Lettres athéniennes extraites du porte-feuille d'Alcibiade: MiMoText edition Claude Prosper Jolyot de Crébillon (1707-1777) data capture frantext encoding Johanna Konstanciak 180995 4 Mining and Modeling Text Github 2020 Lettres athéniennes extraites du porte-feuille d'Alcibiade Claude Prosper Jolyot de Crébillon 1771 1771

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LETTRE 1

Alcibiade à Antipe. Quelle idée! Qui! Moi! Que, recherché au point où je le suis par toutes les femmes d'Athênes, n'en ayant pas encore trouvé qui ne s'honorât de mes desirs, et même ne s'empressât à les faire naître, je prenne la vieille Elpinice!Quand je ne serois pas à cet égard, presqu'au comble de la gloire, pourrois-je, sans deshonorer les avantages qu'on dit que j'ai reçus de la nature, et dont mes succès attestent la réalité, faire le choix que vous me proposez? Je n'ai pas, grâces aux dieux, besoin d'un ridicule pour m'afficher; et, cette ressource me fût-elle nécessaire, j'ai trop de fierté pour adopter les ridicules reçus, lorsque non-seulement je suis en droit d'en créer, mais que je les vois pâsser pour des grâces. Loin donc de me rendre à vos conseils, et de m'immoler, en m'engageant avec Elpinice, à la reconnoissance publique, je viens de former dans ce genre, un projet d'une hardiesse inconcevable, et qui, tout audacieux que je suis, me fait moi-même trembler. Il n'y a pas dans Athênes, dans toute la Grèce, peut-être pas même dans le monde entier, de femme qui puisse autant,et à tous égards, honorer son vainqueur, que celle de qui je tente la conquête. La beauté, les grâces, la jeunesse, l'esprit, les talents, la réputâtion la plus éclatante, et le mieux méritée, la difficulté, par elle-même si piquante de toucher un coeur déjà prévenu, de supplanter l'homme, du monde, le plus fait pour flatter la vanité de celle qui l'assujettit, de triompher d'une passion que tout paroît concourir à rendre éternelle; voilà ce que se propôse de vaincre, ce même homme que vous condamnez si légèrement à prendre une femme que, comme vous-même n'ôseriez le nier, tout le monde quittoit, et très-long-tems, sans doute, avant que je fûsse né. Rien, effectivement, en suppôsant que je réüssisse à ce que j'entreprends, ne manqueroit à mon bonheur, si, loin d'ôser le divulguer, de crüelles circonstances ne me condamnoient à enjoüir dans le silence le plus profond. Vous auriez peine à imaginer à quel point cette nécessité dont je sens d'avance toute la rigueur, me desespère, et combien de fois déjà, elle a pensé me décourager. Je ne sçais encore quel sera le succès d'un projet si hardi qu'il ne faut pas moins que toute mon audace pour le former: ah! Ne faut-il pas aussi, toute ma présomption pour se flatter qu'il puisse réüssir, lorsque, sur-tout, je me trouve privé de presque toutes mes ressources! Comment puis-je même espérer, lorsque forcé d'aveugler absolument sur mes desseins, la femme qui en est l'objet, il faut, non seulement que je me conduise auprès d'elle avec toute la circonspection imaginable, mais que je parvienne à lui plaire, sans en paroître amoureux? Quand, d'ailleurs, notre position respective me permettroit d'employer pour la séduire, de ces soins d'éclat qui,seuls déterminent une femme à croire à notre sentiment, je ne ferois par-là que l'avertir qu'elle a à se défendre; et, peut-être, ne seroit-ce pas impunément que je l'en avertirois. Elle n'a donc point encore, toute éclairée qu'elle est, le plus léger soupçon de ce qu'elle m'inspire, parce qu'il m'est aisé de le masquer sous des apparences faites pour l'abuser. Je veux, même, s'il est possible, qu'elle ne sorte de cette sécurité, que quand son coeur sera trop plein de moi, pour qu'elle puisse avec avantage, combattre sa passion. Les assidüités les plus marquées, l'air de l'intérêt le plus tendre, mais accompagné du respect le plus profond, une soumission sans bornes, toutes chôses qui doivent prendre sur elle d'autant plus qu'elle les sçait moins de mon caractère, sont donc les seules armes que je puisse ouvertement employer pour tâcher de la vaincre. à l'égard dela sorte d'impression que je fais sur son coeur, c'est ce qui m'est encore caché; mais je ne puis de même ignorer que ma conduite avec elle, commence à la faire rêver, et que, chaque jour, et sans qu'elle s'en doute, je deviens pour elle, un objet plus intéressant. Il me semble aussi, qu'elle cherche avec une sorte d'inquiétude à lire dans mon âme; et que même elle craint que le trouble dont elle la sent agitée, ne l'ait pas pour objet; et l'incertitude à cet égard doit, en effet, lui être d'autant plus permise que, dans l'impatience où j'étois de pénétrer ce qui pouvoit se pâsser pour moi dans son coeur, je dois moins, par un stratagême qui me paroît actüellement assez mal imaginé de ma part, lui avoir fait penser que ce soit pour elle, que je me suis décidé. Puisque vous n'ignorez point pour qui j'ai l'air de vivre, je n'ai pas besoin de vous endire davantage sur cet article. Quoiqu'il en soit, les mouvemens que je crois lui voir, ou qu'elle éprouve, sa jalousie même me semblent si foibles, et en même tems si éloignés des sentimens que je voudrois lui inspirer, que, loin qu'ils me donnent l'audace de parler, j'en suis encore à feindre de ne les pas appercevoir. Vous serez surpris, sans doute, vous qui me connoissez, que j'aye pû m'impôser des loix qui doivent m'être si à charge, et les observer; mais il m'est si important de soumettre la femme que j'attaque, qu'il n'y auroit rien, quelque pénible même qu'il me fût, que je ne me prescrivîsse, et dont je ne fûsse capable, plutôt que de manquer par ma faute, la plus belle occâsion de gloire qui jamais puisse s'offrir à moi. Comme je crains également dans les circonstances où je me trouve, d'en faire trop, ou trop peu; et qu'avec les preuves que j'ai que je ne sçais pas encore bien choisir mes ruses, mon in'expérience, prise en certain sens, ne rende dangereux que pour moi, le projet que j'ai formé, je vous conjure, mon cher Antipe, de vouloir bien m'aider de vos conseils. Puisse l'amour vous en payer en augmentant, s'il est possible, le sentiment qui vous unit, la belle Théodote, et vous!

LETTRE 2

Périclés à Diodote. Je ne sçais si tout ce que j'ai fait pour Alcibiade, depuis que la mort de son père, l'a livré à mes soins, a pû me concilier son estime; mais je ne sçaurois de même ignorer qu'il n'en a pas en moi, plus de confiance; et je sens avec d'autant plus de vivacité, le peu de cas qu'il paroît faire de mes conseils, que chaque jour il me prouve plus à quel point ils lui seroient nécessaires. Vous ne serez point surpris du chagrin que me cause sa conduite, quand vous sçaurez qu'il vient, avec l'éclat le plus grand, de prendre Glycérie, cette courtisanne si fameuse qui est depuis peu de tems à Athênes; et qu'il vit avec elle, plusindécemment encore qu'il ne l'a prise. Je crois avoir prouvé par la douceur avec laquelle je lui pâsse la püérile, et méprisable ambition de séduire, et de tromper des femmes, que je n'ai jamais prétendu qu'il n'amusât point sa jeunesse; mais je voudrois, s'il se pouvoit, qu'il ne la deshonorât pas; et que, fait par sa naissance, pour aspirer aux plus grandes places, plus fait encore par les râres talens qu'il annonce, pour les bien remplir, il ne commençât point sa carrière par donner de ses moeurs, une idée qu'un jour, peut-être, il voudra vainement effacer. De notre tems, Diodote, le scandale ne nous sembloit devoir rien ajoûter aux plaisirs; et, croire, ainsi qu'on le fait aujourd'hui, qu'il les augmente, me paroît le comble et de l'extravagance, et de la corruption. On ne doit, pour quelque cause que ce puisse être, manquer à ce qu'on se doit à soi-même; et cet Alcibiade qui meprise si hautement cette maxime, se repentira plutôt qu'il ne pense, de ne l'avoir pas respectée. Quoiqu'il en soit, j'ôse vous assûrer qu'on ne peut plus légèrement immoler de si grandes chôses; et que, de plus, personne ne pouvoit être moins digne que cette fille, de tout ce qu'il lui sacrifie. L'impudence la plus outrée, une impertinence sans bornes, la folie poussée jusques à la frénésie, le luxe le plus insolent, peu de beauté, une jeunesse déjà flétrie; voilà quel est dans la plus éxacte vérité, l'objet pour lequel il se donne de si grands ridicules, et la noble conquête qui remplit aujourd'hui tous les voeux de l'homme du monde qui, peut-être, a de lui-même, la plus haute opinion. Ce n'est pas, cependant, que je le connoisse assez peu pour croire que, quand il aimeroit Glycérie aussi follement que, sans doute, pour en indispôserdavantage contre lui, l'esprit de ses concitoyens, il affecte de le faire, sa vanité, et sa légèreté naturelle lui permîssent de s'y fixer. Je n'ignore pas, non plus, toute la différence qu'il y a entre un travers, et une passion; mais je n'en crois pas moins avoir à craindre qu'il ne se sente tout le reste de sa vie, du ton qu'il aura pris auprès d'elle, et qu'il n'en conserve ce goût pour les plaisirs faciles, que j'ai toûjours vû conduire à la plus honteuse débauche, et par conséquent, au dernier mépris, tous ceux qui en étoient infectés. Ne me dites pas qu'autant par l'excès de son amour-propre, que par la hauteur de son âme, j'ai de quoi me rassurer sur ce malheur. J'ai vû, mon cher Diodote, des hommes qui pouvoient avec justice, présumer d'eux-mêmes aussi bien qu'il présume de lui, perdre dans ces avilissantes liaisons, toute leur dignité, et finirpar être avec justice, l'opprobre de leur famille, et de leur patrie. Je ne vous parle pas ici de l'énormité de ses profusions: je ne puis mieux vous la peindre qu'en vous disant, qu'elles égalent celles des satrapes mêmes; et qu'il n'y a personne ici qui ne soit blessé d'un luxe si indiscret: les grands, parce qu'ils en sont éclipsés, les petits, parce qu'ils en sentent plus vivement leur misère. Sa maison, remplie des plus impudens adulateurs, et des plus vils parasites que notre ville puisse fournir, n'est plus fréquentée des honnêtes gens, soit que dans la crainte de pâsser pour complices de ses desordres, d'eux-mêmes ils s'en soyent écartés, ou que, trop gêné par leurs vertus, ce soit lui qui les en ait bannis. On ne le voit plus paroître qu'avec un cortège odieux qui, autant par l'excès que par la nature des éloges que les misérables qui le compôsent,lui prodiguent, achève de corrompre sa jeunesse, et d'éloigner de lui, tous ceux qui par leurs conseils, ou leur exemple pourroient oppôser une digue à tant d'imprudence, et de déréglement. Quelqu'assûré que je fûsse déjà du peu d'empire que j'ai sur son esprit, j'ai crû devoir encore lui parler, non sur le ton d'un tuteur de qui, depuis long-tems, il ne reconnoît plus l'autorité, mais comme l'ami le plus sincère, et le plus tendre; et l'air d'inattention, d'ennui, de raillerie même dont il m'a écouté, a surpâssé encore tout ce que je craignois et de son obstinâtion à se perdre, et du peu d'égards qu'il conserve pour moi. Quelqu'ardente que soit l'envie que j'ai de le voir réformer sa conduite, je ne crois pas qu'il me convienne de lui parler davantage, bien moins encore dans la crainte de me commettre, que parce que, pour me prouver mieux,apparemment, le peu de cas qu'il fait de mes conseils, il n'agit jamais avec moins de retenüe que quand je lui ai parlé. Socrate est donc la seule ressource que votre absence me laisse à Athênes auprès de lui. J'ai, comme vous le sçavez, formé depuis long-tems le projet de le lier avec ce philosophe que je ne regarde pas moins comme l'homme le plus vertüeux, que comme l'esprit le plus éclairé, le plus étendu, le plus juste, peut-être, qui ait jamais éxisté; et je n'ai pas jusques ici à me loüer des soins que je me donne pour cela. Ce n'est pas qu'Alcibiade ne goûte infiniment le philosophe; mais en même tems que je le sens attiré par l'esprit qu'il lui trouve, je le vois repoussé par la vertu qu'il lui croit. Je me flatte, cependant, que l'insatiable desir qu'il a d'apprendre, le desir, non moins violent d'être en tout genre le premierhomme de son siècle, la certitude qu'il a, quoiqu'il la déguise, que les leçons de Socrate, peuvent seules lui donner cette supériorité, la patience de ce dernier, l'inclinâtion même qu'il a prise pour le disciple que je voudrois lui donner, l'ingénieuse simplicité avec laquelle il discute la vérité, et présente la sagesse, triompheront, enfin, de la fougue d'Alcibiade, et de la crainte qu'il a de se corriger. J'ai donc plus que jamais engagé Socrate à venir chez moi; et, comme à quelque point que le fils de Clinias me néglige, il n'ôse pas encore cesser absolument de me voir, et que même, par un effet de son inconstance naturelle, depuis quelque tems, il me voit plus assidüement qu'il ne faisoit, il l'y rencontre quelquefois. Il me semble encore que quand le philosophe, et Aspasie agitent ensemble, quelque question de morale, il se prêteà leur entretien avec moins d'ennui, et d'impatience qu'en pareil cas il n'en marquoit. Aspasie ne me paroissoit pas non plus s'éloigner de seconder mes soins, et ôsoit quelquefois se flatter qu'ils ne seroient pas aussi infructüeux qu'Alcibiade nous l'avoit long-tems fait craindre; mais depuis l'avanture de Glycérie, et l'air d'audace dont il la soutient, je la vois tout-à-fait découragée; et il me seroit difficile de vous dire à qui de nous deux, elle cause le plus de chagrin. Quoique vous ne soyez assûrément pas, mon cher Diodote, de tous ses amis celui qu'il imite le mieux, vous êtes, du moins, celui qu'il écoute le plus. L'habitude où il est depuis long-tems de vous ouvrir son coeur, et la sorte d'ascendant que votre âge plus mûr que le sien, vous donnent sur lui, me font espérer que vous pourrez plus aisément que personne, le faire revenir des frivolités qui l'occupent,et des travers qui le dégradent. Vos conseils doivent même être pour lui, d'un poids d'autant plus grand que, comme les miens, ils ne blesseront pas son orgueil, et qu'il pourra moins imputer à l'humeur chagrine de la vieillesse, ce que vous croirez devoir lui dire sur ses déréglemens. écrivez lui donc, je vous en conjure; mais, sur-tout, cachez-lui avec soin que c'est moi qui vous en ai prié: plus il croiroit me devoir les reproches dont vous l'accâblerez, moins ils lui deviendroient utiles. Si des affaires indispensables ne vous retiennent point où vous êtes, je vous prie aussi, de revenir à Athênes, le plutôt qu'il vous sera possible. Si je compte beaucoup sur l'impression qu'il recevra de votre lettre, je compte beaucoup plus encore sur la honte qu'en vous voyant, il doit sentir de se trouver si peu digne d'un ami si vertüeux.

LETTRE 3

Alcibiade à Antipe. Je ne suis pas moins convaincu que vous, mon cher Antipe, qu'en général il vaut mieux donner aux femmes, mauvaise opinion de son coeur, que de son goût; mais cela ne m'empêche pas de croire qu'il peut s'en trouver aussi, qui soient moins blessées des erreurs du dernier, que de la corruption de l'autre; et c'est précisément ainsi que pense celle que j'attaque. Il ne m'eut pas été difficile, comme vous le sçavez, d'offrir à sa jalousie, des objets plus dignes de l'exciter, qu'une courtisanne plus vile encore, d'ailleurs, par sa façon de penser que par son état; et, si je ne l'ai pas fait, ce n'a été que dans la crainte très-légitime qu'elle ne pût me voir avoüer,sur-tout avec toute la publicité que, dans mes projets, j'étois obligé d'y mettre, une femme d'un certain ordre, sans craindre de se voir un jour sacrifiée avec aussi peu de ménagement. Dans la pôsition où je vous l'ai peinte, devois-je à mon tour, sans lui prêter une inconséquence dont il se pourroit que l'amour la rendît capable, mais dont il n'étoit pas naturel que je la soupçonnâsse, me flatter qu'une pareille perspective ne suffît point, ou pour empêcher le penchant de naître, ou, s'il étoit déjà né, pour en arrêter les effets? j'aurois, dites-vous, mieux fait d'attendre que le tems m'eût découvert quels étoient ses sentimens pour moi, que de me servir pour les pénétrer, d'un stratagême qui, sans me procurer les lumières que je cherchois, pouvoit me faire courir le risque d'être dégradé à ses yeux: la crainte que je vous ai marquée de ne pasencore sçavoir bien choisir mes ruses, vous dit assez combien sur cela je suis du même sentiment que vous. Quoiqu'il en soit, on s'étonne encore plus qu'on ne me blâme, de ce que j'ai fait un si mauvais choix: on fait plus: on m'en plaint: je ne sçais quelle sera la suite de ces divers mouvemens; mais l'âme des femmes ne s'arrête pas toûjours où elles voudroient: le plus important auprès d'elles, est de leur inspirer de l'intérêt: j'en inspire: nous verrons donc. Quant aux conseils dont votre lettre est remplie, en discutant les differentes chôses que vous m'y propôsez, j'ai crû que j'avois pâssé le tems d'appliquer les unes, et j'ai craint que les autres ne me fûssent inutiles, ou pernicieuses. à quoi, par éxemple, voudriez-vous que me servît ce silence respectüeux que vous me recommandez avec tant de force, qu'à faire penser à unefemme qui doit avoir au moins quelques soupçons de mon amour, que j'ai fait mes réfléxions, et qu'elles m'ont conduit au repentir de l'aimer? à l'égard de cette langueur tendre que vous voulez qui lui peigne seule mes sentimens, m'en tenir là, ne seroit que retourner sur mes pas. Ce n'est point que je ne croye que cette même langueur ne fût très-placée dans la pôsition où j'étois il y a quelques jours; mais c'est que je suis persüâdé que, dans la sitüâtion où j'ai sçu me mettre depuis, cela ne me donneroit qu'un ridicule; et j'ai crû remarquer que les femmes pardonnent les ridicules beaucoup moins aisément que les torts. J'ajoûte aussi, que tous ces moyens-là, plus propres, ce me semble, à faire durer les préliminaires presqu'autant que la passion même, qu'à en faire naître une, sont assez peu de mon caractère, plus fait pour triompher par l'audace, des obstacles qui peuvent se présenter,qu'à tâcher de ne les surmonter que par la lenteur. D'ailleurs, sans connoître encore les femmes aussi bien que je me flatte de le faire un jour, je ne puis imaginer qu'un sèxe qui ne paroît sérieusement occupé que de tout ce qui peut le conduire à plaire, puisse jamais être blessé d'apprendre qu'il y est parvenu, de quelque façon même qu'on le lui dise; et que quand, par éxemple, on leur montre plus de desir que de sentiment, et plus d'espérance que de crainte, elles ne nous sçachent pas intérieurement plus de gré de l'hommage que nous rendons à leurs charmes, qu'elles ne nous veulent de mal de l'insulte que nous paroissons faire à leur vertu. Vous vous êtes, de plus, permettez-moi de vous le dire, trompé à l'état des chôses. Je n'en suis pas, comme, de vos conseils, je dois inférer que vous l'avez imaginé, à instruire de ma tendresse, la femme qui en est l'objet; mais à la conduire à la partager. Eh! Pensez-vous que ce fût en la tenant dans l'indécizion sur mes propres sentimens, que je pourrois l'y déterminer? Séduite, peut-être, par les charmes de ma jeunesse, mais retenüe par tout ce qu'elle a à redouter, tant de mon imprudence, que des moeurs mêmes qu'en entrant dans le monde, j'ai affichées, sur combien d'objets n'ai-je point à l'aveugler! Sur combien d'autres n'ai-je pas à la faire changer d'idées! Et cet amour, masqué de tant de respect qu'il ne pouvoit qu'en être toûjours méconnu, me paroissoit bien peu fait pour l'emporter loin d'elle-même, autant que j'ai besoin qu'elle le soit. Je m'en suis donc, toutes réfléxions faites, tenu à ne lui montrer que par mes actions, tout ce qu'elle m'inspire, à la voir avec la plus opiniâtre assidüité, et à attendre que le hazard qui dans tant d'entreprises, m'a toûjours sibien servi, me procurât l'occâsion de m'expliquer. Il me sembloit qu'entre deux personnes qui se voyent très-fréquemment, et qu'on laisse seules quelquefois, cette occâsion ne devoit pas tarder à naître; mais par malheur son mari a eu à faire quelque chôse de fort important; et, comme les lumières de sa femme lui sont connües, pour être plus à portée de la consulter, il a jugé à propos de ne travailler qu'auprès d'elle. Si cette fantaisie de sa part, n'a point empêché que je ne la vîsse, elle m'a, du moins fait perdre de précieux instans; et je n'ai pû, sans une douleur crüelle, me voir privé du bonheur de dire que j'aime, et d'apprendre, peut-être, que je suis aimé. Quelque sévèrement que, soit par un respect très-placé pour cet incommode mari, soit dans le dessein de me cacher l'impression qu'elle recevoit de ma présence, elle s'observât, j'ai crû voir dansses yeux, le desir que je pûsse m'expliquer, et combien, par sa propre impatience, elle justifioit la mienne. Je suis même bien trompé s'ils ne m'ont pas plus d'une fois prescrit de la modérer, et marqué de la crainte que des gens qui ne m'en auroient pas sçu le même gré qu'elle, ne la saisîssent aussi bien. Malgré tous les voeux que je faisois à l'amour, ces crüelles entraves ont duré trois jours, trois jours dont il me seroit impossible de vous peindre la longueur, et qui auroient affligé mon âme au-delà de toute expression, si je n'avois eu de fortes raisons de croire que mon chagrin n'étoit pas moins partagé qu'il n'étoit apperçu. Ce n'est pas, cependant, que je ne croye devoir beaucoup à cette même contrariété qui m'a desespéré; et, s'il est aussi vrai qu'on l'assure, que les sentimens s'accroissent en proportion de la gêne qu'ils éprouvent, ces jours qui m'ont paru sicrüels, n'auront pas absolument été perdus pour moi. C'est ce que j'éclaircirai le plutôt qu'il me sera possible; et, peut-être, à peine aurez vous reçu cette lettre, qu'à quelques égards, du moins, mon sort sera décidé. Je ne dois pas avoir besoin de vous dire avec quelle promptitude, sur tout, s'il ne trompe pas mes espérances, j'aurai soin de vous en instruire.

LETTRE 4

Le même à Diodote. Je connois trop et le style de Péricles, et l'opinion qu'il a conçüe de moi, pour qu'il me soit possible de douter que ce ne soit non-seulement à son instigâtion, mais, pour ainsi dire, sous sa dictée, que vous m'avez écrit. Tout crüel qu'il est pour moi de voir celui de mes amis qui devroit me connoître le mieux, adopter avec tant de facilité, des idées qui me sont si défavorables, ce m'est, je l'avoüe, une sorte de consolâtion d'avoir dans cette circonstance, moins à me plaindre de son coeur que de sa crédulité. De quelqu'injustice, toutesfois que je croye devoir accuser Périclès, je ne vous en dissimule pas davantage que tous les reproches qu'il me fait, ne sont point égalementmal fondés; et que si, comme il l'imagine, je ne suis pas la dupe de certains objets, il ne doit pas en penser moins de mal de moi, puisqu'il est vrai que j'affecte de l'être. Il me seroit à cet égard, plus aisé qu'il ne pense, de me justifier à ses yeux; mais j'ai de si fortes raisons d'être persüadé que quand je lui dirois quels sont les motifs du scandale que je mets dans quelques points de ma conduite, il n'en auroit encore que moins de dispôsitions à m'excuser, que j'aime infiniment mieux lui paroître ridicule, que de le mettre à portée de connoître les torts que je puis avoir, soit avec lui, soit avec moi-même. Tout ce que je puis, quant à présent vous dire au sujet de cette même Glycérie qui me paroît vous causer, ainsi qu'à lui, tant d'effroi, c'est que je la vois telle exactement qu'il vous l'a peinte. Vous me demanderez, sans doute, pourquoi la jugeant moi-même,si peu digne d'attachement, non-seulement j'agis comme si je l'aimois, mais j'ai affiché ce goût avec une audace plus révoltante, s'il se peut, que ne seroit le goût même, puisqu'au moins le dernier auroit l'excuse du caprice, et qu'on ne sçauroit en trouver à l'autre. Qu'il vous suffise de sçavoir que cette Glycérie qui a causé à Périclès, de si vives inquiétudes, et lui a fait débiter de si brillantes maximes, n'a été pour moi qu'un arrangement de pure politique. Ce langage, je le sens, doit vous paroître fort obscur; mais comme il faudroit, pour que vous pûssiez l'entendre, vous dévoiler des projets dont le succès seul peut m'absoudre, et dans lesquels, d'ailleurs, je vous crois moins fait que personne pour entrer, je vous prie de ne vous pas offenser que sur cela, je ne vous en dise point davantage. Si je dois en juger par un article de votre lettre, ces mêmes projets qui m'ontparu d'abord les plus extravagans qu'il fût jamais possible de former, ne sont pas si loin de leur réüssite que j'avois sujet de le craindre; et quoique l'intérêt que l'on semble prendre à ma conduite, n'ait, peut-être, pas le motif que je desirerois qu'il eût, je suis fort trompé si, en suppôsant que je ne le doive point encore au sentiment que je voudrois inspirer, je ne le fais pas bien-tôt changer de nature: mais, sans vous donner plus long-tems des énigmes à deviner, je vais commencer une justificâtion que les reproches de Périclès, et l'impression que je sens qu'ils ont faite sur vous, me rendent si nécessaire. l'excès de mon luxe égale, dit-il, le luxe des satrapes mêmes: je ne sçais si cette imputâtion est, ou non, fondée; mais, ce que je n'ignore pas, c'est que si je ne fais que les égaler en cela, ce n'est qu'à l'impossibilité où je suis de les surpâsser, qu'ilfaut s'en prendre. Ma naissance me prescrit ce même éclat que l'on me reproche avec tant d'amertume; et ma fortune me donnant les moyens nécessaires pour le soutenir, je ne me croirois pas excusable de le modérer. Si, sur ce chapitre, les moeurs des siécles pâssés doivent ou ne doivent pas avoir la préférence sur les moeurs actüelles, c'est une discussion que je croirois fort déplacée ici, et que par conséquent, vous voudrez bien que je n'entame pas. Ce que je crois seulement, contre l'assertion de Périclès, c'est que les hommes, toûjours vains dans quelque sitüâtion qu'ils ayent pû se trouver, n'ont fait des vertus de la tempérance, et de la frugalité, que pour en satisfaire plus décemment leur avarice, ou pour en masquer mieux leur misère; ou que si l'on doit, en effet, les regarder autrement que comme des vertus de convention, de convenance, ou de nécessité, cen'est pas ma faute si je suis né dans un tems où elles ne feroient plus qu'avilir ceux qui voudroient s'en parer encore. Périclès lui-même n'est-il pas une preuve de ce que j'avance? Il est vrai qu'en général les hommes aujourd'hui font plus de cas des vices qui leur sont utiles, que des vertus qui ne le sont qu'à ceux qui les possédent; et c'est aussi une des raisons qui me font croire que ma prodigalité est moins universellement blâmée que ce que mon tuteur et ses amis appellent son oeconomie : vertu, si c'en est une, qu'il rend fort à charge à tous ceux qui dépendent de lui, et à laquelle, aussi, je les vois très-dispôsés à donner un nom moins honorable. les grands, ajoûtez-vous, sont blessés de mon faste, parce qu'il les éclipse: pourquoi s'en laissent-ils éclipser? Est-ce ma faute, si le peu d'élévation de leur âme, leur rend le murmure plus facile que l'imitâtion? les petits, dites-vous encore, sont par une autre raison que les grands, aussi révoltés que ceux-là, de l'excès de ma magnificence: qu'est-ce que tout cela veut dire, si ce n'est que je déplais aux premiers, parce que ma façon de vivre en fait mieux remarquer la bâssesse de leur âme; et que prouve le chagrin des autres, si ce n'est que de tout tems l'envie a été le partage de la misère? Je doute si peu de cette dernière vérité que, même en comblant de biens ceux à qui leur indigence rend nécessaires mes bienfaits, je suis beaucoup plus sûr d'exciter leur jalousie, et même de faire naître la haine dans leur coeur, que de leur paroître mériter de leur part, de la gratitude. Vous ne m'en rendriez pas plus de justice, si vous infériez de la façon dont je pense des hommes à cet égard, que je dois en voir leurs besoins avec moins de dispôsition à les soulager. Peut-être desirerois-jepour eux-mêmes de les voir plus susceptibles qu'ils ne le sont, d'un sentiment qui, en leur faisant honneur, ne pourroit qu'encourager la bienfaisance: mais, quand ce que je puis faire pour eux, me seroit aussi pénible qu'il me l'est peu, quel prix pourroient-ils m'en offrir qui pût valoir cette joie si pure que l'on goûte en secourant un infortuné? Cessez donc de croire, pour me servir ici, soit de la phrâze de Périclès, soit de la vôtre, que je ne puis donner tant au luxe, sans dérober tout à l'humanité; et que je me trouve plus heureux de ce que je perds, que de ce que je répands . J'ai, à la vérité, vû trop souvent à la honte de la nature, unir à la prodigalité la plus outrée, la plus monstrüeuse avarice; mais soyez sûr qu'il y a dans l'âme d'Alcibiade, un sentiment trop juste de ce qui fait la véritable grandeur, un desir trop ardent de pouvoir s'estimer lui-même pour qu'onpuisse jamais avoir à lui reprocher un si avilissant mélange. C'est par un effet de la dignitè qui y régne, qu'en me défendant contre ceux des reproches de Périclès, que je crois ne pas mériter, je conviens, de bonne foi, que je pourrois donner à ce qu'il appelle mon luxe, des objets moins frivoles que les objets qu'il a ordinairement: mais à qui peut-on s'en prendre avec plus de justice qu'à lui-même, qu'à lui, dis-je, qui consultant dans mon éducâtion, moins ce que je suis que ce qu'il desiroit que je fûsse, et plus son caractère que le mien, s'est fait une loi qu'il n'a jamais violée, de me laisser tout à desirer: lui, qui connoît si bien les hommes, devoit-il, pouvoit-il même ignorer que la contrainte, loin de les affoiblir, donne toûjours aux penchants plus d'étendüe, et d'activité; et qu'il n'y a rien à quoi nous nous livrions avec plus de fureur qu'à ce dont nous avons long-temsété privés. Un peu plus de condescendance pour mes goûts, les eût, sans doute, modérés, et m'eût empêché de chercher dans l'abus de la joüissance, une sorte de dédommagement d'en avoir trop tard connu les charmes; peut-être même encore la sévérité dont je les lui ai toûjours vû combattre, et resserrer, m'a-t-elle plus que la nature, jetté dans la profusion dont il me fait un crime, et dont je conviens sans croire, cependant, que je doive en penser comme lui. à l'égard de mes sociétés, j'avoüe qu'en respectant la vieillesse autant que je le dois, et même la croyant admirable pour le réglement des moeurs, je n'ai pas imaginé qu'il fallût m'enterrer avec tous les barbons d'Athênes; et que je ne dûsse me chercher des amis que parmi ceux qui, si toutesfois il en reste encore, ont eu le bonheur de voir, et d'entendre Solon. Il n'est pas bien étonnantque la différence des âges, en mette dans les plaisirs, et que les leurs ne soient pas les miens; que je jette en passant, quelques fleurs sur les épines de la philosophie; que je tempère par un peu de volupté, l'austérité de la sagesse; et qu'enfin il puisse m'être permis de ne pas dîner tous les jours avec l'aréopage. Vous voudrez bien me dispenser de répondre sur ce cortège odieux, et corrupteur dont Périclès prétend que je suis sans cesse environné: Thrazylle, Axiochus, Antipe, Adymante et quelques autres du même ordre le compôsent; et, s'il est vrai que du côté de ce qu'à un certain âge, on appelle les moeurs , je pourrois me choisir des amis qui les eûssent plus éxactes, du moins, dans le choix que j'ai fait de ceux-là, ne trouvera-t-on pas de quoi justifier le reproche que me fait Périclès, de ne vivre qu'avec des parasites, et des flatteurs. Ce n'est pas qu'iln'en vienne chez moi; et que je ne compatisse peut-être un peu trop au besoin qu'ils ont d'y être reçus; mais les gens qui n'y doivent être admis qu'en qualité de courtisans, n'y portent pas le titre d'amis: et si (car pourquoi le dissimulerois? ) j'ai la foiblesse d'aimer la flatterie, je ne sçais pas m'avilir au point d'estimer le flatteur, et d'accorder à l'adulâtion, et à la bassesse, les sentimens qui ne sont faits que pour la vertu. Quant à Socrate, j'avoüe que j'ai long-tems été à son égard dans les dispôsitions dont m'accuse Périclès; mais il faut nécessairement, pour croire que je mérite encore le blâme de le négliger, que vous ayez, entre la lettre de mon tuteur, et la vôtre, mis un bien long intervalle, car Socrate n'a pas à présent de disciple, ni qui le voye plus souvent, ni qui l'écoute avec autant de plaisir que moi. Pour Aspasie, la façon très-éclatante dont j'ai quitté Glycérie, ne lui laisse plus contre moi,que la rancune de ce que je l'ai prise. Cette rancune, à ce qu'il me semble, s'affoiblit même si bien de jour en jour, que je suis fort trompé si Périclès a encore à craindre qu'Aspasie ne veuille point achever l'ouvrage qu'elle avoit commencé si bien. On vous attend à Athênes depuis long-tems, mon cher Diodote; mais personne ne peut ni vous y attendre avec plus d'impatience que moi, ni vous y revoir avec plus de plaisir.

LETTRE 5

Le mesme à Antipe. Non, mon cher Antipe, vous ne vous êtes pas trompé: c'est Aspasie, c'est cette même femme que son éloquence, et ses charmes rendent si fameuse, que le divin Socrate regarde comme un des prémiers génies de son siècle, et qui semble avoir en Périclès subjugué toute la Grèce, c'est elle, dis-je, que j'adore, et de qui j'ose même ne me pas croire haï. N'attribüez point, de grâce, à la présomption seule l'idée où je suis qu'elle ne me voit pas avec toute l'indifférence que vous m'annoncez, et dont, en effet, mille raisons devoient me faire craindre qu'elle ne payât mes sentimens. Il est vrai que je desire très-vivement de luiplaire: ma vanité, j'en conviens encore, seroit sensiblement flattée de remporter ce triomphe sur la sienne, sur son coeur, sur ses devoirs, sur Périclès même. Il me semble, d'ailleurs, que quand elle n'auroit pour elle que sa beauté, elle n'en seroit pas moins, de toutes les femmes d'Athênes, celle qui me toucheroit le plus; et, cependant, je n'en crois pas devoir davantage aux rêves du desir, et aux illusions de l'amour-propre, la sensibilité que je lui trouve pour moi. Pourquoi, par éxemple, elle qui, non-seulement pourroit me parler de tant de chôses, mais qui ne m'a d'abord offert qu'un second, et très-incommode Socrate, ne peut-elle plus m'entretenir que de l'amour? Que toute autre qu'Aspasie ne m'entretînt que de ce sentiment, et de ses effets, je ne me croirois pas en droit d'en conclûre que j'ai touché son coeur, ou enflammé son imaginâtion; et ne donneroispour cause, à cette fatiguante monotonie que la disette d'idées, et la nécessité où, par le seul vice de leur éducâtion, les femmes, en général, sont forcées de tourner autour du cercle le plus étroit: mais, quand je ne sçaurois point par moi-même, qu'il n'y a rien de si sublime à quoi l'esprit d'Aspasie ne puisse s'élever, il me suffiroit de l'opinion qu'en a toute la Grèce, pour ne point douter qu'elle n'ait quelque raison particulière de revenir si souvent avec moi sur une passion dont les détails paroissent si peu faits pour l'occuper. Il semble, à la vérité, de la façon dont elle me présente les objets, qu'elle soit plus dans l'intention de me prémunir contre les erreurs de ce sentiment que de me l'inspirer; mais ses yeux me parlent un langage si différent; j'y lis une ardeur qui s'accorde trop mal avec les leçons que me dicte sa bouche, pour que je puisse raisonnablementlui suppôser d'autre dessein que le dessein de sonder mon coeur, et de m'aider à deviner le sien. Si ma timidité, beaucoup moins encore que les raisons que je vous ai marquées dans ma dernière lettre, ne m'a pas encore permis de lui dire que je l'aime, elle n'a, pourtant, pas été au point de le lui laisser absolument ignorer; mais, toute persüadée que j'ai lieu de la croire, de l'impression qu'elle fait sur moi, je la sens arrêtée sur la sienne par ma jeunesse dont la fougue, trop connüe, ne la fait pas moins trembler pour le bonheur de son sentiment, que pour le secret que sa pôsition lui rend si nécessaire. Quelque gré qu'elle m'ait sçu d'avoir quitté Glycérie aux prémiers reproches qu'elle me fit de l'avoir prise, cette avanture, en donnant à son coeur, le mouvement que j'en espérois, lui a fait prendre de mes goûts, et de ma façon de penser, une idée qui l'inquiète, etme nuit. Elle craint, enfin, que je ne sois conduit auprès d'elle que par le desir; et il est tout simple qu'adorée, et à si juste tître, du plus grand homme de la Grèce, elle ne veuille point n'être que l'objet d'une fantaisie qui ne lui laisseroit que la honte, et le repentir de s'y être livrée. Nos terreurs respectives, la nécessité que la décence lui impôse de me cacher les siennes, parce que me les montrer, et m'avoüer qu'elle m'aime est pour elle, la même chôse; la difficulté que je trouve à l'instruire de mes sentimens, répandent dans nos entretiens, une contrainte singulière, et qui me paroît ne lui pas être moins à charge qu'à moi-même. Dois-je attendre qu'elle me parle? Dois-je moi-même lui parler? Si Aspasie n'est pas pour moi dans les dispôsitions où, et fort légèrement, peut-être, je la suppôse, que ne pensera-t-elle pas de mon audace; et combien en même-temsne me trouvera-t-elle pas coupable envers Périclès? Je sens qu'elle ne peut excuser mon crime qu'en le partageant; et, si je ne crains pas d'en commettre un, je voudrois bien, du moins, ne pas en commettre un inutile. Toutes ces considérâtions, et la violence de mes desirs, m'agitent, et me tourmentent à un point que je ne sçaurois vous exprimer. Tantôt c'est ma timidité tantôt ce sont mes espérances que je me reproche: mais quand je veux le plus, croire les dernières mal fondées, une voix secrette qui, peut-être, n'est que la voix de mon amour-propre, m'y ramène malgré moi. J'éprouve d'une façon bien crüelle que la sorte d'expérience qu'on acquiert avec des femmes telles que celles qui m'ont jusques à présent occupé, sert bien peu avec des femmes d'une autre espèce. Pour avoir été l'objet des desirs de Glycérie, et de plusieurs autres dumême genre, du moins, par la façon de penser, en sçais-je mieux comment me conduire avec Aspasie? Vous me direz, sans doute, que celle-ci n'a d'abord été que ce que nous voyons l'autre; et lorsque mon audace naturelle veut prendre le dessus, je ne sçais que trop aussi me le dire: mais combien la supériorité de ses lumières, la dignité de ses sentimens, l'amour même de Périclès ne l'ont-ils pas annoblie! Quel est celui d'entre nous qui ne croie pas qu'elle étoit autrefois moins à sa place qu'elle n'y est aujourd'hui, et qui ne soit plus dispôsé à faire un crime à la fortune de l'abaissement où d'abord elle l'a fait vivre que du rang auquel elle l'a depuis élevée? Comment ôser me prévaloir auprès d'elle de ses prémiers égaremens, lorsque sa conduite présente me permêt si peu de me les rappeller? Je crains bien, cependant, que le respect qu'elle m'inspire, toutplacé qu'il me paroît, ne nuise beaucoup à la réüssite de mes desseins; et je suis, même, fort trompé s'il ne m'a pas, il y a quelques jours, fait perdre la plus belle des occâsions. Nous étions seuls: à son ordinaire elle me soûrioit, et, ce me semble, fort tendrement: car je ne dois pas oublier de vous dire que quand personne ne nous éclaire, son ton, et ses regards sont très-différens de ce que je les trouve lorsque ce n'est qu'en public que nous nous voyons: tout d'un coup (eh! Jetteroit-elle sur mon ajustement un regard si curieux, si elle ne m'aimoit pas! ) elle m'a dit que mes cheveux étoient arrangés avec une symétrie qui ne lui plaisoit point, s'est levée avec vivacité, et a travaillé elle-même à leur donner cet air de desordre qu'elle desiroit qu'ils eûssent. Non, mon cher Antipe, il ne se peut pas qu'entre les bras de cette Théodote que vous aimezavec tant de fureur, vous soyez plus émû que je ne l'ai été en sentant sur moi, les mains d'Aspasie. Malgré la violence de mes transports, je les ai contraints quelque tems: enfin ils l'ont emporté sur toutes les raisons que je croyois avoir de les renfermer. Je l'ai serrée contre mon sein avec une ardeur extrême. Tout marqué qu'étoit en moi ce mouvement, elle n'a point paru d'abord y faire attention: peut-être ne vouloit-elle, ou ne pouvoit-elle pas s'arracher au plaisir de se voir confirmer par cet emportement ce que jusques-là mes yeux seuls avoient ôsé lui dire, ou me priver d'un bonheur que je paroissois sentir avec tant de vivacité: peut-être aussi, son indifférence sur ce que je faisois, étoit-elle la seule cause de sa condescendance: ah! Plaise à l'amour que je me trompe quand je ne lui suppôse que celle là! Je ne sçais si, dans l'extrême agitâtion oùj'étois, je ne lui ai pas témoigné mes sentimens d'une façon qu'elle ait dû craindre, ou qui ait pû l'offenser: mais enfin, elle a roûgi, et s'est retirée d'entre mes bras avec une sorte de terreur qu'elle n'auroit pas eüe si elle s'y fût vüe avec autant de plaisir que je m'en flattois. Ses regards sembloient toutesfois exprimer plus de trouble que de colère: emporté trop loin de moi-même pour pouvoir plus écouter mes craintes que mes desirs, j'allois me jetter à ses genoux, et parler; mais Périclès est entré; la physionomie d'Aspasie est redevenüe impôsante, et sévère; et il ne m'a pas été difficile de remarquer qu'elle évite soigneusement depuis ce tems-là, de se trouver seule avec moi; mais j'ai crû remarquer aussi, que ces mêmes précautions qui me desespèrent, lui coûtent à prendre; que c'est un sacrifice qu'elle fait à sa vertu, et le dernier, peut-être,qu'elle ait la force de lui faire. Du moins, si je sçais bien lire dans ses yeux, me paroît-elle accâblée de la loi qu'elle s'impôse; et si elle lui est aussi onéreuse que j'ai lieu de le suppôser, ma première lettre pourroit bien vous apprendre ma victoire. Plus elle me fuit, plus, en me prouvant par-là combien elle me trouve dangereux pour son coeur, elle m'invite à la poursuivre; et c'est toûjours avec tant de regret et par conséquent avec si peu de force, que la vertu combat l'amour, qu'il me paroît impossible que la résistance d'Aspasie ne céde pas à la première occâsion. Vous dire que je n'en doute pas, est vous dire assez avec quel wpressement je la cherche, et avec combien d'ardeur je la saisirai. Les apparences du respect peuvent, il est vrai, conduire à plaire; mais je le crois si peu fait pour déterminer, que je doute fort qu'à notrepremière rencontre, Aspasie n'ait pas plus à se loüer de ma témérité, qu'à se plaindre de ma retenüe.

LETTRE 6

Le même à Thrazylle. Pour peu que vous vous rappelliez dans quelle vûe je m'étois condamné à l'avilissement de vivre avec Glycérie, vous ne serez pas surpris qu'ayant par le chagrin qu'Aspasie en a conçu, et par le mouvement qu'elle a donné à son coeur, tiré de cette scandaleuse liaison tout le parti dont je m'étois flatté, je croye ne pouvoir trop tôt la rompre. Quand même mes projets ne m'en auroient pas impôsé la nécessité, l'impertinence naturelle de cette courtisanne, prodigieusement augmentée, et, peut-être, par la gloire de m'appartenir, après m'avoir, soit par son excès même, soit par mon goût pour les chôses singulières,d'abord amusé, m'étoit, ainsi qu'à tous mes amis, devenüe si à charge qu'il ne m'auroit pas été possible de la supporter plus long-tems. Une perfidie atroce qu'elle m'avoit faite il y a quelques jours, et que l'extrême liberté que je lui laissois, rendoit on ne peut pas plus gratüite de sa part, m'avoit donné, pour la quitter, le plus spécieux des prétextes; et je n'aurois pas, non plus, manqué de le saisir, si la crainte que l'on n'attribüât à la jalousie, ce qui n'auroit été que l'effet de l'impatience qu'elle me cause, et du dégoût qu'elle m'inspire, ne m'eût forcé de dissimuler mon ressentiment, et d'en suspendre les suites. Vous conviendrez, je crois, tout le prémier, qu'après la honte de l'avoir prise, je ne pouvois pas me couvrir d'une plus crüelle ignominie que de donner par ma conduite, quelque sujet de m'accuser d'en être amoureux.Je serois, au reste, moins fatigué de ses vices, et d'elle-même, que je n'en voudrois pas retarder plus long-tems un sacrifice qu'Aspasie, à la vérité, n'éxige point, qu'elle ne paroît même pas desirer, mais qu'intérieurement elle ne peut qu'avec peine me pardonner d'avoir tant différé, et sans lequel je sens que je ne la déterminerai jamais en ma faveur. Il me falloit, cependant, une raison qui mît ma gloire à couvert: par bonheur, hier, Glycérie me l'a fournie par une scène où elle a porté si loin le caprice et l'insolence, et dont heureusement j'ai tant de témoins, que, quelqu'envie que l'on puisse avoir de me donner un ridicule, il n'est plus possible que ce soit à aucun motif humiliant pour moi, que l'on attribüe notre rupture. Avec quelqu'opprobre pour elle, que, dans la fureur où elle m'avoit mis, je l'eûsse forcéede sortir de ma maison du céramique, où cette scène s'étoit pâssée; et malgré la parole que je lui avois donnée que je ne la reverrois jamais, elle a, ce matin, jugé à propos de m'écrire, moins encore, comme vous pourriez le croire, pour tenter un raccommodement, que pour feindre de la jalousie, et pour m'accâbler, au surplus, de toutes les injures imaginables. L'extrême dureté qui régne dans la réponse que je lui ai faite, et que je vous envoye pour la répandre, parce que, mortifiante comme elle l'est pour son orgueil, je ne sçaurois me flatter qu'elle le fasse, vous fera penser, sans doute, que la colère seule a pû m'en dicter une pareille: vous vous tromperez; le mépris qu'elle m'inspire, tout profond qu'il est, ne me l'auroit même pas arrachée, si je n'eûsse eu besoin de constater à Aspasie, qui doute extrêmémentde ma bonne foi, et que sa défiance, quelque loin qu'elle la porte, n'en sauvera pas plus de mes piéges, toute la réalité du sacrifice que je lui fais. Cependant, toute forte qu'elle est, cette raison ne m'auroit point engagé à blesser si vivement l'amour-propre de Glycérie, si, en la traitant avec plus d'égards, je n'eûsse eu à craindre que l'espoir de me ramener, ne l'obligeât à se prescrire dans cette circonstance, autant de modérâtion que j'ai besoin qu'elle y mette d'emportement et d'éclat; et je la connois mal, ou, avec les mesures que j'ai prises, elle me donnera sur cela toute la satisfaction que je puis desirer. Quant aux arrangemens qu'en la quittant, je crois de ma dignité personnelle de prendre, vous voudrez bien, mon cher Thrazylle, que ce soit vous que j'en charge. Vous connoissez ma façon de penser; je sçais quelle est la vôtre; et je ne crains point que nous ayons ni vous, ni moi, à roûgir de ce que vous aurez décidé.

LETTRE 7

Le même à Glycérie. Où l'on ne croit point l'amour, on ne supporte pas la jalousie. Où l'on paye la complaisance, on ne veut pas trouver le caprice. On ne pâsse qu'à la beauté, encore faut-il pour cela, que le desir lui donne des droits sur nous, le ton de l'empire. On n'est point fait pour être la victime du souvenir que conservent de la leur, les femmes en qui le tems l'a flétrie, et que, d'ailleurs, la bâssesse de leurs moeurs, plus encore que l'infériorité de leur naissance, ne rend point faites pour les égards. Si le comble de la sottise est de vivre quelquefois avec celles-là sur le ton de l'égalité, le comble de la dégradâtion seroit de leur permettre l'insolence. Sur ce que, relativement à vous, j'aicrû devoir décider, je ne trouve rien à changer. Vous me demandez dans votre lettre, de faire bien mes réfléxions avant que de prendre sur ce qui vous concerne, un parti définitif. Vous trouverez dans la mienne, toutes celles que j'ai pû faire, et les dernières en même tems dont vous puissiez être ou la cause, ou l'objet.

LETTRE 8

Le même à Adymante. On auroit, et le plus ouvertement du monde, quitté mille femmes, que celle qui leur succéderoit, toute peu faite même qu'elle pût être pour vous fixer, n'en seroit pas moins convaincüe que c'étoit à elle seule que cette gloire étoit réservée. Jugez de-là, de toute la tranquillité où Aspasie doit être sur mes sentimens, et si les clameurs de Callipide, en suppôsant toutesfois qu'elles percent jusques à elle, sont faites pour la troubler. Vous me paroissez, au reste, si tenté de me croire avec celle-ci tous les torts qu'elle me donne, que je le suis à mon tour, de vous prouver par le récit le plus éxact de ce qui s'est pâssé entre elle et moi, à quel point ses plaintes sontinjustes. Le matin du jour qui vit une si belle union se former, nous y pensions tous deux si peu qu'il nous auroit également été impossible d'imaginer que le soir même nous dûssions être si bien ensemble. Elle s'exprimeroit donc avec plus de justesse qu'elle ne fait, si, au lieu de dire quand il me rendit sensible à ses soûpirs , elle disoit, quand je cherchai à lui inspirer des desirs, et qu'enfin j'y parvins ; car il est de toute vérité que si elle ne l'eût pas cherché, et même avec une opiniâtreté presque incroyable, mon inconstance ne seroit pas aujourd'hui ce qu'elle auroit à me reprocher. Il est encore si vrai qu'une sensibilité momentanée étoit tout ce qu'elle éxigeoit de moi, que quand, sans avoir plus eu l'idée de faire des conditions que nous ne nous en donnâmes le tems, nous nous trouvâmes tout arrangés, par pur égard, je lui propôsai de l'amour, elle me répondit ingénüementque c'étoit la chôse du monde dont elle étoit le plus dégoûtée. Comme c'est aussi, ce que j'accorde le moins volontiers, sans insister sur ma propôsition, je me contentai de la loüer de ce qu'elle étoit assez philosophe pour sentir combien le plaisir, et cette passion sont indépendans l'un de l'autre; et notre liaison s'établît, en effet, sur ce pied-là. Vous pouvez voir aisément par ces détails, et si elle est en droit de se plaindre de mon changement, et s'il doit lui causer une aussi vive douleur qu'elle le prétend, et que vous le croyez: mais elle le verroit si, pourtant, il se pouvoit, avec encore plus d'indifférence, qu'elle ne s'en plaindroit ni moins hautement, ni avec moins d'amertume. Pour constater qu'elle a été prise, il faut nécessairement qu'elle dise qu'elle a été quittée; et dans l'abandon crüel où nous laissons les femmes, il y en a si peu qui puissent avec justice se vanter de nousoccuper, quelque peu de tems, et même à quelque tître que ce soit, qu'on ne pourroit sans la dernière inhumanité, éxiger de celle qui est assez heureuse pour essuyer de nous aujourd'hui, ce qu'autrefois on appelloit un mauvais procédé, qu'elle ne cherche pas à s'en faire honneur.

LETTRE 9

Périclès à Alcibiade. Ce qui pourroit me faire penser que le Nicoclès en faveur de qui vous m'écrivez, n'est chargé de rien qui regarde l'état, c'est que ce n'a été que par vous que j'ai appris qu'il a été conduit en prison, et qu'il y est même dans les fers. Son affaire ne pouvant regarder que les tribunaux ordinaires, j'ai d'autant plus de sujet de m'étonner que vous me le recommandiez, que vous devez moins ignorer la division qui régne entre l'aréopage, et moi, et par conséquent le peu d'inflüence que j'ai sur les juges qui le compôsent. à l'ardeur extrême dont vous me priez de le servir, et à la vivacité des allarmes que sa sitüâtion me paroît vous causer, je dois présumer, et que c'est un hommede la plus grande considérâtion à tous égards, et que sa vie est dans le plus grand danger. Il ne seroit pas naturel, en effet, que vous vous intéressâssiez si vivement à ce criminel, si, au moins, par sa naissance, il n'en étoit pas digne; et plus je me plais à le penser, moins il m'est aisé de comprendre qu'un homme que vous honorez de votre amitié, soit coupable d'un assassinat: car, avec quelqu'adresse que vous cherchiez à me le déguiser, je sens non-seulement que c'est de cette horreur qu'on l'accuse, mais que vous seriez plus tranquille sur son compte, si vous croyiez que ce fût injustement qu'on l'en accusât. Cependant, que ce soit vous, Alcibiade, qu'un malheureux, coupable d'un crime, tout à la fois si lâche, et si noir, trouve si sensible, c'est, je l'avoüe, ce que je ne puis concilier, tant avec l'estime que j'ai pour vous, qu'avec le respect que vous vous devez à vous-même.Je ne me perds pas moins à deviner qui peut être ce Nicoclès. Le seul homme de marque qui porte ce nom dans Athènes, est le fils d'Eurimaque; mais il est vertüeux, n'est pas de vos amis; et, dans l'instant, il sort de chez moi. Je me rappelle que j'ai quelquefois entendu parler d'un Nicoclès; mais celui-là est un misérable, sorti de la lie du peuple, qui n'a jamais eu d'autre profession que de flatter bâssement les grands assez à plaindre par la petitesse de leur âme, pour avoir besoin de flatteurs, et assez vils pour les regarder comme leurs amis. On m'a dit encore qu'il joint à ce funeste talent, l'art, s'il se peut, plus honteux de sçavoir servir avec adresse, leurs plus humiliantes passions; qu'enfin, il est sans moeurs, sans pudeur, noirci des crimes les plus odieux; et je ne puis me persüader que ce soit pour un homme si justement abhorré, que le fils de Clinias, me sollicite, et qu'ilpuisse s'avilir à ce point-là. Je vous prie donc de vouloir bien m'apprendre ce que c'est enfin que le Nicolcès de qui il est question, et de me délivrer d'une crainte qui me tourmente d'autant plus vivement que l'intérêt que je prends à vous, est plus tendre, et plus sincère. Si cet homme que, devant moi-même, vous honorez du tître d'ami, est aussi digne que je veux bien encore le croire, d'un tître qui me paroît nécessairement devoir suppôser des vertus, vous me verrez convaincu alors qu'un ami d'Alcibiade, ne sçauroit être un assassin, vous prouver par la chaleur dont je le servirai, que je mérite toute la confiance que vous avez en mon amitié: si, au contraire, ce n'est que du misérable que je viens de vous peindre qu'il s'agit, vous me verrez, à la tête, et le plus ardent de ses accusateurs, le poursuivre, jusques à ce que, par le plus honteux supplice, on en ait purgé une ville qui, en le laissantéxister, semble partager son ignominie; et le punir du tort horrible qu'il vous fait dans l'esprit de tous les honnêtes gens, en vous couvrant de la honte ineffaçable, peut-être, de vous être avoüé son protecteur, et son ami.

LETTRE 10

Alcibiade à Antipe. Tout plein encore de l'yvresse de mon succès, je vous écris, et dans le cabinet d'Aspasie. Les lieux où je suis, et le desordre de mes sens, ne me permettent pas des détails aussi étendus que vous pourriez le desirer. Un de ces momens qui confondent toutes les idées des femmes, saisi par moi avec la dernière audace, vient de me rendre le plus heureux des hommes. Averti ce matin, que Périclès étoit inopinément allé au conseil, j'ai jugé l'instant favorable pour trouver Aspasie dans la solitude où j'avois tant de besoin qu'elle fût. Je vole: j'entre: tout ce que j'apperçois sous les portiques intérieurs, m'annonce qu'elle venoit de sortir du bain. De piéce enpiéce, à pas précipités, quoique suspendus, sans rencontrer personne qui les arrête, je parviens jusques dans son appartement. Elle repôsoit. L'excès de la chaleur, la certitude qu'elle avoit eüe, sans doute, que si quelqu'un la surprenoit pendant son sommeil, ce ne pouvoit être que Périclès, peut-être l'agitâtion de quelque songe.-que de beautés se sont offertes à mes regards! Emporté loin de moi, l'occâsion, la fureur de mes desirs, tout enfin m'a conseillé la témérité; mais, malgré le trouble où j'étois, j'ai senti qu'une demie témérité ne feroit que me perdre; et que, plus Aspasie auroit à me pardonner, moins je rendois ma grâce douteuse. Que puis-je vous dire de plus? La surprise, l'effroi ont commencé ma victoire, l'amour l'a achevée. Adieu, mon cher Antipe, je l'adore, et revole dans ses bras le lui redire.

LETTRE 11

Le même à Adymante. Glycérie se desespère , dites-vous? Eh bien! Le beau sujet d'attendrissement que le desespoir de Glycérie! il n'y a, ajoûtez-vous, rien dont elle ne quittât les dieux, s'ils vouloient lui accorder la grâce de se retrouver une seule fois dans vos bras, dût-elle même y expirer du bonheur de s'y revoir . Voilà, j'en conviens, une passion bien vive, et un admirable desintéressement! ce n'est même que pour tâcher d'obtenir d'eux, ce qu'elle en desire, qu'elle vient de leur faire un sacrifice si pompeux. je suis, assurément! Bien loin de sçavoir de quelle façon les dieux en auront été affectés; mais, à l'endurcissement où ils me laissent sur son compte, j'ai tout sujet de présumer, ou que sa piété, toutebien entendüe qu'elle est, ne les a pas touchés, ou que ses voeux, malgré toute leur ardeur, n'ont pas encore pénétré jusques à l'Olympe. Je doute, de plus, leur immolât-elle toutes les génisses de l'Attique, que mes dispôsitions à son égard, en changeâssent davantage. Quant au reste, j'attacherois une moins grande dégradâtion à me rendre à ses desirs, que mon extrême dégoût pour elle, et qui va plus loin mille fois que vous ne pourriez l'imaginer, ne me permettroit pas de me faire cet effort. Ce ne sera donc point, comme, en cas qu'elle me trouve infléxible, vous me paroissez tenté de le croire, la crainte de faire à Aspasie une infidélité, mais la crainte très fondée de ne pouvoir lui dérober celle là qui, ne comptant même pour rien mon repoussement pour Glycérie, ne me rendra pas dans cette circonstance, moins sourd à votre recommandâtionqu'à ses prières. Quoiqu'il s'en faille même beaucoup que la femme de Périclès ait perdu à mes yeux, tous les charmes qui me faisoient desirer de lui plaire, ce n'en est pas davantage à l'amour qu'elle m'inspire, que je dois une si singulière retenüe. Plus elle vous surprendra, plus il me paroît juste de vous en apprendre la cause: c'est que sa foiblesse pour moi, est encore si peu constatée que, si je la forçois actüellement de me quitter, mon triomphe sur elle, resteroit la chôse du monde la plus indécize. Je voudrois donc avant un malheur qui, en admettant, à la vérité, comme probable, que je ne la prévienne point, ne peut manquer de m'arriver, tâcher d'obtenir d'elle, de ces chôses d'éclat qui, lorsqu'enfin elles sont échappées à une femme, ne lui permettent plus de pouvoir vous nier avec succès; et, sans que votre gloire y perde rien,vous laissent tout le mérite de la discrétion. Au surplus, mon cher Adymante, j'ai dequoi m'étonner qu'avec l'usage que vous avez des femmes en général, et de celles de l'état de Glycérie en particulier, vous ne voyiez pas que ce n'est point le coeur, mais la vanité de cette courtisanne qui me redemande. Le peu d'égards que, par les raisons que vous en avez sçües dans le tems, je mis pour elle dans notre rupture, ne put que blesser très-sensiblement son orgüeil; et, quoique ce fût avec un soin extrême que je lui cachâsse à qui je l'immolois, mes assidüités chez Périclès pour qui je ne lui avois que trop montré mon éloignement, n'ont point dû, de quelque prétexte qu'alors je les couvrîsse, la laisser se tromper au motif qu'elles avoient. L'in'action même où depuis ce tems-là je parois vivre, et qu'elle doit d'autant moins concevoir qu'elle me connoît davantage,ne peut aussi qu'avoir été pour elle, une raison de plus de me croire attaché à Aspasie; et je me trompe fort si ce desir si violent qu'elle a de se retrouver avec moi, et qu'elle voudroit que je prîsse pour une passion que mon inconstance, toute mortifiante même que les circonstances, et son propre caractère m'ont forcé de la lui rendre, n'a point découragée, n'est pas tout simplement le desir de l'emporter sur la rivale qu'elle se suppôse. Quand cela seroit moins probable, ce n'en seroit pas moins ce que je voudrois croire; mais je lui inspirerois, en effet, tout l'amour dont elle se vante; et, (ce qui ne seroit pas moins extraordinaire,) je consentirois à n'en point douter; j'y serois, même, sensible que la certitude que j'ai de ne pouvoir jamais manquer à Aspasie d'une façon qui lui parût plus injurieuse, et qu'elle pût par conséquent, me pardonnermoins, je n'en serois pas plus tenté de profiter des bontés de Glycérie. Rendez-lui donc, de ma part, grâces du très-tendre souvenir qu'elle veut bien me conserver, tout indigne que j'en suis: et si, comme, dans la suppôsition que je me refuse à ses desirs, vous voulez me le faire craindre, vous la voyez disposée à s'en prendre à Aspasie, d'une indifférence qu'elle mérite à tant d'égards, loin de chercher à l'en dissüader, ne m'en défendez qu'avec cette molesse que l'on a quand on veut faire croire ce que l'on nie. Quoique le bruit de ma liaison avec la femme de Périclès commence à percer dans Athênes, ce bruit y est si sourd encore; et, grâces aux entraves où elle me tient, y fait si peu de progrès que je ne serai pas fâché qu'avec plus de consistance qu'il n'en a, Glycérie lui donne toute l'étendüe que je desire qu'il ait. Si donc en suppôsant toûjours que sa colère contreAspasie pourroit la porter à répandre ses conjectures, vous la voyez dispôsée à s'intimider des menaces qu'alors vous devriez naturellement lui faire, ou abstenez-vous-en, ou qu'elles soient si modérées, même si vagues qu'elles ne puissent lui imprimer aucune terreur. Si, au contraire, vous croyez qu'elles puissent la jetter dans l'emportement, faites-lui-en de si crüelles, qu'elle imagine ne pouvoir trop tôt me prouver par l'indiscrétion de ses clameurs, à quel point elle les méprise. Conduisez-vous, enfin, de façon que vous l'obligiez à se livrer à toute sa fureur, et avec tant d'adresse qu'elle ne puisse en même tems avoir le plus léger soupçon de ce qu'en s'y livrant, elle fera pour ma gloire.

LETTRE 12

Aspasie à Alcibiade. Périclès part demain pour faire, suivant son usage, la visite de ses terres; et, contre le mien, je n'y accompagne point ses pas. Je ne pourrois, sans une extrême confusion, vous faire un détail exact de tous les stratagêmes, et de tous les mensonges que le desir de vous plaire, m'a forcée d'employer pour qu'il consentît à me laisser ici. L'amour qui me donne la force d'être si coupable, n'a point encore celle d'étouffer les remords dans mon coeur. Qu'il vous suffise donc d'apprendre que je reste à Athênes, et que tous mes devoirs n'ont pû l'emporter sur l'envie que j'avois de vous prouver à quel point je vous aime. En manquant pour vous à des chôses quim'ont été sacrées si long-tems, et qui auroient dû me l'être toûjours, je vous sacrifie d'autant plus que vous paroissez toûjours croire que je vous sacrifie moins. Je suis même si convaincüe que ce que je vous immole n'est à vos yeux, d'aucun prix, que je ne comprends pas comment cette certitude ne me sauve point de l'affront de vous l'immoler toûjours. Ce n'est pas, vous le sçavez trop pour mon bonheur, et peut-être aussi pour le vôtre, que mon orgueil soit blessé de me trouver toûjours si singuliérement soumise à tout ce que vous desirez: si je crois quelquefois vous sacrifier trop, c'est que presque toûjours vous semblez croire que je ne vous sacrifie rien: mais je ne veux pas vous dire combien il vous seroit facile de me faire craindre de ne vous pas montrer encore assez de tendresse: ce seroit ne vous pas laisser d'excuse; et vous ne sçauriez imaginer le besoin quej'ai de pouvoir vous excuser. Je n'ignore pas que vous avez de moi, une idée bien différente, et que vous m'accusez sans cesse de me plaire à vous trouver coupable: mais si, dans le tems même que je vous reproche le plus de crimes, vous pouviez sçavoir combien j'en oublie ou vous en pardonne, vous seriez encore plus surpris de l'excès de mon indulgence, que je ne vous vois quelquefois blessé de ma sévéritè. Je ne sçais, au reste, pourquoi je vous parle de tout cela, quand j'ai à vous dire des chôses qui sûrement sont moins faites pour vous déplaire, que celles dont je vous entretiens. Toute extraordinaire que vous me trouvez, et que, pour ne pas renouveller sur ce point, la dispute entre nous, je veux bien convenir que je suis, il ne me le paroît pas que vous desiriez avec l'ardeur la plus vive, de vous voir avec moi dans un lieu où éxempts des craintesqui accompagnent, non nos rendez-vous, mais nos rencontres, nous puissions ne nous occuper que de notre amour. Vous ne pouvez pas vous peindre ce bonheur avec plus de vivacité que moi, et le desirer davantage. En m'animant sur cela par la chaleur dont vous m'en parliez, vous m'aviez si bien fait sentir tout ce que les bienscéances, la contrainte inséparable de mon état, la nécessité de ménager un mari qui, s'il n'est pas jaloux, pourroit aisément le devenir, la crainte d'en être surpris, devoient nous dérober de plaisirs, qu'enfin vous m'aviez déterminée à me rendre dans quelqu'une de vos maisons. Ce n'étoit pas que je m'aveuglâsse sur les dangers attachés à une démarche si hazardée, et que je n'en craignîsse tout; mais vous aviez déjà remporté sur moi tant de victoires, qu'il n'étoit pas naturel qu'ayant moi-même tant d'intérêt àêtre vaincüe, je vous disputâsse toûjours celle-là. Aujourd'hui que le départ de Périclès nous délivre de toutes nos inquiétudes, pourquoi voudriez-vous me faire commettre une imprudence qui peut nous être si nuisible, et qui vous est si peu nécessaire? Je crois, puisque vous le voulez, que je pourrois me rendre au céramique sans danger; mais je ne le pourrois que ce soir; et je m'étonne que le plaisir de me voir dans un lieu dont vous êtes le maître, prenne assez sur vous, pour vous faire oublier que chez moi, vous pourriez me voir plutôt. Il m'est, d'ailleurs, impossible de faire, sans le secours de quelqu'une de mes esclâves, ce que vous desirez; et se peut-il que vous m'aimiez véritablement, et que l'idée des risques que leur indiscrétion pourroit me faire courir, ne vous fasse pas trembler! Vous me répondrez, peut-être, que j'ai des femmes fort sûres,je le crois; mais n'ayant jamais rien eu à leur confier, quelle certitude puis-je avoir qu'elles ne me trahiront pas? Ah! Que pensez-vous de moi, si vous croyez que l'aveu de ma foiblesse doive me coûter si peu à leur faire? M'est-il plus aisé de les aveugler sur le motif qui me conduiroit chez vous, que de leur cacher que j'y vais? Se peut-il même que je m'y rende sans être suivie, au moins, d'une d'entr'elles; et que je disparoisse à ses yeux aussi long-tems que, sans doute, vous le voudriez, sans lui donner sur moi les soupçons les plus crüels, et en même tems le mieux fondés? Quoique j'aye eu plus d'une fois lieu de remarquer que vos craintes, toutes vives que vous les faites, sont infiniment subordonnées à vos desirs, je n'en crois pas moins qu'elles ne vous ont point jusques ici permis de vous livrer tout entier à votre bonheur. Vous sçavez, moi quin'ai pas contre les miennes, les ressources que vous avez contre les vôtres, l'impression crüelle que ces mêmes craintes font sur mon esprit, et tout ce qu'elles vous font penser au desavantage de ma tendresse. Voulez-vous que je paroisse mériter encore des reproches si desobligeants, et que, quelqu'injuste que vous voulûssiez être, vous ne me feriez pas, si ces mêmes terreurs dont j'avoüe que tout mon amour ne peut triompher, ne me réduisoient point à n'avoir presque jamais à vos yeux, que le stérile mérite de la complaisance? Ce n'en est assez, ni pour votre ardeur, ni pour mes sentimens: malgré moi, je vous laisse toûjours quelque chôse à desirer; et, peut-être, si vous en exceptez le délicieux plaisir de vous rendre heureux, ai-je encore tout à desirer moi-même? Ayez donc, je vous en conjure, mon cher Alcibiade, la complaisance de vousrendre demain chez moi. Vous sçavez qu'il paroîtra aussi simple de vous y voir, qu'il le paroîtroit peu que je me rendîsse chez vous. Comme, pour me dispenser mieux de suivre Périclès, je lui ai dit que je ne me portois pas bien, il le sera encore que ma maison soit fermée à tout le monde; et qu'étant son parent, et son pupile, vous soyez excepté de cette générale proscription. L'étude de la philosophie qui a déjà servi de prétexte à nos tête-à-tête, en sera un très-propre à autoriser le très-long entretien que je veux avoir avec vous. Sûre qu'il ne sera pas interrompu, vous me verrez m'y livrer à toute ma tendresse, et répondre à votre ardeur, par tous les transports que vous pouvez me desirer, et que je conviens que vous ne m'avez pas encore vûs. Je ne sçais si, comme vous me le dites, ils m'en rendront plus belle; mais j'ai peine à croire qu'ils ne soient pas pourmoi, de grands moyens de plaire aux yeux de quelqu'un qui me paroît faire moins de cas du sentiment, que de la sensibilité; et je ne crois pas devoir rien négliger avec vous. Vous n'ignorez point que Périclès part de bonne heure: tâchez donc d'arriver aussi-tot que la bienscéance pourra vous le permettre. Sans compter que je ne puis vous voir trop tôt, votre présence m'arrachera à des remords que, loin de vous, je ne combats pas avec assez de succès pour qu'ils ne me rendent pas infiniment malheureuse, et dont je ne suis jamais long-tems tourmentée, qu'ils ne me mettent dans des dispôsitions dont j'ai d'autant plus à me plaindre, que vous y trouvez toûjours de quoi m'accuser de vous aimer foiblement. Eh! Qui sçait, d'ailleurs, si, pensant comme vous faites, c'est, en effet, le seul malheur que je leur doive?

LETTRE 13

Alcibiade à Axiochus. Vous inféreriez, je crois, moins hardiment que vous ne faites, de ce que j'ai sacrifié Glycérie à la femme de Périclès, que celle-ci va me tenir dans la dépendance la plus absolüe, si vous vous rappelliez combien de fois vous m'avez répété que je ne devois pas moins ce sacrifice à ma gloire qu'avec raison, vous trouviez souillée par une liaison de cette espéce, qu'à mes desseins sur Aspasie, dont elle ne pouvoit que suspendre le succès. Mais je veux pour un instant que, sans me faire une extrême violence, je n'eûsse pû me le prescrire, vos craintes pour ma liberté, en seroient-elles beaucoup mieux fondées? Si l'amour, ou, ce qui arrive plus fréquemment, si les nécessitésdu desir se soûmettent quelque-fois notre caractére, ignorez-vous avec quelle promptitude il reprend sa première indépendance? Ne diroit-on même pas à nous voir, lorsque le prémier devient moins impérieux, et que les autres s'affoiblissent, que ce n'est que dans l'excès de l'injustice, et de la tyrannie, que nous pouvons trouver un dédommagement de la soumission passagére à laquelle tous deux nous ont forcés? Je n'ai pas encore connu d'homme qui ne se souvint avec amertume, de la contrainte qu'on lui avoit fait éprouver, ou de l'humiliation qu'on lui avoit fait subir; et, de tous ceux qui ont eu à se plaindre de l'un, ou à roûgir de l'autre, il est difficile qu'il y en ait qui se le rappelle avec autant de desir de s'en vanger, que j'en conserve toûjours. Pouvez-vous, de plus, imaginer, eûssé-je même pour Aspasie, autant d'amour que lamultitude des obstacles dont j'avois à triompher auprès d'elle, me l'a d'abord fait supôser, qu'il m'en fût plus possible de lui être aussi rigoureusement attaché, que du caractère dont elle est, et à ce qu'elle se prise, elle voudra, sans doute, que je le lui sois. Que tout ce que, dans ces prémiers moments, vous me voyez donner à une décence d'usage, ne vous impôse donc pas sur le véritable état des chôses: le dégoût et l'ennui me feront reprendre plutôt que vous ne pensez, tout ce que le desir de vaincre m'a contraint d'immoler. Quand, au reste, Aspasie, ainsi que vous le craignez, et que moi-même j'en suis convaincu, voudroit se faire, de tout ce que ma pôsition avec elle m'a arraché, un droit de me tenir dans l'esclavage, me connoissez vous assez peu pour croire que ce fût pour moi, une raison d'y languir? Je vous avoüe, cependant, que tout injuste que je suisavec les femmes, je ne sçaurois lui sçavoir aussi mauvais gré qu'il me semble que vous le voudriez, de l'envie que je lui crois de m'assujettir. Quelle est, en effet, la femme qui, soit par vanité, soit par les besoins de son sentiment, ne cherche pas à dominer ce qu'elle aime? Eh! Mon cher Axiochus, notre inconstance naturelle, les erreurs de notre vanité, la facilité dont, quelque violent que puisse être l'amour qu'une femme nous inspire, celle même qui est le moins faite pour agir sur nos sens, les embrâse dès qu'elle le veut, abrégent si considérablement la durée de leur empire, ou y font naître de si grands troubles, qu'il faudroit que nous fûssions bien barbares pour ne leur point laisser, du moins, quelque tems, de toutes les illusions qui les déterminent à la foiblesse, la seule, peut-être, qui puisse les consoler de la leur! Cette réfléxion qu'un instantd'équité m'arrache, vous confirmera, sans doute, dans vos craintes; mais vous ne devez pas moins vous en repôser sur moi du soin de me défendre des fers dont, selon toute apparence, Aspasie a le desir de me charger. J'ai senti d'avance, combien, si je ne m'y oppôsois pas, elle me feroit payer cher le bonheur de lui plaire; et d'avance aussi, je me trouve arrangé pour que cette félicité ne me soit point tout-à-fait aussi onéreuse qu'elle vous le fait craindre. Adymante qui, forcé de renoncer au projet de m'attendrir pour Glycérie, n'en avoit pas plus perdu de vüe le dessein de m'enlever à sa rivale, hier me donna à souper avec Chryséïs, cette jeune courtisanne qui n'est à Athênes que depuis peu de jours, et que sa fierté n'y rend pas moins célèbre que ses agrémens. Avec quelque avantage pour elle que l'on me l'eût peinte, elle me parut surpâssertout ce qu'on m'en avoit dit. Toute vive, cependant, qu'étoit l'impression que je recevois de sa présence, et quelque dispôsée même qu'elle me semblât à seconder les vües d'Adymante, une liaison avec une courtisanne qui, sur-tout, fait autant de bruit que celle-là. (eh! Dans quel moment encore! ) me parut, non si criminelle, non pas même si indécente, mais si difficile à cacher, que je demeurai long-tems sur Chryséïs dans une indécizion que ses charmes ne lui avoient pas laissé imaginer, et qui, véritablement, étoit dans ma façon de penser, tout au moins, fort extraordinaire. Enfin, Adymante me reprocha avec tant de vivacité, une froideur qui, en attristant Chryséïs, en répandoit une mortelle parmi les convives; l'idée séduisante d'être infidelle à Aspasie, dans l'instant même qu'elle s'applaudissoit du sacrifice que je venois de lui faire; l'offre que Callicrate, qui crut s'appercevoir que lacrainte de ne pouvoir dérober cette avanture à la femme de Périclès, étoit la seule cause de ma retenüe, me fit de prendre Chryséïs sur son compte, finirent par me rendre aussi coupable que l'on desiroit que je le fûsse. Par minerve! Quand je songe à tout ce qui s'arme contre l'innocence, je suis bien moins étonné de la voir si fréquemment tomber dans les pièges qu'on lui tend, que je ne le suis de la voir s'en sauver quelquefois. Tout crime, quoiqu'on en dise, ne porte pas avec lui son remord: j'ai revû ce matin Aspasie d'un oeil aussi tranquile, que si, par rapport à elle, je n'eûsse rien du tout à me reprocher; et je soupe encore ce soir chez Callicrate avec Chryséïs. Je vous invite à y venir perdre vos terreurs, et à y joüir du naufrage d'une vertu contre laquelle, comme vous voyez, il n'étoit pas nécessaire que tant d'ennemis s'unîssent.

LETTRE 14

Aspasie à Alcibiade. Non, mon cher Alcibiade, non seulement je ne doute point que vous ne m'aimiez, mais je ne me connois aucune raison d'en douter. Il n'en est pourtant pas moins vrai que je n'en étois pas hier aussi persüadée que j'ai toûjours besoin de l'être; et que, par un caprice dont je roûgis, et dont je me blâmois, sans que pour cela, il m'en fût plus possible de le surmonter, je mourois de douleur de vous voir un air d'indifférence que j'aurois été desespérée que vous n'eûssiez pas eu. Accordez, si vous le pouvez, de pareilles contradictions, ou plutôt pardonnez-les à un sentiment dont la violence ne sçauroit pas plus s'exprimer que se comprendre. Vous me connoissez assezpour être sûr qu'il n'y a que son excès qui puisse me rendre si injuste, et même si (...) mais je ne veux pas vous dire tout le mal que je pense de moi, vous ne m'en croiriez, peut-être, que trop aisément. Ah! Combien, malgré tous les reproches que je me fais, je crains que ce ne soit pas la dernière fois que j'aurai à vous en demander grâce! J'avois beau me condamner: moins ma raison avoit d'empire sur mon coeur, plus mon coeur pouvoit tout sur moi. Heureusement, il n'y a rien que vous ne puissiez sur lui; et vous venez de lui rendre le calme: un regard, un mot, enfin, un rien de votre part l'en prive, et le lui rend, peut-être même sans que vous vouliez l'un ou l'autre. Jamais personne n'a joüi sur aucune femme d'un pouvoir si absolu; mais jamais aussi, l'on n'a été aussi digne que vous l'êtes, de régner souverainement dans une âme. Voilà ce qu'aucun nüage,quelqu'épais qu'il puisse être, ne sçauroit m'empêcher de voir, et qu'aucun mouvement ne peut jamais m'empêcher de sentir. Encore une fois, pardonnez-moi ce qui hier offusquoit ma raison: hélas! Une nuit bien crüelle, et telle, qu'avec tout le chagrin que je vous avois causé, vous ne me la desiriez sûrement pas, m'a bien punie de mon caprice: je n'ai éxactement point fermé les yeux; et j'en suis en cet instant si accâblée qu'il faut, et que ce soit à vous que j'ai à écrire, et que j'aye d'ailleurs tant de réparâtions à vous faire, pour avoir la force de tenir une plume. Adieu donc, mon très-cher Alcibiade; dieux! Que toute confuse que je suis de ce qui s'est pâssé dans mon âme, je vous sçais de gré d'avoir sçu si bien y lire: lisez-y toûjours, je vous en conjure: vous ne cesserez jamais d'y voir toute la tendresse que vous méritez, et mille fois pluspar conséquent, que je ne pourrois vous l'exprimer. Souvenez-vous que vous devez me voir demain, et que j'attends ce jour avec autant d'impatience, que si, depuis que je ne vous ai vû, un siécle se fût écoulé. Ne voilà-t-il pas que je vous donne encore quelque chôse à me pardonner?

LETTRE 15

La même au même. Jamais, quelque peine que je m'y sois donnée, il ne m'a été possible de découvrir pourquoi Périclès a si opiniâtrement voulu que je vous envoyâsse une maxime que vous trouverez dans je ne sçais quel endroit de cette lettre. J'ignore si, malgré votre prodigieuse sagacité, vous serez plus heureux que moi. Il croit l'avoir faite; mais il n'ôseroit cependant l'assurer, par la raison, dit-il, que, sur cette production plus encore que sur toute autre, on se flatte souvent d'avoir créé, quand ce ne seroit que d'un ressouvenir qu'on auroit à se féliciter. Si ce n'est donc pas comme d'une chôse absolument neuve, puisqu'il n'en a pas cette opinion, qu'il veut que je vous en fassepart, ce doit être bien moins encore comme une régle de conduite qu'il croiroit devoir d'autant plus adroitement vous propôser qu'il vous la suppôseroit plus nécessaire: car, à la profonde connoissance que vous avez du coeur humain, et au talent si particulier et si râre dont vous a doüé la nature, d'en développer les replis les plus cachés, et qu'il ne vous connoît pas moins que moi-même, il me paroît impossible qu'en vous envoyant cette maxime, Périclès ait crû vous présenter quelque chôse que vous n'eûssiez pas déjà apperçu. Je ne trouve guères plus probable qu'en même tems qu'il rend à votre pénétrâtion toute la justice qui lui peut être düe, il présume de votre prudence assez peu pour craindre que vous ne fassiez parade d'un don qui ne peut jamais que nous faire redouter de ceux qui nous le soupçonnent, et que, par conséquent, nous ne sçaurions leur cacheravec trop de soin; qu'enfin vous soyez encore plus touché du plaisir de les humilier, en ne leur déguisant rien de ce que vous avez saisi dans le fond de leur âme, que satisfait du bonheur d'y lire. Il y a donc toute apparence qu'il ne vous envoye cette maxime que pour que vous lui disiez si elle a autant de justesse qu'il me semble s'en flatter. Quoiqu'il en puisse être, et neuve ou non, la voici: s'il faut, pour vivre en sûreté avec les hommes, tâcher de ne les prendre jamais que pour ce qu'ils sont, pour y vivre avec agréement, il faut toûjours paroître ne les prendre que pour ce qu'ils se donnent . Ne serez-vous pas bien tenté de croire que Périclès ne sçait ce qu'il dit? ps. si vous reconnoissez ma main dans cette lettre, vous y retrouverez si peu mon coeur, qu'il est presqu'inutile que je vous jure qu'on m'a forcée de vous l'écrire; et que l'on ne pouvoit peut-êtrejamais me donner d'ordre qui me coûtât plus à éxécuter; je ne suis pas naturellement bien vindicative; mais la violence que l'on m'a faite, m'a été si crüelle que je n'ai, je crois, jamais senti avec tant de vivacité le besoin de vous dire que je vous aime, et de vous le prouver. Je vous attends de bonne heure; et si vous êtes aussi piqué que vous devez l'être, que ce soit à vous écrire des chôses dures, que l'on ait employé la main de votre maîtresse, vous viendrez plutôt encore que je ne vous attends.

LETTRE 16

Socrate à Alcibiade. La contradiction vous aigrit trop: vous disputez comme on querelle: par le prix singulier que vous attachez à votre opinion, vous devriez être moins blessé que vous ne l'êtes toûjours, de voir les autres croire aussi la leur de quelqu'importance. Pourquoi, en effet, éxigeriez-vous qu'ils vous la sacrifiâssent? Seroit-ce parce que vous êtes d'une naissance plus illustre, et que vous possédez plus de richesses que la plus grande partie d'entr'eux? Ces avantages ne sont pas faits pour impôser à ceux qui, comme vous, les ont reçus de la fortune, et ne peuvent ébloüir, ou forcer au silence, que de vils flatteurs; et si vous croyez pouvoir admettre de ces derniers, aunombre de vos amis, vous ne devez pas ignorer que je n'en reçois point parmi mes disciples. Seroit ce parce que vous vous croyez plus d'esprit qu'il n'est ordinaire d'en avoir, que vous concevez si peu qu'on puisse, quand vous parlez, avoir un sentiment à soi, et que ce sentiment soit contraire au vôtre? Aux dieux ne plaise, mon cher Alcibiade, que je forme jamais le dessein de vous humilier! Mais, quand on présume tant de soi-même à cet égard, il est bien râre qu'on ait de quoi soûtenir ou justifier la vaste idée que l'on en a: il pâsse même pour constant que la plus grande preuve qu'on puisse donner du peu d'étendüe de son esprit, est de ne lui pas croire de bornes. Quoiqu'il en soit, vous avez hier très-vivement blessé Thrasybule: vous pouvez ne lui point devoir d'amitié; mais, sans jetter vous-même sur l'orgueil que vous inspirent votre naissance, vostalens, et même vos richesses (car de quoi votre vanité ne tire-t'elle point parti! ) le plus grand des ridicules, vous ne sçauriez, puisque, de toutes façons, Thrazybule est votre égal, nier que vous ne lui deviez autant d'égards que vous vous croyez en droit d'en éxiger de lui: d'ailleurs, par la raison que c'est ce qui les flatte le plus, c'est toûjours avec les hommes, ce dont on doit se dispenser le moins. Il étoit douteux, pour ne rien dire de plus, qu'il fût votre ennemi; il est actüellement presque certain qu'il l'est devenu. Je ne sçais si, du caractère dont je vous connois, vous ne croirez pas avoir plus gâgné que perdu à l'avoir forcé de se déclarer le vôtre: pour moi qui envisage la chôse avec d'autres yeux, j'aurois ardemment desiré qu'en ménageant davantage son amour-propre, vous n'eûssiez pas fait d'un simple mouvementde déplaisance que, peut-être encore, vous n'excitiez pas dans son âme, un sentiment de haine qui peut avoir un jour pour vous les plus crüelles suites. Plus par le peu d'importance réelle de ce que vous agitiez ensemble, vous deviez mettre de modérâtion dans cette dispute, moins par sa propre fierté, il doit vous pardonner l'insultante aigreur que vous y avez portée. Si je ne suis pas encore bien sûr que vous preniez pour des raisons, l'emportement et l'injure, je crois, en revanche, avoir de quoi ne pas douter que la hauteur ne vous paroisse souvent de la dignité. J'ignore quelle idée vous avez pû vous faire de l'une et de l'autre; et si, dans le fond, vous les confondez ensemble, autant que vous en avez l'apparence; mais, en suppôsant que cela fût, je croirois devoir vous avertir que si la dignité pâsse toûjourspour l'effet de l'élévâtion de l'âme, la hauteur ne paroît jamais qu'un masque sous lequel la petitesse cherche à se cacher, et avec d'autant plus de desavantage pour elle, qu'elle n'en est que plus apperçüe: du moins, seriez-vous le seul que l'on eût vû haut, sans être petit; et, quelque favorablement qu'ait pû vous traiter la nature, je doute, si vous me permettez de vous le dire, qu'elle vous ait excepté d'une régle qu'elle a rendue si générale. De plus, il arrive toûjours, je ne sçais pourquoi, que, plus nous avons l'air de nous estimer, moins les autres nous prisent. C'est à vous de voir si l'on trouve dans le bien que l'on pense de soi-même, de quoi se dédommager du peu de cas que les autres peuvent en faire; mais, avant que de prononcer sur cela, je vous prie d'agréer que nous le discutions, non-seulement ensemble, mais avec Axiochus,et Thrazylle qui, comme vous, me paroissant très-portés à croire que notre propre estime doit nous suffire, me font craindre extrêmément que quand je pense le contraire, ce ne soit moi qui ne me trompe.

LETTRE 17

Aspasie à Alcibiade. Si je vous ai fait attendre ma réponse, ce n'étoit pas que rien me forçât de la retarder. Périclès est au conseil; et j'ai, en recevant votre billet, non-seulement desiré que votre coeur vous en eût averti, mais il s'en est fallu peu que je ne vous aye sçu mauvais gré de ce qu'il ne l'avoit pas fait. Je me suis même rappellé qu'il n'y a peut-être pas un mois que, même, vous l'eûssé-je défendu, vous seriez venu m'apporter votre lettre: il m'a semblé aussi, qu'à ces imprudences que, tout en les blâmant, je vous pardonnois si volontiers, a succédé une circonspection, dont, tout en vous loüant, il s'en faut beaucoup, que je vous sçache le même gré. N'auriez-vouspas, à présent, autant de tort de craindre tout, que vous en aviez alors de ne rien craindre? Quoiqu'il en soit, Périclès est sorti: à je ne sçais quelle destinâtion qu'hier au soir, je faisois mentalement de ma matinée d'aujourd'hui, j'aurois, sans sçavoir à quoi il devoit employer la sienne, juré que s'il vous arrivoit, comme il y a quelque tems, d'imaginer que vous aviez à lui parler, vous n'auriez trouvé que moi pour vous répondre. Je suis bien lâsse, je l'avoüe, d'avoir toute seule de ces sortes de pressentimens. Je vous demanderai, si pourtant je l'ôse, par quelle raison je les ai toûjours, et pourquoi vous ne les avez plus? La peur qu'en me quittant hier, vous m'aviez laissée de n'être pas bien avec vous, a été cause que j'ai, ce matin, si long-tems gardé votre esclâve. Vous m'aviez, ce me semble, quittée très-froidement: c'en étoit plus qu'il n'en falloit pour m'allarmer:je mourois de peur de trouver dans votre lettre, de quoi justifier les terreurs que la sécheresse que j'avois crû vous voir avec moi, m'avoit inspirées; et il m'a fallu, en conséquence, beaucoup de tems pour que je pûsse prendre sur moi de l'ouvrir. En vérité! Il n'est pas croyable que l'on soit de cette pusillanimité! J'ai toutes les peines du monde à comprendre comment on peut avoir dans l'esprit, autant de philosophie que j'y en ai, et en avoir si peu dans le coeur. Je ressemble parfaitement, selon moi, à une fable milésienne : c'est-à-dire, qu'on ne sçauroit être plus tendre, et moins vraisemblable. Si, par hazard, vous vous souvenez de toute la raison que j'avois il n'y a, ce me semble, que quelques jours, vous devez être bien surpris de toute la folie que vous me trouvez; malgré le singulier desordre que vous mettez dans mes idées, et le peu que vous m'avez dit surce chapitre, j'ai crû démêler que si Périclès ne vous donnoit point de jalousie, du moins vous vouliez que je vous crûsse jaloux de Périclès. Quoique ce sentiment, si réellement vous l'aviez, fût d'une extravagance extrême, j'aurois bien moins de peine à vous le pâsser, que trop de tranquillité. Jalouse moi-même au-delà de toute expression, j'ai plus de raisons que bien d'autres, de pardonner ce mouvement, quelque peu fondé même qu'il puisse être. C'est ce qui fait que, toute sûre que je suis de ne vous donner aucun sujet d'être jaloux, et doutant, peut-être, quand je vous en donnerois, que vous le fûssiez davantage, je ne serois, pourtant, pas étonnée à un certain point, de vous voir cette manie. Il est possible, d'ailleurs, que cela vous soit plus aisé que d'être fidelle. Sans compter aussi, que la jalousie d'amour-propre, doit être plus communeque la jalousie qui naît de l'amour, ne se pourroit-il pas que, pour me faire croire à votre tendresse, vous feignîssiez ou de douter de la mienne, ou de vous plaindre que je la partage? Vous ne seriez pas le seul qui mîssiez l'injustice à la place de la passion, et qui, encore, voulûssiez qu'on ne vous tînt pas moins compte de la prémière que de l'autre. Comme je n'ai point d'art, je n'entrevois tout cela que bien confusément; et je rends grâces aux dieux de n'en avoir pas davantage, puisque ce n'est, peut-être, qu'à cela que je dois le bonheur de ne faire qu'en soupçonner dans votre conduite. Si j'étois aussi difficile à vivre que vous m'en accusez, il se pourroit que, malgré cette petite teinte de jalousie qui donne à votre lettre, une sorte d'âme, je n'en fûsse pas aussi contente que vous me paroissez vous y être flatté que je le serois; mais quoique jene vous y trouve jaloux qu'à froid, vous n'y êtes pas aussi déraisonnable que vous m'aviez donné hier sujet de le craindre; et, de quelque façon que vous m'appreniez que je ne suis pas mal avec vous, l'idée que j'ai pû vous déplaire, m'est toûjours si crüelle, que tout ce que je puis sentir en ce moment, est le bonheur de m'y être trompée. Vous cherchez, ce me semble, autant que vous le pouvez, à me faire valoir la douceur dont vous supportez ce que vous appellez mes caprices : je pourrois, sans être bien injuste, qualifier d'une façon très-différente, mes mouvemens; mais, sans disputer sur les termes, devroit-il donc vous être si difficile de me pardonner mes craintes? Quelqu'ennuyé que, souvent vous en paroissiez, soyez sûr (il est vrai que je vous suppôse ici de l'amour pour moi) que si vous me voyiez toûjours tranquile, j'aurois beau vous jurer que jevous adore, que, même, quelque desir que vous en eûssiez, jamais vous ne pourriez vous déterminer à le croire. Soyez, au reste, très-convaincu qu'avec l'extrême besoin que j'ai de ne pas douter de votre tendresse, il faut, lorsque cela arrive, qu'il y ait plus de votre faute que de la mienne.-je ne sçais pas plus ce que fera ce soir, Périclès, qu'hier au soir je ne sçavois ce qu'il devoit faire ce matin: venez vous-même vous en instruire; et, sur-tout, ou ne vous mocquez pas de mes craintes, ou, ce qui m'affligeroit beaucoup plus, ne me les imputez pas à crime. Si c'en est un que de vous aimer à la fureur, je suis, envers vous, j'en conviens, la plus coupable de toutes les femmes; mais, pâssez moi ce crime-là, et je vous jure que jamais vous n'en aurez d'autre à me pardonner. Serois-je assez malheureuse pour que ce fût mettre votre indulgence à une trop forte épreuve?

LETTRE 18

Périclès à Alcibiade. Je suis bien loin, mon cher Alcibiade, d'imiter ces politiques qui, moins encore par une discrétion souvent nécessaire, que pour ne pas montrer combien quelquefois ils doivent de leurs succès au hazard, ou pour donner à leur ministère une plus grande importance, cherchent à couvrir du mystère le plus profond celles mêmes de leurs opérâtions qui en éxigent le moins. Ce n'est pas que l'état puisse être toûjours sans secrets; mais comme il y en a bien peu qui doivent subsister par-delà les circonstances qui prescrivent ou la dissimulâtion, oule silence, et que ce que vous me demandez, est du nombre de ces événemens dont sans trahir les intérêts de l'état que l'on gouverne, on peut lorsqu'ils sont pâssés divulguer les causes, je vais contenter votre curiosité: à l'égard de ma justificâtion, vous la trouverez dans les faits mêmes que j'ai à vous raconter. Les accusâtions de mes ennemis renfermant deux chefs très-divisibles, j'ai crû devoir les traiter séparément, soit pour ne pas fatiguer votre attention en l'arrêtant trop long-tems sur des objets pour lesquels votre façon de penser actüelle ne peut vous donner que du dégoût, soit pour ne point prendre plus que je ne dois sur des momens que j'ai consacrés à l'utilité publique. Lorsque je vous aurai prouvé combien je suis innocent de ce que l'on m'impute, j'en viendrai, peut-être, aux éloges que l'on croit me devoir; et qui vousparoîtront, peut-être, aussi mal fondés que les fautes que l'on me reproche. C'est, au reste, beaucoup moins pour vous donner des armes contre les ennemis de ma personne, ou les détracteurs de mon administrâtion, que je vais ici confondre les uns et les autres, que pour vous prouver avec quelle fureur la calomnie poursuit les hommes en place, et pour vous instruire en même tems dans le grand art de règir des états. J'ai encore pour vous rendre ce compte, un objet que la violence de vos mouvemens, l'ardeur que dès vos plus tendres années, je vous ai vüe pour la vengeance, et la crainte des excès où elle peut un jour vous porter, ne me paroissent pas vous rendre d'une moins grande importance. C'est de vous montrer, par l'éxemple de mes accusateurs, à quel point en général, les hommes se trompent dans leurs jugemens, et avec quelle légèreté,souvent même avec quelle injustice ils se permettent l'improbâtion; et par mon éxemple propre, combien, pour n'être pas détourné du noble dessein de servir sa patrie, on a besoin de s'armer contre l'ingratitude de ses concitoyens, et de sçavoir immoler ses plus légitimes ressentimens. Si, d'ailleurs, par l'excès de votre pétulance, et le scandale constant de vos moeurs, vous ne mettez pas vous-même obstacle à votre élévâtion, vous êtes plus fait que personne pour remplir un jour la place que j'occupe. Je regarde donc, et comme un des devoirs que les loix, et ma propre volonté m'ont impôsés envers vous, et comme une obligâtion que j'ai contractée envers la république, de travailler autant que je le puis à vous rendre digne du nom de vos ayeux, et à former en vous un citoyen qui, par ses propres services, puisse ajoûter à lareconnoissance, et à la vénérâtion qu'elle conserve pour leur mémoire. Ce n'étoit qu'à de si grandes considérâtions que je pouvois immoler la répugnance que je sens à parler de moi, et l'indifférence profonde où je suis sur tout ce qu'on en peut dire. Une des chôses dont vous m'entendez blâmer le plus universellement, et avec le plus d'aigreur, c'est d'avoir, et sans aucune raison qui, du moins, fût apparente, refusé, lorsque les voeux de tout le peuple étoient tournés de ce côté, d'aller reconquérir l'égypte, et ravager les provinces maritimes de la Perse. On dit très-vrai: les sollicitâtions les plus ardentes, les qualificâtions les plus injurieuses, les menaces les plus terribles ne purent vaincre mon obstinâtion sur cet article. à l'égard du tort que les athéniens prétendent encore que par-là je leur ai fait, vous allez juger par le détailde ce qu'eux mêmes avoient à craindre dans le tems qu'ils se propôsoient de si grandes chôses, si, sans risquer leur ruine, je pouvois me prêter à leurs desirs. Quoique les eubéens ne m'eûssent pas donné de leur mauvaise volonté à notre égard, des preuves sans replique, je leur voyois porter avec trop d'impatience le joug que nous venions tout récemment de leur impôser, pour que je ne dûsse pas croire qu'ils n'attendoient pour le secoüer qu'une occâsion favorable, et même que si, elle tardoit trop à se présenter, ils ne la prévînssent point. Ce n'étoit pas tout: Mégare, Corinthe, et Sicyone nous menaçoient, Sparte rassembloit ses forces; et contre qui pouvoit-ce être que contre nous? étoit-ce avec des craintes si bien fondées, et dans de si critiques circonstances que je devois courir à des conquêtes éloignées, et de plus, si incertaines? L'Eubée, en effet,lâsse de notre dominâtion, et de l'attente, se révolta; et je fus obligé d'y marcher, mais seulement avec la quantité de troupes que la connoissance que j'avois, soit des lieux où nous devions combattre, soit des ennemis que nous avions à dompter, me fit juger suffisante: car, quelles que fûssent encore sur cela les clameurs, je ne crus pas avec ce que nous mêmes avions à craindre dans ce moment-là, devoir laisser l'Attique absolument dégarnie. L'événement justifia tout à la fois mes craintes, et mes précautions. J'étois à peine dans l'Eubée, que sur la nouvelle que les trois peuples alliés sont sur notre territoire, mais, sans pouvoir par les mesures que j'ai prises contre leurs efforts, y porter le ravage, et que les spartiates sont près de les joindre, je reviens, trouve le secret de dissiper les derniers, mets les autres en fuite, et retourne avec la même célérité soûmettre l'Eubée.Vous pouvez à présent demander à mes censeurs quel eût été le sort d'Athênes si, ne consultant que ses desirs, j'eûsse, au soin de la défendre, préféré le recouvrement, tout au moins si incertain, de l'égypte, et le plaisir, beaucoup trop payé, ce me semble, par nos propres malheurs, d'humilier le roi de Perse, en portant dans ses provinces, le fer et le feu.

LETTRE 19

Alcibiade à Thrazylle. Infidelle (eh! Encore avec quelle audace! ) aux femmes qui seroient le plus dignes de votre constance; et, témoin Théognis, tenant avec la dernière opiniâtreté à celles de qui, sans roûgir, on ne sçauroit s'avoüer l'amant: tantôt, partisan des courtisannes jusques à la dernière indécence; tantôt donnant jusques à la minutie, dans le sentiment oppôsé, vous êtes, mon cher Thrazylle, l'homme le plus in'expliquable, peut-être, qu'il y ait au monde. Quel bonheur n'est-ce point, n'est-il pas vrai, de finir chacune de ses journées, sans pouvoir se dire dans quelle opinion celle qui la suit, nous surprendra! Je ne pouvois, selon vous, par éxemple, lorsque j'attaquai lecoeur d'Aspasie, ni en priser assez la possession, ni trop employer de soins pour me le conserver, si jamais (ce sont, ce me semble, vos propres termes,) j'étois assez heureux pour m'en rendre maître. à peine, depuis que je l'ai décidée en ma faveur, un mois s'est-il écoulé; et vous ne revenez point d'étonnement de ce que je ne l'ai pas encore quittée! Pourquoi vous auroit-il paru si injuste que j'eûsse ce tort avec elle, ou pourquoi me blâmez-vous de ne l'avoir pas? Vous auriez, si je ne me trompe, bien de la peine à concilier ces contradictions, même partîssiez-vous pour fonder le dernier de ces sentimens auquel depuis quelques jours vous paroissez enfin vous être fixé, de la crainte qu'Aspasie vous donne pour ma liberté, puisque, dans la suppôsition que je réüssirois auprès d'elle, vous n'avez jamais dû présumer que cette liberté pût avoir la même étendüe qu'auparavant.J'ai peine, je l'avoüe, à ne pas rire de votre acharnement à chercher à cette même femme qui, seule, vous paroissoit digne d'être adorée, des rivales qui puissent la bannir de mon coeur, quand vous pourriez, avec tant de raison, compter sur l'ennui que les dieux semblent avoir attaché pour moi à la joüissance d'un bonheur quel qu'il soit, que personne ne me dispute, et que, sur-tout, je suis obligé de cacher à tout le monde. Pouvez-vous, de plus, ignorer que, pour me faire une fureur du goût le plus simple, il ne faut que le contrarier? C'est, donc, selon toute apparence, bien plus à la conjurâtion de tous mes amis contre Aspasie, qu'à tout ce qui devroit m'y attacher, qu'elle doit la sorte de constance dont je me pique pour elle: du moins, lorsque je m'éxamine bien, ne m'est-il pas possible de lui trouver une autre cause. Ce n'est pas, cependant, que jeme flatte, ni même que je doive me flatter jamais de rencontrer ailleurs tant de charmes: mais, en laissant même à part mon inconstance naturelle, ce vice de caractère que les gens desintéressés nomment humeur , et que, pour pouvoir, sans doute, s'y livrer avec moins de scrupule, les amans bien tendres ont décoré du beau nom de délicatesse , le bonheur qu'elle a d'en être doüée plus que personne, et les scènes fréquentes que je lui dois, ne pourroient pas laisser long-tems subsister une passion contre la durée de laquelle tant de chôses se réünissent. Il faut, quand j'y songe, que l'amour-propre des femmes, les aveugle singulièrement sur les véritables intérêts de leur coeur, pour qu'elles sentent si peu que c'est bien assez que nous ayons pour elles, la politesse de paroître laisser subsister le desir bien par-delà le terme que la nature semble lui avoir assigné, sans qu'elleséxigent encore du desir satisfait, toute l'ardeur, et même toute l'impétüosité du desir qui est encore à satisfaire. Je veux, quand j'en aurai le tems, compôser un traité sur cette injustice de leur part: j'ignore si je les en ferai revenir; mais, du moins, aurai-je eu le plaisir de leur dire ce que j'en pense. à l'égard de Thrazyclée que vous voudriez que je fîsse succéder à Aspasie, et qui montre elle-même tant d'envie d'en remplir la place, à moins que, comme Adymante, vous ne voulûssiez que je reprîsse Glycérie, vous ne pouviez pas me propôser de femme, qui, soit par ma pôsition, soit par mon goût, me convînt moins. Je suis dans mon tort, sans doute; mais je vous avoüe que je ne trouve que du jargon où vous êtes ébloüi de l'esprit, et des mines et de l'affectâtion où vous voyez des grâces, et des traits. De plus, elle mêt du fard; et, si par lepeu d'importance dont il m'est que les femmes soient, ou non sincères, je leur en permets dans le coeur, le besoin que j'ai qu'elles soient belles, me le fait abhorrer sur leur visage. Agathon, d'ailleurs, vient, dit-on, de la quitter; et, quoiqu'elle en convienne moins encore que de l'avoir pris, l'un et l'autre me semblent si vraisemblables que, pour n'en point douter, je n'ai même pas besoin du desir que j'ai de le croire. C'est à vous que je veux bien laisser à juger si je suis fait pour être le successeur d'Agathon. Vainement, pour ménager ce que vous appellez ma pusillanimité auprès d'Aspasie, et qui ne me paroît que cette sorte de respect qu'un sentiment vrai nous inspire toûjours, m'assurez-vous que je ne pourrois jamais rien faire contr'elle, qui, par le secret qu'impôse à Thrazyclée, sa propre sitüâtion, parvînt plus difficilement à sa connoissance. à l'éclat qu'ontfait toutes les avantures de la dernière, je dois nécessairement présumer ou qu'elle l'a peu consultée, ou qu'elle a été bien malheureuse. Plus, d'ailleurs, il paroît qu'elle seroit flattée de me plaire, moins je dois suppôser que, fût-elle même dans l'intention de cacher son triomphe, elle pût en avoir la force: notre silence sur ce qui humilie notre amour-propre, doit répondre de notre indiscrétion sur ce qui le flatte. Malgré tant de raisons, cependant, de ne jamais songer à elle, le desir de faire une chôse aussi extraordinaire que de prendre une maîtresse sur la simple recommandâtion d'un ami, et de vous prouver toute l'autorité que le sentiment qui, dès nos prémières années nous unit, vous donne sur moi, la considérâtion que ce sera toûjours une infidélité de plus, une sorte de curiosité que Thrazyclée m'inspire, me déterminent: vous pouvez donc lui annoncer son bonheur; mais l'assureren même tems que le moment qui lui donnera la publicité qu'elle y desire, sans doute, en sera infailliblement le terme. Si, à ce que je fais aujourd'hui il n'y avoit que du singulier, dût le coeur d'Aspasie en gémir, je serois bien éloigné d'en éxiger le secret; mais j'y vois quelque chôse de pis; et, à vous parler avec franchise, je ne puis prendre sur moi de me donner à la face des athéniens, le ridicule de posséder Thrazyclée.

LETTRE 20

Aspasie à Alcibiade. La fiévre m'a hier laissé si peu de relâche, et je me sens si abattüe de ce qu'elle m'a fait souffrir, que je craignois de ne pouvoir pas aujourd'hui avoir la force de vous dire combien je vous aime: mais l'amour et vous, êtes en possession de faire des mirâcles. Depuis que j'ai voulu bien décidément vous écrire, je me suis, en effet, sentie beaucoup mieux. J'aurois, ce me semble, mauvaise grâce de me plaindre d'un mal qui s'affoiblit à l'instant où il pourroit se faire le plus douloureusement sentir. Venez, mon cher Alcibiade, achever de le bannir, ou, du moins, de le calmer. Je crois, cependant, devoir vous prévenir que vous ne me trouverez pas autant de charmes que vous m'en desireriez; et malgré la précaution que je prends de vous armer contre le prémier coup d'oeil, je crains bien que vous ne trouviez que je ne vous en dis pas assez sur le changement dont je suis: mais fût-il plus grand encore, je n'en craindrois pas plus de vous voir; ceux de vos sentimens qui me flatteroient le plus, et qu'en même tems, je crois le mieux mériter, sont indépendans des grâces de la figure. Si, d'ailleurs, une maîtresse malade refroidit le desir, une amie ne peut dans cette triste sitüâtion, qu'acquérir sur le coeur, de nouveaux droits; et la compassion doit ajoûter à l'amitié, tout ce que l'amour y perd. Périclès prétend que l'ardeur de la fiévre ne m'a point permis de raisonner cette nuit, aussi conséquemment que quand je ne l'ai point, qu'enfin j'ai eu l'esprit tout-à-fait aliéné. Quoique je fûsse hors d'état de juger des chôses aussi sainement que lui, je crois, en effet, quemes idées ont été dans un fort grand desordre; mais il faut, ou que cela n'ait pas été au point où il le dit, ou que rien ne puisse empêcher que vous ne soyez toûjours présent à mon imaginâtion: car je n'ai pas, un seul moment, cessé de vous voir et de vous parler. Cependant, cette aliénâtion d'esprit qu'il m'attribüe, et avec raison, sans doute, m'a vivement inquiétée. J'ai, sur le champ, cherché dans ses yeux si, dans un état où je ne pouvois plus prendre de loix de la prudence, la violence de mes sentimens ne m'en auroit pas fait trahir le secret: mais à la tranquilité où je le vois, je dois croire, ou que ce malheur ne m'est pas arrivé, ou qu'il a rejetté sur un délire passager, tout ce qui ne partoit que du délire constant de mon coeur. Adieu, moins il me sera aujourd'hui permis de vous voir long-tems, plus je desire que vous ne me fassiez pas attendre votre présence.

LETTRE 21

Alcibiade à Thrazylle. Je suis charmé que Chryséis vous ait paru justifier par sa présence, et le choix que j'ai fait d'elle, et la réputâtion de beauté qu'elle a parmi nous; mais vous m'auriez, je l'avoüe, incomparablement plus satisfait, si ce n'eût été que par vos propres desirs, que vous m'eûssiez appris combien vous la trouviez digne de plaire; et je m'y connois mal, si à la façon dont ses regards se portoient et s'arrêtoient sur vous, elle n'a pas été sur cela du même sentiment que moi. Vous avez, à ce que vous me dites, remarqué que vos éloges ont fini par lui donner de l'humeur. Je ne m'en suis pas moins apperçu que vous; mais, loin que nous attribüions tous deux ce mouvement à la mêmecause, c'est de cela même que je parts pour croire que je ne me suis point trompé, lorsque j'ai crû qu'elle ne vous voyoit pas avec la froideur que vous lui suppôsez. Les femmes se contentent de l'éloge, quand elles n'ont que leur vanité à satisfaire; mais il est tout simple qu'où elles voudroient faire naître le desir, l'éloge ne leur suffise pas. Puisse une autre fois Chryséis être plus heureuse! Si, par hazard, la crainte de blesser l'amitié qui nous unit, étoit ce qui vous lui a fait marquer tant d'indifférence, le voeu que je viens de former, et que vous ne pouvez croire que très-sincère de ma part, doit vous dire assez à quel point vous vous êtes mépris. Quoique Chryséis soit de Pâphos, que, par les agréemens de sa figure, par le charme qu'elle sçait répandre dans les plaisirs, par la vivacité, et le déréglement de son imaginâtion, personne ne soit plus digne qu'elle d'yêtre née, et ne rappelle mieux à tous égards, l'idée de la déesse qu'elle y a servie, je ne sçais par quelle fatalité, elle ne m'inspire que ce mouvement machinal, aussi souvent en nous, pour le moins, l'effet du caprice, que l'ouvrage de la beauté, et qui n'est même pas le goût. Ce n'étoit donc pas, ainsi que vous me paroissez l'avoir crû, pour l'honneur du mien que je voulois que vous la vîssiez; mais, dans l'espérance qu'elle pourroit vous faire oublier cette Théognis qui, semblant à chaque infidélité qu'elle vous fait, prendre à vos yeux, de nouvelles grâces, vous donne un ridicule dont sans une peine in'exprimable, je ne sçaurois vous voir vous couvrir. Tout affligé, cependant, que j'en suis, je crois devoir moins encore consulter ma façon de penser sur cela, que la malheureuse illusion que vous vous faites; et je vais, puisqu'enfin, vous le voulez si absolument,écrire à Théognis en votre faveur. L'extrême mépris qu'elle m'inspire, et, je ne vous le cache pas, le desir ardent que j'aurois d'échoüer dans cette négociâtion, m'y rendoient moins propre que qui que ce pût être; mais vous vous obstinez à m'en charger. Malgré donc tout le chagrin avec lequel je vous vois courir à de nouveaux affronts, après avoir, et trop vainement tenté de vous les épargner, mon amitié pour vous, ne peut plus que me permettre de vous obéïr. En vous voyant, au reste, si crüellement agité dans une circonstance où vous ne poussez pas un soûpir que vous ne dûssiez vous reprocher, je ne puis, sans effroi, considérer tout ce que, pour tâcher de ramener à nous une femme qui, souvent, n'a pour elle, que son inconstance, nous essuyons d'humiliâtions; et combien nous sacrifions de cet amour propre qui fait la dignité, à une vanitémisérable qui ne peut que nous avilir. Aussi, ne sçais-je si je trouverai ou non des inconstantes; mais, à la façon dont je compte m'arranger toûjours avec les femmes, je serai bien étonné si j'ai jamais à courir après des infidelles.

LETTRE 22

Théognis à Alcibiade. Pour peu qu'on ait d'usage de la façon de penser des hommes (et vous paroissez me faire l'honneur de m'en attribüer beaucoup,) on compte toûjours moins sur leur constance, qu'on ne s'en flatte. En m'assurant donc qu'Axiochus ne me sera pas long-tems attaché, si vous me dites une chôse que mon sentiment actüel pour lui, ne peut que me rendre très-crüelle, du moins, ne m'en dites-vous pas une qui ait le droit de me paroître incroyable. à cette prédiction, vous ne craignez pas d'ajoûter que la passion que je crois qu'il m'inspire, n'est pour mon coeur, qu'une méprise de plus . Ce n'est pas que je ne sente que la promptitude dont jusques à présent je me suis livrée auximpressions que je recevois, et le peu de durée des goûts mêmes qui ont paru m'entraîner avec le plus de violence, doivent naturellement faire penser que ce qui m'occupe, ne sera pas plus à l'abri de l'effet du tems, que ne l'a été ce qui m'a occupée; mais vous devriez connoître assez les femmes pour sçavoir qu'auprès d'elles, le pâssé ne sçauroit répondre de l'avenir; qu'il y en a qui sacrifient long-tems au caprice avant que de sacrifier à l'amour; et que si l'opiniâtreté avec laquelle nous aurons tenu à un attachement, n'est point une raison de croire que nous serons aussi fidelles au goût qui y aura succédé, ce n'en est pas plus une de penser que parce que rien encore ne nous aura fixées, nous ne rencontrions pas enfin un objet qui nous fixe. Autant qu'il est possible de comparer ce que l'on sent avec ce que l'on ne sent plus, il me semble que,de tous les hommes qui ont arrêté sur eux, mes regards, et mon imaginâtion, aucun ne m'a paru pâsser jusques à mon coeur, qu'Axiochus; et qu'il seroit très-possible qu'il fût pour moi cet objet. Au reste, que cela soit, ou non, il n'en sera pas moins sûr que, même malgré toute la chaleur que vous avez mise dans vos sollicitâtions pour Thrazylle, et qui a été jusques à me dire des chôses fort desobligeantes, jamais vous ne le verrez reprendre sur moi, l'empire qu'il redemande. Qu'il cesse donc de m'accâbler de reproches qui ne font que me fatiguer, de supplicâtions qui ne me touchent point, et d'invectives que je dois trouver d'autant plus déplacées que ce n'est plus l'amour qui les entend, et les reçoit. J'ai bien voulu jusques ici, non-seulement recevoir ses lettres, mais, quoique je pûsse faire de mon tems un beaucoup plus agréable usage, y répondre quelquefois.Je vois qu'il a regardé comme une preuve qu'il pouvoit me ramener encore, une condescendance qu'il ne doit plus qu'à ma pitié: elle m'est onéreuse; elle l'abuse; me blâmerez-vous de cesser de l'avoir? Je me plaisois à me flatter qu'enfin il reconnoîtroit de lui-même toute l'imbécilité qu'il y a à croire que, parce que l'on aime encore, ou qu'on le croit, on ne doit point cesser d'être aimé; et, sur-tout, qu'il ne pousseroit pas la sienne jusques à prendre des égards pour des sentimens: mais, puisqu'il s'obstine à s'y tromper, qu'il ne soit pas surpris si desormais je lui renvoye ses lettres, telles éxactement qu'elles me seront parvenües. Je lui ai, dit-il, juré de l'aimer jusques au tombeau : il n'y a rien de plus probable que je l'ai fait; mais qu'importe quand mon coeur ne s'en souvient pas? Ne lui ai-je point, d'ailleurs, déjà donné la preuve que rien ne m'est moinssacré que ces sortes de sermens? Je conviens que, quittée, et le plus inopinément du monde, par l'homme à qui je l'avois sacrifié: mourant, ou m'imaginant que je mourois de douleur de l'avoir perdu; et, quoiqu'il en pût être, ayant besoin d'une distraction, je sollicitai Thrazylle de qui mon infidélité n'avoit pas changé le coeur, de revenir dans les bras d'une maîtresse qui lui étoit toûjours chère. En faisant beaucoup pour lui, puisqu'enfin j'étois encore nécessaire à son bonheur, je crûs, et ne vous le cache pas, faire autant pour moi-même: le tems a dissipé cette erreur. Peut-être aussi, les perpétüelles inquiétudes de Thrazylle sur les bontés que je pouvois avoir eües pour son dernier prédécesseur, et sa fureur de me faire avoüer ce que, moins par fausseté, que pour notre tranquillité respective, il me paroissoit si important de lui taire, ont-ellesachevé de me faire sentir à quel point je me trompois quand je croyois l'aimer encore. à l'égard des obligâtions qu'il prétend que je lui ai, n'eûssé-je point, dans cette occâsion, dû à ses seuls desirs, la complaisance qu'il eut pour les miens, devroit-il ignorer que le souvenir de tout ce que, relativement à l'amour, on peut devoir à l'amant, s'efface en même tems que le sentiment qu'il avoit fait naître, s'éteint? Il ne cesse de m'assurer qu'il l'emporte à tous égards sur Axiochus; mais si, comme malheureusement pour lui, cela n'est que trop vrai, il a cessé de me plaire, et que j'aime Axiochus, peut-il se flatter que tous les éloges dont il s'accâble, me feront penser de lui, aussi avantageusement qu'il en pense lui-même. Ce qu'enfin il y a de certain, c'est que je me sens pour son mérite, quelque justice que je lui rende, d'ailleurs, une si profonde indifférenceque, sans toutes ses persécutions, à peine me rappellerois-je qu'il m'a été cher. Je suis si lâsse de l'en assurer, que je vous prie de vouloir bien l'en assurer vous-même. Je ne doute point qu'à cette déclarâtion si précize de ma façon de penser à son égard, les reproches qu'il me fait depuis si long-tems, quoique toûjours avec si peu de succès, d'être de l'ingratitude la plus noire, ne se renouvellent avec la dernière violence: mais quand, ce que, par éxemple, je ne crois point du tout, il seroit vrai qu'ils fûssent fondés, il me seroit encore moins onéreux de continüer de les mériter, et même de les entendre, que de me mettre dans le cas d'essuyer de lui, les remercîmens qu'il voudroit avoir à me faire.

LETTRE 23

Aspasie au même. Vous avez tort de vous croire la seule cause de ma maladie, mais vous en auriez, peut-être, plus encore si vous ne vous en attribüiez rien. Il y avoit plusieurs jours que je ne dormois pas; et cette insomnie, quelle qu'en pût être la cause, m'avoit mis le sang dans la plus crüelle agitâtion. Il y auroit donc, à mon sens, plus de sujet de s'étonner que ce mouvement n'eût été suivi de rien, qu'il n'y en a d'y avoir, enfin, vû succéder la fièvre. Il est vrai, aussi, que la dernière impatience à laquelle vous vous êtes laissé emporter avec moi, fut accompagnée d'une si dédaigneuse froideur! C'est, ce me semble, si peu avec la brusquerie dont vous reçûtes mes plaintes,que l'amour doit s'expliquer! Vous devez si bien le sçavoir, qu'à ne vous voir employer pour détruire mes craintes, que ce moyen, il me fût impossible de n'en pas conclûre que si je n'avois point encore perdu votre coeur, c'étoit un malheur dont, du moins, je n'étois pas bien éloignée. Pouvois-je effectivement, quand je vous voyois vous livrer à des impatiences que vous sçavez m'être si contraires, et qui étoient d'ailleurs si déplacées, me faire quelqu'autre idée? Si vous m'aimez autant que vous me le dites, ou que vous sçachiez seulement combien vous m'êtes cher, il est inutile que je vous dise à quel point, et dans un tems encore où ma santé étoit déjà fort altérée, cette conclusion a dû m'être funeste. Vous voyez que s'il n'est pas vrai que ce soit à vous seul que vous deviez vous en prendre, il ne l'est pas moins que vous vous devez quelques reprochesde l'état où j'ai été. Je vous avoüe avec la même bonne foi, que ce qu'il y auroit pour moi, de plus heureux, seroit que je fûsse aussi visionnaire que vous me taxez de l'être. J'ôse, de plus, quelqu'envie, quelque besoin même que vous puissiez en avoir, vous défier de desirer aussi vivement que je le desire moi-même, de me voir convaincüe que je ne puis que me tromper quand je vous accuse, ou de ne point m'aimer, ou, même en m'aimant, de me donner des rivales: mais j'ai malheureusement pour moi, soit sur tout ce que vous faites, soit sur tout ce que vous pensez, une sorte de sagacité, ou même de prescience, telle que le démon même de Socrate, tout éclairé qu'il est, ne pourroit pas la pousser plus loin. Je sçais trop à quoi je la dois pour ne l'attribüer comme vous, qu'à l'étendüe de mon esprit. Il faudroit, pour que cette même prescience fût son ouvrage, quej'en eûsse infiniment plus que je m'en trouve. C'est mon coeur, c'est une sympathie qu'il ne m'est point possible de définir, mais dont à chaque moment j'éprouve l'effet, que je puis seul en croire la cause. Elle me fait toûjours, grâces à vous, trop de mal pour que je m'en applaudisse autant que vous le pensez. Je n'y gâgne seulement pas, malgré tout l'effroi que cette espéce de divinâtion vous inspire, la douceur de vous voir ne plus chercher à m'abuser. N'ayez donc plus, ou du moins, je vous en conjure, n'ayez plus si souvent la crüauté de me dire que j'ai moins de plaisir à croire ce qui pourroit me rendre heureuse, que tout ce qui ne sçauroit que m'affliger. Vous auriez peine à imaginer combien vous m'affligez vous-même, toutes les fois que vous me tenez cet étrange propos. Se peut-il, mon cher Alcibiade, qu'avec l'esprit que vous avez,vous vous figuriez qu'il puisse éxister un être assez ennemi de lui-même pour se refuser volontairement à ce qui seul peut faire sa félicité; ou pensez-vous que la nature m'ait doüée du très-extraordinaire privilége de croire, ou ne croire pas, selon que je puis vouloir l'un ou l'autre? Non, encore une fois, loin de me mettre, comme vous le suppôsez, l'esprit à la torture pour ne voir, ou ne prévoir que des malheurs, je fais bien plus que vous ne pourriez l'imaginer pour en écarter tout ce qui pourroit ne m'en donner même que le soupçon. Mais, puisque vous me ramenez sur un chapitre que j'avois résolu de ne traiter jamais, et qu'en effet, je ne pousserai pas plus loin, permettez moi de vous parler un instant à coeur ouvert, et que, s'il se peut, ce soit aussi pour la dernière fois; sans le vouloir, souvent même, sans vous en douter, vous détruisez en une seule minute,l'ouvrage de plusieurs jours. Ne me demandez point, de grâces, de détails qui vous rendent moins obscur ce qui vient de m'échapper: soyez sûr, seulement, que je ne vous dis rien qui ne soit dans la plus éxacte vérité. Ne pensez pas, non plus, que je sois révoltée autant que vous me paroissez le croire, de vous voir renverser si promptement les espérances que vous me donnez quelquefois de ne vivre plus que pour moi. Hélas! Quand il est question de vous, je ne sçais que m'affliger: rien n'a pû encore donner à ma tendresse pour vous, la plus légère atteinte; et je suis si persüadée que ce seroit envain que je chercherois, non à l'éteindre, mais seulement à l'affoiblir, que je n'ai pas le plus léger desir de le tenter. C'est si naturellement que je vous aime, qu'il semble que, de toutes les chôses nécessaires à mon éxistence, mon amour soit ce qui l'est le plus. Vous variez tantà mon égard que j'ignore dans quelle dispôsition vous trouvera cet aveu, et quelle impression votre âme en recevra: tout ce que je sçais, c'est que rien ne peut changer la mienne; et que, dûssiez-vous me percer le coeur, vous n'en effaceriez pas votre image.

LETTRE 24

Périclès au même. Il est encore très-vrai, mon cher Alcibiade, qu'il y avoit dans mes derniers comptes, une somme de dix talens de l'emploi desquels je ne justifiai pas, et que j'y portai simplement comme dépensés pour chôse nécessaire ; et c'est dans cette négligence de ma part que l'on croit trouver une juste raison de me soupçonner de les avoir détournés à mon profit. Peut-on donc oublier combien, dans le cas où cette somme auroit pû me tenter, il m'auroit été facile, soit en n'en faisant aucune mention, soit en la répandant sur différens objets, de cacher le vol que j'aurois eu la bâssesse d'en faire? Le peuple, cependant, voulut bien m'en croire sur ma parole:mes ennemis veulent faire entendre que, malgré tout le desintéressement dont je me pique, on m'auroit fort embarrassé si, comme on le pouvoit, on ne se fût pas contenté d'une si vague énonciâtion. J'ôse dire à mon tour que si, ce que je ne nie point, le peuple étoit en droit de me contraindre de spécifier l'emploi que j'avois fait de cette somme, il ne devoit pas dans cette occâsion se servir de son pouvoir. Plus judicieux que ceux qui blâment les égards qu'il y montra pour moi, il sentit, en effet, que, pour ne pas trop mettre à découvert certaines parties de l'administrâtion qui, par leur nature, ne doivent jamais être expôsées au grand jour, il y a des dépenses dont ceux qui tiennent les rênes du gouvernement ne doivent jamais déceler l'emploi, dût-on même quelquefois les voir abuser du secret dont on leur permêt de les couvrir.Je ne garderai pas avec vous le silence que je crus alors nécessaire, tant aux intérêts de la république qu'à sa gloire. Il étoit effectivement plus honorable pour nous que l'on crût que c'étoit à la terreur de nos armes que nous avions dû la retraite des spartiates, que de ne pouvoir douter que nous ne l'eùssions achetée. Une autre considérâtion me forçoit encore à me taire sur cet article; et lorsque je vous aurai instruit de ce qui se passa alors, vous conviendrez que si, par l'éclat même que les chôses avoient fait, je pouvois cesser de me croire obligé au silence, je n'en devois cependant pas plus le rompre, puisque j'avois fait serment de le garder; et que, d'ailleurs, je ne pouvois l'enfreindre, sans m'expôser par cette infidélité, à ne pouvoir plus trouver de traîtres, lorsque le malheur des circonstances ne me laisseroit que cette odieuse ressource.Lors de l'irruption dont je vous ai parlé dans ma dernière lettre, les spartiates, moins par amitié pour les peuples qui nous déclaroient la guerre, que par la jalousie qui les anima toûjours contre nous, s'étoient joints à eux. Commandés en apparence par leur roi Pliftonax, ils l'étoient en effet par Cléandridas. Les éphores craignant tout de la jeunesse, et de l'in'expérience du prémier, l'avoient totalement mis sous la dépendance de l'autre. Les plus simples conseils de celui-ci devenoient donc par cette dispôsition aussi suprême, qu'elle étoit peu éclairée, des ordres auxquels ce prince n'étoit pas moins soumis que le dernier de son armée. Quand je dis que, de la part des éphores, cette dispôsition marquoit peu de lumières, c'est que si l'on ne pouvoit refuser à Cléandridas, et beaucoup de connoissance de l'art militaire, et beaucoup de valeur,il étoit encore plus connu par l'excès de son avarice, que par la sublimité de ses talens; que ce que je sçavois, Sparte devoit encore moins l'ignorer; et que, plus j'y pâssois pour sçavoir acheter ceux que j'avois besoin de corrompre, moins elle témoignoit de prudence en donnant un pouvoir si étendu à un homme de qui la probité lui devoit être si suspecte. Ce choix effectivement me rassura sur notre pôsition, et seul me rendit facile ce qui pouvoit nous en tirer. Comme, si les peuples qui venoient nous attaquer, réünis étoient fort redoutables pour nous, divisés, ils cessoient de l'être, en suppôsant sur-tout que ce fût aux spartiates que je parvînsse à faire tomber les armes des mains, séparer ceux-ci de la cause commune, devenoit l'unique but que je dûsse avoir; mais ne chercher que par les moyens que m'offroit la négociâtion à le remplir, étoit, même en ne comptantpour rien l'incertitude du succès, risquer beaucoup. Les manoeuvres soûterraines de la politique, éxigent du tems: l'ennemi étoit à nos portes; et le tems m'étoit cher. Que si, sans nous chercher ces secours, nous nous en tenions à la décizion des armes, combien ne devions-nous pas la redouter? Si, ce qui ne pouvoit pas raisonnablement s'espérer, elle étoit en notre faveur, de quels flots de sang ne l'acheterions-nous pas? Si, ce qui de toutes façons, étoit infiniment plus probable, le sort se tournoit contre nous, la bataille ne pouvant se livrer qu'aux pieds de nos murs, nous courions le risque de voir, après un siége aussi long que sanglant, la ville tomber au pouvoir de l'ennemi, et en être ravagée avec toute l'inhumanité que nous devions attendre de la férocité si connüe des spartiates, et du ressentiment des mégariens. De toutes ces considérâtions, jeconclûs que moins la république donneroit au hazard, mieux elle entendroit ses intérêts; et qu'enfin, dans cette occâsion, ce n'étoit point du sang des citoyens, mais de leur or qu'il falloit payer la victoire. Quand Plistonax eût été d'humeur à se laisser séduire, bornée comme l'étoit son autorité sur ses propres sujets, j'aurois crû faire de nos trésors, un emploi qu'on auroit eu à me reprocher, si c'eût été sur lui que j'eûsse songé à les répandre. Mes vûes se tournèrent donc vers Cléandridas; et je le trouvai, ainsi que je m'en étois flatté, non-seulement si dispôsé à se vendre, mais si pressé de le faire, que, pour ces mêmes dix talens qu'on m'accuse de m'être appropriés, ce traître, sur différens prétextes, sans être plus retenu par les murmures de son armée, que touché des supplicâtions, et des larmes des peuples qu'en se séparant d'eux, il laissoit à notre merci, fit reprendreà ses troupes la route de Lacédémone, et nous rendit par sa retraite, les arbitres de la destinée des autres. Quoique ce qui s'étoit pâssé entre lui, et moi, fût enseveli dans le plus profond silence, on fut à Sparte si convaincu qu'il en avoit lâchement vendu l'honneur, qu'il n'y fut reçu qu'avec toutes les marques de la plus vive indignâtion. à peine, enfin, y étoit-il arrivé que les menaces qu'il enendoit de toutes parts, et l'impossibilité qu'il sentoit lui-même de justifier sa conduite aux yeux de ses concitoyens, le forcèrent de prendre la fuite. Ils ne pûrent donc à leur grand regret, le condamner à mort que par contumace; mais, par une injustice qu'on ne sçauroit excuser, puisqu'aïant soûmis Plistonax aux ordres de Cléandridas, ils ne devoient pas lui faire un crime d'une déférence dont ils ne lui avoient point permis de se dispenser, n'écoutant que leur fureur, ils condamnèrent cet infortunéprince à une amende si éxorbitante que, dans l'impuissance où il étoit de la payer, il se vit forcé d'abandonner à la fois et son trône, et sa patrie. Je vous laisse absolument, mon cher Alcibiade, le maître de taire, ou de divulguer la cause, jusques ici inconnüe, ou, du moins, fort incertaine de la retraite de Cléandridas de devant nos murs, et de sa disgrâce dans sa patrie. Je conviens que l'une et l'autre nous ont coûté dix talens; et je suis prêt de les rendre à la république, si à la pluralité des voix, on trouve que je les aye mal employés.

LETTRE 25

Alcibiade à Adymante. à la conduite que, depuis qu'elle vous avoit fait l'aveu de sa tendresse, Xénoclée avoit constamment tenüe avec vous, j'avois toûjours douté qu'elle eût l'intention de vous rendre heureux: et moins prévenu, soit pour elle, soit pour vous, vous en auriez, selon toute apparence, porté le même jugement que moi. Toute femme, en effet, qui, comme elle, n'accorde jamais une faveur que la restriction qui doit la rendre inutile, ne soit à côté, semble ne donner que pour reprendre, paroît toûjours tout près de succomber, et ne se rend jamais, prouve invinciblement qu'elle n'est pas moins in'accessible au desir qu'à l'amour; et doit, par conséquent, plus laisser à craindreune résistance éternelle, qu'à espérer qu'un jour on pourra la rendre sensible. Une régle générale, et qui me paroît moins faite que beaucoup d'autres pour avoir des exceptions, c'est que, tant qu'une femme reconnoît l'empire de la vertu, elle ne se mêt point dans le risque de perdre la sienne; et que, quand enfin, on est parvenu à lui inspirer de l'amour, il ne lui seroit pas plus possible de le sacrifier à la vertu que, de ce moment, elle n'a plus, ou qui est devenüe pour elle moins un secours qu'un fardeau, qu'il ne le lui auroit été d'immoler la prémière à un sentiment dont elle n'éprouvoit pas la puissance. Tout convaincu que je suis cependant, que, de quelque façon que vous en eûssiez agi avec Xénoclée, vous n'en auriez point triomphé davantage, je n'en condamne pas moins en vous, cette craintede l'offenser, qui vous a fait suspendre vos entreprises dans l'instant même où tout en elle, sembloit plus vous dire combien elle étoit loin de vous desirer des remords. Quand avec une femme on s'est déterminé à ce que, fort improprement quelquefois, elles appellent de l'insolence , ce n'est jamais qu'en la portant à son comble qu'on en peut trouver l'excuse à ses yeux. elle me menaçoit, dites-vous, de son éternelle indignâtion: eh! Mon cher Adymante! Dans ces circonstances, est-ce donc plus la bouche d'une femme que ses yeux, qui doit nous instruire de ce qu'elle pense, ou qu'elle sent? L'émotion que lui donne la colère, et le trouble où la jette le desir, ont, d'ailleurs, des caractères si différens que, même avec toute l'imbécilité d'un prémier amour, il ne doit pas être permis de s'y tromper.Malgré les éxemples fréquens que nous en avons, je n'ai jamais pû comprendre comment une témérité que souvent une femme ne desire pas plus d'un homme qu'elle ne s'y attend, peut la déterminer à un sentiment qu'il ne lui inspire pas, ou, pour parler plus juste, lui en tenir lieu momentanément. Je conçois, pourtant, bien moins encore que ce que nous appellons un coup d'autorité , bien soutenu, soit qu'elle aime, ou qu'elle feigne d'aimer, ne termine point sans retour, les indécizions de sa vertu, ou ne prive pas sa coquetterie des ressources qu'elle tiroit de ses tergiversâtions. Une femme est-elle plus révoltée de l'insolence d'un homme qui ne lui plaît pas, qu'elle n'est blessée du trop de timidité de l'homme qui lui plaît? Question qu'elles seules peuvent décider, mais sur laquelle on peut croire d'avance, que toutes ne prononceront pas de bonne foi.Il faut toûjours parler aux femmes comme si on leur croyoit de la vertu, et agir avec elles, comme ne leur en croyant pas. Plus il y en aura qui protesteront contre la justesse de cette maxime, moins on devra la révoquer en doute. Il n'y auroit, peut-être, pas autant d'absurdité à croire qu'une femme doit toûjours manquer de vertu, qu'à imaginer qu'elle doit toûjours y rester fidelle, parce que s'il n'est pas vrai que la vertu soit pour toutes un état forcé, il l'est bien moins encore qu'elle soit pour toutes un état naturel. Pour n'avoir point d'idées fausses à cet égard, on n'a besoin que de compter les raisons qu'elle peut avoir, soit pour être vertüeuse, soit pour ne l'être pas. Si le résultat du calcul étoit en faveur du prémier des deux, j'avoüe que jusques ici j'aurois bien mal vû l'objet. Si, dans les hommes, le courage estjournalier, il y a cent raisons pour que, dans les femmes, la vertu le soit bien davantage. La satisfaction de pouvoir se dire qu'elle ne manque point à ses devoirs, ne l'emporte pas bien long-tems dans une femme sur le plaisir de s'entendre dire qu'elle est belle, et sur le besoin réel qu'elle en a. Les dieux ont donné aux femmes le caprice, et la vanité pour les dédommager du desir, et de l'amour qui pourroient bien n'être pas tant à leur usage, qu'elles et nous, le croyons. Je m'égare, ce me semble; revenons à vous. Je vais vous étonner, sans doute: mais je suis fort trompé si ce n'est pas beaucoup plus à votre audace qu'à la retenüe, selon moi, très-déplacée qui y a succédé, que vous devez et la colère de Xénoclée, et le congé absolu qu'elle vous donne. D'après la façon dont vous mel'avez peinte, j'ai bien mal jugé son caractère, ou, quand cette même colère vous auroit moins impôsé, la sorte de mouvement que vous avez crû lui voir, et que vous lui aviez donné, peut-être, ne vous en auroit pas été plus utile. Les impressions que, malgré le soin dont elle s'en défend, reçoit quelquefois une coquette, combattües toûjours par la crainte qu'elle a d'être menée plus loin qu'elle ne voudroit, et jamais prolongées par l'amour, sont si foibles, et pâssent, d'ailleurs, avec une rapidité si grande, qu'avec quelque finesse qu'on les apperçoive, et quelque promptement que l'on puisse vouloir les saisir, il arrive le plus souvent, que quand on veut en profiter, on n'en trouve pas la plus légère trace. Vous n'avez, quoique vous en puissiez croire, laissé rien à regretter à ses sens; et il ne me paroît pas plus probable que, comme vous l'imaginez, en vous effrayanttrop de sa colère, vous ayez davantage blessé sa vanité. Ce qui me le fait croire, c'est que, non-seulement elle ne s'étoit pas rendüe, mais qu'il étoit tout au moins douteux qu'elle se rendît. Vous ne lui avez, par conséquent, pû donner aucun sujet de présumer que, dans le cas où vous l'auriez amenée à ce point, elle n'eût trouvé en vous, de sa défaite, qu'un spectateur in'animé; et par la même raison, ç'a été beaucoup plus de votre sagacité en ces sortes de circonstances, que de ses charmes que vous avez dû lui donner mauvaise opinion. Je ne puis donc attribüer votre disgrâce qu'à la crainte assez légitime que vous lui avez inspirée de ne pouvoir plus long-tems vous faire illusion sur le fond de ses sentimens. Vous la vouliez sensible: elle ne vouloit, ou ne pouvoit pas l'être. Dans la prémière de ces suppôsitions, après vous avoir rendu amoureux, sa vanitén'avoit plus rien à éxiger de vous: dans l'autre, il étoit naturel qu'elle bannît un amant qui, pouvant ne pas s'en tenir à une prémière témérité, pouvoit aussi, malgré tous les obstacles que lui oppôsoient en elle, la nature, l'indifférence, et un systême de conduite, toûjours très-dangereux à rencontrer dans une femme, trouver le moment , et en ne le méconnoissant plus, le rendre décisif. Nous pouvons sans danger le manquer avec une femme à qui nous inspirons une passion, parce qu'il ne s'en écoule pas un dans la journée où elle puisse ne pas également desirer de rendre heureux ce qu'elle aime; mais lorsque c'est le caprice seul qui la détermine à la foiblesse, il est si peu sûr qu'il veüille rendre le lendemain, ce qu'il offroit la veille, que l'on ne peut trop se presser de le saisir. Si je vous parle ici du moment , ce n'est point que j'ignore que vous ne niez pasmoins qu'il éxiste, que celle de toutes les femmes qui seroit le plus fâchée de nous voir donner tout à son inflüence; mais parce que je suis on ne sçauroit plus loin d'être sur cela du sentiment que vous vous suppôsez. Lorsque je dis que vous vous supposez plus cette opinion que vous ne l'avez, c'est que votre conduite me donne tout sujet de le penser. Si, en effet, pour triompher d'une femme, tous les momens vous paroissoient également favorables, après vous être si long-tems auprès de Xénoclée, condamné au respect, auroit-ce été, de préférence, l'instant où vous aviez, enfin, sçu porter le trouble dans son âme, que vous auriez choisi pour lui en manquer? Il n'est pas vrai, sans doute, que les femmes dépendent du moment , autant, et aussi souvent que les hommes qui les ont peu approfondies, le croyent; mais ce seroit, selon moi, ne pas moins setromper sur elles; et, peut-être, seroit-ce s'y tromper plus dangereusement pour soi-même, que de croire qu'elles n'en éprouvent jamais l'empire. Si ce n'étoit que de ce mouvement que nous sommes convenus d'appeller surprise des sens , qu'il fût question, j'aurois tort. On sçait, et de reste, qu'il s'en faut beaucoup qu'il soit à l'usage de toutes les femmes, et que, si c'étoit de cela que nos succès auprès d'elles, dépendîssent, ils seroient plus râres qu'on ne le prétend. En croyant d'un autre côté, que le coeur seul peut entraîner celles en qui les sens sont ou müets, ou peu actifs, on ne tomberoit pas, à mon sens, dans une erreur moins grande que la prémière. Dans quelques-unes de ce caractère, la vanité; dans un beaucoup plus grand nombre d'autres l'habitude de compter, elles pour peu, et la chôse pour rien, ne tiennent pas moins lieu de la séduction dessens que des mouvemens du coeur, et ne les dispôsent pas à moins de foiblesse que si chacune de ces causes, ou toutes deux réünies agissoient sur elles. Ce seroit, d'ailleurs, ignorer absolument ce que peut l'amour, que d'imaginer, quelque peu dispôsée qu'une femme puisse être par elle-même, à admettre ses effets physiques, qu'il ne prenne jamais que sur son âme. Les transports d'un amant, ses larmes, ses caresses, doivent-ils, peuvent-ils même laisser sa machine dans l'in'altérable tranquillité qu'elle lui prescrit? Enfin, n'arrive-t-il pas un moment où elle est si violemment agitée que, si elle se défend encore, ce n'est plus qu'avec une molesse qui décèle tout le besoin que, souvent, et sans qu'elle le sçache elle-même, elle a d'être vaincüe? Quelquefois, même, cet instant critique arrive, lorsque l'amant songeoit le moins à le faire naître, s'en flattoit le moins,et qu'elle s'en croyoit aussi, le plus éloignée. Il ne seroit, peut-être, pas aussi peu digne de la philosophie que cela peut le paroître au prémier coup d'oeil, de rechercher la cause de ce caprice de la nature, et pourquoi s'obstinant à rester dans le silence, lorsqu'on la sollicite le plus de parler, ou, ce qui est beaucoup plus encore, se défendant avec succès contre les impressions qu'elle reçoit, elle s'émeut d'elle-même, lorsqu'on l'en presse le moins. Cette dispôsition in'attendüe n'est-elle qu'un effet de l'amour qui ne paroît pas avoir moins dans un sèxe, marqué un terme aux rigueurs, qu'il n'en a, dans l'autre, fixé un aux desirs, et qui n'a laissé dépendre ni l'un, ni l'autre, de notre volonté? Est-ce un mouvement du sang, aussi subit qu'il paroît involontaire, auquel le sentiment, la présence de l'objet aimé, une réfléxion tendre, donnent une puissance qu'il n'auroit pas sanstout cela? C'est ce que j'ignore; mais, quelle que puisse être la cause du moment, il est certain, non-seulement qu'il éxiste, mais encore que celles des femmes qui voudroient bien n'y pas céder, nous le dérobant le plus qu'elles peuvent, un homme n'a pas moins besoin de sagacité pour le saisir, que de fermeté pour refuser aux prières, aux pleurs, aux cris même de la pudeur gémissante, et allarmée, ou aux ruses de la coquetterie desespérée de se voir près d'être vaincüe, un répit que l'on a vû très-rârement n'être pas funeste à ceux qui le leur accordent. Vous ne croyez point au moment ; moi, j'en admets de deux sortes: l'un qui ne devroit point porter ce nom, quoique, pourtant, on l'en décore, parce qu'il est, pour ainsi dire, toûjours sous la main de celui qui ôse, ou veut bien le chercher, ou que c'est, du moins, par le plus grand des hazards qu'on ne l'yrencontre pas; l'autre que l'on ne doit qu'à des motifs aussi flatteurs pour celui qui a le bonheur de le trouver, que consolans pour celle qui y cède. La femme tendre ne l'avoit point prévû, parce qu'elle ne sçavoit ni quand l'amour agiroit sur son âme, ni jusques à quel point il pourroit agir. L'autre étoit dans la même ignorance, parce qu'il ne lui étoit pas plus possible de deviner ni jusques où l'on porteroit avec elle la témérité, ni combien, car la nature est quelquefois inégale, cette même témérité la trouveroit, ou la rendroit sensible. Je ne sçais si je suis parvenu à vous démontrer à quel point vous êtes dans l'erreur lorsque vous croyez que, dans les femmes, le coeur, et les sens ont toûjours la même activité, ou sont toûjours dans la même inertie; mais plus, dans la carrière que vous courez, votre opinion à cet égard, peut être dangereusepour vous, moins j'ai crû pouvoir me dispenser de la combattre. Votre avanture avec Xénoclée, et les suites qu'elle a m'ont fait naître des réfléxions. Je vous les envoye, non que je me flatte d'être le seul qui les aye faites, mais parce que j'imagine qu'elles pourront vous être utiles. Vous les avez trouvées éparses dans cette lettre sans plus de liaison entr'elles que quand elles se sont présentées à mon esprit. Si leur confusion vous blesse, ou vous les obscurcit, vous pourrez les donner à arranger à notre ami Antiphon, l'homme de son siécle, peut-être, qui m'a paru avoir le moins d'idées, et le plus de méthode, et que je crois, par conséquent, le plus capable de mettre de l'ordre dans ce qu'ont pensé les autres.

LETTRE 26

Aspasie à Alcibiade. Je viens d'essuyer une peur dont je ne suis pas encore bien remise. J'étois à vous écrire lorsque Périclès est inopinément entré dans mon cabinet. J'ai tremblé qu'usant de sa liberté ordinaire, il ne voulût voir ce que j'écrivois. Vous me direz, sans doute, que je lui ai laissé prendre là, une fort mauvaise habitude: j'en conviens; mais, lorsque j'ai commencé à avoir en lui tant de confiance, j'étois bien éloignée de croire que je pûsse un jour avoir quelque chôse à lui cacher. Quoique je ne vous écrivîsse que des injures, ces mêmes injures avoient un caractère si tendre qu'il ne falloit pas, assurément, toutes les lumières de Périclès pour sentir que l'amour seulpouvoit me les dicter. La seule ressource que, dans le cas où il auroit voulu voir ma lettre, j'aurois eüe pour qu'elle pût lui paroître l'ouvrage de ma seule imaginâtion, auroit été l'excès de sa tendresse pour moi. Je doute, en effet, qu'il n'eût pas eu autant de peine à concevoir que je pûsse avoir tant à me plaindre d'un amant, que vous en auriez, vous, à croire que je doive avoir toûjours à m'en loüer. Heureusement pour moi, on l'avoit chagriné au conseil; il avoit dans la tête, des affaires fort importantes: et tout cela réüni ne lui a point permis de me faire l'affreuse question que je craignois. Par des raisons particulières qu'il est inutile de vous dire, je ne veux point finir la lettre que sa présence a interrompüe; et par d'autres motifs, je ne me soucie point d'allonger celle-ci. Je ne pourrois, peut-être, lui donner plus d'étendüe, sans y mettre des chôses qu'ilme semble que vous ne méritez plus; et quand je songe au peu de fruit que j'en tirerois, à quel point vous seriez blessé des reproches qu'elle pourroit contenir, et combien peu vous sentiriez l'amour que je pourrois vous y exprimer, je me console de ne vous pas dire que je vous aime: car, ingrat! Ne seroit-ce point vous le dire, que me plaindre que vous ne m'aimez pas? Je me borne donc à vous annoncer que, contre son arrangement d'hier, Périclès ne sortira pas de la journée; et que, selon toute apparence, il la pâssera à rêver auprès de moi à ce qui lui occupe l'esprit. à quelque point que cette déterminâtion de sa part me contrarie, je sentirois un extrême plaisir à vous l'apprendre si je pouvois me flatter que ce sera pour vous un supplice que de ne me pas voir, ou de ne me voir qu'avec lui; mais je suis si sûre de la joie que cette nouvelle vous causera,que ce n'est qu'avec une douleur sensible que je me vois obligée de vous en faire part. ô! Alcibiade! Si vous pensiez comme moi, que ce jour, si perdu pour le desir, seroit encore bien employé par l'amour!

LETTRE 27

Socrate au même. Euthydéme vient de m'apprendre, mon cher Alcibiade, avec quel empressement vous avez réparé les rüines de sa fortune. Il m'a, en même tems, remercié du soin que je prends de vous former; et je vous rends grâces à mon tour, de l'honneur que vous faites à mes leçons, et bien plus encore de ce qui en rejaillit sur vous. Ce qui étonne plus Euthydème que le bienfait, c'est la noblesse que vous y avez mise, et le desir extrême que vous aviez qu'une action à laquelle vous avez d'autant plus de mérite que l'amitié devoit moins vous la prescrire, restât absolument entre vous deux. Il convient qu'il a souvent mal parlé de vous; et qu'il ne devoit pas s'attendre à trouver un libérateurdans un homme de qui il n'avoit dû se faire qu'un ennemi. Cependant, à peine ses malheurs ont-ils percé jusques à vous, que non-seulement vous avez été le trouver, mais que vous n'avez pas été content que vous ne l'ayez forcé à recevoir de vous, les secours que, de son aveu, les personnes sur qui il étoit le plus en droit de compter, lui avoient lâchement refusés. Si, dans cette occâsion, vous n'avez eu en vüe que de faire du plus ardent et du plus dangereux, peut-être, de vos censeurs, le plus utile de vos panégyristes, votre action est très-loüable: le meilleur, et le plus sûr moyen que nous ayons pour nous acquérir l'amitié des gens vertüeux, c'est d'être vertüeux nous mêmes; et quand ce que vous venez de faire, seroit tombé sur d'autres qu'Euthydème, je le connois trop pour douter de l'impression qu'il en auroit reçüe, et des droits que, par-là, vousvous seriez acquis sur son coeur. Si vous n'avez voulu que vous attacher un homme honoré de tous ses concitoyens, de qui l'estime publique rend le suffrage d'un si grand poids, et faire enfin quelque jour servir son crédit à votre ambition, quoique par ce motif on doive beaucoup moins d'éloges à votre générosité, elle en mérite cependant encore, puisque vous avez conservé Euthydème à la patrie. D'ailleurs, si malheureusement pour vous, c'est cette considérâtion qui vous a guidé, vous éprouverez que si l'on peut gâgner des hommes tels que lui, on ne les corrompt pas. Je vous conjure donc pour vous-même, mon cher Alcibiade, de ne le pas forcer à être ingrat, en éxigeant de lui des services qui, en blessant sa vertu, le feroient roûgir des obligâtions qu'il vous a: et je desire vivement que rien ne puisse contrarier, ni affoiblir dans votre âme cette joie vive,et pure que l'on goûte lorsque l'on fait des heureux; et que, sur-tout, l'on a placé ses bienfaits assez dignement pour que la patrie elle-même partage la reconnoissance de ceux que nous avons obligés.

LETTRE 28

Thrazylle au même. Le soleil venoit à peine de se lever, et moi, sans cesse persécuté par un amour que je n'ôse presque m'avoüer à moi-même, je ne faisois que de m'endormir, lorsque j'ai été réveillé par un très-grand bruit qui partoit des portes de mon appartement. C'étoit (l'auriez-vous imaginé? ) le trop tendre Diopithe qui étoit près de battre mes gens de ce qu'ils ne vouloient pas le laisser entrer chez moi. Il les a tant assurés que ce qu'il avoit à me dire, étoit de la plus grande importance, qu'enfin ils l'ont introduit dans ma chambre. Après des excuses aussi longues qu'embarrassées, et qui plus courtes, et plus éloquentes, ne m'en auroient pas dans ce moment, beaucoup plusagréé, il m'a conjuré par tous les dieux de l'Olympe, de vouloir bien compâtir à la crüelle destinée de l'amant, du monde, le plus à plaindre. à ces grands mots, autant qu'à la douleur dont il paroissoit pénétré, je n'ai point douté d'abord que cette étonnante Cochlys de qui hier il vouloit si absolument que nous admirâssions la beauté, et des vertus de laquelle il nous avoit tant ennuyés, ne fût infidelle; et je la maudissois intérieurement, non de ce qu'elle en aimoit un autre que Diopithe (car, quoi de plus simple dans le fond? ) mais de ce que, pour le quitter, elle n'avoit pas attendu jusques au milieu du jour, parce qu'alors ou il ne m'auroit pas trouvé, ou, du moins, ne m'auroit point éveillé de si bonne heure. En conséquence, donc, de mon idée, j'ai entamé sur la légèreté des femmes un très-beau discours, que, sans avoir rien conclû, j'ai terminé par luiconseiller d'aller se coucher. Point du tout: ce n'étoit pas ce que je croyois. Elle! Perfide! S'est-il écrié: ah! Thrazylle, que vous rendez peu justice à sa façon de penser! Mais, mon cher Diopithe, lui ai-je doucement demandé, que vous a-t'elle donc fait, ou qu'est-ce qui peut vous amener chez moi à une heure si indüe? Cochlys infidelle! A-t'il continüé avec le même transport; croyez-vous que, si ce malheur m'étoit arrivé, je ne me fûsse pas déjà précipité dans la mer? Ah! Me suis-je dit tout bas, pourquoi n'est-elle point inconstante! Pendant qu'en moi-même, je formois ce charitable voeu, il est entré avec chaleur dans le détail le plus éxact, et, par conséquent, le plus crüel, des vertus de cette admirable personne. Comme, à la façon dont ce panégyrique débutoit, j'ai compris qu'il ne pourroit être que très-long, je lui ai, le plus humblement que j'ai pû,représenté que m'étant couché fort tard, et mourant d'envie de dormir, il me feroit un plaisir in'exprimable de remettre à un tems plus opportun, l'éloge de la non-pareille Cochlys. Ma représentation, toute respectüeuse, toute touchante même qu'elle étoit, ne l'a pas arrêté; et par des discours qui, en vérité! N'avoient pas le sens commun, il a achevé de me prouver que l'amour ne fait guères moins dire de sottises qu'il n'en fait faire. Vous connoissez mon impétüosité: vous sçavez que mon amitié pour Diopithe est fort médiocre: la patience m'a échappé; et je l'ai prié avec tant d'aigreur de ne me plus parler, ni de lui, ni de sa Cochlys, tout aussi peu intéressans pour moi l'un que l'autre, qu'enfin il a crû devoir se taire. Lorsque je l'ai eu réduit à ce point, je lui ai encore demandé ce qu'il me vouloit; s'il n'étoit venu que pour loüer sa maîtresse; et que je croyois,en ce cas, devoir l'assurer qu'il prenoit, on ne pouvoit pas plus mal son tems. Il est convenu que s'il n'étoit venu chez moi que pour cela, il seroit, en effet, dans son tort; mais que vous l'inquiétiez vivement. Alcibiade! Me suis-je écrié: eh! Que peut-il avoir de commun avec Cochlys, lui qui ne l'a vüe qu'hier, et encore avec vous? Il ne l'a, peut-être, encore que trop vüe pour son repos, et pour le mien, m'a-t'il répondu en soûpirant; et je suis l'homme, du monde, le plus trompé si elle ne lui a pas inspiré la même passion qu'à moi. J'étois si outré contre lui que, quelques raisons que j'eûsse d'être convaincu de toute votre indifférence pour Cochlys, mon prémier mouvement a été de le laisser dans son erreur; mais le desir très-ardent que j'avois de m'en débarrasser le plus promptement qu'il me seroitpossible, ne m'a point permis de lui faire cette noirceur, quelque tentante qu'elle fût. Je me suis, donc, borné à l'assurer que vous étiez très-éloigné d'avoir des vües sur Cochlys; et l'ai fait d'un air si sérieux que si je ne suis point parvenu à bannir totalement ses craintes, du moins les ai-je un peu calmées; mais pour reprendre sur cet intéressant article sa prémière tranquilité, il m'a conjuré de vous demander s'il est aussi vrai que je le suppôse, que vous n'ayez pour Cochlys que de l'indifférence, et de lui faire part de ce que vous m'aurez répondu. Je le sçais d'avance, à moins, cependant, que le desir de faire faire à cette Cochlys une infidélité, ne vous tienne pour elle lieu d'un goût qu'elle ne me paroît pas devoir vous inspirer. Quoiqu'il en puisse être, je vous prie de m'envoyer votre réponse chez Nicias qui, par unhazard que je dirois le plus grand du monde, si le hazard qui fait que j'en suis prié, ne me sembloit plus grand encore, donne à dîner aujourd'hui: le crüel Diopithe doit venir l'y chercher. J'oubliois de vous dire qu'il n'est pas nécessaire que vous vous y gêniez, parce que, loin de paroître vous avoir écrit, je l'assurerai que je vous ai vû, et que vous m'aurez dit vous-même ce que je crois sçavoir déjà, c'est-à-dire, que sa Cochlys ne vous est pas moins indifférente qu'il n'en est amoureux. Si quelqu'idée nouvelle de votre part, n'a pas dérangé notre soûper, je me rendrai ce soir au céramique; et, quoique ce ne soit que pour vous y parler de Théognis, et que vous ne m'y encouragiez point, je ne vous en prie pas moins de vous y trouver de bonne heure. Vous ne m'en sçaurez sûrement pas plus de gré; mais vous êtes le seul devant quije ne craigne pas d'être ridicule. Grands dieux! Ne jouirai-je donc jamais du bonheur de vous voir à mon tour, amoureux, et même quitté!

LETTRE 29

Alcibiade à Thrazylle. Je n'aurois, je vous jure, jamais imaginé que, dans la conduite que je tins hier avec Cochlys, il y eût eu rien qui eût dequoi allarmer la tendresse de Diopithe. Je la loüai beaucoup, il est vrai; mais il étoit, ce me semble, si aisé de voir que le desir n'animoit pas mes éloges, que je ne comprends pas comment j'ai pû lui causer une si vive terreur. Je crus qu'il ne me faisoit voir sa maîtresse que pour que j'applaudîsse à son choix: la politesse, et l'amitié me parurent me condamner à feindre de la trouver belle: je remplis donc les devoirs que l'une et l'autre m'impôsoient; et, quoiqu'il en ait pensé, ne fis éxactement que les remplir. Un homme, et moins amoureux, etplus éclairé que lui, l'auroit senti. Il m'auroit, au reste, été peu possible, dans la pôsition où il m'avoit mis, de me conduire de façon à lui plaire. En ne loüant que modérément ce qu'il aime, j'aurois blessé sa vanité; en prenant la route contraire, je risquois de tourmenter son coeur; et j'ai crû, toutes réfléxions faites, qu'il valoit encore mieux l'expôser au tourment de la jalousie, que de lui faire penser que je ne trouvois pas à sa maîtresse, autant de charmes qu'il lui en croit. Moi! Rival, et successeur de Diopithe! Eh! Bons dieux! Pourquoi le serois-je? Il faut, pour le craindre un instant, qu'il ait bien oublié la façon dont je pense sur ces sortes de chôses! J'ai, prémièrement, malgré l'ardente passion qu'elle lui inspire, trouvé Cochlys, une des plus médiocres beautés que j'aye vües de ma vie; et, quand elle m'auroit paru aussi belle qu'à lui-même, et encoremieux dispôsée en ma faveur, que je n'ai eu sujet de le croire, il me suffiroit qu'elle eût aimé Diopithe, pour qu'elle ne pût jamais tourner mes desirs de son côté. Sçavez-vous bien que si l'excès de son amour-propre m'étoit moins connu, je croirois, à la peur que je lui fais, que, malgré toutes mes précautions, ma ridicule liaison avec Thrazyclée a transpiré? Car sans cela, comment ôseroit-il suppôser que je pûsse un seul instant permettre à Cochlys de croire qu'elle ait pû me plaire? Ce n'est point que, pensant comme je fais, je ne sois toûjours un peu flatté de voir toutes les femmes chercher à attirer sur elles, mes regards, et s'honorer de les y avoir fixés quelques instans. J'avoüe encore que l'habitude où je suis de les subjuguer, et l'indifférence où me laissent la plus grande partie d'entr'elles, ne me permettent pas d'être tout-à-fait insensible au plaisir de me voir, tacitementdu moins, l'objet de tous leurs voeux; mais il s'en faut tant que toutes me donnent l'envie de les éxaucer, que tout ce que je pourrois pour Cochlys, si encore, j'étois le prémier qui l'eûsse touchée, seroit de répondre pour quelques jours à ses desirs. C'est donc assez qu'elle ait aimé Diopithe, ou qu'elle l'ait crû, pour qu'il n'ait pas à me craindre auprès d'elle. Je ne me suis jamais relâché de la sévérité de mes maximes à cet égard, que pour Aspasie; mais c'étoit du plus grand des grecs qu'elle étoit adorée: elle l'aimoit; et j'avois tout à la fois à combattre le mérite de mon rival, l'amour qu'il inspiroit, et tout ce qu'on devoit, tant à sa tendresse qu'à ses bienfaits. Aspasie joüit d'ailleurs, du côté de l'esprit, de la plus grande célébrité; rien n'égale les charmes de sa personne; et quelques foiblesses qu'elle avoit eües avant moi, ne devoient pas me détourner de tenter uneconquête qui, de quelque façon que je l'envisageâsse, ne me promettoit que la plus grande gloire. Des curiosités, même, comme vous en avez la preuve, les recommandâtions de mes amis, peuvent aussi, pourvû que ce soit, cependant, passagèrement, et sans éclat, m'obliger quelquefois à m'écarter de mes principes; mais Cochlys!-vous pouvez donc en toute sûreté, rassurer Diopithe: mais en le délivrant de ses terreurs, je vous demande, malgré le desir que vous pourriez avoir de vous vanger du tour crüel qu'il vous a fait ce matin, d'avoir pour sa passion, l'égard de ne lui pas dire toutes les raisons qu'il a d'être tranquile sur mes sentimens. Nous tenons souvent moins à nous-mêmes qu'à ce que nous aimons; et, peut-être, quelque vives que soient les craintes que je lui inspire, me pardonneroit-il plus aisément encore d'aimer Cochlys, que de trouver, comme je fais,qu'elle n'a même pas de quoi lui plaire. Il n'y a rien de changé à nos arrangemens de ce soir, quoiqu'en finissant ma lettre, j'en reçoive une de Thrazyclée qui me propôse pour le même tems, un rendez-vous, ou si je ne l'accepte pas, une querelle. J'aime mieux, dûssiez vous m'en blâmer, la dernière que l'autre. Il me semble que, pour ce qu'elle m'inspire, elle a horriblement de délicatesse. J'en suis d'un ennui qu'il me seroit difficile de vous peindre, et qui pourroit bien considérablement abréger la constance que vous m'avez forcé de lui promettre. Mais seroit-il possible, avec tout ce que je fais pour qu'elle ne puisse pas s'y tromper, qu'elle crût que ce n'est point assez pour moi des langueurs de la joüissance, qu'elle y joint encore les desagréemens de la tracasserie?

LETTRE 30

Le même au même. Si je ne suis pas desormais le partisan le plus outré du systême qui soumêt tout en ce monde, à une aveugle fatalité, j'ôse dire que ce ne sera pas la faute des événemens. Je viens, en effet, d'avoir, de cette fatalité, une preuve sans replique; mais, pour que vous puissiez mieux juger combien le hazard a hier inflüé sur mes occupâtions, il me paroît nécessaire de vous jurer, et par toute la vérité qui doit régner entre nous, que ce n'étoit point, ainsi que je vous ai toûjours vû vous obstiner à le croire, dans l'intention de vous masquer mieux mon goût prétendu pour Théognis, mais avec toute la franchise possible, que je ne concevois pas qu'elle pût vous inspirer un sentimentsi tendre; et qu'elle-même, à cela près de ces agaceries d'habitude qu'avec un peu d'usage seulement de ces femmes-là, l'on ne sçauroit prendre en elles, pour des projets directs, n'avoit point paru plus desirer de m'engager, que, moi-même, je n'avois marqué d'envie de lui plaire. J'étois donc chez moi, occupé le plus froidement, et le plus desagréablement du monde, à compôser pour Aspasie, une lettre qui pût avoir l'air d'être tendre, lorsque je reçus de Théognis un billet fort court où elle se plaignoit avec vivacité, d'Axiochus qui, avoit-elle contre toute notoriété, l'audace d'avancer, après n'avoir rien oublié pour vous bannir de son coeur, et y être enfin parvenu, l'avoit non-seulement quittée sans plus de ménagement que je n'ai moi-même congédié Glycérie, mais se plaisoit à faire de son âme, commede sa personne, les plus odieux portraits; qu'à l'égard de la prémière, elle y tenoit trop peu pour que tout ce qu'il en disoit, pût lui porter des coups bien sensibles; mais qu'elle ne pouvoit avec la même tranquilité, le voir acharné à répandre sur ses moeurs, les mêmes calomnies; (calomnies! Ah! Thrazylle! ) qu'enfin, elle avoit, de me parler, le besoin le plus pressant; et que, dans l'état affreux où la mettoient et l'infidélité aussi peu prévüe que peu méritée de mon parjure ami, et les horribles procédés qu'il avoit l'indignité d'y joindre, je ne pouvois, sans être le plus barbâre de tous les hommes, lui refuser la légère grâce qu'elle me demandoit. Préparé à n'entendre d'elle, que ces plaintes, non moins fatiguantes par leur monotonie, que par leur contînüité, dont les amans quittés accâblent sansaucune pitié, l'infortuné confident qu'ils se choisissent; et maudissant Axiochus, et ma destinée, je me suis rendu chez Théognis. Je l'ai trouvée seule, cela étoit tout simple; à demi-couchée: c'étoit encore à quoi je devois m'attendre. La profonde douleur où elle vouloit que je la crûsse, n'avoit pas empêché qu'elle n'eût songé à tirer de cette pôsition, tout le parti possible; et cela ne m'étonna pas plus que le reste. Tout ce que, sous l'apparence du négligé le plus grand, on peut devoir à la parure, ornoit et secondoit ses charmes: elle ne montroit de langueur, que ce qu'il en falloit précizément pour intéresser. L'éclat ordinaire de ses yeux, étoit plus tempéré que terni par les pleurs qu'elle avoit versés, et dont on découvroit encore de légères traces; et moins, leur expression, plus ménagée alors que de coutume, sembloit vouloir aller aux sens, plus elle avoit de pouvoirsur le coeur, ou, si vous l'aimez mieux, sur ce que, sans trop pouvoir nous en donner une raison, nous sommes convenus de nommer comme cela. En me voyant, elle m'a honoré de ce soûrire tout-à-la-fois, doux, tendre, et naïf, qui lui sert si bien à masquer la fausseté de son âme, et que l'air de tristesse qui étoit répandu sur sa physionomie ne rendoit que plus séduisant. Aussi-tôt que j'ai été assis auprès d'elle, elle m'a tendu la main: la lui baiser, étoit un de mes prémiers devoirs: mettre à cette action, une sorte de chaleur qui la distinguât de la simple politesse, et lui annonçât de l'intérêt, étoit encore une chôse dont la sitüâtion où je devois paroître la croire, ne souffroit pas plus que je me dispensâsse. Machinalement, et par pure habitude, après avoir baisé cette main, je l'ai retenüe dans les miennes; et, par les mêmes motifs, sans doute, ou parce quesa douleur l'occupoit toute entière, elle l'y a laissée. Après quelques soûpirs, tels quels, elle a commencé la conversâtion par me redire d'Axioxhus, mais malheureusement dans un beaucoup plus grand détail, tout ce qu'elle m'en avoit écrit; s'est étendüe sur son malheur qui, disoit-elle, " avec le coeur le plus sincère, et le plus tendre, et, peut-être, avec tout ce qu'il faut d'ailleurs, pour fixer un amant, sembloit la condamner à ne trouver jamais que des ingrats; qu'elle convenoit, pourtant, que vous ne l'aviez pas été; mais que, si elle n'avoit pas eu à se plaindre du fond de vos sentimens, vous aviez, par des jalousies aussi fréquentes qu'injurieuses, sçu mêler tant d'amertume au plaisir qu'elle sentoit de se voir aimée, qu'avec le plus grand desir du monde, de vous être éternellement attachée, et même vous aimant toûjours, elle avoit enfinété forcée de céder à la lassitude de son coeur. " voilà donc l'inconstance devenüe une simple lâssitude! J'ignore si c'est Théognis qui la prémière, a fait une si heureuse découverte; mais nous devons, selon moi, bien des remerciemens à la femme à qui nous en avons l'obligâtion. à vous dire la vérité (et peut-être ne dois-je m'en prendre qu'à la nouveauté dont m'a été le terme) je n'ai pas absolument bien compris cet amour qui, tout violent qu'il est, n'empêche point qu'on ne soit volage; et il est possible que vous soyez à cet égard, dans le même embarras que moi; mais il y a toute apparence qu'elle sçait comment deux mouvemens qui paroissent si contradictoires, peuvent s'accorder, puisqu'en elle, l'un n'a pas été un obstacle à l'autre. Elle mêloit à tout cela, une sublimité de sentimens, si grande! Faisoit, à moins toutesfois, que le coeur ne fût de la partie,sa conquête si difficile qu'il m'a tout d'un coup pris envie, non d'essayer s'il ne se pouvoit pas qu'on la fît à moindres fraix, (car sur cela je sçavois aussi bien qu'elle, à quoi m'en tenir) mais de la forcer de m'avoüer à moi-même qu'il n'est pas vrai que dans ces sortes de chôses, elle croye l'intervention du coeur, aussi nécessaire qu'elle le dit. Comme d'un côté, je ne voulois point qu'il y eût de ma part à tout cela, un air d'appareil qui me sembloit me convenir assez peu; et que, de l'autre, je trouvois beaucoup plus plaisant de triompher d'elle, sans qu'elle pût un jour, être le moins du monde, fondée à m'accuser d'y avoir mis les apparences de l'amour, quelques légères, même, qu'elles pûssent être; qu'enfin, le langage du desir, et la témérité qui accompagne nécessairement la mauvaise opinion que l'on a d'une femme, m'ont paru suffire, je me suisjetté dans les surprises. Comment, par exemple, lui disois-je avec transport, peut-on être assez heureux pour être regardé tendrement par de si beaux yeux, et se lâsser de ce bonheur! Quoi! L'on peut faire naître ce doux soûrire, en augmenter les grâces, et croire qu'on peut les trouver ailleurs, et les y chercher! Et vous sentez que pour que Théognis ne prît pas pour un simple compliment toutes ces acclamations, il falloit de toute nécessité que ces beaux yeux, et cette bouche divine fûssent baisés, et même avec tout l'emportement qui pouvoit seul excuser les libertés que j'ôsois prendre. Si je ne voulois pas, à cause des conséquences, qu'elle pût me suppôser de l'amour, il ne me convenoit point davantage qu'elle pût me croire à tout autre égard aussi tranquile que, du côté du coeur je voulois le lui paroître.-mais vous sçavez aussi bien que moi quels sont lesdevoirs qu'impôse une pareille sitüâtion: vous ne connoissez pas moins, puisque vous croyez avoir eu tant à vous en plaindre, toute l'étendüe de la clémence de Théognis; et vous n'avez pas besoin que je vous dise que la sienne ne s'est point démentie. Rien n'a donc été ni plus rapide, ni plus complet que mon triomphe. Ce que je crois qui y a beaucoup aidé, c'est qu'elle ne pouvoit ignorer que, dans le tems que vous étiez outré de son infidélité, vous ne m'eûssiez dit autant de mal de ses charmes, que vous aviez dû m'en dire de son coeur; et que pour justifier la promptitude de la sienne, Axiochus ne me l'ait peinte avec le même desavantage pour elle. Théognis avoit donc à me prouver combien peu il faut compter sur ce que notre colère, ou le besoin d'excuser notre légèreté, nous dictent au sujet des femmes qui sont l'objet de la prémière, ou la victime de l'autre; etla certitude fondée, ou non, qu'elle avoit de me desabuser, ne devoit pas moins agir en ma faveur, que mes entreprises, le moment, et l'extrême débilité dont, sans qu'elle sçache trop pourquoi, à ce que, du moins, il m'a paru, elle est toûjours dans ces dangereuses occâsions. Ce qui, au reste, m'a pénétré pour elle, d'une véritable estime, ce sont les sincères remords qui ont immédiatement suivi sa foiblesse, et tout ce qu'elle a retrouvé, soit d'amour pour Axiochus, soit de douleur de l'avoir perdu. Enfin, pourtant, je suis venu à bout de la consoler: je lui ai même fait voir les chôses d'un oeil si différent que, non-seulement, elle soupe ce soir au céramique, mais qu'elle y seroit venüe en cérémonie, si dans la crainte que si je lui eûsse permis de mettre aux bontés dont elle me comble, une si grande publicité, Aspasie n'en eût pas été plus instruite que je n'auroisvoulu, ne m'eût obligé de la supplier de ne pas les divulguer encore. Comme elle pense assez bien d'elle-même pour ne point douter que sa conquête ne doive me couvrir de la gloire la plus grande, elle avoit peine à concevoir cette discrétion de ma part; mais je lui ai dit que la chôse du monde que je détestois le plus, étoit d'afficher les femmes qui m'honorent d'un peu de bienveillance; et en le lui disant, je l'ai, ce m'a semblé, étonnée beaucoup. Vous sçavez de reste, pourquoi je ne vous prie pas de ce soûper: si, ce dont je ne suis point du tout sûr, nous en faisons ensemble plus d'un, et que vous n'ayez point de répugnance à être en tiers avec nous, vous en serez bien le maître. Je sens trop combien vous devez regretter une femme si estimable pour ne pas me prêter à tout ce qui peut vous rapprocher d'elle. Je ne sçaissi vous penserez sur cela comme moi: mais j'avoüe qu'à votre place, jamais elle ne m'auroit paru si bonne à reprendre.

LETTRE 31

Périclés à Alcibiade. Je pâsse à cette affaire de Samos qui doit, à ce que l'on assure, me couvrir d'une si grande gloire. Il seroit inutile que je vous parlâsse avec une sorte d'étendüe, de ma prémière expédition contre les samiens, puisque ce n'est pas sur celle-là que l'on croit me devoir tant d'éloges. Nous les surprîmes: ainsi, nous montrer devant leurs murs, nous en emparer, abolir leur gouvernement, leur dicter les loix sous lesquelles nous voulions qu'ils vécûssent desormais, ne fut l'ouvrage que de peu de jours: mais à peine étions-nous dans Athênes, que Samos se révolta. Je fus donc forcé d'y courir une seconde fois: ils nous attendoient, résolus à sesoustraire pour jamais à notre dominâtion, et même à nous disputer l'empire des mers. Une armée, plus forte que celle qui revenoit les combattre, des mesures bien prises, des alliés, de bons généraux, tout secondoit leur résolution, et sembloit leur en promettre le succèz. Ils nous attaquèrent donc avec fureur, près de l'isle de Tragée; mais le destin d'Athênes assez long-tems balancé en cette occâsion, autant par le courage des samiens, que par la supériorité de leurs forces, enfin l'emporta. Avec quarante-quatre vaisseaux seulement, nous en battîmes soixante et dix; et, poursuivant notre victoire, nous nous emparâmes de leur port, et mîmes le siége devant leur ville. Plus irrités de leur défaite qu'ils n'en étoient abattus, ils se défendoient avec tant de valeur qu'ils rendoient fort incertain le succèz du siége. Sur ces entrefaites une nouvelle flotte, etplus considérable que la flotte qui nous avoit amenés devant Sâmos, m'arrive d'Athênes. J'apprends que les phéniciens en envoyent aussi une au secours de nos ennemis; que, même, elle est déjà dans ces mers; et qu'avec cinq vaisseaux, Stésagoras est allé s'y joindre. J'imaginai (et ce semble, avec raison) qu'en prévenant la jonction de toutes leurs forces, et leur arrivée jusques à la vüe du port, je les combattrois avec plus d'avantage que si j'attendois qu'elles fussent toutes réünies; et que si, d'ailleurs, j'étois battu, cet échec tireroit moins à conséquence que si c'étoit devant leur ville que je le reçûsse. Prenant donc soixante des vaisseaux qu'Athênes venoit de m'envoyer, j'allai au-devant des phéniciens. Comme je craignois, cependant, ce qui pouvoit se pâsser au siége en mon absence, j'ordonnai à ceux à qui je laissois le commandement, d'éviter jusques à mon retour,quoique pûssent faire les samiens, les hazards d'une bataille. Ces ordres, sans doute, marquoient en moi beaucoup de prudence; mais c'étoit en témoigner peu que de croire qu'ils fûssent suivis. Satisfait, toutes-fois, de la précaution que j'avois prise, je joins les phéniciens, les combats, et les dissipe. Pendant ce tems, Mélissus, général des samiens, me faisant l'honneur de se croire fort de mon absence, se présente inopinément devant nos lignes, brave nos généraux; et, ainsi qu'il s'en étoit flatté, les détermine. Le combat fut sanglant, et la victoire long-tems disputée; mais, malgré tous nos efforts, Mélissus coula à fond la plus grande partie de nos vaisseaux, fit beaucoup de prisonniers, demeura maître de la mer, pourvût la ville de toutes les munitions de guerre et de bouche dont elle commençoit à manquer, et se mit du moins en état de rendre très-long encoreun siége dont ma nouvelle victoire ne pouvoit qu'abréger la durée. Ce fut donc envain, selon moi, que peu de tems après je défis en bataille rangée ce même Mélissus, et qu'enfin je pris Sâmos, puisqu'il n'en est pour cela, pas moins vrai que mon imprudence coûta à la république beaucoup de vaisseaux, et, ce que je regrette le plus, un très-grand nombre de citoyens, que je compromis la gloire de ses armes, que je rendis, enfin, infiniment plus long qu'il ne l'auroit été, le siége de Sâmos. Tous malheurs que j'aurois évités si, au lieu d'aller au-devant des phéniciens, je me fûsse tenu à mon poste. Que si, en combattant à la vüe de la ville, comme j'aurois dû le faire, j'avois à craindre que les samiens ne prîssent le tems du combat pour essayer de forcer nos lignes, les troupes dont je les laissois garnies, non-seulement suffisoient pour les garder; maisdans le cas même où j'aurois eu du desavantage contre les phéniciens, il me seroit resté encore assez de vaisseaux, soit pour rétablir l'égalité, soit même pour déterminer la victoire en notre faveur; au lieu qu'en allant au-devant d'eux, obligé, comme je l'avois été, de partager nos forces, je me privois volontairement de toutes mes ressources, et donnois au hazard beaucoup plus que la prudence ne me le permettoit: aussi, fus-je crüellement puni de l'avoir si peu consultée. Je vous laisse actüellement à juger, mon cher Alcibiade, si d'un côté, je mérite les censures dont on m'accâble, et si, de l'autre, je suis digne des éloges dont on me comble.

LETTRE 32

Aspasie au même. Ce jour que je me flattois qui me seroit si heureux, a pâssé pour moi comme les autres, plus crüel toutes-fois que ceux qui l'ont précédé, puisqu'il m'a enlevé l'espérance qui m'avoit soutenüe jusques-là; et que, non-seulement je ne vous ai pas vû, mais que vous n'avez pas daigné me donner de vos nouvelles. S'il se peut que vous n'aimiez point assez pour concevoir des inquiétudes, se peut il que vous vous croyiez assez peu aimé pour ne point imaginer combien votre silence en donne? Vous me direz, peut-être, que, n'ayant pas eu le tems de m'écrire, et ne pouvant point me voir aujourd'hui, il vous a paru inutile d'envoyer chez moi: pensez-vous donc qu'ilpuisse m'être indifférent de sçavoir si je vous occupe ou non? Que vous avez peu de délicatesse, et que je suis à plaindre d'aimer si fortement quelqu'un qui prouve et si peu d'amour, et si peu de reconnoissance de ce qu'il en inspire! Ce n'est qu'avec la plus vive douleur que je vois combien le ciel nous a formés différents l'un de l'autre. Ne croyez point que cette même douleur ne soit en moi qu'un mouvement passager, ou qui ne naisse que du moment: ce n'est pas d'aujourd'hui que j'en suis atteinte; et si vous, ou moi, ne changeons pas de façon de penser, je la garderai selon toute apparence long-tems encore. Me sera-t'il donc toûjours impossible de ne vous aimer que comme vous m'aimez vous-même! Ah! Je vous jure que je vais y travailler bien sérieusement; et que, si je n'y puis parvenir, je sçaurai du moins, le feindre si bien que, même, avec toute l'enviedu monde que cela ne fût pas, vous y seriez trompé encore. Qui sçait si, lorsque je ne vous montrerai de tendresse que ce que vous en avez pour moi, vous ne concevrez pas mieux que vous ne faites, combien peu le plus souvent, je dois être contente de vous? Il y auroit à moi, sans doute, plus de sagesse à me dégager tout à fait; mais j'avoüe que cet effort n'est pas plus en mon pouvoir, que je ne desire qu'il y soit. Peut-être même me flatté-je trop encore, lorsque je crois pouvoir me mettre au même point que vous. Ingrat! Quand je vois combien la plus légère partie de ce que vous m'inspirez, rendroit un autre heureux! Combien il en seroit reconnoissant! à quel point moi-même je serois heureuse si je pouvois, comme il le mériteroit si bien, lui rendre toute ma tendresse! Lorsque je compare ses soins à votre inattention, et son amour à votre indifférence, qu'ils'en faut peu que je ne me reproche mon injustice; et que je ne sois honteuse d'être si singuliérement attachée à un objet de qui j'obtiens si peu de retour!-ah! L'on n'a que trop de raison! Vos yeux ne sont que des trompeurs: les traitres annoncent des mouvements dont vous n'êtes point susceptible: ce sont eux qui m'ont séduite: que je voudrois pouvoir les haïr! Que, s'il est possible, pourtant, que jamais je cesse de vous aimer, vous me serez odieux!-moi! Vous haïr jamais! Ah! Vous ne le craignez pas! Vous sçavez, et ne le sçavez que trop, qu'il me seroit bien plus aisé de me haïr moi-même, que de... mais ne pourrai-je donc jamais vous apprendre à aimer; et ne me souviendrai-je de vous avoir vû sensible, que pour me plaindre le reste de ma vie, de ce que vous ne pouvez plus l'être! Car ce n'est pas un songe: vous m'avez aimée. Quelle tendre émotionrégnoit dans vos yeux! Avec quelle douce volupté ne les ai-je pas vûs s'arrêter sur moi, et s'y oublier! Quoi! Vous avez été assez heureux pour la sentir, et vous pouvez vous consoler de ne la sentir plus! Que, malgré les tourments que vous me causez, mon état est préférable au vôtre, puisque mon âme est perpétüellement remplie de ce qui ne vous a que si passagérement affecté!-j'avois commencé cette lettre avec la seule intention de me plaindre de vous; et je n'ai encore pû que vous jurer que je vous adore: mais c'est avec tant de chagrin que je me vois toûjours entraînée par ma tendresse! Je roûgis tant de me trouver si foible, qu'il faut qu'en effet vous ayez pour moi, toute l'indifférence dont je vous soupçonne, pour ne pas craindre de me faire de mes sentiments, une si grande peine! Il me seroit, à moi, si doux de faire votre bonheur, vous me comblezde tant de plaisir, quand vous daignez me jurer que mon amour peut tout pour votre félicité, que je ne comprends pas comment à votre tour, vous n'imaginez ni ce qui pourroit faire la mienne, ni à quel point elle dépend de vous! Il ne faudroit pour cela que me prouver, comme quelquefois vous voulez bien me le dire, que rien ne vous est aussi cher que moi. Un mot, un seul mot est sitôt écrit! Quelque occupé que vous vouliez toûjours l'être à mes yeux, jamais, non jamais vous ne parviendrez à me faire croire que vous n'ayez pas trouvé un moment pour me dire que vous pensez à moi, lorsqu'avec tant d'entraves, je sçais trouver le moyen de m'occuper de vous toute la journée.-que j'ai, ce matin, été tentée de brûler tout ce que, depuis que je ne vous ai vû, je vous avois écrit! Mais ce n'étoit pas là le moyen de vous mettre dans votre tort; et je ne vouloispas que vous pûssiez nier que vous n'y fûssiez. J'aimerois mieux, cependant, que, pour me prouver l'injustice de mes plaintes, on me rapportât encore plus de votre écriture qu'avec une moins grande certitude que je ne ferois que vous ennuyer, je pourrois, ainsi que je vous le prouverai, vous envoyer de la mienne: c'est, à vous parler avec franchise, ce dont je ne me flatte point du tout. Quoiqu'il en soit, cette lettre est la dernière que je vous écrirai, jusques à ce qu'il vous plaise de me donner de vos nouvelles: je desire plus vivement que je ne pourrois l'exprimer, que ce soit demain; et je ne sçais pourquoi je l'espère encore moins que je ne l'espérois hier.-en vérité! Vous rendez ma vie bien malheureuse! Songez-vous qu'il y a trois mortels jours que je ne vous ai vû? Au moins, c'est ma raison seule qui me dit qu'il n'y en a que trois, car mon coeuren compte bien davantage. Il me semble que je vous veux de votre négligence, un mal inexprimable: vous auriez peine à imaginer combien vous m'en faites, quand je parois vous être un objet d'indifférence. Me donneriez-vous, en effet, de pareils sujets de plainte, s'il étoit aussi vrai que vous m'aimâssiez, que vous paroissez quelquefois avoir envie que je le croye? Il y a, ce me semble, des torts que l'amour ne permêt pas, et qui ne peuvent avoir leur source que dans la foiblesse des sentiments. Tout crüels, au reste, que me sont les vôtres, j'aime infiniment mieux avoir à vous en reprocher, que de vous voir en droit de me faire les mêmes plaintes.-mais adieu; je tombe de lâssitude. Il a fallu, pour que je vous écrivîsse autant que j'ai fait, que je prîsse sur mes nuits, parce qu'il s'en est fallu beaucoup que le jour on m'en ait laissé le tems. à la reconnoissanceque vous paroissez avoir de tout ce que je fais pour vous, je crois qu'il sera très-sage à moi de prendre le parti d'écrire moins, et de dormir davantage. Il y a déjà plus de deux heures que le soleil nous éclaire. Ce qu'il peut y avoir de plus heureux pour mon amour, peut-être, est qu'en ce moment il ne luise point pour vous; et que si vous m'êtes infidelle, au moins ce ne soit qu'en songe.-adieu encore une fois, il est tems que j'essaye du nouveau régime que je viens de me prescrire: ne serez-vous pas bien fâché que l'idée ne m'en soit pas venüe plûtôt? Si je le croyois pourtant!

LETTRE 33

Alcibiade à Théraméne. Je vous exprimerois difficilement, mon cher Théraméne, toute la joye que je ressens de vous voir persister dans le dessein que vous avez formé de rendre aux femmes, si, pourtant, cela vous est possible, toutes les noirceurs que vous en avez éprouvées. Puissent les dieux vous y laisser aussi fidelle qu'à l'horreur que vous avez pour les courtisannes! Si la première de ces dispôsitions est nécessaire à votre bonheur, l'autre n'importe pas moins à votre gloire. Aussi, ne puis-je trop vous féliciter de ce que les dégoûts que les femmes vous ont donnés, quelques grands, quelques continûs même qu'ils ayent été, n'ont pû vous tourner du côté de leurs rivales. Sanscompter qu'il est, pour ne rien dire de plus, fort douteux que vous eûssiez trouvé dans celles-ci, moins de fausseté que dans les autres, ou je vous connois mal, ou, accoutumé comme vous l'êtes à des vices ornés, la bâssesse des leurs, et l'impudence de leurs grâces (si toutes-fois, l'impudence, et les grâces peuvent jamais se rencontrer ensemble) vous auroient bientôt fait repentir de vous être souillé du goût qui règne aujourd'hui. Quelque corruption, d'ailleurs, qu'à parler avec franchise, on soit actüellement en droit de reprocher aux femmes, il n'est pas encore aussi vrai que bien des gens le prétendent, qu'il n'y en ait plus avec qui l'on puisse, sans se donner le plus grand des ridicules, se faire l'illusion d'être aimé. Puisque c'en est une dont notre amour-propre a tant de besoin, n'est-il pas plus raisonnable de la chercher auprès des objets qui, à larigueur, nous la permettent encore, qu'auprès des objets de qui la seule profession nous l'interdit? Si, dans les premiers, on ne trouve pas le sentiment aussi souvent qu'on s'en flatte, du moins y trouve-t'on communément, tout ce qui peut y faire croire; et vous ne vous trompez pas, lorsque vous croyez que les autres ne nous offrent jamais les mêmes ressources. ce n'est, dit-on, de la part des femmes, qu'une perfidie de plus; cela est probable, j'en conviens; mais les courtisannes ne s'avisent-elles pas aussi de joüer l'amour; et peuvent-elles, quoiqu'elles fassent, parvenir à y mettre cette noblesse, et même cet appareil de décence qui, où vous êtes le plus physiquement sûr de ne triompher de rien, offrent encore à votre vanité, toute l'apparence du triomphe? J'avoüe, pour moi, que si cette apparence ne m'abuse jamais, elle m'entraîne toûjours. Soit vanité,soit délicatesse, il m'est impossible de me pâsser du bonheur de me croire aimé. Bonheur, au reste, qui ne tire pour moi à aucune conséquence, puisque je n'en aime pas davantage. Ce seroit précisément ce que je vous desirerois, et ce dont, malgré toutes vos résolutions, je vous crois bien éloigné. à ne vous rien cacher, mon cher Théraméne, la dernière fois que nous avons soûpé ensemble, je vous observois; et, s'il faut vous le dire, ce ne fut qu'avec la plus vive douleur que je remarquai, et combien, sans le sçavoir, peut-être, vous tenez encore à vos anciens préjugés, et le repoussement involontaire que vous avez pour nos maximes. Je vis même, au travers de toute l'intrépidité dont vous vous pariez, le récit de toutes les horreurs dont nous sommes coupables envers les femmes, exciter en vous, un aussi grand frémissement que si c'eut été de cescrimes qui révoltent la nature, que nous eûssions fait trophée à vos yeux. Ce mouvement, qu'en vain vous tâchâtes de nous dérober, m'allarma pour vous, et avec d'autant plus de justice que, ne voulant qu'essayer votre âme, ce ne fut que les moindres de nos forfaits que nous vous racontâmes. Quelle n'eût donc point été votre terreur, si nous nous fûssions peints, bravant les reproches d'une amante abusée, repaissant notre barbarie du spectacle de ses larmes; et, sans en plus changer de couleur que, souvent dans cette intéressante sitüâtion, elle n'en change elle-même, soûtenir avec une férocité presque incroyable, ses évanoüissements redoublés! Nous avons crû devoir vous épargner ces horribles tableaux; mais ce même égard que nous avons eu pour votre foiblesse, doit vous dire assez combien nous vous en croyons encore. Quand après avoiréprouvé tous les desagréements qui y sont attachés, on croit le plaisir d'aimer sincérement une femme, préférable au plaisir de la tromper, on doit, en effet, faire présumer de soi qu'on n'est point éloigné de s'en laisser tromper encore. Je ne dis, pourtant pas que, si l'on pouvoit avoir la plus entière certitude que, dans l'instant même où on se la soumet, elle ne songeât point à se soûmettre à un autre, toutes les régles de la morale ne vous impôsassent point la loi d'attendre, pour vous livrer à l'inconstance, l'excèz de la satiété: mais l'a-t'on, et peut-on l'avoir?-laissons, au surplus, une discussion à peu près étrangère à mon objet, et revenons à ce que j'ai à traiter. Une des chôses qui me paroît en vous, s'oppôser le plus à votre entière conversion, est la crainte que, si vous nous imitez, on ne vous accuse de manquer de moeurs. Crainte puérile, et où l'on ne reconnoîtque trop bien tout ce que les propos des femmes ont encore d'empire sur vous. Il est, croyez moi, très prouvé que, sans avoir les moeurs qu'il leur conviendroit que nous eûssions, on peut en avoir beaucoup: mais, cela ne fût-il pas, c'est pour avoir des moeurs, un plaisant siécle que celui-ci; et avec ce qu'elles en ont elles-mêmes, il leur sied bien d'éxiger que nous en ayons d'autres! Que cette terrible imputâtion, il manque de moeurs, ne vous épouvante donc pas. Quelque étendüe qu'elles voulûssent lui donner, tout ce que, dans leur bouche, elle peut en avoir, c'est, seulement, de nous accuser de feindre l'amour le plus tendre, lorsqu'à peine nous avons des desirs; de jurer sur tout ce qu'il y a de plus sacré, une fidélité éternelle, quand nous sommes déjà inconstants, ou que nous méditons de le devenir; enfin, de ne nous pas moins permettre avec elles, le mensongeque le parjure: et si, comme elles, vous croyez que ce soient de véritables crimes, vous êtes encore plus loin que vous ne pensez, de regarder ces objets avec la même philosophie que nous, et d'en juger aussi sainement. Vos retours fréquents vers votre ancienne façon de penser, l'incertitude qu'ils m'ont paru mettre dans votre conduite, cette malheureuse habitude où vous êtes de transformer en passion, le plus leger desir, tout cela réüni a été cause que j'ai jugé nécessaire de vous faire débuter par Agésandre. C'est plus votre faute que la mienne, si, dans la crainte que vous ne pûssiez rester fidelle à votre projet, si c'eût été par quelque femme qui eût eu de quoi surprendre votre estime, et vous inspirer de l'amour, que je vous eûsse fait débuter, j'ai été forcé de vous faire commencer votre cours de perfidie par celles de toutes qui devoit naturellement vous lerendre moins pénible. Vous avez, d'abord, je l'avoüe, on ne peut pas mieux secondé mes vües: il est impossible d'avoir pour une femme, moins de goût, et plus de mépris que vous n'en aviez pour celle-là; mais elle rend le goût si difficile, et le mépris si indispensable, que ce ne sera pas de votre conduite avec elle, quelqu'irréprochable à nos yeux, qu'elle ait été, que je vous croirai revenu de vos anciennes erreurs. Pourquoi, en effet, si vous aviez véritablement des femmes, l'opinion que vous en affichez aujourd'hui, diriez-vous encore que, si elles vous ont toûjours trompé, c'est moins à elles qu'à vous-même que vous auriez à vous en prendre ? Je doute que, si vous cherchiez à vous expliquer ce langage, vous n'y trouvâssiez pas plus de raisons de vous confirmer dans vos projets actüels, que de motifs de les abandonner; mais, en suppôsant que l'examen le fîttourner en leur faveur, plus elles auroient à y gâgner, moins, ce me semble, vous devriez le tenir. Ce n'est pas, pour répondre, enfin, à vos plaintes, et justifier en même tems, ma desapprobâtion du nouveau choix que vous voudriez faire, que je vous croye en ce moment pour Théognis, plus que ce qu'elle doit naturellement vous inspirer. Malgré tout le goût que vous m'accusez d'avoir pour elle, et qui vous paroît l'unique raison que j'aye de vous en écarter, vous me verriez vous servir dans ce dessein, avec la plus grande chaleur, si vous me faisiez moins craindre que bientôt en vous, l'amour le plus tendre ne prît la place de la simple fantaisie. quoi! Me dites-vous avec humeur, dois-je donc le reste de ma vie, me donner le ridicule d'être attaché à Agésandre? non, sans doute; je sçais aussi bien que personne, à quel point il est impossible de la garder long-tems; maisje n'ignore pas davantage que vous ne pouvez, sans le plus grand danger pour vous, lui faire succéder Théognis. Je ne vous trouve point, encore, puisqu'enfin il faut vous le dire, assez affermi dans vos nouveaux principes, pour pouvoir me flatter que des grâces, de l'esprit, du manége, ne vous menâssent pas beaucoup trop loin. C'est à vous-même, pour peu que vous vouliez être de bonne-foi, que je laisse à juger si au même écueil où, malgré toute son expérience, Thrazylle vient de faire un naufrage si éclatant, vous pouvez espérer de vous sauver; et si, tant que vous serez sous ma direction, je puis, moi, pour ma propre gloire, vous permettre de former un engagement où vous laisseriez si peu reconnoître un disciple d'Alcibiade.

LETTRE 34

Thargélie à Alcibiade. Quelque polie que fût hier la tournure de vos propos, et de quelque obscurité que vous parûssiez vouloir les envelopper, je n'eus pas plus de peine que dans le fond vous ne le desiriez, à comprendre combien, soit avec Xantippe, soit avec moi-même, vous me croyiez de torts. Vos idées à cet égard, ont si peu de bornes! Vous êtes si convaincu que vous ne pouvez pas les porter trop loin! Cette conviction semble vous causer tant de plaisir! J'en trouve, moi-même, tant à vous en faire, que ce seroit de tout mon coeur, que je voudrois et pouvoir convenir de tout ce qu'on m'impute, et avoir même à vousconfier des traits de ma vie que tout le monde ignorât, et qui fûssent aussi, beaucoup plus contre moi, que tout ce qu'on m'attribüe. Consolez-vous, pourtant, mon cher Alcibiade. Si je ne puis ni l'un ni l'autre, sans blesser la vérité, je suis, du moins, forcée d'avoüer que, moins au-dessus que je ne le suis aujourd'hui, de toutes ces petites idées de vertu, ou de décence qui réglent encore la conduite d'une assez grande partie des femmes, j'aurois à me reprocher de ne m'être pas respectée autant que je l'aurois dû; et que, si malheureusement les faits n'ont pas toûjours été contre moi, mon étourderie y a toûjours mis les apparences. Puisque c'est moins sur ce que nous faisons, que ce que nous paroissons faire, que le public nous juge, et nous apprécie, je ne dois ni m'étonner, ni me plaindre qu'il me punisse par son mépris, du peu de cas que j'ai fait, tant de sonestime, que de la mienne propre. Vous même, comme vous voyez, n'en avez guéres plus à rabattre de l'opinion qu'il vous est si doux d'avoir de moi. Ne craignez donc point que j'entende assez mal mes intérêts auprès de vous, pour avoir l'idée de chercher à vous prouver à quel point ce même public a quelquefois poussé l'injustice à mon égard. Je me donnerois plûtôt des crimes, que je ne voudrois m'en ôter. Sans vous ennuyer, cependant, de l'histoire de toute ma vie, je vais me borner au simple récit de ce qui s'est passé entre Xantippe et moi. Moins il en a de témoins, plus il me seroit facile de nier, ou de pallier tout ce qui m'y condamne: mais quand, en me présentant dans cette histoire sous une face avantageuse, je craindrois moins d'affoiblir la considérâtion que toutes les horreurs dont vous me croyez capable, me donnent à vos yeux, ma conduiteavec lui, que j'ai la sottise d'envisager autrement que vous ne ferez sans doute, me couvre aux miens d'assez de honte, pour que je n'aille pas chercher dans le mensonge, de nouveaux sujets de roûgir de moi-même. Xantippe vous a dit éxactement vrai. Ce fut sans qu'il me plût, peut-être même avec une sorte de repoussement pour sa personne, que je m'engageai avec lui. Deux fois je l'ai pris, autant de fois je l'ai quitté; mais (vous m'allez bien plus reconnoître là) c'est beaucoup moins cette inconstance répétée, toute abominable qu'elle lui paroît, que je me reproche, que de ce qu'il a été quelque chôse pour moi, lorsque rien ne me nécessitoit à le prendre, ou que tout devoit m'éloigner de retourner à lui. Ne me faites pas, je vous en supplie, l'injure de croire que ce soit dans la vüe de surprendre votre estime, ou, du moins, d'yajoûter, que je me vante ici d'une chôse où des gens moins philosophes que vous, ne trouveroient, sans doute, que des raisons de penser de moi plus mal encore. Non, je crains d'autant moins de vous le répéter, que les plaintes de Xantippe lui-même, m'en sont de plus sûrs garants, il étoit de tous les hommes, celui qui m'étoit le plus indifférent, lorsque je jugeai à propos de me l'attacher. Je desirerois de toute mon âme, à cause de vous, que cette affaire n'eût été qu'un de ces coups de caprice auxquels il nous est toûjours si honteux de céder; mais j'avoüe en roûgissant, que j'eus d'autres motifs, et qu'il est même impossible de faire plus de sang-froid, une plus inexcusable sottise. Tout cela, pour le bien entendre, ayant besoin du tableau de la sitüâtion où j'étois àlors, je me flatte qu'avant que d'aller plus loin, vous voudrez bien me permettre de vous le tracer.Vous pouvez aisément vous rappeller la violence, et la durée de mon attachement pour Démophon. Ce choix, je le sçais, ne fut point approuvé du public; mais, a ce donc jamais été d'après son opinion quelle qu'elle fût, que nous avons réglé nos goûts? S'il est vrai, comme je le pense, que, de tout tems, les agréements ont eu, et dû avoir plus de pouvoir sur nous, que les vertus; et que rien ne soit et plus libre, et plus capricieux que l'amour, je ne crois pas lui devoir d'excuses d'avoir plûtôt pris Démophon, malgré l'indignâtion qu'il inspire, que Socrate, avec la vénérâtion qu'on a pour lui. Jamais, cependant, femme ne fut plus punie de n'en avoir voulu croire que son coeur. Rien ne pourroit, en effet, vous donner l'idée de ce que je souffris sous cette chaîne crüelle; mais, quelque accablée que j'en fûsse, ce ne fut pas moins vainementque les hommes les plus aimables d'Athênes tentérent de me la faire briser. Vous-même (il est vrai que vous ne tentâtes pour cela, que de légers efforts) vous-même, dis-je, ne pûtes m'y déterminer. Lâsse, enfin, de m'immoler à l'amant le plus perfide, et qui, d'ailleurs, réünissoit le plus de ces vices qui forcent une femme à se faire honte de son sentiment, j'eus la force de secoüer un joug qui deshonoroit à la fois, mon coeur, et mon esprit: mais comme je ne pouvois prendre ce parti sans me faire la plus grande violence; que Démophon lui-même, malgré ses infidélités, m'aimoit encore assez pour ne pouvoir me perdre qu'avec un extrême regret; que je ne doutois pas qu'il n'y eût rien qu'il ne tentât pour tâcher de me ramener à lui; qu'enfin je ne craignois pas moins ses ruses que l'ascendant qu'il conservoit encore sur moi, je crus que leplus sûr moyen que j'eûsse pour échapper au malheur de retourner sous son empire, étoit de m'engager avec un autre. Adymante, Callicrate, Charès, le bel Agathon, avoient depuis long-tems des prétentions sur moi. Chacun d'eux paroissoit attendre avec la plus grande impatience, l'instant qui mettroit un terme à mon aveuglement. Pour le hâter, jamais Démophon ne me faisoit une infidélité dont, quelque cachée qu'elle pût être, ou par la bâssesse de son objet, ou par les précautions qu'il prenoit pour qu'elle ne transpirât pas, chacun d'eux à l'envi, ne se hâtat de m'instruire, et ne m'instruisît inutilement. Ce n'est, en pareil cas, que la vanité qui ne pardonne point; et j'avois encore trop d'amour pour que ce fût ce mouvement qui parlât le plus haut dans mon coeur. D'ailleurs, tout aimables qu'ils étoient, il n'y en avoit pas un d'eux, ou qui ne me laissât dansla plus profonde indifférence, ou qui ne m'offrît quelque chôse à craindre. Adymante sec, et pédant, comptant pour peu les agréements où il ne trouvoit pas de moeurs , et rempli sur ce point, des plus ridicules préjugés, ne pouvoit jamais être pour moi qu'un amant très-incommode, puisqu'il en étoit déjà aux remontrances. Si j'étois forcée de trouver à Callicrate beaucoup d'esprit, la raillerie qui fait du sien, le caractère particulier, et dont, même en cherchant à me plaire, il ne pouvoit gâgner sur lui, de m'épargner les traits, si elle lui donnoit le droit de m'amuser, empêchoit qu'il ne me séduisît. Chârès étoit de tous, celui qui sembloit m'aimer le plus; mais sa tendresse avoit quelque chôse de si monotone, et de si triste, qu'il n'y avoit pas d'élégie, quelque langoureuse qu'elle pût être, que je n'eûsse mieux aimé lire, que de l'entendre m'en assurer. Quant àAgathon, j'étois trop convaincüe que le jour qui verroit son bonheur, n'en verroit pas moins la fin que la publicité, pour que cette conviction pût me permettre de penser à lui un seul instant. Assèz de tems avant que je rompîsse avec Démophon, Xantippe venoit chez moi si ce qu'il est, m'ordonnoit de le recevoir avec politesse, le gauche de ses idées, et le peu d'agréements qu'il a dans l'esprit, ne me permettoient pas de l'y voir avec plaisir. Quoique, dès ce tems-là, il me vît assez fréquemment pour que je dûsse lui suppôser quelque objet, et que j'eûsse même, commencé par là, le silence constant dont les soins qu'il me rendoit, étoient accompagnés, me fit bientôt croire que je m'étois trompée. Ce fut avec la même taciturnité que, quand je fus libre, il vit ceux que je viens de nommer, chercher à engager mon coeur. Comme il étoit l'homme d'Athênes quime convenoit le moins, et que c'étoit, par conséquent, celui de tous à qui je cherchois le moins à plaire, ce fut long-tems, aussi, avec la plus grande indifférence, que je remarquai la sienne. Cependant, et sans avoir en quoique ce fût, changé d'avis sur son compte, sans croire même qu'il eût des idées sur moi, ce fut celui que je pris. Mais il est, ce me semble tems de vous dire ce qui m'y détermina. Si je ne me flatte pas trop, ma conduite en cette occasion, vous paroîtra d'une bien mauvaise tête. Il seroit inutile que je vous dîsse combien, soit par ma propre étourderie, soit par la vanité des autres, j'avois été affichée. Moins philosophe sur cela que je ne l'avois été; et différentes circonstances de ma vie, m'ayant fait sentir qu'à l'être tant, il y a moins à gâgner pour une femme que souvent elle ne l'imagine, j'avois résolu de me laisser oublier.Une affaire qu'on ne pût point soupçonner, quelque peu que d'ailleurs elle me rendît, devenoit donc dans mon nouveau systême, l'affaire à laquelle je devois donner la préférence. La figure de Xantippe, son tour d'esprit, aussi peu fait pour me séduire, tout ce qui, dans mes idées ordinaires, ne m'auroit pas seulement laissé songer qu'il éxistât, fut, avec cette fureur de l'incognito qui, je ne sais comment, m'étoit venüe, ce qui me tourna vers lui. à considérer, en effet, ceux qui avoient été jusques-là les objets de mes fantaisies, il me paroissoit de l'impossibilité la plus grande qu'on imaginât jamais que j'eûsse Xantippe. Je ne sçais si vous serez de ceux qui me diroient qu'au lieu de faire un pareil choix, je n'avois qu'à renoncer à l'amour; mais avec l'usage que vous avez du coeur, j'ay peine à croire que, si je vous eûsse âlors consulté sur ma sitüâtion, c'eût été ce conseil que vous m'auriez donné. En prenantl'habitude d'être aimée, il ne se pouvoit point que je ne m'en fûsse pas fait à tous égards , la plus urgente des nécessités. Convaincüe, par les diverses épreuves que j'en avois faites, qu'à peu de chôse près, tous les hommes se ressemblent, je m'étois bien dit, en rompant avec Démophon, qu'il seroit le dernier, des perfidies de qui j'aurois à me plaindre; mais l'ennui crüel dont j'étois accablée, et les vapeurs qui furent la suite de cette résolution, me firent bientôt sentir que, de toutes les femmes, peut-être, j'étois celle à qui le regime que je m'étois prescrit, pouvoit le moins convenir. Il m'étoit par conséquent, indispensable d'en changer. Je ne sçais pourquoi je me persüadai qu'indépendamment du motif politique qui me portoit à choisir Xantippe, je devois plus attendre de lui, que d'aucun de ceux qui me l'offroient, la tranquilité que chaque jour qui s'écouloit, sembloit me rendre plus nécessaire. Je me connoissoistrop pour croire que, dans quelque position que je me mîsse avec lui, il prît jamais sur mon coeur; mais j'avois dû trop d'infortunes à l'amour, pour que la certitude qu'il ne m'en inspiroit pas, ne fût point pour moi, plus une raison de m'engager avec lui, que de ne le pas faire. Comme Xantippe, il faut dire la vérité, ne m'aidoit absolument en rien, avant que de lui dire, non que je l'aimois (je n'ai pas cette fausseté à me reprocher) mais que je lui permettois d'essayer de me faire oublier Démophon , il n'y eut rien que je ne mîsse en usage auprès de lui, pour qu'il m'épargnât une démarche dont je ne sentois pas moins le danger que la honte. Mais, soit, ainsi qu'il me l'a dit depuis, qu'il craignît de se tromper à ce que lui disoient mes yeux, soit plûtôt, comme la suite ne me l'a que trop prouvé, qu'il crût que, plus je me serois avancée aveclui, plus il en auroit le droit de me tyranniser, jamais il n'eut l'air de m'entendre. Il fallut donc que je prîsse le parti de parler; et mon imprudence, en cette occâsion, fut d'autant plus grande que, si l'interprétâtion qu'il me plaisoit depuis long-tems de donner à ses assidüités, se trouvoit fausse, qu'enfin il ne sentît rien pour moi, je me préparois en le prévenant, l'affront le plus sensible qu'une femme puisse jamais essuyer; ou, en suppôsant que je ne m'y fûsse pas méprise, je m'expôsois à lui donner de ma façon de penser, une opinion qui ne pouvoit jamais que faire le supplice de ma vie. N'importe, je bravai tout; et dans les premiers moments, Xantippe qui me parut encore plus enchanté que surpris, d'un bonheur auquel il ôsoit si peu prétendre, sembla m'en justiffier. Eh! Plût aux dieux que tout l'amour qu'il me montra, eût pu pâsser dans moncoeur! Il est si fort d'usage dans ces circonstances qu'un homme nous demande des preuves du sentiment que nous lui avoüons, et vous sçavez trop quelles sont celles qu'il exige, pour qu'il soit nécessaire que je vous dise! ... mais, pâssons sur ce funeste instant de ma vie. Quelque desir que j'eûsse que Xantippe bannît Démophon de ma mémoire; quelques illusions, même, que je me fîsse pour tâcher de ne m'offrir plus que l'image de l'homme à qui je venois de me livrer, mon coeur qu'aucune des fausses combinaisons qui avoient égaré mon esprit, n'avoit abusé, ne me fit que trop douloureusement sentir combien souvent ce qui persüade l'un, a peu de pouvoir sur l'autre. Quoiqu'àlors, et même assez long-tems après, je n'eusse qu'à me loüer de Xantippe; qu'il allât jusques à me pardonner l'indifférence constante que je portois dans ses bras; et que la façon dont je m'y étois jettée, ne me semblât point lui avoir donné de moi la défavorable impression que j'en avois crainte, je crus enfin entrevoir dans ses discours, combien le reméde que je m'étois cherché contre la pénible sitüâtion où j'étois, (et qui ne peut être conçüe que par une femme sensible, et de qui même la sensibilité a été vivement, et long-tems exercée) m'avoit intérieurement dégradée à ses yeux. Mais, quelque affreuse que put être l'idée qu'il s'étoit faite de moi, qu'il étoit difficile qu'elle égalât le mépris que j'avois conçu pour moi-même! Au desespoir de m'être conduite sur un faux espoir, et avec une si impardonnable légereté, dans une circonstance où l'amour le plus tendre peut seul nous excuser, se joignit la crüelle certitude que jamais, de mon côté, il n'entreroit pour rien dans la liaison que je venois de former. Je vis, à n'en pouvoirplus douter qu'entre le caractère de Xantippe, et le mien, il n'y eût cette antipathie dont on ne triomphe jamais. Enchaînée, cependant, par l'indécence de mes prémières démarches; et persüadée (si, toutefois, elle en étoit susceptible en aucun sens) qu'il n'y avoit que la plus grande constance de ma part, qui pût lui servir de justifficâtion, je ne travaillay qu'à m'armer contre les répugnances de tout genre qui me rendoient si onéreuse cette dernière imprudence; et, peut-être, en effet, serois-je parvenüe à les vaincre, si, par ses procédés, Xantippe ne les eût pas sans cesse renouvellées. Ce n'étoit pas que, quant au sentiment, j'eûsse à m'en plaindre. Tout, en lui, me prouvoit avec quelle violence j'en étois aimée; mais en même tems il étoit râre que chaque preuve qu'il m'en donnoit, ne fût point de nature à me faire regretter de luiavoir inspiré une pâssion si vive. Notre vanité est toûjours, je l'avoüe, flattée des transports d'un amant; mais c'est bien moins l'excèz de son amour qui va jusques à notre âme, que la manière dont il nous l'exprime, et les grâces qu'il y mêt. S'il y a des femmes au coeur de qui l'on n'arrive que par les sens, il y en a aussi aux sens desquelles on n'arrive que par le coeur; et, peut être, ai-je le malheur d'être de ces derniéres. Vainement je tâchois de trouver aimable, l'homme à qui je venois de me donner, et de vaincre le repoussement qu'où j'aurois voulu le trouver le moins, la nature oppôsoit en moi à ses efforts; jamais, quels que fûssent les miens, je ne pouvois lui livrer qu'une femme desespérée de sa sitüâtion, et à qui, même, il étoit impossible de nepas l'être. Que m'importoit, dans le fond, qu'il sçût m'aimer, quand il ne sçavoit pas me plaire? Ce n'étoit pas qu'il eût à me reprocher de ne lui avoir point indiqué tous les moyens qui pouvoient l'y conduire; mais il sembloit que je ne les lui eûsse fait connoître, que pour lui apprendre à s'en écarter. Quelque desavantageuse, par exemple, que puisse m'être l'idée que par la légéreté dont, avant Démophon, je formois et rompois mes engagements, j'ai donné de ma façon de penser, il n'en sera pas moins vrai qu'il n'y a point de femme à qui le mensonge et la perfidie ayent pû paroître plus avilissants qu'à moi. Je me suis, sans doute, méprise trop souvent aux mouvements de mon coeur; trop souvent ou l'imagination, ou des sens trop faciles à s'émouvoir, m'en ont tenu lieu; mais jamais je ne me suis apperçüe quele sentiment que je me croyois, n'étoit qu'une erreur, que je n'en aye sur le champ instruit celui qui l'avoit fait naître. Je conviens que cette franchise qui a toûjours moins consulté le goût que l'on avoit pû prendre pour moi, que l'état de mon âme; et l'inconstance dont nécessairement elle étoit accompagnée, ont dû me faire pâsser pour être sans égards pour les autres, et sans aucune retenüe vis-à-vis de moi-même; convenez à votre tour que, sans me faire une bien grande injustice, on n'a pas dû m'accuser de manquer de vérité. Quoiqu'il en soit, vous pouvez, delà, juger aisément à quel point la jalousie qui suppôse nécessairement qu'on croit de la fausseté à une femme, doit m'être insupportable. Je m'étois promptement apperçüe combien Xantippe est par lui-même susceptible de cet odieux mouvement. Quoiqu'il cherchât à me cacher toutes lesterreurs qu'en prévenant son aveu, je lui avois données sur mon compte, je ne les avois pas moins bien démélées que sa jalousie même. Econséquence de cette double découverte, je m'étois hâtée de lui dire à quel point il se nuiroit dans mon esprit s'il en croyoit plus à ses préjugés contre moi, qu'à la conduite qu'il me verroit avec lui. Cette précaution me fut inutile: le coup étoit porté; et l'étoit sans reméde. N'ayant pas de quoi être déterminément jaloux de personne, il le devint indistinctement de tout le monde. Ce fut envain que, pour tâcher de calmer ses craintes, je me dévoüai à la plus profonde solitude, ou que je ne reçus qu'en sa présence, le peu de gens que je voyois encore. Où il lui étoit impossible de soupçonner l'infidélité, il m'en suppôsoit toûjours le desir; mais il seroit trop humiliant pour moi, et pour lui, peut-être, de vous dire jusques à quels misérablesil ne craignit pas d'étendre sa jalousie. Tout odieux, cependant, qu'elle me l'avoit rendu, le souvenir de la façon dont je m'étois engagée avec lui, ce que je croyois me devoir, le desir de lui prouver que ce n'étoit point aux motifs honteux qu'il s'obstinoit à m'attribüer, qu'il m'avoit düe, l'espoir que tôt ou tard il me rendroit plus de justice, me firent, malgré le supplice journel qu'il me faisoit éprouver, m'obstiner moi-même à languir deux ans entiers sous le poids de la chaîne la plus crüelle qu'on puisse jamais imaginer. Enfin, ma patience se lâssa. Une occâsion offrit Tolmide à mes yeux. Comme il ne me plut pas moins que je ne parus lui plaire, je sçus, malgré l'esclavage où me tenoit Xantippe, m'en ménager de le revoir. Tolmide n'avoit rien oublié auprès de moi, de tout ce qui pouvoit me prouverque sa tendresse égaloit la mienne; j'étois pressée de me venger de mon tyran; j'abrégeai ces préliminaires qui, selon moi, prouvent tout contre l'amour d'une femme, et rien du tout pour sa vertu; et ce fut, par conséquent avec autant de célérité que de plaisir, que je rendis heureux mon nouvel amant. Mais, de quelque perfidie que Xantippe m'accuse dans cette circonstance, ce ne fut qu'après lui avoir écrit que je cessois pour jamais d'être à lui, que je me livrai sans réserve à mes nouveaux sentiments. Je ne m'étendrai pas sur leurs suites: on a plus à m'en plaindre qu'à m'en blâmer. Si je fus trompée dans cette liaison, je n'y trompai, du moins, ni personne, ni moi-même à qui ceux mêmes qui cherchent le plus à me donner des torts, n'ont pû en imputer la rupture. Dans l'excèz de la douleur que me causa l'inconstance prématuréede Tolmide, je pris, je l'avoüe; le parti le plus mauvais que je pûsse jamais prendre, un parti, enfin, que rien ne peut justiffier. Ce fut de revenir à Xantippe qui, dans les lettres qu'il m'écrivoit sans cesse, n'accusant que lui de son infortune, parvint à me persüader que cette infortune même l'avoit corrigé. Cette idée sans doute, n'avoit pas le sens commun: aussi, dans une position plus tranquile, ne me la serois-je jamais faite; mais si vous sçaviez à quel point une femme que l'on quitte inopinément, a la tête renversée, vous ne vous étonneriez pas qu'elle me fût venüe. Comme il n'est pas, cependant, aussi possible de changer de caractère, que j'eus l'imbécilité de le croire alors; et que ce qui venoit de se pâsser entre nous deux, n'avoit pû qu'ajoûter à la mauvaise opinion qu'il avoit toûjours eüe de moi, je le trouvai plus insupportable que jamais.Dans la fausse persüâsion où il étoit qu'après l'avoir repris, je n'ôserois plus le quitter, il me seroit impossible de vous dire jusques à quel point, et avec quelle impatientante sécurité, il se livra à toute son humeur. Ses nouvelles plaintes vous disent assez combien il auroit mieux fait de la contraindre davantage. Sûre, ainsi que je le suis aujourd'hui par toutes les épreuves que j'en ai faites, qu'on ne peut attendre des hommes que des desirs, je suis déterminée à joindre desormais à la sagesse de ne plus croire à l'amour, le bon esprit de m'en pâsser. J'ai remarqué aussi, que si nous étions assez raisonnables pour n'exiger des hommes que du goût; et que nous-mêmes ne nous crûssions pas davantage pour eux, nous en tirerions à tous égards, un beaucoup meilleur parti. J'en demande pardon, soit à leurs préjugés, soit aux nôtres; mais, commeje ne fais pas une expérience qui ne me prouve la justesse de ma remarque, il est fort à craindre que je n'agisse toûjours d'après. Je ne crois donc pas plus qu'on m'aime, que je ne l'exige; je ne décore plus moi-même mes sensâtions du nom auguste de sentiments ; et je ne m'en trouve que plus heureuse. Si je ne vous parois pas actüellement digne de toute votre estime, je vous avoüe, mon cher Alcibiade, que je ne sçais plus comment m'y prendre pour y parvenir. Ps. à propos: puisque vous prenez à Xantippe, un si tendre intérêt, vous devriez bien lui conseiller d'étudier un peu moins la politique sous son père Périclès, et de demander à sa belle-mère Aspasie, quelques leçons sur l'art de plaire.

LETTRE 35

au même. Je serois ce que les dieux ont formé de plus parfait que, si j'en concevois plus l'espérance de vous plaire, je n'en compterois pas davantage sur le bonheur de vous rendre constant. Malgré cette persüâsion que l'excèz même de l'amour que vous m'inspirez, ne m'affoiblit point, j'ôse vous écrire que je vous aime. Si je ne partois que d'après ce que l'on paroît me trouver de beauté, je croirois avoir de quoi mériter que vous voulûssiez bien me consacrer quelques instants de votre vie; mais si je ne considére que ma tendresse pour vous, et ce qu'elle vous rend à mes yeux, je crains de me flatter trop encore quand je l'espére. Je sens avec la plus crüelledouleur combien la démarche que je fais va me dégrader dans votre esprit: il m'est mille fois plus affreux que je ne pourrois vous l'exprimer, de m'expôser à votre mépris; et telle est cependant la force du sentiment qui m'entraîne, que tous les reproches que je m'en fais, les suites que j'en envisage, la certitude même que, me trouvâssiez-vous, à tous égards, digne de vous fixer, vous ne m'en sacrifieriez pas moins à vos principes, ne peuvent me sauver de la honte de la faire. Avant que de vous avoir vû, je vous aimois: je vous trouvois involontairement dans toutes mes idées: je ne desirois que de pouvoir, du moins, vous apprendre un jour que, sans vous connoître, je ne vivois que pour vous. à mon entrée dans le monde, vous avez été le seul objet que j'y aye cherché, et le seul, en même tems, que j'y aye vû; mais,née dans un rang inférieur au vôtre, quoique j'en sois un peu rapprochée par la fortune, jamais je ne me suis trouvée à portée de vous dire ce que vous êtes pour moi. Mes yeux seuls auroient pû quelquefois vous en instruire: hélas! Soit qu'ils vous parlâssent de trop loin pour que vous pûssiez les entendre, ou que vous m'eûssiez vüe avec trop d'indifférence pour daigner prendre la peine d'y lire, jamais je n'ai pû me flatter que vous y eûssiez saisi le secret de mon coeur. Je ne doutois pas qu'en prenant pour vous l'apprendre, la voye dont je me sers aujourd'hui, si je n'avois pas même l'honneur de vous faire naître des desirs, je ne vous inspirâsse, du moins, de la curiosité; mais je ne pouvois me retracer l'idée qu'une démarche si indécente dans une personne de mon sêxe, vous donneroit de ma façon de penser, sans que cette même plume que j'aimille fois prise dans l'intention de vous dévoiler l'état de mon âme, ne me soit autant de fois tombée des mains. Qu'est-ce qui me donne donc aujourd'hui la force de braver les considérâtions de toute espèce qui m'ont si long-tems arrêtée? Est-ce l'attention marquée dont, hier, dans le bois d'Agraule, vous avez paru m'honorer? à l'obstinâtion de vos regards, à ce qu'ils sembloient, même, chercher, à m'exprimer, j'ai dû croire, à la vérité, que vous ne me voyiez point avec ce peu d'intérêt que j'ai toûjours craint de votre part, et sur lequel les hommages des autres ne m'ont jamais rassurée: mais est-il donc impossible que je m'y sois méprise? S'il est vrai, comme je le crains encore, que je m'y sois trompée, avez-vous, du moins, entendu les miens; et vous rappellez-vous assez tout ce qu'ils vous ont dit pour que cette lettre ne trouve rien de nouveauà vous apprendre? Si l'extrême desir que j'en avois, ne m'a pas, non plus, fait illusion, il m'a semblé voir dans vos mouvemens, beaucoup d'envie de vous approcher de moi. S'il se peut que vous l'ayez eüe, ah! Que j'ai de grâces à vous rendre de n'y avoir pas cédé! J'étois sous la garde d'une mére de qui la défiance et la sévérité pâssent toute imaginâtion, et que votre nom seul fait trembler. Dans l'espoir que, je ne sçais pourquoi, j'avois de vous y rencontrer, il n'y avoit rien que je n'eûsse employé auprès d'elle, pour qu'elle me menât au bois d'Agraule; et pour peu que, sur quel prétexte que c'eût été, vous nous eûssiez abordées, il m'auroit été d'autant plus difficile de lui persüader que je ne vous y eûsse pas cherché, que j'aurois dû plus avoir à ses yeux l'air de n'avoir pas eû d'autre intention. Ce fut d'après lesidées que vos regards, et les miens, peut-être, lui donnèrent, qu'elle se pressa tant de me soustraire à vos yeux. Lûtes-vous, du moins, dans les miens, toute la douleur que je sentis de la violence qu'elle me faisoit? M'en plaignîtes-vous? Enfin, trouvâtes-vous, après mon départ, que quelque chôse vous manquât? Je ne sçais si, dans le trouble inexprimable où me mettoient, et votre présence, et l'impression que, contre ce que j'en craignois, je paroissois faire sur vous, j'ai pû me contenir assez pour que ma mére n'ait pas surpris mon secret; mais elle a, ce me semble, été toute la soirée, d'une humeur éxécrable. Je dis ce me semble , parce que, toute remplie du bonheur, et de vous avoir vû, et de vous avoir préparé à l'aveu que de ce moment, je me suis déterminée à vous faire, il ne m'a pas été possible de m'occuper beaucoup de ses mouvements.Une mére vigilante, et soupçonneuse! Un mari d'une jalousie in'exprimable! Que d'obstacles à surmonter! Quels qu'ils soient, cependant, qu'ils ne vous épouvantent pas: si je n'en trouve point dans votre coeur, peut-il s'en offrir dont mon amour pour vous, ne me fasse triompher! Le hazard même (eh! Puisse-t'il m'être toûjours aussi favorable! ) m'offre à point nommé, si toutesfois, vous ne voulez point la laisser échapper, l'occâsion de vous voir, et de vous parler avec toute la liberté que je desire; mais je ne puis vous en dire davantage sur cela, que je ne sçache si ce n'est point en pure perte qu'elle se présente. Je vous assurerois que vous êtes le seul à qui j'en aye offert une, si cette lettre même, si peu d'accord avec ce que je me dois, pouvoit me laisser l'espoir d'en être crüe. Avec tout autre que vous, je pourrois, et avecsuccèz, peut-être, en appeller aux lumiéres qu'une liaison, aussi durable qu'elle doit, malheureusement, commencer par être tendre, pourroit vous donner sur mon caractére; mais je sçais trop que vous ne me laisserez que le tems de vous donner mauvaise opinion de moi, pour espérer de vous, un répit si contraire à vos maximes: non! Votre coeur même vous le demandât-il pour moi, vous ne me l'accorderiez pas. Grands dieux! Et je n'en sçaurois douter, et je vous écris que je vous aime! Ps. L'esclâve par les mains de qui cette lettre vous sera remise, ignore absolument qui je suis; et ce ne sera pas de lui que je recevrai votre réponse. Quel que impossible que, par les précautions que j'ai prises, il lui fût de satisfaire votre curiosité, je ne vous en conjure pas moins de ne lui en montrer aucune. Les questions que vous lui feriez, vous seroientinutiles, et pourroient m'être dangereuses. Si vous ne répondez point à mes sentiments, il doit vous être indifférent de connoître ou non la personne qui vous écrit; et si je suis plus heureuse que je ne m'en flatte, vous ne devez pas craindre que je vous laisse ignorer rien de ce qui me concerne. L'extrême contrainte où l'on me tient, me force de vous dire que l'occâsion dont je vous ai parlé plus haut, ne peut jamais se présenter aussi favorable qu'elle l'est; et que dans quelques jours, ce seroit, peut-être, vainement que vous voudriez la voir renaître.

LETTRE 36

Alcibiade à Thémistée. Je ne puis, ce me semble, vous prouver mieux, et que vous ne vous êtes point trompée à mes regards, et qu'à mon tour j'ai entendu les vôtres, qu'en vous nommant lorsque vous me cachez qui vous êtes. Je sçavois dèz hier au soir qu'une mére, digne, par le rétrécissement de ses idées, du tems de Codrus, et le plus odieux des maris d'Athênes vous tiennent à l'envi dans le plus crüel esclavage. Par le soin que j'ai pris de m'instruire de tout ce qui vous regarde, autant que par la diligence que j'y ai mise, il doit vous être aisé de juger de la violence des sentiments que vous m'avez inspirés. Je n'ignorois donc aucun des obstacles que l'on peut vouloirnous oppôser; mais les obstacles n'ont jamais été pour moi qu'un encouragement de plus. Quelquefois même, pour me faire une passion d'un mouvement qui, s'il n'eût pas été contrarié, auroit été aussi passager qu'il étoit foible dans sa naissance, il a suffi qu'on m'en suscitât. Jamais je n'en ai trouvés dont, quels qu'ils pûssent être, je n'aye triomphé. Jamais je n'ai si ardemment desiré qu'il n'y en eût point d'invincibles; et, peut-être, convaincrai-je ceux sous le joug de qui vous gémissez, qu'en effet, il n'y en a pas qui puissent arrêter Alcibiade. Tout sûr que je suis, cependant, de franchir les barriéres que vous m'annoncez entre vous et moi, je ne vous cache pas que je regarde comme autant de perdu pour l'amour, le tems qu'on est forcé de donner aux stratagêmes. Vous m'avez, d'ailleurs, trop vivement touché pour vouloirtoûjours attendre du hazard, le bonheur de vous le dire. Ne seroit-il pas plus facile encore de vous soustraire à vos tyrans que d'être toûjours occupé à en tromper la jalousie? J'aurois mille chôses à vous dire sur cela; mais la mauvaise opinion que vous avez de ma façon de penser, et que j'ai, je l'avoüe, trop méritée pour qu'il puisse m'être permis de m'en plaindre, me force de vous laisser seulement entrevoir mes vües. J'attendrai donc, pour vous les développer, que je vous aye convaincüe que ce ne sera point à un caprice vain, et qui, avec la honte de l'éclat, ne vous laisseroit que toutes les infortunes qui le suivent, mais à l'amour le plus tendre, et le plus sincère que vous accorderez les sacrifices que je me propose de vous demander. Je me flatte, et que vous ne trouverez, dans ce que je vous écris, rien qui vous empêche de saisirl'occâsion de nous voir, qui se présente, et que vous n'aurez pas moins de plaisir à m'entendre vous parler de ma tendresse, que je n'en aurai à vous jurer que je vous adore. J'ajoûterois et que je vous adorerai toûjours , si vous étiez plus dispôsée à m'en croire; et que la malheureuse expérience que j'ai de mon coeur, ne me forçât point moi-même à ne pas trop compter sur la durée de mes sentiments. J'ai toutefois plus que de quoi douter que ma légéreté soit ici ce que j'ai à craindre le plus: mais si, contre mes pressentiments et mes propres voeux, mon inconstance vient à justifier vos terreurs, vous pourrez, du moins, vous dire avec justice, que, de toutes les femmes à qui j'aurai pû plaire, et qui m'auront arrêté, il n'y en aura pas eû qui dût, autant que vous, se flatter de n'en pas être la victime, et qui m'ait fait me la reprocher davantage.

LETTRE 37

Thémistée à Alcibiade. Votre lettre m'a causé tout à la fois la joye la plus sensible, et la douleur la plus vive que l'on puisse éprouver. Barbâre! Ne craignois je pas assez, de moi-même, votre légéreté; et ne pouviez-vous m'annoncer mon bonheur sans me prévenir en même tems sur le peu qu'il durera? Quoi! C'est dans l'instant même où vous me parlez de votre tendresse pour la prémiére fois, que vous en prévoyez le terme, et que vous me le faites envisager! Hélas! Quand, après toutes les preuves que, chaque jour, vous donnez de votre inconstance, j'aurois pû me flatter de vous fixer, étoit-ce à vous à m'en ôter l'espoir? Mais, non, ce que vous craigniez, n'étoitpas qu'un jour je réclâmasse les serments que l'habitude vous dicte, et que jamais votre coeur n'a avoüés. Ce n'étoit pas assez pour vous, que je succombâsse; il auroit manqué à votre triomphe, que ce ne fût point avec ignominie, et que la certitude du sort crüel que vous me prépariez, ne m'empêchât point de voler dans vos bras. Me fûssé-je fait l'illusion qui seule auroit pû me sauver la honte, plus affreuse pour moi, que vous ne le croyez sans doute, d'avoir tant à roûgir de moi-même, n'étiez-vous point sûr de la détruire quand vous le voudriez? Est-ce de votre part, crüauté, ou bonne foy? Que gâgnez-vous à m'avilir à mes propres yeux? étoit-ce, enfin, par-là que vous deviez commencer avec moi? Quelle lettre! Avec quelle froideur elle est écrite! Comment se peut-il que je m'y sois si peu trompée, et que jevous aime encore!-n'importe: le sort en est jetté: entraînée vers vous par un sentiment dont je serois trop sûre de ne pas triompher, pour essayer seulement de le combattre, je vais achever le malheur de ma vie. Je suis actüellement dans une maison asséz belle que nous avons sur le chemin qui conduit au Pirée, mais qui est plus près d'Athênes que de ce dernier lieu. Les lumiéres que vous vous êtes procurées sur moi, me dispensent de vous apprendre que l'homme terrible à qui je suis liée, est un des fermiers de la république. Vous ne devez pas ignorer davantage que c'est dans deux jours qu'elle renouvelle ses baux. La nécessité d'aller faire sa cour à Nicias qui est son protecteur, et la crainte de ne se pas trouver d'asséz bonne heure aux enchéres, feront demain partir d'ici Stratoclès immédiatement après son diner,et le retiendront à Athênes le reste de la semaine. Aussi-tôt que j'ai été instruite de sa marche, j'ai gâgné l'esclâve qui est chargé en chef du soin de nos jardins: il ne m'a fallu pour cela que de l'or; et ce n'est pas ce qui me manque. C'est par le secours du même esclâve, quoique ce ne soit point par ses mains, que j'ai pû faire parvenir dans les vôtres, ma derniere lettre; et ce sera par la même voye que vous recevrez celle-cy. Tout ce que j'ai exigé de lui, a été qu'il ne fermât pas une petite porte de ces mêmes jardins qui donne sur une rüelle inhabitée, mais sur laquelle, aussi, l'on en trouve beaucoup d'autres qui ont entr'elles si peu de différence que, dans l'obscurité sur-tout, il seroit difficile de ne s'y point tromper. Le peu de besoin que j'ai eu jusques ici d'en bien connoître la pôsition, ne m'a point permis de m'en occuper:je crois, pourtant, qu'elle est la quatriéme, en venant de la ville. Cette même porte est remarquable par une tête de Faune qui en fait le couronnement: envoyez-la donc reconnoître avant que la nuit efface les objets. Si (ce dont vous ne me permettez point de me flatter) je vous intéresse asséz pour que, soit par égard pour ma réputâtion, soit dans la crainte d'une méprise, vous n'ayez voulu vous en rapporter qu'à vous-même, arrivez seul: dans le cas contraire, ne soyez accompagné que de l'esclâve que vous aurez chargé de cette commission. Deux heures après la fin du jour, sans autre compagnie que ma tendresse, vous me trouverez à cette porte à vous attendre. Comme il n'y a rien que je ne craigne, et qu'en effet je ne doive craindre, j'ôse éxiger de vous que vous soyez travesti. L'éclat qui vous environneordinairement pourroit, même à cette heure, trahir votre marche: il vous est inutile, pour me plaire; et sous quelque habit que vous paroissiez à mes yeux, vous n'en serez pas moins Alcibiade pour mon coeur. Soyez exact, je vous en conjure: le soleil termine actüellement sa course si tard, et la recommence de si bonne heure que je voudrois, s'il se pouvoit, ne perdre aucun des moments que son absence me laisse: puissiez-vous penser comme moi sur cela! Adieu, puisque vous sçavez combien je vous aime, il est inutile que je vous dise avec combien d'impatience je vous attends.

LETTRE 32

Aspasie à Alcibiade. Je n'aurois point la certitude de vous voir dans quelques heures d'ici, que ma lettre n'en seroit pas beaucoup plus longue. Ce n'est point, assurément, que j'eûsse moins de chôses à vous dire que de coutume; mais je ne croirois pas pouvoir vous parler en sûreté. Périclès n'estpoint sorti; et quoique je sçache qu'en cet instant, même, il est fort occupé, je ne m'en imagine pas plus à l'abri d'une surprise. Il faudroit donc que, dans la crainte très-légitime que j'en ai, je ne vous écrivîsse que sur un ton de sécheresse, et de cérémonie, aussi peu fait pour les sentimens qu'il m'est si nécessaire de vous croire, que pour ceux que je voudrois bien n'avoir pas; et lorsque je me trouve dans ce cas-là, vous êtes, de tous les hommes du monde, celui à qui j'écris le plus mal, et le moins volontiers. Heureusement, nous nous verrons bientôt; et l'amour (ah! Grands dieux! Dépêchons-nous d'écrire ce terrible mot) et l'amour, dis-je, comme cela arrive quelquefois, me permettra, peut-être, de me dédommager de ce que je perds en ce moment, et de la contrainte crüelle que je m'impôse; mais ne pesons point sur cela, car il se pourroit très-bienqu'entraînée par le sujet sans que je m'en apperçûsse, en croyant beaucoup me gêner, je finîsse par ne me pas gêner du tout: hâtons-nous donc de venir au fait. Je vous renvoye l'ouvrage que vous avez bien voulu soumettre à ma censure: vous m'avez dit que vous n'en êtes pas encore content: si j'ai quelque peine à croire que cela soit, en revanche, je crois aisément que vous auriez de quoi ne pas l'être. Si vous cherchiez des éloges, vous avez très-sagement fait de ne le pas montrer à Périclès: si vous craigniez les critiques, vous auriez pû m'en faire le même mystère qu'à lui; peut-être même, serai-je d'autant plus sévère que vous me paroissez plus vous être flatté que je le serois moins; et que vous arracheriez à l'amour, l'approbâtion que vous n'étiez pas bien sûr d'obtenir du goût. Ne fût-ce donc que pour vous punir de m'avoir crû trop peu de lumières, ou trop defoiblesse, je vais ne vous pas plus ménager que n'eût fait le juge terrible à qui vous avez voulu échapper; mais je crains bien que quelqu'amertume, que, soit par justice, soit par esprit de vengeance, je mette dans mes observâtions, elles ne vous blessent beaucoup moins que n'auroient pû faire les siennes. Si, avec ce qu'on aime, on a toûjours plus d'amour-propre qu'avec les autres, on y a toûjours moins de vanité. Je n'ai donc trouvé dans votre ouvrage, rien qui me rappellât ni l'éloquence de votre maître, ni même celle dont la nature vous a doüé; et je ne conçois pas bien aisément, je l'avoüe, comment vous avez pû imaginer que les sophistes seroient pour vous, de meilleurs modèles que Périclès. Je conviens que le genre d'éloquence dont ils font profession, est extrêmément brillant; mais je ne pense pas que pour cela, il en mérite plus d'estime. Ceux qui connoissentl'art d'écrire et l'art de parler, croiront toûjours qu'il est bien plus aisé de s'écarter de la nature, ou de la charger, que de la peindre, ou de s'y assujettir; que des sophismes coûtent moins que des raisons; que le spécieux n'est pas le vrai; et ne feront jamais de cette éloquence, encore plus fausse qu'elle n'est ébloüissante, le même cas que de ce ton mâle, et simple, mais si noble, et si touchant, même dans son austère simplicité, qui régne dans toutes les harangues de Périclès, et qui l'a rendu, non le prémier, mais le seul orateur de la Grèce. Je laisse à part, l'usage odieux qu'on fait de ses talens, lorsque pour en mieux développer et l'étendüe, et la facilité, l'on plaide également pour le vice et pour la vertu; et que, quelquefois ne s'arrêtant pas-là, on pousse l'extravagance de l'esprit, et la corruption du coeur jusques à vouloir prouver combien le prémierdes deux a d'avantage sur l'autre. Vous me direz que ce sont des jeux uniquement imaginés pour donner à l'esprit plus de souplesse; et je crois, en effet, que de si absurdes paradoxes ne seront jamais pris par les âmes honnêtes que pour ce qu'ils sont; que la nature, enfin, a pris elle-même soin de nous prémunir contre ces déclamâtions encore plus pernicieuses pour les moeurs, qu'elles ne sont dangereuses pour le goût; mais il n'y en a pas moins des hommes qui ne sont déjà par leur propre perversité, que trop dispôsés à immoler leurs devoirs à leurs passions; et, ne s'en trouvât-il qu'un seul que ces détestables sophismes eûssent achevé de corrompre, l'orateur qui l'auroit trompé, mériteroit de partager avec lui l'indignâtion, la honte, et le supplice. J'oubliois de vous dire (et je doute, entre nous, que vous me l'eûssiez pardonné) que j'ai trouvé à votre Anaximandre,beaucoup d'esprit; peut-être même, si je voulois vous ôter du plaisir que vous sentirez à me l'entendre avoüer, vous dirois-je que je lui en trouve un peu trop. Toutes réfléxions faites, cependant, je veux bien ne pas insister sur cette critique, non qu'à mon sens, ce ne soit un très-grand défaut, mais parce que c'en est un de votre âge; vous prêtez, de plus, à cet Anaximandre, de si singulières opinions, que vous ne pouviez sans cette ressource, en masquer un peu le faux. Au reste, vous vous corrigerez, et plutôt même que vous ne pensez, de cette surabondance dont aujourd'hui vous vous sçavez tant de gré. Il faut, en effet, avoir quelque tems abusé de l'esprit pour n'en plus mettre dans les chôses, qu'autant qu'elles en éxigent; mais comme c'est tout à la fois l'ouvrage de la maturité, et le chef-d'oeuvre du goût que de sçavoir que l'esprit que l'on répandhors de son sujet, est autant d'esprit perdu, il y auroit trop d'injustice à éxiger de vous un sacrifice dont votre âge ne vous permêt de sentir ni l'importance, ni la nécessité. On seroit, d'ailleurs, très-fondé à vous faire un crime de ce qu'ayant pour vous former, les prémiers hommes de l'univers, vous leur préférez des gens qui, à quelqu'égard que ce soit, ne peuvent que vous égarer. Adieu, je crains toûjours qu'on ne me surprenne; mais cette crainte, toute bien fondée qu'elle est, ne m'empêchera pas de vous dire combien je vous aime: et votre humeur même, si, comme je le crains un peu, ma critique vous en donne, ne m'empêchera pas de vous le répéter ce soir, et plus tendrement que vous ne le voudriez, peut-être. Non, mon cher Alcibiade, non, cela ne se peut pas.

LETTRE 33

Alcibiade à Thrazylle. Quoiqu'Axiochus persiste à prendre à témoins tous les dieux, que, loin d'avoir, comme vous persistez, vous, à l'en accuser, formé le dessein de vous enlever Théognis, la bonne volonté qu'elle se tüoit de lui marquer, n'auroit été pour elle, qu'en pure perte, s'il eût eu le plus léger sujet de vous y croire attaché; que les moeurs de Théognis qui doivent vous être connües, ne dûssent point vous permettre de douter de la vérité de ce qu'il allégue; et que le peu de tems qu'il lui est resté, dût encore vous en être une preuve, je ne suis pas étonné que, ni cette considérâtion, ni même le tems qui s'est écoulé depuis, n'ayent rien pris sur votre colère. En effet, que ce soit d'elle-mêmequ'elle s'est portée à l'inconstance, qu'elle ait eu besoin d'y être sollicitée, il n'en sera pas moins vrai qu'elle vous a quitté, que vous l'avez été pour Axiochus, et que rien ne doit vous être plus égal que le reste. Je sens, même, qu'il doit déjà vous être assez difficile de concevoir comment, quoiqu'il ait pû faire, il est parvenu à vous bannir d'un coeur où vous aviez, pour la seconde fois, la gloire de régner, pour que vous ne puissiez point vous persüader que Théognis lui ait, pour ainsi dire, offert ses bontés. Il seroit moralement impossible si vous vous rappelliez avec quelle franchise, en me priant de la délivrer de vos tendres persécutions, elle me montra tout l'ennui dont vous l'accâbliez (vous voudrez bien, je crois, que je ne vous rappelle pas ici, de souvenirs encore plus fâcheux) que vous vous obstinâssiez à charger Axiochus d'un crime dont, deson aveu, elle est seule coupable. Dans notre systême d'amour-propre, le rival, quelque chôse même qui puisse l'excuser, ne doit jamais trouver grâce devant nos yeux. Ma façon de penser sur ces sortes de chôses doit vous être trop connüe pour que vous ayez à craindre que la vôtre, fût-elle, s'il se pouvoit, pourtant, plus singulière encore, ne m'eût pas pour partisan; et qu'à quelque point que vous pûssiez porter l'injustice, vous me parûssiez jamais la pousser assez loin. Aussi, ne sçaurois-je trop vous loüer du desir que vous avez de voir Praxidice, aujourd'hui l'objet des voeux d'Axiochus, lui faire éprouver par son inconstance, tous les tourmens que vous lui avez dûs: mais pourquoi faut-il que ce soit moi qui n'ai rien à lui reprocher, qui les lui fasse connoître? Si c'est que votre vengeance vous paroît plus sûre entre mes mains qu'entre les vôtres, par quel hazardcroyez-vous ce que l'éclat, et la multiplicité de vos conquêtes, devroient si peu vous permettre de penser? Si c'est le peu de goût qu'elle vous inspire, qui fait que vous aimez mieux que ce soit moi que vous, qui tente cette avanture, je crois devoir vous dire que, si je ne consultois que le peu d'impression qu'elle fait sur moi, personne n'auroit moins que moi, envie de l'enlever à Axiochus. Ce motif de tranquilité, joint à l'amitié qui nous unit tous deux, me défendroit donc de servir votre ressentiment, si, par présomption, ou par un excès de confiance en Praxidice, qui me paroît encore plus déplacé, il n'étoit aussi convaincu qu'il soit possible de l'être, que ce seroit le plus vainement du monde, que l'on tenteroit de lui plaire. Quoique l'opinion que les femmes ont de moi, eût pû lui faire desirer que je ne l'entreprîsse pas, il ne m'a point même jugéplus redoutable pour lui que tout autre. Vous sentez aisément que si je n'en ai point trouvé Praxidice plus aimable, je n'en ai pas moins de cet instant, formé le projet de le faire repentir de penser si bien de lui, et si peu favorablement de moi: et je n'en serois point à vous l'apprendre si, sans que j'en sçache la raison, il n'y avoit près de huit jours que je ne vous ai vû. Concevoir ce dessein, chercher les moyens de le faire réüssir, les trouver, les mettre en oeuvre, tout cela n'a été pour moi, qu'une même opérâtion. Faire croire Praxidice à mes soûpirs, n'étoit pas ce qui m'embarrassoit. Si la femme qui présume le moins de ses charmes, se flatte encore trop facilement de plaire, celle-là de qui l'amour-propre est extrême, ne devoit pas m'oppôser une bien opiniâtre incrédulité: mais, l'attaquer de façon à la déterminer, malgré la circonspectionque m'impôsent, et les défiances d'Aspasie, et la nécessité où je suis encore de la tromper, étoit une chôse dont, avec tout mon art, je ne me serois peut-être pas tiré heureusement, si la vanité de Praxidice, ne m'en eût pas applani toutes les difficultés. Pour Axiochus de qui, sur-tout, vous me recommandez de tâcher de tromper les yeux, loin de chercher, ainsi que vous le voudriez, à lui dérober mes projets, j'aurois, au contraire, desiré d'y mettre toute la publicité possible, afin que les obstacles qu'indubitablement m'auroit suscités sa jalousie, eûssent donné plus d'éclat à mon triomphe. Forcé par les raisons que je viens de vous expôser, de n'employer pour le supplanter que les voies les plus sourdes, je tire, du moins, quelque parti de cette contrainte, en la faisant auprès de Praxidice, servir de prétexte au mystère que je mets à la placed'un éclat qui, sans doute, la détermineroit beaucoup plus promptement, mais que tout m'interdit. Quant à Praxidice, je ne sçais pas encore absolument où j'en suis avec elle: je crois voir seulement qu'elle a plus d'envie de me faire acheter sa conquête, que de manquer la mienne; et, ce qui pourroit fonder cette opinion, c'est que, non-seulement elle n'a rien dit à Axiochus de mes projets, mais qu'elle commence à former des doutes sur ma constance. Je sens aussi, que, soit pour se justifier la sorte de goût que je lui inspire, soit, ce qui me paroît plus probable encore, pour la satisfaction de sa vanité, elle desireroit de ma part, des soins qui lui marquâssent plus d'amour que les soins que je lui rends; mais, comme libre même de l'attaquer de la façon qu'elle le voudroit, ma vanité à moi, me feroit toûjours une loi de lui refuser ce qu'éxigeroit la sienne; que, pour la soûmettre,je n'ai pas besoin du ridicule d'en paroître amoureux; qu'il n'est ici question que de quelques jours de plus ou de moins; que la modérâtion de mes desirs me laisse attendre sans une bien grande impatience, l'instant heureux qui doit les combler; que, plus l'attaque est secrette, plus la résistance est ignorée; et que, par conséquent, ma gloire n'en est pas commise, tout ce que j'accorde à Praxidice, est, dans de petites lettres que je sens d'une froideur extrême, et qu'il ne m'en est, cependant pas plus possible d'animer davantage, de feindre d'être jaloux d'Axiochus, et, ce qui, peut être lui nuira le plus, de jetter du ridicule sur la tendresse que je lui suppôse pour lui. J'ignore combien, avec tant de ménagemens pour moi, et si peu d'égards pour elles, je manquerois de femmes: je crois seulement qu'on en prend autant pour le moins, en laissant à leur amour-propre,tout à desirer, qu'en lui accordant tout ce qu'il desire; et je suis l'homme du monde le plus trompé, si, malgré le peu de vivacité que j'y mets, Praxidice ne vous prouve pas bientôt que le systême d'après lequel je me conduis dans cette occâsion, n'est point aussi peu fait pour triompher d'une femme, que le desir ardent que vous avez de me voir vainqueur de celle-là, va, sans doute, vous le faire craindre.

LETTRE 34

Périclès à Alcibiade. Plus je me souviens de vous avoir, et très-vivement, sollicité de négliger moins que vous ne faisiez, les talens que vous montrez pour l'éloquence, moins je me rappelle d'avoir, par aucun des discours que vous m'attribüez, paru vous blâmer de la defférence que vous aviez eüe pour mon conseil. L'art de la parole n'a pas cessé de me paroître de la nécessité la plus indispensable dans une république où, tout à la fois, citoyens et législateurs, il s'offre à ceux qui y vivent, des occâsions aussi fréquentes qu'inopinées d'en faire usage: et moins, malgré tous les avantages que vous avez reçus de la nature, j'ai crû que ce qu'elle a fait pour vous, pût vous suffire, moins aussi, il est, ceme semble, à présumer que, si je me suis plaint de quelque chôse, ç'ait été de ce qu'enfin vous aviez crû devoir penser sur cela, comme moi. Ce que Thrazylle vous a dit, ne sçauroit donc, comme vous voyez, être ce qu'il m'a entendu dire. Ce n'est pas, au moins, que mon intention soit ici de l'accuser de ne vous l'avoir pas rendu fidellement; mais ces mêmes discours, tels que, sans doute, ils vous sont parvenus, avoient trop dequoi blesser votre orgueil pour qu'il doive m'être défendu de croire que vous les avez interprêtés de la façon qui pouvoit le mortifier le moins. Afin de fixer vos idées à cet égard, je vais moi-même vous apprendre surquoi mon improbâtion, et mes craintes ont roulé. Vous jugerez après si je suis, en effet, aussi inconséquent que, dans votre suppôsition, j'ai nécessairement dû vous le paroître. J'ai craint, je l'avoüe, que vous neprîssiez pour l'art dont je vous avois recommandé l'éxercice, d'autant plus de dégoût que vous vous y seriez livré d'abord avec plus de fureur; et vous devez convenir à votre tour, que l'inconstance qui marque presque tous les instans de votre vie, ne rendoit cette peur que trop légitime. Je vous ai blâmé de ce que, vous ayant conseillé de n'avoir que des amis pour témoins de vos essais, votre auditoire n'est jamais compôsé que de flatteurs. Je n'ignore pas qu'à vos yeux, les uns valent au moins les autres; et que, si c'est une méprise de votre part, vous êtes bien éloigné de croire que c'en soit une où il y ait à perdre pour vous, autant que je le présume; mais vous ne devez pas être étonné que sur cela, notre façon de voir et de penser, ne soit point absolument la même. J'ai craint encore que l'admirâtion de vos adulateurs, ne fût pour vous d'un plus grand poids queles critiques de vos amis; et que vous ne crûssiez être devenu orateur, sans avoir d'autres raisons de vous en flatter, que les applaudissemens de ces lâches et vils parasites que vous traînez par-tout sur vos pas. J'aurois, aussi, desiré que, sur la foi de tels juges, aussi justement suspects du côté du goût, qu'ils sont décriés du côté des moeurs, vous ne vous expôsassiez pas, comme l'on m'a assuré que c'étoit votre dessein, à paroître dans la tribune, avec une espérance si peu fondée de justifier par des succès l'audace que, dans un âge si tendre, et sans aucune connoissance des affaires publiques, vous auriez d'y monter. On m'a dit, de plus, (et j'ai eu, je l'avoüe, peu de peine à le croire) que vous ne doutiez pas que la facilité d'expression dont vous êtes doüé ne dût suppléer ce que vous soupçonnez qui pourroit vous manquer d'ailleurs. Je ne nie pas que vous n'en ayez; mais sicette même facilité qu'à mon sens, vous comptez pour infiniment plus qu'elle ne vaut, n'est point accompagnée de beaucoup de fécondité, elle ne rend que verbeux; et, de cela à être éloquent, vous auriez peine à imaginer combien il y a de distance. Il est vrai que, comme l'on retranche à la nature plus aisément qu'on n'y ajoûte, il vaut mieux encore être abondant que stérile: mais si l'esprit stérile glace par la sécheresse, la froideur, et la triste austérité qui sont la suite et l'effet du manque d'imaginâtion, l'esprit qui, sans mesure, ainsi que sans discernement, employe toutes les idées, et les images qui se présentent, fatigue par son abondance, autant que par sa disette, l'autre peut laisser à desirer: et vous le dirai-je, mon cher Alcibiade? Si les personnes desintéressées que le hazard a mises à portée de vous entendre, n'ont pas eu à vous reprocher la dernière, elles ont crû trouverdans vos essais de quoi se plaindre de l'autre. C'est, au reste, bien moins vous que j'en accuse, que les prétendus orateurs à qui vous vous êtes attaché, et qui vous communiquent d'autant plus facilement le mauvais goût qui les infecte, que vous les voyez plus admirés. Vous ignorez, sans doute, lorsque vous les trouvez si dignes de leur succès, combien on a communément à roûgir dans la maturité de l'âge, des jugemens qu'on a portés dans sa jeunesse. Les talens supérieurs, sur-tout dans le genre où ils vous paroissent si communs, sont si râres que, dans Athênes même, celle de toutes les villes de la Grèce où, par la raison que l'éloquence y est d'une plus grande utilité, elle est le plus en honneur, à peine, de tous ceux qui la cultivent, en peut-on compter trois qui méritent d'être nommés. Car vous voudrez bien que je ne mette pas au nombre de ceux que la postéritéregrettera de n'avoir pas entendus, et sur les harangues de qui, ceux que leur génie appellera à ce genre, chercheront à se former, ces déclamateurs aussi indécens qu'effrénés, à qui leurs brigues, le caprice, l'ignorance, et même la vénalité de la multitude y font passagèrement un nom. De ce que, par éxemple, Cléon est enfin parvenu à sortir de cette obscurité profonde où son peu de talens, bien plus encore que la bâssesse de sa naissance, sembloit l'avoir à jamais plongé; et qu'il y a même une assez grande partie de nos citoyens qui, pour ne pas dire plus, le croyent aussi orateur que moi, croiriez-vous ne vous point tromper, en inférant du jugement qu'ils en portent, qu'entre lui et moi, il n'y a aucune différence, ou que, s'il y en a, elle est toute à son avantage? Je vous ai vû, tout au moins, fort près de le penser; et je ne voudrois pas répondre que,n'ôsant plus, par de certaines considérâtions, le dire tout haut, vous fûssiez dans le fond, aussi corrigé de le croire, que, seulement pour l'honneur de votre goût, je le desirerois: mais c'est une erreur dont vous serez un jour trop puni par la honte d'avoir pû en être capable, pour que je ne m'impôse pas la loi de ne vous en point parler avec plus d'amertume. Les reproches ne sont pas, d'ailleurs, plus que les préceptes, l'objet de cette lettre: tout ce que je m'y propôsois, étoit de vous apprendre que je vous verrois avec d'autant plus de chagrin abandonner l'éxercice de l'éloquence, que, malgré ce qui manque encore à vos talens, j'en espère d'avantage; et que l'objet de mes craintes, n'est pas de vous voir orateur, mais que ce ne soit trop prématurément que vous ne vous flattiez de l'être; ou que votre prévention pour ceux que le mauvais goût du siécle placeaujourd'hui dans le rang le plus distingué, ne vous fasse un jour trop ressembler aux modèles que vous vous serez choisis.

LETTRE 35

Théognis au même. Il me paroît si simple que votre constance soit en raison de la promptitude, et même de la façon dont je vous ai cédé, que, quand en m'annonçant qu'il faut que je me résolve à vous voir vivre pour d'autres que moi, vous affligeriez bien vivement mon coeur, je ne m'en croirois pas plus en droit de vous en faire des reproches. Il est possible aussi, que ce soit moins au raisonnement, et à une force d'esprit qui jusques-ici n'a pas été à mon usage, que je dois la philosophie que je me trouve dans une occâsion qui devroit m'en laisser si peu, qu'à la très-légère impression que, malgré tous vos agréemens, vous aviez faite sur moi. Je ne sçais si votre amour-propre ne vousfera pas souhaiter que cette même impression eût été beaucoup plus vive, ou si vous ne croirez pas que le mien vous en dissimule la force; mais je vois peu d'apparence que le dernier vous paroisse probable, si vous voulez considérer combien il seroit de mon intérêt de pouvoir rejetter sur la seule force de mon amour pour vous, une foiblesse dont lui seul auroit rendu excusable la rapidité. Plus c'est à ma honte que je le confesse, moins vous devez douter de la sincérité de l'aveu: soit que je fûsse défendüe contre vous par la certitude de ne vous rien inspirer, ou par le sentiment que je conservois pour un autre, si vous aviez sçu me distraire de ma passion, vous ne l'aviez pas éteinte. Sans doute, par vos principes en amour, ou plutôt, par le peu que vous y en mettez, et que vous m'en croyez à moi-même, il vous paroît de la plus grande simplicité que la douleuroù me plongeoit l'inconstance d'Axiochus, toute vive qu'elle étoit, ne m'ait pas empêchée de répondre à vos desirs; et vous agiriez même bien peu d'après vos maximes, si j'en étois plus dégradée dans votre esprit: mais je suis si loin de regarder la chôse des mêmes yeux, que j'aurois peine à vous exprimer avec quelle indignâtion, depuis ce fatal moment, je léve les miens sur moi-même. Si le malheur que j'ai de ne pouvoir plus que me mépriser, ne m'a point permis de paroître m'offenser de l'insultante légèreté dont vous me traitiez, je ne l'en ai pas moins sentie, et presqu'aussi vivement que si je ne l'eûsse pas méritée. Vous n'êtes point ma prémière erreur: quand il me seroit possible de vous persüader le contraire, je ne voudrois pas en prendre la peine: pour chercher à surprendre l'estime, il faut avoir besoin d'être aimée. Je sçavois donc, et sans l'énumérâtionque vous me faites, et, ce me semble, fort indécemment, de tous ceux que j'ai honorés de mes bontés , combien, sur ce point, j'ai à roûgir de moi-même; mais, ce que je vois que vous ignorez, c'est que, de tout ce que j'ai à me reprocher, il n'y a rien que je me pardonne moins que ce qui s'est pâssé entre vous et moi, parce que je n'en trouve pas plus l'excuse dans mes sens, que dans mon coeur; et que, moins une femme a de motifs de se rendre, plus elle est méprisable de s'être rendüe. S'il vous eût été possible de concevoir l'excès de la douleur que je portois dans vos bras, et tout ce que me coûtoient de larmes, les complaisances qu'un seul instant, le plus funeste de ma vie, vous avoit mis en droit d'éxiger de moi, je présume trop de votre générosité pour ne pas croire que vous m'auriez beaucoup plutôt que vous ne faites, et rendu une liberté que, de moi-même,je n'ôsois pas reprendre, et délivrée du plus crüel supplice que, selon moi, l'on puisse jamais éprouver. Ce n'est donc pas de ce que vous me quittez si promptement, mais de ce que vous me quittez si tard, que vous me devriez des excuses. Peut-être, ce que nous sommes, vous et moi, auroit-il éxigé que vous m'en eûssiez fait du ton desquelles je n'eûsse pas eu à me plaindre. Il pourroit m'être plus facile, qu'à ce que vous vous permettez avec moi, vous ne le croyez, sans doute, de vous faire repentir d'avoir si visiblement cherché à m'humilier, et même avec d'autant plus de crüauté de votre part, que cela vous étoit moins nécessaire; mais je crois qu'il est de ce que je me dois, de m'en vanger plus par la modérâtion que par la représaille. à l'égard de Thrazylle de qui, dites-vous, ni ma tendresse pour Axiochus, ni même mon avanture avec vous, toute honteuse qu'elle est pourmoi, n'a pû éteindre l'amour, et que vous ôsez me solliciter de reprendre; tout ce que j'ai à vous répondre, c'est que je me souviens encore assez qu'il m'a été cher pour desirer très-sincèrement que cette propôsition ne vienne que de vous, parce qu'il ne se pourroit point que je ne reversâsse pas du mépris que je m'inspire, sur un homme qui se respecteroit assez peu pour aimer encore une femme qui s'est elle-même si peu respectée.

LETTRE 36

Aspasie au même. L'ennui qu'avoient avant-hier paru vous causer mes plaintes, le peu de soin que vous aviez pris de les calmer, et l'air de froideur dont vous m'aviez quittée, m'avoient si peu permis de me flatter d'un retour si tendre, et si prompt de votre part, que je ne sçais si je n'en suis pas presqu'aussi surprise que j'en suis charmée. Tous mes sens ont été si émus, même si bouleversés d'un bonheur si in'attendu que, quand on m'en auroit laissé le loisir, il ne m'en auroit pas été plus possible de vous en rendre grâces dans l'instant. Avec quel saisissement de coeur n'ai-je pas reçu votre lettre! Avec quelle crainte de n'y trouver que mon arrêt, ne l'ai-je pas ouverte! Vous m'aimez!Vous! Alcibiade! ... quoi! Encore! Ah! ... mais, comment se peut-il que l'on réünisse tant d'indifférence, et tant d'amour! Comment, tout entier à ce dernier sentiment, peut-on prendre assez sur soi, pour ne montrer que l'autre! Comment, enfin, se peut-il qu'il semble vous en coûter si peu pour m'affliger, et que vous paroissiez en même tems vous reprocher si amèrement de l'avoir fait! Autant à la singularité de votre conduite avec moi, qu'à ses perpétüelles variâtions, je suis quelquefois tentée de croire que vous ne voulez que faire des expériences, et que ce que vous considérez le moins, est ce que je les paye. Oui, sans doute, vous cherchez à apprendre jusques à quel point l'âme peut inflüer sur le corps, le coeur sur l'esprit, et jusques où peut s'étendre votre pouvoir sur tous les deux. Ah! Cessez, je vous en conjure, d'avoir une curiosité si crüelle pourmoi, et que l'extrême tendresse que vous m'inspirez, vous rend si peu nécessaire. Si elle vous amuse, songez que, non-seulement elle me tüe; mais (ce que je sens avec bien plus de vivacité encore, que le mal physique que je lui dois) qu'elle m'humilie au-delà de ce que je pourrois vous exprimer. Contentez-vous de joüir en souverain, de l'empire que vous avez sur moi, sans en abuser en tyran: car, n'est-ce pas me tyranniser à l'excès, que de me faire pâsser à votre volonté, de la plus profonde douleur, à un plaisir qui ne connoît pas plus de bornes? Voyez, pour me donner des secousses si opposées, quels sont les puissans ressorts que vous employez! Me faire concevoir la crainte de ne vous plaire plus, ou seulement de vous plaire moins; me rendre l'espoir; quelques lignes tracées de votre main; du silence: une parole seulement un peu séche; un mot tendre, ou simplementobligeant, voilà quelle est la sublime magie que vous mettez en usage pour me rendre tour à tour, ou la plus heureuse, ou la plus à plaindre de toutes les femmes! Ah! Mon cher Alcibiade! Cela peut-il se concevoir? Cela peut-il même être si fortement senti par quelqu'autre que moi! Mon être est-il donc si inférieur au vôtre, que je ne puisse que vous être si absolument soumise! Faut-il que, d'un seul mot, d'un seul regard, vous me précipitiez à votre gré dans un abyme de maux, ou m'éleviez au comble de la félicité, sans qu'il me soit possible de trouver en moi-même, la force de résister aux différentes impulsions qu'il vous plaît de me donner! Au moment que je vous parle, de combien de mouvemens ne suis-je pas agitée! Mais, y en a-t'il qui puissent l'emporter sur ma tendresse? Non, tout y céde: je ne sens plus qu'elle: je vous adore, et vous le dis, puisque jesuis assez heureuse pour que vous vouliez bien encore l'entendre.-je ne sçais quel charme vous avez répandu sur toute votre lettre; mais, depuis long-tems, aucune des vôtres, de celles mêmes dont j'ai eu le plus à me loüer, ne m'a causé un si sensible plaisir. J'y retrouve, ce me semble, des traces de ces sentimens dont vous m'aviez flattée, et dont je ne me flattois plus: je crois y reconnoître ce ton que vous avez, quand vous voulez plaire, et dont quelquefois mon âme a été si voluptüeusement pénétrée. Est-il donc vrai que je n'aye pas eu à me plaindre de votre coeur, ou, du moins que je ne puisse sans injustice, m'en plaindre encore!- quand il seroit possible que vous eûssiez des rivales, me dites-vous, quelles qu'elles fûssent, devroient-elles vous allarmer? ah! Alcibiade, se peut-il que vous aimiez, que vous sçachiez combien je vous aime, et que vous croyiez que je puisse un seul instantimaginer avec tranquilité que votre coeur se partage? Lorsqu'on peut se permettre d'être infidelle, on est si près d'être inconstant!-mais vous ne voulez pas que j'aye à vous reprocher les distractions auxquelles votre sèxe se livre si facilement, et qui font tant gémir le nôtre: pourquoi voudrois-je, en doutant de ce que vous me jurez, empoisonner mon bonheur! Je ne sens que trop que, par l'excès même de ma tendresse, il se peut que je vous déplaise quelquefois: il faut soi-même avoir tant d'amour pour en concevoir les craintes, et les pardonner! Si, par elles-mêmes, ces craintes ne sçauroient être offensantes, leur vivacité permêt-elle toûjours qu'on les exprime avec tous les ménagemens dont l'amour-propre a besoin? Ce que je n'appelle que délicatesse , ne le qualifiez-vous pas d'injustice ; et n'en avez-vous pas raison quelquefois?-au nom des dieux, ne me trompezpas: vous voyez que je vous rends un compte, sinon bien clair, du moins très-éxact, de toutes les impressions que vous faites sur moi: vous devez en conséquence, juger de tout le danger qu'il y auroit à ne rien éxagérer. Quoique vous fassiez, je vous adorerai toûjours; mais ne me faites point espérer un bonheur auquel je ne serois pas destinée. Je crains, au-delà de toute expression, ces chimères charmantes que l'on ne peut abandonner sans s'arracher le coeur, et dont la triste vérité qui les fait évanoüir, a déjà, tant de fois, déchiré le mien.

LETTRE 37

Alcibiade à Thrazylle. Si, grâces au mystère profond dont je couvre les soins que je rends à Praxidice, mes prétentions sur elle sont encore ignorées d'Aspasie, les clameurs d'Axiochus en ont d'ailleurs si bien répandu le bruit, que je me vois actüellement engagé pour mon propre compte, dans une entreprise que l'envie de punir votre ancien rival, de sa présomption, m'avoit beaucoup moins fait former, que le desir de servir votre vangeance. Mes prémiers progrès avoient été si rapides, et ç'avoit été si vainement qu'Axiochus avoit tout mis en usage pour les interrompre, que jamais nous ne nous serions doutés qu'une femme que nous voyions, pour ainsi dire, voler au-devant de sa défaite, pût, toutprès de se rendre, s'aviser d'y mettre des conditions. C'est, cependant, ce que fait aujourd'hui Praxidice: ce qu'elle m'impôse, constatant de la façon la plus éclatante, ses bontés pour moi, et ne pouvant, par conséquent, tourner qu'à ma gloire, je serois, dans toute autre pôsition, bien loin de m'y refuser; mais je la trouve si peu faite pour me dédommager de ce que je perdrois, en me prêtant à ses desirs, que, quelqu'intéressant qu'il soit devenu pour moi de triompher d'elle, j'aime encore mieux subir la honte de paroître l'avoir vainement attaquée, que de payer si cher la gloire de la soûmettre. Le desir de vous vanger d'Axiochus vous occupe si vivement, que, quelque chôse qu'il puisse m'en coûter, vous brûlez de le voir satisfait; et que vous m'accusez, peut-être, d'en retarder l'instant par des craintes déplacées: mais je me flatte que vous en prendrez uneautre idée, quand vous sçaurez que cette même Praxidice à qui j'avois, enfin, sçu faire prendre comme une des plus fortes preuves que je pûsse lui donner de ma tendresse, l'excès de précaution qui accompagne toûjours les hommages que je lui rends, et qui m'en étoit même si obligée, semble en avoir deviné la cause, en imaginant que c'est bien moins par discrétion que je prends tant de peine, que parce que j'ai quelque femme à ménager. D'après cette idée, elle éxige, mais absolument, ou que j'affiche sans aucune retenüe, mon goût pour elle, ou que je ne la revoye jamais. J'ai eu beau lui représenter combien ce qu'elle éxigeoit seroit contraire à sa gloire; combien, même, en écartant cette raison qui devroit, cependant, être pour elle, d'un si grand poids, elle se déroboit de plaisirs en donnant à notre liaison, une si grande publicité; qu'enfin il me paroissoit entrerdans une si dangereuse fantaisie, plus de vanité que d'amour. Jamais, quoique j'aye pû lui dire, je n'ai pû la faire changer d'opinion, ni de volonté. Elle m'a toûjours répondu que " rien ne lui étoit plus suspect que le soin que je prenois de sa réputâtion; que je ne devois pas vouloir faire à cet égard, plus qu'elle ne croyoit elle-même devoir éxiger; que je craignois moins de la commettre, que je n'avois envie de me cacher; et que si je voulois la convaincre que je l'aimois sans réserve, et uniquement, il falloit que je lui donnâsse dans ceux de mes jardins où l'on peut le moins se dérober au public, une fête qui ne pût laisser personne douter de mes sentimens pour elle; et que ce ne seroit qu'en remplissant cette condition, que je parviendrois à bannir ses craintes, et que je pourrois avoir à me loüer de sa reconnoissance " . Une si imbécile prétention, et si constammentsoutenüe, me mettant en fureur, il s'en est fallu peu que, dans mon prémier mouvement, je n'aye abandonné toutes les miennes: mais j'ai sçu le calmer par la considérâtion des suites qu'en m'y laissant entraîner, il pourroit avoir pour moi. Je me suis donc contenté de lui répondre avec toutes les marques de la plus vive douleur, que " d'elle-même elle ouvriroit les yeux sur ses véritables intérêts; et que, sans qu'il lui fallût pour cela, beaucoup de réfléxion, elle sentiroit qu'il y avoit dans ma conduite avec elle, autant de tendresse et de vérité que des gens qui cherchoient moins encore à me nuire, qu'à elle-même, vouloient qu'elle y trouvât de froideur et de mauvaise foi; qu'au reste si, contre mon attente, elle persistoit à vouloir que je la perdîsse dans le monde, je lui promettois toutes les imprudences qui pouvoient l'y commettre le plus " ; et vous sçavez, qu'en effet,elle n'auroit pas besoin de me presser sur cela, si moi-même j'en avois moins de cacher à Aspasie, cette infidélité. Vous voyez aisément dans quel embarras je suis: pour acquérir l'une, risquerai-je de perdre l'autre? Quelqu'intérêt que vous ayez à décider pour l'affirmative, je doute pourtant que vous l'ôsiez: d'un autre côté, m'expôserai-je à faire dire de moi, que j'ai vainement attaqué Praxidice; et, si près de remporter sur Axiochus, la plus éclatante des victoires, puis-je consentir à le voir me l'arracher des mains? Entre nous, je soupçonne fort ce dernier qui n'a pû sans le desespoir le plus marqué, se voir enlever une femme sur qui son triomphe paroissoit assuré, d'avoir suggéré à Praxidice, et les craintes qu'elle vient de me montrer, et les propôsitions qui en ont été la suite. Je suis très-sûr que, malgré toute sa colère contre moi, mon secret ne lui est pointéchappé, et qu'il n'aura pas compromis Aspasie; mais il n'en est pas moins probable que, ne pouvant ignorer dans quel embarras il me plongeroit, soit que je prîsse, ou ne prîsse pas le parti de lever le masque, non-seulement il n'ait inspiré cette fantaisie à Praxidice, mais qu'il ne l'ait appuyée de tous les sophismes qui pouvoient en déguiser le ridicule et le danger à une femme sans expérience, et qui, pour ne rien dire de plus, a fort médiocrement d'esprit. Comme vous me paroissez avoir pris sur elle beaucoup d'empire, vous m'obligerez plus que je ne puis vous l'exprimer, mon cher Thrazylle, d'aller la voir dans l'instant, et de ne rien oublier pour l'obliger de se désister de ce qu'elle éxige. Peignez-moi comme d'autant plus accâblé des loix qu'elle m'impôse, qu'elles sont plus visiblement contr'elle; mais, pourtant, déterminé à m'y soûmettre, si elle persisteà me les prescrire. Dans la suppôsition très-bien fondée que ce ne peut être qu'à Axiochus que je dois un caprice si in'attendu, montrez lui tout l'intérêt qu'il a par ses sentimens, soit à tâcher de nous desunir, soit à se vanger d'elle, en l'entraînant dans de fausses démarches. Quand, ce qui je l'avoüe, me paroît presqu'impossible, ce ne seroit pas lui qui m'auroit tendu un piége qui est tant dans le genre de son esprit, la prudence ne m'en ordonne pas moins, tant qu'il n'en sera pas guéri, ou que je n'en aurai point triomphé, d'affoiblir le plus qu'il me sera possible, la confiance qu'elle peut encore avoir en lui. Quand je l'aurai quittée, nous la laisserons, si elle le veut, lui rendre, avec ce sentiment, tous ceux dont elle l'a honoré. Je vous attends ce soir au céramique; mais si vous pouvez m'instruire plutôt du succès, quel qu'il soit, de la négociâtion dont je vous charge, vous me ferez unextrême plaisir. Je vais dîner chez Périclès: selon toute apparence, Aspasie m'y retiendra la plus grande partie de la journée; et je craindrois, si vous y veniez, et qu'elle nous vît quelqu'empressement à nous parler, qu'elle n'en conçût de l'ombrage. Ses soupçons ameneroient, peut-être, une querelle; et comme, si c'est à la passion que je la devrois, ce ne seroit point la passion qui l'essuyeroit, je voudrois bien, s'il étoit possible, joüir du plaisir d'être ingrat, sans essuyer le desagréement d'être ennuyé.

LETTRE 38

Thrazylle à Alcibiade. Je sors à l'instant de chez Praxidice: j'aurois peine à vous exprimer à quel point elle tenoit aux ridicules conditions qu'elle vous avoit impôsées, combien elle les croyoit nécessaires pour s'assurer de vous, et avec quelle difficulté j'ai obtenu d'elle, de vous en faire grâce. Elle veut bien, enfin, renoncer à ces fêtes brillantes qui devoient annoncer à tout l'univers, sa défaite, et votre bonheur; et, pour tout prix de ses bontés, ne vous demande plus qu'une tendresse éternelle . Comme, si, de toutes les promesses qu'on est forcé de faire dans la sitüâtion où vous vous trouvez, la promesse d'aimer éternellement, n'est pas la plus aisée à tenir, c'est, du moins, celle qu'ondonne le plus volontiers, je lui ai, sans balancer, engagé ma parole, que vous l'aimeriez jusques au tombeau . Sur un engagement si positif, et dont, apparemment, son amour propre lui garantit la sûreté, elle consent à se rendre quand vous le voudrez, et (ce qui est encore à remarquer) dans celle de vos maisons qu'il vous plaira de choisir. Quoique je ne vous croye pas aussi pressé qu'elle le suppôse, de profiter de ses dispôsitions actüelles, je n'en perds pas plus un moment à vous en instruire: votre rival à qui, ainsi que vous l'aviez pensé, vous deviez seul cette tracasserie, pourroit encore les changer; et avec d'autant moins de peine que j'ai vû bien peu de femmes moins discuter, et par conséquent croire plus aisément ce qu'on lui dit, que Praxidice. J'ai donc imaginé qu'il étoit très-important qu'à son retour qui ne sçauroit être éloigné, Axiochus trouvât terminée,une affaire dont nous ne devons le succès qu'à son absence. S'il se peut qu'il ne vous arrachât pas des mains une victoire si bien préparée, il n'est point douteux qu'il ne cherchât encore les moyens de la rendre moins prompte; et je crois qu'il y va de votre honneur à ne pas l'attendre plus long-tems. J'ai, de plus, un motif particulier, et même assez pressant de souhaiter que vous ne la reculiez pas; et même que cette tendresse éternelle que je lui ai si intrépidement jurée de votre part, ait un terme plus court encore que le terme que, tout en la lui promettant, je lui assignois moi-même; et ce motif que vous auriez, je crois, peine à deviner, c'est qu'elle m'a désigné pour votre successeur. C'est-à-dire, que si (ce qu'à la vérité, elle ne craint point tout) vous venez à cesser de l'aimer; ou si (ce qui, comme de raison, lui paroît beaucoup plus probable) vouscessez quelque jour de lui plaire, elle voudra bien me permettre de lui rendre des soins; et que même elle s'engage à les récompenser. Lorsque vous m'avez chargé auprès d'elle de vos intérêts, j'étois fort éloigné de croire que j'aurois à vous prier de précipiter votre inconstance: Praxidice, toute faite qu'elle est pour inspirer le desir, ne prenoit rien sur moi; et j'ai tout sujet de penser qu'elle étoit aussi à mon égard dans la tranquilité la plus profonde. De vous dire comment, de cette indifférence respective, nous en sommes tout d'un coup venus à de si tendres arrangemens, c'est ce que je ne pourrois faire qu'avec le secours des conjectures; et je doute fort qu'elle pût, plus que moi-même, vous dire ce qui l'a déterminée. De toutes les causes que je pourrois donner à un événement si in'attendu, la cause que je croirois la plus probable, c'est qu'en lui parlantpour vous, je me suis machinalement si animé! C'étoit avec tant d'ardeur que je lui baisois les mains! Qu'il faut nécessairement et qu'elle en ait conclû que j'avois dans l'âme, beaucoup de chaleur; et qu'une femme ne puisse impunément se faire d'un homme, une pareille idée. Quoiqu'il en soit, j'ai surpris dans les yeux de Praxidice, une langueur si voluptüeuse, et tant de molesse dans ses mouvemens, que ni mon amitié pour vous, ni même le souvenir de ce que je vous dois, n'ont pû me sauver des charmes d'un moment dont vous êtes plus que personne, fait pour sentir tout le danger. Il m'étoit, de plus, pour mon instruction particulière, de la dernière importance de sçavoir, et si j'expliquois bien les symptômes que je remarquois, et jusques où, d'ailleurs, une femme défendüe par un sentiment auquel elle est tout près de céder, et qui, par conséquent,doit la rendre moins accessible aux impressions instantanées, peut se laisser entraîner, soit loin de ce sentiment même, soit, loin des principes qu'elle se croit; et, par malheur, il n'y avoit qu'une témérité qui pût m'éclairer sur cela. J'en ai donc hazardé une; et la douceur de la résistance que m'a oppôsée Praxidice, n'a pas été la seule preuve que j'aye eüe de la sagacité dont j'avois jugé le moment, et elle-même. Tout persüadé que je suis, cependant, qu'il vous est beaucoup plus important de pâsser pour le prémier vainqueur d'une femme, que de l'être en effet; et qu'en partant d'après cette certitude, et le peu d'égards que vous aviez eu pour mes sentimens, dans l'avanture de Théognis, j'eûsse pû, sans scrupule, mener Praxidice beaucoup plus loin, vous mettez toûjours si peu de philosophie où vous attachez de l'amour-propre, que cette considérâtion jointeau souvenir que c'étoit beaucoup moins pour vous, que pour moi-même, que vous vous étiez embarqué dans cette affaire, m'a forcé de laisser mon triomphe imparfait. Mon audace auprès d'elle, le point où je l'avois poussée, et sa propre complaisance, avoient dû si peu lui laisser craindre de ma part, cette retenüe, que je suis fort heureux si elle n'en a été qu'étonnée. Pour tâcher de m'en justifier auprès d'elle, j'ai feint de me rappeller avec douleur, que ce n'étoit qu'après vous, qu'elle devoit m'aimer; et, quelque ridicule qu'un souvenir si déplacé pût lui paroître, quelque desavantageusement qu'il l'ait fait penser de moi (car sûrement, elle ne s'en sera pas prise à mon trop de moeurs) je m'y suis si obstinément arrêté, qu'enfin le seul parti qu'elle ait crû avoir à prendre, a été de se le rappeller aussi. Je doute fort, pour ne rien dire de plus, qu'en pareille circonstance,vous m'eûssiez fait le même sacrifice; et, dans le tems même que je me l'impôsois, je ne me le cachois point; mais je n'en ai pas moins eu la force de me le prescrire. Il m'a été si pénible que ce ne peut être qu'en ne gardant Praxidice qu'autant de tems qu'il en faudra pour qu'on ne puisse douter que vous l'avez enlevée à Axiochus, que vous pouvez le reconnoître. Adieu: je me rendrai ce soir où vous m'attendez.

LETTRE 39

Périclès à Alcibiade. Je crains fort que vous ne prouviez, et moins de connoissance des vües de Sparte, que vous ne vous en suppôsez, et pas autant de politique que vous voudriez qu'on vous en crût, lorsqu'en réglant uniquement sur ce que cette république nous demande, tout ce qu'elle desire de nous, vous êtes surpris que nous aimions mieux nous expôser à la guerre, que de révoquer le décret par lequel nous dénonçons à Mégare, une éternelle inimitié, quand ce n'est, selon vous, que cette condition qu'elle attache à la continüâtion de la paix. Je me suis trompé, sans doute, car j'étois au conseil; et il m'a semblé que ce n'étoit pas à cela seul que leurs prétentions sont bornées; mais,pour raisonner un instant comme vous, je veux, qu'en effet, la révocâtion de ce décret, soit tout ce qu'elle éxige d'Athênes. Une demande si modérée ne cache-t'elle rien dont nous ayons droit de nous allarmer? Quel intérêt si pressant Lacédémone peut-elle avoir à ce que nous rétablissions les mégariens dans notre amitié, elle qui nous a toûjours mieux aimé des ennemis que des alliés, sur-tout lorsque, comme ceux-là, ces ennemis sont à nos portes, et par conséquent, toûjours plus à portée que d'autres, de se joindre à elle, dans les ravages qu'aux dépens, à la vérité, de son propre territoire, elle fait si fréquemment sur le nôtre? Est-ce le seul amour de la paix qui l'anime à desirer entre les deux peuples, une réconciliâtion si diamétralement oppôsée à ses intérêts, et à ses vües? Mais, elle souffle par-tout le feu de la guerre; et déjà par ses intrigues redoublées, ellel'a allumé dans tout le Péloponèse. Ne fût-il, au reste, véritablement question, pour l'avoir cette paix, que de rendre aux mégariens, tous les avantages dont le decret que nous avons lancé contr'eux les prive, il suffiroit que ce fût Sparte qui nous impôsât cette condition, pour que je fûsse toûjours d'avis qu'on la rejettât, parce que ce seroit bien moins à notre modérâtion qu'elle attribüeroit notre condescendance pour elle, en cette occâsion, qu'à la terreur qu'elle auroit crû nous inspirer. Il faut donc, demandâssent-ils en apparence, moins encore (car, enfin, ce qu'ils demandent, n'est pas si peu de chôse qu'ils feignent de le croire, et que vous le croyez) il faut, dis-je, ne leur répondre que les armes à la main, puisque nous ne pouvons leur rien céder volontairement sans les voir tous les jours nous demander quelque chôse de nouveau. Mais que dis-je? Ilsformeroient de nouvelles prétentions! " peut-être, n'est-ce, diront ceux qui manquent absolument de cette prévoyance si nécessaire au salut des états, que la dispôsition qu'a Périclès de s'effrayer aisément, qui lui rend d'une importance si grande, la légère complaisance que les lacédémoniens éxigent de nous; et qui lui fait en même tems présumer que ce ne sera pas le seul sacrifice que nous pourrions avoir à leur faire: car écoutez leurs ambassadeurs: rien ni de si simple que leurs propôsitions, ni qui annonce moins ce que Périclès voudroit que nous crûssions avoir à en craindre " : écoutons les donc ces spartiates si modérés. révoquez, nous disent-ils, comme le plus grand obstacle qu'il y ait à la paix, le decret que vous avez lancé contre Mégare. ce sont leurs propres termes. Mais s'il en est le plus grand, il n'est donc pas le seul; et, ou Sparte manque singulièrement delogique, ou ce n'est pas-là tout ce que vous avez à nous déclarer de sa part: expliquez-vous donc, et sans détour. Si nous consentions à révoquer le decret, aurions-nous la paix? oui, si vous consentez de plus, à l'affranchissement d'égine, et à lever le siége de Potidée: non, dans le cas contraire. eh bien! Alcibiade, vous voyez à présent que ce ne sera pas le seul intérêt de Mégare qui armera contre nous, Lacédémone et ses alliés; et que, fussé-je comme on le publie, celui de tous qui ai eu le plus de part à ce decret si fameux, je n'en serois pas plus la cause de la guerre, puisque, même en consentant à l'abolir, nous n'en aurions pas la paix davantage. Voilà donc à la fois bien constatés, et le chagrin que Sparte a de nous voir conserver nos conquêtes, et le desir qu'elle a de nous en priver. Cela ne me paroît pas tout à fait de l'équité dont elle se pare; mais, du moins, y reconnoît-onson éternelle jalousie contre nous, et l'esprit qui dirige toutes ses entreprises. Pressez les, en effet, de motiver ces deux demandes si nouvelles, et en même tems si étranges: qu'ils nous disent, si toutesfois ils le peuvent, pourquoi ils éxigent qu'Athênes leve le siège d'une ville qui s'est soustraite à son obéissance, et qui, de plus, n'a jamais, de quelque façon que ce pût être, dépendu d'eux: est-ce parce que ce sont eux qui ont fomenté, et même favorisé sa rébellion? égine peut être dans un cas différent: cette république, toûjours foible, mais libre avant que nous l'eûssions assujettie, peut, dans le desir si naturel de recouvrer sa liberté, avoir engagé les lacédémoniens à nous demander de la lui rendre; et nous serions, aussi, loin de nous plaindre de ce qu'ils l'ont fait, si, quoique nous n'en soyons pas priés par les hilotes; mais ayant autant de droit de nous intéresserà eux, que Sparte peut en avoir de prendre le parti des éginètes, elle vouloit bien de son côté, rétablir Hélos, et la repeupler de ces infortunés qu'elle fait gémir sous le poids d'une servitude d'autant plus horrible, qu'elle a plus hautement déclaré que cette servitude n'auroit pas de terme. de quel droit, nous demanderoient-ils, s'il arrivoit que nous leur fîssions une propôsition qui ne me paroîtroit pas plus déplacée que la leur, voulez-vous que nous nous privions de nos esclâves? eh! De quel droit vous-même, éxigez-vous qu'Athênes rende la liberté à un peuple qu'elle s'est assujetti? Lacédémone doit-elle s'en arroger plus sur les conquêtes d'Athênes, que cette dernière n'auroit à s'en attribüer sur les conquêtes de Lacédémone, si, comme l'autre, cette dernière étoit dans l'usage d'en faire? Mais je veux que leurs armes nous impriment assez de terreur pourque nous leur accordions tout ce qu'ils nous demandent aujourd'hui (et ce seroit, je crois qu'à présent vous-même en conviendrez, leur accorder beaucoup) pensez-vous qu'ils n'eûssent rien de plus à nous prescrire? nous voulons, nous diroient-ils, puisqu'ils ôsent déjà l'insinüer, que la Grèce soit libre . Quoi! Toute entière! oui, toute entière; mais, ajoûteroient-ils, s'ils vouloient s'expliquer avec franchise, c'est beaucoup moins, ainsi que vous-même n'en doutez pas, pour la gloire de rompre ses fers, que nous voulons que vous lui rendiez la liberté, que pour vous voir sans alliés, sans tributaires, sans sujets, retombés dans l'état de foiblesse dont les grandes vües de Thémistocle vous ont tirés, et dans lequel seulement Athênes peut n'être pas odieuse aux yeux de Sparte . Eh bien! Alcibiade, n'est-ce donc encore que du decret de Mégare, et même d'égine, et de Potidée qu'il est question; et quand je crois devoirrefuser la paix que Sparte semble nous offrir à ce seul prix, témoigné-je donc, et aussi peu de prudence, et une opiniâtreté aussi condamnable que vous ôsez, et trop publiquement pour vous, m'en accuser? J'ai, sans doute, été de l'avis que nous ne cédâssions rien à Lacédémone: peut-être même est-ce moi qui ai ouvert celui-là; et comme ce sentiment n'a pas été fondé ni sur la vaine gloire de défendre un decret dont je ne crains point de m'avoüer l'auteur, mais sur mon amour pour la patrie, autant que sur la profonde connoissance que j'ai de ses intérêts, le blâme de ceux qui ne se font encore remarquer dans la république que par l'excès de leur inconsidérâtion, n'est pas capable de m'en faire changer. Ce n'est pas que j'ignore que, souvent au prémier échec que l'on essuye, on croit, quelque juste que d'abord la guerre ait paru, s'y être témérairementengagé, parce que les hommes sont toûjours plus frappés des événemens que des raisons. De-là vient que toutes les fois que la fortune semble les condamner, ils rejettent sur eux tous ses torts, de même que non-seulement ils s'absolvent du projet le plus mal concerté, mais s'en applaudissent, lorsqu'il arrive que le succès le couronne. Pour moi, ce n'est pas ainsi que je sçais juger; et, si dans la guerre qui, selon toute apparence, suivra nos refus, la fortune se déclare contre nous, je ne m'en reprocherai pas plus d'y avoir porté mes concitoyens, puisque, sans se deshonorer aux yeux de toute la Grèce, ils ne pouvoient céder aux spartiates; et que ce n'est point le malheur, mais la lâcheté qui avilit. Avec les fausses lumières qu'on vous a données sur l'état présent des chôses, vous serez surpris, sans doute, que je parle de cette guerre, comme n'étant point encore décidée; mais c'est qu'il est vrai qu'à cet égard rien ne l'est encore. Mon avis (et cet avis a été suivi) a été de répondre aux ambassadeurs de Sparte, que nous sommes près de rétablir le commerce entre nous et les mégariens, pourvû (ce qu'à la vérité, j'ai crû qu'ils n'accepteroient pas) que les lacédémoniens n'interdisent le leur, ni à nous, ni à nos alliés: qu'à l'égard des villes de la Grèce, nous laisserons l'étoient lors du dernier traité, si, de leur côté, ils permettent à celles qui sont en leur possession, de se gouverner comme elles le jugeront à propos: que si, dans l'éxécution de ce même traité, il arrive quelque différend entre eux et nous, nous mettrons en arbitrage, les points contestés, et que nous ne serons pas les prémiers à commencer la guerre; mais que si l'on nous y force, nous tâcherons de la conduire de façon à ne pas être obligés non plus à paix les prémiers . Voilà ce qu'il m'a paru convenablede répondre, quoique, sûr comme je le suis que nous ne pouvons éviter la guerre, ou le deshonneur, j'aimâsse mieux que nous la commençâssions que de l'attendre, parce que l'on attaque toûjours avec plus de courage qu'on ne se défend: mais nous avons des citoyens à qui les bravades des lacédémoniens impôsent, ou qui masquent de la crainte des événemens, les liaisons secrettes qu'ils ont avec eux; j'ai à ménager les peurs des prémiers, et à attendre que le tems nous dévoile les dispôsitions des autres; et toutes ces considérâtions, beaucoup plus que la crainte qu'on ne me rendît responsable des événemens, ont fondé mon avis. Je ne sçais si vous persisterez dans le vôtre; mais, beaucoup moins encore pour vous contredire que pour vous éclairer, j'ai crû devoir vous rendre compte de tous les motifs qui ont déterminé le mien.

LETTRE 40

Aspasie au même. Je ne suis pas étonnée de ce que vous vous êtes hier permis de me quitter avec l'humeur le plus indécemment marquée. Je n'avois pas besoin de cet emportement de votre part pour apprendre que, rempli pour vous, du plus profond respect, il ne vous est pas plus aisé de pardonner que de concevoir qu'on puisse n'en point penser comme vous-même, et vous le dire. Je n'en suis pas plus à remarquer que, de toutes les personnes qui ôsent ne vous pas trouver aussi fait pour l'admirâtion que vous croyez l'être, je suis celle en qui cette audace vous choque le plus. Je n'en excepte même pas Socrate: tout irrité que vous êtes contre lui, de ce qu'il n'admêt pas plus que moi,la supériorité que vous vous attribüez, vous daignez quelquefois vous souvenir que vous êtes son disciple; et, si ce tître n'empêche point qu'intérieurement vous ne le haïssiez de son obstinâtion à ne pas convenir que vous soyez un si grand homme, il vous oblige, du moins, à le dissimuler. Avec moi vous ne vous gênez pas tant, par la raison, apparemment que vous me devez davantage. Je croyois, à ne vous rien cacher, avoir à combattre en vous, beaucoup d'erreurs; mais je ne m'attendois point à vous trouver encore plus de vices dans le coeur, que je n'avois sujet de vous croire de travers dans l'esprit. Un langage si ferme, et qui, faute de bien connoître l'amour, vous paroîtra incompatible avec lui, ne vous étonne pas moins, sans doute, qu'il ne vous offense; mais l'idée que j'en ai, est si différente de l'idée que vous me semblez en avoir, que je ne croirois pasmoins manquer au sentiment que vous m'inspirez, qu'agir contre mes propres principes, si, comme je vois que vous m'y avez condamnée, je n'étois que le prémier, et, par cela même, le plus vil de vos flatteurs. Je vous aime: pour que vous ne pûssiez point en douter, il devroit suffire que je vous l'eûsse dit; je vous l'ai prouvé; vous devez en douter moins encore; mais, en consentant à me soûmettre à tous vos desirs, j'ai crû ne remplir que le moindre des devoirs que ma tendresse m'impôsoit auprès de vous, que le plus sacré, et le plus indispensable de tous pour moi, étoit de vous dire des vérités que votre naissance, vos richesses, et d'autres considérâtions que, par égard pour vous, je veux bien ne pas détailler ici, ne permettent pas à la vile foule qui vous environne sans cesse, de vous offrir. Si je vous connois trop pour ignorer combien vivementvous desireriez que je m'abaissâsse jusques à la grossir, vous devez à votre tour, me connoître assez pour ne pas attendre de moi, des complaisances que je me reprocherois d'autant plus qu'en ajoûtant à votre orgueil, elles rendroient plus révoltante encore, la haute idée que vous avez de vous-même. Vous voudrez donc bien que je laisse à ces lâches adulateurs qui ne cherchent qu'à corrompre votre jeunesse, à vous loüer, même de ce que vous faites de plus mal; et que je ne croye devoir vous apprendre à quel point vous m'êtes cher, qu'en tâchant de vous prouver combien vous avez encore à faire, je ne dis point pour inspirer ce sentiment d'admirâtion que vous vous croyez si bien dû, et que, peut-être, jamais vous n'exciterez, mais seulement pour parvenir à mériter l'estime. C'étoit ce qu'hier je voulois discuter avec vous, lorsque, moins impatienté encore de ceque j'avois déjà dit, que, craignant ce que je pouvois encore avoir à dire, vous me quittâtes avec une si scandaleuse brusquerie. étoit-ce ma faute, cependant, si vous sçavez assez peu ce que c'est que la gloire, pour la confondre avec la rumeur; et si, parce que vous excitez beaucoup celle-là, vous vous croyez couvert de l'autre. Ce ne seroit pas que je blâmâsse en vous le desir ardent, que dès vos plus tendres années vous avez marqué de vous faire un grand nom, si je vous voyois ne chercher la gloire que par les chôses qui doivent seules la procurer; mais, comment puis-je l'approuver, lorsque je vous vois ne l'avoir mise que dans les ridicules les plus outrés, les éclats les plus révoltans, enfin, dans l'affectâtion de tous les vices, et de ceux même que, peut-être vous n'avez pas encore?-mais laissons-là cette thèse: aussi bien n'est-ce pas pour la discuter avec vous, que jevous écris. Vous m'avez prouvé trop de fois que ce n'est pas à moi qu'il appartient, ou de diriger votre esprit, ou de former vos moeurs, pour que je ne m'épargne pas desormais une peine que tant de desagréemens accompagnent, et qui est constamment suivie de si peu de succès. Aussi découragée de la prendre que vous le desirez sans doute, je ne voulois vous écrire que pour me plaindre à vous de la façon outrageante dont vous m'avez quittée hier, et qui m'a été d'autant plus sensible que Périclès en a été témoin, et qu'il m'en a paru plus blessé. Vous avez (sans le croire, peut-être) poussé les chôses si loin, qu'il a fallu toute la confiance qu'il a en moi, pour qu'il ait pû n'attribüer qu'à votre pétulance ordinaire, à l'ignorance où vous êtes de ce qu'on doit aux femmes, et au ton que vous avez pris auprès de celles avec qui, jusques à moi, vous avezvécu, un manque d'égards si marqué: mais il y a fait trop d'attention, m'a trop vivement blâmée de vous passer de pareils écarts; et vous connoissez trop sa sagacité pour croire qu'à quelque point que l'opinion qu'il a de moi, l'aveugle, une seconde scène telle que celle dont je me plains, ne lui dessillât pas les yeux. S'il n'est donc pas vrai, comme malheureusement, tout de vous, me porte à le croire, que vous ne vous soyez permis un éclat si scandaleux que dans l'intention de l'éclairer sur la cause de mon indulgence pour vous, et de me mettre, par conséquent, dans l'impossibilité de vous revoir, vous sçaurez par des égards que, pour peu que vous pensâssiez, je n'aurois pas à vous demander, lui faire oublier jusques où vous vous êtes égaré, et combien j'ai moi-même paru peu le sentir.

LETTRE 41

Alcibiade à Antipe. Vous vous trompiez, mon cher Antipe, beaucoup moins que moi-même, lorsque, malgré tout l'amour que je me croyois pour Aspasie, vous m'assuriez que sa conquête étoit infiniment plus nécessaire à ma vanité qu'à mon coeur; et je tremble que vous ne deviniez l'avenir aussi bien que vous avez jugé le pâssé, quand vous m'annoncez que ni ses charmes, ni sa tendresse n'empêcheront point que je ne lui fasse bientôt éprouver le même sort que toutes celles qui l'ont précédée. Je serois, sans doute, in'excusable, et même à mes propres yeux, de n'avoir eu pour une femme si digne à tous égards, de la plus constante adorâtion, que de simples desirs, s'il eût autantdépendu de moi que vous me semblez le croire, de rendre sa passion aussi heureuse que, de mon aveu même, elle méritoit de l'être: mais vous ne devez pas ignorer qu'il est plus aisé de convenir que l'on n'aime point autant qu'on le devroit, que de se donner ce même sentiment que l'on se reproche de n'avoir pas. Peut-être aussi, à quelqu'excès qu'aille mon inconstance naturelle, et quelque chôse même que les principes que je me suis faits sur cela, ayent dû y ajoûter, l'auroit-elle plus long-tems enchaînée, si, d'abord, elle m'eût aimé moins, ou, ce qui sans blesser de même mon orgueil, auroit également mis à couvert ma liberté, qu'elle eût pû régler sa tendresse sur ce que j'avois besoin qu'elle m'en montrât; et qu'ensuite elle m'eût dit un peu moins souvent, combien, par ma façon de penser, je suis indigne d'un coeur tel que le sien. Je conviens sans peinequ'en croyant et que l'on ne peut l'aimer trop, et qu'on ne sçauroit, moi, m'aimer trop peu, elle ne se fait pas plus de grâce, qu'elle ne me fait d'injustice: convenez à votre tour, que ces deux vérités qu'elle me présente sans cesse, ne pouvoient à la longue, m'inspirer que le plus mortel des ennuis. J'aurois encore desiré que, si c'étoit toûjours en vain que je voulois l'abuser sur ma conduite, elle me permît quelquefois de me flatter d'y être parvenu, et qu'elle ne m'écrasât pas continüellement du poids de sa sagacité. Différentes expériences m'ont convaincu que j'ai de quoi tromper les femmes: comme même, en général, elles sont plus défiantes qu'éclairées, nous avons, pour y réüssir, besoin de beaucoup moins d'art qu'elles ne se font l'honneur de le suppôser; mais, quelque bien que je sçache joüer l'amour, quelque ressemblant que je sçache lui rendre le desir,quelqu'abondant que je sois en ruses, quelque variété, enfin, qu'il y ait dans les miennes, jamais il ne m'a été possible de mettre un seul instant en défaut la pénétrâtion d'Aspasie. Quelques éxemples pris au hazard, non-seulement vous prouveront ce que j'avance, mais pourront vous faire juger de la justice de mes plaintes, du desagréement de ma sitüâtion, et de toute l'impatience qu'elle doit me causer. Nous eûmes ensemble il y a quelques jours, une scène affreuse. Vous allez croire, sans doute, que ce fut à la découverte qu'elle fit d'une nouvelle infidélité de ma part, que je la dûs: vous vous tromperez. Je lui avois écris le matin, une lettre que je croyois infiniment tendre, et dont, par conséquent, il étoit naturel que je me flattâsse d'être remercié: j'arrive dans cette espérance: point du tout: c'est pour essuyer au sujet decette même lettre, une des plus vives querelles qu'elle m'ait jamais faites: de mes jours, je n'ai, je l'avoüe, été si confondu! l'esprit et le desir, disoit-elle, et non l'amour, l'avoient écrite, plaisante distinction! Et qu'au reste, il n'y avoit qu'elle qui pût faire: car cette lettre si condamnée étoit d'une chaleur! D'un emportement à la faire prendre à toute autre, pour l'ouvrage de la passion même! Non: je m'étois trompé. beaucoup d'habitude à la galanterie et de tournure, une imaginâtion ardente, des sens bien dispôsés: c'étoit pour qu'elle n'y trouvât que cela, que je m'étois donné tant de peine; concevez-vous rien de plus révoltant? Ce qui me piquoit le plus, c'est qu'en même tems qu'elle se plaignoit du peu de sentiment qui régnoit dans cette même lettre, elle me prouvoit combien il y avoit de justice dans ses reproches, en la compôsant, comme, disoit-elle,je l'aurois faite, si c'eût été l'amour qui me l'eût dictée; et je confesse que j'étois étonné de tout ce que le sien lui faisoit trouver sur une matière qui m'avoit paru d'une aridité si grande. Convaincu donc, du tort, horrible en amour, de n'écrire qu'avec des desirs, et de l'esprit, après m'être, cependant, récrié en termes vagues, sur le tort qu'elle me faisoit, je voulus faire succéder aux plaintes, les plus tendres caresses; mais les secondes lui parurent aussi peu à leur place, que les autres lui avoient semblé peu fondées. Enfin, ne sçachant plus qu'employer, je me mis à pleurer; et je puis, je crois, dire sans trop d'amour-propre, que personne ne peut ni avoir de plus belles larmes ni en répandre avec autant d'abondance et de facilité que moi. Prosterné aux genoux d'Aspasie, j'inondois ses mains de mes pleurs; et ces pleurs étoient accompagnés de sanglots à faire croireque ma douleur alloit m'étouffer; mais la crüelle, trop persüadée pour son propre bonheur, qu'une sensibilité si grande, n'est pas de mon caractère, me fixant avec autant de sang-froid, que je m'étois flatté de lui causer d'émotion, assurément! me dit-elle de l'air du monde le plus dédaigneux, il faut convenir que c'est un bien beau talent que le talent de répandre tant de larmes sans être affligé . Vous pouvez juger de-là, à quel point, quelqu'aimable qu'elle puisse être d'ailleurs, une femme qui vous laisse si peu de moyens de l'abuser, doit être insupportable. Hier, banni de sa présence par une nouvelle tracasserie de sentiment (car il n'y a rien, grâces aux dieux! Qui n'en fasse naître une entr'elle, et moi) j'allai, malgré les défenses réïtérées qu'elle m'avoit faites, d'ôser jamais me présenter devant elle, me promener dans ses jardins. Quoique son prémier soin en m'yappercevant, eût été de me faire signe et qu'elle n'y descendroit pas, et qu'elle ne vouloit point me voir, j'étois sûr qu'elle ne pourroit jamais prendre sur elle, de m'y laisser long-tems seul: peu de tems après, en effet, elle y parut: ainsi, quand je l'aurois assez aimée pour que sa vüe m'eût causé quelque trouble, plus je l'attendois, moins ce mouvement devoit être marqué; mais, à force de recherches et de soins, je suis, depuis peu de jours, parvenu à me faire battre le coeur avec une violence in'exprimable, lorsque j'ai besoin de persüader à une femme, qu'elle fait sur moi, une forte impression. Vous sentez bien que je n'eus garde de négliger une si favorable occâsion, et d'employer le nouveau talent que je venois d'acquérir, et, s'il se pouvoit enfin, de me procurer l'honneur de tromper Aspasie. Après avoir donc mis dans mes yeux, l'expression la plus tendre, luiavoir dit tout ce que je crûs de plus fait pour la convaincre tout à la fois de mon amour, et de mon repentir, et l'avoir trouvée à ces deux égards aussi incrédule qu'elle l'est ordinairement, pour toute réponse, je lui portai la main sur mon coeur. Elle fut d'abord étonnée de l'extrême agitâtion qui lui dénotoit; et dans son prémier mouvement, elle ne put, ou n'ôsa y soupçonner de l'artifice; mais, par malheur pour tous deux, elle s'avisa de me regarder en face; et, soit que sa défiance naturelle la guidât, ou que mes yeux ne lui confirmâssent pas ce que sembloit lui dire mon coeur, ah! Malheureuse! s'écria-t'elle après un moment de silence, hélas! Il a découvert une nouvelle façon de tromper! je fus si confondu de cette nouvelle preuve de sa sagacité que, d'abord il me fut impossible de lui répondre, et qu'après il ne me le fut pas moins delui répondre comme je l'aurois dû. Des reproches froids et amers sur son injustice, furent tout ce qui se présenta à mon esprit. Si c'étoit le moyen de faire couler ses larmes, ce n'en étoit pas un de calmer ses craintes? Que vous dirai-je? Nous nous sommes séparés brouillés; mais, qu'avec une femme de ce caractère, il y a loin de la brouillerie à la rupture!

LETTRE 42

Aspasie à Alcibiade. Je ne vous demanderai de ma vie, compte de vos idées, et, beaucoup moins encore, de vos sentimens. Ce que vous m'avez dit aujourd'hui, ce que vous avez refusé de me dire, l'état où vous m'avez mise, la tranquilité dont vous m'y avez laissée; la dureté, pardonnez-moi le terme, avec laquelle vous m'avez refusé un sacrifice qui, même ne m'eûssiez-vous pas dit vrai, devoit vous coûter si peu, mais que les circonstances me rendoient si nécessaire, tout, enfin, ne m'éclaircit que trop de mon sort. il ne l'aime pas, me dit-il, et c'est moi! Moi qui l'adore, moi que, peut-être, il devroit aimer! Moi qui ne lui demande qu'une heure que la crainte de lui déplaire en leretenant, m'auroit, sans doute, fait abréger! C'est moi qu'il quitte impitoyablement pour la chercher! Ah dieux!-quelqu'affreuse que soit ma destinée, quelque douloureuse que me soit l'impression que me cause cette horrible preuve de votre inconstance, ne craignez point que je veuille ni m'en plaindre, ni vous la reprocher. Non: je ne veux simplement que vous conjurer de ne pas ajoûter à la douleur à laquelle je sens que je succombe en ce moment, la douleur de vous irriter de nouveau; et cela seroit indubitablement si je vous voyois. Ce ne sont pas mes discours que je crains: je sens, et ne le sens que trop, que rien n'aura jamais le pouvoir de m'arracher un mot qui puisse vous offenser; mais je sens avec la même certitude que rien ne pourra non plus, m'arracher le trait dont vous venez de me percer. Oui, j'en ai l'âme déchirée: mais, encore une fois, monintention n'est pas de vous faire des reproches: je veux, au contraire, me persüader que je mérite toute l'horreur de ma sitüâtion: il m'est bien moins crüel d'avoir à me plaindre de moi-même, que de croire que j'aye à me plaindre de vous. Mais, quelque méritée, cependant, que je la suppôse, cette sitüâtion dont aucun terme ne pourroit rendre l'horreur, je n'y suis pas moins sensible. Je n'aurois pas plus la force de vous déguiser la douleur où vous me plongez, que vous n'auriez, vous, la patience d'en soutenir le spectacle. Au nom des dieux! Ne vous expôsez pas à une scène qui vous seroit aussi desagréable qu'elle me seroit inutile. Laissez, abandonnez une infortunée qui ne peut plus que troubler votre tranquilité; et qui, en ce moment même, le plus crüel de sa vie, dans cet instant où vous lui faites de son éxistance, le plus horrible supplice, craintencore au-dessus de tout, le malheur de vous être odieuse. Adieu: dans quelque tems, peut-être, serai-je en état de vous écrire avec plus de suite que je n'en sens actüellement dans mes idées: ne craignez pas la lettre dont je vous menace: mon intention n'est ni de vous tourmenter, ni même de me plaindre; mais de tâcher de vous convaincre que si, comme vous avez eu la barbarie de me le faire entendre, je me suis attirée le malheur qui m'accâble, c'est, du moins, par un sentiment dont la violence et la sincérité auroient dû m'empêcher à jamais de l'éprouver. Adieu: ne me faites point de réponse: sans le vouloir, même sans vous en douter, vous m'écririez, sans doute, du ton dont vous venez de me parler; et je n'ai pas la force de le supporter davantage: la meilleure preuve que je puisse vous en donner, c'est que je le redoute plus encore que votre silence.

LETTRE 43

Socrate au même. Persüadé depuis quelque tems que les hommes, en général, et mes concitoyens en particulier, ont toûjours raison, au lieu de commencer, selon mon ancien usage, par tourner en ridicule le goût effréné que nous avons aujourd'hui pour nourrir des cailles, et la haute considérâtion dont joüissent parmi nous, ceux qui sçavent leur donner ce degré d'embonpoint qu'ont déterminé les amateurs, j'ai crû devoir philosophiquement rechercher les causes de l'un et de l'autre. car, me suis-je dit, de ce que je ne découvre du prémier coup d'oeil, ni comment il peut y avoir à nourrir des cailles, une sorte de volupté, ni la raison de la gloire que l'on attache à les sçavoir engraisser au gré des curieux, ôserai-je inférer qu'il ne se peut pas que les prémiers y trouvent du plaisir, et que les seconds y acquièrent de la gloire? Non, sans doute: cette conclusion seroit tout à la fois impertinente et déraisonnable. d'après ce raisonnement, et la résolution que j'avois déjà formée de ne jamais parler de quelque chôse que ce fût, que je ne l'eûsse, autant qu'en elle-même, la chôse pourroit me le permettre, auparavant éprouvée, je me suis mis à mon tour à élever des cailles. Si, par le malheur de ma constitution apparemment qui ne m'a donné pour ces oiseaux, aucune sorte d'attrait, j'y ai trouvé assez peu de plaisir pour ne pas comprendre comment tant d'autres y en prennent, je me suis en revanche, soit par la constante application que j'y ai mise, soit par l'aptitude que, sans que j'en sçûsse rien, m'y avoit donnée la nature, parvenu à posséder cet art, au point que je pourroisle disputer à ce Midias qui s'y est fait une si haute réputâtion. Quel parti pensez-vous que j'aye pris alors? D'aller dire à mes concitoyens qu'il n'y a point du tout de plaisir à nourrir des cailles, et qu'à sçavoir leur donner ce juste degré de rondeur qu'ils leur desirent, il n'y a pas plus de gloire? Ne leur apportant pour toute preuve sur le prémier de ces points, que ma propre sensâtion, et sur l'autre, que mon préjugé, n'auroient-ils pas été fondés à me répondre qu'ils n'étoient obligés ni de sentir, ni de penser comme moi? Cette réfléxion qui m'a paru sensée, et la certitude qu'en m'élevant contre le goût qui régne aujourd'hui, je ne ferois qu'accroître le nombre de mes ennemis, m'ont donc déterminé au silence. J'ai plus fait encore: considérant que le seul moyen de me rendre utile qui me restât, étoit de faire part au public de tout ce que j'avois appris surl'art de nourrir les cailles, je me suis déterminé à ouvrir un cours sur cette matière: hier, je l'ai commencé; et j'ôse dire que j'ai été bien dédommagé par l'attention, et les applaudissemens de la plus grande partie de mes auditeurs, du tems que j'avois employé à l'approfondir: mais vous jugerez mieux par ce qui vient de m'arriver, que par tout ce que je pourrois vous dire, du succès avec lequel je l'ai traitée, et de l'étendüe de la confiance que j'inspire. Antigênes, cet homme à peu près aussi fameux dans cet art que le grand Midias lui-même, qui, par le plus grand hazard du monde, étoit présent à ma leçon, convaincu par la finesse de mes observations, que j'étois en cette partie un des prémiers hommes de mon siécle; mais craignant que la modicité de ma fortune, ne me permît pas de continüer mes expériences, vient de m'envoyer, avec troisdouzaines de cailles, dequoi les nourrir somptüeusement. Pour que je pûsse même prouver mieux par les faits, la sûreté de la méthode que la veille il m'avoit entendu prescrire, il a eu soin que les cailles qu'il m'envoyoit, fûssent de la maigreur la plus horrible. Ce présent, tout magnifique qu'il est, ne m'a flatté que parce qu'il me mêt en état de réparer la perte que Thrazylle vient de m'apprendre que vous aviez tout nouvellement faite de la plus grande partie des vôtres, et à laquelle vous avez été si sensible, que, depuis deux jours vous n'en avez point fermé les yeux. Quoiqu'entre nous je n'aye point trouvé dans les cailles, de raisons de s'y attacher avec cette violence, je n'en conçois pas moins l'état où vous mêt un malheur que les soins assidus que vous en prenez, et les connoissances que vous avez acquises en cette partie, ne devoient pas vous laisser prévoir.Daignez donc accepter les cailles d'Antigênes: je me flatte qu'en les voyant, loin d'avoir dequoi m'accuser de vous avoir éxagéré leur état, vous croirez, au contraire, qu'on ne pourroit dans toute l'Attique, en trouver de plus dignes des soins d'un amateur, ni qui fûssent plus propres à lui faire un nom. à l'égard de votre affliction actüelle, loin d'entreprendre de vous en consoler, je crois devoir, sans balancer, la mettre au nombre de ces douleurs que le tems seul peut adoucir. Il n'y a guères que vous, Antigênes, et Midias qui puissiez sçavoir à quel point il est affreux de se voir enlever tout d'un coup, des oiseaux de qui l'éducâtion nous avoit coûté les plus grandes peines, et qui n'étoient pas moins l'objet de notre gloire, que le sujet de nos plaisirs; mais aussi, pouvez-vous vous vanter de le sçavoir bien. Adieu, mon cher, et trop malheureuxAlcibiade: quelque pressé que je sois de vous revoir, ce ne sera point dans un moment où vous êtes si peu en état de vous livrer aux douceurs de la société, que je vous solliciterai de vous y rendre. Si, cependant, il vous arrivoit de croire que les consolâtions de vos amis pûssent, dans une infortune si crüelle, vous être de quelque secours; et qu'en conséquence, vous en souffrîssiez quelques-uns auprès de vous, je me plais à penser que vous voudriez bien vous souvenir que vous n'en avez aucun, ni qui vous soit plus attaché que moi, ni qui partage plus sincèrement votre douleur.

LETTRE 44

Aspasie au même. Je me flatte que cette lettre vous trouvera plus dispôsé à m'entendre que vous ne l'étiez quand vous m'avez quittée, et que vous voudrez bien m'accorder la grâce de faire à tout ce que je vous dirai, l'attention la plus sérieuse. Votre tranquilité actüelle, et le bonheur de ma vie en dépendent également; et si la dernière de ces considérâtions peut n'avoir pas dequoi vous toucher, je crois avoir peu à craindre que l'autre n'obtienne point de vous, ce que je vous demande. Faites donc, je vous en conjure, autant d'efforts pour réprimer cette impatience qui, si elle ne vous est pas naturelle, vous est, du moins, bien familière avec moi, que j'en ferai moi-même pour écarter tous les mouvemensd'une passion trop aveugle pour n'être pas emportée, et par cela même, injuste peut-être. Daignez donc m'écouter, non comme une maîtresse qui vous adore, parce qu'à ce tître je n'en trouverois que moins d'accès auprès de vous, mais comme une amie qui vous estime, et qui vous chérit, et à laquelle vous ne pouvez, sans la plus crüelle injustice, refuser votre amitié et votre confiance. Quelque crüelle que soit pour moi, la confidence qu'hier, enfin, vous m'avez faite, le prémier mouvement pâssé qui, je l'avoüe, a été d'une violence in'exprimable, elle m'a causé tout le plaisir dont l'état où vous me réduisez, pouvoit me laisser susceptible. Il y avoit long-tems que j'éxigeois de vous, de ne prétendre plus à me cacher rien, parce que, dans ma façon de penser, votre confiance m'étoit de la nécessité la plus absolüe, et qu'en même tems je croyois que, de tousles sentimens que vous pouviez me devoir, c'étoit le sentiment qui devoit vous coûter le moins. Je vais, par le plus sincère des aveux, vous prouver et que je mérite cette même confiance, et qu'il vous étoit inutile de me la refuser. Vous avez trop d'esprit, et ne m'en croyez point assez peu pour que le silence que ma soumission à tous vos desirs, même à ceux qui me rendoient le plus à plaindre, m'a fait long-tems garder, ne vous ait paru que l'effet de ma crédulité. à quelque point que l'évidence fût contre vous, je vous voyois obstiné à me persüader: il ne se pouvoit pas que vous y parvînssiez; mais, tant pour votre satisfaction que dans le dessein d'éviter entre nous, des querelles qui, par la façon dont votre coeur s'y montroit, finissoient toûjours par percer le mien, je feignois une conviction que j'étois bien loin, et que j'eûsse été trop heureuse d'avoir. C'estla seule fausseté que vous ayez à me reprocher, et la seule en même tems dont vous puissiez me trouver jamais coupable, à la réserve, cependant, d'une autre dissimulâtion dont je vous ferai bientôt l'aveu: mais il faut auparavant que je vous dise que vous ne m'avez pas un seul instant abusée. J'ai, vous le sçavez, sur vos plus légers mouvemens, une pénétrâtion qui m'a souvent plus encore mise au desespoir, qu'elle ne vous a impatienté. J'ai, pour ainsi dire, pressenti le moment où vous avez commencé à vous éloigner de moi: je vous ai vû, lors même que vous vous flattiez encore que je ne voyois rien, des retours, des remords: je vous ai vû, ou du moins j'ai crû vous voir combattu par votre reconnoissance, par votre tendresse même: car, comme je ne consulte actüellement ni le desespoir d'un amour malheureux, ni le dépit de l'amour-propre offensé, je conviens sans peine,qu'au travers de tous vos égaremens, et de tous les sujets que vous me donniez de douter que je vous fûsse chère encore, j'ai crû voir ces différens mouvemens vous agiter tour à tour. Ce sont donc eux, et non pas moi qui vous ont tourmenté: ce sont eux qui vous ont enfin forcé de m'ouvrir votre coeur. Ah! Que ne l'avez-vous fait entièrement! Qu'une demie confidence qui ne pouvoit servir qu'à me prouver combien de chôses vous me cachiez encore, étoit pour moi, un supplice crüel! Mais je ne crois pas devoir vous la reprocher: la pitié seule vous a sans doute, empêché de m'en accorder davantage: vous craigniez de donner la mort à une infortunée qui ne vit que pour vous; et cette crainte seule aura pû mettre des bornes à votre sincérité. Je le suppôse, du moins, et bien plus pour moi qui, sans mourir de douleur, ne pourrois vous croire capable defausseté, que pour vous à qui, peut-être, il est indifférent que j'aye de vous, bonne, ou mauvaise opinion. Quelque desir, toutesfois, que j'eûsse de vous croire, et quelque peine que vous prîssiez à me persüader, je voyois, malgré vous, et bien plus encore, malgré moi-même, que, suppôsé que vous n'eûssiez point pour Thrazyclée, plus de goût que vous ne m'en vouliez avoüer, vous aviez formé avec elle une sorte de liaison, qui, en réduisant beaucoup ici l'impression que j'en devois recevoir, ne pouvoit qu'inquiéter infiniment mon coeur. Comment (en partant d'après ce que vous m'en disiez, me demandois-je cent fois le jour) se peut-il que je sois l'unique objet de sa tendresse, et en même tems la victime du sentiment que, sans le partager, il inspire à une autre? Il ne l'aime point; il jure qu'il n'a même pas pour elle, ce goût qui, sans mériter le nom d'amour,le supplée si fréquemment; il ne peut pas plus se dissimuler l'horreur de ma sitüâtion, que moi desavoüer qu'elle ne l'afflige! Il voit combien une rupture si indifférente pour lui, seroit essentielle, je ne dis pas à ma tranquilité seulement, mais à ma vie même! Et pourtant il me laisse souffrir, il me laisse même mourir, plutôt que de rompre un lien qui, si je dois l'en croire, lui pese au-delà de toute expression! Voilà quelles étoient les réfléxions crüelles qui, sans relâche, me poursuivant, mettoient mon esprit à la gêne, mon coeur à la torture, et vous mettoient vous-même dans l'impossibilité de me rassurer. J'en appelle à votre équité: étois-je fondée à les faire, ou, à moins que d'être dépourvüe de sens, pouvois-je ne les faire pas? Il n'a cependant pas, je vous le jure, tenu à moi de vous les sacrifier. Lorsque j'ai vû que vous me vouliez aveugle, j'ai humainement fait tout ce que j'ai pû pourm'aveugler: mais tout ce que j'ai pû obtenir de moi-même (et c'étoit, croyez moi, en obtenir beaucoup) a été de renfermer et le desir, et le besoin que j'avois d'un éclaircissement que je voyois que vous vouliez éviter, et que, par conséquent, j'étois déterminée à ne vous demander jamais. Je vous le demande aujourd'hui, parce que la confiance que vous m'avez marquée, m'en inspire assez pour me flatter que je le puis sans risquer de vous blesser. Je vous conjure donc, et par-tout ce qui peut vous toucher, de continüer à m'ouvrir votre coeur, de me l'ouvrir même entièrement. L'incertitude est pour moi le plus horrible des maux: au nom des dieux! Tirez moi de l'état où je suis. Si vous pouviez imaginer à quel point j'aurois besoin de votre confiance! Ce qu'elle diminüeroit de l'amertume de ma douleur! Ce qu'elle ôteroit à l'horreur de ma sitüâtion! Je necraindrois pas que vous hézitâssiez à me l'accorder sans réserve. Songez que c'est comme un bien qui m'est dû, comme le seul prix de mes sentimens que je vous le demande: songez, enfin, combien il me seroit affreux d'être trompée par vous! Ah! Vous ne sçauriez concevoir ni combien je le redoute, ni toute la terreur que j'en ai eüe! Combien l'estime que j'ai pour vous, m'est précieuse! Combien, enfin, je craindrois de voir blesser des sentimens qui me sont tout à la fois, et si chers, et si nécessaires! Montrez moi donc le fond de votre âme: je suis digne de ce que j'éxige: ce n'est jamais sans le desespoir le plus violent que je la pénètre malgré vous: l'aveu que je vais vous faire, vous le prouvera. Vous conviendrez qu'il n'y avoit rien de moins conséquent que vos actions, et vos discours. Comment, en effet, pouvois-je concilier le plaisir que vous vouliezque je vous crûsse à me voir, avec l'empressement que vous aviez toûjours à me quitter. Quelquefois, ah! Trop souvent, sans doute! Je ne pouvois vous cacher le desir que j'avois de vous arrêter: vous aviez beau feindre de ne le pas saisir, je voyois, je sentois qu'il ne vous échappoit point: toutesfois vous me quittiez: pour qui? Pour des amis! Quand ils vous auroient été aussi chers qu'il est possible que des amis le soyent, auroient-ils dû m'être toûjours préférés; et pouvois-je même croire qu'ils me le fûssent? Mille fois je vous ai, mais vainement, supplié de ne pas m'en impôser: mille fois, et avec tout aussi peu de succès, j'ai voulu m'en impôser à moi-même. Lâsse de ne pouvoir pas plus sur vous, que je ne pouvois sur moi, je me suis, enfin, déterminée, quelque danger même que par ma pôsition il y eût pour moi, à faire observer vos marches; et je ne doutois pointque je ne fûsse instruite avec la dernière éxactitude, de tous les pas que vous auriez faits. Le croiriez-vous? Il n'y avoit rien que je redoutâsse plus que ces mêmes lumières que j'avois cherché à me procurer. Ce que je craignois, n'étoit pas que l'on m'apprît que vous auriez vû Thrazyclée, puisque je ne doutois pas que vous ne le fîssiez; mais je craignois plus que la mort même que, sur le prétexte spécieux de ménager ma délicatesse, vous crûssiez ne devoir point me l'apprendre. Je sentois que, quelque douloureusement que j'en pûsse être affectée, je vous le pardonnerois; mais je sentois aussi distinctement que, jamais, malgré tout l'empire que vous avez sur moi, vous ne pourriez effacer l'impression crüelle que j'en recevrois: car, plus je vous aime, plus je vous préfère à moi, plus je serois, s'il le falloit, dispôsée à me sacrifier pour vous, plus il m'auroit paru à vous de la dernièreindignité de payer par de la fausseté, des sentimens aussi tendres, aussi vrais, aussi incompréhensibles même que le sont les miens. Voilà pourquoi il n'y eut hier rien que je ne tentâsse pour prévenir l'horreur de me voir réduite à me défier de votre véracité, ou, pour parler plus juste, à ne pouvoir plus compter dessus; pourquoi je vous pressai avec tant d'ardeur, à me déclarer ce que, même avant les bruits publics, mes propres pressentimens ne m'avoient que trop appris; pourquoi, enfin, je m'obstinai à vouloir tenir de votre propre bouche, ce que malgré vous, j'allois infailliblement sçavoir de la bouche d'un autre. Ce n'étoit (comme d'après l'opiniâtre résistance que vous oppôsâtes long-tems à mes efforts, j'ai dû inférer que vous l'imaginiez) ni la curiosité, ni même la jalousie qui me guidoient, mais le seul desir de vous trouver aussi estimable que je desirois que vous fûssiez. Jene me trompois pas au point de croire que les confidences que vous auriez à me faire, ne fûssent pas horribles pour moi; mais j'étois aussi sûre, que, quelles qu'elles pûssent être, il ne se pouvoit que vous me portâssiez de coup plus sensible que le coup que je voulois éviter. Je ne vous déguise, comme vous voyez, rien de mes plus secrets mouvemens: ne soyez point, de grâce, moins sincère que moi: vous le pouvez: ce n'est pas le caprice du coeur qui décide la confiance, c'est l'estime seule qui la donne; et si ce sentiment peut se mériter, je crois que vous ne pouvez, ni ne pourrez même jamais me refuser le vôtre. Peut-être êtes-vous arrêté par la crainte que je n'éxige de vous, que vous me sacrifiiez Thrazyclée: si cela est, vous ne me rendez pas justice. Hélas! Je souffrirois plus que vous-même, des sacrifices que vous pourriez me faire. Je veux seulement,pour notre tranquilité respective, que vous me disiez pourquoi vous ne me faites pas celui là. Si vous l'aimiez, je n'aurois pas besoin de vous demander la raison de la préférence que vous paroissez lui donner sur moi. Si même elle vous inspiroit seulement, ou du goût, ou quelque chôse de moins encore, mais enfin, qui, tout foible que ce mouvement pourroit être, vous y feroit tenir, quoiqu'il pût m'en coûter, je prendrois sur moi de vous le laisser user sans m'en plaindre; mais s'il est vrai qu'elle ne fasse pas sur vous plus d'impression que vous ne me dites, pourquoi la tant ménager? Qu'avez-vous à en craindre? Seroit-ce pour moi, que vous seriez si allarmé? Sçait-elle le malheureux amour que vous m'avez inspiré? La crüauté de ma destinée m'auroit-elle, enfin, livrée à sa discrétion? Cela, je l'avoüe, seroit affreux; mais, s'il se peut, il me le seroit encore plus de l'imaginer comme jefais depuis long-tems, sans ôser vous le dire, que d'apprendre de vous si mes craintes à cet égard, sont fondées ou non. Adieu: je suis plus abattüe que je ne pourrois vous l'exprimer, tant de la sitüâtion où vous mettez mon esprit et mon coeur, que d'avoir écrit si long-tems. Si, ce que je ne crois point qui se puisse, cette lettre a le malheur de vous déplaire, ne me voyez pas demain, ou même ne me rendez votre présence, que quand vous serez dans un état plus calme; et en attendant que vous puissiez décider mon sort (car je ne puis, ni ne veux être toûjours heureuse ou malheureuse à demi) vivons ensemble comme si l'amour ne nous eût jamais unis. Comptez sur toute ma tendresse, et sur toute mon estime; et laissez moi joüir à mon tour de votre confiance, et de votre amitié.-dieux! Que cette soirée est différente de celle que je pâssai hier! Comment pouvez-vous avoir la barbarie de mecombler de tant de joie, et de m'accâbler de tant de douleur!-ma tête se trouble: vous sçavez que tout ce que j'éxige de vous, est que vous me fassiez de vos dispôsitions, l'aveu le plus sincère, et de m'éclaircir des contrariétés que je ne sçaurois comprendre, et du moins, de me rendre tranquile, s'il ne vous est pas possible de me rendre heureuse. Se pourroit-il que vous me le refusâssiez! Si cela est, vous ne m'avez jamais aimée! Ah! Seroit-ce cela que vous voudriez que je crûsse!

LETTRE 45

Alcibiade à Thrazylle. Je ne suis point sans quelque crainte d'avoir encouru votre indignâtion. Je viens dans l'instant, non de quitter indécemment Thrazyclée, mais de la supplier de vouloir bien oublier que j'ai joüi du bonheur de lui être cher. J'ignore si c'est son indiscrétion, ou la curiosité que j'inspire, et qui ne permêt pas que celles mêmes de mes démarches qui devroient en exciter le moins, ou que je desirerois le plus de cacher au public, que je dois en accuser; quoiqu'il en soit, Aspasie est instruite; et, toutes réfléxions faites, Thrazyclée est, sans doute, la seule à qui je doive m'en prendre, puisque j'ai si bien sçu dérober à la prémière, ma liaison avec Praxidice. Par une singularitédont je doute qu'Aspasie pût plus aisément que moi-même rendre compte, cette Thrazyclée, pour qui elle n'a que le plus profond mépris, la tourmente à un point que je ne pourrois que difficilement vous exprimer. J'étois, comme vous sçavez, dans l'intention de ne convenir jamais avec elle, de cette infidélité, en fûssé-je même convaincu; et y persister, eût été, sans doute, ce que j'aurois pû faire de mieux; mais elle m'a tant assuré que l'unique chôse qui pût lui faire croire qu'elle n'étoit pas aussi bannie de mon coeur, que cette fantaisie de ma part lui donnoit sujet de le craindre, étoit de la lui avoüer, qu'enfin, par une foiblesse que je suis loin de me pardonner, je me suis déterminé à lui en faire la confidence. De tous les effets que ce même aveu qui, disoit-elle, pouvoit seul la tranquiliser, a produits sur elle, le prémier a été de soupçonner que je la trompois, quandje lui jurois que je n'aimois point du tout Thrazyclée; et que, pour m'être prêté quelques instans aux vües que cette dernière avoit eües sur moi, je ne lui en étois pas à elle, moins tendrement attaché. car, si je l'eûsse aimée autant que je l'en assurois, comment m'eût-il été possible de m'engager avec une autre, quelque passagérement même que ce pût être? -mais vous sçavez trop quelle est sur cela leur façon de raisonner, pour que j'aye besoin de vous répéter les discours d'Aspasie. Le second de ces effets a été d'éxiger de moi le sacrifice de Thrazyclée; le dernier, enfin, de s'étonner que je pûsse balancer à lui accorder une chôse si nécessaire au bonheur de sa vie, et qui devoit en même tems, si je lui disois vrai, ne rien coûter au bonheur de la mienne. Que vous dirai-je? Las de joindre au desagréement de vivre avec l'une, le tourment que me faisoit éprouver la jalousie de l'autre; n'ayant, peut-être, pas plus d'amour pour celle à qui je fais le sacrifice, que pour celle que je sacrifie; mais entraîné malgré moi par je ne sçais quel respect pour son sentiment, dont il ne m'est pas possible de triompher, j'ai crû ne pouvoir sortir de la fâcheuse sitüâtion où je m'étois mis, qu'en lui accordant ce qu'elle éxigeoit de moi. Périclès a pourtant raison, quand il dit qu'il y a bien moins à gâgner qu'on ne pense, à être un fat. Je ne pourrois, en effet, vous dire combien, soit par elle-même, soit par toutes les précautions que j'étois obligé de prendre pour cacher à Aspasie cette infidélité, Thrazyclée m'a fait éprouver de contrainte et d'ennui. J'en reçois dans l'instant une lettre où elle m'assure que, même le voulût-elle, il lui seroit du dernier impossible de survivre à mon inconstance. Comme, quoiqu'elle en dise, je ne vois point de raison pour que la miennelui soit plus funeste que ne le lui a été l'inconstance de tant d'autres, c'est sans inquiétude, et sans trouble que j'attends ce qu'il plaira aux dieux d'ordonner de son sort. Je n'ai, de mes jours, je crois, reçu de lettres de ce genre où il y eût plus de mots, et moins d'idées, et où le desespoir fût plus froid, et eût l'air plus faux: elle m'y invite tendrement, selon l'usage, à aller joüir du plaisir, bien digne d'un coeur aussi barbâre que le mien, de la voir expirer ; mais dans la crainte assez bien fondée qu'elle ne s'en tînt à ces évanoüissemens, auxquels, malgré l'habitude où elle est de les joüer, elle n'est pas encore parvenüe à donner l'air de la vraisemblance, je lui ai simplement répondu que je n'avois point pour les spectacles funèbres autant de goût qu'elle m'en suppôsoit; et la laisse impitoyablement dans l'embarras, de mourir toute seule. Je ne m'en flatte pas davantage que les nouvellesque je viens de recevoir d'elle, soient les dernières qu'elle m'en donne. Les dieux vous préservent sur toutes chôses, d'une femme qui croit bien écrire, et s'abuse quand elle le croit! Celle-là qui, sans avoir aucun des sentimens de l'amour, en connoît toutes les minuties, et les observe avec une régularité à faire frémir, a pensé me desespérer, tant par l'opinion qu'elle a de son style, que par la crüelle facilité que lui a donnée la nature, d'écrire autant qu'il lui plaît, et avec aussi peu d'esprit que de tendresse. Elle est toûjours, d'ailleurs, sur quelque ton que l'on soit avec elle, et dans quelque moment, même, que ce puisse être, d'une politesse! D'une dignité! D'une cérémonie! Qui font quelquefois le plus ridicule des contrastes, et m'ont jetté dans des impatiences que je tâcherois vainement de vous peindre. à ce propos, je trouve, à mon avénementdans le monde, deux établissemens que, s'il plaît aux dieux, je n'y laisserai pas subsister, parce que je n'ai que trop éprouvé à quel point l'un est ridicule, et même contraire à la nature, et tout ce que l'autre peut procurer d'ennui. Le prémier de ces deux établissemens est l'usage qui veut que deux amans, s'ils ont, sur-tout, le bonheur d'être d'un certain ordre, conservent jusques dans les plus tendres transports, le souvenir de ce qu'ils sont, et qui leur interdit sévèrement entr'eux, cette douce familiarité qui est un des plus grands charmes de l'amour. L'autre est cette loi que, même lorsqu'ils ont le moins à se dire, deux amans s'impôsent de s'écrire tous les matins. Je ne sçais ce qu'en pareil cas, l'amour peut fournir aux autres; et si, tout abondant qu'il est en redites, quelque ingénieux qu'il puisse être à donner à ces fades rhapsodies, un air de nouveauté,il n'en est pas le plus souvent réduit à ne sçavoir que dire, et à ne pouvoir plus trouver de tours qui déguisent sa stérilité; mais pour moi, je suis dans ce commerce, d'une sécheresse qu'on n'imagineroit pas aisément d'un homme qui doit être tant dans l'habitude de dire des riens. Il n'y a, ce me semble, que quelques circonstances où l'on puisse, avec succès, écrire à une femme: quand on a ses desirs à lui propôser, et à l'y rendre favorable; pour lui rendre grâces d'avoir bien voulu s'y prêter, et pour l'assurer par la même occâsion, de son éternelle reconnoissance: quand on est jaloux, ou qu'on a besoin de feindre de l'être: qu'on a un rendez-vous à arranger avec elle, ou que l'on voudroit en éviter un: enfin, quand, en l'assurant avec tout le respect possible, d'une estime inviolable, on est obligé de lui apprendre qu'on a le malheur d'en aimer une autre.Comme, de tout cela, ce qui me restoit à dire à Thrazyclée, étoit ce que je lui ai mandé hier, que je viens de le lui confirmer, et que je voudrois bien que tout lui parût aussi terminé entr'elle et moi, que cela me le paroît à moi-même, je vous conjure, mon cher Thrazylle, de me délivrer de ses crüelles lettres, en l'assurant que je suis dans l'usage de ne déclarer jamais mon inconstance à une femme, que lorsque je suis parfaitement sûr qu'elle ne m'inspire plus rien du tout; et que, par conséquent, tout ce qu'elle tenteroit pour me ramener, seroit inutile. Pour reconnoître tout ce que je vous devrai dans cette occâsion, je vous donne ma parole qu'avant peu, je n'aurai pas moins à vous prier de me sauver des persécutions de Praxidice, que je ne vous implore aujourd'hui contre les derniers efforts de Thrazyclée.

LETTRE 46

le même au même. je viens dans l'instant, de quitter Praxidice, et même de la quitter irrémissiblement, quoique j'aye tout sujet de penser qu'elle ne prend cette rupture, que pour une simple altercâtion; et que le dégoût le plus décidé ne lui paroît qu'un caprice que les charmes qu'elle se croit, et l'amour qu'elle me suppôse, ne peuvent pas laisser subsister. Moins son opinion sur cela, peut et doit, en effet, inflüer sur mes sentimens, plus je lui laisse volontiers, la liberté de s'y méprendre. Vous serez surpris, sans doute, que, malgré ce que je vous avois promis, nous ayons si promptement terminé; moi-même, quelque foiblement qu'elle m'intéressât, j'aurois, ce matin encore, crûque cette affaire pourroit traîner quelques jours de plus: mais, je ne sçais, le desir de m'en débarrasser m'est venu subitement, et même après un entretien qui, par la tournure qu'il avoit pris, ne sembloit pas devoir annoncer que ce seroit le dernier de ce genre que nous aurions l'un avec l'autre. Je crois, entre nous, qu'il y a de sa faute. Elle s'est avisée tout d'un coup de me faire une de ces querelles que, tout incommodé qu'on en est, on pâsse à la délicatesse et à l'amour; mais qu'on ne peut trouver qu'insupportables, lorsqu'on ne sçauroit se flatter que ni l'un ni l'autre en soient le principe. Cette fausseté de sa part, ne pouvant donc que me faire peser davantage sur l'inertie où, dans les plus tendres momens, elle laissoit mon âme, je ne lui ai d'abord répondu que par cette ironie froide, que je posséde si bien, parce que, sans compter que cette tournure me sauvoit l'ennuides justificâtions, j'ai crû que, comme Praxidice est excessivement vaine, c'étoit, de tout ce que je pouvois employer, ce qui devoit la mortifier le plus. Elle a tenté de m'en punir en me disant des chôses dures; je les lui ai rendües avec ce ton de politesse qui achève d'outrer celle à qui on les adresse: insensiblement la conversâtion s'est échauffée; et, selon mes desirs, elle a fini par une convention respective de ne nous aimer de notre vie; mais ç'a bien moins été à ses propres dispôsitions que j'ai dû ce succès, qu'à la crüelle opiniâtreté dont, malgré toute la douceur qu'elle a fini par vouloir y mettre, j'ai tenu aux miennes. Las, enfin, de cette scène, je l'ai terminée en lui offrant, selon l'usage, mon amitié, et en la priant de vouloir bien m'honorer de la sienne. à la fureur où l'a mise cette propôsition, il n'y a pas à douter qu'elle ne fût morte de rage, sij'eûsse, ainsi que, par hazard, cela pouvoit arriver, été jusques à l'assurer de mon estime; mais, heureusement, les dieux n'ont pas permis que l'idée m'en soit venüe. Nous avons donc pris congé l'un de l'autre; et, comme vous le jugez bien, avec un peu moins de cordialité que quand nous nous étions abordés. Vous me demanderez, peut-être, pourquoi je risque de vous faire réveiller pour vous apprendre une nouvelle dont, sans qu'il en résultât rien de fâcheux pour vous, j'aurois pû vous instruire quelques heures plus tard? La raison de la diligence que j'y apporte, est que, pendant toute notre querelle, Praxidice n'a cessé de se reprocher la préférence qu'elle m'avoit donnée sur Axiochus. ce n'est pas ainsi, se disoit elle, qu'Axiochus m'auroit traitée: j'étois adorée de lui, moi-même je l'aimois: par quelle inconcevable fatalité avez-vous pû parvenir à me le faire oublier? ah! S'il pouvoit encore me trouver digne de lui! ou je m'y connois mal, ou ces retours de Praxidice vers ses prémières idées, annoncent qu'elle ne tient pas si fortement à la parole qu'elle vous a donnée de vous faire mon successeur, que si vous ne vous hâtez point de le lui rappeller, et même d'avoir l'air de la prendre pour moins sujette à variâtion qu'elle ne l'est, peut-être, Axiochus ne pût le plus aisément du monde, vous enlever cette conquête. Ses efforts pour se la conserver, sa douleur de l'avoir perdüe, ses tentatives redoublées pour tâcher, du moins, de me la ravir, tout vous prouve que, sans risquer de la perdre, vous ne pouvez différer de vous présenter. Il est possible, cependant, que ç'ait moins été par un reste de tendresse pour lui, que pour me cacher l'arrangement qu'elle avoit fait avec vous, que vous n'avez point paru vous offrir à sa mémoire; mais il doit vous suffire que le contraire puisse être aussi, pour que vous ne laissiez rien au hazard, soit du caprice, soit d'un reste de passion que j'ai tout sujet de croire peu difficile à rallumer. Je vous conseille donc de vous rendre chez elle le plutôt qu'il vous sera possible. Vous la trouverez, à ce que je présume, plus outrée dans le fond, de ce qu'elle a été ma dupe, qu'affligée de m'avoir perdu: que les transports factices qu'elle ne manquera point d'étaler à vos yeux, ne vous impôsent donc pas. On ne remplace jamais avec plus de facilité auprès d'une femme, l'amant qui l'a quittée, que dans les prémiers instans de la douleur qu'elle imagine en ressentir, parce qu'elle ne peut alors écouter que les conseils de sa vanité; et qu'il est bien râre que ce qu'elle lui prescrit, ne soit pas d'en prendre un autre. D'ailleurs ce qui s'est déjà pâssé entr'elle, et vous, avec des droits qu'il lui seroitdifficile d'infirmer, vous donne plus de moyens d'en triompher avec toute la célérité que l'occâsion éxige. Vous ne devez pas, davantage, ignorer que ce n'est point d'après le plus ou le moins de souvenir qu'il lui aura plû de conserver des bontés qu'elle a eües pour vous, mais de la mémoire que vous croirez qui doit vous en rester, que vous avez à agir; et qu'il vaut infiniment mieux qu'elle ait à se reprocher de vous avoir laissé remporter sur elle, une victoire trop facile, que d'avoir, vous, à regretter ou de l'avoir manquée par des ménagemens déplacés, ou de l'avoir achetée par des soins qui, de votre aveu même, la payeroient trop.

LETTRE 47

Alcibiade à Aspasie. Aprés y avoir, par un bonheur jusques à moi, sans éxemple, remporté trois prix, je viens, mon aimable Aspasie, d'être proclamé vainqueur aux jeux olympiques; mais que m'importe un triomphe que votre philosophie dédaigne, et dont vous n'avez pas voulu être témoin? Je sens, ainsi que vous, combien, laissant même à part son peu d'importance réelle, ce qu'on doit de celui là à la fortune, est fait pour lui ôter de son prix; et je puis, aussi, vous jurer avec vérité, que vous ne m'en trouverez pas ennorgueilli; mais, quelque peu de cas que nous en devions faire, et qu'en effet, nous en fassions tous deux, ce qu'il est aux yeux des autres, ce qu'il m'y rend, tout m'a fait croire que je nedevois pas plus négliger de vous en instruire, que si nous en pensions comme tout le monde. Je ne serois, cependant, pas surpris que toute ma promptitude à m'acquitter de ce devoir, n'eût point empêché la renommée de me prévenir. Ce n'est, comme vous l'imaginerez peut-être, ni votre façon d'envisager cet objet, malgré l'éclat que le préjugé de toute la Grèce lui donne, ni la certitude que, par conséquent, je devois avoir de ne vous annoncer qu'une chôse qui vous seroit presque indifférente, qui m'ont fait retarder ma lettre. L'yvresse où plus sûrement vous croirez qu'un si brillant succès a dû me plonger, n'a pas plus été la cause de ma négligence apparente, qu'elle n'en auroit pû être l'excuse: ce qui vous paroît si peu digne d'estime, n'a pas de quoi flatter ma vanité. Vous n'auriez donc à vous en prendre qu'à cette foule de devoirs que les circonstancesm'ont impôsés, et auxquels il ne m'a pas été plus possible que permis de me dérober un instant. Vous ne devez pas, non plus, ignorer que, par la gloire qui, du vainqueur, rejaillit sur sa patrie, ceux des états de la Grèce qui ont de leurs concitoyens au nombre des combattans, dans la suppôsition que quelqu'un d'eux peut être couronné, tiennent des couriers tout prêts. Vous connoissez trop Athênes, et l'esprit qui y régne pour croire qu'elle ait, plus que toute autre république, négligé de prendre les précautions nécessaires pour y porter avec la dernière célérité, la nouvelle de mon triomphe! S'il a dequoi remplir un coeur ambitieux, qu'il est accâblant pour une âme sensible que, par tout ce qu'il entraîne, il semble encore plus séparer de ce qu'elle aime! Toutes ces acclamâtions peuvent-elles, ô ma chère Aspasie! Effacer de ma mémoire, ce jour heureux, ce jour quine peut jamais qu'être le plus brillant de ma vie, où... mais je ne dois oublier ni avec quelle sévérité vous m'avez défendu de me le retracer dans mes lettres, ni toutes les raisons que vous avez eües de me le défendre. Pourquoi faut-il que je sois forcé de taire si rigoureusement le seul de mes triomphes qui doive véritablement m'honorer! Qu'il me seroit doux de pouvoir aux yeux de toute la Grèce, avoüer l'amour que vous m'inspirez, et me vanter du bonheur de vous l'avoir fait partager!

LETTRE 48

Aspasie à Alcibiade. Il faut nécessairement que l'yvresse de vos succès, plus longue que vous ne l'aurez crû, ne vous ait permis que bien tard de vous souvenir de ce que vous deviez à l'amour, ou que la diligence de vos couriers ait peu répondu à votre impatience. Quelle qu'en ait été la cause, je n'ai reçu votre lettre, que plus de six heures après l'arrivée d'un homme que, malgré toute l'indifférence que vous me suppôsez pour ce qui s'y pâsseroit, j'avois, dans le plus grand secret, envoyé à Olympie pour en être instruite la prémière. Je ne suis point, cependant, assez injuste pour accuser votre coeur d'une négligence qu'il est possible que vous n'ayez pas eüe, et dont je desire sivivement que vous ne soyez pas coupable. Je n'ai point, non plus, besoin de ce motif pour concevoir comment, si vous n'aviez pas d'avance pris vos mesures, mon courier que ceux mêmes de la république n'ont fait que suivre, a pû devancer les vôtres. Les félicitâtions auxquelles, eût-il même la force de le vouloir, le héros nouveau ne sçauroit se soustraire; la curiosité des grecs empressés à le contempler, et de qui il est contraint de recevoir les hommages; la peine que l'on doit avoir à s'arracher à la hauteur de l'opinion qu'on prend de soi-même; toutes ces chôses réünies suffisent, et de reste, pour faire oublier à un ambitieux, d'ailleurs couronné pour la prémière fois, une femme de qui, sans tout cela, peut-être, il seroit de lui-même, fort médiocrement occupé. Je ne doute point que, tout éclatant qu'est le triomphe que vous venez de remporter,vous ne l'ayez vû avec autant d'indifférence que vous m'en annoncez; mais qui sçait s'il ne seroit pas plus raisonnable de s'en prendre à cette inconstance qui semble imprimer pour vous le dégoût sur tout ce dont vous joüissez, que d'en faire honneur à votre philosophie? Vous m'en parleriez, du moins, avec plus de modérâtion encore, que je n'en serois guères plus dispôsée à croire que vous ne veniez d'acquérir l'immortalité, que pour en être plus modeste. Les hommes font toûjours le moins qu'ils peuvent, honneur de leurs succès à la fortune, par la raison très-simple qu'ils ne pourroient convenir de ce qu'ils lui en doivent, que ce ne fût autant de pris sur leur vanité; et je vous connois bien mal, ou jamais il n'en éxista un qui fût moins dispôsé que vous, à lui sacrifier rien de la sienne. S'il y avoit, au reste, quelque chôse au monde, qui pût,ainsi que vous le voudriez, me faire croire que la gloire dont vous venez de vous couvrir, toute brillante qu'elle est, ne sçauroit égaler à vos yeux, la gloire d'avoir pû me rendre sensible, c'est (si pourtant je dois m'en rapporter aux bruits qui m'en reviennent de tous côtés) qu'il ne dépend point de vous, que la victoire que vous avez remportée sur moi, n'ait et toute la publicité, et toute l'étendüe de la victoire dont la Grèce entière est en ce moment occupée à vous féliciter. Il seroit inutile de vous dire à quel point m'affligent ces rumeurs, moins encore pour l'intérêt de ma réputâtion que je n'imaginois, cependant, pas sacrifier d'une façon si crüelle, que par l'affreuse nécessité où je serois de cesser de vous voir, si elles s'étendoient jusques à Périclès: mais qui sçait si-ah! Grands dieux! Puis-je penser ce que je crains, et vous aimer encore!

LETTRE 49

Alcibiade à Diodote. Votre amitié, Diodote, à force de vouloir être sévère, est quelquefois injuste. Je n'en ai jamais éxigé une complaisance servile qui n'auroit servi qu'à nous dégrader tous deux; mais, sans la desirer trop indulgente, je la voudrois plus douce; et, si vous me permettez de vous le dire, peut-être n'en seroit-elle que plus éclairée. Je ne puis qu'être blessé de vous trouver toûjours dispôsé à me juger, moins d'après ce que je suis, que d'après de vagues imputâtions qui encore ont le plus souvent si peu de vraisemblance, que (même en donnant, à la haine, toute l'impudence qu'elle peut avoir) j'ai peine à concevoir comment, sans en mourir de confusion, mes ennemispeuvent ôser les répandre. Cependant, à la honte, non-seulement de l'amitié qui nous lie, mais de votre discernement, plus compromis que vous ne pensez, par l'excès de votre crédulité, il semble que, plus les rumeurs qu'ils élèvent contre moi, me sont injurieuses, moins vous les révoquiez en doute. à quoi me sert-il donc de pousser avec vous la franchise jusques à vous faire part de mes plus secrettes pensées, si tout le fruit que j'en retire, est d'en être aussi peu connu que de ceux mêmes à qui j'accorde le moins ma confiance? Ce n'est pas que, comme on vous l'a mandé, il ne soit très-vrai que Socrate et moi, ne soyons en ce moment, on ne sçauroit plus mal ensemble. Je conviens encore que quand, ce qui arrive fréquemment, il naît entre nous deux quelque altercâtion, il est probable qu'il y a plus de ma faute que de la sienne; mais malgrécela, le hazard pouvant très-aisément faire que le plus probable ne soit pas le plus vrai, jamais, pour quelqu'un de sensé, la probabilité, même la plus forte, ne doit avoir force de preuve. J'ignore, au reste, comment on vous a raconté la cause de notre broüillerie actüelle: mais je vais moi-même vous la dire; et je vous laisse après à juger lequel, dans cette occâsion, du maître, ou du disciple a le plus de tort. Le lendemain de mon retour d'Olympie, Socrate qui avoit affecté de ne se point montrer au milieu de la foule d'amis qui s'empressoient à célébrer mon triomphe, et m'en féliciter, Socrate, dis-je, est venu chez moi, et suivi de tout le monde qu'il avoit pû rassembler, afin que, selon toute apparence, il y eût plus de témoins de la crüelle leçon qu'il me préparoit. Aux portes, il a demandé non le vainqueur, mais les vainqueurs .Comme les esclâves qui les gardent, ne l'entendoient pas, il s'est avec tout son cortège, transporté à mes écuries. Là, il s'est fait montrer ceux de mes chevaux qui avoient couru aux jeux, les a abordés avec respect, et leur a récité avec toute l'emphâse imaginable, l'ode qu'Euripide a compôsée sur ma victoire, et qu'il avoit arrangée de façon à faire retomber sur eux, toutes les loüanges que ce grand poëte m'y donne, comme voulant insinüer, sans doute, que c'étoit eux, et non pas moi qu'il auroit dû célébrer: ensuite, il est sorti sans daigner seulement me voir. Par cette scène, selon moi, plus digne d'un bouffon que d'un philosophe tel que lui, qu'a-t-il prétendu? M'apprendre que je ne devois pas m'enorgueillir d'un triomphe dont la plus grande partie ne m'appartient pas? Mes chevaux, je ne le nie point, le partagent avec moi, dumoins, pour ce qu'il a de plus éclatant; et je conviens le prémier, de ce que j'en dois à leur prodigieuse vîtesse: mais si ces mêmes chevaux n'eûssent pas été guidés par une main également sage et hardie; que la justesse du coup d'oeil, l'adresse, le courage même, d'autres qualités dont il n'est pas nécessaire que je vous fasse l'énumérâtion, n'eûssent point concouru à me faire remporter le prix de la course des chars, pense-t-il que je l'eûsse dû à leur seule vigueur? S'il ne le pense point, comme en effet, malgré toute sa mauvaise volonté contre moi, il lui est impossible de le faire, peut-il, sans la dernière des injustices, me refuser ce qui m'est dû si légitimement de la gloire qu'il veut qu'ils se soient acquise? Mais je veux moi-même (ce qui certainement n'est pas vrai) que je n'aye rien à en revendiquer sur eux; à la lutte, à la course à pied, ces mêmes vainqueurs m'ont-ils aidé àremporter le prix? Quelle ressource lui restera-t'il donc pour s'obstiner avec quelqu'ombre de justice, à ne le déférer qu'à eux seuls? Quel peut, encore une fois, être le motif de l'insulte aussi publique que sanglante qu'il est venu me faire chez moi? Me direz-vous " qu'avec plus d'égards pour ma vanité; il ne la dompteroit pas; et que, sans doute, il n'eût point pour la réprimer, employé de si violens moyens, si l'excès de cette même vanité ne l'y eût pas forcé, " à quel tître, même en la suppôsant excessive, ôse-t'il me faire essuyer une mortificâtion qui devoit m'être d'autant plus crüelle, qu'elle avoit plus de témoins? Quels sont, hors les droits que ma volonté lui donne sur moi, les droits qu'il pourroit réclamer? Si j'ai consenti à me mettre en quelque sorte sous sa tutelle, me suis-je engagé à m'en laisser humilier; et quand j'aurois pû m'abaisser jusques à faire avec lui, untraité si honteux, peut-il, lui qui croit me connoître si bien, se flatter que j'y eûsse été fidelle? " ma victoire aux jeux olympiques avoit, dit-il, ajoûté tant à mon orgueil naturel, que je l'ai contraint pour mon avantage même, de chercher à le réprimer " . Lyvresse qu'elle m'a causée, n'a peut-être pas été portée aussi loin qu'il le dit: j'avoüe, cependant, que j'y ai été sensible: eh! Comment eûssé-je pû ne pas l'être à ce que les hommes même les plus illustres ont regardé comme le complément de leur gloire, et qui me donne dans toute la Grèce, cette célébrité que dès mes prémières années j'ai desirée si vivement? mais, dit Socrate, cette espéce de gloire n'est pas bonne . Non-seulement je le crois comme lui, mais je le défie, malgré le peu de cas qu'il en fait, de sentir mieux que moi combien, quand ils en attachent une si grande à un triomphe, par lui-même, si futile,les hommes l'ont mal placée. Je ne voudrois pas moins que lui, que cette même gloire ne fût jamais le prix que des actions véritablement vertüeuses ou utiles, soit à l'humanité en général, soit à ses concitoyens en particulier; il ne sçauroit, enfin, lui paroître plus ridicule qu'à moi-même, que cette victoire ne me rende guères moins considérable aux yeux des athéniens, que ce Thémistocle même à qui, dans le tems de l'invâsion des perses, ils dûrent leur salut, qui, après la défaite de ces barbâres, releva leurs murs, et le prémier commença leur puissance, et leur gloire. Mais, que ce Socrate qui, de son chef, s'est fait le législateur du genre humain, apprenne à ces mêmes hommes à placer mieux leur estime qu'ils ne le font; qu'il leur dise que plus il est facile d'avoir avec d'excellens chevaux, de bons écuyers, de l'être soi-même, de courir avec plusde légèreté, ou de lutter avec plus de force, ou d'adresse qu'un autre, moins ces chôses-là sont faites pour être prisées: qu'il le leur dise; mais que jusques à ce qu'il les en ait convaincus, il ne dévoüe point à la risée publique, ceux qui chercheront la gloire où, de quelque façon que ce puisse être, ces mêmes hommes l'auront placée. Vous voyez trop le fond de mon coeur pour que j'aye besoin de vous dire à quel point il est ulcéré contre Socrate, et combien, tout ce que vous tenteriez pour me rapprocher de lui, seroit actüellement inutile. Je vous conjure donc, mon cher Diodote, d'attendre pour travailler à notre reconciliâtion, que mon ressentiment se soit un peu calmé; que le penchant, la réfléxion, le besoin même que nous avons l'un de l'autre, nous invitent respectivement à nous r'approcher; qu'enfin sa philosophie devenüe moins amère ne metteplus le desir d'humilier ses amis, à la place du devoir qu'il s'est fait de les instruire, ou, pour ne pas lui donner tous les torts, que j'aye gâgné sur mon amour-propre, de se blesser moins facilement.

LETTRE 50

Théodote à Alcibiade. Il vous paroîtra singulier, sans doute, que, sçachant comme je fais, combien peu vous croyez au sentiment, sur-tout, quand ce n'est pas vous qui en inspirez, ce soit, cependant, vous que je charge de travailler au bonheur du mien; mais, toute convaincüe que je suis de votre façon de penser à cet égard, je n'en ai pas moins compté sur l'amitié que vous m'avez jurée, et dont, malgré la différence de nos principes, vous m'avez donné plus d'une preuve. Vous connoissez ma tendresse pour Antipe: quoique cette passion subsiste depuis quatre ans, le tems, loin de lui avoir rien ôté de sa violence, n'a fait que l'affermir dans mon coeur; et j'ai mille raisons de croire qu'Antipene m'en est lui-même que plus attaché. Je l'aime au point de ne pouvoir sans horreur, imaginer qu'il seroit possible qu'un jour je cessâsse de l'aimer; et toutesfois, malgré cet amour si tendre, et si réciproque, je tremble qu'il ne me force enfin, non à former une nouvelle chaîne, mais à briser des noeuds dont, jusques à présent, il n'a sçu faire que son supplice et le mien. C'est donc pour tâcher de prévenir un malheur qui ne seroit pas moins crüel pour lui, qu'il ne le seroit pour moi-même, que je me détermine enfin, à vous confier tous les sujets de plainte qu'il me donne. Je crois sa passion pour moi, l'on ne peut pas plus sincère; et, sans doute, il ne doit pas moins à cette opinion, qu'à la force même de la mienne, la patience que, depuis si long-tems, j'oppôse à ses injustices. J'ai senti de bonne heure qu'il est né jaloux; et ce vice de caractère que, même avant queje le rendîsse heureux, il ne me déguisa pas, fut cause non-seulement qu'il le fut beaucoup plus tard, mais pensa l'emporter sur le penchant qui m'entraînoit vers lui, tout rapide qu'il étoit: mais je l'aimois; et il étoit tout simple que mon amour le fit triompher des obstacles qu'il oppôsoit à son bonheur, après lui en avoir fait surmonter qui paroissoient encore plus invincibles: il ne l'étoit pas moins que je me flattâsse que, plus connüe de lui, il m'épargneroit l'injure du soupçon; qu'au moins il ne la pousseroit pas jusques à n'attribüer qu'à une malheureuse dispôsition à la foiblesse, tout ce que je ferois pour lui; ou qu'en suppôsant qu'il s'obstinât à ne me point voir telle que je suis, il n'ôseroit jamais, ne fût-ce même que pour l'honneur de son propre sentiment, croire capable des plus honteuses actions, la femme qui en étoit l'objet. La façon dont j'avois vécudans le monde, la réputâtion que je m'y étois acquise, l'inutilité reconnüe des soins de ceux qui, jusques à lui, avoient cherché à me rendre sensible, tout devoit, en effet, me rassurer contre ce qu'il me laissoit à craindre. D'ailleurs, lorsque je découvris en lui, le vice odieux qui nous rend respectivement si à plaindre, je lui avois déjà donné tant de preuves de la vive impression qu'il faisoit sur moi, que j'eus peur, si je consultois plus mes terreurs que mon amour, qu'il ne crût que la coquetterie seule m'avoit arraché ce que je n'avois donné qu'à l'amour; et, pour ne lui point faire prendre de moi, une idée qui ne pouvoit que me dégrader infiniment à ses yeux, je franchîs enfin, malgré la vivacité de mes craintes, l'unique pas qui me restât encore à faire. Il ne tint qu'à lui de s'appercevoir en cette occâsion, que je lui avois plus sacrifié qu'à moi-même, et, mêmeque je n'y avois cherché que le plaisir de le rendre heureux: il le remarqua; mais ce ne fut que pour s'en plaindre; j'essuyai des reproches où, sans me faire trop d'illusion, j'aurois dû voir éclater la reconnoissance la plus tendre; et, dans l'instant même où, moins encore par l'étendüe de ma complaisance, que par le peu de nécessité dont il m'étoit pour moi-même, de la pousser si loin, je lui prouvois à quel excès il m'étoit cher, j'eus la douleur de le voir encore douter que je l'aimâsse. Si, dans cette sitüâtion, quelque chôse pouvoit me consoler de lui faire si inutilement de si grands sacrifices, c'étoit l'espoir, en apparence, assez bien fondé, que cette même dispôsition dont il me faisoit un si grand crime, le rendroit, du moins, plus tranquile sur mes sentimens; mais, quelque chôse que j'eûsse crainte de son injustice, je ne la connoissois pas bien encore. Loin d'attribüerà sa véritable cause, la sorte de froideur qu'il me trouvoit, il crut que, si je l'eûsse aimé davantage, il n'auroit pas eu à s'en plaindre, et tourna contre lui, et par conséquent, contre moi, la chôse même qui auroit dû le plus le rassurer. J'ôsois encore sur cet article, espérer du tems; mais, loin qu'il lui ait appris à me connoître, et à ne pas juger mon sentiment d'après des chôses qui, ce me semble, prouvent si peu pour ou contre l'amour, il me seroit impossible de vous dire de combien de querelles, cette idée, que rien n'a pû bannir de son esprit, a été la source entre nous. Mes démarches les plus simples l'allarment; mes sacrifices les plus éclatans ne le calment pas. Son éternelle jalousie m'a forcée, contre mon caractère assez ami de la société, à me renfermer dans la plus profonde solitude, ou à ne vivre qu'avec les personnes qu'il me désigne; et quoiquecelles qu'il choisit, ne soient jamais celles qui me conviendroient, et qu'il ne puisse l'ignorer, je n'en ai pas moins besoin de le tranquiliser sur leur compte, que si chacune d'elles étoit ou vous, ou lui. Ses soupçons, enfin, dont, lors même qu'il paroît le plus en reconnoître l'injustice, il n'est pas éxempt, me tiennent sans cesse dans la plus affreuse contrainte. Si, dans un si crüel esclavage, il m'arrive quelquefois de rire d'un trait plaisant qui sera échappé à quelqu'autre que lui, un mouvement si naturel, et même si involontaire, lui paroît l'ouvrage d'une préférence secrette, sur laquelle il faut que je me justifie sérieusement, et souvent en vain. Si, comme vous n'ignorez pas que mon caractère naturellement mélancolique m'y porte assez volontiers, il m'arrive de tomber dans la rêverie, il faut ou que je lui rende compte de mes idées, de celles mêmes qui parleur peu d'importance, ou de réalité, laissent le moins de traces, ou, que je me voye accusée d'avoir occupé mon imaginâtion d'une manière qu'en effet, il avoit à me reprocher. Par l'odieuse tyrannie qu'il éxerce sur mon esprit, il vous est aisé de juger sur combien d'autres objets il l'étend, et combien, par conséquent, elle doit me rendre à plaindre. Il n'y a même pas jusques à ma douceur, et à mon égalité qu'il ne tourne contre moi. Il a tout à la fois l'injustice, et la barbarie de trouver dans la facilité dont je lui pardonne les écarts les plus violens, les plus injurieuses imputâtions, l'humeur la plus insupportable, de nouvelles raisons de douter de ma tendresse; et, ne concevant pas que l'amour puisse être différent de ce qu'il le trouve dans son coeur, c'est-à-dire bizarre, dur, et méprisant, par la seule raison que j'ignore l'art crüel de tourmenter ce que j'aime,il m'accuse de ne sçavoir point aimer. Le détail où je viens d'entrer, vous paroîtra, peut-être, trop étendu; et je ne puis moi-même en justifier la longueur, que par l'importance dont il m'étoit que vous sçûssiez à quel point, et par combien d'endroits je suis à plaindre. C'est avec un extrême regret que je romps un silence que, par égard pour lui, j'ai gardé si long-tems; mais ma sitüâtion me devient si difficile à supporter; j'ai tant de peur, enfin, qu'Antipe ne me force à m'en tirer par un coup d'éclat, que pour prévenir, s'il se peut, un malheur dont il ne seroit pas moins accâblé que moi-même, j'ai crû ne devoir vous cacher aucun des miens. Je sçais tout ce que l'amitié vous donne d'autorité sur lui; et j'ai d'autant plus sujet de me flatter que ce que vous lui direz, lui fera plus d'impression que tout ce que je pourrois moi-même lui répéter, que vous lui paroîtrez nécessairement plus desintéresséque moi. écrivez-lui donc, je vous en conjure; mais en lui montrant combien il est honteux à lui de tourmenter mon coeur, ne lui faites pas, d'abord du moins, envisager qu'il est possible qu'il lui échappe: lui faire craindre qu'il peut le perdre, seroit lui faire croire qu'il l'a déjà perdu; je n'en serois pas plus inconstante, et il ne m'en rendroit que plus malheureuse.

LETTRE 51

Alcibiade à Antipe. Quoique Théodote me prie, ainsi que vous le verrez, de vous laisser ignorer qu'elle m'a écrit, j'ai crû que ses plaintes auroient sur vous plus de pouvoir que tout ce que je pourrois vous dire; et qu'en les voyant tracées de sa propre main, vous croiriez, peut-être, davantage qu'elle peut réellement avoir à se plaindre de vous. C'est dans ce seul espoir que, contre ses desirs, je vous communique sa lettre. J'ignore si elle vous convaincra de tous les torts que vous avez avec elle; mais elle a, je vous l'avoüe, achevé de me persüader que ce n'est qu'à votre inquiétude naturelle, et à des principes qui, tout justes qu'ils sont en eux-mêmes, ne sçauroient pourtant avec équité,s'appliquer à toutes les femmes, que vous devez les desagréemens qui accompagnent votre tendresse, et les perpétüelles altercâtions qui vous la rendent à tous deux également onéreuse. Que, dans les prémiers tems de votre union, vous ayez douté de son coeur; que même, suivant notre usage, vous vous soyez obstiné, quelque peu de raison que vous en eûssiez, à attribüer sa foiblesse pour vous, à toute autre chôse qu'à l'amour; qu'enfin vous ayez mieux aimé lui faire vingt injustices, que de risquer un seul instant, de l'estimer trop; je ne vois dans votre conduite, rien que la prudence n'autorise, et dont ce que nous nous devons à nous-mêmes, ne nous fît une loi: mais ce qui alors nous étoit permis, a depuis long-tems, cessé de vous l'être. Se peut-il, en effet, que depuis quatre ans que vous vivez avec Théodote dans la plus tendre intimité, vous en soyez encore à douterd'elle; et pouvez-vous penser qu'elle ne doive pas être blessée de cette éternelle défiance dont toutes les preuves qu'elle vous a données de sa sincérité, et le tems même n'ont pû jusques-ici triompher? Comment voulez-vous qu'elle croye que vous l'aimez autant que vous le lui jurez, ou qu'elle puisse être contente de ce qu'elle vous inspire, quand elle voit toûjours le mépris marcher en vous à côté de la passion? Car, enfin, Antipe, quelque cause que vous vouliez donner à votre jalousie, peut-elle en avoir d'autre, que cet injurieux sentiment? S'il n'en étoit pas la bâze, la vôtre seroit momentanée; elle naîtroit des circonstances, les attendroit; et si elle n'étoit pas fondée en raison, du moins, elle auroit des prétextes. Mais je veux que, comme vous l'imaginez, et que je suis, moi, très-loin de le croire, elle soit née avec un coeur moins tendre que le vôtre, sera-ce envous en plaignant sans cesse, que vous étendrez en elle, la faculté d'aimer? Et si, ce que je ne crois pas davantage, son amour pour vous, a perdu de sa vivacité, sera-ce encore en lui faisant de son sentiment, et du vôtre, le plus douloureux des supplices, que vous lui rendrez toute l'ardeur qu'autrefois vous lui inspiriez? j'aimerois mieux, m'avez-vous dit cent fois, son inconstance déclarée, que de la voir, n'étant plus sensible à ma tendresse, s'y prêter cependant encore . Non, Antipe, ou vous avez trop d'amour, ou vous n'avez pas assez de philosophie pour que son changement vous rendît moins à plaindre que la tiédeur que vous lui suppôsez; et, plaise aux dieux que vous ne la forciez pas à vous prouver combien vous vous abusez quand vous la croyez! cette même femme qui, ajoûtez-vous, même en convenant qu'elle étoit passionnément aimée, ne croyoit pas encore l'être assez, ne se plaint plus aujourd'hui que de l'être trop. ne vous tromperiez-vous pas encore sur cela? Ne seroit-ce point plutôt de la façon dont elle est aimée, que de l'être trop, que Théodote se plaindroit? L'homme heureux a-t'il autant qu'il le croit, conservé tous les tons de l'homme qui vouloit le devenir? N'éxigez-vous pas d'elle avec empire, ce que vous ne lui demandiez autrefois qu'avec soumission? Le tyran ne se cache-t'il jamais sous le masque de l'amant, et y est-il toûjours aussi bien déguisé qu'il se flatte de l'être? à la déférence que vous aviez pour ses volontés, quelles qu'elles fûssent, n'auriez-vous pas fait succéder le desir qu'elle soit asservie aux vôtres, quelles qu'elles soient? C'est que ces changemens sont bien plus aisés que vous ne le croyez, peut-être; et que, de plus, nous y arrivons par des degrés si peu sensibles que, souvent ils se sont faits en nous, sansque nous nous en soyons doutés, ou qu'ils soient bien apperçus que de l'objet qui en est la victime. Je veux, cependant, que, sans avoir rien à vous reprocher, Théodote, à certains égards, ne soit plus pour vous, tout ce que vous l'avez vüe: en êtes-vous beaucoup plus en droit de conclûre qu'elle veut changer? Je ne connois point, comme vous sçavez, ce que l'on nomme amour , puisqu'enfin on a décidé qu'il n'est pas vrai qu'un goût, quelque vif qu'il soit, dès qu'il n'est point durable, soit ce sentiment: mais, du moins, je crois qu'on ne me disputera pas de connoître ce que peut sur nous, le desir le plus ardent. Tout inconstant qu'on me croit, et que je suis, je pourrois citer des femmes à qui j'ai été attaché plus d'un mois, et que j'ai aimées pendant quinze jours, mais aimées au point d'oublier qu'il en éxistât d'autres dans l'univers: c'étoitassurément, en avoir la tête bien tournée! Eh bien! Me trouvoient-elles toûjours le même; et, quelque vif que fût le mouvement qu'elles me donnoient, ne me surprenois-je pas quelquefois auprès d'elles, dans une sorte de langueur? " c'est, me direz-vous, que les sens n'ont pas les mêmes ressources que le coeur, et qu'enfin vous n'aimiez pas " : erreur: j'aimois, puisque je croyois aimer. Toutes nos passions dépendent de notre imaginâtion; celle-là, sur-tout, lui doit plus que vous ne pensez; et vous n'ignorez pas à quel point la mienne est capable, non-seulement d'emportement, mais d'éxagérâtion. Pourquoi donc, si malgré toute sa fougue, elle se lâsse quelquefois, l'imaginâtion de Théodote, qui, selon toute apparence, ne se nourrit pas des mêmes objets, ne se lâsseroit-elle point? N'est-ce point à vous, une singulière tyrannie que d'éxiger d'elle, une égalitédont l'amour est par lui-même si peu susceptible, que vous connoissez, vous, moins que personne, et dont, peut-être, si elle y parvenoit, vous lui feriez un beaucoup plus grand crime que de l'inégalité dont vous vous plaignez? Elle en commêt donc un bien impardonnable d'être plus accoutumée à ce que vous lui inspirez, qu'elle ne l'étoit dans les commencemens, de se rendre à vos desirs avec moins d'appareil; et, sans en priser moins vos sentimens, d'être plus tranquile sur votre coeur, parce qu'en effet, à la violence dont vous l'aimez, l'inquiétude à cet égard, ne lui seroit pas permise? Vous qui, d'ailleurs, devriez avoir tant d'usage et des femmes et de l'amour, en êtes-vous encore à ignorer combien, dans les prémiers tems d'une passion, une femme s'éxagère ce qu'elle sent, et même tout le besoin que, pour pouvoir se reprocher moins cequ'elle lui sacrifie, elle a de se l'éxagérer? Et pouvez-vous avec raison, éxiger que cette sorte d'erreur dure plus que les circonstances qui la lui rendoient nécessaires? Si, au reste, vous me permettez de vous dire ce que je pense, les sens de Théodote ont avec vous plus de tort que son coeur: mais, Antipe, les femmes le plus sensibles, ne sont pas toûjours les plus tendres; et j'en suis si convaincu que, s'il se pouvoit qu'il m'arrivât d'aimer, celles à qui, dans mon systême actüel je donne la préférence, ne seroient sûrement pas alors celles qui l'obtiendroient. Comme souvent les femmes se feroient de ce qu'elles nous inspirent, une trop haute idée, si elles n'en jugeoient que par la violence de nos desirs, il seroit possible aussi, qu'en ne jugeant de leur sentiment que par la raison contraire, nous leur fîssions une bien grande injustice. Je vous conjure donc, autant pour votre propre bonheur, que pour lebonheur de Théodote, de ne pas décider de son coeur, par une chôse beaucoup plus étrangère à la passion, qu'il se pourroit que vous ne le crûssiez, de ne la plus tourmenter par l'excès d'une jalousie que sa conduite avec vous rend si peu excusable, de vous repôser de sa fidélité, et de sa constance sur l'honnêteté de ses principes, et de songer, enfin, que le prémier devoir d'un amant, est de rendre heureux ce qu'il aime.

LETTRE 52

Le même à Thrazylle. J'aimois à me flatter, je l'avoüe, qu'Axiochus, desormais bien convaincu de toute la supériorité que j'ai sur lui, ne me forceroit pas de lui en donner de nouvelles preuves; et j'en avois, ce me semble, d'autant plus de sujet, que, même dans les prémiers momens de l'inconstance de Praxidice, il ne cessoit de répéter que j'étois le seul qui eûsse pû la lui rendre infidelle. Le plus sage parti qu'il eût eu à prendre, auroit été de continüer à le dire; mais, soit pour se vanger d'elle en la peignant comme une femme qui, par quelque homme même qu'elle lui soit offerte, ne peut que céder à la séduction; soit que par réfléxion, il ait voulu diminüer de montriomphe, il s'est depuis, obstiné à soutenir que c'est beaucoup moins à ce que je suis, qu'à ce qu'elle est elle-même, que je l'ai dû. Quoique je me garde bien d'en convenir, je ne m'éloigne point du tout de croire avec lui, que si, en effet, je lui eûsse trouvé plus de caractère, la conquête que j'en ai faite, auroit vraisemblablement été un peu moins prompte; mais, que je l'en eûsse manquée davantage, c'est ce que, tout amour-propre à part, il ne me persüadera jamais. Ce qui pourroit, cependant, me faire penser qu'il me rend intérieurement plus de justice qu'il ne veut paroître m'en rendre, est la crainte qu'il a marquée que je ne fûsse instruit de son nouvel amour, et toutes les précautions qu'il a prises pour tâcher de m'en dérober l'objet. Dois-je croire, et vous-même le croiriez-vous, que l'intimité qui, malgré le chagrin que je lui ai fait essuyer, n'a pas cessé de régner entrelui et moi, lui eût permis de m'en faire un mystère si profond, si la crainte que je ne cherchâsse à plaire à ce qu'il aime, et que je n'y parvînsse, ne l'y eût pas obligé? Il est, je crois, difficile de donner une autre cause à sa réserve avec moi. Quelle qu'elle ait pû être, je n'ai pas plûtôt, soit à sa rêverie, soit à son air agité, eu sujet de penser que quelqu'idée nouvelle avoit effacé Praxidice de son coeur, que j'ai mis tous mes soins à découvrir l'heureuse mortelle qui le r'enflâmoit; et que, dans l'instant qu'à ses assidüités auprès d'Hégézide, je n'ai pû imaginer qu'elle, j'ai formé le projet de la soûmettre, projet, au reste, dont, puisque vous ne connoissez pas moins que moi-même, la sévérité des principes qu'elle affiche, et toute la fierté que ses charmes lui inspirent, je n'ai pas besoin de vous peindre les difficultés. Les obstacles que sa façon de penser, et ma réputâtion qui commence à allarmerles femmes que je juge dignes de mes soins, me suscitoient dans cette entreprise, n'étoient pas, quelque grands qu'ils dûssent me paroître, ce que je croyois avoir à y redouter le plus. Ce qu'une femme appelle ses principes , peut bien à la rigueur, nous rendre auprès d'elle, la victoire un peu plus difficile; mais ne l'a, de mémoire d'homme, sauvée de l'affront de la céder. La mauvaise opinion qu'elle avoit de moi, n'avoit pas de quoi m'allarmer beaucoup davantage. Quand Hégézide seroit moins belle, et ignoreroit plus combien elle l'est, quelle est la femme qui ne se flatte point d'avoir en elle-même, de quoi fixer le volage le plus déterminé? De tous ces obstacles ou réels, ou prétendus, le seul que j'eûsse donc véritablement à craindre, étoit le goût qu'Axiochus commençoit à lui inspirer, et qui, tout caché qu'elle vouloit le tenir encore, se déceit par ces sortes decomplaisances qu'une femme telle qu'Hégéside ne peut avoir que pour ce qu'elle aime déjà, ou, pour ce qu'elle va aimer. Non seulement elle agréoit ses soins, mais elle recevoit ses lettres; et, si elle rejettoit encore sur leur élégance, le plaisir qu'elle trouvoit à les lire, il ne se pouvoit point, fût-elle même indifférente encore, qu'elle s'expôsât long-tems à la séduction, de toutes, la plus dangereuse, sans qu'elle eût bientôt à se repentir de ne l'avoir pas assez crainte. Une femme à sa prémière idée, déjà assez de faveurs accordées pour ne pouvoir point, sans mériter un peu le reproche de n'avoir été que coquette, ne pas tenir ce qu'elles avoient promis; tel étoit entr'eux l'état des chôses, lorsque je formai le projet de l'enlever à Axiochus; et si vous ajoûtez à tout cela, la crainte extrême qu'ont du mépris, les femmes qui ne s'y sont pas encore expôsées, vous conviendrez quetout autre que moi, n'y auroit trouvé que des causes de découragement. Partant de mes propres principes, et toûjours laissant à Axiochus, la consolâtion de croire qu'il m'abusoit, je n'en ai pas moins rendu à Hégéside des soins aussi assidus que je le pouvois sans l'allarmer: j'ai fait plus: persüâdé que ce n'est jamais d'avoir compté sur la foiblesse d'une femme, que nous avons à nous repentir, j'ai ôsé parler: on me dit qu'on ne me croit pas: on m'écoute, pourtant: on commence même à douter qu'il soit aussi impossible qu'on le croyoit, de m'inspirer une passion vive, et sincère. On me reproche, à la vérité, de n'avoir fait jusques ici que de mauvais choix; mais on veut bien présumer que le hazard peut autant, et même plus que mon propre goût, en avoir été la cause. Si je ne me trompe, ce sont-là les plus favorables dispôsitions que je puisse desirer:mais, pour les soutenir, et même les augmenter, il seroit tems que j'écrivîsse; et c'est précisément ce qui m'embarrasse. Accoutumé à faire parler le desir avec toute l'audace d'un homme à qui il a toûjours suffi, et qui regarde à peu près comme une fâble, la vertu des femmes; ou qui, s'il en suppôse l'éxistence, en pense assez mal, ou présume de lui-même assez bien pour croire qu'il n'y en a point dont il ne doive triompher, j'ignore, je l'avoüe, l'art de faire parler l'amour. Si j'ai trouvé beaucoup de femmes qui en faveur de la chaleur, et de l'air de vérité dont je peins le prémier, m'ont pâssé d'oublier l'autre, j'en ai rencontrées aussi qui se plaignoient de ce que je paroissois toûjours, au ton de légèreté que j'avois avec elles, moins croire à leur coeur, qu'à leurs sens. Ce n'est pas que celles qui se sont prétendu le plus blessées de l'opinion que je sembloisavoir d'elles, m'ayent prouvé qu'elle fût en effet, bien contraire à mes succès; mais, pour diminüer autant qu'elles le pouvoient, la honte de s'être rendües à ce qu'elles trouvoient si peu fait pour les séduire, elles m'ont toûjours soutenu qu'elles m'auroient (quelques heures de moins, apparemment) fait attendre la victoire, si j'eûsse pû me déterminer à avoir l'air d'en douter un peu plus. En conservant dans toute son étendüe, une façon d'agir, et de penser où l'expérience n'a dû que me confirmer, j'ai, pourtant, aujourd'hui besoin de changer de marche. Sans compter que, par elle-même, Hégéside aime tous les hommages que peut éxiger une femme très-vaine de sa beauté, je me suis fort trompé à son caractère, si elle ne joint à l'opinion qu'elle a de la sienne, beaucoup plus d'envie de toucher que de plaire. Si, malgré cette dispôsition son coeur n'étoitpas prévenu, il seroit possible que sa fierté, toute grande qu'elle est, ne me fît pas mettre plus de changement dans ma conduite, qu'elle n'en mêt dans mes maximes; mais il est ici question d'une femme qu'il faut arracher à un sentiment, ou à une idée qui a déjà fait sur elle de grands progrès. Il est, de plus, nécessaire de considérer que l'homme qui a sçu la mener jusques-là, n'y est parvenu que par-tout ce qui pouvoit le plus flatter son orgueil; qu'il joint à tout ce qui, d'ailleurs, peut séduire, une imaginâtion vive et passionnée, une extrême habitude de tous ces riens dont, communément, les femmes se font de si grandes chôses, l'art de les leur rendre plus intéressantes encore; et, soit qu'il parle, soit qu'il écrive, le talent de s'exprimer avec une élégance et une chaleur qui ne peuvent jamais que les subjuguer. Quelle comparaison ne fera pas Hégéside, deces lettres si tendres, et qui déjà l'ont touchée, aux billets, vifs et galants, j'en conviens, que je lui écrirai, mais où, quelque gêne que je m'impôse, je mettrai toûjours moins d'amour que d'emportement! Nous sommes unis par l'amitié la plus tendre; vous n'avez point encore assez pardonné à Axiochus pour ne vous pas intéresser personnellement à mes desseins: la nature vous a doüé du don précieux d'écrire de sang-froid, les chôses du monde les plus touchantes: c'est vous dire assés quel est le service que je vous demande. Faites-moi donc, je vous en conjure, une lettre où, sans oublier de loüer excessivement Hégéside sur sa beauté, il paroisse, cependant, que ses vertus ont fait sur moi, beaucoup plus d'impression encore que ses charmes mêmes: cela n'est pas, je l'avoüe, probable à un certain point; mais jamais une femme n'a discuté que ce qu'elle n'avoit pas de plaisirà croire. Souvenez-vous, sur-tout, que je dois m'y reprocher amèrement d'avoir crû jusques ici que le plaisir pût tenir lieu de l'amour, et que, sur cet article, je ne sçaurois être d'une trop grande confusion. Vous ne manquerez pas d'ajoûter que ce qui prouve invinciblement que ce n'étoit pas la faute de mon coeur, est la violente passion qu'elle m'a inspirée. Si, comme je l'imagine, vous pouvez lui dire tout cela d'une façon un peu moins usée que je ne l'exprime, vous le ferez. Vous ne devez pas ignorer combien, pour couvrir les chôses communes qui lui échappent, le sentiment a besoin d'élégance; et elle est ici d'autant plus nécessaire qu'Hégéside accoutumée aux lettres de l'homme d'Athênes qui, dans ce genre, après vous, écrit le mieux, ne peut que juger avec sévérité, celles qu'elle recevra de moi. Si, par hazard, vous en aviez pour votre propre compte, une qui fût toute prête, nefût-elle pas même en tout point analogue à la sitüâtion où je me trouve, ne manquez pas de me l'envoyer sur le champ, j'aurai toûjours moins de peine à l'y adapter que je n'en aurois à la faire. Sans me l'avoir dit, Hégéside ne doute pas qu'à son réveil, elle ne doive entendre parler de mon amour; et vous connoissez trop les femmes pour ignorer combien il est dangereux auprès d'elles, de manquer à ce que leur amour-propre s'est promis de notre part.

LETTRE 53

Le même à Antipe. Si je suis fâché, ce n'est pas d'avoir pris une courtisanne; mais de ce que le bruit en est assez répandu pour avoir été jusques à vous. Je me flattois que par la prudence dont je conduis cette affaire, elle seroit ignorée du public, ou du moins ne lui parviendroit que, quand ne subsistant plus, je pourrois la nier avec succès à Aspasie pour qui seule j'avois besoin qu'elle fût un mystère. Le hazard, ou plutôt la vanité de Némée, a donné à cette fantaisie plus de célébrité que je ne voulois qu'elle en eût; et quoique je l'eûsse assurée que je la quitterois, de l'instant où je serois seulement soupçonné de la voir, il faut, ou qu'elle n'ait pas crû cette menace bien sincère de mapart, ou que la crainte de me perdre, ait eu sur elle moins de pouvoir que le plaisir de l'emporter aux yeux de tout le monde sur Aspasie, ou, du moins, de me partager avec une femme si illustre à tous égards. Je suis surpris, au reste, que vous ayez tant de peine à croire réelle, cette infidélité: sans compter qu'elle est tout-à-fait dans mon caractère, les dégoûts que me donne Aspasie, et que je vous ai confiés, auroient, ce me semble, dû vous la rendre plus vraisemblable. Vous ne vous en tromperiez pas moins à l'état de mon coeur, si vous me croyiez absolument détaché d'elle: j'y tiens toûjours par les mêmes sentimens; mais, quand il se pourroit qu'ils fûssent éteints, ce ne seroit point à Némée que ma vanité me permettroit de la sacrifier. Persüadé à l'ennui que, malgré tout son esprit, et tous ses charmes, elle me fait assez souvent éprouver, que si je ne me faisois pas un objet de distraction, il me seroitimpossible d'y tenir plus long-tems, j'ai choisi Némée comme celle de toutes les femmes qui pouvoit le moins tirer à conséquence pour mon coeur. Aspasie, et elle, sont, en effet, d'un ordre si différent qu'il ne se pourroit pas, quelques illusions qu'on voulût se faire, ou, quelque loin que l'on portât le caprice du goût, que l'on fût jamais tenté d'accorder à l'une, ce qui n'est fait que pour l'autre: ne craignez donc pas, encore une fois, que je me dégrade jusques-là. Némée ne posséde pas plus mon coeur, ni qu'elle ne mérite, ni même, quelqu'amour qu'elle paroisse sentir pour moi, elle ne desire, peut-être, de le posséder; et je crois que, dans le fond, nous ne nous éxagérons pas plus l'un que l'autre la sorte de mouvement qui nous joint sans nous unir. Ce n'est point qu'en ne voulant même lui tenir aucun compte d'avoir, uniquement dans l'espoir d'êtreà moi, quitté Pharnabâze de qui elle étoit adorée, elle ne rassemble tout ce qu'il faut pour l'être. La figure la plus séduisante, toute la fraîcheur, toutes les grâces de la jeunesse, une âme vive et sensible, et, peut-être, quoique sous une autre forme, c'est-à-dire avec moins d'appareil, autant d'esprit qu'Aspasie; une noblesse infinie dans sa façon de penser, et qui touche d'autant plus qu'on l'attend moins de son état, voilà quelle est cette même Némée dont vous vous faites un si odieux portrait. Ne pensez point, je vous en conjure, que ce soit l'amour qui vous la peigne ici: je vois aisément par ce que vous m'en écrivez, que vous me croyez pour elle la plus violente passion; mais, fût-ce ou d'Axiochus, ou de Thrazylle que vous tînssiez cette nouvelle, n'en soyez pas moins convaincu qu'on s'est trompé à ce que Némée m'inspire. Mes goûts, j'enconviens, ressemblent assez à des fureurs pour que l'on puisse d'abord s'y méprendre; mais personne n'ignore qu'ils sont d'aussi peu de durée qu'ils ont de violence; et si je donne quelquefois à mes amis sujet de craindre qu'ils ne me mènent trop loin, du moins, ne dois-je jamais leur laisser à redouter qu'ils m'emportent trop long-tems. Vous-même pouvez-vous penser qu'un coeur sur qui la plus aimable femme de la Grèce n'a pû faire qu'une légère impression, puisse être subjugué par Némée? Il est vrai que, suivant mon usage, ce que j'ai senti pour elle, a d'abord été d'une vivacité prodigieuse; et que j'ai crû même pendant quinze jours que je l'aimerois toute ma vie; mais les chôses sont déjà rentrées dans leur ordre ordinaire; et si elle m'amuse encore beaucoup, je n'en ai pas moins de quoi être sûr non-seulement que je me suis trompé quand je me suiscrû pour elle une véritable passion, mais que je me tromperai toutes les fois que je me croirai capable d'en avoir une; conviction qui, toute bien fondée qu'elle est, ne m'en empêchera pas plus de m'y méprendre à la prémière occâsion, et d'agir en conséquence. Quelque plaisir, toutesfois, que m'offre encore la possession de Némée, je sens que ce ne seroit pas sans douleur que je perdrois Aspasie. N'est-ce que par vanité que je desire qu'elle ne cesse pas d'être à moi? N'entre-t-il point encore de l'amour, dans le desir que j'aurois de la conserver? Mais quand il se pourroit qu'elle fût rassurée sur mon coeur par les avantages réels qu'elle a sur l'objet de ma fantaisie actüelle, ou qu'elle m'aimât assez pour en attendre patiemment la fin, pensez-vous que le choix que j'ai fait ne me dégradât point à ses yeux; et se peut-il qu'elle perde deson estime pour moi sans perdre beaucoup de sa tendresse? Tout humilié, cependant, que je suis moi-même de lui donner une pareille rivale, je n'en voudrois pas plus qu'elle en éxigeât le sacrifice, parce que, soit que mon goût pour Némée ait encore trop de violence, ou qu'il soit de mon caractère d'attacher de la honte à céder, je craindrois qu'en y mettant de l'empire, Aspasie ne me rendît Némée d'un plus grand prix qu'elle ne m'est; et je connois trop sa fierté pour ne pas craindre qu'en cette occâsion elle n'agît beaucoup plus d'après sa façon de penser, qu'elle ne se prêteroit à la mienne. C'est cette crainte, que vous qui la connoissez, ne trouverez pas moins bien fondée que moi-même, et non la vaine crainte de voir blâmer mon choix par des gens peu faits pour inflüer sur mes goûts, qui m'avoit fait desirer que mon caprice pourNémée ne transpirât pas; mais malgré mes soins, j'ai tout lieu de croire qu'Aspasie en est plus instruite que je ne voudrois. Ce n'est pas, cependant, qu'elle ait daigné m'en faire le reproche le plus léger: l'air que je lui vois avec moi est jusques-à présent l'unique chôse qui puisse me faire croire qu'elle ignore moins ce que je fais, qu'elle ne veut paroître l'ignorer. Ce n'est point encore qu'elle se refuse absolument à mes desirs; mais ou elle trouve tant de raisons pour les éluder, ou quand enfin elle se détermine à s'y rendre, elle porte dans mes bras si peu d'ardeur, et tant de contrainte que, moins je puis la soupçonner de méditer une infidélité, plus il m'est impossible de me flatter de lui avoir bien caché la mienne. Il est bien difficile, en effet, que l'on puisse confondre cette complaisance séche et froide qu'une femme peut prendre sur elle de s'impôser, avec cetteardeur vive et tendre que lui donne l'amour; et il n'est, selon moi, permis qu'aux maris qui sont aussi rârement aimés qu'amoureux de prendre pour de la tendresse, la soumission au devoir, et d'en être contens, soit parce qu'ils n'en desirent pas plus, soit parce qu'on les a accoutumés à n'en pas voir davantage. Puis-je aussi, raisonnablement me flatter que, l'imaginâtion pleine de Némée, je paroisse à Aspasie ce qu'elle m'a vû lorsque je n'étois occupé que d'elle? L'envie que j'ai de croire que je n'en desire pas une autre, suffit-elle pour lui rendre l'empire qu'elle avoit sur moi? Puis je me déguiser que nos rendez-vous sont plus courts, et moins animés qu'ils ne l'étoient, et que je ne dois en accuser que mon coeur? Autrefois, et il n'y a pas encore bien long-tems, elle ne m'entretenoit jamais assez de sa tendresse; et je me plaignois amèrement quand je lavoyois employer à m'instruire, un tems qui me sembloit ne devoir être consacré qu'aux plaisirs. Aujourd'hui je la porte de moi-même sur ces mêmes sujets que je ne pouvois tranquilement lui voir traiter, et cherche plus à l'y arrêter qu'à l'en distraire. Mes sens, toutesfois, n'ont pas à beaucoup près autant perdu que mon coeur; et il m'est, par je ne sçais quelle bizarrerie, plus aisé de lui prouver qu'elle les anime encore que de lui dire que je l'aime. Ah! J'en roûgis; quels que soient les charmes de Némée, elle n'est pas faite pour remporter sur Aspasie un pareil triomphe; il m'avilit encore plus qu'il ne l'honore. Indépendamment de tout ce que mérite d'estime et d'attachement la femme de Périclès, je ne sçaurois douter qu'elle ne m'aime de la plus vive tendresse; et quelqu'impression que je paroisse faire sur Némée, je sens, malgrétout le desir que j'aurois de m'aveugler à cet égard, ou que tout autre que moi lui pourroit être aussi cher, ou, du moins, que je n'obtiens sur le reste de l'univers qu'une préférence momentanée. Mais, en pensant de chacune d'elles comme je le dois, ce qu'y gâgne Aspasie, ne me ramène pas plus à elle, que ce que Némée y perd ne me soustrait à son empire; et, né plus voluptüeux que délicat, moins reconnoissant du sentiment que je puis inspirer, que gêné du prix qu'on en éxige, j'ai bien peur qu'en convenant de toute mon injustice, je n'y mette le comble en rendant par mon inconstance, Aspasie aussi à plaindre que vous la suppôsez déja.

LETTRE 54

Aspasie à Alcibiade. Que vous êtes barbâre! Ou ne vous offensez point de ce que je voudrois cesser de vous aimer, ou ne me rendez pas nécessaire un si crüel effort. Aimez-moi, s'il se peut, ingrat! Ou laissez ce coeur que vous semblez n'avoir cherché à rendre sensible, que pour joüir du plaisir si digne de vous, de le déchirer, reprendre, si pourtant il le peut jamais, avec son ancienne indifférence pour vous, ses prémiers sentimens pour Périclès. N'en est-ce donc pas assez pour votre gloire que d'avoir fait naître la plus violente des passions, et de l'avoir rendüe si malheureuse, sans éxiger encore que les tourmens que vous me faites éprouver soient éternels? Vous aimez Némée: que vousimporteroit-il donc que je vous aimâsse plus? Je ne sçais comment vous pensez; mais je ne sçaurois douter que si quelqu'un vous avoit succédé dans mon coeur, votre amour, si après mon inconstance je vous en inspirois encore, ne fût pour moi le plus horrible des supplices. Non, vous ne sçauriez jamais imaginer tout ce que, malgré la reconnoissance, l'estime, et même la vénérâtion qui m'attachent à votre illustre rival, la passion que je lui inspire, me fait souffrir; et combien, quelque contraire que ce sentiment de sa part pût être au bonheur de ma vie, je desirerois que la haine ou l'indifférence en eûssent pris la place. J'en serois plus à plaindre, sans doute; mais, du moins, je ne m'en trouverois pas si criminelle; et n'éprouverois ni la honte, ni le tourment de feindre des mouvemens que je n'ai plus, et que je ne suis jamais forcée de montrersans en être avilie à mes yeux, au-delà de toute expression. Libre, autant que je suis enchaînée, rien ne peut vous forcer à ces égards qui me desespèrent. Si tout me défend de découvrir à Périclès l'état de mon coeur, rien ne vous impôse la loi de me dissimuler la sitüâtion du vôtre; et quand je vous entends me dire avec tant de froideur que vous m'aimez toûjours, ou recevoir de même tout ce que mon amour me dicte pour vous; moins, enfin, je vous vois de motifs pour l'un et pour l'autre, plus je dois nécessairement en conclûre que vous ne m'aimez plus. Mais, comment après l'aveu que vous m'en avez fait vous-même, pourrois-je en douter encore? ce n'est, dites-vous, qu'un goût: ah! Quelle distinction! Et comment avez-vous pû vous flatter que je l'adoptâsse, ou que, si, enfin je consentois à l'admettre, à votre frénésie pour elle, autantqu'à votre langueur auprès de moi, je ne fûsse point obligée de croire qu'il faut qu'un goût prenne sur vous plus qu'une passion? On abuse long-tems l'amour; je ne vous en ai que trop donné la preuve: le besoin qu'on a d'être aimé: ce que, par sa tendresse propre, on sent qu'on mérite de retour: l'opinion que l'on a de ce qu'on aime, et que l'on s'obstine à conserver comme le bien le plus précieux dont on puisse joüir: la crainte même de voir s'altérer un sentiment qui est devenu le charme de notre vie, loin de permettre que l'on cherche à s'éclairer, ou que l'on profite des moyens que l'on peut en avoir, tout, au contraire, nous engage à nous affoiblir tout ce qui pourroit porter dans le coeur une si funeste lumière. Vous prétendez que je juge mal de vos sentimens: il est vrai que, soit par fausseté, soit, ce que je croirois plutôt encore, que votre orgueilsouffre de me perdre, il n'y a rien, hors la seule chôse qui pourroit me prouver ce que vous me dites, que vous ne tentiez pour me retenir dans vos chaînes. Hier même encore vous ne répondiez à mes plaintes que par des reproches qui m'offensoient d'autant plus que vous étiez intérieurement plus sûr que je ne les méritois pas. Vous jaloux! Ah perfide! Si vous l'étiez!-mais quelle illusion! Et à quel point ne faut-il pas que j'aime encore pour me la faire! Hélas! Vous ne sçavez que trop que ce n'est point pour me livrer à une nouvelle erreur que je voudrois m'arracher à la crüelle passion qui me déchire. Quelque chôse que j'aye perdüe, peut-être, à vous avoir donné cette certitude, je serois, cependant, desespérée que vous ne l'eûssiez pas. Que votre vanité, cet unique sentiment de votre âme, qui souffre seule du parti que vous me forcez de prendre se consoledonc: croyez même qu'après vous avoir aimé il n'y a rien sous le ciel qui puisse me paroître aimable; que je ne puis que gémir le reste de ma vie du malheur de n'avoir pû vous rendre sensible; et qu'enfin malgré votre ingratitude vous seul en remplirez tous les instants. Il m'auroit été aussi doux que vous n'eûssiez dû cette certitude qu'à votre estime pour moi, qu'il m'est affreux de ne pouvoir l'espérer que de votre amour-propre; mais, quoique ce soit qui vous la donne, la seule consolâtion qui me reste est de ne pouvoir douter, quelque desir même que vous puissiez avoir de la perdre, que vous ne la conserviez toûjours. Toute sûre que je suis, cependant, que votre estime ne peut jamais m'être enlevée, je tremble que votre injustice ne voye qu'une méprisable inconstance dans la nécessité où vous-même me mettez de briser desnoeuds qui, si vous eûssiez pensé comme moi, auroient été éternels; et qu'enfin, vous ne m'accusiez quand vous ne devriez que me plaindre. Me fûssiez-vous aussi indifférent qu'il est vrai que vous m'êtes cher, je ne soutiendrois pas sans le plus horrible desespoir l'idée que dans cette crüelle circonstance vous semblez vous faire de moi; mais dûssiez-vous en penser effectivement ce que, pour ne me laisser aucun tourment à ignorer, vous feignez d'en croire; fûssé-je même dans votre esprit au rang de cette Némée qui, toute vile qu'elle est, dites-vous, à vos yeux, m'enlève, pourtant, votre coeur, je n'en voudrois pas continüer davantage une liaison dont vous ne me faites plus qu'un supplice. Vous ne cessez de me répéter que, si je vous aimois véritablement, je serois plus indulgente: ah! Crüel! Combien n'y a-t'il pas de tems que je vouspardonne! Quels égards n'ai-je pas eu pour la méprisable passion qui vous entraîne, tant que j'ai pû me flatter que ce n'étoit qu'une fantaisie; et quel autre sentiment que l'amour peut inspirer tant de patience! Ce n'est, ôsez-vous ajoûter, que la vanité qui, prenant à mes yeux, le masque de la délicatesse, fait le malheur de ma vie des plaisirs qu'une autre vous procure. Quoi! Vous voudriez que ma tendresse respectât jusques à ceux de vos caprices qui l'outragent le plus!-je ne répondrai point à des sophismes dont il ne se peut pas que vous ne sentiez vous-même, tout le faux, et qui font encore plus de tort à votre coeur qu'à votre esprit. Quoique je ne doive point présumer qu'en étendant vos raisons, vous leur donniez plus de force, ou que ma présence change rien à votre façon de penser; que je sente, enfin, qu'en consentant encore à vousvoir en particulier, je ne me prépare que de nouveaux chagrins, comme à vous de nouveaux crimes, je veux bien, et pour la dernière fois, me prêter à ce que vous desirez. J'aurois, sans doute, beaucoup à roûgir de ma facilité à céder à tout ce que vous éxigez de moi, si je n'étois pas convaincüe qu'il vous sera toûjours plus honteux d'abuser de mon indulgence, qu'il ne peut me l'être d'en avoir tant.

LETTRE 55

La même au même. Némée n'est pas plus faite pour disputer rien à Aspasie, qu'Aspasie pour partager rien avec Némée. Il faut donc nécessairement, ou que vous rompiez, et sans retour avec la dernière, ou que vous renonciez à la prétention de faire croire à l'autre, que vous l'aimez toûjours. Je trouve, même, que, vous pardonner une infidélité qui doit me blesser d'autant plus qu'elle vous dégrade davantage, est pousser l'indulgence aussi loin qu'elle puisse aller; c'est, à vous parler avec franchise, un effort dont je ne me serois jamais crüe capable; et qui ne peut que m'avilir si, par le plus sincère repentir et par tous les sacrifices qui peuvent me le constater, vous ne vous en rendez pasdigne. Tel est le résultat de toutes les réfléxions qui se sont présentées à moi dans le cours de cette nuit que vous m'avez si généreusement accordée pour prendre sur ce qui nous divise un parti définitif. Si je veux bien (ainsi que par pure politesse, sans doute, vous paroissez le desirer) ne point croire que vous me confondez avec le nouvel objet qui vous occupe, ce n'est pas, assurément, que vous me donniez sujet de m'en flatter; mais parce que j'ai besoin de ne vous mépriser que le plus tard qu'il me sera possible. Ce sera, selon toute apparence, bien moins à l'estime que je m'obstine malgré vous-même à vous conserver, qu'à une vanité dont je ne suis, peut-être, pas aussi susceptible que vous le pensez, que vous attribüerez ce sentiment; mais pour peu que vous puissiez encore, nous juger sans partialité, vous conviendrez que si vous êtes attaché àNémée autant que, de tout ce que vous faites pour éviter de rompre avec elle je dois l'inférer, ce n'est pas pour moi une raison ni de penser plus de mal de moi-même, ni de croire que ce soit moi qu'une pareille préférence doive humilier. J'ai beaucoup de sujets d'être sûre que vous ne roûgissez point de ce choix autant que vous me le dites; mais quand à cet égard vous ne m'éxagéreriez rien, les attachemens dont on roûgit le plus, ne sont pas toûjours ceux que l'on rompt le plus aisément; et je crois vous en donner la preuve. Tout ce que vous me dîtes hier sur cela, étoit admirablement bien travaillé. Vous m'établîtes avec tout l'art imaginable, entre le foible des sens et les sentimens du coeur, de très-délicates distinctions; mais, en même-tems, elles étoient si subtiles que, quelqu'esprit que l'on veuille bien m'attribüer, j'avoüe qu'il ne me fut pas possible de lessaisir. Ce qui me fait penser que ce n'est aussi qu'à mon peu de pénétrâtion que vous vous en êtes pris du malheur qui m'est arrivé de ne les point entendre, c'est que vous avez crû qu'en les écrivant vous me les rendriez tout à la fois plus frappantes et plus sensibles. Je dois, du moins, vous suppôser cet objet: car si vous ne l'aviez pas eu, votre lettre n'étant qu'une répétition fort étendüe de notre entretien d'hier, elle seroit parfaitement ridicule; et je ne sçaurois présumer que, quelqu'indifférent que vous soyez aujourd'hui sur l'opinion que j'ai de vous, votre intention ait été que je n'en pûsse porter que ce jugement. Vous me priez de vouloir bien la lire sans prévention: c'est ce, qu'autant que l'intérêt que je prends à la chôse, a pû me le permettre, je crois avoir fait. Vous me demandez encore que je vous fasse la grâce de bien peser vos raisons: comme c'enest une que je vous ai déjà accordée, et que vous ne m'offriez rien de nouveau à discuter, c'est une peine que j'ai crû devoir m'épargner. Vous avez tort de vous en prendre, soit à votre peu d'éloquence, soit à une sorte d'obscurité dont en cette occâsion, ce me semble, vous vous accusez fort gratüitement, du peu d'impression que font sur moi des chôses qui, selon vous, devroient me frapper si vivement. Vous sçavez que je m'y connois; et je suis bien aise pour rassurer sur cela votre vanité, de vous dire que je vous ai trouvé autant d'éloquence et de clarté que vous pouviez, en effet, desirer que je vous en trouvâsse: mais vous seriez, s'il se pouvoit, aussi éloquent et aussi lumineux que Périclès lui-même, que vous ne m'en persüaderiez pas davantage qu'entre les bras d'une autre, vous n'en êtes pas moins à moi. Quand,au reste, il seroit possible que vous parvînssiez à me persüader une pareille absurdité, comme il n'en seroit pas moins sûr que ce seroit toûjours me faire courir le risque de vous paroître moins aimable, je croirois n'en avoir pas moins à me plaindre de ce que vous vous seriez mis dans une pôsition qui, en me faisant, tout au moins, douter de votre tendresse, ne pourroit qu'allarmer beaucoup la mienne. Vous me faites trop de grâce de me demander ce que je desire que vous fassiez. Je sens, assurément, tout le prix des égards que, dans les circonstances où nous sommes tous deux, vous voulez bien avoir pour moi; et je crois ne pouvoir ni mieux vous le prouver, ni mieux vous les rendre, qu'en vous laissant à mon tour, le maître de faire ce qui vous plaira.

LETTRE 56

Némée au même. Quoique dans son origine Aspasie ne fût que ce que je suis, l'étendüe de ses lumières, les grâces de son esprit, la sublimité de son éloquence, l'amour de Périclès, et enfin, l'estime et l'amitié de Socrate, lui ont fait un si grand nom, que je ne suis point surprise que vous la mettiez dans le nombre des femmes qui ont fait honneur à leur siécle, et à leur patrie; mais je le suis beaucoup, je vous l'avoüe, de vous voir me placer dans la même classe. Ce n'est pas, assurément, que je ne sois fort célèbre; mais, qu'est-ce, pour mériter de ne pas mourir toute entière, qu'une célébrité que je ne dois qu'à mes erreurs, à une façon de penser qui, si elle est par quelques-uns, décoréedu tître de philosophie, est par un beaucoup plus grand nombre d'autres, fort différemment qualifiée, et à une beauté que chacune des années qui vont s'écouler dégradera insensiblement, et dont, enfin, le tems ne me laissera pas la plus légère trace. mais, dites-vous, vous êtes la seule qui ayez sçu allier la noblesse d'âme avec une profession qui semble nécessairement l'exclûre: vous êtes donc une femme extraordinaire. quand j'admettrois que l'on dût me tenir un si grand compte d'une vertu qui me coûte si peu, de ce que je serois extraordinaire, s'ensuivroit-il que je fûsse illustre? Que je joigne encore à cette façon de penser qui vous paroît si singulière, la probité la plus éxacte; et que, même en amour, je ne me permette pas le plus léger déguisement, rien ne me paroît plus simple encore. Si je n'ai pas crû que les préjugés méritâssent d'être respectés, je n'ai point pensé de mêmesur les principes: peut-être aurois-je mieux fait pour ma réputâtion d'immoler les derniers, et de paroître sacrifier aux autres; mais l'estime du public ne m'a jamais été d'un aussi grand prix que la mienne; et je me console aisément de ne point porter le masque de ce qu'en nous on nomme vertu , par le plaisir de trouver dans mon coeur toutes celles et qui honorent le plus l'humanité, et dont elle peut se pâsser le moins. Je n'ignore pas qu'on ne me confond point dans la foule des courtisannes qui, aujourd'hui, inondent Athênes; et que Némée, toute mal définie qu'elle est par le plus grand nombre, y est, du moins, toûjours nommée à part. Aussi, ne serois-je pas moins étonnée, si votre projet étoit de donner l'histoire des plus célèbres courtisannes, que l'on y cherchât vainement la mienne, que je le suis de votre obstinâtion à me placer parmi les femmes dont la Grèces'honore. Votre goût actüel pour moi, vous aveugle, mon cher Alcibiade; mais je n'ai ni assez de vanité, ni assez peu de sens pour vouloir abuser de ce qu'il vous conseille en ma faveur; et pour ne point tâcher de vous éclairer sur le ridicule d'un projet dont vous vous mocquerez autant que moi-même lorsque le mouvement qui vous l'inspire aura fait place à quelque nouvelle fantaisie. Vous n'êtes pas, au reste, le prémier de mes amans qui aura voulu me sacrifier sa gloire, et à qui, malgré lui-même, je l'aurai conservée. Peut-être, en effet, compromettriez-vous la vôtre plus que vous ne pensez, si vous persistiez à vouloir me mettre à côté d'une femme avec qui je n'ai rien de commun que les erreurs qui ont avili sa jeunesse. En suppôsant même que je fûsse plus digne que je ne le présume, de l'honneur que vous voulez me faire, il devroit vous suffire que le publicne le crût pas, pour que ce fût sur l'opinion que, quelque peu fondée même qu'elle pût être, il a de moi, et non sur celle que vous en avez, quelque juste qu'elle vous paroisse, que vous devriez vous régler, puisque ce n'est jamais d'après le cas que nous faisons de nous-mêmes, ou sur la façon favorable dont pensent de nous nos amis, mais d'après ce qu'il croit nous devoir d'estime, qu'il détermine la portion qu'il nous en accorde. Vous prétendez, de plus, que liée ainsi que je le suis, mais par des hazards ou des motifs qui ont peu de quoi flatter mon orgueil, avec les plus grands hommes de mon siécle, mon nom ne doit pas moins que le leur se sauver de l'oubli; que, malgré toute la répugnance que je me sens pour cela, je pâsserai à la postérité; et qu'enfin l'objet des sentimens d'Alcibiade ne doit pas moins que lui-même franchirla nuit des tems. Ah! Si le principe qu'aujourd'h par rapport à moi vous cherchez à établir étoit reçu, que de femmes, même assez peu dignes d'éxister, vous rendriez immortelles, dans le cours de votre vie! Mais, instrumens peu considérés des foiblesses des grands hommes, à moins, ce qui ne peut arriver que rârement, que nous n'ayons fait la destinée d'un empire, un historien se contente d'apprendre à ses lecteurs que le héros de qui il les entretient eut le foible de l'amour; et ne fait pas aux femmes qui en occupoient les loisirs, l'honneur de les nommer. On dira de vous, sans doute, un jour (pardonnez si je vais d'avance en parler, comme en parleront nos neveux) Alcibiade pâssa toute sa vie à séduire des femmes, et n'en aima jamais aucune. Dans les conquêtes de ce genre qu'il tenta, il mit dans le nombre, la gloire que la plus grande partiedes hommes, vraisemblablement moins justes appréciateurs des chôses qu'il ne l'étoit, ne placent que dans le choix. Une justice que nous lui devons, et que par le prix qu'il attachoit à ces sortes de triomphe nous ne pourrions lui refuser sans outrager ses mânes, c'est que jamais il n'attaqua de femme sans la vaincre: aussi, ne craint-on point d'assurer qu'il eût été sans comparaison plus piqué d'en manquer une, que de perdre une bataille. Le plaisir de plaire lui tint constamment lieu du bonheur d'aimer: il se fit autant un point d'honneur de rapprocher de l'amour, les femmes que leurs principes en éloignoient le plus, que d'en inspirer à celles qui font une profession aussi publique de se refuser au sentiment que de se livrer au desir. De l'un et de l'autre côté, le triomphe lui paroissant égal, les plus fameuses courtisannes de son tems,ne lui parurent pas moins dignes de son attention, que les femmes de qui il devoit être le prémier vainqueur. Ceux des écrivains de sa vie sur qui nous pouvons le plus compter, assurent que le nombre des beautés qu'il se soumit fut si grand que, s'il n'eût pas pris le double soin d'en faire une liste fort éxacte, et de se la lire tous les jours, lui-même, sur la fin de sa carrière, n'en eût pas retrouvé tous les noms. On ne doit donc pas être surpris qu'une chôse qui, sans cette sage précaution, l'auroit, au moins, fort embarrassé, nous devienne impossible aujourd'hui; et que, de toutes les femmes de qui il fit la renommée, ou de qui il détruisit la réputâtion, le seul nom d'Aspasie, célèbre, d'ailleurs, par tant de côtés, soit parvenu jusques à nous. Nous avons, au reste, peine à croire que la perte du catalogue d'Alcibiade, en soit une à déplorer, etc.Voyez si, dans tout cela, il est seulement question de cette Némée de qui vous croyez la vie assez digne de pâsser à la postérité, pour vouloir l'écrire vous-même. Ne vous oppôsez donc, croyez-moi, ni à la nature, ni à la fortune, qui, toutes deux, ont voulu que je ne laissâsse de moi aucune mémoire; et prenez vous-même pour mériter qu'on se souvienne de votre éxistence, un rôle plus digne de vous que le rôle de mon historien. Il vaut beaucoup mieux, à mon sens, que les hommes ignorent que nous avons été, que de ne leur laisser de nous que des monumens qui, après nous avoir expôsés à la dérision de nos contemporains, ne nous survivent que pour nous rendre ridicules aux yeux de ceux qui viennent après nous. Pour vous prouver, cependant, que, comme vous pourriez le croire, ce n'est point pour le seul plaisir de vous contredire, que je ne suispoint de votre sentiment, je consens que la chôse soit discutée devant Socrate; et je vous donne ma parole que si, après m'avoir entendüe, il me condamne à l'immortalité, je ne m'oppôserai plus au généreux desir que vous avez de me la procurer: tâchez donc de l'amener ce soir au céramique. Si, comme je vous avoüe que je m'en flatte, vous perdez votre cause, je vous adoucirai ce malheur par toutes les consolâtions que l'amour peut fournir: si, contre mon espoir, c'est à moi que le sort est contraire, je ferai comme si j'en étois affligée, afin de trouver dans votre sensibilité toutes les ressources que, d'avance, vous offre la mienne.

LETTRE 57

Aspasie au même. Quand votre lettre seroit aussi tendre que vous avez, et si vainement tâché, qu'elle fût, elle ne me feroit rien changer à mes résolutions; je vous aime encore; quelque honteux que cela me fût, je ne pourrois que vous le dire; et, peut-être y joindrois-je encore l'affront de vous le prouver. Je ne vous verrai plus, du moins, en particulier; et si, par ma conduite, et la tendresse que j'eus pour vous, vous me jugez digne de quelques égards; si, en me forçant à immoler mon sentiment, ou, ce qui m'est bien plus pénible encore, à le renfermer pour jamais dans le fond de mon âme, je puis vous inspirer quelque pitié, vous ne me verrez, même en public, qu'autantque cela sera nécessaire pour me dérober à des soupçons qui me feroient mourir de douleur, si, pourtant, il est possible qu'après m'avoir si peu ménagée, il n'y ait encore contre moi que des soupçons. Non, encore une fois, je ne vous verrai plus, comme, et sans doute, dans la seule vüe de remporter sur moi un nouveau triomphe, vous paroissez le desirer. Vos larmes, toutes perfides que je les croirois, ne trouveroient que trop aisément encore le chemin de mon coeur. Je me souviens trop bien des dispôsitions que j'apportai à notre dernier rendez-vous, et avec quelle facilité, toute convaincüe que j'étois de votre fausseté, je vous cédai la victoire: je me suis trop amèrement reproché une foiblesse que vous me rendez, en effet, si in'excusable, pour que je pûsse espérer, une plus heureuse issüe, de l'entretien que vous me demandez, et que n'en devant attendreque le même succès, il puisse m'être permis de me rendre à vos desirs.-non, je ne m'y expôserai pas, même ne dûssiez-vous point, comme la dernière fois, attribüer plus à l'impression que vous faisiez sur mes sens qu'à la violence de mon amour, l'avantage que vous remportâtes sur moi. Vous n'ôsâtes pas, à la vérité, me faire un reproche que vous sentiez si injuste, et qui vous auroit encore plus dégradé que moi-même: mais je vous connois trop bien; et malgré l'égarement où vos perfides caresses m'avoient plongée, ou vous ne cherchiez point assez à me dissimuler ce que vous pensez, ou vous ne sçaviez pas me le cacher assez bien pour que je pûsse ne le pas saisir. Eh! Qui sçait même si votre intention n'étoit point que je le saisîsse! Vous ne deviez que me plaindre; vous ne sçûtes que m'outrager. Ne vous flattez donc pas que je consente à vous donnerencore un spectacle qui m'humilie d'autant plus qu'il n'intéresse que votre amour propre. Me reste-t-il encore, ingrat! Quelque sacrifice à vous faire? N'ai-je point-mais à quoi me serviroient les reproches, lorsque vous-même ne vous en faites pas, et que, peut-être, même, vous ne croyez pas vous en devoir; ou que, s'il se peut que vous ne poussiez point l'injustice jusques à ne pas sentir à quel point vous êtes coupable envers moi, vos remords me sont inutiles? Hélas! Vous m'avez tout dit, ou du moins, il ne me sied plus de rien entendre de votre part. Vos raisons, toûjours les mêmes, sans doute, ne peuvent plus me persüader; et vos transports, si je m'y prêtois avec la certitude d'avoir perdu votre coeur, ne feroient que m'avilir. Que la lettre à laquelle je réponds ici, soit donc la dernière que vous m'écriviez. Quelqu'important qu'il me fût que mafoiblesse fût ignorée; et quelque crüels que pûssent être les malheurs qui seroient indubitablement la suite, et l'effet de votre indiscrétion, je ne vous demande pas sur cela, les égards que vous me devriez: vous me les promettriez sans doute; mais puisque la vanité seule vous avoit attaché à moi, comment pourrois-je raisonnablement me flatter que vous eûssiez la force de taire un triomphe que vous avez crû pouvoir l'honorer? Hélas! Peut-être ne m'attaquiez-vous pas encore, peut-être même le desir que vous en aviez, n'étoit-il point encore déterminé, que tous vos amis, sans doute, sçavoient déjà les vües que vous aviez sur moi. Eh! Comment avec cette certitude que trop de chôses ont dû me donner pour qu'il me fût possible de ne l'avoir pas, pourrois-je croire que vous ne leur ayez point confié votre victoire? L'amour, tout impétüeuxqu'il est, peut quelquefois sçavoir se taire; mais l'amour-propre a toûjours besoin de parler. Vous avez tant immolé au vôtre un sentiment qui pouvoit ne vous pas toucher, mais qui par sa violence, et sa sincérité méritoit au moins de vous, quelque ménagement, qu'il ne sçauroit m'être permis de douter que vous ne lui sacrifiiez pas encore ma réputâtion. Tout de votre part, me percera le coeur, mais rien ne m'en surprendra. Vous en agirez donc à cet égard comme vous voudrez: si je n'ai pû me garantir d'une foiblesse, vous verrez comme je sçais et m'en punir, et échapper au deshonneur. Adieu, tout est dit entre nous, et pour jamais: souvenez-vous seulement, quelque parti que vous preniez, que j'envisage avec plus d'intrépidité encore le mépris de Périclès, quelqu'affreux qu'il fût pourmoi, et votre haine même dont il ne se peut pas qu'en ce moment je ne me fasse le plus crüel des malheurs qui peuvent m'accâbler, que la honte de vous être plus long-tems attachée.

LETTRE 58

Alcibiade à Antipe. Aspasie, oui, Antipe, cette même Aspasie qui, à l'entendre, devoit, quelque chôse que je pûsse faire contre le bonheur de son sentiment, me rester éternellement attachée, Aspasie, dis-je, vient de me quitter. Vous m'aviez de votre côté, si fortement assuré qu'il n'y avoit rien de moins possible que, si ne comptant pas tout-à-fait autant que vous sur la durée de la fantaisie d'une femme, j'avois malgré de si grandes raisons d'être tranquile, ôsé prescrire un terme à l'épouvantable patience dont celle-là me menaçoit, son inconstance étoit, du moins, un malheur que je n'espérois pas sitôt. La promptitude dont elle prend ce parti, achève de me persüader que c'estmoins à la violence du penchant qui l'entraînoit vers moi qu'elle a cédé, qu'à cette lassitude ou de la constance, ou de la vertu que les femmes qui se commandent l'une ou l'autre, éprouvent intérieurement; à laquelle nous devons, selon toute apparence, plus de triomphes que nous ne pensons; et dont, quelle que puisse être la philosophie dont Aspasie se pare, elle peut n'avoir pas moins qu'une autre senti le poids. Vous ne manquerez pas, sans doute, de vous récrier sur l'injustice que je lui fais de compter ici son coeur pour peu de chôse; mais si sa tendresse eut en effet été aussi éxempte de tous les mouvemens qui se mêlent toûjours à l'amour et qui si souvent en tiennent lieu, que vous voudriez que je le crûsse, la vanité auroit-elle eu sur elle plus de droits que le sentiment; et, l'eût-elle même voulu, lui auroit-il été possible de préférer la douleur de me perdre,au chagrin de me partager? Tout onéreux, cependant, que par l'excessive régularité que cette même vanité lui fait éxiger de ce qu'elle aime, elle me rendoit communément le bonheur de lui plaire, vous auriez tort de croire que ce soit avec autant d'indifférence que j'en affiche à ses yeux, que je la perds. Je vous avoüe même que ne trouvant jamais auprès d'aucune des femmes à qui je la sacrifiois sans cesse, ni cette certitude d'être aimé qui, lors même qu'elle nous touche le moins, est toûjours si flatteuse pour nous, ni cette volupté si douce dont, plus encore que la beauté, je la crois la source, si cette fureur de conquérir, la plus vive, et peut-être, des miennes, la seule durable, m'impôsoit souvent la nécessité d'être infidelle, je n'avois pas encore senti le besoin d'être inconstant. Je ne doute même point que si je n'en eûsse pas plus que je n'ai fait, résistéaux occâsions qui se présentoient, ou même cherché à les faire naître, la sorte de respect que, malgré moi-même elle m'inspiroit, ne m'auroit point permis de mettre dans mes crimes contr'elle, tant d'audace et de publicité si les égards que nous devions tous deux à Périclès, ne m'eûssent rendu presqu'inutile la gloire de me l'être soûmise: car, enfin, c'étoit devant si peu de gens que j'ôsois m'en vanter! Cette obligâtion de me taire dont vous n'ignorez pas que je sentois tout le poids long-tems même avant que de triompher d'elle, et qui devoit effectivement m'être d'autant plus pénible que je desirois davantage que ses bontés pour moi fûssent plus connües; ses plaintes, ses défiances perpétüelles, et qui faisoient de la plus grande partie de nos rendez-vous, des scênes d'aigreur; cette si rigoureuse fidélité qu'elle me prescrivoit, et que chaque jour qui se seroitécoulé, en m'ôtant de mon goût pour elle, ne m'auroit rendüe que plus impossible, ne m'ont point permis de tenter rien de ce qui auroit pû me la ramener. Ce n'est pas que l'instant qui, sur-tout après que l'on a crû que l'on se quittoit pour la vie, amène un raccommodement, n'ait des charmes; et que ce jeu de l'amour, du desir, ou de la vanité qui successivement le remplit, n'offre à des yeux un peu philosophes un très-intéressant spectacle; mais, sans compter qu'Aspasie me l'a trop souvent offert pour qu'il puisse me rester à cet égard la plus légère curiosité, les femmes ont dans ce moment si peu la prudence, ou le moyen de se varier, que, quelle que puisse être la cause de la querelle, celui qui une seule fois y en a vû une, doit être sûr de l'y trouver toûjours la même. J'ai, de plus, éprouvé trop souvent combien est fausse la chaleur que cet instant semble rendreà l'âme, et avec quelle promptitude elle s'éteint, pour que je n'en redoute pas plus les suites que je n'en cherche les plaisirs. Combien, en effet, n'a-t'on point de regret de s'y être livré, quand, au lieu de tout l'amour qu'on s'étoit flatté d'y reprendre, on ne se trouve plus que la satiété qu'on y avoit portée, le chagrin de s'être de nouveau chargé de ces mêmes chaînes qui paroissoient si pesantes, et l'embarras d'avoir encore à les rompre! Malgré tant de raisons de ne pas renoüer avec Aspasie, l'impression que, quelquefois elle fait sur mes sens, toute momentanée qu'elle est, et plus encore, ma vanité blessée du courage que dans cette occâsion elle trouve contre son propre coeur, auroit pû m'en faire naître le desir si elle n'eût pas crû devoir me cacher sous le masque, à mon gré, très-révoltant de la colère, les sentimens qu'elle conserve pour moi. Une douleur tendre qui m'auroit intéressé,ou un dédain froid, et sans humeur, qui m'auroit fait croire que je ne l'occupois plus du tout, l'auroient mieux servie que la desagréable sécheresse dont elle a crû devoir s'armer. Ces chôses dures et piquantes qu'elle affecte de me dire sans cesse, sont, peut-être, faites pour rendre, même en l'humiliant, à un homme amoureux, de l'activité qu'il pourroit avoir perdüe; mais elles ne peuvent, à mon sens, que confirmer un volage dans son inconstance, parce que si le sentiment qu'on nous inspire, nous force à tout pardonner, l'amour que nous inspirons, mais que nous ne partageons plus, n'est pas fait pour trouver la même indulgence. D'ailleurs, ce que, le coeur encore plein de sa passion, je la vois capable de sacrifier à son amour-propre, me donne pour elle un repoussement dont il ne me seroit pas facile de triompher. Je crois donc qu'à moins que pour réparâtion del'injure qu'en me quittant, elle vient de me faire, elle ne s'humilie jusques à me redemander mon coeur, nous ne renoüerons point; et c'est ce que pour notre bonheur respectif, nous pouvons, selon moi, faire de mieux. D'un côté le dégoût, de l'autre les querelles renaîtroient bientôt; et si vous joignez à cela le desir que j'aurois indubitablement de me vanger de son inconstance, vous comprendrez sans peine que rien ne seroit et plus sûr, et en même tems, moins éloigné qu'une seconde rupture entre nous. Je vois de plus, Aspasie payer trop cher la gloire de m'avoir quitté, pour que je croye devoir y joindre la douleur de se voir quittée à son tour. Vous aurez, sans doute, peine à concevoir en moi, un égard que l'excès de mon orgueil, et de sa sensibilité sur ce qui le blesse, doit, en effet, vous rendre assez peu croyable; mais, moins par la pôsition d'Aspasie, elle peutse vanter de m'avoir prévenu, moins aussi, je crois devoir me ressentir d'un affront dont la publicité seule pourroit me rendre la vengeance nécessaire, et dont je suis, d'ailleurs, si sûr de prendre tant de revanches.

LETTRE 59

Aspasie à Alcibiade. Vous avez hier été si lumineux en politique, développé des vües si profondes, montré, enfin, une connoissance si grande, soit des forces, soit de la foiblesse des différens états dont la Grèce est compôsée, que Périclès s'est fait un scrupule d'envoyer, sans que vous le vîssiez, le manifeste que vous trouverez ici. Il croit en même tems que ce ne seroit pas assez présumer de vos lumières que de vous dire à quelle des républiques alliées, ou feignant de l'être, ce même manifeste est adressé; et n'imagine pas en ne vous la nommant point vous mettre dans un bien grand embarras. Il desire aussi, que vous lui disiez ce que vous aurez pensé de cette piéce, plus dispôsé àse soûmettre à vos critiques, que vous ne le seriez, peut-être, en pareil cas à vous rendre aux siennes. Si jamais, ainsi qu'il me semble que, malgré ce que je vous en ai dit dans des tems plus heureux, vous en avez le desir, vous donnez au public votre très-spiritüel Anaximandre, je pense que vous ferez très-sagement d'en user avec lui comme aujourd'hui il en use avec vous. Athènes à... nous n'avions pas besoin de la dernière réponse que vous avez faite à nos ambassadeurs pour nous assurer de vos dispôsitions à notre égard; mais celles que nous serions en droit de vous suppôser, pourroient vous être si funestes, que, quelque clairement que vous nous les montriez, nous voulons bien en douter encore. Vous nous demandez aujourd'hui de vous instruire plus amplementdes causes de la guerre qui s'est élevée entre Sparte et nous; et, sans nous dire affirmativement quelles sont vos idées, vous voudriez que nous entrevîssions que votre intention est de juger les deux républiques, et de vous déterminer après, en faveur de celle des deux à qui vous croirez devoir la préférence. Quoique, peut être, nous n'eûssions pas voulu remettre à votre arbitrage, de si grands intérêts, et que nous eûssions pû vous demander de quel droit vous vous constitüiez juges entre nous, nous aurions été bien loin, et de nous plaindre d'une dispôsition si équitable de votre part, et de croire même que nous le dûssions, si, avant que d'entrer dans notre alliance, vous eûssiez éxigé de nous, ce que vous en éxigez aujourd'hui: mais il doit, pour ne rien dire de plus, nous paroître extraordinaire que ce soit cette demande que vous mettiez à la place des secoursque vous vous étiez engagés à nous fournir; et que ce qui auroit dû précéder votre traité, ne soit que la dernière, et en même tems la moins recevable de vos excuses. Plus nous vous avons laissé les maîtres d'embrasser celui des deux partis qui pouvoit, ou vous paroître le plus juste, ou vous être le plus agréable; moins nous avons cherché à vous effrayer par des menaces, ou à vous séduire par des promesses, plus nous avons sujet d'être surpris du prétexte que vous prenez aujourd'hui, soit pour nous être des alliés inutiles, soit pour vous tourner du côté de Sparte. Vous auriez, certes, ou trop d'opinion de votre prudence, ou pas assez de la nôtre, si vous vous flattiez de nous tromper par la demande que vous nous faites. Nous voulons bien, cependant, ne la trouver encore ni aussi déplacée, ni même aussi téméraire qu'elle devroit naturellement nous le paroître; et vous répondre, non comme nous le devrions, et, que peut-être, vous vous en êtes flattés, mais comme à d'anciens alliés qui nous auroient dans toutes les occâsions donné les preuves les plus fortes de leur fidélité, et de leur zéle. Si nous étions spartiates, nous nous contenterions de vous dire que ce n'est pas à vous à mettre en question ce que nous avons décidé: mais nous n'oublions jamais que nous parlons à des hommes; et d'ailleurs, ce n'est point par l'insolence que nous aimons à montrer notre supériorité. Notre intention n'est pas de vous faire ici toute l'histoire de la guerre de Corinthe, parce qu'elle est bien moins la cause de celle qui ravage actüellement tout le Péloponèse, qu'elle n'en est le prétexte. S'il est vrai qu'il fut libre à Lacédémone de se déclarer pour les corinthiens, l'on ne doit pas nous faire uncrime d'avoir pris le parti de Corcyre; comme elle eut ses motifs, nous eûmes les nôtres: elle ne crut pas nous devoir rendre compte des siens; nous pûmes avec autant de raison, nous croire dispensés d'avoir pour elle plus d'égards qu'elle n'en montroit pour nous. Il a plû depuis aux lacédémoniens de répandre que nous ne nous sommes déterminés en faveur de Corcyre, que dans l'intention de rompre la trève que nous avions faite ensemble. Nous pourrions, et même avec beaucoup plus d'apparence de raison, en dire autant d'eux, puisqu'en envoyant dix galères au secours de Corcyre, nous défendîmes au général qui les commandoit, de combattre les corinthiens, à moins que ceux-ci n'attaquâssent ou l'isle de Corcyre, ou quelqu'autre ville qui nous fût alliée: et nous fûmes si fidelles à ce que nous nous étions prescrit, que nous ne prîmes au combatque, peu de tems après, les deux peuples se livrèrent à la vüe des isles de Sibote, une part réelle, que lorsque nous vîmes les corcyréens près d'être entièrement défaits. Ahtênes crut alors sa gloire engagée à ne pas laisser anéantir un peuple à qui elle avoit accordé sa protection; et nos galères prenant en cet instant le parti que les insultes des lacédémoniens auroient dû, peut-être, leur faire prendre dès le commencement de l'action, nous changeâmes assez la face des chôses pour que ni Corinthe, ni Corcyre ne pûssent raisonnablement s'attribüer la victoire. Ce fut par le même motif que le lendemain de la bataille, nous envoyâmes encore vingt galères au secours des corcyréens; mais beaucoup plus pour contenir leurs ennemis, que pour tenter encore le hazard d'un combat: et c'est ce que Lacédémone, quelque desir qu'elleait de rejetter sur nous tous les torts, a pû d'autant moins desavoüer, que ceux de Corinthe effrayés de l'arrivée des vingt nouvelles galères, ayant député à nos généraux pour sçavoir quelle étoit à leur égard, l'intention de la république, et se plaindre en même tems et de ce que nous rompions la trève, et de ce que nous les empêchions de punir leurs sujets révoltés; nous répondîmes que nous ne croyions par notre conduite, donner au traité aucune atteinte; qu'il nous étoit aussi permis de secourir nos alliés, qu'aux lacédémoniens de prendre le parti des leurs; et que nous ne prétendions pas empêcher les corinthiens de se porter partout où ils le jugeroient à propos, pourvû que ce ne fût ni contre nous, ni contre aucune place qui, de quelque façon que ce fût, en dépendît. Sur cette réponse, les corinthiens, sans s'être expliqués sur leurs vûes, se déterminèrent à partir; et quoiqu'avant que de leur en laisser la liberté, nous fûssions en droit de leur demander quelles étoient leurs résolutions, ni nous, ni même les corcyréens ne cherchâmes à troubler leur retraite. Prévoyant, toutesfois, que Corinthe, moins encore par une suite de son propre ressentiment, que par un effet des sollicitations de Sparte, ne tarderoit pas à vouloir se vanger de l'injure qu'elle croyoit avoir reçüe de nous, nous ordonnâmes à ceux de Potidée qui, quoique colonie de Corinthe, nous étoit alliée, ou, pour mieux dire, étoit une de nos tributaires, de démolir leurs murs du côté de Pallêne, de nous donner des ôtages, de renvoyer à Corinthe les magistrats qui, de cette ville, venoient tous les ans les gouverner, et de n'en plus recevoir à l'avenir. Toutes ces précautions que l'on a qualifiées injustement d'actes de tyrannie, puisque c'étoit vis-à-vis denos sujets que nous agissions, nous étoient, quelque dénominâtion qu'on leur donne, absolument nécessaires, puisque nous avions tout sujet de craindre qu'à la suggestion de ces mêmes magistrats que nous voulions bannir, les potidéens ne se révoltâssent contre nous, et n'entraînassent dans leur révolte, tous les alliés qu'ils avoient dans la Thrace. La desobéïssance de Potidée à nos ordres, sa rébellion déclarée contre nous, soutenüe ouvertement par le roi de Macédoine, fomentée en secret par Sparte, les différens événemens de cette guerre, tout cela vous est trop connu pour que nous croyions devoir entrer dans de si inutiles détails. Les lacédémoniens las de la peu séante politique avec laquelle ils nous avoient jusques-là combattu, parurent enfin vouloir mettre en délibérâtion, ce qu'ils avoient depuislong-tems décidé; et au milieu d'une assemblée de leurs alliés qu'ils convoquèrent, nous firent déclarer la guerre comme ayant enfreint ce même traité qu'ils avoient respecté beaucoup moins religieusement que nous, puisqu'il est de toute notoriété que quand nous nous déterminâmes à secourir Corcyre, ils s'étoient déjà rangés du côté des corinthiens. Mais, en suppôsant que dans cette circonstance, nous eûssions tous les torts qu'ils nous attribüent, et qu'ils en eûssent même de plus grands à nous reprocher, il ne seroit pas encore vrai que ce fût pour cela seul que l'on nous a déclaré la guerre. Les lacédémoniens, moins blessés de leur propre foiblesse, que jaloux de la puissance des autres, n'ont jamais vû, sans la plus vive douleur, s'aggrandir les peuples mêmes dont ils avoient le moins à craindre; et, de toute la Grèce,nous sommes ceux qui leur avons de tout tems donné le plus d'ombrage. Ils nous le prouvèrent d'une façon tout à la fois bien marquée et bien crüelle lorsqu'après la défaite et la fuite des perses, nous voulûmes relever nos murs que ces barbâres avoient renversés. N'ôsant nous le défendre, bien moins à cause de l'indécence dont auroit été cette tyrannie, que parce qu'ils en sentoient toute l'inutilité, ou qu'ils en auroient craint les suites, à cela près de s'oppôser à force ouverte au rétablissement de notre ville, il n'y eut rien qu'ils ne tentâssent pour l'empêcher; et peut-être, en effet, y seroient-ils parvenus si Thémistocle en oppôsant la ruse à la ruse, ne l'eût fortifiée dans le même tems qu'il sçavoit les flatter de l'espérance que conformément à leurs desirs, elle resteroit démantelée. Si l'on demande pourquoi ils desiroientsi vivement qu'elle restât dans l'état de foiblesse où les barbâres l'avoient mise, nous répondrons que leur conduite actüelle avec nous, l'explique suffisamment. Si nous étions sans force et sans réputâtion, nous serions bien sûrs d'avoir avec Sparte, une paix éternelle: mais, quelque cas que cette république fasse de ses armes, et quelque terreur qu'elle voulût nous inspirer, nous croirions payer trop cher l'avantage d'être comptés au nombre de ses alliés, même ne nous en coûtât-il que la moindre de nos conquêtes. Les lacédémoniens nous reprochent encore d'avoir usurpé le commandement sur eux, quand nous pourrions avec beaucoup plus de justice, prouver que c'étoit eux qui l'avoient usurpé sur nous, en rendant permanente une concession qui ne devoit être que passagère. Dans letems de l'invasion des perses, chacune des républiques alliées devoit commander à son tour; soit que les peuples avec qui nous combattions se défiâssent de leurs généraux, ou qu'ils crûssent nous devoir cette marque de respect, lorsque leur jour vint, ils le cédèrent unanimement à nous, et aux spartiates. Mais ces derniers qui nous avoient déjà donné mille preuves de leur ambition et de leur jalousie, furent si blessés de ce partage, qu'ils menacèrent de quitter l'armée s'ils ne commandoient pas seuls; et pour éviter qu'ils ne le fîssent dans un tems où leur retraite expôsoit la Grèce entière à recevoir la loi des barbâres, nous leur cédâmes l'honneur du commandement. Si depuis nous les en avons laissés joüir long-tems, ç'a été bien moins, comme ils voudroient qu'on l'inférât de notre modérâtion, parce que nous les en croyions nous-mêmes plus dignes quenous, que pour le bien de la Grèce dont sans cette déférence de notre part, ils auroient troublé le repos par leurs intrigues, et par la guerre qu'elles y auroient infailliblement allumée. Ce fut donc par cette seule considérâtion que nous voulûmes bien servir sous les ordres de Pausanias; mais il y avoit peu de tems qu'il avoit pris le commandement général, que les grecs, et sur-tout ceux d'entr'eux que nous venions d'affranchir de l'esclavage des perses, rebutés de ses façons dures et impérieuses, vinrent nous supplier, comme leurs fondateurs, de les sauver de sa violence, et de commander nous-mêmes. Si nous eûssions été possédés de toute l'ambition dont Sparte nous accuse, nous aurions, sans doute, saisi une occâsion si naturelle de la satisfaire: mais, moins sensibles à l'honneur de commander les troupes de toute la Grèce, qu'au plaisir de pouvoirlui donner des preuves réelles de notre modérâtion, quelque sujet que nous eûssions nous-mêmes de nous plaindre de la fierté de Pausanias, non-seulement nous restâmes sous ses ordres, mais nous ne permîmes pas aux autres grecs de s'y soustraire. Lacédémone, cependant, fut forcée, sur les plaintes réïtérées de tous les alliés, de rappeller ce général; et ceux qu'elle envoya depuis à sa place, n'ayant pas mieux réüssi, elle parut, en les révoquant encore sans en nommer de nouveaux, se démettre tacitement de ce même honneur auquel elle avoit été si fortement attachée. Les alliés, donc, desirant alors plus que jamais que nous prîssions le commandement, nous crûmes enfin devoir céder à leurs instances, et nous en charger. Voilà ce qu'aujourd'hui Sparte qualifie d'usurpâtion, et un des prétextes qu'elle allègue contrenous. Ils n'ont, disent-ils, jamais consenti que ce commandement leur fût ôté: pourquoi, si elle ne vouloit pas en être privée, ne réclamoit-elle pas alors contre le voeu général qui nous le déféroit, et pourquoi ses propres troupes restèrent-elles sous nos ordres? Tout ce que nous avons fait pendant que nous avons commandé à toute la Grèce, a été trop public et trop éclatant, pour qu'il n'y eût pas à nous une sorte d'absurdité à croire que nous ayons à vous en instruire. Si nous sommes entrés dans le détail du reste, ce n'est pas que nous l'ayons crû plus nécessaire que ce que nous supprimons: mais, quoique nous n'ayons pû un seul instant vous suppôser dans l'ignorance que vous affectiez, nous n'avons pas dédaigné de l'admettre comme réelle. Fassent pour vous les dieux que votre conduite justifie notre condescendance!Nous croyons, au reste, pouvoir inférer de la réponse que vous nous avez faite, ou que vous êtes portés d'inclinâtion pour Sparte, ou que vous desireriez que l'une, et l'autre des deux républiques vous laissât la liberté d'être neutres. Si, comme nous ne vous cachons point que nous le pensons, c'est le prémier, pourquoi Sparte vous permêt-elle une politique si deshonorante pour elle et pour vous, et en même tems, si peu faite pour nous abuser? Si, ce que nous croyons le moins, c'est le second, comment pouvez-vous vous en flatter? êtes-vous encore à sçavoir qu'Athênes et Lacédémone ne connoissent que des ennemis, ou des alliés? Ou, en suppôsant que l'état des chôses forçât chacune d'elles de vous permettre actüellement la neutralité, que celle des deux que le sort feroit triompher, ne vous punît point bientôtde n'avoir pas embrassé le parti du vainqueur? Mais la majesté d'Athênes se croiroit blessée de vous propôser ces réfléxions; et comme il vous importe beaucoup plus qu'à elle-même que vous vous ne trompiez pas sur ce que vous croirez devoir résoudre, elle laisse à vos délibérâtions toute leur liberté. à quoi que ce soit que vous vous déterminiez, la campagne qui va s'ouvrir, ne lui permêt pas d'en attendre plus de quinze jours le résultat. Nous envoyons, environ vers ce tems-là, quatre-vingt galères de votre côté, soit pour punir des sujets rebelles, soit pour secourir quelques-uns de nos alliés; et les chefs de cette armée auront ordre de s'arrêter dans un de vos ports, d'y recevoir votre réponse, et d'agir en conséquence de ce que vous aurez décidé. Athênes qui veut bien encore ne vous pas traiter en ennemis, vous recommande aux dieux.

LETTRE 60

Thrazylle à Alcibiade. Le hazard vient, mon cher Alcibiade, de me faire avoir avec Socrate, un entretien que, tout peu fait pour vous plaire qu'il me paroît, je n'en ai pas moins jugé digne de vous être transmis, et qui, en conséquence, n'a pas plutôt été terminé, que dans la crainte d'en perdre la plus légère chôse, ou d'y rien dénaturer, je suis retourné chez moi l'écrire. Je l'ai rencontré sur le chemin qui conduit au Pirée, mais pourtant, encore dans la ville, et seul, contre son ordinaire. Nos torts avec lui, ou, si vous l'aimez mieux, les siens avec nous, me faisant une peine de sa présence, mon prémier mouvement a été de chercher à l'éviter.Il s'en est apperçu, et ne m'en a semblé avoir que plus d'empressement à me joindre. Après quelques reproches aussi doux qu'obligeans qu'il m'a faits sur ma négligence à le voir, et des excuses de ma part, auxquelles, sans me le dire, son air seul m'a fait sentir qu'il ne croyoit pas, eh bien! M'a-t'il dit en marchant toûjours, (et dans l'intention, sans doute, de m'entraîner dans quelque endroit où je ne pûsse pas trouver de secours contre lui) quelles nouvelles d'Alcibiade? Je n'ignore pas, a-t'il tout de suite ajoûté, qu'il se plaint amèrement de l'injustice que je lui fais de le regarder comme l'homme de son siécle, le plus frivole: mais, je ne crains pas d'en convenir, en le croyant, j'étois bien éloigné d'imaginer que je lui en fîsse une.-jamais, cependant, vous ne l'aviez plus mal jugé.-j'en suis fâché, a-t'il repris; mais je n'en roûgis pas: quelque tems que l'onait vécu avec les hommes; avec quelque soin qu'on les ait observés, on est quelquefois forcé, comme je le fais ici, d'avoüer que l'on a témérairement prononcé sur ceux que l'on se flattoit de connoître le mieux; mais souvent aussi, c'est bien moins au peu de sagacité de leurs observateurs, qu'au soin perpétüel qu'ils apportent à se déguiser, qu'il faut s'en prendre. Comment, par éxemple, en voyant Alcibiade mettre en apparence toute sa gloire à nourrir des cailles, à séduire et à tromper des femmes, à être le cocher d'Athênes le plus adroit, enfin, à mille autres chôses de cette nature, toutes (vous en conviendrez sûrement vous-même, mon cher Thrazylle) aussi peu faites les unes que les autres pour déceler un grand homme, aurois-je pû me douter qu'en effet, il en cachoit un?-vous êtes donc revenu de la mauvaise opinion que vous en aviez prise?-lemoyen que cela ne soit pas, m'a-t'il répondu de l'air le plus sérieux? Tout le monde m'assure qu'il a formé le projet de remplacer Périclès. Vous voyez donc bien, qu'il ne peut plus m'être permis d'accuser de frivolité, un homme qui dans un âge si tendre (car, ce me semble, il n'a pas vingt ans encore) peut se propôser d'être le chef de sa république? Une ambition pareille annonce nécessairement ou la plus in'excusable présomption, ou des talens surnaturels; et si vous connoissez toute l'étendüe de mon amitié pour Alcibiade, vous n'aurez pas de peine à deviner laquelle de ces deux chôses, il m'est le plus doux de lui croire: mais son intention n'est pas, je m'en flatte du moins, de supplanter Périclès?-ah! Ses plus mortels ennemis n'auroient pas l'audace de lui suppôser une idée si peu faite pour sa façon de penser.-en ce cas, il veut donc bien attendreou que Périclès se lâsse d'être à la tête des athéniens, ou que les athéniens se lâssent d'être conduits par Périclès?-on ne peut guères douter que cela ne soit.-l'un ou l'autre de ces d " uu a lô deux événemens peut ne pas arriver, ou se faire long-tems attendre. Périclès, quelque dégoût qu'il ait pour sa place, tient à la nécessité dont il sent qu'il est à sa patrie; et les athéniens à leur tour, malgré la véhémence, et même la continüité de leurs déclamâtions contre lui, ne paroissent pas dispôsés à se priver d'un chef sous la conduite de qui ils ont fait de si grandes chôses.-je suis de votre sentiment; mais, dans des projets de ce genre, est-il si déraisonnable de compter le hazard pour quelque chôse?-aussi peu qu'il le seroit de le compter pour tout: mais, puisqu'Alcibiade a formé le dessein d'être le successeur de Périclès, il est à présumer qu'il a cherché à acquérirtoutes les connoissances qu'une pareille place rend nécessaires?-j'ai répondu que je ne croyois pas que vous y eûssiez encore pensé.-ainsi donc, il n'en sçait pas plus sur cela, que quand il a cessé de me voir? Je me rappelle, cependant, que quand il a voulu sçavoir joüer de la lyre, il a pris un maître de lyre; il falloit donc pour cela, qu'il crût que cet art est fondé sur des principes; et que, s'il vouloit, sans les connoître, joüer de cet instrument, il s'en acquitteroit fort mal; ou que, si, de lui-même il les cherchoit, quelque aptitude que la nature eût pû lui donner à la lyre, il y employeroit un tems trop considérable?-nouvel aveu de ma part.-il faut donc encore, qu'il croye qu'il est, et plus difficile, et plus important de sçavoir joüer de la lyre, que de sçavoir gouverner un état, puisqu'il a crû devoir apprendre le prémier; et que,n'ayant point la plus légère notion de tout ce que l'autre demande, il ne s'en croit pas moins en état de s'en bien acquitter?-bon! Ne diroit-on point à vous entendre, que cela éxige tant de connoissances?-tant! Peut-être me les éxagéré-je? Mais vous conviendrez que, s'il n'en faut pas tant, du moins, il en faut quelques-unes!-c'est ce qui me semble.-vous avoüez que, soit qu'elles soient aussi bornées que vous l'imaginez ou qu'elles soient aussi étendües que je le crois, Alcibiade n'a acquis aucune de celles que son projet paroît demander: vous convenez donc en même tems qu'il ne pourroit que s'acquitter très mal de la place qui fait l'objet de son ambition?-assurément, non: car qu'importe qu'il ignore ce que vous appellez la science du gouvernement, quand ceux qu'il a à conduire, en sçavent sur cet article,encore moins que lui?-c'est que j'aurois crû que, moins le peuple à la tête de qui l'on est, a de lumières, plus celui qu'il charge de ses intérêts, est obligé d'en avoir: mais votre réponse me prouve que je me trompois. Si, cependant, les peuples avec qui le voisinage, la différence d'intérêts, les haines nationales nous mettent si souvent aux prises, n'ont pas pour nous, comme je le crains, la complaisance de se choisir des chefs qui n'en sçachent pas plus qu'Alcibiade, nous serons tout à la fois, victimes de l'expérience des leurs, et de l'impéritie du nôtre? N'avez-vous point, autant de peur que moi, que les lacédémoniens, par éxemple, ne cherchent pas plutôt à tirer parti du mauvais choix que nous aurons pû faire, qu'à l'imiter? Mais, revenons à ce manque de connoissances dont Alcibiade convient lui-même, ou dont vous convenez ici pour lui: il nousdira donc: athéniens, si je desire d'être à la tête de votre république, ce n'est pas que je ne sois très-convaincu que je ne connis aucune des parties de l'administrâtion; mais parce que je le suis que, quelque profonde que puisse être mon ignorance à cet égard, elle ne sçauroit encore égaler la vôtre.-vous suppôsez apparemment, Socrate, quand vous prêtez à Alcibiade, un semblable discours, que la tête lui a tourné?-pourquoi? Dès qu'il suppôse, lui, ses concitoyens assez peu éclairés pour déférer le gouvernement à un homme de son âge, il doit, en même tems, être sûr qu'en leur faisant l'aveu de son ignorance, il ne leur apprendra rien qui ait droit de les surprendre; et qu'en y ajoûtant qu'il les croit encore plus ignorans que lui, il ne leur dira non plus, rien dont ils doivent s'offenser. Je ne voudrois, même, pas répondre que, tournés à la plaisanteriecomme ils le sont, cette bonne foi de sa part ne lui tînt pas auprès d'eux lieu de tout ce qu'il conviendroit qui lui manque, et dont, en le choisissant pour chef, eux-mêmes prouveroient qu'ils ne feroient point grand cas: mais laissons une discussion qui, si elle ne vous embarrasse point, me paroît vous déplaire. L'homme à qui Alcibiade a l'ambition de succéder, a fait pour sa patrie de si grandes chôses, en a tant augmenté la puissance, qu'il a rendu sa place bien difficile à remplir: ne se propôser que de l'égaler, seroit peu de chôse pour le fils de Clinias: sans doute il voudra l'effacer: quels sont, pour cela, ses projets?-jusques à présent, je ne lui en connois qu'un: c'est de conquérir la Perse.-effectivement! Cette idée est grande: et, pour la remplir, quels sont ses moyens?-des troupes, et de l'argent.-vous avez raison: ces deuxagens lui sont également nécessaires. Il sçait, apparemment, ce que l'Attique peut en ce cas, lui fournir d'hommes?-non pas encore; mais vous comprenez bien que c'est ce dont, quand il le voudra, il lui sera bien facile de s'instruire.-je l'avoüe; et je crains même qu'il ne lui soit beaucoup plus aisé de sçavoir combien elle en renferme, que d'en trouver autant que son projet en éxige: et l'argent? Sçait-il ce qu'il y en a dans le trésor? Connoît-il les sources par lesquelles il y coule? A-t'il quelque idée des ressources extraordinaires? Sçait-il ce qu'en tems de paix nous tirons, tant de nos revenus propres, que de nos alliés, de nos tributaires, et de nos sujets, et jusques où, dans des tems de nécessité, ces revenus peuvent être portés?-nouvel aveu de ma part que vous ne sçaviez encore rien de tout cela. De sorte donc, a-t'il repris, que c'est dans l'ignorancela plus profonde de tout ce qu'il faudroit qu'il sçût, qu'il forme seul un dessein dont, même en réünissant toutes ses forces, la Grèce entière n'ôseroit pas se promettre le succès? Si la grandeur est dans la chimère, certes! Les projets d'Alcibiade sont fort grands. Il sçait, du moins, de combien d'ennemis nous sommes environnés; et, sans doute, il songe à s'assurer qu'aucun d'eux ne voudra profiter du tems où, ayant porté toutes nos forces à une expédition éloignée, et pour laquelle, fûssent-elles triplées, et au-delà, il est physiquement sûr qu'elles ne suffiroient pas, nous aurons laissé l'Attique absolument à leur merci? Les lacédémoniens, les plus dangereux, comme les plus acharnés de tous, ne lui inspirent-ils, par éxemple, aucune inquiétude?-quoi! Pouvez-vous imaginer que Sparte qui n'a pas un moindre intérêt que nous-mêmes, à voir renverserune puissance qu'elle a vüe si près de s'assujettir la Grèce entière, et à laquelle il est impossible qu'elle ne suppôse pas toûjours le même desir, pût chercher à traverser un projet dont le succès assureroit à jamais sa liberté, et que, même elle se refusât à la gloire d'y contribüer?-je suis convaincu que Sparte ne desire pas moins vivement que nous-mêmes, de voir détruire l'empire des perses; mais je le suis pour le moins autant qu'ils aimeroient encore mieux en être écrâsés, que de le voir renversé par nos mains; et qu'ils regarderoient comme le plus grand de leurs malheurs, un événement qui ne pouvant qu'ajoûter infiniment à notre puissance, leur feroit avec raison, craindre de s'en voir bientôt la victime. Pour moi, à l'égard, tant des lacédémoniens que des autres peuples libres de la Grèce qui craignent moins encore la puissance des perses, qu'ils nesont jaloux de la nôtre, je vois pour Alcibiade autant d'inconvénient à leur faire confidence de son projet, qu'à leur en dérober la connoissance. Sans eux, il ne parviendra jamais à l'éxécuter; et il ne doit pas plus s'attendre que, s'ils en étoient instruits, ils ne le traversâssent point de tout leur pouvoir. Je desirerois, cependant, toutes réfléxions faites, qu'il prît de préférence, le parti de ne pas l'ébrüiter, moins encore par rapport à eux qu'à cause du roi de Perse qu'il est, je crois, de la dernière importance pour lui, de laisser dans toute sa sécurité. Car quelles ne seroient pas les allarmes de ce prince, et combien en conséquence, ne prendroit-il point de mesures pour faire échoüer les desseins d'Alcibiade, s'il apprenoit qu'un simple citoyen d'Athênes qui, à la vérité, posséde dans sa patrie, trois cent arpens de terre, qui n'a pas encore vingt ans, et qui, par-dessustous ces avantages, est le plus beau des grecs, menace ses états? Je le vois d'ici armer jusques au dernier de ses sujets, et craindre encore de n'en avoir pas assez pour s'oppôser à une si formidable invâsion. Je suis donc si sûr de tout ce que, si le projet d'Alcibiade se répandoit, il y rencontreroit d'obstacles que, non-seulement, je lui en promets le plus profond secret, mais que je vous exhorte lui, vous, et tous ceux de ses amis qu'il a pû en instruire, à m'imiter. En achevant ces paroles, nous sommes tous deux rentrés dans la ville, et je l'ai quitté pour vous rendre, comme je vous l'ai dit au commencement de ma lettre, notre entretien dans toute son intégrité. Que conclüez-vous de ce long récit? Me demanderez-vous sans doute, que Socrate est le plus railleur de tous les hommes? Pensez-vous qu'avec toutes les preuves qu'il m'en a données, il mefût possible de l'ignorer? Qu'il se mocque également de mes prétentions et de mes projets? Les prémières fûssent-elles mieux fondées encore, et les seconds, d'une éxécution moins difficile, croyez-vous que je me flattâsse qu'il ne cherchât pas à jetter du ridicule sur les unes et sur les autres? En me rapportant cette fastidieuse suite d'ironies, quel a donc été votre but? Pas d'autre que de vous apprendre, non-seulement comme il pense de vous, mais comme il en parle; et de vous dire que vous agiriez, selon moi, fort sensément, si, oubliant tous les traits que, dans l'occâsion des jeux olympiques, il a lancés contre vous, et dont vous êtes, ce me semble, plus long-tems piqué que vous ne le devriez, vous consentiez à une réconciliâtion entre vous et lui, qu'il m'a paru qu'au milieu de tous ses sarcasmes, il desiroit vivement. C'est pour y parvenirque je l'ai prié à soûper pour demain. Je vous demande en grâce d'être du nombre des convives. Je sçais bien que, quelque chôse que nous fassions, nous n'obtiendrons jamais de lui, ou de ne nous pas donner de ridicules, ou de se taire sur ceux que nous pourrons nous-même nous donner; mais, du moins, nous épargnera-t'il devant les autres; et à vous parler naturellement, à moins que vous et moi ne changions de sentimens et de conduite, je ne vois pas, qu'à ce que je vous propôse, il y ait si peu à gâgner pour nous.

LETTRE 61

Némée à Alcibiade. Callicrate vient de s'acquitter de la commission dont vous l'aviez chargé auprès de moi; et j'ai peine encore à concevoir, je l'avoüe, que vous ayez pû lui en donner une si peu nécessaire. Je n'en vais pas moins partir d'après cela pour avoir avec vous l'explicâtion que, par cette démarche, vous paroissez desirer; et répondre à l'honneur que vous voulez bien me faire, en paroissant avoir sur mes sentimens, quelque sorte d'inquiétude. Il est vrai, ainsi que vous l'avez remarqué, que j'ai de l'humeur depuis quelque tems; mais, comme vous le croyez, il ne l'est pas que vous en soyez la cause. C'est un vice de caractère auquel vousn'ignorez pas que je suis sujette, et qui doit nécessairement s'accroître tous les jours par l'habitude où je suis de m'y livrer, la trop grande complaisance que l'on a pour tous mes caprices, et la bâssesse dont je vois s'y asservir ceux mêmes qui devroient y céder le moins. Ce ne sont donc point vos nouveaux projets qui me donnent cette humeur que vous me reprochez. Je ne connoissois pas cette beauté: sur le bruit des soins que vous lui rendez, j'ai voulu la voir; elle m'a paru charmante. On m'a dit qu'elle joint aux grâces de sa figure, de l'esprit, des principes et des moeurs. Plus elle rassemble dequoi plaire, et se faire estimer, plus elle me paroît à plaindre. Ses vertus et sa réputâtion qui rendent tout à la fois sa conquête plus difficile et plus brillante, ne feront que donner plus d'ardeur à vos poursuites, et ne lui en attacheront pas davantage, un homme qui semblen'avoir jamais plus de plaisir à quitter une femme, que quand elle auroit plus de quoi le fixer. Je plains donc trop Diotime pour vouloir envier son sort, et suis aujourd'hui trop accoutumée à vous voir changer, pour que votre légèreté fasse sur moi toute l'impression dont vous me paroissez vous flatter. Si j'en crois Callicrate, vous craignez que je ne m'en vange en l'imitant. Cette crainte seroit si délicate pour vous, que j'ai peine à concevoir que vous en soyez susceptible; mais, si je la suppôse réelle, elle doit me paroître bien ridicule. Que vous importe, en effet, l'usage que je pourrois vouloir faire de mon coeur? Il ne demandoit pas mieux que de vous adorer: il a, vous le sçavez, volé au-devant du vôtre; et je crois vous l'avoir prouvé, lorsque, pour être à vous, j'ai privé Pharnabaze d'un bonheur, dont tout barbâre qu'il est, son extrême tendresse pour moi lerendoit digne. Reine, pour ainsi dire, et par cette même tendresse, d'une partie de l'Asie; adorée, respectée, tant de lui, que des peuples qu'il gouverne, j'ai tout sacrifié au desir de vous plaire. Fait à l'amour, ce sacrifice eut-il été plus grand encore, étoit bien peu de chôse; mais, fait au simple caprice, il devenoit exorbitant; et je puis vous répondre que si vous n'aviez fait sur moi qu'une impression aussi légère que, sans le croire pourtant, vous voulez paroître le penser, je n'aurois pas acheté si cher le plaisir passager de satisfaire une fantaisie. Comment, toutesfois, en ai-je été payée? Des desirs et de la galanterie ont été tout ce que vous avez crû me devoir, et même, tout ce que vous m'avez demandé, pendant que ce même coeur à qui, pour être ingrat, avec un peu moins de scrupule, vous ne vouliez attribüer aucun sentiment, gémissoit de l'injustice crüellequ'en éxigeant si peu de lui, vous vous obstiniez à lui faire. Vous ignorez, et combien, pour n'être à vous que comme vous vouliez que j'y fûsse, il m'en a coûté, et toutes les larmes que m'a fait répandre ce ton léger et mocqueur que vous avez toûjours crû devoir prendre avec moi. Que m'importoit que devant les autres, vous vous fîssiez honneur de ma conquête, lorsque vis-à-vis de moi, vous agissiez comme si elle vous eût dégradé. Vous parliez à tout le monde de l'excès de ma passion pour vous; mais vous ne m'avez jamais donné la consolâtion d'en paroître persüadé; et, peut-être en effet, ne m'avez-vous jamais assez estimée pour croire que je vous aimâsse. Je fus d'abord, je ne vous le cache pas, horriblement peinée du peu de justice que vous rendiez à ma façon de penser; peut-être même, accoutumée comme je l'étois, à tout ce qui peut leplus flatter la vanité, ne mortifiâtes-vous pas moins la mienne, que vous ne blessiez mon amour; mais plus tendre que je n'étois vaine, je préférai sans balancer, le supplice de vous voir si peu digne de mes sentimens, au malheur de ne vous plus être attachée. Ce sacrifice me parut l'emporter considérablement sur le sacrifice que je vous avois fait; mais comme vous n'aviez pas senti le prémier, il étoit tout simple que vous n'apperçûssiez seulement pas le second; et qu'en me faisant la plus sanglante des injures, vous crûssiez que je la méritois, par la raison seule que je ne m'en plaignois pas. Il me seroit impossible de vous dire avec quelle vivacité j'ai desiré d'être aimée de vous, comme je vous aimois moi-même. Je ne crains même pas, tout extravagant que va, sans doute, vous paroître mon orgueil, de vous avoüer que lorsque je vous vis quitter Aspasie, et en apparence pour moi, je crusvous avoir véritablement touché; et que je pris pour la plus forte preuve que vous pûssiez m'en donner, ce qui, dans le fond, n'en étoit qu'une de votre légèreté naturelle, et un effet du dessein que vous avez formé de séduire toutes les femmes, et de n'en aimer aucune. Comme l'on ne doit pas à la vanité les mêmes égards qu'à l'amour; et que, par la confidence que je vais vous faire, je suis sûre de ne blesser que la vôtre, je ne crains pas d'ajoûter que si la violence de la passion que vous m'aviez inspirée, a d'abord été la cause de l'indulgence que j'ai eüe pour vous, il y a long-tems que vous ne la devez plus qu'à son affoiblissement. Je vous aimois trop pour qu'il me fût possible de vous quitter; je ne vous aime plus assez pour qu'une rupture avec vous, me soit nécessaire. Vous n'avez jamais voulu joüir avec moi que de la gloire de dispôser à votre gré, d'unefemme qui, soit qu'elle le mérite, ou non, pâsse pour une des plus aimables de la Grèce; et moi, revenüe du fol espoir de vous rendre véritablement amoureux, je sçais à mon tour, me borner au plaisir d'être assez souvent l'objet des desirs de l'homme du monde le plus célèbre par ses agréemens, et le plus digne de l'être. Ce sentiment de ma part devroit vous suffire, puisque, de tous ceux que vous pourriez inspirer, il est le seul dont vous puissiez faire usage; et je suis bien sûre aussi que si vous m'en desirez un autre, ce n'est qu'à cette insatiable vanité qui détermine, et régle seule toutes vos actions, que j'en suis redevable. Je n'ignore pas, au reste, qu'en mourant de douleur de toutes les injustices que vous me faites, et m'en plaignant à tout le monde, je ferois pour cette même vanité, beaucoup plus, sans comparaison, que je n'ai fait en ne voulant vivre quepour vous; mais, soit que l'état de mon coeur ne me rende point nécessaires tous ces éclats, ou que mon amour-propre ne me permette point d'avoir pour le vôtre, tant de complaisance, je ne trouve pas à propos de me donner un si grand ridicule. En cas que vous puissiez me pardonner de prendre les chôses avec une légèreté si insultante pour vous, et que l'aimable et infortunée Diotime ne vous occupe pas ce soir, vous viendrez soûper avec moi; mais si ma philosophie vous donne de l'humeur, et que, soit avec Diotime, soit avec quelqu'autre, vous ayez des arrangemens qui ne vous permettent point d'accepter ce que je vous propôse, vous m'obligerez de me le faire sçavoir. Mégâclès m'a priée à soûper: je lui ai promis de lui faire dire à quoi, sur cela je me déterminerois; et j'attends votre réponse pour décider la mienne. Je ne vous presse pas, au reste,de considérer que c'est Mégâclès qui veut me donner une fête; qu'il est passionnément amoureux de moi; ou, ce qui pourroit lui être encore plus utile, que je ne doute pas plus qu'il ne le soit, que je ne doute de votre indifférence; que je suis vaine; que, peut-être, je suis piquée; et qu'il pourroit me trouver plus reconnoissante qu'à la rigueur vous ne le voudriez. Vous propôser toutes ces réfléxions, auroit l'air d'une menace, ou d'une nécessité de vous voir; et je ne suis pas assez contente de vous pour vous laisser penser un instant que je puisse vous donner la préférence sur Mégâclès.

LETTRE 62

Alcibiade à Thrazylle. Vous avez raison: garder Hégéside, au moins quelques jours de plus, étoit un égard que je devois à Axiochus; et je sens bien aujourd'hui, qu'en quittant avec tant de promptitude, une femme de qui il étoit si passionnément amoureux, je jette sur la tendresse qu'il avoit pour elle, une sorte de ridicule. Je ne suis donc pas surpris qu'il soit presqu'aussi piqué de ce qu'elle m'a intéressé si peu de tems, qu'il l'a été de la peine que j'ai prise de la lui rendre infidelle; mais je me flatte que quand il sçaura dans quelles circonstances je me suis trouvé, il voudra bien me pardonner d'avoir sacrifié les intérêts de sa vanité, aux besoins de ma fantaisie. De trois femmesque j'avois, Hégéside, malheureusement, étoit la prémière: je me suis, je ne sçais comment, mis dans la crüelle nécessité d'en prendre une quatrième; soit que je n'aye pas dans l'esprit assez de ressources pour pouvoir tromper plus de trois femmes à la fois, ou qu'il soit moralement impossible d'aller plus loin, il a donc fallu que je quittâsse malgré moi, une des beautés que j'adorois; et sans compter son ancienneté, Hégéside étoit des trois, celle que j'adorois le moins. Vous voyez, sans que je sois obligé de vous le dire, ce que j'ai dû faire. Quant à l'air de légèreté, et même d'insulte qu'elle m'accuse d'avoir mis pour elle dans toute cette affaire, je puis vous protester que c'est de sa part une pure calomnie; et qu'on ne sçauroit, au contraire, annoncer avec plus de décence à quelqu'un que l'on ne l'aime plus: mais, qu'un aveu de cette sorte ne mortifie que l'amour-propre,ou qu'il blesse le coeur, quelques ménagemens que l'on s'impôse en le faisant, celui des deux qui le reçoit, sent toûjours moins les égards dont il est accompagné, que l'inconstance qu'il éprouve. Je l'ai quittée, il est vrai; mais à quel tître auroit-elle éxigé que je l'eûsse traitée mieux que je n'ai fait toutes celles qui l'ont précédée, et que je ne traiterai vraisemblablement toutes celles qui la suivront? Elle est aimable, j'en conviens: le fût-elle, toutefois, autant qu'elle croit l'être (et en ce cas elle le seroit sûrement plus qu'elle ne l'est) seroit-ce pour moi une raison de ne pas changer? Je lui ai payé le tribut que je crois devoir à toute femme de qui la conquête peut me faire quelqu'honneur; et peut-être me doit-elle encore plus de reconnoissance de l'avoir mise dans cette clâsse, que de reproches de ne lui avoir été attaché que si peu de tems. Pourquoiaussi m'a-t'elle pris? L'éxemple seul d'Aspasie ne devoit-il pas suffire pour la préserver du malheur qu'elle essuye aujourd'hui; et devoit-elle se flatter d'être plus heureuse que ne l'a été une femme si digne d'être éternellement aimée? l'excès de son amour l'a aveuglée, dit-elle: si elle disoit que c'est l'excès de son amour-propre, ne parleroit-elle pas beaucoup plus juste? Mais comme elle ne pourroit convenir de l'un sans se donner un ridicule, et que l'autre lui paroît me charger d'un tort de plus, je trouve tout simple que ce soit sur la violence de sa passion pour moi qu'elle rejette sa foiblesse, pourvu qu'elle me permette aussi de ne pas me méprendre comme elle sur sa cause. Le sang-froid que je conserve toûjours auprès des femmes, même auprès de celles qui prennent le plus sur moi, ne me permêt pas autant qu'elles le voudroient, de me tromper sur ce quiles détermine. Comme j'ai même autant d'intérêt à les connoître, qu'elles peuvent en avoir que je les ignore, il n'y en a point que je ne pûsse définir beaucoup mieux qu'elles-mêmes ne se définiroient, voulûssent-elles y mettre une bonne foi que, sans leur faire une bien grande injustice, on pourroit ne leur pas toûjours suppôser. C'est donc, autant d'après ces lumières générales que d'après l'éxamen que j'ai fait en particulier, du coeur d'Hégéside, que je puis vous protester que, quoiqu'elle en dise, elle n'avoit pas, quand elle consentit à me rendre heureux, plus d'amour pour moi, que moi-même je n'en sentois pour elle. Encore avois-je pour la presser de se rendre, un motif de plus qu'elle n'en avoit pour succomber, le desir dont, pour être moins honnêtes à subir que les loix du sentiment, les loix n'en sont pas moins impérieuses. Elle prétendra, sans doute,que j'en devrois davantage, croire à ce qu'il lui plaît de dire sur cela; mais elle mit dans cette même défaite, pour laquelle elle éxige de ma part tant de reconnoissance, un arrangement, une méthode, un art que je ne sçaurois croire compatibles avec la passion, toûjours moins compâssée dans sa marche. à l'égard des sermens de l'aimer éternellement, qu'elle dit que je lui ai faits, et qu'elle me reproche si amèrement d'avoir violés, il se peut, que plus par habitude que par besoin, il m'en soit échappé quelques-uns; mais elle devroit sçavoir que des sermens de ce genre, eûssions nous-mêmes pris à témoin tous les dieux, ne sont jamais pour nous qu'un jargon d'usage et de convention auquel une femme sensée ne croit point pendant que nous le lui parlons, et dont elle ne se souvient pas plus que nous-mêmes, lorsque le mouvement qui nous le dictoit,n'éxiste plus. J'ôse dire encore sur cela, qu'elle ne devoit pas ignorer que, dans la bouche d'Alcibiade, ces sermens ont nécessairement moins de valeur que dans la bouche de qui que ce puisse être, et qu'ils n'y peuvent être regardés que comme de simples formules de politesse. Si elle vouloit bien, au reste, se rappeller que le jour même qu'elle avoit juré à Axiochus de l'aimer jusques au tombeau , j'eus le bonheur de triompher d'elle, il se pourroit qu'ayant elle-même si prodigieusement abrégé le terme qu'elle mettoit à son ardeur, elle me pardonnât d'avoir éteint une flamme que je ne promettois pas à beaucoup près si longue. Qu'elle ne comprenne plus avec la même facilité qu'il y a quelques jours, et qu'on ne puisse me voir sans un mouvement très-préjudiciable aux engagemens qu'on peut avoir pris, et qu'on se fasse tant d'honneur de l'avantage de me plaire, je suistrop accoutumé à voir les femmes me juger moins d'après ce que je suis, que d'après les différentes sitüâtions où je mets leur âme, pour être bien surpris qu'Hégéside me prise actüellement un peu moins qu'elle ne faisoit, et que je ne vaux peut-être. D'ailleurs, par les facilités que j'y apporte, l'honneur de m'acquérir étant assez peu de chôse; et par la raison contraire, la gloire de me fixer, très-grande, je trouve tout simple que la dernière lui manquant, elle fasse de l'autre, fort peu de cas. à vous parler avec toute la franchise que vous êtes en droit d'attendre de moi, je ne lui vois d'autres ressources que de me haïr; et je la félicite en conséquence de s'y trouver si bien dispôsée. Elle se plaint de ce que je n'ai pas répondu à ses dernières lettres, le procédé est léger, je l'avoüe; mais je ne sçaurois convenir qu'il soit aussi mauvais qu'il le lui semble. Je comptois n'avoirqu'une fois à lui écrire que je ne l'aime plus: en me priant de vouloir bien changer d'avis sur cela, elle m'a forcé de le lui répéter: m'écrivît-elle cent fois, je n'aurois jamais que cela à lui répondre: me taire est donc un égard de plus que j'ai pour elle. Quelle attendît une autre récompense de m'avoir sacrifié un amant aimable, et de qui elle étoit adorée, cela est assez probable; mais si elle eût calculé plus juste, ce n'auroit pas été sur le prix qu'elle éxige de son manque de foi; mais sur le prix qu'elle en reçoit, qu'elle auroit compté. Tout ce qui me fâche dans cette avanture, c'est d'avoir causé à Axiochus, un si grand chagrin pour qu'il m'en soit revenu si peu de plaisir. à l'amour très tendre et très sincère qu'elle lui avoit inspiré, je n'avois pas douté qu'elle ne fût digne de m'occuper plus long-tems; mais voilà, je vous le jure, la dernière fois qu'il m'arrivera de juger du mérited'une femme, par les sentimens qu'il aura pris pour elle. L'état d'Hégéside me paroît, au reste, exciter en vous tant de pitié, qu'à une bonté de coeur qui vous est si peu ordinaire, j'aurois quelqu'envie de croire, non que vous en êtes amoureux, mais que vous ne seriez pas fâché d'avoir à votre tour à la quitter. Elle a l'esprit sec, le coeur froid, peu de cette sensibilité qui en remplace si bien les mouvemens; mais ce n'est pas, d'ailleurs, une conquête à dédaigner. Je vous exhorte à la tenter; et je suis fort trompé si la tenter et la faire ne sont point pour vous une même chôse, sur-tout si vous sçavez distinguer la douleur de vanité, de la douleur du coeur. Comme l'on ne sçauroit trop ménager la prémière, on ne peut, quoiqu'en paroissant la respecter beaucoup, trop brusquer l'autre. Celle-ci est toûjours accompagnée du dépit; le dépit conduit infailliblement au desir dela vengeance; et la seule, ou la plus douce pour elle, qu'une femme puisse imaginer contre un ingrat qui la quitte, lorsque ce n'est que son amour-propre qui le pleure, est d'en prendre un autre. Vous avez de l'usage du monde; vous y joignez le bonheur de n'être pas amoureux; et pour réüssir à ce que je vous propôse, il ne vous faudroit que la moitié de ces avantages. N'oubliez pas, sur-tout, pour servir à la fois le ressentiment et la vanité d'Hégéside, de lui dire beaucoup de mal de moi, et encore plus de bien d'elle. Je desire d'autant plus vivement, je l'avoüe, de la voir promptement s'engager, que j'ai tout sujet de craindre qu'Axiochus ne soit tenté de la reprendre, et que je voudrois, s'il se pouvoit, lui en sauver le ridicule. J'ai retrouvé quelques lettres d'elle que je vous renvoye: vous voudrez bien les lui remettre, ainsi que les prémières. à l'égard de son portrait, je nepourrois à présent le lui rendre, sans déparer ma collection; et c'est ce que je ne veux pas faire. Quand Aglaophon l'aura copié, je pourrai lui renvoyer l'original; mais jusques-là, elle ne feroit pas pour le tirer de mes mains, de moins inutiles efforts, que pour me rapprocher d'elle.

LETTRE 63

Diotime à Alcibiade. à peine, mon cher Alcibiade, ai-je, dans toute la nuit, fermé les yeux une seule minute; mais, quelque mal que me fasse d'ailleurs, une insomnie si continüe, la réfléxion que, tout ce que j'ôte au sommeil, est autant de retrouvé pour l'amour, ne peut me permettre de m'en plaindre. Je n'en sçais, pourtant, pas moins que je vous aime trop: ce n'est même pas sans autant de crainte que de douleur, que je me vois dans l'état où vous m'avez mise; et quand je songe à tout ce que ma tendresse pour vous, peut un jour me procurer de tourmens.-mais pourquoi, est-ce, pour ainsi dire, l'instant même où je viens de vous entendre me jurer que vous m'aimerez toûjours, queje choisis pour craindre qu'un jour, vous ne cessiez de m'aimer? Que je suis malheureuse! En proye pour le présent, à toutes les allarmes imaginables, j'y suis encore à tout ce qu'il est possible d'en puiser dans l'avenir. Je ne sçais quel sentiment intérieur dont tout ce que je lui puis oppôser, ne sçauroit triompher, me crie sans cesse que je vous perdrai; et cette idée, toute affreuse qu'elle est pour moi, prend tant d'empire sur mon âme, que tous vos sermens, et même le desir que j'ai de les croire, quelqu'ardent qu'il soit, ne peuvent un moment l'affoiblir. Je ne sçais si vous trouverez aussi juste qu'il me le paroît, que j'employe à vous écrire que je vous aime, tous les momens où je suis privée de la douceur de vous le dire. Si je ne me trompe, la violence de mon amour vous étonne; mais, à quelque point que la justice que je vous force à lui rendre, ait de quoi meplaire, il me semble que ce sentiment n'est pas le sentiment que je vous desirerois. J'ai tort, sans doute; mais en pareil cas, l'étonnement, je l'avoüe, ne me paroît qu'un aveu tacite de l'impossibilité où l'on est de partager ce qu'on inspire.-ah! Plaise à l'amour, que vous ne me soyez pas plus cher que vous ne le voudriez! Vous allez, peut-être, vous fâcher du souhait que je forme; mais, comment puis-je sur ce point vous contenter, si, lorsque je renferme mes craintes, vous paroissez vous-même craindre que je ne vous aime qu'avec tiédeur; et si, quand je vous en entretiens, vous m'accusez d'être injuste? Moi! Vous aimer foiblement! Vous ne le croyez pas! Mais s'il étoit, en effet, possible que cette crainte vous occupât, combien, si à la seule idée de votre inconstance, vous me voyiez noyée dans mes larmes, ne vous la reprocheriez-vous pas?-lorsque j'aicommencé cette lettre, j'en espérois une de vous; mais l'heure en est pâssée; et je vais le reste du jour, languir dans l'inquiétude la plus horrible.-hélas! Vous souviendrez-vous, du moins, que j'éxiste? Mon idée se présentera-t'elle à vous quelquefois? Trouverez-vous, enfin, quelque douceur à vous en occuper? Que je vous aime! Combien, depuis que je ne vous ai vû, vous ai-je juré de fois que je vous adorerois toûjours! Mais, le soin que je prends de vous dire à quel point vous m'êtes cher, s'il ne vous est pas à charge, ne vous est-il pas bien indifférent? Puis-je me flatter que vous lisiez sans ennui, tout ce que mon coeur me dicte pour vous? Hélas! Ce n'est jamais que lui qui vous parle; mais, ne regrettez-vous pas quelquefois que ce ne soit jamais que lui que je charge de vous entretenir!-non, c'étoit en vain que j'attendois une lettre de vous. Concevez-vous, dumoins, avec quelle vivacité j'en desirois; et tout ce qu'un seul mot de votre main auroit fait pour mon bonheur! Que vous seriez crüel, si, ayant eu la possibilité de m'écrire, vous ne l'aviez pas fait! Si vous pouviez sçavoir ce qu'est pour moi, une lettre de vous! Avec quel transport je la lis! Combien tout m'en est précieux!-sera-ce demain que je serai dédommagée de tout ce que je perds aujourd'hui? Que d'heures, jusques au moment qui m'apportera le bonheur dont aujourd'hui je me suis vainement flattée, ou me rendra votre présence, ne reste-t'il pas encore à s'écouler! Ah! Ne les comptez point comme moi, ces heures crüelles! Vous seriez trop à plaindre: mais pourtant, rappellez-vous quelquefois, et que je vous adore, et que l'excès de ma tendresse pour vous, me rend bien digne de n'en être pas tout à fait oubliée.

LETTRE 64

Alcibiade à Antipe. Je crois devoir, mon cher Antipe, commencer par vous remercier de ce que vous avez montré à Théodote, la lettre qu'elle avoit éxigé de moi, que je vous écrivîsse. Il m'étoit important qu'elle vît par elle-même que, si je n'aime point, je sçais, du moins, comment l'on doit aimer; et que, quand on me prie de donner des conseils à mes amis, ce n'est pas toûjours mon éxemple que je leur propôse. à l'égard de l'impression que vous prétendez que vous ont faite les miens, et du changement qu'ils ont opéré dans votre conduite, vous voudrez bien me permettre de craindre encore que l'un et l'autre ne soient plus momentanées que vous ne voulez le croire. Ce qui pourroitme faire penser que je m'abuse moins que vous sur ce point, est votre obstinâtion à ne regarder en vous que comme délicatesse, ce qui ne m'y paroît pas moins qu'à celle qui en a été si long-tems la victime, la jalousie la plus effrénée dont jamais on puisse être atteint. Avec tant d'envie de se faire une vertu d'un vice, on est, ce me semble, bien loin de s'en corriger. Peut-être, ce que vous voyez qu'est devenüe Théodote pendant le répit que vous lui accordez, la douceur que vous éprouvez à la rendre et à la voir heureuse, la reconnoissance qu'elle vous en marque, la tranquilité dont vous-même vous joüissez, et que, de votre aveu, vous n'aviez jamais connüe, peut-être, dis-je, tout cela prolongera-t'il l'illusion que vous vous faites. C'est tout ce que j'espère, tant de vos conseils que de vos propres réfléxions: car, pour une conversion totale, je vous le répète, je ne m'en flatte point.Vous n'avez pas moins de raisons de croire que, malgré tout ce que Diotime m'offre de charmes et de vertus, elle ne changera rien à ma façon de penser, que j'en ai moi-même de ne point douter que, malgré tous les motifs de confiance que Théodote vous donne, vous n'en soyez toûjours jaloux. La fureur des conquêtes est en moi, comme est en vous la jalousie, un vice de caractère; et vous n'ignorez pas que, si quelquefois ces vices se suspendent, on n'en triomphe jamais. Toute la différence que j'imagine entre vous et moi, c'est que la nature vous a fait ce que vous êtes; et que, si je ne me roidissois pas contre ses impulsions, c'est-à-dire qu'en moi l'esprit ne corrompît point le coeur, je ne serois point ce que je suis. Je sens, par éxemple, à ne pouvoir m'y méprendre que, si cela n'étoit pas, Diotime me fixeroit. Je rends à la sincérité, et à la violence de son sentiment, toute la justice qu'elle puisse desirer.Je soûpire même quelquefois des malheurs où ce même sentiment auquel elle livre toute son âme, va bientôt, peut-être, la plonger: je me méprise d'avance, d'immoler à une vanité si mal entendüe, le bonheur d'une femme charmante à tous égards, et le mien même; mais quelques remords que j'en aye, quelques regrets même que j'en attende, si je n'ai pas encore entamé une nouvelle affaire, j'en suis si près que les cris du desespoir de Diotime retentissent déjà dans mon coeur. Après vous en avoir peint l'état, je pâsse à la question que vous me faites. qu'est-ce, me demandez-vous, que le mot que l'on attribüe à Aspasie, et qui fait tant de bruit dans Athênes? s'il est vraisemblable qu'après les reproches que vous l'avez mise en droit de vous faire, elle ait conçu le desir de se vanger de vous, il me le paroît si peu qu'elle ait ôsé s'y livrer, que je suis tenté de croire qu'on ne m'a raconté qu'une fâble. rien n'est cependant plus vrai que ce que l'on vous a dit: Aspasie m'a honoré d'une épigramme: puisque vous ne la sçavez pas, la voici dans toute sa pureté. la nature avoit voulu faire d'Alcibiade un grand homme: Alcibiade a voulu n'être qu'un fat: et la nature en a eu le démenti. vous me priez, dans la suppôsition que je puis être piqué de ce mot, de ne m'en pas vanger sur son auteur, et de laisser à une femme que j'ai rendüe infiniment malheureuse, la seule consolâtion qui, dans l'état où je l'ai réduite, puisse lui rester. Sans avoir, peut-être sur cela les mêmes idées que vous, je n'en ai pas moins agi comme vous desireriez que je fîsse. Je suis, cependant, de trop bonne foi pour vouloir un instant vous faire penser que, dans cette occâsion, la grandeur d'âme ait été le principe de ma conduite. à ce mot qui, par biendes raisons, peut-être, n'auroit jamais dû lui échapper, j'ai aisément senti combien, malgré l'air de dédain qu'elle affectoit avec moi, il falloit, pour qu'elle se le fût permis, que je prîsse encore sur son coeur. Par une progression d'idées, toute naturelle, j'en ai conclu que, de tout ce que je pourrois faire pour l'en punir, ce qui l'en puniroit le mieux, seroit de feindre de l'ignorer; et, malgré le ressentiment que j'en conservois, j'ai eu la force de rester fidelle au parti que j'avois crû devoir prendre. à la surprise où elle en a été, autant qu'au redoublement de sa colère contre moi, j'ai compris que, me craignant d'ailleurs, comme elle fait, elle m'auroit ménagé davantage, si elle ne s'étoit pas flattée que je me plaindrois d'elle à elle-même; et que, dans cet éclaircissement où tout me fait présumer qu'elle auroit mis moins d'emportement que de tendresse, elle pourroit me ramener dans ses chaînes.Ce qui achève de me prouver combien peu je me trompe quand je lui prête cette intention, est le chagrin avec lequel elle a vû, par mon silence et ma tranquilité, cette espérance s'évanoüir. Ses beaux yeux qui sembloient, en effet, depuis quelque tems, rechercher les miens, et s'y arrêter avec douceur, ou ne me regardent plus, ou ne se portent sur moi, que pour m'exprimer l'indignâtion la plus vive. Ses propos ont repris toute leur aigreur; et je ne sçaurois, enfin, pas plus me dissimuler que je ne sois redevenu un monstre pour elle, que vous exprimer tout le plaisir que j'en ressens. Quand, au reste, je ne trouverois pas dans la sitüâtion crüelle où je ne puis douter que mon indifférence ne la mette, des motifs de me consoler de son épigramme, le succès qu'elle a, et que je dois moins, ce me semble, attribüer à ce qu'elle vaut, qu'à l'étendüe de ma célébrité,suffiroit pour que je crûsse n'avoir pas à m'en plaindre. J'aime beaucoup mieux aussi, tout ce qui peut me prouver combien j'ai encore d'empire sur le coeur d'Aspasie, que cette hauteur sombre dont elle s'étoit armée après notre rupture; et qui, ne lui permettant de me dire que d'elle à moi, des chôses desobligeantes, ne pouvoit que médiocrement satisfaire mon amour-propre. Je me plais encore à penser qu'après avoir ri de son bon mot, on se demandera pourquoi elle se l'est permis contre un homme avec qui elle a paru vivre, et avec qui, extérieurement, du moins, elle vit encore dans la plus grande intimité; et je ne desespère pas absolument qu'avec les secours que je donnerai sous-main à ceux que cette curiosité pourra tourmenter, on ne finisse par en trouver la raison. Voilà, mon cher Antipe, à quoi se borne jusques à présent ma vengeance.Si, cependant, les chôses se tournoient entr'elle et moi, de façon qu'en laissant seulement agir ou son coeur, ou sa vanité, je pûsse lui faire une seconde fois pleurer mon inconstance; et que, sur-tout, elle ne pût s'en prendre qu'à elle-même, de sa nouvelle erreur, je ne répondrois pas que, tout occupé que je suis, et quelque loin que mon imaginâtion soit d'elle, le plaisir de la voir donner dans un si grand travers, et de faire à son épigramme une si crüelle réponse, ne me tînt point auprès d'elle, lieu des desirs qu'elle ne m'inspire plus

LETTRE 65

Périclés à Alcibiade. Si c'étoit par le plus, ou le moins de vertus que l'on dût juger du plus ou du moins de mérite des hommes d'état, je souscrirois sans peine, mon cher Alcibiade, à la préférence éclatante que vous donnez à Cimon sur Thémistocle; et qui, entre nous, a de votre part, quelquesujet de m'étonner. Ce dernier, en effet, de ce côté, le céde autant à Cimon, qu'à beaucoup d'autres égards, celui-ci me paroît lui avoir été inférieur. Vous me demandez pourquoi j'attribüe à Thémistocle, cette supériorité. si à Salamine, dites-vous, Thémistocle eut l'honneur de sauver la Grèce, l'autre ne la vengea-t'il pas par les victoires que, chez les perses mêmes, il remporta sur ces barbares? il est vrai, comme vous le dites, que Cimon y porta, et y fit triompher nos armes. Il ne nous reste qu'à éxaminer, non-seulement s'il auroit dû le faire, mais quelle fut, d'ailleurs, sa conduite pendant son administration. Si elle nous offre toûjours un grand capitaine, et un excellent citoyen, je doute que nous y trouvions toûjours un politique bien éclairé. De quoi, en effet, Athênes avoit-elle alors le plus de besoin, ou d'un homme qui entendît bien ses intérêts,ou d'un général qui ne sçut qu'ajouter à sa gloire? C'est ce que la discussion des faits peut seule décider. Je vais donc l'entreprendre; et si le résultat en est en faveur de mon opinion, je présume trop de votre équité pour craindre que vous refusiez plus long-tems à Thémistocle, la place que, depuis long-tems, chacun de nous lui a assignée. C'étoit, j'en conviens sans peine avec vous, de la part de Cimon, un grand coup d'état, de nous exciter à soustraire au joug des perses, celles des colonies grecques qu'au moyen des garnisons qu'ils y avoient, ils y retenoient encore, même malgré leurs deffaites multipliées; mais, en même tems, je crois qu'il auroit fallu que, se deffendant de l'idée aussi générale alors qu'elle étoit fausse, qu'Athênes n'avoit point d'ennemis plus redoutables que ces mêmes perses, il n'eût pas été plus loin; car qu'étoitdonc devenüe Lacédémone? Pourquoi au lieu de s'acharner sur les premiers, ne s'attachoit-il pas à humilier l'autre? Pouvoit-il raisonnablement se flatter, que, tant qu'ils seroient en état de nous le disputer, les lacédémoniens nous laissâssent partager avec eux l'empire que pendant si long-tems ils avoient seuls exercé sur la Grèce? Il étoit déjà, peut-être, très-imprudent à nous, de nous obstiner à braver une puissance terrible par elle-même, dont un instant d'épouvante, facile à se dissiper, et un roi imbécile enchaînoient en ce moment les forces, mais qui pouvoit, à son réveil, si aisément nous écrâser. Peut-être encore n'y avoit-il pas à nous plus de sagesse à chercher à hâter ce même réveil en les allant poursuivre jusques dans l'égypte; mais, il faut que vous-même l'avoüiez, le comble de l'imprudence étoit de ne pas voir que ces mêmesperses, objets éternels de notre animosité, n'étoient que fortüitement nos ennemis; et que, jamais les lacédémoniens ne cesseroient d'être les nôtres. Voilà, précisément, ce dont Cimon parut toûjours vouloir douter, et ce dont Thémistocle fut toûjours parfaitement convaincu. Ce grand homme, en effet, avoit senti qu'il ne se pouvoit point que jamais Lacédémone nous pardonnât notre puissance, et notre gloire: mais à qui, si ce ne fût à lui, dûmes nous l'une et l'autre? Je veux, comme vous le prétendez, que ce qui d'abord tourna ses idées du côté de la mer, fut moins en lui une réflexion qu'une nécessité; qu'en nous engageant à créer une marine, il ne vit, au premier coup d'oeil, qu'un moyen de plus pour Athênes de se deffendre contre la Perse, et même la facilité que nous n'avions pas eüejusques-là, de nous porter dans celles des colonies de l'Asie mineure qui étoient nos alliées, ou dont nous étions les fondateurs; de nous y unir malgré la distance, et les obstacles qui nous en séparoient; et, enfin, de nous en faire une barriere. Les vües de Thémistocle se fûssent-elles bornées à ce seul objet, croiriez-vous pouvoir avec justice, refuser d'y reconnoître un esprit très-étendu? Mais je veux vous prouver que ce ne fut pas encore le terme des siennes. Ce que nous aurions de la peine à décider, et ce qui en même tems nous importe le moins, c'est que ç'ait été plus à sa haîne constante pour Lacédémone qu'à son amour pour sa patrie, qu'il ait dû ces mêmes projets qui ont pôsé les fondements de notre puissance. Ce dont je suis surpris, c'est que vous ne lui en fassiez pas un crime, puisqu'on ne sçauroit nier que si nous étions moins puissants,nous ne serions pas si considérés; et que, par conséquent, la haîne que Sparte nous porte, n'auroit point tant de violence. Mais pourquoi lui-même haïssoit-il les lacédémoniens? Combien, s'il n'eût pas été si bon citoyen, ne lui auroient-ils point été indifférents! Mais, comme les faits ont toûjours moins trompé que les conjectures, laissons-là les dernières, et examinons seulement sa conduite. Je le vois donc, pendant qu'enyvrés de notre gloire, nous ne doutions pas que nous n'eûssions assez humilié les perses, pour leur ôter à jamais le desir de nous attaquer, ne tirer de ces mêmes victoires dont nous étions si vains, que la certitude la plus complette des efforts qu'ils tenteroient encore contre nous. vous la lui prêtez, gratüitement, me direz-vous. quelle est la preuve qu'il l'eût? les faits. Je le vois donc encore, respectant avec prudenceune yvresse à laquelle un peuple, de lui-même avantageux et inconsidéré, ne lui auroit point dans cet instant pardonné de substitüer ses craintes, se servir de l'ascendant que ses exploits lui avoient acquis sur notre esprit, et de la haute idée que nos succès venoient de nous donner de nous mêmes, pour nous faire tourner nos armes contre égine; moins par l'importance dont pouvoit nous être cette conquête, que parce que, de toutes les républiques de la Grèce, c'étoit alors celle qui comptoit le plus de vaisseaux; et nous mettre par-là, malgré nous-mêmes, dans l'obligation de créer une marine à laquelle, si, contre son attente, la Grèce, un jour, ne doit point son salut, du moins, nous devrons, nous, notre puissance. Circonscrits comme naturellement nous le sommes, dans un territoire aussi ingrat que borné, quel autre moyen,en effet, s'offroit-il à nous, d'en acquérir; de rendre la Grèce, Athênes, surtout, respectables aux barbares; et même, de leur résister avec succès, quelque formidables, qu'à juger intrinséquement leurs forces, et les nôtres, ils dûssent être pour nous? Mais ce ne fut pas encore là que s'arrêta Thémistocle. Si, avoir une marine telle qu'elle pût contenir ou l'ambition, ou la vengeance des perses, étoit pour la Grèce en général, un très-grand avantage, c'en étoit un qui nous étoit commun avec tous; et il voulut que, de l'établissement de cette même marine, il en résultât pour les athéniens, un qu'il ne leur crut pas moins nécessaire que la crainte qu'ils pouvoient inspirer aux perses, et qui leur fût particulier. Ce fut, s'il ne pouvoit enlever à Lacédémone, la préeminence dont, depuis si long-tems, elle étoit en possession, de nous mettre, du moins, en étatde la balancer. mais, disent même après la mort de ce grand homme, ses détracteurs, ce fut, dans le tems de l'invâsion de Xercès, la pythie qui, en conseillant aux athéniens de chercher leur salut dans des murs de bois, lui donna cette même idée dont vous lui faites un si grand mérite . En suppôsant qu'il y ait aujourd'hui quelqu'un qui puisse croire de bonne foi que jamais Apollon ait inspiré la pythie, et que, de plus, il ait dicté cet oracle, on conviendra qu'il étoit conçu en termes si obscurs que, pour y découvrir que ce que le Dieu nous y conseilloit, étoit de construire des vaisseaux, et de nous y enfermer, il falloit beaucoup de sagacité. Mais, pourquoi n'auroit-ce pas été Thémistocle lui-même qui, connoissant la violence de notre attachement pour notre ville, et l'excès de notre vénérâtion pour les tombeaux de nos pères, persüadé que, si une force majeure,telle, par éxemple, que la force que, par notre superstition, et notre peu de lumières, un oracle avoit alors parmi nous, ne s'y opposoit, nous nous obstinerions à deffendre et notre ville, et ces mêmes tombeaux; et que cette résolution entraîneroit infailliblement notre rüine, auroit dicté cet oracle à la pythie? Qui est-ce, d'ailleurs, qui ôsera affirmer que, même avant cette invâsion, il n'eût pas conçu l'idée de nous faire acquérir sur la mer, cette supériorité à laquelle, du côté du continent, n'eûssions-nous même eu contre nous que les spartiates, il étoit impossible que nous parvînssions jamais? Pourquoi, de tant d'hommes intéressés à comprendre cet oracle, fut-il le seul qui en pénétra le sens? Par quelle raison, enfin, s'il n'eut eu en vüe que les perses, se seroit-il obstiné à nous faire tourner toutes nos idées du côté de la mer?Quand, ce que pour moi je ne crois point du tout, il seroit vrai qu'il n'eût formé son systême que d'après les événements, pensez-vous qu'il en fût moins estimable? Il y a tant d'hommes pour qui ils sont perdus! Triompher des perses, les chasser honteusement de la Grèce, les couvrir d'un opprobre inéffaçable, n'étoit pour nous qu'une gloire passagère qui, toute grande qu'elle étoit pour Thémistocle à qui seul nous la devions, fut bien loin de le satisfaire. Par ce dont nous avions été capables à la fameuse journée de Salamine, il sentit ce dont nous pouvions l'être. D'ailleurs, loin de croire comme fit Cimon, que la haîne qui régnoit entre Athênes, et Lacédémone, pût n'être pas irréconciliable, il prévit que le tems ne feroit que l'augmenter; et ne s'occupa que de tout ce qui pouvoit empêcher sa patrie d'en être la victime.Cimon, au contraire, ne profita d'aucune des occâsions favorables que pendant le cours de son administration, il eut d'abaisser, et peut-être anéantir notre rivale. Les hilotes, et les mésséniens se révoltent contre elle; et Cimon à qui, assûrement, pour se joindre à eux les prétextes ne manquoient pas; et qui même auroit été avoüé de toute la Grèce indignée de la barbarie dont Lacédémone traitoit ses esclâves, non-seulement n'en conçoit pas l'idée, mais refuse opiniâtrement de profiter de cette conjoncture, aux citoyens éclairés qui l'en pressoient. Il fait, s'il se peut, plus encore, en ne voulant pas que nous parûssions sentir l'injure qu'ils nous font de renvoyer honteusement, et comme ayant, en secret, été destinées par nous, à favoriser la révolte de leurs esclâves, ces mêmes troupes qui n'étoient entrées dansla Laconie, que pour les aider à les réduire. Un tremblement de terre qui la bouleverse, y fait périr plus d'habitant qu'elle n'en eût pû perdre en dix batailles; et Cimon, loin de saisir pour les écrâser, une circonstance si favorable, s'y déclare encore leur protecteur, et leur appui. Prétendroit-on justifier dans ce général une conduite, tout à la fois si contraire à l'honneur, et aux intérêts de sa patrie, en la rejettant sur le respect si connu que lui inspiroient les vertus de Sparte? Eussent-elles même, eu autant de modestie et de réalité, qu'on auroit pû leur reprocher de fausseté et d'orgueil, que nous importoit, à nous, les vertus des lacédémoniens? Est-ce par ses affections personnelles, de quelque nature qu'elles soient, que le chef d'un peuple doit se conduire? Vertüeuse,ou non, Lacédémone étoit l'ennemi déclarée d'Athênes; entre ces deux états, la rivalité en étoit venüe au point que, de la rüine de l'une, dépendoit le salut de l'autre; et c'étoit tout ce que Cimon devoit voir. il se flattoit, me direz-vous, peut-être, que notre générosité envers les lacédémoniens nous les reconcilieroit: non, Alcibiade, quelques fausses, ou quelques bornées qu'à cet égard fûssent ses vües, il ne s'en flatta pas: non, encore une fois, il ne crut point que des services très-grands, mais passagers, et qui, de plus, n'étoient pour ceux à qui nous les rendions, qu'une nouvelle preuve de notre puissance, l'emporteroient dans l'esprit des lacédémoniens, sur une haîne ancienne, et fondée sur l'ambition. Car, de quoi s'agissoit-il entr'eux, et nous? N'étoit-ce qu'un simple territoire à la bienséance des uns, et des autres, que nousnous disputions? Non, c'étoit l'empire: pensoit-il que ce même empire pût se partager à l'amiable entre deux peuples également intéressés à ne le pas diviser? Cette idée, sans doute, eut été peu raisonnable. Je veux bien, toutes-fois, et contre toute apparence, assûrément, qu'il l'ait eüe. Je suppose encore qu'il ait crû que, contents de dominer sur la terre, les lacédémoniens nous laisseroient l'empire de la mer; et qu'à notre tour, nous pourrions souscrire à cet arrangement; pourquoi ne le proposa-t'il jamais? Cette vüe, je ne crains pas de le répéter, auroit été bien fausse, puisqu'il n'étoit point à présumer que l'on pût jamais persüader Athênes qu'un jour, son ennemi n'abuseroit pas contre elle de sa modération, ni empêcher que, de son côté, Lacédémone ne fut en proye aux mêmes terreurs: mais enfin, c'en auroit été une; et tout nous oblige depenser, quelle qu'illusoire que fût celle-là, que Cimon ne l'eût même pas. à la vérité, il remporta des victoires: il gagna même deux batailles en un jour (avantage dont il est jusques à présent le seul général qui ait pû se vanter), il enrichît des dépouilles des perses, cette odieuse ville contre laquelle ils avoient armé toutes leurs forces, et dont le nom les empêche encore d'être tranquiles dans Suze: sa générosité envers ses concitoyens, fut sans bornes: il aima sa patrie au point de lui sacrifier ses plus légitimes ressentiments: rejetté de son sein par la plus crüelle des injustices, et lui étant deffendu de combattre pour elle, il sçut encore lui être utile par le zèle de ses amis qui périrent presque tous pour justifier ses intentions, et les leurs: Athênes, tant qu'il la gouverna, ne fut pas moins célèbre par son équité, que par la gloire de ses armes; mais, au lieu d'écrâserLacédémone, comme il ne le pouvoit pas moins qu'il ne l'auroit dû, il l'aima et la secourut; et veuillent les dieux que la rüine d'Athênes dont, (toute éloignée que, si vous la pressentez comme moi, elle peut vous paroître) il n'est que trop possible que vous soyez témoin, en justifiant la conduite de Thémistocle, ne vous prouve, et combien sont fondés les reproches que je fais ici à Cimon sur la sienne; et à quel point ce dernier est loin, je ne dis pas, d'obscurcir la gloire de l'autre, mais d'y atteindre seulement!

LETTRE 66

Alcibiade à Thrazylle. Peu d'hommes, il faut en convenir, mon cher Thrazylle, ont étudié les femmes avec plus de soin que vous: aucun ne peut se vanter de l'avoir fait avec plus de succès. J'ai souvent moi-même été surpris de la sagacité dont vous pénétrez, soit ceux de leurs mouvements qu'elles desireroient le plus de nous dérober, soit ceux dont elles-mêmes quelquefois ne pourroient que difficilement se rendre compte. Ce qui m'étonne cependant bien plus encore, c'est que, dèz qu'il est amoureux, ou, simplement, dèz qu'il croit l'être, cet homme, devant qui la fausseté même ne se croiroit pas enveloppée de voiles assez épais, non-seulement perde cette sorte de divinâtionqui le rend avec justice, si redoutable aux femmes, mais devienne auprès d'elles d'un aveuglement qu'on n'auroit point à reprocher, peut-être, à celui de tous qui les connoîtroit le moins. On pourroit, ce me semble, vous comparer avec justesse, à ces gens qui, ayant pâssé toute leur vie dans l'exercice de celui des arts de la gymnastique qui a les armes pour objet, et pouvant en donner aux autres, les plus utiles leçons, s'y trouvent souvent aussi neufs que ceux qui les ont maniées le moins, lorsqu'ils auroient pour eux-mêmes, plus de besoin de leur science. J'ai long-tems attribüé ou le faux, ou le peu d'étendüe de vos vües auprès des femmes que, par vos projets sur elles, il vous seroit le plus important de connoître, à un excès d'amour-propre de votre part. J'avois imaginé que, convaincu qu'il étoit impossible quevous ne plûssiez pas, lorsque vous vouliez bien prendre la peine de chercher à plaire, vous regardiez comme très-inutile de chercher à approfondir des mouvements de la vérité desquels, dèz qu'ils vous avoient pour objet, vous ne vous croyiez point permis de douter. Je m'étois trompé: ce n'est pas à l'amour propre qu'on doit imputer, ou votre aveuglement ou votre sécurité. Il n'y auroit pas plus de justice à accuser de l'une, ou de l'autre, la violence des desirs que l'on peut vous inspirer: car, si ces mêmes desirs, d'abord, n'ont pas de bornes, je ne connois point d'homme qui soit moins, et aussi peu de tems que vous, aveuglé, ou entraîné par les siens. D'ailleurs, et dans quelque pôsition que l'on vous surprenne, vous pensez des femmes on ne peut pas plus mal; trop mal, sans doute, puisque vous n'en croyez aucune, capable d'un sentiment vrai etdesintéressé; et qu'il ne seroit absolument pas impossible de vous citer des exemples qui infirmeroient l'universalité de votre thèse. Dites moi donc si, (pourtant, vous le pouvez) comment, avec une expérience qui ne le céde point à la mienne, et des idées d'elles qui doivent d'autant moins prendre sur votre sagacité qu'elles leur sont plus défavorables, on peut, à tant de lumières dans l'esprit, allier une si grande imbécilité dans la conduite? Si, d'après toutes ces réflexions que, selon toute apparence, vous n'avez pas faites comme moi, je suis infiniment moins surpris que vous, de votre peu de progrès sur le coeur d'Hégéside, en revanche, je le serois beaucoup de vous en voir triompher. Comment, en effet, voulez-vous qu'elle se détermine en faveur d'un homme qui, avec le besoin qu'il a qu'elle fasse un nouveau choix, ne cesse de loüer en elle,les stupides oüi dire qui peuvent l'en empêcher? étoit-ce, en bonne foi, ce qu'en vous choisissant, et à votre prière, entre tous mes amis pour lui rendre ses lettres; et en lui prouvant par-là, de la façon la plus invincible, que je ne vous avois rien caché de ce qui s'étoit pâssé entre elle, et moi, je vous avois mis à portée de lui dire? La plaindre de m'avoir aimé; après lui avoir cent fois répété combien peu j'étois digne d'elle, lui vanter votre délicatesse, et votre constance: sans lui rappeller desagréablement sa foiblesse, en agir avec elle comme avec une femme que l'on sçait qui vient d'en avoir une, et que, par conséquent l'on croit non-seulement très-disposée, mais nécessitée à y en faire succéder une nouvelle: au lieu d'adorer les principes qu'elle a, ou qu'elle se croit, et de la forcer par-là à ne s'en point écarter, quelque envie qu'elle pût en avoir, lui en faire honte comme desplus absurdes préjugés: accompagner de la témérité la plus grande, les protestâtions redoublées d'un respect qui ne se démentira jamais, voilà quelle devoit être votre marche auprès d'elle; et, si je ne me trompe, c'étoit, aussi, le plan qu'avant que de l'attaquer, vous vous étiez fait. Mais, sa façon de penser! -assurément! Il faut avoir bien envie de se créer des monstres, pour en croire une à une femme!- l'amour! -quelle misère! - l'estime! -quelle absurdité! J'avoüe, cependant, qu'il est râre qu'une femme ne commence pas toûjours par se blesser qu'on lui prouve qu'on pense mal d'elle; mais, sans compter que ce qu'il faut considérer, ce n'est point comment elle commence, mais par où elle finira, il est bien plus râre encore que, soit qu'elle se dise que, quoiqu'elle pût faire, vous n'en penseriez pas mieux, ou qu'elle soit intérieurement atterrée par la justice qu'ellesent que vous lui rendez, vous ayez à vous repentir d'avoir plus espéré de sa clémence, que d'avoir été épouvanté de sa vertu. Je conviendrai, toutes-fois encore, que, tout vrai qu'est en général, ce que je viens de dire, cela éxige quelques modifications: aussi en admets-je; mais j'ajoute en même tems qu'elles ne sont jamais qu'en faveur des femmes qui ne m'inspirent pas le desir de les attaquer. Avec les autres, je fais constamment marcher d'un pas égal la mauvaise opinion, et la témérité, par la raison que n'en ayant pas encore trouvé à qui la dernière laissât jamais appercevoir l'autre, je n'ai pas crû devoir changer de maximes. Il est, au reste, très-possible qu'en attaquant Hégéside avec autant de légéreté que je m'en permets toûjours, et vous en conseille, vous ne l'eûssiez pas touchée; mais vous l'auriez réduite; et si le premier des deux est plusflatteur, je crois l'autre beaucoup plus sûr. J'ai, je l'avoüe, d'autant plus de peine à concevoir la sorte de terreur qu'elle vous imprime, que, dans l'entreprise dont elle est l'objet, tout est plus en votre faveur. Chaque femme, vous ne l'ignorez point, a son attrait particulier. Il n'y en a point, quoiqu'elle en dise, qui ne porte en elle-même, de quoi succomber. La plus vertüeuse de toutes ne s'en sauveroit même pas plus que celle qui l'est le moins, si cet attrait qui la dispôse à la foiblesse, et qui est en même tems ce qu'elle cherche toûjours avec le plus de soin à nous voiler, nous étoit connu, et que ce fût de ce côté là que nous dirigeâssions nos attaques. En partant de ce principe, dont vainement on voudroit me prouver la fausseté, vous pouvez juger à quel point je dois être surpris qu'après les confidences que je vous ai faites sur Hégéside, et qui, toutau moins, vous épargnoient la peine, peut-être infructüeuse, de chercher par où vous pouviez la vaincre; qu'enfin avec un avantage que j'ôse dire unique, vous ayez encore à vous plaindre de ses rigueurs. S'il est vrai, comme je crois que personne n'en doute, que femme devinée, soit femme vaincüe, combien, à plus forte raison ne doit-on pas compter sur la deffaite de celle de qui l'on connoît les mouvements aussi-bien qu'elle-même? mais, me dites-vous, depuis que votre inconstance l'a ramenée à ses premières idées, son coeur, et son imaginâtion ne se présentent plus qu'Axiochus . à l'égard du coeur, vous voudrez bien que, comme vous, je ne le compte pas pour quelque chôse dans cette occâsion; quant à l'imaginâtion, je ne m'éloignerois pas tant de croire qu'elle n'est point en Hégéside, dans la même inertie. Il est tout simple qu'une femme abandonnéepar un amant, se replie machinalement du côté de celui par qui elle présume qu'elle ne l'auroit pas été; mais ce souvenir, quelque habitüellement qu'elle puisse se le présenter, est, croyez-moi, bien loin d'être un sentiment: eh! Quand c'en seroit un? Axiochus, d'ailleurs, n'a pas, à beaucoup près, le même goût que vous, pour reprendre les femmes qui l'ont quitté; mais, mit-il à cela, moins de vanité, il ne devroit pas vous en causer plus de crainte. Une passion très-tendre dont par nécessité, il m'a fait le dépositaire, le remplissant aujourd'hui tout entier, le laisseroit plus infléxible que dans tout autre tems, à tout ce qu'Hégéside pourroit tenter pour le faire revenir à elle. Ainsi ce qui vous importe le moins, est qu'elle le rappelle, ou non dans ses bras. Encore une fois, moins de respect pour elle, et plus de cette témérité que, sans qu'elles s'en doutent,peut-être, les femmes, nous pardonnent toûjours avec moins de peine que ce qu'elles appellent des ménagements ; et je crois pouvoir vous répondre que, si vous avez quelque chôse à vous reprocher, ce ne sera pas d'avoir suivi mes conseils.

LETTRE 67

Le même à Callicrate. J'ignore de quelle façon, lors de son établissement, les femmes prirent la loi qui les oblige à la vertu; mais, s'il est permis d'en juger par les progrès qu'a faits parmi elles, la nouvelle philosophie qui les en dispense, il est tout au moins à présumer que ce fut à peu près comme on reçoit une condamnâtion. Je suis, cependant, persüadé qu'on doit plus s'en prendre à notre propre corruption, qu'à toute autre cause, de cet adoucissement dans leur façon de penser, qu'on leur reproche aujourd'hui; qu'enfin elles seroient restées ce que, du moins quant à l'aparence, on les a, dit-on, vües long-tems, si la décence eût toûjours été pour elles, un moyen de nous plaire. Mais,comment se pouvoit-il que notre goût totalement tourné vers les courtisanes; l'empire singulier qu'elles ont sur nous; la publicité avec laquelle nous portons des fers si honteux; le ridicule constant que nous jettons sur les femmes qui se piquent encore d'un peu de retenüe; et l'abandon crüel où nous laissons la beauté, dèz qu'elle n'a pas l'affiche du vice, ne finîssent point par les conduire à cette facilité de moeurs que nous leur rendions si nécessaire? Reprenons cette délicatesse qui, sans compter les plaisirs que nous lui devions sans doute, nous convenoit si bien; et nous ne tarderons pas à leur voir reprendre aussi cette dignité qui leur sieioit mieux encore. Du moins, quelque ennemi que je m'en montre en public, ne l'ai-je jamais rencontrée dans une femme, que mon âme n'en fût élevée autant que toutes les fois que je n'ai trouvé sous un grand nom, que le ton, et l'avilissementd'une courtisane, je l'ai, malgré moi-même, sentie se dégrader. Je ne puis, enfin, voir qu'avec un repoussement intérieur que, distinguées autrefois, de ces dernières, autant par leurs ajustements que par leurs principes; mais croyant à présent perdre plus encore à cette distinction, qu'âlors elles ne croyoient y gâgner, ce ne soit plus celles-là qui cherchent à imiter la façon noble, et décente de se mettre des femmes de qualité, mais celles-ci qui, avec leurs idées, ayent adopté les modes les plus extravagantes, et les plus chargées des courtisanes. C'étoit déjà, de leur part, un pas assez grand vers la philosophie actüelle; mais ce n'étoit rien de nous attirer par les mêmes apparences, si l'on ne nous retenoit point par les mêmes moeurs; c'est, à ce qu'il me semble, ce que celles qui ont crû devoir tout sacrifier au bonheur de nous plaire, ont tenté avec assez de succès pour que,tout au moins, nous puissions quelque-fois nous y méprendre. Si, par hazard, vous doutez encore de cette vérité, l'histoire que je vais vous raconter, presque incroyable dans le siecle dernier, mais à laquelle on peut, dans celui-ci, très-aisément ajoûter foi, va vous la prouver. Vous sçavez, je crois, qu'après mille inutiles tentatives pour me ramener à elle sur le ton qu'elle auroit le mieux aimé, Callipide s'est enfin restrainte à ne former avec moi, qu'une de ces liaisons commodes que la morale du moment rend si communes aujourd'hui; que le sentiment, ou pour mieux dire, l'amour propre réprouve; mais dans lesquelles, sans aucun des embarras de l'amour, on en trouve toutes les douceurs. C'est-à-dire, pour que vous conceviez quel est notre arrangement, que je suis convenu avec elle, de lui donner quelques-uns des moments que je voudrois consacrerà l'infidélité: comme, de son côté, elle m'a juré que le sentiment le plus tendre qu'elle pourroit se croire, n'empêcheroit pas que je n'eûsse toûjours sur elle les mêmes droits, en prenant toutes-fois les précautions convenables pour ne la pas brouiller avec l'homme qui joüiroit chez elle, des honneurs de la représentation. Voyez, pourtant, par ce qu'il a déjà pris sur la sévérité de mes principes, à quel point, et en combien peu de tems le monde nous corrompt! Reconnoissez-vous, en effet, à ce honteux relâchement, cet Alcibiade qui, dans le commencement de sa carriére, ne jugeoit, quelque belle qu'elle pût être, une femme, digne de ses soins qu'autant qu'il auroit la plus entière certitude qu'elle ne se seroit jamais rendüe aux voeux d'un autre? En vertu donc de notre convention respective, Callipide, avant-hier, m'avoit écrit qu'Antigênes,qui est celui qu'elle adore actüellement, ne souperoit pas avec elle le lendemain; et je lui avois promis que j'irois prendre la place d'Antigênes. Malgré cette convention, nous sçavions mieux tous deux, ce que nous aurions envie de faire de notre soirée, que nous n'étions sûrs de ce que nous en ferions. Antigênes est jaloux: ne recevoir que moi chez elle, ou se rendre dans quelqu'une de mes maisons, étoit pour elle, si par hazard il étoit instruit de l'un, ou de l'autre, une chôse également scâbreuse. Elle en étoit donc forcément réduite à desirer que notre rendez-vous pût être exempt de ces coups fortüits qui en gâtent tant, lorsqu'il faut les laisser dépendre des circonstances. Vers la fin du jour, j'arrive chez elle; et sans m'informer si elle est, ou non sortie, je pâsse dans ses jardins. Au fond du bosquet épais qui les termine, à la clarté équivoque du peude jour qui nous restoit, et que l'ombre qui régne toûjours dans ce lieu, y affoiblissoit encore, j'entrevois une femme, mollement couchée sur un lit de gâzon, où Callipide va assez communément se reposer. Dans les idées qui me conduisoient chez elle, et avec les projets que je lui connoissois, il étoit trop simple (sur-tout ignorant comme je faisois, quelle avoit, ce jour là, été sa marche) que je crûsse que c'étoit elle qui s'y étoit mise le plus qu'elle l'avoit pû, à l'abri des importuns, pour que mon imaginâtion pût, et dût, même, se porter sur d'autres. Je vole donc de ce côté, avec toute l'impétüosité d'un homme à qui les moments sont précieux; et qui sçait, de plus, pourquoi on est là; et me précipite dans les bras de cette femme qui, de son côté, ne se dérobe à aucune des familiarités quelles qu'elles soyent, dont j'accompagne cette démarche. Je m'apperçois,cependant, bientôt, que si comme à la douceur que je lui trouvois avec moi, (je devois le penser) cette femme attendoit quelqu'un, et que je ne la dûsse qu'à son erreur, je ne m'étois pas moins trompé qu'elle ne s'abusoit elle-même; mais, comme je ne trouvois qu'à me loüer de ma méprise; et que, suppôsé qu'elle eût reconnu la sienne, elle ne paroissoit pas avoir plus que-moi même envie de s'en plaindre; pour éviter, elle, peut-être, de montrer une inquiétude qui pouvoit nuire à la situâtion, moi, des éclaircissements qui ne seroient pas venus pour moi-même, moins mal à propos que pour elle; chacun de nous, comme de concert, garda le plus profond silence. Enfin, il fallut bien malgré nous, que nous vîssions arriver l'instant de nous appercevoir que nous nous étions également inconnus; et de convenir respectivement que la façon dont nous venionsde faire connoissance l'un avec l'autre, étoit une des plus extraordinaires dont on eût jamais entendu parler. J'allois, cependant, prendre la liberté de lui faire quelques questions sur ce singulier événement, lorsque des voix qui, tout d'un coup, se firent entendre peu loin de nous, et entre lesquelles je distinguai la voix de Callipide, me forcérent de les remettre à un tems plus opportun. Je ne pus donc que lui rendre grâces de toutes les bontés dont, avec une générosité qui a, je crois, assez peu d'exemples, elle venoit de me combler; et de lui dire quelques-unes des raisons que j'avois trouvées pour y être sensible. Ce qui ne me parut guéres moins surprenant que la chôse même, c'est qu'un vous croyez! fut toute sa réponse. J'ignore, si on lui en eût laissé le loisir, combien d'absurdités auroient suivi celle-là; on nous joignit. J'appris de Callipide à qui, malgré toutema confiance en elle, je crus pour le moment, devoir taire cette avanture, que cette femme, que je ne connoissois point du tout, étoit cette même ampelis , qui n'a été que si peu de tems dans les chaînes de l'hymen; n'en est délivrée que depuis peu de jours; et que, faute de ne l'avoir pû plûtôt, j'allois me dispôser à attaquer. Je ne sçais si vous vous rappellez ce qu'on raconte de ses charmes; mais, quelque chôse que la renommée en publie, assurément! Elle ne les éxagére pas. Vous pouvez juger par notre rencontre, et ses suites, de toute l'affabilité qu'elle y joint: car, comme je lui étois si parfaitement inconnu qu'elle a été obligée de demander à Callipide qui j'étois; et que, dans l'obscurité qui nous enveloppoit tous deux, à peine elle avoit pû distinguer mes traits, il m'est impossible de suppôser que ce soit ou les agréments qu'on m'attribüe, ou ma réputâtionqui l'ayent subjuguée. Ce qu'il y a de plaisant, c'est que quand elle a appris que c'étoit Alcibiade qu'elle avoit rendu heureux, tout ce qu'elle en a paru penser, c'est qu'elle aimoit autant que ce fût lui qu'un autre. Quoi! Pas même la plus légère préférence! Voilà, en vérité! La prémière fois que cela m'arrive. Dans un court entretien, que j'ai trouvé le moyen d'avoir avec elle, je l'ai, sans aucune peine, engagée à se rendre ce soir au céramique; et, ce qui, peut-être, vous étonnera, c'est que, toute belle qu'elle est, ce sera sans beaucoup d'impatience que je l'y attendrai. Elle est si stupide! Et a si peu de quoi masquer les vices de son coeur, qu'il s'en faut peu que, tout modérés même que sont les desirs qu'elle m'inspire, je ne m'en fasse honte! D'ailleurs, vous concevriez difficilement combien, malgré le soin que je prends de les varier, dumoins quant aux objets, mes amusements laissent de vuide dans mon âme. Je commence, pourtant, à comprendre que je ne dois pas être pour les femmes, moins embarrassant que pour moi-même: m'aiment-elles véritablement? Elles me gênent: n'ont-elles pour moi que ce qu'elles m'inspirent? Ma vanité en est blessée. Socrate a raison: ce n'est pas la peine de se donner tant de ridicules pour n'en remporter que de l'ennui. J'en éprouve tant que si cela continuë, je crois, les dieux me le pardonnent! Que je prendrai le parti d'avoir des moeurs.

LETTRE 68

Le même à Diodote. Les athéniens sont, en vérité, bien ridicules! Ils se conduisent perpétüellement comme s'ils ne croyoient pas aux dieux; et ils ne sçauroient permettre que l'on paroisse seulement douter des leurs, ou, que l'on discute leur nature, philosophiquement considérée. Certes! à la crainte qu'ils ont qu'on ne raisonne, tant sur ceux qu'ils se sont faits depuis long-tems, que sur ceux qu'ils jugent à propos de se faire tous les jours, on ne peut que les accuser de craindre intérieurement que ces respectables divinités dont ils sont si jaloux, ne soutînssent difficilement l'éxamen que la raison pourroit en faire. Je fais cette réflexion à propos d'Aspasie qui, sur la seule réputationqu'elle a d'être philosophe, vient d'être publiquement accusée d'impiété, et citée en justice. Hermippus, ce mauvais poëte comique, soutenu par Pironide, poëte plus mauvais encore, et aussi malhonnête homme, étoient ses délateurs; et Aristophane, beaucoup meilleur poëte que les deux premiers, mais plus méchant encore, les faisoit agir sous main, et les appuyoit de son esprit, de son crédit, et de sa perversité. Non qu'il ait personnellement à se plaindre d'Aspasie qui, quoiqu'elle eût elle-même beaucoup de sujets de se plaindre de la façon crüelle dont il l'a tant de fois déchirée, ne s'en est vengée que par le silence le plus profond; mais vous n'ignorez pas qu'il abhorre Socrate qu'il veut perdre; et que peut-être, (car que ne peut à la fin, une constante méchanceté! ) en effet, un jour il perdra. Ce n'étoit donc que pour arriverjusques à cet homme divin, qu'il avoit formé l'odieux complot qui a pensé coûter la vie à la femme la plus illustre de toute la Grèce. Ce qui ne peut me permettre de douter que ce ne fût son objet, c'est que, sans accuser Socrate aussi formellement que la femme de Périclès, ses émissaires répandoient que c'étoit à lui qu'elle devoit ses erreurs; et que l'on a mis en question, si, sur cette rumeur, on n'obligeroit point ce philosophe à rendre compte de sa doctrine; et si, même, on n'interrogeroit pas sur cela juridiquement ses disciples. Comme ce que l'on objectoit de plus fort contre elle, étoit cette même liaison qui mêt le comble à sa gloire; et que toute l'accusâtion se réduisoit à quelques propos vagues dont encore on ne pouvoit pas inférer qu'elle doutât de l'existence des dieux, Périclès, quelque tendrement qu'il l'aime, a si peu craint pour elle,que le jour même qu'elle devoit être jugée, il ignoroit encore s'il prendroit ou non la peine de la deffendre: mais dèz qu'elle parut, le peuple, par ses clameurs, les juges, par l'air de sévérité dont ils avoient crû devoir s'armer, annoncérent si bien leurs funestes dispositions, qu'il ne pût se méprendre plus long-tems au danger qui la menaçoit. Il étoit réellement impossible qu'il fut plus grand. Sur de simples délâtions, et sur les plus frivoles apparences, ces juges iniques étoient déterminés à la condamner à la cigüe. Les sacrificateurs que Socrate méprise trop, et trop ouvertement pour qu'ils ne le haïssent pas; accoutumés, d'ailleurs, à traiter d'impies, ceux qui ne poussent pas la crédulité aussi loin que leur intérêt l'éxige, les sacrificateurs, dis-je, unis avec les ennemis que le mérite de Périclès lui a faits, demandoient hautement au nom desdieux, la mort de la malheureuse Aspasie. Périclès, quelque troublé qu'il fût à l'aspect d'un péril qu'il avoit voulu si peu prévoir, s'est alors levé. Sa douleur, qu'il ne dissimuloit pas, loin de rien ôter à sa majesté naturelle, sembloit y ajoûter encore. La trompeuse sécurité où il avoit été jusques-là, ne lui avoit pas permis de se préparer; mais, soit qu'involontairement, peut-être même, sans qu'il le crût, son esprit se fût éxercé sur une matière si intéressante pour son coeur; ou que l'instant fournisse à ce grand homme, les traits les plus lumineux, jamais il ne parla avec tant de force; et jamais aussi il n'y eut de spectacle plus attendrissant que le spectacle qui s'offroit alors à nos yeux. D'un côté, Aspasie dans une contenance noble, et modeste qui, sans insulter à ses juges par une fierté qu'ils auroient, sans doute, plus punie encore qu'admirée, laissoitvoir le mépris profond que lui inspiroient ses vils accusateurs; et paroissoit sentir plus vivement la douleur de celui qui la deffendoit, que le danger imminent où étoient ses jours: de l'autre, Périclès, la voix presqu'éteinte, se soûtenant à peine, et d'autant plus fait en cet instant pour attendrir sur son état, les juges, et les spectateurs, que sa fermété est plus connüe. Dieux! Quel homme! Et de quels hommes alors, le bonheur de sa vie dépendoit-il! Avec quelle joye bâsse et crüelle le voyoient-ils, tremblant pour ce qu'il adore, employer pour les toucher, tout ce que la plus sublime éloquence, animée encore par l'amour le plus tendre, peut inspirer; et combien ces âmes perfides ne s'applaudissoient-elles point de voir réduit à cette humiliâtion, ce même Périclès qui, par sa valeur, sa prudence, et son activité, a porté leur gloire à un pointdont ils devroient être encore plus étonnés qu'ils n'en sont enn'orgueillis! Il a d'abord commencé par tenter de justiffier Aspasie; (et, assurément, devant des juges plus équitables, ou moins prévenus, il n'eût pas été difficile d'y réüssir). Mais s'étant bientôt apperçu que, plus il prouvoit qu'elle n'étoit pas coupable, plus il en expôsoit les jours, il s'est borné à demander à tître de grâce, ce qu'à tître de justice, on s'obstinoit à lui refuser; et malgré son trouble, et la vive douleur dont on le sentoit pénétré, l'a fait avec tant d'adresse que, sans toucher au fond de la question, il n'a pas moins évité de convenir du crime dont elle étoit accusée, que de la présenter comme innocente. Imaginez-vous, si vous le pouvez, quelles étoient nos allarmes pendant ce tems-là! Dans quel état j'étois, moi qui, indépendamment de ce que je dois à Périclès, et de l'intérêt que jeprends à tout ce qui le touche, voyois dans le plus horrible danger, une femme qui auroit dû m'inspirer tant d'amour, et à qui, du moins, j'ai conservé la plus sincère estime, et la plus tendre amitié! Mais, pensez-vous que je l'eûsse laissée périr? Ah! Plûtôt périr moi-même mille fois! Axiochus, Théraméne, Thrazylle, tous mes amis, tous ceux de Socrate, de Périclès, et d'Aspasie, moi, nous étions tous déterminés à l'enlever du milieu du tribunal, si son arrêt lui eût été prononcé; et à nous expôser nous-mêmes aux plus crüels supplices, plûtôt que de voir le sien. Vous sentez quelles auroient été les suites d'une pareille violence, et ce qu'elle auroit paru aux yeux du peuple, du monde, peut-être, le plus jaloux de son autorité. Mais il nous étoit en ce moment, plus aisé de les braver, que de les craindre; et comme nous n'aurions pas voulu en être les victimes,nous aurions indubitablement allumé dans le sein même d'Athênes, la guerre la plus sanglante. Dieux! Avec quelle joye, s'il eût fallu que mes yeux eûssent été témoins du supplice d'Aspasie, je me serois enseveli sous les rüines de la ville ingrate qui l'y auroit condamnée! Les dieux, heureusement, ont bien voulu que, pour la sauver, nous n'ayons pas eu besoin de recourir à de si terribles moyens. Ce n'est point, cependant, que l'éloquence de Périclès ait, dans cette occâsion, été suivie de son ordinaire succès. Aspasie auroit infailliblement subi le sort qui lui étoit préparé, si la douleur dont il étoit pénétré, l'emportant enfin sur la dignité de sa place, et sur la fermeté de son âme, n'eût éclaté en pleurs et en gémissements. Alors, soit que ses ennemis fûssent satisfaits de l'humiliâtion à laquelle ils l'avoient fait descendre, ou qu'ils ayent craint lesmurmures du peuple qui commençoit à s'émouvoir en sa faveur, ils ont, enfin, absous Aspasie; et m'ont, ainsi que Périclès, délivré du tourment le plus affreux que l'âme puisse éprouver. On ne doutoit pas que cette avanture qui a mis Socrate dans un péril presqu'aussi grand qu'Aspasie même, ne le dégoutât d'enseigner; et Thrazylle, quelque impétüeux qu'il soit, a fait tout ce qu'il a pû pour le déterminer au silence. les dieux me préservent de me taire, a répondu ce grand homme, quand mes concitoyens me prouvent si clairement, combien ils ont encore besoin que je parle . En effet, le jour même il a continüé ses leçons; et, pour montrer à quel point son âme est inaccessible aux terreurs qu'il semble que l'on ait voulu lui inspirer, il a parlé, non sur les dieux, mais sur la divinité; et vous sçavez assez à quel point il est loin de confondre l'être qu'il croit, avecles ridicules objets de la vénérâtion publique. Pour moi qui, de tous ses disciples, suis à la fois le moins docile et le plus suspect, je ne pâsse pas actüellement devant le plus petit mercure, sans lui faire la plus profonde révérence; mais ce qui me sera, je crois, beaucoup plus utile que toutes les mines que je fais aux dieux, c'est le silence que je suis résolu de garder sur leurs ministres.

LETTRE 69

Alcibiade à Thrazylle. Dans le tems même que Praxidice vous plaisoit le plus, c'êtoit si foiblement qu'elle vous intéressoit, que je n'ai pas dû présumer qu'avec une passion qui encore, grâces à vos soins, n'est point heureuse, vous ne fûssiez point sur son compte, de la plus profonde indifférence. Que, vous croyant passionnément amoureux d'Hégéside, et même l'étant en effet, vous eûssiez eu des vües sur quelqu'autre, cela eût été trop dans nos maximes pour que je pûsse en être surpris; mais, que ce soit une ancienne affaire où, de votre aveu, vous ne trouviez depuis long-tems que le plus mortel ennui, qui vous partage, c'est, je le confesse, et ce que je ne comprends point, etce que, même, je n'aurois jamais imaginé. Il étoit, donc, moralement impossible que, comme vous m'en accusez, en reprenant Praxidice pour quelques instants, je ne me fûsse propôsé que le plaisir de vous l'enlever. Si je sçavois que vous ne l'aviez point encore quittée, je n'ignorois pas, du moins, combien vous en aviez envie; et dans l'idée que je devois nécessairement me faire de votre pôsition, c'eût été bien plûtôt pour vous faciliter les moyens de vous en tirer, que par tout autre motif que j'aurois cherché à vous la rendre infidelle; mais le fait est que je ne l'ai pas cherché. Il vous plaît encore, pour me donner un tort que je n'ai ni eu, ni voulu avoir, de suppôser que j'ai été piqué de ce qu'elle vous avoit dit que jamais je ne lui avois rien inspiré de pareil à ce qu'elle sentoit pour vous; et de ce que vous n'aviez pas, vous, balancéà le croire. Je me doutois bien, et qu'elle vous l'avoit dit, et que vous l'aviez crû; mais, quand j'en aurois eu la plus entière certitude, quelle raison aurois-je eüe de m'en blesser? Je sçais trop, en laissant même à part l'intérêt qu'a une femme à décorer sa foiblesse, soit à ses yeux, soit aux nôtres, que le dernier qu'elle prend, lui paroît toûjours le seul qu'elle ait aimé, ou, du moins, celui qui l'a touchée le plus vivement, pour m'être offensé de l'idée que Praxidice auroit voulu vous donner de la violence de sa passion pour vous. Je n'ignore pas davantage que, de tout ce qu'en pareil cas peut nous dire une femme, c'est ce que, par l'excèz de notre amour propre, elle nous persüade toûjours le plus aisément. Je ne vous aurois, en conséquence, pas moins pardonné d'avoir été jusques à croire que je n'avois été pour elle, qu'un objet d'horreur,que je ne lui aurois pardonné à elle-même de vous l'avoir dit. Ce n'est pas, cependant, que je veuille nier que si vous vous étiez targué d'une façon mortiffiante pour mon orgueil, de l'avantage prétendu que vous auriez eu sur moi, je n'eûsse crû devoir vous prouver en parvenant encore à lui plaire, que les impressions que je fais, ne s'éffacent jamais au point qu'elles ne renaissent dèz que je le veux; et que, même, l'amour qu'une femme auroit pû concevoir pour un autre, ne lui seroit pas alors contre moi d'une plus grande ressource que l'amour qu'elle ne feroit que se croire; mais, soit que vous ayez ou non, compté sur ce que vous disoit Praxidice, plus votre vanité a ménagé la mienne, moins vous devez imaginer que le desir de la vengeance ait été ce qui m'a conduit. Elle vous a, dites-vous, écrit que nous nous adorions de nouveau : il est, assûrément,bien singulier qu'avec toutes les preuves qu'ont journellement les femmes, qu'elles se pressent trop de déclarer ce qu'elles suppôsent se pâsser, tant dans leur coeur que dans le nôtre, on ne puisse pas les en corriger! J'ai, du moins, quelque sujet de croire que si, sur le prétexte spécieux de vous montrer combien elle est vraie, Praxidice se fût moins hâtée de vous annoncer le second triomphe qu'elle croyoit remporter sur moi, elle auroit aujourd'hui toute autre chôse à vous apprendre. Je crois, au reste, voir dans vos reproches, que, soit par égard pour les sentimens qu'elle se flatte encore de vous inspirer; soit (ce qui pourroit être encore plus probable) pour vous cacher avec quelle promptitude, aussi honteuse pour elle, que desobligeante pour vous, elle vous a oublié; elle m'a prêté pour l'y déterminer, des transports, des serments, des larmes,enfin, tout l'appareil d'une séduction en forme, et que, d'ailleurs, on auroit lieu de suppôser difficile. Je suis trop accoutumé à voir les femmes employer la fausseté, lors même qu'elle leur est le moins nécessaire, pour être étonné que Praxidice en ait mis un peu dans une occâsion où il lui étoit de toute impossibilité de s'en pâsser: aussi, ne songerois-je point à infirmer par une relâtion que, selon toute apparence, vous trouverez peu conforme à la sienne, ce qu'elle a jugé à propos de vous dire, si, au sérieux dont je vous vois prendre cette misère, je ne craignois pas de ne pouvoir, sans que notre amitié en souffrît, vous en laisser l'impression. Praxidice étoit chez Dercyle où, comme de coutume, la plus brillante, et la plus imbécile jeunesse d'Athênes, se trouvoit rassemblée: le même hazard qui l'y avoit menée, y avoit aussi conduitmes pas. Il est, au surplus, si peu vrai, que, comme elle me paroît vous l'avoir dit, je l'y cherchâsse, que si j'eûsse sçu que je l'y trouverois, je n'y serois point entré. Quoique ce ne fût pas la première fois depuis notre rupture, que je la rencontrâsse; et qu'elle eût dû par conséquent s'être accoutumée à ma vüe; à mon aspect, au milieu d'un décontenancement difficile à peindre, elle fronce le sourcil, s'arme de l'air du monde le plus méprisant, affecte en même-tems, de ne me pas regarder; enfin, tout ce que nous appellons les grandes maniéres . Moi, vous sçavez comment je suis dans ces sortes d'occâsions; et l'air froid et desintéressé que j'y conserve. Je laisse donc avec d'autant plus de tranquilité, les beaux yeux de Praxidice, m'annonçer tout le courroux que ma présence excitoit dans son âme, qu'en feignant de ne m'en pas appercevoir, j'étois sûr de lamortiffier davantage. Pour ajoûter même à sa fureur, en lui prouvant combien, en suppôsant que je la remarquâsse, elle m'étoit indifférente, je l'aborde; et après lui avoir demandé de ses nouvelles, du ton le plus familier, mais le plus galant, je m'assis intrépidement à côté d'elle, en la regardant avec le soûris scélérat que vous me connoissez, et qui me réüssit toûjours si bien. C'étoit, toutes-fois, par pure habitude qu'en cet instant je l'employois, car j'étois, je vous le jure, bien éloigné d'avoir sur elle, la plus légere intention; mais, contre toute apparence, ce soûris prend: elle perd de vüe dans l'instant, mes torts et sa colère: ses yeux qui ne m'en annonçoient qu'une implacable, s'adoucissent par degrés, et bientôt ne peuvent plus me peindre que l'amour le plus tendre; j'entends des soupirs; enfin, je ne vis de mes jours, de révolution plus prompte, moins désirée,et plus inattendüe que le fut celle-là. Je conviens qu'elle ne m'échappa point: cependant, autant par des ménagemens que je crûs vous devoir, que par indifférence sur tout ce qui pourroit en résulter, je ne voulus y contribüer en rien; et me bornai simplement à ne pas en arrêter le progrès. Elle s'étoit, selon toute vraisemblance, flattée que ce ne seroit pas sans les seconder, que je saisirois ses dispositions; mais, malheureusement pour elle, dèz l'instant que je les avois apperçües, je m'étois dit que je lui laisserois l'embaras de m'en instruire; et toute la douceur de ses regards, toute la profondeur de ses soûpirs n'eûrent pas le pouvoir de me faire rien changer à mon plan. Voyant, enfin, que je m'obstinois au silence, malgré toutes les raisons qu'elle auroit eües de ne s'avancer avec moi qu'imperceptiblement, elle s'approche de mon oreille; et, d'une voix quele trouble extrême où elle étoit, rendoit tremblante, et entrecoupée, " je ne sçais, me dit-elle, ce que vous allez penser de moi " . Il m'auroit, assûrement, été bien aisé de la tirer de son doute; mais vous conviendrez, je crois, que ce n'en étoit pas le tems. " est-il croyable, continüa-t'elle, qu'après des procédés que je n'aurois jamais dû vous pardonner, vous conserviez encore tant d'empire sur mon coeur? " à cela qui, peut-être, eût éxigé une réponse, je me contentai de m'incliner, et de plier les épaules: mouvement qui, dans le fond, ne vouloit rien dire, mais qu'elle pouvoit ne pas moins regarder comme un aveu tacite des torts qu'elle me reprochoit, que comme une marque de l'étonnement que me causoient ses bontés: ce fut de cette derniere façon qu'elle l'interpréta. " c'est beaucoup encore,que vous ayez l'air de convenir de ce que je vous impute; et je ne me flattois pas de vous trouver tant d'équité. "-au lieu de lui répondre, je lui montrai des yeux l'assemblée, comme pour lui faire sentir qu'elle nous permettoit d'autant moins de nous livrer à un entretien du genre de celui qui s'annonçoit entre elle et moi, que son attention paroissoit déjà plus se fixer sur nous. Lui faire faire cette remarque, n'étoit, ce me semble, rien moins que lui propôser un rendez-vous: c'étoit même plus dans le dessein de me délivrer d'une conversâtion aux suites de laquelle rien ne m'interessoit, qu'avec le projet de la mener si loin, que j'avois paru l'exhorter à ménager les spectateurs; mais vous connoissez les femmes. Praxidice, pour la sitüation où nous étions ensemble, s'étoit avancée avec une étourderie presque incroyable: elle nevouloit pas (et rien n'étoit plus juste) qu'il ne lui en restat que le ridicule: si, d'ailleurs, elle me voyoit me tenir sur une si grande réserve, elle pouvoit aussi-bien l'attribüer à la multitude de témoins qui nous environnoit, qu'au peu d'envie que j'avois de profiter des dispôsitions favorables où je la retrouvois. Ce fut encore le parti qu'elle prit. " vous avez raison, me dit-elle, on nous regarde: je voudrois, toutes fois, vous parler: par malheur, encore, je me suis laissée engager par Dercyle, à pâsser la soirée chez elle: quel prétexte prendre pour m'en dispenser? Et, quand j'en trouverois, peut-être vous êtes-vous arrangé de façon que cela me seroit fort inutile? " je l'interrompis pour lui dire qu'en effet, j'avois pour ce jour-là dispôsé de moi. " eh bien! Reprit-elle vivement, demain, chez vous, chez moi, par-tout où vous voudrez, à l'heure quevous prendrez, répondez-moi, de grâce, sera-ce pour demain. "-elle mettoit trop de chaleur dans ses prières pour qu'enfin elle ne fît point pâsser dans mon âme, un peu du feu qui l'animoit. Je lui dîs que je la laissois absolument la maîtresse de l'heure, et du lieu du rendez-vous: le céramique fut l'endroit qu'elle choisît, la fin du jour, l'heure qu'elle m'indiqua: elle fut ponctüelle, je ne me fis pas attendre.-il me semble qu'elle vous a dit le reste.

LETTRE 70

Le même au même. Je me flattois trop d'être connu de vous pour imaginer que j'eûsse à craindre de votre part, le soupçon d'avoir, dans le récit que vous m'avez forcé de vous faire de mon avanture avec Praxidice, moins consulté la vérité que mon amour propre. Quelques grâces que vous consentiez que j'aye, il vous paroît incroyable qu'il ne me faille que des soûris pour renverser la tête d'une femme, sur-tout, quand elle a autant de raisons de s'armer contre leur charme, que j'en avois données à celle-là. Dire que cela est incroyable, est me dire assez que vous ne le croyez pas. Il m'auroit été facile, comme vous l'allez voir, de fortiffier ce même récit qui, pour ne riendire de plus, vous paroît si douteux, par des preuves telles qu'il ne vous auroit pas été possible de suppôser un moment qu'il ne fût pas fidelle; et je leur aurois fait accompagner ma dernière lettre, si je n'eûsse pas craint qu'elles ne blessâssent votre vanité. Une autre raison encore qui, lors même que je me les serois crües nécessaires, m'auroit porté à les supprimer, est la répugnance extrême que je me sens pour sacrifier les lettres des femmes. C'est une chôse qui n'est que trop ordinaire dans un siécle où la crapule qui semble seule le signaler, a détruit tout sentiment d'honneur. Mais, si je veux bien partager quelques-uns des travers qui y sont à la mode, je ne prétends me souiller d'aucune des bâssesses qu'il accrédite. Aussi, n'est-ce que pour le tems seulement que vous pouvez employer à lire la lettre de Praxidice, que je vous la confie. Jesçais assèz quels sont sur cela vos principes, pour que, si vous étiez dans un état plus tranquile, je ne craignîsse pas que vous en abusâssiez; mais je n'ignore point tout ce qu'obtient de nous l'amour propre; et combien, quand il est piqué, nous lui sacrifions de chôses que nous devrions toûjours respecter. Il est encore vrai que, rendus à nous-mêmes, nous nous méprisons de lui avoir tant immolé: mais le remord ne répare rien; et s'il nous éclaire sur l'avilissement où nous sommes tombés, il ne le prévient pas. Pour ne vous expôser donc point à avoir à roûgir de vous-même, et vous prémunir à cet égard contre toute tentâtion, l'esclave qui vous remettra la lettre de Praxidice, est expressément chargé par moi, de l'attendre, et de me la rapporter. Je me plais à croire que vous faites encore assèz de cas de mon amitié pour ne rien oppôser àl'éxécution des ordres que je lui ai donnés, et qui ne sont qu'une nouvelle preuve de mes sentiments pour vous.

LETTRE 71

Praxidice à Alcibiade. J'ai pâssé la plus grande partie de la nuit à faire des réflexions qui m'ont d'autant plus tourmentée, qu'elles m'ont été plus inutiles. Vous pouvez par ma lettre seule, juger du peu de fruit que j'en ai tiré: ce n'est que pour vous dire que je vous aime, que je vous écris: mais, quelle ne doit pas être la force de l'illusion que je me fais, puisque je puis imaginer que vous y serez sensible! Vous seriez, sans doute, aisément blessé (si, pourtant, cela étoit possible) que l'on ne vous aimat pas; mais en revanche qu'il est difficile de vous trouver reconnoissant des sentiments que vous faites naître! Eh! Qui le sçait mieux que moi! Combien peu de tems, si toutes-foisil est vrai que je vous aye jamais plû, m'avez-vous laissée joüir du bonheur de vous plaire! De combien de façons, dans ce peu de tems même, n'avez-vous pas tourmenté mon coeur! Avec quelle barbarie ne l'avez-vous pas condamné au malheur de ne vous aimer plus; ou, bien plûtôt, au supplice de conserver toute sa tendresse, et de n'ôser même plus se l'avoüer! Mais, soyez sincére; est-il bien vrai, comme malheureusement tout voudroit que je le crûsse, que vous ne vous fûssiez propôsé auprès de moi, que de triompher d'Axiochus, et du sentiment qu'il commençoit à m'inspirer? Se peut-il que vous ayez pû former un projet si crüel, et que mon extrême tendresse pour vous, ait pû vous permettre de l'éxécuter? Ah! Combien, pour douter de ce dont vous m'avez donné tant, et de si crüelles preuves, ne faut-il pas que je vous aimeencore; et à quel excès ne doit pas aller mon aveuglement pour suppôser que je puisse vous retrouver sensible, vous qui, lors même que j'étois le plus digne de vous, n'avez pas crû que je le fûsse de votre tendresse! Mais, se pourroit-il que vous poussâssiez la crüauté jusques à me mépriser d'une inconstance que vous m'avez rendüe nécessaire! Inconstante! Moi! Non, Alcibiade, au milieu même de mon erreur, je ne l'ai pas été un seul instant. S'il vous étoit possible de comprendre jusqu'où alla ma douleur, quand, le coeur encore tout plein de vous, je me trouvai dans les bras d'un autre! Combien votre image m'y a persécutée! à quel point même, je m'y trouvois avilie!-que les illusions que nous fait le dépit, s'éffacent promptement! Que la honte qui y succéde, a d'amertume, et de durée!-mais que pouvois-je contre un homme à qui, par les confidencesque vous lui aviez faites, vous sembliez m'avoir abandonnée! Avec quel art, et, en même tems, quelle audace, il sçut abuser de ces secrets, dont vous étiez seul dépositaire, et qui, peut être, n'auroient jamais dû vous échapper! Quel moment il sçut choisir!-mais, non, c'est en vain que je me cherche des excuses: non, Alcibiade, non, je ne le sens que trop aujourd'hui, votre inconstance ne justiffioit pas la mienne.-que sçavoit-il? Que je vous avois adoré, qu'il n'y avoit rien que je vous eusse sacrifié! Que craignois-je donc? Qu'il ne divulguât ma foiblesse? Mais, moi-même, ne m'en faisois-je pas honneur? Loin de chercher à la cacher à personne, n'aurois-je pas voulu pouvoir l'apprendre à tout l'univers? D'ailleurs, que lui aviez vous dit que moi-même je ne lui eûsse confié? Quelles furent donc les craintes qui vinrent s'emparer de moi? Comment, abîméedans la douleur que peut causer l'inconstance de l'amant... que dis-je! Du dieu qu'on adore, peut-on consentir à se livrer à un autre?-m'y livrer! Est-il donc vrai que je m'y sois livrée! Que lût-il dans mes yeux après ce fatal moment? Que le sentiment de la honte dont je venois de me couvrir! De combien de larmes ne fut-il pas suivi! Avec quelle contrainte! Quelle secrette indignâtion contre moi-même!-mais quel tableau vous offré-je! Et dans quel moment! ô! Alcibiade, serois-je assèz heureuse pour que vous en détournâssiez les yeux avec horreur! Pour que vous eûssiez même, pour me pardonner d'avoir été à un autre que vous, besoin de tout l'amour que vous m'inspirez! Oui, mon cher Alcibiade, punissez m'en: que mon repentir, mes larmes, la certitude d'être adoré plus que jamais, vous trouvent également infléxible! Infortunée! Quedesiré-je!-mourir de douleur, mais, vous en avoir pour témoin.-vous verrai-je aujourd'hui! Vous rappellez-vous que vous avez daigné m'en flatter!-quoi! Je revivrois pour vous!-ah! Toute mon âme suffit à peine à ma joye!-je me reverrois, je me sentirois pressée dans vos bras!-venez, que j'y expire de mon bonheur; que je puisse prévenir par ma mort, le supplice horrible de vous perdre une seconde fois!-qu'au milieu de toutes mes craintes, il m'est doux d'imaginer que je pourrai encore vous jurer un amour éternel! à quelles inquiétudes ne suis-je pas en proie, pendant que,-ah! écartons cette affreuse idée. D'ailleurs ai-je le droit d'être jalouse! Rendez-le moi, crüel! Ce droit dont, avec tant d'autres, vous m'avez privée.-mais vous-même! (ah! Je le desire trop ardemment pour ne m'y pas être trompée! ) vous avez paru me reprocher Thrazylle:par la place que je vous ai dit qu'il occupoit dans mon coeur, c'est à vous que je laisse à juger quelle est celle qu'il y remplit aujourd'hui.-vous, Alcibiade! Vous seriez jaloux! Je me flatte en cet instant, qu'on ne sçauroit l'être sans amour; et qu'il n'est pas vrai, comme je l'ai mille fois entendu dire, que la vanité produise les mêmes mouvements. Vous ne m'avez pas, je l'avoüe, ordonné de vous le sacrifier; mais, consentir à me revoir, n'a-ce pas été assez me le commander? Si le premier devoir de mon amour a été de vous dire combien je vous aime, le second doit être de lui apprendre que je ne l'ai jamais aimé; et sans attendre votre réponse; encore dans l'ignorance, ou du moins dans le doute de ce que vous déciderez sur mon sort, je vais lui apprendre le sien.-hélas! Que de chôses je me dis que, peut-être, vous ne me direz point! Vous m'avez, il est vrai,fait espérer que ce ne seroit pas vainement que je me flatterois du bonheur de vous voir aujourd'hui: mais, quand vous m'en auriez donné la plus entière certitude, Diotime!-elle est si belle!-tant d'autres!-vous êtes si volage! Il y a si loin pour vous, du desir à l'amour!-Thrazylle!-un successeur! Croirez-vous que je ne l'aye pas aimé? Ne rejetterez-vous point sur mon coeur, ce qui n'a été qu'une erreur de mon imaginâtion? Votre vanité, si pourtant, j'ôse vous le dire, est si délicate! Je vous ai vû si blessé de n'avoir pas été ma première idée, que je n'ôse croire que vous me pardonniez, non, de vous avoir banni de mon coeur, (vous n'avez pas ce crime à me reprocher) mais d'avoir pû imaginer que vous l'étiez.-ah! Vous aurez raison! Même sans espoir de vous retrouver, je n'en devois pas moins me conserver toute à mon amour: jamais, non,jamais j'en aurois dû laisser prophaner par les hommages d'un autre, ce qu'Alcibiade avoit bien voulu croire digne des siens. Dieux! Que je haïrois Thrazylle, si l'excèz de ma tendresse pour vous, ne remplissoit pas toute mon âme!-vous voyez mon trouble: je ne sçais ce que je vous écris: ah! Si, pour excuser mon desordre, vous aviez les mêmes raisons que moi! Grands dieux! Se peut-il que j'aye crû ne vous plus aimer!-mais pourquoi, puisque j'étois condamnée à rester chez Dercyle, n'y êtes vous pas resté vous même? Si je vous eûsse été chère, m'auriez-vous quittée! Eh! Dans quel instant encore!-mais, des spectateurs! Les voyois-je, moi! Craigniez-vous, si je vous eûsse eû plus long-tems devant les yeux, que je n'eûsse pû leur cacher l'état où vous metiez mon âme; ou, plûtôt, n'est-ce pas que vous auriez roûgi qu'ils saisîssent dansla vôtre, ce que vous recommenciez à sentir pour moi? Ah! Je suis perdüe si vous m'en jugez si peu digne!-mais il est tems que je me livre au sommeil, si, toutes-fois, il se peut que dans l'agitâtion où vous m'avez mis le sang, je puisse en espérer. Que de siécles il y a quelque-fois pour une âme sensible, à s'écouler entre le commencement, et la fin de la carrière du soleil; et que vous me le faites crüellement éprouver!

LETTRE 72

Axiochus à Alcibiade. Il y a déjà plus d'un mois que, sur la perfide parole que vous m'aviez donnée de me céder Diotime, je l'ai attaquée. Loin, cependant, que je voye encore à une entreprise que vous me peigniez si facile, aucune apparence de succès, chaque jour ne m'offre que de quoi me faire repentir de l'avoir tentée. Si Diotime n'avoit pour vous qu'un goût aussi léger que vous me l'avez dit; et que, vous-même ne tînssiez pas plus à elle, que vous paroissez croire qu'elle ne tient à vous, seroit-il naturel, ou que vous ne me l'eûssiez pas déjà sacrifiée; ou qu'elle s'obstinât à conserver un sentiment, trop léger de sa part pour lutter long-tems, contre la certitude d'être simal récompensé? Mais, est-il bien vrai que votre intention soit de la traiter aussi légérement que vous me l'avez promis; et quand, en effet, ç'auroit été votre dessein, auriez-vous pû y rester fidelle avec une femme qui vous offre à la fois tant de charmes, et de passion? Ce n'est pas que je croye, ni que vous l'aimiez véritablement, ni même, que le voulûssiez-vous, cela vous fût possible: mais elle est belle; vous étes ardent, impétüeux; et quelque-fois les mouvements de votre coeur ressemblent si bien à l'amour, qu'il ne seroit pas bien étonnant que, même avec moins d'intérêt de s'y tromper, Diotime s'y méprît encore. Quoiqu'il en soit (car, comment percer un mystère, peut-être, fort obscur pour vous-même? ) vous auriez bien dû me sauver l'humiliâtion de soûpirer pour elle, si infructüeusement. Quelque vive que fût l'impression qu'elle faisoit sur moi,c'étoit sans un chagrin que je ne pûsse pas supporter, que je la voyois dans vos bras; mais mon amour pour elle, accrû par l'espoir dont vous l'aviez flatté, m'en fait, et depuis asséz long-tems, le plus crüel des supplices. Persüadé, d'ailleurs, de toute la supériorité que vous avez sur moi, je me serois bien gardé d'en aller de moi même, chercher une preuve de plus en tentant de vous enlever une conquête. Mes sentiments pour Diotime n'étoient encore, quand je vous les confiai, qu'une fantaisie qui, selon toute apparence, avec le soin que je prenois de la décourager, n'auroit pas éxisté long-tems, si vous ne l'eûssiez pas nourrie de tout ce qui pouvoit la fortiffier dans mon âme, et l'en rendre, enfin, le tyran. Si vous ne m'avez embarqué dans cette affaire que pour vous donner le plaisir de m'y voir échoüer, et fournir à votre vanité un triomphe de plus, je vousjure que je ne vous le pardonnerai jamais. Croyiez-vous, en effet, que je pûsse ignorer à quel point vous sçavez séduire; que vous parvenez à vous attacher les femmes, par ceux-mêmes de vos deffauts qui devroient les révolter le plus; que votre légéreté qu'aucune n'arrête, et que toutes, pourtant, se flattent d'arrêter, n'est pour elles qu'une raison de plus de chercher à vous inspirer de l'amour, ou de tenir avec plus d'acharnement aux sentiments que vous leur faites naître; que nul homme n'a aussi bien connu que vous, l'art d'échauffer leur imaginâtion, ou de troubler leur coeur; que celles qui, avant vous, ont aimé, croyent, quand vous daignez les enchaîner, aimer pour la première fois; et que celles que vous avez touchées le premier, cherchent envain dans un engagement nouveau, à perdre le souvenir de votre inconstance; qu'enfin ce volage Alcibiade qui, pour ainsi dire, n'a fait que pâsser devant leurs yeux, laisse dans leur coeur des traces que rien ne peut effacer? Y a-t'il dans Athênes quelqu'un qui doive être plus convaincu que moi de ces grandes vérités? Deux fois, pour mon malheur, il vous a plû de devenir mon rival: la première, votre seule présence, quelques propos qui, même, sembloient n'avoir pas d'intention directe, suffirent pour me priver d'un bonheur auquel je touchois, et qui me coûtoit trois mois de peines et de soins: vous triomphâtes, enfin, avant même que vous parûssiez le desirer, et que l'on pût se dire que vous en seriez flatté. La seconde, vous sçutes avec la même facilité, m'enlever le coeur d'Hégéside. Il étoit contre vos maximes, d'attaquer des femmes dont vous ne fûssiez pas le premier vainqueur; et j'eus encore des grâces à vous rendre de ceque vous vouliez bien me faire en quelque façon, l'honneur de me succéder. Quand cesserez-vous donc de me poursuivre? Encore une fois, vous devez vous rappeller que, quellequ'aimable que me parût Diotime, je n'avois sur elle aucune prétention. Vous m'avez flatté que je lui plairois: délivrez-moi donc, du moins, du plus grand obstacle que je puisse trouver auprès d'elle. Ne retardez plus mon bonheur par cette alternative d'indifférence et de tendresse qui, en tourmentant son coeur, vous l'attache de plus en plus. Vous m'avez rendu sa possession aussi nécessaire que vous m'assurez qu'elle vous l'est peu: déterminez-vous donc, je vous en conjure. Rendez-la heureuse, si vous le pouvez; ou, en lui portant les derniers coups, ne lui laissez pour toute ressource, que les voeux, les soins, et la tendresse d'Axiochus.

LETTRE 73

Alcibiade à Axiochus. à mon entrée dans le monde, je croyois (et vous devriez, vous, l'ignorer moins que personne) qu'il n'y alloit pas moins de mon honneur à quitter toutes les femmes, qu'à les soûmettre; et que c'étoit même peu que le premier, si je ne leur rendois pas mon inconstance aussi mortiffiante qu'elle leur ètoit le plus communément douloureuse. Depuis quelque tems, plus éclairé sur mes véritables intérêts, je ménage leur amour-propre, autant qu'autrefois je me plaisois à le blesser. Quoique, peut-être, je ne fasse pas intérieurement autant de cas de leur suffrage que je le leur dis, je n'en ignore pas d'avantage jusques à quel point elles peuvent aujourd'hui inflüersur notre réputâtion; tout le crédit que leur donnent la molesse, et la corruption de nos moeurs, la futilité de nos idées, le faux de nos airs; et combien, tant que, pour se faire un nom, le manége sera plus nécessaire que le mérite, il sera important de ne les pas avoir contre soi. On ne leur doit jamais, il est vrai, cette renommée qui nous survit, et dont la postérité est seule dispensatrice: mais elles ont l'art d'éxagérer nos succèz, d'affoiblir nos desavantages; d'ébloüir, et d'entraîner nos contemporains. Comme, pendant qu'il éxiste, elles peuvent, ou dégrader le héros, ou lui susciter des traverses qui, souvent obscurcissent sa gloire, ou la rendent douteuse; elles peuvent aussi, pendant sa vie, faire un grand-homme de celui qui, sans elles, seroit resté dans l'obscurité la plus profonde; ou, qui, du moins, n'auroit joüi que d'une célébrité aussi médiocre, et aussiresserrée que ses talents mêmes. Je ne voudrois donc pas leur devoir toute ma gloire; mais, peut-être, voudrois-je moins encore les voir s'élever contre moi; et c'est, assurément, ce que je n'aurois pas évité, si j'eûsse continüé de les ménager aussi peu que je le faisois autrefois. Persüadé avec raison que l'on afflige le coeur beaucoup plus impunément qu'on ne mortiffie la vanité, loin aujourd'hui de quitter celles qui ne me touchent plus, je me borne à tourmenter leur âme de tant de façons; et sçais leur faire du mouvement qui les porte vers moi, quel qu'il puisse être, un supplice si crüel et si continû, que, quelque patience que puisse leur inspirer ou l'amour, ou l'orgueil de m'avoir conquis, et plus encore le desir de me fixer, je les force, enfin, à l'inconstance. Par-là, tout coupable que je suis de la leur, je les mets avec moi dans un tortapparent qui ne leur permet plus les plaintes; et en leur laissant la consolâtion de me quitter les premières, leur sauve le seul affront qu'elles ne nous pardonnent jamais. Il ne se peut point, à la vérité, qu'elles ne se disent pas qu'elles avoient cessé de me plaire; mais, enfin, elles n'ont pas eu l'humiliâtion de me l'entendre prononcer; et la satisfaction de m'avoir prévenu; la certitude que d'autres ne seront pas plus heureuses; le besoin de perdre de vüe une avanture desagréable; un engagement nouveau les remettent bientôt à mon égard dans cet état de tranquilité qui n'admêt plus aucune sorte de sentiment. Convaincu aussi, que nous ne pouvons être amenés à la simple amitié pour un objet qui nous a inspiré quelque chôse de plus, tant que, soit par le regret de l'avoir perdu, ou par quelqu'autre mouvement que ce puisse être, nous nous souvenons de cequ'il nous a été, j'attends pour les y conduire, qu'elles m'ayent aussi parfaitement oublié que je les ai oubliées moi-même; et ne cherche à les y dispôser, qu'avec tant de finesse qu'elles ne peuvent me soupçonner d'en avoir l'intention. Je garde le plus profond silence sur celles qui (car il s'en trouve encore) aiment mieux qu'on ignore leurs foiblesses, que d'entendre vanter leurs charmes; n'avoüe que celles à qui la réputâtion est moins chère que la célébrité; et, sur-tout, laisse par mon silence sur ce qui les intéresse le plus, à celles qui ne possédent pas les beautés dont elles nous offrent l'apparence, les moyens d'exciter encore la curiosité. Enfin, je sers si bien la vanité des unes, et ménage tant l'amour-propre des autres que, non-seulement je parviens auprès d'elles au but où j'aspire; mais qu'il m'arrive toûjours d'en tirer lemême parti que dans le tems qu'elles m'aimoient le plus, lorsque le caprice, le desoeuvrement, ou l'envie de triompher du nouveau sentiment qu'elles se croyent, me font desirer de les trouver encore indulgentes. Dans l'expôsition que, comme à un ami que j'ai toûjours laissé lire dans mon âme, je vous fais de ma façon de penser actüelle, vous trouverez la cause de la continüité de ma liaison avec Diotime, et de l'obstacle que j'oppôse encore à votre bonheur. Je ne roûgis pas, de plus, de vous avoüer que je me suis trompé lorsque je ne lui ai crû pour moi, qu'une fantaisie que je pourrois aisément décourager. Plus tendre, plus vraie, plus estimable encore, s'il se peut, qu'elle n'est belle, je l'allarme sur mon coeur; mais c'est sans lui faire naître le desir de m'ôter le sien; et, soit que ses charmes prennent plus sur moi que je nele croyois moi-même; ou que la force, et la vérité de son sentiment m'impôsent, je n'ai pû jusques à présent, me déterminer à la traiter avec l'offensante légéreté qui en rendant son amour pour moi, inexcusable à ses propres yeux, lui feroit bientôt une loi de l'éteindre. Cependant, en lui jurant que je l'aime toûjours, je lui fais des infidélités si publiques; et la fais instruire avec tant de soin, de tout ce qui peut me nuire auprès d'elle, qu'il ne se peut point qu'enfin je ne la force de me quitter. Daignez donc, mon cher Axiochus, vous prêter, tant aux ménagements que je lui dois, qu'à ce que ma politique me prescrit; et ne pas douter que je ne me prête moi-même autant que je le puis, à l'impatience que vous avez d'être heureux. D'ailleurs, je ne vous renverrois actüellement qu'un coeur encore trop plein de son objet, et sur qui la vanité n'auroit,par conséquent, pas assez d'empire pour que vos soins ne le révoltâssent pas plus qu'ils ne le toucheroient. Laissez-moi donc, et, pour vous-même, le tems de l'indigner contre sa foiblesse, d'intéresser son orgueil à en triompher, et de me conduire avec elle, de façon qu'en lui faisant détester l'amant qui lui aura rendu si peu de justice, elle ne puisse assez haïr l'amour pour refuser les ressources qu'il pourra lui présenter.

LETTRE 74

Le même au même. Je vous envoye une lettre que je viens de recevoir de Diotime. Si en la lisant, vous aurez sujet de croire que c'est l'amour qui l'a dictée, du moins, ne pourrez vous pas suppôser qu'elle soit l'ouvrage de l'amour content; et n'y trouverez vous point de quoi m'accuser d'avoir pour ses sentiments, plus d'égards que je ne vous le dis. Je lui ai fait une réponse qu'il me paroît inutile de vous détailler, parce qu'elle ressemble à ce qu'en pareille circonstance, et, sans en sentir plus que moi, vous avez, vous-même, écrit mille fois. Je ne lui en donne pas moins un rendez-vous: je n'ai pas besoin de vous dire qu'on en donne, et qu'on en reçoit sans en être plus amoureux; et même sans trop sçavoir quelque-fois comment on s'en tirera. Sur cela, comme sur bien d'autres chôses, nous donnons beaucoup au hazard; et ce n'est, peut-être, pas ce que nous faisons de plus mal. Comme vous êtes naturellement fort jaloux, j'ai balancé long-tems si je vous instruirois d'une chôse assez peu faite pour vous plaire; mais si je vous l'eûsse cachée, et que le hazard vous l'eût fait découvrir, ce même mystère que vous n'auriez dû qu'à mon amitié, auroit pû vous paroître partir d'une autre cause. La crainte, enfin, que ce qui n'étoit qu'un égard, ne vous parût une dissimulâtion, m'a déterminé à vous dire que Diotime consent à se rendre vers la fin du jour au céramique. Pour détourner, s'il se peut, vos idées d'un objet qui, eûssiez-vous moins de délicatesse, ne pourroit que desagréablement vous affecter, je vous pried'aller souper avec Némée que je livre pour ce soir, à toute la fureur de vos desirs. Vous me repondrez sans doute, qu'elle ne vous en inspire pas; mais dans la pôsition où vous êtes, il vous est si nécessaire qu'elle vous en inspire, qu'il ne se peut point que vous ayez assez peu de philosophie pour vous faire un crime d'une distraction que, par ses rigueurs, Diotime semble elle-même vous prescrire. Si l'amour heureux ne se fait point quelque-fois scrupule d'en admettre, une passion malheureuse doit encore moins les rejetter. Ne vous souvenez donc de nous deux quand vous serez près de Némée, que pour avoir plus d'ardeur à vous en venger. Elle vous attendra. Je sens bien que je ne puis lui commander cette infidélité, sans lui ôter beaucoup, d'abord, du plaisir qu'elle trouvera à me la faire; mais je me flatte, et moins encore pourelle, que pour vous, que vous sçaurez lui faire oublier que je la lui ordonne. Gardez-vous bien, sur-tout, de vous piquer pour Diotime, d'une fidélité que vous ne lui devez pas plus qu'elle-même ne l'éxige de vous, et qui ne feroit que vous coûter des plaisirs de la perte desquels elle est si peu dispôsée à vous dédommager. Némée posséde, d'ailleurs (et vous pouvez m'en croire) tous les charmes qu'il faut pour vous plaire, et même vous occuper. Je n'ignore pas, de plus, qu'elle vous trouve aimable; et qu'en vous la donnant, je ne fais que la prévenir. Si, ce que je ne crois pour-tant pas, vous ne lui trouviez point toute l'ardeur que je vous annonce ici; et que votre vanité lui desirera plus que vous ne pensez, rappellez lui qu'en cet instant même je lui en préfere une autre. Quoiqu'elle soit d'une profession à ne se pas piquer d'une bien grande délicatesse,elle est femme. C'est à dire que si son coeur ne sçauroit être blessé de la préférence que je donne sur elle à Diotime, il est impossible que son amour-propre n'en souffre pas. Ce motif de plus, sans rien ajoûter dans le fond au goût que je lui connois pour vous, doit le lui éxagérer. S'il ne vous importe point d'en être aimé, il ne doit pas vous être indifférent qu'elle se persüade, ou non, qu'elle vous aime, puisqu'elle ne peut, sans vous en plaire davantage, se faire cette illusion. Vain comme vous me croyez, vous ne douterez sûrement pas que mon intention en vous envoyant la lettre de Diotime, ne soit de vous donner une preuve de plus de l'empire singulier que j'ai sur les femmes, et de la passion que celle-là conserve pour moi, malgré la conviction où elle paroît être d'avoir assez mal placé son coeur. Ce n'est, cependant, que pour votre consolâtion que je desireque vous la lisiez. Ah! Si vous connoissiez les femmes comme moi, mon cher Axiochus, que cette lettre qui, selon toute apparence, vous paroîtra si crüelle, y répandroit d'espérance, et de joye! Elle s'y plaint, il est vrai, des soins que vous lui rendez, et semble, même, s'en plaindre avec amertume; mais, pourquoi ne se plaint elle que de vous, quand Callicrate, Antigênes, Adymante ne doivent pas lui paroître moins épris d'elle, que vous-même, et ne la tourmentent point de leur amour, avec moins de vivacité? Peut-elle plus se dissimuler leurs desirs que les vôtres? Si c'est qu'en vous voyant chercher à la rendre sensible, vous lui donnez sujet de vous accuser de respecter peu l'amitié, ceux que je viens de nommer, vivent-ils avec moi, moins intimément que vous-même, et peut elle plus l'ignorer? Pourquoi donc êtes vous d'eux tous le seul à quielle fasse l'honneur de le nommer? C'est que vous êtes le seul qu'elle trouve dangereux pour son coeur. Si elle vous voyoit avec autant d'indifférence qu'elle en a pour eux, elle vous laisseroit infailliblement dans le même oubli. Peut-elle vous prouver mieux que, malgré elle-même, elle vous distingue de vos rivaux, qu'en se plaignant comme elle fait, des soins que vous prenez pour lui plaire? J'ai, vous le sçavez, quelque expérience dans ces sortes de chôses; et je n'ai pas encore vû de femmes qui, pour se consoler de l'abandon de son amant, ne prît celui de tous les hommes de qui, dans le tems qu'elle s'en croyoit le plus aimée, les prétentions paroissoient la blesser le plus. Que la passion qui règne dans la lettre de Diotime, ne soit donc point pour vous une raison de craindre qu'elle ne se rende jamais à vos desirs: l'amour malheureuxs'exprime toûjours avec plus de véhémence que l'amour content, et quelque-fois n'en est pas plus tendre. Comme le bonheur nous affoiblit nos sentiments, l'infortune nous les éxagére. Souvent, pour cesser de croire qu'on aime encore, on n'a besoin que d'apprendre qu'on est encore aimé: cela, par exemple, ne s'éprouve jamais mieux que, quand après avoir craint l'inconstance d'une femme, on la retrouve fidelle. Au reste, ne redoutez rien pour votre amour, du rendez-vous que je donne à Diotime. Il est vrai que mon intention n'est pas qu'il me soit totalement inutile; mais je sçaurai mêler tant d'amertume à mes transports, que, tout délicat que vous êtes, vous-même ne voudriez-vous point que je ne le lui eûsse pas donné. J'ai peine à croire qu'elle oublie de me parler de vous, et des persécutions de votre amour: en cas, cependant, qu'elle ne s'en souvînt pas, jepromets non-seulement de vous rappeller à sa mémoire, mais d'éxiger qu'elle vous sacrifie aux craintes que je feindrai. Ce sera, à la vérité, avec si peu de tendresse, et une hauteur si choquante que j'éxigerai d'elle ce sacrifice, que, quelque dispôsée qu'elle pût être par elle-même à me l'accorder, la dignité qu'elle a dans l'âme, ne le lui permettra pas. Je vous exhorte donc plus sérieusement que jamais à la tourmenter de votre amour, et à ne vous pas plus effrayer de la violence de sa premiére douleur, que des projets d'indifférence éternelle que vous l'entendrez former. Quand, en pareille circonstance, on n'auroit pas à se fier à l'amour propre, du soin de consoler le coeur, il n'en seroit pas moins sage de compter sur l'habitude d'aimer, la plus constante, et en même tems, la plus dangereuse de toutes. Ce ne sera, sans doute, qu'au dépit que d'abord vous la devrez; mais j'ai toûjours vû le goût achever ce que le dépit avoit commencé. Vous n'êtes pas, d'ailleurs, fait pour voir Diotime ne donner toûjours tout qu'à la vengeance. Que le desir que vous avez de lui plaire, ne vous fasse pas, cependant, brusquer son coeur. Vous aurez, non-seulement à lui faire oublier un ingrat qu'elle y retrouvera, peut-être, plus, et plus long-tems qu'elle ne le voudroit sans doute, mais à lui ôter les idées défavorables que je lui aurai données et de nous, et de l'amour. Vous vous abuseriez si vous croyiez qu'avec une femme de ce caractère, ce fût un ouvrage si facile; mais il se peut que vous ne vous trompâssiez pas moins si vous le jugiez impossible. Gardez-vous, sur-tout, d'oublier que vous ne pouvez la gâgner que par l'excèz de votre patience, de votre respect, et de votre soumission; qu'en général, il faut pour triompher d'une femme, plus d'artque d'amour; que le sentiment qu'on a, vaut rârement auprès d'elle le sentiment qu'on sçait feindre; que c'est enfin beaucoup moins aux avantages que j'ai pû recevoir de la nature, que je dois mes succès, qu'au bonheur que j'ai eu jusques ici, de n'en aimer aucune, et de paroître les adorer toutes. Adieu, songez que Némée vous attend ce soir; et ne vous rappellez qu'aux conditions que je vous ai prescrites, que je vais attendre Diotime, et que ce ne sera pas vainement.

LETTRE 75

Diotime à Alcibiade. ô! Mon cher Alcibiade, que cette infortunée Diotime qui vous adore, vous occupe peu! Voilà trois jours entiers que vous me privez de votre présence, et que vous m'en privez volontairement! Callicrate, tout accoutumé, tout ardent qu'il est à vous deffendre, ne peut plus trouver d'excuses à votre froideur, ni justiffier votre négligence. Mais, n'auriez-vous point poussé la barbarie jusques à lui prescrire de me laisser toutes mes craintes? De quoi en ce genre votre coeur, en effet, n'est-il pas capable? J'ai sçu, comme tout Athênes, les bruyantes, et trop peu décentes fêtes que vous venez de donner à vos amis dans vos jardins; et ne pouvois pas ignorer davantage queCallicrate en avoit été. Je ne lui demandois seulement que de me tromper là-dessus; et l'interrogeois bien moins pour tirer de lui l'aveu de vos crimes, que pour trouver dans le refus qu'il me feroit de me les apprendre, des raisons de vous croire moins coupable. Mon coeur qui cherche encore plus à vous excuser, que vous ne le chercheriez vous-même si vous m'aimiez; et que, cependant, l'amour pût vous permettre d'être si criminel, auroit préféré les infidelles récits de Callicrate, à la certitude la plus avérée. Il voyoit avec quelle ardeur je desirois un prétexte pour couvrir une indulgence qui m'est si honteuse; mais le barbâre, digne de vous jusques au bout, loin d'avoir pour moi la pitié de m'abuser, sembloit se faire une joye maligne de me faire le récit de vos plaisirs. Eh! Qui sçait même s'il ne me les a pas éxagérés? Ah! Laissez-moi, crüel! Le pouvoirde vous haïr, ou répondez mieux à la malheureuse passion que vous m'avez inspirée. Vous m'aimez, dites vous; et c'est dans d'autres yeux que les miens, que vous allez chercher l'expression de l'amour! C'est dans d'autres bras que vous croyez en trouver les plaisirs, et que vous les trouvez, peut-être! Ingrat! Eh! Quelles rivales encore me donnez-vous! Je sçais, ou, pour parler plus juste, je me plais et beaucoup plus encore pour votre gloire, que pour les intérêts de ma vanité, à croire que vous ne les aimez pas: mais, enfin, elles vous occupent, vous partagent, prennent sur votre imaginâtion, séduisent vos sens. En suppôsant même que, dans ces instans crüels, vous puissiez vous rappeller mon image, quel doit être mon empire sur votre coeur! Vous me direz, peut-être, (car combien n'êtes-vous pas ingénieux à tromper! ) que de plus estimables rivalesseroient bien plus dangereuses pour moi: mais ne pouvez-vous donc vous dispenser de m'en donner? Quand vous règnez seul sur mon âme; quand je vous préfere à ce qu'Athênes renferme de plus à craindre après vous, ne puis-je en obtenir que vous me laissiez du moins ignorer vos égarements? Je suis aimée, vous le sçavez: Axiochus, tout votre ami qu'il est, m'adresse les voeux les plus ardens: eh! L'ôseroit-il si, en m'aimant, il croyoit vous déplaire? Quoi! Vous ne pouvez douter qu'il ne m'aime; et vous ne le haïssez pas! ô! Mon cher Alcibiade, cachez-moi une tranquilité d'autant plus faite pour m'outrager, que je puis moins me dissimuler que je ne la dois qu'à votre indifférence. Les dieux me sont témoins que, tout crüels que vous me rendez mes sentimens, je n'ai point cherché par un art que rien n'excuseroit à mes yeux, à réveiller les vôtres; à vous forcer par les tourments de la jalousie, à vous les éxagérer peut-être; qu'Axiochus, enfin, ne peut, malgré sa tendresse pour moi, m'obliger à tourner mes regards vers lui, que lorsqu'il me prononce votre nom. Vous le voyez: je ne veux pas que vous puissiez un seul instant penser que, dans mon desespoir, il pourroit être, quelque momentanément que ce fût, l'objet de mon attention! Mais, lui-même, comment ose-t'il se flatter qu'un coeur tout rempli d'Alcibiade, puisse se rendre à ses desirs? Hélas! Que je prends d'inutiles soins! Eh! Comment se peut-il que je croye vous plaire encore en vous parlant de ma tendresse, lorsque tout me prouve si bien que ce ne seroit qu'en vous assurant de mon indifférence, que je pourrois commencer à vous être chère?

LETTRE 76

Alcibiade à Némée. Il m'est impossible, ma chère Némée, de souper aujourd'hui avec vous, comme je vous le promis hier. Diotime qui croyoit qu'elle ne pourroit pas me voir, vient de me mander qu'elle se rendroit ce soir au céramique. Il y a trop peu de tems qu'elle me fait la grâce d'y venir, pour que je puisse un peu décemment refuser le rendez-vous qu'elle me propôse. Vous voudrez donc bien, et me permettre de lui accorder ce qu'elle desire, et agréer qu'un de mes plus intimes amis aille vous dédommager de mon absence. Axiochus-vous soûriez déjà, perfide!-oui, cet Axiochus si beau! Si bien fait! Si galant! Que je vous ai vû quelque fois regarder avec tant de tendresse,brûle du desir de soûper avec vous sans témoins, et me prie de vous l'apprendre. Ce n'est pas, cependant, qu'il ne veuille tenir que de ma seule amitié, le bonheur auquel il aspire; mais il sçait combien vous m'êtes chère; et il auroit craint en ne le demandant qu'à vous, de manquer au sentiment qui nous unit. J'ai deviné ce dont il se faisoit scrupule de vous instruire; et je vous conjurerois de ne pas lui refuser la grâce qu'il implore de vous, si j'étois moins convaincu qu'il n'a pas besoin que je vous en prêsse. Il est, d'ailleurs, atteint d'une douleur qu'il cherche à dissimuler; et que, malgré le goût que vous lui inspirez, je ne doute point qu'il ne doive à l'amour. L'en guérir, est un triomphe de plus pour vos charmes; et je crois pouvoir être sûr que vous ne le négligerez pas. Armez-les donc de tout ce que la parure peut vous offrir de plus séduisant:moins vous avez à craindre qu'il respecte la vôtre, moins, ce me semble, vous devez l'épargner. Que les expressions les plus tendres, les soûris les plus enchanteurs, enfin, que tout ce qu'on peut donner à l'amour, le fassent roûgir dans vos bras, d'en aimer un autre, ou ne le laissent pas se le rappeller. Vous me verrez aussi reconnoissant de ce que vous ferez pour vous-même, que s'il m'étoit de l'impossibilité la plus absolüe de ne pas l'attribüer à votre seule complaisance pour moi.

LETTRE 77

Némée à Alcibiade. Exiger de la reconnoissance de vous, lorsque l'obligâtion est toute de mon côté, seroit une inconséquence, ou une perfidie dont je ne suis pas capable. Qu'il vienne, donc, cet Axiochus à qui jusques ici j'avois si vainement souhaité de plaire. Ne craignez rien pour lui de mes rigueurs. Si je lui fais quelques reproches d'avoir si long-tems conservé son indifférence auprès de moi, ils seront adoucis par de si tendres transports qu'ils n'allarmeront pas ses desirs. Jamais il n'aura eu plus de sujet de se croire aimé; et jamais, peut-être, n'aurai-je crû moi même aimer davantage. Ne vous inquiétez point de ma parure: vous pouvez, à cet égard, vous en raporterà l'envie que j'ai de lui plaire. Je crois lui avoir entendu dire que les ajustements qui voilent le moins la nature, lui paroissent fort au-dessus de tout ce que l'on a imaginé pour l'embellir; et je dois avoir en mes charmes assez de confiance pour ne point douter que ce qui le séduit le plus, ne soit aussi ce qui me sied le mieux. Il est, dites-vous, atteint d'une douleur secrette; et vous craignez qu'il ne la doive à l'amour! Ah! M'est-il permis de penser que l'amour puisse le rendre malheureux? Que, du moins, il me sera doux de le lui faire oublier! C'est un triomphe de plus pour moi; et jamais je n'en aurai remporté de si flatteur. Je ne sçais, cependant, si je ne devrois pas vous cacher, ou vous affoiblir tout ce que m'inspire Axiochus: mais, pourquoi, dans le fond, me ferois-je une violence si pénible? Vous ne me la prescrivez pas! Qu'importe, en effet, puisquevous me voulez coupable, que je le sois ou moins, ou plus? Quand j'éprouverois le malheur de n'être que complaisante dans une occâsion où il est si intéressant pour moi, d'être sensible, croiriez-vous, quelques serments que je vous en fîsse, que je m'en fûsse tenüe à la simple complaisance?-mais, quoiqu'il en soit, puis-je me flatter que vous ayez sur mes sentiments, la plus légère inquiétude? Je crois donc que, sans risquer de vous déplaire, je puis vous dire que j'aurai autant de plaisir à soûper avec Axiochus, que si j'étois fâchée de ce que vous soûperez avec Diotime. Vous vous imaginez en cet instant, peut-être, que, pour vous punir de la légéreté de votre conduite avec moi dans cette occâsion, je me plais à vous éxagérer mes transports; vous vous trompez: je ne fais tout au plus que vous les montrer. Si vous ne m'en croyez pas, Axiochus pourra vousrépondre de la bonne foi dont je suis avec vous. Je ne vous en prie pas moins de m'envoyer pour ce soir, de vos vins les plus précieux. Le dernier soûper que vous avez fait chez moi, a épuisé ce qui m'en restoit; et quelques bons que soyent les miens, il doit vous paroître tout simple qu'aujourd'hui sur-tout, je les trouve peu dignes d'Axiochus. Je vous envoye en revanche, des parfums que je viens de recevoir du Satrape de Phrygie: vous verrez, en les essayant, que je puis me pâsser des vôtres. ô Vénus! Que vous me rendez heureuse; et par quels sacrifices pourrai-je jamais vous témoigner ma reconnoissance!

LETTRE 78

Axiochus au même. Il n'y a pas d'endroit dans Athênes où je ne vous aye cherché tantôt en quittant Némée; et je crois qu'il est inutile que je vous dise que j'ai été jusques au céramique. L'air incertain, et embarrassé de vos gens en m'en refusant l'entrée, a suffi pour me prouver que vous y étiez: vous ne pouvez donc pas ignorer à présent que je m'y suis présenté. Vous y étiez donc encore! Et avec qui pouviez-vous y être qu'avec cette même Diotime que vous feignez de n'aimer plus, et à qui, cependant, vous consacrez encore des jours entiers! Ah! Je sçais trop combien le desir seul abrége les rendez-vous, pour qu'à la longueur du vôtre, je puisse méconnoître le sentiment quevous y avez porté!-mais quand il seroit vrai que vous n'auriez voulu la revoir que pour la préparer à votre inconstance, pourrois-je penser que sa tendresse, et sa beauté vous eûssent laissé éxécuter un si crüel projet? Non, pour vous rendre toute votre ardeur, elle n'aura pas même eu besoin de tout ce qu'une passion vive, et malheureuse aura pû lui dicter. S'il ne m'est pas possible de croire que la sienne pour vous, ait pénétré jusques à votre coeur, je vous connois trop pour pouvoir douter que ses charmes, du moins, n'ayent fait sur vos sens la plus vive impression. Je ne doute pas davantage, que vous ne l'ayez déguisée sous les plus tendres apparences de l'amour, devant une femme que le simple desir auroit beaucoup plus offensée qu'il ne l'auroit séduite. Ah!-pourquoi Némée ne pense-t'elle pas de même? Pourquoi s'est-elle contentée d'un hommage aussi peu flatteurpour elle, qu'il étoit avilissant pour moi! Ce souhait qui vous annonce tout à la fois son triomphe, et mes remords, vous dit aussi, combien je vous dois de reproches, et de remercîmens. Si, cependant, je ne voulois, comme cela est assez ordinaire, juger des chôses que par leur effet, je croirois avoir beaucoup moins à me loüer de vous qu'à m'en plaindre, puisqu'en me faisant manquer d'une façon si crüelle à mon sentiment, vous ne m'en avez pas guéri. Ah!-si j'eûsse pû croire que, de tous les plaisirs que je viens de goûter, il ne me resteroit que la honte de m'y être livré, et que je n'en aimerois pas avec moins de violence!-je n'ignore pas, au reste, que, quelle qu'eût été ma conduite avec Némée, je n'aurois point échappé à vos plaisanteries; et que vous n'auriez pas, sans doute, plus respecté ma retenüe, que vous n'épargnerez ma foiblesse; mais j'avoüe que les ironiques éloges dont je vous entends d'ici honorer la dernière, me blesseront mille fois plus que n'auroit fait le ridicule que vous auriez infailliblement jetté sur l'autre. Si je le pouvois sans manquer à la reconnoissance qu'après tout, je crois vous devoir, je ne douterois pas qu'en me livrant Némée avec tant de genérosité, votre intention n'ait été, bien moins de me distraire d'un amour malheureux, que de vous confirmer à mes dépens, dans l'idée où je vous ai toûjours vû que la passion la plus tendre ne nous sauve jamais des surprises des sens. J'avoüe, à ma honte, que je viens de prouver pour votre systême. Je n'ai qu'entrevû, et encore, bien obscurément, le piége que vous me tendiez; mais, à vous parler avec franchise, vous me l'auriez caché sous de moins belles apparences, que, sûr comme je croyois pouvoirl'être, de mes sentiments pour Diotime, j'aurois encore accepté le dangereux soûper que vous m'aviez arrangé. Je me sens si humilié du succès qu'il a eu, que si j'eûsse pû me flatter que Némée voudroit bien vous le taire, jamais je n'aurois pû prendre sur moi, de vous l'avoüer. Je lui laisse donc avec la gloire du succès, le plaisir de vous en conter les détails. Je vous dirai seulement que, quelque chôse que le desir de plaire ajoûtât à ses grâces naturelles, je lui ai disputé la victoire plus long-tems qu'elle ne s'en étoit flattée. J'ai, même, tout sujet de douter qu'elle l'eût remportée, si l'idée des plaisirs que vous goûtiez avec Diotime, n'eût secondé ses efforts. Il vous paroîtra bien bizarre, je le sens, qu'un tableau que je ne devois me présenter qu'avec horreur, ait été plus dangereux pour ma fidélité, que les agréements mêmes de Némée, et la séductiondu moment; mais si vous songez, combien, en me peignant ce que j'adore, livrée, quoiqu'entre vos bras, aux plus tendres transports, j'ai dû lui suppôser de charmes! à quel point, enfin, ces mêmes images, si crüelles d'un côté, mais, de l'autre, si voluptüeuses, ont dû embrâser mes sens, et mon imaginâtion, vous cesserez d'être surpris que l'excèz de mon amour ait contribüé à me rendre si coupable. Némée, d'ailleurs, offroit à mes yeux tant de grâces! Sçavoit si bien feindre la passion! Annoblir ses vües, et masquer son état, qu'il n'étoit guéres possible qu'enfin je ne me rendîsse pas. Je conviens encore que, soit, (ce que je croirois assez) elle ait de quoi faire durer long-tems une erreur de ce genre là; soit que, quand je me suis vû entraîné, je n'aye pû trouver que dans la continüité du crime, une ressource contre mes remords, j'ai été horriblementcriminel. Ce n'est qu'avec une extrême confusion que je vous fais un aveu où vous ne trouverez, selon toute apparence, que beaucoup de vanité. Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'avant même que de quitter Némée, j'avois retrouvé tout mon amour pour Diotime. Je vous conjure donc, mon cher Alcibiade, si je suis assez heureux pour qu'elle ne vous retienne plus, de venir chez moi où je vous attends, ou de me mander du moins, et de quelle façon vous vous êtes séparés, et si je puis me flatter de quelque espoir. Vous auriez peine à concevoir quel est le tumulte de mes idées, et la contrariété qui règne entre mes desirs. Si ma tendresse pour Diotime, mille fois plus vive que je ne pourrois vous l'exprimer, me force à souhaiter que vous m'en fassiez le sacrifice, ce même sentiment qui me retrace avec la dernière vivacité, les tourments qu'elleva devoir à votre inconstance, me le fait redouter, plus encore que je ne le desire; mais je ne vous cache pas que ce généreux mouvement, sans doute trop peu compatible avec l'amour pour subsister long-tems, n'est pas de tous les miens, le mouvement que je retrouve le plus souvent dans mon coeur, ni qui y prenne le plus d'empire.

LETTRE 79

Alcibiade à Axiochus. Je suis bien aise que vous ayez éprouvé par vous-même combien je suis de bon conseil, et à quel point la délicatesse est idéale. Si vos remords m'épouvantoient moins, je vous prierois d'essayer encore une fois de la distraction que je vous prescrivis hier. Il pourroit vous en arriver d'être forcé de convenir que vous êtes en amour un peu comme les autres hommes; mais vous trouveriez, d'ailleurs, tant à y gâgner, que le malheur d'être obligé de rabattre quelque chôse du cas que vous faites de votre façon de penser, seroit, en comparaison, bien peu de chôse. Enfin donc, mon cher Axiochus, ceux qui soutiennent que les sens peuvent être remüés sans le secoursde l'amour, et qu'ils peuvent même l'être à son desavantage, n'ont plus tant de tort à vos yeux? Vous me devez, dans le fond, bien de la reconnoissance de vous avoir démontré votre erreur, lorsque Socrate lui-même n'avoit pû vous en guérir. Il me paroît, au reste, aussi simple qu'avant même que de quitter Némée, vous ayez retrouvé tout votre amour pour Diotime, que je trouve peu surprenant que, quelques moments auparavant, il laissât votre coeur plus tranquile. Je veux même que cette tendre réminiscence soit un effet de la prodigieuse passion qu'elle vous a inspirée: quelle aura en ce cas, été la cause de votre distraction? Car, ou l'amour est un sentiment qui nous domine avec un empire extrême, et que, par conséquent, il ne dépend pas de nous d'affoiblir; ou il n'est qu'une intention générale de la nature que notre seule fantaisie applique à unseul objet. Si c'est le dernier, pourquoi nous en laissons-nous maîtriser? Si c'est l'autre, comment pouvons-nous à notre choix, nous en laisser distraire? Cette recherche ne seroit, ce me semble, ni aussi indigne de la philosophie, ni aussi inutile que des gens plus graves que nous, et qui pourroient bien, malgré toute leur morgue, n'être pas si sensés, le suppôseroient sans doute. Aussi m'y livrerois d'autant plus volontiers, qu'aidé des nouvelles lumières que vous venez d'acquérir sur cette matière, je doute moins que je ne la discutâsse avec un grand avantage, si je vous croyois plus en état de vous prêter au raisonnement. Nous reprendrons donc cette thêse quelque jour: parlons à présent de ce qui vous intéresse. Ma soirée a été si peu différente de la vôtre, que je me suis mis aussi dans le cas d'avoir des remords. Je vous avoispromis de me conduire avec Diotime, de façon que mon rendez-vous avec elle, fût le dernier qu'elle voulût bien m'accorder; et je crois vous avoir tenu parole. Elle m'a quittée, en effet, avant le commencement du jour, si mécontente de mes procédés! Si intimément convaincüe que je ne l'aime pas, ou, du moins, que ce qu'elle m'inspire, n'est ni ce qu'elle sent, ni ce qu'elle se croit digne d'inspirer! Elle étoit si désespérée; et même (ce qui me donne pour vous les plus grandes espérances) si humiliée d'aimer un homme si peu fait pour son coeur, que je ne doute presque pas qu'aidée, non de ce que je lui ai dit, mais de ce que je l'ai laissée se dire, elle n'ait intérieurement formé la résolution de ne me revoir jamais. Que les femmes fières sont commodes pour les inconstants! Ce n'est pourtant, pas que Diotime m'ait une seule fois menacé de prendre ce parti; mais elle n'y en est pas moins décidée; et c'est ce qu'au travers du morne silence qu'elle s'obstinoit à garder, et de la profonde douleur où je la plongeois, j'ai démêlé parfaitement. Ce seroit trop diminüer du prix du sacrifice que je vous fais, que de vous dire tout ce qu'il me coûte. Toutes réflexions faites, il vous étoit plus important de ne m'avoir plus pour rival, qu'il ne me l'étoit de rester le vôtre. Il est vrai que Diotime me plaisoit encore, et que si je n'avois consulté que l'impression qu'elle faisoit sur moi, j'aurois sûrement attendu pour la forcer à une rupture que ce mouvement se fût affoibli. Mais c'étoit avec tant d'ardeur que vous desiriez que je la mîsse dans la nécessité de ne m'aimer plus, qu'en m'obstinant à attendre pour cela que mon goût pour elle fût diminüé, j'aurois beaucoup plus fait contre vous que je n'aurois fait pour moi-même.Je me suis donc courageusement mis dans la pôsition où quelques semaines de plus j'aurois été avec elle; et cette idée, jointe au sincére desir que j'ai de vous voir heureux m'a donné la force de desesperer la femme, du monde, la plus digne à tous égards, de l'amour le plus tendre, et le plus constant. Il étoit de si bonne heure quand elle m'a quitté; et j'avois la tête si noircie de la douloureuse scêne où je venois de joüer un rôle si pénible et si crüel, que pour éguayer mes idées, et remplir le reste de ma nuit, j'ai envoyé prier Ampélis de venir au céramique; et, effectivement, elle n'a pas fait plus de façons pour s'y rendre que je n'en faisois pour l'y inviter. Elle est la seule, je crois, qui réünisse tant d'agréements, et si peu de principes: figurez vous qu'auprès d'elle, Glycérie même a des moeurs: c'est une femme charmante! Elle étoit encore chezmoi quand vous y êtes venu; et comme mes gens ne sçavent pas aussi-bien que moi combien peu votre présence l'auroit embarassée, ils ont crû devoir vous refuser l'entrée d'un lieu où vous ne devez pas moins commander que moi-même. Elle y soupe ce soir; et si votre amour, vos remords, la fatigue qu'ils doivent vous causer, et les tourments de Diotime vous en laissent le moyen, je vous prie d'y venir. Tout en me parlant de son ardeur, Ampélis m'a dit avec tant de franchise, qu'elle trouve Thrazylle fort aimable, que j'ai crû ne pouvoir sans la plus noire ingratitude ne lui pas procurer la douceur de lui dire elle-même tout ce qu'il lui inspire. Je viens donc d'écrire à ce dernier de se rendre au céramique. Elle a le desir on ne peut pas plus vif: Thrazylle, a de son côté, le mépris on ne peut pas plus rebelle: quoiqu'il s'y abuse quelque-fois, vous sçavezqu'il lui faut toûjours des femmes à sentiment; je me trompe donc beaucoup si les avances immodérées que lui fera Ampélis, et la sécheresse dont il les repoussera, ne rendent pas notre souper fort amusant. Je reçois dans l'instant, une lettre de Diotime, qui me prouve que j'avois bien jugé les dispôsitions où elle étoit en me quittant. Il y a dans cette lettre plus de sécheresse que de reproches, plus de dignité que de colére; enfin, elle est très-bien. Toute décidée, cependant, qu'elle s'y montre à ne me revoir jamais, je ne sçais s'il me seroit aussi difficile qu'elle paroît vouloir que je le croye, de la ramener à son sentiment. S'il faut que je vous le confesse, j'ai quelques moments été vivement tenté de triompher d'une résolution si déterminée: le sacrifice que je vous fais de cette tentâtion, n'est peut-être, pas entre nousce dont en cette circonstance, vous devez me sçavoir le moins de gré. Après m'avoir dit, ce que je sçais encore mieux qu'elle-même, que je suis, de tous les hommes, le plus perfide, et le moins digne d'être aimé , elle ajoûte tendrement, qu'elle ne sent plus que le malheur de s'y être méprise; et qu'elle ne veut que se retracer le reste de sa vie, la honte que lui cause une si inexcusable foiblesse . Comme on change d'avis, pourtant! Car enfin, hier au soir encore, elle croyoit que j'étois le seul qu'on pût aimer. Il faut convenir qu'on est en amour, expôsé à de singuliéres révolutions! Quoiqu'il en soit, elle finit par m'assurer " qu'il seroit inutile que je lui écrivîsse; que rien, au monde ne pourroit la déterminer à recevoir une lettre de moi; et que tout ce qu'elle en éxige, est que, convaincu autant que je dois l'être, que tout ce que je pourrois tenter auprès d'elle, ne laferoit pas changer de sentiment, je n'ajoûte pas aux atrocités que j'ai déjà à me reprocher, l'indignité de chercher à l'abuser encore; qu'enfin je la laisse tranquile, si, toutes-fois, après le malheur qu'elle a eu de me croire, malgré la voix publique, quelques vertus, il est possible qu'elle le soit jamais. " j'ai crû ne pouvoir trop ponctüellement obéïr aux ordres d'une femme si respectable; et pour commencer à lui prouver à quel point ils me sont sacrés, j'ai renvoyé son esclâve sans réponse. Cela est dur, je l'avoüe; car elle s'étoit assûrément flattée que je lui en ferois une. J'ai bien senti moi-même toute l'horreur de ce procédé là; mais je ne pouvois me conduire différemment avec elle, sans m'expôser à un raccommodement qui m'étoit assez peu nécessaire, et qui auroit rendu aussi inutile que ridicule,tout ce que j'avois fait pour vous. Vous lirez vous-même sa lettre, ce soir; et pendant que la tendre Ampélis s'occupera du farouche Thrazylle, nous chercherons ensemble tous les moyens qui peuvent vous procurer le bonheur de triompher de Diotime, et de vous entendre un jour accâbler de toutes les injures dont elle m'honore aujourd'hui.

LETTRE 80

Némée à Alcibiade. Ce n'est pas pour vous demander, puisque je la sais, la raison de la mine affreuse que vous me faites depuis quelques jours; mais seulement pour vous prier, ou de cesser de me voir, ou de reprendre avec moi votre ton ordinaire, que je vous écris. Tant d'humeur (et vous devriez vous-même vous le dire) ne va pas avec si peu d'amour. Si je pouvois n'attribüer votre jalousie qu'à la force de votre sentiment, je vous la pâsserois, peut-être; mais, sûre, comme il est impossible que je ne le sois pas, de ne la devoir qu'à votre vanité, il ne me convient point de m'en laisser être la victime. Vous venez de me donner et la plus convaincante, et la plus crüellede toutes les preuves que je ne suis pour vous qu'un objet fait seulement pour amuser vos loisirs; et que, même, vous m'en croyez encore trop honorée. Ne vous rendant éxactement que ce que je reçois de vous, je n'ai ni l'injustice de me plaindre de votre façon de penser, ni même le desir de vous voir prendre celle qu'il se peut à la rigueur, que vous m'eûssiez düe, parce que si elle avoit plus de quoi flatter mon orgueil, elle n'en agiroit pas davantage sur mon âme: mais je voudrois, du moins, qu'en affichant pour moi si peu de tendresse, vous n'en éxigeassiez point de ma part; qu'enfin vous écoutâssiez moins les besoins de votre amour-propre, que les véritables sentiments de votre coeur. Si je ne donne point au premier tout ce qu'il voudroit, je ne sçaurois douter que je n'accorde à l'autre tout ce qu'il me demande; et je ne sçaurois vous exprimerà quel point cette certitude à laquelle vos procédés donnent chaque jour plus de force, me rend ridicules les effets de votre vanité. Moins, enfin, il m'est possible de vous suppôser cette délicatesse, quelque-fois incommode, mais toûjours si flatteuse dont une passion vive, tendre, et sincére rend susceptible, plus je dois être blessée de vos fantaisies, et de vos injustices. Qu'ai-je fait en recevant Axiochus, que ce que vous-même avez éxigé que je fîsse? Autant que je puis en juger par quelques mots qui, au milieu du superbe silence que vous gardez avec moi depuis ce tems-là, vous sont échappés, vous êtes offensé des complaisances que j'ai eües pour lui; mais comme vous sentez qu'après m'y avoir vous-même condamnée, vous ne pouvez avec justice m'en faire un crime, vous feignez de craindre que ce que vous ne vouliez que momentanée,ne forme une liaison durable; et qu'enfin Axiochus ne vous enleve mon coeur. mon coeur! ne sentez-vous pas, et quel est entre nous deux, l'abus de cette façon de parler, et ce qu'elle doit me paroître? Peut-on craindre de perdre ce qu'on se soucie assez peu de posséder, pour le céder avec si peu d'effort, et tant de légéreté? Car, enfin, qui vous forçoit de me livrer à Axiochus, lorsque lui-même éperdüement amoureux d'une autre, ne me voyoit qu'avec la plus profonde indifférence? Je concevrois aisément qu'attachant à ma personne fort peu de prix; et toûjours plus flatté de faire des chôses extraordinaires, que d'en faire de raisonnables, si c'eût été de moi qu'Axiochus eût été amoureux, vous m'eûssiez cédée à lui; mais, que pour le distraire de la malheureuse passion que lui inspire Diotime, vous l'ayez sollicité de m'honorer de ses desirs; etque vous m'ayez, moi, obligée d'y répondre, c'est une idée qui ne pourra jamais venir qu'à vous, et dont je vous conseille d'autant plus de vous féliciter, qu'il y a moins d'apparence que vous en partagiez l'honneur avec personne. Aussi, ne crains-je pas de vous avoüer que, piquée autant qu'en effet, je devois l'être, du mépris que vous ôsiez me marquer, je pensai ne répondre à votre lettre qu'en rompant avec vous de la façon la plus éclatante. Heureusement pour moi, je sçais quelquefois réflechir. Je connois le sentiment le plus déterminé de votre âme, et le seul, peut-être, qui n'y soit pas factice. Je crus donc qu'en paroissant accepter Axiochus avec transport, je vous punirois beaucoup plus que si je prenois le parti que, d'abord, le dépit m'avoit conseillé. D'ailleurs, sans vous aimer, vous ne m'êtes point assez indifférent pour que, sans me faire violence, jepûsse me déterminer à la rupture. Je considérai qu'en cessant de vivre avec vous, je pouvois me préparer des regrets; que, mon dépit satisfait, mon goût pour vous, pourroit se rallumer; que, vain comme vous l'êtes, jamais vous ne me pardonneriez de vous avoir fait essuyer un affront qui vous seroit si nouveau. Je considérai encore qu'en vous punissant très-peu dans le fond, je manquois une occâsion de plaisir que, de moi-même, à la vérité, je n'aurois pas cherchée; mais qui dans mes principes ne pouvoit pas m'être absolument indifférente. Axiochus est aimable, et me l'avoit toûjours paru, pas assez cependant, pour que j'eûsse pesé sur la sorte d'impression qu'il me faisoit. Votre proposition, ou, pour parler plus juste, les ordres que vous me donnâtes, m'éclairérent tout d'un coup sur le goût que j'avois pour lui, et le rendirent plusvif. à tous ces motifs, plus que suffisants pour me déterminer, se joignit le desir de l'emporter sur Diotime. Ce n'étoit pas que je ne sentîsse ce que je devrois de ce triomphe au moment, et aux sens; et qu'il ne seroit pas plus durable qu'il n'auroit de quoi me flatter. Mais je n'aimois point assez Axiochus pour me faire une peine de ne lui pas inspirer d'amour; il y a même, toute apparence que ce sentiment de sa part, m'auroit plus embarassée encore, qu'il ne m'auroit plû. Mais le triomphe que je voulois remporter sur elle, tout imparfait qu'il devoit être, ne pouvoit que me suffire, à moi qui ne me proposois que de le séduire aussi passagérement qu'il me séduiroit lui-même. Aussi conséquente dans mes actions que vous l'êtes peu dans les vôtres, je n'oubliai donc rien de ce que les circonstances où vous m'aviez mise, et mes propresdispôsitions me firent juger nécessaire, tant pour remplir les devoirs que vous m'aviez impôsés, que pour parvenir au but où je tendois. Plus, enfin, Axiochus à peu près aussi foible contre l'occâsion que je m'en étois flattée, et, pourtant, plus long-tems fidelle à sa passion que je ne l'aurois crû, me disputa la victoire, plus je m'obstinai à la remporter. Il étoit impossible, l'eûssé-je même voulu, que je l'amenâsse où je le desirois, sans que lui-même ne vint à m'intéresser à un certain point; et qu'à la fin je ne partageâsse point, et son erreur, et ses transports. Je ne sçais combien de pardons il en a, depuis, demandé à l'amour; ce que je ne puis de même ignorer, c'est que ce Dieu a dû le trouver bien coupable; et que s'il vous restoit encore quelque sentiment pour moi, je devrois aussi vous le paroître beaucoup. Si je pouvois me flatter devous punir de votre générosité envers Axiochus en vous faisant le détail de tout ce qu'il lui doit, je ne vous en refuserois assurément pas l'histoire; mais comme je dois croire que vous y porteriez la même grandeur d'âme qui m'a expôsée à en avoir une pareille à vous conter, vous trouverez bon que je m'en épargne la peine. S'il vous restoit sur cela quelque curiosité, votre ami à qui je n'ai pas demandé le secret, pourra aisément la satisfaire. Examinez, au reste, lequel doit l'emporter dans votre âme, ou du goût que je vous soupçonne d'avoir encore pour moi, ou du crüel affront qu'il vous semble que je vous ai fait en trouvant aimable pour quelques instants un homme que vous éxigiez qui me le parût. Si vous prenez le parti qu'à votre place je crois que je prendrois, c'est-à-dire, que votre humeur vous paroisse aussi mal fondée qu'ellel'est en effet, vous viendrez ce soir chez moi; et je vous y prouverai que ma fantaisie pour Axiochus, toute vive que vous l'avez suppôsée, ne m'a pas autant que vous le croyez, changée à votre égard. Si, au contraire, vous y persistez, il ne me reste qu'à vous prier de relire le commencement de ma lettre.

LETTRE 81

Alcibiade à Axiochus. J'ai, depuis que j'éxiste, vû beaucoup de chôses extraordinaires, sans doute; je puis même, sans vanité, dire que j'en ai fait quelques-unes; mais je suis forcé d'avoüer que, ni tout ce que j'ai vû, ni même tout ce que j'ai fait en ce genre, n'approche pas de la bizarre idée dont vous venez de me faire la confidence. Ma propre singularité me donnant un peu de penchant pour tout ce qui en porte le caractère, j'ai, dans le premier moment, été l'on ne peut pas plus tenté de faire ce dont vous me priez avec tant d'instance; moins encore dans l'espoir de vous égaler, que pour voir comment votre grandeur d'âme s'accommoderoit des suites qui devoientnaturellement en résulter: et si mon amitié pour vous, eût été moins vive, vous m'auriez vû, en conséquence de cette curiosité, plus seconder votre desir que le combattre. C'est, tant pour votre vanité que pour la mienne, grand dommage, assurément, que nous soyons forcés de cacher au public des chôses qui nous feroient tant d'honneur à ses yeux. Vous devenez passionnément amoureux d'une femme que je n'aime pas, à la vérité; mais qu'il ne se pouvoit, cependant, point que je possédâsse sans plaisir; et quand (ce dont, malgré tous les dédommagements que je vous devois, vous n'auriez jamais dû vous flatter) je vous la sacrifie, vous me sollicitez de la reprendre, par la raison, dites-vous, que vous ne pouvez point supporter le spectacle de la douleur que lui cause mon inconstance. Il est vrai que ce n'est point tout à fait de cela que vous mepriez; mais il ne l'en est pas moins que ce seroit indubitablement ce qui arriveroit, si, dans la pôsition où nous sommes elle et moi, je la revoyois ainsi que vous m'en pressez. Comment, en effet, voulez-vous que je reparoisse devant ses yeux? à quel titre? En quelle qualité? Irai-je, à la place du sentiment qu'elle réclame, et qui seul, dans cet instant pourroit la rendre heureuse, lui offrir une froide, et insipide amitié si peu faite pour lui en tenir lieu? Non: si ma présence ne lui est pas un garant de mon retour, si, en l'abordant, je ne tombe point à ses genoux; si je ne mouille point ses mains de mes larmes; si, enfin, tout ce que je lui dirai, n'exprime point le plus vif, et le plus tendre des repentirs, cette même démarche que vous croyez si faite pour calmer sa douleur, ne peut être pour elle, qu'un nouveau sujet de desespoir, et un coup plus crüel encoreque le coup que je viens de lui porter. Ce n'est pas, croyez-moi, mon cher Axiochus, dans les premiers moments que l'on est quitté, que l'on peut accepter pour ami l'objet que le coeur regrette: peut-être paroît-on croire, peut-être même croit-on alors ne rien desirer de plus; mais quand il seroit vrai que l'on ne se trompât point sur cela, ce ne seroit jamais que dans l'espérance de le r'engager, que l'on se borneroit à n'avoir plus que la seconde place où l'on a occupé la premiére. En suppôsant encore qu'après avoir inspiré les sentiments les plus tendres, on pût se contenter de la simple amitié, pensez-vous que la vanité y consentît? Vous avez été plus d'une fois dans la pôsition où se trouve Diotime; et il ne se peut point qu'en échange de ce dont on vous privoit, on ne vous ait pas offert tout au moins de l'estime: car c'est la régle; mais ce que, guéri par le tems, ou par le secours d'une fantaisie nouvelle, vous avez accepté, ne l'avez-vous pas, dans le tems qu'il vous a été offert, rejetté, et même avec indignâtion? Quoique je puisse dire que je n'ai jamais été quitté, puisque je ne le suis que quand, et parce que je veux l'être, je n'en conçois pas moins qu'on doit, non seulement avec assez d'indifférence pour l'objet qui nous abandonne, mais avec l'ennui d'en être aimé, être fort affligé de n'être plus rien pour lui. Je crois, de plus, que si ceux à qui ce malheur arrive, vouloient, ou pouvoient s'éxaminer, ils trouveroient plus souvent qu'ils ne le pensent, que ce dont ils croyent que leur coeur gémit, ne blesse que leur amour-propre. Beaucoup moins pour les intérêts de ma gloire, que pour rendre à Diotime la justice qui lui est düe, je n'imagine point que la douloureuse sitüâtion où elle est aujourd'hui ne soitque l'ouvrage de sa vanité; mais je n'en ai point pour cela plus de pente à croire que l'amour y entre pour tout. En effet, elle s'honoroit trop de ma conquête pour n'être pas, et fort humiliée de ma légéreté, et, peut-être, plus surprise encore de l'avoir sitôt éprouvée. Elle est, sans doute, bien loin de se croire ce sentiment; mais il n'en est pas moins vrai et qu'elle l'a, et qu'il est même impossible qu'elle ne l'ait pas. Ce n'est pas, au reste, que je la blâme de s'être flattée qu'elle me fixeroit. Si j'en excepte Aspasie, elle est, de toutes les femmes qui se sont fait la même illusion, la seule qui pût se la faire avec justice; et plus ses espérances étoient fondées, moins elle doit être dispôsée à vivre avec moi sur le ton qui, seul, conviendroit à votre tendresse pour elle. Je vous le répete: sans l'avoir jamais aimée comme elle méritoit de l'être, je la trouvois fort aimable.En la quittant pour vous, long-tems auparavant que le dégoût m'y forçât, je vous ai fait un sacrifice. J'ai crû devoir cette complaisance à un ami sur une chôse qui, faisant le malheur de sa vie, ne contribüoit que foiblement au bonheur de la mienne. Je ne cherche pas, comme vous voyez, à vous éxagérer ce que vous me devez; mais je voudrois bien que par une fantaisie de générosité plus déplacée encore qu'elle n'est inoüie, vous ne la rendîssiez pas inutile. Encore une fois, je ne puis, ni ne dois revoir Diotime que pour la presser de renoüer avec moi. Elle a sur mes sens assez d'empire encore pour que ce ne fût ni la simple politesse, ni la nécessité attachée à la démarche que vous voudriez que je fîsse, qui me forçâssent à l'en prier; et, toute armée qu'elle devroit être contre mes serments, pensez-vous que ce fût impunément qu'elle me reverroità ses genoux? Quelque pénible que puisse vous être le spectacle qu'elle vous présente, pouvez-vous un instant le comparer avec le supplice que vous éprouveriez si ce que vous éxigez de moi, la remettoit entre mes bras? La justice qu'elle doit se rendre d'avoir de quoi être aimée plus tendrement que personne; l'amour-propre, le desir de la vengeance; le plaisir d'aimer dont, lorsqu'on l'a goûté, l'on ne sçauroit être privé long-tems; ce charme qu'une femme trouve à joüir du desordre où plongent les sens, et à n'être pas belle pour elle seule, la consoleront plus promptement que vous ne croyez, et qu'elle ne le croit elle-même, des malheurs que je lui ai fait éprouver. Mettez la, pour son bonheur, et pour le vôtre, à l'abri des injustices que je lui ferois encore si je la revoyois. J'acheverois, peut-être, par une seconde inconstance, de la dégoûterde l'amour; et il vous est important que ce ne soit que moi qu'elle abhorre. Sans former des projets, sans doute fort généreux, mais, si vous me permettez de vous le dire, plus absurdes encore, ne songez qu'à profiter des avantages que vous avez auprès d'elle pour lui faire partager vos sentiments. Vous n'avez pas dû vous flatter que ce fût sans regret qu'elle me perdît; et vous auriez encore plus de tort d'imaginer que ce regret puisse être éternel. De tous les rivaux que j'avois auprès d'elle, vous êtes le seul à qui elle ait permis de voir couler ses larmes: c'étoit, dans l'état où elle est, la plus grande, et la plus flatteuse préférence qu'elle pût vous donner. Vous vous plaignez respectivement, elle, de ce qu'elle m'aime toûjours, vous de ce qu'elle ne peut vous aimer; vous vous consolez ensemble de vos communs malheurs; elle vous ouvreson coeur, vous permet de lui parler du vôtre, et veut vous guérir de la pâssion qu'elle vous a inspirée: elle finira par y être sensible, j'ôse vous en répondre. Continüez de respecter sa douleur, et ne la contraignez jamais: si vous l'entretenez de votre amour, que ce ne soit qu'après l'avoir laissée s'épuiser sur le sien; mais, sur-tout, paroissez toûjours convaincu que c'est le plus inutilement du monde que vous l'aimez. Une femme qui dit, et croit qu'elle n'aimera jamais, peut être flattée d'inspirer une pâssion; mais elle seroit, à coup sûr, blessée que l'on eût l'air de croire qu'elle peut tôt ou tard la récompenser. Conserver de l'espoir, et feindre de n'en avoir point; paroître même faire tous vos efforts pour triompher d'un sentiment si malheureux; l'accâbler de vos soins, et ne la pas fatiguer de vos desirs, c'est dans votre état actüel, de tout ce que vous pouvez employer,ce qui doit avoir le plus de succèz. Je ne desaprouverois pas, non plus, que si dans quelque tems vous ne la trouvez point plus sensible, vous lui fîssiez craindre que vous pouvez parvenir à vous dégager. Plus accoutumée à votre tendresse qu'elle ne s'en doute, elle craindra tout au moins qu'une passion nouvelle ne vous enlève à des soins qui insensiblement lui seront devenus nécessaires, et dont il n'est pas à présumer qu'elle consente à se voir privée. Quoique sur l'article de la vanité, je l'aye trouvée moins femme qu'une autre, il ne se peut pas davantage qu'elle voye sans un peu de jalousie, l'impression qu'une autre pourroit faire sur vous; et ce mouvement, auquel les femmes, quoiqu'elles en disent, ne se méprennent pas moins souvent que nous-mêmes, ou dévelopera dans son âme, le sentiment sourd qu'elle peut y avoir pour vous,ou lui fera croire qu'il y éxiste. Délicat jusques au ridicule, en ne suppôsant que le dernier cas, vous roûgirez sans doute, de ne devoir votre triomphe qu'à une erreur. J'avoüe qu'en effet il aura moins de quoi vous flatter que s'il étoit l'ouvrage du penchant; mais, sans compter qu'aussitôt que vous l'aurez soumise, sa propre vanité sera intéressée à ne plus rien refuser à la vôtre, l'unique chôse qui vous importe à présent, est de vaincre. Vous devez donc par conséquent, regarder comme également glorieux pour vous, tous les moyens qui peuvent vous mener à la victoire. Votre amour vous a jusques à présent (chôse assez râre! ) aussi bien conduit que si vous n'eûssiez fait qu'en feindre; et je connois trop Diotime pour douter qu'elle ne sente pas vivement la façon dont vous vous comportez avec elle. Moins, en effet, elle ignore l'état de votre âme,plus elle doit vous sçavoir gré de l'effort que vous vous faites pour ne lui parler jamais que de moi. Ne vous expôsez donc point à voir détruire votre ouvrage, par un seul instant de ma présence. Toute la reconnoissance qu'elle vous doit, et que selon toute apparence elle a pour vous, ne tiendroit pas contre un de mes regards. Relativement à notre sentiment, nous sommes tous injustes, ou ingrats; mais, ou j'ai mal étudié les femmes, ou elles sacrifient au leur, plus encore que nous ne sacrifions au nôtre. Je vous invite d'autant plus à peser sur les réflexions que je vous présente, que le parti que vous prendrez, peut, quelqu'il soit, plus inflüer sur votre bonheur. Si, cependant, malgré mes remontrances, vous persistez dans le dessein où vous êtes, je vous donne ma parole, et que j'irai demain voir Diotime, et que vous n'attendrezpas jusques au soir, à être, de tous les hommes, le plus à plaindre, et le plus desespéré.

LETTRE 82

Le même à Périclés. cette lettre et celle qui la suit, paroissent s'être croisées. quoique ce ne soit point de vous que j'apprenne ce qui vient de se pâsser à Athênes, le fait qu'on me mande est si vraisemblable; et je dois, d'ailleurs, tant de foi à ceux qui m'écrivent, que je ne doute pas plus de votre dépôsition que si vous me l'eûssiez annoncée vous-même. Vous aviez, en effet, dans le cours d'une administrâtion encore plus heureuse qu'elle n'a été longue, eu trop de droits à notre reconnoissance pour que nous pûssions sans la dernière des injustices, ne vous point traiter comme nous avons fait Miltiade, Thémistocle, Cimon, et généralement tous ceux de nos chefs qui ont le plus utilement travaillé à augmenter notre puissance, et àétendre notre gloire. Je vous connois trop pour croire que le coup qui vous frappe, vous étonne plus qu'il ne vous afflige; mais si, dans cette occurence, vous pouviez être surpris de quelque chôse, ce seroit, à mon sens, beaucoup moins du prix dont nous payons vos services, que de notre lenteur à vous l'accorder. Heureusement pour notre gratitude accoutumée, sur le point de vous rendre maître d'épidaure, vous êtes tombé malade d'une fiévre pestilentielle qui s'étant répandüe parmi toutes les troupes, vous a mis dans la nécessité absolüe d'en lever le siége. Un peuple, tout à la fois, moins religieux, et moins éclairé que le nôtre, n'auroit sans doute vû dans ce qui vous est arrivé, qu'un accident d'autant plus naturel que l'air d'épidaure est en été l'on ne peut pas plus mal sain, et que la Gréce vient d'essuyer une peste violente dont même ellen'est point encore entiérement délivrée; mais les athéniens pouvoient-ils se dispenser d'y reconnoître Esculape se vengeant de ce que vous ôsiez assiéger une ville qui lui est consacrée? Pourquoi, cependant, est-ce vous que le courroux de ce Dieu poursuit, vous, dis-je, qui, sans lui attribüer pour Epidaure une si grande sollicitude, mais jugeant plus convenables d'autres opérations, n'avez qu'à regret porté nos armes de ce côté là? Ce Dieu, certes, est ou bien mal instruit, ou bien peu reconnoissant! Au reste, fatigués comme ils l'étoient de vous voir à leur tête depuis si long-tems, vous vous seriez plus fortement encore que vous n'avez fait, opposé au siége de cette place, et ne vous y seriez même point trouvé, qu'ils ne s'en seroient pas moins pris à vous de la honte dont leurs armes viennent de s'y couvrir. Enfin, donc, ils vous permettent de joüir dece repos que vous desiriez depuis si long-tems! Je crois, toutes-fois, que vous vous trompez, si vous vous flattez que ce soit pour toûjours qu'ils vous y rendent. Plus las, bientôt, du gouvernement de ceux qui vous succédent, qu'il ne l'étoit du vôtre, vous verrez ce peuple, aussi volage qu'il est ingrat, vous redemander avec encore plus de fureur qu'il n'en a mis à vous déposer; et je crains qu'importuné de leurs clameurs, ou, plûtôt, ne croyant pas que l'ingratitude de votre patrie, soit pour vous une raison de vous dispenser de lui être utile, vous ne repreniez ces mêmes chaînes dont avec tant de plaisir vous vous voyez aujourd'hui délivré. J'avoüe qu'en de pareilles circonstances,le plaisir de m'en venger, l'emporteroit de beaucoup dans mon âme, sur la gloire qu'il pourroit y avoir à la servir; mais je ne suis point étonné qu'au lieu de penser sur cela comme moi, vous vous croyiez d'autant plus obligé de vous y consacrer, que vous avez plus à vous en plaindre. Laissons, si vous le voulez bien, ces discours superflus. Quoique j'imagine que, dans la pôsition où vous êtes, vous avez pû trouver des ressources dans votre oeconomie, je n'en ai pas moins de peine à croire que, pour payer la formidable amende à laquelle vous êtes condamné, vous puissiez vous pâsser du secours de vos amis. J'envoye, en conséquence, à Timagênes l'ordre de vous fournir tout l'argent dont vous aurez besoin; et je me flatte que vous voudrez bien ne pas refuser ces foibles marques de mon respect, et de mon dévoüement pour vous. Dispôsez donc de mon bien, je vous enconjure, avec la même liberté que vous dispôseriez du vôtre; et songez que, de toutes les obligâtions que je vous ai, celle d'avoir permis que je vous prouvâsse, quoique bien foiblement, ma reconnoissance, ne sera pas, de tout ce que je vous dois, ce dont je conserverai le moins précieusement la mémoire. Comme j'attache infiniment plus de gloire à pouvoir vous être utile, qu'à l'être aux athéniens; et que, dans les circonstances où vous êtes, il se pourroit qu'à la ville je vous fûsse de quelque secours, je vous supplie, si vous en avez encore le pouvoir, de m'y rappeller; et si cela ne dépend plus de vous en aucune façon, d'obtenir de ceux qui gouvernent actüellement, que j'y raméne l'armée que vous m'aviez confiée. Ne croyez pas qu'en m'accordant, ou en me faisant accorder cette grâce, vous fassiez à la patrie, le tort même leplus léger. Quoique nous n'ayons rien tenté dont Esculape pût avoir à se plaindre, sa vengeance nous poursuit aussi. Nous sommes foibles, et malades: je n'ai pû, pour ces deux raisons, depuis l'ouverture de la campagne, faire d'autres exploits que de prendre trois méchants petits forts que, faute de monde pour les garder, j'ai démolis sur le champ; et je regarde pour beaucoup, dans l'état où nous sommes, que l'ennemi n'ait qu'en vain, tenté de nous entamer: mais enfin, notre sitüâtion devient si critique, et nous dépérissons si sensiblement, que je ne répondrois pas, tout avantageux qu'est le poste que j'ai choisi, et quelque bien retranché que j'y sois, que je n'y fûsse forcé si j'y étois attaqué un peu vivement. Plus il est étonnant que l'ennemi n'en ait pas encore conçu le projet, moins aussi, je puis me flatter de le voir long-tems dans la même inaction. Jesuis, même, bien sûr de ne devoir la sienne qu'à l'art avec lequel j'ai sçu jusques à présent lui déguiser notre foiblesse: mais il est impossible, et que mille chôses ne la lui décélent pas, et que l'instant qui le desabusera, ne soit pas l'instant de notre perte. J'ai déjà instruit le conseil, de notre pôsition; et, si dans deux jours, je n'en reçois point l'ordre que j'en attends, quoiqu'en puissent dire nos orateurs, je prendrai sur moi notre retraite. Le vent est bon, la mer ne nous est pas encore fermée; et je me hâterai de profiter de deux avantages qu'il ne se peut pas que je conserve long-tems, pour sauver le reste des troupes que j'ai sous mes ordres, et pour satisfaire l'impatience où je suis de vous revoir.

LETTRE 83

Périclés à Alcibiade. Tant, et de si desagréables affaires ont accompagné et suivi ma dépôsition, que, ne sçachant quand je pourrois vous en faire part, j'avois prié Thrazylle de vous en instruire. Je crois donc, en vous disant que je ne suis plus à Athênes, qu'un simple citoyen, moins vous en donner la nouvelle, que vous la confirmer. Vous savez trop combien c'étoit sincérement que je desirois le repos, et à quel point même ma place m'étoit devenüe onéreuse, pour croire qu'en contribüant à m'en priver, mes ennemis m'ayent causé autant de chagrin qu'ils s'en flattent. La meilleure preuve que je puisse vous donner du plaisir que j'ai d'en être débarrassé, et qui,à mon sens, est sans replique, est la tranquilité dont j'ai vû toutes les cabales qui se formoient contre moi, et l'inaction où je me suis tenu, lorsqu'il m'eût été si facile, ou d'en empêcher l'effet, ou de le faire retomber sur les cabaleurs mêmes. Mais j'étois las de lutter sans cesse contre l'injustice et l'envie; d'ailleurs, l'objet étoit à mes yeux fort au-dessous des peines qu'il auroit fallu que je me fûsse données pour me le conserver. Si, par cette indifférence, j'ai encouru le blâme de ceux à qui une pareille place paroît d'un si grand prix, j'ai du moins agi d'après l'appréciation qu'intérieurement j'en avois faite. Ou je me trompe fort, ou vous ne serez pas du nombre de ceux qui me pardonneront de l'avoir si peu prisée; je n'en serai pas surpris. Votre ambition qui n'a point encore essuyé de traverses, ne doit pas vous permettre de croire mes dégoûts ni aussi vrais, ni aussicontinûs qu'ils l'étoient. Un jour, ce que vous en éprouverez vous-même, vous rendra moins douteuse la réalité des miens. Vous ne sentirez que trop, croyez-en à mon expérience, que l'honneur de conduire une multitude de qui vous avez sans cesse le caprice et la légéreté à combattre; qui, en s'attribüant constamment ceux des succès qu'elle se doit le moins, rejette toûjours sur ses chefs, ceux des revers qu'elle essuye, auxquels ils ont pû avoir le moins de part; vous sentirez, dis-je, que cet honneur n'a point du tout de quoi dédommager des peines qui y sont attachées, et de l'ingratitude qui en est si communément le prix. Quelque vive, cependant, que soit la joye que je ressens de me voir enfin à portée de joüir de cette liberté que j'avois jusques-là si vainement desirée, j'aime mieux la renfermer au fond de mon coeur, et la cacher sousl'air de l'indifférence, que de donner sujet à mes ennemis, en la leur montrant telle qu'elle est, de la croire factice. C'est aussi, ce me semble, avoir bien peu de philosophie, que de ne pouvoir se pâsser que les autres nous en croyent. La reddition de mes comptes a immédiatement suivi ma dépôsition, et ne vient que d'être terminée. Si vous sçaviez moins de combien de petitesses aussi deshonorantes pour le coeur humain que la haine même, cet odieux sentiment est accompagné, et de quoi il rend capables ceux qui l'éprouvent, vous auriez peine à imaginer la minutielle, et méprisable éxactitude qu'on a apportée à leur éxamen. Enfin, malgré le desir effréné qu'ils avoient de me trouver coupable, mes commissaires ont été forcés de déclarer que j'avois administré avec la plus grande fidélité, les revenus de la république. D'après cet aveu, d'autant moinssuspect de partialité en ma faveur qu'il a été fait par mes plus crüels ennemis, je devois naturellement me flatter que ma dépôsition étoit tout le mal que je pûsse avoir à craindre; mais je ne connoissois encore ni toute l'intrépidité, ni toutes les ressources de la haine. Pour se consoler donc, de la douleur que leur causoit mon innocence, et de l'aveu si humiliant qu'après tant d'injurieuses imputations, ils étoient forcés d'en faire, ils m'ont fait condamner à une amende de cent cinquante talents. sur quel prétexte , me demanderez-vous, puisque vos comptes n'offroient point de malversâtion à punir? je vais vous le dire: c'est pour me faire porter la peine des malheurs que la république a essuyés pendant que je l'ai gouvernée, et vraisemblablement aussi, de ce qu'à fort peu de chôse près, j'ai, devant Epidaure, été attaqué de la peste. J'étois, peut-être, en droit de demander que les succèzqui, pendant le même-tems, ont tant ajoûté à sa puissance, et à sa gloire, fûssent mis en compensâtion avec les infortunes dont on me rend responsable; mais j'ai craint, quelque juste que cela eût été, de ne pouvoir le propôser sans m'avilir. Vous ne serez pas surpris que la même délicatesse m'ait encore moins permis de demander que mon amende fût modérée. J'avois toute la certitude possible que si je faisois cette démarche, j'obtiendrois aisément cette grâce; et même, qu'en faveur de cette bâssesse, il ne seroit pas impossible qu'on me la remît toute entiére; mais le goût que vous me connoissez pour l'argent, n'a pû, tout ardent qu'il est, l'emporter dans mon âme, sur la honte de devoir quoique ce fût à des gens que je ne puis que mépriser. Ce ne sera pas, sans doute, ce qui vous étonnera le moins: cela est, pourtant, comme je vous le dis. Plaisanterieà part, voyez dans quel embarras je me serois trouvé, sans cette oeconomie que vous m'avez si souvent reprochée. Quelques ressources que j'y aye trouvées, il me manquoit encore cinquante talents; et comme je n'ai pas plus voulu retarder le payement de la somme à laquelle j'étois condamné, qu'en demander la modération, j'ai écrit à Timagênes de m'envoyer ce qu'il me falloit pour la completter. à sa promptitude à me l'apporter, ainsi qu'aux pressantes sollicitâtions qu'il m'a faites d'en prendre davantage, j'ai reconnu vos sentiments pour moi. Lorsque vous serez ici, nous prendrons ensemble les arrangements nécessaires, et que Timagênes n'a pas crû devoir décider lui-même. Je ne doute point que le peu de moyens que vous avez d'acquérir de la gloire où vous êtes, n'ajoûte beaucoup à l'empressement que vous devez avoir de vous retrouverdans Athênes; et comme, par la sitüâtion actüelle des chôses, je crois pouvoir le servir, sans qu'il en résulte rien de fâcheux pour la patrie, j'en ai parlé en particulier à Démochârès qui, dans la sorte d'anarchie où nous sommes depuis ma déposition, a de l'inflüence sur les affaires. D'après ce qu'il m'a dit, et ce que je sçavois déjà de ce que l'on veut faire ici à ce sujet, il y a toute apparence que vous recevrez incessamment l'ordre d'y ramener les troupes. Je vous conjure, mon cher Alcibiade, de ne le point prévenir. Si vous vous rappellez combien le peuple à qui vous avez affaire, est jaloux de son autorité, vous ne devez pas douter qu'il ne saisît cette occâsion de sévir contre vous, et avec d'autant plus de joye que, par notre attachement respectif, il seroit plus persüadé que les coups qu'il vous porteroit, retomberoient sur moi.

LETTRE 84

Némée au même. J'ai, je l'avoüe, peine à concevoir, et pourquoi vous vous plaisez tant à me donner des ridicules, et comment le peu que cette peine vous rend, ne vous dégoute pas de la prendre. Du moins, en me demandant des grâces, ne devriez-vous point pour votre propre intérêt, vous servir d'expressions si peu propres à me porter à vous en faire. à lire votre lettre, il seroit, tant l'ironie et le desir y marchent d'un pas égal, difficile de décider lequel, de me voir, ou de me plaisanter, vous est le plus nécessaire. Si la raillerie avoit pour moi, autant de charmes qu'elle en a pour vous, je pourrois en trouver dans ce que vous m'écrivez, une assez ample matière. D'abord c'est , dites-vous, par dignité, que je n'ai point pendant si long-tems recherché l'honneur de vous voir; ce n'a pas même été sans qu'il en ait beaucoup coûté à mon amour, que j'ai fait à ma gloire, ce sacrifice : cependant vous ne doutez pas que je n'aye été occupée de Chârès au point d'en oublier la nature entière; ce qui, pourtant, n'empêche pas (toûjours selon vous) que je n'aye été on ne peut pas plus piquée de votre oubli . Mais, un instant après, vous oubliez ma dignité, mon amour pour Chârès, mon chagrin contre vous; et ne donnez plus à mon silence, d'autre cause que la crainte que j'ai eüe de troubler vos occupâtions. Tout cela, si vous me permettez de vous le dire, me paroît bien inconséquent! Mais il n'est pas possible apparemment, de donner tant à la légéreté, que ce ne soit aux dépens de la justesse; et ceux qui sçavent combien il vous est important de briller, ne serontpas surpris qu'au hazard de tout ce qui peut en arriver, ce soit à la première de ces deux chôses que vous donniez constamment la préférence. Devidons, s'il se peut, tout ce que vous m'avez dit: prémièrement, que je vous eûsse, ou non, crû occupé, rien, et vous le sçavez, si j'eûsse eu envie de vous voir, ne m'auroit été plus indifférent. Je vous aurois, avec autant de liberté que dans des circonstances contraires, prié de vouloir bien me procurer cet honneur. Je l'aurois, même, pû faire avec d'autant moins de scrupule, que, dans le cas où vous auriez été desoeuvré, ma prière n'auroit pas pû vous être à charge; et que, dans l'autre, je vous aurois offert l'occâsion toûjours pour vous si flatteuse, de faire une perfidie. Secondement: vous-même ne paroissant point douter que je ne sois très attachée à Chârès, ne craignez point de me propôser un rendez-vous qui,si mon coeur eût été dans les dispositions que vous lui attribüez, n'auroit sûrement pas eu de quoi me plaire; et je ne vois point pourquoi, tout devant sur cela être égal entre nous, j'aurois eu pour vos fantaisies, plus d'égards que vous n'en témoignez pour les miennes. Quant à cette dignité qui, selon vous, a concouru avec l'amour pour me forcer au silence, vous ne devriez pas ignorer que, de tous les ridicules que vous pouviez me donner, c'étoit le ridicule que je pouvois le moins prendre. Il eût été si simple de ne chercher que dans mon indifférence pour vous, la cause de mon peu d'empressement à vous voir, qu'il falloit tout votre amour-propre pour lui en donner une qui, de toutes façons, m'est si étrangère. Ce qu'il y a de très-vrai, c'est qu'occupée de Chârés, ou d'un autre; peut être aussi, ne l'ayant été de personne; à peine, loin de pouvoir êtrepiquée de votre oubli, vous êtes-vous une seule fois offert à mon imaginâtion. Pour réparer à vos yeux (si, pourtant, cela est possible) le tort d'une distraction si peu croyable, je vous dirai avec la même franchise que, depuis quelques jours je sentois assez vivement votre absence pour desirer que le caprice, ou l'ennui vous ramenânt vers moi. Je doute même, que, toute dignité à part, je n'eûsse pas cherché à hâter des instants dont j'accusois en secret la lenteur, si en prévenant vos desirs, je n'eûsse pas eu à craindre de vous armer contre les miens. C'est à cette seule considérâtion, beaucoup moins illusoire que vous ne la trouverez, sans doute, que vous avez dû mon silence, et sa continüité. Peut-être ne pouvant plus vous flatter de me faire faire une infidélité qui me soit un peu pénible, vous repentirez-vous de vous être souvenu de moi; mais, telle est lavérité de mon caractère, que quelque chôse que je pûsse gâgner à votre erreur, je ne sçaurois me résoudre à vous la laisser. Si, comme je le crois possible, la confidence que je vous fais, tournoit vos idées d'un autre côté, je vous serois obligée de me le faire dire. J'avois un projet: je n'y tiens pas assez pour que le sacrifice que je vous en faisois, me coûtât beaucoup; mais je ne serai pas fâchée de le retrouver, s'il faut que je laisse le céramique, et l'honneur de vous y voir, à quelque beauté qui, pour le moment, vous paroisse plus digne que moi, de l'un, et de l'autre. Je vous rends, au reste, mille grâces de tous les ménagements que vous prenez sur vous de vous impôser, pour dérober à Chârès, l'emploi que, jusques à présent, je dois faire de ma soirée: s'il eût été pour moi, ce que vous pensiez, ou je n'aurois pas accepté votre invitâtion, ou, du moins,ce n'auroit pas été sans l'en prévenir, que je l'aurois fait. Ce sera donc, si vous n'avez, vous, personne à tromper, le plus ouvertement du monde, que j'irai au céramique. Comme, de toutes les maisons que vous avez dans Athênes, c'est celle où l'on peut le moins se cacher aux yeux du public, j'avois inféré du choix que vous en faisiez pour me voir, ou que vous aviez moins d'envie que vous ne dites, que Chârès ignorât ma marche, ou que vous vouliez, par une chôse d'éclat, desespérer quelque infortunée. Je vous ai dit combien à l'égard de Chârès, les précautions étoient peu nécessaires: c'est à vous à vous arranger sur le reste. Quelque soit le lieu du rendez-vous, vous m'obligerez de vous y trouver le plûtôt qu'il vous sera possible. Pour moi, l'instant où je compte m'y rendre, sera si près du moment où je vous écris que, quelque diligence quevous puissiez faire, j'y aurai, selon toute apparence, devancé vos pas. Quoique cet empressement de ma part, doive assez vous annoncer que ma complaisance pour vous, ne m'est point onéreuse, j'y mets, cependant, un prix: ce seroit que vous voulûssiez bien me montrer plus d'amour que d'emportement: c'est-à-dire, pour ne pas trop vous effrayer, que vous eûssiez avec moi, plus le ton du sentiment, que le ton que vous mettez toûjours à sa place. J'aime, vous ne l'ignorez pas, à m'annoblir mes erreurs: d'ailleurs, lorsque je suis sûre de ne faire naître que des desirs, soit délicatesse, soit vanité, je me fais des miens, une honte qui les gêne, et que je ne puis sentir sans que celui qui me la fait essuyer, n'en partage les inconvénients. Je veux, enfin, pouvoir ne me pas moins tromper sur ce que j'inspire, que je n'aime à m'abuser sur ce que je sens. Il y a des momentsdont cette double méprise m'augmente les charmes; et, comme il ne se peut pas que je sois plus sensible, que l'on n'en soit en même-tems plus heureux, je me flatte qu'à cette considérâtion, vous vous déterminerez à vous faire la violence que je vous demande. Il vous paroîtra singulier, sans doute, que ce soit lorsque je ne prétends plus à votre coeur, que j'éxige de vous, des chôses dont le sentiment seul doit faire une nécessité, et auxquelles, même, dans le tems que je vous aimois le plus, je semblois peu attachée: mais c'est qu'alors je trouvois dans mes propres dispôsitions, un dédommagement de votre peu de délicatesse; que si je sentois que je n'étois point aimée comme j'aurois voulu l'être, je croyois l'être pourtant; et que moins il m'est possible de me faire aujourd'hui cette illusion, plus j'ai besoin de quelque chôse qui, s'il sepeut, me fasse oublier à quel mouvement je dois vos desirs, et quel est aussi le motif que j'ai pour m'y rendre.

LETTRE 85

Alcibiade à Théramene. J'ai comme un autre, ou, pour parler plus juste, j'ai, comme tout le monde, été l'objet des bontés d'Ampélis; mais je n'ai pas eu, comme vous, la manie d'en éxiger des sentiments, ni la foiblesse de lui en accorder. Je crois, cependant, que si ce malheur m'étoit arrivé, j'aurois, sans balancer, préféré l'ignominie d'aimer une femme si méprisable à tous égards, au tourment de ne la plus posséder par excès de délicatesse; et que, sans avoir même à me faire beaucoup d'efforts, j'aurois sçû être philosophe jusques-là. Il est bien singulier que vous qui, sur la vanité en général, et sur la mienne en particulier, sçavez dire de si belles chôses, vous ne sentiez pas non-seulement combiendans cette occâsion, vous sacrifiez à la vôtre, mais que ce n'est qu'à ce moment seul que vous sacrifiez. Je ne me pique, assûrément, de penser ni autant, ni avec autant de profondeur que vous; mais je n'en crois pas moins avoir découvert que l'amour n'a le pouvoir de nous rendre malheureux, que parce que nous ne l'avons pas laissé tel que nous l'avons reçu de la nature. Il nous suffisoit de plaire: nous avons voulu être aimés; et qu'une simple préférence qui devoit être aussi momentanée que le desir qui l'a fait naître, devint un sentiment, et même un sentiment suivi. Un sentiment! Grands dieux! Que l'orgueil nous a gâté de chôses! Car, enfin, sans cet imbécile mouvement, seroit-il pour nous d'une si grande importance d'être ou la prémière fantaisie d'une femme, ou le seul objet qui prenne sur son imaginâtion, ou sur ses sens? Que fait, dans lefond, à la sorte de bonheur qu'il est en elle de nous procurer, qu'il lui ait plû d'en faire jouir quelqu'un avant nous, ou de nous le faire partager avec un autre? Ampélis, dites-vous (et vous dites vrai) n'a ni moeurs ni principes . Eh bien! Pourquoi voulez-vous vous faire une nécessité de chôses qui vous sont si peu nécessaires, lorsqu'elle vous offre, d'ailleurs, tout ce que vous devriez seulement desirer? Connoissez-vous, en effet, quelque peau qui égale la blancheur, et la finesse de la sienne? D'yeux aussi séduisants que ses yeux, et qui renferment une expression plus vive? Ne l'emporte-t'elle point, tant par la justesse des proportions, que par la beauté des formes, sur la plus belle statüe que nous connoissions? N'est-il pas vrai que sa fraicheur est telle que rien ne peut l'alterer? Ne le disputeroit-elle pas pour la sensibilité, à Vénus même? Que de charmes!" mais cette même Ampélis qu'on trouve toûjours si sensible, on ne la voit jamais tendre: il n'est pas moins impossible d'en arracher le plus léger sentiment, que de n'en point obtenir les faveurs les plus marquées. Toûjours, et toute au desir, elle imagine si peu l'amour, que dans les instants même où l'idée d'en sentir, et d'en inspirer, pourroit ajoûter tant au plaisir, elle ne vous permet pas plus cette illusion, qu'elle-même ne cherche à se la faire. Sans décence, comme sans délicatesse, elle ne se prépare jamais à parler que l'homme qui s'intéresse à elle, n'ait à trembler pour ce qu'elle va dire; et, en effet, elle n'a jamais parlé, qu'il n'ait eu à roûgir pour elle, de ce qu'elle avoit dit. " rien n'est plus vrai que tout cela; mais, encore une fois, qu'importe au plaisir? Que je vous plains, si, pourque vous ne vous fassiez pas une honte des desirs qu'une femme peut vous inspirer, il faut nécessairement, qu'elle ait de l'esprit, et des moeurs! Ce n'est point que, tout le premier, je ne veuille que celles que j'attaque, ayent, au moins, la réputâtion d'en avoir. Toute femme, entrée dans le monde, par un autre que moi, si quelque raison particulière ne me force à le lui pardonner, me paroît, vous ne l'ignorez pas, quelque célèbre même qu'elle puisse être par sa beauté, peu digne de mes soins; mais c'est bien moins, vous le sçavez encore, par sévérité de principes, que j'éxige qu'elles en ayent, ou que l'on puisse leur en croire, que pour rendre plus éclatants, les triomphes que je remporte sur elles; et que si, comme cela m'est arrivé, mes plus brillantes victoires ont intérieurement peu de quoi flatter mon amour-propre, on ne puisse pas, ainsi que moi, ne lespriser que ce qu'elles valent. Loin donc de desirer réellement des moeurs aux femmes que j'ai soumises, cette vanité qui, je l'avoüe, détermine et régle toutes mes actions, m'impôse la loi de leur en ôter, si je le puis, jusques à la plus légère apparence, afin que mon successeur, quelle que soit sa façon de penser, trouve tout à regretter, ou rien à faire. Si vous aviez eu sur cela, autant de philosophie que moi, vous n'auriez pas immolé un bonheur réel à des chimères qui, si elles pouvoient se réaliser, ne vous laisseroient bientôt que le regret de vous en être formé une trop haute idée. Eh! Mon cher Théramène, il est, en effet, si râre que ce soit par les sentiments de l'objet qui nous plaît, que nous soyons heureux, que je ne comprends pas que, dans ces sortes d'engagements, ce soit cela qu'on se propôse. Je suis, de plus, persüadé que si l'homme qui se croitle plus vivement amoureux, et qui, en conséquence, desire le plus d'inspirer des transports, vouloit bien s'éxaminer, il trouveroit que c'est beaucoup moins par délicatesse, que par amour-propre qu'il le desire si vivement. Cherchons pour nos propres intérêts à remplir l'imaginâtion d'une femme, et à troubler ses sens: n'oublions rien de ce qui peut en porter l'yvresse au-delà de toutes bornes; mais dans le tems même que nous joüissons de nos succès, le plus délicieusement, souvenons-nous que nous n'en sommes redevables qu'à la nature; et gardons-nous, sur-tout, de les croire plus que nos propres desirs, l'ouvrage de l'amour. Nous ne pourrions sans nous impôser une reconnoissance aussi gênante pour nous, qu'elle pourroit, d'ailleurs, être mal fondée, nous flatter de l'un; et l'autre, en nous éxagérant ce que nous sentons, multiplieroit plus noserreurs, qu'elle n'étendroit nos plaisirs. Si vous avez assez de raison pour goûter ces réflexions; ou que votre amour-propre vous permette de suivre mes conseils, loin de vous obstiner à fuir Ampélis, et à tâcher de haïr une femme qui n'est pas moins faite pour inspirer le mépris le plus profond, que pour faire naître les plus ardents desirs, vous ne chercherez qu'à vous confirmer dans le premier, en la voyant le plus qu'il sera possible; et puisque, malgré ce qu'elle se croit d'indifférence pour vous, et de goût pour un autre, elle veut bien se prêter encore à votre frénésie, à perdre les autres dans ses bras. Ce que je vous propose, ce qu'elle-même, pour adoucir la douleur que vous cause son inconstance, vous a propôsé, annonce, j'en conviens, que nous avons aussi peu l'un que l'autre, de ce qu'on appelle délicatesse, et principes ; mais, enrevanche, cela est on ne peut pas plus sensé. Ce que vous avez ici à considérer, n'est point que vous ne lui plaisez plus, mais qu'elle vous plaît encore. Vous perdez, d'ailleurs, si peu de chôse, au changement de ses idées, que si elle ne vous avoit pas dit que ce n'est plus vous qu'elle croit aimer, vous ne vous en douteriez pas. Eh! Qui sçait si elle-même pourra toûjours s'en souvenir! Mais, je veux, contre toute apparence, que les complaisances qu'elle consent à s'impôser, lui soient aussi onéreuses que vous le craignez, c'est encore ce que vous devez consulter le moins. Votre répugnance sur cela, ne me paroît pas plus raisonnable que la haine que vous vous sentez pour elle, et que vous mettez avec tant d'injustice, à la place de la reconnoissance que vous lui devriez. Il me semble, du moins, qu'en se livrant à vos desirs, lorsque vous lui paroissiez aimable,elle ne fit pas à beaucoup près autant pour vous, qu'elle ne fait, quand, par égard pour le goût qu'elle vous inspire encore, elle se résigne, tant qu'elle aura le malheur de vous plaire, à vous traiter comme si un autre ne lui plaisoit pas. Je n'ignore pas que le préjugé lui feroit de cette condescendance, un très-grand crime; et qu'il faudroit, dans toutes les régles, qu'au lieu de ne vous faire perdre à son inconstance, que le titre de son amant, elle vous laissât expirer de la douleur de l'avoir perdüe; mais je ne sçais si la raison et l'humanité ne lui prescrivent point ce que le préjugé lui deffend. Quoiqu'il en puisse être, je suis, quant à moi, très-loin de la condamner, et de vous exhorter comme Axiochus, à attendre que le tems vous guerisse. Ampélis me paroît juger la sitüâtion, et connoître le coeur, mieux que vous, et que lui. Si un amour véritable, en suppôsant qu'il y enait de tels, peut s'accroître par les plaisirs, ou, du moins, n'en être pas altéré, une fantaisie du genre de la vôtre, et dont, pour en parler sérieusement, l'honneur et la raison ne sçauroient nous faire qu'un supplice, ne peut que s'y évanoüir.

LETTRE 86

Axiochus à Alcibiade. Enfin, mon cher Alcibiade, je viens de vaincre: mais, quel triomphe! Et que, pour en être satisfait, il faudroit avoir peu d'amour, et de délicatesse! Grands dieux! Se peut-il que Diotime ait paru m'accorder tout ce qu'il étoit possible qu'elle me donnât, et qu'elle me laisse encore tant à desirer! Crüel! Me nuirez-vous toûjours; et faut-il qu'un coeur assez à plaindre pour s'être laissé toucher par vos perfides soins, conserve éternellement une idée qui ne peut que le déchirer! Quoi! Même entre mes bras, l'ingrate vous rappelle toûjours dans les siens! N'aurois-je donc que profité d'un instant de foiblesse! Ah! Je ne crois pas avoir à me reprocher la plus légère violence.Quand même cette odieuse voye auroit pû me réüssir auprès de Diotime, j'aurois, sans hésiter, préféré le tourment où je vivois, quelque crüel qu'il me fût, à la honte de ne la devoir qu'à des entreprises dont le succès ne m'auroit pas moins avili qu'elle-même à mes yeux. Mais vous jugerez mieux de ma sitüâtion actüelle, lorsque je vous aurai fait le récit de ce qui vient de se pâsser; et, peut-être, pourrez-vous me la deffinir. Vous vous rappellez, sans doute, que nous étions tacitement convenus, elle, de me laisser lui parler de mes sentiments, moi, de souffrir qu'elle m'entretînt autant qu'elle le voudroit, de la pâssion que, toute malheureuse qu'elle étoit, elle s'obstinoit à conserver pour vous. Tous deux, également fidelles à notre traité, à quelque point que, dans sa bouche, votre éloge me fatiguât, je la laissois, sinon sans impatience, du moins avecune apparente tranquilité vous loüer sans cesse: elle, de son côté, quelqu'ennuyée qu'elle pût être de mon amour, avoit la complaisance de le laisser s'expliquer. J'étois cette après dinée à ses genoux d'où elle avoit plus d'une fois inutilement tenté de me faire relever. Je ne sçais si ce n'est qu'au desordre où votre idée, toûjours présente à son esprit, avoit plongé ses sens, que j'ai dû ma victoire; ou si, entrainée par la sorte de fureur dont je lui parlois de ce qu'elle m'inspire, elle s'est trouvé moins de moyens de me résister; mais, quelqu'offusqués que fûssent mes yeux par les larmes qu'en cet instant, elle me faisoit répandre, j'ai crû voir dans les siens, une sorte d'attendrissement, qui m'a paru plus tenir de l'amour, que de la simple compassion. Après une rêverie aussi longue que profonde, elle s'est tout d'un coup précipitée sur moi, a permisque je la serrâsse dans mes bras, a mêlé ses pleurs aux miens, nos soûpirs, même, se sont unis. Tout mon respect pour elle, n'a pas, plus que son indifférence pour moi, pû tenir contre une si dangereuse sitüâtion; sa complaisance, enfin, n'a pas eu plus de bornes que mes desirs. Mais, combien, quand elle a été rendüe à elle-même, les mouvements que j'ai saisis dans son âme, et l'envie que je lui ai vüe de me les dérober, ne m'ont-ils point causé d'allarmes! Avec quelle tristesse, ses yeux où je ne lisois que le repentir, et l'étonnement de m'avoir rendu heureux, ne se sont-ils point portés sur moi! Quelle peine c'étoit pour elle de les y fixer! Combien, enfin, l'expression qu'elle trouvoit dans les miens, les droits qu'elle venoit de me donner, mes transports, l'yvresse où j'étois de mon bonheur, ne paroissoient-ils pas faire son supplice! Enchaînée, toutes-fois,par ce moment de foiblesse dont, quelqu'heureux qu'il m'ait rendu, je ne desirerois pas moins vivement qu'elle même, qu'elle n'eût point éprouvé la puissance, Diotime ne se refusoit à rien de ce que, malgré toute la honte que je m'en faisois, mon amour me forçoit d'attenter: mais, que ne lui en coûtoit-il pas pour en tolérer les entreprises! Avec quelle inhumaine sécheresse ne s'y prêtoit-elle pas! Ah! Crüel! Ce n'est pas ainsi que vous l'avez vüe! Heureusement (et jugez combien il falloit que j'eûsse à me plaindre d'elle, pour que, dans cet instant, j'aye pû regarder cela comme un bonheur! ) on est venu nous interrompre. Vous imaginez aisément que ce n'a pas été d'abord que je m'en suis félicité; mais la joye qu'elle a paru en ressentir, ne me prouvant que trop ce que je ne faisois que penser de l'état de son coeur; la certitude qu'il me seroit impossible de lui cacherlong-tems mes idées; l'inquiétude que j'avois de la façon dont une explication entr'elle, et moi, pourroit tourner; la crainte que ma délicatesse ne lui parût qu'une injustice, m'ont fait, enfin, envisager des mêmes yeux qu'elle, le trouble qu'on apportoit dans notre tête à tête. Ce n'est pas que j'ignore que, quand cette interruption auroit autant gêné sa tendresse, qu'elle gênoit la mienne, ce qu'elle se doit, ne lui auroit point permis de le faire paroître: mais de la joye! Car je ne me suis point trompé, j'en ai saisi dans ses yeux; d'ailleurs, avec quelle liberté ne s'est-elle point livrée à la conversâtion! Que d'art pour la prolonger! Que vous dirai-je de plus? Persüadé, aux mesures que je lui voyois prendre pour la faire durer, que ce seroit vainement que j'en attendrois la fin, et même la craignant, je suis sorti. J'ai été vous chercher par-tout pour vous communiquerce que, ne vous ayant rencontré nulle part, et dans le besoin extrême que j'ai que vous m'éclairiez sur l'état du coeur de Diotime, je prends enfin le parti de vous écrire. Adieu: s'il est vrai que vous m'aimiez, vous ne me ferez pas attendre votre réponse.

LETTRE 87

Alcibiade à Axiochus. Quoique je ne doutâsse point que vous ne triomphâssiez de Diotime, je ne croyois point, je l'avoüe, avoir à vous féliciter sitôt de votre victoire. Les femmes-mais laissons les réflexions que je pourrois avoir à faire sur elles. Je vais vous en tracer à la hâte, quelques-unes qui me paroissent vous être d'autant plus nécessaires que, dans votre pôsition actüelle, un instant d'humeur peut être plus dangereux pour vous. Plus donc, soit que vous ayez, ou non, raison d'en juger comme vous faites, vous trouvez qu'il manque de chôses à votre bonheur, moins, à mon sens, vous devez avoir l'air de le remarquer. Un amant qui ne doit son triomphe qu'à l'amour, et nesçauroit en douter, peut hazarder avec succès quelques plaintes sur la façon dont on le rend heureux, s'il y trouve de quoi blesser sa vanité, sa délicatesse, ses idées particulières, ou la violence de ses desirs: encore douté-je fort que, dans ces premiers moments où une femme est ordinairement encore plus occupée de ce qu'elle sacrifie, que de l'objet même à qui elle l'immole, le reproche ne fût pas de mauvaise grâce: pour vous, vous ne pouvez trop sévérement vous l'interdire. Il est toûjours, en ces occâsions, convenable d'attendre que celle qui fait en notre faveur, violence à des principes qu'elle avoit jusques-là respectés, se soit familiarisée avec sa foiblesse; et que celle à qui elle ne coûte rien, ait jugé à propos de dépôser le masque que le desir, ou la nécessité de nous en impôser lui ont fait prendre. Paroître la dupe de l'un, et respecter l'autre, sont de petitségards qui, loin de vous dérober rien de ce dont on joüit, ne peuvent selon moi, qu'y ajoûter beaucoup. Voir, en effet, une femme, éperdüe, emportée loin d'elle-même par un sentiment, auquel, quoiqu'elle lui oppose, elle ne sçauroit résister; qui éprouve à la fois toutes les contradictions de la vertu, et toute la puissance de la passion; ne s'arrache d'entre vos bras avec une sorte d'horreur, que, pour s'y rejetter avec toute la molesse de la volupté; ne refuse ce qu'elle vient d'accorder, que pour en accorder davantage; irritée contre vous, et contre elle-même de l'empire qu'elle vous trouve sur elle, et n'en être pas moins forcée d'y céder: ce combat, enfin, de l'amour et de la vertu, me paroît, quand il est vrai, devoir plus faire encore le charme de ce moment, que les plaisirs qui y sont attachés; et dans le cas où l'habitude de se rendre, et le peu qu'une femme est devenüeà ses propres yeux, ne lui permettent pas de vous donner un spectacle si flatteur, vous vous amusez des efforts qu'elle fait pour que vous la croyiez ce qu'elle n'est plus; et joüissez, du moins, de la maligne satisfaction de lui voir imiter mal la nature. Ne pensez pas, au reste, que je veuille accuser ici Diotime, d'une supercherie si peu faite pour la dignité de son caractère. Loin, même, de lui faire cette injustice, je suis convaincu que si, ignorant que je vous ai précédé dans son coeur, elle vous eût vû vous flatter d'en recevoir les prémices, votre amour, et votre estime pour elle, eûssent-ils tenu à votre erreur, quelque chers que l'un et l'autre lui eûssent été, elles n'auroit pas voulu vous la laisser. Vous ne pouvez donc point imputer au desir de vous en faire plus priser sa conquête, la sorte de contrainte dont vous venez de la voir se livrer à vos desirs; etvous ne vous tromperiez pas moins, si vous n'attribuiez votre victoire qu'à une surprise des sens qui ne sçauroit être à son usage. Il seroit tout simple, sans y chercher même, d'autres raisons que, pensant comme elle fait, elle éprouvât à vous rendre heureux, cette sorte de répugnance dont vous vous plaignez. Née avec beaucoup de principes, et beaucoup moins sensible que tendre, elle n'a point, comme quelques autres, peut-être, la ressource de s'étourdir sur sa foiblesse, ou de la compter pour rien: mais, vous étiez vous flatté que la passion qui, en elle, s'opposoit à vos desirs, pût s'éteindre avec tant de promptitude; et la croyez vous aussi libre qu'elle voudroit l'être, du sentiment que je lui avois inspiré? Ce qui vient de se passer entre vous, m'annonce, il est vrai, qu'elle n'en est plus tourmentée avec la même violence; mais on peut être moins agité, et n'être pastout à fait tranquile. S'il m'est permis de vous le dire sans blesser votre vanité, je crois qu'elle se dit plus que vous êtes aimable, qu'elle ne le sent encore; et que ça été pour tâcher d'accorder sur cela son coeur et son esprit, qu'elle s'est déterminée à faire votre bonheur, avant que d'y être nécessitée par la violence de sa tendresse. Je ne doute pas davantage, que le desir de s'arracher à un reste d'amour qui la persécute, et la certitude que le meilleur moyen qu'elle eût pour y parvenir, étoit de s'engager avec vous, ne soient ce qui vous l'a donnée. Elle n'est pas assez gouvernée par l'amour-propre; et elle a dans l'âme trop de noblesse pour ne s'être livrée que par dépit. Il ne seroit pas plus raisonnable de penser que ce soit la seule pitié qui l'ait entraînée vers vous: un pareil mouvement n'est pas fait pour la mener si loin. Je crois de plus, que toute femme qui, dansla sitüâtion de Diotime, rejette sur cela sa deffaite, en dit plus le prétexte que la raison; et je connois assez celle-là pour être sûr que, si vous n'aviez fait sur elle, qu'une impression si foible, elle se seroit contentée de vous plaindre, et ne se seroit pas mise dans le cas d'avoir à se plaindre d'elle-même, en se donnant par un motif dont elle n'auroit pû que roûgir, et qui n'auroit fait le bonheur d'aucun de vous deux. Attendez tout du tems; mais, sur-tout, ne cherchez pas à le hâter. Si ce qu'elle a fait pour vous, lui cause des remords, le tems, beaucoup plus que vos raisonnements, et les siens mêmes les amortira. S'il est vrai qu'elle nourisse pour moi dans son coeur, un reste de sentiment, gardez-vous plus encore de paroître seulement le soupçonner. Plus dans la pôsition où elle s'est mise avec vous, elle doit en être humiliée, moins elle vous pardonneroit devous en être apperçu; et, ce que vous devez le plus soigneusement éviter, est de mortifier son amour-propre. Lui échappât-il même des chôses faites pour vous prouver le contraire, feignez donc, autant qu'il vous sera possible, de croire qu'elle m'a oublié; et que, s'il se peut encore, ce soit avec tant d'art, qu'à votre apparente tranquilité elle puisse se flatter de vous avoir dérobé ses mouvements. Une passion malheureuse est un poids que nous ne portons qu'à regret; mais dont, à quelque point que nous en soyons accablés, et quelque chôse que nous puissions nous dire, ce n'est pas à nos seules réflexions qu'il appartient de nous délivrer. Le meilleur moyen de perpétüer en elle, et cette tristesse qui vous afflige, et l'idée que malgré elle-même elle conserve encore de moi, c'est de l'obliger en vous en offensant, à contraindre l'une, et l'autre. à quoipourroit-il, en effet, vous servir de vous en plaindre, quand les reproches qu'elle se fait elle-même, sont impuissants? Laissez-lui donc, encore une fois, et le tems, et le soin de se parler; et ne la forcez pas à dévorer et sa douleur, et ses larmes, si vous ne voulez point que bientôt elle ne vous fasse verser des pleurs encore plus amers que les siens.

LETTRE 88

Le même à Thrazille. ce n'étoit pas, dites-vous, la peine de ne chercher à r'engager Thrazyclée, que pour la quitter encore, et même plus scandaleusement que la prémière fois; et en la forçant de commettre un crime, vous auriez, au moins, bien dû lui laisser la consolâtion d'en joüir quelque tems. cette phrâse est, assûrément fort belle, mon cher Thrazylle le terrible mot de crime , y produit, surtout, un grand effet: c'est dommage que les reproches que m'y fait votre vertu, soient si peu fondés. Il est d'abord de la fausseté la plus insigne, que, comme je vois que Thrazyclée vous l'a dit, je l'aye plus forcée de revenir à moi, que de me sacrifier Chârès. Tout ce dont elle pouvoit dans cette affaire, avoir quelque raisonde se plaindre, c'est qu'ayant si peu d'envie de la garder, je ne l'en aye pas empêchée, quand mon indifférence pour elle, sembloit me rendre si peu nécessaire, ce même sacrifice; mais ce n'est pas ma faute, non plus, si, voulant s'aveugler, tant sur le motif qui pouvoit me ramener dans ses bras, que sur mon inconstance naturelle, elle a oublié tout ce qu'elle avoit à craindre de l'une, et combien elle avoit à se deffier de l'autre. Il est très-vrai que la chôse du monde qui, du côté du coeur, m'importoit le moins, étoit qu'elle quittât Chârès. Si j'avois des raisons de vouloir qu'elle fût infidelle, je n'en avois aucune de desirer qu'elle fût inconstante; et tout, d'ailleurs, dans mes projets, me faisoit une loi de la laisser ne se décider sur cela que par elle-même; mais si le peu qu'elle m'inspiroit, me rendoit tout égal auprès d'elle, mon amour-propre qu'elle, etlui avoient cherché à mortifier, éxigeoit une réparâtion aussi publique qu'à mon sens, l'insulte l'avoit été. Que le desoeuvrement, et le dépit l'eûssent jettée dans les bras de Chârès, rien ne m'auroit paru plus simple. L'un et l'autre forment bien plus d'engagements de cette espece, que l'amour; aussi n'étoit-ce pas de cela que je m'étois offensé. J'avois trouvé bien moins extraordinaire de le voir mon successeur, que de me voir moi, à votre prière, successeur d'Agathon: mais que, plus sûrement dans l'intention de me blesser, que pour s'en rendre plus précieuse aux yeux de Chârès, elle dît que, de tous les hommes à qui elle avoit laissé tenter la conquête de son coeur, il étoit le seul qui eût eu la gloire de le toucher; et qu'à son tour, Chârès non-seulement crût cette absurdité, mais la répandît partout avec affectâtion! Qu'en fin quittée, et avec tout l'éclat que lebesoin qu'àlors j'avois de rassurer Aspasie, m'impôsoit, Thrazyclée eût trouvé le secret de me rendre presqu'aussi ridicule que si moi-même je m'en fûsse laissé quitter! C'étoit, je ne vous le cache pas, ce dont je croyois ne pouvoir me dispenser de me venger. Je juge, au reste, par les reproches dont vous m'accablez, que, comme Praxidice l'a fait dans une occâsion à peu près semblable, Thrazyclée m'aura peint à vos yeux, comme n'ayant rien épargné auprès d'elle pour me procurer le bonheur de lui plaire une seconde fois; et qu'elle se sera même permis de vous dire que ce n'a été que sur les serments les plus réïtérés de ma part de ne plus vivre que pour elle, que je l'ai enfin déterminée à manquer si crüellement à ce même homme que seul, dans la nature, elle eût véritablement aimé. La mauvaise foi de l'une, et la présomption de l'autre, méritoient,peut-être, que j'y mîsse un peu de noirceur; et il y a, aussi, toute apparence que, pour peu que j'en eûsse eu besoin, je ne me serois pas fait scrupule d'en employer; mais vous allez voir par le récit très exact de ce qui s'est passé entr'elle, et moi, que si elle a à se plaindre d'elle de m'avoir crû amoureux, elle n'a pas plus que Praxidice, à me reprocher d'avoir cherché à le lui paroître, autant, du moins, qu'elle m'en accuse. Vous trouverez, peut être, ce détail un peu long; mais puisque vous me le rendez nécessaire, vous voudrez bien que je vous en fasse impitoyablement essuyer toutes les circonstances. Je me rappelle de vous avoir autrefois dit à propos de mon avanture avec Ampélis, sur quel ton j'étois avec Callipide. Vous sçavez aussi-bien que moi, que moins on met de sentiment dans ces sortes de liaisons, plus il y entre deconfiance. Je ne lui avois donc caché ni les raisons que Thrazyclée m'avoit données de me vanger d'elle, ni le besoin que j'en avois; et, moins, peut-être encore par intérêt pour moi, que pour se procurer le plaisir de voir tomber Thrazyclée dans un piége si crüel, Callipide s'étoit engagée à servir mon ressentiment: chôse qui lui étoit d'autant plus facile que Thrazyclée, et elle, étoient plus liées. Nous complottons donc ensemble, qu'un jour que nous déterminons, elle priera cette derniére, et seule à soûper, et qu'elle l'engagera à s'y rendre de bonne heure. L'invitâtion se fait: Thrazyclée l'accepte; et peu après, Callicrate, et moi, nous arrivons chez Callipide. C'étoit depuis notre rupture, la première fois que je me trouvois à portée d'entretenir Thrazyclée. Quoiqu'à mon aspect, elle se fût armée de cet air sec que prend toûjours avec nous, et siinutilement, une femme que nous avons quittée, je crus, au bout de quelque tems, remarquer que ce mouvement de déplaisance s'affoiblissoit en elle, et que ses yeux (il est vrai que je mettois dans les miens, une expression fort douce) se détournoient moins de dessus moi. Sûr de mes complices, je m'approche d'elle, et m'assieds à ses côtés; nul effort de sa part pour m'éviter. Sans lui parler de rien de ce qui s'étoit pâssé entre nous, je mets dans mes premiers propos, non le ton du desir, (il n'étoit pas encore tems qu'il s'annonçat) d'ailleurs je voulois que, quand je lui ferois pour la seconde fois essuyer mon inconstance, elle ne pût absolument s'en prendre qu'à elle-même de s'y être expôsée; mais je ne me refuse point à la légère perfidie de prendre avec elle, un air d'intérêt qui puisse un peu l'encourager. à tout hazard, enfin, je lui dis qu'elle est charmante.Sans contester sur cela, plus que je ne m'y attendois, elle me répond avec douceur, que c'est bien tard que je m'avise de la trouver telle . Sans me jetter dans une explication qui ne pouvoit que m'embarrasser, je léve les yeux au ciel, les reporte sur elle d'un air attendri, et pousse un soûpir, comme si c'étoit moins mon coeur que le sort, qu'elle dût accuser de ma légereté. Je la fixe; elle en fait autant. " non, me dit-elle enfin avec émotion (et remarquez, je vous prie, que c'est elle qui commence) il n'est pas vrai que vous m'ayez jamais aimé. " pour toute réponse il m'échappe un second soûpir, mais beaucoup plus marqué que le premier: et le trouble, non la confusion, (car ici il faut bien vous garder de confondre les mouvements) se peint dans mes yeux. Mais, dit elle avec douceur, répondez moi. Ici, j'en conviens, mes yeux se mouillent.-" vous êtesvéritablement inexplicable, continüa-t'elle; car, si vous m'aimiez, pourquoi me quittiez-vous? Alors je lui réponds en balbutiant, que j'aurois sur cela bien des chôses à lui dire: je parois tomber dans la rêverie; enfin il m'échappe une larme. C'est, vous le sçavez par votre propre expérience, de tout ce qu'en pareil cas on peut employer auprès d'une femme, ce qui nous coûte le moins, et la touche toûjours le plus: elle me presse encore.-que vous dirois-je? Lui réponds-je d'une voix à peu près étouffée, vous aîmez Chârès.-" je le croyois: livrée par votre inconstance à la douleur la plus crüelle, je ne vous cache pas que j'ai tâché d'y faire diversion.-il est donc heureux?-mais, quand il le seroit, vous croiriez-vous en droit de m'en faire des reproches?-non, sans doute; mais, du moins, il pourroit m'être permis de penser, que, si vous vous êtes si promptement arrangéeavec lui, il falloit que vous-même vous m'aimâssiez bien foiblement.-" il y a de certaines chôses, qu'il est plus aisé de desirer que de pouvoir; et peut-être ne sent-on jamais mieux cette vérité, que quand c'est vous qu'on se commande d'oublier.-il est, sans doute, arrivé plus d'une fois, que l'on a, malgré soi-même, porté dans les bras de l'objet nouveau, un souvenir bien importun, de l'objet qu'on regrettoit; mais cela même prouve qu'on s'y étoit mis. (ici, il faut en convenir, elle parut embarrassée, et roûgît.) mais reprenant bientôt courage, " si, me dit-elle, vous inférez de ma réponse, qu'auprès de moi Chârès n'a plus rien à desirer, vous ne l'interprétez pas plus comme vous le devriez, que comme je le desirerois.-hélas! Répondis-je en soûpirant à peu près, si je ne courois pas tant de risque de me tromper, je ne demanderois pas mieux que de croire Chârès moinsheureux qu'il ne le publie... comment! Interrompit-elle vivement, il le publie! Et vous le croyez!-" et je le crois. Quoique je ne me flattâsse pas que vous rendîssiez justice à ma façon de penser, j'imaginois je l'avoüe, qu'ayant tant de quoi présumer de vous même, si vous croyiez qu'à force d'amour, et de soins, Chârès pouvoit parvenir à vous bannir de mon coeur, du moins ne croiriez vous pas que ce fût sitôt qu'il y parviendroit: mais, dans cette occâsion, ce n'est pas de vous que vous avez mal pensé. Je sçais, repliquai-je d'un air modeste, m'apprécier mieux que personne; mais en suppôsant, et que je fûsse aussi supérieur à Chârès que vous me le dites, et même que vous m'aimâssiez encore autant qu'il me semble que vous voudriez que je le crûsse, je sçais comme un autre, tout ce que, dans de certaines circonstances, l'amour-propre peut sur nous, et combien quelque-foisce qu'il en obtient, est contradictoire avec nos sentiments.-" de sorte donc que vous ne doutez pas que, malgré toute la tendresse qui pouvoit me rester pour vous le dépit ne m'ait jettée dans les bras de Chârès?-à vous parler naturellement, j'en meurs de peur: au reste, ajoutai-je, en voyant redoubler son embarras, quand il vous seroit arrivé de vous tromper à votre coeur, même de prendre pour la plus forte, ou pour la prémière impression que vous eûssiez jamais reçüe, l'effet que de malheureuses conjonctures lui auroient fait produire sur vous, et que vous en auriez parlé sur ce ton là, je me souviendrois trop de mes torts avec vous, pour me croire en droit de m'en plaindre.-" enfin donc il est tout établi dans votre esprit, que je suis folle de Chârès? Vous ne voulez pas me le dire, continüa-t'elle, voyant qu'à cette question, je gardois le silence; mais votreobstinâtion à ne me pas répondre, m'en dit assez. Je sens, de plus, que les serments ne vous persüaderoient pas davantage; ainsi je me les épargnerai: mais les faits vous laisseroient-ils la même incrédulité?-les faits!-oui, les faits: je vous demande seulement si vous y croiriez? Comme je voyois aisément où elle vouloit en venir, vous pensez bien que, je me gardai de lui répondre que, quitter un homme, n'étoit point du tout prouver qu'on ne l'eût pas pris. Je me contentai donc de lui dire, qu'effectivement mon incrédulité, toute grande qu'elle étoit, ne tiendroit pas contre des faits.-eh bien! Dès ce soir, si, pourtant, vous n'avez rien qui vous empêche de vous rendre chez moi, j'écrirai en votre présence, à Chârès, que je ne veux le revoir de ma vie; et pour que vous ne puissiez pas douter que ce ne soit réellement monintention, ce sera vous, si vous le voulez, que je chargerai de ma lettre. Si ce n'est pas assez pour vous convaincre de mon innocence, dites-moi quels sont les preuves que vous en éxigez; et il n'y en a pas, tout ingrat que vous en serez peut être, que, de quelque genre qu'elles soyent, je veuille vous refuser. (voyez, mon cher Thrazylle, jusques où va d'elle-même Thrazyclée! ) il seroit superflu que je vous dîsse et que j'acceptai le rendez-vous qu'elle m'offroit, avec autant de transports que si le bonheur de ma vie en eût dépendu, et que je ne parus en attendre l'instant qu'avec la plus vive impatience. Après un soûper vif, brillant, et pendant lequel sa clémence ne se démentît pas, il vint enfin. Soit qu'il lui parut également inutile de me demander ou les motifs de mon inconstance, ou les raisons de mon retour; soit que, comme c'est assez leur usage, elle prît pour del'amour, les desirs que je lui montrois, elle ne songea pas plus à se procurer des sûretés pour l'avenir, qu'elle ne parut se rappeller le pâssé; et, ce fut avec toute la sécurité du monde, qu'elle se livra à mes perfides empressements. Il manquoit, cependant, à mon triomphe, de lui faire avoüer les bontés qu'elle avoit eües pour Chârès: j'avois senti que je ne pouvois guères dans notre premier entretien, m'obstiner à lui arracher cette confidence, sans nuire à mes projets. Pouvoit elle, en effet, sans risquer de se dégrader trop à mes yeux, convenir qu'un autre m'avoit succédé, et en même tems me rendre mes premiers droits? Le parti de tenir aux engagements qu'elle avoit pris, quelque pénible qu'il lui fût, devoit donc nécessairement lui paroître préférable à la honte de l'aveu que je lui demandois. Ce ne fut en conséquence de cette réflexion que lorsque j'eus lieude juger que la confiance étoit bien rétablie entre nous, que je hazardai de lui faire quelques questions sur cela. Il faut lui rendre justice, elle se deffendit le plus long tems qu'il lui fut possible, d'avoüer Chârès. Enfin, je lui répétai si souvent que, dans la pôsition crüelle où je l'avois mise, il ne se pouvoit physiquement pas qu'elle ne lui eût cédé; j'employai pour le lui prouver, tant de sophismes, qu'elle convint qu'assez peu de jours après mon inconstance (dans la suite de la conversâtion, je découvris que ç'avoit été le surlendemain) lâsse de mourir de douleur , et comptant même se venger de moi, en s'engageant avec Chârès qui, au surplus, étoit depuis long-tems fort amoureux d'elle, tourmentée par lui, au-delà de toute expression, la tête tournée, elle avoit fini par se rendre. Au reste, ce violent amour qu'elle attribüoit à Chârès pour elle, étoit de sa part unnouveau mensonge. Car j'ai la certitude la plus avérée, et qu'il n'avoit jamais eu d'idée sur elle auparavant, et qu'il n'en eût même ce jour là, que parce qu'elle le mit dans le cas de ne pouvoir honnêtement s'en dispenser. Comme elle feignoit de se reprocher cette foiblesse avec beaucoup d'amertume, et que notre entretien en prenoit une assez triste tournure, je me hâtai de l'en consoler, et y parvins, moins encore par le peu d'importance que je semblois attacher à cette même foiblesse, que par l'assurance que je lui donnai qu'il n'y avoit pas de femme qui, pour peu qu'elle eût de philosophie, en pareille circonstance, ne prît le même parti. Oh! Dès qu'elle vit que, sans risquer de faire douter de la sienne, elle ne pouvoit s'affliger plus long-tems, elle se calma. Après je m'attachai à dissiper les légers nüages que cette discussion pouvoit lui avoir laissés; et m'acquittaiavec tant de zèle, du soin que je m'impôsois, que, pour me prouver combien c'étoit de bonne-foi qu'elle renonçoit à Chârès, non-seulement ce fut elle qui se souvint de la lettre de congé qu'elle s'étoit engagée à lui écrire, mais qu'elle éxigea que je la lui dictâsse. Vous aurez, sans doute, peu de peine à croire que de ses jours il n'en a reçu de moins obligeante, et que j'y ai assez crüellement mortiffié son orgueil pour rendre entr'eux deux la réconciliâtion impossible. Il est vrai que comme le peu de goût que j'ai toûjours eu pour elle, ne me rendoit pas absolument facile de la garder long-tems, je lui ai écrit fort peu de jours après, que je m'étois ravisé, et que je lui permettois de revivre pour Chârès, si elle le jugeoit à propos. Je voudrois bien, à présent, que ce fut de mon côté, que vous trouvâssiez les torts.

LETTRE 89

Le même à Antipe. Aprés s'être vû enlever jusques au dernier de ses enfants légitimes, par la contagion qui, depuis si long-tems, ravage la Gréce, Périclès en a, enfin, été frappé lui-même, et nous venons de le perdre, mon cher Antipe. Vous connoissez trop l'inconséquence des hommes en général, et la nôtre en particulier, pour que j'aye besoin de vous dire que ceux qui, parmi nous, blâmoient sa conduite avec le moins de ménagement, en sont devenus les plus ardents panégyristes; et que sa mort ne semble pas les affecter moins que nous-mêmes. Quelle crüelle destinée que celle des grands hommes! Calomniés, persécutés sans relâche pendant leur vie, ils meurent sans être même sûrs de leur gloire! Périclès,dans ses derniers moments qui ont été de la tranquilité la plus grande, a paru s'occuper peu de la sienne, ou, du moins, être bien loin alors de l'attacher aux mêmes objets dont jusques-là il sembloit l'avoir fait dépendre le plus. Le jour de sa mort, nous étions tous rassemblés dans sa chambre. Comme il y avoit long-tems qu'il ne parloit plus, nous nous entretenions, et avec d'autant plus de liberté que nous ne croyions pas qu'il pût encore nous entendre, de tout ce qu'il avoit fait de grand pour la république; d'une voix presque éteinte, il nous appella: vous oubliez, mes amis, nous dit-il, ce dont je n'ai pas attendu cet instant, pour me féliciter le plus: c'est que, dans le cours d'une administration longue, et que l'on a cherché à me rendre orageuse, je n'ai fait porter le deüil à aucun de mes concitoyens. en achevant ces paroles, et en nous fixant avec des yeux où la mortqui y étoit déjà peinte, ne nous a pas empêché de discerner de l'attendrissement, il a expiré. J'aurois peine à vous exprimer la douleur où sa perte me plonge. Pour reconnoître autant qu'il pouvoit être en moi, et dans ce qu'il a le plus aimé, une partie de ce que je lui dois, j'ai offert à Aspasie que, malgré toute sa tendresse pour elle, il n'a pû laisser dans l'état qui conviendroit à la veuve de Périclès, celle de mes terres qui lui agréeroit le plus; puisque vous connoissez sa fierté, vous serez peu surpris qu'elle ait dédaigneusement rejetté mes offres; et que mes plus pressantes sollicitâtions, mes larmes mêmes, toutes sinceres qu'elles étoient, n'ayent pû triompher de l'obstinâtion de ses refus.-mais il est tems de vous dire quel est l'état actüel de la république. Il y a ici des gens à qui la tournure qu'y prennent les affaires, fait présumer que, si Périclès en mourant, aparu si indifférent sur la durée de sa gloire, c'est qu'il croyoit pouvoir s'en repôser sur ceux qui gouverneroient après lui. Si ceux qui lui attribüent cette idée, avoient comme nous été témoins de son inquiétude à cet égard, ils rendroient plus de justice à son amour pour sa patrie. Ils sçauroient, dis-je, que, dans ces instants où affaissés sous le poids des maux qui accompagnent ordinairement le terme de notre éxistence, nous ne conservons qu'un sentiment bien foible de ce qui nous a intéressé le plus, et souvent n'en conservons aucun, ce qu'il nous a recommandé avec le plus de force, a été de nous opposer le plus qu'il nous seroit possible, au succèz des prétentions de Cléon. Cléon, ainsi qu'il l'avoit craint, se présente pour lui succéder, et avec autant d'audace que s'il en avoit les talents. Cela ne vous étonne point de sa part, sans doute; et peut-être,ne vous surprendrai-je pas davantage en vous disant qu'il n'y a personne ici qui ne soit persüadé que nous essuyerons le malheur, et l'affront de le voir à notre tête. Voilà, pourtant, ce que nous devons à cette loi d'Aristide si vantée, qui permet à quelque citoyen que ce ce soit, d'aspirer aux honneurs! Comment se peut-il qu'il n'ait pas vû que par cette concession, il en ouvroit la route à une foule de gens obscurs de qui l'admission à ces mêmes honneurs, seroit d'autant plus pernicieuse à l'état que, pour y parvenir, ils auroient besoin de plus de bâssesse? Par quelle voye, en effet, Cléon, et tous ceux qui lui ressemblent, se sont-ils concilié la bienvaillance du peuple? Est-ce par leur éloquence, ou par leur courage qu'ils l'ont acquise? Non, c'est en flattant servilement ses caprices. Quelque tort, cependant, que nous fasse la loi d'Aristide,je doute, à vous parler avec franchise, que, sans l'extrême crainte qu'intérieurement Périclès a toûjours eüe de perdre son autorité, elle nous eût été si funeste; car, si cette même crainte ne lui eût pas fait éxiler Thucydide, ou écarter des affaires tous ceux que leurs talents lui faisoient redouter, Cléon eût-il jamais ôsé s'offrir pour chef, aux athéniens? Mais je veux qu'ils n'eûssent point découragé son impudence: malgré toute sa prédilection pour lui, le peuple, si dans cet instant il les avoit sous les yeux, oseroit-il le préférer à de si grands personnages? Aussi, vous avoüé-je que si, lorsqu'il nous exhorta si fortement à nous oppôser aux vües de Cléon, son état ne m'eût pas interdit tout ce qui auroit pû sentir le reproche, je lui aurois répondu qu'il n'auroit tenu qu'à lui,que nous n'eûssions point à le craindre; et, à la honte des athéniens, il l'est beaucoup. Il n'y a, pour se faire nommer, rien qu'il ne mette en usage, point de mirâcles qu'il ne promette. La réduction de nos alliés, et de nos tributaires révoltés, la subversion totale de Lacédémone, la conquête de la Perse, toutes ces opérâtions, quelques grandes qu'elles soyent, ne doivent lui coûter, au plus, que trois ou quatre campagnes. Enfin, si nous voulons l'en croire, son gouvernement ne sera pour nous qu'un long enchaînement de prospérités. Comme ses partisans mêmes les plus zélés, connoissent son peu de courage, et son incapacité en quelque genre que ce soit, il n'y a personne qui ne rie de ses magnifiques promesses; malgré cela, on le sert avec une incroyable chaleur. Voilà, peut-être, le seul homme au monde à qui le ridicule n'ait pas nui. Ce n'estpas, quand tous les voeux du peuple paroissent se réünir sur ce vil personnage, que la république n'ait encore des hommes dignes de la gouverner; mais, ou les uns sont effrayés de l'état présent des chôses, ou les autres ont depuis trop long-tems abandonné le fil des affaires pour croire que, sur-tout dans les fâcheuses circonstances où nous nous trouvons, ils pûssent le reprendre avec succèz. Nicias seul s'est présenté, ou plûtôt, malgré lui, on a présenté Nicias: car vous sçavez à quel point le peuple le fait trembler. Chôse étrange que l'on puisse réünir tant de bravoure, et de pusillanimité, et qui achéve bien de me prouver que le courage de la machine, et cette fermeté d'âme que l'on appelle, courage d'esprit, sont deux qualités très-différentes, et qu'il s'en faut beaucoup que l'une suppôse toûjours l'autre! D'une voix à demi étouffée par la timidité, et avecce décontenancement disgracieux qu'on lui doit toûjours, Nicias a donc, par une harangue, sans feu, comme sans nerf, offert ses services: aussi, tout le fruit qu'il a tiré d'une démarche si mal soutenüe, a été d'être remercié de son zéle avec la plus insultante froideur. Cette nouvelle preuve de l'aveuglement des athéniens pour Cléon, n'a rien diminüé du desir que j'ai de le renverser. Il me voit, à la tête d'une faction considérable, et fortiffiée de tout ce qu'il y a de plus grand parmi nous, poursuivre mon projet avec la plus grande opiniâtreté. Si cela ne change pas les dispôsitions du peuple, du moins l'effet en est-il suspendu. La faction dont je suis le chef, vouloit que je me présentâsse à mon tour; et vous concevez aisément que je ne m'en éloignois pas. Cependant, avant que de le hazarder, j'ai crû qu'il m'étoit important de sçavoir comment j'étois dansl'esprit des athéniens; ce que j'en ay apris, ne m'a pas fait croire que je pûsse réüssir. Ce n'est point que l'on doute de mon courage, de mon activité, et même de mon expérience à la guerre; mais ma jeunesse, plus encore mon genre de vie, peu fait, j'en conviens, pour me concilier les suffrages, écartent de moi ceux mêmes qui doutent le moins de mes talents. Si j'en suis fâché, en revanche j'en suis peu surpris: il est tout simple, en effet, qu'à l'ardeur qu'ils me voyent pour les plaisirs, ils me croyent pour les affaires, une répugnance invincible; qu'enfin ils pensent que les intérêts de la république ne pourroient que souffrir entre mes mains. Je vais, autant par une conduite, en apparence, plus réglée, qu'en m'appliquant davantage à la politique, tâcher de leur donner de moi l'opinion que je veux qu'ils en ayent. Quelque estime qu'ayent pour eux les lacédémoniens,je ne les crois pas, entre nous, beaucoup plus difficiles à tromper que des femmes; mais c'est ce qu'il ne faut pas que je dise.-on m'apprend dans ce moment, que Cléon vient, enfin, d'être élu. L'unique ressource qui me reste actüellement, est de lui susciter dans son administrâtion, le plus de traverses qu'il me sera possible, et de mettre par-là son incapacité dans tout son jour. Il en pourra, je l'avoüe, coûter à la république, quelques malheurs de plus; mais, quelques pertes qu'il en résulte pour elle, je croirai qu'elle aura beaucoup gâgné, si ces pertes mêmes peuvent lui faire ouvrir les yeux sur l'indignité du chef qu'elle vient de se choisir.

LETTRE 90

Thrazibule à Alcibiade. Je ne m'amuserai pas ici à chercher, soit avec vous, soit avec moi-même, la cause de la sorte d'intérêt que l'on prend subitement pour un objet que l'on n'avoit regardé long-tems qu'avec la plus profonde indifférence. Cette recherche, en occupant long-tems, et fort inutilement, sans doute, ma philosophie, ne me seroit d'aucun secours contre le désordre de mon imaginâtion, trop vivement blessée pour qu'elle puisse ou se fixer sur des discussions semblables, ou se guérir par de simples raisonnements. Ce que, d'ailleurs, je desire en cet instant, est beaucoup moins de m'éclairer à cet égard, que de perdre, s'il se peut, une fantaisie qui ne me tourmente pasmoins par sa continüité, qu'elle ne me paroît me dégrader par son objet. Némée, dans un soûper que vous me fîtes faire avec elle, il y a plus d'un mois, me parut tout d'un coup assez aimable pour que je vous reprochâsse moins que je n'avois fait jusques-là, votre attachement pour elle. Cette indulgence de ma part, ne pouvoit être qu'une preuve de l'indulgence dont je commençois moi-même à avoir besoin: mais le mouvement que cette fille donnoit à mon âme, fut d'abord si peu marqué, et il m'en resta si peu de traces, que je n'eus alors aucun sujet de soupçonner ou qu'il pût renaître, ou qu'il pût augmenter. Je ne me rappellois pas, en effet, de l'avoir éprouvé, lorsque, quelques jours après, je soûpai encore avec elle au céramique. Ma surprise de me trouver en la revoyant, la même agitâtion, fut d'autant plus grande, que la foiblesse dont avoit été,la prémière impression qu'elle m'avoit faite, avoit moins dû me la laisser prévoir. Cette rechûte me déplut: ce n'étoit point que je craignîsse que ce que je sentois, pût devenir de l'amour; mais, quelque peu sérieusement que je me crûsse occupé de Némée, c'en étoit encore beaucoup trop pour moi, que ce qu'elle me faisoit éprouver. Quelque léger que cela fût, ou que je le crûsse, ce n'en fût pas moins vainement que j'essayai de m'en distraire. Toûjours, et malgré moi-même ramené vers elle, tout ce que je me dîs sur un caprice si peu fait pour ma façon de penser, ne l'affoiblît point. Je ne crains pas que ce mouvement puisse devenir passion; cependant, comme il m'inquiéte, me trouble, me poursuit, je desirerois, quelqu'il puisse être, que mon âme qu'il tient dans une espéce de servitude, en fût affranchie, dussé-je même un jour avoir à roûgir de n'avoir pû m'en débarrasserqu'en m'y livrant. J'ai, plus d'une fois, entendu dire à Socrate, que le sage ne sçauroit trop peu de tems laisser subsister de pareilles erreurs; et quoique vraisemblablement je ne prenne point contre l'erreur dont je me plains, les armes dont il voudroit qu'en pareil cas, le sage se servît, je n'en imagine pas moins qu'il y a toûjours pour ma philosophie, plus à gâgner à m'y soustraire de quelque façon que ce puisse être, que de risquer de lui faire prendre encore plus d'empire sur moi, en m'obstinant à la combattre. La possession de Némée me paroissant donc la seule chôse qui puisse me rendre à moi-même, je vous conjure, mon cher Alcibiade, de vouloir bien faire pour moi, ce que, dans une pôsition semblable, on m'a dit que vous n'aviez point refusé à Axiochus. L'affront d'avoir besoin de recourir à Némée, et de ne la devoir qu'à elle-même,seroit encore plus humiliant pour moi, que les desirs qu'elle m'inspire. Plus de délicatesse de ma part, feroit, sans doute plus d'honneur à sa vanité; mais elle blesseroit la mienne; et le simple desir n'est pas fait pour sacrifier autant que l'amour. J'ai crû, aussi, vous devoir l'égard de vous confier plûtôt qu'à elle, l'état où je suis. Je ne fais que m'en plaindre avec vous, devant elle j'en aurois roûgi. J'aurois, d'ailleurs, regardé comme une perfidie de travailler sourdement à me la rendre favorable. Ce n'est pas, cependant, que, s'il se pouvoit qu'en deux ans, ses dispôsitions n'eûssent pas changé, cela dût m'être bien difficile. Soit qu'àlors sa tête se fût frappée pour moi, soit, ce qui me paroît plus probable, que son amour-propre fût intéressé à me rendre sensible, j'ai tout sujet de penser que si elle eût fait sur moi l'impression que, par quelquemotif que ce fût, elle desiroit d'y faire, je n'aurois pas besoin auprès d'elle, de votre médiâtion. Mais, comme en ce tems-là, ses charmes, et ses avances me trouverent infléxible, je ne crus point lui devoir la complaisance qu'elle sembloit desirer de ma part. Je ne crois pas plus aujourd'hui devoir lui demander si elle se rappelle que j'ai pour quelque tems été l'objet de son caprice, de sa curiosité, ou de sa vengeance. Tout ce dont j'ai besoin, étant donc que vous lui donniez vos ordres, je vous prie encore une fois de lui faire sçavoir que votre volonté est qu'elle me rende tranquile; et de lui cacher en même-tems à quel point ce honteux caprice prend sur moi. Ma façon de penser, et de vivre ne me mettant point à portée de reconnoître par un service du même genre, la grâce que j'attends de vous, ce sera par tout ce qui pourra dépendre demoi, que je vous marquerai combien je serai sensible aux preuves que, dans cette occâsion, vous m'aurez données de votre amitié.

LETTRE 91

Alcibiade à Thrazibule. Vous vous ferez une idée bien différente de la liberté que je parois laisser à Némée sur un point fort délicat, et cesserez en même tems de me croire sur elle un pouvoir si absolu, quand vous sçaurez qu'elle ne s'est engagée avec moi, que sous la condition expresse que je la laisserois satisfaire toutes ses fantaisies, de quelque nature qu'elles pûssent être. Traité singulier, sans doute, et dont je crois, moi-même, qu'on trouveroit peu d'exemple; mais qui, malgré cela n'en éxiste pas moins entre elle, et moi. Adymante, Axiochus, Théramene, et, peut-être, encore quelques autres de mes amis, ayant sçu lui paroître aimables, elle en a agi avec eux, enconséquence du droit que notre convention lui donnoit d'être infidelle, sans que je pûsse m'en plaindre. Moins j'ai eu le pouvoir de l'en empêcher, moins je puis aussi lui prescrire ce que vous auriez besoin que j'en éxigeâsse. C'est donc uniquement de vous, et d'elle, mon cher Thrazybule, que la chôse dépend; et vous ne m'en paroissez que plus heureux. Il sera tout à la fois, et plus flatteur pour elle, de vous voir chercher à lui plaire, et plus agréable pour vous de ne la devoir qu'à elle-même, que de ne l'obtenir que par une sorte de violence. Les plaisirs ont toûjours besoin d'un peu d'amour, ou, du moins, de l'opinion qu'on en inspire, et que, soi même on en sent. Je doute, de plus, quelque rigide que soit votre philosophie à cet égard, que vous ne voulûssiez pas en de certaines circonstances, voir à Némée un peu de goût pour vous; etqu'en ne faisant que m'obéïr, elle ne vous laissât point encore plus à desirer qu'elle ne vous accorderoit. On peut n'avoir pas le coeur délicat; mais l'amour-propre l'est toûjours: et vous ne pourriez pas blesser la vanité de Némée, sans qu'elle le rendît crüellement à la vôtre. Travaillez donc à lui plaire, puisqu'elle vous plaît. Ce que je puis, et que je vous promets, c'est de n'apporter aucun obstacle à vos desseins, et de ne paroître même pas m'en appercevoir. Je manquerois à l'amitié, de ne point faire pour vous, dans cette occâsion, tout ce qui est en mon pouvoir; et, de votre côté, vous ne la blesseriez pas moins, si vous éxigiez de moi, plus que ce qui m'est possible. Si, (comme vous avez crû le remarquer, et sans doute, avec d'autant plus de justesse que Némée ne vous inspirant rien, vous avez moins dû vous tromper à ses dispôsitions) Némée a eu desprojets sur vous, il vous sera d'autant moins difficile de l'y ramener, qu'une fantaisie de ce genre, quand elle n'a pas été satisfaite, est à ce que j'ai oui dire, toûjours tout près de renaître. Ce sera donc le plus aisément du monde, que vous triompherez d'elle, pourvû, toutes-fois, qu'elle ne se soit pas apperçüe et que vous avez pénétré ses intentions, et qu'en même-tems vous avez dédaigné d'y répondre: car, dans la suppôsition qu'elle auroit à vous le reprocher, son amour-propre lui impôsant de toute nécessité, la loi de vous en punir, il seroit, pour ne pas dire plus, très-douteux qu'elle se déterminât à faire votre bonheur. Les femmes ont, en effet, tant de peine à pardonner l'indifférence, souvent même où elle ne les blesse point, qu'il est asséz simple qu'elles n'oublient pas qu'elles n'ont trouvé que le mépris où elles desiroientde trouver l'amour. Je crains, à vous parler naturellement, que la philosophie un peu sévére dont vous faites profession; votre caractére, plus austére encore; le repoussement que l'un et l'autre vous ont toûjours donné pour les personnes de l'espéce de Némée; la certitude même que vous aviez qu'elle ne vous rendroit jamais plus sensible, ne vous ayent fait trouver trop de goût à l'humilier. Peut-être aussi, le plaisir de vous voir rendre à ses charmes, un hommage qu'elle ne devoit plus espérer de vous, l'emportera-t'il dans son coeur sur l'envie de se venger d'une résistance dont votre soumission actüelle est faite pour éffacer le crime à ses yeux. Comme, cependant, nous ne pouvons nous répondre que ce soit de cette façon qu'elle envisage les chôses; et qu'un philosophe est, par état, toûjours un peu vain, je crois que, pour ne pas vous commettre trop encette occâsion, vous devez, et vous borner à lui laisser pressentir seulement qu'il ne seroit pas impossible qu'elle vous touchât, et lui cacher avec soin qu'à cet égard il ne lui reste plus rien à desirer. L'amour-propre satisfait ne raisonne pas à beaucoup près comme l'amour-propre qui a à se satisfaire: en suppôsant même qu'elle s'intéressât autant par goût que par vanité, à ce qui peut se pâsser dans votre coeur, je doute qu'il ne fût pas fort dangereux pour le succèz de vos prétentions, d'affoiblir en elle, un mouvement qui ne peut donner à l'autre, qu'une plus grande activité. Je suis desespéré de ne pouvoir vous offrir que des conseils; mais, au moins, ceux que je vous donne, sont-ils fort bons. S'ils vous paroissent aussi sensés qu'à moi, vous viendrez ce soir à ma maison du Pirée, les mettre en pratique. J'y donne à soûper à Némée; et s'il arrive contre mon espérance, que vous ayez à vous plaindre d'elle, du moins tout ce que je ferai pour le succèz de vos desirs, vous donnera-t'il sujet de vous loüer beaucoup de moi.

LETTRE 92

Alcibiade à Némée. Le terrible Thrazybule vient enfin apporter à vos charmes, le tribut que, seul dans Athênes il leur avoit refusé, et qu'il y avoit si peu d'apparence qu'il leur rendît jamais. Moins vous deviez prétendre à cette conquête, plus vous devez en être flattée. Je ne sçais, toutes-fois, si vous serez absolument contente de la façon dont il vous rend cet hommage. Il m'a paru qu'on ne pouvoit ni plus fiérement s'avoüer vaincu, ni dans un si grand malheur conserver plus de dignité: et ce sera, peut-être, cette dignité qui vous blessera; car enfin, et vous ne l'ignorez pas, chacun a la sienne. Il est vrai qu'il consent à être amoureux; mais, comme si ces deux chôses pouvoients'accorder, il n'en veut pas plus cesser d'être philosophe. Ce sont toutes ces restrictions que je crains qui ne vous conviennent point, parce qu'en effet, on ne sçauroit nier qu'elles ne diminüent considérablement de votre triomphe. Pâssez-les lui, pourtant: il est, je puis vous en répondre, non-seulement plus amoureux qu'il ne dit, mais bien plus qu'il ne croit l'être. C'est, selon toute apparence, ce que le ton avantageux qu'il prend, ne vous dérobera pas plus qu'il ne me l'a caché à moi-même. Vous devez, au reste, le lui pardonner. Il n'est pas encore obligé de sçavoir que vous finissez toûjours par prendre sur le coeur, l'empire que l'on ne vouloit vous accorder que sur les sens. Je ne serois pas fâché, je l'avoüe, de voir cet homme dur et superbe, qui a toûjours si bien sçu commander aux siens; cet aigre, ce farouche censeur des foiblesses d'autrui,éprouver toute la difficulté de ce qu'il se propôse, si je ne devois encore plus l'être que-je vous envoye sa lettre: vous jugerez mieux de ses intentions en la lisant, que par tout ce que je pourrois vous en dire. J'y joins aussi la réponse que j'y fais, afin que vous ne puissiez seulement pas soupçonner que je veuille en cette occurence, vous contraindre en aucune façon. Vous trouverez, sans doute, que je ne m'y pique pas avec lui, d'une bien grande franchise, ni sur mes sentiments pour vous, ni même sur nos arrangements particuliers; mais vous devez sçavoir que je ne lui en dois pas plus que je n'en employe. J'aurois, peut-être quelques excuses à vous faire sur le ton dont je lui parle de vous, si vous ne sçaviez pas combien en lui avoüant toute l'étendue de ma foiblesse, j'aurois perdu à ses yeux. Il me prie avec beaucoup d'instances, comme vous verrez, de luirendre quelques services auprès de vous; et ses priéres m'embarassent. Ce n'est pas que son état ne me touche sensiblement; mais, toute vive qu'est la pitié qu'il m'inspire, je suis si loin de vous impôser des loix, que je ne veux même pas que vous vous rappelliez que, de tous les hommes, Thrazybule est celui qui intérieurement me hait le plus, et à qui, de la même manière, je le rends le mieux. Vous offrir cette considérâtion, et vous prier de peser dessus, ne seroit vous laisser libre qu'illusoirement. Si je suis aussi persüadé que lui-même, que vous avez autrefois eu le desir de le soumettre, en revanche je hésite moins à croire que ce desir n'ait été en vous, plus l'ouvrage de la vanité, que l'effet du penchant. J'ignore si vous êtes toûjours à son égard dans les mêmes dispôsitions; mais, en suppôsant que vous ne les ayez point perdües, et que je ne metrompe point sur ce qui vous les avoit données, il faut convenir qu'il se conduit bien mal. En vous apprenant sa victoire, (car a-t'il pû se flatter que je vous la cachâsse? ) que vous laisse-t'il à desirer? Ce qui me console de mon indiscretion, c'est que je n'aurois pas, ainsi qu'il le voudroit, pû vous impôser la loi de le rendre non heureux, mais simplement tranquile, sans vous apprendre en même-tems combien vous inquiétez sa philosophie. Mon premier mouvement a été de lui répondre qu'en ce moment je ne pouvois rien pour lui, parce que je venois de vous promettre à Hyperbolus; mais, tout bien considéré, j'ai crû ne lui devoir pas faire une injure que les dehors d'amitié que nous conservons l'un avec l'autre, auroient rendüe fort déplacée.En m'excusant auprès de Thrazibule de vous instruire de ses prétentions, je ne vous laisse pas moins la liberté de paroître les ignorer, qu'à lui-même, le plaisir de vous les apprendre. Si par hazard il prenoit, ce soir, asséz sur ce qu'il se doit, pour ne plus emprunter ma voix, je vous prie, soit que vous vous prêtiez à ses vües, soit que vous vous y refusiez, de vous conduire avec lui, de façon à ne lui pas laisser soupçonner que je vous les aye decelées; et en cas que la curiosité vous tînt lieu du goût qu'à mon sens, il ne se peut pas qu'il vous inspire, de vouloir bien, si, pourtant, ce n'est point éxiger de vous, un trop grand sacrifice, suspendre la vôtre pour ce soir.

LETTRE 93

Némée à Alcibiade. Eh bien! Il a raison, pourtant, ce terrible Thrazybule: il est de toute vérité que, précisément dans le tems dont il parle, j'ai cherché à le rendre sensible. Je ne nie point que je n'aye eu cette fantaisie; mais je regarde en même-tems comme la chôse du monde la plus inutile, de m'étendre sur ce qui me la donna. Moins elle avoit, et même pouvoit avoir sa source dans le goût, plus il est facile d'y reconnoître l'ouvrage de la vanité compromise. Je voulois le punir de l'insolence, et de la multiplicité de ses mépris; et crûs ne pouvoir mieux y parvenir qu'en lui inspirant pour moi, ce même sentiment que, disoit-il, il ne comprenoit pas que je pûsse faire naître.S'il n'eût été que philosophe, cette victoire ne m'auroit pas tentée; mais il étoit tout simple que je me proposâsse de la remporter sur un orgueilleux qui sembloit avoir pris à tâche de m'humilier. Peu content de m'oppôser la plus invincible résistance, il ne m'épargna aucun des degoûts qui accompagnent nécessairement un projet, tel que le mien, lorsqu'il n'est pas suivi du succèz, qu'il est apperçu, et qu'il a pour objet un homme du caractère de celui que j'avois en vüe. Puisque vous sçavez ce qui me conduisoit, je n'ai pas besoin de vous dire que le desir de le soumettre, n'entrainoit point du tout le besoin de le rendre heureux. C'étoit, enfin, une vengeance que je voulois prendre, non une expérience que j'eûsse envie de faire. Vous pouvez aisément insérer de là, combien auroient été gratüits, les soûpirs que je lui auroit fait pousser. à présentque je joüis de la satisfaction (d'autant plus douce pour moi, que je la dois moins à mes efforts) de le voir amoureux, il ne se peut pas qu'il m'inspire d'autre desir que de lui rendre sans ménagement, tous les mépris dont il a crû devoir m'accâbler. Je m'étonne, même, que, vous qui devriez si bien me connoître, vous ne sentiez point que je ne pourrois pas le traiter avec toute l'humanité que, sans me la suppôser absolument, vous paroissez, cependant, craindre de ma part, sans que le seul plaisir que je puisse trouver dans cette avanture, ne fût perdu pour moi. De la curiosité, où la gloire est si crüellement outragée! Ah! Grands dieux! Vous vous êtes bien peu rappellé ma fierté, lorsque, pour me détourner de répondre à ses voeux, vous avez crû si nécessaire de ne me cacher aucune des modificâtions qu'il apporte à sa foiblesse; à quel point, enfin,tout vaincu qu'il s'avoüe, il me brave encore. Vous voudrez bien, d'ailleurs, que je ne croye pas que, rendre Thrazybule heureux, fût le punir. Il ne me faudroit, peut-être, pour ne le point penser, que la peur que vous en avez: mais vous ne pouvez pas ignorer combien, d'ailleurs, il m'est peu permis d'avoir de moi-même, une si modeste opinion. Je n'aurai pas, à ce que j'imagine du moins, besoin d'une finesse bien grande pour me conduire dans cette occâsion, comme vous desirez que je le fasse. Il est amoureux; je suis indifférente; il n'y a pas d'apparence que l'imprudence soit de mon côté. Encore une fois, je ne vous commettrai point avec lui; et n'en sçaurai pas moins joüir, et abuser même de ma victoire. Il faudra, sans doute, que je prenne un peu sur ma sincérité naturelle pour l'amener à me faire l'aveu de sa foiblesse; mais, en pareille circonstance, la plus vraie detoutes les femmes se permettroit, peut-être, un peu de fausseté. Il est si flatteur pour moi, de voir réduit à tant d'abaissement cet odieux philosophe, que je ne sçais si le bonheur de vous voir m'aimer comme je le desire encore quelquefois, pourroit me toucher davantage. Je vous laisse à présent à juger lequel de vous, ou de lui, a le plus à craindre de moi. Je me rendrai de bonne heure au Pirée: tâchez, je vous prie, qu'il en fasse autant. Je vais me mettre au bain; et après orner mes charmes de tout ce qui peut les rendre plus touchants, car jamais je ne me suis senti une si forte envie de plaire. Si vous avez peur de tout cela, vous ne méritez pas que je vous dise au profit de qui je veux faire tourner toutes les peines que je vais prendre.

LETTRE 94

Alcibiade à Théophanie. Si vous vous en étiez tenüe à vous faire honneur du peu de succèz des soins que je vous ai rendus, ma vanité qui, à vous voir penser que vous donniez en les rejettant, une preuve éclatante de votre vertu, gâgnoit presqu'autant que si je vous eûsse soumise, vous auroit aisément pardonné l'affront que vous lui faisiez essuyer. Je me serois dit que, comme toute aimable que vous êtes, vous deviez encore moins à vos agréements qu'à la haute réputâtion de sagesse que vous aviez sçu vous faire, l'idée que j'avois eüe de vous attaquer, il étoit tout simple qu'à votre tour, vous eûssiez crû ne pouvoir mieux y mettre le sceau, qu'en vous refusant à mes desirs. J'aurois,en effet, été d'autant moins surpris que vous vous fûssiez propôsé cette gloire, qu'il auroit été plus vrai que soit à Athênes, soit ailleurs, vous auriez été la seule qui ne se fût pas honorée d'en être l'objet, et que je n'y eûsse point trouvée sensible. Instruite, d'ailleurs, par l'exemple de toutes celles qui vous avoient précédée, à quelque point que vous pûssiez compter sur vos charmes, vous ne pouviez que difficilement vous flatter que je vous fîsse un sort bien différent du leur: peut-être, aussi, ne vous ai-je pas assez bien caché que je cherchois moins auprès de vous, le plaisir de vous voir vaincüe, que l'honneur de triompher d'une femme que l'on croyoit invincible. Moins vous m'aurez suppôsé d'amour, plus vous avez dû craindre mon indiscrétion; et dans votre plan, vous même m'auriez aimée, qu'avec cette crainte, vous n'en auriez pas plus voulufaire mon bonheur. Enfin, tout, dans une affaire qui n'en étoit entre nous deux qu'une de pure vanité, vous donnoit nécessairement sur moi le plus grand avantage. Vous, moins célèbre encore par vos charmes, que par l'apparente austérité de vos moeurs: moi, non moins fameux par la continüité de mes succèz, que vous ne l'étiez par l'opinion qu'on avoit de votre vertu, nous donnions forcément au public le spectacle d'un combat qui devoit d'autant plus fixer son attention, que chacun de nous avoit plus d'intérêt à n'y pas succomber. J'avois si bien senti qu'en vous poursuivant avec le fracas que je mets toûjours dans ces sortes de chôses, je vous forçois à être crüelle, que ce n'avoit été qu'avec le mystère le plus profond que je vous avois annoncé mes projets sur votre coeur: mais, soit que vous crûssiez que vos dédains pour moi ne pouvoientavoir trop de publicité; et que, dans cette idée, vous ébruitâssiez mes desseins: soit que l'attention que j'inspire ne me permette, même point quand je le voudrois, d'en former d'obscurs, à peine les miens vous furent-ils connus que personne dans Athênes ne les ignora. Je n'appris donc pas plûtôt qu'ils étoient l'histoire du jour, que je commençai à craindre pour leur réüssite; et qu'en conséquence, pouvant les nier encore, je pensai les abandonner. C'étoit (et l'événement ne me l'a prouvé que trop) le parti le plus sensé que je pûsse prendre. J'avois, cependant, vû tant de femmes débuter avec moi aussi fastüeusement que vous, et finir comme je le desirois! J'étois si accoûtumé à triompher de ces préjugés qu'elles appellent des principes, de leurs devoirs, de leurs peurs mêmes, qu'il ne se pouvoit pas que la dignité que vous mettiez dans cette affaire, m'impôsâtà un certain point. J'ai, de plus, le malheur de croire fort difficilement à la vertu. Quelque idée que par l'excèz, et l'éclat de vos rigueurs, vous cherchâssiez à me donner de la vôtre, je m'obstinai toûjours à ne la prendre que pour de l'orgueil; et je sçavois trop combien aisément on le subjugue, pour que vous me parûssiez aussi invincible qu'il vous plaisoit de l'afficher. L'événement a, je l'avoüe, trompé mon attente: et je conviens encore que, dans vos maximes, cela devoit être, comme il devoit être aussi dans les miennes de ne vous en pas priser beaucoup davantage. Quelque haine que, dans cette occâsion, vous eûssiez montré pour l'amour, pour être convaincu que vous le craigniez bien moins que l'amant qui s'offroit, je n'avois pas besoin du choix obscur que vous venez de faire, et que vous me reprochez avec autant d'amertume que d'injustice,d'avoir rendu aussi public que vous desiriez qu'il fût secret. Je n'en crois pas plus, cependant, vous devoir des excuses, et d'avoir observé votre conduite, et de n'avoir point gardé pour moi seul ce que mes soins m'en avoient appris. Je n'aurois, assurément, pas été capable, ou de tant d'attention sur ce que vous pouviez faire, ou de l'indiscretion de le divulguer, si, par l'insultante hauteur dont vous avez rejetté mes voeux, et par les piquantes railleries dont vous avez honoré ma deffaite, vous ne m'eûssiez point rendu la vengeance nécessaire. En me donnant le ridicule de vous avoir si vainement attaquée, vous faisiez tant contre moi, et en doutiez si peu que je ne puis qu'être surpris que vous ayez crû devoir ajoûter quelque chôse à mon humiliâtion. Plus vous me croyiez d'amour-propre, plus vous auriez dû me ménager, et ne me pas faire une nécessitéde publier par-tout que cette même Théophanie qui s'étoit fait une si grande réputâtion de vertu que Sparte même nous l'envioit; et qui, pour la couronner, avoit rejetté avec tant de mépris les soins d'Alcibiade, n'a pas honte de se livrer aux desirs du plus vil des sacrificateurs qu'Athênes renferme dans son sein.

LETTRE 95

Le même à Callicrate. Adymante, hier, me donna à souper avec cette psannis , si fameuse dans toute la Gréce; et qui, après en avoir épuisé les hommages, enfin, a daigné venir essayer ses charmes sur nous. Je ne sçais quels en seront les succès dans Athênes; mais, si j'en juge par l'impression que, même avec le desir le plus marqué de me soumettre, elle a faite sur moi, je doute qu'elle ait à s'en vanter. C'est, en effet, une dignité si insolente, et en même-tems si gauche! Elle a dans la tête, tant de notes, et si peu d'idées! Avec la prétention à l'élégance, un jargon si ignoble, et si rebutant! Une fausseté si maladroite! Un si ridicule mélange de la décence que, sanssçavoir pourquoi, elle croit devoir se commander, avec les habitudes de son état, et ses vices naturels, qu'il me seroit impossible de vous exprimer tout ce que sa présence m'a fait souffrir! Jugez, mon cher Callicrate, si c'est dans un instant de dégoût si vif, et si bien fondé pour les courtisannes, que je puis me résoudre à voir celle que vous me propôsez? Vous dirai-je plus? En sortant de ce soûper que, malgré toutes les priéres d'Adymante, l'extrême ennui dont j'y étois accablé, m'a fait quitter de très-bonne heure, je n'ai pû m'empêcher de faire de sérieuses réflexions sur le caprice qui nous porte à préférer si constamment les courtisannes aux femmes: préférence que celles-ci, avec tout ce qu'elles mettent dans la société, semblent avoir pris à tâche de rendre de jour en jour, plus injuste de notre part; et à laquelle, d'ailleurs, je crains bien que ce ne soit paselles qui perdent le plus. Je me crois, même, d'autant plus obligé personnellement de les rétablir dans leurs premiers droits, que j'ai plus inflüé sur la révolution qui s'est faite dans leurs moeurs. Ce n'est pas, dans le fond, que je croye que le sacrifice qu'elles nous ont fait, ait dû leur être bien pénible: mais, du moins, elles ont dépôsé en notre faveur, un masque qui leur assuroit de la considérâtion; et, ne les en avoir point payées par le bonheur de nous plaire, est une chôse qui me semble crier vengeance contre nous. Si, cependant, cette courtisanne avoit autant de fraicheur, et d'aussi beaux yeux que vous me le dites!

LETTRE 96

Léosthenes à Alcibiade. Androclés, ainsi que vous l'en aviez chargé, m'a dit, mon cher Alcibiade, que, plus affermi que jamais dans le dessein de me rendre à ma patrie, vous alliez tout tenter auprès du peuple pour m'y faire rappeller. Je sens aussi vivement qu'il est possible, tout ce que dans cette occurrence, je dois à votre amitié; et je vous conjure de croire que, de tout ce que mon malheur m'a ravi, vous êtes actüellement ce que je regrette le plus, et, peut-être même, tout ce que je regrette. Permettez, cependant, qu'en vous rendant grâces des favorables dispôsitions où vous êtes pour moi, je vous prie de ne point faire, pour me rétablir dans des honneurs que je ne desire plus,des démarches que ma façon de penser ne pourroit que rendre inutiles. Ne croyez pas que le caprice, ou l'humeur m'ayent dicté la résolution où je suis de pâsser le reste de ma vie dans ce même éxil dont vous m'avez vû desespéré. Je l'étois encore lorsque vous m'écrivîtes que vous vouliez travailler à mon rappel, et que je vous pressai vivement de tenter tout pour me le procurer. Je croyois alors perdre trop de chôses à mon bannissement pour ne pas m'attacher avec transport à l'espoir que vous me donniez de les retrouver un jour: mais, soit que ces biens dont la perte me faisoit verser tant de larmes, soyent au nombre de ces chôses dont notre imaginâtion seule nous fait une nécessité; soit que l'habitude d'en être privé, me les ait rendus moins chers, il me seroit impossible de vous dire avec quelle indifférence je les regarde aujourd'hui. Ces desirs de vengeanceque je ne pouvois satisfaire qu'en retournant à Athênes; l'envie de m'y montrer dans mon premier éclat, devant des ennemis qu'il m'auroit été doux d'humilier; cette perfide maîtresse qui m'avoit si lâchement trahi; enfin les mouvements les plus crüels que puissent inspirer l'orgueil, et le sentiment blessés au dernier point, tyrannisoient mon âme, et y répandoient toute leur horreur. Je n'étois pas assez heureux pour n'estimer que ce qu'ils valent, ces faux biens dont le desir de les posséder, la joüissance même, la crainte de les perdre, tout ce qu'il en coûte pour les conserver, mêlent à la vie, tant de trouble, et d'amertume. Né dans une république inquiéte; nourri dans les armes, et dans le futile, mais impôsant tracâs des affaires; tout à la fois orateur, capitaine, homme d'état, il ne se pouvoit pas, en effet, qu'en perdant la considérâtion queje m'étois acquise, et l'espérance si chimérique peut-être, mais toujours si douce pour un ambitieux, de la voir augmenter, je crûsse ne perdre que ce qui faisoit le malheur de mes jours. Dans la pôsition où j'étois, on se fait du bonheur, vous le sçavez, une idée si fausse! On est si accoutumé à le chercher, non-seulement où il n'est point, mais où il ne sçauroit être, qu'il n'est pas bien étonnant que je n'aye point vû d'abord, que tout ce que j'avois à regretter, étoit de m'y être trompé si long-tems. L'habitude enfin, (car je n'ôse faire honneur de rien, à mes réflexions) m'a accoutumé à mon état. Je me suis reproché une sensibilité qui ne pouvoit que deshonorer mon âme; mais ma raison ne me fournissoit point d'armes contre cet amour malheureux qui sembloit prendre plus de violence à mesure que le vil objet qui l'avoit fait naître, s'en montroitplus indigne. Le tems, enfin, qui ne triomphe pas moins de nos sentiments que de nous-mêmes, aidé de quelques leçons du sage Socrate que je ne me rappellai avec succèz que quand ma passion se fut affoiblie, le tems a achevé cette guérison que deux années de tourments m'avoient fait croire impossible. Eh! Pouvez-vous imaginer, vous qui me connoissez si bien, qu'il ait laissé subsister dans mon coeur, la haine et l'ambition, lorsqu'il a pû y éteindre l'amour! Laissez donc vos concitoyens s'applaudir de l'injustice qu'ils m'ont faite, et ne les tourmentez point pour leur arracher une grâce dont j'aurois tant de sujet de ne vouloir pas profiter. J'aime à croire que je suis devenu philosophe; et ne veux pas risquer de perdre avec l'opinion que j'ai de moi-même, et qui m'honore, ce bien trop peu connu des hommes, et, cependant, le bien leplus précieux que les dieux leur ayent accordé, le repos. Peut-être y auroit-il à moi, plus de sagesse à ne m'en croire qu'après m'être éprouvé sur les objets qui, par le plus ou le moins d'empire qu'ils prendroient sur mon âme, pourroient ou m'apprendre à me deffier des progrès de la mienne, ou m'en assurer; mais l'idée qu'à cet égard j'ai de moi-même, ne nuit à personne; et l'épreuve que je pourrois faire de ma vertu, si elle ne me réüssissoit point, pourroit être funeste à bien des gens. Daignez donc, mon cher Alcibiade, me laisser dans une retraite où les dieux semblent m'avoir conduit pour le bonheur du reste de ma vie. La maison que j'habite, est à une assez grande distance de la ville pour que je ne sois incommodé ni du tumulte qui y regne, ni des importuns qu'elle renferme. Mes yeux s'y proménent, d'un côté sur le port de Rhodes, et sur la mer; de l'autre, surdes campagnes fertiles où les palais, et les cabanes confusément entassés, me présentent tout à la fois l'image de la plus profonde misére, et de la plus fastüeuse opulence. Je songe quelquefois, en considérant ces différens monuments de l'orgueil ou de la dureté, combien ceux qui ont élevé les derniers, et qui les contemplent avec tant de complaisance, auroient plus de raison de s'applaudir d'eux-mêmes si ces humbles toicts qu'ils ont si près d'eux, qui couvrent tant de misérables, et sur lesquels ils ne daignent pas abaisser leurs regards superbes, n'étoient habités que par des gens devenus heureux par leurs bienfaits; et il me semble que je ne leur fais jamais ce reproche, sans m'en sentir plus excité à remplir les devoirs que l'humanité me prescrit. Des jardins plus agréables que vastes, et que je cultive moi-même, me sauvent de l'ennui nécessairementattaché à une trop grande oisiveté. Je joins aux travaux de l'agriculture, l'étude des sciences, plus souvent encore, l'étude de moi-même. Cette dernière, à la vérité, ne m'offre pas autant que je le voudrois, des points de vüe bien flatteurs pour mon amour-propre; mais la vertu profite toûjours de ce qu'on retranche à la vanité; et je ne puis apprendre que je suis moins estimable que je ne pensois, sans chercher à le devenir davantage. Il m'en couteroit plus encore aujourd'hui, sans doute, pour quitter les douceurs de la solitude, qu'il ne m'en a couté pour imaginer qu'elle en eût, et que le repos fût préférable à la considérâtion. Tout ce que je vous demande donc, et la seule chôse, en effet, qui me soit nécessaire, c'est de ne me pas laisser toûjours apprendre par votre renommée que vous éxistez, et de vous rappeller quelquefois le souvenir d'unhomme qui vous est attaché au-delà de toute expression.

LETTRE 97

Alcibiade à Diodote. De quelque succèz que joüisse le livre de votre ami Cléophon, je doute, mon cher Diodote, que, du moins, devant les gens qui sçavent penser, il ne fasse encore plus d'honneur à son coeur qu'à son esprit. J'ai tremblé, je l'avoüe, lorsque j'ai appris qu'il écrivoit la vie de Périclès. Il étoit tout simple, en effet, que, connoissant comme je faisois, la force et la constance de l'inimitié qui régnoit entre eux, je craignîsse que Cléophon ne se chargeât de ce soin que pour mieux satisfaire sa vengeance; et que, dans cette histoire, Périclès, et la vérité ne fussent également sacrifiés. Je ne m'attendois, donc, qu'à y trouver un récit aussi long qu'éxagéré, soit de sesdeffauts particuliers, soit des fautes qu'il a pû commettre pendant son administrâtion; ses belles actions déguisées, ou affoiblies; et ne pensois pas de la nature, assez bien croire pour qu'elle eût pû produire un homme assez maître de lui pour écrire la vie de son ennemi déclaré avec autant d'impartialité qu'il auroit écrit celle de Cécrops même. Que Cléophon me paroît grand! Qu'il est beau de triompher ainsi de celle de toutes les passions qui écarte le plus l'homme de ce qu'il doit, tant à la postérité, qu'à ses contemporains; et que, pour le pouvoir, il faut avoir dans l'âme, de noblesse, et d'élévâtion! Que j'ai, enfin, de grâces à rendre aux dieux de m'avoir fait naître dans un siécle qui donne de pareils exemples de vertu! Que mon amour pour la gloire, me fait envier à Cléophon celle dont il vient de se couvrir; et qu'avec une occâsion si sûre de me vanger,il me seroit doux de remporter sur moi-même une si digne victoire! Que Périclès me semble heureux d'avoir trouvé de si estimables ennemis; et que, s'il se peut qu'après nous, il reste quelque chôse de nous-mêmes; ou que, du sein de l'immortalité, nous nous intéressions encore à ce qui se pâsse ici bas, ses mânes doivent roûgir de la haine qu'il eut pour Cléophon! Je puis, cependant, vous assurer que cette même haine, quelque vive qu'elle fût, ne l'aveugloit pas assez sur la vertu de son adversaire, pour que, non seulement il fût surpris des preuves qu'il en donne, mais qu'il ne les eût pas attendües de lui. Une des chôses qu'après ce que je viens de loüer, et trop foiblement encore à mon gré, j'aime le plus dans cet ouvrage, parce que je l'ai jusques à présent, vainement cherchée dans tous les ouvrages de ce genre, c'est que son auteurait sçu n'y parler qu'autant qu'il le falloit, de ce qu'étoit Périclès dans la vie privée; et d'avoir, avec autant de sagesse que de goût, supprimé tous les détails où le lecteur n'auroit pas pû trouver plus d'amusement que d'instruction. La plus grande partie des biographes qui l'ont précédé, remplis pour leur héros, du respect le plus imbécile, et le plus mal raisonné, ont, en effet, imaginé que ce seroit faire, tant à lui qu'à la postérité, le plus irréparable de tous les torts, que de ne pas s'appesantir sur toutes ses actions, quelles qu'elles ayent été. D'après cet absurde systême, tout pour eux est, sans miséricorde, un dit notable, ou un fait important. D'autres, plus judicieux, sans doute, mais aussi desagréables par leur sécheresse, que les premiers sont fatiguants par leur püérile abondance, croyent qu'il n'y a de digne de survivre à celui de l'histoire de qui ilsse sont chargés, que ce qui a sauvé sa mémoire, de l'éternelle nuit des tems, et négligent trop de nous peindre l'homme. Chacune de ces deux façons d'écrire une histoire de ce genre, me paroît également vicieuse: l'auteur de la vie de Miltiade, par exemple, éxact jusques au scrupule dans les minuties, a passé avec une extrême rapidité sur ce qu'il nous importoit le plus d'apprendre de ce grand homme, soit que n'ayant pas dans les idées, plus d'élévation, qu'il n'a de force dans le style, il n'ait pû peindre Miltiade que dans les petites chôses, soit qu'il n'ait pas eu assez de goût pour bien choisir les objets qu'il auroit dû présenter. Il nous dit quelles étoient les heures que Miltiade donnoit à son sommeil, et à ses repas; comment il marchoit; de quelle maniére il étoit ordinairement vétu; mais, en revanche, il garde, sur ses vices, ses vertus, ses fautes, et ses talens, le plusprofond silence. Quand ce seroit, enfin, à la nourice de Miltiade que nous devrions cet ouvrage, il ne pourroit pas être rempli de faits plus minutiels que le sont presque tous les faits qui le compôsent. Celui qui, depuis, nous a donné la vie de Thémistocle, craignant, sans doute, qu'on ne lui fît les mêmes reproches, a pris une route toute différente; selon moi, n'a pas mieux réüssi. Il a voulu être serré; et n'est que sec, et obscur. Si c'est, en effet, abuser du tems, et de la patience du lecteur, de l'accâbler de détails fastidieux par leur püérilité, ou onéreux par leur nombre, c'est, aussi, ne lui pas être assez utile que de ne lui montrer qu'à demi, l'objet qu'on se propose de lui faire connoître. L'auteur de la vie de Miltiade, ne nous a conservé de son héros, que ce qui ne méritoit que le plus profond oubli; l'autre, ne nous a dit de Thémistocle, que ce que personne n'enpouvoit ignorer, et dont cent autres se sont chargés d'instruire la postérité. La vie de ces gens obscurs qui ne nous offrent pour tous faits, que leur éxistence, et leur terme, n'est pas digne d'y pâsser; mais la vie d'un homme qui doit servir ou d'exemple, ou d'instruction, ne sçauroit être écrite avec trop de soin, et, si je l'ôse dire, de scrupule. S'il faut que le récit des grandes chôses qu'il a faites, et même des moyens par lesquels il les a opérées, éléve l'âme, et donne en même-tems le desir, et la possibilité de les imiter, il n'est pas moins nécessaire que la peinture de ses foiblesses, ou de ses vices, montre à quel point un héros peut se dégrader, et combien les uns, et les autres lui ont ôté de sa gloire. Quelque satisfait, cependant, que je sois de l'ouvrage de Cléophon, j'avoüe que je ne pense pas comme lui sur tous les points; et que, par exemple, je suisbien éloigné de faire, ainsi que lui, un crime à Périclés, de n'avoir point deviné l'élévâtion de Cléon, quand, malgré toute la politique de Thucydide, il sçut, et pénétrer, et faire échoüer les projets de ce dernier. Raisonner, ainsi, est, ce me semble, juger des chôses, moins par ce qu'elles sont en elles-mêmes (seule façon, cependant, de les juger bien) que d'après l'événement: maniére de les voir, d'autant moins digne d'un philosophe, qu'elle appartient plus à la multitude. Périclès, à mon sens, n'eut pas besoin d'autant de sagacité que Cléophon lui en trouve dans cette occâsion, pour deviner que Thucidide aspiroit à être à la tête des athéniens, puisqu'avec la considérâtion, le crédit, et l'autorité que donnoient à celui-ci, sa naissance, ses richesses, et ses talents, il étoit moralementimpossible, que malgré tous les voiles dont il savoit couvrir son ambition, on ne lui supôsât pas celle-là. Mais je ne crains point de dire qu'il eût fallu à Périclès, plus encore que le démon de Socrate, pour imaginer qu'un homme, né dans l'état le plus abject, plus fait encore par lui-même que par sa naissance, pour y rester toûjours, n'ayant, enfin, pour lui qu'une impudence qui ne devoit le tirer de l'obscurité que pour le rendre souverainement ridicule aux yeux d'un peuple, fort capricieux, il est vrai, mais très-éclairé, parviendroit au gouvernement. C'est, sans doute, un malheur qu'il ne l'ait pas fait; mais, peut-on raisonnablement lui en faire un crime? Un autre reproche que Cléophon fait à la mémoire de Périclès, et qui, plus spécieux, ne me paroît pas mieux fondé, c'est d'avoir employé à la décoration de la ville, les contributionsdes alliés. Je conviens que si c'est uniquement d'après les régles de la morale, qu'il juge cette action, il est en droit de la trouver répréhensible, puisqu'il est vrai que, par-là, Périclès consacra à l'utilité d'Athênes en particulier, un argent qui ne devoit être employé qu'au soutien de la cause commune. Mais, si c'est du côté de la politique, que l'on envisage la chôse, on ne pourra que le loüer de s'être servi de sommes, depuis long-tems oisives dans notre trésor, pour rendre la plus superbe de toute la Gréce, une ville qui, par sa puissance se soumettant, ou allarmant toutes les autres, n'offroit, cependant, aux yeux aucun monument digne de sa célébrité. Et ne pensez pas que ces temples, ces portiques, ces statües, ces tableaux dont, par-tout où le nom des grecs a pénétré, l'on ne parle qu'avec admirâtion, et qu'en les voyant on trouve encore au-dessous de l'idée qu'on s'enétoit faite, quelqu'éxagérée même qu'elle pût être, ne soient pour Athênes qu'une vaine décorâtion? Je les ai vûs, ces mêmes monuments, inspirer pour le peuple qui les a élevés, un respect qui ne nous a pas été aussi inutile que Cléophon paroît le penser. Peut-être même, est-ce encore moins à nos victoires qu'à ce dont il fait un crime à Périclès, que nous devons, et l'éclat dont nous brillons, et cette opinion de notre puissance qui nous a donné plus d'alliés, et de sujets que notre puissance même. mais , me demandera-t'on sans doute, que n'eût-on pas été en droit de reprocher à Périclès; quels reproches lui-même n'eût-il pas été obligé de se faire, si, àlors, Athênes eût eu une guerre à soûtenir; et que, par la dissipâtion de son trésor, elle n'eût pû la faire avec la supériorité de finances que, sans cette même dissipâtion, elle auroit eüe sur ses ennemis? je ne nie pas qu'au premier coup d'oeil,cette objection ne parût sans replique. Mais je crois qu'elle perdroit beaucoup de son poids aux yeux de ceux qui se rappelleroient qu'après cet épuisement prétendu des richesses de l'état, nous, et nos alliés fumes attaqués; que, grâces à la sage administrâtion de ce grand homme, nous n'en soutinmes pas la guerre moins long-tems; et que, de plus, ce fut avec le plus grand des succèz, que nous la fîmes. Quelque respect que j'aye pour la mémoire de Périclès, et avec quelque ardeur que je voulûsse la défendre, je n'entreprendrai pas de justiffier l'emploi qu'après, il fit de ce même trésor, quand il assigna dessus, une certaine rétribution à ceux des citoyens qui se trouveroient au théâtre, quand on y célébreroit des jeux, comme si àlors ils eûssent fait une chôse à laquelle la république gâgnât; et qu'en conséquence elle dût les enrecompenser. Si, en encourageant par-là, le goût naturel qu'ils ont pour le frivole, et en leur rendant leur oisiveté doublement chére, il se conduisit pour ses propres intérêts, en fort habile politique, il fut incontestablement dans cette circonstance, un fort mauvais citoyen, puisque, pour assurer à son administrâtion, plus de tranquilité, il aida à corrompre les moeurs. Je souscris encore aux reproches que lui fait Cléophon, au sujet de la sitüâtion où il a laissé sa patrie, et qui est incontestablement son ouvrage. Il est sûr qu'il n'auroit pas dû forcer les lacédémoniens à nous déclarer la guerre, ou qu'en les y contraignant, il auroit fallu qu'il l'eût soutenüe avec plus de vigueur. Y a-t'il, en effet, rien de plus risible que de voir tous les ans ceux-ci, et presque à jour nommé, quitter gravement la Laconie, pour venir ravager nos terres, pendant qu'avec la mêmerégularité, nous allons dévaster les leurs? Ce n'est pas tout: chacun des deux peuples ennemis, comme par une convention tacite entre eux, rapporte tranquilement, l'un dans l'Attique, l'autre dans la Laconie, ce qu'ils se sont respectivement enlevé: il semble même que, pour éviter l'occâsion de se le disputer, ils soient encore convenus de ne retourner chez eux que par des routes différentes. Il n'est donc pas moins vrai, tant pour moi, que pour les autres, que, soit comme politique, soit comme capitaine, Périclês ne se montra point dans cette guerre, tout à fait digne de sa renommée; mais, que ce soit à l'affoiblissement de sa tête, et à cette sorte de timidité que la vieillesse fait quelquefois succéder au courage, que l'on doive attribüer les fautes qu'il y fit, c'est ce dont je ne sçaurois convenir, et ce que Cléophon lui-même ne croiroit pas s'il eûtété aussi à portée que moi, de voir de près ce grand homme; et que, comme moi, il eût pû être témoin de ses derniers moments. Quelle cause pourra-t'on, donc, leur assigner? Point d'autre que le même motif qui lui fit ordonner la rétribution dont j'ai parlé plus haut: c'est-à-dire, la crainte qu'il eut toûjours de perdre sa place: crainte qui, malgré la philosophie dont il se paroit à cet égard, le tourmenta tout le tems de sa vie. Il n'ignoroit pas, même avant qu'il en eût fait l'expérience, combien, lorsque, sur-tout, nous ne sommes point occupés par de grands objets, notre inquiétude, et notre légéreté nous rendent dangereux pour nos chefs. La guerre contre les perses, nous étant devenüe plus difficile, et moins lucrative; et ayant, par conséquent, pâssé de mode parmi nous, pour se garantir des coups que pouvoit lui porter notre oisiveté, l'unique ressourcequi s'offrit à lui, fut de forcer les lacédémoniens à se déclarer contre nous. La paix ne pouvant convenir à ses vües; et de grandes entreprises de notre part, soit qu'elles tournâssent ou non en notre faveur, devant nécessairement l'amener, toute son attention fut (comme, en effet, dans son systême, elle devoit l'être) de n'en pas former qui, de façon, ou d'autre, pûssent être décisives. Il lui importoit plus de se rendre utile, que d'ajoûter à sa gloire; et ce fut la seule raison qui lui fit remplir ses dernières campagnes par des expéditions auxquelles, s'il eût pû concilier les intérêts de sa patrie, et son intérêt personnel, il ne se seroit, assurément, pas borné. Je me flatte, au reste, que vous ne me blamerez point de ne me livrer à aucune des réflexions que cette conduite de Périclès pourroit me fournir. Peut-être ne seroit-il pas impossible de l'excuser par le peu de reconnoissancequ'ont les athéniens, des sacrifices qu'on leur fait, et qui ne peut que porter ceux de leurs concitoyens qu'ils mettent à leur tête, à préférer au bien public, leur utilité particuliére. Aristide, et Cimon, n'ont, à la vérité, ni pensé, ni agi de même. De quelque ingratitude que leurs services fûssent payés, ils n'en montrérent pour leur patrie, ni moins de zéle, ni moins de respect; mais, c'est, je l'avoüe, sans la comprendre, que j'admire leur vertu. Je craindrois même, qu'avec tant de sujets de me plaindre de mes concitoyens, ce ne fût en pure perte qu'ils ne m'eûssent donné un si bel exemple. Il se peut aussi, que, dans leur tems, la corruption des moeurs étant infiniment moins grande qu'elle ne l'est aujourd'hui; et de-là, le mérite moins oublié, l'amour de la patrie, quoiqu'il eût déjà beaucoup perdu de sa force, triomphât encore du ressentiment,et même de la cupidité. Je suis depuis long-tems persüadé que beaucoup des vices, et des vertus des hommes, sont dûs, tant aux préjugés qu'aux éxemples qu'ils ont trouvés, soit dans le pays, soit dans le siécle qui les a vûs naître; et, ce qui fait qu'aujourd'hui les lacédémoniens aiment l'argent avec tant de passion, est précisément ce qui est cause que, dans la derniére guerre qu'a faite Périclès, il a plus songé à ce qui lui étoit utile, qu'à ce qui pouvoit l'être à sa patrie. Il y a deux siécles que, tout deffendu que l'or étoit à Sparte, il n'y en étoit pas plus desiré. Il y a autant de tems, peut-être, que, si nous étions intérieurement jaloux de la gloire de nos chefs, du moins nous ne leur en faisions pas un crime. Périclès, venu àlors, n'auroit pas craint que, bien remplir sa place, eût été pour nous une raison de l'en priver; et par conséquent, on nepeut que présumer qu'il s'en seroit montré plus digne.

LETTRE 98

alcibiade à Callicrate. Vous me connoissez trop pour que je doive, mon cher Callicrate, avoir besoin de vous dire que quelque follement que je paroisse aimer le plaisir, la gloire m'est mille fois plus précieuse. Ce n'est pas que je la choisisse toûjours telle que l'opinion publique prescrit de lachercher: mais je veux, du moins, que les hommes s'occupent de moi; et c'est avec tant d'ardeur que je le desire, qu'il m'est encore plus doux qu'ils en disent du mal, que de n'en entendre rien dire du tout. Il y a là-dedans, j'en conviens, une vanité bien insatiable, et, peut-être, fort déréglée; mais la vanité est mon foible. Ces dons de la nature qui me rendent si recommandable, ne me satisferoient pas, s'ils ne servoient qu'à mon bonheur. Plaire, être même passionnément aimé; me voir l'objet des voeux, et des desirs de toutes les femmes, joüir tour-à-tour de leur yvresse, et de leur désespoir; les sacrifier perpétüellement l'une à l'autre; et les trouver enfin, malgré leur orgueil, et même leurs projets, soumises à tous les mouvemens qu'il me plaît de leur donner; tout cela, dis-je, ne me flatte que par le bruit que font nécessairement des triomphes si suivis.J'ai même quelquefois été jusques à sacrifier à ma gloire, les desirs les plus chers de mon coeur: car vous vous tromperiez, si vous croyiez que, dans le nombre, déja si considérable de femmes que j'ai conquises, je n'en eûsse point trouvé qui, soit par les charmes de leur personne, soit par les agréémens de leur esprit, ou par leurs vertus que je veux bien leur compter pour quelque chôse, n'eûssent point de quoi me retenir dans leurs chaînes: mais, quelque fortement que j'aye quelquefois été touché, la crainte d'un engagement sérieux, la loi que je me suis faite de les subjuguer toutes, et de n'être dominé par aucune, n'ont permis à quelque femme que ce pût être, ce triomphe que toutes s'étoient propôsé, et dont, ainsi que je l'avoüe, quelques-unes étoient si dignes. Mais si toutes celles que j'ai trompées, s'accordent à croire que le bonheur de me fixer,n'est réservé à aucune, il n'y en a pas en revanche, dans le nombre de celles que j'attaque, une que ce dangereux espoir ne séduise, et ne me donne. Vous trouverez, sans doute, cela très-inconséquent de leur part; mais est-ce ma faute, si elles ne sçavent pas mieux raisonner? Que me sert, toutesfois, la gloire de les voir toutes regretter mes fers, les porter, ou les attendre, lorsque leurs cris, leur bonheur, leurs desirs ne sont presque plus ou apperçus, ou entendus; qu'en donnant des fêtes, où pour les rendre plus éclatantes, ce que l'on appelle la décence, est sacrifiée sans ménagement? J'ai si bien accoutumé le peuple à tout ce que je fais, que quelque hardies que soient mes entreprises, quelque publics que je rende et mes triomphes, et mes infidélités, quelque brillantes que soient mes conquêtes, et quelque scandaleux que puissent être mes amusements,je ne suis devenu pour Athênes qu'un objet tout-à-fait ordinaire. Il est bien vrai que quand une jeune femme entre dans le monde avec des grâces, on se dit encore, Alcibiade sera bientôt après : mais je l'ai, le dis, le prouve, et même la quitte, sans que rien de tout cela fasse cette commotion que j'avois autrefois le bonheur d'exciter, et que seule je desire. Pendant qu'accablé de mon discrédit, je cherchois donc en moi-même par où, et comment je pourrois parvenir à attirer encore sur moi l'attention publique, on m'a apporté un chien, la plus singuliére bête pour sa beauté, qu'on eût jamais vüe. J'ai compris d'abord que, tant à la singularité de cet animal, qu'au prix éxorbitant dont il étoit, il ne se pouvoit point que je l'achetâsse, sans que cela fît autant de bruit que je pouvois le desirer. J'en ai, en conséquence, donné sans balancer,les cinq cent mines qu'on en exigeoit; et vous sentez aisément, à quel point en ont été scandalisés tous les barbons d'Athênes: mais, quelques grandes qu'ayent été leurs clameurs, et les murmures de toute la ville, il a fallu, enfin, que le tems les assoupît. Près alors de retomber dans l'état crüel dont je venois de me tirer, je me suis avisé d'un stratagême. De toutes les chôses extraordinaires qui rendoient ce chien assèz remarquable pour que toute Athênes vint chèz moi pour l'admirer, lorsque je l'y laissois, ou qu'une foule innombrable de citoyens suivît mes pas, lorsque lui-même étoit à ma suite; sa queüe, tout à la fois, caprice, et en cette partie, chef-d'oeuvre de la nature, étoit ce qui fixoit, et devoit en effet, arrêter plus les regardssur lui. Plus elle étoit universellement admirée, moins dans mon systême, j'ai crû devoir lui laisser cet ornement; et en conséquence je la lui ai fait couper. Vous concevez sans peine, combien cette bizarrerie que l'on ne sçavoit à quoi attribüer, a trouvé de commentateurs, et quels cris s'en sont élevés contre moi. Ce n'a donc pas été, comme quelqu'un vous a mandé que je l'avois dit, dans l'intention que les athéniens occupés, tant, du traitement que, contre toute raison, j'avois fait à mon chien, qu'à en chercher les causes, ne portâssent point relativement à moi, leur curiosité sur d'autres objets, et n'en médîssent pas sur des chôses plus importantes; mais, tout au contraire, pour qu'ils recommençâssent à en parler, que je me suis déterminé à le priver de ce qu'il avoit de plus beau. Tous ceux qui me connoîtront, trouveront, en effet, que ce que j'aipensé sur cela, est bien plus dans mon caractère, que ce qu'on me prête. Quelque célébrité, cependant que je m'attribüasse, je ne lui suppôsois pas, je l'avoüe, encore, assèz d'étendüe pour croire que cette extravagance parvînt sitôt jusques à Mitylêne. Si je connoissois trop Athênes pour douter qu'elle n'y occupât tout le monde, jamais je ne me serois flatté qu'elle allât plus loin que Mégare. Quant à notre ville, elle y a fait toute la sensâtion que je devois attendre d'un peuple frivole, et qui semble même, ajoûter tous les jours à sa frivolité. Je sçais même que cette folie a paru à quelques-uns de nos plus profonds politiques, une preuve presque indubitable que je machine quelque chôse contre l'état. Il est vrai qu'il seroit très-difficile de trouver des rapports bien directs entre l'état, et la queüe d'un chien; mais cela n'a pas empêché qu'on n'y en ait cherché, etque peut-être, je n'aye beaucoup inquiété Cléon. Interrogé sur cette grande affaire, au point que moi qui n'avois imaginé cette folie, que pour qu'on en cherchât la raison, étois las à mourir, de toutes les questions qu'elle m'attiroit, je me suis, avec les curieux qui, tout en me fatiguant, satisfaisoient singuliérement mon amour propre, renfermé dans le mystère le plus profond. Ce n'a même été qu'aux plus chers de mes amis que j'ai dit mon secret: encore vous sentez sous quelle condition je le leur ai confié. Il seroit bien ridicule pour les athéniens, qu'avec le desir ardent qu'ils ont de pénétrer mes motifs, et l'impossibilité où ils sont de les deviner, ils allâssent jusques à prier la Pythie de les en instruire; mais, en vérité, je n'en desespére pas. L'éclat du sort dont je joüis actüellement, tout grand qu'il est, ne m'ébloüit pas assèz pour que jene craigne point de me voir redevenir bientôt un homme aussi peu remarqué que je l'étois il y a quelque tems. Aussi, suis-je très-sérîeusement occupé à chercher par quel moyen je pourrai soutenir la considérâtion que je viens de m'acquérir. Socrate prétend que si, comme il y a toute apparence, je n'ai besoin pour cela, que d'une nouvelle sottise, je dois être moins inquiet sur mon sort; mais, son amitié pour moi, ne lui éxagère-t'elle pas mes ressources?

LETTRE 99

Némée à Alcibiade. Je vous envoye une lettre que je viens de recevoir de Cléon, et qui, toute étonnante qu'elle a été pour moi, m'a beaucoup moins surprise encore qu'elle ne m'a déplû. Les hommes, il faut l'avoüer, ont de bien extraordinaires caprices! Il y a si long-tems que celui-là me connoît, et qu'il ne paroît me voir qu'avec la plus profonde indifférence! Par quelle singularité devient-il tout d'un coup amoureux de moi? Me croiroit-il assèz dupe pour être persüadée, comme il le voudroit, qu'il y ait tant d'années qu'il me réserve l'honneur qu'il me fait aujourd'hui? Il a cependant beau faire: son pouvoir actüel dans la république, et le bonheur qu'il a d'yrégler tout à son gré, ne me font pas oublier autant qu'à lui, la bâssesse de son extraction. En commençant ma carriére, j'ai fait voeu de ne pâsser sur le manque de naissance, qu'en faveur des charmes de la figure, ou des agréemens de l'esprit; et ce ne sera sûrement pas lui qui m'y fera manquer, si, pourtant, vous voulez bien, en cette occâsion, me laisser dispôser de moi-même. Je sçais qu'il dispôse, lui, de tous les revenus d'Athênes; et j'avoüe qu'il a été un tems où j'aurois pû peser sur cette considérâtion; mais, alors, l'infortune où j'étois née, et des conseils pernicieux, contraignoient l'horreur que j'ai toûjours eüe pour faire payer mes complaisances. Sensible, et voluptüeuse, j'étois plus éloignée encore de l'avarice, que de ce qu'on nomme vertu; et n'aurois jamais cédé qu'au goût, si la fortune, et mon éducâtion m'eûssenttoûjours permis de ne consulter que mes sentimens. Aujourd'hui que le point d'opulence où je suis parvenüe, et qui pâsse de beaucoup mes desirs, me rend toute ma liberté, je regarderois comme l'action de ma vie, que je devrois le moins me pardonner, un engagement où, quand je me serois donnée, il seroit impossible que je ne parûsse pas m'être vendüe; et qui, sous quelque aspect qu'on l'envisageât, ne pourroit jamais que déshonorer ou mon goût, ou ma façon de penser. Peut-être, si j'étois plus ambitieuse, l'honneur de gouverner une république, me tenteroit-il; mais, qu'entends-je à une république, moi, pour que cette raison me détermine? D'ailleurs, c'est un honneur que l'on peut payer à Athênes, beaucoup plus qu'il ne me paroît valoir. Je n'ai pas oublié ce que la gloire d'avoir donné des fers à Périclès, et le simple soupçond'en être consultée sur les affaires de l'état, pensérent coûter à Aspasie; et vous auriez peine à concevoir combien je fais cas de la vie, et toute l'étendüe de la répugnance que j'ai à expôser la mienne à quelque risque que ce soit; encore une fois, pourquoi cet homme-là pense-t'il à moi?-mais ne seroit-ce pas vous qui, pour quelque raison que je ne pénétre point, lui auriez fait naître le goût dont il vient de me faire l'âveu? Je m'arrête d'autant plus à cette idée que je puis moins ignorer qu'en politique, il n'y a pas de moyen, quelque extraordinaire qu'il soit, que vous ne mettiez en usage; et que je me rappelle aussi, que je vous ai, il y a quelque tems, vû souhaiter avec beaucoup de vivacité, que je lui inspirâsse des desirs. Que cette réflexion soit, ou non fondée, elle ne m'en a pas moins fait suspendre ma réponse. Si par hazard elle l'est, je vousconjure de tâcher que je n'entre pour rien dans vos stratagêmes. Si vous jugez nécessaire que j'aie de la complaisance pour Cléon, il faudra bien que la malheureuse foiblesse que j'ai pour vous, l'emporte sur l'horreur qu'il m'inspire; mais je vous avertis que, dans ce cas là, je tirerai de la desagréable sitüâtion où vous me mettrez, tout le parti imaginable.-que je suis imbécile d'imaginer que je lui ferai peur! Mandez-moi, cependant, s'il est de vos projets de ne m'en pas instruire vous-même, ou que je n'aille point vous trouver, ce que vous voulez que je fasse. Faites moi aussi, la grâce de me dire pourquoi depuis huit jours vous m'évitez avec tant de soin, et si peu de raisons de le faire. J'ai crû d'abord, que quelque beauté nouvelle étoit cause que vous me négligiez; mais je commence à me douter que cette fuite couvre quelque mystère.J'ai fait dire à l'esclâve de ce crüel Cléon, que je ne pouvois répondre que dans trois heures, à la lettre qu'il m'apportoit; et il n'étoit, peut-être, pas encore sorti, que je me suis mise à vous écrire. Je ne voulois, comme vous voyez, me régler que sur vos volontés; mais, et je ne crains pas de vous en prier encore, tâchez de ne me pas condamner légérement à cet homme-là. à quoi que ce soit que vous vous déterminiez, renvoyez moi sa lettre: car il convient que je la lui rende si vous me faites la grâce de me laisser suivre mon goût, ou que je l'apprenne par coeur, afin de lui en paroître bien vivement touchée, s'il faut, comme cela ne me semble que trop probable, que je m'immole à vos vües.

LETTRE 100

Alcibiade à Némée. Oui, mon aimable Némée, vous ne vous trompez pas: c'est moi qui, à force de faire vanter vos charmes devant Cléon, suis enfin, comme je le desirois, parvenu à l'amener à vos genoux. De l'aveu que je vous fais, vous pouvez aisément deviner ce que j'éxige de vous; et j'y ajoûte, que je n'ai pas moins de répugnance à vous prier de ne vous pas refuser à ses desirs, que vous ne vous en sentez actüellement à vous y prêter. Je dis actüellement , parce que je suis un peu plus persüadé que vous ne me paroissez l'être, que vous n'y serez point toûjours fidelle. La sorte de goût qu'il vous inspirera, ne sera, j'en conviens, que bien momentanée; mais, enfin,quelque passagére, quelque foible même que puisse être l'impression qu'il fera sur vous, il ne pourra pas douter qu'au moins il ne séduise vos sens. Eh! Qui sçait si, vain comme il l'est, il ne se flattera point de pâsser jusques à votre coeur? Je ne sçaurois vous cacher que je n'en fûsse mortellement affligé. Eh quoi! Vous seroit-il donc impossible de n'être que complaisante où tant de raisons devroient vous garantir de l'infidélité? Que je vous haïrois, si je le pouvois sans la dernière des injustices! Ah! Perfide, je vous connois! Bientôt Cléon aura sujet de croire que vous n'avez aimé rien autant que lui: eh! Qui sçait si vous ne le croirez pas vous même! Il y a, je ne le sçais que trop, des instants où il faut bien vous permettre de vous y tromper; mais je ne puis consentir à vous voir garder par delà, le ton, et l'égarement de l'amour. Je veux donc que la complaisance la plus étendüe, soit accompagnéede toute l'indifférence, et même de toute la sécheresse du devoir; et que, si vous ne pouvez pas ne lui point paroître sensible, il n'ait pas, du moins, lieu de se flatter de vous avoir rendüe tendre. Il ne vaut pas que vous preniez la peine de l'abuser, ou que vous vous y trompiez vous-même. D'ailleurs je ne vous pardonnerois jamais de lui laisser remporter sur moi, un triomphe aussi doux pour sa vanité, qu'il seroit mortifiant pour la mienne. pourquoi donc , me demanderez-vous, vous expôser à un malheur qui blesseroit tant votre gloire? Car, enfin, c'est vous qui le mettez dans mes bras. vous aurez raison: mais s'il m'est de la plus grande importance qu'il y soit, il ne vous est pas assurément, de la même nécessité qu'il croye, ou que je ne vous aye point touché plus vivement que lui, ou même, que je ne vous aye pas inspiré plus detransports. Que d'autres femmes que vous, lorsqu'en effet, elles ne sacrifient qu'au caprice, ou ne cédent qu'à l'emportement des sens, veuillent, si elles le peuvent, nous faire croire que nous ne devons leur foiblesse qu'à l'amour, je n'en suis pas surpris. Elles s'imaginent qu'elles ont besoin de notre estime; et cherchent encore à la surprendre dans l'instant même qu'elles la méritent le moins; mais vous tirez de votre état, l'avantage de pouvoir vous dispenser de cette fausseté. Je crois par conséquent, pouvoir sans tyrannie, éxiger de vous, qu'il soit de toute impossibilité à Cléon, de douter que l'intérêt, et l'ambition de régner sur le chef de la république, ne soyent uniquement ce qui vous détermine en sa faveur: car je veux, non-seulement que vous ne refusiez aucun des avantages qu'il vous propôse dans sa lettre; mais je voudrois encore que vous n'en parûssiezpas contente, si je craignois moins qu'en vous trouvant si difficile à acquérir, son avarice ne le fît triompher du goût qu'il se croit pour vous. Si par hazard, les bruits que je répands dans le monde parviennent jusques à vous, je vous conjure de n'en être pas allarmée. Vous m'êtes (et ma jalousie vous le dit assèz) plus chére que jamais vous ne me l'avez été; mais il étoit nécessaire à mes projets qu'on crût que nous sommes séparés. Il eût, sans doute, été mieux encore que vous eûssiez paru me sacrifier à Cléon; mais c'est, je l'avoüe, une chôse à laquelle mon amour-propre n'a jamais pû se déterminer. En revanche, j'ai eu soin de faire courir dans Athênes le bruit que nous sommes irréconciliablement brouillés; et c'est, pour le confirmer, que je vous évite depuis huit jours. Cléon, ainsi que vous le voyez, n'en doute pas. Mon intention,en vous conjurant de l'écouter, est que vous lui arrachiez des secrets, dont je ne puis trop tôt être instruit, et dont j'ai crû que je ne pouvois l'être que par votre moyen; et, quelque vain, quelque imprudent que je le connoisse; quelque chôse, même, que l'amour doive ajouter à son imprudence, et à sa vanité, s'il eût pû soupçonner encore entre nous, la plus légére correspondance, il n'est pas douteux qu'il n'eût craint de s'ouvrir à vous. Il sçait depuis long-tems, combien je le hais, et le méprise; et comme il ne peut, quoiqu'il fasse, me rendre que le premier de ces sentimens, il me le rend de toute son âme. J'ignore ce qu'il médite contre moi; mais je ne puis ignorer qu'il ne médite quelque chôse. S'il y en a quelqu'une qui puisse vous dire à quel point il est intéressant pour moi, de pénétrer dans ses projets, c'est leprix dont je veux bien en payer la découverte. Paroissez donc me haïr, puisqu'il le faut; mais, encore une fois, ne paroissez pas l'aimer; que, dans le sein même des plaisirs, il sente, malgré son peu de délicatesse, et que vous ne lui accordez point de faveurs, et combien peu le goût, et la patience se ressemblent. Vous trouverez, sans doute, que je vous le répéte beaucoup trop; mais vous sçavez que l'amour et la vanité ne sçauroient finir sur ce qui les intéresse; et je crois, en vérité! Que, dans ce moment-ci, je ne suis pas moins en proie à l'un qu'à l'autre.

LETTRE 101

Némée à Alcibiade. Je recevrai donc Cléon, puisque vous le voulez d'une façon si décidée; mais j'avoüe que je n'aurai jamais eû en ce genre, de complaisance qui m'ait si crüellement coûté: car s'il n'est pas vrai que toutes celles que j'ai pû avoir, m'ayent amusée autant que vous le pensez, il ne l'est point davantage, qu'aucune de celles que vous avez exigées de moi, m'ait été aussi onéreuse que, pour ménager votre amour-propre, j'ai, malgré ma franchise naturelle, été quelquefois obligée de vous le dire. Vous êtes avec moi, ce me semble, comme ces avares qui veulent paroître nobles, et qui pleurent amérement ce qu'il leur en a coûté, souvent pour déguisermal leur caractère. Vous me commandez des infidélités qui, de moi-même, ne me tenteroient pas; vous me livrez avec une générosité que j'ose dire unique; et vous vous fâchez lorsque vous pénétrez, ou que je conviens que ce que vous m'avez forcée de faire, ne m'a pas été pénible. Vous voudriez, enfin, que, dans ces occâsions, il ne me restât que la gloire de vous obéïr. C'est, je crois, pousser le déraisonnement, la tyrannie, et la vanité, aussi loin qu'ils puissent aller. Si je vous suis assèz chére pour que vous ne me donniez jamais sans vous faire (si, du moins, je puis en juger par le regret que je vous en vois toûjours) le plus pénible des efforts, pourquoi me donnez-vous? Il y a des circonstances où l'homme que l'or maitrise le plus honteusement, est forcé de le répandre; mais, livrer sa maîtresse, et la livrer de guayeté decoeur! Personne, avant vous, s'en étoit-il jamais avisé? Peut-être trouverez-vous que je m'arroge ici un titre bien superbe pour moi: mais si vous considérez que vous n'êtes resté à aucune des femmes que le goût, la curiosité, et plus encore le desir que vous avez qu'on s'occupe toûjours de vous, de quelque façon que ce puisse être, vous ont fait attaquer; et que, jamais vous n'avez pû me quitter, vous avoüerez que, de toutes celles qui ont crû pouvoir prendre le titre que je me donne, je suis la seule que vous ayez véritablement mise en droit de le porter. Je sçais en même temps, que votre conduite avec moi, n'est rien moins que favorable à ma prétention: aussi, avec tout autre que vous, et à qui j'aurois les mêmes chôses à reprocher, me garderois-je bien de croire que j'eûsse de quoi la former. Vous êtes, vous, siextraordinaire, ou, plûtôt, vous cherchez tant à l'être, qu'il m'est permis de douter si ce n'est pas plus dans l'intention de justifier aux yeux de vos amis, la constance de votre attachement pour moi, que par le peu que je suis à vos yeux, que vous voulez qu'ils jugent par eux-mêmes, combien j'en mérite de votre part. Je puis me tromper, sans doute, à ce que je pense; mais, pourtant, comment, sans cela, expliquer la jalousie qui vous transporte, toutes les fois que vous m'ordonnez d'être à un autre que vous? Sans ce sentiment, que vous importeroit que, dans le nombre de ceux de vos amis à qui j'ai inspiré des desirs, et que vous avez voulu que je traitâsse comme vous-même, j'en eûsse trouvé, ou qui me rendoient mon obéïssance moins fâcheuse, ou qui ne me permettoient point de me rappeller que je ne faisois qu'obéïr?Quel est donc le sujet de vos plaintes? Est-ce de ce que je me permets des distractions, lorsque vous me mettez dans la nécessité d'en avoir? En ce cas, comment ôsez-vous vous en prendre à moi, d'une sorte d'infidélité à laquelle vous me forcez vous-même? Mais votre vanité trouve un plaisant subterfuge: vous consentez qu'on me rende sensible, pourvû que je ne rapporte qu'à vous, l'impression que l'on peut faire sur mes sens; et que, dans le tems même où je puis le moins commander à mon imaginâtion, ce ne soit que vous qu'elle me présente. Je ne sçais si, en suppôsant que cette illusion pût dépendre de moi, je ne serois pas, en me la faisant, moins délicate encore qu'inconséquente: mais ce que je n'ignore pas, c'est que c'est à vous, une grande extravagance de l'exiger.-en attendant que vous soyez d'accord avec vous-mêmesur tout cela, je vais écrire à Cléon, qu'il peut venir chèz moi. Comme, de tout ce qu'il me demande, c'est ce qui m'engage le moins, il est tout simple que ce soit ce que j'aye le moins de répugnance à lui accorder. Je me flatte aussi que, tout pressé que vous êtes d'être instruit de ses projets, vous voudrez bien me permettre d'essayer si je ne pourrois pas, sans les payer d'un si grand prix, le conduire peu à peu à me les dévoiler. Vous mériteriez, sans doute, que je m'arrangeâsse de façon que dèz ce soir, Cléon n'eût plus rien de caché pour moi; mais, ou je refuse absolument de me prêter à vos vües, ou vous consentirez vous-même que j'attende pour m'y sacrifier, qu'il ne me reste point d'autres ressources. Ne craignez pas qu'il s'apperçoive des artifices que je mettrai en usage pour échapper à ses desirs, en cherchant à lui arracherses secrets: on amuse facilement l'amour, soit par les promesses qu'on lui fait, soit par ce qu'on lui permet de se promettre. Si la conduite que je me prescris, ne répond tout-à-fait, ni à vos idées, ni à l'impétüosité naturelle de vos desirs, je vous prie de vous épargner la peine de m'en prescrire une moins mesurée, et qui, en me prouvant mieux quelle est l'opinion que vous avez de ma façon de penser, me feroit sentir plus amérement qu'il ne seroit nécessaire à vos intérêts, combien peu vous lui rendez de justice.

LETTRE 102

Alcibiade à Antipe. Il vient de se pâsser ici une scêne qui, par le ridicule rôle que Cléon y a joüé, me paroît mériter que je vous en fasse part. Némée, comme je vous l'ai mandé, avoit eu la complaisance de se prêter au besoin que j'avois d'être instruit de ce qu'il méditoit contre moi. Persüadée, cependant, que je ne pouvois la lui livrer sans me faire une extrême violence; et que, moins il lui en coûteroit pour parvenir à ce que je desirois, plus je lui en serois obligé, elle s'est conduite en cette occâsion avec tant de finesse, ou il y a mis tant d'imprudence, que les promesses seules lui ont suffi pour l'amener à lui confier, non-seulement l'extrême desir qu'ilavoit de me perdre, mais les moyens qu'il comptoit employer pour y parvenir. Aussi-tôt qu'elle s'est vüe maîtresse de ses secrets, sur le prétexte spécieux que, leur humeur ne sympathisant pas, ils seroient malheureux l'un par l'autre, elle l'a brusquement congédié. Cléon, outré d'avoir été pris pour dupe, et voulant s'en venger, a crû n'en pouvoir pas trouver de voie plus sûre que de la faire accuser devant les juges, de ne pas croire aux dieux, et de corrompre la jeunesse. La seconde de ces imputâtions, eût-elle même été bien prouvée, dans le train que, parmi nous, ont pris les moeurs, auroit eu peu de quoi m'inquiéter; mais le péril auquel l'autre avoit expôsé Aspasie, me la rendoit infiniment redoutable. Némée, il est vrai, n'est pas philosophe comme l'étoit la femme de Périclès; mais, ayant à peu de chôse près, les mêmes liaisons, il étoitaisé de lui suppôser les mêmes principes: enfin, cette accusâtion, quelque mal-fondée qu'elle puisse être, est toûjours, vous ne l'ignorez point, on ne peut pas plus dangereuse à Athênes. Heureusement pour Némée, soit par inconséquence, soit seulement, dans la vüe d'étaler son luxe, elle a la manie de faire quelquefois des sacrifices. L'impétüosité naturelle de Cléon, augmentée par la fureur où il étoit contre elle, ne lui ayant pas permis de dissimuler ses projets, j'en ai sur le champ été averti par un de ces émissaires secrets que j'entretiens auprès de lui. Aussitôt que j'en ai été instruit, j'ai ordonné au nom de Némée, le sacrifice le plus pompeux; mais, quelque éclatante que fût cette espéce de profession de foi, d'autant moins suspecte, d'ailleurs, qu'elle sembloit n'avoir pour principe que la seule piété, elle n'a pû arrêterle ressentiment de Cléon. Je ne me flattois pas, non plus, que cela produisît cet effet; et ne voulois que rendre moins dangereuse, sa colére contre elle. Quelques jours donc après ce sacrifice que son extrême magnificence avoit rendu très-remarquable, il a fait accuser Némée d'impiété et de corruption, par deux délateurs à ses gages; et différentes raisons, ne me permettant pas de prendre moi-même sa défense, j'en ai chargé Callicrate. Elle a donc comparu devant les juges. Ce n'étoit pas, je l'avoüe, une chôse absolument sans danger; mais, grâces à la sottise de Cléon, le plus grand risque qu'elle pût courir dans cette occâsion, étant l'éxil, j'ai crû qu'il valoit mieux attendre qu'on lui en prononçât l'arrêt, que de l'y condamner d'avance en la faisant disparoître. " athéniens, a dit Callicrate, onaccuse Némée devant vous de ne pas croire aux dieux, et de corrompre la jeunesse. La premiére de ces imputâtions est absolument détruite par la conduite de l'accusée qui, pleine de vénérâtion pour ces mêmes dieux qu'on veut qu'elle ne reconnoisse pas, leur fait, ainsi que personne de nous ne l'ignore, de très-fréquents sacrifices. S'il étoit vrai qu'elle n'y crût point, quel besoin auroit-elle de paroître si convaincüe de leur éxistence? Pouvoit-elle, lorsqu'elle faisoit des actes de piété si surérogatoires, croire qu'un jour elle seroit dans le cas de vous rendre compte de ses sentimens? Mais je veux (ainsi qu'on le prétend sans doute, puisque, malgré ces mêmes preuves de sa façon de penser, on vous la défére comme impie) que ce soit pour l'être avec plus de sûreté, qu'elle affecte de paroîtrepieuse; dans cette suppôsition même, coupable envers les dieux, ce ne seroit qu'à leurs yeux seuls qu'elle pourroit l'être, puisque l'on n'a pas le scandale public à lui reprocher; et que c'est cela seul que les hommes sont en droit de punir. Mais, ajoûte-t'on, en secret elle parle irrévéremment de ces mêmes dieux qu'en public elle feint de respecter: il est certain qu'on le dit, vous en avez la preuve: mais qui sont ses délateurs? Deux hommes nécessairement de la lie du peuple, puisqu'ils sont parents de Cléon. Oseront-ils soutenir qu'ils ont entendu Némée proférer des blasphêmes? Il m'est facile de prouver, et qu'elle ne vit pas avec des gens de cette sorte, (Cléon lui-même le sçait mieux que personne) et que ceux-ci n'ont jamais eu avec elle, aucune liaison, quelqu'éloignée même qu'ellepût être. Ses accusateurs, donc, ou la calomnient, ou ne vous apportent ici que des discours vagues qu'ils auront entendu tenir à d'autres: dans le premier de ces cas, je demande qu'ils soient punis de la même peine que la sévérité des loix infligeroit à Némée, si elle étoit coupable; et dans le second, qu'ils soient contraints de vous nommer ceux de qui ils tiennent ces mêmes discours qu'ils ont et l'insolence, et la stupidité de vous donner ici comme les plus invincibles de toutes les preuves. à l'égard de corrompre la jeunesse, je n'ai, athéniens, qu'une seule question à vous faire: depuis que Némée vit parmi nous, quel est le pere qui soit venu se plaindre qu'elle lui eût enlevé son fils? Quel est, quelles que soient, d'ailleurs, les moeurs de l'accusée, le citoyen qui se soit élevé contre elle? Il seroit,certes, bien singulier que, dans une ville où la conduite la plus pure ne suffit pas toûjours pour être à l'abri de l'accusâtion, Némée, avec les déréglements qu'on lui prête, eût été si long-tems épargnée. Je crois, donc, et pouvoir dire qu'on ne vous prouve pas mieux ses dissolutions, qu'on ne vous prouve son impiété, et me flatter en même tems que votre équité forcera Cléon, qui seul, ainsi que je vais vous le démontrer, l'accuse par la bouche impure de ces gens-ci, de chercher, pour se vanger du refus qu'elle lui a fait de se préter à ses desirs, une voie qui lui réüssisse mieux, ou le compromette moins que le moyen qu'il vient de tenter. Puisse-t'il, enfin, moins pour lui, que pour l'honneur de la république, apprendre à ne point faire un reproche de corruption, aux personnes que lui-même,comme je me suis engagé à le prouver, a vainement tâché de corrompre " ! En achevant ces paroles, Callicrate a tiré cette même lettre de Cléon, dans laquelle il propôsoit à Némée, le plus clairement du monde, de s'arranger avec lui, qu'il avoit eu l'imprudence de laisser entre ses mains, et que les grandes affaires qui l'occupent, ne lui ont pas, sans doute, permis de se rappeller. Il doit paroître bien extraordinaire qu'avec de pareilles armes contre lui, il ait osé l'attaquer; mais ceux qui sçavent à quel point la colére l'aveugle, ne seront point surpris que ce mouvement lui ait fait oublier qu'il les lui avoit fournies. Cette lettre qui déceloit si bien et Cléon, et les motifs qui le faisoient agir contre Némée, ayant été lûe par Callicrate, au milieu de l'assemblée, n'a pas laissé un seul moment les jugesindécis sur l'absolution de l'accusée; et comme cet écrit étoit, de plus, souverainement ridicule, il a excité tout à la fois contre Cléon, le mépris, et l'indignâtion des juges, et des spectateurs. C'étoit, il est vrai, punir bien foiblement son crime: mais, que sont les loix vis-à-vis de la puissance? Par une inconséquence assèz grande (car, faisant grâce à Cléon, étoit-il bien équitable de sévir contre les misérables qu'il avoit employés? ) le tribunal qui n'avoit aucun intérêt de les ménager, alloit leur faire porter la peine du crime dont ils n'étoient que les instrumens, si Némée, usant de son droit, ne les en eût point sauvés par ses priéres. Elle est donc retournée chèz elle, triomphante, et presque respectée de ce même peuple qui ne s'étoit rendu en foule à son jugement, que dans l'espoir de lui entendre prononcer sa condamnâtion. Quant à Cléon, malgré l'excès de son impudence, il n'a pas ôsé depuis ce tems là, reparoître en public: mais, hélas! Tant pour nos intérêts que pour notre gloire, nous ne l'y reverrons que trop tôt! Voilà, au reste, pour Aristophane, une bien belle matiére; mais, en même tems que je me flatte qu'il ne la laissera pas échapper, je tremble qu'il ne trouve le moyen d'y faire entrer Socrate pour quelque chôse; et qu'il ne parvienne plus aisément à perdre le dernier, malgré toute sa vertu, qu'à plonger l'autre dans l'avilissement, malgré ses vices, et ses ridicules. ô! Mon cher Antipe, ces nüées , ces maudites nüées , et leur succès qui décéle si crüellement pourles athéniens, leur ingratitude, et leur perversité, ne peuvent s'effacer de ma mémoire!

LETTRE 103

Léosthene à Alcibiade. Philogene qui vous remettra cette lettre, est par la naissance, les richesses, les dignités, un des principaux citoyens de Rhodes; par le mérite, il en est incontestablement le prémier. Il me seroit difficile de vous dire, et combien il m'a fait trouver d'agrééments dans cette ville, et toutes les obligâtions que je lui ai. Vous me connoissez trop pour douter du desir ardent que j'ai de lui en temoigner ma reconnoissance. Son sénat le députe à Athênes pour y faire une propôsition qui me semble également avantageuse aux deux républiques: mais, quoiqu'ils en pensent comme moi, les rhodiens ont tant de preuves de l'incapacité, et de la mauvaise foi devotre nouveau Pisistrate, qu'ils craignent qu'elle ne soit refusée. Dans cette crainte, ils ont ordonné à leur envoyé de ne paroître d'abord dans l'Attique, que comme un simple voyageur, et de ne prendre auprès de vous, le titre de ministre, qu'après des précautions qu'ils croyent plus nécessaires que je ne les trouve, et dont il est possible que vous pensiez comme moi. C'est à dire qu'il lui est prescrit de ne travailler que sourdement, et avec la finesse qu'éxige toûjours, et quelquefois mal à propos la politique, à faire réüssir ce dont il est chargé: enfin, de ne le propôser ouvertement aux athéniens, que quand il sera sûr que toutes les cabales de leur chef, ne pourront le faire manquer. Philogêne lui-même, soit qu'il en pense, ou non comme ses concitoyens, est déterminé à ne pas s'écarter de ce qu'ils ont jugé nécessaire. Comme, s'il m'est fortcher, vous me l'êtes infiniment plus que lui; et que, dans la pôsition où vous êtes à Athênes, et avec les vües que vous avez, vous ne devez rien négliger de tout ce qui peut y accroître votre célébrité, j'ai crû, moins encore pour assurer le succèz de sa légâtion, que pour lui faire prendre une grande idée de votre crédit, devoir lui recommander, et de vous voir, et de vous consulter avant qui que ce pût être, tant sur ce dont il est chargé, que sur ses démarches; enfin, de ne se conduire absolument que par votre direction. Je serai charmé, autant pour l'honneur d'une patrie que, malgré ses injustices, je ne puis prendre sur moi d'oublier, que pour ajoûter à votre gloire, qu'il voye que Cléon n'y régne pas si despotiquement, que vous n'y ayez beaucoup d'inflüence sur les affaires. L'expérience qu'en cette occâsion, il croira faire de votre crédit,et dont, il ne se taira pas, ne peut que vous donner un nouveau lustre, en prouvant aux étrangers que cet Alcibiade si fameux par ses charmes, et par sa valeur, n'est pas moins homme d'état, qu'il n'est, et galant, et guerrier. C'est donc, dans la seule intention de vous donner tout l'honneur du succèz, que j'ai rendu à Philogêne, sa réüssite assez suspecte, pour qu'il ait craint, enfin, d'échoüer dans sa négociâtion, s'il ne suivoit pas mes conseils. Entre nous, mon cher Alcibiade, vous n'aurez, jamais en aucun genre, remporté de victoire qui vous ait moins coûté que la victoire que je vous prépare, et qui, en même tems ait pû vous faire plus d'honneur. Ne roûgissez point d'employer dans cette circonstance, un peu de supercherie; ce seroit priser les hommes plus qu'ils ne le méritent, que de ne vouloir aller à leur estime, que par un mérite réel. Je nedois pas oublier de vous dire que vous trouverez Philogêne, digne, par sa raison, de l'entretien du divin Socrate, et fait par l'agréément, et par la légéreté de son esprit, pour le séduisant libertinage du vôtre. J'ai vû, au reste, peu d'hommes sacrifier de meilleure grâce à la nécessité de plaire, ce desir de briller qui, même quand il est suivi du succèz, nous fait toûjours moins d'admirateurs que d'envieux; sçavoir mieux n'avoir jamais que la sorte d'esprit qui convient le plus à ceux qui l'écoutent, et ne leur en montrer qu'autant qu'ils desirent qu'il en ait: aussi, joüit-il du plaisir de voir tout le monde convenir de la supériorité du sien, et même en convenir sans effort: car, quelque facile à blesser que soit notre amour-propre, il me semble que nous pâssons toûjours les droits à ceux qui sçavent nous cacher les prétentions. Malgré cette souplesse dans le caractère,vous ne lui trouverez point cette bâsse, et lâche adulâtion qui révolte encore plus qu'elle ne séduit. Il laisse seulement à ceux qui lui paroissent avoir besoin que leur opinion l'emporte toûjours, la satisfaction de croire qu'elle ne pouvoit pas être contredite; et vous flatte moins par les chôses qu'il vous dit, que par les chôses qu'il vous permêt de vous dire. Enfin, soit qu'il ait ménagé ma vanité, autant que je sens qu'il ménage la vanité des autres, soit que par un art plus adroit encore, il ait sçu me persüader que je suis au-dessus de pareils égards, je l'aime fort tendrement; et j'ôse me flatter qu'à la façon dont vous le recevrez, il n'aura pas sujet de m'accuser de m'être vanté trop quand je lui ai dit que je vous suis cher. Chârès m'a écrit que Socrate se fait bâtir une maison, et qu'il permêt à ses amis, de contribüer à cet édifice. Enconséquence, j'ai prié Philogêne de vous remettre pour lui, ma part de cette contribution. Vous ne trouverez pas, sans doute, que ce que je vous envoye, réponde ni à mon opulence, ni à ma façon de penser; mais un présent plus conforme à toutes deux, n'auroit point été reçu; et je ne voulois pas que le mien fût refusé. J'ai donc fait tout ce qui m'a été possible pour le rendre tel à peu près que Socrate pût l'attribüer à Cléon, en suppôsant que ce dernier fût homme à faire des présents, et que l'autre voulût en accepter d'une main si méprisable. Si, malgré la honteuse modicité à laquelle j'ai tâché de le réduire, il le trouvoit trop considérable encore, je vous conjure de ne rien oublier pour qu'il le regarde des mêmes yeux que moi, et pour me sauver le chagrin d'avoir sans succèz, contrarié si violemment mon inclinâtion, mes sentimens, et ma reconnoissance.

LETTRE 104

Alcibiade à Philogéne. Quoique les femmes doivent avoir par-tout la même façon de sentir, parce que par-tout la nature est invariablement la même, il n'en faut pas moins se dire que l'éducation, les tems, même les climats mettent entre elles de très-grandes différences. De-là vient qu'une femme de Sparte ressemble si peu à une femme d'Athênes, celle qui est née sous le ciel de l'Asie, à celle qui a reçu le jour sous un ciel plus temperé; et que qui voudroit comparer avec l'athénienne du siécle dernier, l'athénienne de ce siécle-ci, trouveroit entre elles si peu de rapports qu'il seroit tenté de croire qu'elles ne sont pas nées dans la même ville. Il est, par conséquent, tout simple que ce qui,dans tel tems, ou dans telle partie de la terre, étoit, ou est une grâce, dans une autre région, ou dans un autre tems, n'ait été, ou ne soit plus qu'un ridicule. En partant de-là, vous conviendrez, je crois, que ce qu'il y a de plus important pour ceux qui, comme nous, se font une gloire de soumettre le plus de femmes qu'il leur est possible, est non-seulement de bien connoître l'esprit de leur siécle, mais jusques à quel point ce même esprit à pû inflüer sur les femmes en général, et en particulier sur celles que nous attaquons: et c'est, mon cher Philogêne, ce qu'avec tant de moyens de bien pénétrer, il me semble que vous ignorez encore plus que vous ne devriez, et que je ne voudrois. Ce n'est point, assurément, qu'à vous entendre, on ne doive vous croire sur cela d'excellents principes. On trouveroit à peine, même parmi nous, d'homme à qui la vertu desfemmes impôse moins, et qui compte davantage sur leur foiblesse; mais je vous avoüe en même-tems que vous ne m'en faites pas moins craindre que vous n'attachiez à l'amour, un trop grand prix, sur-tout dans une ville où, depuis que j'ai prouvé aux femmes, qu'il n'étoit pas moins pour elles un préjugé, que la vertu même, presque toutes sont convenües de n'en pas plus éxiger que d'en prendre. Il se peut que vous ne le croyiez point; mais, soit que vous la teniez de la nature, soit, ce que pour vous, j'aimerois beaucoup mieux, elle ne soit en vous qu'un reste de votre première façon d'envisager ces objets, vous avez conservé une délicatesse qui doit d'autant plus vous nuire ici qu'elle y est plus universellement proscrite. Il faut, puisque vous ne l'avez pas abjurée, qu'elle ne le soit point encore à Rhodes. Je ne vous en conseille pas moins, si vous voulez avoirà votre retour à vous y vanter légitimement de quelque femme d'Athênes, de vous conduire à cet égard auprès d'elles, avec tant de circonspection qu'elles ne puissent pas seulement vous soupçonner de penser sur cela autrement qu'elles-mêmes. Vous sentirez, et toute l'importance de l'avis que je vous donne, et tout le tort que vous avez eu de vous conduire plus d'après vos propres idées, que d'après mes conseils, lorsque vous sçaurez que tout ce que vous avez gâgné à vous montrer comme homme à sentiment , a été de pâsser pour être de la pédanterie la plus desagréable, et pour n'avoir dans l'esprit, aucune sorte de philosophie. C'est ce qu'en sortant de cette longue conversâtion que vous eûtes hier avec elle sur le coeur, et dont vous la croyiez transportée, Théognis dît de vous très-publiquement, et qu'après elle, répéteront toutes les femmesà qui vous vous aviserez de parler sur le même ton. Pour empêcher donc que vous ne tombiez desormais dans de si crüelles méprises, autant que pour faciliter vos succèz, j'ai tiré de dessus ma liste, les portraits de celles des femmes de qui la conquête vous coûtera le moins, et peut faire le plus de bruit. Si, après de pareils renseignements sur leur compte, vous vous y trompez encore, je n'aurai pas, du moins à me reprocher d'en avoir été la cause. Dercyle est vive, sensible, charmante, enfin, à tous égards; mais, peut-être, a-t'on besoin d'être fait aux moeurs d'Athênes pour ne la pas trouver un peu trop courtisanne. N. B. si on ne lui dit rien, elle parle. Thargélie, si on l'en croit, est celle de toutes les femmes sur qui le sentiment peut le plus. Avec du sentiment il n'y a rien qu'on n'obtint d'elle, si pourtant,quoiqu'elle ne le dise pas, on en excepte d'en être gardé, en cas que, par malheur, on n'eût que du sentiment à lui offrir. on peut s'arranger avec elle en moins d'un jour, et y tenir une semaine. Ampélis, pour la sottise, et la beauté, est le chef d'oeuvre de la nature; mais si jamais femme n'eût moins d'esprit, jamais, aussi, n'y en eût-il qui en desirât moins aux autres, ni pour qui l'esprit qu'on peut avoir, fût plus complettement perdu. Il semble qu'elle n'ait reçu des dieux, que des sens, et qu'elle croye qu'ils ont fait la même grâce à tout le monde. Ou je me trompe fort, ou cette idée doit la rendre fort difficile à vivre pour un homme qu'ils auroient traité moins favorablement qu'elle ne suppôse que tous doivent l'être. on trouve toûjours à celle-là la tête toute tournée. ce ne sont ni les soins les plus tendres,ni l'amour le plus constant qui touchent Pholoé. Ce n'est qu'en l'amusant, qu'on peut parvenir à lui plaire; mais par bonheur pour ceux qui ont sur elle des prétentions, elle s'amuse, comme on dit, d'une mouche. C'est le plus ordinairement l'affaire d'un souper. L'on n'y répond pas du lendemain . Cyane est d'un caractère absolument oppôsé; ce n'est qu'en pleurant qu'on la détermine. Nous croyons, au reste, devoir ajoûter ici en faveur des étrangers seulement (car aucun de ses concitoyens n'ignore à quoi il doit s'en tenir sur cela) que parmi ceux à qui sa conquête a coûté des larmes, il n'y en a pas un qui n'ait trouvé en elle, des raisons de se repentir de la peine qu'il avoit prise d'en répandre. Thrazyclée est fausse, affectée, minaudière. Ce n'étoit pas qu'elle ne fût née avec des grâces; mais à force de s'enchercher, ou d'être occupée à faire valoir les siennes, jamais femme n'a rendües plus fastidieuses, les grâces qu'elle avoit reçües de la nature. Il n'y a ni chôse, ni moment où elle ne porte de l'apprêt, et où elle ne le fasse sentir. De-là vient, si, du moins j'en puis juger par l'impression qu'elle a faite sur moi, que c'est sans qu'elle plaise, qu'on la trouve belle, et que c'est, aussi, sans qu'elle en intéresse davantage, qu'on la voit fort tendre. Jamais femme ne méprisa plus les préjugés, mais en revanche, ne crût moins aux principes que Callipide. Ce qu'il y a d'heureux pour elle, c'est que, si elle manque de moeurs, on ne peut pas, comme à beaucoup d'autres, lui reprocher que ce ne soit que par air. à enlever à la prémière vüe: admirable, d'ailleurs, pour qui voudroit voir jusques où une femme peut porter la sensibilité, l'oubli de toutes les bienséances, et l'audace dans les vices: mais je doute fort qu'un homme à sentiment y trouvât son compte. Hégéside: peu de femmes rassemblent autant de charmes qu'elle en posséde; mais elle est séche, dédaigneuse, et fantasque. Je ne sçais si l'habitude qu'elle a prise de soumettre tout à l'analyse, et au calcul, lui a mis de la justesse dans l'esprit; mais je ne puis de même ignorer qu'elle le lui a rendu de l'aridité la plus desagréable. Quoiqu'elle soit presque aussi flattée d'inspirer de l'amour, que, si en prendre pour elle, étoit une grâce qu'on lui fît, il n'y a pas d'instant, quel qu'il puisse être, où l'homme qu'elle traite comme son amant, ne fût bien fondé à lui demander pourquoi elle lui fait cet honneur là, et où, pour peu qu'elle fût de bonne foi, elle ne fût très-embarrassée à lui répondre. il faut mettre-là plus de soins que, tout calculé, la chôse n'en vaut peut-être, la peine. Praxidice: son esprit, et sa beauté péchent par l'ensemble; l'une a moins de réalité que d'éclat, l'autre est d'une inégalité, et d'un décousu inconcevables. Cette femme est à tous égards, une disparate perpétüelle. Froide, et sensible, monotone, et variée, il est de toute impossibilité de la définir. Malgré tous ses travers, il n'y a pas de femme qui, lorsqu'elle veut plaire, y réüssisse mieux; et, peut-être, sont-ce ses défauts même qui lui en assurent le plus les moyens: du moins, cette alternative est-elle ce qui auprès d'elle, m'a le plus piqué. Les impressions qu'elle reçoit, s'effacent avec la même promptitude qu'elles nâissent; et l'homme qu'elle croit aimer le plus, ne sçauroit être plus sûr d'en être encore aimé le lendemain, que de ne la pas retrouver lejour d'après avec toutes les fureurs de l'amour. à quelque égard que ce soit, son imaginâtion la sert toûjours mieux que la nature, et son coeur. maîtresse très-amusante, pourvû, cependant, qu'elle n'intéresse qu'à un certain point. tout ce que la candeur a de charmes, tout ce que la dignité de l'âme a de respectable, on le trouve dans Diotime. Il n'y a ni beauté, ni vertu qu'elle ne posséde; elle joint à cela tout l'esprit qu'il est possible d'avoir; et le sien est d'autant plus fait pour plaire, qu'elle semble toûjours plus ignorer combien elle en a. Jamais femme n'a sçu mieux ennoblir une foiblesse, ni en même tems rendre plus heureux ce qu'elle aime. En considérant ce qu'elle a de raison, on n'imagineroit jamais que l'amour pût prendre sur elle quelque empire. En voyant tout ce qu'elle est capable de sacrifier à l'amour, l'on ne croiroit pasqu'elle prît jamais conseil de la raison. Elle a aimé une fois avec une tendresse, et une sincérité digne d'une reconnoissance qu'elle n'a pas trouvée. On l'a depuis presque forcée à croire qu'elle pouvoit aimer une seconde fois; mais, que cette erreur se soit tournée en sentiment, qu'elle soit restée pour elle, ce que, même en se rendant, elle l'a jugée, elle n'en demeurera pas moins fidelle aux engagements qu'elle a pris, quelque onéreux que par le souvenir de son prémier, ils lui puissent être. Elle est, enfin, de toutes les femmes d'Athênes, celle à qui il seroit le plus doux, et le plus glorieux de plaire: c'est dommage que je n'en connoisse pas de qui il fût plus inutile de tenter la conquête. Nous ne connoissons point de femme qui pût compter plus d'hommes, et moins d'amants, et qui en même tems ait moins pû remplir l'objet qui les luia fait prendre, que Myrto. Nous soupçonnons depuis long-tems que les dieux l'ont condamnée à chercher en vain toute sa vie, ce qu'elle cherche encore; mais à son obstinâtion sur cet article, nous ne doutons point ou qu'elle ne soit très-éloignée de croire que les dieux lui ayent infligé cette peine, ou qu'elle ne se flatte pas de leur en donner le démenti. Pour Théognis, relisez les portraits de Dercyle, de Thargélie, de Praxidice, et de Thrasyclée: à fort peu de chôse près, vous aurez le sien. Théane est douce, naïve, intéressante. Avant qu'elle voulût avoir de l'esprit, peu de femmes étoient aussi aimables qu'elle; mais, en ne parlant même pas de ce que cette manie lui a fait perdre du côté du naturel, et des grâces qui l'accompagnent toûjours, ceux qui comptent dans une femme, l'apparencedes moeurs pour quelque chôse, lui reprochent de la compter pour trop peu. Elle croit, pourtant, n'être que philosophe; mais je ne voudrois pas répondre que ce ne fût bien précisément que cela qu'elle est devenüe. Je pourrois aisément vous tracer ici les portraits de beaucoup d'autres femmes; mais, comme par la façon de penser, elle se ressemblent toutes aujourd'hui, je ne crois pas devoir pousser plus loin l'extrait de ma liste. Tout ce qui me reste à vous recommander, c'est de vous souvenir que si le ton de l'amour peut flatter encore leur vanité, il ne pénétre presque jamais jusques à leur coeur; que, si par un hazard que je doute fort que vous rencontriez, il s'en trouvoit quelqu'une que vous eûssiez véritablement touchée, ce n'en seroit pas moins ce que vous ne devriez jamais croire; que l'ingratitude dans ce cas làne donne jamais de ridicules, et qu'il est râre qu'on n'en doive point à la reconnoissance, parce qu'il n'y a rien qui le soit plus que de n'en pas voir abuser contre nous, la femme même qui paroît nous en sçavoir le plus de gré; qu'il vaut mieux avoir à se reprocher d'en avoir quitté vingt, que de s'expôser à l'inconstance d'une seule; et qu'enfin, c'est beaucoup plus à Athênes, que partout ailleurs qu'il faut ne pas perdre de vüe un seul instant, ces grandes vérités.

LETTRE 105

Alcibiade à Stésicrate. Dans un âge où la fougue des passions, ne permêt point de les dissimuler, ou est cause, du moins, qu'on les dissimule mal, j'ai laissé trop paroître d'ambition pour que Nicias puisse se persüader que j'en ai actüellement aussi peu que je desirerois qu'il le crût. La défiance qu'il montre de tems en tems sur mes dispôsitions intérieures, me surprend, donc, moins, mon cher Stésicrate, que la sécurité que nous y voyons succéder. Je ne me suis jamais flatté de le voir éxempt de ces craintes qui vous en donnent à vous-même pour la réüssite de mes projets; mais comme il m'est de la derniére importance qu'il ne les écoute qu'à un certain point, vous merendrez en ne cessant pas de les combattre, le service du monde, le plus grand. Vous sçavez mieux que personne, à quel point il est timide, et irrésolu. Vous ne pouvez pas plus ignorer que les personnes de ce caractère, dépendent toûjours, bien moins d'elles-mêmes, que des gens avec qui elles vivent, surtout, lorsque l'amitié ajoute encore à leur foiblesse naturelle; et Nicias vous aime tendrement. Quelques vives, donc, que soient, et que doivent, en effet, être ses terreurs sur mon compte, il cessera, sûrement, de les trouver si bien fondées, dèz que vous voudrez bien lui dire qu'elles ne le sont pas. Je n'éxige point de vous, cependant, que vous essayiez de lui faire croire qu'en cherchant à renverser Cléon, ce ne soit que pour lui que je travaille. Cela seroit si peu probable, qu'en suppôsant que vous parvînssiez à lui donner cettecertitude, il seroit impossible qu'il la gardât long-tems; et qu'il ne finît même point par craindre que vous ne fûssiez plus dans mes intérêts que dans les siens. Comme c'est, d'ailleurs, bien moins par besoin que l'on pense pour lui, que pour s'épargner la peine de penser, qu'il s'en rapporte plus à ce qu'on lui dit, qu'à ses propres idées, il faut nécessairement se garder de lui parler, cmme l'on pourroit faire à un homme qui seroit plus borné que foible. Vous me servirez, par conséquent, beaucoup mieux auprès de lui, en convenant, quand vous le verrez dans ses accès de défiance, qu'il fait sagement de ne point compter absolument sur moi, que si vous vous obstiniez à lui dire qu'il ne sçauroit trop s'y livrer. Lorsque vous le verrez dans de plus favorables dispôsitions, vous lui direz le contraire; et même ce sera sans risque que vous le lui direz. Les hommesont naturellement tant de plaisir à nous trouver sans cêsse du sentiment dont ils sont; et souvent, à quelque point que ce qu'ils pensent, soit différent de ce qu'ils viennent de penser, s'apperçoivent si peu quand ils en changent, que vous ne devez pas craindre que votre complaisance pour lui, quelque étendüe qu'elle puisse avoir, vous dégrade jamais dans son esprit. S'il se peut que nous estimions ceux qui ne soumettent pas servilement leur sentiment au nôtre, il est râre que nous ne nous dédommagions pas en les haïssant, de l'estime que par cette infléxibilité dans le caractère, ils nous forcent d'avoir pour eux. Vous ne tromperez pas non plus Nicias autant que vous le craignez, peut-être, quand vous l'assurerez que, si nous parvenons à détruire le crédit de Cléon, je ne veux me voir qu'avec lui, à la tête des affaires. Loin, même, de chercher àl'en écarter, de tous ceux que le peuple regarde favorablement, il est le seul avec qui je puisse ne pas craindre de partager l'autorité, parce que, de tous les collégues qu'on pourroit me donner, il est celui sur qui je puis en prenre le plus, et à qui, par une suite nécessaire je puis en laisser le moins. Je ne doute pas plus que ce ne fût en vain que je prétendrois traverser ses projets de grandeur. Par une contrariété sensible, tout différent que, par ses moeurs, autant que par le tour de son esprit, et par le genre de son éloquence, Nicias est de ce Cléon, aujourd'hui l'idole des athéniens, il est, cependant, le seul qu'ils lui substitüeroient s'il arrivoit qu'ils cessâssent de sacrifier à ce méprisable dieu. Lui, de son côté, ne eroit contre moi, que des efforts impuissants. Ce même peuple qui révére les vertus de Nicias, aime en moi ces mêmes vicescontre lesquels vous le voyez s'élever tous les jours, et qu'en effet, il m'auroit également été facile, ou de dissimuler, ou de n'affecter pas, si je les eûsse jugés moins nécessaires à mon élévâtion. Quand il ne seroit pas d'une vérité reconnüe qu'en général les hommes loüent toûjours plus la vertu qu'ils ne la prisent, nous vivons dans un siécle où la vertu de Nicias doit être plus admirée qu'utile; car qu'importe, dans le fond, à la patrie, cette tempérance, cette candeur, cet attachement aux anciennes moeurs, cette haine du luxe, qu'on croit ne pouvoir trop célébrer en lui. Les seules vertus qu'à mon gré, l'on doive loüer dans un homme d'état, sont les vertus qui peuvent contribüer à la grandeur de l'état qu'il gouverne; et les vertus de Nicias, aujourd'hui si vantées, ne serviroient peut être, s'il étoit en place, qu'à rendre son administrâtionaussi honteuse pour lui, que funeste à son pays: mais cette discussion me méneroit trop loin; et je reviens à mon objet. Si Nicias ne sçauroit se dissimuler que mon union avec lui, ne fortifie considérablement sa cabale, je ne sçaurois me cacher davantage que l'amitié qu'il a paru avoir pour moi, ne m'ait mis dans une sorte de considérâtion dont, avant cela, je ne joüissois pas. Mon intimité avec un homme universellement reconnu pour vertüeux, impôse aux gens austères; et en leur faisant espérer que les déréglemens qu'ils me reprochent, ne seront pas éternels, les affoiblit à leurs yeux. D'un autre côté, l'idée qu'on a de mes talens, fait qu'on s'en repôse davantage sur la capacité de Nicias. Quoiqu'il fût aisé de penser que si je lui en eûsse crû autant qu'on lui en suppôse, j'aurois plûtôt travaillé à le détruire, que je ne meserois uni d'intérêt avec lui, on ne le pense, pourtant, pas. L'on croit, même, qu'également convaincus tous deux de l'utilité dont nous pouvons nous être l'un à l'autre, cette seule conviction nous a liés: si , dit-on, Nicias a besoin de la facilité d'Alcibiade à imaginer, et de l'audace qu'il mêt dans l'éxécution de ses projets, Alcibiade, à son tour, a besoin que son impétüosité soit retenüe par la sage lenteur de Nicias. En agissant séparément, leurs défauts causeroient, peut-être, la rüine de la république; en se réünissant, tous deux concourront à sa gloire. voilà ce que j'entends dire à tout le monde; et que, tout convaincu que je suis que rien n'est plus mal vû, je semble croire autant que ceux qui le disent. Il est vrai qu'en paroissant moi-même être de cette opinion, je l'accrédite au point que si nous parvenons à faire tomber Cléon, je ne pourrai jamais éviter de partager l'autoritéavec Nicias; mais je suis sûr que ce sera pour si peu de tems, que ce partage ne blessera pas plus mon orgueil, qu'il ne sera contraire à mes deseins. Ou je me trompe fort, ou Nicias à qui une place est infiniment moins nécessaire qu'un tître, et qui, de plus, n'a d'ambition, que l'ambition qu'on lui inspire, ne sera pas long-tems à se repentir d'avoir sacrifié à la passion qu'on le force de se croire, le goût réel qu'il a pour les plaisirs d'une vie tranquile, et l'aversion qu'il s'est toûjours sentie pour les affaires. Trop prudent pour ne pas fortifier ses dégoûts, sur le prétexte spécieux de m'en remettre de tout à son expérience, je lui laisserai tant de chôses à faire; et, soit du côté du peuple, soit du côté des ennemis, sçaurai lui susciter de si desagréables embarras, que, bientôt il desirera plus vivement d'être soulagé du poids d'une grandeurque tant d'inonvénients accompagneront, qu'il n'aura desiré d'y être élevé. Tel est le plan que je me suis tracé, et que je suivrai constamment, si les défiances qu'il me montre, et que je lui crois suggérées par Thrazibule, ne le déterminent pas, comme je le crains, à rompre ouvertement avec moi; et c'est ce que je vous conjure d'empêcher, du moins jusques à ce que ma faction soit devenüe assèz forte pour l'emporter sur la sienne. C'est avec tant de soin que je m'applique à me faire des partisans; et le nombre des miens devient, de jour en jour, si considérable que si, persistant dans ses terreurs, Nicias en vient, enfin, à la rupture, et s'oppôse avec succès à mes vües, ce ne sera pas avec moins de bonheur, que je mettrai obstacle aux siennes; mais ce seroit pour moi, un si frivole avantage, que de rendre en ce cas, leschôses égales entre nous, que je ne pourrois qu'avec beaucoup de chagrin, me voir forcé de le combattre. Je vous prie donc, mon cher Stésicrate, d'employer tout le crédit que vous avez sur lui, pour l'obliger à tenir les engagements qu'il n'a pris avec moi, qu'à votre seule instigâtion; et de vouloir bien m'instruire le plûtôt qu'il vous sera possible, du succèz de vos soins, quel qu'il puisse être.

LETTRE 106

Le même à Némée. Une tempête très-violente, et qui a duré plusieurs jours, nous a forcés de suspendre notre route, et de chercher un azyle dans le port de Mytilêne. La nécessité d'attendre, et que la mer, toûjours orageuse depuis ce moment là, se soit calmée, et que l'on ait fait aux vaisseaux, les réparâtions nécessaires, nous y retient. Je profite pour vous écrire, de cet instant de repos, puisqu'il vous plaît, enfin, de paroître desirer que je vous donne de mes nouvelles. Votre empressement à m'en demander, s'accorde, peut-être, assez mal avec vos occupâtions actüelles; mais, si je m'en souviens bien, ce n'est pas la prémière fois que vous vous soyez dispensée d'êtreconséquente. J'ai peu de chôse à vous dire de mes plaisirs: je doute, si vous vouliez bien prendre la peine de me parler des vôtres, que vos relâtions fûssent si séches. Il ne tient qu'à vous de voir que, malgré votre discrétion sur ce qui vous regarde, je n'ignore pas comment vous sçavez charmer les ennuis de l'absence; mais ce seroit vous dérober des moments trop précieux, et même abuser trop de mon loisir, que de vous parler de moi plus long-tems; et je crois ne pouvoir mieux réparer l'ennui que je vous cause, qu'en vous priant de me dire ce qu'est devenu Callicrate: son silence me donne des allarmes sur sa santé: ne le verriez-vous pas quelque-fois?

LETTRE 107

Némée à Alcibiade. à la contrainte, et à la sécheresse qui régnent dans votre lettre, il ne m'a pas été difficile de juger que vous avez bien de l'humeur contre moi, ou du moins que telle toit votre dispôsition à mon égard, lorsque vous m'avez écrit: car je ne voudrois pas répondre que, depuis, l'ennui de retrouver toûjours le même mouvemen, dans votre coeur, vous l'eût laissé conserver. Je ne sçais, cependant, s'il vous est aussi permis que vous me paraissez le croire, ou d'avoir du ressentiment contre moi, ou d'ôser m'en montrer. L'amour seul pourroit vous donner ce droit; mais vous auriez, ce me semble, dû vous souvenir qu'il ne nous lie ni l'un ni l'autre. Vous pouviez,aussi, vous dispenser de l'air d'ironie dont vous me demandez des nouvelles de Callicrate. Auriez-vous oublié combien je suis libre, et à quel point je veux l'être; et se pourroit-il que je ne vous eûsse pas encore accoûtumé à ne me voir prendre de loix que de ma seule volonté? Je puis, et vous ne l'avez sçu que trop, consentir à être l'esclâve de mon sentiment; mais vous avez, aussi, plus d'une fois éprouvé que la chôse du monde, qui m'a toûjours paru le plus injuste, a été de me sacrifier à la vanité d'autrui. Si notre liaison qui, je l'avoüe, est sur un ton assez ridicule pour que je croye que vous ne la verriez finir qu'avec regret, si, dis-je, notre liaison vous convient telle qu'elle est, vous supprimerez ces airs de hauteur que l'amour seul sçait pardonner, et qui me blessent en vous avec d'autant plus de raison que je puis moins douter que je ne vous eninspire pas, et que moi-même j'en sens moins pour vous. Vous vous êtes donc, bien trompé si vous avez crû que j'eûsse l'intention de vous cacher ce qui s'est pâssé entre Callicrate, et moi. Si, au contraire, je ne vous en ai pas instruit, c'est qu'il m'étoit de la dernière indifférence que vous le sçûssez, ou non; et que j'ai dû croire que vous pensiez sur cela, comme moi-même; mais puisque vous vous intéressez encore à mes amusements, voici, autant dans la plus éxacte vérité, qu'avec le détail le plus étendu, l'histoire que vous desirez, et que selon toute apparence, personne n'a pû vous raconter aussi bien que je vais le faire. Vous devez d'abord, vous rappeller que, de tous vos amis, Callicrate a toûjours été celui avec qui j'ai été le plus liée, quoique vous en ayez qui, momentanément du moins, ont paru me plaire davantage. Mais si les autres m'avoientinspiré plus de ce goût qui, ne tenant qu'au caprice, ne dure pas plus que le caprice même, aucun d'eux n'avoit fait naître pour lui dans mon coeur, ni une estime si sincére, ni une si tendre amitié. Nous avons, jusques à votre départ, vêcu ensemble sur ce ton là. Il paroissoit satisfait de mes sentiments; à mon tour, je l'étois des siens. Soit, cependant, qu'on ne puisse être long-tems l'ami d'une femme aimable, sans souhaiter de lui être quelque chose de plus, soit par un de ces caprices dont il est impossible de rendre compte, à l'indifférence qu'il m'avoit toûjours conservée, a succédé insensiblement le plus violent desir. Quoiqu'il ne dût point se faire une peine de m'en instruire, et qu'il n'y eût rien qu'il ne dût attendre de ma façon de penser pour lui, il a long-tems, et je ne sçais pourquoi, mieux aimé souffrir du mouvement que je lui donnois, quede me le déclarer. Enfin, à la rêverie profonde où il étoit plongé, à son embarras auprès de moi, aux soûpirs qu'il poussoit sans cesse en me regardant, j'ai soupçonné ce qu'il s'obstinoit à me taire. Il me paroissoit toutes-fois si ridicule que, si je ne me trompois point à ce que j'imaginois, il pût craindre tant de m'en instruire, que j'en pensai conclûre que ce n'étoit pas de moi qu'il étoit occupé. Dans le cas où je ne me serois pas méprise, mon parti auroit été bientôt pris. Car enfin (et je crois que j'avois raison) je prisois mille fois plus Callicrate, que ce qu'il auroit pû avoir à me demander. Il étoit mon ami; il est aimable. Je pouvois vis-à-vis de lui, sacrifier beaucoup à l'amitié, sans que d'aucune façon, ce sacrifice me fût pénible; et, je l'avoüe de bonne-foi, il n'y eut, pendant long-tems, rien que je n'employâsse pour le lui faire entendre. Mais cette timidité,si déplacée entre nous deux, résistant à tout, enfin je me déterminai à lui parler. " Callicrate, lui dîs-je donc un jour, je vous dirois que je craindrois que vous ne fûssiez amoureux, si mille chôses ne me portoient pas à croire que c'est de moi que vous l'êtes. Si je ne me trompe point, vous pouvez me le dire avec toute liberté; et, si je m'abuse, vous ne devez pas m'en faire plus de mystère. L'amitié seule vous parle ici, et la vanité n'entre pour rien dans ma démarche. En cas que vous m'aimiez, ou, pour parler plus juste, en cas que je vous plaise, vous en devez la confidence à la premiére; et, si ce n'est pas moi qui vous mets dans un état si violent, vous devez sentir d'autant moins de répugnance à me le déclarer, que vous avez moins à craindre de blesser l'autre. Je vous dirai plus; vous nem'inspirez point d'amour: ce n'est pas, non plus, ce sentiment que je vous crois pour moi; et, pour pousser la franchise jusques au bout, je serois fâchée que vous en eûssez pour moi, parce qu'à cet égard je ne pourrois pas vous rendre heureux. Je crois que je ne puis trop-tôt vous en prévenir, afin de contenir votre imaginâtion dans des bornes qu'il est de la plus grande importance qu'elle ne franchisse pas. L'amour propre, je vous le répéte, n'entre pour quoique ce soit dans ce que je ais. Vous ne blesserez donc pas le mien en vous rappellant même entre mes bras, que l'amitié seule vous y a admis; et que cette même amitié, non-seulement vous défend l'amour, mais qu'elle s'offenseroit avec justice, si elle vous voyoit ne vous servir que pour vous rendre à plaindre, de ce qu'elle n'aurafait que dans la vüe de vous empêcher de l'être: vous pouvez parler " . Callicrate, sur cela, s'est jetté à mes genoux; il s'est trouvé, comme vous vous en doutiez bien, que je l'avois deviné; je crois qu'il est inutile que je vous dise le reste. Nous vivons ensemble sur le ton que je le desirois. Il ne tiendroit qu'à moi de le voir fort amoureux; mais c'est un sentiment dont je lui parois toûjours si éloignée, que j'empêche par-là, son âme de s'y livrer. Je ne sçais si vous approuverez, ou non ma conduite. Moins j'ai crû que je dûsse vous consulter sur ce que j'avois à faire, plus je suis tranquile sur ce que vous en penserez. Il me suffit d'en être contente. Je me suis conservé un ami de qui je fais un cas extrême: je goûte le sensible plaisir de le rendre, et de le voir heureux; et quand je tiendrois aux préjugés autant que j'y tiens peu, j'aurois, ce me semble,encore bien de la peine à me reprocher d'avoir immolé le préjugé, de tous, auquel par état je dois tenir le moins, au plus noble des sentiments. à votre égard, je ne crois point vous devoir d'excuses: vous me ferez, pourtant, des reproches si vous voulez; mais comme je sçais d'avance à quel mouvement je les devrai, je vous préviens que j'y serai on ne peut pas moins sensible. Je desire seulement que cette lettre vous apprenne qu'on ne mortifie pas impunément l'amour-propre des autres; et que, quelque bien fondée que soit la façon dont vous pensez de vous-même, on peut quelquefois n'y pas sacrifier autant que vous croyez toûjours qu'on le doit. P. S. à propos, Callicrate se porte aussi bien que vous puissiez le desirer; et me charge de vous dire à quel point il est sensible à votre souvenir.

LETTRE 108

Théane au même. La constante opiniâtreté dont hier je rejettai vos propositions, n'avoit pas dû, sans doute, vous laisser espérer qu'aujourd'hui, elles cesseroient de me paroître ridicules. N'imaginez cependant, pas que si je les envisage différemment, ce soit qu'aujourd'hui je compte plus sur votre bonne foi, que je n'y comptois hier. Pour du goût, nous avons si peu de temps vécu l'un pour l'autre, qu'il ne seroit pas impossible qu'à cet égard vous vous trouvâssiez comme moi: c'est-à-dire que je n'eûsse guéres plus perdu à vos yeux, du mérite de la nouveauté, que vous-même n'en avez perdu aux miens. Un peu de rancune de la façon légére dont vousm'avez quittée, et la certitude que je ne devois votre retour qu'à une de ces fantaisies qui vous prennent si fréquemment, et vous durent si peu, m'avoient d'abord armée contre vous. Après m'être, cette nuit, bien éxaminée, j'ai trouvé que ma vanité seule étoit ce qui me faisoit desirer de faire sur vous une impression plus profonde que l'impression que je croyois vous avoir faite; qu'enfin il n'y avoit pas à moi, d'équité à éxiger de vous, plus que je n'en sens moi-même, et à vouloir que vous fûssiez constant, quand je suis si loin de former le projet de l'être. Car, ne vous y trompez point: en cas (comme j'ai encore dû le suppôser) que votre dessein soit de me faire quitter Cléophon, je vous préviens qu'il ne vous réüssira point. Si je ne l'aime pas assèz pour qu'il me soit impossible de lui faire une infidélité, il m'est trop cher pour que je veuille luifaire éprouver mon inconstance. Il n'y a pas, je le sens bien, le sens commun dans ma conduite; mais, telle est la force de l'habitude qui m'attache à lui, que, fûssé-je même aussi sûre de vous fixer, que je le crois, et que, dans quelque moment que ce puisse être, vous me verrez le croire impossible, je ne vous l'en sacrifierois pas davantage. Que j'aye sur cela tort ou raison, il est dans mes principes que la chôse du monde qui doit être le plus égale à un amant, est que sa maîtresse se permette, ou non, quelques écarts, puisqu'on a toûjours pour lui, l'égard de ne l'en pas instruire. Quant à l'inconstance, comme il ne se peut pas qu'elle ne le prive de l'objet de ses desirs, mon sentiment est qu'une femme ne doit pas s'y livrer avec la même indifférence qu'elle peut se livrer à une fantaisie. Bon, ou mauvais, encoreune fois, c'est mon systême; et vous trouverez bon que je me conduise d'après, ou que nous restions comme nous sommes. Je ne puis, ce me semble, vous dire mieux avec combien de mystère j'éxige que vous vous conduisiez. Quant à de la discrétion, à cela près d'un peu trop de publicité que vous avez donnée à notre affaire, et que je vous reprche d'autant moins que je sçais plus qu'elle étoit nécessaire à votre vanité, j'ai eu trop à me loüer de la vôtre, pour que je ne croye pas qu'il ne fût parfaitement inutile de vous en recommander. D'ailleurs, le projet que vous avez formé de rendre infidelles, le plus de femmes que vous pourrez, et qui en éxige une extrême, me répond suffisamment de la vôtre. Je vous attends ce soir: mais ne venez qu'aussi travesti qu'on puisse l'être, et lorsque la nuit sera absolument décidée. La même esclâve qui a favorisénos premiers tête à tête, sera chargée de nous faciliter celui-ci: je n'ai pas besoin de vous indiquer la porte où elle vous attendra. Ne me répondez que dans le cas où vous auriez changé d'avis: dans l'autre, je sçais tout ce que vous pourriez avoir à me dire; vous n'ignorez pas de plus, les raisons que j'ai de craindre les messages. Je suis aussi sûre que, pour l'emploi auquel je destine ma soirée, j'ai besoin de l'être, que Cléophon ne pourra pas venir la troubler: sur le reste, je n'ai, vous le sçavez, aucune mesures à prendre: il seroit tout à fait à desirer pour nous, que les amants ne coutâssent pas plus à tromper, que les maris. à l'égard des rendez-vous qui pourroient succéder à celui-ci, comme ils dépendent de la façon dont à cette reprise, nous nous serons trouvés l'un de l'autre, il n'est pas tems encore d'en parler. Adieu; il est singulier, pourtant, que le coeur me batte en vous écrivant; le vôtre, peut-être, en fera autant en lisant ma lettre. ô! Que c'est un beau symptôme d'amour!

LETTRE 109

Mysis à Alcibiade. Toute convaincüe que je suis que mon amour pour vous, ne vous paroîtra qu'une de ces fureurs passagéres qui, dans les femmes de mon état, prouvent si peu pour l'amour, je n'en sçaurois davantage me refuser à la douceur de vous parler de ma tendresse. Ne pensez pas, je vous en conjure, que ce même sentiment ne soit qu'une réminiscence des plaisirs que je vous dûs hier. Hélas! Vous me rendites bien moins heureuse que vous ne parutes le croire. Quelque vive que fût l'impression que je faisois sur vous, pouvois-je, effectivement, en être contente, lorsque vous ne daigniez pas me cacher que le desir seul vous conduisoit dans mes bras, et que vous m'entrouviez encore trop honorée? Trompé par ma profession qui ne vous permettoit ni de vous inquiéter, ni de chercher à vous instruire des mouvements de mon coeur, vous crûtes ne posséder qu'une vile courtisanne, pendant que vous ne vous êtes, peut-être, jamais livré à une maîtresse qui vous aimât si tendrement. Loin (car, sans doute, vous m'en avez soupçonnée) de vous éxagérer mes transports, je n'en laissois échapper que ce que la violence de ma passion m'en arrachoit. Partagée entre la douceur extrême de me voir l'objet de vos desirs, et la douleur de ne rien prendre sur votre âme, plus je sentois que loin d'attribüer les miens à leur véritable cause, vous ne la chercheriez que dans un méprisable emportement, ou dans la nécessité où nous sommes d'en feindre, moins je crus devoir les laisser éclater; mais j'éprouvai malgré moi-même, qu'il est encore plus aisé de dissimuler ses répugnances, que de cacher ses plaisirs. Toute en proie que j'étois aux plus crüelles idées, vos caresses, quelque dénüées même, qu'elles fûssent de ce sentiment qui seul pouvoit satisfaire mon coeur, et qu'il vous auroit si bien rendu, prenoient encore trop sur mes sens, pour que je pûsse vous paroître aussi à plaindre que je l'étois en effet. Vous croyiez tout faire pour moi, en m'accablant d'éloges qui ne pouvoient contenter que mon amour-propre; et, dans les plus tendres moments, vous rappellant toûjours ce que je suis, il ne vous échappa jamais, ce mot que d'autres que vous, ne m'ont que trop prononcé, et que, jamais, je n'ai desiré que dans votre bouche. Tout en moi, mais vainement, vous offroit une femme qui vous adoroit. Eh! Comment,sans parler du reste, la tendre langueur que vous deviez lire dans mes yeux, ne vous instruisoit-elle pas de l'excèz de mon amour! N'avois-je donc que l'air de vous obéïr, ou de ne porter dans vos bras que cette indécente audace, bien plus faite à mon sens, pour effrayer le desir, que pour le faire naître? à ces réserves mêmes que, malgré l'habitude où je suis de n'en pas avoir, mon sentiment me dictoit, et que, peut-être vous ne me soupçonnâtes de vous montrer que pour augmenter en vous, la sorte d'ardeur que, pourtant, je vous souhaitois le moins, ne deviez vous pas voir à quel point j'étois peinée de la crüelle opinion que vous aviez de moi? Vous ne m'en croirez point, sans doute; mais, née avec un coeur peu fait pour l'état où vous me voyez, jusques à l'instant où vos yeux se sont abaissés sur moi, il a fait le supplice de ma vie. Vous seul,ô! Mon cher Alcibiade, (daignez me permettre de vous donner ce titre; et, s'il ne vous touche point, qu'au moins il ne vous offense pas) vous seul m'en avez dérobé l'horreur. Lorsqu'après la plus crüelle des irrésolutions, le don que vous me fites de votre couronne, m'apprit que c'étoit en ma faveur qu'enfin vous veniez de vous décider, l'avantage que je remportois sur mes compagnes, tout éclatant qu'il étoit, fut ce que je sentis le moins. La joie qui s'empara de moi, et dont j'entreprendrois en vain, de vous peindre l'excèz, ne fut pas causée par la gloire de me voir quelques instants au plus célébre, comme au plus aimable des grecs, mais par le bonheur de céder à un amant adoré. L'yvresse de ce moment qui s'étoit mille fois offerte à mon imaginâtion, que je desirois si vivement de connoître, et que, cependant; jen'avois jamais éprouvée, m'avoit absorbé l'âme, au point que je m'étois absolument oubliée. Il me sembloit que le triomphe que j'allois vous laisser remporter sur moi, fût le premier que j'eûsse accordé. Eh! Que ne pouviez-vous, pour votre propre bonheur, vous faire la même illusion! Que ne perdiez vous pas à négliger ces gradâtions qui, dans une seule faveur en font trouver mille, et conduisent imperceptiblement au bonheur le plus doux que deux coeurs unis par l'amour le plus tendre puissent éprouver! Mais étoit-ce àlors la volupté que vous cherchiez? Que vos premiéres entreprises furent affreuses pour moi, par l'excèz du mépris qu'elles m'annonçoient! Que n'avois-je le droit de les arrêter! Quelle rapidité, aussi peu flatteuse pour vous-même, qu'humiliante pour moi, ne mîtes vous pas dans votre victoire! Qu'il m'encoûta d'être forcée de ne pouvoir vous la disputer, au moins quelques moments, de me dire avec trop de justice, que vous ne me la pardonneriez point, et que ce ne seroit pas sur le ton de l'amour que vous vous en plaindriez! Accâblée des plus ardentes caresses sans en être plus sûre d'être aimée; n'étant pour vous que l'objet d'une fantaisie, lorsque vous l'étiez de la plus vive ardeur qui fût jamais, quel horrible supplice n'éprouvois-je pas! Quel outrageant soûrire ne vous échappa-t'il point, lorsqu'oubliant la distance qui nous sépare, j'ôsai vous parler de mes sentiments; et combien ne vous parus-je pas ridicule d'avoir formé le projet de vous faire croire que je vous adorois? ô! Mon cher Alcibiade, prenez pitié de l'état où vous me réduisez. S'il ne m'est pas permis d'aspirer à vous toucher, permettez-moi, du moins, de vous aimer,et de vous le dire. Ce ne sera, il est vrai que Mysis qui vous le dira; mais je suis trop sûre de vous prouver combien peu mon coeur est fait pour mon état, pour craindre de vous répéter que votre mépris est bien injuste. Vous trouverez dans l'âme de cette même Mysis, pour qui vous en avez tant, des vertus que vous ne lui soupçonnez point; et, peut-être, n'y trouverez vous aucun des vices que vous lui suppôsez. Daignez, je vous en conjure, ne pas croire que des vües d'ambition, ou d'intérêt, m'ayent dicté les sentiments dont j'ôse vous entretenir. Je ne veux de vous que votre coeur; et je serois trop heureuse de ce que ma fortune me permêt de ne consulter que le mien, si la source m'en étoit moins honteuse, et que vous n'eûssiez pas à me la reprocher. Non, encore une fois, ce n'est ni le vil desir d'engager un homme de qui la magnificenceégale celle des rois, ni la vanité d'être au plus fameux de tous les grecs, qui me conduisent. Votre nom, et vos richesses ne sont rien pour moi, votre personne seule m'est tout. Permettez-moi donc, s'il se peut que mon amour vous touche, de refuser les dons que vous voudriez m'offrir, ou plûtôt ayez pour moi l'égard de ne m'en offrir jamais. Contente d'être à vous, si vous m'ordonnez de le cacher, ce ne sera que par mon indifférence pour le reste des hommes que l'on pourra soupçonner que cet Alcibiade de qui les charmes ne sont, hélas! Que trop connus, a consenti que je vécusse pour lui. Je cacherai, même, si vous le voulez, jusques à ma propre tendresse; elle n'honore que moi; et il me sera plus facile de la dissimuler, que si elle pouvoit servir à votre gloire. Tâchez, cependant, de ne me point prescrire un sacrifice quiseroit encore plus pénible pour mon coeur, qu'il ne seroit nécessaire à votre vanité. Adieu, puissiez-vous oublier que c'est Mysis qui vous écrit, et ne voir en elle que celle de toutes les femmes qui, par l'excèz et la sincérité de ses sentiments, mérite le plus de se voir l'objet des vôtres!

LETTRE 110

Théraméne au même. Il y a si long-tems que vous cherchez à pénétrer la cause du chagrin qui me dévore; et vous m'avez hier paru si vivement blessé du silence que je m'obstinois à garder avec vous, que je me suis, enfin, déterminé à vous le confier. Vous ne le croirez, peut-être pas; mais il est, pourtant, de la plus éxacte vérité que si dans cette occâsion, mon bonheur eût paru moins dépendre de vous, je me serois crû moins obligé à vous cacher mon secret, quoique tout, jusques à mon amour-propre même, semble me faire une loi de le renfermer à jamais dans le fond de mon coeur. Vous connoissez l'impétüosité de mes idées: vous sçavez que mes goûts, mêmeles plus légers, seroient des passions pour les autres. Mon attention à veiller sur moi-même, les leçons de Socrate, les vôtres, les malheurs que j'ai dûs à cette fatale dispôsition d'esprit, rien, enfin, n'a pû me procurer, ou cette tranquilité d'âme, ou cette régle dans l'imaginâtion qui me seroient si nécessaires. Il semble que ce ne soit jamais que pour me livrer à une nouvelle illusion, que j'échappe à une erreur. Mon coeur, ou toûjours aussi neuf que s'il en étoit encore à son prémier sentiment, ou aussi imprudent que si j'eûsse toûjours dû être content de l'amour, se rengage sans cesse avec la plus imbécile sécurité. Il n'y a pas long-tems encore qu'au milieu des transports de rage qu'excitoit en moi, l'infidélité d'une maîtresse adorée, vous m'avez mille fois entendu jurer que j'aimois pour la dernière de ma vie. Dieux! Que de plaisir j'avois à le croire!Et pour qui, aujourd'hui, ne le crois-je plus! Mysis! Ah! Quelle horreur! Mysis est actüellement l'objet de la passion la plus tendre que je croye avoir jamais sentie! Qui moi! J'aime Mysis! Eh! De quel crime les dieux ont-ils donc à me punir? Moi qui, auprès des femmes qui méritent le plus de confiance, suis toûjours agité par la crainte que l'on n'en aime un autre, ou tourmenté, du moins, par l'inquiétude de n'être point assez aimé; moi, dis-je, qui compte la beauté pour rien, par-tout où je ne trouve pas de moeurs, c'est Mysis! Une vile courtisanne! Une femme, de qui je ne puis, quelque illusion que je veuille me faire, attendre ni vertus, ni sentiments, que j'aime avec la plus inconcevable fureur! Apprenez-moi, donc, si vous le pouvez, par quel charme cette même Mysis que j'ai possédée autrefois avec la plus profonde indifférence, de qui, tout cequ'elle offroit d'aimable à mes yeux, ne pouvoit me faire oublier l'état, et à qui je ne me livrois pas sans m'en sentir avili, a changé si considérablement à mes yeux, lorsqu'elle a conservé tout ce qui me la faisoit mépriser, et qu'il ne se peut point qu'elle n'ait perdu de ces grâces qui m'entraînoient vers elle, malgré moi? Par quel hâzard, enfin, mon coeur se trouve-t-il susceptible d'une passion si peu faite pour lui, et que la honte qui l'accompagne, me rend plus odieuse mille fois que je ne pourrois vous l'exprimer? Eh! Dans quel tems encore faut-il que j'en devienne amoureux! Lorsqu'elle vous adore, ou que, sans lui faire l'honneur de lui croire un sentiment, vous êtes, du moins, l'objet de son caprice! Mais vous-même, mon cher Alcibiade, vous qui pensez sur cela si différemment de moi, se peut-il que vous ne l'aimiez pas? à la vivacité qu'elle paroîtvous inspirer, au feu qui, lorsqu'ils s'arrêtent sur elle, anime vos yeux, à mille chôses, enfin, que le desir seul n'imagine point, ou que, du moins, il ne me dicteroit pas, il m'est presqu'impossible de douter, que votre frénésie n'égale la sienne. Quand même je ne vous croirois pour elle, en cet instant, que le goût le plus simple, pourrais-je m'en trouver moins à plaindre? Car ne pensez pas que je vous prie ici de faire pour moi, ce que je vous ai vû ne refuser à aucun de ceux de vos amis que les charmes de Némée ont touchés. J'aime Mysis; mais sa possession me seroit, s'il se pouvoit, encore plus nécessaire, que je me ferois un supplice d'un bonheur que je ne devrois qu'à la nécessité où vous la mettriez de vous obéïr. Je ferois mieux, sans doute, de ne consulter que mes desirs, de chercher à les perdre dans les faveurs mêmes de cellequi me les inspire, et de ne pas troubler par une délicatesse qu'elle ne rend que trop déplacée, les plaisirs qu'elle pourroit me procurer; mais cette philosophie n'est pas à l'usage de mon coeur. Plus même j'ai sujet de penser que je suis l'homme du monde à qui elle voudroit se donner le moins, moins je voudrois profiter de la complaisance qu'en cette occâsion, vous pourriez vouloir la forcer d'avoir pour moi. Ce n'est pas qu'autrefois je ne lui ai vû plus que de la dispôsition à m'aimer; mais le préjugé où j'étois, et que jamais je ne perdrai, qu'une femme de cette sorte, ne sçauroit connoître l'amour, me fit avoir peu d'égards pour un sentiment qu'elle avoit, peut-être, mais que je ne lui croyois pas. Née vaine, elle n'aura, sans doute, oublié ni l'air léger dont àlors je la traitai, ni le mépris marqué que je mis pour elle, tant dans notre liaison que dansnotre rupture. Je suis, enfin, si convaincu de l'excèz de son aversion pour moi, que je ne conçois pas comment cette conviction seule n'a point suffi pour me deffendre contre elle. Vous pouvez juger à présent de quel oeil elle verroit mon amour, et si elle useroit noblement de sa victoire. Rien, comme vous le voyez, ne seroit donc à tous égards, aussi inutile que la confidence que vous m'arrachez, si ce ne m'étoit pas dans mes peines, une sorte de consolâtion que de les dépôser dans le sein de l'homme, du monde, qui m'est le plus cher. Je crois, au reste, que, dans ma sitüation actüelle, ce que je puis faire de plus sensé, est d'éviter Mysis. Sa présence, et votre bonheur, ne font qu'irriter mes tourments. Permettez donc, je vous en conjure, et que, malgré la parole que je vous en ai donnée, je n'aille pas ce soir, souper avec vous au céramique, et queje me serve pour combattre une si honteuse foiblesse, de toutes les armes que peut me fournir un reste de raison, dont, si je m'expôsois davantage à la vüe de l'objet qui la cause, je n'aurois pas long-tems encore à me vanter.

LETTRE 111

Alcibiade à Théraméne. Je ne sçais si la confidence que vous me faites, ne me cause pas encore plus de surprise que le silence auquel vous vous êtes obstiné avec moi, ne m'a blessé. Je me doutois, il est vrai, que vous étiez amoureux, parce que je vous ai vû si rârement sans l'être, ou sans croire que vous l'étiez, qu'il n'étoit guéres possible que j'assignâsse à votre tristesse, quelque autre cause: mais jamais, je vous l'avoüe, je n'aurois imaginé, que ce fut de l'idée de Mysis que vous fûssiez si tourmenté. Plût aux dieux, mon cher Théraméne, que vous n'attachâssiez pas à elle, un plus grand prix que moi! Ce n'est, pourtant, pas que vous deviez inférer du désintéressementavec lequel je vous en parle, qu'elle ne soit absolument pour moi, que ce que dis vous avez vû m'être ou Chryséïs, ou Glycérie; mais, qu'elle laisse mon coeur dans la tranquilité la plus profonde, c'est ce dont je ne devrois pas, ce me semble, avoir besoin de vous assurer. Je suis surpris, je le confesse, que, vous qui devriez me connoître si bien, vous puissiez imaginer que j'aye démenti mes principes au point de prendre ce qu'on appelle une passion ; et que, de plus, ce soit Mysis qui me l'ait inspirée. Mysis! Certes, il fau que l'amour, assez ridicule entre nous, que vous avez conçu pour elle, vous ait singuliérement aveuglé pour que vous ayez pû me méconnoître à ce point là. Ce n'est pas que, comme il est plus difficile d'inspirer un sentiment à une femme de cette sorte, qu'à une de celles que nous connoissons sous la dénominâtion de raisonnables , jen'aye d'abord été presque aussi flatté de l'impression que j'avois faite sur Mysis, que si j'eûsse touché le coeur de... (je ne trouve ici personne à nommer, et j'ôse croire que ce n'est pas ma faute) enfin, que si j'eûsse attendri la plus inéxorable de toutes les femmes; mais cette illusion ne m'a pas plus long-tems ébloüi que, dans ma façon de penser, elle ne le devoit. J'ai bientôt senti combien dans la phrénésie de Mysis pour moi, il entroit, ou devoit entrer de caprice, de vanité, de desir de se singulariser, enfin, de chôses étrangères à l'amour. Que cela fût, ou non, il suffisoit que j'en eûsse cette idée pour qu'elle redevînt à mes yeux ce qu'elle y devoit être: malheur dont, en eûssé-je plus favorablement jugé, rien avec moi, n'auroit pû la garantir. Je ne l'aime donc pas plus que je ne me flatte d'en être aimé; mais mon indifférence pour elle, nem'en mêt pas plus en droit d'en dispôser comme de Némée, puisque c'est de son opinion, et non de la mienne qu'elle dépend. Elle ne s'est, d'ailleurs, engagée avec moi que sous la condition la plus expresse que je ne lui ferois même pas les présents les plus légers; et lorsque j'ai voulu l'enfreindre, elle m'a paru s'en blesser si vivement, qu'enfin elle m'a forcé de croire que sa répugnance à cet égard, étoit plus sincére que je ne l'avois crû d'abord. Pensez-vous, mon cher Théraméne, que, si elle étoit à moi avec moins de dignité, vous haït-elle autant que vous le craignez, je ne la portâsse pas moi-même dans vos bras; et que, sans consulter davantage la répugnance si peu sensée que vous auriez à lui devoir des plaisirs qui ne seroient pas des faveurs, je ne vous forçâsse pas malgré vous-même à vous rendre heureux? Mais encore une fois,elle ne dépend de moi, que parce qu'elle en veut dépendre. Tout ce que je puis donc pour vous auprès d'elle, est de vous laisser essayer si vous ne pouvez pas la rendre sensible, et à vous en faciliter les moyens, en vous mettant à portée, non de lui parler de votre amour (car c'est ce que vous devez éviter le plus) mais de lui montrer que vous êtes tout-à-fait revenu de vos anciennes préventions contre elle; et de vous conduire, enfin, de manière qu'elle puisse croire qu'un goût assès vif pour qu'elle ne vous les trouvât plus, si vous redeveniez l'objet de son sentiment, y a succédé. Tout cela, sans doute, tant que Mysis croira qu'elle m'aime, vous sera fort inutile; mais pensez-vous, ou qu'elle se fasse toûjours cette illusion, ou que je veuille tranquilement attendre qu'elle ne se la fasse plus? Devez-vous douter davantagequ'après avoir donné quelques larmes à mon inconstance, qu'entre nous, je sens tout-à-fait prochaine, son premier soin ne soit pas de me remplacer; et qu'àlors son imaginâtion, ainsi que l'imaginâtion de toutes les femmes en pareil cas, ne se tourne point machinalement plûtôt du côté de l'homme à qui elle sera sûre de plaire, que du côté de celui qui lui plairoit le plus, mais de qui elle ignorera les sentiments? Je ne vous promets pas encore, même dans cette suppôsition, que votre succèz ne soit que l'affaire de peu de jours, d'autant plus qu'il est très-possible que sa premiére idée, en vous voyant amoureux d'elle, soit de vous punir par des rigueurs, de ne l'avoir pas été, lorsqu'elle desiroit que vous le fûssiez: mais soyez sûr que, quand son amour propre se sera un peu vangé, et que vous serez devenu sa seule ressource, ce sera d'un tout autre oeil qu'elle envisagera les chôses.D'ailleurs, dans ces sortes de circonstances, seroit-il donc si peu raisonnable de compter pour quelque chôse, le caprice, et le moment? Si, au reste, vous n'espérez rien de la conduite que je vous prescris, espérez-vous beaucoup plus de l'éxil que vous voulez vous prescrire? Si, d'un côté, la présence de Mysis ne peut qu'ajouter à vos tourments, et qu'il vous soit impossible de soûtenir le spectacle que vous donne son délire pour moi, considérez qu'il est très-douteux que l'absence vous guérisse, et qu'il ne l'est pas qu'elle vous rendra fort malheureux. Loin, donc, de vous condamner au supplice, aussi inutile que crüel de fuir ce que vous ne pouvez pas vous empêcher d'aimer, servez-vous, au contraire, de tous les moyens qui peuvent et lui rappeller qu'elle ne vous a pas toûjours haï, et lui prouver combien vos sentimentspour elle sont changés: mais n'oubliez point de les mettre en usage avec tant de dextérité que tant que les siens pour moi dureront, elle ne puisse rien soupçonner de vos espérances. Plus la fidélité est pour Mysis une vertu nouvelle, plus elle se flatte qu'elle lui donne de considérâtion, plus, enfin, elle l'honore à ses propres yeux, plus des soins éclatants de votre part la révolteroient; et sans doute, elle vous pardonneroit moins qu'à personne, de croire qu'on puisse la faire changer. Songez, surtout, à éviter deux écüeils qu'auprès d'elle, vous ne pouvz pas craindre trop: l'un, qui seroit pour votre coer, du danger le plus grand, et dont, peut-être vous ne vous deffiez pas assez, est de vous flatter un seul instant, quelque noble que soit le masque que Mysis porte aujourd'hui, qu'elle ait intérieurement cessé d'être ce qu'autrefois vous l'avezvüe; l'autre, que vous la croyez toûjours la même. N'oubliez donc point que vous ne sçauriez, et trop la mépriser, et lui montrer en même tems, trop de respect. Les femmes pour qui ce sentiment est fait, y sont si accoutumées qu'elles s'apperçoivent toûjours plus quand on en manque, que quand on en a; mais celles, (comme Mysis, par éxemple) pour qui le respect ne peut être qu'une chôse très-nouvelle, en sont communément flattées jusques au ridicule. Gardez-vous encore de prendre avec elle, des libertés qui lui prouvent que vous vous souvenez, non-seulement de ce qu'elle vous a été, mais du tître auquel elle vous a appartenu. Il est douteux qu'on séduise les sens d'une femme, lorsqu'on commence avec elle par l'humilier; et quand cette façon légére de leur dire ce que l'on sent pour elles, ne réüssit point à celui quil'employe, il est certain qu'elle le perd. Il y a, de plus, à considérer que celles de toutes les femmes qui se blessent le plus de ce que l'on appelle une impertinence , sont précisément celles que leur état y expôse, parce qu'elles la regardent beaucoup moins comme un effet des desirs qu'elles font naître, que comme une suite du mépris qu'elles inspirent. L'amour, sans doute, pardonne la témérité: eh! Comment s'en fâcheroit-il, lui pour qui, souvent elle arrive bien plus tard qu'il ne voudroit? Mais loin que l'insolence toute séche, détermine une femme indifférente à se rendre, la chôse du monde la plus râre est qu'elle ne produise pas l'effet contraire. Ce n'est pas, qu'à moi personnellement, cette façon de présenter mon hommage, ne m'ait toûjours réüssi; et qu'en conséquence elle ne soit toûjours aussi, ma premiére déclarâtion; mais je suis avecles femmes sur un ton si singulier qu'il se pourroit que mon éxemple ne prouvât rien. Je suis, au reste, beaucoup moins surpris que vous ne l'êtes, de l'amour que vous avez pris pour Mysis, depuis qu'elle ne veut être qu'à moi. Cette résolution l'éléve à vos yeux; et si les femmes sçavoient ce qu'elles gâgnent aux nôtres en annoblissant leurs idées, leur conduite, et leur ton, combien même l'indécence affoiblit, ou abrége nos desirs, il n'y en a, peut être pas une qui, au moins, ne feignît d'avoir des moeurs: mais, toutes réfléxions faites, je ne crois pas qu'il faille le leur dire.

LETTRE 112

Le même à Stésicrate. Je ne puis, ce me semble, vous prouver mieux jusques où va le pouvoir de Cléon sur l'esprit des athéniens, et combien par conséquent les projets que vous formez contre lui, seroient inutiles, que par le récit d'un fait dont je viens d'être témoin. Cléon avoit hier convoqué le peuple, à qui, disoit-il, il avoit des chôses de la derniére importance à communiquer. Pendant qu'on l'attendoit dans la place, il juge à propos d'aller dans je ne sçais quel temple faire un sacrifice. Il arrive, enfin, la tête couronnée de fleurs, et la robe trainant, c'est-à-dire, dans l'état le plus scandaleux pour des yeux athéniens: aussi, l'indécence de cetappareil fait-elle murmurer assèz haut les plus sages d'entre le peuple, déja indispôsés contre lui par la liberté qu'il avoit prise de ne paroître que si tard. Lui, sans se déconcerter, s'avance impudemment au milieu de l'assemblée. " athéniens, nous dit-il d'un air aussi libre qu'enjoüé, lorsque je vous convoquai hier, j'avois oublié que je devois donner une fête à mes amis. Je ne me le suis rappellé que ce matin; et je me suis flatté que vous ne desapprouveriez pas que je leur tînsse la parole que je leur ai donnée. J'y suis, même forcé en quelque façon, parce qu'on m'a envoyé des chôses qui ne se conservent pas aussi bien que des raisonnements, et que de plus, je ne pourrois pas si facilement remplacer. à demain, donc, les affaires " . Une témérité pareille, s'il en eût été capable, auroit sans doute, coûté fortcher à Périclès; mais sçavez vous ce qu'on a fait? On a ri, l'on s'est levé, la foule s'est dissipée tranquilement; et Cléon a été de même, donner le festin qu'il avoit promis. Pour qui ne connoîtroit ni les moeurs, ni la fierté des athéniens, la condescendance qu'en cette occâsion, ils ont eüe pour leur chef, n'auroit rien de bien étonnant; mais nous qui sçavons avec quelle sottise ils tiennent au respect qu'ils se croyent dû, et combien il est dangereux d'y manquer, nous ne pouvons ni trop nous étonner de l'excèz de leur indulgence pour Cléon, ni trop en conclure que ce seroit vainement que nous voudrions nous lever contre une idole qu'ils révérent d'autant plus que c'est leur propre ouvrage qu'ils adorent en elle. Je ne desire pas avec moins de vivacité que vous-même, vous le sçavez, mon cher Stésicrate, l'abaissement d'un hommeque la nature, et la fortune sembloient avoir, comme de concert, condamné à la plus grande obscurité. Je sens aussi vivement que vous puissiez le desirer, à quel point il est honteux pour la république, qu'elle se soit choisi un pareil conducteur; mais je suis, en même tems, trop convaincu que tout ce qu'aujourd'hui nous tenterions contre lui, ne serviroit qu'à nous perdr nous-mêmes, pour que je veuille entrer dans des projets qui, si vous me permettez de vous le dire, ne m'offrent, d'ailleurs, rien que d'extrêmement vague. S'il étoit digne de la place qu'il occupe, nous le renverserions avec la plus grande facilité, parce qu'àlors nous serions aidés par la jalousie que les grands talents inspirent toûjours à ceux mêmes à qui ils sont le plus utiles. Quelques victoires remportées, une administrâtion sage qui nous rendroit heureux au-dedans, etrespectables au-dehors, nous donneroient sur lui, un avantage prodigieux; mais vous n'ignorez pas combien il a sçu se mettre, de ce côté-là, hors de toute atteinte. Je ne prétends, cependant, point en inférer que la haine qu'il nous inspire, en doive plus se ralentir. Quelque méprisable qu'il soit, il ne se peut point que la fortune ne se lâsse pas de le favoriser; mais, dans la position où nous sommes, c'est à nous d'attendre l'instant où elle commencera à l'abandonner, à le hâter, s'il nous est possible, mais à nous bien garder de le prévenir.

LETTRE 113

Le même à Diodote. Vous me demandez ce qu'on dit ici de vous: il m'est aisé de vous satisfaire: on n'en dit rien. Lorsque, fatigué des caprices du peuple, vous prites, et éxécutâtes la résolution, aussi salutaire pour vous, qu'elle étoit funeste pour eux, d'abandonner les affaires, et d'en laisser Cléon le maître, les bons citoyens vous regrettérent; ils le devoient; ils sçavoient mieux que les autres, tout ce qu'en vous, perdoit la patrie; mais, en convenant de la justice de vos dégoûts, is n'en prétendirent pas moins que vous auriez dû les sacrifier au bien public; et par conséquent blâmérent votre retraite. Ceux qui couroient la même carriére quevous, et que vous n'y laissiez seulement pas remarquer, et les brouillons que la crainte de votre éloquence, et le poids de votre autorité sçavoient également contenir, s'en réjoüirent; les prémiers, parce qu'ils se flattérent que, ne vous ayant plus pour concurrent, le mérite qu'ils se croyoient, en seroit plus aisément apperçu; les autres, parce qu'ils ne doutérent point qu'ils n'en eûssent acquis la liberté de tout bouleverser dans la république, et de la conduire à leur gré. Il n'y a véritablement eu que ceux-ci qui ayent eu raison; car, pour les rivaux de votre gloire, aussi méprisés après votre départ, qu'ils l'étoient pendant que vous éxistiez parmi nous, ils prouvent qu'ils ne devoient guères moins à la médiocrité de leurs talents, qu'à la sublimité des vôtres, le peu de cas que l'on faisoit d'eux. à l'égard des railleurs, dont, commevous sçavez, votre ville a le malheur d'abonder plus qu'aucune autre de la Gréce, leur indifférence réelle pour tout ce qui s'y pâsse, ne vous sauva pas de leurs plaisanteries; mais, quelque important que puisse être le personnage qu'une démarche d'éclat, sensée, ou non, expôse à l'inconsidérâtion de leur langue, et à l'âpreté de leurs traits, il est râre qu'ils en parlent plus d'un jour; et même qu'il leur soit possible de faire autrement dans un lieu qui leur offre sans cesse quelque nouveau sujet à traiter. On vous avoit donc presque oublié lorsque l'ennui du desoeuvrement auquel vous vous étiez condamné, vous fit prendre le parti de quitter Athênes. Cette résolution qui, sans doute, eut des motifs raisonnables, ne parut, cependant, au plus grand nombre, qu'un parti inspiré par l'humeur; et vous rendit encore une fois l'entretien d'uneville malfaisante. Aujourd'hui, et même depuis assèz long-tems, vous n'êtes pas beaucoup plus présent à l'esprit des athéniens que si vous eûssiez vécu du tems de Cécrops. Rien, à mon sens ne doit moins vous étonner: si, en effet, vous en exceptez ces fameuses journées de Salamine, et de Marathon dont ils se souviennent jusques à faire desirer à ceux mêmes qui s'intéressent le plus à leur gloire, qu'ils y eûssent été battus aussi honteusement qu'ils viennent de l'être à Délium, je ne vois ni rien, ni personne qu'ils n'ayent oublié. Me permettez-vous de vous le dire, mon cher Diodote, votre inquiétude à cet égard semble prouver qu'ils n'ont pas eu tant de tort d'avoir taxé votre conduite d'un peu de légéreté. Eh! Pourquoi dans le fond vous feriez-vous un crime si grand d'en avoir eu. Quel homme se trouve, dans les événements qui éxigentun peu de philosophie, aussi philosophe que, de loin, il se flattoit de l'être? Seroit-il donc si extraordinaire que vous n'eûssiez point trouvé dans les chôses par lesquelles vous croyiez remplacer ce que vous abandonniez, toutes les ressources dont elles vous paroissoient susceptibles? Que l'agriculture, par éxemple, ait été moins un délâssement qu'une fatigue pour un homme élevé dans les délices d'une ville, dans les intrigues de la politique, dans l'exercice de l'éloquence, et dans le tumulte des armes? Qu'enfin, le spectacle de la nature, tout grand, tout varié qu'il est dans son apparente simplicité, n'ait point amusé des yeux accoutumés à regarder ce qui n'est pas elle, et à n'admirer que les ouvrages de l'art? Ne nous est-il donc point permis dans l'espéce d'épuisement que nous devons aux affaires, aux passions violentes quidéchirent notre coeur, aux plaisirs, à l'ennui même de les goûter, de nous faire une peinture agréable de la vie champêtre, et d'en desirer la tranquilité comme le seul bien qui puisse nous rendre heureux; mais nous est-il plus possible de ne nous pas tromper sur cela, que nous ne nous trompons sur quelque chôse que ce puisse être? Eh bien! Vous avez pris pour un dégoût permanent, une lâssitude passagére? Dans l'ennui de votre âme, vous avez attribüé au lever de l'aurore, au murmure des ruisseaux, au silence de la solitude, aux éxercices rustiques, au chant des oiseaux, plus de charmes que tout cela n'en a peut-être: c'est un malheur, sans doute, que cette erreur; mais, pourquoi faut-il que vous vous en fassiez un ridicule? Ce qui en seroit un, seroit d'y persister, et d'immoler le bonheur de votre vie à la crainte, et d'êtreaccusé d'inconstance, et de vous voir, de nouveau, expôsé à des discours si peu faits pour prendre sur vous. Quoi! Vous seriez assèz peu philosophe pour compter les hommes pour quelque chôse, et pour vous sacrifier à leur opinion, lorsque vous avez tant de motifs de ne vous déterminer que par vous-même! Ils ont blâmé votre retraite: ils en feront autant de votre retour; mais, que vous importe? Sûrs, comme nous devons toûjours l'être, de ne pouvoir jamais rien faire qui ne vous expôse à la critique, évitons tout ce qui peut véritablement nous en rendre dignes; mais que le caprice, ou la méchanceté d'une multitude légére, envieuse, insensée ne réglent point notre conduite. Quand, enfin, avec des principes, et de l'honneur, nous sommes satisfaits de nous-mêmes, croyons que les autres doivent l'être aussi; ou si àlors noussongeons à leur censure, que ce soit avec tout le mépris que nous lui devons. J'ignore si jamais je me trouverai assèz dégoûté des plaisirs, ou assèz las des affaires pour chercher dans la retraite un bonheur nouveau; mais je puis vous répondre que si mes anciens goûts, plus fatigués qu'éteints viennent à renaître, je reparoitrai sur la scêne avec le même courage que je l'aurai quittée; et je suis même fort trompé si ce sera l'action de ma vie qui en aura éxigé le plus. Vous serez vraisemblablement surpris que je vous donne des conseils dont vous voulez paroître avoir si peu de besoin, et que ce soit une lettre où vous faites avec la vivacité la plus grande l'éloge de la vie champêtre, qui m'ait appris à quel point vous en êtes excédé; mais si vous sçaviez combien l'ennui perce au travers de la pathétique description que vousm'y faites de votre félicité, vous ne seriez pas étonné de ce qu'avec le vuide de votre âme, j'y ai saisi le desir extrême que vous avez de vous retrouver dans cette même ville, et avec ces mêmes hommes pour qui vous affichez tant d'horreur. Ne croyez point, au reste, que je sois le seul qui en aye porté ce jugement: Socrate à qui je l'ai montrée, après avoir lüe avec ce sourire malin que vous lui connoissez, on ne sçauroit nier, m'a-t-il dit, que Diodote ne joüisse dans sa solitude, de tout le bonheur qu'il s'étoit flatté d'y trouver; aussi, vais-je tout à l'heure annoncer son retour à ses gens, et leur ordonner de sa part de préparer sa maison . Cette raillerie qui vous dit assèz qu'il a de votre sitüâtion la même idée que moi, devroit bien plus que tous mes conseils vous engager à secoüer une fausse honte si peu digne, et d'un esprit tel que le vôtre, et d'undisciple de Socrate. Il n'y a, même, pas jusques à cette maîtresse que vous adoriez à Athênes, et qui vous a immolé tous les plaisirs qu'elle y goûtoit, qui ne cêsse bientôt d'être les plus chéres délices de votre coeur, ou de qui vous n'ayez l'inconstance à craindre, si vous persistez à vous croire pour la société un dégoût qu'il est sûr que vous n'avez plus. Les affaires de la république, les vôtres, vos amis, la dissipâtion que tout cela vous procuroit, mille chôses qui l'occupoient elles-mêmes, en ne permettant à aucun de vous deux de n'être qu'à sa passion vous en éxagéroient la violence, et la faisoient subsister. D'ailleurs, ou vous aviez des rivaux, ou vous en craigniez. Quelque sûr que vous dûssiez être d'en triompher, il ne se pouvoit point qu'ils ne vous causâssent pas quelque inquiétude, et que la crainte de vous voir enlever ceque vous aimez ne vous le rendît pas plus cher. Vous joüissiez aussi, du plaisir de la voir admirer; et il est moins possible encore que les éloges qu'on lui donnoit de toutes parts, l'empressement dont on voloit sur ses pas, les transports qu'elle faisoit naître, n'ajoutâssent point beaucoup à votre ardeur. Toutes ces chôses il est vrai, sont bien étrangères à l'amour; mais ce seroit bien peu le connoître que de croire qu'elles ne lui fûssent point nécessaires. Que votre amour, votre repos, votre bonheur qui, tous éxigent que vous vous rendiez à votre patrie, l'emportent enfin sur les fausses idées qui vous retiennent. Songez qu'il n'y a pas jusques à votre gloire qui ne vous l'ordonne. Venez montrer encore au vil tyran sous qui nous avons la bâssesse de ramper, ce front terrible sur lequel il n'a jamais pû lever les yeux sans pâlir.Venez l'épouvanter encore de cette foudroyante éloquence qui l'a tant de fois écrasé; ou craignez que la postérité justement indignée de l'aveuglement, et de la lâcheté de vos contemporains, ne les reproche à votre mémoire, et avec d'autant plus de justice, que, par la supériorité de vos lumiéres, et par la grandeur de votre courage, vous lui paroîtrez plus avoir été fait pour les en préserver, ou pour les en faire roûgir.

LETTRE 114

Dercyle à Alcibiade. S'il n'y a pas de femmes qui, comme vous sçavez, craigne moins les scênes que je ne les crains, il n'y en a pas, en revanche, à qui elles déplaisent davantage. Adymante, parce que je viens de le quitter, m'en fait d'affreuses par tout où il me rencontre. Je voudrois bien, mon cher Alcibiade, que vous lui fîssiez sentir que, par tous ces éclats, il ne donne de ridicule qu'à lui, et qu'il s'en donne beaucoup. Je me suis, je l'avoüe, bien trompée à son caractère! Mais, le moyen qu'en le voyant vivre avec vous dans la plus grande intimité, je pûsse croire qu'entre votre façon de penser, et la sienne, il y eût une si prodigieuse différence? Mais, c'est que c'étoitde si sottes délicatesses! Une jalousie si misérable! De si petites, et, en même tems, de si romanesques idées! Non! C'est que jamais vous n'imagineriez jusques où il porte la pédanterie. Des déplaisances sur le pâssé! Des inquiétudes sur l'avenir! Et, surquoi que ce puisse être, une tracasserie de sentiment, d'une importunité! D'un fastidieux!-assurément! Toutes ces sottises-là me vont bien! Oh! Je ne veux point d'amour, moi! C'est une tyrannie! Figurez-vous qu'il éxigoit que je le gardâsse à perpétuité; pas moins que cela! Je lui avois, même, à ce qu'il disoit, juré de l'aimer toûjours: la belle raison pour que je ne changeâsse pas! Il est, cependant, possible que je lui aye fait la promesse qu'il reclame; et je crois, entre nous, que je la lui ai faite: car il y a des tems où l'on sçait si peu ce qu'on dit! Eh puis! Qu'est-ce que cela conclud pour un hommequi a de l'usage? Dans la crainte, d'ailleurs (crainte que, par parenthêse, il m'inspira dèz l'instant que je le connus) dans la crainte, dis-je, qu'il ne me fût échappé quelque propos qui m'eût commise, et qu'il ne voulût s'en faire des armes contre moi, je me hâtois tant de le ramener à nos conventions, que j'ai peine encore à concevoir qu'il ait pû se flatter une minute que je voulûsse m'en écarter. Comme, sans toutes les minuties qu'il a dans l'esprit, il seroit aimable, et que si, par elles, il avoit affoibli la sorte de goût que j'avois pour ui, il ne l'avoit pas éteint, il n'y a rien que pendant quinze jours entiers, je n'aye fait pour qu'il regardât notre liaison du même oeil que moi. Enfin, quand j'ai vû qu'il lui falloit, non-seulement de l'amour, mais tout le pastoral qu'y cousent toûjours les petites âmes, je lui ai écrit que je lui permettoisd'aimer dans Athênes, et même partout ailleurs, excepté moi, qui il jugeroit à propos. Devenu, comme je vous l'ai dit, amoureux à faire horreur, vous jugez aisément combien la légéreté de mon ton l'a choqué. Il m'a donc, quoique le plus tendrement du monde, répondu des injures; mais, plus leur tournure m'a prouvé de pâssion, plus j'en ai été affermie dans la résolution que j'avois prise de le quitter. Sur cela, il a juré de me poursuivre jusques au tombeau; et à sa façon de se conduire avec moi, il y a toute apparence que, si vous n'y mettez pas ordre, il me tiendra parole. Mais, il faut donc qu'il ne vous ait pas encore parlé, que vous lui laissez faire tant d'extravagances? La plus grande de toutes les folies qui lui sont échappées depuis que je me suis reprise, est selon moi, ce qu'il vient de me propôser: c'est, le croiriez-vous?De me pardonner tout, si je veux bien lui rendre mon coeur . Que cela est touchant! Je n'en ai, pourtant, rien voulu faire. Quand il m'auroit moins ennuyée de sa tendresse, je sçais trop par moi-même, combien les complaisances que l'on s'impôse quand le goût ne les commande plus, sont odieuses, pour que je consente jamais à reprendre un homme sur qui mon imaginâtion se sera usée: d'ailleurs, je crois que j'ai quelque chôse dans la tête. à propos de cela, comme après ce qui m'arrive, ce seroit à moi une imprudence impardonnable que de me rembarquer sans bien connoître mes gens, je vous prie de me dire ce que je puis attendre de Chârès que je vois me tourner depuis avant-hier. Il m'a paru avoir l'amour triste; et Thrazyclée m'a dit qu'il avoit des moeurs à faire trembler: vous comprenez bien ce queje veux dire. Il me seroit crüel de ne retrouver en lui qu'un autre Adymante: et c'est pour que cela n'arrive point que je vous consulte.-à tout hazard: s'il se trouve qu'il ne me convienne pas, je sçais bien quel parti prendre. Adieu, n'oubliez pas de remettre la tête à votre ami. Bons dieux! Que les amants quittés sont bêtes!-le traître! Ne sçaura-t-il donc jamais cela par lui-même? P. S. Si la divinité actüelle de votre coeur y étoit un peu baissée, ou que vous n'eûssiez rien du tout à faire, vous me feriez plaisir de ne pas refuser un soûper de confiance , que je vous propôse pour ce soir. Je viens de me rappeller que, depuis Agathon jusques au rigide Adymante inclusivement, nous ne nous sommes vûs qu'en visite. Ce n'est pas comme cela que vous êtes le mieux; et je n'y vaux guéres davantage. La crainte de ne trouver en moi qu'uneamante desolée, ne doit pas, ce me semble, vous empêcher d'accepter ma propôsition; mais pour que vous l'ayez moins encore, je suis bien aise de vous dire qu'avec tout le desoeuvrement que pourroit avoir une femme quittée, vous me trouverez toute la gayeté que doit avoir une infidelle. je ne sçais si j'ai l'honneur de me faire bien entendre.

LETTRE 115

Alcibiade à Dercyle. Qu'Adymante se soit crû amoureux de vous, rien ne m'étonne moins; mais que vous l'ayez crû vous-même, rien ne me surprend davantage. Joüir tranquilement de l'illusion qu'il se faisoit, parce qu'enfin il étoit impossible qu'elle vous fût onéreuse à tous égards, et attendre de même qu'il en revînt, eût été, ce me semble, un parti plus raisonnable que le soin que vous preniez sans cesse de le rappeller aux conditions de votre engagement. Ne sentiez-vous pas, en effet, combien, par-là, vous intéressiez son amour-propre à vous les faire perdre de vüe; et pouviez-vous vous flatter que ce fût, non sans prendre de l'amour, mais sans croire quevous lui en inspiriez, qu'il se le propôsât? Moins, aussi, il vous est permis de vous dissimuler combien, quand vous vous livrez à toute votre ardeur, on a de peine, soit à croire que vous n'aimiez pas, soit à se rappeller que ce que vous voulez n'est point d'être aimée, plus vous auriez dû ne pa faire à Adymante un si grand crime, et d'une méprise dont vous n'avez vû personne se garantir auprès de vous, et d'une prétention qui en étoit une suite nécessaire. Cette indulgence eût même été en vous d'autant moins déplacée que, toute invariable que vous êtes sur vos principes, vous avez vous-même plus de peur de vous être, dans quelque instant de délire, assèz oubliée pour lui jurer une tendresse éternelle. Ces mêmes serments, il est vrai, n'ont en pareil cas été pour chacun de nous deux qu'une simple formule, de ceschôses de circonstance dont, pâssé le moment auquel elles semblent consacrées on ne se souvient seulement pas: mais croyez-vous de bonne foi qu'il y ait beaucoup de gens qui puissent se vanter d'autant de philosophie que nous en avons tous deux? Vous avez, vous en particulier, le bonheur d'être née ce que j'ai vû beaucoup d'autres femmes ne devenir qu'avc bien de la peine. Cet avantage auroit dû être pour vous un motif de plus de ne vous pas étonner qu'Adymante qui, jusques à vous, n'avoit guéres vécu qu'avec celles en qui, malgré tous leurs efforts, on retrouve toûjours des traces de leurs anciens préjugés, et qui lui-même, n'est pas aussi dégagé des siens qu'il s'en flatte, ou n'ait point saisi la sublimité de votre caractère, ou n'ait pas d'abord pû s'y plier. Il y a au reste, dans cette affaire, des chôses auxquelles on ne comprendrien: telle est, par éxemple, la stupidité qu'il a eüe de vous croire enchaînée par vos serments, et de vouloir à toute force que vous y tînssiez, après avoir tant de fois éprouvé que tout ce qu'on gâgne à s'obstiner à regarder comme devant être inviolables, ces paroles d'aimer toûjours qui échappent machinalement à une femme, est ce qui lui arrive aujourd'hui avc vous. C'est même si fréquemment qu'il éprouve cette destinée, que, si je pouvois imaginer qu'il y eût à être quitté une sorte de plaisir, je ne manquerois pas de lui en suppôser le goût. Quelle que soit à cet égard sa façon de penser, et malgré les petits torts que je ne sçaurois m'empêcher de vous trouver avec lui, je vais sérieusement travailler à vous délivrer de ses véxâtions. S'il en est tems encore, je vous dirai ce soir ce que je pense de Chârès. Je dis, s'il en est tems encore, parce que jamais vous ne m'avez fait l'honneur de me consulter sur quelqu'un, que vous ne vous fûssiez, préalablement mise en état d'en sçavoir beaucoup plus que je n'aurois pû vous en apprendre. Elles prétendent toutes que, non-seulement il a le sentiment d'une tristesse à faire pleurer, mais qu'il en mêt toûjours tant qu'on pourroit avec justice le soupçonner de croire qu'en amour il n'y a rien qu'il ne remplace; et il ne paroît pas qu'elles pensent sur cela comme lui. Si elles disent vrai, je doute fort qu'il vous convienne: au surplus, comme vous sçavez, essai n'est pas engagement . J'en avois, moi, un pour ce soir, et qui, même, quoiqu'il y eût encore del'indécision, ne pouvoit tourner qu'à bien; mais je suis trop sûr de retrouver ce que je vous sacrifie, et le suis trop peu que cela vaille ce que vous m'offrez, pour que je ne vous donnepas toute préférence. Il n'y a jamais de mal, d'ailleurs, à débuter par un tort avec une femme: cela mêt toûjours plus de chaleur dans un prémier rendez-vous; et sans cette ressource, bien souvent on ne sçauroit qu'y dire. Quelque empressé que je sois à vous revoir autrement qu'en visite, ne comptez cependant sur moi, qu'un peu tard. Il m'est, je ne sçais comment, revenu quelque idée sur Hégéside; elle me paroît disposée à oublier ma prémiére inconstance; et vous sçavez trop combien un tête à tête avec vous, dans le tems même que je lui jure que je l'adore, et que, de plus, elle ne veut pas encore m'en croire, me nuiroit dans son esprit, pour que vous puissiez desapprouver le soin que je prends de couvrir ma marche.

LETTRE 116

Le même à Diodote. Nicias, las de se contraindre, vient, enfin, de se déclarer contre moi, de la façon la plus marquée. Tout nécessaire qu'il eût été à mes vûes, qu'il n'eût pas été mon ennemi, j'aime encore mieux la guerre ouverte qu'il me fait aujourd'hui, que la guerre qu'il a dû me faire tant qu'il a dissimulé ses sentiments. Ce n'est pas que je ne sçûsse aussi bien que lui, mettre en oeuvre tous ces petits moyens de nuire que la haine employe lorsqu'elle croit devoir se tenir cachée; mais c'est un art que je méprise encore plus que je ne le posséde; et s'il est vrai que je n'aye point toûjours dédaigné de me servir de la ruse, il ne l'est pas moinsque jamais je ne l'ai mise en usage, sans m'en sentir encore plus avili que je n'en étois gêné. En effet, la bâssesse, et la patience qu'éxige cette sorte de politique, ne conviennent pas plus à la fierté de mon âme qu'à son impétüosité. Si Nicias avoit eu dans la sienne la même vigueur, il y a long-tems que nous sçaurions tous deux à quoi nous en tenir sur la façon dont nous pensons l'un de l'autre. Le parti qu'il prend, ne m'étonne pas, toutesfois, autant qu'il le croit peut-être, et m'embarasse beaucoup moins qu'il ne s'en flatte sans doute. Ses peurs, ses tergiversâtions, ses discours me l'avoient annoncé depuis long-tems. Loin donc de me laisser ébloüir par des protestâtions dont tout, dans sa conduite, me déceloit la fausseté, j'ai sçu prendre contre sa haine de si justes mesures que je ne serai sûrement pas de nous deuxcelui à qui notre desunion nuira le plus. Je lui connoissois de la foiblesse; mais je lui croyois de la franchise; et je doute qu'il ne perde pas à m'avoir détrompé, plus qu'il ne commence à le craindre, fût-il même encore plus convaincu qu'il ne paroît l'être, qu'il s'est beaucoup trop avancé: mais il est tems de vous raconter ce qui vient de se passer entre nous dans le conseil. Il y étoit question d'éxaminer les plaintes de quelques uns de nos alliés, et de décider du plus ou du moins de fondement qu'elles peuvent avoir. Nicias, avant même que cette discussion fût entamée, se déclara pour eux, et parla en leur faveur, avec toute la force dont il est capable. Après nous avoir, selon son usage, dit, et redit long-tems les mêmes chôses, il tomba tout d'un coup, et sans que cela entrât dans son sujet, sur les vertus de nos ayeux; etlaissant là les alliés, ne s'attacha plus qu'à montrer à quel point nous en avons dégénéré. Rien jusques-là ne m'important moins, tout ennuyé que j'étois de sa harangue, ce fut avec une patience inimaginable que je la supportai. Mais il n'éxaltoit tant nos ancêtres que pour nous en avilir davantage: après s'être donc étendu sur leurs vertus, il tomba sur nos vices. L'excèz de notre luxe, et de nos dissolutions, comme vous le croyez aisément, ne fut pas oublié; et vous croirez plus facilement encore, qu'avec l'intention qui le faisoit parler, le prétendu scandale de ma vie fut ce qui lui fournît les traits les plus marqués de nos desordres actüels. Il termina, enfin, sa prolixe invective par une très-pathétique exhortâtion au peuple, et au conseil, de bannir d'Athênes ces mêmes vicieux qui, disoit-il, la deshonoroient aux yeux de toute laGréce. Ses regards furent, tant qu'il parla, constamment fixés, tant sur mes amis que sur moi. Je n'avois pas besoin de cette attention de sa part pour deviner à qui s'adressoient ses coups; et quand j'en aurois pû douter, les yeux de tout le conseil qui suivoient la direction que leur indiquoient les yeux de l'orateur, m'auroient suffisamment instruit de ses vües, et de leur succèz. Thrazylle, de qui vous connoissez la fougue, ne se jugeant pas moins insulté que moi-même dans le discours de Nicias, voulut repliquer; mais je sçus contenir sa colére; et cachant la mienne sous l'air de la plus profonde indifférence, je commençai froidement par prouver que les plaintes des alliés, étoient aussi injustes que leur protecteur les avoit trouvées fondées. Delà, retombant sur lui, je lui donnai, sans le nommer, de si sanglantsridicules, que j'ai tout sujet de croire que, de ce moment, il se repentit de m'avoir si indiscrétement attaqué. Nous sortimes donc du conseil, lui, très-mortifié de ma harangue, moi très-piqué de la sienne; et tous deux avec toute la haine que peuvent sentir respectivement deux hommes qui viennent de se ménager peu. Je ne fus point par conséquent, peu surpris le lendemain, de l'espéce d'excuse que Stésicrate vint me faire de sa part. Nicias , me dit-il, m'a chargé de vous dire qu'il ne conçoit pas comment vous avez pû prendre pour vous ce qu'il dît hier, et lui répondre avec tant d'amertume. Et moi, lui répondis-je, je vous prie, aussi, de dire à Nicias, que je ne conçois pas davantage qu'il ait pû s'attribüer tout ce qui dans ma réponse ne regardoit pas l'affaire des alliés. voilà quel est l'état des chôses; il ne m'est pas bien difficile de voir que Niciasqui n'a jamais de courage que momentanément, craint les suites que peut avoir sa harangue; et Stésicrate ne m'a pas caché qu'il desireroit vivement que je l'oubliâsse. Je n'hésiterois point, non plus, à paroître ne m'en pas souvenir, si cette dissimulâtion pouvoit m'être utile; mais, comme tout le fruit que j'en tirerois, ne vaudroit pas la peine que j'aurois à contraindre mon ressentiment, je crois devoir le laisser éclatter. Je n'avois, dans le fond, desiré l'amitié de Nicias, que par des raisons qui ne subsistent plus. Ma considérâtion à présent égale tout au moins la sienne. Si, à cause de sa lenteur, on lui croit plus de prudence qu'à moi, l'on est convaincu que j'ai plus de courage, et d'activité que lui; et, du côté de l'éloquence, il ne m'offre pas un plus redoutable rival, que du côté des armes. La paresse, plus que le besoin, m'avoit fait desirer quenous unîssions nos intérêts. Je me voyois beaucoup d'ennemis; et je ne sçais pourquoi un de plus à combattre, ou à dédaigner, me parut une si grande affaire. Je me suis cent fois repenti de ce découragement. Nicias ne m'a jamais servi que de son nom: ce bouclier ne m'est plus nécessaire, je l'abandonne sans regret. D'ailleurs, il est impossible après ce qui s'est pâssé entre nous, que nous revenions sincérement l'un à l'autre: il y a des outrages que les hommes ne se pardonnent point; et quand il se pourroit que nous fûssions tous deux capables d'oublier que nous nous sommes haïs, comment chacun de nous, pourroit-il se le persüader? Notre défiance mutüelle, quelque injuste même qu'elle pût être, ne produiroit-elle pas entre nous, les mêmes effets que si elle étoit fondée? Toutes réfléxions faites, et ne trouvant pas plus de sûreté qued'honneur, à masquer mes sentiments sous l'apparence de l'amitié, j'ai pris le parti de la rupture ouverte. Nicias, cependant, se plaint de l'injustice que je lui fais de le croire mon ennemi: pour moi qui suis persüadé que, dans le prémier mouvement, on ne peut trop se taire, par la raison qu'il est râre qu'on ne se repente point d'avoir parlé, je n'oppôse à toutes ses clameurs que le plus profond silence. C'est par le même motif que je n'ai point répondu à la lettre qu'il m'a écrite, et que je vous envoye, quoique la sorte de commotion qu'elle a excitée contre moi, semblât éxiger une replique: mais je sçais trop avec quelle promptitude pâssent les mouvements du peuple, pour que j'y sacrifie rien de ce que mes intérêts me semblent me prescrire; et je les trouve diamétralement opposés à la sorte de paix que Nicias me propôsedans sa lettre, et qu'il m'a fait aussi offrir par Stésicrate. Voilà ce qu'il m'a paru inutile de dire, tant à cause de la modération que Nicias y affecte dans sa lettre, que parce que je ne veux point de confidents de mes sentiments, ou de mes projets. Vous sçavez, au reste, à quel point je compte sur vos lumiéres et votre amitié. Je vous ai fidellement expôsé l'état des affaires; vous sçavez quelles sont mes vües; vous n'ignorez pas d'avantage quelle autorité ont sur moi vos conseils. Socrate voudroit que je répondîsse aux avances de Nicias: mais, uniquement conduit par la crainte de voir régner la discorde entre les grands de la république, Socrate n'envisage les chôses que par l'inflüence qu'elles peuvent avoir sur la république même, et les voit, par conséquent, moins en politique qu'en citoyen; et ce ne sçauroitêtre ici ma façon de les considérer. Si, d'ailleurs, je compte beaucoup sur la droiture de son coeur, je ne me défie pas moins de la subtilité de son esprit. Il m'a déja réduit au silence sur le point dont il est question; mais c'est quelque-fois sans me convaincre, qu'il me confond. Je vous conjure donc, mon cher Diodote, de peser tout avec votre prudence accoutumée, et d'être persüadé que je ne me conduirai que par vos conseils, fûssiez-vous, même de l'avis de Socrate, qui n'est pourtant pas, comme vous voyez, l'avis auquel je me conformerois le plus volontiers.

LETTRE 117

Nicias à Alcibiade. Mon dessein n'est pas d'examiner ici auquel de vous ou de moi, l'on doit imputer les prémiers torts. Quelque équité que je mîsse ou crûsse mettre dans cette discussion, il seroit difficile qu'elle fût exempte de partialité. Je suis homme, offensé, aigri; et je n'ai pas de ma vertu une assèz haute idée pour me flatter d'y être aussi juste que je voudrais, et croirais l'être. C'est donc, tant aux événements qu'aux gens désintéressés, que je laisse à me justifier sur le fond de notre querelle. Je conviens, en attendant, que toutes les apparences y sont contre moi. Mon amitié vous étoit si nécessaire, et j'avois si peu à attendre de la vôtre, que je sens qu'il ne sçauroit paroître probable,sur-tout à ceux qui savent jusques où va votre ambition, qu'avec tant de raison de me ménager, ce soit vous qui m'ayez forcé à la rupture. J'avoüe encore que ceux qui ignorant par combien d'outrages secrets vous aviez lâssé ma patience, m'ont vû vous attaquer dans le conseil avec si peu de ménagement, et, ce sembloit, avec si peu de raisons de le faire, doivent également me condamner; d'autant plus même que la priére que, dèz le lendemain je vous envoyai faire par Stésicrate, d'oublier ce qui s'étoit pâssé, semble plus annoncer qu'en secret je me condamnois moi-même. Mais j'aurois encore été plus sûr que cette démarche me commettoit, et que vous, en particulier, ne lui donneriez pour cause que la peur, que je ne l'en aurois pas moins faite. Ma réputâtion suffisoit pour que le honteux motif auquel vous l'avez attribüée, ne fût pasadopté du public: de quelque façon, enfin, que ce pût être, je risquois trop peu en l'accordant au bien de la paix pour que des considérâtions si frivoles à mes yeux pûssent me retenir sur ce qu'en qualité de citoyen je croyois devoir à ma patrie. C'est en partant du même principe, que je n'ai pas été plus blessé de l'injustice que sur ce point vous affectiez de me faire, que je n'ai été découragé de la façon dédaigneuse, et insultante dont vous avez reçu ma propôsition; et je crois que je ne puis mieux prouver l'un et l'autre, qu'en vous exhortant encore à immoler ainsi que moi votre ressentiment aux intérêts de la république. Ce n'est point que, comme vous, je croie que vous lui soyez assèz cher pour qu'elle se trouve lézée lorsque vous croyez l'être; mais si, par rapport à moi, je ne crains, à quelque égard que ce soit, les suites d'une inimitiédéclarée entre nous, j'avoüe que, par rapport à cette même république, je ne puis les envisager avec la même indifférence. Tous deux par notre naissance, et nos richesses; vous, par la juste espérance que lui donnent vos talents; moi, par le succèz que ses armes ont toûjours eu entre mes mains, nous y tenons un rang si distingué qu'il seroit impossible, si nous en venions au point de ne plus garder de ménagements l'un avec l'autre, que nos dissensions ne l'ébranlâssent point. Tant de calamités l'accâblent déja, que je voudrois, s'il se pouvoit, lui sauver les malheurs qu'elle auroit à craindre de nos divisions. Le moindre des maux qui pourroient en résulter pour elle, seroit votre éxil, ou le mien; et si j'ai la vanité de croire que je ne lui suis pas inutile, je ne suis point assèz peu éclairé, ou assèz injuste pour dire, ou pour penser qu'elle ne perdît rien en vousperdant. Tâchons donc de lui conserver deux citoyens qu'il lui seroit si difficile de remplacer. Ne la mettons point par la guerre qu'infailliblement nous allumerions dans son sein, dans la nécessité crüelle de se priver de l'un ou de l'autre. La fierté, et l'impétüosité de votre caractére, ou ne vous ont point jusques ici permis ces réflexions, ou ne vous en ont pas laissé profiter; et ce que j'ai crû devoir à ma dignité, ne m'a pas permis, à mon tour, d'écouter plûtôt que je ne fais, ce que le bien public éxigeoit de moi. J'ai sçû, enfin, surmonter les mouvements de ma vanité, et voir à quel point elle m'écartoit de la véritable gloire, en me faisant trouver de la bâssesse dans une démarche que je devois à ma patrie. Vous pouvez sur vous ce que j'ai pû sur moi. N'éxaminez pas plus que moi-même lequel de nous deux a eu les prémiers torts, ouen a eu le plus. Pourriez-vous bien vous flatter d'être juste où, malgré toute ma modération, j'ai craint de ne pas l'être assèz? Ce que j'éxige de vous n'est pas que nous soyons amis, ou que nous feignions de l'être: le dernier nous feroit trop peu d'honneur, et je crois l'autre impossible; mais, en conservant nos sentiments, ne cherchons pas respectivement à nous nuire, puisque l'intérêt de la patrie, cet intérêt que je ne crois pas moins sacré pour vous qu'il ne l'est pour moi-même, ne nous le permêt pas. Stésicrate que j'ai encore prié de vous voir, vous instruira plus amplement de mes dispôsitions. Fassent les dieux qu'en l'écoûtant vous vous disiez qu'il est râre, et que les autres ayent avec nous tous les torts que notre passion leur prête, et que nous en ayons avec eux, aussi peu que, souvent, notre amour-propre nous le persüade!

LETTRE 118

Némée au même. ô! La délicieuse infidélité que je vous fis hier, mon cher Alcibiade, et que je vais avoir de plaisir à vous la raconter! J'étois seule chez moi. Quoique le tems fût d'une beauté admirable, et que je me fûsse levée dans l'intention d'en profiter, je ne sçais quelle sombre, mais douce mélancolie vint me donner du goût pour la solitude, et me faire changer d'intention. Oh! Sûrement, Vénus vouloit me payer du superbe sacrifice que je lui avois fait la veille. J'étois seule: Thrazylle entra; puisqu'il me parut aussi beau que vous, il falloit qu'il le fût plus que l'amour même. Il sortoit de chez Axiochus où il venoit de faire un de ces diners brillants qui laissent dans l'esprittant de gaieté et de feu. Je ne sçais par quelle heureuse fatalité, nous qui nous connoissons depuis si long-tems, eumes aux yeux l'un de l'autre ces grâces qu'on ne se trouve jamais, à ce qu'on dit, qu'à la prémiére vüe. J'étois charmante: une nuit pâssée dans le repos le plus profond, avoit répandu sur tous mes charmes une fraîcheur que je conviens qu'ils n'ont pas toûjours. Assèz peu vétüe, et cependant on ne peut pas mieux mise, j'étois voluptüeusement couchée sur un lit que j'avois fait joncher de fleurs: car j'ignorois si vous ne viendriez pas; et l'espérance que je pourrois vous voir, et le desir que avois qu'elle se réalisât, avoient jetté dans mon âme une sorte de molesse, qui, pour devenir quelque chôse de plus vif, n'attendoit que la présence d'un objet fait pour l'augmenter. Je ne pensois pas; mais il me semble que je sentois beaucoup. Je regardaiThrazylle assèz long-tems avec une douce langueur: lui, de son côté, sembloit ne me voir qu'avec la plus vive émotion, et une sorte de surprise qui, en me flattant de la façon la plus sensible, mirent dans mon âme, et par conséquent dans mes yeux, je ne sçais quelle impression de volupté que le traître, bien digne d'être votre éléve, aisît avec une habileté singuliére. Ses regards qui, de moment en moment, devenoient plus ardents, et plus tendres, portérent, enfin, dans tous mes sens un feu auquel je crois que je n'aurois jamais pû résister, eûssé-je eu, même, autant d'envie de m'en défendre que je m'en sentois peu. Je voulus lui parler; et ne pûs que lui soûrire, mais sûrement comme la déesse que je sers soûrioit à Adonis quand elle l'appelloit dans ses bras. Thrazylle, aussi troublé que moi, ne pût lui-même me dire tout ce que je lui inspirois; maiscombien l'enchantement qui étoit peint dans ses yeux, ne m'en instruisoit-il pas; et quels sont les termes qui eûssent pû me le dire aussi-bien! Son ardeur, enfin, rendit la mienne si vive, qu'emportée loin de moi-même, sans le sçavoir, je lui tendis les bras. Avec quelle violence il s'y précipita, mon cher Alcibiade! Et par combien de transports ne répondit-il pas aux miens, et ne s'en montra-t-il pas digne! Non! Vous ne connoissez pas le charme de ces plaisirs que l'imaginâtion n'avoit point prévùs! La vôtre, usée par ses projets, ne peut jamais vous permettre cette ardeur qui, hier, nous embrâsoit. Quand les femmes que vous vous soumettez, seroient mille fois plus aimables, les attaquant toûjours sans desir, ou ne les desirant que par air, à peine leurs charmes ébranlent-ils vos sens. Vous n'allez à un rendez-vous, que sûr des plaisirs qui vous y attendent,et les ayant déja diminüés par l'idée que vous vous en êtes faite; ou, s'il vous arrive d'en trouver d'aussi inopinés que le furent les nôtres, en se rendant avec tant de promptitude, c'est par une si fausse tendresse qu'on cherche à en couvrir la honte! Ou l'on vous montre tant de chôses que l'on ne sent pas, ou l'on cherche tant à vous cacher ce que l'on sent! L'art, de quelque façon que ce soit, y dérobe tant à la nature, qu'il ne vous est pas possible de vous peindre l'égarement de Thrazylle, et le mien. Notre prémiére fougue, enfin, se dissipa; mais nous n'y perdîmes rien. à l'impétüosité dont nous nous étions jettés dans les bras l'un de l'autre, et qui n'avoit été pour chacun de nous deux qu'une frénésie, succédérent cette délicate volupté, et ces ingénieuses et piquantes recherches qui sçavent si bien renouveller les desirs: source de transportspour l'amant, d'éloges pour la maîtresse, et de plaisirs pour tous deux. ô! Combien je vous ai été infidelle! Mais, comprenez-vous qu'avec si peu de dispôsition à le devenir, on puisse se rendre si coupable! Car, enfin, si je ne vous attendois point, je vous espérois; et dans la rêverie où Thrazylle me surprit, il me semble que je ne desirois que vous. Pourquoi, aussi, ne vîntes vous pas? Le reste du jour se pâssa dans des délices que je n'entreprendrai point de vous peindre, et que, peut-être, vous ne comprendriez pas. Vous ne sçavez que trop bien, perfide! Inspirer de l'amour; mais il ne peut jamais vous rendre heureux qu'à demi, puisqu'au bonheur de le partager, vous préférez toûjours la gloire de le faire naître.

LETTRE 119

Alcibiade à Némée. C'est bien sincérement que je vous félicite de vos plaisirs. Je suis, plus que jamais, de votre avis sur le mérite de l'inopiné ; et jamais je n'eus de meilleures raisons pour en être. Quoi que j'eûsse arrangé ma journée, comme la vôtre s'est arrangée d'elle-même, je n'ai pas, à beaucoup près, eu le même sujet d'en être content. Un assèz joli visage, trop de prétentions pour si peu de chôse, des sentiments, du romanesque, voilà tout ce que j'ai trouvé. Il y avoit, pourtant, quinze grands jours que cela se faisoit courir. Eh puis! Calculez sur la longueur de sa résistance, ce que peut valoir une femme. Aussi, tout en lui jurant, comme il le falloit, de l'aimer le reste de ma vie,me promettois-je bien tout bas de ne la revoir jamais: il est inutile que je vous dise auquel de ces deux serments je serai le plus fidelle. Je suis bien aise, par rapport à vous, de ce qu'en sortant d'un des plus insipides tête à tête que jamais j'aie dûs au tendre amour , le hasard ne m'a point fait tourner mes pas de votre côté. Je ne vous aurois pas interrompus pour bien long-tems; mais, quelque courte qu'eût été ma visite, je conçois, et de reste, que Thrazylle, et vous, l'auriez trouvée encore bien longue. Ce qui vous en a sauvés, c'est la parole que j'ai donnée à Dercyle de soûper avec elle, chaque fois qu'il lui plaira de changer d'amants. Je ne sçais si elle le fait exprès; mais en voilà trois en moins de trois semaines. Je commence à craindre sérieusement que si, comme nous disons, elle n'enraye pas, elle ne me laisse dispôser d'aucune des soirées de ma vie. Adieu,charmante, quoique infidelle Némée. Dans quelque tems d'ici (car je sçais trop quels sont les égards que l'on doit à un nouvel engagement, pour ne point, de moi-même, suspendre mes droits) je vous prierai de vouloir bien ne pas donner au seul Thrazylle toutes les soirées de la vôtre.

LETTRE 120

Hégéside à Alcibiade. Il est, je crois, tems, ou jamais, de vous mettre dans ma confidence. La douleur que me causa votre changement, eut pour moi quelque chôse de si terrible, que, n'ôsant me flatter de pouvoir un jour m'en venger sur vous, je me promis, du moins, de ne m'expôser jamais à en sentir une pareille. Les seuls moyens de m'en préserver, étoient, ou de mettre désormais dans mes engagements, toute la légéreté possible, ou de renoncer pour jamais à l'amour. Malheureusement je me sentois pour le prémier de ces deux partis une répugnance qu'avec l'idée que vous avez des femmes, et ce que je viens de vous faire éprouver, vous ne me croirez sûrement pas: l'autrene pouvoit être que très-pénible pour une âme naturellement tendre, et que le calcul et l'analyse n'ont pas, à beaucoup près, aussi desséchée que vous vous plaisez à le dire. Il falloit, même, qu'il me le fût encore plus que le prémier, puisque, toutes réfléxions faites, ce fut à la légéreté que je me dévoüai. Quoique je ne crûsse donc pas à tous les hommes, ces principes de corruption, et de... (vous ne serez pas fâché, je pense, que ma politesse vous épargne le reste), dont vous vous faites une si grande gloire, je n'en résolus pas moins de me conduire avec ceux qui pourroient prétendre à me plaire, et qui y parviendroient, comme si j'eûsse eu la plus entiére certitude de ne retrouver qu'un Alcibiade dans chacun d'eux. Si, par hasard, vous vouliez douter de la constance dont j'ai suivi le plan que vous m'aviez forcée de me faire, je doute que les cris de tous ceux qui vousont succédé auprès de moi, vous le permîssent. Dans la crainte, même, que, soit de leur côté, soit du mien, l'amour ne me fît perdre de vüe ma sûreté, ou ne m'endormît sur mon ressentiment, loin d'attendre pour quitter, que le goût que je paroissois inspirer eût perdu de sa force, ç'a toûjours été, non-seulement lorsque je devois lui en suppôser le plus, mais quelquefois avant que ma propre illusion se fût dissipée, que je me suis déterminée à l'inconstance. Avec aussi peu de raisons de m'engager, que j'en ai trouvé le plus souvent, j'eûsse mieux fait, sans doute, de ne me pas livrer. Jamais le dépit n'a donné à une femme, que des conseils avilissants; et je ne l'ai éprouvé que trop. Mais, quelque peu de besoin que j'en eûsse quand vous m'eutes quittée, quelques reproches, même que je m'en fîsse, pouvois-je ne vous pas remplacer sans courir le risque de vous fairecroire que l'inaction où je me serois tenüe, n'auroit eu d'autre cause que la perpétüité du regret de vous avoir perdu, et l'impossibilité d'en aimer un autre après vous? Que ce fût ou non l'ouvrage du dépit, c'étoit toûjours vous prouver qu'on pouvoit ne se pas moins consoler de vous, que de tout autre. Cette malheureuse idée me perdit; et je ne puis, aujourd'hui, considérer sans frémir combien je lui ai dû d'erreurs dont, si j'eûsse pû ne me la pas faire, je n'aurais point à rougir. Le prémier instant où je me sois pardonné d'avoir affiché une façon de penser qui, dans le fond, est si peu la mienne, a été l'instant où, vous étant chargé, peut-être, en secret du soin de venger les victimes de mon inconstance, vous m'avez, de nouveau, jugée digne de vos attentions. Il me seroit impossible de vous exprimer le plaisir avec lequel je vous ai vû, et le projet de mefaire une seconde fois porter vos chaînes, et, avec de si puissants motifs de vous défier de moi, ne prendre le desir que moi-même je marquois de vous rengager, que pour l'effet d'un sentiment dont, tout malheureux que vous l'aviez rendu, je n'avois pas pû triompher. Si je ne me flattois point de vous voir tomber dans les piéges qu'autant que je l'avois pû, sans trop vous déceler mes vües, je n'avois pas un moment cessé de vous tendre, ce n'en étoit pas moins le voeu le plus cher, et le plus continû de mon coeur. J'ôsois, pourtant, me dire quelquefois qu'il ne se pouvoit pas que je parûsse manquer de moeurs à un si haut point, et m'être fait à cet égard une si brillante réputation, sans que je vous parûsse plus que jamais mériter votre hommage; mais, quelque bien fondée qu'elle fût, ce n'étoit, pourtant, qu'une espérance. Si, lorsque je fusassèz heureuse pour la voir enfin se réaliser, j'exigeai que vous me rendîssiez des soins qui constatâssent votre retour vers moi, ce n'étoit pas, comme sûrement vous l'avez crû d'abord, que ces mêmes soins fûssent nécessaires, soit à ma vanité, soit à mon coeur, mais pour que la vengeance que je méditois, en fût tout-à-la-fois plus éclatante, et moins douteuse: vous sçavez si mes projets m'ont réüssi. Plus, au reste, vous devez être sûr que, pûssé-je l'être de vous avoir inspiré la passion la plus violente, et la plus sincére; et que (ce dont, sans doute, vous ne vous flattez pas) dûssé-je moi-même vous adorer, je ne vous reprendrai jamais, moins vous devez imaginer que les menaces que vous me faites puissent avoir de quoi m'épouvanter. Quand on est chargé d'un ridicule aussi accâblant que l'est pour vous le ridicule que je viens de vous donner, on a tout-à-fait mauvaisegrâce de vouloir en faire craindre aux autres. Jamais, quoique vous puissiez faire, vous n'infirmerez les titres dont avec une imprudence que j'ai encore peine à concevoir vous m'avez armée contre vous: car, de bonne foi, comment voulez-vous qu'on interpréte la lettre où, avec une très-fausse tendresse, il est vrai, mais avec les supplicâtions les plus humbles, vous me conjurez ou de vous rendre mon coeur, ou de permettre du moins que vous fassiez pâsser notre rupture pour ce que nous appellons un coup fourré ? Partager entre nous deux l'avantage que je remporte sur vous, seroit, ce me semble, l'anéantir; mais, la propôsition que vous m'en faites, ne m'offrit-elle pas cet inconvénient, vous n'avez point en pareil cas assèz ménagé mon amour-propre, pour que je consente à avoir pour le vôtre la plus légére condescendance. Entrenous point de traité. Vous étes quitté, vous pâsserez, s'il vous plaît, pour l'être. Tout ce que je puis donc faire pour vous est de vous permettre, non-seulement de lire cette lettre à tout le monde, mais d'en laisser prendre copie à tous ceux à qui elle pourra paroître en valoir la peine.

LETTRE 121

Alcibiade à Axiochus. Quelque peu d'esprit que vous connoissiez à Aglaophon, vous auriez, ce me semble, mon cher Axiochus, dû présumer qu'avec le besoin qu'il avoit que vous me parlâssiez en sa faveur, il pouvoit n'être point assèz stupide pour vous dire quelle est la cause de ma colére contre lui. Ce qui me prouve, en effet, qu'il s'est bien gardé de vous en instruire, c'est que vous n'attribüez encore sa disgrâce qu'à un de ces caprices qui rendent toûjours les grands si dangereux pour les petits, et que ceux-là sont si fréquemment, et quelquefois avec bien peu de raison, accusés de mettre à la place de la gratitude qu'ils pourroient devoir à ceux-ci. Quoique, par la sorted'humiliation qui me paroissoit en rejaillir sur moi, je me fûsse promis de garder le silence sur ce qui m'a fait bannir Aglaophon d'auprès de ma personne, les reproches que vous me faites sur mon injustice, et l'ardeur de vos sollicitâtions pour lui, me forcent également à le rompre. Si, après m'avoir entendu, vous croyez encore devoir me condamner, je vous promets de lui rendre avec mes bonnes grâces tout ce dont mon indignâtion l'a privé: mais c'est d'un peu loin qu'il faut que je prenne ce récit. Dégouté plus que je ne pourrois vous l'exprimer, de l'apprêt dont les femmes en général, surchargent, ou masquent la nature, et voulant joüir d'un spectacle qui pût m'être nouveau, j'avois chargé un certain Sophronyme, depuis votre absence, intendant de mes plaisirs secrets, et, de tous les hommes, peut-être, le plus digne de cette place, deme trouver une jeune personne qui réünît à tous les agréments que je desire toûjours, cette sorte de simplicité que je n'avois encore rencontrée nulle part, et de qui l'âge, et l'éducation pûssent me garantir l'innocence. Pour qu'elle ne dépendît absolument que de moi, je donnois jusques à six talents d'or. Il est presque inutile que je vous dise qu'à ce prix Sophronyme en eût bientôt une à m'offrir, et (autant que sur ces sortes de chôses, on peut en croire aux apparences) telle à tous égards que je le desirois. Cette fille, de la naissance la plus obscure, orpheline depuis six semaines, restée sans biens, étoit àlors auprès d'une parente éloignée qui, malgré l'indigence où elle languissoit elle même, avoit bien voulu s'en charger. Cette même indigence qui ne pouvoit que lui rendre très-onéreux, l'engagement qu'elle avoit contracté,le desir si naturel de s'en voir délivrée, peu de principes, sans doute, la soif de l'or (car vous sentez bien qu'il avoit nécessairement fallu l'intéresser dans le marché) ne permirent pas à cette malheureuse, de rejetter long-tems les offres de Sophronyme. Tout convenu entre eux, il ne fut plus question que de me faire voir ma victime ui, eût-elle eu autant de beauté qu'on lui en attribüoit, pouvoit n'en avoir pas moins une beauté qui ne me plût pas. Sous un de mes travestissements ordinaires, et comme parent de cette femme, je me rends donc un soir chèz elle. Cette jeune infortunée paroît; et malgré l'air de misére qui perçoit en elle de toute part, et sous lequel Vénus même n'auroit pû que perdre de ses charmes, malgré la disgrâce universelle qu'elle tenoit d'une éducâtion on ne peut pas plus négligée, fait sur moi toute l'impressiondont Sophronyme s'étoit flatté. Ce dernier, enfin, me l'améne à ma maison du Pirée, que, comme celle de toutes les miennes où je pouvois le mieux la cacher à tous les yeux, je lui avois choisie pour demeure. L'élégance de l'ajustement sous lequel je m'y présentai aux siens, et la richesse de l'appartement où je la reçus me parurent beaucoup l'étonner, mais moins encore que tout ce qui sembloit lui être destiné, et à quoi l'état de médiocrité où elle m'avoit vû la veille, ne lui avoit point permis de s'attendre. Des robes superbes ou du plus grand goût, des bijoux de toute sorte, des esclâves, enfin tout ce qui pouvoit flatter ses regards, étoit répandu autour d'elle avec la plus grande profusion, et la plongeoient dans une surprise in'exprimable. Quoique, telle qu'on me l'avoit amenée, elle m'offrît assèz de charmes,et que j'eûsse desiré de le lui prouver, je crus devoir céder à l'empressement qu'elle témoigna d'être parée. Resté à sa toilette dont il me parut que les plus essentiels devoirs lui étoient tout-à-fait nouveaux, je pris avec elle quelques libertés, telles qu'il les falloit, ou pour parler plus juste, telles que je jugeai qu'elle devoient être pour préparer son imaginâtion sans trop effaroucher sa pudeur: c'est-à-dire que je fus avec elle, moins téméraire que galant. Je remarquai toutesfois qu'expôsant avec la plus singuliére négligence la plus grande partie de ses charmes à mes yeux, elle veilloit sur sa gorge avec une attention dont rien ne pouvoit la distraire. Ce soin, comparé avec sa tranquilité sur tout le reste, me fit penser deux chôses: l'une, qu'il falloit que cette même gorge qu'elle déroboit à mes regards d'une façon si marquée, ne fütpoint belle, et qu'elle ne l'ignorât pas; l'autre, qu'il se pouvoit très-bien qu'elle n'eût pas à beaucoup près toute l'innocence qu'en elle j'avois crû acheter. Ce qui, dans ce moment, achevoit de confondre mes idées, c'étoit de la trouver toûjours plus étonnée de mes entreprises, que honteuse de son obéissance: encore une fois, étoit-ce de sa part ignorance, ou habitude? Si c'étoit la derniére, elle étoit, assurément, prise de bien bonne heure: si c'étoit l'autre, il falloit avoüer qu'elle étoit bien complette. J'avois, par moi-même, beaucoup plus de pente à suppôser l'habitude que l'ignorance; mais à sa surprise du plaisir qui paroissoit résulter pour moi, de ce que je me permettois, cela ne m'étoit guéres possible. D'ailleurs, devant des gens éclairés on ne joüe l'innocence avec succèz que quand il est vrai qu'on en a: cependant, nul embarras!Quel prodige! Du moins, en étoit-ce un pour moi. Ce qu'il y avoit encore de plus singulier, c'étoit le parfait desintéressement qu'elle sembloit porter à tout cela. Chaque fois que je lui disois à quel point elle me charmoit, elle ouvroit sur moi de grands yeux, les plus beaux du monde, à la vérité, mais dans lesquels je ne lisois qu'une sorte d'étonnement stupide auquel jamais aucun autre mouvement ne paroissoit se mêler. Quoique je me fûsse bien promis de la dispenser des sentiments, c'est-à-dire, de ne pas attendre pour me rendre heureux, que je lui en eûsse inspiré, je ne pus m'empêcher d'être blessé que ma présence, et mes empressements la laissâssent dans un état si tranquile. On veut plaire, même à ce qu'on veut le moins aimer. Cet effet de la vanité, se cachoit en moi sous le masque de la délicatesse. Je nedemandois à Lysidice (du moins je le croyois) ni les transports, ni l'égarement d'une véritable passion; mais j'aurois desiré (et, ce me sembloit encore, plus pour elle-même que pour moi) que l'obéïssance seule ne la mît point dans mes bras; ou, s'il se pouvoit que je ne prîsse rien sur son coeur, de trouver en elle de quoi me dédommager de ce que son coeur ne me donneroit pas. Tout violents, donc, qu'étoient mes desirs, et quelque satisfaction que j'eûsse imaginée à n'avoir pour les calmer, besoin ni du moment, ni du goût, je crus, tant pour mon bonheur que pour le sien, devoir ne lui offrir le maître que sous l'apparence de l'amant; et joindre à la douceur de la voir ne dépendre que de moi, le plaisir de lui faire penser qu'elle ne dépendoit que d'elle-même. Elle me plaisoit beaucoup: je croyois vouloir àlors qu'elle me plût long-tems; et pouvois-je men flattersi je ne me faisois pas un peu de cette illusion qui rend pour nous en général, et pour moi en particulier, le desir si semblable à l'amour? Ces réfléxions que je fis pendant qu'on l'habilloit, me rendirent tout d'un coup aussi froid que j'avois été ardent; mais quelque subit, quelque marqué, même, que fût ce changement, elle ne parut seulement pas s'en appercevoir. Enfin, on nous laissa seuls. Il n'y eut àlors rien que je ne tentâsse, et vainement, pour tâcher de l'occuper de moi: remplie d'elle-même, de sa parure, de ses bijoux, jamais je ne pus un seul instant me flatter de l'en distraire. Je lui dîs des chôses tendres, elle m'en remercia; mais comme elle auroit remercié de la plus simple politesse. Ennuyé de n'en tirer jamais rien de plus, j'avoüe que cette délicatesse qui, jusques-là, m'avoit si mal servi, m'abandonna. Il ne meparut plus de l'importance dont je venois de le juger, de ne chercher à me rendre heureux auprès d'elle, qu'après que par mes soins je l'aurois amenée à l'amour. Je commençai à craindre qu'il ne me fallût beaucoup de tems pour toucher un coeur qui par lui-même n'annonçoit pas de grandes dispôsitions au sentiment, sur lequel, quelque envie que j'en eûsse, je ne pouvois me dissimuler que je n'eûsse tout au moins fait très-peu d'impression, et qu'il se pourroit que je ne touchâsse jamais davantage. " pourquoi, me dîs-je, m'oppôser moi-même des obstacles lorsqu'il m'est si facile de joüir de mille beautés que je ne puis regarder sans éprouver cette impatiente ardeur pour laquelle le plus léger retardement est trop encore? Ne se peut-il pas, aussi, que plus je chercherai à lui faire connoître le sentiment, plus je luiapprenne à quel point elle en est éloignée? Eh bien! Ses plaisirs, et les miens en seront moins vifs: qu'en sçais-je? M'est-il donc toûjours si nécessaire d'aimer, et même d'être aimé; et est-il impossible qu'elle soit elle-même assèz heureusement née pour n'avoir pas plus que moi-même, besoin du secours de ces illusions " ? Pendant que toutes ces idées se présentoient à mon esprit, j'avois machinalement pris Lysidice dans mes bras; et, plus sûr de mes desirs que je ne l'étois encore de mes intentions, la conduisois dans cette piéce écartée que vous connoissez, et où j'ai rassemblé tout ce qui, en inspirant la volupté, peut favoriser l'amour. Le feu qui, sans doute, animoit mes regards, l'ardeur dont je la serrois dans mes bras, mes soûpirs, mon agitâtion ne me parurent point d'abordplus l'émouvoir que l'embarrasser. Lorsque je l'eus fait asseoir, je me mis à ses genoux. Cette attitude l'étonna, mais ne l'instruisit pas. Elle avoit, cependant, les yeux baissés. Je la priai tendrement (car avons nous toûjours besoin d'aimer pour être tendres! ) je la priai, dis-je, de les lever sur moi: elle m'obéît. attachez-les sur les miens, belle Lysidice, lui dis-je; et si je vous suis indifférent, joüissez, du moins, de tous les transports que vous m'inspirez. m'obéïr encore, mais ne faire exactement que cela: soûrire, mais sans expression, furent encore toute sa réponse. Cependant, cette douce langueur que jusques-là j'avois si vainement cherchée dans ses yeux, commença à s'y peindre: d'elle-même elle les fixa sur les miens; et cette même langueur, cette sorte de trouble qui accompagne presque toûjours les prémiers desirs d'une jeunepersonne; tout, enfin, rendit Lysidice si touchante qu'il me fut impossible d'attendre plus long-tems mon bonheur. Toute dispôsée que je la trouvois à ne le pas retarder, je craignis, si je lui demandois d'y consentir formellement, qu'elle n'y apportât une résistance dont, quelque peu durable qu'elle pût être, l'instant ne pouvoit que me faire un supplice. Que de chôses charmantes ne sacrifiai-je pas à cette crainte! Mais que je la connoissois mal! Je n'avois, en effet, presque plus besoin de son aveu, qu'elle ne paroissoit seulement pas imaginer qu'elle dût se défendre. Autre sujet de commentaires pour moi: car, étoit-ce à cette soumission absolüe à toutes mes volontés, dont on lui avoit fait le prémier de ses devoirs; n'étoit-ce qu'à l'excèz de son ignorance que je devois ce triomphe si peu disputé? Quelque étendüe que, dans mes idées, je donnâsse àl'une, et à l'autre, pouvois-je leur en attribüer assèz pour trouver en Lysidice, moins encore de traces de préjugés, que je n'en avois trouvé dans les femmes mêmes qui en avoient conservé le moins? Que, dans la pôsition où j'étois avec elle, aidé par cette même soumission, par la séduction des sens, par l'amour, j'eûsse triomphé des siens, rien n'eût été plus naturel: encore, en suppôsant tant de chôses, une jeune personne mêle-t'elle à ses propres desirs, comme elle oppôse aux transports de son amant, des craintes, des répugnances, des combats. Dans l'instant même où, emportée par la plus douce, et la plus puissante des yvresses, tout semble lui faire, de se rendre, la plus pressante des nécessités, on la voit, malgré elle, et sans le sçavoir, peut-être, se défendre encore, et céder, tantôt aux cris de la nature, et de l'amour, tantôt à la tyrannie despréjugés; mais Lysidice ne m'offroit rien de tout cela. à quoi devois-je donc une si prompte victoire? à la seule crainte que sa mère avoit eüe qu'en lui faisant seulement soupçonner en quoi, dans une femme, on fait consister la vertu, elle ne lui donnât des idées plus faites pour la détruire que pour l'inspirer. Aussi, grâces à ce systême d'éducâtion si bien raisonné, ne rencontrai-je en Lysidice, d'autres obstacles que les obstacles qu'il ne dépendoit pas d'elle de m'épargner.-la honte de ce qu'on a fait, ne pouvant provenir que du sentiment qu'on a que l'on vient de faire mal, vous concevez aisément que je lui trouvai après, d'autant moins de confusion avec moi, qu'elle croyoit moins avoir à rougir: passons au reste. Après quelques moments d'un entretien, aussi froid, et aussi sec de sa part, que de la mienne, il fut abondant,et animé, je voulus me rendre tout ce que la nécessité où je m'étois crû de presser ma victoire, m'avoit fait sacrifier; et il est presque inutile que je vous dise que Lysidice fut à cet égard aussi docile qu'elle l'avoit été sur tout le reste: cette docilité eut cependant un terme. Cette gorge, toûjours cachée à mes regards avec tant de soin, inquiétoit toûjours ma curiosité. Il étoit assèz naturel que je me flattâsse qu'après tout ce qu'elle m'avoit accordé, Lysidice ne me disputeroit plus une chôse qui, entre elle, et moi, devenoit de si peu d'importance; je me trompois encore: c'étoit précisément-là que m'attendoit le scrupule. Les raisons, les caresses, l'autorité même, employées tantôt tour à tour, tantôt toutes ensemble, furent long-tems inutiles. Elle s'obstina à défendre contre moi un grand voile que je ne lui avois vû mettre dessus qu'avec chagrin, et sur lequel j'avois déja, le plusinutilement du monde, fait mes représentâtions. S'il fallut presque user de violence pour le faire disparoître, il ne m'en fallut guêres moins employer pour profiter du sacrifice qu'à la fin j'obtins qu'elle m'en fît; et, tout absurde que cela doit vous paroître, il est de toute vérité que jamais je n'aurois vû roûgir Lysidice, si j'eûsse bien voulu ne pas éxiger d'elle une si simple faveur. La résistance qu'elle m'avoit oppôsée, n'avoit pour cause, aucune des raisons sur lesquelles je l'avois crüe fondée; mais l'ordre exprès qu'elle avoit reçu de sa mère de la dérober avec le plus grand soin à tous les yeux. Cette même mère s'étoit flattée, sans doute, que Lysidice tireroit delà ses conséquences pour le reste; mais c'étoit ce que celle-ci n'avoit pas fait. Fidelle, au surplus, comme elle le fut à ce qu'on lui avoit recommandé sur les minuties, je ne doutepoint que, l'amour, surtout, ne l'égarant pas, ce n'eût été le plus difficilement du monde, que j'en aurois triomphé, et que, peut-être même, je n'y serois point parvenu, si l'on n'eût pas si sottement craint de ne pouvoir l'instruire sans courir le risque de l'égarer. Le reste d'un jour si heureux, et tout à la fois si nouveau pour moi, fut, comme vous le croyez bien, uniquement rempli par les plaisirs. Les charmes, la complaisance de Lysidice, mes desirs, plus encore les siens, tout en fut pour moi, une source inépuisable. Ce n'étoit pas qu'au travers de tout cela, elle ne me prouvât à chaque instant, sans le vouloir, à quel point l'amour lui manquoit; et que, moins elle se croyoit obligée de m'annoblir l'état de son âme, moins, par conséquent, elle se soucioit que je prîsse pour l'effet de la passion, ce que je ne devois qu'à sessens, plus elle ne me mît dans l'impossibilité de m'y méprendre. Tout tranquile, donc, que, du côté du coeur, elle me laissât moi-même, il ne se pouvoit pas davantage que je ne fûsse aussi piqué que surpris de faire sur elle si peu d'impression. Vous n'ignorez point qu'un triomphe obtenu, ne sert jamais qu'à m'en faire desirer un autre. Cette même vanité que je mets toûjours à la place de la délicatesse, et par laquelle j'avois voulu débuter avec Lysidice, recommençoit à me faire un besoin de ce que j'avois immolé à des desirs plus pressants. Au défaut de ce mouvement tendre que, même au milieu du plus grand trouble où je la plongeâsse, je ne lui trouvois jamais, je lui aurois, du moins, desiré cette élégance dans les termes, cette finesse dans les tournures, ces réminiscences de ce qu'elles ont senti, que les femmes sçavent si bien mettre àla place du sentiment lorsqu'elles ne s'en trouvent pas autant qu'elles l'avoient crû, et qu'il leur en faudroit. Mais quoique je fîsse pour obtenir de Lysidice, un mot dont mon amour-propre pût tirer quelque parti, son esprit, et son coeur étoient toûjours relativement à moi, de la plus desobligeante sécheresse. Si je lui demandois de me dire qu'elle m'aimoit, à la vérité elle ne s'y refusoit pas; mais c'étoit toûjours sans chaleur qu'elle me le disoit, et comme elle m'auroit dit quelqu'autre chôse que c'eût été. Les jours suivants ne m'offrant à fort peu de chôse près, que les mêmes détails, je crois devoir vous les épargner. L'espérance que j'avois de toucher le coeur de Lysidice, me soutint quelque tems contre l'ennui crüel que je recevois de sa conversâtion qui, toûjours la même, ne m'offroit jamais plus d'idéesque de sentiments. Moins son esprit pouvoit s'occuper, plus elle avoit besoin que ses mains le fûssent. Les peintures qui ornent ma maison du Pirée, lui donnérent du goût pour le dessin: sur le champ Aglaophon fut mandé: sa stupidité ne pouvoit que le rendre aimable aux yeux de Lysidice qui a elle-même l'esprit d'une aridité qu'on auroit peine à concevoir. Cet attrait secret qu'ont l'un pour l'autre, deux êtres qui se ressemblent, n'agît pas moins sur Aglaophon, qu'il n'opéroit sur Lysidice. La prémiere croyoit ne me rien devoir, le second perdit de vüe ce qu'il me devoit: vous devinerez le reste sans peine. Quoique Lysidice ne m'inspirât plus rien, et que, quelques jours plus tard, je l'eûsse rendüe à elle-même, je n'en ai pas moins crû devoir punir Aglaophon de son manque de respect. Les bornes que j'ai mises à ma vengeance,vous disent assèz que, dans cette circonstance, mon amour-propre a été plus blessé que mon coeur. Si, cependant, toute modérée que je l'ai rendüe, elle vous paroissoit n'être point en proportion avec le crime; ou, qu'en trouvant Aglaophon aussi coupable qu'il l'est à mes yeux, vous n'en desirâssiez pas moins sa grâce, je vous répéte ici que je n'ai rien à refuser à la tendre amitié qui nous unit.

LETTRE 122

Le même à Némée. La prodigieuse dissipâtion où je vis depuis que je ne vous ai vüe, ne m'a point empêché de sentir que je ne vous voyois pas, et de me reprocher mille fois de sacrifier les plaisirs que j'étois si sûr de trouver auprès de vous, à la sotte vanité d'occuper de moi, des femmes pour qui je ne sens rien, et qui pourroient bien être à mon égard dans les mêmes dispôsitions. Par Minerve! Ma chére Némée, si les hommes le plus jaloux de ma gloire, sçavoient, et ce qu'elle me coute, et combien souvent elle m'ennuye, ils cesseroient bientôt de m'envier une si onéreuse célébrité; et si les femmes que je dédaigne, pouvoient sçavoir aussi, combien peu jerends heureuses, celles qui trouvent grâce devant mes yeux, je ne doute pas davantage qu'on ne les vît bientôt regarder le bonheur de me plaire, comme un des plus crüels accidents qui pûssent jamais leur arriver. Il ne nous seroit, je crois, pas moins impossible de nous oublier absolument tous deux, que de n'avoir pas de distractions. Les beautés nouvelles qui ont daigné venir au céramique, me donner des preuves de leur tendresse, ne m'ont pas assèz intéressé pour que je pûsse un seul instant vous perdre de vüe. Ce n'est pas, cependant, qu'il n'y en soit venu de bien jolies, et de bien ridicules; mais également usé sur les ridicules, et sur les agréments, je commence à n'être pas plus touché des derniers que je ne suis amusé des autres, et à croire qu'on peut à tous égards faire beaucoup mieux que je ne fais. Moins aucune d'elles a pû vouseffacer de ma mémoire, plus je crois aussi devoir me flatter que votre fantaisie pour Thrazylle, quelque violente qu'elle ait pû être, n'aura pas si absolument triomphé du goût naturel que vous aviez pour moi, que vous ne vous soyez quelquefois rappellé cet Alcibiade de qui vous seriez l'unique passion s'il se pouvoit qu'il en eût une; et qui, du moins, vous donne la plus éclatante préférence sur tous les objets auxquels la triste nécessité de soutenir la gloire de son nom, le force de s'arrêter en pâssant. Je connois pourtant, assèz l'emportement de vos goûts pour être persüadé que, dans les prémiers moments de votre derniére phrénésie, ce n'aura pas été mon idée que vous vous serez présentée le plus; et je suis trop équitable pour vous en faire un crime: mais, enfin, il y a quinze jours que vous aimez Thrazylle. Ce terme, beaucoup trop long pour uneerreur, suffiroit presque à un sentiment. Je ne sçaurois, d'ailleurs, imaginer que vous soyez d'humeur à vous donner long-tems l'air d'une grande passion, et à chercher dans la constance, les plaisirs que vous n'avez jusques ici trouvés que dans la légéreté. Je vous attends donc ce soir à ce même céramique, témoin depuis si long-tems de priéres sans desirs, de résistances sans vertu, de défaites sans amour, de transports sans ardeur, et de protestâtions sans vérité. J'ai un besoin que je ne pourrois vous exprimer, de m'y délâsser dans vos bras, de toutes ces grandes avantures qui m'ont pensé faire périr d'ennui: venez donc y rapporter tout à la fois la gayeté, les desirs, et les grâces. Il m'est arrivé de Milet un cuisinier admirable, et, de Lampsaque , des vins délicieux. Revenez, mon aimable Némée, y faire le bonheur d'Alcibiade.Quelque amoureux que puisse être Thrazylle, et quelque envie que vous puissiez avoir de vous en souvenir, il ne se peut point que la vivacité de mes transports ne vous le fasse pas oublier.

LETTRE 123

Némée à Alcibiade. Deux raisons qui, dans le tems me parurent d'une égale force, m'engagérent à vous confier l'amour extrême que j'avois, ou que, pour parler comme vous, je croyois avoir pour Thrazylle. La prémiere des deux, fut la sorte de scrupule que je me fis de former sans vous le dire, une liaison qui, nécessairement, devoit m'enlever à vos desirs: l'autre, fut l'espoir que vous respecteriez mon sentiment, et que vous ne seriez point blessé que je ne voulûsse plus ni amuser vos loisirs, ni être l'objet de votre caprice. Je me suis trompée; mais vous ne vous abusez pas moins lorsque vous croyez que, le coeur plein d'un autre, j'aurai la bâssesse de voler dansvos bras, et d'y oublier ma tendresse, et mes serments. Il est vrai qu'ayant été jusques à Thrazylle, mon goût dominant, mes engagements avec d'autres, n'ont pas empêché que je ne fûsse à vous toutes les fois que vous l'avez desiré: mais ces engagements, qu'étoit-ce que de passagéres fantaisies dont, même pendant qu'elles m'occupoient le plus, je sentois toute la foiblesse? Que me donnoit-on? Que donnois-je à mon tour? Pourquoi me serois-je enchaînée quand je n'enchaînois pas? à quoi bon, enfin, me serois-je piquée d'une délicatesse que mon coeur ne me prescrivoit pas, et que la vanité seule rendoit nécessaire à ceux qui auroient desiré que j'en fûsse plus susceptible? Les tems sont bien changés! je crois, dites-vous avec votre légéreté ordinaire, que j'aime Thrazylle; et comme il y a déja quinze jours que je me fais cette illusion, je devrois en être desabusée. quoique je ne me rappelle pas d'avoir eu jamais de si fortes fantaisies, il est possible que ce n'en soit qu'une; peut-être, même, n'est-ce qu'une erreur de mon imagination; mais, en suppôsant ce dernier cas, vous éprouverez qu'un sentiment qu'on se croit, produit sur le coeur le même effet que le sentiment qu'on a, puisque je ne serai sûrement qu'à Thrazylle. Je vous connois trop bien pour douter que cette déterminâtion absolüe de ma part, ne vous déplaise d'autant plus que quand vous me croiriez pour lui la plus violente passion, vous ne vous en flatteriez pas moins d'en triompher. Ne suivez point, je vous en conjure, de si injustes mouvements. Vous, qui m'estimez si peu, et me le prouvez si bien, pourriez-vous faire de moi, assèz de cas pour que ma tendresse pour un autre, pût vous humilier? Je ne mérite pastant d'honneur; et si vous vous rappellez, non ce que je suis, mais ce que vous me croyez, vous rougirez d'avoir un seul instant imaginé que je valûsse la peine d'être regrettée. Je ne parlerai pas de votre lettre à Thrazylle: il a trop de peine à ne vous pas sçavoir le plus mauvais gré du monde de m'avoir plû, même dans le tems où il songeoit le moins à me plaire, pour qu'il pût vous pardonner de vous arroger encore des droits sur une femme qu'il aime avec la plus inconcevable fureur. Je le connois: tendre, jaloux, impétüeux, il seroit, peut-être, plus blessé des desirs dont vous voulez bien encore m'honorer, qu'il ne seroit flatté du refus que je vous fais de les satisfaire. Quoiqu'il me fût nécessaire au-delà de toute expression qu'il sçût à quel point il m'est cher, j'aime encore mieux qu'il l'ignore à jamais, que de ne le lui apprendrequ'aux dépends de votre union. Je suis si sûre, d'ailleurs, de lui donner beaucoup d'autres preuves de la vérité de mon sentiment, que j'en puis plus aisément me pâsser qu'il sçache que je lui aurai donnée celle-là. Si, cependant, vous persistez à vouloir que j'aille ce soir soûper au céramique, je suis prête à m'y rendre, pourvû que vous consentiez qu'il y accompagne mes pas. Ce n'est point que je n'y fûsse aussi-bien défendüe contre vous par son idée seule, que je le serois par sa présence; mais il ne compte pas encore assèz sur moi pour qu'il pût croire qu'en soupant tête à tête avec vous, je n'eûsse pas, au moins, couru de fort grands risques: et puisque vous connoissez ma façon de penser pour lui, il est inutile que je vous dise combien je dois ménager son opinion. Adieu mon cher Alcibiade, soyez persüadé que vousêtes ce qu'après lui, j'aime le mieux; et daignez ne vous point offenser de n'avoir plus que la seconde place dans un coeur où vous avez toûjours paru vous soucier si peu de remplir la prémiere.

LETTRE 124

Alcibiade à Thrazylle. Il n'y a pas assèz long-tems que Némée vous tourne la tête pour que vous ayez pû oublier avec combien de fermeté je soutins l'aveu qu'elle me fit du goût que vous commenciez à lui inspirer. Accoutumé comme je le suis à n'avoir point de plaisirs que je ne partage avec mes amis, ç'auroit, effectivement, été à moi une bien grande inconséquence que de me blesser de ce dont je l'aurois sollicitée moi-même si vous m'eûssiez confié, vous, l'impression qu'elle faisoit sur vos sens, elle, la dispôsition où elle étoit à votre égard. Comme je desirois même assèz qu'elle fût punie de s'être livrée à ce caprice, sans avoir daigné me faire sur cela laplus simple politesse, j'aimois mieux que ce fût vous que quelque autre de mes amis que ce pût être qu'il eût pour objet, parce que j'étois sûr de n'en pas avoir qui pût plus que vous la faire repentir de son infidélité. Ce n'est donc point de la chôse en elle-même, mais de ses suites que je me plains: c'est de vous, dis-je, qui ne respectant pas comme moi les loix de l'amitié, défendez à Némée de se préter à mes desirs. Me suis-je, encore une fois, offensé des vôtres lorsque je pouvois, et sans injustice peut-être, me plaindre de la façon légére dont, relativement à moi, vous en aviez usé dans cette occâsion? Vous chercherez, sans doute, à affoiblir cette perfidie, par le peu de prix que l'on sçait que j'attache à ces sortes de chôses; mais, moins par cette raison même, et l'union singuliére qui dèz nos plus tendres années régneentre nous, vous aviez à craindre que je refusâsse de partager Némée avec vous, plus vous avez à vous reprocher d'avoir mieux aimé la tenir de sa fantaisie, que de ce même sentiment qui l'auroit mise avec tant de plaisir entre vos bras. Je veux encore, comme vous le prétendez, que rien n'ait été plus subit, et par conséquent, moins prévû que le mouvement qui vous a entraînés l'un vers l'autre, pensez-vous que, pour être un peu moins coupable, vous ne m'ayez donné à aucun égard sujet de me plaindre de vous? Quant à moi, je crois avoir beaucoup de chôses à vous reprocher. Némée à qui je viens d'écrire que je l'attendois ce soir au céramique, m'a refusé de s'y rendre, à moins que vous ne fûssiez de ce soûper; et mon intention étoit que vous n'en fûssiez pas. S'il se peut que, pour me manquer si formellement, elle n'ait consulté quesa phrénézie pour vous, il est plus probable encore que, né comme vous l'êtes, le plus vain, et, en partant delà, nécessairement le plus jaloux de tous les hommes, vous avez éxigé d'elle un sacrifice que vous n'auriez jamais dû lui prescrire. Elle m'a écrit pour tâcher de justifier ses refus, une fort belle lettre de sentiment; mais j'ai trop de peine à croire le sentiment où naturellement il doit être, pour le croire où il n'est pas naturel qu'il soit; et s'il est vrai que ce ne soit pas vous qui lui ayez dicté cette lettre, je ne puis, du moins, douter que vous ne l'ayez fort approuvée: car je ne serois point du tout étonné que, tout ridicule que cela seroit, elle vous eût, comme elle s'en vante, inspiré la plus violente passion. En vérité! Je le voudrois: quand je desirerois le plus vivement du monde de me vanger, tant de son inconstance,que du peu d'égards que vous avez eus pour moi, se pourroit-il que j'imaginâsse contre vous rien d'aussi crüel que le tour que vous vous joüez à vous-même par un amour si singuliérement placé, et qui, en même tems pût mieux la punir? Que Socrate va trouver dans une si belle passion, de sagesse, et de dignité! Quel honneur, enfin, ne va-t-elle pas vous faire dans tout Athênes! Livrez-vous y donc tout entier, mon cher Thrazylle, je vous en conjure: un goût modéré deshonoreroit à la fois, et votre coeur, et Némée même; et je vous avoüe qu'en mon particulier, je serois desespéré que vous ne fîssiez d'elle, que le même cas que moi. Vous craignez, sans doute, en ce moment, que je ne termine cette lettre par vous prier de m'accorder ce qu'en pareille occurrence je n'ai jamais, non-seulement refusé aux desirs de mes amis,mais que je leur ai quelquefois offert; et vous cherchez déjà en vous-même les moyens d'éluder une si fâcheuse requête; mais si cette crainte vous occupe, j'ôse vous dire que vous ne me rendez pas justice. Alcibiade ne se pardonneroit pas de ne devoir qu'à la complaisance de Thrazylle, le bonheur de posséder Némée; et il sçait, d'ailleurs, trop bien mettre aux chôses le prix qu'elles ont pour vouloir faire le supplice d'un ami, de ce qui le rendroit, lui, si médiocrement heureux.

LETTRE 125

Le même à Diodote. Nous venons de perdre tout à la fois une très-bonne place, et un excellent citoyen: Thucydide, et Amphipolis. Brasidâs qui, à une très-grande expérience dans la guerre, joint plus de vües que n'en ont communément les lacédémoniens, n'a pas plûtôt été nommé général de leurs troupes, qu'il a senti combien ses prédécesseurs dans ce poste, avoient eu de tort de négliger la conquête de cette ville. Pour mieux nous aveugler sur ses projets, il a commencé par se porter ailleurs; et notre conseil, accoutumé à ne rien craindre de ce côté-là, par son imprudente sécurité, a l'on ne peut pas mieux secondé les desseins de Brasidâs. Moi seul j'enavois quelques soupçons; mais comme ils étoient plus fondés sur mon estime pour lui, que sur ses propres démarches; nos sénateurs, et, surtout, le prévoyant Cléon, lorsque je les leur ai communiqués, les ont sans aucun ménagement, traités de chiméres. " je veux, ai-je répondu, que, comme vous le croyez, Brasidâs ne pense point à Amphipolis: je conviens encore avec vous, qu'il ne paroît pas y songer, que même ses opérâtions actüelles semblent annoncer des projets diamétralement oppôsés au projet que je lui suppôse. Ce que je vous prie seulement d'examiner, c'est, d'abord, s'il ressemble aux généraux qui l'ont précédé; secondement, s'il est de l'intérêt de Sparte de nous laisser en possession d'une ville qui couvre le pays d'où nous tirons la plus grande partie de nos bois deconstruction, qui nous produit, d'ailleurs, de très-grands revenus, nous ouvre la Thrace entiére, et nous rend de ce côté-là si respectables à nos ennemis. Sparte, il est vrai, par un aveuglement que j'ai peine à concevoir, n'a pas jusques ici tenté de nous l'enlever; mais, de ce qu'elle ne l'a pas fait, est-il bien raisonnable à nous de conclûre qu'elle ne le fera jamais? Si, comme il me le semble, il est prouvé que ce fût la perte la plus considérable que nous pûssions faire, pourquoi, par une confiance fort déplacée, pour ne rien dire de plus, nous expôser à la voir passer sous son pouvoir? Mais, dit-on, comme si l'on croyoit dire quelque chôse, Euclès y commande, et les athéniens y sont incontestablement les plus forts. je réponds, moi, à cette raison qu'on nous offre de nous rassurer, que toutce qu'elle a de réel, c'est qu'Euclès commande dans Amphipolis; mais j'y ajoute que je n'en crois cette place, que moins en sûreté. Quant à ce que l'on avance comme incontestable, c'est-à-dire que nous y sommes les plus forts, j'ôse assurer que rien n'est plus faux, à moins, cependant, que l'on ne pousse l'aveuglement jusques au point de mettre au nombre des défenseurs de cette ville, ces edoniens, ces argyliens, peuples, de tout tems, nos ennemis, qu'avec une imprudence sans égale on a laissé s'y établir, et qui s'y sont tellement multipliés qu'ils compôsent au moins les deux tiers de ses habitants. Je ne crains pas d'ajouter que ce brave, ce vigilant, ce grand Euclès à qui, pourtant, nous ne connoissons encore d'autre mérite que d'être ami de Cléon, a poussé la négligence jusques au pointd'admettre comme citoyens dans son conseil, ces mêmes étrangers qu'il ne pouvoit trop regarder comme ennemis, et de leur confier la garde des portes; que, de plus, le petit nombre d'athéniens qu'on y voit, sont si mal armés, qu'il leur est également impossible de s'oppôser à la mauvaise volonté de ceux qui y habitent avec eux, et de repousser Brasidâs, s'il s'en approche. Je soutiens donc, encore, quoiqu'en puisse dire Cléon, que nous ne pouvons trop tôt y envoyer des troupes sur lesquelles nous puissions compter, avec un général, moins estimé, peut-être, de cet illustre capitaine, que ne l'est Euclès, mais qui sera, sans doute, plus respecté de Brasidâs " . Mon avis eut beau être appuyé des plus sensés du conseil, Cléon, et sa cabale, plus accrédités que nous, l'emportérent.Il fut donc décidé, parce qu'ils le vouloient ainsi, qu'il n'étoit pas vrai que Brasidâs songeât à Amphipolis. L'on ajouta, cependant, à cette décision qu'en cas qu'il eût des vües sur cette place, Thucydide qui en étoit fort près, et avoit sous ses ordres sept vaisseaux bien armés, suffisoit pour la défendre. Sur cette sage délibérâtion, et avec de si puissants motifs de se rassurer, on est donc resté fort tranquile. Mais, dans le tems même qu'on décidoit à Athênes, qu'il ne se pouvoit pas que Brasidâs en voulût à Amphipolis, ce général qui y avoit des intelligences, arrive sur le soir, et sans qu'on eût de sa marche, le plus léger soupçon, à Argylie dont les habitants le reçoivent à bras ouvert, et se joignent à ses troupes. Brasidâs qui craignoit avec raison que, s'il laissoit à ceux d'Amphipolis, le temsd'apprendre sa venüe, ils ne trouvâssent le moyen de faire échoüer ses projets, ne resta à Argylie, que le tems nécessaire pour faire repôser ses soldats; et par une nuit que sa profonde obscurité, et une tempête qui s'étoit élevée, rendoient très-propre à une surprise, s'avança vers la ville. Il sçavoit que le pont n'en étoit pas fortifié; mais, comme il n'avoit pas de nous assèz mauvaise opinion pour croire que nous eûssions laissé sans être gardé, un pâssage de cette importance, il n'étoit pas sans inquiétude pour le succès de son dessein. La sienne étoit même d'autant mieux fondée que, le Strymon n'étant guéable ni au-dessus, ni au-dessous, et lui, n'ayant, ni ne pouvant ramâsser de batteaux de transport, pour peu que ce pont fût défendu, il falloit de toute nécessité qu'il retournât sur ses pas, et avec la sorte de honte qui, quoiqu'injustementaccompagne toûjours un projet manqué. Mais notre prévoyance n'avoit pas été jusques-là: ce pont, sans être tout-à-fait sans défenseurs, n'étoit gardé que par fort peu de soldats qui, encore, presque tous étrangers, parurent, à la molesse de leur résistance, avoir été placés là plûtôt pour favoriser l'entreprise de Brasidâs, que pour s'y oppôser. Ce général a même dit, depuis, que loin de l'attendre, à peine avoit-il paru, que tous avoient pris la fuite; et je crois qu'on doit plus de foi à sa relâtion qu'à la leur qui dit pôsitivement le contraire. Le bruit de son arrivée avoit, cependant, été porté dans la ville par quelques personnes qui l'avoient rencontré à Bromisque. Sur ce rapport les athéniens sçachant que Thucydide étoit à Thâse avec ses forces, avoient promptement député vers lui pour qu'il vînt les secourir. Quefaisoit-il là? C'est ce que j'ignore. Thâse n'est, il est vrai, qu'à une demie journée d'Amphipolis; mais, dans cette conjoncture, c'étoit en être beaucoup trop loin; et l'événement le prouva. Quoique, malgré le puissant parti qu'il avoit dans la ville, Brasidâs n'eût pas trouvé a y être admis, toute la facilité qu'il avoit espérée; que, peu sûr d'emporter la place, il se fût retranché dans la négociâtion; et qu'Euclès eût pû le plus facilement du monde la faire durer jusques à l'arrivée de Thucydide, ce brave commandant, pour mieux justifier, sans doute, l'estime de Cléon, avoit accepté les conditions que Brasidâs lui avoit offertes, et lui avoit remis la place avec une promptitude dont ce spartiate ne s'étoit pas flatté. Thucydide qui, sur les prémiers avis qu'il avoit reçus, avoit volé au secours d'Amphipolis, apprenant le soir à éïone,que Brasidâs en étoit le maître, ne crut pas devoir aller plus loin, et borna tous ses soins à nous conserver cette derniére place dont il ne douta point que le lacédémonien ne voulût aussi s'emparer. Il fit, donc, toutes les dispôsitions nécessaires pour la bien défendre, et étoit même encore occupé à donner des ordres, lorsque l'ennemi descendant le fleuve sur des batteaux qu'il avoit trouvés à Amphipolis, vint attaquer la citadelle qui couvre éïone à l'embouchure du Strymon, et, pour partager nos forces, insulta aussi la ville du côté de la terre. Mais Thucydide desespéré de ce qui venoit d'arriver et dont il craignoit qu'on ne le rendît responsable, se porta partout avec tant de courage, et de succès, que les spartiates se virent, enfin, contraints d'abandonner leur entreprise. S'il avoit eu raison de craindre qu'onne lui imputât la perte d'Amphipolis, il avoit eu tort de se flatter que la conservâtion d'éïone la lui feroit pardonner. à peine, en effet, la nouvelle de ce malheur, a-t'elle été arrivée à Athênes qu'on l'y a rappellé; et que Cléon qui ne le redoutoit pas moins qu'il ne le haïssoit, profitant pour le perdre, d'une si favorable circonstance, l'a mis en justice. Thucydide trouvant cela d'autant plus injuste qu'il n'avoit en aucune façon été chargé de veiller sur Amphipolis, a demandé pourquoi l'on ôsoit exiger de lui, une prévoyance que personne n'avoit eüe, et s'est défendu avec beaucoup de fermeté, mais sans succès. Cléon, et sa faction avoient par leurs clameurs, tellement aigri contre lui le peuple, déja inconsolable de la perte que nous venions de faire, que, malgré son innocence, ses efforts, et tout ce que ses amis ont tenté, il a subi le bande l'ostracisme. En revanche, on a décerné des récompenses à Euclès; et je ne doute, même, pas que s'il eût eu le bon esprit de rendre à la premiére sommation la ville à Brasidâs, on ne lui eût érigé une statüe. Cléon, et moi sommes donc fort satisfaits de l'éxil de Thucydide, quoi qu'à cause de la vivacité dont j'ai paru agir pour lui, ce dernier ne m'en croye guéres moins affligé que lui-même. Mais, comme s'il étoit nécessaire à mes vües que je parûsse le servir, il m'étoit beaucoup plus important de ne le servir pas, ma faction, et moi nous nous sommes contentés de crier contre l'injustice, et l'avons laissé commettre: car je ne sçaurois douter que, si je m'étois véritablement intéressé pour lui, il n'eût été absous. Il ne m'offroit point, à la vérité, du côté de la guerre, un rival bien dangereux; mais la force de son éloquence, la gravitéde ses moeurs, ses grandes richesses lui donnoient dans la ville, une extrême considérâtion. C'étoit, d'ailleurs, un homme de plus à ménager, difficile à conduire, que je n'aurois pas aveuglé sur mes vües, qui intérieurement haïssoit ce qu'il appelloit mes déréglements , et qui auroit mis plus d'obstacles à mon élevâtion, qu'il n'y auroit contribüé. Il va, donc, avoir le tems de continüer son histoire. S'il ne m'y donnoit que la place que je mérite par ce que j'ai fait pour lui, je n'aurois, sans doute, pas à me loüer de la façon dont il y parleroit de moi; mais, tout fin politique qu'il est, j'ai si bien sçu me cacher à ses yeux, et il croit m'avoir de si grandes obligâtions, que je ne puis que compter sur sa reconnoissance. Je l'entretiendrai sans peine dans cette idée. Les compliments ne sont point des services; mais souvent aux yeux des hommes,les services ont moins de valeur que les compliments. J'ai, même éprouvé plus d'une fois qu'ils sont beaucoup moins sensibles au bienfait qu'à la loüange; et que, pourvû qu'on ménage leur amour-propre, on peut, sur quelque autre chôse que ce soit, les desobliger impunément. Il m'en coutera assurément, beaucoup moins pour combler d'éloges Thucidide, qu'il ne m'en auroit couté pour empêcher son éxil. Je ne doute donc point qu'en gardant toûjours avec lui les mêmes dehors, la bonne intelligence qui est entre nous ne se soutienne; et que, de quelque véracité qu'il se pique, il n'oblige la postérité à penser de moi comme moi-même je lui aurai paru penser de lui.

LETTRE 126

Némée à Alcibiade. C'est, suffoquée encore d'une scêne crüelle où Thrazylle m'a tourmentée au-delà de toute expression, que je vous écris. Nous y avons tous deux épuisé, lui, tout l'emportement, et toute la déraison imaginables, moi, toute la modérâtion, toute la crainte de déplaire, que l'amour doit prescrire. Loin, cependant, que tant de douceur de ma part l'ait ramené, il a fini par me dire des chôses si dures, et si offensantes qu'à mon tour la fureur m'a gâgnée, et que je l'ai prié de ne me voir jamais. Il a répondu à cela, comme on répond lorsque l'on a de l'humeur, et que la certitude que l'on plaît, donne l'audace de ne la pas contraindre: c'est-à-dire qu'il est sorti furieux,et en m'assurant que je le voyois pour la derniére fois de sa vie. Quelle est la cause d'une querelle si vive? C'est ce que j'ignore; et lui-même qui l'a commencée, ne le sçait, sans doute, pas mieux que moi-même. Tout ce qu'au travers de tous les reproches dont il m'accâbloit, et dont aucun ne m'a paru avoir d'objet déterminé, j'ai pû pénétrer, c'est qu'avec de la défiance sur le présent, le pâssé lui donne des inquiétudes fort vives que l'avenir ne soit pas pour lui, tel que je le lui promets. Son humeur sur ce que j'ai fait avant lui, me paroîtroit fondée, s'il l'eût ignoré et qu'il ne fît que l'apprendre; mais le ne sçavoit-il pas quand il m'a jugée digne de sa tendresse? D'ailleurs, élevé dans vos maximes, c'est-à-dire comptant pour rien la façon de penser d'une femme sur ces sortes de chôses, une pareille délicatesse de sapart, n'est-elle pas en droit de m'étonner beaucoup? Il faut avoüer que l'amour-propre vous rend bien inconséquents, et bien peu philosophes! Dans le fond ne devroit-il pas me sçavoir plus de gré de ce que le desir de lui plaire m'a fait devenir, qu'il ne me veut de mal de ce que de fâcheuses circonstances m'ont forcée d'être? Ah! Je ne le vois que trop, et malheureusement je le vois trop tard: les femmes qui, par leur conduite, ont perdu le droit d'en être crües sur leurs sentiments, ne devroient jamais se livrer à l'amour. Si, pour séduire les hommes, nous n'avons besoin que d'agréements, et d'envie de leur plaire, pour nous les attacher, nous ne sçaurions leur inspirer trop d'estime. Mais, qu'ils s'accordent donc, ces hommes crüels! Que le prémier, et, peut-être, l'unique de leurs soins, ne soit pas de nous inspirerdu mépris pour ce qu'ils sont convenus d'appeller en nous des moeurs , ou qu'ils ne nous punissent point par le leur d'avoir secoüé ces mêmes préjugés dont, lorsqu'ils ont besoin que nous n'y soyons plus asservies, les traîtres qu'ils sont, nous font tant de honte. Thrazylle, tout convaincu qu'il est (car, comment pourroit-il ne pas l'être! ) que j'ai pour lui, l'amour le plus tendre, s'obstine à ne le regarder que comme un simple caprice qu'il est même surpris de voir durer si long-tems. Se peut-il donc qu'il ne sente point combien de si injustes idées empoisonnent son bonheur, et le mien, et le peu de fruit que, d'ailleurs, il peut en tirer? Je veux me tromper à ce que je sens, et n'avoir pour lui qu'un goût aussi léger qu'il le suppôse, n'a-t'il pas à craindre en s'en plaignant sans cesse, de dissiper l'illusion qui me cache, ou m'éxagére l'état de mon coeur; etsi mon sentiment est tel qu'il ne puisse être ni plus vif, ni plus sincére, devroit-il, à force de m'en faire un supplice, risquer de l'éteindre? je ne puis, dit-il, lui répondre de l'avenir; et je le puis moins que personne, par l'usage où je suis d'être inconstante. cela se peut: mais, en ce cas, quelles ne doivent pas être mes propres terreurs? Quelque usé qu'il croye mon coeur, il est, assurément, plus neuf que le sien: vous en avez été la prémiére passion; il en est la seconde, et Athênes n'est remplie que de femmes qu'il a séduites; encore, parmi celles là, n'y en a-t'il pas une qui n'ait eu à se plaindre de sa légéreté. Mais laissons une discussion qui, si elle n'est pas absolument étrangére à mon objet, y est, du moins, fort inutile. Je voudrois vous expliquer ce qui se pâsse dans mon âme; mais je trouve tant de confusion dans ses mouvements, que je ne sçaissi je pourrai parvenir à les débrouiller. Je ne crois point du tout que Thrazylle me tienne la parole qu'il m'a donnée de ne me revoir jamais; et cependant j'en meurs de peur. Il n'appartient, sans doute, qu'à l'amour, de s'effrayer de ce que lui-même il ne croit pas possible. Cette crainte, toute mal-fondée même qu'elle me paroît, prend sur moi au-delà de tout ce que je pourrois vous exprimer. Il me montre alternativement tant, et si peu de tendresse qu'il m'est presque également mal-aisé de ne le pas croire, tantôt le plus indifférent, tantôt le plus amoureux de tous les hommes. Le traître, quelquefois, et avec l'air du plus tendre sentiment, me dit de ces chôses qui me semblent d'autant plus tenir à une véritable passion que je les ai moi-même moins trouvées pour tout autre, que pour vous, ou pour lui. Quelquefois, et plus souvent encore,il ne me prouve que trop que je n'ai d'empire que sur ses sens; et quand je ne me rappelle que ces instants crüels où le desir seul paroît agir sur lui, il n'y a rien que je ne croye avoir à redouter pour mon amour. Avec quelle insultante ironie il me parloit tantôt! Combien de chôses aussi dures qu'offensantes, et qu'il ne sembloit pas que la colére lui dictât, lui sont échappées! Quel plaisir ne paroissoit-il pas prendre à m'accâbler de mépris! Si je lui en inspire autant qu'il m'en a montré, il ne se peut pas qu'il m'aime; et s'il ne pense pas tout ce qu'il m'a dit, comment a-t'il pû, comment même a-t'il osé me le dire? Ah! Sans doute, il compte trop sur ma foiblesse pour lui. Je me le suis dit mille fois, et toûjours inutilement: vous sçavez à quel point l'artifice m'est odieux; mais il me le seroit moins encore, que je n'en pourrois pasdavantage feindre de l'indifférence pour un homme qui m'est si cher. D'ailleurs, lorsque la jalousie, ou le soupçon de n'être pas assèz aimé, l'agitent, il est si terrible que, cela fût-il en mon pouvoir, je n'ôserois jamais recourir à un stratagême que l'idée qu'il a de moi, feroit, peut-être, plus et plus long-tems réüssir que je ne voudrois. En suppôsant même que je pûsse me déterminer à joüer avec lui l'inconstance, je ne sçais si je ne serois pas plus à plaindre de lui donner la peur qu'elle ne fût réelle, qu'il ne le seroit de l'avoir. C'est donc à vous seul, mon cher Alcibiade, que j'ai recours dans la circonstance la plus intéressante de ma vie. La querelle qu'il m'a suscitée a été si vive, si marquée, si peu du caractére de ces altercâtions qui n'arrivent que trop fréquemment entre gens qui s'aiment, qu'il ira, selon toute apparence, vous la conter. Je ne doutemême point qu'il n'eût été dèz ce soir vous chercher, s'il n'eût pas été engagé à souper chèz le sage Cléophon. Comme je ne voulois pas qu'il me prévînt, toute excédée que j'étois de sa déraison, et de ses injures, je l'ai gardé si tard qu'il n'aura sûrement eu que le tems de s'y rendre; et je doute que j'y aye en sa personne, envoyé un bien agréable convive. Faites lui sentir, je vous en conjure, combien il est injuste, et peu généreux à lui d'abuser comme il fait, de l'empire qu'il a sur moi. Ce n'est point ici ma vanité qui répugne à faire les premiers pas: j'irois tout à l'heure me jetter à ses pieds, si je n'étois pas sûre que, plus je lui donnerois de preuves de ma tendresse, plus il se plairoit à la maltraiter. Si, d'un autre côté, je le laisse à son caprice, qui sçait s'il ne se fera pas de ne m'aimer plus une habitude que, peut-être, je tâcheroisvainement de lui faire perdre. Trop d'indulgence, ou trop de fierté de ma part sont icy également dangereux pour moi. Parlez-lui donc, je vous en supplie encore: si, dans ses discours, dans ses fureurs mêmes, vous découvrez qu'il m'aime toûjours, dites lui qu'en ne me ménageant point, il risque de me perdre; et ôtez lui un peu de sa sécurité. Si, au contraire, il vous paroît aussi attiédi qu'il me force de le suppôser, ne lui peignez que la violence des miens, et engagez-le, du moins, à avoir la complaisance d'y répondre. Il me sera, sans doute, affreux de ne le devoir plus qu'à sa pitié; mais la pâssion qu'il m'inspire, est telle que je consentirois plûtôt encore à le partager, que je ne me résoudrois à le perdre. Songez enfin, qu'il y va de tout le bonheur de ma vie, que Némée vous a adoré, qu'elle vous a été chére; et qu'elle vous estimeassèz pour ne pas craindre de vous montrer à quel point elle en aime un autre.

LETTRE 127

Alcibiade à Némée. Thrazylle, ainsi que vous l'aviez prévû, n'a pas manqué de venir ce matin, m'expôser avec plus de prolixité que je n'aurois souhaité, les sujets de plainte qu'il croit avoir contre vous. Quoi qu'à vous parler avec franchise, je ne les aye point trouvés tous aussi injustes que vous me l'aviez annoncé, je l'ai assuré, comme vous le desiriez, qu'il étoit le plus déraisonnable de tous les hommes; et lui ai mille fois répété qu'il devroit être honteux de ne sçavoir que desespérer une femme qu'il dit qu'il aime, et qu'il auroit tant de raisons de chercher à rendre heureuse. Sans compter qu'il a on ne peut pas plus mal pris ma remontrance, il m'a parutout-à-fait surpris que j'osâsse lui donner le tort dans une occâsion où, selon lui, le plus crüel de ses ennemis, n'oseroit seulement le soupçonner d'en avoir l'apparence. En conséquence, donc, de la partialité marquée dont il m'accusoit, il s'est emporté contre moi, au point qu'il s'en est peu fallu qu'il ne m'ait dit aussi des injures. La rage qui le transportoit, rendoit ses plaintes si vagues que je n'y ai d'abord rien compris; et que, quelque peu de pente que j'y eûsse, j'ai commencé par croire que rien n'étoit moins bien fondé que sa colére. J'ai même persisté dans cette idée, jusques à ce qu'il vous ait formellement accusée de le tromper pour Agathon. Il jure que votre querelle d'hier n'a d'autre sujet que le refus constant que vous lui avez fait de le lui sacrifier; et c'est cette obstinâtion que , dit-il, vous n'auriez pas eüe si Agathon ne vous eût pas intéressée autant qu'il le craint, qui le transporte de fureur. Quoique je pense absolument comme lui sur cela; que je sois beaucoup plus fait pour faire naître des tracasseries entre amants, que pour les appaiser; et que je dûsse être moins fâché que personne d'en voir une bien établie entre Thrazylle et vous, je lui ai intrépidement soutenu qu'il étoit de toute fausseté que vous eûssiez des vües sur Agathon; et qu'il n'y avoit, par conséquent, nulle apparence que vous eûssiez hésité à lui faire un sacrifice qui ne vous auroit rien coûté, et qu'il jugeoit nécessaire à son repos, si l'air d'empire dont il l'avoit éxigé sans doute, ne vous eût pas révoltée contre sa propôsition. Mon raisonnement, quelque chôse que j'aye pû faire, lui a toûjours paru plus spécieux que vrai. Il proteste, enfin, qu'il ne vous reverrajamais si vous ne congédiez pas Agathon: c'est-à-dire, comme vous le sçavez de reste, que vous ne le lui promettiez: car l'essentiel n'est pas que vous le fassiez, mais que vous sçachiez vous arranger de façon qu'il puisse croire que vous l'avez fait. Je vous conseille donc de ne lui pas refuser une satisfaction qu'il desire si ardemment, et que vous pouvez vous rendre si peu pénible. Considérez de plus qu'en vous procurant par là, le plaisir de tranquiliser un amant à qui, malgré le goût que vous pourriez avoir pris pour Agathon, je vois que vous tenez encore, vous vous assurez en même tems le moyen d'en trouver l'autre plus aimable. Mais ce seroit, ainsi que dit notre proverbe, vouloir porter des choüettes à Athênes, que de prétendre vous donner des conseils sur une matiére que vous possédez si parfaitement. Je vous prie, pourtant,de croire qu'en parlant à Thrazylle, j'ai moins suivi mes idées, et mon propre caractére, que je n'ai consulté vos intérêts; que j'ai fait, enfin, dans cette occâsion, tout ce que vous pouviez attendre de mon amitié, et tout ce que je devois à votre confiance. Thrazylle me paroît vous aimer toûjours; mais je lui ai trouvé le coeur si ulcéré contre vous, qu'il est à craindre que vous ne le perdiez, si vous ne vous hâtez pas de remplir la condition à laquelle il s'obstine à mettre, et son retour, et votre raccommodement.

LETTRE 128

Némée à Alcibiade. Je ne suis pas surprise que Thrazylle, né trop jaloux pour n'être pas en amour, le plus injuste, et le plus visionnaire des hommes, se soit depuis hier persüadé qu'il croyoit avoir Agathon pour rival, qu'il m'en a demandé le sacrifice, et que je le lui ai refusé avec toute l'indécence dont il m'accuse. Je lui pardonne ce mensonge d'autant plus aisément qu'il me prouve mieux combien il est en lui-même, honteux de la crüelle scêne qu'il m'a faite: mais je ne vous pardonnerai pas de même votre promptitude, et votre facilité à adopter des chiméres que ma conduite, et mes sentiments rendent si peu vraisemblables. S'il me paroît tout simple qu'un amantqui ne me voit jamais d'un oeil tranquile, me rende si peu de justice, je ne puis que le trouver fort extraordinaire dans un ami que rien ne doit aveugler, et qui, d'ailleurs, a tant de raisons de ne point douter de ma véracité. Vous devriez, en effet, vous être souvenu qu'en immolant les préjugés, j'ai sçu respecter les principes; et que, de tous les vices qui deshonorent le coeur humain, il n'y en a pas qui m'ayent toûjours paru l'avilir autant que le mensonge, et la perfidie. Je ne sçais si, née dans une autre pôsition que la mienne, ayant des devoirs à remplir, par conséquent des foiblesses à cacher, et forcée par de si grands intérêts à la dissimulâtion, je me serois piquée d'une vertu qui m'auroit été encore plus nuisible qu'elle ne m'auroit honorée; mais je tire, du moins, de mon état, l'avantage de pouvoir suivre mon caractére.Jôse, même, dire que, de tous les plaisirs qu'il me procure, il n'y en a pas que je sente avec plus de vivacité que le plaisir de pouvoir me livrer sans aucune contrainte à tous les mouvements de mon âme. Si je n'aimois plus Thrazylle, quelle raison aurais-je de me réduire à la bâssesse de feindre un sentiment qu'il ne m'inspireroit plus? Seroit-ce la peur que me feroient ses emportements? ôtez-moi mon amour, vous m'ôterez bientôt mes craintes. Je puis même, vous répondre que, si jamais l'indifférence vient à succéder dans mon coeur à ma tendresse pour lui, vous serez étonné du courage que vous me verrez contre ce même homme, aujourd'hui si redoutable pour moi. Il m'est donc toûjours cher, puisque je dis encore qu'il me l'est: mais je veux que, sans l'aimer avec la même chaleur, il me soit, pourtant, plusaisé d'être infidelle que d'être inconstante; que mon imaginâtion, plus lâsse encore d'être toûjours fixée sur le même objet, que mon coeur ne seroit épuisé, elle remplisse par des caprices, le vuide qui momentanéement s'en empareroit, pourquoi, n'ayant que lui à tromper, chercherois-je à vous abuser sur mes sentiments; et quel pourroit être le but d'une si méprisable fausseté? Je vous ai dit que les injustices de Thrazylle font le malheur de ma vie; et ne vous l'ai dit que parce qu'il est vrai qu'elles me desespérent. Je vous ai dit encore que rien n'avoit été plus vague que ses plaintes; et je vous assure avec vérité qu'il n'a imaginé le phantôme qu'il vous offre aujourd'hui, que pour excuser à vos yeux ses inégalités, et ses violences, et pour échapper à des remontrances qui, sans doute, le fatiguoient. Non-seulement je n'aime point Agathon,mais je n'ai jamais imaginé qu'on pût le trouver aimable. Thrazylle lui-même, tout visionnaire qu'il est, n'a de ses jours craint un moment qu'Agathon pût me plaire. Je puis donc encore vous protester qu'il a été si loin de m'en demander le sacrifice, que, dans le nombre prodigieux d'hommes qu'hier il m'accusoit d'avoir bien traités, ou sur qui il prétendoit que j'ai des vües, ce rival dont il a voulu vous paroître si inquiet, ne fut seulement pas nommé. Je ne vous dirai rien sur la façon injurieuse dont vous vous justifiez de m'avoir donné quelques conseils. Je mérite trop peu que vous pensiez de moi comme vous avez voulu paroître le faire, pour que je puisse y être bien sensible. Je ne sçais si l'intérêt que je prends à la chôse, ne m'a point permis de la bien juger; mais je n'ai trouvé que dur, et peu légérement exprimé, le trait que vous melancez. Je desire pour vous que toutes les fois que vous voudrez rendre vos amis l'objet de vos plaisanteries, vous n'y réüssissiez pas mieux qu'il me semble que vous n'y avez réüssi avec moi; et que le peu de succèz que vous aurez en ce genre, vous dégoute d'en faire usage contre eux. C'est, à mon sens, avoir bien peu d'esprit que de n'en montrer qu'aux dépends de son coeur. Vous n'ignorez pas que, si je voulois, ce ne seroit point par une si charitable exhortâtion que je vous payerois vos sarcasmes. C'est, peut-être, la certitude que j'ai qu'il ne tient qu'à moi de vous les rendre très-crüellement, et qu'à cet égard vous pensez de moi, comme j'en pense moi-même, qui me rend si réservée. Vous gâgnez trop à l'opinion que j'ai de mon esprit, et que je crois vous en avoir donnée pour me reprocher d'en juger trop favorablement.Adieu: vous pouvez dire à Thrazylle, que ma bonté lui accorde encore deux jours pour faire ses réfléxions; mais que, pâssé ce terme, ce seroit plus vainement que, sans doute, il ne voudra le croire, qu'il me demanderoit sa grâce. Je suis fiére, et sens avec surprise combien de fois je me suis humiliée devant lui. Dans la sitüâtion où je suis, on ne retrouve guéres son amour-propre que ce ne soit aux dépends de son amour: et ce sentiment qui m'est si nouveau, est, peut-être, un commencement d'indifférence dont, s'il m'aime encore, il ne peut trop tôt chercher à arrêter le progrèz.

LETTRE 129

Mégiste au même. Il me seroit impossible de vous exprimer combien j'ai d'abord été confondüe de l'énorme profusion de tendresse que j'ai trouvée dans votre lettre. D'accord comme nous le sommes, vous étiez, ce me semble, dispensé d'en afficher tant, d'autant plus même que, tout n'eût-il pas été réglé entre nous, vous deviez moins vous flatter que cet appareil de sentiment pût m'obliger à croire aux vôtres. Enfin, à force d'y rêver, j'ai crû voir que vous n'aviez pris avec moi un style si passionné, que dans l'espérance de me déterminer par là à vous sacrifier Antigêne. Si ce que je pense sur cela est aussi juste qu'il me le paroît, pour un homme qui devroit si bien connoître lesfemmes, vous vous êtes singuliérement mépris à ma façon de penser. Quand, en effet, (ce qui n'est, ni ne sçauroit être) je vous suppôserois pour moi tout l'amour imaginable; et que (ce qui n'est ni plus vrai, ni même plus possible que l'autre) je croirois moi-même vous adorer, vous ne m'en trouveriez pas plus dispôsée à céder à vos desirs sur cet article. Ce n'est point, ainsi que, sans doute, vous l'inférerez de la résistance que j'y oppôse, qu'il me soit plus nécessaire de garder Antigêne, que, si vous ne consultiez ici que les besoins de votre coeur, il ne vous le seroit que je le quittâsse. Il vous dira lui-même, lorsque vous le voudrez, ce que je prise notre liaison; et j'ai peine à croire qu'après l'avoir interrogé, vous puissiez aussi facilement que vous vous en flattez aujourd'hui, m'y donner le ridicule d'aimer. Par le peu de tems qu'il y a que nous sommes l'un àl'autre, il ne vous est guéres plus possible d'attribüer au pouvoir de l'habitude, le refus que je vous fais. Vous n'en trouveriez pas plus aisément le motif dans la crainte qu'il ne pût sans une bien vive douleur, me voir à quelqu'autre que lui, puisque j'ai la certitude la plus complette de ne pas plus prendre sur son coeur que lui-même ne prend sur le mien. Quelles en sont donc les raisons? C'est, premiérement, l'aversion que j'ai pour qu'on m'impôse des loix; et que je vous trouve, de plus, si peu fait par vos propres maximes pour avoir la prétention de m'en dicter, que je ne conçois pas comment vous avez, un seul instant, crû le pouvoir faire avec succèz. J'ai, d'ailleurs, s'il faut vous le dire, une si terrible répugnance pour le desoeuvrement, que, n'y fûssé-je qu'un quart d'heure, je craindrois d'en mourir d'ennui; et plus, quand c'est avec vous qu'on s'engage, ily a de prudence à se chercher des ressources contre une sitüâtion que vous rendez inévitable, moins (et vous devez vous-même le sentir) il y en auroit à se priver des ressources qu'on peut avoir. Rien, je le sçais, ne peut plus contrarier vos vües, ni plus mal servir votre vanité, que la résolution que j'ai prise sur cela; mais, quoique vous puissiez faire, vous pouvez-être sûr qu'elle sera immüable. Quoique l'aveu que Hégéside vous a fait elle-même, de n'avoir cherché à vous faire porter ses chaînes une seconde fois, que pour avoir le plaisir de vous quitter à son tour, ne dût pas trop légitimement vous permettre de chercher à vous vanger sur Antigêne d'un crime dont elle est, seule, coupable, je n'en trouve pas moins tout simple que ce soit lui que vous vouliez en punir. Ce n'est pas votre faute dans le fond, s'il vous fautde toute nécessité, une victime, et si, dans l'impossibilité où vous êtes de faire tomber sur elle le poids de votre colére, il ne vous reste qu'Antigêne à persécuter. J'étois même si sûre que vous le poursuivriez dans les bras de quelque femme que ce fût qu'après elle il se donnât, qu'à vous parler avec franchise ce fut infiniment plus la conviction que j'en avois, qu'aucune des causes qu'il seroit naturel que vous suppôsâssiez, qui m'engagea à le prendre. Aussi, aurois-je été beaucoup plus étonnée que, dèz que mon arrangement avec lui a été public, vous ne m'eûssiez point crüe digne de vos soins, que je ne l'ai été de m'en voir l'objet. Mais comme, indépendamment du motif que je vous préte ici bien moins que je ne le devine, je puis avoir de quoi mériter de grossir votre liste; que, de mon côté, j'avois envie de vous inscrire sur la mienne; que, n'ayant pour vous que du goût, ce que je vous inspirois devoit me suffire; qu'enfin je n'attache à ces misères-là, ny plus d'amour-propre qu'elles n'en exigent, ny plus d'importance qu'elles n'en doivent avoir aux yeux de toute femme qui sçait un peu penser, la raison qui vous portoit vers moy ne m'en a point du tout paru une de me refuser, tant à vos desirs qu'aux miens mêmes. Quant à l'inconstance déclarée que, sous le masque de la délicatesse, votre gloire outragée me demande avec tant d'ardeur, vous voudrez bien que, par rapport aux suites qu'elle auroit immanquablement pour moy, je n'y porte pas le même desintéressement; si donc ce peut être assez pour vous que je sois infidelle, je ne reprends rien de ce que je vous promîs hier. Si, malgré l'indifférence avec laquelle je vous assure qu'Antigêne me verroit changer pour lui,vous persistez à vouloir que je vous le sacrifie, je ne dois point avoir besoin de vous dire que, comme dans la premiere de ces suppôsitions, je vous attends ce soir, dans l'autre, vous pouvez disposer de vous en faveur de qui vous le jugerez à propos.

LETTRE 130

Némée au même. Vous me reprochez amèrement deux choses: l'une, de m'être hâtée de vous instruire de l'engagement que je venois de prendre avec Thrazylle, lorsqu'il m'étoit impossible de douter du chagrin que vous causeroit cette nouvelle; l'autre, de vous laisser apprendre par lui que je l'ai quitté, lorsque je devois être sûre que rien, au monde, ne vous feroit plus de plaisir: sur chacun de ces points vous avez, ce me semble, autant de tort que vous affectez de m'en croire. Vivant avec vous comme je faisois quand votre ami vint à me plaire, et asséz pour que je crûsse qu'il n'y auroit rien que cet attachement ne rompît, se pouvoit-il que je ne vous en instruisîssepoint? Ne voulant pas plus aujourd'hui vous rendre vos premiers droits, que je ne voulois alors me partager entre vous deux, quel motif aurois-je eû de me presser tant de vous annoncer que je suis redevenüe libre? Vous exigez à présent que je vous dise comment une passion qui, par sa violence, paroissoit devoir être éternelle, a pû, ainsi que toutes les autres, trouver un terme; et je ne sçais pourquoi vous avez, en me le demandant, crû me mettre dans l'embarras. Nous ne pouvons presque jamais, à la vérité, donner des raisons du goût que nous prenons pour vous, mais, en revanche, vous nous rendez toûjours très-facile de dire pourquoi nous ne vous aimons plus. Si, donc, j'ai quitté Thrazylle, ce n'a point été (comme, ne vous l'eût il pas dit, vous l'auriez toûjours obligeamment supposé) pour me livrer à une nouvelle fantaisie; mais parce qu'àforce de me tourmenter par des jalousies aussi déraisonnables qu'elles étoient le plus communément outrageantes, il est, enfin, parvenu à me rendre son amour, et lui, aussi insuportables l'un que l'autre. Vous me blâmez encore de ce que rien de ce qu'il a tenté pour me rendre mon sentiment, ne lui a réüssi. Vous devriez, d'abord, sçavoir, du moins pour l'avoir entendu dire, qu'on rend encore plus difficilement celui-là lorsqu'une fois il est éteint, qu'on ne l'inspire à un coeur qui s'obstine à s'y refuser. Cette vérité, fût-elle, au reste, moins généralement reconnüe, seroit-ce ma faute s'il a détruit dans le mien jusques à cette commisérâtion que nous donne souvent pour un amant qui a cessé de nous plaire, la certitude d'en être aimée: certitude à laquelle, ainsi qu'au respect que toute femme honnête a pour les noeuds qu'elle a formés,beaucoup plus d'amants qu'on ne croit, doivent notre constance? En cessant de me faire un devoir de ce qui, depuis bien long-tems, n'étoit plus un plaisir pour moi, j'ai perdu tout ce qui m'attachoit à lui; et quoique la longue patience qu'il m'a vüe, le fasse, peut-être, se flatter du contraire, je crois pouvoir vous répondre que rien ne me raménera dans ses chaînes. Non, jamais je ne pourrois, mon cher Alcibiade, vous exprimer, et tout ce que j'y ai souffert, et avec quelle satisfaction je m'en vois délivrée. Si j'eûsse pû sçavoir le peu que l'on gagne avec les hommes à avoir pour eux de bons procédés, je m'en serois, je vous le jure, épargné l'ennuy. Il ignore, le traître qu'il est, tout ce que j'ai sacrifié au desir que j'avois qu'au deffaut de l'amour, l'amitié la plus tendre et la plus sincère nous unît encore. Persuadée que ce ne seroit pasen me refusant aux desirs qui lui restoient, que je l'aménerois au but que je m'étois proposé, j'ai, tout indifférent qu'il m'étoit devenu, pris assez sur moi pour ne m'y pas moins prêter que lorsqu'il étoit l'idole de mon âme. Si vous vous rappellez à quel point va l'indépendance de mon caractère, je n'aurai pas besoin de vous dire combien, pour l'obtenir de moi, il falloit que je me fîsse de violence. Quoiqu'il m'en coûtât cependant, j'aurois persisté dans un projet que la façon de penser de Thrazylle, ne rendoit pas moins absurde qu'il n'étoit honnête, jusques à ce que, ne me voyant plus qu'avec toute la froideur que la mienne pour lui, me faisoit lui souhaiter, il me dispensât de ces pénibles complaisances; ou que moi-même, formant de nouveaux liens, il ne m'eût plus été possible de me les prescrire, si, malgrétoute la gêne que je m'imposois, il ne se fût pas enfin apperçu du motif des miennes. Interrogée par lui d'après cette découverte, sur le fond de mes sentiments, ma franchise ordinaire ne se démentît point. Mais, en ne lui dissimulant point que je n'étois plus la même pour lui, je lui confiai le plan que je m'étois fait: et, quoique j'eûsse peine à croire que sa vanité le lui permît, je le pressai d'y souscrire. Je ne l'avois malheureusement jugé que trop bien. Eh! En effet, quel est l'homme à qui, quelque vivement même, qu'il puisse être épris, on ne trouve pas toûjours moins d'amour que d'amour-propre? Quelque idée que vous deviez avoir de l'impétüosité de celui-là, vous vous peindriez difficilement la rage où le mit un arrangement dont il auroit dû me sçavoir plus de gré que de tout ce qu'auparavant j'avois fait pour lui, puisqueni le délire de la passion, ni la fougue des sens n'y entroient pour rien, et que, par conséquent, tout y étoit plus visiblement contre moi. Trop vain pour être philosophe, le malheur de ne me plus posséder au même titre, lui parut, sans comparaison, plus crüel que le malheur de ne me plus posséder du tout. Aprês m'avoir accâblée des noms les plus injurieux, il me quitta en me jurant la haine la plus implacable. Il faut que, de tout ce que nous pouvons inspirer aux hommes, le sentiment qu'il me promettoit, soit le sentiment auquel ils sont le plus fidelles; car je reçus de lui, dèz le soir même, des vers où j'étois déchirée, à tous égards, de la façon la plus sanglante, et qui, surtout auroient été faits pour donner de mes charmes une bien terrible opinion, si leur réputation eût été moins solidement établie. Cette vengeancede sa part, loin de m'humilier, ne me paroissant donc que ridicule, je crus ne devoir y répondre que par le silence le plus profond. Ce silence, sur lequel il n'avoit pas compté, et qui lui parut le comble de l'insulte, ajoûtant à sa fureur, il m'envoya le lendemain de nouveaux vers, mais si remplis d'invectives que j'ai encore peine à comprendre comment on en peut tant rassembler; et qui, malgré cela, et la menace qu'il me faisoit de les répandre, ne m'émurent pas plus que les prémiers. Au deffaut de la marche du coeur que vous n'avez pû observer que dans les autres, la marche et les effets de la vanité doivent vous être trop connus; vous sçavez trop combien, lorsque nous blessons la vôtre, elle se plaît à nous dégrader, pour qu'il ne fût pas superflu que je vous dîsse que ma façon de vivre ne lui permettantabsolument point de se donner un successeur déterminé, en attendant qu'il s'en vît un, il n'y eut pas, dans Athênes, d'homme un peu connu, que, pour quelques instants du moins, il ne crût ou ne dît le sien. Voyant, enfin, le peu que lui rapportoient, et les injures et les calomnies, il ne rougît pas de descendre aux plus humbles supplications. Ses plaintes vous disent asséz que les unes ne m'ont pas trouvée plus sensible que les autres. S'il se pouvoit que nous sçûssions à quel point, quand nous cessons de plaire, nous devenons indifférents à ce même objet qui n'existoit que pour nous, et combien est foible le souvenir qui lui en reste, les amants quittés, avec des ridicules très-avilissants, et des procédés qui, quelquefois, ne le sont pas moins, s'épargneroient des peines, toûjours bien infructüeuses. Mais il est si difficile, à quelqu'un qui aimeencore, de se faire une idée juste d'un coeur rendu à sa première tranquilité, que je ne suis pas étonnée que, malgré toute son expérience, Thrazylle se soit flatté de n'être pas pour jamais banni du mien. Il ne doit point vous paroître plus singulier que je préfére le désagrément, et l'ennui de toutes les miséres qu'il met dans notre rupture, au raccommodement que je pourois y faire succéder. Quand je sçaurois moins combien, en ce moment, mon inconstance lui exagére ce qu'il sent encore pour moi, je suis trop sûre qu'on ne change pas de caractére pour croire que, s'il se pouvoit qu'il me retrouvât, il n'oubliât pas bientôt à quoi il auroit dû mon changement, et ne me mît point dans la nécessité de changer encore.-enfin, comme vous voyez, je raisonne; c'est vous dire assez que je n'aime plus. Quant à l'offre que, tout en me blâmantd'avoir quitté votre ami, vous voulez bien me faire de le remplacer, tout ce que j'ai, mon cher Alcibiade, à vous répondre, c'est que s'il m'a desabusée de l'amour, vous m'avez, vous, dégoûtée du goût; et qu'à moins (ce dont, entre nous, je doute fort) que je ne reprenne l'habitude de me livrer sans en avoir l'un ou l'autre pour excuse, j'ai peine à croire que vous ayez plus que lui, à vous loüer de ma complaisance. N'est-il pas vrai qu'en ce moment vous me trouvez des préjugés bien misérables?

LETTRE 131

Diopithe au même. Une indisposition asséz considérable me retient à Milet depuis plusieurs jours. Comme je ne sçais pas combien de tems encore elle pourra m'y arrêter, et que je ne voulois pas que les affaires de la république en souffrîssent, j'ai prié Lysyclès de se rendre sans moi à Sardis où Tisapherne, instruit qu'Athênes lui envoye des ambassadeurs, les attendoit avec beaucoup d'impatience. Quand, en la lui laissant, nous ne nous serions pas exposés à le prévenir contre nous, il nous étoit important de ne pas laisser aux ministres de Sparte qui étoient déja à sa cour, le tems d'établir leurs intrigues, et de se procurer de nouveaux moyens de nous rendre plus épineusenotre légâtion. Ce n'est pas que, dans la crainte que, si Lysiclès, et moi agîssions séparément, l'un de nous deux ne risquât d'être accusé de s'être laissé corrompre, nous ne soyons convenus qu'il ne verroit le Satrape qu'avec moi. Si cette convention, à la vérité, rend assez inutile sa présence auprès de lui, elle prouvera, du moins, à Tisapherne que, comme le disent les lacédémoniens, ce n'est point par hauteur que nous nous faisons attendre à Sardis. Pour moi, dès que ma santé pourra me le permettre, j'irai l'y joindre, quoique je désirâsse vivement que quelque événement imprévû, en nous ramenant dans l'Attique, pût nous sauver des démarches que je crois aussi honteuses à la république, que je prévois qu'elles lui seront inutiles. Le séjour que je suis forcée de faire dans l'Ionie, n'est cependant perdu ni pour vous, ni pourmoi, puisqu'il me mèt plus à portée de connoître les dispositions de ses peuples, que je ne l'aurois pû si j'y eûsse pâssé aussi rapidement que je l'aurois fait sans l'accident qui m'y retient. C'est donc d'après les connoissances que j'en ai acquises, que je crois pouvoir vous assûrer qu'elles n'ont jamais été telles que, pour vous flatter sans doute, Triopâs vous les annonçoit, ou que depuis qu'il les a quittés, ces mêmes dispôsitions ont prodigieusement changé. Ces grecs que l'on vous peignoit portant avec tant d'impatience le joug des perses, ne m'ont, en effet, paru n'avoir avec vous plus rien de commun que le nom et le langage; et, corrompus par l'or de leurs tyrans, amollis par leur exemple, n'être pas plus faits pour la liberté, que nous ne le sommes pour la servitude. Si, comme nous, ils ont un conseil, et à peuprès la même forme de gouvernement, toutes leurs délibérâtions, qu'en apparence rien ne contraint, ne leur en sont pas moins dictées par le gouverneur de Lydie; ou s'il arrive que, sans avoir attendu ses ordres suprêmes, ils en ayent pris quelqu'une, et qu'elle ne soit pas telle qu'il la desire, d'un seul mot qui leur fait craindre son indignâtion, il sçait non-seulement l'annuller, mais leur faire prendre des résolutions absolument contraires à ce qui lui a déplû dans les leurs. Encore ne leur fait-il plus, comme autrefois, l'honneur d'acheter leur complaisance pour ses volontés. Sûr de leur bâssesse, il se contente de leur envoyer ses ordres; et effectivement il est obéï. Ils en sont, même, venus au point de ne plus sentir leur état; et, dans cette dépendance absolüe, d'ôser encore se vanter d'être libres. Je doute, toutes fois, que lesaffronts qu'ils essuyent sans cêsse, et qu'il leur est plus aisé de dissimuler que de ne pas sentir, leur permettent de croire ce qu'ils disent. Ils ne sont pas, à la vérité, tout à fait aussi esclâves qu'ils l'étoient avant ces fameuses journées qui, en comblant la Grece d'une gloire immortelle, ont jetté sur l'empire des perses, un opprobre qui ne s'effacera jamais. Ce prétendu roi des rois, moins par ménagement pour eux, que par respect pour nos armes, est, du moins, forcé de sauver les apparences, et de les tyranniser sourdement. Eux, de leur côté, n'ôsent, par la même raison, avoüer le penchant qui les porte à s'en laisser dominer, et se contentent d'y céder, en attendant, peut-être, l'occasion de retourner ouvertement sous un joug qui leur étoit cher, moins, sans doute, par la façon dont ils étoient gouvernés, que parce qu'ils joüissoientdu bonheur de l'être. Chôse étrange! Les honneurs qu'aujourd'hui nous rendent ces perses, jâdis si superbes avec nous, l'air humilié que, lors même qu'ils cherchent le plus à nous le déguiser, ils ont en notre présence, ne peuvent ni faire roûgir les milésiens de leur état, ni peut-être même leur faire envier le nôtre. C'est en vain que je veux leur faire honte de leur lâcheté: ce n'a pas été avec plus de fruit que je leur ai promis au nom de la république, les secours les plus puissants s'ils vouloient se soustraire à l'ignominie dont nous nous flattions de les avoir délivrés. Ces hommes vils, en ôsant me nier qu'ils fûssent esclâves, ont achevé de me prouver à quel point ils sont faits pour l'être, et le peu d'utilité dont un peuple qui craint plus les dangers de la guerre, qu'il ne sent la gloire, et les avantages attachés à la liberté, seroitpour la cause commune. Je vois, enfin, avec douleur, combien peu je me trompois lorsque je ne prévoyois aucune sorte de succèz au projet si noble et si grand que vous avez formé. Ce n'est pas que je doute plus que vous, que si tous les états qui compôsent la Gréce, se réünissoient contre les perses, elles ne renversâssent un empire à la rüine duquel tout semble visiblement conspirer, et de qui les forces ne peuvent paroître redoutables qu'à ceux qui ne les ont point éprouvées: mais, vous flattez-vous que Lacédémone, que sa jalousie, et sa haîne contre nous ont conduite jusques à la bâssesse d'aller mendier chez ces barbares des secours pour perpétüer cette même guerre qu'ils ont allumée dans le peloponnèse, se prête jamais à l'union que vous projettez, ou qu'en y consentant, elle n'exigeât pas que tous les honneurs du commandementlui fûssent déférés? Aurions-nous pour eux cette condescendance? Les thébains, de leur côté, profitant des circonstances qui les ont faits, enfin, appercevoir dans la Gréce, ne formeroient-ils pas les mêmes prétentions que Sparte et Athênes, et voudroient-ils plus nous céder un rang dont ils se croyent devenus dignes, que nous-mêmes ne voudrions admettre leurs prétentions? Si, par un hazard difficile à espérer, ces républiques convenoient de se céder tour à tour un honneur que, tout vain qu'il est, nous avons déja vû si âprement disputé, sçavez-vous asséz peu la guerre pour ignorer ce qu'on pourroit attendre d'un commandement si partagé, et les crüelles suites qu'il auroit nécessairement? Croyez-vous que les grecs, desunis entre eux depuis si long-tems, voulûssent aujourd'hui sacrifier des dissentions qui, pour les écrâser,ne leur en sont pas moins cheres, à la gloire d'aller, en les attaquant dans le sein même de leur empire, faire repentir les perses de l'audace qu'ils eurent autrefois de vouloir les assujettir; et le portrait fidelle que je vous ai tracé des ioniens, vous permet-il d'en rien attendre? Enfin, mon cher Alcibiade, si nous avons encore le même orgueil, qu'il s'en faut que nous ayons ces vertus que nous admirons dans nos péres, et que peut-être nous n'y revèrons tant que parce que nous nous sentons moins en nous-mêmes la possibilité de les égaler! Puissent donc les dieux ôter aux perses le desir de tenter encore ce que sous Xercès ils ôserent entreprendre, et leur laisser croire que nous sommes toûjours ce que nous étions lorsqu'à Platée, à Salamine, et à Marathon, une poignée de grecs triompha de l'orgueil, et de la puissance de toute l'Asie! Aussi-tôtque je le pourrai, je me rendrai auprès de Tisapherne. Je sçais qu'il affecte d'avoir plus de penchant pour nous, que pour les lacédémoniens; mais ce barbare est si rusé que je ne crois pas que nous devions plus compter sur les sentiments qu'il affiche, que nos ennemis ne doivent les craindre. Ce dont je ne doute pas, c'est que, soit, comme on le dit, qu'il leur donne les plus grands dégoûts, soit, ainsi qu'on nous l'assûre encore, que son intention soit de nous combler de faveurs, il n'a pas plus d'envie de nous mettre en état de les écrâser, que de leur accorder des secours qui nous forcent à nous taire devant eux. Comme, cependant, ce que nous desirons de lui, gênera moins ses dispôsitions intérieures, que ce que Sparte lui demande, je n'ai pas de peine à croire que nous ne soyons mieux accueillis à sa cour, que les lacédémoniens,assez peu faits, d'ailleurs, par la prétendüe rigidité de leurs moeurs, et par la rudesse de leur esprit, pour réüssir auprès de lui, n'eûssent-ils même pas à lui faire de propositions contraires à ses vües. Quelque séduisant que puisse, donc, être l'appas qu'ils lui présentent, il ne se peut point qu'ils le détermînent jamais à cesser de tenir entre les deux peuples une balance qu'il juge nécessaire à sa sûreté. Encore une fois, soyez sûr que, malgré les fausses spéculations qui feront voir à Sardis, des athéniens presque suppliants, nous le verrons lui-même continüer à entretenir nos divisions, à moins que quelque prétention secrette que, dans l'état des chôses, et avec la profonde connoissance qu'il a de ses véritables intérêts, il me paroît difficile de lui suppôser, ne l'écarte de son plan, ou qu'une des deux républiques, ne venantà prendre sur l'autre une très-grande supériorité, ne le force à se tourner du côté de celle qui seroit sur le point d'être opprimée. Mais à l'égalité qui, au bout d'une guerre si longue, et si crüelle, et dont les succès ont été si partagés, se trouve encore entre Lacédémone et nous, le malheur de voir l'un des deux états subjuguer l'autre, est, à mon sens, le malheur que Tisapherne doit craindre le moins. Je vous laisse à présent à juger quels sont ceux qui, dans le conseil, ont le mieux vû les objets, ou des citoyens qui ont regardé comme une démarche aussi honteuse à la république qu'elle lui seroit inutile, la légâtion dont nous sommes chargés, ou de ceux qui l'ont regardée comme la plus puissante de ses ressources.

LETTRE 132

Némée au même. Je viens d'apprendre que Thrazylle va être forcé d'abandonner à ses créanciers le peu de bien qui lui reste; et je ne puis, sans la plus vive douleur, voir dans une sitüâtion si crüelle, un homme qui m'a été si cher, et que mon inconstance ne m'a pas fait oublier autant qu'il le suppôse. Les dieux me sont témoins qu'il n'y a rien que je n'aye tenté pour le convaincre que l'amitié la plus tendre avoit succédé dans mon coeur à ce délire dont, quoiqu'il n'en doive la fin qu'à lui-même, il est toûjours si blessé de me voir guérie. Plus fait, selon toute apparence, pour être l'objet d'un caprice, que pour inspirer un sentiment d'autant plus flatteur,quand il prend la place de l'amour qu'on ne peut le devoir qu'à l'estime la plus sincère, il n'a jusques à présent répondu au mien que par tout ce que la haîne peut suggérer de crüel et d'injurieux. Si, comme lui, je n'avois consulté que ma vanité, il m'auroit, sans doute, irritée au point que l'aversion qu'il me témoigne, toute violente qu'elle est, ou qu'il la croit, n'égaleroit pas l'aversion que je sentirois pour lui. Mais je sçais trop combien une passion malheureuse offusque notre raison pour que je lui fasse un crime de céder à des mouvements dont il est si peu le maître de sentir l'injustice. C'est bien asséz que d'avoir cessé de l'aimer, sans le haïr encore de l'amour qui lui reste. Si, donc, ses dispôsitions m'affligent, elles ne me changent pas. Quelque vivement, toutes fois, que je desire de le voir penser sur cela comme il le devroit,j'ai trop de preuves de l'inflexibilité de son caractère pour me flatter de l'y amener jamais, et pour continüer de le fatiguer d'un sentiment auquel il ne veut pas croire, et auquel même, n'en doutât-il point, il n'en voudroit pas plus répondre. Ce n'est point que mon amour-propre l'emporte dans mon âme sur l'amitié que je lui ai voüée; accoutumée depuis long-tems à le lui sacrifier, en cessant d'être à lui, je n'ai point perdu l'habitude de le lui soûmettre, et même d'y trouver une sorte de plaisir: mais je craindrois de ne pouvoir lui paroître avoir conservé cette façon de penser, sans lui faire, peut-être, soupçonner ce qu'il m'est, par rapport à lui, de la plus grande importance qu'il ne pénétre jamais. Je vous envoye, avec cette lettre, dix talents d'or queje vous conjure de vouloir bien lui offrir comme un présent que vous lui faites. Sans compter que cette somme est loin d'excéder votre magnificence ordinaire, et que vous ne vous y borneriez sûrement pas, si ce que vous vous croyez obligé de sacrifier au faste, ne mettoit point d'entraves à votre générosité, c'est un droit que l'amitié vous donne sur lui, et dont je ne sçaurois ignorer que vous avez usé plus d'une fois. Peut-être même me serois-je contentée de vous instruire de l'état où il est, et dont j'ai de fortes raisons de croire qu'il ne vous dit point toute l'horreur, si je n'eûsse pas si bien sçu que vous ne pouvez, en ce moment, l'aider que de votre crédit, et plus effrayer ses créanciers que les satisfaire. Mais il y a déja si long-tems que la crainte de votre autorité les contient qu'il ne se peut pas que cette même autorité les contienne toûjours. Ensuppôsant même (ce que l'extrémité où ils l'ont réduit, ne rend point probable) que vous pûssiez encore les arrêter, ce ne seroit, tout au plus, que retarder sa rüine, et ne lui prêter, par conséquent, qu'un secours purement illusoire. Toutes ces réfléxions m'ont conduite à penser que vous voudriez bien, et que je prîsse votre place en cette occâsion, et que je vous sauvâsse l'horreur de voir celui, de tous les hommes, que vous aimez le plus, dans un péril dont il vous est impossible de le tirer. Vous sçavez, d'ailleurs, combien, depuis que le luxe regne seul dans la république, le mérite et la vertu y ont perdu de leur considérâtion, et le peu qu'ils y sont, lorsqu'ils ne sont pas étayés par les richesses; et je pourrois vous nommer ici plusieurs de vos concitoyens que, tout faits qu'ils sont pour en être l'ornement, leur misére y condamneà la plus profonde obscurité. Thrazylle, aussi ambitieux que vous-même, pourroit-il, sans le plus horrible desespoir, se voir mis au même rang que le vertüeux et infortuné Lamachus, dans une ville où il a si long-tems brillé? épargnons-lui donc un affront si crüel, et ayons en même tems la gloire de conserver à sa patrie, un homme que ses talents doivent lui rendre si précieux. Une voye détournée pour faire remettre à Thrazylle, ce que je vous envoye, vous auroit, je le sens, mieux convenu que la voye que j'ai choisie. J'ai moi-même balancé long-tems si je ne la préférerois pas au parti que j'ai pris; mais si je l'eûsse fait, il n'auroit pas reçû un secours dont l'auteur se seroit caché à ses yeux, sans chercher avec cette opiniâtreté que vous lui connoissez, et qui ne se lâsse jamais, à qui il auroit pû le devoir; et, quelquebien que je me fûsse cachée, il m'auroit devinée peut-être. Songez, mon cher Alcibiade, quelles seroient sa rage et ma douleur, s'il venoit à apprendre que c'est cette même Némée qu'il accâble aujourd'hui du poids de toute sa haîne, qui s'intéresse à la fâcheuse sitüâtion où il se trouve, et qui voudroit la rendre plus digne de lui. Quand, renonçant à son injustice ordinaire, il ne m'en haïroit pas davantage, vous connoissez sa hauteur; et je vous laisse à juger s'il voudroit, à présent, me devoir quoi que ce fût, lui que, dans le tems que j'en étois le plus tendrement aimée, je n'ai pû résoudre à accepter les présents mêmes les plus légers. Je sçavois qu'il n'avoit pas toûjours eu cette délicatesse; et moins je pouvois en douter, plus je fus offensée du mépris que, par cette exception, il me témoignoit. Némée, en effet, auroit dû être pour lui, nonune courtisanne, mais une maîtresse. Eh! Puis-je me flatter qu'il voulût bien aujourd'hui me rendre la justice qu'alors il me refusoit; et que, non-seulement il ne préférât point à mes dons, la plus horrible misére, mais qu'il ne les regardât pas comme l'outrage le plus sanglant que pût lui faire la fortune? J'exige donc, de votre amitié, et de vous conduire avec lui de maniere qu'il lui soit impossible de me soupçonner, et que, dans quelque pôsition que nous pûssions, lui et moi nous retrouver, vous ne lui disiez, ni même ne lui fassiez jamais penser qu'il peut m'avoir cette légére obligâtion. J'oubliois de vous dire que tout ce qui m'est revenu de son état actüel, c'est qu'il est près d'être dépouillé par ses créanciers, du reste de ses biens: ce qu'il doit, les absorbe-t'il, ou non, c'est ce dont je ne suis pas instruite? Si ce que je vous envoye nefaîsoit que le libérer, moins à plaindre parce que, du moins, il se verroit délivré des clameurs, et des vexâtions de ces gens-là, ne le seroit-il pas à tout autre égard autant qu'il l'est? Eh! Puis-je être heureuse tant que je ne le verrai pas dans cette abondance si nécessaire aux personnes de son rang? En cas, donc, comme je le crains, que ces dix talents ne remplîssent que la moitié de mon objet, je vous demande en grâce de ne me le pas laisser ignorer. Je puis, sans rien prendre sur ma fortune, lui en sacrifier encore autant; et le seul moyen que j'aye pour m'en reprocher moins la source, est l'usage qu'aujourd'hui les dieux me permettent d'en faire.