Daïra. Histoire orientale: MiMoText edition Alexandre Jean Joseph Le Riche de La Popelinière(1693-1762) data capture double keying by "Jiangsu", China encoding Julia Dudar editor Julia Röttgermann Merging volume 1 and 2 Johanna Konstanciak 61040 2 Mining and Modeling Text Github 2020 Daïra, histoire orientale en quatre parties Alexandre Jean Joseph Le Riche de La Popelinière impr. de C.-F. Simon Paris 1761 1761

autodiegetic historical double keying Upgrade to ELTeC level-1 Merging of volumes 1 and 2

DAÏRA. HISTOIRE ORIENTALE En quatre Parties. A PARIS, De l'Imprimerie de Claude - François SIMON, Chevalier de l'Ordre de Christ, de l'Académie des Arcades de Rome, Imprimeur de la Reine & de l'Archevêché. 1760.
DAÏRA. HISTOIRE ORIENTALE. PREMIERE PARTIE.

SI je voulois rappeller ici la fatale année de ma vie, où je me suis vû réduit à quitter pour jamais mes amis, ma famille, ma chere patrie, pour me retirer dans les déserts; il faudroit mettre au jour les perfidies que j'ai essuyées, de la part de ceux même qui auroient dû m'en préserver: il faudroit développer les intrigues secrettes, les manœuvres impies, par lesquelles une femme a pû parvenir à renverser un homme d'honneur. Mais je suis le même homme toujours, & s'il a plû au Ciel de terminer la vie de cette femme criminelle, je ne la regarde plus sur la terre que comme la pincée de poussiere que je serre en mes doigts. Je lui pardonne, Dieu m'en est témoin, je lui pardonne tous les maux, tous les tourmens qu'elle m'a causés: je ne veux pas même étendre ce sentiment plus loin, de peur qu'il ne s'y répandît malgré moi quelques lumieres sur des évenemens déja connus, dont on a toujours profondément ignoré les causes, & qui peut-être exciteroient à les rechercher, & guideroient pour y atteindre; & comme la découverte ne pourroit qu'en être odieuse, il est plus sage d'enterrer dans d'éternelles ténébres des forfaits jusqu'à ce jour ignorés, que de les mettre en évidence aux yeux des hommes, d'autant qu'il n'en résulteroit qu'un amas de scandales, qui bien-loin de suffire à punir, & à confondre le vice, ne serviroient qu'à effrayer l'innocence & la vertu.

Je préviens donc que, si j'employe le loisir que je trouve dans ma retraite à rassembler les choses qu'on va lire, ce n'est que parce qu'elles n'ont aucun rapport avec moi; je préviens que rien ne m'est plus étranger que toute l'Histoire que je vais écrire, & je crois qu'en la lisant, on jugera que j'ai bien pû me résoudre à la raconter par l'extrême intérêt que j'ai dû y prendre, & que peut-être on y prendra: car j'avoue qu'elle m'a moi-même frappé par des traits si bisarres & si tristes, & tout à la fois si tendres & si touchans, que j'en suis demeuré presqu'aveuglé sur mes propres disgraces, & qu'un moyen sûr (s'il en est un) de les effacer de mon esprit, ce sera de me représenter souvent le tableau de toutes celles que cette Histoire contient: il me convaincra du moins, que lors de ma plus cruelle adversité, lorsque du sein de ma douleur, je levois les mains au Ciel contre l'iniquité qui m'accabloit, il pouvoit y avoir des personnes sur la terre assez malheureuses, pour implorer un sort tel que le mien, pour le regarder comme un terme à leurs espérances; & voici par quelles routes l'invariable destinée m'a conduit pour m'en instruire, dans le séjour que j'habite aujourd'hui.

Lorsque je pris la résolution de sortir de France, je fus quelque tems à me contrarier moi même sur le choix d'une retraite: mon premier dessein fut de passer en Angleterre; le goût des sciences, l'esprit de raison, le droit des gens, tout m'y appelloit; mais l'âpreté de son climat m'épouvanta, & m'obligea de lui préférer les Pays méridionaux, où l'on peut dire aussi que les hommes arrivés comme moi au déclin de leurs jours, se félicitent & se trouvent heureux de participer aux influences d'un ciel pur, de jouir de cet astre toujours radieux sur leurs têtes, de sentir que son éclat & ses feux conservent dans leurs corps débiles une vie encore active & dégagée, qui ne pourroit être que languissante & chancelante ailleurs. Ce fut dans ces pensées que je pris la route de Marseille; mais sans être absolument déterminé sur le choix du Pais où je pourrois ensuite passer pour y faire mon établissement. J'arrivai dans cette Ville, & j'y demeurai quelques jours dans une irrésolution qui fut toujours la même: car mon esprit mélancolique aimoit à s'y arrêter, & ne rassembloit des projets que pour les détruire, que pour se plaire dans la liberté de choisir. Je parcourois le Port de Marseille; je voyois partir & arriver à toute heure des vaisseaux de toutes Nations; j'étois tenté de m'embarquer successivement sur l'un & sur l'autre. Le premier que je vis sous voile, étoit de la côte d'Italie, & la pensée me vint d'abord de m'y abandonner, & d'aller dans quelqu'Isle déserte, consommer en paix le reste de ma vie; mais je craignis d'y trouver des hommes pervers, & je ne cherchois pas des hommes superstitieux. On m'ouvrit peu après la route de l'Espagne; on m'indiqua une barque qui devoit incessamment se rendre à Séville; mais quand je me représentai les mœurs de ce Pays, la dureté des hommes qui l'habitent pour les autres Nations, je me retins de même.

Enfin, me rappellant l'hospitalité qui s'exerce chez les Musulmans, ayant d'ailleurs assez de connoissance des Langues Orientales, je pris le dessein de passer au Levant, & heureusement, peu de jours après un vaisseau se présenta sous mes yeux, qu'on équipoit & qu'on mettoit en état de faire voile pour l'Isle de Cypre. Je ne balançai plus, je me déterminai à me transporter dans cette Isle, d'autant qu'on me confirma ce que dit la renommée de sa beauté, de l'excellence de son terroir, & de la douceur de ses habitans.

Je partis sur ce vaisseau: c'étoit une Tartanne legere qu'un vent frais mit bien tôt hors du port, & de suite au large. Il est vrai qu'à mesure que la terre diminuoit à mes yeux, mon cœur s'attendrissoit, comme l'enfant qu'on enleve à sa nourrice, & qu'on voit les bras ouverts, & les yeux en larmes, demander par ses cris, qu'on le remette sur son sein. Cette terre enfin disparut, & en peu d'heures les eaux bornerent tout l'horison. Notre navigation fut heureuse, nous arrivâmes en vingt jours au port de Famagouste; j'y appris qu'à douze milles de-là étoit la résidence du Consul François, que le lieu s'appelloit Singrani; je m'y rendis, je demeurai quelques jours en sa maison, la plus belle de toute l'Isle. Je lui fis part du projet que j'avois formé de m'y établir, & d'y achever le cours de ma vie: il m'approuva fort, & prit la peine de m'instruire à fond des usages & des mœurs du pays. Cette Isle renferme aujourd'hui fort peu d'habitans; & il s'y trouve plusieurs belles Maisons de Campagne, dont on connoît les propriétaires à peine, parce qu'elles sont presqu'à l'abandon. Le Consul me fit faire l'acquisition d'une à trois milles de la sienne, que j'aurois trouvée pour moi trop belle & trop spacieuse en tout autre pays, & dont le prix cependant n'excédoit pas quatre cens piastres. Elle est située à peu de distance de cette chaîne de montagnes, qui semblent partager l'Isle en deux contrées; ces Montagnes la mettent à couvert des ardeurs du Midi. Un vaste jardin l'environne; j'y cueille incessamment toutes les fleurs de l'Europe; je les vois avec plaisir mêlées parmi beaucoup d'autres que l'Europe, la France du moins ne connoît pas. Il est vrai que le défaut de culture est cause que toute la terre est couverte de plantes & de racines odorantes, qui semblent se nuire par la multitude & la confusion; mais il est vrai aussi qu'elles exhalent une variété de parfums si grande, que tout ce que j'y respire porte à mon cœur un sentiment de plaisir: j'avouerai même que ce baume de l'air, aussi doux pour moi qu'étranger, est ma jouissance & ma volupté de chaque jour. Derriere cette maison étoit autrefois un Parc qui s'étendoit jusqu'au pied de la Montagne; mais les murs s'étant détruits, ce Parc est devenu un terrein sans bornes qui communique à tout; ce n'est plus qu'une friche immense, où tous les germes se jouent & fructifient en désordre, où l'Oranger, le Grenadier se confondent parmi les Oliviers, les Platanes & les Cédres; ce n'est plus qu'un bois sauvage difficile à pénétrer.

Tel est le séjour simple & rustique où je résolus, en entrant dans l'Isle, de me retirer pour toute ma vie, pour y jouir en paix, à l'abri des hommes, d'un ciel toujours serein, d'une terre toujours féconde, qui m'offroit dès-lors ses dons confus à pleines mains, & qui, depuis que je la cultive, devient docile d'un jour à l'autre, déja s'assujettit à mes goûts, & bien-tôt, si je le veux, ne produira plus qu'avec ordre des fruits de mon choix.

Cette maison étoit alors occupée par une famille Grecque nombreuse: c'étoit un pere, une mere & plusieurs enfans; il étoit question de les déposséder, mais lorsque je connus leur peu de fortune, & que je fus témoin des vertus & des mœurs qui unissoient cette famille, j'en fus si touché, que je crus au contraire devoir m'en rendre le chef & le patron, ce que je fis; mon intérêt d'ailleurs auroit bien pû m'y porter, je me trouvois seul transplanté, occupé des premiers soins d'un établissement, dans une région toute inconnne, toute étrangere, où il m'eût fallu chercher des domestiques, acheter des esclaves, d'une nation plus inconnue, & plus étrangere encore; c'eût été pour moi des embarras sans fin; au lieu que dès le moment, je me considerai parmi ces saintes gens, reçu, secouru & servi comme un bon Maître, bien cher & bien aimé, qu'elles auroient attendu & désiré long temps.

On croira bien qu'en cet état, les premiers jours qui s'écoulerent, firent en moi l'effet d'une renaissance nouvelle, & que je parcourois ces riches campagnes avec des yeux aussi étonnés, que si j'eusse été porté dans quelque monde reproduit, habité par l'innocence, où les hommes ainsi que la terre, se seroient offerts à moi, au lendemain de leur création; & comme toutes mes promenades étoient autant de découvertes curieuses & flatteuses, je me plaisois à les prolonger toujours davantage aux environs de ma retraite.

Un jour enfin je m'éloignai de quelque milles, & pris brusquement le dessein de traverser les bois de l'ancien Parc, pour arriver jusqu'à la Montagne voisine; j'y apperçus des routes, je les suivis: ces routes me conduisirent à d'autres; mais je marchai fort long-temps en vain; le jour s'écoula, & je fus contraint de revenir sur mes pas; je m'appliquai à rechercher les chemins que j'avois suivis; je crus les reprendre, mais bien-tôt l'obscurité me les fit méconnoître, & en peu de momens je tombai dans de profondes ténébres; j'en ressentis une soudaine frayeur; elle augmenta d'un moment à l'autre, & peu à peu fut suivie de cruelles inquiétudes, & de je ne sçais quels noirs pressentimens. Etranger! seul! dans ces bois immenses, égaré, en pleine nuit, conduisant mon cheval Arabe, assez mal dompté, d'une fausse route dans une autre, parmi des broussailles si fortes & si épaisses, que quelquefois j'étois forcé de retourner sur mes pas, sans sçavoir ni pouvoir imaginer quelle seroit la fin de cette journée. Je marchois ainsi de tous côtés, agité, irrésolu, déplorant déja cette avanture, attendant qu'il plût à Dieu de me prêter secours, ou que le jour revint, pour éclairer ces tristes bois.

Mon cheval tout-à-coup fit un écart; je le pressai, il recula; j'imaginai que c'étoit l'approche de quelque bête féroce ou vénimeuse qui lui causoit cette épouvante; je m'emportai d'un ton de colere, comme un homme seul, qui se trouble dans une violente situation. Mais alors, & ce même saisissement me revient encore quand j'en parle, je fus frappé des sons d'une voix mourante, & voici les paroles Arabes que j'entendis .... Qui que tu sois, détourne-toi ... & laisse-moi mourir.

J'avouerai que je n'eus jamais un effroi semblable. Il vint d'abord à ma pensée qu'un homme venoit d'être assassiné par des Brigands. Ah! malheureux, m'écriai-je, qui que tu sois toi-même, je ne dois point t'abandonner ainsi, me voilà prêt à te donner secours. En effet, à l'instant je descends de mon cheval, j'accroche sa bride à une branche d'arbre, je vais à lui, & je m'en approche. La nuit étoit si profonde que je l'entrevoyois à peine; je le trouvai tout étendu, tout ensanglanté; mais ce qui me fit une horreur dont je tressaillis encore, c'est qu'en posant ma main sur son corps presque sans vie, je la sentis d'abord toute mouillée de son sang: je voulus connoître sa blessure, je la trouvai cette blessure, les cheveux m'en dressent à la tête, le poignard y étoit; & ce qui me parut inconcevable, c'est qu'il eut la force de poser la main sur ce poignard, pour m'empêcher de le retirer, & que je me coupai la main moi-même pour l'arracher de la sienne. Que fais tu, me disoit-il, laisse-moi mourir, le Ciel le veut, tout m'y condamne, laisse-moi répandre le reste de mon sang. Malheureux, m'écriai-je de toutes mes forces, quelle est la Furie infernale qui vous a fait concevoir ce barbare dessein? Quoi! c'est vous qui avez attenté sur vous? Quoi! l'honneur? quoi! la nature même vous abandonnent à ce point? Je lui fis ces reproches; mais il ne m'écoutoit point, & je revins à moi tout-à-coup, pour le ramener par des sentimens plus doux; je lui parlai, comme j'aurois fait à un ami. En effet, son déplorable sort m'intéressoit déja si vivement, que je me sentois du penchant pour lui, comme si je l'eusse depuis long-temps connu. Cela fit un effet que mes reproches n'avoient pû faire; il voyoit que je me tourmentois pour le soulager, que je lui parlois avec tant de sensibilité, tant d'attendrissement, qu'il se laissa vaincre enfin, & consentit à recevoir les secours que je m'efforçois de lui donner. Mon dessein fut d'abotd de le mettre sur mon cheval, & de le transporter ainsi dans ma maison; mais quand je tournai la tête, je m'apperçus que mon cheval avoit disparu. Un mouvement de fureur me prit contre moi-même de l'avoir attaché mal; le malheureux mourant s'en apperçut, & me dit d'une voix basse & presqu'éteinte, tu le vois, tout s'oppose à ta générosité: ma destinée est de finir mes jours ici, c'est elle qui m'y a conduit. Je le ramenai le mieux qu'il me fut possible; mon cher ami, lui dis je, eh! je le suis toujours des malheureux, je me charge de vous, je vous en réponds comme de moi; je ne veux que sçavoir par quelle route on peut sortir de ces tristes lieux, pour arriver à la maison de Gaah que je possede depuis peu de jours, & où l'on m'attend avec une extrême inquiétude, parce que je me suis égaré en parcourant ces bois, & que depuis plus de quatre heures, je cherche un chemin que je ne trouve pas; le Ciel enfin nous permit de suivre une route que nous prîmes. Croirez-vous le parti que je pris alors? J'eus le courage & la vigueur de lever ce corps presque sans vie, de le porter sur mes épaules un assez long espace de chemin, & par un bonheur sur lequel je ne comptois pas, je retrouvai mon Arabe, qui s'étoit empêtré dans sa bride, & que j'arrêtai. Tout cela ne se passa point sans de tristes reproches, mêlés de mes louanges, & de marques de reconnoissance & de sensibilité de la part de cet infortuné; mais par des mots entrecoupés, prononcés à peine, qui me représenterent son ame dans un accablement si grand, que j'en frémis, & que je craignis de n'avoir pas le temps de le sauver. Je le mis sur mon cheval le plus commodément que je pûs, je le conduisis marchant à pied, le soutenant d'une main, & tenant la bride d'une autre. C'est ainsi que nous fîmes notre voyage jusqu'à ma maison, où en arrivant je louai Dieu de la disgrace apparente qu'il lui avoit plû de me faire essuyer, pour me donner occasion de faire une bonne œuvre, digne d'un cœur tendre & vertueux. Je ne fus pas plutôt arrivé dans ma maison, que mon Grec, sa femme, tous leurs enfans accoururent précipitamment, vinrent à moi, chacun d'eux tenant sa lumiere à la main. Ce monde formoit un cercle dans la cour, au cenrre duquel je me trouvai. L'on eut dit que je tenois alors la tête de Méduse en ma main; les enfans de cette maison, le pere & la mere sur-tout, furent d'abord faisis, troublés, la pâleur sur le visage, l'effroi dans les yeux. Helas! quand je me représente l'état où j'étois, soutenant sur mon cheval un homme presque expirant que j'avois couvert d'une partie de mes habits; moi près de lui, épuisé de fatigues, presque nud, mon linge teint de sang de sa playe, épuisé de toutes sortes d'efforts & de tourmens; je conçois que les témoins d'un spectacle pareil ont pu tomber immobiles & glacés à ce point.

Cependant on croira bien que je n'avois pas pris la résolution de sauver cette malheureuse créature; que je ne m'étois pas donné jusques-là tant de soin & tant de peines, pour ne point consommer l'ouvrage; sans doute je lui fis donner tous les secours qu'on m'auroit apportés à moi-même, & ils réussirent si bien, qu'en moins de quinze jours, il se trouva presque rétabli; mais il est vrai, que ce qui m'attendrit si vivement sur ses malheurs dès le premier moment, dès le p r emiercoupd'œil, qu'à la faveur de la lumiere j'eus pû l'envisager, c'est qu'au travers de l'horreur de son état, c'est que malgré l'épuisement de ses forces, je crus voir un fort jeune homme d'une taille noble & fine, & d'une figure digned'intéresserquiconque n'auroit même pas sçû qu'il étoit malheureux; aussi s'apperçut-il bien que mon activité à le servir étoit toujours la même, & que lui seul se trouvoit l'objet de toutes mes inquiétudes. Plus je le voyois en effet, plus son sort me touchoit, plus je sentois mon désir s'augmenter de le connoître, & de sçavoir quelle cause funeste l'avoit pû plonger dans une telle calamité; je m'introduisois à ce dessein souvent seul dans sa chambre; j'y passois quelquefois les jours entiers, j'observois dans mes démarches un grand secret; comme je ne sçavois pas encore de quel caractere étoit cette avanture, j'y apportois toutes sortes de précautions, & cet infortuné en demandoit encore davantage; la peur qu'il avoit d'être découvert, & connu, étoit cause qu'il ne laissoit pas même le jour pénétrer dans sa chambre, & que mes Grecs qui le traitoient, m'assurerent avoir guéri sa plaie, sans avoir pû parvenir à le voir en face.

Le sçachant enfin dans une pleine convalescence, je fus le voir pour lui ouvrir mon cœur, & lui offrir de nouveaux secours: parlez, mon enfant, lui dis-je, je ne veux que vous servir, disposez de tout ce qui est à moi; si vous avez tant de répugnance à vous faire connoître, je n'insiste pas davantage, je vous respecte trop dans le triste état où je vous vois; je ne veux que sçavoir votre derniere intention, & je ne veux que la suivre; si quelque jour dans un état plus tranquille & plus heureux, vous vous rappellez ce que j'ai fait, si vous voulez alors que je sçache pour qui je l'ai fait, vous me retrouverez tel que je suis, & vous vous reprocherez peut être de n'avoir pas assez répondu à la tendresse de mon cœur.

Pendant que je lui tenois ce discours qu'il n'interrompit point, je le fixois autant que pouvoit le permettre le peu de lumiere qui pénétroit jusqu'à son lit; je l'y voyois pousser fréquemment des soupirs violents capables de le suffoquer; il me pria d'ouvrir ses fenêtres, je le fis; je tirai les rideaux de son lit, & ce fut au pied de ce même lit que je m'arrêtai, en lui tendant les bras, & lui disant: venez, venez à moi, mon fils, venez dans mes bras, c'est un ami qui vous parle, ou plutôt c'est un pere attendri, qui ne demande qu'à réparer, s'il en est quelque moyen, les malheurs, où votre jeunesse & votre inexpérience vous ont sans doute précipité. Je veux bien convenir ici que je n'achevai pas ces dernieres paroles, sans être saisi de je ne sçais quel trouble, dont je ne connoissois pas la cause; il sembloit que ce jeune homme d'un instant à l'autre se métamorphosoit à mes yeux. La finesse de ses traits, la douceur de ses regards, toute sa phisionomie si tendre & si belle me frapperent d'étonnement. Helas! c'étoit une femme: que vois-je! ô ciel! m'écriai-je! cela est-il possible! La rougeur lui couvrit alors le visage, elle baissa les yeux un instant; je me tus pour la considérer: il sortit de son ame un soupir profond, puis d'une voix peu assurée elle me tint ce discours.

Généreux homme, tu demandes à me connoître, je cede à tes volontés, je te dois trop pour y résister davantage; tu vois en moi une femme en effet, mais une femme submergée dans un océan d'infortunes; tu désires que je t'en fasse le récit, & tu le croiras fabuleux; moi-même, continua-t'elle, pourrai-je le faire, aurai-je assez de courage pour oser devant toi développer l'enchaînement de mes disgraces? Dois-je devant toi me croire capable d'en soutenir l'aspect; & si je puis y suffire, comment m'y prendre pour rappeller les routes qui m'ont fait traversertant de Régions? Ou plutôt pour retrouver l'affreux sentier qui d'abîme en abîme m'a conduite enfin aux portes du trépas dans ces noires forêts, où le Ciel par toi a voulu me sauver, & me conduire dans cet azile: graces à tes bontés, j'y suis; mais je m'y vois comme un voyageur épuisé, arrivé après mille peines au sommet des montagnes, qui voudroit tourner la tête sur ses pas, pour reconnoître les chemins qui lui auroient tant coûté, & qui ne verroit plus à ses pieds que l'immensité d'un Pays couvert & confus. Quoi qu'il en soit tu le désires; je vais dévoiler sans crainte à tes yeux tous les événemens de ma déplorable vie: tu vas connoître jusqu'où peuvent s'étendre les tourmens d'une femme qu'une violente passion allume & soutient, & qu'une autre passion poursuit accompagnée de ses fureurs. Je consens à t'en faire le récit, & le récit fidele; & puisque c'est l'histoire de mes malheurs, je vais te les peindre comme ils se sont présentés à moi-même, & je remonte jusqu'au premier.

Ce n'est point une femme de ta Nation qui te parle, je ne suis que depuis peu de jours en Cypre; tu vois en moi une femme de Scio, je crois du moins pouvoir regarder cette Isle comme ma Patrie; j'y fus amenée dans l'âge le plus tendre; j'y ai passé mes jeunes ans; j'y vivois dans un état obscur & retiré sous le nom de Daïra; j'y avois atteint la quinziéme année de mon âge, dans l'innocence & dans la paix, n'ayant l'esprit & le cœur rempli que des devoirs d'une fille de cet âge, que du désir de plaire à un pere, le seul homme qui me fût connu. C'étoit un Marchand Arménien, dont la maison située sur le port de cette Isle, me donnoit un aspect qui attiroit mes regards souvent.

J'étois un jour dans mon appartement seule, occupée du spectacle de la mer, un vaisseau y parut à voiles déployées, & de suite entra dans le Port. J'ignorois d'où venoit ce vaisseau: l'équipage en confusion mit pied à terre; quelques heures après, j'entendis des cris qui m'effrayerent, c'étoit une populace armée, qui sembloit poursuivre deux étrangers: je jugeai d'abord qu'ils étoient de l'équipage du même vaisseau, je vis avec compassion ces malheureux périr sous les coups d'une canaille furieuse, j'en conçus une extrême peine, mais qui ne fit qu'accroître ma triste curiosité; l'instant d'après un troisiéme étranger accourut sous mes fenêtres: il se disoit poursuivi tout aussi vivement; il me tendit les bras; il me pria par des élancemens d'effroi & de douleur, de lui permettre de prendre azile en ma maison, pour se garantir d'une mort certaine. Le tems pressoit, son danger me parut terrible: je me fusse jugée coupable, si j'avois balancé; & quoique mon pere fut alors absent, je cédai sans peine à la pitié qui m'entraîna. J'avois une femme, une gouvernante près de moi, je la chargeai de faire ouvrir promptement les portes, elle y courut, l'Etranger entra, je le sauvai, & mon ame compatissante s'applaudit & triompha d'avoir entrepris avec courage cet acte d'hospitalité. Cependant le tumulte fut bien-tôt appaisé; tout ce peuple attroupé se dispersa, & peu de momens après le port me parut libre & sûr, & déja je pensois à en faire informer l'Etranger qui étoit en ma maison, pour qu'il eût à se retirer sans crainte; mais alors on m'apprit qu'il étoit monté jusqu'à mon appartement; qu'il avoit pénétré jusques dans une chambre voisine de la mienne; qu'il demandoit à m'y voir; qu'il vouloit se jetter à mes pieds pour me rendre graces de sa vie, pour m'en faire un hommage.

Cette démarche m'épouvanta, j'en fus troublée, je l'envisageai comme un excès de reconnoissance qui me flattoit, & que je ne pouvois blâmer; mais tous mes devoirs m'étoient présens, & ne me permettoient pas d'y condescendre. Je lui fis dire, que je me félicitois d'avoir pû contribuer au salut de ses jours; que je les croyois désormais sans danger; qu'aucun motif ne pouvoit plus retarder sa retraite, & qu'aucune raison ne l'autorisoit à me voir. Il n'étoit point à portée de me voir, mais j'étois à portée de l'entendre: eh! je n'entendis que trop bien la réponse qu'il fit; ce fut une plainte amere, entre-coupée par des soupirs, mon trouble en augmenta; je fus émue de je ne sçais quelle compassion, que je crus n'être qu'un sentiment commun aux ames sensibles & pures, & tel que le bienfait peut en exciter lui-même pour celui qui l'a reçu: mais tout attendrissement a des douceurs qui séduisent, & le mien m'occupa trop long-temps, sans songer à m'en défier..... J'entendois d'un moment à l'autre s'élever une voix touchante, perçante au travers des murs, pour faire passer jusqu'à moi des exclamations douloureuses..... J'écoutois de tristes récits, qui faisoient la plus vive peinture de tous les maux, de toutes les infortunes dont un cœur pût être agité..... Je les écoutois ces récits, & je me sentois attirée vers eux, & je ne m'appercevois pas qu'ils changeoient peu à peu la situation de mon ame, que plus j'y devenois attentive, plus cette premiere pitié s'affoiblissoit, & faisoit place à des desirs confus de tout entendre, & de connoître quel pouvoit être l'Etranger que j'avois sauvé.

Quand on se trouve auprès du Mont Taurus qui reçoit le Tigre en son sein, on se sent attiré de même jusques sur ses bords escarpés, jusqu'à la chute de ses eaux par un bruit harmonieux, qui étonne & charme l'oreille, sans penser au danger qu'on y court, sans prendre garde au précipice, que lorsque le pied va s'y perdre, & qu'on est prêt d'y tomber. Chaque mot en effet qui parvenoit jusqu'à mon oreille nous rapprochoit davantage l'un de l'autre, au point que bien-tôt après, si quelque force céleste eût fait disparoître le mur qui séparoit cet Etranger de moi, je me fusse peut-être surprise près de lui... C'est ainsi que ses discours toujours plus vifs & plus passionnés, parvinrent à me causer de profondes rêveries, à retracer à ma mémoire un jeune homme que j'avois eu à peine le temps d'envisager, & à ranimer devant moi ses traits & sa figure, que j'eusse crû sans cela effacée de mon esprit..... C'est ainsi que je m'en occupai, que je me recueillis dans son image, que ma pensée s'y abandonna, & que de momens en momens son langage toujours plaintif & toujours plus tendre, porta enfin dans mon cœur des charmes qui jusqu'alors m'avoient été inconnus. Tout à coup mes yeux s'ouvrirent, & s'effrayerent du péril qui m'environnoit; ma vertu m'éclaira sur mes devoirs, & sur la conduite que je devois m'imposer. Je fis promptement dire au jeune homme, que sa démarche étoit imprudente, & son obstination téméraire; que je le regardois comme un Etranger dans l'Isle, peu instruit de nos mœurs, que je le priois de les respecter; que je lui demandois pour prix de mon bienfait, & pour la plus digne marque de sa reconnoissance, de se retirer de mon appartement, & de la maison de mon pere où j'étois.

Je ne l'entendis plus, je le crus éloigné; je chargeai ma gouvernante Razzivil de descendre, de s'assurer de sa retraite, & de m'en venir rendre compte: mais quel fut son étonnement & le mien! elle ouvre la porte de ma chambre, elle le rrouve par terre, étendu sur ses pas.... Venez voir, s'écria-t elle, venez voir un triste spectacle. J'y courus, je le vis renversé par terre en effet, je me crus menacée de tous les malheurs ensemble: eh! je ne fus pas capable de m'en occuper long-temps, la présence de ce jeune homme m'en détourna dès le moment qu'il revint à la vie, que ses yeux fermés se rouvrirent, me porterent leurs premiers regards, & se rallumerent aux miens... C'étoit le premier trait fensible que l'amour eut encore fait parvenir jusqu'à moi, rien n'eut pû m'y préparer; il est aisé de concevoir le trouble qu'il me causa; mais puisqu'il faut que je révele dans la suite le progrès, la violence & les effets incroyables de cette premiere impression, je ne balance point, je m'humilie d'avance, j'avoue avec sincérité que les tegards de ce jeune homme, que l'éclat de toute sa personne, que (je l'ose dire) l'excellence de sa beauté porta subitemeot dans le fond de mon ame un trait que dès ce moment rien ne put arracher. Daïra! me dit-il, d'une voix foible & douce, dont les sons encore m'accompagnent par-tout, Daïra! j'allois me soumettre à vos volontés que j'adore, j'allois me sacrifier à vos commandemens, je m'en croyois du moins le courage, lorsque tous mes sens m'ont abandonné. C'est un Etranger pour vous, Daïra, qui vous parle; mais, reprit-il, c'est un malheureux amant, qui depuis trois mois vous cherche, vous suit, vous environne, toujours animé, toujours transporté de votre divine image; elle est pour jamais gravée dans son ame; elle fait le tourment de sa vie, parce que vous l'ignorez; elle en feroit les charmes, s'il osoit vous l'apprendre, s'il vous voyoit approuver la passion la plus vive, la plus pure qui fut jamais.

Je fus étourdie de cet étrange langage; j'en demeurai sans mouvement, mes yeux de même arrêtés sur les siens, sans songer à me reprocher cette espece de foiblesse; il n'étoit pas au pouvoir de mon cœur de paroître insensible au spectacle d'un jeune homme aimable, qne je voyois gémissant, abbattu, écrasé sous le poids de sa douleur, presque sans vie, à mes pieds s'offrant pour victime d'une passion malheureuse, dont j'étois l'objet unique. Je le plaignois sincerement, d'autant que mon dessein étoit toujours de le résoudre à se retirer; & je l'y excitois encore, lorsque j'entendis un bruit à la porte de la maison. C'étoit mon pere: Razzivil nous quitta pour s'en instruire, & revint sur ses pas pour me l'apprendre. Je tombai éperdue à l'arrivée de ce pere qui m'imposoit des loix de bienséance fort austeres; je le crus prêt à me surprendre avec cet Etranger: malheureux Etranger, m'écriai-je, vous allez être vous-même la victime de sa fureur; il va vous frapper d'un coup mortel, ou vous livrer aux rigueurs des Loix. Se peut-il, oh Ciel! qu'une action de ma part, si pure dans sa source, & si génereuse jusqu'à ee moment, soit suivie d'une catastrophe si déplorable .... Vous perdez un temps précieux, repliqua Razzivil; vous n'avez aucun reproche à vous faire, & la malheureuse destinée a fait tout; votre cœur est pur, & votre honneur m'est sacré. Quoi qu'il en coûte, il faut le mettre à couvert. Cependant on vint avertir Razzivil, que mon pere portoit par-tout des regards inquiets; qu'il avoit fait garder les portes de la maison; qu'il y faisoit d'exactes recherches; que le silence qu'il gardoit, faisoit comprendre qu'il n'étoit pas dans un état naturel ... Hélas! j'étois dans un état terrible, & l'Etranger en ma présence n'en ressentoit aucune atteinte, & ne me paroissoit agité que par les mouvemens de son cœur, qui ne lui permettoient seulement pas de prêter l'oreille au danger. Ecoutez-moi, reprit Razzivil, j'ai un expédient sûr pour abuser votre pere; puisqu'il le faut, & que la circonstance nous y force. Votre pere nous a dit qu'il souhaitoit que vous prissiez une seconde Gouvernante auprès de vous, il faut pour ce moment que cet Etranger paroisse l'être, il ne lui manque que les robes de mon sexe, pour qu'on s'y méprenne: sa jeunesse & ses graces, toute sa stature élégante & leste nous donne pour cela une vraisemblance qu'il faut. Entrez, lui dit-elle, dans cette chambre voisine, je vous donne d'avance le nom de Méall; vous allez dans l'instant passer pour la seconde Gouvernante de Daïra.

Toutes mes idées alors étoient dans un tel désordre, & la présence d'esprit de Razzivil fut si prompte, qu'elle ne me donna pas le temps de condescendre ou de refuser. A peine fut-elle passée dans cette chambre voisine, que mon pere arriva dans mon appartement, & vint me dire: Ma fille, vous me voyez transporté d'une juste colere; mes Esclaves m'ont dit qu'un Etranger s'étoit ici refugié, & aucun d'eux n'a sçû me dire quel lieu de ma maison lui sert de refuge: mais on m'a de plus assuré qu'on l'avoit vû monter vers votre appartement; eh! je ne crois pas un homme de cette Isle assez hardi pour oser se présenter devant vous sans mes ordres, & votre honneur, & votre vertu d'ailleurs ne me permettent pas de vous soupçonner de la moindre lâeheté: rassurez-moi cependant, ma fille, je ne puis être trop certain de cette vérité. Hélas! mon pere, lui répondis-je, il suffira que je vous avoue le tort que j'ai eu peut être, pour que vous ne m'accusiez point d'avoir fait un crime au-delà. J'ai vû de ces fenêtres un Etranger poursuivi par une populace en fureur; il demandoit un azile; je lui ai donné cet azile en votre absence; vous ne m'auriez point approuvée, si au contraire j'avois eu la cruauté de le laisser périr.

Il ne m'étoit pas possible de lui en dire davantage, sans être réduite à déguiser; mais toute épouvantée que j'étois, mon cœur ne pouvoit s'y résoudre: & en effet, j'allois tomber aux pieds de mon pere, lui avouer tout, & lui demander, au prix de ma vie, le pardon & la grace de ce téméraire Etranger, lorsqu'à l'instant je vis Razzivil paroître, & lui dire: Seigneur Fargany, vous avez souhaité que votre unique Daïra fût accompagnée d'une seconde Gouvernante: Voici Méall, ma parente, que je viens vous présenter. Mon pere jetta un coup d'œil sur cette prétendue Meall, & dit: je te sçais gré, Razzivil, du choix que tu as fait, sans doute il est bon; mais qu'elle revienne; je n'ai pas présentement le loisir de m'en occuper.

Sur ces derniers mots mon pere sortit, descendit dans ses jardins, & me laissa seule, frappée de ces paroles. Il vouloit revoir la prétendue Meall; leur entrevûe me donnoit d'avance une appréhension terrible; & malgré cela, tant d'intérêts s'étoient emparés de mon ame pour le jeune homme qui la représentoit, que je ne pouvois repousser le sentiment confus de je ne sçais quelle douceur secrette, lorsque je le voyois en ma présence, & que je considérois qu'on me forçoit à le voir: je m'enfermai seule, toute occupée de ma situation, pour y réflechir encore plus; je voulois me rendre à moi-même raison de cette destinée; je voulois sçavoir, si elle me seroit assez fatale pour métamorphoser en action criminelle, l'acte le plus pur d'un cœur sensible & bon, pour faire connoître à mon pere le lendemain qu'on auroit emprunté le ton de la vérité, pour lui persuader un horrible mensonge. Je voulois sçavoir, si lui qui connoissoit Daïra, la jugeroit capable d'avoir prêté la main à ces déguisemens; & en effet, s'il l'eut pensé, quelle voix descendante du Ciel eût pû lui persuader sur cela mon innocence & ma vertu?

Je m'abreuvois de ces allarmes, lorsqu'il me vint en pensée d'y mettre fin, par un moyen qui me parut le plus prompt & le moins périlleux; ce fut de faire évader le jeune homme, & de dire ensuite que j'aurois renvoyé cette Meall, sur quelque prétexte facile à trouver; & j'étois prête à prendre cette résolution, lorsque j'entendis précipitamment Razzivil ouvrir ma porte. Prions Dieu qu'il nous protége, dit-elle: mon Maître, votre pere envoye chercher dans le moment votre nouvelle Gouvernante, pour l'entretenir & la connoître .. En quel désordre me jetta Razzivil! Je tombai, sans avoir le courage de lui répondre un seul mot. De mes deux mains je fermai mes yeux; je crus être présente à une scene tragique; je crus entendre prononcer ma condamnation; tout sembloit m'annoncer que le déguisement étoit découvert, que la violence & la fureur alloient s'emparer de mon pere; je crus voir la mort d'un innocent, & d'un innocent aimable, & de qui l'extrême passion pour moi avoit causé tout le malheur; j'en soupirai, j'arrosai mes mains de mes pleurs, & demeurai dans cet état un espace de temps qui me parut infini, voulant avidement sçavoir ce qui se passoit entr'eux, & redoutant toujours d'en être instruite. Mais ce qui redoubla bien-tôt mes allarmes & mon épouvante, c'est que je reçus ordre de mon pere de descendre dans son appartement: mes yeux se fermerent, mes jambes faillirent; je pris la main de Razzivil, comme si j'eusse dû lui dire un éternel adieu. Nous descendimes, Razzivil me porta dans la chambre de ce pere sévére, plus qu'elle ne me soutint pour y entrer.

A peine osai-je lever les yeux jusqu'à lui; je m'apperçus cependant que son front n'étoit point armé de colere, que son maitien étoit paisible, & je pris garde en même-temps, que la fausse Meall n'étoit point avec lui; mes sens en furent emus, & dans cette foiblesse je m'avouai à moi-même que je désirois de l'y trouver. Venez, ma Fille, & apprenez (me dit mon Pere) que je suis satisfait du choix de votre Gouvernante nouvelle, & que je la garde auprès de vous, pour vous servir comme Razzivil.

J'ai eu si rarement en ma vie le cœur ouvert à la joye, que j'en ai bien du compter les moments; ce moment en fut un, non de joye, mais d'un véritable transport, qui me mit tout d'un coup dans un tel état, que si j'eusse obtenu de mon Pere une faveur insigne, je ne l'eusse pas reçue avec une plus grande sensibilité; je m'en occupois si visiblement, que mon Pere en fut interdit; il voulut me faire part de quelques affaires domestiques; mais ce qui se passoit alors en mon ame, étoit la seule affaire dont je fusse capable de m'occuper; je pensois trop profondément à ma Gouvernante nouvelle; je n'avois l'oreille attentive, que pour entendre parler d'elle; je n'avois les yeux ouverts que pour la découvrir; je ne fus jamais la maîtresse de me partager, & de prêter à mon Pere l'attention qu'il demandoit; il s'impatienta, enfin, il s'interrompit lui-meme, & me dit qu'il m'avoit appellée pour m'entretenir d'une affaire importante, & qui méritoit bien que je fusse toute à moi; que quelqu'un des jours suivans il me reverroit apparamment avec un esprit plus libre & plus attentif. Je me retirai; & il est vrai, que si j'étois descendue de mon appartement le cœur plein d'allarmes & de crainte, sans courage & sans force, j'y remontai bien vive & bien légere, avec ce même cœur délicieusement agité. Je brûlois de me voir seule avec Razzivil, de l'entretenir d'une voix libre & assurée des peines mortelles que j'avois essuyées pendant tout ce jour, & du calme heureux qui leur succédoit. Vous le voyez, me dit-elle, le Ciel ne veut point votre perte: le Ciel peut-être par ce bizarre événement, vous présage & vous réserve quelque heureuse destinée. Un inconnu vous a demandé un asyle pour le garantir d'un coup mortel qui le menaçoit, vous lui accordez cet asyle; ce même Inconnu, jeune & aimable, se trouve épris d'une passion qui peut être mérite de devenir heureuse; il y a trois mois qu'il en est tourmenté, un coup du Ciel l'amenne chez vous: eh! qui nous dit que ce n'est pas un moyen que son amour même lui a dicté. En un mot, il vous le déclare, sans qu'il soit possible de vous en offenser; il est surpris dans cette Maison par votre Pere: le danger qu'il court vous effraye, votre imagination le grossit, & votre pitié s'en augmente; vous cédez au penchant qui vous attendrit sur son sort, & quand la main de Dieu le préserve, cette même pitié cesse pour faire place à des sentimens qui vous sont encore à vous-même inconnus; mais pour peu que vous vous rendiez compte du progrès qu'ils ont fait, vous verrez qu'ils en ont fait, & que la premiere compassion qui vous a prise pour ce jeune homme, ne ressembloit point à celle dont vous avez été touchée depuis: que ce soit les périls, toujours plus pressans, qui se sont succédés les uns aux autres, ou bien plutôt quelque simpathie secrette qui appelle vos cœurs pour les unir, je vous vois atteinte & pénétrée tout autrement que vous ne l'avez été d'abord.

J'écoutois ma Gouvernante, lorsque ne voyant point paroître celui-là même qui nous occupoit alors toutes deux, je lui demandai où il pouvoit être? Helas! me dit-elle, l'insensibilité qu'il a dû remarquer en vous, lui a fait prendre le parti sans doute de s'évader de cette maison, après avoir soutenu la conversation de votre Pere sous le nom d'une Gouvernante; mais s'il ne paroît plus, m'écriai-je, mon Pere en demandera la raison. Eh! comment a-t-il pris une résolution si subite, s'il est vrai que j'aie sur lui un pouvoir sans bornes. Il n'y a que vous seule, me dit Razzivil, qui puissiez juger, s'il fait bien ou mal: rapprochez-vous de vous-même, considérez l'état de votre ame, rendez-vous compte des mouvemens qui l'agitent, & si vous connoissez que ce malheureux Amant n'y ait aucune part, approuvezle d'avoir eu le courage de s'éloigner de votre maison, qu'il ne connoît encore que par les allarmes, & les dangers qu'il y a courus. Ma chere Maîtresse, reprit-elle, vous avez enflammé d'un inconcevable amour, le cœur du jeune Belzek, fils du Pacha de Satalie; il y a trois mois que j'en suis pleinement instruite, sans avoir jamais osé vous rien dévoiler là-dessus; je ne connois point de passion plus pure, ni qui soit plus digne de son prix. Je l'ai vû, ce jeune Homme, m'offrire des trésors, pour l'aider à parvenir jusqu'à vous, pour vous donner une lettre de sa part; j'ai tout refusé, j'ai déclaré que je n'offrirois mes secours, que lorsque vous me les demanderiez pour lui, vous-même; que c'étoit devant vous qu'il devoit d'abord paroître; que c'étoit à lui d'imaginer les moyens d'y parvenir, & je l'avouerai, ce n'est pas sans une secrette pitié, que je l'ai vû depuis ce temps, à toutes les heures de chaque jour, déguisé en mille manieres autour de vous, & par-tout où vous avez pu être hors de votre maison. Vous avez vû de nos fenêtres le tumulte qui est arrivé; vous avez vû qu'on vous demandoit un asyle, & vous l'avez accordé, votre bonne foi y a été surprise; c'est un stratagême que son amour à conçu, pour parvenir jusqu'à vous, & il est vrai que le desespoir mortel, où je l'ai vû ces derniers jours, & la ferme résolution où il étoit de s'exposer à tout, m'ont fait juger qu'il ne remettroit pas davantage à vous faire decider sur son sort...

J'écoutois attentivement tout ce que Razzivil me disoit, je me sentois flattée au fond de mon ame de tout ce qu'elle m'apprenoit, je me considérois avec une sorte de gloire, en jettant les yeux sur moi-même: eh! je n'y lisois pas tout, je ne voyois pas que j'y étois déja sensible, que d'un instant à l'autre je le devenois davantage. Razzivil s'en apperçut plûtôt que moi: je lui demandai où étoit Méall, je m'inquiétois de ne la voir point paroître, & Razzivil pendant cela tenoit mon cœur sans cesse agité par mille sortes d'inquiétudes, bien ou mal fondées, qu'elle me donnoit: tantôt elle me faisoit entendre que ce jeune Satalien couroit des risques infinis, à demeurer dans la Maison de mon Pere, & que je m'exposois tout autant; tantôt elle me faisoit envisager la Maison de mon Pere comme un asyle secret & commode, à la faveur duquel je pourrois le voir & l'entendre à toute heure, & connoître s'il seroit aussi digne d'estime qu'il paroissoit l'être.

Nous passames elle & moi la plus grande partie de la nuit à redire les mêmes choses; je ne l'interrompois que pour lui demander quelquefois ce qu'elle pensoit que Méall fût devenue (car je n'osois déja plus l'appeller que par ce nom.) Cependant la nuit s'avançoit, & mon inquiétude ne diminuoit point, toutes mes pensées s'obstinoient confusément à m'expliquer cette avanture, & ne s'accordoient point à me représenter un Amant transporté, capable d'employer des stratagêmes, & d'affronter des dangers, pour pénétrer dans ma maison; ce même Amant que la fortune secondoit alors, qu'elle mettoit à portée de me voir librement; ce même Amant précisément alors absent & fugitif: cette négligence de sa part, & ce peu de suite de sentimens me sembloient incompréhensibles; je renvoyai Razzivil, je demeurai seule, comptant de prendre quelque repos: ce fut en vain: l'image de Belzek étoit gravée dans ma tête; toute cette bizarre avanture n'en pouvoit sortir: un amour si vif, un abandon si prompt, étoient une énigme toujours inexplicable, & malgré moi je m'en occupai toute la nuit.

Enfin le jour vint à paroître, & sa lumiere peu à peu éclaira mes yeux & mon esprit; toutes mes idées se confondoient déja comme un songe: j'allois presque douter moi-même de ce qui m'étoit arrivé. Mais alors je remarquai une tablette par terre au milieu de ma chambre: je me levai, je la pris: ah! m'écriai-je, c'est Méall qui m'écrit! je n'oserois m'exposer à lire, que m'apprendrat-elle; un malheur peut-être; mais malgré moi mes yeux la parcouroient dans le moment même de ma réflexion; & voici ce que Méall m'écrivoit, & que je n'ai jamais oublié.

Daïra, voyez ma tablette par terre; vous m'auriez trouvé à sa place, si je l'avois osé: relevez-la par pitié; tenezla dans vos belles mains; portez-lui le moindre de vos regards; pourvû que vous y lisiez seulement les vœux sacrés que je signe, de vous asservir ma vie autant qu'elle durera, je suis content & satisfait. C'est un Etranger qui vous parle. Oh! fille précieuse! c'est un Enfant de Satalie, que la Nature avoit fait naître pour consommer le cours de sa vie loin de vous, mais que la destinée a conduit en cette Isle fortunée, jusqu'aux portes de votre maison, jusques dans l'intérieur de votre maison même, pour y jouir du charme de votre présence céleste, pour y faire serment, comme au pied des Autels, de l'amour le plus violent, mais le plus pur qui puisse jamais s'emparer d'un cœur. Il me possede, cet amour, au-delà de l'expression des langues; je sens que d'un jour à l'autre il s'accroît, il s'irrite, & m'embrâse tout entier; que depuis trois mois lui seul sçait dans cette Isle ma vie, & que ma vie n'est plus qu'un continuel mêlange de transports de joye ou de douleur. Je n'ai pû soutenir cet état, & vous le laisser ignorer plus long-temps; j'ai appliqué toute mon imagination à vous l'apprendre; & j'y suis parvenu par un stratagême, où je me suis vu réduit à vous tromper. J'en rougis: mais, Daïra, de plus dignes moyens n'étoient pas à mon choix. L'amour heureux s'explique comme il lui plaît; mais l'amour que rien ne flatte, & qu'en même temps rien n'arrête, s'explique comme il peut; & tel est le mien en ce moment, que je me sens capable de l'effort des Géans, pour vaincre tout ce qu'on y pourroit opposer.

Je continuois de lire cette lettre, dont chaque mot m'agitoit d'une secrette joye déja répandue dans tous mes sens, lorsque tout-à-coup je fus interrompue par Razzivil, qui me surprit la tenant en mes mains. Je ne lui celai point le plaisir que j'avois à lire: mon front serein, mes yeux animés, tout m'auroit trahie; je n'aurois eu avec ma Confidente que la honte de m'être déguisée devant elle inutilement... Viens... Razzivil, lui dis-je, viens près de moi; tu m'aimes assez pour prendre part à l'état où je me trouve; tu connois ton innocente Maîtresse, tes mains l'ont formée; tu l'as conservée jusqu'à ce jour dans sa pureté, dans son indifférence & dans un plein repos; viens la voir, toute émue, toute étonnée des coups qu'on lui porte: viens l'aider à s'en défendre; ou si tu refuses, apprends-lui du moins si elle peut s'en justifier. Ma chere Maîtresse, repliqua Razzivil, ce ne sera pas moi qui prendrai ce soin; mais l'Amant lui-même que je vous annonce, & dont l'amour, les charmes, & sur-tout les vertus vous justifient entierement, puisqu'elles ne font sur vous que l'impression qu'elles feroient sur tous les cœurs. Elle n'avoit pas encore achevé ces mots, que je vis paroître & tomber à mes genoux le jeune homme transporté. Il avoit conservé le déguisement de la veille: je le vis en cet état, sans avoir la force de lui parler... Daïra, me dit-il, après un soupir profond, qui ne me laissoit que trop voir l'oppression de son ame, oh! Daïra! je vous jure un amour éternel; je meurs ici-même, si vous ne l'approuvez pas. Sa tablette étoit encore dans mes mains: il connut bien que j'avois lu ce qu'il m'avoit écrit; le trouble où il me surprit, lui fit entendre que mon état ne s'éloignoit pas fort du sien: cela parut lui donner une vie nouvelle, & l'enhardir à s'abandonner enfin à tous les transports imaginables d'un amour qui n'a jamais eu rien d'égal. Mais comme je sentois que les divers mouvemens de son cœur se faisoient jour malgré moi, & passoient jusqu'au mien, je rappellai toutes les forces de mon esprit, pour lui dérober ma foiblesse, du moins pour ne la lui laisser voir qn'accompagnée de ma vertu. Je ne puis, lui dis-je, considérer la passion qui vous emporte, sans être émue de la pitié la plus tendre; mais vous sçavez, puisque depuis trois mois vous êtes à ma suite, vous sçavez le peu de droits que j'ai sur moi-même, & à quels dangers terribles je m'exposerois, si j'osois de quelque maniere que ce fût écouter un penchant. Vous n'ignorez pas que je dépends d'un pere, & que lui seul dispose de moi, comme de mes volontés. Vous êtes, dites-vous, un Enfant de Satalie: je connois peu votre nation; & quand tout ce que je vois d'aimable & d'estimable en vous, m'aveugleroit au point de me fermer les yeux sur mes devoirs, de me prêter aux illusions & aux songes d'un heureux avenir que vous auriez à me promettre; vous verriez bien-tôt mon pere détruire d'un mot nos imprudentes espérances & nos frivoles engagemens. Laissez-moi, continuai-je, jeune homme, laissez-moi maîtresse d'un cœur qui ne sçauroit être à vous, & que vous n'occupez déja que trop à la vûe de vos infortunes; laissez qu'il se rappelle à lui-même, & qu'il rentre dans le paisible état d'où vous l'avez tiré; qu'il vous suffise d'apprendre, & je ne puis vous le celer, que s'il étoit possible de faire agréer à mon pere les desseins que vous avez sur moi, j'y souscrirois; mais que jusques-là vous devez respecter mon innocence & ma jeunesse, & ne pas m'exposer davantage à vous plaindre dans le malheureux amour dont je vous vois épris. Pendant que je prononçois malgré moi ce triste arrêt contre lequel je m'élevois moi-même à chaque mot qui sortoit de ma bouche, mes yeux demeuroient attachés sur les siens, que je voyois baignés de larmes; je ne pus jusqu'au bout retenir les miennes, que la compassion de son état auroit pû seule m'arracher: j'eus cependant la force de lui persuader qu'il devoit se retirer, & s'éloigner de moi; & il m'obéit, mais avec une soumission qui me fit connoître qu'il sentoit mon trouble, & qu'il vouloit le respecter.

A peine eut-il disparu, que je me soulageai de cette contrainte avec Razzivil, & que je la vis s'attendrir comme moi sur le sort de mon Amant. Elle m'instruisit de toute son histoire; elle me confirma qu'en effet c'étoit le Fils du Pacha de Satalie, qu'il étoit venu à Constantinople chargé d'une commission de son pere, que faisant son retour avec plusieurs autres Vaisseaux de diverses Nations, ils avoient mouillé à Scio, que tous avoient compté y faire quelque séjour, pour en connoître les beautés; que la veille de leur départ ce jeune homme avoit voulu visiter les jardins de Crina; que cette veille de départ étoit le jour même d'une fête qu'on m'y donnoit; que c'étoit là qu'il m'avoit vue pour la premiere fois; que depuis ce jour, il n'avoit plus vécu que pour me revoir; qu'il avoit laissé partir les Vaisseaux & tout abandonné pour moi seule, pour moi! qui n'en avois pas encore la moindre connoissance; Razzivil m'ajoûtoit que sa résolution étoit prise de périr à Scio, ou de m'arracher de cette Isle, pour me porter dans sa Patrie, & pour m'y faire un sort heureux, regardant déja notre mariage comme écrit & reglé dans le Ciel: & de suite ma Gouvernante me faisoit des vifs éloges de la douceur, des mœurs, des usages, des charmes de la société qui regnent à Satalie, & qui rendent ce séjour célebre chez les autres Nations... De toutes ces choses Razzivil me faisoit des tableaux si agréables & si intéressans, que je sentois d'un moment à l'autre mon desir naître & s'accroître de me voir attachée au sort de mon Amant.

Quelques jours se passerent ainsi, pendant lesquels Belzek, toujours sous l'habit & le nom de Méall, me fit connoître tant de vertus dans son cœur, tant de qualités aimables dans son esprit, tant de graces répandues dans toute sa jeune figure, que je tombai moi-même enfin dans l'admiration, d'avoir pû causer une passion de cette nature, une passion infructueuse sans espérance, & que je voyois obstinément soutenue dans les mêmes excès. Il ne se présentoit devant moi que rarement, ses sentimens étoient de la pureté des miens, il m'en donnoit les plus grandes marques en respectant toujours mon innocence & ma vertu; mais si je ne le voyois pas lui-même, tout me parloit de lui; en effet, chaque Aurore m'annonçoit de sa part de nouveaux hommages: & les jours entiers ne me suffisoient pas pour les recevoir. C'étoient des fleurs parsemées qui se trouvoient sous mes pas; des parfums précieux qui se consumoient autour de moi; des billets de sa main sans nombre répandus sur mes sophas, sur mes tables. Ce fut un jour un bracelet que la main d'une Fée sembloit avoir fait tomber près de moi, je le pris, sa beauté m'étonna, il étoit composé de six chaînes d'or, & enrichi de douze diamans; six de ces diamans étoient blancs, six autres étoient noirs. Je tenois ce bracelet, je le considérois & l'admirois. Je fus tentée de le passer à mon bras, je l'y attachai à l'aide d'un ressort imperceptible, mais lorsque je voulus reprendre ce même ressort, il ne paroissoit plus, il ne me fut jamais possible de détacher le bracelet de mon bras, je fus forcée à le garder ainsi, je ne balançai point, & sur le champ je pris le parti d'écrire au jeune Homme une premiere fois, pour qu'il vint lui-même me dégager de cet embarras; mais j'étois déja si pénétrée, si touchée, si agitée, que je ne pus lui parler que de lui-même, je m'y sentis entraînée, je m'y abandonnai, je lui ouvris mon ame toute entiere, je lui fis mille sermens de l'aimer toujours, & mes sermens sortoient en foule, toutes ses lettres ensemble n'en contenoient pas tant ... Foiblesse fatale! & qui commença l'histoire déplorable de tous mes malheurs! je l'écrivois cette lettre, & je l'écrivois sans penser à la finir, lorsque je vis brusquement ma porte s'ouvrir, & mon Pere en ma présence; il ne me donna pas le temps de me reconnoître; il se saisit de ma lettre, il la lut, je remarquai sur tout son visage une colere tranquille que je ne lui avois jamais connue, & qui me fit frémir. Rendez-moi raison, me dit-il, de cette lettre; vous êtes perdue, ajouta-t-il, d'une voix forte, si vous ne m'en instruisez dans le moment. Le ton qu'il mit à ces paroles, les regards qu'il me lança, m'anéantirent comme si la foudre m'eut frappée; mais avant de songer à moi-même, je vis le péril effroyable que couroit mon Amant; son intérêt me soutint & me conserva toute ma présence d'esprit; mille expédiens me vinrent à la fois, j'employai sans répugnance tous les artifices imaginables, tous les mensonges spécieux que je crus capables de rétablir la tranquillité de mon Pere, & d'éloigner de son esprit les soupçons qui pouvoient y naître, sur ce qui se passoit dans l'intérieur de sa maison. Il interrompit de lui-même cette explication pour me dire qu'il ne vouloit ouvrir les yeux sur ma conduite, que pour la reconnoître conforme à ses maximes, & digne de moi, qu'il consentoit à regarder cette lettre écrite de ma main, comme un amusement de mon esprit, dont l'objet n'étoit qu'imaginaire; qu'il étoit venu me trouver précipitamment pour m'apprendre la chose la plus heureuse & la plus importante qui pût jamais nous arriver.

Il y a long-temps, me dit-il, ma Fille, que je me donne dessoins extraordinaires, & qui n'ont que vous pour but. Je n'ai pas jugé à propos de vous en informer dans l'incertitude de leur succès; mais aujourd'hui que ce succès est entier, qu'il répond pleinement à mes vœux, & qu'on m'en instruit dans ce moment, je ne puis trop-tôt vous l'apprendre ... Bénissons le Ciel mille fois, ma Fille, il accorde à mes prieres, plus que je ne lui ai jamais demandé; vous êtes aujourd'hui la fille d'un simple Marchand, vous allez subitement monter à un rang dont vous serez peut-être éblouie vous-même; vous allez partager la gloire d'un homme à qui notre sublime Monarque accorde une confiance intime, & qu'il favorise de la plus tendre amitié. Le célébre Hali-Oglou, Pacha d'Alep, vous fait l'honneur, ma Fille, de vous accepter pour épouse; le récit qu'on lui a fait de votre beauté, la connoissance qu'on lui a donnée de vos vertus, la protection dont il m'honore, & plus que tout cela, les destinées ont déterminé votre mariage avec lui. Il vous souhaite, il vous demande, je dois par mes empressemens me rendre digne de la grace qu'il me fait; mais j'ai tout prévû, vos équipages sont prêts, & le vaisseau qui doit vous transporter à Alep, mettra à la voile demain.

Que devins-je, ô Ciel! quand j'entendis ces étranges paroles, mon cœur en fut glacé, mon sang se figea dans mes veines, ma tête en ressentit un étourdissement si grand, qu'elle en tomba panchée sur les bras de mon Pere. Vous voulez que je meure; me voilà prête à mourir ... Non, ma Fille, non, ma chere Fille, vivez, & vivez heureuse & glorieuse désormais; ce sera votre sort; je sens, reprit-il, par les efforts que je me fais pour me séparer de vous à jamais, les efforts que vous avez à vous faire vous-même, pour sortir du sein d'un Pere qui vous aime, & pour aller vous jetter dans les bras d'un Epoux, quel qu'il puisse être, & que vous ne connoissez point; mais tant de fortunes, tant d'honneurs vous attendent, & il en doit tant rejaillir sur moi & sur toute ma famille, que je vous crois l'esprit assez ferme pour vaincre & surmonter tout, lorsqu'il s'agit d'accepter le puissant établissement qui vous est offert... Mon Pere me tenoit des discours superflus, mon accablement ne me permettoit pas d'y prêter l'oreille, ma voix étoit éteinte, & ma poitrine prête à éclater. Il ne fut pas en ma puissance, ou plutôt il ne vint pas en ma pensée de lui répliquer un mot, & tout eela ne servit encore qu'à rendre après mes douleurs plus vives: car mon Pere effrayé de voir en moi cette terrible résolution, ne me quitta plus. Il passa toute la nuit à mes côtés, occupé à me proposer des soulagemens, quoiqu'inutiles, & dont je m'appercevois à peine: la peur qu'il avoit que je ne visse mes Gouvernantes, dont il alloit me séparer, fit qu'il leur défendit de paroître. Toute cette affreuse nuit se passa ainsi, le jour revint, & sa lumiere ne fit que grossir davantage l'horreur qui m'environnoit. Je sentis mon Pere, hélas! mon Pere, lui-même avec un courage inhumain, m'enlever dans ses bras, se faire transporter avec moi sur le Port, où le funeste Vaisseau nous attendoit. A peine avois-je les yeux ouverts, à peine étois-je revenu de cette suspension de mon ame, que je me trouvai avec lui sur le Vaisseau, que le même Vaisseau mit à la voile, & que nous perdimes de vue ma chere patrie, pour ne la revoir jamais. Tous mes sens étoient encore si étrangement étonnés, & tous mes esprits dans un si grand désordre, que j'en étois immobile, & que mon visage n'annonçoit jusques-là qu'une stupidité insensible, que mon Pere prit d'abord pour un effort de mon obéissance & de ma raison: mais peu après & tout-à-coup je ne sçai quelle invisible main sembla tirer le voile, & mettre sous mes yeux l'effroyable tableau de ma destinée. Je me trouvai dans l'instant précipitée au fond de moi même; je me considérai dans les bras d'un pere cruel, menée comme la victime que le couteau mortel va égorger, destinée aux fers d'un barbare, à ses abominables brutalités; mes yeux s'ouvrirent, & parcoururent la vaste mer; mes regards tremblans s'égarerent dans le vuide des airs; je cherchai la Terre de Scio; je crus la découvrir; je crus percer jusques dans ma maison; je crus y voir mon Amant plongé dans un désespoir mortel, seul dans une Terre étrangere, abandonné par qui? par moi? par moi? Oh! Ciel! pouvois-je soutenir cette pensée? pouvois-je imaginer mon Amant gémissant de mes outrages, me demandant raison de mes mépris? moi qui confondois mon ame avec la sienne, & qui dans ce moment-là même me serois de mille coups arraché la vie, si j'eusse pû me croire condamnée en effet à ne le voir plus. Ces affreuses idées m'arracherent des cris & des larmes de fureur; je pris le Ciel à témoin de mes douleurs; j'implorai son assistance contre les violences qu'on me faisoit souffrir. J'adressai à mon Pere des reproches sanglans, mais d'une véhémenee que rien n'arrêtoit; je lui déclarai l'amour que j'avois conçu pour Belzek; je lui jurai que les Princes & les Rois de la terre ne seroient pas capables de l'effacer de mon cœur; je lui prédis ma mort certaine, s'il poussoit sa cruauté jusqu'à me livrer au Pacha d'Alep. Mon Pere parut épouvanté de mes menaces; je crus un instant qu'elles alloient le faire changer de résolution; il me donna toutes les consolations possibles, & parmi quelques espérances vagues, toutes les marques, toutes les assurances d'une tendresse & d'une affection sans bornes; & cependant les vents nous chassoient vers la Syrie, & notre lamentable navigation se termina dans six jours. Nous entrames dans un Port de cette Province, où d'abord une foule d'Esclaves s'avancerent pour servir à notre débarquement. On me vit dans une si grande foiblesse, ou plutôt dans un anéantissement si total, qu'on fut fort inquiet du parti qu'il y avoit à prendre, & qu'on craignit d'exposer ma vie, en me faisant transporter plus loin; mon Pere même plus occupé de ma situation que personne, demanda qu'il lui fût permis de me faire faire quelque séjour dans ce Port, pour y reprendre mes esprits & mes forces, & pour me remettre des terribles secousses que je venois d'essuyer. Mais le Tyran d'Alep en avoit autrement ordonné: il se trouva là deux cens Spahis qu'il avoit envoyés pour mon escorte; les chevaux, les chameaux, les litieres, tout étoit préparé: il ne fut pas au pouvoir de mon Pere de différer un moment.

Je me vis donc arrachée de nouveau, & transportée par terre pendant l'espace de deux journées de suite, après quoi j'apperçus enfin mon tombeau, c'étoit les tours d'Alep; mais comment se peut-il qu'à la vûe de ces tours fatales, mon effroi n'augmentât point? non, puisqu'au contraire je crus sentir un calme se répandre dans mes sens, me voyant hors de tout espoir, allant chercher une mort certaine, je la désirois déja comme un terme à mes douleurs. Rien ne me retenoit davantage, & je ne demandois plus qu'à y arriver.

C'est dans cet état que je parvins sur le soir de la deuxieme journée aux portes de la Ville, où un Aga m'attendoit, & me fit monter un cheval Arabe tout couvert des pierreries du Pacha; j'avois la tête voilée, mais sa dignité exigeoit une cérémonie moins commune. A la porte d'entrée étoit un Dais à colonne, sous lequel on me fit passer; il étoit fermé par quatre rideaux d'une gaze fine qui traînoient sur la poussiere, quatre Esclaves le soutenoient autour de moi, & le porterent de même pendant le chemin qu'il fallut faire; je me laissai conduire sous ces voiles funebres au travers d'une grande Ville. Tout étoit illuminé sur mon passage, tout retentissoit des cris confus, des acclamations tumultueuses d'un peuple égaré; ç'eût pû être aussi-bien l'image de sa terreur & de sa compassion, que l'image de sa joye & de ses transports: il élevoit au Ciel mes éloges & ma fortune, mais par des cris perçans, qui sembloient plutôt prendre part à mes peines, & en effet déplorer mes malheurs. Je continuois ma marche, & je me croyois toujours dans les rues d'Alep, quand on m'apprit que j'avois passé déja trois enceintes du château, & que j'étois arrivée au pavillon du Pacha qui m'attendoit à ses côtés; à ces paroles je me réveillai comme d'un fommeil profond, un tremblement universel me surprit, l'étouffement m'accabla, je tombai morte dans les bras de qui voulut me recevoir; la voix me manque, & je ne puis en réciter davantage; je ne me rappelle point cette infernale nuit, que mon cœur n'en reçoive encore des fremissemens douloureux; que je ne sois prête à retomber dans l'état même que je viens de peindre. Eh! qu'ai-je d'ailleurs à te raconter, qui ne ressemble à ce que tu viens d'entendre, toute ma vie n'est qu'une mer d'amertume & de douleur. Mon histoire n'est que l'ouvrage de la haine des destinées, ce sont des malheurs suivis d'autres malheurs, & telle en est la déplorable uniformité, qu'elle ne se peut interrompre, si ce n'est par la comparaison de ceux que je viens de t'apprendre, à ceux que je réserve, devant lesquels en effet ces premiers-là ne sont rien, si cependant tu exiges que je t'en instruise, si ces premieres épreuves par lesquelles mon cœur a passé, ont été capables d'émouvoir la tendresse & la pitié de ton ame, au point de désirer que j'en raconte les suites, j'y satisferai, je te l'ai promis. Je ne te demande que de pouvoir respirer un moment.

DAÏRA. HISTOIRE ORIENTALE. SECONDE PARTIE.

QUe dira-t'on de ma situation? lorsque cette jeune infortunée, après m'avoir raconté ces choses, demandoit à respirer: comprendrat'on combien j'avois besoin de respirer moi-même autant qu'elle? Combien j'eus l'ame attendrie & pénétrée de compassion; mais sur-tout de quel étonnement prodigieux je fus frappé, d'avoir vû toute l'apparence d'un homme assassiné dans mes bois, d'un jeune homme mourant que j'avois transporté dans ma maison, que j'avois fait traiter avec toutes sortes de soins, de précautions & de secret, craignant que ce ne fût peut-être quelque avanture criminelle d'un jeune homme que cette situationlà même m'avoit rendu cher; d'un jeune homme enfin qui avoit été tel à mes yeux pendant plus de quinze jours d'erreur & de confiance de ma part, & de voir & de me convaincre alors que ce même jeune homme, ce même convalescent pour qui je m'étois tant tourmenté, n'étoit rien moins que tout ce que j'en avois jugé, que ce qui se présentoit alors à sa place à mes yeux, étoit une Femme de Scio, étoit l'épouse du Pacha de Syrie; eh! par quelle avanture étrangere! (me disois-je à moi-même) une si jeune personne a t'elle pu traverser les régions de Grece & d'Asie, pour arriver en cette Isle! par quels coups du sort assez bizarres a t'elle pu se transporter des bords de l'Euphrate dans les bois de Gaab? Et quelle est l'étrange destinée qui me conduit moi, dans cette terre déserte, qui m'y fait fixer ma retraite, qui m'inspire de parcourir ces bois, à ce jour, à ce moment; qui m'y fait égarer, & qui me mene sans le sçavoir jusqu'au lieu même où je dois trouver cette personne étendue par terre, percée de coups de poignard, prête à expirer, & cela, pour que j'aye l'honneur d'une action généreuse, & pour qu'il m'appartienne à moi de la sauver. J'adorai du fond de mon ame les ressorts sacrés de la Providence qui nous gouverne; je rendis graces au Tout-puissant qui connoît ma tendresse naturelle, d'avoir daigné me choisir pour contribuer à l'exécution de ses decrets, & pour empêcher la perte d'une créature innocente, qui sans doute lui étoit chere, & qu'il ne vouloit point abandonner.

On jugera bien que j'étois assez touché du commencement de l'histoire de la malheureuse Daïra, pour desirer d'en apprendre la suite & la fin: mais je la trouvai si agitée, & tout-à-la-fois si accablée de ce premier récit, que je crus lui devoir toute sorte de ménagemens & de discrétion; je la laissai en effet prendre quelque repos, pendant lequel je ne l'interrompis pas d'un mot. Après quelques heures enfin, je ne pus lui dissimuler tout-à-fait l'impatience secrette que j'avois de l'écouter; & avec la même complaisance elle reprit son histoire, & la poursuivit en ces mots.

Je t'ai rendu compte de l'évanouissement qui me prit dans le Château du Pacha d'Alep, à la porte d'un appartement où j'étois attendue pour célébrer, m'avoit-on dit, mon mariage & ma fête. Après un assez long temps, je revins à moi; un reste de vie me rendit quelque usage des sens; je me considérai couchée sur un large divan, dans une grande salle fort éclairée: je croyois y être seule; & c'étoit tout ce que j'étois réduite à desirer, lorsque deux monstres vinrent frapper ma vûe, & jetter un effroi dans mes sens qui me glace encore lorsque j'y pense. C'étoit deux Esclaves noirs, tout ce que l'Abyssinie a jamais vomi de plus hideux & de plus épouvantable: tous deux s'approcherent de moi, & me parlerent, mais avec une voix plus effrayante que le sifflement des Serpens. Femme, me dit l'un d'eux, le sublime Pacha d'Alep a reçu de toi un outrage au moment même qu'il t'alloit faire l'honneur de t'admettre à son lit: la gloire qui t'attendoit, sembloit devoir t'animer d'une force nouvelle, & te faire voler à lui. Mais les premiers pas que tu viens de faire dans son Serrail, ne lui font connoître en toi qu'une femme basse & commune, qu'une femme foible & chancelante, peu digne d'être élevée à cette fortune. Rappelle donc tes esprits & tes forces; viens t'emparer du cœur de ton Maître, & que les charmes de ta beauté y trouvent le pardon du crime que ta premiere démarche t'a fait commettre: songe que dans ce nombreux Serrail tu n'es qu'une Esclave chétive; & que, si la bonté de ton Maître est telle que tu doives jouir ici d'un sort distingué de toutes les Houris qui l'habitent, tu ne sçaurois trop tôt mériter cette insigne faveur, par tes hommages & par ton zele à le servir. Oh! m'écriai-je, oh! juste Ciel! quelles horreurs se préparent! Retirez-vous, monstres affreux, ou tranchez le cours d'une malheureuse vie, qui est toute en votre pouvoir; je le veux: mais n'attendez rien de plus, & dites à votre Maître que je suis ici pour y mourir, non pour y vivre; que ma mort est la grace que je lui demande, & que c'est la seule qu'il soit à même de m'accorder.

Je me sentis beaucoup plus de forces que je n'en avois en effet pour prononcer ce discours, que je présumois devoir être le dernier de ma vie; car, lorsque je bravois avec cette hardiesse la puissance d'un homme qui me tenoit dans ses chaînes, je devois bien juger que sa vengeance alloit éclater; & d'ailleurs dans la foiblesse mortelle où j'étois, ces exclamations & ces cris me sembloient à moi-même les derniers efforts de lumiere d'un feu qui n'a plus d'aliment. Ce fut dans cette extrêmité, que je m'abandonnai sans mesure à toutes les imprécations qui peuvent s'exhaler d'un cœur furieux & désespéré; je ne les adressois qu'à ces monstrueux Eunuques: mais je vis tout-à-coup le superbe Pacha paroître; & je compris qu'il avoit tout entendu. Il vint à moi; il s'en approcha, & se fixa debout au pied du Divan, les yeux roulans sur toute ma personne, sans donner aucun signe, sans qu'il lui échappât aucun geste, sans prononcer une seule parole pendant un assez long espace de temps: sa présence immobile répandit dans mon ame une consternation toute étrange, si grande, qu'il ne fut pas en mon pouvoir de l'interrompre dans cet état; il en sortit enfin, & vint à moi de plus près; je lui vis alors poser la main sur son cimeterre. Frappe, lui dis-je, voilà ma tête. Malheureuse, reprit-il, quel est ton déplorable aveuglement! j'ai entendu tes sanglots & tes cris; & il m'a fallu les entendre, pour pouvoir penser qu'une femme dans mon Serrail en pût faire: ta bouche a proféré des paroles criminelles, & qui méritent un châtiment subit; mais ma bonté les differe jusqu'à ce que tu ayes repris ton sens & ta raison. Cependant, pour te montrer ce que c'est que d'encourir la disgrace de ton Souverain, & pour te forcer toi-même à recourir à ses faveurs, Eunuques! s'écria-t-il d'une voix tonante, que cette Femme à l'instant soit portée à la Tour du Soïc. Le Pacha disparut à ces mots, & je fus livrée à la merci des cruels qu'il avoit chargés de ses ordres.

Comme cette Tour du Soïc a été mon séjour quelque temps, & qu'il s'y est passé des choses que je ne dois pas oublier, je vais peindre le lieu tel qu'il est. Le Soïc est une Riviere; & le Pacha d'Alep possede une maison de campagne, dont cette Riviere baigne les murs: elle n'est qu'à trois milles d'Alep; ce sont plusieurs maisons rassemblées, plutôt qu'une; un assez grand Parc est au milieu, fermé de doubles murailles fort élevées; entre ces deux murailles est un terrein étroit, qui en fait la circonvallation; ce terrein est le Parc aux bêtes; le Pacha y entretient un grand nombre d'animaux féroces, que l'Asie & l'Afrique lui fournissent: dans l'intérieur & au centre du Parc, est une assez grande cour quarrée, fermée de murailles plus hautes encore que celles de l'enceinte; dans cette cour passe un canal, le même qui traverse tout le Parc, que les eaux du Soïc remplissent, & qui y retournent & s'y déchargent à quelque distance de-là, après avoir parcouru & arrosé le Parc, les Jardins & toutes les Salles de la maison. C'est dans cette même cour murée & isolée, qu'on a élevé la Tour nommée Tour du Soïc, la terreur & l'effroi des Femmes du Tyran d'Alep, parce que c'est là qu'elles sont condamnées à terminer leurs déplorables jours, lorsqu'elles ont eu le malheur d'encourir sa disgrace, ou seulement mérité ses dégoûts: c'est dans cette affreuse prison que je fus conduite & renfermée dans un instant, accompagnée de trois autres Eunuques qui ne me quitterent plus. Tu croiras peut-être que l'horreur de cette prison ajouta encore à mes ennuis & à mes peines; mais non: la sensibilité d'une ame humaine constamment a des bornes, & rien ne prépare plus un cœur à la dureté, que l'excès des douleurs: je venois d'endurer des tourmens, des déchiremens capables de causer mille fois ma mort; ma complexion & ma jeunesse avoient soutenu ces efforts, & je n'y avois pas succombé; mais mon ame par les effroyables secousses qu'on lui avoit données, voyoit, pour ainsi dire, ses sentimens cessés; ensorte que je tombai dans une immobilité qui ne laissa bientôt plus voir en moi, qu'un être à peine vivant, qu'un corps presque inanimé, incapable de penser & de contempler son propre état; & plusieurs jours se passerent ainsi, lorsqu'un de ces jours enfin, & au lever du Soleil, le premier de mes Eunuques ouvrit la porte de ma chambre, & me dit que j'eusse à me préparer à voir mon Pere qui marchoit sur ses pas, & qui, par ordre du Pacha, venoit m'annoncer ses dernieres intentions. Mon Pere parut, je le reconnus à peine, tant mes esprits étoient voilés, & mes sens suspendus. Malheureuse Fille! s'écria-t-il, en quel gouffre de maux vous êtes-vous plongée, & à qui pouvez vous les imputer qu'à vous-même? Votre délire ne cessera-t-il point? Avez-vous résolu de préférer l'infamie des prisons au bonheur qui vous est offert? Les soins que j'ai pris, les peines que je me suis données pour parvenir à vous rendre heureuse, tout cela méritoit-il d'aboutir à une si triste fin? Le Pacha, continua mon Pere, est indigné de vos mépris; toute autre que vous en auroit porté la peine sur le champ; les faveurs dont il m'honore ont suspendu les effets de sa colere; vous êtes encore maîtresse de l'appaiser tout-à-fait, & il ne vous en coûteroit que de partager la joie que lui causeroit votre retour; c'est ce qu'il m'a permis de venir vous annoncer de sa part.

Tout ce discours ne me fit pas la plus legere impression, à peine pouvois je y prêter l'oreille, & il insista long-temps à me parler de cette sorte, sans qu'il me vint à la pensée d'y repliquer. Fille! continuat-il, je n'ai plus qu'un mot à vous dire, & ce mot seul doit vous résoudre. Vous êtes éprise d'un fol amour pour un jeune Satalien qui ne pense plus à vous; un de mes Esclaves est arrivé de Scio, à la côte de Syrie, pour me rendre compte de l'exécution de quelques ordres dont je l'avois chargé; cet Esclave le connoissoit, il l'a vu dans l'Isle, & il a sçu que deux jours après notre départ, ce jeune homme s'étoit embarqué, qu'il étoit retourné dans sa patrie, & qu'il y avoit emmené même Razzivil avec lui. A ces mots je sortis du fond de moi-même, & jettai tout à-coup les yeux sur un horison sans bornes, où je me perdis. Je vis mon Amant sur les mers, faisant voile vers sa patrie; je le vis y arriver, y descendre, y trouver des objets nouveaux, y perdre l'image de sa chere Daïra qu'il avoit tant promis, avec tant de sermens, d'aimer à jamais. Je voulus répondre & parler à mon Pere, ma voix s'éteignit; des ruisseaux de larmes baignerent joues; je demeurai immobile fort long-temps. Epuisée enfin de larmes & de soupirs, je lui adressai cette courte priere ... Oh! mon Pere, voyez vous-même en quel abyme d'ennuis vous avez pour jamais précipité une fille, qui avoit cru devoir tout attendre de votre tendresse & de votre bonté. Voyez-moi dans ces noires prisons, considerez que je n'y suis, que parce que vous m'avez arrachée de votre sein pour m'y faire descendre. Oh! mon Pere (m'écriai-je) en embrassant tendrement ses genoux, voyez votre Enfant, cette même Enfant qui ci-devant occupoit sa place en votre cœur, & qui fut toujours si vouée & si soumise. C'est Daïra, c'est votre Fille qui parle, & qui vous demande à hauts cris de jetter les yeux sur ses malheurs! ne suffisent-ils pas pour émouvoir vos entrailles paternelles, pour pénétrer votre ame de toute sorte de pitié? helas! disois-je, si j'implore votre assistance, qu'est-ce que j'en veux obtenir? Qu'est-ce que je demande? Que la seule consolation de retourner en ma patrie, d'y suivre un Pere, d'y passer le reste de mes jours dans une austere retraite, à ses côtés, auprès de lui, oui, de vous, dont la présence assurée me suffira pour ne rien souhaiter sur la terre; ou si je cesse à vos yeux d'y mériter le glorieux nom de votre Fille, que je vous suive comme une simple Esclave; je m'en impose, s'il le faut, dès ce moment tous les devoirs ... Que votre erreur est déplorable, aveugle créature, interrompit-il à demie-voix, & d'un ton qui ne fit que trop connoître combien il étoit tranquille, & combien peu je l'avois ému: vous élevez au Ciel des vœux inutiles & superflus. Quoi, mon Pere m'abandonne! fremissez, reprit-il, infortunée créature, & apprenez que vous n'êtes point ma Fille. Vous en avez mérité le nom, & mérité peut-être qu'il vous fût du: mais je ne puis vous voir errer plus long-temps dans les ténébres de votre état. Vous m'avez été livrée dans votre enfance; je vous ai reçue des mains d'un pere proscrit, & les soins paternels que j'ai pris de vous, vous ont jettée dans l'illusion. J'ai pensé plusieurs fois vous instruire de votre naissance, & de l'évenement qui vous a fait tomber en ma maison; mais considérant qu'il eût fallu vous raconter la tragique histoire de votre véritable Pere qui ne vit plus, ou qui, s'il respire encore, doit être en quelque part du monde qu'il habite, le plus infortuné de tous les hommes, j'ai cru mieux faire, de flatter jusqu'au bout votre ignorance & votre erreur, & de vous dérober à de tristes lumieres, qui ne pouvoient servir qu'à vous éclairer sur la désolation totale de votre famille. C'est donc pour adoucir, ou pour réparer en quelque maniere le fatal avenir, dont je vous ai vu menacée, que j'ai conçu le dessein de vous remettre dans les bras du Pacha d'Alep, & comme je n'ai plus rien à vous céler après ce que je viens de vous dire, & qu'il faut indispensablement que vous subissiez le sort qui vous attend; je vous annonce que vous ne sçauriez trop tôt vous élever au rang de son épouse, que votre ambition doit se réduire à mériter les graces de votre maître; afin de parvenir à vous faire distinguer de tant d'autres Femmes qu'il aime & qu'il chérit; je vous laisse donc en sa puissance, & vous fais un éternel adieu.

On a pu jusques-là me suivre dans les premieres horreurs de ma destinée. Mais je le demande, quelle est l'ame sensible qui ne me perdra pas de vûe dans l'abîme où ce dernier coup m'engloutit, & où mes sens furent confondus? Comment se représentera-t-on une Fille à mon âge, nourrie dans la maison d'un Pere, élevée par ses soins, qui ne voit dans ce Pere qu'une autorité légitime qu'elle respecte, qui ne reçoit de ce Pere que des bienfaits qui l'attachent & la soumettent encore plus; une Fille enfin qui, d'un état si tranquille & si doux, ne peut s'attendre qu'à passer dans un autre différemment heureux, qui sent même déjà que son cœur l'y porte, à la vûe d'un Amant aimable, & peu-à-peu d'un Amant qu'elle aime, & qu'elle aime enfin à l'excès? Qui pourra, dis-je, se représenter une Fille en cet état? enlevée soudain par ce même Pere, transportée par les mers dans un Serrail affreux, pour y subir le plus indigne esclavage, pour y être condamnée, livrée à ses barbares volontés, à ses affections furieuses, ou à la peine d'une infernale prison. Certes, qui pourra se faire une image de toutes ces choses, gémira dans le fond de son cœur, à la vûe de l'innocence accablée à ce point: ses cris arracheront la pitié de l'ame la plus insensible. On ne verra point une Fille expirante sur ce lit de douleurs, implorante le secours des Dieux & des hommes, par des gémissemens, par des sanglots, par des torrens de larmes, qu'on n'en soit touché & attendri au point d'en répandre soi-même. Et si le Ciel semble encore ne pas l'abandonner entierement, si quelque espoir lui reste, quand elle pense qu'un Pere qui l'aime, ignore l'excès de ses peines, qu'il en sera peut-être instruit, que la Nature alors se fera mieux connoître, & lui inspirera les moyens de les faire finir; si l'image de l'Amant passionné qu'elle adore se présente sans cesse à ses yeux; si enfin l'amour extrême qu'il a pour elle, soutient son ame en de si terribles épreuves, & lui promet des miracles pour la délivrer des tourmens qu'elle endure; je le demande, quel est le mortel sur la terre qui ne frémiroit pas de voir l'affreuse vérité se dévoiler, se présenter aux yeux de cette malheureuse Fille, son Pere mort, & son Amant perdu pour jamais? Détournons-nous d'un tableau si funeste: il ne pourroit que rouvrir en moi des playes mortelles, & de nouvelles douleurs que je n'aurois pas la force de supporter; elles seroient aujourd'hui plus violentes, & plus dangereuses que dans la Tour du Soïc, où j'en fus atteinte, & où je me rappelle que tout ce qui se passa dans mon ame pendant même un nombre de jours, ne fut qu'un égarement, qu'un bouleversement général de mes sens & de ma raison. Elle en fut étrangement affoiblie: c'est l'effet ordinaire & le terme commun où l'extrême souffrance nous amene; cependant il arrive ensuite, & je l'ai tant de fois remarqué, qu'en quelque situation toujours déplorable & toujours la même qu'on soit réduit, l'activité naturelle de notre imagination se combine & se retourne de tant de manieres, qu'au défaut des soulagemens réels qui nous manquent, elle parvient à en créer d'imaginaires, à l'aide des fantômes & des illusions qu'elle produit, & ausquels elle nous accoutume à la fin; & c'est par de tels prestiges, qu'elle est quelquefois capable de charmer les plus grands maux, du moins pour un temps; parce qu'il semble alors que ce qui nous reste de raison, se retienne & s'arrête, & qu'elle craigne elle-même de nous en faire sentir l'imposture & l'erreur.

C'est ainsi qu'étendue par terre sur les bords du Canal qui traversoit la cour de ma prison, je passois les journées entieres dans cette cour, où la lumiere du jour pénétroit à peine au-travers d'un grand nombre de Cyprès d'une hauteur énorme qui y étoient plantés; c'est ainsi dis-je, que mon cerveau allumé séduisoit mes sens assoupis par des songes frivoles & des visions chimériques, par lesquels néanmoins je cherchois à m'égarer dans l'avenir. Tantôt j'imaginois que ce Pere infortuné, proscrit, dont on m'avoit annoncé la mort déplorable, respiroit peut-être encore dans quelque part du monde; que les décrets impénétrables du Ciel me réservoient à le revoir, & à le reconnoître par quelque évenement que je ne prévoyois pas; que le moment viendroit peut-être où lui-même briseroit mes chaînes, & où je verrois pour sa Fille & pour lui recommencer des jours heureux. Tantôt je me flattois que le cœur du Pacha d'Alep ne seroit pas toujours sans remords; que poussé à bout par les efforts de ma haine & de mes mépris, il trancheroit le cours d'une vie qui m'étoit à moi-même odieuse, & termineroit mes maux ainsi; ou que plutôt il auroit la générosité de me remettre entre les mains du Marchand de Scio, ce Marchand perfide, pour qui j'avois eu des sentimens si tendres, si conformes à ceux que l'Enfant doit au Pere, sentimens, hélas! que je ne pouvois pas encore arracher de mon cœur. Quelquefois je songeois que mon Amant alloit paroître, & payer de tous ses trésors le prix de ma rançon: je le voyois, je lui parlois; nos transports se confondoient dans nos ames; je m'enyvrois de ses regards; mon cœur s'en épuisoit. Misérables fantômes! déplorables illusions! anéantis comme l'éclair suivi de la foudre, qui sembloit après tomber sur ma tête, & me précipiter dans de nouveaux abîmes de douleur.

Les jours de ma captivité s'écouloient dans ce cruel mêlange d'espérances imaginaires & de tourmens réels & continus; & lorsque je rappellois ma raison pour m'en rendre compte, tout m'annonçoit que je n'en verrois jamais la fin.

Un jour étant assise au pied d'un de ces tristes Cyprès, les yeux fermés sur moi-même, & tout ouverts à la contemplation de ma destinée, j'entendis marcher autour de moi: c'étoit un des Eunuques qu'on avoit commis à ma garde, & le plus humain des trois. Jeune femme, me dit-il, écoute-moi, je te confie un secret important. Le Pacha, notre Maître, est attaqué depuis peu d'une maladie violente: les Médecins d'Alep en sont troublés; ils ont employé inutilement tous les secrets de leur art: on va envoyer en toute diligence à Samosate, où demeure le fameux Bezzoudour, le plus éclairé des Astronomes & des Médecins de toute l'Asie; mais l'opinion du Serrail est que, si Bezzoudour employe pour arriver les quatre journées de marche qu'il y a de Samosate ici, il fera un inutile voyage, parce qu'avant cela le Pacha succombera sans doute à son mal. Mets donc, continua-t-il, plus de confiance au Dieu tout-puissant, qui dispose des hommes, & qui régit les choses de la vie à son gré. Ton esclavage est peut-être prêt à finir, du moins à changer; & s'il change, ce sera pour toi toujours un soulagement.

La vérité m'est sans cesse présente: je ne connois que son langage; je trouve ici de quoi m'humilier, de quoi rougir, si je développe ce qui se passa alors dans l'intérieur de mon ame: mais c'est une foiblesse pardonnable dans les horreurs d'une prison; & la confusion que j'en ai suffiroit pour m'en punir. J'avouerai donc que le discours de l'Eunuque, qui me surprit & me frappa, porta dans mon cœur une joye tumultueuse, dans laqu-elle je crus aussi-tôt voir la mort assurée de mon Tyran, & ma prison ouverte; je sentis renaître subitement toutes mes forces; j'eusse été capable à l'instant de partir, & de fuir la Syrie jusqu'aux extrémités de la terre. Je rendis graces sans doute à mon Eunuque de cette nouvelle; je l'intéressai à mon malheur; je le priai de se faire instruire exactement de l'état du Pacha, de m'en faire part à toutes les heures, & s'il se pouvoit, à tous les momens de chaque jours; il me le promit, & il n'y manqua pas; nos intérêts sur cet évenement étoient en quelque maniere communs: car le Pacha d'Alep ne déployoit pas toutes ses rigueurs sur moi seule. Il paroissoit être la terreur de tous ceux que le destin avoit condamnés à le servir; je jugeois son ame sans pitié, je croyois au moins alors qu'il n'en pouvoit sortir que des injustices & des haines; aussi son palais, à mes yeux, ressembloit-il plutôt à de vastes prisons, qu'au Serrail d'un Seigneur puissant; mes plaintes & mes gémissemens me sembloient y en exciter d'autres, & y perpétuer l'image de la désolation; loin d'y voir un séjour semblable à ces Serrails des Princes d'Orient, où les jeux & les fêtes sont l'occupation & les devoirs des Femmes, & où leur maître partage avec elles tous les plaisirs qu'elles s'étudient à lui donner; ce n'étoit pour moi qu'un palais de tristesse & de deuil, qu'un assemblage d'infortunés, de tout âge, de tout sexe, livrés à un éternel tourment. Il est aisé de comprendre quelle fut mon inquiétude & mon agitation sur la suite, & l'évenement de cette maladie. Zoa, mon Eunuque, m'instruisoit de tout ce qu'il en pouvoit apprendre; quelques jours se passerent, pendant lesquels le Pacha perdit peu-à-peu ses forces, & fut enfin déclaré hors de toute espérance, lorsqu'au moment même on entendit crier les Janissaires qui gardoient l'extérieur du Serrail. Ces cris étoient des cris de joye. Dieu soit loué, disoit-on, voilà le célébre Bezzoudour qui arrive, & qui va sauver notre maître! ce fut une rumeur extraordinaire, elle parvint jusqu'à mon Eunuque qui m'en informa sur le champ; on fit précipitamment passer l'Astrologue dans l'appartement du Pacha; il prit tous les éclaircissemens qu'il jugea nécessaires sur les causes & sur l'état présent de sa maladie; il y appliqua toute son intelligence & tous ses soins, qui réussirent si merveilleusement, qu'en très-peu de temps il arracha le Pacha des mains de la mort, & qu'il le remit dans une pleine convalescence.

Toute la Ville d'Alep ne manqua pas de donner les marques extérieures d'une joye éclatante pendant plusieurs jours; c'étoient des feux, des illuminations, par-tout des chants à l'honneur de Bezzoudour, par lesquels on l'élevoit au-dessus des autres hommes, comme si c'eût été quelque nouveau Prophete envoyé parmi eux. Les Officiers de la maison du Pacha se rendirent chez lui, tous les principaux de la Ville, à leur exemple, s'y rendirent. Le Pacha lui-même se voyant enfin rétabli d'une maniere presque miraculeuse, conçut une opinion extraordinaire de la science & des talens de Bezzoudour; il envisagea cet Astrologue comme un autre Avicenne, comme un trésor précieux qu'il eût fort souhaité conserver à Alep, & il lui déféra toutes sortes d'honneurs. Zoa, mon Eunuque, m'apprit que les fêtes & les réjouissances du peuple, ainsi que les louanges qu'on donnoit à ce Philosophe, avoient extrêmement flatté le Pacha, & répandu dans son ame une sérénité, une joye que personne jusqu'alors ne lui avoit encore connue; & j'eus moi-même une preuve évidente de cette métamorphose en lui, lorsque quelques jours après, il m'envoya un Officier de sa maison pour me dire, qu'il consentoit à finir mes peines, & qu'il comptoit que ces premieres épreuves me feroient rentrer dans mes devoirs.

On me retira de la Tour du Soïc, & je n'eus que le Parc à traverser pour entrer dans une grande Gallerie, d'où l'on me fit passer en plusieurs Salles, & enfin dans celle où il m'attendoit.... Approche-toi, me dit-il, sans crainte; viens, Fille de Scio, je t'offre une place à mes côtés: tu t'es rendue criminelle à mes yeux, au moment même que le Ciel t'a mise en ma puissance; mais il en coûte moins de pardonner, que de punir, lorsque le cœur en donne le conseil. Juge si tes premiers regards, quoiqu'allumés d'une indigne colere, ont pénétré mon ame de tendresse & de pitié; juge de l'empire que je t'aurois cédé sur elle, si la tienne eût été capable de sentimens plus doux & plus conformes à ton état. Je pardonne, contitinuat-il, à ta fragile jeunesse. Je te fais libre dans mon Serrail; je t'y admets au premier rang de mes Femmes; viens prendre part à la joye universelle que le rétablissement de ma santé fait éclater dans tous les cœurs, & mérite par tes sentimens, autant que par tes charmes, de passer près de moi des jours paisibles & fortunés.

Ce discours me fit une vive impression. Je voyois devant mes yeux le Maître de ma vie; à peine étois-je sortie de l'horrible prison, où il auroit pû me la faire consumer dans les tourmens; je me voyois condamnée à la passer, cette vie, dans l'esclavage, & maîtresse pourtant d'en adoucir en quelque maniere la rigueur; d'ailleurs sans secours, sans appui, abandonnée de toute la nature, mes cris au Ciel tant de fois élevés en vain, tant de fois ayant attendu des miracles d'amour, & tant de fois m'étant convaincue par moi-même que mon Amant devoit être à jamais perdu pour moi. Hélas! à qui pouvois-je avoir recours en cette accablante extrêmité? Je voudrois que la Vertu, que la Sainteté me parlât elle-même, & me fît connoître aujourd'hui la voye que j'eusse dû prendre alors, pour conserver toute l'innocence, toute la pureté de mon cœur, en me préservant des nouveaux coups que je voyois suspendus sur ma tête. Voici cependant ce que je fus capable de lui répondre, lorsque je m'apperçus que mon silence étoit déja prêt à l'aigrir: Seigneur! lui dis-je, je sçai que je suis votre Esclave, que ma destinée est dans vos mains; je comprends que si le Ciel a voulu me faire survivre à l'infamie des prisons où vous m'avez précipitée, c'est qu'il a résolu sans doute de conserver mes jours dans ce Serrail à votre suite; & si telle est sa volonté, je me prosterne devant ses décrets. Mais, ajoutai-je, s'il est vrai que vous ayez déja jetté des yeux de pitié sur moi, si ma timide, si ma tremblante jeunesse a donné des bornes à votre courroux, je vous implore aujourd'hui, pour obtenir des bornes à vos bontés: vous me voyez sans forces, sans vie, chancellante, accablée & presque détruite par tous les maux que vous m'avez causés. Considérez que les tristes soupirs qui s'élancent du fond de mon ame, paroissent en être les derniers soupirs. Je tombe à vos pieds mourante, & j'implore votre compassion. Je n'eus pas en effet la force d'aller plus loin. Le Pacha me parut satisfait de ce premier retour vers lui; il me tendit les bras, me releva, & ordonna ensuite que l'on me conduisît dans l'appartement qui m'étoit destiné.

Mes Eunuques m'y suivirent, des Femmes Esclaves y vinrent; je trouvai des bains prêts, des rafraîchissemens & des parfums: les jours suivans furent les mêmes; on eut pour moi toutes sortes d'empressemens, de vigilance & de soins: mais bien loin que ces nouveaux traitemens fussent capables de me rendre mes forces & ma santé, je sentis qu'elle s'affoiblissoit d'un jour à l'autre, au point que bien-tôt après je tombai dans une maladie de langueur, qui fit juger que j'étois près de ma fin. On s'efforçoit de me donner tous les soulagemens imaginables, toutes les consolations possibles, mais sans succès. Mon Eunuque Zoa, qui s'étoit attaché à moi plus particulierement que les autres, en ressentoit de vives inquiétudes: ma seule consolation étoit de voir, par ses veilles, par ses soins, les mouvemens de son affection. Il rendoit compte au Pacha tous les jours de l'état de ma maladie: il lui en fit un jour un tableau si triste & si touchant, que le Pacha se transporta dans mon appartement lui-même, pour s'en instruire par ses propres yeux: il m'en parut attendri. Seigneur! lui dis-je, voilà enfin votre Esclave expirante: n'imputez qu'à vous-même la perte que vous en allez faire; vos sévérités m'ont mise dans cet état, & sont cause que je vais perdre une vie que je connois à peine encore, & que je ne sçaurois regretter: je ne dois pourtant pas la quitter, sans vous apprendre que jamais je ne me suis crue destinée à l'esclavage; que je me suis toujours sentie en droit de disposer de mon cœur & de ma main; que ces sentimens sont nés avec moi, & n'ont jamais pû faire place à d'autres; que s'il y a eu un homme capable de me dérober le secret de ma naissance & de mon état; que si un Marchand de Scio a bien pû être assez perfide & assez inhumain pour m'enlever & me livrer, comme il a fait, à une odieuse captivité, j'ai des graces à rendre au Maître des Maîtres, dont la main va me fermer les yeux: je les lui rends du fond de mon cœur, de m'enlever dès la fleur de la jeunesse la plus tendre, & de me reprendre dans son sein sacré, telle que j'étois & que je suis.

A ce discours, le Pacha fut ému à la fois de colere & de pitié: le fidele Zoa s'en apperçut; il se prosterna à ses pieds, & lui dit. Puissant Roi de Syrie! sois favorable à la priere que te va faire le dernier de tes Esclaves, mais le plus ardent & le plus zélé: tu vois périr cette jeune Femme à tes yeux; c'est la plus belle Fleur de tes Jardins, qu'un souffle impur va détruire, lorsque tu peux l'en garantir. Hélas! elle t'est chere, & nous le sçavons: les soins que tu nous as ordonné de prendre autour d'elle, nous le prouvent assez; ta colere, ta vengeance, & tes attendrissemens enfin ne permettent pas qu'on en doute. Comment donc te résous-tu à voir l'Ange de la mort prêt à te l'enlever? Si tous les Eunuques, Astrologues & Médecins de ton Palais ont épuisé leur science, ne te reste-t-il pas une ressource infaillible, celle même à qui tu dois le jour? Quoi! tu possedes dans la Ville d'Alep le plus éclairé des Sçavans de l'Asie, le plus célebre des Philosophes & des Médecins, & ton humanité & ta bonté, & ta compassion pour cette jeune Femme, ne te permettront pas, dans une conjoncture si triste, de franchir une fois l'austere bienséance de ton Serrail? Permets donc que le fameux Bezzoudour en ait l'accès; souffre qu'il pénetre jusques dans cet intérieur, & sois témoin toi-même de ce qu'il prononcera sur la durée des jours de cette jeune infortunée, de ce qu'on pourra encore en artendre, ou de ce qu'il faut en désespérer.

J'y consens, reprit le Pacha: mais qu'elle sente le prix du sacrifice que je lui fais; car je jure que si, après son rétablissement, je ne vois point par son zele & ses empressemens une reconnoissance sans mesure, égale à ma bonté, elle doit s'attendre à une vengeance capable d'aller encore au-delà. Alors il appella un Esclave, & lui ordonna d'aller chercher Bezzoudour; il parla bas à mon premier Eunuque; je compris qu'il donnoit ses ordres pour toutes les précautions qu'il vouloit que l'on prît, avant que Bezzoudour fut arrivé; en effet, je vis fermer toutes les ouvertures, toutes les fenêtres de ma chambre; je vis étendre un drap de soye autour de mon lit, & ce drap de soye m'enfermoit de maniere qu'aucune lumiere de ma chambre n'auroit pû pénétrer jusqu'à moi en peu d'heures. J'entendis un grand monde entrer dans cette même chambre, c'étoit le Pacha suivi de Bezzoudour & de plusieurs Eunuques; quatre de ces Eunuques portoient des flambeaux & se tenoient autour de moi, quatre autres, le sabre à la main, environnoient Bezzoudour, c'est de Zoa que j'appris le lendemain toute cette formalité: on apporta des carreaux, on les rangea sur le tapis de ma chambre; le Pacha vint s'asseoir près de moi, Bezzoudour de même à mon chevet; ensorte que sans pouvoir percer la nuit obscure du dedans de mon lit, je ne laissois pas de sentir que le seul drap de soye nous séparoit. Le Pacha ensuite s'adressa à Bezzoudour, & lui dit: homme célébre & digne de toutes louanges! Toi qui m'as garanti d'une mort presque certaine, vois quelle éminente place tu tiens dans mon estime, puisque contre toute regle je te donne l'entrée dans l'intérieur de mon palais; mais si la haute sagesse m'y détermine, je t'avourai que j'y suis encore excité par l'intérêt violent dont mon cœur est épris pour une de mes Femmes, près de laqu-elle je te fais asseoir; j'envisage avec effroi le danger de sa vie; elle est atteinte depuis quelque temps d'une langueur qui tous les jours s'augmente, & qui semble annoncer une déplorable fin. Je veux donc que tu déployes ici tous les secrets de ton art, que l'essort de ton génie te guide & t'éléve, & te fasse porter tes regards jusques sur la table de lumiere pour y lire l'arrêt de son destin. Seigneur, lui répondit Bezzoudour, je vous ai voué mes services, tout ce qui approche de votre personne les mérite, & les exige comme vous-même; la langueur effrayante dont votre jeune Femme est atteinte, peut encore recevoir des secours humains, & les miens peut-être auront leur succès; mais s'il faut que je juge de l'état de cette Femme sciemment, il faut que je sois premierement instruit de l'état du sang qui coule dans ses veines, & c'est ce que je ne puis connoître, si vous ne m'autorisez à tenir son bras dans ma main; ce drap de soye qui nous sépare, me garantira sous vos yeux de l'immodestie qu'il y auroit à la toucher, & rien n'empêchera qu'au travers de ce même drap de soye, je n'acquiere la premiere connoissance, dont je ne puis me passer. J'y consens, dit le Pacha.

Bezzoudour alors m'adressa la parole, & me dit: Femme d'Aly! soulevez votre bras, faites qu'il pose sur ma main. Mais j'étois dans un si grand assoupissement; mon ame, ainsi que mes yeux, étoient plongés dans de si profondes ténebres, que j'avois à peine l'esprit présent à ce qui se passoit. Bezzoudour répéta; Femme d'Aly! soulevez votre bras, & le posez sur ma main. A ces derniers mots, je revins à moi; je soulevai ma tête; mes yeux s'entr'ouvrirent, comme dans le cours d'un songe qui se trouve interrompu, où l'on ne sçait encore si l'image qui fuit, est chimérique ou réelle. Mais Bezzoudour, pour la troisieme fois, me dit d'un ton plus élevé: Femme d'Aly! entendez-moi, posez votre bras sur ma main. Je levai donc mon bras tout tremblant; je l'avançai & le poussai contre le drap de soye qui me touchoit; & je sentis que sa main le reçut: il le tint quelque temps dans cet état; mais un profond silence regna dans toute la Chambre, & on entendit ces paroles. J'atteste le Ciel, que si le bras que ma main supporte, est orné d'un bracelet de six chaînes d'or, que si ce bracelet est orné de douze diamans blancs & noirs, quiconque le possede, doit espérer la fin prochaine de ses douleurs. Qu'entends-je? Quelles paroles? Est-ce que je rêve? Non; je veille, me disois-je: c'est lui qui me parle, c'est lui même; & par quel miracle cela devient-il possible? Une vapeur brûlante s'alluma subitement dans ma tête; je me crus transportée dans le vuide des airs, parmi des feux & des sillons de lumiere, que mes foibles yeux ne pouvoient soutenir: tout ce que j'entendois, n'étoit que prestiges & illusions; mon cœur qui en ressentoit un trouble & un désordre inconcevable, ne sussisoit pas encore à m'en persuader. Quoi! ce Philosophe célebre, cette lumiere de l'Asie, ce Bezzoudour venu de Samosate en ce Palais, pour y sauver la vie au Pacha, qu'on amene, pour sauver la mienne, jusqu'au chevet de mon lit; ce même Bezzoudour, me disois-je, fait place ici à mon Amant qui me serre actuellement la main, lui de qui je me croyois entiérement abandonnée; lui que je pensois être au-delà des mers, dans les bras de quelque nouvelle Epouse, prêt à éteindre ses premiers feux; lui dont j'eusse voulu pouvoir effacer mille fois l'image qui seule causoit tous mes malheurs, & qui seule me donnoit le courage de les supporter? Quoi! c'est lui que je ne puis voir, mais que je sens à mon chevet, qui tient ma main, qui l'enveloppe & l'enserre dans la sienne, à la face même de notre ennemi. J'étois transportée si loin de moi même, que toute cette avanture me paroissoit à perte de vûe: il m'avoit été défendu de parler, de prononcer un seul mot; hélas! quand j'aurois été libre de le faire, l'épuisement de mon ame étoit si grand, que chaque mot se seroit évanoui sur mes levres; que mes plus grands efforts n'auroient pû éclater que par des soupirs profonds: aussi sentis-je tout-à-coup les esprits de ma vie passer dans cette main que soutenoit mon Amant, ou plutôt dans sa main même, dont le toucher m'enleva dans une espece d'extase & de ravissement; image de ces joies célestes qui sont trop au-dessus des sensations humaines, pour qu'on puisse les contenir.

Mais que devint pendant cela mon adorable Belzek? Il ne me resta pas la faculté d'y penser. Je m'en informai, tremblante après cette scene: Zoa m'apprit qu'il avoit fait une assez longue séance à mes côtés; qu'il avoit obtenu du Pacha la permission d'en faire encore une. J'entendis moi-même le reste de leur conversation, qui finit par ces mots: Seigneur, dit le prétendu Bezzoudour, je vous remets trois tablettes pour l'usage de cette personne; elles renferment un baume précieux: que cette jeune Femme les reçoive de votre main, aussi-tôt que je me serai retiré; peut-être arrivera-t-il qu'elles opéreront en elle un prompt soulagement. J'entendis alors du bruit & du mouvement; Belzek suivit le Pacha; tout disparut: mais il est vrai que si la perte de mon Amant, si les cruautés du Pacha m'avoient accablée de douleurs mortelles, cet évenement qui fut pour moi un vrai miracle, fit en moi tout-à-coup aussi le miracle de ma guérison; & tout sembloit y concourir. Quels charmes en effet ne répandoiton pas dans mon cœur, quand j'entendois ce palais retentir du nom de Bezzoudour, lorsque mes Femmes & mes Eunuques autour de moi, s'entretenoient incessamment des prodiges qu'on lui voyoit faire, non-seulement au Serrail, mais encore dans toute la Ville d'Alep, où j'apprenois qu'il acqueroit de jour en jour l'amour des grands & des petits, assistant les uns, éclairant les autres, ne s'occupant qu'à servir tout ce qui se présentoit. Non, certes! me disoient mes Eunuques, Bezzoudour n'est point un homme semblable aux hommes ordinaires, à ceux même dont on vante la haute sagesse & la science profonde. Qui dit un Sage parmi nous, dit un homme de qui les passions sont à couvert sous le manteau des années, de qui la science est le fruit ordinaire d'une longue expérience, de qui le sçavoir & la sagesse sont toujours gravés sur son front; & Bezzoudour n'y porte que les graces de l'aimable adolescence; il paroît parmi nous bien moins sous l'apparence d'un Philosophe, que sous la forme de ces genies bienfaisans, qui se plaisent quelquefois à se confondre parmi les hommes, pour les secourir dans leur vie, pour les conduire & les mener à des douceurs & à des biens, que d'eux-mêmes ils n'y trouveroient pas: non certes! repetoient-ils, Bezzoudour n'est point de la classe commune des hommes, ni de celle même des Sages d'Orient. Je les écoutois sans les interrompre, toute occupée de l'image de mon Amant, que ces discours paroient & embellissoient encore à mes yeux: c'étoit une fête au-dedans de mon ame; j'y voyois Belzek en effet comme un Ange de lumiere, prêt à me donner ses tout-puissans secours contre mon oppresseur & mon tyran. Je me considérois captive dans une triple clôture, environnée d'Esclaves vigilans: mais, comme si le Ciel même m'eût parlé, j'attendois tranquillement le moment infaillible où mon Amant, comme un autre Génie, devoit renverser ces murs, & m'enlever de cet infame Serrail. Je sçavois qu'au cinquiéme jour suivant il reviendroit prendre sa place auprès de moi; je n'ignorois pas qu'il ne me seroit point permis de l'y voir: mais quoique le voir fût sans doute alors l'objet de mes vœux, je ne sçai quelle sécurité intérieure m'empêchoit de m'en affliger. J'étois la plus contente & la plus fortunée des Femmes, de penser seulement qu'il reviendroit à mes côtés; que nous pourrions encore presser le drap de soie que l'on opposeroit entre nous; que mon cher Belzek reprendroit la main de sa chere Daïra; qu'il la tiendroit encore dans la sienne; que nos ames s'y réuniroient, & que, par des liens toujours invisibles & des élancemens toujours plus violens, elles s'enchaîneroient de nouveau, pour se pénétrer l'une de l'autre plus intimement que jamais. Je dévorois avec transport toutes ces espérances; & l'intervalle du temps qui s'écoula, ne fut pour moi qu'un songe délicieux: rien ne le troubloit en effet, que la contrainte que j'avois à m'imposer, pour dérober à mes Eunuques la connoissance de ma secrette joye & de mes douces agitations, que je m'efforçois de renfermer au-dedans de moi-même, & qui quelquefois, dans mes mouvemens, dans mon maintien, jusques dans mes regards, perçoient & se décéloient encore malgré moi.

C'est ainsi que j'attendois ce jour promis: il arriva enfin. Mais, oh! jour terrible! & comment oser se rappeller, se représenter & se peindre ma chambre de toutes parts fermée, le dedans de mon lit inaccessible à toute lumiere, par le même drap de soye, dont il étoit entouré! Le Pacha au pied de ce lit, Belzek à mon chevet, environné d'Eunuques, les torches & les sabres à la main! Comment, sans frémir, imaginer l'appareil de cette seconde visite, lorsqu'on sçait ce qui s'y passa! Etant donc extrêmement attentive à ses mouvemens, aussi-tôt que je le jugeai assis à mon chevet, je lui tendis le bras d'abord; ma main cherchoit celle de mon Amant: aurois-je pû la retenir? Mais pendant un assez long temps, je ne sentis point la sienne s'avancer de même, & rien ne pouvoit servir à m'en expliquer la raison, car il régnoit alors dans toute ma chambre un grand silence, qu'à la fin le Pacha interrompit par ces mots. Je t'ai donné, Bezzoudour, une preuve signalée de l'opinion que j'avois de ta haute vertu; tu vois que je t'en donne une nouvelle. Les sentimens de ton cœur y repondront-ils jusqu'au bout? Seigneur, reprit le prétendu Bezzoudour, je conçois par les efforts que vous vous faites pour transgresser la regle des Serrails, pour me faire pénétrer jusques dans l'intérieur du vôtre, combien vous touche & vous importe la vie & la santé de cette précieuse Femme. Non, reprit le Pacha, tu ne sçais pas encore à quel point; & je vais te l'apprendre. Tu m'as donné trois tablettes pour son usage: je n'ai pû me défendre de les examiner par moi-même, pour connoître le baume qui y étoit renfermé; je les ai rompues, ces tablettes; regarde, continua-t-il, ce que j'y ai découvert. A l'instant il en tira une, qui se trouva n'être qu'une écorce seche & fine, dans laqu-elle étoit renfermée une petite feuille de papier roulé. Tiens, dit-il, regarde cet écrit que je tiens en mes mains: as-tu la force & l'impudence de lever tes yeux jusqu'à moi? Tu ne le peux, ou tu ne l'oses; écoute-moi, je vais te lire ce qu'il contient. Le Pacha accompagna ce discours de ses regards sinistres, & lut hautement ce peu de mots. Daïra! idole de mon cœur, ton affreuse captivité me fait gémir plus que toi, j'entreprens de t'en délivrer, fallût-il pour cela des prodiges & des miracles, reposet'en sur mon amour. Fourbe insigne! s'écria le Pacha, d'un ton foudroyant, quelle est ton audace, mais quelle est ta perfidie; je te défére les plus grands honneurs; je te comble de mes bienfaits; je te reçois dans mon sein, & c'est dans mon sein, dans mon propre sein, que tu conçois le projet abominable d'enlever ma Femme à mes yeux. Tu mourras .. Ciel! m'écriai-je, arrête, malheureux, ou frappe-moi des premiers coups. Je prononçai ces paroles avec des cris à fendre la voûte, & je m'agitai tout-à-coup avec tant de transport & de violence, que je rompis & brisai ce qui m'environnoit: les rideaux de mon lit, le drap de soye, tout se sépara, & tomba par terre, & me fit voir auprès de moi le Pacha interdit & glacé; & comme si quelque furie m'eût soudain prêté sa force & sa rage, je portai tout-à-coup la main sur son poignard, je le tins dans ma main flamboyant, & lui dit: Tyran! si mon Amant est la victime, tu vois en moi son vengeur; je vais percer de mille coups ton cœur barbare ou le mien; & j'étois le bras levé, mes yeux enflammés, tout dévorans les siens, toute prête à lui porter un coup mortel. Ma témérité l'effraya, & lui fit faire quelques pas en arricre. Cette action répandit dans toute la chambre une épouvante, & une horreur, qui s'accrut encore par un plus profond silence, par la consternation répandue sur la face de tous ces noirs Eunuques, à la lueur de leurs torches funébres, à l'éclat de leurs cymeterres suspendus sur la tête de mon Amant; mais je le vis tout-à-coup s'approcher du Pacha d'un pas assuré, & lui adresser ces paroles. Pacha! vois ce que peut dans nos ames, un amour à la fois excessif & malheureux. L'audace de Daïra te le fait connoître, autant que ce Billet te l'a appris. Je parois coupable à ton égard; mais j'ai rempli mes devoirs auprès d'elle. Ferme un instant les yeux sur l'affreux tableau de cette scene, & prête l'oreille à la vérité qui te parle. Daïra est en ton pouvoir aujourd'hui; mais apprens que son esclavage ici n'est que l'effet d'une trahison détestable; tu l'as reçue des mains d'un Marchand de Scio; tu la confonds en ton Serrail parmi les Femmes qu'un fatal destin a fait naître dans les pays conquis & subjugués par les Sultans, & qui trouvent dès le berceau les loix de leur esclavage écrites sur leur front: connois Daïra, vois en elle une Fille Turque de qui l'état est libre, & qui peut t'attirer de redoutables ennemis. Sçache, que je suis en état de t'éclaircir cette vérité, de t'en convaincre, & de demander justice de l'oppression que souffre ici dans un séjour odieux, une Fille libre & indépendante, contre laqu-elle tu ne peux rien, sans violer injurieusement les loix qui la protégent; mais apprens tout, & connois-moi comme elle. Je ne suis point ce fameux Bezzoudour de Samosate, tu vois en moi un jeune Etranger sorti de sa patrie, & prêt à y retourner, lorsque je pourrai remporter avec moi le bien qui m'a été ravi: c'est Daïra, que je vois souffrante dans une indigne captivité; c'est elle qu'un perfide Marchand a bien pu arracher de mes mains, dans le temps même qu'à la face du Ciel, nous nous faisions l'un à l'autre le serment inviolable d'être unis à jamais; c'est cette moitié de moi-même, sans laqu-elle je ne puis vivre, après laqu-elle je cours, qui m'a fait entreprendre de suivre jusqu'à la fin son sort, & d'en faire le mien; on l'a arrachée de mes bras, je l'ai suivie pour la sauver; je suis parti de Scio comme elle, je me suis rendu à Alep, résolu d'y passer le reste de ma vie, plutôt que d'en sortir sans elle. J'ai tenté plusieurs projets; ton impénétrable Serrail les a tous détruits: le Ciel enfin a permis que tes jours fussent menacés d'une fin prochaine, & que j'aye sçu que tu desirois le Médecin de Samosate. J'ai trouvé le moyen d'empêcher qu'on y fût: on n'y a point été; & après quelques jours écoulés, je me suis fait annoncer, comme si c'eût été Bezzoudour lui-même. Je te demande ici, Pacha, de considérer un moment qu'on m'a rendu Maître de ta destinée; que ta vie a été en mes mains; que j'ai pû en disposer impunément à mon gré. Reprends ta place un instant. Maître de trancher le cours d'une vie qui ne pouvoit m'être que funeste, je ne détruisois en toi qu'un ravisseur, qui ne m'étoit connu que par ce titre odieux; je faisois cesser un honteux esclavage; & mon Epouse étoit à moi. Considere! Pacha, continua Belzek, que, dans ces mêmes circonstances, on m'a vu employer ardemment tout mon peu de lumieres, & faire usage de quelques secrets qui me sont parvenus par une espece de miracle, pour opérer en toi une prompte guérison: toute la Ville d'Alep en fait encore mes éloges. Mais au moins dois-tu bien penser que je n'agissois pas ainsi sans objet, & que, si je te donnois cette preuve insigne de ma générosité, ce ne pouvoit être que pour t'en instruire, & pour obtenir le prix qu'elle méritoit. En effet, Daïra qui est l'ame de toutes mes démarches, étoit le prix que j'en attendois; & j'étois un jour sur le point de t'en faire la demande, lorsqu'on me fit l'histoire de ton cœur sans pitié, lorsqu'on m'apprit que les chambres de ton Serrail étoient d'invincibles prisons; lorsque je sçus enfin que ma malheureuse Epouse avoit été précipitée par tes ordres barbares, dans les cachots de la Tour du Soïc. Juge, si tu le peux, quels furent les tourmens de mon cœur, & les transports de ma colere, d'imaginer Daïra, le flambeau de ma vie, la Reine de mon cœur, que je voudrois voir assise sur les Trônes; Daïra! prisonniere comme une criminelle, abandonnée aux sanglots & aux larmes, lançant au Ciel des cris qui sembloient parvenir à moi, des cris que je croyois entendre me reprocher l'impuissance où j'étois de la secourir, ou m'accuser peut-être du crime affreux d'un abandon, le plus grand des crimes en effet que j'eusse pû commettre, après les vœux & les sermens que je lui avois faits, & que je lui fais encore d'attacher mon ame à la sienne, & mes jours aux siens: juge des playes mortelles dont j'étois atteint, & des maux insoutenables que j'avois à souffrir, & ne t'étonne pas si le Ciel, ayant voulu qu'elle succombât aux siens, pour te forcer à me faire arriver jusqu'à elle, ne t'étonne pas si j'ai tenté, sous le faux nom de Bezzoudour, de lui dévoiler son Amant, qui n'est ici que pour elle, qui n'a pris soin de ta vie, à toi Pacha, que pour elle, & qui pour elle enfin sacrifiera mille fois la sienne, s'il faut cela pour la sauver.

Belzek se tut à ces mots, fixant de ses yeux le Pacha, ainsi que je faisois moi-même, pour découvrir la véritable impression que ce discours auroit fait sur lui: mais il ne lui échappa ni geste, ni regard qui pût être expliqué pour ou contre nous; ce qui nous rendit plus attentifs encore à la réponse qu'il fit, en s'adressant à Belzek. Je te sçai gré, lui dit-il, jeune homme, de toute l'histoire que tu m'as racontée: elle a suspendu les premiers mouvemens de mon courroux, en me faisant connoître à qui je dois le service que tu m'as rendu; certes il est grand; & quelque peu d'estime qu'on fasse de la vie, qui nous la préserve, mérite qu'on le reconnoisse autant qu'elle peut durer: mais tu n'ignores pas que, si la vie est un bien parmi les hommes, l'honneur en est un autre, devant lequel tout disparoît; & que si le bienfait que j'ai reçu de toi, t'a rendu digne d'une ample récompense, le forfait que tu as commis dans le Sanctuaire de mon Palais, emporte sa peine avec soi; que tout autre que toi n'y survivroit pas un moment. Tu me proposes d'être envers toi équitable & généreux: ma bonté seule me fait aller plus loin; elle ne déploye sur ton crime que miséricorde & compassion; elle ne me fait voir en toi qu'un jeune homme inexpérimenté, abusé dans la folle passion qui l'enyvre, qui vient ici profaner un azyle sacré, & m'y faire des outrages, dont lui-même ne connoît pas l'énormité, & qui sont assez inouis pour qu'on puisse les regarder comme de vrais égaremens d'un foible esprit. C'est dans cette pensée, qu'ici même où tu mets ma vie en danger, je te fais grace de la tienne, & que je donne ma parole de Musulman qu'on n'y attentera pas: mais écoute la condition que je prescris, & n'en attends pas une autre. Je veux qu'à l'instant mes Eunuques te conduisent jusqu'aux portes extérieures de mon Palais; que là, douze Janissaires s'assurent de toi; qu'ils te guident; qu'ils t'escortent jusqu'au Port le plus prochain; qu'ils y ordonnent & préparent ton embarquement; qu'ils en soient les témoins, ainsi que de ton départ; & qu'ils y demeurent, & ne reviennent que lorsque ton Vaisseau voguant sur la vaste Mer, se dérobera entiérement à leurs yeux: puissent ensuite les vents te faire voler comme un trait jusqu'à ta Patrie, & s'il le faut, jusqu'au bout de l'Univers.

Cœur inhumain! reprit mon Amant, mais d'une voix que la fureur avoit déja presque éteinte, ravisseur barbare! rends-moi mon Epouse, que je l'emporte en mes bras: tu me verras m'élancer comme un éclair, l'enlever de ces infames lieux, comme si je la sauvois d'un brazier infernal, où je la verrois prête à périr. Rends-moi mon bien, rends-moi mon Epouse, si tu veux conserver ma vie: je ne vis que par elle; si tu veux me la conserver sans elle, j'aime mieux cent fois mourir. Eunuques! s'écria le Pacha, qu'on s'empare de ce jeune homme, qu'on l'emmene, & que mes ordres soient à l'instant exécutés! Ces derniers mots me frapperent, comme si c'eût été l'Arrêt de sa mort. Vois-moi, lui dis-je, mon Amant, vois ta Femme qui te suit. Je fonds sur la troupe, le poignard à la main. Belzek passe de la défense à l'attaque: je le vois renverser deux Eunuques qui couvroient le Pacha; je le vois se saisir du sabre d'un autre, paroître au milieu de cette troupe, comme le Dieu des batailles, répandre autour de lui, dans toute ma chambre, la terreur & la mort. Ce fut un effroi si grand, un désordre si subit, qu'on entendit les cymeterres se choquer, tomber en éclats par terre; que les torches tout-à-coup s'éteignirent; qu'on fut à l'instant enveloppé dans une profonde nuit; le reste m'échappa; je succombai à de si terribles efforts; je me crus frappée de mille coups, je tombai au pied de mon lit; je n'ai point sçû par moi-même la suite de cette affreuse journée: helas! ma mort auroit dû l'être; le seul souvenir de cette scene exécrable, étoit capable de me la causer; mais soit que le destin m'eût donné des forces capables de résister à ces coups, qu'il voulût peut-être par-là me preparer encore à de plus grands; soit que les premieres atteintes de douleurs que cause une playe récente, ne soient point aussi vives que lorsqu'elle a fait son progrès, & envenimé son propre dépôt; il faut que je l'avoue, toute cette sanglante catastrophe se représenta le lendemain à mes yeux dénuée des circonstances effroyables, qui devoient naturellement l'accompagner. On m'avoit transportée dans une autre chambre. Je n'y vis rien qui m'indiquât ce qu'étoit devenu mon Amant. Je me retrouvai sous la puissance du Pacha, que j'avois outragé; je crus du même coup-d'œil voir tomber sa vengeance; mais tout sembloit m'assurer au-delà, tout me persuadoit que mon Amant s'étoit fait jour au travers des Eunuques & des Gardes du Serrail; j'allois mourir tranquille, dans la confiance que mon Amant étoit en sureté. J'étois dans cet état le lendemain; j'y restai quelques jours de suite, peu occupée des momens qui me restoient à vivre, lorsque je vis quatre Noirs entrer dans ma chambre, & m'apporter l'ordre de leur Maître, d'en sortir sur le champ, pour me rendre au lieu où il m'attendoit; c'étoit-là qu'on devoit me juger.

A peine eus-je entendu ces paroles, que je me levai & les suivis; on me fit passer dans les Jardins; on me fit entrer dans un bois fort sombre, au centre duquel étoit un Kioske qui ne contenoit qu'une Salle spacieuse. J'entrai dans cette Salle: Aly Oglou y étoit assis sur une espece de Trône; on me fit avancer au milieu; je me trouvai tout-à-coup environnée d'un grand nombre de ces noirs Eunuques, qui, comme des spectres sortans de l'abîme, sembloient impatiens de s'y replonger avec moi.

Alors le Pacha, après les avoir un temps considérés, leur adressa ce bref discours. Fideles Eunuques! vous voyez la chétive Esclave qui a été capable d'attenter à la vie de son Maître, & d'outrager son honneur. Apprenez-moi quel est le châtiment qu'on pourroit égaler à son crime. J'écoutai ces effroyables paroles, sans en être presque émue. Hélas! & je ne puis pas seulement aujourd'hui me les rappeller, sans que tout mon corps n'en frissonne: je vis alors un de ces monstres cruels se prosterner aux pieds du Pacha, la face contre terre, & lui dire: Seigneur, quand les plus légeres offenses d'un Esclave à son Maître entraînent les grands châtimens, & que tu nous exposes ici un attentat énorme contre ta personne sacrée, que pouvons-nous te répondre? Ecoute la Loi, consulte ce que tu dois d'exemple à ton Serrail, ce qu'exige de toi ta propre sureté: tu verras que tout condamne ton Esclave à la mort, & qu'aucun motif ne doit, ni ne peut la sauver. Cet Eunuque se tut.

Un autre reprit: tout-puissant Maître! notre destinée est en tes mains; tu peux disposer de nos jours, quand ils ne seroient pas même proscrits pour un crime atroce, tel que celui-ci: mais plus tes volontés sont hautes & absolues, plus les Esclaves qui t'environnent, sont abjets & rampans sous tes yeux; cette distance est sans mesure, & je conçois que ta seule pitié est capable de se déployer, & de s'étendre assez pour atteindre jusqu'à eux. Tu vois devant toi une misérable Fille que la Loi condamne à périr; & tu la vois prête, soumise & résignée à tes décrets: mais tes yeux animés d'une lumiere céleste, ne semblent pas faits pour voir trancher des têtes dans le cœur de ton Palais, ni pour y voir le sang humain ruisseler sur tes tapis. Tu peux souscrire à ce que la Loi d'une part te demande, & tu peux suivre en même temps les mouvemens de ton cœur plein de compassion; que cette infortunée coupable soit enlevée de ces lieux; qu'elle soit enfermée à la Tour du Soïc; qu'elle vive parmi les tristes Cyprès, dans une retraite austere, & que l'excès de son repentir mérite enfin son pardon au dernier de ses jours. Ce fut à peu près là ce que j'entendis prononcer au second Eunuque: j'étois, pour ainsi dire, déja hors de la vie; tous mes sens s'étoient retirés; j'appercevois peu-à-peu mes pensées se détruire, toutes mes idées se réduire presque à rien: soit cependant que je fusse plus particulierement frappée de la voix du troisieme Eunuque qui parla, je crus l'entendre plus distinctement; & lui-même m'a dit que je l'avois entendu; il se prosterna comme les autres, & adressa ce discours au Pacha.

Je ne crois point, vénérable Aly, que la tendresse de ton ame pût soutenir l'effort que tu aurois à lui faire, s'il te falloit prononcer un arrêt de mort de cette même bouche qui n'est créée que pour annoncer aux hommes des graces & des faveurs. Il est vrai que j'ai vû commettre un attentat sur ta personne; mais, ô Roi de Syrie, quand je vois ce que c'est que l'Esclave qui l'a commis, & que j'ose m'élever jusqu'à tes pensées, je ne l'en juge pas plus irrité, ni plus ému, que si c'eût été quelque insecte imperceptible, qui seroit venu se poser sur ton front, que tu aurois laissé voler ou disparoître, pour ne pas prendre la peine seulement d'y penser. Et quelle est en effet cette criminelle qu'on te propose de punir? La voilà, jette les yeux sur elle; considere le néant d'une jeune & malheureuse créature, qui n'a pas encore atteint l'âge où la raison sert de guide, qu'on est venu remettre en tes mains, en quel état, tu le sçais? Dans l'agitation d'un déplorable délire, qui a jetté le trouble dans ses sens, l'égarement dans ses esprits, & entraîné enfin ces tristes effets. Non, non! vénérable Aly, la maladie d'un si foible Enfant n'allume point en toi une fatale colere; toutes les vertus de ton ame concourent à te voiler les yeux, & à mettre un bandeau sur son crime; je ne puis pas même penser que ses jours soient en danger; mais lorsqu'on te conseille d'enfermer cette Esclave dans la tour du Soïc, je ne pense pas davantage qu'elle mérite l'honneur d'habiter l'enceinte de ton Palais; car quelque pitié que j'aye de son état, je ne laisse pas de voir ici le crime vivre en elle, & je doute fort qu'on doive en conserver l'image; quand je pense au contraire qu'on ne sçauroit trop-tôt en perdre le souvenir. Non, je ne crois point que tu veuilles toi-même mêler & confondre tes jeux & tes plaisirs parmi les amertumes que la présence de cette misérable répandroit en ces lieux. Sublime Pacha! purge dignement ton Serrail d'une Esclave vile & méprisable, puisque sa face impure ne peut plus que le souiller; qu'elle disparoisse de ces lieux pour jamais; qu'elle aille à son gré errante & fugitive dans les divers climats de l'Asie, où la guidera son triste destin; par cet équitable arrêt, la justice est satisfaite, & plus encore ta gloire & ta bonté. Je le veux, j'y consens, dit le Pacha, & je fais plus pour qui me donne un si sage conseil; je remets cette Esclave en ses mains, je la lui donne en pur don. A ces terribles mots, je soulevai ma paupiere tremblante; j'apperçus qu'il parloit à Zoa, à lui-même: Zoa! lui dit-il, ton ame n'est point l'ame d'un Esclave; tes vertus sont au-dessus de ton état; il y a long-temps que je le vois; plus aussi tes services m'ont été agréables, plus tu as dû te connoître par toute l'estime que j'ai fait de toi jusqu'à ce jour; mais je veux qu'en ce jour même tu en reçoives de moi la derniere récompense. Tu juges cette Femme digne de vivre, elle vivra pour qui lui sauve la vie; reçois le don que je te fais; j'y ajoute celui de ta liberté; j'y ajoute encore cent Sequins qu'on va te remettre; tu peux désormais choisir ta retraite, & y mener cette Femme avec toi. Alors le Pacha sortit, tous les Eunuques le suivirent; Zoa seul vint à moi & me dit: jeune Femme, rappelle tes sens & ton esprit; que tes frayeurs cessent, apprends dès ce moment que tes malheurs sont finis, & Zoa lui-même disparut à ces mots.

DAÏRA. HISTOIRE ORIENTALE. TROISIÉME PARTIE.

JE ne demeurai pas seule dans le Kioske long-temps: peu de momens s'écoulerent; Zoah revint; il prit mon bras, il me soutint, il m'aida à traverser les Jardins; j'étois foible, inanimée; il eut beaucoup de peine à me faire arriver jusques aux dernieres portes du Parc.

Nous sortimes de ce Parc enfin; mais nous étions à deux milles d'Alep, & mes forces étoient anéanties; Zoah comprit qu'il falloit me faire transporter à la Ville, & il se trouva d'abord dans un cruel embarras; il se tourna; il porta ses regards de tous côtés, & n'en devint que plus inquiet & plus irrésolu. Hélas! se disoit-il à lui même, je ne découvre ici personne qui puisse nous prêter secours; je ne sçais à qui m'adresser, pour envoyer à Alep chercher une litiere; je me vois forcé d'y courir moi-même, & je ne puis me résoudre à laisser la fille de mon Maître seule dans cette campagne; l'état où elle est me fait trembler pour elle, si je la laisse ici jusqu'à mon retour: & si je demeure près d'elle, je ne lui suis d'aucun secours: je ne la sauve point. L'impatience le prit; il vint à moi; il étendit sur le sable, au pied de ces murs, un linge de soye sur lequel il me fit asseoir; il mit sur ma tête un second voile, pour mieux me préserver de l'action du Soleil qui s'élevoit déjà sur l'horison. Daïra, me dit-il, compte sur mon zéle; prens quelque repos en m'attendant; je vais de toutes mes forces & de toute ma vîtesse gagner la Ville; & tu verras dans peu de momens venir une litiere pour t'y transporter. A peine eut-il achevé ces mots, qu'il prit sa course, & que je le perdis de vuë. Je demeurai donc seule au pied des murs de ce Parc, couchée sur les sables, n'ayant devant mes yeux qu'un vaste desert; mon assoupissement alors augmenta, & le sommeil s'empara de moi toute entiere: ce fut le premier sommeil que j'eusse connu depuis long-temps, & il dura peu; j'eus quelques momens après l'oreille frappée d'un bruit confus qui se faisoit autour de moi. Je crus remarquer au travers des doubles voiles qui me couvroient la tête & le visage, que c'étoient des Voyageurs; & ils sembloient en effet suivre leur route le long des murs du Parc: Ils arriverent bien tôt jusqu'où j'étois; ce qui me surprit, c'est qu'ils s'y arrêterent, & que l'instant d'après ils s'approcherent & vinrent à moi directement: je les apperçus plus distinctement alors, & j'entendis qu'ils s'entretenoient, en parcourant des yeux toute ma personne, qu'ils s'entredemandoient, par quel accident une femme seule pouvoir{??} se trouver là; qu'ils doutoient même s'ils devoient me croire vivante. Je pris garde qu'ils étoient deux hommes à cheval, & qu'une litiere, qu'occupoit un troisiéme, étoit arrêtée avec eux. Un de ces hommes mit pied à terre, & s'approcha de moi de très près pour me considérer. Madame, me dit-il, ceci ne peut êtte qu'une avanture bien extraordinaire; nous n'imaginons pas qui vous êtes; mais au seul aspect, il n'est point concevable qu'on vous rencontre au pied de ces murs, seule, couchée sur les sables, dans une plaine aride, éloignée de toute habitation. De grace! Madame, continua-t'il, recevez les secours que nous sommes prêts à vous offrir. Seigneurs, leur répondis-je, je suis mourante, je ne puis pas même vous satisfaire sur ce que vous désirez sçavoir de moi. Je vais dans un moment recevoir les secours qu'il me faut; c'est une litiere qu'on est allé chercher à Alep, & qui va sans doute arriver. Non, Madame, repartit le même homme; non, il ne faut pas l'attendre; & nous ne devons point vous laisser dans cette solitude abandonnée ainsi; si c'est une litiere qu'il faut, nous vous offrons une place dans une que voilà; vous allez être conduite à Alep en toute sureté. Je vis à l'instant l'homme qui me parloit se tourner vers la litiere, & adresser ces mots à un Vieillard qui l'occupoit. Seigneur Atabek, voici une Dame réduite dans une triste extrêmité; votre bonté se portera sans doute à lui prêter secours pour se rendre à la Ville, & à lui faire place dans votre litiere; à quoi le Vieillard répondit: mon fils, j'y consens; vous pouvez amener cette Dame, je lui ferai place en ma litiere. Je vis à l'instant celui des Voyageurs qui venoit de parler, descendre de cheval, ainsi qu'un autre qui étoit près de lui, & qui me parut être son Esclave; tous deux vinrent à mes côtés, prirent mes bras, me souleverent, m'enleverent enfin, & me porterent jusqu'à cette litiere, où ils me firent placer vis-à-vis du Vieillard qui l'occupoit; mais la litiere se remit à peine en marche, que Zoah vint à ma pensée; ce fidéle Zoah, à qui je devois tant, & qui dans ce moment là même se tourmentoit pour me servir; la crainte me prit qu'il eut quelques reproches à me faire; mais plutôt la peur de le perdre, en manquant de le rencontrer sur le chemin. Je fis part de mon inquiétude au Vieillard; je lui dis, Seigneur, nous devons rencontrer sur le chemin un Esclave noir avec une litiere pour moi; je vous supplie de l'avertir que j'ai l'honneur d'être ici devant vous, parce que s'il ne me trouvoit pas au lieu où il m'a laissée, il y a un moment, il en auroit certainement beaucoup d'inquiétudes. Le Vieillard répondit: Madame, je prendrai ce soin volontiers; mais, continua-t'il, permettez moi de vous demander par quel accident incompréhensible, une femme Turque, telle que vous me paroissez l'être, se trouve seule dans le désert où nous venons de vous rencontrer; car il n'est pas possible qu'une Dame comme vous se trouve en cet état, sans être accompagnée de quelques Esclaves, d'un pere, ou d'un mari.

J'écoutois bien toutes ces questions, mais la voix me manquoit pour y répondre. An moins, Madame, reprit encore le vieillard, faites-moi la grace de m'aprendre où est située votre maison d'Alep, pour que je puisse vous y mener. Cette question nouvelle m'épouvanta, & me rendit tout-à-coup l'esprit présent à des choses que je n'avois pas prévues, ni pensées: je me vis seule dans cette litiére, en présence d'un vieillard inconnu, & à qui je ne pouvois pas éviter d'exposer mon état: Eh! comment aurois-je osé? Eh! comment aurois-je pû me faire connoître? me connoissois-je, helas! moi-même? Seigneur, dis-je au vieillard, je compte que nous allons trouver l'Esclave noir & la litiere qu'il m'amene, j'espére que vous n'aurez point l'embarras de me mener jusqu'à la Ville. Le vieillard ne repliqua point; il ne me parla pas davantage; mais il n'en fut que plus occupé à me considérer. Cependant la litiere continuoit sa route, & déjà l'on découvroit les tours d'Alep, & Zoah ne paroissoit point. Nous arrivames à la porte de cette Ville sans le rencontrer; le vieillard alors interrompit son silence & me dit: Madame, nous entrons dans la Ville; de grace ordonnez où il faut que l'on vous mene, dites-moi où est votre maison. Ce discours, aussi pressant que charitable, me jetta dans un désordre & dans un trouble qu'on ne sçauroit imaginer: mais si mon trouble étoit grand, on imaginera bien moins quelle fut ma confusion. Je demeurai un moment sans lui répondre. Je sentis à l'instant mes douleurs renaître, & revivre; toutes les miseres de mon destin se représenterent à mes yeux; les sanglots sortirent en foule de ma bouche: mes voiles furent dans un moment mouillés de mes pleurs; ce nouvel accès de douleur fut si violent, & dura si long-temps, qu'il ne me fut pas possible de parler, ni d'ouvrir même les yeux sur ce qui se passoit. Le généreux vieillard en fut touché & attendri; il me fit descendre dans la maison d'un gros Marchand de sa connoissance; nous y entrames, il me conduisit lui-même dans un appartement commode: il chargea une Esclave Indienne qui étoit là, de me rendre toutes sortes de services, de me porter toutes sortes de secours, & cela avec des marques d'un attendrissement & d'une bonté d'ame de sa part, qui ne faisoient que me confondre, & aggraver davantage la honte & l'horreur que j'avois de moi-même.

Seigneur! m'écriai-je! vous ne connoissez point la malheureuse enfant à qui vous accordez tant de graces en un jour; vous ne sçavez qui je suis, ni par quelle étrange destinée je tombe en vos mains, & en cet état: & votre pitié, & votre bonté sont si grandes, qu'il semble que vous soyez instruit de toutes mes disgraces. Le saint homme fit une inclination de tête profonde, & me dit: Madame, l'hospitalité que j'exerce envers vous, est un sacré devoir de ma part, & j'aurois des reproches à me faire si je manquois à le remplir; mais il est vrai, reprit-il, que quand le devoir lui-même ne s'y trouveroit pas, j'ai l'ame, grace au Ciel, trop sensible, pour imaginer quelqu'un dans le malheur, & pour ne pas lui prêter la main. J'ai bien conçu, me dit il, que vous ne pouviez être venue où je vous ai rencontrée, que par quelque coup étrange du sort; mais je l'ignore encore, & je ne demande pas à en être éclairci; tout ce que je desire, me répétoit ce saint vieillard, la main sur sa poitrine; tout ce que je desire, est que vous disposiez de moi, & que vous me mettiez en état, au sortir de cette maison, de vous faire rentrer dans la vôtre, & d'employer sur cela tous les soins dont je suis capable, soit auprès d'un pere, soit auprès d'un époux, parce qu'il faudra bien s'adresser à l'un ou à l'autre, pour faire finir les peines, que vraisemblablement l'un ou l'autre vous a causées, & qui vous plongent actuellement dans une si triste situation. Seigneur! repris-je, vous ne pouvez connoître d'où partent les coups qui me sont portés. Vous en soupçonnez un pere, un époux; & en effet cela suffiroit pour entrainer de grands malheurs; mais de tels malheurs seroient légers & doux en présence des miens: hélas! m'écriai-je, je n'ai ni époux, ni pere: helas! je n'ai ni ami ni homme sur la terre que je puisse implorer. Vous voyez une fille de Scio, qui n'a eu d'autre pere dans son enfance qu'un Marchand de cette Isle, & qui depuis n'a reconnu dans ce prétendu pere, qu'un Marchand perfide, qu'un vendeur d'Esclaves, qui l'a livrée à l'esclavage du Pacha d'Alep. Vous voyez une femme qui s'étoit choisi son époux, & qui vient de le perdre pour jamais; c'est le jeune Belzek, connu sous le nom de Bezzoudour, dont la Ville d'Alep célébre e{??}ncore les miracles; c'est mon Amant qui sous ce nom, a eu l'audace de pénétrer jusques dans le Sérail d'Alep, pour me racheter ou m'enlever à quel-que prix que ce fût, des mains du Pacha; mais qui a voulu combattre les Eunuques de sa garde, & qui peut-être y a perdu la vie; ou que du moins le Pacha{??}a fait embar{??} quer sur un vaisseau, & que les flots & les vents ont porté dans quelque terre étrangere & barbare, où le destin nous condamne à ne nous voir jamais. Vous voyez une malheureuse enfant, qui lors même qu'on l'instruisoit de sa naissance, qui sembloit devoir la mettre à l'abri de nouveaux malheurs, vous la voyez dans ce moment chassée du Sérail d'Alep, pour être jettée dans le dernier opprobre des servitudes. Vous m'avez trouvée couchée sur les sables; j'y attendois l'Eunuque dont je vous ai parlé; cet Eunuque devenu libre, & devenu mon Maître, le terrible Pacha d'Alep lui a fait un don de moi. On m'apprend d'un côté que je suis d'une race libre & indépendante; je me vois de l'autre la plus vile des créatures; je me vois l'Esclave d'un Esclave, condamnée peut être, à le suivre au-delà des mers; à consumer le peu de jours qui me restent, dans son affreuse Patrie, dans une nouvelle mer d'infortunes, les seules qui puissent m'être nouvelles, après toutes celles que j'ai souffertes; eh! je ne vois, m'écriai-je, en sanglotant, & en prononçant ces mots à peine, eh! je ne vois ni pere, ni époux, ni homme sur la terre à qui je puisse avoir recours.

Pendant que je faisois devant le vieillard le tableau de mes douleurs, je le voyois joindre & serrer ses mains, porter des regards au Ciel, d'attendrissement & de pitié. Oh! jeune femme, répondit-il, que votre destinée est déplorable, & qu'elle me touche & me pénétre; mais que tout ce que j'entends est triste & effrayant pour moi-même! Quoi! s'écria ce pere vénérable! quoi malheureux enfant, je vois en vous l'Esclave d'un Noir! Quel crime, oh Ciel! vous & les vôtres, avez-vous pu commettre assez épouvantable & assez inoui, pour avoir attiré cette colere du Ciel sur votre tête? eh moi! reprit-il, à quoi ne m'exposai-je pas, quand je vous tiens dans cette maison? si le Noir, votre Maître, apprend que je vous ai retirée, mille malheurs me menacent; il vous reclamera comme son bien que vous êtes; il m'accusera de lui avoir ravi; il demandera justice; il obtiendra contre moi un jugement rigoureux, qui renversera toute ma fortune en un jour. En effet, je me sens coupable à son égard, dès que j'apprens que vous lui appartenez, que vous êtes à lui, & rien ne peut me dispenser de faire publier dans la Ville l'avanture extraordinaire qui vous a fait arriver ici, afin que votre Maître vous retrouve & vous reçoive de mes mains dès ce moment, s'il est possible.

Pendant qu'il achevoit ces mots d'un ton plaintif & compatissant, & que j'étois, les yeux ouverts, sans voir, portant autour de moi l'étonnement dans mes regards, interdite, ma tête renversée, sans mouvement, un homme entra dans la salle où nous étions: c'étoit le même Cavalier qui m'étoit venu le premier adresser la parole, & qui m'avoit fait entrer dans la litiere du Seigneur Atabek. Pere, lui dit-il, j'ose vous interrompre, pour vous informer que dans ce moment même, un homme Noir s'est présenté à votre porte, demandant, d'un visage agité, si ce n'est point vous, qui venant à Alep, avez trouvé dans la Plaine du Soïc, une jeune femme qui lui appartient, & qui l'avez amenée & renfermée dans cette maison. Je l'ai renvoyé, reprit-il, en niant que ce fût vous qui eussiez rencontré cette jeune femme: il s'est obstiné à me soutenir qu'on venoit de l'en instruire; mais je l'ai réduit enfin à se retirer, ne tenant pas compte de sa colere, ni de quelques menaces qui lui sont échappées: il n'a l'air au surplus que d'un chétif Esclave, & vous ne vous seriez pas déterminé, sans doute, à livrer cette jeune Dame en ses mains, sans être bien instruit de ce qui l'authorise à la demander.

Ah! Ferri! ah mon fils! s'écria le Vieillard, vous me perdez par ce mensonge; si le Noir qui vous a parlé, découvre que c'est un mensonge en effet, & s'il apprend que la femme qu'il reclame est ici: vous ignoriez que cette femme est à lui, que cette femme est son bien, qu'il en est le maitre: cela n'est que trop vrai. Quoi! Madame, reprit cet homme, en s'adressant à moi-même, vous seriez assez malheureuse pour appartenir à un vil & méprisable Noir, qui peut-être sort d'esclavage lui-même; lorsqu'à vous voir seulement, à peine jugeroit-on le Roi des Négres, l'Empereur des Abyssins, digne de soupirer pour vous? Mon fils, interrompit Atabek, je suis touché d'une extrême compassion, à la vue des calamités dont cette jeune Dame est menacée, & l'histoire de ce qu'elle a souffert jusqu'à présent, me paroît déjà bien étrange dans le récit qu'elle m'en a fait en peu de mots. Je désirerois en vérité, de pouvoir faire quelque bonne œuvre en sa faveur: si le Noir son Maître, vouloit consentir à lui donner la liberté, je lui ferois de bon cœur un présent de trois cens sequins & plus: car à quoi servent les biens, si ce n'est à soulager les misérables? Je suis, continua-t-il, sans femme, sans enfans; vous seul me tenez lieu de tout, par la tendresse que j'ai pour vous, & rien ne s'oppose à cet acte de charité. Seigneur, reprit Ferri, je respecte vos volontés, s'il est nécessaire d'accomplir l'œuvre de générosité que votre vertu vous inspire, & de faire un présent aussi considérable, pour dégager cette jeune Dame des mains du Noir son Maître. Je vous en loue hautement; mais s'il est un vrai moyen d'y parvenir, sans cela j'estime qu'il est à préférer, & ce moyen, la fortune nous le donne: ce Noir est venu, je l'ai renvoyé, s'il revient, je le renverrai de même; & après tout, s'écria t-il, de quel droit un infame Négre, qui n'est créé que pour le service des hommes? de quel droit un misérable Abyssin, transporté dans ces climats, peut-il reclamer une Dame de cette noblesse? les Loix du Pays où nous sommes, peuvent-elles être assez barbares pour authoriser de si monstrueuses tyrannies? Mon fils! mon fils! interrompit Atabek, vous ne les connoissez pas ces Loix, elles n'ont aucun rapport avec les vôtres; mais je vis sous leur joug depuis plus long-temps que vous, & j'en connois toute l'étendue & toutes les rigueurs; je vous le répéte, continuat-il, nous sommes perdus, si le Maître qui tient cette Dame en sa propriété, peut avoir des preuves que je lui ai donné retraite ici: le plus sage parti est de s'informer promptement de sa demeure, & de lui proposer les trois cens sequins, que je veux sacrifier pour obtenir la liberté de cette malheureuse enfant. Eh! que le Ciel permette qu'il s'en contente! car je suis à la veille de grands malheurs, s'il m'expose à la rigueur des jugemens du Pacha. Ce vénérable Vieillard, pénétré d'inquiétude & de douleur, se tourna de mon côté & me dit: Madame, apprenez-moi le nom de votre Maître, & s'il se peut, sa demeure, afin que sans perdre de temps, je le fasse chercher dans toute la Ville d'Alep; s'il plaît au Dieu tout-puissant de bénir mes intentions & mes démarches, je réussirai à vous racheter & à vous rendre une liberté que la seule perfidie des hommes a pu vous ravir, & qui ne me paroît dûe à personne plus qu'à vous... Non! non! vénérable Atabek, interrompit Ferri brusquement; non vous ne devez point attendre du cœur d'un Noir, de concourir avec le vôtre pour une bonne action: vous ne devez point penser qu'il se départe de la possession de cette Dame, & qu'il vous la remette pour une rançon de trois cens sequins. Vous connoissez le naturel de ceux de sa nation; vous m'avez vous-même instruit souvent de leur avarice & de leur méchanceté: tout ce que je vous en ai oüi dire ne me persuade que trop, qu'on ne parviendra jamais à fléchir un barbare possesseur de cette Esclave précieuse. Vous le verrez, continua-t-il, reclamer contre vous l'authorité des Loix, vous poursuivre comme coupable de lui avoir enlevé son trésor, & mettre ce trésor ravi au-dessus des vôtres, pour les envahir, s'il le peut: j'insiste donc, & je crois que le plus grand danger pour vous, est encore d'avouer que cette jeune Dame est ici.

J'étois témoin de leurs contestations: hélas! elles n'avoient que moi pour objet, & c'étoit moi qui parroissoit y prendre le moins de part; je les écoutois sans réflexion; je ne considérois seulement pas que j'étois alors dans une maison étrangere, inconnue, entre les mains de deux hommes étrangers pour moi, inconnus de même, toute prête pourtant à subir le sort qu'il leur plaisoit de régler: il n'étoit pas encore venu à ma pensée, si je devois souhaiter ou craindre de retomber entre les mains de Zoah: si Zoah qui m'avoit servi si ardemment dans le Sérail d'Alep, qui m'avoit promis la fin de mes peines en sortant, n'étoit point un Négre perfide, comme je l'entendois supposer, qui n'auroit voulu flatter mes douleurs, que pour m'exciter plus doucement à soutenir la nouvelle servitude qu'il étoit prêt à m'imposer.

Atabek & Ferri se retirerent & me laisserent l'Indienne pour me servir: ce fut alors que je m'interrogeai moi-même à hauts cris. Eh! où suis je grand Dieu? eh! que dois-je devenir, me disois-je? quels sont ceux qui me reçoivent ici? pourquoi s'effraye-t-on de m'y voir? quels sinistres présages puis-je causer en ces lieux, & pourquoi veut-on que j'y demeure? quel intérêt prend-on en moi? de quels nouveaux malheurs me croit-on menacée? quels coups nouveaux me sont donc préparés? hélas! m'écriois-je, mes douleurs sont encore toutes vivantes, mes playes toutes saignantes: n'obtiendrai-je pas du Ciel de respirer un moment? Je demeurai tout le reste du jour, la nuit entiere, à lui adresser mes prieres & mes larmes: on peut juger dans cet état, des élancemens du cœur d'une jeune créature, qui se voit, pour ainsi dire, bannie & rejettée par tous les êtres vivans. Le lendemain, au lever du Soleil, l'épuisement de mes esprits étoit si grand, qu'ils s'assoupissoient peu à peu, & que je sentois déjà mes paupieres tombantes, & mes yeux prêts à se fermer, lorsque j'entendis à grand bruit ouvrir la porte de la chambre où j'étois, & que je vis paroître le Vieillard Atabek, suivi de Ferri. Celui-ci vint à moi tout agité de colere: ah! s'écria-t-il, malheureuse victime! on vous a porté le coup mortel: on a publié votre retraite en ces lieux: votre barbare Maître a refusé toutes les propositions qu'on a pu lui faire: il demande qu'à l'instant vous soyez remise en ses mains: le voilà qui va paroître, & vous êtes perdue. Il est vrai, repliqua le Vieillard, que rien ne peut le résoudre à se priver de vous; mais quoi qu'en dise mon fils, je me flatte qu'il y a tout autant à espérer qu'à craindre des motifs qui le font agir, & que peut-être les seuls qu'il ait, sont de vous faire un sort heureux. Non! m'écriai-je, vénérable Atabek: non! je ne redoute point la présence de Zoah; il m'a donné trop de preuves d'une grande ame; il a pris trop de soins de sauver mes jours, pour être capable de les rendre malheureux: je ne puis confondre Zoah parmi les hommes de son état: par tout ce qu'il a fait pour moi; je compte que j'ai tout à espérer de lui; je ne demande qu'à le voir paroître, bien sûre qu'il m'apporte de nouveaux secours.

Je n'avois pas achevé ces paroles, que les portes s'ouvrirent, que Zoah se présenta; mais, oh Ciel! quel fut l'étonnement du Vieillard, de Ferri, eh! quel fut le mien! ce Zoah, ce Noir, ce Maître barbare, dont le nom seul avoit causé tant d'effroi; ce même Zoah s'approcha, vint à moi, se prosterna, & m'adressa ce discours: Fille d'Emir, tu me vois roulant à tes pieds, non pour te rendre ta liberté, mais pour t'offrir la mienne; parce que je jure dès ce moment de ne l'employer qu'à te servir; & j'estime cet honneur à si haut prix, que moi seul je ne m'en suis pas jugé digne, & que je veux le partager avec un autre. Regarde, s'écria-t'il, vois, si ton fidele Esclave en a choisi une autre à ton gré. De quelle joye, grand Dieu! fus-je tout-à-coup transportée; c'étoit Razzivil, ma chere Razzivil, fondante en larmes, si saisie, si troublée, qu'à peine put-elle marcher d'un pas sûr jusqu'à moi; elle tomba sur ses genoux; elle arrosa mes pieds de ses pleurs; elle me saisit une main; elle la serra sur ses lévres; sa joye lui causoit un vrai délire; elle voulut plusieurs fois me parler; mais d'une voix toujours coupée par des sanglots. Oh! ma chere Maîtresse, s'écria-t'elle à plusieurs fois, oh! ma chere Maîtresse, en quel état vous retrouvai-je; ce jour enfin va-t'il mettre un terme à nos malheurs? Nous devons nous en flatter, repartit Zoah; & s'il est vrai que les biens attachés à la vie humaine doivent tôt ou tard s'espéter, comme les maux tôt ou tard sont à craindre; la fille de Saheb a trop senti l'âpreté des destinées, pour ne pas attendre de l'équité céleste, des faveurs dans l'avenir qui l'en dédommagent.

Tant que les eaux du Nil se resserrent dans son lit, nous voyons nos tristes campagnes exposées aux feux d'un Soleil ardent qui les dévore; mais les rigueurs qu'on souffre alors s'épuisent enfin, & sont suivies de la saison propice qui revient à son tour, pendant laqu-elle on voit toujours ce Fleuve salutaire répandre par-tout l'abondance, & réparer les maux qui se sonr faits. Et malheur peut-être à quiconque n'en a point encore connu! Fille d'Emir, s'écria-t'il, par tous ceux que tu as soufferts, la source des biens qui t'attendent a dû sans doute se remplir; elle va couler désormais, & pour tout le temps de ta vie; j'en serai le témoin tout le temps de la mienne; car je le repéte, je veux te servir autant qu'elle durera.

Ce discours d'un Eunuque du Sérail d'Alep, Razzivil à mes côtés, rendue par ses soins, l'étonnement d'Atabek, de Ferri; mais mon étonnement à moi, ou plutôt mon admiration, suspendit toutes les idées que je pouvois avoir sur moi-même; tout mon esprit ne fut rempli que de cette situation; Zoah le comprit, & bien-tôt il reprit la parole, & me parla en ces mots.

Ne t'étonne point, oh! Daïra, des vœux que je fais pour ton bonheur, ni du zéle qui me transporte ici; l'honneur & la vertu percent dans tous les climats, & peuvent atteindre à tous les hommes, sur-tout quand la fortune leur présente des modéles qui doivent servir à les former; j'ai trouvé les miens dans tes peres; Zoah qui te parle, a occupé près d'eux la place d'un simple Esclave, & la valeur de ses sentimens l'a fait priser fort au-dessus. Ton ayeul, le plus tendre, le plus généreux des hommes, qui régnoit dans Anna sur l'Euphrate, qui eut mérité de régner sur tout le monde, & de porter un immortel croissant; ton ayeul, dont le destin me tourmente & m'allarme depuis plus de dix années, que je sçais qu'un Persan furieux pour suit sa tête; ton ayeul, Hassan, fut le premier mon maître, & mon cher maître, & tout me flattoit qu'il devoit l'être toujours; lorsque le Prince des Arabes, le jeune Emire Saheb, qui régnoit à Bithynia, vint à sa Cour, & obtint sa fille Hannem, la beauté de l'Orient. Il me donna à ces jeunes époux; il les confia à mes soins; la même fortune m'accompagna près d'eux; j'avois reçu toute la faveur du pere; je fus comblé de celle des enfans; il ne me resta qu'un vœu à faire; je le fis; le Ciel fut propice, & ce vœu fut rempli dans les temps. Tu vis le jour! je te reçus, oh fille d'Hannem! je te reçus dans ces mêmes mains, & je fus le premier des hommes qui les éleva au Ciel pour ton bonheur & tes prospérités. Tout concourut d'abord à nous en donner de hautes espérances; nos premieres frayeurs, qui n'étoient que trop bien fondées, se dissiperent; toutes nos craintes peu à peu s'évanouirent, & Saheb & ta mere ne t'envisageoient déjà plus qu'avec ces douces agitations, inséparables d'un grand attachement. Ce fut dans cette sécurité fatale, que le Dieu des ténébres sembla nous amener pour nous porter des coups plus terribles & moins attendus. L'Emir, ton pere, plus éclairé que moi, les pressentit de loin, & crut pouvoir s'en garentir: Toute la prudence humaine étoit en lui; mais, hélas! que peut-elle? & qu'est-elle devant d'immuables decrets? La tristesse de son ame s'imprima tout-à-coup sur son front; d'un jour à l'autre elle s'augmenta; ses yeux lauguissans & abbattus me consternerent; je devenois déjà moi même immobile, à force de le considérer & de m'occuper des peines secrettes qui flétrissoient son cœur, lorsqu'un jour il m'appella, & me dit: Fidele Zoah, moins esclave de ma grandeur, qu'ami de ma personne, ne sois point troublé du projet que je te revéle; je pars à la chûte du jour; je vais à Anna, chez Hassan mon beau pere; je lui porte ma fille, & je n'enmene que toi. Quoi! sage Emir, m'écriai-je, tu oses entreprendre un tel voyage sans escorte & sans suite; tu ne crains pas d'exposer ton unique enfant aux événemens d'une course pénible: un enfant, qui n'a pas atteint la troisiéme année de sa vie, & de qui la conservation, sous tes yeux mêmes, causent à sa mere & à toi, si peu de joyes, qui ne soient mêlées de craintes & d'allarmes: Eh! comment penses-tu, m'écriais-je, que Hannem survive à l'effort de cette séparation? Je l'ignore, reprit ton pere Saheb, & je doute en effet que nous y survivions l'un & l'autre; car nous sommes les deux moitiés, & notre enfant est notre tout; mais quoi qu'il puisse arriver de ma chere Hannem & de moi, nous nous devons tous deux au sacrifice que nous faisons. Je la laisse cette épouse sacrée; je la laisse abandonnée aux sanglots & aux cris désespérés; & c'est par ces mêmes cris qu'elle m'invite à presser mon départ, parce qu'il s'agit, pour elle & moi, d'éviter un coup exécrable, dont la seule pensée partage ma tête d'épouvante & d'horreur.

Je ne répliquai point; je reçus les ordres de mon Maître; & comme il vouloit que sa marche fût d'un secret inpénétrable, il prit l'habillement d'un Marchand de l'Inde, & une voiture légere venue du même pays; il se déguisa de maniere que les Arabes en multitude qui formoient son camp, que ceux même de sa garde n'auroient pû reconnoître Saheb leur Sverouain. Il sortit de sa tente; je le suivis; nous fumes à la tienne; j'y entrai seul; tout étoit préparé pour le triste succès de cette entreprise; & en effet je me vis libre; & sans perdre un instant, je t'arrachai de ton berceau, & te remis dans les bras de ton pere désolé: la voiture Indienne étoit-là, il m'y fit prendre place à ses côtés; il forma ton lit dans ses bras, sur ses genoux, & sur son sein: les soupirs en foule s'élancerent du fond de son ame; ils furent entendus, & c'en fut assez pour craindre que ce mystere fût bientôt découvert. En effet, un vil Esclave reconnut Saheb, & vint à lui s'offrir pour le suivre, avec tant de chaleur & d'emportement, que mon Maître en fut touché, & accorda tout à ses instances. Aussi-tôt la chaise Indienne attelée de chevaux Arabes fut enlevée comme dans les airs. Saheb se vit tout-à-coup fort loin de son camp, & en peu d'heures transporté dans un pays déjà presque étranger.

Tu donnois à ce pere infortuné, trop de sortes d'inquiétudes, pour ne pas interrompre bien-tôt sa course, & procurer à ta fragile enfance quelque repos; à peine eut-il traversé les vastes plaines de Damas, qu'il entra dans la terre de Sebilée; le fameux Caravansera d'Egly se trouva sur son chemin; il voulut y descendre; séjour funeste, hélas! & que les feux du Ciel sans doute, auront réduit en cendres, pour ensevelir à jamais les forfaits qui s'y sont commis! Ton pere y fut reçu, & traité comme un simple Marchand, comme beaucoup d'hommes de toute espéce qui y arriverent en caravane à peu près dans le même temps.

Jusques-là tout étoit calme & tranquille, & je n'avois auprès de mon Maître d'autres soins à me donner, que ceux que mon propre amour m'inspiroit pour lui. Je l'excitois à céder au sommeil. Je cherchois à calmer son cœur tourmenté, par des présages heureux, je les faisois passet quelquefois jusqu'en son ame, & y porter l'espérance & la paix; & la nuit s'avançoit, & l'aurore qui régloit notre départ étoit déjà prête à paroître; lorsqu'un Pélerin en apparence, un homme inconnu, tout agité, tout tremblant, se présenta, s'approcha de mon Maître, & lui dit: Emir? prends garde à toi, un Esclave te trahit, & tu es perdu. Oh! Ciel! m'écriai-je! écoute-moi, reprit-il, le temps presse, ainsi que le danger; un Esclave de ta suite au moment que je te parle, complote dans ce Caravansera, au risque de ta perte, l'enlevement de ton enfant; je viens de voir une cohorte de brigands trop nombreuse, & trop redoutable, pour que tu puisses y résister: ils sont prêts à fondre sur toi; le Ciel a permis que ce projet parvint jusqu'à moi, peut-être encore à temps pour t'en instruire: je remplis ce devoir fidélement, & je fais plus, je m'offre de sauver, s'il est possible, ce malheureux enfant, qui me paroît être le premier objet du complot des brigands: si tu veux me le confier, je l'emporte à la faveur de la nuit, qui regne encore, & je jure par ma tête, d'en avoir soin comme du mien. Oh! Daïra! qui m'entends, tes cheveux se hérissent d'avance, à l'aspect des crimes, dont ton berceau fut ensanglanté; tu te les représente assez avant de les apprendre, puisqu'ils jettent déjà dans ton ame le saisissement & la terreur. Conçois donc, s'il est possible quel fut alors l'état d'un pere, le plus tendre, le plus passionné des peres; peins-toi ses frémissemens, ses transports & son désespoir. Il s'agissoit pour lui dans ce moment rédoutable bien plus que de lui-même: il se voyoit prêt à périr pour te sauver, & il se voyoit périr en ne te sauvant pas: je le vis par trois fois ce pere infortuné, te serrer dans ses bras, porter au Ciel des regards effrayans, qui retomboient aussi-tôt sur toi, & s'attendrissoient sur les tiens, sur tes regards, hélas! qui n'étoient qu'une douce image de l'innocence, & de la sécurité: dans l'instant même qu'on tiroit les poignards pour percer son cœur & le tien; à quoi mon Maître devoit-il se résoudre? Le péril étoit affreux de toutes parts: pouvoit-il te livrer, t'abandonner à un Pélerin inconnu qui s'offroit pour te sauver, & pouvoit-il réfuser ce secours dans une conjoncture aussi fatale? Pendant ce moment d'incertitude, je fixai ce Pélerin; je le devorai de mes regards, je crus voir sur son front les caracteres de la probité, & son discours m'en parut être le langage. Mon cher Maître! m'écriai-je, en m'adressant à ton pere, fais usage de ce saint homme, qu'un Ange tutelaire t'a sans doute envoyé. Daigne lui confier ce précieux dépôt; qu'il l'éloigne de tes yeux pour quelques momens, tu n'en seras que plus libre & plus terrible à l'abord des brigands qui viennent pour te l'enlever.

Je rends graces sans doute, reprit l'Emir, ton pere, à cet Etranger bienfaisant, qui s'intéresse au danger que je cours, au point de le partager lui-même: mais le sort de ma fille & le mien ne peuvent plus se diviser; nous nous sauverons par la même fortune, ou périrons par les mêmes coups. Zoah! me dit il, reçois de mes mains ma fille; prépare-lui promptement un lit; rends-lui ce devoir, qui peut-être est le dernier; & sur-tout couvre son visage, & voile ses yeux, pour lui derober le spectacle de son malheur & du mien, pour que mon sang, qui va se verser pour elle, ne rejaillise pas jusques sur elle.

A peine eut-il achevé ces mots, que nous entendimes un grand bruit, & que Saheb mit la lance à la main: aussi-tôt on cria, que le Pélerin de la Mecque se retire; on respecte ses jours; & ce Pélerin étoit encore à mes côtés; mais je vis dabord mon Maître menacé d'une mort certaine, & je crus lui devoir tout: je me tournai vers ce généreux Pélerin, & lui dis: saint homme, la fille de mon Maître va périr, si tu ne la sauve dans ton sein. Derobe-la pour un temps; eh! veuille le Ciel la préserver par tes soins. Il courut à toi, Daïra, qui m'entends: il te ravit, & disparut dans le moment même que les brigands s'avançoient. Alors le sort d'un Maître si cher à mon cœur m'appella tout entier: je volai près de lui; je m'armai comme lui même. La multitude ne fit qu'accroître mon courage. J'avouerai pourtant, que le discours de l'un d'eux me frappa d'effroi: Saheb, dit-il, tu as outragé le Muphti Fezula; redoute sa vengeance; il veut ta fille, ou ta tête, & j'emporte l'un & l'autre, si tu oses résister. A ce discours exécrable ton pere ne répondit que par un cri furieux, accompagné d'un coup de lance, dont le Brigand fut renversé; puis tout-à-coup il s'élança parmi eux comme un lion redoutable, que la fureur met au-dessus des dangers; je le suivis; je le secondai de toutes mes forces, & avec autant d'audace que si quel-que esprit céleste m'eut alors animé. Plusieurs de ces Brigands tomberent aux pieds de mon Maître. Il les exterminoit, quand l'implacable destinée s'en mêla: une infernale main atteignit alors ton pere, & le frappa d'un coup mortel. Je fus enveloppé par ces Barbares, & dans l'instant chargé de chaines. Mais, oh! malheur le plus grand, le plus accablant des malheurs, c'est que l'Emir mon Maître, ton pere, c'est que Saheb devint la proye de ses assassins, & que je les vis prêts à l'enlever, pour exécuter sans doute l'ordre exécrable qui leur avoit été donné. Vengeance divine! m'écriai-je, qui t'arrête, qui te retient? Si tu ne lance pas la foudre sur ces têtes sacriléges; par pitié! m'écriai-je encore, lance-la sur la mienne, ou précipite-moi dans les entrailles de la terre, & m'anéantis pour jamais. Le Ciel étoit sourd à ma priere. Je perdis mon cher Maître. Ses meurtriers, ses bourreaux l'emporterent, tout blessé, tout mourant, & ne me laisserent de lui, que les traces marquées par le sang de sa playe. Mes yeux ne le virent plus, & se fermerent de douleur & d'horreur sur un sort si funeste.

Quelle histoire! Quel récit! Oh! juste Dieu! je crus voir mon propre sang s'échapper de mes veines, & ruisseler autour de moi. Toute cette épouvantable image emporta si loin mes idées, que je perdis de vue le Vieillard & Ferri, qui étoient en ma présence; que je me crus seule demeurée sur la terre pour y pleurer tant de malheurs. Mais alors, & à ces derniers mots, Zoah fut interrompu par un cri du Vieillard Atabek, qui jetta dans nos ames encore une terreur nouvelle, & qui attira tous nos regards: ce cri fut suivi d'un long gémissement; mais son front pâlit; ses forces manquerent; il se pencha sur le sein de Ferri: je me levai soudain, je fus à lui: Razzivil & Zoah y volerent de même; nous l'environnames, nous le sou-{??}inmes; il fit quelques efforts pour nous parler: Hélas! les battemens de son cœur étoient visiblement si douloureux & si précipités, qu'il {??}erdoit haleine, & que nous cru-{??}mes le voir au moment d'expirer. Malheureux Eunuque! s'écria Fer-{??}i: quelle abominable histoire oses-{??}u raconter? Quel affreux récit viens-{??}u faire à la fille, du massacre du {??}ere: quel affreux récit viens-tu faire des désastres d'un pere & d'une mere qui furent les enfans du {??}Vieillard qui t'entend? Je tressaillis {??}à ces paroles, comme si j'eusse vu {??}comber les murs & la voûte de la maison, & qu'un feu de tonnerre {??}eut aveuglé mes foibles yeux. Zoah {??}troublé, chancellant, envisagea, rechercha les traits du Vieillard, appuyé sur Ferri: Zoah le reconnut; le ravissement le saisit; il tomba par terre. Fille de Hannem! reprit Ferri, en s'adressant à moi, préservons des jours qui nous doivent être plus chers que les nôtres; soulageons les tourmens que souffre un pere adorable, à la vue de tes miseres. Elles pénétrent son ame d'un attendrissement qu'il n'a pas la force de soutenir: ouvre les yeux, me dit-il, épuise tes regards sur un Vieillard qui se présente à toi évanoui sur mon sein. Reconnois à des marques si douloureuses & si sensibles, reconnois Hassan, ton ayeul, à qui ta mere infortunée doit le jour: rends-lui {??}hommage que le sang doit au sang: {??}outiens, prends & serre en tes {??}ains, sa main sacrée, arrose-la de {??}es larmes, pour le prix de toutes {??}elles qu'il a versées pour toi. Hélas! {??}endant ce discours, son visage en {??}toit baigné. Je fus bientôt à ses {??}enoux, je les serrai de toutes mes {??}orces, ma tête renversée, mes {??}eux élevés à lui: les siens alors {??}entr'ouvrirent sur moi, ses san-{??}lots redoublerent, ses larmes cou-{??}erent, il en versa sur moi, il en {??}ersa qui glacerent mon front, qui {??}ne percerent le cœur, qui porte-{??}ent jusqu'au fond de mon ame, le {??}aisissement mortel dont il étoit lui-{??}même atteint. Oh! mon pere! m'é-{??}riai-je, dans l'enthousiasme qui m'emporta soudain: oh! mon pere, revenez à la vie, ou je vais perdre la mienne: oh! mon pere, recevez en moi les embrassemens de toute une triste famille: voyez Saheb, voyez Hannem en moi, voyez à vos sacrés genoux un enfant que ses infortunes & ses desastres, touchent bien moins que vos douleurs: oh! mon pere, m'écriai-je encore, cessez de pleurer les maux que nous avons tous soufferts; ne vous occupez plus que des miens, que de ceux de l'enfant qui vous reste: hélas! lui dis-je, les miens jusqu'à ce jour ont été infinis; mais je sens qu'ils cessent, qu'ils disparoissent, au moment que je vous retrouve, que le Ciel permet que je vous sois rendue, au moment que je vous vois, & que je puis espérer de vous revoir toujours.

Un instant après que j'eus achevé ces paroles, mon ayeul revint à lui; il reprit ses forces; il en serra mes mains dans les siennes; je remarquai dans ses regards une sérénité douce & tendre, qui peu à peu dévoila toute son auguste face, & bientôt fut suivie de nouveaux soupirs & de nouveaux pleurs, mais qui ne furent que l'effet de sa joye naissante, & teinte encore de sa douleur. Il éleva la voix au Ciel, & dit: Dieu tout-puissant! tes volontés sont irrévocables; le désastre de ma famille est accompli; mes enn{??}s sont dispersés & vagabonds sur la terre: cependant tu m'en laisses un, tu permets que je le retrouve: tu veux que je le reconnoisse encore aux traits de ton courroux; mais tu permets aussi que je goûte à l'embrasser, une joye si vive, un attendrissement paternel si grand, que j'y crois voir ton courroux terrible entierement calmé. Oh! fille de ma chere Hannem, reprit-il, en abbaissant les yeux sur moi, couvrons d'un crêpe éternel, l'affreux tableau que Zoah vient de nous peindre: nous ne pourtions nous en occuper plus long-temps, sans reprocher au Dieu suprême, qui gouverne le monde, un courroux injuste qui ne peut être en lui, & qui ne paroît tel à de foibles créatures, que parce qu'elles ne pénétrent point la profondeur de ses décrets: tu me reste, me disoit cet auguste ayeul: tu me tiens lieu de tout: je ne puis plus m'occuper que de toi: apprends-moi, tendre & foible créature, par quel enchaînement admirable, tes jours ont été conservés jusqu'à ce moment; par quel événement miraculeux le triste Hassan déguisé, sous le nom d'Atabek, traversant les deserts de Syrie, trouve sur ses pas la fille de sa chere Hannem, abandonnée, mourante, presque ensevelie dans les sables: que je sache enfin quelles circonstances étranges ont accompagné ton enlevement, & comment après un si long espace de temps, le Ciel t'a remise dans les mains de mon ancien Esclave, de mon fidelle Zoah, à qui je fus cher jadis, & que j'aurois conservé toujours, si Saheb mon gendre, si ta mere Hannem, ne m'avoient engagé à m'en priver pour eux. Hélas! vénérable ayeul, lui répondis-je, vous me demandez ce que j'ignore: je ne me connoissois pas moi-même il y a un moment, & votre ancien Esclave, qui vient de m'apprendre la moitié de nos malheurs, est seul capable de nous en raconter la suite & le reste. Alors Zoah prit la parole, & dit: mon sacré Maître, le Ciel est témoin des mortelles allarmes que ton absence m'a causées, & lui seul peut connoître l'excès de la joye qui me ravit en ta présence. Je suis ce même Eunuque dont tu fus le premier Maître, ce même Zoah dont tu fis un don à tes chers enfans, qui fut près d'eux ce qu'il s'étoit promis d'être près de toi, & qui après des désastres inouis, a vu l'enfant de tes enfans plus malheureux, & plus à plaindre encore que ses peres. J'ai déjà raconté ce que mes yeux en ont vu. Tu veux que je continue, il faut que je remonte à cette abominable journée, où ton gendre l'Emir Saheb, mon Maître infortuné, vit enlever sa fille, & fut livré aux Bourreaux du Muphti.

On me retint dans le Caravansera d'Egly: on m'y chargea de chaînes: on s'occupa de moi comme d'un méprisable Abyssin: les Brigands prirent soin de mes jours, en y attachant un prix d'argent: ils convinrent entr'eux de me faire bien-tôt passer dans une autre servitude: en effet, peu de jours après, je fus conduit dans cette Ville d'Alep, & présenté au Pacha; il devint mon nouveau Maître, & je me vis son Esclave livré au service de son Sérail.

Je me croyois dans ce Sérail destiné à consommer le reste d'une misérable vie, entierement absorbée dans les regrets, dans le souvenir de mes pertes déplorables, dont l'affreuse image étoit toujours présente à mon esprit, & ne cessoit jamais de faire saigner mon cœur. Douze années s'accumulerent ainsi sur ma tête, lorsque pour la premiere fois, je me sentis distraire de mes propres peines, pour prendre part à de plus touchantes, & qui étoient bien dignes d'arracher ma compassion: c'étoit une Vierge, hélas! dont la jeunesse, dont la candeur & la beauté, avoient par ses mépris outragé un fier Pacha, & que l'on consignoit à ma garde comme une criminelle, dans une affreuse prison. Elle m'étoit inconnue: je ne voyois en elle qu'une victime des Loix, qu'une jeune malheureuse, tourmentée par un Maître irrité; mais c'en étoit assez pour la plaindre, & pour devoir chercher {??}ompte de la fille de mon Maître, {??}que je t'ai confiée dans le Caravan-{??}era d'Egly; apprends moi sa des-{??}inée ou crains la tienne. Ah! me {??}it-il, c'est toi, misérable Eunuque! E{??}h! la voilà commise à ta garde. A ces mots, je crus sentir la terre {??}e dérober sous moi; nous demeu-{??}ames interdits l'un & l'autre; mais {??}intérêt de mon infortunée Maî-{??}resse étoit trop grand, pour ne pas {??}appeller promptement mes sens. {??}e l'interrogeai; il connut mon im-{??}atience; je vais, reprit-il, te sa-{??}sfaire, & t'instruire en peu de mot{??}s {??}e ce qui s'est passé. Tu connoîtras {??}qu'il est des fatalités humaine:{??} q{??}ue les plus sages projets ne peu-{??}ent détourner: cet homme alors à soulager ses douleurs. J'y appliquois tous mes soins, & depuis même quelques jours; quand un Etranger parut, s'approcha d'elle, lui parla, & acheva sans doute de déchirer son ame. Je le jugeai par ses sanglots & par ses nouveaux cris qui retentirent autour d'elle, & qui porterent jusqu'à moi les allarmes & la consternation, non seulement jusqu'à moi, mais jusqu'à l'Etranger qui parut, en la quittant, tout troublé, tout consterné lui-même; je le considérai, son visage me frappa; je l'arrêtai, ses traits me rappellerent le coupable Pélerin; j'en reculai d'étonnement; je le reconnus; je le retins encore. Perfide! lui dis-je, rends-moi me raconta son histoire, & me parla en ces termes.

J'étois, me dit-il, dans le Caravansera d'Egly. Ce fut-là, que par une circonstance bizarre, j'entendis tramer la perte de l'Emir Saheb, & l'enlévement de son enfant. J'appris que l'Emir étoit gendre de Hassan, le Souvetain d'Anna, qu'il avoit obtenu de lui la belle Hannem, sa fille, malgré toutes les instances du Muphti Fezula, qui dans le même temps l'avoit, d'autorité, demandée pour son fils; j'appris que cette préférence, en faveur de Saheb, avoit été regardée comme un outrage par le Muphti; qu'il en avoit conçu une haine, ou bien plutôt une rage éternelle contre Hassan & toute sa famille; que par un serment horrible il avoit juré que de ce mariage on ne verroit jamais un enfant prospérer sur la terre. J'appris enfin, que n'osant pas déployer ouvertement l'autorité qui étoit en ses mains, il offroit en secret de très-grosses récompenses pour qu'on lui livrât ce premier enfant de l'Emir; qu'il avoit même à cet effet acquis, à prix d'argent, plusieurs Esclaves de sa maison; & celui qui racontoit toutes ces choses, en étoit un, qui avoua n'être venu à sa suite, que pour trouver le moyen de le trahir plus surement.

J'eus le courage d'entendre ce projet, malgré l'horreur dont je fus d'abord saisi; mais dans le même instant j'en fis un autre; ce fut de le prévenir, & de préserver, par mes soins & par mon adresse, Saheb & son enfant, dont les malheurs excitoient d'avance ma pitié, & suffisoient bien pour porter ma vertu à tout entreprendre.

Pour réussir avec moins de danger, je me mêlai parmi plusieurs Pélerins qui revenoient de la Mecque; je me vêtis comme un Pélerin moi-même, sçachant combien, sous cet habit, on est respecté; & en cet état je me présentai devant l'Emir ton Maître. Souviens-toi que tu me remis sa fille dans le moment même que les Brigands se présenterent pour l'attaquer. Je ne sçais quel parti tu aurois osé prendre à ma place; mais voici celui que je pris. J'enlevai l'enfant dans mes bras; je le couvris de ma robbe; j'apperçus une secrette issuë; je m'y abandonnai; je marchai dans les ténébres; je compris que ce devoit être un sentier souterrein; je le suivis sans répugnance, n'ayant à fuir que la lumiere du jour; je portai dans mes bras cet enfant, qui par ses cris perçoit mon ame, & sembloit déjà connoître & pleurer ses malheurs; mais je le sauvois, & le sentiment d'une action si généreuse, ranimoit mon courage & mes forces; c'est ainsi que j'errois, à l'avanture, dans ce noir sentier, où aboutissoient plusieurs cavernes; je les traversai ces cavernes, & je continuai une marche incertaine long-temps.

Cependant à force de porter mes pas en avant, un bruit sourd, un murmure effrayant se fit entendte; je marchai toujours; le bruit augmenta; ce murmure devint bien-tôt un mugissement épouvantable; & tel qu'eût été pour moi l'affreux abord des enfers; lorsqu'un rayon de lumiere parut soudain sur ma tête: je levai les yeux; je vis la voûte entr'ouverte; je me ranimai, voyant que plus je marchois, plus la lumiere étoit grande; je découvris le Ciel & la Terre. Enfin, je me dégageai de ces routes ténébreuses, & ma surprise fut sans égale, lorsque je me trouvai sur une plage aride, & que je vis une mer & des flots agités. Je te laisse à penser la terreur qui me saisit; mon premier soin fut de voir en quel état étoit ce malheureux enfant dont j'étois chargé; je découvris son visage, & j'y vis la pâleur de la mort; je n'en pus soutenir l'aspect; je sentis mes forces épuisées; je m'appuyai sur une roche, & y demeurai quelques momens, pour me remettre de mes fatigues, & rétablir mes sens troublés. Je ne revins pas à moi sans peine, & quand toute ma raison m'éclaira, je n'en fus que plus à plaindre, me voyant seul sur cette plage, privé de tous secours, par la faute que j'avois faite de laisser mon Esclave au Caravansera, ou plutôt par le malheur des circonstances, qui ne m'avoient pas permis de l'emmener avec moi. Je refléchissois amérement sur ces choses, & portois mes regards à l'avanture; je vis une vieille femme qui descendoit du haut de la roche où j'étois; j'implorai son assistance; elle vint à moi; je la priai de me dire quelle étoit cette terre; quelle étoit cettemer; elle m'instruisit avec charité; elle m'apprit que j'étois à un mille du Caravansera d'Egly; que cette Côte étoit celle de Baruth. Elle m'emmena dans sa Cabane qui étoit voisine elle y prit soin de mon enfant; car c'étoit le mien, puisque son sort excitoit en moi la douleur & la tendresse d'un pere; & qu'en effet je me sentis consolé & encouragé de nouveau, lorsque je le vis quelques heures après, bien reposé & bien rétabli, pendant le peu de séjour que je fis dans la Cabane de la vieille femme. Je l'interrogeai sur les moyens que j'avois à prendre pour sortir de cette plage, & retourner à ma patrie; mais tous ceux qu'elle m'indiquoit, me paroissoient aussi périlleux à entreprendre, que fatiguans à exécuter.

Elle me conseilla, pour me résoudre, d'attendre l'arrivée de ses trois fils, & j'appris que ses trois fils qui demeuroient dans la cabane avec elle, étoient des Pêcheurs; qu'elle étoit montée sur la roche, pour tâcher de reconnoître la voile de leur petit vaisseau, qu'elle l'avoit enfin découverte, & qu'elle étoit déscendue comptant que ses fils alloient arriver. En effet, ils arrivoient au moment même qu'elle m'en parloit. Nous sortimes & fumes au-devant d'eux: je les instruisis de mes peines, & de mes inquiétudes; & ces trois fils vertueux comme leur mere y prirent part, & m'offrirent leurs services. Je formois déjà le dessein de leur demander azile pour quelques jours dans la cabane où ils demeuroient, espérant d'y être ignoré, & de parvenir à sçavoir secrettement quelle auroit été la fin de la tragique avanture de Saheb: mais lorsqu'ils me raconterent que cette plage envîronnée de rochers escarpés, étoit une retraite de Brigands, qu'ils y venoient par les souterrains que j'avois pratiqués moi-même, qu'ils s'y établissoient en sûreté, d'abord après qu'ils avoient commis quelques ravages aux environs qui les forçoient à se cacher; je fus si fort effrayé, je les crus si près de moi, que je priai ces Pêcheurs d'avoir pitié de mon état, & que j'obtins d'eux de passer dans leur barque, & de m'exposer à tous les dangers de la mer, qui étoit alors fort agitée, plutôt que de demeurer sur cette terre criminelle un moment de plus.

Je ne me donnai que le temps d'adresser à leur mere une priere nouvelle, c'étoit de se transporter au Caravansera, de s'informer de mon Esclave, de le chercher, de le trouver, de lui apprendre tout ce que j'avois fait & tout ce que j'allois faire, de lui porter ordre de ma part de s'attacher au service de l'Emir Saheb, au cas qu'il vécût encore, de suivre & de secourir le pere, avec autant de courage & de zele que je secourois l'enfant, d'instruire ce pere infortuné, de mon nom, de mon état, de ma demeure, pour qu'il pût y retrouver sa fille dans un temps plus heureux, & de l'assurer que je ne ferois plus de ma vie d'autres vœux au Ciel que celui-la.

Je repris ce triste objet de tant de désastres, je le portai à la barque, j'y montai, les trois Pêcheurs remirent à la voile, au risque de se briser mille fois contre les écueils. Leur audace & leur habileté nous en sauverent, nous nous vîmes bien-tôt dans la grande mer, & la violence des vents ne servit plus qu'à accelérer notre navigation. En peu de jours nous nous reconnumes dans l'Archipel, & arrivames à l'Isle de Scio ma Patrie, & enfin dans l'habitation que j'y possede. Ce fut alors, que considérant par quels travaux, par quels efforts j'avois pû sauver les jours d'un enfant que le hazard m'avoit remis, que me rappellant par quelle fortune j'avois pû le transporter des terres de Syrie jusques en ma maison, que ravi de joye, d'avoir accompli une si belle œuvre, je formai le projet d'une autre, qui n'étoit pas moins digne de moi. Ce fut de m'attacher à cette jeune créature, de l'élever, de la cherir avec un cœur de pere; & de garder un secret inviolable sur l'affreuse catastrophe qui l'avoit fait passer en mes mains, dans la pensée que si le Ciel prêtoit secours à l'Emir son pere, il seroit assez-tôt de l'instruire, lorsqu'elle apprendroit en même temps que son pere lui seroit rendu, & que si au contraire les immuables destinées avoient consommé la perte & la ruine entiere de cette famille, vivant près de moi, dans une ignorance profonde de tant de malheurs, elle n'en auroit ni le souvenir ni l'image, & n'en sentiroit aucunement les effets; & je me félicitois de cette extrême réserve, voyant réellement la fille de l'Emir Saheb sous le nom de Daïra que je lui avois donné, croître & s'élever sous mes yeux, ne connoître sur terre d'autre pere que moi, contente de la simplicité de son état, & d'un avenir doux & simple, de même qu'elle comptoit lui être préparé; mais cette paix du cœur, & de l'esprit, dont elle jouissoit dans l'ignorance de son sort, ne calmoit point mes inquiétudes sur elle; je les sentois au contraire augmenter avec les années, d'autant que d'une saison à l'autre, son adolescence se formoit, sa taille s'élevoit, & que les beautés qui se developpoient en elle, attiroient sur elle déjà tous les regards des Habitans de l'Isle, & faisoient leur principal entretien. Je ne voyois point depuis douze années revenir mon Esclave, que j'avois laissé au Caravansera près de l'Emir son pere; tout me fit conclure & juger, que mon Esclave étoit perdu pour moi; & je ne doutai plus que l'Emir ne fût perdu lui-même. Qu'en arriva-t'il? c'est que sa fille infortunée ne m'en devint que plus chere, c'est que je n'en fus que plus ardent à lui chercher un établissement digne d'elle: j'étois connu d'Aly Oglou qui regne en ces lieux; sa probité & ses bontés pour moi méritoient toute ma confiance; je lui écrivis sur tout ce qui s'étoit passé; je lui racontai ce que j'avois osé entreprendre, & ce que j'avois accompli depuis le meurtte de Saheb; je lui peignis les charmes de sa fille; je la lui proposai pour en faire son épouse, son cœur en fut flatté, & rien ne le retint que la peur qu'un mariage aussi célébre ne vint à la connoissance du Muphti Fezula, dont il jugeoit bien que la haine étoit une haine Persanne, qui subsistoit toujours, puisque ses vengeances sur le pere n'étoient point encore assouvies sur l'enfant; & tu vas voir qu'il ne se trompoit pas. Je redoublai cependant mes soins & mes démarches auprès d'Aly Oglou. Tout fut convenu, & je ne m'occupois déjà plus qu'à consommer les sommes d'argent que j'avois pu acquérir jusqu'alors, pour parer Daïra d'étoffes prétieuses, pour orner sa tête des plus rares pierreries, pour la mettre dans un appareil digne du rang où je la faisois monter; lorsqu'un soir, au coucher du Soleil, un homme entre chez moi, & demande à me parler seul. Je reconnus un Capigi Bachi; j'en frémis, je le suis, me dit-il, voilà par écrit l'ordre du Sultan, confirmé par le Muphti, qui te commande de me livrer à l'instant la fille de l'Emir Saheb, que tu as enlevée à son pere, & que tu ose garder comme une Esclave dans ta maison depuis tant d'années; le Sultan la demande pour la retenir auprès de sa Hautesse, pour réparer par ses bien-faits, les affronts qu'elle a soufferts chez toi. Hélas! Seigneur, lui dis-je, vous ne pouviez m'annoncer une plus heureuse nouvelle; je n'ai j'amais connu l'Emir dont vous parlez: sa fille est tombée en ma maison par un coup du sort bisarre & inoui; la pitié seule m'a fait prendre soin d'elle, en attendant qu'on vint la reclamer; personne n'a paru jusqu'à ce jour; je ne sçavois déjà plus à quoi me résoudre à son égard, puisqu'en effet une fille de sa naissance & de sa dignité, ne peut être chez un pauvre Marchand comme moi, qu'un fardeau de plus en plus embarrassant, & onéreux. Que le Ciel! m'écriai-je, bénisse à jamais le Sultan notre Maître, dont la bonté s'étend jusqu'à recevoir de mes prophanes mains, cette jeune Princesse pour la retirer de l'avilissement où elle est, pour lui faire connoître une vie toute nouvelle, & la rendre heureuse & glorieuse autant qu'elle mérite. Permettez, lui dis-je, que je la prépare à cet admirable évenement, que je lui apprenne par degrés son histoire qu'elle ignore, & que j'ai cru devoir lui faire ignorer jusqu'à ce jour; permettez, qu'après lui avoir fait le récit de tous ses malheurs passés, je lui annonce, avec les mêmes égards, le rétablissement de sa fortune, les biens & les honneurs qu'elle doit désormais espérer; elle est dans un âge tendre, & je lui connois une ame si vive & si sensible, que si nous allions tout-à-coup la frapper de tant d'évenemens à la fois, elle ne soutiendroit jamais sa joye & son étonnement; ce seroit en elle une révolution subite qui mettroit sa vie en danger.

Par ce discours j'obtins du Capigi Bachi de différer d'un jour, & nous convinmes que le lendemain à la même heure, je remettrois Daïra entre ses mains. Le perfide Muphti n'avoit pas poussé son artifice assez loin: le Capigi Bachi étoit de bonne foi, il n'avoit point connoissance des vrais motifs de l'ordre dont il étoit porteur; il ignoroit que cet ordre n'étoit qu'un stratagême pour couvrir les criminels projets du Persan. Mon acquiescement, mon indifférence apparente acheverent de le tromper; il se retira: tous les momens furent alors importans pour moi, je n'en perdis pas un. Je me rendis dans la chambre de Daïra; je m'imposai une contenance aussi tranquille que je le pus; je lui déclarai son mariage avec Aly Oglou: elle n'y répondit, hélas! que par des larmes & des gémissemens qui me désespererent, & qui penserent arracher de moi le funeste secret que j'avois gardé jusqu'alors; mais je la respectois trop dans ses douleurs, pour lui porter un si terrible coup: elle n'y auroit pas survécu un moment. Je m'obstinai donc à la sauver malgré elle-même: j'employai toute la nuit à la calmer, à la fléchir; le jour parut, ses cris ne firent que redoubler: poussé enfin d'une fureur que son intérêt seul m'inspiroit, j'entrepris de la ravir moi-même, & en effet, je l'enlevai hors de ma maison; je me fis transporter avec elle sur le port; je m'embarquai seul avec elle sur un vaisseau qui m'attendoit, nous partimes, & peu de jours après arrivâmes en Syrie.

Les Gardes, les Officiers de la Maison du Pacha ont reçu Daïra comme l'épouse de leur Maître: nous sommes entrés dans la Ville d'Alep, tout y a retenti d'acclamations & de chants à sa gloire, dont la fille même de Saheb eût dû être satisfaite; les Peuples en foule l'attendoient à la Mosquée; le Pacha étoit prêt à lui donner sa main, & c'est dans cette circonstance la plus fortunée de sa vie, & la plus délicate, qu'on a vu de nouveau sortir de sa bouche des cris, des gémissemens, des imprécations criminelles contre l'époux qu'on lui donnoit: c'est dans cette situation la plus digne de ses vœux, qu'elle outrage l'honneur du Pacha, avec une violence & une audace, qui de la part de toute autre auroient été suivies d'une mort soudaine.

La clémence du Pacha d'Alep est sans égale, me disoit ce vettueux Marchand; il m'a appellé, il m'a confié ses peines, il m'a inspiré lui-même de venir trouver cette infortunée coupable dans son obscure prison, & d'employer les derdieres ressources pour rétablir l'ordre dans ses idées, pour la faire consentir à ses devoirs, & à faire cesser ses disgraces: mais, hélas! s'écria ce Marchand avec le cœur d'un pere désolé, elle est aujourd'hui la même sous la puissance, & dans les châtimens d'un Maître irrité, qu'elle étoit ci-devant, lorsqu'elle se sentoit libre en ma maison: elle m'a réduit à la frapper du dernier de mes coups, & je vois que je l'en ai accablée, & que peut-être ce sera tout leur effet: j'en tombe accablé moi-même: je remporte avec moi des douleurs égales à celles que je lui cause. Cher Eunuque! reprit ce généreux homme, les yeux en larmes fixés sur moi, s'il me reste un espoir pour ses jours, je le mets en tes mains; tu fus à ses peres, tu as exposé déjà ta vie pour elle; la voilà sous ta garde; je la recommande à ta pitié & à tes soins; quant à moi, me dit-il, je quitte ces lieux & vais errer de contrée en contrée; j'ai sauvé l'infortunée Daïra des mains du Muphti, j'ai désobéi aux ordres du Sultan mon Maître; j'ai tout à craindre désormais: un Esclave est parti de Scio peu de jour après moi, & m'a appris que déjà mes biens sont confisqués, que ma maison est au pillage, & qu'on me cherche par-tout. Ces premiers traits de vengeance m'apprennent, qu'on m'en réserve d'autres; il faut m'en garantir, il faut que j'abbandonne ma patrie, ainsi que mes biens, pour fuir dans quelque climat étrangcr, & y passer mes tristes jours dans la misere & dans les larmes, jusqu'à ce qu'il plaise au Dieu de Mahomet d'en ordonner la fin.

Par ce discours, oh! Daïra, oh! tige digne de renaître sous des astres plus propices! j'appris combien leurs influences criminelles avoient poursuivi tes premiers ans. J'appris, oh! mon Maître! oh! mon cher Maître! j'appris que l'enfant de tes enfans que je regrettois, que je pleurois depuis douze années, étoit cette jeune infortunée, cette Daïra, percée de mille douleurs, gémissante, désespérée, étendue par terre au pied d'un ciprès funébre, dans une infame prison. Oh! juste Ciel! & je me vis, moi malheureux Esclave du Pacha, condamné par ce nouveau Maître, à devenir l'ordonnateur de ses tourmens, & l'éternel témoin du plus triste spectacle qui pût jamais dans la nature, s'offrir à mes yeux: toute ma tête se sillonna de cette épouvantable pensée: je devins tout-à-coup à moi-même, un objet d'exécration: je ne me crus pas digne de respirer un moment, & j'allois me précipiter dans le canal du Soïc, pour passer dans les abîmes de la nuit sans fin, quand un élancement de son ame presque expirante, porta un cri jusqu'à moi, & rappella toute la mienne à son secours. Je n'eus plus dès ce moment, que son secours en vue: j'embrassai le Marchand de Scio, ce saint personnage, que son zèle, que sa piété pour elle, ont mis dans un si déplorable état: je l'embrassai de toute la tendresse de mon cœur: je le quittai pour voler à ce triste cyprès, au pied duquel je vis Daïra ta fille, la tête renversée, & toute sa personne céleste sans vie & sans mouvement; mes soins près d'elle prospérerent: les forces lui revinrent; & alors, si j'eusse été seul, sans doute que j'aurois tenté son évasion, quitte à subir une mort infaillible; mais nous étions trois autour d'elle, & je n'aurois fait que périr, sans parvenir à la remettre en liberté. Je me vis donc réduit à dissimuler, & à faire tous les efforts possibles pour garder en sa présence un silence absolu sur l'histoire de sa vie. Je me conduisis à l'exemple du Marchand de Scio: ses réflexions sur l'importance du secret, me furent toujours présentes; je voyois que pour la conservation d'un si précieux enfant, ce secret devoit être à son égard même, inviolable: aussi n'avois-je près d'elle que l'apparence d'un Esclave, honoré de la confiance de son Maître, & seulement à distinguer des autres, par mon zèle à la servir: ce mystere se soutint, & nous parvînmes ainsi jusqu'à l'effroyable catastrophe ou j'ai cru voir sa perte irrémissible, & celle de son Amant. Quel spectacle! oh Ciel! mes sens en sont encore émus. Je ne sçais quelle terreur me saisit, lorsque j'ose encore y penser. Oh! fille de Saheb! que Zoah, ton fidele Esclave, a souffert pour toi de mortelles allarmes. Te dirai-je ce que le Ciel m'inspira pour te sauver, lorsqu'après ce combat funeste, je vis ton téméraire Amant, enlevé & transporté hors du Sérail plus mort que vivant, & que j'eus tout à prévoir & tout à craindre pour toi, des suites de cette affreuse avanture? Oui, je te le dirai, parce que je veux que mon Maître sçache que j'ai été constant dans mes devoirs, mais plutôt, parce que je veux rendre hommage à ta vertu, & que je crois que pour les cœurs qui l'aiment, elle ne peut être trop manifeste & trop célébre.

Je pris un sabre d'Aly; je fus remettre ce sabre en ses mains; je me jettai à ses jenoux; je lui offris ma tête pour la tienne; à peine daigna-t'il m'entendre; il me confondit d'un regard de pitié; & voici quelle fut sa réponse. Zoah, me dit-il, tu crois que l'on peut punir une tête innocente, pour préserver une tête coupable; cette pensée te rend coupable toi-même à mes yeux, & je ne pardonne qu'à l'intérêt qui t'anime; mais lorsque tu veux, reprit-il, sauver les jours d'une femme que toutes les Loix condamnent à périr, & que je considére une criminelle, que je n'ai connue dans mon Sérail que par sa haine, ses fureurs, que par ses attentats; une criminelle que j'ai voulu recevoir comme une épouse; qui n'a répondu à mes sentimens que par des outrages; que j'ai tenté d'humilier vainement, & dont l'orgueuil s'est accru de mes bontés comme de mes rigueurs; une criminelle enfin, toute embrâsée d'amour pour un barbare; capable dans mon propre Sérail, de s'armer avec lui contre moi; capable de porter l'audace, la rage & la folie, jusqu'à m'arracher le poignard que je porte, pour m'en percer le cœur; pour m'immoler elle-même, au perfide qu'elle aime. Certes, reprit Aly, tant de crimes, tant de forfaits ensemble parlent pour elle, & doivent déterminer sa grace & son pardon. Zoah, me dit-il, d'une voix touchante, & qui pénétra mon ame; on ne se livre point à de semblables excès; on ne tombe point dans un semblable égarement, que lorsqu'on a perdu tout usage de la raison: Certes, dit-il, je la jugerois plus coupable, si elle m'avoit moins offensé; je la plains, & je veux la sauver comme toi. Cependant la Loi commande; il faut lui obéïr; je ne puis la dispenser, pour l'exemple du Sérail, de lui faire subir les formes d'un jugement rigoureux; mais comme je n'ai que son salut pour objet, tu n'en dois rien craindre: tu assisteras au Divan; tu y parleras à ton tour; tu y prendras sa défense, & ton avis sera le seul que je suivrai. Oh! clémence! oh! grandeur d'ame! vraiment digne des enfans du Prophête, & que le vénérable Aly a portée plus loin qu'eux; car tu sçais qu'il te remit en mes mains; qu'il me donna la liberté; qu'il me promit un don de cent sequins; mais tu ignores combien sa bonté s'est étendue sur toi-même; tu ignores que si j'ai reçu les cent séquins pour moi; j'en ai reçu pour toi deux mille, que je dois employer à tes besoins; qu'il m'a chargé de t'équiper en femme de ton rang, & de te conduire loin de ta vraie patrie, en des lieux de sureté. C'est ce que j'étois tout prêt à faire; c'est ce que je venois ici te proposer; mais puisque le Ciel nous rend {??}ici même mon auguste Maître, {??}ton vénérable ayeul; me voilà son Serviteur toujours fidele; son Esclave toujours zélé; j'attens sur tout ce qui te regarde, l'honneur de ses commandemens.

Fin de la troisiéme Partie.
DAÏRA. HISTOIRE ORIENTALE. QUATRIÉME PARTIE.

ZOAH finit son discours ainsi; mais tant d'événemens, tant de prodiges, tant d'énormes images nous parlerent long-temps après lui: Nous en demeurames séparément confondus, interdits, sans que mon ayeul, sans que Ferri lui-même prononcât une parole. Quant à moi, mon histoire fermentoit si fort dans ma tête, elle y fit des routes si étranges & si neuves, que j'en perdis bien-tôt l'habitude de mes idées, que je sentis en moi une métamorphose totale, comme si mon ame en effet eût fait place à une autre, & que cette autre toute nouvelle & toute nue, eût reçu des discours & des récits de Zoah, un nouvel être, un premier sentiment. Je me représente un tendre enfant, qu'une puissance magique éleveroit subitement à l'âge de force & de raison, sans le faire passer par les dégrés qui y menent; un enfant changé en homme, un homme qui ne se verroit plus enfant; je me représente cet homme neuf, étranger à lui-même, de qui les sens attentifs seroient ouverts à de nouvelles idées, & qu'on verroit tout-à-coup perdre de vuë & de souvenir, les soins frivoles, & les travaux puériles qui auroient occupé son bas âge, l'instant d'avant cette transformation. C'est ainsi que mes plus grands maux, que mes plus rudes peines s'évanouirent; que toutes les épreuves de ma triste jeunesse, ne parurent plus à mes yeux qu'un tableau vague; c'est ainsi que le premier enthousiasme qui m'emporta, fit taire mes sentimens accoutumés, les rejetta loin de moi, & m'éleva tout-à-coup à de plus hautes affections & à de plus grands intérêts. Fille de Prince Arabe, j'eusse voulu dès-lors voler aux lieux de ma naissance, pour y revoir un pere adorable, qui dans ce premier mouvement, se peignoit à moi, vivant & régnant parmi son peuple; comme s'il eût démenti lui-même toute l'histoire de Zoah; comme si l'on m'eut donné la nouvelle subite, que ses précieux jours avoient été respectés des Brigands. Mais après m'être égarée un moment dans ces illusions, j'eusse voulu du moins me lancer dans les bras de ma mere Hannem, pour y recueillir ses larmes, pour y partager ses ennuis, pour l'accabler de mon amour & de mes caresses, & l'aider à supporter la perte de son époux infortuné; & j'étois intérieurement agitée de mes pensées & de mes désirs, lorsque nous remarquames que mon ayeul Hassan ne pouvoit plus soutenir la lumiere, qu'il s'affoiblissoit, qu'il étoit prêt de succomber sous le poids de tant d'infortunes. Ferri l'embrassa, & le porta dans la chambre voisine, où il prit quelque repos.

Il me vint alors en pensée de m'entretenir avec Razzivil: Que j'avois de choses à lui dire, ou qu'elle en avoit à me conter! Nous primes le temps que Zoah fut en ville y retenir des voitures, pour nous faire partir incessament d'Alep. Razzivil s'approcha de moi, me prit & me serra les mains: ma chere Daïra! est-ce vous que je revois, & dans quel état vous trouvai-je? Hélas! que votre sort est digne de pitié! je n'ose vous parler d'un Amant qui a traversé les Mers pour vous suivre, ni de son effroyable avanture dans le Sérail, où il s'est vu enlever sa précieuse Maîtresse, où peu s'en est fallu qu'il n'ait péri lui-même.

Oh Ciel! m'écriai-je, Belzek respire encore! En quelle partie du monde est-il? Je n'ose souhaiter de le revoir; il me croira morte: il est sans doute errant sur les Mers, depuis que le Pacha l'a fait embarquer; méritoit-il un sort si triste, après ce qu'il a fait pour moi? Non, certes, reprit Razzivil: il vous a suivi à Alep, il est homme à vous suivre au bout de l'Univers. Apprenez, ma chere Maîtresse, que le lendemain de votre enlevement de Scio, il vint me dire: Razzivil, partons, volons aux lieux qui vont renfermer Daïra: je ne puis souffrir la vie éloigné d'elle; je quitte tout, rien ne peut m'arrêter, partons. En effet, nous partimes, instruits que le Vaisseau de Fargani étoit destiné pour Alep: nous nous embarquames sur un autre avec plusieurs Passagers, qui d'avanture faisoient la même route. Le troisiéme jour de notre navigation, nous fumes attaqués par un Corsaire.

Le danger étoit grand; l'équipage peu nombreux étoit tout disposé à subir la Loi des brigands; ils entroient déjà dans notre vaisseau; Belzek seul, que son ardeur d'amour rendoit invincible, prit une lance, fondit sur l'ennemi, & le força de capituler lui-même. Tout notre équipage alors éleva des cris de joye & de reconnoissance; on lui offrit toutes sortes de présens, qu'il dédaigna; mais un Etranger vénérable qu'il ne connoissoit pas, le pria d'accepter un manuscrit de sa main, contenant les plus rares secrets. Il se nomma: c'étoit le fameux Bezzoudour qui s'en retournoit à Samosat sa patrie. Ce fut par ce évenement que Belzek, instruit comme Bezzoudour, lui-même, tenta, pour vous voir, de pénétrer jusqu'à vous, & ce qui nous a prouvé qu'il l'avoit fait malheureusement & sans succès, c'est que nous l'avons vû passer dans les rues d'Alep, escorté de plusieurs Négres, qui le menoient à Alexandrette, où il a dû s'embarquer.

Je me sentis fort soulagée par ce récit. Dans ce moment là même j'étois si fort agitée, mes sens étoient dans un si grand abbatement par-tout ce que je venois d'entendre, que je n'avois point assez de ma tête pour m'en occuper; je ne pensois plus qu'au lieu où nous allions nous rendre; Atabek & Ferri devoient en décider. Pendant ce temps, j'apperçus un Pigeon qui voltigeoit incessamment & obstinéautour de mes fenêtres; je m'en amusai; je lui en ouvris une, il y entra; je remarquai qu'il portoit un billet à son cou; le Maître de la maison entra aussi-tôt, nous dit que ce Pigeon qu'il attendoit, depuis long-temps, venoit d'Alexandrette; il le prit, & détacha le billet: il y lut l'avis qu'on lui donnoit de l'arrivée d'un de ses vaisseaux; mais il y trouva ces mots ajoutés: oh! Daïra, où êtes-vous? Il nous parut inquiet du sens de ces paroles. Je ne lui donnai pas matiere à deviner cette énigme. Je compris que mon Amant étant à Alexandrette, ne m'avoit osé dire que ces deux mots, pour m'apprendre qu'il y étoit; qu'il attendoit peut-être un vaisseau pour s'embarquer. Le Maître de la maison me dit qu'il alloit envoyer un autre Pigeon à Alexandrette, pour instruire ses Correspondans de ce qu'ils avoient à faire. Il fit devant moi un billet; il me le montra, j'y ajoutai ces deux mots: oh! Belzek, je respire. Je comptois que c'étoit bien assez lui dire que j'étois libre, & que j'allois trouver les moyens d'aller à lui. Le Marchand me laissa faire, plia le billet, l'attacha au pied d'un autre pigeon, lui ouvrit les fenêtres, le Pigeon s'envola, mais d'une aîle rapide que j'eusse voulu pouvoir lui dérober. Ferri vint tout-à-coup nous dire qu'il y avoit du danger de demeurer dans cette Ville plus long-temps; en effet, Zoah revint, nous amena des voitures, nous nous mimes dedans, & nous partimes aussi, mais sans que je sçusse où elles nous menoient; moi dans la litiere d'Atabek, Razzivil dans une autre avec Zoah, & Ferri seul à cheval. Je tombai alors dans la plus grande inquiétude. Je regardois fixement mon ayeul qui me considéroit de même, sans me dire quelle route nous prenions. Oh! ma fille me dit-il, puissions-nous être à la fin de nos peines! Ce temps heureux n'arrivera qu'à la mort, ou à la justice qu'on fera du Muphti. Il est le maître dans cet Empire, le Sultan lui en abandonne les rênes, il veut un mal à toute ma race, dont nous ne pouvons nous garantir que par la fuite; ma chere Hanem, le premier objet de ses poursuites, ne vit plus! Hélas! mon pere, m'écriai je; mais reprit-il, la rage de ce Muphti vit encore, & nous poursuivra toujours. Nous allons nous retirer en silence, nous allons joindre ton pere infortuné qui ne t'a point vûe depuis ce jour affreux, où le Pélerin de la Méque fut chargé de te dérober à la fureur des brigands; il se croit sans doute assez malheureux pour avoir tout perdu; quels transports ne lui causera point ta présence! J'en juge par ceux que tu m'a causés; j'en ai senti mon ame toute prête à me quitter; je n'en suis point encore remis. Hélas! m'écriai-je, je reverrai donc un pere si cher! En quel pays allons nous le joindre? Y arriverons-nous bien-tôr? Nous ne le reverrons point, me dit-il, dans l'état fortuné où le Ciel l'avoit fait naître: depuis que par un miracle il a échappé à la fureur des assassins du Muphti, il s'est retiré dans un secret azile; Ferri que tu vois, est notre bien-faicteur; comme il n'est point sujet du Sultan, il brave la colere du Muphti, & nous met l'un & l'autre à l'abri de ses violences, dans un Château fort éloigné de toute Habitation; nous allons en Cypre, ma fille, & c'est-là que nos communs malheurs nous réuniront.

Je viens moi du fond de l'Arabie; il m'a fallu passer par Alep, dans ces deserts, où le destin t'a présentée à moi, dans l'appareil le plus étrange, le plus honteux & le plus misérable; je m'en vais à Alexandrette; je m'y embarquerai pour passer en Cypre, pour y joindre mon fils Saheb: c'est-là, qu'avec toi, avec Ferri, nous nous retirerons, nous vivrons sécrettement jusqu'à ce qu'il plaise au Maître des destinées, d'en ordonner autrement. Que de graces nous avons à rendre à ce généreux bienfaiteur! Il nous tend la main, quand tout{??} le monde la retire; seconde-moi, mon enfant, dans les mouvemens de reconnoissance que nous devons tous l{??}ui adresser. Nous allons donc à Alexandrette, dis-je à mon ayeul; j{??}e ne pensois alors qu'à mon Amant, l{??}e rouge me monta aux joues en prononçant ces paroles, je crois qu'Hassan le remarqua; mais ne pouvant en pénétrer la cause, il ne m'en parla pas, & je demeurai moi-même dans un profond silence, occupée d'idées confuses sur le sort de Belzek, ne sachant pas s'il étoit encore à Alexandrette, ou s'il en étoit parti; s'il devoit croire que je fusse libre, s'il pouvoit penser que j'allois dans ce Port, que nous pourrions nous y retrouver, nous y entretenir, nous dédommager l'un par l'autre, de nos traverses communes; j'eus l'esprit si occupé tout le temps que nous fimes la route, qu'il ne fut pas en mon pouvoir de prononcer un seul mot. Lorsque tout-à-coup nous fumes surpris de la présence d'un homme qui nous étoit inconnu, qui par ses vêtemens nous parut être un Calender; mon religieux ayeul fit arrêter ses voitures, & lui demanda sa bénédiction pour le succès de notre voyage. Ferri qui marchoit devant, s'arrêta, vint à nous, pour sçavoir ce qui se passoit; le Calender leva les yeux, son chapelet à la main, & nous peignit son état digne de commisération; sa voix entrecoupée de soupirs, parvint jusqu'à moi; je le regardai à plusieurs reprises, je le fixai; sa figure noble & triste m'intéressa, sa voix touchante & sensible me rappella celle de mon Amant; à force de le considérer, je le demêlai au travers de ses déguisemens; il m'adressa la parole à moi-même, c'étoit mon Amant. Grand Dieu! c'étoit lui-même: Madame, me dit-il, ayez pitié de l'homme qui se présente à vous! Il me prit alors une vapeur si subite & si étrange, que je tombai en foiblesse dans les bras de mon pere; je n'eus pas la force de lui répondre. Oh! saint homme, lui dit mon ayeul, prie le Dieu tout-puissant qu'il conserve cette jeune créature; son sort est digne d'intéresser sa clémence: nous allons à Alexandrette; nous n'avons plus qu'une demie-journée, de-là nous passons en Cypre; si tes prieres nous font faire ce voyage sans péril, nous l'attribuerons à la sainteté de tes œuvres.

Je relevai ma tête avec peine, je rouvris les yeux toute tremblante, le Calender n'y étoit plus. Les larmes alors coulerent de mes yeux en si grande abondance, que mon ayeul en fut surpris, & m'en demanda la raison; je ne pouvois parler, la voix me manquoit, les mots s'égaroient sur mes lévres mourantes, comme si j'eusse été au dernier moment de ma vie: la connoissance me revint peu à peu, je sentis le danger que je courois en présence de Hassan, plus encore à la vue de Ferri, que je regardois déjà comme un homme sévere. Je les vis l'un & l'autre, fort agités de la présence de ce Calender, ne sachant pas comment son apparition m'avoit pû jetter dans un semblable état: je repris à la fin mes sens: mon pere! m'écriai je, je l'ai reconnu, ce Calender; je ne puis m'y tromper; c'est le même homme que j'ai vu à Scio, qui m'a prédit que tout le cours de ma vie ne seroit jamais qu'un cours d'infortunes accumulées les unes sur les autres, & celles qui me sont arrivées jusqu'à ce moment, se sont trouvées toutes présentes à mon imagination. Mon ayeul & Ferri s'occuperent à me donner des consolations, d'autant plus vaines & plus hors de place, qu'ils ne se doutoient pas des vraies causes du tourment que je souffrois alors. J'eus tout le temps de refléchir le reste du voyage, au prétendu Calender; c'est son amour, disois-je en moi-même: ce sont les persécutions que nous avons éprouvées l'un & l'autre, qui lui ont causé le désespoir où il est, & lui ont fait prendre le parti de se jetter dans une si terrible réforme; & l'adieu qu'il m'a fait, est sans doute le dernier de sa vie: ce sont les restes d'une flamme expirante, qui lui ont arraché tantôt de nouvelles plaintes & de nouveaux soupirs; mais quel chemin prenoit-il? le chemin d'Alep, où sa tête est à prix: conservez-la, grand Dieu; & si je suis destinée à ne le voir plus, qu'il me reste au moins la consolation d'imaginer qu'il sera heureux: hélas! pourroit-il l'être, s'il faut qu'il soit privé d'un amour qui s'étoit si bien emparé de son ame, & qu'il soit condamné à ne me revoir jamais?

Enfin, enfin nous vîmes la fameuse Tour de cette Ville; nous y arrivâmes, il y faisoit un grand jour; je jettai mes regards de tous côtés; je cherchois inconsidérément Belzek, qui ne pouvoit paroître; je n'osois faire connoître mon trouble, & cependant tout me déceloit. Je demandai à Hassan, si pour nous refaire de la fatigue du voyage, nous ne pourrions pas y séjourner un peu; mais il vouloit passer outre; un vaisseau étoit prêt à partir, nous le montames, il nous mena en cette Isle en deux journées; nous y abordames au Port de Salamine, d'où traversant un Pays spacieux, nous arrivames enfin au Château de Ferri; Château fatal! où j'ai compté consommer mes malheurs & ma vie. Mon premier soin fut d'aller me jetter aux pieds de mon pere; je parcourus le Château, le Parc; mon pere n'y étoit plus: nous apprimes par des Esclaves, qu'il étoit parti depuis plusieurs jours, & personne ne put nous apprendre de quel côté il avoit porté ses pas.

Mon ayeul fut grandement surpris de cette nouvelle; j'en fus frappée comme de la foudre; Ferri en fut saisi lui-même, & consterné. Nous demeurâmes en cet état plusieurs jours, pendant lesquels mon ayeul, que ce dernier coup engloutit, sentit ses forces diminuer, & comprit qu'il étoit près de sa fin. Ferri, Razzivil & moi, nous nous appliquames près de lui, nous lui donnames tous nos soins; mais l'Ange de la mort avoit ordonné sa derniere heure, & elle arriva. Alors ce saint Vieillard, de qui les yeux en larmes, je tenois la main enveloppée dans les miennes, me dit: ma fille, je vais te laisser sur cette terre, & je t'y laisse sans parens; le départ de ton pere me cause la mort; tu te trouves ici étrangere, sans ressource, sans consolation; mais voilà Ferri qui nous a soutenus dans nos malheurs, par l'hospitalité qu'il a exercée envers nous; je ne puis reconnoître dignement tout ce qu'il a fait, qu'en t'unissant avec lui: Dieu veuille m'accorder encore assez de temps, pour que mes derniers regards puissent en être témoins.

Mon ayeul me fit frissonner par ces paroles; je demeurai un temps sans lui répondre; je le priai de ne songer qu'à sa santé, que c'étoit son état qui m'occupoit, qui m'empêchoit de penser dans ce moment à d'autres intérêts. Ferri se présenta à moi, & me demanda ma parole d'un ton qui me parut absolu; je ne la lui donnai point; mais pendant cet état de contrainte, j'eus la douleur de voir ce Vieillard vénérable prêt à rendre le dernier soupir, ses membres roidis, ses yeux éteints, ses paupieres fermées; il finit dans mes bras ses tourmens & sa vie, & je me trouvai dans le moment, à la merci d'un homme dont la fierté me choquoit, que je ne connoissois point, que je ne voulois point connoître; dans un Pays aussi étranger pour moi, sans espérance & sans ressource, sans pouvoir imaginer les moyens de m'en débarrasser. Malheureuse! m'écriai-je mille fois, qu'ai-je donc fait pour éprouver cette continuité de misere? Je perds mes peres, je perds mon Amant; me voilà sous la puissance d'un homme qui se rend mon Maître: je suis dans son Château: je n'en puis sortir; & quand cela me seroit possible, où irois-je? où trouverois-je seulement la liberté de pleurer ma destinée? Mes pleurs ne tarissoient pas, quelquefois il m'échappoit des gémissemens & des cris, que j'avois bien de la peine à retenir; & j'étois un soir en cet état d'abandon de moi-même, couchée sur le gazon, au pied d'un palmier, accablée de fatigues, j'y tombai dans l'assoupissement: ce fut le premier repos que je pris dans ce lieu. Il regnoit alors dans les airs une fraîcheur & un calme bien capables de retirer l'ame entierement, & de la livrer au plus doux sommeil; le mien ne fut qu'imparfait, que mille songes divers vinrent traverser: je cr{??}us entendre les accens plaintifs d'une voix, exprimer l'amour le plus tendre, le plus vif & le plus malheureux, & je m'abandonnois à ces songes, d'autant que je pensois à l'admirable Amant qui me juroit une éternelle fidélité.

Il se passa des mouvemens dans mon cœur, qui me réveillerent à demi; j'entrevis au travers de la nuit une personne près de moi, prosternée à mes pieds, tenant ma main engagée dans les siennes; nous demeurâmes tous deux quelque temps dans la même attitude; & je pensois rêver encore, quand je crus entendre nne voix très-basse, tenir ce langage: Regnez, regnez, cheres ténébres, enveloppez-moi toujours du voile impénétrable qui dans ce moment couvre l'Orient: c'est par vous, oh sombre nuit! que j'ai l'audace d'affronter mille dangers, & que je me tiens ici rempant & prosterné près d'une fille de Génie: c'est par vous que j'ose librement poser mes lévres sur la poussiere que ses pieds ont pressée, cueillir les gazons sur lesquels elle repose, & enserrer dans mes mains, sa main précieuse, dont le seul toucher m'enflamme & me consume.

J'avoue que ces paroles jetterent dans mes sens un trouble & une agitation qui m'émeut encore quand je les rappelle. Hélas! m'écriai-je, en me réveillant, où suis-je? & qu'ai-je entendu? qui donc me parle? à moi malheureuse femme abandonnée, condamnée à des douleurs sans fin? est-ce un Ange consolateur que le Prophête m'envoye, pour m'aider à soutenir le poids de mes infortunes? qu'il se retire, qu'il me laisse, j'aime mieux y succomber.

J'entendis alors plusieurs soupirs, & la même voix me répondit. Si j'étois l'Ange ou le Génie qui préside à vos destins, oh! ma Daïra, je n'aurois pas besoin de l'obscurité qu'il me faut; je soutiendrois la lumiere de vos yeux & tout l'éclat de vos beautés, à la face du jour, malgré les ordres du cruel Ferri qui vous retient, qui vous renferme, & qui suivant l'ordre de votre ayeul, doit incessamment unir votre destinée à la sienne.

A ces mots, je me levai brusquement; je reconnus Belzek déguisé en vieille femme. Que fais-tu malheureux, m'écriai-je? tu cours ici des dangers qui m'effrayent plus que l'avenir que tu m'annonces: retire-toi au plus vite. Hélas! si je pouvois sortir de ces jardins, je te suivrois comme un époux que je me suis donné, & dont rien n'est capable de me séparer entierement, je t'en donne ma foi: fuis, te dis-je, & reviens cependant. Oh Ciel! j'entends du bruit; c'est Ferri, c'est lui-même; en effet, il arriva, il me surprit tout frémissante. Jeune femme, me dit-il, vous ne sçavez pas à quoi vous vous exposez dans ces bois seule, vous vous éloignez de moi lorsque tout conspire à nous unir! venez, rentrez, & vous regardez dès-à-présent comme une épouse que votre ayeul m'a donnée. Ferri conclut en effet notre hymenée; nous étions à la veille; il me parloit déjà en souverain maître, ou du moins je le pensois, parce que j'étois bien loin d'y consentir. Ce fut cette même veille que je feignis une maladie, que je passai foiblement en apparence dans l'appartement qui m'étoit donné, & que le moment d'après je me rendis bien légere au lieu où j'avois déjà vû Belzek: il y étoit, il m'y attendoit; mais Ferri tout-à-coup nous surprit, s'élança sur lui le cimeterre en main. Je ne vis que le danger de Belzek, je crus entendre les derniers soupirs de mon Amant. Meurs, lui crioit Ferri; meurs, barbare, qui vient audacieusement séduire une femme que j'aime, & qui doit être à moi. Leurs cymeterres se choquerent; il ne me resta que la force de m'aller perdre dans l'épaisseur des bois: je m'y égarai dans ces bois, craignant toujours ses poursuites; & ton arrivée, homme charitable, fut cause du parti malheureux que je pris, ce fut de me poignarder, croyant que c'étoit Ferri lui-même, de qui je n'avois pas lieu d'espérer un meilleur traitement.

C'est dans ce déplorable état que tu m'as trouvée toute sanglante, & c'est par tes secours, par ton humanité, par ta piété, que je respire encore. Je ne sçais si j'en dois rendre graces à Dieu, s'il ne me prépare point quelque nouvelle catastrophe! je ne sçais si je n'aurois pas mieux fait de ne point survivre à la derniere: elle étoit pour moi la fin des choses. Mais puisqu'il étoit écrit dans le Ciel que je te devrois de si puissans secours, je m'y suis soumise, & je ne te demande qu'un peu de repos.

Oh Ciel! oh malheureux enfant, m'écriai-je! Quelle source de misere! quelles traverses! quelles extrémités ont accompagné le cours de votre vie. Bénissons Dieu de vous avoir conservée, & permettez que je m'en fasse honneur, puisque j'y ai eu part. Je ne suis ici que depuis peu de temps; il faut que le Ciel m'y ait fait tomber tout exprès, pour vous préserver d'une mort infaillible. Vivez, mon enfant, vivez! reprenez vos forces & votre courage. Je vous offre ici tout ce qui est en mon pouvoir; passez-y tranquillement le reste de vos jours; inconnue, si vous le voulez, personne ne vous décélera. Mon Amant est mort! mon Amant est mort! dit-elle, je ne puis résister à la vie. C'est pour cela même, lui repliquai-je, que vous ne devez point vous dispenser de faire ce que je vous pro{??}-pose. Ah! dit-elle, Belzek a péri, & vous voulez que je traîne une vie qui me donneroit les angoisses de la mort à chaque instant du jour? Non, je ne le puis. Je lui demandai si je pourrois, sans risque, envoyer au Château de Ferri, sçavoir exactement des nouvelles de ce qui s'étoit passé; elle y consentit. Je fis partir sur le champ un de mes gens, qui s'y inttoduisit secrettement, & qui revint en toute diligence m'apprendre que Ferri se mouroit de ses blessures, & que tous les Domestiques de sa maison étoient en larmes; qu'un Brigand l'avoit attaqué, qu'il s'étoit ensuite évadé à la faveur de la nuit.

Lorsqu'elle vit arriver ce Grec, elle pâlit, elle se troubla: mais quand il lui eut appris que le prétendu Brigand s'étoit évadé, je la vis toute tremblante, toute hors d'elle-même. Elle me pria de renvoyer ce Grec encore avertir Razzivil & Zoah de l'état où elle étoit, pour qu'ils vinssent secrettement l'un & l'autre la trouver; ils arriverent, & lui apprirent la miraculeuse nouvelle que le Muphti Fesulla, après avoir rendu le regne d'Achmet odieux, par les concussions tyranniques qu'il exerçoit, avoit enfin reçu le digne salaire de ses forfaits, par le cordon que l'Empereur avoit ordondonné contre lui; ils lui dirent que Saheb étoit, quelques jours avant, parti sur cette nouvelle, & qu'il étoit, à la tête des Arabes, rentré dans les droits de son premier état.

A ces mots, elle se sentit toute transportée de joye. Zoah, suivi de Razzivil, vit qu'il pouvoit parler, il se leva, & lui parla ainsi: Ma chere Maîtresse, je vais te dévoiler des choses que j'ai dû garder jusqu'à ce jour dans un profond secret. Il falloit que le cercle de tes avantures se formât pour donner issue à la révolution qui vient d'arriver: il falloit qu'un Marchand de Scio se trouvât au Caravansera d'Egli, qu'il te portât pour te sauver en sa patrie, que le Muphti en fût instruit, que sa haine & sa rage te poursuivissent là comme ailleurs, que le Marchand de Scio, pour t'en préserver, t'enlevât, te transportât au Sérail d'Aly Oglou, que là tout ce qui s'est passé arrivât pour que le Pacha fût attendri sur ton sort, ainsi que je l'ai vû. Je t'ai dit qu'il me donna deux mille séquins pour t'équiper en femme de ton rang. Le vertueux Pacha ne fut pas content de cette largesse: il m'appella: il m'ordonna de mettre par écrit les avantures de ta famille, & le déplorable état auquel la fureur du Muphti vous avoit exposés: je lui donnai cet écrit: que penses-tu qu'il en fit? il ne me le dit point, mais je l'ai sçû par un de mes Camarades qu'il dépêcha au chef des Noirs, son patron & son ami, par lequel il fit passer cet écrit à Sa Hautesse: & voilà d'où est venu la justice rigoureuse & terrible du Sultan. C'est au Pacha d'Alep que l'Emir ton pere doit la révolution d'un état qui doit être dorénavant heureux, & dont tu vas jouir près de lui tout le temps de ta vie.

Ah! malheureuse que je suis, s'écria Daïra, de qui me parles-tu? d'un homme que j'ai outragé tout le temps qu'il m'a connue, d'un homme sur lequel j'ai eu cette main prête à le poignarder dans son propre Sérail; c'est ce même homme, qui nous donne la vie à tous; malheureuse & criminelle que je suis! quel repentir, quel reproche n'aurai-je pas à me faire le reste de mes jours, de la fureur qui m'a ttansportée contre lui! Ah! comment puis-je reconnoître la générosité, la bonté de cette grande ame! Je voudrois à l'instant m'aller jetter à ses pieds, pour obtenir un pardon que je me refuse, & que je ne m'accorderai jamais.

Ma chere Maîtresse, reprit Zoah, d'autres intérêts doivent t'occuper aujourd'hui; je t'apprends que le coup mortel dont Ferri a été frappé ne venoit point de la main d'un Brigand, que c'étoit Belzek; oui, Belzek lui-même, qui se voyant dans le plus grand danger de périr, n'avoit pu l'éviter autrement; nous lui avons, ajouta-t'il, envoyé un billet dans le lieu de sa retraite, pour lui apprendre que tu vivois dans cette maison, par les secours de ce saint homme.

Belzek en effet arriva le lendemain; il ne se présenta qu'en tremblant, dans la peur qu'il avoit que cette entrevuë ne causât à Daïra quelque accident; mais l'instant d'après il vint se jetter à ses pieds; il vint lui offrir les transports de son cœur. Oh! Daïra, lui dit-il, par quelle foule de miracles nous retrouvons-nous dans cet azile? le le Ciel se rend enfin à nos vœux; tes ennemis sont vaincus; notre amour est en paix; tu peux partir, & aller te livrer dans les bras de l'Emir Saheb, qui régne dans le Pays d'Anna, sur l'Euphrate, aujourd'hui.

Oh! juste Ciel, s'écria Daïra! quelle multiplicité d'événemens inattendus! J'y succombe; en effet elle en perdit la parole; elle demeura sans mouvement; puis se considérant dans l'affreux état où elle étoit, elle s'interrogeoit elle-même: Quoi! disoit-elle, le Prince des Arabes; l'Emir Saheb pourra-t'il reconnoître sa fille dans l'abîme où je suis? Il faut sans doute que je lui envoye l'histoire de ma vie; mes malheurs me feront connoître. Quitte-moi, Belzek, va, pars dans l'instant, cours, vole, mon ame te suit; va joindre mon pere, expose-lui mes avantures; si tu lui en fais le tableau fidele, il ne pourra t'écouter tranquillement; mais il t'écoutera, & tu recevras de lui la récompense que tu poursuis, & à laqu-elle tu as tant de droits de prétendre. Je partirai peu après avec Razzivil, ma chere Gouvernante, & Zoah notre Esclave, qui fut jadis le sien, & de qui il pourra s'instruire de beaucoup de particularités qu'on ignore. Belzek à cet ordre prit la main de Daïra, la serra sur son cœur, la baisa mille fois, & partit.

Peu de jours après, se trouvant seule avec moi, elle m'adressa ce discours: Généreux homme! toi que le Ciel semble avoir conduit dans cette Région pour la conser. vation de ma vie; qui par un vrai miracle, m'as préservée, malgré moi, d'une mort certaine; qui m'as reçue dans ta maison, comme si j'eusse été ton enfant chéri, dis-moi, comment puis-je reconnoître le zéle, les empressemens, même les inquiétudes que mon état a du t'apporter? Mais s'il est vrai que les soins & les peines qu'on se donne, nous attachent à celui qui les reçoit, & nous le rendent cher, il faut que je sois aujourd'hui de quelque prix pour toi: aujourd'hui que ma fortune est changée, serois-tu capable de me laisser, foible enfant que je suis, traverser des Mers & des Terres, pour passer en des climats qui me sont inconnus, & me présenter devant l'Emir Saheb, mon pere, sans tenir la main secourable du vertueux homme à qui je dois le jour, & sans lui faire le tableau des tourmens que je t'ai causés? Sa sensibilité seroit un tourment pour lui-même; il me reprocheroit incessamment l'impuissance où il se verroit de t'en donner les marques, peut-être ne me la pardonneroit-il pas. Tu te trouves ici dans une terre étrangere; tu t'y vois seul, sans parens, sans amis; viens te réunir aux miens; viens augmenter ma famille; soyons parens désormais; les secours que tu m'as donnés sont au-dessus de ce titre, & sans doute il manque à mon pere un ami tel que toi.

Oui! Daïra, m'écriai-je, oui, admirable enfant! je vous suivrai par-tout. Ces paroles m'échapperent dans le transport qu'elle me causa, & je n'eus rien de plus pressé que de préparer nos équipages. Nous fumes bien-tôt prêts à partir, Daira, Razzivil, Zoah & moi: mais quand je déclarai mon voyage à cette famille Grecque, je vis le pere, la mere & leurs enfans m'environner, pousser des cris, verser des larmes, s'acroccher à ma robe, m'embrasser les genoux, & s'écrier tous ensemble: Oh! mon cher maître, ne nous abandonnez pas; nous ne pouvons plus vivre sans vous. Vous nous avez accoutumés à vous aimer, & nous vous aimons comme un pere, en bénissant le Ciel tous les jours, de vous avoir conduit ici; il exaucera nos prieres; vous ne nous quitterez point. Je fus si touché, si attendri de l'amour de cette religieuse famille, qu'il ne fut pas en mon pouvoir d'y résister. Je lui fis entendre qu'il étoit de mon devoir d'accompagner Daïra, de la remettre en sa Patrie, entre les mains de l'Emir son pere. Je promis de venir me rendre aussi-tôt après dans ma retraite, & d'y passer avec eux le reste de ma vie; ils insisterent, & pour s'en assurer, quatre d'entr'eux voulurent se joindre, & faire le voyage avec nous.

Nous partimes de cet azile enfin; nous nous rendimes à Famagouste. Il y avoit dans ce Port un gros Pinque; je fis marché avec le Propriétaire pour le trajet que nous avions à faire de Famagouste à Tripoli de Syrie; je lui accordai tout ce qu'il vouloit, & nous nous embarquames Daïra & moi, suivis de Razzivil, de Zoah & des quatre Grecs, qui pendant ce voyage, nous ont rendu tous les services possibles, & nous ont été plus nécessaires que je n'avois d'abord pensé. Nous fumes surpris à notre arrivée sur la belle riviere qui arrose cette Ville, de voir des feux allumés dans les tours qui en font l'enceinte; précaution qu'elle prend à l'arrivée de vaisseaux inconnus; cela nous arrêta; deux de nos Grecs se détacherent dans un Esquif, & furent se présenter au Pacha qui commandoit; ils lui expliquerent que notre vaisseau n'étoit point un vaisseau Corsaire; qu'il transportoit la fille de Saheb, de l'Isle de Cypre dans sa Ville de Tripoli, où elle ne devoit que passer, pour se rendre à Damas, & de là sur l'Euphrate dans la Ville d'Anna, où l'Emir son pere l'attendoit. Le Pacha n'ignoroit pas ce que l'Emir avoit souffert sous le ministere du Muphti Fezulla; il en avoit lui-même essuyé des rigueurs; en sorte qu'il l'a reçut avec toutes sortes d'honneurs; il fit publier dans la Ville, que le vaisseau qui entroit dans la riviere n'étoit point à craindre; que la fille de Saheb arrivoit; qu'il falloit que les feux des tours pour cette fois, restassent allumés toute la nuit, en signe de réjouissance extraordinaire, cela fut fait, & nous entrames après trois journées de navigation, les yeux charmés du spectacle de cette Ville. Nous y passames assez tranquillement la nuit. Mes Grecs avec Zoah fureut dès le lendemain s'informer par quelles voitures nous pourrions nous rendre à Damas; mais le Pacha qui en fut instruit, fit offre de son char attelé de ses mules; & la fille de Saheb l'accepta avec reconnoissance, en sorte que dans un même jour, nous arrivames à Damas, tant les mules du Pacha sembloient voler plutôt que courir. A l'entrée de cette Ville, je déclarai que je menois la fille du Souverain d'Anna; les portes s'ouvrirent aussi-tôt; le Pacha de Damas en fut instruit sur le champ; il l'envoya féliciter sur l'heureuse révolution qui avoit mis en terre l'ennemi de Saheb, & lui offrit tous ses secours. Quelque empressement qu'eut Daïra de se rendre à son pere, qu'elle croyoit voir du haut de son Thrône, lui tendre les bras, il nous fallut séjourner deux jours dans cette Ville; nous avions à préparer des voitures, soit des chevaux, soit des mules ou des chameaux, des emplettes à faire d'étoffes de prix dont cette Ville fait un très-grand commerce, pour mettre la fille de l'Emir en un état digne d'elle. Dès le soir même nous fumes frappés du bruit d'une artillerie formidable, par laqu-elle on apprit à toute la Ville, l'honneur qu'on faisoit à la fille de Saheb; tous les Habitans s'en entretinrent ainsi que de son histoire qu'on y savoit déjà. Le lendemain nous fumes à l'Audience du Pacha, qui la tenoit sur l'avenue d'une belle plaine, sous un grand Dôme antique peint à la Mosaïque, & rafraîchi par plusieurs canaux: le Pacha y étoit, & avant toutes choses, il lui proposa d'aller rendre graces à Dieu dans la Mosquée qui y tient, de se trouver délivrée du terrible ennemi qui en vouloit à toute sa maison; après quoi, il lui offrit, ainsi que le Pacha de Tripoli, un char, pour se transporter à Anna; elle ne balança pas; elle l'accepta, quoiqu'il lui vint des secours de toutes parts. Il lui en arriva un, auquel elle ne s'attendoit pas; c'étoit un Chamelier Propriétaite de deux Chameaux. Il lui envoya demander par charité de lui faire gagner sa vie, de se servir de ses Chameaux, se disant un pauvre homme délaissé, abandonné, n'ayant pour subsister, que ce qu'il pouvoit retirer de leur service. L'état de cet homme, qui apparemment n'avoit osé se présenter, nous toucha; nous le mandames; il ne voulut point venir; il nous envoya ses Chameaux bien équipés, ayant de chaque côté deux berceaux couverts d'écarlatte, garnis de coussins, sur lesquels nous pouvions nous mettre commodément; la fille de Saheb dans l'un avec Razzivil, moi dans l'autre, Zoah & mes Grecs montés sur des mules qui se trouvent communément à Damas. La pitié de Daïra en fut émue; nous remerciames le Pacha des égards qu'il avoit eus, & du service qu'il vouloit nous rendre, nous nous arrêtames à cette maniere de voyager.

Le parti pris, & le moment du départ arrivé, nous vîmes entrer le Propriétaire; je lui offris le payement de sa voiture, il me refusa, me disant qu'il seroit payé à l'arrivée, si son service étoit agréable à Daïra. Je fus étonné de lui entendre prononcer un nom qu'on ne devoit point sçavoir dans ce Pays. Je lui demandai qui lui avoit appris; il ne me répondit rien; la fille de Saheb arriva dans le moment, elle alloit le questionner aussi; mais en le regardant assez long-temps attentivement, elle fit tout-à-coup un cri qui nous saisit tous, & nous perça le cœur. Qu'est-ce donc? m'écriois-je: Razzivil & Z oah, accoururent allarmés de l'état où se trouvoit leur Maîtresse, & je ne l'étois pas moins, ne sçachant pas ce que c'étoit que cette rencontre, quand je fus étonné moi-même dans l'instant, de voir Razzivil se jetter au col du Chamelier, Zoah de même le dévorer de caresses, rendre graces au Ciel par des cris répétés. La fille de Saheb revenant à elle, sentit couler des larmes de ses yeux, & fut à lui; elle l'embrassa à plusieurs fois, & m'adressa ces paroles. Voilà l'homme à qui je puis dire que je dois la vie: voilà l'homme que des circonstances fatales ont accompagné depuis l'instant qu'il s'est attaché à moi, l'homme à qui j'ai porté tous les malheurs ensemble, & qui pour moi, gémit à présent dans un état digne de pitié. Oh! Fargani, s'écria-t-elle, en quel état te trouvai-je! toi Chamelier, toi qui veux me conduire chez mon pere, sous ce titre, je ne le souffrirai pas. Ah! Madame, s'écria-t'il; c'est la récompense que j'en attends; oüi, je vous conduirai moi-même chez l'auguste pere qui vous attend sans doute, & cette action devient pour moi une jouissance incomparable: vous me voyez dans un état d'oppression, je me suis caché dans cette Ville, & du peu d'argent que j'avois, j'ai acheté ces Chameaux; je me suis bien gardé de dire mon nom, mais j'ai publié le vôtre, & l'on sçait à Damas tout ce qui vous est arrivé: graces au Ciel, vos peines sont finies, & les miennes aussi; il ne me reste qu'à me rendre près de l'Emir votre pere, à qui je consacre les services du reste de ma vie: montez sur mes Chameaux.

J'ai des Chevaux & des Mules, pour mener votre suite, & nous arriverons le cœur ouvert à la joye dans peu de jours. Vous êtes obligée de vous servir de ce que je vous offre, puisque vous avez refusé le char du Pacha. Ah! Fargani, lui dit Daïra, les yeux en larmes, toi qui me servis de pere si long temps, toi que j'aimois, que j'ai depuis toujours aimé, en quel état t'offres-tu devant moi? tu veux que je prenne tes Chameaux, tu me demandes cela comme une faveur, comment pourrois-je te refuser: allons, allons trouver mon pere; il est le seul en état de reconnoître tes bienfaits & tes sacrifices.

Nous montames sur ses Chameaux, & après avoir côtoyé le Mont-Liban, nous entrames dans le désert, passant par Oran, par Palmire; enfin, après douze journées de marche, nous nous trouvames sur les bords de l'Euphrate, assez près de la Ville d'Anna: Zoah prit alors les devans, & s'y rendit en diligence; il chercha Belzek, & le trouva; il fut rendre compte à l'Emir de l'arrivée de sa fille, & nous étions à deux milles au plus de la Ville, dans une prairie immense, peuplée d'un nombre infini de Chameaux, de Bestiaux de toute espece, parmi lesquels nous ne passions point sans admirer leur taille & leur embompoint; lorsque nous apperçumes de notre côté plus de cinq à six cens Chevaux, qui venoient à toute bride avec leurs Cavaliers, armés de piques: ils nous entourerent à l'instant, & le Chef vint nous demander la fille de leur Maître. Daïra se leva sur son Chameau, tous mirent pied à terre, lui rendirent hommage, & lui annoncerent que l'Emir l'attendoit.

Je vis dans l'instant Daïra dans un transport de joye que jamais elle n'avoit connu; elle leur demanda si son pere avoit marqué quelque empressement de la voir; tous leverent alors les bras au Ciel, & ne répondirent que par des acclamations; elle fit les mêmes questions sur Belzek qui étoit arrivé depuis deux jours, qui avoit instruit l'Emir de toutes choses; ce fut à cela qu'ils ne répondirent pas. Ils marcherent à notre tête; nous passames l'Euphrate sur un beau Pont, nous nous trouvames enfin aux portes de la Ville, & ce fut là que l'Emir parut avec un concours extraordinaire de Peuple, ayant à sa suite l'Amant de Daïra.

A cette premiere entrevue, Daïra se prosterna devant l'Emir; il la releva avec peine; il l'enveloppa dans ses bras de toutes ses forces; elle y perdit connoissance; l'épuisement de son ame passa bientôt dans l'ame de son pere; ils resterent embrassés & serrés long-temps l'un & l'autre sans mouvement, dans la forme d'un beau grouppe de marbre: toute l'Assemblée attentive, dans un filence profond; quand enfin, Daïra lança un cri du fond de sa poitrine, qui donna passage à ses pleurs; elles coulerent, & se mêlerent parmi celles de l'Emir; jamais on n'a vu de spectacle pareil. Oh! ma fille! s'écria-t'il, puis-je croire le miracle de ta vie! est-ce un fantôme, une illusion! veillois-je? Quoi! ma fille! c'est toi que j'ai perdu à l'âge le plus tendre, dans le Caravansera d'Egli? c'est toi qu'un Pélerin a reçue des mains de Zoah, pour te sauver de la fureur des monstres qui en vouloient à ma vie & à la tienne, & que ce même Pélerin a gardée chez lui pendant si long-temps, avec tant de courage & de bonté, & que le perfide Muphti a ruiné pour ce sujet. Grand Emir! s'écria Fargani, c'est moi-même. Oh! Ciel! s'écria l'Emir. Oui, c'est moi, reprit Fargani, qui croyant voir ta mort inévitable, ai jugé à propos de sauver ton enfant: c'est moi que le Muphti en avoit soupçonné, & c'est moi qu'il a poursuivi après ma ruine, & qui m'a forcé de me retirer à Damas, à vivre du loyer de mes Chameaux. C'est moi, enfin, qui te ramene l'auguste enfant qui te manquoit depuis tant d'années; & ce retour vaut mieux pour moi, que toutes les récompenses qu'on y pourroit ajouter. Viens à moi! viens que je t'embrasse mille fois, s'écria l'Emir, tu m'accordes plus, en effet, que je ne pourrois te donner dans ma vie; tu ne me quitteras jamais, & tu tiendras près de moi une place qui feroit le bonheur de bien d'autres.

Pour Zoah, je l'ai reconnu à tout ce qu'il a entrepris pour ma fille; j'ai toujours bien pensé, n'eut-il qu'un soufle de vie, qu'il le sacrifieroit pour moi & pour les miens. Je sçais son histoire; elle tient du prodige, ainsi que la tienne; que de graces nous avons à rendre au Ciel de nous trouver réunis dans un plein repos! Dans l'instant il reprit Daïra, il l'embrassa: ah! ma chere fille, lui dit-il, tes jours vont couler désormais dans la paix. Voilà Belzek, il fut ton Amant; mais je lui trouverai dans ma Cour une femme digne de lui; & quant à toi, je te prépare une alliance au-dessus de ce que tu peux espérer. A ces mots, Belzek prit la parole, & lui dit: Grand Prince, j'ai fait des choses difficiles à croire pour obtenir ta fille; si tu me la refuses, prends mon épée, perce-moi le cœur, ou souffre qu'à l'instant même je fasse le sacrifice d'une vie que je n'ai conservée que pour elle: à l'instant, il tire cette épée, prêt à se l'enfoncer dans la poitrine, si Daïra elle-même ne l'eût arrêté: Non, non, reprit l'Emir, non, jeune homme, il ne sera pas dit que ma premiere entrevuë, avec ma fille, ait pu se souiller du sang de son Amant; je me rends à cet effort d'amour & de générosité. Mon pere, s'écria Daïra, son sang est la source du mien; son ame soutient la mienne; je ne vis que par lui; nous vous demandons d'avoir pitié de nous; c'est la seule récompense qui me soit duë pour toutes les peines que j'ai souffertes. J'y consens, reprit l'Emir, je ne vous sépare point, je le promets ici à la face du Ciel, & devant ce Peuple innombrable qui m'entend.

Dans l'instant on fut frappé des cris de joye de tout ce Peuple, & ces cris nous accompagnerent jusqu'au Palais. On entendit alors du haut de tous les Minarets, les acclamations des Crieurs publics; la Ville d'Anna se trouva toute illuminée; les Timbales, les Tambours, les Hautbois retentissoient dans les ruës, qui étoient tapissées de feuillages, & toutes les maisons remplies d'hommes, & même de femmes, à qui cela fut permis pour célébrer un si grand jour. Et toi, reprit l'Emir, grand & généreux homme, (en m'adressant la parole,) toi qu'une Providence particuliere a fait passer en Cypre, qui as trouvé ma fille expirante; qui as racheté sa vie; qui l'as retirée chez toi, comme tu aurois pu fare ton propre enfant. Certes, tant de grandeur d'ame de votre part à tous, tant de bonté me confondent, m'anéantissent, & me rangent malgré moi au-dessous de la reconnoissance de vos bienfaits. A ces mots, il me tendit les bras, il m'embrassa, & me retint serré sur sa poitrine long-temps.

Dès le lendemain, Daïra qui n'avoit rien de plus important que de consacrer sa vie à son Amant, fut à la Mosquée, où son mariage fut célébré avec une pompe extraordinaire.

L'yvresse de joye où étoit toute cette Ville dura plusieurs jours. Il ne manquoit à cette Fête, que la présence de cinq cens Sultanes, qui étant dans le Sérail, n'avoient, de tout ce qui se passoit, que des idées fort imparfaites. Quelques-unes eurent la permission de venir visiter Daïra la nuit sur la Terrasse du Palais, & j'appris par Razzivil tout ce qui s'étoit passé.

Elles se présenterent dix ensemble, l'une desquelles lui dit: Princesse, nous vous portons l'hommage de toutes lés femmes de ce Sérail, qui brûlent d'envie de vous faire connoître nos jeux & nos divertissemens. Vous verrez cent filles Grecques Esclaves, Géorgiennes, toutes étincelantes du feu de leur jeune âge & des ardeurs de leur tempéramment; cent autres du pays de Kachemire, belles comme Fatmé, & délicieuses comme des Houris, les brunes de Setendis, les blanches du Royaume de Tangut, seront dignes de vos regards, vous jugerez s'il est des voix plus amoureuses & plus insinuantes, & s'il est possible de les imiter avec des instrumens plus doux & plus harmonieux. Les jeux que nous formons entre nous, ne sont assujettis à aucune retenue; ils n'ont pour objet que les plaisirs d'un homme seul; chacune des femmes qui l'environne se regarde comme seule avec lui, chacune d'elle croit ne valoir qu'une partie de son plaisir, toutes y concourent & se concertent, comme si toutes n'étoient qu'une. Venez en juger, obtenez-en la permission, nous brûlons de vous recevoir dans notre Salle des Chants; vous y verrez un Amphitéatre à trois degrés, audessus duquel régne un entablement d'où s'éleve un mur plus blanc que les néiges du Caucase; ce mur est à demi masqué par un grand nombre de Colonnes incrustées d'or en lames, & parsemées de Cornalines, de Jacyntes & de Topases; vous y serez surprise d'un doux saisissement qui redoublera bien-tôt à l'aspect de cet Amphitéatre à trois rangs, sur lequel vous verrez placées deux cents filles de différentes régions, toutes vétues & cœffées d'une richesse & d'un goût sans pareil; vous vous sentirez entraînée vers elles, pour considérer de plus près la galanterie de leurs parures, la beauté de leurs visages, & la tendresse de leurs regards; vous les verrez tourner, ou poser tendrement une tête ornée de fleurs, mêlées parmi des Guirlandes de diamans, ou couvertes de plumes de toutes coulenrs, assorties d'Emeraudes & de Rubis, une gorge d'albâtre que plusieurs cordons de Perles & de Saphirs sembleront caresser en s'y jouant, leurs Robes d'or, d'argent & de soye relevées de mille pierreries, ne feront pas leur plus bel ornement. Ah! Madame, continua-t'elle, que ditez-vous, quand ces Fées vous feront entendre des voix célestes soutenues de l'harmonie de leurs divers instrumens, lorsque tout-à-coup une espéce de chœur de Fées, frappera les airs & la voûte du nom que vous portez, ou de celui qu'elles vous donneront d'enfant sacré du Prophete ou des lumieres du Sérail? que sçais-je, plus elles trouveront de beautés & de graces en vous, plus elles chanteront, & moins elles détermineront le nom qui doit vous rester. Vous entendrez après, ces charmantes filles chanter les vertus & la gloire du Souverain; vous les verrez s'acompagner d'instrumens militaires ou champêtres, de plus de cinquante harpes, dont l'harmonie sourde est fi tendre & si douce, qu'elle semble échapper à l'oreille, pour pénétrer plus sensiblement les cœurs, & répandre sur tous les sens, sa molesse & sa volupté; elles exciteront dans les vôtres de ces émotions que vous ne sentites jamais. Le Thrône de l'Emir est au milieu du cercle; il y régne comme l'astre du jour au centre de l'Univers, environné de ces jeunes Fées semblables aux Etoiles du Firmament; leurs regards fondent sur lui, elles assiégent son ame, tout le saisit, le retient, & l'arrête dans un état de jouissance aussi délicieux que pénible, & c'est l'état, Princesse, que nous vous prions de venir partager avec lui; nous sommes députées à cet effet; elles espérent, & nous aussi, que vous nous ferez cette faveur; & déjà chacune d'elles se représente & se peint votre image d'après le genre de beauté qu'elle aime, ou le goût particulier qu'elle a jugée de notre impatience, & de l'envie que nous avons de vous faire voir notre enthousiasme pour le Prince, & notre admiration pour vous.

Ce fut ce que me conta Razzivil, en m'ajoutant que dans peu de jours, cette Fête devoit se passer. Quant à moi, j'avois rempli ma charge; j'avois remis ce dépôt précieux entre les mains de l'Emir; je songeai à ma retraite; mes Grecs m'y invitoient incessamment: je pris congé de Daïra, qui dans la joye où nageoit son cœur, ne laissoit pas de sentir la peine de notre séparation. On me chargea de présens de toute espece; j'eus la satisfaction de voir, avant mon départ, Fargani élevé à la dignité de Ministre, & Zoah à celle de Chef des Eunuques. Je partis enfin par la même route avec mes Grecs, qui m'ont rameué chez eux, & qui se sont fait une fête de m'y revoir, pour y passer avec eux, le reste de ma vie.

Fin de la quatriéme & derniere Partie.