Correspondance secrète entre Ninon de Lenclos, le Marquis de Villarceaux et Madame M.: MiMoText edition Alexandre-Joseph-Pierre vicomte de Ségur(1756-1805) data capture googlebooks encoding Johanna Konstanciak editor Julia Röttgermann 89104 Mining and Modeling Text Github 2020 Correspondance secrète entre Ninon de Lenclos, le Marquis de Villarceaux et Madame M. Alexandre-Joseph-Pierre vicomte de Ségur 1805 1789

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CORRESPONDANCE SECRÈTE ENTRE ŅINON DE LENCLOS, LE MARQUIS DE VILLARCEAUX, E T MME DE MAINTENON.

A PARIS,

Chez R EXARD, libraire , rues de Caumartin, no 750,

et de l'Université, no 922. .

de og

DE L'IMPRIMERIE DE CHAIGNIE AU AINÉ.

AN XIII. 1805.

Tout le monde connaît les amours du marquis de Villarceaux et de mademoiselle de Lenclos: ils ne furent troublés que par la connaissance qu'elle fit de madame Scarron, alors mademoiselle d'Aubigné, et si connue depuis sous le nom célèbre de madame de Maintenon.

Le marquis de Villarceaux ne put résister aux charmes de mademoiselle d'Aubigné, et sacrifia à des espérances frivoles le plaisir qu'il goûtait dans les bras de Ninon. C'est peu de temps avant cette époque que commence la correspondance, que l'on a recueillie avec soin.

Les dix premières lettres ont peu d'intérêt, on ne s'est pas permis de les supprimer; et peut-être est-il piquant de voir successivement Ninon, tendre, jalouse, inconstante, et toujours aimable.

SECRÈTE DE NINON DE LENCLOS.

LETTRE PREMIÈRE.

Mademoiselle Ninon de Lenclos au marquis .

A Paris, ce 12 juillet 1650 .

pour moi,

Еh bien, mon cher marquis, vous avez reçu une lettre touchante de celle qui fut abandonnée et vous n'en avez point été touché ; voilà ce qui prouve que lorsqu'on n'est plus aimée, il ne faut plus écrire. Vous plaindriez bien davantage madame de , si vous n'étiez pas l'auteur de ses maux; vous prendriez parti pour elle, vous blâmeriez son amant, vous penseriez du mal de sa rivale. Quel mortel peut répondre de soi ? Croyez , mon cher marquis, que vous avez été coupable impunément; cela vous enhardira peut-être à faire la même faute. Alors madame de ne se plaindra plus; elle se croira mieux vengée par mes tourmens que par les vôtres.

Mais éloignons des idées si funestes. A votre retour vous resterez donc huit jours à ne voir que moi nous ferons toujours nos repas ensemble, et toujours les nuits nous réuniront voilà des engagemens bien chers à mon coeur, et nécessaires à mon existence. Ces trois ans de bonheur m'ont gâtée... Puissent les petites tracasseries , les petites bouderies, et sur-tout la coquetterie, ne pas venir déranger de si charmans projets Savez-vous que la dernière fois que nous avons boudé, cela a duré long-temps ? Tout le chemin d'Auteuil, et puis après que nous avons été rentrés que cela est ridicule Nous partons bien gais, avec le plus beau temps du monde; nous sommes dans un jardin délicieux, et un seul mot vient tout enlaidir. Qu'on ose ne pas croire à la fatalité Il faut espérer pourtant qu'à force de soins, nous saurons prévenir de pareils malheurs. Vous me demandiez l'autre jour la différence qui existe entre l'homme qui aime beaucoup, celui qui aime peu, et celui qui n'aime pas du tout : le premier fuit toutes les occasions d'être infidèle, ou ne les aperçoit pas; le second en profite , et le troisième les fait naître : nous sommes de même en fait de coquetterie. Voilà Chevreuse qui entre, il faut que je vous quitte; il donne pour raison qu'il est près et que vous êtes loin : cependant vous n'êtes pas inquiet.

LETTRE II.

De la même au même . *

Paris, ce 29 juillet 1650

Que vous avez raison , mon cher Villarceaux, de croire quemon coeur est aussi déraisonnable que le vôtre Quand on aime autrement, on n'ai. me point; une ame tendre suit quelquefois la raison, mais de si mauvaise grace, que l'amour n'a rien à dire ; toutes les imprudences qui ne le seront que pour moi, je les ferai, toujours sans hésiter; quant à celles qui pourraient vous nuire, j'espère que je pourrai m'arrêter. Vous ne vous êtes pas trompé, cette nouvelle séparation me coûte bien plus que l'autre; c'est peut-être parce que je vous aime mille fois davantage.

Quoique mon sentiment soit bien justifié par la raison, ce n'est pas elle qui l'a dirigé; sa marche est trop lente ; il a pris naissance et s'est développé avant que j'aie eu le temps de le définir et de m'en rendre compte. Ah je me suis bien trompée , quand j'ai cru que votre absence n'était pas la seule cause de ma langueur; je sens qu'elle est bien augmentée par la certitude de ce nouveau délai de quinze jours. Je ne pourrai me rétablir qu'a votre retour : votre vue peut tout sur moi, votre gaieté rappellera la mienne. Depuis long-temps le rire ne vient plus sur mes lèvres; ou s'il s'y peint, la joie est bien loin de mon cæur.

On me demande sans cesse ce que j'ai; peut-on le demander ? Il n'est pas ici , il restera quinze jours de plus ; qu'on ne m'en parle pas , c'est tout ce que je demande .

Je me suis occupé ce matin à ranger toutes mes lettres par ordre de date ; il était bien difficile de les toucher sans les relire ; je mourais de peur de trouver des choses plus tendre dans celles que vous m'écriviez il y a six mois. La moindre diminution dans votre amour me serait aussi sensible que sa perte totale.

J'ai une nouvelle fâcheuse à vous mander : hier j'ai trouvé sur la route le marquis de .... fort blessé ; il était descendu de voiture pour bat. tre son postillon (un jeune homme bien né ne peut guère s'en dispenser); en voulant remonter, la roue l'a culbuté; ne vous effrayez pas cependant, aujourd'hui il va à merveille. Cela me fait songer qu'il faut absolument que vous vendiez ce cheval si méchant; vous me l'avez promis : tant que vous l'aurez , je croirai toujours voir auprès de vous un ennemi dangereux. Adieu , la poste part, il faut se quitter. N'est il pas vrai qu'où vous êtes , vous n'avez dit à personne, je suis bien heureux , je reste ici quinze jours de plus ? un autre en serait capable, mais vous, vous ne ressemblez å personne.

Je vous quitte pour relire deux lettres de madame de Sévigné, qu'on m'a prêtées.

Quelle variété dans son style comme elle peint ce qu'elle sent quel mouvement elle donne à tout ses phrases ne sont pas la traduction de ses pensées, ce sont ses pensées elles-mêmes qui tombent sur son papier; il semble en les voyant qu'on les a devinées; enfin on ne la lit point, on cause avec elle.

Je suis bien décidée à recueillir avec soin toutes les lettres d'elle que je pourrai trouver.

Concevez-vous que le fils d'une femme aussi rare , en tienne aussi peumais je n'en veux pas parler, car cela me donne de l'humeur, et c'est peut-être par amour-propre .

LETTRE III :

Du marquis de Villarceaux à mademoiselle de Lenclos . *

A Grenoble, ce 8 août 1650.

Vos lettres m'enchantent, ma Ninon ; mais cette foule empressée auprès de vous me désespère. Ne m'aviez-vous pas promis de vivre plus retirée ? L'espérance trompée est le plus grand des maux. Votre goût pour le monde est tel, que mes alarmes continuelles, mes reproches dictés par l'amour le plus tendre, ne peuvent vous toucher, et que vous aimez mieux me voir aux désespoir que de changer la moindre chose à votre plan de conduite. Vous ne voulez pas sentir les inconvéniens de cette grande dissipation; d'abord, elle refroidit le sentiment, elle ôte à l'ame son énergie, sa candeur, et il ne peut plus exister d'amour dans une ame ainsi dégradée. Savez-vous ce qui arrivera ? Presque involontairement vous reprendrez l'habitude de la coquetterie ; la société formera des projets de liaison pour vous, afin de vous posséder davantage; quelques hommes prendront cette coquetterie pour de l'amour, ils se monteront la tête; il y en a que vous voyez tous les jours, ils croiront aisément que votre cour est libre, et penseront vous rendre service en vous détachant de moi. Quoique vous me paraissiez un ange, vous pourriez bien n'être qu'une femme, et ne pas résister à tout cela. Enfin, il arrivera quelque histoire que vous me confierez : vous connaissez ma sensibilité, ma mauvaise tête; j'exigerai des sacrifices que vous ne me ferez pas, parce qu'ils deviendront chaque jour plus difficiles; notre bonheur sera à jamais troublé, vous en serez affligée sans pouvoir me consoler; c'est alors que vous sentirez le chagrin d'être obligée d'avoir une conduite contraire vos principes et à votre bonté naturelle. Quelque effort que vous fassiez pour vaincre votre sensibilité, il vous en restera toujours assez pour vous reprocher de m'avoir rendu malheureux. Vous vous rappellerez douloureusement que jamais vous n'avez été plus tendrement ainiée. Voilà pourtant à quoi vous vous exposez. Je comptais beaucoup sur votre dernière lettre pour me calmer; mais j'avais beau lire doucement, et puis recommencer, je voyais toujours la fin trop près du commencement. On est si superstitieux quand on aime on craint tout, on croit tout possible. Méré est venu me voir hier, il m'a beaucoup parlé de vous; il faudrait être bien mal-adroit pour me parler d'autre chose. A Paris, personne ne vous parle de moi, on pourrait , au contraire, m'y oublier.

Les passions font de nous un mélange de méfiance et de crédulité, comme je le disais tout à l'heure; on croit tout ce que l'on craint, et l'instant d'après tout ce que l'on desire. Ah sans l'amour, comme je serais raisonnable Je l'étais à douze ans beaucoup plus qu'à présent; tout le monde m'en faisait compliment; mais mon parti est pris. L'âge de la raison est passé pour moi quand il commence pour les autres, et il ne reviendra jamais, à moins cependant que je ne tombe en enfance. Adieu; pendant mon absence, vos lettres soutiennent ma vie.

LETTRE IV.

De Ninon au Marquis .

Paris, 29 août 1650*.

AU contraire, mon cher marquis, vous devez être enchanté que ma coquetterie soit devenue générale; ce sont les préférences qui séduisent. Je veux que l'on me trouve aimable, mais je ne veux pas que l'on m'aime; je penserais toujours à ce que j'aurais fait pour y réussir. Les hommes diraient que je ne vous aime pas, vous le prendriez à la lettre, et quand je tournerais toutes les têtes, vous jouiriez, je crois, médiocrement de mes succès. Au reste , Chevreuse n'est pas comme vous, il est enchanté de moi; comme il m'a trouvée seule et triste , il en conclut que je suis fidèle; je serais trèschoquée qu'il en fût étonné. Avant que quelques-uns de vos amis fussent devenus mes ennemis , personne ne s'était avisé d'avoir mauvaise opinion de moi. Soyez donc tranquille : votre encens est le seul qui me plaise; à peine l'ai-je respiré qu'il m'a enivrée; tout autre serait un supplice pour moi; je ne sais s'il me porterait à la tête, mais à coup sûr il n'irait jamais jusqu'à mon cæur. Oublions votre triste prédiction, que nous ne passerons jamais huit jours aussi heureux qu'à la chaumière; c'est voir les choses bien en noir . Jamais *est un mot affreux, auquel on ne croit que lorsqu'on le veut bien. Nous serions bien à plaindre , si nous augmentions comme cela le nombre des choses impossibles; je n'en connais qu'une, c'est de cesser de vous aimer. Ma santé est un peu meilleure depuis quelques jours; je crois vraiment que votre ami, en venant me voir , m'a apporté un peu de l'air que vous respirez. J'ai cependant aujourd'hui un grand mal de tête. Le petit Louis est dans ma chambre, et fait le plus de bruit qu'il peut; il semble qu'il sente déja qu'on pardonne tout à ce qu'on aime. Au reste, pour répondre à ce que vous me mandez, je vous les femmes ont aussi des sens et un amour-propre; quoiqu'elles doivent en mettre à être sages, souvent celui de plaire l'emporte , et leur extrême coquetterie dirai que rend ledangeràpeuprès égal. Croyez que les hommes pourraient résister à leurs sens, s'ils le voulaient; la seule chose que je leur permette de plus qu'à nous, c'est un peu de libertinage, quand ils n'ont point d'engagement. А propos, savez-vous que le bonheur de Lauzun est déja renversé ? J'en ai frémi; quoi donc le bonheur tient à si peu de chose Comment ne pas mourir d'inquiétude?

Etes-vous comme moi ? Je ne peux me faire à passer vingt-quatre heures, et à voir que je n'ai diminué mon tourment que d'un jour; tout ce que je crains, c'est de voir arriver quelque autre avant vous : par exemple, ce petit automate de comte qui n'est desiré de personne, et qui surement ne s'ennuie pas plus dans un lieu que dans l'autre. Le comte de Choiseul pourrait bien venir sous peu de jours, au moins il est un peu desiré; mais quelle différence Vous avez pris le bon moyen pour me rassurer sur les nuits d'été; c'est d'en paraître inquiet vous-même. J'étais dans mon jardin, votre image m'était présente, et mon ame était troublée; ce trouble me donna un instant de jalousie. Hélas je sais trop que ce qui trouble notre ame ramène trop souvent le délire des sens. Votre présence aurait pu me calmer; mon amant seul pourrait me faire approuver cette volupté que j'ai si bien sentie, et que je me rappelais si délicieusement; mais pour un homme, toute femme devient une maîtresse. J'ai eu tort, sans doute, de vous juger d'après les autres hommes. Soyez moins injuste que moi,etneme jugez que d'après quelques femmes. Que vos lettres mettent de temps en chemin cela fait trembler. On a certainement pu changer vingt mille fois de sentiment quand les lettres arrivent. Il faut qu'elles vous soient adressées, pour que l'on réponde que le cour qui les dicte est toujours le même. Ah que j'ai besoin de votre retour Moi, qui parle de cet heureux retour comme s'il était trèsproche Il est vrai que le jour de votre départ et celui de votre arrivée auront l'airdesetoucher;vous n'êtes pas sorti un moment de ma pensée. Quand un ami s'éloigne, souvent on l'oublie; le temps semble avoir été interrompu par un long sommeil. Je vois, au contraire, tous les jours de votre absence s'enchaîner les uns les autres; l'un des bouts de la chaîne se rapproche doucement de moi, et rien ne l'interrompt.

Adieu, mon cher marquis, je vous aime mille fois plus que je ne vous aimais; je ne crois pas que mon sentiment puisse augmenter encore beaucoup:l'excès mêmea des bornes. L'abbé est venu me voir; je vous assure qu'il nous aime bien. Bientôt il ne sera plus possible d'aimer l'un de nous sans aimer l'autre.

Je ne conçois pas comment ma lettre à SaintEvremond a fait courir le bruit que Gourville était mort; voilà précisément ce que je lui mandais :

" M. de Saint-Hermitage vous mandera, aussi bien que moi, que M. de Gourville ne sort plus de sa « chambre. Assez indifférent pour « toutes sortes de goûts, bon ami « toujours, mais que ses amis ne « songent pas d'employer, de peur de « lui donner des soins. »

LETTRE V.

Du marquis à mademoiselle de

Lenclos .

A Grenoble, 4 septembre 1650.

Point de lettres. Je suis au désespoir; il faut que je me persuade qu'il n'y a pas de votre faute, ni de celle de vos gens; cependant les miens sont bien plus exacts quand je les envoie avant midi à la poste. Voilà les momens où je regrette l'indifférence , où je voudrais être bien vieux et bien insensible, où je voudrais presque ne plus exister. L'amour m'attache à la vie, et me la rend souvent insupportable. Ah si vous n'avez pas reçu de mes nouvelles , que je vous plains Mais puis-je croire que vous souffrez comme moi ? Non, non, la nature vous a donné une ame plus calme et plus courageuse. Que je suis humilié de ma faiblesse je n'ai fait que de vains efforts pour la vaincre; mais j'en ferai tant, que sans cesser de vous aimer, je parviendrai à cette raison dont j'entends quelquefois faire l'éloge. Le pouvoir de l'amour aura des bornes ; il est trop honteux d'en être l'esclave, et de l'être seul. Enfin, je suivrai, si je puis , votre exemple, tout coupable qu'il est. Une foule d'intérêts étrangers à vous m'occuperont; vous pourreztoujours augmenter mon bonheur, mais il ne dépendra pas de vous seule. J'étais à murmurer quand votre lettre est arrivée ; j'ai fait un cri de joie ; je commençais à mourir d'inquiétude ; je disais à tous ceux qui m'entouraient, et qui vous connaissaient à peine : Mais concevez-vous que depuis jeudi je n'aie pas reçu de lettres? ils riaient, ( tout le monde ne sait pas la peine qu'on éprouve quand on ne reçoit pas de lettres ); la voilà cette lettre charmante. Que j'étais insensé et comment pouvais-je douter de votre amour vous m'en avez donné plus de preuves que vous ne m'avez fait de sermens.

Savez-vous que ce n'est que d'être dans l'état où j'étais tout à l'heure; si c'était votre faute, je n'aurais rien à dire, car une négligence est une preuve d'indifférence, et il ne faut pas se plaindre d'un mal sans remède. Au reste, il vous sera toujours bien facile de vous justifier : vous n'avez qu'à dire un mot pour me persuader; je crois bien moins ce que je vois, que ce que vous me dites. Que je souffre quand je pense à la fin d'un jour qui a eu tant de peine à passer, qu'il doit être suivi de tant d'autres aussi ennuyeux Je succombe à l'abattement; vous connaissez cette maladie de l'ame si difficile à guérir, les plaisirs' n'y peuvent rien, ils l'irritent au contraire. Celui qui disait: Chacun prend son plaisir où ille trouve, avaitgrande raison, car j'aurais beau le chercher où vous n'êtes pas, je perdrais ma peine.

Quoi nos amans sont donc encore brouillés ? Je ne connais rien d'affreux comme un tel commerce, même malgré les charmes des raccommodemens: grondonsnous quelquefois, mais ne nous brouillons jamais. Je suis charmé que ce pauvre Gourville ne soit pas mort; mais il est bien vieux. Est-il vrai que vous connaissez quelque chose de ses mémoires ? ils doivent être bien intéressans.

LETTRE VI.

De mademoiselle de Lenclos au marquis .

A Paris, ce 10 septembre 1650.

Vous savez que mon ami Saint Evremond, au moment où j'étais embarrassée des moyens de faire voyager mon fils, m'a proposé de l'emmener avec lui en Angleterre: ils sont partis; et comme ils ront quelques jours avec vous, je veux que ma lettre soit remise à SaintEvremond ; je vous l'envoie. Dites-lui aussi un mot de ma reconnaissance. J'aime à penser que vous en serez l'organe.

LETTRE VII.

Mademoiselle de Lenclos à M. de * Saint - Eyremond .

A Paris, ce 10 septembre 1650.

COMME je trouve de plus en plus votre cæur semblable au mien, mon cher SaintEvremond, je n'ai d'autre moyen de vous marquer ma reconnaissance, qu'en vous disant combien je vous trouve heureux d'avoir rencontré une occasion de faire un aussi grand plaisir , de rendre un aussi grand service, à la meilleure de vos amies, et de développer avec autant de sensibilité votre sentiment pour celle de toutes les femmes qui vous aime le mieux. Il n'y a rien de plus touchant, de plus délicat en amitié, que ce que vous faites pour moi; et vous sentez surement déja, comment une bonne action se paie elle-même, par le contentement intérieur qui la suit. Aucun arrangement ne pourrait remplacer celui que vous avez fait pour mon fils; quoique je sois très-sûre de l'homme à qui je l'ai confié, cependant j'aime qu'il ait un surveillant tel que vous. Vous ne lui trouverez point d'usage du monde, c'est , je vous avoue, ce dont je me soucie le moins : cette grace de corruption vient toujours assez tôt aux enfans de ceux qui vivent en bonne compagnie. Vous trouverez à ce gouverneur un peu de susceptibilité. Quand on sentque par son savoir et son esprit on devrait et que à sa être classé d'une manière supérieure, le sort vous met dans la classe inférieure, il est difficile de ne pas croire souvent qu'on n'est pas place, et de ne pas être choqué de la continuelle et sotte arrogance des gens qui n'ont de mérite que la naissance, et qui humilient sans cesse celui qui n'a d'aïeux que son mérite. Mais cet homme a beaucoup de vertus, de douceur, il sait l'histoire, plusieurs langues, les mathématiques, et il a des connaissances en chimie. Charleval et Desyvetaux ont été, comme moi, contens de son esprit; c'est tout ce qu'on peut desirer, et ce qu'on ne peut trouver sans quelques légers inconvéniens. Il faut, je le crois, ménager et non flatter sa susceptibilité, ne jamais choquer sa sensibilité, et ne jamais se prêter à ses illusions : c'est le moyen qui me sert le mieux pour corriger doucement l'amour-propre des gens que j'aime, pour en en tirer même parti, et pour vivre parfaitement avec ceux que ce défaut fait passer pour les moins sociables.

Quant à mon fils, former son caractère par de la patience sans faiblesse, de la fermeté sans rigueur ; laisser développer son physique, sans craindre trop les petits dangers pour lui, et sans l'exposer aux grands; développer aussi son esprit par la curiosité, créer sa petite instruction par occasion, rendre son esprit juste par la justesse des réponses que l'on fait à ses questions faisables, et par le silence pour celles qui n'ont ni suite de sa ni sens, et profiter à un âge plus 'avancé de son amour-propre, sensibilité, et de ses réflexions, pour en faire un homme aimable, célèbre, ou solide, selon l'un des trois genres auquel il sera propre; mais dans les trois suppositions, le rendre honnête par égoisme (passez-moi le mot en faveur de son énergie), en lui prouvant sans cesse qu'il est de son veritable intérêt d'être vertueux : voilà en peu de mots, mon cher SaintEvremond, l'esquisse de mon systême sur l'éducation ; j'en traiterai de temps en temps avec vous quelques parties en détail.

Je ne vous ennuierai plus de ma reconnaissance, elle est vive comme mon amitié pour vous.

LETTRE VIII.

Mademoiselle Ninon de Lenclos au marquis .

A Paris, ce ro octobre 1650.

Nous sommes allés faire une petite course au Havre. Enfin j'ai vu la mer. J'étais fort aise qu'elle fût agitée, parce qu'elle est plus belle; mais je mourais d'envie de m'embarquer dans un canot; on m'a dit qu'il avait du danger par un gros temps. Je m'étais fait une toute autre idée d'un vaisseau, c'est-à-dire de l'intérieur. Mon Dieu que l'on est mal à son aise là-dedans Il n'en est pas moins vrai que si vous étiez aux grandes Indes, je m'embarquerais sur-le-champ pour y aller, dussé-je périr avec tout l'équipage. Je remarque qu'on est toujours téméraire, inhumain, quand on ne voit qu'un objet à-la-fois. Pour parvenir à un but quelconque, on fait mille choses dont on aurait horreur dans toute autre circonstance, moi comme une autre. Pour aller vous voir deux heures plutôt, je créverais mes chevaux, mes gens ; j'abandonnerais tous mes amis; cela est très-mal. Voilà ce qu'on gagne à réfléchir et à chercher la vérité; on sait enfin tout le mal qu'on est capable de faire. Le bon et ennuyeux B:... est venu hier ; il m'a montré une lettre de vous, qu'ila reçue depuis long-temps; ce pauvre homme en est enchanté, et croit bonnement mériter ce que vous lui dites. Il y a, entre autres choses , qu'il est l'homme qui a le plus de philosophie ; ce qui me paraît d'autant mieux dit , qu'il ne faudrait qu'une égratignure pour le mettre au désespoir. Je ne puis m'empêcher de vous parler de mon admiration pour votre facilité à dire des choses sans les penser. Songez cependant quecela n'est permis qu'avec une bête: un homme de sens en serait choqué; il saurait qu'en amour il n'y a point d'exagération : le sentiment est toujours au-dessus de l'expression; mais en amitié il est souvent au-dessous. Vous êtes surement la première personne qui se soit ayisée d'écrire à un ami d'hier comme on écrit à sa maîtresse ; et dans ce cas, la maîtresse est en droit de croire que vous ne pensez jamais ce que vous dites. Il est plaisant que je vous querelle, même sur ce que vous écrivez aux autres; mais vraiment votre lettre était ridicule. A propos, Charleval m'a montré aussi ce que vous lui mandiez : j'ai vu votre économie en fait de vers; vous avez l'adresse de faire servir plusieurs fois les mêmes, sans qu'il y paraisse. Commevous avez substitué à mon nom celui de , je vais faire comme s'ils m'étaient adressés. Je n'aime pas Plus tendre qu'amoureux, Aimer sans frénésie.

Apprenez, monsieur, que la frénésie a bien son mérite, et que quand on sait dire comme on aime, on ne sait pas aimer; mais comme ce sont de vieux vers, je ne veux pas m'en choquer. Si par hasard vous en faites de neufs, ayez la bonté d'être plus amoureux que sage, et sachez aimer avec tout le délire de la frénésie. Vraiment, quand j'ai commencé à trouver : beaucoup trop de plaisir à vous entendre, j'ai bien compté làdessus.

Desyvetaux s'est avisé de me prier à dîner à Saint-Germain, et d'y inviter madame et Marion de Lorme ; pour le punir de sa longue lettre , nous irons demain le mettre en dépense. Pourquoi, me direz-vous, a-t-il prié madame de ? Il le fallait bien, pour que Desyvetaux pût nous comparer aux trois graces ; il n'y manquera pas, il aime à dire des choses neuves. En lisant vos lettres, je suis forcée de vous aimer plus que de raison; elles sont tendres, et se succèdent sans beaucoup d'intervalle. J'avoue que malgré la fermeté de mon caractère, et sur-tout ma rare vertu , si je vous voyais un peu après la lettre, ce ne serait pas sans frénésie . Vous pourriez me dire aussi si mes lettres vous font plaisir; ne me faites pas attendre les réponses : je vous jure que rien n'est aussi doux pour moi que de vous parler. Mais on me fait mener une vie si extraordinaire; on ne voit plus de raison pour se coucher. Il est vrai que le lendemain matin il arrive deux ou trois personnes, et il n'y a pas moyen d'écrire ; mais soyez tranquille: depuis que je vous connais, je suis ennemie de l'inconstance. Le petit conte que vous m'envoyez pourrait me servir de leçon. La tourterelle dont vous parlez aimait comme une femme, et j'aime comme une tourterelle. Je vous enverrai demain mes pensées sur l'amour - propre ; je ne suis pas trop en train ; et puis j'en ai tant, que je n'ai pas pu observer celui des autres.

Il y avait hier à souper une certaine madame de à qui j'ai beaucoup parlé, parce qu'elle a été bien amoureuse, que j'aime à parler à des gens qui peuvent m'entendre. La méchante m'a assuréeque vous aviez aimé madame de ..... à la folie; que vous ne la quittiez pas un instant. Vous lui rendiez justice en l'aimant beaucoup; mais si vous ne m'aimiez pas encore plus qu'elle, qui me sera garant de votre foi ? Prouvezmoi donc que j'ai tort de craindre. Adieu; serais bien fâchée de vous dire que je vous aime, puisqu'il vous est impossible d'en douter.

LETTRE IX.

De la méme au méme . *

A Paris, ce 18 octobre 1650.

Vou's avec donc eu la même inquiétude que moi sur mes lettres. Je suis bien fâchée qu'elles n'arrivent pas plus exactement que les vôtres; mais je serais au désespoir que vous n'en fussiez pas inquiet. Ce ne sont pas les voleurs qu'on devrait pendre, mais ces employés de la poste si négligens; je voudrais que la loi les condamnât, et pouvoir obtenir leur grace: je suis trèsvindicative, mais aux ames généreuses le pouvoir de se venger suffit . Ah ah il y a des fêtes où vous

êtes; eh bien, j'irai au spectacle, où je n'ai pas encore été depuis votre départ. J'avais promis à Chevreuse d'y aller , depuis j'avais résolu de lui manquer de parole ; mais vous allez au concert, on ne peut pas tenir à un pareil outrage; je vais m'amuser comme une reine à Vinceslas . Voyez ce que c'est que le bonheur hier on ne m'aurait pas fait aller au spectacle pour l'empire du monde, mon chagrin m'occupait trop. Les moralistes diront que le chagrin ne laisse point de vide , et que le bonheur en laisse quelquefois ; mais je dirai qu'hier je haïssais l'univers entier, qu'aujourd'hui je veux faire voir au monde que je lui pardonne.

Au reste, je pourrais vous envoyer des vers à ma louange que j'ai reçus ce matin. Ne croyez pas, monsieur, que vous soyez seul en droit de faire des conquêtes; on pourrait vous en opposer. Il est vrai que nous employons des moyens différens; vous plaisez par vos dédains, et moi par une extrême affabilité : il faudrait peut-être mieux que nous changeassions tous deux; mais malgré moi je suis la meilleure personne du monde. Vous me saurez peut-être mauvais gré de mon air prévenant, affable: que voulez-vous ? l'air dédaigneux sied à votre figure, il ne sied point du tout à la mienne; il faut que chacun cherche à paraître à son avantage. Monsieur de .... a lu, à l'hôtel de Rambouillet, quelquechose surle C...., où il le tourne en ridicule d'une manière presque indécente ; mon petit versificateur était charmé, il dit hautement qu'il était enchanté qu'on humiliât les grands ( car c'est ainsi qu'il les appelle ). Je prouvai avec éloquence, devant l'orateur, qu'il n'y avait nul courage à dire du mal d'un gro d qui est mort, et de tout grand qui n'est pas là pour nous entendre ; et qu'il n'arrive que trop souvent que celui qui les déprécie en arrière, s'en laisse imposer des qu'il en approche; que le vrai courage serait de les braver en face, quand ils le méritent. Après cela, nous avons disserté longuement sur l'amour, et j'en parle comme je le sens. Il s'ensuit de tout cela que je vous aime plus que ma vie, malgré les bals, les concerts ; quand vous vous ennuierez dans tous ces endroitslà, tout ira bien.

Un jour malheureux a été heureux : j'ai rencontré hier Lausun, que je croyais au bout du monde; il m'a demandé de vos nouvelles, et si vous étiez toujours bien amoureux. Saiton cela quand on ain e? Il faut être de sang-froid pour savoir à quel point on est aimé.

Je crois avoir enfin découvert la cause de l'exigence et de la jalousie des femmes qui aiment à la folie. Les hommes ont voulu qu'on ne leur fit point un crime de l'infidélité; ils y sont parvenus, parce qu'ils sont les plus forts ; ils gouvernent l'opinion, parce qu'ils sont à-la-fois législateurs et juges : comment croire d'après on cela qu'ils n'abuseront pas de la liberté qu'ils se sont réservée Voilà pourquoi, en quittant son amant, le soupçonne; voila pourquoi j'ai craint que vous ne vous servissiez de cette petite porte pour me trahir. La première chose que l'on dit aux femmes, c'est que les hommes sont légers; of vous dit que les femmes sont fausses : et il y a si peu d'exception à la règle, qu'il faut bien du temps et un grand effort de raison pour rétablir la confiance, et vous savez bien que la confiance aveugle naît de la sottise. Adieu , il faut se coucher et s'endormir bien vîte; mais votre image est toujours là exprès pour m'en empêcher.

LETTRE X.

De mademoiselle de Lenclos au Marquis .

A Paris, ce 20 octobre 1650.

Je ne puis m'empêcher de vous parler encore de ces lettres de madame de Sévigné, mon cher marquis : leur grace est inconcevable; si jamais on en fait un recueil, il n'y aura pas de lecture plus agréable.

Je pensais, et je disais l'autre jour, qu'en général, dans ce genre de style les femmes avaient tout avantage sur les hommes; je voudrais en trouver la raison. Peut-être sentonsnous plus vivement, avec plus de délicatesse que vous; peut-être cette délicatesse nous fait-elle apercevoir mille nuances qui nous échappent, que nous peignons avec le sentiment qui nous les indique, et que votre goût et votre esprit apprécient, mais qu'ils n'auraient jamais pu découvrir. Je crois qu'il en est de notre style ainsi que de nos soins. Voyez comme nous savons calmer, consoler une ame souffrante, malade; voyez jusqu'à quel point nous pouvons pousser ces attentions de détail qui adoucissent les ennuis, les peines , mêmeles malheurs; de quelle suite nous sommes capables dans ce genre En vain vous voudriez nous imiter, vous vous perdriez sans cesse, dans la progression adroite, insensible, qu'il faut mettreàces soins, et qui fait seul leur pouvoir et leur charme,

De même notre style, par une piquante diversité, prend tour-à-tour des teintes douces qui vous sont inconnues. Plus brillans que nous en pensées fortes, et plus féconde en images frappantes, votre imagination même vous nuit; souvent pressés par elle, vous abandonnez une idée que nous nous plaisons à développer, à définir. Quelquefois un mot suffit pour donner toute la grace, toute l'expression à une pensée, vous l'oubliez, nous l'écrivons; enfin nous avons déja peint, que vous n'avez encore été qu'éloquens.

Lisez les lettres d'une femme tendre, même passionnée; elles sont moins brûlantes, moins expressives que celles de son amant; l'amour cependant s'y fait mieux reconnaître : peut-être nulle phrase n'est énergique, ne peint le délire du sentiment; mais chaque mot respire et la tendresse et l'abandon, toutes ses expressions semblent être unies, enchaînées par la même pensée; jusqu'au désordre de son style, tout en ressent l'empreinte, et rien ne peut en interrompre l'effet.

Enfin, soit amour, soit amitié, comme l'un ou l'autre de ces sentimens est le fondement de notre bon. heur ou de notre malheur, est, en un mot, le plus grand intérêt de notre vie, nous les avons plus médités, plus calculés que vous, nous en saisissons mieux les rapports, les nuances, nous devons mieux les définir; et d'ailleurs, le dirai-je ? l'habitude de feindre, de cacher de bonne heure nos impressions, en rend l'expression plus adroite, plus fine; notre amour-propre même est accoutumé à se modifier sans cesse selon les circonstances. Cette étude, cette victoire sur soi-même, est peut-être au-dessous de vous; mais il est certain que si notre amourpropre égale, ou même surpasse le vôtre, jamais il ne se montre aussi à découvert, et dans mille occasions notre style doit s'en ressentir. Parlerai-je à présent de la gaieté, de la plaisanterie, qui fait souventtout le piquant d'une lettre ? Vous conviendrez que tout , jusqu'à nos défauts, notre légèreté même, nous donne l'avantage dans ce genre. L'instinct de notre coquetterie, ce besoin secret de plaire, nous avertit de ne jamais pousser la gaieté jusqu'au persifflage, la peinture du ridicule jusqu'au sarcasme; si notre esprit ne nous fournit pas d'idées nouvelles, notre goût nous inspire une sorte de rapprochement, d'alliance de mots inattendus; et cette tourpure, souvent négligée, quelquefois piquante, fait toute la grace de notre diction.

Voila, mon cher marquis, ce que je pense sur cet objet. Peut-être n'est-ce qu'un radotage; mais vous savez que je vous confie toujours ce qui se passe dans ma tête et dans mon caur .

LETTRE XI.

Du Marquis , à mademoiselle de Lenclos .

A Grenoble, ce 25 octobre 1650.

Si je suis obligé de rester encore quelque temps loin de vous, je sens que ma tête s'en ira tout-à-fait. C'est toujours mon cæur qui la dirige . Vous croyez m'aimer davantage de puis que j'ai volé dans vos bras malgré les obstacles qui semblaient s'y opposer; mais, ma Ninon, ne savez-vous pas bien que rien n'est impossible à l'amour? Quand je ne ferai pas tout ce qu'il est possible de faire, ce sera toujours la faute de l'occasion, et jamais celle du sentiment. Surtout, n'oubliez pas les intérêts de l'amour; jamais, jamais, je ne saurai vivre sans vous. Pensez quelquefois à ce que j'éprouve quand nous sommes séparés. Si l'amour vous rappelle une image fidèle de celui qui vous aime, vous le verrez languir, et vous desirerez autant que lui l'instant qui doit nous réunir. Je suis fort inquiet de savoir que vous avez blâmé indirectement le chevalier d'être trop occupé de sa maîtresse; j'en tire une conséquence fâcheuse pour moi : on aime tant à retrouver ses sentimens dans les autres Vous n'aimez donc pas, puisque vous trouvez ridicule qu'on aime beaucoup. Je voudrais bien que vous m'explicassiez cela. Je ne puis vous rendre le bonheur que j'ai éprouvé hier en recevant votre lettre. Convenez qu'un amant qui aime est un être bien ridicule ; j'en ai fait la réflexion en voyant que dans presque toutes vos lettres vous cherchez à me rassurer, parce que je me plains continuellement. Dites-moi donc des injures pour me faire taire. Convenez que je dois regretter le temps où c'était toujours vous qui aviez peur; vous étiez peut-être même plus heureuse. Les instans les plus doux pour une femme bien tendre sont les premiers où elle a fait le bonheur de son amant. Quel calme quelle sécurité Prévoiton alors que le moindre nuage puisse jamais obscurcir de si beaux jours? Mais les femmes sont envieuses, elles veulent savoir si l'amant aime assez pour être jaloux. Ce bonheur ne suffisait pas, il fallait que la jalousie flattât l'amour-propre. On rend son amant insupportable, et on le gronde après.

J'ai à la fin trouvé une femme pour votre petit chien. Elle a la figure moins agréable que son mari; mais elle est douce, caressante, folle, craintive sans être obéissante; enfin, c'est un sujet charmant, son nom de fille est Emma . Décidément je ne suis pas trop heureux aujourd'hui, je pense du mal de l'amour, et peutêtre des femmes : c'est la règle. On murmure contre son maître, et l'on se plaint de ce que l'on aime trop. Si j'avais de la raison, je dirais; Est-ce donc sa faute? et si je l'aime chaque jour davantage, doit-elle changer comme moi ? mais je n'en ai point; et dans mon chagrin je me dis:On se fait toujours illusion dans les premiers momens de l'amour: on suppose sa maîtresse indulgente, complaisante; mais les femmes les femmes ... Communément presque toutes comme cent à dire le mot qui plaît, et finissent par dire celui qui afflige. Vous savez à quel point le comte aime madame de ; elle avait ramené d'Angleterre une femmedechambre jolie comme tous les anges. Le comte est un peu léger. Madame de crut s'apercevoir que, malgré son parfait dévouement, la constance de son amant ne soutiendrait pas l'épreuve d'une aussi jolie personne; elle fit l'impossible pour cacher son inquiétude , parce qu'elle est fière.

Enfin, un jour, emportée par la douleur, elle lui dit : Je vous soupçonne, et si vous ne cessez pas de m'alarmer, j'aurai monsieur un tel, et je vous le dirai. Il fut tout étonné; mais il ne le crut pas. Quelque temps après, elle arriva dans sa chambre, pâle comme la murt, et lui dit, avec toute la noblesse possible: Je vous ai tenu parole ; j'ai eu un tel , *à tel endroit, à telle heure, de manière enfin qu'il ne peut la soupçonner de le tromper. Il eut d'abord envie de la tuer, et il finit par tomber à ses pieds. Je ne conçois pas cet homme. Il faut être d'une faiblesse A sa place, j'aurais méprisé et fui ma maîtresse pour la vie. Adieu, ma divine Ninon. Je vous envoie un roman qui vous fera plaisir à lire; l'auteur a bien de l'esprit, et même de la sensibilité : c'est une chose bien rare. C'est au point, que j'ai toujours peur d'être moins aimé le jour où je vous trouve plus aimable qu'à l'ordinaire. Dans le plus vrai, vous avez souvent trop d'esprit; autrefois vous ne raisonniez pas sur l'amour : en l'analysant, vous l'avez presque réduit à rien. Pauvre amour Mais mon cæur lui rend bien tout ce que vous lui disputez.

LETTRE XII.

Mademoiselle de Lenclos , au Marquis .

A Paris, ce 29 octobre 1650 .

La femme dont vous me parlez dans votre dernière lettre est une trèshonnête femme; je vous assure que vous ne me mépriseriez pas si je m'accusais d'une infidélité après vous en avoir menacé; on ne méprise pas celles qui avouent leurs faiblesses, parce qu'on méprise trop celles qui les cachent à leur amant. Mais ne disputons plus; je n'ai pas plus d'envie d'être infidèle que d'être trompée, et vous ne connaissez pas mon coeur, rien ne peut m'arracher à vous. Je me connais mieux en bonheur que celle qui sacrifiait son amant à une couronne : dans ce cas, la folie est la sagesse, et la raison fait souvent de bien mauvais marchés.

J'ai appris, avec un plaisir extrême, que votre frère avait obtenu la place qu'il desirait. Je prends toujours ma part de tout ce qui vous arrive d'heureux. Je ne puis m'ôter de la tête que votre père est le mien, votre frère est mon frère, vos amis sont mes amis; il n'y a que votre femme dont je ne sais absolument que faire. Un maudit voyage à Fontainebleau m'a enrhumée, je paie mon étourderie; mais au reste, il est bien sûr qu'il m'arrivera toujours quelque chose tant que vous serez absent. Je suis comme ces soldats qui ont la maladie du pays; quand ils obtiennent leur congé, ils se portent à merveille. Le jour que j'irai au devant de vous, je serai plus forte et plus gaie que je l'ai jamais été. Je suis persuadée que vos soins sont nécessaires à mon existence; comment vivre sans elle, à moins d'en ignorer la douceur? Ce qui me choque, c'est que vous ne vouliez pas me croire quand je vous mande que je souffre. Vous dites : Les femmes aiment à se plaindre, elles croient se rendre plus intéressantes, sur-tout aux yeux de leur amant; vous ne savez donc pas encore que je ne me plains jamais sans souffrir? Quand je serai morte, vous serez bien attrapé.

J'avais répondu d'avance à la lettre de votre ami. J'ai dit qu'en effet on parlait de ses amours. Il faut qu'un homme prenne une maîtresse obscure, il faut qu'une femme prenne un amant subalterne, pour qu'on n'en parle point. J'espère, pour le bonheur de votre ami, qu'à son retour à Paris on en parlera beaucoup moins. D'ailleurs, dites-lui de mà part qu'il y a manière de savoir une intrigue : qu'on la soupçonne, ce n'est rien , pourvu que l'homme soit assez honnête pour ne rien faire qui en donne la certitude. Je n'imagine pas que l'on puisse jamais blâmer une femme d'aimer votre ami; mais qu'il respecte la décence, et fasse que sa maîtresse paraisse toujours dans le monde avec le même éclat; cela dépend de lui, et son bonheur en sera plus grand. Vous medites, à ce sujet, que les hommes apprécient ce qu'ils possèdent , en raison du cas que le public en fait ; cela est souvent vrai, mais pas toujours. Une amitié et un amour bien vrais sont indépendans de tout ce qu'on en peut dire. Voilà pourquoi, en général, les femmes laides sont mieux aimées que les autres. Ce n'est pas de plaire souvent qui rend heureux, mais de plaire beaucoup et long-temps. Mon Dieu, que Lausun a été aimable l'autre jour chez moi On lui disait qu'une femme mettait du blanc. Tant mieux, dit-il; car si elle mettait du noir, ce serait épouvantable. Adieu , je suis contente aujourd'hui; je ne serai heureuse que dans quatre jours.

P.S. Je róuvre ma lettre, mon cher marquis; mon petit chien est retrouvé, Emma aura un mari. On aura beau parler contre l'exigence, dorénavant Dorlis n'aura de liberté que la longueur de sa chaîne: il a un charme pour tout ce qui le connaît; la femme qui l'avait , quoiqu'elle n'eût pas trop de quoi le nourrir, a beaucoup pleuré en le quittant. Je vais faire avertir tous mes amis , car ils sont dans la douleur. Tous les espions de Paris s'évertuent ; mais c'est un petit Savoyard qui en a toute la gloire. Je vais faire tirer un feu d'artifice en l'honneur de sa fidélité.

LETTRE XIII.

Le Marquis à mademoiselle de Lenclos .

Grenoble, le 3 novembre 1650 . *

ENFIN je pars demain, ma Ninon. En allant jour et nuit, je ne serai pas encore assez tôt dans vos bras. Plus le moment de vous voir approche, moins je me sens le courage de l'attendre; l'espoir du bonheur est une sorte de jouissance, mais l'impatience trop vive est un tourment.... Adieu , adieu. J'ai tant d'affaires pour ce bienheureux départ, qu'à peine j'ai le temps de fermer ma lettre.

LETTRE XIV.

Mademoiselle Ninon de Lenclos au marquis .

A Picpus, ce 10 décembre 1650 .

Depuis un mois que vous êtes à Paris , je ne suis pas contente de vous. Je ne sais si vous m'aimez autant qu'autrefois. ... Vous alliez dans le monde, mais il vous en coûtait autant qu'à moi. Vous ne me disiez pas, J'aime le bal, j'aime la société : c'est me dire, Je vous aime faiblement, l'amour n'est pas le plus grand intérêt de ma vie. Cessez de croire que je parle du monde et de la cour comme les femmes de finance parlent des femmes de qualité. Vous avez une bien fausse idée de ma philosophie; non , je ne hais que ce qui vous éloigne de moi : encoré si vous partagiez mes regrets .... mais être heureux de ce qui me tourmente Quand vous me quittez, ce n'est donc pas un sacrifice que vous faites au devoir ? S'il vous en coûtait davantage à le remplir, j'unirais mon courage au vôtre ; vous n'en avez pas besoin , cette idée m'aigrit tous les jours davantage. Oui, j'en jure, je renoncerai à vous, s'il faut renoncer à l'espoir de vous plaire uniquement; si d'autres intérêts vous occupent , vous plaisent, mon sort est arrêté. Vous osâtes me dire hier que vous desiriez que je m'amuse. Insensé. apprenez qu'au moment où je pourrai me distraire, où votre image disparaîtra un instant, je ne vous aimerai plus... Ne dites plus : Je peux vous aimer à la folie, et m'amuser; non, non, non; si vous vous plaisez où je ne suis pas, vous ne m'aimez plus. Au reste, vous l'avez deviné; je ne savais pas que j'eusseun amant comédien . *J'imagine que c'est une nouvelle que vous avez apportée de province. Puisque l'on a le projet de vous alarmer, on devrait au moins faire des histoires plus raisonnables. Je remarque que les femmes, quoiqu'elles n'aient pas beaucoup de charité entre elles, se ménagent plus sur ce point. Il est rare qu'une femme dise à une autre : Votre amant vous trompe, à moins qu'elle ne soit trèsméchante , ou que ce soit une amie qu'elle croie qu'il est de son devoir d'avertir ; au lieu qu'entre les hommes c'est presque un jeu: vos amis vous disent ces choseslà sans scrupule. Je crois en entre voir la raison. Quand un homme en avertit un autre, il espère le guérir; au lieu qu'une femme sait bien que, communément, en éclairant son amie, elle ne la guérit de rien. Je suis très-sûre , sans vanité, que les gens qui vous disent du mal de moi De sont pas de bonne foi : ils affectent une sévérité qu'ils n'ont pas; et sans l'intérêt que l'on croit avoir de vous détacher de moi, tel qui vous en dit du mal, vous en dirait peutêtre du bien.

Je vous demande sincèrement pardon de mes nombreuses égratigyures. Vous blessez mon cæur, et je blesse vos mains. Il faudrait être plus adroite et plus juste dans ses vengeances. Vous parleraijeencore?? Non , précisément parce que j'ai mille choses à vous dire, vous en seriez peut-être importuné ; il faut se priver de ses plaisirs , pour conserver s'il se peut son bonheur. Vous passez votre vie chez mademoiselle d'Aubigné; croyez-vous que j'aime cette liaison ? J'ai soupé hier avec des personnes qui vous connaissent beaucoup ; elles voulaient me persuader que vous étiez léger, même infidèle.... Les méchantes gens J'ai bien vîte rompu la conversasion....; peut-être auraientils détruit ma tranquillité.... L'aveuglement vaut mieux qu'un jour qui blesse.

LETTRE XV.

Du marquis à mademoiselle Ninoni de Lenclos .

Au Marais, се 9 décembre 1650.

Non, assurément, je ne passe point ma vie chez mademoiselle d'Aubi. gné; je ne la vois que des momens. Tenez, il y a de l'injustice et de l'esprit dans votre lettre , je ne peux pas souffrir cela. Avec vous, jamais on ne sait où l'on en est; l'incertitude de vos opinions est désespérante. Vous m'accusez d'aimer le monde, et quand je vous retenais dans ma terre , vous me grondiez de ma sauvagerie. Vous vous en souvenez, il n'y a que six mois.

Vous ne l'avez donc pas oublié. Convenez que c'est un peu d'inconséquence, comme de me reprocher de me lier avec mademoiselle d'Aué bigné. N'est-ce pas chez vous que j'ai fait connaissance avec elle? Ne la trouvez-vous pas charmante ? Quand je chercherais à en faire mon amie, quel mal y aurait-il à tout cela ? Allons, avouez que vous êtes déraisonnable. Vous, me soupçonner être inquiette .... Ce soir je vais bien vous gronder.

LETTRE XVI.

Mademoiselle Ninon de Lenclos *

au marquis .

A Picpus, ce 11 décembre 1650 .

JE n'ai pas eu de lettres hier matin : vous savez qu'il m'en faut une à mon réveil. Vous êtes fort sensible aux inquiétudes que vous causez Je n'aurais jamais cru que les suites d'un retour si desiré seraient accompagnées d'autant de peines. Voilà les effets d'une longue absence; et après vous être occupée sans cesse d'objets étrangers à moi, ma présence ne pourra pas empêcher de nouvelles distractions. Quelque chose qui arrive, ou je perdrai tous mes droits sur votre cæur, ou personne n'en aura, soit sous le nom de l'amitié, de l'estime; toute espèce de sentiment me déplaît également. L'amitié exige des soins , une confiance entière, des sacrifices même; l'amant que mon cæur a choisi ne formera pas de ces sortes de liaisons. Si, lorsque je vous ai connu , vous aviez eu une amie, je n'en aurais pas été jalouse; mais, au moment où mon cour est le plus enflammé pour vous, vous voulez faire votre amie intime, ditesvous, de mademoiselle d'Aubigné l'amour ne peut plus vous suffire Grand Dieu comme on se trompe soi-même avec ces amitiéslà Non, non, mon cher Villarceaux; si vous m'aimez encore, vous n'aurez point une aussi belle amie. C'est de la ty. rannie , direz-vous ? Oui, tel est mon caractère; si j'ai beaucoup de droits, j'en abuserai; si j'en ai de faibles , je les abandonne.

LETTRE XVI I.

Mademoiselle Ninon de Lenclos au marquis .

A Paris, ce 13 décembre 1650 .

Votre conduite m'éclaire de plus en plus, et vous n'y mettez pas d'adresse; vous avez, me dites-vous, tout abandonné pour moi dans le commencement de notre liaison : c'est ce qu'on fait toujours , nonseulement pour la femme qu'on aime, mais pour celle qu'on desire; les sacrifices sont pour celle qu'on veut avoir, il n'en est plus pour celle dont on est adoré. Si son coeur souffre, si sa santé s'altère, on s'en remet au temps pour la guérir.

Digne procédé des hommes légers qui vous ressemblent: je savais cela depuis long-temps; il était inutile d'employer quatre pages pour me le redire. Je n'ai que des éclairs de raison, ils me suffisent pour apprécier la vôtre. Je sais distinguer la raison, de la pédanterie; les petites prétentions, d'une ambition noble ; et la gloriole, de la gloire. Je ne confonds pas non plus les devoirs sacrés que notre cour nous force à remplir, avec les devoirs futiles que l'opinion et la société commandent à la sottise. La passion m'aveugle quelquefois, mais malheureusement jamais assez pour me persuader que je sois heureuse: vous voulez m'ouvrir les yeux, vous y parviendrez sans doute; mais je ne verrai que des vérités cruelles.

Vous voyez , froid raisonneur, par cette réponse, combien votre lettre est déplacée. Gardez dorénavant pour vous šeul ces sublimes idées, et s'il est encore un sacrifice que vous puissiez me faire , que ce soit celui de vos sermons glacés. Vous sentirez , j'espère, que malgré le peu de tendresse que vous avez mis à la fin de votre lettre, je l'apprécie tout ce qu'elle vaut. Je ne sais pas jusqu'à quel point vous voulez réparer les torts de l'amour auprès de la cour et de la société; mais je sais très-bien jusqu'à quel point je veux souffrir les réparations, et vous verrez combien je vous sais gré d'avoir été le premier à détruire une illusiop trop chère.

LETTRE XVIII.

Du marquis à mademoiselle Ninon de Lenclos .

A Versailles, ce 14 décembre 1650.

Quelle lettre, ma Ninon est-ce bien votre main qui l'a tracée? estce bien votre cæur qui l'a dictée ? Non, non, c'est un instant d'humeur , de jalousie peut-être, qui vous rend à-la-fois si coupable et si injuste. Que voulez-vous de moi ? parlez : croyez-vous qu'il existe des sacrifices que je balancerais à faire pour votre bonheur, même pour votre tranquillité ? Pourquoi ne pas les ordonner, plutôt que de me traiter avec ce persifflage amer qui me désole , et qui me peint à quel point j'ai pu vous déplaire ? Est-ce la le moyen d'entrenir le charme de cette liaison qui faisait l'envie de tous mes rivaux ? Je ne suis point coupable; non, je ne le suis pas : vous ne pouvez soupçonner mon coeur de trahison. Qu'ai-je fait ? qu'ai-je dit? Vous m'accablez; vous me punissez sans m'entendre; vous vous plaignez sans m'expliquer mon crime, et vous me rendez mille fois plus à plaindre que vous. Si, dans ma dernière lettre, j'ai pu gauchement vous mander des choses qui blessent votre sensibilité, que pouvez-vous en conclure? Faut-il mal interpréter quelques phrases maladroites ? .... Ah je suis sûr que vous vous repentez déja de m'avoir si mal compris, si mal traité. Je vous écris cette lettre de Versailles ; je brûle de la suivre pour vous faire avouer tous vos torts.

LETTRE XIX.

De Ninon au marquis .

A Paris, ce 15 décembre 1650

Je me suis fâchée, et j'ai eu tort. Comment voulez-vous que je demande le sacrifice des plaisirs auxquels vous donnez le nom de devoirs ? Quand après, vous parlez avec plus de franchise, etquevous dites:J'aime le bal; je suis encore plus embarrassée de vous dire N'allez pas où vous aimez à aller. Je boude, cela vous ennuie; mais il m'est pour le moins aussi impossible de ne pas me fâcher, qu'à vous de ne pas aimer le plaisir qui nous sépare.

Tout cela me fait faire de sérieuses réflexions ; j'ai besoin d'appeler la raison à mon secours; j'ai besoin de courage, et peut-être d'être quelques jours sans vous voir. SaintEvremont m'a proposé d'aller pour quelques jours à la campagne, c'est le service le plus essentiel qu'il pût me rendre.... Rester à Paris sans vous voir m'eût été impossible. Je pars: ne me suivez pas, je l'exige, je vous le défends. Je crois que j'ai encore des droits sur vous. Pourquoi les aurais-je perdus tous ?... l'ai-je mérité ?

J'attends même de votre soumission de ne pas m'écrire. Je ne recevrais ni ne répondrais à vos lettres. Je vous demande, comme une marque de tendresse, quelques jours de calme et de solitude. Ne craignez rien, je suis loin de vouloir vous abandonner ; attendez de mes nouvelles : j'espère qu'elles ne tarderont pas à vous parvenir, et je vous jure qu'elles précéderont de peu mon retour. Ne me résistez pas, je vous en conjure; à quoi vous servirait de me voir? iln'y auraitquemoid'heureuse.

LETTRE XX.

De Ninon au marquis .

A Picpus, ce 23 décembre 1650 .

Je vous tiens parole , marquis; depuis huit jours que je suis seule ici, j'ai eu le temps de me livrer aux réflexions : sur-tout lisezmoi avec attention; je vois bien qu'il faut que je vous confie ce qui se passe dans votre cæur; non-seulement vous ne me l'avoueriez pas, mais à peine en conviendriezvous avec vous-même, et vraiment je ne sais pas pourquoi. Maintenant me voilà raisonnable..... Est-ce un crime d'être inconstant? c'est tout au plus un tort nécessaire. Je vous ai dit cent fois que je ne voulais vous enchaîner que par les plaisirs. C'est un amant que j'aime, et non pas un esclave... Vous allez me trouver bien indulgente. C'est toujours notre faute si l'on nous est infidèle; surement nous avons oublié d'ajouter quelques fleurs à la chaîne qu'il fallaitembellir detout le prestige de l'amour, pour la rendre éternelle... Tranchons le mot. Si mademoiselle d'Aubigné m'enlève votre cæur, je ne m'en prends qu'à moi. Depuis long-temps j'ai découvert le feu secret dont vous brûliez pour elle. Je m'en suis aperçue , même avant vous, marquis. On est éclairée lorsque l'on craint de perdre un si doux intérêt dans sa vie.... Je l'avouerai, j'ai fait l'impossible pour vous retenir; la connaissance du caractère de mademoiselle d'Aubignéest devenue une étude particulière pour moi. . Sans cesse je me suis mise en parallèle avec elle. Nos défauts, nos agrémens, tout a été comparé mille fois, tout a été calculé, combiné avec vos goûts, avec le genre de votre esprit et de votre caractère; il s'agissait de découvrir ce charme secret qui faisait triompher ma rivale; je dis plus, l'emprunter, le lui ravir même, et la combattre avec ses propres armes.... Soit amour-propre, soit défaut de lumières, je n'ai pu le découvrir ; *mais il n'en existe pas moins.... La grace, l'attrait se modifient sous tant de rapports, que l'esprit même ne peut en saisir toutes les nuances.... C'est donc ce je ne sais quoi qu'on ne peut définir; ce rien, qui serait tout pour moi si j'avais pu le deviner, et qu'un voile épais me dérobe sans cesse. Ah quand l'amour m'aurait éclairée, peut-être encore aurais-je fait de vains efforts pour m'entourer du charme qui vous attire... J'aime mieux le croire, c'est un regret de moins pour mon cæur; car, en dépit de ma philosophie, je vous regrette, marquis ; oui, je vous regrette commeces songes pleins de charnies dont les souvenirs sont encore si doux, et que d'impuissans desirs ne peuvent ramener. Qui peut cesser de plaire a perdu le droit du reproche; mais j'aurais lieu de me plaindre si je n'étais plus rien pour vous.

Adieu , marquis; si le temps fane les fleurs que vous aviez jetées sur ma vie, je veux en recueillir ce qui reste, et lui dérober du moins quelques traces du bonheur dont vous m'aviez enivrée. Je serai après-demain à Paris ; je me sens le courage de vous voir.

LETTRE XXI.

Du marquis à mademoiselle de Lenclos .

A Paris, ce 25 décembre 1650 .

Quoi c'est vous qui êtes injuste c'est vous qui doutez de mon cœur Puisqu'il faut se défendre, c'est par vous seule que je prétends m'excuser. Qui possède Ninon, ignore l'inconstance. Ah croyez qu'il existe sur la terre des biens précieux dont on ne peut se détacher. Oui, Ninon, vous étes comme ces beaux jours sans nuages ... ; peuvent-ils avoir d'autres rivaux qu'eux-mêmes ? Tant qu'ils existent, toujours mêmes hommages; s'éclipsentils, on adore leurs souvenirs. Sans doute je rends justice aux graces, aux agrémens de mademoiselle d'Aubigné mais l'aimer.... vraiment, je ne vous conçois pas. Quelle idée sur quel fondement ? Est-il en moi aucun caractère de la passion que vous me supposez? Vous ne pouvez imaginer qu'une personne aussi rare inspire une fantaisie .... : convenez que cette pensée seule serait un crime.... Je ne serais pas enchaîné pour ma vie, Ninon ne régnerait pas sur moi, que jamais jen'aurais pensé à plaire à mademoiselle d'Aubigné On ne doit pas tenter des choses impossibles. Méré n'est pas de mon avis; sous le titre d'ami, il lui rend les soins d'un amant. Mais de bonne foi, est-ce que cet homme peut lui plaire? Un ennuyeux, un pédant qui veut soumettre la grace à des principes ; qui veut enseigner l'art d'être aimable.... Lui Et bien, par exemple, voilà de ces choses auxquelles il est impossible de m'accoutumer. Concevez-vous qu'il n'ennuie pas mademoiselle d'Aubigné à s périr ? En vérité, quelquefois on dirait qu'elle l'écoute avec plaisir... Les femmes ont souvent des goûts inexplicables ; mais il n'y faut pas penser, cela donne trop d'humeur.

Adieu, vous que j'aime plus que jamais. J'irai chez vous de bonne . heure, et j'espère que Ninon rougira de m'avoir soupçonné.

LΕΤΤRΕ ΧΧΙΙ.

De mademoiselle de Lenclos , aut marquis .

A Paris, le 3 janvier 1651 ,

Je vous répéterai ce que je vous ai dit hier au soir, marquis : je ne suis point contente de vous. Pourquoi cette dissimulation ? pourquoi vouloir me tromper? Votre infidélité n'a fait que m'affliger; mais votre peu de confiance me blesse. Croyez que nous y perdrons tous deux. Vous jetez dans notre liaison une contrainte qui véritablement en détruit tout le charme. Mais expliquez-moi donc votre entêtement. Quel est votre but, en me niant ce que je sais ?

Pourquoi prendre un rôle qui n'est pas fait pour vous ? Allez, vous ne pouvez êtặe faux sans une gaucherie dont je vous sais bon gré. Ne vous fâchez pas si je vous dis que votre colère contre Méré m'a divertie. En m'assurant que vous êtes à cent lieues de songer à mademoiselle d'Aubigné, vous me demandez ingénument si je crois qu'il puisse lui plaire : ce mouvement naturel est charmant. Si je voulais me venger, je vous dirais que c'est un rival dangereux, vous le mériteriez, mais je ne sais pas mentir. Cet homme, en vérité, n'est pas à craindre; ce n'est pas un amant, c'est un philosophe amoureux, un amateur froid de la beauté qui lui plaît. Eh mon cher marquis, je vais vous dire notre secret. Nous permet tons bien à ces sortes de gens de grossir la foule des hommages; mais qu'ils sont loin de nos faveursIl faut du feu pour faire naître la flamme. Les plaisirs sont la récompense de ceux qui savent les apprécier, et la plus honnête parmi nous veut bien qu'on la respecte, mais non pas qu'on la desire faiblement. Soyez bien tran. quille; ce ne sera pas Méré qui vous rendra malheureux.... . Vous le seriez si la Belle Indienne en ai. mait un autre que vous..... convepezen; allons, plus de mystère. songez que c'est votre secret et non l'aveu d'un tort que je vous demande. Renoncez à ce titre d'amant, en me donnant le nom d'amie. Sont-ce mes faveurs que vous craignez de perdre? Ahmarquis, je n'en ai plus de nouvelles à vous offrir. L'art divin de leur rendre leur premier charme n'est plus en mon pouvoir. Il fut un temps où dans vos bras les caresses de la veille n'étaient pas reconnues le lendemain, où vous me grondiez de vous avoir caché des jouissances que cependant l'amour n'avait fait que répéter pour les rendre nouvelles. Cet heureux temps n'est plus, le charme est évanoui. L'amour ne reforme pas les chaînes que le temps a su détruire, et les fleurs dont il les avait tissues ne lui paraissent plus assez fraîches pour en resserrer les næuds. Adieu, marquis; croyez que mon amitié est vive comme l'amour,

LETTRE XXIII.

Du marquis à mademoiselle de Lenclos .

A Paris, ce 4 janvier 1651.

Quel ascendant, quel empire vous avez sur moi il semble que ma pensée vous soit soumise. Vous me pémétrez avant moi-même, et dans l'instant où vous me croyez infidèle, l'aveu de ma faiblesse n'est qu'un triomphe pour vous; je dis plus, une nouvelle preuve de tendresse que je vous donne. Oui, vous me connaissez plus que moi. Je n'ose décider sans vous ce que je suis; je m'ignore moimême; et vous consulter sur l'état de mon ame, c'est le seul moyen de savoir ce qui s'y passe. Quoi vraiment vous me croyez occupé de ma. demoiselle d'Aubigné? en êtes-vous bien sûre? n'allez pas vous tromper vous-même. Vous m'aimez, Ninon... On croit souvent ce que l'on craint... Je vais vous parler franchement; vous n'êtes pas plus en état de me juger que moi-même. Nous voilà dans une incertitude dont rien ne peut nous faire sortir. Mais, pourquoi vous être plue à me faireun portrait si séduisant de mademoiselle d'Aubigné ? Pourquoi me vanter avec tant de délicatesse les attraits de sa personne, et les graces de son esprit? Je n'y aurais peut - étre pas pensé. Il est coupable à vous de jeter des doutes dans mon cæur. Nous étions si heureux je pouvais possé der Ninon, et jouir, sans infidélité, des graces, des perfections de cette charmante Indienne. La douceur de la voir, le charme de l'entendre, ne peut-il être senti que par un amant?... Mais, avec quelle chaleur j'en parle.. Ninon, je tremble que vous n'ayez raison. Ah si je suis inconstant, mes regrets vous donnent l'avantage sur votre rivale. Cette offense devient un hommage. Vous me croyez libre, et ma chaîne ne fait que s'étendre. Je m'égare sans m'en douter. C'est une ame honnête qui reste toujours pure, même dans la faute que le hasard lui a fait commettre. Si cette charmante Indienne m'occupe, c'est de vous qu'elle emprunte toute sa séduction, et mon coeur est innocent de la faute qu'il avoue.

LETTRE XXIV.

De mademoiselle de Lenclos au marquis .

A Paris, ce 10 janvier 1651. POURQUOI, marquis, avez-vous craint de venir me voir? vous me l'aviez promis. Vous ne redoutez assurément ni mes plaintes ni mes peines. Trop juste pour me permettre les unes, trop trop raisonnable pour ne pas vaincre ou vous cacher les autres, vous ne m'auriez trouvé occupée que de votre bonheur, et je n'en aurais parlé que pour le rendre parfait. Je ne prétends qu'à votre confiance, et ne puis être malheureuse qu'en la perdant. Souvent l'amitié est encore nécessaire à l'amour; elle a des consolations qu'il ne donne pas.

Le bonheur se prolonge en le confiant, les peines s'adoucissent. Pourquoi ne venez-vous pas les épancher dans mon coeur? vous le trouverez toujours tendre et juste. Mais parlons de votre position. Descendons ensemble dans votreceur, puisque vous-même ne pouvez le connaître.... N'en doutez pas, marquis, vous aimez; et d'autantplus vivement, que vous cherchez à vous le dissimuler. L'on s'avoue aisément une passion faible, que l'amour-propre peut traiter de goût ou de simple occupation si le succès ne la couronne pas; mais celle qui nous maîtrise même dans sa naissance , dont l'empire se pressent avant de s'être exercé, celle-là, marquis, se fortifie long-temps avant qu'on en convienne avec soi-même. Oui, marquis, nous la combattons, nous éludons sa puissance, en raison de notre faiblesse; le caractère lutte contre la sensibilité; il semble que l'incertitude du sort qu'on se prépare porte à conserver l'ombre du doute qui nous flatte; et ne pas s'avouer sa foiblesse rappelle l'illusion d'un reste de liberté. Marquis, voilà votre état; croyez-moi, cessez de vous en défendre. Si j'étais assez peu sensible pourmedouter de mon amour-propre en ce moment , j'aimerais mieux cent fois qu'une passion violente vous entraînât loin de moi, qu'un goût léger qui ferait tort à tous deux. Oui, puisqu'il faut vous perdre, je chéris l'empire de ma rivale; par lui je vous deviens nécessaire. Vous êtes trop amoureux pour n'avoir pas besoin de mes conseils; votre égarement doit rappeler ma raison; ma force naîtra de votre faiblesse. J'ai déja fait votre bonheur: une seconde fois il est dans mes mains; que cette idée m'est chère quelle douceur elle répand dans mon ame... Venez , marquis, ne tardez pas un moment; adoucir vos peines est un premier be. soin de mon cæur. Espérance, douce consolation, toåt va naître pour vous parles soins del'amitié. Partendresse pour Ninon, venez près d'elle vous occuper de votre bonheur.... Quand je vous attendais commeamant, jene vous ai jamais tant desiré. De grace, ne restez pas ce soir à Versailles; son: gez que le roi a plus d'un courtisąn, et que vous êtes encore toute ma cour.

LETTRE XXV.

De mademoiselle de Lenclos au marquis .

A Paris, ce 15 janvier 1651 .

Eh bien marquis, mes rigueurs, mes refus vous ont bien surpris : lisez ma lettre, et que votre esprit me juge. Je sens que vous êtes plus nécessaire que jamais à mon bonheur, et c'est dans ce moment que, plus touchée de vos égards, plus sensible à vos soins, je veux obtenir le sacrifice de vos desirs. Ma faiblesse vous plaît,moins qu'elle ne m'embarrasse. Ma résistance me paraît une bêtise et mon abandon un ridicule. D'ailleurs vous connaissez mes idées sur l'amitié; je suis convaincue que tout ce qui en altère la pureté la détruit: l'expérience des autres contribue encore à affermir mon opinion. La femme qui se partageentre son amant et son ami est assez généralement méprisée de l'un et de l'autre. Nous connaissons pourtant quelques honnêtes femmes qui ont adopté cet usage. Elles méprisent sans doute beaucoup la classe où le hasard m'a placée, et je méprise souverainement leurs mæurs. Je ne vise point à la considération, mais je ne veux plus céder à un homme dont le cœur n'est plus à moi. Si quelquefois l'ivresse de vos sens vient s'emparer des miens, c'est un mouvement naturel à tous les êtres, et dont je me défends moins qu'une autre; mais je ne suis pas troublée par eux. Quand votre intérêt, votre bonheur occupe et mes jours et mes nuits, ce sentiment actif, profond, me suffit, m'enchaîne, et remplit trop ma vie pour ne pas me préserver auprès de vous et des desirs et de l'amour. Je ne puis comparer ce que j'éprouve qu'aux paisibles sentimens de la plus tendre amitié fraternelle. J'ai bien pénétré le fond de mon ame; tout ce qui s'y passe est relatif à vous. Je voudrais vous voir adoré de cette charmante Indienne; je voudrais qu'elle réunit pour vous tous les avantages de la nature et du hasard. L'amour peut-il se placer au milieu de tous ces voux? en est-il le guide ? je n'en sais rien : ce que je sais, c'est que je prendrai tous les titres que vous voudrez; mais celui que je préfère, c'est le titre qui nemelivrera quevotre confiance, qui me donnera des rapports avec vous. Réprimez des desirs qui tiennent plus à votre jeunesse qu'à mon peu d'attraits . *C'était sans modestie que je vous disais l'autre jour que je croirais vous dérober les plaisirs dont vous paraissez jouir auprès de moi; portezles à l'objet plus digne de les fixer: je serai heureuse d'apprendre et de hâter vos succès.

Adieu, réfléchissez, apportezmoi vos résolutions , n'en séparez pas votre délicatesse; mais songez que j'aime mieux une faiblesse de plus qu'une visite de moins.

LETTRE XXVI.

Du marquis à mademoiselle de Lenclos . *

A Paris, ce 27 janvier 1651 .

Il faut céder ; il faut vouloir tout ce que vous voulez. Ne soyez donc que mon amie; mais donnez-moi la force de ne pas me rappeler sans cesse les droits que j'ai perdus. Répétezmoi que les douceurs de l'amitié peuvent remplacer le charme de l'amour; trompezmoi par pitié...... Mon état est indéfinissable. Je déteste cet attrait insurmontable qui m'entraîne et cependant je crains de ne pas trouver dans mon cæur une passion assez vive pour justifier mon loin de vous , infidélité. Ah Ninon, si ce n'était qu'un goût léger auquel j'eusse sacrifié le bonheur de ma vie..... L'égarement d'un coeur enivré de tous les feux de l'amour peut seul excuser ma faute.... Cependant, n'est-ce pas un crimed'aimer vivement une autre que Ninon? Que de sentimens contraires je trouve dans mon coeur Plaignez, ménagez ma faiblesse ; j'accepte vos conseils. Enseignezmoi l'art de séduire, que vous possédez si bien ; on est heureux deux fois quand on vous doit son bonheur. Je ne vous parle plus de Méré , *le portrait que vous en faites me tranquillise; mais Chevreuse me tourmente. Je l'avoue, il est aimable, et posséde au dernier degré cet art de séduction calculée, que la coquetterie seule peut combattre avec avantage; mais, hélas trop à craindre pour une femme sans expérience. Hier au soir nous soupâmes chez Scarron; votre absence me laissait sans appui...... Jamais mademoiselle d'Aubigné ne fut si belle; jamais Chevreuse ne fut plus galant et plus occupé d'elle. Pour moi, qui ne suis jamais rien sans vous , tourmenté et par amour et par amour-propre, je ne trouvai pas un mot à dire; désolé de mon embarras, le décelant à force de vouloir le cacher, je m'en punis en me retirant, sous prétexte d'une légère indisposition, et rentrai chez moi dévoré d'humeur et de jalousie. Vous allez me gronder; je sais combien la gaucherie vous déplaît. Pardon, mille fois pardon : j'irai ce soir chez vous prendre des leçons de séduction et de grace ...; mais répondez-moi un mot ce matin : j'ai besoin , pour vivre heu reux, de vous occuper sans cesse.

MARQUIS , je ne devrais dire que trois mots : vous étes perdu ; *mais j'ai pitié de vous, et votre bonheur m'est cher. Vous me feriez croire que tous vos succès passés ne sont dus qu'au hasard, et que vous connaissez bien peu le cœur des femmes. Puisque vous l'ignorez, marquis, apprenez qu'elles cherchent toujours, parmi leurs adorateurs, ceux dont elles peuvent faire des victimes. En les accablant de rigueurs, elles s'établissent une réputation de vertu, que peu de temps après elles sacrifient à celui qui, plus adroit, trouve le moyen de les séduire sans devenir leur esclave. De ces deux rôles vous n'avez pas choisi le plus brillant, il faut en convenir. Hier au soir, d'après ce que vous me dites , je vois que vous avez fait maladresses sur maladresses. Mademoiselle d'Aubigné a plus de finesse que vous ne pensez ; en deux mots, voilà son portrait : son coeur est froid , elle ne se doute pas de ses sens; n'étant point née pour quette, elle en est plus dangereuse pour vous. En vain Méré lui donne des principes bien méthodiques de l'art de plaire, sa naïveté naturelle reparaît souvent ; vous ne voyez qu'elle, et c'est ce qui vous perd ; être co vous jugez que tout ce qu'elle craint est de vous céder. En effet , qu'estce qui pourrait l'y porter? elle ne vous aime point, elle n'aime qu'elle; l'art ne fait point naître les sens , c'est un don de la nature. Vous ne pouvez donc la devoir qu'à sa tête ; oui, Marquis, qu'à sa tête : écoutez seulement. Par le mot sens , on ne veut peindre que cet attrait invincible pour le plaisir, que les hommes cherchent toujours dans leurs maîtresses. Il en est cependant un autre qui peut porter le même nom, celui-ci est presque indéfinissable : il naît du désæuvrement, de la lecture des romans, de l'exaltation actuelle; c'est un vide, un besoin inexplicable qui règne dans la tête de quelques femmes, auquel elles sont aussi soumises qu'aux mouvemens involontaires de leurs sens. Ce desir chimérique les domine d'autant plus qu'il n'a pas de but réel ; un homme adroit le tourne toujours à sou avantage; avec art , il gagne la confiance d'un cour qu'il veut séduire; connaissant sa faiblesse, il la plaint, il parle d'un bonheur qui lui est inconnu et qui fait le charme de la vie; aisément il monte une tête qui s'exalte d'elle-même, elle croit voir sa chimère se réaliser; bientôt celui qui la lui fait entrevoir lụi devient nécessaire. S'il a le sens commun alors il s'éloigne ; il augmente par-là le desir qu'on a de le voir. Si ce desir ne devient pas une passion, il est si vif qu'il porte souvent aux mêmes sacrifices. Voilà, Marquis, la conduite que vous devez avoir avec mademoiselle d'Aubigné ; si vous ne réussissez pas, au moins n'aurez-vous rien à vous reprocher. Tâchez aussi de saisir un moment favorable ; souvent l'occasion fait tout. Je vais écrire à mademoiselle d'Aubigné : je vois bien qu'il faut que je répare la gaucherie d'hier soir; au mais que cela vous serve de leçon : et quand votre rival sera dangereux par son amabilité, loin de lui céder la place, disputez d'agrémens avec lui : rien de pis que de s'avouer vaincu aux yeux de ce qu'on aime.

Votre lettre m'a touchée plus que je ne puis vous dire, elle est à-la-fois sensible et naturelle, et m'a peint votre cæur. Oui, Marquis, n'en doutez pas, les douceurs de l'amitié peuvent remplacer le charme de l'amour. Puisque vous êtes raisonnable et franc, je vous réponds de votre bonheur ; y travailler c'est m'occuper du mien.

LETTRE XXVIII.

Du marquis à mademoiselle de Lenclos .

Paris , 24 février 1651 .

EXPLIQUEZMOI donc, ma chère Ninon, les assiduités de Matha Quoi n'est-il plus possible d'arriver chez vous sans le trouver ? véritament, je n'y conçois rien ; à peine le connaissiezvous il y a quelque temps; n'est-ce pas un peu d'inconséquence de votre part ? d'autant plus que je crois être sûr que vous m'avez dit du mal de cet étourdi, qui a de l'esprit, mais beaucoup d'inconséquence ; tout cela vous est égal, pourvu qu'un homme soit de bonne compagnie, voilà tout ce qu'il vous faut, et l'esprit vous rend toujours d'une indulgence inconcevable.

Cette extrême facilité peut être un charme de plus dans votre caractère, mais elle a bien son danger; je ne conçois pas que vous n'en ayez pas encore été la victime; vraiment, je vous le répète, Matha n'est pas digne d'être lié avec vous , ni principes, ni sureté, ni franchise; des agrémens si vous voulez : mais médisant, capable de nuire..... Parce que vous n'avez jamais pu concevoir une méchanceté, il ne s'ensuit pas de là qu'il n'existe des gens trèsdangereux. Je vous en prie, ne jugez jamais des autres ni par votre cæur, ni par votre esprit; comment ne vous tromperiez-vous pas toujours?

Je me suis pénétré de votre lettre; je serais presque tenté de croire, en la lisant, que vous m'avez dévoilé tous les secrets de votre sexe ; mais, parlez-moi franchement, estce que vous croyez que mademoiselle d'Aubigné, si jeune, si remplie de candeur, soit déja dans la classe des femmes que vous voulez me peindre? Non, ma chère Ninon, il faut la distinguer; cette ame pure et naïve n'a pas encore été corrompue par les hommages , par les exemples pernicieux, qui choquent trop ses yeux pour qu'elle en soit séduite; c'est que vous ne la connaissez pas : non, vous l'avez jugée trop légèrement; elle est incapable d'art, et l'art ne réussirait pas auprès d'elle. Quant à ma gaucherie, et je vous avez entièrement raison, me corrigerai.... Encore un mot, je vous en prie; répondez-moi bien vîte au sujet de Matha , que je sache ce que c'est que cette liaison ; j'en suis d'une impatience extrême; je ne puis vous exprimer le prix que je mets a votre confiance sur ce point.

LETTRE XXIX.

Mademoiselle Ninon de Lenclos * au marquis .

A Paris, ce 25 février 1651.

DOUCEMENT, mon cher marquis, il faut de la justice; on ne nous domine que par le charme de l'amour : je vous aime, il vous reste encore quelque amitié pour moi; mais de bonne foi, pouvons-nous nous suffire l'un à l'autre ? Vous m'avez bien prouvé que ma tendresse seule ne pouvait pas faire votre bonheur. Quant à moi, j'ignore si mon ame est aussi susceptible que la vôtre d'être emportée par la violence d'un nouveau sentiment, j'en doute mê me; mais d'après la douce philosophie dont je me suis fait une loi, je ne dois pas , je crois, passer mes jours dans les regrets. Les plaisirs ont eu tant de charmes à mes yeux Puis-je y renoncer ? J'ai fait l'impossible pour vous, en ne goûtant que ceux de la constance; tant qu'ils nous ont réunis, c'était, je puis le dire, le triomphe de l'amour : je m'en étonnais moi-même ; et si chaque jour me trouvait fidèle l'ivresse seule de nos nuits pouvait à peine me l'expliquer. Je vous ai perdu, je vais me rendre à mes penchans, à mes goûts. Vous aviez changé mon être ; je redeviens légère. J'ignore encore quel est celui qui doit me plaire; peut-être est-ce Matha, peut-être en est-il plus loin lui-même qu'un autre que je ne connais pas encore, et qu'un moment d'ivresse placera dans mes bras. Quoi qu'il en soit, je ne veux de l'amour que son délire; et, dans la crainte d'aimer encore sans vou.. loir m'attacher, mon amour-propre se contentera de plaire.

Mais parlons de ma rivale; car, en vérité, je me crois folle de répondre à cette question sur Matha; elle n'a pas le sens commun. Je ne sais ce qui vous a passé par la tête..... Vous croyez donc mademoiselle d'Aubigné incapable d'art ? à la bonne heure, apparemment je me suis trompée ; j'avais cru remarquer en elle cet instinct pour l'as dresse, que notre sexe possède sou. vent au dernier degré, et que le peu d'usage du monde empêche quelquefois de montrer dans tout son jour. Voyez comme l'on juge différemmentj'avais même aperçu , dans cette personne si pure , un penchant à la coquetterie, qui tient peut-être plus du desir de dominer que du besoin de plaire , mais qui cependant est réel ; il se décèle à chaque instant. Que je me trompe ou non, mon cher marquis; dans tous les cas, je vous conseille d'employer, pour séduire, d'autres moyens que la vivacité de votre sentiment; et , sans offenser celle que vous aimez, je crois que l'être destiné à lui plaire sera peut-être tendre, mais surement fort adroit. Adieu , l'ami, dont tout amant devrait être jaloux.

LETTRE XXX.

Du marquis à mademoiselle Ninon de Lenclos .

Paris, ce 26 février 1651.

Quel langage ah qu'il est loin de vous ressembler Comment se peut-il qu'un changement aussi subit se fasse dans votre ame? Parlezvous vrai? voulez-vous me tromper?.... ne vous trompez-vous pas vous-même ?.... Ecoutez-moi , mon amie ; je conçois qu'avant d'avoir goûté les douceurs de cet amour pur, fidèle , enfin de ce sentiment divin qui peut seul porter ce nom, vous vous soyez laissée emporter à toute l'effervescence de votre âge et de votre tête; sans guide, sans conseils, enivrée d'hommages et d'encens le plaisir était votre idole , et votre desir constant de plaire n'avait pas d'autre but; je dis plus : votre grâce enchanteresse, ce charme si rare que vous possédez , donnait à votre légèreté un attrait, un pouvoir indicible qui vous excusait sans cesse et jusqu'à votre abandon , jusqu'à ce systême de volupté éternelle dont vous faisiez votre gloire, devenait une source de séduction pour tous ceux qui vous apercevaients en un mot, jamais l'ivresse, le délire de l'amour ne siéra à une autre aussi bien qu'à vous : communément il dépare, il déprécie votre sexe, mais de quoi ne tireriezvous pas un moyen de nous séduire? Docile aux derniers avis d'un père trop facile et trop épicurien, pendant vos premières années vous ne fûtes scrupuleuse que sur le choix et non sur le nombre de vos plaisirs ; mais le ciel m'avait destiné à vous plaire ; mon sort fut même de vous rendre fidèle. D'autres peut-être avaient eu des droits sur Ninon ; Villarceaux seul en avait obtenu sur son cæur. Combien de fois, ma divine amie, ne m'avez-vous pas remercié avec enthousiasme , de vous avoir fait connaître cette volupté de l'ame que deux amans sensibles peuvent seuls goûter Combien de fois dans mes bras, dans l'instant de la plus douce ivresse, vos lèvres brûlantes ontelles quitté les miennes pour prononcer des mots tendres, expressifs , qui tenaient plus du charme de l'amour que de son délire .... Vous l'avez connu ce bonheur inexprimable qui naît de l'union seule des ames; serait-il sorti de votre mémoire ? un aussi doux souvenir peut-il s'effacer? Non, ma Ninon : qui fut capable d'aimer ne peut renoncer à l'amour. C'est en vain que vous espérez trouver dans la volupté ce charme qui nous attache à la vie : un vide affreux sera la suite d'un aussi faux systême; un cæur, une ame honnête, ne s'émoussent ni ne se blasent jamais.

LETTRE XXXI.

De mademoiselle de Lenclos au marquis .

A Paris, ce 27 février 1651.

Votre lettre est bien faite pour produire une grande impression, mon cher marquis. Vous voulez m'arrêter au bord du précipice: je sens la force des choses que vous me dites.

Vous êtes insupportable, vous dérangez tous mes projets ; je n'aime pas la raison depuis quelque temps, et voilà qu'elle a de l'attrait dans votre bouche; comment vais-je donc faire? Jamais les plaisirs n'auront un ennemi plus redoutable que vous. Armez-vous, attaquezles, prêchez la morale qui leur est contraire, mais du respect pour eux, je vous prie ; ne les calomniez pas, et faites la guerre noblement. Il est donc décidé qu'il faut m'attacher solidement, et renoncer à ce plan charmant que j'avais fait. Vous me promettez, parlà, dites-vous, du bonheur pour toujours; ce serama récompense. Allons donc, il n'y a pas à balancer; devenons une femme sensible et vertueuse; si je suis moins aimable, si même on finit par me trouver ennuyeuse, ce sera votre faute, je vous en avertis.

Je vous quitte un instant, parce que Matha entre avec le comte de Grammont..... Voyez que je suis étourdie; je m'amuse à disserter sur vos principes , et j'oublie de fermer la porte à ce Matha si dangereux. Ah qu'importe ? il sera bien plus beau, bien plus courageux de lui dire moi-même que je ne veux plus le voir : prenez part d'avance à mon triomphe.

Bon, ne voilà-t-il pas que tout est dérangé? quelle inconséquence.... comme vous allez être en colère.... tant qu'il vous plaira; mais je trouve à présent que votre lettre n'avait pas le sens commun. Venez disputer sur tout cela avec le comte de Grammont, avec Matha ; vous verrez comme ils sont aimables, éloquens.... Je leur ai montré votre lettre, ilsen ont ri pendant deux heures, et moi-même aussi. Pardon; je vous l'avoue.... Ahj'avais grande envie qu'ils viennent à mon secours. Mais qu'une femme est faible .... Au reste, cela prouve cependant combien vous avez encore d'empire sur moi; réfléchissez bien à votre pouvoir. Au fait, j'ai été quelque temps indécise; que dis-je ? un moment même votre avis l'a emporté. Et quel avis encore ? Une folie, de l'exaltation, un projet ridicule qui ne cadre en rien avec mes principes, ni même avec les vôtres. Comme l'amour-propre nous égare, marquis une autre vous attire, vous attache; mais vous voulez encore que je dépende de vous, vous voulez diriger ma conduite. Venez me dire à présent que notre sexe aime seul à dominer; votre amourpropre vaut le nôtre, convenez-en. Il faut bien que ce soit à la vanité que j'attribue votre lettre: quel autre sentiment aurait pu vous la dicter, si ce n'est un reste de jalousie?... S'il n'y avait pas trop de présomption à le croire, je me le persuaderais pour me divertir. Vous, jaloux de moi, en ne m'aimant plus... Concevez-vous rien de si gai? Mon Dieu que je le voudrais

LETTRE XXXII.

Du marquis à mademoiselle de Lenclos .

A Paris, ce 28 février 1651 .

Eh bien quand je serais jaloux, tourmenté,... peut-être même malheureux, vous trouveriez donc cela bien amusant?... Par exemple, vous avouerez qu'il n'y a qu'une femme qui puisse convenir d'un pareil tort; .... au reste, dois-je m'en étonner? Il faut bien que vous ayez quelques défauts de votre sexe, et je ne vous connais que celui-là; mais il est chez vous à un degré tel. ... n'en parlons plus, car cela me donne del'humeur. Comme vous dites ; je ne suis plus votre ami; j'ai perdu mes droits, je le sais; c'est que vous ne voulez pas croire, femme déraisonnable que vous êtes, quel'on conserve un intérêt secret, un sen. timent inexprimable pour la personne que l'on a tant aimée;... non vous ne concevez pas cela , vous. II vous paraît extraordinaire, n'est-il pas vrai que votre bonheur me soit cher; que je craigne pour vous un lien, qui n'en sera pas un:... car, vous avez beau dire, ce Matha si éloquent vous amusera, vous plaira peut-être, mais vous ne l'aimerez point;.... non, non, j'en suis sûr, vous ne l'aimerez point. Que dis-je? il est même trop heureux, que vous ne vous attachiez pas à un homme aussi peu digne de vous ... un abandon certain serait le prix de votre tendresse; oui, ma Ninon : car, tous ces charmes, toutes ces qualités qui brillent en vous, sontelles senties, peuvent-elles être appréciées par une ame insensible , corrompue? Jamais; ....un amant tel que Matha les posséderait sans les connaître:.... c'est même une idée consolante pour moi, lorsque je songe que peut-être un instant de faiblesse vous mettra dans ses bras. Ah Ninon, quelle cruelle réflexion Oui, je l'avoue , je suis inquiet, tourmenté; en vain vous aurez la barbarie de vous faire un jeu cruel de ma douleur; en vain on m'accusera d'injustice; je suis à plaindre, vraiment à plaindre, jaloux même; c'est vous perdre une seconde fois, que decraindre qu'un autre vous possède. En effet, şuisje donc si déraisonnable? N'est-ce pas vous qui avez voulu me prouver, malgré moi, que mon caur cherchait à rompre sa chaîne ? N'est-ce pas vous qui, la première, avez tout employé pour m'enlever le seul bien qui m'attachait à la vie ? ... . Ne peut-on adorer sa maîtresse, et paraître sensible aux charmes d'une personne aussi rare que mademoiselle d'Aubigné? En un mot, voulaisje vous trahir? Ai-je eu un instant l'idée de me séparer de vous? C'était vous, vous qui cherchiez à rompre.

avec moi; et comment ne pas le croire, lorsqu'aussi subitement vous songez à former d'autres noeuds ?.....

Que je suis triste malheureux Non, Ninon, Matha ne sera point couronné; j'aime à mè le persuader : non, non; tant de bonheur n'est pas fait pour lui.

BILLET

Du marquis à mademoiselle de

Lenclos . *

A Paris, ce jer mars i

1651.

POINT

ont encore de réponse.

.... il y a un siècle que ma lettre est partie. ... Ma lettre.... elle est peutêtre sur votre toilette ; que sais-je ? dans un coin..... C'est qu'il y a des instans où vous êtes d'une légèreté .... et remarquez qu'en dépit devos principes, c'est en amitié cette fois-ci, que vous êtes légère. De l'amitié.... vous ....

.Non, vous n'avez pas même će sentimentlà

pour moi .

LETTRE XXXIII.

Mademoiselle Ninon de Lenclos au marquis .

A Paris, ce jer mars 165r.

Matha ne sera pas heureux.

Mon cher marquis, vous me faites trembler avec vos sermens. A peine peut-on répondre de soi ; jugez s'il est prudent de répondre des autres : d'ailleurs vous devez sentir combien il serait coupable de ne pas enhardir ma confiance. Comment feraisje å présent pour avouer un tort dont vous mecroyezsi loin? jen'oserais jamais; il faudrait donc être fausse, vous tromper; ce qui ne m'est arrivé avec personne; ne vous y attendez pas, je vous en avertis; le ciel m'a donné en franchise tout ce qui me manque en vertu ; croyez-moi donc plus faible , plus facile à séduire, à décider; cela vaudra beaucoup mieux pour nous deux. En un mot, si c'est être coupable que d'avoir un nouvel amant, je le suis autant que l'on peut l'être. Ecoutez-moi, et jugez vousmême si j'ai pu résister.... C'était hier au soir : je ne sais par quelle fatalité, ou bien par quel bonheur, je me trouvai seule quand Matha arriva chez moi; autant que je puis me le rappeler, vous m'aviez promis de venir à cette heure, et même de remettre un voyage à Versailles , un voyage indispensable. Les devoirs d'un courtisan sont sacrés... ( mais Matha ne songe à la cour que lorgqu'il n'a rien de mieux à faire ); enfin, je vous le répète, tout paraissait concourir à ce que je fusse seule quand il entra.... Il semble que les hommes aient toujours un pressentiment de leur victoire, qui non-seulement leur donne plus de confiance, mais qui même leur prête un charme qu'ils n'ont pas ordinairement : jamais Matha ne me parut plus brillant, plus rempli d'agrémens, que dans le moment où l'on me l'annonça. Il était mis à peindre, il avait une grace extrême, je ne pouvais me lasser de le regarder; il a trop d'expérience pour n'avoir pas remarqué l'impression qu'il faisait sur moi : l'espoir se mêlant à sa gaieté naturelle, il devint d'une folie la plus aimable , la plus piquante; bientôt il excita la mienne, et la conversation fut d'une extrême vivacité. Dans ce moment mes yeux se portèrent sur une glace qui était vis-à-vis de moi.... Trop heureux effets de l'amour mon cher marquis, jamais, j'en suis sûre , vous ne m'avez vu si belle ; je crois que dans cet instant j'aurais pu même entrer en rivalité avec mademoiselle d'Aubigné; si mon miroir ne me l'avait pas dit, Matha me l'aurait prouvé par ses discours passionnés, et par l'ivresse qui se peignait dans ses yeux. Je vous laisse à penser s'il devint pressant.... Je l'avouerai, dès ce moment, je ne retardais son bonheur que par une recherche voluptueuse, et non par une froide résistance; son art profond l'en avertit; tout-à-coup, avec une malignité dont lui seul est capable, il feignit de calmer ses transports, et de prendre ma défense calculée pour un refus. Une apparente tristesse succéda à sa vivacité; il quitta mes genoux, s'assit à deux pas de moi, et osa regarder à sa montre d'un air indifférent : a-t-on poussé plus loin l'adresse et la feinte ? Il faut être femme, ou pour mieux dire il faut être Ninon, pour se peindre tout ce que j'éprouvai dans ce moment. Mon cæur, mes sens, mon amour-propre, tout fut à-la-fois dans les intérêts de Matha pour servir sa vengeance. Comment cacher ce qui se passait en moi? Je n'ai point l'habitude de feindre , et moins encore dans de pareils momens; jugez combien Matha devait jouir de sa cruelle ruse Mes yeux, mon silence, mon embarras, tout me trahissait. En une minute vingt projets me passèrent par la tête, mais, je l'avoue, tous avaientlemême but. Plus mon trouble augmentait, plus il affectait de calme et d'indifférence : ah combien j'aurais desire d'y répondre par toute la froideur qu'il méritait combien je détestais en moi-même l'ascendant invincible qu'il prenait sur moi En ce moment, rappelant tout mon courage, j'eus la force de me lever et de faire quelques pas; je voulais fuir un instant aussi dangereux pour ma gloire.... Mais à quel point l'amour se rit de nos projets Je veux sortir ;.... mes pas se portent malgré moi vers ce boudoir si souvent témoin de nos plaisirs. Vous le savez, jamais cet asyle plein de charmes ne fut profané ni par de froides conversations, ni même par les plaintes de l'amour mécontent: jamais il ne fut témoin que de son ivresse, de son délire; l'amant seul que j'adore en a l'entrée: m'y trouver sans lui, me paraîtrait un crime; pouvais-je donc m'en approcher sans émotion ? Songez à ce qui se passait dans mon ame; songez qu'un instinct secret dirigeant mes pas, tout-à-coup je me trouve dans ce lieu de délices : ma vue se trouble, mes genoux fléchissent; Matha qui me suivait ( peut-être encore malgré lui), s'approche pour me soutenir, la douce pression de ses bras achève mon délire, il sent le battement de mon cour qui le pénètre, qui l'enivre lui-même; plus de feinte , plus de calculs, plus d'inutiles défenses , un charme secret nous unit, la force nous abandonne, nous tombons aux pieds de la statue de l'amour....

Adieu, mon cher marquis; venez me voir : sur-tout plus de leçons ; jugez, d'après ma lettre et ma franchise , si je suis d'humeur à être grondée. Aimez-moi, mais respectez mon systême et mes plaisirs.

LETTRE XXXIV.

Du marquis à mademoiselle de

Lenclos . *

A Paris, ce 4 mars 1651 .

Aimez-moi, mais respectez mon systême.

Que vous importe qu'on vous blâme, quand il est impossible de se détacher de vous ? Mais dites-moi donc par quel raffinement de cruauté vous vous êtes plue à me désespérer en m'écrivant cette lettre cruelle ? Pourquoi cette peinture qui me tue? Pourquoi ne pas me laisser dans un doute qui me rendait heureux ? Croyezvous que depuis longtempsjen'eusse pas prévu .... ? Que dis-je ....? non, non, je ne le prévoyais pas, car c'est à peine si je peux encore le croire : n'y pensons plus. Que m'importe après tout.... mon intérêt vous fait si peu ce n'était dans le fond que votre choix que je blâmais, je vous jure que ce n'était absolument que cela.... Mais, c'est qu'il est inconcevable, inoui, quel'on trouve Matha si séduisant..... Enfin, je le répète , il n'y faut plus penser ; au reste , mademoiselle d'Aubigné seule m'occupe en ce monient. Și je ne vous en parlais pas, c'était de peur de vous importuner: hier au soir elle était ravissante..... Vous trouverez simple que je ne sois pas trop empressé d'aller chez vous; M. Matha, que j'y rencontrerais , me déplait à l'excès avec tous ses agrémens, je vous en avertis ; mais cela ne vous fera rien de ne pas me voir; il vous tient lieu de tout. Adieu , Ninon.

BILLET

De mademoiselle de Lenclo's au

marquis . *

A Paris, ce 4 mars 1651. Vous êtes un fou, un extravagant....; je veux moi, que vous veniez me voir sur-le-champ. Je suis légère en amour; mais quand il s'agit de l'amitié, je n'entends plus la plaisanterie. Venez donc, je le veux, je l'exige puisqu'à la fin vous y consentez, je ne vous quitte que pour écrire à mademoiselle d'Aubigné; voilà à présent la principale affaire dont nous devons nous occuper. Je vous ai promis mes conseils, et, qui plus est, le succès ...; songez que je ne trompe jamais... Plus d'humeur ; venez vîte dans cette rue des Tournelles, qui vous fut si chère.

LETTRE XXXV.

Mademoiselle Ninon de Lenclos à mademoiselle d'Aubigné .

A Paris, le 8 mars 1651 .

Qu'ÊTESVOUS donc devenue depuis deux jours ? Vraiment je suis jalouse de mademoiselle de SaintHermant ; vous ne la quittez plus, et pour comble d'injustice, toutes vos soirées sont consacrées à Scarron.... Vous n'y gagnerez rien; si c'est un parti pris de me fuir, je vous poursuivrai par-tout comme une maîtresse infidèle. Je n'ai pas oublié notre dernier entretien , la confiance qui nous unit , la promesse de penser tout haut ensemble.

A propos, savez-vous que le souper d'hier a fait beaucoup de bruit? On dit que Chevreuse a été d'une amabilité surnaturelle, que vous seule en étiez l'objet; on allait jusqu'à vous accuser de coquetterie.... Vous, coquette . ... et pour qui ? Pour l'homme le plus fat de la cour.

Mon Dieu que cette idée me divertit Vraiment, on en a beaucoup parlé : vous allez mourir de peur. Consolezvous cependant, tous ces bruitslà tomberont, et ce n'est pas votre faute si vous tournez toutes les têtes.... Mais parlons sérieusement; je vous l'ai dit cent fois, ce genre mixte que vous avez pris dans le monde a toutes sortes d'inconvém niens; il faut s'occuper du Créateur ou de la créature ; ou coquette ou dévote , il faut choisir ce que l'on veut être, ou s'exposer au tort des deux genres, sans en avoir les avantages. Cet arrêt doit vous paraître plusjuste que sévère; songez que nous n'aimons les autres que pour nous, et sur-tout en raison des jouissances qu'ils nous donnent. Que reste-t-il de la coquetterie, si vous en Ôtez les graces et les agrémens ? encore ce mélange de pédanterie et de légèreté les éclipsetil sans cesse. L'homme du monde ne voit plus en elle qu'un défaut qui le choque, en lui rappelant inutilement un caractère qui lui plaît, et dont il ne retrouve plus le charme;les dévots, de leur côté, raisonnent comme les gens du monde; ainsi, chacun dans sa sphère, sans apercevoirl'analogie que vous pouvez avoir avec lui, ne voyant que le défaut contraire à ses principes, pense et dit du mal de vous. Eh bien à quoi nous décideronsnous ? le choix est embarrassant. N'êtes-vous pas trop froide pour l'amour? N'êtesvous pas trop belle pour le ciel ? Venezdonc me voir, nous en causerons ensemble; je puis vous donner de bons conseils, et même sans partialité pourl'amour. Vous allez croire que je me vante; mais c'est la vérité pure. Si mon systême fait mon bonheur, mon expérience peut en sentir toutes les nuances, et les modifier en raison de vos principes et de votre délicatesse. Dites-moi ce qui est arrivé à Villarceaux: voilà trois jours que je n'ai entendu parler de lui; on dit qu'il est d'une tristesse affreuse, et qu'il ne veut voir personne. Lui, triste lui sauvage y concevez-vous rien ? Ah pauvre marquis il faut que quelque chose l'occupe fortement. Adieu; je vous quitte pour lui écrire.

LETTRE XXXVI.

De mademoiselle d'Aubigné à mademoiselle de Lenclos .

A Paris, ce ii mars 1651 .

Non, ma chère Ninon, je ne vous fuis pas; l'on fuit rarement ce qui nous attire. Les agrémens de votre esprit m'attachentils plus que le charme de votre caractère? Voilà la seule incertitude de mon sentiment pour vous.

Plus que jamais, votre amitié m'est chère; j'ai besoin de vos conseils , de ces conseils si précieux , qui, sans avoir l'austérité que donne l'expérience, ont toute la solidité d'une raison spirituelle, et l'empreinte de lagrace que vous prodiguez malgré vous. Votre lettre m'effraie. Ai-je donc pu oublier le soin de na gloire ? Ah combien n'ai-je pas à rougir, si ce desir de plaire, écueil de mon sexe, a pu m'abaisser jusqu'à la coquetterie Je l'ai dit cent fois à M. de Meuillant: Dans le pays où vous m'avez conduite , il n'est point de vertu , de calcul, de prudence, qui puisse préserver une femme des dangers qu'elle rencontre à chaque pas. Victime du hasard, c'est de lui seul qu'elle peut attendre son sort, et le seul avantage de la plus vertueuse est de le balancer plus long-temps. Peut-on penser sans fréinir à tous les périls qui nous entourent? Tout n'est que piége, artifice et séduction. Que de moyen pour égarer notre amour-propre, de charmer notre esprit, de fixer nos desirs Avec quelle subtile et profonde sagacité ces tyrans séducteurs étudient les faiblesses secrètes et involontaires de nos ames,pour en faire la base de leurs projets les plus coupables Comme ils épient leurs progrès sur notre cœur Comme ils savent à propos ralentir , suspendre ou presser l'effet de leurs soins, pour parvenir plus surement à triompher de nous Comme ils attendent le fruit de leurs peines Avec quel art ils le pressent d'éclore Notre sensibilité nous perd, notre coquetterie nous égare ; ainsi nos défauts comme nos qualités se réunissent contre nous, et nous avons à combattre à-la-fois l'exemple, cet ennemi de notre repos et de notre vertu ; ces tableaux continuels d'amour et de volupté, cette image apparente d'un bonheur pur, que la femme la plus sage ne peut voir sans émotion, que la pudeur même contemple sans rougir, et que l'homme adroit qui veut nous perdre nous présente , avec une éloquence douce, sous la forme la plus séduisante. Commentfuir,comment éviter ces piéges couverts de fleurs, où la nature et l'art nous conduisent sans cesse ? ..... Parlerai-je du danger de nos liaisons avec ces malheureuses victimes de l'amour, qui, devenues complices de leurs tyrans, croient excuser leurs faiblesses en nous les faisant partager? Ah ma chère Ninon', d'après ce tableau fidèle, puis-je balancer un moment?

Le ciel m'inspire et m'appelle; ce n'est qu'en me livrant à lui que je puis conserver ma gloire et mon bonheur, triompher à-la-fois de ma faiblesse et de mon amour-propre, oublier ma jeunesse et mon sexe, avoir pour occupation un culte saint, pour espoir la vie éternelle ; voilà le but de ma conduite et de mes desirs; ne m'en détournez pas. Croyez qu'il n'est point de privations volontaires qui ne finissent par devenir des jouissances.

Je n'ai point remarqué la tristesse de Villarceaux; il est sorti de bonne heure de chez Scarron, parce qu'il était malade : voilà tout ce que j'en sais.

Jecompte souper chez vousée soir. Aurez-vous beaucoup de monde?

LETTRE XXXVII.

Mademoiselle Ninon de Lenclos à mademoiselle d'Aubigné .

A Paris, ce 6 mars 1651.

Au mon amie, pourquoi vouloir me cacher que Villarceaux est occupé de vous ? Est-ce dissimulation ? est-ce crainte de me faire de la peine ? L'une blesserait ma sensibilité, l'autre mon amour-propre. J'ai droit de me plaindre, si vous avez manqué de confiance en moi, et peut-être la philosophie de Ninon vous est-elle assez connue pour penser que la perte d'un amant 'est un malheur qu'elle peut supporter. ... Toute la légèreté que vous me connaissez en amour ne s'étend pas à mes autres sentimens; elle me paraîtrait criminelle quand il s'agit de l'amitié. J'ai toujours trouvé la même différence entre ces deux affections de l'ame qu'entre nos qualités et nos attraits; l'une attire promptement et s'évapore de même ; l'autre attache plus lentement, mais nous fixe å jamais. On ne peut m'accuser de n'avoir pas apprécié les graces , les agrémens, et tous ces dons enchanteurs dont la nature a su parer notre sexe pour servir de jouissances et de tourmens à notre amour-propre. Personne plus que moi n'en connaît l'avantage; mais je leur dois moins le bonheur, le charme de ma vie, qu'au peu de qualités essentielles que peut-être je possède; à ces qualités attachantes, dont l'empire est tel que les gens, même les plus fris voles, venaient leur rendre hommage sans s'en douter, croyant n'encenser que mes'attraits.... Jugez si je ne souffre pas d'être obligée de forcer votre confiance. Vous n'avez pas voulu m'entendre, quand je vous ai dit un mot du chagrin de Villar il faut donc vous parler de lui, puisque vous vous obstinez à vous taire. Vous aimant également l'un et l'autre , je suis inquiette pour tous deux. Je connais vos principes, vos vertus, toutes les armes que vous avez contre la séduction la plus dangereuse; mais je connais la passion de Villarceaux : il vous aime plus que sa vie. Qui de vous sera malheureux ? ne pouvez ceaux : vous pas l'être tous deux ? Cette idée me tourmente. Sans cette aversion invincible pour l'amour, sans ce systême gravé dans votre ame de fuir à jamais un lien aussi doux, je croirais voir l'aurore de votre bonheur. Il est si rare d'inspirer un sentiment aussi tendre il est si simple d'en goûter les délices .... Mais votre dernière lettre est désespérante pour ce pauvre marquis : je le plains, et d'autant plus que , sans vouloir le rendre heureux, il ne vous sera pas toujours indifférent : votre honnêteté, votre délicatesse vous feront apprécier un caur comme le sien, n'en doutez pas, mon aimable amie; il est pour la femme la plus honnête des dangers qui naissent de ses vertus, comme de sa faiblesse; je les crois même plus à craindre pour elle, et souvent les premiers progrès d'un sentiment font une impression plus profonde dans une ame comme la vôtre, que la séduction la plus suivie dans un cæur faible qui cède sans aimer. A l'instant même où la femme vraiment vertueuse résiste à un amour digne de la toucher, elle lui rend un hommage secret , involontaire; les qualités rares qui la distinguent , lui servent à-la-fois à l'éloigner du danger , et à lui faire voir tout le prix de ce qu'elle sacrifie. Quel degré de force ne faut-il pas lui supposer pour résister sans cesse comme l'effort est à son dernier période, elle est toujours aussi près de céder que de vaincre.

Au reste , soit dit sans vous dé plaire, je n'ai aucune foi à votre vocation pour le ciel. Toute femme dévote par crainte de l'amour ne peut l'être long-temps; je voudrais bien pour ce pauvre marquis que vous n'eussiez pas des armes plus fortes à lui opposer. Vous m'inquiétez davantage quand vous parlez en philosophie des amans et des dangers du monde , dont vous ne devriez voir que le charme. Mon amie, n'êtes-vous pas bien jeune pour combattre vos illusions ? ne pouvezvous pas vous tromper? Laissez les réflexions pour un autre âge ; suivez la marche de la nature. En voulant anticiper sur le temps, on perd des jouissances sans trouver le bonheur.

LETTRE XXXVIII.

De mademoiselle Ninon de Lenclos au marquis .

Paris, ce 15 mars 1651 .

Je vous répéterai toujours la même chose, mon cher marquis; je ne puis concevoir que ce soit vous, vous que l'amour avait autrefois si bien traité, qui ayez besoin de mes conseils; cela me prouve que les plus expérimentés redeviennent novices quand une grande passion les domine. Les premiers coups sont portés , perdez pas un moment pour en profiter ; voilà l'instant de vous déclarer. Jusqu'à présent vos yeux seuls ont parlé; il faut que votre ne bouche explique avec éloquence tout ce que votre cæur a conçu : je vous le répète, il n'y a pas un instant à perdre. J'ai su jeter dans son ame un trouble, une agitation, qui ne peuvent être que favorable pour vous; graces à mes soins, ni sa vertu, ni ses principes , ni la dévotion même à laquelle elle est portée , ne peuvent la rassurer; elle est dans un doute d'elle-même que je desirais vivement : en un mot elle vous craint. Concevez tout l'avantage de votre position; n'est-ce pas s'occuper de vous, que de vous craindre ? soyez sûr que c'est un grand pas de fait. D'après le caractère de mademoiselle d'Aubigné, cette inquiétude, ce tourment vous en dit plus que l'aveu d'une coquette. Croyez moi, elle-même a peut-être déja fait ce calcul qui assure votre triomphe ; soname,accoutuméeà n'éprouveraucune impression des attaques inutiles de vos rivaux, tremble des premiers mouvemens qu'elle éprouve. Quelle idée n'a-t-elle pas du sentiment et de l'objet qui peuvent troubler àlafois et sa sagesse et sa fierté Quoi les gens les plus aimables de la cour n'ont pu lui plaire, et ýous l'occupez sans cesse Quelle différence elle fait déja des autres à vous .... Ah croyez que son amour-propre suffit pour vous mettre encore audessus de votre valeur; ...,; mais sur-tout que votre conduite ponde . N'allez pas déchoir à ses yeux; la moindre faute deviendrait irréparable. A force d'adresse; mon y rémtrezvous toujours dangereux; si l'on cesse un instant de vous craindre, vous êtes perdu' ; l'impression que vous auriez produite tournerait même contre vous ; un moment de raison suffit pour en rougir , et de là au mépris il n'y a qu'un pas. Le grand malheur est que vous êtes bien amoureux; vraiment, vous me faites trembler. Si vous allez parler en amant timide, je ne répondrai plus de rien. L'embarras, la timidité, sont deux choses qu'il faut le plus éviter; c'est presque dire à une femme: Ma démarche est bien hardie , elle doit sans doute vous déplaire. Eh mon Dieu , ne lui en parlez pasl;"soyez aimable , séduisant, elle ne songera peut-être pas à avoir l'air de se fâcher . Je vous dis là de grandes vérités ; profitezen : on se console de ne pas réussir auprès d'une femme qui n'a nul goût pour vous; mais perdre la victoire par sa faute, il n'y a nulle ressource pour l'amour-propre.

LETTRE XXXIX.

Du marquis à mademoiselle de Lenclos .

A Paris, ce 17 mars 1651.

Oui, ma chère Ninon, vous me dites une grande vérité ; il ne tient qu'à l'amour de faire de l'homme le plus accoutumé à plaire, un amant timide et malheureux. Plaignez-moi, secourez-moi ; je suis perdu sans ressource, je n'ai plus d'espoir, en un mot je suis le plus malheureux des hommes. C'est hier que j'ai ap : pris cette fâcheuse nouvelle; je ne voulais pas la croire, mais elle n'est que trop vraie. Mademoiselle d'Aubigné épouse Scarron; la beauté, la candeur, les graces réunies vont pas, ser dans les bras d'un être difforme, et par son âge et par ses infirmités ; il va posséder cette personne char, mante, lui qui n'était pas digne de la regarder. Que vais-je devenir ? Tout est perdu pour moi; les regrets, le désespoir, les tourmens cruels de la jalousie viennent déchirer mon cour. Ah ma chère Ninon, rien n'est comparable à ce que je souffre. Et je me croyais malheureux mon sort était digne d'envie. Si j'aimais sans espoir, au moins j'aimais sans trouble; je ne craignais pas de voir un autre obtenir le prix de ma tendresse et de mes soins. En vain je répète que mademoiselle d'Aubigné, dans les bras de Scarron, ne peut être qu'une victime; je n'en suis que plus malheureux. Oui, j'aurais mieux aimé que l'amour me l'eût enlevée; même en détestant mon rival, j'aurais respecté le choix de ce que j'aime; je me serais répété mille fois : « Du moins elle est heureuse; « un autre possède un bien si pré« cieux ; s'il est moins tendre que « moi, il est aimé, et lui seul est « digne du bonheur. »

LETTRE XL.

De mademoiselle d'Aubigné à mademoiselle de Lenclos .

A Paris, ce 24 mars 1651 .

Vous n'étiez pas chez vous hier au soir , ma chère Ninon; je venais vous confier une chose qui vous éton nera beaucoup. Je crois que je vais épouser Scarron. Le triomphe de la raison est de trouver du charme aux choses que les circonstances nous forcent d'accepter ; c'est à quoi je travaille depuis hier. Aidez-moi de vos conseils, donnez-moi du courage; la reconnaissance même me force de ne pas refuser la main de Scarron Si vous saviez avec quelle noblesse il m'a parlé : « Choisissez, m'a-t-il dit, ou d'une pension modique pour être reçue dans un couvent, ou de partager et mon sort et mon bien ». Pouvais-je balancer ? Je n'ai pas à me le reprocher, il a ma parole. Si ma tante y consent, j'unis ma destinée à celle d'un homme à qui je devrai tout.

J'avoue cependant ma faiblesse : ce vieillard infirme m'inspire du dégoût; je me dis qu'il sera plus mon père que mon époux; cette difformité me rebute. Quoi c'est moi qui tiens aux vains avantages de la figure je rougis d'y penser. Détester la laideur de son mari, est presque desirer qu'il eût été séduisant, ... Ah ma chère Ninon, que nous sommes faibles Combien l'ame la plus pure trouve en elle-même de principes de corruption Mais à propos; savez-vous que je ne puis concevoir votre lettre ? Vous m'affligez, vous m'alarmez. Villarceaux m'aime, il ose concevoir de l'espoir et vous, mon amie, vous semblez me parler pour lui. A qui donc puis-je me fier sur la terre? Relisez ma dernière avec attention, et jugez si mes principes ne me préservent pas des dangers de l'amour. D'ailleurs, comment ajouter foi à la passion du marquis ? lui, l'être le plus léger, aimer véritablement si je pouvais le croire, je le plaindrais. Le ciel ne nous défend pas d'avoir pitié d'un être qui souffre.... Mon Dieu que vous avez mal fait de me parler de tout cela je sens que je ne pourrai m'empêcher d'y penser. Le marquis est bien à plaindre, ou bien coupable.

LETTRE XLI.

De mademoiselle de Lenclos au marquis .

A Paris, ce 18 Mars 1651 .

Eh bien , marquis ; toujours extrême dans les partis que vous prenez toujours loin de la raison Hier, vous vouliez tout sacrifier à celle que vous aimiez, l'adorer à jamais; aujourd'hui, non-seulement vous ne voulez plus la voir, mais vous la détestez, vous l'abhorrez, vous l'accusez d'ingratitude, de perfidie , parce que la nécessité la force d'épouser Scarron . Une première faute en entraîne mille. Il n'était plus temps de vous le dire, quand j'ai su arra cher votre confiance; le calcul, au. tant que l'amour, vous a fait faire cette école . Revenons sur le passé : vous allez étourdiment attaquer mademoiselle d'Aubigné, qui 'n'a nul goût pour vous, que vous connaissiez à peine; elle vous refuse, peut-être même se moque de vous ; vous n'avez, marquis, que ce que vous méritez. Ce n'est pas tout : vous aurez peut-être encore le plaisir de voir un autre faire très-peu de frais pour elle, et réussir à vos yeux : tout cela est dans l'ordre. Croyez-vous de bonne foi qu'on séduise les femmes? Non, marquis , c'est une chose très-rare; souvent l'homme maladroit laisse échapper la femme la plus galante. Une de nous prend du goût pour vous, sans trop savoir pourquoi; si vous vous en apercevez , vous l'attaquez;vous réussissez ,c'est une chose immanquable;.si, au cons traire, vous êtes assez gauche pour ne pas voir que l'on vous préfère, d'autres l'attaquent, elle n'en veut pas; souvent elle en refuse dix , et voilà une femme vertueuse ; le public la porte au núes. .... Vous voyez cependant à quoi cela a tenu. N'importe, elle en a tout le mérite ; il est fondé sur la duperie de quelques étourdis comme vous. Il est assez plaisant de voir ces pauvres dupes se disputer à l'envi le titre d'esclave de ces dames, et n'obtenir, pour prix de leurs soins, que le plaisir d'ajouter à leur réputation, et de servir de trophée à leur amourpropre. Un homme adroit, au contraire, est sans cesse occupé à chercher dans les yeux des femmes qui l'entourent, s'il ne découvre pas quelque secret penchant pour lui; s'il croit plaire, on obtient son hommage ; mais il ne cherche pas à vaincre l'indifférence, il croirait enlever un temps trop précieux aux plaisirs. Plaire est un bonheur pur, séduire est un métier pénible; mais vous n'êtes pas de mon avis. Vous trouvez du charme à essuyer des rigueurs et des refus, tandis que portant ailleurs votre hommage, il serait peut-être bien reçu. Enfin, la faute est faite , il n'est plus temps de reculer; 1 ... tout ce que je vous demande, c'est de vous défaire de l'habitude dangereuse d'écrire vos lamentables déclarations. Contentezvous de les balbutier avec un embarras naïf aux pieds de votre belle, qui ne daigne pas écouter; de la suivre par-tout , entouré de tous les ridicules de la duperie et de l'esclavage. Ne lui donnez pas au moins les moyens de montrer partout les preuves de votre faiblesse, et de vous rendre la fable de la société. Vous allez crier à l'injustice , et me dire qu'elle n'est pas capable d'un pareil procédé ; je crois qu'il est plus sûr de ne pas la mettre à l'épreuve. A sa place, je vous avoue que j'aurais bien de la peine à me refuser quelques plaisanteries. Vous lui donnez si beau jeu Plus on est dupe, plus on rend excusable la personne qui s'amuse à nos dépens. D'ailleurs, de quel droit voulez-vous ennuyeréternellement mademoiselle d'Aubigné? c'est violer le droit des gens. Qui vous dit que, lorsque vous êtes chez elle des heures entières à l'excéder de vos complaintes, vous ne lui enlevez pas des momens précieux qu'elle brûle de consacrer à quelqu'un assezdiscret pour se taire, mais qui maudit votre présence ? Je sais que tout cela est bien dur à penser. Le rôle est fâcheux; mais il vaut mieux se faire justice que de se plaindre inutilement. Marquis, il faut tâcher d'être plus heureux. ... Qui plaît a raison, et qui déplaît a tort.

Après vous avoir parlé avec autant de franchise , je suis bien loin de penser qu'il faille encore abandonner la partie; mais sur-tout ne vous conduisez que par mes conseils : sans cela tout sera perdu. Songez qu'il faut au moins sauver notre amour propre.

LETTRE XLII.

Du Marquis à mademoiselle de Lenclos . *

A Paris, 25 mars 1651.

Que d'obligations je vous aurai, ma chère Ninon Puis-je adorer encore une femmeassezinsensible pour ne pas aimer mieux se passer d'une aisance si médiocre qu'elle paiera si cher, que de me désoler et jeter une amertume éternelle sur mes jours ? Quelle ame quels principes Et je l'adorais , et je lui consacrais ma vie Ah le voile est arraché; j'ouvre les yeux; j'apprends à la connaître. Vous le voulez, je ne renoncerai pas à elle; mais ce qui était un culte, va devenir un projet; l'amour-propre seul en sera le guide. .... Il faut l'avouer, malgré ses défauts, en dépit de cette insensibilité, cette conquête peut être flatteuse . Je ferai mille envieux; mais ce bonheur que je cherchais ne sera pour moi qu'un triomphe passager, et la divinité va se changer en victime. Quel cour elle a perdu combien mon hommage était tendre et sincère Mais aussi, n'étaisje pas excusable ? Réuniton jamais plus de graces, autant de qualités ? Ce Méré, cet homme corrompu, croyez qu'il a détruit par ses conseils sa candeur et sa sensibilité. N'en reste-t-il donc plus aucunes traces ? Ah si ce naturel charmant pouvait reparaître si je la juge avec trop de rigueur, combien je suis coupable c'est peu de son indifférence, je mérite sa haine. Oh mon unique amie, je m'abandonne à vous; ayez pitié du cruel état où je suis.

LETTRE XLIII.

De mademoiselle de Lenclos au marquis .

A Paris, ce 30 mars 1651.

Quoi c'est ce marquis de Villarceaux, si brillant par ses succès près des femmes, c'est lui qu'un rien abat, que des rigueurs désolent Pauvres hommes que vous êtes en vérité, je vous crois encore plus faibles que nous.....

Allons, marquis, il n'y a pas à balancer, puisque l'on nous résiste, il faut porter de grands coups; quelque usé que soit le moyen que je vous propose, il n'en est pas moins sûr. Si vous êtes aimé, il faut exciter sa jalousie publiquement; avoir une autre maîtresse , et cela promptement. Cette femme est la duchesse de ***. Quoiqu'elle ait près de quarante ans, elle conserve toute la fraîcheur de sa jeunesse ; son esprit, son usage du monde, sa galanterie même la rendent inappréciable pour un homme de bon goût: cette espèce de femme est très-rare; j'ai mauvaise opinion de celui qui ne sait pas en sentir tout le mérite; c'est ordinairement un homme commun, ou bien les facultés de son ame sont cruellement retardées, et dans un engourdissement bien dangereux. Quel attrait n'a pas une femme comme la duchesse, qui en quelque sorte a vieilli sous les graces et les agrémens L'habitude des plaisirs répandautour d'elle un charme indicible; sa beauté, sa fraîcheur peuvent se détruire, mais ne se fanent point. Causeton avec elle, tout se dit, tout se voile; la décence ne devient qu'une gazelégère dont elle couvre les saillies les plus piquantes et les plus voluptueuses; enfin on croit parler à un homme aimable, à qui la nature aurait donné tout le charme et l'attrait de la femme la plus rare. Est-on dans ses bras, rien ne peut peindre les délices dont on est enivré. D'autres cherchent la volupté ; elle ne fait que l'appeler, elle l'attire, la suspend tour-à-tour; passe, en un instant, de l'abandon le plus tendre à une résistance aussi voluptueuse. Ah combien cette modestie calculée est préférable à celle de la nature Souverain arbitre des plaisirs, elle ne leur dispute un instant leur empire, que pour les multiplier et mieux goûter leurs délices. Loin de son amant, ce froid , cet abattement fatal qui suit presque toujours la jouissance. Avec un art divin, elle sait ranimer les ressorts les plus secrets de son ame, toujours électrisée par une puissance inconnue. Même après le bonheur , il semble desirer encore, et sans avoir demandé, il croit avoir éprouvé le doux tourment des refus.

Voilà , mon cher marquis, la femme qui peut être à-la-fois utile à vos projets ainsi qu'à vos plaisirs. Elle est plus digne de vos hommages que toutes ces jeunes folles dont souvent je vous ai vu la tête tournée.

LETTRE XLIV.

De mademoiselle de Lenclos à mademoiselle d'Aubigné .

A Paris, ce ; er avril 1651. .

EPOUSER Scarron c'est un grand parti .... ; à votre place, il faudrait tout l'empire de la raison pour m'y décider; mais je pense que vous ne pouvez pas faire autrement. Aureste, vous autres amateurs de la Divinité, vous êtes moins à plaindre que nous; vous offrez tout au ciel, et vos tourmens deviennentdegjouissancesineffables; n'est-il pas vrai? Cependant, soit que votre foi ait été un peu ébranlée, soit que cet instinct naturel qui est en nous vous fasse regretter ce que même vous ne connaissez pas; je crois remarquer dans votre répugnance certains sentimens terrestres qui m'inquiètent pour votre salut. Vous me direz: chacun a ses faiblesses, on reconnaît le péché originel ; tout ce que vous voudrez. Avec ces manièreslà on ne gagne point le ciel : à votre place, j'y renoncerais. Comme vous dites fort bien, être trop révoltée de la laideur de son mari, c'est presque desirer qu'il eût été séduisant ; disons plus, qu'il nous eût séduit. De là, vous jugez des crimes entassés les uns sur les autres, un bonheur pur des jouissances et d'ame et de cæur..... Est-ce que l'on est la maîtresse de son imagination ? Par exemple, si dans un de ces écarts criminels elle allait se porter sur Villarceaux.... Je tremble d'y penser, il n'y a rien là d'impossible; vous entendez qu'alors, avec toute la clémence divine, vous seriez perdue..... Au vrai, votre position est trèsinquiétante ; s'il est écrit que vous devez renoncer au ciel, vous n'avez plus d'autre parti à prendre que de vous jeter dans nos bras; je dis nos bras; n'allez pas vous scandaliser.

LETTRE XLV.

De mademoiselle de Lenclos au marquis .

A Paris, ce 10 avril 165r . Marquis, je vous sais gré de votre soumission. J'ai vu hier, à votre empressement pour la duchesse , que vous vouliez bien suivre mes conseils ; je crois que vous vous en trouverez bien..... Mais d'où vous vient donc cette timidité....? vous étiez embarrassé comme un enfant qui entre dans le monde..... Je vous ai toujours fait la guerre sur ce défaut; il me frappe plus depuis quelque temps. Ah défaitesvous, le plutôt possible, de ce reste de timidité qui ne fait que vous nuire dans la société ; j'aime mieux que l'on vous trouve fat que contraint. De l'embarras à la gaucherie il n'y a qu'un pas, je vous en avertis. La perfection est , avec beaucoup d'aisance, de pouvoir se donner la grace de la timidité ; il faut pour cela beaucoup d'usage, et vous pouvez y parvenir. Deux choses peuvent faire naître la confiance: ou la parfaite idée de soi-même, ou l'insouciance sur le jugement des autres. D'abord, la nature vous a assez bien partagé pour que vous vous croyiez presque toujours supérieur aux gens qui vous entourent, et les petites fautes que pourrait vous faire faire une trop grande assurance, ne sont pas assez importantes pour pouvoir vous tourmenter. L'embarras nuit à tout; il diminue les moyens , donne tout l'avantage aux autres sur vous, et communément fait faire cent bêtises pour en couvrir une. Vous savez combien je vous ai recommandé de redoubler en vous, s'il était possible, cette activité de coquetterie qui est l'ame de l'amabilité, et le véritable moyen de plaire. Sans l'aisance qu'il faut acquérir, cette coquetterie perd tout son charme et son prix. Levieux d'Albret , un des hommes les plus aimables, disait un jour au duc de la Rochefoucault : « Mon ami, vous « êtes dans le monde avec bien des « avantages ; songez que la société « sera exigeante envers vous. Elle « veut qu'un homme accoutumé à « faire les frais , rempli de graces , l'on apa « d'agrémens , enfin ce que a pelle aimable, le soit toujours; elle a ne lui pardonne pas d'être un ins« tant au-dessous de lui-même.

Ainsi , mon ami, si jamais vous « vous sentez un peu triste, ou que « quelque chose vous tourmente , « rentrez chez vous; c'est une adresse « qui m'a toujours réussi ». Je vous dirai la même chose, mon cher marquis; quand vous aurez de ces at taques *d'embarras d'hier au soir, , employez le moyen de d'Albret. J'ai remarqué mille fois qu'avec un peu d'effronterie , des gens assez communs éclipsaient leurs voisins, qui cachaient sous des formes modestes et contraintes beaucoup d'esprit et d'instruction : la chose est assez simple; on aime les jouissances faciles, et rarement un homme intéresse assez pour l'approfondir. D'ailleurs, l'embarras se communique; on impatiente; lesentiment qu'il peut tout au plus inspirer est la pitié: vous conviendrez qu'il n'est pas flatteur. Il faut toujours , s'il est possible, êtré supérieur aux choses que l'on fait, ou du moins le paraître, ce qui est la même chose pour le public, qui ne peut juger que sur les apparences. Il n'y a point de position dans la vie où ce principe ne donne un vernis brillant à celui qui le met en usage, sur-tout s'il sait y joindre cette" grace si rare, rare, et presque inséparable de l'aisance, qui ajoute ena core à ses charmes.

LETTRE XLVI.

De mademoiselle de Lenclos au marquis .

A Paris, ce 20 avril 1651.

LAUZUN est toujours charmant, il a une manière absolument à lui. Hier je disais que je craignais fort de vous voir entraîner dans cette intrigue de l'hôtel de Rambouillet. « Que voulez-vous, m'a-t-il répon« du, Villarceaux est si faible..... « Tenez, c'est au point que moi-même je lui ferais faire tout ce que « je voudrais, si je n'étais pas encore « plus faible que lui..... ». Quelle grace il y a dans cette bonne foi je ne sais si tout le monde doit la desirer; mais elle ne siérait surement à personne aussi bien qu'à lui.

A propos, dites-moi donc pourquoi vous ne m'aviez pas conté plutôt la scène de madame de Villarceaux avec le gouverneur de vos enfans ?.... Ce que j'en trouve de plus gai est le moment qu'elle a choisi pour prendre de l'humeur contre moi : pour qu'il n'y manque rien , il faudrait qu'en me détestant elle aimât mademoiselle d'Aubigné et à la folie, et cela ne me surprendrait point du tout. Je reconnais la jalousie ; quand elle n'éclairé pas, elle aveugle.

J'adopte entièrement l'idée que vous avez eue pour pour mon fils, elle n'a pu vous être inspirée que par l'intérêt le plus vif et le plus tendre..... J'ai toujours différé de vous parler à fond de son caractère; je veux vous confier le résultat des recherches scrupuleuses que j'ai faites depuis un an pour le connaître; .... elles me laissent croire que je ne porte ni illusion ni sévérité dans mon jugement.

Les qualités de mon fils sont celles de l'âge mûr; ses défauts sont ceux de quinze ans. Il a des principes de probité et de franchise éprouvés surtoutes les petites circonstances de sa vie. Son coeur est bon, généreux et sensible; mais ces avantages ont besoin d'être réglés, et j'ai cru m'apercevoir qu'il y avait quelquefois plus de faiblesse dans leurs effets , que de réflexions dans leur résultat. Son ame est élevée, il est incapable de faire une bassesse; mais comme il n'a pas encore la manie de la noblesse et de l'orgueil, je crains qu'il ne les confonde. Il fera pour ses égaux des avances qu'il attendra de ses supérieurs, faute de bien distinguer ce qu'on lui doit et ce qu'il · doit aux autres. Il lui manque une justesse dans ce qu'il doit rendre ou obtenir , qui a besoin d'être raisonnée. Jamais je n'ai vu plus d'enthousiasme sur le point d'honneur; il deviendrait même dangereux, s'il n'était pas dirigé, et me ferait craindre qu'il n'en connût plus l'abus que l'usage , s'il persistait dans les lois qui l'y attachent. Son esprit est juste, cependant sa conception n'est pas facile, parce qu'il a plus de perspicacité que de jugement, ce qui lui donne plus de trait que de conversation. Son insurmontable distraction fait qu'il ne sait pas même ce qui l'amuse, et qu'une idée lui échappe par une autre , qui n'a presque jamais de rapport avec l'objet présent. Mais le défaut qui a le plus inutilement occupé tous les instans de ma vie, c'est une violence , une impétuosité , qui en fait le tourment. Il ne supporte pas la plus légère contrariété, sans un mouvement de colère ; un instant le ramène, mais jamais rien ne le réprime. Je n'ai d'espoir contre le danger de cet effet que dans les chagrins qu'il m'a causés et qu'il a aperçus ; aucun moyen ne m'a réussi pour le calmer; je ne me permettrai pas d'en indiquer à l'ami qui daignera l'éclairer.

Voilà, mon cher Villarceaux, ce que j'avais à vous confier; nous re causerons encore ensemble sur cet objet.

LETTRE XLVII.

Mademoiselle d'Aubigné à mademoiselle Ninon de Lenclos .

A Paris , ce 25 avril 1651 . Mon sort est arrêté, ma chère Ninon; madame de Neuillant y consent;j'épouse Scarron; plaignez-moi; je suis à-la-fois la victime du hasard et de la reconnaissance;... enfin il faut suivre sa destinée. Je m'allie à un homme dont la famille est ancienne, et même illustre dans la robe ; ses défauts, sa difformité même, peuvent jeter les fonde. mens de ma réputation; on me saura gré de tout sacrifier à un être qui ne pouvait m'inspirer que l'éloignement de mes devoirs . Je saurai, à force de douceur, et peut-être même par la voie de la séduction, épurer les écrits et le langage de mon époux. J'avoue que la licence de sa conversation m'a souvent révoltée . Je veux que sa maison devienne le rendez-vous de la compagnie la plus choisie. Madame de la Sablière , la duchesse de Lesdiguières , la marquise de la Suze , la marquise de Sévigné , mademoiselle de Scudéri; voilà les femmes dont je veux me rapprocher. En hommes , MM. de Vivonne , Matha , Grammont, Charleval , Coligny , Pelisson , Desyvetaux , Hennault, l'abbé Têtu , Montreuil, Marigny , le marquis de la Sablière , Ménage même ; je ne parle pas de Villarceaux: il est tellement occupé de la duchesse, que je ne puis espérer de le voir que des momens. Eh bien croirez-vous encore qu'il est amoureux de moi, que je lui tourne la tête ? J'en étais sûre : tous les hommes se ressemblent. Sa légèreté m'épargne bien des peines; mais j'avoue que je suis un peu choquée d'avoir été en butte à ses projets offensans. Qu'un homme sensible, honnête, conçoive pour nous une passion véritable ; qu'il ose même la déclarer, ce crime est involontaire, il faut le lui pardonner, le plaindre même : la femme la plus sertueuse ne peut être à l'abri d'inspirer de l'amour; il semble même qu'elle doive chérir cette occasion de résister à la séduction la plus dangereuse, et d'accorder, par une conduite adroite et pure, ce qu'elle doit au ciel, à ses devoirs et à sa sensibilité; mais se voir l'objet d'un calcul, d'un projet aussi choquant que méprisable, je ne connais rien de plus humiliant. Ab mon amie, àmitié pourquoi nous sert une conduite irreprochable, si elle ne nous préserve pas d'éprouver des procédés pareils ? Ditesle bien au marquis, je ne lui pardonnerai jamais. J'avais de l'a lui : oui , je peux le dire, j'étais même sensible à ses agrémens ; mais, après sa conduite, il ne peut attendre que ma haine et mon aversion. Ah mon Dieu je le répète, s'il eût été de bonne foi je l'aurais plaint. Je suis sévère et ne suis point prude; adoucir ses peines eût été mon occupation, et même mon devoir. Mais c'est trop en parler, cela me donne une hus meur que je ne puis dire. Adieu ma chère Ninon.... Ah vraiment votre ami s'est bien mal conduit.

LETTRE XLVIII.

De mademoiselle de Lenclos au marquis .

A Paris, ce 3 mai 1651 .

PERMETTEZ que je vous le dise, mon cher marquis, votre conduite r'a pas le sens commun. Quoi pour réussir auprès de la duchesse, vous employez les mêmes moyens qui pourraient toucher mademoiselle d'Aubigné mais songez donc qu'elle a trop vécu pour vouloir perdre son temps à ces préliminaires platoniques, qui ne sont des jouissances que pour un cæur tout neuf: il faut parler à ses sens, voilà le langage qu'elle entendra. Je vois que vous êtes de ces gens qui rendent les femmes plus vertueuses qu'elles ne le sont, en dépit d'elles-mêmes. Quand vous avez la gaucherie de commencer un beau roman avec elle, croyez-vous de bonne foi qu'elle peut vous dire de passer à la conclusion? Tant pis pour vous si vous êtes, mal-adroit, elle ne doit pas vous apprendre votre métier.

Cela me rappelle une histoire du comte de Sévigné. Il y a quelques années qu'il rencontra à la campagne la comtesse de***. Quoiqu'elle eût atteint son septième lustre, son teint avait encore tout son éclat, et rappelait la fraîcheur de sa jeunesse; sa taille élégante et svelte ajoutait encore à ses charmes; peu de femmes avaient plus d'esprit, nulle n'avait sa grace : telle était la comtesse. En peu de temps la tête en tourna å M. de Sévigné, au point de tout entreprendre pour lui plaire. Quoique fort timide, il déclara ses feux; on l'écouta sans colère, même avec em. barras. Enchanté de son bonheur, il s'amusa à le contempler, sans chercher à le rendre plus parfait : la comtesse lui en imposait ; il brûlait, il se consumait en vains desirs. Cependant il inspirait tout ce qu'on lui faisait ressentir; je dis plus; vingt fois un homme moins gauche aurait profité des occasions qu'on lui donnait sans cesse. Deux mois se passèrent ainsi; au bout de ce temps, n'étant pas plus avancé, désolé, tourmenté, accusant la cruauté de son indulgente maitresse, il fut fort étonné de trouver du refroidissement. Insensiblement il augmenta; bref, la porte lui fut entièrement fermée. Vous jugez de son chagrin: il pensa se tuer de désespoir. Prières, instances, lettres pressantes, tout fut inutile; il fallut renoncer à la voir. On se console aisément de tout; le temps, la dissipation le rendirent à lui-même; et, l'année d'après, il avait presque oublié le nom de l'inhumaine, lorsqu'il la rencontra à un bal. Elle lui parut plus aimable que jamais; ils causèrent une partie de la nuit ensemble. « Venez demain chez moi, lui dit-elle, je m'inté« resse toujours à vous; je veux que nous ayons ensemble une con« versation qui vous sera utile ». Le lendemain il courut au rendezvous: il la trouva seule. « Convenez, lui dit-elle, que ma conduite vous a « paru inexplicable; peu de femmes seraient d'assez bonne foi pour « vous en dire la cause; mais moi, « je vous avouerai naturellement « que votre mal-adresse m'a en« nuyée. J'avais la plus grande en« vie de vous; j'avais cru vous l'avoir « fait apercevoir, vous ne m'avez « pas entendue : nous n'aurions ja « mais fini. J'ai mieux aimé renon« cer à vous voir que de m'exposer « à faire les avances; et vous m'im« patientiez si fort, que je n'aurais « répondu de rien. »

A ces mots le comte se jeta à ses pieds, et voulut baiser mille fois ses mains, qu'il tenait dans les siennes... * Relevez-vous, lui dit-elle du plus « grand sang-froid ; l'instant est pas« sé, vous ne m'inspirez plus rien. « Vous voyez qu'en amour il faut « profiter du moment. Je veux être K votre amie, et rire avec vous quel« quefois de notre aventure. N'ayez pas mauvaise opinion de moi; « croyez que l'on peut joindre d'ex cellentes qualités à la galanterie, « sur-tout lorsqu'on ne cache pas ce « défaut sous une pruderie appa« rente, mille fois plus blâmable à « mes yeuxqueletort qu'ellecherche à couvrir ». Comme elle finissait de parler, quelqu'un entra; M. de Sévigné sortit, et depuis s'est toujours piqué de lui rendre des soins.

J'ai voulu, marquis, vous conter cette petite histoire, parce qu'elle cadre à merveille avec votre situation; et la morale qu'il faut 'en tirer doit vous faire beaucoup plus d'impression que tous les conseils que je puis vous donner.

LETTRE XLIX.

Du marquis à mademoiselle de Lenclos . *

A Paris, ce 12 mai 1651. Vous aviez raison, ma chère Ninon; oui, je dois à vos conseils ce que les soins les plus tendres, l'amour le plus vif, n'ont pu obtenir : en un mot, je crois madame Scarron jalouse de la duchesse. Je suis dans une ivresse que je ne puis vous exprimer ; ce soir, quel mo. ment pour mon cour nous étions à souper chez madame de Lesdiguières..... Entièrement occupé de la duchesse, et ne pensant qu'à ce que j'aime, à peine avais-je adressé la parole à madame Scarron ; je dis plus ( jugez de mon pouvoir sur moi-même), à peine l'avais-je regardée... Cependant je m'étais apperçu de sa tristesse; cent fois, j'avois cru lire dans son ame la peine secrète qu'elle ne pouvoit cacher. Je n'osais pas encore en deviner le motif; l'illusion m'était bien douce, mais l'erreur m'eût coûté la vie... Enfin, ma Ninon, cette charmante fille ayant oublié ses yeux sur les miens ô bonheur Ô délices j'ai vu quelques larmes qui s'en échappaient, et que j'aurais payées de tout mon sang. Transporté, ne me connaissant plus moi-même; je me précipitai sur ses pas pour la conduire. « Laissez-moi, me dit(elle en montant èn voiture, la duchesse vous attend , ne lui enlevez « pas des momens si précieux ». Pouvez-vous vous peindre le charme que ces paroles ont répandu dans mon ame?... Ma Ninon, ma divine amie, je vous dois mon bonheur et j'ai voulu vous en faire l'hommage Je suis rentré chez moi pour vous écrire.... Demain je serai chez vous à votre lever : vous parler de mon bonheur, c'est en doubler le charme.

LETTRE L.

De mademoiselle de Lenclos au marquis .

A Paris, ce 12 mai 1651 .

JE vous réponds tout de suite , mon cher marquis, afin que vous ayez ma lettre à votre réveil. Je veux bien vous dire que madame Scarron m'a écrit un petit mot qui cadre à merveille avec ce que vous me mandez; mais, en vérité, vous ne le méritez guère; vous êtes vraiment comme un enfant. Quels transports quelle folie Quoi voilà votre pauvre tête partie, parce que vous avez cru voir que l'on vous aimait. Vous l'a-t-on dit ? sait-on

Seulement que vous vous en êtes apperçu ? Mon cher marquis, en mettant un si grand prix aux premiers progrès que l'on fait, on court un grand risque d'en rester là.... A la bonne heure, aux yeux de votre maîtresse, ayez l'air transporté des plus légères faveurs qu'elle vous accorde; mais craignez de vous les exagérer à vousmême: amoureux comme vous l'êtes, ce serait du plus grand dans ger. Je vous le mandais l'autre jour; lorsque l'on s'amuse à contempler son bonheur, le temps passe, on manque le moment, ettout est perdu : d'ailleurs, ce qui m'afflige, c'est que je ne vous reconnais plus depuis quelque temps. S'il était possible de ne pas réussir auprès de la duchesse, sela vous serait arrivé; et, soit dit sans vous déplaire, si vous êtes heureux, je suis convaincue que c'est presque malgré vous. Ah vous vous croyez donc au-dessus de vos affaires avec madame Scarron Eh bien moi qui vois mieux que vous, je n'en crois rien encore...... Songez à quelle femme vous vous êtes adressé : moitié coquette, moitié dévote, ne sachant se décider entre Dieu et l'amour. Savez-vous, mon cher marquis, ce qui naît de cette indécision? Communément, des réflexions fatales pour l'amant, n'en doutez pas. Une femme aussi spirituelle, aussi timide, dirai-je aussi honnête, que madame Scarron, même après vous avoir laissé découvrir qu'elle vous aimait...., si elle balance à se livrer....., de ce moment sent qu'elle peut encore combattre : elle est si fière de la force qu'elle éprouveaprès sa faiblesse involontaire , qu'elle peut la rappeler tout entière, et échapper à votre séduction.

Enfin, je vous aiderai de tout mon pouvoir, et ce ne sera pas ma faute si vous n'en sortez pas vainqueur. Je vous envoie la copie d'une lettre que M. de Vivonne écrivait à une femme qu'il voulait décider pour son ami.... Je me suis rappelée que Vivonne m'avait communiqué dans le temps cette lettre, et j'en voulus une copie. Tâchez, dans un bon moment, de la lire à madame Scarron : il n'y a pas de mal de faire naître des choses analogues aux cir. constances. Adieu, marquis.

COPIE DE LA LETTRE

de M. de Vivonne à madame *

de ,

Eu quoi, belle marquise, les soins du chevalier, l'excès de son amour, rien ne peut vous toucher Vous sacrifiez à un vain préjugé le charme de votre vie, le bonheur d'un homme que vous aimez Puisqu'il a su vous plaire, c'est un crime de ne pas le couronner. La victoire que votre cœur a cédée au sien était involontaire; il n'en rend grace qu'à l'amour; vous lui devez même le prix du triomphe qu'il a déja remporté sur vous. Peut-il être trop payé? Vous ignorez combien il vous sera cher; oui, belle Henriette , le temps arrivera où vous regretterez de n'avoir plus de sacrifices à faire. Ce qui vous révolte aujourd'hui , deviendra l'objet de vos veux les plus doux, et votre ame, tourmentée de ne pouvoir rien ajouter au bonheur de votre amant, cherchera de nouveaux moyens de lui donner des preuves de votre tendresse. Ah si vous êtes sensible, jouissez d'avance du triomphe que l'amour va remporter sur votre pudeur. Belle Henriette, cette pudeur enchanteresse n'est point un obstacle qui sépare votre sexe du nôtre; c'est un présent que les graces firent à la beauté pour augmenter ses charmes, et pour ajouter un prix à ses faveurs. Malheureux celui qui la blesse, heureux cent fois celui qui peut la vaincre Personne plus que moi ne sait lui rendre hommage. Autrefois elle augmentait et charmait mes desirs, aujourd'hui mes yeux encore en jouissent. Je l'adore où je l'aperçois, où je ne la vois pas je la regrette : ce sont là les jouissances que le temps même ne peut nous enlever. Tel qui n'a plus le pouvoir de cueillir des fleurs, peut encore aimer à les voir, et se plaire auprès d'elles. Rappelezvous sans cesse que votre âge est celui des plaisirs ; dans cet instant précieux de la vie, ils viennent rendre hommage à la jeunesse, à la beauté; mais, sensibles aux outrages du temps, ils s'éloignent des objets autour desquels ils voltigeaient sans cesse, et ne laissent que de vains regrets aux cours assez froids pour avoir voulu mépriser. leurs délices.

LETTRE LI.

De mademoiselle de Lenclos au marquis . *

A Paris, ce 20 mai, 1651.

Eu bien marquis, on, vous sait donc bien mauvais gré dans le monde d'être l'amant de la duchesse? cela , dites-vous, vous donne des ridicules ; si vous acceptez tous ceux que l'on voudra vous prêter, on vous en accablera, et vous le mériterez.... Il faut commencer par réduire à leur juste valeur tous ces préjugés que la société encense, les approfondir , examiner où ils prennent leur source, et ne les respecter que si vous les trouvez raisonnables.

Le cercle où vous vivez est composé des sociétés les plus brillantes, et qui donnent le ton; c'est là que quelques femmes ont établi un tribunal despotique et redoutable, où elles jugent en dernier ressort tout ce qui se fait, tout ce qui se dit; font des réputations, décident même de l'honneur; par un seul arrêt, donnent de l'esprit à un sot, du mérite à une bête; en un mot, règnent en despotes sur une foule de dupes qui les encensent. Ces juges si sévères sont presque toujours des femmes de trente ans , qui, n'attirant plus les regards comme dans leur printemps, cherchent à avoir ce qu'elles appellent de la consistance ; vous jugez combien elles sont intéressées à établir, à *soutenir, ces préjugés et ces principes d'où dépend leur empire. Les ontelles bravés dans leurs belles années, elles s'en font un mérite auprès de leurs amans, qu'elles cherchent encore à conserver en leur rappelant l'étendue de leurs sacrifices; il semble en quelque sorte qu'elles les renouvellent. Sontelles abandonnées, elles font passer pour sévérité de moeurs, ce qui n'est que vertu obligée. Alors, quand leurs principes sont d'accord avec leurs actions, vous jugez combien elles en sont vaines; leur mérite et leur réputation sont portés jusques aux nues; c'est dans ce moment que personne n'a plus le droit de les juger; elles ne peuvent avoir que l'apparence des torts. Par exemple, elles choisissent dans la société l'homme qui leur plaît le plus, et qui veut bien se dévouer entièrement à elles ; c'est communément un sot, mais n'importe : il a, à-peu-près, tous leurs goûts, point de caractère, et du reste, à les entendre, il est d'une sensibilité qui passe toute expression. Cette manière de sigisbé ne les quitte pas; il a, pour la convenance, le titre d'ami ; les gens qui n'ont point d'usage croient que c'est un amant; mais à Dieu ne plaise que l'on puisse soupçonner ces dames; d'ailleurs, comment découvrir jamais le vrai ? elles ont tellement exalté les têtes de ces pauvres dupes, qu'elles tiennent dans leurs fers, que leur secret est inviolablement gardé; ces ridicules amans parviennent au point de déifier les faveurs qu'on leur accorde: ils croiraient en diminuer le prix par De se fait la moindre indiscrétion. Ce n'est pas le tout; quelques-unes de ces dames, soit caprice de sens, soit crainte d'être compromises, ou bien délaissement total, cherchent et trouvent entre elles le moyen de mépriser les amans; oh pour celles-ci, par exemple, on pas d'idée de leur rigidité les autres ne sont que prudes, mais pour elles il faut être pur comme le jour pour avoir leur suffrage : c'est donc du sein de l'innocence où elles vivent, qu'elles contrôlent et déprécient tout; armées de ces préjugés qu'elles adorent, les choses les plus simples leur paraissent des crimes.

De bonne foi, mon cher marquis, vous jugez bien qu'un homme qui a le sens commun ne peut se soumettre à ces chimères; mais vous éprouvez vous-même qu'il n'est pas facile de se soustraire à ce despotisme inoui ; cependant je vous conseille de vous révolter; sans cela le public vous conduirait à la baguette.

LETTRE LII.

De madame Scarron à mademoiselle de Lenclos .

A Paris, ce 2 juin 1651 .

Vains projets, inutile vertu, que pouvez-vous contre la faiblesse de nos ames? Vous ne servez qu'à nous montrer la profondeur du précipice dans lequel nous sommes entraînés, sans pouvoir nous préserver d'y tomber. Grand Dieu pourquoi l'aveuglement n'accompagne-t-il pas toujours le crime? ce tourment affreux des remords ne déchireroit pas nos ames, on ne serait pas exposé à chérir et à détester sa faute dans le même moment. Ah trop heureuses les innocentes victimes qui tombent dans le piége sans le connaître, et qui voient le chemin de leur perte toujours semé de fleurs .... mais avoir prévu le danger, avoir résolu de l'éviter jusqu'au dernier moment, toujours combattue, toujours tremblante, n'avoir pas même l'excuse de sa faute dans l'ivresse qui pouvait la faire commettre; cet état est affreux. N'est-ce pas vous en dire assez ? Plaignez, plaignez votre malheureuse amie. ... Où fuir? où cacher ma honte ? Comment échapper à la pénétration de celui qui en est l'auteur et le complice ?.... Ah ma chère Ninon, tant que mon secret restera enseveli dans mon cæur, je puis supporter ma peine; mais si Villarceaux peut lire dans mon ame, je suis perdue. Que faire ? comment me délivrer de mes remords ? Sans aimer le marquis je regrette les soins qu'il prodigue à la duchesse. En vain ma raison alarmée voudrait chasser de ma pensée cet homme que je devrais haïr; tout, jusqu'à mes combats, me le retrace sans cesse , et mes faibles efforts sont de nouveaux triomphes pour lui. Cruelle amie c'est à vous que je dois mon malheur. Si je vous ai enlevé le cæur de Villarceaux, vous vous êtes bien vengée de ce crime involontaire. Hélas au lieu de protéger ses coupables projets, lorsqu'un moment d'erreur l'éloigna de vos charmes, que ne cherchiez vous à le retenir il ne tenait qu'à vous. Quand on est infidèle à Ninon, c'est que Ninon est lasse de plaire. Dans quelle abyme vous m'avez jetée bonheur , tran quillité , estime , vertu , *tout est détruit,.... et voilà votre ouvrage Je sais le seul parti qui me reste. Dites bien à Villarceaux que je ne le verrai plus.

LETTRE LIII.

De mademoiselle de Lenclos à madame Scarron .

A Paris, ce 3 juin 1651. Bonheur , estime , tranquillité , vertu , rien n'est détruit; vous serez heureuse, et ce sera mon ouvrage. Quelle était donc cette fierté ridicule qui vous portait à croire qu'exempte de la loi commune vous pourriez toujours asservir sans l'être vousmême ? Vous rougissez de votre faiblesse, et cependant vous en ignorez encore l'étendue ; il est inutile de vous abuser, vous êtes parvenue au point de desirer que Villarceaux soit fidèle. N'en doutez pas , ma chère amie, croyez-en mon expérience; ce même homme que vous avez encore le courage de maltraiter quand il est à vos pieds, se verrait rappelé s'il s'éloignait de vous. Plus on a combattu la passion à laquelle on cède, plus elle prend d'empire sur nos ames ; ce degré de faiblesse est un malheur affreux, je le sens; mais il faut prendre votre parti. Je vous conseille de ne pas en mourir de douleur, vous condamneriez trop de femmes.... Que parlez-vous de vengeance? je vous en demande pardon; mais elle eût été trop douce pour vous punir du crime de m'avoir enlevé Villarceaux. C'est donc à vos yeux un bien grand crime d'avoir un amant.... ? Voyons, parlons raison, si vous êtes en état de l'entendre.

Jeune', jolie , spirituelle , sensible, puis-je vous demander à quoi vous destinez vos belles années ? Plus le ciel vous accorde de qualités précieuses, et moins vous pouvez vous passer d'un doux intérêt qui charme et anime votre vie. Ah laissez ces ames froides et communes végéter au milieu des jouissances qui les entourent; combien dans sa vieillesse on se prépare d'amertume, enn'ayant pas su profiter de ses beaux jours il faut pouvoir regretter ses belles années pour enchanter ses vieux ans par de doux souvenirs.... Remarquez que les hommes même, occupés, entraînés sans cesse par les devoirs, les affaires, l'ambition, ne peuvent exister sans cet attrait puissant, auquel tous les autres cèdent. Le plus grand roi du monde, du moment qu'il aime, oublie toutes ses grandeurs, et n'est plus qu'un amant. Si ce sexe, indépendant par sa nature, plus fier que sensible, plus ardent que tendre, adore à nos pieds jusqu'à nos rigueurs; s'il sacrifie au moindre de nos caprices les plus grands intérêts, souvent même jusqu'à sa gloire, est-ce donc à nous de fuir, de mépriser ce sentiment divin , qui devient la source de notre empire et de notre bonheur?

LETTRE LIV.

De mademoiselle de Lenclos au marquis .

A Paris, ce 6 juin 1651. Mais, marquis, je n'y comprends rien ; vous aimez madame Scarron, les progrès que vous faites sur son cæur doivent vous attacher à elle et resserrer votre liaison , cependant la duchesse atous vos momens, on ne vous voit plus nulle part, vous devenez sauvage; ah marquis, je reconnais là le charme de l'habitude et de l'indolence. Permettez-moi de vous dire qu'il est des plaisirs pour tous les âges, et que vous êtes un peu jeune pour apprécier cette sorte de jouissance. Prenezy garde au moins, la duchesse est dans l'âge où les femmes ont le plus d'empire sur leurs amans; dans cet âge où l'usage, l'esprit et la finesse viennent souvent suppléer à l'attrait de la beauté.

La duchesse, à quarante ans, conserve quelques charmes; elle sait que la grace ne vieillit point, et puis elle a tant d'art dans sa parure En vain est-elle entourée de femmes plus jeunes qu'elle; sans vous en douter vous lui savez gré d'être encore belle. L'amant d'une jeune femme doit devenir infidèle; le temps enlève en même temps des charmes à sa maîtresse et des feux à son amour; mais une femme qui nous plaît à quarante ans est sûre de son empire; tous ses moyens de plaire sont calculés, elle sait les employer tour-à-tour; le temps , loin de les détruire, ne leur prête que plus d'attraits; en un mot, c'est plus que de l'amour qu'elle inspire, c'est un charme irrésistible , produit par une illusion continuelle: voilà ce qui tourne la tête de mon pauvre marquis. Adieu donc la liberté; je m'en suis doutée d'après notre dernière conversation. Vous ne parliez que de fidélité, que du charme de la vie tranquille. Fort bien, marquis, je vous vois d'ici casanné, ennuyé, ennuyeux; possédant tour-à-tour les ridicules d'un mari, et les inconvéniens d'un amant. Au reste, je suis de votre avis, vous ne pourriez prendre un meilleur parti : si cette existence n'est pas brillante, elle est au moins commode. On vient s'établir dans un fauteuil pour toute une journée; à peine vous êtes entré que tout le monde se range, et vous laisse la place chérie; tout vous fait bonne mine jusqu'aux petits chiens qui sautent vingt fois sur vous (c'est touchant); vous donnez une gimblette à droite, à gauche, car vos poches en sont pleines, on y a pensé de bonne heure, c'est le détail du matin; au reste , vous êtes absolument comme chez vous. On n'ôte pas vos chevaux par décence, mais on les fait entrer sous une remise; les gens de la maison disent, Voilà la place de la voiture de monsieur ; ils ont un soin de tout ce qui est à monsieur*..... Eh bien, n'est-il pas vrai, marquis ? il y a à tout cela une sorte de communauté qui enchante; tous ces petits détails ne paraissent rien à beaucoup de gens , mais pour une ame sensible ils sont inexprimables. Je ne finirais pas, si je voulais peindre toutes les douceurs d'une liaison comme la vôtre. Par exemple, la duchesse est accoutumée à vous voir passer les journées entières chez elle; par hasard , vous voulez sortir un moment; vous employez tous les détours possibles pour préparer un coup si fort à sa sensibilité; tout votre art est inutile, le cæur de la duchesse n'entend pas raison ; elle n'emploie pas les larmes pour vous retenir, mais un silence plus expressif, où l'on voit à-la-fois le dépit et la douleur ; vous n'y résistez pas, vous tombez à ses pieds : Je ne sortirai pas, puisque vous le voulez; plaisirs , devoirs, affaires, tout vous sera sacrifié. La duchesse vous relève en laissant tomber sur vous un regard plein de flamme, elle reprend tranquillement son ouvrage, blettes recommencent, et voilà le bonheur. Au reste , je pourrais bien vous parler d'une lettre de madame Scarron, quivous ferait plaisir; mais vous ne le méritez pas.

les gim

LETTRE LV.

Mademoiselle Ninon de Lenclos au marquis .

A Paris, ce 23 juin 1651.

Vous avez été plus loin que je ne voulais, mon cher marquis ; vous conseiller de ne pas vous enterrer chez la duchesse n'était pas vous dire de la quitter; elle pouvait encore vous servir auprès de madame Scarron. Quoi qu'il en soit, la duchesse est furieuse, elle est convaincue que je suis la cause de votre infidélité. Je viens de recevoir une lettre d'elle ce matin, et je vous envoie ma réponse.

LETTRE LVI.

Mademoiselle Ninon de Lenclos à la duchesse .

Non, madame, ce n'est pas moi qui ai la barbarie d'éloigner Villarceaux de vous, mais un ennemi mortel de l'amour, qui sert à-la-fois à le faire naître et à le détruire, et cet ennemi cruel c'est le temps. Sans doute il est affreux que n'ayant pas encore diminué vos charmes il ait le pouvoir de les faire oublier. Trop occupée de votre sentiment pour avoir réfléchi, trop sensible pour rien calculer, vous avez joui de votre bonheur sans songer aux moyens de vous le conserver; permettez que mon expérience vous éclaire sur ceux que vous avez négligés. Les graces, les attraits que vous avez en partage étaient des armes sûres pour séduire le marquis; mais pour le fixer, il fallait que l'art se joignît à la nature. J'aurais dû, je le sais, prendre ces conseils pour moi; mais j'aimais trop, et j'ai fait la même faute que vous. La femme la plus parfaite, le jour qu'elle se rend, doit songer que, peu de temps après, son amant la voit avec d'autres yeux; je dis plus, elle doit même se croire transportée au moment fatal où le temps commence à laisser des traces sur ses attraits : tel est le charme indicible de la nouveauté, que souvent la laideur même fait répandre des larmes à la beauté. Parmi tous ces dons que vous possédez , chérissez ceux qui ne peuvent vieillir , cherchez à les augmenter encore; c'est d'eux que dépend votre bonheur. Vous avez du goût pour la parure, ornez aussi votre esprit; n'est-il pas possible que vous ajoutiez encore à ses charmes ? Puisque vous croyez pouvoir vous embellir, vous avez des talens, cultivezles sans cesse; vous ne concevez pas l'empire qu'ils ont sur nous; ils multiplient et fortifient nos chaînes par la variété des jouissances qu'ils nous donnent; par eux vous flattez l'amour-propre de votre amant, vous le rendez fier de vos succès; chaque jour il trouve une raison de plus de vivre sous vos lois; s'il vous compare aux autres (car l'amour heureux compare sans cesse),vous avez l'avantage à ses yeux, son amour en deviendra plus vif. Saiton combien les succès ont rendu d'amans fidèles On ne quitte point une maîtresse à la mode, elle vous paraît toujours nouvelle. Mais que d'art, me direz-vous Croyez que cette adresse est innocente, ne rougissez pas de l'employer; puisqu'il est dans la nature d'être infidèle, il est bien plus flatteur de fixer son amant que d'avoir su l'enflammer. Rendezlui votre maison agréable ; et s'il s'est éloigné quelques jours, que tout ce qu'il rencontre lui dise qu'il y a eu chez vous des soupers charmans ; que vous y étiez la plus aimable, la plus jolie, la plus brillante et la plus modeste; enfin, qu'il regrette le temps qu'il a perdu, ce qui arrivera surement, car il ne s'est pas fort amusé où il a été. Le désæuvrement seul l'a fait sortir, peut-être même a-t-il rencontré l'ennui qu'il fuyait, et qu'il préférerait cependant à la crainte de voir couler vos pleurs et d'entendre vos reproches. Mais vous ne répandez point de larmes, vous ne vous plaignez à personne; il s'en étonne, peut-être même il en est piqué; tant mieux, il n'a plus qu'un pas à faire, et le voilà jaloux. Il revient, recevezle avec douceur : s'il a de l'humeur, supportezla, excusez-la même, comme une preuve d'amour qu'il vous donne. Si les personnes qui sont chez vous lui plaisent (même les femmes), faites l'impossible pour les retenir; si au contraire il paraît impatienté du cercle qui vous en toure, que tout disparaisse à l'instant, jusqu'à vos amis les plus intimes; qu'il voie enfin que vous sacrifiez tout à ses moindres desirs; et si vous lui refusez vos faveurs, que ce soit par calcul, et non pas par humeur ou caprice : l'un est fait pour lui déplaire et le rebuter, et l'autre pour exciter ses desirs. Pardon, je crains d'alarmer votre pudeur, mais je vous dois encore un conseil. Si la nature, jalouse des dons qu'elle vous a prodigués, a voulu que vous fussiez privée de cet attrait divin pour l'ivresse de l'amour, sur-tout que votre amant ne puisse jamais s'en douter; feignez de partager son bonheur; pour lui, cette douce illusion vaudra la réalité. Le calme succédera promptement aux tendres emprese semens de votre amant; alors, évitez qu'il ne tombe dans le désouyrement; de là à l'ennui il n'y a qu'un pas, et vous seriez perdue ; occupez tour-à-tour son esprit et ses yeux , qu'il ne soit pas un instant à luimême; un livre, votre clavecin, les doux accens de votre voix, employez tout pour éviter la langueur et la monotonie : n'épuisez cependant pas tous vos moyens de plaire. A l'instant même où vous verrez qu'il se plaira le plus auprès de vous, cherchez un prétexte pour vous séparer, sortez vous-même, ne regrettez pas ces doux momens que vous sacrifiez; ils précéderaient peut-être d'un instant l'ennui fatal que vous auriez vu peint sur son visage, et qui vous eût déchiré le cœur. D'ailleurs, puisque vous l'avez quitté la première, vous le verrez bientôt suivre vos pas. Courez dans les assemblées les plus nombreuses , qu'il vous y trouve entourée de ses rivaux, excitez par là sa jalousie; mais s'il s'approche, qu'il entende que vous parliez de lui: croyez-moi, vous lui tournerez la tête. Mais je me tais , il est aussi trop ridicule que je vous donne des conseils de séduction. S'ils réussissaient cependant, quel triomphe pour la raison que les graces par elle assurent leur empire

ᏞETTRE LVII.

Madame Scarron à mademoiselle de Lenclos .

A Paris, ce 2 juillet 1651.

VENGEZ-MOI, secourez-moi , ma chère Ninon ; Villarceaux,.. je l'aurais offert pour modèle à son sexe,... qui l'aurait cru ? c'est un monstre, il ose m'outrager, m'avilir. Son crime est tel, que ma plume ose à peine le peindre. Qui peuton estimer à présent sur la terre ? Personne, non, personne; tous les hommes sont les mêmes, et malheureuse est celle qui croit pouvoir en distinguer un seul. Vous-même, vous qui jugez votre ami avec plus d'indulgence, vous allez frémir en écoutant le détail de son atrocité. I'ignore par quelle affreuse adresse il a pu réussir à me faire peindre à mon insu, mais enfin mon portrait est en son pouvoir , et peu content de cette trahison , il a cru que mes traits seuls ne suffiraient pas : pour consommer son ouvrage, l'avoueraije sans rougir? ma personne entière est sous ses yeux; le peintre a supposé le moment où je sors du bain; son pinceau trop hardi , suivant l'imagination criminelle de Villarceaux, m'a peinte dans une attitude qui blesse la pudeur. Suis-je assez payée d'avoir souffert les assiduités de cet homme sans principes ? Cet instant m'apprend à le connaître. Combien de fautes il réunit dans une seule par combien de coups sensiblesił sait blesser moncøurRien, non, rien ne l'excuse... Encore s'il s'était contenté de mes traits, ce tort eût été des plus graves , enfin l'effervescence d'une passion invincible peut porter à cet égarement; mais l'oubli de toutes les bienséances , mais outrager à-la-fois le ciel, la décence, et l'objet que l'on prétend aimer;.... mêler des idées de volupté à ce crime, qui, je le rés pète, serait plus excusable si l'amour pur l'avait fait commettre, c'est vouloir être hai. Le cruel que lui ai-je fait ? ai-je mérité d'être si peu respectée ?... Et d'ailleurs, quel usage prétendil faire de ce portrait? son honnêteté me répond qu'il ne fui servira pas à me compromettre. Veut-il donc en mon absence lui adresser des væux des discours emportés, que ma prudence et ma sagesse rejettent sans cesse ? Fautil que l'image de la personne la plus pure soit en butte aux égaremens, au délire d'un amant si peu délicat, dont rien ne peut calmer les transports ? Toutes mes instances ont été inutiles : nulle puissance humaine, m'a-t-il dit, ne peut lui arracher ce portrait. Quel parti me reste-t-il? C'est à vous seule que je m'adresse, vous seule avez du crédit sur son esprit ;.... de grace, ayez pitié de l'état où je suis , il ne tient qu'à vous de me rendre la tranquillité; obtenez de Villarceaux de vous rapporter ce portrait; dites-lui que je fais l'effort d'oublier son crime, s'il m'obéit ; dites-lui même qu'il me prouvera plus son sentiment par une prompte soumission que par une résistance plus longue, qu'il faut peut-être excuser jusqu'ici, puisqu'il assure que sa tendresse seule en est le motif. Ah que je voudrais le croire cette pensée rendrait son crime moins humiliant pour moi. Vous en qui j'ai tant de confiance, n'êtes-vous pas de mon avis ? n'est-il pas vrai , si j'étais bien sûre que l'excès seul de sa sensibilitéle portât à garder ce portrait, ne vous paraîtraitil pas plus excusable ?.... Mais, non, je m'égare, je ne sais plus ce que je dis.... Ne perdez pas un instant, je suis vraiment trop malheureuse.

LETTRE LVIII.

Mademoiselle Ninon de Lenclos à madame Scarron .

A Paris, ce 4 juillet 1651 .

Ce traître de Villarceaux Comment trouvez-vous qu'il ne m'ait pas dit un mot de son projet? il a bien senti que je m'y opposerais. Je le gronderai, je vous le promets ; cependant je ne puis m'empêcher de rire de son idée. Voyez cependant à quoi sert votre résistance, elle ne fait qu'animer de plus en plus son amour et ses idées voluptueuses , dont vous partagez le tort, puisque vous les inspirez. Vous ne pouvez vous le dissimuler; il ne faut pas être casuiste pour penser comme moi, tout le monde sera de mon avis. Mais dites-moi, je vous prie; si Villarceaux me rend ce portrait , qu'en ferons-nous? vous le rendraije ? L'important est qu'il ne soit plus dans les mains de votre amant. Je vous connais, je conçois vos principes, vous seriez capable de le mettre en mille pièces. Ah convenez cependant qu'en le regardant vous balanceriez un moment; vous devez être à tourner la tête dans ce tableau, et quelque pure que l'on soit, on n'est pas insensible à șe voir sį belle. Moi, qui suis moins scrupuleuse que vous , je garderai cette image charmante ; je veux que la postérité me la doive, je la lui conserverai. Je vois d'ici , dans des payer des tré temps bien reculés, nos amateurs de choses rares et précieuses s'arracher ce portrait, le sors, et ne pas concevoir le contraste inoui de vos meurs avec votre costume; et les dévots et les femmes à principes , qui vous compteront et vous classeront dans leur secte, vous figurez-vous comme ils seront déroutés ? Que sait-on ? cela fera peutêtre faire de gros volumes, et cette folie de l'amour sera la cause de la dispute de gens trèssensés. Combien cela peut faire faire de réflexions Voyez à quoi tient la réputation pour les siècles à venir; vous aurez travaillé toute votre vie à mettre votre conduite d'accord avec vos principes, ce qui d'abord n'est pas un travail facile , convenez-en ; si jamais l'amour le plus vif vous arrache une faute , vous l'ensevelirez dans le plus profond secret, et vos remords expieront bientôt ce moment d'erreur; eh bien une étour . derie de Villarceaux vient tout dé ranger, et vous voilà classée dans l'histoire comme une femme galante. Je dis l'histoire, car le commencement de votre vie est trop extraordinaire, pour que vous n'y jouiez pas un rôle.... Tout cela bien calculé devrait vousporter à traiter Villarceaux avec moins de rigueur: vous l'aimez; dans votre siècle et dans l'autre on le croira votre amant; vous ne gagnerez rien à le rendre malheureux. D'ailleurs, je ne vous le cache pas , l'histoire du portrait fait déja beaucoup de bruit...

Je sais bien que, soit à présent, soit un jour, vos prosélytes vous défendront; mais, vu la sévérité de vos mæurs, de vos principes, le doute seul établi sur votre conduite est une chose affreuse pour vous,... et cependant il n'y a point de remède.

LETTRE LIX.

Mademoiselle Ninon de Lenclos au marquis .

A Paris, ce 3 août 16510

j'ai fait

Ah mon cher marquis, du mystère, plus de confiance; c'est vraiment bien reconnaître tout ce que pour vous vous êtes un ingrat. Ainsi donc, parce que vous croyez ne plus avoir besoin de mon secours, de mes conseils, auprès de notre sévère amie, vous ne voulez plus m'en parler; et après avoir partagé vos peines , vos inquiétudes , votre désespoir, je ne partagerai pas votre bonheur et vos plaisirs" c'est d'une grande justice. Convenez que je pourrais m'en vouloir un peu dans ce moment-ci, de ne pas vous avoir abandonné à toute votre mal-adresse; j'aurais mieux fait, sous tous les rapports possibles. D'abord, quelque épicurienne que je sois, il ne faut pas croire que dans le fond de mon ame je ne fasse une sorte de cas de la vertu d'une femme, et madame Scarron en était un exemple si rare, qu'il fallait que tout mon sexe concourût à le conserver. Jugez un peu quel scandale quels regrets quels remords pour moi, si une femme aussi sage vous cède A présent que je vois la chose de sang-froid, savezvous bien qu'elle m'effraie; j'ai peutêtre assez de mes faules, sans me charger de celle des autres; d'autant plus que je commençais à m'être étourdie sur les miennes, elles ne me tourmentaient que faiblement; tout cela va peut-être troubler le repos de mon ame. Heureusement j'ai de la philosophie, du courage; enfin, quoi qu'il en arrive, je dois avoir le prix de mes soins, de mes peines; et je veux vous savoir heureux, pour étouffer mes remords. Je ne vous rends point votre confiance, entendez-vous; non, je ne vous la rends point. Madame Scarron vous aura recommandé le secret sur le progrès de votre liaison avec madame je le vois, j'en suis sûre, mais ce n'est pas une raison pour me rien cacher. Il n'y a qu'à mentir, assurer que vous ne me dites rien, ou du moins.... Non, sur les choses les moins importantes, il ne faut jamais tromper. Dites à madame Scarron..., eh bien oui; dites-lui que vous pensez toujours tout haut avec moi.

LETTRE LX.

Du marquis à mademoiselle Ninon de Lenclos ,

A Paris, ce premier septembre 1651 .. POURQUOI me tourmenter? pourquoi vouloir que je vous confie des choses qui n'existent pas? Si vous voulez réfléchir un instant sur ma position, vous verrez qu'il est naturel que je ne vous parle que rarement de madame Scarron. En effet, que vous en diraisje ? qu'elle est mon amie ? vous le savez; qu'elle m'a pardonné mon étourderie, mon peu d'égard au sujet de ce portrait, avec une bonté que je n'oublierai jamais ? dans le temps, vous en fûtes instruite comme moi-même; soyez juste, ne la jugez pas avec votre systeme d'après l'opinion que vous avez de toutes les femmes, et alors vous ne verrez rien que de simple dans ma liaison avec elle..... Mais il vous plaît de la croire coupable, cela vous divertit, vous paraît plus piquant à penser, je ne puis vous convaincre; le silence est donc le meilleur parti que je puisse prendre dans cette circonstance. Je l'avouerai, il m'en coûte d'entendre parler légèrement d'une femme aussi rare, que l'on doit respecter. Oui, ma Ninon, il n'y a que de vous que je puisse le supporter sans m'en fâcher : vous avez tous les droits possibles sur moi; mais vous me faites de la peine, vous m'affligez sensiblement, je suis et sûr que vous vous le reprocherez. Est-il vrai que vous allez faire un voyage avec Matha ? Cela me déplaît, me contrarie. Ah ne partez dussiezyous me tourmenter pas, encore.

LETTRE LXI.

De mademoiselle de Lenclos au

' marquis .

A Paris, ce 10 octobre 1650.

Je ne plaisante plus, marquis; votre style prend un caractère trop sérieux pour qu'à mon tour je n'y réponde pas comme une amie que vous avez blessée , surement sans le penser. Rappelezvous le commencement de votre liaison avec madame Scarron; quand elle m'enleva votre ceur, le soin de mon amour-propre m'occupatil un instant? Vous regretter sans me plaindre, m'éloigner même jusqu'au moment où je me crus la force, non-seulement de ne vous montrer aucune jalousie , mais même de servir vos projets, voilà quelle fut ma conduite; mais le principal motif qui me la dicta vous est-il connu ? j'ai peine à le croire : je vais donc vous l'expliquer. Peutêtre quelques-uns de mes amis auraientils pu devenir mes amans, mais peu de mes amans ont été dignes d'être mes amis; j'ai cru , je crois encore, que vous méritiez ce titre. La perte de votre tendresse fut pour moi une privation sensible ; celle de votre amitié eût été un malheur éternel, irréparable; il fallait le prévenir ; aucun sacrifice ne me coûta pour m'en préserver ; l'amitié, ses devoirs, seront à jamais sacrés pour moi, mon cher marquis ; ma conduite avec vous n'a nul mérite mais suivez mon exemple. Respectez les droits que notre union me donne sur votre confiance. Que Villarceaux soit infidèle, qu'il ait abandonné Ninon pour une maîtresse nouvelle, ce tort est dans la nature, il est plus qu'excusable: l'amour aisément sait réparer ses pertes, et sa légèreté même sèche les pleurs qu'elle lui fait verser; mais si, de cette inconstance naît un refroidissement cruel entre deux ames faites pour être à jamais unies, et qu'une erreur de sens, de tête, vienne détruire le plus pur, le plus doux de tous les sentimens, voilà de ces maux réels contre lesquels la philosophie ne peut rien, et qui empoisonnent la vie.

J'aime à croire que votre réticence avec moi prend sa source dans un que je sentiment de délicatesse dont je vous crois susceptible, et vous en êtes plus estimable à mes yeux. Peut-être madame Scarron vous a-t-elle rendu heureux; peut-être croyez-vous ne devoir à personne l'aveu de ce bonheur; ne soyez pas étonnné regarde la discrétion dans ce genre comme une vertu que tout honnête homme doit pratiquer. En vain, ai-je été et serai-je toujours légère en amour, je pense qu'il est des préjugés que l'on doit respecter; et puisque leur empire a placé aussi ridiculea ment l'honneur des femmes, malheur à l'amant qui compromet sa maîtresse en dévoilant son secret Cependant, mon cher Villarceaux, la confiance est un besoin de l'amitié; déposer son secret dans le sein d'une amie est en quelque sorte le couvrir d'un voile de plus, et il y a aussi loin d'un indiscret à un amant qui prend un confident, que d'une faiblesse à un crime. C'est votre secret, et non celui de madame Scarron que je vous demande; ne croyez pas qu'enivrée de mon systême je veuille savoir la vérité pour jouir secrètement de la faiblesse d'une femme connue par sa vertu : vous savez quelle indifférence j'ai sur ce point. Toute femme doit sa sagesse ou ce que l'on appelle ses torts à l'occasion, aux circonstances , à son plus ou moins de penchant à l'ivresse de l'amour> prudes ou galantes, sensibles ou coquettes , je ne les estime ni plus , ni moins. Je plains sincèrement les femmes froides ; celles qui ne le sont pas prêchent ma morale, ou la blâment tout haut et la suivent secrètement. ..... Vous voyez que si je vous demande de la franchise, ce n'est pas pour voir dans madame Scarronune prosélyte de plus; la na. ture en range assez de mon parti, chaque jour.

Je pars avec Matha, sans avoir votre réponse; j'aime mieux ne pas la recevoir tout de suite, si elle doit affliger mon cæur.

LETTRE LXII.

De mademoiselle de Lenclos au marquis .

A Colmar, we premier novembre 1651.

Mon Dieu, la drôle d'idée Malgré ma derniere lettre, vous avez dû être étonné de me savoir partie aussi promptement; mais au reste , vous connoissez Matha : il n'y a pas de folie qui ne lui passe par la tête. Nous voilà donc en chemin pour les Vosges:nous devons, dit-il, y rester un mois; pour moi, je suis bien sûre que si nous sommes plus de quinze jours loin de Paris, la maladie du pays me prendra..... J'ai reçu votre lettre comme vous me l'aviez promis; je ne vous enverrai celle-ci qu'à mon arrivée, car je suis fatiguée à l'excès : je n'ai pas le courage de la finir; d'ailleurs, cette vilaine fluxion me tourmente horrible, ment. Ne soyez cependant pas trop inquiet. .... A la fin , nous voilà en pleines montagnes On a beau dire que je deviendrai aveugle si je commence déja à répondre aux lettres que je reçois, jamais on ne me persuadera que mon bonheur consiste à me priver de vous remercier de la vôtre; il m'est si naturel de vous dire que je vous aime, que je suis sûre de vous l'écrire les yeux fermés; et alors vous conviendrez qu'il n'y a pas autant d'inconvénient que de plaisir. Persuadée de cette vérité, je ne me refuserai pas à vous répéter combien je suis touchée de la manière dont vous me parlez du sentiment que vous savez si bien me faire aimer. Vous avez un charme si particulier en amour, en amitié, que je crois toujours que vous avez découvert l'un et l'autre à mon intention seulement.

Mandez-moi comment vous traite madame Scarron; si vous êtes heureux, je jouirai même de savoir que yous l'êtes séparé de moi : jugez si c'est aimer votre bonheur.

Je vous dirai que je ne sais encore ce que c'est que toutes ces merveilles que vous m'exaltiez tant. Ce superbe coupd'oeil se borne à des montagnes couvertes de neige, et à des vallées enveloppées d'un brouillard épais; ces bergers heureux, si heureux, ne sont que de vilains paysans bien sales et bien misérables. Ah mon cher Villarceaux, votre imagination est bien plus aimable que le sujet sur lequel vous l'exercez; et vos fictions sur nos montagnes valent bien mieux que vos souvenirs. Pour justifier un peu ma ridicule insouciance sur les beautés de ce séjour délicieux, je vous dirai que depuis mon arrivée ici, le soleil n'y a pas encore paru et que ma chambre donne sur des toits où il ne passe pas un chat de connaissance..... Dans le vrai, il fait si mauvais temps, qu'il n'y a pas, depuis mon arrivée, plus de soleil que de lune, et la douce clarté de celle-ci ne nous éclaire pas plus , que les rayons de l'autre ne nous échauffent.

Nous en sommes réduits aux fagots et aux chandelles; vous conviendrez que ce n'est pas romanesque. Je ne sais en vérité vous mander que des folies : mon ame n'est pas contente de la vôtre; elle vous parlera quelquefois pendant mon absence, mais malgré moi. Ah marquis, quel changement en si peu de temps.... Sur-tout ne faites pas comme moi, ne comparez pas mes lettres à celles d'il y a six mois, cela fait trop de mal. ...Je viens de lire une des premières que j'ai reçues de vous. ... ; je réponds bien que cela ne m'arrivera plus....; si je le peux cependant.

LETTRE LXIII.

De mademoiselle de Lenclos au marquis .

A Colmar, ce 15 novembre 1651. Vous jugez mon cæur avec votre esprit, mon cher marquis, et conséquemment vous m'entendez d'une manière bien plus aimable que je ne m'exprime..... Il faudra pourtant que le bonheur me rende bien heureuse, pour ne pas me laisser regretter le calme où je vivais depuis la fin de nos amours; ce calme me rendait la vie si douce j'aimais tant la tranquillité Non, vous ne vous figurez pas combien je me plaisais depuis que je n'en voyais plus d'autre.

La nécessité de me suffire m'avait rendue tout-à-fait aimable pour moi; mon humeur était gaie, mon imagination était drôle, et vraiment j'étais d'un société tout-à-fait agréable, personnellement parlant. ... Au reste, comme vous le dites fort bien, si le destin, pour me consoler d'avoir perdu le repos, a voulu me faire trouver le bonheur, c'est un marché que je ferai avec lui tant qu'il lui plaira.... Je vous quitte pour aller, me promener avec la personne dont je vous parlais l'autre jour: je vous en dirai deux mots une autre fois; quant à son esprit, il me paraît plus dissimulé que caché. Calmezvos tendres alarmes,adoucissez vosinquiétudes, rassurez votre aimable amitié, je ne suis point aussi $ malade qu'on vous l'a mandé; ma santé, à la vérité, a besoin de ménagemens; mais , grace au régime exact que j'observe, aux mauvaises drogues que j'avale, et à l'exercice que je prends , j'espère cet automne être plus en état de jouir de vos soins, que digne de les exercer. Votre ami a été un peu malade, mais il est bien rétabli actuellement; son teint s'est tout-à-fait refleuri; il est frais comme une jonquille.... Je songeais ce matin que vos lettres ont beau être aimables, elles ne peuvent que faiblement remplacer nos conversations; le cour fait tous les frais de celles-ci, et l'esprit se glisse toujours dans celles-là. Je n'aime pas à soigner mes expressions quand je peins ce que je sens pour vous, et j'en cours plus le risque en l'écrivant qu'en vous le disant. Le style est la physionomie d'une lettre; vous le savez trop pour le désavouer.

Adieu, vous que je ne dois pas attendre; mais que je ne peux m'empêcher de desirer.

LETTRE LXIV.

Mademoiselle Ninon de Lenclos *

au marquis .

Ce 3 décembre 1651.

Excepté le temps de penser à vous, que je trouve toujours, parce que je le prends sans l'avoir, je veux mourir toutàl'heure, cesser de vous aimer à l'instant, si depuis quinze jours j'ai pu disposer d'un moment. Jevous remercie bien de vos deux dernières lettres : les observations que vous avez faites sur le caractère de la personne qui m'intéresse sont pleines de finesse et de justesse; je crois presque mot à mot tout ce que vous en dites; il a juste le degré d'insouciance nécessaire pour être content de tout, et n'être heureux de rien. Il ne desire ni ne regrette rien, le passé et l'avenir sont nuls pour lui, et vivant toujours pour le moment présent, il s'en sert bien plus qu'il n'en jouit. Cette manière d'exister, qu'il s'est faite, comme vous l'observez fort bien, plus par paresse que par calcul, éloigne autant le bonheur qu'elle annonce le bien-être; mais je ne trouve pas que la tranquillité qu'elle donne puisse compenser la félicité qu'elle refuse; je parierais bien que votre ame est de mon avis, etj'en suis presque aussi sûre que si c'était votre esprit. Je viens de recevoir une lettre de vous, qui m'a fait joie, plaisir et bonheur......; je ne suis à présent ni gaie , ni heureuse, ni contente : je vous expliquerai tout cela.... Mon Dieu que l'amitié est une douce chosecomme elle adoucit les chagrins, éloigne les peines, et distrait des contrariétés... Je vous avouerai que j'ai un bien mauvais corps depuis quelque temps; certainement je suis malade, je passe ma vie dans un état de langueur qui me rend indifférente sur l'absence même; sans m'y accoutumer, je vous desire bien moins que ne vous regrette, parce qu'il y a dans le desir une sorte d'activité que nè comporte pas l'apathie de mon caractère ; et si je n'avais pas toujours un véritable besoin de vous revoir, je ne suis pas sûre dans ce moment que j'en eusse envie; convenez que c'est une situation véritablement délicieuse. A propos de peines, où en sont celles du cour? voilà plusieurs jours que vous ne m'en parlez pas.....Je suis bien sûre qu'on ne vous laissera pas faire une course ici. J'ignore toujours le point où vous en êtes ayec madame Scarron; mais, dans tous les cas, vous n'aurez point votre liberté; il n'y ajamais de position où nous cessions d'être exigeantes. Aimons-nous ? les soins sont nécessaires à notre coeur; n'aimons-nous pas ? ils nous plaisent encore, et toujours notre amourpropre les desire. Vous jugez bien que si je veux vous voir, il faut que j'aille vous retrouver ; cependant je ne me consolerai pas de ne pas vous voir un instant avant mon retour. J'en suis si fâchée, qu'un enfant en pleurerait, et que moi, qui suis raisonnable , j'en mourrai peut-être de chagrin. J'avais cent choses à vous dire, toutes plus sensibles l'une que l'autre, puisque le cæur devait me les inspirer. Que feraisje de cette tendre effusion à laquelle je comptais me livrer ?...Je trouve le papier bien froid pour en recevoir l'expression, et j'ai beau me dire que vous en êtes l'objet, je ne puis me consoler que vous n'en soyez pas le témoin.

En connaissez-vous une plus étourdie que votre amie? Cette lettre est écrite depuis trois jours; et ce matin, en ouvrant mon écritoire, c'est la première que j'aperçois : pardon, pardon de cette négligence, ne m'en punissez pas, je vous en conjure, en la soupçonnant d'insouciance.

LETTRE LXV.

Mademoiselle Ninon de Lenclos au marquis .

Ce 18 décembre 1651.

propos sont

On me mande que les plus fort que jamais sur votre liaison avec madame Scarron; les prudes sur-tout sont en colère, et veulent la défendre. L'innocence opprimée, la vertu calomniée, leur inspirent un enthousiasme ardent qui ne leur perde vous répondre; elles veulent vous persuader avant de vous entendre, et vous donner leur opinion sans écouter la vôtre : tout ce qui n'est pas de leur avis est atroce, et l'on est convaincu de scélératesse si l'on met pas est soupçonné d'incrédulité. Cette manière de défendre sa façon de penserne me paraît pas la meilleure, je la crois même plus nuisible qu'avantageuse; on révolte les personnes contre qui on se choque, et jamais le mépris de leur avis ne les a ramenées au vôtre.

Au reste, je commence à ne pouvoir plus du tout me passer de vous; accoutumée à vous voir tous les jours, ou du moins à vous espérer, je ne puis me faire au tourment de vous desirer sans vous attendre le lendemain. Aujourd'hui je sens que l'absence m'est odieuse, je ne puis la prévoir ni la supporter; elle fatigue mon courage sans affaiblir mon sentiment, elle me désespère sans me détacher, en un mot, je la déteste aussi souverainement que je vous aime tendrement. Au moment de mon retour, vous croyez peut-être qu'elle aura épuisé toute la peine qu'elle me fait; eh bien point du tout: envieuse apparemment du plaisir que j'aurai de vous retrouver, elle a imaginé de le troubler par un nouveau regret ; Molière et l'Abbépartent le lendemain de mon arrivée.... Ces messieurs vont à la campagne...; j'en suis à un point de personnalité de ne pas concevoir comment on s'en va quand j'arrive... Dites donc au moins que vous êtes de mon avis. Je ne suis point étonnée de ce que vous me mandiez l'autre jour de mon amie; il était difficile qu'elle ne vous parût pas souvent ce que vous me dites. Mon cher marquis, il est des personnes qu'il faut aimer avec son esprit, et d'autres qu'il faut juger avec son cæur... Eh bien est-ce que l'autre jour on ne m'a pas fait aller dans un château où il y avait un bal, un monde infini; je ne m'y suis pas ennuyée : je crois que c'est peut-être parce que j'étais très bien assise; vous connaissez ma paresse.

J'aime assez l'activité que je ne suis pas obligée de communiquer ni de recevoir. Mais à propos; voilà plusieurs jours que je n'ai point de vos nouvelles; je suis troublée de votre silence : accoutumée à votre exactitude, je crains plutôt d'avoir à m'inquiéter de votre santé qu'à me plaindre de votre paresse.

Rassurezmoi; il m'est trop naturel d'être occupée de vous, pour qu'il ne me soit pas facile d'en être tourmentée : quand vous m'aurez tranquillisée sur votre santé, informezmoi de votre bonheur. Vous ne m'en parlez plus, est-ce bon signe?

Adieu ; comme il ne me reste ni papier, ni plume, ni encre, je me dépêche de vous dire que je vous aime tendrement, parce que voilà la phrase que je suis vraiment attachée à ne pas supprimer de ma lettre.

LETTRE LXVI.

De mademoiselle de Lenclos au marquis .

Ce 26 décembre 1651 .

En vérité, j'aime beaucoup, mon cher marquis, que vous vous plaigniez de mon silence, comme si je n'avais pas à vous reprocher le vôtre. Oseraisje vous demander quel moyen vous avez pris, de vous rappeler à mon souvenir, pour vous étonner autant que ce soit Matha qui vous y conserve? Vous êtes aussi ridicule qu'aimable; et si je n'ayais besoin de votre amitié, je me moquerais de votre exigeance, et m'amuserais à l'exercer, ne fût-ce que pour l'excuser. Je suis charmée ce CORRESPONDANCE pendant que vous soyez devenu si modeste, que vous n'attribuez plus qu'à l'indulgence les succès que vous obtient votre esprit, et les éloges que vous méritent vos talens. C'est une choses vraiment respectable et trèsingénieuse de faire ainsi de vos agrémens des qualités à vos amis. Que de vertus ils vont avoir isi chacune de vos perfections les rend aussi estimables qu'elles vous font aimable.... A propos d'aimable; si l'on ne sait pas l'histoire de l'autre jour, ne l'apprenez pas sous mon nom: Adieu; tachez qu'il revienne souvent à votre esprit, et qu'il ne s'efface jamais de votre côur. Concevez-vous que madame Scarron ne m'ait pas écrit un mot depuis mon départ?

LETTRE LXVII.

De mademoiselle de Lenclos au marquis .

Ce 3 janvier 1652. ACCOUTUMÉE à votre aimable exactitude, je commençais à être plus que tourmentée de votre silence; je craignais d'en deviner la cause, et je suis excessivement troublée d'en savoir la raison. De grace, ménagezvous ridiculement; il faut se soigner d'une manière exagérée, lorsqu'on est aimé de même : votre vie me paraît appartenir à mon bonheur, et vous en laisser la jouissance est tout ce que ma propriété peut vous accorder. Mais, dites-moi donc, est ce mon esprit, est-ce mon cæur, qui vous préfère ? ma parole, je n'en sais rien; l'un est aussi flatté de votre , hommage que l'autre est sensible à votre souvenir...... Comment au moment même du bonheur ( car vous avez beau dire, vous êtes heuheux), dans la première jouissance, ne pas vous distraire de celle de l'amitié, et m'écrire une lettre qui suffirait au charme de ma vie, quand notre attachement mutuel n'en ferait pas l'intérêt Vraiment, vous êtes une trop charmante personne; de loin et de près vous justifiez égalem'ent les sentimens de préférence qu'on vous accorde, et l'absence vous sied presque aussi bien que la comparaison, qui est toujours à votre avantage. Je me plais particulière >ment à penser à vous, depuis que je vous crois heureux; plusieurs fois je me suis surprise en distraction de ce que je voyais, pår préoccupation de ce que vous faisiez: je m'oublie quelquefois où je suis, pour m'occuper de vous à Paris. Ne m'en sachez pas mauvais gré; je vous avoue que c'est si doux, qu'il est bien plus juste de m'en féliciter que de ni'en remercier. Tout retentit de vos louanges à Paris, ils me mandent tous qu'ils sont également enchantés de de votre gaieté, de votre esprit et de ses ressources; ils disent que votre imagination vous en fournit chaque jour de plus ingénieuses et de moins prévues; que vous avez le talent de tirer parti même des sots, d'une manière aussi amusante votre grace, pour eux que pour vous. Je prends part à vos succès, et me désole de n'en jouir que de loin; mais dans peu de jours je serai à Paris.

J'espère que vous aurez appris l'époque de mon départ à temps, pour que vos lettres ne me viennent pas chercher ici dans mon absence; j'ai si peu besoin de les attendre pour les desirer, que je ne puis souffrir de retarder le plaisir de les recevoir. Point de nouvelles de madame Scarron; je suis fière, et ne commencerai pas; vous pouvez le lui dire.

LETTRE LXVIII.

De mademoiselle de Lenclos ant

marquis . *

Ce 10 janvier,

1652 .

Pourquoi tous les voyageurs qui viennent ici ne sont-ils pas vous ? ils gagneraient tant dans mon esprit, dans le leur, qu'ils devraient bien faire un marché qui leur serait si avantageux, et qui me deviendrait si agréable. Dieu, que je hais le temps il coule toujours trop vite ou trop lentement: la veille de mon arrivée, vous partez, vous suivez madame Scarron; j'espère au moins que les cinq jours que l'amitié sacrifiera à l'amour vous rendront en bonheur ce qu'ils me coûteront en regrets. J'ai besoin de cette douce idée pour me faire à celle de ne pas vous trouver à Paris à mon retour; accoutumée à vous voir sans cesse..., il me paraît presque pénible d'avoir le temps de le desirer. Eh bien, notre belle dame est donc accouchée? On dit que les parens sont si contens d'avoirun héritier de leur nom, qu'ils lui pardonnent de n'être pas de leur sang.... Je suis fachée de m'être permis cette plaisanterie, parce que cela encouragera votre malignité ordinaire; ne vous laissez cependant pas, je vous en conjure, trop entraîner par votre aimable facilité à saisir le côté plaisant de chaque chose, et à le peindre d'une manière ridicule et piquante. Persuadezvous bien qu'il est souvent plus difficile de se faire pardonner ses succès, que de les obtenir; consultez votre propre expérience, il me semble qu'elle doit encore plus vous en convaincre que tous mes conseils... Ménagez aussi noblement M. M***; songez que, sans savoir ce qu'il dit, il parle toujours, et bien souvent dans la société il y a de l'écho.

L'autre jour cet ennuyeux marquis, qui ne parle pas plus que de coutume, et qui n'ouvre jamais la bouche que pour dire une lourde méchanceté.... , était la preuve de ce que je vous dis : je trouve qu'il ressemble fort bien à ces gros dogues, qui mordent sans aboyer: il faut s'en méfier. Adieu; voilà la dernière lettre que je vous écrirai d'ici. Mon Dieu qu'il est cruel de ne pas vous trouver à Paris... mais ne pas suivre madame Scarron à la campagne eût été un trop grand sacrifice.

LETTRE LXIX.

Mademoiselle Ninon de Lenclos *

au marquis .

A Paris, ce 19 janvier 1652 ,

J'ai été si souffrante depuis mon retour à Paris, que contente du bonheur de vous aimer, je me suis refusée au plaisir de vous le dire. Aujourd'hui que j'en ai la force, je n'en ai pas le temps : à demain donc,... je continuerai ma lettre. · Si vous n'arrivez pas demain, décidément je m'en irai; il me semble que lorsqu'on est seule à Paris, il n'y a rien de mieux à faire que de s'en éloigner. Les regrets vous entourent, et ils tiennent souvent une

compagnie plus aimable et moins brillante que celle des ennuyeux. Livrée à moi-même, j'aime mieux le souvenir de mes amis que l'intérêt et les soins des indifférens; rien n'est si fatigant et si fastidieux que la reconnaissance des sentimens qu'on ne partage pas . J'ai une impatience extrême de revoir madame Scarron je crois que notre première conversation sera plus embarrassante pour elle que pour moi. Sa nouvelle amie ne me plaît pas du tout; elle est belle, mais le plaisir de la regarder ne m'a jamais suffi pour détruire l'inconvénient de l'entendre. Depuis que vous la voyez souvent, vous l'avez animée sans l'éclairer, chose que je déteste souverainement; je ne saurais supporter la bêtise active; le silence devrait être l'esprit des sots, et je ne puis leur pardonner de n'en pas faire usage. Mais concevezvous combien j'ai besoin de causer avec vous, de vous, de votre bonheur?.... Songez que le proverbe a toujours raison de dire que le mieux est toujours ennemi du bien; rien n'est aussi fragile qu'un état heureux: il faut craindre d'y toucher, même sous prétexte d'amélioration. Convaincue de cette vérité, je continue de me maintenir dans un bonheur passif. Malgré tout ce qu'on poura vous dire de ridicule et de vraisemblable sur mon changement, ne vous avisez pas d'y croire avant que de le savoir par vous et de l'apprendre par moi, et bien convaincu qu'en ne vous ayant et soyez me meurs rien dit de nouveau, je ne vous ai jus . qu'à présent rien caché d'essentiel.

Votre , affaire à la cour prend une bonne tournure; elle m'a bien inquiétée : le hasard vous a toujours si bien servi jusqu'à présent, que je de peur que vous ne vous reposiez toujours sur lui du soin de votre bonheur; songez qu'il est inconstant, et qu'il se lasse promptement de protéger ceux même qu'il semble favoriser. Employez votre esprit, vos avantages naturels, à maîtriser votre destinée; il vous est si aisé de la rendre douce et agréable, qu'en vérité il seroit aussi coupable qu'imprudent de la négliger. Occupezvous aussi de la tranquillité de la mienne, et pour cela ménagezvous, sur-tout à cheval: cette derniere chute dont vous me parlez, m'a fait frémir ; j'ai eu besoin d'en relire les détails, pour me rassurer sur son premier effet. Je voudrais savoir quel est celui qu'elle a produit sur madame Scarron; mandezmoi si elle у a été bien sensible. Adieu , mon cher marquis, n'allez pas retarder votre retour. Je ne sais pas ce que Molière nous prépare, mais il est bien rêveur ; je ne reviens pas de la tristesse d'un homme aussi gai.

LETTRE LXX.

Du marquis à mademoiselle de

Lenclos . *

A Paris, ce premier février 1652 .

J'arrive, ma chere Ninon; j'aurais volé tout de suite chez vous si une affaire ne me forçait pas d'aller surlechamp à Versailles; mais je n'y resterai qu'une heure, et vous jugez bien que

la soirée ne se passera pas sans vous voir.

LETTRE LXXI.

De mademoiselle de Lenclos , au *

marquis . *

A Paris, ce 7

février 16526

Savez-vous, marquis , que rien n'est plus ridicule que votre réticence d'hier au soir, et qu'il est impossible d'être plus gauchement honnête que vous n'avez voulu l'être en me cachant votre secret ? Cependant je me trompe, quelqu'un l'a emporté encore sur vous, c'est madame Scarron elle-même, dans sa derniere conversation avec moi. Vraiment elle me donnerait beaucoup d'amour-propre, si cela conti, nuait. Comment se peut-il qu'elle fasse assez de cas de mon estime pour se donner tant de peine pour la conserver ? Vous verrez qu'elle a entendu parler de mes principes austères, de ma pruderie; et que, convaincue de l'effet que ferait sur moi l'aveu de sa faiblesse, elle a mieux aimé un instant de fausseté que trop de confiance en moi; c'est peut-être un calcul naturel , mais dont je n'aurais cependant pas soupçonné son esprit.... Pour vous, qui sur ce point m'étonnez, s'il se peut, davantage, oserai-je vous demander quel est votre but ? ... Espérezvous m'en imposer ? et quand cela serait, quand vous seriez parvenu à me prouver que vous n'êtes point heureux, à me tromper enfin, croyez-vous que votre amour-propre serait plus flatté, que mon cæur, blessé de votre peu de confiance? Marquis, je vous répéterai ce que je vous ai diť cent fois; point de légèreté en amitié, je vous en prie; une maîtresse se retrouve, la perte d'une amie ne se répare point. Vous jugez bien que ce n'est que votre confiance qui m'importe dans tout ceci, et que la légèreté avec laquelle je traite le plus ou moins de vertu d'une femme ne peut pas même exciter ma curiosité quand il s'agit de la résistance ou de la défaite de madame Scarron. D'après le point où vous en étiez avec elle quand je suis partie, vous êtes un mal-adroit, ou vous devez être heureux ; ainsi, votre gaucherie peut me faire rire, mais sa résistance ne m'inspirera nulle admiration, je vous en avertis: ayez donc plus de franchise; votre vanité même y est intéressée. Ne vous ai-je pas dit hier que Mo lière allait jouer les dévots ? cela và faire un beau 'train. Qu'en dira madame Scarron ?

LETTRE LXXII.

Du marquis à mademoiselle de

Lenclos . *

A Paris,

ce 15 février 1652 .

Mais point du tout, ma chere Ninon, c'est que vous vous trompez absolument ; je dis absolument ... peut-être existe-t-il du changement dans mon sort; peut-être m'a-t-on promis une amitié éternelle qui fera le charme de ma vie; peut-être....; mais tout ceci me mènerait trop loin.....; j'aime mieux en causer avec vous : une lettre se perd ; vous avez la maudite habitude de laisser toujours traîner vos papiers. Ce n'est pas assurément que j'aie rien à vous mander qui puisse compromettre cette personne adorable : mais enfin les nuances mêmes de ma confiance en vous doivent rester entre nous deux.... Pouvez-vous douter de l'entier abandon de mon ame? ... Faut-il vous l'avouer? c'est que je je crains votre gaieté, vos plaisanteriės..... Oui, je le sais, l'amour ne peut se traiter avec la même importance que l'amitié; ....... mais soyez sûre qu'il existe quelques ames, .... des femmes, s'il faut le dire, qui, si elles aimaient, aimeraient franchement, vivement, peut-être.... pour toujours....... Eh bien vous allez rire, vous moquer de moi.... Cela est cependant mal, très-mal : voilà précisément ce qui retient ma confiance; mais jamais vous ne con cevrez tout cela. Votre systême est peut-être juste, très-juste ; mais, en un mot, il n'est pas généralement répandu, et quand vous intimideriez madame Scarron, cela serait-il encore bien étonnant? Allez, votre lettre n'a pas de raison. ..... Que vous me tourmentez .... Mais sans rancune ; à tantôt.

LETTRE LXXIII.

Madame Scarron à mademoiselle *

de Lenclos .

A Paris, ce 18 février 1652.

Il est cependant extraordinaire que pendant votre absence vous vous soyez persuadée qu'il y avait un changement dans ma position; jugeant toujours, sous ce rapport, mon cæur d'après le vôtre, vous ne calculez pas que ce qui vous paraît la chose la plus simple, la plus innocente, est pour moi un pas impossible à franchir.... Moi, aimer Villarceaux mais si le ciel m'avait destinée à cette faiblesse, à cet oubli de tous mes principes, mon coeur

Beul serait le dépositaire de ce fatal secret, Villarceaux l'ignorerait toujours, et, je l'avoue, mon amie n'aurait pas le pouvoir sur moi d'obtenir un aveu qui m'humilierait trop à ses yeux.... Si votre systeme coupablevous empêche de concevoir, d'approuver, des principes inébranlables qui dirigeront à jamais et mes actions et mes pensées, que votre esprit au moins sache les apprécier. Cet esprit rare et pénétrant peut s'élever jusqu'au niveau des vertus qu'il cherche à rabaisser; je ne vous demande que de la bonne foi pour me juger, et pour me laisser mon innocence et ma tranquillité. J'avoue que depuis quelque temps l'attachement de Villarceaux, ses soins même, loin de m'effrayer et de me déplaire, ont du charme pour moi; soit qu'il ait mis plus de respect, plus de décence, dans sa conduite, soit que je sois plus sûre de moimême, je me livre avec douceur, avec confiance, à cette liaison qui peut faire le bonheur de ma vie sans qu'il en coûte rien à ma vertu. Chaque jour m'annonce la perte prochaine de mon époux ; j'ai besoin de soins pour le présent, d'appui, de consolation pour l'avenir : vous connaissez Villarceaux; vous savez combien son ame réunit de qualités propres à l'amitié douce et pure qui m'est plus nécessaire que jamais.... C'est sur elles que je fonde l'espoir qui me rapproche de lui : voilà la cause de tous les propos que l'on tient sur moi, voilà le seul aveu que je puisse vous faire, et le seul prétexte apparent de vos injustices.

LETTRE LXXIV et dernière.

De mademoiselle de Lenclos *à

madame Scarron .

A Paris, le 25 février 1652. Ah je n'ai plus rien à dire ; votre lettre est tellement faite pour me persuader, ce que vous appelez votre innocence *y brille d'une manière si rare, que non-seulement elle change mes idées, mais que je vais plaindre ce pauvre Villarceaux de tout mon coeur.

Comment va-t-il faire à présent? car le voilà tout-à-fait sans espoir: il est vrai qu'il lui reste quelque ombre de consolation dans cette amitié si pure, si vive, qui doit vous réunir, et que vous dites si nécessaire au charme de votre vie.... Voyez cependant comme l'on est méchant dans le monde, de ne pas vouloir voir la chose telle qu'elle est, et d'aller imaginer qu'une femme jeune encore, belle comme les anges, sensible, et touchée des soins d'un homme aimable à qui elle tourne la tête, et avec lequel elle passe sa vie, est plutôt sa maîtresse que son amie Vraiment je suis de votre avis, le siècle est aussi trop corrompu..... A votre place, ces propos me choqueraient à un tel point, que je serais fort longtemps sans recevoir Villarceaux.....; mais non, je vous connais, vous avez du caractère, la paix de votre propre conscience vous suffit. Loin de sacrifier un ami si rare à un public trop léger, vous le verrez plus que jamais.... Voilà ce qui s'appelle une conduite courageuse, estimable; et moi, qui fais mon dieu de l'amitié, de cette amitié si naturelle, si vive, si loin de tout ce qui ressemble à l'amour, enfin de ce sentiment sublime qui vous unità Villarceaux..., je suis décidée, trèsdécidée, à vous élever un petit autel, avec cette inscription:

À L'INNOCENTI AMITIÉ.

Nota. Voilà tout ce que l'on a pu recueillir de cette correspondance. Peut-être eût-il été piquant de savoir si madame Scarron a véritablement été maîtresse de Villarceaux; les mémoires et les lettres du temps ne jettent qu'une faible lumière sur ce point, et laissent le lecteur dans une grande incertitude. Ninon dit bien qu'elle a prêté quelquefois sa chambre jaune à Villarceaux et à madame Scarron .... ; mais une seule phrase jetée par hasard, qui n'est peut-être qu'une gaieté de mademoiselle de Lenclos, doit-elle arrêter notre jugement?

FIN.
(1) On sait que Ninon passa trois ans avec Vil. Jarceaux, presque tête à tête, dans une terre à lui. (1) On sait que le marquis de Sévigné fut amantin de Ninon. (1) Georges Brossin , chevalier , marquis de Méré, Dé vers le commencement du dix-septième siècle, d'une ancienne famille de Poitou, alliée à la maison de Condé. Quelques années avant sa mort il se retira du monde, et mourut, en 1690, chez la marquise de Sevret , sa belle-saur. Nous avons de lui divers ouvrages, écrits avec beaucoup de politesse et d'affectation : j'en excepte les conversations avec le maréchal de Clérambaud. Il avait servi dans la marine. ( Voyez la Bibliothèque des écrivains du Poitou , et l'éloge qu'en a fait l'abbé Nadal.) (1) Jean Hérault de Gourville, né à la Rochefoucault le 11 juillet 1625, valet-de-chambre de l'abbé de la Rochefoucault, depuis "évêque de Lectoure ; il fut aussi valet-de-chambre du prince de Condé; il eut toute sa confiance. Il se fit aimer de Mazarin , de Fouquet, de Louvois, et s'attira les regards de Louis XIV. Heureux au jeu , grand intrigant, employé même dans les négociations; aimé du duc de Brunswick, du prince d'Orange, il fut sur le point d'être contrôleur-général des finances, et successeur de Colbert. Au moment où il venait d'être pendu en effigie, le roi le chargea d'une commission en Allemagne. Il écrivit ses Mémoirçs à l'âge de soixante-dix-huit ans. ( 1) Marion de Lorme, amie de Ninon, courtisane célèbre, Son histoire est remplie d'évènemens extraordinaires. Elle fut long-temps maîtresse de Richelieu. Le prince de Condé l'aima beaucoup. Mazarin ayant découvert que les frondeurs tenaient leurs assemblées chez elle, voulut la faire arrêter; mais comme elle avait beaucoup d'amis, on suspen: dit l'exécution de l'ordre. 'On là supposa malade, et elle passa pour morte : elle vit même passer son enterrement du haut d'une fenêtre, et plusieurs de ses amans y pleurer. La nuit de ce jour elle partit pour l'Angleterre , où quelques temps après elle épousa un lord fort riche, qui mourut au bout de plusieurs années, en lui laissant beaucoup de bien. Elle était alors assez âgée, elle réalisa sa fortune pour finir sa vie en France. Entre Dunkerque et Paris des voleurs l'attaquent, et ne lui laissent rien. Leur chef , lui trouvant encore quelques attraits, l'emmène et l'épouse; peu après elle devient veuve, et reste avec quatre mille livres de rente. Elle s'ćtablit dans le faubourg Saint-Germain , avec un laquais et une femme-de-chambre. Après une absence de trente ans, la curiosité de revoir Versailles la porte à y aller. Elle aperçoit Ninon dans la galerie ; elle est au moment de voler dans ses bras ; mais voyant que la seule amie qui lui reste ne la reconnaît pas, son cœur se serre , elle retourne à Paris, et y tombe malade : elle était alors dans l'âge le plus ayancé. Son laquais et sa femme-de-chambre font le complot de la voler et de l'abandonner; ils l'exécutent; elle reste vingt-quatre beures sans secours. Les voisins montent par hasard chez elle; elle a la force de conter son malheur, elle dit qu'elle n'a nulle ressource. On lui demande s'il lui reste quelques parens, quelques amis, elle nomme Ninon, mais ajoute qu'un mois avant elle ne l'a pas reconnue. Les gens qui l'écoutent volent dans la rue des Tournelles, et reviennent, les larmes aux yeux, dire à Marion de Lorme que Ninon vient d'expirer. Ce dernier coup l'accable; elle meurt ellemême quelques jours après, abandonnée à la charité de ses voisins, qui la soiguent jusqu'au dernier moment. (1) Tragédie de Rotrou , représentée pour la première fois en 1647 . (1) Le marquis de Méré était un de ces hommes moitié philosophes, moitié courtisans : il donna les premières leçons du monde à mademoiselle d'Aubigné; il la formait à ce qu'on appelait le bon air *et lui apprenait l'art d'être aimable. ( 1) On appelait ainsi mademoiselle d'Aubigné quand elle arriva d'Amérique, et sur-tout à l'époque où commence cette correspondance. (1) Mademoiselle de Saint-Hermant , personne très-aimable , avec qui mademoiselle d'Aubigné lia une amitié intime, et qui fut en partie la cause de son mariage avec Scarron, pour avoir montré à ce vieux poëte une lettre de mademoiselle d'Aubigné, qui disait du bien de lui avec ce style enchanteur qui depuis , dit-on, a fait sa fortune. (1) La liaison de Ninon et de mademoiselle d'Aubigné est très-connue;. elle n'était pas la seule qui vît habituellement Ninon.... L'on disait de cette charmante fille, qu'elle était la seule courtisane que les femmes aient vue sans honte , et les hommes sans remords. (1) On lit dans les mémoires du temps, que madame de Villarceaux était fort jalouse de Ninon, qu'un jonr, devant elle , le gouverneur de ses enfans leur demandant en latin quel était le premier roi des Assyriens, le plus jeune répondit Ninum ; *et qu'à ce mot, que madame de Villarceaux ne comprit pas, elle fit une scène affreuse au gouverneur, en lui disant qu'il apprenait là de belles sottises à ses élèves. ( 1) On sait jusqu'à quel point la violence de ses passions le porta , puisqu'il se tua dans le jardin de sa mère, éperdu d'amour pour elle. On lit dans des mémoires qu'elle avait alors cinquante ans. (1) Scarron descendait d'un Louis Scarron, vivant dans le douzième siècle, et fondateur d'une chapelle à Montcallier en Piémont, où l'on voit encore son nom sur une tombe de marbre. Catherine de Vannes, sa cousine , avait épousé le maréchal de Vammaul; son oncle était évêque de Grenoble, son père conseiller de grand'chambre, son trisaïeul un magistrat redouté des Guises et des Seize. (1) On sait que Scarron s'étant jeté dans l'eau. après une mascarade, fut saisi de froid ; une lymphe âcre, épaissie, se jeta sur toutes les parties de son corps , et fit du pauvre abbé un raccourci de la misère humaine. A sa mort, on appliqua à sa fenime ce veis de Racine : Et veuve maintenant, sans avoir eu d'époux. ( 1) Scarron disait même le jour de son mariage: Je ne lui ferai pas de sottises, mai je lui en apprendrai beaucoup ( 2) Qui plaisait toujours, malgré l'envie de toujours plaire. ( 3) On lui pardonnait ses faiblesses, en faveur de ses agrémens et de son esprit. (4) Qui écrit si bien, parce qu'elle sent si bien. (5) Qui avait tout l'esprit de sa famille. ( 6) Dont les réparties volaient de bouche en bouche, ( 1*) Le plus élégant de nos poëtes négligés. (2) A Paris, prosélite de Ninon ; à la cour, l'émule de Condé. ( 3) Que l'on trouvait si laid, jusqu'à ce qu'il eût parlé. (4) Si vrai , si naïf. ( 5) Le complaisant de toutes les femmes, san's être la dupe ni l'amant d'aucune. ( 6) Célèbre par ses chansons, (1) Lisez les Mémoires de madame de Maintenon, où l'on retrouve l'anecdote qui donna lieu à cette Jettre. (1) Scarron était l'homme le plus infirme.