Les Amours de Mirtil: MiMoText edition Claude Louis Michel de Sacy(1749-1794) data capture double keying by "Jiangsu", China encoding Julia Dudar editor Julia Röttgermann 12647 Mining and Modeling Text Github 2020 Les amours de Mirtil Claude-Louis-Michel de Sacy Joseph-Gérard Barbou Constantinople 1761 1761

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LES AMOURS DE MIRTIL.

...... Nulla Viro juranti fœmina credat, Nulla Viri speret sermones esse fideles. Catull. Argon. Utic.

A Constantinople. 1761.

A MADAME D... MADAME,

Un Ouvrage composé de Tableaux, où, sous des formes variées, on n'a peint que l'Amour, la Beauté, les Graces; vous appartient à ce seul titre. Vos droits se lisent dans vos yeux; ils sont écrits sur la plus aimable figure. Dirai-je tous ceux que vous donnent encore un goût délicat, un sentiment fin, un jugement sûr? ce seroit presque vous nommer.

L'Auteur se seroit empressé, sans doute, à vous en faire lui-même l'hommage, s'il avoit le bonheur de vous connoître. Ainsi, en vous l'offrant, Ma- dame, je préviens ses intentions; je paye le tribut que sa plume doit aux agrémens qui sont l'objet d'un Écrit fait pour l'amusement du beau Sèxe.

Je suis avec bien du respect,

MADAME, Votre très-humble & très-obéissant serviteur ***.

CHANT I. LES AMOURS DE MIRTIL. CHANT PREMIER.

VÉNUS pleuroit encore la triste destinée du Chasseur Adonis, & ses longs gémissemens faisoient retentir les forêts. La Déesse affligée, négligeant les doux parfums qui brûloient dans ses Temples, ne se plaisoit que dans les lieux où elle avoit vû son Amant. Là, elle n'est occupée que de ses regrets & de sa douleur; elle s'abandonne aux plus violens transports. Tantôt d'un pas rapide elle parcourt les lieux qui furent témoins de ses plaisirs; tantôt elle appelle Adonis: elle le demande aux cieux, elle le demande aux enfers; mais les voyant sourds à sa voix, elle se plaint d'être immortelle.

Les larmes des Amours, les soins empressés des Graces, la tristesse de toute la Nature, rien ne peut bannir du cœur de Vénus le souvenir d'un mortel qui lui fut si cher. Comme elle, sans doute, ses regrets, ses tendres regrets auroient été éternels, si elle ne se fût apperçue qu'elle portoit dans son sein un précieux gage de ses amours; ce dépôt heureux la consola de la perte d'Adonis, & bientôt elle donna au monde un fils, la vivante image de son père.

Non loin du Temple d'Amathonte, est un Vallon délicieux où jamais les cruels Aquilons ne soufflèrent les frimats; les Zéphirs y carressent continuellement les airs de leur souffle amoureux. Flore ne quitte ces lieux qu'à regret, & le fidèle Vertumne y soupire sans cesse auprès de la belle Pomone.

Sur le sommet du Vallon, est un hameau consacré à Vénus. Tous les jours les Bergers & les Bergères, couronnés de fleurs nouvelles, y chantent ses louanges. La Déesse se plaît à les entendre; elle aime leurs chants inspirés par la simple nature; elle protège ce hameau fortuné; elle en a banni pour jamais l'inquiète ambition & la triste indigence: favorable aux amours des Bergers, elle éloigne du cœur des innocentes Bergères & l'inconstance & l'artifice. Jamais les amans heureux & tranquilles n'y furent en proie aux fureurs de la noire jalousie; toujours amoureux & toujours aimés, ils coulent des heures filées par les mains du Plaisir.

C'est dans ces lieux que la Déesse d'Amathonte déposa son cher fils; un vieux Berger nommé Palémon, dont elle connoissoit les talens & le zèle, fut chargé de son éducation. A peine le jeune Mirtil commençoit à balbutier, qu'on lui faisoit répéter le nom de sa Mère: bientôt plus avancé en âge, on lui fit connoître sa naissance. Souvent le vieux Palémon lui chantoit les amours de Vénus & d'Adonis. Mirtil écoutoit avidement ses chansons; déja même il connoissoit l'avantage d'être né d'une Immortelle. Enfin parvenu à cet âge où les jeunes cœurs commencent à sentir qu'ils sont faits pour aimer, il chantoit avec les Bergers les louanges de sa Mère, & Vénus écoutoit avec complaisance les accens naïfs de son fils.

O! vous qui règnez sur tous les cœurs, fille immortelle de l'Océan, vous dont les attraits surpassent ceux de toutes les Déesses; si le souvenir d'Adonis flatte encore votre cœur, envoyez-moi votre ceinture par la main des Graces, je vais chanter votre fils.

Et vous, chaste Muse! vous qui d'une main délicate cueillez des fleurs champêtres, semez-les sur mes écrits.

Un Jour que le jeune Mirtil conduisoit dans la prairie les troupeaux de Palémon, il vit deux Colombes plus blanches que la neige, qui fendoient d'un vol rapide le vaste espace des airs. Ces oiseaux, consacrés à sa Mère, lui rappellèrent son origine; son jeune cœur en fut ému, il soupira, & accordant l'harmonie de ses chants aux doux sons de son haut-bois, il chanta les amours auxquels il devoit la naissance. Vénus en fut touchée: elle détacha de sa suite le talent de plaire. Allez, dit-elle, soumettez tous les cœurs à mon fils. Aussitôt, docile à sa voix, cette Divinité déploye ses aîles argentées, & dirige son vol auprès du jeune Berger. A son aspect il sent une tendre émotion, son cœur forme déja des desirs, bientôt il triomphera de la plus belle Bergère du hameau.

Pour se mettre à l'abri de la chaleur, les Bergères étoient entrées dans un bois de myrte, dont les rameaux verdoyans ombrageoient une onde pure qui erroit lentement dans la prairie. Mirtil, guidé sans doute par l'Amour, y porte ses pas: il paroît, & toutes desirent de lui plaire; il parle, & les doux sons de sa voix font naître la tendresse & l'amour. Chacune en secret forme le projet de l'arrêter dans ses liens; elles détestent, pour la première fois, les attraits de leurs compagnes, & la crainte de voir le beau Mirtil passer sous l'empire d'une autre, introduit dans leurs cœurs la funeste jalousie. Mais c'est à toi, jeune Amarillis, que le triomphe est réservé.

En effet, le fils de Vénus ne put résister aux charmes de cette jeune Bergère. L'amour & les desirs peints dans les yeux, il l'approche, il lui dit qu'il l'adore. Les compagnes d'Amarillis ne pouvant souffrir un langage qui fait honte à leurs appas, l'abandonnent: elle veut les suivre, son amant s'oppose à sa fuite; elle essaye encore de s'éloigner, Mirtil l'appelle tendrement, & le charme de sa voix la retient. Alors il lui adresse ce discours: „Amarillis, c'est vous qui la „première avez triomphé de mon „cœur, ce sont vos attraits qui ont „enchaîné ma liberté; je porte „avec joie des fers si précieux, „mais serez-vous sensible à mon „amour? puis-je enfin espérer de „vous le sacrifice de mes rivaux? „Parlez, adorable Bergère, prononcez sur mon sort: ô Vénus, „soyez-moi propice!“

Amarillis rougit, la Pudeur vole sur son visage; elle oppose en vain au discours séducteur du Berger ses traits les plus puissans, un soupir détruit son ouvrage. La Bergère n'a plus de ressource que dans la fuite; elle tâche de se dégager des bras de son amant; l'amoureux Mirtil la retient par ses larmes, & bientôt l'Amour y mêle celles de la Bergère. O charme séduisant! jeunes amans, vous goûtez les plus tendres plaisirs de l'amour; coulez, heureuses larmes, tendres fruits du délire, vous exprimez l'ivresse des cœurs.

Telle qu'on voit une rose ouvrir son sein amoureux aux douces haleines des Zéphirs, telle & plus aisément encore Amarillis cède aux transports de son amant.

Cependant l'hôte divin de Thétis plongeoit son char enflammé dans le sein des ondes; la plaintive Philomèle commençoit dans les bois à déplorer ses malheurs; la seule Fauvette osoit mêler sa voix timide aux accords variés de ses chants harmonieux; déja tous les Bergers ramenoient leurs troupeaux à la bergerie; les hautbois sur lesquels ils avoient soupiré leurs amours, pendoient oisifs à leurs côtés. Ils repassoient les plaisirs qu'ils avoient goûtés avec leurs amantes, & ce délicieux souvenir les consoloit de leur absence.

Nos deux amans, charmés l'un de l'autre, étoient encore dans les bras de l'amour; ils oublioient que bientôt la nuit alloit jetter ses sombres voiles sur la surface de la terre, lorsque la sœur d'Amarillis, fatiguée d'avoir rassemblé seule un nombreux troupeau, vint troubler leur agréable retraite. A son abord, Amarillis rougit; un timide embarras se peint sur son visage, & que ce désordre la rend belle aux yeux de son amant! Psyché surprise par Vénus dans les embrassemens de l'Amour, n'avoit pas tant de graces. Mirtil ne peut se résoudre à la quitter, il l'embrasse cent & cent fois, il veut l'embrasser encore; mais la Bergère s'arrache de ses bras, & s'éloigne. L'amoureux fils de Vénus la suit des yeux, elle disparoît; il croit encore la voir, il l'appelle: la raison dissipe enfin l'épais nuage dont l'amour avoit obscurci sa vue, il s'apperçoit, avec surprise, que de tous les Bergers il est resté seul dans la prairie, & rassemble promptement son troupeau. Cependant avant que de partir, il se couronne de myrte, & tournant les yeux du côté d'Amathonte, il adresse cette prière à Vénus.

O ma Mère! quelles douceurs on goûte sous votre empire! Quels momens délicieux j'ai coulés auprès de la belle Amarillis! mon cœur en est encore attendri... Mais quel trouble inconnu vient m'agiter... Si elle cessoit de m'aimer, si..... Pardonnez, Amarillis, ces coupables soupçons: vous êtes trop belle, vous m'êtes trop chère; tous les Bergers, jaloux de mon bonheur, vont redoubler leurs soins & leurs empressemens pour vous plaire. O ma chère amante! soyez-moi toujours fidelle. Et vous, ma Mère! conservez-moi un cœur qui fait tout le bonheur de ma vie. A peine a-t-il fini ces paroles, qu'il voit voltiger dans les airs un Amour qui tient dans ses mains la flèche dont il a percé le cœur d'Amarillis; l'Amour vole auprès du Berger, & le regardant avec un souris vainqueur, il lui tient ce langage. La Reine d'Amathonte m'envoye pour calmer vos inquiétudes; voilà le trait qui vous a fait triompher de votre amante, conservez-le soigneusement, & vous serez sûr de son cœur. Il dit, & battant ses aîles d'or & d'azur, il laisse après lui un long sillon de lumière. Le Berger admire le don précieux qu'il vient de recevoir des mains de l'Amour; il le baise mille & mille fois. Heureux instrument de mon bonheur, s'écrie-t-il avec transport, que les coups que tu as portés soient éternels! Mirtil rend de nouvelles graces à sa Mère, & ayant suspendu sa couronne à un myrte, il regarde encore au loin s'il ne verra pas son amante. Ses sens enchantés lui retracent mille fois ce phantôme charmant, il disparoît enfin: Amarillis étoit déja arrivée à son hameau, & la sombre nuit chassant de la prairie l'amoureux fils d'Adonis, il ramène à pas précipités son troupeau dans la bergerie.

CHANT SECOND.

Toute la Nature étoit dans un profond silence: Morphée s'étoit emparé des traits de l'Amour; les amans fortunés, pleins d'une douce ivresse, reposoient mollement sur le sein de leurs amantes; les fleurs ne brilloient pas encore des larmes que répand la mère de Memnon; les bois, les tranquilles bois ne résonnoient point du chant de leurs aimables habitans; mais le fils de Vénus, agité par les transports les plus doux, avoit déja quitté son hameau. Il arrive dans la prairie, lorsque l'aurore commençoit à peindre l'Orient de ses premières couleurs. Mirtil élève à sa Bergère un trône de gazon, il lui prépare une couronne de fleurs, il veut la placer sur ce trône, il veut que les Bergers viennent adorer ses attraits. Après avoir tout préparé, il retourne à son hameau, il court auprès de son amante, il la voit plus belle que jamais; ses yeux, à qui le sommeil avoit refusé ses pavots, brilloient d'une langueur enchanteresse; on l'auroit prise ou pour Vénus, ou pour Aglaé, ou pour la fille de Tyndare. L'amoureux Berger lui déclare son dessein: Amarillis lui sourit, elle l'aime trop pour lui rien refuser.

Déja les Bergers & les Bergères s'étoient rassemblés pour chanter les louanges de Vénus; déja tout le village retentissoit de leurs chants d'allégresse. Mirtil y vole, & suspendant la cérémonie: O Bergers, dit-il, il y a dans la prairie une jeune Déesse, je l'ai vûe; j'ai vû les Amours empressés, voltiger autour d'elle; les Graces prennent plaisir à se mirer dans ses yeux. Venez, venez tous adorer ses divins appas; apportez vos hautbois, & que tout retentisse de ses louanges: c'est sans doute Vénus qui vient habiter parmi nous. Il dit, & aussitôt il retourne auprès de sa maîtresse, il la conduit dans la prairie, il la place sur le trône qu'il a préparé, il la couronne de ses mains. Vénus voyant les innocens transports de son fils, répand sur la jeune Amarillis ses plus riches trésors; elle la rend presqu'aussi belle qu'elle même.

Cependant les Bergers accourent en foule à la prairie, ils apperçoivent de loin le trône de la Divinité de Mirtil, ils se couronnent de myrte & de fleurs, & accordant leurs tendres hautbois à l'harmonie de leurs chants, ils font retentir les airs des accords les plus flatteurs. Ces sons, portés sur les aîles légères des vents, viennent frapper les oreilles de la jeune Amarillis: ô douce illusion! elle-même trompée se prend pour une immortelle. Les Bergers avancent, ils environnent le trône de l'amante de Mirtil, ils sont éblouis de ses attraits; (Vénus avoit voilé Amarillis pour ne leur montrer qu'une beauté étrangère.) Les Zéphirs abandonnent Flore, & viennent de leur souffle amoureux caresser le sein de la jeune Bergère.

Le célèbre fleuve Amys roule dans la prairie ses flots argentés; sur ses bords s'élève un petit bois de myrtes toujours fleuris, & au milieu du bosquet est une fontaine dont les eaux transparentes ne furent jamais troublées: c'est-là où les Bergères viennent corriger le défaut de leur parure; c'est dans ces fidelles ondes qu'elles apprennent à connoître les charmes dont la nature les embellit.

La Déesse des fleurs s'étoit arrêtée dans ces lieux charmans: couronnée de pavots, elle reposoit dans les bras du sommeil; auprès d'elle étoit couché le Printems, qu'elle avoit enchaîné avec une guirlande de fleurs; on auroit vû les Zéphirs, s'ils ne l'avoient pas abandonnée, folâtrer & se jouer sur sa belle bouche. Une jeune Fauvette vole imprudemment sur le myrte qui couvroit la Déesse de son ombre, & commence ses tendres chansons. Flore s'éveille, ô surprise! elle ne voit pas les Zéphirs; elle les appelle, mais en vain, sa voix se perd dans les airs; transportée de courroux, elle se lève, & parcourt le bois pour les chercher; ne les trouvant pas, elle avance dans la prairie; elle y voit un trône, & apperçoit à l'entour les Zéphirs inconstans qui caressent les beautés d'une jeune Bergère. La Déesse, à cet aspect, éprouve les mouvemens qu'inspire la cruelle jalousie; aussitôt elle attèle plusieurs Hirondelles à son char, & les rapides messagères du Printems fendent la voûte azurée. Flore dirige leur vol vers le séjour de la Vieillesse, & va implorer le secours de cette Divinité redoutable.

Sur les bords toujours glacés du fleuve Siphax, s'élève un bois de chênes antiques; le Temps, lorsque le monde fut tiré du cahos, le planta de ses mains, & l'œil du jour n'y pénètre jamais. Ce lieu est en proie aux fougueux Aquilons, qui en éloignent les tranquilles Zéphirs; les humains effrayés ne l'abordent qu'en tremblant, & les timides Amours n'y voltigent jamais. Au milieu de cette affreuse forêt paroît le Temple de la Vieillesse: on l'y voit sur un trône chancelant, elle tient d'une main tremblante un sceptre prêt à lui échapper, de l'autre elle éloigne les Plaisirs. A ses côtés sont assis le cuisant Repentir, l'Avarice au teint livide, les funestes Maladies & la triste Impuissance. Flore s'ouvre un passage à travers ces spectres hideux: la Vieillesse l'apperçoit, & détourne la tête; ses foibles yeux sont fatigués d'un éclat importun; mais Flore répandant une odeur divine, la contraint de l'entendre. La vieille Déesse, devenue plus facile, la fait approcher; elle lui demande le sujet de son voyage. Alors, déposant au pied de son trône une corbeille de fleurs, l'amante des Zéphirs lui adresse ces paroles!

Puissante Divinité, redoutée des mortels! ô vous qui d'une main pesante accablez du poids des années leurs corps chancellans, daignez exaucer mes vœux.

Non loin du Temple d'Amathonte respire une jeune Beauté, dont les attraits excitent l'admiration des Dieux & des mortels. Les Zéphirs ont secoué, pour elle, le joug de mon empire; je les ai vu se jouer sur le sein de ma rivale, ils la caressoient de leur souffle amoureux. Qui voudra désormais sacrifier à la Déesse des fleurs? Mon pouvoir, sans ces infidèles, ne peut conserver leur éclat; ce sont eux, ce sont leurs douces haleines qui les font épanouir. O Déesse! si vous êtes sensible à l'outrage que l'on fait à une Immortelle; venez, quittez pour un moment votre redoutable empire, venez, & d'une main puissante portez sur le front orgueilleux de ma rivale les rides affreuses qui volent à votre suite. Aussi-tôt, secouant ses cheveux blancs, la Vieillesse s'appuie sur un bâton de cyprès, & monte sur le char de la jalouse amante des Zéphirs.

Déja loin de son trône, abhorré des humains, elles découvrent le Temple superbe, que les habitans d'Amathuse ont consacré à leur Reine, & au malheureux fils de Cynire. Bientôt arrivées dans la prairie, elles apperçoivent Amarillis: de vieux Bergers, prosternés devant son trône, adorent ses appas; ils semblent oublier leur âge; leurs regards, fixés amoureusement sur la jeune Bergère, rappellent dans leurs cœurs le feu qui les embrasoit autrefois. A cet aspect, la Vieillesse même craint qu'Amarillis ne devienne fatale à son Empire; elle approche, aussitôt les Bergers effrayés reculent avec horreur: la Bergère tremblante tombe évanouie sur son trône, & bientôt d'une main cruelle la Déesse porte les rides affreuses sur le front où brilloient tant de charmes. Enfin, montant sur les aîles tardives des froides années, elle retourne dans son obscure retraite. Flore qui voit alors sa rivale couverte des traits de la Vieillesse, s'applaudit & lui insulte: elle remonte sur son char, & ses rapides Hirondelles l'enlèvent dans les airs.

Cependant le Berger d'un pas timide s'approche d'Amarillis; mais, ô désespoir! il ne reconnoît plus son amante; il ne voit plus les divins attraits auxquels il éleva des autels: il recule épouvanté, la Bergère l'appelle tendrement, Mirtil cède aux doux sons de sa voix; mais la trouvant encore plus affreuse, il fuit, & va déplorer son sort dans un bosquet voisin. Là, le souvenir flatteur des plaisirs qu'il avoit goûtés avec Amarillis, rallume sa tendresse: il soupire, & levant au Ciel ses tremblantes mains, il adresse cette prière à la Mère des Amours.

O Déesse! venez venger une injure faite à votre Empire; venez voir le plus beau de vos ouvrages en proie aux fureurs de votre implacable ennemie; venez voir les horribles traces de la vieillesse imprimées sur le visage où vous aviez répandu tant de charmes. Venez, & de vos doigts de lis & de roses daignez seulement toucher son front: aussitôt, dociles à votre voix, les attraits revoleront sur son visage. O puissante Déesse, rendez à mon amour, rendez à mon cœur éperdu ma chère Amarillis: tous les jours, couronné de fleurs cueillies de sa main, je brûlerai sur vos autels des branches de myrte & d'oranger; je vous immolerai le plus tendre agneau de ma bergerie.

Les vœux de Mirtil sont à l'instant exaucés. Il voit descendre un char brillant d'or & d'azur, que deux cygnes traînent dans les airs. Vénus vient rendre la beauté à l'amante de son fils: le char vole, Cythérée approche, les rides disparoissent, Amarillis renaît; & la Déesse, en jettant sur elle un souris charmant, remonte dans les Cieux. La Bergère court précipitamment sur le bord d'un ruisseau; elle s'y voit plus belle que jamais, elle vole auprès de son amant, elle lui fait des reproches de ce qu'il l'a abandonnée. Mirtil l'embrasse amoureusement; ses soupirs désarment sa Bergère, & la tendre Amarillis goûte de nouveau le plaisir d'être aimée. Le Berger raconte à son amante les vœux qu'il a faits pour elle; ils se couronnent mutuellement de fleurs. Mirtil allume le feu sacré, & plonge le couteau dans les entrailles palpitantes de la victime: sçavant dans l'art des Aruspices, il découvre la flamme éternelle dont son amante doit brûler, il la fait connoître à la Bergère; mais elle n'y voit pas la constance de son Berger, & elle lui fait part de ses craintes. Mirtil n'épargne ni les larmes, ni les soupirs, pour lui persuader qu'il l'aimera éternellement, & la tendre Amarillis le desire trop pour ne pas le croire.

Le Soleil, presque caché dans les ondes, ne doroit plus que le sommet des montagnes; ses chevaux fatigués descendoient dans l'empire de Neptune: nos deux amans retournent à leur hameau. En traversant un petit bois de myrte, Amarillis apperçoit un Rossignol: il soulage par la douceur de ses chants l'ennui de sa chère compagne qui couve des petits à peine éclos. La Bergère approche, le Rossignol allarmé gémit; sa tendre moitié n'ose pas abandonner le fruit de leurs amours. Amarillis porte une main délicate sur la mère épouvantée; déja elle est captive, déja les petits, privés d'une chaleur utile, semblent, par leur agitation, redemander leur mère; le Rossignol, s'abandonnant à toute sa douleur, vole & revole sans cesse autour d'Amarillis, il fait répéter aux échos les plus tristes accens; la Bergère en est touchée, elle baise l'oiseau chéri, & lui rend la liberté. Alors vous eussiez vû l'époux empressé battre les aîles, & contempler sa compagne; ses chants deviennent cent fois plus mélodieux. Amarillis fait remarquer à son amant la tendresse & la constance de ce petit animal; rien, à son gré, n'est plus flatteur pour une amante. Le Berger lui jure encore de l'aimer éternellement, & ils arrivent au hameau.

CHANT TROISIÉME.

L'Amoureux Mirtil goûtoit tous les jours de nouveaux plaisirs auprès d'Amarillis; tous les jours ils faisoient paître ensemble leurs troupeaux. La Bergère voyoit d'un œil satisfait la constance de son Berger, & le Berger sentoit la flamme dont il brûloit pour Amarillis s'accroître tous les jours davantage.

La belle Sylvanire, qui jusqu'alors avoit disputé l'empire de la Beauté à la jeune Amarillis, tentoit en vain de se soumettre le cœur de Mirtil; sa tête brilloit inutilement des fleurs les plus belles, Mirtil en étoit peu touché. Toujours fidèle, toujours constant, il n'avoit des yeux que pour Amarillis. De son côté, la Bergère rejettoit les vœux de tous les autres Bergers: en vain soupiroient-ils sur leurs tendres hautbois les plus doux accens de l'amour; en vain lui offroient-ils mille présens champêtres, Amarillis ne respiroit que pour Mirtil. Mais l'Amour, qui ne se plaît que dans le désordre & dans les allarmes, ne put voir long-tems la félicité de ces amans, sans en sentir une secrette jalousie: il n'étoit plus en son pouvoir d'éteindre les feux qu'il avoit allumés lui-même; Vénus protégeoit les plaisirs innocens de nos Bergers. Reconnoissant son impuissance, il vole auprès de sa Mère; elle le reçoit avec un souris enchanteur; il l'embrasse, & Vénus en devient plus belle. „O Déesse, lui dit-il, „à quoi me servent donc les „aîles qui me furent données par „le Destin? Je me vois arrêté par „deux Bergers, la Constance s'est „emparée de leurs cœurs, elle „m'enchaîne à sa suite; permettez-moi de me servir contr'elle des „armes que vous m'avez données. „Mirtil vous est cher, il sera toujours heureux; mais je veux qu'il „vole de Bergère en Bergère.“ Vénus lui sourit de nouveau: „Allez, mon fils, dit-elle à l'Amour, „livrez la guerre à la Constance, „vous la chasserez aisément de „dessus la terre.“

Aussitôt ce Dieu quitte le Temple de sa Mère; ses aîles rapides le portent dans les lieux où nos amans goûtent encore ses plus douces faveurs; il les voit, ils sont couchés sur l'herbe naissante; leurs regards, fixés amoureusement sur eux-mêmes, expriment les desirs qui s'élèvent dans leurs ames; ils soupirent, mais un cruel pressentiment vient allarmer la Bergère; elle craint que son amant ne se lasse de ses faveurs, elle lui fait jurer de lui être fidèle; le Berger le lui promet de bonne foi; il étoit trop heureux de la posséder, & il ne croyoit pas que jamais il pût devenir inconstant.

L'Amour, qui s'étoit laissé toucher par les caresses de ces amans, entendant les nouveaux sermens du Berger, sent redoubler son courroux. Il tire de son carquois une flèche ajustée des mains de la Légèreté même; l'arc résonne, le trait vole, & vient frapper le cœur du fils d'Adonis; la Constance est blessée, elle fuit, elle emporte après elle tous les feux de l'Amour, & ne laisse dans le cœur de Mirtil que l'indifférence & les dégoûts.

Le Berger interdit regarde son amante, il ne lui trouve plus les mêmes agrémens, sa beauté s'évanouit à ses yeux. L'Amour lui inspire soudain un desir de plaire à Sylvanire, & cette nouvelle amante s'empare de son cœur. Amarillis s'apperçoit de son trouble, elle lui en demande la cause: il est obligé, pour la satisfaire, de recourir à la feinte; la Bergère ingénue le croit, elle ignore encore son malheur.

Dans le même bosquet où Mirtil aborda, pour la première fois, les Bergers de son hameau, étoit un lieu solitaire, qui n'étoit fréquenté que des amans malheureux; c'est dans ces lieux écartés qu'ils alloient se plaindre de la cruauté de leurs Bergères: mais comme Vénus fafavorisoit leurs amours, on les y voyoit rarement. Le Soleil étoit au milieu de sa course, les Naïades étoient rentrées dans leurs grottes humides, les Faunes & les Sylvains s'étoient enfoncés dans le plus épais des forêts, lorsqu'Amarillis proposa à son amant d'aller dans le bosquet retiré; Mirtil ne peut le lui refuser, il affecte même un air empressé, & bientôt ils y arrivent.

Sylvanire étoit venue dans ces mêmes lieux déplorer son désespoir & sa honte. Le tendre Mopsus la cherche inutilement dans la prairie: Sylvanire se plaint aux Dieux de l'insensibilité de Mirtil; elle n'aime pas moins le jeune Berger que la tendre Amarillis. L'Amour qui suivoit nos amans, fait pénétrer jusques dans le cœur de son frère la voix de la triste Sylvanire. Le Berger ne peut y résister; il quitte la fidelle Amarillis, & bientôt il vole aux pieds de sa nouvelle amante. Elle est assise au bord d'un antre obscur, ses beaux yeux sont mouillés de pleurs, elle murmure tendrement le nom de son Berger. Mirtil transporté se jette à ses genoux, il baise sa belle main qu'il mouille de ses larmes, il dit à la Bergère qu'il l'adore. Sylvanire le regarde avec surprise, elle craint que cet empressement ne soit un stratagême de sa rivale; mais l'amoureux Mirtil la détrompe bien-tôt. „Ce sont vos appas, dit-il, „ce sont vos puissans appas, qui „m'ont dégagé de ses fers; un „foible reste d'amour combattoit „en vain pour elle au fond de mon „cœur, il a cédé aux doux sons de „votre voix. J'ai laissé Amarillis „éperdue à l'entrée de ce bosquet.“ Sylvanire bénit les Dieux qui se sont enfin laissé toucher par ses larmes: fière de la victoire qu'elle vient de remporter sur sa rivale, & trop heureuse d'être aimée du Berger qu'elle adore, elle ne lui refuse rien; l'inconstant Mirtil lui prodigue des caresses qui n'étoient dues qu'à la fidelle Amarillis.

Ariane délaissée dans l'Isle de Naxos par le volage Thésée, ne ressentit pas une aussi profonde douleur qu'Amarillis abandonnée de son amant. N'osant pas douter de son malheur, elle approche en tremblant des lieux où elle entend sa rivale. Mirtil est assis à côté d'elle, & la facile Sylvanire sourit agréablement. Quelle vue pour la plus tendre des amantes! Son esprit flotte entre le désespoir & la haine. Bientôt ne pouvant résister à tant d'agitations, son sang glacé s'arrête sur son cœur; elle tombe, ses beaux yeux sont couverts d'un voile épais: mais Vénus, à qui elle est toujours chère, détache de sa suite la plus jeune des Graces, qui vient répandre sur le visage de la Bergère une eau divine. Aussitôt on voit fuir les pâles couleurs de la mort; son teint se ranime, ses yeux se r'ouvrent, & elle revoit le jour qu'elle déteste.

Alors elle a recours aux larmes & aux reproches, armes inutiles des amans abandonnés. „Ingrat! s'écrie-t-elle, „comment peux-tu „délaisser une amante qui t'adore? „Comment peux-tu me laisser en „proie au désespoir qui m'agite? „Tu ne m'aimas donc jamais, „traître? Tu m'as donc toujours „trompée? Les larmes que j'ai vû „couler de tes yeux, les soupirs „que j'ai reçus dans mon sein, tes „sermens tant de fois réitérés, tes „transports, ce feu qui brilloit „dans tes yeux, tout n'étoit donc „que trahison, perfidie! Tu as „donc abusé de la facilité d'une „innocente Bergère. Vénus, & „c'est ton fils? Non, tu es trop „tendre pour avoir donné le jour „au plus cruel des humains. Mal-„heureuse! où m'emporte un aveugle désespoir? Non, non, mon „Berger m'aime encore. Viens, „cher amant, viens essuyer mes „larmes, fais cesser mes craintes: „Amarillis te tend les bras; ne „méprise pas un cœur qui ne respire que pour toi.“ A des discours si touchans, Mirtil ne répondit rien: il étoit infidèle.

Amarillis retourne à son hameau, & se condamne à des larmes éternelles.

L'inconstant Mirtil & l'heureuse Sylvanire goûtoient toutes les délices de l'amour. Ce Dieu, content de sa victoire, leur prodiguoit ses plus douces faveurs: il sembloit au Berger qu'il n'avoit pas été heureux avec sa première amante; son cœur volage savouroit à longs traits les douceurs du changement.

Amour, quitte pour un moment ces Amans fortunés; laisse-les dans les bras du délire. Viens me crayonner les plaisirs divins qu'ils goûtent sous tes loix: dépeins-moi l'amoureux désordre de Sylvanire. Ah! je la vois, éperdue, agitée: la langueur & le feu dans les yeux, elle pousse un profond soupir; son amant..... déja..... ô Pudeur, retiens ma plume! .... déja son amant étoit heureux.

Dieu des cœurs, que tes faveurs sont douces, mais qu'elles sont peu durables! Nos amans, n'étant plus remplis de ta Divinité, sont interdits & confus: à peine articulent-ils quelques mots; leurs regards timides n'osent plus se confondre ensemble. Mais bientôt tu rallumes dans leur sein tes divines flammes; leurs yeux brillent d'un nouvel éclat; le Berger assis aux pieds de son amante, recommence de tendres propos. Sylvanire lui prodigue de légères faveurs: l'impatient Mirtil, déja vivement renflammé, voudroit sur le champ sacrifier au Plaisir; Sylvanire s'y oppose; ses refus irritent encore l'ardeur de Mirtil. Sylvanire, ah! c'est vainement que tu crois, par ces feints refus, resserrer les liens qui l'attachent à toi!

Ces amans étoient encore dans ces débats amoureux, lorsqu'ils entendirent un bruit confus à l'entrée du bois. Les Bergers assemblés poursuivoient un animal féroce, la terreur de leurs chères brebis: il fuit précipitamment devant eux, il cherche dans le bois un asyle. Le fils d'Adonis apperçoit de loin ses yeux enflammés; aussitôt il saisit l'arc redoutable dont il hérita de son père; il choisit la plus forte flèche de son carquois. La Bergère éperdue fait un vain effort pour le retenir: il court, l'arc part, le trait vole, l'animal est blessé, il fuit, & laisse après lui des traces de sang. Mirtil le poursuit sans relâche; il décoche une autre flèche, mais inutilement; le monstre se jette dans une caverne obscure. Alors le Berger, armé d'un pieu, veut pénétrer dans le dangereux asyle; mais la trop tendre Sylvanire s'oppose à sa témérité. „O mon cher amant, s'écrie-t-elle, „je t'en conjure par l'amour que „j'ai pour toi, je t'en conjure par „les caresses que je viens de te „prodiguer, n'expose pas des jours „si précieux, cruel! ou si tu veux „périr, perces donc auparavant „ce cœur qui ne sçauroit vivre „sans toi.“ Son discours est suivi d'un torrent de larmes; mais l'amour de la gloire s'étoit emparé du fils d'Adonis. Il alloit forcer la retraite du monstre, lorsque son amante se jette à ses genoux. „Barbare, lui dit-elle avec transport, „puisque mes larmes ne peuvent „arrêter ton aveugle valeur, attens „au moins que les Bergers soient „arrivés dans ces lieux, où ma „mort va précéder la tienne.“ Son amant ne peut lui refuser cette grace, il se tient à l'entrée de la caverne, résolu de combattre le monstre, s'il ose sortir. Cependant les Bergers entrent dans le bois; ils voyent avec étonnement des vestiges ensanglantés, ils les suivent; mais leur surprise est bien plus grande encore de voir Mirtil armé à l'entrée d'une caverne. Chacun en ressent d'abord une secrette jalousie, mais tous ensemble louent son courage. „Si je n'ai pas encore „arraché la vie à l'animal que vous „poursuivez, (leur dit le fils d'Adonis) „ne croyez pas que ce soit „un effet de la crainte, j'en jure „par le Dieu des combats; son „aspect, quelque terrible qu'il soit, „loin de ralentir mon audace, n'a „fait qu'irriter mon courage. Souffrez, Bergers, que j'entre dans la „caverne, & vous verrez si j'ai dé-„généré des vertus de mon père.“ Ce discours, loin de persuader les Bergers, rallume encore plus leur jalousie; ils ne veulent pas céder en courage à un autre Berger, il faut que le sort en décide. On bande les yeux de la Bergère, on fait autour d'elle un grand cercle: celui sur qui elle portera ses mains incertaines ira combattre le monstre. Sylvanire tremblante avance, & le cruel hazard conduit ses mains sur son cher Mirtil: aussitôt on lui ôte le fatal bandeau. Quel fut son désespoir, lorsqu'elle vit le danger où elle exposoit son amant! Son cœur palpite de crainte. Mais l'intrépide Berger entre dans la grotte: il voit à la faveur de la lumière que répandent les yeux de son terrible ennemi, il voit sa gueule béante: elle est armée d'un triple rang de dents, une écume teinte de sang en découle. Tout autre qu'un Héros auroit tremblé. Mirtil avance: le monstre, qui ne voit point d'issue, pousse des hurlemens affreux, & s'élance impétueusement sur le Berger qui peut à peine soutenir la violence du choc. Mais Vénus, attentive au danger de son fils, lui prête de nouvelles forces; il abat son ennemi d'un coup de massue; il redouble encore ses coups, & sort victorieux de la caverne. Les Bergers poussent mille cris de joie, & célèbrent par leurs chants sa victoire. La curiosité les conduit dans la grotte: les uns admirent les dents du monstre, les autres regardent ses blessures; tous sont effrayés de sa grandeur & de sa difformité; jamais l'Isle de Chypre n'en avoit nourri de semblable. Et toi, fortunée Sylvanire! la joie répandue dans les yeux, tu embrasses tendrement ton Berger; charmée de sa valeur, tu t'applaudis d'en avoir fait la conquête. Les Bergers, après avoir couronné de fleurs le valeureux Mirtil, le portent en triomphe au hameau; la Bergère les suit de loin; ses yeux sont continuellement attachés sur le digne objet de ses amours. Ils arrivent: les vieillards viennent féliciter le vainqueur, & Mirtil unissant sa voix à leurs chants, ils rendent graces à Vénus, protectrice de leur hameau.

Notre Berger aima plus long-tems l'adroite Sylvanire que la simple Amarillis; mais enfin, dégoûté de ses faveurs, il songe à former d'autres nœuds. Après avoir aimé Amarillis & Sylvanire, les seuls ornemens du pays, il rougiroit d'y porter d'autres fers; il croit qu'il est dans des climats étrangers des Bergères encore plus aimables: son cœur volage brûle d'abandonner sa patrie. Non content de délaisser deux Bergères amantes, il veut encore aller porter la crainte & la jalousie dans le cœur des amoureux Bergers.

Avant de quitter son hameau, Mirtil va consulter sa Mère. Il mène avec lui le respectable Vieillard qui eut soin de ses premières années. Le sanctuaire du Temple leur est ouvert, & ces deux mortels favorisés abordent la Déesse. Dépouillée de son éclat, Vénus les reçoit avec bonté: son fils lui apprend le sujet de son voyage. Vénus tremble pour ses jours; elle sçait que l'implacable Destin le condamne à périr dans ses courses; elle employe en vain, pour le retenir, les prières & les larmes. Son fils insensible la presse de consentir à son départ. La Déesse, forcée par le Destin, cède enfin à ses vœux. „Allez, mon fils, lui dit-elle, allez, „puisque c'est la volonté des Dieux: „soyez heureux dans vos amours; „vous éprouverez cependant les „rigueurs d'une Bergère. Il est bon „d'essuyer quelques revers dans la „vie: un bonheur trop constant „ennuie les humains; au reste, je „préviendrai toujours vos desirs. „Et vous, ô digne Vieillard! pour „récompenser votre zèle, vivez „encore de longues années, & „que les tristes maladies ne vous „atteignent point dans le cours „de votre carrière.“ Vénus dit, & un nuage épais la dérobe sur le champ à leurs yeux.

Les Bergers prosternés adorent sa puissance; les Prêtres les viennent chercher dans le sanctuaire. Palémon avoit amené une génisse blanche; on allume le feu sacré sur l'autel, & le Prêtre plonge le couteau dans le sein de la victime. Après le sacrifice, les Bergers retournent à leur hameau. Le petit-fils de Myrrha dispose tout pour son voyage, & après avoir embrassé tendrement le Vieillard, il prend le chemin de l'Arcadie. Palémon, les yeux mouillés de pleurs, conduit en soupirant son Élève; ils s'embrassent encore, & se séparent pour toujours. La nouvelle de ce départ imprévu se répand bientôt dans le hameau. Sylvanire au désespoir, unit ses plaintes à celles d'Amarillis.

Ces rivales, également délaissées, sont réconciliées à l'instant par le sentiment de leur perte commune. Elles aiment à se confier leurs regrets, à les verser réciproquement dans un cœur éprouvé par les mêmes coups dont chacune ressent l'atteinte; leur douleur, ainsi partagée, n'en est que plus vive; elle prend chaque jour, en s'épanchant, de nouvelles forces. L'image du fils d'Adonis, retracée sans cesse à leur souvenir, emprunte encore de nouveaux charmes d'un amour malheureux qui, sans s'affoiblir, ne vit plus que de sa propre substance. Vénus prend enfin pitié de leurs peines, & leur rend leur première tranquillité. Les Bergères, en soupirant, jurent de n'être jamais sensibles, & l'Amour grave leur serment sur une feuille de rose qu'il donne en garde aux Zéphirs.

CHANT QUATRIÈME.

Sous l'heureux climat que le Dieu des forêts habite, le célèbre fleuve Ladon roule ses flots tumultueux: dans sa course rapide il arrose des Villes superbes, mais bien-tôt négligeant les Cités, ce fleuve, amant de la Nature, ne se plaît que dans les prairies. Là, son onde pure & tranquille est environnée de fleurs toujours fraîches, & souvent elle est consultée par les jeunes Bergères. Quelquefois même, lorsque l'ardente Canicule fait sécher les fleurs, elles vont se rafraîchir dans son sein: alors le fleuve amoureux tournant autour d'elles, semble, par de légères vagues, caresser la blancheur de leur corps; ses flots enchantés suspendent leur cours pour admirer leurs divers attraits, & lorsqu'obligés de céder aux flots qui les poussent, ils cèdent la place, un long murmure annonce le déplaisir qu'ils ont de s'éloigner de tant de charmes.

C'est sur les bords de ce fleuve que le Dieu des forêts cueillit le léger roseau sur lequel il soupira le premier, ses tristes amours; souvent encore ce même roseau déplore la métamorphose de son amante; les Bergers, attirés par ses airs, courent l'écouter, & Pan se plaît avec eux: il ne craint pas de mêler sa voix divine à la foiblesse de leurs chants; il leur apprend l'art de plaire aux jeunes Bergères, & de s'en faire aimer.

Entre tous les Bergers que Pan prenoit soin de former, le jeune Amintas avoit toute sa tendresse. Il étoit beau, jeune, adroit: le Dieu des bois se plaisoit à voir ses doigts agiles voltiger sur son hautbois, & sa réputation étoit répandue dans presque tous les hameaux de l'Arcadie. Depuis deux ans il aimoit tendrement la jeune Florise, & il en étoit tendrement aimé.

Après avoir heureusement traversé les mers, Mirtil aborde dans ces lieux charmans. Il entend bien-tôt parler du jeune Amintas; il apprend que, favori du Dieu des forêts, ce Berger est le plus habile de tous ceux de l'Arcadie à tirer des sons touchans de son hautbois. Le fils de Vénus est charmé de trouver un rival digne de lui; il repasse les leçons que lui donna Palémon, & déja sur sa flûte harmonieuse, qui est un présent de l'Amour, il essaye des airs champêtres; les oiseaux, attirés par la douceur de ses airs, voltigent autour de lui: alors, plein de confiance, il ne doute plus qu'aux jeux de Pan, il ne soit bien-tôt vainqueur du Berger d'Arcadie.

On le conduit à la prairie où Amintas faisoit paître ordinairement ses troupeaux. Il voit de loin une troupe de Bergers qui entouroient deux jeunes amans. Amintas couché mollement aux pieds de sa maîtresse, lui chantoit le pouvoir de ses charmes, & tous prêtoient une oreille attentive. Mirtil ne douta plus que ce ne fût là le Berger si vanté. Il approche, les Arcadiens admirent sa bonne mine, & les Bergères, en l'examinant, éprouvent la plus tendre émotion. Amintas, fier de ses talens, provoque le premier Mirtil au jeu de la flûte; le fils de Vénus feint d'abord de n'oser entrer en lice avec un si redoutable rival: le Berger d'Arcadie sourit, & prenant sa flûte des mains de son amante, il en tire les sons les plus doux. Ensuite, défiant de nouveau Mirtil, il lui adresse ces paroles pleines de confiance. „O vous, „Pasteur étranger! quel que soit „votre hameau, si vous connoissez „un Berger plus habile que moi à „tirer des sons de cet instrument, „qu'il vienne, je lui céderai le „cœur de la belle Florise.“ Le fils d'Adonis, sans lui répondre, fait briller à ses yeux le magnifique hautbois qu'il reçut des mains de l'Amour; il porte ses lèvres vermeilles à l'embouchure du divin instrument, & d'un souffle, ménagé avec art, il en fait résonner l'ame harmonieuse. A l'instant le hautbois, sous ses doigts mobiles, fait entendre des accords enchanteurs; tous les yeux sont fixés sur Mirtil; l'harmonie de ses sons permet à peine de respirer, & plonge les cœurs dans une douce extase. Florise ne seroit point fâchée d'être le prix de la victoire; Vénus a déja fait glisser dans son sein un secret desir de plaire à son fils.

Amintas se sentant vaincu, a recours à ce foible stratagême. Sans donner aux Bergers le tems de prononcer en faveur de son rival, il lui adresse ces paroles: „Sans „doute que favorisé comme moi „du Dieu de ces contrées, vous „en avez reçu les mêmes leçons; „j'avoue que vos airs ne sont pas „moins flatteurs que les miens, & „je crois qu'il n'est pas de mortels „capables de décider entre nous. „Mais voyons si vos chants égalent „la douceur de vos sons: si vous „êtes assez heureux pour l'emporter „sur moi, je le répète, je vous cède „le cœur de Florise, & j'irai cacher „ma honte dans le fond des forêts.

Aglante, la plus illustre de nos Bergères, avoit quitté son hameau pour aller à la Cour; après deux ans de séjour, elle revint dans nos prairies. J'étois allé avec Mélibée, écouter les leçons du Dieu Pan; il nous fit chanter cet heureux retour, & accordant sa voix à la nôtre, nous formâmes ensemble le Concert que je vais vous répéter: prêtez-moi une oreille attentive.

LE RETOUR D'AGLANTE. PASTORALE.

Pan, Dieu des Bergers.

Amintas, ^#(GZG) Bergers.

Mélibée, ^#(GZG) Bergers.

La Scène est sur les bords d'un ruisseau qui coule dans un bois planté de hêtres.

Pan.

Vous, à qui sur ces bords j'ai pris le soin d'apprendre A chanter les Amours sur le ton le plus tendre, Chantez, jeunes Bergers, accordez vos hautbois Aux sons harmonieux de vos touchantes voix.

Amintas.

Eh! quel sujet chanter? est-ce Zéphire & Flore, Ou les pleurs que répand la trop sensible Aurore?

Mélibée.

Chantons plutôt, Berger, les amours d'Adonis, Tu sçais qu'il fut aimé de la belle Cypris.

Pan.

Vous pourrez à loisir, assemblés sous ces hêtres, Chanter l'amour des Dieux dans vos concerts champêtres; Mais un sujet plus cher s'offre à vous en ce jour, Ignorez-vous, Bergers, qu'Aglante est de retour?

Amintas.

Aglante est de retour? ô jour rempli de charmes! De nos cœurs à jamais tu bannis les allarmes, Hélas! depuis deux ans dans le sein des grandeurs deurs, On croyoit qu'elle avoit oublié nos Pasteurs.

Pan.

Non, non, Bergers, non, non, cette aimable Bergère, Quoiqu'au-dessus de vous, cherche encore à vous plaire;

Elle aime sa patrie, elle aime son hameau; Je la vois, elle vient en suivant ce ruisseau.

Amintas.

Quoi, c'est Aglante, ô Dieux! quel air, quelle noblesse! O Pan! vous nous trompez: non, c'est une Déesse. C'est la belle Aurore, Ou la jeune Flore: Les fleurs sous ses pas S'empressent d'éclore. Dieux, qu'elle a d'appas! C'est la belle Aurore, Ou la jeune Flore.

Mélibée.

Oiseaux, redoublez vos concerts; Doux Zéphirs, caressez les airs, Et murmurez dans les feuillages. Aglante vient sous ces ombrages: Oiseaux, redoublez vos concerts, Doux Zéphirs, caressez les airs.

Pan, Amintas, Mélibée.

C'est la belle Aurore, Ou la jeune Flore: Oiseaux, redoublez vos concerts, Doux Zéphirs, caressez les airs.

Amintas finit, & tous lui applaudirent; il se flattoit déja de triompher de son rival, mais le modeste Mirtil, élevant doucement la voix, parle ainsi à l'Assemblée:

„Écoutez, Bergers, je vais célébrer la métamorphose de Syrinx; „ce sujet vous est sans doute connu: le Dieu de vos contrées a „souvent fait retentir les forêts du „nom de cette Naïade. O Pan! „inspire-moi les accords les plus „doux.“

Sur les bords fortunés du Ladon tortueux, Est un bois consacré par les amours des Dieux: C'est-là que de Vulcain la compagne infidelle, Couronna les amans qui soupiroient pour elle; Et c'est-là que l'Amour, conduit par les desirs, Dans les bras de Psyché vint goûter les plaisirs. Les oiseaux amoureux, sous ces épais feuillages, Chantoient la fin du jour; Ils sembloient appeller, par leurs tendres ramages ges, Le Repos & l'Amour. Quand le Dieu des Bergers, qu'un doux espoir attire, Entra dans ces beaux lieux; Pan aussitôt cherche des yeux Le jeune & bel objet pour lequel il soupire.

Syrinx sommeille sur des fleurs; L'Amour, d'une main bienfaisante, Se plut à l'embellir de ces attraits flatteurs Qui rendent la beauté touchante; Lui-même de son teint il broya la couleur; Rien ne surpasse la blancheur De sa gorge encore naissante. Pan la voit, & soudain épris de tant d'appas, Il dévore des yeux la beauté qu'il adore; Puis d'instant en instant, son feu croissant encore core, Il veut la prendre entre ses bras: Mais Syrinx s'éveillant, fuit avec tous ses charmes mes. Le Dieu vole en vain sur ses pas, La jeune Nymphe toute en larmes, A sa pressante ardeur préférant le trépas, Implore de ses sœurs la puissance invisible Contre un amant audacieux. Déja, disparue à ses yeux, Pan surpris ne voit plus qu'une plante insensible.

Alors, s'abandonnant aux plus vives douleurs, Le dépit & l'amour firent couler ses pleurs. Il cueille le roseau qui cache son amante, Il le baise, il soupire: ô merveille étonnante! Les soupirs de ce Dieu, rendus harmonieux, En sortant du roseau sont des airs gracieux.

Les Bergers suspendus, n'osoient pas décider entre ces deux illustres rivaux; ils étoient également charmés de l'harmonie de leurs chants: les Bergères même qui se connoissent si bien en vers tendres, balançoient entre l'un & l'autre, lorsqu'un respectable vieillard se lève, & parle ainsi à l'assemblée: „Si „l'âge & l'expérience m'autorisent „à dire mon avis, j'ose avancer „que je préfère les vers du Pasteur „étranger. Ceux d'Amintas, à la „vérité, sont très-beaux; mais on „y voit briller trop d'art. Il faut „que le chant des Bergers soit simple: c'est cette aimable simplicité „qui m'enchante dans les vers de „l'illustre inconnu; ses descriptions sont courtes, sa diction „tendre & naïve; en un mot, „tout me plaît dans ses vers, & je „lui donne mon suffrage.“ Les partisans d'Amintas veulent en vain contrebalancer son avis: semblables à de foibles digues qui s'opposent au cours impétueux d'un torrent, ils sont obligés de céder. Le Berger d'Arcadie vaincu, fuit & s'enfonce dans les bois, où il déplore sa honte. Pan est venu souvent le trouver pour tâcher de le rendre à son hameau; l'obstiné Amintas attend la mort dans ces lieux solitaires.

Semblable à un athlète qui sort vainqueur de la carrière, ou plutôt au Dieu du Pinde lui-même, lorsqu'il eut vaincu l'imprudent Marsias, le fils d'Adonis est couvert d'une gloire immortelle: les Bergers le prennent pour un Dieu, ils croyent que c'est Apollon lui-même qui est venu punir l'orgueil du présomptueux Amintas. Florise le regarde avec attention, elle croit voir en lui quelque chose de divin, elle rougit; l'amour & le désordre se peignent dans ses yeux. Notre Héros, sçavant dans l'art d'aimer, connoît bientôt le progrès qu'il a fait sur son cœur; il n'hésite point à se flatter d'une seconde victoire, moins éclatante, mais plus touchante que la première.

Les Bergers & les Bergères se dispersent à leur gré dans la prairie. L'Amour conduit Mirtil & son amante sur les bords d'une onde pure. Florise ne peut résister aux transports de son Berger; ses charmes les plus touchans lui sont prodigués: tel autrefois le mont Ida vit la Nymphe Œnone couronner les feux du volage Berger de Phrygie. Heureux amans, que de plaisirs vous goûtez! A votre imitation, la tendre tourterelle prodigue ses baisers à son époux; le Rossignol tâche, par la douceur de ses chants, d'enflammer le cœur de sa compagne; les soupirs des Naïades se mêlent au murmure de l'onde; le chant des oiseaux est plus harmonieux, & l'air est plus pur; le jeune Sylvain soupire; votre exemple allume dans son cœur un feu qu'il brûle d'éteindre; toute la Nature semble sourire à votre amour.

Amintas est bientôt oublié. Comment une Bergère auroit-elle résisté aux charmes de notre Héros! il joint à l'heureux don de plaire l'art séducteur du discours. Faut-il faire oublier un amant? sa mémoire lui fournit mille exemples des caprices de l'Amour. Ariane, dans les bras de Bacchus, oublia le volage Thésée; Céphale se console avec l'Aurore de la perte de sa chère Procris; Vénus quitta Mars pour Adonis; Jason, Médée pour Creuse. Il joint les soupirs aux paroles; il exagère la violence de ses feux; en un mot, il n'oublie rien pour détruire un foible souvenir, qui n'attend qu'à être effacé par la présence d'un objet plus aimable. Voilà les talens des favoris de Vénus; c'est avec de telles armes qu'il faut attaquer le cœur des Bergères. Bergers, imitez Mirtil, & vous serez toujours heureux; mais n'imitez pas son inconstance, vous avez vû quels en ont été les tristes effets. Combien de beautés portent jusqu'au tombeau le premier trait qui les a blessées! Combien peu de Bergers leur ressemblent!

CHANT CINQUIÈME.

Les humains fatigués des travaux du jour, goûtoient les douceurs du sommeil; ce Dieu bienfaisant répandoit ses pavots sur leurs yeux accablés. Les songes légers voltigeoient sur la terre: tantôt terribles, ils agitoient cruellement les hommes trompés, & plus souvent encore agréables, ils les flattoient des plus douces illusions.

Florise, sans cesse occupée de son amour, oppose le souvenir des délices qu'elle a goûtées aux douces attaques du sommeil; mais bientôt l'espoir d'un songe flatteur l'entraîne. Elle se persuade que son imagination renouvellera ses plaisirs; vaine espérance! A peine ses yeux ont-ils cédé au poids des pavots assoupissans, qu'une cruelle image l'agite des plus violens transports. Elle voit Mirtil entre les bras d'une Bergere inconnue: le perfide brûle d'une flamme criminelle, il semble oublier que Florise lui fut chère; elle l'appelle inutilement; le volage, sourd à sa voix, continue ses soins auprès de sa nouvelle amante. Florise irritée court pour s'opposer à leurs plaisirs: le Berger rit de sa fureur. Florise désarmée a recours aux larmes; son amant insensible n'en est pas touché. Alors la Bergère abandonnée, suivant les aveugles mouvemens que lui inspire sa jalousie, se jette sur sa rivale; elle voudroit.... mais libre des chaînes du sommeil, elle reconnoît son erreur, elle se reproche l'injure qu'elle faisoit à son amant, & ses feux s'irritant davantage, Florise impatiente voudroit précipiter le cours de la nuit. „Aurore, s'écrie-t-elle, „paresseuse Aurore! si jamais tu sentis les impatiences „causées par l'amour, sois sensible „à mes tourmens, parois sur ton „char de roses, dissipe les longues „ténèbres de la nuit, ton retour „me ramenera mon amant. Mais „je t'appelle en vain: dans les bras „de l'amoureux Titon, tu n'entends pas ma voix, tu ne veux „pas sacrifier tes plaisirs à ceux „d'une simple Bergère. Amour, „pour l'en punir, agite-la des mêmes transports que j'éprouve!“

Tel qu'un tendre agneau, renfermé dans la bergerie, attend avec impatience l'heure qui doit lui ramener sa mère, telle & plus pétulante encore Florise attend l'arrivée du jour; elle s'agite, elle se tourne, elle s'impatiente. Tout-à-coup elle se lève; mais ne voyant paroître ni les couleurs brillantes de l'Aurore, ni même cette foible clarté qui la précède, elle recommence ses plaintes & ses murmures.

Cependant la fille du Soleil ouvre avec ses doigts de rose les portes de l'Orient aux chevaux de son père. Déja Éthon & Pirois, sortis du sein des ondes, annoncent à l'Univers le père du jour. L'Aurore fuit devant eux, comme le daim timide fuit devant les traits de Diane.

La Bergère aussitôt prend ses plus beaux atours: elle court dérober des fleurs aux prés naissans, elle en pare son sein, elle en mêle dans ses cheveux; elle employe, pour s'embellir, tous les secours d'un art presqu'aussi simple que la Nature même; elle regarde au loin si elle ne verra pas venir son Berger. „Quel soin plus pressant, dit-elle, „que celui de se rendre auprès de „son amante, peut le retenir si „long-tems? L'inconstant m'auroit-il déja quittée pour une autre „Bergère? auroit-il oublié... j'en „frémis. Mais quel trouble secret „m'agite? En vain je me flatte du „doux espoir de le revoir, il ne „vient point! .... Qui le retient „loin de moi? O Dieux! chaque „instant accroît mon trouble; „toute la Nature change de face à „ma vue: mes yeux ne suivent „plus avec plaisir cette onde fugitive dans ses longues erreurs; le „chant des oiseaux n'a plus rien „d'agréable pour moi; Zéphir ne „me caresse plus de son haleine. „Ah! c'est sans doute l'effet de la „crainte; c'est peut-être même „l'effet de la jalousie. Cruelles „passions! fuyez loin de moi, „rendez-moi le calme doux & „paisible que vous m'avez enlevé, „comme les rayons du Soleil enlèvent les foibles vapeurs que la „nuit dépose sur les feuillages. „Mais quelle tranquillité soudaine! Je sens mon ame se calmer, „mon amant va sans doute se ren-„dre en ces lieux: il ne m'a point „abandonnée. La simplicité de „mon cœur le touche autant que „mes attraits; il va paroître, j'en „dois croire les pressentimens de „ce même cœur.“ En effet, elle apperçoit Mirtil qui, ne s'attendant point à trouver sa Bergère si matin dans la prairie, venoit cueillir des fleurs pour les lui offrir.

Une onde claire & pure coule dans un bosquet qu'elle arrose. Florise qui n'avoit pas été apperçue de son amant, y court, & se cache derrière un oranger. Le Berger vient, il s'asseoit sur les bords du ruisseau; sa main, conduite par le Goût, assemble mille fleurs; ensuite, tournant les yeux du côté d'Amathonte, il adresse cette prière à Vénus: „O Vénus, ô ma Mère! „soyez-moi toujours favorable. „C'est vous qui m'avez fait vaincre „le présomptueux Amintas, je „vous dois le cœur de la belle „Florise; ma vie n'est qu'un enchaînement de vos bienfaits. O „puissante Déesse! ne vous lassez „pas du bonheur de votre fils.“ Mirtil soupire, & continue de s'entretenir ainsi: „Florise ne paroît „pas encore! Son cœur ne brûle „donc pas d'une flamme aussi vive „que la mienne? La perfide seroit-elle retournée chercher Amintas? „Non, non, je lui fais injure: elle „me donna hier les preuves du plus „tendre amour; peut-être qu'à „présent mon absence l'inquiète; „peut-être qu'elle me cherche dans „le hameau, volons-y.“ Il se levoit en effet; mais la tendre Florise qui venoit d'apprendre que son amant étoit le fils d'une Immortelle, & qu'elle en étoit sûrement aimée, sort de derrière l'arbre qui l'avoit dérobée à ses yeux. Mirtil la voyant fort parée, la prend pour la Nymphe de la fontaine: „O Déesse! lui dit-il, „ne vous opposez point „à mes pas; je suis un Berger guidé „par l'Amour, souffrez que je vole „auprès de mon amante.“ La Bergère, souriant de la méprise, lui dit: „Non, aimable Berger, vous ne l'irez pas chercher loin; il y a long-tems qu'elle vous attend en ces „lieux.“ Mirtil, à ces mots, regardant plus attentivement la Bergère, reconnoît la tendre Florise; il l'embrasse cent & cent fois. La Bergère veut en vain lui reprocher les allarmes qu'il lui a causées par son absence; auprès de son amant elle ne sçait qu'être heureuse: rien n'est égal à ses transports, Psyché n'aimoit pas si tendrement l'Amour. Mais, semblable à un homme qui, dans un songe flatteur, jouit délicieusement de l'objet qu'il a desiré tout le jour, elle ne prévoit pas que bientôt il ne lui restera plus que les regrets de l'illusion.

O mortels, aimés des Dieux! l'ignorance de l'avenir est le plus grand bienfait que vous ayez reçu de leur bonté. Sans elle, sûrs des maux qui vous attendent, vous seriez insensibles aux biens présens.

La vindicative Flore ne pouvant bannir de son esprit l'injure qu'Amarillis avoit faite à ses attraits, médite en secret de s'en venger. Elle veut punir l'innocent Berger qui lui a causé tant d'allarmes; mais le connoissant fils d'une Immortelle, elle employe l'artifice & la ruse. Après avoir enchaîné le Printems, les Zéphirs, & toute sa suite, elle en confie la garde au Dieu des bois; & sans déclarer son dessein, elle prend les habits d'une Bergère. Sa robe est plus blanche que la neige; ses cheveux tombent à longs flots négligemment sur ses épaules; elle tient dans sa main une houlette garnie de fleurs & de rubans: la Déesse, ainsi métamorphosée, se plaît sous cet habillement, & s'applaudit de son dessein.

Nos amans éprouvoient encore ces tendres mouvemens que l'Amour inspire aux cœurs bien enflammés, lorsque l'Immortelle les apperçut de loin. Elle feint de ne pas les voir; elle s'assied sur les bords du ruisseau, & plonge un pied délicat dans ses ondes argentées: sa gorge encore naissante n'est voilée que d'une gaze légère, elle la découvre; elle affecte une pudeur enfantine qui rehausse l'éclat de son teint; son moindre geste est plein de graces. Sans doute que, si sous cet habillement elle eut disputé la Pomme d'or aux trois Déesses, elle auroit été préférée par l'infidèle époux d'Œnone. A la vue de tant de charmes, Florise rougit; mais déja le volage Mirtil, brûlant d'amour pour un si charmant objet, court sur les bords du ruisseau. La fausse Bergère, feignant d'être épouvantée, retire précipitamment ses pieds hors de l'eau, & fuit plus prompte qu'Atalante. L'amoureux Berger qui la suit de près, l'atteint dans le milieu du bois, se jette à ses genoux, & l'entretient de sa flamme. La Bergère rougit: elle semble n'avoir jamais connu l'Amour, & n'entendre pas son langage; on diroit que son cœur ne brûla jamais des feux qu'il allume jusques dans le sein des Déesses; jamais on ne déguisa mieux son ame. Elle affecte un air effrayé, elle veut fuir, Mirtil s'oppose à sa fuite; elle fait un nouvel effort pour lui échapper, & se débarrasse de lui. „Ne fuyez pas, lui crie le fils d'Adonis, „laissez-moi „le plaisir d'adorer vos attraits; „cruelle Beauté, si je vous perds, „je meurs. O ma Mère! retenez-la; „sans elle, je ne puis être heureux.“ Tes prières sont vaines, Mirtil! Vénus ne peut rien contre le Destin.

L'amoureux fils d'Adonis vole sur les traces de la Bergère inconnue; mais, ô désespoir! il ne la trouve plus: ni ses soupirs, ni ses larmes, ni la douleur peinte dans ses yeux, ne touchent l'inhumaine Déesse. Il parcourt cent fois le bois, il retourne à l'endroit où elle lui est échappée, il entre dans toutes les grottes qu'il rencontre, & n'y trouve point sa fugitive Bergère. Orphée, lorsqu'il vit sa chère Euridice rentrer pour jamais dans les gouffres profonds de l'Averne, ne fut pas plus désespéré; les sons qu'enfanta sa divine lyre, n'étoient ni plus tristes ni plus touchans que les plaintes du beau Mirtil. „Amour, s'écrie-t-il, „Amour! prends pitié „de mes tourmens; rends-moi la „Beauté que j'adore, je t'en conjure par les charmes de la belle „Psyché. Mais je t'appelle en vain, „perfide! Puisque tu ne voulois „pas me rendre heureux, pourquoi „allumois-tu dans mon cœur les „funestes feux de l'inconstance? „Pourquoi m'as-tu fait quitter Florise?“ A ces mots, le Berger soupira. „Florise, reprit-il, ô que „les Dieux t'ont bien vengée! je „t'ai quittée pour une cruelle Bergère qui me fuit.“

Il proféroit ces tristes plaintes, lorsqu'il apperçut la Déesse dans la prairie. Il part, il vole après elle, & déja il est bien près de l'atteindre; mais tout-à-coup elle disparoît à ses yeux. Immobile, interdit, il croit que c'est une illusion: ainsi fuit un songe trompeur.

Le Berger regarde au loin dans la prairie, s'il ne verra pas Florise; mais elle ne paroît plus, elle est retournée à son hameau, où l'affreuse jalousie déchire son cœur. Honteux de l'avoir abandonnée, il n'ose plus se présenter à sa vue, il la craint. „Mais cependant, dit-il, elle m'aime; son cœur est simple, elle est „indulgente; elle me pardonnera „mon erreur.“ Dans cette confiance, il regagnoit le hameau, lorsqu'il vit encore sa fausse Bergère. Elle fuit, Mirtil la suit des yeux; elle se cache sur les bords du Ladon, & bientôt elle est suivie du Berger. Trois fois il l'appelle, trois fois pour la trouver il écarte les roseaux; l'inhumaine se plaît à jouir de son désespoir. Alors succombant sous le poids de la douleur: „Amour! s'écrie encore le fils d'Adonis, „viens donc recevoir mes der-„niers soupirs, viens voir mourir „le plus tendre des amans; ou, si „c'est là le malheur que m'a prédit „ma Mère, vole, viens m'arracher „à mon cruel sort.“ Ces tristes plaintes touchèrent l'Amour, il court vers sa Mère: „O Vénus, lui dit-il, „vous abandonnez votre „fils à l'excès de son désespoir! „permettez-moi d'aller à son secours.“ Volez, volez, mon fils, lui dit-elle: „allumez tous vos feux „dans le cœur de l'inhumaine Flore; qu'elle brûle à son tour pour „votre frère; le tems de son infortune est passé.“ Aussitôt l'Amour monte sur le char de sa Mère: ses aîles lui deviennent inutiles, deux cygnes plus rapides que les vents le transportent dans l'Arcadie. Mirtil apperçoit le char de Vénus, & se prosterne en l'adorant. L'Amour descend, & il aborde d'un air riant le Berger: „Je viens, lui dit-il, „mettre fin à vos tourmens. Ne „vous y trompez pas, mon frère: ce „n'est point une Bergère qui vous attire sur ces bords; c'est une Déesse, „c'est Flore même. Elle veut venger „l'injure que votre première amante fit à ses attraits: mais ne craignez rien, bientôt elle connoîtra „mon pouvoir.“ Il dit, & secouant ses aîles agiles, il s'élève dans les airs. Comme on voit le cruel vautour chercher d'un œil avide la timide colombe, ainsi l'Amour plane sur les roseaux qui cachent la Déesse. Son œil perçant la découvre bien-tôt: il prend son arc, & décoche un trait dont Flore est frappée. Elle ne sçait d'où peut lui venir une atteinte si sensible; mais appercevant l'Amour, qui s'élève en riant vers le Ciel, elle déplore son imprudence. „Inconsidérée, s'écrie-t-elle! „pouvois-je ignorer que rien ne „résiste à l'Amour? Vouloir jouer „avec ce Dieu, c'est se charger de „chaînes.“ Elle veut encore rester cachée aux yeux du Berger qu'elle aime déja, mais sa passion l'emporte. Flore vole sur le rivage: elle quitte sa parure empruntée pour reprendre son habillement ordinaire; le Berger, ébloui de son éclat divin, ne la regarde qu'en tremblant; il a toujours pour elle la même tendresse, & Flore n'a plus pour lui la même rigueur.

Les Zéphirs, qui s'étoient soustraits à la garde du Dieu des bois, voyent avec étonnement leur fière Déesse se laisser approcher d'un mortel: leur présence importune irrite Flore. „Pourquoi, leur dit-elle d'un ton sévère, „pourquoi „avez-vous brisé vos liens? Que „n'êtes-vous restés auprès du Printems? Vents indociles, redoutez „mon courroux.“ Les Zéphirs épouvantés retournent reprendre leurs chaînes.

Mirtil, enhardi par les regards enflammés de la Déesse, tombe à ses genoux; il les tient long-tems embrassés, il ne peut s'exprimer que par des soupirs. Flore lui fait l'accueil le plus tendre. „Levez-vous, „Berger, lui dit-elle, je ne vous „confonds pas avec les autres mortels; je sçais que vous êtes issu „d'un sang plus noble: venez, „suivez-moi dans mon empire.“ Le fils d'Adonis peut à peine concevoir l'excès de son bonheur: il ose porter sa bouche sur la main de la Déesse; elle le souffre, il l'a reporte encore, & Flore attache à l'instant sur lui des regards où l'amour éclate. Le Berger se lève, il suit la Reine des fleurs, & bientôt ils arrivent dans ses jardins délicieux.

CHANT SIXIÈME.

Dans un bosquet planté de jasmins & de rosiers toujours fleuris, murmure agréablement un clair ruisseau; son onde fugitive, qui semble quitter à regret un lieu si charmant, y fait mille détours. Flore choisit ce lieu, pour y conduire son Berger. Ils arrivent: aussitôt mille fleurs naissent sous leurs pas; un vent plus doux agite les feuillages; les Zéphirs, libres de leurs chaînes, folâtrent & jouent dans les airs. Le Printems prépare un lit de fleurs; Flore s'y place, & son amant se met à ses pieds. Alors, voulant éloigner sa Cour importune: volez, dit la Déesse aux Zéphirs, volez dans les jardins qui composent mon domaine, & répandez mes bien-faits; que toute la terre soit riante & fleurie: ma présence suffira pour embellir cet asyle. Aussitôt, dociles à sa voix, les Zéphirs volent loin de la Déesse, le Printems les suit de près, & leur présence répand par-tout la joie & l'allégresse. On entend de tous côtés des concerts enchanteurs: on voit les jeunes Bergères accorder leurs danses naïves aux sons des chalumeaux de leurs Bergers. Les fleurs embellissent les prairies; les oiseaux amoureux redoublent leurs caresses & leurs chants; l'air est plus pur, le murmure de l'onde est plus doux; tout s'embellit dans la Nature, & semble ne respirer que l'Amour.

Cependant Flore sourit à son amant. La plus vive émotion est peinte sur le visage de la Déesse; elle refuse à son Berger une faveur, & lui en accorde mille autres; puis dans un long soupir elle exhale sa tendresse. Enfin l'immortelle cède à l'Amour; ce Dieu s'empare de son cœur, il se glisse dans ses veines, il pétille dans ses yeux. L'heureux Mirtil brûle des mêmes feux; leurs soupirs s'unissent, leurs regards se confondent, leurs ames s'entremêlent, ils expirent dans les bras du Plaisir: mais bientôt une douce langueur succède aux transports du Berger. La Déesse en est surprise; elle oublie que son amant n'est qu'un foible mortel. Mirtil, en soupirant, lui rappelle les malheurs de sa condition, & Flore en soupire à son tour.

„Je vois, dit Flore à son amant, „un hautbois pendu à votre côté, „faites-lui célébrer nos amours.“ Aussitôt le fils d'Adonis en tire les accords les plus tendres; toute la rive paroît enchantée. Attirées par cette douce harmonie, les Naïades sortent de leurs grottes; Philomèle jalouse veut en vain l'emporter par l'éclat de ses chants; bientôt confuse, elle est obligée de se taire. Flore, la sensible Flore, entraînée par cette agréable mélodie, pousse mille soupirs; un tendre feu s'allume dans ses yeux, elle respire à peine; son ame semble voltiger sur sa bouche, elle semble appeller celle de son amant. Mirtil voit le trouble de son ame, & son hautbois lui tombe des mains. Dieux immortels! pouvez-vous goûter des plaisirs plus vifs? Que Mirtil en ce moment est cher à l'amoureuse Déesse! Non, jamais, ni les caresses du Printems, ni les transports de Zéphire, n'égalèrent, à son gré, les douceurs qu'elle goûte dans les bras du jeune Berger. Flore bénit cent & cent fois la résolution qu'elle a prise de se venger du fils de Vénus. C'est à cette résolution qu'elle doit l'excès de son bonheur: sans l'idée de cette vengeance, elle n'eut jamais éprouvé des feux qu'elle préfère à son immortalité.

L'Amour l'a blessée d'un trait si puissant, que rien ne peut modérer la violence de son ardeur; elle brûle de l'amour le plus vif, & elle cherche encore à s'enflammer davantage: c'est ainsi qu'aiment les Déesses. Tel fut l'emportement de Vénus pour Adonis, & celui de l'amante de Céphale.

Jupiter, du haut de l'Olympe, voyant le désordre où l'Amour plongeoit la Déesse des fleurs, craint que, pour plaire à son amant, elle ne néglige le soin de parer la terre de ses plus doux ornemens: la Nature, privée de son secours, ne produiroit que d'inutiles plantes. Il appelle le Messager des Cieux, & se fait apporter le Livre du Destin. Le Livre fatal est à l'instant ouvert à ses yeux: il lit sur ses feuillets de fer le triste sort du fils d'Adonis, qui doit, avant que le Soleil ait éclairé trois fois le Monde, descendre dans le sombre empire de Pluton. Jupiter, qui prévoit le chagrin que ressentiront de sa perte & la Mère & l'amante du Berger, dit à Mercure: „Volez, mon fils, volez „auprès de Flore; dites-lui que le „Destin ordonne qu'elle se sépare „de son amant. Ensuite vous irez „dans l'Isle de Chypre, vous annoncerez à Vénus que son fils ne doit „pas voir la quatrième Aurore: „mais ajoutez, pour la consoler, „que je lui laisse le choix de sa „mort.“ Aussitôt le fils de Maïa attache ses aîles, & prend son caducée. Déja loin du trône de son père, il parcourt le vaste espace des airs: il sourit en voyant les gras pâturages de la Thessalie, où il vola la lyre & le carquois d'Apollon, qui, dans ce tems, banni du Ciel, paissoit les troupeaux d'Admète. Il voit avec plus de plaisir encore, sur la queue d'un pan superbe, les yeux de l'incommode Argus; c'est lui qui l'ayant endormi par les doux sons de sa lyre, en délivra le Maître des Dieux. Enfin il arrive dans l'empire de Flore. La Déesse promène mollement ses pas sur les bords du ruisseau, & Mirtil vient placer sur sa tête une couronne de roses. Flore sourit, elle enchaîne son amant avec des guirlandes de fleurs; mais le Berger a bientôt brisé cette foible chaîne. „Déesse, lui dit-il, „les liens de l'Amour sont plus „forts que les vôtres; vous voyez „avec quelle facilité je me suis dégagé de ceux-ci; mais tous mes „efforts seroient vains pour briser „les nœuds qui vous attachent mon „cœur.“ Mercure admire la galanterie du fils d'Adonis; il ne voudroit pas, en sa présence, s'acquitter de l'ordre fatal dont il est chargé.

Le Soleil avoit fini sa course: les chevaux de la Lune traînoient son char d'argent dans les airs, lorsque Mirtil s'endormit près de son amante. Tantôt, crainte de l'éveiller, Flore baise doucement sa belle bouche; elle soupire, elle la baise encore, & son cœur s'abandonne à son ivresse. Elle étoit dans cette douce occupation, lorsqu'elle apperçut le Messager des Dieux. A cette vue, son cœur palpite de crainte; un secret pressentiment lui annonce son malheur. Mercure l'aborde d'un air triste, & partageant sa douleur, il lui dit: „Déesse, „le Maître des Dieux veut que „vous vous sépariez de Mirtil; „c'est l'ordre absolu du Destin.“ Il dit, & d'un vol rapide, il gagne Cythère.

Flore s'abandonne à la plus vive douleur: elle préféreroit la mort à la seule idée de perdre Mirtil; elle maudit l'inflexible puissance qui s'oppose à sa félicité. „Que Jupiter, s'écrie-t-elle, „règle à son gré „l'Univers; qu'il me ravisse même, „s'il lui plaît, mon empire, j'y consens; mais me séparer de mon „Berger! que plutôt la foudre „écrase ma tête rebelle. Le cruel! „me suis-je jamais opposée à ses „amours? N'a-t-on pas vû mille „fois le front de ses amantes couronné de fleurs?“ Mirtil se réveille à ses cris; il voit avec surprise son amante éplorée: „Quel sujet, lui dit-il, „peut faire couler vos „larmes? Ah! Déesse! permettez-moi de les essuyer. „Flore le regarde en soupirant; ses yeux sont tristement attachés sur lui. Le fils d'Adonis la presse en vain de lui déclarer la cause de ses allarmes, Flore ne lui répond que par des soupirs & par des sanglots.

Mercure étoit déja dans le Temple d'Amathonte: la nouvelle qu'il y avoit portée, avoit répandu le deuil & la tristesse; Vénus pleuroit la mort d'un fils aimé tendrement. „Barbare Destin, s'écrioit-elle, tu „n'es donc pas content de m'avoir „enlevé le père? il faut que tu me „prive encore de la douce consolation de le voir revivre dans son fils. Toute sa Cour partageoit sa douleur: les Graces n'étoient occupées qu'à essuyer les larmes de la Déesse, & les Amours allarmés marquoient par leur empressement leur tendre inquiétude. Vénus, sensible à leurs soins, leur adresse ces tristes paroles. „O mes fils! le cruel Destin veut „la mort d'un Berger qui m'est „cher: cependant il me laisse une „foible consolation; je puis lui „choisir le genre de mort le plus „doux. Il faut donc qu'il expire sur „le sein de son amante. Volez, „Amours, volez, emparez-vous „des ciseaux de la Parque; vous-mêmes, avec ceux que vous „prendrez des mains du Plaisir, „vous couperez le fil de ses jours.“ Vénus dit, & ses beaux yeux répandirent encore des larmes. Aussi-tôt les Amours, prompts à la servir, volent dans les noirs gouffres de l'Averne. Ils n'attendent pas, pour passer le Stix, la Barque de l'avare Caron; leurs aîles agiles les transportent au-delà du fleuve infernal. Ils traversent les obscurs détours du Ténare: ils apperçoivent le malheureux Ixion; les cruelles Euménides, pour le punir de l'insulte qu'il osa faire à l'épouse de Jupiter, l'avoient attaché à une roue qui tourne sans cesse. Plus loin, ils apperçoivent le Brigand dont Thésée délivra l'Attique: il est couvert de sueur & de poussière; il remonte, avec effort, au sommet d'une montagne le fatal rocher qui doit sans cesse retomber sur lui. Tu frappas aussi leurs regards, père impie de Pélops; la soif la plus ardente te tourmente au milieu des eaux. Enfin ils parviennent au sombre séjour de Pluton. Le Dieu des Ombres est assis sur un trône de fer, & Proserpine est à ses côtés. Ce n'est plus cette jeune Nymphe qui cueilloit des fleurs dans les campagnes de la Sicile: c'est la plus cruelle des Divinités. Ses yeux sont enflammés de fureur; d'horribles serpens sifflent sur sa tête. Les Amours timides, effrayés, reculent d'abord à son aspect; mais ensuite, devenus plus hardis, ils s'approchent de la Déesse. Déja Proserpine est moins farouche: rien ne s'oppose à leur passage; les Furies baissent leurs flambeaux. Ils vont arracher des soupirs à l'inflexible Atropos; & l'un d'eux, tenant le fatal Ciseau que Vénus lui a fait remettre, attend, pour couper la trame de Mirtil, l'heure marquée par le Destin.

Depuis l'ordre que Flore avoit reçu de se séparer de son amant, le Soleil étoit trois fois sorti du sein de Thétis. La Déesse, toujours plus allarmée, s'abandonnoit à la plus vive douleur: elle ne prévoyoit pourtant pas la mort prochaine de son amant. Noire fille du Sommeil & de la Nuit, Mort cruelle, laissetoi toucher par les larmes des deux plus aimables Déesses. Ah! si leur désespoir pouvoit t'attendrir! .... Mais non, ta main barbare moissonne indistinctement tous ceux qui se trouvent sous ta faux.

Le fils d'Adonis, ignorant son malheur, pressoit toujours de plus en plus la Déesse de lui déclarer le sujet de ses allarmes. „Chère Flore, disoit-il, „pouvez-vous craindre de „confier les secrets de votre cœur à „un amant qui ne respire que pour „vous? Ingrate! je n'entrevois que „trop la cause de votre douleur: „vous ne m'aimez plus, ou vous „rougissez de m'avoir aimé. „Cher „amant! reprit vivement la Déesse, „jamais amour ne fut égal au mien: „le Ciel, qui est témoin de mes larmes, sçait si mon cœur est changé. Mirtil, rassuré par le discours de son amante immortelle, veut lui donner de nouvelles preuves de sa tendresse: elle le reçoit dans ses bras, elle le serre étroitement. L'Amour saisit cet instant pour couper le fil des jours de Mirtil: ce Berger pousse un profond soupir, & il expire sur le sein de la Déesse. Flore, voyant Mirtil sans mouvement, soupçonne, mais trop tard, la cruauté du Destin. Pour s'en assurer davantage, elle porte ses lèvres sur celles de son amant. Mais, ô désespoir! elle n'y sent plus cette douce chaleur qui les animoit: un froid mortel lui a succédé. Aussitôt, s'abandonnant aux plus violens transports, l'Immortelle veut faire éclater ses cris; mais un morne silence, enfant du désespoir & de l'abattement, fait expirer ses paroles sur ses lèvres. Son cœur est trop serré; ses yeux ne versent point encore de larmes; mais comme on voit un torrent impétueux rompre, en bouillonnant, les digues qui s'opposent à son cours, de même la douleur de Flore s'ouvre bientôt un passage. „O mon cher amant, s'écrie-t-elle, „je ne pourrai donc „plus ni te voir ni t'entendre; je „t'ai perdu, je t'ai vû mourir, „cher Mirtil, & il faut que je te „survive! Non, non, je veux te „suivre au tombeau, Ombre chérie! je ne te quitterai jamais. „Reçois encore ce baiser, reçois „mon dernier soupir, ou plutôt „reviens au jour, réveille-toi à la „voix de ton amante. Malheureuse! je l'appelle en vain; sa belle „ame a déja passé la fatale Barque. „Dieux, jaloux de mon bonheur! „anéantissez-moi dans l'instant; „ôtez-moi l'immortalité que je déteste, puisqu'elle me sépare à jamais du plus aimable des mortels.

Tandis que Flore exhaloit ainsi sa fureur, Vénus, occupée de soins maternels, fait enlever le corps de Mirtil. On élève un bucher près du Temple d'Amathonte; on y place le corps du malheureux fils d'Adonis: la fumée, en tourbillon, s'élance dans les airs, la flamme commence à briller. Les Amours avancent d'un pas lent & lugubre, leurs arcs sont renversés, leurs yeux sont mouillés de larmes. Les Ris & les Jeux, couronnés de noirs cyprès, pleurent pour la première fois. A leur suite, les Graces, couvertes d'un habit de deuil, & la tristesse peinte sur le visage, soutiennent leur Reine désolée. Bientôt toute la dépouille mortelle de Mirtil est consumée par les flammes. Vénus, en pleurant, arrose de la plus pure ambroisie les cendres encore fumantes de son fils. Ces cendres chéries sont recueillies par les Graces, renfermées dans une Urne d'or, & placées par le Grand-Prêtre dans le sanctuaire du Temple.

FIN.

Explication des Figures qui sont à la tête de chaque Chant.

CHANT PREMIER.

On voit au-dessus d'un vallon un hameau consacré à Vénus, & vis-à-vis le Temple d'Amathonte. Sur le penchant de la colline, Amarillis, jeune Bergère, est assise avec Mirtil sur des fleurs, à l'ombre d'un épais feuillage; leurs troupeaux errent dans la prairie.

CHANT SECOND.

Même fond d'Estampe. Amarillis est élevée sur un trône de gazons fleuris. Un jeune Zéphire voltige autour d'elle pour la rafraîchir, & plusieurs Amours l'environnent. Mirtil la montre à des Bergers qui, la prenant pour Vénus, s'apprêtent à célébrer sa présence. Deux cygnes, oiseaux consacrés à la Déesse, se promènent sur un ruisseau qui coule dans la prairie.

CHANT TROISIÉME.

La Scène est encore la même. Sylvanire, autre Bergère rivale d'Amarillis, est assise au bord d'une grotte; l'inconstant Mirtil est à ses genoux. Amarillis vient pour les surprendre.

CHANT QUATRIEME.

Le fond de l'Estampe est une prairie arrosée par le fleuve Ladon. A l'entrée d'un bosquet, situé sur ses bords, Mirtil embrasse la Bergère Florise. Un jeune Sylvain, à moitié caché derrière les arbres, regarde ces amans d'un œil curieux, & semble envier leur bonheur. Deux tourterelles perchées sur un arbre, & qui se donnent, à leur exemple, des baisers amoureux, achèvent ce Tableau galant.

CHANT CINQUIÉME.

On voit encore ici le fleuve Ladon. Flore est cachée dans les roseaux qui couvrent ses bords, & Mirtil marque sa surprise en l'appercevant. L'Amour, qui vient de décocher un de ses traits à la Déesse, est élevé dans les airs, & prêt à remonter sur le char de Vénus. Flore étonnée semble chercher des yeux d'où part le trait dont elle sent l'atteinte.

CHANT SIXIEME.

Jupiter, dans tout l'appareil de sa gloire, & accompagné de son aigle, ordonne à Mercure d'aller annoncer à Flore & à Vénus la mort inévitable & prochaine de l'infortuné fils d'Adonis, dont il vient de lire le sort dans le Livre du Destin. Le Temple d'Amathonte forme le fond de l'Estampe. Près de ce Temple, est un bucher sur lequel on voit le corps de Mirtil. Les Amours l'environnent & pleurent la mort de leur frère. Vénus arrose d'ambroisie le corps de son fils, & les Graces, qui l'accompagnent, paroissent partager sa douleur. Un Grand-Prêtre, vétu de ses ornemens, porte l'Urne destinée à renfermer les cendres de Mirtil. Au pied du bucher on voit le chien du fils de Vénus, attristé de la mort de son Maître.