LES PENSÉES ERRANTES.
PRÉFACE qui contient
tout.
IL ne m'est pas plus défendu qu'aux autres Auteurs, de faire un peu l'apologie de mon
Ouvrage; j'y mettrai seulement cette différence, c'est que je n'emprunterai le nom de personne
pour en dire du bien: quand j'aurai exposé moi-même mes intentions, & le mérite de mon
Livre, on en croira tout ce qu'on voudra; ce que j'en dis, c'est seulement pour
tracer une route à ceux qui ne pensent que d'après les autres: il est aussi raisonnable que je
les mette à portée de me juger favorablement, que de les laisser écouter des Censeurs, dont
ils ne prendront que trop l'esprit par la suite. C'est donc seulement pour donner une petite
prévention en ma faveur, que je vais parler. La sincérité avec laquelle je fais cet aveu, doit
faire présumer que je n'en aurai pas moins dans tout le reste, & l'on ne se trompera pas.
Je suis donc comme tous les humains, je desire que l'on ait bonne opinion de moi: mais comme
je sçais que l'on ne peut pas réunir tous les suffrages, je m'attends à essuyer
des critiques justes & injustes, & je promets de ne m'en point offenser, c'est tout ce
que je puis faire pour le service du Public. Au reste, s'il pense que j'écris pour sa
satisfaction, il se trompe; je ne veux point mandier son suffrage, il me le donnera s'il veut,
c'est pour mon plaisir que je travaille; je ne me crois point capable de pouvoir contribuer à
celui des autres, cette idée me gêneroit, & me rendroit encore plus ennuyeuse: ainsi donc,
avec un certain desir de plaire, je ne veux pas faire de grands efforts pour y parvenir; je
suis tout justement comme ces gens qui ont beaucoup d'humeur, ils voudroient
qu'on les aimât, & ne veulent point se corriger; c'est qu'ils se croyent fort aimables,
tels qu'ils sont: & quand ils ne plaisent pas, ils en accusent le mauvais goût des autres.
En effet, cela est bien plus commode que de se réprimer soi-même avec exactitude &
sévérité; c'est pourquoi je veux suivre aussi le penchant de ma plume, ou de mon génie. Je
croirai toujours que ce qu'ils auront produit, sera très-bien, pourvu qu'il me plaise, &
je n'admettrai dans la classe des gens d'esprit, que ceux qui seront de mon avis; pour les
autres, ils peuvent être persuadés d'avance, que je les prends pour des sots: il
est de mon intérêt de me les présenter sous cette forme; & je ne vois pas pourquoi je me
déciderois par un autre motif que mon intérêt; il me semble que c'est assez la mode. Je suis
bien aise encore de dire une chose, c'est que mes amis ne m'ont point forcée à faire imprimer
mon Livre, ils ont tous trop de discernement, pour ne pas sentir, qu'il auroit mieux valu ne
le pas donner au Public. Il peut amuser quelques heures, mais il peut également ennuyer; cela
dépend de la façon de penser: ainsi rien n'est plus clair que l'envie de le produire ne m'a
été inspirée par personne, elle est assurément de mon crû; je n'ai point demandé
d'avis, parce que c'est ma façon de n'en point demander, à moins que je ne veuille les suivre;
& quand j'ai envie de faire à ma tête, je ne consulte rien. J'en ai la moitié moins de
censeurs, car je n'ai blessé l'amour-propre de personne, ainsi on n'est point intéressé à me
blâmer.
Si j'avois des portraits à faire, je les placis dans ma Préface, afin que l'on pût se
dispenser de les lire; car j'entends tous les jours que l'on se plaint d'en trouver trop
par-tout, sans que toutes ces Copies corrigent jamais un seul de leurs Originaux. En effet,
depuis que la Bruyère a donné le ton, il a fait une infinité de mauvais Copistes; mais je ne
veux pas être du nombre. Je ne préviendrai donc point l'esprit de mes Lecteurs,
sur le caractère d'aucunes des personnes qui ont un rôle à faire dans cette importante
Histoire, ils en jugeront eux-mêmes par le récit des faits; aussi-bien, la bonne manière,
c'est de juger des gens par ce qu'ils font.
Comme il y aura plusieurs épisodes dans mon Livre, & que cela interrompt la narration
très désagréablement, je vais les insérer ici; c'est une façon nouvelle dont on ne s'est pas
encore avisé; peut-être qu'elle réussira, car la nouveauté a toujours une grace particulière
qui prévient, & une sorte de mérite qui séduit.
J'avertis encore que je retrancherai toutes les Lettres, les billets doux, & les jolis
vers, qui pourroient s'enchasser naturellement dans mon récit, parce que mes Lecteurs y
suppléeront facilement; le talent de rimer, & celui de bien écrire, sont devenus si
communs, que ce n'est pas la peine de fatiguer les yeux par une lecture inutile; mais en
récompense, je ne m'épargnerai pas les réflexions, & les petites Dissertations qui me
paroîtront convenir à mon sujet. Je n'ignore pourtant pas que cette manière de digression, est
encore plus fatiguante que les épisodes, aussi j'y apporterai la même précaution;
c'est-à-dire, que je vais placer tout cela dans cette Préface, avec des Lettres
alphabétiques qui serviront de renvoi, & que l'on trouvera également dans le cours de
l'Histoire, pour y ramener ceux qui voudront sçavoir à propos de quoi elles sont faites. Je
suis persuadée que peu de gens en sont curieux, la plûpart de mes Lecteurs, sont sûrement
aussi capables de réfléchir, que de composer des Lettres & des Vers; aussi je les prie de
se souvenir, que c'est pour me faire plaisir que j'écris, c'est pourquoi je ne sçaurois me
résoudre à supprimer tout-à-fait, des raisonnemens qui m'ont plû: c'est beaucoup, que de les
reléguer dans une Préface, & le Public doit être content de mes égards.
Quand il s'agira d'éclaircir des faits, j'ajouterai quelques mots du récit au-dessous de la
Lettre alphabétique; mais quand il n'y aura qu'une reflexion, la Lettre alphabétique sera
seule.
(A)
Je résolus bien de ne rien affecter, pour de bonnes raisons que je
me disois à moi - même....... Les voici.
Nos discours nous font paroître ce que nous voulons qu'on nous croie, mais nos actions nous
montrent tels que nous sommes. Si nos paroles en imposent sur cela, notre conduite éclaire
bien-tôt tous les yeux; aussi les femmes prudes, qui veulent avoir tout à la fois les plaisirs
de la volupté, & la gloire de la vertu, se bercent d'une chimére; personne
n'en est la dupe; il faut opter & agir de bonne foi en conséquence, comme dit un bel
esprit du siécle dernier: „Ne vous donnez „pas tant de peine pour vous „masquer; si vous
voulez que „l'on respecte en vous la vertu, „pratiquez-la, & l'aimez sincérement; mais si
elle vous déplaît, n'ajoutez pas au moins „l'hypocrisie à tous vos autres vices........“ Il ne
faut pourtant pas prendre cette pensée dans toute son étendue, car il s'ensuivroit de-là,
qu'il faudroit que les gens vicieux fissent en quelque sorte, trophée de leurs désordres,
& ce n'est pas ainsi qu'il faut l'entendre; il est toujours bon de cacher sa
mauvaise conduite quand on le peut, mais il ne faut pas affecter l'extrêmité contraire; c'est
un ridicule qu'un extérieur austére, quand nos actions le démentent. Que de gens ont intérêt à
démêler notre valeur intrinséque, les envieux, nos ennemis, nos amis mêmes, tous les yeux sont
ouverts sur nous, dès que nous affectons quelque chose; &, pour quatre que nous
éblouissons, il y en a mille qui ne prennent pas le change: ainsi il faut donc mériter
réellement de l'estime & du respect, quand on veut se les attirer.
(B)
Il soutenoit comme le Président de
M.... que c'est l'air qu'on respire, qui décide du génie des Peuples..... & moi je
dis que ce n'est point le climat qui influe sur le génie des Nations, ce sont les temps &
les circonstances qui en décident. Quelle différence des Romains à eux-mêmes? Sous Servius
Tullius, ils étoient paisibles & fidelles Sujets; sous les Tarquins, ils changèrent
tout-à-coup; l'esprit Républiquain se glissa dans toutes les têtes, & quiconque pensoit
autrement que la multitude, étoit digne de mort; ce fut pourtant un événement particulier qui
causa cette révolution générale. Enfin cette chimére (si tant est que c'en soit une) a été la
source de leur grandeur.
J'aime ces premiers temps de la République, tout y respire la vertu, on oublie l'origine de
ces gens-là, qui ont été d'abord une troupe de bandits; il semble qu'ils soient tous devenus
Philosophes ou Héros: il y a des momens encore ou ils font pitié; Brennus leur abbat le
courage, mais Camille le leur reléve. Dans certaines occasions, les Romains sont cent piques
au-dessus de l'humanité: on a peine à comprendre que tout un Peuple s'accorde à vouloir le
bien par excellence, & à estimer la vertu ce qu'elle vaut, sans s'écarter ni à droite ni à
gauche; on prenoit un Dictateur à la charue: n'est-il pas admirable qu'un homme si simple fût
capable de donner des loix, & de commander des Armées? &, ce qui est
encore plus merveilleux, c'est qu'il n'étoit point ébloui par l'éclat de ses triomphes, &
le desir d'acquérir de la gloire cessoit en lui, dès que la Patrie n'avoit plus besoin de son
bras. Dans ce temps-là, on ne connoissoit point les brigues à Rome, on se contentoit du
nécessaire, & le superflu n'étoit pas devenu une nécessité; aussi les premieres places
étoient données au vrai mérite, parce que l'opulence n'en étoit point un: enfin cet âge d'or
s'éclipsa, & la destruction de Carthage fut l'époque de cette perte; le luxe s'introduisit
à Rome avec tous les autres vices qui l'accompagnent d'ordinaire. Les Riches
donnoient des Fêtes au Peuple pour le flatter & pour en obtenir des Charges; cette coutume
fut portée à un excès prodigieux. Le Peuple en sentit mieux sa force & son pouvoir: de-là,
les guerres civiles, fomentées par les ambitieux. Que de crimes! que de sang répandu! Cette
Nation Maîtresse de toutes les autres, ne sçavoit plus se gouverner elle-même; il lui falloit
donc un Maître? mais elle trouvoit ce reméde pis que tous ces maux; & cette aversion étoit
si forte, qu'il n'y avoit pas d'apparence de la vaincre: cependant elle fut assujettie
long-temps avant que de le croire. On obéissoit à Marius, Silla, Pompée, qui,
sous le nom de bons Serviteurs de la République, avoient enchaîné leur Maîtresse; il est vrai
que ce n'étoit pas sans révoltes & sans contradictions: mais César paroît, il subjugue
tout; voila les Romains à ses pieds: quelques-uns cependant, réveillés par le souvenir de
l'ancienne liberté, voulurent la recouvrer, & replongérent tout dans les horreurs du
désordre; c'étoit une dernière convulsion du génie Républiquain, tous les efforts qui
suivirent, furent foibles ou mal concertés. Enfin, Auguste, ce fameux Auguste, qui parvint à
la vertu par le chemin du vice, trouva le secret d'assujettir ces frénétiques; & après
avoir rempli l'Univers des effets de sa vengeance & de son ambition, il régna
sur les cœurs & sut les volontés. Sous son Empite, on voit ces fiers Romains devenus
d'autres hommes. Ils flattent, ils obéissent, ils fléchissent les genoux devant celui dont ils
font toute la puissance: mais ce n'étoit rien encore auprès de ce qui devoit suivre. Quels
vils esclaves sous Tibére, Caligula, Néron, &c!........ Je passe sur tout le reste, pour
les venir considérer dans l'état où ils sont aujourd'hui. Sont-ce des hommes? (Je n'entends
parler que de ce qui s'appelle le Peuple) sans foi, sans courage, sans mœurs; il n'y a pas le
moindre vestige de l'ancienne vertu. Rien n'est plus commun parmi eux, que le
poison & les assassinats: on les craint parce que ce sont des traîtres; mais quand ils
sont hors de leurs tentes, on a presque honte de se battre contre eux; ils sont aussi lâches
contre leurs ennemis, que perfides envers leurs femmes & leurs Citoyens. Quelle
différence! je le dirai encore, des Romains à eux-mêmes; cependant la température du climat
n'a point changé, ainsi ce n'est pas à lui qu'il faut s'en prendre.
On trouve de pareils exemples chez toutes les Nations. Il est vrai qu'ils sont moins
frappans, parce que les Peuples en sont moins célébres. Chez-nous-autres, Gaulois, il y a eu plus de force dans le temps de la barbarie; je vois que les Peuples en se
polissant s'affoiblissent: enfin tout décline ou s'accroît. C'est la seule régle générale
& permanente.
(C)
De beaux préceptes que j'écoutois sans dire ma pensée........
Voici ce que c'étoit.
Il ne faut pas s'affliger des maux qui sont sans reméde; il faut se tranquilliser sur tous les événemens
de la vie; il faut se posséder parfaitement, & ne point laisser
transpirer ce que l'on pense, que selon qu'il est nécessaire de le faire connoître; il faut fuir les passions, ce sont nos plus grands ennemis.
Toutes ces phrases, disois-je en moi-même, sont fort belles dans la spéculation, & fort
difficiles dans la pratique. Je réponds à la première, que je ne m'afflige véritablement que
des maux qui sont sans reméde, par cette même raison que je n'y puis remédier, & que
parconséquent ma douleur est juste, puisque je n'y sçaurois espérer d'adoucissement. Il n'en
est pas de même des choses que l'on peut corriger ou changer, la prudence m'ordonne de songer
à ce qui peut y contribuer, & dès-là je suspends mon chagrin: mais dans l'autre cas, on ne
voit que des abîmes ouverts. Je conviens bien qu'il est inutile de s'affliger, mais il n'y a
gueres de circonstances dans la vie où cela puisse servir à quelque chose; ainsi
c'est un argument général qui ne conclut rien, non plus que de dire qu'il faut se
tranquilliser sur tout: celui-là dépend du tempérament, & il ne dépend pas de nous de
naître vif ou flegmatique. Quand à cette maniere de ne point laisser transpirer ce que l'on
pense, cela peut être fort utile, mais il en est de cette qualité comme de l'or & de
l'argent; l'usage qu'on en fait y donne un prix ou l'avilit. Il est sûr que quand on sçait se
posséder parfaitement, on a bien de l'avantage sur les autres; c'est prudence que de le faire
quand on le peut. La politique peut être une vertu, mais si elle devient
dissimulation, elle n'est pas loin de la fausseté, & parconséquent c'est un vice; le
milieu n'est pas aisé à prendre. Pour ce qui est de fuir les passions, heureux qui le peut,
cela est bien aisé à dire.
(D)
On ne peut nier que l'amour ne soit la passion la plus séduisante de toutes; mais les
hommes & les femmes la déshonorent comme de concert. J'ai peu vû le monde, mais le peu que
j'en ai vû me donne plus d'envie de le fuir que de le chercher. D'ailleurs, j'en ai entendu
parler à des gens sensés & qui méritent d'être crus.
En général donc, les femmes veulent plaire aux hommes, & ceux-ci les
méprisent; les femmes sont vaines, elles exigent des hommages, on leur en rend; & comme
elles n'ont pas moins de foiblesse que de vanité, elles se laissent prendre à cette glu, &
elles se trouvent subjuguées, ne croyant qu'enchaîner leurs amans.
Les hommes vont à leur but; ils jouent l'esclavage & la docilité, jusqu'au moment
qu'ils sont satisfaits & ennuyés; alors ils laissent éclater le mépris ou l'indifférence,
& presque toutes les liaisons finissent par-là. Voilà en peu de mots la description que
l'on m'a faite des attachemens d'aujourd'hui, je ne veux point la perdre de vue; si l'on
pouvoit en toute chose profiter de l'expérience d'autrui, on seroit heureux à
bien moins de frais.
(E)
Un jour que nous avions grande compagnie, je m'amusai à écouter les
Discours de quelques habits noirs, qui se promenoient par la
Chambre.........
Il faut remarquer d'abord, que je n'avois encore aucune connoissance de la nouvelle
Physique, & pas plus des anciennes opinions des Philosophes; ainsi on peut bien s'imaginer
quelle fut ma surprise d'entendre ce propos, qui fut le premier auquel je fis attention.
Comment! s'écrioit un R. B. vous donnez pour preuve de ce que vous m'avancez l'éxistence des
Corps? Eh! mais, c'est poser pour principe ce qui est en quesstion. Il faut donc
me prouver d'abord qu'il y a des Corps; non-seulement le prouver, mais le démontrer: cela
n'est pas si difficile, reprenoit le Curé de Village, à qui ce discours s'adressoit; la preuve
se trouvera dans vos yeux & dans les miens: vous ne pouvez nier qu'il n'y en ait plus de
douze dans cette chambre? Or s'il y en a ici, donc ils existent. Quand à la démonstration, je
n'aurois pas besoin de vous donner trois coups de poings de ma force, pour vous faire
appercevoir que vous avez un Corps matériel & tout des plus sensibles. Il ne s'agit pas de
cela, dit le R. B. il faut raisonner, une fois! Je vais vous prouver d'abord
qu'il n'est pas nécessaire que nos Corps soient réellement ce qu'ils paroissent, il suffit
qu'ils paroissent tels qu'ils sont; n'est-il pas vrai que si l'apparence produit le même effet
que la réalité, il n'en faut pas davantage? Oui, si c'est le vouloir
de Dieu que cela soit ainsi; cela est: oui, & pour lors,
l'existence des Corps est inutile: je l'avoue.
Vous conviendrez également que Dieu, qui est un Etre infiniment parfait, n'a rien fait
d'inutile: cela est sûr. L'éxistence des Corps pouvant être inutile,
Dieu ne l'a sûrement pas faite; donc les Corps n'éxistent pas en effet, puisqu'il suffit
qu'ils éxistent dans l'opinion de Dieu! Le pauvre Prêtre étoit fort embarrassé
pour répondre à cela; cependant il reprit un peu courage, & ne s'écartant point du
personnel, il dit à l'autre: Je n'entends rien à toutes vos subtilités; mais je sçais bien
toujours que quand je suis malade, je le sens. Or, si mon Corps étoit une illusion, ma goutte
en seroit une aussi, & ne m'incommoderoit pas si fort. Je suis de l'avis de M. le Curé,
dis-je à mon tour, je trouve qu'il est bien plus naturel d'en croire les apparences, & de
les prendre tout bonnement pour ce qu'elles sont, que d'aller chicaner par un raisonnement
creux, notre expérience de tous les jours. Le R. B. fut étonné de voir que je
m'en mêlois aussi; & qu'appellez-vous votre expérience, Madame, me dit-il? Si vous en êtes
redevable à vos sens, rien n'est plus facile à détruire: songez que vous ne pouvez vous en
rapporter à aucuns d'eux pour la vérité des choses que vous croyez connoître; ce que vous
voyez bleu est peut-être rouge pour moi, & vert pour un autre, quoique nous soyons tous
convenus de l'appeller bleu. Le goût vous dénote encore mieux cela, ce qui est doux pour l'un,
paroît amer à l'autre; cela prouve très-bien que les choses ne sont rien en elles-mêmes, mais
seulement relativement à nous: ou, pour mieux dire, comme les sensations naissent
à l'occasion de l'impression des objets extérieurs; les impressions sont différentes, suivant
la disposition des organes qui en sont frappés; tellement que l'on ne peut pas affirmer qu'une
telle chose est douce ou amére; ni cette autre, bleue, ou verte; & celle-là, dure, ou
molle; mais seulement qu'elle est telle par rapport à soi: ainsi on peut assurer qu'il n'y a
point de couleurs, vû que cela est inutile, & qu'il suffit qu'il nous en paroisse... Oh
pour cela, Monsieur, interrompis-je, vous m'impatientez! si nous vous laissons faire, vous
allez tout détruire, & l'Univers ne sera composé que de chiméres. Si nons n'éxistions que
dans l'opinion de Dieu, pensez-vous que nous pussions jamais être coupables
d'aucun péché? Quel droit auroit-il donc de nous punir! ah! je vois bien ou vous tendez,
reprit le R. B.... mais ne croyez pas que je nie l'éxistence réelle des Corps, je veux
seulement dire qu'il ne faut pas moins que les lumiéres de la foi pour nous en convaincre,
& que ne pouvant avoir sans cela aucune certitude sur cet article, il est tout aussi
impossible de rien statuer pour les autres: il n'y a qu'une chose dont nous sommes très-sûrs,
c'est que nos sens sont trompeurs, & qu'ainsi nous ne pouvons pas plus nous en rapporter à
eux qu'à tous les argumens, puisque l'évidence même ne prouve rien. Un moment,
lui dis-je, si l'évidence même ne prouve rien, vous ne devez donc pas être sûr que vos sens
soient trompeurs ou non; mais quoique vous en disiez, je crois qu'il y a des choses à
l'évidence desquelles vous ne pouvez pas vous refuser: il faut d'abord convenir des termes,
& les définir. Ne trouvez-vous pas que l'incertitude & le doute ne sont pas la même
chose? Pour moi, il me semble que l'incertitude est le passage rapide d'une pensée à une
autre; & que le doute est le choc de plusieurs pensées contraires. Il approuva cette
définition.... Vous conviendrez donc aussi que pour douter & être incertain,
il est évident qu'il faut penser? Il en convint: & si vous êtes forcé de m'accorder ce
point, vous ne pourrez plus nier que l'évidence prouve quelque chose: là-dessus il se jetta
dans de grands raisonnemens, qu'apparemment je n'entendis guéres, puisque je ne m'en souviens
plus; mais ils me laisserent toujours une certaine crainte de ne voir que des fantômes qui m'a
duré long-temps. Je dirai dans son lieu ce qui m'a rassurée.
(F)
Pour l'ordinaire on se console plus par foiblesse que par aucune autre raison; c'est qu'on
n'a pas la force de porter éternellement sa douleur; on se lasse de s'affliger;
on s'ennuie d'être malheureux: d'ailleurs, le temps qui change tout, varie les goûts & les
circonstances; on n'envisage plus les choses de la même façon; on y trouve des adoucissemens
que l'on n'avoit pas apperçu d'abord; ou il survient des événemens qui paroissent nous
dédommager, & l'on saisit tout ce qu'on peut pour se tirer d'un état cruel &
fatiguant. C'est sagesse & prudence que de le faire quand on le peut; & certainement
c'est un grand bonheur que de le pouvoir: mais que l'on ne vienne pas me dire, j'ai pris le
parti de me consoler parce qu'il n'y auroit pas de reméde; c'est une raison qui n'a jamais pû
ni dû frapper personne. Quoi! je ne m'affligerai plus d'un mal parce qu'il ne
guérira point: un malheur ne me paroîtra plus un malheur, parce qu'il doit durer toujours. Je
ne connois rien de plus extravagant que cette façon de raisonner, (si tant est que ce soit
raisonner); mais parlons vrai, & sondons le fond du cœur. Quand on dit, je me suis consolé
parce qu'il n'y avoit pas de reméde; c'est que l'on n'ose avouer les motifs de consolation que
l'on a eus, parce qu'ils sont contre nous. Par exemple, les gens flegmatiques & indolens,
qui ne s'attachent à rien qu'autant que cela ne nuit point à leur repos, qui feroient périr
mille fois ce qu'ils paroissent aimer le mieux, plutôt que d'y sacrifier un
moment de leur bien-être: ces gens-là, dis-je, n'oseroient avouer de pareils sentimens; on
leur voit prendre facilement leur parti sur tout; ils en font honneur à leur Philosophie &
à leur courage; ils débitent d'un air précieux qu'il faut être maître de soi, & céder aux
circonstances: mais que leur en coute-t-il, puisqu'ils ont si peu de sentiment? aussi ce n'est
pas eux que j'approuve ni que j'admire. Leurs vertus, quand ils en ont, sont l'ouvrage du
tempérament; c'est à la Nature seule qu'ils sont redevables de leur espéce de mérite, &
s'ils ne sont fort estimables, du moins sont-ils heureux: mais il est certain que quelqu'un
doué d'un bon cœur, qui fait une perte irréparable, est fort dans le cas de ne
s'en jamais consoler, par cette même raison, que cela ne se peut réparer; alors il n'y a que
deux partis à prendre, le plus commode est de se livrer à son chagrin, de s'enfermer & de
ne plus voir personne: le plus salutaire, & sûrement le plus raisonnable, c'est de voirun
peusesamis, pour s'étourdir sur les douleurs les plus légitimes: mais en ce cas là il faut se
contraindre, pour ne pas être injuste & ne pas nuire à la Société, en lui faisant porter
continuellement des peines dont elle n'est pas la cause.
J'avoue que la contrainte n'est pas un soulagement; mais on s'y accoutume
comme à mille autres choses désagréables; & certainement c'est être vertueux, que d'être
capable de tels efforts. La douleur est une passion comme les autres, & n'est pas la plus
aisée à surmonter.
(G)
On me fit l'analyse des Lettres Siamoises,
& je levai les épaules....
En effet, c'est toujours le même refrain, c'est-à-dire, la critique des mœurs du siécle
& de la Nation. Ne devroit-on pas être las de reprendre des choses que l'on ne corrigera
point? Cet Auteur fronde violemment le luxe des femmes, & leur coquetterie...... C'est
bien fait, Messieurs, pourquoi leur faites-vous un mérite d'être belles? Si vous
étiez assez sages pour ne vous attacher qu'au mérite & à la vertu, cela retrancheroit bien
de la superfluité: mais, dira quelqu'un, pourquoi veulent-elles plaire aux hommes? je lui
répondrai, & pourquoi les éléve-t-on dans ce goût-là? Pourquoi les hommes eux-mêmes leur
en font-ils une sorte de gloire? Je l'ai déja dit, & je le répéte, la mauvaise éducation
fait le fond de l'extravagance des femmes; & l'adulation des hommes l'achéve: ils nous
flattent & nous déprisent; cest le comble de la fausseté.
(H)
Quand on joue au Piquet, on écarte de son mieux; mais on ignore la rentrée,
& c'est ce qui décide si l'on a bien ou mal fait. Quelquefois on s'attache à une carte
sans en sçavoir la raison, on la garde par fantaisie, & celles qui viennent après, lui
donnent un prix ou la rendent inutile, ou même nuisible: la Fortune arrange tout bien pour
ceux qui sont heureux; & tout à rebours pour ceux qui ne le sont pas: je ne sçache rien
qui représente mieux le cours de la vie. On prend son parti bien ou mal; c'est ce que l'on ne
sçait pas dans le temps qu'on se décide, quoique l'on pense toujours bien faire: il n'y a que
la réussite qui nous apprenne ce qui en est; & quoique la prudence soit en elle-même une chose très-estimable, je gagerois bien pourtant qu'elle est le plus souvent
inutile. Ne voit-on pas échouer les mesures les mieux prises, tandis que tous les jours des
fautes heureuses conduisent des extravagants au comble de la félicité? J'ai bien mis dans ma
tête que nous ne pouvons fuir notre destinée, qu'elle est marquée dans le Ciel;
qu'indépendament de nos goûts & de notre volonté, il faut que nous en remplissions toutes
les circonstances, & que le vice ou la vertu ne sont ni des écueils, ni des moyens de
réussir.
(I)
On dit ordinairement qu'il n'y a que la vérité
qui offense............
Cela n'est pas vrai pour tout le monde: en mon particulier, je pardonnerois plutôt la
médisance que la calomnie; on peut ne pas donner occasion à la première; mais il est
impossible d'éviter la seconde, quand il plaît à nos ennemis de nous attaquer par-là. Or c'est un grand mal, que celui contre lequel il n'y
a point de reméde.
(K)
Je n'aimerois pas à dire mes secrets à une héroïne de Roman........
C'est que pour l'ordinaire ces sortes de personnes vont contant leur histoire à qui veut
l'entendre; & la mienne feroit une épisode dans la narration, cela ne seroit-il pas fort
amusant? En général les gens passionnés sont sujets à trop parler, ce sont de
mauvais confidens.
(L)
Trouvez-moi quelqu'un qui soit content des
autres, & qui ne le soit pas de lui-même..............
Je serois plus facile à satisfaire si je retournois la phrase; mais non, je suis comme
Diogêne, je cherche un homme; j'en veux trouver un qui ait assez d'équité pour être indulgent
envers son prochain, & sévére pour lui-même; qui sçache voit ses défauts & vouloir les
corriger; que les difficultés qu'il éprouvera dans l'éxécution de ce projet lui fassent sentir
combien sont à plaindre ceux qui ne peuvent ou ne veulent pas les surmonter; & qu'en
conséquence la pitié chasse l'aigreur de son esprit. Il faut également plaindre
ceux qui ne peuvent pas se corriger, & ceux qui ont l'imbécilité de ne le pas vouloir; car
c'est une imbécilité. Envain l'on m'objectera qu'il y a des gens de beaucoup d'esprit, qui ne
voyent pas leurs mauvais côtés, ou parmi ceux qui les voyent, qui ne veulent pas prendre la
peine de travail à les détruire, & qui ne laissent pas de critiquer tout le genre humain?
Je dirai toujours qu'il manque à ces gens-là une bonne portion de leur ame, puisqu'ils ne
sentent pas la nécessité de tendre à la perfection, & qu'ils sont assez injustes pour
vouloir exiger des autres, ce qu'ils ne veulent pas tirer de leur propre fonds.
(M)
Il répétoit toujours la même chose...............
Ce qui est passé est passé: ce qui est dit est dit. On veut du nouveau & de la
diversité; les vieillards n'ont pas l'imagination si fertile que les jeunes-gens; ils
retournent sans-cesse sur le passé, parce que le présent leur pése & qu'ils ne comptent
pas sur l'avenir. Voilà ce qui fait précisément que les jeunes-gens s'ennuient avec eux, parce
que la jeunesse s'occupe du présent, projette pour l'avenir, & compte le passé pour rien.
Tous les âges ont leur foible, chacun s'abandonne au sien, & nul ne veut
tolérer celui des autres; c'est ce qui rompt le lien de la Société. Si on vouloit se prêter un
peu de chaque côté, il n'y auroit plus d'inconvénient à rassembler tout le monde: la jeunesse
n'est jamais mieux qu'avec les gens d'un certain âge, c'est un frein à son étourderie; mais il
ne faut pas que ce frein soit rouillé, on doit lui passer tout ce qui ne méne point au mal,
& s'amuser de ses petites santaisies: cette douceur n'est point perdue; on est si aise de
trouver de l'indulgence où l'on craignoit de la sévérité, que l'on en devient beaucoup plus
disposé à être complaisant, & à se laisser conduire dans les choses importantes. Ce n'est
pas conserver son autorité, que de la faire trop sentir; au contraire, il
faudroit tâcher de ne la point rendre incommode, afin qu'on ne cherchât point à s'y
soustraire.
(N)
Quelle folie de faire des projets...!
Oui c'est une folie, je l'avoue, mais elle est tellement nécessaire à notre bien-être, que
ceux même qui la blâment, ne peuvent s'en passer: je dirai plus, c'est qu'il est de la
prudence de projetter, & quoique très souvent on ne réussisse pas; cette expérience-là
même est utile pour nous apprendre combien on doit peu compter sur les événemens de la vie.
D'ailleurs, le temps que nous passons dans l'arrangement de nos desseins, n'est
pas le plus désagréable. Enfin il n'y a que les extrêmement sots qui vont sans sçavoir où,
& qui n'ont jamais de vûes dans tout ce qu'ils font.
(O)
Tous les pas que nous faisons nous ménent à la
douleur.............
Pour le peu que j'ai vécu, je n'en ai que trop fait l'épreuve. Quand on desire une chose,
c'est s'exposer au chagrin de ne la pas obtenir: l'obtient-on? Qui peut se sauver de la
crainte de la perdre, ou du regret de l'avoir perdue quand cela arrive? hélas! les biens qui
paroissent les plus desirables, sont la source des peines les plus sensibles. D'un autre côté,
l'indifférence absolue est peut-être un être de raison; mais au cas qu'elle
existe, elle ne peut appartenir qu'à des idiots, & ces gens-là vivent-ils? c'est une
végétation perpétuelle: ainsi pour peu qu'on ait une ame, il faut donc s'attendre à traîner
une triste vie. En vérité, je ne sçai pas pourquoi on l'aime, cette vie, c'est sans-doute
parce que l'on ne connoît rien de mieux.
(P)
C'est une extrême folie que d'attacher son bonheur à des choses
impossibles........
Il est vrai; mais on n'est pas plus les maîtres de celle-là, que de celle qui fait courir
les champs. Il ne dépend pas de nous d'être touchés ou piqués par certaines
idées; c'est un goût inné qui nous décide, qui nous transporte, qui nous entraîne. Quand nous
mangeons certains mets, & que nous les trouvons doux ou amers, ce goût git dans le palais
& dans la langue; c'est la disposition de nos organes qui l'occasionne: l'autre goût est
une suite des dispositions naturelles de notre ame, que le Créateur a formée ainsi. Pourquoi
donc s'en prendre à nous quand nous desi rons ce que nous ne pouvons pas obtenir? Personne ne
projette de se rendre malheureux; quand on y vient par cette voie, il est clair que c'est en
dépit de soi-même, & de ce qu'on appelle la raison: par-conséquent on est
plus à plaindre qu'à blâmer.
(Q)
Les biens & les maux de la vie se ressemblent en un point, c'est qu'ils sont beaucoup
plus grands de loin que de près. La possession de ce qu'on a le plus desiré en diminue le
mérite: de même, dans les revers les plus cruels, on trouve une sorte de soulagement que l'on
n'avoit pas imaginé; c'est que l'on ne les craint plus.
(R)
En général la lecture des Romans ne vaut rien..........
Il est sûr que quand on en fait son capital & son entière occupation, elle affoiblit le
cœur & dégrade l'esprit: mais si j'entre dans le sentiment de ceux qui
blâment cette sorte de Livres, je suis bien éloignée de ceux qui pensent qu'il faut les
supprimer entiérement. Je sçai par expérience qu'ils ont une sorte d'utilité pour ceux qui ont
une ame ferme & le jugement formé: ils donnent de l'élégance sans qu'on s'en apperçoive;
& comme leur principal mérite est d'être ordinairement bien écrits, il s'ensuit que les
Lecteurs acquierent une certaine facilité à s'exprimer, soit dans les lettres, soit dans la
conversation, qui ne laisse pas de les faire valoir dans la Société. C'est donc uniquement à
cette intention qu'il en faut lire, ainsi le choix n'en est pas indifférent; mais
il faut avoir un âge raisonnable & un fonds de bonnes choses, avant que de jetter les yeux
sur ces ingénieuses fadaises.
(S)
C'est dégrader l'amitié, que de la traiter sur
le ton de la galanterie..............
Aussi quand mes amis me disent ce qu'on appelle des douceurs, je suis toujours prête à leur
répondre une brusquerie; cela me rendroit volontiers bourue. Je me retiens pourtant, & je
tâche de leur faire sentir avec tranquillité que j'aime mieux le ton naturel, & que je ne
veux être qu'un homme pour eux: s'ils pouvoient lire dans mon intérieur, ils verroient ma
sincérité.
Si j'avois des amans, ceux qui voudroient me mener plus loin qu'il ne faut, en seroient
bien la dupe; car si l'on faisoit un pas de trop en avant, j'en ferois deux en arriére, &
il en arriveroit que peu-à-peu on me perdroit tout-à-fait, en croyant gagner plus que de
raison. Cette manière de se battre tout doucement en retraite, est, je crois, bien meilleure
& plus sûre, que de faire d'abord un grand fracas qui ne sçauroit durer: quand on se fâche
si fort, c'est jouer à quitte, ou double, ou bien il faut que cela soit irrévocable; car dans
la chaleur de la pique, il peut échapper des choses trop fortes que l'on veut réparer après;
ainsi il faut qu'il s'ensuive un raccommodement, où l'aggresseur doit trouver
toujours à gagner. Quelle folie de se gendarmer avec éclat, contre des choses que l'on peut
réprimer autrement! c'est arborer mal-à-propos l'étendart de la pruderie. Se répandre en
paroles, s'emporter, & puis revenir sur ses pas: j'appelle cela disperser ses troupes
& perdre son terrein. C'est la froideur qui est la sauve-garde de la vertu; il n'y a point
de meilleur retranchement contre les attaques du vice.
(T)
A quoi sert-il de s'affliger........
S'affliger du malheur, ou se réjouir de la prospérité, paroît une extravagance, quand on
songe à la briéveté de la vie, & à la certitude de cette mort qui termine
tout. Mais y a-t-il du bonheur ou du malheur dans ce monde? c'est encore une chose à examiner:
ce qui fera la félicité de l'un, fera le supplice de l'autre. C'est donc l'opinion qui en
décide: il ne s'agiroit que de la régler selon les événemens, ensorte que nous pussions
trouver bon tout ce qui nous arrive. Ah! le beau projet; il n'est plus question que de
faciliter les moyens de l'exécuter, & de trouver une bride qui puisse assujettir notre
imagination: mais c'est un cheval fougueux que rien ne domptera jamais.
(V)
Il est impoli de dire du bien de soi............
C'est aussi se donner un bon ridicule, que d'en prendre la peine. Personne ne vous en croit
sur votre parole; il en arrive seulement que l'on vous méprise comme quelqu'un qui a l'audace
de vouloir en imposer au genre humain: on s'imagine que vous prenez tout l'Univers pour vos
dupes; c'est choquer de front l'amourpropre, & rien n'est plus dangereux: car nous n'avons
pas de plus grand ennemi que l'amourpropre des autres, & réciproquement le nôtre ne leur
pardonne rien: c'est la source de presque toutes les aversions qui troublent l'ordre de la
Société. On ne se l'imagine pas dans le détail, parce que souvent on a honte de
s'avouer les vrais motifs de son animosité; & l'on ne manque pas d'autres prétextes quand
on en veut: on s'en prend sur-tout à l'amitié, qui est lézée, dit-on, par quelque
circonstance. mais point du tout, que l'on s'examine, on verra que l'amitié passeroit
légérement sur bien des fautes, si l'amour-propre n'y étoit point blessé: le cœur est bon
enfant, il pardonne bien plus de choses que l'on ne croit; mais encore un coup, c'est
l'amourpropre qui ne pardonne rien.
(X)
Que la prudence est le vrai génie qui nous fait quelquefois lire
dans l'avenir............
Je l'avoue, si nous voulions l'écouter davantage & péser ses raisons, nous
ne nous embarquerions pas en mille sortes d'affaires dont les désagrémens sont certains, &
la réussite un effet du hasard. Aussi cette prudence est si triste, elle est si souvent
contraire à nos goûts, que cela donneroit envie de la négliger si on l'osoit: dans le vrai,
elle ne permet guéres de plaisirs, & elle montre toujours les inconvéniens de ce que l'on
souhaite; ce tableau n'est pas récréatif: c'est par effort de raison que je consens à
l'écouter.
L'espérance qui fait vivre tant de gens, est encore moins de mes amies, après les tours
qu'elle m'a joués je ne crois pas que je m'y livre davantage. J'avoue qu'elle est
d'un grand secours quand on peut l'écouter, dans les transes que nous donne un malheur prévu:
c'est une douce chimére qui vaut la réalité pour d'autres, & qui ne vaut rien pour moi.
Quand je me trouve dans le cas d'appréhender des revers, je souhaite qu'ils arrivent bien
vîte, afin de n'avoir plus le tourment de les craindre; je ne compte jamais sur l'inconstance
de la Fortune, qui tourne d'ordinaire avec assez de rapidité; elle se fixe, dès qu'il faut me
tenir parole, sur le mal qu'elle m'a promis.
(Y]
Il y a bien de la vanité dans tout ce que l'on
fait, & on en est bien réellement la
dupe............
En général, on travaille plus pour briller que pour se rendre heureux: c'est pourtant une
grande extravagance! on vit si peu, & l'on est si-tôt oublié après sa mort, que l'on
devroit faire plus de cas du repos, que de l'ostentation: cette grande considération que l'on
recherche tant, est moins utile qu'un intérieur de maison, doux & gracieux. Quoiqu'on en
dise, l'éclat d'une grande réputation ne nous sauve pas de mille petites amertumes que l'on
retrouve chez-soi, & que les plus grands Philosophes ont supportées avec moins de patience
que des revers importans: on est courageux par vanité dans les grandes disgraces;
on trouve du soulagement à donner au Public bonne opinion de sa fermeté: mais comme le mérite
d'être patient chez-soi, n'apporte pas une grande gloire, on souffre sans se plaindre, & à
la fin on se trouve accablé.
Voilà ce que l'on ne veut pas prévoir quand on s'associe à quelqu'un. On demande, a-t-il,
a-t-elle du bien, de la naissance, un grand crédit? voilà tout; mais le caractére, la façon de
penser, le goût? Oh bon! cela n'y fait rien. Je tiendrai une grosse maison, où l'on verra de
beaux titres dans ma généalogie; ou son crédit nous fera parvenir; c'est ce qu'il faut. Pour
la valeur intrinséque, ce que l'on appelle les Vertus
sociales, cela est en vérité compté pour rien du tout; cela en vaut bien la peine aussi?
Nos enfans diront que leur pere ou leur mere avoit fait une grosse fortune, ou une grande
alliance; mais ils ne verront ni ne chercheront dans leurs titres si leurs ayeux ont vécu
agréablement ensemble; & c'est pour la postérité qu'on se marie: ainsi il faut avoir égard
aux seules choses qu'elle peut envisager encore quand nous ne serons plus. Ah! le beau
raisonnement, qu'il est solide! En effet, c'est une petitesse que de vouloir être heureux en
personne, il vaut bien mieux l'être dans l'idée de la troisiéme génération. Pour
moi, qui suis grossiere comme les Patriarches, mon avis est qu'il ne faudroit consulter que le
mérite, & que tous les mariages sont bons, quand ils ne déshonorent pas.
(Z)
J'ai quelquefois cherché le principe de l'avarice............
J'ai trouvé que c'étoit un desir d' avoir & de posséder, qui est naturel à tous les hommes, & que les avares
n'ont pas plus que les autres; mais ils ont un goût de moins, qui est celui de répandre. Celui
qui donne ou qui dépense, n'est pas toujours plus détaché du bien que celui qui amasse; mais
il a plusieurs goûts à contenter, en sorte qu'il se relâche sur un point pour se
satisfaire sur un autre; c'est-à-dire qu'il consent à changer son argent contre d'autres
choses qu'il veut avoir: ainsi donc son desir d' avoir ne fait
que changer d'objet. Ce qu'il y a de vrai, c'est que la Société, ou les Marchands, gagnent
avec celui-ci, peu, ou beaucoup; au-lieu qu'il n'y a pas le plus petit profit à faire avec
l'autre, & voila pourquoi tout le monde le hait: le pauvre homme ne cherche pourtant que
sa satisfaction. J'avoue qu'il s'embarrasse peu de nuire ou de servir à celle des autres;
mais, Seigneur public, pensez vous que ce soit pour votre bien-être que cet autre fait de la
dépense? Non en vérité; il cherche aussi à se satisfaire, & c'est pour
l'amour de lui-même qu'il répand au-dehors ce que la Fortune lui a donné: je dirai plus, c'est
que la plûpart de ces gens qui mangent leur revenu, & qui font l'agrément de la Société,
sont rarement dans le goût d'offrir leur bourse; & souvent ceux qu'on appelle avares
rendent des services essentiels; cela me fait dire encore, qu'il faut attendre l'occasion pour
sçavoir ce que valent les gens. Pour moi je nomme avares, ceux qui ne sont bons que pour eux,
de quelque maniere qu'ils se comportent: je crois que c'est ce point qui les caractérise.
(&)
Je m'occuppai des entretiens Physiques du P.
Régnault...........
Je n'aime pas trop cette façon d'écrire en dialogues; je trouve que cela distrait
l'attention à la matière pour aller chercher le nom de celui qui parle; mais c'est juger sur
la forme, allons au fond, cela sera plus de mon goût, car il pense comme moi sur l'éxistence
des Corps; (le voilà bien-heureux de penser comme moi?) Parlons mieux; je pense comme lui,
qu'il y a de la matière dans le monde; que ce n'est point une scène d'illusion; &
qu'enfin, le soin que nous sommes obligés de prendre de nos Corps, ne nous avertit que trop
de leur éxistence. J'ai presque envie de copier toutes les raisons qu'il m'en
donne, tant cela me fait de plaisir: Je me trouve bien soulagée de cette peur qu'on n'allât me
prouver que je ne suis qu'une chimére. J'ai été furieusement choquée de ce principe, mais je
me trouve toute rassurée; aussi je ne contesterai plus rien. Par exemple, j'adore cette
matière subtile, qu'y a-t-il de mieux imaginé? c'est une chose qui est bien moindre que l'air,
& un peu plus que rien: c'est elle qui remplit tous les endroits où il n'y a pas autre
chose; elle seule reste dans la machine pneumatique quand on en a pompé l'air; ou pour mieux
dire, elle s'y insinue de tous côtés par les petits pores, pour prendre la place
de l'air qu'on en tire.
Cette matière subtile, dont les parcelles sont si variées, & qui se prête à toutes les
formes, est une grande ressource pour remplir le vuide; elle n'en laisse point dans l'Univers,
sans quoi dans bien des espaces il n'y auroit rien; & rien ne se peut pas comprendre:
qu'est-ce que rien? ah! voilà un systême qui me plaît fort! Combien de cerveaux qui ne sont
plains que de matiere subtile? (C'est l'équivalent de rien).
(A 2)
Le temps passe vîte quand on craint, &
lentement quand on espére..............
C'est dommage que l'on ne puisse le faire durer ce que l'on veut, ou aller à sa fantaisie;
mais il coule toujours avec une sorte d'égalité qui nous entraîne, & l'on trouve la fin
d'une vie malheureuse, comme de celle qui est remplie de gloire & de plaisir; cela laisse
des regrets à ceux qui voyent couler leurs jours dans la tristesse. Jours terribles! momens
irréparables! vous ne reviendrez jamais. Sans la Religion, cette idée seroit désespérante;
voila ce qui augmente ma surprise de voir qu'on la néglige tant cette Religion: elle a des
côtés durs; mais c'est pourtant une grande ressource pour les infortunés, &, comme ils
peuplent les trois quarts & demi de l'Univers, il me semble qu'elle devroit
mieux se soutenir & être plus cultivée.
(B 2)
La sagesse qui est bonne à tant de choses dans la prospérité, n'est pas d'un grand usage
dans l'infortune, ou pour mieux dire, dans ce dernier état, on la rencontre aisément; il ne
s'agit que d'obéir aux loix de la nécessité: j'entends qu'il faut s'armer d'une patience
persévérante contre tout ce qui nous afflige; & si l'on peut, d'un très-grand mépris de
tout ce que l'on ne posséde pas; mais il entre bien des sortes de vertus dans la composition
de ce qu'on appelle la sagesse, pour l'usage honnête du bonheur. Ah!
qu'il est aisé de ne rien valoir quand on en a tous les moyens, & qu'il est
difficile de garder de la modération au milieu de toutes les faveurs de la Fortune!
(C 2)
Je n'avois garde de laisser transpirer mon ressentiment.........
Rien n'est plus ridicule qu'une colere impuissante, & l'on doit sur toute chose, éviter
d'être ridicule: c'est pourquoi il faut tâcher de la renfermer en soi-même autant que l'on
peut. J'avoue que l'on n'est pas le maître d'anéantir tout-à-fait son émotion, quand on se
voit la victime de certaines fourberies; mais il est très-nécessaire de la retenir dans son
intérieur quand on ne veut pas se venger.
Il y a encore une chose à observer; c'est que la vengeance manquée donne un ridicule
inefaçable, ainsi il ne faut entreprendre que ce que l'on peut faire.
(D 2)
Il me demandoit qu'est-ce que l'ennui?............
C'est, je crois, une oisiveté du cœur, une lassitude de l'esprit, une langueur de l'ame, en
un mot un mal-aise général de l'intérieur, qui se communique aux sens & leur insinue un
dégoût universel, qui fait que tout leur paroît également insupportable: le joli état!
(E 2)
J'ai porté d'abord un jugement des Adelphes de Térence, dont je me repends
jusqu'à un certain point. J'ai dit que tout y roule sur peu de chose, & que les Valets
occupent trop la scène; cela est bien un peu vrai; mais il y a des scènes admirables, &
d'un intérêt dont le cœur ne peut se défendre. Souvent l'ennui de traduire dérobe les beautés
de l'ouvrage; mais en lisant à tête reposée la cinquiéme Scène du quatriéme Acte, je n'ai pû
retenir mes larmes: elle est amenée naturellement, & elle est si touchante, si
interressante, qu'il n'y a pas moyen de la lire de sens froid. On ne veut point de mal à
Micion, de la malice qu'il fait à son fils, en lui composant l'Histoire de ce Milésien; c'est
une espéce d'épreuve, par laquelle il veut le punir de sa faute, & en
même-temps connoître le fond de sa façon de penser; ce n'est pas lui faire acheter trop cher
le pardon généreux qu'il lui accorde ensuite. Mais je suis ravie du caractére d'Æschine; avec
quelle douleur il se voit enlever Pamphile! avec quelle honte il fait l'aveu de son égarement!
& avec quelle reconnoissance il reçoit les avis de son pere! On le trouve tout à la fois
un fils respectueux, un amant tendre, un époux honnête homme & vraiment attaché. Micion,
qui voit sa candeur & sa droiture, le tire bien vîte d'inquiétude, il lui promet, &
même lui donne sur le champ sa maîtresse. Æschine se trouve si heureux, qu'il
n'ose se le persuader. J'aime bien à lui entendre dire: . . . . . . . . . .
Pater, Obsecro, num ludis tu nunc me?.........
Ce doute exprime toute sa sensibilité. Quand on n'ose croire que l'on obtient ce que l'on
desire, c'est avouer que l'on ne se trouve pas digne d'une si grande faveur; & quand on
obtient plus que l'on n'espére, & que l'on ne croit mériter, ah! que l'on est
reconnoissant. Du moins je crois qu'il faut entendre tout cela dans les paroles d'Æschine.
Encore une chose singuliere, c'est qu'il se trouve à la fin que celui qui a le plus
d'esprit de tous, est ce bouru de Démée. Il devient tout-à-coup flatteur &
libéral, mais pourtant, sans sortir tout-à-fait de son caractére; car il ne fait de dépense
qu'en paroles, & il se gagne les cœurs aux dépens de la bourse de son frère, à qui il
explique ensuite son intention: il semble qu'il ne se soit défait de sa rusticité, que pour
démontrer combien la complaisance de Micion va jusqu'à la foiblesse; & lui se montre dans
un caractére tout-à-fait modéré, dont on est aussi content qu'on l'a d'abord été de Micion.
La Morale qui résulte de tout cela, c'est que la trop grande sévérité gâte les jeunes-gens
en leur ôtant la confiance, & que l'extrême facilité est un excès que l'on ne
doit pas moins craindre, par ce qu'elle lâche la bride à tous les désordres.
(F 2)
Elle disoit que ma tête étoit le pays des
Idées..........
Non ce n'est pas le pays des Idées, mais c'en est le passage; elles y viennent en foule
successivement & rapidement: c'est comme le cours d'un grand Fleuve que rien ne peut
arrêter, & qui fait toujours du dégat par où il passe.
(G 2)
La grande égalité d'humeur n'est pas ce qui
nous fait aimer des personnes qui nous voyent une fois en
passant...........
Rien n'est plus vrai; pour sentir l'agrément de cela, il faut vivre
habituellement avec quelqu'un. Une humeur très-égale n'a guéres de saillies; c'est une chose
solide, mais non pas brillante; & l'on aime bien mieux le brillant que le solide, dans les
Sociétés où l'on va pour s'amuser. Aussi les gens superficiels sont là des merveilles, mais en
récompense ils ont peu de véritables amis, ou même ils n'en ont point: au-lieu que les autres
ont des avantages bien plus réels; ils sont faits pour sentir & faire éprouver toutes les
douceurs de l'amitié. Avec eux, nul caprice à essuyer; nul changement à craindre: toujours de
la douceur, de la bonté, de l'indulgence pour tout ce qui ne blesse pas le cœur
essentiellement. Ce caractère est sûrement préférable à celui qui entraîne les suffrages dans
la premiere minute; cependant il faut avoir bien de la raison pour se ranger dans la classe
des gens solides. Il est certain que l'on paroît d'un bien moindre prix, parce que peu de gens
connoissent votre valeur: au-lieu que les autres sont toujours sûrs de plaire au grand nombre,
parce que le grand nombre juge sur l'écorce, & n'approfondit rien.
(H 2)
Le bonheur ne consiste pas dans l'accomplissement de tous nos vœux, mais dans un
détachement réel & parfait de toutes choses; en sorte qu'un homme qui ne
craindroit rien, qui ne desireroit rien, qui verroit tout d'un œil très-égal &
très-indifférent, seroit tout justement dans ce degré de félicité que tout le monde cherche,
& que personne ne trouve. Mais, s'écriera-t-on, un tel être, si l'existence en étoit
possible, seroit un automate, & rien de plus: où est le bonheur de ne rien sentir, de ne
rien vouloir, & de ne rien rejetter? à cela je réponds: Eh! où est le bonheur de toujours
craindre ou desirer? La crainte d'un mal imaginaire ne laisse pas d'être un suplice réel.
Quand le mal est certain, & puis qu'il arrive, ne trouveton pas bien cruel de le sen- tir? ce mal passé laisse des impressions terribles, sans compter que la perspective
d'un autre qui est possible nous tient encore en haleine, & donne de l'exercice à notre
triste prévoyance. On conviendra, si l'on veut, qu'il n'y a rien à gagner par ce côté-là pour
le bonheur: voyons si nous trouverons mieux notre compte du côté des desirs? je ne le crois
guères. Passons légérement sur toutes les douleurs que nous fait éprouver cette perfide
espérance si souvent trompée: supposons un homme, qui après bien des soins, des peines, des
inquiétudes, parvient enfin au but qu'il s'étoit proposé, que lui arrivet-il? c'est que dans
les choses même qu'il a tant souhaitées, il se trouve des circonstances qui y
mêlent des amertumes imprévues; il n'y voit plus les mêmes charmes qu'il y voyoit auparavant;
il ne fait que glisser là-dessus, & appuie sur les inconvéniens qu'il ne daignoit pas
envisager d'abord: ou s'il est parfaitement content à tous égards, quelle frayeur d'être
supplanté, ou ruiné, ou séparé de ce qui l'attache? Si tout cela encore ne balance pas sa
félicité, il y a cent contre un à parier qu'elle lui deviendra insipide, & qu'il n'en
goûtera pas long-temps la douceur. Si donc le dégoût, la crainte, les inquiétudes, les
regrets, sont les accompagnemens ou les suites des biens qui paroissent les plus
desirables, à quoi nous servent ces mêmes biens, puisqu'on les paye toujours plus qu'ils ne
valent? Il faut donc en revenir à ce détachement général; c'est assurément ce qu'il y auroit
de mieux: on ne doit pas dire qu'il est impossible, puisque Dieu nous l'ordonne, il ne nous
commande rien au-dessus de nos forces; & en nous donnant ce précepte, il ne nous interdit
pas tous les objets qui pourroient occuper notre cœur: il se donne lui-même pour l'objet
auquel nous devons tout rapporter. A considérer cet article de notre Religion seulement avec
les yeux de la Philosophie, on y trouve un antidote sûr contre presque tous les
maux de notre ame; je viens de le prouver. Pourquoi donc est-il si difficile d'aimer & de
pratiquer cette Religion?
(I 2)
Les femmes sont en vérité bien folles, quand
elles font de grands efforts pour persuader aux hommes qu'elles les aiment............
En effet, c'est une chose qu'ils sont fort disposés à croire, lors même qu'il n'en est
rien; & l'on fait souvent de vains efforts pour les en dissuader: l'opinion qu'ils ont de
leur mérite, pour la plûpart, leur fait prendre des politesses pour des marques d'amour. J'en
connois qui font plus, c'est qu'ils attribuent à crainte, ou à modestie, les avances qu'on ne
leur fait pas, & ils n'en sont pas moins convaincus dans l'intérieur qu'on
les adore, ou tout au moins qu'on les admire.
(K 2)
On souhaite d'avoir beaucoup d'esprit, & ce n'est peut être pas un avantage si réel
qu'on se l'imagine. Un génie médiocre, avec bien des talens, est ce qui peut mieux faire la
sorte de bonheur que l'on doit espérer dans ce monde: un homme dans ce dernier cas s'occupe,
se borne & se suffit presque à lui-même, parce qu'il est content de sa propre valeur. Il
ne s'avise guéres d'envier ce qui vaut mieux, il ne le discerne pas; au-lieu qu'un grand
esprit est souvent la victime de l'étendue de ses lumières: il ne s'en trouve
jamais assez, il voudroit posséder à la fois toutes les sciences & toutes les façons de
plaire; il voudroit qu'il n'y eût rien au-dessus de lui dans l'Univers, & que chacun pût
assez le connoître & le priser ce qu'il vaut. Enfin il n'est jamais content de lui ni des
autres, par la raison qu'il éxige trop de perfection par-tout. J'ai entendu dire souvent à des
gens d'esprit, qu'ils ne voudroient pas être des sots: j'avois envie de leur répondre: Vous
avez tort. Un sot qui est content de lui-même, est un être fort heureux; & où sont les
sots qui ne sont pas contens d'eux?
(M 2)
Les chagrins qui humilient sont les plus grands
de tous; & ce sont, je crois, les seuls dont on ne puisse pas se
consoler..........
Il est sûr que l'humiliation est en elle-même, ce qu'il y a de plus accablant; quand on
vient à l'aimer, on peut se croire au plus haut degré de la perfection (Chrétienne); car pour
la Philosophie, elle n'a jamais tracé cette toute à ses enfans; & quand elle prescrit la
patience, c'est en conseillant le mépris de tout: or ce mépris, est l'orgueil sous un autre
nom. On méprise tout parce qu'on se croit au-dessus de tout: cette sorte de vanité est
peut-être ce qu'il y a de plus ridicule dans le monde; cependant on ne peut nier
que ceux qui la logent dans leur tête à un certain point ne soient les plus heureux des
humains. Que leur importe l'opinion que l'on peut prendre contre eux, puisqu'ils se croient
une supériorité réelle, qui les éléve au-dessus de tout le reste? C'est l'imagination qui
décide de tout; mais il lui faut faire de grands efforts, pour braver ce qui peut l'humilier.
(N 2)
Ce fut alors qu'il m'apprit l'Histoire de
Mérida & celle de Dalan.............
Elles sont du nombre de ces choses qui ne sont pas vraisemblables, & qui pourtant sont
vraies; il est peu de personnes au fait de ces mystères: il en est encore moins
qui ayent intérêt de les découvrir; ainsi je puis les écrire, sans tirer à conséquence;
seulement je déguiserai les noms, parce que tous les Acteurs ne sont pas morts: je commence.
Mérida étoit fille de B... qui travailloit sous un grand Ministre, & d'une mere assez
galante & très-fêtée, qui voioit grande & bonne compagnie. Le Nonce du Pape, qui avoit
tenu Mérida sur les Fonds de Baptême, lui avoit donné un nom très-singulier, mais qui sembloit
annoncer tous les charmes dont la Nature la favorisa par la suite.
Entre les Captifs qui se soumirent à ses beaux yeux, il y en eut deux qui se
distinguerent par leur amour & leur persévérance: l'un se nommoit D... Jamais passion ne
fut si forte, & si mal reçue que la sienne: cependant il étoit assez bien de figure,
Gentil-homme, riche, & Lieutenant-Colonel du Régiment de R... avec tous ces avantages il
auroit pû trouver le chemin du cœur de Mérida, s'il eût été libre; mais elle n'avoit pû se
sauver des agrémens du jeune Cielvare. Une figure séduisante; un esprit qui l'étoit encore
plus; un rang à la Cour; enfin une tendresse délicate, lui avoient fait donner la préférence;
& l'on pourroit dire que cela étoit dans l'ordre, s'il étoit toujours fort
raisonnable d'aimer ce qui le mérite le mieux.
Ces deux jeunes-gens ne se firent pas long-temps mystère de leurs sentimens; mais en s'y
livrant ils ne se dissimulerent point que leur union seroit difficile, parce que la famille de
Cielvare, qui étoit puissante, sy opposeroit: cependant, comme ils étoient encore bien jeunes,
& que les difficultés ne sont pas faites pout décourager l'amour, ils se flatterent que
les événemens seconderoient leurs vœux, & ils s'aimerent toujours par provision. Peut-être
que leur vertu & leur constance eussent été récompensées par un heureux succès, si une aventure aussi cruelle que bisarre, ne les eût engagés à renoncer d'eux-mêmes l'un à
l'autre.
D..., ce tendre D..., dont le désespoir & la jalousie se peuvent imaginer facilement,
résolut de tromper sa Maîtresse, pour l'épouser ensuite; mais il ne réussit qu'à moitié: voici
comment il exécuta cet affreux projet.
Il gagna quelques-uns des Domestiques de Mérida, ou de sa mere, ensorte que pendant une
partie de Campagne qu'elles firent, il s'introduisit dans la maison, & se procura les
moyens d'ouvrir la porte de la Demoiselle, lors même qu'elle seroit fermée en-dedans.
Après le retour des Dames il ne tarda pas à remplir ses vûes. Une nuit que
l'on s'étoit couché fort tard, D... vint dans la chambre de Mérida, pendant qu'elle étoit
encore ensevelie dans son premier sommeil, il se coucha près d'elle sans la réveiller, &
la mit dans le cas d'être mere, avant qu'elle eût eu un instant pour se reconnoître. Dès
qu'elle put revenir à elle, les cris qu'elle jetta justifierent son intention; mais il les
étouffa en lui promettant de sortir à l'heure même, & de ne jamais tenter pareille chose.
Mérida, saisie d'horreur contre celui dont la trahison alloit la perdre, le laissa fuir, se
tut, & s'abandonna aux larmes: foible ressource, mais la seule que l'on ne
peut ôter aux malheureux. Quelle nuit! & que le jour suivant parut affreux à cette
infortunée! pendant plusieurs jours elle ne voulut voir personne, & sur-tout D... mais en
refusant de se montrer, elle se déroboit la vue du seul objet qui lui étoit cher. Elle
flottoit, entre la crainte & le desir de le recevoir; quelquefois elle trembloit que tant
de solitude ne la trahît; ensuite elle avoit peur qu'en se montrant, on ne lut sur son visage
le malheur qui lui étoit arrivé: enfin, après bien des combats intérieurs, elle consentit à
reparoître, n'osant résister à sa mere; mais elle n'étoit pas à la fin de ses maux: elle
s'apperçut bien-tôt qu'elle étoit grosse. D... qui en fut instruit, profita de
cette circonstance pour presser un mariage qu'il desiroit, & ce fut très-inutilement.
Mérida confia sa peine à Madame sa sœur; & quand le terme fut arrivé, cette sœur
officieuse la conduisit chez une Garde, où elle la délivra heureusement du fruit qu'elle
portoit. On fit avertir D... à qui on remit l'enfant comme il l'avoit desiré. Dans ce
temps-là, & bien souvent depuis, il s'est mis aux pieds de cette belle personne, pour
l'engager à légitimer leur petite-fille, en formant des liens indissolubles; elle lui a
toujours répondu avec fermeté, qu'elle ne vouloit point récompenser par le don
de sa personne, un crime dont elle n'étoit pas complice; qu'elle ne lui pardonneroit jamais
cette indigne trahison, & qu'elle le détesteroit toute sa vie.
D... aussi malheureux que coupable, prit soin de l'enfant, se flattant toujours qu'elle
pourroit par la suite toucher la mere en sa faveur.
Tandis que tout cela se passoit Cielvare étoit absent, pour remplir les devoirs de son
poste; il revint, & trouva Mérida plus belle que jamais, & très-mélancolique. Il en
voulut sçavoir la raison; elle ne se fit pas presser; sa résolution étoit toute prise, &
aussi généreuse que tendre, cette aimable personne lui parla ainsi:
„Mon cher Cielvare, vous êtes, „& vous serez ma seule inclination; mais ne comptez plus
sur „notre union; songez à votre établissement. J'ai desiré de partager votre sort pendant que
j'ai „cru le mériter; à présent je ne „suis plus digne de vous; mais „le monstre qui m'a
trahie n'obtiendra point le salaire qu'il en „espéroit; & puisque je renonce „à vous, je
ne serai jamais à personne: je veux me conserver „votre estime, & vous prouver „que je la
mérite, malgré ce que „l'on a fait pour me la ravir“. Alors elle lui conta tout son désastre.
Cielvare s'attendrit, ils pleurerent ensemble, & en renonçant à leur
passion, ils se lierent d'une amitié qui a toujours duré & qui existe encore. Mérida,
après la mort de sa mere, s'est retirée dans une Ville de Province, avec une de ses sœurs, qui
ne s'est point mariée non plus: pour Cielvare, il s'est marié par raison, mais son cœur est
resté à sa premiere Maîtresse, avec qui il entretient toujours un commerce de lettres.
Je reviens à D... il continua ses efforts auprès de Mérida, pendant six ou sept ans; mais
enfin n'espérant plus de la gagner, il prit le parti de légitimer son enfant par une autre
voie: ce fut en épousant la Gouvernante qu'il lui avoit donnée, qu'il engagea à
l'avouer aussi pour sa fille, & il n'y a personne dans le monde qui ne croie qu'elle
appartient à sa prétendue mere. Cela fait voir que le Public est plus dupe qu'il ne pense,
& que les choses ne sont presque jamais ce qu'elles paroissent.
Venons à l'aventure de Dalan.
Un Gentilhomme de Bretagne, veuf, & n'ayant qu'une fille unique, l'avoit amenée à
Paris, où un Procès l'attiroit. Il la faisoit profiter de ce séjour, en lui donnant tous les
Maîtres qui conviennent pour une bonne éducation. Des affaires importantes l'ayant rappellé
chez-lui pour quelque temps, il résolut de laisser sa fille dans un Couvent, où
ses Maîtres viendroient toujours l'instruire. Il pria Dalan, son ancien ami, de prendre soin
de cet enfant, & de veiller de près sur sa conduite; (car elle entroit dans sa quinziéme
année).
Abbé par indigence, Philosophe par nécessité, Voluptueux par goût, Dalan n'étoit guéres
propre à se bien acquitter d'un tel emploi; cependant il l'accepta volontiers, espérant
sans-doute qu'il s'en tireroit avec honneur. La Supérieure du Couvent reçut des ordres
positifs du pere, de ne point laisser sortir la Demoiselle, sans le consentement & même la
compagnie de Dalan.
Bien rassuré par tant de précautions, le pauvre Breton retourna dans sa
Province plein de confiance, où il resta plus qu'il ne pensoit. Dalan usa d'abord de son
autorité d'une maniere à en imposer aux Nones & à bien d'autres. Une exactitude, un air de
sévérité; enfin tout l'extérieur d'un homme respectable: il est sûr qu'il avoit en ce temps-là
les meilleures intentions du monde; mais un cœur comme le sien n'étoit pas à l'abri des
passions, il en étoit plutôt le jouet, & il pensa bien en être la victime.
Il usoit de la permission de faire sortir Mademoiselle D*** sous différens prétextes, &
la menoit dans tous les lieux où il croioit qu'elle pourroit s'amuser. Un jour que le mauvais
temps les empêcha d'exécuter une partie qu'ils avoient projettée, au-lieu de la
faire rentrer dans son Couvent, il la mena chez-lui, où ils passerent la journée tête-à-tête.
Dalan avoit infiniment d'esprit, la jeune personne ne s'ennuya point, au contraire; & ils
furent si contens l'un de l'autre, qu'ils résolurent de se retrouver souvent ainsi: ils
l'exécuterent; peu-à-peu Dalan fut séduit par l'amour, & Mademoiselle D*** par Dalan.
Comme rien ne s'opposoit à leurs desirs, ils se livrerent à tout ce que peut conseiller une
passion violente & aveugle: cette ivresse eut les suites ordinaires, Mademoiselle D***
s'apperçut bien-tôt qu'elle étoit grosse; elle s'en ouvrit à son amant, qui en
fut frappé de terreur: c'est alors que leurs yeux se dessillerent, & voulant effacer leur
faute par un crime encore plus grand, ils résolurent de sacrifier le fruit de leur amour, à
l'honneur de l'une, & au repos de l'autre. Dalan fut trouver un Apothiquaire de ses amis
intimes, & lui demanda certaines drogues; l'Apothicaire en comprit l'usage, & ne put
s'empêcher de lui en parler sérieusement; l'autre lui avoua son embarras & le malheur qui
lui étoit arrivé. Son ami lui dit, je n'ai rien à vous refuser; mais songez que l'effet n'en
est pas sûr; & si ce que vous desirez n'arrive pas, il en coutera la vie à
la mere quand le temps de la délivrance sera venu. Malgré des considérations si pressantes,
Dalan persista dans son indigne projet, & il fit prendre les drogues en question à sa
malheureuse amante: ce fut envain, l'enfant résista aux remédes; mais au bout des neufs mois
la mere périt en accouchant. Quel affreux désespoir pour le Breton à qui on manda cette mort,
& pour Dalan, qui en étoit la cause! cependant il falloit se contraindre & dévorer sa
douleur. Il le fit, & fut bien-heureux d'échapper à la vengeance de son ami de Bretagne,
qui auroit été redoutable s'il eût pénétré le fond du mystére.
Je reviens au fruit de ce funeste amour. C'étoit une fille, dont Dalan prit
soin, comme de raison: il la fit baptiser sous des noms supposés de gens de condition,
d'Irlande, & comme leur enfant légitime. Au sortir de nourrice, il lui donna une
Gouvernante du choix de la Duchesse D*** & cette Dame, soit qu'elle fut instruite ou non,
du mystére, la prit sous sa protection. Madame de V... vit un jour la petite Dalan à l'Eglise,
elle n'avoit point d'enfans, & quand elle fut informée que celle-là étoit orpheline, elle
desira de la prendre chez-elle: son mari qui fut aussi charmé de la petite, ne le souhaita pas
moins; mais il fallut l'agrément de la Duchesse qui, avant que de l'accorder,
exigea que les V... assurassent vingt mille écus de dot à cet enfant. Ils le firent, &
l'ont élevée avec soin. Elle y a bien répondu, & chaque jour sembloit ajouter quelque
chose à ses graces & à la beauté de son caractére: enfin, ils ont eu tant de sujets d'être
contents d'elle, qu'ils lui ont donné tout leur bien, en lui faisant épouser leur neveu, dont
elle a fait le bonheur.
A l'égard de Dalan, il ne vit plus guéres sa fille, depuis qu'elle fut chez les V... &
encore moins depuis son mariage: cependant elle n'a point ignoré sa véritable origine, &
même, il y a eu une sçène de reconnoissance entre elle & son pere, qui fut
une chose bien touchante, à ce que m'a rapporté un témoin oculaire. Dalan a passé les
dernieres années de sa vie à Poitiers, où il est mort.
(O 2)
Dans la plus haute élévation il faut observer une modération si exacte, que l'on ne fasse
pas sentir aux autres leur infériorité; cependant il ne faut pas non plus paroître compter
pour rien, les faveurs dont la Fortune nous comble; mais il faut laisser entrevoir que l'on ne
s'en croit pas plus digne que mille gens à qui elle les refuse; cela rassure & soulage
ceux qui sont dans le cas: cette précaution peut devenirutile pour l'avenir. Hélas! peut-on
compter sur quelque félicité durable dans ce monde? à quoi tient-elle? des
événemens imprévus ne renversent-ils pas tous les jours ce que l'on croit le mieux établi?
Cette judicieuse réfléxion doit ramener bien vîte à la douceur, à l'humanité, à la
commisération: enfin remettre dans un certain équilibre, ceux qu'un sot orgueil en tire, &
qui se préférant à tout le monde, trouve le secret de se faire haïr & mésestimer
généralement. Pendant qu'ils sont sous la sauve-garde du bonheur, il seroit scabreux de les
attaquer là, on est bien fort quand on est heureux; mais laissons la Providence leur donner un
coup de massue. Alors l'envers se montre, on voit à découvert toute l'envie, la
haine & le mépris qu'ils se sont attirés; chacun les plonge; c'est un grand hasard s'ils
ne se noyent pas tout-à-fait; & on les plaint d'autant moins, qu'il est très-facile à un
homme heureux de se gagner les cœurs; il ne s'agit que de vouloir, & s'il lui en coute
quelques efforts pour ne pas abuser de ses avantages, on lui en tient en vérité bon compte;
s'il vouloit tout péser, il trouveroit qu'il en recueille les fruits au centuple: mais les
humains veulent être paitris de toute sorte de vices, & prétendent qu'on ne doit pas les
en aimer moins, dès qu'ils sont étayés par la bonne Fortune: en un mot, à moins
qu'ils n'ayent avant que de parvenir aux grandeurs, une bonne dose de sagesse toute acquise,
rien ne fait le contre-poids, & la tête leur tourne. Je trouve toujours que le malheur est
bien plus facile à supporter avec dignité: la patience tient sa place; il n'y a guéres de tête
qui n'en loge à peu-près sa mesure nécessaire, & quand elle veut nous manquer, l'espérance
vient au secours. En voila plus qu'il n'en faut pour donner bien du courage.
(P 2)
On adresse tous les jours mille vœux au Ciel; mais il n'en faudroit faire qu'un bon, &
qu'il fut exaucé; ce seroit d'être délivré de toutes les passions: malgré la
sorte de stupidité attachée à cet état, je soutiens qu'il n'en est point de plus desirable.
L'absence des desirs vaut mieux que la jouissance de tous les biens; tels qu'ils soient, on ne
les obtient point sans peine; on ne les posséde point sans crainte; on ne les perd point sans
regret: il n'y a donc que l'indifférence qui nous mette à l'abri de tous ces maux, pourquoi la
regarder avec mépris? Il y a long-temps que je le dis, que je le crois, que j'en suis
persuadée: nous ne sommes malheureux que parce que nous pensons faux, & que nous cherchons
le bonheur où il n'est pas.
(Q 2)
La haine & la vengeance sont les passions des ames basses & des
mauvais cœurs; il ne faut pas s'étonner que cela soit si commun, les vertus contraires son
trop hautes & trop sublimes, pour être le partage du Vulguaire.
(R 2)
Un des plus grands malheurs de la vie, c'est
d'aimer sans retour...............
Cependant ce mal est assez commun, c'est même un de ceux qui sont le plus sans ressources,
& qu'il faut plus exactement supporter sans se plaindre, si l'on ne veut y ajouter le
désagrément de se donner un ridicule, & voila ce que tous les gens qui sont dans le cas ne
peuvent se persuader; ils croient que leurs plaintes toucheront à la fin l'objet
de leur tendresse, ou que les reproches imposeront un joug. Rien de tout cela; il en résulte
seulement qu'on les fuit & qu'on les déteste: voilà ce qu'ils s'attirent. Peut-être
faut-il se plaindre d'une infidélité, on n'a pas dû la prévoir; mais de quel droit
s'offense-t-on de n'être point aimé? n'arrivet il pas tous les jours, que celle qui vous
refuse son cœur le donne malgré elle à un autre? on n'est pas plus les maîtres de cela, que de
tomber malade: ainsi il ne faut pas s'en prendre aux gens quand on ne trouve pas le retour
qu'on desire. Le vrai reméde est de se détacher d'eux; mais comme on ne peut pas tout ce qu'on
veut, si l'on tient trop pour rompre ses liens, il faut du moins avoir la force
de garder le silence, & ne montrer son affection que par les services que l'on rend
toujours avec tant de plaisir à ce qui nous est cher; c'est le seul soulagement que l'on
puisse se permettre: à l'égard des murmures & des plaintes, il faut s'interdire cela comme
le vin à ceux qui ont la fiévre. Ceci convient principalement aux femmes, c'est un odieux
personnage pour elles, que de courir après ce qui les fuit: les hommes dans ce cas-là ne
paroissent peut-être pas si ridicules; mais ils ne sont ni moins ennuyeux, ni moins
fatiguants.
(S 2)
Il admiroit comme je puis loger egalement dans ma tête, le goût du frivole & du solide..........
En effet, je n'oserois dire que je lis un Roman sans plaisir; cette lecture m'affecte &
m'entraîne tout comme une autre, mais je la quitte sans peine pour des entretiens Physiques,
des discussions de Théologie..... Les lectures les plus abstraites ne laissent pas de me
plaire; les plus futiles ne m'ennuient pas toujours: celles qui me sont chéres, c'est
l'Histoire & la Morale. J'aime les exemples qui peuvent instruire & corriger; je
n'aime pas moins tous les raisonnemens qui tournent au profit de l'esprit & du cœur; ainsi je ne m'étonne pas de la préférence que je donne à cette sorte de Livres, mais
elle n'exclut point l'envie de lire tous les autres. J'ai bien des fantaisies à satisfaire,
dont la première est ma curiosité: voilà ce qui m'attache quelquefois à des choses qui sont
au-dessus de ma portée; & quand je lis des bagatelles, c'est un peu d'amusement que je
cherche. Tout m'est bon, tout m'est analogue, excepté les Livres obscènes, oh! pour ceux-là je
les déteste.
(T 2)
Il faut de la prudence, il faut de la
modération............
Voila deux choses dont on ne peut jamais se passer, & qui sont, (je ne
dis pas seulement utiles) mais absolument nécessaires en tout temps, en tout lieu, à tout âge,
en toute situation. Cette refléxion meneroit loin si l'on vouloit entrer dans le détail; mais
ce détail est inutile, car il n'y a point de circonstances dans la vie où l'on ne doive faire
usage de ces deux choses, & c'est peut-être la seule régle où il n'y ait point
d'exception.
(V 2)
Les airs ne sont bons à rien, qu'à rendre
ridicules ceux qui les adoptent............
Il n'en est qu'un, qu'il faudroit toujours prendre & bien retenir, c'est l'air naturel.
J'entends celui qui nous met & nous tient précisément à notre place, tout ce
qui nous éléve ou nous rabaisse au-dessus ou au-dessous de ce que nous devrions être, ne sert
qu'à nous attirer des mépris.
(X 2)
Il arrive souvent que l'on se plaint de ses amis, parce qu'on voudroit les trouver ce
qu'ils ne peuvent ou ne doivent pas être: il ne convient pas d'exiger d'eux des choses trop
difficiles, ou peu honnêtes. On me dira que l'amitié ne doit se refuser à rien? je l'avoue;
mais c'est qu'il y a des choses que l'on ne doit jamais lui demander. Par exemple, vous croyez
qu'un homme n'est pas votre ami, parce qu'il ne veut pas s'embarquer selon vos desirs dans une affaire épineuse qui peut lui causer un très-grand préjudice? Mais
prétendez-vous être son ami, vous qui voulez l'y engager, sans considérer les risques qu'il
court, & seulement parce qu'il en doit résulter de l'avantage pour vous? Non, c'est vous
qui ne sçavez pas aimer; dès que l'on se considére seul, on ne connoît point l'amitié, &
l'on est indigne d'en rencontrer. Il est beau, il est admirable de s'exposer à tout pour ce
qu'on aime; mais, lors même qu'on l'a fait, il peut être injuste d'en éxiger autant, quoique
l'on doive toujours présumer que son ami en est capable: néanmoins il ne faut pas lui en faire
une loi, & quand il nous rend ce que nous avons droit d'attendre, on doit le
recevoir comme un bienfait tout gratuit. La délicatesse est l'aliment de l'amitié.
(Y 2)
Quand on veut faire rompre son mariage, ou que l'on veut se dispenser d'en conclure un, que
l'on a promis de faire; c'est ordinairement le même principe qui produit ces deux choses: je
veux dire le dégoût que l'on a pris contre l'ancien objet, ou une nouvelle inclination pour
quelqu'autre. Dans tous les cas, ce sont les femmes qui sont lézées; car si l'on rompt leur
mariage, elles restent déshonnorées, & elles le sont encore plus quand elles
veulent épouser quelqu'un qui s'y refuse. Les hommes sortent de tout cela blancs comme la
neige, & ils n'en trouvent pas moins un parti, tel quel: cet arrangement de l'opinion me
paroît fort bisarre; ce n'est pas que je blâme le châtiment du désordre. Il est à propos de
punir quelquefois ceux qui s'y laissent entraîner: mais pourquoi punir seulement la foiblesse
d'une femme qui succombe, & la laisser pour toujours couverte de honte, tandis qu'il n'en
rejaillit rien sur celui qui attaque? ne faudroit-il pas que la partie fût égale? C'est donc
pour donner courage au corrupteur, afin qu'il ne se lasse point d'être vicieux? Cette
indulgence mal placée, annonce bien que les hommes ont fait les loix. Peut-être
les femmes à leur place n'auroient-elles pas été plus modérées: mais pour moi, si jeusse été
du conseil, j'aurois partagé l'infamie entre les deux coupables; sûrement les crimes auroient
été plus rares ou plus cachés.
(Z 2)
Toutes les rêveries de ma fiévre étoient une
critique de Bérénice......
Racine est mon Poëte de choix, & de préférence; mais sa Bérénice est ma bête
d'aversion. Toute cette piéce roule sur l'envie que cette Princesse a d'épouser Titus, qui
n'en veut point; & qui après mille sermens, fausse sa parole, sans y être
contraint par aucune chose que par une terreur chimérique qu'il lui plaît d'affecter; il dit
bien que c'est à regret qu'il s'en sépare, mais il ne fait pas la moindre démarche pour la
conserver: ainsi la résolution qu'il prend de lui-même de la renvoyer, n'annonce pas un grand
attachement; au contraire, elle prouve plutôt qu'un amour de cinq ans est un meuble fort
ennuyeux pour un nouvel Empereur, & qu'il est très-charmé d'avoir des prétextes pour s'en
débarrasser. Je ne sçai pas où l'on fait consister l'Héroïsme dans tout le procédé de Titus;
il n'y a qu'à prendre l'essentiel de toutes ses magnifiques expressions, c'est
un tas d'impertinences.
On dit que l'amour, pour être vraiment tragique, doit produire de grands effets; mais que
produit donc celui de Titus? rien que des choses fort ordinaires: qu'un ambitieux rompe un
mariage qui auroit été selon son goût, parce qu'il peut nuire à son intérêt, il me semble
qu'il ne faut pas être un grand Héros pour cela, & nous n'avons pas un Sous-Lieutenant
dans nos Troupes qui n'en fît autant que Titus. Supposons, pour un moment, qu'un officier, peu
favorisé de la Fortune, soit amoureux d'une grisette, & s'engage à l'épouser; que tout
d'un coup ce même homme hérite de cinquante mille livres de rente, & qu'on
lui donne un Régiment? autre temps, autres soins; il diroit à sa belle: Ma chére amie, ma
gloire & mon honneur me défendent de t'épouser présentement, mais je veux te faire un
sort: puisque je suis en état de te donner du bien, tiens, voilà une jolie Terre, tu peux y
vivre, & cela servira à te marier. La Princesse auroit beau dire comme Bérénice:
Depuis quand croyez-vous que ma grandeur me touche? Un soupir, un regard,
un mot de votre bouche, Voilà l'ambition d'un cœur tel que le mien; Voyez-moi plus souvent,
& ne me donnez rien.
Monsieur le Colonel y croiroit sa fortune interressée, & il seroit tout
aussi courageux que Titus, pour revenir contre ses promesses. Nous sommes dans un siécle qui
fourniroit matière à bien des Tragédies de cette sorte: en un mot, je ne vois rien dans
celle-là qui me touche l'ame: le personnage le plus interressant seroit Antiochus, si ce n'est
qu'il parle toujours mal-à-propos. Faisons un peu le précis de quelques Scènes de cette
Tragédie, pour prouver ce que je viens de dire.
Scène quatriéme du premier Acte.
Bérénice se félicite d'avance de son prochain mariage avec Titus; & quoiqu'il ne lui en
ait point parlé depuis qu'il est libre de le fairé, elle ne s'imagine pas qu'il
ait envie de manquer à ses anciens sermens: cette imprudente crédulité est la suite toute
naturelle & bien excusable d'un véritable amour; mais le Seigneur Antiochus qui prend ce
moment pour venir faire un avœu très-inutile de sa passion, me surprend fort; qu'en peut-il
espérer? il ne demande apparemment que de la pitié, il faut lui en accorder; mais je l'aurois
admiré s'il avoit pû se taire.
Scène cinquiéme.
Ici la Reine toujours pleine de confiance dit:
Le temps n'est plus, Phénice, où je pouvois trembler.
Titus m'aime; il peut tout, il n'a plus qu'à parler.........
Et voila justement où il l'attendoit pour la trahir; mais voyons un peu ce qu'il va faire.
Scène deuxiéme du second Acte.
L'Empereur questionne son confident, pour sçavoir ce qu'on dit de lui & de la
Princesse; Paulin répond:
..... Aimez, cessez d'être amoureux, La Cour sera toujours du parti de
vos vœux.
Dans les premiers transports d'une passion naissante, ce discours eût paru bien doux à
l'amoureux Titus; mais son cœur changé, il n'a plus envie de conclure cet Himen: il a des
projets différens qu'il a pourtant honte de manifester d'abord; aussi il presse
& flatte Paulin pour qu'il tienne un autre langage. Celui-ci qui comprend l'intention de
son Maître, lui cite toutes les Loix & tous les exemples qui peuvent le détourner
d'épouser la Reine; & après qu'il a parlé long-temps, on lui avoue qu'il perd ses peines,
& qu'on le fait jaser pour achever de se fortifier dans une résolution qu'on a déja prise,
qui est de renvoyer Bérénice dès le lendemain; & quoiqu'on la comble d'honneurs, on sent
bien que ce n'est pas ce qu'elle desire:
....... Je ne sçai que trop bien Que son cœur n'a jamais demandé que le
mien.
Et quel prix en effet éxige un tendre amour? tous les biens de l'Univers ne
sont rien auprès, & ne peuvent dédommager de la perte de ce que l'on aime. Titus le
comprend à merveille, mais il n'en va pas moins à son but.
Scène quatriéme.
Bérénice vient, elle lui parle d'amour; il ne sçait que répondre; il fait des sermens comme
les menteurs; il convient enfin qu'il est un ingrat, & il sort.
Scène cinquiéme.
La Reine avec sa confidente, commence à se désoler, & après quelques raisonnemens
chimériques, elle se persuade que ce trouble vient de la jalousie qu'Antiochus
inspire à l'Empereur; elle s'applaudit de cette découverte, en disant ce fameux vers:
Si Titus est jaloux, Titus est amoureux.
Elle lui fait cependant beaucoup trop d'honneur; il n'est en vérité ni l'un ni l'autre.
Scène première du troisiéme Acte.
Titus charge Antiochus d'emmener Bérénice & de l'entretenir de son amour: cet amour est
si grand, qu'il ne veut plus ni la voir, ni lui parler, & que tout résolument il a décidé
qu'elle partiroit le lendemain avec le Roi de Commagêne.
Scène troisiéme.
Antiochus apprend à Bérénice le changement de Titus; elle n'en veut rien
croire: cela est dans l'ordre.
Scène quatriéme du quatriéme Acte. Titus
seul.
Il s'arme de toutes les mauvaises raisons qu'il peut trouver, pour étayer & justifier
son inconstance: il ne peut pourtant se cacher à lui-même qu'il agit de son propre mouvement,
& qu'il va désespérer sa tendre amante, sans y être forcé par rien. Ce projet l'épouvante
un peu.
Pourrai-je dire enfin: je ne veux plus vous voir? Je viens percer un cœur
que j'adore, qui m'aime. Et pourquoi le percer? Qui l'ordonne? Moi-même.
Car enfin, Rome a-t elle expliqué ses souhaits? L'entendons-nous crier
autour de ce Palais?
Il avoue ainsi que personne ne l'oblige à se séparer de la Reine; le voilà donc bien
convaincu que c'est par sa propre dureté qu'il est conduit; mais il n'en est pas moins sûr
qu'il veut quitter sa Maîtresse, & ne pas même hasarder le plus petit effort pour se la
conserver: en un mot toute sa conduite doit prouver qu'il ne l'aime plus. Il est vrai qu'il ne
le dit pas, il veut même interresser les spectateurs en sa faveur, par la violence qu'il se
fait à ce qu'il prétend: mais un amour de cette nature n'est-il pas contre la vraisemblance?
un Héros, tel qu'il soit, se compte-t-il pour si peu de chose, qu'il ne veuille
pas au moins essayer un peu de se conserver un objet qu'il chérit? Non, Monsieur Titus aime
mieux son repos que son Amante; aussi la veut-il sacrifier bien vîte, pour ne pas s'exposer à
entendre seulement le moindre murmute. Une passion si foible ne doit pas faire la matière
d'une Tragédie: mais il a plû au Poëte d'en composer une dans ce goût, & de faire dire
avec emphase, bien des pauvretés à cet aimable Titus: ainsi il faut le prendre comme il nous
le donne; ce qu'il y a de sûr, c'est que personne ne seroit la dupe d'un homme du monde, qui
parleroit & agiroit comme lui. On juge un peu des gens parce qu'ils font;
& jai déja dit que c'est la bonne maniere.
Scène cinquiéme.
Enfin voici nos amans ensemble, que vont-ils se dire? le joli personnage qu'ils font tous
deux! La Reine pleure, prie, presse, sollicite. Titus se défend, gémit, recule: il avoue qu'il
lui avoit promis de l'épouser; mais il esperoit mourir avant que d'être obligé à tenir sa
parole. Elle se désespere? il fait semblant de s'attendrir; elle croit qu'il pleure? il en
convient; mais il n'en veut pas moins qu'elle parte pour laisser un grand exemple à la
Postérité. Cette raison est fort touchante! aussi la Reine se fâche; elle s'en
va, & il la laisse aller.
Scène septiéme.
Antiochus vient prier l'Empereur de dire un mot à Bérénice pour la rappeller à la vie; mais
Titus avoue franchement qu'il n'a plus rien à lui dire.
Scènes 3e & 4e du
V e Acte.
A l'empressement que témoigne Titus, le Roi de Commagêne est tout persuadé qu'il retourne
vers la Reine pour lui annoncer une bonne nouvelle; & qui ne le croiroit? Mais il faut
lire les Scènes suivantes.
Scènes 5e, 6e & 7e.
Bérénice veut s'en aller, Titus l'arrête pour lui prodiguer les tendresses
& les protestations.
Quand ils sont seuls il les redouble; on commence à croire qu'il partage sa peine, &
qu'il veut tenter quelque moyen pour la consoler: aussi est-on bien surpris de lui entendre
dire:
Ne vous attendez point que las de tant d'allarmes, Par un heureux Himen
je tarisse vos larmes. En quelque extrêmité que vous m'ayez réduit, Ma Gloire inexorable à
toute heure me suit........
Et puis ensuite:
Pour sortir des tourmens, dont mon ame est la proie, Il est, vous le
sçavez, une plus noble voie. Je me suis vû, Madame, enseigner ce chemin,
Et par plus d'un Héros, & par plus d'un Romain.......
Ainsi donc il lui signifie que non-seulement il ne l'épousera pas, mais encore qu'il
aimeroit mieux mourir que de le faire: vraiment cela est fort tendre, & bien capable de
persuader l'amour que l'on affecte! Ce qu'il y a de bon, c'est que Madame Bérénice fort
spirituellement, prend tout cela pour de la générosité; car quand Antiochus vient encore
parler de son amour, auquel on ne songeoit pas, & promettre d'en mourir, quoique personne
ne l'éxige, la Reine se léve & dit:
Arrêtez, Arrêtez, Princes trop généreux, .........
Passons-lui l'expression pour le Roi de Commagêne; mais le Seigneur Titus ne
fait pas une grande dépense en générosité; il la sacrifie à des craintes frivoles, sans avoir
tenté le plus petit effort pour lui sauver tant de douleur & tant de honte; & quand
elle part, il ne lui dit pas un mot, de peur qu'elle ne reste une minute de plus. On n'agit
pas autrement quand on veut se débarrasser d'un objet qui déplaît: ce n'est pas là quitter à
regret, une Maîtresse adorée.
D'un autre côté cette belle Reine se comporte misérablement: point d'élévation dans son
caractére; point de mépris généreux; point de noble fierté; c'est une femme éperdue, qui poursuit comme une insensée, un fat qui est ennuyé d'elle: ensuite elle prend
courage & se croit aimée, parce qu'on lui a juré en pleurant, qu'on aimeroit mieux mourir
que de s'unir avec elle. Ah! vraiment cela est bien persuasif aussi?
On me demandera comment je voudrois donc que cela fût conduit? le voici.
Après que Titus, pressé par le Sénat, & tyrannisé par les Loix, auroit fait des efforts
pour se séparer de sa chére Bérénice, il me semble que touché de ses pleurs, il devroit
revenir à lui offrir sa main, comme une preuve de la force de son amour, & que la
Princesse alors, convaincue des sentimens de l'Empereur, fût assez généreuse
pour refuser ce bien tant desiré, afin de ne point nuire à la gloire & à la puissance de
son Amant; c'est alors que je lui permettrois de partir, contente d'elle-même & de lui:
mais que toujours aveugle, elle se persuade qu'on l'adore lorsqu'on la renvoie avec ignominie,
cela m'est insupportable. Je ne sçai pas si j'ai raison, mais le caractére de Titus me paroît
le plus mauvais de tous, par l'air de fausseté qui transpire dans ses moindres paroles. Enfin
cette Tragédie ne m'a jamais plû, quoi qu'un grand Prince ait dit d'après le Poëte:
Depuis cinq ans entiers, tous les jours je la vois,
Et crois toujours la voir pour la première fois.
Il est cependant vrai que j'en pourrois dire autant; car je n'ai jamais pû m'y accoutumer.
(A 3)
Dans ce temps-là je lisois avec plaisir
l'esprit des Loix; mais il me sembloit pourtant que l'on n'y
raisonne pas toujours juste...........
Je me souviens d'y avoir lû une chose qui me frappa fort; c'est, je crois, dans le second
Chapitre du premier Livre.
„La Loi, qui en imprimant „en nous-mêmes l'idée d'un Créateur, nous porte vers lui, est „la
première par son importance, & non pas dans l'ordre des „Loix naturelles“............
Cela est-il bien juste? Supposons un homme créé comme Adam, tout d'un coup à l'âge de
raison, ne feroit-il pas tout naturellement le discours que Milton lui prête: Qui suis-je? où
suis je? & d'où suis-je venu? Il seroit étonné d'être; le voilà donc d'abord
nécessairement occupé de son éxistence? & dans l'ordre naturel, il me semble que l'idée de
son éxistence doit le porter vers celui dont il la tient: il comprend qu'il ne s'est pas fait
lui-même, puisqu'il ignore, & voudroit sçavoir, par qui, comment, & pourquoi il
éxiste. Jusques-là il ne sçait pas s'il aura quelque chose à faire pour la conservation de son
être: l'idée ne lui en peut venir que quand les besoins se feront sentir; &
il sentira son éxistence bien avant le besoin de la conserver: n'en peut-on pas conclure que
l'idée qui le portera vers son Créateur entrera la première dans son esprit, & se
trouveroit ainsi la première dans l'ordre des Loix naturelles? D'autant plus qu'il est fort
simple & fort naturel, d'attendre sa conservation de celui à qui on doit son éxistence;
par-conséquent il exige & mérite nos premières pensées.
Au Livre II, Chapitre 1r, l'Auteur dit: „Le malheur d'une République c'est lorsqu'il n'y „a
plus de brigues; cela arrive „toujours lorsque l'on a corrom „pu le Peuple à prix d'argent“.
Mais qu'est-ce qu'il veut donc dire? n'est-ce pas une façon de briguer, & même la plus
sûre, que d'employer l'argent? Je dirois donc plutôt que c'est un malheur quand la même brigue
réunit tous les suffrages par le moyen de l'argent; car alors le peuple ne s'affectionne plus
aux affaires que par avarice; il se vend au plus offrant, & ainsi souvent au plus indigne.
Mais il ne faut pas croire que cela lui ôte le souci du Gouvernement; au contraire, l'avidité
l'échauffe plus que n'auroient fait mille sollicitations.
Dans le Chapitre suivant, il parle avec éloge des Inquisiteurs d'Etat à Venise. J'ai bien
de la peine à penser qu'il puisse résulter un bien réel de cette espéce de
Tribunal; dès qu'il est établi pour punir le seul soupçon des crimes, ce doit être une source
d'injustices. Combien de soupçons mal fondés? & même tous les soupçons ne le sont-ils pas?
puisqu'ils ne peuvent naître que sur des apparences souvent trompeuses, & dont on doit
parconséquent toujours se défier.
Cet Auteur prétend encore que la vertu n'est utile que dans le Gouvernement Républiquain:
on n'en a que faire dans une Monarchie; l'honneur en tient lieu; encore moins dans un
Gouvernement despotique; la crainte y fait tout; & même dans ces deux derniers, on n'y a
guéres affaire de probité....... Livre III, Chapitre 3. Ensuite au Chapitre 5,
il explique cela dans une petite Note, & dit qu'il n'entend sous ce mot de vertu, que la
vertu politique, qui est la vertu morale dans le sens qu'elle se dirige au bien général; cela
est-il bien clair? & d'ailleurs, la probité est-elle une vertu seulement politique?
Je trouve que dans ce Livre, tout est expliqué par les régles de la Physique, l'Etre
éternel & Créateur n'y entre pour rien; tout est bon, tout est mauvais, tout est égal,
parce que cela est dans la nature des choses mêmes: c'est le climat qui influe sur le génie
des Nations. (Je ne dirai rien là-dessus, je l'ai détruit ailleurs): mais on
fait entendre que ce même climat décide aussi de la différence des Religions, & toute
Religion en elle-même, n'y est regardée que comme une chose de convenance.
„Il convient (dit-il) qu'il y „ait quelque Livre sacré qui serve de régle, comme l'Alcoran
„chez les Arabes; les Livres de „Zoroastre chez les Perses; le „Vedam chez les Indiens; les
„Livres Classiques chez les Chinois: (que n'ajoutoit-il, & l'Evangile chez les Chrétiens;
cela eut été complet; mais il le laisse entendre)„. Le Code Religieux, supplée au Code Civil,
„& fixe l'arbitraire“.
Avec de tels principes, on peut aller loin dans la route de l'Athéïsme, & les
conséquences qui en naissent, ne doivent plus étonner; mais cela n'empêche pas qu'il n'y ait
des choses admirables dans ce Livre. Par exemple, tout ce qu'il dit sur les Tributs, m'a paru
traité supérieurement.
(B 3)
Les jours nous paroissent longs quand ils sont tristes; cependant quelques longs qu'ils
soient, c'est bien peu de chose en comparaison de la durée de notre vie, & cette vie
elle-même, est un point dans l'Eternité. Qu'est-ce que c'est donc que ces jours que nous avons
tant de peine à passer, & que nous comptons pour quelque chose?
(C 3)
L'esprit est comme la lumière du Soleil, il éclaire les uns, il éblouit les autres, &
répand sur certains une lumière de réverbération qui les décore. La plûpart des Grands sont
dans ce cas, souvent ils ont peu d'esprit à eux, mais celui de tous les gens qui les
environnent y supplée, & leur forme un goût délicat qui leur est plus nécessaire que
l'esprit, & qui leur donne l'air d'en avoir beaucoup. D'ailleurs, on est assez porté à
leur en croire; ces gens-là ne dépensent guéres de monnoye qui ne soit d'or. L'opinion
embellit tout ce qui vient d'eux.
(D 3)
J'avois bien des chiméres noires dans l'esprit..........
Je dis chiméres, car à parler vrai, tous nos maux, quelques réels qu'ils soient en
apparence, n'ont pourtant leur source que dans la façon dont nous envisageons les choses. Ce
n'est donc pas tant sur notre sort que nous avons à travailler, nous ne le pouvons guéres
changer; c'est sur nos goûts, nos idées, notre imagination; ah! ciel quel ouvrage!
(E 3)
Je serois bien honteuse si j'avois jamais besoin de toute l'indulgence
que je suis obligée d'avoir pour les autres.........
Peut-être que si je vieillis, j'autai toutes les imperfections que je blâme
dans autrui: cependant je me promets bien de n'être jamais grondeuse, capricieuse, ennemie du
plaisir des gens qui seront autour de moi, ni tracassière, ni médisante, ni contrariante; je
dis même, si je deviens dévote, car cela peut venir, en ce cas là, je ne veux l'être que pour
moi-même, je ne prêcherai que d'exemple, je ne désaprouverai rien, je ne contesterai sur rien:
en un mot chacun y est pour soi, & l'on a bien assez d'affaire à se bien gouverner, sans
vouloir se mêler du surplus, & sûrement je ne donnerai des avis que quand on m'en
demandera. La vieillesse est si désagréable par elle-même, qu'elle n'a pas trop
de toute la douceur & l'indulgence possible pour se faire supporter.
(F 3)
On a plus besoin de Philosophie que de
fortune.......
En effet mille accidens peuvent nous enlever celle-ci, & l'autre ne dépend que de nous;
c'est un bien solide, que rien ne peut nous arracher. Il y a pourtant une chose qui la
décrédite un peu cette Philosophie, c'est qu'elle apprend difficilement à se passer de ce
qu'on desire; & elle ne sçait guères montrer le bon usage de l'abondance, parce qu'il est
rare qu'elle loge sous le même toit, comme si elle ne devoit être que l'étiquette du malheur:
cependant elle seroit bien nécessaire aux gens opulens. Je l'ai déja dit, &
je le soutiens encore, on n'a pas trop de toute la sagesse possible, pour faire un bon usage
de la prospérité.
(G 3)
Le peu de droiture qui régne dans les actions des humains, me donne un mépris d'eux qui
augmente mon amour-propre, mais ce sentiment ne me rend pas heureuse, il s'en faut beaucoup;
car il me feroit fuir entierement la Société, sans un petit nombre d'amis qui m'y retiennent.
C'est donc l'amitié qui veut que j'éxiste au milieu des bons & des méchans, comme tous les
gens raisonnables; mais en vérité il m'en coûte, & je ne voudrois pas jurer
d'aller jusques au bout. J'ai une tendance naturelle vers la solitude absolue, que je regarde
comme une maladie incurable; je l'adoucirai avec des palliatifs tant qu'il me sera possible,
mais je crains bien qu'à la fin elle ne m'emporte.
(H 3)
On me prêta un Livre, intitulé: Les Beaux Arts réduits à un principe.........
Et ce principe c'est le goût: on dit que le goût est arbitraire, donc le principe des Beaux
Arts seroit une chose arbitraire? Cela peut-il s'imaginer?
Mais qu'est - ce que c'est que d'avoir du goût? c'est sentir & aimer les
convenances par-tout où elles se trouvent bien assorties. Une chose donc qui est faite avec
goût, est celle dont tous les rapports sont si justes entre-eux, que l'on est frappé de la
beauté du tout, sans être obligé d'analyser les parties, ni de les comparer entre-elles; &
qui encore ne perdroit rien à cet examen, si on le faisoit. Ainsi on pourroit presque dire que
le goût est la Géométrie naturelle & imperceptible du discernement; mais ce n'est sûrement
pas une chose arbitraire.
(I 3)
Quand on auroit vécu mille ans, on n'auroit
encore rien fait pour apprendre à mourir.............. Il est vrai que c'est un événement qui n'arrive qu'une fois, & à
l'idée duquel on ne s'accoutume point: si je n'avois pas été élevée dans la Religion
Chrétienne, & que l'on vint à me la prêcher, je croirois que c'est une invention pour
consoler de la mort. Il n'y a que la Religion qui puisse la rendre supportable, sans cela tout
conspire à nous en donner de l'horreur.
(K 3)
Les Ecclésiastiques & les femmes aiment les
préséances, & on leur en accorde.........
Ils aiment aussi à dominer, mais on le leur dispute; ils ont la force & les Loix
contre-eux, ainsi il faut bien à la fin qu'ils cédent, du moins en apparence;
mais les uns & les autres n'en vont pas moins à leur but, avec tout l'art & le manége
qu'ils peuvent imaginer; c'est précisément ce qui fait voir que le commandement ne leur est
pas dû. Quand on reclame ses droits on parle haut; mais quand on veut empiéter sur ceux des
autres on va par les souterreins, & tous les chemins sont bons pourvû qu'on arrive.
(L 3)
Je ne puis ni ne veux croire, qu'il soit tout-à-fait défendu d'aimer, c'est le mauvais
usage des affections qui les a fait proscrire; la tendresse la plus vive, dès quelle est
accompagnée d'une grande pureté de mœurs, ne devroit pas donner le moindre
scrupule. Voila mon avis qui ne passeroit pas à la pluralité des voix, je le sens très-bien;
mais il est des cœurs délicats, qui peuvent adopter cette morale & la mettre en pratique:
ceux-là sont dans le cas de trouver dans leurs sentimens seuls, la plus grande félicité que
l'on puisse trouver en ce monde: mais pour ceux à qui il faut quelque chose de plus que la
délectation intérieure de l'ame, ah! vraiment ils doivent s'interdir tout, & prévenir le
mal en détruisant la racine.
(M 3)
On crie sans-cesse contre notre fiécle.........
On dit que c'est une chose affreuse de voir que l'or y fait tout; que la naissance & la
vertu sont comptées pour rien, si la Fortune ne les fait pas briller, & que cette Fortune
toute seule sçait bien se faire des adorateurs, sans le secours du mérite & de la vertu.
Voilà une belle nouvelle que l'on vient nous conter! Il y a dix-sept cents ans que cela
étoit aussi commun qu'aujourd'hui; Horace ne le dit-il pas en cent endroits? je suis sûre
encore que l'expérience n'en étoit pas récente, il le voyoit sous ses yeux, & de plus, je
gagerois bien qu'il avoit trouvé la même plainte dans les vieux Auteurs Grecs. Que l'on voie
les caractéres de Théophraste? c'est ceux de tous les gens de notre
connoissance; & si l'on vouloit puiser dans les Hyérogliphes des Anciens Egyptiens, on y
verroit par des caractéres distinctifs, que les humains des premiers siécles ne valoient pas
mieux que ceux du nôtre; nous ressemblons à nos pères, & nos enfans seront notre portrait;
c'est le sort de l'humanité, il faut que les bons sçachent supporter les autres, c'est la
premiere des vertus.
(M 3)
V *** dit que c'est un abus de donner du pouvoir dans le monde à ceux qui y ont
renoncé.......
On pourroit lui répondre que ces gens-là n'en font que le semblant, & qu'ils comptent
bien que c'est une maniere d'y être, fort avantageuse; comme ceux qui renoncent
à une succession & qui s'en emparent.
Il n'y a point de gens plus attachés au monde, que ceux qui prétendent l'avoir quitté;
c'est chez eux qu'on voit le triomphe de l'ambition, de l'avarice & de toutes les passions
humaines, mais sur-tout des deux premières.
Pour ce V***, il parle de la Religion d'un air si dégagé, que le mépris qu'il en fait perce
par-tout. Dans ce nouvel A... d'H... V... on trouve un stile plein, rapide, interressant; il
n'y a que sa maniere de traiter la Religion qui me déplaît: ce n'est pas qu'il parle
positivement contre; mais c'est la façon dont il en parle, & le peu
d'intérêt qu'il semble y prendre. On croit le voir péser toutes les Religions dans une balance
sans qu'aucune l'emporte. Il ne donneroit pas une obole du choix.
(O 3)
Toutes réfléxions faites, j'aurois été une mauvaise Turque....
Oui sûrement, car je n'aurois jamais digéré de me trouver enfermée dans un Sérail avec une
troupe de femmes, comme une meute de chiens courants; & de telle façon que les choses se
fussent rencontrées, mon mari n'auroit pas été des plus heureux, ni moi non plus; car si je ne
l'avois point aimé, je n'aurois pas pris la peine de cacher mon indifférence ou
mon aversion, mais j'aurois souffert volontiers ses autres femmes. Dans le cas contraire,
c'est-à dire, si j'avois aimé mon mari, j'aurois voulu qu'il m'eût aimée de même,
c'est-à-dire, uniquement; j'aurois détesté mes rivales, & je n'aurois rien épargné pour le
dégoûter d'elles: on me dira peut-être, que si j'avois été élevée dans ce Pays-là, j'aurois
fait comme les autres? mais point du tout; ma façon de penser est très-indépendante des lieux
& des coutumes.
En France, quand on aime son mari, & qu'on en est aimée, tout est dit, & l'on n'a
point de rivale à supplanter: quand c'est le contraire, toutes les Maîtresses
qu'il peut avoir, ne partagent ni votre nom, ni votre état, ainsi il ne s'agit que de fermer
les yeux là-dessus; & néanmoins; par Religion, par honneur & par devoir, il faut en
bien user envers la personne avec laquelle on se trouve liée pour toujours: c'est la Loi que
toutes les honnêtes femmes se prescrivent, & dont on ne doit jamais s'écarter. Mais en
Turquie ce n'est pas de même; la réputation d'une femme est peu de chose; on ne la connoît
pas: ses devoirs ne sont pas fort étendus, ils sont trop partagés, & sa Religion, qui ne
lui promet rien pour l'autre vie, ne la doit pas gêner beaucoup en celle-ci:
elle n'a donc d'autre frein que la force & la contrainte; ce sont de ces liens que l'on
brise tant qu'on peut, ils sont trop odieux pour être fort respectés. De tout cela je conclus
encore que j'aurois été une fort mauvaise Turque; & je bénis le Ciel de m'avoir fait
naître dans un climat où l'on est très-persuadé que mon ame n'est pas d'une autre espéce que
celle des hommes, & où ma vertu m'appartient toute entiere, sans que l'on puisse
l'attribuer à la vigilance d'un misérable esclave.
C'est à mon avis une sotte pensée, que de dégrader l'ame des femmes pour en prendre droit
de les mépriser & de les tiranniser.
(P 3)
Il est assez triste pour les femmes, que l'on fasse consister leur
gloire à rester dans l'oubli......
Véritablement il faut plus de vertu qu'on ne pense, pour desirer d'être ignorée quand on
croit valoir la peine d'être connue; & qui est ce qui ne le croit pas? Cependant c'est une
Loi qui doit être respectée par toutes celles qui aiment leur réputation. Car quand on veut
être vertueuse tambour battant, & se distinguer par des aventures héroïques &
bruyantes, on a beau s'être astreinte aux régles du devoir le plus austére, les railleurs ont
toujours beau jeu contre vous; leurs calomnies ne paroissent que des médisances,
& l'on se trouve vilipandée par les choses mêmes qui auroient dû vous faire admirer.
Témoin Lucréce qui a si bien fait preuve de chasteté! Vingt-cinq siécles après il vient des
gens nous dire qu'elle s'est tuée douze heures trop tard, qu'il eut mieux valu prévenir le mal
que de l'attendre, &c........... comme si cela eut été à son choix: toutes ces froides
plaisanteries ne manquent pas d'approbateurs, & même de gens qui enchérissent; mais quand
on voudra péser les choses au poids de l'équité, tous ces raisonneurslà ne s'attireront que du
mépris. Ils ont beau s'étayer de S. Augustin qui dit: Si elle n'est pas chaste, pourquoi la louer? & si elle l'est, pourquoi s'est-elle tuée? Il est vrai que n'étant pas
coupable, elle n'étoit pas dans l'obligation de se punir; mais elle n'a pû supporter l'idée
d'avoir été la cause (même innocente) d'un tel crime: on ne peut nier que cette délicatesse
n'ait pour principe l'amour de la belle gloire, & la vertu la plus pure. S. Augustin le
pensoit de même; & quand il a parlé comme il a fait, c'est qu'il envisageoit les choses
d'un autre côté: il vouloit montrer aux Payens, que les actions de leurs Héros qu'ils
admiroient le plus, étoient toujours défectueuses en quelques points, parce qu'elles n'avoient
pas le principe du Christianisme. Mais en laissant les choses à leur place, pour
en juger relativement aux temps & aux circonstances, il faut admirer Lucréce, ou être
parfaitement injuste; cependant tout le monde ne l'admire pas, & son exemple seul doit
prouver aux femmes que la bonne façon est de se laisser ignorer, si l'on veut éviter également
le dangereux avantage de briller, & l'inconvénient d'être séduite: l'un & l'autre
nuisent à la bonne réputation.
(Q 3)
Affecter de l'esprit, c'est sotise........
Sans-doute; il est devenu si commun, qu'il y a plus de mérite à le cacher, qu'à en faire
parade; ce qui est le plus à desirer, c'est d'être doué d'un beau naturel, mais
cela ne s'aquiert point, c'est un don du Ciel inestimable & très-rare; c'est ce que l'on
appelle le génie, & il y a un art pour le mettre en œuvre, aussi-bien que toutes les
autres sortes d'esprit.
(R 3)
Monsieur Midleton qui a fait la Vie de Cicéron
en Anglois.......
C'est M. Prevost qui l'a traduite en notre Langue; cela est assurément fort agréable &
fort instructif; mais je ne trouve pas à Midleton toute l'impartialité qu'il annonce. C'est
une assez jolie contradiction, que de vouloir justifier Cicéron de la vanité dont on l'accuse, & puis de rapporter son Epître à Luccéius: ainsi un homme qui dit à
son ami: Louez-moi, mais pas médiocrement; allez
plus loin que la vérité; ne soyez pas esclave de la fidélité de l'Histoire, &c. & puis: Faites promptement cet ouvrage, afin que je jouisse de ma gloire dès mon vivant, &c...... Cet homme dis-je, selon
Midleton, sera modeste & peut-être humble; que sçai je? Pour moi, je céde à la beauté du
génie de Cicéron, à son amour pour la Patrie, à son desinteressement, enfin j'applaudis à
l'éloge de toutes ses vertus & de ses belles actions; mais il faut m'accorder que cela
étoit accompagné d'une vanité desordonnée.
Un honnête-homme doit avoir honte de s'avouer à lui-même, qu'il veut qu'on le loue plus
qu'il ne le mérite; comment donc oser le demander, si l'on n'est pas doué d'une forte
impudence? ah! je ne digére pas cela! C'est une chose assez commune que de desirer
l'admiration, mais il est rare que l'on soit assez effronté pour le dire, & encore d'une
telle façon! Allez plus loin que la vérité........ ah! fi fi.
(S 3)
La plûpart des humains ne se conduisent point par les impressions d'une volonté réfléchie,
mais par celle de l'éducation qu'ils ont reçue: les préjugés leur tiennent lieu de principes,
& la prévention supplée aux connoissances qui leur manquent. Cet usage est
fort commode pour les ignorans, les sots & les paresseux.
(T 3)
J'étois absorbée dans mes rêveries, comme si j'avois perdu
connoissance.......
Cela m'arrive encore, je suis quelquefois une heure ou deux immobile comme une statue, les
yeux ouverts & fixés sans rien voir: on va, on vient, on parle; c'est tout comme rien pour
moi; je suis entierément livrée à mes réflexions; & comme le présent m'afflige, c'est
ordinairement sur l'avenir que je jette les yeux. J'arrange les événemens, il me semble que je vois arriver ce que je crains, ou ce que je souhaite. Je m'attendris, je
m'effraie, je m'irrite, selon que les objets se présentent à mon imagination, & c'est elle
alors qui me tient lieu de tout.
Je crois en vérité, que c'est-là ce que certains mystiques appellent des extases: si je
tournois mes idées aussi vivement vers le Ciel, j'aurois autant de visions spirituelles que
j'en ai de terrestres, & je me croirois peut-être une Sainte, (même à révélations) car je
rencontre souvent très-juste sur ce qui doit arriver, & insensiblement j'acquérerois assez
d'orgueil pour me damner. Il est vrai que je pourrai bien me damner sans cela,
dont je suis très-fâchée, (car j'ai une grande volonté d'être Dévote, & un grand desir
d'aimer Dieu); mais je sçai qu'il peut tout ce qu'il veut, & il ne veut pas ce que je
desire; cette réfléxion gâte tout, & me rend tiéde pour le moins. Je sçai qu'il faudroit
aimer les croix & les tribulations, mais par malheur le Ciel ne m'a pas encore donné ce
goût-là, & d'ailleurs j'en ai tant, que j'en serois fort lasse, quand même ce seroit la
meilleure chose du monde.
(V 3)
Je m'étois embarquée dans la Métaphysique.......
C'étoit avec le P. Mallebranche. Il dit des choses dont la force & la
vérité m'ont frappée, & dont les conséquences me plaisent.
Par éxemple, il m'a débrouillé les idées sur l'éxistence de l'être, & les simples
modifications de la substance: une chose dont on conçoit l'éxistence indépendamment de tout le
reste, est en elle-même un être ou une substance. Je conçois l'étendue en général, sans que
cette idée soit nécessairement relative à aucune autre: donc l'étendue est une substance; mais
si je pense à un cercle, je ne puis le concevoir que comme faisant partie de l'étendue; donc
le cercle n'est qu'une modification de cette substance.......
Toutes les modifications de l'étendue ne peuvent être que des rapports de distance, que
l'on peut mesurer, comparer & déterminer par les principes de la Géométrie: or il est
évident que mes desirs & mes pensées ne peuvent être soumis à ces opérations. Ils ne sont
donc pas des rapports de distance, ni des modifications de l'étendue?
Voila des réfléxions qui font une distinction assez claire entre notre ame & notre
corps; c'est un soufflet au Matérialisme.
(X 3)
Il faisoit un raisonnement assez spécieux, pour justifier sa sotise,
&c......
Le voici, il disoit: Quand on sacrifie son bonheur à l'opinion du Public, on
est assurément bien la dupe de sa raison. Que nous donnera-t-il pour nous dédommager de ce que
nous ferons pour lui plaire? s'il ignore la violence que nous nous faisons pour nous vaincre,
il ne peut nous en tenir compte. Si nous allons lui dire: Seigneur public, je vous ai sacrifié
tel goût ou telle passion, il nous répondra, eh bien je vous approuve; voilà votre récompense.
Quoi! est-ce là tout? sçavez-vous bien que ce généreux effort me rend très-malheureux
intérieurement? „Oh! dira-t-il alors, „c'est une autre affaire: en ce „cas-là vous êtes un
sot; allez „mon ami, le bonheur est une „chose assez rare, pour qu'on „doive le
prendre quand on le „trouve (quelque chose même „qu'il en puisse couter, pourvû „que ce ne
soit pas de mal faire); & si vous aviez sçu vous „rendre heureux en bravant mes „préjugés,
j'aurois à la fin réuni „toutes mes voix pour crier que „vous aviez bien fait; car c'est „être
d'une sagesse peu commune, que de sçavoir travailler efficacement à sa propre félicité, „en
dépit de certains préjugés „vulgaires“.
Tout cela est assez vrai; le point de la difficulté c'est de sçavoir si on sera réellement
heureux en méprisant l'opinion des autres. Si on en avoit la certitude, il ne
faudroit pas balancer.
(Y 3)
On prend facilement son parti sur les malheurs des autres, & l'on
trouve toujours qu'ils sont plus heureux qu'ils ne croient.......
En voici un éxemple. H*** est un homme aimable, mais toujours accablé de revers ausquels il
n'oppose que du courage & de la patience. Un jour cependant qu'il montroit un peu de
lassitude des persécutions de la Fortune, j'entendis une conversation dont je me souviendrai
toujours. Un être dur & opulent lui disoit: De quoi vous affligez-vous? le Ciel vous a
refusé certains avantages du côté du bien, il est vrai; mais il vous en a donné mille qui doivent vous dédommager amplement: n'est-ce rien, je vous prie, que d'être né comme
vous, avec des talens, du goût, & un beau génie? de sçavoir par votre mérite vous attirer
l'estime & la considération de tout le monde? cela ne doit-il pas vous consoler? non,
répondoit H***, je trouverois bien plus de ressource à être sot & riche. Il est vrai que
l'on rendroit des devoirs à mon opulence, & non pas à moi; ce qui n'est certainement pas
flatteur quand on le sent; mais un sot ne voit pas si clair, il prend tout pour lui, & se
croit fort digne des hommages de l'Univers: ainsi il n'y a rien à perdre par ce côté-là, &
j'y vois à gagner infiniment d'un autre; car si je desire quelque chose, je suis
comme sûr de l'avoir, dès que je pourrois le payer à beaux deniers comptants: & comme
c'est mon opinion qui peut me rendre heureux, & non pas celle des autres, j'ai sujet de me
plaindre de ma destinée, dès qu'elle m'éloigne de tout ce que je souhaite. Oh! lui disoit
l'homme riche, vous ne prenez pas la chose par le bon côté; le bien ne fait la félicité de
personne, c'est de posséder l'estime générale, & de sçavoir se faire des amis; c'est cela,
dis-je, qui est seul digne d'envie, & qui doit faire une félicité véritable & solide.
Voila précisément ce que le Ciel vous a prodigué, si vous n'êtes pas content
vous avez tort, & vous vous laissez tourmenter par des chiméres. Croyez-moi, sentez vos
avantages & votre supériorité; ce sont des ressources dont vous ne faites pas assez de
cas.
Quel raisonnement, s'écrioit H***, j'avoue bien que tout cela est quelque chose, &
c'est même beaucoup; mais en vérité il ne suffit pas d'être content de soi pour être content
de son sort, au contraire il est dur d'être si loin de tout ce que l'on croit mériter, &
de ne pouvoir jamais être utile à des amis que l'on chérit si tendrement: cette réfléxion
seule est accablante, mais vous êtes comme ces gens qui sont sur le bord de la
riviere pendant que d'autres font naufrage; ils leur disent: Accrochez-vous à cette branche,
ou bien prenez ce morceau de bois qui est près de vous; tâchez de gagner cet endroit. Ah! rien
n'est plus facile à dire! mais pendant ce temps-là les pauvres malheureux se débattent,
tournent, avalent de l'eau, & vont au fond: alors ceux qui leur ont donné de si bons
conseils disent: Cela est bien terrible & bien fâcheux! je l'avoue? Il falloit donc faire
des efforts & risquer quelque chose pour empêcher ce malheur. Allez, voila l'image fidelle
de ce que nous voyons tous les jours; on vous plaint beaucoup, on sent que vous méritez un
autre sort, mais vous ne vous en noyez pas moins. En disant cela H*** se retira
d'un air de dépit; & en vérité, je crois qu'ils avoient raison tous deux.
(Z 3)
Il est triste d'avoir une grande passion à combattre, c'est une maladie qui ne peut être
détruite que par un long régime, & qui demande une attention continuelle &
persévérante: voilà ce que bien des gens n'ont pas la force, ni le courage, ni même
quelquefois la volonté de faire. Il paroît bien plus commode de s'y livrer; mais alors c'est
un ennemi qui vit à discrétion chez-nous: on est toujours au bord du précipice, & souvent
on y tombe; c'est là ce qui me fait dire, que réellement personne n'est heureux;
car il faut combattre ses passions, ou s'y livrer, & dans l'un & l'autre cas on est
fort misérable. Il y auroit un troisiéme parti, qui seroit bien le meilleur s'il dépendoit de
nous, ce seroit de n'en point avoir.
(A 4)
Je connois l'inutilité des plaintes, & la nécessité de subir son sort......
Cette expérience est dure, mais elle est salutaire à certains égards; quand on l'a une fois
faite il faut en profiter, & se bien mettre dans l'esprit qu'il y a beaucoup de honte,
& nulle ressource à inspirer de la compassion. C'est s'humilier en pure
perte, que de s'attirer de la pitié; il n'y a rien qui puisse adoucir les malheurs dont la vie
est pleine, que la modération, la prudence, la patience & le courage: les autres vertus
tournent au profit de la Société; mais celles-la sont le rempart le plus sûr, & l'appui le
plus solide contre toutes les disgraces qui nous arrivent. C'est notre thrésor, notre bien le
plus essentiel, notre ressource la plus assurée: enfin, c'est la seule chose sur quoi nous
puissions compter avec raison.
(B 4)
C'est le tempérament qui décide de nos goûts, ce n'est pas la
réfléxion.......
Cela est sûr, le plus sage même ne sçait guéres ce qu'il veut, ni ce qu'il doit desirer.
Ceux qui ont du penchant à la mélancolie sont piqués que l'on veuille les en tirer; ils se
plaignent de leur sort, & aiment à s'en plaindre, c'est là leur espece de sélicité; la
joie des autres les accable, il faut être triste pour les contenter; il semble qu'alors ils se
sentent soulagés, & il leur prend une gayeté maladroite qui étonne les assistans, &
dont ils ne s'apperçoivent pas eux-mêmes.
D'un autre côté, les gens qui aiment le plaisir le cherchent toujours & ne le trouvent
point; ils sont seulement dissipés, & ils se livrent à cette dissipation pour étourdir l'ennui qui est prêt à les suffoquer: il n'y a dans le monde de gens qui soient
vraiment contens & amusés, que ceux qui sçavent s'occuper tous seuls, & qui se sont
faits des plaisirs indépendans du faste & de la Société. Tout ce qui nous fait tenir aux
humains nous prépare toujours des peines.
(C 4)
On fait bien de prendre conseil quand on est né heureux......
C'est qu'alors on est comme le maître des événemens; mais quand on a une infortune
déclarée, il ne faut songer qu'à obéïr à la nécessité des circonstances où l'on se trouve:
c'est une folie de consulter ses amis, à quoi cela sert-il? si ce n'est souvent
à vous détourner de choses vraiment utiles, qui ne leur paroissent pas telles, parce qu'ils en
jugent relativement à eux, & non à votre situation; il s'ensuit que l'on ne peut suivre
leurs conseils, & ils s'en fâchent: si on les suit, & que cela nous jette dans
l'embarras, ils nous y laissent, & l'on en est pour les frais de sa complaisance. J'en
reviens donc à mon systême, c'est qu'il faut toujours faire du mieux que l'on peut, &
d'ailleurs subir son sort avec patience.
(D 4)
Ce n'est pas la timidité qui me fait haïr les actions violentes, mais j'en crains la honte,
parce qu'elle retombe toujours sur ceux qui les font.
(E 4)
L'amitié des gens foibles est une chose si fragile, que rien ne peut l'être plus. C'est
vouloir se préparer des chagrins, que de s'amuser à y compter; cependant il est plus difficile
d'y renoncer que l'on ne le croit, cette espéce d'humains ne laisse pas d'être aimable, ils
ont une certaine candeur qui est tout-à-fait attrayante pour ceux qui ont le cœur droit &
vrai: en un mot, il seroit assez doux de s'y attacher, s'ils n'étoient pas sujets au
changement; & malgré cela encore, leur Société vaut mieux que celle des gens flegmatiques.
Ceux-là voient de loin l'inclination que l'on prend pour eux, ils en affectent
alors tout ce qu'il faut pour entretenir vos sentimens, pour peu qu'ils puissent servir à
leurs intérêts, à leurs plaisirs ou à leur gloire; mais il ne faut pas imaginer qu'ils
sçachent aimer sincérement leurs amis? ce n'est jamais qu'eux-mêmes qu'ils envisagent en tout;
& si les premiers sont peu sûrs, ceux-ci sont très-faux. En fait d'amis, j'ai toujours
remarqué que les gens vifs étoient ceux qui valoient le mieux, parce qu'ils ont communément le
cœur bon, au-lieu que les flegmatiques l'ont bien mauvais pour l'ordinaire.
(F 4)
J'admire quelquefois la bizarrerie des Jugemens du Public..........
J'en trouverois mille exemples. Qu'un homme dise de lui-même, je suis un Auteur respectable
par la beauté & la difficulté de l'ouvrage que j'ai entrepris; qu'il exagére ensuite ses
peines & ses travaux, mille gens l'en croiront sur sa parole, & diront d'après lui:
Ah! c'est un grand Auteur!
M. Rolin, qui a fait bien des Livres, s'est avisé de dire (par une humilité très singuliére
dans un Auteur) qu'il n'étoit que Compilateur: d'abord on lui a tenu compte de sa modestie,
& ses ouvrages ont eu plus de succès qu'ils n'en méritent; mais par
réfléxion on a dit: Cet homme n'est qu'un Compilateur ennuyeux, qui ajoute ses réfléxions aux
traits d'Histoire qu'il va piller par-tout. En un mot le Public s'est rangé de son avis, &
la plûpart des gens n'en ont pas d'autre idée, que celle d'un Copiste assez mal-entendu; &
je vois ses ouvrages à la veille de tomber dans le mépris, par toute autre raison que celle
qui devroit naturellement leur nuire.
Si l'on me disoit, les Ouvrages de Monsieur Rolin sont froids, parce qu'il y mêle quantité
de réfléxions de son crû, qui attirent l'ennui, quoique bonnes en elles-mêmes; mais son style
est trop languissant, il endort. Je dirois que l'on a raison; mais que l'on
vienne m'objecter qu'il est un inutile Compilateur de choses que l'on trouve par-tout? ah!
pour lors je prendrai son parti: où est l'Historien qui ne soit pas Compilateur? il n'y a que
celui qui écrit ce qui se passe sous ses yeux. Quand on veut remonter plus haut, il faut de
nécessité travailler sur les Mémoires d'autrui, & dès-lors on devient Compilateur; ainsi
ce reproche tombe de lui-même.
Un Auteur qui ne dit que ce qu'il voit, n'a pas beaucoup à dire; la vie est si courte,
l'intelligence est si bornée, que ceux-même qui écrivent certains faits, ne sont
pas sûrs de les rendre au juste comme ils sont arrivés, quoiqu'ils en soient Contemporains. Ne
voyons-nous pas tous les jours le plus petit événement, varier dans ses circonstances, selon
les gens qui le racontent? On ne peut pas se fier beaucoup davantage aux Ecrivains, mais il
faut pourtant se servir des matériaux qu'ils nous laissent, & ceux qui le font avec
discernement, méritent assurément des éloges. M. Rolin est de ce nombre, il n'a péché que dans
la forme; car d'ailleurs, il n'est pas plus Compilateur que les autres.
(G 4)
Je n'aime pas qu'une jeune personne dise qu'elle s'ennuie des visites,
ou que les gens qui n'ont pas la conversation agréable, la font trouver
mal......
Cependant c'est une marque que l'on a de l'esprit & du discernement, mais cela ne
suffit pas, il faut mettre beaucoup dans la Société: quand on a plus de talent que les autres,
& même ne s'en pas faire un martyre. Je comprends qu'une personne qui a un peu vécu dans
le monde, qui a essuyé des dégoûts & des revers, & qui a été la dupe ou la victime de
ses passions, s'éloigne du genre humain dont elle a sujet de se plaindre, & qu'elle
préfére la solitude à l'agitation d'une Société qui la gêne sans l'amuser: mais quand on
commence à se produire, on doit voir les choses d'un autre œil, il faut sçavoir
s'accommoder de tout, afin de ne pas mettre contre soi le parti des sots, qui est le plus
grand & le plus fort; car cela est très-dangereux pour la réputation quand on entre dans
le monde, & peut même nuire au bonheur de toute la vie. On peut se réserver des jours,
mais il faut sacrifier le reste de bonne grace, à l'ennui nécessaire de la représentation.
(H 4)
Chaque chose a sa force & ses degrés, suivant l'usage qu'on en veut
faire.......
Il suffit d'être aimable pour les indifférens, mais il faut de plus, être essentiel pour
ses amis: c'est assez d'avoir pour les autres l'écorce & l'apparence de la
vertu, mais c'est trop peu pour soi-même; il faut en avoir la réalité. Je crois qu'il est bien
dur de rougir intérieurement de l'estime qu'on nous accorde, & l'on ne peut éviter cela;
car on se rend justice à soi-même, plus que l'on ne voudroit.
(I 4)
L'amour est un sentiment délicieux, cela est aisé à comprendre; mais il
est bien pénible aussi par ses circonstances & dépendances.........
Sur-tout il n'est point fait pour les paresseux: aussi dit-on, que le plus paresseux
devient actif quand l'amour s'est emparé de lui: c'est une grande preuve que
l'amour & la paresse sont incompatibles. M. de Larochef prétend que l'amour rend
paresseuse une personne vive? Je nie cela: elle devient rêveuse? je l'avoue, mais ce calme
n'est qu'apparent, c'est que son activité se renferme toute dans le principal objet qui est sa
passion: voilà ce qui lui fait négliger le reste; ainsi cette prétendue négligence ne vient
point de paresse, mais de ce qu'on est trop occupé d'une seule chose.
(K 4)
J'ai voulu quelquefois examiner le principe de la jalousie, mais il y en
a de tant d'espéces différentes, que l'on est obligé de s'en prendre au tempérament......
Je crois pourtant qu'il y en a une assez naturelle, c'est la crainte de perdre la confiance
ou l'affection de la personne aimée. Si cette crainte s'exprimoit avec douceur, avec
modération, & que l'on fût capable d'en revenir, je suis persuadée qu'en prouvant l'amour,
elle ne pourroit que le fortifier des deux côtés: dans ce degré, c'est une délicatesse; un peu
plus loin, c'est dureté, & souvent injustice: par de-là encore, elle devient rage, fureur;
enfin tout ce qu'il y a de pire, ce qui rend la jalousie insupportable, c'est qu'elle envenime
les choses les plus innocentes; c'est cela aussi qui la rend ridicule, car dès qu'on
s'apperçoit qu'un homme est jaloux, on se fait un plaisir d'en conter à sa
femme, & de lui dire des petits mots à l'oreille pour voir la mine qu'il fera; les femmes
excitent aussi les hommes à ce badinage, pour faire un mauvais tour à la triste victime de
cette phrénésie: ainsi l'on est malheureux des deux côtés, par le complot général de se
divertir aux dépens du jaloux, & de chagriner une Rivale aimable.
Les femmes jalouses ont à essuyer tous ces mêmes inconvéniens, & bien d'autres encore.
En vérité, l'entière confiance est le seul bon parti à prendre, & peut-être la plus grande
marque d'amour que l'on puisse donner; c'est une chose très-fâcheuse quand le
tempérament s'y oppose.
(L 4)
Il y a des choses auxqu-elles on ne veut pas croire, parce qu'on ne les
comprend point.......
Cependant si nous voulons examiner notre intérieur, il faudra convenir qu'il y a des choses
impénétrables à notre intelligence, & dont nous sentons pourtant bien la réalité. Par
éxemple, nous ne pouvons pas nous empêcher d'être persuadés que nous pensons, & en
même-temps nous voyons clairement que l'usage de cette faculté de penser, est souvent
très-incompréhensible. Nos idées se choquent & se contrarient à toutes les
minutes; ce que nous nommons la raison, combat ce qu'on appelle les passions, c'est-à-dire,
que la crainte ou la honte tirannisent les desirs: nous blâmons ce que nous voulons faire,
& puis nous faisons ce que nous avons blâmé. L'homme n'est jamais d'accord avec lui-même;
personne n'ignore cela, car tout le monde l'éprouve tous les jours; on donne mille raisons qui
n'éclaircissent pas la difficulté, si l'on n'admet pas la foi: puisqu'il faut l'employer à des
objets si proches, & qui font partie de nous-mêmes, pourquoi la veut-on croire inutile ou
ridicule quand il s'agit de la Religion? Pouvonsnous croire que par nos seules lumiéres, nous expliquerons mieux ce qui regarde la Divinité que ce qui nous appartient? cela
est tout-à-fait absurde. En un mot je m'en tiens à la Religion de mes peres, jusqu'à ce que
ceux qui la blâment m'ayent trouvé quelque chose de mieux: si dans le systême des Philosophes
de nos jours, je voiois des vérités si claires, si suivies, si approfondies, que je n'eusses
rien à y objecter? je me rendrois, cela est sûr; mais quand on n'oppose rien de solide à ce
que je trouve établi, je le laisse comme il est, & je ne m'avise pas d'abandonner une
obscurité respectable, pour ne m'arrêter à rien du tout; (car ces Messieurs n'établissent
rien). Ils s'amusent seulement à détruire; cela ne me paroît pas satisfaisant.
(M 4)
On vante l'espérance; mais elle est si trompeuse, qu'elle devroit avoir perdu son crédit il
y a long-temps. C'est une chimére qui est fondée sur la plus grande obscurité, jointe à la
plus grande incertitude, puisque nous bâtissons tous nos projets sur l'avenir, que nous ne
pouvons connoître, & sur lequel nous ne pouvons pas raisonnablement contre.
(N 4)
Il y a des momens où l'esprit est commet suspendu, & ne peut
s'appliquer à rien.......
Cela est vrai, on prend un Livre, on lit, & l'on ne sçait pas ce qu'on a
lû: ceux qui vous parlent ne vous occupent pas davantage, le son de leurs paroles ne vous
frappe pas les oreilles; en un mot, rien ne plaît n'y n'attire: qu'est-ce que c'est que cette
situation? Je n'ai jamais pû me l'expliquer à moi-même, & j'ai honte d'avouer que je m'y
suis trouvée quelquefois. Elle devroit être l'effet de la tristesse causée par quelque
événement fâcheux; mais point du tout, c'est une ineptie momentanée qui se produit
d'elle-même.
(O 4)
Le bon homme P... me disoit: Vous n'avez qu'à juger toujours mal des
humains, vous ne vous tromperez guères.......
J'étois si jeune alors, que je ne fis pas grande attention à ce discours; je le pris pour
un effet de sa colére contre la Cour, où il avoit vécu trente ans & nes'étoit pas enrichi,
& contre certains amis qui n'avoient pas à son gré, fait assez bien leur devoir envers
lui: ces motifs pouvoient aussi y avoir part; mais il est sûr qu'une longue expérience du
grand monde lui avoit appris à le bien connoître; & pour le peu que j'en ai vû, je puis
dire qu'il n'avoit pas tout-à-fait tort. Je ne l'aurois jamais cru, si certaines circonstances
où je me suis trouvée, ne m'avoient démasqué des monstres que j'avois pris pour des Anges:
cependant ce seroit une grande injustice d'imaginer que c'est une regle
générale.
(P 4)
Il y a toujours des circonstances qui aggravent les peines, quoiqu'elles
y soient étrangéres......
Par exemple, quand on est malheureux, on veut que les gens qu'on aime y soient sensibles;
& s'ils ne nous le témoignent pas assez, on s'en fait un tourment qui égale celui de nos
malheurs. A parler vrai pourtant, ce n'est pas l'opinion des autres ni de veines
démonstrations, qui peuvent remédier à certains maux, mais on veut être plaint, quoique l'on
soit honteux d'être à plaindre. Il est inconcevable combien l'esprit de l'homme concilie de
contradictions, & combien la force de ses idées a de pouvoir sur lui: il est
singulier que l'on s'afflige plus de l'accessoire que du principal.
Voila ma Préface achevée, & il se trouve que l'Histoire qui doit la suivre n'est pas
encore en état. En voici la raison, c'est que Narsam n'est autre que moi-même; & mon
Histoire n'est pas finie, parce que je ne suis pas encore vieille: il faut donc attendre que
je sois détachée de tout, pour que je puisse parler de moi d'une manière desinteressée. Je
suis fâchée, Seigneur public, de tromper votre attente, mais ce n'est pas pour un siécle;
& d'ailleurs, considérez que je suis dans la classe générale: la plûpart des Auteurs promettent des merveilles dans leurs Préfaces, & n'en tiennent pas un mot. Je
compte pourtant tenir parole un jour, j'ose même vous le promettre; mais ne vous y fiez pas,
car je vous renvoie au temps de ma vieillesse, & je me croirai peut-être toujours jeune;
cette fantaisie est assez commune aux femmes. Cependant pour vous consoler, je vais vous
donner quelques Lettres d'un Indien; je ne vous dirai point comment ce Manuscrit m'est tombé
entre les mains, de peur de mentir. Vous sçaurez seulement que je l'ai traduit moi-même; &
que si ces premières Lettres vous amusent, on vous donnera les autres.
Fin des Pensées Errantes.
L'INDIEN ZURAC, AU MAURE ZEGRI.
Premiere
Lettre.
CHer Compagnon de mon esclavage, reçois cette assurance de ma
fidelle amitié. Les maux que nous avons soufferts ensemble, ne sont rien en comparaison de
ceux que j'éprouve; & ton absence toute seule est un affreux tourment pour moi: je n'ai
point d'autre consolation, que celle de me rappeller ces heures que nous passions à converser
ensemble, depuis que notre sympathie nous eût procuré les moyens de nous entendre
réciproquement; & la douceur que nous trouvions à nous entretenir, nous
faisoit supporter plus patiemment la rigueur de notre sort. Te souviens-tu, cher Zegri, avec
quel étonnement nous voyions la dureté de notre Maître? nous en étions moins affligés que
surpris: nous ne pouvions comprendre que cet homme, qui paroissoit réfléchir & raisonner,
ne nous soupçonnât pas d'en faire autant, & que ses esclaves & ses chevaux tinssent à
peu-près le même rang dans son imagination; il n'est pas le seul: tous ces gens de l'autre
bout-du-monde, que l'avarice attire dans nos Contrées, croient que nous sommes des brutes sous
la figure humaine. Je te puis assurer que l'Espagnol à qui Dom Alvares m'a
vendu, n'a pas eu meilleure opinion de moi pendant la première année; plût au Ciel que son
aveuglement durât encore! J'étois cent fois moins misérable, il suffisoit que je remplis les
tâches que l'on me donnoit, & comme j'y étois éxact, on ne me maltraitoit point; mais
l'envie de trouver encore un ami, me fit souhaiter de bien apprendre la Langue que j'entendois
parler; un Vertéas * à qui je fis comprendre mon desir, venoit me
voir tous les jours pour me rendre ce service; je m'apperçus
même que mon Maître le payoit pour cela, cette bonté de sa part me toucha fort, & à peine
pouvois-je prononcer quelques mots, que je lui en témoignai ma reconnoissance: il marqua une
joie extraordinaire de me voir ce sentiment, & me promit des récompenses si j'apprenois
bien. Je n'avois pas besoin d'être excité, mon ardeur naturelle, jointe à une grande facilité,
m'ont fait faire des progrès dont il a été surpris. Comme je me souvenois que j'avois vû notre
Portugais, dont nous approchions davantage, tracer bien des choses sur ce qu'ils appellent le
papier, je me trouvai pressé du desir de le sçavoir faire dans ma nouvelle Langue; on m'a satisfait là-dessus fort promptement, & je n'ai pas eu beaucoup de peine à me
former à ce nouvel exercice: cela m'a d'abord attiré bien des faveurs de mon Maître; mais
quand il a vu que j'avois autant d'intelligence que lui, il n'a pas cru qu'il dût borner son
empire à mes actions, il a voulu régner dans mon intérieur & décider de mes pensées: en un
mot, il m'a fait sentir toute l'horreur de ramper dans l'esclavage, quand on est ne pour
commander. Depuis plusieurs semaines il me persécute avec une cruauté inouie; s'il m'échappe
quelque plainte on l'en informe d'abord; & tout ce qui m'environne me trahit. Je n'ai que toi, cher Zegri, souffre l'épanchement de ma douleur, & soulage moi par
ta compassion. Hélas! c'est peut-être envain que je t'écris! que sçais je si depuis trois ans
que nous sommes séparés, on t'a bien voulu montrer ce que je sçais pour mon malheur? Mais le
fidelle & sçavant Affriquain qui doit te rendre cette Lettre, m'a promis de te la faire
entendre, & de me dire si l'infortuné Zurac n'est pas tout-à-fait effacé de ton souvenir:
Hélas! non, ta droiture & ta candeur me sont des garands de ta persévérance, & notre
amitié ne peut finir qu'avec nous. Que ne sçais-tu en quel état je suis, tu partagerois ma
peine, & je trouverois dans ton cœur une partie du courage qu'il me faut
pour la soutenir. Adieu divin ami, que Parabram * te fasse un sort
plus doux que le mien.
IIe
Lettre.
TU fais couler du beaume dans mes plaies, mon cher Zegri,
& ta Lettre que je reçois, m'apprend que j'ai porté dans ton cœur toute l'amertume du
mien; cela est-il bien possible? Quoi! tu vois ma pensée, & tu donnes de l'éxistence à la
tienne pour me la communiquer? cette merveille me transporte. Il est donc vrai que je parle à
mon ami, quoi qu'absent? il entend ce que je lui dis? il me
répond? je le comprends de même, & la communication subsiste, malgré l'énorme distance qui
nous sépare? Voilà de ces avantages que j'ignorois, & dont la seule amitié pouvoit me
faire aimer & desirer la connoissance; mais il faut te conter ce que tu veux sçavoir.
Tu me connois, mon cher Zegri, je déteste l'injustice, & je ne puis souffrir que l'on
éxige d'autrui, ce qu'on ne voudroit pas faire soi-même: je suis encore plus indigné quand on
éxige l'impossible, & voilà précisément comme l'on me traite. Mon Maître ne m'a fait
apprendre à lire, que pour m'insinuer par la lecture, les préjugés de sa Nation;
mais il n'a pas réussi; & j'ai vû avec indifférence ce qui ne devoit pas m'interresser.
Fâché que cette voie n'eût pas le succès qu'il en avoit attendu, il a jugé à propos
d'interposer son autorité pour me conduire à son but. Zurac, me dit-il un jour, il faut te
faire Chrétien comme moi, & je te comblerai de bienfaits: ce zèle pour sa Religion, me
rendit Dom Alphonse plus respectable, mais je ne crus pas devoir lui sacrifier la mienne;
& je voulois aussi qu'il m'estimât par cette raison. Je ne parus donc point porté à lui
obéir, & je ne m'informai pas même des articles de sa croyance; là-dessus il crut qu'il
devoit réïtérer ses ordres, & il m'amena un de ses
Bramins, en me disant: Voilà celui qui doit t'instruire, il faut, Zurac, embrasser la
Foi. Sçais-tu, cher Zegri, ce que c'est qu'embrasser la Foi? c'est croire des choses
incroyables: par exemple, que trois ne font qu'un; que Dieu est devenu un Homme; que
l'Immortel est mort: voila les premières choses que me dit celui qui prétendoit tyranniser ma
pensée: mais je ne lui donnai pas le loisir d'aller fort avant dans cette carrière obscure, je
l'interrompis pour lui demander s'il voudroit bien troquer sa Religion contre la mienne? cette
proposition le mit en fureur, & il me traita aussi mal que si je lui eusses
insulté. Je ne pus m'empêcher de lui dire: Tu n'est pas équitable; pourquoi veux tu me faire
mépriser le culte dans lequel mes peres m'ont nourri, puisque tu dis que tu serois un infame
de renier ton Dieu? tu cherches donc à me rendre méprisable, en me faisant abandonner le mien?
Je suis en droit de te rendre toutes les injures dont tu viens de m'accabler; mais je suis
plus raisonnable que toi, j'estime ton zèle, je sens seulement que tu ne le conduis pas bien,
en exigeant de moi des sacrifices que tu ne voudrois pas faire. Vas, si tu m'attaque avec
violence, je te résisterai de même: respecte mon courage & ne l'irrite
point; songe que si mon corps est esclave, mon ame est indépendante, & que le descendant
de Ram Ras, * n'est pas fait pour se soumettre aux visions d'un
Bramin étranger. A ces mots je le laissai dans une surprise & une colére, que je ne puis
te dépeindre: il voyoit trop clairement l'horreur qu'il m'inspiroit pour oser me suivre; mais
il fut se plaindre à Dom Alphonse du mépris que je lui avois témoigné, & pour m'en punir,
on me mit aux fers dans l'instant. Le lendemain on vint encore me proposer de l'entendre,
& à cette condition j'aurois sorti de mon cachot; mais je refusai constamment ce jour-là & tous ceux qui le suivirent, de commettre une
pareille lâcheté.
J'étois dans cet état, quand l'aimable Azor me vint voir; il me donna de quoi t'écrire, il
se chargea de te rendre ma Lettre, je lui donnerai encore celle-ci, & je profiterai de
tous les voyages qu'il fera de ton côté, pour t'instruire de ce qui me regarde. Après qu'il
fut parti, mon Maître me vint visiter pour m'engager à entretenir son Evêque, (c'est comme
cela qu'ils nomment cette espéce de Bramins), je le refusai si absolument, que depuis on n'a
pas jugé à propos d'insister, & même on m'a ôté mes chaînes; mais on m'occupe aux travaux les plus rudes & l'on me nourrit à peine, en sorte que je suis prêt à
succomber sous le faix de ma misere: voilà, cher Zegri, quelle est la destinée de ton
malheureux ami. La ressemblance de notre origine * & de notre situation ont commencé à
nous lier ensemble, ensuite les nœuds de l'amitié la plus tendre nous ont unis pour toujours;
c'est cette réfléxion qui me fait supporter la vie, je puis dire même qu'elle m'y attache:
sans toi je terminerois ma carrière pour en recommencer une autre, sans-doute plus heureuse;
mais je te dois mon éxistence puisque tu me la fais aimer,
& chaque instant que je respire, est un hommage que je te rends.
IIIe
Lettre.
AH! tu m'épouvantes, Zegri! est-ce bien toi qui m'ose donner
de tels avis? Quoi! tu éxiges que j'écoute ce ridicule & grossier Bramin, qui veut me
persuader ses fables par force, & qui trouve que je ne mérite pas de vivre si je
n'embrasse sa croyance? je ne te reconnois plus, ou pour mieux dire, je ne crois pas que cette
Lettre soit de ta main; c'est sûrement une tromperie d'Azor que mes tyrans auront gagné; mais
ils ne me gagneront pas je te jure! Vas, je vois la source de leurs erreurs,
c'est quelques-uns de leurs ancêtres qui ont voyagé dans l'Inde, & qui en ont rapporté
l'opinion du Peuple pour en composer ici la Religion des Grands. Je vais t'en donner une
preuve.
Tu sçais ce que je t'ai conté bien des fois, & comme on fait croire au vulguaire que
Parabram est le Dieu Créateur de l'Univers, qu'il a eu trois Fils qui
ne font qu'une seule Divinité? eh bien mon cher Zegri, ce sont ces trois Fils qu'ils prennent
ici pour le Souverain du Ciel & de la Terre. Un des trois, disent-ils, s'est détaché des
autres pour se faire Homme, & mourir au gibet afin de sauver tout le genre
-humain, que le premier des Hommes avoit perdu par une faute énorme qu'il a commise: voilà
tout ce que je sçais des erreurs de ce Peuple-ci. Mais ne crois pas que j'aye puisé cela dans
le commun; le Bramin qui vouloit m'instruire est un Grand Seigneur, Parent de Dom Alphonse,
& qui gouverne ce qu'ils appellent une de leurs Eglises: il avoit
cru que son air majestueux m'en imposeroit, mais je sçais distinguer l'arbre de l'écorce,
& je ne prends pas le vêtement pour l'ame; ils auront beau dire, je trouve plus de raison
dans nos principes, & je ne veux point m'en écarter. J'adore le Ciel qui remplit tout
& en qui tout éxiste; je crois qu'il faut s'en tenir là comme nos Sages, en
attendant que notre ame, après avoir passé en divers corps, retourne vers le centre où elle
est attendue, & que la matiere qui lui a été prêtée, retourne dans le néant, qui est la
perfection de tous les êtres, par la simplicité de sa nature. Je sçais, mon cher Zegri, que
ton opinion différe de la mienne; mais cela ne nous a jamais divisés; aussi ai-je été fort
surpris de ce que tu m'engageois à m'instruire de celle de mon Seigneur. Te l'avouerai-je?
cela me donne des soupçons que je n'ose te dire; mais pourquoi ne te les dirois-je pas? Oui je
crois que tu as du penchant pour cette Religion, qui est aussi celle de Dom
Alvares: bien plus, cette réfléxion m'ébranle & me donne envie de sçavoir ce qui a pû te
toucher là dedans, toi dont le discernement est si juste. Je conviens que je ne peux pas
décider du mérite d'une chose que je connois si imparfaitement, pour ne pas dire que je ne la
connois point du tout: il faudroit donc en raisonner de sens froid avec quelqu'un; car pour ce
fier Bramin il m'est impossible de m'en rapprocher, & l'aversion que j'ai pour sa personne
influeroit sur tous ses discours L'emportemens & l'équité n'habitent guères ensemble,
& les gens qui ne sçavent que se faire obéïr, ne sont pas faits pour persuader. Je ne voudrois pas non plus m'en rapporter à toi, mon cher Zegri, l'amitié peut être
dangereuse, elle s'insinue & nous entraîne sans nous éclairer; & je ne veux me rendre
qu'aux lumiéres de ma raison.
Ne t'offenses pas, céleste ami, de cette défiance apparente, elle n'affoiblit point mon
tendre attachement pour toi; mais puisqu'une seule de tes paroles surmonte mes répugnances
& m'engage à souhaiter d'apprendre, que ne feroit point ton éloquence si tu voulois
l'employer contre moi? Voila ce qui me fait tenir en garde contre notre sympathie sans en
céder moins à tes conseils; il est vrai qu'ils m'ont révolté d'abord, mais je me
rends à ce que tu m'objectes si bien, qu'il faut sçavoir avant que de juger. Adieu cher Zegri,
je te communiquerai ce qui m'aura le plus frappé, & tu me diras si mes réfléxions seront
justes. Que le Ciel te conserve les talens dont Brama t'a comblé.
IVe
Lettre.
TRiomphes Zegri, & vois ce que peut l'amitié sur un cœur
tel que le mien: à peine j'eus fermé ma derniere Lettre, & j'en eus chargé le fidelle
Azor, que je commençai à t'obéïr. Dom Alphonse, pressé sans doute par ses remords, me vint
dire: „Je me „repends, Zurac, des maux que „je t'ai faits, je sens que j'ai eu
„trop de complaisance pour mon „frere; il comprend lui-même „que tu mérites d'être mieux
traité, & que ton intelligence naturelle te conduira bien-tôt à „recevoir la lumiére si
l'on s'y „prend avec plus de douceur. Il „a donc résolu de recommencer „à t'instruire, &
il m'a prié de „t'envoyer chez-lui, où tu resteras jusqu'au moment où il plaira au Seigneur de
t'éclairer assez, pour que tu desires toi-même d'être Chrétien: je te promets alors de te
rendre la liberté; la récompense est assez „grande pour t'exciter à la mériter, entres dans la
carriere, mon „cher Zurac, & tâches de rem-„porter ce prix, cela ne dépend
„que de toi, je te traite comme „mon véritable fils, & non pas „comme un vil esclave“.
Je fus plus touché des bontés de Dom Alphonse, que je n'avois été fâché de ses menaces;
mais tous ses efforts n'eussent servi de rien sans les conseils du sage Zegri: oui c'est ta
volonté seule, cher portion de mon ame, qui a pû déterminer la mienne; je répondis donc à mon
Maître: J'obéirai, Seigneur, au desir que tu me fais paroître de me voir instruit dans ta
croyance, mais je ne sçaurois te promettre de l'embrasser; c'est ce qui ne peut arriver à
moins qu'on ne me persuade: je m'engage seulement à tout écouter avec attention;
ne crois pas cependant que le desir de recouvrer ma liberté, soit le motif de mon obéissance.
Non Seigneur, j'aime mieux rester toute ma vie dans l'esclavage, que de trahir mes sentimens
& mes Dieux pour m'en délivrer; je ne me rendrai qu'à la persuasion & à l'évidence; je
te conjure de ne point m'envoyer chez ton illustre frere, sa fierté me rebute & m'irrite;
l'ame est libre, & quand on veut lui imposer un joug, elle ne s'y prête pas à moins qu'il
ne lui plaise. Permets que je reste chez-toi, je puis également ne m'y occuper que de cette
grande affaire, & donne-moi pour conducteur un Bramin plus doux, qui daigne
m'écouter quelquefois. A ces mots Dom Alphonse me quitta sans rien répliquer, & le soir il
revint avec un Jogue * Chrétien, qui est un homme admirable; il a été
par-tout, mon cher Zegri, il sçait ma Langue presque aussi-bien que moi; enfin j'ai cru
trouver en lui un Compatriote; je n'ai point dissimulé ma joie, & comme si l'on vouloit me
récompenser d'être content, on m'a vêtu comme le Maître, & l'on m'a logé de même dans un
des plus beaux endroits de la Maison, bien meublé, avec un Esclave pour me
servir: en un mot on me traite parfaitement bien, à cela près qu'il ne m'est
point permis de sortir; mais je ne m'en plains pas, la compagnie de cet aimable Jogue est un
assez grand plaisir pour moi; il m'écoute; nous raisonnons; & peut-être le gagnerai-je
plutôt qu'il ne me gagnera, du moins je l'embarrassai bien hier; il me disoit que Dieu est le
Créateur immédiat de toutes choses; & quand je lui demandois pourquoi il avoit fait les
Plantes empoisonnées? Pourquoi il avoit rempli certains cantons de la Terre de Bêtes féroces
& furieuses? Pourquoi il y avoit des Contrées si fertiles pendant que d'autres ne
produisoient rien? enfin mille autres questions sur tout ce qui nous paroît
bizarre & malordonné dans l'Univers? Le bon Ferdinand (c'est son nom) me dit pour toute
raison, que Dieu l'avoit voulu ainsi; qu'il y trouvoit sans-doute sa gloire; que ce n'étoit
pas à nous à le blâmer, & que nous devions adorer ses decrets sur toutes choses, sans
approfondir ce que nous ne comprenions pas. Ecoute, lui répondis-je, mon cher Jogue, je veux
te prouver moi, qu'il n'est point offensé par la curiosité dont tu me reprends.
Dieu, l'Etre, le Principe, l'Eternel,
le Ciel, tout comme tu voudras le nommer, est bien le Créateur de la Matiere, mais il ne s'est pas chargé du détail. Toi qui as voyagé dans l'Inde, ignores-tu que
c'est Brama, cet enfant, ce chef-d'œuvre du Ciel, qui a tout
distribué sur la Terre comme nous le voyons? Dès qu'il fut formé, son Créateur lui parla
ainsi: „Tiens Brama, „chére émanation de ma Divinité, je t'ai fait libre, sois moi fidelle,
voilà une Terre pour te loger toi & ta Postérité dans tous „les siécles; débrouille,
parle, „ordonne, & tout t'obéira“. En effet, surune seule parole de ce nouvel Etre les
animaux, les arbres, les plantes, tout parut sur la surface du monde; il rangea les eaux d'un
côté; il en laissa couler encore pour arroser ce qui étoit arride: en un mot, il
mit tout dans l'ordre que nous y voyons. Il a fait beaucoup de choses très-bien; mais comme la
Divinité ne l'a pas guidé dans tout, il s'est trompé quelquefois, parce que la volonté humaine
est fort éloignée de la perfection & de la stabilité nécessaires dans un tel œuvre.
Vois si cela n'est pas plus clair que tes principes? Tu veux expliquer des choses
incompréhensibles par des obscurités? comment veux-tu me convaincre? Je pense, cher Zegri,
qu'il ne pouvoit me répondre, car il se contenta de sourire, & me dit: Demain je te ferai
voir que mes raisons sont les meilleures; il me quitta là-dessus, & je l'attends avec impatience. Comme cette Lettre est déja fort longue, je te dirai le reste une
autre fois. Adieu mon cher Zegri: que Brama ne peut-il dévorer la distance qui nous sépare!
Ve
Lettre.
IL faut te l'avouer, Zegri, sur ce que tu me mandois, je te
croyois Chrétien, tes doutes me paroissoient des certitudes, & mon imagination te voyoit
déja séduit ou convaincu. Ah! j'avois grand tort de juger de Dom Alvares sur Dom Alphonse: il
s'en faut bien que l'un soit aussi zélé que l'autre. On ne t'a dit que quelques mots en l'air
pour t'engager à t'instruire, & c'est ta seule équité qui t'empêche de
blâmer ce que tu ne connois pas; cela est bien digne de toi, chére lumiére de ma vie; je te
dois mille excuses de mes injurieux soupçons & de ma défiance mal placée. Puisque mes
Lettres te plaisent, je te communiquerai tout ce que Ferdinand me dira; & comme il m'a
déja fait mettre par écrit les principaux articles de leur croyance, je t'en envoie une Copie
que j'ai faite exprès pour toi, c'est ce qui m'a empêché de te répondre plutôt, car je n'ai
pas ignoré les deux voyages d'Azor. Ce bon Affriquain mérite beaucoup de reconnoissance de
notre part à cause de ses soins officieux: & toi, mon cher Zegri, que ne
mérites-tu point pour ta sincére & fidelle amitié? Mais je reviens à mon nouvel ami le
Jogue Chrétien, tu vas voir à peu-près tout ce qu'il éxige que je me persuade; il veut même
que sur sa parole il ne me reste pas le moindre doute; il prétend que son Dieu opérera cette
merveille en moi, & que je me trouverai un beau jour convaincu par une grace toute
spéciale, de sa divine bonté. J'attends donc ce bien-fait, car mon esprit ne peut pas de
lui-même se plier à ce joug: il y a pourtant des choses sur lesqu-elles Ferdinand raisonne
assezbien. Par exemple, il dit que notre ame étant une portion de la Divinité,
c'est trop l'avilir que de penser qu'elle anime des bêtes* quand nous cessons de vivre, &
que cela choque même la simple raison naturelle; j'approuve ses sentimens sur ce point que
j'ai toujours tant honoré: cependant il n'a pû m'engager encore à manger de certaines viandes.
Les premiers principes font en nous des impressions tyranniques, dont on ne se défait pas
facilement, & toute la raison du monde ne surmonte guères les préjugés. Je te dirai
pourtant que je sens la folie de mon ancienne opinion, j'en reviens même avec plaisir, &
tu en auras, mon cher Zegri, de voir que j'aie pû gagner
cela sur moi, car tu m'as souvent blâmé sur cet article, & tu n'avois pas tort, je le sens
bien: mais pour le surplus, leur Religion ne me paroît pas plus sensée que la mienne; &
l'on ne comprend pas que ce Dieu si juste & si parfaitement bon, se venge sur tant de
millions d'innocens, de l'erreur d'un seul homme. C'est pourtant cela seul qui nous donne la
mort à tous, à ce qu'ils prétendent; & moi je crois que nous avons été créés pour mourir:
nous pouvons assez trouver dans nos fautes particuliéres & dans notre injustice naturelle,
des raisons de la colére Divine, sans en accuser le premier Homme; si cela étoit
autrement: un Dieu qui est venu mourir pour réparer ce péché, n'auroit-il pas effacé cette
tache? Oui, mon cher Zegri, nous serions immortels, du moins quand nous serions vertueux. Une
telle récompense auroit bien-tôt fait perdre le crédit aux vices.
Mais je suis forcé de finir; adieu, je te regrette à tous les instans de ma vie, mon repos
n'est troublé que par le souvenir de ton absence; mon esclavage ne m'affligeroit plus, si nous
pouvions nous réunir, & tu serois ravi de partager avec moi la conversation de Dom
Ferdinand. Il est vrai qu'il est entêté dans ses principes; il ne s'en écarte pas un moment, mais il les étale & les soutient avec cette douceur aimable, fille de la
persuasion & de l'innocence; il te plairoit, mon cher Zegri, & moi je jouirois de
l'union de nos ames. Hélas! je n'ose espérer ce que je souhaite, & mes desirs ne font
qu'aggraver mes malheurs.
VIe
Lettre.
LA prévention, Zegri, est la mere de l'erreur: je le sçais;
& je me laisserois prévenir? Non je t'assure, ne crois pas que l'on y réussisse: tout ce
que je trouve d'aimable dans la conversation de Ferdinand, ne donne aucune force à ses
discours; j'ai beau me plaire à les entendre ils ne m'entraînent pas.
Rassure-toi donc céleste ami, & ne viens pas me dire que l'adresse d'un Jogue fera sur moi
plus que ton amitié: compte que si j'avois pû me rendre sans éxaminer, ç'eût été dans le
moment où je te croiois rendu toi-même. Puisque j'ai franchi cet écueil, sois sûr qu'il me
faut de grandes lumiéres pour m'éclairer.
N'imagine pas aussi que le desir de retourner à Bisnagar * soit le flambeau qui me guide,
je ne tourne plus mes yeux vers ma Patrie. Kernac, mon frere, est affermi sur le Thrône, il ne
me le céderoit pas de bonne volonté; il faudroit donc
combattre, & pour cela lever une armée; cela me seroit-il possible? Non, mes sujets
accoutumés à ses Loix ne me connoîtroient plus; & d'ailleurs qu'ai-je à lui reprocher, le
Soleil a déja parcouru la terre trois fois depuis qu'il jouit de ce bien, qui seroit à lui si
je n'éxistois plus; & il ignore si je respire? mais à présent voudroit-il céder ce qu'il
posséde? Ma présence pourroit le rendre coupable sans me rendre plus heureux; je ne puis ni ne
veux être son Sujet. Ainsi il faut donc renoncer à cette petite portion de l'Inde que le Ciel
a conservée à ma race; c'est le seul débris que nous ayons pû sauver du naufrage
où l'imprudence de Ram-Ras* nous a précipités; & ce lambeau même n'est plus rien du tout
pour moi: ce que je t'en dis n'est pas pour me plaindre de ma destinée; graces à Brama, je
suis au-dessus d'elle, & mon courage est supérieur à tout. Mais en te faisant le tableau
de ma façon de penser, tu dois voir que si quelque chose me range du parti de Christ, ce n'est
pas le desir de respirer mon air natal, puisque j'y renonce. Crois, cher & divin Zegri, crois, je t'en prie, que l'amour de ma liberté n'est
d'aucun poids là-dessus; je ne sçais pas même si je la desire, cette liberté, je n'ai point ce
qui en pourroit rendre l'usage agréable; il faut ici de l'or, de l'argent, en un mot des
richesses, pour subsister dans l'indépendance; autrement il faut tenir de tout le monde, &
que chacun vous donne un peu & de mauvaise grace: cet état me paroît plus horrible que le
mien, je n'ai qu'un maître, & j'en aurois dix mille; libre en apparence, & réellement
esclave de mes moindres besoins, à qui aurois-je recours? Non, Zegri, la liberté ne me paroît
point souhaitable, depuis que ce cher Jogue m'a expliqué l'état où se trouvent
les Citoyens pauvres. Je ne lui dis pas ce que j'en pense, & il ignore le but des
questions que je lui fais; ainsi il m'instruit de mes malheurs sans s'en appercevoir.
Tu vois par tout ce détail, que si je viens à pancher vers la Religion de Dom Alphonse, j'y
serai déterminé par la bonté de la chose même & sans aucun motif humain; je viens de te le
prouver: je puis donc à présent t'avouer sans crainte, que je suis ravi & enchanté des
dernieres instructions de Ferdinand. Nous avancions peu d'abord; je l'arrêtois à chaque pas;
frappé des bizarreries dont ils s'imposent la créance, quelle folie!
m'écriois-je toujours, pouvez-vous croire cela? S'il faut s'attacher à des absurdités, je dois
encore plus respecter celles de mon Pays, les préjugés de mon enfance parlent en leur faveur;
& puis je faisois des comparaisons dont le saint Jogue s'impatientoit un peu: à la fin il
m'a prié de l'écouter jusqu'au bout, & m'a assuré qu'en voyant la liaison de toutes ces
choses les unes avec les autres, je serois convaincu de leur réalité; je lui ai accordé ce
qu'il me demandoit, & véritablement tu seras frappé des choses qu'il m'a dites; je
t'envoie ce que j'ai copié pour toi, ton respectable Vertéas aidera ton esprit à m'entendre,
je suis charmé que Dom Alvares t'ait enfin accordé ce secours: je te
communiquerai mes lumiéres, & tu en feras l'usage qui te plaira le mieux. Vois, Zegri,
admire cette Religion qui commence avec le monde, & dont les premiers défenseurs ont
prédit ce qui devoit suivre. Qu'est-ce qui peut éclairer les hommes sur l'avenir, si ce n'est
un Dieu? Oui c'est un Dieu, qu'il soit nommé différemment dans toutes les parties du monde,
cela n'empêche pas que toutes les Nations ne s'accordent à croire qu'il éxiste ce Dieu: tel
qu'il soit, je l'adore, & je le prie de faire pour toi seul, le miracle d'un bonheur
parfait, & sans mêlange d'amertume. Ah! Zegri, quel souhait! & tu vis
dans les chaînes! cette réfléxion m'abbat, & ton esclavage m'afflige plus que le mien.
VIIe
Lettre.
LE Dieu qui m'éclaire, te parle-t-il, Zegri? Quelle divine
intelligence te fait voir mon intérieur mieux que moi-même? ah! tu raisonnes bien juste, quand
tu dis que tu me crois rendu, puisque je commence à justifier ma défaite: cependant, cher ami,
je ne m'en croyois pas si proche, & en t'écrivant comme j'ai fait, je ne songeois à rien
moins qu'à t'annoncer mon changement, puisque je ne pensois pas encore que je
pusse changer. Mais les degrés de la persuasion sont imperceptibles, & l'on arrive au but
sans être fatigué de la course.
Je ne dirai pas que Ferdinand m'ait séduit, puisqu'il ne ma refusé aucuns des
éclaircissemens que je lui ai demandés. Quelle main puissante a donc changé mon cœur &
convaincu mon esprit? Je l'ignore; mais je sens en moi un goût décidé pour ce que je
méprisois. Les articles de la Foi Chrétienne ne me paroissent pas plus conformes à la raison
humaine, qu'ils me le paroissoient auparavant; mais je l'écarte cette raison, ou je la
soumets. Je vois tant de choses dans la Nature qui sont incompréhensibles, qu'il
ne me paroît pas injuste que Dieu ait mis des voiles impénétrables sur ce qui va directement à
lui: la lumière en est réservée pour une autre vie? Eh! peut-il nous promettre un plus digne
prix de nos vertus? Mais écoute, Zegri, ce qui m'a le plus touché, ce qui a pénétré mon ame,
ce qui enfin m'a mis dans le plus grand jour, la vérité de cette sainte Religion; c'est la
façon dont elle est annoncée bien des siécles auparavant, & les progrès qu'elle a faits
malgré les contradictions qu'elle a essuyées dans tous les temps. Que peut la résistance des
hommes contre la volonté du Créateur? Ces Chrétiens, si pauvres, si méprisés,
ont enfin gagné les Maîtres du monde, & soumis leurs tyrans: ce n'est point avec le glaive
qu'ils ont fait de si grandes choses, c'est par la douceur, la patience, l'éloquence, ou pour
mieux dire, par la force de la Vérité. Mais avant que de parvenir à cette gloire, que
n'ont-ils pas souffert? Je te l'avoue, cher ami, mes yeux n'ont pu refuser des larmes aux
supplices qu'on leur a fait souffrir: leur constance, leur modestie, leur courage, tout
inspire de l'admiration. C'est en me montrant la chaîne de tous ces événemens, que cet aimable
Jogue m'y a fait remarquer tous les caractéres d'une vraie Religion: nous avons
ensuite passé à l'étude de la Morale, elle est d'une perfection qui tient si fort de la
Divinité, que l'on n'y peut méconnoître ce Saint Esprit qui l'a dictée. C'en est fait, la
vengeance est réservée à Dieu seul; les hommes n'ont plus d'ennemis; il faut payer le mal par
les bienfaits: non-seulement il n'est pas permis de prendre le bien des autres, il ne faut pas
même l'envier ni le desirer. Les autres Religions réglent l'extérieur, mais celle-ci étend son
empire jusques sur les pensées; elle prévoit tout, elle corrige tout, principalement la haine:
elle veut que chacun aime tous les autres autant que lui-même, parce que nous sommes tous
également les fils de ce Dieu plein de bonté, en sorte que les hommes ne sont
plus distingués les uns des autres; c'est un Peuple de Freres qui ne doit jamais être divisé.
Ah Zegri! si ces merveilles n'ont pas encore été jusqu'à toi, tu vas croire que l'on m'en a
imposé? mais non, je sçais lire, j'ai vû de mes yeux l'Histoire de l'établissement du
Christianisme, & le Livre de leur Loi; cette étude m'occupe uniquement, &, s'il faut
le dire, agréablement. Je ne tiens plus à mes anciens préjugés; je regarde Ferdinand comme mon
véritable pere, il ma montré le chemin du Ciel, & ma comblé de biens, puisqu'il m'a
enseigné à les mépriser: la vraie grandeur consiste dans la pratique des vertus;
on est assez puissant quand on sçait se commander à soi-même, & l'on est assez riche quand
on sçait se passer de tout: enfin je suis très-décidé à me faire Chrétien. Je compte instruire
demain Dom Alphonse de cette résolution qui va le combler de joie: que ne puis-je croire, cher
ami, qu'elle fera le même effet sur toi? Hélas! peut-être tu vas m'accuser de foiblesse ou de
légéreté; mais j'espére que tu me rendras justice par la suite.
Si les lumiéres du sage Vertéas qui t'enseigne, ne sont pas suffisantes, je tâcherai de te
procurer en Portugais les mêmes Livres que je vois en Espagnol; on dit que cela
ne sera pas difficile: je suis ravi que tu aies appris cette Langue, elle te facilitera la
connoissance de bien des choses, & je contribuerai de tout mon pouvoir à t'ouvrir la voie
de la respectable Religion que je vais embrasser. Je serai quelque temps sans t'écrire, car
Ferdinand m'a dit qu'il falloit me préparer aux cérémonies qui doivent me purifier, & que
cela seroit long: ainsi je ne veux plus m'occuper d'autre chose, je te manderai ce qui se sera
passé, dès que j'en aurai le loisir. Adieu trop cher ami, que l'Esprit Divin qui m'échauffe
daigne souffler sur toi, & te remplir de sa Grace bienfaisante.
VIIIe
Lettre.
CHer Zegri, je suis rendu, je n'attendois que la conviction
pour céder; si mon esprit eût été persuadé plutôt, si mon cœur eût été d'abord touché comme il
l'est, je n'aurois pas fait attendre ceux qni desiroient ma conversion: quand le bien solide
& réel me paroît d'un côté, j'y panche tout de suite; mais enfin il n'est plus temps de
délibérer là-dessus. Je t'envoie une Relation de toutes les cérémonies que l'on a observées à
mon Baptême, & de tout ce qui s'est passé à ce sujet. C'est Ferdinand lui-même qui m'a
fait le plaisir de l'écrire pour toi, je ne me suis réservé que celui de te
conter ce qui est plus secret & plus particulier.
Quand j'appris à Dom Alphonse la résolution que j'avois prise d'être Chrétien, il
m'embrassa en répandant des larmes. Cher Zurac, me dit-il, je bénis le Tout Puissant qui fait
tant de choses pour vous; regardez-moi comme un bon pere & un véritable ami: dès ce moment
je vous ordonne de venir manger avec ma Famille, vous en allez faire partie, & vous ne me
serez pas moins cher que mes fils; en effet, nous entrâmes dans son Appartement, où son
Epouse, sa Fille & ses deux Fils, s'étoient déja rendus; il leur fit part des sentimens qu'il venoit de me promettre, & les pria de m'en accorder de pareils; les
Dames ne répondirent que par un salut obligeant; mais les deux jeunes Hommes s'avancérent
jusqu'à moi, pour me dire qu'ils se feroient un devoir de se conformer aux volontés de leur
pere. Je leur témoignai combien j'étois sensible à leur complaisance, & nous dinâmes tous
ensemble: dès cet instant je distinguai l'aîné d'avec l'autre; ils me dirent là même chose,
mais d'un air & d'un ton si différent, que je ne pus m'empêcher d'être fort froid pour Dom
Diégue, & d'aimer beaucoup son cadet, Dom César. L'un & l'autre sentiment se
fortifient par la plus longue connoissance que j'en ai, & je ne crois pas
que l'avenir y change rien.
C'est Dom Alphonse qui est mon parrain, comme tu le verras dans la Relation de Ferdinand;
il ma donné son nom, & je puis dire son amitié: écoute, Zegri, écoute un trait de
générosité sans éxemple, dans nos climats. Après mon Baptême, plusieurs jours se sont passés
dans une agitation si extraordinaire, que je n'avois le temps de songer à rien. Dom Alphonse
ma mené chez tous ses amis, qui nous ont visités de même, & qui m'ont témoigné beaucoup de
bien-veillance: ces premiers mouvemens un peu calmés, je ne pus m'empêcher de me
demander à moi-même, ce que j'allois faire de ma liberté? Il est vrai que j'avois un azile
sûr; mais quoi? dès qu'il m'étoit nécessaire, je trouvois que mon esclavage n'avoit fait que
changer de nom. Cette pensée qui auroit pû paroître une ingratitude, ne pouvoit se communiquer
à personne, mais il est impossible d'être occupé d'un sujet triste, sans que l'extérieur nous
trahisse un peu; aussi Dom Alphonse s'en est-il apperçu, & soit qu'il ait deviné mon
chagrin, ou qu'il ait voulu le prévenir, il vint hier matin me trouver dans mon lit, & me
dit: „Je crains „que vous ne pensiez me devoir „beaucoup, pour un petit pré-„sent que je veux vous faire, & „que la reconnoissance n'affoiblisse vos autres sentimens
pour „moi, songez, mon cher Zurac, que je n'en éxige point; „le seul plaisir que je vous
demande, c'est de ne point quitter mes fils; pendant trois ans „qu'ils vont voyager avec leur
„Gouverneur, vous vous instruirez avec eux des mœurs & des „coutumes de l'Europe, &
vous „vous fortifierez dans la Religion que vous venez d'embrasser: ce dernier point est le
principal but que je me propose „dans ce que j'éxige de vous, & „que je compte que vous ne
me „refuserez pas“. Je lui dis à cela que mon seul desir étoit de me conformer
aux siens, & que je ferois toujours ce qu'il souhaiteroit très-indépendamment de ses
bienfaits.
Là-dessus il m'embrassa, en me donnant un gros rouleau de Parchemin, qu'il me prioit,
disoit-il, d'accepter, si je voulois l'obliger, & sans attendre ma réponse, il me quitta.
Je me levai; Ferdinand entra dans ma Chambre; nous éxaminâmes ensemble ce que je venois de
recevoir de mon Parrain: c'étoit, cher Zegri, non-seulement de quoi me mettre à l'abri de la
pauvreté, mais de quoi vivre en Grand Seigneur. J'en fus encore plus touché que surpris, car
ce don n'étoit pas fait d'une maniére à humilier; & j'admire en Dom Alphonse
cet amour de sa Religion qui lui fait faire de si grandes choses: quelle idée cela n'en
doit-il pas donner? Cependant je suis ravi que ces richesses ne me soient venues qu'après ma
conversion, j'aurois craint l'opinion des autres, & que l'on ne m'eût soupçonné d'être
entraîné par le poids de l'or: mais non, j'ai tout bravé pour prendre un parti que j'ai cru le
meilleur, & mon cœur ne me reproche rien. Hélas! Zegri, toi seul tu manques à mon bonheur,
mais je vois dans l'avenir l'espérance de nous rapprocher: quelle est douce, mon cher Zegri!
IXe
Lettre.
NOn, Zegri, le plaisir d'obliger n'est pas exempt de peine,
quand la reconnoissance vient le troubler. Quel plus noble usage pouvois je faire de mes
biens, que de procurer la liberté de mon ami? c'est ma satisfaction que je cherche en te
faisant plaisir; & nous sommes quittes quand tu es content, puisque c'est cela que j'avois
voulu: modére donc les témoignages de ta sensibilité, mon cher Zegri, tu m'en as trop dit, tu
ne me dois plus rien, c'est moi qui suis confus, & je te prie de m'épargner. Je te devois
bien cette marque de mon amitié, ainsi je n'ai rien mérité, puisque je n'ai fait
mon devoir.
Tu sçauras que nous allons incessament commencer nos Voyages, avec Dom Sanche de Simiera,
notre Gouverneur; je dis notre, car il veut bien se charger de me donner des avis, je tâcherai
d'en profiter, c'est un homme vraiment estimable, & qui veut bien faire cas de quelques
vertus qu'il a cru remarquer en moi: il ma confirmé dans mes préventions pour Dom César, &
j'ai sçu par lui que ce jeune Seigneur n'a pas moins d'inclination pour moi, que j'en ai pour
lui. Nous avons aussi beaucoup parlé de Dom Diégue, j'aurois voulu qu'il m'eût éclairé sur le
fond de son caractére; mais il m'avoua qu'il l'avoit toujours trouvé
impénétrable, & que dès sa plus tendre enfance il avoit envain tenté de découvrir ses
sentimens; la seule chose dont il se croit sûr, c'est qu'il n'a jamais rien aimé; il est
également poli pour tout le monde, mais il ne préfére aucune personne; ainsi je n'ai pas lieu
de me plaindre s'il ne m'affectionne pas: j'aurois même sujet de me louer de sa politesse,
s'il ne lui étoit pas échappé quelquefois des sourires qui ont un air moqueur & perfide,
& dont j'aurois tiré vengeance, si je n'eusse cru plus à propos de les mépriser à cause du
respect que je dois à son pere. Pour Dom César, il est aussi vif que son frère
paroît flegmatique, mais cette vivacité ne va pas à l'emportement, elle est accompagnée d'une
douceur qui le fait adorer de tous ceux qui le connoissent; il est d'une candeur, d'une
droiture, d'une générosité qui se manifestent, quoiqu'il ne fasse point parade de ces vertus;
je crois même qu'il ignore toutes ses belles qualités, mais on voit par ce qu'il fait, tout ce
qu'il voudroit faire: son ame est sur ses lévres, & quoique sa franchise soit accompagnée
de prudence, cela ne lui coute aucun effort, il lui est tout naturel de cacher ce qui se doit
taire: il a aussi une perception merveilleuse, pour découvrir dans les autres les bonnes qualités qui doivent faire pardonner leurs défauts. Juge si tel que je te le
représente, on ne doit pas s'y attacher? je te jure qu'il m'est bien cher aussi, je l'aime
presque autant que toi: ce seroit pourtant beaucoup dire, cher Zegri, ton absence est un vuide
que rien ne peut remplacer. Je m'etois flatté que les premiers pas de ta liberté te
conduiroient vers moi: qu'est-ce qui te retient? Je t'ai dit que je suis riche, ainsi ne
l'es-tu pas? ai-je quelque chose qui ne soit pas à toi? ce que je t'ai envoyé ne doit pas te
suffire; viens jouir ici de ce que j'y posséde; ce climat est beau, * & le souvenir de tes
Ancêtres doit t'y attirer: j'y ai une Maison de Campagne,
qui est à mon avis, un des plus précieux présens de Dom Alphonse. Nous y étions, il y a peu de
jours, ah! que je t'y souhaitois. Tâches donc, céleste ami, de me venir joindre: que dis-je?
tu ne me trouverois pas, nous partons dans trois jours pour l'Italie; mais que cela ne
t'arrête point; viens, tout sera disposé à te recevoir, & mon cher Parrain m'a promis
d'avoir soin que tu fusses content. Quelle joie de te sçavoir établi dans ma maison; par grace
ne me la refuse pas, & donne moi souvent de tes nouvelles, je t'instruirai aussi de tout
ce que je verrai de plus remarquable, sur-tout pour ce qui regarde la Religion
que je viens d'embrasser, & que je souhaite qui soit bien-tôt la tienne: mais malgré ce
desir je ne t'en imposerai pas, tu sçais comme j'aime la vérité, & cet amour même est ce
qui caractérise un véritable Chrétien. Adieu fidelle Zegri, que celui qui peut tout,
récompense tes vertus.
Xe
Lettre.
DEpuis long-temps je n'ai pû t'écrire, mon cher Zegri, tu vas
croire que la variété des objets efface le souvenir de mon fidelle ami, ah! ne me fais pas
cette injure, & daigne juger de mon cœur par le tien: je te puis dire, avec vérité, que tu
m'occupes sans-cesse, & que tu entres dans tous mes projets. Si quelque
chose me plaît, je t'en voudrois faire partager l'agrément: si j'ai des chagrins, c'est de toi
que j'attends des consolations: je ne suis sensible à rien que par toi, ou relativement à toi;
ceux qui trouveroient ce sentiment trop fort, ne connoissent pas la sincére & parfaite
amitié: par bonheur il est d'autres exemples d'un sentiment aussi vif qu'épuré. Ils sont rares
dans chaque siécle, nous serons l'éxemple du nôtre, mon cher Zegri; mais tu dois être déja
convaincu de tout ce que je viens de te dire; aussi j'en parle moins pour te persuader que
pour me satisfaire: on ne se lasse guéres de répéter ce qu'on éprouve avec
plaisir. L'expression réveille le sentiment, & semble toujours le reproduire de nouveau;
c'est ce qui fait la délectation d'une ame délicate: la mienne l'est, & peut-être beaucoup
trop; mais je trouve une douceur si particuliére dans cette espéce de volupté intérieure, que
je ne la voudrois pas troquer contre tout l'Héroïsme des Conquérans, & si je suivois mon
penchant, je ne te parlerois pas d'autre chose. Il est vrai que je n'ai pas la même facilité
pour m'exprimer sur tout le reste; aussi ne sera-ce point moi qui te serai la description des
différens lieux où nous ferons quelque séjour. Dom César prend ce soin pour
lui-même, il fait copier ses Remarques à mesure pour me les donner, & je te les envoie,
ensorte que tu seras beaucoup mieux servi que si j'en prenois la peine, & assurément ç'en
seroit une grande; j'ignore, ou j'oublie les noms de mille choses différentes, c'est pourquoi
je t'instruirois fort mal: je ne m'attache qu'à ce qui peut m'instruire; c'est la connoissance
de l'homme que je veux acquérir, & que je cherche avec soin, aussi je fais tous les jours
de nouvelles découvertes sur cet article. Je suis fâché de ne pouvoir pas te dire qu'elles
soient satisfaisantes; je suis même bien éloigné d'être content de ce que j'apprends. Ah! Zegri! ce Peuple qui professe une Religion si sainte, la respecte si peu, qu'il
la viole à toutes les heures, & souvent dans les points les plus essentiels. J'ai tant de
choses à te dire là-dessus, que je ne finirois point, aussi je n'entreprendrai pas ce détail,
je te dirai seulement le plus essentiel, à mesure que l'occasion s'en présentera.
Tu verras dans la Relation de Dom César, comment nous sommes venus par Mer en Italie, &
les différentes Villes où nous avons séjourné, il ne nous est rien arrivé de remarquable qu'à
Florence, où nous avons demeuré plus long-temps, à cause de la maladie de Dom Sanche. Ce lieu
a bien pensé nous être funeste, par l'imprudence & la fureur de Dom Diégue,
qui a voulu y enlever une femme, mais nous l'en avons empêché, son frere & moi; & le
lendemain quand nous voulûmes lui faire des représentations sur cette violence, il répondit à
son frere qu'il avoit eu ses raisons, & qu'il ne devoit pas le condamner sans l'entendre.
Quand à vous, Seigneur Zurac, me dit-il, avec un sourire amer, je vous conseille de vous mêler
de vos affaires, je ne veux point d'un Gouverneur de votre Pays: je me préparois à lui
répliquer vivement, mais Dom César vint m'embrasser en me disant: C'est, mon cher Zurac, parce
que vous serez le mien, & mon meilleur ami, & que nous ne voulons rien
partager, mon frere & moi. Pendant ce discours Dom Diégue sortit, & depuis ce temps-là
il me jette des regards furieux, dont je me venge par le plus grand mépris: cependant les
suites de sa débauche auroient pû nous porter malheur à tous, & nous avons fort bien fait
de partir promptement; les Italiens sont vindicatifs, & ne se font pas un grand scrupule
de vous faire assassiner, ou de vous empoisonner. Voila du moins ce que l'on m'a fort assuré,
& que j'ai eu bien de la peine à croire, parce qu'ils sont Chrétiens; mais il faut bien
accoutumer son imagination à recevoir les choses les plus difficiles, j'en ai vû
ici auxqu-elles je ne puis penser sans frémir; je vais te conter cela tout à l'heure; mais
auparavant je veux t'apprendre que c'est ici où régne principalement le premier Pere des
Chrétiens, il se nomme Pape, & l'on vient de par-tout pour le voir & lui rendre
hommage, comme de toute l'Inde nous allons au Tangut, voir le Dalaï - Lama. Je ne puis te faire une comparaison plus juste, car le Pape
prétend aussi-bien que l'autre, être en droit d'absoudre de tous les péchés que l'on peut
commettre, & les Princes lui sont également soumis: il dit même qu'il a le pouvoir de les déposséder de leurs états, ainsi tu peux juger des respects qu'ils lui rendent.
Je sçais tout cela de l'Ambassadeur d'Espagne, chez qui nous sommes logés, parce que c'est un
des intimes de Dom Alphonse.
Venons au récit que je t'ai promis.
Il y a ici un Tribunal, que l'on appelle l' Inquisition, les Juges
sont des Prêtres en grande Dignité dans l'Eglise; les douze premiers sont vêtus de rouge, qui
est, à ce qu'on dit, l'habillement des plus illustres d'entre eux; on leur associe tout ce
qu'il y a de plus sçavant dans la Loi Chrétienne, & ils rendent dans des temps marqués, un
jugement public contre les criminels envers Dieu, plus ou moins rigoureux, selon
qu'ils ont fait des péchés plus ou moins considérables; & ceux qui ont renié le Seigneur,
sont condamnés à mourir: ce fut cette éxécution dont on me rendit témoin. Je vis paroître cinq
malheureux vêtus d'habits jaunes, sur lesquels étoit en broderie leur portrait, avec des
figures de Diables tout au tour, entremêlées de flammes rouges: on les conduisit vers un
bucher qui étoit tout prêt: on étrangla trois de ces misérables avant que de les brûler, mais
les deux autres furent jettés tout viss dans les flammes. L'un des deux étoit un homme bien
fait, d'environ quarante ans, & l'autre une jeune enfant de dix à douze ans,
belle & modeste, qui ne paroissoit point affligée; mais l'homme dont je te parle, ayant
tourné les yeux sur elle, il ne put retenir ses larmes; il regarda le Ciel, & baissant la
vue ensuite il parut accablé d'une douleur extrême. Je t'avoue, Zegri, que mon cœur
naturellement sensible, en fut vivement ému; je ne fis point attention à tout le reste; je me
demandois à moi-même: Comment les hommes osoient punir avec tant de rigueur des fautes qu'un
repentir sincére pouvoit effacer devant ce Dieu de Miséricorde? Je vois dans tout cela mille
choses que je ne puis concilier; j'espére que Dom Sanche m'éclairera làdessus
dès qu'il sera de retour d'un petit Voyage qu'il fait, & je te manderai ce qu'il m'aura
dit. J'attends de tes nouvelles, Zegri, & je desire que tu m'apprennes ton arrivée en
Espagne, il me semble qu'en nous rapprochant nous serons plus heureux, quoique toute distance
soit égale, quand on ne peut ni se voir, ni se parler.
XIe
Lettre.
SOuvent la compassion est inutile, mon cher Zegri, & c'est
alors que ce sentiment devient pénible par ses impressions. J'en fis l'épreuve hier; aussi
j'aurois voulu l'écarter pour me soulager un peu; mais nous sommes soumis à nos
pensées, nous ne les gouvernons pas.
Je t'ai déja dit que Dom Sanche est absent; Dom Diégue est avec lui à six milles de Rome;
nous sommes restés Dom César & moi, chez l'Ambassadeur, dont le Neveu nous conduit dans
les endroits les plus curieux. Hier il nous mena visiter d'anciens Monumens, dont une partie
est ruinée par l'injure des temps, une autre démolie, & le reste subsiste encore.
Au milieu de ces mazures nous entendîmes des sanglots & des soupirs; & bien-tôt
nous apperçûmes une femme assez belle, mais défigurée par son désespoir. Quel
est le sujet de vos larmes, lui dit Dom Salviati, notre conducteur? elle parut d'abord fort
effrayée; puis reprenant ses sens, elle lui répondit: „Je pourrois, „Seigneur, vous donner le
change, mais je satisferai votre curiosité si vous l'éxigez absolument: je suis en cet état où
l'on „n'a plus rien à ménager, & fort „supérieure aux maux que ma sincérité peut
m'attirer, la seule „chose qui m'épouvante, c'est de „me rappeller encore toutes les
„circonstances d'un si grand malheur“: il lui dit que son intention n'étoit que de la
consoler, & non pas d'aggraver ses peines, & enfin il la détermina à nous en faire le
récit, ce qu'elle fit en peu de paroles; elle n'étoit pas en état d'en proférer
beaucoup. Elle nous avoua qu'elle étoit Juive, & l'épouse & la mere de l'homme &
de la jeune fille que je vis brûler tous vifs, il y a peu de temps; elle nous dit qu'elle
regrettoit de n'avoir pû périr avec eux, qu'elle étoit venue gémir au milieu de ces Tombeaux,
que nous avions troublé des larmes si justes, & qu'elle nous prioit de les laisser couler
en paix. J'obéis, je m'éloignai le premier; mes amis resterent encore un moment, &
voulurent employer quelques discours pour la calmer; cela ne fit que l'aigrir davantage, &
ils me rejoignirent bien-tôt. J'avois le cœur percé de l'état de cette infortunée, & remontant au principe de sa douleur, j'aurois voulu bien sçavoir si ceux qu'elle
pleuroit si amérement, avoient mérité le supplice dont on les avoit punis: j'étois donc
absorbé dans une rêverie profonde, qui donna de l'inquiétude à Dom César; il m'en demanda la
cause, & je ne pus la lui cacher: j'aurois voulu attendre Dom Sanche, mais la digue se
rompit, j'ouvris mon cœur, & je lui avouai que je ne comprenois pas pourquoi les Chrétiens
faisoient périr les Juifs; & je le priai de me dire si c'étoit réellement la différence de
Religion, qui faisoit condamner ces malheureux? Oui, c'est cela même, répondit précipitamment
Dom Salviati, & les cinq dont nous vîmes ensemble l'exécution, étoient des
Relaps, c'est-à-dire, qu'ils avoient été convertis, & puis qu'ils étoient retournés au
Judaïsme, & l'on ne fait point de grace pour ce crime-là. Croyez. vous, lui dis-je, que ce
Dieu, dont la bonté est infinie, se trouve glorifié par les meurtres & les violences? Vous
me prêchez tous les jours, que la Religion de J. C. est une Loi de douceur, & cependant où
les Chrétiens sont les plus forts ils deviennent persécuteurs. Ah! reprit-il, c'est par zéle,
& pour gagner des ames à J. C. eh bien, repris-je, persuadez, & ne persécutez pas. Que
vous a dit votre Maître? Que celui qui se serviroit de l'épée, périroit par
l'épée: voyez comment il reprend S. Pierre qui avoit tiré la sienne pour le défendre? si même
il n'est pas permis de chercher des armes pour le défendre, en doit-on faire usage pour
attaquer les autres? Nous devons plaindre les Infidéles, mais où est la Loi Divine qui nous
ordonne de les poursuivre? en quel endroit de l'Ecritute trouverez-vous qu'il soit permis de
brûler les Juifs? Vous prétendez que s'ils meurent dans leur Religion ils seront damnés, &
là-dessus on les égorge pour les engager à se faire Chrétiens, est ce-là gagner des ames à J.
C.? Une profession de Foi arrachée par la violence ou la crainte des tourmens,
change-t-elle le cœur? n'est-ce pas le cœur qu'il faut changer? D'ailleurs, si ce malheureux
persiste dans sa croyance, en le faisant mourir pour cela, on le damne donc à coup sûr? au
lieu qu'en le laissant vivre il peut arriver qu'il se convertira; ainsi on agit contre ses
propres principes: & qu'en peuvent penser ces infortunés, si ce n'est que vous êtes
très-injustes & très inconséquents?...... Je crois que j'en aurois dit bien davantage,
mais Dom César m'interrompit, pour me faire sentir que j'étois moi-même en danger d'être
repris par ce redoutable Tribunal, si je continuois à m'expliquer si librement. Dom Salviati
le rassura, en lui protestant qu'il n'étoit pas d'humeur à me trahir, &
qu'il étoit même bien touché de la confiance que je lui témoignois: ils convinrent ensemble
que je n'avois pas tort, & que c'étoit un grand abus. Mais, me dit Dom César, ce sont les
homme mon cher Zurac, qui ont établi ces Loix sévéres, parcequ'ils ont cru que cela étoit
utile, ils font toujours en sorte d'accorder leurs préjugés avec les choses les plus saintes:
cela ne doit pas vous faire mépriser cette Religion qui est en elle-même si belle & si
respectable, demain nous parlerons de tout cela ensemble. Il finit là-dessus cette
conversation interressante, & je finis aussi ma Lettre; mais, mon cher
Zegri, souviens-toi que je meurs, si je suis plus long-temps sans recevoir des tiennes.
XIIe
Lettre.
TOus les maux viennent de tomber sur moi, mon cher Zegri,
& ta Lettre achéve de m'accabler.
La mort m'enléve Dom Alphonse, je l'apprends, & je me trouve surpris d'une maladie
affreuse, causée par l'impression d'une douleur si juste & si vive. Les soins de Dom César
m'ont rappellé à la vie; l'espérance de te voir aidoit à me rétablir, & tu me mandes que
je ne dois pas m'en flatter? Ah! Zegri, tu m'abandonnes, & c'est l'amour qui
te dérobe à l'amitié? Que de faux biens te font sacrifier le véritable? tu veux te rendre
heureux par les passions? hélas! songe plutôt que c'est l'écueil du bonheur: au reste, en
peut-on trouver ici-bas, puisque mon attachement pour toi devient le supplice de ma vie? Ai-je
pû prévoir qu'une amitié pure & tendre, dût occasionner autant d'amertume que la nôtre
m'en fait éprouver dans ce moment? encore si je pouvois t'oublier! mais non, rien ne peut
jamais me détacher de toi; tu m'assures aussi que tu ne changeras point, & cependant tu
t'éloignes de moi, au-lieu de t'en rapprocher? quelle est donc la consolation
qui me reste? la voici: c'est que tu seras content; & comme je dois t'aimer, moins pour
moi que pour toi-même, il faut que je m'accoutume à souffrir avec patience des privations
cruelles, mais nécessaires à ta félicité; je ferai plus, je ne m'en plaindrai pas davantage.
Pardonne, cher ami, la foiblesse que je te montre en ce moment; mon état de convalescent sert
d'excuse à l'expression de mes regrets, & pour me détourner de ces tristes idées, je vais
te répondre.
Tu as raison de penser que Dom Salviati m'a donné blen des lumiéres. Dom Ferdinand m'avoit
appris tout ce qui étoit favorable à sa Religion; mais il m'avoit caché l'abus
& le mépris que la plûpart des Chrétiens mêmes en font. Je sçais présentement qu'il y a eu
des guerres furieuses pour certains articles, dont les Chrétiens ne conviennent pas entre-eux,
& alors ceux qui devoient être des Ministres de paix, allumoient les premiers le flambeau
de la discorde, & le feu du bucher qui devoit brûler leurs freres; car tu sçauras que dans
ces occasions, le parti qui se trouve le plus fort, invente des supplices pour tourmenter
l'autre, & ceux qui sont malheureusement pris par leurs ennemis, sont forcés de céder à
leurs opinions, autrement les tortures & le feu, sont le prix de leur
résistance. Enfin, que te dirai-je, mon cher Zegri, les Chrétiens sont hommes comme les
autres, quoique leur Religion dût les élever au-dessus de l'humanité: aussi la plûpart ne la
connoissent guéres; dès leur enfance on leur apprend certaines pratiques extérieures, &
ils ne vont pas plus loin. Voila le sort de ce qui s'appelle le Peuple: ceux qui sont un peu
au-dessus ne sont pas beaucoup mieux instruits, cependant c'est encore dans l'état mitoyen que
l'on trouve les plus honnêtes gens, & les plus religieux; car pour ceux qui sont dans les
Places éminentes, ils n'ignorent pas ce que c'est que la Religion, mais ils
l'honorent beancoup moins que le bas Peuple. Dom Salviati lui même, se moque quelquefois de
certaines choses pour lesqu-elles il devroit avoir de la vénération; & Dom César est
convenu avec moi que presque tous les jeunes-gens sont dans le même goût, & se piquent de
Philosophie, cela veut dire amour de la sagesse, (car je me suis fait
expliquer ce mot); mais je ne m'en tiendrai pas là, mon cher Zegri, je veux sçavoir plus
précisément ce que c'est que cette chose admirable qui supplée à la Religion, dans ce qu'on
appelle le Beau Monde : ils prétendent qu'avec cela on ne peut rien
faire que de bien, & que dans cette Doctrine il n'y a nulle petitesse &
nulle contrainte. Dès que je serai au fait je t'y mettrai aussi, malgré le mur de séparation
que tu viens d'élever entre nous, mon ame ne peut ni ne veut se séparer de la tienne.
Dom Diégue nous a quittés, pour aller recueillir la succession de son pere dont il étoit
l'idole, ce qui est un malheur pour le reste de sa famille. Nous n'avons rien appris de lui
depuis deux mois qu'il est parti, mais nous trouvons bien plus de douceur dans notre Société
depuis que Dom Salviati a pris sa place; car ce jeune Seigneur doit venir voyager avec nous
dès que ma santé nous permettra de me mettre en route. En attendant il m'est
bien utile, parce qu'il ne me fait de mystère sur rien; & j'ai plus appris de choses
depuis que je suis retenu dans mon lit, que je n'en aurois sçu sans lui, en dix ans de
voyages: les autres avoient été prévenus par Dom Alphonse, de me cacher tout ce qui pourroit
ne me pas fortifier dans la Foi, & l'on avoit tort: mon nouvel ami répand un grand jour
sur toutes les obscurités qui m'environnoient; je vois les abus & les inconvéniens de
tout; il y en a dans les meilleures choses, c'est le sort de l'humanité. Cela n'empêche pas
que ce qui est bon en soi-même ne soit bon; & tout ce que j'apprends n'altére point mon respect & mon amour pour la Religion; cela me fait connoître seulement que
les hommes sont les mêmes par tout, & que les meilleurs principes n'en peuvent sauver
qu'un petit nombre, des erreurs de la multitude.
XIIIe
Lettre.
ZEgri, les maux les plus cruels, ne sont pas toujours ceux
dont on ose se plaindre: parce que je blâme les passions tu m'en crois exempt? Hélas! non, je
n'ai pas ce bonheur, ni celui même de pouvoir dire ce que je pense; je cache ma foiblesse,
& je dévore ma douleur; toi seul avois droit à cette confidence. Si nous
avions pû nous voir, l'amitié auroit été l'azile de l'amour malheureux; mais ce même amour te
dérobe à moi; je ne te verrai point, j'ai tout perdu.
Les amis qui me restent, ne pensent pas que je sois occupé de plus d'un objet; l'état de
langueur où je suis tombé, les retient dans ma Chambre. Dom Salviati veut toujours s'écarter,
& les autres le ramenent; cela m'amuse, & rien ne me fait chanceler. Ce matin je leur
disois qu'il falloit se fixer à certains sentimens, & avoir une conduite décidée: bon, m'a
répondu Dom Salviati, est-on toujours les maîtres de faire ce que l'on veut? Sans-doute, lui
ai-je dit, n'est-on pas libre de se prescrire à soi-même ce qui convient le
mieux? eh vraiment non, a-t-il repris; quoi, vous pensez, mon cher Zurac, que nous disposons
de nous-mêmes? ah! vous vous trompez bien: allez, c'est une terrible chose que la destinée de
l'homme; quand on y songe cela fait trembler! Ecoutez-moi un peu: On ne desire pas d'être,
puisque l'on ne pense pas avant que d'éxister? l'homme vient donc au monde sans l'avoir voulu?
pendant qu'il y reste il ne dispose pas du plus petit événement: il a beau s'imaginer qu'il a
fait réussir ceci, ou cela, il n'en est pas un mot; celui qui régit tout en a décidé, ensorte
que les choses arriveroient également, très-indépendamment de notre vouloir
& de nos soins. Nous vivons donc au milieu de toutes les contrariétés imaginables, sans
que nous pussions en éviter aucune; & si nous paroissons influer sur quelque chose, c'est
que le Créateur s'est servi de nous comme d'un instrument qu'il avoit dans sa main; ainsi nous
sommes placés sur la terre pour y occupper un espace, pour y être & y avoir été; car nous
finissons comme nous avons commencé, & même encore plus mal, puisque nous sommes nés sans
le sçavoir, & que nous mourons malgré nous. Que l'on vienne après cela nous crier aux oreilles: L'homme est libre! l'homme est libre! & moi je vous dis que non, qu'il
est un esclave, & un esclave très-misérable, pis que les bêtes; car il a ce triste
avantage, de mieux sentir son infortune. Oui, mon cher Zurac, nous sommes dans les fers les
plus pésans & les plus insupportables je vais le prouver, le démontrer même: j'en appelle
au bon sens de chacun, on n'a qu'à se tâter, & on verra si je ne dis pas la vérité.
Quand on vient à la lumière on est sous les loix de sa nourrice, ou de la premiere venue:
ensuite est-on rendu à ses Parens, on est sous leur férule, mais elle ne suffit pas encore; ce
sont les Gouverneurs, les Gouvernantes, les Précepteures, les Maîtres de toute
espéce; cela finit-il? on dépend de sa Charge, de son Emploi, de son Tailleur, de son
Cordonnier, de ses Domestiques, & même de ses biens; car tout ce qui paroît nous être
assujetti, ne laisse pas de nous tyranniser journellement. Mais ce sont encore là les moindres
sujétions dont l'homme ait à se plaindre; il est l'esclave de ses propres nécessités, le jouet
de ses passions; il en est gourmandé à toute heure, à tout propos; elles ne lui donnent point
de relâche; c'est qu'il n'est pas fait pour en avoir. On dit qu'il faut se vaincre soi-même?
cela est fort facile à dire! il est pourtant vrai qu'il y a des gens qui s'en
donnent la gloire, mais ils mentent. Je sçais bien que l'on gouverne un peu l'extérieur, ce
n'est pas cela dont je parle; je dirai que l'on s'est vaincu, quand on sera venu à bout de
détruire le fond de ses goûts & de ses penchans: il y a des gens qui l'ont voulu, mais
qu'est-ce qui l'a fait? Personne: puisque toute la bonne volonté n'y peut rien, c'est donc un
ouvrage impossible? eh bien, tristes humains, répondez moi? Puisque vous ne pouvez naître,
vivre & mourir, quand, & comme vous voulez; que vous ne pouvez pas même disposer d'une
de vos pensées, en quoi faites-vous donc consister votre prétendue liberté?
Si j'osois aussi interroger la Providence, je lui demanderois pourquoi elle nous a créés,
pour ne nous rien laisser faire à notre goût? Du moins pendant le peu de temps que nous sommes
en ce bas monde, il faudroit que nous y fussions à notre fantaisie, & que nous pussions
régler nous-mêmes notre sort: ou bien que cette divine Providence qui prend soin de notre
destinée, nous la fît trouver bonne, & qu'elle réglât du moins nos desirs sur l'étendue de
notre puissance. Mais avec une impuissance générale pour tout, elle nous a doués d'une volonté
très-étendue, presque infinie, & souvent fort déréglée: voilà justement de
quoi composer des créatures fort misérables, comme nous le sommes en effet.
Nos connoissances mêmes nous nuisent; cet avenir si incertain, & sur lequel nous
comptons toujours par une imprudence inexcusable: cet avenir, dis-je, où nous portons
incessamment notre vue, nous jette dans mille projets chimériques, qui nous font oublier
l'importance & la réalité du présent qui s'écoule. Les bêtes sont bien mieux partagées que
nous!..........
Ecoutez-moi, interrompis-je à mon tour, en verité, mon cher Salviati, je trouve que vous
nous partagez assez comme elles: pour moi, je m'applaudis fort de n'être pas de
leur espéce, je sçais fort bien qu'avec un peu de peine on vient à bout de ce qu'on veut,
sur-tout quand la Religion nous étaye; & je puis vous assurer que l'on n'est guéres
l'esclave de ses passions, que faute de courage. J'en parle par expérience, & je ne me
crois point d'une autre pâte que le reste des humains; car enfin, si vous n'êtes pas libre de
réprimer le moindre de vos goûts, ce n'est pas la peine de vous accorder une ame, elle n'a
plus rien à faire, vous n'avez qu'à végéter à l'aventure, comme ces bêtes dont vous enviez le
sort; & peut-être que vous en viendrez bien tôt à croire que vous leur ressemblez.
Attendez, reprit-il, ce que j'ai dit de notre esclavage trop réel, c'étoit en
raisonnant d'après la Nature humaine dénuée d'autres secours, & distraction faite de la
Religion. Je le crois, dit alors Dom Sanches, mais après avoir disserté long-temps sur toutes
nos miséres, il n'y a qu'à lever les yeux en haut, & se souvenir que nous sommes des
voyageurs sur la terre; que le Ciel est notre Patrie, & que c'est-là où nous devons
rencontrer la véritable liberté avec le suprême bonheur: alors toutes les difficultés sont
résolues; il n'y a plus qu'à bénir la Providence, qui nous donne des raisons de nous détacher
de cette vie périssable, pour nous faire aimer & souhaiter celle qui ne doit
point finir. On doit avoir honte de penser autrement, quand on voit parmi les Payens mêmes,
des gens assez éclairés pour sentir que nous sommes destinés à quelque chose de mieux que ce
que nous faisons, & qui n'ont point douté que l'ame ne fût immortelle: c'est dans tous les
siécles une remarque à faire, que ceux qui ont embrassé cette opinion, étoient des gens
vertueux; cela seul la doit rendre respectable, & ceux qui l'ont combattue ne l'ont guéres
osé faire directement: ils s'attachoient à embarrasser par différentes questions. Qu'est-ce
que c'étoit que l'ame? où résidoit-elle? il n'étoit pas plus difficile de leur
demander comment ils feroient penser la matière? Pour moi je serois au désespoir, si je
pouvois douter un moment que j'aye une ame spirituelle; & moi aussi, dit Dom César, mais
j'avoue que je me suis demandé mille fois à moi-même: en quel lieu de mon individu elle fait
sa résidence; & à force d'y songer, voici ce que je me suis répondu:
On dit que les esprits sont les puissances de l'air; notre ame étant un pur esprit, ne doit
naturellement occuper qu'une portion de cet élément: qu'elle soit grande ou petite, cela n'y
fait absolument rien; car nous sommes composés de particules tirées de tous les
élémens, mais il semble que l'air soit celui qui domine le plus, & dont nous avons le plus
grand besoin. Il se renouvelle à toutes les minutes par la respiration; il s'insinue dans
toutes les petites globules de notre sang, pour aider à la circulation; il n'est pas moins
nécessaire pour donner du ressort aux fibres & aux nerfs: celui que nous recevons &
repoussons par les petits pores extérieurs, est ce qui entretient notre santé; une preuve de
cela, c'est que presque toutes les maladies viennent d'une transpiration interrompue.
On corrige par des remédes ou du régime, l'effet des mauvais alimens; mais rien ne peut
nous défendre des impressions d'un air mal sain; le seul moyen de les prévenir
ou de les réparer, c'est de s'en éloigner: enfin, l'air est le plus essentiel de tous les
alimens, car en nous le retranchant on nous fait périr tout de suite; au-lieu que le défaut de
nourriture ne nous éteint que peu-à-peu. De tout cela je conclus que notre ame réside dans la
portion d'air qui fait partie de nous-même; elle attache la pensée au centre où aboutissent
toutes les sensations, qui est le cerveau; ensuite elle disperse dans chaque membre la portion
de vie qui lui est nécessaire pour obéir à la volonté; & lors de la destruction de notre
être, les pores se bouchent, l'air se retire, & l'ame s'enfuit. Je
conviendrai si vous voulez, que cela est mal conçu, mal arrangé, mal débité, mais c'est mon
idée, je trouve qu'elle m'est bonne, & je la garde.
Nous ne pûmes nous empêcher de rire du petit système de Dom César, & quelqu'un qui
survint, nous fit changer de conversation; je termine aussi cette longue Lettre, en
t'assurant, mon cher Zegri, que le renversement de la nature entière, ne pourroit altérer ma
tendre amitié pour toi: ne crains rien, mes sentimens sont immuables.
XIVe
Lettre.
JE suis bien touché, mon cher Zegri, de ce que tu n'as pas
trouvé tout ce que tu croiois posséder, & de ce qu'on ne répond pas à la vivacité de tes
sentimens: tu peux répandre ton cœur dans le mien, & être très-sûr que je partage bien
tous tes maux; crois cependant qu'il en est encore de plus terribles: j'en puis juger, je les
connois tous.
La tristesse qui est causée par les passions, quelque accablante qu'elle soit, peut être
soulagée par le plaisir de la confier à quelqu'un de sûr: on se plaint à cet ami, on en est
plaint; cela suffit pour nous soutenir. Dans ce cas-là c'est beaucoup de pouvoir
s'entretenir de ses peines; de revenir cent fois sur la même circonstance; de péser un
sourire, un mot dit en passant; d'espérer tout ce qu'on desire sur des apparences fort
trompeuses: enfin de s'imaginer haïr beaucoup l'objet qu'on aime, quand on s'en voit
abandonné. Toute cette occupation est fort triste, mais elle n'est point ennuyeuse: elle fait
couler la vie avec promptitude, sans dépendre des vains plaisirs & des tracasseries de la
Société: le cœur fournit à tout, il n'a besoin que de lui même, & quelquefois de son
confident; mais quand notre douleur est causée par des pertes considérables sur
nos biens; qu'il faut importuner ses amis & dépendre d'autrui, ah! cher Zegri, que cela
est dur! que cela est humiliant! voilà pourtant l'état où je me trouve: le silence de Dom
Diégue n'étoit pas sans mystére; sa respectable mere vient de nous écrire qu'il lui conteste
ses droits, & à moi les dons que m'a fait son pere. Mes biens sont déja mis en séquestre,
& l'on dit que je pourrai bien tout perdre: je t'avoue que dans le premier moment cela m'a
été fort sensible; mais il faut s'armer de courage, & s'attendre à tout.
Ce qui m'affligeroit le plus, ce seroit d'être à charge aux autres; je
tâcherai de l'éviter. Dom César fait ses efforts pour me rassurer là-dessus; mais il est bien
jeune, & n'est le maître de rien: j'espére que dans peu je serai en état de partir, &
ce sera pour retourner en Espagne attendre la décision de mon sort. J'ai voulu te faire part
de cet événement, persuadé que tu t'y interresses, & d'ailleurs, les peines d'un ami font
diversion; cela détourne du personnel quand on a un bon cœur.
Le jour même que nous avons reçu ces désagréables nouvelles, je me trouvai seul le matin
avec Dom César, & nous parlâmes encore de ce qui avoit fait l'objet de l'entretien dont je
t'ai rendu compte la derniere fois. Je lui demandai si les sentimens que nous
avoit étalé Dom Salviati, étoient ce qu'il m'avoit nommé Philosophie,
il me répondit que c'étoit une ébauche de quelques-unes des idées de ces
Messieurs, & que si je desirois être plus particulièrement instruit de leur
doctrine, il ne tiendroit qu'à moi. Dom Sanches, ajouta-t il, ne sera point ici aujourd'hui,
nous serons libres, & Salviati doit nous amener un François qui parle fort bien plusieurs
Langues, entr'autres l'Espagnol; c'est un Philosophe déterminé, vous
n'aurez qu'à le mettre sur la voie, il ne demande pas mieux que de faire des Prosélites, & l'envie de vous engager lui prêtera une nouvelle
éloquence, d'autant plus qu'il n'est pas naturellement fort circonspect, & c'est assez le
caractére de sa Nation; mais je crains qu'il ne corrompe vos sentimens sur la Religion. Ah! ne
craignez rien, lui dis je, elle me servira de bouclier pour parer ses coups. Vous verrez,
reprit Dom César, qu'elle ne vous servira pas de grand chose, il la tourne en ridicule, &
lui oppose toujours ce qu'il appelle la Raison : eh bien, repris-je,
laissez faire, je tâcherai de faire ensorte que la Raison soit aussi
pour moi. Nous en étions-là, quand nous vîmes entrer précisément celui dont nous parlions,
accompagné de notre ami: après les premieres politesses il nous demanda si, en
qualité de voyageurs, nous ne comptions pas voir la France? Nous lui dîmes que c'étoit notre
projet: là-dessus il nous parla beaucoup de cet aimable Pays; je lui demandai si l'on y étoit
Catholique? (ce sont les principaux Chrétiens) il me répondit: Vraiment oui, & qui pis
est, Romain. Il me paroît, lui dis-je, que vous traitez la chose assez légèrement: eh mais,
sans-doute, reprit-il, je ne me crois pas fait pour être l'esclave des préjugés vulgaires,
cela est bon à vous, Seigneur Zurac, qui avez encore tout le zéle d'un Novice, mais quand vous
aurez un peu vû le monde, cette ardeur vous passera, &........ vous vous
trompez, interrompis-je en souriant, mon zéle n'est point aveugle, ainsi il ne s'affoiblira
pas; & si vous voulez raisonner un peu avec moi, je vous ferai convenir qu'il est fort
avantageux de s'attacher à la Religion. Ma foi, dit-il, si vous faites ce miracle, vous en
feriez bien d'autres; il me semble que tout l'avantage qui m'en reviendroit, seroit de me
gêner beaucoup dans tout ce qui peut me plaire, & je n'aime pas à me contraindre: c'est
donc cela qui vous tient, repris-je, il est aisé d'imaginer que la Religion est une chose
incommode, quand on a des ménagemens à garder avec le vice ou le plaisir; mais
elle est bien satisfaisante quand on est naturellement vertueux. Qu'appellez-vous, dit-il,
être vertueux? on est assez vertueux quand on a de l'honneur. Ah! m'écriai-je, quel phantôme
que cet honneur! en quoi le faites-vous consister? Vous n'en sçavez rien: c'est une chose
arbitraire, & qui varie selon les différentes Nations. Je ne dis pas qu'il n'en faille
suivre les loix dans chaque lieu, selon qu'il y est établi, mais il faut autre chose pour
régler les sentimens intérieurs de l'homme, & même ses actions: si vous supprimez la
Religion, qu'établissez vous à sa place? (car il faut partir d'un principe) quel est votre système? Moi, reprit-il, je n'en ai aucun; je n'établis rien; je laisse les
choses comme elles sont; cela ne m'empêche pas de les trouver ridicules; je crois bien qu'il y
a un Dieu, mais quand je ne nuis à personne mes devoirs sont remplis, il n'éxige pas d'autre
culte, & je ne pense pas qu'il s'offense de mes foiblesses que vous appellez des vices: eh
bien, lui dis-je, il faut vous prendre par vos propres paroles. Dès que vous niez tout, il est
inutile de vous citer les Loix divines.
D'abord, vous ne devez trouver aucun culte ridicule, puisque vous croyez qu'on a la liberté
de choisir: après cela, vous ne connoissez de crime que celui de faire tort à
votre prochain? Mais prétendez-vous que ce qu'il vous plaît d'appeller vos foiblesses, ne
nuise jamais à la Société? Par éxemple, vous ne vous faites pas un scrupule de séduire la
femme de votre ami, & souvent encore de la déshonorer après: vous lui faites ainsi violer
les sermens les plus solemnels & la promesse la plus sacrée; c'est déja blesser vivement
ce respectable honneur, dont vous faites la base de vos vertus. Indépendamment de cela,
combien en résulte-t-il d'inconvéniens? quel trouble dans une famille? quelles en peuvent être
les suites? des emprisonnemens; des assassinats; on en a vû des éxemples, &
vous appellez cela ne nuire à personne? Allez, Seigneur, si vous vouliez entrer ainsi dans le
détail de tous les maux qui naissent de vos foiblesses les plus aimables, vous verriez
qu'elles sont d'une dangereuse conséquence, & que les hommes ont besoin d'un autre frein
que de votre espéce d'honneur. Nous en étions-là quand Dom Sanches parut, & ne voulant pas
traiter devant ce grave Gouverneur des matieres si délicates, nous remîmes la conversation à
une autre fois, nous devons nous revoir, & je te manderai tout. Ecris moi aussi, cher
Zegri, épanche ta douleur dans mon sein, & crois que je la sens plus que la mienne.
Fin de la Quatorziéme Lettre.