M De Leyris porte un perroquet empaillé; et montant sur un fauteuil, il l'accroche à un cordon déjà suspendu au plancher .
Je ne crois pas que cet espiègle de Frédéric puisse maintenant y atteindre. On ne peut avoir rien en sûreté contre ce petit garçon. Il remet le fauteuil à sa place, et sort.
Frédéric, entrant un moment après . Où est-ce donc que mon père vient de fourrer notre pauvre défunt de Jacquot? Il l'avait dans les mains lorsqu'il est entré ici, et je l'ai vu sortir les mains vides. Il regarde de tous côtés; enfin, en levant les yeux, il aperçoit le perroquet suspendu au plancher. Ah! Bon! Le voilà. Il prend aussitôt la course, et bondit de toutes ses forces; mais il s'en faut plus de trois pieds qu'il ne s'élève à la hauteur de l'oiseau. Si j'étais aussi leste que notre minet! Il va prendre un fauteuil, il monte dessus, et se trouve trop court. Il se dresse sur la pointe des pieds, il saute; tout cela inutilement. Il descend, court chercher un gros volume in-folio de Plutarque, le met sur le fauteuil, grimpe sur le livre, tend le bras. Je ne saurai jamais l'attraper. J'aurais pourtant bien voulu voir comment on lui a rempli le ventre de paille. Essayons en sautant. Au moment où il plie sur ses jambes pour s'enlever, Maurice entre dans le salon, l'aperçoit, et lui chante: oh comme il y viendra! Oh! Comme il y viendra! Je te le donne en mille.-Un petit bout d'homme comme toi, atteindre là-haut. Allons, descends, que je monte. Je n'aurai pas besoin de Plutarque, moi. Il le tiraille par le pan de son habit, le fait descendre, monte à sa place, élève les deux bras, et se voit encore fort loin deJacquot. Frédéric, poussant un grand éclat de rire . Eh bien! Toi qui faisais le fier, je t'aurais cru aussi grand que le saint Christophe de notre-dame, à t'entendre.
Maurice. Oui; mais si je montais sur le livre? Il y monte, se trouve un peu plus près du perroquet, mais pas assez pour le saisir. Frédéric saute autour du fauteuil en se moquant de lui... ce n'est pas ma faute; c'est que ce gros Plutarque n'est pas encore assez gros. Voyez pourtant; s'il y avait eu quelques grands hommes de plus dans l'antiquité, Jacquot étoit à moi. Frédéric.
Je l'aurais bien eu le premier. Maurice.
Ce n'est pas que je m'en soucie beaucoup. Frédéric.
Oh! Non; pas plus que le renard de la fable ne se souciait des raisins. Le perroquet est peut-être trop verd, n'est-ce pas?
Maurice. Je le vois aussi bien d'ici. Frédéric, ironiquement . Oui, c'est le vrai point de vue. Écoute, mon frère; je ne crois pas qu'il y ait bien de la différence entre nous deux au moins, et tu es plus vieux de trois ans.
Maurice. Voyez donc la vanité de ce petit mirmidon! Est-ce que tu voudrais te mesurer avec moi?
Frédéric. Voyons un peu. Ils se mettent sur la même ligne devant un miroir, épaule contre épaule, et tendent leurs membres autant qu'ils peuvent. Frédéric se hausse sur la pointe des pieds.Maurice, étonné de le voir de sa taille, regarde en bas, et s'aperçoit de la supercherie. Maurice.
Ah! Le fripon: je le crois bien, de cette manière. Appuie tes talons à terre.
Frédéric paroît alors bien au-dessous de son frère, et dit avec humeur, en frappant du pied: c'est bien triste d'être si petit! M De Leyris, qui est rentré depuis un moment . Parce qu'on ne peut pas atteindre le perroquet, n'est-ce pas, Frédéric?
Frédéric. Vous nous avez donc vu faire, mon papa? M De Leyris.
Non; mais tes pieds l'ont écrit sur la couverture de mon Plutarque.
Maurice. Si nous avions été aussi grands que vous, nous aurions vu de plus près notre pauvre Jacquot. M De Leyris.
Oui, pour le tourmenter jusqu'après sa mort, comme vous l'avez fait pendant sa vie. Il n'y a pas de mal que vous ne soyez pas assez grands pour cela. Maurice.
Oh! Quel plaisir, mon papa, si j'étais de votre taille!
M De Leyris. Je te connois: alors même tu ne serais pas content. Maurice.
Il est vrai que j'aimerais encore bien mieux être comme le géant qu'on montrait cet hiver à la foire. Frédéric.
Le beau Ragotin, vraiment! Quand on fait des souhaits et qu'il n'en coûte rien, il ne faut pas se ménager. Tu sais
notre plus haut cérisier? Voilà comme je voudrais être grand, moi.
M De Leyris. Et pourquoi donc? Frédéric.
C'est que je n'aurais besoin ni d'échelle, ni de perche, lorsque les cerises viendraient à mûrir. Imagines-tu, mon frère, comme il serait doux de porter sa tête au-dessus des arbres en se promenant dans le verger, et de pouvoir cueillir les poires et les pêches, comme nous cueillons les groseilles? Cela ne serait pas malheureux au moins. Maurice.
On pourrait aussi regarder par la fenêtre les gens qui demeurent au troisième. En souriant. Il y aurait de quoi leur faire de belles frayeurs. Frédéric.
Je ne craindrais plus les voitures, quand j'irais dans les rues. Je n'aurais qu'à écarter les jambes; tiens, comme cela il les écarte , je verrais passer là-dessous les chevaux, le cocher, le
carrosse, les domestiques, et je leur sourirais de pitié.
Maurice. Tu sais la petite rivière qui coule au bas du jardin? On a besoin d'un canot pour la traverser, ou il faut aller chercher à un quart de lieue le pont du village. Pst! D'une enjambée, ou d'un saut à pieds joints, on se trouverait de l'autre côté. Frédéric.
Et puis l'on serait bien plus fort, si l'on était si grand. Qu'il vînt un ours à ma rencontre, en traversant la forêt, je lui tordrois le cou comme à un pigeon, ou je le jeterais à deux cents pieds en l'air; et il serait si occupé de sa chute en retombant, qu'il oublieroit de se relever. Maurice.
Il ne faudrait aussi plus de boeufs pour labourer la terre: on tirerait la charrue soi-même; et en dix pas on serait au bout du champ. Tenez, encore, je vis l'autre jour plus de cinquante hommes
qui enfonçaient des pilotis pour faire une chaussée. Comme ils travaillaient! Eh bien! Avec un grand marteau, comme on pourrait alors en porter, un homme seul aurait fait toute leur besogne en un jour. N'est-il pas vrai, mon papa? M De Leyris.
Voilà qui est fort bon à dire; mais avec tous ces beaux souhaits, vous n'êtes que des fous? Maurice.
Comment des fous? M De Leyris. Oui, de croire que vous seriez alors plus heureux que vous ne l'êtes.
Maurice. Mais si nous devenions capables de faire plus de choses que nous n'en faisons à présent? Frédéric.
Par exemple, ne serait-ce pas fort commode de pouvoir atteindre bien haut, et de faire d'un seul pas bien du chemin?
M De Leyris. Avant que je te réponde, dis-moi; en te donnant cette taille prodigieuse, voudrais-tu que tout ce qui t'entoure demeurât aussi petit qu'il est aujourd'hui? Frédéric.
Sans doute, mon papa. Maurice.
Oui; rien que nous trois de géans. Grand-merci: je suis content de ma taille, et je m'y tiens.
Frédéric. Il faudrait pourtant que vous fussiez toujours plus grand que nous, autrement ce serait aux enfans de donner le fouet à leur père.
M De Leyris. Je vois qu'il est fort heureux pour moi de ne pas être exposé à ce danger.
Frédéric. Oh! Non, je vous ferais grâce. Je me souviendrais que vous m'en avez fait si souvent!
Maurice. Vous ne voulez donc pas grandir avec nous autres? M De Leyris.
Non. Parlons pour vous seuls, et voyons ce qui en résulterait. D'abord, Frédéric, si comme tu le désirais tout-à-l'heure, tu étais aussi grand que notre plus haut cerisier, dis-moi, comment pourrais-tu te glisser dans notre verger qui est si plein? Il te faudrait donc marcher à quatre pattes, et encore aurais-tu bien de la peine à y pénétrer. Frédéric.
Bon! Je n'aurais qu'à mettre le pied contre le premier arbre qui me gênerait, je le briserais comme un tuyau de bled pour me faire place. M De Leyris.
Voilà un parti bien sensé. À mesure qu'il te faudrait plus de fruits pour satisfaire ton appétit, tu détruirais les arbres qui les portent. Mais sortons de chez nous. La plupart des chemins sont bordés d'ormeaux, dont les branches
les plus élevées se joignent et s'entrelacent. Les hommes d'une taille ordinaire peuvent y passer à leur aise, et ils trouvent ces berceaux de verdure bien agréables dans les ardeurs du midi: pour toi, tu serais obligé d'aller sans ombrage à travers les champs. Et puis, que deviendrais-tu, quand il se présenterait une épaisse forêt sur ton passage? C'est-là que tu aurais un furieux abbattis à faire pour t'y frayer une route.
Frédéric. Il ne m'en coûterait pas plus que de faire à présent un trou dans la haie.
Maurice. Je déracinerais les chênes, comme ce Roland le furieux dont vous m'avez conté l'histoire. M De Leyris.
Je plaindrais fort les hommes condamnés à vivre dans le même siècle que vous. Poursuivons. Avec les grandes jambes dont vous seriez pourvus, il vous viendrait sans doute dans la tête de voyager.
Frédéric. Comment donc, mon papa! Je voudrais aller au bout de l'univers.
Tout d'une haleine, sans doute: car où trouverais-tu sur la route une maison, une chambre, un lit assez grands pour te recevoir? Il te faudrait coucher à la belle étoile, sur une meule de foin, dans les nuits les plus orageuses. Cela serait-il bien agréable? Qu'en penses-tu, Frédéric?
Frédéric. Hélas! Je me trouverais comme le pauvre Gulliver à Lilliput.
Maurice. Ce n'est pas encore tout-à-fait bien arrangé. Non, il faudrait que tous les autres hommes fussent aussi grands que nous.
M De Leyris. Voilà qui est plus généreux. Mais comment la terre suffirait-elle à nourrir tant de monstrueux colosses? Dans une contrée où mille personnes subsistent
aujourd'hui, à peine pourrait-il en subsister vingt. Nous mangerions chacun notre boeuf en deux jours, et il nous faudrait une demi-tonne de lait pour notre déjeuner seulement.
Maurice. Oh! C'est que je voudrais que les boeufs devinssent plus gros aussi.
M De Leyris. Et de ces boeufs-là; combien en pourrais-tu faire paître dans nos prairies?
Maurice. Vraiment, fort peu. M De Leyris.
Je vois que, faute de place, nous manquerions bientôt de bétail.
Maurice. Il n'y a qu'une chose à faire; c'est d'agrandir en même temps l'univers.
M De Leyris. Rien ne t'embarrasse, à ce qu'il me semble. Pour te hausser de quelques coudées, tu étends, d'un seul mot, toute la nature. C'est d'une fort belle imagination: malgré cela, je pense
toujours que tu n'y trouverais pas un grand avantage. Maurice.
Comment donc, s'il vous plaît! M De Leyris.
Sais-tu ce que c'est que la proportion? Maurice.
Non, mon papa. M De Leyris. Mets-toi près de ton frère. Qui est le plus grand de vous deux?
Maurice. Vous le voyez bien; il ne me va pas à l'oreille. M De Leyris.
Viens maintenant à mon côté. Qui est le plus petit? Maurice.
C'est moi, par malheur. M De Leyris.
Tu es donc à la fois grand et petit? Maurice.
Non, je ne suis ni grand, ni petit,
à proprement parler. Je suis grand pour Frédéric, et petit pour vous.
M De Leyris. Et si nous devenions tous les trois ensemble dix fois plus grands que nous ne le sommes, serais-tu plus petit pour moi, ou plus grand pour ton frère, que tu ne l'es à présent pour l'un et pour l'autre? Maurice.
Non, mon papa; ce serait toujours la même différence. M De Leyris.
Eh bien! Voilà ce que c'est que la proportion, une gradation proportionnelle.
Maurice. Ah! Je conçois à présent. M De Leyris.
En ce cas, revenons à ton idée. Si tout devient à proportion plus grand dans la nature, tu te retrouveras toujours au point d'où tu es parti. Tu ne seras pas assez grand pour faire peur aux gens du troisième, en les regardant
par la fenêtre; tu ne pourras ni enjamber les rivières, ni enfoncer les pilotis à coups de marteau; encore moins tordre le cou à un ours, ou le jeter à deux cents pieds en l'air. Il serait toujours beaucoup plus gros que toi. Maurice.
J'en conviens. M De Leyris. Frédéric, nous as-tu écoutés? Frédéric.
Oui, mon papa. M De Leyris. Et as-tu bien compris ce que c'est que la proportion?
Frédéric. Oh oui! C'est lorsque l'un devient grand, et que l'autre grandit aussi; en sorte que cela ne fait jamais ni plus ni moins.
M De Leyris. Pourrais-tu m'en donner un exemple? Frédéric.
Je crois bien qu'oui. Après avoir réfléchi un moment. Tenez, j'aurai beau
avoir trois ans de plus dans trois ans, mon frère sera toujours l'aîné, parce qu'il aura encore trois ans de plus que moi.
M De Leyris. À merveille, mon fils. Ainsi, quand tu serais devenu aussi grand que notre cerisier, le cerisier aurait grandi à son tour de toute la différence qui est actuellement entre vous deux.
Frédéric. C'est clair. M De Leyris. Pourrais-tu alors cueillir les cerises avec la main comme tu cueilles les groseilles?
Frédéric. Non, mon papa, il me faudrait reprendre ma perche et mon échelle; non pas les mêmes, car il faudrait qu'elles fussent aussi plus grandes à proportion. M De Leyris.
Et les voitures passeraient-elles toujours entre tes jambes?
Frédéric. Non certes. Je serais encore obligé de me ranger contre la muraille pour leur céder le milieu du pavé. M De Leyris.
Quels avantages auriez-vous donc retiré de ce bouleversement général que votre orgueil aurait introduit dans l'univers?
Maurice. Je ne sais guère. M De Leyris. Vos souhaits étaient donc insensés, puisque leur accomplissement n'aurait pu vous rendre plus heureux?
Maurice. Vraiment, mon papa, vous avez raison. Il aurait mieux valu souhaiter d'être petits, petits; tout-à-fait petits.
Frédéric. Quoi! Mon frère, comme les petits hommes de Gulliver?
Maurice. Certainement.
M De Leyris. Ha, ha! Voilà encore une étrange fantaisie. Et quels seraient tes motifs pour cette réduction? Maurice.
D'abord, c'est qu'on n'aurait jamais à craindre de disette. Une poignée de grain suffirait pour faire subsister pendant vingt-quatre heures toute une famille.
M De Leyris. Effectivement, ce serait une grande économie. Maurice.
Et puis, il ne resterait plus aucun sujet de guerre. Une place comme notre jardin serait assez étendue pour bâtir une ville considérable. Les hommes ayant mille fois plus d'espace qu'il ne leur en faudrait pour se mettre bien à leur aise, ne chercheraient plus à s'égorger pour quelques pouces de terrain. M De Leyris.
Je n'en répondrais guère, connaissant leur folie. Mais ne troublons point
par des craintes funestes un si bel arrangement. Je vois refleurir la paix et l'abondance; et, grace à tes soins, l'âge d'or est ramené sur la terre. Maurice.
Oh! Ce n'est pas tout. Notre précepteur dit que les petites créatures ont quelque chose de plus délicat et de plus parfait que les grandes; que leur vue est bien plus perçante, leur ouïe plus fine, leur odorat plus sûr et plus exquis. Cela est-il vrai, mon papa?
M De Leyris. Oui, en général. Maurice.
Ainsi l'homme verrait, entendrait, sentirait une infinité de choses dont il ne se doute pas avec ses sens grossiers.
M De Leyris. Ces avantages sont assez précieux; je t'avoue cependant que j'aurais du regret de renoncer, pour les acquérir, à cet empire universel que nous nous sommes établi sur tout ce qui respire.
Maurice. Il ne serait pas perdu pour cela. Vous m'avez dit souvent que l'homme règne encore plus par son intelligence que par sa force. M De Leyris.
Il est vrai; parce que sa force est exactement combinée avec son intelligence. Mais donne à un lillipucien le génie le plus vaste et le plus hardi; donne-lui même nos inventions et nos arts au point de perfection où ils sont portés: crois-tu qu'il fût en état de se servir de nos instrumens les plus souples, et d'imprimer le premier mouvement à notre plus légère machine? Comment pourrait-il se défendre contre les bêtes sauvages, lorsque son chien même l'écraserait innocemment sous ses pieds? Maurice.
Oui; mais si tout devient à proportion plus petit autour de lui? C'est là que je vous attends.
M De Leyris. Pour te confondre toi-même; car, dès ce moment, il perd les avantages que tu voulais lui procurer. Ses petites moissons ne le garantiront plus de la famine: ses guerres, sans être moins fréquentes ni moins acharnées, n'en seront que plus ridicules: les animaux inférieurs auront toujours des organes plus fins et des sensations plus délicates; et peut-être qu'avec sa petitesse risible, il voudra s'aviser encore, comme toi, de réformer la création. Maurice.
Mon papa, vous êtes aussi trop difficile; on ne peut rien ajuster avec vous.
Frédéric. C'est que tu n'y entends rien, mon frère. Il n'y aurait qu'un moyen de mettre les choses au mieux. M De Leyris.
Est-ce que tu t'en mêles aussi, toi? Frédéric.
Tout aussi bien qu'un autre.
M De Leyris. Voyons ton plan, je te prie; cela doit être curieux. Frédéric.
Il ne s'agirait que d'avoir un corps plus dur, dur comme du fer.
M De Leyris. Pourquoi donc? Frédéric. Voyez la piqûre que je me suis faite au doigt; cela ne paroît rien, et je ne puis vous dire combien elle m'a fait souffrir.
M De Leyris. Je te plains, mon pauvre ami. Frédéric.
Et ce trou que je me fis, il y a un mois, à la tête, en tombant sur l'escalier, il n'y a pas huit jours qu'il est fermé. Tenez, tâtez, c'est ici. M De Leyris.
Il est vrai. Frédéric. Oh! Quel plaisir ce serait de pouvoir jouer avec Azor sans qu'il me mordît,
et avec Minet sans craindre ses égratignures! Ensuite, quand je serais grand, et que j'irais à la guerre, je me moquerais des balles et des boulets; et les sabres se briseraient sur ma tête, au lieu de l'entamer. Ne serait-ce pas fort heureux? M De Leyris.
J'en conviens. Frédéric. Il ne manquerait plus rien à l'homme; il serait parfait alors. Qu'en dites-vous, mon papa? M De Leyris, tirant une orange de sa poche . Tiens, Frédéric, sens cette orange. Frédéric.
Oh! Quelle bonne odeur! Elle doit être excellente à manger. Est-ce que vous me la donnez pour avoir arrangé les choses mieux que mon frère? M De Leyris.
Non, elle n'est pas pour toi. Maurice.
Pour moi donc?
M De Leyris. Non plus. Je la destine à quelqu'un de plus parfait que vous deux.
Maurice. Et à qui donc, s'il vous plaît? M De Leyris.
À cette figure de nègre qui est sur ma cheminée. Frédéric.
Vous voulez rire, mon papa; elle ne peut ni voir, ni manger, ni sentir.
M De Leyris. Elle est pourtant de bronze. Frédéric.
Et c'est précisément pour cela. M De Leyris.
Quoi donc! Tu aurais sacrifié la douceur de sentir, de manger et de voir à la satisfaction de ne pas te casser la tête en tombant de dessus ma cheminée? Car tu n'aurais été bon qu'à y figurer. Frédéric.
Ce n'est pas ainsi que je l'entends. J'aurais voulu être vif avec mon corps de fer.
M De Leyris. Et comment un corps de fer pourrait-il être animé par le sang et par ces liqueurs qui sont la source de la vie? Comment ses nerfs pourraient-ils avoir cette souplesse et cette sensibilité qui nous rendent l'usage de nos membres si facile, et le plaisir de nos sens si délicieux?
Frédéric. C'est triste. Je vois que mon arrangement ne vaut pas mieux que celui de mon frère. Maurice.
Mais, mon papa, vous qui vous entendez si bien à détruire nos systêmes, faites-nous-en donc qui soient plus raisonnables que les nôtres.
M De Leyris. Et pourquoi veux-tu que j'en fasse? Je suis très-satisfait de celui que je trouve établi. Oui, mes enfans, je vois l'homme pourvu de tout ce qui peut servir à son bonheur; d'une conformation supérieure à celle de tous les animaux:
il dompte, avec son génie, le petit nombre de ceux dont les forces surpassent les siennes. S'il n'a pas reçu en partage la rapidité du cerf ni du cheval, il forge des traits qui devancent l'un dans sa course, et il monte sur le dos de l'autre pour le diriger. Privé de l'aile de l'oiseau, il en donne à l'arbre immobile qui végète dans les forêts, et s'en fait porter jusqu'aux bornes du monde. Sa vue, moins perçante que celle de l'insecte, n'est pas aussi bornée à l'espace étroit où il se meut; ses regards peuvent embrasser un immense horison, et contempler les grandes merveilles de la nature. Comme l'aigle il ne fixe pas le soleil; mais il invente des instrumens qui semblent le rapprocher de cet astre pour mesurer sa distance, et observer sa position au milieu d'une foule innombrable d'étoiles obscurcies par sa splendeur. Tous ses autres sens lui procurent aussi des jouissances continuelles, et veillent également à ses plaisirs et à sa sûreté. Un
noble sentiment de son génie lui fait tenter chaque jour, avec succès, de nouvelles découvertes. Il désarme le tonnerre, ou lui marque la place qu'il doit frapper. Il combat les élémens l'un par l'autre, oppose la douce chaleur du feu au souffle glacé de l'air, et défend la terre de la fureur des eaux. Tantôt il descend dans les plus ténébreuses profondeurs de son séjour, pour en rapporter de riches métaux qu'il épure, et dont il forme par un mélange ingénieux, des substances nouvelles. Tantôt il gravit les roches informes suspendues sur sa tête, les précipite dans les vallées, et les relève en édifices somptueux, ou en pyramides hardies, qui vont cacher leurs sommets dans les nues. La société qu'il forme avec ses semblables, pour la satisfaction réciproque de leurs besoins, le fait jouir, en récompense de son travail, des travaux de cent millions de bras empressés à lui procurer les douceurs de la vie. Il trouve à chaque pas sous sa main les productions de tout
l'univers. Les sciences élèvent son âme, et agrandissent son esprit; les beaux arts adoucissent ses peines, et le délassent de ses labeurs. La mémoire et la réflexion lui forment une expérience de celle de tous les siècles qui se sont écoulés. Avec le doux sentiment de son existence personnelle, son coeur jouit encore dans les autres par la compassion et la bienfaisance, les liaisons du sang et de l'amitié. Sa félicité ne dépend que de lui seul au milieu de tout ce qui l'entoure, puisqu'on la trouve dans l'exercice modéré de ses forces, et l'usage constant de sa raison. S'il la trouble quelquefois en cherchant à s'élancer trop loin de lui-même, il n'en doit accuser que sa folie. Ce n'est plus qu'un enfant comme vous, qui, au lieu de jouir paisiblement des douceurs attachées à sa condition, et d'en supporter les maux avec courage, se tourmente par des prétentions désordonnées, ou se dégrade par une honteuse pusillanimité.
LE PETIT JOUEUR DE VIOLON SC. 1
La scène est à Paris, chez M De Melfort.
Charles, Saint-Firmin. Charles.
Écoute, mon petit cousin, il faut que tu me fasses un plaisir.
S-Firmin. Voyons; de quoi s'agit-il? Tu as toujours quelque chose à me demander.
Charles. C'est parce que tu es le plus habile de nous deux. Tu sais bien la version de cette fable de Phèdre, que notre précepteur m'a donnée à faire? S-Firmin.
Est-ce que tu ne l'as pas encore finie?
Charles. Comment aurais-je pu l'achever? Je ne l'ai pas commencée.
S-Firmin. Tu n'as donc pas eu le temps d'y travailler, depuis onze heures jusqu'à trois?
Charles. Tu vas voir si cela était possible. À onze heures j'avais besoin de courir un peu dans le jardin, afin de gagner de l'appétit pour dîner. Nous sommes restés à table depuis midi jusqu'à une heure. S'asseoir et s'appliquer tout de suite après le repas, tu sais combien le médecin de papa dit que c'est dangereux. Ainsi, comme j'avais bien mangé, il m'a fallu faire long-temps de l'exercice pour ma digestion. S-Firmin.
Mais, au moins, à présent la voilà faite, et jusqu'à la nuit tu as plus de temps qu'il ne t'en faut. Charles.
Est-ce que ce temps n'est pas marqué pour ma leçon d'écriture?
S-Firmin. Mais puisque ton maître n'est pas venu. Charles.
Je l'attendrai; je fais tout de travers lorsque mes heures sont dérangées.
S-Firmin. Tu auras encore après la leçon, un petit reste d'après-midi, et toute la soirée. Charles.
Je n'aurai pas une minute. Ma soeur attend aujourd'hui la visite des deux demoiselles De Saint-Félix. S-Firmin.
Est-ce pour toi qu'elles viennent? Charles.
Non; mais il faut que j'aide ma soeur à les amuser. S-Firmin.
Et qui t'empêchera, lorsque ces demoiselles seront retirées? ... Charles. Oui-dà! Travailler aux lumières, pour me gâter la vue! Cependant il faut que
demain au matin ma version se trouve prête. S-Firmin.
Eh bien! Qu'elle le soit ou qu'elle ne le soit pas, que m'importe?
Charles. Tu voudrais donc me voir réprimander par notre précepteur et par mon papa?
S-Firmin. Tu sais toujours me prendre par mon foible. Voyons, où est cette version?
Charles. Là-haut, dans notre chambre, sur ma table. Je vais te la chercher; ou plutôt viens avec moi. S-Firmin.
Va le premier: je te suis à l'instant. Je vois venir ta soeur, qui voudrait me parler.
Charles. Ne va pas au moins lui rien dire de tout ceci, entends-tu?
LE PETIT JOUEUR DE VIOLON SC. 2
Sophie, Saint-Firmin. Sophie.
Eh bien! Mon petit cousin, quel démêlé avais-tu là avec mon frère? Il t'a sûrement joué quelque tour de son métier?
S-Firmin. Ce n'est pas un tour de son métier; c'est une demande de sa façon. Il veut que je lui fasse, à l'ordinaire, son devoir pour demain. Sophie.
Et mon papa ne sera jamais instruit de sa paresse? S-Firmin.
Ce n'est pas moi qui me chargerai de l'en avertir. Tu sais que depuis la mort de ta maman, mon oncle est d'une santé si faible, que la moindre émotion le rend malade pour plusieurs jours. D'ailleurs, je vis de ses bienfaits, et il pourrait
croire que je cherche à perdre son fils dans son esprit.
Sophie. Eh bien! J'attends mon frère à la première occasion... mais sais-tu pourquoi je voulais te parler? C'est que les demoiselles De Saint-Félix viennent aujourd'hui me voir; il faut que tu nous aides à nous bien amuser.
S-Firmin. Oh! Je ferai de mon mieux, ma petite cousine. Sophie.
Ah! Les voici.
LE PETIT JOUEUR DE VIOLON SC. 3
Saint-Firmin, Sophie, Agathe et Charlotte De Saint-Félix.
Sophie. Bonjour, mes bonnes amies. Elles s'embrassent l'une et l'autre, et font la révérence à Saint-Firmin, qui leur baise la main avec respect.
Charlotte. Il me semble qu'il y a un an que je ne t'ai vue. Agathe.
Mais il y a déjà bien long-temps. Sophie.
Il y a, je crois, plus de trois semaines. Saint-Firmin range la table et dispose des siéges. Charlotte. Ne vous donnez pas cette peine, Monsieur De Saint-Firmin.
S-Firmin. Mademoiselle, je ne fais que mon devoir. Sophie.
Oh! Je suis bien sûre que Saint-Firmin le fait avec plaisir. Elle lui tend la main. Je voudrais que mon frère eût un peu de sa complaisance.
LE PETIT JOUEUR DE VIOLON SC. 4
Saint-Firmin, Sophie, Agathe, Charlotte, Charles.
Charles, sans faire la moindre attention aux demoiselles De St-Félix .
C'est bien mal à toi, Saint-Firmin, de me faire si long-temps attendre, pour faire ici le damoiseau. S-Firmin.
Je croyais être le dernier de la compagnie à qui tu adresserais tes complimens.
Charles. Oh! N'en soyez pas fâchées, mesdemoiselles; je vais être bientôt à vous.
Agathe. Ne vous pressez pas, au moins, Monsieur Charles. Charles mène à l'écart Saint-Firmin; et tandis que les jeunes demoiselles s'entretiennent ensemble, il tire de sa poche le papier de la version, et le donne à Saint-Firmin. La voilà, tu m'entends?
S-Firmin. Six lignes? C'est bien la peine! N'as-tu pas de honte?
Charles. Chut. Tais-toi. S-Firmin. Mesdemoiselles, si vous me le permettez, je sors pour un demi-quart d'heure.
Charlotte. Nous vous attendrons avec impatience. Sophie.
Puisque tu sors, mon petit cousin, fais-moi le plaisir de dire à Justine de nous servir le thé.
LE PETIT JOUEUR DE VIOLON SC. 5
Charles, Sophie, Agathe, Charlotte. Charles, se jetant dans un fauteuil . Allons; c'est ici que je m'établis. Sophie.
Je pense qu'il aurait été à propos d'en demander la permission.
Charles. À toi, peut-être? Sophie.
Je ne suis pas seule ici. Charlotte.
Je vois que ton frère nous compte pour rien. Agathe.
C'est qu'il imagine apparemment nous honorer beaucoup en restant avec nous.
Charles. Oh! Je sais bien que vous pourriez vous passer de ma compagnie; mais, moi, je ne me priverais pas si aisément de la vôtre.
Sophie. Voilà au moins une apparence de compliment. Il est vrai que tu aurais dû y faire entrer le thé pour quelque chose.
Mais vraiment, ma chère soeur, ne te figure pas que je sois ici pour toi.
Sophie. Oh! Pour cela, je pense trop humblement
de mon mérite. Tout ce qui pourrait me donner de l'orgueil, c'est d'être la soeur d'un garçon aussi honnête. Justine apporte le thé, et le met auprès de Sophie. Charles. Laisse-moi le verser, je te prie. Sophie.
Non, non, c'est mon affaire; tu es un peu trop gauche. Si tu veux te charger de quelque soin, présente les tasses à ces demoiselles. Agathe.
Pas tant de sucre pour moi. Sophie.
Prends toi-même ce qu'il te faut, mon coeur. Elle lui présente le sucrier et une tasse. Charles en prend une pour lui, et s'empare du sucrier. (À Charles. ) Tu as déjà trois gros morceaux.Charles.
Mais ce n'est pas trop. J'aime à boire un peu doux. Il prend plusieurs morceaux de sucre l'un après l'autre, jusqu'à
ce que sa soeur lui tire le sucrier des mains. Sophie.
N'as-tu pas de honte, mon frère? Tu vois bien qu'il n'en restera pas pour nous.
Charles. Ne sais-tu pas où est le buffet? Sophie.
Mon frère se reprocherait d'épargner une peine à sa soeur.
Charles. C'est que par-là tu me procurerais le plaisir d'être seul auprès de ces demoiselles.
Agathe. Tu l'entends, Sophie. Dis-nous maintenant que ton frère n'est pas un garçon bien galant. Sophie, après avoir rassemblé près d'elle toutes les tasses, pour verser une seconde fois du thé . Charles présente cette tasse à Agathe. Charles prend la tasse; et en la présentant à Agathe, il la verse sur sa
robe. Elles se lèvent toutes avec précipitation. Sophie.
Voilà une preuve de sa galanterie. Bas, à Charles. Je parierais, méchant, que tu l'as fait à dessein.
Agathe. Ah! Dieu! Que dira maman? Et qu'allons-nous faire? Charlotte.
C'est la seconde fois qu'elle met cette robe. Allons vîte, un verre d'eau fraîche.
Sophie. Non, j'ai ouï dire qu'il était mieux de frotter avec un linge sec. Voici un mouchoir tout blanc. Elles vont à Agathe. Charlotte tient la robe, et Sophie frotte. Pendant ce tempsCharles reste à table, et boit tout à son aise. Charlotte.
Bon, bon, cela passe: il faut le laisser sécher. Agathe.
Par bonheur, c'est dans un pli, où l'on ne va pas s'aviser de regarder.
Charles, à part . Ce n'est pas ma faute. Sophie.
Tiens, vois, Charlotte; je ne crois pas qu'il y paraisse.
Charlotte. Si je n'avais pas vu d'abord la tache... Agathe.
À la bonne heure. Mais, Monsieur Charles, une autre fois je vous prie de vous épargner la peine de me servir.
Sophie. Remettons-nous, mes bonnes amies. Elle veut verser du thé, et elle trouve la théière vide. Elle regarde Charles avec indignation. Non, cela est d'une grossièreté qu'on ne saurait imaginer. Croiriez-vous bien, mesdemoiselles, que dans le temps où nous étions si fort en peine, il a pris tout le thé? Je vais dire qu'on en fasse d'autre; attendez un moment.
Charlotte. Non, c'est assez; je n'en boirai plus une goutte.
Agathe. Le malheur qui est arrivé à ma robe m'a ôté la soif. Charles.
Mais ne vous gênez pas. On peut en faire une seconde fois.
Agathe. Effectivement, tu aurais dû prévoir que ton frère serait notre convive.
Sophie. Ceux qui ne sont pas invités devraient au moins attendre que ce fût leur tour. Charlotte.
N'en parlons plus; je n'y ai pas le moindre regret. Sophie.
Eh bien! À présent qu'allons-nous faire? Ah! Voici notre ami S-Firmin; il nous aidera à choisir quelque jeu.
Charles, d'un ton moqueur . Notre ami S-Firmin! ... Mesdemoiselles, il faut que je lui parle avant vous. Il va au-devant de S-Firmin, tandis que les jeunes demoiselles s'entretiennent ensemble.
LE PETIT JOUEUR DE VIOLON SC. 6
Agathe, Charlotte, Sophie, Saint-Firmin, Charles.
Charles, à S-Firmin . Eh bien! As-tu fini? S-Firmin.
La voilà; prends, et rougis de ta paresse... eh bien! Mesdemoiselles, avez-vous quelque jeu d'arrêté?
Agathe. Nous vous attendions pour décider notre partie. S-Firmin.
J'ai là-bas un petit musicien à vos ordres; si vous me le permettez, je vais l'appeler pour vous chanter quelque chanson, ou pour vous faire danser. Sophie.
Un petit musicien! Où est-il? Où est-il?
Charlotte. Il faut convenir que M De S-Firmin s'entend bien à amuser sa société.
S-Firmin. Nous ferons, en nous amusant, un acte de charité; car le pauvre petit musicien ne possède rien sur la terre que son violon.
Charles. Et qui le paiera, M De S-Firmin? Il parle et il agit toujours comme si le roi était son parrain, et il n'a pas une maille.
Sophie. Ne rougis-tu pas, mon frère...? S-Firmin.
Laissez-le dire, ma cousine, il ne m'offense point; ce n'est pas un crime d'être pauvre: je ressemble par-là à mon petit musicien, qui est un très-bon enfant. Je lui donnerai douze sols qui me restent dans ma bourse; et il m'a promis de jouer à ce prix toute la soirée.
Charlotte. Nous nous cotiserons toutes pour le payer. Agathe.
Oui, oui, nous boursillerons. S-Firmin.
Voulez-vous que j'aille le chercher? Il attend là-bas à la porte.
Sophie. Sûrement, mon cher petit cousin, et dépêche-toi. S-Firmin sort. En même temps Justine apporte un gâteau sur un plat.
LE PETIT JOUEUR DE VIOLON SC. 7
Agathe, Charlotte, Sophie, Charles. Charles veut prendre le plat des mains de Justine. Sophie l'en empêche. Charles.
C'est que je voulais faire les portions. Sophie.
Je vais t'en épargner la peine: tu pourrais les faire si bien, qu'il ne nous
resterait pas plus du gâteau que du thé. Elle fait le partage, et présente les morceaux à la ronde. Charles, après avoir pris sa portion . Pour qui donc le morceau qui reste? Sophie.
Est-ce que mon petit cousin n'en aurait pas? Agathe.
J'aimerais mieux lui donner ma portion. Charlotte.
Et moi aussi la mienne. Charles, avec aigreur . Il est bien heureux. Sophie.
Tu ne vois que sa portion de gâteau à lui enlever.
LE PETIT JOUEUR DE VIOLON SC. 8
Agathe, Charlotte, Sophie, Charles, Saint-Firmin, tenant par la main le petit Jonas, qui a un violon sous son bras. S-Firmin.
J'ai l'honneur de vous présenter mon petit virtuose. Charlotte Et Agathe.
Il est tout-à-fait gentil. Sophie.
De quel pays es-tu, mon enfant? Jonas.
Je suis des montagnes de la Bresse. Agathe.
Et pourquoi viens-tu de si loin? Jonas.
C'est que mon pauvre père est aveugle; il ne peut plus travailler: nous courons le pays, et il faut que je lui gagne du pain avec mon petit violon.
Sophie. Eh bien! Veux-tu nous faire connaitre ton savoir faire?
Jonas. Ce sera de bon coeur; mais mon talent n'est pas grand'chose.
S-Firmin. Joue de ton mieux: ce sera toujours assez bon pour moi; et ces demoiselles seront assez bonnes pour te pardonner quelques faux tons, si tu en fais. Jonas accorde son violon. Agathe en même temps prend l'assiette avec le reste du gâteau, et le présente à S-Firmin. Il la remercie, prend l'assiette, et la tient à la main sans toucher au gâteau, pour écouter Jonas.Celui-ci commence d'abord à jouer sur son violon l'air de la chanson suivante; ensuite il chante. I plaignez le sort d'un petit malheureux, chargé tout seul du soin de son vieux père; ils n'ont, hélas! Pour se nourrir tous deux que la pitié qu'inspire leur misère.
II plaignez leur sort, prêtez-leur vos secours; c'est à regret que leur voix vous implore. De longs travaux l'un a rempli ses jours; pour travailler, l'autre est trop faible encore. III soyez touchés de leur sort malheureux, ayez pitié de l'enfant et du père; ils n'ont, hélas! Pour se nourrir tous deux qu'un peu de pain qu'on donne à leur misère. S-Firmin, lui tendant la main . Mon cher enfant, vous êtes donc bien pauvres? Jonas.
Hélas! Oui; mais avec mon violon, j'espère que nous ne manquerons pas. Si nous sommes malades, le bon dieu aura soin de nous; et si nous mourons nous n'avons besoin que d'un petit coin de terre que l'on trouve partout.
S-Firmin. Mais, mon petit malheureux, peut-être que tu as faim? Tiens, tiens, voici mon gâteau.
Jonas. Nenni, mon beau monsieur, mangez-le vous-même: un peu de pain est tout ce qu'il me faut. S-Firmin.
Non, tu prendras ceci; je sais manger du pain aussi bien que toi.
Jonas. Eh bien! Je vous remercie; mais je ne le mangerai pas à présent; je veux le partager avec mon pauvre père; il n'est pas accoutumé à manger de si bonnes choses.
Sophie. Ton pauvre père, dis-tu? Tiens, ma portion est pour lui.
Charlotte. Voici encore la mienne. Agathe.
Prends la mienne aussi. Jonas.
Nenni, nenni, gardez votre gâteau, mes jolies demoiselles; j'en ai assez d'un morceau: ce n'est pas avec ces friandises qu'on se rassasie.
Charles, ironiquement . Il a raison, cela lui ferait perdre sa belle voix. Sophie, à Charles .
Personne ne t'a demandé ta portion. Charles.
Oh! Il y a long-temps que je l'ai croquée. S-Firmin, à Jonas .
Allons, mon ami, veux-tu goûter d'abord de ton gâteau?
Jonas. Nenni, mon beau monsieur; puisque vous voulez bien me le donner, souffrez que je l'enveloppe dans mon mouchoir pour l'emporter avec moi. Sophie.
Attends un peu, je te donnerai un morceau de linge plus propre; tu peux, en attendant, mettre le morceau sur la fenêtre.
Jonas. Oui, ma petite demoiselle; je suis ici pour jouer du violon, et non pour manger.
Agathe. Je voudrais bien danser un menuet avec M De S-Firmin. En sais-tu quelqu'un? Jonas.
Tout ce qu'il vous plaira: un menuet, une allemande, une ronde.
Agathe. Voyons d'abord le menuet. S-Firmin prend la main d'Agathe, et se prépare à danser. Charlotte.
Pourquoi n'en danserions-nous pas deux à la fois, elle s'avance vers Charles . M Charles? Charles.
Excusez-moi, mademoiselle; je ne sais pas danser. Sophie.
Il a pourtant appris deux ans entiers. Charles.
C'est que je ne suis pas d'humeur fringante aujourd'hui.
Charlotte, lui faisant la révérence . Ainsi me voilà refusée.
Sophie. Mon petit cousin, prête-moi ton chapeau. À Charlotte. J'aurai l'honneur, mademoiselle, d'être votre cavalier.
Agathe. Et si nous dansions un menuet à quatre? S-Firmin.
Mademoiselle, je suis à vos ordres. Elles dansent un menuet à quatre; et lorsqu'il est fini, Charlotte va prendre S-Firmin. Charlotte.
M De S-Firmin, je veux aussi danser avec vous. S-Firmin.
Je serai ravi, mademoiselle, d'avoir cet honneur. Agathe.
Je veux maintenant être ton cavalier, Sophie. Sophie.
Je perds à tout cet arrangement mon petit cousin; mais il faut bien que je
fasse à ces demoiselles les honneurs de ta complaisance. Elles dansent un second menuet. pendant ce temps, Charles s'approche de la fenêtre, prends le gâteau de Jonas, et se glisse hors de la chambre. Sophie, à S-Firmin, qui s'essuie le front . Ah! Te voilà rendu! Il faut convenir que nous autres demoiselles, nous sommes dix fois plus fortes sur nos jambes que vous, messieurs. S-Firmin.
C'est que vous avez bien plus d'agilité. Agathe, à S-Firmin .
Si votre cousin était aussi complaisant que vous, nous vous aurions bientôt mis sur les dents; car l'une de nous pourrait reprendre haleine, tandis que les deux autres danseraient.Elles cherchent Charles de tous côtés. Charlotte.
Ah! Il s'en est allé! Tant mieux.
Jonas. Jouerai-je encore un petit air? S-Firmin.
Non, c'en est assez; à moins que vous n'en demandiez davantage, mesdemoiselles. Le pauvre malheureux ne sera pas fâché d'aller gagner ailleurs quelque chose. Je vous ai déjà dit le peu que j'avais dans ma bourse; et Charles a esquivé sa contribution.
Charlotte. Nous voulons toutes contribuer avec vous. Agathe.
Cela va sans dire. Elle tire sa bourse. Tenez, M De S-Firmin, voilà mes douze sols. Charlotte.
Voilà aussi les miens. Sophie.
Tiens, mon petit cousin, voici une pièce de vingt-quatre sols; garde ton argent; ce sera pour nous deux.
S-Firmin. Non, non, Sophie; je dois être le
premier à payer. Il rassemble toutes les pièces, et les donne à Jonas. Jonas.
Je ne prendrai jamais tout cela: ce beau petit monsieur ne m'a promis que douze sols. S-Firmin.
Prends tout, mon ami; nous avons tant de plaisir de pouvoir te faire du bien!
Jonas. Que le bon dieu vous en récompense! À Sophie. À présent, mademoiselle, si vous vouliez avoir la complaisance de me donner un mauvais morceau de linge pour envelopper le gâteau que vous m'avez fait prendre.
Sophie. Je l'avais oublié. Elle court à une petite commode, et en tire un mouchoir. Tiens, il est un peu usé; mais il servira bien pour cela. Jonas.
Voyez; il n'est encore que trop bon. Je n'ose pas le recevoir.
Sophie. Je ne puis plus m'en servir, et je l'aurais donné à un autre.
Jonas. Que le bon dieu vous récompense de votre générosité! Il va à la fenêtre pour prendre le gâteau. Sophie.
Donnez-le-moi, que je l'enveloppe. On cherche inutilement le gâteau. Jonas, tristement . Il n'y est plus. Sophie.
C'est un bien mauvais garnement! Il aura pris la portion du petit malheureux!
Jonas. N'en soyez pas fâchée, ma petite jolie demoiselle; je ne le regrette que par rapport à mon pauvre père. S-Firmin.
Si Charles n'était pas ton frère, sa gourmandise lui coûterait cher; mais il ne faut pas que le père de Jonas en souffre. Ma chère Sophie, si tu voulais
me prêter les douze sols que tu voulais donner pour moi tout-à-l'heure?
Sophie. Non; mon cousin; je veux en avoir le mérite à moi seule. À Jonas. Tiens, voilà douze sols; achète à ton père un autre morceau de gâteau. Charlotte et Agathe fouillent dans leurs bourses. Charlotte.
Tiens, voici encore quelque monnaie. Agathe.
Prends donc. Jonas.
Bon dieu! Bon dieu! Non; c'est trop. S-Firmin, lui tendant la main avec attendrissement .
Que je suis malheureux de n'avoir rien de plus à te donner! Mais je suis orphelin; et je vis, comme toi, des bienfaits des autres.
Jonas, à S-Firmin . Je voudrais que vous ne m'eussiez pas amené ici, ou que vous reprissiez votre argent.
S-Firmin. Ne te mets pas en peine de moi. Adieu; va chercher à gagner ta vie.
Jonas, en sortant, à Sophie . Voilà votre mouchoir, ma jolie demoiselle. Sophie.
Garde-le, si tu en as besoin. Jonas.
Que le ciel vous conserve toutes en santé, et vous rende encore plus jolies.
Il sort.
LE PETIT JOUEUR DE VIOLON SC. 9
Sophie, Charlotte, Agathe, Saint-Firmin. Sophie.
Concevez-vous quelque chose de plus indigne que la conduite de Charles?
Agathe. Il ne s'aviserait pas de ces tours, si j'étais sa soeur.
Charlotte. Je suis affligée qu'il ait détruit toute la joie que nous avions de faire du bien à ce petit malheureux. Agathe.
Il n'est pas maintenant trop à plaindre; le gâteau lui a été bien payé.
S-Firmin. Il est vrai, graces à votre générosité: mais cela ne justifie pas l'action de Charles; et le pauvre Jonas aurait pu avoir l'un sans perdre l'autre. Sophie.
C'est toi, mon petit cousin, qui en souffres le plus. Tu t'es privé de ta portion; et c'est mon vaurien de frère qui l'a mangée. On frappe à la porte.
LE PETIT JOUEUR DE VIOLON SC. 10
Agathe, Charlotte, Sophie, Saint-Firmin, Jonas. S-Firmin.
Voici encore notre petit violon. Que nous veux-tu, mon ami?
Jonas, en pleurant . Ah dieu! Dieu! Secourez-moi; je suis perdu. Les enfans s'assemblent autour de lui. Sophie.
Que t'est-il donc arrivé? Jonas.
Toute ma pauvre richesse... avec laquelle je me nourrissais moi et mon père... voyez, voyez... mon petit violon... il est tout en pièces; et votre mouchoir, votre argent... tout est perdu... il m'a tout pris... S-Firmin. Et qui t'a brisé ton violon? Qui t'a pris ton argent?
Jonas. Celui... celui qui m'avait déjà pris mon gâteau. Sophie.
Mon frère? Est-il possible? S-Firmin.
Charles? Charlotte. C'est incroyable! Agathe.
Ô le scélérat! Jonas.
Oui, c'est lui, c'est lui. Je passais le seuil de la porte: voilà qu'il s'approche de moi, et qu'il me demande si j'avais été payé de ma musique, sans quoi il allait me payer. Oh! Oui, je l'ai été, lui ai-je répondu; sûrement je n'ai été que trop bien payé. Où prennent-ils donc cet argent, a-t-il dit? Voyons un peu ce qu'on t'a donné. Et moi, imbécile que je suis! J'aurais dû penser au gâteau; mais je n'y pensais plus. J'étais si joyeux d'apporter tant d'argent à mon père! Je n'en avais pas fait le compte,
j'étais bien aise de le savoir. Je pose mon violon à terre, à côté de moi. Je tire ensuite le mouchoir. Voilà qui est encore par-dessus le marché, lui ai-je dit; c'est une des petites demoiselles qui me l'a donné. J'avais mis dedans tout mon argent. Quand j'ai voulu le dénouer, il a sauté dessus. J'ai deviné sa malice. Il tire à lui; je retire à moi. Tout-à-coup il aperçoit que mon violon est par terre; il y met ses deux pieds en trépignant. Les bras me sont tombés. J'ai lâché le mouchoir; il l'a pris, et s'est enfui. Mon violon et l'archet sont tout brisés, et je n'ai plus ni le mouchoir, ni l'argent. Ô mon père! Mon pauvre père! Qu'allons-nous devenir? Sophie.
Mais effectivement, je ne le sais pas... je n'ai plus rien du tout. Ô mon cher cousin!
Charlotte, à Jonas . Voici quelques petites pièces; c'est tout ce que j'ai sur moi.
Jonas. Ma belle demoiselle, je vous remercie; mais pour cela je ne puis pas avoir un violon. Ô mon pauvre père! Il y a plus de quinze ans qu'il l'avait. Agathe.
Prends encore ceci; c'est le fond de ma bourse. Sophie, court à sa commode .
Voilà mon dé; il est d'or: cours le vendre, mon pauvre ami; j'en ai un d'ivoire qui me servira à la place.
S-Firmin. Non; garde ton dé, ma petite cousine. Attends, mon ami; je puis te tirer d'embarras. Il se baisse, ôte ses boucles, et les lui donne. J'en ai une autre paire de similor. Tu auras sûrement douze francs de celles-ci. Elles sont bien à moi; c'est mon parrain qui me les a données pour le jour de ma fête. Sophie lui présente son dé, et Saint-Firmin ses boucles: Jonashésite à les prendre.
Jonas. Non, je ne veux rien prendre de cela; mon père croirait que je l'ai dérobé.
Sophie. Prends au moins mon dé. S-Firmin.
Veux-tu prendre mes boucles? Tu me mettrais en colère. Prends, te dis-je.
Jonas. Ah! Dieu de bonté, vous voulez que je vous prive de vos bijoux?
S-Firmin. Ne t'en mets pas en peine. Dieu me rendra peut-être plus que je ne te donne. Ton père a besoin de pain; moi, je n'ai pas de père à nourrir. Sophie.
Va, va, et prends garde à bien faire tes petites affaires.
Jonas. Reprenez au moins votre dé. Sophie.
Je n'y pense plus.
Charlotte. Si tu passes jamais devant chez nous, j'aurai soin de toi.
Agathe. C'est à la place royale, tout vis-à-vis la tête du cheval. Tu n'as qu'à demander les demoiselles De Saint-Félix, au premier.
Jonas. Oh! Les gens qui demeurent au premier me renvoient toujours; je ne monte jamais que tout-à-fait dans le haut de la maison.
Sophie. C'en est assez: ton père est peut-être inquiet sur ton compte, et le nôtre pourrait venir. Jonas.
Comment, monsieur votre père? Est-ce que vous l'attendez tout-à-l'heure? Sophie.
Oui, va-t-en; et puis le coquin qui t'a enlevé ton mouchoir et ton argent pourrait encore t'enlever ceci.
Jonas. Vous êtes bien sûr au moins qu'on ne vous grondera pas?
S-Firmin. Non, ne crains rien. Adieu. Jonas, en sortant . Les bons petits coeurs!
LE PETIT JOUEUR DE VIOLON SC. 11
Sophie, Charlotte, Agathe, Saint-Firmin. Charlotte.
Je suis bien fâchée que vous vous soyez défait de vos boucles, M De Saint-Firmin.
Agathe. Vous me donnez-là un bel exemple. S-Firmin.
C'est celui que j'ai reçu de Sophie. Si je n'avais pas vu faire à Charles une si vilaine action, je me réjouirais d'avoir trouvé l'occasion de faire une bonne oeuvre. Que je vais regarder mes boucles de similair avec plaisir!
LE PETIT JOUEUR DE VIOLON SC. 12
M De Melfort, Sophie, Agathe, Charlotte, S-Firmin, Jonas.
Les enfans s'assemblent en peloton. Sophie et Saint-Firmin regardent un peu de travers le petit Jonas, et se parlent à l'oreille. M De Melfort, aux demoiselles De Saint-Félix .
Bonjour, mesdemoiselles; je vous remercie de l'honneur que vous avez fait à ma fille; mais permettez-moi, je vous prie, d'écouter en votre présence ce petit garçon. Il m'attendait sur l'escalier; et il ne veut pas me quitter sans m'avoir parlé devant vous. À Jonas. Voyons, qu'as-tu à me dire?
Jonas, à Sophie et à Saint-Firmin . Mes bonnes petites personnes, je vous prie, pour l'amour de Dieu, de ne m'en vouloir pas de mal: mais je ne puis me
taire; et ce serait mal fait à moi si je gardais ce que vous m'avez fait prendre, sans le consentement de votre père. Je sais que les enfans n'ont rien à donner.
M De Melfort. Qu'est-ce donc que ceci? Jonas.
Je vais vous le dire. Ce jeune monsieur m'appelle par la fenêtre, pour amuser, avec mon violon, ces petites demoiselles. Il y avait encore un autre petit monsieur bien joli, mais un bien méchant coquin. M De Melfort.
Quoi! Mon fils? Jonas.
Pardonnez-moi, cela m'est échappé. Je joue de mon mieux les airs que je sais; et ces bonnes petites personnes me font la grace de me donner un morceau de gâteau, un mouchoir pour l'envelopper, avec une poignée de petites pièces: je ne sais pas ce qu'il y avait.
M De Melfort. Eh bien?
Jonas. Eh bien! Le méchant petit monsieur m'a pris le gâteau que je voulais porter à mon pauvre père, qui est aveugle. Passe pour cela. Mais il sort de la chambre en cachette; et lorsque je me retire tout joyeux avec mon petit paquet, il me guette au passage, me prend le mouchoir avec tout l'argent, et met mon violon en pièces. Tenez, le voyez-vous? Ilse met à pleurer. Toute ma richesse, avec laquelle je me nourrissais, moi et mon père! M De Melfort.
Dis-tu vrai? Ce serait une effroyable méchanceté. Quoi! Mon fils... Charlotte.
Sa conduite, dans tout le reste, rend ceci très-croyable. Demandez à Sophie elle-même. M De Melfort.
Va, mon ami, ne t'afflige pas; je saurai te dédommager: mais est-ce là tout?
Jonas. Non, monsieur; écoutez seulement. Dans le chagrin où j'étais, je suis rentré pour raconter l'aventure à ces bonnes petites personnes. Elles n'avaient pas assez d'argent pour payer le dommage. Voilà cette jolie demoiselle qui me donne son dé d'or, et ce jeune monsieur ses boucles d'argent. Je ne pouvais pas les prendre; mon père aurait cru que je les aurais volées. Je savais que vous alliez revenir; je vous ai attendu pour vous les rendre: les voici... mais je n'ai donc plus de violon. Ô mon violon! Ô mon pauvre père!
M De Melfort. Que viens-tu de me raconter? Est-ce toi; est-ce vous, mes braves enfans, que je dois le plus admirer? Excellente petite créature, dans une extrême indigence tout perdre; et dans la crainte de faire le mal, courir le risque de laisser mourir de faim un père que tu aimes!
Jonas. Est-ce donc si beau de ne pas être
un méchant? Non, le pain mal gagné ne profite pas: c'est ce que mon père et ma mère m'ont toujours dit. Si vous vouliez seulement m'acheter un violon, tout serait réparé. Ce que le dé et les boucles m'auraient valu de plus, c'est le bon dieu qui m'en tiendra compte.
M De Melfort. Il faut que ton père et toi, vous ayez une droiture bien extraordinaire, pour ne pas soupçonner seulement la corruption des autres hommes! Dieu veut se servir de moi pour répandre sur vous ses bienfaits. Reste avec nous. Je veux d'abord te mettre auprès de Saint-Firmin; nous verrons ensuite ce que nous aurons de mieux à faire.
Jonas. Quoi! Auprès de ce petit ange? Oh! Je suis transporté de joie. Il baise la main de S-Firmin. Mais non avec tristesse , je ne veux pas laisser mon père tout seul. Sans moi, comment ferait-il pour vivre? Quoi! Je serais dans la richesse, et il mourrait de faim! Oh! Non.
M De Melfort. Excellent enfant! Et qui est ton père? Jonas.
Un vieux paysan aveugle, que je nourrissais avec mon violon. Il est vrai qu'il ne mange, comme moi, qu'un morceau de pain avec du lait cru. Mais le bon dieu nous en donne toujours assez pour la journée; et nous ne nous mettons pas en peine du lendemain: il y pourvoit aussi.
M De Melfort. Eh bien! Je veux prendre soin de ton père; et, s'il y consent, je le ferai entrer dans une maison de charité, où l'on a une attention extrême pour les vieillards et pour les infirmes. Tu pourras l'y aller voir quand tu voudras. Jonas pousse un cri de joie, et court tout autour de la chambre, comme hors de lui-même. Jonas.
Ô dieu! Mon pauvre père! Non, cela va le faire mourir de plaisir. Je ne puis rester plus long-temps; il faut que je
l'aille chercher, et que je vous l'amène ici. Il court vers la porte. Sophie et S-Firmin prennent la main de M De Melfort, et s'essuient les yeux.
LE PETIT JOUEUR DE VIOLON SC. 13
M De Melfort, Sophie, Agathe, Charlotte, Saint-Firmin.
M De Melfort. Ô mes chers enfans! Que ce jour aurait été heureux pour moi, si, en admirant la générosité de vos sentimens, la pensée de l'indignité de mon fils ne venait empoisonner mon bonheur! Mais non, il ne doit pas''emprisonner. Dieu m'a fait présent d'un autre fils en toi, mon cher S-Firmin: si tu ne l'es par la naissance, tu l'es par les liens du sang, et par un coeur digne de moi. Oui, tu seras seul mon fils... mais, où est Charles? Va le chercher, et amène-le-moi tout de suite ici. S-Firmin sort.
Sophie. Il y a près d'une heure que nous ne l'avons vu. Pendant que le petit garçon nous faisait danser un menuet, il a disparu avec sa portion de gâteau. S-Firmin, en rentrant .
On l'a vu entrer ici près, chez un confiseur. J'ai dit à Lafleur de l'aller chercher. M De Melfort.
Mes enfans, passez dans mon cabinet, je veux savoir ce qu'il aura l'effronterie de me répondre. Quand j'aurai besoin de témoins, je vous appellerai. Charlotte Et Agathe.
En ce cas, nous allons nous retirer. M De Melfort.
Non, mes enfans; je vais envoyer dire à vos parens que vous passerez ici le reste de la soirée. Vraisemblablement le vieux Jonas et son digne fils seront nos convives. J'ai besoin de quelque baume pour la cruelle blessure que Charles a faite à mon coeur; et je n'en connais point de plus salutaire que
l'entretien d'aimables enfans comme vous. Sophie, prêtant l'oreille . Je crois entendre venir Charles. M De Melfort ouvre la porte de son cabinet; les enfans s'y retirent.
LE PETIT JOUEUR DE VIOLON SC. 14
M De Melfort. Il y a long-temps que je craignais cette affreuse découverte; mais je ne l'aurais jamais soupçonné de pareilles horreurs. Il est peut-être encore temps de le guérir de ses vices. Hélas! Pourquoi faut-il y employer des remèdes désespérés?
LE PETIT JOUEUR DE VIOLON SC. 15
M De Melfort, Charles. Charles.
Que me voulez-vous, mon papa? M De Melfort.
D'où viens-tu! N'étais-tu pas dans ta chambre? Charles.
Notre précepteur est sorti; S-Firmin était descendu. Après avoir travaillé tout l'après-midi, je me suis ennuyé d'être seul.
M De Melfort. Que n'es-tu allé joindre, comme S-Firmin, la petite société que j'ai trouvée chez ta soeur? Charles.
C'est ce que j'ai fait aussi; mais ces demoiselles se sont si mal comportées envers moi... M De Melfort.
Comment donc! Tu m'étonnes.
Charles. D'abord elles ont pris du thé, mais sans vouloir m'en donner une goutte; elles m'ont fait, au contraire, toutes sortes de malices. S-Firmin a ramassé dans la rue un petit mendiant pour leur jouer du violon. Il lui a donné du gâteau qu'on leur avait servi; à moi, pas un morceau. On a dansé; aucune de ces demoiselles n'a voulu danser avec moi, quoiqu'elles fussent trois, et qu'il n'y eût d'autre cavalier que S-Firmin. Qu'aurais-je fait ici! Je suis descendu sur la porte, pour voir passer le monde. M De Melfort.
Sur la porte seulement? Que s'est-il donc passé au coin de la rue, entre le petit musicien et toi? Certaines gens m'ont dit que tu l'avais battu, que tu avais brisé son violon, et qu'il s'en était allé en pleurant.
Charles. Cela est vrai, mon papa; et si je n'avais pas eu le coeur aussi bon, j'aurais appelé la garde pour le faire mettre au
cachot. Écoutez-moi un peu. Lorsque je l'ai vu sortir d'ici, je me suis dit: il faut que tu donnes aussi quelque chose à ce petit malheureux pour sa peine; car je sais que S-Firmin n'a rien à lui, et qu'un mendiant n'est pas bien payé avec un morceau de gâteau. J'ai pris dans ma bourse quelque monnaie que je lui ai donnée; il a tiré un mouchoir pour l'y mettre. Je m'aperçois que c'est un mouchoir de ma soeur; voyez la marque. Je l'ai prié de me le rendre de bonne grace; il ne l'a pas voulu. Je l'ai pris au collet: nous avons lutté ensemble; et, par hasard, j'ai mis le pied sur son violon. M De Melfort, avec colère . Cessez, lâche menteur; je ne peux plus vous écouter. Charles s'approche de lui, et veut lui prendre la main .
Mais, mon cher papa, pourquoi êtes-vous fâché?
M De Melfort. Fuis, méchant; ôte-toi de mes yeux; tu me fais horreur. Il fait sortir les enfans du cabinet.
LE PETIT JOUEUR DE VIOLON SC. 16
M De Melfort, Sophie, Agathe, Charlotte, Charles, Saint-Firmin.
M De Melfort. Venez, mes enfans, je ne veux plus voir que ceux qui méritent mon amour; et toi, sors pour jamais de ma présence. Mais non, demeure; il faut que tu reçoives auparavant ton arrêt. À Sophie et à S-Firmin. Vous avez entendu ses accusations contre vous?
Sophie. Oui, mon papa; et si cela n'était pas nécessaire pour notre justification, je ne dirais pas un mot contre lui, de peur d'augmenter votre colère.
Charles. Ne croyez rien de ce qu'elle va vous dire. M De Melfort.
Tais-toi; j'ai déjà la preuve que tu es un détestable menteur. Le mensonge conduit au vol et au meurtre. Tu as déjà commis le premier crime; et il ne te manque peut-être que des forces pour commettre le second. Parle, ma fille.
Sophie. Premièrement, il ne s'est occupé de rien cet après-midi: c'est S-Firmin qui lui a fait sa version.
M De Melfort. Cela est-il vrai? S-Firmin.
Je ne puis en disconvenir. Sophie.
Ensuite il a jeté une tasse de thé sur la robe d'Agathe; et tandis que nous étions occupées à l'essuyer, il est resté à table et a vuidé toute la théière: il ne nous en est pas resté une goutte. En
voici des témoins montrant les demoiselles De S-Félix . À l'égard du gâteau... M De Melfort.
C'en est assez; toutes tes méchancetés sont découvertes: monte dans ta chambre pour aujourd'hui; dès demain au matin je te chasse de la maison. Je te laisserai le temps de te corriger avant que tu y rentres; et si cela ne réussit pas, il ne manque point de cachots où l'on renferme les scélérats qui troublent la société par leurs crimes. S-Firmin, dis àLafleur de le garder à vue dans sa chambre: tu recommanderas en même temps qu'on m'envoye le précepteur aussitôt qu'il sera de retour. Sophie Et Saint-Firmin, intercédant pour lui . Mon cher papa, mon cher oncle... M De Melfort.
Je ne veux rien entendre en sa faveur. Celui qui est capable d'arracher au pauvre le salaire qu'il a gagné, de
lui briser l'instrument de ses travaux, et de chercher à se justifier de ces atrocités par le mensonge et par la calomnie, doit être retranché de la société des hommes. Je loue le ciel de ce qu'il me laisse encore de braves enfans comme vous: c'est vous qui serez ma consolation; et c'est avec vous que je veux me réjouir ce soir, autant que peut le faire un père qui a un fils d'un si mauvais naturel.
LES TROIS GÂTEAUX
Viens, Paulin, dit un jour M De Gerseuil à son fils, dans une belle matinée de la fin du printemps. Voici un panier où j'ai mis un gâteau et des cerises. Nous irons, si tu veux, déjeûner dans la prairie voisine.
Ah! Quel plaisir, mon papa, lui répondit Paulin, en faisant une gambade de joie. Il prit le panier d'une main, donna l'autre à son père, et ils marchèrent ensemble vers la prairie.Lorsqu'ils l'eurent un peu parcourue pour y choisir une place agréable: arrêtons-nous
ici, mon fils, dit M De Gerseuil; cet endroit est charmant pour un déjeûner.
Paulin. Nous n'avons pas de table, mon papa: comment ferons-nous?
M De Gerseuil. Voici un tronc d'arbre renversé qui nous en servirait, si nous en avions besoin; mais tu peux bien manger tes cerises dans le panier. Paulin.
À la bonne heure; mais il nous manque des chaises. M De Gerseuil.
Et ce banc de gazon, le comptes-tu pour rien? Vois comme il est couvert de jolies fleurs! Nous allons nous y asseoir, à moins que tu n'aimes mieux t'étendre sur le tapis.
Paulin. Le tapis, mon papa? Vous savez bien qu'il est encore cloué dans le salon.
M De Gerseuil. Il est vrai. Il y a un tapis dans le salon: mais il y en a aussi un ici.
Paulin. Où donc est-il? Je ne le vois pas. M De Gerseuil.
Le gazon est le tapis des champs. Le joli tapis d'une belle verdure! Il est plus frais et plus douillet que les nôtres. Et comme il est grand! Il s'étend partout, sur les montagnes et sur les plaines: les agneaux trouvent bien doux de s'y reposer. Imagines-tu, Paulin, combien ils auraient à souffrir sur une terre nue et desséchée? Leurs membres sont si délicats!Bientôt ils seraient tout brisés. Leurs mères ne savent pas leur préparer des lits de plume: le bon dieu y a pourvu à la place des pauvres brebis. Il leur a fait cette molle couchette, où ils peuvent s'étendre.
Paulin. Encore ont-ils le plaisir de la manger.
M De Gerseuil. J'entends ce que tu veux dire. Tiens, voici tes cerises et ton gâteau.
Paulin, goûtant le gâteau . Ah! Mon papa, qu'il est bon! Il ne manquerait plus qu'une histoire, tandis que je le mange. Si vous vouliez m'en conter une, la plus jolie que vous saurez?
M De Gerseuil. Je le veux bien, mon fils. Ton gâteau me rappelle une histoire où il y en a trois.
Paulin. Un, deux, trois gâteaux! L'eau m'en vient à la bouche. Comme cela doit faire une histoire friande! Oh! Contez, contez-moi, je vous prie. M De Gerseuil.
Viens t'asseoir à mon côté. Bon. Mets-toi bien à ton aise pour m'entendre.
Paulin. Me voici tout prêt. Je vous écoute de mes deux oreilles.
M De Gerseuil. "Il y avait un enfant de ton âge qui s'appelait Henri. Son papa et sa maman l'envoyèrent à l'école. Henri était un fort joli petit garçon, et il aimait ses livres plus encore que ses joujoux. Il fut un jour le premier de sa classe. Sa maman en fut instruite. Elle y rêva toute la nuit de plaisir; et le lendemain s'étant levée de bonne heure, elle appela sa cuisinière, et lui dit: Marianne, il faut faire un gâteau pour Henri, puisqu'il a si bien récité ses leçons. Marianne répondit: oui, madame, de tout mon coeur; et aussitôt elle se mit à paîtrir un gâteau de fleur de farine choisie. Il était fort grand, grand comme tout mon chapeau rabattu. Marianne l'avait rempli d'amandes, de pistaches, de fleur d'orange, de tranches de citrons confits. Elle avait glacé le dessus avec du sucre; en sorte qu'il était blanc et uni comme de la neige. Le gâteau ne fut pas plutôt cuit, que Marianne le porta elle-même à l'école. Lorsque le
petit Henri l'aperçut, il sauta autour de lui, en frappant dans ses mains. Il n'eût pas la patience d'attendre qu'on lui donnât un couteau pour le couper; il se mit à le ronger à belles dents, comme un petit chien. Il en mangea jusqu'à ce que la cloche sonnât l'heure de l'étude; et lorsque l'heure de l'étude fut finie, il se remit à en manger. Il en mangea encore le soir jusqu'à l'heure de se mettre au lit. Un de ses camarades m'a même assuré qu'Henri, en se couchant, mit le gâteau sous son chevet, et qu'il se réveilla plusieurs fois la nuit pour le grignoter. J'ai bien quelque peine à le croire; mais il est très-sûr au moins que le lendemain, au point du jour, il recommença de plus belle, et qu'il continua de ce train toute la matinée, jusqu'à ce qu'il ne restât pas une seule miette de son grand gâteau. L'heure du dîner arriva: Henri n'avait plus d'appétit; et il voyait, avec jalousie, le plaisir que prenaient les autres enfans à faire ce repas. Ce fut bien
pis encore à l'heure de récréation. On venait lui proposer des parties de boule, de paume, de volant: il n'avait pas envie de jouer, et ses compagnons jouèrent sans lui, quoiqu'il en crevât de dépit. Il ne pouvait plus se soutenir sur ses jambes; il s'assit dans un coin d'un air boudeur, et tout le monde disait: je ne sais ce qui est arrivé à ce pauvre Henri. Lui qui était si gaillard, qui aimait tant à courir et à sauter, voyez comme il est triste, pâle, abattu! Le principal vint lui-même, et fut très-inquiet en le voyant. Il eut beau le questionner sur la cause de son mal, Henri ne voulut point l'avouer. Heureusement on découvrit que sa maman lui avait envoyé un grand gâteau, qu'il s'était dépêché de le manger, et que tout le mal venait de sa gourmandise. On envoya aussitôt chercher le médecin, qui lui fit avaler je ne sais combien de drogues plus amères les unes que les autres. Le pauvre Henri les trouvait bien mauvaises; mais il fut
obligé de les prendre, de peur de mourir: ce qui lui serait infailliblement arrivé. Au bout de quelques jours de remèdes et d'un régime très-rigoureux, sa santé se rétablit enfin; mais sa maman protesta qu'elle ne lui enverrait plus de gâteaux. Paulin.
Il ne méritait plus d'en sentir seulement la fumée. Mais, mon papa, ne voilà qu'un gâteau; et vous me disiez qu'il y en avait trois dans votre histoire. M De Gerseuil.
Patience, mon ami, voici le second. Il y avait dans la pension d'Henri, un autre enfant qui s'appelait François. François avait écrit à sa maman une lettre fort jolie, où il n'y avait pas une seule rature. Sa maman, en récompense, lui envoya aussi, le dimanche suivant, un gâteau. François se dit en lui-même: je ne veux pas me rendre malade comme ce goulu d'Henri: je ferai durer mon plaisir plus longtemps. Il prit le gâteau, qu'il eut beaucoup
de peine à porter, et il alla l'enfermer dans son armoire. Tous les jours, pendant les heures de récréation, il s'esquivait adroitement d'entre ses camarades, montait sur la pointe du pied dans sa chambre, coupait un morceau de son gâteau, et renfermait le reste à double tour. Il continua de même jusqu'au bout de la semaine; et le gâteau n'en était encore qu'à moitié, tant il était grand! Mais qu'arriva-t-il? À la fin, le gâteau se dessécha et se moisit: les fourmis trouvèrent aussi le moyen de s'y glisser pour en avoir leur part; en sorte que bientôt il ne valut plus rien du tout, et François fut obligé de le jeter en pleurant de regret: mais personne n'en fut fâché pour lui. Paulin.
Ni moi non plus. Comment! Garder un gâteau pendant huit jours, sans en donner un morceau à ses amis! Fi, que c'est vilain! Mais, voyons le troisième, je vous prie, mon papa.
M De Gerseuil. Il y avait encore dans la même pension un enfant, dont le nom était Gratien. Sa maman lui envoya un jour un gâteau, parce qu'il aimait beaucoup sa maman, et que sa maman l'aimait encore davantage. Aussitôt que la pâtisserie fut arrivée, Gratien dit à ses camarades: venez voir ce que m'envoie maman; il faut tous en manger. Ils ne se le firent pas répéter deux fois; et ils coururent autour du gâteau, comme tu vois les abeilles voltiger autour de cette fleur qui vient d'éclore. Gratien s'était muni d'un couteau. Il coupa une partie du gâteau, en autant de portions qu'il y avait de ses petits amis. Ensuite il les fit ranger en cercle pour n'oublier personne; et ayant commencé par celui qui était le plus près de lui, il fit le tour du cercle en distribuant à chacun sa portion, avec un mot d'amitié, jusqu'à ce qu'il fût revenu à celui qu'il avait servi le premier. Gratien alors prit le reste, et dit: voici ma portion à moi, je la
mangerai demain. Il alla jouer, et tous les autres s'empressèrent de jouer avec lui à tous les jeux qu'il voulut choisir.
Un quart d'heure après, il vint dans la cour un vieux pauvre avec son violon. Il avait une longue barbe toute blanche; et comme il était aveugle, il se faisait conduire par un petit chien qu'il tenait au bout d'une longue corde. Le petit chien le menait avec beaucoup d'adresse; et quand il voyait du monde, il secouait la sonnette pendue à son cou, pour avertir les passans de ne pas faire de mal à son maître. Lorsque le vieux aveugle se fut assis sur une pierre, et qu'il eut entendu les enfans autour de lui, il leur dit: mes petits messieurs, si vous voulez, je vais vous jouer les plus jolis airs que je sais. Les enfans ne demandaient pas mieux. Le vieillard accorda son violon, et il leur joua des airs de sarabandes, et de toutes les chansons nouvelles de l'ancien temps. Gratien s'aperçut que tandis qu'il jouait
les airs les plus gais, une grosse larme tombait le long de ses joues; et il lui dit: bon vieillard, pourquoi pleures-tu? Le vieillard lui répondit: parce que j'ai bien faim. Je n'ai personne dans le monde qui nous donne à manger, à mon chien ni à moi. Si je pouvais travailler pour nous faire vivre tous deux! Mais j'ai perdu mes yeux et mes forces. Hélas! J'ai travaillé jusqu'à ma vieillesse, et aujourd'hui je n'ai pas de pain. Gratien pleurait comme le vieillard. Il s'en alla sans rien dire, et courut chercher le reste du gâteau qu'il avait gardé pour lui: puis il revint tout joyeux, en criant de loin: tiens, bon vieillard, voici du gâteau. Le vieillard dit, en ouvrant les bras: où est-il? Car je suis aveugle, je ne peux pas le voir. Gratien lui mit le gâteau dans la main, et le pauvre aveugle posa son violon à terre, essuya ses yeux et se mit à manger. À chaque morceau qu'il portait à sa bouche, il en réservait pour le petit chien fidèle qui venait dîner dans sa
main. Et Gratien, debout à son côté, souriait de plaisir." Paulin. Ah, Gratien! Le bon Gratien! Mon papa, donnez-moi votre couteau, je vous prie. M De Gerseuil.
Le voici. Qu'en veux-tu faire? Paulin.
Je n'ai fait qu'écorner un peu mon gâteau, tant j'avais de plaisir à vous écouter. Je vais couper ce que j'ai mordu. Tenez, voyez comme il est propre! J'aurai bien assez de ces rognures avec les cérises pour mon déjeûner. Et le premier pauvre que nous trouverons en retournant au logis, je lui donnerai le reste de mon gâteau, même quand il n'aurait pas de violon.
FI! LE VILAIN CHARMANT
Claudine. Lucette, as-tu vu le nouveau chien de ma soeur? Lucette.
Non, pas encore, ma chère amie. Claudine.
Je te plains. C'est bien la plus drôle petite bête qu'il y ait au monde.
Lucette. Est-il vrai? Comment s'appelle-t-il? Claudine.
Charmant. Lucette. Voilà déjà un nom bien joli. Claudine.
Oh, il est encore plus charmant que son nom. Et qu'a-t-il donc de si drôle? Claudine.
D'abord, il n'est pas plus gros que mon poing.
Lucette. Je les aime bien de cette petite espèce. Claudine.
Et puis on ne sait pour qui le prendre, si c'est une levrette ou un épagneul.
Lucette. Voilà qui est plaisant. Claudine.
Si tu voyais donc sa grosse queue qui fait le bouquet, ses oreilles qui pendent jusqu'à terre, ses longues soies qui viennent se chiffonner sur ses yeux et sur son museau, et la chienne de physionomie qui perce là-dessous? Il est à croquer. Lucette.
Et de quelle couleur est-il, Claudine? Claudine.
Café au lait tendre. Lucette.
Bon! C'est la couleur de ce que j'aime le mieux pour mon déjeûner. Je n'en ai pas tous les jours. On ne me donne le plus souvent que du lait.
Claudine. Tout sec? Lucette. Hélas! Oui. Mais revenons à Charmant. Claudine.
Il fait plus de tours qu'un scaramouche. Il donne la patte, et il distingue à merveille la droite de la gauche. Lorsqu'on lui jette un gant, il va le rapporter à la personne sans se tromper jamais. Lucette.
Que me dis-tu? Claudine.
Ensuite il fait comme s'il était mort: il se couche tout de son long; et il ne se relève pas qu'on ne lui ait fait signe de la main. On n'a qu'à lui mettre un petit balai entre les pattes, il monte la garde comme une sentinelle, et il danse un menuet aussi bien que M Rigaudon.
Lucette. Vraiment, voilà un chien fort bien appris. Mais, Claudine, est-il aussi
bien doux et bien tranquille, et ne fait-il mal à personne?
Claudine. Oh! C'est une autre affaire. Lorsqu'il vient un étranger dans la maison, il se met à japper contre lui comme un fou; et l'on a bien de la peine à l'empêcher de se jeter à travers ses jambes pour le mordre.
Lucette. C'est bon pour la nuit; et encore, si c'était à lui de garder la maison.
Claudine. Il s'avise aussi quelquefois d'aller mordre le vieux chien de mon papa, sans que celui-ci lui ait fait de mal; et il ne lui voit rien manger, qu'il n'aille, de jalousie, lui arracher les morceaux de la gueule. Heureusement que Médor est un bon enfant. Lucette.
Comment, Claudine, voilà ce qu'il fait? Claudine.
Vraiment oui.
Lucette. Et tu l'appelles Charmant? Claudine.
Il est si drôle et si gentil! Lucette.
Va; Claudine, je n'en voudrais pas avec sa gentillesse et ses expiégleries. Mon papa dit qu'on est toujours laid, lorsqu'on a un mauvais coeur... fi! Le vilain Charmant!
PAPILLON JOLI PAPILLON!
Papillon, joli papillon! Viens te poser sur cette fleur que je tiens dans ma main.
Où vas-tu, petit étourdi? Ne vois-tu pas cet oiseau gourmand qui te guette? Il vient d'aiguiser son bec, et il l'ouvre déjà tout prêt à t'avaler. Viens, viens ici; il aura peur de moi, et il n'osera t'approcher. Papillon, joli papillon! Viens te poser sur cette fleur que je tiens dans ma main.
Je ne veux point t'arracher les ailes, ni te tourmenter, non, non, tu es petit et faible, ainsi que moi. Je ne veux que te voir de plus près; je veux voir ta petite tête, ton long corsage et tes grandes ailes bigarrées de mille et mille couleurs.
Papillon, joli papillon! Viens te poser sur cette fleur que je tiens dans ma main.
Je ne te garderai pas long-temps; je sais que tu n'as pas long-temps à vivre. À la fin de cet été tu ne seras plus; et moi, je n'aurai alors que six ans. Papillon, joli papillon? Viens te poser sur cette fleur que je tiens dans ma main. Tu n'as pas un moment à perdre pour jouir de la vie: tu pourras prendre ta nourriture tandis que je te regarderai.
LE SOLEIL ET LA LUNE
La charmante soirée! Viens, Antonin, disait M De Verteuil à son fils. Regarde, le soleil est prêt à se coucher. Comme il est beau! Nous pouvons l'envisager maintenant. Il n'est pas si éblouissant qu'à l'heure du dîner, lorsqu'il était au plus haut de sa course. Comme les nuages sont beaux aussi autour de lui? Ils sont de couleur de soufre, de couleur d'écarlate et de couleur d'or! Mais vois-tu avec quelle vîtesse il descend! Déjà nous ne pouvons plus en voir que la moitié. Nous ne le voyons plus du tout. Adieu, soleil, jusqu'à demain au matin. À présent, Antonin, tourne les yeux de l'autre côté: qu'est-ce qui brille ainsi derrière les arbres? Est-ce un feu? Non? C'est la lune. Elle est bien grande. Et comme elle est rouge! On dirait qu'elle est pleine de sang. Elle est toute ronde
aujourd'hui, parce que c'est pleine lune. Elle ne sera pas si ronde demain au soir. Elle perdra encore un morceau après-demain, un autre morceau le jour suivant; et toujours de plus en plus, jusqu'à ce qu'elle devienne comme ton arc: alors on ne la verra plus qu'à l'heure où tu seras au lit; et de jour en jour, elle deviendra encore plus petite, jusqu'à ce qu'on ne la voye plus du tout au bout de quinze jours. Ce sera ensuite nouvelle lune, et tu la verras dans l'après-midi. Elle sera d'abord bien petite; mais elle deviendra chaque jour plus grande et plus ronde, jusqu'à ce qu'au bout de quinze autres jours, elle soit tout-à-fait pleine comme aujourd'hui; et tu la verras encore se lever derrière les arbres. Antonin.
Mais, mon papa, comment le soleil et la lune se tiennent-ils tout seuls en l'air? Je crains toujours qu'ils ne me tombent sur la tête.
M De Verteuil. Tranquillise-toi, mon fils; il n'y a pas de danger. Je t'expliquerai un jour ce qui t'embarrasse, lorsque tu seras plus en état de m'entendre. Écoute, en attendant, ce que l'un et l'autre t'adressent par ma bouche.
Le soleil dit d'une voix éclatante: je suis le roi du jour. Je me lève dans l'orient, et l'aurore me précède pour annoncer à la terre mon arrivée. Je frappe à ta fenêtre avec un rayon d'or, pour t'avertir de ma présence, et je te dis: paresseux, lève-toi. Je ne brille pas pour que tu restes enseveli dans le sommeil; je brille pour que tu te lèves et que tu travailles.
Je suis le grand voyageur. Je marche comme un géant à travers toute l'étendue des cieux. Jamais je ne m'arrête, et je ne suis jamais fatigué. J'ai sur ma tête une couronne de rayons étincelans que je disperse sur tout l'univers; et tout ce qu'ils frappent brille d'éclat et de beauté.
Je donne la chaleur aussi bien que la lumière. C'est moi qui mûris les fruits et les moissons. Si je cessais de régner sur la nature, rien ne croîtrait dans son sein, et les pauvres humains mourraient de faim et de désespoir dans l'horreur des ténèbres. Je suis très-haut dans les cieux, plus haut que les montagnes et les nuages. Je n'aurais qu'à m'abaisser un peu plus vers la terre, mes feux la dévoreraient dans un instant, comme la flamme devore la paille légère qu'on jette sur un brasier. Depuis combien de siècles je fais la joie de l'univers! Il y a six ans qu'Antonin ne vivoit pas encore. Antonin n'était pas au monde; mais le soleil y était. J'y étais, lorsque ton papa et ta maman ont reçu la vie, et bien des milliers d'années encore auparavant: cependant je n'ai pas vieilli. Quelquefois je dépose ma couronne éclatante, et j'enveloppe ma tête de nuages argentés; alors tu peux soutenir
mes regards: mais lorsque je dissipe les nuages pour briller dans toute ma splendeur du midi, tu n'oserais porter sur moi la vue; j'éblouirais tes yeux, je t'aveuglerais. Je n'ai permis qu'au seul roi des oiseaux de contempler, d'un oeil immobile, tout l'éclat de ma gloire.
L'aigle s'élançant de la cîme des plus hautes montagnes, vole vers moi d'une aile vigoureuse, et se perd dans mes rayons en m'apportant son hommage. L'alouette, suspendue au milieu des airs, chante, à ma rencontre, ses plus douces chansons, et réveille les oiseaux endormis sous la feuillée. Le coq, resté sur la terre, y proclame mon retour d'une voix perçante; mais la chouette et le hibou fuient à mon aspect, en poussant des cris plaintifs, et vont se réfugier sous les ruines de ces tours orgueilleuses que j'ai vu s'élever fièrement, dominer pendant des siècles sur les campagnes, et s'écrouler ensuite sous le poids d'une longue vieillesse.
Mon empire n'est pas borné, comme
celui des rois de la terre, à quelques parties du monde. Le monde entier est mon empire. Je suis la plus belle et la plus glorieuse créature qu'on puisse voir dans l'univers.
La lune dit d'une voix tendre: je suis la reine de la nuit. J'envoie mes doux rayons pour te donner de la lumière, lorsque le soleil n'éclaire plus la terre. Tu peux toujours me regarder sans péril; car je ne suis jamais assez resplendissante pour t'éblouir, et je ne te brûle jamais. Je laisse même briller dans l'herbe les petits vers luisans, à qui le soleil dérobe impitoyablement leur éclat. Les étoiles brillent autour de moi, mais je suis plus lumineuse que les étoiles; et je parais dans leur foule, comme une grosse perle entourée de plusieurs petits diamans étincelans.
Lorsque tu es endormi, je me glisse sur un rayon d'argent à travers tes rideaux, et je te dis: dors, mon petit
ami, tu es fatigué. Je ne troublerai point ton sommeil.
Le rossignol chante pour moi, celui qui chante le mieux de tous les oiseaux. Perché sur un buisson; il remplit la forêt de ses accens aussi doux que ma lumière, tandis que la rosée descend légèrement sur les fleurs, et que tout est calme et silencieux dans mon empire.
LE ROSIER ET LE GENÊT D'ESPAGNE
Qui veut me donner un petit arbre pour mon jardin? Disait un jour Frédéric à ses frères et à sa soeur. (Leur papa leur avait cédé à chacun un petit coin de terre pour y travailler. ) Ce n'est pas moi, répondit Auguste; ni moi, répondit Julien. C'est moi, c'est moi, répondit Joséphine. Quel est celui que tu veux? Un rosier, s'écria Frédéric. Vois-tu le mien, le seul qui me reste? Il est tout jauni. Viens-en choisir un toi-même, dit Joséphine. Elle conduisit son frère au
petit carré qu'elle cultivait, et lui montrant un beau rosier: tiens, Frédéric, tu n'as qu'à le prendre.
Frédéric. Comment! Tu n'en as que deux, et c'est le plus beau que tu me donnes? Non, non, ma soeur: voici le plus petit; c'est précisément celui qu'il me faut. Joséphine.
Quel plaisir aurais-je à te le donner? Il ne te produirait peut-être pas de fleurs cette année. L'autre en aura, j'en suis sûre: et je puis le voir aussi bien fleurir dans ton jardin que dans le mien. Frédéric, transporté de joie, emporta le rosier; et Joséphine le suivit, plus joyeuse encore que lui. Le jardinier avait vu le trait d'amitié de la petite fille. Il courut tout de suite chercher un beau pied de genêt d'Espagne; et il le planta dans le jardin de Joséphine, à la place que venait de quitter son rosier.
Ceux qui ont un mauvais coeur, n'ont
pas ordinairement un esprit bien soigneux. Lorsque le mois de mai arriva, les rosiers d'Auguste et de Julien, négligés dans leur culture, poussèrent à peine quelques fleurs, dont la plupart moururent dans le bouton. Celui de Frédéric, au contraire, cultivé par ses mains et par celles de Joséphine, porta les plus belles roses à cent feuilles de tout le pays. Aussi long-temps qu'il fleurit, Frédéric eut chaque jour une rose à donner à sa soeur pour mettre dans son sein, et une autre pour placer dans ses cheveux. Le genêt d'Espagne fleurit aussi très-heureusement; on en respirait l'agréable parfum des deux extrêmités du jardin: il devint cette même année assez haut et assez épais pour que Joséphine y trouvât de l'ombrage dans la grande chaleur du jour. Son papa venait quelquefois l'y trouver et lui racontait des histoires, qui tantôt la faisaient rire aux éclats, et tantôt faisaient couler de ses yeux des larmes si douces, qu'elle se
souriait à elle-même un moment après. En voici une qu'il lui raconta un jour, en se rappelant sa générosité envers son frère, pour lui montrer que ce noble sentiment reçoit quelquefois récompense de la part de ceux qu'on oblige, sans compter le prix qu'on en trouve toujours au fond de son coeur.
LES BOUQUETS
Le petit Gaspard sortit un jour avec Eugène, son voisin, pour aller cueillir des premières fleurs du printemps. Ils avaient tous deux à la main leur déjeûner.
Il se présenta sur la route une pauvre femme, tenant entre ses bras un petit garçon, qui paraissait mourir de faim.
Ah! Mon cher monsieur, dit-elle à Gaspard qui marchait le premier, donnez, de grace, à mon pauvre enfant un morceau de votre pain. Il n'a rien mangé depuis hier midi.
Oh! J'ai bien faim moi-même, répondit Gaspard; et il continua sa route en croquant son déjeûner. Que fit Eugène? Il avait aussi bon appétit que son camarade: mais en voyant pleurer le petit malheureux, il lui donna son pain; et il reçut en échange de la mère mille et mille bénédictions,
que le bon Dieu entendit du haut des cieux. Ce n'est pas tout. Le petit garçon, fortifié par la nourriture qu'il venait de prendre, se mit à courir devant son bienfaiteur, le mena dans une prairie, et lui aida à cueillir des fleurs dont l'odeur suave le délassait de sa fatigue.
Eugène rentra au logis avec un énorme bouquet, derrière lequel toute sa tête pouvait se cacher. Gaspard, au contraire, n'en avait qu'un si petit, qu'il eut honte de le produire, et qu'il le jeta au pied d'une borne, après avoir perdu toute sa matinée à le cueillir.
Ils sortirent le lendemain dans le même projet. Cette fois-là un autre enfant fut de la partie. C'était le petit Valentin.
Après avoir fait quelques pas dans la prairie, Valentin s'aperçut qu'il avait perdu une boucle de ses souliers, et il pria ses amis de l'aider à la chercher.
Gaspard répondit: je n'ai pas le temps; et il continua de courir. Eugène,
au contraire, s'arrêta aussitôt pour obliger son ami. Il marchait çà et là courbé vers la terre, et tâtonnant dans l'épaisseur de l'herbe; il eut enfin le bonheur de trouver ce qu'il cherchait, et ils commencèrent à l'envi à cueillir des fleurs. Les plus belles que Valentin ramassa, il en fit présent à celui qui l'avait aidé dans sa peine; et il n'en donna aucune à celui qui avait refusé durement de le secourir. Eugène eut encore ce jour-là un bouquet bien plus beau que Gaspard. Aussi s'en retourna-t-il chez lui fort satisfait, et Gaspard très-mécontent.
Gaspard croyait être plus heureux le troisième jour. Il marchait d'un air insolent, défiant Eugène. Mais à peine étaient-ils entrés dans la prairie, que voici le petit garçon à quiEugène avait donné son pain, qui vient à sa rencontre, et lui présente une corbeille remplie des plus belles fleurs qu'il avait cueillies, toutes fraîches encore de rosée.
Gaspard voulut en ramasser quelques-unes; mais le moyen d'en trouver! Le petit garçon s'était levé plus matin que lui. Il eut encore moins de fleurs ce jour-là que les deux précédens. Comme ils s'en retournaient chez eux, ils rencontrèrent le petit Valentin. Mon cher ami, dit-il à Eugène, je n'ai pas oublié que tu me rendis hier un service; et j'en ai pris tant d'amitié pour toi, que je voudrais être toujours à ton côté.
Mon papa t'aime beaucoup aussi. Il m'a dit de t'aller chercher, qu'il nous dirait de jolis contes, et qu'il jouerait lui-même avec nous.
Viens, suis-moi dans notre jardin. Il y a d'autres enfans qui nous attendent, et nous chercherons tous ensemble à te bien divertir.
Eugène, transporté de joie, prit la main de son ami, et le suivit dans son jardin. Et Gaspard! Il fallut qu'il s'en
retournât tristement chez lui. On ne l'avait pas invité.
Il apprit par-là ce qu'on gagne à être officieux et secourable envers les autres. Il ne tarda guère à se corriger; et il serait devenu aussi aimable qu'Eugène, si celui-ci n'avait toujours mis plus de grace dans sa manière d'obliger, par l'habitude qu'il en avait prise dès sa plus tendre enfance.
LE CADEAU
C'est bientôt la fête de mon frère Denis, disait un jour la petite Victoire à Madame De Saint-Marcel sa mère. Je ne sais que lui offrir pour bouquet. Ne pourriez-vous pas me donner quelque chose, maman, pour lui faire un cadeau?
Mme De Saint-Marcel. Je le pourrais, sans doute, ma fille, mais j'aime bien autant lui faire ce cadeau moi-même. Crois-tu que je goûte moins de plaisir que toi à donner? Et puis, fais une petite réflexion. Si je te remets quelque chose pour lui en faire cadeau, c'est moi qui fais le cadeau, et non pas toi.
Victoire. Cela est vrai, maman: mais je voudrais pourtant bien avoir quelque présent à lui faire.
Mme De Saint-Marcel. Eh bien! Victoire, voyons. Comment faut-il nous y prendre? N'as-tu pas quelque chose à toi? Ton petit oranger, par exemple?
Victoire. Mon oranger, maman, qui me fournit des fleurs pour tous mes bouquets?
Mme De Saint-Marcel. Et ton agneau? Victoire. Ô maman! Mon agneau qui me caresse avec tant d'amitié, et qui me suit partout? Mme De Saint-Marcel.
Et tes tourterelles? Victoire.
Vous savez bien que je les ai nourries au sortir de l'oeuf. Ce sont mes enfans, à moi. Mme De Saint-Marcel.
Tu n'as donc rien à donner à ton frère? Victoire.
Pardonnez-moi, maman.
Mme De Saint-Marcel. Et quoi donc?
Victoire. Vous souvenez-vous de cette bourse à glands et à paillons d'or que ma tante m'a donnée pour mes étrennes? Elle est bien belle, au moins! Mme De Saint-Marcel.
Cela est vrai. Mais penses-tu que ce présent fût bien agréable à ton frère? Il ne peut en faire usage de long-temps! Tu te rappelles bien que toi-même, lorsque tu la reçus, tu la serras dans le fond d'un tiroir pour ne l'en retirer qu'au bout de quelques années.
Victoire. Mais, maman, c'est toujours un joli cadeau. Mme De Saint-Marcel.
Non, ma fille; un joli cadeau, c'est lorsque nous donnons par amitié une chose qui nous fait plaisir à nous-mêmes, et qui doit faire aussi plaisir à celui à qui nous la donnons.
Victoire. Faut-il donc que je donne à mon frère tout ce que j'aime?
Mme De Saint-Marcel. Non, tu peux donner autant ou si peu que tu veux, pourvu que tu y mettes de l'amitié et de la grace. Victoire réfléchit pendant quelques momens, et elle dit : eh bien! Je cueillerai pour le bouquet de mon frère les plus jolies fleurs de mon oranger, et je lui ferai présent de mon agneau.
Mme De Saint-Marcel. Fort bien! Victoire. Voilà qui annonce de l'amitié. Victoire.
Ce n'est pas tout, maman. Je veux tous ces jours-ci sortir avec mon frère, pour que mon agneau s'accoutume à le suivre comme moi. De cette manière, l'agneau sera déjà familier avec lui quand je le lui donnerai, et mon frère ne l'en caressera qu'avec plus de plaisir.
Mme De Saint-Marcel. Embrasse-moi, ma fille. Cette attention délicate double le prix de ton présent. C'est ainsi que la moindre bagatelle devient un objet précieux, lorsqu'elle est donnée avec grace. Tu ne pouvais nous causer une plus grande joie, à moi ni à ton frère. Ni à moi-même non plus, répondit Victoire avec vivacité.
Tu t'en réjouiras encore davantage quand le jour sera venu, reprit Madame De Saint-Marcel; car il faut bien que je sois pour quelque chose dans la fête; et je veux que tu fasses pour moi les honneurs d'une petite collation qu'on servira dans le jardin, à ton frère et à ses meilleurs amis.
Victoire baisa avec transport la main de sa maman; et, de ce pas, elle courut faire des rosettes d'un joli ruban rose, pour en parer l'agneau le jour qu'elle le présenterait à son frère.
LE RAMONEUR
Une servante imbécile avait farci l'esprit des enfans de ses maîtres, de mille contes ridicules sur un homme à tête noire.
Angélique, l'une de ces enfans, vit un jour, pour la première fois, un ramoneur entrer dans sa maison. Elle poussa un grand cri, et courut se réfugier dans la cuisine.
À peine s'y fut-elle cachée, que l'homme noir y entra sur ses pas.
Saisie d'une mortelle frayeur, elle se sauve par une autre porte dans l'office, et toute tremblante se tapit dans un coin.
Elle n'était pas encore entièrement revenue à elle-même, lorsqu'elle entendit l'homme effrayant, chanter d'une voix tonnante, en raclant à grand bruit les pierres de l'intérieur de la cheminée. Dans un nouvel effroi, elle s'élance
de l'endroit où elle était cachée; et sautant par une fenêtre basse dans le jardin, elle court à perte d'haleine vers le fond du bosquet, et tombe presque sans mouvement au pied d'un gros arbre. Là, d'un oeil effaré, elle n'osait qu'à peine regarder autour d'elle; tout-à-coup, sur le haut de la cheminée, elle vit encore s'élever l'homme noir.
Alors elle se mit à crier de toutes ses forces: au secours! Au secours!
Son père accourut, et lui demanda ce qu'elle avait à crier. Angélique, sans avoir la force d'articuler un seul mot, lui montra du bout du doigt l'homme noir assis à califourchon sur la cheminée. Son père sourit; et pour prouver à la petite fille combien peu elle avait eu raison de s'effrayer, il attendit que le ramoneur fût descendu, puis il le fit débarbouiller en sa présence; et, sans autre explication, lui montra de l'autre côté son perruquier, qui avait le visage tout blanc de poudre.
Angélique rougit; et son père profita de cette occasion pour lui apprendre qu'il existait réellement des hommes à qui la nature donnait un visage tout noir, mais qui n'étaient point à craindre pour les enfans; qu'il y avait même un pays où les enfans étaient communément nourris par des femmes noires comme du jais, sans que leur teint perdît de sa blancheur.
Dès ce moment, Angélique fut la première à rire de tous les contes bizarres que des personnes simples et crédules lui faisaient pour l'effrayer.
LES CERISES
Julie et Firmin obtinrent un jour de Madame Dumesnil, leur maman, la permission d'aller jouer seuls dans le jardin. Ils avaient mérité cette confiance par leur réserve et par leur discrétion. Ils jouèrent pendant quelque temps avec cette gaîté paisible, à laquelle il est si facile de reconnaître les enfans bien élevés.
Contre les murs du jardin étaient palissadés plusieurs arbres, parmi lesquels on distinguait un jeune cerisier qui portait pour la première fois. Ses fruits se trouvaient en très-petite quantité; mais ils n'en étaient que plus beaux.
Madame Dumesnil n'en avait point voulu cueillir, quoiqu'ils fussent déjà mûrs: elle les réservait pour le retour de son mari, qui devait ce jour même arriver d'un long voyage.
Comme ses enfans étaient accoutumés à l'obéissance, et qu'elle leur avait sévèrement défendu, une fois pour toutes, de cueillir d'aucune espèce de fruits du jardin, ou de ramasser même ceux qu'ils trouveraient à terre pour les manger sans sa permission, elle avait cru inutile de leur parler du cerisier. Lorsque Julie et Firmin se furent assez exercés à la course sur la terrasse, ils se promenèrent lentement le long des murs du verger. Ils regardaient les beaux fruits suspendus aux arbres, et s'en réjouissaient.
Ils arrivèrent bientôt devant le cerisier. Une légère secousse de vent avait fait tomber à ses pieds toutes ses plus belles cerises. Firmin fut le premier à les voir; il les ramassa, mangea les unes, et donna les autres à sa soeur, qui les mangea aussi. Ils en avaient encore les noyaux dans leur bouche, lorsque Julie se rappela la défense que leur avait faite leur maman,
de manger d'autres fruits que ceux qu'on leur donnait.
Ah! Mon frère, s'écria-t-elle, nous avons été désobéissans; et maman se fâchera contre nous. Qu'allons-nous faire?
Firmin. Maman n'en saura rien, si nous voulons. Julie.
Non, non, il faut qu'elle le sache. Tu sais qu'elle nous pardonne souvent les plus grandes fautes, lorsque nous allons les lui avouer de nous-mêmes. Firmin.
Oui; mais nous avons été désobéissans, et jamais elle n'a pardonné la désobéissance. Julie.
Lorsqu'elle nous punit, c'est par tendresse pour nous; et alors il ne nous arrive plus sitôt d'oublier ce qui nous est permis et ce qui nous est défendu. Firmin.
Oui, ma soeur; mais elle est toujours
fâchée de nous punir, et cela me ferait de la peine de la voir fâchée.
Julie. Et à moi aussi. Mais ne le sera-t-elle pas encore davantage, si elle vient à découvrir que nous avons voulu lui cacher notre faute? Oserons-nous la regarder en face, lorsque nous entendrons un reproche secret dans notre coeur? Ne rougirons-nous point lorsqu'elle nous caressera, lorsqu'elle nous appellera ses chers enfans, et que nous ne le mériterons plus?
Firmin. Ah! Ma soeur, que nous serions de petits monstres! Allons, allons la trouver, et lui dire ce qui nous est arrivé.
Ils s'embrassèrent l'un et l'autre, et ils allèrent trouver leur maman en se tenant par la main. Ma chère maman, dit Julie, nous venons de vous désobéir: nous avions oublié vos défenses. Punissez-nous comme nous l'avons mérité: mais ne vous mettez pas en colère; nous aurions
de la peine, si cela vous donnait du chagrin. Julie alors lui raconta la chose comme elle s'était passée, et sans chercher à s'excuser. Madame Dumesnil fut si touchée de la candeur de ses enfans, qu'il lui en échappa des larmes de tendresse. Elle ne voulut les punir de leur faute, qu'en leur en accordant le généreux pardon. Elle savait bien que sur des enfans nés avec une si belle ame, le souvenir des bontés d'une mère fait une impression plus profonde que celui de ses châtimens.
LA PETITE BABILLARDE
Léonor était une petite fille pleine d'esprit et de vivacité. À l'âge de six ans elle maniait déjà l'aiguille et les ciseaux avec beaucoup d'adresse, et toutes les jarretières de ses parens étaient de sa façon. Elle savait aussi lire tout couramment dans le premier livre qu'on lui présentait. Les lettres de son écriture étaient bien formées. Elle n'en mettait point de grandes, de moyennes et de petites dans le même mot, les unes penchées en avant, les autres en arrière; et ses lignes n'allaient point en gambadant du haut de son papier jusqu'en bas, ainsi que je l'ai vu pratiquer à beaucoup d'autres enfans de son âge. Ses parens n'étaient pas moins contens de son obéissance, que ses maîtres ne l'étaient de son application.Elle vivait
dans la plus douce union avec ses soeurs, traitait les domestiques avec affabilité, et ses compagnes avec toutes sortes d'égards et de prévenances. Tous les anciens amis de ses parens, tous les étrangers qui venaient pour la première fois dans la maison, en paraissaient également enchantés. Qui croirait qu'avec tant de qualités, de talens et de gentillesse, on pût avoir le malheur de se rendre insupportable? Tel fut cependant celui de Léonor. Un seul défaut qu'elle contracta, vint à bout de détruire l'effet de tous ses agrémens; l'intempérance de sa langue fit bientôt oublier les graces de son esprit et la bonté de son coeur. La petite Léonor devint la plus grande babillarde de tout l'univers. Lorsque, par exemple, elle prenait le matin son ouvrage, il fallait d'abord qu'elle dît: oh! Oh! Il est bien temps de se mettre en besogne. Que dirait maman, si elle me trouvait les bras croisés?Ô mon dieu! Le grand morceau
que j'ai à coudre! Mais, dieu merci, je ne suis pas manchotte, et je saurai bien en venir à bout. Ah! Voilà l'horloge qui sonne. Une, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf heures. J'ai encore deux heures jusqu'à l'heure de mon clavecin. En deux heures on peut expédier bien du travail. Maman, en récompense, me donnera des bonbons. Quel plaisir j'aurai à les croquer! Je n'aime rien tant que les pralines. Ce n'est pas que les dragées ne soient aussi fort bonnes. Mon papa m'en donna l'autre jour; mais je crois que les pralines valent encore mieux, à moins que ce ne soit des dragées. Ah! Si Dorothée venait aujourd'hui! Je lui ferais voir ma belle garniture. Elle est assez drôle, cette petite Dorothée; mais elle aime trop à parler, on n'a pas le temps de glisser un mot avec elle. Où est donc mon dé? Ma soeur, n'as-tu pas vu mon dé? Il faut que Justine l'ait emporté avec elle. Elle n'en fait jamais d'autres, cette étourdie! Sans
dé on ne peut pas travailler. Le cul de l'aiguille vous entre dans le doigt; le doigt vous saigne; cela fait grand mal; et puis votre ouvrage est tout sali. Justine, Justine, où es-tu donc?N'as-tu pas vu mon dé? Mais non, le voilà tout embarlificoté dans mon écheveau.
C'est ainsi que la petite créature dégoisait impitoyablement toute la journée. Quand son père et sa mère s'entretenaient ensemble de choses intéressantes, elle venait étourdiment se jeter au travers de leurs discours. Souvent à dîner, elle en était encore à sa soupe, lorsque les autres avaient presque fini leur repas. Elle oubliait le boire et le manger pour se livrer à son bavardage. Son papa la reprenait plusieurs fois le jour de ce défaut. Les avis et les reproches étaient également inutiles: les humiliations ne réussissaient pas mieux. Comme personne ne pouvait s'entendre auprès d'elle, on l'envoyait toute seule dans sa chambre. Aux repas, on prit le parti de la mettre séparément
à une petite table, aussi loin qu'il était possible de la grande. Léonor était affligée; mais elle ne se corrigeait pas. Elle avait toujours quelque chose à se dire tout haut à elle-même, quand sa langue ne pouvait s'accrocher à personne. Plutôt que de rester muette, elle aurait lié conversation avec sa fourchette et son couteau.
Que gagne-t-elle donc à suivre cette malheureuse habitude? Vous le voyez, mes chers amis, rien que des mortifications et de la haine. Je vais vous raconter ce qu'elle eut encore un jour à souffrir. Ses parens étaient invités par un de leurs amis à venir passer quelques jours à sa maison de campagne. C'était dans l'automne. Le temps était superbe; et il n'est guère possible de se représenter l'abondance qu'il y avait cette année de pommes, de poires, de pêches et de raisins.
Léonor s'était figuré qu'elle accompagnerait ses parens. Elle fut bien surprise,
lorsque son père ordonnant à ses petites soeurs Julie et Cécile de se préparer, lui annonça que, pour elle, il fallait qu'elle restât à la maison. Elle se jeta en pleurant dans les bras de sa mère. Ah! Ma chère maman, lui dit-elle, comment ai-je mérité que mon papa soit si fort en colère contre moi? Ton papa, lui répondit sa maman, n'est pas en colère; mais il est impossible de tenir à ta société. Tu troublerais tous nos plaisirs par ton bavardage continuel.
Faut-il donc que je ne parle jamais? Reprit Léonor. Ce défaut, lui répliqua sa mère, serait aussi grand que celui dont nous voulons te guérir. Mais il faut attendre que ton tour vienne, et ne pas couper sans cesse la parole à tes parens et à des personnes plus âgées et plus raisonnables que toi. Il faut aussi t'abstenir de dire tout ce qui te passe par la tête.Lorsque tu veux savoir quelque chose utile à ton instruction, il faut le demander nettement et en peu de mots;
et si tu as quelque récit à faire, bien réfléchir d'abord en toi-même, si tes parens ou ceux qui t'écoutent auront du plaisir à l'entendre. Léonor, au défaut de raisons, n'aurait pas manqué de paroles pour se justifier; mais elle entendit son papa qui appelait sa femme, et Julie et Cécile. La voiture était déjà prête.
Léonor les vit partir en soupirant; et son oeil plein de larmes suivit la voiture aussi loin que sa vue put s'étendre. Lorsqu'elle ne la vit plus, elle alla s'asseoir dans un coin, et passa une demi-heure à pleurer. Maudite langue, s'écriait-elle; c'est de toi que me viennent tous mes chagrins. Va, je prendrai garde que tu ne dises plus à l'avenir un mot plus qu'il ne faut.
Quelques jours après, ses parens revinrent. Ses soeurs rapportèrent des corbeilles pleines de noix et de raisins. Comme elles avaient le coeur excellent, elles se firent un plaisir de partager avec Léonor; mais Léonor était si rassasiée par sa tristesse,
qu'elle ne put pas en goûter. Elle courut à son papa, et lui dit: pardonnez-moi de vous avoir mis dans la nécessité de me punir. Nous en avons trop souffert l'un et l'autre; je ne veux plus être une babillarde. Son papa l'embrassa tendrement.
Le lendemain il fut permis à Léonor de se mettre à la table avec les autres. Elle parla très-peu, et tout ce qu'elle dit fut plein de grace et de modestie. Il est vrai qu'il lui en coûta beaucoup pour retenir sa langue, qui, d'impatience et de démangeaison, roulait çà et là dans sa bouche. Le lendemain cette retenue lui fut moins pénible, et moins encore les jours suivans. Peu à peu elle est parvenue à se défaire entièrement de son insupportable babil; et on la voit aujourd'hui figurer fort joliment dans la société, sans y porter le trouble et l'ennui.
MAIN CHAUDE
Le Cadet, L'Aîné. Le Cadet.
Mon frère, voilà tous nos camarades qui se retirent; mais je me sens encore en train de jouer. Quel jeu ferons-nous?
L'Aîné. Nous ne sommes que deux; il n'y aura guère de plaisir.
Le Cadet. Cela ne fait rien; jouons toujours. L'Aîné.
Mais à quoi? Le Cadet. À collin-maillard, par exemple. L'Aîné.
Bon! Cela ne finirait pas. Ce n'est pas comme dans une foule où l'on attrape toujours quelqu'un qui ne se tient pas sur ses gardes. Mais quand on n'est que deux, on ne pense qu'à cela; on
évite trop aisément. Et puis, si je t'attrapais, je saurais à coup sûr qui j'aurais pris. Le Cadet.
Tu as raison. Eh bien! Jouons à la main chaude. L'Aîné.
Tu vois bien que ce sera la même chose. Il est trop facile de deviner.
Le Cadet. Peut-être que non; essayons pour voir. L'Aîné.
Je ne demande pas mieux, pour te satisfaire. Tiens, si tu veux, je ferai main chaude le premier. Le Cadet.
Soit. Mets une main sur le bord de cette chaise; appuie ton visage dessus pour te fermer les yeux, et mets ton autre main sur le dos. Bien, comme cela. Tu ne regardes pas au moins?
L'Aîné. Non, sois tranquille. Allons.
Le Cadet, donnant son coup . Pan. Qui a frappé? L'Aîné, se relevant . Eh! C'est toi. Le Cadet.
Oui; mais de quelle main? L'aîné ne s'attendait pas à cette question; il fut embarrassé. Il nomma au hasard la main droite: c'était de la gauche que son frère l'avait frappé.
L'ÉCOLE DES MARÂTRES SCÈNE 1
La scène se passe dans le jardin de M De Fleury.
Fabien. Le voilà donc, ce jardin où je n'étais pas entré il y a plus de six mois! Que je sens de plaisir à le revoir encore! Voici le petit pavillon où j'allais si souvent déjeûner avec ma chère maman! Ah! Si elle vivait aujourd'hui, quelle joie pour nous deux! Elle me prendrait dans ses bras! Elle me caresserait! Et moi, que j'aurais de choses à lui dire! Mais hélas! Il se met à pleurer je l'ai perdue. Je ne puis l'aimer que hors de ce monde. Ma chère maman, ne saurais-tu au moins m'entendre, si tu ne dois plus revenir auprès de ton Fabien?Regarde. À ta
place dans la maison, demeure à présent une marâtre. Cela doit faire une bien méchante femme! Pauvre enfant! Que vais-je devenir? Je n'oserai jamais lever les yeux sur elle.Encore si j'avais pu rester toujours auprès de mon grand-papa! Mais non, l'on veut que je revienne ici; quand maman n'y est plus! Ah! Je ne saurais y rester. Je ne veux que voir mon papa et mes soeurs, les embrasser: et puis je m'en irai; oui, je m'en irai, je m'en irai.
L'ÉCOLE DES MARÂTRES SCÈNE 2
Fabien, Dumont. Dumont.
Est-ce vous, M Fabien? Vous voilà donc de retour? Comment cela va-t-il?
Fabien. Pas-mal, mon cher Dumont. Et toi, comment te portes-tu?
Dumont. Fort bien, vraiment. Aucun médecin n'a eu de mes pièces. Toutes mes tisanes m'ont été fournies par le marchand de vin. Mais qu'est-ce donc, M Fabien? Vous avez déjà les yeux rouges. Je crois que vous avez pleuré... Fabien, en s'essuyant les yeux . Moi, pleurer?
Oh! Oui, vous avez beau dire; voilà encore des larmes qui reviennent. Qu'avez-vous? Est-ce qu'il vous est arrivé quelque malheur?
Fabien. Non, mon ami; aucun depuis que je m'en suis allé. Dumont.
Ah! Je comprends. Vous êtes fâché d'avoir quitté votre grand-papa?
Fabien. Je n'en serais point fâché, si j'avois retrouvé ici ma chère maman.
Dumont. Malheureusement, vous ne la reverrez plus. Mais pourquoi pleurer? Vous en avez déjà une autre. Fabien.
Une marâtre, veux-tu dire? Ah! Dumont, si je pouvais m'empêcher de la voir! Mais, dis-moi, comment font mes pauvres soeurs?
Dumont. Comment elles font? Oh dame! On les tient en respect. À six heures du matin il faut qu'elles soient levées. Certes, je ne leur conseillerais pas de rester au lit; elles paieraient cher leur sommeil.
Fabien. Et qu'ont-elles à faire de si bonne heure? Dumont.
Leur marâtre sait y pourvoir. Il n'y a pas à répliquer; chacun a son emploi dans la maison. Madame De Fleury nous mène tous comme des esclaves. Moi, qui n'avais qu'à veiller dans le ménage,
ne faut-il pas que je sois gouverné comme les autres! Aussi, combien je la hais! Je suis descendu à sept heures dans le jardin. Elle y était avant moi, et vos soeurs travaillaient de toutes leurs forces à ses côtés.
Fabien. Et à quoi donc? Dumont.
À des ouvrages de couture pour la nouvelle famille. Fabien.
On me l'avait bien dit que les marâtres tourmentaient les enfans de leurs maris, pour ménager leurs propres enfans. On voudra aussi me faire travailler pour eux, j'imagine. Mais qu'est devenu mon jardin? Où sont mes tulipes et mes oeillets? Je ne vois plus rien. Dumont.
Oh! Tout cela a été emporté. Fabien.
Et par qui? Dumont. Vraiment, par vos beaux-frères. Ils
passent ici leur vie. Ils ont tout fourragé. Fabien.
Ô mon dieu! Je n'ai donc plus mes jolies fleurs! Les méchans petits garçons me les ont volées. Il ne leur reste plus qu'à me chasser moi-même de mon jardin.
Dumont. Tenez, les voici qui viennent.
L'ÉCOLE DES MARÂTRES SCÈNE 3
Casimir, Prosper, Fabien, Dumont. Casimir, bas, à Prosper . Prosper, quel est cet enfant qui parle avec Dumont? Ah! Si c'était Fabien! Prosper, bas, à Dumont . Est-ce lui?
Dumont, sèchement . Oui, messieurs.
Casimir. Ô mon frère, sois le bien-venu! Nous avons bien désiré ton arrivée. Il court à lui les bras ouverts. Fabien, en se détournant . Est-ce que nous nous connaissons depuis si long-temps, pour que vous veniez m'embrasser? Casimir.
Nous ne nous connaissons pas encore, mais nous sommes frères.
Fabien. Beaux-frères, monsieur, s'il vous plaît. Casimir.
Eh! Fabien, laisse-là ce vilain mot de beaux . Ton papa aime notre maman; notre maman aime ton papa: est-ce que nous ne nous aimerions pas aussi les uns les autres? Ils sont mari et femme; pourquoi ne serions-nous pas frères?
Fabien. Si nous sommes frères, avez-vous plus de droit que moi dans ce jardin?
Prosper, à part . Oh! Comme il est querelleur! Casimir.
Ton papa nous a permis d'y travailler. Fabien.
J'y étais avant vous, et certainement vous ne m'en chasserez pas.
Prosper. Allons-nous-en, Casimir; qu'il reste là tout seul avec sa mauvaise humeur.
Non, Prosper; il ne faut pas le quitter sans être bons amis.
Prosper. Veux-tu que ce méchant nous dise encore des choses désagréables?
Fabien. Moi, je serais un méchant, dites-vous? Prosper.
Oui, vous l'êtes. Et non-seulement un méchant, mais un envieux, un jaloux, un...
Fabien, s'avançant vers lui . Vous osez m'insulter, et dans mon jardin encore? Prosper.
C'est vous qui avez commencé. Mais je ne vous crains pas, entendez-vous?
Casimir, arrêtant Prosper . Y penses-tu, Prosper? Te battre contre ton frère? Viens, viens. N'allons pas causer de chagrin à notre nouveau papa, surtout le jour de l'arrivée de son fils. Il l'entraîne avec lui. Prosper.
Eh bien! Je cours le dire à maman.
L'ÉCOLE DES MARÂTRES SCÈNE 4
Fabien, Dumont. Fabien.
Hélas! Voilà déjà mes peines qui commencent; ils vont porter des plaintes à leur mère; ils lui diront que je viens de les insulter. Leur mère aura bien
tourné l'esprit de mon papa, et tout retombera sur moi seul. Ah! Pauvre petit malheureux que je suis! N'est-il pas vrai, Dumont, je suis bien à plaindre? Dumont.
Il n'est que trop vrai; mais n'ayez pas peur, je vous soutiendrai toujours. Nous serons bien en force contre ces petits étrangers.
Fabien. Oui; mais mon papa? Dumont.
Laissez-moi faire, nous l'aurons bientôt mis de notre parti. Je sais mille petites fredaines de ces messieurs: je les lui conterai. Je lui dirai qu'ils ont gâté votre jardin, qu'ils vous ont dit des injures. J'arrangerai cela de manière qu'ils n'auront pas beau jeu.
Fabien. Tu me resteras donc toujours attaché, mon cher ami? Dumont.
Aussi vrai que je m'appelle Dumont.
Fabien. Ah! Je te remercie. Je trouve encore quelqu'un pour me soutenir, quand je n'ai plus maman. Mais as-tu vu comme ils étaient bien habillés? Ils ont des vestes superbes; sais-tu d'où elles leur viennent? Dumont.
C'est leur mère qui les a brodées. Fabien.
Oui, elle sera toujours occupée de ses favoris: ils seront vêtus comme des princes. Mais qui est-ce qui brodera une veste pour moi?
Dumont. Si vous voulez en avoir, je crains bien que vous ne soyez obligé de la broder vous-même. Fabien.
N'est-il pas vrai que leurs habits sont aussi tout neufs.
Dumont. Certainement. Votre père les a fait habiller de la tête aux pieds, le jour de son mariage.
Fabien. Oh! Il ne m'a pas fait habiller, moi. On m'a laissé à la campagne pour me laisser courir avec ce misérable surtout. Cela est trop fort; je ne peux plus y tenir. Je n'ai plus de maman, et mon papa m'oublie. Ah! Dumont, il ne me reste que toi! Dumont.
Tranquillisez-vous: les choses tourneront peut-être mieux que vous ne pensez. Mais il faut aller trouver votre marâtre. Suivez-moi. Songez à vous présenter de bonne grace, et à lui baiser la main. Fabien.
Je ne pourrai jamais le faire. Dumont.
Il le faut absolument. Prenez toujours auprès d'elle une physionomie riante, même quand votre coeur n'y serait pas. C'est ainsi que j'en use avec elle, bien que je la déteste.Croyez-vous qu'elle me défend d'aller au cabaret, moi qui avais pris l'habitude d'y passer la moitié
de la journée, du vivant de madame votre mère? C'était une femme cela! Les choses ont bien changé; il faut changer avec elles. Patience; lorsque nous serons seuls, je vous dirai ce que vous aurez de plus à faire. Venez seulement.
Fabien. Voit-on, à mes yeux, que j'ai pleuré? Dumont.
Eh! Vous pleurez encore. Fabien.
Je ne veux donc pas l'aller trouver à présent. Elle me demanderait pourquoi je pleure. Qu'aurais-je à lui dire?
Dumont. Vous lui diriez, qu'en entrant ici vous avez pensé à votre maman; et que vous l'avez tant regrettée, que les larmes vous en sont venues aux yeux. Fabien.
Mais si elle commence par la querelle que j'ai eue avec ses enfans?
Dumont. Vous lui direz qu'ils l'ont engagée, et vous m'appellerez en témoignage.
Mais la voici qui vient. Allez à sa rencontre. Il s'éloigne.
L'ÉCOLE DES MARÂTRES SCÈNE 5
Mme De Fleury, Fabien. Mme De Fleury, avec empressement . Où est-il? Où est-il? Elle l'aperçoit. Est-ce toi, mon cher Fabien? J'ai donc enfin réuni toute ma nouvelle famille. Il lui baise la main; elle le prend dans ses bras, le presse contre son coeur, et l'embrasse avec tendresse. (En le regardant avec amitié. ) L'heureuse physionomie! Que je me réjouis de pouvoir nommer mon fils un si aimable enfant!
Fabien. Je voudrais bien aussi pouvoir me réjouir; mais hélas!
Mme De Fleury. Qu'est-ce donc, mon petit ami? Tu me parais bien triste. Fabien se met
à pleurer sans lui répondre. Tu te détournes, tu pleures? D'où viennent ces larmes, mon cher Fabien? N'as-tu pas de confiance en moi? Ne veux-tu pas me dire ce que tu as sur le coeur? Fabien.
Ce n'est rien, rien du tout. Mme De Fleury.
C'en est trop pour m'affliger. Dis-moi ton chagrin, que je te console. Si ton papa ou tes soeurs venaient en ce moment, et qu'ils te vissent dans la tristesse, ils pourraient croire qu'il t'est arrivé quelque accident fâcheux. Ah! Ils se sont bien promis de la joie de ton arrivée. Est-ce que tu serais fâché de les embrasser?
Fabien. Que me dites-vous? Je n'aurai plus d'autre plaisir. Mais pourrez-vous aussi me faire embrasser maman? C'est elle que je pleure.
Mme De Fleury. Il y a six mois que tu l'as perdue, et tu la pleures encore?
Fabien. Ah! Toujours; toute ma vie. Avec des sanglots. Ô maman! Ma chère maman! Mme De Fleury.
N'en parlons plus, mon cher ami, puisque c'est renouveler toutes tes douleurs.
Fabien. Non, non; au contraire, parlons-en, je vous prie, pour me soulager. Voudriez-vous que sitôt après votre mort vos enfans vous eussent déjà oubliée? Mme De Fleury.
Excellente petite créature! Elle l'embrasse. Tu l'aimais donc bien ta maman?
Fabien. Je le sens mieux encore depuis que je ne l'ai plus. Elle était si bonne et si douce!
Mme De Fleury. Je voudrais pouvoir la rendre à tes regrets; ou plutôt, je veux prendre sa place dans ton coeur. Je veux t'aimer
comme elle, et te rendre les mêmes soins. Fabien.
Mais ce ne sera jamais vous qui m'aurez fait naître, qui m'aurez nourri de votre lait, et qui m'aurez élevé dans mon berceau. Elle était ma mère et vous n'êtes que ma marâtre.
Mme De Fleury. Pourquoi m'appelles-tu de ce nom? Je ne t'ai pas appelé mon beau-fils.
Fabien. Pardonnez-moi, je vous prie; ce n'était pas pour vous fâcher. Vous me semblez aussi bien aimable et bien caressante; mais vous avez des enfans à vous, et vous les aimerez toujours plus que moi. Tu ne t'apercevras jamais de la différence. Quelques jours encore pour nous mieux connaître, et tu verras si tu ne te croiras pas toi-même mon propre fils.
Fabien. Oh! Si cela pouvait arriver sans oublier maman! Mme De Fleury.
Je ne demande pas que tu l'oublies; au contraire, nous en parlerons tous les jours. Je veux que ta tendresse pour elle serve d'émulation et d'exemple à mes enfans. Viens, viens; je brûle de te les présenter.
Fabien. Oh! Je les ai vus. Ne vous ont-ils pas déjà porté des plaintes contre moi?
Mme De Fleury. Non, mon ami, aucune. Est-ce que vous auriez eu quelque différend? J'en serais au désespoir. Tous mes plus vifs désirs sont de vous voir tendrement unis et attachés les uns aux autres, comme de véritables frères.
Fabien. Je ne demande pas mieux que d'aimer. Cela fait tant de plaisir! Mais où est mon papa? Où sont mes soeurs?
Faites-les-moi voir, que je les embrasse. Mme De Fleury.
Ton papa ne tardera pas à revenir. Il est allé terminer quelques affaires, pour avoir le reste de la journée à te donner. Mais, en attendant, je peux te mener auprès de tes soeurs.Elles t'apprendront ce que tu dois penser sur mon compte. Fabien.
Je veux bien qu'elles me parlent de vous; mais qu'elles me parlent d'abord de notre pauvre maman. Ils sortent ensemble sans voir Prosper et Casimir qui s'avancent d'un autre côté.
L'ÉCOLE DES MARÂTRES SCÈNE 6
Casimir, Prosper. Prosper.
Pourquoi m'empêcher d'aller me plaindre à maman? Moi, l'ami de ce petit vaurien? Je ne le serai jamais.
Aussitôt que son père sera de retour, je veux lui dire combien il a été hargneux et querelleur, pour qu'il lui apprenne à se bien conduire envers nous. Casimir.
Mais crois-tu que notre papa ne sera pas chagrin de cette querelle? Et serais-tu content de toi, si tu l'affligeais?
Prosper. J'en aurais certainement du regret; cependant comment faire? Si ce petit homme n'est pas corrigé dès le premier jour, ce sera des disputes éternelles dans la maison. Il cherchera sans cesse à nous mortifier. Moi, je ne suis pas endurant; je me fâcherai, je lui apprendrai ce qu'il doit savoir; et s'il s'avise de prendre un ton comme tout-à-l'heure...Casimir.
Que dis-tu, Prosper? J'espère que tu n'as pas envie de le battre?
Prosper. Mais tu n'entends pas que je me laisse battre par lui, j'imagine.
Casimir. Non, certainement. Prosper.
Quel parti faut-il donc que je prenne? Casimir.
Nous verrons dans le temps. Pour aujourd'hui, il serait cruel de troubler la joie de son père. Prosper.
Que ce soit aujourd'hui ou demain, cela revient au même. Non, non, le plutôt sera le mieux. Casimir.
Mon frère, je t'en supplie, attends encore; Fabien n'est sûrement pas si méchant que tu le penses. Prosper.
D'où le sais-tu? Je le connais peut-être aussi bien que toi.
Casimir. Son père et ses soeurs nous en ont toujours parlé comme d'un enfant très-doux et très-complaisant, qui n'avait d'autre plaisir que de se faire aimer de tout le monde.
Vraiment oui, en me tournant le dos quand je veux l'embrasser.
Casimir. Il ne nous connaît pas encore. Il a pu se figurer que nous étions des frérâtres . Prosper.
Comment pouvait-il le croire? Nous ne lui avons laissé voir que des sentimens d'amitié. Casimir.
Il était peut-être dans un moment de chagrin. Prosper.
Et sommes-nous faits pour souffrir de son humeur? Casimir.
Il faut bien se pardonner quelque chose entre frères. Prosper.
Il semble qu'il dédaigne de nous regarder comme les siens.
Casimir. Non; je ne lui ai point trouvé cet air de hauteur que tu lui supposes.
Prosper. Qu'il prenne garde, je ne lui en passerai aucun. Mais le voici qui vient avec ses soeurs; je me retire. Je ne puis me souffrir auprès de lui.
Casimir. Attendons-les, mon frère, et prenons part à leur joie. Prosper.
Non; je pourrais la troubler. Je m'en vais. Il sort. Casimir. Eh bien! Je te suis. En sortant. Il faut que je tâche d'adoucir son esprit.
L'ÉCOLE DES MARÂTRES SCÈNE 7
Fabien, Priscille, Agathe. Priscille, en serrant la main de Fabien . Pourquoi t'affliger encore? Hélas! Mon frère, toutes nos plaintes ne sauraient nous rendre notre maman.
Fabien. Mais, au moins, promettez-moi que nous penserons à elle toutes les fois que nous serons ensemble. Priscille.
Oui, Fabien; je croirai toujours la voir au milieu de nous, comme pendant sa vie.
Fabien, prenant la main de Priscille et d'Agathe, et les regardant avec tendresse . Mes chères soeurs, cette pensée double le plaisir que je sens à vous retrouver.
Priscille. Aussi j'ai bien soupiré après toi, je t'assure. Agathe.
Et moi aussi, mon frère. Nous pourrons à présent jouer ensemble comme autrefois. Casimir et Prosper joueront aussi avec nous. Oh! Ce sera un plaisir! Un plaisir! Elle frappe des mains et saute de joie. Fabien. Vous pouvez bien laisser là votre Prosper et votre Casimir.
Priscille. Comment donc, Fabien, est-ce que cela te ferait de la peine?
Fabien. Ils dérangeraient tous nos jeux. Ils ne sont bons qu'à porter des plaintes contre nous à leur mère, et à nous prendre ce qui nous appartient. Priscille.
Eux, mon frère? Comment peux-tu le penser?
Agathe. Tiens, vois-tu, Fabien? Elle lui montre un étui. Fabien. Et d'où te vient cela? Agathe.
C'est Prosper qui me l'a acheté de son argent. Priscille.
Regarde aussi ce porte-feuille. On l'avait donné à Casimir; il m'en a fait cadeau.
Fabien. Oui, je vois que vous êtes fort bien ensemble. Vous vous accorderez tous contre moi.
Priscille Et Agathe. Contre toi?
Fabien. Certainement. Je sais qu'ils me haïssent; ils m'ont déjà fort mal reçu; et ne m'ont-ils pas aussi enlevé toutes mes fleurs?
Priscille. À qui en as-tu donc? Qui t'a enlevé tes fleurs? Fabien.
Ces petits drôles avec qui vous êtes si bien d'accord.
Priscille. Je ne sais ce que tu veux dire. As-tu vu ton jardin? Fabien.
Je ne l'ai que trop vu. Tiens, regarde toi-même. Où sont mes tulipes et mes oeillets?
Priscille. Tu n'es donc pas allé près de la terrasse, là-bas, sous les fenêtres de maman?
Fabien. Est-ce qu'il y a là un jardin? Agathe.
Sûrement, et bien joli. Priscille.
Celui-ci était trop petit. Maman nous en a fait donner un qui est six fois plus grand.
Fabien. Et qui en est le maître? Les deux enfans gâtés, sans doute.
Priscille. Non, non; il est à tous ensemble. Chacun a son carreau.
Agathe. Moi, tout comme les autres. Fabien.
Est-ce qu'il y en a un pour moi aussi? Priscille.
Mais sans doute, tu es le plus heureux. Tu n'auras pas eu la peine de le défricher, et tu le trouveras tout couvert de fleurs.
Agathe. Tu verras. Il y en a de rouges, de blanches, de jaunes, de bleues, de toutes les espèces, et toutes nouvelles.
Fabien. De qui me viennent-elles donc? Agathe.
De tes frères. Il y a un mois qu'ils passent tout le temps de leurs récréations
à les cultiver. Ils ont pris les plus jolies de leurs plates-bandes, et les ont transplantées dans les tiennes, pour te causer une surprise agréable à ton retour.
Fabien. Comment! Ils ont fait cela pour moi? Dumont m'a dit qu'ils avaient tout fourragé. Priscille.
Oh! Si tu en crois Dumont, tu es perdu. Il voulait aussi nous brouiller avec nos frères. Voyez cet ingrat! Leur maman ne le garde que parce que la nôtre l'avait recommandé à mon papa, et il ne cherche qu'à leur faire de la peine.
Agathe. Oui, parce qu'on veut qu'il travaille, et qu'on ne le laisse pas s'enivrer toute la journée au cabaret. Fabien.
Ah! Je commence à voir qu'il cherchait à me tromper, en se disant si tendrement mon ami.
Priscille. Il ne faut pourtant pas achever de le perdre. Fabien.
Oh non! Puisque maman avait des bontés pour lui. Priscille.
Tu verras bientôt comme il voulait t'en faire accroire.
Agathe. Viens seulement donner un coup-d'oeil à ton jardin. Fabien.
Oui, oui; je meurs d'impatience de le voir. Agathe et Priscille le prennent par la main, et l'entraînent. Casimir et Prosper entrent d'un autre côté, sans les voir sortir.
L'ÉCOLE DES MARÂTRES SCÈNE 8
Casimir, Prosper. Ils portent des assiettes de gâteaux et de fruits, qu'ils vont poser sous le berceau voisin. Casimir.
Où est-il donc? Prosper, tournant la tête de tous côtés . Tiens, ne le vois-tu pas avec ses soeurs, qui entrent dans notre jardin.
Casimir. Ah! J'en suis bien aise. Comme il va être content, lorsqu'il verra combien nous sommes occupés de ses plaisirs.
Prosper. Bon! Je parie qu'il le trouvera encore mauvais. Il est d'une humeur si singulière! Les fleurs seront mal choisies, le buis sera mal taillé, la terre trop sèche ou trop humide; que sais-je moi?
Casimir. Oui: mais sais-tu que je commence à te croire aussi grognon que lui. Je ne t'ai jamais vu tant d'aigreur. Prosper.
C'est lui qui me la donne. Ses soeurs ont-elles jamais eu de plaintes à faire sur mon compte. Je ne demandais qu'à bien vivre avec lui-même. Tu sais avec quelle joie j'attendais son arrivée, et comme j'ai couru à sa rencontre pour le bien recevoir. Casimir.
Il est vrai; mais comme je te l'ai dit, mon frère, il peut avoir du chagrin; il craint peut-être de n'être plus aussi aimé de son papa, ou que sa maman lui fasse moins d'amitié qu'à nous. N'est-il pas alors de notre devoir de le ménager dans la peine; de lui donner des consolations, et de le faire revenir dans nos bras par toutes sortes de complaisances?
Prosper. Tu as raison; je n'y avais pas encore si bien songé.
Casimir. S'il est aussi bon enfant qu'on le dit, penses-tu comme il sera touché de nos caresses, combien son père et ses soeurs nous en aimeront davantage; et quel plaisir notre maman elle-même en ressentira! C'est de quoi mettre la joie dans toute la maison. Prosper.
Ah! J'avais tort, je le sens. Qu'il revienne; et je lui ferai tant d'amitié, qu'il faudra bien qu'il oublie notre querelle.
Casimir. Crois-moi, courons le trouver au milieu de nos fleurs. Elles feront la paix entre nous.
Prosper. C'est bien dit. Allons, donne-moi la main... mais le voici qui revient.
Casimir. Vois-tu comme il a l'air content?
L'ÉCOLE DES MARÂTRES SCÈNE 9
Casimir, Prosper, Fabien, Priscille, Agathe. Fabien, courant se jeter dans les bras de Prosper et de Casimir .
Ah! Mes bons amis, mes frères! Vous devez être bien fâchés contre moi!
Casimir. Non; pour quoi donc? Prosper, l'embrassant encore . Va, mon cher Fabien, je ne le suis plus. Fabien.
Quel joli jardin vous m'avez arrangé! Vous me donnez vos plus belles fleurs, sans que je vous aie encore fait aucun plaisir.
Casimir. Tu nous en fais assez pourvu que tu sois content. Fabien.
Oh! Si je le suis! Mes bons frères,
pardonnez-moi, je vous prie. Je vous ai offensés, je vous ai repoussés de mes bras: je ne le ferai plus. Nous serons toujours amis; et tout ce que j'ai vous appartient comme à moi-même.
Casimir. Oui, oui; que tout soit commun, nos peines et nos plaisirs.
Prosper. Embrassons-nous encore, pour mieux commencer à ne faire qu'un à nous trois. Ils s'embrassent. Priscille et Agathe s'embrassent aussi, et laissent tomber des larmes d'attendrissement. Casimir.
Maintenant, il faut aller nous rafraîchir sous le berceau. Venez aussi, mes petites soeurs. Allons. Asseyons-nous.
Prosper. Fabien, c'est à toi de faire les honneurs du goûter. Tu es aujourd'hui le roi de la fête. Fabien.
Oh! Je suis sûr que je n'aurai jamais rien mangé de si bon appétit qu'à ce
repas d'amitié. Il présente à la ronde des gâteaux et des fruits, et ils commencent à manger. Prosper.
Eh bien! Cela n'est-il pas mieux que de se chamailler ensemble?
Agathe. Il n'y a point de querelles qui valent ces poires. Casimir.
Quelle sera la joie de maman de nous voir si bien d'accord!
Priscille. Elle mérite bien que nous lui fassions ce plaisir. Quand tu la connaîtras, Fabien... mais tu l'as déjà vue?
Fabien. Oui, ma soeur, j'en ai reçu mille caresses. Elle a une figure si douce, qu'elle ne peut pas être méchante. J'ai senti à sa voix, que je n'aurai pas de peine à l'aimer.
Priscille. Et comme elle nous aime à son tour!
Agathe. Il ne faut que se divertir pour lui plaire. Priscille.
Nous étions bien à plaindre à la mort de notre première maman. Mon papa, qui passe toute la journée au palais, ne pouvait guère s'occuper de nous. Il manquait toujours quelque chose à nos habits, et notre éducation était encore plus négligée. Agathe.
Nous nous serions bientôt accoutumées à la fainéantise.
Priscille. Mais depuis que notre nouvelle maman est entrée dans la maison, notre bonheur a recommencé. Elle nous procure tous les amusemens de notre âge, et y prend part avec nous. On dirait qu'elle est plus occupée de notre santé que de la sienne. Je n'ai pas encore eu le temps de m'apercevoir qu'il me manque la moindre chose; elle pourvoit d'avance à tous mes besoins.
Agathe. Et moi, j'ai été malade; oh! Bien malade. C'est elle qui a eu soin de moi. Elle était toujours auprès de mon lit à me consoler. Elle m'a donné je ne sais combien de gelée de groseille et de cerises confites. Je serais déjà morte sans ses secours. Fabien.
Ô mes chères soeurs! Que me dites-vous? Priscille.
Tu sais aussi que nous n'étions guère exercées, avant ton départ, à travailler de nos mains? Maman s'est chargée de nous l'apprendre. Graces à ses leçons, nous savons passablement coudre, broder, faire du filet; et nous venons même d'entreprendre avec elle un grand ouvrage de tapisserie.
Casimir, à Fabien . Tiens, vois-tu ces manchettes si joliment festonnées? C'est le chef-d'oeuvre de Priscille, et son premier cadeau.
Priscille. Ah! J'en ai été bien payée. N'as-tu pas cultivé pour moi mon parterre? Ne m'as-tu pas donné des bouquets de tes plus jolies fleurs? Entends-tu, Fabien? Maman ne veut pas que nous travaillions pour nous: et ils en font encore plus que nous ne penserions à leur en demander.
Agathe. Oh! Oui. Je veux te montrer le petit bateau de liège que Prosper m'a fait avec son canif. Tu verras ses cordages de soie, ses voiles de satin, et ses banderoles de ruban. Il vogue tout seul sur le vivier. Prosper.
Puisque tu m'avais tricoté des jarretières... Agathe.
Vraiment, des jarretières! Je sais bien faire autre chose aujourd'hui. Ah, Fabien! Si tu voyais certaine bourse à bandes vertes et lilas! Tout le verd est de ma façon, au moins: demande à
ma soeur. Tu en seras content, j'en suis sûre. Fabien.
Comment! Vous m'avez fait une bourse? Priscille fait signe à Agathe de se taire. Agathe, embarrassée . Non, Fabien, elle n'est pas pour toi... elle est bien pour toi; mais maman m'a défendu de te le dire. Bas en souriant. Elle veut te surprendre aussi, avec un habit neuf et une veste brodée. Tu verras. Priscille.
Cette petite étourdie ne peut rien garder sur son coeur.
Agathe. C'est que j'avais tant de plaisir de lui en parler! Nous avons toujours pensé à toi, mon frère. Fabien.
Oh! Je vous remercie. Mais, dites-moi, êtes-vous donc heureuses?
Priscille. Si nous le sommes! Qui pourrait manquer
à notre bonheur? Notre maman est si bonne! Je ne sais comment elle s'y prend; mais elle a le secret de tourner tout en plaisir. Je ne m'amuse jamais si bien qu'à jaser avec elle.L'instruction vient en badinant.
Agathe. Il faut voir, quand nous lisons ensemble de petits contes qu'un de nos amis nous donne exactement le premier de chaque mois.
Priscille. Ô mon dieu! Tu m'y fais penser, Agathe. Il ne nous a pas encore envoyé le dernier. Il faut qu'il ait été malade de ces grandes chaleurs.
Agathe. J'en serais bien fâchée. C'est mon bon ami, à moi. Il sait les histoires de tous les petits garçons et de toutes les petites filles du monde. Ce serait drôle si nous trouvions quelque jour la nôtre dans son livre.
Priscille. J'en serais bien aise à cause de maman.
Je voudrais que tout le monde connût sa bonté, et combien nous l'aimons.
Casimir. Et moi, à cause de notre second papa, qui nous traite comme si nous étions ses véritables enfans.
L'ÉCOLE DES MARÂTRES SCÈNE 10
M De Fleury, Fabien, Priscille, Agathe, Casimir, Prosper.
M De Fleury, qui s'est tenu debout à côté du berceau pendant toute la scène précédente, se précipite au milieu d'eux, et s'écrie : et vous l'êtes aussi dans mon coeur. Je fais toute ma gloire et toute ma joie de me croire votre père. Mais où est Fabien?
Fabien, se jetant au cou de M De Fleury . Me voici, mon papa. Oh! Quelle joie de vous revoir!
M De Fleury. Embrasse-moi encore, mon cher fils. Eh bien! Es-tu content des frères que je t'ai donnés? Fabien.
Oh! Je n'aurais jamais pu en choisir de meilleurs. Je ferai tout ce qui sera en moi pour m'en faire aimer comme je les aime.
Casimir. Ce ne sera pas difficile, puisque nous le desirons aussi vivement de notre côté.
Prosper. Nous n'aurons qu'à penser au plaisir que nous avons goûté aujourd'hui.
Priscille. J'aurai soin de nous le rappeler toutes les fois que nous nous trouverons ensembler.
Agathe. Va, ma soeur, nous nous en souviendrons bien de nous-mêmes.
M De Fleury. J'en ai été témoin, et mon ame en sera long-temps pénétrée. Mais elle ne
saurait suffire toute seule à l'excès de sa joie. Approche, chère épouse; viens aussi jouir de ce spectacle délicieux, si bien fait pour ton coeur. Il va prendre hors du berceau MadameDe Fleury, et l'amène devant ses enfans.
L'ÉCOLE DES MARÂTRES SCÈNE 11
M et Mme De Fleury, Fabien, Priscille, Agathe, Casimir, Prosper.
M De Fleury. La voilà, mes amis, celle que j'ai choisie pour faire votre bonheur et le mien. La fortune que j'aurais pu vous laisser n'eût été rien, sans les dons bien plus précieux d'une bonne éducation. Nous nous sommes réunis pour vous procurer à la fois tous ces avantages. Il manquait aux uns une mère tendre, qui veillât continuellement sur les besoins de leur enfance, qui fût sans cesse occupée du soin de former leur coeur et leur raison,
de leur inspirer de sages principes, et de cultiver leurs talens. Il manquait aux autres un père laborieux qui les avançât dans le monde, qui travaillât à leur donner un état, et à leur former des établissemens honorables. Vos intérêts étaient les mêmes dans cette union; et c'est également pour tous que nous l'avons formée. Me promets-tu, chère épouse, comme je te le promets à mon tour, de regarder du même oeil tous ces enfans; de ne montrer à aucun d'autre préférence que celle qu'il méritera par son amour pour nous, et par sa bonne conduite?
Mme De Fleury. Ma réponse est pour toi dans ces larmes; et pour vous, mes petits amis, dans ces embrassemens. Elle tend ses bras aux enfans, qui se pressent tous à l'envi sur son sein. M De Fleury.
Et vous, mes enfans, me promettez-vous aussi de vivre toujours unis, sans querelles ni jalousies; de vous aimer
tous sans distinction, comme frères et soeurs? Ils se prennent tous par la main; et tombant aux genoux de M et de Mad De Fleury, ils s'écrient tous à la fois: oui, mon papa, oui, maman, nous vous le promettons.
M De Fleury, se baissant sur eux, et les relevant .
Continuez, mes chers enfans, de vivre dans cette douce amitié. Ses charmes augmenteront chaque jour dans une liaison plus intime. Vous serez aussi heureux par les bienfaits que vous recevrez les uns des autres, que par les petits sacrifices que vous aurez la générosité de vous faire mutuellement, chacun de vous, en jouissant de son propre bonheur, ne jouira pas moins de celui de son frère qu'il regardera comme son ouvrage. Tous les gens de bien s'intéresseront à votre félicité; et vos enfans vous récompenseront un jour, par leur tendresse, d'avoir si bien mérité celle de vos parens.
LE PETIT FRÈRE
Fanchette s'était un jour levée de grand matin pour aller cueillir des fleurs, et en porter un bouquet à sa mère dans son lit. Comme elle se disposait à descendre, son père entra dans sa chambre en souriant, la prit dans ses bras, et lui dit: bonjour, ma chère Fanchette; viens vîte avec moi, je veux te montrer quelque chose qui te fera sûrement plaisir.
Et quoi donc, mon papa? Lui demanda-t-elle avec empressement.
Dieu t'a fait présent cette nuit d'un petit frère, lui répondit-il.
Un petit frère? Ah! Où est-il? Voyons; menez-moi à lui, je vous prie.
Son père ouvrit la porte de la chambre où sa mère était couchée. Il y avait à côté du lit une femme étrangère, que Fanchette n'avait pas encore vue dans la maison, et qui enveloppait le nouveau-né dans ses langes.
Ce furent alors mille et mille questions de la part de la petite fille. Son père y répondit de son mieux; et il croyait avoir satisfait à tout, lorsque Fanchette lui dit: mon papa, qui est cette vieille femme? Comme elle ballote mon petit frère? Ne craignez-vous pas qu'elle lui fasse mal? M De Gensac.
Oh! Non, sois tranquille. C'est une bonne femme que j'ai envoyé chercher pour avoir soin de lui. Fanchette.
Mais il appartient à maman. L'a-t-elle déjà vu? Mme De Gensac, entr'ouvrant le rideau de son lit .
Oui, Fanchette, je l'ai vu. Et toi, es-tu bien aise de le voir?
Fanchette. Oh! Fort aise, maman. C'est un petit camarade pour jouer avec moi. Mais, mon papa, d'où vient-il? M De Gensac.
Je te l'ai déjà dit. C'est Dieu qui nous en a fait présent.
Fanchette. Est-ce qu'il est venu vous l'apporter lui-même? M De Gensac.
Non. Fanchette. Comment ce marmouset est-il donc entré dans la chambre?
M De Gensac. Lorsque tu seras plus grande, je te l'apprendrai: occupons-nous seulement à le regarder. Tiens, vois comme il est gentil.
Fanchette. Quelle drôle de mine il a! Il est tout rouge comme s'il venait de courir. Mon papa, voulez-vous le laisser jouer avec moi?
Cela n'est pas possible; il ne peut pas se tenir sur ses pieds. Vois-tu comme ils sont faibles? Fanchette.
Ah! Mon dieu! Les petits pieds! Je
vois que nous ne pourrons pas courir de long-temps ensemble.
M De Gensac. Patience. Il faut qu'il apprenne d'abord à marcher, et ensuite vous pourrez gambader tous les deux dans le jardin.
Fanchette. Est-il vrai? Ô mon pauvre petit! Il faut que je te donne quelque chose pour t'accoutumer à m'aimer. Tiens, j'ai dans ma poche une image; prends-la. Mon papa, qu'est-ce donc? Ce marmot ne veut pas la prendre; il tient ses petites mains fermées. M De Gensac.
Il ne sait pas encore l'usage qu'il en peut faire. Il faut attendre quelques mois.
Fanchette. À la bonne heure. Ô mon petit homme! Je te donnerai tous mes joujoux. Eh bien! Cela te fait-il plaisir? Réponds-moi donc. Il me semble qu'il sourit. Appelle-moiFanchette, Fanchette.
Est-ce que tu ne veux pas parler? M De Gensac.
Il ne parlera que dans un an. Mais toi, prends garde d'étourdir ta mère de ton caquet.
Fanchette. Ah! Mon papa, voilà son visage tout bouleversé: il pleure; apparemment qu'il a faim. Doucement, monsieur, je vais vous chercher quelque friandise. M De Gensac.
Ne te mets pas en peine de sa nourriture. Il n'a pas de dents; comment pourrait-il manger? Fanchette.
Il ne peut pas manger! De quoi vivra-t-il donc? Est-ce qu'il va mourir?
M De Gensac, à la garde . Madame, faites-moi le plaisir de porter cet enfant à sa mère, pour montrer à Fanchette comment on le nourrit.
Fanchette. Ah! Je serai bien aise de le voir. Eh
bien! Maman, que faites-vous? Vous lui mettez votre tetton dans la bouche.
Mme De Gensac. Dieu y a mis du lait, pour que j'en nourrisse ton petit frère. Il est encore bien faible; mais dans quelques jours, tu verras, il se roulera à terre comme un petit agneau.
Fanchette. Qu'il me tarde de le voir comme cela? Mais est-ce qu'il ne prend que du lait?
M De Gensac. Rien de plus. Fanchette. Mais quand il aura tout bu celui-là, où en prendrez-vous d'autre?
Mme De Gensac. Il n'en manquera point. Une partie de ce que je mange et de ce que je bois se tournera en lait. Fanchette.
En lait? Je ne comprends pas cela.
M De Gensac. Je le crois bien. Il y a tant de choses que tu ne peux pas encore comprendre.
Fanchette. La mignonne tête! Je n'ose pas y toucher. M De Gensac.
Tu peux y toucher; mais bien doucement. Fanchette.
Oh! Bien doucement. Mon dieu! Qu'elle est molle! C'est comme du coton.
M De Gensac. La tête de tous les petits enfans est comme celle de ton frère.
Fanchette. S'il venait à tomber, il se la romprait en mille pièces.
Mme De Gensac. Sûrement. Mais nous aurons bien soin de le tenir pour qu'il ne tombe pas.
M De Gensac. Sais-tu bien, Fanchette, qu'il y a cinq ans que tu étais aussi petite?
Fanchette. Moi, j'ai été comme cela? Vous vous moquez, mon papa!
M De Gensac. Non, non, rien de plus vrai. Fanchette.
Je ne m'en souviens pas, pourtant. M De Gensac.
Je le crois. Te souviens-tu du temps où j'ai fait tapisser cette chambre?
Fanchette. Elle a toujours été comme elle est. M De Gensac.
Point du tout. Je l'ai fait tapisser dans un temps où tu étais aussi petite que ton frère. Fanchette.
Eh bien! Je ne m'en suis pas aperçue. M De Gensac.
Les petits enfans ne voient rien de ce qui se passe autour d'eux. Lorsque ton frère sera à ton âge, demande-lui s'il se souvient que tu aies voulu lui apprendre
aujourd'hui à prononcer ton nom. Tu verras, s'il se le rappelle.
Fanchette. J'ai donc pris aussi du lait de maman? M De Gensac.
Sans doute. Si tu savais toutes les peines qu'elle s'est données pour toi! Tu étais si faible que tu ne pouvais rien prendre. Nous craignions à tout moment de te voir mourir. Ta mère disait: ma pauvre enfant! Si elle allait tomber en faiblesse! Et elle eut une peine infinie à te faire sucer quelques gouttes de lait.
Fanchette. Ah! Ma chère maman! C'est donc vous qui m'avez appris à me nourrir?
M De Gensac. Oui, ma fille. Après que ta mère eut réussi à te faire prendre toi-même la première nourriture, tu devins grasse et réjouie. Pendant près de deux ans, ce furent tous les jours et à toutes les heures du jour les mêmes soins. Quelquefois,
lorsque ta mère s'était endormie de fatigue, tu troublais son sommeil par tes cris. Il fallait qu'elle se levât pour courir à ton berceau. Ma chère Fanchette, s'écriait-elle, en te caressant, sans doute que tu as soif? Et elle te présentait son sein. Fanchette.
J'ai donc eu la tête aussi faible que celle de mon frère?
M De Gensac. Aussi faible, ma fille. Fanchette.
Moi qui l'ai si dure à présent! Mon dieu, j'aurais dû me la casser mille fois!
M De Gensac. Nous avons eu pour toi tant d'attentions! Ta mère a renoncé pour un temps à tous les plaisirs; elle a négligé toutes ses sociétés, pour ne pas te perdre un seul instant de vue. Lorsqu'elle était obligée de sortir pour des devoirs ou des affaires indispensables, elle était toujours dans les transes. Ma chère Gothon,
disait-elle à ta gouvernante, je vous recommande Fanchette comme votre propre enfant; et elle lui faisait continuellement des cadeaux pour l'engager à te soigner avec plus de vigilance. Fanchette.
Ah! Ma bonne maman! ... Mais, mon papa, est-ce qu'il y a eu un temps où je ne savais pas courir? Je cours si bien à présent. Voyez, en trois pas je suis au bout de la chambre. Qui est-ce donc qui me l'a appris?
M De Gensac. Ta mère et moi. Nous t'avions mis autour de la tête un bandeau de velours bien rembourré, afin que si tu venais à tomber, tu ne te fisses pas de mal: nous te tenions par des lisières pour aider tes premiers pas: nous allions tous les jours dans le jardin sur la pièce de gazon; et là, nous plaçant vis-à-vis l'un de l'autre à une petite distance, nous te posions toute seule debout au milieu, et nous te tendions les bras, pour t'inviter à venir tantôt à
l'un, tantôt à l'autre. Le plus léger faux pas que tu faisais, nous tournait le sang. C'est à force de répéter ces exercices que nous t'avons appris à marcher.
Fanchette. Je n'aurais jamais cru vous avoir donné tant de peines. Est-ce vous aussi qui m'avez enseigné à parler?
M De Gensac. C'est nous encore. Je te prenais sur mes genoux, et je te répétais les mots de papa et maman, jusqu'à ce que tu fusses en état de me les bégayer: tous les mots que tu sais aujourd'hui, c'est nous qui te les avons appris de la même manière; tu dois te souvenir que c'est nous aussi qui t'avons montré à lire. Fanchette.
Oh! Je me le rappelle à merveille. Vous me faisiez mettre à table entre vous deux. On nous apportait au dessert une assiette de raisins secs, et de petits carrés où il y avait des lettres moulées. Lorsque j'avais bien réussi à les nommer, vous me donniez quelques
grains de raisin. Oh! C'était un jeu bien joli! M De Gensac.
Si nous n'avions pas pris tous ces soins de toi, si nous t'avions abandonnée à toi-même, que serais-tu devenue?
Fanchette. Il y a bien long-temps que je serais morte. Oh! Le bon papa, la bonne maman que vous êtes! M De Gensac.
Et cependant tu donnes quelquefois du chagrin à ton papa; tu es désobéissante envers ta maman. Fanchette.
Je ne le serai plus de ma vie; je ne savais pas tout ce que vous aviez fait pour moi.
M De Gensac. Remarque bien les soins que nous allons avoir pour ton frère, et dis en toi-même: et moi aussi, j'ai donné autant de peines à mes parens. Cet entretien fit une vive impression
sur Fanchette; et lorsqu'elle voyait toute la tendresse que sa mère montrait à son petit frère, toutes les inquiétudes qui l'agitaient sur sa santé, toute la patience qu'il lui fallait pour lui faire prendre sa nourriture, combien elle était affligée lorsqu'elle entendait ses cris, avec quel empressement son père la soulageait d'une partie de ses soins, comme l'un et l'autre se fatiguaient pour apprendre à l'enfant à marcher et à parler, elle se disait dans son coeur: mes chers parens ont pris les mêmes peines pour moi. Ces réflexions lui inspirèrent tant de tendresse et de reconnaissance pour eux qu'elle observa fidèlement la promesse qu'elle leur avait faite, de ne leur causer jamais volontairement aucun chagrin.
LES QUATRE SAISONS
Ah! Si l'hiver pouvait durer toujours! Disait le petit Fleuri au retour d'une course de traîneaux, s'amusant dans le jardin à former des hommes de neige. M Gombault, son père, l'entendit, et lui dit: mon fils, tu me ferais plaisir d'écrire ce souhait sur mes tablettes. Fleuri l'écrivit d'une main tremblottante de froid.
L'hiver s'écoula, et le printemps survint. Fleuri se promenait avec son père le long d'une plate-bande où fleurissaient des jacinthes, des auricules et des narcisses. Il était transporté de joie en respirant leur parfum, et en admirant leur fraîcheur et leur éclat.
Ce sont les productions du printemps, lui dit M Gombault: elles sont brillantes, mais d'une bien courte durée. Ah! Répondit Fleuri, si c'était toujours le printemps!
Voudrais-tu bien écrire ce souhait sur mes tablettes? Fleuri l'écrivit en tressaillant de joie. Le printemps fut bientôt remplacé par l'été. Fleuri, dans un beau jour, alla se promener avec ses parens et quelques compagnons de son âge dans un village voisin.
Ils trouvaient sur la route, tantôt des bleds verdoyans, qu'un vent léger faisait rouler en ondes, comme une mer doucement agitée, tantôt des prairies émaillées de mille fleurs. Ils voyaient de tous côtés bondir de jeunes agneaux; et des poulins, pleins de feu, faire mille gambades autour de leur mère. Ils mangèrent des cerises, des fraises, et d'autres fruits de la saison; et ils passèrent la journée entière à s'ébattre dans les champs. N'est-il pas vrai, Fleuri, lui dit M Gombault en s'en retournant à la ville, que l'été a aussi ses plaisirs?
Oh! Répondit-il, je voudrais qu'il
durât toute l'année! Et à la prière de son père, il écrivit encore ce souhait sur ses tablettes. Enfin l'automne arriva.
Toute la famille alla passer un jour en vendanges: il ne faisait pas tout-à-fait si chaud que dans l'été; l'air était doux et le ciel serein; les ceps de vigne étaient chargés de grappes noires ou d'un jaune d'or; les melons rebondis, étalés sur des couches, répandaient une odeur délicieuse; les branches des arbres courbaient sous le poids des plus beaux fruits. Ce fut un jour de régal pour Fleuri, qui n'aimait rien tant que les raisins, les melons et les figues. Il avait encore le plaisir de cueillir lui-même. Ce beau temps, lui dit son père, va bientôt passer: l'hiver s'achemine à grands pas vers nous pour rappeler l'automne.
Ah! Répondit Fleuri, je voudrais bien qu'il restât en chemin, et que l'automne ne nous quittât jamais.
M Gombault. En serais-tu bien content, Fleuri? Fleuri.
Oh! Très-content, mon papa; je vous en réponds. Mais, répartit son père en tirant ses tablettes de sa poche, regarde un peu ce qui est écrit ici. Lis tout haut.
Fleuri lit . "Ah! Si l'hiver pouvait durer toujours "! M Gombault.
Voyons à présent quelques feuilles plus loin. Fleuri lit .
"Si c'était toujours le printemps "! M Gombault.
Et sur ce feuillet-ci, que trouverons-nous? Fleuri lit .
"Je voudrais que l'été durât toute l'année "! Reconnais-tu la main qui a écrit tout cela?
Fleuri. C'est la mienne. M Gombault. Et que viens-tu de souhaiter à l'instant même? Fleuri.
"Que l'hiver s'arrêtât en chemin, et que l'automne ne nous quittât jamais".
M Gombault. Voilà qui est assez singulier. Dans l'hiver, tu souhaitais que ce fût toujours l'hiver; dans le printemps, que ce fût toujours le printemps; dans l'été, que ce fût toujours l'été; et tu souhaites aujourd'hui dans l'automne, que ce soit toujours l'automne. Songes-tu bien à ce qui résulte de cela? Fleuri.
Que toutes les saisons de l'année sont bonnes. M Gombault.
Oui, mon fils, elles sont toutes fécondes en richesses et en plaisir: et Dieu s'entend bien mieux que nous,
esprits limités que nous sommes, à gouverner la nature.
S'il n'avait tenu qu'à toi l'hiver dernier, nous n'aurions plus eu ni printemps, ni été, ni automne. Tu aurais couvert la terre d'une neige éternelle, et tu n'aurais jamais eu d'autres plaisirs que de courir sur des traîneaux et de faire des hommes de neige. De combien d'autres jouissances n'aurais-tu pas été privé par cet arrangement?
Nous sommes heureux de ce qu'il n'est pas en notre pouvoir de régler le cours de la nature. Tout serait perdu pour notre bonheur, si nos voeux téméraires étaient exaucés.
LA NEIGE
Après plusieurs annonces trompeuses de son retour, le printemps était enfin arrivé. Il soufflait un vent doux qui réchauffait les airs. On voyait la neige se fondre, les gazons reverdir, et les fleurs percer la terre: on n'entendait que le chant des oiseaux. La petite Louise était déjà allée à la campagne avec son père. Elle avait entendu les premières chansons des pinçons et des merles, et elle avait cueilli les premières violettes. Mais le temps changea encore une fois. Il s'éleva tout-à-coup un vent de nord violent qui soufflait dans la forêt, et couvrait les chemins de neige. La petite Louise entra toute tremblottante dans son lit, en remerciant Dieu de lui avoir donné un gîte si doux, à l'abri des injures de l'air. Le lendemain matin, lorsqu'elle se leva, ah! Tout, tout était blanchi. Il était tombé pendant la nuit une si
grande quantité de neige, que les passans en avaient jusqu'aux genoux.
Louise en fut attristée; les petits oiseaux le paraissaient bien davantage. Comme toute la terre était couverte à une grande épaisseur, ils ne pouvaient trouver aucun grain, aucun vermisseau pour apaiser leur faim.
Tous les habitans emplumés des forêts se réfugiaient dans les villes et dans les villages pour chercher du secours auprès des hommes. Des troupes nombreuses de moineaux, de linottes, de pinçons et d'alouettes, s'abattaient dans les chemins et dans les cours des maisons, furetoient des pattes et du bec dans les amas de débris, afin d'y trouver quelque nourriture. Il vint près d'une cinquantaine de ces hôtes dans la cour de la maison de Louise. Louise les vit, et elle entra toute affligée dans la chambre de son père. Qu'as-tu donc, ma fille, lui dit-il? Ah! Mon papa, lui répondit-elle, ils sont tous là dans la cour, ces pauvres
oiseaux qui chantaient si joyeusement il n'y a que deux jours. Ils semblent transis de froid, et ils demandent de quoi manger. Voulez-vous me permettre de leur donner un peu de grain?
Bien volontiers, lui dit son père. Louise n'en attendit pas davantage. La grange était de l'autre côté du chemin; elle y courut avec sa bonne chercher des poignées de millet et de chenevis, qu'elle vint ensuite répandre dans la cour. Les oiseaux voltigeaient par troupes autour d'elle, et cherchaient le moindre petit grain. Louise s'occupait à les regarder, et elle était toute réjouie. Elle alla chercher son père et sa mère pour venir aussi les regarder, et se réjouir avec elle. Mais ces poignées de grain furent bientôt dévorées. Les oiseaux s'envolèrent sur le bord des toîts, et ils regardaient Louise d'un air triste, comme s'ils avaient voulu lui dire: n'as-tu rien de plus à nous donner?
Louise comprit leur langage. Elle
part aussitôt comme un trait, et court chercher de nouveaux grains. En traversant le chemin, elle rencontra un petit garçon qui n'avait pas, à beaucoup près, un coeur aussi compatissant que le sien. Il portait à la main une cage pleine d'oiseaux; et il la secouait si rudement, que les pauvres petites bêtes allaient à tout moment donner de la tête contre les barreaux.
Cela fit de la peine à Louise. Que veux-tu faire de ces oiseaux, demanda-t-elle au petit garçon? Je n'en sais rien encore, répondit-il. Je vais chercher à les vendre; et si personne ne veut les acheter, j'en régalerai mon chat.
Ton chat! Répliqua Louise; ton chat! Ah, méchant enfant!
Oh! Ce ne serait pas les premiers qu'il aurait croqués tout vifs; et en balançant sa cage comme une escarpolette, il allait s'éloigner à grand pas. Louise l'arrêta, et lui demanda combien il voulait de ses oiseaux. Je les
donnerai tous à un liard la pièce: il y en a dix-huit.
Eh bien! Je les prends, dit Louise. Elle se fit suivre du petit garçon, et courut demander à son père la permission d'acheter ces oiseaux. Son père y consentit avec plaisir; il céda même à sa fille une chambre vide pour y loger ses hôtes. Jacquot (ainsi s'appelait le méchant garçon) se retira fort content de son marché; et il alla dire à tous ses camarades qu'il connaissait une petite demoiselle qui achetait les oiseaux. Au bout de quelques heures, il se présenta tant de petits paysans à la porte de Louise, qu'on eût dit que c'était l'entrée du marché. Ils se pressaient tous autour d'elle, sautant l'un au-dessus de l'autre, et soulevant des deux mains leurs cages, pour lui demander la préférence chacun en faveur de ses oiseaux.
Louise acheta tous ceux qui lui étaient
présentés, et les porta dans la chambre où étaient les premiers.
La nuit vint. Il y avait bien long-temps que Louise ne s'était mise au lit avec un coeur aussi satisfait. Ne suis-je pas bien heureuse, se disait-elle, d'avoir pu sauver la vie à tant d'innocentes créatures, et de pouvoir les nourrir! Lorsque l'été viendra, j'irai dans les champs et dans les forêts; tous mes petits hôtes chanteront leurs plus jolies chansons, pour me remercier des soins que j'aurai eus pour eux. Elle s'endormit sur cette réflexion, et elle rêva qu'elle était dans une forêt de la plus belle verdure. Tous les arbres étaient couverts d'oiseaux qui voltigeaient sur les branches en gazouillant, ou qui nourrissaient leurs petits; et Louise souriait dans son sommeil.
Elle se leva de fort bonne heure pour aller donner à manger à ses petits hôtes dans la volière et dans la cour; mais elle ne fut pas aussi contente ce jour-là qu'elle l'avait été la veille. Elle savait
le compte de l'argent qu'elle avait mis dans sa bourse; et il ne devait pas lui en rester beaucoup. Si ce temps de neige dure encore quelques jours, dit-elle, que vont devenir les autres oiseaux? Les méchans petits garçons vont les donner tous vifs à leur chat; et faute d'un peu d'argent je ne pourrai pas les sauver.
Dans ces tristes pensées elle tire lentement sa bourse, pour compter encore son petit trésor. Mais quel est son étonnement de la trouver si lourde! Elle l'ouvre; et la voit pleine de pièces de monnaie de toute valeur, mêlées et confondues ensemble: il y en avait jusques aux cordons. Elle court vîte à son père, et lui raconte, avec des transports de surprise et de joie, ce qui vient de lui arriver. Son père la prit contre son sein, l'embrassa, et laissa couler ses larmes sur les joues de Louise. Ma chère fille, lui dit-il, tu ne m'as
jamais donné tant de satisfaction que dans ce moment. Continue de soulager les créatures qui souffrent; à mesure que ta bourse s'épuisera, tu la verras se remplir.
Quelle joie pour Louise! Elle courut dans la volière, ayant son tablier plein de chenevis et de millet. Tous les oiseaux voltigeaient autour d'elle, en regardant leur déjeûner d'un oeil d'appétit. Elle descendit ensuite dans la cour, et offrit un ample repas aux oiseaux affamés.
Elle se voyait alors près de cent pensionnaires qu'elle nourrissait. C'était un plaisir, un plaisir! Jamais ses poupées ni ses joujoux ne lui en avaient tant donné.
L'après-midi, en mettant la main dans le sac de chenevis, elle trouva ces paroles écrites dans un billet: "les habitans de l'air volent vers toi, seigneur, et tu leur donnes la nourriture; tu étends la main, et tu rassasies de tes bienfaits tout ce qui respire." Son père l'avait suivie. Elle
se tourne vers lui, et lui dit: je suis donc à présent comme Dieu: les habitans de l'air volent vers moi; et lorsque j'étends la main, je les rassasie de mes bienfaits.
Oui, ma fille, lui dit son père; toutes les fois que tu fais du bien à quelque créature, tu es comme Dieu. Quand tu seras plus grande, tu pourras secourir tes semblables, comme tu secoures aujourd'hui les oiseaux; et tu ressembleras alors à Dieu bien davantage. Ah! Quel bonheur pour l'homme, lorsqu'il peut agir comme Dieu!
Pendant huit jours Louise étendit sa main, et rassasia tout ce qui avait faim autour d'elle. Enfin la neige se fondit, les champs reprirent leur verdure; et les oiseaux, qui n'avaient pas osé s'écarter de la maison, tournèrent leurs ailes vers la forêt.
Mais ceux qui étaient dans la volière, y restaient renfermés. Ils voyaient le soleil, volaient contre la fenêtre, béquetaient les vitrages. C'était en vain;
leur prison était trop forte pour eux: Louise n'imaginait pas encore leur peine. Un jour qu'elle leur apportait leur provision, son père entra quelques momens après elle. Elle fut bien aise de voir qu'il voulait être témoin de ses plaisirs.
Ma chère Louise, lui dit-il, pourquoi ces oiseaux ont-ils l'air si inquiets? Il semble qu'ils désirent quelque chose. N'auraient-ils pas laissé dans les champs des compagnons qu'ils seraient bien aises de revoir?
Vous avez raison, mon papa; ils me semblent tristes depuis que les beaux jours sont revenus. Je vais ouvrir la fenêtre, et les laisser envoler. Je pense que tu ne ferais pas mal, lui répondit son père: tu répandrais la joie dans tout le pays. Ces petits prisonniers iraient retrouver leurs amis; et ils voleraient au-devant d'eux comme tu cours au-devant de moi, lorsque j'ai été quelque temps absent de la maison.
Il n'avait pas fini de parler, que déjà toutes les fenêtres étaient ouvertes. Les oiseaux s'en aperçurent; et en deux minutes il n'en resta pas un seul dans la chambre. On voyait les uns raser la terre du bout de l'aile, les autres s'élever dans les airs, quelques-uns s'aller percher sur les arbres voisins, et ceux-là passer et repasser devant la fenêtre avec des chants de joie.
Louise allait tous les jours se promener dans la campagne; de tous côtés elle voyait ou elle entendait des oiseaux. Tantôt une alouette partait à ses pieds, et chantait sa joyeuse chanson en s'élevant dans les nuages; tantôt c'était une fauvette qui fredonnait la sienne, en se balançant sur la plus haute branche d'un buisson: et lorsqu'elle en entendait quelques-uns se distinguer par son ramage, Louise disait voilà un de mes pensionnaires; on connaît à sa voix qu'il a été bien nourri cet hiver.
AMAND
Un pauvre manoeuvre, nommé Bertrand, avait six enfans en bas âge, et il se trouvait fort embarrassé pour les nourrir. Par surcroît de malheur, l'année fut stérile, et le pain se vendait une fois plus cher que l'an passé. Bertrand travaillait jour et nuit; malgré ses sueurs, il lui était impossible de gagner assez d'argent pour rassasier du plus mauvais pain ses enfans affamés. Il était dans une extrême désolation. Il appelle un jour sa petite famille; et, les yeux pleins de larmes, il lui dit: mes chers enfans, le pain est devenu si cher, qu'avec tout mon travail je ne peux gagner assez pour vous substanter. Vous le voyez: il faut que je paye le morceau de pain que voici, du produit de toute ma journée. Il faut donc vous contenter de partager avec moi le peu que je m'en serai procuré: il n'y en aura certainement pas assez pour vous
rassasier; mais du moins il y aura de quoi vous empêcher de mourir de faim. Le pauvre homme ne put en dire davantage: il leva les yeux vers le ciel, et se mit à pleurer. Ses enfans pleuraient aussi; et chacun disait en lui-même: mon dieu, venez à notre secours, pauvres petits malheureux que nous sommes! Assistez notre père, et ne nous laissez pas mourir de faim. Bertrand partagea son pain en sept portions égales: il en garda une pour lui, et distribua les autres à chacun de ses enfans. Mais un d'entre eux, qui s'appelait Amand, refusa de recevoir la sienne, et dit: je ne peux rien prendre, mon père; je me sens malade: mangez ma portion, ou partagez-la entre les autres. Mon pauvre enfant, qu'as-tu donc?Lui dit Bertrand en le prenant entre ses bras. Je suis malade, répondit Amand, très-malade; je veux aller me coucher. Bertrand le porta dans son lit; et le lendemain au matin, accablé de tristesse, il alla chez un médecin,
et le pria de venir par charité voir son fils malade, et de le secourir.
Le médecin, qui était un homme pieux, se rendit chez Bertrand, quoiqu'il fût bien sûr de n'être pas payé de ses visites. Il s'approche du lit d'Amand; lui tâte le pouls; mais il ne peut y trouver aucun symptôme de maladie: il lui trouva cependant une grande faiblesse; et pour le ranimer, il voulut lui prescrire une potion. Ne m'ordonnez rien, monsieur, lui ditAmand; je ne prendrais pas ce que vous m'ordonneriez.
Le Médecin. Tu ne le prendrais pas! Et pourquoi donc, s'il te plaît?
Amand. Ne me le demandez pas, monsieur; je ne peux pas vous le dire.
Le Médecin. Et qui t'en empêche, mon enfant? Tu me paraîs être un petit garçon bien obstiné.
Amand. Monsieur le médecin, ce n'est point par obstination, je vous assure.
Le Médecin. À la bonne heure, je ne veux pas te contraindre; mais je vais le demander à ton père, qui ne sera peut-être pas si mystérieux.
Amand. Ah! Je vous en prie, monsieur; que mon père n'en sache rien.
Le Médecin. Tu es un enfant bien incompréhensible! Mais il faut absolument que j'en instruise ton père, puisque tu ne veux pas me l'avouer.
Amand. Mon dieu! Monsieur, gardez-vous-en bien; je vais plutôt vous le dire: mais auparavant, faites sortir, je vous prie, mes frères et mes soeurs. Le médecin ordonna aux enfans de se retirer; et alors Amand lui dit: hélas! Monsieur, dans un temps si dur, mon père ne gagne qu'avec bien
de la peine de quoi acheter un mauvais pain: il le partage entre nous: chacun n'en peut avoir qu'un petit morceau; et il n'en veut presque rien garder pour lui-même. Cela me fait de la peine de voir mes petits frères et mes petites soeurs endurer la faim. Je suis l'aîné; j'ai plus de force qu'eux: j'aime mieux ne pas manger pour qu'ils puissent partager ma portion. C'est pour cela que j'ai fait semblant d'être malade, et de ne pouvait pas manger; mais que mon père n'en sache rien, je vous en prie. Le médecin essuya ses yeux, et lui dit: mais toi, n'as-tu pas faim, mon cher ami? Amand.
Pardonnez-moi, j'ai bien faim; mais cela ne me fait pas tant de mal que de les voir souffrir. Le Médecin.
Mais tu mourras bientôt, si tu ne te nourris pas. Amand.
Je le sens bien, monsieur; mais je
mourrai de bon coeur; mon père aura une bouche de moins à remplir; et lorsque je serai auprès du bon Dieu, je le prierai de donner à manger à mes petits frères et à mes petites soeurs.
L'honnête médecin était hors de lui-même d'attendrissement et d'admiration, en entendant ainsi parler ce généreux enfant; il le prit dans ses bras, le serra contre son coeur, et lui dit: non, mon cher ami, tu ne mourras pas. Dieu, notre père à tous, aura soin de toi et de ta famille: rends-lui graces de ce qu'il m'a conduit ici; je reviendrai bientôt. Il courut à sa maison, chargea un de ses domestiques de toutes sortes de provisions, et revint aussitôt avec lui vers Amand et ses frères affamés. Il les fit tous mettre à table, et leur donna à manger jusqu'à ce qu'ils fussent rassasiés. C'était un spectacle ravissant pour le bon médecin de voir la joie de ces innocentes créatures. En sortant, il dit à Amand de ne pas se mettre en peine, et qu'il pourvoirait à
leurs nécessités. Il observa fidélement sa promesse; il leur faisait passer tous les jours abondamment de quoi se nourrir. D'autres personnes charitables, à qui il raconta cette aventure, imitèrent sa bienfaisance. Les uns envoyaient des provisions, les autres de l'argent, ceux-là des habits et du linge; en sorte que, peu de jours après, la petite famille eut au-delà de tous ses besoins. Aussitôt que le prince fut instruit de ce que le brave petit Amand avait fait pour son père et pour ses frères, il envoya chercher Bertrand, et lui dit: vous avez un enfant admirable; je veux être aussi son père. J'ai ordonné qu'on vous donnât tous les ans, en mon nom, une pension de cent écus. Amand et tous vos autres enfans seront élevés à mes frais dans le métier qu'ils voudront choisir; et s'ils savent en profiter, j'aurai soin de leur fortune. Bertrand s'en retourna chez lui enivré de joie; et s'étant jeté à genoux, il remercia Dieu de lui avoir donné un si digne enfant.
COLIN-MAILLARD SCÈNE 1
La scène se passe dans un salon. Du côté droit est une porte qui conduit au cabinet de M De Juliers; et dans le fond, une autre qui s'ouvre sur l'escalier. Sur le côté gauche on voit une grande table couverte de livres et de papiers, avec des flambeaux et un porte-voix.
Frédéric. Il avance la tête à travers la porte qui donne sur l'escalier, comme s'il parlait encore à son père tandis qu'il descend. Oui, mon papa, soyez tranquille; il n'arrivera point d'accident à vos papiers, je vous en réponds. Je vais prendre aussi vos livres, et je les porterai tout de suite dans votre cabinet. Il revient en sautant et en fredonnant tra le ra le ra. Nous allons faire aujourd'hui un beau tapage! Quand le chat est hors de la maison, les souris dansent sous la table.
COLIN-MAILLARD SCÈNE 2
Frédéric, Julie. Frédéric.
Eh bien! Ma soeur, maman est-elle sortie? Notre petite société est-elle arrivée? Julie.
Mes amies sont déjà ici; mais il n'est encore venu aucun de tes camarades.
Frédéric. Oh! Je le crois bien; nous ne sommes pas éventés comme vous autres: il faut toujours nous arracher de l'étude. Tiens, je parie qu'en ce moment ils travaillent encore, que la tête leur en brûle. Julie.
Oui, à forger quelqu'une de leurs bonnes malices. À propos, est-il bien vrai que mon papa nous ait permis de jouer ici dans le salon? Notre chambre là-haut est si petite, si petite, qu'on ne sait où se fourrer.
Frédéric. Est-ce qu'il avait quelque chose à refuser, dès que je me mêlais de la négociation? Ah ça! Petite fille, prenez bien garde à ne pas brouiller les papiers qui sont sur la table.
Julie. Garde cet avis là pour toi et pour tes petits vauriens. Frédéric, avec un air d'importance . C'est pourtant moi qu'on a chargé de mettre ici de l'arrangement.
Julie. Vraiment, mon papa s'est adressé à un homme d'ordre. Allons, voyons, que je t'aide un peu. Ensuite je rangerai les chaises et les fauteuils. Je vais d'abord prendre quelques livres.
Frédéric. Avise-toi d'y toucher. Tout ce que je puis te permettre, c'est de me les mettre sur les bras. Il joint les mains en-dessous devant lui. Julie y pose un livre, puis un autre, tant qu'il en ait jusqu'au menton.
Julie. Mais tu en as trop. Frédéric, reculant la tête, et se penchant en arrière .
Encore un. Bon! En voilà assez pour un voyage. Il fait quelques pas, et laisse tomber toute la charge au milieu de la chambre. Julie, poussant un grand éclat de rire . Ha ha ha ha! Voilà tout le bataclan par terre! Ces beaux livres que mon papa ne voulait pas nous laisser toucher, même du bout du doigt! Il aura, je crois, bien du plaisir de les voir si joliment accommodés.
Frédéric. Tu ne sais pas, toi! C'est que j'ai perdu le centrum de la gravitatis , comme dit mon précepteur. C'est bien savant, au moins. Il se met à ramasser les livres; et tandis qu'il en prend un, il en laisse retomber un autre. Diantre! Il faut que ces drôles-là aient appris à faire la cabriole.
Julie, approchant de lui . Tu ne finirais jamais sans moi. Tiens, arrange-les dans mon tablier.
Frédéric. Ah! C'est bien dit. Frédéric se jette à genoux; et une main appuyée contre terre, de l'autre il met les livres dans le tablier de Julie. Julie.
Doucement donc, pour qu'ils ne se froissent pas. Bon! Les voilà tous. Je vais les porter dans le cabinet, et les placer sur la cheminée. Elle sort. Frédéric, se relevant tout essoufflé .Ouf! Je ne vaudrais rien dans le pays où les hommes vont à quatre pattes comme des singes. Il s'évente avec son chapeau. Julie, en rentrant . Si tu voyais comme c'est rangé!Dépêche-toi de me donner le reste. Frédéric assemble les papiers et le reste des livres, et les donne à Julie, qui dit en les recevant: il faut convenir que
les filles ont bien plus d'ordre que les garçons. Frédéric.
Oh, oui! Toi, surtout. Ta soeur est occupée du matin au soir à remettre tes chiffons à leur place. Julie.
Et toi donc! Si ton précepteur n'y veillait sans cesse, tu ne saurais jamais où trouver tes thêmes et tes versions. Elle regarde autour d'elle. Mais voilà tout je pense.
Frédéric. Oui, je ne vois plus rien; va. Julie sort; Frédéric range la table, les fauteuils et les chaises. Bon! Nous aurons nos coudées franches à présent. Comme nous allons nous en donner! Je suis pourtant surpris qu'ils n'arrivent pas. Pour moi, j'ai cela de bon, que je ne me fais guère attendre aux rendez-vous de plaisir.
Julie, en rentrant, regarde de tous côtés . Ah! Voilà qui est bien. Mais le porte-voix,
il faut le cacher. Si tes camarades l'aperçoivent, ils vont se mettre à corner jusqu'à nous rompre les oreilles.
Frédéric. Attends, je vais le mettre derrière la porte. J'en aurai peut-être besoin. Que tes petites demoiselles viennent m'étourdir, nous verrons qui criera le plus fort.
Julie. Bah! Nous n'aurions qu'à nous réunir, nous viendrions bien à bout d'un petit garçon comme toi. Frédéric.
Oui-dà! Si vous avez du babil, mesdemoiselles, nous autres hommes, nous avons une voix mâle qui se fait respecter. En grossissant la voix. M'entends-tu? Julie, haussant les épaules .
Ô mon dieu! Je te respecte si fort, que je m'en vais. Adieu. Je cours retrouver ma soeur et mes amies.
Frédéric. Fais-moi le plaisir de dire au portier de m'envoyer ici ma petite société sitôt qu'elle arrivera. Julie, en sortant .
Oui, oui.
COLIN-MAILLARD SCÈNE 3
Frédéric, maniant le porte-voix . Voici qui m'a souvent fait venir malgré moi du fond du jardin. Il me semble toujours l'entendre corner: Frédéric, Frédéric! ... Ces messieurs ne demeurent qu'au bout de la rue; voyons s'ils ont l'oreille fine. Il se met à la fenêtre, embouche le porte-voix, et crie: courez, volez, troupe joyeuse, le jeu va bientôt commencer. Il se retire de la fenêtre et va vers la porte. Eh bien! Cela n'est-il pas
merveilleux. C'est comme le cor enchanté d'Arlequin. Il me semble déjà entendre parler sur l'escalier. Il prête l'oreille. Mais oui! Ce sont les petits Duverney. Il cache le porte-voix derrière la porte. Allons, je vais sauter sur la table, et faire comme si j'étais assis sur mon trône. Il va chercher devant la fenêtre une banquette, la pose sur la table, et se dispose à grimper. Les petits Duverney se présentent à la porte.
COLIN-MAILLARD SCÈNE 4
Frédéric, Duverney l'aîné, Duverney le cadet. Frédéric.
Ne pouviez-vous pas attendre un moment que je fusse monté sur mon trône, pour vous recevoir du haut de ma grandeur?
Duverney L'Aîné. Bon! Tu n'as pas besoin de cela pour
avoir un air tout-à-fait royal. Et puis, si alerte que tu sois, le trône pourrait bien dégringoler avec sa majesté.
Frédéric. En effet, j'en ai déjà bien vu des exemples dans mon histoire ancienne.
Duverney L'Aîné. C'est-à-peu près ce qui vient d'arriver à mon frère, quoiqu'il ne soit pas un grand prince. Il s'est mis le nez tout en sang sur notre escalier. Duverney Le Cadet,d'un ton pleureur, et en bégayant .
Hé-é-las! Ou-ou-i. Il me fait en-encore un peu-eu mal. Ce Mon-On-Sieur Ro-O-Bert est un gar-ar-çon bien mal éle-e-vé. Frédéric.
Est-ce qu'il est avec vous? Duverney L'Aîné.
Dieu nous en préserve! Si nous avions su qu'il vînt ici, nous n'aurions pas bougé de la maison. Duverney Le Cadet.
Il ne son-onge qu'à-à mal.
Frédéric. Qu'est-ce donc qu'il a fait? Duverney L'Aîné.
J'étais resté pour prendre un mouchoir, mon frère descendait tout seul. Robert l'a entendu; il s'est caché, puis il a sauté tout à coup sur lui en poussant un grand cri. Mon frère a eu tant de peur, qu'il est tombé; et en roulant sur les marches, il s'est massacré tout le nez.
Frédéric. Oh! J'en suis bien fâché pour le pauvre petit. M Robert a toute la mine d'un mauvais sujet. C'est aujourd'hui la première fois qu'il nous honore de sa compagnie. Son père a tant prié mon papa de le mettre de ma société!
Duverney L'Ainé. Je te plains. Nous ne vivons plus avec lui. Frédéric.
Mon papa vous croyait fort bien ensemble, parce que vous demeurez dans la même maison; et il a pensé que ce
serait vous faire plaisir de l'inviter en même temps que vous.
Duverney L'Ainé. Ah! Du plaisir nous en aurions un fort grand de le savoir à cent lieues. Depuis qu'il est notre voisin il ne nous a causé que de la peine. Il a déjà cassé toutes les vitres à coups de pierre, et il voulait faire croire que c'était nous.
Frédéric. Est-ce qu'on ne s'en plaint pas à son père? Duverney L'Aîné.
Oh! C'est un homme singulier. Il gronde un peu son fils, paie le dommage, et puis il n'y pense plus. Frédéric.
À la place de votre papa, je ne voudrais pas vous voir demeurer sous le même toit que lui. Duverney L'Ainé.
Que veux-tu? Nous étions embarrassés d'un appartement considérable qui se trouvait vide depuis la mort de maman. Mon papa ne pouvait plus y
entrer que les larmes ne lui vinssent aux yeux. Il a été bien aise de trouver à le louer. Frédéric.
Et il en est peut-être fâché à présent? Duverney L'Aîné.
Oh! Je t'en réponds. Il nous a bien défendu de nous lier avec Robert. C'est un si mauvais garnement! Tous les gens du quartier ne passent qu'en tremblant devant la maison.Tantôt il les seringue avec de l'eau sale, ou leur jette sur la terre un panier d'ordure; tantôt il va leur accrocher derrière le dos des queues de lapins ou de grands morceaux de papier, pour les faire huer par la populace. Et puis sa pêche des perruques!
Frédéric. Que veux-tu dire? Duverney L'Aîné. Oui, il les prend à l'hameçon comme des carpes. Lorsqu'un honnête ouvrier s'arrête pour causer sous nos fenêtres
avec quelqu'un de ses amis qu'il rencontre dans la rue, Robert monte au balcon; et avec un crochet attaché au bout d'une longue perche, il enlève la perruque: puis il court l'attacher à la queue d'un chien qu'il a tout prêt, et qu'il chasse par une autre porte de la maison: en sorte que la malheureuse perruque a traîné un quart-d'heure dans la crotte avant que le pauvre homme ait pu la ratrapper.
Frédéric. Mais voilà qui passe le badinage. Duverney L'Aîné.
Ce ne sont encore là que ses moindres méchancetés. Si je te parlais de tous les chiens qu'il estropie, et de tous les chats auxquels il a coupé la queue, je ne finirais pas. Il n'y a pas long-temps qu'un des amis de son père se fracassa l'épaule en tombant sur l'escalier où Robert avait semé par malice des poids secs. Pour les domestiques, je suis sûr qu'il n'en resterait pas un seul pendant vingt-quatre heures à la maison, sans
les gros gages qu'on est obligé de leur donner. Frédéric.
Je t'avoue que je ne serais pas fâché de le voir. J'aime les enfans un peu gais.
Duverney L'Aîné. À la bonne heure; il est tout naturel d'aimer ses semblables. Mais sa gaîté est bien différente de la tienne. Tu es un petit brin espiègle, toi. Je suis pourtant bien sûr que tu ne voudrais pas faire de mal exprès à qui que ce soit, au lieu que le méchant ne demande que plaies et bosses.
Frédéric. Oh! Cela ne m'effraie pas. J'en aurai plus de gloire à le moriginer.
Duverney L'Aîné. S'il vient, tu ne trouveras pas mauvais que mon frère se retire. Il lui jouerait quelque vilain tour. Duverney Le Cadet.
Ou-ou-i. Je m'en-i-irai. Frédéric.
Non, non, nous sommes d'anciens
amis, nous. Je ne veux pas que ce nouveau venu vienne nous séparer. Je saurai bien lui tenir tête; tu verras.
Mais j'entends du bruit. Est-ce lui? Non; c'est ma soeur avec ses amies.
COLIN-MAILLARD SCÈNE 5
Frédéric, Duverney l'ainé, Duverney le cadet, Léonor, Julie, Dorothée, Adélaïde, Louise. Les petits messieurs s'inclinent respectueusement devant les jeunes demoiselles. Léonor.
Je suis bien votre servante, messieurs. Mais pourquoi donc vous tenez-vous debout? Il me semble, mon frère, que tu aurais pu faire asseoir ces messieurs depuis qu'ils sont ici?
Frédéric. Comme si nous ne savions pas qu'il faut être debout pour recevoir les dames?
Léonor. Je suis charmée que tu connaisses ton devoir. Mais est-ce que M Robert n'est pas ici? À Duverney l'aîné. Je croyais qu'il serait venu avec vous. Duverney L'Aîné.
Il y a long-temps que nous n'allons plus ensemble, dieu merci.
Frédéric. Je viens d'apprendre de ses nouvelles. Il me tarde de me trouver face à face avec lui. Ah! Mon petit coquin! Nous nous verrons.
Dorothée. Est-ce qu'il pourrait être encore plus espiègle que M Frédéric!
Louise, d'un air malin . C'est beaucoup dire. Adélaïde.
M Frédéric? C'est un agneau en comparaison. Nous le connaissons depuis long-temps, ma soeur et moi, ce M Robert. N'est-il pas vrai, Louise?
Louise. Oh, sûrement! Il m'a déjà bien fait endêver. Adélaïde.
Il était autrefois de la société de mon frère, qui, heureusement, s'en est dépétré. C'est bien le plus méchant lutin!
Léonor. Oh! Pour de la luterie, vous en êtes tous là, vous autres messieurs.
Dorothée. Oui; mais faire le mal pour le plaisir de le faire! Julie.
C'est cela qui est vilain! Non, non, mon frère vaut mieux.
Frédéric, d'un ton ironique . Crois-tu? Je t'en remercie. Dorothée.
Ah ça! Ma chère Léonor, nous nous mettons sous ta sauve-garde. Tu es la plus grande: et puis tu es aujourd'hui maîtresse de maison; tu pourras lui en imposer.
Léonor. Ne craignez pas qu'il vous manque en ma présence. Je saurai le tenir en respect.
Frédéric, d'un air important . Oui, oui, tu défendras ces demoiselles; et vous, mes amis, je vous prends sous ma protection. Duverney L'Aîné.
Il n'avisera pas de se jouer à moi, je t'assure; il me connaît. Je ne crains que pour mon frère. Duverney Le Cadet.
Il se mo-o-que toujours de moi. Louise.
Le voilà bien! Les plus petits sont exposés à ses malices. C'était moi qu'il attaquait toujours. Léonor.
Je le crois: presque tous les méchans sont des lâches. Il me semble voir un roquet poursuivre un chat tant qu'il se sauve. Si le chat se retourne et lui montre ses moustaches, le roquet s'arrête, et se sauve à son tour.
Julie. Eh bien! Tu lui feras le chat, toi. Louise.
Oui; tu lui montreras les moustaches. Léonor.
Il me semble que nous ferions bien de nous asseoir. Nous n'avons pas besoin, pour cela, d'attendre monsieur le songe-malices.
Frédéric. Ah! Le voici.
COLIN-MAILLARD SCÈNE 6
Frédéric, Duverney l'aîné, Duverney le cadet, Léonor, Julie, Dorothée, Adélaïde, Louise, Robert.
Robert, à Frédéric, Léonor et Julie, en leur faisant un salut respectueux . Monsieur votre père a bien voulu me permettre de vous rendre ma visite.
Léonor. Il nous a fait espérer beaucoup d'avantages
de l'honneur de votre connaissance, particulièrement pour mon frère.
Julie. Oh! Il a besoin de bons exemples, je vous en avertis.
Frédéric. Eh quoi, mes soeurs! Voudriez-vous laisser croire que les vôtres ne me suffisent pas? Léonor.
Je crois, monsieur, devoir, avant tout, vous faire connaître notre petite société. Voici Mademoiselle Dorothée De Louvreuil.
Robert, d'un son de voix moqueur . Vraiment, j'en suis ravi. Léonor.
Voilà Mesdemoiselles De... Robert.
Oh! J'ai bien l'honneur de les connaître. Celle-ci montrant Adélaïde , c'est Madame De Pinbêche, qui chicane les gens à tort et à travers. Celle-là en montrant Louise, et boîtant tout autour de la chambre, hi han, hi han,
hi han, c'est la petite jument boîteuse, qui s'est cassé la jambe en voulant courir pour esquiver les coups de fouet. Pour monsieur en montrant Duverney l'aîné , c'est un grave professeur de sagesse, qui regarde tous les humains en pitié. Et ce petit grivois, le meilleur de mes amis, en montrant Duverney le cadet, et faisant tomber son chapeau à terre, c'est le chevalier De La Bredouille, à qui sa maman a oublié de délier la langue lorsqu'il est venu au monde. Toutes les jeunes demoiselles se regardent avec la plus profonde surprise. Frédéric.
Et moi, Monsieur Robert, qui suis-je donc? Car je m'aperçois que vous êtes fort habile pour les portraits.
Robert. Il faut que je vous connaisse un peu mieux pour vous peindre. Mais vous n'y perdrez rien. Léonor.
Pour vous, monsieur, vous vous faites connaître au premier coup-d'oeil,
et je dois avouer que vous n'y gagnez pas grand'chose. Je n'aurais jamais imaginé que des personnes polies et bien élevées se reprochassent les défauts de la nature. Si mes petits amis ne l'étaient pas aussi sincèrement, ils auraient des reproches à me faire de les avoir exposés à votre méchanceté. Mais ils voient bien que je ne devois pas m'y attendre.Robert.
M Frédéric, savez-vous bien que vous avez-là une soeur fort éloquente? C'est apparemment le frère prêcheur de la maison?
Frédéric. Elle s'entend assez bien à dire aux gens leurs vérités. C'est pour cela que nous l'aimons de tout notre coeur.
Robert. Mais je n'y réussis pas mal, comme vous voyez. Aussi vous m'allez aimer à la folie. Fléchissant un genou devant Léonor. Je vous demande pardon, mademoiselle, de m'être mêlé de votre
emploi. Vous vous en tirez si bien! Léonor.
Vos excuses et votre génuflexion sont ironie insolente que je méprise. Mais fussent-elles sincères, à peine suffiraient-elles pour réparer toutes vos malhonnêtetés: et si je n'avais pris tout cela pour un badinage, fort grossier à la vérité, je sais bien ce que j'aurais déjà fait. Je vous prie très-instamment, monsieur, de ne plus vous permettre des plaisanteries de ce genre, afin que nous puissions rester ensemble, et nous amuser pendant la soirée. Robert, un peu confondu .
Mais vous n'entendez pas raillerie, à ce que je vois? Allons, soyons bons amis. Il lui tend la main. Léonor lui donne la main . Très-volontiers, M Robert; mais à condition... Robert, lui tournant le dos, et allant vers le petit Duverney .
Tu es aussi un bon petit garçon, mon voisin: allons, tope là. Le petit Duverney
hésite à lui donner la main. Robert le saisit, et lui secoue le bras avec tant de violence, que l'enfant se met à crier. Duverney L'Aîné, courant au secours de son frère .
Monsieur Robert! Frédéric l'arrête et se met entre eux . Je vous prie, monsieur, de laisser cet enfant tranquille; autrement... Robert.
Eh bien! Que feriez-vous, petit marmouset? Frédéric, d'un ton fier .
Je suis petit; mais j'aurai toujours assez de force quand il faudra défendre mes amis. Robert.
En ce cas-là, je veux en être. J'aurais cependant envie de faire auparavant un petit assaut. Il saute tout-à-coup sur lui, le prend par la queue, et lui donne un croc-en-jambe pour le faire tomber. Frédéric se tient ferme, et le repousse. Robert chancelle, et tombe.
Frédéric lui met un genou sur la poitrine, et lui saisit les mains. On veut les séparer. Frédéric, avec sang-froid . Un moment, s'il vous plaît, mesdemoiselles. Je ne lui ferai pas de mal. Eh bien! M Robert, comment vous trouvez-vous de votre entreprise? Robert, en se débattant . Aye, aye! Ôtez-vous donc, vous m'étouffez. Frédéric.
Je ne me leverai point, que vous n'ayez demandé pardon à toute la compagnie.
Robert, furieux . Pardon!
Frédéric. Sûrement, puisque vous nous avez tous offensés. Robert.
Eh bien! Oui, grace, grace. Frédéric.
S'il vous échappe encore une méchanceté, nous vous renfermerons jusqu'à
demain dans la cave, pour y faire vos réflexions. Cela vaut beaucoup mieux que de vous tuer; vous n'en valez pas la peine. Allons, relevez-vous. Frédéric se lève, lui tend la main pour le ramasser; et quand il est debout: ne m'en veuillez pas de mal, monsieur; ce n'est pas moi qui ai commencé le combat. Robert paraît honteux. Il garde un moment le silence. Dorothée,bas à Julie . Je n'aurais pas cru ton frère si brave. Julie.
Oh! Il est hardi comme un lion, sans être pourtant querelleur: c'est le meilleur enfant de la terre. Mais qu'attendons-nous depuis si long-temps? Nous devrions bien nous asseoir, et chercher à nous amuser par quelque jeu.
Frédéric. Vraiment oui; nous ne sommes ici que pour cela. Voyons: à quoi jouerons-nous? À quelque jeu un peu drôle, n'est-ce pas, Duverney?
Duverney L'Aîné. Il faut laisser le choix à ces demoiselles. Robert se moque de lui par une grimace. Les autres ne font pas semblant de s'en apercevoir. Léonor.
Frédéric, voilà une leçon de politesse que tu devrais retenir de ton ami. Nous pourrions jouer au lotto, ou choisir un jeu aux cartes qui nous amuse tous à la fois.
Louise. Moi, j'aimerais mieux me divertir avec le petit Duverney. Si tu avais un livre d'images, nous nous amuserions à le feuilleter! N'est-il pas vrai, mon ami?
Duverney Le Cadet. Oh! Ou-ou-i. Léonor.
De tout mon coeur, mes enfans; je vais vous installer là-haut dans notre chambre. Vous ne manquerez point d'images, ni de joujoux. Louise et le petit Duverney se prennent par la main; et sautent de joie.
Léonor. Voulez-vous monter un instant avec moi, mes chères amies? J'ai un bonnet charmant à vous montrer. Tous ensemble. Oui, mon coeur; allons, allons. Duverney L'Aîné.
Me permettez-vous de vous donner la main jusqu'à votre appartement?
Léonor. Présentez-la plutôt à une de ces demoiselles. Duverney présente la main à Dorothée, qui se trouve le plus près de lui. Robert, d'un ton hargneux . Est-ce qu'on va me laisser tout seul ici? Frédéric.
Non, monsieur: ces demoiselles voudront bien m'excuser; et je resterai avec vous.
COLIN-MAILLARD SCÈNE 7
Frédéric, Robert. Robert.
Bon! Nous voilà seuls: nous pouvons imaginer entre nous deux quelque drôlerie.
Frédéric. Je ne demande pas mieux. Voyons. Robert.
Il y aurait un tour à jouer aux petits Duverney. Frédéric.
Non, non; je n'entends pas raillerie là-dessus. Point de malice à mes amis.
Robert. On m'avait dit que vous étiez si gai, que vous aimiez tant les espiégleries!
Frédéric. Si je les aime? Eh! Je ne vis que de cela; mais toujours sans fâcher personne. Quel tour aviez-vous donc imaginé?
Robert. Tenez, voyez-vous? Voici deux grosses aiguilles. Je vais les enfoncer par-dessous deux chaises, et faire passer la pointe seulement d'un demi-pouce. Vous présenterez les siéges à vos amis, car peut-être se défieraient-ils de moi. Et puis, lorsqu'ils voudront s'asseoir: aye! Aye! Figurez-vous leurs grimaces. Ha ha ha ha! Cela me fait étouffer de rire d'avance. Ces demoiselles, qui font tant les renchéries, mourront elles-mêmes de plaisir. Frédéric.
Et si je vous en faisais autant à vous, comment prendriez-vous la chose?
Robert. Oh, moi! C'est bien différent. Mais ces petits idiots!
Frédéric. Vous les croyez idiots, parce qu'ils ne font pas de méchancetés!
Robert. Vous êtes bien difficile, au moins. Eh bien! En voulez-vous d'un autre?
Frédéric. À la bonne heure. Robert.
J'ai du gros fil dans ma poche; je vais enfiler une de ces aiguilles. Les demoiselles ne tarderont guère à descendre. L'un de nous deux ira poliment à leur rencontre, leur fera bien des mignardises, bien des révérences; et l'autre, caché par derrière, coudra leurs robes ensemble. Il faudra danser; nous les prendrons, et crac! Crac! Entendez-vous? Ha ha ha ha!
Frédéric. Oui, pour déchirer leurs habits, et les faire gronder par leurs mamans!
Robert. Et tant mieux! C'est le plaisir! Frédéric.
N'en trouvez-vous donc qu'à faire du mal? Robert.
Mais cela ne m'en fait pas, à moi. Frédéric.
Ah! Je comprends. Vous ne voyez
que vous seul dans l'univers. Vous comptez tous les autres pour rien.
Robert. Il faut pourtant imaginer quelque chose pour rire. Écoutez; si nous faisions peur à la petite Louise et au petit Duverney?
Frédéric. Mais c'est vilain encore! On n'aurait qu'à vous faire peur, aussi à vous?
Robert, d'un air fanfaron . Oh! Je le permets. Je n'ai peur de rien, moi. Frédéric, à part se mordant le bout du doigt . Oui-dà? Nous le verrons haut à Robert . Passe pour cela.
Robert. Eh bien! J'ai à la maison un masque effroyable; je cours le chercher. Tâchez de faire descendre ici les deux enfans tout seuls, et vous verrez! Je suis à vous dans un moment.
Frédéric. Bon! Bon! Robert fait quelques pas pour sortir. Frédéric, à part .
C'est toi qui y seras pris, va. Il court après lui. M Robert! M Robert!
Robert, revenant sur ses pas . Qu'est-ce donc?
Frédéric. Il vaut mieux attendre qu'ils soient tout seuls là-haut. Car lorsqu'il n'y a que deux ou trois personnes dans ce salon, il y revient quelquefois un esprit; et nous pourrions nous en trouver fort mal nous-mêmes.
Robert. Que voulez-vous dire, avec vos esprits? Frédéric.
Oui. D'abord on entend un grand tintamarre, ensuite on voit un fantôme avec une torche allumée, puis la chambre paraît toute en feu. Il se recule,
en affectant de la frayeur. Tenez, il me semble que je le vois.
Robert, un peu effrayé . Eh! Mon dieu, que me dites-vous? Et d'où cela vient-il donc?
Frédéric, à voix basse, et en le tirant à part . C'est qu'il logeait ici autrefois un avare à qui on vola son argent. Il se coupa la gorge de désespoir, et son ombre revient de temps en temps pour chercher son trésor.
Robert, tremblant . Oh! Je ne reste plus avec vous, tant qu'il n'y aura pas de monde.
Frédéric. Vous faisiez tant le brave tout-à-l'heure. Robert.
Ce n'est pas que j'aie peur... mais... mais... c'est que je cours chercher mon épouvantail. Frédéric.
Oui, allez, allez. Je vais tout disposer, moi. Oh, quel plaisir!
Robert, avec un sourire méchant . Sentez-vous comme ce sera plaisant! Frédéric.
On aura une belle frayeur, je vous en réponds. Robert.
Eh! Tant mieux, tant mieux! Je ne ferai qu'un saut pour aller et revenir.
Il sort.
COLIN-MAILLARD SCÈNE 8
Frédéric. Ah! Tu veux effrayer les autres, et tu n'as pas de peur! Je vais t'épouvanter, moi.
COLIN-MAILLARD SCÈNE 9
Frédéric, Léonor, Julie, Dorothée, Adélaïde, Duverney l'aîné.
Léonor. Nous venons de voir sortir M Robert en courant: il a passé devant nous sans nous saluer. Est-ce que vous vous êtes encore chamaillés ensemble? Frédéric.
Au contraire. Il me croit à présent le meilleur de ses amis. J'ai fait semblant de vouloir être de moitié d'une malice qu'il prétendait faire aux enfans qui sont là-haut. Mais il s'en mordra les doigts, je t'assure. Je ne crois pas qu'il ait envie de rentrer jamais dans cette maison.
Léonor. Quel est donc ton projet? Frédéric.
Je te le dirai tout-à-l'heure. Je n'ai
pas un moment à perdre. Il faut que tout soit prêt lorsqu'il reviendra. Permettez-vous, mesdemoiselles, que je sorte un instant?
Dorothée. Oui, Monsieur Frédéric; mais revenez bien vîte. Il nous tarde de savoir votre manoeuvre. Je me ferai un devoir de vous en instruire. Je suis ici dans la minute.
COLIN-MAILLARD SCÈNE 10
Léonor, Julie, Dorothée, Adélaïde, Duverney l'aîné.
Léonor. Voilà deux bons vauriens aux prises. Nous verrons ce qui en arrivera. L'un vaut bien l'autre. Duverney L'Aîné.
Ah! Mademoiselle; de grace, ne faites pas cette injure à votre frère et à mon
ami, de le comparer avec un aussi méchant garçon que Robert.
Adélaïde. M Duverney a raison. L'un n'a que des gentillesses, l'autre ne fait que des noirceurs. Julie.
Tout cousu qu'il est de méchancetés, je suis sûre que mon frère l'attraperait mille et mille fois. Dorothée.
Quel service il nous rendrait de nous délivrer de ce mauvais garnement! Nous n'aurions plus de plaisir à nous trouver ensemble s'il était de notre société. Léonor.
Pourvu que Frédéric ne pousse pas les choses trop loin! Il se croira peut-être tout permis envers lui. Duverney L'Aîné.
Il n'en saurait jamais faire assez. Ces ames noires et basses ont besoin d'être frappées à grands coups: c'est le meilleur service qu'on puisse lui rendre; et
je suis persuadé que son père nous en saura un gré infini. Hélas! Il donnerait la moitié de sa fortune pour avoir un enfant comme Frédéric. Dorothée.
Ah ça, Léonor, ne va pas, au moins, contrarier ton frère dans ses desseins.
Léonor. Mais, ma chère amie, ma position est fort délicate. Je tiens ici la place de maman; et je ne puis rien permettre qu'elle n'eût elle-même approuvé. Adélaïde.
Laisse-le faire. Nous prenons tout sur nous. Julie.
Oui, ma soeur. Guerre, guerre aux méchans!
COLIN-MAILLARD SCÈNE 11
Frédéric, Léonor, Julie, Dorothée, Adélaïde, Duverney l'aîné.
Frédéric, accourant joyeux . Voilà mes batteries toutes dressées. Il peut venir à présent; nous le recevrons.
Léonor. Mais enfin, peut-on apprendre? ... Dorothée.
Oui, oui, nous voulons être du complot, et nous vous aiderons de toutes nos forces.
Frédéric. Il n'est pas nécessaire, mesdemoiselles. Il est brutal, et je ne veux pas vous exposer. Je viens d'arranger toutes choses avec le palefrenier. Il m'a compris à demi-mot, et il me secondera à merveille.
Léonor. Au moins, faut-il que nous sachions. Frédéric.
Voici tout ce que vous devez savoir. Nous allons jouer à colin-maillard, pour qu'il nous trouve bien en train lorsqu'il reviendra. Après quelques tours je me ferai prendre. Vous me laisserez voir un peu à travers le mouchoir, afin que je puisse le prendre à mon tour. Quand je lui banderai les yeux, vous vous retirerez tout doucement dans le cabinet de mon papa, en emportant les lumières, et vous me laisserez seul avec lui. Je vous appellerai lorsqu'il en sera temps. Duverney L'Aîné.
Mais s'il va te rosser dans votre tête-à-tête? Frédéric.
Bon! Tu as vu comme je l'ai terrassé. Je ne le crains pas. Je viens de voir encore tout-à-l'heure combien il est poltron. Mais avant tout, il faut faire descendre les petits; car il pourrait monter
là-haut tout de suite, et leur faire quelque frayeur. Julie, va les chercher, et amène-les ici. Julie.
Oui, oui, j'y cours.
COLIN-MAILLARD SCÈNE 12
Frédéric, Léonor, Dorothée, Adélaïde, Duverney l'aîné.
Léonor. Mais, Frédéric, je ne sais pas trop si je dois permettre... Adélaïde. Eh, mon dieu! Laisse-le donc faire. Frédéric.
Oui, ma soeur, repose-t-en sur moi. Tu sais que je ne suis pas méchant. Je ne lui ferai pas seulement la moitié de ce qu'il mérite. Il en sera quitte pour la peur.
Léonor. À la bonne heure, sur ta parole.
Frédéric. Allons; dépêchons-nous de ranger tout ceci, pour être en mouvement à son arrivée. On range la table et les chaises. Dans cet intervalle, Julie revient avec Louise et le petit Duverney.
COLIN-MAILLARD SCÈNE 13
Frédéric, Léonor, Julie, Dorothée, Adélaïde, Louise, Duverney l'aîné, Duverney le cadet. Frédéric, allant à leur rencontre . Venez, mes petits amis; passez dans le cabinet de mon papa, et prenez bien garde de ne pas faire trop de bruit, de peur que Robert ne vous entende. Julie.
Je vais les y conduire. Il y a un livre d'estampes; je resterai avec eux pour les amuser.
Louise. J'ai cru qu'on venait nous chercher pour goûter. Est-ce que nous ne pouvons pas rester avec vous pour l'attendre?
Frédéric. J'irai vous chercher lorsqu'on l'aura servi. Entrez toujours. Robert voudrait faire du mal, et je ne le veux pas.
Duverney Le Cadet. O-oh! A-al-lons-nous-en. Julie prend un flambeau sur la table, et les conduit dans le cabinet.
COLIN-MAILLARD SCÈNE 14
Frédéric, Léonor, Dorothée, Adélaïde, Duverney l'aîné.
Frédéric. Tout est bien convenu entre nous: mes yeux mal bandés, et, à mon signal, emporter les lumières et passer dans le cabinet. Du silence surtout.
Dorothée. Oui, oui; soyez tranquille. Frédéric.
J'entends du bruit, je crois. Chut. Il court à la porte qui donne sur l'escalier, et prête l'oreille. C'est lui, c'est lui. Vîte, que l'une de vous se fasse bander les yeux.
Dorothée. Tiens, Adélaïde, je commencerai. Voilà mon mouchoir. Adélaïde bande les yeux à Dorothée, et le jeu commence. Frédéric, Duverney l'aîné, Léonor et Adélaïde passent et repassent autour de Dorothée, qui les poursuit sans les attraper.
COLIN-MAILLARD SCÈNE 15
Frédéric, Léonor, Dorothée, Adélaïde, Duverney l'aîné, Robert.
Robert en entrant va pincer un doigt à Dorothée, lorsqu'elle étend ses mains en avant. Dorothée le saisit et s'écrie: Dorothée.
C'est Monsieur Robert; je le reconnais à sa malice.
Frédéric. Il est vrai, c'est lui; mais il n'était pas d'abord du jeu: c'est à recommencer.
Robert. Sûrement; Monsieur Frédéric a raison. Dorothée.
À la bonne heure; mais si je vous attrape à présent, ce sera tout de bon: je vous en préviens.
Robert. Oui, oui. Il prend Frédéric à l'écart, tire à demi son masque de la poche, et le lui montre. Voyez-vous cela?
Frédéric, reculant comme s'il avait peur . Oh! Comme il est affreux! Il m'effrayerait moi-même. Cachez-le bien; nous allons encore jouer quelques minutes, et nous nous esquiverons. Robert, bas à Frédéric .
C'est bien dit; il faut que je fasse d'abord un peu enrager ces demoiselles.
Frédéric, bas à Robert . Je vais faire le premier une malice à Dorothée: si elle me prend, elle croira que c'est nous, et rien de fait.
Robert, bas à Frédéric . Bon, bon! Je veux lui faire la mienne aussi. Adélaïde.
Eh bien! Messieurs, finirez-vous vos secrets? Vous faites languir tout notre jeu.
Robert. Nous voilà, nous voilà! Frédéric rode autour de Dorothée avec l'air de vouloir la tirailler par sa robe; et voyant que Robert s'éloigne pour aller chercher une chaise, il dit tout bas àDorothée: je vais me faire prendre. Robert revient avec une chaise, et la couche sur le chemin de Dorothée. Frédéric ôte la chaise, et se met à quatre pattes. Dorothée le rencontre du pied, se baisse et le saisit. Frédéric rentre sa tête dans ses épaules, comme s'il avait peur qu'on le reconnût. Dorothée, après l'avoir tatonné long-temps, et fait semblant d'hésiter, s'écrie : c'estMonsieur Frédéric. Frédéric, affectant un air déconcerté : ah! Diantre, me voilà pris. Dorothée, ôtant son mouchoir . Vous vous avisez donc aussi de faire des malices? Je croyais que cela n'appartenait
qu'à M Robert. Allons, allons, je prendrai ma revanche. Elle bande les yeux à Frédéric, de manière qu'il puisse y voir un peu, le conduit au milieu de la chambre, lui fait faire deux tours etdemi; et levant ses deux mains en l'air: combien de doigts?
Frédéric. Six.
Dorothée, le poussant . Pauvre aveugle, passe ton chemin. Frédéric erre long-temps, et se laisse houspiller par tout le monde. Dorothée, surtout, l'agace et le chatouille. Il feint de la poursuivre, et tombe tout-à-coup sur Robert. Frédéric.
Ha, ha! J'en tiens un. C'est un garçon. M Robert. Il baisse le mouchoir. Effectivement, je ne me suis pas trompé.
Robert, bas à Frédéric . Pourquoi me prendre? Frédéric, bas à Robert . Laissez faire, je vais vous pousser
Duverney dans les mains. Avec un air mystérieux. Motus!
Robert, à part . Ah! C'est bon. Quand je le saisirai, je veux le pincer jusqu'au sang. Frédéric se met à bander les yeux à Robert. Aussitôt Duverney et les demoiselles emportent les bougies, et se retirent sur la pointe du pied dans le cabinet, en disant l'un après l'autre avant d'y entrer: eh bien! C'est-il fait?-Dépêchez-vous donc.-Il vous faut bien du temps.-Que complotez-vous-là tous deux? Au même instant le palefrenier se présente à la porte qui donne sur l'escalier, portant une torche allumée d'une main, et de l'autre, au bout d'un bâton, une tête de bois ensevelie sous une vaste perruque. Il est couvert dans toute sa hauteur d'une longue robe noire traînante. Frédéric lui fait signe de rester à l'entrée du salon. Il achève de bander les yeux à Robert, et lui fait faire quelques pas. Allons, les trois tours; les bras étendus. Robert tourne.
Un. Paix donc, mesdemoiselles. Deux. Que chacun reste à sa place. Et trois. Allez. Il le pousse. Va, pauvre aveugle, cherche ton chemin. Il court aussitôt prendre son porte-voix derrière la porte, détache de la ceinture du palefrenier de grosses chaînes, qui tombent autour de lui, et s'écrie: que vois-je? Le revenant! Sauvons-nous, sauvons-nous! Il ferme la porte à grand bruit, se cache derrière le prétendu fantôme, et crie avec son porte-voix: c'est donc toi qui viens voler mon trésor.
Robert, tout tremblant, et sans avoir le courage de se débander les yeux .
Qu'entends-je? Au feu! Au secours! Frédéric! Duverney!
Le Porte-Voix. Il ne viendra personne, je les ai tous fait disparaître. Ôte ton bandeau, et regarde-moi. Il va se poster au côté droit du salon. Robert, sans ôter son mouchoir, se cache encore la tête entre les deux mains. Il recule à mesure du côté opposé, en entendant le bruit des
chaînes que traîne le fantôme.-Je le veux. Robert baisse en tremblant le mouchoir qui lui tombe autour du cou. Ses yeux sont fixés à terre. il les relève peu à peu; et considérant le fantôme, il pousse un grand cri, et demeure immobile, la bouche béante.-Je te reconnais, tu es Robert. Robert, à ce mot, se met à courir de tous côtés pour se sauver. Il trouve la porte fermée. Il tombe à genoux à quelques pas, étend ses bras devant lui, et détourne la tête.-Crois-tu donc m'échapper?
Robert, d'une voix entrecoupée . Je ne vous ai rien fait. Ce n'est pas moi qui vous ai volé.
Le Porte-Voix. Tu ne m'as pas volé? Tu es capable de tout. Qui est-ce qui seringue les passans? Qui leur accroche au derrière des queues de lapins? Qui pèche leurs perruques à l'hameçon? Qui estropie les chiens et coupe la queue à tous les chats? Qui voulait tout-à-l'heure piquer les fesses à
ses amis? Qui est-ce qui a dans sa poche un masque effroyable pour faire peur à deux enfans? Robert.
Ah! C'est moi, c'est moi! Je suis le plus méchant des hommes. Mais je vous demande pardon; je ne ferai plus rien à l'avenir.
Le Porte-Voix. Et tout ce que tu as fait? Tu ne feras plus rien? Qui m'en répondra?
Robert. Moi, moi! Le Porte-Voix. Me le promets-tu? Robert.
Oui, je vous le jure. Le Porte-Voix. Eh bien! Je te fais grace. Il ne tiendrait pourtant qu'à moi de te foudroyer. Le fantôme agite sa torche qui répand un grand éclat de lumière ets'éteint. Robert tombe étendu de tout son long, le visage contre terre.
COLIN-MAILLARD SCÈNE 16
M De Juliers, Frédéric, Robert, le fantôme. M De Juliers entre dans le salon, tenant à la main un flambeau. M De Juliers. Qu'est-ce que tout ce tapage que j'entends? Robert, sans lever la tête .
Mais est-ce que je fais du bruit, donc? Mon dieu, mon dieu! Ah! Ne m'approchez pas. M De Juliers, l'apercevant . Qui est là?
Robert. Eh! Vous savez bien qui je suis. Vous m'aviez fait grace.
M De Juliers. Moi, je vous ai grace? Robert.
Je ne vous ai point volé. Je ne serai plus méchant, je ne le serai plus.
M De Juliers. Mais n'est-ce pas Robert? Robert.
Eh oui! Je suis Robert. Grace! Grace! M De Juliers.
Que faites vous donc, mon ami, dans cette posture? Il pose sa lumière à terre, va à lui et le relève. Robert, se débattant d'abord, et le reconnaissant ensuite .
M De Juliers, c'est vous! Son visage s'éclaircit. Ah! Il est parti. Il tourne la vue de tous côtés; il aperçoit le fantôme, et se détourne avec effroi. Le voilà encore! Le voyez-vous? Frédéric va ouvrir la porte du cabinet.
COLIN-MAILLARD SCÈNE 17
Léonor, Julie, Dorothée, Adélaïde, Louise, Duverney l'aîné, Duverney le cadet, sortant du cabinet avec des flambeaux. Louise et Duverney le cadet témoignent quelque frayeur à l'aspect du fantôme. Les autres poussent de grands éclats de rire. M De Juliers.
Que signifie tout ceci? Frédéric, s'avançant . Rien que de fort simple, mon papa. Ce grand fantôme, c'est votre palefrenier, avec votre perruque et votre robe de palais.
Le Palefrenier jette à terre son déguisement, et paraît en souguenille .
Oui, monsieur, c'est moi. M De Juliers.
Voilà un fort vilain badinage, mon fils.
Frédéric. Mon papa, demandez à la compagnie, si M Robert ne l'a pas mérité. Il voulait faire peur à ces petits. En montrant Louise et Duverney le cadet. Je n'ai fait que le prévenir.Qu'il fasse voir le masque effroyable qu'il a dans sa poche.
M De Juliers, à Robert . Cela est-il vrai? Robert, lui donnant le masque . Hélas! Oui, monsieur, le voilà. M De Juliers.
Vous n'avez donc que ce que vous avez mérité. Dorothée.
C'est nous qui avons engagé Léonor de permettre que M Frédéric lui donnât cette leçon. Adélaïde.
Si vous saviez toutes les autres méchancetés qu'il a faites!
M De Juliers. Quoi, monsieur! Est-ce donc ainsi que vous vous annoncez chez moi le
premier jour que vous y entrez! Vous m'avez manqué dans mes enfans, qui se faisaient une fête de vous recevoir: vous avez manqué à ces demoiselles, que vous deviez respecter.Retournez chez monsieur votre père. En vous voyant chasser d'une maison honnête, il apprendra de quelle importance il est de corriger les vices de votre coeur. Je ne veux point de vos détestables exemples pour mes enfans. Allez, monsieur, et ne reparaissez plus ici. Robert confondu se retire.
COLIN-MAILLARD SCÈNE 18
M De Juliers, Frédéric, Léonor, Julie, Dorothée, Adélaïde, Louise, Duverney l'aîné, Duverney le cadet.
M De Juliers. Et vous, mes amis, si la circonstance excuse peut-être aujourd'hui ce que vous avez fait, ne vous permettez plus
de ces jeux à l'avenir. Les frayeurs dont on est frappé dans un âge aussi tendre que le vôtre, peuvent avoir des suites funestes pour toute la vie. Ne vous vengez des méchans qu'en vous montrant meilleurs; et souvenez-vous, d'après l'exemple de Robert, qu'en voulant faire du mal aux autres, on le fait le plus souvent retomber sur soi-même.