.
Les deux brasiers flamboyaient toujours à l'horizon.
-- Halte ! cria tout à coup le guide.
Et il arrêta brusquement son cheval.
M. Patterson l'imita.
Puis le révérend regarda devant lui.
Dans la nuit sombre se détachaient deux silhouettes complètement noires. Et ces silhouettes montaient et venaient à la rencontre de M. Patterson.
-- Voilà M. Scotowe, dit le guide.
-- Ah ! fit le révérend.
Et il lui sembla qu'on lui enlevait un poids énorme de dessus la poitrine. En effet, les silhouettes approchaient encore ; bientôt des voix humaines parvinrent à l'oreille de M. Patterson.
-- C'est vous, monsieur Patterson ? dit l'une d'elles.
-- C'est moi, répondit le révérend.
M. Scotowe n'était pas seul, comme on voit. Un homme l'accompagnait. Quel était-il ?
Le révérend Patterson n'aurait pu le dire.
La nuit était sombre, et d'ailleurs cet homme avait jeté sur ses épaules un caban de matelot dont il avait rabattu le capuchon sur son visage, sans doute pour le préserver des âpres morsures de la bise.
M. Patterson serra la main de M. Scotowe.
-- Vous le voyez, dit-il, je suis exact.
-- Très exact, répondit M. Scotowe.
Et il eut comme un accent de tristesse.
-- Il manque d'enthousiasme, il me semble, pensa M. Patterson. N'aurait-il pas découvert l'endroit où sont les trésors ?
-- Marchons, dit encore le détective.
Et il se plaça à côté du révérend, qui avait mis son cheval au pas. Puis il marcha silencieusement.
-- Eh ! monsieur Scotowe, dit le révérend, vous paraissez soucieux ?
-- Moi ? Nullement, répondit M. Scotowe.
-- Sommes-nous loin encore ?
-- Assez loin.
Et le détective retomba dans son mutisme.
Le compagnon mystérieux de M. Scotowe n'avait pas prononcé un mot. Le révérend éprouva de nouveau une vague inquiétude.
-- Tout cela me semble fort bizarre, murmura-t-il.
En ce moment, un bruit lointain, le galop d'un cheval, parvint à son oreille.
Un cavalier arrivait derrière eux bride abattue.
Alors le silencieux compagnon du détective se retourna, posa deux doigts sur sa bouche et fit entendre un coup de sifflet doucement modulé.
M. Patterson eut un battement de cœur...
Le cavalier qui galopait derrière M. Scotowe et le révérend paraissait dévorer l'espace.
En effet, il eut bientôt rejoint la petite troupe.
Alors le révérend le vit ranger son cheval côte à côte de celui de son guide.
Quel était cet homme ?
D'abord on ne pouvait guère voir son visage, il était pareillement affublé d'un caban dont le capuchon était rabattu. Ensuite il ne prononça pas un seul mot.
Le révérend Patterson se dit :
-- C'est un des hommes enrôlés par M. Scotowe, et M. Scotowe est un homme prudent et intelligent.
Tandis que le révérend se livrait à cet éloge mental de M. Scotowe, celui-ci ne prononçait pas une parole et cheminait le front penché. Cet aspect taciturne avait déjà quelque peu inquiété M. Patterson.
Il y avait environ dix minutes que le cavalier avait rejoint la petite troupe, quand un nouveau bruit de galop se fit entendre. La même scène recommença.
Le compagnon mystérieux fit entendre un second coup de sifflet et un second cavalier vint bientôt grossir la petite caravane. Alors M. Patterson n'y tint plus.
-- Ah çà ! mon cher monsieur Scotowe, dit-il, vous allez m'expliquer tout cela, j'imagine ?
À ces paroles, le compagnon du détective se retourna à demi.
Il leva même un singulier regard sur M. Patterson.
M. Patterson tressaillit. Son regard avait rencontré un regard, et, au milieu des ténèbres, ils s'étaient heurtés, lumineux comme deux lames d'épée d'où jaillit une étincelle.
M. Scotowe fit mine de n'avoir pas entendu.
Le révérend renouvela sa question :
-- Mon cher monsieur, répéta-t-il, est-ce que nous allons prendre comme ça des compagnons de route de distance en distance ?
-- Non, dit M. Scotowe, c'est fini.
Il prononça ces mots du ton d'un homme qui s'arrache à une méditation profonde. Et il retomba aussitôt dans son mutisme et sa rêverie.
La caravane avançait toujours.
Elle suivait maintenant un sentier ardu qui serpentait au flanc d'une colline taillée en pain de sucre.
Tout en haut de cette colline les deux brasiers projetaient dans le ciel noir leurs dernières lueurs.
M. Patterson s'impatienta.
-- Mon cher monsieur Scotowe, dit-il, vous me permettrez de vous dire que je trouve tout cela extraordinaire.
Le détective releva la tête.
-- Ah ! dit-il.
-- Enfin nous allons, j'imagine, à la recherche du trésor ?
-- Oui, monsieur.
-- Et tous ces gens là viennent avec nous ?
-- Oui, dit encore le détective.
Ce fut tout. Il n'y avait pas moyen de lui arracher une parole. M. Patterson se rejeta sur le prétendu matelot qui lui avait servi de guide.
-- Hé ! l'ami, fit-il.
-- Que désirez-vous monsieur ?
Le révérend se pencha sur sa selle, et approchant ses lèvres de l'oreille du cavalier.
-- M. Scotowe ne me paraît pas de bonne humeur, ce soir, dit-il.
-- Il y a des jours comme ça, monsieur.
-- Vous le connaissez depuis longtemps ?
-- Oh ! certainement. Nous avons travaillé ensemble plusieurs fois, monsieur.
-- Enfin, approchons-nous ?
-- Je le crois.
-- Vous n'en êtes donc pas sûr ?
-- Pas aussi sûr que M. Scotowe, qui a déjà reconnu les lieux.
-- Mais pourquoi emmenons-nous tout ce monde-là avec nous ? dit encore le révérend, que le piéton et les deux autres cavaliers inquiétaient fort.
-- Il paraît que M. Scotowe en a besoin.
-- Pour quoi faire !
-- Pour s'assurer des trésors.
Et le guide du révérend trouva qu'il avait fort nettement répondu à toutes les questions que M. Patterson lui avait posées et qu'il avait, lui aussi, le droit de garder à son tour le silence.
On arriva enfin au sommet de la colline.
-- Halte ! cria le compagnon de M. Scotowe.
C'était la première fois qu'il parlait.
Tout le monde s'arrêta, et alors M. Patterson put examiner le lieu où il était.
C'était un plateau assez étroit, couronné par quelques arbres rabougris.
On avait, allumé deux feux sur ce plateau, et tous deux commençaient à s'éteindre faute d'aliments.
Était-ce donc là que les ancêtres de M. John Bell avaient enfoui leurs trésors et leurs parchemins ?
Le guide mit pied à terre.
Sur un signe impérieux de cet homme, qui paraissait commander à M. Scotowe lui-même, les autres cavaliers l'imitèrent.
En même temps le révérend, d'abord ébloui par la lumière que le feu projetait, le révérend s'aperçut que d'autres hommes se trouvaient sur le plateau.
Ils étaient couchés autour de l'un des brasiers, et ils se tenaient un à un, étirant les bras, se frottant les yeux, comme des gens qui dormaient consciencieusement et qu'on vient d'éveiller en sursaut.
M. Patterson eut un geste d'effroi.
Et s'adressant de nouveau à M. Scotowe :
-- Mais, dit-il, à quoi servent tous ces gens-là ? En avons-nous donc besoin ?
-- Il paraît que oui, dit M. Scotowe.
Les cavaliers avaient débarrassé leurs chevaux de la corde qui leur servait de bride.
Et les animaux rendus à la liberté s'étaient mis à brouter tranquillement l'herbe qui couvrait le sol.
M. Patterson, cependant, n'avait pas quitté sa selle.
Son guide, qui avait mis pied à terre, s'approcha de lui.
-- Ah çà, monsieur, lui dit-il, est-ce que vous ne descendez pas ?
-- Allons-nous donc rester longtemps ici ?
-- Jusqu'au jour.
-- Pourquoi ?
-- Mais parce que nous ne pourrions pas continuer notre chemin la nuit.
-- Je croyais que l'endroit était ici près ?
-- Oui, de l'autre côté de la colline, dans un ravin profond, escarpé, où descendre la nuit serait s'exposer à une mort certaine.
Tandis que le guide donnait ses explications à M. Patterson, le mystérieux compagnon de M. Scotowe faisait jeter du bois dans les deux brasiers.
Il se trouvait en ce moment dans un rayon de clarté, et il avait rejeté son capuchon en arrière.
M. Patterson le regarda.
Cet homme avait un visage qui était parfaitement inconnu au révérend. Et cependant, leurs regards s'étant rencontrés de nouveau, M. Patterson éprouva un véritable sentiment d'épouvante, détourna les yeux et les reporta sur M. Scotowe.
M. Scotowe baissait la tête comme un homme condamné à quelque mystérieux et terrible châtiment.
Les chevaux, débarrassés de leurs couvertures et de leurs bridons, s'étaient donc mis à paître fort tranquillement. Les hommes, couchés auprès du feu et qui s'étaient relevés un moment se recouchèrent.
Le mystérieux compagnon de M. Scotowe se roula dans son manteau et s'étendit tout de son long sur la terre les pieds vers le brasier.
Tout le monde l'imita, même M. Scotowe.
Le révérend Patterson commençait à être fort inquiet.
Cependant il était loin de soupçonner la vérité tout entière. Mais les allures de M. Scotowe étaient si singulières, qu'un homme moins défiant que lui eût éprouvé les mêmes angoisses.
Couché comme les autres auprès du brasier le plus large, le révérend se posait plusieurs questions et avait du mal à les résoudre.
Il se disait par exemple que M. Scotowe avait bien mis du monde dans la confidence.
Était-il besoin de huit ou dix hommes pour déterrer quelques sacs pleins d'or et une cassette renfermant des parchemins ? Et ces gens-là auraient-ils une part proportionnelle dans la trouvaille, ou bien étaient-ce de simples mercenaires ? M. Patterson avait peine à croire à cette dernière hypothèse.
Enfin, pourquoi M. Scotowe était-il si taciturne ?
Pourquoi le compagnon qu'il s'était choisi pour venir à la rencontre du révérend paraissait-il le véritable chef de l'expédition ?
Toutes ces questions, toutes ces suppositions se heurtaient dans le cerveau un peu troublé de M. Patterson.
Il se prit même, un moment, à taxer sa conduite de folie, et à regretter sa paisible maison d'Elgin Crescent et son bureau d'Oxford street.
Il se demanda même si son voyage n'était pas un voyage inutile, et si les trésors promis existaient réellement.
Enfin, il y avait un point plus obscur encore pour lui que tous les autres. Pourquoi M. Scotowe, qui n'avait fait le métier de détective que pour vivre, avait-il éprouvé le besoin de partager les trésors avec lui, c'est-à-dire avec la Société évangélique ?
Tandis que le révérend se demandait tout cela, le campement s'était tout à fait organisé.
Deux hommes étaient debout aux deux extrémités des brasiers. Les autres étaient couchés et dormaient.
Les deux hommes qui se promenaient à petits pas, s'arrêtant parfois pour prêter l'oreille, étaient des sentinelles. On redoutait donc un danger ?
Le révérend s'était couché côte à côte de M. Scotowe.
Celui-ci faisait semblant de dormir.
Enfin le révérend n'y tint plus.
Il poussa le détective du coude.
M. Scotowe ouvrit les yeux.
-- Mon cher monsieur, lui dit tout bas M. Patterson, il faut vous expliquer loyalement avec moi.
-- Ah ! dit le détective.
Et il attacha sur le révérend un étrange regard.
-- Pourquoi nous sommes-nous arrêtés ici ?
-- Parce que... balbutia M. Scotowe, il paraît... que le ravin est profond... et qu'on ne saurait... sans danger... y descendre pendant la nuit.
-- Monsieur Scotowe, vous me trompez !
Le détective ne répondit pas.
-- Vous m'avez attiré dans un piège, poursuivit le révérend, espérant toutefois que le détective allait protester.
Mais M. Scotowe se borna à balbutier quelques mots inintelligibles.
-- Répondez, reprit M. Patterson.
Et, quoique parlant à voix basse, il avait pris un ton impérieux.
-- Je ne le puis, répondit M. Scotowe.
Le détective s'était rapproché du révérend et il avait approché les lèvres de l'oreille de M. Patterson.
Et d'une voix faible comme un souffle, il murmura : -- Ne jetez pas un cri, ne faites pas un mouvement, ou nous sommes perdus.
M. Patterson sentit son front s'inonder de sueur.
Le compagnon au regard étrange semblait dormir en ce moment, et il était assez loin de M. Scotowe et du révérend pour que, le crépitement du feu couvrant leurs paroles, il ne put les entendre.
M. Scotowe reprit :
-- Je ne suis pas libre.
-- Vraiment ! fit M. Patterson.
-- Je vous ai écrit sous menace de mort.
Le cœur du révérend battit violemment.
-- Je ne sais pas s'il y a un trésor, continua le détective.
-- Mais alors ?
-- Et si je vous ai fait venir, c'est qu'on m'a dicté la lettre que je vous ai écrite un poignard sur la gorge.
M. Scotowe parlait d'une voix étranglée.
-- Ainsi, fit M. Patterson, nous sommes prisonniers ?
-- Oui.
-- Prisonniers de qui ?
M. Scotowe ne répondit pas tout d'abord.
Puis il se décida à ajouter :
-- Nous sommes prisonniers de cet homme qui commande aux autres.
-- Quel est cet homme ?
M. Scotowe se tut encore.
Alors, un soupçon terrible traversa l'esprit affolé du révérend Patterson.
Il se souvint de l'homme gris.
Et comme cette pensée montait de son cœur à ses lèvres, un des dormeurs souleva sa tête et parut s'éveiller en sursaut. Ce n'était point cet homme dont le regard avait troublé si fort M. Scotowe, qui était le vrai chef de l'expédition.
C'était un de ceux qui avaient rejoint la petite troupe, pendant sa marche au grand galop de l'un des poneys irlandais. Et cet homme exposa un moment sa tête nue à la clarté rougeâtre du brasier.
Puis il se recoucha.
Mais M. Patterson avait eu le temps de le voir.
Il l'avait vu et reconnu.
Cet homme, c'était Shoking.
Du moment où Shoking était là, -- M. Patterson n'en pouvait plus douter, -- il était aux mains des fénians et de l'homme gris.
Cependant il ne fit pas un mouvement, il ne jeta pas un cri, il n'eut pas même un tressaillement.
Le révérend était un homme, de tête et de sang-froid.
Le danger était grand, terrible, épouvantable peut-être... mais il n'y avait aucun moyen de le conjurer.
À son tour, il approcha ses lèvres de l'oreille de M. Scotowe et lui dit : -- N'avez-vous pas trouvé, à l'île de Man, un moyen de leur échapper ?
-- Je ne suis pas allé à l'île de Man.
-- Est-ce possible ?
-- C'est la vérité.
M. Patterson comprit tout.
-- Nous sommes joués par l'homme gris, dit-il.
M. Scotowe eut un clignement de paupières affirmatif.
-- Et nous sommes en son pouvoir ?
-- Oui, fit encore le détective.
-- Savez-vous ce qu'il veut faire de nous ?
-- Il m'a promis la vie sauve.
-- Bon ! mais moi ?...
-- Ah ! vous, je ne sais pas...
Et tandis que M. Patterson sentait un frisson parcourir tout son corps, M. Scotowe retomba dans un farouche et morne silence.
L'homme au regard étrange dormait toujours.
Il y eut un long silence entre M. Scotowe et le révérend Patterson. Le détective tremblait que le chef de la troupe ne s'éveillât. M. Patterson réfléchissait à sa situation.
Et dame ! cette situation, il faut en convenir, n'était pas brillante.
Le révérend savait par expérience quel adversaire était l'homme gris.
Cependant, un homme de la trempe de M. Patterson ne perd jamais complètement la tête.
Il se prit à envisager froidement l'avenir et à se souvenir du passé.
L'homme gris lui ôterait-il la vie ? Il ne le croyait pas.
Le passé de cet homme sans cesse dévoué à une cause chevaleresque lui en était garant.
Or, le révérend Patterson avait pour principe que tant qu'un homme n'est pas mort, il peut se tirer d'affaire.
Le chef de la caravane et tous les gens de sa petite troupe dormaient. Dans le silence de la nuit, on entendit leurs ronflements sonores.
-- Si je pouvais m'échapper, songea tout à coup M. Patterson, et, de nouveau, il poussa légèrement le coude à M. Scotowe.
Le détective ouvrit les yeux et le regarda.
M. Patterson colla encore ses lèvres à son oreille et lui souffla ces mots : -- Est-ce que nous ne pourrions pas nous évader ?
Le détective tressaillit.
Mais il secoua la tête presque aussitôt.
-- Impossible ! murmura-t-il.
-- Pourquoi ?
-- Tous ces gens-là ont le sommeil léger. Et les deux sentinelles qui se promènent ?
-- Il n'y en a plus qu'une, voyez...
En effet, l'un des deux hommes que le chef avait laissés debout pour garder le campement était maintenant couché auprès de ses compagnons et dormait comme eux.
-- L'autre sentinelle suffit pour donner l'alarme, dit encore M. Scotowe.
-- Elle s'endormira peut-être à son tour.
-- Quand même cela arriverait, reprit le détective, nous ne serions pas beaucoup plus avancés.
-- Pourquoi ?
-- D'abord nous sommes dans un pays complètement désert.
-- Qu'importe !
-- Et on nous aurait bientôt rattrapés.
-- Cependant, continua M. Patterson, il me vient une idée.
-- Laquelle ?
-- Supposez que la deuxième sentinelle fasse comme la première.
-- Qu'elle s'endorme ?
-- Oui.
-- Eh bien ? fit M. Scotowe.
-- Et que nous puissions nous glisser dans l'herbe jusqu'aux chevaux qu'on a laissés en liberté et qui rôdent autour de nous ?
-- Bon ! dit le détective, et puis ?
-- Et puis, dame ! nous sautons chacun sur un cheval et nous galopons ventre à terre jusqu'à Cork.
M. Scotowe eut un sourire mélancolique.
-- Je veux bien essayer, le cas échéant, mais je n'ai pas grand espoir.
-- Quelle heure peut-il bien être ?
-- Environ deux heures du matin.
-- Nous avons donc encore près de quatre heures de nuit ?
-- À peu près.
-- Que la sentinelle s'endorme... et nous verrons...
L'assurance de M. Patterson rendait quelque confiance à M. Scotowe.
-- Après ça, pensait le détective, il ne peut m'arriver quelque chose de pire, et autant vaut essayer de reconquérir sa liberté.
Ils attendirent.
La sentinelle se promenait toujours, faisant le tour du brasier et regardant si tout le monde dormait.
-- Il a une fameuse envie de faire comme les autres, pensait M. Patterson qui, de temps en temps, l'observait du coin de l'œil.
En effet, au bout d'une heure environ de ce manège, le gardien finit par venir s'asseoir auprès de lui.
-- Tout à l'heure il dormira, souffla encore M. Patterson à l'oreille de M. Scotowe.
Et M. Patterson avait raison.
La seconde sentinelle fit comme la première ; elle finit par s'allonger sur le sol, les pieds au feu, la tête en dehors du cercle, et bientôt un ronflement concentré apprit au révérend qu'il y avait un dormeur de plus.
-- Je crois que voici-le moment, dit-il à M. Scotowe.
-- Attendez donc encore, répondit le détective.
-- Vous n'osez donc pas ?
-- Mais si, seulement, je voudrais attendre...
-- Quoi donc ?
-- Que les chevaux qui vont et viennent sur le plateau cherchant l'herbe la plus dure se rapprochent de nous.
-- Soit, dit M. Patterson.
Et ils attendirent, en effet, environ un quart d'heure.
Au bout de ce temps, un des chevaux se trouva tout près du brasier. Si près même que, grâce à la lueur du brasier, M. Patterson crut le reconnaître. C'était justement celui qu'il avait monté en venant de Cork. Et comme il faisait un mouvement, M. Scotowe le retint.
-- Un mot encore, dit-il.
-- Dites.
-- Le galop des chevaux donnera l'alarme, si nous les montons de suite.
-- Nous les tiendrons par la bride jusqu'au bord du plateau.
-- Soit.
Alors, ces deux hommes, que l'amour de la liberté soutenait, se mirent à glisser sur eux-mêmes, se repliant comme des reptiles et s'éloignant par des mouvements imperceptibles du cercle des dormeurs.
Ni le chef ni la petite troupe ne bougeaient.
M. Scotowe et M. Patterson rampèrent dans l'herbe comme des couleuvres.
De temps en temps, ils s'arrêtaient, tant ils avaient peur que leurs gardiens se réveillassent.
Mais personne ne s'éveillait.
Et, tout à coup, M. Patterson se redressa et saisit à la crinière son cheval.
M. Scotowe s'était pareillement approché d'un autre poney et il imitait M. Patterson.
Ils étaient maintenant hors du cercle de lumière décrit par le brasier, et, par conséquent ; plongés dans les ténèbres. Ils se rapprochèrent l'un de l'autre.
-- L'herbe est épaisse, dit M. Patterson, on n'entendra pas courir les chevaux.
-- Peut-être... répondit M. Scotowe.
Et le révérend sauta lestement sur la croupe du poney. M. Scotowe l'imita.
-- À la grâce de Dieu ! murmura encore M. Patterson.
Et il donna deux vigoureux coups de talon au petit cheval à tous crins, qui s'élança en avant et prit le galop précipité.
-- Je crois que nous sommes sauvés, et l'homme gris me payera cher cette aventure, pensait le vindicatif homme d'église ; et il talonnait toujours son cheval qui fuyait avec la rapidité de l'éclair.
En trois minutes, M. Patterson et M. Scotowe eurent mis un quart de mille entre le brasier et eux.
Ils étaient au bord du plateau.
Et il lança son cheval sur une pente rapide.
Du reste, il était persuadé que cette route était celle qu'ils avaient gravie quelques heures auparavant pour arriver sur le plateau. M. Scotowe le suivait.
Aucun bruit ne s'était fait derrière eux.
Les gens de l'homme gris dormaient sans doute toujours. M. Scotowe rangea son cheval à côté de celui du révérend. La nuit était noire, et c'eût été folie que de chercher à s'orienter.
Les poneys galopaient avec cette sûreté de pied qu'ont les chevaux de montagne.
-- Que nous cheminions ainsi un quart d'heure encore avant qu'on s'aperçoive de notre fuite, dit le révérend, et nous sommes sauvés.
-- Soit, dit le détective qui ne paraissait pas fort convaincu ; mais où allons-nous ?
-- Nous retournons à Cork.
-- En êtes-vous bien sûr, monsieur ?
-- D'abord, dit M. Patterson, il est une chose qui ne fait pas doute pour moi. Nous sommes sur la route que nous avons déjà suivie.
-- Peut-être, dit M. Scotowe.
-- Ensuite, continua le révérend, remarquez que je monte le même cheval qu'il y a quelques heures.
-- Eh bien ?
-- Ce cheval a été loué à Cork, donc, il est de cette ville, et, obéissant à son instinct, il y retourne.
-- Mais, qui peut dire que celui que je monte vient aussi de Cork ? demanda M. Scotowe.
-- Remarquez encore, dit le révérend, que depuis que nous sommes partis, c'est toujours le mien qui tient la tête.
Et le révérend stimulait sa monture, qui galopait toujours sur cette pente vertigineuse.
Cependant, tout à coup, M. Scotowe entendit sonner les sabots de son cheval.
-- Oh ! dit-il, je savais bien que nous nous trompions.
-- Plaît-il ? dit le révérend.
-- Nous galopons maintenant sur des cailloux.
-- Qu'importe !
-- Depuis l'endroit que nous avons quitté jusqu'à Cork, il n'y a presque que de l'herbe.
-- Eh bien ! fit le révérend, si nous n'allons pas à Cork, nous arriverons bien toujours quelque part.
-- Oh ! certainement, fit M. Scotowe.
Et dans l'accent du détective, il y avait une seconde raillerie.
-- Pourvu que nous atteignions une ville, dit encore le révérend.
-- Et que nous ne tombions pas dans un village de fénians.
Ce nom faisait toujours frissonner M. Patterson.
La pente devenait de plus en plus rapide.
M. Scotowe voulut s'arrêter. Mais le révérend lança son cheval plus franchement encore.
-- Fuyons ! fuyons ! disait-il.
Tout à coup, un bruit lointain se fit entendre.
Un bruit qui retentissait au-dessus de leurs têtes et qui semblait se perdre dans les nuages.
C'était un coup de sifflet que de mystérieux échos se mirent à répéter à l'infini.
Alors M. Scotowe se tourna sur sa selle et regarda derrière lui. Tout en haut de la colline, dont ils descendaient les pentes abruptes, le ciel était rouge.
C'était la lueur des brasiers allumés sur le plateau.
-- On s'est aperçu de notre fuite ! murmura le détective.
-- Eh bien ! répondit M. Patterson, n'avons-nous pas une jolie avance, maintenant ?
Et il continua à talonner son cheval.
La pente semblait devoir ne pas finir.
Les petits chevaux galopaient toujours avec force, et de temps en temps M. Scotowe, se retournant et levant la tête, interrogeait ce point du ciel qui était rouge et cherchait à voir se profiler dessus les silhouettes de ceux dont ils étaient naguère les prisonniers.
Mais M. Scotowe n'apercevait rien.
À part ce coin lumineux, tout le reste était noir.
Où allaient les deux fugitifs ? Ils ne le savaient pas. M. Patterson répétait : -- À la grâce de Dieu ! Vous verrez bien, mon cher, que nous finirons par nous trouver hors de danger.
Soudain, une lueur se fit au milieu de ces ténèbres.
Une lueur qui était sous leurs pieds, comme celle du brasier éclairait le ciel au-dessus de leur tête.
M. Patterson arrêta brusquement son cheval.
-- Regardez ! dit-il.
-- Oh ! je vois, fit M. Scotowe.
-- Qu'allons-nous faire ?
-- Marcher tout de même. Cette lueur que nous apercevons et qui ressemble à une étoile au fond d'un puits, est bien certainement celle d'une maison ou d'une ferme.
-- Ainsi, il faut avancer ?
-- Dame !
-- Et, dit M. Patterson, si ce sont des fénians ?
-- À la grâce de Dieu ! dit à son tour M. Scotowe.
Les chevaux repartirent.
La pente devenait plus douce, la lumière grandissait.
En même temps, autour d'eux, les deux cavaliers voyaient surgir, comme de noirs fantômes, des collines et des blocs de rochers aux formes fantastiques.
M. Scotowe s'arrêta encore.
-- Nous nous sommes trompés une fois de plus, dit-il.
-- Ah ! dit le révérend.
-- Savez-vous où nous sommes ?
-- Non.
-- Dans un entonnoir. Nous descendons au fond d'un ravin.
-- Et cette lumière ?
-- C'est un feu allumé en plein air.
-- Des bergers sans doute... ?
-- Ou des fénians.
Les cheveux de M. Patterson se hérissèrent.
-- Il faut tourner bride, dit-il.
-- À quoi bon ! dit M. Scotowe.
Le détective paraissait résigné à son tour.
Il poussa son cheval.
Et le cheval de M. Patterson suivit celui de M. Scotowe, malgré les efforts de son cavalier pour le retenir.
En ce moment, un deuxième coup de sifflet traversa l'espace. En même temps la lumière qui baissait au fond du ravin s'éteignit brusquement...
Alors commença pour le révérend Patterson et M. Scotowe une course vertigineuse, insensée, fantastique.
Ils eussent voulu retenir leurs chevaux qu'ils ne l'eussent pu.
Les petits poneys galopaient comme des hippogriffes sur cette pente qui devenait de plus en plus verticale, électrisés sans doute par ce coup de sifflet qui s'était fait entendre au-dessus de leurs têtes.
En même temps le ciel disparaissait, et des murs de granit semblaient monter aux deux côtés des cavaliers épouvantés.
-- Nous sommes perdus ! s'écria M. Scotowe.
Le révérend ne répondit pas.
Affolé de terreur, il s'était accroché à la crinière de son cheval pour ne pas tomber.
La pente continuait, et l'extrémité était si grande que dans un moment où le révérend Patterson pensait à reconquérir sa raison, il se dit : -- Évidemment nous descendons au fond de quelque volcan éteint creusé en forme d'entonnoir.
M. Scotowe ne criait plus. Comme le révérend, il s'était cramponné à la crinière de son cheval.
Mais il le serrait si fort que son poney pointa tout à coup, donna un coup de reins terrible, et M. Scotowe, forcé de lâcher prise, tomba dans le vide les mains étendues en avant.
Le révérend entendit un cri. Puis le bruit lointain de la chute d'un corps. M. Scotowe avait été lancé très certainement au fond de l'abîme.
Et, sans nul doute, il était tué sur le coup, car aucune plainte ne remonta des profondeurs du gouffre.
Son cheval, après s'être arrêté un moment, avait repris sa course, et il galopait maintenant sans cavalier côte à côte du poney de M. Patterson.
Certes, le révérend ne songeait plus maintenant à échapper par la fuite aux griffes de l'homme gris.
Ce qu'il cherchait c'était à éviter le sort du malheureux M. Scotowe. Il débattrait ensuite le prix de sa vie avec l'homme gris ; mais, pour le moment, il fallait sauver cette même vie et la sauver quand même.
Aussi le révérend fit-il appel à toute sa science d'écuyer, lui qu'on avait vu, jadis, caracoler à Hyde-Park et sur l'hippodrome d'Epsom.
Il se cramponna du mieux qu'il put et répéta une dernière fois le mot de l'infortuné M. Scotowe : -- À la grâce de Dieu !
Le cheval galopait toujours et l'obscurité était si profonde que M. Patterson ne voyait même plus le poney de M. Scotowe, quoique le vaillant petit animal eût continué à courir auprès du sien.
Enfin, cette lumière qu'ils avaient vu briller au fond de l'abîme et qui s'était certainement éteinte quand avait retenti le coup de sifflet, cette lumière brilla de nouveau. Cette fois elle était tout près du révérend, à une centaine de mètres au-dessous de lui tout au plus.
Le révérend, ébloui, ferma les yeux.
Car cette lumière, brillant tout à coup, avait répandu autour d'elle une gerbe de rayons ; et comme l'éclair qui illumine tout à coup les horreurs ténébreuses d'une tempête, elle avait révélé à M. Patterson toutes ces profondeurs inconnues pour lui jusque-là.
M. Patterson ne s'était trompé qu'à moitié.
Il n'était pas dans le cratère d'un volcan éteint, mais dans l'entonnoir, creusé par les hommes, d'une montagne dont les flancs recelaient sans doute de la houille.
Le volcan était une mine.
La lumière qui projetait son immense clarté sur ces murs de granit et éclairait enfin cette route inclinée qui du sommet de la montagne descendait au fond de la mine, était celle d'un fanal gigantesque planté sur un poteau.
Au pied de ce poteau gisait quelque chose d'inerte que le révérend frissonnant reconnut aussitôt. C'était le corps meurtri et sans vie du pauvre M. Scotowe.
À l'apparition de la lumière, les chevaux avaient subitement ralenti leur allure forcenée. M. Patterson respira.
Il cessa de se cramponner à la crinière emmêlée de son poney, et retrouva son équilibre et son aplomb de cavalier, et, en même temps aussi, il revint un peu d'ordre dans ses idées.
Or, tout à l'heure, M. Patterson avait recommandé son âme à Dieu, et certes il n'eût pas donné un penny de son existence.
Maintenant, rien ne lui paraissait désespéré.
Le fantastique faisait place à la réalité.
Et ce qu'il y avait de plus effrayant dans la réalité, c'était à coup sûr la mort de M. Scotowe. Tout le reste s'expliquait de la façon la plus naturelle.
Les chevaux, poussés vigoureusement en avant, avaient pris la première route venue. Puis s'animant, obéissant à la pente inclinée d'abord et à leur vaillance naturelle ensuite, ils s'étaient emportés.
Maintenant, pour M. Patterson, la chose la plus claire, c'est qu'il était loin de l'homme gris.
Qu'il allait arriver au fond d'un puisard fréquenté par de paisibles mineurs qui n'avaient, sans aucun doute, aucune relation avec le redoutable chef fénian et qu'il trouverait chez eux un abri provisoire, si toutefois le puisard dont il n'apercevait que l'entrée n'était pas déserté par les mineurs. Mais la sécurité de M. Patterson devait être de courte durée.
Soudain, un nouveau bruit traversa l'espace. C'était ce même coup de sifflet qui avait retenti par deux lois déjà au-dessus de sa tête.
Puis à ce bruit un autre succéda.
Le révérend entendit galoper des chevaux sur la pente qu'il venait de descendre. On était à sa poursuite. Et le révérend sentit un frisson parcourir tout son corps et, comme l'infortuné détective tout à l'heure, il murmura : -- Ah ! je sens bien cette fois que je suis perdu.
Soudain le cheval s'arrêta.
Il était auprès du poteau qui supportait la lanterne.
Et, muet d'horreur, M. Patterson put voir gisant à ses pieds le corps brisé de M. Scotowe au milieu d'une large flaque de sang...
L'entrée du puisard proprement dit, c'est-à-dire du souterrain, s'ouvrait à deux pas du poteau.
Au coup de sifflet, le révérend Patterson vit une autre lueur surgir au fond de ce gouffre, ou plutôt une succession de lueurs qui étaient mobiles et s'agitaient en tous sens.
Il eut bien vite deviné ce que c'était. C'étaient les mineurs, qui tous avaient une lampe au front, et qui accouraient sans doute à ce coup de sifflet comme à un signal.
Le galop infernal qui retentissait en haut, au-dessus de lui, se rapprochait de plus en plus de M. Patterson.
Et de même que plusieurs mineurs montaient des profondeurs du souterrain, le révérend comprit que plusieurs hommes à cheval étaient à sa poursuite.
Son poney à lui s'était arrêté. L'autre flairait avec une sorte d'effroi le cadavre de M. Scotowe.
Les mineurs arrivèrent avant les hommes à cheval.
M. Patterson se vit entouré d'une douzaine d'hommes nus jusqu'à la ceinture, ayant une lampe fixée au-dessus de leur tête par un anneau de fer.
Ces hommes étaient noirs comme des démons et ils entourèrent M. Patterson qui était descendu de cheval.
L'un d'eux, un géant, lui adressa la parole en anglais :
-- Qui es-tu et que fais-tu ici ?
-- Je suis un voyageur égaré, dit le révérend.
Ils se mirent tous à rire.
-- N'es-tu pas plutôt un prisonnier fugitif ? reprit le géant.
M. Patterson fit un geste négatif ; mais il n'eut même pas la force de parler. Il avait levé la tête et il voyait maintenant les cavaliers qui le poursuivaient courir dans le cercle de lumière décrit par le fanal.
Ils étaient au nombre de six, galopant deux par deux.
M. Patterson reconnut à leur tête cet homme qui était le chef de la troupe à laquelle il avait essayé d'échapper.
Les cavaliers arrivèrent et sautèrent lestement à terre.
Les mineurs saluèrent avec un respect qui acheva de bouleverser M. Patterson. Alors le chef mit une main sur l'épaule du révérend et lui dit :
-- Vous êtes bon cavalier, mon révérend ; mais vous avez peut-être eu tort de ne point finir comme M. Scotowe.
M. Patterson frissonna.
-- Ce pauvre Scotowe, poursuivit le chef, je lui avais pourtant non seulement fait grâce de la vie, mais je lui avais dit encore que je le conduirais en France aussitôt mes petites affaires terminées ici.
Tandis que le chef parlait, M. Patterson le regardait avidement. Il le regardait d'un air qui voulait dire :
-- Il n'y a pourtant que l'homme gris qui puisse parler ainsi, et je ne le reconnais pas cependant.
Le chef comprit le sens de ce regard, et il se mit à rire.
-- Mon révérend, dit-il, je vois que vous ne me remettez pas...
M. Patterson fit un pas en arrière.
-- Oh ! cette voix ! dit-il.
-- La voix de M. Burdett, ricana le chef. Comment ne m'avez-vous pas reconnu déjà, mon cher monsieur ?
Le révérend se redressa :
-- Eh bien ! dit-il, puisque c'est vous, car vous changez de visage à volonté, hâtez-vous de me dire ce que vous comptez faire de moi. Je n'attends ni merci, ni pitié.
-- Vous avez peut-être raison, répondit l'homme gris, car c'était lui.
-- Parlez donc.
Et le révérend croisa ses bras sur sa poitrine et prit l'attitude d'un homme qui attend tranquillement la mort. L'homme gris répondit :
-- Nous marchons l'un et l'autre vers le même but, monsieur, et notre but est multiple. Voici des années que c'est entre nous un duel de toutes les heures, de toutes les minutes. Vous avez triomphé parfois, et quand vous êtes parvenu à me loger à Newgate, vous avez dû croire que la lutte était terminée.
-- Après ? dit froidement M. Patterson.
-- Quelques heures encore et l'homme gris se balancera au bout d'une corde, ricana celui-ci. Vous vous êtes donc trompé de quelques heures.
-- Mais dites-moi donc, monsieur, fit M. Patterson avec hauteur, ce que vous comptez faire de moi. J'ai hâte d'en finir avec la vie.
-- Bah ! vous ne pensez pas un mot de ce que vous dites, répondit l'homme gris, riant toujours.
Et puis vous savez que les fénians -- et je suis un de leurs chefs -- ne versent le sang qu'à la dernière extrémité. Par conséquent, je ne vous condamne pas à mort.
Le révérend s'attendait à cette déclaration, aussi ne broncha-t-il point et son visage conserva-t-il toute son impassibilité. Il avait eu le temps de se remettre de ses émotions et de ses transes. Maintenant qu'il savait que sa vie n'était pas en jeu, il était tranquille.
De même que l'homme gris s'était évadé de Newgate-la-Triste au jour fixé pour son exécution, de même le révérend espérait bien échapper à sa manière tôt ou tard. Et ce fut d'un ton presque dégagé qu'il dit à l'homme gris :
-- Pour Dieu, monsieur, soyez généreux jusqu'au bout et dites-moi tout de suite quel genre de captivité vous me réservez.
-- Mon révérend, répondit l'homme gris, vous êtes condamné à une détention perpétuelle.
-- Où cela ?
-- Au fond de cette mine.
Et l'homme gris montrait de la main l'entrée du puisard.
-- Prenez garde, ricana le révérend. Vous savez qu'il n'y a rien de perpétuel en ce monde.
-- Ah ! par exemple, dit l'homme gris, s'il vous arrivait, durant votre captivité, un de ces accidents qui réduisent un homme à l'impuissance de nuire désormais ; si, cessant d'être un objet de convoitise, vous deveniez par hasard un objet de pitié... oh ! alors, on vous rendrait à la liberté.
Cette fois le révérend Patterson sentit ses tempes se mouiller. Il ne devinait pas encore, mais il pressentait quelque chose d'épouvantable !...
-- À cheval ! cria alors l'homme gris à ses hommes, qui avaient mis pied à terre.
M. Patterson fut enlevé de terre et remis à califourchon sur son poney. Puis la petite troupe s'engouffra au galop dans le puisard de la mine...
La mine dans laquelle l'homme gris et sa bande entraient à cheval était une de ces galeries larges de dix pieds et hautes de trente à certains endroits, qui s'enfoncent profondément sous la terre par une pente douce, mais qui n'est jamais interrompue.
La voie est large pour faciliter l'extraction de la houille. Au milieu un double rail permet de manœuvrer de petits wagons traînés par des chevaux.
Des deux côtés du rail, une voiture attelée peut passer facilement. De distance en distance, un fanal est suspendu à la voûte. La galerie ressemble, du reste, à un tunnel de chemin de fer.
M. Patterson galopait au milieu des compagnons de l'homme gris. Celui-ci était à l'avant.
Le révérend aurait voulu s'arrêter qu'il ne l'aurait pu. Tantôt la petite troupe entrait dans le cercle de lumière décrit par un fanal, tantôt elle se retrouvait dans l'obscurité pour revoir la lumière peu après.
Cette nouvelle course dura environ un quart d'heure, mais elle eut pour le révérend Patterson la durée d'un siècle. Enfin, l'homme gris, qui galopait toujours en avant, s'arrêta.
La galerie souterraine qu'il venait de parcourir aboutissait à une immense rotonde où convergeaient, comme les rayons d'une roue au moyeu, une dizaine d'autres galeries plus étroites.
-- Halte ! cria l'homme gris.
Et il sauta à bas de son cheval.
Ses compagnons l'imitèrent.
Alors les mineurs, ces hommes qui avaient une lampe sur la tête et qui avaient constamment couru à côté des chevaux, entourèrent le révérend Patterson.
-- Descendez, ordonna l'un d'eux.
Le révérend obéit.
Il était pâle, il frissonnait même un peu ; mais sa pâleur et son émotion étaient toutes nerveuses.
Au fond, cet homme avait une âme de bronze, et du moment qu'on lui avait dit qu'il aurait la vie sauve, il ne voyait nullement la nécessité de se désespérer.
L'homme gris s'approcha de lui alors.
Il le prit même familièrement par le bras et lui dit :
-- Venez donc. Nous sommes forcés de continuer notre chemin à pied ; mais nous causerons en amis.
Il parlait avec bonhomie, comme un homme qui a les meilleures intentions du monde.
M. Patterson se laissa emmener.
Au moment de quitter la rotonde et d'entrer dans une galerie très étroite, M. Patterson se retourna.
Il put voir alors que les compagnons de l'homme gris ne le suivaient point.
Deux mineurs seulement marchaient en avant pour éclairer la route, car cette galerie n'avait point de fanaux suspendus à la voûte.
L'homme gris, nous l'avons dit, avait familièrement passé son bras sous le bras du révérend.
-- Vraiment, dit-il alors, vous devez être fort mécontent de vous, mon cher monsieur.
-- Ah ! dit M. Patterson.
-- Et vous qui êtes un homme fort, vous vous êtes laissé jouer comme un enfant.
-- Monsieur, répliqua M. Patterson, je suis en votre pouvoir, cela doit vous suffire et vous pourriez bien m'épargner vos railleries...
-- Je ne raille pas, monsieur, je constate, dit froidement l'homme gris, je vais même vous prouver que la pensée de vous railler était loin de mon esprit.
-- Ah !
-- Et vous apprendre quel est le sort que je vous réserve.
M. Patterson attendit.
-- Je vous l'ai dit, poursuivit l'homme gris, je vous condamne à une captivité éternelle, à moins qu'un accident ne vous réduise à l'impuissance de nuire.
-- Ou qu'on ne me vienne délivrer, dit M. Patterson dont l'orgueil se réveilla.
-- Cela me paraît difficile, monsieur. Mais enfin libre à vous de nourrir cet espoir.
Ces hommes qui éclairaient le chemin s'arrêtèrent tout à coup.
Alors M. Patterson regarda où il se trouvait.
La galerie qu'il venait de parcourir aboutissait à une autre rotonde, mais beaucoup plus petite, celle-là.
Au milieu, il y avait une chose étrange qui attira tout à coup l'attention de M. Patterson.
À première vue, c'était une boîte, une sorte de coffre haut de six pieds, large de quatre.
En l'examinant de plus près, c'était une cage.
Une cage à énormes barreaux de fer.
-- Voilà votre habitation, dit froidement l'homme gris.
M. Patterson frissonna, ses cheveux se hérissèrent.
Il voulut même dégager son bras que l'homme gris tenait sous le sien. Mais il ne le put.
-- Toute résistance est impossible, lui dit celui-ci.
-- Misérable ! hurla M. Patterson.
L'homme gris fit un signe. Les mineurs se ruèrent sur le révérend et le prirent à bras le corps.
M. Patterson, malgré ses cris, malgré sa résistance, fut enlevé de terre et porté dans la cage, dont la porte se referma brusquement sur lui. Il s'y trouvait du reste une table et une chaise. Il pouvait s'asseoir.
-- On vous apportera à manger deux fois par jour lui dit l'homme gris.
Et s'en alla.
M. Patterson eut un accès de rage folle.
Il se cramponna à ses barreaux, il cria, il hurla, essayant de secouer sa cage de fer.
Mais elle était trop lourde pour être même ébranlée.
Les mineurs et leurs lampes s'éloignèrent.
Un moment encore il les aperçut à l'extrémité de la galerie. Puis tout disparut et des ténèbres opaques environnèrent M. Patterson.
Plusieurs heures s'écoulèrent. Aucun écho ne répercutait les cris du révérend. Aucun bruit ne parvenait jusqu'à lui.
Quand il eut bien crié, quand il se fut meurtri les mains, les bras et les épaules aux barreaux de la cage, il tomba épuisé sur le sol.
Peut-être même allait-il fermer les yeux et s'évanouir, lorsque soudain une clarté immense, fulgurante, dix fois plus insupportable que la lumière du soleil qu'on regarderait en face, se fit autour de lui.
Les murs de la rotonde venaient de s'éclairer, ou plutôt une draperie qui les recouvrait avait été brusquement arrachée, et sur les murs recouverts de glaces étincelantes un réflecteur d'une puissance colossale concentrait des gerbes de lumière électrique.
M. Patterson éprouva une douleur semblable à celle que lui aurait procurée un fer rouge appliqué sur les yeux. Il les ferma, mais ses paupières furent impuissantes à le préserver de cet éblouissement.
Et alors le révérend comprit de quel accident l'homme gris avait voulu parler.
Il se souvint de Denis le Tyran, qui aveuglait ses prisonniers en les faisant passer sans transition de l'obscurité la plus profonde à la lumière ardente du soleil.
M. Patterson était condamné à devenir aveugle !...
Comment cet éblouissement inouï, cette irradiation fulgurante étaient-ils produits ?
M. Patterson ne chercha point à se l'expliquer.
Le révérend avait jeté un cri de douleur d'abord.
Il avait fermé les yeux ensuite ; mais cette précaution était impuissante.
La lumière était si crue, si ardente, qu'elle passait au travers de ses paupières.
Cela dura six minutes environ.
Puis tout à coup, brusquement, sans transition aucune, la lumière s'éteignit.
Les ténèbres régnaient de nouveau dans le souterrain.
Mais M. Patterson avait toujours les yeux pleins de flammes et il voyait rouge. Comment se préserver désormais de cette lumière aveuglante ?
Tandis que M. Patterson y songeait et faisait de tristes réflexions au fond de sa cage de fer, des pas retentirent dans le lointain sous les galeries sonores de la mine.
Les hommes méchants ont souvent foi dans la bonté et la mansuétude des autres hommes.
M. Patterson, qui avait toujours été sans pitié, qui, marchant droit à son but, avait toujours sacrifié quiconque embarrassait sa route. -- M. Patterson se prit à songer que l'homme gris s'était fait à Londres une réputation de bonté, d'humanité et de charité tout à fait évangélique.
Cet homme ne pouvait avoir l'atroce pensée de lui arracher la vue, et sans doute, il ne l'avait soumis qu'à une épreuve. Aussi, quand il entendit des pas, eut-il un frisson d'espérance.
Appuyé aux barreaux de son étrange prison, il tournait la tête dans la direction du bruit, lorsqu'une lumière faible, celle-là, brilla dans le lointain.
C'était la lumière d'une lanterne qu'un homme portait à la main. L'homme s'avança.
M. Patterson espéra que c'était l'homme gris.
L'homme gris qui, peut-être, venait lui offrir sa grâce en échange de sa renonciation à la fortune de lord William. L'homme marchait toujours.
Quand il ne fut plus qu'à une faible distance, M. Patterson le reconnut, car la clarté de la lanterne enveloppait son visage.
Ce n'était pas l'homme gris.
C'était Shoking.
Shoking le mendiant, l'homme à qui M. Patterson avait dédaigneusement tourné le dos à bord du steamer.
Shoking s'approcha de la cage.
M. Patterson reconnut alors qu'il avait un panier à la main. Shoking lui apportait à manger.
-- Bonjour, mon révérend, dit le mendiant.
M. Patterson le regarda et ne répondit rien.
-- Vous êtes donc toujours fier avec moi, mon révérend ? fit Shoking d'un ton bonhomme.
-- Je ne suis fier avec personne, répondit M. Patterson.
-- À la bonne heure ! je vois que nous pourrons faire un bout de conversation, dit Shoking.
-- Avez-vous donc quelque chose à me dire ?
-- D'abord, je vous apporte à manger.
Et, ouvrant son panier, Shoking fit passer au révérend, à travers les barreaux, d'abord du pain, ensuite une bouteille de vin et de la viande.
-- Excusez-moi, dit-il, si je ne vous apporte ni couteau, ni fourchette, mais l'homme gris ne le veut pas.
-- Et pourquoi ne le veut-il pas ?
-- Il a peur que le désespoir s'empare de vous.
-- Ah !
-- Et que la fantaisie de vous suicider ne vous prenne.
-- L'homme gris a tort, dit M. Patterson.
-- C'est mon opinion, dit Shoking, un homme comme vous, mon révérend, est exempt de faiblesse.
M. Patterson posa sur la table les aliments que lui apportait Shoking ; mais il n'y toucha point.
-- Est-ce que vous n'avez pas faim ?
-- Non, pas encore.
-- C'est que, dit Shoking, vous serez obligé, si vous attendez mon départ, de manger dans l'obscurité.
Ces mots, fort naïfs en apparence, firent tressaillir M. Patterson.
-- Les ténèbres ne me déplaisent pas, dit-il.
-- Surtout quand elles succèdent à la petite lumière de tout à l'heure, n'est-ce pas ?
M. Patterson regarda Shoking d'une façon étrange.
-- Ah ! vous savez ? fit-il.
-- Pardieu !
-- Et... cette lumière... ?
-- Vous en entendrez parler tout à l'heure.
-- Encore ?
-- D'heure en heure, monsieur.
-- Mais pourquoi ?
Et M. Patterson fit cette question d'une voix sourde et étranglée.
-- Monsieur, reprit Shoking, puisque vous vous montrez moins fier avec moi, aujourd'hui, je veux bien vous donner quelques explications.
-- Ah ! fit le révérend.
-- Cette lumière qui a dû vous brûler les yeux tout à l'heure, a été inventée par John O'Brien, un Irlandais de pure race, qui est un des principaux chefs fénians.
-- Dans quel but ?
-- C'est un petit supplice que les fénians ont inventé pour ceux de leurs ennemis qui tombent en leur pouvoir.
-- Et ce supplice répété... ?
-- On en a fait l'expérience, monsieur ; en trois jours, celui qui y est soumis devient aveugle.
M. Patterson frissonna.
-- Et c'est le sort qui m'est destiné ? fit-il.
-- Cela dépend de vous.
-- Comment cela ?
-- Tel que vous me voyez, reprit Shoking, non seulement je vous apporte à manger, mais encore je viens jouer auprès de vous le rôle d'ambassadeur.
-- C'est l'homme gris qui vous envoie ?
-- Oui.
-- Eh bien ! que me veut-il ?
-- Attendez, dit Shoking, j'ai d'abord quelques petites explications à vous donner.
-- Je vous écoute.
-- L'homme gris s'est entendu avec les autres chefs fénians, poursuivit Shoking, et il espère mener à bonne fin, d'ici à deux ans, tous les projets conçus avec eux.
-- Bon ! dit le révérend Patterson. Ensuite ?
-- Ensuite il est certain d'avoir rendu à lord William Pembleton sa fortune et son nom d'ici à deux mois.
-- Eh bien !
-- Eh bien, dit Shoking, voici pour vous l'occasion d'accepter ou de refuser ce que va vous proposer l'homme gris. Dans le premier cas, vous sortirez, d'ici dans deux ans, avec vos yeux.
-- Et dans le second ?
-- Vous serez aveugle avant huit jours.
M. Patterson garda un silence farouche pendant quelques minutes.
Shoking attendit. Shoking était, on le sait, le plus flegmatique des hommes et il n'était jamais pressé.
-- Ainsi, dit enfin M. Patterson, si je refuse ce que vous allez me proposer, je serai aveugle ?
-- Avant huit jours.
-- Et si j'accepte ?
-- Alors votre captivité sera subordonnée à la réussite des opérations de l'homme gris. Le jour où vous ne serez plus à craindre, on vous rendra à la liberté.
-- Et jusque-là, je serai condamné à vivre dans cette cage ?
-- C'est de toute nécessité.
Il y eut un nouveau silence.
M. Patterson semblait rouler sous son crâne chauve les pensées les plus amères. Mais, nous l'avons dit, c'était un homme pratique avant tout, et qui ne s'abandonnait jamais à la désespérance. M. Patterson reprit donc : -- Sans doute l'homme gris vous a donné ses pleins pouvoirs ?
-- Naturellement.
-- Alors vous allez me faire part de ses propositions ?
-- Oui.
-- Je vous écoute, fit le révérend.
-- Monsieur, dit Shoking, vous êtes l'homme le plus puissant de toute l'Angleterre, du moins vous l'étiez il y a quelques jours encore.
-- Après ? fit M. Patterson.
-- Vous commandez à une innombrable armée de gens en robes noires, qu'on appelle le clergé anglican, et la Société évangélique pourrait faire échec au gouvernement de la reine si la fantaisie vous en prenait ?
-- Peut-être ! fit M. Patterson avec un accent d'orgueil.
-- Eh bien ! dit Shoking, l'homme gris a une singulière idée.
-- Ah !
-- Il voudrait pouvoir disposer de cette puissance pendant un certain temps.
-- Je ne vous comprends pas, dit M. Patterson.
-- Souffrez donc que je m'explique.
-- Parlez !
-- Supposons que vous êtes le colonel d'un régiment.
-- Bon !
-- La reine trouve que vous ne gouvernez pas bien les troupes placées sous vos ordres, et elle vous donne un supérieur, c'est-à-dire un général.
-- Après ?
-- Dorénavant c'est le général qui commande et c'est vous qui obéissez.
-- Je comprends de moins en moins, dit M. Patterson.
-- Attendez, vous allez voir.
Et Shoking poursuivit :
-- Il a donc pris fantaisie à l'homme gris de se substituer à vous et de devenir, pour un certain temps, le chef occulte de la Société évangélique.
-- Voilà qui est tout à fait impossible !
-- Et pourquoi cela ?
-- Mais parce qu'on n'obéira jamais à l'homme gris.
-- Soit, mais on obéira à vous.
-- Oui, certes.
-- Et pour que l'homme gris gouverne, il suffit que vous lui obéissiez et transmettiez les ordres qu'il vous donnera.
M. Patterson partit d'un éclat de rire.
-- L'homme gris a-t-il donc fait un pareil rêve ? dit-il.
-- Sans doute.
-- Maître Shoking, fit le révérend avec hauteur, je suis aux mains de l'homme gris et il peut disposer de ma vie et faire de mon corps ce qu'il voudra ; mais il n'aura aucun empire sur ma volonté.
-- Ainsi vous refusez ?
-- Je refuse.
-- Comme il vous plaira ! dit Shoking.
M. Patterson le vit alors tirer de sa poche un objet qu'il ne définit pas bien tout de suite.
C'était une paire de lunettes à verres convexes, que Shoking posa gravement sur son nez.
En même temps, il mit deux doigts sur sa bouche et donna un coup de sifflet.
Puis il éteignit la lanterne qu'il avait placée à terre, et le révérend Patterson se trouva plongé de nouveau dans l'obscurité. Quelques minutes s'écoulèrent.
Puis, tout à coup, la draperie qui couvrait les murs de la rotonde glissa sur ses tringles, le réflecteur électrique s'éclaira et des myriades de rayons fulgurants inondèrent M. Patterson.
Le révérend jeta un cri, et, à demi aveuglé, il se rejeta au fond de la cage. Il fermait les yeux, il les couvrait de ses deux mains tendues.
Vains efforts ! la lumière électrique passait au travers de ses doigts et de ses paupières.
Et la souffrance qui s'empara de lui fut telle qu'il lui sembla que mille pointes d'aiguilles traversaient son corps de part en part et qu'il avait dans l'arcade sourcilière des charbons ardents à la place de ses yeux.
-- Monsieur, lui dit alors Shoking, grâce à mes lunettes, je n'ai rien à craindre, moi, et nous pouvons continuer à causer.
-- Vous êtes des misérables ! hurla le révérend.
L'éblouissement dura cinq minutes.
Puis Shoking donna un nouveau coup de sifflet.
Alors tout s'éteignit et la rotonde rentra dans les ténèbres les plus opaques. Alors aussi, M. Patterson éprouva un soulagement sans bornes.
Quelque chose de semblable à la sensation qui s'empare de l'homme qui se noyait, et qu'on retire de l'eau une minute avant que l'asphyxie ne soit complète.
-- Voici la deuxième expérience, dit Shoking, que le révérend ne voyait plus, mais qui était toujours auprès de la cage de fer. Vous allez juger de ses résultats. Attendez que je rallume ma lanterne.
Et Shoking frotta une allumette sur son pantalon et se procura de la lumière.
Mais M. Patterson, qui avait entendu le pétillement du phosphore, demeura plongé dans l'obscurité.
-- Vos allumettes ne valent rien, dit-il d'un ton ironique.
-- Bah ! dit Shoking.
-- Elles ne prennent pas.
-- Vous croyez ?
-- La preuve en est que vous n'avez pu allumer votre lanterne.
-- Vous vous trompez, mon révérend.
-- Plaît-il ?
-- Ma lanterne est allumée.
-- Vous mentez... vous...
M. Patterson n'acheva pas, il avait aperçu une lueur indécise à travers un brouillard épais.
-- Je crois que vous êtes aveugle déjà, dit froidement Shoking. Ah dame ! vous l'avez voulu.
M. Patterson jeta un cri épouvantable. Un cri qui ressemblait au rugissement de la bête fauve prise au piège. Un cri rauque et bestial, -- cri de désespoir et d'agonie s'il en fut !
-- Aussi, dit froidement Shoking, pourquoi ne disiez-vous pas que vous aviez déjà de mauvais yeux ?
M. Patterson ne répondit pas. Il se roulait sur le sol de la cage en blasphémant et il s'arrachait le peu de cheveux grisonnants qu'il avait encore sur les tempes.
Cependant M. Patterson n'était pas tout à fait aveugle encore. La lanterne de Shoking lui apparaissait maintenant comme un point rouge dans un brouillard.
On eût dit la lueur d'un réverbère dans les rues de Londres par une de ces nuits brumeuses où la circulation des voitures se trouve forcément interrompue.
Et comme il continuait à se tordre furieux, écumant, sur le sol de la cage de fer, il entendit la voix de Shoking. Shoking disait : -- Il est impossible, monsieur, que vous soyez aveugle déjà. Et si peu que vous y voyiez encore, on peut vous guérir.
Ces mots galvanisèrent M. Patterson.
Il se releva subitement.
-- Oui, dit-il, je vois... je vois encore...
-- Vous apercevez ma lanterne ?
-- Oui.
-- Comme un point rouge ?
-- Dans le brouillard, oui.
-- L'homme gris possède une certaine pommade, continua Shoking, qui, appliquée sur vos paupières, vous rendrait la vue en cinq minutes.
M. Patterson s'était cramponné aux barreaux de la cage et les étreignait de ses mains crispées.
-- Est-ce bien vrai ce que vous me dites ? fit-il.
-- Oui, monsieur, dit Shoking.
-- Mais il ne voudra pas me guérir ?
-- L'homme gris ?
-- Oui, cet homme est un misérable, il a juré ma perte...
-- Vous vous trompez, monsieur Patterson, dit une autre voix que celle de Shoking.
Le révérend jeta un cri. Il avait reconnu la voix de l'homme gris. Celui-ci reprit : -- Du moment où vous n'avez point encore complètement perdu la vue, je puis vous la rendre.
-- Et vous me la rendrez ?
-- À l'instant même. Approchez...
M. Patterson colla son visage aux barreaux de la grille. Il voyait bien le point rougeâtre qui indiquait la lanterne ; mais il n'apercevait ni Shoking ni l'homme gris qui, cependant, étaient tout près de lui.
L'homme gris dit encore :
-- Fermez les yeux et tenez vos paupières baissées.
M. Patterson obéit. Alors il sentit la main de l'homme gris effleurer son visage.
Il passa sur ses paupières un de ses doigts qui paraissait mouillé. Le révérend éprouva alors une singulière sensation de fraîcheur.
On eut dit qu'on venait d'appliquer sur ses yeux brûlants un double morceau de glace.
Cette sensation était délicieuse et suspendit tout net l'horrible souffrance de M. Patterson.
-- Monsieur, dit alors l'homme gris, vous n'ouvrirez les yeux que lorsque je vous le dirai.
-- Oui, fit M. Patterson d'un ton soumis.
-- Il faut quelques minutes pour que le remède ait le temps d'opérer, et nous allons mettre ces quelques minutes à profit.
-- Que voulez-vous donc de moi ? murmura le révérend redevenu tout tremblant.
-- Nous allons causer un brin.
-- Ah !
-- Shoking vous a fait part de mes intentions et de mes désirs ?
-- Oui, balbutia M. Patterson.
-- Tout à l'heure, poursuivit l'homme gris, vous rouvrirez les yeux et pourrez constater que votre vue sera redevenue aussi nette, aussi claire qu'elle l'était ce matin encore.
-- Eh bien ? fit M. Patterson.
-- Mais que la terrible épreuve que vous venez de subir se renouvelle trois ou quatre fois de suite, et la pommade dont je viens de me servir sera impuissante à vous rendre la vue.
-- Vous renouvellerez donc... ce supplice... ?
-- Cela dépend de vous.
-- Oh ! dit M. Patterson, ce que vous me demandez est impossible.
-- Alors, monsieur, ne vous étonnez pas que j'use de mon droit. Vous m'eussiez bien fait pendre sans scrupule, vous !
-- Je ne puis pas trahir les intérêts de la Société évangélique, dit encore M. Patterson.
-- Comme il vous plaira, dit l'homme gris d'un ton léger.
Puis il ajouta :
-- Vous pouvez ouvrir les yeux, maintenant.
M. Patterson entr'ouvrit timidement les paupières.
Ô miracle ! La vue avait retrouvé toute sa limpidité.
Il voyait maintenant une gerbe de rayons lumineux s'échappant de la lanterne que tenait Shoking.
Il apercevait ce dernier. Il voyait distinctement l'homme gris qui le regardait, lui aussi.
-- Mon révérend, reprit celui-ci, il y a un homme à Londres qui est votre bras droit, votre « alter ego » et qu'on nomme M. Ascott.
M. Patterson eut un geste de surprise.
-- Cependant, poursuivit l'homme gris, M. Ascott et vous, pour des raisons que vous savez aussi bien que moi, n'avez pas l'air de vous connaître.
Vous vous rencontrez dans le monde et n'échangez jamais de paroles. À peine vous saluez-vous.
Pourtant, si vous quittez Londres, si vous vous absentez, l'armée mystérieuse à laquelle vous commandez obéit dès lors à M. Ascott.
-- Où voulez-vous donc en venir en me disant cela ? fit M. Patterson.
-- Je veux en venir à vous prier d'écrire un mot à M. Ascott.
-- Dans quel but ?
-- Un mot que je vais vous dicter.
-- Dictez toujours, dit M. Patterson, je verrai ensuite si je puis écrire...
Et il attendit que l'homme gris dévoilât toute sa pensée.
Tout à l'heure encore, le révérend Patterson semblait préférer la mort, la cécité, tous les maux possibles, en un mot, à la perspective de trahir la Société évangélique et de résigner tout ou partie de son autorité.
Maintenant, au contraire, il paraissait résigné à faire tout ce que l'homme gris exigerait.
Celui-ci fit un signe à Shocking.
Shoking ouvrit le panier qu'il avait apporté et duquel il avait tiré des provisions pour le repas du révérend.
Au fond de ce panier était un petit buvard qui renfermait du papier, des plumes et de l'encre. Shoking le passa à M. Patterson à travers les barreaux.
M. Patterson le prit et le posa sur la table tout ouvert. Puis, poussant un profond soupir, il regarda l'homme gris.
-- Je suis en votre pouvoir, dit-il, et je vois bien qu'il ne me reste qu'à obéir.
Il prit donc la plume et attendit.
-- Monsieur, lui dit l'homme gris, croyez bien que je ne veux pas me mêler, en votre absence, des questions purement religieuses. Je ne me servirai de votre pouvoir que pour mes propres affaires et celles des personnes auxquelles je m'intéresse.
M. Patterson ne répondit pas.
Il avait la plume à la main et attendait...
Alors l'homme gris reprit :
-- Je suis quelque peu au courant de vos habitudes, monsieur. Vous vous absentez souvent de Londres, sans jamais prévenir personne, pas même M. Ascott.
Celui-ci sait alors ce qu'il a à faire, et il attend un mot de vous, si votre absence se prolonge.
-- Tout cela est parfaitement vrai, murmura M. Patterson.
-- Écrivez donc ce que je vais vous dicter.
-- Faites.
L'homme gris dicta :
« Mon cher Ascott.
« Je vous écris de Glascow en Écosse. »
Le révérend eut un geste d'étonnement.
-- Dame ! dit l'homme gris en souriant, vous pensez bien que je ne vais pas faire savoir à M. Ascott l'endroit réel où vous êtes.
Le révérend écrivit, et l'homme gris continua à dicter.
« J'ai quitté Londres précipitamment, sans même avoir le temps de vous avertir.
« Qu'il vous suffise de savoir que mon voyage sera heureux pour notre œuvre.
« Je vais m'embarquer demain pour les îles Servi.
« Je suis à la recherche d'un trésor.
« Quand reviendrai-je ? je l'ignore.
« Peut-être mon absence sera-t-elle de courte durée, peut-être se prolongera-t-elle plusieurs semaines.
« Cette lettre vous sera remise par M. Bury.
« M. Bury est mon lieutenant en Écosse, comme vous l'êtes à Londres.
« Il est au courant de l'affaire qui m'occupe et vous l'expliquera dans tous ses détails.
« Obéissez-lui comme à moi-même. »
Le révérend écrivait docilement sous la dictée de l'homme gris.
-- Est-ce tout ? fit-il.
-- C'est tout, il ne vous reste qu'à signer.
-- Pardon, dit le révérend, mais comment savez-vous que M. Ascott et M. Bury ne se connaissent pas ?
-- Je sais cela comme je sais tant d'autres choses, dit l'homme gris.
M. Patterson poussa un nouveau soupir et signa.
-- Passez-moi donc votre lettre, fit l'homme gris.
Et il la prit à travers les barreaux, tandis que Shoking apportait sa lanterne. Un sourire lui vint aux lèvres : -- Mon cher monsieur Patterson, dit-il, vous êtes si troublé que vous avez oublié quelque chose.
-- Quoi donc ?
-- Les deux croix en sautoir que vous avez coutume de mettre dans votre parafe.
M. Patterson tressaillit.
-- Sans cette marque, votre lettre sera considérée comme non avenue, poursuivit l'homme gris.
-- Mais...
-- Il y a mieux, M. Ascott devinera qu'il vous est arrivé malheur et que je ne suis pas M. Bury.
Et l'homme gris passa la lettre au révérend en disant : -- Veuillez donc ajouter cette petite formalité.
-- Jamais ! dit M. Patterson.
-- Je m'y attendais, dit l'homme gris. Allons, Shoking, mon ami, M. Patterson préfère devenir aveugle. Éteins ta lanterne et mettons nos lunettes. On va faire jouer le réflecteur.
M. Patterson jeta un cri.
-- Arrêtez ! dit-il.
-- Ah ! la peur vous prend ?
-- J'ajouterai le parafe, je ferai ce que vous voudrez, mais...
-- Mais quoi ?
-- Faites-moi une promesse.
-- Voyons ?
-- Promettez-moi qu'il n'arrivera pas malheur à M. Ascott.
-- Je vous le promets.
-- Et que vous me tirerez d'ici le plus tôt possible ?
-- Je vous le promets encore.
Alors M. Patterson ramassa la lettre qui était tombée à terre et ajouta le parafe et les deux croix à sa signature.
-- À présent, mettez l'adresse, dit l'homme gris.
M. Patterson obéit encore.
Puis il rendit la lettre, que l'homme gris mit tranquillement dans sa poche.
-- Au revoir, mon révérend, dit-il.
Et il s'éloigna.
M. Patterson avait mis son front dans ses mains et paraissait plongé dans une douloureuse méditation.
-- Ah ! mon révérend, lui dit Shoking, vous avez donc cru comme ça que-vous enfonceriez le maître ?
Le révérend ne répondit pas.
-- Vous êtes malin, dit encore Shoking, mais pas assez pour nous. Bonsoir, je vous laisse ma lanterne.
Et Shoking posa sa lanterne à terre et s'en alla.
M. Patterson le suivit des yeux.
Puis il haussa imperceptiblement les épaules.
-- Imbéciles ! murmura-t-il, j'ai signé et parafé ma lettre, mais j'ai barré les deux t de mon nom d'une certaine manière dont Ascott ne sera pas dupe.
Allons ! tout espoir n'est point perdu.
Et M. Patterson parut se résigner momentanément à son triste sort.
Maintenant, retournons à Londres.
Il était six heures du matin et la capitale du Royaume-Uni avait endossé son plus épais brouillard.
On n'y voyait pas à dix mètres de distance.
Les magasins en ouvrant leurs portes avaient allumé leurs becs de gaz ; les voitures circulaient difficilement et les piétons se heurtaient à chaque pas les uns aux autres, sur les larges trottoirs d'Oxford-street.
Deux gentlemen qui marchaient fort vite tous les deux et en sens inverse donnèrent tout à coup tête baissée l'un dans l'autre.
-- Maladroit ! dit l'un.
-- Excusez-moi ! répondit l'autre.
Puis ils poussèrent tous deux une exclamation identique suivie d'un nom différent.
-- Sir Edmund ! dit l'un.
-- Sir Charles Ascott, murmura l'autre.
Et ils se prirent par le bras.
-- Où allez-vous ? dit le premier.
-- Au bureau du révérend.
-- J'en viens.
-- L'avez-vous vu ?
-- Non. Il n'est pas de retour.
-- Voilà qui est : bizarre, murmura sir Charles Ascott.
-- Je faisais la même réflexion que vous, répondit sir Edmund.
-- Sir Edmund, reprit M. Ascott, je n'aime pas beaucoup causer en plein air.
-- Ni moi, mon cher.
-- Allons au bureau, nous échangerons quelques réflexions.
-- J'allais vous le proposer, répondit sir Edmund.
Ce dernier rebroussa chemin et, sir Charles Ascott le prenant par le bras, ils hâtèrent le pas.
Quelques minutes après, ils entraient tous les deux dans le petit rez-de-chaussée d'Oxford où le révérend Patterson avait établi son bureau de mystérieuses correspondances.
Il y avait toujours là une manière de commis ou de secrétaire qui écrivait à sept heures du matin et ne s'en allait qu'à sept heures du soir.
C'était un petit homme déjà vieux, au teint blafard, aux habits usés, portant des lunettes bleues sur un nez pointu, et laissant entrevoir de longues dents jaunes à travers des lèvres minces et comme fendues avec un couteau. Cet homme, qu'on appelait Bob, jouissait du reste de la confiance du révérend Patterson, de M. Ascott, de sir Edmund et de tous les gros bonnets de la Société évangélique.
M. Ascott et sir Edmund entrèrent.
Le petit homme releva ses lunettes sur son nez.
-- Oh ! dit-il, c'est vous, monsieur Ascott ?
-- C'est moi, Bob.
M. Ascott était un gentleman fort distingué, encore jeune, au visage plein, encadré de beaux favoris châtains ; il avait une belle prestance et un certain air de bonhomie que corrigeait cependant un petit œil vif et malicieux.
-- Sir Edmund, que je vois revenir avec vous, dit Bob, a dû vous dire que je n'avais encore aucune nouvelle de M. Patterson.
-- En effet, Bob.
Et M. Ascott s'assit auprès du poêle.
-- Depuis combien de jours est-il parti ?
-- Il y en aura huit demain, monsieur, répondit Bob, qui laissa retomber ses lunettes sur le bout de son nez.
-- C'est bien long, murmura sir Edmund.
-- M. Patterson a fait des absences autrement longues, dit tranquillement Bob.
-- Oui, reprit M. Ascott, mais il avait coutume de m'écrire avant de partir.
-- Pas toujours, monsieur, dit encore Bob.
-- Cela est vrai, dit M. Ascott, une ou deux fois M. Patterson est parti sans m'avertir, mais il m'a écrit le lendemain.
-- Et il ne vous a pas écrit cette fois ?
-- Non.
-- Enfin, dit sir Edmund, s'adressant à Bob, quand il est parti, que vous a-t-il dit ?
-- Qu'il allait en Irlande.
-- Ah ! et il n'a pas annoncé son prochain retour ?
-- Non.
M. Ascott fronçait le sourcil. Bob taillait sa plume pour se donner une contenance ; quant à sir Edmund il paraissait non moins préoccupé.
Il y eut un moment de silence parmi les trois hommes.
Enfin M. Ascott murmura :
-- Ne vous semble-t-il pas que tous cela est fort extraordinaire ?
-- Très extraordinaire, en effet, dit sir Edmund.
-- Plus qu'extraordinaire, fit Bob à son tour.
-- J'ai le pressentiment de quelque malheur, poursuivit M. Ascott.
-- Moi aussi, dit sir Edmund.
Bob secoua la tête.
-- Je ne suis pas de votre avis, dit-il.
-- Vraiment ? fit M. Ascott.
-- Non, monsieur.
-- Expliquez donc votre pensée, Bob.
-- Volontiers, répondit le commis qui posa sa plume derrière l'oreille.
M. Ascott et sir Edmund se regardèrent.
-- Je vais vous dire mon opinion, reprit Bob : M. Patterson est à la chasse.
-- Vous moquez-vous de nous, Bob ?
-- Pas le moins du monde, monsieur.
-- Alors, expliquez-vous.
-- M. Patterson chasse l'homme.
-- Que voulez-vous dire ?
-- Il est à la poursuite d'un homme, répéta Bob.
-- Et cet homme, comment l'appelez-vous ?
-- Je ne sais pas son nom, ni le lord chief-justice non plus, et M. Patterson pas davantage.
-- Vous voulez parler de l'homme gris ?
-- Justement.
M. Ascott et sir Edmund se regardèrent.
-- En effet, dit le premier, pour que M. Patterson soit parti si précipitamment, il a fallu un motif bien impérieux...
-- Vous savez, observa Bob, que l'homme gris qu'on croyait tenir, est parvenu à s'échapper.
-- Oui, je sais cela.
-- Et si M. Patterson, qui a comme nous le plus grand intérêt à livrer cet homme à Calcraft est parti, c'est qu'il est sur ses traces. Par conséquent...
Bob s'arrêta.
-- Eh bien ? dit sir Edmund.
-- Par conséquent, reprit Bob, il n'y a pas à s'inquiéter.
-- Je ne suis pas de votre avis, moi, répondit M. Ascott.
-- Pourquoi donc ?
-- Et il serait arrivé malheur à M. Patterson que cela ne m'étonnerait pas, surtout si, comme vous le dites, Bob, M. Patterson court après l'homme gris.
Ce nom, avait paraît-il, le privilège de jeter l'épouvante dans l'âme des membres de la Société évangélique, car M. Ascott, sir Edmund et Bob se regardaient en frissonnant.
En ce moment le timbre de la porte retentit, annonçant un visiteur.
Bob se leva vivement pour aller ouvrir.
-- Qui sait, dit-il, c'est peut-être M. Patterson !
Bob alla donc ouvrir. Un homme qu'il n'avait jamais vu entra en saluant et dit : -- Seriez-vous, par hasard, monsieur Ascott ?
-- Non, répondit Bob, ce n'est pas moi. Le voilà.
Et il montra le gentleman.
Le nouveau venu salua de nouveau.
Puis il porta à son front l'index de la main droite et fit un signe de croix mystérieux.
M. Ascott tressaillit, et répondit par le même.
Le visiteur et le visité appartenaient tous les deux à la Société évangélique.
M. Ascott salua donc après avoir fait le signe de croix ; puis il attendit.
L'inconnu rendit le salut et répéta le même signe non plus sur le front, mais sur l'épaule gauche.
-- Oh ! oh ! fit M. Ascott qui s'inclina très bas, vous êtes donc mon supérieur ?
-- Comme vous voyez, répondit l'inconnu.
-- D'où venez-vous ?
-- D'Écosse.
-- Pour voir M. Patterson ?
-- Non, c'est lui qui m'envoie.
Sir Edmund, Bob et M. Ascott poussèrent en même temps un cri de joie. Alors l'inconnu ajouta : -- Je me nomme Bury, et voici ce que je vous apporte.
Il tira une lettre de sa poche et la tendit à M. Ascott.
C'était la lettre du révérend Patterson.
M. Ascott en prit connaissance, arriva à la signature et se convainquit que non seulement c'était bien l'écriture de M. Patterson, mais que, encore, la signature était irréprochable.
Il avait lu rapidement le corps de la lettre et n'avait examiné attentivement que la signature.
Alors il se tourna, vers M. Bury, l'Écossais, et lui dit : -- Je suis à vos ordres, monsieur.
-- Monsieur, répondit l'Écossais, je n'ai aucun ordre à vous donner aujourd'hui. J'arrive et j'ai besoin de prendre l'air de Londres, tout d'abord ; mais, demain, vous vous tiendrez à ma disposition.
-- Sans aucun doute, monsieur, répondit sir Charles Ascott.
-- Je suis logé à Santon hôtel, Santon street, dans Haymarkett, poursuivit l'Écossais, et je vous y attendrai demain à neuf heures.
-- J'y serai, monsieur.
M. Bury se leva, salua froidement et fit un pas vers la porte. Puis il parut se raviser.
-- Oh ! pardon, dit-il en revenant sur ses pas, j'oubliais une chose essentielle.
M. Ascott attendit.
-- Vous pensez bien, reprit M. Bury, que, pour que M. Patterson, notre bien-aimé chef, m'ait investi de ses pleins pouvoirs, il faut qu'il s'agisse d'une chose excessivement grave.
-- Cela est vraisemblable, dit M. Ascott.
-- Je vais m'occuper ici d'un vaste intérêt, poursuivit l'Écossais, et il me faut beaucoup d'argent.
M. Ascott répondit :
-- Fixez le chiffre que vous désirez ; je vous porterai demain un chèque sur la banque.
-- Trente mille livres pour commencer.
-- Peste ! murmura Bob, est-ce que la Société veut acheter un royaume sur le continent ?
-- Peut-être bien, dit M. Bury en souriant.
Et il s'en alla.
Quand il fut parti, sir Edmund regarda M. Ascott qui avait toujours entre les mains la lettre du révérend ?
-- Eh bien ! dit-il, nous voilà rassurés sur M. Patterson.
-- Oui, dit M. Ascott, mais je ne suis pas content, moi.
-- Pourquoi donc ?
-- Parce que je n'aurais jamais cru que le révérend me ferait l'injure de placer quelqu'un au-dessus de moi.
-- Ce qui n'empêche pas, dit sir Edmund, qu'il faut obéir.
-- Hélas ! dit M. Ascott en soupirant.
Bob se caressait la joue avec les barbes de sa plume.
-- Trente mille livres sterling ! murmurait-il, voilà une jolie somme, et ce n'est que pour commencer, paraît-il.
-- La caisse de la Société est assez riche pour supporter de pareilles saignées, dit M. Ascott.
-- À la condition, toutefois, grommela Bob, qu'on ne les renouvellera pas trop souvent.
M. Ascott eut un geste qui voulait dire : -- Voilà qui m'est tout à fait indifférent.
Et sir Edmond ajouta :
-- M. Patterson est notre chef suprême. Nous lui devons une obéissance passive, et quand il commande il faut nous exécuter.
-- Et puis, ajouta M. Ascott, croyez bien que le révérend a toujours posé une livre comme une bank-note ; et s'il sème beaucoup, c'est pour récolter dix fois plus. N'est-ce pas, Bob ?
Bob faisait toujours la grimace.
-- Ce M. Bury ne me revient qu'à moitié, murmura-t-il.
-- Il ne me revient même pas du tout, Bob, mon ami, dit M. Ascott.
-- C'est pourtant, observa sir Edmund, un parfait gentleman.
-- Pardon, monsieur, dit Bob, je ne suis qu'un pauvre plumitif, et Dieu me garde de vouloir m'ingérer plus que je ne dois dans les affaires de votre Société... mais...
Bob s'arrêta indécis.
-- Mais quoi ? dit M. Ascott.
-- Serait-ce une indiscrétion de vous demander à voir la lettre du révérend ?
-- Assurément non, répondit M. Ascott.
Et il tendit la lettre à Bob. Bob la lut, examina chaque mot, et, tout à coup, poussa un cri.
-- J'en étais sûr ! dit-il.
-- Hein ? fit M. Ascott.
-- Monsieur, répliqua Rob, M. Patterson n'a pas écrit cette lettre de son plein gré.
-- Oh ! par exemple ! voyez donc la signature et le parafe, Bob.
-- Le parafe est irréprochable, monsieur.
-- Et les deux croix en sautoir ?
-- Pareillement, monsieur.
-- Alors qui vous fait supposer... ?
-- Monsieur, dit Bob, il y a deux t à Patterson.
-- Sans doute.
-- Eh bien ! il n'y en a qu'un de barré.
-- Est-ce possible ? s'écria M. Ascott.
-- Voyez plutôt.
Et Bob lui remit la lettre. M. Ascott pâlit.
-- Cela est vrai, murmura-t-il.
Bob secoua la tête et ajouta :
-- Il y a de l'homme gris là-dessous.
Et Bob, M. Ascott et sir Edmund se regardèrent en frissonnant.
M. Ascott était un homme de sang-froid.
-- Donnez-moi donc la lettre, Bob, dit-il.
Il se mit à relire le billet écrit par M. Patterson.
-- J'ai voulu me rendre compte d'une chose, dit-il, du plus ou moins de fermeté de l'écriture.
Or, elle est un peu tremblée.
-- Preuve, dit sir Edmund, que M. Patterson a écrit sous le coup d'une vive émotion.
-- Très vive certainement, car M. Patterson est un homme qui ne s'effraye pas facilement.
-- Pourvu qu'on ne l'ait pas tué ! dit Bob, qui frissonnait de plus en plus.
-- Mes bons amis, dit alors M. Ascott, il ne s'agit pas, en ce moment de perdre la tête. Il faut, au contraire, raisonner et prendre une résolution.
-- Laquelle ? fit sir Edmund.
-- Vous n'avez plus aucun doute, n'est-ce pas, sur la situation de M. Patterson ?
-- Oui.
-- Il est certain, dit Bob, qu'il est aux mains de l'homme gris.
-- Ou d'un parti de fénians quelconque, fit sir Edmund.
-- Mais alors, dit M. Ascott, l'homme qui sort d'ici n'est pas M. Bury ?
-- Assurément, non.
-- C'est ce qu'il faut savoir.
-- Comment ?
-- Par le télégraphe. Je vais adresser une dépêche à M. Bury, à Glascow. Si M. Bury ne répond pas, c'est qu'il est à Londres.
-- Je ne suis pas de votre avis, observa respectueusement sir Edmund.
-- Pourquoi cela ?
-- Vous allez voir. De deux choses l'une, -- ou l'homme qui sort d'ici est bien M. Bury, ou c'est un imposteur qui a pris son nom, de concert avec ceux qui ont dicté cette lettre.
-- Bien.
-- Dans le premier cas, M. Bury nous aurait trahis.
-- Cela est certain.
-- Dans le second, il faut éviter de donner l'éveil à nos ennemis, si nous voulons leur arracher M. Patterson.
-- Cependant, il faut savoir à quoi s'en tenir.
-- Sans doute.
-- Comment, alors ?
-- Je vais partir ce soir. Demain, à midi, je serai à Glascow, et à quatre heures au plus tard, vous aurez une dépêche chiffrée de moi.
-- Il sera trop tard, dit Bob.
-- Pourquoi donc ?
-- Parce que vous avez, monsieur Ascott, pris rendez-vous pour demain matin avec le prétendu M. Bury.
-- Bon !
-- Et que vous lui avez promis un chèque de trente mille livres.
-- Cela ne fait absolument rien, dit sir Edmund.
Bob fit un soubresaut sur sa chaise.
-- Comment s'écria-t-il, vous donneriez une pareille somme à un homme qui, -- maintenant nous en sommes sûrs, -- est un agent de l'homme gris ?
Sir Edmund se prit à sourire.
-- Vous oubliez une chose, Bob.
-- Laquelle ? monsieur.
-- Vous oubliez que lorsqu'un chèque est de cette importance, la Banque paye à un jour de vue.
-- Ah ! c'est juste, dit Bob en respirant.
-- Eh bien ! M. Ascott donne le chèque.
-- Fort bien !
-- La Banque à qui on le présente remet au lendemain pour payer. Mais, dans l'intervalle, j'ai eu le temps d'expédier une dépêche à M. Ascott, et M. Ascott va former opposition au paiement du chèque.
Bob respirait bruyamment.
M. Ascott, calme et froid, trahissait à peine sa préoccupation par un léger froncement de sourcils.
-- Vous avez raison, sir Edmund, dit-il. Il faut partir ce soir même et ne pas perdre une minute. Tant que vous n'aurez pas vu le vénérable M. Bury il nous sera impossible d'agir.
-- Ah ! monsieur, dit Bob, qui, après avoir eu un moment de joie en songeant qu'on sauverait l'argent, retombait dans son anxiété à propos de M. Patterson, nous allons peut-être nous donner un mal inutile.
-- Que voulez-vous dire, Bob !
-- M. Patterson est peut-être déjà mort !
-- Non, dit M. Ascott.
-- Qu'en savez-vous ?
-- Mathématiquement cela est impossible.
-- Comment cela ?
-- Suivez-moi bien, Bob, et vous aussi, sir Edmund, et vous allez comprendre.
Tous deux regardèrent M. Ascott avec avidité.
M. Ascott reprit :
-- Ce n'est pas d'hier que nous sommes en lutte avec le personnage mystérieux qu'on appelle l'homme gris.
-- Certes, non, dit Bob, et nous nous sommes même joliment échauffé la bile pour le faire mettre à Newgate.
-- Or, nous avons un dossier assez complet sur lui.
-- Cela est vrai, monsieur.
-- Et-ce dossier, qui nous révèle une foule de choses, sauf son nom véritable, nous apprend que l'homme gris a horreur du sang et qu'il ne le verse qu'à la dernière extrémité. Donc M. Patterson est prisonnier, sans doute, mais il n'est pas mort.
-- C'est égal, dit Bob, ceci n'est qu'une supposition. J'aimerais mieux une preuve.
-- Je vais vous la fournir, Bob.
-- Ah !
-- Supposons que M. Patterson ait écrit cette lettre de son plein gré, certainement il nous écrirait encore dans quelques jours pour nous donner de ses nouvelles.
-- Naturellement, monsieur.
-- Et si nous devons obéir à M. Bury, c'est à la condition que, de temps en temps, une lettre nous parviendra, pour nous expliquer son absence prolongée.
-- Eh ! dit Bob, ceci est assez logique, monsieur.
-- Donc, M. Patterson est prisonnier, mais il est vivant et il s'agit de le retrouver.
-- Et nous le retrouverons, dit Bob.
Sir Edmund se leva.
-- Vous comprenez que si je pars ce soir, dit-il, il faut que je m'occupe de certains préparatifs.
-- Naturellement, dit M. Ascott, allez, sir Edmund, et ne regardez pas au prix de la dépêche.
-- Elle aura la longueur d'une lettre et sera détaillée fort clairement, répondit sir Edmund.
Et le gentleman serra la main à M. Ascott et à Bob et sortit, les laissant en tête-à-tête.
Après avoir donné certains ordres à Bob, M. Ascott quitta à son tour le bureau d'Oxford-street.
M. Ascott était quelque peu soucieux ; mais c'était un homme d'une rare énergie, et il ne s'effrayait jamais par avance des difficultés les plus insurmontables.
-- Il n'y a qu'un homme, se disait-il, qui ait pu toucher à M. Patterson, et c'est l'homme gris ; mais je me sens de force à lutter avec lui, nous verrons bien.
M. Ascott demeurait dans Piccadilly.
Il habitait, à lui seul, une petite maison à laquelle était attenant un bout de jardin.
Il était garçon, vivait au dehors et ne rentrait jamais que pour se coucher.
Un groom était son unique domestique.
M. Ascott rentra donc chez lui et fit sa toilette pour aller dîner en ville. Et, tout en s'habillant, il se livra à une méditation profonde.
-- L'objet de la lutte entre M. Patterson et l'homme gris, se disait-il, n'est plus comme autrefois le neveu de lord Palmure, l'enfant de Jenny l'irlandaise.
Non, l'homme gris a pris une autre cause en main.
Il veut restituer au fou Waller Bruce la fortune et le titre de lord William Pembleton.
Or donc, pour avoir une trace quelconque, un point de départ qui me permette d'agir, il faut que je cause avec sir Archibald, le père de lady Pembleton.
Car, tandis que M. Patterson disparaissait, sir Archibald a dû être le but de quelque tentative.
M. Ascott, on le voit, devinait une partie du jeu de son adversaire.
Il était d'un club, dans Pall-Mall, où il dînait presque tous les jours. Or, ce club était précisément celui que fréquentait sir Archibald.
M. Ascott s'en alla donc dans Pall-Mall.
Quand il y arriva, on allait se mettre à table, et M. Ascott entendit un nom qui lui fit dresser l'oreille.
Deux membres du cercle causaient à mi-voix, et l'un d'eux prononçait le nom de sir Archibald.
M. Ascott écouta.
-- Mais sir Archibald est un vieillard, disait l'un.
-- À peu près, répondit l'autre.
-- Il a au moins soixante ans...
-- N'en eût-il que cinquante, sa conduite n'en serait pas moins une folie.
« De quoi s'agit-il donc ? » pensa M. Ascott, de plus en plus attentif.
-- Oui, mon ami, reprit l'un des deux interlocuteurs, il faut que ce pauvre Archibald soit fou.
-- Dame ! si cette femme l'a ensorcelé ; est-elle belle au moins ?
-- Splendide.
-- Et ils sont partis ?
-- Pour la France. À l'heure qu'il est ils sont en mer.
M. Ascott s'approcha, il salua les deux gentlemen et leur dit : -- Vous m'excuserez, n'est-ce pas ? mais sir Archibald est un de mes bons amis.
-- Eh bien ! vous savez ce qui lui est arrivé ?
-- Sans doute, il est parti.
-- Oui.
-- Avec une femme.
-- Une aventurière, une Française... ou une Russe, on ne sait pas au juste.
M. Ascott n'eut pas besoin d'en savoir davantage.
Il était fixé.
La Société évangélique, dont il connaissait tous les secrets, avait fait faire un vrai travail sur l'homme gris. Son évasion, d'abord incompréhensible, avait fini par être expliquée, et si on n'avait pu le reprendre, du moins on savait quelles personnes avaient favorisé sa fuite.
Et parmi ces personnes, il y avait une femme très belle, Française selon les uns, Russe selon les autres.
M. Ascott n'eut pas un seul instant de doute et d'hésitation.
La femme qui emmenait sir Archibald en France était bien celle qui avait aidé l'évasion de l'homme gris.
La conclusion était donc toute naturelle :
Tandis qu'il s'emparait de M. Patterson, l'homme gris se débarrassait de sir Archibald. M. Ascott rentra chez lui, tout pensif, vers onze heures du soir. Il y trouva un billet qui venait d'arriver.
Ce billet était signé : BURY.
Le représentant écossais de la Société évangélique écrivait : « Une affaire imprévue m'empêchera de vous attendre demain matin à Santon hôtel.
« Mais vous m'y trouverez sûrement à huit heures du soir. Venez, j'ai besoin de vous. »
Une joie visible se peignit sur le visage de M. Ascott, qui fit ce calcul : -- Sir Edmond, à cette heure, roule vers l'Écosse.
Demain, à midi, il sera à Glasgow.
En admettant qu'il ne m'adresse un télégramme qu'à cinq heures, j'ai le temps de le recevoir avant huit.
Et M. Ascott se mit au lit, souffla sa bougie et, au lieu de s'endormir, se mit à rêver dans l'obscurité au moyen de battre un adversaire aussi redoutable que l'homme gris.
* *
*
Le lendemain, M. Ascott se rendit dans Oxford street.
Bob fronça le sourcil en le voyant entrer.
-- Vous venez prendre le chèque ? dit-il.
-- Oui, dit M. Ascott.
-- Trente mille livres ! murmurait Bob en soupirant et prenant dans la caisse le livre de chèques, sept cent cinquante mille francs d'argent de France... S'ils allaient nous voler cela, ces gredins de fénians !...
-- Ils nous le voleront peut-être, dit froidement M. Ascott.
Bob fut si vivement ému que ses lunettes, qu'il avait relevées sur son front, retombèrent brusquement sur son nez.
-- Mais, monsieur...
-- Mon cher Bob, dit froidement M. Ascott, l'argent de la Société est-il donc à vous ?
-- Ma foi ! monsieur, à vous parler franc, je vous dirai que, quand je paye, ça me fait cet effet-là.
-- Il faut vous corriger, Bob.
Et M. Ascott prit le chèque et retourna chez lui.
À six heures moins un quart, le télégramme attendu arriva. C'était une page de chiffres.
L'employé du télégraphe ne put, en faisant signer son reçu, retenir cette exclamation : -- Une dépêche de cinq livres, peste !
M. Ascott, l'employé parti, s'assit devant une table, prit la plume et se mit à traduire la dépêche chiffrée de sir Edmund, qui écrivait non pas de Glascow, mais d'Édimbourg.
La dépêche de sir Edmund était ainsi conçue : « Mon cher monsieur Ascott.
« Je suis arrivé ce matin à Glasgow.
« Là, à mon grand étonnement, j'ai appris que M. Bury résidait depuis un mois à Édimbourg.
« Je suis donc reparti pour Édimbourg, et voici le résultat de mes investigations.
« M. Bury est parti, il y a huit jours, sur un télégramme de M. Patterson.
« Mistress Bury m'a montré non seulement le télégramme, mais encore une lettre du révérend, arrivée quatre heures plus tôt.
« La lettre disait :
« Mon cher Bury.
« Préparez-vous à faire un voyage peut-être un peu long ; mais il le faut, et le bien de notre Société l'exige. Dans quelques jours, quelques heures peut-être, vous recevrez de moi un télégramme.
« Ce sera l'ordre du départ.
« À vous,
« PATTERSON. »
« Or, mon cher monsieur Ascott, cette lettre mystérieuse est bien de M. Patterson.
« Il a barré les deux t, et son parafe est sérieux.
« Mistress Bury m'a montré la dépêche. Elle disait : « Prenez le railway de Londres. Vous trouverez une personne à la gare qui vous donnera vos instructions. »
« Enfin, mon ami, mistress Bury, fort étonnée de toutes mes questions, m'a conduit dans la chambre à coucher de son mari où j'ai pu voir son portrait.
« Je suis demeuré confondu.
« L'homme que nous avons vu hier est bien M. Bury.
« Cela ne fait pas pour moi l'ombre d'un doute ; cependant, comme deux opinions valent mieux qu'une, j'ai prié mistress Bury de me confier une photographie de son mari. Je vous l'adresse par la poste et vous la recevrez demain.
« Laissez-moi, maintenant, vous dire ce que je pense.
« Nous nous sommes monté la tête tous les trois, hier, Bob, vous et moi.
« Nous avons pris pour une intention ce qui n'était certainement qu'un oubli.
« M. Patterson a écrit précipitamment.
« Vous en avez conclu que son écriture était tremblée.
« Or, vous savez aussi bien que moi que le révérend est un homme mystérieux et qui daigne rarement nous consulter.
« Quelle est la mission donnée à M. Bury ?
« Je l'ignore.
« Mais je suis bien certain d'une chose, c'est que c'est à M. Bury, que nous avons bien réellement affaire, vous et moi. Néanmoins, je vais rester ici et attendre vos ordres ; je ne repartirai pour Londres, qu'après avoir reçu un mot de vous, lettre ou télégramme.
« Votre dévoué,
« EDMUND B... ».
Cette longue missive avait quelque peu bouleversé M. Charles Ascott, et, s'il ne se rangea pas complètement à l'opinion de M. Edmund, du moins suspendit-il son jugement à l'endroit de ce M. Bury, vrai ou faux, jusqu'à ce qu'il eût reçu la photographie annoncée.
L'heure de le revoir, du reste, approchait.
M. Ascott alla dîner, puis, à huit heures précises, il se présenta à Santon hôtel.
M. Bury l'attendait non point dans sa chambre, mais dans la salle à manger.
Il était à table et dînait tranquillement en compagnie d'un vieux gentleman aux cheveux blancs et à la carrure herculéenne.
-- Mon cher monsieur Ascott, lui dit M. Bury, aimez-vous les voyages ?
M. Ascott tressaillit. Puis il répondit : -- J'ai toujours obéi à mes supérieurs.
-- Je vous dis cela parce que nous partons demain.
-- Vous et moi ?
-- Oui, par l'express-train de onze heures.
-- Et où allons-nous ?
-- En Écosse, au château de Lady Pembleton.
M. Ascott s'inclina.
-- Avez-vous le chèque ?
M. Ascott ne sourcilla pas. Il ouvrit son portefeuille et dit : -- Le voici.
Mais M. Bury ajouta négligemment :
-- Gardez-le, vous le toucherez vous-même demain matin, et vous arriverez à la gare avec l'argent.
L'inquiétude de M. Ascott, inquiétude tout intérieure et que rien dans sa physionomie n'avait manifesté, se dissipa. Il avait l'argent ; il le conservait.
M. Bury n'échangea donc avec lui que quelques mots, en lui offrant un verre de vin de Porto et un cigare.
Puis il le congédia en lui disant :
-- À demain, nous nous trouverons à la gare. N'oubliez pas de toucher le chèque.
-- Je commence à me ranger tout à fait à l'opinion de sir Edmund, pensa-t-il en s'en allant ; c'est au vrai M. Bury que j'ai affaire.
Le Lendemain matin, à neuf heures, M. Ascott reçut par la poste la photographie que mistress Bury avait confiée à sir Edmund.
C'était le portrait, frappant de ressemblance, du gentleman qui logeait à Santon hôtel.
M. Ascott, tout joyeux, courut au bureau qui se trouvait dans Oxford street. Bob s'y trouvait déjà.
M. Ascott lui montra la dépêche reçue la veille, la photographie arrivée le matin, et enfin sa conversation avec M. Bury.
-- Ce qui fait, dit Bob froidement, que vous avez toujours le chèque ?
-- Toujours.
-- Eh bien ! gardez-le...
M. Ascott regarda Bob.
Bob était calme, presque impassible.
-- Je ne sors pas de mon idée, dit-il.
-- Et... cette idée ?...
-- C'est que nous sommes joués par l'homme gris et que M. Patterson est entre ses mains, répondit le plumitif avec l'accent d'une conviction profonde.
FIN(1)
1 Cette saga, qui aurait pu ne jamais finir, s'arrête brusquement, le 18 juillet 1870, en pleine action, alors que tout laissait présager une suite. En effet, nous sommes en pleine guerre, et la France est dans une situation critique. Ponson du Terrail s'enfuit vers Orléans où, avec quelques amis, il décide de faire la guérilla aux envahisseurs. Recherché par les Allemands qui brûlent sa maison, il fuit vers Bordeaux où, à l'âge de 42 ans, il meurt de mort naturelle, le 10 janvier 1871.